Édouard Manet, étude biographique et critique  

From The Art and Popular Culture Encyclopedia

Jump to: navigation, search

Related e

Wikipedia
Wiktionary
Shop


Featured:

Une Nouvelle Manière en peinture: Eduard Manet (English: 'A New Manner in Painting: Edouard Manet') is a text by Émile Zola on Manet published first in the Revue du XIXe siècle, January 1, 1867.

Later in 1867 Zola republished it in the form of a separate pamphlet, which is how it appears in the portrait Manet painted of him that same year.

The text is later published as "Édouard Manet, étude biographique et critique" and collected in Mes Haines.

Contents

Full text[1]

ÉDOUARD MANET

________________________________________

C’est un travail délicat que de démontrer, pièce à pièce, la personnalité d’un artiste. Une pareille besogne est toujours difficile, et elle se fait seulement en toute vérité et toute largeur sur un homme dont l’œuvre est achevé et qui a déjà donné ce qu’on attend de son talent. L’analyse s’exerce alors sur un ensemble complet  ; on étudie sous toutes ses faces un génie entier, on trace un portrait exact et précis, sans craindre de laisser échapper quelques particularités. Et il y a, pour le critique, une joie pénétrante à se dire qu’il peut disséquer un être, qu’il a à faire l’anatomie d’un organisme, et qu’il reconstruira ensuite, dans sa réalité vivante, un homme avec tous ses membres, tous ses nerfs et tout son cœur, toutes ses rêveries et toute sa chair.

Étudiant aujourd’hui le peintre Édouard Manet, je ne puis goûter cette joie. Les premières œuvres remarquables de l’artiste datent de six à sept ans au plus. Je n’oserais le juger d’une façon absolue sur les trente à quarante toiles de lui qu’il m’a été permis de voir et d’apprécier. Ici, il n’y a pas un ensemble arrêté  ; le peintre en est à cet âge fiévreux où le talent se développe et grandit  ; il n’a sans doute révélé jusqu’à cette heure qu’un coin de sa personnalité, et il a devant lui trop de vie, trop d’avenir, trop de hasards de toute espèce, pour que je tente, dans ces pages, d’arrêter sa physionomie d’un trait définitif.

Je n’aurais certainement pas entrepris de tracer la simple silhouette qu’il m’est permis de deviner, si des raisons particulières et puissantes ne m’y avaient déterminé. Les circonstances ont fait d’Édouard Manet, encore tout jeune, un sujet d’étude des plus curieux et des plus instructifs. La position étrange que le public, même les critiques et les artistes ses confrères, lui ont créée dans l’art contemporain, m’a paru devoir être nettement étudiée et expliquée. Et ici ce n’est plus seulement la personnalité d’Édouard Manet que je cherche à analyser, c’est notre mouvement artistique lui-même, ce sont les opinions contemporaines, en matière d’esthétique.

Un cas curieux s’est présenté, et ce cas est celui-ci, en deux mots. Un jeune peintre a obéi très naïvement à des tendances personnelles de vue et de compréhension  ; il s’est mis à peindre en dehors des règles sacrées enseignées dans les écoles  ; il a ainsi produit des œuvres particulières, d’une saveur amère et forte, qui ont blessé les yeux des gens habitués à d’autres aspects. Et voilà que ces gens, sans chercher à s’expliquer pourquoi leurs yeux étaient blessés, ont injurié le jeune peintre, l’ont insulté dans sa bonne foi et dans son talent, ont fait de lui une sorte de pantin grotesque qui tire la langue pour amuser les badauds.

N’est-ce pas qu’une telle émeute est chose intéressante à étudier, et qu’un curieux indépendant comme moi a raison de s’arrêter en passant devant la foule ironique et bruyante, qui entoure le jeune peintre et qui le poursuit de ses huées  ?

J’imagine que je suis en pleine rue et que je rencontre un attroupement de gamins qui accompagnent Édouard Manet à coups de pierres. Les critiques d’art, — pardon, les sergents de ville, — font mal leur office  ; ils accroissent le tumulte au lieu de le calmer, et même, Dieu me pardonne ! il me semble que les sergents de ville ont d’énormes pavés dans leurs mains. Il y a déjà, dans ce spectacle, une certaine grossièreté qui m’attriste, moi passant désintéressé, d’allures calmes et libres.

Je m’approche, j’interroge les gamins, j’interroge les sergents de ville, j’interroge Édouard Manet lui-même. Et une conviction se fait en moi. Je me rends compte de la colère des gamins et de la mollesse des sergents de ville  ; je sais quel crime a commis ce paria qu’on lapide. Je rentre chez moi, et je dresse, pour l’honneur de la vérité, le procès-verbal qu’on va lire.

Je n’ai évidemment qu’un but  : apaiser l’irritation aveugle des émeutiers, les faire revenir à des sentiments plus intelligents, les prier d’ouvrir les yeux, et, en tout cas, de ne pas crier ainsi dans la rue. Et je leur demande une saine critique, non pour Édouard Manet seulement, mais encore pour tous les tempéraments particuliers qui se présenteront. Ma plaidoirie s’élargit, mon but n’est plus l’acceptation d’un seul homme, il devient l’acceptation de l’art tout entier. En étudiant dans Édouard Manet l’accueil fait aux personnalités originales, je proteste contre cet accueil, je fais d’une question individuelle une question qui intéresse tous les véritables artistes.

Ce travail, pour plusieurs causes, je le répète, ne saurait donc être un portrait définitif  ; c’est la simple constatation d’un état présent, c’est un procès-verbal dressé sur des faits regrettables qui me semblent révéler tristement le point où près de deux siècles de tradition ont conduit la foule en matière artistique.

Paris, 1867.

I L’HOMME ET L’ARTISTE

Édouard Manet est né à Paris, en 1833. Je n’ai sur lui que peu de détails biographiques. La vie d’un artiste, en nos temps corrects et policés, est celle d’un bourgeois tranquille, qui peint des tableaux dans son atelier comme d’autres vendent du poivre derrière leur comptoir. La race chevelue de 1830 a même, Dieu merci ! complètement disparu, et nos peintres sont devenus ce qu’ils doivent être, des gens vivant la vie de tout le monde.

Après avoir passé quelques années chez l’abbé Poiloup, à Vaugirard, Édouard Manet termina ses études au collège Rollin. À dix-sept ans, comme il sortait du collège, il se prit d’amour pour la peinture. Terrible amour que celui-là ! Les parents tolèrent une maîtresse, et même deux  ; ils ferment les yeux, s’il est nécessaire, sur le dévergondage du cœur et des sens. Mais les arts, la peinture est pour eux la grande Impure, la Courtisane toujours affamée de chair fraîche, qui doit boire le sang de leurs enfants et les tordre tout pantelants, sur sa gorge insatiable. Là est l’orgie, la débauche sans pardon, le spectre sanglant qui se dresse parfois au milieu des familles et qui trouble la paix des foyers domestiques.

Naturellement, à dix-sept ans, Édouard Manet s’embarqua comme novice sur un vaisseau qui se rendait à Rio-Janeiro. Sans doute la grande Impure, la Courtisane toujours affamée de chair fraîche s’embarqua avec lui et acheva de le séduire au milieu des solitudes lumineuses de l’Océan et du ciel  ; elle s’adressa à sa chair, elle balança amoureusement devant ses yeux les lignes éclatantes des horizons, elle lui parla de passion avec le langage doux et vigoureux des couleurs. Au retour, Édouard Manet appartenait tout entier à l’Infâme.

Il laissa la mer et alla visiter l’Italie et la Hollande. D’ailleurs, il s’ignorait encore, il se promena en jeune naïf, il perdit son temps. Et ce qui le prouve, c’est qu’en arrivant à Paris, il entra comme élève à l’atelier de Thomas Couture et y resta pendant près de six ans, les bras liés par les préceptes et les conseils, pataugeant en pleine médiocrité, ne sachant pas trouver sa voie. Il y avait en lui un tempérament particulier qui ne put se plier à ces premières leçons, et l’influence de cette éducation artistique contraire à sa nature agit sur ses travaux, même après sa sortie de l’atelier du maître  : pendant trois années, il se débattit dans son ombre, il travailla sans trop savoir ce qu’il voyait ni ce qu’il voulait. Ce fut en 1860 seulement qu’il peignit le Buveur d’absinthe, une toile où l’on trouve encore une vague impression des œuvres de Thomas Couture, mais qui contient déjà en germe la manière personnelle de l’artiste.

Depuis 1860, sa vie artistique est connue du public. On se souvient de la sensation étrange que produisirent quelques-unes de ses toiles à l’exposition Martinet et au Salon des Refusés, en 1863  ; on se rappelle également le tumulte qu’occasionnèrent ses tableaux  : le Christ et les Anges et Olympia, aux Salons de 1864 et de 1865. En étudiant ses œuvres, je reviendrai sur cette période de sa vie.

Édouard Manet est de taille moyenne, plutôt petite que grande. Les cheveux et la barbe sont d’un châtain pâle  ; les yeux, étroits et profonds, ont une vivacité, une flamme juvéniles  ; la bouche est caractéristique, mince, mobile, un peu moqueuse dans les coins. Le visage entier, d’une irrégularité fine et intelligente, annonce la souplesse et l’audace, le mépris de la sottise et de la banalité. Et si du visage nous descendons à la personne, nous trouvons dans Édouard Manet un homme d’une amabilité et d’une politesse exquises, d’allures distinguées et d’apparence sympathique.

Je suis bien forcé d’insister sur ces détails infini ment petits. Les farceurs contemporains, ceux qui gagnent leur pain en faisant rire le public, ont changé Édouard Manet en une sorte de bohème, de galopin, de croquemitaine ridicule. Et le public a accepté, comme autant de vérités, les plaisanteries et les caricatures. La vérité s’accommode mal de ces pantins de fantaisie créés par les rieurs à gages, et il est bon de montrer l’homme réel.

L’artiste m’a avoué qu’il adorait le monde et qu’il trouvait des voluptés secrètes dans les délicatesses parfumées et lumineuses des soirées. Il y est entraîné sans doute par son amour des couleurs larges et vives  ; mais il y a aussi, au fond de lui, un besoin inné de distinction et d’élégance que je me fais fort de retrouver dans ses œuvres.

Ainsi telle est sa vie. Il travaille avec âpreté, et le nombre de ses toiles est déjà considérable  ; il peint sans découragement, sans lassitude, marchant droit devant lui, obéissant à sa nature. Puis il rentre dans son intérieure  ! y goûte les joies calmes de la bourgeoisie moderne  ; il fréquente le monde assidûment, il mène l’existence de chacun, avec cette différence qu’il est peut-être encore plus paisible et mieux élevé que chacun.

J’avais vraiment besoin d’écrire ces lignes, avant de parler d’Édouard Manet comme artiste. Je me sens beaucoup plus à l’aise maintenant pour dire aux gens prévenus ce que je crois être la vérité. J’espère qu’on cessera de traiter de rapin débraillé l’homme dont je viens d’esquisser la physionomie en quelques traits, et qu’on prêtera une attention polie aux jugements très désintéressés que je vais porter sur un artiste convaincu et sincère. Je suis persuadé que le profil exact de Édouard Manet réel surprendra bien des personnes  ; on l’étudiera désormais avec des rires moins indécents et une attention plus convenable. La question devient celle-ci  : ce peintre, assurément, peint d’une façon toute naïve, toute recueillie, et il s’agit seulement de savoir s’il fait œuvre de talent ou s’il se trompe grossièrement.

Je ne voudrais pas poser en principe que l’insuccès d’un élève, obéissant à la direction d’un maître, est la marque d’un talent original, et tirer de là un argument en faveur d’Édouard Manet perdant son temps chez Thomas Couture. Il y a forcément, pour chaque artiste, une période de tâtonnements et d’hésitations qui dure plus ou moins longtemps  ; il est admis que chacun doit passer cette période dans l’atelier d’un professeur, et je ne vois pas de mal à cela  ; les conseils, s’ils retardent parfois l’éclosion des talents originaux, ne les empêchent pas de se manifester un jour, et on les oublie parfaitement tôt ou tard, pour peu qu’on ait une individualité de quelque puissance.

Mais, dans le cas présent, il me plaît de considérer l’apprentissage long et pénible d’Édouard Manet comme un symptôme d’originalité. La liste serait, longue, si je nommais ici tous ceux que leurs maîtres ont découragés et qui sont devenus ensuite des hommes de premier mérite. «  Vous ne ferez jamais rien,  » dit le magister, et cela signifie sans doute  : «  Hors de moi pas de salut, et vous n’êtes pas moi.  » Heureux ceux que les maîtres ne reconnaissent pas pour leurs enfants  ! ils sont d’une race à part, ils apportent chacun leur mot dans la grande phrase que l’humanité écrit et qui ne sera jamais complète  ; ils ont pour destinée d’être des maîtres à leur tour, des égoïstes, des personnalités nettes et tranchées.

Ce fut donc au sortir des préceptes d’une nature différente de la sienne qu’Édouard Manet essaya de chercher et de voir par lui-même. Je le répète, il resta pendant trois ans tout endolori des coups de férule qu’il avait reçus. Il avait sur le bout de la langue, comme on dit, le mot nouveau qu’il apportait, et il ne pouvait le prononcer. Puis, sa vue s’éclaircit, il distingua nettement les choses, sa langue ne fut plus embarrassée, et il parla.

Il parla un langage plein de rudesse et de grâce qui effaroucha fort le public. Je n’affirme point que ce fût là un langage entièrement nouveau et qu’il ne contînt pas quelques tournures espagnoles sur lesquelles j’aurai d’ailleurs à m’expliquer  ; mais il était aisé de comprendre, à la hardiesse et à la vérité de certaines– images, qu’un artiste nous était né. Celui-là parlait une langue qu’il avait faite sienne et qui désormais lui appartenait en propre.

Voici comment je m’explique la naissance de tout véritable artiste, celle d’Édouard Manet, par exemple. Sentant qu’il n’arrivait à rien en copiant les maîtres, en peignant la nature vue au travers des individualités différentes de la sienne, il aura compris, tout naïvement, un beau matin, qu’il lui restait à essayer de voir la nature telle qu’elle est, sans la regarder dans les œuvres et dans les opinions des autres. Dès que celte idée lui fut venue, il prit un objet quelconque, un être ou une chose, le plaça au fond de son atelier, et se mit à le reproduire sur une toile, selon, ses facultés de vision et de compréhension. Il fit effort pour oublier tout ce qu’il avait étudié dans les musées  ; il tâcha de ne plus se rappeler les conseils qu’il avait reçus, les œuvres peintes qu’il avait regardées. Il n’y eut plus là qu’une intelligence particulière, servie par des organes doués d’une certaine façon, mise en face de la nature et la traduisant à sa manière.

L’artiste obtint ainsi une œuvre qui était sa chair et son sang. Certainement, cette œuvre tenait à la grande famille des œuvres humaines  ; elle avait des sœurs parmi les milliers d’œuvres déjà créées  ; elle ressemblait plus ou moins à certaines d’entre elles. Mais elle était belle d’une beauté propre, je veux dire vivante d’une vie personnelle. Les éléments divers qui la composaient, pris peut-être ici et là, venaient se fondre en un tout d’une saveur nouvelle et d’un aspect particulier  ; et ce tout, créé pour la première fois, était une face encore inconnue du génie humain. Désormais, Édouard Manet avait trouvé sa voie, ou, pour mieux dire, il s’était trouvé lui-même  : il voyait de ses yeux, il devait nous donner dans chacune de ses toiles une traduction de la nature en cette langue originale qu’il venait de découvrir au fond de lui.

Et, maintenant, je supplie le lecteur qui a bien voulu me lire jusqu’ici et qui a la bonne volonté de me comprendre, de se placer au seul point de vue logique qui permet de juger sainement unie œuvre d’art. Sans cela, nous ne nous entendrions jamais  ; il garderait les croyances admises, je partirais d’axiomes tout autres, et nous irions ainsi, nous séparant de plus en plus l’un de l’autre  : à la dernière ligne, il me traiterait de fou, et je le traiterais d’homme peu intelligent. Il lui faut procéder comme l’artiste a procédé lui-même : oublier les richesses des musées et les nécessités des prétendues règles  ; chasser le souvenir des tableaux entassés par les peintres morts  ; ne plus voir que la nature face à face, telle qu’elle est  ; ne chercher enfin dans les œuvres d’Édouard Manet qu’une traduction de la réalité, particulière à un tempérament, belle d’un intérêt humain.

Je suis forcé, à mon grand regret, d’exposer ici quelques idées générales. Mon esthétique, ou plutôt la science que j’appellerai l’esthétique moderne, diffère trop des dogmes enseignés jusqu’à ce jour, pour que je me hasarde à parler avant d’avoir été parfaitement compris.

Voici quelle est l’opinion de la foule sur l’art. Il y a un beau absolu, placé en dehors de l’artiste, ou, pour mieux dire, une perfection idéal vers laquelle chacun tend et que chacun atteint plus ou moins. Dès lors, il y a une commune mesure qui est ce beau lui-même  ; on applique cette commune mesure sur chaque œuvre produite, et selon que l’œuvre se rapproche ou s’éloigne de la commune mesure, on déclare que cette œuvre a plus ou moins de mérite. Les circonstances ont voulu qu’on choisît pour étalon le beau grec, de sorte que les jugements portés sur toutes les œuvres d’art créées par l’humanité, résultent du plus ou du moins de ressemblance de ces œuvres avec les œuvres grecques.

Ainsi, voilà la large production du génie humain, toujours en enfantement, réduite à la simple éclosion du génie grec. Les artistes de ce pays ont trouvé le beau absolu, et, dès lors, tout a été dit  ; la commune mesure étant fixée, il ne s’agissait plus que d’imiter et de reproduire les modèles le plus exactement possible. Et il y a des gens qui vous prouvent que les artistes de la Renaissance ne furent grands que parce qu’ils furent imitateurs. Pendant plus de deux mille ans, le monde se transforme, les civilisations s’élèvent et s’écroulent, les sociétés se précipitent ou languissent, au milieu de mœurs toujours changeantes  ; et, d’autre part, les artistes naissent ici et là, dans les matinées pâles et froides de la Hollande, dans les soirées chaudes et voluptueuses de l’Italie et de l’Espagne. Qu’importé  ! le beau absolu est là, immuable, dominant les âges  ; on brise misérablement contre lui toute cette vie, toutes ces passions et toutes ces imaginations qui ont joui et souffert pendant plus de deux mille ans.

Voici, maintenant, quelles sont mes croyances en matière artistique. J’embrasse d’un regard l’humanité qui a vécu et qui, devant la nature, à toute heure, sous tous les climats, dans toutes les circonstances, s’est senti l’impérieux besoin de créer humainement, de reproduire par les arts les objets et les êtres. J’ai ainsi un vaste spectacle dont chaque partie m’intéresse et m’émeut profondément. Chaque grand artiste est venu nous donner une traduction nouvelle et personnelle de la nature. La réalité est ici l’élément fixe, et les divers tempéraments sont les éléments créateurs qui ont donné aux œuvres des caractères différents. C’est dans ces caractères différents, dans ces aspects toujours nouveaux, que consiste pour moi l’intérêt puissamment humain des œuvres d’art. Je voudrais que les toiles de tous les peintres du monde fussent réunies dans une immense salle, où nous pourrions aller lire page par page l’épopée de la création humaine. Et le thème serait toujours la même nature, la même réalité, et les variations seraient les façons particulières et originales, à l’aide desquelles les artistes auraient rendu la grande création de Dieu. C’est au milieu de cette immense salle que la foule doit se placer pour juger sainement les œuvres d’art  ; le beau n’est plus ici une chose absolue, une commune mesure ridicule  ; le beau devient la vie humaine elle-même, l’élément humain se mêlant à l’élément fixe de la réalité et mettant au jour une création qui appartient à l’humanité. C’est dans nous que vit la beauté, et non en dehors de nous. Que m’importe une abstraction philosophique ! que m’importe une perfection rêvée par un petit groupe d’hommes ! Ce qui m’intéresse, moi homme, c’est l’humanité, ma grande mère, ce qui Me touche, ce qui me ravit, dans les créations humaines, dans les œuvres d’art, c’est de retrouver au fond de chacune d’elles un artiste, un frère, qui me présente la nature sous une face nouvelle, avec toute a puissance ou toute la douceur de sa personnalité. Cette œuvre, ainsi envisagée, me conte l’histoire d’un cœur et d’une chair, elle me parle d’une civilisation et d’une contrée. Et lorsque, au centre de l’immense salle où sont pendus les tableaux de tous les peintres du monde, je jette un coup d’œil sur ce vaste en semble, j’ai là le même poème en mille langues différentes, et je ne me lasse pas de le relire dans chaque tableau, charmé des délicatesses et des vigueurs de chaque dialecte.

Je ne puis donner ici, dans son entier, le livre que je me propose d’écrire sur mes croyances artistiques, et je me contente d’indiquer à larges traits ce qui est et ce que je crois. Je ne renverse aucune idole, je ne nie aucun artiste. J’accepte toutes les œuvres d’art au même titre, au titre de manifestations du génie humain. Et elles m’intéressent presque également, elles ont toutes la véritable beauté  : la vie, la vie dans ses mille expressions, toujours changeantes, toujours nouvelles. La ridicule commune mesure n’existe plus  ; le critique étudie une œuvre en elle-même, et la déclare grande, lorsqu’il trouve en elle une traduction forte et originale de la réalité  ; il affirme alors que la Genèse de la création humaine a une page de plus, qu’il est né un artiste donnant à la nature une nouvelle âme et de nouveaux horizons. Et notre création s’étend du passé à l’infini de l’avenir  ; chaque société apportera ses artistes, qui apporteront leur personnalité. Aucun système, aucune théorie ne peut contenir la vie dans ses productions incessantes. Notre rôle, à nous juges des œuvres d’art, se borne donc à constater les langages des tempéraments, à étudier ces langages, à dire ce qu’il y a en eux de nouveauté souple et énergique. Les philosophes, s’il est nécessaire, se chargeront de rédiger des formules. Je ne veux analyser que des faits, et les œuvres d’art sont de simples faits.

Donc, j’ai mis à part le passé, je n’ai ni règle ni étalon dans les mains, je me place devant les tableaux d’Édouard Manet comme devant des faits nouveaux que je désire expliquer et commenter.

Ce qui me frappe d’abord dans ces tableaux, c’est une justesse très délicate dans les rapports des tons entre eux. Je m’explique. Des fruits sont posés sur une table et se détachent contre un fond gris  ; il y a entre les fruits, selon qu’ils sont plus ou moins rapprochés, des valeurs de coloration formant toute une gamme de teintes. Si vous partez d’une note plus claire que la note réelle, vous devrez suivre une gamme toujours plus claire  ; et le contraire devra avoir lieu, lorsque vous partirez d’une note plus foncée. C’est là ce qu’on appelle, je crois, la loi des valeurs. Je ne connais guère, dans l’école moderne, que Corot, Courbet et Édouard Manet qui aient constamment obéi à cette loi en peignant des figures. Les œuvres y gagnent une netteté singulière, une grande vérité et un grand charme d’aspect.

Édouard Manet, d’ordinaire, part d’une note plus claire que la note existant dans la nature. Ses peintures sont blondes et lumineuses, d’une pâleur solide. La lumière tombe blanche et large, éclairant les objets d’une façon douce. Il n’y a pas là le moindre effet forcé  ; les personnages et les paysages baignent dans une sorte de clarté gaie qui emplit la toile entière.

Ce qui me frappe ensuite, c’est une conséquence nécessaire de l’observation exacte de la loi des valeurs. L’artiste, placé en face d’un sujet quelconque, se laisse guider par ses yeux qui aperçoivent le sujet en larges teintes se commandant les unes les autres. Une tête posée contre un mur n’est plus qu’une tache plus ou moins blanche sur un fond plus ou moins gris ; et le vêtement juxtaposé à la figure devient par exemple une tache plus ou moins bleue mise à côté de la tache plus ou moins blanche. De là une grande simplicité, presque point de détails, un ensemble de taches justes et délicates qui, à quelques pas, donne au tableau un relief saisissant. J’appuie sur ce caractère des œuvres d’Édouard Manet, car il domine en elles et les fait ce qu’elles sont. Toute la personnalité de l’artiste consiste dans la manière dont son œil est organisé : il voit blond, et il voit par masses.

Ce qui me frappe en troisième lieu, c’est une grâce un peu sèche, mais charmante. Entendons-nous  : je ne parle pas de cette grâce rosé et blanche qu’ont les têtes en porcelaine des poupées, je parle d’une grâce pénétrante et véritablement humaine. Édouard Manet est homme du monde, et il y a dans ses tableaux certaines lignes exquises, certaines attitudes grêles et jolies qui témoignent de son amour pour les élégances des salons. C’est là l’élément inconscient, la nature même du peintre. Et je profite de l’occasion pour protester contre la parenté qu’on a voulu établir entre les tableaux d’Édouard Manet et les vers de Charles Baudelaire. Je sais qu’une vive sympathie a rapproché le poète et le peintre, mais je crois pouvoir affirmer que ce dernier n’a jamais fait la sottise, commise par tant d’autres, de vouloir mettre des idées dans sa peinture. La courte analyse que je viens de donner de son talent prouve avec quelle naïveté il se place devant la nature  ; s’il assemble plusieurs objets ou plusieurs figures, il est seulement guidé dans son choix par le désir d’obtenir de belles taches, de belles oppositions. Il est ridicule de vouloir faire un rêveur mystique d’un artiste obéissant à un pareil tempérament.

Après l’analyse, la synthèse. Prenons n’importe quelle toile de l’artiste et n’y cherchons pas autre chose que ce qu’elle contient  : des objets éclairés, des créatures réelles. L’aspect général, je l’ai dit, est d’un blond lumineux. Dans la lumière diffuse, les visages sont taillés à larges pans de chair, les lèvres deviennent de simples traits, tout se simplifie et s’enlève sur le fond par masses puissantes. La justesse des tons établit les plans, remplit la toile d’air, donne la force a chaque chose. On a dit, par moquerie, que les toiles d’Édouard Manet rappelaient les gravures d’Épinal, et il y a beaucoup de vrai dans celte moquerie qui est un éloge  ; ici et là les procédés sont les mêmes, les teintes sont appliquées par plaques, avec cette différence que les ouvriers d’Épinal emploient les tons purs, sans se soucier des valeurs, et qu’Édouard Manet multiplie les tons et met entre eux les rapports justes. Il serait beaucoup plus intéressant de comparer cette peinture simplifiée avec les gravures japonaises qui lui ressemblent par leur élégance étrange et leurs taches magnifiques.

L’impression première que produit une toile d’Édouard Manet est un peu dure. On n’est pas habitué à voir des traductions aussi simples et aussi sincères de la réalité. Puis, je l’ai dit, il y a quelques raideurs élégantes qui surprennent. L’œil n’aperçoit d’abord que les teintes plaquées largement. Bientôt les objets se dessinent et se mettent à leur place  ; au bout de quelques secondes, l’ensemble apparaît, vigoureux, et l’on goûte un véritable charme à contempler cette peinture claire et grave, qui rend la nature avec une brutalité douce, si je puis m’exprimer ainsi. En s’approchant du tableau, on voit que le métier est plutôt délicat que brusque  ; l’artiste n’emploie que la brosse et s’en sert très prudemment  ; il n’y a pas des entassements de couleurs, mais une couche unie. Cet audacieux, dont on s’est moqué, a des procédés fort sages, et si ses œuvres ont un aspect particulier, elles ne le doivent qu’à la façon toute personnelle dont il aperçoit et traduit les objets.

En somme, si l’on m’interrogeait, si l’on me demandait quelle langue nouvelle parle Édouard Manet, je répondrais  : Il parle une langue faite de simplicité et de justesse. La note qu’il apporte est cette note blonde emplissant la toile de lumière La traduction qu’il nous donne est une traduction juste et simplifiée, procédant par grands ensembles, n’indiquant que les masses.

Il nous faut, je ne saurais trop le répéter, oublier mille choses pour comprendre et goûter ce talent. Il ne s’agit plus ici d’une recherche de la beauté absolue  ; l’artiste ne peint ni l’histoire ni l’âme  ; ce qu’on appelle composition n’existe pas pour lui, et la tâche qu’il s’impose n’est point de représenter telle pensée ou tel acte historique. Et c’est pour cela qu’on ne doit le juger ni en moraliste ni en littérateur  ; on doit le juger en peintre. Il traite les tableaux de figures comme il est permis, dans les écoles, de traiter les tableaux de nature morte  ; je veux dire qu’il groupe les figures devant lui, un peu au hasard, et qu’il n’a ensuite souci que de les fixer sur la toile telles qu’il les voit, avec les vives oppositions qu’elles font en se détachant les unes sur les autres. Ne lui demandez rien autre chose qu’une traduction d’une justesse littérale. Il ne saurait ni chanter ni philosopher. Il sait peindre, et voilà tout  : il a le don, et c’est là son tempérament propre, de saisir dans leur délicatesse les tons dominants et de pouvoir ainsi modeler à grands plans les choses et les êtres.

Il est un enfant de notre âge. Je vois en lui un peintre analyste. Tous les problèmes ont été remis en question, la science a voulu avoir des bases solides, et elle en est revenue à l’observation exacte des faits. Et ce mouvement ne s’est pas seulement produit dans l’ordre scientifique  ; toutes les connaissances, toutes les œuvres humaines tendent à chercher dans la réa lité des principes fermes et définitifs. Nos paysagistes modernes l’emportent de beaucoup sur nos peintres d’histoire et de genre, parce qu’ils ont étudié nos campagnes, en se contentant de traduire le premier coin de forêt venu. Édouard Manet applique la même méthode à chacune de ses œuvres  ; tandis que d’autres se creusent la tète pour inventer une nouvelle Mort de César ou un nouveau Socrate buvant la ciguë, il place tranquillement dans un coin de son atelier quelques objets et quelques personnes, et se met à peindre, en analysant le tout avec soin. Je le répète, c’est un simple analyste  ; sa besogne a bien plus d’intérêt que les plagiats de ses confrères  ; l’art lui-même tend ainsi vers une certitude  ; l’artiste est un interprète de ce qui est, et ses œuvres ont pour moi le grand mérite d’une description précise faite en une langue originale et humaine.

On lui a reproché d’imiter les maîtres espagnols. J’accorde qu’il y ait quelque ressemblance entre ses premières œuvres et celles de ces maîtres  : on est toujours fils de quelqu’un. Mais, dès son Déjeuner sur l’herbe, il me paraît affirmer nettement cette personnalité que j’ai essayé d’expliquer et de commenter brièvement. La vérité est peut-être que le public, en lui voyant peindre des scènes et des costumes d’Espagne, aura décidé qu’il prenait ses modèles au delà des Pyrénées. De là à l’accusation de plagiat, il n’y a pas loin. Or, il est bon de faire savoir que, si Édouard Manet a peint des espada et des majo, c’est qu’il avait dans son atelier des vêtements espagnols et qu’il les trouvait beaux de couleur. Il a traversé l’Espagne en 1865 seulement, et ses toiles ont un accent trop individuel pour qu’on veuille ne trouver en lui qu’un bâtard de Velázquez et de Goya.

II LES ŒUVRES

Je puis, maintenant, en parlant des œuvre d’Édouard Manet, me faire mieux entendre. J’ai indiqué à grands traits les caractères du talent de l’artiste, et chaque toile que j’analyserai viendra appuyer d’un exemple le jugement que j’ai porté. L’ensemble est connu, il ne s’agit plus que de faire connaître les détails qui forment cet ensemble. En disant ce que j’ai éprouvé devant chaque tableau, je rétablirai dans son tout la personnalité du peintre.

L’œuvre d’Édouard Manet est déjà considérable. Ce travailleur sincère et laborieux a bien employé les six dernières années  ; je souhaite son courage et son amour du travail aux gros rieurs qui le traitent de rapin oisif et goguenard. J’ai vu dernièrement dans son atelier une trentaine de toiles dont la plus ancienne date de 1860. Il les a réunies là pour juger de l’ensemble qu’elles feraient à l’Exposition universelle.

J’espère bien les retrouver au Champ-de-Mars, en mai prochain, et je compte qu’elles établiront d’une façon définitive et solide la réputation de l’artiste. Il ne s’agit plus de deux ou trois œuvres, il s’agit de trente œuvres au moins, de six années de travail et de talent. On ne peut refuser au vaincu de la foule une éclatante revanche dont il doit sortir vainqueur. Les juges comprendront qu’il serait inintelligent de cacher systématiquement, dans la solennité qui se prépare, une des faces les plus originales et les plus sincères de l’art contemporain. Ici le refus serait un véritable meurtre, un assassinat officiel.

Et c’est alors que je voudrais pouvoir prendre les sceptiques par la main et les conduire devant les tableaux d’Édouard Manet  : «  Voyez et jugez, dirais-je. Voilà l’homme grotesque, l’homme impopulaire. Il a travaillé pendant six ans, et voilà son œuvre. Riez-vous encore  ? le trouvez-vous toujours d’une plaisante drôlerie  ? Vous commencez à sentir, n’est-ce pas, qu’il y a autre chose que des chats noirs dans ce talent  ? L’ensemble est un et complet. Il s’étale largement, avec sa sincérité et sa puissance. Dans chaque toile, la main de l’artiste a parlé le même langage, simple et exact. Quand vous embrassez d’un regard toutes les toiles à la fois, vous trouvez que ces œuvres diverses se tiennent, se complètent, qu’elles représentent une somme énorme d’analyse et de vigueur. Riez encore, si vous aimez à rire  ; mais, prenez garde, vous rirez désormais de votre aveuglement.  »

La première sensation que j’ai éprouvée en entrant dans l’atelier d’Édouard Manet a été une sensation d’unité et de force. Il y a de l’âpreté et de la douceur dans le premier regard qu’on jette sur les murs. Les yeux, avant de s’arrêter particulièrement sur une toile, errent à l’aventure, de bas en haut, de droite à gauche  ; et ces couleurs claires, ces formes élégantes qui se mêlent, ont une harmonie, une franchise d’une simplicité et d’une énergie extrêmes.

Puis, lentement, j’ai analysé les œuvres une à une. Voici, en quelques lignes, mon sentiment sur chacune d’elles  ; j’appuie sur les plus importantes.

Je l’ai dit, la toile la plus ancienne est le Buveur d’absinthe, un homme hâve et abruti, drapé dans un pan de manteau et affaissé sur lui-même. Le peintre se cherchait encore  ; il y a presque une intention mélodramatique dans le sujet  ; puis, je ne trouve pas là ce tempérament simple et exact, puissant et large, que l’artiste affirmera plus tard.

Ensuite viennent le Chanteur espagnol et L’Enfant à l’épée. Ce sont là les pavés, les premières œuvres dont on se sert pour écraser les dernières œuvres du peintre. Le Chanteur espagnol, un Espagnol assis sur un banc de bois vert, chantant et pinçant les cordes de son instrument, a obtenu une mention honorable. L’Enfant à l’épée est un petit garçon debout, l’air naïf et étonné, qui tient à deux mains une énorme épée garnie de son baudrier. Ces peintures sont fermes et solides, très délicates d’ailleurs, ne blessant en rien la vue faible de la foule. On dit qu’Édouard Manet a quelque parenté avec les maîtres espagnols, et il ne l’a jamais avoué autant que dans L’Enfant à l’épée. La tête de ce petit garçon est une merveille de modelé et de vigueur adoucie. Si l’artiste avait toujours peint de pareilles têtes, il aurait été choyé du public, accablé d’éloges et d’argent  ; il est vrai qu’il serait resté un reflet, et que nous n’aurions jamais connu cette belle simplicité qui constitue tout son talent. Pour moi, je l’avoue, mes sympathies sont ailleurs parmi les œuvres du peintre  ; je préfère les raideurs franches, les taches justes et puissantes d’Olympia aux délicatesses cherchées et étroites de l’Enfant à l’épée.

Mais, dès maintenant, je n’ai plus à parler que des tableaux qui me paraissent être la chair et le sang d’Édouard Manet. Et d’abord il y a, en 1863, les toiles dont l’apparition chez Martinet, au boulevard des Italiens, causa une véritable émeute. Des sifflets et des huées, comme il est d’usage, annoncèrent qu’un nouvel artiste original venait de se révéler. Le nombre des toiles exposées était de quatorze  ; nous en retrouverons huit à l’Exposition universelle  : le Vieux Musicien, le Liseur, les Gitanes, un Gamin, Lola de Valence, la Chanteuse des rues, le Ballet espagnol, la Musique aux Tuileries.

Je me contenterai d’avoir cité les quatre premières. Quant a la Lola de Valence, elle est célèbre par le quatrain de Charles Baudelaire, qui fut sifflé et mal traité autant que le tableau lui-môme  :

Entre tant de beautés que partout on peut voir, Je comprends bien, amis, que le désir balance, Mais on voit scintiller dans Lola de Valence Le charme inattendu d’un bijou rosé et noir.

Je ne prétends pas défendre ces vers, mais ils ont pour moi le grand mérite d’être un jugement rimé de toute la personnalité de l’artiste. Je ne sais si je force le texte. Il est parfaitement vrai que Lola de Valence est un bijou rosé et noir  ; le peintre ne procède déjà plus que par taches, et son Espagnole est peinte largement, par vives oppositions  ; la toile entière est couverte de deux teintes.

Le tableau que je préfère, parmi ceux que je viens de nommer, est la Chanteuse des rues. Une jeune femme, bien connue sur les hauteurs du Panthéon, sort d’une brasserie en mangeant des cerises qu’elle tient dans une feuille de papier. L’œuvre entière est d’un gris doux et blond  ; la nature m’y a semblé analysée avec une simplicité et une exactitude extrêmes. Une pareille page a, en dehors du sujet, une austérité qui en agrandit le cadre  ; on y sent la recherche de la vérité, le labeur consciencieux d’un homme qui veut, avant tout, dire franchement ce qu’il voit.

Les deux autres tableaux, le Ballet espagnol et la Musique aux Tuileries, furent ceux qui mirent le feu aux poudres. Un amateur exaspéré alla jusqu’à menacer de se porter à des voies de fait, si on laissait plus longtemps dans la salle de l’exposition la Musique aux Tuileries. Je comprends la colère de cet amateur  : imaginez, sous les arbres des Tuileries, toute une foule, une centaine de personnes peut-être, qui se remuent au soleil  ; chaque personnage est une simple tache, à peine déterminée, et dans laquelle les détails deviennent des lignes ou des points noirs. Si j’avais été là, j’aurais prié l’amateur de se mettre à une distance respectueuse  ; il aurait alors vu que ces taches vivaient, que la foule parlait, et que cette toile était une des œuvres caractéristiques de l’artiste, celle où il a le plus obéi à ses yeux et à son tempérament.

Au Salon des Refusés, en 1863, Édouard Manet avait trois toiles. Je ne sais si ce fut à titre de persécuté, mais l’artiste trouva cette fois-là des défenseurs, même des admirateurs. Il faut dire que son exposition était des plus remarquables  : elle se composait du Déjeuner sur l’herbe, d’un Portrait de jeune homme en costume de majo et du Portrait de mademoiselle V… en costume d’espada.

Ces deux dernières toiles furent trouvées d’une grande brutalité, mais d’une vigueur rare et d’une extrême puissance de ton. Selon moi, le peintre y a été plus coloriste qu’il n’a coutume de l’être. La peinture est toujours blonde, mais d’un blond fauve et éclatant. Les taches sont grasses et énergiques, elles s’enlèvent sur le fond avec toutes les brusque ries de la nature.

Le Déjeuner sur l’herbe est la plus grande toile d’Édouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres  : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a la quelques feuillages, quelques troncs d’arbres, et, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise  ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d’une seconde femme qui vient de sortir de l’eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n’a vu qu’elle dans la toile. Bon Dieu  ! quelle indécence  : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés ! Cela ne s’était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au Musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au Musée du Louvre. La foule s’est bien gardée d’ailleurs de juger le Déjeuner sur l’herbe comme doit être jugée une véritable œuvre d’art  ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l’herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l’artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l’artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmenta a foule avant tout  ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère  ; c’est cette chair ferme, modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait, dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes  ; c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendue avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis les éléments particuliers et rares qui étaient en lui.

En 1864, Édouard Manet exposait le Christ mort et les Anges et un Combat de taureaux. Il n’a gardé de ce dernier tableau que l’espada du premier plan, – l’Homme mort, — qui se rapproche beaucoup, comme manière, de l’Enfant à l’épée  ; la peinture est détaillée et serrée, très fine et très solide  ; je sais à l’avance que ce sera un des succès de l’exposition de l’artiste, car la foule aime à regarder de près et à ne pas être choquée par les aspérités trop rudes d’une originalité sincère. Moi, je déclare préférer de beaucoup le Christ mort et les Anges  ; je retrouve là Édouard Manet tout entier, avec les partis-pris de son œil et les audaces de sa main. On a dit que ce Christ n’était pas un Christ, et j’avoue que cela peu), être  ; pour moi, c’est un cadavre peint en pleine lumière, avec franchise et vigueur  ; et même j’aime les anges du fond, ces enfants aux grandes ailes bleues qui ont une étrangeté si douce et si élégante.

En 1865, Édouard Manet est encore reçu au Salon  ; il expose un Jésus insulté par les soldats, et son chef-d’œuvre, son Olympia. J’ai dit chef-d’œuvre, et je ne relire pas le mot. Je prétends que celte toile est véritablement la chair et le sang du peintre. Elle le contient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l’œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J’ai lu en elle la personnalité d’Édouard Manet, et lorsque j’ai analysé le tempérament de l’artiste, j’avais uniquement devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d’Épinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir  ; dans ce fond noir se trouvent la tète de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s’enlevant l’une sur l’autre. D’ailleurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille  : les lèvres sont deux_minces lignes rosés, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenant le bouquet, et de près, je vous prie  : des plaques rosés, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il faut que vous vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire  : chaque objet se met à son plan, la tète d’Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d’éclat et de fraîcheur. La justesse de l’œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle  ; le peintre a procédé comme la nature procède elle-même, par masses claires, par larges pans de lumière, et son œuvre a l’aspect un peu rude et austère de la nature. Il y a d’ailleurs des partis-pris  ; l’art ne vit que de fanatisme. Et ces partis-pris sont justement cette sécheresse élégante, cette violence des transitions que j’ai signalées. C’est l’accent personnel, la saveur particulière de l’œuvre. Rien n’est d’une finesse plus exquise que les tons pâles des linges de blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l’enfant a des pâleurs charmantes  ; c’est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu’Édouard Manet a tranquillement copié tel qu’il était. Et tout le monde a crié  : on a trouvé ce corps nu indécent ; cela devait être, puisque c’est là de la chair, une fille que l’artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Vénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Édouard Manet s’est demandé pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité  ; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s’est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre  ; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau  ; d’autres, plus égrillards, n’auraient pas été fâchés d’y découvrir une intention obscène. Eh  ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n’êtes point ce qu’ils pensent, qu’un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue  ; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet  ; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu’est-ce que tout cela veut dire  ? vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l’ombre, les réalités des objets et des créatures.

J’arrive maintenant aux dernières œuvres, à celles que le public ne connaît pas. Voyez l’instabilité des choses humaines : Édouard Manet, reçu au Salon à deux reprises consécutives, est nettement refusé en 1866  ; on accepte l’étrangeté si originale d’Olympia, et l’on ne veut ni du Joueur de fifre ni de l’Acteur tragique, toiles qui, tout en contenant la personnalité entière de l’artiste, ne l’affirment pas si hautement. L’Acteur tragique, un portrait de Rouvière en costume d’Hamlet, porte un vêtement noir qui est une merveille d’exécution. J’ai rarement vu de pareilles finesses de ton et une semblable aisance dans la peinture d’étoffes de même couleur juxtaposées. Je préfère d’ailleurs le Joueur de fifre, un petit bon homme, un enfant de troupe musicien, qui souffle dans son instrument de toute son haleine et de tout son cœur. Un de nos grands paysagistes modernes a dit que ce tableau était «  une enseigne de costumier  », et je suis de son avis, s’il a voulu dire par là que le costume du jeune musicien était traité avec la simplicité d’une image. Le jaune des galons, le bleu noir de la tunique, le rouge des culottes ne sont encore ici que de larges taches. Et cette simplification produite par l’œil clair et juste de l’artiste, a fait de la toile une œuvre toute blonde, toute naïve, charmante jus qu’à la grâce, réelle jusqu’à l’âpreté.

Enfin restent quatre toiles, à peine sèches  : le Fumeur, la Joueuse de guitare, un Portrait de madame M…, une jeune Dame en 1866. Le Portrait de madame M… est une des meilleures pages de l’artiste  ; je devrais répéter ce que j’ai déjà dit  : simplicité et justesse extrêmes, aspect clair et fin. En terminant, je trouve, nettement caractérisée dans une jeune Dame en 1866, cette élégance native qu’Édouard Manet, homme du monde, a au fond de lui. Une jeune femme, vêtue a un long peignoir rosé, est debout, la tête gracieuse-ment penchée, respirant le parfum d’un bouquet de violettes qu’elle tient dans sa main droite  ; à sa gauche, un perroquet se courbe sur son perchoir. Le peignoir est d’une grâce infinie, doux à l’œil, très ample et très riche  ; le mouvement de la jeune femme a un charme indicible. Cela serait môme trop joli, si le tempérament du peintre ne venait mettre sur cet ensemble l’empreinte de son austérité. J’allais oublier quatre très remarquables marines, — le Steam-Boat  ; le Combat du Kerseage et de l’Albama  ; Vue de mer, temps calme  ; Bateau de pêche arrivant vent arrière, — dont les vagues magnifiques témoignent que l’artiste a couru et aimé l’Océan, et sept tableaux de nature morte et de fleurs qui commencent heureusement à être des chefs-d’œuvre pour tout le monde. Les ennemis les plus déclarés du talent d’Édouard Manet lui accordent qu’il peint bien les objets inanimés. C’est un premier pas. J’ai surtout admiré, parmi ces tableaux de nature morte, un splendide bouquet de pivoines, — un Vase de fleurs, — et une toile intitulée un Déjeuner, qui resteront dans ma mémoire à côté de l’Olympia. D’ailleurs, d’après le mécanisme de son talent dont j’ai essayé d’expliquer les rouages, le peintre doit forcément rendre avec une grande puissance un groupe d’objets inanimés.

Tel est l’œuvre d’Édouard Manet, tel est l’ensemble que le public sera, je l’espère, appelé à voir dans une des salles de l’Exposition universelle. Je ne puis penser que la foule restera aveugle et ironique devant ce tout harmonieux et complet dont je viens d’étudier brièvement les parties. Il y aura là une manifestation trop originale, trop humaine, pour que la vérité ne soit pas enfin victorieuse. Et que le public se dise surtout que ces tableaux représentent seulement six années d’efforts, et que l’artiste a trente-trois ans à peine. L’avenir est à lui ; je n’ose moi-même l’enfermer dans le présent.

III LE PUBLIC

Il me reste à étudier et à expliquer l’attitude du public devant les tableaux d’Édouard Manet. L’homme, l’artiste et les œuvres sont connus ; il y a un autre élément, la foule, qu’il faut connaître, si l’on veut avoir dans son entier le singulier cas artistique que nous avons vu se produire. Le drame sera complet, nous tiendrons dans la main tous les fils des personnages, tous les détails de l’étrange aventure.

D’ailleurs, on se tromperait si l’on croyait que le peintre n’a rencontré aucune sympathie. Il est un paria pour le plus grand nombre, il est un peintre de talent pour un groupe qui augmente tous les jours. Dans ces derniers temps surtout, le mouvement en sa faveur a été plus large et plus marqué. J’étonnerais les rieurs, si je nommais certains hommes qui ont témoigné à l’artiste leur amitié et leur admiration. On tend certainement à l’accepter, et j’espère que ce sera là un fait accompli dans un temps très prochain.

Parmi ses confrères, il y a encore les aveugles qui rient sans comprendre parce qu’ils voient rire les autres. Mais les véritables artistes n’ont jamais refusé à Édouard Manet de grandes qualités de peintre. Obéissant à leur propre tempérament, ils ont seulement fait les restrictions qu’ils devaient faire. S’ils sont coupables, c’est d’avoir toléré qu’un de leurs confrères, qu’un garçon de mérite et de sincérité fût bafoué de la plus indigne façon. Puisqu’ils voyaient clair, puisque eux, peintres, se rendaient compte des intentions du peintre nouveau, ils avaient charge, selon moi, d’imposer silence à la foule. J’ai toujours espéré qu’un d’eux se lèverait et dirait la vérité. Mais en France, dans ce pays de légèreté et de courage, on a une peur effroyable du ridicule ; lorsque, dans une réunion, trois personnes se moquent de quelqu’un, tout le monde se met à rire, et s’il y a là des gens qui seraient portés à défendre la victime des railleurs, ils baissent les yeux humblement, lâchement, rougissant eux-mêmes, mal à l’aise, souriant à demi. Je suis sûr qu’Édouard Manet a dû faire de curieuses observations sur certains embarras subits éprouvés en face de lui par des personnes de sa connaissance.

Toute l’histoire de l’impopularité de l’artiste est là, et je me charge d’expliquer aisément les rires des uns et la lâcheté des autres.

Quand la foule rit, c’est presque toujours pour un rien. Voyez au théâtre : un acteur se laisse tomber, la salle entière est prise d’une gaieté convulsive ; demain les spectateurs riront encore au souvenir de cette chute. Mettez dix personnes d’intelligence suffisante devant un tableau d’aspect neuf et original, et ces personnes, à elles dix, ne feront plus qu’un grand enfant ; elles se pousseront du coude, elles commenteront l’œuvre de la façon la plus comique du monde. Les badauds arriveront à la file, grossissant le groupe ; bientôt ce sera un véritable charivari, un accès de folie bête. Je n’invente rien. L’histoire artistique de notre temps est là pour dire que ce groupe de badauds et de rieurs aveugles s’est formé devant les premières toiles de Decamps, de Delacroix, de Courbet. Un écrivain me contait dernièrement qu’autrefois, ayant eu le malheur de dire dans un salon que le talent de Decamps ne lui déplaisait pas, on l’avait mis impitoyablement à la porte. Car le rire gagne de proche en proche, et Paris, un beau matin, s’éveille en ayant un jouet de plus.

Alors, c’est une frénésie. Le public a un os à ronger. Et il y a toute une armée dont l’intérêt est d’entretenir la gaieté de la foule, et qui l’entretient d’une belle façon. Les caricaturistes s’emparent de l’homme et de l’œuvre ; les chroniqueurs rient plus haut que les rieurs désintéressés. Au fond, ce n’est que du rire, ce n’est que du vent. Pas la moindre conviction, pas le plus petit souci de vérité. L’art est grave, il ennuie profondément ; il faut bien l’égayer un peu, chercher une toile dans le Salon qu’on puisse tourner en ridicule. Et l’on s’adresse toujours à l’œuvre étrange qui est le fruit mûr d’une personnalité nouvelle.

Remontons à cette œuvre, causes des rires et des moqueries, et nous voyons que l’aspect plus ou moins particulier du tableau a seul amené cette gaieté folle. Telle attitude a été grosse de comique, telle couleur a fait pleurer de rire, telle ligne a rendu malade plus de cent personnes. Le public a seulement vu un sujet, et un sujet traité d’une certaine manière. Il regarde des œuvres d’art, comme les enfants regardent des images : pour s’amuser, pour s’égayer un peu. Les ignorants se moquent en toute confiance ; les savants, ceux qui ont étudié l’art dans les écoles mortes, se fâchent de ne pas retrouver, en examinant l’œuvre nouvelle, les habitudes de leur foi et de leurs yeux. Personne ne songe à se mettre au véritable point de vue. Les uns ne comprennent rien, les autres comparent. Tous sont dévoyés, et alors la gaieté ou la colère monte à la gorge de chacun.

Je le répète, l’aspect seul est la cause de tout ceci. Le public n’a pas même cherché à pénétrer l’œuvre ; il s’en est tenu, pour ainsi dire, à la surface. Ce qui le choque et l’irrite, ce n’est pas la constitution intime de l’œuvre, ce sont les apparences générales et extérieures. Si cela pouvait être, il accepterait volontiers la même image, présentée d’une autre façon.

L’originalité, voilà la grande épouvante. Nous sommes tous plus ou moins, à notre insu, des bêtes routinières qui passent avec entêtement dans le sentier où elles ont passé. Et toute nouvelle route nous fait peur, nous flairons des précipices inconnus, nous refusons d’avancer. Il nous faut toujours le même horizon ; nous rions ou nous nous irritons des choses que nous ne connaissons pas. C’est pour cela que nous acceptons parfaitement les audaces adoucies, et que nous rejetons violemment ce qui nous dérange dans nos habitudes. Dès qu’une personnalité se produit, la défiance et l’effroi nous prennent, nous sommes comme des chevaux ombrageux qui se cabrent devant un arbre tombé en travers de la route, parce qu’il ne s’expliquent pas la nature ni la cause de cet obstacle, et qu’ils ne cherchent pas d’ailleurs à se l’expliquer.

Ce n’est qu’une affaire d’habitude. À force de voir l’obstacle, l’effroi et la défiance diminuent. Puis il y a toujours quelque passant complaisant qui nous fait honte de notre colère et qui veut bien nous expliquer notre peur. Je désire simplement jouer le rôle modeste de ce passant auprès des personnes ombrageuses que les tableaux d’Édouard Manet tiennent cabrées et effrayées sur la route. L’artiste commence à se lasser de son métier d’épouvantail ; malgré tout son courage, il sent les forces lui échapper devant l’irritation publique. Il est temps que la foule s’approche et se rende compte de ses terreurs ridicules.

D’ailleurs, il n’a qu’à attendre. La foule, je l’ai dit, est un grand enfant qui n’a pas la moindre conviction et qui finit toujours par accepter les gens qui s’imposent. L’histoire éternelle des talents bafoués, puis admirés jusqu’au fanatisme, se reproduira pour Édouard Manet. Il aura eu la destinée des maîtres, de Delacroix et de Courbet, par exemple. Il en est à ce point où la tempête des rires s’apaise, où le public a mal aux côtes, et ne demande pas mieux que de redevenir sérieux. Demain, si ce n’est aujourd’hui, il sera compris et accepté, et si j’appuie sur l’attitude de la foule en face de chaque individualité qui se produit, c’est que l’étude de ce point est justement l’intérêt général de ces quelques pages.

On ne corrigera jamais le public de ses épouvantes. Dans huit jours, Édouard Manet sera peut-être oublié des rieurs qui auront trouvé un autre jouet. Qu’il se révèle un nouveau tempérament énergique, et vous entendrez les huées et les sifflets. Le dernier venu est toujours le monstre, la brebis galeuse du troupeau. L’histoire artistique de ces derniers temps est là pour prouver la vérité de ce fait, et la simple logique suffît pour faire prévoir qu’il se reproduira fatalement, tant que la foule ne voudra pas se mettre au seul point de vue qui permet de juger sainement une œuvre d’art.

Jamais le public ne sera juste envers les véritables artistes créateurs, s’il ne se contente pas de chercher uniquement dans une œuvre une libre traduction de la nature en un langage particulier et nouveau. N’est- il pas profondément triste, aujourd’hui, de songer qu’on a sifflé Delacroix, qu’on a désespéré ce génie qui a seulement triomphé dans la mort ? Que pensent ses anciens détracteurs, et pourquoi n’avouent-ils pas tout haut qu’ils se sont montrés aveugles et inintelligents ? Cela serait une leçon. Peut-être se déciderait-on à comprendre alors qu’il n’y a ni commune mesure, ni règles, ni nécessités d’aucune sorte, mais des hommes vivants, apportant une des libres expressions de la vie, donnant leur chair et leur sang, montant d’autant plus haut dans la gloire humaine qu’ils sont plus personnels et plus absolus. Et on irait droit, avec admiration et sympathie, aux toiles d’allures libres et étranges ; ce seraient celles-là qu’on étudierait avec calme et attention, pour voir si une face du génie humain ne viendrait pas de s’y révéler. On passerait dédaigneusement devant les copies, devant les balbutiements des fausses personnalités, devant toutes ces images à un et deux sous, qui ne sont que des habiletés de la main. On voudrait trouver avant tout dans une œuvre d’art un accent humain, un coin vivant de la création, une manifestation nouvelle de l’humanité mise en face des réalités de la nature.

Mais personne ne guide la foule, et que voulez-vous qu’elle fasse dans le grand vacarme des opinions contemporaines ? L’art s’est, pour ainsi dire, fragmenté ; le grand royaume, en se morcelant, a formé une foule de petites républiques. Chaque artiste a tiré la foule à lui, la flattant, lui donnant les jouets qu’elle aime, dorés et ornés de faveurs roses. L’art est ainsi devenu chez nous une vaste boutique de confiserie, où il y a des bonbons pour tous les goûts. Les peintres n’ont plus été que des décorateurs mesquins qui travaillent à l’ornementation de nos affreux appartements modernes ; les meilleurs d’entre eux se sont faits antiquaires, ont volé un peu de sa manière à quelque grand maître mort, et il n’y a guère que les paysagistes, que les analystes de la nature qui soient demeurés de véritables créateurs. Ce peuple de décorateurs étroits et bourgeois fait un bruit de tous les diables ; chacun d’eux a sa maigre théorie, chacun d’eux cherche à plaire et à vaincre. La foule adulée va de l’un à l’autre, s’amusant aujourd’hui aux mièvreries de celui-là, pour passer demain aux fausses énergies de celui-ci. Et ce petit commerce honteux, ces flatteries et ces admirations de pacotille se font au nom des prétendues lois sacrées de l’art. Pour une bonne femme en pain d’épices, on met la Grèce et l’Italie en jeu, on parle du beau comme d’un monsieur que l’on connaîtrait et dont on serait l’ami respectueux.

Puis, viennent les critiques d’art qui jettent encore du trouble dans ce tumulte. Les critiques d’art sont des mélodistes qui tous, à la même heure, jouent leurs airs à la fois, n’entendant chacun que leur instrument dans l’effroyable charivari qu’ils produisent. L’un veut de la couleur, l’autre du dessin, un troisième de la morale. Je pourrais nommer celui qui soigne sa phrase et qui se contente de tirer de chaque toile la description la plus pittoresque possible ; et encore celui qui, à propos d’une femme étendue sur le dos, trouve le moyen de faire un discours démocratique ; et encore celui qui tourne en couplets de vaudeville les plaisants jugements qu’il porte. La foule éperdue ne sait lequel écouter : Pierre dit blanc et Paul dit noir ; si l’on croyait le premier, on effacerait le paysage de ce tableau, et si l’on croyait le second, on en effacerait les figures, de sorte qu’il ne resterait plus que le cadre, ce qui d’ailleurs serait une excellente mesure. Il n’y a ainsi aucune base à l’analyse ; la vérité n’est pas une et complète ; ce ne sont que des divagations plus ou moins raisonnables. Chacun se pose devant la même œuvre avec des dispositions d’esprit différentes, et chacun porte le jugement que lui souffle l’occasion ou la tournure de son esprit.

Alors la foule, voyant combien on s’entend peu dans le monde qui prétend avoir mission de la guider, se laisse aller à ses envies d’admirer ou de rire. Elle n’a ni méthode ni vue d’ensemble. Une œuvre lui plaît ou lui déplaît, voilà tout. Et observez que ce qui lui plaît est toujours ce qu’il y a de plus banal, ce qu’elle a coutume de voir chaque année. Nos artistes ne la gâtent pas ; ils l’ont habituée à de telles fadeurs, à des mensonges si jolis, qu’elle refuse de toute sa puissance les vérités fortes. C’est là une simple affaire d’éducation. Quand un Delacroix paraît, on le siffle. Aussi pourquoi ne ressemble-t-il pas aux autres ! L’esprit français, cet esprit que je changerais volontiers aujourd’hui pour un peu de pesanteur, l’esprit français s’en mêle, et ce sont des gorges chaudes à réjouir les plus tristes.

Et voilà comme quoi une troupe de gamins a rencontré un jour Édouard Manet dans la rue, et a fait autour de lui l’émeute qui m’a arrêté, moi passant curieux et désintéressé. J’ai dressé mon procès-verbal tant bien que mal, donnant tort aux gamins, tâchant d’arracher l’artiste de leurs mains et de le conduire en lieu sûr. Il y avait là des sergents de ville, — pardon, des critiques d’art, — qui m’ont affirmé qu’on lapidait cet homme parce qu’il avait outrageusement souillé le temple du Beau. Je leur ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au musée du Louvre la place future de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe. Nous ne nous sommes pas entendus, et je me suis retiré, car les gamins commençaient à me regarder d’un air farouche.



FIN

See also




Unless indicated otherwise, the text in this article is either based on Wikipedia article "Édouard Manet, étude biographique et critique" or another language Wikipedia page thereof used under the terms of the GNU Free Documentation License; or on research by Jahsonic and friends. See Art and Popular Culture's copyright notice.

Personal tools