Correspondance littéraire, philosophique et critique  

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"Depuis quelques années on a recherché les ornemens et les formes antiques ; le goût y a gagné considérablement , et la mode en est devenue si générale , que tout se fait aujourd'hui à la grecque. décoration extérieure et intérieure des bâtimens, les meubles , les étoffes , les bijoux de toute espèce , tout est à Paris à la grecque. Ce goût a passé de l'architecture dans les boutiques de nos marchandes de modes; nos dames sont coiffées à la grecque ; nos petits-maîtres se croiraient déshonorés de porter une boîte qui ne fût pas à la grecque. Cet excès est ridicule , sans doute ; mais qu'importe ? Si l'abus ne peut s'éviter, il vaut mieux qu'on abuse d'une bonne chose que d'une mauvaise. Quand le goût grec deviendrait la manie de nos perruquiers et de nos cuisiniers ( car enfin il faudra bien que d'aussi grands grecs que nous soient poudrés et nourris à la grecque ) , il n'en sera pas moins vrai que les bijoux qu'on fait aujourd'hui à Paris sont de très-bon goût , que les formes en sont belles, nobles et agréables , au lieu qu'elles étaient toutes arbitraires , bizarres et absurdes il y a dix ou douze ans."--Correspondance littéraire, philosophique et critique

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La Correspondance littéraire, philosophique et critique was a hand-written French newsletter, a so-called 'manuscript newsletter'. It was a privat newsletter destined for the upper class, for the educated aristocracy of the 18th century and was published from 1747 until 1793.

It was founded by Guillaume Raynal under the title Nouvelles littéraires. In 1753, he hands over the reign to Grimm who gave it its title Correspondance littéraire, philosophique et critique. From 1759 he delegates a part of the task to Diderot. Jacques-Henri Meister was the last director of the magazine.

The publication was highly confidential and handwritten which allowed for it to escape the attention of French censorship. This advantage has allowed Denis Diderot to write his Salons pieces of art criticism, where he sometimes severly judged certain artists. The mailing list was never revealed.

Subscribers

In 1753, following the example of the abbé Raynal, and with the latter's encouragement, Grimm began a literary newsletter with various German sovereigns.

Raynal's own letters, Nouvelles littéraires, dispatched to various German courts, keeping the European aristocracy abreast of current cultural developments in Paris, ceased early in 1755.

The first number of the Correspondance littéraire, philosophique et critique was dated 15 May 1753. With the aid of friends, especially of Diderot.

Diderot's Madame de La Carlière and Supplément au voyage de Bougainville were first published in the journal and Mme. d'Épinay, who reviewed many plays, always anonymously, during his temporary absences from France, Grimm himself carried on the Correspondance littéraire, which consisted of two letters a month that were painstakingly copied in manuscript by amanuenses safely apart from the French censor in Zweibrücken, just over the border in the Palatinate. By circumventing censorship, the Correspondance supplemented the quasi-official cultural reporting in the Mercure de France.

Eventually, Grimm counted among his 16 (or 25) subscribers: Princess Luise Dorothea of Saxe-Meiningen, Landgravine Caroline Louise of Hesse-Darmstadt, Louisa Ulrika of Prussia, Henry of Prussia, Catherine II of Russia, Leopold II, Holy Roman Emperor, Gustav III of Sweden, and many princes of the smaller German states, as Charles Frederick, Grand Duke of Baden, Karl August, Grand Duke of Saxe-Weimar-Eisenach, Charles Alexander, Margrave of Brandenburg-Ansbach, William Henry, Prince of Nassau-Saarbrücken, and Frederick Michael, Count Palatine of Zweibrücken. Between 1763 and 1766, Grimm attempted to recruit Frederick the Great as a subscriber. Mme Geoffrin, whose Paris salon Grimm frequented, enrolled Stanislas Poniatowski as a subscriber, writing him: "Here is your first number, together with Grimm's accompanying letter. Your Majesty will see that it is important that no copies be made. The German courts are very loyal to Grimm in this particular. I may even say to Your Majesty that negligence on this point could have serious consequences for me, the matter having passed through my hands."

The correspondence of Grimm was strictly confidential and was not divulged during his lifetime. It embraces nearly the whole period from 1750 to 1790, but the later volumes, 1773 to 1790, were chiefly the work of his secretary, the Swiss Jakob Heinrich Meister, with whom he made acquaintance in the salon of Suzanne Curchod, the wife of Jacques Necker. At first he contented himself with enumerating the chief current views in literature and art and indicating very slightly the contents of the principal new books, but gradually his criticisms became more extended and trenchant, and he touched on nearly every subject — political, literary, artistic, social and religious — that interested the Parisian society of the time. His notices of contemporaries are somewhat severe, and he exhibits the foibles and selfishness of the society in which he moved; but he was unbiased in his literary judgments, and time has only served to confirm his criticisms. In style and manner of expression, he is thoroughly French. He is generally somewhat cold in his appreciation, but his literary taste is delicate and subtle, and it was the opinion of Sainte-Beuve that the quality of his thought in his best moments will compare not unfavourably even with that of Voltaire. His religious and philosophical opinions were entirely sceptical.

Publication history

Grimm's Correspondance littéraire, philosophique et critique ..., depuis 1753 jusqu'en 1769, was edited, with many excisions, by Jean-Baptiste-Antoine Suard and published at Paris in 1812, in 6 vols. 8vo; deuxième partie, de 1771 a 1782, in 1812 in 5 vols. 8vo; and troisième partie, pendant une partie des années 1775 et 1776, et pendant les années 1782 a 1790 inclusivement, in 1813 in 5 vols. 8vo. A supplementary volume appeared in 1814; the whole correspondence was collected and published by Jules Taschereau, with the assistance of A. Chaudé, in a Nouvelle Édition, revue et mise dans un meilleur ordre, avec des notes et des éclaircissements, et oil se trouvent rétablies pour la première fois les phrases supprimées par la censure impériale (Paris, 1829, 15 vols. 8vo); and the Correspondance inédite, et recueil de lettres, poésies, morceaux, et fragments retranchés par la censure impériale en 1812 et 1813 was published in 1829. The standard edition is that of Jean Maurice Tourneux (16 vols., 1877–1882). It is now being replaced by the new edition [1] published by Ulla Kölving at the Centre international d'étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire.

Full text of third volume

TAYLOR INSTITUTION. BEQUEATHED TO THE UNIVERSITY BY ROBERT FINCH, M. A. OF BALLIOL COLLEGE. VG1 1829(3)

1 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. TOME III . IMPRIMERIE DE H. FOURNIER, RUE DE SEINE , N° 14. CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE DE GRIMM ET DE DIDEROT, DEPUIS 1753 JUSQU'EN 1790. NOUVELLE ÉDITION , REVUE ET MISE DANS UN MEILLEUR ORDRE , avec des notES ET DES ÉCLAIRCISSEMENS > et ou se trouvent rétablIES POUR LA PREMIÈRE FOIS LES PHRASES SUPPRIMÉES PAR LA CENSURE IMPÉRIALE . TOME TROISIÈME. 1761 - 1764. A PARIS , CHEZ FURNE, LIBRAIRE , QUAI DES AUGUSTINS , Nº 37 ; ET LADRANGE , MÊME QUAI , N° 19. nnme M DCCC XXIX. T 1 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. TOME III . IMPRIMERIE de H. FOURNIER, RUE DE SEINE , N° 14. CORRESPONDANCE TLITTÉRAIRE , PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE DE GRIMM ET DE DIDEROT, DEPUIS 1753 JUSQU'EN 1790. NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET MISE DANS UN MEILLEUR ORDRE , AVEC DES NOTES ET DES ÉCLAIRCISSEMENS " et ou se trOUVENT RÉTABLIES POUR LA PREMIÈRE FOIS LES PHRASES SUPPRIMÉES PAR LA CENSURE IMPÉRIALE . TOME TROISIÈME. 1761 ― 1764. 4 A PARIS , CHEZ FURNE, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS , Nº 37 ; ET LADRANGE , MÊME QUAI , N° 19. nn M DCCC XXIX.

CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. 1761 . AVRIL. Paris , 15 avril 1761.

S'IL est permis de juger , par la rareté , de la difficulté d'un talent, il faut mettre un haut prix à celui de l'histoire ; car rien n'a été moins commun chez toutes les nations et dans tous les siècles qu'un grand historien. La France surtout est restée plus arriérée en ce genre que dans les autres. Sans compter les anciens, l'Italie moderne a produit quelques historiens de la première classe ; de nos jours , David Hume s'est acquis une grande gloire en Angleterre par son Histoire : la France n'a pu nommer personne depuis M. de Thou. Il serait aisé d'indiquer les causes de cette disette. La même raison peut - être qui nous a procuré des faiseurs de mémoires si agréables , nous empêche d'avoir des historiens d'un talent supérieur. Il faut être philosophe grave et profond , avoir une grande connaissance des hommes et des affaires savoir donner de la force , de la chaleur et du poids à son discours , quand on veut écrire l'histoire avec quelque succès. On doit bien regretter que l'illustre président de TOM. III. I 2 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Montesquieu n'ait jamais daigné s'essayer en ce genre , ou que le hasard nous ait privés de ses productions ; car on prétend qu'il s'est long-temps occupé d'une Histoire de Louis XI, que la distraction ou un malentendu a fait jeter au feu. M. l'abbé Coyer, de qui nous avons plusieurs petits ouvrages de morale et de politique , vient de publier son coup d'essai historique. Son Histoire de Jean Sobieski ( 1 ) , roi de Pologne , a eu une sorte de succès ; quelques traits hardis et imprudens qui s'y sont fait remarquer , ont ajouté à sa célébrité en attirant de la disgrace à l'auteur et à son censeur. M. l'abbé Coyer a été, je crois , exilé , et son censeur a été mis pour quelque temps à la Bastille. Ce n'est pas mon affaire d'examiner jusqu'à quel point un auteur peut se rendre coupable par des allusions indiscrètes , et s'il ne vaudrait pas mieux les mépriser que les punir; mais le critique ne peut les pardonner que lorsqu'elles tombent sur de grands objets, qu'elles sont naturelles et justes , et qu'elles conduisent le lecteur à quelque vérité importante ; elles sont très-blâmables lorsqu'elles sont frivoles et qu'elles tombent plutôt sur de grands personnages que sur de grandes choses . Je n'imputerai point à M. l'abbé Coyer des intentions dont on pourrait lui faire un crime ; mais je le blâme d'avoir parsemé son Histoire de petits détails très-mesquins, que des gens moins favorablement disposés ont appelés des allusions. A quoi sert-il, par exemple, de dire que <<< Jean n'avait pas le talent de s'amuser des historiettes de cour, ni de ce jargon élégant qui se joue sur des riens en laissant l'ame vide ? » Cet éloge est faible et plat , et même faux ; car on peut être un grand roi et s'amuser parfois de babioles ; et, pour avoir les mœurs plus austères , on (1 ) 1761 , 3 vol . in- 12. 15 AVRIL 1761. 3 n'est pas un plus grand homme pour cela. En général , il faut rendre la justice à M. l'abbé Coyer , que ses écrits sont l'ouvrage d'un parfaitement honnête homme ; ils ont toujours conservé le caractère estimable d'une bonne philosophie, d'une noble liberté , de l'amour enfin de la justice , de la vérité , de la tolérance , de l'humanité. On ne trouvera aucun écrivain qui ait plus invariablement de meilleurs principes et un meilleur but , et c'est un assez grand mérite dans un siècle où tant de lâches mercenaires ont vendu leur plume à la faveur , et arrangent leurs idées selon le vent qui souffle ; mais la vérité oblige aussi de dire que des principes sains et des intentions pures ne tiennent pas lieu de talent et de génie , et que M. l'abbé Coyer n'a aucune des qualités nécessaires à un historien; son style manque de force , de nerf, de sang et de substance ; il est presque toujours sans dignité, et , ce qui pis est , il tend toujours à toutes ces qualités , et fait par-là mieux remarquer sa pauvreté. Voici quelques exemples pris au hasard : « Louis XIV, dit-il , avait offert à Sobieski de grands établissemens dans ses États ; le bâton de maréchal de France , si la gloire des armes le tentait encore , ou le titre de duc , s'il ne goûtait plus qu'une végétation tranquille et honorable. » Une végétation ! quel mot pour un héros ! En parlant de la maladie du roi Michel: « Un ulcère , dit- il , dans les reins, du sang au lieu d'urine, des convulsions d'estomac , des vomissemens continuels ne lui laissaient qu'un souffle de vie qui ne lui permettait pas de donner audience. » Cette description manque de noblesse ; on peut parler ainsi dans la conversation journalière ; mais il faut un autre style pour l'histoire. Souvent celui de M. l'abbé Coyer n'est pas français. En parlant des prérogatives des nonces du 4 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , pape en Pologne , qu'ils ont conservées jusqu'en 1728 , il dit : « Le siècle dernier n'était pas encore le temps de perdre. » Le défaut de goût et la fureur des antithèses se montrent partout. Il dit de la reine Louise de Gonzague, femme de Casimir , « que c'était une femme d'un esprit mâle , plus faite pour porter la couronne que pour en admirer les diamans. » En parlant de l'amour que Jean Sobieski avait pour sa femme , il dit <« que le roi , qui lui ouvrait son cœur et son cabinet , lui fermait son trésor. » Il dit encore à ce sujet : « Le roi l'aimait avec passion ; une autre épouse eut pourtant la préférence , la république. » C'est là du bel esprit d'un cordelier. La république de Pologne est l'épouse du roi de Pologne, comme la paroisse est l'épouse de M. le curé. En parlant de la situation fâcheuse de l'armée polonaise , « du pain , dit- il , donné par la disette , c'est tout ce qui restait. » Il me semble que la disette ôte le pain et ne le donne pas. << Il avait de beaux meubles dans le palais des empereurs , mais il n'y avait point d'argent ; » petite antithèse fausse. Il est tout simple qu'il y ait de beaux meubles dans le palais d'un souverain , et l'état des finances d'un empire n'a rien de commun avec l'ameublement du prince. En peignant la fuite de l'empereur Léopold de Vienne , lors du siège, «< on coucha , dit-il , la première nuit dans un bois où l'impératrice , dans une grossesse avancée, apprit qu'on pouvait reposer sur de la paille à côté de la terreur. >> Mais c'est assez s'arrêter au style. La fureur des maximes et des réflexions ne contribue pas moins à déparer l'Histoire deJean Sobieski. Malgré leur nombre prodigieux , vous n'en trouverez pas une qui soit neuve ou profonde , et qui vaille la peine d'être retenue. Il y en a beaucoup. de plates. Il dit « que la république écarta de son trône. y 15 AVRIL 1761. 5 le fils du czar , à cause de sa religion , quoiqu'il promît de l'abjurer. Abjuration trompeuse , ajoute-t-il , puisqu'il n'y pensa plus après avoir manqué la couronne. » Vous verrez que lorsque Auguste se fit catholique , après la mort de Sobieski, ce fut par conviction. Quelquefois les maximes de M. l'abbé Coyer sont fausses . Il dit dans un endroit : « En fait d'avarice , il faut bien distinguer un roi qui est le maître de toutes les finances publiques , d'un autre à qui l'État n'assigne qu'une somme modique. Le premier , puisant à volonté , ne doit pas connaître l'avarice ; le second est obligé d'épargner. » Je ne sais ce que doit faire le second; mais pour le premier, il est certainement obligé à l'épargne; plus il puise à volonté , plus il doit être économe ; il ne peut être prodigue qu'aux dépens de ses peuples. Qu'un particulier dissipe son patrimoine, c'est une chose fâcheuse pour sa famille , mais indifférente à la chose publique; mais un roi prodigue est le dissipateur des richesses de sa nation, et c'est une affaire un peu plus sérieuse. Mais où le défaut de talent est le plus sensible , c'est dans la narration , où l'on ne voit ni dignité ni intelligence. A tout moment l'historien vous donne de faux détails , vous tend de faux fils qui préparent à toute autre chose qu'à l'événement auquel ils aboutissent : rien n'est plus contraire à la marche de l'histoire. Il ne s'agit pas de dire que votre héros est grand ; il faut le montrer tel, M. l'abbé Coyer décrit avec beaucoup de soin la campagne de Sobieski contre les Turcs , sur le Niester. Il ne manque pas d'accabler son héros d'éloges ; mais , si l'exposition qu'il fait de cette campagne est exacte , Sobieski était un étourdi de la première classe , qui , ayant formé un projet absurde , n'en évite les malheurs que par un coup de hasard. Il fallait donc ou nous mon- 6 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , trer Sobieski plus sensé dans sa conduite, ou ne le point louer de s'être tiré d'affaire par un hasard unique. « Lorsqu'il passa le Niester , dit l'auteur , pour arrêter deux grandes armées , toute l'Europe l'accusa de témérité, et le crut perdu. Les héros se jugent mieux entre eux. Le grand Condé l'admira , et le félicita par lettres. » On peut dire ici à l'historien : Si votre récit est exact , le grand Condé pouvait bien féliciter Sobieski par lettres , de ce que sa fortune l'avait tiré d'un si mauvais pas ; mais il ne pouvait certainement pas l'admirer, et toute l'Europe avait raison de regarder Sobieski comme un fou qui se perdait. Ce même défaut est répété dans les petites choses comme dans les grandes . Il dit dans un endroit que Sobieski avait besoin d'un ambassadeur du premier mérite, et puis il lui fait envoyer un imbécile , Radziwil , plus occupé de la pierre philosophale que des affaires de son roi , et qui ne fait que des sottises pendant tout le temps de sa négociation. Il ne fallait donc pas dire que le roi avait besoin d'un négociateur supérieur , sans quoi on trouvera le roi plus imbécile que le ministre , d'avoir pu faire un si mauvais choix pour une affaire si importante. Vous trouverez à tout moment , dans l'Histoire de Jean Sobieski , de ces sortes de paralogismes , et cela prouve que le jugement n'est pas la partie la moins essentielle à un historien . M. l'ancien évêque de Limoges ( 1 ) , précepteur de feu M. le duc de Bourgogne , a pris séance à l'Académie Française le 9 avril. Il a beaucoup pleuré en rappelant la mort de ce prince , et les sanglots n'ont fini qu'avec ( 1 ) De Coetlosquet , élu en remplacement de Sallier , savant modeste né en 1685, mort le 9 janvier 1761. 1eS 15 AVRIL 1761. 7 son discours. M. l'abbé Batteux ( 1 ) a fait le même jour son discours d'entrée , et M. le duc de Nivernois a répondu, comme directeur de l'Académie , aux deux nouveaux académiciens; il a été fort applaudi. Le 13 avril , l'Académie a reçu M. l'abbé Trublet et M. Saurin ( 2). Le discours de l'archidiacre Trublet était long et plat comme l'épée de Charlemagne ; celui de M. Saurin un peu trop long, mais écrit avec pureté et avec noblesse. Vous y trouverez quelques morceaux assez fermes , et que vous lirez avec plaisir. C'est encore M. le duc de Nivernois qui a répondu à tous les deux , et il a été extrêmement applaudi . Son style est un peu trop rempli d'antithèses , et en cela il ne me plaît point , mais , au milieu de ces antithèses, vous trouvez des pensées fines et délicates ; et la grace avec laquelle M. de Nivernois prononce ses discours ajoute infiniment à leur valeur. Personne ne connaît mieux que lui l'art des transitions. Après ces discours , M. d'Alembert a lu un morceau intitulé : Apologie de l'Étude ; ce morceau n'a point du tout réussi. On a dit qu'il est triste et burlesque; burlesque par son ton , et par conséquent extrêmement déplacé à une séance académique , où l'on ne doit pas s'attendre à des arlequinades ; triste pour le fond , parce que M. d'Alembert s'efforce de nous montrer l'homme toujours malheureux , toujours luttant contre (1 ) Batteux remplaçait l'abbé de Saint- Cyr, sous- précepteur du Dauphin, fils de Louis XV, qui n'avait eu d'autre titre que celui- là à se voir ouvrir les portes de l'Académie. Saint-Cyr, né au commencement du dix-huitième siècle , était mort le 14 janvier 1761. ( 2) L'abbé Trublet avait été élu à la place du maréchal de Belle-Isle , reçu à l'Académie en 1756 , et mort le 26 janvier 1761. Saurin remplaçait l'abbé du Resnel , mort le 25 février 1761 . 8 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , les misères de la vie, ou contre l'ennui , pis que ces misères. Nos philosophes ont un grand goût pour la misanthropie. Maupertuis écrivait sur le bonheur d'une manière à faire pleurer ( 1 ) . Rousseau veut toujours nous faire frémir sur les maux de la vie civile. La philosophie de M. d'Alembert n'est guère plus gaie ; mais cela prouve seulement qu'on peut être philosophe et fort mécontent de son état : on n'a qu'à être travaillé par la vanité ou par d'autres passions tristes. Mais s'il y a quelques hommes malheureusement constitués, il ne faut pas vouloir comprendre tout le genre humain sous la malédiction. Il est aisé de faire , sans exagération , un tableau effrayant des maux auxquels la vie de l'homme est sans cesse exposée ; mais n'oublions pas de compter dans la balance le simple plaisir d'exister et l'espérance. Malgré l'expérience du passé , nous nous attendons toujours à quelque chose de mieux pour le temps qui nous reste à vivre , et cette confiance contre-balance souvent tous les maux dont nous sommes assaillis , émousse les traits du malheur , et guérit les plaies les plus profondes... A la réception de M. l'évêque de Limoges et de M. l'abbé Batteux , M. Watelet lut un chant de sa traduction de la Jérusalem délivrée. Nous avons , depuis huit jours , l'ouvrage de JeanJacques Rousseau , sur l'Éducation , en quatre gros volumes (2 ). Ce livre n'a pas tardé à faire grand bruit. On dit que le parlement va poursuivre l'auteur pour la profession de foi qu'il y a insérée. L'intolérance et la ( 1 ) C'est sans doute de l'Essai de philosophie morale de Maupertuis que Grimm veut parler ici . (2) Émile , ou de l'Éducation. 15 AVRIL 1761 . 9 bigoterie ne manqueront pas une si belle occasion de tourmenter un écrivain célèbre , et vraisemblablement M. Rousseau sera obligé de quitter la France. Ce hardi et éloquent auteur à paradoxes a publié , en Hollande , un traité Du Contrat social, qu'on ne trouve point en ce pays-ci , et qu'on dit cent fois plus hardi encore que l'ouvrage sur l'Education. Il faut lire celui-ci avec soin avant d'oser vous en parler. PETIT AVIS A UN JÉSUITE ( 1 ) . Il vient de paraître une petite brochure édifiante d'un frère de la troupe de Jésus , intitulée : Acceptation du défi hasardé par l'auteur des Répliques aux Apologies des Jésuites ; à Avignon , aux dépens des libraires . Il traite le respectable et savant auteur de ces Répliques de faiseur de libelles. Le prétendu libelle que le frère de la troupe de Jésus attaque est un ouvrage trèssolide et très-lumineux d'un conseiller au parlement de Paris, et ce prétendu libelle ne contient rien dont la substance ne se retrouve dans les arrêts des parlemens qui ont condamné les Jésuites. On cherche d'ordinaire à fléchir ses juges ; mais notre frère leur parle comme s'ils étaient sur la sellette , et lui sur le grand banc. Notre frère ( page 5 ) appelle le conseiller , Médée, (1 ) Ce morceau est dé Voltaire , et se trouve dans ses OEuvres , tom. XLV, p. 113 de l'édition de Lequien. Il y est accompagné de la note suivante : «< Les Jésuites , après s'être laissé chasser comme des capucins , écrivirent contre les parlemens de gros volumes d'injures que personne ne put lire ; ensuite ils se mirent à prêcher contre les philosophes , à écrire contre eux des mandemens , des dictionnaires , des brochures , ce qui leur valut un peu d'argent , et l'honneur de dîner à la table des valets de chambre de l'archevêque de Paris , Beaumont, qui , se souvenant qu'il était gentilhomme avant d'être prêtre , ne mangeait point avec des prêtres roturiers. » 10 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Don Quichotte , Goliath , Miphiboseth , Ésope. Il est difficile qu'un conseiller au parlement soit tout cela ensemble. Notre frère prodigue un peu les épithètes. Il dit ( page 6 ) : « Loin de moi ces grossièretés indécentes , ces injures audacieuses. » Notre frère n'a pas de mémoire. Il prend ( page 8 ) le parti de Suarez , de Vasquez , de Lessius , etc., etc. Notre frère n'est pas adroit. Il prétend (page 15 ) que ceux qui condamnent les Jésuites détestent le ciel : « Oui , le ciel , dit-il , qui a signalé par des miracles la sainteté de quelques Jésuites! >> Je voudrais bien , mon cher frère , que tu nous dises quels sont ces miracles. Jésus a nourri une fois cinq mille hommes avec cinq pains , etc., comme il est rapporté , et frère Lavalette a ôté le pain à près de cinq mille personnes par sa banqueroute. Sont-ce là les miracles dont tu veux parler? Frère Bouhours , dans la première édition de la Vie du bon homme Ignace , écrit que ce grand homme , après s'être fait fesser au collège de Sainte - Barbe , alla se confesser à un habitué de paroisse. Le confesseur, émerveillé de la sainteté du personnage , s'écria : « O mon Dieu! que ne puis-je écrire la vie de ce saint ! >> Ignace qui entendit ces paroles , et qui était fort malade , craignit qu'en effet son confesseur ne trahît sa modestie après sa mort; il pria le bon Dieu de faire mourir l'habitué le plus tôt que faire se pourrait , et le pauvre diable mourut d'apoplexie. Le même frère Bouhours assure , dans la Vie defrère François- Xavier, qu'un jour son crucifix étant tombé dans la mer , un cancre vint le lui rapporter. Le même Bouhours assure que frère Xavier était dans 15 AVRIL 1761. II deux endroits à la fois : et comme cela n'appartient qu'à l'Eucharistie , le trait m'a paru gaillard ( 1 ) . De quoi t'avises- tu , frère , de parler ( page 57 ) de frère Malagrida , et de dire que la marquise de Tavora lui apparut plusieurs fois après son exécution? Est-ce encore là un de tes miracles ? Tu conviens ( page 71 ) que plusieurs Jésuites ont enseigné la doctrine du parricide , et pour les disculper , tu prouves qu'ils ont pris cette doctrine dans saint Thomas d'Aquin , et que plus de vingt Jacobins , quoique grands ennemis de Thomas , ont précédé les Jésuites dans cette charitable doctrine. Que veux-tu inférer de là ? Que la Somme de Thomas est un fort mauvais livre , et qu'il faut chasser les Jacobins comme les Jésuites ? On pourra te répondre Très-volontiers. Lis attentivement l'excellent discours de M. le procureur- général de Rennes (2) , tu verras à quoi sont bons la plupart des moines dans un état policé. Tu ne passes pas Jacques Clément et Bourgoin aux Jacobins ; mais songe que les Jacobins ne te passeront pas frère Guignard , frère Varade , frère Garnet , frère Oldecorne, frère Girard , frère Malagrida , etc. , etc. , etc. On disait que les Jésuites étaient de grands politiques ; mais tu ne me parais pas trop habile en attaquant à la fois les moines , tes confrères , et les parlemens , tes juges. Quand nous aurons le bonheur de voir en France quelque nouveau Le Tellier , qui fera une constitution , ( 1 ) Cet alinéa avait été retranché dans la première édition , bien qu'il se trouve dans les éditions de Voltaire. (2) Le célèbre La Chalotais. Grimm parlera bientôt de ses Comptes rendus. 12 CORRESPONDANCE LITTERAIRE. qui l'enverra signer à Rome , qui trompera son pénitent, qui recevra les évêques dans son anti- chambre, qui prodiguera les lettres de cachet , tu pourras alors écrire hardiment et te livrer à ton beau génie ; mais à présent les temps sont changés : ce n'est pas le tout d'être chassé, mon frère , il faut encore être modeste. RELATION précise de la mort de M. le comte de Bonneval, arrivée à Constantinople le 23 mars 1747 ( 1 ) , et de l'entretien qu'il a eu pendant sa maladie avec M. de Peyssonnel , secrétaire de l'ambassadeur de France à Constantinople. J'ai visité deux fois par jour le comte de Bonneval pendant sa maladie. Il avait pensé s'empoisonner l'année dernière avec de l'esprit de vitriol . Il fut attaqué , dans le mois de janvier , d'une espèce de rhume dont il prétendait se guérir par l'usage du miel. Il en prit une quantité prodigieuse détrempée dans de l'eau chaude. Son rhume devint une goutte remontée, accompagnée d'évanouissemens qui avaient l'air d'accidens d'apoplexie. Il aggrava ces accidens par l'usage de l'huile d'amandes douces , dont il prit aussi diverses doses , suivant sa tête et son caprice , et contre l'avis des médecins. Enfin , il tomba dans un assoupissement presque continuel , et il est mort dans la léthargie le 23 mars dernier. Comme il protestait depuis long-temps qu'il n'avait jamais cessé d'être chrétien , et qu'un religieux charitable, (1 ) Plusieurs biographes disent le 22. Bonneval était né en 1675 ; on connaît la vie aventureuse de cet homme extraordinaire. On a publié de prétendus Mémoires du comte de Bonneval; la meilleure édition , augmentée d'un supplément, est celle de Londres ( Lausanne ) , 1740-55 , 5 vol. in- 12 . 15 AVRIL 1761 . 13 en qui il avait eu de la confiance dans les dernières années de sa vie , guettait le moment de pouvoir l'amener , à la fin de ses jours , à quelque acte décisif pour son salut , je fus chargé par une personne respectable de l'y disposer , la chose n'étant praticable qu'autant qu'il consentirait à admettre le religieux en question. C'est la veille de Saint-Joseph , au soir , que j'allai chez le comte , dans le dessein de sonder , du moins en général , sa situation d'esprit et de cœur. Dans sa léthargie , quand on voulait l'éveiller , on lui citait mon nom bien haut ; il rappelait ses esprits , me demandait des nouvelles , parlait politique , et se rendormait. Je le trouvai un peu plus libre ce jour-là. Quand il fut éveillé : « En bien , me dit-il, il ne s'agit pas de laisser repasser le Var aux Autrichiens ; il faut les massacrer sans pitié , et ne pas s'amuser à faire des prisonniers ; car le pain est cher en Provence. Dans une autre occasion , on pourrait dire qu'il faut faire un pont à l'ennemi qui fuit ; mais ici cet ennemi va tomber sur Gènes ; il faut lui couper les jarrets , tout au moins..... » Il me tint d'autres propos de cette nature , qui supposaient que ses esprits étaient encore dans la vigueur. La situation des Génois et le singulier de leur aventure amena des propos de morale sur les décrets de la Providence et la combinaison adorable des causes secondes : « Ce mortier à bombes , voyez quel effet il a produit ! Une pierre changée de place à Paris peut occasioner des effets prodigieux à Ispahan et à Constantinophe. — Oui , dit le comte , on voit le doigt de Dieu partout. Que savez- vous , lui dis-je, si Dieu, qui fait tant de miracles, n'en réserve pas quelqu'un pour vous ? » Et je lui serrai la main. Il ne répondit pas à ce serrement de main , et se contenta de me fixer. La con- - 14 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , versation tomba , je ne sais comment , sur le médecin Belet. « Celui-là , dit le comte , a bien éprouvé la Providence. Qui lui aurait dit d'avoir besoin du comte de Bonneval? Vous avez en lui un bon ami , dis-je. Il prierait bien Dieu pour vous , s'il avait connaissance de votre état , et il serait bien content de faire partie des causes secondes employées pour votre bien essentiel. » Ceci devenait un peu plus clair. « Je vous avoue , dit-il , que le docteur Belet a raison de m'aimer ; car je lui ai fait du bien. Que venait-il faire dans ce pays , établi comme il était à Paris ? Enfin , je l'ai vu dans la détresse et je l'ai secouru. Prenez, lui dis-je ; ceci ne vaut pas le plaisir que j'éprouve en votre charmante conversation. Eh bien ! lui dis-je alors , soyez persuadé qu'il est reconnaissant, et qu'il voudrait de tout son cœur payer vos secours temporels par les biens spirituels que vous méritez , et que nous vous souhaitons tous également. » Je lui serrai une seconde fois la main , et il me la serra aussi. « Écoutez , dit-il , je ne me suis jamais tant ouvert à vous que je vais le faire. L'Espagne m'avait promis tant de mille pistoles , la cour de Naples tant, la cour de Rome une pension de tant de scudis , etc.; que sont devenues ces promesses? Je ne les prisais que comme un moyen de sortir de l'état où je suis ; après tout , je n'ai pas le cœur de mourir martyr. — Il n'est plus question de tout cela , lui dis-je ; ces trésors sont à présent dans votre cœur, et se réduisent à l'usage des précieux momens qui vous restent. Perdez de vue les promesses des hommes ; tout est gagné si vous ne vous manquez pas à vous-même. » Et là-dessus j'entamai l'ode de Malherbe qu'il récita avec moi , et avec plus de vivacité que moi : - 15 AVRIL 1761. 15 N'espérons plus , mon ame , aux promesses du monde ; Son éclat est un verre , et sa faveur une onde Que toujours quelque vent empêche de calmer. Quittons les vanités , lassons-nous de les suivre : C'est Dieu qui nous fait vivre', C'est Dieu qu'il faut aimer. A la seconde strophe ; il éleva les bras , appuyant sur tous les vers. Nous n'allâmes pas plus loin , parce qu'il se jeta sur l'éloge de Malherbe , et de là sur celui de Rousseau , louant le sublime de sa poésie dans la Paraphrase des Psaumes. J'aime bien , entre autres , ce vers- ci , ajouta-t-il : Que ma cendre se mêle à celle de mes pères. « Rien de plus à propos, lui dis-je. » Il tomba ensuite sur ce qu'avait de contradictoire l'élévation de ce génie avec la petitesse de ses démêlés avec Voltaire. « Tel est l'homme , dit-il , un mélange de grandeur et de petitesse ; >> et se rappelant , à ce propos , la chanson faite sur le Temple du Goût , il se livra à son imagination et se mit à chanter : Voltaire , devenu maçon , Fait un temple de sa façon , De nouvelle structure , etc. La conversation commença ensuite à languir , et finit par l'assoupissement dans lequel le comte tomba bientôt après. Voilà presque mot à mot le récit de cette singulière entrevue , dont j'allai rendre le détail sur-le-champ à la 16 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , personne qui m'avait donné cette commission. Je pris la liberté de lui dire que , puisqu'elle se proposait de rendre le lendemain visite au comte, il me paraissait que ' le plus court était que le religieux en question coupât sa barbe, prît l'habit laïque , et lui fit cortège ; que dans la conversation qu'elle aurait avec le malade , tête-à-tête, elle lui rappelât celle que j'avais eue avec lui , et surtout la circonstance du martyre , et lui dit que l'Église , dans la situation où il se trouvait , se contentait de son repentir , et que le religieux qui était à sa suite était prêt à l'absoudre , et suffisamment autorisé pour cela. La personne en question n'eut pas le courage d'exécuter ce plan , ou du moins trouva à propos de le différer après sa première visite. Elle la rendit au malade le jour de SaintJoseph, vers le midi , et le religieux , qui était en sentinelle dans ma chambre , prêt à tout déguisement , en attendant l'issue de cette visite , en perdit le dîner, et , qui plus est , sans aucun fruit ; car la réponse fut que la chambre du malade avait été si remplie de monde , et le malade lui-même si obsédé de ses gens , qu'il n'avait pas été possible de lui faire aucune insinuation . Depuis lors , l'assoupissement augmenta dejour en jour, excepté un peu d'intervalle qu'il y eut le 21 mars. Le 23, à midi , l'on me fit dire qu'il avait entièrement perdu connaissance; je compris ce que cela voulait dire. Soliman-Bey , son fils adoptif, Milanais apostat, qui devait être et a été son héritier , était bien aise de satisfaire aux bienséances envers les Turcs , en appelant l'iman ou curé turc du quartier pour remplir les cérémonies usitées parmi les musulmans envers les mourans; et c'est après ce préalable qu'il expira vers les dix heures du soir. Le lendemain , Soliman-Bey fut revêtu du caffetan , en qualité de combarigi-bac hi , " 15 AVRIL 1761. 17 ou chef des bombardiers , et le cadavre du pauvre comte fut exposé pendant plusieurs heures à la mosquée de Thopana, et de là enterré au cimetière des Turcs , auprès du Teké de Péra , où son héritier lui a fait ériger le monument dontje joins ici le dessin avec la traduction de son épitaph.. Traduction de l'épitaphe du comte de Bonneval. Bonneval Ahmet-Pacha , que tout le monde connaît , Abandonna sa patrie pour embrasser la foi mahométane ; Il acquit , à la vérité , un renom parmi les siens ; Mais , en venant chez les musulmans , il y gagna la gloire et l'éternité. Ce fut un sage du siècle , qui en avait éprouvé la grandeur et la bassesse , Et qui , connaissant le bien et le mal , distingua la beauté de la laideur. Pleinement persuadé de la caducité des choses de ce monde , Il épia l'heureux moment de passer à l'éternité ; Et but le calice la nuit d'un vendredi qui se rencontra La nuit de la naissance du plus glorieux des prophètes. Ce fut l'heureux temps qu'il choisit pour se rendre à la miséricorde , Et passa , sans hésiter , de cette vie en l'autre. Le poète ajoute : J'ai rencontré dans l'heureux vers suivant et cette époque et ma prière : Que le paradis soit la retraite de Bonneval Ahmet-Pacha , Le 12 de la lune de beb-evel 1160 . Nota. La prière renfermée dans le vers ci-dessus est composée de lettres lesquelles , considérées comme des nombres et additionnées , rendent l'année 1160. Qu'on récite , pour l'amour de Dieu , l'exorde de l'Alcoran pour l'ame d'Ahmet- Pacha , chef des bombardiers. TOM. III. 2 18 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Procès-verbal dressé par M. de La Condamine ( 1 ). Le vendredi- saint , 13 avril 1759 , à six heures du matin , je me suis rendu à l'adresse que m'avait indiquée M. le baron de Gleichen , envoyé de Bareith , qui avait obtenu d'être admis comme témoin aux opérations des convulsionnaires , qu'ils appellent l'œuvre de Dieu. Le jeune avocat qui devait l'introduire , me prenant pour le baron , qu'il ne connaissait pas , me recommanda beaucoup de gravité et de circonspection , et m'avertit en chemin que M. de La Condamine , que je ne pouvais connaître , avait fait de vains efforts pour être admis à la même assemblée où nous allions , parce qu'en une autre occasion il n'avait point paru traiter la chose assez sérieusement , ni persuadé que ce qu'il voyait surpassait les forces de la nature. J'assurai mon conducteur que cet exemple me servirait de leçon , et que je me comporterais d'une façon très- édifiante. A six heures et demie nous arrivâmes chez sœur Françoise , doyenne des convulsionnaires , qui paraît avoir cinquante-cinq ans ; il y a vingt-sept ans qu'elle est sujette aux convulsions , et qu'elle reçoit ce qu'on nomme des secours . Elle a déjà été crucifiée deux fois ( 2 ) , et nommément le vendredi-saint 1758 , et le jour de l'exaltation de sainte-croix. Elle est logée fort pauvrement, dans une chambre meublée de bergame et de chaises de paille, au second étage sur le derrière d'une fort vilaine maison , dans un quartier des plus fréquentés de Paris. J'y trouvai une vingtaine de personnes rassemblées , dont (1) Voir la lettre du 15 mai 1759 , tom . II, p. 320. (2) On m'avait dit qu'elle avait été crucifiée vingt-une fois ; cela était faux ; depuis j'ai été mieux informé. ( Note de La Condamine. ) 15 AVRIL 1761. 19 neuf femmes de tout âge, mises décemment , les unes comme de petites bourgeoises , les autres comme des ouvrières , y compris la maîtresse de la chambre et une jeune prosélyte de vingt-deux ans , qu'on nomme sœur Marie , qui devait jouer un des principaux rôles dans la scène sanglante qui se préparait. Celle-ci paraissait fort triste et inquiète ; elle était assise dans un coin de la chambre. Les autres spectateurs étaient des hommes de tout âge et de tout état , entre autres un grand ecclésiastique qui a la vue basse et qui portait des lunettes concaves ( le P. Guidi , actuellement de l'Oratoire ) . Je reconnus quelques physionomies que j'avais vues dans la même maison au mois d'octobre dernier , à une pareille assemblée , où les épreuves dont je fus alors témoin n'approchaient pas de ce que j'allais voir. Du reste , il n'y avait qui que ce fût que je connusse , hors M. de Mérinville , conseiller au Parlement. Il entra encore deux ou trois personnes depuis moi , entre autres deux chevaliers de Saint-Louis, qu'on me dit être M. le marquis de Latour-du-Pin , brigadier des armées du roi , et M. de Janson , officier des mousquetaires. Nous étions en tout vingt-quatre dans la chambre. Plusieurs avaient un livre d'Heures à la main , et récitaient des psaumes. Quelquesuns , en entrant , s'étaient mis à genoux et avaient fait leurs prières ( 1). Mon conducteur me présenta au prêtre directeur (2). (1 ) On m'a fait aussi remarquer un homme genoux , fondant en larmes , qu'on m'a dit être M. de Lafond-Saint-Yenne. ( Note de La Condamine. ) (2) Ce directeur se nomme Cottu , fils d'un fripier des halles ; il était Père de l'Oratoire , et a régenté au Mans ; il est sorti de cette congrégation depuis deux mois. Il y a deux ans qu'il est directeur de Françoise , et qu'il lui donne des secours. ( Note de La Condamine. ) 20 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Je le reconnus pour le même qui présidait , il y a six mois, à l'assemblée où je fus admis dans ce même lieu . Il me reconnut aussi , et parut surpris. Il s'approcha de mon guide , et lui parla à l'oreille. J'ai su depuis qu'il lui avait demandé si c'était là l'étranger pour lequel il avait sollicité une place. Mon conducteur s'excusa , en l'assurant qu'il ne me connaissait point , et qu'il avait cru que j'étais cet étranger. Je ne fis pas semblant de m'apercevoir que tout le monde avait les yeux sur moi ; tout se calma ; je ne reçus que des politesses , et l'on eut même pour moi des attentions marquées. Premières épreuves de soeur Françoise. Françoise était à genoux au milieu de la chambre, avec un gros et long sarrau de toile de coutil qui descendait plus bas que ses pieds , dans une espèce d'extase , baisant souvent un petit crucifix qui avait , dit-on , touché aux reliques du bienheureux Pâris ( 1 ). Le directeur, d'une part, et un séculier de l'autre , la frappaient sur la poitrine, sur les côtés et sur le dos , en tournant autour d'elle, avec ( 1 ) Il a déjà été question de Pàris, tom. II, p.3 16 et 320. Peut-être, quoique les morceaux où il a été nommé donnent une idée bien moins complète des folies des convulsionnaires que celui-ci , eussions- nous dû dire dès lors que Pâris était un diacre auquel la carrière sacerdotale se trouva fermée parce qu'il ne voulut pas reconnaître la bulle Unigenitus. Il distribuait tout son bien aux pauvres , et vivait de son travail , regardant comme des souffrances supportées pour le corps de Jésus- Christ , qu'il prétendait outragé par cette bulle , toutes les macérations , les jeûnes et les veilles qu'il s'imposait. Enfin épuisé par ses austérités , il mourut le 1er mai 1727 , à peine âgé de trente-sept ans. A cette époque l'effervescence des esprits était extrême. Bientôt une multitude afflua de Paris et des environs au cimetière Saint- Médard , où il avait été inhumé , pour baiser jusqu'à la poussière du lieu de sa sépulture , et en emporter comme un préservatif ou un moyen de salut . Bientôt les transports , les convulsions , les miracles s'ensuivirent ; mais l'autorité ayant fait fermer le cimetière , les croyans en furent réduits aux convulsions et aux transports . 15 AVRIL 1761. 21 un faisceau d'assez grosses chaînes de fer, qui pouvaient peser huit à dix livres. Ensuite on lui appuya les extrémités de deux grosses bûches , l'une sur la poitrine , l'autre entre les épaules , et on la frappa une soixantaine de fois à grands coups avec les bûches , alternativement par devant et par derrière . Elle se coucha sur le dos par terre ; le directeur lui marcha sur le front , en passant plusieurs fois d'un côté à l'autre : il posait le plat de la semelle , et jamais le talon . Tout cela s'appelle des secours; ils varient suivant le besoin et la demande de la convulsionnaire , et on ne les lui donne qu'à sa réquisition. Alors je pris un crayon , et je commençai à écrire ce que je voyais. On m'apporta une plume et de l'encre, et j'écrivis ce qui suit , à mesure que les choses se passaient. Crucifiement de Françoise. A sept heures, Françoise s'étend sur une croix de bois de deux pouces d'épais, et d'environ six pieds et demi de long, posée à plate terre ; on l'attache à la croix avec des lisières à la ceinture , au-dessous des genoux et vers la cheville du pied ; on lui lave la main gauche avec un petit linge trempé dans de l'eau qu'on dit être de saint Pâris. J'observe que les cicatrices de ses mains , qui m'avaient paru récentes au mois d'octobre dernier, sont aujourd'hui bien fermées. On essuie la main gauche après l'avoir humectée et touchée avec une petite croix de saint Pâris , et le directeur enfonce , en quatre ou cinq coups de marteau , un clou de fer carré de deux pouces et demi de long , au milieu de la paume de la main , entre les deux os du métacarpe qui répondent aux phalanges 22 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , du troisième et quatrième doigt. Le clou entre de plusieurs lignes dans le bois , ce que j'ai vérifié depuis en sondant la profondeur du trou. Après un intervalle de deux minutes , le même prêtre cloue de la même manière la main droite , qu'on mouille ensuite avec la même eau. le Françoise paraît souffrir beaucoup , surtout de la main droite , mais sans faire un soupir ni aucun gémissement ; mais elle s'agite , et la douleur est peinte sur son visage. On lui passe plusieurs livres et une petite planche sous bras pour le lui soutenir à différens endroits , et aussi la tête on lui met un manchon sous le dos. Cependant tous les initiés à ces mystères prétendent que ces malheureuses victimes ne souffrent point , et qu'elles sont soulagées par les tourmens qu'elles endurent.

On travaille long- temps à déclouer le marche-pied de la croix pour le rapprocher, afin que les pieds puissent l'atteindre et y porter à plat. A sept heures et demie on cloue les deux pieds de Françoise sur le marche-pied rapproché, avec des clous carrés de plus de trois pouces de long. Ce marche-pied est soutenu par des consoles ; il ne coule point de sang des blessures faites aux mains , mais seulement d'un des pieds, et en petite quantité. Les clous bouchent les plaies. A sept heures trois quarts , on soulève la tête de la croix à trois ou quatre pieds de hauteur ; quatre personnes la soutiennent ainsi pendant quelque temps ; on la baisse ensuite , et on appuie le haut de la croix sur le siège d'une chaise , le pied de la croix restant à terre . Asept heures cinquante-cinq minutes, on élève la tête de la croix plus haut , en l'appuyant contre le mur à la H 15 AVRIL 1761. 23 hauteur de quatre pieds ou quatre pieds et demi au plus. La jeune sœur Marie entre en convulsion. Je séparerai les articles qui la regardent. A huit heures un quart , on retourne la croix de Françoise de haut en bas , et on l'incline en appuyant le pied de la croix contre la muraille , de la hauteur de trois pieds seulement , la tête de la croix posant sur le plancher ( 1 ) . En cet état , on lit à haute voix la passion de l'évangile Saint - Jean , au lieu des psaumes qu'on avait récités jusqu'alors. Cette situation a duré un quart d'heure. A huit heures et demie, on couche la croix à plat, on délie les sangles et les bandes des lisières dont le corps de Françoise était serré dans la précédente situation, apparemment pour que le poids de son corps ne portât pas sur les clous des bras ; on lui soutient la tête et le dos avec des livres. Tous ces changemens se font à mesure qu'elle les demande. On lui ceint le front d'une chaîne de fil de fer fort délié qui a des pointes , ce qui fait l'effet d'une couronne d'épines . Je la vois parler avec action. On m'a dit qu'elle déclamait en langage figuré sur les maux dont l'Église est affligée et sur les dispositions des spectateurs , dont plusieurs fermaient , disait-elle , les yeux à la lumière , et dont les autres ne les ouvraient qu'à demi. A huit heures trois quarts , elle fait relever sa croix , (1 ) Les mesures servent à reconnaître la quantité dont la croix était inclinée, sa longueur étant connue. Lorsque la tête de la croix fut en bas pendant un quart d'heure , le pied n'était qu'à trois pieds de haut contre la muraille. On m'avait dit qu'on poserait la croix debout , la tête en bas. ( Note de La Condamine. ) 24 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , la tête appuyée contre le mur , à peu près de quatre pieds ou quatre pieds et demi. En cet état , on présente à sa poitrine douze épées nues ; on les appuie au-dessus de sa ceinture , toutes à la même hauteur ; j'en vois plusieurs plier , entre autres celle de M. de Latour-du-Pin , qui m'en fait tâter la pointe très-aiguë. Je n'ai pas voulu être un de ceux qui présentaient les épées . Françoise a dit à l'un d'eux, de qui je tiens ce fait : <« Mais laissez donc, vous allez trop fort. Ne voyez-vous pas bien que je n'ai pas de main? » Ordinairement , quand on fait cette épreuve, la patiente place elle- même la pointe de l'épée , la tient entre la main , et peut soutenir une partie de l'effort , ce qu'elle ne pouvait , ayant la main attachée. On ouvre la robe de Françoise sur sa poitrine ; outre sa robe de coutil fort plissée et son casaquin intérieur, que je n'ai point manié, il y avait un mouchoir en plusieurs doubles sur le creux de l'estomac. Je tâte plus bas, j'y trouve une espèce de chaîne de fil de fer comme sa couronne, qu'on dit être un instrument de pénitence. Je ne puis m'assurer qu'il n'y ait au- dessous aucune garniture ; on venait de lui ôter, par ses poches, une ceinture large de trois doigts , d'un tissu fort serré de crin en partie , semblable à une sangle de crocheteur , autre instrument , dit- on , de mortification . Cette sangle est assez souple , mais épaisse; je ne sais s'il n'y avait rien au dedans , ou si le tissu seul de crin ne suffit pas pour faire plier une lame. Pendant que je me suis éloigné de Françoise, on m'a dit qu'elle avait appelé le directeur, en lui disant : « Père Timothée , je souffre , je n'en puis plus ; frottez moi la main. » Il a promené son doigt doucement et lentement autour du clou de la main droite. Depuis neufheures un quart jusqu'à dix heures , pen- 15 AVRIL 1761 . 25 dant près de trois quarts d'heure , j'ai presque perdu de vue Françoise, portant toute mon attention à Marie ; mais j'achèverai de suite le récit de ce qui regarde Françoise. Aneufheures vingt minutes , elle fait reposer sa croix à plate terre. A neuf heures quarante minutes , elle la fait relever contre le mur , le pied en avant, à quatre pieds de distance. A dix heures , on couche Françoise attachée à sa croix, on lui ôte les clous des mains , on les arrache avec une tenaille ; la douleur lui fait grincer les dents ; elle tressaille sans jeter de cri. Les clous dont on s'était servi jusqu'ici pour cette opération , étaient très -aigus , ronds, lisses et déliés. Aujourd'hui , pour la première fois , c'étaient des clous carrés ordinaires. J'en demande un que je conserve. Les mains, surtout la droite , saignent beaucoup ; on les lave avec de l'eau pure. Elle embrasse Marie, sa prosélyte , qui venait d'être détachée de la croix , où elle a resté moins d'une demi-heure. A dix heures douze minutes , on élève la croix de Françoise , dont les pieds étaient encore cloués ; on l'appuie contre la muraille , plus haut qu'elle ne l'avait encore été , et presque debout. J'ai déjà dit que les bras étaient détachés. Les pieds portaient à plat sur le marchepied. On me donne à examiner une lame de couteau ou de poignard tranchante des deux côtés, qu'on emmanche dans un bâton long de deux à trois pieds , ce qui forme une petite lance destinée à faire à la patiente une blessure au côté , par laquelle le directeur m'a dit qu'elle perdait quelquefois deux pintes de sang. On découd sa chemise, et on lui découvre la chair du côté gauche, vers 26 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , la quatrième côte ; elle montre du doigt où il faut faire la plaie ; elle frotte l'endroit découvert avec la petite croix du bienheureux Pâris , présente elle-même la pointe de la lance en tâtonnant à plusieurs endroits ( Il est dix heures vingt-cinq minutes ) . Le prêtre enfonce un peu la pointe de la lance, que Françoise gouverne et tient empoignée ; elle dit Amen , le prêtre retire la lance. Je juge , par la marque du sang, qu'elle est entrée de deux lignes et demie , près de trois lignes . La plaie est moins longue que celle d'une saignée ; il en sort peu de sang, au lieu de trois pintes. A vingt-sept minutes, Françoise demande à boire ; on lui donne du vinaigre avec des cendres qu'elle avale après bien des signes de croix. A trente-cinq minutes, on la recouche avec sa croix : il y avait plus de trois heures et demie qu'elle y avait été attachée. On a beaucoup de peine à arracher les clous des pieds avec une tenaille ; nous sommes deux à aider le prêtre . M. de Latour-du-Pin demande un de ces clous ; il entrait dans le bois de plus de cinq lignes. Françoise éprouve les mêmes symptômes de douleur que lorsqu'on lui a décloué les mains. Je reviens à ce qui regarde la sœur Marie. Épreuves de la soeur Marie. Pendant que le directeur , qu'on appelle le Père Thimothée , cloue les mains de Françoise , il regarde la sœur Marie qui est assise dans un coin de la chambre. Il lui fait signe de la tête , elle pleure. Deux femmes à ses côtés l'encouragent. Le prêtre s'approche d'elle et la conforte , à ce qu'on me dit , par des passages de l'Écriture. Elle s'agenouille , se met en prières , et passe ensuite dans un 15 AVRIL 1761 . 27 cabinet prendre une robe semblable à celle de sœur Françoise. Elle rentre dans la chambre. Vers les huit heures , elle paraît tomber en convulsion ; elle s'étend sur le carreau ; on lui marche sur le ventre et sur le front , en passant d'un côté à l'autre. Elle s'agenouille , on lui donne quelques coups de bûche dans l'estomac et dans le dos ; elle s'étend et paraît sans connaissance. Ahuit heures quarante minutes cet état dure encore ; elle a sur la bouche une petite croix du bienheureux Pâris. On dit dans la chambre qu'elle restera dans cet état jusqu'à dimanche , à trois heures du matin. C'est , à ce que j'ai su depuis , qu'on craignit en ce moment qu'elle n'eût pas le courage de se faire crucifier. Crucifiement de sœur Marie. A neuf heures , le prêtre paraît exhorter sœur Marie , qui a été déjà crucifiée une fois , et qui s'en souvient. Les cicatrices sont bien fermées et à peine apparentes. On la couche sur la croix , elle dit qu'elle a peur ; on voit qu'elle retient ses larmes : elle souffre cependant avec courage qu'on lui cloue les mains. Au second clou des pieds et au secoud coup de marteau , elle dit : « Assez . » On n'enfonce pas le clou plus avant. Les clous bouchent la blessure ; on ne voit point de sang couler (1 ). A neufheures vingt-cinq minutes, on incline sa croix , en l'appuyant contre le mur à la hauteur de quatre pieds . En cet état , on lui présente un livre ; elle lit la passion de Saint-Jean en français à haute voix , et paraît avoir repris courage. A neuf heures quarante-cinq minutes , sa voix s'affaiblit , ses yeux s'éteignent , elle pâlit , elle dit : « Je ( 1) Cette Marie ou Man a vingt-deux ans , et est sujette à des vapeurs hys : tériques ; elle est fille d'un perruquier. ( Note de La Condamine. ) 28 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , me meurs, ôtez-moi vite. » Tout le monde paraît effrayé. Elle se fait ôter les clous des pieds , le sang coule ; on l'étend à terre , et on ôte les clous de ses mains. On dit qu'elle a la colique , on l'emmène hors de la chambre. Elle était restée attachée à la croix environ vingt-cinq minutes. J'ai remarqué qu'on ne l'avait point liée à la croix par le corps , comme Françoise , apparemment parce que cette précaution était inutile pour Marie , dont la croix ne devait point être retournée de haut en bas. A neufheures cinquante-quatre minutes, Marie rentre; on lui bassine les pieds et les mains avec de l'eau miraculeuse du bienheureux Pâris. Elle rit , et paraît beaucoup plus contente de ce secours que des coups de marteau. A dix heures , elle va trouver Françoise , à qui l'on ôtait en ce moment les clous des mains. Françoise l'embrasse et Marie la caresse. On m'a assuré que la plupart de ces pauvres créatures gagnaient leur vie du travail de leurs mains , que de pareils exercices doivent beaucoup retarder, et ne recevaient que le salaire des ouvrages auxquels on les employait ; mais il n'est pas douteux que plusieurs de ceux qui les regardent comme des saintes ne pourvoient à leurs besoins. On m'a dit aussi que Françoise avait environ 2,000 livres de rente. Elle a fait , il y a deux ou trois ans un voyage au Mans avec le P. Cottu ; elle y a passé une année , et fondé ou entretenu une petite colonie de convulsionnaires . Il est digne de remarque qu'il n'y ait que des femmes et des filles qui se soumettent à cette cruelle opération . Ceux qui croient voir dans tout cela l'œuvre de Dieu donnent , pour preuve du miracle , que les victimes ne 15 AVRIL 1761. 29 souffrent point , et qu'au contraire les tourmens leur sont agréables : ce serait en effet un grand prodige ; mais comme je les ai vues donner des marques de la plus vive douleur , la seule merveille dont je puisse rendre témoignage , c'est de la constance et du courage que le fanatisme peut inspirer. Il faut se souvenir , en lisant cette relation , que l'auteur entend difficilement , et qu'il a les yeux beaucoup meilleurs que les oreilles. Miracles du jour de la Saint-Jean, 1759 , par M. du Doyerde Gastel. « Lorsque la sœur Françoise change de robe , Dieu fait toujours un miracle nouveau. Il y a deux ans qu'elle avait ordonné qu'on coupât sur elle sa robe avec des rasoirs ; dans plusieurs endroits , le rasoir coupa la robe , la chemise et la peau ; dans d'autres , il coupa seulement la robe et la chemise ; dans quelques-uns la robe seule ; dans d'autres enfin , quelques efforts qu'on fit , la robe ne put être entamée. Cette année , elle a dit en convulsion , que Dieu ordonnait qu'on brûlât , le jour de Saint-Jean , sa robe sur son corps , avec des flambeaux de paille dont elle serait entourée. »> Telles furent , un jour du mois de juin 1759 , les paroles du P. Timothée , et l'assurance prophétique avec laquelle il les prononça enflamma ma curiosité en raison de la grandeur du prodige. Je désirai que M. de La Condamine fût témoin de ce phénomène. Je priai, avec toutes les instances possibles , le P. Timothée de m'accorder cette grace. Sans doute on redoutait les yeux d'un pareil 30 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , observateur ; car on persista long-temps dans un refus opiniâtre; cependant on se rendit.... Nous arrivons à quatre heures et demie du soir chez ..... rue... Après plusieurs détours obscurs , nous entrons dans une chambre assez grande, au rez-de- chaussée ; l'assemblée était composée d'environ trente personnes. Deux chevaliers de Saint-Louis , M. le comte d'Autray et M. le comte de F*** ; M. Sibille , directeur des fermes ; deux médecins , M. Dubourg et M. Boutigny-Despréaux , voilà les seuls témoins qui puissent être cités. Les autres étaient presque tous des frères et des sœurs appliqués sans relâche au pénible et généreux emploi de secouriste. Après plusieurs secours vulgaires , tels que le serreinent des reins avec la sangle et les bêches ( 1 ), la pression de la poitrine par les pieds ( 2) , les coups de poing bien assenés , les baguettes ( 3) , le biscuit (4) , et quelques autres béatilles semblables , enfin on vint aux armes. Représentez - vous la sœur Françoise droite , le dos appliqué à la muraille . Cinq épées sont présentées à ceux des assistans qui veulent la secourir ; j'en offre une à M. de La Condamine et une à M. Despréaux : tous deux NOTES POUR LES PROFANES. (1 ) La sœur est à genoux , appuyée ; deux bêches , dont le fer n'est point tranchant , pressent fortement les reins de la sœur , tandis que , par un effort contraire , plusieurs personnes la tirent à eux des deux côtés , avec une sangle large et épaisse dont elle est ceinte. (2) La sœur est dans la même situation ; un secouriste assis lui presse la poitrine de ses pieds. (3) Les baguettes sont deux grosses bûches , dont on lui donne par- devant et par derrière trente-trois coups , parce qu'il y a trente-trois ans depuis la fermeture du cimetière jusqu'en 1764 , que Dieu doit opérer de grandes choses . (4) Le biscuit est un marteau d'enclume , pesant quinze à dix-huit livres. Debout, appuyée contre la muraille , les bras tirés fortement , la sœur reçoit sur la poitrine cinq douzaines de coups de cet instrument. 15 AVRIL 1761 . 31 la refusent modestement. Le P. Timothée, deux autres personnes , M. Dubourg et moi nous nous mettons en devoir de donner à la pauvre sœur les secours qu'elle demandera. Elle prend elle-même, l'une après l'autre, les pointes de nos épées , les place à différens points de sa poitrine sur une ligne horizontale , à la hauteur du sternum et des dernières côtes. Elle ordonne de commencer doucement et d'enfoncer peu à peu ; on obéit ; je viens enfin , par gradation , jusqu'à enfoncer de toute ma force. Convaincu que la foi , la résistance des côtes et les sages précautions de la sœur Françoise la munissent contre les accidens. mortels , je veux seulement connaître jusqu'à quel degré elle est invulnérable. J'appuie donc la poignée de mon épée contre ma poitrine pour pousser avec plus de vigueur ; la sœur grince les dents , pousse et retire la lèvre inférieure avec précipitation , gémit , se plaint à chaque instant que j'appuie un peu plus ; elle fait des contorsions horribles , et toujours sa main retient avec effort mon épée. « Assez, » cria- t-elle enfin , quand elle ne put plus endurer; et les épées étant retirées : « Il y ades étranges » ( c'est-à-dire des étrangers), dit-elle avec émotion et d'un ton de reproche. Sans doute à la manière vigoureuse dont j'avais poussé mon épée , elle avait jugé qu'il y avait quelque faux frère. On l'assura qu'il n'y avait aucun étranger. Le Saint-Esprit ne révéla pas à la sœur que j'étais le traître , et nous nous préparâmes à un nouvel exercice. la Cet exercice consiste , non pas à appuyer , comme dans le précédent , la pointe de l'épée , mais à pointer , comme en portant une botte , dans les endroits que sœur désigne. On commence faiblement et on augmente par degrés. Je poussai d'assez bonne grace. J'aperçus en- 32 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, core des contorsions et des grimaces toutes les fois que la pointe de mon épée se faisait sentir. Je voulus éviter le sternum et pointer plus bas ; mais la crainte de me trahir me retint. Ce secours ayant été suffisamment administré pour les besoins de la sœur , elle dit : Amen. Nous nous arrêtâmes , elle s'accroupit, et fut aussitôt dérobée aux yeux des spectateurs par un essaim officieux de sœurs qui formaient un rempart autour d'elle et lui rendaient des soins. Je ne la perdis point de vue ; je la vis glisser sa main par sa poche, sous sa robe, fouiller quelque temps sur son estomac et sur sa poitrine , comme le fait celui qui en retire quelque chose de haut en bas. M. de La Condamine , qui était près de moi et qui voit mieux qu'il n'entend , me tira par la main , et me demanda à l'oreille si je n'avais pas vu la sœur promener , faire monter et descendre sa main sous sa robe. Je fus charmé de trouver les yeux d'un bon témoin d'accord avec les miens. Enfin , Françoise se relève pleine d'un nouveau courage. Les autres sœurs eurent alors la complaisance de délier sa robe et son corset ; leur galanterie alla même jusqu'à écarter la chemise. J'eus le bonheur de voir , pour la première fois de ma vie , le sein de sœur Françoise , ou plutôt la place qu'occuperait sa gorge si elle en avait. Sa chemise était en plusieurs endroits teinte de sang ; mais je n'aperçus aucune goutte , ni aucune blessure saignante sur la peau. La piqûre de mon épée , qui avait percé la garniture , avait sans doute suffi tirer quelque goutte de sang , mais non pour faire une plaie , puisque la pointe , posée par elle- même , portait sur une côte. Quoi qu'il en soit , je fis alors cette réflexion puisque la bienséance n'empêche pas de découvrir le sein d'une fille de cinquante-huit ans et horriblepour 15 AVRIL 1761. 33 ment laide , après que les secours de l'épée ont été administrés, ne pourrait-on pas le découvrir auparavant et le laisser nu tandis qu'on le perce ? De plus , le P. Timothée m'a dit plusieurs fois que la sœur ne la ne quittait jamais son cilice ou corset de pénitence ; cependant , je n'aperçois pas ce corset intérieur, je vois la peau nue. Qu'est- ce donc que ce cilice? Serait- ce un plastron destiné à parer ou à affaiblir les coups , et qu'on avait fait disparaître avant de la visiter? Ajoutez à cela que conversant avec le P. Timothée et M. l'abbé Guidi , je leur avais avoué le matin même, en présence d'un jeune secouriste , nommé le frère Daniel , qui n'est autre chose que M. Guidi de V...., neveu de MM. Fontaine; je leur avais avoué, dis-je, que je doutais de la bonne foi de la sœur Françoise ; que, lorsqu'on m'avait invité à toucher son sein , j'avais senti sous la chemise un corps épais et dur qu'on disait être un cilice , mais que je n'avais jamais senti la peau ; et , le jour même de cette conversation , on me recommande d'arriver une demi-heure après ces trois messieurs , de peur (me dit le P. Timothée) d'effaroucher la sœur Françoise par la vue de M. de La Condamine , qui devait m'accompagner ! J'obéis , et nous n'arrivons , M. de La Condamine et moi, que lorsque la sœur est entrée en convulsion ; et ce jour même on découvre sa poitrine pour la première fois , on viole la décence qu'on n'avait jamais violée ! Puis-je douter que la demi-heure de délai n'eût été employée à préparer la sœur à ce nouvel examen? Tout cela mérite quelque attention . Au reste, rendons justice à la modestie de la sœur Françoise , elle parut gémir de la triste violence que lui faisaient les sœurs en nous montrant son sein ; et rendons justice à tous les assistans , dont personne ne le regarda d'un œil profane. TOM. III. 3 34 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Les cinq épées ne devaient point encore se reposer ; elles devaient rendre aux joues de Françoise le même service qu'elles avaient rendu à la poitrine. On devait d'abord enfoncer , ensuite pointer ; tel est toujours l'ordre de la marche. Je m'offre avec zèle , mais je suis humilié en voyant mon offre rejetée. Dieu avait ordonné que les sœurs auraient seules le privilège d'enfoncer les épées dans les joues ; elles obéissent , mais elles procèdent avec si peu de foi et de courage , qu'en vérité cela me parut un jeu d'enfant. La peau se prêtait et pliait , mais elle n'était point percée ..... En ce moment , le spectacle change sœur Manon , qui pour lors était en état de mort, ressuscite tout à coup, et devient elle-même une des secouristes , mais pour quelques momens seulement. Le secours administré , elle retombe en état de mort de la meilleure grace du monde. Pour nous consoler de n'avoir point enfoncé les épées dans les joues , on nous invite à les pointer. Je me présente , ainsi que quatre autres. Je n'osai ou je ne pus prendre sur moi de pointer plus fortement que les sœurs ; malgré la légèreté de nos coups , sœur Françoise avait le visage d'une personne qui souffre, et qui retient ses larmes. Elle disait souvent d'un ton lamentable : «< Pas si fort, plus doucement..... Prenez donc garde, vous allez me blesser. » Il sortit assez de sang des piqûres . On lui lava le visage avec de l'eau , dans laquelle , dit-on , est infusée de la terre du bienheureux diacre ; on l'essuya plusieurs fois avec un linge trempé dans cette même eau qui paraît styptique ; au bout de quelque temps il ne parut plus de sang. Enfin, le moment arrive où la robe de la soeur doit étre brûlée avec desflambeaux de paille dont elle sera environnée. Ce sont là les termes de la prédiction écrite 15 AVRIL 1761. 35 de la main du P. Timothée , et M. de La Condamine en est dépositaire. Le P. Timothée annonce à la sœur qu'il est temps de se mettre en prières ; elle se prosterne le visage contre terre ; elle se relève , refuse la brûlure , veut remettre la partie à la Saint-Laurent. C'était là sans doute une suggestion du malin qui voulait nous priver de cet édifiant spectacle ; je tremblais que le P. Timothée ne cédât à la faiblesse de la sœur , d'autant plus qu'il m'avait dit le matin que le miracle pourrait bien manquer. Cependant on prêche sœur Françoise , on lui remontre qu'elle doit obéir à Dieu ; elle se remet de nouveau en prières , elle se relève , et , moitié de gré , moitié de force , on la fait résoudre ; mais Dieu , qui avait promis de préserver du feu son corps , n'avait pas promis de préserver la maison. La chambre était planchéiée ; on crut donc devoir prendre des précautions. On délibéra si on mettrait la sœur dans la cheminée ; on la traîne par les pieds dans la chambre voisine ; on revient dans la première ; on ôte les chenets et les pincettes de la cheminée ; plusieurs grandes pierres plates sont posées sur le plancher. La sœur Françoise se met en prières ; elle s'étend sur le dos ; une des pierres lui sert de lit ; on approche d'elle un brandon de paille ; j'en allume moi-même un autre que je place sous les reins. Je m'imaginais qu'aussi tranquille saint Laurent , dans l'extase d'une sainte volupté , elle laisserait brûler sa robe , ou que , telle que les enfans dans la fournaise, elle chanterait un cantique au milieu des flammes sans en ressentir l'atteinte. Je me trompais. Sans doute les péchés de quelques assistans arrêtèrent le prodige. Je vois la sœur s'agiter avec le trouble d'une personne faible qui craint le feu . Tantôt elle se dérobe à la flamme qui la gagne ; tantôt elle l'étouffe en se roulant que 36 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , >> sur la paille allumée. Le succès de cette manœuvre la rassure. Sa robe est entamée par le feu ; un frère pusillanime jette de l'eau dessus ; le feu s'éteint. M. le directeur des fermes crie au miracle ; le feu se rallume encore, la robe s'enflamme suivant l'ordre de Dieu. Encore un moment, et toute la prédiction du P. Timothée était accomplie ; mais la sœur pousse des cris plaintifs et véhémens. Un frère de peu de foi jette encore une grande quantité d'eau , la flamme s'éteint encore une seconde fois , et la fumée nous étouffe. Mais M. Dubourg s'approchant de Françoise , lui dit : « Ma chère sœur, nous nous attendions que vous nous édifieriez davantage. En vain le P. Timothée et M. l'abbé Guidi lui représentent que Dieu avait expressément ordonné « que sa robe fût entièrement brûlée sur elle ; » elle est sourde à tous les avis et à tous les reproches. On la relève , on la déshabille , on lui essaie une robe neuve. En dépit de la prédiction , la flamme n'avait pas consumé la vieille robe, et les bords du jupon étaient endommagés. C'est ainsi que finit la scène du 24 juin , qui n'eut rien de la gravité imposante de quelques autres précédentes. La sœur frémissait , grinçait les dents , se plaignait , se tordait les bras, faisait des signes de croix , balbutiait des mots inintelligibles. Le P. Timothée priait saint Pâris , saint Soanen, sainte Gabrielle Moler, le saint Prophète, etc., etc. Les frères et les sœurs récitaient des psaumes français ; M. le directeur des fermes frappait des mains , levait les yeux au ciel ; les chevaliers de Saint- Louis restèrent indifférens ; les médecins examinaient sérieusement et se faisaient des signes en affectant de paraître étonnés ; M. de La Condamine, quelquefois bâillait tout haut , ou plaisantait tout bas ; pour moi , je sortis médiocrement édifié 15 AVRIL 1761 . 37 et un peu surpris que Dieu n'eût pas accordé à la sœur Françoise le don d'incombustibilité. Voici deux faits arrivés en 1760 , qui méritent d'être placés à la suite des miracles de 1759. M. Le Paige , avocat au parlement , a donné un bon nombre de coups de bûche à sa femme , deux ou trois jours avant qu'elle accouchât. Elle ne mourut pas sur- lechamp, mais bien huit jours après son accouchement. Le P. Cottu dit : «Elle accoucha fort heureusement , cela ne lui fit point de mal ; il est vrai qu'elle mourut huit jours après , etc. >> La sœur Françoise vient de finir sa carrière. M. de Grandelas, médecin , était à côté de sœur Françoise au moment de sa mort. Elle s'écria : « Dieu soit loué; tout finit ; voici enfin la grande convulsion . » Le P. Cottu , qui était à l'autre bord de son lit , persuadé qu'elle recouvrerait la santé et qu'elle guérirait subitement , comme cela était souvent arrivé, si on appliquait quelques coups de bûche , courut à une bûche , et se disposait à soulager la moribonde, lorsque le médecin l'arrêta en lui criant : « Eh ! monsieur , qu'allez -vous faire? -La soulager et la guérir.- Comment la guérir ? -Oui, monsieur, comme cela s'est déjà pratiqué et avec succès. — Nous ne connaissons pas cette pratique dans la Faculté , et il n'en sera rien , s'il vous plaît. Il n'en sera rien , puisque vous m'en empêchez ; mais , monsieur, songez-y bien ; c'est. vous qui la tuez , et vous répondrez de sa mort devant Dieu. >> Elle mourut un quart d'heure après , et le P. Cottu prétend que c'est faute de quelques coups de bûche qu'elle n'a pas reçus , et qui l'auraient infailliblement guérie, - 38 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , CORRESPONDANCE DU PATRIARCHE A M. ** Du 11 juillet 1760 (2) . La personne , Monsieur , à qui vous avez écrit une lettre sans date , et à qui vous avez eu la bonté d'envoyer les pièces ci-jointes , a l'honneur de vous les renvoyer , comme vous le lui avez expressément recommandé ; elle pense absolument comme vous sur toutes les affaires dont vous lui parlez , excepté sur les louanges que vous lui donnez. La multitude des affaires du bureau et une assez mauvaise santé ne me permettent pas une lettre fort longue on est très- sensible à votre politesse. Trouvez bon qu'on supprime une signature inutile ; il faut dérouter les curieux. AM. DAMILAVILLE. Du 6 août 1760. Je suis extrêmement sensible, Monsieur, à toutes les marques d'attention que vous voulez bien me donner. Je n'ai point vu mes lettres que le sieur Palissot a jugé à propos d'imprimer ; je doute fort qu'il ait conservé la ( 1 ) On n'a conservé des lettres recueillies par le baron de Grimm que celles qui ne sont pas imprimées dans le recueil des OEuvres de Voltaire , ou qui ne se trouvent point dans les recueils telles qu'elles sont ici . (Note de la première édition. ) Depuis l'époque où parut pour la première fois la Correspondance de Grimm , on a imprimé un grand nombre d'éditions de Voltaire. On devait s'attendre à voir les éditeurs nouveaux enrichir sa Correspondance des lettres de lui que Grimm publiait. Ils n'en ont rien fait , ou du moins ne l'ont fait que de la manière la plus incomplète. Le plus grand nombre de ces lettres de Voltaire ne se trouve donc pas encore dans ses OEuvres , et pour leur intelligence nous avons cru devoir en laisser quelques autres , en petit nombre, que renferment les éditions les moins négligées de l'auteur de la Henriade. Nous indiquerons celles qui n'ont pas été recueillies. (2) Cette lettre de Voltaire n'a pas été recueillie par ses éditeurs. 15 AVRIL 1761. 39 pureté du texte ( 1 ) . On dit aussi qu'on a imprimé un Factum de Ramponeau , dans lequel on a tronqué plusieurs passages , et étrangement altéré le style de cet illustre cabaretier. Comme je suis tout-à-fait son serviteur en qualité de bon Parisien , je suis fâché qu'on ait défiguré son ouvrage (2) . On me parle beaucoup de la comédie de l'Écossaise , traduite de l'anglais de M. Hume, prêtre écossais. On prétend que le sieur Fréron veut absolument se reconnaître dans cette pièce ; mais comment peut-il penser qu'on ose dire du mal d'un homme comme lui , qui n'en a jamais dit de personne? Je n'ai point vu la requête du sieur Carré, traducteur de l'Écossaise , contre le sieur Fréron; on dit qu'elle est très-honnête et très-mesurée (3) . J'ai oublié , Monsieur , votre demeure , mais je suppose que ma réponse ne vous en sera pas moins remise. J'ai l'honneur d'être bien véritablement , Monsieur , votre très-humble et très- obéissant serviteur. V. A M. ** Du 3 septembre 1760 (4). Je vous envoie , monsieur, une lettre à cachet volant (1) Palissot fit imprimer sa Correspondance avec Voltaire à l'occasion des Philosophes , et, comme celui -ci le soupçonnait , il altéra le texte des lettres du patriarche. Les Lettres de Voltaire à Palissot , et réponses avec notes , font partie du Recueil des Facéties parisiennes pour les six premiers mois de l'année 1760 , dont nous avons déjà eu occasion de parler . (2) Le Factum de Ramponeau était de Voltaire. Voir tom. II , p. 398 , note 2. (3) On sait que Voltaire ne publia pas l'Écossaise sous son nom , et qu'il la donna comme une pièce traduite. La veille de la représentation il fit répandre un écrit adressé A MM. les Parisiens , dans lequel le prétendu traducteur , Jérôme Carré , s'égayait aux dépens de Fréron. C'est là la requête que Voltaire dit n'avoir pas vue. (4) Cette lettre nè se trouve pas dans les OEuvres de Voltaire, qui ne contiennent pas non plus la lettre à Diderot dont il y est parlé. 40 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , pour M. Diderot. Je crois que vous vous intéressez autant que lui à tout ce que mon cœur lui dit ; vous pensez tous deux de la même façon . C'est un grand bonheur pour moi que je vous aie connus tous deux ; ce n'est à la vérité que par vos lettres ; mais votre ame s'y peint , et elle enchante la mienne. Je vis dans la retraite , mais je n'y ai pas un moment de loisir. Je dois quatre lettres à M. Thiriot ; je ne lui écris qu'un petit billet , et je vous supplie , Monsieur , de vouloir bien vous en charger. Je fais mes lettres courtes , pour ne pas trop enfler le paquet. On m'envoie souvent de mauvais vers , de mauvaises brochures ; vos lettres me consolent. Si vos occupations vous permettaient de me dire quelquefois des nouvelles de la littérature , et surtout de M. Diderot , ce serait une nouvelle obligation que je vous aurais. Comptez , monsieur, que je sens jusqu'au fond du cœur le prix de l'amitié que vous voulez bien me témoigner. Oserais - je vous supplier de faire parvenir , par la petite poste , cette lettre à madame Belot? A M. DAMILAVILLE. Du 9 septembre 1760 . Je suis , Monsieur , plus touché que jamais de l'intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde. Vous aimez les belles-lettres , je les ai cultivées jusqu'à l'âge de soixante- sept ans. Je donne mes pièces aux comédiens et aux libraires sans la moindre rétribution. Je mérite peut-être quelques bontés du public ; je n'ai recueilli que des persécutions. Fréron et Pompignan m'ont poursuivi jusque dans ma retraite ; ils m'ont forcé à être plaisant sur mes vieux jours , et j'en rougis. Je vous prie, 15 AVRIL 1761. 41 Monsieur, d'avoir la bonté de vouloir bien envoyer, par la petite poste , cette lettre à M. Thiriot ( 1 ) , qui n'est pas assez riche pour supporter souvent les frais de la poste des frontières à Paris ; c'est d'ailleurs un homme qui aime les belles-lettres autant que vous. Je vous demande bien pardon. A M***. Du 8 octobre 1760 (2) . M. Thiriot , Monsieur, m'apprend toutes vos bontés ; il me dit aussi que vous avez une bibliothèque choisie. Je devrais , parce qu'elle est choisie , ne point hasarder de vous présenter ce que j'ai fait imprimer sur Pierrele - Grand (3) , et que les lenteurs de la cour de Pétersbourg ont empêché l'année passée de paraître. Je vous demande le secret ; personne n'en a de ma main. Je vous prierai de permettre que j'en fasse tenir un par vous à M. Thiriot dans quelques jours. Pardonnez à mon laconisme ; je n'ai pas le temps , depuis quinze jours, de manger et de dormir. A M. Du 2 décembre 1760 (4) . Permettez- vous , Monsieur , que j'abuse si souvent de votre bonne volonté ? Vous verrez au moins que je n'abuse pas de votre confiance. Je vous envoie mes lettres ouvertes : il me semble que tout ce que j'écris est pour vous. (1 ) On ne trouve pas dans la Correspondance de Voltaire la lettre à Thiriot annoncée ici ; mais elle a été imprimée dans le volume intitulé Pièces inédites, de Voltaire , Paris , 1820 , in - 8° ( publié par M. Jacobsen ) , p. 382. (2) Cette lettre de Voltaire n'a pas été recueillie par ses éditeurs. (3) L'Histoire de l'empire de Russie sous Pierre-le- Grand. (4) Non recueillie. 42 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Nous sommes des frères réunis par le même esprit de charité ; nous sommes le pusillus grex. Si vous voyez M. Diderot, dites-lui , je vous en prie , qu'il a en moi le partisan le plus constant et le plus fidèle. J'ignore , Monsieur, si vous avez reçu deux paquets assez gros et très- édifians . J'ai ouï dire qu'on était devenu très- difficile à la poste. A M *** Du 22 décembre 1760 ( 1 ) . Je profite, Monsieur , de vos bontés. J'ai à peine le temps d'écrire un mot ; mais ce mot est que je vous suis attaché comme si j'avais eu l'honneur de vivre avec vous. Il me semble que vous êtes mon ancien ami. A M. Du 6janvier 1761 (2) . Le solitaire des Alpes fait mille complimens à M. Damilaville et à M. Thiriot. Il désire fort d'avoir le livre sur les impôts, qui a envoyé son auteur à Vincennes (3) . M. Thiriot ne pourrait - il pas adresser ce volume à M. Tronchin , à Lyon , par la diligence , en cas qu'il soit un peu gros ? Mes lettres sont courtes , Monsieur, mais mes travaux sont longs ; s'ils vous amusent , pardon à la briéveté de mon style épistolaire. J'ose vous prier de vouloir bien faire rendre l'incluse. Je ne sais nulle nouvelle de la littérature : je me recommande à M. Thiriot comme à vous. Mille souhaits per le sante feste del divino natale. (1 ) Non recueillie. (2) Non recueillie. (3) Théorie de l'Impót ( par le marquis de Mirabeau ), 1760 , in- 4º et in- 12 L'auteur fit paraître un Supplément en 1776 , La Haie , in - 12 . 15 AVRIL 1761. 43 A M. DAMILAVILLE. Du 11 janvier 1761. Je vous envoie toujours , Monsieur , mes lettres ouvertes : tout doit être commun entre amis. Celle que je prends la liberté de vous envoyer pour M. Bagieux est pourtant cachetée ; mais c'est qu'il s'agit de vér .... Ce n'est pas pour moi , Dieu merci ; ce n'est pas non plus pour ma nièce , ce n'est pas pour mademoiselle Corneille , que je tiens plus pucelle que la pucelle d'Orléans , et qui est beaucoup plus aimable ; c'est pour un officier de mes parens dont je prends soin , et que j'ai laissé aux Délices , injustement soupçonné et mourant. Pardonnez donc la liberté que je prends , et continuez-moi vos bontés. A M. Du 12 janvier 1761 ( 1 ) . Ayant vu dans plusieurs journaux l'ode et les lettres de M. Le Brun, secrétaire de S. A. S. monseigneur le prince de Conti , avec mes réponses annoncées sous le titre de Genève (2) , je suis obligé d'avertir que Duchesne les a imprimées à Paris ; que je ne publie point mes lettres (3) , encore moins celles des autres , et qu'aucun des petits ouvrages qu'on débite à Paris sous le nom de Genève n'est connu dans cette ville. C'est d'ailleurs outrager la France que de faire accroire qu'on a été obligé d'imprimer en pays étranger l'ode de M. Le Brun , laquelle fait honneur à la patrie par les strophes (4) admirables dont elle est pleine , et par le (1 ) Non recueillie. (2) Voir le titre de ce recueil , tom. II , p. 470, note. (3) La note suivante prouve le peu d'exactitude de cette assertion. (4) Lisez sentimens. Ces lettres étant au moment d'être imprimées , Damilaville et Thiriot pro- 44 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , sujet qu'elle traite. Les lettres dont M. Le Brun m'a honoré sont encore un monument très - précieux. C'est lui et M. Titon du Tillet , si connu par son zèle patriotique ( 1 ) , qui seuls ont pris soin dans Paris de l'héritière du grand Corneille , et qui m'ont procuré l'honneur inestimable d'avoir chez moi la descendante du premier des Français qui ait fait respecter notre patrie des étrangers dans le premier des arts . C'est donc à Paris , et non à Genève ni ailleurs , qu'on a dû imprimer et qu'on a imprimé en effet ce qui regarde ce grand homme. Les petits billets que j'ai pu écrire sur cette affaire ne contiennent que des détails obscurs qui , assurément , ne méritent pas de voir le jour. Je dois avertir encore que je ne demeure ni n'ai jamais demeuré à Genève , où plusieurs personnes mal informées m'écrivent ; que si j'ai une maison de campagne dans le territoire de cette ville , ce n'est que pour être à portée des secours dans une vieillesse infirme ; que je vis dans des terres en France , honoré des bienfaits du roi et des privilèges singuliers qu'il a daigné accorder à ces terres ; qu'en y méprisant du plus souverain mépris les insolens calomniateurs de la littérature et de la philosophie , je n'y suis occupé que de mon zèle et de ma reconnaissance posaient à Voltaire de substituer ce qui est ici , et ci- après en note, à ce qu'on lit en italique dans le texte. Il ne voulut pas consentir à ce changement , et l'on trouvera son refus motivé dans une lettre à M. Damilaville , placée dans sa Correspondance à la date du 2 février 1761. (1) Titon du Tillet fit exécuter par Louis Garnier , élève de Girardon , le monument connusous le nom de Parnasse français que possède la Bibliothèque du Roi. Ce n'était que le modèle d'un monument immense qu'il se proposait de faire élever à la gloire des lettres , et qui devait coûter deux millions. Mais Titon du Tillet n'ayant pas été secondé , ce projet ne reçut pas son exécution. Il a publié la Description du Parnasse français. Il mourut en 1762 , âgé de près de quatre-vingt- six ans. 15 AVRIL 1761. 45 pour mon roi , du culte et de tous les exercices de ma religion ( 1 ) , et des soins de l'agriculture. Je dois ajouter qu'il m'est revenu que plusieurs personnes se plaignaient de ne recevoir point de réponse de moi; j'avertis que je ne reçois aucune lettre cachetée de cachets inconnus , et qu'elles restent toutes à la poste. A M. DAMILAVILLE. Du 16 janvier 1761. Mille tendres remerciemens à M. Damilaville pour toutes ses bontés . Voici une petite lettre que je le prie , lui ou M. Thiriot , de vouloir bien faire parvenir à M. Dumolard , par cette petite poste si utile au public , et que l'ancien ministère avait rebutée pendant cinquante ans. Ce M. Dumolard est un homme que je dois beaucoup aimer, car c'est lui en partie qui nous a procuré mademoiselle Corneille. M. Damilaville et M. Thiriot peuvent lire ma lettre à M. Dumolard , et le petit billet de mademoiselle Corneille. Ils verront si nous savons élever les jeunes filles. Je fais une réflexion M. Thiriot me mande que le digne Fréron a fait une espèce d'accolade de la descendante du grand Corneille et de l'Écluse , excellent dentiste qui, dans sa jeunesse , a été acteur de l'Opéra-Comique( 2). (1 ) Lisez de ce qui intéresse mes amis. (2) Voici le passage de Fréron ( année 1760 , tom. VIII , p. 163 et suiv. ) « Vous ne sauriez croire , Monsieur , le bruit que fait dans le monde cette générosité de M. de Voltaire. On en a parlé dans les gazettes , dans les journaux , dans tous les papiers publics ; et je suis persuadé que ces annonces fastueuses font beaucoup de peine à ce poète modeste , qui sait que le principal mérite des actions louables est d'être tenues secrètes. Il semble d'ailleurs par cet éclat que M. de Voltaire n'est point accoutumé à donner de pareilles preuves de son bon cœur, et que c'est la chose la plus extraordinaire que de le voir jeter un regard de sensibilité sur une jeune infortunée ; mais il y a près d'un an qu'il 46 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Si cela est , c'est une insolence très-punissable , et dont les parens de mademoiselle Corneille devraient demander justice. L'Ecluse n'est point dans mon château ; il est à Genève , et y est très-nécessaire ; c'est un homme d'ailleurs supérieur dans son art , très-honnête homme et très- estimé. La licence d'un tel barbouilleur de papier mériterait un peu de correction . A M. L'ABBÉ DE LA PORTE . Du 2 février 1761 ( 1) . Je réitère à M. l'abbé de La Porte toutes les assurances de mon estime pour lui et de ma reconnaissance. La première feuille de l'année 1761 m'a paru un chef-d'œuvre en son genre (2). J'ai toujours sur le cœur que MM. de la poste n'aient pas daigné lui faire parvenir, il y a trois mois, mon paquet et ma lettre. Je lui fais mes sincères remerciemens. A M. DAMILAVILLE. Du 6 février 1761 (3). J'abuse un peu , Monsieur , des bontés de l'aimable correspondant que Dieu m'a donné. Voici encore un exemplaire de la lettre Al signore Albergati, avec la jolie estampe de Gravelot (4) . fait le même bien au sieur l'Écluse , ancien acteur de l'Opéra- Comique , qu'il loge chez lui , qu'il nourrit , en un mot qu'il traite en frère. Il faut avouer qu'en sortant du couvent mademoiselle Corneille va tomber en de bounes mains. » (1 ) Non recueillie. (2) Voltaire veut sans doute parler d'un numéro de l'Observateur littéraire , journal publié par l'abbé de La Porte , 1758 et années suiv. , 18 vol . in- 12. (3) Cette lettre se trouve dans quelques éditions de Voltaire, à la date du 16 du même mois. (4) On imprima à part une lettre assez étendue de Voltaire au marquis 15 AVRIL 1761. 47 Voici à présent tous mes besoins , que j'expose à votre charité. Je voudrais que M. de Saint-Foix pût voir la lettre à M. Albergati ; c'est une petite amende honorable qu'on lui doit. Je voudrais que la petite vengeance honnête que j'ai prise de l'outre- cuidant auteur de l'Excellence italienne ( 1 ) , fût publique , et que copie collationnée fût envoyée aux intéressés dudit mémoire. Je voudrais que M. Thiriot n'exténuât point les témoignages d'estime que je dois à M. Le Brun , et que M. Le Brun fit punir MartinFréron , non pas d'avoir trouvé son ode mauvaise , mais d'avoir outragé personnellement M. Corneille le père, sa fille, et madame Denis , qui daigne lui donner l'éducation la plus respectable (2) . Il me semble que tous les honnêtes gens devraient se liguer pour obtenir le châtiment de Martin ; car enfin , Monsieur, quelle famille sera en sûreté , s'il est permis à un folliculaire d'entrer dans le secret des familles , de dire qu'une fille de condition sort du couvent pour être élevée par un bateleur, d'insulter au malheur de son père, de dire qu'il vit d'un emploi de cinquante francs par mois? Si on abandonne ainsi l'honneur des familles à l'insolence des gazetiers , il faudra se faire justice soi-même. Albergati Capacelli , qui se trouve dans sa Correspondance , et est datée du 23 décembre 1760. ( 1 ) Voltaire , dans la lettre précitée , parle des ridicules attaques du Journal chrétien contre Saint- Foix , et énumère tous les actes d'intolérance des dévots . Albergati , outre des nouvelles et des comédies , avait fait une dissertation pour prouver l'excellence de la langue et de la littérature italiennes sur toutes les autres. (2) Soit par rancune pour la conduite de Fréron en cette circonstance , soit plutôt pour quelque grief nouveau , Le Brun se rendit chez lui le 1er mars 1763 dans des intentions peu amicales , et ne l'y rencontrant pas , laissa un billet ainsi conçu : « M. Le Brun est venu pour donner quelque chose à M. Fréron. » On trouve la réponse de celui- ci tom . II , p. 374 des Mémoires de Favart. 48 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Je prie M. Thiriot de vouloir bien m'envoyer les Recueils J, L ( 1 ) ; je sais bien que ces petits Recueils ne sont qu'un artifice d'éditeur pour attraper de l'argent, et qu'il est même fort impertinent de vendre en détail en des in- 12 ce qui se trouve dans des in-folios ; mais puisque j'ai H, il faut bien avoir J. J'ai lu le roman de Rousseau (2) ; mais j'attends avec une impatience extrême celui de La Popelinière ( 3) . Mille tendres amitiés à tous les frères. A M. DAMILAVILLE. Du 27 février 1761 . Reçu K et L. Enivré du succès du Père de Famille , je crois qu'il faut tout tenter, à la première occasion, pour mettre M. Diderot de l'Académie ; c'est toujours une espèce de rempart contre les fanatiques et les fripons. Si je peux exécuter quelques ordres pour M. Damilaville auprès de M. de Courteilles , je suis tout prêt et trop heureux. Les frères ont-ils reçu un chant de Dorothée (4) , retrouvé dans d'anciennes paperasses , et des Lettres du marquis de Ximenès sur le roman de Jean-Jacques (5)? J'assomme les frères de petites dépenses. Je prie (1 ) Recueil A, B, C, D, etc. ( publié par Pérau , de Querlon , Mercier SaintLéger , de La Porte , Barbazan et Graville ), Fontenoi , 1745-62 , 24 vol. in- 12 . (2) La Nouvelle Héloïse. (3) Daïra, histoire orientale ( par de La Popelinière ) ; Paris , 1760 , in- 4° ; 1761 , 2 part. in- 12 . (4) Voltaire veut sans doute parler du chant septième de la Pucelle , entièrement consacré à la belle Dorothée , que sauve Dunois. (5) Lettres sur la Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau ( par le marquis de Ximenès, revues par Voltaire ) , 1761 , in- 8° . Réimprimées en 1762 et en 1777 à la fin de la Nouvelle Héloïse. 15 AVRIL 1761. 49 M. Thiriot de mettre tout sur son agenda. Il y a longtemps qu'il ne m'a écrit ; il ne sait pas que j'aime passionnément ses lettres. Mille tendres amitiés. A M. *** Du 26 mars 1761 (1) . J'envoie aux amis ce rogaton , cela amuse un moment. J'ai reçu la fade imitation de la Mort et de l'Apparition du R. P. Bertier (2). O imitatores servum pecus! L'épigramme sur ce pauvre La Coste, associé de Fréron , vaut mieux , et n'est point imitée (3) . Je fais mes complimens à mes frères , et je retourne à mes maçons eruit, ædificat... insanire putes. A M. DAMILAVILLE. Du 6 avril 1761. M. Damilaville me permettra-t- il de lui adresser ce paquet pour M. Le Brun, que je le supplie de vouloir bien lui faire tenir? Je demande encore s'il est bien vrai que l'abbé Coyer (4) soit exilé , et pourquoi. (1) Non recueillie. Elle est , selon toute apparence , adressée à M. Damilaville , comme la précédente. Il en est sans doute de même de toutes les lettres de Voltaire sans suscription , que l'on vient de lire. (2) Voltaire veut parler sans doute de la Relation de la maladie, de la confession et de la fin de M. de Voltaire , et de ce qui s'ensuivit , par moi Joseph Dubois ( Sélis ) ; Genève, 1761 , in- 12 ; contre- partie de sa Relation de la maladie, de la confession , de la mort et de l'apparition du jésuite Bertier , suivie de la Relation du voyage de frère Garassise , neveu du père Garasse, successeur du frère Bertier , et de ce qui s'ensuit, en attendant ce qui s'ensuivra (Genève ) , 1760 , in- 12. (3) Voici cette épigramme , qui est de Voltaire : Sur la mort de l'abbé de La Coste , qui était auxgalères. La Coste est mort ! il vaque dans Toulon , Par ce trépas , un emploi d'importance : Ce bénéfice exige résidence , Et tout Paris y nomme Jean Fréron . (4) Coyer fut inquiété pour son Histoire de Sobieski. TOM. III. 50 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Je crois qu'il n'est que trop vrai que M. le maréchal de Richelieu a donné à Marmontel une exclusion sans retour pour l'Académie ( 1 ) . Les gens de lettres ne paraissent pas fort en faveur. M. Thiriot veut-il bien m'envoyer un certain almanach d'église où l'on trouve la succession des patriarches de Constantinople ? Cela n'est pas bien agréable , mais cela peut être utile à un homme qui écrit l'histoire quand il ne laboure pas. On m'a envoyé une réponse à la Théorie de l'impót (2). Si le style de la réponse est aussi inintelligible que celui de la Théorie , peu de lecteurs apprendront à gouverner l'État. On dit que Rameau écrit contre un philosophe sur la musique (3) ; j'aimerais mieux qu'il fît un opéra. A M. DAMILAVILLE. Du 11 avril 1761 . Je salue toujours les frères et les fidèles ; je m'unis à eux dans l'esprit de vérité et de charité. Nous avons des faux-frères dans l'Église Jean-Jacques , qui devait être apôtre, est devenu apostat ; sa lettre , de laquelle j'ai rendu compte aux frères (4) , et dont je n'ai point de réponse ,

(1 ) On ne voit rien à cette même époque dans les Mémoires de Marmontel qui explique ce reproche à Richelieu. Marmontel fut reçu en 1763. (2) C'est sans doute celle de Pesselier. Voltaire en parle dans la lettre suivante. (3) Voltaire veut peut-être parler de l'Origine des Sciences, suivie d'une controverse , etc. , par Rameau , 1761 , in- 4 ° . (4) Cette lettre de Voltaire où , comme il le dit ici , il a rendu compte à M. Damilaville d'une réponse un peu brutale de Rousseau , ne se trouve pas dans les OEuvres de Voltaire; mais elle est dans ses Pièces inédites , publiées par M. Jacobsen , p. 389. Elle est datée du 19 mars 1761 . 15 AVRIL 1761. 51 compte aux frères ( 1 ) , et dont je n'ai point de réponse " était le comble de l'absurdité et de l'insolence. Pourquoi a-t-on mis ( comme on le dit ) à la Bastille le censeur de Sobieski (2) , et pourquoi laisse-t-on impuni le censeur de l'Année littéraire , qui donne son infame approbation à des lignes infames contre une fille respectable (3)? Pesselier m'a envoyé son ouvrage contre la Théorie de l'impôt (4) ; je voudrais qu'on renvoyât toutes ces théories à la paix , et qu'on ne parlât point du gouvernement dans un temps où il faut le plaindre , et où tout bon citoyen doit s'unir à lui ( 5) . Je prie M. Thiriot de m'envoyer Quand parlera- telle (6) ? Il faut bien que je rie comme les autres , et il n'y a guère de critique dont on ne puisse profiter. Je recommande l'incluse aux frères , et les remercie tendrement de leur zèle. (1) Cette lettre de Voltaire où , comme il le dit ici , il a rendu compte à M. Damilaville d'une réponse un peu brutale de Rousseau , ne se trouve pa s dans les OEuvres de Voltaire ; mais elle est dans ses Pièces inédites , publiées par M. Jacobsen , p . 389. Elle est datée du 19 mars 1761 . (2) Voir la lettre précédente. (3) Mademoiselle Corneille. Voir précédemment les lettres de Voltaire datées du 16 janvier et du 6 février. (4) Doutes proposés à l'auteur de la THÉORIE DE L'IMPÔT ( par Pesselier ) , 1761, in- 12 et in- 4°. (5) La désastreuse guerre de Sept- Ans ruinait alors la France. (6) Quand parlera- t-elle ? parodie en deux actes et en vers de Tancrède , par Riccoboni , représentée au Théâtre Italien le 26 janvier 1761 . 52 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , 1762. JUIN. Paris , 15 juin 1762. L'ORAGE qui s'est formé à l'apparition du livre de M. Rousseau sur l'Éducation n'a pas tardé à éclater . Sur le réquisitoire de monsieur l'avocat général , le parlement a décrété l'auteur de prise de corps , en condamnant l'ouvrage au feu. Cet arrêt est du 9 de ce mois , et M. Rousseau s'est sauvé la nuit du 8 au 9. On prétend qu'il a pris la route de la Suisse. Cet écrivain , célèbre par son éloquence et par sa singularité , vivait à trois lieues de Paris , dans une petite ville appelée autrefois Montmorenci , et aujourd'hui Enghien, parce que c'est la capitale du duché de ce nom appartenant à la maison de Condé. La vallée qui s'étend depuis le coteau de cette petite ville jusqu'à la rivière de Seine , est une des plus agréables contrées des environs de Paris . Elle est fameuse pour les cerises et d'autres fruits ; c'est un jardin de l'étendue de plusieurs lieues , rempli d'habitations délicieuses. A côté de la petite ville de Montmorenci est un château qui appartient , je crois , à madame la duchesse de Choiseul ; mais dont la possession à vie a été achetée par M. le maréchal duc de Luxembourg. Depuis plus de quatre ans que J.-J. Rousseau s'était fixé dans ce pays-là , il occupait tantôt sa petite maison de la ville , tantôt un appartement du château. Il 15 JUIN 1762. 53 avait quitté tous ses anciens amis ( 1 ) , entre lesquels je partageais son intimité avec le philosophe Diderot ; il nous avait remplacés par des gens du premier rang. Je ne décide pas s'il a perdu ou gagné au change; mais je crois qu'il a été aussi heureux à Montmorenci qu'un homme, avec autant de bile et de vanité, pouvait se promettre de l'être . Dans la société de ses amis, il trouvait de l'amitié et de l'estime ; mais la réputation , et plus encore la supériorité de talent qu'il était lui - même. obligé de reconnaître à quelques - uns d'entre eux , pouvaient lui rendre leur commerce pénible ( 2 ) , au lieu qu'à Montmorenci , sans aucune rivalité, il jouissait de l'encens de ce qu'il y a de plus grand et de plus distingué dans le royaume, sans compter une foule de femmes aimables qui s'empressaient autour de lui . Le rôle de la singularité réussit toujours à qui a le courage et la patience de le jouer. J.-J. Rousseau a passé sa vie à décrier les grands ; ensuite il a dit qu'il n'avait trouvé de l'amitié et des vertus que parmi eux. Ces deux extrêmes étaient également philosophiques : en m'amusant de ses préventions , (1) « Il ne les avait pas quittés . Il faut lire dans les Confessions , liv. IX , l'histoire de ces prétendus amis. Quant à Grimm , étranger , secrétaire d'un Allemand, il reçut tous ses amis de Rousseau , à qui il n'en laissa aucun. » Cette note et les suivantes comprises entre guillemets sont de M. de MussetPathay , qui , en rapportant ce passage de Grimm , tom. II , p . 107 et suiv. de Ja première édition de son excellente Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau , a relevé les inexactitudes de faits qu'il renferme. (2) « Grimm parle de cette supériorité de talens que Jean - Jacques était obligé de reconnaître , comme d'une chose incontestable , comme d'un point convenu. Or les amis de Jean-Jacques , auxquels nous ajoutons les gens de lettres avec qui il pouvait avoir quelque liaison , étaient Diderot , le baron d'Holbach , Grimm , Francueil , Raynal , Duclos , Marmontel , Saint-Lambert , Mably, Helvétius , d'Alembert , Desmahis. Quel est celui que nous sommes obligés de reconnaître comme supérieur à Rousseau dans l'un des genres où, celui-ci s'est essayé ? » 54 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , je me moquais souvent de lui . Il avait un vilain chien qu'il avait appelé Duc , parce que , disait- il , il était hargneux et petit comme un duc, Lorsqu'il fut au château de Montmorenci , il changea le nom de Duc en Turc. Ce déguisement avait quelque chose de lâche ; il était plus digne du rôle que le citoyen genevois avait pris , de laisser au chien son nom , comme un monument d'un injuste préjugé de son maître. Il pouvait même en faire une sorte d'hommage à M. le duc de Luxembourg , en lui disant : « C'est vous qui m'avez appris à savoir ce que c'est qu'un duc , et à rectifier mes idées sur les gens de la cour. » Il est difficile qu'on soit sincèrement indifférent sur les grands , lorsqu'on s'en occupe sans cesse. Le vrai philosophe, en respectant leur rang, les oublie. L'estime est due aux qualités personnelles , et , quoi qu'en dise J.-J. Rousseau , il n'est pas incompatible qu'on soit prince, et qu'on ait de grandes vertus. Je me plaisais à le combattre quelquefois avec ses propres armes. Un jour il nous conta, avec un air de triomphe , qu'en sortant de l'Opéra, le jour de la première représentation du Devin du village, M. le duc des Deux-Ponts l'avait abordé , en lui disant avec beaucoup de politesse : « Me permettezvous , Monsieur , de vous faire mon compliment? » et qu'il lui avait répondu : « A la bonne heure, pourvu qu'il soit court. » Tout le monde se tut à ce récit. A la fin je pris la parole, et je lui dis en riant : « Illustre citoyen et consouverain de Genève , puisqu'il réside en vous une partie de la souveraineté de la république, me permettez-vous de vous représenter que , malgré la sévérité de vos principes , vous ne sauriez trop refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d'eau , et que si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce der- 15 JUIN 1762. 55 nier , une réponse aussi brusque, aussi brutale , vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus dé- ´ placées ? » Depuis il a dit , au château de Montmorenci , des philosophes le mal qu'il disait autrefois des grands ; mais je ne sais si ceux-ci défendaient les philosophes comme les philosophes les avaient défendus. M. Rousseau a été malheureux à peu près toute sa vie. Il avait à se plaindre de son sort , et il s'est plaint des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu'on joint beaucoup d'orgueil à un caractère timide. On souffre de la situation heureuse de son voisin , et l'on ne voit pas que son malheur ne changerait rien à notre infortune. On flatte dans le commerce journalier ceux avec lesquels on vit , et l'on se dédommage de cette gêne en disant des injures au genre humain. J'avoue que je n'ai point trop bonne opinion de ceux qui se plaignent sans cesse des hommes : à coup sûr ils sont injustes dans leurs prétentions. Je ne puis me vanter d'un sort trèsheureux ; il me serait même aisé de me faire une assez longue liste de malheurs , dont quelques-uns influeront vraisemblablement sur le reste de ma vie ; mais je ne puis me dissimuler qu'ils sont presque tous l'ouvrage du sort , et que la méchanceté des hommes n'y a influé en rien. Je conviens , avec une secrète joie , que je n'ai éprouvé , de la part des hommes , que de la bonté , de l'intérêt et des bienfaits , et que , si j'ai été en butte à la malveillance de quelques méchans , j'ai à leur opposer un grand nombre d'hommes généreux qui ont pris plaisir à mon bonheur, et qui ont mis une partie de leur satisfaction · dans l'accomplissement de la mienne. Je suis persuadé que tout homme juste et modeste sera obligé , quant à lui , de rendre cette justice au genre humain. J'ignore si 56 CORRESPONDANce littéraire, ceux qui sont constitués dans les premières dignités , et exposés aux traits de l'envie et de la jalousie , éprouvent plus que les autres la méchanceté des hommes ; mais les hommes ne font pas le mal pour le mal. Eh ! quel profit auraient-ils à s'acharner au malheur d'un particulier qui n'a rien à démêler avec eux? Un des grands malheurs de M. Rousseau , c'est d'être parvenu à l'âge de quarante ans sans se douter de son talent ( 1 ) . Dans son jeune âge , il avait appris pendant quelque temps le métier de graveur . Son père, ayant eu le malheur de tuer un homme, fut obligé de se sauver de Genève , où il travaillait en horlogerie , et abandonna ses enfans. Jean - Jacques fut recueilli par une femme de condition de Savoie , appelée madame la baronne de Warens. Elle lui fit abjurer la religion protestante , et eut soin de son éducation . Cette femme avait la fureur de l'alchimie qui l'a ruinée ; elle vit , je crois , encore dans une grande pauvreté. Le sort ayant , je ne sais comment (2 ) , conduit M. Rousseau à Paris , il s'attacha à M. de Montaigu , qui , ayant été nommé à l'ambassade de Venise , l'y mena comme son secrétaire (3). Monsieur l'ambassadeur ne passe pour rien moins qu'un homme d'esprit ; il n'en trouva pas à son secrétaire , et il ( 1 ) « On ne voit pas que ce soit un malheur. Le genre dans lequel JeanJacques surpassa tous ses rivaux exige de la maturité , de l'expérience , de l'observation. Émile ne pouvait être l'ouvrage d'un jeune homme. » (2) « Nous le savons ; ce fut le projet de faire adopter son nouveau système de musique qui l'amena à Paris. Il croyait avec ce système faire fortune. ( Voir livre des Confessions. ) » (3) « M. de Montaigu ne le mena pas. Il prit un autre secrétaire , qui n'eut rien de mieux à faire qu'à quitter cet inepte ambassadeur. Jean-Jacques partit seul pour aller le remplacer. Il y a de bien plus graves inexactitudes dans le récit de Grimm. » 15 JUIN 1762. 57 " s'étonne encore aujourd'hui , de la meilleure foi du monde , de la réputation que M. Rousseau s'est faite par ses écrits . Ces deux hommes n'avaient aucune sorte d'analogie pour rester ensemble ; ils se séparèrent bientôt , fort mécontens l'un de l'autre. M. Rousseau revint à Paris, indigent , inconnu , ignorant ses talens et ses ressources , cherchant , dans un délaissement effrayant , de quoi ne pas mourir de faim. Il ne s'occupait alors que de musique et de vers. Il publia une dissertation sur une manière qu'il avait imaginée de noter la musique avec des chiffres. Cette méthode ne prit point , et sa dissertation ne fut lue de personne. Il composa ensuite les paroles et la musique d'un opéra qu'il intitula les Muses galantes , et qui ne put jamais être exécuté. Il eut , à cette occasion beaucoup de démêlés avec Rameau , et il conçut un vrai chagrin de n'avoir pu mettre son opéra au théâtre. Cependant il faisait d'assez mauvais vers , dont plusieurs furent insérés dans le Mercure. Il faisait aussi des comédies , dont la plupart n'ont point vu le jour. L'Amant de lui-même, qu'il a fait jouer et imprimer, prouve qu'il n'avait pas la vocation de Molière. Dans le même temps , il s'occupait d'une machine avec laquelle il comptait apprendre à voler ; il s'en tint à des essais qui ne réussirent point ; mais il ne fut jamais assez désabusé de son projet pour souffrir de sang-froid qu'on le traitât de chimérique ( 1 ) . Ainsi ses amis , avec de la foi , peuvent s'attendre à le voir quelque jour planer dans les airs. Au milieu de tous ces essais , il s'était attaché à la femme d'un fermier - général , célèbre autrefois par sa ( 1 ) « C'est la seule trace de ce prétendu projet , qui a l'air d'être imaginé par Grimm pour amener la plaisanterie qui en termine le récit. » 58 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , beauté (1 ). M. Rousseau fut pendant plusieurs années son homme de lettres et son secrétaire. La gêne et la sorte d'humiliation qu'il éprouva dans cet état ne contribuèrent pas peu à lui aigrir le caractère. Le philosophe Diderot, avec lequel il se lia dans ce temps-là , fut le premier à lui dessiller les yeux sur son vrai talent , et l'Académie de Dijon ayant proposé la fameuse question de l'influence des lettres sur les mœurs , M. Rousseau la traita dans un Discours qui fut l'époque de sa réputation et du rôle de singularité qu'il a pris depuis. Jusque-là il avait été complimenteur, galant et recherché , d'un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures : tout à coup il prit le manteau de cynique , et , n'ayant point de naturel dans le caractère , il se livra à l'autre excès ; mais , en lançant ses sarcasmes , il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait , et il garda, avec son ton brusque et cynique , beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des complimens recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. En prenant la livrée de philosophe , il quitta aussi madame Dupin , et se fit copiste de musique , prétendant exercer ce métier comme un simple ouvrier, et y trouver sa vie et son pain ; car une de ses folies était de dire du mal du métier d'auteur, et de n'en pas faire d'autre. Je lui conseillai dans ce temps-là de se faire limonadier, et de tenir une boutique de café sur la place du Palais-Royal. Cette idée nous amusa pendant long-temps ; elle n'était pas moins extravagante que les siennes , et elle avait l'avantage d'être d'une folie gaie et de lui promettre une fortune honnête( 2). (1 ) Madame Dupin. (2) « On peut juger , par cette plaisanterie et la précédente , de celles que faisait Grimm, qui paraît les trouver très - piquantes. Ne dirait- on pas , par ce 15 JUIN 1762. 59 Tout Paris aurait voulu voir le café de J.-J. Rousseau , qui serait devenu le rendez-vous de tout ce qu'il y a d'illustre dans les lettres ; mais cette folie ayant un côté utile , fut trop sensée pour être adoptée par le citoyen de Genève. Il alla faire un tour dans sa patrie , d'où il revint assez mécontent au bout de six semaines. Il réabjura , pendant son séjour à Genève , la religion romaine , et se refit protestant. A son retour, il passa deux ou trois années dans la société de ses amis , aussi heureux qu'il pouvait l'être , faisant des livres , et se croyant copiste de musique ; mais lorsqu'il sentait son bien-être , il n'était plus en lui de s'y tenir. Madame d'Épinay ayant dans la forêt de Montmorenci une petite maison dépendante de sa terre , il la persécuta long-temps pour se la faire prêter ( 1 ) , disant qu'il ne lui était plus possible de vivre dans cet horrible Paris , et qu'il ne pouvait désormais avoir d'autre asile contre les hommes que les bois et la solitude. Elle ne convenait à personne moins qu'à une tête aussi chaude et à un tempérament aussi mélancolique et aussi impétueux que le sien. Il y devint absolument sauvage ; la solitude échauffa sa tête davantage , et roidit son caractère contre lui-même et contre ses amis. Il sortit de sa forêt au bout de dix-huit mois , brouillé avec tout le genre humain. C'est alors qu'il s'établit à Montmorenci , où il qui suit , que Jean-Jacques ne s'est jamais livré qu'à des travaux inutiles , et que ses ouvrages sont frivoles ? >> (1) « Ce n'est plus une inexactitude , c'est un mensonge. Les Mémoires de madame d'Épinay , publiés en 1818 , et les lettres entre cette dame et Rousseau qui font partie de ces Mémoires , prouvent que Jean-Jacques fut persécuté pour accepter cet asile , et qu'en l'acceptant il prescrivit des conditions. Or Grimm était dépositaire et des Mémoires et des Lettres. Il n'ignorait point ce qui s'était passé. Il a donc laissé dans ces manuscrits des preuves de sa mauvaise foi. » 60 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , a vécu jusqu'à présent avec une réputation digne de ses talens et de sa singularité . Voilà les principales époques de la vie de cet écrivain célèbre. Sa vie privée et domestique ne serait pas moins curieuse ; mais elle est écrite dans la mémoire de deux ou trois de ses anciens amis , lesquels se sont respectés en ne l'écrivant nulle part. On prétend qu'il a passé les derniers jours dans des convulsions de désespoir et de douleur des suites de son ouvrage. Il se croyait à l'abri de toute persécution , étant lié avec tant de personnes de la première distinction. Il n'avait pas prévu que le parlement pût lui faire une affaire sérieuse. Je le connais assez pour être sûr qu'il sera toute sa vie inconsolable de n'être plus dans un pays dont il se plaisait à exagérer les maux et les abus. On dit qu'il a pris la route de la Suisse. Il n'ira point à Genève ( 1 ) ; car une de ses inconséquences était d'élever sa patrie aux nues, en la détestant secrètement , et d'aimer passionnément Paris , enl'accablant d'imprécations et d'injures. Il est étonnant qu'aucun de ses nouveaux amis n'ait prévu l'effet que ferait la Profession de foi du vicaire Savoyarddans un moment où tant d'oisifs et de sots n'ont d'existence et d'occupation que celles que leur donne l'esprit de parti. On a tourmenté M. Helvétius pour quelques lignes éparses dans un gros volume. Un mot équivoque causerait aujourd'hui une tracasserie à un philosophe , et M. Rousseau a cru pouvoir impunément imprimer une bien autre profession de foi. Si vous comparez le réquisitoire de maître Omer Joly (1 ) Rousseau n'alla point à Genève , parce que le ministère français y était tout- puissant. Émile y fut brûlé et l'auteur décrété de prise de corps le 18 juin, c'est-à -dire neuf jours après l'avoir été à Paris. La retraite , comme on le voit› . eût été peu sûre. Voir les Confessions , part. II , liv. x1 et XII. 15 JUIN 1762. 61 de Fleury à la Profession de foi du vicaire Savoyard , vous trouverez que ces deux personnages se sont trompés de rôle. Le prêtre est rempli de sens et de force qui siéraient si bien à un avocat - général , et le magistrat est rempli d'un esprit de capucin qu'on passerait volontiers à un vicaire de Savoie. On a remarqué cependant que ce réquisitoire était fait sans animosité , au lieu que celui que le même avocat-général fit , il y a trois ans , contre le livre de l'Esprit , voulant envelopper tous les philosophes sous la même condamnation , devait faire trembler , par son fanatisme , pour les progrès de la raison en France , et pour la sûreté de ceux qui osaient la professer. Le réquisitoire contre M. Rousseau n'est qu'une simple et plate capucinade. On lui reproche de ne pas croire à l'existence de la religion chrétienne ! On lui prouve qu'elle existe.... Tout le monde , excepté moi , a été révolté de cette belle exclamation : « Que seraient des sujets élevés dans de pareilles maximes , sinon des hommes préoccupés du scepticisme et de la tolérance? » Un magistrat proscrire la tolérance ! Autant vaudrait garder des moines soi-disant Jésuites , dont c'est l'esprit et la vocation. Quant à moi , je dis, à l'exemple de Jésus-Christ : Seigneur , pardonne à Omer Joly de Fleury, car il ne sait ce qu'il dit. En effet , si on lui expliquait quelle abominable doctrine il a avancée dans ce passage , je ne doute pas qu'il ne rougît de surprise et de honte; et cela prouve que nos magistrats feraient mieux , pour leur gloire , de se faire faire leurs réquisitoires par quelque philosophe , que d'aller répéter en plein parlement les leçons sifflées par quelque moine cagot ou par quelque janseniste atrabilaire ( 1 ). (1 ) Les Mémoires secrets ( 20 août 1762 ) attribuent à Abraham Chaumeix le réquisitoire contre l'Émile. 62 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Les vingt pages qui précèdent la Profession de foi du Vicaire dans le livre de M. Rousseau sont écrites avec un art infini ; l'auteur y a déployé tout son talent. La première partie de la Profession de foi est sèche et aride ; ce sont exactement des cahiers de philosophie tels qu'on nous les a dictés à l'école , mais à croire que M. Rousseau n'a fait que les transcrire ; c'est une plate et pauvre philosophie. Il devient intéressant lorsqu'il en vient au christianisme et à la révélation ; seulement le naturel et la vérité ne se font jamais sentir dans les ouvrages du citoyen de Genève. Quelle vraisemblance, par exemple , qu'un homme de sens comme le vicaire de Savoie fasse cette longue profession de foi à un petit écolier libertin qui ne saurait avoir assez de curiosité et de patience pour l'écouter, et qui n'est certainement pas en état de le comprendre? Les anciens ne tombent jamais dans ces incongruités , et voilà en grande partie la cause de ce charme qui vous attache secrètement à la lecture de leurs livres les plus profonds : votre imagination est toujours intéressée. Il y a encore dans ce troisième volume un beau discours du gouverneur à l'élève au moment de la puberté. Les écarts qui sont tout autour de ce morceau sont aussi fort beaux ; mais il faudra vous parler plus au long de ce singulier livre de l'Éducation , et c'est ce que je me propose de faire dans les feuilles suivantes. On a donné ces jours-ci , à la Comédie Française , la première représentation des Méprises , ou le Rival par ressemblance, comédie en vers et en cinq actes , de M. Palissot (1 ). On prétend que le sujet et le plan de cette pièce ( 1 ) La première et dernière représentation est du 7 juin 1762. Cette pièce a cela de particulier que comme les deux rivaux ne se trouvent jamais en 15 JUIN 1762. 63/ la sont un effort de l'imagination de M. le comte de Caylus , qui existe depuis plus de quinze ans dans son portefeuille , et qui a été abandonné au talent poétique de M. Palissot , lequel Palissot s'est abandonné à la discrétion du public , lequel public en a fait une prompte et sévère justice ; car, après avoir écouté la plus plate et la plus ennuyeuse pièce avec une patience sans exemple, il la sifflée à la fin , lorsqu'on a voulu l'annoncer pour seconde fois , avec une unanimité qui n'a pu être mésinterprétée par l'auteur. Il a retiré sa comédie , et n'a pas jugé à propos de s'exposer à de nouveaux affronts. Il était cependant si sûr de son succès , qu'il avait préparé un compliment que Bellecour devait réciter au parterre à la fin de la pièce lorsqu'on demanderait l'auteur. On dit qu'il va faire imprimer sa comédie avec des notes qui nous en découvriront sans doute les beautés ( 1 ) . Toute cette triste farce est fondée sur la ressemblance parfaite de deux hommes qui sont amoureux de la même personne. C'est la fable des Menechmes ou celle d'Amphitryon. M. Palissot , en copiant une idée aussi neuve , n'a eu garde de s'écarter de la platitude qui appartient de droitaux imitateurs. Ce sujet manquant de vraisemblance, aurait pu du moins fournir beaucoup de scènes comiques à un homme qui aurait eu un peu de talent et de verve ; mais ce n'est pas là le fort de notre Aristophane. Il n'y a ni fond , ni idée , ni gaieté , ni plaisanterie , ni l'étoffe d'une scène dans toute sa pièce. Il paraît avoir beaucoup scène en même temps, le même acteur remplissait les deux rôles en prenant le soin de changer quelque chose à son costume. ( 1 ) L'auteur fit imprimer sa pièce sous le seul titre du Rival par ressemblance , et la fit précéder d'une préface où il dit que si on l'a sifflée c'est qu'on ne l'a pas entendue. 64 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , compté sur l'idée de faire jouer les deux rivaux par le même acteur, en le montrant alternativement sous deux habits différens ; mais ce déguisement n'a dérobé la platitude et la pauvreté de l'auteur à personne. Les portraits satiriques répandus çà et là n'ont point fait d'effet non plus ; car le public se lasse des méchancetés bien vite , et rarement il permet à un auteur de se déshonorer deux fois. Il paraît donc que M. Palissot sera obligé de borner ses succès dramatiques à la comédie des Philosophes, qui lui a fait tant d'honneur il y a deux ans. Le public est bien injuste ; il a bâillé aux allusions satiriques ; il s'est révolté aux éloges de la vertu et de la probité que M. Palissot a voulu glisser par - ci par-là dans sa belle comédie. Public ingrat ! que voulez-vous donc que fasse ce rare génie? Et sera-t-il dit chez la postérité que dans ce siècle de fer , Palissot n'a pu faire d'autre métier que celui de vous vendre , avec le libraire David , à profit commun , les gazettes d'Amsterdam et de Bruxelles ? On a publié depuis peu une Vie du comte de Tottleben ( 1 ). C'est un présent à faire à vos antichambres. JUILLET. Paris , 1er juillet 1762. M. ROUSSEAU, voulant publier ses vues et ses idées sur l'éducation particulière , et se choisissant un élève qu'il (1 ) Le comte de Tottleben , Saxon , né en 1710 , mort en 1773. La Saxe , la Russie, la Prusse et la Pologne furent les théâtres des exploits de cet aventurier , dont les premières lectures avaient été la Vie de Cartouche et la Pratique des Filous , et qui profita beaucoup de cette étude. 1 " JUILLET 1762. 65 appelle Émile , il ne fallait point qu'il fît un ouvrage didactique rempli de règles , de principes , de maximes ; il fallait en faire un ouvrage purement historique ; c'est-àdire qu'après avoir bien établi le caractère de son élève , il fallait nous faire l'histoire ou le roman de son éducation, sans jamais s'aviser de donner aucune de ses méthodes pour un principe ou une règle à suivre ; car lorsqu'on vient aux applications , tout n'est vrai qu'à un certain point , et ce qui convient merveilleusement à un tel sujet, ferait un très- mauvais effet sur un tel autre ; ainsi il n'y a point de méthode à prescrire dans l'éducation particulière , qui varie autant qu'il y a d'élèves , et le ton didactique ne peut manquer d'être déplacé dans un pareil ouvrage. En revanche , il n'y a point de réplique contre les faits narrés historiquement sans préceptes et sans pédanterie , pourvu que vous ayez assez de génie pour établir une correspondance parfaite entre le caractère que vous avez donné à votre élève et la méthode que vous avez suivie dans son éducation , et qu'on voie clairement que votre méthode a produit les effets que vous lui attribuez. Voilà , du moins, comment j'avais conçu autrefois l'idée d'un Traité sur l'éducation , dont l'exécution eût été peut-être au- dessus de mes forces , mais non pas au-dessus de mon courage , si d'autres occupations et d'autres soucis m'en eussent laissé le loisir. J'avais imaginé un couple charmant qui jouit du bonheur de s'aimer et d'être uni par le plus doux lien , après avoir éprouvé de longs obstacles à leurs désirs. Cet heureux mariage ne dure qu'un instant. L'époux , en devenant père , devient aussi le plus malheureux des hommes. Il perd une femme qu'il adore , et il ne survivrait point à ce malheur , sans le gage qu'elle laisse en mourant à ses TOM. III. 5 66 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , soins. Le voilà donc seul dans le monde avec un fils. La perte de sa femme produit un changement total dans le caractère de cet infortuné. Il quitte ses places ; il se retire à la campagne, et là , lorsque la violence de la première douleur a cédé à une plus douce mélancolie , il se consacre uniquement à l'éducation de son fils. L'histoire de ce fils , jusqu'à l'âge de dix-huit ans , c'est mon Traité d'éducation , que je me serais bien gardé de nommer ainsi et à qui je n'en aurais pas non plus donné la livrée , en le farcissant de principes et de méthodes ; c'eût été l'histoire du père et du fils ; mais sans jamais donner leur exemple pour modèle : au contraire , j'aurais mis tous mes efforts à cacher le but de mon ouvrage , sous la simplicité de la narration historique. M. Rousseau a cru devoir faire un ouvrage mixte , tantôt historique , tantôt didactique. J'ose croire que tel que je l'avais conçu , il avait plus l'air d'un ouvrage de génie ; sûrement il n'aurait pas eu cet air de pédanterie qui dépare le livre du citoyen de Genève. Au reste , cet auteur a pris plaisir à contrarier, dans son traité , plusieurs de mes idées qu'il connaissait sur ce sujet important ; mais d'une manière à ne m'en point désabuser. La seule idée capitale qu'il ait conservée des miennes , c'est de ne parler à son élève , de Dieu et de religion , qu'à l'âge de la raison : mon jeune homme, à l'âge de quinze ans , n'avait pas entendu noncer le nom de Dieu ; il ne l'aurait sûrement pas pris en vain. J'observe que M. l'avocat -général n'aurait pu attaquer un auteur qui rapporte historiquement qu'un tel père a élevé son fils de telle manière. proRemarquez aussi qu'on ferait, suivant cette idée, autant de traités historiques d'éducation particulière qu'il y a de situations domestiques. Ainsi , on ferait l'histoire d'un 1ºer JUILLET 1762. 67 père et d'une mère d'une nombreuse famille , et cette histoire, approchant davantage de notre situation commune et civile , ferait aussi un traité beaucoup plus instructif que celui que j'avais imaginé. Il n'est pas besoin de dire que la condition et le caractère des personnages doivent être établis dans ces traités avec autant de soin que dans un roman ; sans quoi , point de vérité , et point d'instruction, qui devient inutile et nulle à mesure qu'elle devient vague. Ce ne sont pas les lieux communs qui éclairent ; c'est l'exemple et l'histoire s'il ne fallait que des lieux communs et des maximes , nous serions les hommes les plus sages et les plus éclairés qu'il y eût sur la terre ; car toute notre vie nous n'entendons que cela , et dans nos sermons , et sur nos théâtres , et dans nos collèges , et dans notre institution domestique : le goût de prêcher est devenu une passion universelle, et vous savez combien nous en sommes meilleurs.

Pour dire encore un mot de mon jeune homme , je le faisais mourir àl'âge de dix-huit ans, au moment où le père devait recueillir les fruits de ses soins ; car en toute chose il est bon de rappeler aux hommes la vanité de leurs espérances. Cela les accoutume à l'infortune , le tableau en est plus vrai , et apprend aux heureux à jouir du bonheur avec sagesse. L'observation la plus importante et la plus générale à faire sur l'éducation , c'est qu'elle se ressentira toujours de l'imperfection inséparable de toute institution humaine. Quelque soin que vous preniez. de votre fils , gardez-vous d'imaginer que vous soyez son seul guide. La nécessité qui dispose de nous , la combinaison de cette foule de circonstances extérieures qui se perpétuent et se renouvellent pendant tout le cours de la vie , n'in- 68 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , flueront-elles pas sur votre élève , et le sort qui règle la destinée du père et de la mère ne décidera-t-il pas de celle des enfans ? Ah! nous sommes tous sous la main invisible. Frédéric , élevé par un moine sous le dais d'un trône qui ne fut jamais ébranlé , n'eût été peut-être qu'un homme ordinaire , un roi fainéant , dont le nom sans gloire n'aurait eu dans les fastes de marque distinctive que son chiffre ; mais né sur un trône qui n'est pas assez affermi pour être à l'abri du danger , souverain d'un peuple dont les malheurs deviennent les siens propres , chef d'une armée dont les défaites ébranleraient sa couTonne et n'exposeraient pas moins la personne du roi que le bien des sujets , Frédéric a appris de son sort , bien mieux que de ses maîtres , le grand art de régner , d'être digne de son rang , de balancer la grandeur des périls par des vertus plus grandes , et de fournir la plus belle vie dont il y ait peut-être trace dans l'histoire. La Grèce, si étroite , si peu étendue , était une pépinière de grands hommes, tandis que l'immense empire des Perses n'avait pas un nom illustre. Tout y languissait dans l'indolence et dans l'abattement , pendant que les grands exemples de toute espèce inspiraient à la jeunesse grecque la passion des vertus et de la gloire. Vous jugez qu'un auteur qui oublierait l'influence que le sort public et le sort domestique ont nécessairement sur l'éducation , ne saurait faire qu'un mauvais traité. Vous jugez encore qu'un auteur qui aurait besoin, pour le succès de sa méthode, d'un concours constant de circonstances très-difficiles à rassembler , et où la vicissitude des choses humaines, encore plus difficiles à faire durer, aurait perdu son temps et sa peine. Ce n'est pas assez que M. Rousseau ait oublié l'un et qu'il exige I JUILLET 1762. 69 l'autre ; quand il s'égare , il n'est pas homme à rester à moitié chemin. Lorsque , par une combinaison unique et impossible, vous aurez ôté au sort toute influence , que vous aurez rassemblé toutes les circonstances que M. Rousseau exige, que vous aurez réglé le monde entier et toutes les choses humaines suivant le besoin de votre Émile et le caprice de son gouverneur, vous croyez peutêtre pouvoir vous flatter du succès de cette éducation ? Vous vous trompez. S'il arrive un seul de ces hasards qu'aucune prudence humaine ne peut ni prévoir ni prévenir , si , dans le cours de dix-huit ou vingt ans de soins assidus , il échappe au gouverneur un mouvement, un sourire, un mot indiscret ou inconsidéré , dès ce moment tout est manqué, tout est perdu ;. M. Rousseau a le plus grand plaisir de vous répéter cet arrêt à toutes les cinq ou six pages de son livre. S'il faut tant de choses impossibles pour élever un homme , il est plus court d'y renoncer. Si l'Émile du citoyen de Genève était un dieu dont le destin dût assurer pour jamais le bonheur du genre humain, et que son éducation nous importât audelà de toutes choses, je défie qu'on y réussît au gré de M. Rousseau , et qu'il ne vous répétât à tout moment son mot favori : Tout est fini, tout est perdu. En général, on peut dire que son Traité De l'Education est un recueil de choses vraies et fausses , de contradictions , de beautés grandes et sublimes , et d'impertinences plates et inutiles , de choses touchantes, et de choses arides, de systèmes extravagans et absurdes , et de vues justes , de choses consolantes pour l'humanité , et de satires et de calomnies contre le genre humain. Le grand défaut de M. Rousseau , c'est de manquer de naturel et de vérité ; l'autre, plus grand encore , c'est d'être 70 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , toujours de mauvaise foi. Ses raisonnemens sont composés d'une foule de vérités et d'une foule de faussetés et de mensonges. On ne saurait se promettre de les réfuter avec succès , et cependant tout lecteur attentif en sent le défaut et l'inanité. Voilà pourquoi M. Rousseau n'a persuadé à personne que les lettres étaient la peste du genre humain, que le théâtre était une école de corruption, que l'homme était fait pour la vie sauvage , et non pour vivre en société ; et voilà cependant pourquoi il a trouvé si peu d'adversaires dignes de lui . On admire son talent ; mais on est fâché qu'il n'en puisse faire un meilleur usage. On peut dire encore que M. Rousseau a toujours raison quand les hommes ont tort , et toujours tort quand les hommes ont raison ; car il cherche moins à dire la vérité qu'à dire autrement qu'on ne dit , et à prescrire autrement qu'on ne fait. On est étonné de voir à côté d'une idée pleine d'élévation et de charmes une platitude qui n'a pas le sens commun. On peut , je crois , assurer aussi que tout ce qui regarde l'éducation dans son livre est faux et de nul usage. Non-seulement il se tourmente , surtout pendant le premier âge de son Émile , à lui apprendre des choses que l'enfant le plus abandonné apprend tout seul , non- seulement un précepte détruit l'autre , et l'auteur se contredit à chaque page ; mais je défie qu'on puisse employer avec succès une seule des méthodes qu'il prescrit. Il dit bien à tout moment : « Mon Emile est tel ; » il lui trouve les plus grandes vues , les sentimens les plus sublimes , la conduite la plus merveilleuse ; mais on ne voit nulle part comment tant de merveilles résultent de la méthode de M. Rousseau, ni qu'elles soient la conséquence nécessaire des moyens que le gouverneur Jean-Jacques a em- 1ª JUILLET 1762. 71 ployés pour faire de son Émile un homme unique. Au contraire , la plupart de ses principes sont peu féconds , peu conformes à la nature humaine , et ses pratiques si puériles , ses méthodes si absurdes , qu'on est étonné , comme je l'ai dit , qu'un homme de tant d'esprit et de génie puisse tomber dans des platitudes si extravagantes . Je ne parle point ici de ses principes fondamentaux ; ils méritent bien la peine qu'on les examine à part et qu'on sache jusqu'à quel point on doit se fier aux assertions hardies du citoyen de Genève ; mais qu'on se rappelle toutes ses autres pratiques , il n'y en a pas une qui ne soit fausse et puérile. Et cette peine inutile avec laquelle je dirais volontiers qu'il se tourmente autour des sens de son élève , et cette belle méthode par laquelle Émile doit apprendre de lui - même à lire et à écrire , et la belle manière de lui enseigner la géographie , la géométrie , le dessin , la physique , et ces beaux jeux nocturnes , et ce beau jeu de gâteaux pour le dresser à la course , et cette belle histoire du bâton brisé dans l'eau , et celle du vin frelaté , et celle du dîner somptueux dont Émile tire une si belle morale , et celle de sa faim dans la forêt de Montmorenci , et tant d'autres que je passe sous silence, si un homme sensé peut y trouver une seule vue juste , utile et philosophique , il faut que le genre humain n'ait pas encore eu le sens commun jusqu'à ce jour , et qu'il apprenne de M. Rousseau à produire avec ses facultés des effets tout autres que ceux que nous avons crus jusqu'à présent conformes à la nature des choses. Ce qui n'est pas moins étrange , c'est de voir cet écrivain prêcher partout l'amour de la vérité et employer toujours l'artifice et le mensonge pour réussir auprès de son élève. Si M. Rousseau croit qu'il soit si aisé de déro-. 72 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ber la vérité aux enfans et de leur en faire accroire sur le vrai caractère de ceux dont ils dépendent , sur leur vraie situation , sur ce qu'ils peuvent et sur ce qu'ils ne peuvent point , on peut l'assurer qu'une des observations les plus communes lui a échappé. Il ne faut pas avoir vu beaucoup d'enfans pour savoir avec quelle justesse étonnante ils jugent de tout ce qui les intéresse , de tous ceux qui ont des rapports directs avec eux, et combien il serait inutile de vouloir leur donner le change là-dessus . Il faut donc regarder le livre De l'Éducation , ainsi que les autres ouvrages du citoyen de Genève, non comme un livre utile aux hommes , non comme l'ouvrage d'un philosophe avec lequel vous aimeriez à passer votre vie, à philosopher et à vous instruire , mais comme un recueil immense de choses qui vous fait penser sur toutes sortes de matières , dont l'auteur , par un art infini , par un style rempli de chaleur et de force , vous intéresse encore, lors même qu'il s'égare et qu'il est de mauvaise foi , et dont le caractère sera toujours précieux , tantôt par le talent de l'auteur , tantôt par sa singularité. Les deux derniers volumes m'ont paru infiniment supérieurs aux deux premiers. On dit que le Contrat social est de la même trempe ; obscur et embarrassé dans ses principes , souvent futile et plat, souvent hardi , élevé et admirable. On a pris des mesures si justes à la poste , que ceux qui l'ont fait venir par cette voie en ont été pour leurs frais et leurs peines. A moins de l'aller chercher en Hollande et de le faire entrer dans sa poche, il n'est pas trop possible de l'avoir ici. Dans six mois il sera étalé dans toutes les boutiques , à côté du livre de l'Esprit et de celui de l'Éducation. Le conseil de Genève a fait brûler les deux ouvrages 1 S I" JUILLET 1762. 73 par la main du bourreau , et arrêté en outre que l'auteur, s'il venait à Genève , serait pris et conduit devant le magistrat pour répondre de ses principes ( 1 ). Cette procédure assez déplacée et assez inconsidérée pourrait bien faire aller M. Rousseau dans sa patrie , car il ne doit pas manquer de partisans dans une démocratie ; et de rentrer dans Genève malgré le conseil , serait bien autrement piquant que d'y aller lorsque personne ne s'y oppose. On se ferait alors chefde parti parmi le peuple , et , par ses combinaisons , M. de Voltaire serait peut-être inquiété jusque dans son asile des Délices. Voilà des conjectures. Tout ce qu'on sait , c'est que M. Rousseau est arrivé à Iverdun , à dix-huit lieues de sa patrie. On devait donner à la Comédie Française la Mort de Socrate , tragédie en trois actes , par M. de Sauvigny, garde-du-corps du roi de Pologne Stanislas (2) . Ce poète a donné jusqu'à présent des pièces fugitives , des odes anacréontiques et autres bagatelles qui ne vous feront pas présumer qu'il soit en état de traiter un sujet de cette importance. Quand M. de Voltaire y a échoué par le défaut de profondeur et de gravité , on ne peut pas trop espérer que M. de Sauvigny y réussisse ; car s'il fait des vers avec facilité , il les fait si légers , si dépourvus d'idées qu'on pourrait lui imputer la stérile abondance que le philosophe de Sans- Souci trouvait à l'abbé de Bernis ( 3) , si M. de Sauvigny avait au moins la grace et la tournure du poète devenu cardinal. Or, il n'y a aucun sujet où les idées les plus grandes et les plus profondes ( 1 ) Ainsi Grimm répond lui - même aux conséquences qu'il tirait contre Rousseau de ce qu'il n'avait pas , dans sa fuite , choisi Genève pour retraite. (2) Littérateur aussi médiocre que fécond , né vers 1730 , mort en 1809 . (3) Voir la note 2 de la page 319 du tome II. 74 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , soient plus indispensables que dans la Mort de Socrate. Quoi qu'il en soit , celle de M. de Sauvigny était prête à paraître ; le jour en était pris et annoncé, lorsqu'il vint une défense de la police de la jouer. On prétend qu'elle est remplie d'allusions qu'on aurait pu appliquer à monseigneur Christophe de Beaumont, archevêque de Paris , à nos seigneurs de la cour du Parlement, à la haine et à l'animosité qu'on a dans ce moment-ci contre la philosophie. Je crois que la circonstance de la proscription de M. Rousseau a beaucoup contribué à la suppression de cette pièce. On aurait craint que le parterre ne fit des applications continuelles à l'histoire du jour. On prétend que l'auteur a eu la permission de faire imprimer sa pièce. S'il en profite , nous serons à portée de juger jusqu'à quel point les appréhensions de la police étaient fondées (1). Prosper Jolyot de Crébillon , de l'Académie Française , vient de mourir à l'âge de quatre-vingt-neuf ou dix ans (2 ). Ce poète tragique jouissait d'une haute réputation qu'il devait moins à son mérite qu'au hasard d'avoir eu M. de Voltaire pour concurrent dans la carrière du théâtre. La noire envie et la basse jalousie se plaisaient à élever Crébillon aux dépens de son rival , à le vanter comme le seul génie tragique , et n'accorder à M. de Voltaire que des talens d'agrément. On vantait continuellement les tragédies de Crébillon , et l'on jouait sans cesse celles de Voltaire. Je ne dis pas que M. de Crébillon ait été sans aucun mérite ; mais je dis que , ni pour ( 1) Non-seulement la pièce de Sauvigny fut imprimée , mais la représentation en fut permise plus tard. Voir ci-après lettre du 15 mai 1763 . (2) Crébillon monrut le 17 juin 1762 ; il était né le 15 février 1674 . I er JUILLET 1762. 75 a le génie tragique , ni sous aucun autre point de vue , il ne peut être comparé à M. de Voltaire , et que ce jugement sera infailliblement confirmé par la postérité. La plus belle des pièces de Crébillon , Atrée et Thyeste , n'est presque jamais jouée. Son Electre a eu un grand succès en son temps. Celle de M. de Voltaire n'en a presque pas eu , et il s'en faut bien qu'elle soit sans défauts ; mais telle qu'elle est , elle dégoûtera insensiblement le public de ce puéril et impertinent roman sur lequel l'Electre de Crébillon est bâtie , auquel je défie un homme de goût de se prêter. Rhadamisthe et Zénobie sans doute des beautés ; mais la fable en est embrouillée de façon que personne n'y peut rien comprendre. Voilà les trois pièces de M. de Crébillon qui sont restées au théâtre. Si vous en examinez le style et le coloris , c'est bien pis. En général , Crébillon avait du génie , si l'on veut ; mais il manquait de culture , et l'on n'en dira jamais : Voilà un beau génie. Il laisse un fils dont vous connaissez la réputation et les ouvrages. La Comédie Française lui a célébré un service solennel dans l'église de Saint-Jean-de-Latran , et a joué le soir Rhadamisthe , mais sans beaucoup de monde ( 1 ) . Vous voyez que l'Eglise ne dédaigne pas l'argent des excommuniés , et les prêtres ne se font pas de peine de donner quittance de l'argent reçu de ceux qu'ils ne veulent pas admettre à la sainte table ( 2). Nous sommes entre autres inondés de Comptes rendus aux différens parlemens du royaume par leurs procureurs- généraux , parmi lesquels on ne distingue que le (1 ) Le 6 juillet. (2) Voir ci-après une lettre de Voltaire comprise dans la lettre de Grimm du 15 décembre 1762. 76 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , second Compte rendu sur l'appel , comme d'abus , des constitutions des Jésuites , par M. de La Chalotais , procureur- général au parlement de Bretagne. Le second ouvrage de ce magistrat a eu autant de succès que le premier , et c'est ce qui nous restera de cette grande et mémorable querelle. Les Jésuites peuvent hardiment regarder M. de La Chalotais comme leur destructeur en France. Jamais ouvrage polémique n'a porté un coup plus cruel et plus irréparable ( 1 ). Paris , 15 juillet 1762. On peut chercher la source de tous les égaremens de M. Rousseau dans le caractère de cet homme idéal et chimérique qu'il s'est créé , et qu'il a substitué partout à l'homme de la nature , tel qu'il existe depuis cinq ou six, mille ans que nous avons quelques notions du genre humain. Faut-il s'étonner que , n'ayant jamais eu qu'un modèle fictif dans la tête , il ait toujours manqué de naturel et de vérité dans ce qu'il a écrit sur la nature de l'homme , sur ses rapports moraux , sur ses droits et sur ses devoirs ? S'il est permis d'avilir un titre auquel on ne peut aspirer, M. Rousseau a raison de calomnier celui de philosophe ; il sera toujours regardé comme un écrivain éloquent, jamais comme un philosophe profond. Le citoyen de Genève n'est pas le premier qui se soit donné la torture pour établir cet état chimérique que les écrivains du droit naturel et politique ont appelé état de nature; ils ont tous épuisé leur imagination pour en (1 ) Le premier et le second Compte rendu furent d'abord imprimés in- 4º, Il en parut ensuite plusieurs éditions in- 12. On répandit le bruit peu fondé que d'Alembert, ami de La Chalotais , n'était pas étranger à la rédaction de ces Comptes. 15 JUILLET 1762. 77 décrire les avantages. L'histoire de nos premiers parens, dans le jardin d'Eden , n'est pas plus puérile que celle que de grands philosophes modernes ont forgée de ce prétendu état de nature. Si nous savions , de science certainc , que le genre humain a vécu pendant des siècles dans cet état quil'n'a jamais existé , qu'en pourrait- on conclure ? ' que l'état de société , qui a succédé à cet état primitif, est contraire à la nature humaine ? J'aimerais autant qu'on me dît que les poissons avaient été créés originairement pour vivre dans l'air , sur les arbres , et qu'ils se sont dégradés et perdus depuis qu'ils se sont plongés dans les eaux. Je suis bien fâché que le docteur Swift soit mort sans faire l'histoire des poissons dans ce goût-là ; il nous aurait prouvé comme quoi toutes les misères , tous les maux de l'espèce piscine , tirent leur origine de son goût dépravé pour l'eau , et de ce qu'elle a perdu l'heureuse habitude de vivre dans les airs , etc. Ridiculum acri.... De bonne foi , un philosophe sensé se persuadera-t-il jamais qu'une espèce d'êtres , quelle qu'elle soit , puisse sortir de son état naturel , et subsister pendant des siècles dans un état entièrement opposé à sa nature? S'il était possible qu'une espèce pût tenter quelque chose de contraire à sa nature, au premier acte , au premier essai , elle cesserait d'exister. Il y a cette différence entre l'air salubre et l'air pestiféré , que dans l'un ´on vit , et dans l'autre on meurt : voilà tout. Ainsi , on aurait beau découvrir d'une manière certaine que le genre humain a vécu des milliers d'années dans cet état de nature que nos docteurs ont si fort embelli ; puisque l'état de société , avec tous ses développemens civils et moraux , a succédé à ce premier état, et que les hommes s'y conservent depuis des milliers d'années , il est évident 78 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , que l'un et l'autre de ces étals sont également conformes à la nature humaine. Tout ce que je puis accorder à la chimère de nos écrivains , c'est que cet état de nature était un état de félicité pure , et que celui de société en est un rempli de misère et d'infortune ; mais enfin , puisqu'il a résulté de l'autre , il était malheureusement impossible aux hommes de n'y point tomber. Je ne sais point raisonner contre les faits. Émile , à l'âge de vingtcinq ans , tient de la libéralité de M. Rousseau tous les avantages de la plus brillante jeunesse ; mais enfin rien au monde ne pourra l'empêcher d'arriver un jour à l'âge de décrépitude , où il faudra perdre tous ces avantages. Ainsi , reprocher au genre humain l'état de société , est au moins aussi philosophique que de blâmer un vieillard de soixante ans d'avoir troqué de beaux cheveux châtains contre une chevelure grise. Vous voyez qu'en raisonnant de la manière la plus modérée sur les idées de nos docteurs du droit naturel , on en découvre partout l'insuffisance et l'absurdité. Que ne serions-nous pas en droit d'en penser , en les approfondissant un peu davantage ? Car enfin cet état de nature , dont ils se sont plu à nous faire des tableaux si magnifiques , nous n'en voyons aucune trace dans l'histoire de l'homme. Non - seulement nous ignorons absolument si l'homme a jamais vécu dans cet état , mais, en le comparant avec les connaissances que nous avons pu acquérir de la nature humaine , nous sommes en droit d'en inférer que jamais le genre humain n'a pu exister un seul moment de cette manière chimérique ; nous voyons clairement que l'homme , tel qu'on nous le présente dans l'état de nature , est tout un autre être que celui que nous voyons sous nos yeux , et qui ressemble à 15 JUILLET 1762. 79 celui dont l'histoire nous est connue depuis cinq à six mille ans. J'ignore comment le genre humain a commencé ; mais je sens qu'un être faible , craintif, et doué d'imagination , comme l'homme , a dû , dès le premier instant de son existence , rechercher la société de ses semblables , s'effrayer de la solitude et des ténèbres , s'inquiéter au moindre bruit , n'écouter l'agitation des feuilles par le vent qu'avec tressaillement , qu'avec une secrète horreur, et supposer partout un pouvoir invisible. Voilà donc l'origine de la société et de la religion , prise , non dans l'excellence , mais dans la faiblesse de notre frêle nature. Je sens encore que, les passions étant inséparables de notre nature , le genre humain a dû être susceptible de grandes vertus et de grands crimes ; et les combinaisons de tout ce qui entre dans notre essence étant infinies , je sens que le propre de notre espèce est d'être un composé de toutes sortes de tempéramens , de qualités et de résultats . Tout ce qui arrive à une espèce lui arrive conformément à sa nature , parce qu'elle ne pourrait subsister un instant hors de sa nature. Tous ceux qui ont écrit des choses contraires à ces principes ont peint un homme imaginaire qui n'a jamais existé , et une condition chimérique sur laquelle ils ne peuvent rien affirmer. Ils n'ont envisagé l'homme que par un côté ; ils l'ont doué de telle faculté , et ont oublié telle autre ; ils ont oublié surtout que l'homme n'avait pas seulement telle et telle faculté , mais qu'il les avait toutes en même temps et ensemble : ce qui produit entre elles des relations , des modifications, des combinaisons sans nombre. Nos philosophes en ont agi avec l'homme , depuis quelque temps , comme un organiste en use avec son instrument. Ils combinent ses différens jeux à leur caprice ; mais on peut dire que cela 80 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , fait d'assez mauvais organistes . Ainsi l'abbé de Condillac , dans son Traité des Sensations , et M. Rousseau , à son exemple , dans le premier volume de l'Éducation , ôtent et rendent alternativement les mêmes sens à un homme pour imaginer des résultats qui n'existent que dans leurs cerveaux creux. Eh ! messieurs , ayez la bonté de considérer que l'homme n'est pas un orgue , que jamais un jeu ne se fait entendre en lui si absolument seul , que les autres n'aient aucune part à l'effet qu'il produit. Ainsi nos docteurs ont tantôt représenté l'homme dans un état plein d'innocence , mais isolé ; tantôt dans la société , mais chargé de crimes , environné d'horreurs de toute espèce. L'un et l'autre de ces tableaux étaient également philosophiques ; mais enfin cela a produit les plus belles , les plus éloquentes sorties contre le genre humain , les plus sublimes lamentations sur ses malheurs et sur ses crimes. Immortel doyen de Dublin , sublime Swift , je reviens encore à toi. Un seul de tes traits de plaisanterie, souvent une seule ligne de tes écrits a plus de sel , plus de philosophie , plus de profondeur que les gros livres de nos écrivains didactiques. Reparais au milieu de nous pour reprocher aux moutons de s'être mis en troupeaux. Quoique de mémoire de mouton jamais aucun n'ait marché seul dans ce monde , fais-leur un tableau enchanteur de cet état de félicité , lorsque chaque mouton broutait dans les bois de son côté. Représente-leur , avec la véhémence nécessaire , tous les inconvéniens , tous les malheurs des troupeaux , parmi lesquels le plus grand, celui qui occupe et afflige le plus les moutons , c'est d'être soumis à la volonté et au caprice d'un berger despote , et de ses chiens plus arrogans que lui. Peut-être , après ton sermon , verrons -nous les moutons se débander, et reprocher aux 15 JUILLET 1762. 81 hommes , par leur exemple , de profiter si peu des leçons de leurs docteurs. M. Rousseau , suivant son usage , a poussé toutes ces idées chimériques sur l'état de nature beaucoup plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs. Il soutient clairement qu'il n'y a point de perversité originelle dans le cœur de l'homme , que tous les premiers mouvemens de la nature sont toujours droits. Il pourrait nous dire avec autant de vérité qu'il n'y a point d'arbres rabougris au monde , qu'ils croissent tous également beaux , droits et élevés , et que ce n'est que depuis que la culture s'en est mêlée qu'on voit des arbres bossus et contrefaits. Il pourrait dire encore que la laideur n'est pas dans la nature de l'homme comme la beauté , et que la premièren'est qu'une suite de l'art de la toilette. Toutes ces propositions sont à peu près également philosophiques et vraies. C'est pourtant sur ces fondemens que M. Rousseau a établi son traité De l'Éducation. Il ne faut donc pas s'étonner si ses méthodes sont si chimériques , ses moyens si peu conformes à la nature humaine , ses détails si remplis de faussetés , ses principes si peu féconds et si vagues. Quelle foule d'assertions hardies , gratuites , outrées et vides de sens! Elles ont toutes leur source dans cet homme idéal et faux que M. Rousseau s'est formé et qui n'a jamais existé. Il veut que que la première éducation soit purement négative. Quand cela ne serait pas absolument impossible , cela n'en serait pas moins faux. L'analogie que M. Rousseau emploie sans cesse pour s'assurer de l'existence des lois générales de la nature vous prouve qu'il en est une qui ordonne singulièrement la première culture. Donnez à un arbre dans son premier âge une éducation purement négative , et vous le verrez bientôt étouffé sous TOM. III. 6 82 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , des branches gourmandes sans nombre ; son mal sera même grand à proportion que sa sève est forte et généreuse. Ailleurs , M. Rousseau proscrit toute habitude , bonne ou mauvaise. Suivant son goût pour les antithèses , la seule bonne habitude , c'est de n'en prendre aucune , comme si un animal à habitudes , tel que l'homme, pouvait s'en préserver à son choix , et qu'il pût y avoir un enfant de douze ans , fût-il parvenu à cet âge hors de la société , au milieu des bois , qui n'en eût contracté une infinité ! Le concours des objets extérieurs , le sort qui en résulte , nous forcent bien plus sûrement que nos maîtres à des habitudes inévitables , et le seul soin de ces derniers doit consister à nous faire prendre l'habitude de la vertu et de la droiture. Dans un autre endroit , M. Rousseau soutient que les actions d'un enfant sont dépourvues de toute moralité. S'il a voulu dire qu'un enfant peut faire sans crime une action criminelle , il a exprimé d'une manière louche une idée commune , et un homme aussi peut être dans ce cas-là; mais il est impossible de concevoir un être moral , quelque âge qu'il soit , avec des actions sans moralité : ce que tout le monde conçoit , c'est que la moralité des actions d'un enfant est différente de la moralité des actions d'un homme à l'âge de raison. Dans le même endroit , il condamne l'émulation ; il la confond exprès avec l'envie , avec la basse jalousie , pour pouvoir en dire du mal; il veut qu'on lui substitue la liberté bien réglée. Demandez-lui ce qu'il entend par cette liberté bien réglée; je me trompe fort , ou il n'y attachera jamais un sens raisonnable. « Ne parlez , dit-il , jamais à votre élève de devoir la nécessité doit être son seul frein . » Mais faitesmoi comprendre, monsieur le gouverneur , comment on peut séparer ces deux idées , et comment l'une est plus

15 JUILLET 1762. 83 aisée à concevoir que l'autre. L'idée de la nécessité et de ses décrets irrévocables est une des plus philosophiques qu'il y ait ; elle paraît être réservée à l'âge de la sagesse. La jeunesse imprudente , la passion aveugle se révoltent à cette idée , se heurtent étourdiment contre la loi inflexible de la nécessité , et vous voulez qu'un enfant s'y résigne , un enfant à qui vous refusez tout usage de raison, et qui n'a sûrement pas l'expérience des choses de la vie ! Quelle extravagance ! Cependant c'est sur ces principes et autres semblables que M. Rousseau fonde les méthodes de son éducation , ou plutôt il n'y fonde rien , parce que la plupart de ses principes sont stériles , embarrassés , et ne produisent rien, en sorte qu'on n'aperçoit aucune véritable liaison entre eux et les méthodes qu'il indique. Il ne paraît les avoir établis que pour décrier les sentimens reçus , pour combattre des usages raisonnables . C'est ainsi qu'il nous fait le tableau le plus touchant de l'état de nature , qu'il nous ôte dans cet état jusqu'au germe du vice, afin de pouvoir nous reprocher, dans notre condition actuelle , tous nos vices , comme notre ouvrage. Par une suite de ce tour d'esprit , il ne veut point qu'on raisonne avec les enfans , et cela parce que le sage Locke le veut , et que c'est en effet le précepte le plus sensé de l'éducation . Mais comment prouve-t-il qu'il ne faut pas raisonner avec les enfans ? c'est en prouvant que vous avez tort de leur inculquer vos propres raisonnemens . Mais quand Locke veut que vous raisonniez avec vos enfans , apparemment qu'il ne vous conseille pas de substituer vos raisonnemens aux leurs ; il veut , au contraire , que vous écoutiez leurs raisonnemens , que vous vous gardiez bien de les corriger par les vôtres , mais que vous tous nos maux , 84 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , leur appreniez à les rectifier par leurs propres réflexions , que vous saurez bien faire naître sans pédanterie , si vous n'êtes pas sot vous-même. Il n'y a certainement dans tout l'ouvrage de M. Rousseau pas un principe qui vaille celui-là. si Si vous voulez suivre avec la même exactitude toutes les assertions du citoyen de Genève, vous y trouverez partout le même défaut de naturel , de vérité et de philosophie , et vous finirez par vous persuader que cet éloquent écrivain ne connaît ni les attributs de la nature humaine , ni ceux de l'enfance , et que le défaut de mesure qui caractérise tous ses conseils les rend de nul usage, lors même qu'ils ont une sorte de vérité. Ainsi il dit qu'un des meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder , tant qu'il est possible. Il est vrai que vous précipitez trop vos soins , le fruit sera un avorton qui n'aura jamais son point de maturité ; mais si vous retardez trop , le fruit sera pourri. Le vrai précepte de la bonne culture , c'est de ne rien trop précipiter ni trop retarder. Il veut , quoi qu'il arrive , qu'on quitte toute occupation avant que l'élève s'ennuie ; car , dit-il , <« il n'importe jamais autant qu'il apprenne , qu'il n'importe qu'il ne fasse rien malgré lui. » C'est là une des conséquences de ce principe de la liberté dont on cherche en vain à pénétrer les effets et les résultats. M. Rousseau ne veut employer ni gêne ni contrainte avec son élève. Je croirais volontiers que nos gouvernantes ont tort de dire sans restriction qu'il faut rompre la tête aux enfans , et que c'est une grande affaire de déterminer à quel point on doit résister à l'opiniâtreté que les enfans ont coutume de montrer : dans ces luttes , souvent l'ame se brise, et perd sa fermeté et sa force en quittant l'entêtement , 15 JUILLET 1762. 85 dont le chapitre est si long dans l'éducation populaire. Mais quelle imprudence n'y aurait- il pas d'accoutumer un être assujetti de mille manières , depuis l'instant de sa naissance jusqu'à sa mort , à tant d'objets qui en disposent continuellement ; de l'accoutumer, dis-je , à ne rien faire malgré lui , tandis qu'il doit passer ses jours sous le joug inévitable de la nécessité ? - Ces contradictions sont familières à M. Rousseau. Il les aperçoit quelquefois lui-même, et alors il s'en tire par une subtilité qui n'est rien moins que solide ; mais il ne se reproche pas même les plus fortes. Il dit dans un endroit que <« les philosophes n'aiment tant le genre humain que pour se dispenser d'aimer personne , » et dans un autre , que , « pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse , il faut la généraliser et l'étendre sur tout le genre humain. Il faut, ajoute - t - il , par raison , par amour pour nous , avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain. » Avoir pitié de notre espèce ! Et cette pitié , que produira - t - elle ? Je défie qui que ce soit de donner à cette proposition une signification sensée. Qu'importe , après tout , qu'un auteur soit en contradiction avec lui-même? C'est souvent un moyen. de lui faire rencontrer le vrai une fois . Le pis est , dans un traité de morale, d'être toujours en contradiction avec la vérité et la simplicité des mouvemens de la nature; c'est se guinder l'esprit à une foule de paradoxes ; le vrai génie est autre chose. M. Rousseau veut que le travail de son élève soit prisé par le travail même , et non parce qu'il est de lui . «< Dites ( ce sont ses paroles ) , dites de ce qui est bien fait , voilà qui est bien fait ; mais n'ajoutez point : Qui est-ce qui a fait cela ? S'il dit luimême d'un air fier et content de lui : C'est moi qui l'ai 86 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , fait, ajoutez froidement : Vous ou un autre , il n'importe; c'est toujours un ouvrage bien fait . » Voilà donc la proscription de la louange, cet aiguillon si sûr pour les ames nobles . Quelle folie ! « Quoi , disait l'autre jour une femme de mérite , lorsqu'il y a quelque chose de bien fait, et que je découvre que c'est l'ouvrage de mon fils , à l'instant mes yeux se remplissent de larmes : suisje donc une mère dénaturée en lui montrant les mouvemens de mon ame? » Ah,' mère tendre, laissez déraisonner les sophistes , et livrez-vous aux douces lois de la nature. Que votre fils sache au plus tôt combien il est doux de se concilier , par des actions honnêtes et généreuses , l'estime de ceux qu'il doit aimer et révérer toute sa vie. Je n'irai pas plus loin . Dans tout ce que j'ai dit sur le traité De l'Éducation , je ne me suis pas arrêté à des extravagances dont tout le monde sent d'abord l'abus et l'égarement ; je me suis arrêté à des principes qui en imposent par un côté philosophique. Je ne les ai point approfondis ; je n'en ai dit qu'un mot ; mais ce mot suffit , je crois , pour vous faire méditer avec fruit sur ces matières. Je ne dirai rien , ni de la paraphrase des fables de La Fontaine , ni du dialogue sur la propriété , ni de l'apprentissage du métier de menuisier , ni des amours . d'Émile et de Sophie , ni d'autres morceaux de cette force. Cet Émile est un assez sot enfant , et sa maîtresse une petite bégueule , pie - grièche et insupportable. L'histoire de la femme , ou de Sophie, qui précède ces impertinentes amours , est pourtant remplie de grandes beautés. C'est que M. Rousseau dit des choses générales , et que dans les détails il a eu en vue une histoire véritable , ce qui l'a empêché de se livrer à son imagination toujours guindée et sans naturel. 15 JUILLET 1762. 87 En général , tout son livre est partagé en méthodes et en peintures. D'un côté , il enseigne ce qu'il faut faire ; de l'autre , il prétend montrer les effets merveilleux de ses préceptes , en se livrant à des descriptions très-pompeuses de tout ce qu'est devenu son Émile. Mais , comme je crois l'avoir déjà remarqué, il est fort aisé de dire : « Mon Émile est ceci , cela ; » il ne faut qu'un trait de plume pour lui donner les plus grandes , les plus belles qualités. Le tout était de nous montrer qu'Émile est devenu si merveilleux par les méthodes seules de son gouverneur or , voilà ce qu'on ne voit nulle part. Au contraire , on voit encore ici , comme dans le reste , des contradictions sans fin , entre les moyens et les effets qu'ils produisent. Cet Émile n'a jamais connu l'application , et il est devenu laborieux; il ne sait ce que c'est que la méditation , tant le travail d'esprit est odieux à son gouverneur, et cependant telle question qui ne pourrait pas même effleurer l'attention d'un autre enfant va tourmenter Émile durant six mois. Il faut convenir que peu d'écrivains ont autant abusé de leur esprit et de leurs talens que le citoyen de Genève. Vers de M. de Voltaire à madame la marquise du Châtelet ( 1 ). Nymphe aimable , nymphe brillante , Vous en qui j'ai vu tour à tour L'esprit de Pallas la savante Et les graces du tendre Amour ; (1) Ce madrigal et les trois suivans se trouvent dans les éditions modernes des OEuvres de Voltaire. On les a compris tom. XIV, p . 320, 321 et 322 de l'édition Lequien , en assignant à leur composition la date de 1734 . 88 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , De mon siècle les vains suffrages N'enchanteront point mes esprits : Je vous consacre mes ouvrages , C'est de vous que j'attends leur prix. Autres à la même. Vous m'ordonnez de vous écrire , Et l'amour, qui conduit ma main , A mis tous ses feux dans mon sein , Et m'ordonne de vous le dire. Autres à la même , lorsqu'elle apprenait l'algèbre. Sans doute vous serez célèbre Par les grands calculs de l'algèbre Où votre esprit est absorbé ; J'oserais m'y livrer moi-même ; Mais , hélas ! A + D — B N'est pas = à je vous aime. Autres à la même. ( Elle faisait une collation sur une montagne appelée Saint-Blaise , près Mont-Jeu. Saint-Blaise a plus d'attraits encor Que la montagne du Thabor : Vous valez le fils de Marie ; Mais lorsqu'il s'y transfigura Souvenez-vous qu'il y gagna , Et vous y perdriez , Silvie. On vient de donner à la Comédie Italienne un opéra bouffon , intitulé Sancho- Pança dans son île . Le poëme est de M. Poinsinet , et la musique de M. Philidor ( 1). (1 ) Cette pièce fut représentée le 8 juillet 1762. Poinsinet , son auteur , 15 JUILLET 1762. 89 Cette pièce a un succès médiocre. Elle est burlesque sans être gaie. Il faut tordre le cou à un poète qui n'a rien su faire du gouvernement de Sancho-Pança. M. Poinsinet n'a pas mieux su fournir des situations au musicien. Excepté la scène du poltron qui se bat contre Sancho , qui meurt de peur comme lui , je n'en vois guère qui mérite le nom d'une situation ; et voilà pourquoi la plupart des airs ne font pas un grand effet. M. Philidor a fait grande dépense en harmonie et en bruit , fort peu en chant et en idées musicales. Il s'est répété lui-même en plusieurs endroits; en d'autres, il a imité des morceaux de On ne s'avise jamais de tout , et même d'Annette et Lubin. En un mot, ce nouvel ouvrage de M. Philidor ne soutiendra pas la réputation du Maréchal ( 1).

  • On a remis au même théâtre la jeune Grecque, pièce

de M. l'abbé de Voisenon (2 ) , qu'on disait à tort ressemdont Grimm a déjà , à la fin de sa lettre du 1er août 1760 , annoncé le Petit Philosophe, n'est pas Poinsinet de Sivry, auteur de Briséis , mais l'auteur du Cercle , Poinsinet le mystifié. (1 ) On ne s'avisejamais de tout, Annette et Lubin, et le Maréchal Ferrant , le premier de Sedaine et Monsigny , le second de Favart , le troisième de Quetant et Philidor , furent représentés avec grand succès, l'un à la foire SaintLaurent, le 14 septembre 1761 , l'autre le 15 février 1762 , au Théâtre Italien , le dernier le 22 août précédent , au théâtre de l'Opéra- Comique. L'interruption qui existe à cette époque dans cette Correspondance nous a privés d'entendre Grimm en rendre compte. (2) Cette reprise eut lieu le 5 juillet 1762 ; la pièce avait été représentée pour la première fois le 16 décembre 1756.

Tout ce qui suit , jusqu'à l'astérisque prochain , avait été cartonné par la censure impériale. Ce qui sans doute avait motivé cette mesure , c'est la plaisanterie où l'on trouvera le nom de Jésus-Christ mêlé d'une manière inconvenante. Mais cette suppression ne signifiait rien ; car cette plaisanterie en prose se trouve mise en vers dans la lettre du I mars 1763 , et les censeurs l'y avaient laissée. er 90 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , bler prodigieusement à la Fille d'Aristide , de madame de Graffigny. Ces deux comédies ne se ressemblent qu'en ce qu'elles sont toutes deux très-mauvaises. Le ramage de M. l'abbé de Voisenon est assez joli dans des pièces fugitives , parce qu'on les juge avec une extrême indulgence quand elles n'ont pas beaucoup de prétention ; mais un homme de goût ne peut le supporter au théâtre. Un de nos traducteurs à tant par feuille vient de traduire le roman de Fielding intitulé : Amélie ( 1 ) . Cette traduction est exacte et littérale , au lieu que madame Riccoboni s'en est permis une très-libre. Elle vient d'en publier la seconde partie. Lorsque tout sera complet, vous pourrez comparer les deux traductions , et juger de leur mérite. On a voulu faire une sorte de réputation à une Histoire du siècle d'Alexandre, par M. Linguet, qui s'annonce comme un jeune homme de vingt-cinq ans , à qui ses amis promettent des succès. En ce cas , je ne suis point de ses amis; car je ne trouve dans son ouvrage que beaucoup de prétention à l'esprit philosophique , avec un fort mauvais style (2). L'Épitre à M. Gresset, où on lui reproche sa paresse, ( 1 ) Barbier, nº 13,126 de ses Anonymes, dit que le nom de ce traducteur a échappé à ses recherches. (2) Amsterdam ( Paris , 1762 , in- 12 ) . Le style de cette Histoire est épigrammatique , et c'est celui que l'auteur eut toujours. Quant à l'esprit philosophique , il en devint plus tard , comme on le verra , un des plus vifs adversaires . Du reste les succès de Linguet au barreau , les journaux qu'il rédigea , sa détention à la Bastille , ont plus servi encore à faire vivre son nom que ses travaux historiques . 1 15 JUILLET 1762. 91 est de M. Sélis , jeune professeur d'Amiens ( 1 ) . Cela n'est pas précisément détestable; mais cela ne vaut pas non plus qu'on s'en occupe. L'Épitre de M. Colardeau à son chat , qu'il appelle Minette, est peu de chose. Cela n'a ni but ni sel (2). M. Maton a aussi publié un recueil de mauvais vers , dont le premier morceau est une Épître à un bel esprit de province sur les avantages de Paris (3). Vous n'oublierez pas de jeter au feu , avec M. Maton , une Ode aux Français sur la guerre présente , par un citoyen. Les citoyens sont depuis quelque temps de bien mauvais poètes. Un autre citoyen prosaïque a publié un Examen critique sur la Théorie de l'impôt (4) . C'est encore une réfution du livre de M. le marquis de Mirabeau ; mais le citoyen et son ouvrage sont restés inconnus. M. de Chevrier, aussi détestable écrivain que mauvais (1) Sélis , né en 1737 , mort en 1802. Il fut compris dans la formation de l'Institut , et remplit la place de professeur de poésie latine au collège de France , dans la chaire que Delille avait quittée pour un temps , et qu'il reprit à la mort de Sélis. (2) Le poète Le Brun lui en a trouvé sans doute , car il a fait l'Anti-Minette. Colardeau , si l'on en croit les Mémoires secrets ( 4 septembre 1762 ) , fit cette Épitre à Minette , qui est pleine d'amertume , dépité des critiques que lui avaient attirées ses précédens ouvrages. (3) Alexis Maton , écrivain fort obscur , qu'il ne faut pas confondre avec Maton de La Varenne , qui n'est pas beaucoup plus connu. (4) Les Finances considérées dans le droit naturel et politique des hommes, ouz Examen , etc. ( par Buchet ) ; Amsterdam , 1762 , in- 12 . 92 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , sujet , a publié à Bruxelles ou à La Haie une rapsodie intitulée le Colporteur, et remplie de sottises et de satires contre les gens de tout état et de toute espèce . Cet exécrable ramas est vendu assez cher ici , parce qu'il se trouve toujours des oisifs qui aiment à fouiller dans des ordures (1). La Religion à l'assemblée du clergé de France ( 2) . poëme qui a eu les honneurs du fagot par ordre de nosseigneurs du parlement. Il paraît un Appel à la Raison (3) . Les Jésuites disent que c'est un ouvrage victorieux pour eux. Il s'en faut bien que j'en pense ainsi. En tout cas , il n'empêchera pas que le mois prochain Jésus - Christ n'obtienne en France un brevet de capitaine réformé, comme disent nos mauvais plaisans , parce qu'il n'aura plus de compagnie. Les Jansenistes ont publié de leur côté dix principaux chefs d'accusation contre les Jésuites ; item , une Histoire particulière des Jésuites en France (4). * (1) Nous avons déjà parlé de Chevrier , tom. I , p . 199 , note. Son Colporteur, imprimé à La Haie ( in- 12 , sans date ) , éveilla le courroux du gouvernement français. On demanda aux États de Hollande l'extradition de l'auteur, et Chevrier allait être livré aux autorités françaises , quand il mourut d'une indigestion. Quelques personnes pensèrent qu'il avait été empoisonné par ordre du gouvernement hollandais , trop faible pour résister à la demande de la France, et assez jaloux de la liberté de son sol pour recourir à tous les moyens plutôt que de paraître y déroger. ( Voir Favart , Mémoires , tom. II , p. 20 et 21. ) (2) Par l'abbé Guidi , 1762 , in- 12 . C'est une satire licencieuse contre les mœurs des évêques. (3) Appel à la Raison des écrits et libelles publiés contre les Jésuites ( par le P. Balbani , Jésuite provençal ) ; Bruxelles , 1762 , in - 12 . (4) Par l'abbé Minard ; Sorbon , 1762 , in- 12 . 15 JUILLET 1762. 93 Je n'ai pas prétendu relever tous les endroits attaquables du traité De l'Éducation. Je n'ai jamais compris l'utilité des réfutations. Ceux qui pensent n'ont pas besoin d'un avertisseur qui leur crie : Messieurs , voici un sophisme , voilà un argument qui cloche , voilà qui est vrai , ou voilà qui est faux ; quant aux sots , de leur montrer la vérité , ou de leur faire sentir les défauts d'un raisonnement erroné , c'est en vérité peine perdue. A mon gré , il n'y a donc rien de plus inutile. que de réfuter un livre , si ce n'est de répliquer aux réfutations ; je sens que l'esprit de parti exige tout autre chose. Il est essentiel , pour le soutien et le crédit d'un parti , qu'il y ait même une mauvaise réponse à une bonne attaque , parce que si l'on vous tourmente , en exagérant les coups que votre ennemi vous a portés , il faut toujours pouvoir dire , on y a répondu : mais moi , qui ne suis d'aucun parti , je crcis que le but de tout écrivain doit se réduire à communiquer au petit nombre de gens d'esprit ses idées et le précis de ses méditations , et à les confier au jugement de ses pairs , en même temps qu'il les abandonne à la passion et à l'imbécillité des sots . Heureux celui qui , échappant aux traits des derniers , peut n'écrire que pour quelques personnes également éclairées et indulgentes ; car l'indulgence est l'enfant de la lumière. En quittant le traité De l'Éducation , je vais vous en faire remarquer quelques endroits qui ne tiennent point au fond de l'ouvrage , mais qui sont assez importans pour qu'on y réfléchisse un moment. Quelquefois on n'a besoin que de relever le sentiment de l'auteur pour en faire sentir le faible et le faux ; d'autres fois , ses assertions ont un air de vérité qui peut tromper d'abord , mais qui ne soutient pas l'épreuve. 94 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, M. Rousseau s'est toujours élevé fortement dans ses ouvrages contre la politesse. Ce n'est point sa faute si nous ne la regardons point comme une hypocrisie infame, beaucoup plus pernicieuse que les vices les plus décidés. La politesse consiste à se servir d'exagérations , à employer des formules que celui à qui l'on parle ne doit point prendre au pied de la lettre. Il n'y a point de langue qui n'ait de semblables formules . La politesse romaine était certainement bien différente de la politesse française ; cependant la langue latine est remplie de ces formules dont les Romains se servaient familièrement dans leur commerce. Les sauvages , ces enfans chéris du citoyen de Genève , ont une politesse plus outrée et moins naturelle que les peuples policés. Voyez dans leurs traités combien d'exagérations , combien de ces formules pleines d'emphase et de fausseté ! Qu'en conclure? Rien , sinon que de quelque nature que soient la société et le commerce qui subsiste entre les hommes , ils ne sauraient durer ni même commencer sans les égards réciproques ; et partout où il y a des égards , il y a de la politesse et de l'exagération dans les paroles . Rien ne serait plus absurde que d'exiger d'un être organisé comme l'homme, d'attacher un sens précis et invariable à chaque mot qu'il profère. Ainsi Émile , qui dit , faites cela , au lieu de, je vous prie , sera bien un petit garçon grossier , mais n'aura aucune vertu de plus qu'un enfant accoutumé aux formules d'usage. Rien donc de plus frivole que les déclamations contre la politesse. L'espérance et l'illusion qui en résultent sont le mobile de toutes les actions humaines. Il est de l'essence de l'homme de jouir plus du bien qu'il espère que de celui qu'il a obtenu. C'est une belle allégorie que celle qui , lais1"a 15 JUILLET 1762. 95 sant échapper de la boîte de Pandore les passions et tous les maux dont les hommes sont affligés, leur accorde l'espérance pour tout remède. M. Rousseau la proscrit sous le nom de la prévoyance. Il nous reproche de regarder toujours au loin , et de négliger le présent : c'est encore nous reprocher d'être organisés comme nous sommes. Commentun être doué d'imagination pourrait-il renoncer à l'espérance et aux illusions ? Cet homme rempli de santé et de joie , qui porte avec lui l'image du contentement et du bonheur , et qui , à la réception d'une lettre , pålit et tombe en défaillance , est l'homme de la nature , contre lequel on peut faire des déclamations oratoires , mais qui ne seront rien moins que solides et philosophiques. La santé et la joie de cet homme venaient , non de son bonheur actuel , mais de ses espérances. Une lettre les détruit pourquoi ne voulez-vous pas que l'effet du mal soit dans la même proportion que celui du bien ? L'insensé est celui qui ne ressent que les inconvéniens de son organisation sans en goûter les avantages. Le misanthrope atrabilaire est plus insensé que l'homme gai et serein , qui se trouve mal en apprenant une mauvaise nouvelle.

Ce que je voudrais encore effacer du livre De l'Éducation , c'est cette étrange apologie des ingrats. M. Rousseau prétend qu'il n'y en a point. On ne peut se défendre de penser qu'un auteur a ses raisons pour excuser ou pallier le plus hideux des vices qui ait dégradé la nature humaine. Un jour, Rémond de Saint-Mard , connu par quelques ouvrages médiocres , et qui était d'ailleurs fort riche et fort avare, fit une longue et terrible sortie contre le genre humain. Le philosophe Diderot , qui était présent , l'arrêta au milieu de son discours , et lui dit : « Où pre- 96 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , nez-vous donc tout le mal que vous dites des hommes ? -En moi , » répondit Rémond. Voilà du moins de la franchise. AOUT. Paris , 1er août 1762. Anciens vers de M. de Voltaire à madame la marquise du Châtelet ( 1 ). ALLEZ , ma muse , allez vers Émilie , Elle le veut , qu'elle soit obéie . De son esprit admirez les clartés , Ses sentimens , sa grace naturelle , Et désormais que toutes ses beautés Soient de vos chants l'objet et le modèle. Autres , à la même, sur le Temple du Gout (2) . Je vous envoyai l'autre jour Le récit d'un pèlerinage Que je fis devers un séjour Où souvent vous faites voyage , Ainsi qu'au temple de l'Amour ; Pour celui-là , n'y veux paraître , J'y suis , hélas ! trop oublié ; Mais pour celui de l'Amitié , C'est avec vous que j'y veux être. ( 1 ) Ces vers , qui datent de 1734 , se trouvent compris dans les éditions modernes des OEuvres de Voltaire , tom . XIV, p . 321 de l'édition Lequien. (2) Ces vers se trouvent aussi édition de Lequien , tom . XIV, p. 314 ; mais on les donne comme étant adressés à M. de Cideville. Ier" AOUT 1762. 97 A la même, qui soupait avec beaucoup de prêtres ( 1 ). Un certain dieu , dit-on , dans son enfance , Ainsi que vous confondait les docteurs ; Un autre point qui fait que je l'encense , C'est que l'on dit qu'il est maître des cœurs. Bien mieux que lui vous y régnez , Thémire , Son règne au moins n'est pas de ce séjour ; Le vôtre en est , c'est celui de l'amour : Souvenez-vous de moi dans votre empire. Il paraît une Réfutation du nouvel ouvrage de J.-J. Rousseau sur l'Éducation. C'est une plate capucinade dont on ne peut soutenir la lecture (2). Il a paru à Genève une lettre fort séditieuse en faveur de M. Rousseau et contre M. de Voltaire. On craignit d'abord que cette lettre ne troublât la tranquillité de la république; mais M. Rousseau n'a pas eu le courage ou l'envie de profiter de la fermentation passagère , et le conseil de Genève a poursuivi vigoureusement l'auteur de la lettre. Depuis , le conseil de Berne a aussi condamné les ouvrages du citoyen de Genève , et ordonné à l'auteur de se retirer du territoire du canton . En vain M. Rousseau a-t-il présenté une requête à Berne , il a fallu obéir (3) , et (1) Ibid. p. 322. (2) La Réfutation d'un nouvel ouvrage de J.-J. Rousseau , intitulé : ÉMILE , OU DE L'ÉDUCATION , Paris , 1762 , in-8 ° , est de dom Déforis , bénédictin , condamné à mort par le tribunal révolutionnaire le 15 juin 1794. Ses supérieurs l'avaient chargé de diriger l'édition des OEuvres de Bossuet , dont il a paru 18 vol. de 1772 à 1788. ( B.) (3) Nous ne voyons mention de cette lettre et de cette requête , ni dans les Confessions , ni dans la Correspondance de Rousseau , ni nulle part ailleurs. Rousseau n'attendit pas d'ordre pour sortir de la république. L'assertion de Grimm , inexacte en ceci , nous a bien l'air de l'être en tout. TOM. III. ཀྭ ་ 98 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , il s'est retiré dans la principauté de Neufchâtel. Le voilà donc sous la protection d'un prince qu'il faisait profession de haïr, parce qu'il le voyait l'objet de l'admiration publique ! Il y a dans son livre un passage très-indiscret et très-violent à ce sujet , et ce sera pour Frédéric une raison de plus pour respecter le malheur de J.-J. Rousseau , et pour protéger un écrivain illustre , en dépit des sots et de ses propres folies . Vous pouvez lire dans le Mercure du mois dernier la description du service que les Comédiens ont fait célébrer pour M. de Crébillon , avec la Vie de ce poète célèbre ( 1 ) . Je dois depuis long- temps un juste tribut d'admiration à l'auteur de ces articles, qui est chargé de la partie des spectacles pour ce journal. M. de La Garde , c'est son nom , peut hardiment se regarder comme l'aigle du royaume des bêtes ; les Trublet ne sont que des enfans auprès de lui. Quoique j'aie tous les mois un plaisir exquis et sûr à lire les articles de M. de La Garde , et que je lui rende la justice de convenir qu'il n'y a point d'écrivain en France aussi réjouissant , plus bête et plus impertinent que lui , je ne puis me dissimuler qu'il est indécent qu'un journal qui se fait sous la protection particulière du gouvernement soit abandonné à des écrivains qui l'ont rendu méprisable et burlesque. Au reste , le service des Comédiens a eu des suites. M. l'archevêque de Paris a porté des plaintes contre le curé de Saint- Jeande- Latran. Les chevaliers de Malte, à qui cette église appartient, ont condamné le curé à six mois de séminaire , et à donner aux pauvres le produit du service. Les Co- (1) Mercure de juillet 1762 , t . II , p. 141-201 . La relation de l'enterrement est de La Garde , la Vie est de Crébillon fils. 15 AOUT 1762. 99 médiens , de leur côté , se sont adressés aux premiers gentilshommes de la chambre et aux ministres du roi pour avoir raison de cet outrage , et il faudra voir si l'autorité de la cour pourra réussir à faire abolir , à la fin , l'absurde et injuste loi de l'excommunication portée contre des gens que le roi pensionne pour se donner au diable , et pour débiter toute l'année une morale plus pure et plus belle que celle de nos tristes bavards en soutane. Entre autres reproches qu'on fait aux Jésuites , on dit qu'ils ne se sont faits éditeurs des Mémoires du grand Sully que pour retrancher et changer tout ce qu'il y avait dans ce livre de désagréable pour la Société. Un Janséniste vient de publier un Supplément aux Mémoires de Sully, dans lequel il a eu soin de rétablir tous les endroits altérés par les Jésuites. Ramassés sous un même point de vue , leur effet en est plus sûr, et les commentaires qu'on y a joints ne sont pas faits pour le plaisir et la gloire des Jésuites ( 1 ) . Paris , 15 août 1762. On vient de donner sur le théâtre de la Comédie Française les Deux Amis, comédie en prose et en trois actes (2) . Cette pièce avait été annoncée , depuis le carnaval dernier, comme une farce très - plaisante.et très-originale. Elle est de M. Dancourt , ancien Arlequin de Berlin , qui a réfuté , il y a quelques années , l'ouvrage de M. Rousseau contre la comédie ( 3) , par un gros livre à la tête (1 ) L'abbé de Montempuis , fameux recteur de l'Université de Paris , fit paraître , en 1747 , des Observations sur l'édition des Mémoires de Sully , dirigée par l'abbé de l'Écluse ou plutôt par les Jésuites. Ce recteur , aidé de l'abbé Goujet , donna , en 1762 , une nouvelle édition très-augmentée de ces Observations sous le titre de Supplément aux Mémoires de Sully. ( B.) (2)Représentée pour l'unique fois le 11 août.- (3) Voir t. II , 288 , note 3 . 100 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , duquel on lit une très-bonne épître dédicatoire au roi de Prusse. Cet Arlequin est venu depuis à Paris débuter à la Comédie Française dans les rôles de valet , et sa personne n'ayant pas réussi , il a voulu mériter , comme auteur, les suffrages du public , qu'il n'avait pu obtenir comme acteur. Cet essai dramatique n'a pas été plus heureux que celui de son jeu ; sa pièce a eu le malheur d'être sifflée depuis la première scène jusqu'à la dernière sans interruption . Si elle était moins froide et moins plate , on pourrait dire qu'elle est digne d'amuser une assemblée de soldats aux gardes. Cette pièce n'aurait jamais dû paraître ailleurs que sur les tréteaux du rempart , où deux ou trois coquins jouent ordinairement des sottises pour attirer la populace dans leurs boutiques , dont les jeux ne valent guère mieux. Assurément on ne saurait reprocher aux Comédiens d'être trop difficiles dans le choix des pièces qu'on leur présente. Les auteurs , cependant, se plaignent d'eux sans cesse, quoiqu'on ne puisse citer aucune pièce tant soit peu médiocre qu'ils aient rejetée , et qu'ils en aient reçu et joué un grand nombre de très - mauvaises , ainsi qu'il est prouvé par les chutes fréquentes que les mauvais auteurs essuient tout le long de l'année sur ce théâtre. Ce qu'on peut reprocher aux Comédiens , c'est d'avoir beaucoup compté sur le succès de la farce de M. Dancourt. Elle leur avait paru très-plaisante à la lecture et aux répétitions, et c'est une chose incompréhensible quand on l'a vue. Il ne faut point croire qu'il soit si aisé de faire une bonne farce. Ce genre est aujourd'hui plus difficile que jamais ; il est de ceux qui excluent la médiocrité , et le peu de bonnes farces que nous avons prouve de reste qu'il faut que cette tâche soit difficile à remplir. Ainsi , See 15 AOUT 1762. IOI lorsque vous aurez admiré long - temps l'auteur du Misanthrope et des Femmes savantes , vous brûlerez aussi un grain d'encens à l'auteur du Médecin malgré lui et des Fourberies de Scapin. Je ne suis point comme Despréaux ; je reconnais à merveille dans cette dernière pièce l'auteur du Misanthrope , et ce qui prouve que je pourrais bien avoir raison , c'est que l'une et l'autre de ces pièces sont restées sans rivales. Personne n'a approché de la bonne comédie de Molière , ni de ses farces non plus ; c'était en tout un homme d'un génie inimitable. La qualité la plus essentielle d'un poète qui veut réussir dans la farce , c'est la verve. Il faut qu'on voie clairement que le poète est mené et entraîné par sa tête , malgré lui , dans toutes les extravagances qui lui viennent ; car si l'on s'aperçoit que c'est lui qui mène sa tête et qui court après les plaisanteries, tout est perdu. Ainsi , rien n'exige autant de chaleur , d'ivresse et de saillies que la farce. Les Italiens sont de grands maîtres en ce genre. Ils intriguent fortement une pièce, après quoi ils l'abandonnent aux acteurs , qui , pour peu qu'ils aient d'esprit et de talent , remplissent les scènes de saillies qui vous font mourir de rire , quoique le fonds en soit souvent mauvais et absurde. Nous ne sommes pas si féconds en France , en bons farceurs ; les têtes originales y sont rares. Nos poètes , qui veulent faire parler des gens d'une condition basse , croient qu'ils n'ont qu'à étudier leurs phrases , leurs façons de parler , et les copier exactement s'il ne fallait que cela , il n'y a point de savetier qui ne fût meilleur faiseur de farces que M. Dancourt et M. Poinsinet , et ce ne serait pas être bien merveilleux , comme vous savez . C'est la poésie qui fait tout le mérite et du tableau qui exprime une passion sublime et de

102 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , celui qui imite une passion vulgaire et basse. Si Téniers et Van Ostade n'avaient su que copier avec vérité des paysans flamands , ils n'auraient jamais eu aucune sorte de réputation. Le vernis de poésie fait tout le mérite de leur genre ; il fait qu'une scène qui ne vous arrêterait pas un instant sur le Pont-Neuf ou au milieu de la Halle , et qui vous paraîtrait même insipide dans la réalité , vous frappe et vous charme dans le tableau d'un peintre qui ne mériterait point ce titre s'il n'était poète. Qui est - ce qui se soucierait , dans le fait , d'ètre témoin des embarras d'un jardinier qui attend son seigneur ? Mais M. Sédaine sait rendre ce tableau intéressant et piquant, parce qu'il est poète. Cette perruque de maître Simon c'est là de la poésie toute pure ( 1 ) . Je vous ai parlé quelquefois de mon découpeur de Genève ( 2). J'ai vu de lui une découpure , entre mille autres , appelée la BasseCour. Qu'y a-t-il de plus maussade que de voir une assemblée de poules qui mangent ? C'est l'imagination de M. Huber qui charme dans son tableau ; c'est que vous voyez dans toute cette volaille un mouvement prodigieux et diversifié de toutes sortes de manières ; c'est que vous voyez un gros cochon qui se fourre au milieu de ces poules fort mal à propos , qu'un petit garçon chasse à grands coups de fouet , et qui fait un saut énorme pour se tirer de presse ; c'est que vous voyez un bon père de ? (1 ) Tout ceci est une allusion au Jardinier et son Seigneur, opéra comique de Sedaine , musique de Philidor, représenté à la Foire Saint- Germain le 18 février 1761 , pièce dont maître Simon , jardinier, est un des principaux personnages. (2) Ce découpeur dont nous n'avons pas encore vu Grimm parler , mais sur lequel il reviendra dans la lettre du 15 mars suivant , est Michel Huber, traducteur de Gessner , auquel on doit un assez grand nombre de traductions de l'allemand , et des ouvrages sur l'histoire de la peinture. 15 AOUT 1762. 103 famille assis dans un fauteuil de paille , et qui regarde avec un contentement infini tout ce petit peuple se nourrir autour de lui ; c'est que vous voyez la fille qui jette les graines de son tablier, détourner la tête pour lorgner un grand garçon qui est appuyé sur le fauteuil du père , et qu'on reconnaît aisément pour son amant. Toutes ces circonstances vous arrêteraient peu dans la réalité ; mais le poète les ayant rassemblées , et les faisant passer de son imagination dans la vôtre , le tableau vous charme et vous séduit ; c'est cette secrète communication d'idées délicates et fines qui fait le grand charme des arts , et , lorsque le poète n'a besoin pour vous communiquer ses idées que d'une paire de ciseaux et d'un morceau de vélin , vous restez confondu d'étonnement. Un des défauts les plus ordinaires de nos mauvais faiseurs de farces , comme M. Dancourt , c'est de tirer leurs plaisanteries des infirmités de la nature humaine. Il faut avoir bien peu de goût et une grande pauvreté de tête pour imaginer de nous faire rire aux dépens d'un goutteux ou d'un homme suffoqué d'un asthme ! Quelquefois on a ri au théâtre d'un homme contrefait ; mais ce n'est que lorsque cette circonstance a produit des choses très-plaisantes. C'est donc toujours un défaut qui peut être racheté quelquefois ; mais lorsque le poète a encore la maladresse d'y joindre l'idée de souffrance , il devient dégoûtant et insupportable. M. Podagrin et M. Toussinet, dont les noms sont dignes du reste, étaient sifflés avant d'avoir prononcé vingt paroles. M. Dancourt n'a pas tenu tout ce que promettait son nom , qui est depuis cinquante ans en possession de faire rire au théâtre. 104 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Vers à madame du Châtelet ( 1 ) ( M. de Voltaire devait dîner avec elle au collège , et la veille ils avaient soupé ensemble à la campagne ) . M'est-il permis , sans être sacrilège , De révéler votre secret? Vénus vint , sous vos traits , souper au cabaret , Et Minerve aujourd'hui vient dîner au collège . Le 6 de ce mois a été pour les Jésuites de France le jour de destruction jusqu'à nouvel ordre. Les arrêts du parlement de Paris déclarent leurs vœux nuls , la Société dissoute , et perturbateur du repos public quiconque oserait en proposer le rétablissement. On a fait les deux vers suivans sur cet événement : Veux-tu savoir le sort de la secte perverse ? Un boiteux l'établit , un bossu la renverse (2) . Pour entendre ces vers , il faut se souvenir qu'Ignace était boiteux , et savoir que M. l'abbé Chauvelin , l'arcboutant de toute cette mémorable affaire , n'est pas l'homme de France le mieux fait . On disait de lui , l'année dernière , lorsqu'il fut nommé conseiller de grand'chambre , après la mort de M. l'abbé d'Héricourt , qu'il avait grimpé à la grand'chambre , comme on dit des autres qu'ils y montent. On a gravé son portrait d'après le (1 ) Ces vers se trouvent dans l'édition de Lequien , tom. XIV, p . 418, classés à l'année 1747. (2) On lit ainsi ces vers dans les Mémoires secrets de Bachaumont ( 10 août 1762 ) : Que fragile est ton sort, société perverse ! Un boiteux t'a fondée , un bossu te renverse. 9 15 AOUT 1762. 105 dessin de M. de Carmontelle , et vous jugez si ce profil a eu de la vogue depuis trois mois. Il est représenté examinant les Constitutions des Jésuites , édition de Prague. Mais si M. l'abbé Chauvelin a été l'auteur du projet de chasser les Jésuites du royaume , il a été bien secondé dans son dessein par d'autres magistrats. Le coup le plus funeste a été porté à la Société par M. de La Chalotais. Jamais ouvrage n'a fait un effet aussi terrible que ses Comptes rendus au parlement de Bretagne. Les Jésuites ont fait l'impossible pour faire une réputation à leur Appel àla raison ; mais sans succès. Ils sont bien hardis d'appeler à la raison qu'ils ont toujours persécutée ! Ils viennent d'ajouter un second volume à leur Appel ( 1 ) qui doit répondre au second Compte de M. de La Chalotais c'est un fatras d'injures et de platitudes . On peut dire qu'ils ont pris un bien mauvais ton et une bien mauvaise tournure. Vous trouverez dans ces Appels tout au plus des matériaux qu'une main habile pouvait mettre en œuvre avec plus d'art et d'adresse ; mais les gens à talens et les bons esprits manquent depuis long-temps dans la Société . Le Coup- d'œil qu'elle a publié à Avignon sur les arrêts du parlement de Paris (2 ) , en est une nouvelle preuve. Au reste , la foule des écrits de toute espèce que cette querelle a occasionés est innombrable. Il paraît , entre autres , le Discours d'un de Messieurs des requêtes duPalais sur les Jésuites vivant dans le monde en habits séculiers. (1 ) Le Nouvel appel à la Raison ( Bruxelles , 1762 , in- 12 ) , a été rédigé par le fougueux abbé de Caveirac. (B) . (2) Coup d'œil sur l'arrêt du parlement de Paris , concernant l'Institut des Jésuites ( par les PP. de Menoux et Griffet ) ; Avignon , 1761 , 2 part. in- 8° . ( Dict. des Anonymes. ) 106 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Carle Vanloo est sans contredit le meilleur de nos peintres. Le roi l'a nommé depuis peu à la place de son premier peintre , place distinguée par les honneurs qui y sont attachés. Elle vaquait depuis nombre d'années. Lorsque Vanloo alla remercier Sa Majesté et la famille royale, M. le Dauphin lui dit : « Vanloo , il y a long-temps que vous l'êtes , » et le bon Vanloo se tourna et fondit en larmes. Les arts viennent de faire une grande perte dans la personne de Bouchardon , le premier de nos sculpteurs, mort à l'âge de soixante et quelques années , après une longue maladie ( 1 ) . Bouchardon était du petit nombre des artistes français que les étrangers estiment. Ses dessins étaient fort recherchés . On y trouve la force de Michel-Ange , et le grand goût de l'antique qui ravit tant ceux qui sont sensibles à la vraie beauté. Bouchardon a fait la statue équestre de Louis XV, qui doit être érigée entre les Tuileries et le Cours. Je suis toujours d'avis que , malgré les critiques qu'on en a faites , ce sera la plus belle statue équestre que nous ayons en France. La figure du roi est admirable. Bouchardon a prié , en mourant , la ville de Paris de confier à M. Pigalle le soin d'achever cet ouvrage , et il lui a laissé , pour cet effet , toutes les études et tous les dessins qui y ont rapport. Cette disposition fait honneur à tous les deux. Pigalle est sans doute aujourd'hui le premier sculpteur du royaume. On remarque dans ses ouvrages ce bon goût et cette simplicité qui ont disparu sous le ciseau de nos autres sculpteurs pour faire place à une manière qui sera le tombeau des arts en France. (1) Bouchardon, né en 1698 , mourut le 27 juillet 1762 . 15 AOUT 1762. 107 Il paraît un Éloge de M. de Crébillon , qu'on aurait dû appeler Critique plutôt qu'éloge ; car on y dit bien du mal du talent de ce poète célèbre, et , à mon avis , on en pourrait dire encore le double sans blesser la vérité. Tout le monde nomme M. de Voltaire auteur de cet Éloge , et , à dire la vérité , il n'est pas possible de le méconnaître ( 1 ) . J'aimerais autant qu'il n'eût pas daigné s'occuper d'un rival qui certainement ne peut lui être comparé sous aucun point de vue je voudrais encore qu'il n'eût point rappelé cette vilaine querelle des couplets du poète Rousseau , qui n'intéresse plus personne. Mais ces torts sont bien petits quand on les compare à tout ce que la raison et les lettres doivent à M. de Voltaire, et au bien qu'il fait journellement. Si le fanatisme affreux du parlement de Toulouse est exposé à l'indignation de toute l'Europe , c'est à lui qu'on en est redevable ; s'il est jamais puni , comme il le mérite , c'est à M. de Voltaire qu'on en aura l'obligation. Il poursuit cette affaire avec un zèle qu'on ne peut s'empêcher d'admirer. C'est peu d'avoir donné des secours d'argent et de toute espèce à l'infortunée famille de Calas ; tout ce qui a été imprimé jusqu'à présent sur cette horrible aventure est sorti de sa plume. Il paraît , entre autres , à Genève , un Mémoire de Donat Calas et de Pierre Calas qui déchire et qu'on ne peut lire sans frémir. Il faut espérer qu'à la fin le conseil du roi prendra connaissance d'une procédure qui a déshonoré la nation à la face de l'Europe. M. de Voltaire est bien décidé à ne point cesser ses poursuites. M. d'Argental lui ayant demandé sa tragédie d'Olympie pour la Comédie Française , il lui répondit la semaine ( 1 ) Cet Éloge est bien de Voltaire , et se trouve dans ses OEuvres , édit. de Lequien, tom, XLVI, p. 32 et cuiv. 108 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , dernière : « N'espérez point tirer de moi une tragédie que celle de Toulouse ne soit finie ( 1 ) . » Si la philosophie , pour être honorée , avait besoin des actions de ses enfans , on ne trouverait point de conduite plus touchante ni plus digne d'éloge que celle de M. de Voltaire. Au reste , je dois une réparation à M. de La Garde , auteur de ces étonnans articles des spectacles , dans le Mercure de France. Ce n'est pas lui qui a fait ce plat Éloge de Crébillon que vous lisez dans le mois de juillet , et qui n'est pas français en beaucoup d'endroits ; M. de La Garde a assez de ses crimes pour qu'on ne lui impute pas ceux des autres. Vous ne serez pas peu surpris d'apprendre que cet Éloge , sifflé dans tout Paris , comme il le mérite , est de M. de Créhillon fils . Il faut convenir qu'il y a peu d'auteurs aussi déchus de leur réputation littéraire que cet unique rejeton de l'illustre et barbare poète tragique Crébillon. Si M. de Crébillon le fils avait eu la sagesse de ne jamais écrire que le Sopha, il aurait passé pour un homme bien singulier. TSEPTEMBRE. Paris , ter septembre 1762 . M. Dupré de Saint-Maur vient de publier un ouvrage intitulé : Recherches sur la valeur des monnaies et sur le prix des grains avant et après le concile de Francfort. Il y a de l'érudition et des faits curieux dans cet ( 1 ) Cette lettre n'a pas été comprise dans la Correspondance de Voltaire ; car on n'y en trouve pas qui renferme cette phrase. 15 SEPTEMBRE 1762. 109 ouvrage , qui est d'ailleurs mal digéré et sans ordre. Le mérite d'une discussion critique consiste dans la netteté des idées ; mais les bons esprits en ce genre, comme dans d'autres , sont rares. M. Dupré de Saint - Maur prétend que nous n'avons aucune idée juste de la valeur des monnaies , des nombres , des poids et des mesures des anciens et même des peuples plus modernes , et que c'est de là que viennent nos erreurs sans nombre sur la graudeur de leurs armées et sur la variété extrême que nous croyons remarquer dans le prix de leurs denrées. Le luxe considéré relativement à la population et à l'économie ( 1 ) . C'est un bavardage qu'on nous a envoyé de Lyon. Il y a trente ans que c'était la mode en France d'exagérer les avantages du luxe; aujourd'hui que nous sommes devenus austères , nous aimons à le décrier. Nous sommes des bavards , tantôt d'une morale sévère, tantôt d'une morale relâchée , et ni les uns ni les autres n'ont avancé le bonheur du genre humain d'un pouce. Ode sur la poésie comparée à la philosophie , par M. Colardeau. Cette ode doit répondre aux injures que M. Rousseau a dites aux poètes ; mais elle manque d'idées , et si M. Colardeau n'y prend garde , on finira par croire qu'il n'a que le talent du vers ; car son Épître à Minette et cette ode-ci sont deux productions bien ennuyeuses. Paris , 15 septembre 1762 . Après la mort d'Achille , Ajax et Ulysse se disputèrent ses armes. Ajax était regardé comme le plus valeureux des Grecs après Achille ; tout le monde connaît le génie et (1 ) Par Auffray ; Lyon , 1762 , in- 8 ° . ( Dict. des Anonymes. ) 110 CORRESPONDANCE littéraire , le caractère du roi d'Ithaque. La dispute de ces deux héros est fameuse dans l'antiquité ; elle devint une affaire d'état qui fut plaidée devant les chefs de l'armée grecque. Ulysse l'emporta sur le fils de Télamon , «< et l'homme éloquent , dit Ovide , porta les armes du vaillant ; » Et quid facundia posset Re patuit , fortisque viri tulit arma disertus. celle On lit dans les Métamorphoses d'Ovide les plaidoyers des deux concurrens ; c'est un très- beau morceau de ce poète , si on lui passe sa manière qui n'est pas d'Homère ni de Sophocle. Elle s'approche déjà du goût moderne ; l'antithèse y joue et fait ce balancement des hémistiches et des périodes , aussi contraire , à mon gré, à la pureté du goût qu'à la manière antique des Grecs. Ce jugement rendit Ajax furieux , et il en perdit la raison. Dans un accès de rage il massacra des troupeaux croyant égorger ses juges. Entre autres animaux il avait emmené dans sa tente un bélier qu'il prit dans son égarement pour Ulysse , et sur lequel il exerça sa fureur en le châtiant à grands coups de fouet. Revenu de cet accès, il ne put supporter ni l'affront qu'il avait reçu des Grecs , ni la honte de ses égaremens , et il se donna la mort en se précipitant sur la pointe de l'épée dont Hector lui avait fait présent. Voilà la simplicité de la fable antique. Sophocle a traité ce sujet dans sa tragédie intitulée Ajaxporte-fouet. Si ce grand homme avait voulu arranger sa pièce à notre manière , nous y verrions l'assemblée des Grecs et ce fameux plaidoyer des deux héros qui se disputent les armes d'Achille ; on dirait d'ailleurs pareilles scènes étaient plus convenables aux théâtres d'Athènes , où la présence et l'action du chœur rendaient que de 15 SEPTEMBRE 1762. III ces spectacles vraisemblables. Cependant les anciens ont toujours évité ces sortes de scènes d'appareil qui tiennent à notre fureur de disserter , qu'on a tant de soin de nous inculquer dès notre enfance, et a je ne sais quoi de boursoufflé et de puéril qui dépare nos spectacles. Le vrai génie est judicieux et mâle , et c'est là le caractère antique ; celui des enfans est remuant et bavard , et le nôtre lui ressemble beaucoup. L'unité de l'action est d'ailleurs ce que les anciens respectaient le plus. Dans nos pièces , il arrive ordinairement plus d'incidens durant l'espace de quelques heures , qu'il n'en arrive dans la réalité pendant une longue suite d'années ; on peut dire que nos héros sont , au premier acte , à cent lieues de la cata strophe qui les attend au cinquième. Cela donne à nos drames un vernis de faux qui en empêche l'effet ; aussi au bout d'un quart d'heure , l'impression de la tragédie la plus forte est effacée ; chez les Grecs c'était autre chose. Il eût été difficile de représenter au peuple d'Athènes les Folies amoureuses ou Crispin rival de son maître , après les Euménides ou les Suppliantes d'Eschyle. 9 M. Poinsinet de Sivry , dont le nom est assez malsonnant après celui d'Eschyle et de Sophocle , vient d'essayer le sujet d'Ajax sur la scène française ; sa pièce est tombée le 30 du mois dernier. Ce jeune homme avait donné , il y a trois ans , une tragédié de Briséis qui eut alors quelques représentations ( 1 ) ; mais le procès d'Ajax a été jugé plus vite ( 2 ) . Si ce héros pouvait revivre , il reprendrait sans doute son fouet pour châtier son poète . L'économie intérieure de cette tragédie ressemble à celle (1) Voir la lettre du 15 juillet 1759 , tom. II, p. 331. (2) Poinsinet appela de la condamnation d'Ajax. Voir ci - après lettre du 1er décembre suivant. 112 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , de nos pièces modernes ; à cet égard-là, elle n'est pas plus absurde que beaucoup d'autres qui ont eu un grand succès , et que je n'en estime pas davantage. Aussi ce n'est pas ce qui l'a fait tomber ; mais la diction toujours impropre , la versification toujours faible et plate, les pensées toujours triviales , et l'impuissance de rendre des idées communes d'une manière nette et précise , voilà ce qui a porté le coup mortel à M. Poinsinet. Sa chute , du moins , a été divertissante ; la platitude des expressions a fait rire le parterre depuis le commencement de la pièce jusqu'à la fin. C'est là une des parties sur lesquelles le goût du public de Paris est presque infaillible ; on ne peut guère avoir le tact plus sûr que lui pour saisir la pauvreté et le ridicule d'une expression. Quant au fond, pour faire une tragédie à notre façon , M. Poinsinet n'a pu trouver dans le sujet d'Ajax de l'étoffe pour plus de deux scènes , dont l'une consiste dans le plaidoyer , et l'autre représente les fureurs d'Ajax; il a donc fallu exercer le génie créateur pour fournir la pénible carrière de cinq actes. Heureusement les noms célèbres ne manquent point dans l'histoire de la de guerre Troie; il ne s'agit plus que de leur imaginer des aventures , ce qui ne coûte guère à nos poètes inventifs ; mais M. Poinsinet n'a pas été aussi persuadé que Sophocle de la nécessité de l'unité d'action ; ce qui fait que chaque personnage a , pour ainsi dire , ses vues et ses intérêts hors du sujet de la pièce , dont il n'est question que fortuitement. Sophocle n'a eu garde de nous représenter le plaidoyer des deux héros ; indépendamment des autres raisons , il aurait cru commencer sa pièce beaucoup trop tôt , et lui donner cette multiplicité d'événemens si contraires à la vérité , et , comme je crois , aux grands ༢ 15 SEPTEMBRE 1762. 113 effets . Dans la pièce grecque , non-seulement la dispute des armes d'Achille est de beaucoup antérieure à l'action du jour , mais Ajax a déjà perdu la raison ; tous ses égaremens sont passés , et c'est le retour à la raison , la douleur et le désespoir qui s'ensuivent qui font le sujet de la pièce. Chez M. Poinsinet , au contraire , la dispute des armes n'a lieu qu'au quatrième acte , et les fureurs d'Ajax sont réservées à la dernière scène du cinquième. Je n'ai jamais vu de tragédie qui fût aussi susceptible d'être parodiée que celle- ci . M. Poinsinet peut donner cette commission à son cousin , qui est aussi mauvais bouffon qu'il est , lui , mauvais tragique. Il a fait plusieurs parades détestables , entre autres , Gilles garçon peintre ; et en dernier lieu , Sancho- Pança ( 1 ) . Ce cousin est une espèce d'imbécile qui a été pendant quelque temps l'objet des facéties de M. Palissot et de ses compagnons. On lui persuada , il y a quelques années , qu'il avait tué un mousquetaire en duel ; en conséquence , il se fit couper les cheveux , et se cacha pour se dérober aux recherches de la justice ; ensuite on lui fit accroire que le roi de Prusse l'avait nommé gouverneur du prince de Prusse , et lui avait envoyé le cordon de l'aigle noir : il le porta en effet quelques jours , et abjura la religion catholique entre les mains d'un prétendu ministre protestant (2). Jusqu'à présent, il n'y a point d'apparence que la famille des Poinsinet soit placée dans les fastes du Théâtre Français à côté de celle des Corneille. (1) Gilles garçon peintre , amoureux rival , parodie du Peintre amoureux de son modèle , d'Anseaume , fut donné à l'Opéra- Comique le 2 mars 1758. Pour Sancho Pança , voir précédemment p. 88. (2) Voir pour plus de détails sur Poinsinet le jeune ses ouvrages , et pour les mystifications dont il fut l'objet , la lettre du 1er octobre 1769 de cette Correspondance. TOM. III. 8 114 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, LETTRE DE M. DE VOLTAIRE, Au sujet du service que les Comédiens ont fait célébrer pour le repos de l'ame de feu M. de Crébillon ( 1 ) . Est-il bien vrai que M. l'archevêque de Paris ait puni le curé de Saint -Jean-de-Latran d'avcir prié Dieu pour les trépassés ? Il ne se contente donc pas d'avoir persécuté les mourans , il en veut encore aux morts? mais il paraît qu'il se brouille toujours avec les vivans. On ne voit pas en quoi a péché ce pauvre curé quand il a fait un service pour l'ame poétique de M. de Crébillon. En effet, quoique cet auteur ait traité le sujet d'Atrée, il était chrétien , et son Rhadamisthe durera peut- être aussi long-temps que les mandemens de M. l'archevêque. Si le curé a été suspendu pour avoir fait ce service aux dépens des Comédiens du roi , le service n'est-il pas toujours fort bon , et l'argent des comédiens n'a- t-il pas de cours ? Il faudrait donc excommunier M. l'archevêque pour recevoir tous les ans environ cent mille écus que lui fournissent les spectacles de Paris , et qui sont le plus fort revenu de l'Hôtel-Dieu. L'abbé Grizel ( 2) , qui sait ce que vaut l'argent , et à quoi il faut l'employer, vous dira que le prélat risque beaucoup ; car si les comédiens fermaient leurs spectacles , l'Église serait privée d'un secours considérable. Il est vrai qu'on peut persuader aux comédiens de conti- (1) Cette lettre est imprimée dans la Correspondance de Voltaire , édit , de Lequien , à la date du 18 juillet 1762 , et adressée à M. Damilaville . Le texte qu'en donne ici Grimm offre des différences avec celui des éditions de Voltaire ; mais elles ne sont pas à l'avantage de la version de Grimm , et si nous n'y avons pas substitué celle de la Correspondance de Voltaire , c'est pour laisser le lecteur à même de les comparer. (2) Directeur de femmes de qualité. Voltaire l'accusait de voler l'argent de ses pénitentes. Son nom passera à la postérité , grace à la Pucelle , où il joue un rôle plaisant. 15 SEPTEMBRE 1762. 115 nuer toujours à jouer malgré la persécution , parce que la crainte d'une excommunication injuste ne doit empêcher personne de faire son devoir ; mais cette proposition ayant été condamnée par les frères Jésuites et par le pape , il se pourrait bien faire qu'on manquât de spectacles à Paris , dans la crainte d'être excommunié par l'archevêque. Si un Turc vient dans cette ville , comme en effet un fils circoncis de M. le bacha de Bonneval ( 1) y viendra dans quelque temps; s'il fait célébrer un service pour l'ame de quelque chrétien de sa maison , son argent sera reçu sans difficulté , et tandis qu'il criera Allah ! Allah ! onchantera des De profundis . Pourquoi traiter les comédiens plus mal que les Turcs? Ils sont baptisés; ils n'ont point renoncé à leur baptême. Leur sort est bien à plaindre : ils sont gagés par le roi et excommuniés par les curés. Le roi leur ordonne de jouer tous les jours , et le rituel de Paris le leur défend. S'ils ne jouent pas , on les met en prison ; s'ils font leur devoir, on les jette à la voirie. Ils sont défendus dans l'ordre des lois , dans l'ordre des mœurs, dans l'ordre des raisonnemens par Huerne , de l'ordre des avocats , et ils sont condamnés par l'avocat Ledain. On les traite chrétiennement pendant leur vie et à leur mort en Italie , en Espagne , en Angleterre , en Allemagne , tandis qu'à Paris , où ils réussissent le mieux , on cherche à les couvrir d'opprobre. Tout le monde veut entrer pour rien chez eux , et on leur ferme la porte du paradis ; on se fait un plaisir de vivre avec eux , et on ne veut pas y être enterré. Nous les admettons à nos tables , et nous leur fermons nos cimetières . Il faut avouer que nous sommes des bien raisonnables et bien conséquens ! gens (1 ) Soliman-Aga, auparavant comte de La Tour , qui succéda à son père dans la charge de topigi- bachi. 116 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Une petite brochure intitulée : Mes doutes sur la mort des Jésuites, a été brûlée par ordre du parlement ( 1 ). L'auteur dit cependant que brûler n'est pas répondre. Il prend vivement le parti des Jésuites ; mais l'animosité a beau enflammer un auteur , elle ne peut tenir lieu d'éloquence et de talent. Le doute le plus sensé de l'anonyme est que, malgré ses doutes , les Jésuites pourraient bien être perdus. On assure qu'il existe un autre livre qui a pour titre les Trois Nécessités. Ces trois nécessités sont trois complots , dont les deux derniers doivent résulter du succès du premier (2) . Le premier est donc de détruire les Jésuites ; le second , de détruire toute religion ; le troisième , d'exclure du trône l'héritier présomptif. Ces trois complots sont formés par le parlement et par les philosophes , qui vont faire cause commune. De telles bêtises doivent paraître bien absurdes à cent lieues d'ici . Si le livre des Trois Nécessités existe , il prouve ce que c'est que la rage impuissante ; son venin ne produit point d'effet , mais ce n'est pas sa faute. Je ne connais qu'un (1 ) Les Mémoires secrets de Bachaumont disent ( 14 août 1762 ) que ce livre , condamné le 13 août par le parlement , auquel il était très - injurieux , était attribué à l'abbé de Caveirac, sur le compte de qui nous avons déjà vu mettre le Nouvel appel à la Raison. (2) On disait le livre divisé en trois chapitres : Nécessité de détruire les Jé- `suites en France ; nécessité d'y anéantir la religion chrétienne ; nécessité d'empêcher M. le dauphin. « Quoi qu'il en soit , disent les Mémoires secrets ( 19 août 1762 ) , personne ne dit avoir lu ces horreurs, quoique tout le monde en parle. On présume avec assez de raison que ce livre n'existe que par son titre. C'est un canevas épouvantable qu'un monstre fanatique aura répandu dans le public pour le donner à remplir à qui l'osera. » Cependant un arrêt du conseil souverain d'Alsace , cité au 1er octobre des mêmes Mémoires , ordonnait que tous les exemplaires en fussent brûlés ; mais , comme on le voit à la date du 8 du même mois , rien ne prouvait l'existence des Trois ou Quatre Nécessités ; car on ne s'accordait même pas sur le titre. 15 SEPTEMBRE 1762. 117 homme en état de faire supérieurement une apologie des Jésuites , s'il avait été dans sa tournure de prendre le parti de cette race : c'est M. Rousseau. Personne ne sait allier, comme lui , la subtilité du sophisme avec la chaleur et la force du style , et vous savez qu'il a quelquefois soutenu des causes en apparence moins susceptibles d'apologie que celle des Jésuites. Nous avons un mandement de M. l'archevêque de Paris contre le livre De l'Éducation, par M. Rousseau( 1). La vérité oblige de convenir que ce mandement est beaucoup plus sage et plus décent que le réquisitoire par lequel M. Joly de Fleury a demandé la proscription du mème ouvrage. Du moins, M. l'archevêque de Paris ne reproche pas , comme M. l'avocat- général , à M. Rousseau de douter de l'existence de la religion chrétienne ; car jamais le citoyen de Genève n'a voulu nier qu'elle existe. Le prélat ne s'élève pas contre la tolérance , et le magistrat la proscrit ; c'est là un assez étrange contraste. Quant aufond, ils ont répondu aux difficultés de M. Rousseau , l'un par des passages de l'Écriture , l'autre par un décret de prise de corps : l'une et l'autre façon de répondre est également solide , mais celle du prélat est plus honnête et plus douce. Au reste , le portrait que M. l'archevêque de Paris a fait de J.-J. Rousseau , au commencement de son mandement , a eu beaucoup de succès à Paris , et l'on a voulu parier que ce morceau était l'ouvrage d'un homme du monde, et non d'un prêtre ( 2). ÉMILE (1 ) Mandement portant condamnation d'un livre qui a pour titre , OU DE L'ÉDUCATION , par J.-J. Rousseau , citoyen de Genève ; Paris , 1762 , in-4° . Chacun a lu dans les OEuvres de Rousseau sa réponse à M. de Beaumont , archevêque de Paris. (2) Je me rappelle que dans ma jeunesse on attribuait généralement ce man- 118 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. On a imprimé une Ode sur le Temps , avec une autre Sur les Devoirs de la Société , par M. Thomas. La première a remporté le prix de poésie de l'Académie Française ( 1 ) . Je n'aime pas ces deux odes ; les idées en sont pauvres et communes ; ainsi la véritable élévation n'y est point. C'est un catéchisme pompeusement rimé. L'Académie a donné un beau sujet d'éloquence pour l'année prochaine. C'est l'Éloge du duc de Sully , ministre de Henri IV (2). Nous venons de perdre une actrice charmante et vivement regrettée , quoiqu'elle n'ait plus été au théâtre depuis six mois. Mademoiselle Nessel est morte fort jeune. Cette actrice avait fait les délices de Paris l'année dernière, pendant la foire de Saint-Laurent. Après la réunion de l'Opéra-Comique à la Comédie-Italienne , elle avait quitté le théâtre pour être de la troupe de M. le prince de Conti. Sans être jolie , elle était remplie de graces , de vérité , de finesse , de naïveté , sans aucune de ces mauvaises manières qui gagnent nos théâtres , et qui les perdront. dement à M. Brocquevielle , Lazariste , ancien directeur du séminaire de Toul , et curé de la paroisse Notre- Dame de Versailles. (B.) (1 ) La seconde avait balancé le prix . ( Mémoires secrets , 25 août 1762. ) (2 ) On battit des mains à cette annonce , et un homme d'esprit dit : « Voilà l'éloge fait. » ( Ibidem. ) I OCTOBRE 1762. 119 OCTOBRE. Paris , 1er octobre 1762. Le parlement, avant d'aller en vacances , a rendu un arrêt qui défend à tout ci-devant soi-disant Jésuite de prêcher et de confesser dans l'étendue du ressort de la cour , à moins d'avoir préalablement signé la déclaration exigée , etc. Cet arrêt a donné lieu à une feuille où l'on examine si le parlement a ce droit- là , et s'il n'entreprend pas sur l'autorité des évêques? L'auteur décide pour le parlement , et si ses raisons ne vous paraissent pas conformes aux principes de l'Eglise romaine , du moins vous ne serez pas fâché que l'autorité ecclésiastique soit diminuée. Notre Académie de Saint-Luc, qui n'est pas tout-à-fait aussi célèbre que celle de Rome qui porte le même titre , a exposé cette année ses ouvrages de peinture et de sculpture. Cette Académie est composée de tous les artistes qui n'ont pas assez de talent ni de réputation pour se faire recevoir à l'Académie royale. Suivant ce sage esprit de réglement dont je viens de parler , il faut être de l'une ou de l'autre , sans quoi un homme n'a pas le droit ici de barbouiller de la toile chez lui , et de la vendre à ceux qui auraient la bonté d'ame de se contenter d'un mauvais tableau. Messieurs de l'Académie de SaintLuc en ont exposé un grand nombre de détestables , parmi lesquels on distingue quelques portraits passables. Ce qu'il y a de meilleur , ce sont quelques portraits en I20 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, buste de terre cuite ou de plâtre. Il paraît en général que la mauvaise manière a moins gagné nos sculpteurs que nos peintres. NOVEMBRE. Paris , 1er novembre 1762. Du poète Sadi , par M. Diderot. SADI écrivait au milieu du douzième siècle. Il avait cultivé le bon esprit que nature lui avait donné ; il fréquenta l'école de Bagdad ; il voyagea en Syrie ; il tomba entre les mains des chrétiens , qui le mirent aux fers et l'envoyèrent aux travaux publics. La douceur de son caractère et la beauté de son génie lui acquirent un protecteur qui le racheta , et qui lui donna sa fille. Il a composé un poëme intitulé : le Gulistan ou le Rosier. En voici l'exorde traduit à ma manière. Une nuit , je me rappelai la mémoire des jours que j'avais passés. Je vis combien j'avais perdu de momens, et j'en fus affligé , et je versai des larmes , et à mesure que mes larmes coulaient , il me sembla que la dureté de mon cœur s'amollissait , et j'écrivis ces vers qui convenaient à ma condition.. << A chaque instant une partie de moi-même s'envole. Hélas ! qu'il m'en est peu resté ! Malheureux , tu as cinquante ans , et tu dors encore ! Éveille-toi ; la nature t'a imposé une tâche ; t'en iras-tu sans l'avoir faite ? Le bruit du tambour et de la trompette s'est fait entendre , et le I r 121 ' NOVEMBRE 1762. soldat négligent n'a pas préparé son bagage. L'aurore est levée , et les yeux du voyageur paresseux ne sont pas ouverts. Veux-tu ressembler à ces insensés ? Celui qui était venu a commencé un édifice , et il a passé ; un autre le continuait , lorsqu'il a passé ; un troisième s'occupait aussi du monument de vanité , lorsqu'il a passé comme les premiers. L'opiniâtreté de ces hommes , dans une chose de néant , ne doit-elle pas te faire rougir? Tu ne prendrais pas un homme trompeur pour ton ami, et tu ne vois pas que rien ne trompe comme le monde? Le monde s'en va ; la mort entraîne indistinctement le méchant et le bon; mais la récompense attend celui - ci . L'infortuné , c'est celui qui va mourir sans se repentir. Repens-toi donc ; amende-toi ; hâte-toi de déposer dans ton sépulcre la provision de ton voyage. Le moment presse ; la vie est comme la neige. A la fin du mois d'août , qu'en est-il resté sur la terre? Il est tard , mais tu peux encore , si tu veux , si tu ne permets pas aux charmes de la volupté de te lier. Allons , Sadi , secoue-toi. >> Le poète ajoute : « J'ai pesé mûrement ces choses ; j'ai vu que c'était la vérité, et je me suis retiré dans un lieu solitaire. J'ai abandonné la compagnie des hommes ; j'ai effacé de mon esprit tous les discours frivoles que j'avais entendus. Je me suis proposé de ne rien dire à l'avenir d'inutile , et j'avais formé cette résolution en moi-même, et je m'y conformais , lorsqu'un ancien camarade, avec qui j'avais été à la Mecque sur un même chameau, fut conduit dans mon ermitage. C'était un homme d'un caractère serein et d'un esprit plein d'agrément. Il chercha à m'engager de conversation. Inutilement , je ne proférai pas une parole. Dans les momens qui suivirent , si j'ouvris la bouche , ce fut pour lui révéler mon dessein de passer 122 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ici loin des hommes , tranquille , obscur, ignoré, le peu qui me restait de jours à vivre, adorant Dieu dans le silence , et ordonnant toutes mes actions à la dernière ; mais l'ami séduisant me peignit avec tant de douceur et de force l'avantage d'ouvrir son cœur à l'homme de bien , lorsqu'on l'avait rencontré, que je me laissai persuader. Je descendis avec lui dans mon jardin ; c'était au printemps ; les roses étaient écloses ; l'air était embaumé du parfum qu'elles exhalent sur le soir. Le jour suivant, nous allâmes nous promener et converser dans un autre jardin. Il était aussi planté de roses et embaumé de leur parfum; nous y passâmes la nuit. Au point du jour , mon ami se mit à cueillir des roses , et il en remplissait son sein . Je le regardais , et son amusement m'inspirait des pensées sérieuses. Je me disais : Voilà le monde , voilà ses plaisirs, voilà l'homme , voilà la vie , et je méditais un ouvrage que j'appellerais le Rosier, et je confiai cette idée à mon ami , et il l'approuva , et je commençai mon ouvrage , qui fut achevé avant que les roses ne fussent fanées dans le sein de mon ami. >> HISTOIRES OU FABLES SARRASINES. Première fable (1). Au temps d'Isa , trois hommes voyageaient ensemble; chemin faisant , ils trouvèrent un trésor ; ils étaient bien contens. Ils continuèrent de marcher , mais la faim les se trouvent (1 ) Cette fable, et deux ou trois autres de celles qui suivent , dans les OEuvres de Saint- Lambert ; mais elles n'y sont point comme on les trouve ici , ce qui a engagé les éditeurs à les conserver. ) ( Note de la première édition. ) 1ºer 123 NOVEMBRE 1762. prit , et l'un dit : « Il faudrait avoir à manger, qui est-ce qui en ira chercher ? -C'est moi , répondit un second. >> Il part , il achète des mets ; mais en les achetant , il pensait que s'il les empoisonnait , ses compagnons de voyage en mourraient et que le trésor lui resterait , et il empoisonna les mets. Cependant les deux autres avaient médité , pendant son absence , de le tuer, et de partager entre eux le trésor . Il arriva ; ils le tuèrent ; ils mangèrent des mets qu'il avait apportés ; ils moururent , et le trésor n'appartint à personne. Deuxième fable. Un jeune homme honnête et tendre aimait une jeune fille sage et belle ; c'est ainsi que je l'ai lu . Ils voyagèrent une fois sur la mer, dans un même vaisseau. Voyage malheureux ! Le vaisseau fut porté contre des rochers et brisé , et ils allaient périr , lorsqu'un matelot alla au secours du jeune homme et lui tendit la main. Mais le jeune homme lui criait du milieu des flots : Laissez- moi , et sauvez mon amie. Les hommes ont connu ce trait généreux et l'ont admiré. Long-temps après le jeune homme mourut , et l'on entendit qu'il disait en expirant : « Femmes fermez l'oreille à l'homme trompeur qui oubliera son amie dans le temps de l'adversité ! >> Le jeune homme et son amie vécurent ensemble des jours heureux , aimant tendrement tous les deux , et tendrement aimés. Aprenez la leçon d'amour de celui qui la sait . C'est le poète Sadi ; c'est lui qui sait la vie et les mœurs des amans. Les docteurs de Bagdad ne savent pas mieux la 124 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , langue arabique. C'est lui qui dit : « Si vous avez une amie, attachez-y votre ame tout entière. Si vous avez une amie, qu'elle soit la seule au monde pour qui vous ayez des yeux. Si Léila et Metshnunus revenaient au monde , je leur apprendrais à aimer. » Troisième fable. Un soir, après souper , •nous étions assis autour du feu, mon père, mes frères , mes sœurs et moi. Je méditai quelque temps ; après avoir médité , j'ouvris le saint Alcoran, et je lus ; mais mes frères et mes sœurs s'endormirent, et il n'y eut que mon père qui m'écoutât. Surpris , je lui dis : «Mon père, n'est- il pas honteux que mes frères et mes sœurs se soient endormis , et qu'il n'y ait que vous qui m'écoutiez ? » Et il me répondit : « Mon fils , chère partie de moi -même, eh ! ne vaudrait - il pas que tu dormisses comme eux , que d'être si vain de ce que tu fais ? >> mieux Quatrième fable. Un roi avait condamné un de ses sujets à mort ; ce malheureux lui demandait grace , mais inutilement; le roi était inflexible. Quand cet homme condamné vit qu'il fallait périr , son cœur s'irrita , sa langue s'enfla , et il chargea le monarque d'injures. Le monarque voyait que cet homme parlait , mais il ne l'entendait pas. Il demanda à un de ses courtisans ce qu'il disait , et ce courtisan lui répondit: «< Prince , il dit que celui qui fera miséricorde dans ce monde l'obtiendra dans l'autre où nous serons tons jugés. » Le monarque, touché de ce discours , accorda la vie au coupable ; mais un autre courtisan ouvrit 1er NOVEMBRE 1762. 125 la bouche, et dit au premier qu'il ne convenait pas à des hommes comme eux de mentir à leur souverain , et au souverain , que ce misérable s'était exhalé contre lui en injures. Le prince prit la parole , et dit à celui-ci : « J'aime mieux son mensonge que ta vérité; son mensonge m'a fait faire une action de miséricorde ; ta vérité m'en eût fait faire une de sévérité. Son mensonge a sauvé la vie ; ta vérité eût donné la mort; » et se tournant ensuite vers l'autre , il ajouta : « Cependant qu'on ne me mente jamais. » Extrait du second chapitre de Sadi. Pendant que j'étais religieux , j'avais fait une profonde étude de la morale et de moi-même. Mes réflexions s'étaient assemblées dans mon cerveau, comme les eaux des torrens dans un lac qui va déborder ; j'avais médité sur les imperfections des hommes du monde, et sur les perfections des hommes de mon état ; je m'enorgueillissais dans mes pensées , et je me sentais un besoin d'épancher au dehors l'estime de moi-même et le mépris des autres. J'aurais voulu répandre ces sentimens dans le monde entier , et je me rendis à Balbeck , qui me parut un théâtre digne de moi; bientôt j'osai entrer dans le temple le plus fréquenté pour y prêcher le peuple. Je traversai le temple avec ce maintien modéste et ce front baissé que nous prescrit la règle ; mais je jetais de temps en temps des regards dédaigneux sur les flots des fidèles qui s'ouvraient à mon passage. Je jouissais du respect que mon habit me semblait leur imposer, et j'étais bien sûr de leur en inspirer dans peu pour ma personne. Je montai enfin dans la tribune. Je levais au ciel des yeux pleins de confiance , et je 126 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , me semblais lui demander moins de lumières que son attention sur les services que j'allais lui rendre. Je rabaissais mes regards sur le peuple , et je voyais une foule hébêtée dont les yeux étaient fixés sur moi . Elle était sans mouvement , et semblait attendre l'ame que j'allais lui donner. Je voyais dispersés dans la foule plusieurs religieux. Ils m'écouteront , disais-je , avec jalousie ; ils feront entre eux des critiques de mon discours ; mais ils en feront des éloges au peuple : ils en diront du bien sans en penser ; peut-être même , en les flattant , en les intéressant à mes succès , les ferai-je convenir que je ne suis pas sans éloquence. Je veux , quand je parlerai de leurs mœurs et de leur génie , me livrer à l'enthousiasme ; je yeux mettre alors à leurs pieds les héros , les savans , et la masse entière du genre humain. par En ramenant mes regards auprès de la tribune , je vis un groupe de sages. Les uns étaient de la cour, les autres de l'académie. Je sentis à cette vue la rougeur me monter au front ; mon ame était vivement émue différens sentimens ; il y entrait de la honte et de la crainte , de la colère et de l'humiliation . Ah ! disais-je en moi- même, ces gens-là vont rire. Je craignais le jugement qu'ils allaient porter de moi ; j'étais indigné contre des hommes auxquels je ne pourrais en imposer , et , malgré mes efforts , je me sentais accablé du mépris que ces sages avaient pour les gens de mon état , et de celui qu'ils auraient vraisemblablement pour ma rhétorique. Je n'avais jusque-là prêché que fort peu , et pour m'essayer dans de petites bourgades. Là , je pouvais , sans crainte de faire rire , parler avec respect du voyage de la jument Borak au ciel de la lune ; je pouvais , sans offenser personne , faire descendre de quel ciel Tt 1 er NOVEMBRE 1762. 127 il me plaisait chacun des versets du Coran ; je pouvais , sans crainte que personne le trouvât mauvais , allonger et élargir à mon gré le pont qui mène en enfer ; je pouvais entasser des miracles et des figures , de l'enthousiasme et du merveilleux , délirer , crier , et me tenir bien sûr de la crédulité et de l'admiration publiques ; mais à Balbek ce n'était pas la même chose. J'avais affaire à des gens qui voulaient de l'ordre , de la raison , de l'élégance , et encore tout cela devait peu les toucher ; le fond des choses devait faire tort à la manière dont elles seraient rendues. Dans les bourgades , je pleurais , et on pleurait; je criais , et mes cris répandaient l'épouvante ; là mon enthousiasme entraînait , et à Balbek il devait être ridicule. Cette pensée me faisait frémir ; cependant je me rassusurais un peu en me disant que ces sages , dont je craignais si fort la censure , n'étaient peut- être que cinq ou six hommes d'esprit , et que la foule du peuple , qui n'était que peuple , était innombrable. Je voyais les têtes des sots , elles étaient en grand nombre ; et à peine pouvais-je distinguer quelques têtes d'hommes d'esprit : celles-ci me paraissaient comme les fleurs des pavots paraissent parmi les épis d'un champ de froment prêt à être moissonné. Enfin , je commençai mon discours , mais non sans inquiétude. J'avais choisi pour sujet les vengeances de Dieu. Je les peignais redoutables , et je les peignais inévitables. Je me souvenais d'avoir entendu dire à mes maîtres : « Mon fils , faites craindre Dieu ; le prêtre n'est pas honoré , lorsque le Dieu n'est pas terrible. » Je fis des tableaux effrayans des supplices de l'enfer , et , en faisant faire quelques petites fautes aux justes , j'y précipitais des justes le plus que je pouvais ; je n'en sauvais pas un de 128 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , ceux qui avaient compté sur leurs œuvres plus que sur nos prières. Je voyais les sages jeter des regards de pitié, tantôt sur le peuple, tantôt sur moi ; le peuple m'écoutait sans émotion. J'étais content des religieux ; ils jouaient assez bien la sainte frayeur et l'admiration , mais ils n'inspiraient ni l'une ni l'autre. J'attaquais ensuite les vices qui doivent mériter les supplices de l'enfer . Je m'attachai à cette sorte d'amour- propre qui élève l'ame et qui mène à l'indépendance ; je me souvenais que mes maîtres m'avaient dit : « Mon fils , inspirez l'humilité à vos frères , et ils vous glorifieront. » J'attaquai aussi l'attachement aux biens de la terre. « Vos maisons , disais-je au peuple , ne sont que des hôtelleries ; à peine pourrezvous y séjourner : c'est le tombeau qui est votre demeure éternelle. Donnez vos biens ; mais donnez- les à ceux qui en ont besoin, et qui sauront en faire un saint usage. >> Je parlais ensuite de la pauvreté et des vertus de ceux qui ont embrassé la vie religieuse. Les sages souriaient , et le peuple bâillait. Je m'aperçus trop du peu d'empire que j'avais sur mes auditeurs ; je sentis contre eux une violente indignation , et , ne pouvant les émouvoir , j'aurais voulu les extirper. J'éclatai contre ces hommes orgueilleux qui osent prendre confiance aux lumières de leur raison ; j'attaquai la raison même ; j'en voulais surtout à cette raison éclairée qu'on appelle sagesse. Je peignis les sages comme ennemis de l'État , et des citoyens , et du prince, et des femmes du prince , et des enfans du prince. Ces saintes invectives , soutenues d'un ton de voix pathétique et d'un geste véhément , ne firent aucun effet , et je descendis de la tribune après quelques pieuses imprécations. Je fus reconduit chez moi par les religieux. Ils m'em- 15 NOVEMBRE 1762. 129 brassèrent , les yeux baignés de larmes , et l'un d'eux me dit : « Les sages ont éclairé Balbeck ; nous avons fait de vains efforts pour arrêter les progrès de la sagesse ; elle marche à grands pas ; elle se mêle parmi le peuple ; elle ose se placer près du trône. Nous nous trouvons aujourd'hui une race d'hommes étrangère au reste des hommes ; nous leur sommes opposés d'intérêts , de sentimens et d'opinions ; les ténèbres sont dissipées, et la proie échappe aux oiseaux de la nuit. Nous sommes dans la société comme ces herbages visqueux que le mouvement des mers arrache de leur sein et rejette sur le rivage. Ceux d'entre nous qui sont détrompés et ceux qui ont conservé leur erreur sont également à plaindre , et nous ne pourrons plus jouir de l'erreur, ni dans nous ni dans les autres. Nous voyons s'éloigner de nous pour jamais ce respect du peuple auquel nous avons sacrifié les sentimens aimables de l'amour et de l'amitié , et les charmes de l'humanité. Le voile du mépris nous couvre , et nous voyons briller dans tout son éclat le mérite qui nous méprise. La jalousie et les regrets nous dévorent ; le plaisir n'habite point en nous , et nous ne sentons notre ame que par les passions qui la tourmentent. >> Je fus consterné de ce discours. J'y pensai long-temps et avec fruit; je quittai mon habit de religieux , et je me rendis chez un sage. « Je viens me dérober , lui dis-je , à des hommes séparés de leurs semblables , qui en sont haïs , et qui les haïssent ; je viens m'instruire avec vous. OSadi , me répondit le sage , ton cœur est sensible et bienfaisant ; tu sais tout. Vis avec nous. » Paris , 15 novembre 1762. On vient de donner, sur le théâtre de la Comédie FranTOM. III. 9 130 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , çaise, Irène , tragédie nouvelle par M. Boitel ( 1 ) . Si le génie d'un peuple se peint , comme on n'en saurait douter, dans ses ouvrages dramatiques , que dira la postérité du nôtre en voyant cette foule de tragédies où le bon sens et la vraisemblance sont constamment sacrifiés , où la futilité tient lieu de génie , où le mauvais goût étouffe la simplicité et le naturel , où le merveilleux et le ridicule sont à la place du sublime ? On ne nous reprochera pas du moins d'avoir trop servilement imité les excellens modèles les anciens nous ont laissés ; on ne peut soup- que çonner nos poètes de les avoir étudiés. L'Irène dont je vais vous rendre compte n'est ni celle que Mahomet second , dit-on , fut obligé de sacrifier à la fureur de ses janissaires , ni celle d'Athènes , femme de l'empereur Léon IV , de Constantinople , et mère de Constantin Porphyrogénète , à qui elle fit arracher les yeux. L'Irène de M. Boitel est femme d'un Comnène , aussi empereur de Constantinople ou de Byzance. Autant qu'il est possible de suivre la faible trace que le poète a laissée entre sa fable et l'histoire , cette Irène était fille d'un Constantin Ducas , et femme d'Alexis Comnène. Peut-être n'ai -je pas suffisamment étendu mes recherches à cet égard ; mais je ne trouve dans l'histoire aucun trait qui ait pu fonder la fable de cette tragédie : aussi n'en fut-il jamais de plus romanesque et de plus extravagante. Un amas de faits incroyables , mal conçu , mal digéré ; des incidens sans préparation et sans suite, forment ce drame bizarre. Rien n'y compense l'absurdité de l'in- (1 ) Représentée pour la première fois le 6 novembre. Boitel d'Wellez ( né à Amiens) était déjà auteur d'une tragédie d'Antoine et Cléopâtre , qu'il fit représcnter pour la première fois le 6 novembre 1741 et retira après la sixième représentation. 15 NOVEMBRE 1762. 131 trigue. Point d'action , point de caractères , point de style ; des pensées et des expressions usées , comme on dit , jusqu'à la corde ; des vers faibles et plats . On en a applaudi quelques-uns ; mais ce sont de ces vers de sentiment que l'on trouve partout et qui , de temps immémorial , sont en possession d'être applaudis , quelque répétés qu'ils soient. Tous les rôles sont mauvais. Mademoiselle Clairon a fait valoir celui d'Irène par son jeu ; mais c'est un des torts que cette célèbre actrice a avec moi , de faire réussir des rôles détestables. L'art qu'elle y met ne saurait que pervertir le goût du public de plus en plus . Le premier acte et le troisième ont été écoutés , et par intervalle applaudis ; on ne saurait soutenir les trois autres. La pièce est à sa troisième représentation ; si elle en obtient encore d'autres , elles n'ajouteront pas à sa réputation . Nos journalistes ne manqueront pas de dire qu'il se trouve de grandes beautés dans les premiers actes. Ce que j'en ai dit vous mettra à même de juger à quel point ils ont raison : rien ne caractérise davantage le mauvais goût que de louer ou de souffrir des choses contraires au sens commun. M. Boitel l'a blessé à chaque pas qu'il a fait. On aurait de la peine à pardonner à un enfant de seize ans le plan et la conduite de cette pièce . Lorsque M. De Belloy donna la tragédie de Zelmire ( 1 ) , je croyais qu'on ne pouvait rien faire de plus digne d'une assemblée d'enfans et de ses applaudissemens ; je le crois encore , mais M. Boitel l'a emporté sur M. De Belloy, en fait de puérilités et de platitudes. (1 ) Zelmire , représentée pour la première fois le 6 mai 1762 , fut accueillie avec beaucoup plus de faveur qu'elle n'en méritait , et obtint quatorze représentations. 132 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , La Sorbonne vient de publier la censure du livre De l'Éducation , par J.-J. Rousseau ( 1 ) . C'est un pieux ouvrage que les fidèles ne sauraient se dispenser de lire . Elle a aussi publié en plusieurs volumes une censure du Vieux et du Nouveau Testament du P. Berruyer (2) , que nos gros bonnets regardent comme un chef-d'œuvre. Je les croirai sur leur parole , et quand il ne me restera plus de chefs- d'œuvre à lire et à étudier , je donnerai mon temps à ceux de la Sorbonne. Le libraire d'Avignon ( le sieur Fez ) a tenu parole. M. de Voltaire n'ayant pas voulu donner la somme modique de mille écus pour empêcher la publication de ses Erreurs, ce livre a paru en deux volumes , sans qu'on sache à quel auteur on est redevable d'un aussi important ouvrage (3). Je crains que ni l'auteur ni le libraire n'en tirent le profit dont M. de Voltaire leur a fait un décompte si clair (4) . La paix est survenue , et elle aura coupé au moins deux branches à ce commerce. Il n'y a pas apparence que ni l'armée française ni celle de M. le prince Ferdinand , prennent le nombre d'exemplaires . auxquels elles avaient été taxées . Rien ne prouve mieux (1) Censure de la Faculté de Théologie de Paris ( rédigée par l'abbé Le Grand ) , édition latine et française ; Paris , 1762. La même , française seulement; in 8° et in-12. (2) Voir pour la polémique ascétique à laquelle les ouvrages du P. Berruyer avaient déjà donné lieu , la note de la page 97 du tome I de cette Correspondance. (3) Tout le monde sait aujourd'hui que les Erreurs de Voltaire ( Avignon, 1762 , 2 vol. in- 12 ) sont de l'ex-jésuite Nonnotte , natif de Besançon , et mort dans cette ville le 3 septembre 1793 , âgé de quatre-vingt-deux ans. (B.) (4) Voir dans la Correspondance de Voltaire sa lettre railleuse au libraire Fez , datée du 17 mai 1762. 15 NOVEMBRE 1762. 133 combien les spéculations de commerce sont liées avec les révolutions politiques. Eu général , ceux qui voudront trafiquer en dogmatique , feront bien de se dépêcher ; car on peut dire , à la honte de notre siècle , que c'est une marchandise qui tombe de plus en plus en discrédit , et qui bientôt ne sera plus d'aucun débit. Je n'aime pas trop les Caractères de La Bruyère ; ce genre d'esprit me paraît trop recherché et fatigant. La morale n'est belle que dans ses grands traits. Il faut laisser les petits détails aux Trublet ; ils ont entre autres inconvéniens , celui de trahir sans cesse la prétention de l'auteur à l'esprit, à l'épigramme , à la saillie. Or, si La Bruyère, qui était l'aigle de ces écrivains , ne me séduit pas , vous jugez aisément que ses imitateurs ont encore moins de droits sur moi. Je ne sais quel est celui qui nous a donné des caractères nouveaux sous le titre de Tableau moral du cœur humain. On dit qu'il y a de bonnes choses dans ce livre ; mais quel est aujourd'hui le livre où il n'y ait pas de bonnes choses ? Lorsque les lumières sont devenues générales , il n'y a personne qui ne connaisse une grande foule de vérités communes , et voilà précisément pourquoi nos auteurs médiocres pourraient se dispenser de les faire réimprimer à tout moment, en les tournant et retournant sans cesse. S'ils s'imaginent que cette manœuvre leur donnera de la réputation , ils se trompent. Pour de l'encens et des éloges dans nos journaux et feuilles publiques , à la bonne heure. Ces papiers sont particulièrement destinés à déchirer le peu de grands écrivains qui nous restent et la foule des auteurs détestables , mais surtout à prôner les gens médiocres. Cependant la semaine ne se passe point sans que l'auteur , son livre , et son éloge 134 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , par le journaliste , ne soient oubliés. Il faut aujourd'hui des vues profondes, des idées neuves , de l'originalité dans le tour , de l'énergie , de l'éloquence , de la grace , un coloris vrai et sublime , pour faire à un écrivain une réputation solide , et voilà pourquoi des auteurs qui ont écrit de gros volumes n'ont cependant nulle réputation à Paris, et que d'autres , qui n'ont jamais publié que quelques feuilles , en ont une très - grande. DÉCEMBRE. Paris י 1er décembre 1762. Article de M. Damilaville (1). Si l'on ne peut pas dire beaucoup de bien des grandes pièces qui ont paru sur la scène française depuis quelques mois , du moins on ne dira point de mal des petites. On vient de représenter avec succès , sur le théâtre de la Comédie Française , une petite pièce en un acte de M. Rochon de Chabannes , intitulée : Heureusement (2). (1 ) Damilaville que nous avons vu précédemment correspondre avec Voltaire. Grimm donne des détails sur lui , en annonçant sa mort , dans sa lettre du 15 décembre 1768. (2) Représentée le 29 novembre. Le prince de Condé , qui revenait de l'armée , assistait à la première représentation. Dans la scène de collation Lindor dit à Marton : Verse rasade , Hébé , je veux boire à Cypris ; Mademoiselle Hus , qui remplissait le rôle de madame Lisban , jeta une œillade au prince en répliquant : Je vais donc boire à Mars . Et les spectateurs d'applaudir. ( Mémoires secrets , 29 novembre 1762. ) 10ને I " DÉCEMBRE 1762. 135 C'est l'extrait d'une des aventures de la marquise de Lisban , du Conte Moral de M. Marmontel , qui porte le même titre. C'est, à proprement parler, une esquisse légère d'un acte : cela n'a que le souffle ; c'est un stras qui se dissout à la moindre analyse. Le seul mérite de ce rien consiste dans quelques portraits assez légèrement tracés de nos jeunes agréables , de maris encore plus extravagans , qui , sans être faits pour l'être, ni pour y prétendre , se croient fort aimés de leurs femmes , et à qui l'amourpropre donne tant de confiance , que non-seulement ils oublient les risques que leur honneur pourrait courir , mais qu'ils s'y exposent même en plaisantant ; maris tels , en un mot, que M. de Lisban dans le Conte Moral de M. Marmontel ; car vous remarquerez que M. Rochon de Chabannes a mis fort peu du sien dans cette pièce. Le jeu de mademoiselle Dangeville , de Préville et de Molé a fait beaucoup valoir cette petite pièce. Il faut pourtant convenir qu'elle ne manque point de vérité ni de naïveté ; mais le poète a tout trouvé dans le Conte Moral. Ce qui lui appartient plus véritablement , c'est la diction ; elle a de la légèreté et de la facilité , ce qui n'est pas sans mérite. J'ajoute à cet article de M. Damilaville que le conte dont on a tiré la petite pièce est un des plus jolis de M. Marmontel , et que je préfère à la Bergère des Alpes et beaucoup d'autres qu'on a vantés davantage , et qui n'ont pas autant de naturel et de vérité que celui dont il est question. La Comédie Italienne a donné depuis peu ( 1 ) un très-joli (1 ) Le 22 novembre. 136 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , opéra comique , intitulé : Le Roi et le Fermier, dont le poëme est de M. Sédaine , et la musique de M. de Monsigny. Ce sont les mêmes auteurs qui ont fait ensemble On ne s'avisejamais de tout. M. de Monsigny n'est pas musicien; ses partitions sont remplies de fautes et de choses de mauvais goût ; mais il a des chants agréables , et puis son poète est charmant. Si M. Sédaine savait écrire , il ferait revivre la comédie de Molière . Ses pièces sont remplies de vérité , de naïveté et de traits vraiment comiques ; il dessine ses caractères avec beaucoup de fermeté , et l'économie de ses pièces est pleine de ce jugement qui accompagne toujours le vrai génie. Son Roi et le Fermier est imité d'une pièce anglaise ( 1 ) . Il n'a pas infiniment réussi à la première représentation ; on en a dit même du mal ; mais les représentations suivantes ont fait taire la critique et actuellement cette pièce a le plus grand succès. On a reproché à M. Sédaine d'avoir mis le repas derrière le théâtre. Ses critiques ne sont pas aussi judicieux que lui ; je n'ai jamais vu de repas sur la scène qui ne fût froid et ennuyeux. J'aime bien mieux le tableau naïf que M. Sédaine a mis à la place. Voilà plusieurs jolies pièces que M. Sédaine nous donne. Si jamais un poète italien , ayant de la simplicité et de la facilité , s'avise de les traduire , afin de mettre les Galuppi et les Piccini à portée d'en faire la musique, ces pièces feront le charme et les délices de toute l'Europe ; (1) Le Roi et le Meunier de Mansfield , conte dramatique de Dodsley , imité lui-même du Sage dans sa retraite de dom Juan de Mathos de Fragoso , poète espagnol. Collé a puisé à la même source pour sa Partie de chasse de Henri IV. « Les comédiens assurent que les recettes du Roi et le Fermier ont valu plus de 20,000 fr. à MM. Sédaine et Monsigny , qui , comme auteurs , avaient le dixhuitième de chaque recette , les frais prélevés. » ( ANECDOTES DRAMATIQUES , tom. II , p. 142 et 462. ) 15 DÉCEMBRE 1762. 137 car ce qui empêche qu'on ne devienne absolument fou des opéra bouffons d'Italie , c'est que le poëme d'ordinaire n'a pas le sens commun. Ce n'est pas que le dialogue n'en soit facile et vrai , ou qu'il manque de situations très-plaisantes et vraiment comiques , mais l'intrigue qui les amène est presque toujours détestable , et , après l'air le plus sublime qui transporte d'admiration pour le musicien , on est livré aux plus plates bouffonneries du poète. Le projet que je propose peut être exécuté par des princes qui ont des poètes italiens à leurs cours ; ils leur permettraient de faire une traduction libre ; car ce genre ne comporte rien de gêné ni de servile , et le poëme mis dans l'idiome des muses serait ensuite confié au génie des meilleurs musiciens d'Italie et d'Allemagne. M. Poinsinet de Sivry, auteur de la tragédie d'Ajax, qui tomba il y a quelques mois ( 1 ) , s'est fâché tout de bon contre le public. Il vient de lui dire des injures atroces dans une feuille qui a pour titre : le Procès de la Multitude (2 ) , et pour épigraphe : « Ajax ayant été mal jugé, entra en fureur, et prit un fouet pour châtier ses juges. » On a répondu au poète courroucé par un Arrêt du Conseil souverain du Parnasse (3) ; mais la colère de ce pauvre diable sifflé est bien plus plaisante que tout ce qu'on fera jamais contre lui.. Paris , 15 décembre 1762 . M. de Chabanon , de l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres , s'est fait connaître par diverses études. Il est poète et musicien ; il a traduit du grec des odes de (1) Voir la lettre du 15 septembre précédent. (2) Appel au petit nombre , ou le Procès de la multitude ; 1762 . (3) Arrêt rendu par le conseil souverain du Parnasse ; 1762. 138 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Pindare , et d'autres morceaux de la plus grande difficulté. Il y a environ un an qu'il acheva sa tragédie d'Éponine, qui fut lue dans plusieurs maisons , prònée et élevée jusqu'aux nues ; on voyait déjà dans M. de Chabanon le successeur de M. de Voltaire et d'autres grands hommes , dont la disette commence à se faire sentir. Dans ces jugemens , on avait oublié de prendre la voix du public. Éponine vient de paraître sur le théâtre de la Comédie Française, et de tomber , comme on dit , tout à plat (1 ). Avec elle disparaissent les espérances que, sur la périlleuse parole des connaisseurs , nous étions tentés de fonder sur l'auteur. Je ne dirai rien du sujet de cette tragédie ; c'est un fait historique assez connu. L'époux d'Éponine , Sabinus , avait disputé l'empire romain à Vespasien ; après sa défaite, il s'était retiré dans des souterrains où il vivait caché pour se soustraire au ressentiment de l'empereur. L'histoire dit qu'Eponine et Sabinus moururent à Rome par ordre de Vespasien ; mais dans la pièce , la scène se passe dans les Gaules , auprès des souterrains où Sabinus s'était réfugié , et dont le poète afait un tombeau. Tous ceux qui ont assisté aux lectures faites dans différens cercles , beaux- esprits , amateurs , gens de lettres , gens du monde, parlaient de cette pièce comme d'un prodige. En effet, c'est un prodige d'imbécillité et de faiblesse, et nos connaisseurs sont des gens bien étonnans . Ce qui frappe principalement dans tout le cours de la pièce et dans toutes ses parties , c'est la stérilité de génie; M. de Chabanon n'y a nulle ressource. Il s'embarrasse de son (1 ) Représentée le 6 décembre. L'auteur en fit depuis un opéra joué le 4 décembre 1773 sous le titre de Sabinus. Voir au mois de février 1774 de cette Correspondance. 15 DÉCEMBRE 1762. 139 sujet , de ses personnages , de ses situations ; il ne sait rien développer, rien mettre en œuvre ; il ne sait ni faire naître des incidens , ni s'en débarrasser ; ni former une intrigue ni la conduire ; il ne sait ni commencer ni finir. Les deux premiers actes sont longs et ennuyeux , parce qu'ils sont inutiles et de pur remplissage. Un mauvais plaisant disait , à la fin du second : « Puisque ces gens- là ne veulent pas commencer, je m'en vais. » En effet , ces deux actes sont achevés sans qu'on sache de quoi il va être question. Les amis du poète ont voulu le sauver par la versification ; je n'en connais pas de plus faible ni de moins tragique : ce sont des vers lyriques , mais si fluets , si familiers , qu'on sait presque toujours le second après avoir entendu le premier. Pas un vers de force , peu de sentiment , des idées communes , des comparaisons disparates , et , en tout , plus convenables à la pastorale qu'à la tragédie ; le premier acte surtout est rempli de madrigaux qu'Émilie débite à la louange d'Éponine. Le portrait qu'elle en fait pourrait plaire dans une églogue ; c'est une vraie moutonade. Finissons par une observation générale et plus importante; c'est que ce goût d'entasser événement sur événement, de montrer des tombeaux et des poignards , de se tirer d'affaire par des escamotages , se répand de plus en plus parmi nos auteurs dramatiques , et trahit la stérilité de leur génie et l'impuissance où ils sont de faire des scènes et de trouver les discours vrais des passions et des grands intérêts. Si ce goût continue , notre théâtre tragique deviendra incessamment une boutique de marionnettes . Le vol qu'on a fait , il y a quelques années , au dépôt du bureau de la guerre , a des effets bien agréables au 140 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , C public. Nous avons déjà eu , par ce moyen, les Campagnes des maréchaux de Noailles , de Coigny, de Villars, de Tallard , et l'on vient de nous donner , en trois volumes , la Campagne de M. le maréchal de Marsin en Allemagne, l'an 1704 ( 1 ). Je suis toujours d'avis qu'un seul volume de ce recueil de lettres est plus instructif que tous les traités didactiques ensemble ; et remarquez , s'il vous plaît, qu'il est presque indifférent que le général soit bon ou mauvais ; sa correspondance est toujours également intéressante et instructive ; et , à cet égard , la correspondance du prince Henri de Prusse avec son frère n'a point de supériorité sur celle de M. le duc de Cumberland avec le roi d'Angleterre en 1757 ; au lieu que, lorsque l'auteur d'un traité sur la guerre est un homme médiocre , son livre n'est bon qu'à jeter au feu . Un homme de guerre tirera done autant de profit de la correspondance de M, de Marsin , de M. de Tallard , que de celle de M. de Turenne ou du comte de Saxe. Cette lecture peut aussi faire naître quelques observations philosophiques qui serviront à fixer le caractère des principaux acteurs. Vous remarquerez , par exemple , la hauteur avec laquelle le maréchal de Villars écrit au roi , et la bassesse avec laquelle il parle au ministre , et ce trait vous paraîtra très-simple et très-convenable au caractère de ce général. Il serait bien à désirer que quelque fripon heureux pût dérober la correspondance de nos généraux depuis 1757, et en faire présent au public. ( 1 ) La collection des Campagnes des maréchaux de France , publiée à Amsterdam ( par Dumoulin ) depuis 1760 jusqu'en 1772 , forme 27 volumes, On y joint pour 28€ volume la campagne de M. Maillebois en Italie , pendant les années 1745 et 1746 , rédigée par Grosley , et publiée en 1777 à Amsterdam. (B.) 15 JANVIER 1763. 141 1763. JANVIER. Paris , 15 janvier 1763. L'ARTICLE suivant est de M. Diderot. Il prétend l'avoir tiré d'un ouvrage anglais. En attendant que je sois à portée de vérifier le fait , je lui soutiens qu'il en a tiré les trois quarts de sa tête , sauf à me décider sur le quatrième , quand j'aurai examiné : c'est donc le philosophe qui va prendre la plume. Je viens de lire la traduction d'un petit ouvrage anglais sur la peinture , qu'on se propose de faire imprimer. ' Il est rempli de raison , d'esprit , de goût et de connaissances ; la finesse et la grace même n'y manquent point. C'est , pour le tour , l'expression et la manière , un ouvrage tout-à-fait à la française. L'auteur s'appelle M. Webb. Voici les idées qui m'ont surtout frappé à la lecture. Ce qui fait qu'en s'appliquant beaucoup on avance peu dans la connaissance de la peinture , c'est qu'on voit trop de tableaux. N'en voyez qu'un très-petit nombre d'excellens , pénétrez- vous de leur beauté , admirez-les , admirez- les sans cesse , et tâchez de vous rendre compte de votre admiration. Un autre défaut , c'est d'estimer les productions sur le nom des auteurs. Cependant , les bons ouvrages d'un artiste médiocre sont assez souvent supérieurs aux ouvrages médiocres d'un artiste excellent. 142 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Dans quelque genre que vous travailliez , peintres , que votre composition ait un but ; que vos expressions soient vraies , diversifiées , et subordonnées avec sagesse , votre dessin large et correct , vos proportions justes , vos chairs vivantes ; que vos lumières aient de l'effet ; que vos plans soient distincts ; votre couleur comme dans la nature , votre perspective rigoureuse , et le tout simple et noble. La connaissance en peinture suppose l'étude et la connaissance de la nature. Troisième défaut des prétendus connaisseurs : c'est de laisser de côté le jugement de la beauté ou des défauts , pour se livrer tout entiers à ce qui caractérise et distingue un maître d'un autre , mérite du brocanteur et non de l'homme de goût. Et puis , le nombre des artistes à reconnaître est si petit , et leur caractère tient quelquefois à des choses si techniques , qu'un sot peut sur ce point laisser en arrière l'homme qui a le plus d'esprit. Regardez un tableau , non pour vous montrer , mais pour devenir un connaisseur. Ayez de la sensibilité , de l'esprit et des yeux , et surtout croyez qu'il y a plus de charme et plus de talent à découvrir une beauté cachée , qu'à relever cent défauts. Vous serez indulgent pour les défauts , et les beautés vous transporteront , si vous pensez combien l'art est difficile , et combien la critique est aisée. Si une admiration déplacée marque de l'imbécillité , une critique affectée marque un vice de caractère. Exposez-vous plutôt à paraître un peu bête que méchant. La peinture des objets mêmes fut la première écriture. Si l'on n'eût pas inventé les caractères alphabétiques , on n'aurait eu pendant des temps infinis que de mauvais tableaux. PT 15 JANVIER 1763. 143 On prouve , par les ouvrages d'Homère , que l'origine de la peinture est antérieure au siège de Troie. Le bouclier d'Achille prouve que les anciens possédaient alors l'art de colorer les métaux. Ily a deux parties importantes dans l'art , l'imitative et l'idéale . Les hommes excellens dans l'imitation sont assez communs ; rien de plus rare que ceux qui soient sublimes dans l'idée. L'homme instruit connaît les principes ; l'ignorant sent les effets . La multitude juge comme la bonne femme , qui regardait deux tableaux du Martyre de saint Barthélemi , dont l'un excellait par l'exécution , et l'autre par l'idée ; elle dit du premier , celui- là me fait grand plaisir , et du second , mais celui-ci me fait grande peine. La peinture peut avoir un silence bien éloquent . Alexandre pâlit à la vue d'un tableau de Palamède trahi par ses amis. C'est qu'il voyait Aristonique dans Palamède. Porcia se sépare de Brutus sans verser une larme ; mais un tableau des Adieux d'Hector et d'Andromaque tombe sous ses yeux et brise son courage. Une courtisane d'Athènes est convertie au milieu d'un banquet , par le spectacle heureux et tranquille d'un philosophe dont le tableau était placé devant elle. Énée , apercevant les peintures de ses propres malheurs sur les portes et les murs des temples africains , s'écrie dans Virgile : Sunt lacrymæ rerum , et mentem mortalia tangunt. Les premières statues furent droites , les yeux en dedans , les pieds joints , les jambes collées , et les bras pendans de chaque côté. On imita d'abord le repos , ensuite le mouvement. En 144 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , général , les objets de repos nous plaisent plus en bronze ou en marbre , et les objets mus , en couleur ou sur la toile. La diversité de la matière y fait quelque chose. Un bloc de marbre n'est guère propre à courir. L'art est à la nature , comme une belle statue à un bel homme. - Il y a entre les couleurs des affinités naturelles qu'il ne faut pas ignorer. Les reflets sont une loi de la nature qui cherche à rétablir l'harmonie rompue par le contraste des objets. Troublez les couleurs de l'arc- en-ciel , et l'arc-en-ciel ne sera plus beau. Ignorez que le bleu de l'air tombant sur le rouge d'un beau visage doit en quelques endroits obscurs y jeter une teinte imperceptible de violet , et vous ne ferez pas des chairs vraies. Si vous n'avez pas remarqué que , lorsque les extrémités d'un corps touchent à l'ombre , les parties éclairées de ce corps s'avancent vers vous , les contours des objets ne se sépareront jamais bien de votre toile . Il y a des couleurs que notre œil préfère , il n'en faut pas douter. Il y en a que des idées accessoires et morales embellissent : c'est par cette raison que la plus belle couleur qu'il y ait au monde est la rougeur de l'innocence et de la pudeur sur les joues d'une jeune et belle fille. Lorsque je me rappelle certains tableaux de Rembrandt et d'autres , je demeure convaincu qu'il y a , dans la distribution des lumières , autant et plus d'enthousiasme que dans aucune autre partie de l'art. La peinture idéale a , dans son clair-obscur , quelque chose d'au-delà de nature , et par conséquent autant d'imitation rigoureuse que de génie , et autant de génie que d'imitation rigoureuse. Les anciens tentaient rarement de grandes composi- 15 JANVIER 1763. 145 tions ; une ou deux figures , mais parfaites. C'est que la peinture marchait alors sur les pas de la sculpture. Moins les anciens employaient de figures dans leurs compositions , plus il fallait qu'elles eussent d'effet ; aussi excellaient-ils par l'idée. Tant que l'idée sublime ne se présentait pas, le peintre se promenait, allait voir ses amis , et laissait là ses pinceaux. L'un peint les enfans de Médée , qui s'avancent en tendant leurs petits bras à leur mère , et en souriant au poignard qu'elle tient levé sur eux. Un autre ( c'est Aristide ) peint , dans le sac d'une ville , une mère expirante ; son petit enfant se traîne sur elle , et la mère, blessée au sein , l'écarte , de peur qu'au lieu de lait qu'il cherche , il ne suce son sang. Un troisième s'est-il proposé de vous faire concevoir la grandeur énorme du cyclope endormi? il vous montre un pâtre qui s'en est approché doucement, et qui me sure l'orteil du cyclope avec la tige d'un épi de blé. Cet épi est une mesure commune entre le pâtre et le cyclope , et c'est la nature qui l'a donnée. Ce n'est pas l'étendue de la toile ou du bloc qui donne de la grandeur aux objets . L'Hercule de Lysippe n'avait qu'un pied , et on le voyait grand comme l'Hercule Farnèse. La simplicité , la force et la grace sont les qualités propres des ouvrages de l'antiquité ; et la grace était la qualité propre d'Apelles , entre les artistes anciens. Le Corrège , quand il excelle , est un peintre digne d'Athènes. Apelles l'aurait appelé son fils . Personne n'osa achever la Vénus d'Apelles. Il n'en avait peint que la tête et la gorge ; mais cette tête et cette gorge faisaient tomber la palette des mains aux artistes qui approchaient du tableau . TOM. III. 10 146 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Il est difficile d'allier la grace et la sévérité. Notre Boucher a de la grace , mais il n'est pas sévère. Les Athéniens avaient défendu l'exercice de la peinture aux gens de rien. Faire entrer la considération des beaux-arts dans l'art de gouverner les peuples , c'est leur donner une importance dont il faut que les productions se ressentent. Une observation commune à tous les siècles illustres , c'est qu'on y a vu les arts d'imitation , s'échauffant réci proquement, s'avancer ensemble à la perfection. Un poète qui s'est promené sous le dôme des Invalides revient dans son cabinet lutter contre l'architecte sans s'en apercevoir. Sans y penser , je mesure mon enjambée, dirait Montaigne, à celle de mon compagnon de voyage. Les siècles d'Alexandre , d'Auguste , de Léon X et de Louis XIV ont produit des chefs-d'œuvre en tout genre. I1 y avait entre les poètes et les peintres anciens un emprunt et un prêt continuel d'idées. Tantôi c'était le peintre ou le statuaire qui exécutait d'après l'idée du poète ; tantôt c'était le poète qui écrivait d'après l'ouvrage du peintre ou du statuaire. C'est ce qu'un habile Anglais s'est proposé de démontrer dans un ouvrage qui suppose bien des connaissances et bien de l'esprit. Cet ouvrage est intitulé Polymétis . On y voit les dessins des plus beaux morceaux antiques , et vis-à-vis les vers des poètes. Sous le climat brûlant de la Grèce , les hommes étaient presque nus ; ils étaient nus dans les gymnases , nus dans les bains publics. Les peintres allaient en foule dessiner la taille de Phryné et la gorge de Thaïs. L'état de courtisane n'était point avili ; c'était d'après une courtisane qu'on faisait la statue d'une déesse. La licence des mœurs dépouillait à chaque instant les hommes et les femmes ; 15 JANVIER 1763. 147 la religion était pleine de cérémonies voluptueuses ; les hommes qui gouvernaient l'État étaient amateurs enthousiastes des beaux-arts. Une courtisane célèbre par la beauté de sa taille devenait- elle grosse , toute la ville était en rumeur ; c'était un modèle rare perdu , et l'on envoyait vite à Cos chercher Hippocrate pour la faire avorter. C'est ainsi qu'une nation devient éclairée et qu'il y a un goût général , des artistes qui font de grandes choses , et des juges qui les sentent. Nous autres peuples froids et dévots , nous sommes toujours enveloppés de draperies ; et le peuple , qui ne voit jamais le nu , ne sait ce que c'est que beauté de nature , finesse de proportion. Praxitèle fit deux Vénus , l'une drapée , l'autre nue. Cos acheta la première , qui n'eut point de réputation : Gnide fut célèbre à jamais par la seconde. Notre Vénus , si nous en avons une, est tout au plus la Vénus drapée de Praxitèle. Le Poussin , qui s'y connaissait , disait de Raphaël , qu'entre les modernes c'était un aigle ; qu'à côté des anciens ce n'était qu'un âne. C'est qu'il n'est pas indifférent de faire utfert natura, an de industria. C'est le mot du Dave de Térence , qui s'applique de lui-même à tous nos artistes. Nos mœurs se sont affaiblies à force de se policer, et je ne crois pas que nous supportassions, ni dans nos peintres, ni dans nos poètes , certaines idées qui sont vraies , qui sont fortes , et qui ne pèchent ni contre la nature , ni contre le bon goût. Nous détournerions les yeux avec horreur de la page d'un auteur ou de la toile d'un peintre qui nous montrerait le sang des compagnons d'Ulysse coulant aux deux côtés de la bouche de Polyphême , ruis- 148 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , selant sur sa barbe et sur sa poitrine , et qui nous ferait entendre le bruit de leurs os brisés sous ses dents. Nous ne pourrions supporter la vue des veines découvertes et des artères saillantes autour du cœur sanglant du Marsyas écorché par Apollon. Qui de nous ne se récrierait pas à la barbarie , si un de nos poètes introduisait dans son poëme un guerrier s'adressant en ces mots à un autre guerrier qu'il est sur le point de combattre : « Ton père et ta mère ne te fermeront pas les yeux. Dans un instant les corneilles te les arracheront de la tête : il me semble que je les vois se rassembler autour de ton cadavre , en battant leurs ailes de joie .... » Cependant les anciens ont dit ces choses ; ils ont exécuté ces tableaux. Faut-il les accuser de grossièreté? Faut-il nous accuser, au contraire , de pusillanimité? Non nostrum est.... On a recueilli , en un volume assez considérable , tout ce qui a paru dans la malheureuse affaire des Calas. Outre les Observations et la Suite , qui ont été imprimées à Toulouse pendant cet affreux procès , et indépendamment des papiers que nous devons à M. de Voltaire sur cette matière, vous trouvez dans ce recueil les Mémoires de trois célèbres avocats : l'un d'Élie de Beaumont , le second de Mariette , le troisième de Loyseau ; tous trois ont fait beaucoup de bruit ; le dernier est celui qui a le plus réussi , parce que l'auteur a traité la cause d'une manière moins savante que populaire. Malgré ce travail de trois habiles jurisconsultes , il ne faut pas croire que le sujet soit épuisé ; il y a dans cette cause cent moyens secrets qu'ils n'ont pas fait valoir, et qui seraient d'un très-grand poids. Voyons , par exemple , celui qu'on tirerait de la mort 15 JANVIER 1763. 149 même de l'infortuné vieillard supplicié. Si cet homme , dirait l'avocat , a tué son fils de crainte qu'il ne changeât de religion , c'est un fanatique , c'est un des fanatiques les plus violens qu'il soit possible d'imaginer. Il croit en Dieu ; il aime sa religion plus que sa vie , plus que la vie de son fils ; il aime mieux son fils mort qu'apostat. Il doit donc regarder son crime comme une action héroïque , et son fils comme un holocauste qu'il immole à son Dieu. En ce cas , quel doit avoir été son discours , et quel a été celui d'autres fanatiques dans une circonstance pareille? Le voici : « Oui ; j'ai tué mon fils , et si c'était à recommencer, je le tuerais encore. Oui , j'ai mieux aimé plonger ma main dans son sang que de l'entendre renier son culte. Si c'est un crime , je l'ai commis ; qu'on me traîne au supplice.... » Comparez ce discours avec celui de l'infor. tuné Calas. Il proteste de son innocence; il prend Dieu à témoin ; il regarde sa mort comme le châtiment de quelque faute inconnue et secrète ; il veut être jugé de son Dieu aussi sévèrement qu'il l'a été des hommes , s'il est coupable du crime dont il est accusé. Il appelle la mort donnée à son fils un crime; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S'il n'est point innocent, il ment à la face du ciel et de la terre ; il ment au dernier moment ; il se dévoue lui-même à des peines éternelles. C'est qu'il est athée , me direz-vous, il en a le discours.... Mais s'il est athée , il n'est donc plus fanatique ; il n'a donc plus tué son fils. Choisissez , aurais-je dit aux juges s'il est athée , pourquoi , contempteur de tout dieu et de tout culte , aurait-il tué son fils ? Le prétendu changement de religion aurait-il paru un crime digne de mort à un homme qui méprise toutes les religions ? Si , au contraire , Calas est fanatique , il a pu tuer

150 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , son fils , mais c'est par le zèle le plus violent qu'un furieux puisse avoir pour sa croyance. Il a donc.rougi en mourant, d'une action qu'il devait regarder comme glorieuse , comme ordonnée par son Dieu , comme agréable à son Dieu? Il en a donc perdu le mérite ? En la désavouant lâchement , sa bouche expirante prononçait donc l'imposture ? Accusé d'une action qu'il avait commise , et dont il devait se glorifier , il la regardait donc comme un crime? Il apostasiait donc lui-même ; et supplicié dans ce monde , il appelait encore sur lui le châtiment du grand juge dans l'autre ? .... J'écris cela sans ordre et sans chaleur ; mais sous la plume d'un homme habile et maître de l'art de la parole , ce raisonnement pourrait prendre la couleur la plus forte. Malheureusement ce moyen est de ceux qu'on ne peut faire valoir qu'après le crime consommé de la part des juges de Toulouse ; il en est un autre que les avocats n'ont touché que légèrement , et qui devait être le plus ferme bouclier d'un vieillard accusé d'un crime inouï ; c'est la probité de cet homme soutenue pendant tout le cours d'une vie de plus de soixante ans. A quoi sert une vie passée avec honneur , si elle ne nous protège pas contre les attaques de la méchanceté et le soupçon d'un crime? Il n'y a donc plus de distinction , dans les cas incertains , entre l'homme de bien et le scélérat ? Rien ne parle donc plus en faveur de l'un , rien ne dépose donc plus contre l'autre? Ils sont donc également abandonnés au sort? Ou si le méchant accusé est à moitié convaincu et jugé par ses actions passées , pourquoi l'homme de bien ne seraitil pas à noitié absous par les siennes ? Je ne demande ici , pour celui- ci , que la justice qu'on exerce envers le méchant, et qui est dictée par l'équité naturelle ; mais tout 15 JANVIER 1763. 151 code criminel d'un peuple qui ne veut pas passer pour cruel et barbare , doit avoir pour maxime première et incontestable , qu'il vaut mieux , dans l'incertitude , que vingt coupables échappent à la vigueur de la loi , que d'exposer un seul innocent à en devenir la victime. C'est donc la cause de l'honneur et de la vertu reconnus qu'il fallait plaider. Lorsqu'on voit un père dans la décrépitude de l'âge , arraché du sein de sa famille , où il vivait aimé, honoré , tranquille , et où il se promettait de mourir en paix , accusé d'un crime qui fait frémir la nature , conduit sur un échafaud par des ouï-dire , il n'est personne qui ne doive frissonner d'horreur sur ce que l'avenir obscur peut lui réserver. La vertu n'a plus de poids ; l'homme de bien ne voit plus rien en lui qui le protège contre les événemens ; l'exemple de Calas lui prouve que sa conduite passée s'adresserait vainement à la protection des lois . Ainsi , le malheur de Calas est devenu une cause publique, et ses juges se sont rendus coupables du crime de lèse- majesté, en attaquant dans son principe la sûreté de tous les citoyens. Voilà sans doute le côté par lequel Démosthènes et Cicéron auraient principalement défendu cette cause malheureusement trop célèbre ; voilà ce qui dévouera les juges de Toulouse à l'exécration de tous les siècles , et ce qui doit les exposer à la punition la plus rigoureuse , s'il est vrai , comme il paraît démontré , qu'ils se soient écartés de la moindre formalité ordonnée dans les procédures criminelles. Nous sommes des enfans , mais nous sommes des enfans bien cruels ; nous jouons avec ce que les hommes ont de plus sacré , la vie et l'honneur. Nous avons vu accuser dans des mémoires imprimés un célèbre médecin de Paris , appelé Bordeu , d'avoir volé , il y a dix 152 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, ans , une montre et une tabatière d'or à un homme qu'il accompagnait aux eaux de Barège , et qui mourut en chemin. Cette accusation a été faite par un de ses confrères , nommé Bouvart ( 1 ) ; et la Faculté de Médecine , qui , si le crime avait été constaté , aurait dû faire l'impossible pour en dérober la connaissance au public , et pour sauver l'honneur d'un de ses membres , n'a , au contraire , rien négligé pour accréditer les soupçons contre M. Bordeu , et pour le déshonorer publiquement. Aujourd'hui il paraît que ce médecin n'a d'autre tort que de n'avoir pas de la science de ses confrères une idée bien merveilleuse , et d'avoir une pratique et un parti trop considérables dans Paris ; du moins l'affaire de la boîte et de la montre est parfaitement éclaircie à la décharge de l'accusé ; mais loin que le délateur soit puni avec la plus grande sévérité, Bordeu n'est pas seulement absous , et n'ayant plus à se défendre sur la tabatière et sur la montre, il doit actuellement prouver qu'il n'a pas volé l'argent que le mourant avait dans sa poche. Cet amas de bassesses et d'infamies fait frémir. Je ne connais pas Bordeu , je ne l'ai même jamais vu ; mais je demande si un citoyen quelconque, exerçant un métier toléré , doit être légèrement soupçonné d'une action vile et infame , et si le délateur , plus infame que ne serait le voleur , doit en être quitte pour dire Je l'avais ouï dire , je suis charmé que cela ne soit pas ainsi. Il n'y a point d'homme d'honneur qui ne doive trembler , s'il est permis d'accuser qui que ce soit, au bout de dix ans , d'un crime et d'une bassesse (1 ) Il ne faut pas oublier que cette Correspondance était adressée à des étrangers , auxquels il n'était peut- être pas inutile de dire , en parlant de ces célèbres docteurs , un médecin nommé Bordeu, nommé Bouvart, quoique la réputation de ceux - ci fût presque européenne. ༈ 1 15 JANVIER 1763. 153 sur des propos vagues de quelques gens de la lie du peuple. Si la calomnie peut employer impunément de tels moyens , quel est l'homme qui oserait se charger dorénavant du dépôt d'un mourant ? Ainsi un devoir sacré chez tous les peuples de la terre deviendra chez nous un moyen de perdre un innocent ou de le charger de soupçons odieux ; car je demande si deux ou trois personnes dont le témoignage est essentiel pour l'innocence de Bordeu , étaient décédées dans l'intervalle de dix années , comme cela devait arriver dans le cours ordinaire des choses , comment ce médecin aurait fait pour répondre à ses accusateurs. Je demande si , chez un peuple policé , Bordeu peut être absous sans que Bouvart soit envoyé aux galères ? Jusqu'à ce que le premier soit atteint et convaincu des infamies dont on le charge , je prétends que sa cause est celle de tous les honnêtes gens , que l'honnêteté et la pudeur publiques doivent plaider pour tout citoyen attaqué de cette manière ; mais à la honte de l'esprit national , ou peut- être de la nature humaine , il faut convenir qu'un homme n'est pas sitôt accusé que la plus grande partie du public , sans connaissance de cause , sans aucun intérêt particulier, se range du côté de ses oppresseurs ; et lorsque avec beaucoup de peine il est parvenu à se justifier , le public , ennuyé de la discussion, n'a plus de chaleur pour s'indigner seulement contre l'infame qui a voulu perdre un innocent. Vous faites bien , o Parisiens ! nous aurait dit Démosthènes , de fortifier toujours le souffle de l'envie , d'encourager le cri de la méchanceté , sans jamais faire justice de la calomnie. De la manière dont vous honorez le génie , dont vous protégez le mérite , on dirait qu'ils vous sont également odieux . Peuple inconséquent et frivole , qui as la passion 154 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , . de la gloire , et qui n'as de la faveur et de l'indulgence que pour la sottise , ta gloire ne saurait manquer d'être durable , puisque tout homme qui ose penser est abandonné aux fureurs de l'hypocrisie et du fanatisme , et que la vie et l'honneur de tes citoyens sont au pouvoir d'un vil et infame délateur. Les brouilleries du parlement de Provence ont fait beaucoup de bruit. Quelques conseillers dévoués à la Société des Jésuites ont voulu empêcher sa destruction , au moins dans cette partie du royaume; ils ont protesté contre toutes les procédures du Parlement , et oni cru les arrêter par un schisme. Ils ont fait imprimer leurs motifs d'opposition , déduits au parlement d'Aix par M. de Coriolis et ses adhérens ; ils ont fait plus : le président d'Éguilles , frère du marquis d'Argens , chambellan du roi de Prusse, est venu à Versailles présenter au roi deux mémoires trèsviolens contre ses confrères. Le parlement de Provence a fait imprimer de son côté une relation de ce qui s'est passé à Aix dans l'affaire des Jésuites , et les motifs de ses arrêts et arrêtés qui ont été envoyés au roi. Ces motifs ont été rédigés par M. de Monclar, procureur-général du roi au parlement de Provence. Sa Majesté ayant approuvé la conduite de son parlement , toute cette bagarre a fini par la proscription des Jésuites , dont la Société a été dissoute dans le ressort du parlement d'Aix comme dans le ressort de la plupart des autres parlemens. Les mémoires du président d'Éguilles ont été brûlés dans tous les ressorts , et , ce qui peut arriver de moins fâcheux à M. le président , c'est de se trouver sans état sur le pavé du royaume , trop heureux encore si sa compagnie ne le poursuit pas criminellement. Quand on veut faire de ces I FÉVRIER 1763. 155 levées de boucliers , il faut réussir , sans quoi on n'a plus que l'air d'une mauvaise tête chaude , et l'on tombe bientôt dans le mépris. M. le président d'Éguilles a joué avec le corps des parlemens le rôle que M. le président de Pompignan a essayé avec le corps des gens de lettres . Les deux présidens ont eu à peu près le même succès. FÉVRIER. Paris , 1er février 1763 . TOUT le monde connaît le roman des Illustres Françaises ( 1 ) . C'est un livre mal écrit , mais plein d'intérêt , de naïveté et de vérité : on n'en connaît point l'auteur. Nos faiseurs de contes d'aujourd'hui écrivent en général mieux , mais ne savent point intéresser ni attacher comme lui . Le premier de ses contes est l'histoire des Amours de Desronais et de mademoiselle Dupuis , qu'on lit avec plaisir. Le caractère original et soutenu du vieux Dupuis est très-piquant; sans être outré un moment , il est dessiné avec beaucoup de fermeté. M. Collé , lecteur de monseigneur le duc d'Orléans , a imaginé de mettre ce conte sur la scène. Il en a fait une comédie en vers libres et en trois actes , qui est restée long-temps dans son porte-feuille , et qui vient de paraître avec beaucoup de succès sur le théâtre de la Comédie Française ( 2) . C'est le début de cet auteur , qui (1 ) Les Illustres Françaises sont d'un nommé de Challes , Parisien ; la première édition est de La Haie , 1703 , 2 vol. in- 12 . La meilleure a paru à Amsterdam en 1748 par les soins de Prosper Marchand. (B. ) (2) Le 17 janvier. 156 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , n'est plus jeune , dans la carrière dramatique ( 1 ) ; mais sans avoir jamais occupé ni les théâtres ni les presses (2), M. Collé a toujours eu de la réputation à Paris. Un grand fonds de gaieté et de bonne humeur, un ton aussi excellent que fin et original , l'ont toujours fait rechercher par la bonne compagnie; l'honnêteté de ses mœurs et de son caractère lui a fait des amis solides. Elle l'a aussi préservé de deux écueils également dangereux et difficiles à éviter avec cette tournure d'esprit le premier , de devenir caustique en se livrant entièrement à la satire ; l'autre de jouer dans les sociétés le rôle de plaisant et de bouffon , rôle bien avilissant pour un homme d'honneur. M. Collé a fait un grand nombre de couplets et de chansons qui sont presque tous des chefs - d'œuvre. Vous en avez vu quelquefois à la suite de ces feuilles ; mais la plupart , non moins excellens et précieux aux gens de goût , ne sauraient vous être présentés à cause de leur excessive liberté. Cette licence , enfant de la verve et de la folie , ne marque ni un cœur dépravé , ni des mœurs corrompues ; elle éprouvera toujours l'indulgence des honnêtes gens qui savent que la vertu consiste en autre chose que dans le langage emphatique et pédantesque ( 1) Collé était né en 1709 , et avait par conséquent cinquante- quatre ans à cette époque. Ce n'était pas son début dans la carrière dramatique , car il était le fournisseur ordinaire du théâtre du duc d'Orléans , et plusieurs des parades composées par lui pour le prince avaient été imprimées dans le Théâtre des Boulevards , Paris , 1756 , 3 vol. in- 12 . Il avait en outre fait représenter le 1er mars 1753 , à l'Opéra- Comique , le Jaloux corrigé , et la même année au grand Opéra une pastorale de Daphnis et Églé, dont Rameau fit la musique. Mais il n'avait rien donné encore sur la scène française. (2) Il avait plus d'une fois occupé les presses avant 1763 ; car les pièces citées dans la note précédente avaient été imprimées dans l'année de leur représentation , et il avait en outre publié Alfonse dit l'Impuissant , tragédie bur esque , 1740 , in-8° , et la Vérité dans le vin , comédie , 1747, in- 8°. 1 "er FÉVRIER 1763. 157 d'une morale alambiquée et austère. Qu'un homme se mette de sang-froid à composer des ouvrages licencieux , je prendrai aussi mauvaise opinion de son cœur que de son esprit ; mais que l'ivresse du moment , qu'une saillie involontaire lui fassent échapper malgré lui un couplet trop libre , je me garderai bien de le condamner ; et lorsque ce couplet est plein de talent , de feu , de goût et d'élégance , il me rappellera Anacréon et Horace , et je me souviendrai que les plus beaux esprits de tous les siècles ont toujours un peu donné dans le péché de la gaillardise. Que , pour ce , ils soient damnés dans l'autre monde , à la bonne heure ; mais dans celui- ci ils seront toujours bien aimables , et je crois que le préfet de l'enfer même ne pourra jamais les confondre avec cette foule de méchans , de fripons , d'hypocrites , de cœurs durs et féroces dont son séminaire doit être garni. Je ne suis pas si indulgent pour les parodies de M.Collé, et le péché contre le bon sens et le bon goût ne trouve pas grace devant moi comme celui de la gaillardise. Ce détestable genre consiste à prendre des airs de chant et de danse , et à ajuster dessus des paroles dont les syllabes et la mesure s'y arrangent très-exactement , mais dont les phrases et le sens sont presque toujours en cɔntradiction avec les phrases et l'expression de la musique , ou du moins n'y ont aucun rapport , en sorte qu'il ne reste plus ni déclamation , ni intonation véritable. Ces parodies , si contraires au goût et au sens commun , mais dont le mécanisme , dans l'arrangement des paroles , peut quelquefois étonner, ont fait long-temps la vogue de l'ancien opéra comique. Elles ne peuvent réussir que chez un peuple dont l'oreille est insensible à la musique , qui n'en connaît point le vrai langage, et dont les applaudissemens 158 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , dépendent du plus ou moins de notes que le compositeur aura entassées , et des cris plus ou moins forts qu'un chanteur poussera pour déchirer leur tympan. Ceux qui prennent du bruit pour de la musique ne sauront jamais ce que c'est que déclamation et expression , et la parodie la plus barbare pourra encore leur plaire. Le seul procédé de faire , au rebours du sens commun, des paroles d'après la musique , marque déjà le comble de la barbarie , et la musique italienne n'a pas reçu en France de plus sensible outrage que celui de voir les chefs-d'œuvre du Saxon et du Buranello parodiés par des vers qui n'ont aucun rapport à la déclamation et à l'expression de la musique. On trouve dans les parodies de M. Collé une facture singulière , un choix de mots rare et original ; mais c'est , à mes yeux , un crime de plus que de prodiguer beaucoup de talent à un genre d'un goût si barbare et si détestable. Le genre des parades ne vaut guère mieux , et M. Collé a encore à se reprocher d'en avoir fait un grand nombre ; mais du moins la bonne plaisanterie peut-elle s'y montrer quelquefois sans fausseté , et la saillie du moment peut engager à faire grace au reste. Les autres ouvrages de M. Collé consistent dans plusieurs petites comédies dont les mœurs et le ton sont trop ressemblans aux nôtres pour pouvoir être jouées sur les théâtres publics. J'en ai vu représenter quelques-unes sur le théâtre de M. le duc d'Orléans , à Bagnolet , dont M. Collé dirige depuis long- temps les amusemens. La plupart de ces pièces sont remplies d'esprit et de gaieté ; celle qui a pour titre la Vérité dans le vin , m'a paru un chef- d'œuvre. Ce poète a encore emprunté du théâtre anglais la comédie du Roi et le Meunier, dont M. Sédaine vient de I FÉVRIER 1763. 159 faire un opéra comique charmant ( 1 ) . M. Collé a imaginé de faire de son roi , non pas un prince idéal , mais Henri IV, en sorte que c'est ce grand et bon prince qui se trouve égaré dans la forêt et retiré dans la cabane du meunier sans être reconnu de personne. Heureuse idée qui ne peut manquer d'intéresser tous les cœurs sensibles au succès de cette pièce , pour peu que le poète ait su faire parler et agir le bon Henri ! Mais comme cette comédie paraîtra peut-être sur la scène, ne prévenons pas le jugement du public , et parlons de Dupuis et Desronais. La pièce de M. Collé ne peut être jugée comme une comédie. Elle n'a proprement ni intrigue ni action ; c'est , si vous voulez , un conte dramatique d'un tissu très- faible , mais rempli de jolis détails ; d'ailleurs d'un très-bon ton , et dialogué avec beaucoup de vivacité et de chaleur. Le jeu des acteurs a beaucoup contribué au succès ; Molé a joué le rôle de Desronais avec un applaudissement universel, quoiqu'à mon sens il y ait mis un peu trop de feu. Brizard a beaucoup réussi dans le rôle du vieux Dupuis. Je crois qu'on trouvera à l'impression cette pièce bien écrite , si l'on veut faire grace aux chevilles , aux épithètes et synonymes oisifs , que la nécessité de rimer et de remplir le vers entraîne toujours. En général , si cette pièce manque de force comique , de génie , d'invention , on ne peut nier qu'elle ne suppose d'ailleurs beaucoup de talent dans le poète. Le vrai dialogue , le bon ton , la finesse , sont devenus, sur notre théâtre , des choses si rares , qu'il en faut faire grand cas , quand on a le bonheur de les rencontrer. ( 1 ) Voir précédemment la note de la page 136 . 160 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Mais après avoir rendu cette justice au talent de M. Collé , il faut convenir aussi qu'en comparant sa pièce au conte dont elle est tirée , celui-ci conserve tous ses avantages; tout y est mieux combiné , mieux amené, plus vrai. Dans le fait , le vieux Dupuis n'est pas assez étourdi pour faire Mariane confidente d'une intrigue de galanterie de son amant. Il sait qu'il joue le bonheur de sa fille par cette confidence , et comme il est bien éloigné de vouloir brouiller les deux amans , il n'a garde de hasarder un moyen si périlleux pour reculer un mariage qu'il a à cœur de retarder, mais non pas de rompre. Aussi M. Collé a-t- il été obligé de rendre Mariane très-peù difficile sur le pardon dont Desronais a besoin ; mais c'est une autre fausseté ; car , dans le fait , Mariane n'aurait pas traité cette affaire si légèrement. Si Desronais avait pu se livrer à quelque aventure galante , voici ce qui en serait arrivé : le vieux Dupuis en aurait tiré tout le parti possible dans ses tête-à-tête avec Desronais , pour le faire bien enrager; aussi souvent que celui- ci eût voulu entamer l'affaire du mariage , l'autre n'aurait pas manqué de le railler sur son intrigue avec la comtesse ; il l'aurait même menacé de tout découvrir à Mariane , mais jamais il n'aurait effectué cette menace. M. Collé avait, dans le roman même , un moyen bien simple dont il pouvait faire usage. Après la mort du vieux Dupuis, une infidélité apparente de Mariane occasione une rupture entre elle et son amant , et le raccommodement ne se fait que par l'entremise d'un ami commun. Si notre poète avait employé ce moyen , sa pièce aurait pu avoir une sorte d'intrigue , et la délicatesse de Mariane n'eût pas été compromise. Desronais , réellement jaloux , quoique à tort , n'aurait pas dérobé long-temps I er FÉVRIER 1763. 161 ce sentiment à la sagacité du vieux Dupuis ; excellent moyen que celui-ci n'aurait pas manqué de saisir pour différer le mariage. Avec quelle adresse il aurait confirmé et augmenté les soupçons de Desronais en conservant toujours son ton goguenard , et en se moquant de lui sans cesse . Dupuis se serait bien permis d'entretenir des soupçons ridicules et faux que son amoureux aurait conçus en dépit du bon sens ; mais il n'aurait eu garde d'apprendre à sa fille un tort réel d'un homme qu'il lui destine pour époux. Si ce tort ne signifie rien entre hommes , le sage Dupuis sait trop bien qu'il n'en faut pas davantage pour ôter à une femme l'illusion et le charme d'un lien sacré ; car M. Dupuis ne manque pas de délicatesse ; au contraire , c'est pour en avoir trop eu qu'il est devenu méfiant et caustique , parce que ce sentiment l'a rendu plus exigeant avec les hommes qu'il ne convient de l'être. M. Collé est tombé dans ce défaut en rendant son Dupuis dissimulé , et c'est à mon gré une grande faute qu'il a commise. M. Dupuis de la comédie cherche à cacher les vrais motifs de son refus ; celui du roman ne les cache jamais. Il parle toujours à ses enfans naturellement et avec la plus grande simplicité ; la franchise est une qualité essentielle de son caractère , et c'est en quoi il est beaucoup plus vrai et plus piquant. Dans la pièce , les vivacités de Desronais le fâchent et lui font perdre le sang-froid à tout moment ; dans le roman , il n'en sort jamais. Comme son parti est arrêté d'une manière irrévocable , la mauvaise humeur de ses enfans le touche précisément aussi peu que leurs instances et leurs suppliques. Dupuis n'est pas homme ni à se fâcher , ni à céder ; il cède pourtant dans la pièce , parce qu'il a bien fallu finir ; mais dans le fait et dans le roman , ces enfans ne peuvent TOM. III. II 162 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , être mariés qu'après sa mort. Desronais est aussi dans le conte beaucoup moins jeune et moins emporté que dans la pièce ; dans le roman , c'est un homme de trente ans ; dans la pièce , il en a à peine dix-huit. Cependant Mariane en a vingt-cinq accomplis. Il est bien vrai que M. Collé ne fixe point l'âge de Desronais; mais ses mœurs et ses manières prouvent que c'est un enfant qui sort du collège. De pareilles fautes sont peu senties , mais n'en sont pas moins réelles , et détruisent dans un ouvrage l'harmonie des couleurs. Sans savoir à quoi s'en prendre, on remarque du papillotage dans le tableau , et on en est importuné. Les anciens ne tombent jamais dans ces sortes de dissonances , et l'homme de génie est toujours judicieux. Pour résumer en peu de mots , les personnages du roman sont des hommes d'un caractère naïf et vrai, tels qu'on les rencontre dans le monde, et ceux de la pièce ont un peu de cette fausseté théâtrale qui a infecté tous nos ouvrages , et qui nous éloigne de plus en plus de la nature. Lorsque la lecture de cette pièce vous aura mis à portée de comparer, je ne doute point que le conte ne conserve auprès de vous tous ses avantages et par le choix des moyens et par la vérité des caractères. Je crois aussi que M. Collé aurait mieux fait de réduire sa pièce en un acte. De cette manière , elle aurait pu rester au théâtre comme un ouvrage fort agréable. On a donné, sur ce triste théâtre de l'Opéra , une tragédie nouvelle , intitulée Polixène , dont les paroles sont de M. Joliveau et la musique de M. Dauvergne (1). (1 ) Représentée le 1 janvier. Joliveau était secrétaire perpétuel de l'Aca- démie de Musique. • I er" FÉVRIER 1763. 163 On a dit beaucoup de mal et de la musique et du poëme. Je ne sais pourquoi ; car cet opéra est pour le moins aussi ennuyeux que cinquante autres de ma connaissance qui ont eu un grand succès. Piron , qui a dit de bonnes choses dans sa vie, assurait l'autre jour , qu'un discours de réception à l'Académie Française ne devait pas s'étendre au-delà de trois mots. «Je prétends que le récipiendaire doit dire : « Messieurs , «grand merci; » et le directeur lui répondra : « Il n'y a «pas de quoi. » Si cet usage s'était introduit , nous aurions , depuis la fondation de l'Académie , une centaine de discours ennuyeux de moins. M. l'abbé de Voisenon , élu sur la fin de l'année dernière ( 1 ) , pour remplir la place vacante par la mort de M. de Crébillon , a pris séance à l'Académie le 22 janvier dernier, et a prononcé son discours avec beaucoup d'applaudissemens. Ce discours paraît , et ne soutiendra pas à l'impression le succès passager qu'il a eu à l'Académie. Vous le trouverez composé de phrases de toutes sortes de couleurs , décousu , et bien éloigné de la véritable éloquence. Au milieu de cela , il y a quelques phrases qui sont bien , parce qu'un écolier en rencontre parfois aussi dans la composition de ses thèmes. Si la conservation du goût et de la langue eût dépendu d'écrivains tels que M. l'abbé de Voisenon , nous serions tombés depuis long-temps dans la décadence que M. de Voltaire et trois ( 1) Voisenon fut élu le 4 décembre 1762 ; ses amis étaient si sûrs de ce triomphe qu'à l'instant où l'Académie était encore assemblée , il se répandit une quantité de portraits de cet abbé avec son nom et cette phrase : élu à l'Académie Française le 4 décembre 1762. On lisait au bas des vers louangeursOn mit cette ridicule galanterie sur le compte de Favart et de sa femme , tous deux fort bien avec Voisenon , mais à des titres différens. 164 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , • ou quatre philosophes ont su reculer , par la beauté et la vigueur de leur génie . Si vous lisez le discours du nouvel académicien , vous trouverez les deux temples et leur inscription dignes d'un architecte échappé du collège. Vous remarquerez une quantité de fausses images , de mauvaises expressions , et une affectation de poésie bien fastidieuse aux gens de goût. Vous demanderez ce que c'est qu'un style desséché par l'exactitude , et pourquoi la Muse de la tragédiefixe des regards de désolation sur Rodogune, CinNA , PHÈDRE , ANDROMAQUE , et BRITANNICUS. Quoique Corneille et Racine soient morts, leurs tragédies n'en sont pas moins belles , et ne peuvent s'attirer que des regards de complaisance de la part de Melpomène. Cependant cette Muse, dans l'excès de son abattement , jette son poignard , et j'aimerais assez ce trait-là , si l'auteur ne faisait pas ramasser ce poignard par Crébillon. Si quelqu'un a osé , depuis la mort de Corneille et de Racine , toucher au poignard de Melpomène , c'est certainement l'auteur de Brutus et de Mahomet, et c'est lui qui est l'homme immortel. J'admire quelquefois avec quelle légèreté on donne ici des titres; Crébillon et Sophocle sont presque devenus synonymes. Assurément , si c'est là notre Sophocle , les nations étrangères auraient tort de nous l'envier. Ce Sophocle français est ordinairement si peu français dans ses vers , qu'il vous écorche les oreilles. On n'a pas manqué de célébrer dans ces discours , le monument que le roi a ordonné d'ériger à la mémoire de M. de Crébillon . A peine reste-t-il deux pièces de ce poète au théâtre , encore ne les joue-t-on pas six fois par an , et je ne voudrais pas parier que Rhadamisthe et Electre fussent encore dans dix ans d'ici au nombre des I er" FÉVRIER 1763. 165 tragédies qu'on représente. La postérité sera donc bien étonnée de la distinction que le gouvernement a accordée à ce poète , exclusivement à tous les génies , et du siècle passé et du siècle présent. Ceux qui connaissent le prix des talens iront visiter la tombe négligée de Montesquieu , dont le génie a honoré la France dans toute l'Europe , préférablement au mausolée du bonhomme Crébillon , qui sera toujours un homme barbare chez tous ceux qui ont de l'oreille et qui sont sensibles à la pureté , à l'harmonie et aux charmes de la véritable poésie. La réponse de M. le duc de Saint - Aignan au discours de M. l'abbé de Voisenon prouve bien ce que prétend Piron , qu'il n'y a pas de quoi. M. de Saint-Aignan parle d'abord de l'Académie et de sa gloire , et dit ensuite au récipiendaire : « C'est à ce que l'intérêt de la vôtre vous a paru demander, qu'il nous est permis de croire, monsieur, que nous devons votre empressement à nous rechercher, en même temps que c'est à ce que vous avez déjà fait connaître de vos talens , que vous devez le concours de nos suffrages. » Voilà assurément un bel enchaînement de phrases françaises à réciter dans l'Académie Française. Il y aurait de quoi mourir de douleur pour la muse de l'éloquence , si elle s'avisait d'assister aux réceptions. Son abattement serait sûrement au- dessus de celui de Melpomène. M. de Saint- Aignan , pour ne pas gâter M. l'abbé de Voisenon par ses éloges , ajoute un correctif. « Non , dit- ` il , que les agrémens de vos productions , ni même tout ce qu'elles ont eu de succès , eussent suffi pour nous déterminer, mais parce que nous nous sommes flattés que désormais les fruits l'emporteraient sur les fleurs. » 166 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Ce passage nous conduit insensiblement à l'admiration des voies impénétrables de la Providence. Il y a quelques années que M. Piron, auteur d'un chef-d'œuvre tel que la Métromanie, ayant d'ailleurs les vœux de l'Académie , en fut exclus pour avoir composé dans sa jeunesse une ode trop libre et trop célèbre ( 1 ) . M. l'abbé de Voisenon, prêtre , toujours mourant , toujours charmant , n'a d'autres titres pour être de l'Académie que quelques pièces du Théâtre Italien , qui ne sont pas aussi charmantes que lui , et quelques romans qui sont remplis de sottises. Celui qu'il a donné en dernier lieu , et qui porte pour titre : Tant mieux pour elle (2 ) , est plein d'obscénités et d'ordures ; et ce qui a fait exclure l'homme du monde de l'Académie y fait entrer le prêtre ! Cela est assez plaisant. Ce qu'il y a de sûr , c'est que M. l'abbé de Voisenon est un des hommes les plus aimables qu'on puisse rencontrer ; qu'il y a dans l'Académie des gens plus minces (1 ) Voir la lettre du 1er juillet 1753 , p. 31 du tome I. (2) Nous avons eu occasion de dire , note 1 , p . 430 du t. II , que ce petit roman était regardé par quelques personnes comme l'œuvre de la jeunesse de M. de Calonne. Nous croyons avec Grimm qu'elles sont dans l'erreur, et que Tant mieuxpour elle est bien de Voisenon. Le passage suivant des Mémoires de son ami Favart ne permet pas même d'en douter. « L'auteur, homme respectable par ses mœurs autant que par son état , fut obligé de faire cette débauche d'esprit dans sa jeunesse... Il ne s'attendait pas que cette plaisanterie vît jamais le jour. Elle paraît, j'en suis la cause innocente ; j'étais possesseur de son manuscrit. Un coquin de libraire me le vola il y a six ans... Il vient de le faire imprimer à Liège... Je suis d'autant plus sensible à cette infidélité que l'auteur m'honore de son amitié , et d'une confiance intime. » Il ajoute qu'il s'en vendit sous le manteau 4000 exemplaires en quinze jours. ( Mémoires de Favart , t. I, p. 95, 96 et 99. ) Il n'est pas permis de méconnaître l'abbé de Voisenon dans cet homme respectable par son état... qui m'honore de son amitié. Quant aux mœurs de l'auteur , Favart les dit également respectables. Si l'épithète ne va pas trèsbien à celles de l'abbé , il faut se souvenir que c'est un ami qui écrit , et qu'il n'avait pas là-dessus des données aussi certaines que sa femme. 1 er" FÉVRIER 1763. 167 que lui du côté du mérite , et que je suis fort aise qu'il en soit ce qui n'empêche pas que Piron et quelques autres n'eussent dû y entrer avant lui et plusieurs de ses confrères. " M. l'abbé de Voisenon est incontestablement une des plus aimables créatures qu'on puisse rencontrer dans la société. Le peu de consistance qu'on a reproché à son caractère et à ses sentimens ajoute infiniment à l'agrément de son esprit. Alternativement libertin et dévot , mais toujours aimable , il a passé sa vie entre son confesseur le P. Saint-Jeant , Jésuite , et mademoiselle Favart , de la Comédie Italienne , et il a fait avec remords beaucoup d'ouvrages remplis de sottises. Cette faiblesse et vacillation d'organes qui l'empêchent d'avoir un avis , et surtout de suivre ses résolutions , lui donnent aussi cette légèreté d'esprit , cette foule de saillies et d'épigrammes peu recommandable dans les ouvrages , mais très séduisante dans la conversation. Il a passé sa vie à être mourant d'un asthme et à se rétablir un instant après. C'est un fait , qu'un jour à la campagne , se trouvant à l'article de la mort , ses domestiques l'abandonnèrent pour aller chercher les sacremens à la paroisse. Dans l'intervalle , le mourant se trouve mieux , se lève , prend une redingotte et son fusil , et sort par la porte de derrière. Chemin faisant , il rencontre le prêtre qui lui porte le viatique , avec la procession ; il se met à genoux comme les autres passans , et poursuit son chemin. Le bon Dieu arrive chez lui avec les prêtres et ses domestiques ; on ne trouve plus le malade , qui , pendant qu'on le cherchait dans toute la maison , tirait des lapins dans la plaine. Quoique la lettre suivante ait été insérée dans les pa- 168 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , piers anglais , imprimés à Paris , et discontinués depuis plusieurs mois , elle mérite d'être conservée à la suite de ces feuilles. LETTRE du président de Montesquieu à M. Warburton, sur son livre contre les OEuvres philosophiques de milord Bolingbrocke (1). Paris , 16 mai 1754 . J'ai reçu , monsieur , avec une reconnaissance trèsgrande, les deux magnifiques ouvrages que vous avez eu la bonté de m'envoyer , et la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sur les OEuvres posthumes de milordBolingbrocke; et comme cette lettre me paraît être plus à moi que les deux ouvrages qui l'accompagnent , auxquels tous ceux qui ont de la raison ont part , il me semble que cette lettre m'a fait un plaisir particulier. J'ai lu quelques ouvrages de milord Bolingbrocke ; et s'il m'est permis de dire comme j'en ai été affecté , certainement il a beaucoup de chaleur, mais il me semble qu'il l'emploie ordinairement contre les choses , et il ne faudrait l'employer qu'à peindre les choses. Or, monsieur , dans cet ouvrage posthume dont vous me donnez une idée , il me semble qu'il vous prépare une matière continuelle de triomphe. Celui qui attaque la religion révélée n'attaque que la religion révélée ; mais celui qui attaque la religion naturelle attaque toutes les religions du monde. Si l'on enseigne aux hommes qu'ils n'ont pas ce frein -ci , ils peuvent penser qu'ils en ont un autre ; mais il est bien plus pernicieux de leur enseigner qu'ils ( 1 ) Ce livre était intitulé Aperçu de la philosophie du lord Bolingbrocke. Warburton , savant prélat anglais , naquit en 1698 et mourut en 1779. Cette lettre que lui adressa Montesquieu se trouve dans les éditions des OEuvres de l'auteur de l'Esprit des Lois. 15 FÉVRIER 1763. 169 n'en ont pas du tout. Il n'est pas impossible d'attaquer une religion révélée , parce qu'elle existe par des faits particuliers , et que les faits par leur nature peuvent être une matière de dispute ; mais il n'en est pas de même de la religion naturelle ; elle est tirée de la nature de l'homme dont on ne peut pas disputer , et du sentiment intérieur de l'homme dont on ne peut pas disputer encore. J'ajoute à ceci quel peut être le motif d'attaquer la religion révélée en Angleterre ? On l'y a tellement purgée de tout préjugé destructeur qu'elle n'y peut faire de mal , et qu'elle y peut faire , au contraire , une infinité de biens. Je sais qu'un homme en Espagne ou en Portugal , que l'on va brûler ou qui craint d'être brûlé , parce qu'il ne croit pas de certains articles dépendant ou non de la religion révélée, a un juste sujet de l'attaquer, parce qu'il peut avoir quelque espérance de pourvoir à sa défense naturelle ; mais il n'en est pas de même en Angleterre , où tout homme qui attaque la religion révélée l'attaque sans intérêt , et où cet homme , quand il réussirait , quand même il aurait raison dans le fond , ne ferait que détruire une infinité de biens pratiques pour établir une vérité purement spéculative. Je suis , etc. Paris , 15 février 1763. Je vais vous rendre compte d'une conversation que j'ai eue ces jours passés avec une femme de beaucoup d'esprit , au sujet d'un roman qui vient de paraître sous le titre de Mémoires de madame la baronne de Blémont , publiés par madame la marquise de Saint-Aubin ( 1 ) . Nous (1 ) Le Danger des Liaisons, ou Mémoires de la baronne de Blémont, par madame la M.... de S .... A.... ; Genève , 1763 , 3 vol. en 6 part. in - 12. 1 170 CORRESPONDANce littéraire , n'en avons encore que cinq parties , dans lesquelles le roman de madame de Blémont n'est guère avancé , parce qu'elle rencontre à tout moment des personnes qui lui content leurs aventures, ce qui l'empêche de nous conter les sieunes ; mais madame de Saint-Aubin , son historiographe , nous promet encore cinq autres parties , dans lesquelles son héroïne aura son tour sans doute. Ce roman est aussi intitulé le Danger des Liaisons , et voici à près ce qu'il en fut dit : peu La Marquise. Eh bien , monsieur , il ne faut donc pas espérer que vous lisiez les Mémoires de madame de Blémont? Moi. En vérité , madame , je n'ai pas le courage de lire toujours de mauvais livres. Entre mille inconvéniens , croirez-vous bien qu'on ne tient pas à la longue contre la corruption du style qui règne dans toutes les productions du jour? N'est-il pas vrai qu'on ne passerait pas impunément toute sa vie en mauvaise compagnie? La Marquise. Vous voilà , vous autres philosophes ; vous êtes d'un difficile.... Moi. Puisqu'il faut faire cause commune avec eux , je vous supplie de me dire quel est le bon livre qui ait paru depuis quinze ans , et dont les philosophes n'aient été les prôneurs et les partisans? La Marquise. Je ne vous reproche pas de décrier les bons livres , je vous reproche de n'avoir pas assez d'indulgence pour les autres. Moi. Les autres ! c'est-à-dire les mauvais ? La Marquise. Il n'y a donc point de milieu entre ces deux extrêmes ? Moi. Pardonnez - moi , il y a encore les livres qui ne sont ni bons ni mauvais ; mais s'il existe quelques livres 15 FÉVRIER 1763. 171 excellens , pourquoi faut-il perdre son temps à lire les médiocres ? La vie vous paraît-elle si longue?.... La Marquise. Vous ne voulez pas me croire. Je vous disque le roman de madame de Blémont m'a amusée. Rien de plus intéressant que l'histoire de cette religieuse qui tient tout un volume. Moi. Eh bien , madame , je l'ai lue , cette histoire , et , pour parler comme madame de Saint-Aubin , elle m'a jeté dans un absorbement.... La Marquise. Taisez-vous , monsieur, point de mauvaises plaisanteries. Moi. Mais si vos femmes vous disaient : « Madame , nous ne pouvons , à nos âges , veiller jusqu'à trois heures du matin pour vous coucher quand il faudrait se lever ; nous craindrions pour nos santés .... » La Marquise. Vous êtes insupportable. Moi. Eh bien, ne parlons plus du style. Je voudrais de tout mon cœur m'attendrir sur les malheurs de cette religieuse; mais en conscience.... La Marquise. Quoi , vous avez le cœur assez mauvais pour entendre , sans fondre en larmes , le récit d'une jeune innocente qui se trouve , sans s'en douter , sous la tutelle d'une femme perdue , qui est traînée dans une prison affreuse , qui n'en sort que pour être dans les bras d'un amant qui la rend malheureuse malgré lui ?... Ah! je ne vous reconnais pas à cette dureté d'ame. Moi. Plût au ciel que nos auteurs me fissent moins bâiller, et pleurer plus souvent ! mais d'honneur, je ne tiens pas à l'absurdité et à la fausseté de leurs fictions. Ces pauvres gens sont persuadés qu'on n'a qu'à accumuler es situations les plus horribles et les plus extravagantes pour faire un roman intéressant , et pour être un homme 172 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , d'une imagination féconde. Votre protégé , le chevalier de Mouhy, qui , avant d'être homme d'État dans l'antichambre du maréchal de Belle-Isle , a composé quatrevingt-quatre volumes pour l'amusement de la partie méridionale de l'Allemagne et des îles sous le vent , vous dira , Madame , quand vous voudrez , que Voltaire a quelque supériorité sur lui du côté du style , mais que du reste il n'y a pas en France un auteur à imagination comme lui. La Marquise. Mais s'il n'était pas si bête , il en aurait beaucoup. Moi. Vous avez raison ; je ne vois que l'esprit et le talent qui manquent à nos auteurs ; avec ces deux petites qualités de plus , je ne doute pas qu'ils ne fissent des choses étonnantes . Croyez-vous , madame , qu'il faille être un grand grec pour inventer des situations trèsromanesques? L'homme de génie , à cet égard , a peu de supériorité sur l'homme ordinaire ; le génie et le talent se montrent dans la manière dont une situation est traitée. Si une seule situation forte ne suffit à votre poète pour produire les plus grands effets ; s'il lui en faut successivement par demi-douzaine , les unes plus terribles que les autres , j'en conclurai que c'est à coup sûr un plat homme qui voudrait me dérober la pauvreté de sa tête sous une foule malheureuse d'incidens épouvantables. Or, ces gens-là n'ont jamais trouvé le chemin de mon cœur. pas Je ne veux pas examiner comment votre religieuse se trouve dans une maison perdue. Elle y est conduite par un enchaînement d'événemens qui n'ont pas le sens commun. Il m'est donc d'abord impossible de m'intéresser à une situation qui n'a nulle vérité ; mais quand je pourE 15 FÉVRIER 1763. 173 e rais passer par-dessus ce péché irrémissible , voyons , je vous supplie , la manière dont cette situation est traitée , et si elle peut m'affecter un moment ? Il s'agit vraiment bien ici d'épuiser un moyen terrible , de mettre une jeune créature innocente et honnête , sans appui, sans expérience , dans un lieu perdu... et pourquoi faire ? Pour mouiller les yeux de madame la marquise pour un moment... Madame , si son danger ne vous fait pas dresser les cheveux , s'il ne vous fait pas frissonner incessamment , il faut noyer l'auteur et sa religieuse. La Marquise. Si bien qu'on ne pourrait faire une telle lecture sans déranger sa coiffure cinq ou six , fois par jour ? Et croyez-vous que les patiences de mes femmes de chambre y tiendraient? Moi. Convenez, du moins , que leurs colères feraient bien de l'honneur à votre auteur... Au reste , voyez votre injustice ; vous vous permettez de parler le langage de madame Blémont , et moi.... La Marquise. Allez votre chemin. Moi. Je me rappelle que lorsque j'ai trouvé Clarisse Harlowe dans une situation semblable à celle de votre religieuse , son malheur m'affecta au point que j'en perdis le sommeil. J'en fus pendant long-temps dans une agitation telle, que si Clarisse Harlowe eût été ma sœur elle n'aurait pu être plus forte. Voilà, madame, la différence entre Richardson et madame de Saint- Aubin. La Marquise. Eh bien , oui ; il vous faut toujours des agitations , des convulsions. Pour moi , j'aime des sensations plus tranquilles. Moi. Il est vrai , quand la situation est forte et terrible , j'exige que l'auteur me pénètre de terreur et me fasse éprouver toute la puissance de son génie ; mais je ne 174 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , demande pas qu'on me mette toujours en convulsion ; au contraire , je n'aime pas les poètes qui veulent me faire trembler et frissonner à tout instant. Un auteur judicieux réserve les grands ressorts pour les tableaux les plus pathétiques. C'est alors qu'il faut briser , déchirer ; c'est alors que vous redoutez de prendre le livre et que vous ne pouvez vous en empêcher. Mais ces occasions sont rares ; elles appartiennent toutes à la grande tragédie , telle que l'histoire de Clarisse Harlowe. Le jugement est un attribut du génie qui ne l'abandonne jamais ; voyez celui de Richardson. Le roman de Paméla, est plein d'intérêt et de charme ; mais l'auteur s'est bien gardé d'y employer les ressorts terribles du roman de Clarisse. Pamela vous attendrit souvent , vous fait souvent venir les larmes aux yeux , mais d'une manière douce et délicieuse ; au contraire , Clarisse les fait couler avec violence , vous suffoque à force de sanglots , vous cause des angoisses et des convulsions mortelles. Les dangers que court l'innocente et naïve Pamela vous font aussi éprouver une sorte de terreur ; mais cette terreur n'a pas le caractère tragique et effrayant des malheurs de Clarisse. La Marquise. Ainsi , les Anglais nous ont vaincus par leur génie. Moi. Oh! que nenni ! Dans les lettres , et en fait de génie , nous avons bien encore quelques hommes à leur opposer. Attendez seulement qu'ils soient morts , et vous verrez comme nous nous en vanterons . La Marquise. Chez nous , il faut donc que le mérite soit enseveli sous la tombe, pour obtenir justice ? Moi. Oui, et ce n'est pas faire la satire de la France ; c'est faire l'histoire du genre humain. Quant au roman, 15 FÉVRIER 1763. 175 madame, je crois que les Anglais nous ont laissés loin derrière eux. Je vais me déshonorer, peut-être , dans votre esprit ; mais je fais plus de cas de ce roman d'Amélie , qu'on nous a traduit il y a six mois , que du plus grand nombre de nos romans français. La Marquise. Vous parlez du roman de Fielding , que madame Riccoboni a arrangé? Moi. Non pas de la traduction libre et élégante de madame Riccoboni , mais de la mauvaise traduction littérale qu'on nous en a donnée sur la fin de l'été dernier ( 1 ), on n'en a rien retranché , et il m'a fort amusé. Personne ne l'a lu , les femmes en ont dit des horreurs ; mais je n'ai pu changer d'avis . C'est que les personnages de ce roman ressemblent précisément aux hommes, tels que je les rencontre dans les rues , tels que je les vois dans le monde , et voilà ce qui me fait plaisir. Ils n'ont rien de ce vernis faux dont nous enluminons en France tous les personnages de nos romans et de nos pièces de théâtre. M. Booth n'est assurément pas un homme bien merveilleux ; mais il faut plus de véritable talent pour rendre la physionomie commune et vraie d'un dadais comme M. Booth , que pour peindre des gens comme on n'en a jamais vu. Je fais beaucoup de cas du talent de madame Riccoboni et de sa manière d'écrire ; mais elle a gâté le roman d'Amélie. La Marquise. Qu'elle nous donne donc quelque chose d'elle , et qui ressemble à Mylady Catesby. Moi. Et surtout , qu'elle ne nous avertisse plus qu'elle trouve le roman d'Amélie mauvais , sans quoi je prendrai une idée désavantageuse de son goût et de son jugement. Mylady Catesby est une jolie chose ; mais il y a (1 ) Voir page 90 de ce volume. 176 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , vingt morceaux dans Amélie que j'aimerais mieux avoir faits que cinquante Mylady Catesby. Lisez , par exemple, la conversation du docteur Harrison avec le colonel James , sur le duel , que madame Riccoboni a parfaitement gâtée dans son imitation . Lisez-la dans la mauvaise traduction littérale , et vous verrez la différence qu'il y a entre un homme de génie qui sait faire parler les personnages qu'il introduit , et un dissertateur emphatique comme l'auteur de la Nouvelle Héloïse , qui fait un traité dogmatique sur le duel , au lieu de nous en tracer les sentimens probables de ses personnages. C'est que Fielding , n'en déplaise à madame Riccoboni , a du génie , et Jean-Jacques Rousseau n'est qu'un écrivain ( 1 ). La Marquise. Ah! je vous abandonne cette bégueule de Julie et son pédant de précepteur ; vous savez que je ne puis les souffrir ; mais ne comptez pas m'étourdir avec vos noms anglais . Votre Grandison , par exemple , n'estaussi emphatique que Jean-Jacques , et n'a-t-il pas toute cette forfanterie que vous reprochez à nos héros de roman et de théâtre? il pas Moi. Si j'étais tenté de vous abandonner Grandison, je dirais qu'au moins , ici , ce n'est pas l'auteur qui a de l'emphase , mais son personnage; cela fait une grande différence. Richardson , mêmedans son roman de Grandison, a vingt styles différens ; tous les personnages de la Nouvelle Héloïse parlent le langage emphatique de Rousseau. Or, l'essentiel , dans ce genre d'ouvrages , c'est que l'auteur n'y paraisse jamais. Quelque esprit qu'il ait , s'il m'oblige de m'en souvenir, c'est à coup sûr en mal. Je vais vous donner, madame, une grande preuve de mon (1) Voir, pour la divergence des jugemens de Grimm sur Rousseau , la note de la page 61 du tome I de cette Correspondance. 15 FÉVRIER 1763. 177 impartialité. Le roman de Grandison , comme tout ce qu'a fait Richardson , est rempli de traits sublimes ; mais je ne suis pas content du personnage de sir Charles Grandison. La Marquise. Ah, vous me ravissez ! Moi. Ce n'est pas que je ne trouve un tel caractère dans la nature ; mais je l'aurais voulu d'une teinte un peu plus sombre; il ne me paraît pas outré. Grandison ne me paraît pas trop parfait , comme on a dit ; mais il parle un peu trop , parfois même il disserte ; et moi , je l'aurais voulu homme de peu de paroles , taciturne , toujours agissant , ne parlant jamais. De cette manière, il aurait eu un caractère plus intéressant et plus vrai , et toute cette emphase qui vous choque aurait disparu. Plus un homme est noble et grand dans ses actions , plus il faut qu'il soit simple dans ses discours et dans ses manières. Et puis , je ne puis souffrir que tout lui réussisse à son gré. Les petites choses comme les grandes, il n'entreprend rien sans succès ; cela est contre l'expérience de la vie. Vous savez mieux que moi , madame , combien les bonnes actions produisent peu de bien ; qu'il n'est pas si aisé de faire du bien aux hommes , et que leur déraison et leur méchanceté déconcertent souvent les meilleurs projets conçus en leur faveur. La Marquise. Mais si l'on réussit une fois sur vingt , ne faut-il pas toujours faire le bien? Moi. Oh! oui , dût-on ne réussir jamais. Mais quand vous ne réussissez qu'une fois sur vingt ?... je ne puis souffrir que Grandison réussisse toujours. La Marquise. Eh bien , je vous trouve beaucoup moins sujet à l'engouement que je n'aurais imaginé. En vérité , je crois que je prendrai confiance en vous ; mais , par TOM. III. 12 178 CORRESPONDANCe littéraire , amitié pour moi, tâchez de trouver les Mémoires de madame de Blémont un peu bons. Moi. En conscience , madame , j'y ai trouvé une belle chose. La Marquise. Comment ! vous m'en parlez depuis une heure , et vous ne dites pas..... Mais parlez donc..... Vous êtes vraiment insupportable. Moi. Le titre , madame, le titre : le Danger des Liaisons! Ah le beau titre et le beau sujet ! La Marquise. Je m'en doutais.... Taisez- vous , monsieur ; on ne peut tirer aucun parti de vous.... ( en riant. ) Oui.... Pourquoi pas ?... Par le temps qui court , on ferait un bon traité sur le danger des liaisons politiques. Moi. Je ne me mêle pas de politique ; mais ne pensezvous pas qu'on en ferait un beau roman ? La Marquise. Ou bien une belle comédie. Moi. Vous avez raison. Nous donnerons la comédie à faire à Diderot, et le roman à Richardson. La Marquise. Je n'y trouve que deux petites difficultés ; c'est que le premier ne travaille pas , et que le second est mort. Moi. Je n'ai pourtant pas de troisième à vous proposer; mais convenez , madamé , que le sujet du Danger des Liaisons est beau. Pour peu qu'on ait l'expérience des choses de la vie , on sent combien il est profond et fécond. Il n'est pas ici seulement question des liaisons avec les méchans , et des malheurs qui en peuvent résulter ; cette manière de traiter ce sujet , il faut l'abandonner aux écrivains ordinaires. Mais n'avez -vous pas remarqué qu'il y a souvent une fatalité attachée aux liaisons entre les personnes les plus vertueuses , et qu'elles peuvent produire des malheurs aussi imprévus qu'inévitables ? Il n'est 15 FÉVRIER 1763. 179 pas rare , ce me semble , de voir la vertu la plus pure conduire l'innocence de précipices en précipices jusqu'à sa perte. La Marquise. Vous parlez du plus effroyable des malheurs. Moi. Nous sommes tous sous la main invisible du sort. A-t-on le choix de rien ? Y a-t-il d'autre rôle que celui d'obéir aux impulsions que chacun reçoit ? Un concours prodigieux de hasards et de circonstances , dont aucune n'était en mon pouvoir, a formé mes liaisons. Dépendait-il de moi de rencontrer ou de ne pas renconter telle ou telle personne ; et tout ce qui s'ensuit de cette rencontre, n'est-ce pas une conséquence nécessaire d'un principe qui ne l'est pas moins? Qu'on me montre , par exemple , comment le jeune Lavaysse aurait pu éviter d'être de ce fatal souper de Toulouse qui a commencé les malheurs sans exemple de la famille de Calas. La Marquise. Ah ! ne rappelons point cette déplorable aventure ! Vous me faites sentir qu'il faudrait une autre plume que celle de madame de Saint-Aubin pour traiter le sujet du Danger des Liaisons. Cependant , je vous en conjure , n'en dites pas de mal à vos philosophes. Ils ne le liront pas , et l'ouvrage réussira. Moi. Ne dirait-on pas que le sort des nouveaux livres dépend du caprice de quelques philosophes ? Quant à ce point , Madame , je ne crois pas à la nécessité. Je sens bien celle qui fait qu'un mauvais auteur fait de mauvais livres ; mais je ne connais aucune fatalité qui puisse empêcher qu'un bon livre ne soit bon. Au reste , je vous donne ma parole qu'en sortant d'ici je ne penserai plus à madame de Blémont ni à ses aventures , et qu'il ne m'en coûtera pas de l'oublier. 189 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, La Marquise. Vous êtes un monstre. Un valet de chambre qui entre. Madame de Saint-Aubin assure madame la marquise de son respect . Elle lui envoie encore vingt Danger des Liaisons. Elle espère que vous voudrez bien les lui vendre comine les autres. Moi ( en riant). Que ne le disiez-vous plus tôt , Madame? La Marquise ( à son valet de chambre , en riant). Étourdi , qui vous prie de faire vos commissions tout haut? Moi. Madame, je vous reconnais , et je reprends ma parole. Si nos philosophes ne veulent pas lire le Danger des Liaisons , ils l'achèteront du moins ; je vous en réponds , et ils n'en diront point de mal. Je retiens dix de ces exemplaires ; j'en enverrai dans le nord de l'Allemagne, car je ne trafique point au midi. La Marquise. Eh bien , je vous pardonne tous vos torts , et je vous trouve le cœur excellent. Ne vaut-il pas mieux que nous ayons chacun un écu de moins , et que madame de Saint-Aubin tire quelque argent de son ouvrage? Moi. Sans doute , Madame, et si vous vouliez m'aider à vendre un Discours sur la Satire , vous feriez deux bonnes actions au lieu d'une ; car j'ai aussi mes SaintAubin. Les miens ont traduit ce Discours de l'italien d'un M. Romolini ( 1 ) . Je pourrais vous dire ce qu'on dit de tous les mauvais livres , qu'il y a de bonnes choses ; mais entre nous, cela est fort ennuyeux à lire. Ce qui n'empêche pas que je ne veuille en vendre beaucoup au profit de mes Saint-Aubin. (1 ) Discours sur la Satire , traduit de l'italien de Romolini (par Girard) ; Amsterdam et Paris , 1763 , in- 12 . ( BARBIER , Dict. des Anonymes. ) 15 FÉVRIER 1763. 181 La Marquise. Envoyez , envoyez ; nous en dirons du bien. En conséquence de l'entretien précédent , on peut acheter, si l'on veut être charitable , et jeter au feu , si l'on veut être juste , une foule de nouveaux romans qui paraissent depuis quelque temps , et dont voici la liste : Les Succès d'un Fat , en deux parties. Les Promenades et Rendez - vous du Parc de Versailles , en deux parties. La marquise , qui n'en a point d'exemplaires à vendre au profit des auteurs , dit que ces deux romans sont d'une bêtise achevée. ) Les Hommes volans , ou les Aventures de Pierre Wilkins , traduites de l'anglais , avec des figures , en trois volumes . Je ne sais si ce roman est effectivement traduit ; c'est une bien mauvaise copie du Gulliver de l'inimitable Swift. Les Après-soupers de la campagne, ou Recueil d'histoires courtes , amusantes et intéressantes , en deux parties. C'est la suite d'une rapsodie dont le commencement a paru en 1760. L'auteur prétend que le public reçut alors son ouvrage avec indulgence. Si le parfait oubli peut s'appeler ainsi , l'auteur a raison d'être reconnaissant. Joignez à ce fagot les Soirées du Palais- Royal, ou Veillées d'une jolie femme ( 1 ). la (1) Les Succès d'un Fat ( Paris , 1762 , 2 part. in - 12 ) sont de madame de Kéralio , née Abeille ; les Promenades et Rendez- vous du Parc de Versailles ( Paris , 1762 , 2 part. in- 12 ) , de Huerne de La Mothe; les Après-soupers de campagne , par de Bruix et de Léris ( Paris , 1759-64 , 4 vol. in- 12 ) ; et c'est M. de Parisieux qui a pris assez inutilement la peine de traduire de l'anglais les Hommes volans ( Londres , Paris , 1763 , 3 vol. in- 12 ) . M. Deshoulmiers , ancien officier de cavalerie , est auteur des Soirées du Palais- Royal , ou 182 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Louis Racine , fils du grand Racine , vient de mourir dans un âge assez avancé. Il était de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; il avait composé un poëme sur la Religion , et un autre sur la Grace , ce qui le fit appeler Racine-la- Grace. C'était un esprit étroit et chagrin ; Janseniste outré , il ne se permettait point de fréquenter les théâtres , ni de voir représenter les tragédies de son père. Athalie même n'était point exceptée de la règle , parce qu'elle était récitée par des bouches profanes. M. de Voltaire disait de lui : « M. Racine a beau faire , son père sera toujours un grand homme ( 1 ). >> Nous avons encore perdu un autre écrivain célèbre. M. de Marivaux , de l'Académie Française , est mort ces jours passés , âgé de plus de soixante-seize ans (2 ). Cet auteur a fait quelques tragédies détestables , un grand nombre de comédies , la plupart pour le Théâtre Italien , et quelques romans qui ont eu du succès , et qu'il n'a pas achevés. Sa Mariane et son Paysan parvenu sont trèsconnus. Il avait un genre à lui , très-aisé à reconnaître , très- minutieux , qui ne manque pas d'esprit , ni parfois de vérité , mais qui est d'un goût bien mauvais et souvent faux. M. de Voltaire disait de lui qu'il passait sa vie à peser des riens dans des balances de toile d'araignée ; aussi le marivandage a passé en proverbe en France. les Veillées d'une jolie femme en plusieurs lettres , avec la conversation des chaises ; Paris , 1762 , in- 12 . (1 ) Louis Racine était né en 1692. On lit dans les Mémoires secrets , à la date du 31 janvier 1763 : « M. Racine , dernier du nom, fils du grand Racine, est mort hier d'une fièvre maligne. Il ne faisait plus rien comme homme de lettres ; il était abruti par le vin et la dévotion. >> (2) Marivaux , né en 1688 , mourut le 12 février 1763 , un peu moins âgé par conséquent que ne le dit Grimm. Il fut remplacé à l'Académie par l'abbé de Radonvilliers , reçu le 26 mars. 41N2 t 15 FÉVRIER 1763. 183 Marivaux avait de la réputation en Angleterre , et s'il est vrai que ses romans ont été les modèles des romans de Richardson et de Fielding, on peut dire que, pour la première fois , un mauvais original a fait faire des copies admirables. Il a eu parmi nous la destinée d'une jolie femme, et qui n'est que cela ; c'est - à- dire un printemps fort brillant, un automne et un hiver des plus durs et des plus tristes. Le souffle vigoureux de la philosophie a renversé depuis une quinzaine d'années toutes ces réputations étayées sur des roseaux. Marivaux était honnête homme , mais d'un caractère ombrageux et d'un commerce difficile ; il entendait finesse à tout ; les mots les plus innocens le blessaient , et il supposait volontiers qu'on cherchait à le mortifier : ce qui l'a rendu malheureux , et son commerce épineux et insupportable. La comédie de Dupuis et Desronais , qui se soutient avec le plus brillant succès au théâtre , vient d'être imprimée ( 1) . On a été étonné de trouver à la lecture une pièce fort mal écrite , et des scènes dénuées d'intérêt , d'idées et de style. Et moi aussi , j'en ai été étonné , et j'ai su bon gré à Brizard et à Molé de m'avoir si bien donné le change par leur jeu. Il est constant que cette pièce ne peut se lire , et que l'auteur , pour l'intérêt de sa réputation , aurait dû la garder dans son porte-feuille , et se contenter du succès très-soutenu qu'elle a au théâtre. Il faut dire un mot d'une découverte utile , d'une composition qu'on nomme spalme , et sur laquelle on vient de publier une brochure intitulée : Exposition des pro- (1 ) Paris , Duchesne , 1763 , in- 8° . Le succès de cette pièce fut tel qu'on la traduisit en allemand et en russe. 184 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , priétés duspalme ( 1 ) . Il conste par des essais réitérés qu'on peut l'employer de trois manières ; comme courroi , pour la conservation des bâtimens de mer, préservatif éprouvé contre la pourriture et la piqûre des vers ; comme enduit , il sert à conserver les bois de charpente et les corps en général ; comme mastic , il sert à la jonction des marbres , des pierres et des métaux. Si l'on peut compter sur les différens témoignages qui sont rapportés , cette découverte est importante et des plus utiles. Il paraît une seconde et une troisième partie de la Réfutation d'Émile , ou la Divinité de la Religion chrétienne vengée des sophismes de Jean- Jacques Rousseau (2). Il faut convenir que la divinité de la religion chrétienne a de sots vengeurs. La Pétrissée ( 3) est un poëme comique d'un M. de Bullionde , jeune officier dans les carabiniers , qui a eu par devers lui une action agréable à la bataille de Crevelt. Il obtint alors la croix de Saint-Louis , n'ayant pas encore de duvet au menton. Cette distinction aurait bien dû l'engager à donner, quoique malade , toute son application à (1) Exposition des propriétés du spalme ( par J. Maille ) ; Paris, 1763, in- 8 °. (2) La manière dont Grimm a rédigé ces lignes pourrait donner lieu à une erreur. Cet ouvrage n'est point une seconde ni une troisième partie de la Réfu- . tation d'Émile. C'est une seconde partie divisée elle - même en deux. Voici son titre exact : la Divinité de la religion chrétienne vengée des sophismes de J.-J. Rousseau , seconde partie de la Réfutation d'Émile. Paris , 1763 , in- 12 ; 2 parties , dont la première est de M. André , bibliothécaire de M. d'Aguesseau , et la seconde de D. Déforis. (3) La Pétrissée, ou le Voyage de sire Pierre en Dunois , badinage en vers , où l'on trouve entre autres la conclusion de Julie, ou la Nouvelle Héloïse ; La Haie et Paris , 1763 , in- 12. 15 FÉVRIER 1763. 185 son métier, et à nous épargner ses productions poétiques , qui sont pitoyables. y M. de la Pouplinière , ancien fermier-général , est aussi mort sur la fin de l'année dernière. C'était un homme célèbre à Paris , sa maison était le réceptacle de tous les états. Gens de la cour, gens du monde , gens de lettres , artistes , étrangers , acteurs , actrices , filles de joie , tout était rassemblé. On appelait la maison une ménagerie , et le maître le sultan . Ce sultan était sujet à l'ennui ; mais c'était d'ailleurs un homme d'esprit. Il a fait beaucoup de bien dans sa vie , et il lui en faut savoir gré , sans examiner si c'est le faste ou la bienfaisance qui l'y a porté. Il a fait beaucoup de comédies qu'on jouait chez lui , mais qui n'ont jamais été imprimées. Il faisait joliment les vers. On connaît de lui plusieurs chansons très-agréables. Il se perd en ce genre tous les ans de très-jolies choses dans Paris, et c'est dommage ( 1 ). ( 1 ) Le Riche de La Pouplinière , comme Grimm l'appelle ici , ou de La Popelinière , comme on l'a vu écrit précédemment , né en 1692 , mourut le 5 décembre 1762. Financier bel- esprit , il était le Mécène d'une foule d'écrivains, et Bret voulut le mettre en scène à ce titre ( voir le mois de juillet 1772 de cette Correspondance. ) Il était devenu célèbre par son faste , par son mariage et par l'intrigue de sa première femme avec le duc depuis maréchal de Richelieu. Entouré d'auteurs , il ne résista pas au désir de le devenir lui- même. Il publia un roman ( voir précédemment p. 48 ) , composa plusieurs pièces de théâtre qu'il faisait représenter chez lui , et bon nombre d'assez jolies chansons. On ne manqua pas de dire que ces productions n'étaient pas le fruit de sa veine , mais la dette de reconnaissance de quelques- uns de ses protégés. Devenu veuf, il s'était remarié en 1760 , et sa femme accoucha d'un fils un mois après sa mort. On voulut faire soupçonner la paternité légitime , et l'épigramme suivante fut lancée dans le public : Ci-gît qui pour rimer paya toujours fort bien ; C'est la coutume : L'ouvrage seul qui ne lui coûta rien , C'est son posthume 186 CORRESPONDANCE littéraire, MARS. no Paris , 1er mars 1763 LES gazettes vous parleront de la manière dont la statue équestre de Louis XV vient d'être placée sur son piédestal dans la nouvelle place que la ville de Paris a fait faire à l'honneur de ce monarque entre le Cours et le jardin des Tuileries. Cette cérémonie me rappelle l'illustre artiste sur le modèle duquel cette statue équestre a été fondue. Je ne me suis point encore permis de l'aller voir en place; j'attendrai pour cela qu'elle soit absolument découverte. Malgré les critiques que plusieurs prétendus connaisseurs ont hasardées avant de l'avoir vue , je croirai toujours , sur l'idée qui m'est restée du modèle , que cette statue sera jugée la plus belle qu'on ait encore vue en France , commeBouchardon était lui-même le plus estimé d'entre nos artistes . M. le comte de Caylus a publié une Vie de cet illustre statuaire ( 1 ) , décédé à Paris le 27 juillet 1762 ; mais je crois que vous aimerez mieux lire l'article suivant que M. Diderot vient de m'adresser. le Il me semble que le jugement qu'on porte de la sculpture est beaucoup plus sévère que celui qu'on porte de la peinture. Un tableau est précieux , si , manquant par dessin , il excelle dans la couleur ; si , privé de force de coloris ou de correction de dessin , il attache par l'expression ou par la beauté de la composition . On ne pardonne (1 ) Vie d'Edme Bouchardon , Paris , 1762 , in- 12 . Ier MARS 1763. 187 rien au statuaire. Son morceau péche-t-il par l'endroit le plus léger, ce n'est plus rien ; un coup de ciseau donné mal à propos réduit le plus grand ouvrage au sort d'une production médiocre , et cela sans ressource ; le peintre , au contraire , revient sur son travail , et le corrige tant qu'il lui plaît.

Mais une condition sans laquelle on ne daigne pas s'arrêter devant une statue , c'est la pureté des proportions et du dessin nulle indulgence de ce côté. On parlait un jour devant Falconet , le sculpteur , de la difficulté des deux arts : « La sculpture , dit-il , était autrefois plus difficile que la peinture ; aujourd'hui cela a changé. » Cependant aujourd'hui il y a un très-grand nombre d'excellens tableaux, et l'on a bientôt compté toutes les excellentes statues ; il est vrai qu'il y a plus de peintres que de sta-

  • tuaires , et que le peintre a couvert sa toile de figures

avant que le statuaire ait dégrossi son bloc de marbre. Une autre chose sur laquelle , mon ami , vous serez sûrement de mon avis , c'est que le maniéré, toujours insipide , l'est beaucoup plus en marbre ou en bronze qu'en couleur. O la chose ridicule qu'une statue maniérée ! Le statuaire est-il donc condamné à une imitation de la nature plus rigoureuse encore que le peintre? Ajoutez à cela qu'il ne nous expose guère qu'une ou deux figures d'une seule couleur et sans yeux , sur lesquelles toute l'attention et toute la critique des nôtres se ramassent. Nous tournons autour de son ouvrage , et nous en cherchons l'endroit faible. La matière qu'il emploie semble , par sa solidité et par sa durée , exclure les idées fines et délicates ; il faut que la pensée soit simple , noble , forte et grande. Je regarde un tableau ; il faut que je m'entretienne avec 188 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , une statue. La Vénus de Lemnos fut le seul ouvrage auquel Phidias osa mettre son nom. la Toute nature n'est pas imitable par la sculpture. Si le centre de gravité s'écartait un peu trop de la base , pesanteur des parties supérieures ferait rompre le morceau ; sans la massue qui appuie l'Hercule Farnèse , l'exécution en aurait été impossible ; mais pour une fois où le support est un accessoire heureux , combien d'autres fois n'est-il pas ridicule ! Voyez ces énormes trophées qu'on a placés sous les chevaux de la terrasse des Tuileries : quelle contradiction entre ces animaux ailés qui s'en vont à toutes jambes , et ces supports immobiles qui restent ! Voilà donc le statuaire privé d'une infinité de positions qui sont dans la nature. Le Lutteur antique , remarquable par sa perfection , l'est encore , aux yeux des connaisseurs , par sa hardiesse. Quand on le revoit , on est toujours surpris de le retrouver debout. Cependant , que serait- ce qu'un Lutteur avec un appui? La sculpture de ronde bosse me paraît autant audessus de la peinture , que la peinture l'est à la sculpture en bas-relief. Voilà , mon ami , quelques-unes des idées dont le panégyriste de Bouchardon aurait pu empâter son sec et maigre discours. Ce discours est pourtant la production du coryphée de ceux que nous appelons amateurs ; d'un de ces hommes qui se font ouvrir d'autorité les ateliers , qui commandent impérieusement à l'artiste , et sans l'approbation desquels point de salut. Qu'est ce donc qu'un amateur , si les autres n'en savent pas plus que le comte de Caylus? Y aurait-il , comme ils le prétendent , un tact donné par la nature et perfectionné par l'expé- - I " MARS 1763. 189 rience, qui leur fait prononcer d'un ton aussi sûr que despotique : Cela est bien , voilà qui est mal , sans qu'ils soient en état de rendre compte de leurs jugemens ? Il me semble que cette critique-là n'est pas la vôtre. J'ai toujours vu qu'un peu de contradiction de ma part et de réflexion de la vôtre amenaient la raison de votre éloge ou de votre blâme. Je persisterai donc à croire que celui qui n'a que ce prétendu tact aveugle n'est pas mon homme. Edme Bouchardon naquit au mois de novembre 1698 , à Chaumont en Bassigny , à quelques lieues de l'endroit où se rompit votre chaise lorsque vous allâtes , en 1759, embrasser mon père pour vous et pour moi. Vous voyez que cet artiste est presque mon compatriote. Le père de Bouchardon , architecte et sculpteur médiocre , n'épargna rien pour faire un habile homme de son fils. Les premiers regards de cet enfant tombèrent sur le Laocoon , sur la Vénus de Médicis et sur le Gladiateur ; car ces figures sont dans les ateliers des ignorans et des savans , comme Homère et Virgile dans la bibliothèque de Voltaire et de Fréron. Les beaux modèles sont rares partout , mais surtout parmi nous , où les pieds sont écrasés par la chaussure , les cuisses coupées au- dessus des genoux par les jarretières , le haut des hanches étranglé par des corps de baleine , et les épaules blessées par des liens étroits qui les embrassent. Le père de Bouchardon chercha pour son fils , à prix d'argent , les plus parfaits modèles qu'il pût trouver. Ce fils vit la nature de bonne heure , et il eut les yeux attachés sur elle tant qu'il vécut. Pline dit d'Apelles qu'il ne passait aucun jour sans dessiner , nulla dies sine lined ; l'histoire de la sculpture 190 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , en dira autant de Bouchardon. Personne aussi ne devint aussi maître de son crayon. Il pouvait d'un seul trait ininterrompu suivre une figure de la tête aux pieds , et même de l'extrémité du pied au sommet de la tête , dans une position quelconque donnée , sans pécher contre la correction du dessin et la vérité des contours et des proportions. Ne fit-on que des épingles , il faut être enthousiaste de son métier pour y exceller. Bouchardon le fut , il pouvait dire aussi : Est Deus in nobis , agitante calescimus illo ( 1 ) . Il vint à Paris; il entra chez le cadet des Coustou. Le maître fut surpris de la pureté du dessin de son élève ; mais il ne fut pas dans le cas de diré de lui , comme l'artiste grec du sien : Nil salit Arcadico juveni (2). Il ressemblait tout-à-fait de caractère à l'animal surprenant qui lui a servi de modèle pour sa statue de Louis XV; doux dans le repos , fier , noble , plein de feu et de vie dans l'action. Il s'applique ; il dispute le prix de l'Académie; il l'emporte , et il est envoyé à Rome. Quand on a du génie , c'est là qu'on le sent. Il s'éveille au milieu des ruines. Je crois que de grandes ruines doivent plus frapper que ne feraient des monumens entiers et conservés. Les ruines sont loin des villes ; elles menacent , et la main du temps a semé parmi la mousse qui les couvre une foule de grandes idées et de sentimens mélancoliques et doux. J'admire l'édifice entier ; la ruine me fait frissonner ; mon cœur est ému , mon imagination a plus de jeu. C'est comme la statue que la main défail- (1 ) OVIDE , Fastes , liv. 6 (2) JUVENAL , sal. 7 . ། Irer MARS 1763. 191 lante de l'artiste a laissée imparfaite; que n'y vois-je pas? Je reviens sur les peuples qui ont produit ces merveilles et qui ne sont plus , et in lenocinio commendationis dolor est manús , cùm id ageret , extinctæ. La belle tâche que le panégyriste de Bouchardon avait à remplir , s'il avait été moins borné ! Combien de pierres à remuer, s'il avait eu l'outil avec lequel on remue quelque chose ! A Rome, le jeune Bouchardon dessine tous les restes précieux de l'antiquité; quand il les a dessinés cent fois , il recommence. Comme les jeunes artistes copient long - temps d'après l'antique , ne pensezvous pas que l'institution des jeunes littérateurs devrait être la même, et qu'avant que de tenter quelque chose de nous, nous devrions nous occuper aussi à traduire d'après les poètes et les orateurs anciens ? Notre goût , fixé par des beautés sévères que nous nous serions pour ainsi dire appropriées , ne pourrait plus rien souffrir de médiocre et de mesquin. Bouchardon demeura dix ans en Italie : il se fit distinguer de cette nation jalouse , au point qu'entre un grand nombre d'artistes étrangers et du pays , on le préféra pour l'exécution du tombeau de Clément XI. Sans des circonstances particulières , l'apothéose de ce pontife , qui a causé tant de maux à la France , eût été faite par un Français . De retour en France , Bouchardon fut chargé d'un grand nombre d'ouvrages qui respirent tous le goût de la nature et de l'antiquité , c'est- à - dire la simplicité , la force , la grace et la vérité. Les ouvrages de sculpture demandent beaucoup de temps ; les sculpteurs sont proprement les artistes du souverain ; c'est du ministère que leur sort dépend. Cette 192 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , réflexion me rappelle l'infortune du Puget. Il avait exécuté ce Milon de Versailles , que vous connaissez , et qui , placé à côté des chefs - d'œuvre de l'antiquité , n'en est pas déparé. Mécontent du prix modique qu'on avait accordé à son ouvrage , il allait le briser d'un coup de marteau , si on ne l'eût arrêté. Le grand roi , qui le sut , dit : « Qu'on lui donne ce qu'il demande , mais qu'on ne l'emploie plus; cet ouvrier est trop cher pour moi. » Après ce mot, qui eût osé faire travailler le Puget ? personne ; et voilà le premier artiste de la France condamné à mourir de faim. Ce ne fut pas ainsi que la ville de Paris en usa avec Bouchardon, après qu'il eut exécuté sa belle fontaine de la rue de Grenelle. Je dis belle pour les figures ; du reste, je la trouve au-dessous du médiocre. Point de belle fontaine où la distribution de l'eau ne forme pas la décoration principale. A votre avis , qu'est- ce qui peut remplacer la chute d'une grande nappe de cristal ? La ville récompensa l'artiste d'une pension viagère accordée de la manière la plus noble et la plus flatteuse. La délibération des échevins , qu'on a mise à la suite de l'Éloge du comte de Caylus , est vraiment un morceau à lire : c'est ainsi qu'on fait faire aux grands hommes de grandes choses. Bouchardon est mort le 27 juillet 1762 , comblé de gloire , et accablé de regret de n'avoir pu achever son monument de la place de Louis XV. C'est notre ami Pigalle qu'il a nommé pour succéder à son travail. Pigalle était son collègue , son ami , son rival et son admirateur. Je lui ai entendu dire qu'il n'était jamais entré dans l'atelier de Bouchardon sans être découragé pour des semaines entières. Ce Pigalle , pourtant , a fait un certain Mercure que vous connaissez , et qui n'est pas l'ouvrage d'un Irer MARS 1763. 193 homme facile à décourager. Il exécutera les quatre figures qui doivent entourer le piédestal de la statue dụ roi , et qui représenteront quatre Vertus principales. Bouchardon lui a laissé pour cela toutes les études qu'il a faites sur ce sujet pendant les dernières années de sa vie. Rien n'est plus satisfaisant que de voir deux grands artistes s'honorer d'une estime mutuelle. Le reste pour l'ordinaire prochain. Le couplet suivant court dans Paris depuis quelque temps ; mais la pointe de l'épigramme est pillée ( 1 ). On a fait cette plaisanterie sur la compagnie de Jésus , réformée dès le mois d'août dernier. COUPLET SUR l'air : Jeannette , l'Amour lui- même, Capitaines qu'on réforme , Et qui partout publiez Que c'est injustice énorme Qu'on vous ait ainsi rayés , C'est en vain que chacun crie ; Un coup plus inattendu Nous pétrifie : Jésus lui-même a perdu Sa compagnie. Le citoyen de Bordeaux qui a publié , i ! y a quelques mois , une bigarrure intitulée les Usages (2) , vient d'adresser une Lettre à M. le marquis de Liré ; on ne sait pas à quel propos. L'auteur y prouve, par un plat bavar- (1) Voir précédemment page 92 , et la dernière note de la page 89. (2) Les Usages , par M. Tr. D. V. ( Treyssat de Vergy) ; Genève ( Paris ) , 1762 , 2 vol. in- 12 . ( Dict, des Anonymes. ) TOM. III. 13 194 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , dage de vingt-quatre pages , que les grandes places comme les petites sont ordinairement confiées à des sots , à l'exclusion des gens de mérite. Si cela est , notre citoyen ne doit pas se trouver sur le pavé. commencé L'Histoire d'Angleterre , par David Hume , a une grande réputation en Europe. Ce célèbre philosophe a par l'Histoire de la maison de Stuart; remontant ensuite , il a publié l'Histoire des Princes de la maison de Tudor, et finit par un troisième ouvrage , qui prend l'histoire d'Angleterre depuis l'expédition de JulesCésar jusqu'à l'époque des Tudor. Ces trois ouvrages forment un corps complet de l'histoire d'Angleterre , dans lequel on admire également la sagesse , la simplicité , la profondeur de l'historien . M. Hume prouve bien , par son exemple , que le soin d'écrire l'histoire appartient de droit aux philosophes , exempts de préjugés et de passion. Il juge tous les partis , toutes les factions , toutes les querelles qui ont déchiré les hommes , avec une impartialité presque sans exemple ; et comme on pourrait nommer toutes les affaires de parti Sottises des deux parts ( 1 ) , le philosophe anglais traite ordinairement les deux partis également bien ou également mal. L'Histoire de la maison de Stuart a été traduite , il y a deux ans , par M. l'abbé Prévost. On a reproché à cette traduction le défaut de soin et une extrême négligence. Aujourd'hui , madame Belot vient de publier la traduction de l'Histoire de la maison de Tudor sur le trone d'Angleterre , en deux volumes in-4° . Madame Belot est la veuve d'un avocat , qui la laissa à sa mort sans autre ressource qu'une ( 1) Allusion à un morceau donné par Voltaire sous ce titre , et dont on a fait un article du Dictionnaire philosophique. I er" MARS 1763. 195 rente de 60 livres par an. Pour vivre de rien , elle se mit au lait , vendit sa rente , et employa les 1200 livres qu'elle en tira à apprendre l'anglais , dans la vue de se procurer une ressource par des traductions. Elle a trouvé depuis des amis et des secours ; le roi vient de lui accorder une pension. Nous avons de madame Belot quelques volumes de Mélanges traduits de l'anglais ( 1 ) . Je crois volontiers que personne ne mérite plus d'intérêt que madame Belot , et je voudrais de tout mon cœur pouvoir dire un bien infini de ses travaux littéraires ; mais l'inflexible loi de la vérité , respectée dans ces feuilles sans restriction , m'oblige de convenir que la traduction des Tudor ne prend point dans le public , et qu'on lui reproche déjà un style lourd , froid et lâche, depuis le peu de jours qu'elle paraît. Il est même à craindre que les sujets de reproche n'augmentent à mesure qu'on aura le temps d'approfondir ; car il faut convenir que cette entreprise paraît en tout sens au-dessus des forces d'une femme. Elle suppose tant de connaissances préliminaires , que celle de la langue d'où l'on se propose de traduire devient la moins importante. A combien de fautes on s'exposerait , par exemple , si l'on n'était pas profondément instruit de l'histoire d'Angleterre , en commençant la traduction de M. Hume ! Une femme , dont l'esprit n'est pas étranger à l'application, peut bien apprendre la philosophie , la morale , et acquérir la grande science du cœur humain; mais le traducteur de Hume, avant de commencer son travail , doit s'être familiarisé avec tous les développemens de l'homme civilisé. Il doit connaître profondément le génie des affaires et les ressorts cachés de la politique de chaque siècle. Cette étude , qui demande une tête froide, et qui (1 ) Voir tom. II , p. 333 et note. 196 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , si veut être aidée par une expérience consommée , paraît la plus opposée au génie français , et nous avons en France peu d'hommes de cette trempe , qu'il n'est pas possible supposer tant de talens et de connaissances dans une femme avant qu'elle ait fait ses preuves. de On vient de traduire de l'anglais le roman de M. Fielding, qui a pour titre : Histoire de Jonathan Wild-leGrand ( 1 ). Vous ne compterez pas ce roman au nombre des meilleurs ouvrages de ce célèbre écrivain. Jonathan Wild était le Cartouche de Londres , où il a fait beaucoup de bruit par ses filouteries , et où il a fini sa vie glorieusement par la corde. M. Fielding a imaginé d'écrire son histoire d'un style pompeux qui ennoblit toutes les actions de ce coquin ; cette tournure est commune et aisée , et il faut peu de talent pour y réussir. Les comparaisons d'un voleur avec Alexandre ou César sont si usées et si fastidieuses , les allusions satiriques aux ministres et aux gens en place sont si fatigantes , le spectacle continuel de crimes et de bassesses si dégoûtant , qu'un ouvrage fait dans cet esprit ne peut avoir un succès durable. D'ailleurs le but en est faux ; car, quoi que vous fassiez , Alexandre et César seront toujours des héros , Wild et Cartouche toujours des voleurs . L'histoire de madame Francœur , qui se trouve à la fin du second volume , est d'autant plus ennuyeuse et insipide , que tout le merveilleux dont elle est brodée se trouve là sans qu'on sache pourquoi. On a imprimé des Éclaircissemens historiques à l'occasion d'un libelle calomnieux sur l'ESSAI DE L'HISTOIRE ( 1 ) Cette traduction ( Paris , 1763 , 2 vol. in- 12 ) est de Charles Picquet , censeur royal. (B. ) Pr2 15 MARS 1763. 197 GÉNÉRALE ( 1 ) . C'est une réponse de M. de Voltaire à l'auteur de ses Erreurs. M. de Voltaire est bien bon de répondre à tous ces ennemis obscurs qui l'attaquent : on le lui pardonne cependant plutôt qu'à un autre, parce que tout ce qu'il écrit est toujours instructif, amusant et agréable à lire. Au reste , cette brochure n'est pas encore publique , parce que l'auteur y cherche à prouver que la primitive Église ne connaissait pas la messe , et il fait d'autres recherches pareilles qui ne sauraient plaire à beaucoup de gens. Paris , le 15 mars 1763. Fin de l'article sur Bouchardon. Je n'entrerai point dans l'examen des différentes productions de Bouchardon , parce que je ne les connais pas, et que le comte de Caylus , qui les a toutes vues , n'en dit rien qui vaille. Un mot seulement sur son Amour qui se fait un arc de la massue d'Hercule. Il me semble qu'il faut bien du temps à un enfant pour mettre en arc l'énorme solive qui armait la main d'Hercule. Cette idée choque mon'imagination . Je n'aime pas l'Amour si long-temps à ce travail manuel , et puis je suis un peu de l'avis de notre ingénieur, M. Le Romain , sur ces longues ailes avec lesquelles on ne saurait voler, quand elles auraient encore dix pieds d'envergure. Je crois qu'un ancien , au lieu de s'occuper de cette (1) L'Éclaircissement historique à l'occasion d'un libelle calomnieux contre ' ESSAI SUR LES MOEURS fut d'abord publié sous le nom de M. Damilaville ; ce nom était emprunté par Voltaire. Mais des Additions à cet Éclaircissement publiées peu après pour compléter la réponse à Nonotte sont effectivement de cet ami de Voltaire. L'un et l'autre écrits se trouvent dans le tome I des MéLanges historiques de Voltaire , tom. XXVI de ses OEuvres , édit. Lequien. 198 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , idée ingénieuse , aurait cherché à me montrer le tyran du ciel et de la terre tranquille , aimable et terrible. Ces anciens , quand une fois on les a bien connus , deviennent de redoutables juges des modernes. Quoi qu'il m'en puisse arriver et aux autres , je vous conseille , mon ami , d'éloigner un peu toutes ces Vierges de Raphaël et du Guide qui vous entourent dans votre cabinet. Que j'aimerais à y voir d'un côté l'Hercule Farnèse entre la Vénus de Médicis et l'Apollon Pythien ; d'un autre , le Torse entre le Gladiateur et l'Antinoüs ; ici le Faune qui a trouvé un enfant , et qui le regarde ; vis-à-vis , le Laocoon tout seul : ce Laocoon, dont Pline a dit avec juste raison : Opus omnibus et picturæ et statuariæ artis præferendum. Voilà les apôtres du bon goût chez toutes les nations ; voilà les maîtres des Girardon , des Coisevox , des Coustou , des Puget , des Bouchardon ; voilà ceux qui font tomber le ciseau des mains à ceux qui se destinent à l'art et qui sentent ; voilà la compagnie qui vous convient. Ah! si j'étais riche ! Un homme aussi laborieux que Bouchardon a dû laisser un grand nombre de dessins précieux , si j'en juge par quelques-uns que j'ai vus. Vous souvenez-vous de cet Ulysse qui évoque l'ombre de Tirésias ? Si vous vous en souvenez , dites-moi où l'artiste a pris l'idée de ces figures aériennes qui sont attirées par l'odeur du sacrifice ? Elles sont élevées au-dessus de la terre ; elles accourent ; elles se pressent. Elles ont une tête , des pieds , des mains , un corps comme nous ; mais elles sont d'un autre ordre que nous. Si elles ne sont pas dans la nature ( et elles n'y sont pas ) , où sont- elles donc ? Pourquoi nous plaisent-elles ? Pourquoi ne suis-je point choqué de les voir en l'air , quoique rien ne les y soutienne? Où est la ligne quela 15 MARS 1763. 199 poésie ne saurait franchir , sous peine de tomber dans l'énorme et le chimérique , ou plutôt qu'est- ce que cette lisière au-delà de la nature , sur laquelle Le Sueur , le Poussin , Raphaël et les anciens occupent différens points ; Le Sueur , le bord de la lisière qui touche à la nature , d'où les anciens se sont permis le plus grand écart possible ? Plus de vérité d'un côté, et moins de génie ; plus de génie de l'autre côté , et moins de vérité. Lequel des deux vaut le mieux? C'est entre ces deux lignes de nature et de poésie extrême que Raphaël a trouvé la tête de l'Ange de son tableau d'Héliodore ; un de nos premiers statuaires ( 1 ) , les Nymphes de la fontaine des Innocens ; et Bouchardon , les Génies de son dessin de l'Ombre de Tirésias évoquée. Certainement, il y a un démon qui travaille au dedans de ces gens-là , et qui leur fait produire de belles choses , sans qu'ils sachent comment, ni pourquoi. C'est à l'éloge du philosophe à leur apprendre ce qu'ils valent. C'est lui qui leur dira Lorsque vous avez fait monter la fumée de ce bûcher toute droite , et que vous avez jeté en arrière la chevelure de ces Génies , comme si elle était emportée par un vent violent , savez-vous ce que vous avez fait? C'est que vous leur avez donné effectivement toute la vitesse du vent. Ils sont immobiles sur votre toile ; l'air tranquille n'agit point sur eux ; ils agissent donc , eux , si violemment sur l'air tranquille , que je conçois qu'en un clin-d'œil ils se porteraient, s'ils le voulaient , aux extré- ( 1 ) Jean Goujon . En 1788 cette fontaine ayant été augmentée , il fallut pour garnir les faces nouvelles quelques autres bas-reliefs. Le sculpteur Pajou fut chargé de la tâche difficile d'en compléter le nombre nécessaire en imitant Jean Goujon. Il surpassa peut- être son modèle pour la correction , mais ne put en atteindre la grace. 200 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, mités de la terre. Vous ne pensiez à cela que confusément, monsieur Bouchardon. Sans vous en apercevoir , vous vous conformiez aux lois constantes de la nature et aux observations de la physique ; votre génie faisait le reste : le philosophe vous le fait remarquer, et vous ne pouvez vous empêcher de vous complaire à sa réflexion. Et voilà aussi la tâche du philosophe ; car pour les parties et le mécanisme de l'art , il faut être artiste pour en apprécier le mérite. Je crois aussi qu'il est plus difficile à un homme du monde de bien juger d'une statue que d'un tableau. Qui de nous connaît assez la nature pour oser accuser un muscle de n'être pas exécuté juste? J'allai l'autre jour voir Cochin. Je trouvai sur sa cheminée cette brochure du comte de Caylus. Je l'ouvris. Je lus le titre : Élogé de Bouchardon ( 1 ). Un malin avait ajouté au crayon : ou l'art defaire un petit homme d'un grand. Ne vous avisez pas de mettre ce titre à la tête de ces lignes chétives. Ma réponse à M. Diderot. Je vous remercie de vos lignes chétives . Je vous ai vu souvent faire d'un sot un homme d'esprit , en lui prêtant le vôtre ; mais je doute que vous fassiez jamais un petit homme d'un grand. Bouchardon n'aurait pas été fâché, je crois , d'apprendre de vous ce qu'il a fait en faisant les Ombres de son tableau de Tirésias. Je suis bien convaincu qu'il n'en savait rien , et que les hommes de génie travaillent d'inspiration , sans savoir précisément ce qu'ils font. Une impulsion divine , mais aveugle , les conduit et (1 ) Le titre est Vie et non pas Éloge de Bouchardon , ainsi qu'on l'a vu page 186 note. 16 15 MARS 1763. 201 les pousse. Le génie est un bonheur, et souvent le bonheur de l'instant. Je vous citerais à vous-même cent. endroits de vos écrits que vous avez trouvés une fois , mais que vous ne pourriez vous promettre de trouver encore , s'ils ne l'étaient pas. Richardson est à tout moment dans ce cas-là , et les anciens. Il y a dans la musique de Pergolèse et de Hasse une foule de ces idées sublimes et rares , dont l'analogie vague et secrète avec la passion et ses accens, quelquefois avec des phénomènes de la nature , vous est à peine connue; vous ne sauriez vous rendre compte pourquoi tel son , tel accent inattendu , réveille en vous tel sentiment ou telle image, et cependant cet effet n'est pas moins nécessaire que celui qui résulte de la cause la moins cachée. Les grands musiciens sont aussi sur cette lisière entre la nature et la poésie qui exagère ; Hasse et Pergolèse sont entre Raphaël et les anciens. Si cela n'était pas ainsi , l'abbé Le Blanc vaudrait autant que vous, et rien n'empêcherait l'archidiacre Trublet de faire mieux que Voltaire. Aucun de vous n'a peut-être autant pensé que lui ; le malheur est qu'il ne lui vient rien. Vous savez son aventure avec le Pauvre Diable ; c'est l'histoire de sa vie : Trois mois entiers ensemble nous pensâmes , Lûmes beaucoup , et rien n'imaginâmes. Ce qui m'a toujours surpris dans les sculpteurs , c'est de leur voir conserver de la chaleur avec un travail de manœuvre long , froid et pénible. Lorsqu'une idée vous presse , vous avez bientôt pris la plume , et le papier en devient dépositaire. Le musicien fait comme vous , et le peintre, avec quelques coups de pinceau , a bientôt transmis à la toile l'image de ses pensées ; cette liberté et cette 202 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , hardiesse avec lesquelles le pinceau permet qu'on le manie , sont même tout-à-fait conformes au caractère et à la marche du génie. L'expérience nous apprend que le poète et le peintre se fatiguent assez vite sur leur ouvrage , aupoint de n'en plus sentir les beautés, qu'ils risqueraient même de gâter s'ils s'opiniâtraient à y toucher : comment le statuaire fait-il donc pour conserver le feu de ses pensées, tandis qu'il lui faut des mois entiers , comme vous dites , pour dégrossir seulement son bloc de marbre? Cela m'a toujours paru incompréhensible, et m'a convaincu de l'existence de ce démon dont vous parlez , qui s'agite au dedans des statuaires avec une fureur sourde et longue, et avec plus d'opiniâtreté que dans les peintres , les musiciens et les poètes. Voilà sans doute la raison pour laquelle vous accordez à la sculpture de ronde bosse le rang sur la peinture. Il semble, en effet , que le statuaire soit obligé de réunir plus de qualités qu'aucun autre artiste , et ce qu'il y a de plus difficile , c'est qu'il lui faut des qualités opposées dont l'une paraît devoir exclure l'autre. La durée de son ouvrage doit aussi entrer pour beaucoup dans la mesure de l'estime qui lui est accordée. Le statuaire est l'ouvrier de la postérité ; les monumens de son génie subsistent , et semblent braver l'effort des siècles. Il y a quelque chose de grand dans cette idée , qui élève nécessairement l'ame de l'artiste , et qui doit influer sur le caractère de ses productions. A cela près , je ne vois pas sur quel fondement on pourrait assigner un rang à un art sur un autre. Celui qui anime la toile a autant de droit à mon hommage que celui qui fait parler le marbre. Il faut à tous les deux une vocation si marquée que Bouchardon, avec tout son génie , n'aurait peut-être pas fait un tableau que vous eussiez voulu mettre dans votre 15 MARS 1763. 203 cabinet , de même qu'un peintre d'un talent supérieur ne ferait pas une statue médiocre. Et mon découpeur de Genève ( 1 ) , croyez-vous que je veuille le mettre audessous de ces gens- là ? Quand je vois qu'avec une paire de ciseaux et un morceau de vélin , il sait créer des tableaux où le dessin , l'idée , la composition , le caractère des figures , les différens plans et groupes étonnent également , je reste ébahi. Les plus grands artistes ont eu leurs pareils celui-ci est le seul de sa classe , et le sera peut-être toujours. Vous souvenez-vous de ce Voltaire , que Henri IV mène au temple de la Gloire , élevé sur une montagne d'où l'on voit de l'autre côté les Fréron et les autres chenilles du Parnasse dégringoler ? Le mérite du héros et de son chantre en robe antique , la tête ceinte d'une couronne de lauriers , est ce qu'il y a de moins remarquable dans cette découpure ; mais vous souvient-il de cet air, à la fois pénétré , humble et empressé du poète? Il court comme un diable pour gagner le sommet de la montagne , et il a cependant l'air de se laisser entraîner malgré lui par le roi qui le tient par la main. On voit qu'il dit au roi ; Domine, non sum dignus , et qu'il pense : « Ah, tu ne saurais me mener trop vite. » Voilà d'abord une idée très-fine et très-originale ; mais la rendre par un morceau de vélin découpé avec des ciseaux , sans crayon , sans couleur , sans relief, c'est un prodige qu'il faut avoir vu pour le croire. Mon ami , je ne pardonnerai de ma vie à l'abbé Galiani de m'avoir volé cette découpure, et encore moins de l'avoir perdue ensuite. Trois de ses antiques ne me dédommageraient point de ce morceau, d'autant qu'il est de ceux que le bonheur d'un instant fait produire, mais que l'artiste ne saurait se pro- (1) Voir précédemment page 102 et note 2 . 204 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , mettre de répéter avec succès. Et cette découpure d'un auto-da-fé, où l'on voit sous un superbe dais le grand inquisiteur, à qui un joli page présente une tasse de glaces pendant qu'on brûle les hérétiques ! Eh bien ! vous connaissez cent tableaux de notre découpeur de ce prix-là. Il est vrai qu'un morceau de vélin déchiqueté est bien loin de la durée du marbre ; mais Bouchardon et Huber sont de la même famille. Je trouvai l'autre jour Vernet dans une maison. On parlait de la statue de Louis XV; il se plaignait de ce qu'on voulait la juger avant de l'avoir vue , et en effet on ne pourra en parler avec quelque justesse que lorsqu'elle sera découverte. « Tout le monde , dit Vernet , veut qu'elle soit trop petite ; quant à moi , si j'avais un reproche à lui faire , ce serait d'être trop grande. La proportion colossale , continua l'artiste , me déplaît , et je voudrais que le statuaire ne fît jamais plus grand que nature. » Il s'étendit beaucoup sur cette idée ; il nous dit que le vaisseau de la fameuse église de Saint-Pierre de Rome, véritablement immense, paraissait petit au premier coup d'œil, et qu'on avait la sottise de regarder cet effet comme une beauté résultante de la justesse des proportions ; tandis qu'il venait , dans le fait , de ces figures colossales qui étaient placées dans les arcades , et dont la proportion écrasait l'édifice , parce qu'elle exigeait une élévation du double plus haute. Sur ce qu'on lui objecta que le statuaire , se bornant à la grandeur naturelle , ne pourrait jamais offrir aux yeux une masse suffisante pour les arrêter , surtout lorsque son monument n'a d'autre fond que l'horizon même , Vernet dit que l'artiste n'avait qu'à multiplier le nombre de ses figures , et faire de grandes compositions. On ne dira pas de cet expédient : Ier AVRIL 1763. 205 olet antiquitatem. Que pensez-vous de cette idée ? Malgré mon respect pour cet habile artiste , elle m'a paru bien extravagante. Les tragédies de cet hiver ne prospèrent point. Celle de Théagène et Chariclée , qu'on vient de donner sur le théâtre de la Comédie Française , est tombée comme Éponine ( 1 ) et Irène (2). L'auteur est un jeune homme qui s'appelle M. Dorat. La tragédie de Zulica , par laquelle il débuta dans la carrière dramatique , il y a quelques années, ne promettait pas des succès fort brillans (3). AVRIL. n Paris , le 1er avril 1763. On a donné sur le théâtre de la Comédie Française , peu de jours avant la clôture , une comédie nouvelle en vers et en un acte , intitulée l'Anglais à Bordeaux, avec des divertissemens au sujet de la paix (4). Tout ce qui se fait sur nos théâtres de relatif aux événemens publics a d'ordinaire un caractère puéril et mesquin ; l'auteur de (1 ) Eponine de Chabanon , voir précédemment p . 138 . (2) Irène de Boitel , P. 130. (3) Zulica avait été représentée pour la première fois le 7 janvier 1760 , et quoiqu'il s'en fallut que son succès eût été brillant , elle avait du moins été moins malheureuse que ne le fut Théagène et Chariclée , qu'un jour, le 2 mars, vit naître et mourir. Du reste l'auteur prit gaiement son parti, et fit à l'occasion de cet échec une épître assez gracieuse. (4) Cette comédie fut représentée pour la première fois le 14 mars , pour la paix conclue après la guerre de Sept-Ans. 206 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , l'Anglais à Bordeaux , M. Favart , n'a pas cru pouvoir ou devoir s'écarter de la route ordinaire. Enjugeant l'Anglais à Bordeaux d'après cette esquisse superficielle , mais exacte ( 1 ) , vous ne serez pas peu étonné de son prodigieux succès. Ce succès a été même annoncé dans la Gazette de France , distinction qui n'a jamais été accordée à aucun des chefs- d'œuvre du Théâtre Français , et à laquelle on prétend que la cour a mis le comble , en gratifiant l'auteur d'une pension. Vous demanderez comment un ouvrage si absurde , si opposé au bon sens et à toutes les bienséances , a pu mériter tant de faveur ; mais rien ne se fait sans raison . S'il n'y a pas l'ombre du sens commun dans l'Anglais à Bordeaux , M. Favart est en revanche une des colonnes de la communauté des maîtres brodeurs à Paris. Ce fonds absurde est brodé et surchargé de tant de clinquant, d'épigrammes, de tournures , de pointes , que l'imbécile parterre n'avait pas assez de mains pour applaudir. Le moyen de ne pas se pâmer, quand un poète vous dit « que le plaisir est un printemps qui fait naître des roses sur les épines de la vie? » Cela est si naturellement dit , si piquant et si neuf ! Et Summers, qui , lorsqu'il apprend cette prétendue belle action de l'argent prêté , dit au Français : « Je devrais vous haïr, parce que vous m'avez volé une bonne action ! » Ah ! l'on ne tient pas contre des traits de ce sublime ; et un favardage si continuel et si exquis doit nécessairement tourner la tête à une assemblée d'enfans . Vraisemblablement il ne tournera jamais la mienne , et je sens augmenter tous les jours le dégoût invincible que j'ai pour ce genre fastidieux et faux. (1) Grimm donnait une analyse de l'Anglais à Bordeaux , que les premiers éditeurs , en en conservant la critique , ont avec raison supprimée. Ier AVRIL 1763. 207 Ainsi , vu le goût du parterre , l'Anglais à Bordeaux aurait toujours réussi ; mais le jeu de Préville et de mademoiselle Dangeville a porté son succès aux nues. Le premier a joué le rôle de Summers ; et comme c'est un rôle de charge , qui consiste principalement à prononcer le français avec l'accent anglais , il a enchanté le parterre. Mademoiselle Dangeville était chargée du rôle de l'aimable Française ; et comme cette charmante actrice est depuis long - temps en possession de faire applaudir même ce qu'elle n'a pas dit encore , il ne lui a pas été difficile de faire réussir un personnage d'ailleurs si peu intéressant et si absurde. Une circonstance particulière , ajoutant à la passion du public pour cette actrice , a tourné au profit de la pièce : c'est que mademoiselle Dangeville quitte le théâtre , et dans cette comédie nous devions jouir de ses talens pour la dernière fois. Jamais actrice n'a été regrettée à plus juste titre , et sa perte est d'autant plus fâcheuse , qu'il n'y a nulle apparence qu'elle puisse être réparée. C'est ainsi que le véritable théâtre de la nation , perdant ses meilleurs sujets sans les remplacer , éprouve insensiblement les effets d'une décadence générale. Mademoiselle Dangeville , à l'âge de près de cinquante ans , n'avait pas l'air, sur le théâtre, d'en avoir trente; la finesse et les graces de sa figure étaient relevées par les graces , la finesse et la vivacité de son jeu. Il y a plus de trente ans qu'elle joue la comédie ( 1 ) ; mais elle aurait pu rester au théâtre encore dix ans , et faire les délices de Paris . Comme rien dans l'univers n'est sans dédommagement , sa retraite entraîne celle de son frère , ( 1 ) Mademoiselle Dangeville était née le 26 décembre 1714. Elle parut sur la scène dès le 17 avril 1722 , dans un rôle d'enfant ; son début important est du 28 janvier 1930. Cette actrice mourut au mois de germinal an IV , 1796. 208 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. qui était chargé de l'emploi des rôles de farce , qu'on nomme rôles de caractère , et qui était un des plus détestables acteurs qu'on pût voir. Pour revenir à l'Anglais à Bordeaux, si l'on veut considérer cette pièce comme un ouvrage national , l'auteur, au lieu d'applaudissemens et de récompenses , mériterait une censure et une réprimande sévère de la part des deux nations. Les éloges qu'il fait de la nation française , et ceux qu'il fait de la nation anglaise , outre le caractère indélébile de platitude qui leur est commun, ont presque toujours un côté désobligeant pour la nation qui en est l'objet ; c'est que , pour distinguer les grands traits qui constituent le caractère d'une nation , il faut une tête bien grande et bien profonde , et cette tête ne se trouve ni sur les épaules de M. Favart, ni sur celles de feu M. de Boissy, auteur du Français à Londres , qui vaut précisément l'Anglais à Bordeaux , quant à la partie nationale , mais qui lui est supérieur du côté de l'intrigue et de la conduite théâtrale. Si j'avais la police des spectacles , je ne manquerais pas de renvoyer le Français à Londres et l'Anglais à Bordeaux aux théâtres de la Foire ; ils feraient là les délices de tous les garçons perruquiers , et c'est leur vraie vocation ; mais le théâtre de Molière ne doit pas être profané par des faiseurs de platitudes qui se barbouillent d'esprit tant qu'ils peuvent, afin de dérober leur bêtise sous l'écume des épigrammes. M. Favart a sans doute du talent. La facilité des tournures en est un ; on peut saisir alors des idées communes et les présenter d'une manière agréable ; mais quand on n'a que ce talent, il ne faut pas vouloir faire des pièces de théâtre ; il faut s'en tenir aux couplets et aux 1er AVRIL 1763. 209 madrigaux , et c'est aussi un mérite que d'en faire de très-jolis , comme M. Favart en a fait un grand nombre : tout consiste à connaître les bornes de son talent et à ne les jamais franchir. La première représentation de l'Anglais à Bordeaux fut précédée d'une représentation de la tragédie de Brutus. J'avais presque oublié cet ouvrage. C'est sans doute un des plus beaux de M. de Voltaire. Quoique médiocrement joué , il me fit une impression des plus fortes. Il n'a point ce ton antique , qu'aucun de nos auteurs , excepté M. Diderot , n'a connu ; mais , à cela près , c'est un ouvrage si beau , d'une si grande élévation , d'une marche si sage et si majestueuse, d'une diction si pure et si enchanteresse , qu'il inspire la plus forte admiration pour le génie du poète. Cela est aussi grand que Corneille , quand il l'est véritablement , et aussi beau que Racine. Si la nation avait décerné un monument à la gloire du poète après la première représentation de Brutus , la nation , en honorant le génie, se serait immortalisée ; car voilà des ouvrages dont les auteurs méritent des statues. Comme j'étais sorti du spectacle plein des beautés de Brutus , j'avais chargé un de nos amis, qui devait écrire à M. de Voltaire le lendemain , de lui dire de ma part qu'il en avait menti , en disant à l'abbé de Voisenon qu'on n'avait plus fait de tragédie depuis Racine. Voici la réponse qu'il m'a fait faire ; vous mettrez aux complimens qui me regardent la valeur qu'ils méritent ( 1 ) . M. de Voltaire (1 ) Les précédens éditeurs avaient pris les quatre lignes qui suivent pour la réponse de Voltaire , et les avaient guillemettées. Nous ne faisons pas cette note pour signaler cette plaisante méprise , mais pour donner la réponse que Voltaire adressa aux éloges de Grimm dans une lettre à leur ami Damilaville, du 23 mars 1763 : » Mon cher frère , l'illustre frère qui daigne tant aimer TOM. III. 14 • 210 CORRESPONDANce littéraire , nous appelle ses frères ; mais je trouve qu'il est mauvais frère ; il a usurpé sur ses cadets tout l'héritage des talens , et il ne leur reste pas de quoi glaner après lui. La requête de l'infortunée famille de Calas a été examinée et admise au conseil d'État du roi dans le courant du mois dernier ; en conséquence , il a été ordonné au parlement de Toulouse d'envoyer la procédure de cet affreux jugement. Cette affaire sera actuellement trèslongue à discuter. A la fin de la révision , on réformera peut-être l'arrêt du parlement, et on rétablira la mémoire de la malheureuse . victime de son fanatisme ; mais punira - t - on des juges qui ont violé les formes sacrées de leur ministère , qui ont attaqué la sûreté publique, en dévouant aux supplices un innocent , malgré la sauve- garde des lois ? Ce crime, le plus atroce qu'on puisse commettre contre la société , aura-t-il été commis impunément ? C'est ce que personne n'osera prédire? Quoi qu'il en arrive , la gloire en restera toujours à M. de Voltaire. Il a osé prendre la défense de l'humanité et de la cause de chaque citoyen ; il a rendu toute l'Europe attentive à cette déplorable aventure , et si les juges de Calas ne vont pas aux galères avec le capitoul David ( 1 ) Brutus me paraît avoir suppléé par sa brillante imagination à ce qui manque à cette pièce. Je ne peux en conscience lui en savoir mauvais gré. Un tel suffrage et le vôtre sont d'une grande consolation. Je me souviens que , dans la nouveauté de cette pièce , feu Bernard de Fontenelle et compagnie prièrent l'ami Thiriot de m'avertir sérieusement de ne plus faire de tragédies. Ils lui dirent que je ne réussirais jamais à ce métier-là. J'en crus quelque chose , et cependant le démon du théâtre l'emporta. Parlez- en à frère Thiriot , il vous confirmera cette anecdote , car il a la mémoire bonne. » (1 ) C'est cet exécrable magistrat qui fit arrêter Calas et sa famille , et dirigea contre eux une procédure , dans laquelle furent entendus une foule de témoins qui se présentaient plutôt comme les échos d'accusations non précisées , que 15 AVRIL 1763. 211 re à leur tête , ils n'en seront pas moins l'exécration du genre humain. Un étranger alla voir, il n'y a pas long-temps , M. de Voltaire , qui lui dit : « Monsieur, vous voyez le rebut des rois et le protecteur des roués. »> Paris , 15 avril 1763 . Depuis la chute des Jésuites et le livre inutile de J.-J. Rousseau , intitulé Émile, on n'a cessé d'écrire sur l'éducation , et il nous manque encore un ouvrage passable. Celui qui porte pour titre : De l'Éducation publique , a été attribué pendant un moment à M. Diderot ; il se peut que le philosophe ait vu ce manuscrit , et qu'il y ait mis quelques phrases ( 1 ) , mais il faut bien peu se connaître en style et en idées pour imaginer que ce livre vienne de lui. A quelques vues près ( et il arrive aux gens les plus médiocres d'en avoir de bonnes ) , c'est un amas de détails minutieux et d'efforts laborieux pour indiquer les livres qu'il faut étudier de classe en classe , avec le code d'une police puérile de l'intérieur des collèges pour le maintien de la discipline. Nulle vue véritablement grande , nul moyen de nous tirer de la barbarie dans laquelle toute l'Europe est à peu près également restée sur ce point. M. Cazotte, qui a été , avec les frères Lioncy, la partie opposée des Jésuites dans le fameux procès dont les suites comme des accusateurs directs. Après le jugement de réhabilitation des Calas , ce David devint fou , et fut enfermé comme tel. Voir vers la fin du mois de novembre 1765 de cette Correspondance. (1) Il résulte de ce demi-aveu de l'ami de Diderot que celui - ci n'est pas entièrement étranger à cet ouvrage ( Amsterdam , 1763, in- 12 ) , dont l'auteur du Dictionnaire des Anonymes a dit , dans sa première édition , qu'une moitié paraissait écrite par un philosophe , et l'autre par un janséniste. Du reste, dans la seconde édition de son Dictionnaire , Barbier dit qu'il a des raisons de croire que le principal auteur est le professeur Crevier. 212 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, prose , ont été si mémorables ( 1 ) , vient de publier un poëme en intitulé Ollivier. Le comte de Tours a une fille unique qui devient amoureuse de son page Ollivier. Lorsque le comte est sur le point de se croiser pour la TerreSainte , il découvre que sa fille est grosse. Il l'enferme dans une tour, et il jure qu'il fera périr Ollivier, qui s'est dérobé à son ressentiment par la fuite. Dans le cours de la croisade , le petit page rend les services les plus essentiels au comte de Tours ; il le préserve de mille dangers ; il lui sauve plus d'une fois la vie. A chaque événement, le comte est plein de reconnaissance ; mais lorsqu'il apprend à qui il la doit , sa colère se rallume , et Ollivier est chassé , trop heureux encore d'en être quitte à si bon marché. A la fin , pourtant , il fait tant de belles choses que le comte est forcé de lui accorder son estime et sa fille. Ce poëme est une imitation de l'Arioste ; mais M. Cazotte ne lui ressemble que par le décousu qui règne dans son Ollivier, comme dans l'Orlando furioso. L'auteur de l'Ollivier, ainsi que son modèle , se laisse aller à toutes les extravagances qui lui passent par la tête ; mais les extravagances de M. Cazotte sont bien différentes de celles de l'Arioste. Ce n'est pas tout que d'être fou , il faut encore que vos folies aient un caractère de génie et de verve qui m'amuse et m'entraîne. Telles sont les folies de (1) Cazotte quittant la Martinique , où il avait fondé des établissemens , pour rentrer en France , vendit toutes ses possessions au P. Lavalette , qui lui en paya le prix ( 50,000 écus) en lettres de change sur la compagnie de Jésus. Le P. Lavalette ayant eu peu de succès dans la suite de ces affaires , les supérieurs de la compagnie trouvèrent assez commode de laisser protester les lettres de change. Cazotte leur intenta un procès , qui fut comme le signal de tous ceux qui vinrent fondre sur la Société. Deux négocians de Marseille , Gouffre et Lioncy, créanciers des Révérends Pères pour 1,500,000 francs , s'adressèrent également aux tribunaux pour le paiement de cette somme. Voir pour plus de détails le chapitre LXVIII de l'Histoire du Parlement de Voltaire. 15 AVRIL 1763. 213 l'auteur de Candide et celles de l'Arioste , qui ont encore, par-dessus les autres , le charme de la plus délicieuse poésie. Le poëme de l'Ollivier a cependant eu à Paris une sorte de succès. On a imprimé en Hollande une lettre de J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont archevêque de Paris, sur son Mandement au sujet d'Émile. Nous mourons d'envie de voir cette lettre ; mais jusqu'à présent on a pris toutes les précautions possibles pour qu'elle n'entre point dans Paris. L'auteur fait , dans cette lettre , l'apologie de son livre et l'histoire de sa vie. On dit que c'est un ouvrage plein de charme et de séduction , et qu'il y a un très-beau morceau sur la tolérance et les protestans. de France. M. l'archevêque y est traité avec beaucoup d'égards; M. Omer Joly de Fleury , avocat - général du roi, y est un peu moins ménagé, en quoi J.-J. Rousseau a grande raison ; car le Mandement de l'archevêque était bien plus sensé et conforme aux principes d'un prélat que l'imbécile réquisitoire aux principes d'un magistrat. Épigramme par M. Saurin. Une Iris d'Opéra se disant presque neuve , Avec un sous-fermier venait de passer bail. Le prix payé d'avance , on en vient à l'épreuve : « Oh ! oh ! dit-il , trouvant un amour au bercail , La belle , marché nul ; je vous ai pris pour veuve , Non pour mère ; rendez. » La belle s'en défend. Carton survient alors ; on la choisit pour juge : ་་ Eh! dit-elle , monsieur , voilà bien du grabuge : Quand la toile est levée , on ne rend point l'argent (1) . >> (1) Cette épigramme ne se trouve pas comprise dans les OEuvres de Saurin , 1783 , 2 vol. in- 8°. 214 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. On lisait ce dernier vers comme avertissement au public , à l'entrée de la salle de l'Opéra ; mais cette salle n'existe plus. Le feu y prit le 6 de ce mois, à onze heures du matin , par la négligence des ouvriers qui y travaillaient , et, en peu de temps , elle fut réduite en cendres , et le Palais- Royal , dont elle faisait partie , fut fortement endommagé ; heureusement personne n'y a péri. Cependant l'ardeur du feu ayant fait péter et écrouler la voûte du grand escalier , cet accident pouvait écraser quantité de monde ; par le plus grand et le plus singulier hasard , personne ne se trouva sur l'escalier ni dans les vestibules. Il n'y a point de mauvaise plaisanterie que l'incendie de l'Opéra n'ait fait faire. Comme on manquait d'eau dans le commencement , on disait que c'était tout simple ; que personne n'avait pu prévoir que le feu prendrait dans une glacière. Le roi a conservé à M. le duc d'Orléans l'agrément d'avoir cette glacière dans son palais . On construira au même endroit une plus belle et plus grande salle , et , en attendant , l'Opéra jouera dans la Salle des Machines , au palais des Tuileries. Il faudra deux ou trois mois pour mettre cette dernière salle en état de recevoir l'Opéra , et autant d'années pour construire la salle neuve ( 1 ) . Ce coup pourrait bien être le coup de grace pour un spectacle qui n'a jamais pu se relever de celui que lui porta la musique italienne , il y a dix ans , et qui , depuis deux ou trois ans , s'acheminait sensiblement vers sa fin . L'avis de l'abbé Galiani ( 1 ) La salle provisoire des Tuileries ne fut disposée que le 24 janvier 1764; les acteurs de l'Opéra y débutèrent par Castor et Pollux. La salle du Palais · Royal ne fut reconstruite et ouverte au public que le 2 janvier 1770 , on y représenta Zoroastre. Cette salle devint de nouveau la proie des flammes le 8 juin 1781 . 15 AVRIL 1763. 215 était de mettre l'Opéra français à la barrière de Sèvres , vis-à-vis le spectacle du Combat du Taureau, «parce que , dit-il , les grands bruits doivent être hors de la ville. » Le théâtre de la Comédie Française a perdu encore une actrice par la retraite de mademoiselle Gaussin. La beauté et le son de voix enchanteur de cette actrice ont été célébrés par tous nos poètes. C'était en effet une actrice charmante, surtout dans le haut comique ; mais depuis plusieurs années , elle n'avait plus sa vivacité ; et sa taille, devenue très-considérable , n'allait plus du tout à une jeune fille de quinze ans qu'elle représentait sans cesse au théâtre. Quand on joue la comédie trente ans de suite , il arrive un moment où l'on se blase ( 1) ; alors , on joue ses rôles de routine , sans les sentir , et , dans ce cas , on tombe ou dans la monotonie ou dans la charge : c'est ce qui était arrivé à Grandval et à mademoiselle Gaussin. Grandval chargeait un peu dans les derniers temps , et l'on reprochait à mademoiselle Gaussin beaucoup de chant et de monotomie. Il n'y a que mademoiselle Dangeville qui se soit préservée de ces deux écueils; il est vrai que depuis plusieurs années elle jouait trèsrarement , et que mademoiselle Gaussin et Grandval jouaient trois ou quatre fois par semaine . Ces trois noms seront toujours célèbres dans les fastes du Théâtre Français , et vraisemblablement nous les regretterons long-temps avant de les remplacer. (1 ) Née en 1711 , mademoiselle Gaussin , après avoir joué sur des théâtres particuliers et en province , débuta au Théâtre Français le 28 avril 1731. Elle joua pour la dernière fois le 19 mars 1763 , et mourut le 7 juin 1767. Voltaire a immortalisé son nom par les vers qu'il lui a adressés à l'occasion d'Alzire et surtout de Zaïre , tragédies dont elle créa les deux principaux rôles. 216 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Le Bûcheron, ou les Trois Souhaits , opéra comique , dout les paroles sont de M. Guichard , et la musique de M. Philidor , a eu un grand succès à la Comédie Italienne ( 1 ). Le poëme est froid et sans comique , la musique fort harmonieuse , fort bruyante , mais sans génie. D'ailleurs , ceux qui connaissent les richesses de la musique italienne prétendent , non sans raison , que M. Philidor est un des plus intrépides qui se soient montrés depuis long- temps . On a donné aujourd'hui à la Comédie Italienne la première représentation du Milicien , opéra comique : le poëme est de M. Anseaume. C'est une farce où il y a quelques traits plaisans, mais dont on a bientôt assez; ce n'est d'ailleurs qu'une répétition des Racoleurs , autre opéra comique de feu M. Vadé , qui ne sera jamais mon Vade mecum. La musique du Milicien est de M. Duni. Je ne suis pas content cette fois -ci de notre ami ; ce n'est pas qu'il ne soit toujours vrai dans l'expression ; je ne lui compte pas cela pour un mérite , parce que tout homme qui sait ce que c'est que style en musique ne peut guère tomber dans le faux , et cela n'arrive en France si communément que parce qu'il n'y a ni style ni école en musique ; mais notre ami Duni s'est fort négligé dans le Milicien. Il est vrai que le poëme ne méritait guère de grands soins ; mais aussi cet ouvrage n'aura pas la réputation des autres ouvrages de Duni : il a cependant réussi au théâtre. L'air de la guerre a eu un grand succès , et il est beau , quoiqu'à mon sens il manque un peu d'ensemble et d'unité de caractère. (1) La première représentation est du 28 février 1763. Ier MAI 1763. 217 10 L Sarrasin, acteur de la Comédie Française , retiré du théâtre depuis quelques années , est mort à la fin de l'année dernière ( 1 ) . C'était un grand comédien ; aucun de ses confrères n'a jamais approché de la simplicité et de la vérité de son jeu . On n'a point d'idée de la perfection où peut être porté l'art du comédien , quand on n'a pas vu jouer à Sarrasin le rôle de Lusignan dans Zaïre, celui du père dans Cénie , celui de l'oncle dans la Métromanie , et surtout celui du père dans l'Andrienne. Il était sublime dans cette dernière pièce , dont la première scène peut être proposée comme un coup d'essai à tout comédien qui se croit quelque talent ; et s'il approche de Sarrasin dans quelques endroits seulement , il peut s'estimer heureux. Quelle chaleur ! quelle foule de nuances et de sentimens toujours vrais il savait mettre dans son jeu ! Le sublime de ses expressions échappait souvent à la multitude ; mais le petit nombre de gens goût en était dans l'admiration et dans l'ivresse. Cependant le bon Sarrasin s'ignorait lui -même, et ne recevait des éloges bien mérités qu'avec une extrême confusion . de MAI. Paris , le 1er mai 1763. ON vient de donner sur le théâtre de la Comédie Française une comédie nouvelle en vers et en cinq actes , intitulée : le Bienfait rendu , ou le Négociant. Une comédie (1) Sarrasin mourut le 15 novembre 1762. Il avait débuté le 3 mars 1729. Voir pour son jeu et pour un mot plaisant que lui adressa Voltaire , la note de la page 177 du tome I de cette Correspondance. 218 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , en cinq actes ! c'est une grande affaire. Depuis le sublime Molière , nous n'en connaissons qu'une, la Métromanie, qui ait mérité les honneurs du théâtre. L'auteur du Négociant a voulu garder l'incognito ( 1 ) ; sa pièce a été présentée aux Comédiens par Préville , qui leur a déclaré en même temps qu'il en a encore cinq autres de la même plume, que le public aura la satisfaction de voir successivement , s'il reçoit favorablement la première. Quelle mine abondante et riche qu'il ne tiendra qu'à nous d'exploiter , sans reconnaissance même , si l'auteur s'obstine à vouloir rester caché! Cette comédie serait infailliblement tombée sans le jeu de Préville , qui était chargé du rôle d'Orgon. Il l'a joué avec un jeu si prodigieux , qu'il a entraîné le parterre malgré lui. Cependant , s'il est possible de donner un caractère à un rôle aussi mal fait , on ne peut dire que Préville l'ait joué dans son véritable esprit, et il s'est moins montré , dans cette pièce , grand comédien qu'habile bateleur, M. Orgon , tel qu'il nous l'a représenté , est un homme grossier, rustre et insupportable. Il est vrai que, si l'acteur eût cherché à en faire un négociant honnête homme, franc, droit et brusque, la pièce n'aurait pas été achevée; mais pour avoir obtenu quelques représentations , elle n'en sera pas moins oubliée , et elle est bien (1) Cette pièce fut représentée le 18 avril 1763. Grimm , dans sa lettre du 1er juin suivant , dit qu'on l'attribue à M. de Dampierre, et les Mémoires secrets ( 1er mai 1763 ) affirment positivement qu'elle est son ouvrage . De La Salle de Dampierre était , d'après cette dernière autorité , intéressé dans les vivres , et directeur de la régie des cartes. Nous avons déjà vu ( tom. II , p. 102 , uote 2 ) mettre sur son compte la tragédie du Tremblement de terre de Lisbonne. Le Bienfait rendu , imprimé d'abord à Paris , 1763 , in - 12 , a été compris ensuite dans le Théatred'un Amateur, Paris , 1787 , 2 vol . in- 18 ; recueil que Barbier regarde , par ce motif sans doute , comme étant entièrement de Dampierre. I "er MAI 1763. 219 dûment tombée dans l'esprit de tous les gens de goût. Tout est de la dernière grossièreté dans cette comédie. Depuis le commencement jusqu'à la fin , c'est un tissu d'injures contre les gens de qualité , et de la plus ridicule récrimination de leur part ; et cela s'appelle chez les sots, peindre les conditions et les caractères ! O divin Molière , ce n'est pas ainsi que tu peignais ! Sans doute que les gens de la cour ont leurs hauteurs ; sans doute que l'orgueil des gens d'une condition moins élevée cherche à s'en venger, et que la richesse dans Paris insulte à l'orgueil du sang et de la naissance ; mais ce n'est pas un torrent d'injures réciproques. C'est , au contraire , par leurs égards que les grands offensent ; c'est avec des politesses qu'ils savent blesser ; c'est par une modestie affecque la bourgeoisie cherche à éviter la familiarité et la hauteur des grands ; c'est en se traitant de rien qu'elle les accable de tout le poids des avantages que donne la richesse dans un pays où l'amusement est le premier des soins , et où toutes les distinctions disparaissent devant ses attraits. Ces petites mortifications secrètes , qu'on se fait éprouver de part et d'autre , sont aussi loin des injures grossières dont la pièce du jour est remplie , que le génie de l'auteur anonyme l'est du génie de Molière. tée Il n'y a dans cette pièce , ni intrigue , ni fonds , ni caractères. Tout ce qu'on peut lui accorder, c'est un peu de facilité dans le style ; la pièce paraît facilement versifiée ; mais cela ne suffit pas pour faire une comédie. La sienne est ennuyeuse et froide ; il ne manque à l'auteur que le génie et le sens commun pour être supportable. Je ne sais pourquoi il a intitulé sa pièce le Négociant. L'auteur prétend que M. Orgon est négociant à Bordeaux ; il en a menti. M. Orgon est maître maçon , ou maître brasseur, 220 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ou maître boucher de quelque ville en Basse-Bretagne ; mais la comédie du Négociant reste toujours à faire. Un évêque ou chapelain de l'église anglicane avait prêché au sacre du roi d'Angleterre d'aujourd'hui ( 1 ). Il avait choisi parmi les héros de l'Ancien Testament , le roi et prophète David , comme un modèle à proposer à tous les rois , et particulièrement au jeune monarque qui commençait son règne. C'était l'objet des trois points de son sermon, dont la conclusion fut que tout souverain devait ambitionner de porter le titre de David , que Dieu appela l'homme selon son coeur. Un profane ayant étudié, pour son édification particulière , la vie de ce roi selon le cœur de Dieu, y trouva des faits fort extraordinaires. Pour en former le tableau , il les rapprocha les uns des autres dans un livre adressé au chapelain , à qui il fit sentir qu'une imitation trop fidèle du fils de Jessé pourrait être très-répréhensible dans le fils de George. Son livre a fait beaucoup de bruit en Angleterre (2). Un profane du royaume de France en a pris occasion de faire une tragédie qui porte ce titre : Saül et David, ou l'Homme selon le cœur de Dieu (3). Cette tragédie n'a pas été imprimée; on ne peut l'avoir qu'en manuscrit , et elle est (1) George III. (2) The History of the Man after God's own heart ; 1761 , Freeman , in-12. L'auteur anglais se nommait Huet ; Voltaire dans son avertissement prétend qu'il était neveu du savant évêque d'Avranches. Son ouvrage fut traduit en 1768 : David, ou l'Histoire de l'Homme selon le cœur de Dieu ( par le baron d'Holbach ) ; Londres ( Amsterdam ) , 1768 , in- 12. ( Voir la lettre du 15 janvier 1769. ) (3) La tragédie de Voltaire ne fut pas publiée sous ce titre , mais sous celui de Saül, tragédie tirée de l'Écriture sainte , par M. de Voltaire ; la première édition est de Genève , 1763 , in- 8°. Ier MAI 1763. 221 excessivement rare. On prétend que ce singulier ouvrage vient des Délices ; mais cette opinion ne peut être admise que pour les fidèles disposés à le lire avec fruit et édification. Ceux qui n'y chercheront que le scandale doivent en ignorer la source. On a imprimé à Francfort la tragédie d'Olympie , que M. de Voltaire appelle son ouvrage de six jours. L'édition s'est faite sous la direction de M. Colini , qui a été autrefois secrétaire de l'auteur , et qui est aujourd'hui attaché à l'Électeur-Palatin ( 1 ) . C'est peut- être le sort inévitable des ouvrages de six jours , d'être mal combinés et faibles (2). Cette faiblesse est le principal défaut de la tragédie d'Olympie , qui m'a paru languissante partout , et faiblement écrite ; cela ne demande que de la chaleur pour être pathétique et touchant. On en ferait un bel opéra italien. Je doute que le rôle de Cassandre réussisse au théâtre. Il n'est ni vertueux , ni criminel , mais surtout ( 1 ) Colini , né à Florence en 1727 , mort en 1806 , secrétaire de Voltaire , a laissé un ouvrage intitulé Mon séjour auprès de Voltaire , Paris , Léopold Collin , 1807 , in- 8 °, où il fait profession de beaucoup d'attachement à la mémoire de ce grand homme. Mais en 1821 furent publiées des Lettres inédites de Voltaire , de madame Denis et de Colini , adressées à M. Dupont, Paris , Mongie , in- 8° et in- 12 , où on a la douleur de le voir montrer une honteuse duplicité , car il cherche à y desservir de tous ses moyens celui pour lequel , d'un autre côté , il feint tant d'admiration et de respect. « (2) Cette tragédie parut imprimée en 1763 ; elle fut jouée à Ferney et sur le théâtre de l'Électeur-Palatin. M. de Voltaire , alors âgé de soixante- neuf ans , la composa en six jours. C'est l'ouvrage de six jours , écrivait- il à un philosophe illustre , dont il voulait savoir l'opinion sur cette pièce - L'auteur n'aurait pas dú se reposer le septième , lui répondit son ami. - Aussi s'est-il repenti de son ouvrage , répliqua M. de Voltaire ; et quelque temps après il renvoya la pièce avec beaucoup de corrections. » ( Avertissement du Voltaire , édit. de Kehl. ) Olympie fut jouée pour la première fois au Théâtre Français le 17 mars 1764. Voir ci-après la lettre du 1er avril 1764. 222 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , il n'est point intéressant. Le remords est moins un retour à la vertu que la marque du dépérissement de la machine : ainsi , il n'est pas vraisemblable dans un jeune homme, à moins qu'il ne soit d'un caractère à la fois faible et cruel ; mais alors il faut que ce caractère soit donné par l'histoire , ou si c'est le poète qui le place sur la scène , il faut qu'il le développe et qu'il le montre dans toute sa force. Cassandre , dans le fait , n'est qu'une conscience timorée , un pénitent qui ne mérite ni la passion d'Olympie , ni l'intérêt des spectateurs. Il est certain aussi que le caractère de la piété des Grecs ne ressemblait en aucune manière à la piété chrétienne ; et si les mystères du temple d'Éphèse rappellent les pratiques de nos couvens, ce sera la faute du poète , qui n'aura su faire parler à ses personnages le langage antique. Malgré ces défauts , et surtout ce souffle de vie qui manque à Olympie , je suis persuadé qu'elle réussira beaucoup sur notre théâtre , parce qu'elle est remplie de tableaux et de spectacle ; que mademoiselle Clairon y sera fort belle , et qu'après tout M. de Voltaire , faible et languissant , vaut encore mieux que nos autres poètes dans toute leur vigueur. On trouve, à la suite de la pièce , des remarques de l'auteur , et entre autres une critique du caractère du grand- prêtre dans la tragédie d'Athalie , qu'il pourrait bien avoir dérobée à l'auteur de la tragédie de Saül : elle ressemble tout-à-fait, comme disent les peintres , à son frère. Il ne faut pas confondre avec l'auteur de la tragédie de Saül , un avocat qui vient de faire imprimer une tragédie de Judith et une autre de David ( 1 ) . Cela n'est pas (1) Judith et David, tragédies , par M. L. ( Lacoste , avocat ) ; Amsterdam et Paris, 1763 , n 12 . A1 Ier MAI 1763. 223 assez bête pour être plaisant , cela n'est que plat. La tragédie de David et Bethsabée , dont le curé de Montchauvet en Normandie nous fit présent il y a dix ans, était bien autrement plaisante ( 1 ) . On ne soupçonnera point notre avocat de malin vouloir ; cependant sa tragédie de David pourrait servir comme pièce justificative à la tragédie de Saül. Elle commence par le récit du viol de Thamar, que cette innocente colombe fait elle - même à son frère Absalon , qui , dans un premier mouvement d'indignation , couche avec toutes les femmes de son père. L'homme selon le coeur de Dieu y fait assez ingénument son portrait , qui n'est pas flatté. Ton bras , ô Dieu puissant ! s'appesantit sur moi ; J'ai semé le scandale et méprisé ta loi ; Des rois j'ai profané l'auguste caractère ; Je confesse mon crime. Assassin , adultère , Faux et perfide ami , par les plus noirs forfaits J'ai reconnu tes dons et payé tes bienfaits (2) . Au demeurant le plus joli garçon du monde ( 3). Il faut remarquer les révolutions favorables aux arts , comme celles qui contribuent à leur corruption et à leur (1 ) Voir la lettre du 1er août 1755 , tom. I , p. 352. (2) David , acte II , sc. 2 . (3) Cette réflexion de Grimm , qui n'est qu'une réminiscence du passage de l'épître de Marot à François Ier , où ce poète annonce au roi qu'il a été volé par son valet Gourmand , ivrogne , et assuré menteur , Pipeur , larron , jureur , blasphémateur , Sentant la hart de cent pas à la ronde , Au demeurant le meilleur fils du monde, cette réflexion , disions- nous , a été prise par les précédens éditeurs pour un vers de la citation qui la précède , parce qu'elle offre douze syllabes. Nous avons eu peu de mérite à ne pas tomber dans cette méprise grotesque. 224 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , La perte. La bizarrerie dans les ornemens, dans les décorations , dans les dessins et les formes de bijoux était arrivée à son comble en France ; il fallait en changer à chaque instant, parce que ce qui n'est point raisonné ne peut

plaire que par sa nouveauté. Depuis quelques années on a recherché les ornemens et les formes antiques ; le goût y a gagné considérablement , et la mode en est devenue si générale , que tout se fait aujourd'hui à la grecque. décoration extérieure et intérieure des bâtimens, les meubles , les étoffes , les bijoux de toute espèce , tout est à Paris à la grecque. Ce goût a passé de l'architecture dans les boutiques de nos marchandes de modes; nos dames sont coiffées à la grecque ; nos petits-maîtres se croiraient déshonorés de porter une boîte qui ne fût pas à la grecque. Cet excès est ridicule , sans doute ; mais qu'importe ? Si l'abus ne peut s'éviter, il vaut mieux qu'on abuse d'une bonne chose que d'une mauvaise. Quand le goût grec deviendrait la manie de nos perruquiers et de nos cuisiniers ( car enfin il faudra bien que d'aussi grands grecs que nous soient poudrés et nourris à la grecque ) , il n'en sera pas moins vrai que les bijoux qu'on fait aujourd'hui à Paris sont de très-bon goût , que les formes en sont belles, nobles et agréables , au lieu qu'elles étaient toutes arbitraires , bizarres et absurdes il y a dix ou douze ans. M. de Carmontelle , lecteur de M. le duc de Chartres ( 1 ) , qui dessine avec beaucoup d'esprit et de goût , a voulu se moquer un peu de la fureur du goût grec , en publiant un projet d'habillement d'homme et de femme, dont les pièces sont imitées d'après les ornemens que l'architecture grecque emploie le plus communément dans la décoration des édifices. Ces deux petites estampes au-

(1 ) L'auteur des Proverbes dramatiques , né en 1717 , mort en 1806. Ier MAI 1763. 225

raient pu fournir l'idée d'une mascarade pour les bals du carnaval . C'est une très-bonne plaisanterie qui a été copiée tout de suite par des singes qui ne savent que contrefaire ; ils ont publié une suite d'habillemens à la grecque , sans esprit et d'un goût détestable. M. de Carmontelle se fait depuis plusieurs années un recueil de portraits dessinés au crayon et lavés en couleurs de détrempe. Il a le talent de saisir singulièrement l'air , le maintien , l'esprit de la figure plus que la ressemblance des traits. Il m'arrive tous les jours de reconnaître dans le monde des gens que je n'ai jamais vus que dans ses recueils. Ces portraits de figures , toutes en pied , se font en deux heures de temps avec une facilité surprenante. Il est ainsi parvenu à avoir le portrait de toutes les femmes de Paris , de leur aveu . Ses recueils , qu'il augmente tous les jours , donnent aussi une idée de la variété des conditions ; des hommes et des femmes de tout état , de tout âge s'y trouvent pêle-mêle, depuis M. le Dauphin jusqu'au frotteur de Saint-Cloud. Plusieurs de ces portraits ont été gravés ( 1 ). On a imprimé les OEuvres diverses de M. l'abbé de La Marre, qui a fait le poëme de l'opéra de Zaïde et celui de Titon et l'Aurore , ainsi que quelques pièces fugitives ( 2) . Tout cela ne valait pas trop la peine d'être recueilli , mais (1 ) Depuis l'époque où Grimm écrivait ceci on a gravé deux fois son portrait , dessiné par Carmontelle. C'est aussi au crayon de ce dernier qu'est dû le portrait de madame du Deffand qu'on voit en tête de plusieurs éditions de la Correspondance de cette femme célèbre. (2) Les OEuvres diverses de La Marre, Paris , 1763 , in- 12 , renferment bien ces deux opéra , représentés le premier le 3 septembre 1739 , et le second le 9 janvier 1753 ; mais on n'y trouve pas Momus amoureux , du même auteur , imprimé à la suite de Zaïde dans les éditions séparées de cette pièce. TOM. III. 15 226 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , il faut compiler ; et pour grossir son recueil , on ne se fait aucun scrupule d'y fourrer des morceaux qui n'ont jamais appartenu àl'auteur dont on prétend publier les ouvrages. L'abbé de La Marre était un assez mauvais sujet . Dans la guerre de 1741 , il suivit l'armée en Bohême, où il finit sa vie ( 1 ) . Dans un accès de fièvre chaude , il se jeta à Prague par les fenêtres d'un second étage ; il y a des versions qui disent qu'il fut jeté par un homme de mauvaise humeur. Il expira en disant : « Je ne croyais pas les seconds si hauts en ce pays- ci . x Le métier des compilateurs est de vivre aux dépens des auteurs célèbres. Un de ces messieurs vient de publier un gros volume, intitulé les Pensées de J.-J. Rousseau, citoyen de Genève (2 ) . Dans cette rapsodie , on a rangé sous différens titres , comme Dieu , Religion , Vertu , Honneur, Amour, Étude , etc. , des morceaux tirés des divers écrits de M. Rousseau. C'est un contraste assez plaisant de voir les livres de cet écrivain célèbre proscrits avec beaucoup de sévérité , et cependant l'extrait de ses pensées vendu publiquement. Apparemment que le compilateur, en bon catholique, aura eu soin d'en ôter auparavant le venin dont M. l'archevêque de Paris et le révérend père cupucin qui a fait le réquisitoire de M. Joly de Fleury (3) , nous ont avertis que les écrits de J.-J. Rousseau étaient infectés. J'espère que celui- ci fera passer (1 ) En 1746. Il était né vers 1708. à (2) Les Pensées de J.-J. Rousseau furent recueillies par Prault , libraire , avec une préface de l'abbé de La Porte ; Amsterdam ( Paris ) , 1763 , in- 12 . Un autre recueil du même genre a été publié à Avignon , en 2 vol. in- 12 . On ignore le nom du nouveau compilateur. (B.) (3) On a vu page 61 , note , que le requisitoire était attribué à Abraham Chaumeix . qu1 15 MAI 1763. 227. nos prélats le goût des mandemens. Nous n'avons dans Paris que trois ou quatre exemplaires de sa lettre à Christophe de Beaumont , archevêque de Paris ; on arrête à la poste tous les exemplaires qui viennent aux particuliers par cette voie , et l'on assure qu'on a même arrêté celui que l'auteur a adressé à M. l'archevêque. Cela n'est pas juste ; il ne faut pas empêcher un homme de lire les réponses qu'on fait à ses lettres. La curiosité du public , irritée de cette manière , n'en est que plus grande. On s'arrache le peu d'exemplaires qui sont dans Paris , et je ne doute point que dans peu nous n'ayons cette lettre aussi facilement que le Contrat social, qu'on a pris tant de soin , l'année dernière , d'empêcher de paraître , et qu'on peut avoir aujourd'hui , tant qu'on veut , pour son petit écu . Je n'ai pas été assez heureux encore pour tenir dans mes mains ce nouvel ouvrage de J.-J. Rousseau , qui a cent trente-quatre pages d'impression ; mais j'en ai entendu lire quelques morceaux qui m'ont paru excellens . C'est son vrai genre de ferrailler avec ceux qui attaquent ses écrits ; il est toujours intéressant et piquant dans ses réponses. Au reste , je ne sais où l'on a pris que l'archevêque était traité avec beaucoup d'égards. Dans les endroits que je connais, on ne dira pas que J.-J. Rousseau se soit fait violence pour ménager un peu son adversaire , encore moins les prêtres , dont il parle avec une liberté incroyable. Paris , 15 mai 1763. La Mort de Socrate , tragédie en vers et en trois actes , par M. de Sauvigny, vient d'être jouée sur le théâtre de la Comédie Française ( 1 ) . C'est la même pièce qui devait ( 1) Grimm a déjà fait quelques réflexions à l'occasion de l'annonce de cette 228 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , être représentée l'année dernière au moment du décret de prise de corps contre J.-J. Rousseau , et que la police fit défendre , de peur que le parterre ne fît des applications publiques à l'histoire du jour. Aujourd'hui que les mêmes raisons ne subsistent plus , on a permis à l'auteur de se faire jouer , après avoir sévèrement examiné sa pièce , afin de n'y rien laisser subsister qui fût susceptible d'application au mérite des philosophes de la nation et au sort qu'ils éprouvent. M. de Sauvigny sert , je crois , dans les gardes-du-corps du roi de Pologne , duc de Lorraine. Quelques pièces fugitives l'ont fait connaître comme poète. Un Voyage de Mesdames de France à Plombières ( 1 ) , en vers et en prose , inséré dans le Mercure , n'a pas prévenu le public en faveur de ses talens , et l'on n'en attendait que d'impuissans efforts , surtout dans un sujet qui , comme celui de Socrate , exige , outre une connaissance profonde de la philosophie ancienne, une sublimité de coloris et d'idées continuelles... Le premier et le dernier acte ont reçu beaucoup d'applaudissemens ; le second a été jugé généralement faible ; la pièce , quoiqu'en plein succès , est peu suivie.... Ce sujet a quelque chose de si beau et de si auguste, qu'il n'y a point d'ame sensible qui ne s'intéresse au succès de la pièce , quel que soit le talent de l'auteur. M. de Sauvigny est partout au-dessous de son sujet ; mais il est naturellement simple , et par conséquent touchant partout où il n'est pas plat , et surtout lorsqu'il ne fait que traduire les mots de Socrate. J'ai marqué, dans le cours de cette pièce , dans sa lettre du 1er juillet précédent. Elle fut représentée le 9 mai. On remarqua que l'éloquent Platon était au nombre des personnages muets. (1 ) Poyage de Mesdames de France ( madame Adélaïde et madame Victoire ) en Lorraine , 1761 , in- 12 . I 15 MAI 1763. 229 analyse ( 1 ) , quelques vers qui me paraissent très-beaux , et qui sont à mes yeux les véritables vers tragiques , bien préférables à ces portraits et à ces maximes enchâssés dans des vers artistement tournés , dont la tragédie moderne a tant abusé. Je donnerais volontiers ce magnifique portrait de la philosophie, tant applaudi au premier acte, pour ce vers si simple, mais si beau par la situation : Eh quoi ! voudriez-vous me voir mourir coupable ? ou bien pour celui-ci : Apprenez-leur surtout à mépriser la vie. Mais j'ai remarqué avec beaucoup de chagrin que ces beautés , si simples et si touchantes , qui auraient fait un si grand effet à Athènes , échappent à notre parterre , et qu'il n'a donné des applaudissemens que pour des choses que les Grecs auraient dédaignées. On a laissé passer tous les mots de Socrate , et l'on a applaudi toutes les tirades de Criton. Cette pièce touche et fait pleurer sans qu'on puisse faire cas du talent de l'auteur . Tout ce qui est de lui est faible et mauvais ; il ne cesse de l'être que lorsqu'il traduit ou imite. Il a sans doute lu les Dialogues de Platon. Vous voyez qu'il a, en plusieurs endroits , profité de la belle et sublime esquisse que M. Diderot a tracée de ce sujet-ci en deux pages, dans son Traité de la Poésie dramatique ; mais il n'a pas assez tiré parti , ni des récits du philosophe grec , ni des indications du philosophe français ; et , comme je l'ai déjà dit , tout ce qui lui appartient est faible ( 1 ) Retranchée avec raison par les précédens éditeurs , comme toutes les autres analyses de pièces de théâtre imprimées depuis . 230 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , et commun. Tel est le caractère de ce Mélitus , si féroce et si lâche , dont nous avons tant de modèles dans nos pièces modernes , et dont les remords font si peu d'effet. Le récit que Criton vient faire , au troisième acte , de sa fin horrible , est même tout-à-fait déplacé ; outre qu'il est de mauvais goût , il a encore l'inconvénient de distraire de l'intérêt principal.... Tout le troisième acte se passe entre Socrate, sa femme et ses enfans , et il y a des choses touchantes ; mais ce n'est pas là traiter le sujet de Socrate , c'est peindre un père de famille injustement condamné. C'est au milieu de ses disciples qu'il fallait placer Socrate dès le commencement de l'acte ; c'est à eux que les discours sur l'innocence de la vie , sur la sainteté des lois , sur l'immortalité de l'ame , doivent s'adresser. Criton n'est là au troisième acte que pour faire le récit de la mort de Mélitus. Quel pauvre rôle ! Si M. de Sauvigny s'était senti quelque talent , il en aurait fait usage au second acte pour le plaidoyer de Socrate ; c'était là le moment de la chaleur et de l'éloquence, c'était là qu'il fallait montrer le philosophe dans toute sa sublimité, inspiré, agité par son démon, développant aux yeux de l'aréopage tous les principes de sa divine philosophie. Mais pour faire parler un tel homme il faut être inspiré soi-même; il faut des connaissances si profondes , un coloris si sublime, un esprit si élevé au-dessus de luimême, qu'il ne faut pas s'étonner que M. de Sauvigny soit resté si fort au-dessous de son sujet. Il doit être content des applaudissemens que le public a donnés à son ouvrage ; mais l'esquisse que le philosophe Diderot a tracée de la mort de Socrate reste toujours à remplir. On prétend que M. de Sauvigny a été obligé par la police de retrancher de sa pièce tout ce qui regardait 15 MAI 1763. 231 Aristophane, de peur que le parterre n'en fit des applications à la comédie des Philosophes , publiquement jouée sur le théâtre de la nation , sous l'autorité de cette même police , ordinairement si sévère sur les bienséances ( 1 ) . Voilà les effets d'une mauvaise conscience ; mais c'est pousser bien loin les précautions. On se souvient aujourd'hui à peine de ce scandale , et , pour le rendre dangereux à la philosophie , il fallait que l'auteur de la comédie des Philosophes eût autant de génie que de méchanceté. M. Palissot voudrait bien passer pour l'Aristophane du siècle. Il compare aussi fort modestement sa farce à la comédie des Femmes savantes , et si Molière eut tort de mettre Cotin et Ménage sur la scène , son Singe a sans doute cru qu'il est toujours bon de ressembler à un grand homme par quelque côté. M. de Voltaire vient de publier le second volume de l'Histoire du czar Pierre-le -Grand (2 ). Cette dernière partie d'un règne aussi mémorable paraît moins indigne que la première de l'historien illustre dont elle porte le nom ; mais j'ose dire qu'elle ne s'élève pas encore à la dignité qui paraît nécessaire à l'histoire d'un législateur , d'un fondateur , d'un réformateur d'empire. On lit l'ouvrage de M. de Voltaire avec plaisir ; mais c'est précisément ce que je lui reproche : l'Histoire de Pierre-leGrand doit produire d'autres effets , et laisser d'autres impressions que celles d'une lecture agréable. Ce qu'il y (1) Palissot , dans ses Mémoires de la littérature , prétend que Sauvigny ne composa la tragédie de la Mort de Socrate que pour lui prodiguer des injures sous le nom d'Aristophane. (2) Le premier volume avait paru en 1760. Voir dans cette dernière année les lettres des er et 15 novembre , où Grimm en rend compte. 232 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , a de fâcheux , c'est qu'après un aussi grand maître , il ne se trouvera personne d'assez hardi pour traiter ce sujet. Il faudra donc qu'il reste toujours imparfait ? Voilà ce que je pense de la manière; quant au fond , on ne peut que déplorer qu'un écrivain , si grand par ses talens , soit quelquefois si esclave de mille petites considérations audessus desquelles scn génie devrait l'élever. Cela lui donne souvent , dans des occasions importantes , une manière de présenter les objets , si versatile , qu'elle paraît moins propre à la dignité de l'histoire qu'à l'éloquence insidieuse d'un rhéteur. On ne peut pas précisément reprocher à M. de Voltaire d'avoir déguisé la conduite de Pierre envers son fils sous des couleurs fausses ; mais lorsqu'on a lu ce qu'il a écrit sur le procès et sur la fin tragique du czarowitz , on reste dans une incertitude qui ne permet pas d'asseoir un jugement solide. Cependant M. de Voltaire a certainement un sentiment là-dessus ; et l'historien doit être assez honnête homme pour ne jamais cacher son sentiment sur les choses qu'il se permet de traiter. C'est cette véracité qui rend l'histoire intéressante, et si quelquefois des considérations particulières exigent des ménagemens , l'honnête homme se tait tout-à-fait , et ne touche point à des choses sur lesquelles il ne lui serait pas permis d'être vrai sans restriction. La satire, l'envie de noircir , d'imaginer des forfaits , souvent par simple goût pour le merveilleux , me paraissent aussi odieuses dans un historien qu'à M. de Voltaire ; mais les rétiles ménagemens , les considérations particulières ôtent à l'histoire sa liberté et sa noblesse , et rendent l'historien méprisable. Quand on a lu ces deux volumes de M. de Voltaire , on sait les faits du règne de Pierre-leGrand; mais on ne connaît bien , ni le caractère de cet cences , 5 15 MAI 1763. 233 homme extraordinaire , ni celui de l'impératrice Catherine , sa femme, ni celui d'aucun des personnages qui ont été les instrumens de si grandes révolutions. Ce n'est pas ainsi que je veux que le grand Frédéric écrive l'histoire d'un règne immortel dans les fastes du monde. Au reste , un siècle qui a vu naître Charles XII , Pierre et Frédéric , n'est pas un siècle stérile en grands princes ; mais une considération digne de votre attention , c'est Charles XII , que avec des qualités plus brillantes que solides , héros plus touchant que grand roi , aurait changé la face de l'Europe , s'il n'avait rencontré dans son chemin un homme aussi rare, aussi extraordinaire que Pierre ; et Frédéric , sublime dans toutes ses entreprises , grand dans toutes les parties , héros , roi , législateur, guerrier, philosophe , l'homme , en un mot , le plus extraordinaire qui ait jamais paru dans l'histoire , ayant dans son parti , par une singularité non moins remarquable , tous les grands capitaines du siècle , et n'ayant jamais eu en tête , ni dans le cabinet , ni dans les opérations militaires , aucun homme dont le talent puisse être comparé au moindre de ses talens , n'aura cependant produit aucune révolution sensible en Europe, si vous exceptez celle qui est une suite nécessaire de l'influence de sa gloire et du crédit de sa maison , tant les conjonctures disposent de tout ; et la conquête de l'Asie n'a pas peut-être coûté à Alexandre la moitié des efforts de génie qu'il a fallu à Frédéric pour soutenir, entre les rives de l'Oder et de l'Elbe , le choc si opiniâtre et si répété de toutes les forces de l'Europe. Nous avons aussi depuis quelques jours la nouvelle édition de l'Essai sur l'Histoire générale , par M. de Voltaire , en huit volumes grand in-8° . On reste juste- 234 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ment surpris quand on pense à l'immensité des travaux de cet homme immortel. Il a poussé cet Essai jusqu'à la fin de l'année 1762. Ainsi vous y trouvez, outre la guerre de 1741 , un précis de la guerre qui vient de finir , l'histoire des tristes querelles du clergé et des parlemens de France , l'assassinat du roi , la proscription des Jésuites , la suppression de l'Encyclopédie , tous les objets , en un mot , si intéressans pour nous , et qui le seront si peu dans l'histoire du monde ; mais tout cela n'est que croqué et avec trop de négligence. Tels qu'ils sont , ces différens chapitres feront grand bruit. Le parlement n'y étant pas infiniment bien traité , on n'a osé publier l'ouvrage à Paris sans consulter M. l'abbé Chauvelin , et quelques autres colonnes de ce corps devenu si redoutable depuis quinze ans. Ces messieurs ont exigé des suppressions et des changemens considérables , en sorte que les exemplaires qu'on vend dans Paris se trouvent tous cartonnés. Il faut donc acheter ce livre tel qu'il a été publié à Genève et dans les pays étrangers. En faveur de ceux qui possèdent l'ancienne édition , l'auteur a fait imprimer un volume de supplément , où l'on trouve tout ce qu'il y a de nouveau dans celle-ci ( 1 ) . Ces variantes consistant souvent dans le changement de quelques mots, ce volume de Supplément, aux nouveaux chapitres près , ne peut avoir que l'air d'une rapsodie, mais qu'on parcourt avec un singulier plaisir. J'ai enfin eu occasion de lire rapidement la lettre de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beaumont, ar- ( 1 ) Ce volume est intitulé Additions à l'Essai sur l'Histoire générale , etc. , pourservir de Supplément à l'édition de 1756. La nouvelle édition de l'ouvrage entier que Grimm annonce ici est de 1761-63. 15 MAI 1763. 235 chevêque de Paris , qui se propose d'y répondre ( 1 ) . Il y a en effet dans cet écrit des choses d'une grande éloquence, des raisonnemens d'une grande force , et ce qu'il y a de plus singulier , une légèreté de plaisanterie qui n'appartient pas au citoyen de Genève , car il a toujours été lourd quand il a voulu plaisanter. La conversation de l'archevêque avec le janséniste de la rue Saint- Jacques est faite dans un si bon goût de plaisanterie, qu'on la croirait de M. de Voltaire. Ce qui n'est pas moins singulier , mais plus conforme au caractère de l'auteur , c'est qu'il déclare à la face du ciel et de la terre qu'il est chrétien au fond de l'ame , dans un écrit où il expose les plus terribles difficultés contre le christianisme et contre toute révélation , et où il fait tenir un synode entre tous les peuples partagés par leurs sentimens de religion , et dont le résultat est que tout culte est également bon ou également indifférent. Au reste , cet écrit ressemble aux autres ouvrages de M. Rousseau , c'est- à-dire qu'il passe souvent le but. Tout le morceau, par exemple, sur la tolérance , est absurde ; l'on est fâché de voir , dans une matière si intéressante , tant de talent inutilement prodigué au soutien de quelques sophismes. Les doc00 teurs ont imaginé une distinction entre la tolérance civile et la tolérance ecclésiastique ; ils disent que cette dernière est répréhensible dans un chrétien et dans un ministre de l'Église , et c'est là la tournure par laquelle ils voudraient autoriser tant d'affreuses persécutions. Le vrai philosophe combat toutes ces vaines subtilités de l'école , qui n'ont jamais servi que de prétexte et de justification au crime ; mais M. Rousseau proteste de nou10 (1 ) Nous ne savons si le prélat eut , comme l'annonce Grimm , le projet de répliquer ; toujours est - il qu'il ne le fit pas , et fit bien. 236 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , il veau dans cet écrit qu'il ne veut pas être philosophe , et il n'y a rien qui n'y paraisse ; car , suivant son usage , ne cherche pas à dire ici la vérité , mais simplement le contraire de ce qu'on dit. Ainsi , comme les docteurs n'ont osé assurer que l'intolérance civile était permise, et qu'ils se sont retranchés sur l'intolérance ecclésiastique, M. Rousseau prétend que la première seule est juste , et que la seconde est odieuse. C'est écrire pour avoir le plaisir de contredire; mais c'est surtout prêter des armes bien cruelles au fanatisme ; car , en conséquence de son sophisme , l'auteur dit expressément que les premiers protestans de France furent légitimement persécutés , et que l'oppression qu'ils essuyèrent ne cessa d'être juste que lorsque , par des conventions solennelles , leur culte reçu dans l'État. Quel tissu d'absurdités abominables! comment une convention pourrait- elle donner un droit qu'on n'a pas naturellement , puisqu'elle-même ne peut être légitime qu'autant qu'elle n'est point contraire au droit naturel ? Suivant son principe , M. Rousseau sera donc obligé de convenir que son Dieu a été légitimement crucifié à Jérusalem ? Mais il importe trop au bonheur fut du genre humain que ces affreux principes , soutenus ici par le goût du paradoxe , et enseignés dans les écoles par la tyrannie ecclésiastique , soient enfin détruits de fond en comble , et qu'il soit universellement établi qu'aucun homme ne peut être le maître de la conscience d'un autre homme; que la croyance d'un citoyen ne peut intéresser le gouvernement en aucune manière , et que tout citoyen qui remplit les devoirs de la société a droit à la protection des lois , sans qu'il puisse être légitimement inquiété sur son culte et sur ses opinions particulières . Voilà le langage de l'humanité et de la justice ; 15 MAI 1763. 237 quiconque parle autrement mérite seul d'être persécuté. Il y a dans cet écrit , comme dans les autres ouvrages de M. Rousseau , des mots de caractère qui me font autant de plaisir que les traits de Molière avec lesquels il peint ses personnages. L'auteur dit que tous ses écrits ont toujours eu pour but le bonheur des hommes ; mais il craint si fort que nous n'en profitions , ou que nous ne nous flattions de pouvoir être heureux , qu'il ajoute tout de suite : « Je n'ai pas assuré que cela fût absolument << possible dans l'état où sont les choses . » Oh! il ne voudrait pas avoir un si grand reproche à se faire. Il dit encore , dans un autre endroit , qu'il connaît un peu les hommes , parce qu'il n'a pas toujours eu le bonheur de vivre seul. Au reste , il y a dans cet ouvrage beaucoup de choses outrées et quelques-unes de mauvais goût. Le public trouve aussi que M. Rousseau parle beaucoup trop de lui ; cela est pourtant plus pardonnable dans une apologie que dans d'autres ouvrages où l'auteur ne doit jamais paraître. Ce qu'on peut reprocher à M. Rousseau, c'est de n'être pas heureux; on voit que ses malheurs lui ont aigri le caractère , et prennent sur sa tranquillité. Il a répondu à l'archevêque ; il répondra sans doute au beau réquisitoire de maître Omer Joly de Fleury; il vient d'écrire au conseil de Genève pour être rayé du tableau des citoyens (1 ) . On ne voit pas trop le but de cette folie solennelle ; mais elle prouve l'inquiétude et l'agitation de son esprit. On prétend qu'il suivra en Écosse milord Maréchal (2) , qui doit y aller reprendre possession de ses (1) Sa lettre était adressée à M. Favre , premier syndic de la république de Genève. Elle se trouve dans sa Correspondance à la date du 12 mai 1763. (2) Ce projet ne reçut pas d'exécution. Ce que Grimm ajoute n'est qu'une imposture. 238 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, biens , et Rousseau s'écrie à ce sujet : « Enfin j'aurai le << bonheur de vivre avec des hommes dont je n'entendrai << pas la langue ! » Mais c'est avoir attendu trop longtemps pour être heureux. M. Villaret vient de publier en cinq volumes les Ambassades de MM. de Noailles en Angleterre , sous le règne du roi de France Henri 11 , rédigées par feu M. l'abbé de Vertot ( 1 ). C'est un livre de cabinet dont la lecture est peu amusante ; mais l'extrait qu'on a mis à la tête, et qui est réellement de l'abbé de Vertot , est un excellent morceau. C'est une histoire raisonnée des règnes d'Édouard et de Marie , rois d'Angleterre ; le fil en est bien saisi et bien présenté , et si vous voulez vous donner la peine de comparer cet ouvrage posthume de l'abbé de Vertot avec ce que Rapin - Thoyras et David Hume ont écrit sur le même sujet , vous le trouverez , je crois , très-supérieur pour le ton et pour l'intérêt au travail de ces deux célèbres historiens . M. Villaret , éditeur de cet ouvrage, est le continuateur de l'Histoire de France par l'abbé Velly (2 ) , et c'est le premier , et peutêtre le seul continuateur qui ait été supérieur à son prédécesseur. ( 1 ) Leyde, 5 vol . in- 12 . Grimm est ici en contradiction avec la France littéraire de 1769 , qui indique comme éditeur de ces Ambassades le Bénédictin Ant.- Joseph Pernety. (2) Dont il a été parlé tom. I , p. 258. &e I er JUIN 1763. 239 JUIN. Paris , 1er juin 1763. UN des inconvéniens d'un siècle raisonneur , c'est d'être exposé à une grande abondance de mauvais livres qui ont pour but l'utilité publique. Lorsque la manie d'écrire gagne un peuple libre , l'esprit de parti fait ordinairement éclore un grand nombre d'ouvrages absurdes qui rentrent tout aussi vite dans le néant ; mais enfin la liberté donne aux écrits les plus médiocres une trempe qu'on chercherait en vain dans les livres ordinaires d'un peuple oisif et babillard . Ainsi les écrits politiques des Anglais peuvent révolter par l'emportement , par la partialité , par la chaleur avec laquelle un parti attaque l'autre ; mais parmi nous , dès que quelques excellens esprits, aussi connus que peu nombreux , se taisent , tout ce qu'on écrit sur les matières du gouvernement, de législation , d'administration et de félicité publiques , porte un caractère de futilité et de puérilité qui fait pitié. Cependant un oisif a-t-il donné quelques projets aussi platement conçus qu'impossibles à exécuter , aussitôt la foule des sots s'écrie : Ah! l'excellent citoyen ! et les journalistes , prôneurs gagés des écrivains médiocres , ne manquent point de transmettre à l'immortalité un nom devenu si cher à la patrie. Voilà comment , depuis quinze ans , le citoyen Chamousset a toujours été prôné comme un homme d'État , sans avoir jamais fait à l'État d'autre bien , avec tous ses rêves , que celui de l'établissement 240 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , de la petite poste dans Paris ( 1 ) ; voilà comment le citoyen Marin (2 ) occupe nos journalistes depuis plusieurs mois , par le projet d'une assemblée d'avocats qui examineraient et suivraient gratuitement les procès des pauvres. Je ne sais cependant si la nation anglaise a accordé un monument , dans l'église de Westminster , à l'inventeur de la Penny-Post, que nous n'avons fait que copier, et s'il ne vaut pas mieux ôter aux pauvres les moyens et l'envie de plaider, que de favoriser l'extension de l'esprit de chicane qu'on remarque dans beaucoup de provinces remplies de fripons et de praticiens. Ce que je sais, c'est que je n'accorderai jamais le titre de citoyen qu'à celui qui remplit avec zèle les devoirs de son état en vue du bien public , et que je troquerais volontiers tous ces citoyens du pavé de Paris pour un bon et hon nête laboureur du Perche ou de la Brie. Nous avons eu cet hiver un ouvrage intitulé : l'Économe politique (3) , dont l'auteur ne manquera pas d'être inscrit dans le catalogue des citoyens par nos faiseurs de (1 ) Nous verrons Grimm se montrer moins injuste envers le vertueux Chamousset dans sa lettre du 1er juillet 1773 , à laquelle on peut se reporter pour les détails biographiques sur cet homme de bien.

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(2) Marini dit Marin ( né en 1721 , mort en 1809 ) , auquel ses fonctions de censeur, la manière dont il les remplissait , et les traits dont Beaumarchais l'accabla à l'occasion du procès Goëzman , ont donné plus de célébrité que le projet dont Grimm parle ici. Le titre de l'écrit où il l'avait consigné était : Lettre de M. Marin , censeur royal, etc., à madame de la P*** de projet intéressant pour l'humanité ; in- 12 , sans date ni millésime. On y pondit par un Projet d'établissement d'un Bureau de consultation d'avocats pour les pauvres , ou Lettre d'un citoyen à M. Marin , censeur royal, en réponse à celle par lui écrite à madame de la P*** de ***. sur un projet intéressantpour l'humanité ; 1763 , in- 12 . " sur un ré- (3) L'Économe politique , projet pour enrichir et perfectionner l'espèce humaine , Paris , 1763 , in - 12 ; réimprimé sous le titre de l'Ami des Pauvres, ou Projet , etc. , Londres , 1767 , in- 12 . Ter JUIN 1763. 241 journaux et de feuilles , et il peut avoir mérité ce titre , dans le sens que j'y attache , long-temps avant d'avoir été auteur ; car , de ma connaissance , M. Faignet ( 1 ) , c'est son nom , a été maître de pension et marchand de cochons, à Paris. Si ces deux métiers vous paraissent exiger des qualités diverses , M. Faignet a prouvé que les hommes supérieurs savent réunir les talens les plus opposés. Empâtant ainsi l'esprit de ses élèves des sucs les plus salutaires de la religion et des belles - lettres , il savait encore rendre gras à lard ses autres élèves qui nejouissent de la considération publique qu'à proportion de leur embonpoint , et qui quittaient sa pension avec une réputation au- dessus de leur âge. Si on les a presque tous vus périr en sortant de ses mains par une mort violente , c'est une preuve de plus de l'excellence de la méthode de M. Faignet ; car vous savez qu'un sort ennemi empêche les êtres d'une trempe supérieure de parvenir à la maturité , et qu'Achille fut le maître d'opter entre le rôle d'un homme médiocre et la nécessité de mourir avant l'âge... Ce qu'il y a de sûr , c'est que M. Faignet , quoique excellent marchand de cochons , est encore un citoyen à bonnes vues. Il a fait , pour l'Encyclopédie , l'article Dimanche , et quelques autres qui ont été remarqués parmi les bons. On dit qu'il est un peu socinien (1 ) Faignet , né à Montcontour en Bretagne, en 1703 , mort vers 1780. Ce citoyen modeste et laborieux fut un des premiers propagateurs de la science de l'Économie politique , mais ses ouvrages , manquant de méthode , sont depuis long-temps oubliés. Les premiers éditeurs de Grimm l'avaient nommé Faiguet. Le Dictionnaire historique publié chez Gosselin a reproduit cette orthographe , qu'avaient peut-être adoptée déjà d'autres Biographies. Mais la Biographie universelle le nomme Faignet, et c'est aussi la manière dont son nom est écrit dans un ouvrage qui doit faire autorité en cette question , les Notices chronologiques de la Bretagne , par Miorcec de Kerdanet ; Brest , 1818 , in-8°. TOM. III. 16 242 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , et usurier ; mais ces deux qualités peuvent très-bien s'accorder avec les devoirs d'un maître de pension et d'un marchand de cochons ; car feu Dumarsais , une des meilleures têtes de notre siècle , était athée , et s'il ne savait pas , comme M. Faignet, bien engraisser les cochons , personne ne peut lui disputer d'avoir été excellent maître de pension ; et , quant à l'usure , tous les gens sensés savent que les lois romaines et canoniques radotent sur cette matière , et ne sauraient s'accorder avec les principes d'un État commerçant. Après tout , l'argent est une marchandise comme les autres denrées et productions de la nature et de l'industrie , et les lois sur l'usure , qui étaient une suite de la pauvreté et de la grossièreté du peuple juif , de même que du peuple romain , dans le temps que l'usure excitait de si grandes querelles , ne peuvent être observées par un peuple commerçant et industrieux . C'est , je crois , ce que M. Faignet prouverait volontiers dans l'Encyclopédie, à l'article Usure , s'il ne craignait la mauvaise humeur de quelques docteurs de Sorbonne , qui , en combattant ses principes avec les tristes armes du droit canon , pourraient encore , par charité chrétienne , tarir les sources de son commerce , en rendant sa pension et son négoce suspects au public ( 1 ). Mais , pour parler plus sérieusement , et pour revenir à l'Économe politique de M. Faignet , sa principale vue, dans cet ouvrage , est d'empêcher cette foule innombrable de domestiques , dont la capitale est peuplée, de mourir de faim dans un âge où les infirmités ne leur permettent plus de gagner leur vie par leurs services. ( 1 ) Faignet a donné , entre autres ouvrages , la Légitimité de l'usure réduite à l'intérét légal , 1770 , in- 12. I"er JUIN 1763. 243 Pour cet effet , il veut qu'on leur retienne tous les ans une petite portion de leurs gages , qu'on mettra à fonds perdu , du produit duquel ils jouiront au bout d'un certain temps en rente viagère , pour être garantis de la misère. Voilà à peu près ce qui appartient à l'auteur , et ce qui peut mériter d'être examiné ; car il a d'ailleurs bien des rêves auxquels il ne vaut pas la peine de s'arrêter , et ce qu'il dit sur l'abus des maîtrises et sur quelques autres objets n'est qu'une répétition de ce que d'autres écrivains bien plus habiles ont dit avant lui. Il attaque , au reste , le luxe avec beaucoup de chaleur ; il veut qu'il soit décrié en chaire , et que la police fasse faire contre lui des chansons qu'on puisse chanter dans les rues. Quant au premier article , M. Faignet a satisfaction depuis long-temps ; il n'y a pas un de nos prédicateurs qui n'ait , dans son recueil , un sermon sur le mauvais riche , où l'affaire du luxe est traitée à fond ; il ne s'agit plus que de calculer la quantité de paroisses et de sermons contre le luxe donnée , combien chaque sermon fait retrancher tous les ans d'équipages et de repas somptueux , de gens de livrée inutiles , et d'autres objets de faste. Ce calcul bien connu , on pourrait prévoir ce qu'il en coûterait au luxe en retranchement , pour chaque couplet de chanson que la police ferait brailler dans les rues. M. Faignet veut aussi que les femmes soient chargées parmi nous de la réformation des mœurs. « Il n'est point douteux , dit-il , que la principale ambition de nos jeunes gens est de plaire aux femmes; or , dès que ce sexe aimable montrera de l'aversion pour les choses frivoles , dès que la régularité des mœurs et le goût des choses solides seront un moyen sûr de lui faire la cour, toute notre jeunesse deviendra raisonnable et sensée. » 244 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Ce raisonnement est sans réplique. Il ne s'agit plus que de trouver le secret d'inspirer aux femmes du mépris pour les frivolités qui ont fait jusqu'à présent l'existence et le charme des trois quarts d'entre elles , et M. Faignet nous développera sans doute ce secret dans une nouvelle brochure , dans laquelle il pourra prouver que , lorsque l'éducation des hommes sera tournée sur des objets sérieux et solides , les femmes perdront la moitié de leur frivolité ; ce qui sera également vrai... Voilà le caractère de nos écrits politiques. Ce sont des thêmes amplifiés que je ne croirais pas propres à exercer avantageusement l'esprit d'un enfant; jugez comme ils me paraissent dignes de la méditation des hommes faits. Il serait bien plus naturel , pour opérer dans les mœurs cette révolution que tout le monde désire , d'enjoindre aux écrivains de ne point traiter des matières sérieuses d'une manière si puérile ; car l'influence des écrits publics sur les mœurs est bien plus immédiate , et il est peut- être moins fầcheux pour un peuple de n'avoir que des livres frivoles , que de posséder un recueil d'écrits futiles sur des objets importans et graves. De tous les projets que nous avons vu tristement proposer , depuis quinze ans que la manie du bien public tient nos écrivains, nous n'en avons vu aucun, je ne dis pas exécuté , mais seulement tenté ; et si l'on en a essayé, c'étaient des jeux d'enfans à faire pitié. On a vu ériger par tout le royaume des sociétés d'agriculture ; mais si de tous leurs travaux il résulte jamais le moindre avantage réel , je serai bien trompé dans mes conjectures (1). Vous lirez à la suite de cet article une lettre de M. le marquis de Mirabeau , qui est peut-être (1 ) Voir tom. II , p. 457 . I er JUIN 1763. 245 l'asce que cet auteur a écrit de plus sensé ; malheureusement il est plus aisé de donner des lettres patentes pour semblée de quelques bavards oisifs , que de remédier aux effets funestes d'un impôt arbitraire et meurtrier , ce qui serait le seul moyen efficace de rétablir l'agriculture dans le royaume , et de rendre l'État florissant à perpétuité. Il en est de même de la réformation des mœurs. Quel est le génie assez profond , assez puissant pour oser entreprendre de contrarier les effets nécessaires de tant de causes qui concourent à former le caractère des mœurs d'un siècle , et pour opposer une digue suffisante à la pente qui en détermine le cours ? S'il en existe un parmi nous , qu'il se montre , mais qu'il soit roi ; car il ne faut moins que pas la puissance souveraine et l'influence que l'exemple et la volonté d'un monarque produisent naturellement , je ne dis pas seulement pour changer le caractère de nos mœurs , mais pour réformer le moindre de nos abus.... Si cette remarque est juste , que pourrait - on attendre de bon de nos faiseurs de projets ? Le moindre reproche qu'on ait à leur faire , c'est que leur exécution suppose précisément ces mœurs au rétablissement desquelles ils doivent contribuer ; car cette maison d'association de M. de Chamousset, pour les cas de maladie, cette rente viagère de M. Faignet , à fonder pour la vieillesse de tous les domestiques , peut-on espérer de les établir parmi un peuple dont les mœurs sont relâchées ? Aucunement. Malgré toute l'activité et toute l'opiniâtreté que les auteurs ont mises en usage pour réaliser leurs chimères , on n'a jamais été tenté d'en faire le moindre essai, parce que toutes ces idées sont trop contraires à la tournure des esprits pour trouver d'autres partisans que des bavards, dont le suffrage n'avance pas l'exécution 246 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , d'un pas. Or, si notre façon de penser était différente , si nous avions réellement à cœur la conservation des mœurs dans la vigueur qui leur est nécessaire pour tourner au profit du bien public , nous n'aurions pas besoin de tous ces petits projets , parce qu'un des premiers effets des mœurs publiques serait la diminution de cette foule de citoyens qui , n'ayant ni feu ni lieu , ne savent que devenir au premier accès de fièvre , et auquel M. de Chamousset ménage un asile pour une rétribution modique , et que , parmi un peuple qui a des mœurs , il ne se trouve guère ni valets inutiles , ni domestiques abandonnés. Le lien des familles , l'amour filial , la tendresse paternelle , l'attachement domestique , le respect qu'on porte au chef et au père de famille , l'amour , la bonté, la justice de celui-ci envers tout ce qui est soumis à son autorité , les droits de la parenté respectés , l'intérêt commun de la famille animant tous ceux qui la composent ; voilà ce qui forme les mœurs publiques d'une nation . Lorsque ces liens se relâchent ; de quelque manière ou par quelque cause que cela arrive, il n'y a plus rien de bon à en attendre , et tous les projets de réformation sont des niaiseries qui peuvent amuser des enfans , mais qui ne sauraient donner le change à un homme sensé. Examinez la constitution de tous les peuples qui se sont rendus recommandables par les mœurs, et qui en ont tiré leur gloire et leur prospérité , vous y trouverez toujours les liens des familles respectés comme sacrés , et dans le relâchement de ces liens vous trouverez la source et l'époque des désordres et des malheurs publics. En effet , comment pourriez-vous aimer sincèrement le bien public, si vous ne mettez pas votre plus grande satisfaction dans Ier" JUIN 1763. 247 le bien-être de ceux qui vous appartiennent et vous entourent ? Comment auriez-vous une patrie , si vous n'avez pas de famille ; si , au milieu des vôtres , vous n'avez aucun avantage d'amitié , de confiance , de tendresse , sur cet étranger qui a quitté les siens et qui s'est établi à côté de vous ? De même qu'une famille ne peut être florissante qu'autant que chaque membre dont elle est composée concourt de son propre mouvement , d'affection et de cœur , au bien-être commun , de même l'État n'est qu'une grande famille qui ne se soutient et ne prospère qu'à proportion du bonheur et de la prospérité des familles particulières dont il est formé. Tout est perdu lorsque le chef de la famille ne ressent plus cette tendre sollicitude qui procure sans relâche l'avantage de la famille ; lorsque le fils ne voit plus en son père qu'un homme dont l'autorité l'importune , et dont les droits lui ôtent les moyens de jouir des siens ; lorsque le domestique ne sent que les inconvéniens de la servitude , et s'en dédommage par la fraude et par la friponnerie ; lorsque l'époux consacre ses soins et sa tendresse à une femme étrangère dont les intérêts ne sont pas ceux de ses enfans ; lorsque l'épouse abandonnée se venge des mépris et de la froideur de son mari dans les bras d'un autre. Alors il n'y a plus de vertu. publique, quoiqu'il y ait des hommes vertueux , c'est- àdire que la vertu des particuliers est perdue pour l'État , et que les ames les plus honnêtes partagent l'irrégularité des mœurs , dont les désordres ne sont plus un tort particulier, mais le malheur du siècle . Alors le zèle et l'amour du travail se perdent dans le peuple ; chacun vit au jour la journée ; car , pour qui se donner tant de soins et de peines lorsque vous n'avez point de famille , ou que votre cœur n'est point sollicité par son bien- être? Alors le lien 248 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , conjugal devient incommode et redoutable , et comme rien ne peut dédommager de ses douceurs , il faut tromper la nature et remplir son cœur de vains désirs , et sa vie de plaisirs frivoles qui ne sauraient remplacer les affections mutuelles. Alors chacun vit pour soi ; la correspondance et la confiance de l'amitié , les liens mutuels , les soins réciproques disparaissent ; la cupidité , l'envie de jouir, le mépris de son état se montrent dans toutes les conditions , et le désir de s'enrichir par quelque moyen que ce soit devient le caractère dominant de la nation. Lorsque l'État en est à cette époque , il n'y a plus d'autre distinction que celle des riches et des pauvres ; l'inégalité des fortunes s'accroît , le luxe devient excessif et la misère extrême. Alors le riche ne jouit plus du bonheur de faire du bien ; l'impossibilité même de soulager tant de malheureux doit le rendre à la longue moins sensible à la misère commune , dont il a sans cesse le tacle sous les yeux ; le pauvre n'est plus honnête, parce que son indigence est le fruit de sa dissipation ou de son oisiveté ; l'État se remplit d'insolens , d'hommes durs et insensibles , ou bien bas et rampans , fripons , fainéans , qui font de leur misère même une ressource contre la faim. specOn dit que la comédie du Bienfait rendu , ou le Négociant, est d'un M. Dampierre , inconnu jusqu'à présent dans la république des lettres ( 1 ) . L'impression de cet ouvrage a justifié le jugement que les gens de goût en ont porté au théâtre , et ce que Préville a fait réussir par la vivacité de son jeu a paru froid et insipide à la lecture. ( 1 ) Voir précédemment , page 218 et note. Ier' ' JUIN 1763. 249 Le Hasard du coin du feu , dialogue moral , est une nouvelle production de M. de Crébillon le fils . C'est toujours le même but , le même jargon ; et , pour être juste , la dernière partie de ce dialogue vaut peut- être mieux que les Matines de Cythère et cet Ah! quel Conte ! qui sont les derniers ouvrages de l'auteur ; mais le public a condamné ce Hasard du coin dufeu impitoyablement. Il est vrai que le commencement de ce dialogue est d'un obscur et d'un fatigant insupportables , et que la répétition éternelle de ce jargon métaphysique de sottises et de libertinage révolte. Si M. de Crébillon n'avait jamais fait que le Sopha , on aurait dit : Quel dommage que cet auteur n'ait pas continué à écrire ! Il a continué, mais pour se perdre de réputation. D'ailleurs , ce fils de Crébillon est aujourd'hui un jeune homme d'au - delà de cinquante ans. On pardonne au feu du premier âge un ouvrage trop libre , mais on ne peut s'empêcher de mépriser un homme qui a passé sa vie à écrire des livres licencieux , à outrager les mœurs , et à fournir de l'aliment à la dépravation et à la corruption de la jeunesse. On a imprimé en Hollande un autre ouvrage peu décent , intitulé l'Arétin. Il contient l'histoire , moitié vraie ou moitié fausse , de ce moine défroqué , appelé Laurent, qui publia l'année dernière le poëme du Balai ( 1 ) . Et sa prose et ses vers sont détestables . On ne peut cependant s'empêcher de convenir qu'il n'aurait pas manqué de ta- (1 ) L'Arétin, Rome , aux dépens de la compagnie de l'index , 1763 , in- 12 , n'est pas de Laurent, comme le dit Grimm , mais de l'abbé Du Laurens , auteur du Balai , poëme héroï- comique , Constantinople ( Amsterdam ) , 1761 , in- 8 ° ; et de ce Compère Mathieu , ou les Bigarrures de l'esprit humain , Londres , 1766 , roman si piquant et d'un esprit si original , souvent réimprimé avant que la liberté de la presse fût proclamée. 250 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , lent, s'il avait pu le cultiver dans le commerce de la bonne compagnie. Sa manière d'écrire rappelle quelquefois celle de M. de Voltaire ; mais un moment après il se replonge dans les ordures. Tout le monde a remarqué dans ce tas d'impertinences dégoûtantes de son poëme, le portrait de l'abbé de Bernis , et quelques autres morceaux dignes d'une meilleure plume. On a publié un troisième et un quatrième volume du Tresor du Parnasse, ou le plus joli des Recueils ( 1 ). Vous vous souviendrez qu'on a recueilli dans cette compilation les pièces fugitives de presque tous nos poètes. Les deux premiers volumes étaient même faits avec plus de soin que les compilateurs n'en emploient ordinairement ; mais le mal est qu'on veut toujours entasser et grossir. Ainsi, dans ces deux nouveaux volumes , on trouve à la place des Voltaire , des Saint-Lambert , des Bernard , des Desmahis , les noms de MM. Baculard- d'Arnaud , Sabatier, Feutry, Barthe , Blin de Sainmore , et autres grands hommes de la nation . On y mettra sans doute , dans un des volumes suivans , une Épître à Damis sur les Talens , pár madame Guibert ( 2) , ainsi que les Vers sur la statue érigée àSa Majesté, par M. Germain de Crain (3). Ces deux morceaux sont imprimés depuis quelques jours, et Dieu sait combien il nous en pleuvra le mois prochain, pendant les fêtes qu'on donnera pour la publication de la paix , et pour la dédicace de la statue équestre du roi. (1) Le Trésor du Parnasse , ou le plus joli des Recueils ( par Couret de Villeneuve et Bérenger ) ; Londres et Paris , 1762-70 , 6 vol. in- 12 . (2 ) Grimm fait peu l'éloge du Recueil de Poésies de cette dame à la fin de sa lettre du 1er mai 1764. (3) Cette pièce de vers a été réimprimée dans le Mercure de juillet 1763. I"rr JUIN 1763. 251 ניר 5celle long ce tw Ortiz High: me ils eco pocie ecp Sser trou rnar d.S gran Ins SU ha On a donné aujourd'hui , sur le théâtre de la Comédie Française , la première représentation de la Manie des Arts , ou la Matinée à la mode , comédie en prose et en un acte , par M. Rochon de Chabannes ( 1 ). C'est le même qui a fait la petite pièce intitulée Heureusement. La Manie des Arts est de ces pièces sans nœud et sans intrigue qu'on appelle pièces à tiroir. Le principal personnage est un homme de condition qui a , non le goût, mais la prétention des arts. Il est poète , peintre , musicien ; il excelle dans tous les genres sans en avoir nul principe , comme M. Guillaume , qui invente ses couleurs avec son teinturier (2). Il est entouré d'artistes médiocres qui le flattent bassement ; il les traite avec cette politesse hautaine qu'on remarque assez souvent aux personnes de son état , et dont ses complaisans se vengent en le déchirant de mille manières lorsqu'il n'y est pas. Tout cela est mêlé de beaucoup de bouffonneries ; car le valet de chambre du Marquis prétend aussi être connaisseur , et même poète. Ainsi , pendant que son maître travaille d'un côté à une tragédie , lui , il se met de l'autre à composer des vers pour sa maîtresse. Les singeries de Préville dans ce rôle ont diverti le parterre , et c'est tout ce qu'il y a de vraiment plaisant , car , dans le fond , tout cela est d'un goût détestable , et n'a ni génie ni verve. Le Gascon , poète , musicien et danseur, qui se présente à la fin de la pièce pour être secrétaire de M. le Marquis , est tout aussi mauvais et plat bouffon . On ne peut nier que l'auteur n'ait choisi un ridicule du jour et fort à la mode; (1 ) Les Mémoires secrets ( 27 mai 1763 ) disent que la pièce était d'abord intitulée le Protecteur , mais qu'on força l'auteur de changer ce titre , de peur de blesser l'amour- propre de quelques seigneurs. (2 ) L'Avocat Patelin , acte I , sc. 6. 252 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , car, non-seulement il y a parmi nous une classe de personnes qui voudraient s'arroger exclusivement le droit de juger et de protéger les arts, mais beaucoup de nos jeunes gens ont aujourd'hui la fatuité des arts et de la philosophie , comme ils avaient , il y a vingt ans , celle des petites maisons et des bonnes fortunes ; mais excepté quelques traits satiriques assez heureux , on ne trouve rien dans cette petite pièce qui dédommage de sa mauvaise contexture. L'auteur manque de talent , et n'a pas même dans l'esprit assez de légèreté , de finesse et de piquant pour traiter ces ridicules avec le goût et la délicatesse nécessaires , et pour mériter le succès qu'il n'a obtenu que par un mélange de bouffonneries dans le fond très-maussades. Aux écrits sur l'éducation , que chaque semaine voit éclore depuis un certain temps , il faut ajouter deux Discours sur l'éducation , dans lesquels on expose tout le vicieux de l'institution scolastique et le moyen d'y remédier, par M. Vanière , auteur d'un Cours de Latinité, qu'il dit être très-fameux à Paris ( 1 ) . Ces deux Discours ne sont qu'une déclamation vide d'idées contre les vices de l'éducation ordinaire , qui ne frappent pas moins aujourd'hui les gens bornés que les hommes éclairés. M. Vanière , pour nous faire connaître son mérite , a fait imprimer, à la fin des Discours , tous les complimens qu'il en a reçus de ceux à qui il en avait fait présent. Peut-être cette fermentation générale , qui porte les esprits les plus com- (1 ) Ce Vanière , qui mourut en 1768 , était neveu de l'auteur du Prædium rusticum; dès deux Discours dont Grimm parle ici , l'un était sur l'Éducation et l'autre sur l'art et la nécessité d'apprendre aisément la langue latine. Son Cours de latinité forme 2 vol . in- 8° . Le premier de ces deux Discours avait déjà été publié en 1760 , in- 8°. I "er JUIN 1763. 253 muns à s'occuper de cet objet important, produira-t-elle quelque révolution favorable à une meilleure éducation. Dans le grand nombre de tous ces ouvrages médiocres , nous venons du moins de voir paraître un petit livret excellent , intitulé Essai d'Éducation nationale, ou Plan d'Études pour la jeunesse , par messire Louis-René de Caradeuc de La Chalotais , procureur-général du roi au parlement de Bretagne. Cet illustre magistrat a déposé son Plan d'Études au greffe de son parlement , et l'a ensuite rendu public pour l'utilité commune. Il serait difficile de présenter en cent cinquante pages plus de vues sages , profondes , utiles et vraiment dignes d'un magistrat , d'un philosophe et d'un homme d'État. La postérité , qui placera M. de La Chalotais au premier rang de la magistrature de France , remarquera avec étonnement qu'il a été le seul magistrat du royaume qui ait su tracer un plan d'éducation , tandis que le premier parlement de France s'est adressé aux pédans de l'université pour avoir un plan d'études , et que ses avocats-généraux n'ont eu de talent que pour faire des réquisitoires contre la philosophie et la tolérance , ou à l'éloge de la vie monastique. Aussi , il s'en faut bien que cet Essai d'Éducation nationale ait eu le succès du Compte rendu de l'Institut des Jésuites , et il n'en faut pas moins que le crédit et l'autorité que M. de La Chalotais s'est acquis par ce dernier ouvrage, pour lui pardonner d'avoir fait cet autre digne de l'immortalité. En effet , que penser d'un magistrat qui ose regarder M. de Voltaire comme le premier homme de la nation ; qui dit que les articles de M. Diderot sur les arts , qu'on lit dans l'Encyclopédie, sont des chefs-d'œuvre ; qui cite sans cesse les noms de Dumarsais , de d'Alembert , de Condillac , tous philoso- 254 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , phes qui , n'ayant jamais été ni molinistes , ni jansénistes, et n'ayant jamais professé que la raison , doivent être également en horreur à tous les partis? Je ne sais quel usage fera le gouvernement de ce Plan d'Études et des lumières de son illustre auteur ; mais cet ouvrage prouvera du moins à la postérité que la France n'a pas manqué d'excellentes têtes dans un siècle où l'on a fait si peu d'excellentes choses. En le comparant avec les autres écrits qui ont paru sur cet objet , on verra aussi la différence qu'il y a entre un homme d'État qui pense , et des pédans qui bavardent, et l'on remarquera cet excès de modestie avec laquelle M. de La Chalotais compare son ouvrage à celui qui a paru sur l'éducation publique au commencement de cette année ( 1 ) , et dont l'auteur n'est pas digne de lui délier les souliers. Malgré la conformité d'idées que M. de La Chalotais se trouve avec cet auteur, il y a loin d'un philosophes qui propose un plan raisonné, à un régent de collège qui arrange pédantesquement la distribution des classes. Ma modestie n'est pas aussi grande que celle de M. de La Chalotais , et je remarque avec un secret orgueil d'avoir eu le bonheur de rencontrer quelques-unes des principales vues de cet illustre magistrat dans ce que j'ai écrit sur cette matière depuis et ce que vous avez daigné honorer de vos re- un an, gards. On vient de publier , en un gros volume , l'Esprit de La Mothe le Vayer (2). Un critique moderne a dit : (1 ) Grimm veut sans doute parler de l'ouvrage de Crevier dont il a rendu compte au commencement de sa lettre du 15 avril précédent. (2) L'Esprit de La Mothe le Vayer , par M. de M. C. D. S. P. D. L. ( de Montlinot , chanoine de Saint-Pierre de Lille ) ; 1763 , in- 12 . Alletz en a publié un autre en 1782. (B.) 3 སྒྱུ 15 JUIN 1763. 255 <«Quand on a peu d'esprit , on donne celui des autres. >> L'éditeur de l'Esprit de La Mothe le Vayer se moque de cette observation , et la confirme cependant par son exemple. Il n'a mis du sien dans ce gros livre qu'une introduction préliminaire sur quelques particularités de la vie de La Mothe le Vayer, et cette introduction est bien mal faite. Au reste , sa compilation , quoique faite avec peu de soin , se parcourt avec plaisir. La Mothe le Vayer était un philosophe de bon sens et de bonne compagnie , qui avait bien étudié les anciens. Il était fort lié avec le cardinal de Richelieu. Après la mort de ce ministre , il a été précepteur de Monsieur , frère de Louis XIV, et il a eu même quelque part à l'éducation de ce monarque , qu'il aurait vraisemblablement dirigée tout entière si le cardinal eût vécu. Un de nos graveurs les plus estimés est Balechou. Le dérangement de sa conduite l'a obligé de se retirer à Avignon ; mais on peut être mauvaise tête et habile artiste ; cela va même assez ordinairement et volontiers ensemble . Tout le monde connaît la Tempête de Balechou , gravée d'après un tableau de Vernet. Cette estampe généralement estimée est d'une cherté ridicule. Le graveur vient de lui donner un pendant , d'après un autre tableau de Vernet qu'il a nommé les Baigneuses ; mais il s'en faut bien que cette estampe soit autant estimée que celle de la Tempête , dont tous les gens de goût ont enrichi leur cabinet ou leur porte-feuille Paris , 15 juin 1763. • On a donné avant- hier , sur le théâtre de la Comédie Française, la première représentation de Manco Capac , premier Inca du Pérou , tragédie nouvelle. L'auteur 256 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRe , s'appelle M. Le Blanc; il est , je crois , Provençal ( 1 ) . C'est son début dans la carrière dramatique; mais on dit qu'il a encore dans son porte-feuille deux pièces prêtes à être jouées. Depuis quelque temps , nos poètes prennent le parti de promettre au public une grande fécondité, pour le rendre favorable à leurs premiers essais ; mais cette fécondité n'est désirable qu'autant qu'elle est accompagnée de talent... Il serait inutile de relever tous les défauts de ce drame difforme. On ne peut reprocher à M. Le Blanc de s'être épargné; il a sûrement beaucoup sué pour nous faire suer à notre tour. Le moindre de ses défauts est la disette d'idées ; il y en a deux ou trois autour desquelles il tourne toujours et qu'il répète jusqu'à la nausée... On voit que c'est la lecture des écrits de J.-J. Rousseau qui a donné à l'auteur l'idée et le sujet de sa pièce. On ne saurait nier que ses sauvages , dans la longueur des mauvaises tirades , ne disent quelquefois de beaux vers ; mais leurs actions démentent leurs discours à chaque instant. Huascar , qui se vante si libéralement à la fin de la pièce , est un fort vilain homme dans tout le cours du drame. Qu'un sauvage entreprenne de tuer son ennemi en traître , à la bonne heure; cette action est sans doute plus conforme au sentiment naturel que celle d'armer son ennemi avant d'en tirer vengeance; mais vouloir faire assassiner le père par le fils qui s'ignore , élever le fils dans ce dessein , voilà une action horrible chez toutes les nations sauvages et civilisées. Ce fils joue pendant toute la pièce un très-vilain rôle. Il est l'espion de son parti , il est le traître de son chef à qui il doit tout ; il passe plusieurs fois du camp des sauvages dans la ville (1 ) Le Blanc , ex-oratorien , était né à Marseille en 1730. Il mourut membre de l'Institut le 2 juillet 1799. 15 JUIN 1763. 257 pour faire ses rapports , et si son imbécile de père lui conserve la vie malgré les cris du peuple, en conséquence de ces avertissemens secrets de la nature si faux et si absurdes , lui , de son côté , n'est ému que par l'intérêt de sa passion ; mais son rôle est encore plus plat qu'il n'est vilain. En général , il n'y a pas un rôle qui ne soit mauvais. On n'a osé défendre que celui de Huascar : dire quelques beaux vers ne s'appelle pas jouer un beau rôle. Celui du grand-prêtre est bien ridicule ; les prêtres fripons m'ennuient à la mort ; il y en a dans toutes nos pièces nouvelles on voit bien que nos auteurs sont de mauvais peintres , car ce ne sont pas les modèles qui manquent. M. Le Blanc a voulu faire du sien un fourbe aussi profond que méchant ; mais quand on est aussi scélérat que Tamsy , il faut être plus madré que M. Le Blanc... Quant au rôle de Manco, c'est le comble de l'imbécillité. Notre poète a cru peindre un bon roi en nous montrant un bonhomme bien doux , bien débonnaire , se prêtant à tout et ne se fâchant de rien ; mais la bonté d'un roi est autre chose que celle d'un bourgeois, et si la douceur des mœurs , qui rend un roi aimable à ses courtisans , s'étendait jusqu'aux devoirs de la royauté , elle en ferait un monarque imbécile. Le particulier peut s'applaudir de son désintéressement , de sa complaisance, de sa douceur , de sa facilité ; toutes ces qualités , si aimables dans la société , cesseraient d'être des vertus dans un roi , dont la bonté ne peut exister sans la fermeté et sans la justice. S'il pardonne, ce n'est point par ce sentiment de compassion qui fait l'éloge d'un cœur sensible, mais qui serait faiblesse dans un monarque ; c'est qu'il juge la rigueur ou nuisible ou inutile. S'il TOм. III. 17 258 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , punit, ce n'est pas qu'un naturel cruel et féroce le sollicite à la sévérité ; c'est qu'il la juge indispensable au maintien des lois , de l'ordre , de la discipline, et que l'impunité menacerait la constitution de l'État et ses appuis dont la conservation est le plus sacré de ses devoirs. Or, si le caractère débonnaire d'un monarque affermi ne peut manquer d'òter à l'État sa vigueur et sa force, jugez de ses effets dans un prince qui voudrait fonder un empire. Le pauvre Manco , dans le fait , n'est pas capable de gouverner un village , et M. Le Blanc nous le donne pour un fondateur d'empires : ou c'est se moquer des gens, ou c'est être bien imbécile. Mais , comme je l'ai déjà observé , nous ne somines pas en usage de chicaner nos poètes de cette manière , et je trouve l'indulgence du public à cet égard , tout aussi louable que la douceur d'un bonhomme de roi comme Manco. J'ose croire que ce caractère de puérilité , qui dépare lous nos ouvrages dramatiques depuis quelques années, n'existerait point , si l'on avait fait justice du premier de cette espèce. Cette indulgence finira par corrompre le goût, et c'est une chose assez avancée ; car il ne faut pas croire qu'on puisse applaudir long-temps impunément des pièces absurdes et contraires au bon sens. Celle de M. Le Blanc doit son succès à un vers ( 1 ) ; (1) Quel est ce vers qui seul sut soutenir la pièce ? on le devinerait difficilement aujourd'hui en relisant cette tragédie. Il est certain toutefois que ce n'est pas celui que l'auteur fut forcé de supprimer dès la seconde représentation, mais que le ridicule a fait survivre : Crois-tu de ce forfait Manco Capac capable? Manco-Capac eut peu de représentations à Paris ; il fut joué une fois à la cour ; mais l'impression en fut défendue. Repris le 28 janvier 1782 , il obtint encore peu de succès , mais fut imprimé la même année. On verra rendre compte de la reprise au mois de janvier 1782 de cette Correspondance. 15 JUIN 1763. 259 mais si ce vers l'a préservée d'une chute qui paraissait inévitable , je ne serais pas étonné qu'elle s'en relevât aux représentations suivantes , moyennant la suppression de quelques centaines de vers ennuyeux et inutiles . Ce succès passager ressemblera à tant d'autres ; et s'il peut consoler le poète , il ne contribuera pas à conserver au goût du public sa pureté et sa justesse. Le 8 de ce mois , le parlement de Paris , sur le réquisitoire de M° Omer Joly de Fleury, avocat-général du roi, a donné un arrêt qui défend provisoirement de se faire inoculer dans les villes et faubourgs du ressort , jusqu'à ce que les Facultés de Médecine et de Théologie aient prononcé sur le fait de l'inoculation , ce qui leur est enjoint par le même arrêt. Depuis l'exemple de courage et de sagesse que M. le duc d'Orléans avait donné en faisant inoculer ses enfans ( 1 ) , cette pratique salutaire avait fait en France des progrès sensibles au milieu des argumentations des sots et des gens de mauvaise foi ; dans ces derniers temps surtout , depuis environ dix-huit mois , elle paraissait presque établie sans contradiction , et cette année seule nous avons vu plus de cent personnes de distinction inoculées par les soins de M. Gatti , médecin italien , que le roi a pris à son service. Il faut que l'esprit de parti se mêle de toutes nos affaires , et s'oppose à tout bien. Les succès multipliés de l'inoculation ont désespéré un grand nombre de médecins de la Faculté de Paris , qui s'étaient déclarés contre elle. Après s'être inutilement déchaînés contre Tronchin et contre Gatti , ils se flattèrent long-temps qu'il arriverait quelque malheur d'éclat qui pût ruiner l'inoculation de fond en comble : (1 ) Voir tom. I , p. 455 de cette Correspondance. 260 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , cette attente fut vaine. Plus les expériences se multipliaient, et plus cette pratique s'accréditait en France; il fallut donc changer de mesures. En conséquence , on affecta de répandre dans le public une partie de ces beaux raisonnemens que vous lisez dans le réquisitoire de l'avocat-général , et l'on soutint surtout que , depuis la pratique de l'inoculation , l'épidémie de la petite vérole se manifestait dans Paris avec un caractère de malignité et de continuité qu'elle n'avait point eu auparavant. Je tiens du médecin qui est chargé par la Faculté de tenir registre des épidémies de Paris , que cette assertion est absolument destituée de fondement , et que s'il y a quel que différence à remarquer à cet égard , on doit dire que la petite vérole a plutôt diminué qu'augmenté dans ces dernières années. Voilà cependant la principale raison qui a réveillé cette haute sagesse , reconnue de tout le monde, qui préside , au dire de M. Joly de Fleury, à toutes les démarches du parlement, celles de son avocat- général y comprises. Il est vrai que cette fois- ci le public s'est un peu moqué de la haute sagesse de cet auguste corps , et que celle qui a dicté le sublime réquisitoire a été cruellement bafouée. Il faut convenir que le recueil des réquisitoires de Me Omer Joly de Fleury fera un jour un étrange monument pour la France et pour le dix-huitième siècle, et je doute que le recueil de tous les décrets de la sainte inquisition puisse lutter avec avantage contre les monumens de la haute sagesse de cet avocat- général. Vous connaissez ce bel arrêt qu'il a fait rendre , il y a quelques années , contre le livre de l'Esprit et contre l'Encyclopédie. Il eut le bonheur, dans ce beau morceau , de dénoncer les principes enseignés depuis plus de cent ans par Grotius , par Puffendorf, par tous les docteurs du droit 15JUIN 1763. 261 public , dans toutes les écoles de l'Europe. Dans le même morceau , il dénonça comme scandaleuse et coupable une proposition que l'auteur de l'article attaqué avait tirée mot pour mot des Remontrances du parlement. Peu de temps auparavant , il avait fait porter un arrêt de mort contre tout auteur qui écrirait directement ou indirectement contre la religion et le gouvernement ; et comme on ne saurait écrire une page de philosophie sans pouvoir être taxé par son ennemi d'être indirectement dans le cas de l'arrêt , M. de Fleury peut se vanter d'avoir compromis la vie et la sûreté de tout homme qui pense , autant qu'il a dépendu de lui. L'année dernière , il a attaqué et proscrit les principes de la tolérance , dans le beau réquisitoire contre Émile , dans lequel il dit , entre autres , que J.-J. Rousseau nie l'existence de la religion chrétienne ( 1 ) . Au commencement de l'année présente , sollicité par les Bénédictins , il a fait un réquisitoire en faveur de la vie monastique , dans lequel il a démontré l'utilité et la nécessité des moines dans un État bien policé. Il restait à ce grand magistrat à étouffer l'hydre de l'inoculation , tandis que ce polisson de La Chalotais s'occupe de l'éducation publique et d'autres babioles , et que cet autre polisson de Monclar , procureur- général au parlement de Provence, travaille à faire établir à Aix un hôpital pour l'inoculation ; mais heureusement la voilà proscrite pour toujours par notre illustre avocat- général , avec une bonne foi et une force de raisonnement peu communes. Quoique parmi plus de cinq cents inoculés , il ne soit pas arrivé un seul malheur, il n'a garde de dire que ceux qui se sont servis de cette méthode s'en soient bien trouvés. Vous remarquerez aussi que son réquisitoire tendait à la ( 1 ) Voir précédemment page 61 . 262 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , faire défendre purement et simplement , jusqu'à ce que les Facultés de Médecine et de Théologie eussent prononcé. Or, si cet avis avait passé , ces deux corps n'auraient jamais donné leur avis , l'inoculation se serait trouvée abolie par le fait , et le but de la sotte et indigne cabale rempli ; mais le parlement ayant restreint la défense aux villes et faubourgs , et n'empêchant point qu'on se fasse inoculer à la campagne , il faudra bien que la Faculté de Médecine parle , et nous verrons si elle osera se déshonorer à la face de l'Europe, et proscrire une méthode dont l'utilité n'est plus nulle part un problème. Ne croirait-on pas être au dixième siècle , en voyant un corps de magistrature s'adresser aux docteurs de la scienc absurde , pour savoir ce qu'il faut penser d'une pratique de médecine ? Si le parlement s'était borné à faire un réglement de police à l'égard de l'inoculation , tout le monde lui aurait applaudi. Il n'y a personne qui n'ait blâmé la légèreté avec laquelle quelques inoculés se sont montrés pendant l'opération , dans les promenades et autres assemblées publiques ; on doit plus de respect au public et à ses craintes bien ou mal fondées ; mais la loi qui défend l'inoculation est précisément aussi absurde que celle qui l'ordonnerait d'autorité ; c'est un attentat contre la liberté domestique des citoyens , et un abus de législation qui révolterait , s'il ne la rendait encore plus ridicule qu'odieuse. Voilà comment l'esprit de parti éteint toutes les lumières qui sont dans une nation , ou les empêche du moins de tourner à l'avantage de la félicité publique. Le mal se fait tout seul , et le fanatisme , quelque ridicule , quelque bafoué qu'il soit , a toujours assez de crédit pour arrêter les progrès du bien. Il a été question dans le par- 15 JUIN 1763. 263 lement , d'abolir l'usage barbare d'ensevelir les morts au milieu des vivans , et de transporter les cimetières hors de la ville. Tout le monde a applaudi au réquisitoire que M. Le Pelletier de Saint-Fargeau a fait à cette occasion ; Me Omer Joly de Fleury n'a garde de requérir sur de tels objets. Cependant les médecins ont donné là-dessus leur avis en secret , et ils prétendent avoir observé que dans les temps de contagion , l'épidémie fait moins de ravages dans les rues voisines des cimetières que dans d'autres lieux , « ce qui ferait croire , disent-ils , que les cimetières , bien loin d'être nuisibles à la salubrité des villes , leur sont au contraire avantageux . » En conséquence, les choses resteront sur l'ancien pied , et les victimes de la médecine immolées dans un quartier ne seront pas comptées dans l'autre. De telles procédures indignent et affligent. Ce qui peut consoler , c'est que cet arrêt du parlement, bien loin d'arrêter en France les progrès de l'inoculation , les hâtera ; car tel est l'effet de toute loi injuste , arbitraire et mal conçue.... Il passe pour constant que c'est le médecin Bouvart qui a fabriqué le réquisitoire de M. Joly de Fleury. L'homme qui a fait le rôle infame de délateur dans l'affaire de son confrère, le médecin Bordeu ( 1 ) , est bien digne de jouer celui d'imposteur , pour détruire une pratique salutaire. (( Voici ce que M. de Voltaire mande sur cette aventure : « Quelqu'un ayant dit que l'extinction des Jésuites rendrait la France heureuse, quelqu'un ayant répondu que pour compléter son bonheur , il fallait se défaire des Jansénistes , quelqu'un se mit à dire ce qui suit : « Les renards et les loups furent long-temps en guerre ; Les moutons respiraient. Des bergers diligens (1 ) Voir précédemment pages 51 et 52 , 264 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , « Ont chassé , par arrêt , les renards de nos champs ; « Les loups vont désoler la terre : « Nos bergers semblent , entre nous , "< Un peu d'accord avec les loups ( 1 ) . › « Vous noterez qu'Omer a gardé madame de Lauraguais pendant sa petite-vérole , quoiqu'il ne la gardât pas par état , et qu'il a fait des vers dignes de sa prose en faveur de l'inoculation . Je les aurai , ces beaux vers, et nous rirons , mes frères. » Le Journal étranger, depuis qu'il était entre les mains de M. l'abbé Arnaud et de M. Suard , avait mérité l'attention du public ; mais ces deux auteurs ayant été chargés par le gouvernement de faire la Gazette de France, le Journal étranger en est resté là ( 2 ) , et l'on doit encore trois ou quatre volumes aux souscripteurs de l'année dernière. Pour suppléer à ce journal , les auteurs de la Gazette de France proposent une Gazette littéraire de l'Europe, qui doit commencer avec le mois prochain , sous la protection immédiate du ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères. Vous lirez dans le Prospectus publié , quels sont le but , l'arrangement et les conditions de cette entreprise , ainsi que le prix de la souscription. Si les intentions du ministère à cet égard méritent des éloges , il faut dire aussi que le caractère de réserve , de circonspection et de décence qui est nécessaire à tout ouvrage qui paraît sous ses auspices , nuira infailliblement à la liberté , qui seule peut intéresser dans un ouvrage de cette nature. Combien de questions im- ( 1 ) Ces vers se trouvent dans l'édition du Voltaire de Lequien , t . XIV, p . 483 ; quant aux fragmens de lettre qui les accompagnent , on ne les trouve recueillis dans aucune des éditions de l'auteur. (2 ) Voir la note de la page 148 du tome I. 15 JUIN 1763. 265 I at portantes sur lesquelles il ne sera pas permis aux auteurs d'avoir un avis ! Combien d'excellens ouvrages qu'ils n'oseront même nommer, encore moins approfondir avec la bonnefoi qui convient aux philosophes ! Si l'Espritdes Lois paraissait de nos jours , et qu'il fût l'ouvrage d'un homme de lettres sans nom et sans protection , je ne sais quel serait le sort de cet homme-là ; mais je sais qu'aucun de nos journalistes avoués n'oserait lui rendre la justice qui lui est due , et que celui qui s'en aviserait , courrait risque de perdre son privilège. Ce qu'il y a encore de plus fâcheux , c'est ce tas d'éloges que tous les journalistes , sans exception , sont obligés de donner tout le long de l'année ar aux ouvrages médiocres. Rien ne blesse autant les droits du génie que de voir prodiguer à la médiocrité les éloges qui ne sont dus qu'à lui . Tout ceci prouve qu'on ne peut faire un bon journal que dans un pays où la liberté de la presse est parfaitement établie ; et bien loin qu'il eût besoin d'une protection particulière du gouvernement , il faudrait que tout , jusqu'aux noms des journalistes , fût ignoré du public , sans quoi le chapitre des égards et la crainte des tracasseries disposeront , dans mille circonstances, de leur franchise et de leur impartialité . M. l'abbé Arnaud et M. Suard nous annoncent beaucoup de circonspection dans leurs jugemens, et ils ne manqueront pas à leur parole. Mais les gens circonspects sont bien sujets à être ennuyeux , et si l'envie de nuire , la mauvaise foi , la satire injuste et grossière peuvent déshonorer un journaliste , il faut convenir que la circonspection , la réserve , les égards le rendent bien insipide. N'y aurait-il pas un milieu entre ces deux extrêmes ? de 0. Je L Nous sommes , depuis quelque temps , incommodés de 266 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , beaucoup de petits poëmes. M. de Junquières a donné l'hiver dernier Caquet Bonbec , la Poule à ma Tante, poëme badin, dans lequel il n'y a pas le mot pour rire. Ce poëme vient d'être réimprimé, et augmenté d'un chant. Cela prouve qu'il y a des quartiers dans Paris où ces platitudes réussissent (1 ). Un autre poète anonyme a fait le Rat Iconoclaste , ou le Jésuite croqué , poëme héroïcomique en six chants ( 2). Des religieuses , en faisant leur crèche le jour de Noël, y placent la statue de leur directeur en sucre. Ce directeur était Jésuite. La nuit , un rat vient croquer la statue. Voilà le sujet d'un poëme qui n'a d'ailleurs ni sel , ni coloris. Un troisième poëme, aussi froid et aussi insipide , est d'un M. de Pezay, capitaine de dragons ; il a pour titre : Zélis au bain, en quatre chants. Il est joliment imprimé , et orné de très - jolies vignettes et estampes dans le goût de Boucher, qui n'est pas le mien ; mais une belle impression embellie par le burin de M. Eisen ne fait pas un beau poëme (3). On a traduit de l'italien une comédie du célèbre Goldoni , intitulée le Valet à deux Maîtres. Cette pièce est un chef- d'œuvre d'intrigue , et fort amusante au théâtre; mais elle doit bien perdre à la lecture, et surtout dans une traduction. (1 ) Caquet Bonbec , malgré la condamnation de Grimm , a été réimprimé plusieurs fois de nos jours , notamment dans les deux éditions de la Nouvelle Encyclopédie poétique , et séparément , Paris , Roux-Dufort , 1823, puis 1826, Castel de Courval ; ces deux éditions sont in- 32. (2) Par Guyton de Morveau; Dijon , 1763 , in- 12. ( 3) Dans sa lettre du 15 du mois suivant , Grimm revient sur ce début de Pezay , et le traite un peu moins défavorablement. Du reste , Pezay refondit cet ouvrage , et en fit un poëme nouveau imprimé sous le titre de la Nouvelle Zélis au bain dans le tome IV du Recueil des Héroïdes en 10 vol. in- 12 . On trouvera au commencement du mois de novembre 1777 de cette Correspondance, une sorte de notice assez curieuse sur ce poète. 1ªer JUILLET 1763. 267 JUILLET. Paris , 1erjuillet 1763. UNE feuille intitulée Richesse de l'État ( 1 ) , et répandue dans le public la veille du lit de justice que le roi a tenu pour les nouveaux arrangemens de finances , a occupé tous les esprits depuis un mois. L'auteur de cette feuille est M. Roussel , conseiller au Parlement. Son projet consiste dans l'établissement d'une capitation , seul et unique impôt substitué à tous les autres. Sur seize millions d'habitans dont M. Roussel suppose la France peuplée , il en choisit deux millions qu'il suppose être en état de supporter un impôt quelconque ; partageant ensuite ces deux millions en vingt classes différentes , il n'exige de la première et de la plus pauvre qu'une taxe annuelle de trois livres , et augmentant ainsi la taxe de classe en classe , il arrive à la vingtième et dernière , dont il fixe la capitation à sept cent trente livres. Cette somme serait le plus fort impôt auquel un sujet du roi pourrait être taxé , et cependant cette seule imposition donnerait un produit de plus de six cent quatre-vingt- dix -huit millions par an...... Rien n'est plus spécieux au premier coup d'œil ; aussi rien ne peut être comparé à l'engouement des premiers jours pour le projet de M. Roussel . Le peuple se voyait , moyennant trois livres , débarrassé de tout impôt , et les gens riches se délivraient de toute charge moyennant trente louis : c'était le retour du siècle ( 1 ) 1763 , in- 4º d'une feuille , réimprimé peu après in- 8° ; par Roussel de La Tour. Son écrit bien court donna lieu à des ouvrages sans nombre. 268 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ait d'or. Cependant les réflexions sont venues , et les gens sensés ont parlé. Ils ont douté d'abord qu'on trouvât en France deux millions d'habitans en état de supporter un impôt , et ce doute mérite d'être approfondi ; ils ont nié ensuite que parmi ces deux millions il y en eût un qui fût en état de payer depuis quatre cent cinquante-six livres jusqu'à sept cent trente ; car c'est là la taxe la plus faible et la plus forte des dix dernières classes de M. Roussel , et par conséquent d'un million d'hommes... Sans entrer dans des détails dont les faiseurs de brochures me dispenseront du reste , il est évident qu'il faut qu'il y quelque grand paralogisme dans le projet de M. Roussel. Je connais un village à trois lieues de Paris , composé de deux cents feux , dans un pays de vignoble , et par conséquent pauvre; ce village paie au roi tous les ans quinze mille livres de taille et de capitation ; les vingtièmes, les aides , le contrôle et tout le grimoire des autres impositions montent à une autre somme de quinze mille livres. Voilà donc le roi qui tire d'un seul chétif village trente mille livres par an. Il y a beaucoup de princes en Allemagne qui tirent à peine cette somme de tout un bailliage. Or, de ces trente mille livres , je consens d'en ôter la moitié , et veux bien qu'il n'en entre pas un denier dans les coffres du roi , et qu'elle soit entièrement absorbée par les profits des fermiers et des autres sangsues du peuple ; reste la somme de quinze mille livres de taille. On connaît la cascade et les frais de cette perception , et il n'y a point de concussion sur cette somme ; le collecteur du village la ramasse et la porte au receveur particulier, qui la fait passer au receveur-général de la province , qui la verse dans le trésor royal. Ces trois employés ont chacun leurs droits au prorata de la somme , et je veux bien por2!11 1ºer JUILLET 1763. 269 ter le total de ces droits à cinq mille livres : c'est exorbitant ; mais j'ai donné quinze mille livres à la déprédation , je veux encore en sacrifier cinq mille aux profits des receveurs. Voilà toujours la somme effective de dix mille livres que le roi reçoit de son village de deux cents feux, à trois lieues de Paris. Voyons maintenant ce que M. Roussel pourrait tirer du même village. Il n'y a pas là un habitant qui puisse être regardé commeriche. Quand ils ont payé leurs impôts , s'il leur reste , à force de travail et de fatigues , de quoi vivre durement et misérablement d'un bout de l'année à l'autre , ils s'estiment heureux , et il n'y a plus d'exemple qu'un père laisse à son fils son héritage en meilleur état qu'il ne l'a reçu luimême. Ainsi , l'humanité de M. Roussel ne lui permettrait pas de choisir d'autres contribuables , dans ce village , que les deux cents chefs de famille ; encore moins voudrait-il les taxer à plus de trois livres par tête , ce qui donnerait au roi six cents livres par an d'un village dont il en tire actuellement dix mille ; mais supposons M. Roussel inhumain , injuste , barbare ; qu'il double cette taxe , et qu'il la mette à six livres par tête ; son village lui produira douze cents livres par an ; qu'il pousse cette dureté au-delà de toute borne , qu'il exige un louis par tête, tête , ce qui mettrait les habitans de ce pauvre village tout d'un coup entre la cinquième et la sixième classe des contribuables de M. Roussel , il aura , par cette rigueur, la somme de quatre mille huit cents livres d'un village qui en paie dix mille au roi. Or , tous les impôts ensemble , suivant le bilan que M. de Silhouette , pour lors contrôleur-général , donna au roi en 1759 , ne faisaient qu'un revenu de deux cent quatre - vingt - huit millions ; on a imposé , depuis cette époque , le troisième 270 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , vingtième et le doublement de capitation , et ces deux objets peuvent faire une somme de cinquante millions par an. Ainsi le roi , en surchargeant ses peuples d'un fardeau énorme , de l'aveu de tout le monde , ne peut cependant en tirer trois cent quarante millions. N'est-il pas bien étrange que M. Roussel , en supprimant tous les impôts , et ne laissant subsister qu'une légère capitation , donne au roi , d'un seul coup de plume , plus du double de cette somme ? Et n'est-il pas manifeste que ce n'est que par un insigne paralogisme que notre écrivain politique peut faire le roi și riche en demandant si peu ses peuples? C'est qu'il paraît au premier coup d'œil que M. Roussel se restreint à un bien petit nombre de contribuables , en ´ne choisissant que deux millions sur tous les habitans de la France ; mais en y réfléchissant un peu , on trouvera ce nombre beaucoup trop grand ; et , si l'on ordonnait à notre auteur de chercher les deux millions dont il a besoin , il se verrait bientôt loin de son compte. De quelque manière que vous vous y preniez pour asseoir vos impôts , ils ne tomberont jamais que sur une classe d'hommes peu nombreuse , qui est celle des possesseurs des terres. Il est évident que la possession des terres est la seule richesse véritable , et que le gouvernement ne peut rien tirer de celui qui n'a rien ; ainsi , l'on a beau imposer le fermier, le manouvrier, l'artisan , le commerçant , le cultivateur, tous ces gens- là n'ont que leur industrie et leur travail , et si le roi leur demande beaucoup , il faut qu'ils retrou vent, sur le prix des denrées ou de leurs ouvrages , outre leur subsistance et leurs bénéfices , tout le montant des impôts qu'ils sont obligés de payer. Et sur qui tombera ce fardeau , si ce n'est sur le propriétaire de la richesse Ier JUILLET 1763. 271 C 14 C que réelle ? Quand M. Roussel trouverait les deux millions de têtes sur lesquelles il pourrait répartir sa capitation , il est clair le fardeau effrayant de près de sept cent millions qu'elle doit produire , n'en tomberait pas moins sur le très-petit nombre des propriétaires , et que l'État , en écrasant les possesseurs de la richesse réelle , ne ferait que hâter sa propre ruine.... Cette réflexion si simple ne s'est présentée à personne dans le premier moment d'enthousiasme pour le projet de la richesse de l'État. Nous sommes bien enfans , et il est aisé de nous en imposer par quelque appât qu'on peut toujours compter de nous faire saisir avec avidité. Je ne crois pas qu'il y ait un pays au monde où l'on puisse se promettre de parler avec plus de succès de choses qu'on n'a jamais apprises , et sur lesquelles on n'a jamais réfléchi ; il est vrai que l'engouement n'est pas moins passager que prompt , et que celui qui l'a excité mal à propos retombe ordinairement dans l'oubli avant d'avoir eu le temps de jouir de sa gloire. Ce qu'il y a de sûr , c'est que si messieurs les tuteurs de nos rois , dont M. Roussel , moyennant cinquante mille livres qu'il a payées de sa charge , a l'honneur de partager les soins , n'ont pas d'autres ressources à indiquer à leurs pupilles , ils feront bien de s'en tenir à leurs Remontrances ; car il est bien plus aisé de dire que tout va de mal en pis , que de montrer des remèdes efficaces pour la guérison de la maladie. Le seul côté spécieux qu'il y ait dans le projet de la Richesse de l'État , c'est d'offrir un moyen de jeter une partie du fardeau des impôts sur le corps des rentiers , qu'on accuse communément de ne contribuer en rien aux besoins de l'État. Depuis que le crédit a donné aux États de l'Europe la facilité de s'endetter par des em- 272 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, prunts , il s'est élevé une guerre entre les propriétaires des terres et les créanciers de l'État , qui n'a jamais pu s'éteindre. Les premiers crient toujours que c'est eux qui portent tout le fardeau , tandis que les rentiers font , sans danger et sans peine , des profits immenses pour avoir prêté un argent dont ils ne savaient que faire. Je crains bien que cette guerre n'ait un objet purement imaginaire, et que ce propriétaire , qui crie , ne soit un homme qui lève son bras droit pour frapper son bras gauche ; car , dans un pays bien administré , quel sera le créancier de l'État , si ce n'est le propriétaire de la richesse réelle , ou quel sera l'homme riche ou à porte-feuille qui ne cherchera à assurer sa fortune par l'acquisition de quelque terre? Or, la possession des terres a ses bornes , et lorsque toutes les terres sont achetées , il faut bien qu'on songe à l'emploi des fonds qui restent. On ne peut conseiller à un homme qui s'est enrichi par l'amélioration de ses terres , d'en acheter d'autres avec les nouveaux fonds qu'il a acquis , parce qu'il n'y en aura pas à vendre. Je sais qu'en France le seigneur d'un village trouvera aisément le moyen d'acheter les trois quarts des biens fonds de sa terre ; mais cela même est un des plus grands fléaux qui puissent affliger un État , et ne peut venir que de ce que la condition de paysan est en France la plus malheu reuse de toutes , et c'est là le plus effrayant de nos maux; car , partout où l'état de paysan est, je ne dis heureux , mais où il n'est pas réduit à la dernière misère , n'ayez pas peur que l'honnête laboureur soit tenté de vendre le champ de ses pères , quelque argent qu'on puisse lui en offrir. L'expérience de toute l'Europe dra à l'appui de ce que j'avance , et l'homme ne sort de sa condition que lorsqu'à force d'injustices et de vexapas vien- Ier" JUILLET 1763. 273 tions , elle lui a été rendue insupportable. Ainsi , dans un État bien réglé , il n'y aura jamais d'autres créanciers publics que les propriétaires des richesses réelles qui auront prêté leur superflu , et lorsque les propriétaires crieront contre les rentiers , ils se feront la guerre à euxmêmes sous deux dénominations différentes. pas II ne faut pas m'objecter que le corps de nos rentiers est composé d'une manière bien différente , et qu'il n'est point du tout formé par des propriétaires de terres qui prêtent les profits d'une culture améliorée. Je ne nie le fait ; mais je ne vois d'autre remède à ce mal que de réformer cette multitude incroyable d'abus par lesquels tant de gens font , aux dépens du peuple, des fortunes si immenses , si subites et si scandaleuses , qu'ils placent ensuite sur le roi avec tant de profit et d'avantage... Ainsi , lorsque l'État ouvre des emprunts qui lui sont onéreux et qui procurent des profits démesurés à ses créanciers , il chercherait en vain à remédier à ce mal en chargeant les rentiers d'un impôt dont je crois la perception impossible. Le caractère de la fortune des gens à papier est d'être fugitive et obscure autant que précaire ; quelque moyen qu'on imagine pour les imposer , ils en trouveront un plus efficace pour éluder l'impôt ; l'incertitude même de cette sorte de fortunes empêchera toujours qu'on ne les assujettisse à quelque charge réglée. Quelque immenses que soient parfois ces fortunes en France, je défie qu'on m'en montre une qui ait passé d'une génération à l'autre , à moins que le possesseur ne l'ait fixée , pour ainsi dire , dans sa famille , en achetant des biens-fonds , et en rentrant ainsi dans la classe des propriétaires des terres. Aussi , n'y a - t - il rien de plus commun que de voir l'héritier de l'homme le plus riche en papier , TOM. III. 18 274 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , manquer de pain et n'avoir pas de quoi établir son fils . Ces vicissitudes perpétuelles s'opposeront toujours à toute imposition solide sur la fortune des rentiers , à moins qu'on ne veuille établir une guerre sourde et intestine entre le roi et les sujets , qui consisterait , de la part du roi et de ses ministres , dans toutes sortes de ruses et de vexations pour découvrir le véritable état des fortunes particulières ; et de la part des sujets , dans toutes sortes de fraudes et de friponneries pour soustraire cette connaissance aux recherches du gouvernement... On peut , à la vérité , exiger une contribution passagère , et taxer un certain nombre de gens riches sur les simples apparences de leur fortune ; mais ce ne serait pas là le procédé d'un roi envers ses sujets ; ce serait la conduite d'un sultan avec ses esclaves. En Europe, cette manière ne peut avoir lieu que dans les contributions qu'on exige d'un pays ennemi, où les droits de la guerre et la bonne politique autorisent également d'attaquer la fortune des riches et de ménager le peuple.... Un autre moyen encore, et beaucoup plus praticable , serait d'attacher la charge au papier même , en sorte qu'elle tombât sur celui qui le possède ; mais ce ne serait pas là mettre un impôt sur les rentiers : ce serait leur faire une espèce de banqueroute, et leur annoncer qu'ils perdront tant pour cent sur le capital de leur créance. Cet expédient n'est pas du ressort d'une théorie de l'impôt. La tragédie de Manco a été jouée , devant le roi , sur le théâtre de Choisy, et l'auteur a eu l'honneur de présenter à cette occasion les vers suivans à Sa Majesté : J'ai peint un roi juste et clément , Digne d'une gloire immortelle : I JUILLET 1763 . 275 Pouvais-je le peindre autrement? J'avais mon maître pour modèle . Vers d'Eugénie à son amant. Je sens le prix de ces deux mots de prose , De ce dîner refusé pour le mien ; Tu vois , d'un rien l'amour fait quelque chose , Et quelque chose à l'amour fait grand bien. L'inauguration de la place de Louis XV et les fêtes de la paix nous ont procuré la vue de la statue équestre du roi , qui a été découverte le 20 du mois dernier. Ce monument est sans contredit le plus beau de ce genre qu'il y ait en France. J'en avais jugé ainsi , il y a plusieurs années , en voyant le modèle , et j'ai été confirmé dans cette idée , non-seulement par l'exécution même , mais encore par l'opinion de tous les gens de goût et de tous les artistes éclairés. Ce n'est pas qu'on ne l'entende critiquer de tous les côtés ; il faut bien qu'il ait passé par ces épreuves avant d'être consacré à l'admiration de la postérité. Ce sentiment ne tardera pas à devenir général , parce que , quand les sots ont tout dit , on revient toujours à la décision des vrais juges. Cochin se trouvant l'autre jour à une assemblée d'artistes , où chacun relevait plusieurs défauts dans ce monument , et finissait ensuite par dire que c'était pourtant une grande et belle chose, lorsque tout le monde eut parlé , il prit la parole et dit : « Il faut que ce Bouchardon ait été un homme bien extraordinaire pour avoir pu faire , avec tous ces défauts , une si grande et si belle chose. » Bouchardon avait choisi , pour faire son cheval , un cheval d'Espagne de M. le baron de Thiers. Il aimait mieux avoir à ses ordres le cheval de son ami , que d'être 276 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , lui-même aux ordres d'un écuyer du roi en choisissant dans les écuries de Sa Majesté un cheval dout il n'aurait jamais disposé à sa fantaisie. Celui de M. de Thiers était très-beau , de l'aveu de tous les connaisseurs ; son seul défaut était de n'être plus de la première jeunesse; mais il était docile ; il avait pris pour l'artiste une affection et une amitié tout-à-fait singulières : on eût dit qu'il était dans le secret, et qu'il savait qu'il devait partager les honneurs de l'immortalité avec le génie de l'artiste. Bouchardon était souvent des heures entières couché sous son ventre , pour dessiner et faire ses études , et l'animal restait cependant immobile dans l'attitude qu'il lui avait fait prendre. Aussi pouvons nous nous vanter d'avoir à la fin un cheval de bronze , non de ces êtres fantastiques , se cabrant , grinçant les dents , ayant les narines retirées en arrière et les crins dressés , et une contraction de muscles qui fait peine à voir ; mais un animal d'une noblesse , d'une grace , d'une douceur, en un mot , de ce caractère ravissant de la beauté exquise et rare. Il ne sera plus possible désormais de regarder ce cheval de la Renommée et cet autre cheval monté par Mercure , qui se trouvent aux deux côtés du pont tournant des Tuileries , et par conséquent tout vis-à- vis de la statue de Louis XV. Le caractère général de ce monument est la simplicité, la noblesse , la douceur et la grace ; son aspect ravit , et l'on ne peut s'en arracher. Allez de la place nouvelle à la place Vendôme, qui n'en est pas éloignée , vous trouverez à ce Louis XIV, qui est là , un air lourd et plat que vous ne lui aviez pas remarqué auparavant. Aussi , quoique les écuyers du roi aient condamné le cheval de Bouchardon avant de l'avoir vu , il a été généralement admiré ; mais on a critiqué la figure du roi. On a dit qu'elle n'était pas 1ª JUILLET 1763. 277 bien à cheval ; tantôt on a attaqué les cuisses , tantôt les jambes ; tantôt le bras du roi était trop élevé ; tantôt la tête du cheval couvrait trop la poitrine du monarque. Je crois avoir remarqué que la plupart de ces défauts , qui ont , au premier coup d'œil , quelque réalité , disparaissent successivement à mesure qu'on change de place , et que , lorsqu'on a fait le tour du monument , il n'en reste plus de vestige. Ceux qui ont dit que la tête du roi n'était pas infiniment ressemblante, ont eu un peu plus de raison, du moins du côté gauche de la figure ; car le profil du côté droit est parfaitement bien .... On a encore reproché à Bouchardon d'avoir habillé le roi à la romaine ; il faut reprocher à l'habit français d'être guinguet et ridicule , et de mettre les artistes dans la nécessité ou de mentir à la postérité , ou de faire une chose absurde. Quant à moi , j'aime mieux le mensonge , et je trouve plus de mérite à avoir jeté ce manteau romain avec tant de grace et de légèreté sur l'épaule gauche du roi , que dans tous les beaux et profonds raisonnemens qu'on peut faire sur cet article.... On a encore fait un crime à Bouchardon de ce que son cheval a le pied gauche levé , au lieu du pied droit ; on a dit qu'il partait du pied gauche ; mais c'est qu'il marche, et qu'il ne part point , et Cochin a répondu bien finement à ces critiques : « Messieurs , si vous étiez arrivés un moment plus tôt , vous l'auriez trouvé sur son pied gauche et le pied droit levé. » Toutes ces censures disparaîtront , comme la poussière que le vent agite autour du chef-d'œuvre qui les provoque; mais ce grand et superbe monument restera ( 1 ) et (1 ) La statue de Louis XV a été renversée sous le régime de la république. Quant à la Renommée et au Mercure à cheval dont Grimm vient de parler , on les voit encore aux deux côtés de l'entrée du jardin des Tuileries par la place Louis XV. 278 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , apprendra à la postérité , ainsi qu'un petit nombre de monumens d'un autre genre, que, dans un siècle si peu fécond en grandes choses , il y a encore eu quelques hommes d'un grand génie en France. Ce qui m'a fait une peine sensible en contemplant ce chef- d'œuvre , c'est de penser que le sort n'ait point permis à l'illustre artiste de jouir de sa gloire , et qu'en prolongeant sa vie d'une année, il aurait eu la satisfaction de voir les fêtes par lesquelles son monument a été consacré à l'admiration des siècles à venir. Cette idée afflige ; il y a des ouvrages dont le caractère inspire de la passion et de l'intérêt pour leurs auteurs , et ceux de Bouchardon sont bien de ce nombre. Il fallait que cet homme eût une grande délicatesse, une grande pureté , une grande élévation dans l'ame pour donner à ses ouvrages cette grace et cette sagesse antiques , cette noble simplicité, et ce je ne sais quoi de doux qui les distingue. Le piédestal m'a paru d'une forme très- agréable et très-élégante. Il y a aux quatre angles quatre figures de femmes en cariatides , qui représentent quatre Vertus principales. Trois de ces figures sont encore de Bouchardon ; la quatrième est de Pigalle. Je ne les ai pas encore assez bien vues pour oser en dire mon sentiment ; mais l'idée de faire porter un homme à cheval par quatre femmes m'a paru absurde ( 1 ) ... Je vois qu'on a toujours (1 ) Un mécontent , et la guerre de Sept-Ans en avait rendu le nombre bien grand en France , fit ainsi allusion à cette disposition du monument : Grotesque monument , infame piédestal ! Les vertus sont à pied , le vice est à cheval . Un autre se permit aussi de faire courir les vers suivans : Il est ici comme à Versailles : Il est sans cœur et sans entrailles . Enfin plusieurs arrestations eurent lieu pour découvrir l'auteur d'un placard apposé sur la nouvelle statue et ainsi conçu : Statua statuæ. 1 er JUILLET 1763. 279 eu beaucoup de peine à orner convenablement les piédestaux des statues équestres. Si l'on ne veut se contenter d'ornemens que l'architecture peut fournir, je ne puis , de mon côté , supporter cette confusion de l'allégorie et de l'histoire , ni permettre, qu'on place autour d'un être historique des êtres allégoriques ; j'aimerais mieux n'y voir aucune figure accessoire , que d'en souffrir de cette espèce. Mais pourquoi ne placerait-on pas autour d'un monarque les grands hommes qui ont illustré son règne? Y a-t-il quelque allégorie qui puisse lui être plus glorieuse ? J'élève quelquefois dans ma tête une statue équestre; je la place sur un tertre peu symétrisé ; elle est entourée de Henri , de Ferdinand de Brunswick , de Schwerin , de Keith , de Winterfeld. Je défie tous les poètes de la terre de trouver une allégorie qui vaille cette réalité-là. Quelle foule de héros je vois encore aspirer à une place sur ce tertre, et quelle idée vous reste de celui qui a commandé à de tels hommes ! Mais nous rétrécissons le génie de l'artiste par mille petites considérations misérables. Cependant , si Louis XIV avait connu la véritable grandeur , il aurait mieux aimé avoir à côté de lui Condé et Turenne dans ce monument de la place des Victoires , que de laisser enchaîner à ses pieds des peuples dont il lui était réservé d'éprouver le juste ressentiment ; il se serait épargné des plaisanteries bien. amères , et il n'aurait pas fait un monument d'orgueil d'un monument de gloire... J'ose , de même, croire que Bouchardon eût autant aimé mettre autour de Louis XV, à la place de ces figures emblématiques , et Maurice de Saxe , et Charles de Montesquieu , et François de Voltaire, et quelques hommes de génie que la mort n'a pas encore mis en droit d'exiger de leurs compatriotes la justice qui 280 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , leur est due , et qui , en attendant , ne portent d'autres marques d'un mérite éminent que celles de la persécution; car ce sont là les hommes dont la postérité parlera en se rappelant le règne de Louis XV. Mais l'honneur d'être auprès de son roi ne peut être décerné que par le monarque ou par la nation , et si l'on s'en était rapporté à la décision de nos pères conscrits ( 1 ) , qui se disent les tuteurs de l'un et les représentans de l'autre , toutes les chambres assemblées , ils n'auraient vraisemblablement trouvé de grands hommes dignes d'entourer Louis XV que M. l'abbé Chauvelin , M. Lambert (2) , et autres de ces Messieurs qui ont consommé le grand œuvre de la proscription des ci -devant soi-disant Jésuites, auxquels maître Omer Joly de Fleury aurait ajouté quelques Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur , et l'immortel Abraham Chaumeix , qui a préservé la France des mortelles atteintes de la philosophie. Observous , en finissant , combien l'homme de génie honore son roi en lui imprimant , pour ainsi dire , le caractère de la grandeur de ses idées , tandis que l'homme médiocre le dégrade par l'hommage d'une basse et vile flatterie. On ne peut regarder la statue équestre de Louis XV sans concevoir l'idée d'un héros , d'un grand monarque; voilà l'homme de Bouchardon. Amédée Vanloo , peintre de notre Académie, fait un tableau qui représente les Vertus cardinales , lesquelles , regardées à travers un verre, forment le portrait de Louis XV, en sorte que la Magnanimité devient le nez , la Prudence l'oreille gauche du monarque , etc. Voilà l'ouvrage d'un esclave qui croit honorer son maître; et cependant ce tableau , qu'aucun (1 ) Les membres du parlement. (2) Conseillers du parlement. Ier 281 " JUILLET 1763. homme de goût ne voudrait souffrir dans son cabinet , qui dégrade également et le monarque et l'artiste , a été plus prôné par nos journalistes que ne le sera jamais le monument de l'immortel Bouchardon. Jean-Pierre de Bougainville , l'un des Quarante de l'Académie Française , et ancien secrétaire perpétuel de l'Académie des Inscriptions et Belles - Lettres , vient de mourir dans un âge peu avancé ( 1 ) . Il avait traduit en français le poëme latin du cardinal de Polignac , intitulé l'Anti-Lucrèce , et c'était là son titre pour les places académiques (2). L'original et la traduction sont également tombés dans l'oubli . M. de Bougainville avait eu de tout temps une santé misérable qui ne lui promettait pas une longue carrière. Sa physionomie ne prévenait pas en sa faveur ; elle portait le caractère de l'envie et de la fausseté. Il avait long-temps fait le dévot pour se faire recevoir des Académies , et sa réputation personnelle n'était pas bonne ; on lui croyait toute la fausseté et toute la souplesse d'un intrigant ; mais les hommes se jugent avec tant de légèreté et de caprice , qu'on n'est autorisé à croire le mal que lorsqu'on en voit des preuves indubitables (3) . M. de Bougainville laisse un frère qui a fait un bon ouvrage de géométrie , et qui a été le compagnon des tra- ( 1 ) Il était né le 1er décembre 1722 , et mourut le 22 juin 1763 , âgé par conséquent de 41 ans. (2 ) Il en avait d'autres . Couronné pour un Mémoire par l'Académie des Inscriptions , il fut peu après élu par cette compagnie. Il publia quelques autres ouvrages dont on trouvera la liste dans la Biographie universelle , devint secrétaire perpétuel de l'Académie des Inscriptions , et entra ensuite en cette qualité , selon l'usage , à l'Académie Française. (3) Grimm n'avait pas attendu les preuves. Voir la note 2 de la page 151 du tome 1er de cette Correspondance. 282 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , vaux et de la fortune du marquis de Montcalm au Canada (1 ). On a repris , à la Comédie Française , la petite pièce de l'Anglais à Bordeaux, avec un concours de monde prodigieux (2). Mademoiselle Dangeville , quoique retirée du théâtre depuis trois mois , a reparu dans cette pièce , et y jouera aussi long - temps que le public le désirera. Le Ballet de l'Opéra , vacant depuis l'incendie de sa boutique , a exécuté les danses à la suite de cette pièce. Ainsi, tout concourt à célébrer sur ce théâtre , avec éclat , le rétablissement de la paix. On cherche à réparer les pertes que la Comédie Française a faites depuis peu. Un acteur de Lyon , nommé Auger , a été reçu pour les rôles de valet (3) . Mademoiselle Doligny , âgée de quinze ans , et qui a débuté (4) avec un applaudissement universel , doit prendre les rôles de mademoiselle Gaussin. Mademoiselle Luzy, dont le talent n'est pas si sûr , a débuté dans les rôles de soubrettes (5). Paris , 15 juillet 1763. M. de Voltaire dit que l'auteur de la Richesse de (1 ) Louis-Antoine de Bougainville , frère de l'académicien , né en 1729 , avait déjà publié sou Traité du Calcul intégral , Paris , 1754-56 , 2 vol . in-4°. Officier distingué , savant d'un rare mérite , Louis de Bougainville fut fait par Napoléon comte de l'empire et sénateur . Il mourut le 31 acût 1811 , dans sa quatre-vingt-neuvième année. (2) Grimm a rendu compte de la première représentation de cette pièce de Favart au commencement de sa lettre du 1er avril précédent. (3) Il avait débuté le 14 avril 1763. (4) Le 3 mai 1763 . (5) Le 26 du même mois. 15 JUILLET 1763. 283 L l'État ( 1 ) est comme Gribouille , qui se cache sous l'eau de peur de se mouiller à la pluie. Son projet d'enrichir le roi , en supprimant tous les impôts , a excité une guerre tout-à-fait déplaisante. Il paraît tous les jours une feuille pour ou contre ce projet , et ce qui me choque le plus , c'est que toutes ces feuilles sont écrites d'une manière si ignoble , si basse et si barbare , que le style seul suffit pour donner une juste idée du mérite de nos écrivains politiques. Tâchons d'oublier tout ce bavardage insipide dont on nous étourdit les oreilles depuis un mois , et essayons de réduire toute cette importante et triste matière des impôts à quelques réflexions générales . C'est sans doute un grand inconvénient , que tant de gens désœuvrés et fainéans se mêlent d'écrire à tort et à travers , et de nous donner leurs rêves sur des choses dont ils ne connaissent pas les premiers élémens. L'honnête et estimable avocat Moreau, connu par la pureté de ses mœurs et par son grand zèle pour la religion (2 ) , et dont la plume mercenaire a déshonoré la France pendant longtemps par la feuille de l'Observateur Hollandais (3) , et ( 1 ) Il ne le dit dans aucune de ses lettres imprimées , et la première où il parle de cet ouvrage qu'il vient de lire , d'après ce qu'il dit , est une lettre du 10 auguste 1763 , qui se trouve ci - après comprise dans la lettre de Grimm du 15 août suivant. (2) Moreau , d'abord avocat et conseiller à la cour des comptes de Provence , puis historiographe de France , auteur du Nouveau Mémoire pour servir à l'Histoire des Cacouacs ( voir précédemment tom. II , pag. 197 ) , et d'un grand nombre d'autres ouvrages où les philosophes étaient calomniés. On vit avec peine le Dauphin , père de Louis XVI , confier à un semblable écrivain le soin de composer pour l'instruction de ses enfans des Leçons de morale , de droitpublic et de politique , etc. ( Versailles et Paris , 1773 ) . Il était difficile de profiter à l'école d'un homme dont les idées étaient aussi peu élevées et les préjugés aussi étroits . Moreau mourut le 29 juin 1803 . (3) L'Observateur hollandais , ou Lettres de M. Van *** à M. H*** de La Haie , etc.; La Haie ( Paris ) , 1755-59 , 5 vol . in- 8° . 284 CORRESPONDANce littéraire, qui a fait un si bel effet en Europe , et dont les prophéties ont été si bien accomplies ; cet illustre écrivain , qui passe pour un aigle au Marais et dans le quartier de la finance , a le premier attaqué le système de M. Roussel , par des Doutes modestes ( 1 ) , où il insiste principalement sur le danger de cette liberté avec laquelle tout le monde imprime ses rêveries sur le bien public. Je n'ai point la fatuité de vouloir me rencontrer avec ce grand homme sur aucun principe , au contraire. Il ne redoute ce danger que pour les gens en place, qu'il trouve beaucoup trop doux de laisser examiner leurs opérations par des écrivains sans vocation , et je conviens que les imbéciles et les sots ont tout à craindre de la liberté de la presse; mais l'homme d'État qui aura la conscience de ses talens et de ses forces , la favorisera toujours ; et , faisant des criailleries des frondeurs le cas qu'elles méritent , il cherchera la récompense de ses travaux dans l'hommage libre de quelques sages , qui devient tôt ou tard l'arrêt du public et de la postérité. Je n'aime pas les frondeurs ; leur chaleur indiscrète ne peut s'allier qu'avec un esprit borné qui m'ennuie ; mais j'ignore en quoi ils peuvent être dangereux à l'autorité dans un siècle où la soumission est généralement et parfaitement établie , et où il n'y a jamais eu d'autres factions que pour ou contre les billets de confession et la musique française. Ce que je sais , c'est que les bavards n'ont jamais fait de révolution , et qu'il nous manque aujourd'hui jusqu'à l'énergie des ames qu'il faut pour en produire ; ce que je sais encore , c'est que tous les grands hommes , même dans les temps les plus orageux , ont toujours méprisé les frondeurs , et que tous les (1) Doutes modestes sur la Richesse de l'Etat , ou Lettre écrite à l'auteur de ce systèmepar un de ses confrères ; in- 4º de 8 pages , daté du 13 juin 1763. 15 JUILLET 1763. 285 hommes en place à tête étroite , même dans les temps les plus paisibles , les ont toujours persécutés. Écoutez Moreau , Le Franc de Pompignan , et d'autres grands hommes de cette espèce , ils vous feront regarder tout homme qui pense comme criminel de lèse - majesté. Henri IV, bien loin d'attenter contre la liberté générale de penser , qui appartient à tout homme par le droit naturel , et qui fait le bonheur ainsi que la gloire d'un peuple , négligeait jusqu'aux avis de complots au milieu des fureurs de la ligue , et disait qu'il lui serait moins cruel de mourir que de vivre d'une vie inquiète et craintive. Ce prince d'éternelle mémoire , ayant entendu les propos d'un batelier qui , ne le connaissant pas , se plaignait vivement des impôts , ménageait peu le roi , et encore moins sa maîtresse , ce prince ne sut d'autre châtiment pour le frondeur que de le mander au Louvre , de lui faire répéter tous ses propos en présence de la belle Gabrielle , et de le renvoyer , en lui disant que l'impôt dont il s'était plaint était aboli. Il y a loin de Henri IV à l'avocat Moreau et aux grands hommes de notre siècle. Sans croire , comme eux , aux dangers de tant d'écrits dont ils savent extraire le venin jusqu'à la dernière goutte, je ne me réjouis pas plus qu'eux de cette multitude d'écrivains , sans vocation et sans talent , qui se montrent sur la scène dès que quelque question s'attire l'attention du public. La manière dont ils traitent le sujet montre d'abord combien le nombre des bons esprits est petit , et combien tous les autres sont absurdes , et cette réflexion est très-affligeante. Le grand nombre de ces écrivains de toute espèce prouve aussi une énorme quantité de gens désœuvrés et oisifs , et c'est un grand fléau dans un État qui suppose une corruption fort avancée et dès long-temps 286 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , préparée. Enfin , d'une assemblée de beaucoup de médecins , on peut inférer l'état fâcheux du malade , et le moment où tout le monde se mêle de dire son avis est ordinairement celui de l'agonie. les Le plus grand vice du projet de M. Roussel , et celui cependant qu'on a le moins attaqué , c'est qu'il est fondé sur une imposition arbitraire. Dans toutes les taxes réglées , ce vice est mortel ; il est seul la source de tous les maux dont on se plaint en France. Le fardeau des impôts n'est pas moins pesant en Angleterre qu'en France ; les deux couronnes ont des dettes énormes auxquelles il faut faire face. D'où vient donc que tout prospère en Angleterre , tandis que tout est ici en souffrance ? C'est que Anglais ne connaissent pas la taille arbitraire , c'est que je ne crois pas qu'il y ait un pays en Europe où il soit loisible à un officier du souverain d'imposer un particulier à sa fantaisie , en faisant la répartition générale , et d'ordonner tous les ans une diminution ou une augmentation de taxe selon son bon plaisir, et plus encore selon celui des subalternes , qui décident ainsi du sort des peuples , selon leurs faveurs et leurs haines , et souvent selon le taux de leur cupidité. La seule inquiétude que cette variation porte dans les esprits ne peut avoir que les suites les plus funestes. Que serait-ce donc , si un pauvre paysan ne pouvait se faire faire un habit sans que M. le subdélégué n'en inférât que cet homme est plus riche cette année qu'il n'était, et qu'il est en état de supporter une taille plus forte? Comme cette manière de procéder serait proprement un châtiment infligé à l'industrie , il en résulterait un découragement général , et de ce découragement la dépopulation et la fainéantise. Voilà le but où nous tendons ; si nous n'y sommes pas arrivés , messieurs 15 JUILLET 1763. 287 les médecins , vous ferez tant que vous voudrez les plus beaux systèmes du monde; si vous ne réussissez pas à faire disparaître ce symptôme , je vous avertis que votre malade périra. Quand le projet de M. Roussel n'aurait d'autre inconvénient que celui d'une imposition qui ne peut jamais être qu'arbitraire , il faudrait le rejeter bien vite . L'établissement de la capitation révolta tous les esprits ; cette taxe fut long-temps odieuse au peuple , parce qu'elle est arbitraire. On s'y est accoutumé , me dirat-on, et j'en conviens ; l'esclave se fait même à la chaîne qui le lie ; mais n'attendez pas d'un esclave l'attachement et les services d'un homme libre. La seule imposition solide , juste et raisonnable , est celle des terres ; et quoi qu'en disent nos grands hommes du parlement , l'établissement d'un cadastre général que le roi a ordonné dans son dernier lit de justice , pour asseoir ensuite une taille réelle et invariable sur chaque province, voilà le seul et véritable remède au mal. Il est seulement à craindre que tant d'immunités , tant de privilèges particuliers ne s'opposent encore ici au bien général, et que l'exécution de ce cadastre ne reste une chimère sans réalité. Il ne paraît pas que le corps du clergé, ni les autres privilégiés, soient fort effrayés d'un projet qu'ils ont tant combattu il y a dix ans, lorsqu'on leur a demandé la déclaration de leurs biens.... Après la taxe des terres , l'impôt sur les consommations est le plus équitable , lorsqu'il est réparti avec quelque intelligence , parce qu'il est encore vrai que celui qui consomme le plus est celui qui est le mieux en état de contribuer aux besoins du gouvernement. La droite raison veut que les denrées de première nécessité soient respectées , et qu'on charge de préférence les objets de luxe. La forme de la perception décide encore infinimenĮ 288 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , des bons ou mauvais effets de cet impôt. On a vules mouvemens que la seule manière de percevoir un léger impôt sur le cidre et le poiré vient d'exciter en Angleterre. Ce peuple a raison. C'est un attentat contre la liberté domestique , qui doit être sacrée chez toutes les nations , que d'envoyer des commis fouiller dans les maisons des particuliers : l'asile du dernier des citoyens doit être aussi respecté à cet égard que le palais du prince. Cette inquisition attaque d'ailleurs les mœurs dans leur source. Le peuple , qui gémit sous la tyrannie des commis ambulans , devient bas et fripon ; son industrie se borne à perfectionner et à multiplier les moyens de fraude et de chicane ; la franchise se change en astuce; tout sentiment honnête s'efface ; et si vous ne regardez cette dégradation comme le plus grand des inaux , faites - vous commandant de chiourme ; mais pour l'intérêt public et pour celui de votre propre gloire , ne vous mêlez jamais de gouverner un peuple. J'ai dit ( 1 ) que l'avocat Moreau a été le premier à écrire contre la Richesse de l'État , des Doutes modestes. Dans cette feuille , il n'a fait que répéter ce que les gens sensés ont dit sur le projet de M. Roussel. Tout ce qui lui appartient personnellement est aussi odieux que ses autres productions. Il est juste que tout écrivain dont la plume est vendue , soit bas . Je pardonne encore à Moreau d'être lourdement et froidement satirique, et je me console aisément qu'un écrivain à gages ait peu de talent ; mais est-il donc indispensable qu'il attaque son adversaire d'une manière infame? Il prétend d'abord dans l'avertissement , qu'il y a une société de gens de (1) Précédemment page 284. 15 JUILLET 1763. 289 bien qui s'occupent de la réforme de l'État , et qui se flattent de venir à bout de l'indocilité des ministres. Tout homme qui se permettra de dire son sentiment sur quelque partie de l'administration publique , sera agrégé par Moreau à ce corps de frondeurs , et déféré aux ministres comme leur ennemi personnel. Il suppose ensuite que l'auteur de la Richesse de l'État s'est caché à la campagne, pour se dérober au ressentiment du ministère d'avoir publié son plan , et c'est une tournure adroite pour faire sentir au ministre des finances qu'il aurait dû sévir contre l'auteur de ce projet. Il est vrai que de si nobles armes ne peuvent être employées avec succès que contre des philosophes qui n'ont ni cabale , ni protection pour eux , et que les Doutes modestes ont excité une indignation générale , dès qu'on a su que l'auteur de la Richesse de l'État était conseiller au parlement. Moreau lui-même a senti la fausse démarche qu'il avait faite , et il s'est hâté de publier une autre feuille , qui a pour titre : Entendons- nous, ou le Radotage d'un vieux Notaire sur la Richesse de l'État ( 1 ). C'est d'un ton si noble que nos écrivains politiques discutent les matières de leur ressort , et cela s'appelle au Marais , avoir de l'imagination et le talent des tournures. Quoi qu'il en soit , le vieux notaire traite l'auteur de la Richesse de l'État avec beaucoup d'égards et de ménagemens. Son but est d'ailleurs de justifier toutes les opérations du dernier lit-de-justice. Il entre à ce sujet dans tous les détails , et affecte de parler des ministres avec beaucoup de liberté, afin de gagner la confiance du public , et de n'avoir pas l'air d'un écrivain à gages: mais ceux qui le paient devraient bien avoir regret à leur (1 ) 1763 , in-8°. TOM. III. 19 290 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , argent; car si les feuilles de cet estimable avocat leur font jamais le moindre profit , j'y serai bien trompé. Il en veut beaucoup dans son Radotage à l'immunité des rentiers ; j'ai dit là-dessus ce que je pense. Il est trèsfâcheux que le roi soit obligé de faire des emprunts si onéreux, et principalement à rente viagère , parce que l'État est écrasé, et que la facilité de placer à fonds perdu relâche tous les liens de la société ; mais sous un gouvernement heureux et sage , l'État ne sera jamais dans le cas d'emprunter à des conditions trop avantageuses aux créanciers ; et si malheureusement il s'y est trouvé, il n'a d'autre moyen de se libérer que le temps et la plus austère économie ; tous les autres produisent des convulsions dont il se ressent le premier. Il est juste que le rentier jouisse d'un revenu plus clair et moins embarrassé que le propriétaire des terres , parce que le risque et l'incertitude de la fortune du premier doivent être contre-balancés par l'avantage passager du moment. Aux Doutes modestes un partisan de M. Roussel car je ne puis croire que ce soit M. Roussel lui-même) a opposé des Observations certaines , dans lesquelles il qualifie l'avocat Moreau, de quidam , de farceur , de parodiste , d'émissaire , de partisan , de calculateur normand , d'Harpagon anonyme , etc. , et finit par l'envoyer avec ses Doutes aux petites maisons ; mais ce n'est pas là où il faudrait envoyer M. Moreau. M. Roussel a fait lui-même une suite de Richesses de l'État. C'est un bavardage qui ne dit rien du tout... Un autre auteur, dans un écrit intitulé Résolution des Doutes modestes, propose un autre projet suivant lequel on partagerait les seize millions d'hommes qu'il y 15JUILLET 1763. 291 a en France, en cinq classes. Ils paieraient tous une taxe , modique comme vous pouvez penser , et elle produirait au-delà de quatre cent onze millions. Chaque classé aurait des privilèges , comme de porter la soie , la dorure , les armes, etc. O les tristes rêveurs que tous ces gens de bien ! ... Une autre feuille intitulée l'Orage du vingt Juin , traite encore assez mal l'auteur des Doutes modestes. C'est aussi un écrit bien insipide. Le jour de l'inauguration de la statue du roi, il survint , entre neuf et dix heures du soir, un orage épouvantable qui mit fin aux illuminations de la place , aux concerts et à la danse, et qui causa beaucoup de désordre. Voilà ce qui a donné lieu au titre de cette feuille... Enfin , M. B*** , qui se dit maître chirurgien de Paris et de Londres , nous a fait part de ses Réveries sur les Doutes modestes... Une autre feuille portant pour titre : Ressource actuelle, propose une loterie de six cent mille billets , dont chaque billet serait de cent louis , ce qui produirait quatorze cent quarante millions. De cette somme effrayante , l'auteur détache deux cent quatre millions pour composer les lots de sa loterie dont le gros est de vingt millions ; c'est une assez jolie petite somme pour risquer cent louis . Il est vrai aussi qu'il y a plus de cent cinquante-trois perdans contre un gagnant; mais l'auteur ne croit pas que ce soit un obstacle à voir sa loterie remplie. Auquel cas il est en état de donner au rói , du soir au lendemain , un petit magot de douze cent trente-six millions pour les besoins actuels de l'État : il s'en faut bien que M. le contrôleur-général trouve des ressources de cette abondance. Ce beau plan a été corrigé par un autre bavard , qui a fait des Réflexions sur la Ressource actuelle. Celui - là 292 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , n'exige des seize millions de Français qu'un don gratuit, depuis vingt sous jusqu'à huit louis , qui serait le plus fort. Cela ne donnerait au roi que sept cent soixante quatre millions ; mais il croit que c'est assez joli. Il en ôterait même quelques millions pour en former une loterie de reconnaissance , dont les billets seraient distribués entre les seize millions de contribuans. Le gros lot ne serait que d'un million , mais comme on pourrait le gagner en payant une taxe de vingt sous , l'auteur espère que les intéressés voudront bien se contenter de cette bagatelle... On reste abasourdi sous cette foule d'écrits absurdes. De tous ces bavards , il n'y en a pas un qui ait le sens commun. La feuille qui a pour titre Réflexions sur l'écrit intitulé Richesse de l'État , est le seul écrit un peu sensé qui ait paru dans cette triste et fastidieuse querelle. Le Consolateur, pour servir de réponse à la Théorie de l'Impôt et autres écrits sur l'économie politique ( 1) , a paru avant toutes ces feuilles qui occupent le public depuis un mois on l'attribue à M. le baron de SaintSupplix ; c'est l'ouvrage d'un homme instruit et sage qui sait douter. L'horreur qu'il a des frondeurs lui fait excuser quelquefois des choses très -répréhensibles , qu'il aurait sûrement condamnées lui-même s'il avait écrit sans dessein de réfuter. Quoi qu'il en dise , il me permettra de ne pas regarder les frondeurs comme dangereux ; c'est de tous les hommes ceux que je craindrais le moins , si j'étais ministre. Le frondeur dit , tout est perdu; le flatteur dit, tout est au mieux. Ils ont tort tous les deux ; mais s'il y en a un de punissable , c'est sûrement le dernier. Le Consolateur tient le milieu ; mais parfois (1 ) Par M. L. B. de S. S.; Bruxelles et Paris , 1763 , in- 12. 15 JUILLET 1763. 293 il aime un peu trop son métier. Il finit son livre par un morceau de consolation de M. de Voltaire , qui se trouve à la tête de la tragédie de Tancrède, et qui n'a pas infiniment honoré ce grand homme. Dans ce passage , la meilleure preuve que M. de Voltaire apporte de l'état florissant de la France , c'est que la ville de Lyon a un bel hôpital et un beau théâtre. J'aimerais autant un pays florissant qui pût se passer de beaux hôpitaux , et quant aux salles de spectacle , il est certain qu'en sortant de l'opéra de Dresde, on ne devinerait point que les billets de la steuer ( 1 ) perdent cinquante ou soixante pour cent sur la place. Pour revenir au Consolateur, vous n'y trouverez point de vues grandes et générales , mais des idées pratiques sur les finances , le commerce et l'agriculture , dont je crois qu'on peut tirer parti. Il doit trouver crédit auprès des administrateurs des États , parce qu'il ne cherche ni à les dominer, ni à les avilir. Quoique l'état présent de la France soit spécialement l'objet de ses réflexions, ses principes sont applicables à tous les temps et à tous les pays. Après l'essaim des gens de bien qui s'occupent de l'adninistration publique , ce qu'il y a de plus incommode , c'est l'essaim des poètes qui nous importunent depuis quelque temps de leurs productions plus qu'à l'ordinaire... M. Vignier, après avoir fait à Pondichéri un commerce lucratifpendant dix ou douze ans , est revenu en France avec la rage de faire de mauvais vers , et , qui pis est , de les faire imprimer. L'auteur se vante d'être Des hommes le moins fou peut-être , et ses poésies le prouvent (2) . Horace , au contraire , se (1) Les bons du Trésor du royaume de Saxe. (2) Essai de Poésies diverses , par M. V*** ; Genève , 1763 , in- 8°. La France littéraire de 1769 le nomme Vignée. 294 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , disait fou à lier , et voilà précisément la mesure de la distance entre Flaccus et Vignier. Le premier morceau de celui-ci est adressé Au roi très-chrétien et très-philosophe sur le rétablissement de la paix. - Jetez au feu, avec M. Vignier , une Épitre àM. le duc de **; la Paix, poëme au roi , par M. Pages de Vixouses fils; le Monde pacifié, poëme d'un poète qui a le malheur de ressembler à Homère et à Milton , c'est- à-dire d'être aveugle ( 1 ) ; enfin un Poëme aux Anglais, à l'occasion de la paix universelle , par M. Peyraud de Beaussol. De toutes les productions poétiques de cette année , Zélis au bain , par M. Masson de Pezay, est la seule qui mérite quelque attention . Ce poëme est froid , insipide et sans invention ; c'est un gazouillage de zéphirs , d'oiseaux , de fleurs , de ruisseaux et d'autres mots réputés lyriques ; mais , au milieu de ces pauvretés , on trouve pourtant une tournure de vers assez élégante , un bon ton et quelques tirades qui ne manquent pas de charme. Je ne sais si M. Masson de Pezay aura jamais de génie ; mais la culture peut lui donner assez d'idées pour faire des choses agréables ; il ne faut pas désespérer d'un poète de vingt ans qui débute ainsi . Il faut aussi savoir gré à un poète de cet âge de la décence qui règne dans tout son poëme, dont le sujet , voluptueux par lui-même, pouvait devenir très- indécent dans ses détails , sous la plume d'un capitaine de dragons. Cette réserve suppose des mœurs honnêtes (2 ). La Comédie Italienne a aussi voulu célébrer le réta- (1) L'auteur du Monde pacifié , brochure in - 4° , se nommait Lefèvre de Beauvray. (B.) (2) Voir précédemment la note 3 de la page 266. 15 JUILLET 1763. 295 blissement de la paix. Elle vient de donner un ambigu de scènes détachées , de chant et de danse , sous le titre de Fêtes de la paix ( 1 ). Ce petit monstre est encore de l'invention de M. Favart , et c'est Philidor qui en a fait la musique. La pièce a été cruellement sifflée à la première représentation ; on en a supprimé les deux tiers , et on la joue depuis, mais sans succès . C'est un mélange d'épigrammes, de bêtises , de petites tournures et de flatteries punissables. L'auteur a l'effronterie d'introduire des paysans qui demandent s'il y a eu guerre , et qui disent que la tranquillité et l'aisance qui ont régné dans leurs foyers les ont empêchés de s'en apercevoir. C'est faire une impudente et cruelle satire des Remontrances de tous les parlemens, et des propres paroles du roi , qui dit dans toutes ses déclarations qu'il connaît le poids qui accable ses peuples , et qu'il en coûte à son cœur de ne pouvoir les soulager aussi promptement qu'il voudrait ; ou plutôt c'est insulter à la misère publique. Il est dans l'ordre des choses que les peuples se ressentent du cours d'une guerre longue et malheureuse , et il en faut prendre son texte pour leur prêcher un redoublement de courage et d'attachement pour le roi et la patrie ; mais leur faire dire dans un spectacle public qu'ils n'ont pas souffert, c'est sejouer bien insolemment du respect qu'on doit au public. L'auteur a été puni de sa bassesse par les huées du parterre. L'abbé de Voisenon , voyant la mauvaise réception qu'on faisait à la pièce , dit en sortant : « Au moins , on ne dira pas cette fois- ci que c'est moi qui l'ai faite ; car c'est pour la première fois que je la vois. » Il y a dans la musique des choses agréables , mais il y en a aussi de bien barbares. L'air où un vieux grenadier inva- (1) Représenté pour la première fois le 4 juillet 1763 . 296 CORRESPONDANce littéraire,. lide veut donner à des paysans une idée de la guerre , et où il la compare à un orage qui désole les campagnes , fait un fracas épouvantable , et a reçu de grands applaudissemens ; c'est certainement le chef-d'œuvre d'une harmonie barbare, un recueil d'accens et d'accords baroques sans liaison et sans goût ; et lorsqu'on en pourra examiner la partition , on sera confirmé dans ce jugement ; mais devant une assemblée qui n'a point d'oreilles , on peut toujours compter sur un grand succès en faisant grand bruit. Il y a des ouvrages de génie qui ont eu une haute réputation , et qui sont peu lus ; il y a des livres médiocres dont on fait peu de cas , et qui ont beaucoup de vogue. La Sagesse de Charron a eu plus d'éditions que les Essais de Montaigne. On vient de faire une Analyseraisonnée de la Sagesse de Charron ( 1 ) ; c'est du moins le titre de deux petits volumes , mais dans le fait ce n'est point une analyse raisonnée , mais un extrait et une simple compilation des pensées de Charron sous différens chapitres. M. l'abbé Prévost vient de traduire de l'anglais Almoran et Hamet, anecdote orientale , publiéepour l'instruction d'unjeune monarque (2) . On dit que cet ouvrage a de la réputation en Angleterre. Tant pis pour ceux qui en font cas ; c'est une des plus absurdes rapsodies qu'on puisse voir , et je plains le jeune monarque qui n'a eu que de telles instructions. C'est l'histoire qui est le grand livre des princes qu'ils doivent lire jour et nuit. Almoran (1 ) Par le marquis de Luchet ; Amsterdam, 1763, 2 part . petit in- 12 ; réimprimée en 1789 , Londres , 2 vol. in-18. (2) Traduit de l'anglais de J. Hawkesworth ; Paris , 1763 , in- 12. 15 JUILLET 1763. 297 est un fou , Hamet un benêt, leur gouverneur un pédant, et l'auteur un imbécile. Quant au traducteur , on n'a à lui reprocher que le choix de son travail et la négligence avec laquelle il s'en est acquitté. Sa traduction fourmille de fautes grossières. Il dit que le père entra dans l'appartement avec sa fille dans sa main ; il dit en plusieurs endroits il en sortitfurieusement , au lieu de furieux. Tout est traduit avec cette pureté de style. M. le comte de Lauraguais a fait un Mémoire sur l'inoculation (1 ), à l'occasion de l'arrêt du parlement ( 2). Il a lu ce Mémoire à l'Académie des Sciences , qui ne lui a permis de l'imprimer qu'à condition qu'il supprimerait toutes les personnalités qu'il y avait contre M. Joly de Fleury. Ce Mémoire a donc paru , et sa publication a occasioné une correspondance qui a fini par une lettre de cachet (3). Lettre écrite à M. le comte de Saint-Florentin , par M. le comte de Lauraguais , En le priant de remettre au roi le Mémoire qu'il lui envoyait sur l'inoculation , et qu'il avait lu à l'Académie des Sciences , le 2 juillet 1763 (4) . J'ai cru devoir , monsieur le Comte, vous engager à donner au roi un Mémoire que j'ai fait sur l'inoculation. Vous avez protégé tant de voyages entrepris par les aca- (1) 1763 , in-12. (2) Voir précédemment page 259. (3) Lorsque l'exempt chargé de la lettre de cachet la présenta au comte de Lauraguais , celui -ci demanda où était alors le roi , auquel il voulait sans doute aller exposer son affaire. L'exempt lui répondit qu'il était allé à Saint- Hubert chasser trois cerfs qu'il avait manqués la veille ? Eh ! que ne les faisait-il lettres de cachet? répliqua Lauraguais. ( Journal de Collé , t. III , arrêter par page 56. ) ― (4) Les Mémoires secrets de Bachaumont disent le 6 juillet ; c'est chose peu importante. Mais nous avons cru qu'il était bon de rétablir d'après ces Mémoires le texte de ces lettres , tronquées dans la première édition de Grimm. 298 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , démiciens du roi pour déterminer la figure de la terre , qu'il m'a paru , j'ose le dire , impossible que vous ne prissiez pas un intérêt bien plus vif à ce qui intéresse l'existence de ses habitans , et le roi particulièrement, celle de ses sujets. Par quelle fatalité notre nation a-t-elle toujours combattu des vérités dont les autres jouissent déjà ? C'est une chose bien extraordinaire et bien douloureuse à contempler que le moment où la perfection des beaux-arts élève un monument au roi , que celui où les magistrats sont assez éclairés pour rejeter les refus des sacremens , soit en même temps celui où les magistrats consultent les ignorans docteurs sur la probabilité physique de l'inoculation, changée par l'expérience dans le moyen de conserver les créatures de Dieu , après leur avoir imposé silence en théologie? Le réquisitoire de M. de Fleury est digne de la barbarie du siècle de Louis-le-Jeune; mais comme Louis XIV créa l'Académie pour conserver au moins les lumières acquises , et que ses membres doivent lutter contre les erreurs nouvelles , j'ai cru devoir faire le Mémoire que je vous supplie de présenter au roi , et n'ai pas cru que les tracasseries qu'il me fera , les cris qu'il excitera , les ridicules dont on voudra me couvrir , dussent m'arrêter. Je connais tous les Quinze- Vingts du monde , mais parce que leur routine leur a fait connaître des sentiers , je ne crois pas que ce soit un bonheur d'avoir les yeux au bout d'un bâton , et j'aime mieux contempler le jour de la place où je reste immobile , que de marcher dans une nuit éternelle. Enfin , Monsieur , quoique je ne sois point médecin et que j'aie écrit sur l'inoculation ; quoique je ne demande 1( 15 JUILLET 1763. 299 point de pension et que je désirasse que mes confrères touchassent celles qu'ils ont méritées ; malgré que mon mémoire soit fort ennuyeux , si vous protégez l'inoculation contre les préjugés et les fripons , vous serez certainement l'homme qui méritera davantage les sentimens avec lesquels j'ai l'honneur d'être très-parfaitement , etc. Lettre de M. le comte de Lauraguais à M. le comte de Bissy, en lui envoyant la lettre précédente. 1 Voilà , monsieur le Comte , la copie de la lettre que vous m'avez demandée , et que je crois moins indigne du sujet qu'elle traite , depuis que vous l'avez applaudie. Vous me demandez aussi mon Mémoire : il faudra bien qu'il paraisse ; car j'avoue qu'il peut me justifier de beaucoup d'imputations qu'on répand sourdement. Je voudrais bien qu'il fit moins de bruit et plus d'effet. Je suis resté dans le silence tant que les choses sont restées dans le cercle où la force de l'opinion les meut ; mais M. Omer de Fleury m'a forcé de parler. A l'Académie on a trouvé, c'est-à-dire M. Duhamel du Monceau et M. Le Camus ont trouvé mauvais que j'appelasse le Fleury au réquisitoire , Omer de Fleury ; mais ils ont été assez contens des raisons qui m'ont forcé de l'appeler ainsi. J'ai cité l'histoire des quatre fils Aymon ; l'usage où nous étions de ne point appeler notre secrétaire simplement M. de Fouchy , ou Grandjean , mais Grandjean de Fouchy, comme il signe lui-même ; qu'enfin messieurs de Fleury étaient trois frères ; qu'en leur supposant à tous trois autant d'esprit et de talent , il valait mieux les distinguer par leurs noms distinctifs que de leur donner des sobriquets , ainsi que le monde avait consacré ceux de Choiseul-le-Merle et de Mailly-la-Béte. D'ailleurs, je leur 300 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. ai dit qu'ayant écrit comme une Sœur du Pot , s'ils me cherchaient querelle , il faudrait qu'ils me citassent devant les Frères de la Charité ; ils ont paru satisfaits , et cela me donne l'espérance de ne pas choquer Messieurs... Cependant , malgré la conviction où je suis que je démontrerai avec la dernière évidence que le réquisitoire est digne de toute censure, je viens d'avoir une idée qui me désole ; et si vous pensez comme moi , je suis au désespoir. N’imaginez-vous pas que M. Omer de Fleury, ainsi que le parlement , ont dit : « Il faut bien essayer à quoi la Faculté de Théologie peut être bonne : nous la faisons déjà taire en théologie ; voyons si on peut l'écouter en physique ; et, si elle radote sur l'inoculation ainsi que sur les sacremens , nous lui défendrons d'ouvrir à jamais la bouche que pour la consécration , ce qui ne tire point à conséquence. » S'ils ont pensé cela , je me pendrais d'en avoir suspendu l'effet par nos raisonnemens. Bonjour , monsieur le Comte. Lettre de M. le comte de Lauraguais à M. le comte de Noailles. 8 juillet 1763. J'eus le bonheur , comme vous savez , Monsieur, de vous rencontrer hier : vous alliez monter dans votre carrosse. Je crus être caché dans la foule des pauvres qui l'entouraient; mais vos yeux me distinguèrent , parce que votre main aime à soulager leur misère. Vous me reconnûtes après trois ans ; vous vîtes la joie se répandre sur mon visage ; vous la fites passer dans mon cœur en m'em brassant. Vous joignîtes à vos bontés pour moi des reproches obligeans , et si vous vous moquâtes de moi en me disant que vous saviez que je ne venais point chez vous , parce que j'étais bien sûr que vous viendriez chez 15 JUILLET 1763. -301 moi si je voulais , je n'ai pu m'en fâcher. Je restai dans la confusion. Elle eût été bien plus grande si j'avais deviné que je pusse être aujourd'hui dans le cas de recourir à vous. Voilà mon histoire , et vous l'apprendrez à peu près par les copies des lettres que j'ai l'honneur de vous envoyer. Lisez d'abord celle à M. le comte de Saint- Florentin , ensuite celle à M. de Bissy ; enfin , la seconde que j'ai écrite encore à M. de Saint-Florentin ( 1 ) . Vous verrez les motifs et les raisons qui m'ont déterminé à la démarche que j'ai faite. Souffrez , puisque j'eus l'honneur de vous voir hier , et que le pécheur toucha l'habit du juste , qu'il vous parle morale. Nos fautes excitent votre charité chrétienne , et dans le monde pervers les fureurs humaines. A peine ma lettre au comte de Bissy a-t-elle été écrite , qu'on m'en parla ; enfin , j'apprends hier qu'on crie au blasphème ; je craignis d'avoir offensé quelqu'un , puisque je voyais qu'on parlait de venger Dieu. Je relus ma lettre; j'y cherchai au moins quelques indiscrétions. Faites- moi donc découvrir mes fautes , monsieur le Comte, car je n'y ai rien trouvé de blâmable. Vouloir que mon Mémoire fît du bien , au lieu d'éclat , vous paraît sûrement honnête. C'est ce sentiment qui vous faisait dérober à l'armée tous les momens que vous ne deviez pas à son exemple , pour donner au roi les plus secrets avis du plus sage et du plus fidèle de ses sujets. Mes raisons pour appeler le Fleury au réquisitoire , Omer de Fleury, sont excellentes. Me punirait-on pour n'avoir pas dit la meilleure de toutes : c'est que c'est son nom? Le monde est donc bien juste , puisqu'il est si sévère? Dire à l'Académie qu'on écrit comme une garde (1) Cette dernière manque dans les Mémoires secrets comme ici . 302 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , le malade ne peut offenser que les médecins qui raisonneraient comme elle. J'ai dit que je démontrerais que réquisitoire est digne de toute censure , et je l'ai déjà fait ; mais tandis qu'on me menaçait de M. Omer de Fleury, je me suis senti indigné contre lui . Il m'attaquerait , lui , quand je devrais demander sa tête au parlement, c'està- dire aux chambres assemblées , pour avoir engagé la Grand Chambre à la proscription de nos races futures, pendant qu'il faut que toutes les chambres soient assemblées pour juger un simple gentilhomme? J'ai dit : Je ne les crains point; mais , je vous demande , que faut-il faire? Enfin , quant aux vues que je ne fais que prêter évi demment à M. Omer de Fleury et à la Grand'Chambre, c'est que j'avoue qu'il m'a paru toujours très - désirable que les ministres des autels s'y consacrassent paisiblement. Me punirait - on parce que je suppose qu'un bon prêtre pourra dire la messe sans que cela tire à conséquence ? Se réserve-t-on encore le droit de me persécuter en chasuble? ... Quoi qu'il en soit , je ne sais comment on a tourné tout cela ; mais on m'a dit que la reine criait contre moi. Je me jette à vos pieds , et je bénis vos grandeurs , parce que j'admire l'usage que vous en faites. Parlez à madame la comtesse de Noailles ; daignez me parler, et je vous entendrai comme Élie ; car hier j'ai senti , qu'ainsi que lui , vos baisers feraient revivre un mort. Vous êtes fait pour tous les miracles. 1er AOUT 1763. 303 AOUT. Paris , 1er août 1763. ON a donné aujourd'hui , sur le théâtre de la Comédie Française , la première et dernière représentation de la Présomption à la mode, comédie en vers et en cinq actes. C'est le coup d'essai d'un jeune écrivain , qui est venu exprès de Toulouse pour se faire siffler . Ce jeune poète a trouvé le secret d'associer deux défauts qui paraissent incompatibles. Son sujet est trivial , et il manque de vraisemblance ; sa pièce ressemble à tout , excepté à la vérité. Il a copié depuis la Métromanie de Piron jusqu'au Suffisant de Vadé ; c'est assurément réunir les deux extrêmes , et remplir un intervalle immense. Cependant , quoique le sujet de sa pièce soit commun et mauvais , il ne lui a manqué que le génie de Molière pour en faire une farce remplie de chaleur et de verve. Vous imaginez aisément toutes les scènes et toutes les situations comiques que Molière aurait tirées d'un fat qui , comptant en jouer un autre, se joue lui-même. Avec un peu de talent , cette situation si rebattue réussit toujours au théâtre ; mais malheureusement le sublime Molière a fait le voyage du paradis sans jeter son manteau à personne. Tout est faible et commun dans cette pièce . Il n'y a pas jusqu'au nom de l'amant de Rosalie qui ne soit maussade ; il n'y a qu'un amoureux de Toulouse qui puisse s'appeler Forlandre. D'ailleurs , aucune invention , aucune ressource , aucun talent , même dans les détails ; la seule chose qu'on 304 CORRESPONDANce littéraire, puisse lui accorder, c'est une versification facile. Le ton de M. de Cailhava n'est point bon; mais ce n'est pas ce qui m'effarouche, et s'il y a d'ailleurs quelque espérance à concevoir, on peut se flatter de voir le mauvais ton corrigé par le séjour de la capitale... Le parterre n'a pas manqué d'indulgence. Plusieurs tirades des premiers actes , quoique fort déplacées , ont été fortement applaudies , entre autres celle où l'auteur parle des cabales du parterre et de tout ce qu'un pauvre poète a à essuyer à la première représentation d'une pièce. M. de Cailhava prétend que de puis que la garde postée dans le parterre l'empêche d'être bruyant , les éternuemens ont succédé aux sifflets, et que, pour faire tomber une pièce , les cabaleurs s'enrhument tout exprès la veille de la première représentation . Cette tirade a fort diverti le parterre , qui aime qu'on se moque de lui. Il faut qu'il ait soufflé un mauvais vent la veille de l'enterrement de M. de Cailhava ; car je n'ai jamais vu un rhume plus général et plus obstiné. On a donné sur le théâtre de la Comédie Italienne , avec beaucoup de succès , les Deux Chasseurs et la Laitière , fables dialoguées en un acte, mêlées d'airs en musique(1). Cette petite pièce est de M. Anseaume, et la musique de M. Duni , ci-devant maître de chapelle de l'infant dom Philippe , et qui est venu en France avec le projet de faire de la musique sur des paroles françaises. Ce poëme est rempli de naturel et de vérité , et me plaît beaucoup. Il est difficile de sentir à la lecture le plaisir qu'il fait à la représentation. Les pièces de M. Sedaine sont dans le même cas ; on les lit avec un médiocre plaisir , et , quand on ne les a point vu jouer , on a de la peine à concevoir (1) Représentées le 21 juillet. I er AOUT 1763. 305 D 1 le prodigieux succès qu'elles ont eu au théâtre. M. Anseaume a combiné deux fables ; celle du Pot au lait ( 1 ) , dont la petite paysanne , par une gradation infaillible compte tirer des poulets , des agneaux , des chèvres , des veaux , des vaches , des troupeaux , des richesses immenses dans l'excès de sa joie d'une fortune si bien assurée , elle casse son pot , et voilà son lait et ses espérances perdus. La fable des Deux Chasseurs (2) a le même but ; ils ont vendu la peau d'un ours qu'ils n'ont pas tué encore; ils fondent sur cet argent les plus belles chaumières en Espagne ; car , pour des châteaux , ils n'en ont que faire ; mais ils ont fait leur compte sans consulter l'ours , qui y doit contribuer de sa peau , et dont ils sont houspillés de façon qu'ils sont trop heureux de lui dérober la leur. Ces deux chasseurs et la petite laitière , en se moquant de leurs malheurs réciproques , finissent par ce trait de morale : la Un fol espoir trompe toujours , Et ne vendez la peau de l'ours Qu'après l'avoir couché par terre . La musique de cette pièce est charmante d'un bout à l'autre ; la partition en sera incessamment gravée , et on promet pour la fin du mois. Vous y distinguerez surtout le morceau : Je suis percé jusqu'aux os ; le duo : Quandje trouve à l'écart ; l'air : Voici tout mon projet ; celui de Jeunefille à cet age ; et enfin l'air : Hélas!j'ai répandu mon lait ; mais en jugeant cette musique , il faut toujours se souvenir combien la langue française est ingrate et peu musicale , et combien il est impossible (1 ) LA FONTAINE , la Laitière et le Pot au lait , liv . VII , fabl. 10. (2) Ibid. l'Ours et les deux Compagnons , liv. V, fabl . 20 . TOM. III. 20 306 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , qu'une musique faite sur un idiome qui ne se prête à rien , approche jamais de la musique italienne. Le poète aurait dit en italien , avec grace et avec gentillesse : Adieu mes vaches et mes veaux ! Voyez comme cela est raide et maussade en français , et plaignez un pauvre musicien réduit à chanter dans une telle langue. Cher pot au lait ! cher pot au lait ! est dur et lourd , et cependant c'est sur ce vers qu'il faut faire tomber l'expression la plus délicate et l'effet de tout le morceau.... Au reste , le style de M. Duni commence un peu à vieillir ; mais c'est un défaut qu'on ne sent pas en France, parce qu'on est encore à savoir ce que c'est que style en musique. Cette pièce est en plein succès ; mais elle aurait tourné la tête à tout Paris si nous avions une actrice pour jouer le rôle de la petite laitière avec la naïveté et la gentillesse qu'il demande. Ceux qui savent ce que c'est que de jouer la comédie , ont tous les jours lieu de regretter la perte de mademoiselle Nessel , enlevée au théâtre l'année dernière , à la fleur de son âge. On ne peut pousser plus loin la science des nuances , la délicatesse et la vérité que cette charmante actrice savait mettre dans son jeu. Mademoiselle Villette Laruette , qui a pris sa place , est d'une gaucherie et d'une maussaderie insupportables ; mais parce qu'elle a des poumons pour bien crier , elle reçoit les applaudissemens de la multitude. C'est cette multitude qui aurait voulu que M. Anseaume changeât son dénouement et y ajoutât la fable du Trésor. Dans la pièce , l'un des chasseurs , harassé et n'en pou- 1er AOUT 1763. 307 vant plus de fatigue , se couche sur le toit d'une vieille masure. Pendant son sommeil , la petite laitière casse son pot , et l'autre chasseur revient froissé , déguenillé , dans un état épouvantable, trop heureux encore d'être échappé à la gueule de l'ours. Dans son désespoir, n'ayant plus pour tout bien qu'un morceau de sa bandoulière, il prend le parti de s'en servir pour se pendre à cette masure , dont il ne sait pas que son camarade s'est fait un lit. La violence avec laquelle il enfonce le clou fait tomber la masure en ruines , et avec elle le chasseur qui est dessus. L'un est éreinté de sa chute , l'autre en a le bras froissé ; tous les deux concluent enfin avec la laitière qu'il faut prendre son mal en patience , et ne pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué , ni compter ses poules et ses chèvres avant qu'elles ne soient venues au monde. Pourquoi , disent nos juges , n'avoir pas renvoyé ces pauvres gens contens , en ajoutant la fable du Trésor aux deux autres? Guillot voulant se pendre , l'aurait trouvé sous les ruines de la masure qui s'écroule ; il l'aurait partagé avec son camarade , et , devenu riche au moment même où il était tout-à-fait désespéré , il eût encore épousé la petite laitière. Il est constant qu'il n'en aurait rien coûté au poète pour enrichir ses trois acteurs ; mais je sais bon gré à M. Anseaume de n'avoir eu aucune de ces idées. J'avoue que sa pièce , arrangée de cette manière , aurait plus ressemblé à une pièce de théâtre, c'est-à-dire à un modèle faux qui lui - même ne ressemble à rien ; mais telle qu'elle est , elle ressemble bien mieux à la vérité et au cours des événemens , et M. Anseaume a montré bien plus de jugement et de goût que ses critiques. C'est dans ces petites misères qu'on voit combien le goût du public se dégrade , avec quelle imbécillité il compare tout à des 308 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , modèles de convention et de caprice , sans consulter la vérité et la nature. Rien de plus commun que de voir les hommes se bercer de vaines espérances , et , pour profit, n'en jamais retirer que soucis et tourmens ; on n'en a jamais vu un seul trouver un trésor au bout. M. Anseaume a fait l'histoire de la vie , et ses critiques lui en demandent le roman , parce que nous sommes en usage de renvoyer nos acteurs contens , contre la vérité, et de les marier à la fin des pièces. Ce n'est pas seulement les copistes , c'est les juges aussi qu'Horace pouvait appeler servum pecus. Nous sommes oppressés par trois grandes calamités. La première , c'est la folie épidémique qui s'est emparée de Paris depuis deux mois que M. Roussel a publié sa Richesse de l'État. Tout ce que cette feuille a occasioné de disputes et de feuilles est incroyable. La seconde de nos calamités est la fécondité de⚫nos poètes. Quoiqu'on accuse notre siècle d'être prosaïque , et que , dans le fait , le public soit plus difficile sur les vers qu'il ne l'a jamais été , il s'en est imprimé depuis quelque temps une quantité prodigieuse.... Passons les Stances sur le sort des Jésuites. Ce n'est qu'une feuille d'un versificateur Janséniste , qui porte sur le titre son arrêt de réprobation . Mais je ne sais quel est le téméraire qui a entrepris de chanter Clovis ( 1 ) . Son poëme, prétendu héroï- comique , forme trois volumes épais de vers barbares , qui sont précédés d'un discours de plus de cent pages sur la poésie épique , et d'un examen des poëmes de ce genre. La prose de cet auteur n'est ( 1 ) Clovis , poëme héroï comique , avec des remarques historiques et critiques ( par Le Jeune ) ; La Haie ( Paris ) , 1763, 3 vol. in- 12 . 1er AOUT 1763. 309 pas moins détestable que ses vers.... Enfin , un libraire , sans doute , vient de nous faire présent des Quatre Saisons , ou les Géorgiques françaises , poëme par M. le cardinal de Bernis. Si ce sont là nos Géorgiques , les critiques des temps à venir auront un beau parallèle à faire entre Virgile et notre poète à bas rouges. Quelle profufusion de vers ! quel énorme amas de mots sans idées ! Jamais stérilité n'a été plus abondante , ou , si vous voulez , abondance plus stérile. Les Quatre Parties du Jour, chantées par le même auteur, sont en vérité un chefd'œuvre en comparaison de ces Quatre Saisons. Je défie le plus intrépide lecteur d'en lire plus d'une page à la fois. Ainsi il y a , dans ce petit livret , pour soixante-onze jours de lecture , et cependant on peut l'avoir pour douze sous ; c'est donner pour rien. Sans doute que Son Éminence ayant considéré que sa prose nous coûtait assez cher , veut , par un mouvement de conscience , nous dédommager sur ses vers. Je ne crois pas que M. de Saint-Lambert, qui prépare depuis long-temps un poëme sur les Quatre Saisons , soit découragé par celui de son rival. La troisième de nos calamités consiste dans la quantité de mauvais romans qui paraissent journellement. Il est vrai que ce fléau va se répandre dans nos provinces , dans nos colonies , dans la partie méridionale de l'Allemagne , et n'est guère redoutable pour la capitale. La perte du Canada doit produire un contre-coup bien funeste au génie des écrivains de ce genre. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on ignore à Paris jusqu'au nom de ces messieurs , si vous en exceptez celui du chevalier de Mouhy, qui se repose depuis quelque temps sur ses lauriers. 310 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , LETTRE écrite par M. le comte de Lauraguais à M. le comte de Saint-Florentin , à la réception de sa lettre de cachet. Du 15 juillet 1763. Je viens, Monsieur, de recevoir les ordres du roi. Je les ai reçus avec tout le respect que tout sujet doit à son maître ; mais aussi avec tout le courage qui me rend peutêtre digne d'être le sujet du meilleur des rois. Vous pouvez juger, Monsieur , dans ce moment, de mon existence tout entière. Croyez que je n'ai pas risqué le repos de ma vie pour faire rire les sots , crier les caillettes , scandaliser les honnêtes gens du monde , et désespérer les prêtres. J'espérais conserver à la France près de 50,000 hommes qui meurent tous les ans de la petite-vérole ; j'es pérais empêcher leur proscription probable, en faisant frémir le parlement du réquisitoire qui préparait cette affreuse proscription . Songez donc , Monsieur, et je vous le dis avec attendrissement , qu'il meurt à Paris tous les ans 20,000 hommes ; que cette ville est à peu près la vingtième partie du royaume ; que les morts se montent à400,000 hommes; que sur huit morts il y en a au moins un qui meurt de la petite-vérole; qu'il y en a donc 50,000 qui sont enlevés par cette maladie , et que l'avantage de l'inoculation étant de trois cents contre un, elle conserverait 49,834 personnes à l'État. Je n'ai pas commis le crime, Monsieur , de me croire criminel pour avoir employé tous les moyens qui pouvaient rendre ce réquisitoire odieux et méprisable. Je ne redoutais pas même d'être cité au parlement. S'il m'avait condamné , en me plaignant de l'abus des lois , j'eusse adoré leur justice. Je n'ai que la douleur de lui être détobé; c'est le seul sentiment qui mêle quelque amertume Ier AOUT 1763. 311 à l'obéissance que je dois au roi .... J'ai rassuré le pauvre homme que vous m'avez envoyé. Il me croyait apparemment coupable. D'ailleurs , comme il avait peut-être ses affaires et moi les miennes , et qu'enfin je n'aime pas les complimens, pour le tranquilliser, je lui ai dit que j'allais vous écrire , et lui ai donné ma parole que nous partirions cette nuit ensemble ( 1 ) . Epitre aux Fidèles, par le grand Apótre des Délices (2). La seule vengeance qu'on puisse prendre de l'absurde insolence avec laquelle on a condamné tant de vérités en divers temps , est de publier souvent ces mêmes vérités , pour rendre service à ceux mêmes qui les combattent. Il est à désirer que ceux qui sont riches veuillent bien consacrer quelque argent à faire imprimer des choses utiles ; des libraires ne doivent point les débiter ; la vérité ne doit point être vendue.... Deux ou trois cents exemplaires , distribués à propos entre les mains des sages , peuvent faire beaucoup de bien sans bruit et sans danger. Il paraît convenable de n'écrire que des choses simples , courtes , intelligibles aux esprits les plus grossiers ; que le vrai seul , et non l'envie de briller, caractérise ces ouvrages ; qu'ils confondent le mensonge et la superstition , et qu'ils apprennent aux hommes à être justes et tolérans. Il est à souhaiter qu'on ne se jette point dans la métaphysique , que peu de personnes entendent , et qui fournit toujours des armes aux ennemis. Il est à la fois plus ( 1 ) Le comte de Lauraguais fut conduit à la citadelle de Metz. (2) Cette lettre se trouve comprise dans la Correspondance de Voltaire de l'édition Lequien , et y est datée du 2 juillet 1763. L'éditeur la donne comme adressée à Helvétius. Dans les Lettres inédites de Voltaire , de madame Denys et de Colini , Paris , Mongie , 1821 , p . 229 , elle est adressée à Diderot. 312 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , sûr et plus agréable de jeter du ridicule et de l'horreur sur les disputes théologiques , de faire sentir aux hommes combien la morale est belle et les dogmes impertinens , et de pouvoir éclairer à la fois le chancelier et le cordonnier. On n'est parvenu , en Angleterre , à déraciner la superstition que par cette voie.... Ceux qui ont été quelquefois les victimes de la vérité , en laissant débiter par des libraires des ouvrages condamnés par l'ignorance et par la mauvaise foi , ont un intérêt sensible à prendre le parti qu'on propose. Ils doivent sentir qu'on les a rendus odieux aux superstitieux , et que les méchans se sont joints à ces superstitieux pour décréditer ceux qui rendaient service au genre humain.... Il paraît donc absolument nécessaire que les sages se défendent , et ils ne peuvent se justifier qu'en éclairant les hommes. Ils peuvent former un corps respectable , aulieu d'être des membres désunis que les fanatiques et les sots hachent en pièces. Il est honteux que la philosophie ne puisse faire chez nous ce qu'elle faisait chez les anciens ; elle rassemblait les hommes , et la superstition a seule chez nous ce privilège. Seconde épître aux Fidèles , par le grand Apôtre des Délices (1). Du 12 juillet 1763. Dieu bénit nos travaux. Jean-Jacques l'apostat n'a pas laissé de rendre de grands services par son Vicaire savoyard. Presque tout le peuple de Genève est devenu philosophe. On a trouvé très-mauvais que le conseil de Genève ait fait brûler le livre de Jean-Jacques. Ce n'est (1 ) Cette lettre n'a encore été comprise dans aucune des éditions de Voltaire. L'éditeur des Lettres inédites que nous avons mentionnées dans la note précédente l'a , d'après Grimm, fait entrer dans son recueil. 1er AOUT 1763. 313 pas ainsi , disent-ils , qu'on doit traiter un citoyen. Deux cents personnes , parmi lesquelles il y avait trois prêtres , sont venues faire de très-fortes remontrances ; mais il faut que vous sachiez que Jean-Jacques n'a été condamné que parce qu'on n'aime pas sa personne.... Admirez la Providence. L'auteur de l'Oracle des Fidèles, livre excellent, trop peu connu , était un valet-de-chambre d'un conseiller-clerc de la seconde des enquêtes , nommé Nigon de Berty, cloître Notre-Dame. Il est venu chez moi ; il y est : c'est une espèce de sauvage, comme le curé Meslier.... Vous rendriez service aux frères , si vous vous faisiez informer , chez le conseiller Nigon de Berty, ce que c'est qu'un Savoyard nommé Simon Bigex , qui a été chez lui en qualité de valet-de-chambre et de copiste. Apparemment ce Simon Bigex , auteur de l'Oracle des Fidèles ( 1 ) , était paroissien du Vicaire savoyard de Jean-Jacques. C'est bien dommage que la tragédie de Socrate (2 ) soit un ouvrage détestable ; mais on ne peut le faire bon et jouable.... On trouve les Remontrances du Parlement un libelle séditieux ; mais je ne me mêle pas de ces affaires-là. Troisième épître dugrand Apôtre àsonfils Helvétius (3) . Du 26juillet 1763. Une bonne ame envoie cette traduction du grec à une bonne ame.... On fait ce qu'on peut, de son côté pour la culture de la vigne du Seigneur , et on a lieu de bénir la Providence , qui a fait dans nos cantons un nombre prodigieux de conversions.... Nous vous exhortons , mes ( 1 ) Ce Simon Bigex , auteur de quelques écrits , remplit pendant un temps auprès de Voltaire les fonctions de secrétaire. (2) La Mort de Socrate , par Sauvigny. Voir précédemment , p. 227 et suiv. (3) Comprise dans l'édition de Lequien , tome LXIII , p. 164. 314 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. très-chers frères , à combattre pour notre foi jusqu'au dernier soupir. Ah ! si vous nous aviez consultés quand vous donnâtes votre saint ouvrage ! ... Mais enfin , le passé est passé. On vous trompait ; on se trompait ; on vous ensorcelait ; on avait la démence de demander un privilège ; on vous faisait louer , à tour de bras , de très -mauvais vers , de petits génies et de mauvais coeurs. N'en parlons plus. Vous ne pouvez vous venger qu'en rendant odieuses et méprisables les armes dont on s'est servi contre vous. Vous devriez faire un voyage et passer chez votre frère , qui vous embrasse. Par quelle horrible fatalité les frères sont-ils dispersés et les méchans réunis ? Paris , 15 août 1763. L'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres vient d'associer M. Anquetil à ses travaux. Ce jeune savant a passé plusieurs années dans l'Inde , avec les adorateurs du feu, pour s'instruire dans leurs mœurs et leur langue, dans la religion et la doctrine de Zoroastre. Il prétend en avoir remporté les livres sacrés. Si cela est , une traduction fidèle de ces livres jetterait sans doute beaucoup de lumière sur les livres de Moïse et sur l'objet des recherches de M. Boullanger ( 1 ). Beaucoup de candeur et de modestie doivent prévenir en faveur de M. Anquetil : il décide peu , et il paraît ignorer les avantages que lui donne le proverbe , a beau mentir qui vient de loin (2). (1) Boullanger avait publié en 1761 ( Genève , in- 12 ) des Recherches sur l'origine du despotisme oriental , qui , de même que l'Antiquité dévoilée , qu'il publia plus tard , ne se trouvent pas toujours d'accord avec l'Écriture Sainte. (2) Anquetil Duperron ( frère de l'historien ) publia en effet le recueil de ces livres sacrés sous le titre de Zend- Avesta , et ensemble une Relation de ses voyages et une Vie de Zoroastre. Ce savant a publié plusieurs autres ouvrages sur l'Inde il est mort en 1805. 15 AOUT 1763. 315 En vain M. Le Franc de Pompignan cherche-t-il àopposer une digue chrétienne aux entreprises de M. Boullanger et de ses semblables ; le siècle ingrat et corrompu ne récompense qu'avec une extrême indifférence les services des défenseurs de la foi. Ce grand homme vient de faire faire une superbe édition in-4° de ses Poésies sacrées , psaumes et cantiques judaïques ; mais plus que jamais Sacrés ils sont, car personne n'y touche (1) . Depuis trois mois que cette édition est affichée au coin de toutes les rues , qu'elle est annoncée dans les journaux avec l'emphase convenable, il ne s'en est pas vendu douze exemplaires , tandis qu'on paierait au poids de l'or cette affreuse tragédie de Saül et David, qu'un forban de libraire vient d'imprimer à ses risques et profits , avec le nom de M. de Voltaire tout de son long sur le frontispice (2). Il est vrai que M. de Pompignan vend ses cantiques un peu cher, et ce n'est pas en ce siècle-ci qu'il faut mettre un haut prix aux ouvrages de religion. Il fait bravement la guerre aux impies dans un discours préliminaire ; il observe , en parlant de saint Grégoire de Nazianze , que ce n'était pas seulement un grand saint , mais aussi un grand poète. « On lit avec plaisir, ajoutet-il, que ce grand homme, désespérant de remédier aux maux de son siècle, se retira à la campagne, où il se promenait dans son jardin et faisait des vers. » Voilà , se dit M. de Pompignan dans ses momens de consolation , voilà ce que la postérité dira aussi de moi , et saint Grégoire de Nazianze n'est dans le fond que mon type. (1 ) VOLTAIRE , le Pauvre Diable. (2) Voir précédemment la note 3 de la page 220. 316 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , Lettre de M. Pigalle à M. de Voltaire. Paris , le 23 juillet 1763. Les marques de bonté et d'estime , Monsieur , dont vous avez bien voulu m'honorer , m'autorisent à vous demander une grace , que je regarde comme la plus grande que je puisse recevoir : ce serait de vous charger de composer l'inscription du piédestal de la figure du roi , qui doit être posée , dans peu , au milieu de la place Royale que fait construire la ville de Reims. Lorsque je fus choisi pour l'exécution de ce monument , j'avais encore l'idée frappée d'une pensée que j'ai lue autrefois dans vos ouvrages , mais que je n'ai pu retrouver depuis , quoique je l'aie cherchée en dernier lieu. Vous y blâmez l'usage , dans lequel on a été jusqu'à présent , de mettre autour des monumens de ce genre des esclaves enchaînés , comme si on ne pouvait louer les grands que par les maux dont ils ont accablé l'humanité. Échauffé par cette pensée , et quelque satisfaction que je trouvasse du côté de mon art à traiter des figures nues , j'ai pris une route différente dans mon nouvel ouvrage. En voici le sujet. J'ai posé la figure de Louis XV debout , sur un piédestal rond ; je l'ai vêtu à la romaine , couronné de lauriers. Il étend la main pour prendre le peuple sous sa protection .... Aux deux côtés du piédestal sont deux figures emblématiques , dont l'une exprime la douceur du gouvernement , et l'autre la félicité des peuples. La douceur du gouvernement est représentée par une femme , tenant d'une main un gouvernail , et conduisant de l'autre , par la crinière , un lion en liberté , pour exprimer que le Français , malgré sa force, se soumet volontiers à un gouvernement doux. La félicité 15 AOUT 1763. 317 des peuples est rendue par un citoyen heureux , jouissant d'un parfait repos , au milieu de l'abondance , désignée par la corne qui verse des fruits , des fleurs , des perles et autres richesses. L'olivier croît auprès de lui ; il est assis sur des ballots de marchandises ; il a sa bourse ouverte , pour marquer sa sécurité , et pour suppléer au symbole de l'âge d'or : on voit à l'un de ses côtés un enfant qui se joue avec un loup . J'avais d'abord mis le loup et l'agneau qui dorment ensemble ; mais messieurs du corps de ville, à cause du proverbe , quatre-vingt-dix-neufmoutons et un Champenois font cent , ont voulu absolument que je supprimasse l'agneau.... Au bas du monument sont les armes du roi , et derrière sont celles de la ville de Reims. Voilà , Monsieur, tout ce que j'ai pu imaginer et exécuter. A l'égard de l'inscription, il me serait impossible de la composer, ne sachant écrire qu'avec l'ébauchoir. On a décidé que cette inscription serait mise en français , soit en vers , soit en prose ; ce qui dépendra entièrement de celui qui la donnera. La table qui doit la contenir est sur la principale face. Elle porte six pieds quatre pouces et demi en longueur , et trois pieds trois pouces de haut en largeur ; ce qui donne peu de place, attendu qu'il faut que les lettres soient assez grosses pour pouvoir être lues de huit ou dix pas de distance , à laquelle sera posée la grille à hauteur d'appui qui environnera le monument. Pour vous donner du tout une idée plus exacte , vous trouverez ci-joint une petite esquisse , que M. Cochin a gravée , en attendant que la grande planche qu'il fait pour la ville de Reims paraisse. Le roi et les deux figures emblématiques sont fondus et presque entièrement réparés ; le tout serait même actuellement fini sans une maladie considérable que j'ai 318 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , eue l'année dernière , et sans le temps que je suis obligé d'employer pour terminer le piédestal de la figure équestre que M. Bouchardon n'a pu achever avant sa mort , et dont la ville de Paris m'a chargé sur sa réquisition testamentaire.... J'ose donc vous supplier de m'accorder la grace que je vous demande. Cette inscription fera tout le prix du monument. Je ne puis trop vous exprimer combien je vous en serai redevable. Je joindrai cette obligation à beaucoup d'autres que je vous ai déjà , et ne cesserai d'être avec la plus haute estime et la plus respectueuse reconnaissance , etc. Réponse de M. de Voltaire ( 1 ) . II y a long-temps , Monsieur , que j'ai admiré vos chefs- d'œuvre , qui décorent un palais du roi de Prusse , et qui devraient embellir la France. La statue dont vous ornez la ville de Reims me paraît digne de vous ; mais je peux vous assurer qu'il vous est beaucoup plus aisé de faire un beau monument , qu'à moi de faire une inscription. La langue française n'entend rien au style lapidaire. Je voudrais dire à la fois quelque chose de flatteur pour le roi et pour la ville de Reims ; je voudrais que cette inscription ne contînt que deux vers ; je voudrais que ces deux vers plussent au roi et aux Champenois; je désespère d'en venir à bout. Voyez si vous serez content de ceux- ci : Peuple fidèle et juste , et digne d'un tel maître , L'un par l'autre chéri , vous méritez de l'être . Il me paraît que , du moins , ni le roi ni les Rémois ne doivent se fâcher. Si vous trouvez quelque meilleure inscription , employez-la. Je ne suis jaloux de rien ; mais ( 1 ) Réimprimée dans l'édition Lequien , et datée du 10 auguste 1763. 15 AOUT 1763. 319 je disputerai à tout le monde le plaisir de sentir tout ce que vous valez. J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentimens que vous méritez , etc. Je ne sais si les Champenois seront contens de cette inscription , mais , à coup sûr , les philosophes ne le seront point. Ils diront que le mot juste est oisif, ou plutôt impropre , parce qu'il tient la place du mot généreux ; que le second vers est un amphigouri qu'on n'entend pas , ou que, quand on l'entend , on n'y trouve point de sens qui vaille. Il faut plus de gravité et d'importance pour une inscription en bronze ; il faut convenir aussi que la langue française y est bien peu propre. On a mis en patois , au bas de la statue de Louis XIV, érigée à Pau en Béarn : C'est le petit-fils de notre Henri. Voilà une belle inscription. Un moyen sûr d'avoir de belles inscriptions serait de n'accorder des statues qu'aux grands talens et aux vertus sublimes ; mais les hommes abusent de tout , et , sous leurs mains , le marbre et le bronze apprennent à mentir à la postérité avec autant d'intrépidité que leur bouche ment à leur siècle. M. de Voltaire vient de donner un nouveau volume de ses OEuvres de l'édition de Genève, la seule qu'il reconnaisse ( 1 ) . Ce volume contient Tancrède, Zulime, Olympie, et la comédie du Droit du Seigneur, qui a étéjouée à Paris , sous le titre de l'Écueil du Sage ; mais toutes ces pièces ne passeront pas pour les meilleures de cet illustre poète. ( 1 ) Ce volume , in- 8° , porte au titre : Ouvrages dramatiques avec les pièces relatives à chacun, tome cinquième, 1663 ; et au faux- titre : Collection complète des OEuvres de M. de l'oltaire, tome dixième , seconde partie. 320 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Vous ne serez pas fâché, peut-être , de lire la suite du commerce épistolaire du grand apôtre des Délices , avec l'un des fidèles . Ses plus petits chiffons peuvent toujours contribuer à l'édification commune. Építre à M. **** (1). Du 10 auguste ; de Ferney. Frère , vous m'avez donné une terrible commission. Notre langage gaulois n'est point fait pour les inscriptions .Quand vous voudrez du style lapidaire , commencez par retrancher les verbes auxiliaires et les articles. J'essaie pourtant de louer le roi et messieurs de Reims en deux vers , sans article et sans verbe avoir. Le roi est un bon prince , les Rémois sont de bons sujets , et il me paraît juste de dire un petit mot de ceux qui font la dépense de la statue. Peuple fidèle et juste , et digne d'un tel maître , L'un par l'autre chéri , vous méritez de l'être . Si on ne veut pas de ce petit disticon , qu'on se couche auprès ; car je n'en ferai pas d'autre. Je suis très-fâché que vous ne soyez pas voisin de mon autre frère ; mais je me flatte que vous le voyez souvent. Je voudrais que frère Duclos eût une de ces petites brochures dont vous m'avez parlé. (1) Comprise dans l'édition de Lequien , où elle est adressée à M. Damilaville . Dans les Pièces inédites de Voltaire ( publiées par M. Jacobsen ) , 1820 , in- 8 ° , elle est adressée à Thiriot. Nous penchons pour cette dernière autorité, car l'éditeur de Voltaire a évidemment pris cette lettre dans Grimm , et y aura mis la suscription de Damilaville , parce que c'est celle qui se trouve le plus fréquemment aux lettres de Voltaire données par Grimm; tandis que M. Jacobsen a eu sans doute sous les yeux la lettre elle-même , car il y a dans son texte une phrase qui n'est pas dans l'autre : celle où Voltaire parle de Duclos. 15 AOUT 1763. 321 Il y a une profusion de poésie dans les Quatre Saisons ( 1 ) , qui fait grand plaisir aux gens du métier. Je n'ai nulle nouvelle de Protagoras ( 2 ). J'ai lu les Richesses de l'État ( 3) . On aurait beau faire cent volumes de cette espèce , ils ne produiraient pas un sou au roi . Ce petit roman de finance n'est point pris du tout de la Dixme, attribuée au maréchal de Vauban , laquelle n'est point de ce maréchal , mais d'un Normand nommé La Guilletière , autant qu'il peut m'en souvenir (4) . Il faut absolument que frère Marmontel soit de l'Académie , en attendant frère Diderot ( 5) . Je voudrais les recevoir tous les deux , et puis m'enfuir dans mes montagnes. Tâchez , pour Dieu , de me faire avoir cette lettre extravagante de Jean - Jacques (6) . Frère , je vous embrasse tendrement. Autre épître à M. (7). Du 13 auguste. Je prends le parti d'ennuyer mon frère de mes affaires temporelles. Je lui ai rendu compte de mes trois ving- (1 ) Les Quatre Saisons de Bernis , que Voltaire ne jugea pas toujours aussi favorablement. (2) Voltaire , dans sa Correspondance , donne souvent à d'Alembert le nom de Protagoras , et celui de Platon à Diderot. (3) Suite de brochures publiées par le conseiller Roussel ( voir précédemment , p. 290 ) , dont le premier écrit avait amené cette discussion financière. (4) La mémoire de Voltaire se trouve ici en défaut ; ce n'est pas à La Guilletière , mais à Boisguilbert qu'on a attribué la Díme royale de Vauban. (B.) Ce projet fut imprimé en 1707 et 1709. (5) Marmontel y prit séance le 22 décembre suivant , à la place de Bougainville. Quant à Diderot , l'Académie n'eut jamais l'honneur de le compter parmi ses membres. (6) Voltaire veut sans doute parler de la lettre de Rousseau au syndic de la république de Genève. Voir précédemment page 237 et note 1 . (7) Cette lettre n'est comprise dans aucune édition des OEuvres de Voltaire. TOM. III. 21 & 322 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , tièmes , et le cahier ci-joint concerne un dixième.... L'affaire du dixième est bien plus embarrassante que celle du vingtième. Je paie très-volontiers de justes impôts au roi; mais il serait dur d'être dépouillé d'une dîme qui appartient à ma terre depuis deux cents ans , par un prêtre que j'ai comblé de biens , et qui me fait sous main un procès , dans le temps même qu'il conclut avec moi l'échange le plus avantageux , et que le roi le ratifie. Cette conduite touchera mon frère , et je me flatte qu'elle n'étonnera pas le corps des adeptes. O Platon ! ô Anaxagore ( 1 ) ! que dites-vous de mon vilain ? Autre épître à M. (2). Du 14 auguste. Mon cher frère , ma philosophie est réduite à ne vous parler que de procès depuis quelque temps. Les vingtièmes et les dîmes ont été mes problèmes ; et voici un nouveau procès que vous m'annoncez au sujet d'une farce anglicane. S'il y avait une étincelle de justice dans messieurs de la justice, ils verraient bien que l'affectation de mettre mon nom à la tête de cet ouvrage est une preuve que je n'en suis point l'éditeur ; ils verraient que le titre , qui porte Genève , est encore une preuve qu'il n'a pas été imprimé à Genève (3). Mais Omer ( 4) ne connaît point les (1) On a vu, par une des notes précédentes , que le surnom de Platon désignait Diderot ; quant à celui d'Anaxagore, il s'appliquait, nous le croyons , Thiriot. (2) Cette lettre n'est comprise dans aucune édition des OEuvres de Voltaire. (3) Il s'agit ici de l'édition de Saül et David, dont nous avons parlé p. 220, note 3 , et que Voltaire ne voulait pas avouer , parce qu'il n'y avait pas sûreté. (4) Omer Joly de Fleury , avocat- général. à 15 AOUT 1763. 323 preuves : je me crois obligé de le prévenir. J'envoie à mon neveu d'Hornoy, conseiller au parlement , un pouvoir de poursuivre criminellement les éditeurs du libelle; et à vous , mon cher frère , j'envoie cette déclaration que je vous supplie de faire mettre dans les Petites Affiches , en cas de besoin , et dans tous les papiers publics , le tout pour sauver l'honneur de la philosophie. Je vous ai dépêché , parmi les paperasses immenses dont je vous ai accablé , une procédure concernant les Jésuites , mes voisins. Le serrurier de mon village , ayant travaillé pour eux , fut payé en deux voies de bois de chauffage. Les créanciers d'Ignace se sont imaginé que ce pauvre homme avait acheté des Jésuites une grande forêt. Ils l'ont assigné à venir rendre compte au parlement de Paris . J'ai donc produit les défenses de mon serrurier ; car il faut défendre les faibles , et je vous les ai adressées pour mon procureur, Pinon du Coudrai. A quoi faut - il passer sa vie ? et quel embarras je vous donne ! Il faut que vous soyez bien philosophe pour le souffrir. Vive felix! Lettre au neveu d'Hornoy, conseiller au parlement( 1 ). Aux Délices , près de Genève , ce 13 auguste. Mon cher neveu , je ne doute pas qu'avec votre minois et votre ventre également rebondis , vous n'ayez un furieux crédit en parlement. Je mets entre vos mains l'affaire la plus importante. Il s'agit d'une farce anglaise (1 ) Cette lettre n'est comprise dans aucune édition de Voltaire. Sa date eût demandé que nous la donnassions avant la précédente ; mais comme il faut avoir lu celle du 14 pour bien comprendre celle du 13 , nous avons pensé qu'il y avait motif suffisant pour en intervertir l'ordre. 324 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , indignement tirée de la sainte Écriture , qu'on dit faite par ces coquins d'Anglais. Quelque polisson s'est avisé d'imprimer à Paris , et de débiter sous mon nom cette facétie anglicane. Il est important pour votre salut votre oncle ne soit pas excommunié , attendu qu'étant mon héritier, vous seriez damné aussi par le troisième concile de Latran. Je vous remets le soin de mon ame , et vous embrasse de tout mon cœur. Votre vieil oncle. V. Autre épitre à M. *** ( 1). Du 17 auguste , au départ de la poste. que Je demande pardon à mon cher frère de ne lui plus parler que du temporel. Ce n'est pas que je ne m'intéresse vivement au caloyer , et que j'abandonne le spirituel ; mais je me flatte que mon frère regardera cette affaire des dîmes comme un objet digne de son zèle. Il s'agit de confondre un prêtre. Je me flatte que mon frère voudra bien m'envoyer, pour mon édification , ce Saül et Daviddont on parle tant , et que je ne connais pas. J'ai vu le Radoteur (2) , et beaucoup de drogues de cette espèce. Tout cela n'est pas de l'argent comptant. Vous remarquerez que le grand apôtre veut qu'on dise auguste, à la place de ce gothique et barbare août , qu'on prononce aussi out. C'est ainsi qu'il veut qu'on substitue le mot d'impasse à celui de cul-de-sac. En écrivant, il y a quelques années , à feu l'abbé Du Resnel ; par la poste, il mit sur l'adresse : « A M. l'abbé Du Resnel , (1 ) Non recueillie. ou (2) Voltaire veut désigner ici la brochure intitulée Entendons - nous, Radotage d'un vieux notaire sur la Richesse de l'État , par Moreau , un des nombreux écrits publiés à l'occasion de la Richesse de l'État, de Roussel. 1ºer SEPTEMBRE 1763. 325 de l'Académie Française , dans l'impasse de Saint-Pierre , et non dans le cul- de- sac , attendu que rien ne ressemble moins à un cul ni à un sac , qu'une rue qui n'a point d'issue. » SEPTEMBRE. Paris , 1er septembre 1763. Er moi aussi je veux , par des chants immortels , consacrer mon nom dans la mémoire des hommes. Livré aux divins transports de la poésie , je veux chanter les héros , et partager avec eux les honneurs de l'immortalité. Ainsi s'écria un jeune poète , plein de cette confiance , l'écueil des hommes ordinaires , mais qui n'en est pas moins l'appui et la compagne du génie. Arrête, jeune audacieux , lui dit le critique d'un ton empesé et sévère avant d'entreprendre un ouvrage au-dessus de tes forces , as-tu songé à l'invention et à la disposition de ton sujet? Ta fable est-elle importante, bien nouée, bien tissue ? Ton but est-il grand et moral ? - Eh ! que m'importent, reprend le poète , la fable , son sujet et son but? Tout n'est-il pas égal à celui qu'un Dieu inspire , et l'ivresse que je sens me permet-elle d'arranger , de disposer , de réfléchir ? Sachez qu'une femme coquette et infidèle s'abandonne à un jeune étourdi qui l'enlève à son mari ; qu'un jeune homme bouillant et colère se voit enlever sa maîtresse par ordre de son supérieur , et qu'il ne m'en faut pas davantage pour intéresser le ciel et la terre , pour transmettre le nom de mes person- 326 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , sonnages et le mien à la dernière génération des hommes. Là-dessus le critique commence un long traité , dans lequel il prouve, d'une manière victorieuse , qu'une telle fable ne peut jamais avoir ni dignité ni importance ; qu'elle peut faire tout au plus le sujet d'un poëme comique, d'un roman , d'un conte ; mais que vouloir en faire le sujet d'un poëme héroïque , c'est le comble de l'absurdité et de l'extravagance. Quoi de plus plat , de plus commun , de plus trivial , de moins susceptible d'un développement de vertus héroïques que cette fable , et qu'attendre d'un poète qui trahit ainsi la pauvreté de son génie dès son entrée dans la carrière? Tandis que le critique l'atterre par ses raisonnemens , un autre poète s'avance. Sa démarche incertaine joue la timidité , mais son regard espiègle et malin trahit un enfant de Thalie. Le critique, toujours grave et sérieux , lui demande ses titres et les preuves de sa vocation . Il a imaginé une jeune personne au pouvoir et sous la tutelle d'un vieux jaloux : elle aime cependant un jeune homme dont elle est adorée ; mais le moyen de tromper la vigilance de cet abominable vieillard , qui la garde pour en faire sa proie ? Le poète , qui ne peut mettre en action toutes les ruses d'un amant entreprenant , s'est déterminé à les exposer en récit , et, pour ne point multiplier inutilement les personnages , il donne pour confident au jeune homme, ce vieillard même dont il a tant d'intérêt à se garantir. Quel délire ! quel comble de déraison ! s'écrie le critique. Quoi ! verrai-je toujours nos poètes dérober leurs sujets aux tréteaux des bateleurs? Quoi ! toujours un vieux fou amoureux , trompé par les ruses d'une jeune fille sans expérience, et par les folles entreprises d'un jeune étourdi qui s'en est coiffé ! Et vous, Irer SEPTEMBRE 1763. 327 jeune insensé , vous ne vous contentez point de vous approprier un sujet si rebattu par tous les faiseurs de farces; en le traitant, vous entreprenez encore de choquer grossièrement le bon sens. Ne voyez-vous pas qu'en choisissant ce vieux prétendant pour confident des entreprises de son jeune rival , votre comédie manquera , non-seulement de vraisemblance, mais d'intérêt et d'action ; qu'il est impossible que tout ne soit fini après la première confidence , et que le comble de l'absurdité serait de vouloir faire réussir les projets du jeune amoureux , lorsque le vieux les sait d'avance , et en peut sans peine prévenir et détourner les effets ? Le critique a raison . Il établit , par des argumens indubitables , par un traité aussi solide que méthodique, qu'il n'y a ni esprit , ni génie , ni raison , ni goût , ni jugement à vouloir traiter les sujets que je viens d'exposer. Tout y est si contraire aux premiers élémens de l'art poétique , qu'il faudrait être aussi dépourvu de sens que de talent pour tenter une pareille entreprise. Le critique le prouve par des raisonnemens sans réplique , à l'évidence desquels il vous est impossible de vous refuser. Il ne reste qu'une petite difficulté : c'est qu'il y a trois mille ans qu'un certain Homère s'est avisé de choisir le premier de ces sujets , tout plat et tout trivial qu'il est , et qu'il en a fait un certain poëme , appelé l'Iliade , qui est devenu l'admiration des meilleurs et des plus beaux esprits de tous les peuples anciens et modernes. Et il n'y a pas cent ans qu'un nommé Molière choisit le second de ces sujets , contre le bon sens et contre la raison , et en fit la comédie de l'École des Femmes, qui a mérité et conservé une place distinguée parmi les meilleurs ouvrages dramatiques. 328 CORRESPONDANce littéraire, Serait-il possible que l'art ne fût rien, et que le génie fût tout? Le lion couvert d'une peau d'âne reste - t - il toujours lion ? et l'âne caché sous la peau de lion seraitil toujours âne? Il semble, en effet , que le génie ait voulu en tout point se moquer des graves préceptes de la critique, et punir l'audacieuse présomption d'un art qui ose dicter des lois à la nature. Le docte pédant n'a pas sitôt établi son système poétique sur des principes prétendus invariables ; il n'a pas sitôt ouvert toutes les sources du beau , et prononcé la malédiction sur tous ceux qui oseraient en chercher ailleurs , qu'un homme de génie paraît, fait le contraire de ce que le critique a ordonné, et produit un ouvrage immortel. C'est ainsi que le héros, plein de ce talent sublime et rare qui conserve et défend les empires , oublie , à la tête de ses guerriers , les préceptes de Puységur et de Folard , et ose gagner des batailles en dépit de leurs règles ( 1 ) . Le plus beau secret , le seul qu'il vaudrait la peine de rechercher dans des ouvrages didactiques , serait celui d'enseigner à un pauvre homme les moyens de cesser de l'être. Un bavard aurait beau vous expliquer en quoi consistent la beauté et la grace de la démarche; il aurait beau vous développer tout son mécanisme, si la première conformation , si des accidens , des occupations habituelles ont privé vos muscles de cette souplesse et de cette agilité nécessaires à une démarche naturelle et aisée, la vôtre n'aura jamais de grace. Ce serait bien pis si vous n'aviez point de jambes. La plupart de nos faiseurs de poétiques ne ressemblent pas mal à des maîtres qui montreraient à danser aux boiteux et aux culs-de-jatte. ( 1 ) Le chevalier Folard a publié plusieurs ouvrages de stratégie ; le maréchal de Puységur a laissé l'Art de la guerre, 1748 , in-folio et in- 4º. 1ºer SEPTEMBRE 1763. 329 O vous qui voulez , par vos chants , nous arracher ces lauriers dont nos mains avares ne sauraient couronner la médiocrité , montrez-nous les signes de votre vocation! Quel dieu vous inspire , quel démon vous agite , quel feu vous embrase, quel pouvoir inconnu vous presse et vous sollicite ! Le poète, dans ses accès, est comme cet adolescent , plein de passion et de fougue , qui se sent pour la première fois le pouvoir de produire son semblable . Il s'abandonne à des transports non éprouvés. Dans cet état délicieux et pénible , il ne connaît souvent ni le but de ses désirs , ni leur objet. Il est hors de lui ; il est au-dessus de lui-même; il crée ; il enfante dans son délire ce que jamais il ne se serait cru capable de produire. Le moyen de prescrire des règles et une méthode à l'ivresse de la passion et de l'enthousiasme ! Le moyen de se faire entendre avec ses préceptes au milieu d'un peuple qui a l'esprit aliéné et la tête perdue , et parmi lequel celui-là seul serait indigne de rester , qui aurait assez de sang-froid pour écouter les lois d'un écrivain didactique ! Poètes , ayez du génie : sachez vous quitter , prendre toutes les formes , imiter tous les accens , vous abandonner à tous les transports , ou bien ne touchez jamais à la lyre d'Apollon , à moins qu'un destin plus propice , par unc faveur plus grande encore , ne vous ait associés à ce petit nombre d'hommes privilégiés qui ont su allier la force du génie avec cette pureté, cette élégance, cette harmonie paisible et douce et cette sorte de tranquillité enchanteresse qui fait le caractère de leurs ouvrages. Poètes, voilà votre poétique , et je n'en connais point d'autre. En effet , plus vous étudierez la marche du génie et l'allure de ses enfans, suivant les différens caractères dont la nature les a signés , plus vous serez convaincus qu'un 330 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, heureux instinct a prévenu tous les préceptes de l'art , et ( comme aurait dit La Fontaine ) , qu'ils viennent au monde tout chaussés. Donnez au vertueux Palissot , au poète Cailhava le génie de Molière , et vous verrez s'ils auront besoin de toutes ces poétiques dont nous avons une si grande abondance depuis que nous n'avons plus de poètes. Je l'ai déjà dit, en ce genre la force comique fait tout. Quoi de plus insipide et de plus plat qu'une querelle de ménage, entre un paysan ivrogne et sa femme acariâtre ! Elle est maltraitée et battue , et s'en venge en faisant passer son mari pour médecin. Donnez ce sujet à nos comiques d'aujourd'hui , et vous verrez s'ils ne se feront pas siffler , depuis la première scène jusqu'à la dernière. Molière s'en empare, et fait le Médecin malgré lui, rempli de génie et de verve. Si Despréaux avait raison de ne point reconnaître l'auteur du Misanthrope dans les Fourberies de Scapin , ce n'est qu'à cause de l'extrême distance des deux genres , et ce doit être pour tout homme de goût un nouveau sujet d'étonnement , que de voir la même force comique d'un caractère si divers dans deux pièces d'un même poète. A quoi bon donc tant de traités sur l'art poétique , me dira-t-on, et faudra-t-il les jeter au feu ? Avec un peu d'humeur, on dirait qu'à la réserve de trois ou quatre , il serait très-aisé de se consoler de la perte des autres ; mais soyons moins extrêmes , et disons que ces traités didactiques pourraient avoir une grande utilité , si leurs auteurs avaient beaucoup de goût , beaucoup de délicatesse et beaucoup de philosophie. Les Réflexions de l'abbé Du Bos surla Poésie et sur la Peinture sont un excellent ouvrage. Le philosophe Diderot a mis à la suite de son Père de Famille un traité sur la Poésie dramatique , 1 er SEPTEMBRE 1763. 331 rempli de vues neuves et profondes. La multitude n'a point vu que ce traité était lui-même un poëme, ainsi que les Entretiens qu'on lit à la suite du Fils naturel. Il y a des beautés dans l'Art poétique de Despréaux. Je ne parle point de l'Art poétique d'Horace ; c'est un ouvrage sublime , plein de verve et de génie , et qui n'a point de modèle dans aucune langue. On sait combien l'Art poétique d'Aristote est profond et philosophique. Mais tous ceux qui ont voulu suivre les traces de ces grands hommes se sont trompés sur le but de leur travail. Ils ont cru que leur tâche était d'instruire et de former le poète , et ils ont été loin de leur compte. Le philosophe est le précepteur du peuple. Dès qu'il quitte les mystères de sa science , ou plutôt de la nature , soit qu'il traite la morale ou la politique , soit qu'il se livre à la littérature ou aux arts , c'est toujours pour l'instruction publique qu'il doit écrire. Il ne lui appartient pas de former des poètes , des peintres , des musiciens , c'est l'ouvrage de la nature ; sa tâche , à lui , est de rendre le peuple sensible aux beautés des modèles que les grands hommes de tous. les genres lui ont présentés. Si le nombre de ceux qui produisent des ouvrages immortels est petit , le nombre de ceux qui en connaissent tout le prix ne l'est pas moins. On s'en aperçoit aussitôt qu'un ouvrage de génie paraît. Comme il sort ordinairement de la route commune , et que la multitude n'a point de modèle à qui elle peut le comparer , écoutez un peu, et vous saurez que penser des suffrages de la multitude. C'est là le temps des jugemens indiscrets et des décisions hasardées. Toutes les absurdités possibles se disent dans ce moment-là , ou , s'il en échappe par hasard , ce n'est pas la faute des juges , c'est qu'ils ne sont pas en assez grand nombre pour les dire 332 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , toutes. Il y a telle absurdité qui suppose une assemblée de huit cent mille ames , et qui ne peut être dite qu'à Paris. Il est évident que s'il y a un goût général , il ne s'étend que sur les ouvrages consacrés , que le suffrage des meilleurs esprits a rendus respectables , que les esprits absurdes n'osent plus attaquer, ou qu'ils admirent , non qu'ils en sentent le prix , mais parce que c'est une chose convenue.... Mais si l'on ne peut créer des hommes de génie dans une nation , il n'en est pas de même du goût public qui peut être cultivé , exercé , épuré , et c'est une assez grande et belle tâche qu'il reste à remplir au philosophe , par des préceptes et des exemples. Aussi , bien loin de mépriser les ouvrages didactiques , je trouve qu'il faut , pour les composer , une ame si sensible , des connaissances si étendues et si variées , un goût si exquis et si délicat , des organes si fins et si perfectionnés par d'heureuses et de sages habitudes , enfin , tant de justesse et de sagacité , qu'un assemblage de tant de qualités rares ne peut guère être plus commun que les dons même du génie. Le nombre excessivement petit d'ouvrages supérieurs de cette espèce ne confirme que trop ce que je viens de dire ; et si je dis du mal des traités sur la poésie et sur la peinture, ce n'est que parce que des esprits empesés et étroits se sont mêlés de dicter des lois aux enfans libres de l'imagination . Leur défaut le plus ordinaire est de rétrécir les limites de l'art , au lieu de les étendre. Ils ne voient jamais rien au-delà du cercle des choses trouvées , et parce que leur faible vue ne peut franchir cet espace circonscrit , ils disent qu'il n'y a rien au-delà. M. Marmontel nous a donné, il y a quelques mois, une nouvelle Poétique française ( 1 ) en deux volumes assez (1 ) Ouvrage auquel l'auteur a depuis donné le titre d'Élémens de littérature. Ier SEPTEMBRE 1763 . 333 S [que sem nfac e. ! roo Au tro le.c exca és p sles met me les st un etia " considérables . Cet ouvrage , annoncé depuis quelque temps , était attendu avec une sorte d'impatience , parce que l'Apologie du Théâtre par ce même écrivain , opposée à la Lettre de J.-J. Rousseau contre les Spectacles , avait eu beaucoup de succès. En effet , cette Apologie du Théâtre est un des morceaux les mieux faits que nous ayons vus ici depuis long-temps , et je suis bien fâché que la Poétique française n'ait pas tenu ce que l'Apologie semblait promettre. Puisque mon devoir me condanne à dire toujours indiscrètement ce que je pense , même sur des gens dont je serais charmé de ne dire que du bien , je dirai donc encore que M. Marmontel est un homme de beaucoup d'esprit , qu'il a surtout l'esprit de discussion , en sorte que son talent pour les ouvrages polémiques me paraît décidé ; mais il manà mon gré, de sensibilité , de goût et de délicatesse ; et le d'écouter un homme dépourvu de ces qualités , et qui veut parler poésie , peinture et musique ? On a reproché aux ouvrages poétiques de M. Marmontel la dureté , le boursoufflé , le défaut d'harmonie et de naturel , et l'on sent , en lisant ses ouvrages didactiques , qu'il a tous ces défauts-là . C'est un homme de bois , mais qui a vécu avec des philosophes , avec des enthousiastes de la belle poésie , et qui a appris à parler leur langage sans le sentir ; l'accent étranger perce toujours. Aussi , un lecteur qui a de la finesse ne trouvera point d'accord dans son coloris , quoique ses idées se tiennent , et il lui désirera cette propriété de diction et d'idées qui appartient à l'écrivain qui dit ce qu'il sent , et non ce qu'il a appris , et ce qu'il répète d'après d'autres. Souvent je n'entends pas son ramage. Ce n'est pas que je ne conçoive très-bien ce qu'il dit ; mais ce n'est pas ainsi que je sens. Je le supmoyen 334 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , porte encore plutôt lorsqu'il raisonne sur les choses pathétiques et fortes , que quand il touche aux choses délicates et légères ; on les fane si aisément , et ses gros doigts , lorsqu'ils en approchent , me font venir la chair de poule. D'ailleurs , je ne me ferai jamais à un homme qui cite Vida à côté d'Horace , Lucain à côté de Virgile, Castel Vetro à côté d'Arioste ; la dispute d'Ulysse et d'Ajax , dans Ovide , à côté de la prière de Priam à Achille , dans Homère ; qui compare l'art poétique à l'art de l'horlogerie, et croit que les deux arts ont dû se perfectionner à proportion qu'on a spéculé et raffiné ; qui , enfin , trouve que dans la première des églogues de Virgile , Tityre ne répond point à Mélibée lorsque celui-ci demande : Sed tamen , iste Deus qui sit , da , Tityre , nobis ; et que Tityre répond : Urbem quam dicunt Romam , Meliboee , putavi Stultus ego huic nostræ similem , quò sæpè solemus Pastores ovium teneros depellere fetus , etc. Il y a quelquefois des riens qui me brouillent avec un homme, sans ressource. De temps en temps je trouve une page dans M. Marmontel 'qui me raccommode avec lui ; mais cela ne dure pas. Cette Poétique n'a point eu de succès. On n'en a point dit de mal précisément ; mais on n'en a pas parlé du tout, et c'est bien pis. On la lit sans intérêt ; on n'a envie de rien contester, parce qu'elle ne fait rien penser. Le premier volume surtout est assommant. Ce que l'auteur y dit du mécanisme du vers français est d'une théorie assez neuve, et je croirais volontiers que ceux qui ont le don de la poésie suivent ces règles à peu près , vaguement et sans 1ºer SEPTEMBRE 1763. 335 le savoir; mais je veux mourir si jamais poète en composant s'est mis en peine de remplir ces préceptes , et d'y satisfaire d'une manière technique , d'autant que la langue française ne comportera jamais une prosodie rigoureuse. Le second volume se lit avec plus de plaisir ; mais on ne peut assez s'étonner que M. Marmontel ait emprunté un grand nombre d'idées , et quelquefois jusqu'aux expressions du traité sur la Poésie dramatique de M. Diderot , sans en faire honneur au philosophe à qui elles appartiennent. L'abbé Du Bos n'y est pas cité une seule fois, et cela n'est guère moins étonnant. Il est vrai aussi que ce que je lis avec grand plaisir dans ces deux philosophes m'en fait un médiocre dans M. Marmontel , tant la marche froide et méthodique dans un traité sur la poésie est une belle chose. Celui - ci ne me raccommodera pas avec la méthode ; il m'a seulement appris combien il était difficile de parler dignement de ceux que leur génie a appelés à la poésie. L'auteur de la Poétique française ne connaît pas assez les anciens ni les modernes pour son entreprise. On voit qu'il ne connaît des anciens que ce que son Jésuite lui a appris au collège , et ce n'est pas assez ; et , quant aux modernes , il ne suffit pas non plus de bien connaître la littérature de son pays pour oser écrire une Poétique. Piron disait , après avoir lu la Poétique française : « Ce Marmontel est comme le législateur des Juifs , qui montre à tout le monde la terre promise, où il n'entrera jamais ( 1 ). » Ma foi , c'est assez beau de ressembler à (1) Grimm confond , ou bien le mot de Piron était reproduit. Il avait déjà lancé cette épigramme contre Desfontaines : « J'ouvre le Temple de mémoire. Oui , messieurs , et sans vanité , J'ai la clef dans mon écritoire. 336 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Moïse , même au risque de rester dans le désert , et je conseille à M. Marmontel de prendre Piron au mot, sans quoi nous lui dirons ce que ce vieux bon caustique disait ces jours-ci d'un couvent de religieuses qui refusaient de prendre un cordelier pour directeur. « Elles n'en veulent pas pour confesseur ? disait Piron , qu'elles se couchent auprès. » Il est impossible d'entrer dans de plus grands détails sur cet ouvrage , ni sur aucun autre ; mais je crois qu'une lecture réfléchie confirmera ces observations générales ; et si l'abondance des matières le permet , j'y reviendrai peut-être pour en examiner quelques chapitres en particulier. Vous trouverez dans le chapitre de l'Ode , qui m'a paru un des meilleurs de la Poétique de M. Marmontel, des analyses bien faites de quelques odes d'Horace , entre autres , de cette belle ode qui est adressée à Virgile sur son voyage de mer. Peut-être ne serez-vous pas fâché de lire une imitation de cette ode qui est du double plus longue. Elle est de feu M. de Rochemore , qui a laissé un recueil de poésies qu'on n'a jamais imprimées. C'était un homme du monde , assez connu dans Paris , et qui , si je ne me trompe , est mort fou ( 1) . Paris , 15 septembre 1763. On a remis le 7 de ce mois , au théâtre de la Comédie Je mène à l'immortalité... » Vous ne dites pas vérité , Monsieur l'homme ou le rat d'église, Ou vous êtes comme Moïse , Qui , par des chemins peu frayés , Menait à la terre promise , Mais qui n'y mit jamais les pieds. (1 ) Voir une note qui renferme quelques détails sur lui , tom. II , p . 223. aS 15 SEPTEMBRE 1763. 337 Française , la tragédie d'Hérode et de Mariamne , par M. de Voltaire. Cette pièce n'avait pas été jouée depuis très-long-temps (1 ) , et son illustre auteur a crudevoir profiter de cette reprise pour y faire plusieurs changemens. Le rôle du préteur romain , Varus , ayant été généralement critiqué , M. de Voltaire l'a supprimé , et lui a substitué le rôle de Sohême.... Je n'ai pas mon histoire juive de Josèphe assez présente pour savoir si le personnage de Sohême est historique , comme on me l'a assuré. Dans la pièce , l'auteur en a fait un proche parent de Mariamne , et roitelet d'une petite province proche de la Palestine. Ce prince était venu à la cour d'Hérode dans le dessein d'épouser Salome , sœur de ce roi célèbre. Il était resté à Jérusalem pendant qu'Hérode était allé à Rome briguer la faveur et la protection d'Octave Auguste. Le mariage de Sohême et de Salome devait se conclure immédiatement après le retour d'Hérode ; mais, dans l'intervalle , Sohême avait eu le temps de connaître l'odieux et détestable caractère de Salome , et ses menées pour perdre Mariamne. Sohême était de la secte des Esséniens , et vous savez que les Esséniens suivaient parmi les Juifs à peu près les principes de cette vertu sublime et austère que les disciples du portique professaient à Athènes et à Rome. Bien loin de vouloir unir son sort à cette femme hautaine et dangereuse , Sohême rompt ce lien fatal , au risque de se brouiller avec Hérode , et , comme les principes de sa secte et la droiture de son propre cœur lui interdisent également la dissimulation , il déclare sans détour à Salome et ce changement et ses causes. Cette princesse , grièvement blessée de cette conduite , ne (1 ) Voir pour la précédente reprise , t . I , p. 189. TOM. III. 22 338 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , manque pas d'en attribuer la cause à Mariamne. Elle est son ennemie mortelle ; elle est parente de Sohême. Nonseulement c'est elle qui a déterminé ce prince à manquer à ses engagemens , mais elle lui a même inspiré une passion criminelle , et Sohême, en l'offensant mortellement, outrage encore son frère de la manière la plus sensible. Voilà les soupçons de Salome , et , ô étrange faiblesse du stoïque Sohême et de son poète ! c'est que Salome a deviné juste , non que la vertueuse Mariamne ait pu inspirer à son parent et nourrir en lui une passion criminelle ; mais les charmes et les malheurs de cette belle reine l'ont rendu malgré lui trop sensible. Il a conçu pour elle la passion la plus forte ; mais s'il se permet de lui en parler une seule fois , ce n'est que pour l'assurer qu'il ne lui en parlera plus de sa vie , et qu'il adorera ses vertus loin d'elle et d'une cour odieuse , qui n'est pas digne de la posséder. Voilà le principal défaut de ce rôle substitué au personnage de Varus , dont Sohême ne fait plus que récitér les vers mot pour mot , dès qu'il nous a appris une fois qu'il est parent de Mariamne , et qu'il suit les principes des Esséniens . Un préteur romain amoureux comme un roman, et traité par Hérode comme un polisson , était assurément un personnage fort déplacé et bien absurde dans cette tragédie ; mais un Juif stoïcien qui succombe aux charmes de sa parente ne l'est guère moins , et nous n'avons rien gagné au change. Il est étonnant , d'ailleurs , que M. de Voltaire n'ait pas senti combien cet amour est oisif et inutile ; car, excepté une froide et insipide déclaration , il ne produit rien du tout dans tout le cours de la pièce ; au contraire , toutes les parties du drame gagneraient à la suppression de cet amour déplacé. Le ja- 15 SEPTEMBRE 1763. 339 loux Hérode n'aurait pas moins nourri des soupçons offensans contre la vertu de sa femme , et sa détestable sœur n'aurait pas moins cherché à empoisonner l'esprit de son frère par un venin dont elle connaissait trop bien l'effet sur une ame jalouse. On sent même combien ce moyen serait devenu terrible s'il n'avait été qu'un simple instrument de la méchanceté : moins cette calomnie eût eu de fondement , plus l'intérêt et la plus tendre pitié s'en seraient accrus pour l'innocente et vertueuse Mariamne. Lorsque M. de Voltaire entreprit dans sa jeunesse de traiter ce sujet , le théâtre français était infecté de cet insipide amour qui y a régné si long-temps. Il était de l'essence d'une tragédie française , et c'était un usage convenu , qu'outre le principal amour , il y eût encore un amour postiche et épisodique. C'est un reproche à faire aux mânes du grand Racine , de nous avoir affublés de cette passion puérile et subalterne ; il a gâté ainsi le sujet de Phèdre par l'amour d'Aricie ; le sujet d'Iphigénie en Aulide, par l'amour d'Ériphile ; celui d'Andromaque par l'amour d'Hermione ; et vous remarquerez que la seule tragédie où il ne soit pas tombé dans ce défaut est celle qui ne fut pas destinée au théâtre : c'est Athalie, que l'auteur et le public crurent manquée , et que tous les hommes de goût regardent aujourd'hui , avec raison , comme le chef-d'œuvre de la scène française. Les gens médiocres peuvent faillir impunément ; mais les fautes des hommes de génie sont pernicieuses , en ce qu'ils savent le secret de les embellir et de les faire réussir. Il en est comme des grands crimes , dont la hardiesse et le succès encouragent la méchanceté des scélérats en sousordre; l'exemple , bon ou mauvais , d'un grand homme devient bientôt une autorité. Lorsque M. de Voltaire 340 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , parut sur la scène , il n'osa s'écarter d'un usage qui était devenu loi ; on ne lui aurait pas pardonné d'imiter la simplicité et la vérité des anciens. En traitant le sujet d'OEdipe , il fallut y placer un Philoctète amoureux de Jocaste. Philoctète amoureux ! En tentant le sujet de Mariamne , il fallut lui donner quelque amoureux en sousordre, et cet amoureux fut nommé Varus. Il est bien extraordinaire que l'auteur, ayant senti la nécessité de changer ce rôle , n'ait pas pensé à lui ôter ce qui le dépare le plus , cet amour déplacé et inutile ; mais c'est qu'il n'a pas changé le rôle ; il l'a seulement donné à un personnage d'un autre nom . On assure qu'il a de même ôté le rôle de Philoctète de sa tragédie d'OEdipe; mais si ce changement ne s'est pas fait avec plus de soin que celui du rôle de Varus dans Mariamne, il vaudrait autant laisser les choses comme elles sont. Je suis surpris aussi que M. de Voltaire n'ait pas rétabli , à cette reprise , le cinquième acte comme il était autrefois à la première représentation de la pièce. Alors Hérode envoyait à Mariamne la coupe empoisonnée que cette reine infortunée buvait sur le théâtre : toute l'action en était plus pathétique et plus touchante , et les égaremens d'Hérode , qui suivaient de près son crime , en avaient un bien autre caractère de terreur; mais à la première représentation , un mauvais plaisant du parterre s'étant mis à crier : « La reine boit , » comme on fait en France , suivant un ancien usage , aux soupers de la fête des rois de l'Épiphanie , l'auteur fut obligé, aux représentations suivantes , de faire périr Mariamue derrière la scène , et de mettre son supplice en récit . Ce n'est pas la première fois qu'un mauvais plaisant a gâté de belles choses ; mais depuis trente ans que cette pièce a paru pour la première fois , nous avons fait quelques progrès 15 SEPTEMBRE 1763. 341 en fait de goût ; l'esprit philosophique nous a guéris de quelques puérilités , et M. de Voltaire aurait pu rétablir sans danger une action si intéressante et si pathétique. La tragédie de Mariamne n'a point réussi à cette reprise ; on ne l'a donnée que deux fois. Le public s'attendait à de grands changemens ; on les avait annoncés ainsi , et l'on trouva que tout se réduisait au changement du nom d'un personnage. La pièce était d'ailleurs mal jouée; mademoiselle Dubois était une pauvre Salome ; mademoiselle Clairon était fort déplacée dans le rôle de Mariamne ; les rôles tendres sont ceux qui lui conviennent le moins ; elle le sentit elle-même, et ne voulut pas jouer celui- ci une troisième fois. Rien ne confirme plus ce que j'ai dit , à l'occassion de la Poétique de M. Marmontel , que la tragédie de Mariamne ; le sujet en est très- beau , plein d'intérêt et de pathétique ; cet intérêt commence avec la première scène. Le retour d'Hérode à Jérusalem réveille tous les esprits ; il redouble l'activité de la haine de Salome contre Mariamne et les dangers de cette reine infortunée , épouse du meurtrier de son père , de l'ennemi le plus cruel de sa famille , alternativement adorée et outragée par ce prince jaloux , passionné et barbare. Quelle situation ! Rien de plus aisé que d'entretenir et d'augmenter cet intérêt et la terreur qui doit s'ensuivre jusqu'à la fin ; rien de plus aisé que de donner à chaque caractère la couleur la plus forte et la plus vraie. Qu'est- ce qui peut donc manquer à cette pièce ? C'est ce souffle de vie qui anime tout et que rien ne peut remplacer ; c'est cette force vivifiante de l'homme de génie qui se répand sur la totalité de sa production , et qui donne à chaque partie le degré de vie qui lui est nécessaire. Il faut que 342 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , le dessein de traiter ce sujet ait saisi le poète dans un mauvais quart- d'heure ; car tout y languit , et M. de Voltaire a bien prouvé par ses ouvrages postérieurs qu'il ne manquait point de ce souffle de vie qu'on désirerait à Mariamne. Ce défaut est irréparable. Lorsqu'un homme de génie a traité un sujet sans chaleur , il faut qu'il y renonce; il aurait beau y revenir , se butter, il ne ferait que se fatiguer inutilement. C'est dommage , car le sujet de Mariamne était bien digne de l'auteur de Zaïre. Disons ici un mot des idées de M. Marmontel sur la tragédie. Dans le chapitre de sa Poétique qui en traite, il cherche à établir une différence essentielle entre la tragédie grecque et la tragédie française. Il prétend que l'intérêt de la tragédie ancienne était entièrement fondé sur la fatalité ; que l'homme, jouet d'un sort aveugle, n'y faisait d'autre rôle que celui de subir une destinée inévitable, au lieu que l'intérêt de la tragédie moderne est fondé sur les passions , leur jeu et leurs développemens ; et il ne balance pas à accorder une grande supériorité à la tragédie de Paris sur la tragédie d'Athènes, non-seulement à cause de la variété des sujets , mais surtout et principalement à cause de la morale qu'on en peut tirer. On passerait à un pédant de raisonner ainsi , mais on ne peut le passer à un philosophe. Cette différence, qu'il établit entre la tragédie ancienne et moderne, est tout-à-fait chimérique ; car la fatalité , qui a une si grande part aux événemens de l'ancienne tragédie , et les passions qui , suivant M. Marmontel , causent les catastrophes de la tragédie moderne, sont également fondées sur l'immuable nécessité qui décide du sort de l'homme aussi irrévocablement qu'elle règle le cours des astres. Une des choses les plus absurdes en philosophie , c'est 15 SEPTEMBRE 1763. 343 de supposer un ordre et une loi qui maintiennent l'univers, de s'extasier même sur la beauté de cet ordre et de ces lois, et puis de croire qu'une action quelconque pût être libre. En poétique, cette absurdité n'est guère moins grande qu'en philosophie ; car și la passion et ses écarts étaient libres , il n'y aurait plus ni pitié ni intérêt , et les malheurs qu'elle cause ne pourraient ni effrayer , ni émouvoir. Quelque passion que vous mettiez sur la scène , elle ne peut intéresser qu'autant qu'elle dispose de votre personnage aussi aveuglément et aussi impérieusement que la fatalité dispose de ses vertus et de son bonheur. M. Marmontel convient , avec le philosophe Diderot , que s'il y a quelque chose de touchant , c'est le spectacle d'un homme rendu coupable et malheureux malgré lui . « Mais, ajoute- t - il , j'en reviens sans cesse à l'utilité morale , dont un poète , homme de bien , ne doit jamais se dispenser. Quel fruit pouvons-nous recueillir de l'OEdipe , de l'Electre ? etc. » J'en suis fâché pour M. Marmontel , s'il ne trouve pas dans ces drames de grandes instructions et une foule de leçons dignes d'être présentées à une assemblée d'hommes. Il est vrai que nos assemblées , pour entendre Racine et Voltaire , ne ressemblent pas aux assemblées d'Athènes , où l'on jugeait Sophocle et Euripide. Nos spectacles ont un air de futilité dont il faut bien que les ouvrages qu'on y représente se ressentent; j'avoue encore que les leçons qu'on peut tirer des tragédies d'OEdipe et d'Électre ne sont pas les plus propres à une assemblée d'enfans et de marionnettes . Nulle trace , nulle part en Europe, de cette morale forte et vigoureuse qui donnait aux anciens peuples un si grand caractère. La nécessité de subordonner tout aux maximes d'une religion enthousiaste a fait disparaître 344 CORRESPONDANCe littéraire, tous les grands principes , a exterminé la philosophie pendant des siècles , et s'oppose depuis sa renaissance, de toutes ses forces , à ses progrès. Sophocle et Euripide étaient les précepteurs des rois et des princes; leurs ouvrages immortels nous ramènent sans cesse à la vicissitude des choses humaines , à l'instabilité de la puissance et du bonheur, à la modération dans la fortune, à la fermeté, au courage dans le malheur. Quel est l'ouvrage moderne dont les maximes n'aient pas un air frivole et mesquin auprès des grandes leçons des tragiques d'Athènes? L'Académie Française ayant proposé pour sujet d'éloquence l'Éloge du grand Sully, ministre et ami du bon Henri IV, le discours de M. Thomas a été couronné dans la séance publique de l'académie , le 25 août dernier. Ce discours vient d'être imprimé. C'est pour la quatrième fois que M. Thomas remporte le prix de l'éloquence à l'Académie Française. Nous avons de lui les Éloges du comte deSaxe, duchancelier d'Aguesseau, du célèbre DuguayTrouin, qui tous ont été couronnés successivement ; mais, à mon avis , l'Éloge du duc de Sully mérite lui seul plus de couronnes que les trois autres ensemble. L'orateur a fait un grand pas. C'était , dans les discours précédens , un rhéteur rempli de déclamations et de phrases ampoulées , et dérobant la disette des idées sous des amplifications de l'école. Ici , c'est tout autre chose. C'est un philosophe qui parle , qui , à la vérité , tient encore un peu cette parure puérile et mesquine dont il s'est affublé au collège , mais dont les progrès dans le goût et dans la véritable éloquence ne laissent plus de doute qu'il ne se défasse dans peu de toutes ces futilités , et qu'il n'ait incessamment une place distinguée parmi nos meilleurs à 15 SEPTEMBRE 1763. 345 écrivains. Je n'aime point les passions qui , comme un limon grossier, se déposent insensiblement en roulant à travers les siècles , et la vérité qui surnage ; je n'aime point cet orgueil généreux qui s'élance à la gloire par la vertu ; je n'aime point M. de Sully , qui parcourt, avec des vues également éclairées et bienfaisantes , tout le royaume désolé ; semblable à l'esprit de fécondité qui, à travers la confusion et la nuit , se promenait surl'abîme duchaos , et couvait les germes du monde ( 1 ): toute cette pompe puérile et pédantesque me déplaît , et déplaira dans peu à M. Thomas autant qu'à moi. Je n'aime point cette passion des antithèses qui fait si souvent dire des choses fausses et vides de sens. Ainsi je ne puis souffrir, qu'en parlant du crédit de Sully, M. Thomas dise que « les catholiques étaient jaloux que le roi aimât un huguenot , et les protestans , qu'il eût de la confiance pour un homme de mérite ; » car on voit que cette dernière proposition n'a été ajoutée que pour arrondir la période , et il est évident que les protestans ne pouvaient être fâchés de voir un homme de mérite de leur parti dans la faveur du roi. Ces taches , qu'on trouve en assez grand nombre dans le discours de M. Thomas , sont rachetées par de grandes beautés , et encore une fois , c'est moins ce qu'il est que ce qu'il promet de la part d'un écrivain très-jeune , qu'il faut considérer ici. Ce discours a eu un grand succès. Il a eu les suffrages du public éclairé, et même ceux du peuple. C'est peut- être le premier discours académique qui ait fait un effet si grand et si général. Il est plein de vérités utiles et hardies. Si ( 1 ) Ces trois citations sont extraites des pages 12 , 3 et 32 de l'édition originale de l'Éloge de Sully. Thomas a fait subir depuis de nombreuses correc- tions à son discours. 346 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , l'auteur eût été philosophe ou encyclopédiste , termes à peu près également déshonorans, on l'aurait certainement dénoncé comme dangereux , séditieux , hommede sac et de corde, perturbateur du repos public ( 1 ) ; mais M. Thomas étant attaché à M. le duc de Praslin , on n'a vu dans son ouvrage que ce qui y est , la noble hardiesse d'une ame pleine d'élévation et de franchise. Les notes historiques qu'il a ajoutées à son discours ont plus réussi que le discours même. C'est que le simple récit des actions d'un grand homme fera toujours plus d'effet que le plus pompeux panégyrique. L'historien simple et vrai est le véritable orateur qu'il faut aux grandes vertus et aux grands talens. Un grand nombre d'autres faiseurs de discours ont concouru pour le même prix. Un auteur anonyme, n'ayant pu envoyer son discours à temps pour le concours, l'a fait imprimer avant tous les autres . Cela est faible , et n'a été lu de personne (2 ) . M. de Bury, qui nous a déjà rendu la fécondité de sa plume redoutable par quelques ouvrages , a aussi publié son Eloge de Sully , qui a concouru. Cela est pitoyable. Enfin , M. l'abbé CouanierDeslandes, dont je n'ai jamais entendu parler, a pareillement publié son Éloge de Sully. Son discours est plein d'inégalités , mais ne manque pas parfois de force et de génie. ( 1 ) On voit dans les Mémoires secrets , à la date du 2 septembre 1763 , que l'honneur d'être dénoncé ne manqua pas au succès de Thomas. ( 2 ) Peut- être est- ce l'Éloge historique de Maximilien Béthune, duc de Sully ; Lyon , Benoît Duplain , 1763 , in- 8° , dont l'auteur anonyme est , selon Barbier , mademoiselle de Mascarany. On lit dans le Mercure de janvier 1764 , p. 68 , l'annonce d'un Eloge de Maximilien de Béthune duc de Sully, surinten dant des Finances sous Henri IV, par mademoiselle Mazarelli ; Paris, Duchesne, 1764 , in- 8 ° ; le même peut- être que celui cité par Barbier. Une dame de SaintChamond concourut aussi ; mais son Éloge ne fut imprimé qu'en 1764 , in-8°. 15 SEPTEMBRE 1763. 347 Je ne sais quel est le triste et plat pédant qui a proposé des Difficultés à M. de La Chalotais , procureurgénéral au Parlement de Bretagne , sur son ESSAI D'ÉDUCATION NATIONALE ( 1 ) , qui est le seul ouvrage digne d'un magistrat et d'un homme d'État que nous ayons vu depuis nombre d'années. Il est vrai que les Difficultés du pédant , dignes de l'obscurité où elles sont restées , n'ont été lues de personne ; mais il est malheureusement vrai aussi que l'ouvrage de M. de La Chalotais , rempli de vues sages et profondes , n'a point eu de succès , parce que cet illustre magistrat s'y est montré plus philosophe que Janséniste. Il a toujours eu un grand succès auprès de tous ceux qui pensent , et il viendra un temps où l'on regardera ce petit livret comme un des meilleurs ouvrages de ce siècle. Il paraît un nouvel ouvrage en faveur des Jésuites , intitulé les Nouvelles Observations sur les jugemens rendus contre les Jésuites , volume in-8° de 275 pages. C'est, comme on dit , de la moutarde après dîner; il y a long-temps que l'intérêt du public est épuisé , et qu'on ne s'occupe plus de cette fameuse querelle. Ajoutez à l'insipide bibliothèque de la Richesse de l'État , une feuille intitulée Propositions avantageuses pour le bien général de l'État : une autre , intitulée la Taille réelle, ou Lettre d'un Avocat de Paris; une autre , sous le titre de Prompte Liquidation de toutes les dettes de l'État, avantageuse au Roi et aux Particuliers ; une autre , enfin , intitulée : Réflexions sur l'objet des plaintes actuelles du Peuple , et jetez tout cela au feu. (1 ) Paris , 1763 , in- 12 . L'auteur de cet écrit est Crevier. 348 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , OCTOBRE. m mmmm Paris , 1er octobre 1763. L'USAGE d'exposer les tableaux et les ouvrages de l'Académie royale de Peinture et de Sculpture tire son origine d'Italie , où ces sortes d'expositions sont fréquentes. Dans le temps que cette Académie tenait ses séances au PalaisRoyal , elle y fit quelques expositions . On a une liste imprimée des tableaux et des sculptures qui , en 1673, furent exposés dans la cour du Palais-Royal. Dans la suite , Mansard étant surintendant des bâtimens et protecteur de l'Académie , les peintres et les sculpteurs s'adressèrent à lui pour obtenir du roi la permission de renouveler cet usage. Louis XIV, non-seulement approuva ce dessein , mais , pour l'exécuter , il fit donner à l'Académie la grande galerie du Louvre, et il ordonna qu'on fournît du garde-meuble de la couronne les tapisseries et les meubles dont on pourrait avoir besoin pour la décoration de ce vaste emplacement. L'Académie n'occupa , avec ses ouvrages , que cent quinze toises. Le portrait du roi se trouvait placé à l'une des extrémités , sous un dais de velours vert , enrichi de galons et de crépines d'or , et sur une estrade couverte par un grand et magnifique tapis. A chaque trumeau étaient rangés symétriquement les tableaux , les sculptures et les estampes des Académiciens. Cette exposition , dont il existe une description imprimée , se fit en 1699. Elle fut renouvelée en 1704 , dans le même lieu , et avec tout autant d'appareil. La naissance du duc de Bretagne paraît avoir donné occasion à cette 1ºer OCTOBRE 1763. 349 exposition , dont la description fut aussi imprimée.... Après cette époque, on ne trouve plus de vestige de salon jusqu'en 1727 , où M. le duc d'Antin , pour lors surintendant des Bâtimens , imagina de proposer un prix aux principaux artistes. Les Mémoires disent que , dans ce concours , il fit couronner les talens de Le Moyne, son protégé. La galerie d'Apollon , dans laquelle on rangea les tableaux des concurrens sur des chevalets , ne se trouva pas assez grande pour la foule des spectateurs. Les artistes prétendent qu'une pareille exposition renouvelée eût plutôt servi à les décourager qu'à les animer. Elle eût , disent-ils , immanquablement fait naître une jalousie qu'on n'avait point éprouvée dans les expositions de 1699 et de 1704. Quoi qu'il en soit , M. Orry, devenu, après la mort du duc d'Antin , en 1736 , directeur-général des Bâtimens , et vice-protecteur de l'Académie , crut devoir ordonner une exposition générale pour l'encouragement de tous les membres de l'Académie , sans distinction. Cette exposition se fit en 1737, dans le salon du Louvre , qui précède d'un côté la grande galerie , et de l'autre celle d'Apollon . C'est là l'époque de la fondation du salon . Ces expositions se sont succédé sans interruption jusqu'en 1744. Je ne sais si la maladie du roi empêcha qu'il n'y en eût cette année ; mais elles furent reprises l'année suivante , et continuées jusqu'en 1751 , sans interruption. Après le salon de 1751 , l'Académie , considérant que les ouvrages faits dans le cours d'une seule année ne suffisaient point pour garnir convenablement un espace aussi vaste que celui du salon , prit la résolution de laisser l'intervalle d'une année entre chaque exposition , et ce réglement a été observé depuis 1753. 350 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, Vousvous rappelez peut-être une nouvelle insérée dans la vie du fameux Gilblas de Santillane , et qui a pour titre le Mariage de vengeance. Le célèbre poète anglais Thomson en a fait une tragédie qu'on joue à Londres , sous le titre de Tancrède et Sigismonde. Il y a environ deux ans qu'on a lu dans le Mercure de France une traduction en prose de cette pièce. M. Saurin , de l'Académie Française, vient de la mettre sur le théâtre de Paris ( 1 ) , sous le titre de Blanche et Guiscard, tragédie librement traduite en vers de l'anglais . Cette pièce a été jouée trois fois cette semaine avec peu de succès ; elle doit être reprise après le voyage de Fontainebleau. Ole beau sujet que celui de Blanche et de Guiscard ! et qu'il était aisé à un homme de génie d'en faire la plus belle tragédie qui existe ! Si ce n'est pas là une tragédie, et surtout une tragédie française , il n'y en a jamais eu. Comment se peut- il donc que M. Saurin en ait fait une pièce froide et ennuyeuse ? C'est que le sujet était audessus de ses forces ; c'est qu'il ne faut pas moins que le plus beau génie pour se tirer d'une telle entreprise. Si vous ne savez faire couler les larmes depuis le commencement jusqu'à la fin ; si vous ne savez déchirer les cœurs et nous renvoyer accablés de douleur et noyés de pleurs , comment osez- vous traiter un pareil sujet? Quel intérêt ne doit pas régner dans cette pièce depuis le premier mot ! Quel caractère sublime que celui de Sifrédi ! Que celui de Blanche doit être touchant ! Quoi de plus intéressant que d'avoir à peindre un jeune héros , pour son malheur trop sensible , capable de toutes les vertus , excepté de celle de renoncer à une femme trop justement adorée ! Remarquez que tant de personnages vertueux se (i) Blanche et Guiscard furent représentés le 25 septembre 1763. I "er OCTOBRE 1763. 351 trouvent dans un état déplorable , sans qu'il y ait proprement de leur faute , sans les manoeuvres de ces méchans , de ces ames noires que nos poètes modernes ont toujours à la main , pour la commodité de leur intrigue : le connétable lui - même , quoique sur un plan plus éloigné, peut avoir la couleur d'un homme d'honneur et irréprochable. et Quelle foule de scènes touchantes et importantes ! Le prince a été élevé , dans la tragédie , sans se connaître , et cette circonstance donne à tout le tableau une couleur bien précieuse. Le poète a eu en cela plus de goût que le romancier ; car dans Gilblas, Guiscard est élevé et désigné successeur au trône. Enfin , qu'on me donne le génie de Racine , la chaleur et la passion de l'auteur de Zaïre , je ferai de cette tragédie le chef- d'œuvre du théâtre français. Quel dommage de voir un si beau sujet si maltraité ! ... M. Saurin n'a ni force, ni vérité , ni sentiment , ni logique , ni pathétique. Son style est en général plat , et sa pièce mal écrite. Lorsqu'il veut exprimer le tendre sentiment de l'amour , il tombe dans le madrigal et dans l'églogue ; lorsqu'il veut être pathétique et fort , il est boursoufflé ; la véritable chaleur manque partout . On a applaudi quelques beaux vers. Celui que Blanche dit pendant qu'elle s'abandonne à ses regrets dans le silence de la nuit , a été cité : Qu'une nuit paraît longue à la douleur qui veille ! Ce vers est beau , à la bonne heure ; mais voyez sì Blanche , dans l'état où elle est , a le temps de chanter un si beau vers ? Si , long-temps après , en faisant le récit de ses malheurs , elle le disait de réflexion , ce vers serait à sa place. J'aime mieux quelques vers par lesquels Sifrédi 352 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , annonce à sa fille , au premier acte , que le roi vient d'expirer. Il parle là comme un homme d'État , comme un philosophe ; il nous ramène au néant de la grandeur humaine , en nous disant que ce bon roi est arrivé à ce moment où les monarques ne conservent aucune prérogative de leur rang , où , confondus avec les plus vils mortels, ils restent Sans gardes , protégés de leurs seules vertus. Cela n'est pas neuf, mais cela est touchant et placé, et je ne suis touché que des choses simples et qui sont à leur place.... Les Anglais qui se trouvent en foule à Paris , prétendent que M. Saurin a beaucoup gâté la tragédie anglaise. Il le faut bien , puisque sa pièce est ennuyeuse, et qu'ils disent la leur pleine d'intérêt. Dans la pièce anglaise , Blanche est couchée lorsque Guiscard entre dans son appartement pendant la nuit ; Sifrédi, après le meurtre de sa fille , arrive dans le désordre d'un homme qui sort de son lit. Pourquoi n'osons-nous risquer en France d'imiter la vérité aussi fidèlement? Rien ne prouve, ce me semble , mieux la faiblesse de nos discours et la fausseté de notre jeu. Si Brisard savait arriver avec l'effroi et la consternation d'un père , le désordre de ses habits , bien loin de blesser ou de faire rire , ajouterait un nouveau degré de force à son jeu et à l'effet du tableau. O sainte et touchante vérité , que nous sommes loin de toi , et que nous sommes enclins à nous en éloigner encore davantage ! ... Le jeu des acteurs a fait beaucoup de tort à cette pièce. Le pauvre Brisard a bien mal joué Sifrédi ; le connétable Bellecour était bien ridicule ; Le Kain a joué Guiscard avec beaucoup de force et de jugement : cet acteur n'est presque jamais faux ; mais malheureusement er OCTOBRE 1763. 353 il a voix , figure, tout contre lui. Mademoiselle Clairon , l'incomparable mademoiselle Clairon , cette actrice tant vantée , tant célébrée , tant fêtée , si fameuse dans toute l'Europe , perdra infailliblement le Théâtre Français. Je ne l'ai jamais vue bien que dans les rôles froids et romanesques de Corneille , lorsqu'il s'agit de parler avec dignité et avec fierté ; alors son bel organe enchante. Belle Clairon , vous avez beaucoup d'esprit ; votre jeu est profondément raisonné ; mais la passion a-t-elle le temps de raisonner? Vous n'avez ni naturel ni entrailles ; vous ne déchirez jamais les miennes ; vous ne faites jamais couler mes pleurs ; vous mettez des silences à tout ; vous voulez faire sentir chaque hémistiche ; et lorsque tout fait effet dans votre jeu , je vois que la totalité de la scène n'en fait plus aucun. Vous me rappelez sans cesse les vers d'Horace : Æmilium circa ludum faber imus et ungues Exprimet et molles imitabitur ære capillos ; Infelix operis summâ , quia ponere totum Nesciet. Belle Clairon , jouissez de votre gloire ; vous la méritez à beaucoup d'égards ; mais vous perdrez le Théâtre Français. Déjà votre dangereux exemple a égaré la plupart des talens médiocres ; déjà la tragédie se joue avec une lenteur et un raisonnement qui valent à l'acteur des applaudissemens aux dépens de la pièce , et qui rendront incessamment ce genre , déjà assez faux en lui-même, insupportable aux gens de goût. La pièce de M. Saurin est froide , j'en conviens , et son style est plat ; mais si mademoiselle Clairon s'était moins attachée à appuyer, pour ainsi dire , sur chaque syllabe , elle nous aurait escamoté TOM. III. 23 354 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , une grande quantité de mauvais vers ; si , à la place de ses manières étudiées et préparées , elle avait porté dans son jeu la rapidité , la chaleur et le trouble de la passion la plus intéressante et la plus malheureuse , son jeu nous aurait entraînés , la pièce aurait eu certainement beaucoup de succès , et ce n'est qu'à l'impression et à la lecture que nous nous serions aperçus de sa faiblesse . Le fameux acteur anglais , Garrick , a assisté à la première représentation de cette tragédie. Il se trouvait à Paris depuis quelques jours , et il en est reparti le lendemain pour se rendre en Italie. A son retour , nous le posséderons plus long-temps. En attendant , on l'a fait parler de toutes sortes de manières , et chacun a répété ses oracles en faveur de l'acteur ou de l'actrice qu'il protège et qu'il affectionne tant l'autorité a de pouvoir sur l'esprit des enfans ; mais Garrick , en homme d'esprit , n'a confié ses vrais sentimens qu'à un très-petit nombre de ses amis qu'il a retrouvés ici . On vient de recueillir en quatre gros volumes les différens ouvrages du roi Stanislas de Pologne , duc de Lorraine et de Bar , sous ce titre : OEuvres du Philosophe bienfaisant. Bienfaisant ! oh ! pour cela , oui : philosophe ! si vous voulez. Quant à son éditeur , il n'est certainement pas philosophe, ni par conséquent en droit de donner ce titre à qui que ce soit. Il m'a bien l'air d'être ce plat et triste chevalier de Solignac , qui porte le titre de secrétaire des commandemens et du cabinet de Sa Majesté polonaise ( 1 ) . Toutes les meilleures pièces de ce recueil (1 ) Barbier, nº 13290 de la seconde édition de son Dictionnaire des Anonymes , désigne le censeur Marin comme éditeur de ce recueil , mais il ajoute << le chevalier de Solignac et le P. de Menoux , Jésuite , ont eu , dit- on , beaucoup de part à la composition des différens ouvrages réunis dans cette col- lection. » le미 15 OCTOBRE 1763. 355 sont depuis long-temps connues du public ; d'autres y paraissent pour la première fois. L'ouvrage sur le gouvernement de Pologne , connu depuis plus de douze ans sous le titre de la Voix libre du Citoyen , remplit lui seul deux volumes de ce recueil. Le roi Stanislas fut aussi , dans le temps , un des premiers qui attaquèrent le Discours de J.-J. Rousseau contre les sciences ( 1 ) ; mais les meilleurs ouvrages du roi Stanislas ne sont pas imprimés ; on les voit en traversant la Lorraine. C'est là qu'on voit avec étonnement tout le bien que ce prince a su faire avec si peu de moyens , n'ayant pour tout revenu que deux millions de livres de France , vivant cependant avec toute la décence royale , et ayant toujours de l'argent de reste pour faire du bien . Ce prince aura laissé en Lorraine des monumens de toute espèce ; aucun n'y sera aussi durable que sa mémoire. Plus on réfléchit , plus on sent que l'économie est la première vertu d'un roi , et la science d'employer l'argent , la plus utile qu'un souverain puisse acquérir. On ne peut reprocher à Stanislas que d'avoir laissé prendre trop d'empire sur son esprit aux prêtres , et notamment aux Jésuites. Ils ont , suivant leur coutume, tourné la bienfaisance du bon prince au profit de la superstition et contre les progrès de la raison. Paris , 15 octobre 1763. Jean-George Le Franc de Pompignan , évêque du Puy, vient de mesurer ses forces avec J.-J. Rousseau, ex-citoyen de Genève, mais Jean-George a voulu faire d'une pierre plusieurs coups. Dans l'Instruction pastorale, gros in-4° qu'il vient de publier, il a attaqué les incrédules modernes, in globo, le tout pour préserver les fidèles du Puy en (1) Voir tome I , page 109 de cette Correspondance. 356 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ว Velay du venin répandu dans différens écrits. Le charitable pasteur craint apparemment que ses fidèles du Puy, en menant paître leurs moutons dans les montagnes du Velay, ne s'amusent à lire l'Encyclopédie et l'Émile de Jean-Jacques , et qu'ils ne soient embarrassés de répondre aux difficultés du Vicaire savoyard. Voilà une famille qui a une vocation bien décidée pour le zèle ; car le triste exemple de Moïse de Pompignan , poète et magistrat , devenu , ainsi que la croix , une folie pour les incrédules et un scandale pour les fidèles , n'a pas pu arrêter son frère Aaron de Pompignan , évêque et théologien . Il attaque dans son Instruction pastorale, outre les erreurs de Jean-Jacques , qu'il ménage d'ailleurs beaucoup , les impiétés de M. de Voltaire , M. Diderot , M. d'Alembert , M. Helvétius , etc. Il appelle M. de Voltaire , l'auteur de la Henriade , comme si c'était une injure ; il nous apprend aussi que Newton et Locke sont des polissons dont on a exagéré les talens pour déprimer la religion . Ah! Jean-George , que de chagrins je prévois ! Les philosophes qui sont sous le glaive sont bien obligés de se taire ; mais ce plat auteur de la Henriade, qui , sur les bords de son lac , ne craint personne, pourrait bien n'être pas aussi philosophe que ses confrères. On exaltait l'autre jour, chez le roi Stanislas de Pologne , la beauté de cette Instruction pastorale de Jean-George. Chacun avait dit son mot d'admiration ; M. le prince de Beauvau seul n'avait rien dit , et tout le monde attendait son hommage. « Je crains , dit -il à la fin modestement , que malgré tout cela , M. l'évêque du Puy ne réussisse pas à être aussi célèbre que son frère , M. de Pompignan. » Je ne sais que dire ; mais l'auteur de la Henriade , à qui M. de Pompignan doit sa réputation , n'est pas un ingrat ; il n'a 15 OCTOBRE 1763. 357 jamais laissé passer sans remerciemens les pierres qu'on lui jette dans son jardin. J'ose me flatter qu'il aura soin de la gloire de Jean-George de Pompignan , malgré tout ce qu'il a fait pour celle de son frère. On a traduit et imprimé en Hollande les Lettres de milady WorthleyMontague, écrites pendant ses voyages en Europe, en Asie et en Afrique. Des deux éditions qu'on en a faites , l'une à Amsterdam et l'autre à Rotterdam ( 1 ) , c'est celle-ci qui passe pour la meilleure. Vous savez que milady Montague a suivi son mari dans son ambassade à Constantinople , et les Lettres qui forment ce recueil sont celles qu'elle a écrites pendant ses voyages à ses amis d'Angleterre. C'est elle qui , à son retour de Turquie, a établi l'inoculation à Londres. Les Anglais regardent ses Lettres comme un chef-d'œuvre de style et d'élégance dans leur langue. Sous la plume des traducteurs hollandais , il ne reste pas trace de ce mérite. Malgré cela , c'est une lecture très-intéressante , et le fond et la manière d'envisager les objets attachent également. Il est vrai que ces Lettres ainsi traduites n'ont pas réussi à Paris ; mais c'est certainement la faute des juges . J'ai souvent remarqué que la saison de l'automne n'était pas trop favorable aux bons ouvrages. Comme Paris est moins peuplé dans cette saison que dans les autres , les sots laissent passer d'excellens ouvrages sans s'en douter , et souvent il ne se trouve personne pour les avertir. Quelques (1) La traduction imprimée à Rotterdam est de MM. Tavel , Fagel et Ma- claine ; elles avaient déjà été traduites à Paris par le P. Jean Brunet , dominicain. Ces deux traductions ont été effacées par celle que M. Anson a fait paraître à Paris en 1795 , 2 vol. in - 12 . ( B.) Réimprimée en 1805 avec une traduction des poésies de milady Montague ( par Germain Garnier, sénateur ) , 2 vol. in- 12. 358 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , traits échappés à milady Montague contre la France , et nommément contre les dames françaises , ont prévenu cette belle moitié de nos juges contre elle , et il ne faut pas espérer de réussir à Paris sans le suffrage des dames. On n'a pas voulu voir qu'il était pardonnable à une femme qui venait de voir ces belles Circassiennes , ces belles femmes de Chio , de trouver les dames françaises un peu moins belles , et d'être choquée de cet abus de rouge qu'on fait en France en s'en mettant une plaque de deux doigts d'épaisseur sur chaque joue. Rousseau dit quelque part que les femmes de Paris ont toutes l'air effronté et grenadier ( 1 ) . Cela est aussi faux qu'impertinent , et les femmes lui ont pardonné , et l'on ne veut pas pardonner à milady Montague.... C'est qu'on pardonne plus difficilement une vérité désagréable qu'une injure. Quoi qu'il en soit , milady Montague est une femme de beaucoup d'esprit et de mérite , dont les lettres font grand plaisir, quand on peut se mettre un peu au- dessus de la maussaderie du traducteur. Madame de Liré , née Lubomirska , qui , comme femme de feu M. Desalleurs (2) , a aussi vécuà Constantinople , attaque la véracité de milady Montague; mais ce n'est pas tout d'avoir été à Constantinople , il faut encore avoir la réputation d'esprit et de philosophie , et l'ardeur de savoir et de s'instruire que tout le monde accorde à milady Montague , quand on veut contre-balancer son témoignage. C'est ainsi qu'on lui reproche que le (1) « Quant au maintien soldatesque et au ton grenadier , il frappe moins , attendu qu'il est plus universel , et il n'est guère sensible qu'aux nouveaux débarqués. Depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'aux halles , il y a peu de femmes à Paris dont l'abord , le regard ne soit d'une hardiesse à déconcerter quiconque n'a rien vu de semblable en son pays. » ( La Nouvelle Héloïse , part. II, lettre 21. ) (2 ) Chargé d'affaires de France à Constantinople. 1 tr NOVEMBRE 1763. 359 portrait qu'elle fait des mœurs de Vienne ne ressemble pas; mais qui ne sent que la galanterie autrichienne sous le jeune et heureux Charles VI , en 1716 , doit avoir eu un autre caractère que sous le règne de la sévère et pieuse Thérèse ? NOVEMBRE. Paris , 1er novembre 1763 . Les Lettres trouvées dans les papiers d'un père de famille forment un gros volume in- 12 de plus de quatre cents pages (1 ). S'il était d'usage de brûler les livres vraiment mauvais par arrêt de la cour du parlement , celui- ci n'échapperait pas au feu , et son auteur, que je n'ai pas l'honneur de connaître , mériterait cette punition pour avoir trouvé un titre très-intéressant , et pour l'avoir si mal rempli. C'eût été un excellent ouvrage entre les mains d'un philosophe et d'un grand écrivain ; sous la plume de l'auteur anonyme, c'est un recueil de platitudes : son titre reste toujours à remplir. Pour écrire avec succès sur l'éducation particulière , il en faut faire l'histoire , ou , si vous voulez , le roman , mais avec plus de vérité et de génie que J.-J. Rousseau n'en a mis dans son Émile; car cet Émile , élevé avec tant d'emphase et de pédanterie , est un fort sot enfant , quoi qu'en dise son gouverneur JeanJacques. C'est pour se moquer un peu de l'emphase philosophique de Jean-Jacques , qu'un autre anonyme a fait un (1 ) Cet ouvrage est d'un nommé Louis Charpentier , auteur d'autres romans aussi médiocres que celui- ci. (B.) 360 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , petit roman sous le titre de Lettres d'un Citoyen de Genève , volume in- 12 de 180 pages. Dans ce roman, le philosophe fait successivement un enfant à deux beautés , et se trouve fort embarrassé entre ses deux maîtresses. Il a pour conseil un oncle peu philosophe , grand ennemi des grands mots , mais généreux , plein de franchise et d'excellens procédés. Ce roman pouvait encore être rempli d'une manière très-plaisante ; car l'emphase philosophique est un ridicule très-susceptible d'une bonne satire , et comme c'est un ridicule du jour , il mérite l'attention des vrais philosophes ; mais c'est que l'auteur de ces Lettres est pauvre et plat . Il établit la scène à Genève , où il fait mettre les maîtresses du philosophe au couvent sans aucun embarras. Son oncle est un vieux marin , apparemment d'eau douce , sur le lac de Genève. Voilà les moindres de ses impertinences. Le nom du comte de Warwick est un des plus illustres du quinzième siècle. Il joua un des plus grands rôles dans les troubles des maisons de Lancastre et d'Yorck , qui désolèrent l'Angleterre pendant si long-temps. Warwick fut l'ame du parti d'Yorck ou de la Rose-Blanche , tandis que la reine Marguerite d'Anjou , femme du roi Henri VI de Lancastre , se trouva à la tête du parti de cette branche ou de la Rose - Rouge.... Henri VI était d'un caractère indolent et faible , et même d'une constitution si languissante , qu'elle le rendait souvent incapable de penser et d'agir. Il y a apparence que ce prince , si peu recommandable par ses qualités , si célèbre par ses malheurs, eût paisiblement régné toute sa vie sous la tutèle des princes de son sang , et qu'il eût transmis le trône à son héritier sans difficulté , s'il avait su se choisir une Ir NOVEMBRE 1763 . 361 épouse digne de lui , c'est -à-dire aussi méprisable que lui du côté des talens et des sentimens ; mais Marguerite cachait , sous les traits de la beauté , l'ame d'un héros. Henri l'avait épousée contre ses intérêts , et malgré le duc de Glocester, son oncle et son ministre. Marguerite n'était pas faite pour rester oisive sur le trône : elle se rendit maîtresse de l'esprit faible de son mari ; elle le gouverna entièrement , et bientôt elle voulut gouverner l'Etat . Pour cet effet , il fallait perdre le duc de Glocester ; elle le perdit , et le fit mème assassiner. C'est un crime qu'on a souvent reproché à cette grande princesse ; mais c'était moins le sien que celui de son siècle. Le triomphe des grandes ames , c'est de se trouver dans des situations difficiles , c'est là où tout leur génie se déploie ; mais c'est le plus grand des malheurs pour les ames communes. Un prince faible a beau être gouverné par une héroïne , son histoire n'est ordinairement qu'un enchaînement de fautes et de malheurs. Le génie de Marguerite ne put prévenir ceux de son faible époux : c'en était déjà un grand que, pour régner , elle fût obligée de perdre un ministre du sang du roi , et aussi cher au peuple qu'elle lui était odieuse , comme princesse du sang de France.... Marguerite , après cette catastrophe , ne gouverna pas assez habilement ou assez heureusement pour se concilier la faveur populaire. Au contraire , les pertes que les Anglais essuyèrent dans les provinces qu'ils possédaient en France animèrent de plus en plus le peuple , et il fallut que la reine se déterminât à sacrifier son favori et son principal ministre , le duc de Suffolck , à la haine publique. Le principal effort de sa politique consistait alors à empêcher le duc d'Yorck de jouer un rôle. La branche d'Yorck était l'aînée de Lancastre , et avait par conséquent un droit 362 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , incontestable au trône , dont ses malheurs précédens l'avaient éloignée. Tout ce que la reine fit pour empêcher le duc d'Yorck de devenir dangereux pour elle et pour Henri servit précisément à lui mettre les armes à la main. La guerre civile éclata. Henri fut pris par le comte de Warwick, dans une bataille où Marguerite combattit à côté de lui ; et quoique le courage inébranlable de cette princesse ne succombât point , et qu'elle eût même le bonheur de vaincre dans une autre bataille le duc d'Yorck, qui y périt avec un de ses fils , elle ne put triompher du génie de Warwick. L'histoire nous peint cet homme célèbre plein de courage, d'artifice et de fierté , esprit hardi et fécond en ressources. Maître de Londres , il y fait proclamer roi le jeune fils du duc d'Yorck , sous le nom d'Édouard IV. Le faible Henri VI est déclaré indigne du trône , et enfermé dans la Tour de Londres , et sa femme , l'intrépide Marguerite , repasse les mers pour chercher en France de nouveaux secours contre sa mauvaise fortune.... Mais Édouard , à peine établi sur le trône , devint ingrat. Warwick, qui lui avait servi de père , à qui il devait la couronne , avait passé en France pour y négocier le mariage de son pupille avec une sœur de la femme de Louis XI , roi de France. Ce mariage était prêt à se conclure , lorsqu'Édouard voit Élisabeth Woodville , en devient éperdu, l'épouse en secret , et la déclare enfin reine d'Angleterre, sans consulter Warwick.... Celui-ci n'était pas homme à supporter un tel outrage; il devint l'ennemi irréconciliable du roi , que lui seul avait donné à l'Angleterre. On s'arme , on combat de nouveau. Édouard est chassé du royaume , et l'infortuné Henri tiré de la Tour de Londres , et replacé sur le trône ; mais Irer 363 NOVEMBRE 1763. Warwick ne servit pas la maison de Lancastre avec autant de bonheur que la maison d'Yorck. Bientôt Édouard trouva le secret de rentrer dans son royaume ; Henri , à peine rétabli , fut de nouveau renfermé dans la Tour, au moment où Marguerite repassait en Angleterre avec son fils pour profiter de l'heureuse révolution qui était arrivée dans sa fortune ; et presque en même temps Warwick perdit la vie dans un combat dont le succès assura à Édouard la possession paisible du trône. Marguerite n'eut que la douleur de voir que l'auteur de tous ses malheurs , l'homme le plus redoutable de son siècle , avait cessé de l'être lorsqu'il s'était déclaré son défenseur. Elle fut vaincue elle-même peu après , et son fils pris et assassiné; après quoi on alla assassiner Henri VI dans la Tour de Londres , et l'on renvoya Marguerite d'Anjou en France , non sans l'avoir fait rançonner par Louis XI. L'époque de tous ces troubles sanglans a donné occasion à M. l'abbé Prévost de faire l'Histoire de Marguerite. Ce roman a paru propre à M. de La Harpe à être mis sur la scène , et il a choisi le comte de Warwick pour le héros d'une tragédie qui vient d'être jouée avec un grand succès sur le théâtre de la Comédie Française ( 1 ) . Cahusac avait déjà tenté ce sujet , il y a une trentaine d'années ; mais feu Cahusac était un des plus mauvais poètes de notre temps (2). Sa pièce tourna à la mort dès le commencement ; on en resta au vers : Transportons l'Angleterre au milieu de la France. Un mauvais plaisant du parterre se mit à crier : Place à (1 ) Warwick fut représenté pour la première fois le 7 novembre 1763. (2) Le même dont il a été question tome I , page 92 note , et que mademoiselle Fel préféra à Grimm. 364 CORRESPONDANce littéraire , l'Angleterre , place à l'Angleterre , et la pièce ne fut point achevée. L'essai de M. de La Harpe a été plus heureux. Ce poète ne s'était fait connaître jusqu'à présent que par quelques pièces fugitives ; son début dans la carrière du théâtre est fort brillant ; il ne s'agit plus qu'à désirer que ses succès subséquens répondent aux espérances du public. M. de La Harpe n'a guère emprunté de l'histoire que la situation générale du tableau et le nom des principaux personnages ; mais , d'ailleurs , la fable , l'intrigue et la conduite de sa pièce sont en partie tirées du roman de l'abbé Prévost , et contraires aux faits historiques , et c'est dommage, car ces faits sont trop connus pour qu'on puisse s'accoutumer à les voir altérés. Cette liberté ôte aussi aux personnages leurs mœurs et les marques de leur siècle , partie si précieuse d'un ouvrage dramatique, si soignée par les anciens , si négligée par les modernes. Quelques héros qu'on nous représente aujourd'hui , qu'ils soient anciens ou modernes , grecs ou romains , anglais , français ou musulmans , d'un siècle poli et éclairé , ou d'un siècle barbare , ils se ressemblent tous. Britannicus, Titus , Orosmane , le duc de Foix , ont tous le même caractère de générosité et de noblesse de sentimens; le Juif Mathan dans Athalie et le Romain Narcisse dans Britannicus, le même genre de perfidie et de méchanceté; ils ressemblent tous à leur auteur , c'est - à - dire au modèle qu'il s'est fait dans sa tête d'un héros , d'un scélérat , etc.; mais ils ne ressemblent pas à leur siècle ; ils n'en ont ni les mœurs, ni les discours ; ils sont tout français. Voilà , n'en doutons point , la principale raison pourquoi la tragédie plaît tant à la jeunesse , parce que les premiers sentimens de passion font un grand plaisir Irer NOVEMBRE 1763. 365 à cet âge, et pourquoi elle est souvent si fastidieuse aux hommes d'un goût mûr , parce qu'ils exigent une vérité et une force de mœurs qu'on cherche inutilement dans les tragédies modernes. Aussi , je ne prétends pas faire un crime à M. de La Harpe de ce qui est la faute de son siècle. Il a arrangé et combiné les matériaux et les incidens de sa pièce suivant l'usage reçu , et, en lui pardonnant cette licence , on ne peut nier qu'il n'ait montré beaucoup de talent... Le moment de sa pièce est celui où Warwick négocie en France ce traité de mariage avec la sœur de la reine , et où Édouard , épris d'une violente passion pour Élisabeth Woodville , se détermine à rompre ce traité conclu par les soins de son ministre et de son bienfaiteur. Mais c'est là ce qu'il y a de moins sensible dans l'outrage que Warwick reçoit du prince qu'il a placé sur le trône. Warwick, quoique marié , était depuis long-temps l'amant déclaré d'Élisabeth , suivant le roman de l'abbé Prévost , et Édouard lui fait une injure mortelle en cherchant à lui enlever le cœur de sa maîtresse. La plus violente des passions l'expose ainsi à la plus noire ingratitude envers l'homme à qui il doit sa couronne... Voyons comment M. de La Harpe s'est tiré de tout cela. Il a fait d'abord de Warwick un homme libre qui aspire à la main d'Élisabeth. Au moment de la tragédie , Henri de Lancastre est enfermé dans la Tour; suivant l'Histoire et suivant le poète , Marguerite d'Anjou, avec son fils , se trouve à la cour d'Édouard , où elle est traitée avec beaucoup d'égards et de ménagemens , quoique en quelque façon prisonnière. Cette circonstance est fausse; Marguerite était en France lorsque Warwick y négociait le mariage de son maître. Ni les mœurs du siècle , ni la bonne politique n'auraient permis à Édouard 366 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , de laisser en liberté , au milieu de sa cour , une femme aussi redoutable que Marguerite d'Anjou. Le fait est qu'elle ne fut prise qu'après la mort du comte de Warwick , dans le combat qui termina cette fameuse et sanglante querelle. Le principal défaut de cette tragédie , c'est de manquer d'intérêt , de sentiment et de vigueur. Quoique le sujet soit très - touchant, M. de La Harpe ne sait pas faire pleurer ; mais en revanche il a de la chaleur dans les détails , de la sagesse, de l'élévation et de la noblesse. La pièce marche sans embarras depuis le commencement jusqu'à la fin , et la chaleur des scènes la soutient partout. On voit , par exemple , que l'action est comme suspendue pendant tout le temps de la prison de Warwick. Cependant le poète a su soutenir l'intérêt par la chaleur qui règne dans tout le quatrième acte ; peut- être est-ce moins le mérite du poète que celui des acteurs : c'est ce que nous verrons à la lecture. Le cinquième est moins heureusement arrangé; la première scène est froide, et l'apparition de Marguerite , pour annoncer la catastrophe, n'a pas fait l'effet qu'elle aurait dû faire. Cela peut dépendre d'un rien à ôter ou à ajouter ... M. de La Harpe ne sait pas faire des scènes ; mais il n'y en a aucune dans sa pièce où il n'y ait des choses qui soient bien , mais très-bien. Il lui reste à apprendre à donner à chaque scène sa marche naturelle et sa juste étendue; son style m'a paru faible , ainsi que toute la contexture de sa pièce; mais il ne manque ni de correction ni d'élégance. Il y a peu de ces vers à maximes qui déparent la plupart de nos tragédies nouvelles... Quoiqu'il ne sache développer les caractères de ses personnages , il faut convenir qu'il les a bien conçus , et tous les traits dont il cherche pas Ier DÉCEMBRE 1763. 367 à les dessiner conviennent bien au sujet qu'ils doivent caractériser. Il n'y a de rôle faible dans cette pièce que celui d'Élisabeth ; mais c'est qu'il fallait lui donner beaucoup de sentiment , et c'est la partie qui manque absolument à M. de La Harpe. Cette pièce ne restera point au théâtre ; mais ce n'est pas , à beaucoup près , un ouvrage méprisable. Le premier ouvrage dramatique de l'auteur décidera de son talent et des espérances qu'il sera permis de concevoir... On peut consulter sur ces troubles sanglans qui ont fourni à M. de La Harpe le sujet de sa tragédie , outre l'Histoire , ou plutôt le roman de la reine Marguerite d'Anjou, par M. l'abbé Prévost, dont j'ai parlé et qu'on lit avec plaisir , l'histoire de Rapin-Thoyras et celle du philosophe David Hume, qui vient d'arriver à Paris avec l'ambassadeur d'Angleterre , et qui y reçoit un accueil digne de sa réputation et de son mérite. DÉCEMBRE. Paris , 1er décembre 1763 . Les vrais prodiges sont assez rares pour qu'on en parle quand on a occasion d'en voir un. Un maître de chapelle de Salzbourg , nommé Mozart , vient d'arriver ici avec deux enfans de la plus jolie figure du monde. Sa fille , âgée de onze ans , touche le clavecin de la manière la plus brillante ; elle exécute les plus grandes pièces et les plus difficiles avec une précision à étonner. Son frère , qui aura sept ans au mois de février prochain , est un phénomène si extraordinaire , qu'on a de la peine à croire ce 368 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , qu'on voit de ses yeux et ce qu'on entend de ses oreilles (1). C'est peu pour cet enfant d'exécuter avec la plus grande précision les morceaux les plus difficiles avec des mains qui peuvent à peine atteindre la sixte ; ce qui est incroyable , c'est de le voir jouer de tête pendant une heure de suite , et là s'abandonner à l'inspiration de son génie et à une foule d'idées ravissantes qu'il sait encore faire succéder les unes aux autres avec goût et sans confusion. Le maître de chapelle le plus consommé ne saurait être plus profond que lui dans la science de l'harmonie et des modulations qu'il sait conduire par les routes les moins connues, mais toujours exactes. Il a un si grand usage du clavier , qu'on le lui dérobe par une serviette qu'on étend dessus , et il joue sur la serviette avec la même vitesse et la même précision . C'est peu pour lui de déchiffrer tout ce qu'on lui présente ; il écrit et compose avec une facilité merveilleuse , sans avoir besoin d'approcher du clavecin et de chercher ses accords. Je lui ai écrit de ma main un menuet , et l'ai prié de me mettre la basse dessous ; l'enfant a pris la plume, et , sans approcher du clavecin , il a mis la basse à mon menuet. Vous jugez bien qu'il ne lui coûte rien de transporter et de jouer l'air qu'on lui présente , dans le ton qu'on exige ; mais voici ce que j'ai encore vu , et qui n'en est pas moins incompréhensible. Une femme lui demanda l'autre jour s'il accompagnerait bien d'oreille et sans la voir , une cavatine italienne qu'elle savait par cœur ; elle se mit à chan (1 ) Cette jeune merveille est l'immortel Mozart , né le 27 janvier 1756, et enlevé le 5 décembre 1791 , c'est - à- dire avant l'âge de trente-six ans , à l'art musical , dont il recula les limites. Ses premières productions datent de l'époque à laquelle Grimm écrivait ceci ; ce sont deux sonates qu'il dédia , l'une à madame Victoire , fille de Louis XV, l'autre à la comtesse de Tessé. Il avait commencé à trois ans l'étude de la musique. 1 "er 369 DÉCEMBRE 1763. ter. L'enfant essaya une basse qui ne fut pas absolument exacte, parce qu'il est impossible de préparer d'avance l'accompagnement d'un chant qu'on ne connaît pas ; mais l'air fini , il pria la dame de recommencer , et à cette reprise , il joua non-seulement de la main droite tout le chant de l'air , mais il mit, de l'autre , la basse sans embarras ; après quoi il pria dix fois de suite de recommencer, et à chaque reprise il changea le caractère de son accompagnement ; il l'aurait fait répéter vingt fois si on ne l'avait fait cesser. Je ne désespère pas que cet enfant ne me fasse tourner la tête , si je l'entends encore souvent ; il me fait concevoir qu'il est difficile de se garantir de la folie en voyant des prodiges. Je ne suis plus étonné que saint Paul ait eu la tête perdue après son étrange vision. Les enfans de M. Mozart ont excité l'admiration de tous ceux qui les ont vus. L'empereur et l'impératricereine les ont comblés de bontés ; ils ont reçu le même accueil à la cour de Munich et à la cour de Manheim. C'est dommage qu'on se connaisse si peu en musique en ce pays- ci. Le père se propose de passer d'ici en Angleterre, et de ramener ensuite ses enfans par la partie inférieure de l'Allemagne. M. l'abbé de La Chapelle , dont nous avons un bon ouvrage élémentaire sur la géométrie , vient de nous en proposer un autre sous le titre de l'Art de communiquer ses idées ( 1 ) . Je ne connais d'autre secret pour cela que d'apporter en naissant les dons qui constituent l'homme éloquent , comme la facilité , la chaleur , la netteté , la profondeur , etc. , et de perfectionner tous ces (1 ) 1763 , in- 12 . L'Instruction de Géométrie , du même auteur , est l'autre ouvrage dont Grimm veut parler. TOM. III. 24 370 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , dons par l'application et l'étude ; voilà tout le traité de M. de La Chapelle en deux lignes. Je veux mourir , s'il peut d'ailleurs dire quelque chose qui puisse être d'aucune utilité réelle. On nous a envoyé de Genève quelques exemplaires de Lettres écrites de la campagne. Plusieurs citoyens et bourgeois de cette république avaient fait des représentations au conseil , au sujet de ses procédures contre J.-J. Rousseau , et , comme il arrive , les têtes s'étaient échauffées peu à peu , au point de faire craindre pour la tranquillité intérieure , lorsque M. Tronchin , procureurgénéral de la république , publia ces Lettres écrites de la campagne( 1 ) . Il y discute en simple citoyen les difficultés qui se sont élevées , et que ses Lettres ont dissipées sans autre moyen. Tout le monde a dit , après cette lecture, que le conseil avait raison ; c'est peut-être le premier exemple de l'empire de la raison sur un peuple échauffé par des cabaleurs . Ce M. Tronchin , cousin du médecin, est un homme de beaucoup d'esprit . Né en Angleterre , il aurait sûrement joué un rôle dans la chambre basse ; mais j'aime mieux laisser à un célèbre magistrat de France le soin de vous donner une idée de ces Lettres. (1) Tronchin ( Jean- Robert ) , né à Genève en 1711 , mort dans le pays de Vaud en 1793. Ses Lettres écrites de la Campagne, proche Genève, 1763, in-8° et in- 12 , auxquelles Jean-Jacques répondit par les Lettres de la Montagne, donnèrent aussi naissance à un autre écrit : Réponse aux Lettres écrites de la Campagne, avec une addition ( par d'Ivernois ) , 1764 , in- 8°. Tronchin répliqua par des Lettres populaires où l'on examine la RÉPONSE AUX LETTRES ÉCRITES DE LA CAMPAGNE , in-8 °. În vit paraître ensuite Réponse aux Lettres populaires , 1765 et 1766 , deux parties in - 8° , avec une suite ; et Lettres écrites de la plaine ( par l'abbé Sigorgue ) , Paris , 1765 , in- 12 . 1 er DÉCEMBRE 1763. 371 Lettre de M. de Montclar , procureur - général au parlement d'Aix , à M. le duc de Villars , gouverneur de Provence. Monsieur , Je ne puis vous rendre trop d'actions de grace ; mais je vous supplie de trouver bon que je ne rende pas les Lettres écrites de la campagne. J'ai eu tant de plaisir à les lire que vous me pardonnerez un larcin fait avec tant de bonne foi. Il vous sera facile d'avoir un autre exemplaire de Genève. On ne peut rien voir , à mon avis , de plus sage et de plus solide que cet écrit. La clarté , la justesse du raisonnement est admirable dans les parties de déduction. La cinquième lettre est un morceau de droit public et de politique très-précieux , qu'on peut mettre à côté de tout ce qu'il y a de meilleur en ce genre ; mais ce qui m'enchante singulièrement , c'est la décence et la modération du style. Jamais on n'a mieux ménagé au lecteur prévenu le plaisir de se rendre à la raison sans qu'il en coûte trop à l'amour- propre. C'est un chefd'œuvre de convenance pour le moment et les circonstances ; on dirait que l'auteur craint d'abuser, dans un État libre , de l'empire que l'éloquence a sur les esprits. Il ne veut ni les assujettir , ni leur faire illusion ; son éloquence est douce et modeste pour la forme , quand elle est triomphante pour le fond des choses ; c'est véritablement celle de l'homme d'État dans une république. Il n'a point un air de victoire quand il accable par l'évidence ; il s'insinue sans se rendre suspect de séduction ; ses ménagemens ne sont point fardés ; ils paraissent l'effet du sentiment plutôt que l'ouvrage de l'art , et certainement l'art ne pouvait rien faire de mieux. L'auteur ne se 372 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , montre point occupé de lui-même , ni entêté de ses opinions qu'il porte à la dernière démonstration ; il n'est occupé que de la patrie et du bien public ; il paraît n'aimer que la vérité et les lois ; il respecte ses concitoyens qu'il désabuse sans avoir l'air de maîtriser leur entendement. On a bien du bon sens et du bon esprit dans ce pays. Je ne suis point étonné que cet ouvrage ait eu un succès complet ; cela ne pouvait être autrement. Recevez , Monsieur , les assurances de mon attachement , de mon zèle et de mon respect. Les Considérations sur les corps organisés , où l'on traite de leur origine , de leur développement , de leur reproduction , sont un nouvel ouvrage de M. Charles Bonnet , citoyen de Genève , auteur de l'Essai analy tique desfacultés de l'ame , qui a paru il n'y a pas longtemps , et de plusieurs autres ouvrages de physique et de philosophie très- estimés ( 1 ) . On trouve dans celui-ci des faits intéressans et vrais , opposés aux romans des systèmes , qui ont été plus multipliés sur la génération que sur aucune autre matière. M. Bonnet est un excellent esprit . Comme écrivain , il ne lui manque que d'avoir vécu quelque temps à Paris pour y prendre ce que nous appelons ton , et ce qu'on appelait urbanité à Rome, et à Athènes l'atticisme. Il y a une grande différence entre philosophe et philosophe. Le révérend père Bonaventure Abat , cordelier , vient de donner des Amusemens philosophiques sur di verses parties des sciences , et principalement de la phy- ( 1 ) Bonnet , né en 1720 , mort en 1793. Ses Considérations parurent en 1762 , 2 vol . in- 8 ° ; son Essai analytique en 1760 , in 4º . Ses divers ou· vrages ont été recueillis en 1779 , 8 vol . in- 4º et 8 vol. in- 8°. 1º DÉCEMBRE 1763. 373 sique et des mathématiques ( 1 ). On n'accusera pas un moine d'être un bon esprit. Si cela arrivait par accident , il serait bien à plaindre : il faudrait , ou mentir toute sa vie contre sa conscience , ou s'exposer à toute la rigueur de la persécution. Fontenelle qui, à travers son faux bel- esprit , avait un esprit très - philosophique , disait que, pour connaître les maladies dont un peuple est travaillé , on n'avait qu'à lire les affiches de la capitale ; qu'à Paris , par exemple , on lisait à tous les coins des rues , d'un côté , Traité sur l'incrédulité, et de l'autre , Traité sur les maladies vénériennes. Aujourd'hui , on peut ajouter à ces affiches des Traités sans nombre sur l'agriculture , sur la population , sur l'administration des finances. Il faut que nous soyons terriblement attaqués de maladies dans ces parties , puisque nous avons tant de médecins et de charlatans qui nous proposent leurs remèdes. On dit qu'il existe une Philosophie rurale , en trois volumes , qui a été supprimée (2) . Je ne l'ai point vue ; mais on m'a assuré que c'était du galimatias fort chaud et très-hardi , qui avait l'air de venir de la boutique de M. le marquis de Mirabeau, ex-auteur de l'Ami des Hommes , et de son ami , M. Quesnay , médecin consultant du roi , qui a fait , relativement à cet objet , quelques articles obscurs et louches de l'Encyclopédie ( 3). On a imprimé en Hollande un autre ouvrage intitulé : L'Homme en société, ou Nou- " (1 ) 1763 , in-8°. (2) Philosophie rurale , ou Économie générale et particulière de l'agriculture; Amsterdam , 1764 , 3 vol. in- 12 ; abrégée ensuite sous ce titre : Élémens de la philosophie rurale ; La Haie , 1767 et 1768 ,, ini -12. (3) Quesnay, né en 1694 , mort en 1774 , chef de la secte des économistes en France. Le marquis de Mirabeau , dont il avait été plus d'une fois le collaborateur , a publié son Éloge , que La Harpe appelle un modèle de galimatias. 374 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, velles Vues politiques et économiques pour porter la population auplus haut degré en France , 2 volumes ( 1 ). Moi aussi , j'aurais des vues là-dessus ; mais ces matières ne peuvent être traitées sans danger que par des bavards. D'ailleurs , celui qui met au jour un petit citoyen , mérite mieux de l'État que celui qui fait vingt traités sur la population , et je voudrais bien avoir ce mérite. M. de La Morandière a écrit en faveur de l'Appel des étrangers dans nos colonies (2 ) : cela veut dire qu'il approuve fort qu'on y attire des étrangers à force de privilèges , de liberté et de bienfaits. Le Songe d'un Citoyen , et le Patriote Financier , sont deux feuilles qui regardent l'insipide querelle de la Richesse de l'État. Le poète Roy, qui a passé une partie de sa vie dans le mépris , et les dernières années dans l'imbécillité , vient de mourir, rassasié de jours et de coups de bâton ( 3) . Il était méchant et lâche. Ses épigrammes lui ont souvent attiré le châtiment de ceux qu'il a offensés. Il a fait des opéra qui sont estimés ; mais ce genre est en lui - même si détestable à mes yeux , que peu s'en faut que je ne regarde un succès comme une tache. Le froid mortel et le mauvais goût sont les divinités qui inspirent les faiseurs d'opéra français. Le ballet des Sens et celui des Élémens sont deux ouvrages de Roy d'une grande réputation (4) ( 1 ) Amsterdam , 1763 , 2 vol . in- 12 . Par Goyon de La Plombanie. (2) Paris , 1763 , in- 12 . (3) Roy ne mourut que le 23 octobre 1764. Grimm rapportait il un faux bruit , ou ses premiers éditeurs se sont-ils rendus coupables de quelque transposition ? (4) Voir tom. I, p. 168. Palissot dans ses Mémoires de littérature, et , d'après Tui, la Biographie universelle , disent que Roy ayant fait une épigramme contre 1er DÉCEMBRE 1763. 375 Dans le premier, les cinq actes portent le titre de nos cinq sens , et dans le second , chaque acte porte le titre d'un des quatre élémens. Une insipide et absurde allégorie , que le public appelait ingénieuse , faisait le mérite de ces poëmes , dont l'idée et l'exécution étaient également capables de tuer le génie du musicien , s'il en avait eu. Et puis, on disait ces poëmes de Roy supérieurement écrits , et cependant , dans ces poëmes si bien écrits , il n'y avait ni sentiment , ni facilité , ni naturel , pas une ligne susceptible de musique. Il est incompréhensible qu'un peuple qui a tant de goût dans d'autres genres puisse se méprendre à ce point sur le genre lyrique , et persister pendant un siècle dans un système aussi absurde et aussi gothique. La tragédie de Warwick continue à avoir le plus brillant succès elle aura vraisemblablement quinze représentations , et c'est aujourd'hui le plus haut degré de gloire auquel un poète puisse prétendre. Cette pièce vient d'être imprimée. Son grand défaut est la faiblesse qui se montre parlout : on dirait que c'est le coup d'essai d'un jeune homme de soixante ans. J'aimerais bien mieux y remarquer plus d'inégalité et de force , et moins de sagesse ; cela me donnerait bonne espérance pour ses ouvrages à venir. Je meurs de peur que M. de La Harpe ne reste toute sa vie froid et sage. Mais s'il est vieux dans sa tragédie , il est en revanche bien jeune dans une lettre l'élection à l'Académie du comte de Clermont , ce prince du sang le fit maltraiter par ses gens , et que le poète bâtonné mourut quelques jours après des suites de cette correction ; c'est une évidente erreur. Le comte de Clermont fut élu le 26 mars 1754 , et Roy ne mourut que le 23 octobre 1764. Si les coups. de bâton des valets du prince académicien y contribuèrent pour quelque chose , on avouera du moins que leur effet fut lent. 376 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , adressée à M. de Voltaire à la suite de sa pièce , c'est-àdire suivant les caractères qu'Horace donne à cet âge , qu'il est confiant , présomptueux , monitoribus asper. Ce n'est pas que tout ce qu'il dit sur la décadence de la tragédie parmi nous ne soit vrai et fondé ; mais il nous fait clairement entendre qu'il ne nous reste que M. de Voltaire et lui ; et comme le premier a soixante-dix ans , vous pouvez tirer la conclusion sur nos restes. Cette lettre n'a pas réussi dans le public comme la tragédie ; elle fait pourtant toute ma consolation , parce que c'est le seul signe de jeunesse que M. de La Harpe nous ait donné ; s'il était toujours aussi sage que sa pièce , je le tiendrais pour un homme perdu. Shakspeare a traité ce sujet dans sa tragédie de Henri VI. Au milieu de l'irrégularité de ses drames, vous y voyez des mœurs bien autrement fortes et vraies que dans la tragédie du sage M. de La Harpe. L'Élève de la Nature est un nouvel ouvrage sur l'édu cation , en deux parties ( 1 ). L'auteur s'appelle M. Guillard de Beaurieu : il est pauvre et, malheureux . C'est un singe de J.-J. Rousseau. Il a voulu former un homme sauvage et abandonné à lui-même , dans la première partie ; et dans la seconde , il en fait un homme de société et civilisé. Cela est insipide et plat , et je crains que cet Élève de la Nature ne nourrisse fort mal son précepteur. Un poète anonyme a adressé à J.-J. Rousseau une Épître (2 ) , où il soutient que la gloire d'avoir établi un grand nombre de paradoxes ne saurait être solide. Je pense comme lui . On lira Voltaire éternellement ; Rous- (1) In- 12. (2) Épitre à M. Jean- Jacques Rousseau , ci - devant citoyen de Genève; in-8°. 1ºer DÉCEMBRE 1763. 377 seau n'aura qu'un temps ; mais enfin , la vocation de celui-ci était de soutenir des paradoxes par une foule de sophismes ingénieux et subtils , et je crains que le poète qui lui a adressé cette Épître n'ait perdu son temps à lui conseiller plus de sagesse et plus d'indulgence envers les hommes. 378 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, 1764. JANVIER. Paris , 1er janvier 1764. ARTICLE de M. Diderot. Il vient de paraître une dissertation sur la poésie rhythmique, tirée des porte-feuilles poudreux de Saumaise ou de Casaubon, par M. Bouchaud ( 1 ) , censeur royal et docteur agrégé de la faculté de droit. Beaucoup de citations grecques, latines , françaises , espagnoles et italiennes ; pour de l'esprit , du style , des vues , point. On peut réduire aux vingt lignes suivantes deux ou trois observations communes délayées en quatre-vingts longues pages in-8°.... L'homme est fait pour parler et pour chanter. Il a d'abord parlé sans chanter , et chanté sans parler; ensuite , le sentiment qui le faisait chanter ayant ses expressions dans la langue , il chercha naturellement à les substituer à des sons inarticulés , et il unit la parole au chant. Le chant , tout grossier qu'il était , avait une mesure ; il était formé de sons variés en degrés et en durée. Ces conditions furent autant de difficultés à surmonter dans l'application de la parole au chant. Le discours , qui commande aujourd'hui à la mélodie , lui étant alors assu- ( 1 ) Bouchaud , de l'Académie des Inscriptions , né en 1719, mort en 1804.` L'ouvrage dont Diderot parle ici avait pour titre : Essai sur la poésie rhythmique , Paris , 1763 , in- 8 ° , et a été réimprimé dans les Antiquités poétiques , du même auteur ; Paris , 1799 , in- 8° . 1ºer JANVIER 1764. 379 jetti, comme il l'est à peu près en France dans ce que nous appelons des canevas , des amphigouris , des parodies , fut obligé de se partager , de se ralentir, de se hâter , de s'arrêter, de se suspendre , et de prendre une multitude de formes diverses. De là vint un mélange bizarre de vers de toutes sortes de mesures , depuis une syllabe jusqu'à vingt , trente, quarante. Voilà l'origine de la poésie en général , et tout ce que l'on entend par la poésie rhythmique ou la première poésie. Chez tous les peuples , tant anciens que modernes , on en trouve des vestiges antérieurs à la poésie métrique et aux temps policés. Après l'invention de la poésie métrique, la rhythmique devint à la vérité moins variée , moins irrégulière , mais ne s'anéantit pas tout-à-fait ; on peut même assurer qu'elle durera tant que les hommes, touchés de certaines compositions musicales , seront tentés d'y ajuster des paroles sans beaucoup de préparation et d'exactitude : elle passerait partout ailleurs , qu'il lui restera toujours un asile dans notre barbare opéra français .... Mais comment parvint-on de la poésie rhythmique à la poésie métrique? A mesure que l'oreille se forma , on s'aperçut qu'entre cette multitude de vers réguliers , irréguliers , bizarres, il y en avait de plus faciles à sentir, à mesurer, à scander, retenir, soit par le nombre pair des syllabes , soit par la marche et la succession des pieds , soit par la distribution des repos. On distingua ces vers des autres ; plus on s'en servit , plus ils captivèrent l'oreille. Cependant le temps de faire le chant sur les paroles , et non les paroles sur le chant , arriva , et la poésie métrique naquit , se perfectionna , se sépara même du chant , fut une musique particulière , et devint ce qu'elle est aujourd'hui. La licence de la poésie originelle et rhythmique ne se à 380 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. remarque plus que dans certains genres de poésie libres de toute contrainte ou pleins d'enthousiasme , tels que l'ode , le dithyrambe , les épîtres familières , les contes , les fables et les poëmes , où l'artiste , se laissant dominer par les phénomènes, se joue des règles et de l'exactitude, et ne suit de mesures que celles qui lui sont inspirées par la nature de ses images et le caractère de ses pensées. Les ouvrages des poètes négligés , de Chaulieu, par exemple, ne sont presque que de la poésie rhythmique perfectionnée. En effet , le morceau suivant est-il autre chose? Tel qu'un rocher , dont la tête Égalant le mont Athos, Voit à ses pieds la tempête Troubler le calme des flots , La mer autour bruit et gronde ; Malgré ses émotions , Sur son front élevé règne une paix profonde , Que les fureurs de l'onde Respectent à l'égal du nid des Alcyons . Voilà les progrès de l'art que l'auteur de la dissertation a prouvé , avec une érudition enragée , s'être faits dans tous les cantons de la terre habitée. Au commencement , on courait après les assonances ou désinences semblables , et l'on voit ce goût régner dans les premiers morceaux de poésie et même de prose , en quelque langue que ce soit. C'est un cliquetis qui plut aux premiers écrivains , comme il plaît aux enfans. Il frappe et refrappe l'oreille ; il arrête l'esprit sur une idée principale ; il soulage la mémoire. De là la naissance de la poésie numérique et rimée, partout où la langue , bornée dans ses terminaisons , offrait beaucoup d'assonances ; mais chez d'autres peuples où la variété des terminaisons rendait 1er JANVIER 1764. 381 les désinences semblables difficiles à trouver , où les mots étaient affectés d'une prosodie forte et marquée , où les sons se distinguèrent par des accens étendus et des durées très-sensibles , la poésie devint pédestre ou prosodique. Parmi les citations sans nombre dont le dissertateur a farci son ouvrage , il y en a une qui arrêtera tout homme de goût et toute ame noble et généreuse. Ce sont les acclamations de joie et les imprécations de fureur que le peuple poussa tumultueusement à la mort de Commode, sous lequel il avait éprouvé toutes sortes de maux , et à l'élection de Pertinax , son successeur , dont il se promettait des jours plus heureux. Le tyran mort , les ames affranchies de la terreur firent entendre les cris terribles que Lampride nous a transmis , et que nous allons essayer de traduire. «< Que l'on arrache les honneurs à l'ennemi de la patrie... L'ennemi de la patrie! le parricide ! le gladiateur! ... Qu'on arrache les honneurs au parricide... qu'on traîne le parricide... qu'on le jette à la voirie... Qu'il soit déchiré... l'ennemi des dieux ! le parricide du sénat ! ... A la voirie , le gladiateur ! ... l'ennemi des dieux ! L'ennemi du sénat ! à la voirie, à la voirie... Il a massacré le sénat ! à la voirie... Il amassacré le sénat ! qu'il soit déchiré à coups de crocs... Il a massacré l'innocent ! qu'on le déchire... qu'on le déchire , qu'on le déchire... Il n'a pas épargné son propre sang ! qu'on le déchire... Il avait médité ta mort ! qu'on le déchire... Tu as tremblé pour nous ; tu as tremblé avec nous ; tu as partagé nos dangers... ô Jupiter! si tu veux notre bonheur , conserve-nous Pertinax ... Gloire à la fidélité des prétoriens... aux armées romaines... à la piété du sénat ! ... Pertinax , nous te le demandons ; que le parricide soit traîné... qu'il soit traîné ; nous te le deman- 382 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , dons... Dis avec nous , que les délateurs soient exposés aux lions... Dis , aux lions le gladiateur... Victoire à jamais au peuple romain ! ... Liberté ! victoire ! ... Honneur à la fidélité des soldats... aux cohortes prétoriennes ! ... Que les statues du tyran soient abattues... partout , partout... Qu'on abatte le parricide , le gladiateur... Qu'on traîne l'assassin des citoyens... qu'on brise ses statues... Tu vis , tu vis , tu nous commandes , et nous sommes heureux ... Ah! oui, oui, nous le sommes... nous le sommes vraiment , dignement , librement... Nous ne craignons plus... tremblez , délateurs... notre salut le veut... Hors du sénat les délateurs... A la hache, aux verges les délateurs ! ... Aux lions , les délateurs ! ... Aux verges , les délateurs ! ... Périsse la mémoire du parricide , du gladiateur! ... Périssent les statues du gladiateur ! ... A la voirie , le gladiateur ! ... César , ordonne les crocs ... que le parricide du sénat soit déchiré ! ... Ordonne, c'est l'usage de nos aïeux ... Il fut plus cruel que Domitien... plus impur que Néron ... Qu'on lui fasse comme il a fait ! ... Réhabilite les innocens ... Rends honneur à la mémoire des innocens... Qu'il soit traîné ; qu'il soit traîné ! ... Ordonne, ordonne, nous te le demandons tous ! ... Il a mis le poignard dans le sein de tous ; qu'il soit traîné! ... Il n'a épargné ni âge , ni sexe, ni ses parens , ni ses amis ; qu'il soit traîné ! ... Il a dépouillé les temples ; qu'il soit traîné ! ... Il a violé les testamens ; qu'il soit traîné ! ... Il a ruiné les familles ; qu'il soit traîné ! ... Il a mis les têtes à prix ; qu'il soit traîné ! ... Il a vendu le sénat ; qu'il soit traîné ! ... Il a spolié l'héritier ; qu'il soit traîné ! ... Hors du sénat ses espions ! ... Hors du sénat ses délateurs ! ... Hors du sénat , les corrup teurs d'esclaves ! ... Tu as tremblé avec nous... Tu sais tout... Tu connais les bons et les méchans... Tu sais tout; er I JANVIER 1764. 383 punis qui l'a mérité... Répare les maux qu'on nous a faits... Nous avons tremblé pour toi... Nous avons rampé sous nos esclaves... Tu règnes, tu nous commandes ; nous sommes heureux ... Oui , oui , nous le sommes... Qu'on fasse le procès au parricide ! ... Ordonne , ordonne son procès ! ... Viens , montre-toi , nous attendons ta présence... Hélas ! les innocens sont encore sans sépulture... Que le cadavre du parricide soit traîné ! ... Le parricide a ouvert les tombeaux ; il en a fait arracher les morts... Que son cadavre soit traîné ! »> Voilà une scène bien vraie. On ne la lit pas sans frisson . Il semble qu'on soit frappé des cris d'un million d'hommes rassemblés et ivres de fureur et de joie. Ou je me trompe , ou c'est là une des plus fortes et des plus terribles images de l'enthousiasme populaire. M. de Voltaire a écrit à un certain M. Dupont la lettre suivante , au sujet de la Richesse de l'État ( 1) . Je vois , Monsieur , que vous embrassez deux genres un peu différens l'un de l'autre , la finance et la poésie. Les eaux du Pactole doivent être bien étonnées de couler avec celles du Permesse. Vous m'envoyez de fort jolis vers avec des calculs de sept cent quarante millions ; c'est apparemment le trésorier d'Aboul- Cassem qui a fait ce petit état de sept cent quarante millions payables par chaque ( 1) C'était à Dupont de Nemours , alors âgé de vingt-quatre ans, que Voltaire écrivait. Il avait reçu de lui , avec des vers d'envoi , l'hommage de ses Réflexions sur l'écrit intitulé : RICHESSE DE L'ÉTAT ; Paris , 1763 , in- 8 ° . Cet écrit ayant été attaqué , l'auteur le soutint par une Réponse demandée par M. le marquis de *** à celle qu'il a faite aux Réflexions sur l'écrit intitulé : RICHESSE DE L'ÉTAT ; Paris , 1763 , in-8°. Cette lettre de Voltaire se trouve dans l'édition de Lequien , où elle est datée du 16 auguste 1763. 384 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , un an. Une pareille finance ne ressemble pas mal à la poésie ; c'est une très-noble fiction ; il faut que l'auteur avance la somme pour achever la bonté du projet. Vous avez bien fait de dédier à M. l'abbé de Voisenon vos Réflexions touchant l'argent comptant du royaume ; cela me fait croire qu'il en a beaucoup. Vous ne pouviez pas mieux égayer la matière qu'en adressant quelque chose de si sérieux à l'homme du monde le plus gai. Je vous réponds que si le roi a autant de millions que l'abbé de Voisenon dit de bons mots , il est plus riche que les empereurs de la Chine et des Indes. Pour moi , je ne suis qu'un pauvre laboureur ; je sers l'État en défrichant des terres , et je vous assure que j'y ai bien de la peine. En qualité d'agriculteur , je vois bien des abus , je les crois inséparables de la nature humaine , et surtout de la nature française ; mais, à tout prendre, je crois que le bénéfice l'emporte un peu sur les charges. Je trouve les impôts très-justes , quoique très-lourds , parce que dans tout pays , excepté dans celui des chimères , un État ne peut payer ses dettes qu'avec de l'argent. J'ai le plaisir de payer toujours mes vingtièmes d'avance , afin d'en être plus tôt quitte. A l'égard des Fréron et des autres canailles , je leur ai toujours payé trop tard ce que je leur devais en vers et en prose. Pour vous , Monsieur , je vous paie avec grand plaisir le tribut d'estime et de reconnaissance que je vous dois. C'est avec ces sentimens que j'ai l'honneur d'être , etc. Le 22 du mois dernier , M. Marmontel fut reçu l'Académie Française , et prononça à cette occasion un discours suivant l'usage; il vient d'être imprimé; c'est un des meilleurs discours de réception que nous ayons vus er 1 JANVIER 1764. 385 depuis long- temps. Ordinairement l'ennui et la fadeur vous saisissent dès la première page de ces morceaux d'éloquence , et quand l'orateur entame l'éloge du cardinal de Richelieu ou du chancelier Seguier , vous êtes déjà anéanti ; ici on lit sans dégoût : le discours a sa juste étendue ; rien n'est étranglé ni allongé. On y parle de la dignité des lettres, et des vertus de ceux qui les cultivent , d'une manière noble et intéressante , et sans avoir l'air de la prétention de traiter ce sujet. Tout est si bien fondu qu'on ne peut distinguer le sujet du discours d'avec ses formalités. En faisant grace à quelques phrases dont je n'aime pas le goût et la tournure , on ne peut reprocher à M. Marmontel qu'un éloge trop outré de M. de Bougainville auquel il succède. Cet académicien , comme homme de lettres , était un homme médiocre , et comme homme privé , sa réputation d'honnêteté n'était rien moins que bien établie. Il est mort sans être lavé du soupçon d'avoir porté, il y a huit ou dix ans , à feu Boyer, ancien évêque de Mirepoix , une certaine ode , fruit de jeunesse du poète Piron , lequel Boyer la porta au roi , ce qui fit donner l'exclusion à un homme de génie et de mœurs irréprochables que l'Académie avait élu et qui l'aurait honorée ; mais Bougainville sollicitait alors la même place , et un pareil acte ne fut pas pour lui un titre d'exclusion , comme un ouvrage trop libre , échappé à un poète dans sa première jeunesse, et réparé par un chef-d'œuvre tel que la Métromanie , le devint pour Piron qui fit alors son épitaphe en ces vers : Ci-gît Piron , qui ne fut rien 2 Pas même académicien . M. Bignon a répondu au discours de M. Marmontel , TOM. III. 25 386 CORRESPONDANCE littéraire , comme directeur , au nom de l'Académie. On ne peut pas dire que le discours de M. Bignon soit un des plus mauvais qu'on puisse lire ; car nous en avons de cette espèce en si grand nombre qu'il serait difficile de choisir ; mais on peut dire que c'est un des plus malhonnêtes qu'on ait jamais vus. Il n'y a pas un mot agréable pour le récipiendaire , ce qui prouve qu'il n'a pas eu le suffrage de M. Bignon ; mais il n'en est pas moins bien choisi pour cela (1 ). M. Marmontel a terminé la séance par la lecture d'une épître en vers sur la grandeur et la faiblesse de l'esprit humain (2). Le commencement de ce morceau a été fort applaudi ; la fin en a paru plus faible ; ce qui a fait dire que l'auteur avait voulu confirmer son sujet par son propre exemple. On devait jouer ces jours-ci , sur le théâtre de la Comédie Française, une comédie nouvelle intitulée la Confiance trahie, en vers et en cinq actes , par M. Bret ; mais la police en a fait suspendre la représentation , à cause de plusieurs personnalités satiriques dont elle est remplie contre les fermiers généraux ( 3). C'est bien fait ; (1 ) Bignon , en revanche , fit un grand éloge de Bougainville : « L'académicien que nous regrettons , dit- il , joignit aux qualités de traducteur, d'orateur et de prosateur , tous les talens d'un bon poète; mais il ne lisait ses vers à personne , et c'est en cela seulement qu'il n'était pas poète. >> (2) Le Discours en vers sur la force et la faiblesse de l'esprit humain se trouve dans les OEuvres de Marmontel. (3) On lit dans le Journal historique de Collé , tom. III , p . 74 : « Voici la véritable raison qui a empêché la représentation de la comédie de Bret. Il y a quelques années que le fermier- général Bouret , cet homme si haut et si bas , si connu par ses profusions , ses impertinences et ses vices , prêta cinquante louis au poète Robé , et lui donna un emploi de douze cents livres. Ce dernier revint chez lui douze ou quinze fois pour s'acquitter , sans pouvoir trouver 1er JANVIER 1764. 387 car il faut ou que la satire soit autorisée contre tout le monde , ou que tout le monde en soit également garanti. La forme de percevoir les impôts par les fermiers peut être très-vicieuse , sans qu'il soit permis de traduire sur la scène des particuliers qui composent la ferme générale, surtout dans un pays où les traits personnels sont si fort en horreur. Ce qu'il y a encore de sûr , c'est que ces traits personnels , excellens dans la satire , sont rarement plaisans dans la comédie ; et mettre dans sa pièce des traits connus de tout le public , ce n'est pas imiter le ridicule , c'est le copier. Il faut du génie pour l'un , et il ne faut que de la mémoire pour l'autre ; l'imitateur peut être sublime, et le copiste est toujours plat. Molière ne copiait pas les ridicules des médecins de son temps , mais il en créait qui leur ressemblait parfaitement , et voilà pourquoi il nous fait encore rire aux larmes , quoique les ridicules de nos médecins ne soient plus ceux du temps de ce grand homme. Je crains bien que M. Bret ne soit pas notre Molière. J'ai eu l'honneur de vous parler des Amours d'Arlequin et de Camille , comédie que le célébre Goldoni a faite il y a quelques mois pour le Théâtre Italien . Ce " Bouret. Ayant pourtant , un jour , pénétré jusqu'à son trône sublime , il se plaignait amèrement à lui de ce qu'on lui avait si constamment refusé la porte : C'est que vous êtes un nigaud , lui répondit Bouret ; il fallait dire à mon portier que vous êtes à moi. - Par Dieu ! lui répliqua Robé , je n'appartiens « à personne ; voici votre argent que je vous rapporte , et je ne veux plus de << votre emploi. >> Ce mot précieux du financier hautain était employé dans la pièce de Bret ; et Bouret , accompagné de son frère d'Érigny et de son gendre Vilmorin , qui sont tous deux fermiers-généraux comme lui , a été chez M. de Sartine pour empêcher la représentation de la comédie dans laquelle on le jouait. » Cette pièce est imprimée dans le Théâtre de Bret , Paris , 1778 , 2 vol. in-8° , sous le titre du Protecteur bourgeois , ou la Confiance trahie. 388 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , poète, aussi ingénieux que fécond , a imaginé de donner deux suites à cette pièce , qui ont eu aussi le plus grand succès ( 1 ). L'auteur a su , avec un art merveilleux, entrelacer les affaires domestiques de la famille de feu M. Pantalon , avec les affaires de cœur d'Arlequin et de Camille ; car ce testament du défunt produit dans le cours de la pièce une transaction entre la veuve et le fils du testateur , à laquelle Arlequin et Camille accèdent. Cette pièce est un chef- d'œuvre de naturel , de vérité , d'imagination et de finesse ; mais il faut la voir jouer, et il n'est pas possible d'en donner une idée par un extrait. Il y a quelques scènes si vraies et si pathétiques entre Arlequin et Camille , qu'on ne peut s'empêcher de pleurer à chaudes larmes ; il est vrai qu'elle a été parfaitement bien jouée. Si vous voulez savoir quels sont les meilleurs acteurs de Paris , je ne nommerai ni Le Kain , ni mademoiselle Clairon , mais je vous enverrai voir Camille et l'acteur qui joue ordinairement le rôle de Pantalon , et qui fait dans cette pièce- ci celui d'un avocat honnête homme; et vous direz : Voilà des acteurs. Vous admirerez aussi la fécondité du poète , lorsque vous aurez observé qu'il fait une pareille pièce en un mois ou six semaines de temps. L'abbé de Marsy vient de mourir ; il avait été anciennement Jésuite. Une aventure d'un goût particulier , (1) Nous n'avons pas vu Grimm parler dans les fenilles précédentes des Amours de Camille et d'Arlequin , représentées pour la première fois le 27 novembre 1763. Les deux pièces qui y font suite sont la Jalousie d'Arlequin , et les Inquiétudes de Camille. C'est à tort que Desboulmiers , p. 17 et 27 du tom. VII de son Histoire du Théâtre Italien , dit que ces deux dernières pièces ne furent représentées que le o septembre et le 15 novembre 1764. L'Almanach des Théatres nous a mis à même de reconnaître l'inexactitude de cette assertion. 15 JANVIER 1764. 389 qu'on a souvent reproché à ces pères , fit du bruit et l'obligea de sortir de chez eux ; il a fait depuis des livres. Son Histoire des Chinois, Japonois et autres peuples de l'Asie pour servir de suite à l'Histoire ancienne de Rollin , a eu quelque succès ( 1 ). M. l'abbé Mignot, neveu de M. de Voltaire et conseiller au grand conseil , vient de publier une Histoire de Jeanne première, reine de Naples (2). C'est un de ces livres médiocres qu'on lit avec une sorte de plaisir quand on veut s'endormir. Le crayon de cet historien manque de vigueur , et son style n'est pas toujours pur; il a même quelquefois des tournures étrangères qu'on croirait empruntées de la gazette d'Utrecht . Cet auteur a donné , sur la fin de l'année 1762 , une Histoire de l'Impératrice Irène , qui a eu du succès (3) . Le P. Paulian( 4 ) , Jésuite d'Avignon, qui a déjà fait quelques compilations , vient de publier, en trois volumes, un Traité de paix entre Descartes et Newton , avec la Vie de ces deux illustres philosophes. Et le titre , et le fond , et la forme de cet ouvrage sont très - dignes d'un moine ; mais Descartes et Newton ne méritaient pas un tel médiateur , et certainement ils ne lui ont pas donné de pleins pouvoirs. Paris , 15 janvier 1764. L'inscription du monument de la ville de Reims n'a ( 1) Il a déjà été question de l'abbé de Marsy et de quelques- uns de ses ouvrages tom. I, p . 288. (2) 1764 , in- 12 . (3) 1762 , in- 12 . On trouvera , au mois de janvier 1766 de cette Correspondance, un plaisant parallèle entre l'abbé Mignot et son oncle. (4) 1763 , 3 vol, in - 12 . Né en 1722 , Paulian mourut vers 1802, Здо CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , pas laissé que d'occuper les esprits. Un ouvrage de Pigalle mérite bien quelque attention , et lorsqu'on a vu M. de Voltaire tenter sans succès une inscription en vers , on a dû songer à la faire en prose. Le philosophe Diderot s'est essayé à son tour , et je ne doute point que vous ne donniez à son inscription la préférence sur toutes celles que vous connaissez ; elle est simple , noble, vraie et locale. Il est singulier que M. de Voltaire n'ait pas pensé au sacre des rois de France qui a fourni au philosophe l'idée suivante , aussi naturelle que particulièrement propre à la ville de Reims : Ce fut ici qu'il jura de rendre ses peuples heureux , Et il n'oublia jamais son serment. Les citoyens lui élevèrent ce monument de leur amour Et de leur reconnaissance , L'an 1764. Un tel, intendant de la province; Un tel , maire de la ville ; Un tel et un tel , échevins ; E. PIGALLE, Sculpteur ; L. LEGENDRE , architecte. Je crois qu'il serait difficile de faire en français quelque chose de plus lapidaire ; mais ceux qui ont fait retrancher à Pigalle son agneau , à cause du proverbe , ont dû préférer un couplet bien ginguet à la prose noble et grave du philosophe. En conséquence , M. Clicquot ( 1 ) , secrétaire de la ville , l'a mise en vers de cette manière : C'est ici qu'un roi bienfaisant Vint jurer d'être votre père. Ce monument instruit la terre Qu'il fut fidèle à son serment. (1 ) C'est lui dont il a été déjà question t. II , p. 284 , note 2. Né en 1723 , Clicquot mourut en 1796. Il est auteur de plusieurs odes. 15 JANVIER 1764. 391 On doit envoyer les pièces de ce procès à M. de Voltaire , et le prier de prononcer entre les vers et lá prose. En attendant cette décision , je suppose que le poète a porté les deux inscriptions à un philosophe qui ressemble un peu au Misanthrope de Molière , et qu'il lui demande son jugement. Voici quelques fragmens de l'entretien du poète avec le philosophe : Le philosophe. Oui , Monsieur, j'ai lu vos inscriptions, et je les trouve bien toutes les deux. Le poète. Mais , enfin , à laquelle donnez-vous la préférence? Lephilosophe. A toutes les deux, pourvu que chacune soit à sa place. Le poète. Comment ? Le philosophe. Si vous vous en rapportez à moi , vous mettrez l'inscription en prose sur le marbre, et l'autre en vers dans le Mercure. Le poète. Monsieur, je vois que vous avez les préjugés ordinaires contre le Mercure de France. Lephilosophe. Dieu me préserve d'avoir des préjugés contre un ouvrage qui produit un revenu de trente mille livres par an ! Je le compte , au contraire, avec la Gazette de France et les feuilles de Fréron , au nombre des plus utiles productions , et je vous l'indique comme un monument ære perennius ( 1 ) ; vos vers s'y conserveront , tandis que l'injure du temps effacera peut-être jusqu'à la dernière syllable de cette inscription en prose.. Lepoète. Je ne suis pas étonné de voir un homme de votre mérite faire grand cas du Mercure de France , et je suis charméde me rencontrer avec vous là-dessus ; c'est (1) Exegi monumentum ære perennius. HORACE. 392 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , en effet un recueil bien précieux pour l'esprit humain. Mon Ode sur la Tristesse aurait-elle eu le bonheur de s'y faire remarquer de vous? Le philosophe. Il faut qu'il y ait dix ans que je n'ai aperçu un volume du Mercure, et que vous me pardonniez de n'y pas chercher votre ode, parce que j'ai une aversion invincible pour les odes. Le poète. Quoi , Monsieur ! le genre de poésie le plus sublime , où le poète , saisi par un enthousiasme divin , peut, dans les transports de son ivresse.... Le philosophe. Miséricorde ! vous me faites venir la chair de poule. Le poète. Voilà en effet une étrange aversion ! J'avoue que leur grand nombre a pu aux amateurs. donner.un peu de satiété Le philosophe. Leur grand nombre , Monsieur ? Mais de bonne foi , croyez-vous qu'il y en ait plus de cinq ou six ? Je vous donne à parcourir tous les recueils poétiques de toutes les nations anciennes et modernes , et si vous en trouvez au-delà qui méritent le nom d'odes , j'aurai tort , et voilà la raison pourquoi je n'en lis plus. Le poète. Je ne sais combien il y en a, ni ne les compterai ; mais je sais que depuis mon Ode sur la Tristesse y en a eu une de plus ; et voilà ce qu'on risque d'ignorer quand on a de ces préventions. il Le philosophe. Si j'ai pris des préventions , c'est un peu votre faute , à vous autres poètes. Pourquoi aussi êtes-vous si peu pittoresques? Je vois un poète antique saisir sa lyre , lorsqu'il se sent lui-même saisi par le dieu qui l'inspire. Voilà un tableau qui me fait plaisir. Dans son délire , il s'abandonne cette foule d'images et d'idées non pensées qui m'étonnent et me ravissent ; il ne sait I 15 JANVIER 1764. 393 ce qu'il a fait ; il a cédé au besoin de se délivrer de tous ces fantômes dont il avait l'imagination obsédée ; ensuite vient un faiseur d'enseignes , vulgairement dit critique , qui met en haut, en gros caractères : C'est une ode. Convenez qu'il y a loin de cette ode à celles qu'on fait pour le Mercure, et qu'un poète , avec une perruque en bourse ou un grand bonnet de nuit , qui se met devant son écritoire , et qui dit , en se grattant l'oreille avec une plume , je vais faire une ode , est un être bien différent de Pindare ? Le poète. Voilà pourtant un inconvénient auquel je ne vois guère de remède ; car enfin , pour faire une ode , il faut l'écrire , et je ne sais comment on écrit sans écritoire.❤ Le philosophe. Ni moi non plus ; mais cela n'empêche pas qu'un poète placé dans un cabinet de livres , devant un bureau et une écritoire , n'ait un air tout-à-fait antiodaïque , et ne fasse une triste figure auprès du poète placé la lyre à la main dans un paysage solitaire , au coin d'une belle ruine , sur les débris d'une colonne renversée. Le poète. Soit ; mais tout le monde ne peut pas habiter la campagne , et quand on a des occupations en ville.... Ne Le philosophe. Il faut laisser là la poésie et les odes. voyez-vous pas que nous sommes un peuple écrivain et prosaïque , et que la belle poésie se perd à mesure qu'une nation se police ? Croyez-moi , ce n'est pas un fruit d'automne. Le poète. Je ne sais si nous sommes en automne ; mais ce que je sais , c'est que le peuple en Champagne est beaucoup moins écrivain qu'ailleurs. Je me souviens qu'en passant dans mes voyages par un village de Basse - Nor- 394 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , • mandie, mon cheval eut l'imprudence de culbuter un tonneau qui se trouva devant une porte. Cela m'attira une querelle ; cette querelle fit du bruit. Aussitôt , voilà toutes les têtes aux fenêtres , et parmi toutes ces têtes , il n'y en eut pas une qui n'eût sa plume fichée dans ses cheveux ou derrière l'oreille . Lephilosophe. Voilà le premier tableau de plumes qui m'ait plu. Toutes ces honnêtes gens étaient occupées à la chicane et à verbaliser, n'est-il pas vrai? Le poète. Mais , en Champagne , vous auriez de la peine à trouver une plume passable dans tout un village. Lephilosophe. En sorte qu'il faut s'attendre à voir nos poètes , de Normands qu'ils étaient.... Le poète. Et pourquoi pas ? Il ne s'agit pas même de s'y attendre ; car notre La Fontaine , qui n'est pas d'aujourd'hui , en vaut bien un autre. Le philosophe. Oh ! pour cela , oui ; et s'il faut estimer un poète par sa rareté , il les vaut peut-être lous. S'il avait fait des odes , celui-là , je les lirais , je vous le jure , quand même je ne les trouverais pas odes ; mais sans examiner quelle est la province de France où l'on écrit le plus ou le moins , convenons qu'il ne sied pas à la poésie d'être un métier de cabinet. Il faut de l'air aux poètes , et , au besoin , je suis persuadé qu'on trouverait vingt poètes dans les armées du roi , contre un seul tiré de la nombreuse compagnie de messieurs les secrétaires du roi , maison et couronne de France. Le poète. C'est qu'on n'achète pas une charge de secrétaire du roi ad hoc , et qu'on n'en a pas besoin pour faire mettre ses poésies dans le Mercure de France; mais en conscience , je ne comprends pas pourquoi vous exposez toujours le poète au grand air? 15 JANVIER 1764. 395

Lephilosophe. Lorsque vous passerez dans vos voyages par Florence , vous verrez le peuple se promener le soir dans les rues et dans les places publiques. Quelqu'un s'avise de crier Y a-t-il là un poète ? Incontinent on voit un homme monter sur un tonneau ; le peuple s'assemble autour de lui , et il fait des odes. Il ne faudrait pas que votre cheval renversât ce tonneau ; car il casserait le cou à un poète. Le poète. Pensez - vous de bonne foi qu'on trouve , parmi ces impromptu , quelque chose de digne du Mercure de France? Le philosophe. Tout ne doit pas être également bon ; mais je suis persuadé que ce poète du tonneau dit quelquefois des choses bien précieuses ; et puis , cet air de liberté et d'inspiration me plaît. Lorsque le musicien s'abandonne sur son clavecin à ses fantaisies, je sais bien que tout ce qui lui vient n'est pas du même prix ; mais ce qui est médiocre s'enfuit avec le son , et ce qui est rare et précieux me reste et m'enchante; et j'avoue que je préfère ces idées sublimes et passagères à la plus belle exécution de la sonate la mieux composée , quoiqu'il y ait aussi un grand plaisir à entendre un beau morceau et une belle exécution . Ainsi , ce que je vous reproche , à vous autres poètes français , ce n'est point de faire des choses médiocres , mais d'avoir le courage de fixer sur le papier ce qui , par son caractère , est aussi fugitif quele son qui frappe l'air. Jetez-moi cette plume , mon cher poète ; reprenez la lyre ; car un poète doit être musicien , et puis je vous écouterai ; et si vous m'en croyez et que vous ayez quelque crédit à Reims, vous fonderez un tonneau sur la nouvelle place , à côté de la 396 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , statue du roi, pour tout poète que son génie pourra saisir au toupet, et l'y placer. Le poète. Monsieur , si j'avais quelque chose à fonder dans ma ville , ce ne serait pas un tonneau , mais une Académie. J'avoue qu'il est assez humiliant pour une des principales villes du royaume qui conserve la SainteAmpoule, et où nos rois sont obligés de se faire sacrer, de n'avoir pas même le simulacre d'une Académie, tandis qu'il n'y a pas jusqu'à Troyes et jusqu'à Châlons - surMarne, dans notre Champagne , qui n'aient leur société littéraire : cela crie vengeance , et nous expose au mépris des étrangers , malgré la célébrité de notre université ; inais je sais que de vrais citoyens sont occupés actuellement à obtenir des lettres patentes pour l'érection d'une Académie , et dès qu'elle aura pris une forme un peu stable, j'espère que vous nous permettrez de vous associer à nos travaux. Le philosophe. Moi , Monsieur ? .. J'avoue franchement qu'après les odes , ce que j'ai le plus en aversion , ce sont les Académies. Je les regarde comme la perte des lettres , et si j'étais Omer de Fleury , j'interjetterais l'appel comme d'abus , et ferais porter un arrêt en cassation de toutes les Académies de province. Lepoète. En voilà bien d'une autre ! On voit bien que vous n'êtes pas , comme moi , de l'Académie d'Angers. Le philosophe. Avez-vous jamais ouï dire , ailleurs que dans un discours de réception , que toutes les Académies de l'Europe ensemble aient produit quelque découverte utile , ou aient fait faire un pas à l'esprit humain dans quelque science que ce soit? Le poète. Je vois pourtant que depuis l'institution des 15 JANVIER 1764. 397 Académies , tous les grands hommes ont été de quelqu'une de ces sociétés . Le philosophe. Et croyez-vous que votre La Fontaine, par exemple, eût moins valu s'il n'avait pas été de l'Académie Française ? Je sens qu'un grand homme honore une société dans laquelle il daigne entrer ; mais tous ceux qui tirent quelque illustration de ce qu'ils sont agrégés à une société littéraire , sont par- là même indignes d'en être. Mais qu'il y ait des Académies établies dans une capitale ; que le souverain y donne des places d'honneur et de distinction à ceux qui se sont illustrés dans la carrière des lettres , je le veux bien : supposé toutefois que son confesseur ne soit pas en droit d'examiner si ceux qui doivent entrer dans l'Académie sont Molinistes , ou Jansénistes , ou neutres... Et cette tolérance d'une Académie, je ne l'accorderais que sous une condition . Le poète. Et quelle est- elle ? Le philosophe. C'est de ne jamais s'assembler. Lepoète. Comment , Monsieur, toutes ces belles séances publiques dont on lit le détail avec tant de plaisir dans le Mercure de France.... Le philosophe. S'en iraient à tous les diables. Il n'y aurait ni mémoire à lire , ni jeton à gagner. N'avez- vous jamais remarqué que vos échevins ont chacun plus d'esprit et de sens tête-à- tête que lorsqu'ils sont assemblés au bureau? Le poète. Non, je vous assure, ni ne le remarquerai de ma vie. Le philosophe. Eh bien ! moi , j'ai toujours observé qu'un homme vaut mieux tête-à- tête que lorsqu'il parle en conseil , en assemblée de plusieurs. 398 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Le poète. Cependant le roi , quand il veut prendre un bon parti , assemble son conseil. Le philosophe. Et le monarque qui n'en assemblerait jamais et qui se contenterait de consulter les gens dont il estime les lumières , l'un après l'autre , croyez-vous qu'il fît plus mal ? Tenez , je connais un curé de village, qui , pour achever le chœur de son église , avait besoin du consentement de vingt-cinq personnes. Depuis cent ans environ, on avait tenu assemblées sur assemblées , infructueusement ; la paroisse tombait en ruines. Un beau matin d'été , mon curé se lève à trois heures , va successivement chez tous les vingt- cinq , les persuade et les fait signer l'un après l'autre , et la paroisse s'achève. Le poète. De sorte que les hommes auraient aussi plus de raison seuls que lorsqu'ils sont assemblés en corps ? Le philosophe. Demandez à mon curé, qui prétend aussi qu'avec eux il ne faut pas sonner légèrement les cloches de l'église , mais qu'il ne faut jamais désonner. Quant à moi, j'ai toujours remarqué que les hommes assemblés en corps font des injustices que chacun d'eux en particulier n'aurait jamais osé commettre. Le poète. En ce cas , la chambre des communes a bien tort de s'assembler si souvent en Angleterre. où Le philosophe. C'est un point à examiner. En tout cas , il ne faut pas confondre un gouvernement libre avec un gouvernement qui ne l'est Dans tout pays pas. l'idée ou la présence d'un supérieur en impose , le chapitre des égards et de la politesse devient plus considé rable ; après lui , celui de la satire et de la moquerie fine ; mais en face on n'a ni énergie , ni vérité , et les assemblées de corps sont ordinairement des assemblées 15 JANVIER 1764. 399 d'enfans où l'homme de mérite se tait , et où les bavards ont le plus beau jeu du monde... Mais nous voilà un loin de votre Ode sur la Tristesse. peu Le poète. Ce n'est pas ma faute, au moins , et si vous voulez , je vous l'apporterai demain. . Lephilosophe. Tenez , il ne faut jamais revenir sur ce qui a été dit. Nous causerons demain, tant qu'il vous plaira , mais sans ode et sans rancune. Le poète ( en s'en allant ) . Voilà un ennemi bien dangereux pour la poésie , et pour l'Académie que nous voulons fonder. Je suis obligé en conscience d'avertir que je n'ai pas l'honneur de connaître M. Clicquot , et que j'ignore si mon poète a aucune idée commune avec lui . Quant à mon philosophe, je suis de l'avis de mon poète , et il me paraît un peu bizarre. M. Dorat vient de faire imprimer une espèce d'héroïde où il y a de belles choses. Elle est intitulée : Lettre de Barnevelt dans sa prison, à Truman , son ami ( 1 ) . Vous connaissez la célèbre tragédie bourgeoise du Marchand de Londres (2). Une assez mauvaise traduction qui en a été faite , il y a environ quinze ans , a donné à cette pièce beaucoup de réputation en France. M. Dorat nous apprend dans son avertissement qu'il a été tenté de mettre ce sujet sur la scène française. Il a bien fait de renoncer à son projet. Le ton de notre tragédie est encore bien (1) Précédée d'une lettre de l'auteur . Paris , 1764 , in- 8°. (2) Le marchand de Londres , ou l'Histoire de George Barnwell , tragédie bourgeoise en cinq actes , traduite de l'anglais de Lillo en prose ( par Clément , de Genève ) , publiée en 1748 , in - 12 ; en 1751 , in - 8º , se trouve encore dans le Theatre bourgeois , Duchesne , 1755 , in - 12 . (B.) 400 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , éloigné de pouvoir convenir à un garçon marchand que sa passion pour une malheureuse courtisane entraîne au plus affreux des forfaits , celui d'assassiner et de voler un oncle à qui il doit tout , et qui se trouve au moment de recevoir la punition de son crime. Outre le génie qu'il faut pour traiter de pareils sujets avec quelque succès , il n'y a que l'extrême vérité dans le discours et dans le jeu des acteurs qui puisse les faire réussir au théâtre. M. Dorat , en abandonnant son projet , a voulu du moins nous montrer qu'il n'aurait pas été au-dessous de son entreprise. Il suppose que le malheureux Barnevelt , dans sa prison , écrit à son ami , et lui rend compte de son crime et des remords dont il est suivi. Vous trouverez dans cette lettre de bien beaux vers , et une noblesse et une élégance soutenues qui sont même le seul reproche que j'aie à faire à l'auteur ; car ce n'est pas là le style qui convient à un garçon marchand. La partie du génie la plus difficile dans ce sujet , c'est de laisser à son héros le ton , les mœurs et pour ainsi dire la bassesse de sa condition , et de le rendre touchant et pathétique malgré cela ; mais je crois que cela est impossible à la poésie française. Ainsi le reproche que je fais à M. Dorat tombe, moins sur lui que sur l'instrument qu'il a employé. Cette héroïde est imprimée avec le même soin et la même élégance que le poëme de Zélis au bain , qui a paru il y a six mois ( 1 ) . On peut les relier ensemble. Il y a une jolie estampe à la tête. On vient de donner sur le théâtre de la Comédie Italienne, le Sorcier , opéra comique en deux actes ( 2). Le (1 ) Par Pezay. Voir précédemment page 266. (2) Représenté pour la première fois le 2 janvier 1764. 15 JANVIER 1764. 401 poëme est de M. Poinsinet , et il est détestable. Rien au monde n'est plus mauvais qu'une farce plate et triste , et M. Poinsinet ne les fait pas autrement. Celle-ci peut aller de pair avec son Sancho Pança. Philidor a fait la musique du Sorcier comme de Sancho; mais celle du Sorcier vaut bien mieux que celle de Sancho , et comme il y a beaucoup de romances et de chansons , et que c'est là le grand goût du parterre , le Sorcier a eu un succès prodigieux. Depuis , on est un peu revenu de cet enthousiasme , et on a même dit assez de mal de cette pièce : on ne saurait en dire trop du poète ; mais le musicien a, ce mé semble , fait des progrès et dans son style , et dans son goût , et dans l'art d'arranger les paroles. M. l'abbé le Large de Lignac était en son vivant un grand défenseur de la cause de Dieu , et malgré cela Dieu nous l'a retiré dans le temps que son zèle paraissait le plus nécessaire. Si cela arrive au bois vert , qu'en serat-il du bois sec? Cet homme de bien avait fait anciennement des Lettres américaines contre M. de Buffon ( 1 ) ; ensuite un Oracle des nouveaux philosophes contre M. de Voltaire ( 2). On vient de publier de lui un ouvrage posthume sous ce titre remarquable : Présence corporelle de l'homme en plusieurs lieux , prouvée possible par les principes de la bonne philosophie ; lettres où relevant le défi d'unjournaliste hollandais , on dissipe toute ombre de contradiction entre les merveilles dudogme catholique (1) Cette longue diatribe , dont Grimm a déjà dit un mot t . I, p. 63, avait pour titre : Lettres à un Américain sur l'Histoire Naturelle de M. de Buffon , 1751 et suiv. , 12 part. in - 12 . L'abbé de Lignac était mort en juin 1762. (2) L'Oracle des nouveaux philosophes ( Berne , 1759 et 1760, 2 vol. in-8 ° ) , est mis , avec plus d'apparence de raison , par les auteurs de la France littéraire de 1769 et du Dictionnaire des Anonymes , sur le compte de l'abbé Guyon. TOM. III. 26 402 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , del'Eucharistie, et les notions dela sainephilosophie ( 1). On peut juger, par ce titre seul , à quel point la philosophie de feu M. l'abbé le Large de Lignac était saine. Le défi auquel il répond venait du célèbre M. Boullier, aussi défunt (2), et qui était l'appui et le défenseur de la foi chez les protestans, comme le révérend père Hayer ( 3) , M. Abraham Chaumeix et M. l'abbé Joannet ( 4) le sont dans l'église romaine. Je ne doute pas que la Réponse à la lettre du bon quaker ne soit d'un de ces grands hommes (5). J'oubliais , parmi ces grands hommes , le lourd M. Crévier, continuateur de l'Histoire romaine de Rollin ; c'est encore un écrivain bien zélé pour la cause de Dieu. Il vient de publier un volume d'Observations sur le livre de L'ESPRIT DES LOIS (6). L'irréligion est, selon M. Crévier, le principal défaut de cet ouvrage qui a acquis une si grande réputation en Europe. M. Crévier le combat de son mieux ; mais un bon chrétien est bien à plaindre d'avoir à terrasser un ennemi comme le président de Montes- (1 ) 1764 , in-12. (2) Né en 1699 , mort en 1759. (3) Hayer , Récollet , né au commencement du dix-huitième siècle , mort en 1780 , auteur d'un grand nombre d'ouvrages de théologie. (4) L'abbé Joannet, né en 1716 , mort en 1789 , fut rédacteur , de 1754 à 1764 , du Journal Chrétien , 40 vol. in- 12. (5) Voltaire avait publié en 1763 une Lettre d'un Quaker à Jean-Georges Le Franc de Pompignan , évêque du Puy- en- Velay, etc. , etc. , digne frère de Simon Le Franc de Pompignan, pour faire justice d'une Instruction pastorale où ce prélat avait outragé Voltaire et la raison. Un ami de Jean Georges fit paraître une Lettre contenant quelques observations sur LA LETTRE D'UN QUAKER ( 1763 ) in- 8 ° ; Voltaire répliqua par une Seconde lettre du Quaker et une Instruction pastorale de l'humble évéque d'Alétopolis. Ces trois pamphlets de Voltaire se trouvent dans ses Facéties. (6) 1763 , in - 12 . 15 JANVIER 1764. 403 quieu , et il lui est bien difficile d'avoir les rieurs de son côté. Heureusement , M. Crévier ne se soucie pas de rieurs ; car il est aussi triste que lourd. Le grand mérite des ouvrages du président était ce tour de génie qu'il savait donner à ses pensées. Son adversaire ne sent cela en aucune manière , et il attaque de la meilleure foi du monde des choses très-précieuses . Il appelle aussi , en passant , M. de Voltaire un écrivain sans pudeur, et l'ennemi de toute religion et de toute morale. Le pauvre M. Crévier ne sera jamais qu'un pédant. Un poète qui s'appelle , je crois , M. Maton , a fait imprimer une tragédie intitulée Andriscus ( 1 ), que la Comédie Française n'a pas voulu jouer. L'auteur dédie sa pièce aux comédiens , et il dit des choses assez plaisantes sur la manière dont ils traitent les pauvres poètes quand ils vont leur présenter le fruit de leurs veilles. On entend souvent les plaintes des auteurs contre les comédiens ; on reproche à ces derniers de n'avoir ni goût ni jugement ; mais je demanderai toujours quelle est la bonne pièce qu'ils aient refusé de jouer ? Je n'en connais aucune , pas même ce pauvre Andriscus , dont l'auteur appelle du jugement de la Comédie à celui du public , dont il ne se trouvera pas mieux . En revanche , je leur ai vu jouer une grande quantité de pièces médiocres et même mauvaises ; ils ne sont donc pas trop difficiles . (1 ) Andriscus , tragédie en vers et en cinq actes , dédiée à MM. les Comédiens français ordinaires du roi , par M. M..... ; Amsterdam , Paris et Lille , 1764 , in - 12 . Grimm a déjà annoncé un recueil de vers de Maton, p. 91 de ce volume. 404 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , FÉVRIER. Paris , 1er février 1764. M. Bret vient de faire jouer , sur le théâtre de la Comédie Française, une comédie en deux actes et en vers, sous ce titre : l'Épreuve indiscrète ( 1 ) . On n'a pas manqué de dire qu'elle était en effet très-indiscrète de la part de l'auteur. C'est véritablement le comble de l'absurdité d'imaginer un roman sans vraisemblance et sans but , dont l'exposition et le développement embarrassent le poète pendant tout le cours de sa pièce, pour ne rien produire qui ne soit plat , trivial , faible et insipide. On peut pardonner un plan mal conçu ou mal échafaudé , en faveur de quelques scènes brillantes et comiques qu'il produit ; ou bien on peut pardonner la faiblesse des scènes en faveur d'un plan sagement conçu et développé avec adresse ; mais lorsqu'un poète imagine la fable la plus absurde pour faire une suite de scènes embrouillées , plates et froides , il ne reste d'autre parti que de siffler sa pièce. C'est ce que le public n'aurait pas manqué de faire sans le jeu de Molé , qui joue le rôle d'Ergaste , et une mine de Préville , qui fait le rôle du valet chargé de porter à Julie les cent mille francs. Il est vrai que le jeu de Molé est toujours le même , celui d'un amant passionné et pétulant , tel que nous l'avons vu dans le rôle de Desronais et dans quelques autres rôles anciens ; mais enfin cette vivacité fait toujours plaisir au parterre , et la mine de (1 ) Représentée pour la première fois le 30 janvier 1764 . e I" FÉVRIER 1764. 405 Préville , lorsqu'il réprime le désir de voler la cassette qu'il doit porter à Julie , est si comique , qu'on a dit avec raison que c'était la seule bonne chose qu'il y avait dans cette comédie. Tout y est si embrouillé , que personne n'a pu rien comprendre au premier acte , et il ne faut pas croire que le poète ait détaillé sa fable comme vous venez de la lire ; il a voulu laisser à ses spectateurs le mérite de deviner ; mais la moitié en est sortie de la pièce sans y avoir rien compris et sans avoir envie d'en jamais savoir davantage. Le mauvais ton et la platitude du style auraient d'ailleurs dégoûté l'homme le moins difficile. Si l'auteur a pris à tâche de nous prouver qu'il n'a nulle espèce de talent pour la comédie et pour le théâtre , il peut se flatter d'avoir porté la conviction dans tous les esprits ; et lorsqu'on considère que les deux seules scènes de la pièce , celle où la probité d'Ariste est soupçonnée , et celle où le père , à son retour d'Afrique , se trouve avec le valet qui apporte les cent mille francs , appartiennent à Plaute , on sera persuadé que le jour où M. Bret renoncera au théâtre , il fera un acte plein de raison et de justice. L'Épreuve indiscrète aura trois ou quatre représentations , afin de consoler tout le monde de n'avoir pas vu la Confiance trahie , comédie de M. Bret , que la police a empêché d'être jouée au commencement de cette année. On a repris sur ce théâtre la tragédie de M. Saurin , intitulée Blanche et Guiscard , qui a eu trois représentations et peu de succès au commencement de l'automne dernier. Cette reprise n'a pas été plus favorable. L'impression va vous mettre en état de juger de cette pièce par vous- même. 406 CORRESPONDANce littéraire , Mademoiselle Dubois , jeune actrice de la Comédie Française , a moins de célébrité par son talent , qui n'est pas bien décidé, que par sa figure et l'usage qu'elle sait faire de ses attraits ; c'est aujourd'hui une des courtisanes les plus à la mode. M. de Voltaire écrivit l'année dernière la lettre suivante à son sujet ( 1 ) : (« Mon ancien ami , si M. Simon Le Franc de Pompignan n'eût point épuisé tous les éloges qu'il a fait faire dans la magnifique église de son village , je compilerais, compilerais , compilerais éloges sur éloges pour louer les succès que mademoiselle Dubois a eus dans ma tragédie de Tancrède. Je ne connaissais pas cette aimable actrice; ce que vous m'en écrivez me charme. Je tremblais pour le Théâtre Français ; mademoiselle Clairon est prête à lui échapper. Remercions la Providence d'être venue à notre secours. Si les suffrages d'un vieux philosophe peuvent encourager notre jeune actrice , faites-lui dire , mon ancien ami , tout ce que j'ai dit autrefois à l'immortelle Le Couvreur. Dites-lui qu'elle laisse crier l'envie , que c'est un mal nécessaire ; c'est un coup d'aiguillon qui doit forcer à mieux faire encore. Dites-lui surtout d'aimer ; le théâtre appartient à l'Amour ses héros sont enfans de Cythère. Dites-lui de mépriser les éloges de Jean Fréron et des auteurs de cette espèce. Que le public soit son juge; il sera constamment son admirateur. » Il paraît que le devoir d'aimer que M. de Voltaire impose aux actrices , est celui dont mademoiselle Dubois s'acquitte le mieux. L'Épître qui lui est adressée est encore de M. Dorat , qui devient un de nos jeunes poètes les plus féconds. Le vieux dragon dont il parle est M. le comte de Sersale , Napolitain , qui , suivant notre poète , (1 ) Cette lettre ne se trouve dans aucune édition de Voltaire. I " FÉVRIER 1764. 407 a toujours conservé un grand crédit sur l'esprit de l'héroïne de l'Épître ( 1). Jean-George Le Franc de Pompignan , évêque du Puyen-Velay, et faiseur de pastorales , vient de faire réimprimer un Essai critique sur l'état présent de la république des lettres (2 ). Cet ouvrage est un des premiers des nombreux écrits de ce grand homme , et il y a plus de vingtquatre ans que nous avons le bonheur d'en jouir; les vignerons et les merciers du Velay doivent le regarder , après la Pastorale (3) , comme un des plus beaux ouvrages du siècle. Je ne sais quel est l'indigne compilateur qui a osé publier l'Esprit de Caraccioli (4) , c'est-à-dire une quintessence des ouvrages de M. le marquis de Caraccioli , colonel au service du feu roi de Pologne , électeur de Saxe , et un des plus détestables auteurs de ce siècle. La conformité de nom peut quelquefois être fâcheuse, surtout lorqu'un homme de mérite porte celui qu'une espèce d'aventurier a rendu célèbre. Le marquis de Caraccioli , qui vient d'arriver en Angleterre comme ministre du roi des Deux-Siciles , n'a vu personne , à son passage par Paris , qui n'ait frémi à son nom. On était tenté de lui fermer toutes les portes , dans l'idée qu'il était l'auteur de tous ces beaux écrits sur la jouissance de soi-même, (1 ) Cette épître se trouve dans les OEuvres de Dorat et dans les Mémoires secrets à la date du 20 décembre 1754 , où elle porte le titre de Vers de M. Dorat sur sa seconde rupture avec mademoiselle Dubois , de la Comédie Française. (2) 1744 , in- 12 ; réimprimé en 1764 , même format. (3) L'Instruction pastorale de cet évêque à laquelle Voltaire , comme nous venons de le dire , avait répondu par la Lettre d'un Quaker. (4) L'Espritde M. le marquis de Caraccioli, Liège et Dunkerque, 1763, in- 12. 408 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. sur la gaieté, etc.; et un homme de beaucoup d'esprit et de mérite a pensé être confondu avec l'écrivain le plus plat et le plus ennuyeux du monde chrétien. Aussi , ceux qui le présentaient dans les maisons criaient d'avance : << Ce n'est pas lui , ce n'est pas lui ( 1). » M. Collé , lecteur de M. le duc d'Orléans , auteur de la comédie de Dupuis et Desronais , qui a été jouée l'année dernière avec un grand succès , vient de faire imprimer une petite comédie en un acte et en prose, intitulée la Veuve (2). Il aurait pu l'appeler la Veuvephilosophe; car tout a aujourd'hui une teinte philosophique en France, quoique rien n'y soit moins protégé que la philosophie. Cette Veuve philosophe, qui n'a jamais été jouée , m'a fort ennuyé à la lecture. Cela est froid et plat , et n'a pas l'ombre de naturel et de vraisemblance. On a de nouveau imprimé les Quatre Saisons et les Quatre Parties du Jour, de M. le cardinal de Bernis. On y a ajouté trois Saisons , de M. Bernard , parce que vraisemblablement le corsaire d'éditeur n'a pu voler la quatrième. On y trouve aussi le Matin et le Soir , par M. de Saint-Lambert. Gentil-Bernard , car c'est ainsi que Voltaire l'a nommé, a eu jusqu'à présent le bon esprit de ne rien faire imprimer de ses poésies. Quand vous aurez lu ces Saisons , qu'on lui a certainement dérobées , vous l'exhorterez très-fort à continuer à ne rien imprimer. On peut dire des poésies de Gentil-Bernard et du poète pour- ( 1 ) Né en 1721 , mort en 1803 , Caraccioli a publié un très-grand nombre d'ouvrages. Le jugement de Grimm n'est que juste pour ceux que l'auteur avait donnés jusque-là ( car ses Lettres de Clément XIV ne parurent que plus tard ) ; mais l'épithète d'aventurier est bien dure. (2) Paris , 1764 , in- 8 ° . 15 FÉVRIER 1764. 409 pré : Sunt voces prætereaque nihil ( 1 ) . C'est un joli ramage qu'il ne faut pas vouloir fixer sur le papier, car ce n'est rien. Quant aux poésies de M. de Saint-Lambert , c'est tout autre chose. Paris , 15 février 1764. Le dogme de la fatalité est le fondement de toute la morale et de toute la poétique anciennes. Il convient également au philosophe qui raisonne , et au peuple qui aime à s'épouvanter. L'un sent la nécessité de tout , l'autre s'en effraie. Lorsque les Juifs, devenus chrétiens , et initiés dans la philosophie des Grecs , ont cherché à perfectionner leur morale , ils ont établi la fatalité sous le nom de prédestination et de grace , et , quelque effort qu'on ait fait pendant des siècles pour mitiger cette doctrine, on ne peut nier que sa rigueur ne soit tout-à-fait conforme à l'idée d'un Dieu qui est obligé de sacrifier son fils pour racheter la faute des premiers hommes , et qui , malgré ce sacrifice , ne peut cependant sauver que le plus petit nombre des enfans des coupables. On peut donc croire que le dogme de la fatalité , aussi ancien que le monde , subsistera , sous divers noms , aussi long-temps qu'il y aura des hommes , c'est-à-dire des êtres faibles et doués d'imagination . Ainsi , dans la mythologie grecque , la haine de Junon opère la ruine de Troie ; mais les Grecs , qui servent la vengeance de la déesse , sont à leur tour punis pour y avoir réussi. Toute la religion ancienne est faite dans cet esprit-là . La vengeance céleste choisit un héros pour punir un grand crime ou un outrage fait aux dieux ; ce crime s'expie ordinairement par un autre crime, et le héros qui a servi d'instrument aux dieux est puni (1 ) OVIDE. 410 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , pour avoir exécuté leurs ordres. Ainsi , tous ces héros de la Grèce, qui ont servi la colère de Junon et vengé justement l'affront du rapt d'Hélène , sont tous immédiatement punis de la destruction de Troie , soit avant , soit après leur retour dans leur patrie. Idoménée , roi de Crète , est un des plus célèbres parmi ces princes. La fable nous dit qu'en s'en retournant dans ses États , il fut battu par une cruelle tempête , et que , dans sa détresse , il promit à Neptune de lui sacrifier en victime le premier objet qu'il rencontrerait à son débarquement , si ce dieu , favorable à ses voeux , daignait le préserver du naufrage. Neptune exauça cette prière inconsidérée , et le premier objet qui s'offrit aux yeux d'Idoménée fut son fils . Ce fils fut sacrifié , suivant la superstition de ces temps reculés; ce qui fut cause d'une peste cruelle qui ravagea la Crète. Remarquez que , dans ces principes , si Idoménée eût épargné la victime , sa désobéissance eût été également punie par quelque fléau public. Quoi qu'il en soit , ses sujets , tourmentés par les suites de son vœu téméraire , le chassèrent , et Idoménée alla fonder un nouvel empire dans la Calabre , où il rendit ses peuples heureux. Voilà le sujet d'une nouvelle tragédie de M. Lemierre , qui vient d'être jouée sur le théâtre de la Comédie Française ( 1 ) . Ce poète débuta dans la carrière dramatique , il y a cinq ou six ans, par la tragédie d'Hypermnestre , qui eut beaucoup de succès , et qu'on joue encore de temps en temps. Quoique très-mal écrite , elle fait de l'effet au théâtre. La tragédie de Térée succéda , quelques années après , à ce premier essai , et tomba sans ressource à la première re- ( 1 ) Idoménée fut représenté pour la première fois le 13 février 1764. Hypermnestre l'avait été le 31 août 1758 ( tom. II , p. 263 et suiv. ) , et Térée le 25 mars 1761 . 15 FÉVRIER 1764. 411 présentation. Voici donc la troisième tragédie de M. Lemierre , et qui , sans être tombée entièrement , ne lui promet pas un succès fort brillant. Cette pièce , qui est froide et sans intérêt, n'a point réussi : elle aura cinq ou six représentations, et disparaîtra ensuite avec cette foule de tragédies modernes et éphémères dont le public ne se souvient plus un instant après leur existence. La disette des talens , au théâtre , augmente de jour en jour. On a fait débuter un enfant de quinze ans , nomméGrangé. Il faut voir ce que cela deviendra ; jusqu'à présent , je ne vois en lui qu'un oiseau sifflé. Mademoiselle Fanier, très-jeune aussi , a débuté dans les rôles de soubrette ; avec une assez jolie figure, elle a le son de voix et le jeu d'une poissarde. Mademoiselle Doligny, qui joue depuis un an dans la comédie les rôles tendres de mademoiselle Gaussin , promet les plus beaux succès; mais tout ce qui est autour d'elle déjoue et la dépare si fort , qu'il n'y a pas moyen d'y tenir. Pour rendre au Théâtre Français son ancien lustre , il faudrait commencer par renvoyer plusieurs acteurs qui n'auraient jamais dû être reçus , et, dans ce scrutin , il faudrait donner la préférence à l'insupportable M. Bellecour et sa moitié , non moins insupportable , qui joue les rôles de soubrette à faire mal au cœur. Pour parler sans détour , Notre nuit est venue après le plus beau jour : Il en est des talens comme de la finance ; La disette aujourd'hui succède à l'abondance ( 1 ) . M. Dorat a fait imprimer une nouvelle héroïde : c'est (1 ) VOLTAIRE , le Russe à Paris. 412 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , une Lettre de Zéila , jeune sauvage , esclave à Constantinople, à Valcourt, officier français ( 1 ) . Valcourt fait naufrage près d'une île habitée par des sauvages ; Zéila le rencontre , et lui sauve la vie au milieu des dangers dont il est entouré dans cette île barbare. Bientôt l'amour unit Zéila à Valcourt , et ils s'enfuient ensemble sur un vaisseau qui les recueille. Pendant leur trajet , l'ingrat Valcourt devient inconstant , et abandonne Zéila , pendant son sommeil , dans un lieu écarté où ils étaient descendus à terre. Des corsaires s'emparent peu après de cette infortunée , et la vendent au maître d'un sérail à Constantinople. C'est de ce triste lieu qu'elle écrit à son infidèle la lettre qu'elle a dictée à M. Dorat. Ce poète croit avoir imité dans cette héroïde le sujet d'Inkle et d'Yarico , qui vous a sûrement frappé dans le Spectateur; mais l'histoire du Spectateur est tout autre chose. Elle est surtout d'un grand caractère et d'une morale profonde, quoique très-affligeante, et l'histoire de M. Dorat n'est qu'un conte d'enfant auprès ; elle n'a d'ailleurs ni naturel ni vérité. Cette héroïde est longue et froide , en comparaison de celle de Barnevelt. On a regret à la belle impression et à la jolie estampe dont elle est décorée. On lit à la tête une espèce de dissertation adressée à madame de Cassini , en forme de lettre. Cette lettre est écrite dans un étrange jargon , et dépare prodigieusement la Lettre plaintive de Zéila. On dit que M. Dorat compte nous donner plusieurs héroïdes dans ce goût-là. Ses amis devraient bien lui conseiller d'aller plus doucement : il ne faut pas vouloir être sublime tous les mois. (1 ) 1764 , in- 8°. Ier MARS 1764. 413 MARS. Paris , 1er mars 1764. M. Lemierre aime les sujets antiques ; il n'en a pas traité d'autres jusqu'à présent. Pourquoi le dieu favorable aux poètes lui a-t-il refusé cette touchante simplicité , cette éloquence mâle et pathétique , cette énergie et cette ame dont les anciens tragiques étaient doués ? Avec du génie , M. Lemierre aurait fait revivre en France les beaux jours d'Athènes. Le génie fait tout , c'est dommage qu'il soit si rare. La seule vertu que je connaisse à M. Lemierre, c'est de conduire ses sujets d'une manière simple et naturelle. Il n'admet ni épisode , ni rien qui soit étranger à son sujet; ses pièces marchent bien et naturellement depuis le commencement jusqu'à la fin ; mais cela ne suffit pas pour réussir. Il faut du caractère et du génie ; il faut cette chaleur, sa compagne inséparable ; il faut des discours vrais et touchans pour obtenir le suffrage du public. Rien de tout cela dans Idoménée. Point de caractères , point d'intérêt , point de chaleur. Les discours surtout sont presque toujours faux et pitoyables. On a voulu faire un mérite au poète de n'avoir pas été aussi prodigue en maximes et lieux communs que ses confrères. C'en est un sans doute , mais qui ne dispense pas d'autres qualités essentielles , et éviter un défaut , ce n'est pas avoir un mérite. Les personnages de Lemierre ont un défaut bien insupportable au théâtre , celui d'être raisonneurs. Érigone pousse ce défaut au- delà de toute limite. Tout son emploi , dans cette tragédie , se réduit à raisonner sur le 414 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , sujet et sur les incidens . Elle raisonne alternativement avec son époux , avec son beau-père , avec le grand-prêtre ; elle fait un assez bon nombre de sophismes , et , quand elle est un peu poussée , elle crie et se fâche . Voilà un caractère qu'il fallait laisser à la comédie , et qui ne peut convenir à la dignité tragique. Cette Érigone a surtout une teinture de philosophie qui m'impatiente. Elle a sûrement lu les Pensées philosophiques et l'Esprit, et plusieurs morceaux de Voltaire. C'est une femme esprit fort, qui serait à sa place dans un cercle de Paris , entourée de David Hume , de Denis Diderot , de Jean d'Alembert, mais que je ne puis souffrir en Crète , dans ces temps superstitieux où les dieux répondaient aux argumens des philosophes par des volcans et des maladies pestilentielles. Mon cher M. Lemierre , je me souviens de vous avoir déjà fait mes représentations à ce sujet , du temps de votre tragédie d'Hypermnestre. C'est aussi une jeune personne très-mal élevée , qui se moque de son catéchisme le plus mal à propos du monde , qui parle des dieux et des prêtres avec une licence très-répréhensible. Je vous assure que cette philosophie ne convient point du tout à ces temps religieux où vous prenez vos sujets. Croyez-moi , une jeune princesse de ces siècles reculés , sans religion , sans le plus profond respect pour les dieux et pour leurs décrets , est un monstre que tout homme de goût se pressera d'étouffer. Est-ce que vous ne sentez pas combien la piété simple et naïve de toutes ces jeunes personnes des pièces de Sophocle et d'Euripide est plus touchante que toute votre philosophie ? Ne voyez-vous pas que ce n'est pas dans un siècle de prodiges et de sortilèges que les hommes , et surtout la jeunesse , peuvent avoir l'esprit philosophique ; qu'il faut de grandes 1 er 415 MARS 1764. révolutions dans l'esprit humain pour qu'une femme de Paris , dans son fauteuil au coin de son feu , puisse se moquer sincèrement des mandemens de M. l'archevêque et des réquisitoires de maître Omer , et que si votre Érigone avait pu faire le moindre de vos raisonnemens , votre grand- prêtre n'eût jamais pu exiger une victime humaine , sans que tout le peuple l'eût pris pour un fou à lier ou pour un scélérat à lapider ? Comprenez donc que le siècle où un père est assez insensé pour se croire obligé de sacrifier son fils , parce qu'il s'est avisé de faire un vœu téméraire , n'est pas le siècle du raisonnement et de la philosophie. Vous me direz que l'exemple de M. de Voltaire vous a séduit. C'est notre maître à nous tous qui fait dire à Jocaste : Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense ; Notre crédulité fait toute leur science. Et voilà la source et l'époque de cette impiété qui s'est établie si indiscrètement sur nos théâtres ; mais notre maître à nous tous a eu tort , et ce n'est pas dans ses torts qu'il faut l'imiter. Il faut sentir que le mérite essentiel de tout tableau consiste dans l'unité de couleur , color unus ( 1 ). Si vous mettez dans la même pièce des personnages superstitieux à toute outrance , et d'autres dégagés de tout préjugé religieux , vous associez des gens qui sont à plusieurs siècles l'un de l'autre. Remarquez aussi que, s'il y a des esprits forts dans un siècle superstitieux, ce sont tous des ambitieux , ou de profonds politiques qui ont vieilli dans les affaires , ou des hypocrites, ou des fripons. Je souffrirais plutôt vos impiétés dans la bouche d'Idoménée ou du grand-prêtre ; mais mettre ( 1 ) HORACE. 416 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, dans la bouche d'une jeune princesse pleine de naïveté et d'innocence , la défense de l'humanité et de la raison contre les préjugés religieux , en vérité , M. Lemierre, c'est se moquer des gens... Un autre défaut tout aussi choquant dans ce genre de pièces , c'est de faire jouer aux dieux un rôle si peu équivoque , que, s'ils avaient jamais déclaré leur volonté d'une manière si précise, tout philosophe n'eût été qu'un insensé de douter de leur existence et de mépriser leur pouvoir. La fourberie des prêtres a pu mettre habilement à profit un phénomène physique pour en faire un signe de la colère des dieux. Dans les siècles de superstition , une éclipse , un volcan , une contagion , tout fléau public peut toujours servir d'interprétation à la volonté du ciel , parce que dans ces situations la faiblesse des uns est d'accord avec la friponnerie des autres pour chercher à un effet physique une cause morale et surnaturelle. C'est là le temps des signes , des prédictions , des explications ; le mal est arrivé , et l'on donne le tourment à son esprit pour en savoir la raison , parce que nous sommes assez imbéciles pour regarder le mal toujours comme une punition, et le bien comme une récompense. C'est donc cet esprit sombre d'incertitude , de fluctuation , d'interprétations sinistres , d'inquiétude et d'angoisse qui tourmente le peuple et dont profite le prêtre , qu'il fallait me peindre dans la tragédie d'Idoménée; car si vous me montrez un dieu qui explique si nettement sa volonté que le châtiment commence et finit avec la désobéissance, bien loin d'accuser les Crétois de superstition , tous les philosophes , et tous les gens sensés se rangeront de leur côté. Ce peuple n'est imbécile que parce que offrant sa victime sur le déclin de la contagion , il attribue ce dé- I er" MARS 1764. 417 clin à son sacrifice , et quoique la maladie emporte encore beaucoup d'innocens après le sacrifice , il trouve le dieu encore trop bon de calmer sa colère peu à peu ; mais si la contagion cessait subitement au moment même du sacrifice , comme cela arrive dans nos tragédies , rien ne serait mieux fondé que la croyance du peuple. Le sujet d'Idoménée a été traité sans succès par feu Crébillon , qu'on n'a compté parmi nos grands poètes, que pour mortifier M. de Voltaire; ce rival qu'il a été obligé d'appeler son maître , serait bien heureux d'avoir fait la plus mauvaise des pièces de son écolier. Dans la tragédie de Crébillon , le vieil Idoménée devient amoureux de la maîtresse de son fils , dont il a fait mourir le père, et, quelque ravage que fasse la peste pendant tout le cours de la pièce , dans quelque perplexité que soit le roi pour sauver les jours de son fils , son amour lui donne encore plus d'embarras que la peste et son vou. Il est bien étrange qu'on ait pu supporter sur le théâtre de Paris de telles impertinences immédiatement après le temps de Corneille et de Racine. L'Idoménée de Crébillon n'y a pas reparu depuis. On dit que d'Arnaud Baculard a aussi une tragédie d'Idoménée toute prête à être jouée ( 1 ) . C'est entrer un peu tard dans la carrière du théâtre , et le succès de ses prédécesseurs n'est pas encourageant pour traiter ce sujet. C'est que ce sujet manque par le fond , et qu'il n'y a pas assez d'étoffe pour fournir à une tragédie en cinq actes , dans la forme que nous lui avons donnée. Nos pièces sont trop pleines de discours , et le sujet d'Idoménée n'en est pas susceptible : tout ydoit être passion et mouvement. Le sujet de Jephté , qui est le même dans le fond, a sur celui d'Idoménée l'avantage de présen- ( 1 ) D'Arnaud Baculard ne fit jamais représenter ni imprimer d'Idoménée. TOM. III, 27 418 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ter pour victime dévouée une fille, ce qui rend le fond plus touchant. L'un et l'autre de ces sujets sont plus faits pour l'opéra que pour la tragédie. Ils sont susceptibles d'un spectacle très- intéressant et d'un grand nombre de situations fortes et pathétiques et favorables à la musique. La brochure intitulée : Des véritables intérêts de la Patrie ( 1 ) , contient en deux cent quatre pages le moyen de tirer la France de presse , dans l'état critique où se trouvent les finances. Si nous ne guérissons pas , ce ne sera pas faute de médecins ; car , Dieu merci , chacun dit son mot. Celui- ci est anonyme. Ce qui m'en plaît , c'est qu'il trouve des ressources infinies dans le clergé; il croit qu'un cadet de famille qui retire des siens une légitime de six cents livres de rente , peut se contenter d'avoir un évêché avec un revenu de dix mille livres , et il emploie le surplus du produit des bénéfices à libérer l'État de ses dettes. Quoique l'auteur dise dans sa brochure qu'il faut enfermer les philosophes aux Petites-Maisons , je doute que la prochaine assemblée du clergé lui fasse une pension pour son projet de liquidation. Un mousquetaire devient amoureux de la fille d'un président de la chambre des comptes , à Dôle en FrancheComté. Il couche plusieurs fois avec elle dans la chambre et à côté du lit de sa mère. Une nuit , la mère croit entendre du bruit ; elle appelle et réveille toute la maison; l'amant est obligé de se sauver en chemise ; on trouve ses habits dans la chambre de la mère , sur le lit de la fille , qui est obligée d'avouer tout. Le père poursuit le jeune mousquetaire criminellement. Celui- ci est obligé (1 ) Par De Forges ; Roterdam , 1764 , in- 12. 1 er MARS 1764. 419 de se retirer en Suisse pour se dérober à la rigueur de la justice. C'est là qu'il fait son apologie dans un Mémoire imprimé. Comme il se trouve près de l'asile de J.-J. Rousseau, tout le monde dit que celui-ci est l'auteur du Mémoire, et ce bruit donne à cet écrit beaucoup de vogue à Paris. Les femmes pleurent et sanglotent, et disent que c'est le morceau le plus éloquent et le plus touchant que J.-J. Rousseau ait jamais écrit. Je veux mourir s'il en a écrit une ligne. Vous n'y trouverez sûrement aucune trace de l'éloquence et de la chaleur de cet écrivain célèbre, et il n'y a ni humeur, ni satire ; jugez comme cela ressemble. A moins que Jean-Jacques ne l'ait écrit à l'agonie, je ne croirai jamais que ce Mémoire soit de lui. Je n'y trouve rien au-dessus du talent d'un jeune mousquetaire embarqué dans une intrigue qui peut avoir des suites sérieuses ( 1) . L'ouvrage sur le rappel des Protestans en France. dont j'ai eu l'honneur de vous parler ( 2 ) , est d'un M. de La Morandière, qui a déjà appelé des étrangers dans nos colonies avec le même succès , je crois. Il vient de publier un autre ouvrage sur les mendians , les vagabonds , les filles prostituées et les gens sans aveu (3). C'est un bon homme qui brûle d'envie d'augmenter notre population. C'est dommage qu'il écrive d'une manière si plate qu'il n'y a pas moyen d'y tenir. Je crois pourtant son livre sur le rappel des Protestans , qui m'a ennuyé à périr, très- (1 ) Nous n'avons pas besoin de dire que Grimm ne se trompait pas en regardant Rousseau comme étranger à cet écrit. On verra ci- après la suite de cette affaire et le nom des acteurs dans la lettre du 15 mars 1765. (2) Nous n'avons vu Grimm parler que de l'Appel des Étrangers dans nos colonies , 1763 , in- 12 , p. 374 ; et non du Traité sur le rappel des Protestans en France. — (3) Police sur les Mendians , etc. , 1764 , in- 12 . 420 CORRESPONDANCE LITTERAIRE , propre à persuader un bon curé de village , un bon bailli de campagne , et à leur inspirer des sentimens plus humains à l'égard de gens qui ne pensent pas comme eux ; et si l'ouvrage de M. de La Morandière faisait ces conversions , tout mauvais qu'il est , je le croirais plus utile que celui de M. de Voltaire ( 1 ) ; car les gens pour lesquels celui- ci écrit sont tous de son avis sur ce point. Il faut remarquer aussi que le livre de M. de La Morandière a été imprimé avec approbation et privilège. Il y a , j'en conviens , loin de la tolérance publique d'un livre à la tolérance des protestans ; mais enfin c'est quelque chose. Il est vrai que tandis que nous permettons qu'on imprime à Paris qu'il faut rappeler les protestans , l'impératrice de Russie établit dans son empire des colonies de gens de toute religion , sans que la religion dominante en souffre ; mais c'est qu'elle ne consulte pour cela ni clergé, ni parlemens , ni jansénistes , ni molinistes. Malgré cela , je ne doute pas que dans quelques siècles d'ici on ne soit aussi tolérant en France qu'en Russie. Je suis comme cet entrepreneur de Beaune en Bourgogne, dont les habitans ont une si grande réputation d'esprit en France. Un temps de neige , comme celui d'aujourd'hui , leur ville en étant couverte , ils firent un marché avec l'entrepreneur , qui s'engagea d'enlever , pour un prix convenu , toutes les neiges de la ville , à condition qu'on lui accorderait le temps qu'il jugerait nécessaire à son opération. On trouva cette condition juste, et à la Saint-Jean il n'y eut plus un seul flocon dans la ville. Au reste , si le privilège du livre sur le rappel des Protestans est une chose remarquable, le bannissement de l'abbé de Caveirac l'est aussi . Cet honnête homme écrivit , (1) Le Traité sur la Tolérance , de Volta re. 1 er MARS 1764. 421 il y a quelques années , une Apologie de la révocation de l'édit de Nantes , et surtout de la Saint-Barthélemi ( 1 ). On pourrait croire que le propriétaire d'une ame aussi douce , s'il a de bons bras , ferait un beau rameur sur les galères du roi ; ce n'est pourtant pas ce beau livre qui lui a suscité des affaires ; mais on a su qu'il était l'auteur de plusieurs ouvrages en faveur des Jésuites , entre autres , de l'Appel à la raison , et de celui qui a pour titre : Il est temps deparler (2 ) , et le parlement, tenant apparemment un ami des Jésuites pour un plus mauvais sujet qu'un ennemi de l'humanité , vient de bannir du royaume le doux abbé de Caveirac à perpétuité. M. Palissot voudrait bien n'être pas oublié du public, et comme apparemment la voix intérieure l'avertit souvent qu'il n'est pas digne de mériter son estime , il s'est abonné à se faire une réputation , en attaquant quelques hommes illustres de la nation . En 1760 , il fit la comédie des Philosophes , que l'autorité fit jouer sur le théâtre de de Paris , et dont ceux qui ignorent ce que c'est que l'esprit de parti ne purent jamais comprendre le succès. Cette pièce si fameuse alors , et aujourd'hui si oubliée , vient d'être relevée par la Dunciade, ou la Guerre des sots , poëme en trois chants (3) . Je doute que vous ayez jamais rien lu de plus plat, de plus ennuyeux et de plus grossier. (1) Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l'édit de Nantes , par M. l'abbé de Caveirac , 1758 , in-8°. (2) L'abbé de Caveirac est en effet auteur du Nouvel appel à la Raison ( voir précédemment , p. 105 ) ; mais on attribue à l'abbé Dazès la brochure , Il est temps de parler , ou Compte rendu au public des pièces légales de Me Ripert de Monclar, et de tous les événemens arrivés en Provence à l'occasion de l'affaire des Jésuites ; Anvers , 1763 , 2 vol. in - 12 . (B.) (3) 17642 in-8°. 422 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Il faut que ce poëme soit bien détestable , puisque les ennemis les plus acharnés de la philosophie en sont tout honteux. Au milieu de la plus vile canaille de la littérature, on trouve les noms de Diderot , de Marmontel , de Duclos , de l'abbé Morellet , de l'abbé Coyer , de l'abbé Raynal, et tout le génie de l'auteur se borne à nous dire qu'ils sont des sots ; il faut convenir que M. Palissot est l'ennemi le moins dangereux qu'on puisse avoir. Les grands hommes de la nation , selon lui , sont Voltaire , d'Alembert , Buffon , M. Poinsinet de Sivry, M. Le Brun et lui ; assurément voilà les trois premiers bien accouplés ! Au reste , M. d'Alembert était traité , il y a trois ans , dans les Petites Lettres de M. Palissot ( 1 ) , comme le dernier des hommes; aujourd'hui le voilà à la tête des gens de lettres ; vous voyez que les dieux ne sont pas toujours implacables. M. Palissot nous avertit aussi qu'il vit actuellement en sage , à Argenteuil , à deux lieues de Paris. Sa grande folie est d'être gai , et je crois que cet auteur n'a ri de sa vie ; mais je devrais bien n'en pas parler avec cette liberté; car j'ai aussi mon vers dans la Dunciade, et ce vers est diablement méchant (2). Paris , le 15 mars 1764. On vient d'imprimer un Essai sur le Luxe; c'est un petit ouvrage de soixante-dix-sept pages , de M. le chevalier de Saint-Lambert. Ce morceau paraîtra , en son temps , dans l'Encyclopédie, à l'article Luxe; car c'est pour cela qu'il a été fait . Il faut que M. de Saint-Lambert 1 (1 ) Petites Lettres sur de grands philosophes , 1757 , in- 12 . (2) Et le brevet , en forme d'apostille , Signé par Grimm et scellé par l'auteur , Fut mis au bas du Père de famille. sa 15 MARS 1764. 423 l'ait confié à quelque main infidèle qui l'a fait imprimer séparément et à son insu .... Voilà le premier ouvrage public d'un auteur qui a beaucoup de réputation à Paris , quoiqu'il n'ait jamais rien fait imprimer. Tout le monde connaît et possède ses poésies fugitives ; mais ce qui doit fixer à jamais le rang que M. de Saint- Lambert occupera dans la littérature française est un poëme des Quatre Saisons , auquel il travaille depuis nombre d'années , et qu'il se propose de donner dans peu au public. Si M. de Voltaire a osé lutter avec sa Henriade contre l'Énéide , M. de Saint - Lambert n'entreprend pas moins que de lutter avec son poëme des Saisons contre les Géorgiques du divin poète , lutte plus effrayante peut-être que la première , mais où il suffirait à la gloire du poète français d'arracher une branche de cette couronne de lauriers qui pose depuis tant de siècles sur la tête immortelle du cygne de Mantoue. Ce poëme des Saisons aura cinq à six mille vers : ainsi ce n'est pas une petite entreprise. L'Essai sur le Luxe n'a point réussi . On l'a trouvé superficiel , peu approfondi écrit d'ailleurs sèchement et sans chaleur. Il est certain que si M. de Saint-Lambert a un défaut à redouter , c'est la sécheresse ; car personne ne niera que ce ne soit un bon esprit et un penseur; mais il n'a dans le commerce ni assez de chaleur , ni cette onction qui rend la vérité touchante , et qui dispose le cœur en faveur de celui qu'on écoute. En revanche , je crois qu'il aurait l'épigramme excellente , s'il voulait se la permettre. On a dit qu'il ne restait rien de cet Essai quand on l'avait lu ..... cela peut être ;.... que la définition que l'auteur donne du luxe est fausse :... il en aurait donné une excellente , que je ne l'en estimerais pas un brin de plus ; car, Dieu merci , je me moque des définitions et de la mé- 424 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , thode ; .... qu'il répond souvent d'une manière peu satisfaisante aux objections qu'il se fait , et que les faits historiques ne sont pas toujours heureusement appliqués. J'avoue que ce n'est pas répondre bien solidement à ceux qui prétendent que le luxe amollit le courage , que de dire que sous les ordres de Luxembourg , de Villars , du comte de Saxe , les Français , le peuple du plus grand luxe connu , se sont montrés le plus courageux ; car , si par hasard le luxe tendait à énerver la santé et le tempérament , et à diminuer cette vigueur de corps qui influe sensiblement sur la vigueur de l'ame , il amollirait certainement le courage dans la propre signification du terme , quoiqu'on se battît avec succès sous un chef expérimenté , qui aimait d'ailleurs à remplir son camp de spectacles et de courtisanes ; et si , par un effet de ce luxe , il fallait aujourd'hui plus d'équipages , de valets et de train à un simple maréchal de camp que n'en a le roi de Prusse , summus in orbe imperator, à la tête de ses armées , il se pourrait que ce maréchal de camp payât fort bien de sa personne un jour d'affaire , et qu'il fit pourtant manquer la campagne. On a beaucoup écrit sur le luxe. Les uns , ardens à l'attaquer, nous l'ont représenté comme la source de tous les maux publics ; les autres , ingénieux à le défendre , nous l'ont dépeint comme la source de l'opulence et de la prospérité des nations. Peu s'en faut que je ne range cette dispute au nombre de ces débats inutiles qui , ainsi que la plupart des discussions politiques , ne sont que de vains exercices d'esprit et d'ostentation , où les oisifs s'escriment en pure perte pour les progrès de la raison et le bonheur des peuples ; car, si le luxe est aussi avantageux aux États qu'on le dit , son apologie contre les attaques des esprits 15 MARS 1764. 425 tic austères me paraît chose assez superflue , et s'il est aussi nuisible que ceux-ci nous l'assurent , le temps qu'ils consument à nous le prouver ils l'emploieraient mieux à nous enseigner les moyens de nous en préserver : entreprise vraiment essentielle et digne d'un philosophe , mais pas à beaucoup près aussi aisée que l'autre. D'ailleurs , le mot de luxe est nécessairement un terme vague et relatif. Les disputes qu'il occasione doivent souvent se réduire à des disputes de mots. M. de Saint-Lambert dit que la Pologne a moins de luxe que l'Angleterre et Genève , et moi , je soutiens qu'elle en a infiniment davantage , quoiqu'elle ait, proportion gardée, beaucoup moins de richesses.... Dans le fait , tout est luxe. J.-J. Rousseau a raison de regarder le premier qui mit des sabots comme un homme qui introduisit le luxe dans son pays ( 1 ) ; mais cela même devait lui apprendre à nous passer nos souliers et les boucles d'or ou de diamans avec lesquelles nous les attachons. L'un est aussi naturel que l'autre , ou plutôt n'en est qu'une suite nécessaire. L'état de maladie est un état de luxe ; car il y a des peuples entiers qui ne le connaissent pas ; parmi ces peuples , il n'y a que deux manières d'être , vivre ou mourir. Durant le premier de ces états , on se sent quelquefois plus ou moins dispos ; mais on ne sait ce que c'est que de se coucher entre deux draps , et d'appeler un homme qui , en vertu d'un certain titre et en conséquence de certains systèmes , ordonne de certains remèdes dont il ne connaît pas l'effet , contre des maux dont il ignore la cause. Le luxe des médecins serait ( 1 ) « Il y a cent à parier contre un que le premier qui porta des sabots était un homme punissable , à moins qu'il n'eût mal aux pieds. Quant à nous , nous sommes trop obligés d'avoir des souliers pour n'être pas dispensés d'avoir de la vertu. » Réponse à M. Bordes , pour le Discours sur les sciences et les arts. 426 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , très-bon à retrancher dans un gouvernement éclairé , si l'on en connaissait les moyens. Pour écrire utilement sur cette matière , et pour satisfaire les esprits sages et solides , il faudrait traiter la question plus en grand , et développer les effets du luxe dans l'histoire des nations . Les faits seuls sont intéressans ; tout le reste est erreur et mensonge.... Autrefois , un amant faisait présent à sa maîtresse d'une pierre de taille , et la fille de Chéops , roi d'Égypte , eut tant d'amans , reçut tant de pierres de taille , qu'elle en fit bâtir une des plus belles pyramides du royaume. Il failait qu'elle fût bien belle ; mais si cette masse de pierres , nécessaire préalable à la noce d'une princesse d'Égypte , effraie votre imagination , tout ce qu'il faut aujourd'hui pour le trousseau de mariage de la fille du plus petit particulier, n'est guère moins effrayant. Ordinairement , des bras des quatre parties du monde ont été mus pour cela.... Le luxe était excessif dans Rome sous le règne d'Auguste; mais il était bien différent du nôtre. Je ne sais si la somptuosité des tables romaines peut entrer en quelque comparaison avec la recherche des nôtres ; mais je sais qu'on ne peut comparer leurs dépenses en habits et en commodités à celles que nous faisons aujourd'hui. La couleur de pourpre était la couleur de ce qu'il y avait de plus grand dans l'État ; aujourd'hui , nous en habillons les valets. Les besoins sont si multipliés , qu'encore une fois , l'homme qui vit le plus simplement met à contribution l'industrie de toutes les parties du monde , et qu'il ne peut guère rien arriver dans l'Inde et dans les îles sous le vent dont je ne ressente l'influence dans un carré de trois ou quatre toises en tous sens que j'occupe à Paris, rue Neuvede-Luxembourg. 15 MARS 1764. 427 Le luxe étant si différent d'un âge à un autre , d'une nation à une autre , ses résultats ne sauraient être les mêmes dans tous les temps. Si j'occupe , moi , petit particulier, pour ma subsistance et mon entretien , plus de › bras que n'en mettait en œuvre un consul , un préteur de Rome, il est impossible , par exemple , que les peuples modernes entreprennent d'aussi grands travaux que les peuples anciens. Il nous faut trop de tailleurs , de tisserans , de rubaniers , de parfumeurs , de perruquiers , de manufacturiers de toute espèce , pour qu'il nous reste assez de bras pour des monumens publics. Un édile de Rome aura été en état de donner des fêtes plus magnifiques , plus réellement grandes qu'un roi de France , parce que celui- ci a dans ses États un trop grand nombre de petits commis à qui il faut des manchettes de dentelles et du galon sur l'habit. Il est évident que deux genres luxe si divers doivent produire des effets bien différens dans les mœurs et sur les esprits , et cette réflexion seule suffit pour juger quel cas il faut faire des écrits qui raisonnent sur le luxe en général , et qui appuient leurs raisonnemens de faits tirés au hasard de l'histoire de différens siècles. de Le grand principe de M. de Saint- Lambert, sur lequel il a fondé tout son Essai, est que le luxe n'est en lui-même nullement dangereux , et qu'il devient avantageux ou nuisible , suivant que l'État est d'ailleurs bien ou mal gouverné. L'auteur met beaucoup d'esprit et de subtilité à prouver son opinion ; mais il faudrait la développer d'une manière beaucoup plus profonde , pour savoir à quel point elle est solide.... L'amour des ri chesses , goût de la dépense , le relâchement des mœurs , l'indifférence pour les lois et pour la patrie n'ont nulle liaison ensemble. J'y 428 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , consens , puisque vous le voulez ; mais si tous ces symptômes s'étaient toujours manifestés en même temps, cetle observation historique ne laisserait pas que de former un violent préjugé contre le luxe.... Un empire peut se trouver au plus haut degré de richesse , de bonheur et de gloire. Cette époque brillante est souvent l'ouvrage du génie d'un seul homme ; d'autres fois , c'est l'ouvrage du hasard et du concours de mille circonstances ; mais lorsque la gloire et la puissance d'un empire sont bien affermies , lorsqu'il ne s'agit plus que de maintenir l'État dans cette situation florissante, peut-on se promettre de le voir gouverné par d'aussi grands princes que lorsque sa situation était plus précaire , et qu'il ne pouvait être garanti des dangers qui l'environnaient qu'à force de talens et de vertus ? La France compte, parmi ses soixante fermiers géné raux, que le cardinal de Fleury appelait les colonnes de l'État , M. Bouret, qui , par l'accumulation de plusieurs. places de finance , se trouve borné à un revenu peut-être de douze à quinze cent mille livres . Il est dans l'ordre que celui qui n'a pas su acquérir une grande fortune par son travail ne sache pas non plus en jouir, et que M. Bouret se trouve ruiné à la fin de l'année ; mais ses dépenses ont du moins un air distingué. Un jour, il avait prié à souper une femme à qui il avait obligation ; c'était dans la primeur des petits pois , où l'on en achète une poignée une poignée de louis. La convive de M. Bouret étant , à cause de sa santé , au lait pour toute nourriture , avait mis pour condition qu'il ne ferait pas servir de petits pois, de peur d'en être tentée. La clause fut acceptée; mais lorsque la législatrice arrive , elle trouve dans le vestibule, à l'entrée de l'appartement , sa mère nourrice, la vache dont elle prenait le lait , et devant elle un seau 15 MARS 1764. 429 immense rempli de petits pois. Une autre fois , l'ingénicux Bouret eut l'honneur de recevoir le roi Très-Chrétien à Croix - Fontaine , sa maison de campagne. La première chose que le roi remarque dans le salon , c'est un livre grand in-folio. Ce livre est un manuscrit qui a pour titrę le VraiBonheur, et sur chaque page est écrit : Le roi est venu chez Bouret, avec la progression des années , depuis 1760 jusqu'en 1800. Encore , ce dernier feuillet n'était-il que la fin du premier tome, et le second volume, pour être de la même taille , devait aller au moins jusqu'à l'an de grace 1840. Je voudrais maintenant qu'on calculât combien un homme de génie comme Bouret peut avoir de grands poètes , de grands philosophes, de grands magistrats , de grands généraux , de grands hommes d'État pour concitoyens. Ce problème est compliqué , je l'avoue ; mais si nous ne pouvons le résoudre , c'est la faiblesse de notre tête qui en est cause ; car le calcul en est rigoureux comme celui de tout autre problème ; il ne s'agit que de savoir l'embrasser.... Ce que je sais , c'est qu'une bombe , poussée hors de son mortier par une telle force de poudre , eu égard à une telle résistance de l'air, décrit nécessairement une telle parabole. Elle s'élèvera à une telle hauteur ; mais, lorsqu'elle y sera arrivée , il faudra bien qu'elle descende. Voilà l'image de l'histoire des empires. Celui qui arrêterait la bombe au point de sa plus grande élévation serait un dieu ; celui qui l'entreprend, soit en agissant, soit en écrivant , n'est qu'un fou. On a donné sur le théâtre de la Comédie Française une petite pièce en vers et en un acte , intitulé l'Amateur, par M. Barthe , jeune homme de Marseille, à qui nous sommes déjà redevables d'un mauvais recueil d'épîtres et de pièces 430 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , fugitives de sa façon ( 1 ). L'Amateur est un jeune homme aussi , à la fois sage et fou. Il a une passion extrême pour les arts ; il prétend que ce n'est qu'en Italie qu'on peut la satisfaire , c'est en quoi il n'est pas si outré que M. Barthe le croit. Un de ses amis, père d'une fille unique et charmante , voudrait le détourner du projet qu'il a de retourner en Italie , et le fixer à Paris en lui donnant sa fille en mariage. L'Amateur n'a jamais vu cette jeune beauté. Pour qu'il en devienne amoureux , le père fait exécuter la figure de sa fille en marbre par un habile sculpteur de France. Quand elle est finie , il la fait vendre à l'Amateur pour une antique rare et d'un grand prix. Celui-ci donne dans le panneau le plus aisément du monde. Il devient éperduement amoureux de la statue qu'il a achetée. Il reproche à son ami de regarder ce chef-d'œuvre si froidement et sans enthousiasme. C'est lorsqu'il a la tête bien échauffée de son antique qu'on lui en montre l'original. Il le reconnaît sans aucune difficulté , et s'écrie sur-lechamp : « Voilà le modèle de mon antique. » Il faut avoir le coup d'œil juste et bon pour voir avec cette vitesse. Charmé d'être, comme il le dit , du siècle de sa statue , apprend avec joie qu'elle est fille de son ami ; et , renonçant à sa passion pour les antiques et à ses projets de voyage , il épouse celle qu'il adorait déjà lorsqu'il la croyait encore de marbre.... Si ce que je viens d'exposer ne vous paraît pas un chef-d'œuvre de naturel , vous n'en trouverez pas davantage dans l'exécution , dans le style et dans les détails. On a pourtant dit qu'il y avait de jolies choses dans ces détails ; mais c'est de ces jolies choses que j'abhorre. Si M. Barthe fait jamais rien de sup- (1) Épitres sur divers sujets , 1762 , in- 8 ° . L'Amateur fut représenté pour la première fois le 3 mars. il 15 MARS 1764. 431 portable pour le théâtre , il me surprendra bien agréablement ; mais je lui trouve le goût si faux et si mauvais , que je le crois sans ressource. Le jeu des acteurs a procuré quelques représentations à cette pièce. Cependant Molé, qui a joué le rôle de l'Amateur, m'a paru l'avoir pris bien à faux. L'enthousiasme qu'inspire le goût de la peinture et de la sculpture est un enthousiasıne tranquille et froid. C'est la poésie , et surtout la musique, qui font crier de plaisir ; mais un amateur qui courrait autour de sa statue avec mille contorsions et autant d'exclamations ridicules , comme l'Amateur Molé , ne serait qu'un fou. Il est vrai que , sans cette chaleur déplacée de l'acteur , l'auteur aurait été infailliblement sifflé ; mais quel mai avait-il à cela? y Le théâtre de la Comédie Italienne a donné un petit opéra comique, intitulé Rose et Colas , dont les paroles sont de M. Sédaine et la musique de M. Monsigny (1 ). Ces deux auteurs ont déjà fait ensemble la petite pièce : On ne s'avisejamais de tout , et celle du Roi et le Fermier. Rose et Colas s'aiment. Ils ont chacun leur père , et les pères sont d'accord de marier les deux enfans ensemble ; mais ce n'est qu'après la moisson et la vendange. Cependant, l'amour de Colas et de Rose est si vif, que les parens, de crainte d'accident , se déterminent à finir le mariage tout de suite. Cette pièce n'a point de fond , comme vous voyez ; mais les détails sont d'un grand naturel et d'un naïf qui fait plaisir. La partie des mœurs est toujours charmante dans les pièces de M. Sédaine , mais nos acteurs sont trop maniérés pour les jouer. Dans celle-ci , le poète a plus songé à la scène qu'aux occasions ( 1 ) Représenté pour la première fois le 8 mars 1764 432 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , de chanter. La musique de M. Monsigny m'a paru trèsmédiocre, même relativement à lui. Cet auteur ne sait point du tout écrire , et ses partitions sont barbares. Quoique cette nouvelle pièce n'ait pas infiniment réussi à la première représentation , je ne serais point étonné de la voir reprendre avec beaucoup de succès. M. Gatti vient de publier des Réflexions sur les préjugés qui s'opposent aux progrès et à la perfection de l'inoculation , brochure de 239 pages. C'est l'ouvrage d'un homme de beaucoup d'esprit , et d'un excellent esprit plein de lumière et de raison . Depuis long-temps je n'ai rien lu qui m'ait fait autant de plaisir. Quand la candeur se trouve réunie à beaucoup d'esprit, elle est bien précieuse. M. Gatti sait le secret de les réunir , et d'y ajouter encore une certaine modération , un ton sage et décent qui désespérera ses ennemis. On ne peut pas démontrer, par exemple , l'imbécillité de l'arrêt du par lement contre l'inoculation , avec une grande honnêteté. M. Gatti est Toscan : il s'est servi de la plume de M. l'abbé Morellet pour rédiger ses idées. M. de La Chapelle, ancien premier commis au bureau des affaires étrangères , a employé le loisir que lui donne sa retraite à traduire l'Histoire d'Écosse sous les règnes de Marie Stuart et de Jacques VI , jusqu'à l'avènement de ce prince à la couronne d'Angleterre , par M. Guillaume Robertson , docteur-ministre à Édimbourg. Cette traduction vient d'être imprimée en trois volumes in- 12, assez forts. L'Histoire de M. Robertson a eu un grand succès en Angleterre. J'ai vu plusieurs Anglais qui mettent ce morceau à côté de tout ce que l'antiquité nous a 15 MARS 1764. 433 laissé de mieux en ce genre , dans lequel les modernes ont fait si peu de progrès. S'il faut juger de la difficulté d'un talent par sa rareté , celui de l'histoire est le plus difficile de tous ; et dans tous les siècles on a pu compter vingt poètes ou orateurs contre un historien. Quand vous aurez lu l'Histoire de M. Robertson dans la traduction qui vient de paraître , vous serez peut- être étonné de son prodigieux succès à Londres. Ce n'est pas qu'on ne la lise avec plaisir ; mais elle paraît manquer de cette vigueur qui émeut et intéresse le lecteur au gré de l'historien. Il est vrai que M. Robertson a surtout réussi par le coloris , et par la pureté et l'élégance de son style. Les Anglais regardent son Histoire comme un des morceaux les mieux écrits qu'ils aient dans leur langue , et c'est en quoi M. Robertson a un grand avantage sur son compatriote, le philosophe David Hume, dont le style n'est pas estimé en Angleterre ; mais le coloris est précisément ce qui se ternit et s'efface sous la plume du traducteur. Ainsi , le succès que ce morceau a eu à Londres et à Paris , quoique divers , pourrait être également juste. Au reste , M. Robertson est Écossais comme M. Hume, que nous possédons ici depuis plusieurs mois. Ce sont les deux plus célèbres écrivains de leur nation . L'Angleterre cède à l'Écosse , et , malgré cette adoption , ne paraît pas avoir plus de grands écrivains que la France. Cette disette deviendrait-elle générale , ou si c'est le tour de quelque autre peuple de nous fournir des hommes de génie? Ce qui n'est pas moins singulier , c'est que M. Robertson a composé son Histoire dans un village d'Écosse dont il était curé , sans avoir jamais été à Londres. Où peut-il donc avoir pris cette grace , cette élégance de ton et de style , ce coloris qui enchante ses TOм. III. 28 434 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , lecteurs , et qu'ils disent qu'on n'apprend que dans le commerce du monde et de la bonne compagnie? C'est qu'avec de la délicatesse et de la sensibilité dans l'ame, on devient facile , élégant , gracieux dans un désert , et que, sans ces qualités , on reste dur, sec et grossier, dans la patrie du goût. Tout est talent. On a voulu faire une réputation à l'Homme de lettres, en deux parties , par M. Garnier, de l'Académie royale des Inscriptions et Belles - Lettres . Cet écrit est du nombre de ces productions médiocres sur lesquelles les journalistes s'épuisent en éloges, mais qui n'en sont pas moins oubliées au bout de huit jours. Quand on dit, comme M. Garnier, que l'homme de lettres ne sera ni déplacé ni inutile nulle part , qu'il préférera sans doute l'ombre et la paix de la retraite à l'éclat et au tumulte du monde; mais que , si la patrie l'appelle à son secours , il lui sacrifiera avec transport ses goûts , ses plaisirs , son bonheur; qu'il gouvernera comme Epaminondas et Aristide, et qu'il mourra , s'il le faut , comme Socrate et Caton; quand on a dit cela , je voudrais bien savoir ce qu'on a dit. Je parie cependant , à tout événement, qu'il n'y a point de journaliste qui ne s'extasie sur ce beau passage; je parie aussi que l'homme de lettres Garnier serait dia blement embarrassé s'il fallait tenir tête à un homme de lettres comme César , et finir par s'ouvrir le ventre en lisant le dialogue de Platon , comme Caton d'Utique. 1º AVRIL 1764. 435 AVRIL. Paris , le 1er avril 1764. La pièce du Marchand de Londres , qu'on a appelée tragédie bourgeoise, a eu beaucoup de succès en Angleterre, et beaucoup de réputation en France depuis la traduction qui en a été publiée il y a environ douze ans. Lillo , auteur de cette tragédie , n'a laissé aucun ouvrage d'ailleurs qui ait mérité le suffrage du public. J'ai eu l'honneur de vous parler de l'imitation qu'un de nos jeunes poètes , M. Dorat , a faite de la situation principale de cette pièce , dans une espèce d'héroïde ou de Lettre que Barnevelt écrit dans sa prison à son ami Truman , après avoir eu le malheur d'assassiner son oncle et son bienfaiteur, à l'instigation d'une infame maîtresse. M. Diderot vient de m'adresser sur ce morceau les observations suivantes. L'Épître de Barnevelt à Truman , son ami, est un morceau faible , sans chaleur, sans poésie , sans mouvement. Si l'on éprouve quelque émotion en la lisant , c'est un hommage que le cœur sensible rend au malheur de l'homme, et non au talent du poète. Dorat, soutenu du génie de Lillo , et riche d'une infinité de traits que celui-ci a répandus dans sa tragédie , n'a fait qu'une épître médiocre où il ne s'élève pas une seule fois à la hauteur de son modèle. Je vous en fais juge.... Voici ce qu'il fait dire 436 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , à Sorogoud , frappé d'un poignard par Barnevelt , son neveu : Dieu ! quel réveil pour toi plein d'épouvante , O mon cher Barnevelt !... Loin de moi , que fais-tu? Dans ces cruels momens tu m'aurais défendu. Dieu , veille sur ses jours , veille sur sa jeunesse , Et d'un semblable sort préserve sa vieillesse . Quels vers ! Quelle froideur ! Comme cela est long et traînant ! Dans Lillo , Sorogoud s'écrie : « Je me meurs ; Dieu tout-puissant , pardonne à mon assassin , et prends soin de mon neveu. » Certainement , M. Dorat , vous n'avez pas même senti le sublime de cet endroit. Est-ce que vous n'auriez pas dû voir que tout l'effet de ce discours tient à sa briéveté et à ces deux idées pressées l'une sur l'autre , <« pardonne à mon assassin , prends soin de mon neveu? » Sorogoud expirant croit s'adresser à Dieu pour deux personnes différentes , et c'est pour la même , et cela est dit en un mot.... Dorat est plus loin encore de l'original dans l'imitation suivante. Barnevelt , en peignant dans Lillo l'excès de son aveuglement et de sa passion pour sa maîtresse , dit à son ami : « Truman , tu sais combien tu m'es cher ; tu le sais. Eh bien ! écoute à quel point cette malheureuse avait éteint le sentiment de la vertu dans mon cœur : si elle m'eût ordonné de t'assassiner, je t'aurais assassiné. » Truman lui répond : « Mon ami , pourquoi t'exagérer ainsi ta faiblesse ?.... » Barnevelt , l'interrompant avec vivacité , lui réplique : « Je n'exagère point. Cela est certain; oui , mon ami , je t'aurais assassiné. » La réponse de Truman à Barnevelt est pour moi d'une beauté incroyable. Que dit-il à son ami qui lui assure une seconde fois que si sa maîtresse l'eût voulu , il l'aurait assassiné estTO Irer 437 AVRIL 1764. Il lui répond : <« Mon ami , embrassons-nous ; nous ne nous sommes pas encore embrassés d'aujourd'hui . » Je conseille à celui que ces mots ne déchirent pas, d'aller se faire rejeter par-dessus l'épaule de Deucalion ou de Pyrrha; car il est resté pierre. Voici comment Dorat a rendu cet endroit : J'avais reçu du ciel quelques vertus , peut-être ; Fanny d'un regard seul faisait tout disparaître ; Si , dans ses noirs accès , Fanny l'eût ordonné , Toi-même , ô mon ami ! je t'eusse assassiné . Cet homme est sans goût , vous dis-je ; il s'en tient à cette première protestation que Barnevelt fait à Truman , qu'un mot, un signe , un regard de Fanny lui portait le poignard et la mort dans le sein ; il ignore que tout l'effet est dans la même protestation réitérée. Avec du sentiment, Barnevelt ou son imitateur se serait fait interrompre par son ami , et lui aurait répliqué le même vers : Oui , mon ami , je t'eusse assassiné . Il y a bien un autre défaut dans l'épître entière : c'est qu'il fallait la faire précéder d'une autre , où l'on nous. aurait peint toute l'incroyable et affreuse adresse avec laquelle Fanny conduisait le jeune Barnevelt à sa perte et au crime. Il fallait que cette peinture fût telle que le lecteur se dît intérieurement à chaque ligne : « Dieu me préserve de rencontrer jamais une pareille créature ! car je ne sais ce qu'elle ne ferait pas de moi. » Après cette réflexion, Barnevelt serait devenu naturellement et sans presque aucun effort un objet de commisération et de pitié. Lillo l'a bien senti , lui. »> 438 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , non , Sur ce que j'ai représenté que les fautes reprochées à M. Dorat pouvaient bien être autant celles de sa langue que celles du poète, le philosophe m'a répondu : « Non, ce n'est point la faute de la langue , c'est la faute du poète dont l'ame ne se remuait pas lorsqu'il écrivait. Commandez-moi de faire parler Barnevelt en prose, et vous verrez. Dorat n'a pas senti qu'il fallait deux ou trois traits profonds de l'art sublime avec lequel une femme méchante séduit un jeune homme. Fanny devait lui rendre insupportable la misère dans laquelle elle vivait , et il fallait peindre cette misère avec une horreur contre laquelle plus un amant est sensible, moins il peut tenir. Il fallait tirer parti des premières faveurs , que je n'aurais certainement accordées qu'après avoir lié l'amant par les plus terribles sermens d'obéir , quelle que fût l'action qu'on lui commandât. Pour peindre cette scène mêlée de volupté et d'effroi , ce n'est pas dans la langue , c'est dans la tête du poète qu'il n'y avait pas assez de couleur. Rappelez - vous toutes les scènes de Clytemnestre dans Racine. » Je conviens de la vérité et de la justesse de toutes ces observations , et cependant je ne croirai pas que M. Dorat ait fait un ouvrage méprisable. Quand j'ai rejeté les fautes sur la langue du poète, c'est de la poésie française et non de la langue française que j'ai prétendu parler. Je ne suis point inquiet que M. Diderot ne rende tous ces traits su blimes qu'il rappelle , en prose française , d'une manière énergique et forte , mais je doute que M. de Voltaire et le grand Racine , c'est-à-dire les deux poètes qui ont le mieux connu le charme et la magie de leur art , réussissent à égaler en vers français l'effet de la prose anglaise. Je me rappelle ces beaux morceaux de Clytemnestre , et 1ºer AVRIL 1764. 439 ils me confirment dans mon jugement : c'est que le vers français sera toujours un langage trop apprêté , trop arrondi pour convenir à la poésie dramatique. C'est lui , n'en doutons point , qui a éloigné le théâtre français de cette simplicité , de ce naturel , de cette énergie concise et sublime qui font le prix du théâtre ancien et le charme des gens de goût. Il a entraîné le poète dans ces écarts épiques , dans ces tirades si contraires à la bienséance théâtrale. M. de Voltaire lui-même a remarqué plus d'une fois sa monotonie et la disette des rimes dans le genre noble , et je crois qu'on peut s'en rapporter à un tel maître ; mais on sent aisément que la nécessité de rimer , malgré ces difficultés , doit jeter le poète à tout instant hors de son sujet , et lui suggérer des discours qui n'en sont pas. On conçoit aussi qu'un langage si éloigné du naturel doit influer d'une manière bien sensible sur les caractères et sur les mœurs des personnages ; et voilà comme on s'accoutume insensiblement à des êtres qui n'ont nul modèle dans la nature , et comme peu à peu s'établit un code théâtral , d'après lequel on juge les ouvrages dramatiques sans les rappeler à l'exemple des mœurs et de la vie des hommes et des peuples. En comparant les discours de Racine à ceux d'Euripide, on voit que les premiers ne sont qu'une périphrase des seconds. J'avoue que ces périphrases sont pleines de charme et de la plus noble et la plus touchante poésie ; mais aussi je ne prétends pas attaquer la gloire du plus grand poète de la nation ; je ne parle que de l'instrument dont il s'est servi. Si les anciens avaient employé l'hexamètre dans leurs ouvrages dramatiques , il leur serait précisément arrivé ce qui est arrivé aux poètes français qui se sont voués au théâtre. Ce vers eût été trop poétique pour un 440 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , langage qui demande autant de naturel et de simplicité énergique que celui de la scène ; mais ils avaient consacré l'iambe au discours dramatique , et ce vers , réunissant tous les avantages du discours lié , n'avait aucun des inconvéniens de nos vers alexandrins ; tel est aussi le vers dramatique des Italiens ; mais la langue française , n'ayant qu'une prosodie vague , ne saurait avoir des vers de ce caractère , et dès qu'elle lie son discours, il prend de la tournure , de l'arrondissement , et ce je ne sais quoi de nombreux qui constitue son harmonie , mais qui le rend aussi monotone et peu propre à la déclamation théâtrale. Pour revenir à M. Dorat, je conviens que son épître de Barnevelt est faible , et qu'il est partout au-dessous de son sujet ; mais le public, en jugeant un jeune poète , a cru devoir faire abstraction du modèle qu'il a choisi , et ne considérer que le talent qu'il a montré. On a remar qué quelques beaux vers ; ceux-ci , par exemple : Tout me semblait flétri de mon haleine impure ; L'aspect d'un assassin consternait la nature : Tant le dieu qui punit les crimes des humains Chérit les jours du sage , et veille à ses destins ! C'est un dépôt sacré qu'à la terre il confie ; Tout se trouble au moment qu'on attente à sa vie ; On brise , en le frappant , les liens les plus chers , Et sa perte est toujours un deuil pour l'univers. A la vérité, c'est veiller assez mal sur les destins d'un sage que de le laisser assassiner par son neveu , et il eût été plus court d'épargner un crime à l'un , en conservant les jours de l'autre ; mais ce n'est pas de quoi il s'agit en poésie ; et quand un jeune homme débute par ces vers-là , on aime à en concevoir quelque espérance , parce que S 1er AVRIL 1764. 441 M. de Voltaire n'est plus jeune, que la disette des poètes augmente de jour en jour , et qu'il est désagréable de sentir la pauvreté après avoir été riche. La tragédie d'Olympie ( 1 ) est la dernière et la plus faible des pièces de M. de Voltaire. Tout le monde l'a jugée assez mauvaise à la lecture ; mais elle vient de paraître avec beaucoup de succès sur la scène , où elle a été jouée, pour la première fois , le 17 du mois dernier. Ce succès , auquel le respect qu'on doit à un grand homme et le faste du spectacle paraissent avoir la principale part , ne rendra pas cette pièce meilleure aux yeux des gens de goût. S'ils y voient un archevêque dans la personne de l'Hiérophante , s'ils trouvent une abbesse dans la veuve d'Alexandre , et dans sa fille une jeune personne fraîchement sortie du couvent pour être mariée ; si Cassandre leur paraît jouer moins le rôle d'un héros sorti de l'école du grand Alexandre , que celui d'un pénitent bleu ou blanc ; si le rôle d'Antigone leur a paru encore plus plat ; s'ils ont été choqués du duel de ces deux capitaines qui vident leur querelle à la porte du temple , avec les formalités et dans le même esprit avec lesquels deux capitaines du régiment de Champagne se couperaient la gorge, ce n'est point à la frivolité de notre siècle , qui aime à tourner tout en plaisanterie , que l'auteur est en droit de s'en plaindre ; c'est qu'en effet toute cette tragédie porte le caractère de nos mœurs , et rien n'y rappelle aux mœurs et aux usages de l'ancienne Grèce. D'ailleurs , la fable la plus mal ourdie est exécutée d'une manière si faible , le coloris de toute la pièce est si terne , (1) Voir précédemment page 221 et note » . 442 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , si peu animé , qu'on a de la peine à y retrouver l'auteur de Brutus et de Mahomet. Mais une pièce faible ou mauvaise , après tant de chefs-d'œuvre , ne saurait diminuer la gloire du premier homme de la nation , et si Olympie ne peut mériter le suffrage des juges éclairés , elle plaira toujours au peuple par la pompe et la variété de son spectacle. Au reste, ce sujet appartient à l'opéra , plutôt qu'au théâtre tragique. M. de Voltaire travaille actuellement à une nouvelle tragédie , qui aura pour titre : Pierre de Castille , surnommé le Cruel ( 1 ). La mort vient de nous enlever M. Restaut , avocat au parlement , vieux grammairien et Janséniste (2). Sa Grammaire de la Langue Française est une des plus estimées : elle a eu un grand nombre d'éditions. Quoique le bonhomme Restaut ait vécu jusqu'à l'extrême vieillesse, et qu'on parle de sa Grammaire depuis si longtemps , que tout le monde a été étonné de n'entendre parler de la mort de l'auteur qu'en 1764 , il n'a cependant pas eu le temps de résoudre toutes les difficultés grammaticales. Il est mort en disant : « Je m'en vais donc , ou je m'en vas ( car il n'y a rien de décidé làdessus ) faire ce grand voyage de l'autre monde ( 3) . >> M. Leclerc de Montmerci , avocat au parlement , vient (1 ) On trouve effectivement une tragédie de Don Pèdre dans le Théâtre de Voltaire , mais cette pièce ne fut jamais représentée. (2) Né en 1694 , Restaut mourut le 14 février 1764. (3) Restaut ne portait pas seul le fanatisme jusque dans la grammaire. Chamfort rapporte que madame Beauzée couchait avec un maître de langue allemande ; M. Beauzée les surprit au retour de l'Académie. L'Allemand dit à la femme : « Quand je vous disais qu'il était temps que je m'en aille. — Que je m'en allasse , Monsieur , reprit M. Beauzée , toujours puriste. » " Ier AVRIL 1764. 443 de publier un poëme en vers libres, intitulé : Voltaire (1). Tous ceux qui aiment les lettres et qui ont quelque goût , souscriront aux éloges que notre poète prodigue au premier génie de la nation ; mais je conseillerais à ceux qui pousseraient la passion des vers trop loin , de lire M. Leclerc de Montmerci ; sa profusion est très- capable d'en dégoûter. Si ce poète pouvait se résoudre de retrancher environ quatre-vingt-seize vers sur cent , je ne désespérerais pas qu'il n'eût de la réputation ; car il a la tournure du vers , et il en rencontre d'heureux , qu'il gâte ensuite par une multitude de mauvais qu'il ajoute. ...... Ma muse oserait-elle S'élever jusqu'à Frédéric ? Ce prince est sur le trône un nouveau Marc- Aurèle ; Des devoirs du monarque il s'est fait une loi ; Mais , tenant de lui seul l'éclat qui l'environne , Il n'avait pas besoin de porter la couronne : C'est son peuple qui gagne à son titre de roi. Voilà un début qui est gâté ensuite par cinquante vers prosaïques et plats. M. Leclerc de Montmerci a fait , il y a douze ans, un poëme tout pareil pour chanter l'imagination (2 ) . On y trouve aussi quelques vers heureux et une infinité de maussades. C'est d'ailleurs un très- honnête homme, qui n'a d'autre plaisir que de faire des vers , et cette manie ne fait de mal à personne. M. Feutry a imité un poëme du célèbre poète hol- ( 1 ) 1764 , in - 8 ° . Diderot dit dans une note du Salon de 1767 : « Leclerc de Montmerci est poète , philosophe, avocat , géomètre , botaniste , physicien , médecin, anatomiste ; il sait tout ce qu'on peut apprendre ; il meurt de faim , mais il est savant. » (2) Grimm en a rendu compte tom. I , p . 84 . 444 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , landais Catz. Ce poëme , qui a pour titre les Jeux d'Enfans , n'est imité qu'en prose ( 1 ) . L'auteur y décrit différens jeux de l'enfance , comme le ballon , le colinmaillard , le cerf- volant ; et puis il en tire des moralités qui ont ordinairement pour objet de prouver que les hommes ne sont guère plus sages que les enfans. C'est peu de chose. Cela ne peut être précieux qu'en original par la grace et l'élégance de la poésie. M. Feutry a fait autrefois quelques morceaux de poésie fort mélancoliques et fort médiocres (2). L'archevêque d'Auch , primat de la Gaule Novempopulanie , a imité l'exemple de M. l'archevêque de Paris , en donnant un mandement en faveur des Jésuites , et l'on dit que sa grandeur a été condamnée à cette occasion , par le parlement de Toulouse , à une amende de dix mille écus. Dans cette pièce d'éloquence , le pieux prélat d'Auch en Gascogne à mis aussi à profit le noble exemple de Jean-George Le Franc, évêque du Puy-enVelay, en honorant de ses injures plusieurs philosophes célèbres, et particulièrement M. de Voltaire. Un Janséniste a imaginé de répondre au mandement d'Auch , au nom de J.-J. Rousseau , qui n'y a pas été oublié ( 3). Dans cette feuille , ainsi qu'il convient à un honnête Janséniste, ( 1 ) Les Jeux d'enfans , poëme tiré du hollandais , par M. Feutry , 1764 , in-12. (2) Feutry avait déjà publié , entre autres ouvrages , deux poëmes intitulés l'un le Temple de la Mort , l'autre les Tombeaux. (3) J.-J. Rousseau, citoyen de Genève , à Jean-François de Montillet, archevêque et seigneur d'Auch ; daté de Neufchâtel le 15 mars 1764 , in- 12 . L'auteur de cet écrit est un avocat de Toulouse , Pierre- Firmin La Croix . Voltaire répondit aussi à l'Instruction du prélat par une courte Lettre pastorale qui se trouve parmi ses Facéties , tom. XLV de l'édition Lequien , p. 197 et 198. 15 AVRIL 1764. 445 on repousse moins les sorties contre les philosophes , que les éloges de la Société des Jésuites ; mais J.-J. Rousseau est né hérissé , et un Janséniste est , de son esplat comme ses cheveux : jugez comme celui- ci a pu prendre l'air et la manière de l'autre , et comme le public s'y est trompé ! sence , M. de Sauvigny, ancien garde- du- corps du roi de Pologne , duc de Lorraine , auteur d'une tragédie de la Mort de Socrate , qui eut quelques représentations l'année dernière , vient de publier des Apologues orientaux, volume in- 12 de 200 pages . Pour exceller dans ce genre , il faut un génie lumineux et un sens profond , deux qualités dont la nature n'a pas été prodigue envers M. de Sauvigny. Il peut être sûr qu'on ne le confondra jamais ni avec Ésope le Phrygien, ni avec Sadi le Persan , ni avec l'affranchi Phèdre , ni avec La Fontaine le Champenois , ni avec le Saxon Gellert , ni avec le Breton Gay, ni avec aucun autre fabuliste estimé. Paris , 15 avril 1764. J'ai laissé , il y a quelques mois , mon poète de Champagne et mon philosophe assez mécontens l'un de l'autre ( 1 ) ; le premier ne pouvant concevoir cette aversion que l'autre avait pour les odes , et celui- ci plus que jamais déterminé à ne point accorder son suffrage à la médiocrité en fait de poésie. Comme ils s'étaient promis de se revoir malgré le peu d'idées communes qu'il y avait entre eux , je les retrouvai l'autre jour ensemble , agitant de nouveau quelques questions relatives à l'art des poètes ; le philosophe conservant toujours son goût sévère , et ( 1) Voir précédemment pages 391 et suiv. 446 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , donnant de fréquens sujets de scandale au poète de Champagne. Celui-ci s'était d'abord fait fort de faire un poëme épique sans autre secours que celui de la Poétique de M. Marmontel, sur quoi le philosophe nia qu'il y eût d'autres poëmes épiques que ceux du bon Homère. Il ne lui fut pas difficile de prouver que les poëmes latins et les poëmes de toutes les nations modernes étaient servilement calqués sur ceux du père de la poésie ; il prétendait que l'Enéide n'était qu'une imitation de l'Iliade et de l'Odyssée , et que la Henriade était une copie encore plus servile de l'Énéide. Cela ne l'empêchait point d'appeler Virgile divin , à cause du charme inexprimable de sa poésie , et de regarder M. de Voltaire comme le poète le plus séduisant de la France ; mais il croyait que pour faire un poëme épique qui méritât l'épithète d'original , il faudrait commencer par créer un système merveilleux différent de celui d'Homère , et que les êtres allégoriques que les modernes avaient mêlés dans leurs compositions étaient de tous les êtres merveilleux les plus froids et les plus insupportables. Il convenait que le système de la magie et de sorcellerie employé par le Tasse et l'Arioste était réellement différent de celui d'Homère ; que le merveilleux de Milton était aussi d'un autre genre ; il accordait par conséquent aux Italiens et aux Anglais les deux seuls poëmes épiques qui eussent paru depuis Homère. Il regardait surtout l'Arioste comme le père de ces poëmes héroï- comiques qui ont été imités depuis avec tant de succès par les poètes de sa nation et des autres nations de l'Europe , et qui sont d'un goût d'autant plus précieux rien n'est plus conforme à l'esprit philosophique que de traiter en plaisantant les passions et les grands intéque 15 AVRIL 1764. 447 rêts qui agitent les héros , et dont dépend souvent la destinée des peuples ; mais, à ces trois poètes près, il refusait les honneurs de l'invention à tous les autres. Ces assertions générales amenèrent quelques détails , et comme le poète de Champagne vit qu'Homère occupait dans la tête du philosophe la première place , il se mit à l'attaquer avec les armes de M. Marmontel. Le poète. Je regarde avec vous la prière de Priam à Achille pour obtenir le corps de son fils immolé aux mânes de Patrocle comme un morceau sublime ; mais voyons si vous trouverez la conduite d'Achille digne d'un héros ? Il s'émeut , il se laisse fléchir , il invite Priam à prendre du repos. « Fils de Jupiter, lui répond ce père malheureux , ne me forcez point à m'asseoir tandis que mon cher Hector est étendu sur la terre sans sépulture. » Qui croirait qu'à ces mots Achille redevient furieux? Le philosophe . Moi , qui sens que ce tableau pathétique doit lui retracer celui de Patrocle éprouvant un sort semblable.... Le poète. A la bonne heure ; mais enfin il s'apaise de nouveau , et il consent de rendre le corps d'Hector. Alors il se met à jeter de grands cris , et il dit : « Mon cher Patrocle , ne sois pas irrité contre moi ..... » Ce retour est encore fort beau ; mais voyons ce qu'il ajoute : « Mon cher Patrocle , ne sois pas irrité contre moi si l'on te porte jusque dans les enfers la nouvelle que j'ai rendu le corps d'Hector à son père; car... » ( on s'attend qu'il va dire , <« je n'ai pu résister aux larmes de ce père infortuné ; » mais point du tout ) : « car, dit - il , il m'a apporté une rançon digne de moi. » Quelle disparate ! quelle chute ! Convenez que c'est bien gâter un si beau commencement. Le philosophe. C'est de quoi je ne suis pas encore 448 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , décidé de convenir. Je me souviens bien d'avoir lu cette remarque mot pour mot dans la Poétique de M. Marmontel ; mais je voudrais qu'elle ne fût ni de vous ni de lui. Ne voyez-vous pas qu'en faisant dire à Achille : « car je n'ai pu résister aux larmes de ce vieillard , » vous lui faites dire une chose commune et triviale , et que ce qui donne de la couleur au discours d'Achille , c'est ce qu'Homère lui fait dire : « car il m'a apporté une rançon digne de moi. » Pourquoi voulez-vous qu'Achille se laisse fléchir par les larmes d'un ennemi dont la querelle a entraîné la perte de ce Patrocle si tendrement aimé , si douloureusement regretté ? Mais il n'a rien à opposer à la rançon , et il se soumet aux lois de l'usage. Or, cet usage prouve des mœurs extrêmement simples , et la simplicité des mœurs antiques est un des grands charmes de l'Iliade. Le poète. Je ne l'aurais pas pensé. Le philosophe. Soyez cependant persuadé que si vous ôtez à un poëme ses mœurs, vous lui ôtez toute sa force et toute sa couleur. Ce sont les préjugés et les mœurs qui en résultent qui rendent un poëme précieux aux yeux d'un homme de goût. Si vous ne savez peindre qu'avec ces traits généraux qui conviennent aux hommes de tous les climats , de toutes les nations , de tous les âges , vous n'attacherez ni ne toucherez jamais durablement. Pour quoi Priam est-il si pathétique? Ce n'est pas parce que c'est un père qui pleure la mort de son fils , sans quoi le maréchal de Belle-Isle recevant la nouvelle de la mort du comte de Gisors serait aussi touchant que Priam . Ce qui rend celui-ci si pathétique, c'est le soin qu'il met à remplir un devoir réputé sacré, celui de donner la sépulture à son fils . Ce devoir si saint est pourtant fondé sur un préjugé que vous et moi ne respectons guère ; car 15 AVRIL 1764. 449 qu'importe qu'un cadavre soit mangé par les oiseaux de proie ou par les vers de terre? Pourquoi donc sommesnous si attendris par la prière de Priam ? C'est qu'il n'y a que les préjugés de touchant en poésie ; c'est que celui-ci suppose des mœurs bien simples et bien pures , qu'il est fondé sur une infinité de vertus et de qualités honnêtes et sociales ; et lorsqu'il met un vieillard , vénérable par son âge et par son rang , dans la nécessité de tomber aux pieds du vainqueur et du meurtrier de son fils , il produit un tableau qui déchire. Le poète. Voilà, je l'avoue , des réflexions qui ne me sont pas venues dans la tête ; mais enfin nos Français ont réussi sans s'embarrasser de cette partie des mœurs. Le philosophe. Et voilà mon grand grief contre eux. Pourquoi ôter à une pierre précieuse ce qui la distingue et lui donne son caractère ? Je ne sais si c'est la faute de la poésie ou du génie des Français ; mais , dans nos poëmes , la monotonie des mœurs me paraît encore plus grande que celle des vers. Convenez que dans Racine et Voltaire , Achille et Henri IV, Orosmane et le duc de Foix , Burrhus et Lisois , sont le même personnage sous une dénomination et dans une situation différentes . Le poète. Vous croyez donc que tous nos poètes n'ont qu'un seul et même patron sur lequel ils découpent tous leurs personnages ? Lephilosophe. Précisément. Ils ont des traits généraux pour peindre un jeune héros bouillant et superbe , plein de feu et de générosité ; ils en ont pour peindre un vieillard , un tyran, une mère tendre , une amante passionnée ; mais dans tout cela , rien de national , rien qui rappelle les mœurs et le siècle , rien qui justifie le nom du personnage et qui lui donne de la physionomie et de la vérité. TOM. III. 29 450 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , • Le poète. Vos observations me donnent à penser. Je commence à croire que la Poétique de M. Marmontel ne suffit pas pour faire un beau poëme épique , et je vais me mettre à étudier Horace. Lephilosophe. Et si vous m'en croyez , vous conseillerez l'étude des anciens à tous vos confrères. Le poète. J'ai déjà un P. Sanadon; j'achèterai encore l'abbé Batteux..... Le philosophe. Fort bien. Pour les jeter sans doute au feu ensemble ? Lepoète. Comment? Le philosophe. Vous ne sauriez mieux commencer l'étude d'Horace qu'en brûlant ses commentateurs et ses traducteurs. Le poète. Mais, Monsieur, pensez -vous que M. l'abbé Batteux a été mis exprès de l'Académie Française à cause de son élégante traduction d'Horace? Le philosophe. Si cela est , Piron , qui a dit que messieurs les Quarante ont de l'esprit comme quatre, pouvait ajouter qu'ils ont tous autant de lettres que d'esprit. Le poète. Vous ne pensez donc pas que la traduction de M. l'abbé Batteux soit bonne? Le philosophe. Je pense que si le Parlement avait le moindre goût , la cour , suffisamment garnie de pairs , aurait fait brûler, au bas du grand escalier, la traduction de l'abbé Batteux et celle du père Sanadon , en réparation de toutes les sottises qu'ils font dire à Horace , et je crois encore que de tels arrêts feraient plus d'honneur en Europe au Parlement de Paris, que ses beaux arrêts sur le fait de l'inoculation et les beaux réquisitoires de M. Omer Joly de Fleury. Le poète. Ce grand magistrat n'entend pas peut-être 15 AVRIL 1764. 451 le latin aussi bien que l'art de soutirer le venin d'une position métaphysique ? proLephilosophe. Je m'en doute ; mais en attendant qu'il l'apprenne ; voulez - vous que je vous donne un ouvrage tout neuf à faire ? Le poète. Voyons. Le philosophe. Ouvrage d'une espèce singulière? Le poète. Voyons , voyons. Le philosophe. Ce serait de faire la liste de tous les ouvrages de poésie que les fausses interprétations d'Horace ont fait faire. Le poète. Je ne vous entends pas. Le philosophe. Une foule de commentateurs et de traducteurs ont interprété Horace comme ils ont pu ; ils lui ont fait dire des sottises auxquelles ce charmant poète n'a de sa vie pensé. Ces sottises ne sont pas moins devenues des lois fondamentales de l'art poétique qu'on ne cite jamais sans les appuyer de l'autorité d'Horace. Nos meilleurs poètes n'ont pas manqué de respecter religieusement cette autorité , et de se conformer dans leurs ouvrages à ces prétendus oracles. Le poète. Je commence à saisir votre idée. Lephilosophe. Par exemple, Horace , au dire de tous ses interprètes, n'a- t-il pas expressément défendu de mettre ensemble plus de trois acteurs à la fois sur la scène ? Le poète. Aussi le dit-il : Ne quarta loqui persona laboret. Qui ne veut point souffrir un quatrième acteur parlant sur la scène , n'en permet que trois. Le philosophe. Et en conséquence , tous nos poètes ont cherché à observer cette règle. Le poète. Autant du moins qu'il leur a été possible. Le philosophe. Mais pourquoi les poètes dramatiques 452 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , d'Athènes et de Rome ont- ils si peu respecté la règle d'Horace ? Lepoète. C'est là une difficulté . En effet , dans Térence, il y a souvent plus de trois acteurs qui parlent. Le philosophe. C'est que vous verrez qu'Euripide et Térence n'avaient pas lu l'Art poétique d'Horace; mais , pour parler plus sérieusement , ne croyez-vous pas que si Horace avait voulu prescrire une loi qui n'avait été observée par aucun poète ni grec , ni latin , il aurait dit les motifs qui l'y auraient déterminé? Le poète. Cela me paraît vraisemblable. Le philosophe. Eh bien , ce doute n'est venu dans la tête d'aucun interprète ; mais si , avant de commenter ou de traduire , ils s'étaient donné la peine d'apprendre le latin , ils auraient vu que persona signifie role, et que , quand Horace recommande ne quarta loqui persona laboret, cela veut dire qu'il ne faut pas qu'il y ait plus de trois grands rôles dans une pièce , et que le quatrième doit être moins considérable que les trois premiers : maxime très- sensée et fondée sur les premiers principes de l'ordonnance tant poétique que pittoresque. Le poète. J'avoue que je n'avais pas compris le précepte d'Horace autrement que ses interprètes. Lephilosophe. Voulez-vous un exemple plus frappant? Rappelez-vous toutes les belles dissertations qu'on a faites en France, plus qu'ailleurs , sur ce qu'il ne faut pas ensanglanter la scène . Nos plus grands poètes et les plus mauvais ont également respecté cette loi , et tous nos faiseurs de poétiques l'ont soigneusement inculquée aux auteurs dramatiques. Tous se sont étayés de l'autorité d'Horace, qui dit : 15 AVRIL 1764. 453 Nec pueros coram populo Medea trucidet ; Aut humana palàm coquat exta nefarius Atreus. Le poète. Eh bien , le précepte d'Horace est précis. Il ne veut pas que Médée tue ses enfans devant le spectateur, ni qu'Atrée fasse cuire les entrailles des enfans de son frère sur la scène. Lephilosophe. Il ne veut pas non plus que Progné soit changée en hirondelle sur le théâtre, ni Cadmus en serpent. C'est le vers qui suit : Aut in avem Progne vertatur, Cadmus in anguem. et savez-vous pourquoi il ne veut pas tout cela? Il le dit lui-même : Quodcumque ostendis mihi sic , incredulus odi. « Tout ce qu'on me montrera ainsi , je le hais , parce que je ne pourrai le croire. » Or, je vous demande ce que cela a de commun avec notre maxime de ne pas ensanglanter la scène , et s'il faut autre chose que le bon sens pour voir qu'Horace n'y a jamais pensé , et qu'il ne défend dans ces quatre vers que la représentation des choses merveilleuses ? Et pourquoi la défend- il ? C'est qu'elles ne peuvent jamais être exécutées sur le théâtre d'une manière vraisemblable ; c'est qu'il faudra substituer aux enfans de Médée des enfans de carton, et le coup de poignard qu'ils recevront , au lieu d'effrayer, fera rire. Le poète. En ce cas-là, Horace n'aurait guère approuvé notre opéra , où toutes les métamorphoses décrites par Ovide s'exécutent sous les yeux du spectateur , d'une manière à la vérité peu heureuse. Lephilosophe. Soyez bien sûr que ni Horace, ni aucun 454 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , hommede goût, ne mettra jamais les pieds à votre Opéra de Paris. le Le poète. Je conviens que votre manière d'expliquer passage d'Horace me paraît précise , claire et inattaquable. Lephilosophe. Voyez cependant combien cette maxime de ne pas ensanglanter la scène a fait faire à nos poètes de choses puériles , combien elle en a fait gâter de belles ! Le poète. Je comprends qu'on ferait un livre assez curieux en recherchant tous les ouvrages de théâtre sur lesquels ces prétendues lois d'Horace ont influé. Lephilosophe. Si vous le faites jamais , vous n'oublierez pas d'observer qu'on fait prêcher à Horace cette belle maxime de ne pas ensanglanter la scène , à Rome où il n'y avait pas un citoyen qui , dans les fêtes publiques , n'eût assisté aux combats des gladiateurs , et n'eût vu mourir réellement. De tels spectateurs devaient assurément avoir une grande horreur pour les représentations sanglantes ! Le poète. Je sens , Monsieur , que votre commerce peut être infiniment utile à un jeune homme qui se destine aux belles-lettres , et si vous y consentez , je le mettrai à profit avant de recommencer la lecture de la Poétique de M. Marmontel. Le philosophe. Et plus vous réfléchirez , plus vous serez convaincu que si le génie est rare , le bon goût et la véritable critique ne le sont pas moins. Mémoires pour la vie de François Pétrarque, tirés de ses OEuvres et des auteurs contemporains , avec des notes et dissertations , et les piècesjustificatives , 4 vo- 15 AVRIL 1764. 455 lumes in-4° ( 1 ) , voilà le titre d'un ouvrage dont il ne paraît encore que le premier volume. Quoique tout ce qui concerne un poète aussi illustre que Pétrarque soit digne de la curiosité de ceux qui aiment les lettres , c'est pourtant une terrible entreprise de lire quatre gros volumes in- 4º , seulement pour connaître Pétrarque. Ma foi , il vaut mieux faire un choix dans ses sonnets , et les lire et relire sans cesse; cela est plus doux et plus. agréable. Il paraît un Essai de Navigation Lorraine ( 2) , où l'on propose de joindre la Moselle à la Meuse. L'auteur , M. de Bilistein , a déjà fait un Essai politique sur les Duchés de Lorraine et de Bar ( 3) . Dans celui dont nous parlons , il ne s'agit pas de moins que de faire une jonction entre la Méditerranée et l'Océan , tout à travers le royaume de France , et d'établir ensuite une communication entre ces deux mers et la mer Noire, par la Lorraine , l'Alsace , la Suabe, la Bavière et les états de la maison d'Autriche. Voilà un furieux remuement de terre ; le tout pour faire gagner quelques écus à M. de Bilistein de sa brochure; mais il est resté en beau chemin au milieu de la mer Noire. Il devait s'associer aux travaux de Pierre-le-Grand; joindre , par le milieu de l'empire de Russie , la mer Noire à la mer Baltique , et par - là regagner l'hôpital de Paris , par la Manche, en remontant la Seine. ( 1 ) Par l'abbé de Sade. L'ouvrage complet ne forma que 3 volumes , ce qui est certes encore fort honnête. (2) 1764 , in- 12 . — ( 3) 1763 , in- 12 . 456 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , MAI. Paris , le 1er mai 1764. LA Comédie Française a fait l'ouverture de son théâtre par une pièce intitulée : la Jeune Indienne , comédie nouvelle en vers et en un acte, par M. de Chamfort , jeune auteur qui débute dans la carrière dramatique , et qui, à ce qu'on assure, prépare une tragédie de Polixène ( 1 ). Voilà encore un ouvrage dont l'histoire d'Inkle et Yarico , insérée dans le Spectateur , et imitée depuis peu par M. Dorat dans sa Lettre de Zéila , a donné la première idée ; mais , comme je crois l'avoir déjà remarqué , cette histoire, dans l'anglais , est d'une morale profonde , quoique triste et affligeante pour l'espèce humaine , et dans les imitations françaises ce n'est plus rien. La pièce de M. Chamfort est un ouvrage d'enfant dans lequel il y a de la facilité et du sentiment , ce qui fait concevoir quelque espérance de l'auteur ; mais voilà tout. Quoique ces sortes de romans , que nous avons vus dans ces derniers temps s'établir sur notre théâtre , ne soient pas la véritable comédie, il faut pourtant du génie pour les traiter avec succès. 11 en faut pour faire parler une jeune sauvage à laquelle on suppose une ignorance complète de nos mœurs et de nos usages , sans quoi cette situation devient fausse , insipide et plate. Betty ne comprend rien à nos usages les plus simples ; cependant depuis trois ou quatre (1) Lajeune Indienne fut représentée pour la première fois le 30 avril 1764. Quant au projet que Grimm suppose à Chamfort , il ne reçut pas d'exécution. Mustapha et Zéangir est la seule production tragique de cet auteur. 1er MAI 1764. 457 ans que Belton a passés avec elle , est-il naturel de supposer qu'il ne lui ait jamais rien appris , rien expliqué de nos mœurs? Supposons-le , si l'auteur l'exige ; mais cette même Betty parle de flamme sincère , entend ce que c'est que les nœuds éternels de l'hyménée , et tout ce jargon qu'un homme de goût ne voudra jamais entendre dans la comédie : voilà ce qui est intolérable. Il est évident que cette pièce ne devait pas être écrite en vers ; que la jeune sauvage ne saurait parler un langage si maniéré , et que pour mériter des suffrages permanens , elle ne pourra dire un mot qui ne soit un trait de génie. Le rôle du quaker est très-bien imaginé , et opposé avec esprit à celui de la petite sauvage ; il pouvait être trèspiquant, et ne l'est point , parce que la force manque encore partout à l'enfant qui nous a donné cette pièce. Les quakers tutoient tout le monde ; mais ils n'exigent pas qu'on les tutoie ; ils laissent à chacun ses usages , et se contentent de trouver ridicule celui de parler à une seule personne comme à plusieurs . Cependant toute la quakrerie de Mowbray consiste à se formaliser de ces misères , comme s'il était quaker pour la première fois de sa vie au commencement de la pièce. La même faiblesse et le défaut d'invention se remarquent dans les moyens que l'auteur a employés. Mon fils , ne sois jamais surpris de la vertu , est le plus beau trait de la pièce , et , bien placé , il pouvait faire un grand effet ; mais la grande surprise de Belton qui l'occasione n'est guère fondée. Le service que son père rend à Mowbray dans une situation critique ne mérite pas de grandes exclamations ; rien n'est plus commun que de voir d'honnêtes négocians se se- 458 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , courir mutuellement de leur argent et de leur crédit dans un malheur imprévu; et si Belton a assez peu d'expérience pour s'en étonner , Mowbray ne doit pas lui répondre par un trait de morale ; mais il doit lui dire au contraire : «< Eh ! de quoi t'étonnes - tu ? Est - ce qu'en pareille rencontre je n'aurais pas fait la même chose ? » Au reste , il eût été aisé de faire de cette petite comédie , faible et informe , une pièce beaucoup plus grande. Avec un peu de fécondité dans la tête , le poète aurait développé sa fable ; il pouvait faire paraître le père de Belton et Arabelle , la fille du quaker; il pouvait donner à chacun de ces personnages un caractère et des mœurs qui eussent servi à intriguer sa pièce fortement, et à donner au rôle de la petite sauvage et aux autres beaucoup de vigueur et une couleur forte et vraie ; mais ce n'est pas là l'ouvrage d'un enfant de vingt ans. Dans douze ou quinze ans , nous verrons ce que M. de Chamfort saura faire... Cette pièce a été reçue avec l'indulgence que la jeunesse de l'auteur mérite. Mademoiselle Doligny a joué le rôle de la jeune Indienne avec une monotonie de voix et de geste insupportable. C'est qu'à l'âge de quinze ans il est difficile de sentir les finesses du rôle d'une petite sauvage de quinze ans , surtout quand ce rôle est souvent faux ou insipide. C'était là le cas de se faire donner des leçons pour faire valoir un rôle mal fait , au moins par une déclamation variée. Cette jeune actrice était d'ailleurs bien ridiculement parée pour son rôle , sous sa peau de taffetas tigrée qu'elle avait mise pour enseigne de sa sauvagerie. Vous lirez avec plaisir une Vie de Michel de l'Hôpital, chancelier de France , qui vient de paraître en un volume 1º MAI 1764. 459 in- 12. L'auteur de cet ouvrage est M. de Pouilly, jeune homme de Reims , qui a acheté l'année dernière la charge de lieutenant- général de cette ville , ce qui est autre chose qu'un lieutenant- général des armées du roi ( 1 ). Feu son père , qui possédait la même charge de robe , s'était fait connaître jadis par un livre intitulé : la Théorie des Sentimens agréables ( 2 ) ; cet ouvrage , qui eut de la vogue en son temps , comme beaucoup d'autres ouvrages médiocres , est tombé depuis dans l'oubli . L'oncle de notre jeune magistrat , M. de Champeaux , homme plein d'emphase , a passé une partie de la dernière guerre auprès du duc de Mecklembourg , en qualité de consolateur ; mais nous aimons mieux son autre oncle , M. de Burigny, de l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres , qui a fait une Vie d'Erasme, de Grotius , de Bossuet, et beaucoup d'autres ouvrages lourds et diffus , mais qui est d'ailleurs un excellent et digne homme (3) . Michel de L'Hôpital , dont M. de Pouilly vient d'écrire la Vie , chancelier de France sous l'administration de la reine Catherine de Médicis , d'exécrable mémoire , était un de ces hommes d'État éclairés et intègres que , malheureusement pour les peuples , on ne trouve que rarement (1) Lévesque de Pouilly, fils , associé libre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres , né en 1734 , mort en 1820. (2) Cet ouvrage de Pouilly , père du précédent ( membre de l'Académie des Inscriptions , né en 1691 , mort en 1750 ) , avait d'abord paru en 1743 sous le titre de Réflexions sur les Sentimens agréables. Le public le jugea plus favorablement que Grimm , car en 1774 il comptait cinq éditions. ( 3) Lévesque de Burigny , né en 1692 , mourut en 1785. Outre cette Vie de L'Hôpital on a encore : I. Essai sur la vie , les écrits et les lois de Michel de L'Hôpital, inséré dans les Archives littér. , puis réimprimé à part, Paris , 1807 , in- 8 ° ; II. Essai sur la vie de Michel de L'Hôpital ( en anglais ), par C. Buttler, Londres, 1814 , in- 12 ( dédié à Canning ) ; III. enfin une Vie de L'Hôpital , par M. Villemain , dans le tome III de ses Mélanges historiques et littéraires. 460 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE. dans l'histoire à la tête des affaires. Son génie sage et ferme ne put vaincre celui de son siècle , qui était porté aux crimes et aux horreurs du fanatisme ; sa retraite fut comme le signal de l'affreuse journée de la Saint-Barthé lemi , et il ne survécut que peu de temps à cette horrible époque. On ferait , à l'imitation de Plutarque , un beau parallèle entre le chancelier de L'Hôpital et le chancelier d'Aguesseau qui a joui d'une si grande réputation de nos jours. On verrait dans le premier un philosophe et un homme d'État , et dans le second , un légiste peu éclairé, mais ayant dans sa tête tout le fatras de nos lois et ordonnances, mérite subalterne d'un commis , et qui ne suffira jamais à la réputation solide d'un grand homme. Lorsqu'on proposa dans le conseil l'abolition du droit d'aubaine , d'Aguesseau s'y opposa , parce que ce droit barbare et nuisible à la France était , disait-il , le plus ancien de la couronne ; L'Hôpital , dans des temps moins heureux , suivit d'autres principes , et c'est un assez beau contraste que le règne fatal de Charles IX , soit l'époque des lois les plus sages du Royaume. L'Académie Française , avant d'ordonner l'Éloge du chancelier d'Aguesseau , aurait donc mieux fait de proposer celui du chan celier de L'Hôpital. Vous remarquerez , au reste , dans l'ouvrage de M. de Pouilly, la manière vigoureuse el ferme dont L'Hôpital parlait aux parlemens , et cette lecture vous confirmera encore dans l'idée que ces augustes corps ont peu connu dans tous les temps l'esprit public et patriotique , qui ne peut exister sans beaucoup de lumières ; c'est elle qui distingue le patriote du factieux. S'il eût été permis aux Jésuites d'opposer assertions sur assertions, ils en auraient pu ramasser de fort étranges dans le code des Remontrances. 1er MAI 1764. 461 M. Guillard de Beaurieu a donné , sur la fin de l'année passée , un ouvrage sur l'éducation , intitulé l'Élève de la Nature , et cet ouvrage, qui est déjà oublié , a été précédé d'un Cours d'Histoire ( 1 ) en deux volumes , qui a vraisemblablement sa commodité , puisqu'on en a fait une seconde édition . Ce même auteur vient de publier un Abrégé de l'Histoire des Insectes , deux volumes in- 12 , à l'usage de la jeunesse. Je pense qu'une grande partie de l'éducation des jeunes gens devrait être consacrée à l'étude de la nature et de son histoire , et des arts mécaniques. Cette étude , si analogue à la curiosité du premier âge, nous procurerait mille connaissances utiles pour le reste de la vie ; mais je me garderais bien de mettre entre les mains de mes enfans cette Histoire des Insectes ou d'autres livres semblables , parce que je ne les crois propres qu'à gâter le goût de la jeunesse par cette fausse et insipide poésie , et les pauvretés morales dont l'auteur a cru embellir son sujet. On prétend qu'il faut faire l'enfant avec les enfans , et moi je pense que , puisqu'ils doivent devenir hommes , on ne saurait faire trop tôt l'homme avec eux. J'ai très-mauvaise opinion d'une nouvelle traduction qu'on vient de publier , du Traité de Cicéron sur l'amitié, et qui est dédiée à la femme du lieutenant de police , par un homme qui paraît plus propre à porter la livrée de madame de Sartine , qu'à traduire Cicéron ( 2 ) . En général , les traducteurs des anciens méritent en France plus (1 ) Cours d'Histoire sacrée et profane , 1763 , 2 vol. in- 12 . Quant à l'Élève de la Nature , Grimm en a déjà parlé précédemment page 376. (2) Traduction du Traité de l'Amitié , de Cicéron , dédiée à madame de Sartine par le sieur L*** ( Langlade ) ; Paris , 1764 , in- 12. 462 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , qu'ailleurs le reproche de n'avoir pas entendu leur original. Il est honteux et incroyable à quel point l'étude des anciens est négligée . Il peut être permis aux femmes et aux gens du monde de prendre le dialogue que Cicéron a inscrit De Amicitiâ pour un traité sur l'amitié ; mais les gens de lettres ici n'en savent guère davantage, et cela n'est pas pardonnable. Amicitia , du temps de Cicéron , ne signifiait pas tant amitié que parti. Quærere amicitias ( 1 ) , veut dire chercher à se jeter dans un parti. Voilà pourquoi Horace dit que c'est là l'occupation de l'âge qui suit la jeunesse , parce que c'est l'âge de l'ambition , et que dans les républiques l'ambition regarde avec raison l'appui d'un parti puissant comme essentiel à ses vues. Il est impossible d'entendre le premier mot du traité de Cicéron , quand on ne sait pas cela. Ge grand homme écrivait en homme d'État pour développer les meilleurs principes de conduite dans la République, et non en professeur de collège , pour débiter des lieux communs sur l'amitié. Je ne sais quel est l'impie qui a osé porter la fureur d'abréger , qui règne aujourd'hui parmi nous , jusqu'à faire un Abrégé des Hommes illustres de Plutarque, enrichi de réflexions politiques et morales , en quatre volumes in- 12 (2). Il a songé, dit-il , qu'Amyot était si vieux , qu'il en devenait dégoûtant ; mais n'avons-nous pas la froide traduction de Dacier pour ceux que le vieux langage peut empêcher de lire la traduction pleine de ( 1 ) HORACE. (2) L'abréviateur de Plutarque , cet impie , comme l'appelle Grimm, est le président de Lavie , qui , en publiant l'ouvrage de sa façon intitulé : Des Corps politiques , en deux puis en trois volumes in- 12 , ne se flattait de rien moins que de faire tomber l'Esprit des Lois. (B.) 1er MAI 1764. 463 chaleur d'Amyot ? Il assure encore qu'il a abrégé ces Vies autant qu'il lui a été possible. Ah ! le malheureux ! C'est un sacrilège qui a osé porter la main sur un des plus beaux présens que l'antiquité ait faits aux ames honnêtes et sensibles ; son nom doit être en horreur à tous les gens de goût. On vient de traduire de l'allemand une nouvelle Description physique, historique, civile et politique de l'Islande , par M. Horrebows , qui a été envoyé par le roi de Danemarck, deux volumes in- 12 ( 1 ) . M. Horrebows a eu pour principal objet de réfuter les notions peu exactes qu'un Hambourgeois , nommé M. Anderson , a données de cette île dans une Histoire publiée il y a quelques années. Ceux qui ont eu occasion d'étudier et de connaître les habitans de cette île , font un si grand éloge de la finesse et de la subtilité de leur esprit , de leur goût naturel pour les beaux - arts , et principalement pour la poésie , de la bonté de leur caractère , de la douceur de leurs mœurs , que cela donne envie d'aller finir ses jours en Islande. Si ces faits étaient bien constatés , ils porteraient un grand coup à la théorie du président de Montesquieu , sur l'influence du climat , sur le caractère et les mœurs des peuples. Ce n'est pas que cette influence soit douteuse , mais elle est trop compliquée pour que nous puissions jamais nous flatter de la bien développer. La nuance la plus délicate dans les mœurs d'une nation est sans doute le résultat d'une ou de plusieurs causes physiques et nécessaires ; mais ces causes sont en si grand nombre , leur manière d'agir est souvent si secrète , leur concours si incertain , et , s'il est permis de parler ainsi , (1 ) Les traducteurs sont Rousselot de Surgy et Meslin. 464 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , la dose respective de différentes causes pour la production de tel effet , est encore si peu fixée , qu'il ne faut pas espérer que nous puissions jamais connaître avec quelque certitude l'action de ces causes et leurs différens résultats. Il y a sans doute de bonnes raisons pour que les habitans de l'Islande soient si spirituels et si aimables, quoique , suivant la théorie de M. de Montesquieu , ils doivent être tout autre chose , et qu'en effet leurs voisins , les Lapons , ne leur ressemblent guère. Il y a cette différence entre les procédés de la nature et de la philosophie , que l'une emploie le concours de cinquante causes pour produire un seul effet , et que l'autre veut toujours déduire cinquante effets d'une seule cause. De quelque côté que nous portions nos regards , nous trouvons partout les preuves de notre faiblesse et de notre enfance. Madame Guibert , qui a jugé à propos de nous faire présent de son recueil de Poésies et OEuvres diverses (1), ne courra pas le risque de devenir classique. On trouve dans ce recueil toutes les productions de la famille Guibert , depuis madame Guibert la mère , jusqu'à M. Guibert le fils , âgé de neuf ans ( 2 ) . Il serait difficile d'amasser en deux cents pages plus de platitudes. M. de Poinsinet de Sivry a recueilli ses ouvrages poétiques en un volume intitulé : Théâtre et OEuvres di verses de M. Sivry (3). Ce volume contient , outre quelques morceaux absolument ignorés , une tragédie de (1) 1764 , in-8°. (2 ) On y trouve en effet une tragédie en cinq actes , intitulée : La Coquette corrigée , tragédie contre les femmes , dictée par M. Guibert, ágé de neuf ans. (3) 1764 , in- 12 . 15 MAI 1764. 465 Briséis , qui a eu quelques représentations , une tragédie d'Ajax et une comédie d'Aglaé , qui sont lourdement tombées sur le théâtre de la Comédie Française ( 1 ). L'auteur ne nous cache pas , dans ses préfaces , qu'il a la meil. leure opinion du monde de ses ouvrages , et qu'il se regarde comme un homme nécessaire à la France pour le maiutien du bon goût. On ne peut pas dire que M. Poinsinet de Sivry soit le seul de son avis ; car son beaufrère Palissot assure , dans la Dunciade , qu'après lui et M. de Voltaire , il ne connaît guère de plus grand homme que ce M. Poinsinet de Sivry, qu'il ne faut pas confondre avec M. Poinsinet tout court , cousin du grand Poinsinet. Celui-ci ne tombe qu'à la Comédie Française , au lieu que le petit Poinsinet choit aux Italiens , à la Foire , sur les boulevarts et partout. Paris , 15 mai 1764 . L'édition des OEuvres de Corneille , avec le commentaire de M. de Voltaire , entreprise au profit de la petitenièce du père de la scène française , vient d'être délivrée aux souscripteurs , dont les noms se trouvent imprimés à la suite du dernier volume. On remarque , avec satisfaction , que presque toutes les têtes couronnées , et un grand nombre d'autres princes souverains de l'Europe , ont contribué par leurs bienfaits au succès de cette entreprise. Ce recueil consiste en douze volumes grand in-8°, qui contiennent, outre le théâtre complet de Pierre Corneille , quelques pièces de son frère Thomas , de Racine et de quelques poètes étrangers , que M. de Voltaire a traduites pour servir d'objet de comparaison à certaines (1 ) Voir, pour Briséis, tom. II , p. 331 , et pour Ajax, précédemment p . 111 et suiv. Quant à Aglaé, comédie en un acte, Grimm n'a point enregistré sa chute. TOM. III. 30 466 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , tragédies de Pierre Corneille. La postérité consacrera, avec une sorte d'admiration , la mémoire des bienfaits de M. de Voltaire envers le seul rejeton de la race d'un grand homme( 1 ) . Mademoiselle Corneille, née dans l'obscurité et dans l'indigence , inconnue à son parent Bernard de Fontenelle , a trouvé un second père dans M. de Voltaire. Elle lui doit son éducation et son établissement. Dès le commencement, après l'avoir retirée chez lui , il l'a mise à l'abri du besoin par une rente viagère de 1,500 livres assise sur sa tête. Il l'a ensuite dotée d'une somme de 20,000 livres , et mariée à un officier de dragons , M. Dupuits , établi dans le pays de Gex , près de ses terres. Enfin , il s'est assujetti au travail pénible , ingrat et subalterne d'un commentateur pour mettre le public à portée de concourir, par ses bienfaits , à l'augmentation de la fortune de sa pupille. Madame Dupuits a déjà touché plus de 50,000 livres du produit de cette souscription . Si M. de Voltaire a compté obtenir de ses contemporains la justice que la postérité lui rendra à cet égard au centuple , il s'est bien trompé. Trop de cœurs sont infectés du poison de l'envie, et nous ne serons jamais équitables qu'envers ceux que le temps , ou la distance des lieux , a assez éloignés de nous pour que nous ne soyons pas blessés de leur supériorité. Que je hais ces ames de boue , remplies d'une basse jalousie , qui s'applaudissent et croient avoir remporté un triomphe lorsqu'elles peuvent attribuer une action généreuse ou honnête à quelque sentiment bas , à quelque vil motif! Eh! la vanité elle-même ne cesse-t-elle pas d'être blâmable , ne s'ennoblit-elle pas lorsqu'elle se porte sur des objets louables et qu'elle se borne à nous faire faire des actions (1) Voir tom. II , p. 469 , et notes. 15 MAI 1764. 467 grandes et honnêtes ? Mais rien ne peut désarmer l'envie , et il faut que son souffle impur flétrisse tout ce qu'il peut atteindre , jusqu'à ce que la main du temps ait passé sur ce qu'il a terni , et rendu à la vertu et à la vérité son éclat naturel. Alors les yeux se dessillent , les esprits fascinés s'éclip sent ; une nouvelle génération se porte à admirer avec enthousiasme celui qui a été l'objet de la calomnie et de la persécution ; mais il n'est plus , et tandis que sa gloire devient nationale , et que la vénération publique rend son nom immortel et inattaquable , on ne cesse de tourmenter ceux dont les talens peuvent faire soupçonner en eux de pareils droits à la gloire et à l'immortalité. O Athéniens , vous n'êtes que des enfans ; mais vous êtes quelquefois de cruels et de sots enfans ! .... Jamais déchaînement n'a été pareil à celui qu'ont excité les Commentaires de M. de Voltaire sur les tragédies de Pierre Corneille. Il n'y a point de caillette , point de plat bel-esprit de quelque coterie bourgeoise qui n'ait péroré, qui ne se soit fait une affaire personnelle des critiques que le commentateur s'est permises. Les esprits les plus modérés , en convenant de la justesse de presque toutes les observations de M. de Voltaire , ne l'en soupçonnent pas moins d'avoir voulu servir sa vanité et sa jalousie en même temps , et abattre la statue du grand Corneille pour élever sur ses débris la sienne. En vain le commentateur répète-t-il fastidieusement à chaque page ce qu'il ne devait dire qu'une fois pour toutes , que Corneille était un grand homme, qu'il a tout créé , que ses défauts sont ceux de son siècle , et que ses beautés sont à lui ; ces éloges répétés incessamment n'ont frappé personne , et un cri terrible s'est élevé sur les critiques. On convient de la justesse de ces critiques , et l'on s'en in- 468 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , digne ; et ceux mêmes qui , si Corneille était vivant parmi nous , rechercheraient avec acharnement ses défauts et garderaient le silence sur ses beautés , ce sont ceux-là précisément qui crient au sacrilège parce que le premier homme de la nation a osé critiquer un auteur devenu classique. A qui sera-t-il donc permis de dire son sentiment , si M. de Voltaire n'a pas acquis ce droit-là ? O peuple métaphysique et absurde ! si tu veux toujours pénétrer dans les replis secrets du cœur de l'homme , s'il faut que tu juges toujours des intentions et des vues cachées de tes maîtres , tâche du moins de leur supposer une conduite conséquente aux vues indignes que tu oses leur prêter , et ne leur refuse pas une adresse que la passion donne au plus borné et au plus imbécile d'entre les tiens ! .. Un jour, M. de Voltaire, jouant dans le salon de Lunéville au piquet avec une dévote , un orage survint. La dévote se mit à frémir, à prier qu'on baissât les jalousies , qu'on fermât les volets , à se signer, et à dire qu'elle tremblait de se trouver en ce moment à côté d'un impie , sur lequel Dieu , dans sa colère , pourrait se venger par la foudre. Voltaire , indigné de cette incartade , se lève , et lui dit : <« Sachez , Madame , que j'ai dit plus de bien de Dieu dans un seul de mes vers , que vous n'en penserez de votre vie ( 1). » Voilà la réponse qu'on peut faire à toutes ces caillettes qui se sont tant récriées sur ses Commentaires. Sachez que , malgré votre froid enthousiasme pour Pierre Corneille , son censeur l'a plus dignement loué dans une seule ligne , que vous ne ferez jamais avec toutes vos tristes exclamations..... Mais il est bien singulier que l'écrivain le plus séduisant de la France , le 15 MAI 1764. 469 poète que lele charme etet lala grace n'abandonnent jamais , soit blessé de la grossièreté , de ce sec et heurté , de ce défaut de pureté et d'élégance qui choqueront à tout moment l'homme de goût dans la lecture des pièces de Corneille ! Tout homme éclairé dira qu'il y a de grandes beautés dans Corneille , mais il dira aussi qu'elles sont cachées et éparses dans un fumier immense. M. de Voltaire sera- t - il le seul à qui il ne sera pas permis de sentir le dégoût que cette bourre inspire , et supposé que quelques-unes de ses observations ne soient pas justes , ne lui pardonnera-t-on pas de s'être trompé quelquefois? On sait qu'il a été toute sa vie enthousiaste de cette pureté inaltérable , de cette élégance toujours soutenue , qui font le prix des ouvrages du grand Racine , et comment un esprit aussi délicat pourrait-il se départir de cette sorte de beauté , sans laquelle il n'y a point de véritable poésie ? Mais si M. de Voltaire avait voulu suivre les inspirations d'une jalousie basse et déshonnête , bien loin de nous ramener sans cesse à l'admiration de Racine, comme il a fait dans tous ses ouvrages , et nommément dans ses Commentaires sur Corneille , personne n'avait plus d'intérêt que lui à nous faire oublier Racine; car voilà l'homme dont les ouvrages seront sans cesse comparés aux siens , et contre lequel il aura à lutter dans tous les siècles. Bien loin donc de porter des coups à la réputation de Pierre Corneille , s'il avait été capable d'envie , elle lui aurait appris que c'est l'homme qu'il faut élever, préconiser, mettre au-dessus de tous les autres , parce que son génie est trop dissemblable du sien pour avoir à en redouter la rivalité, et que le genre des beautés de Corneille n'empêchera jamais de sentir le mérite des beautés de Voltaire , au lieu que la pureté , l'élégance , cette 470 CORRESPONDANCE LITTERAIRE, beauté douce et majestueuse de Racine, provoquent une admiration et des éloges que M. de Voltaire a cherché toute sa vie à mériter et à partager.... Je suis persuadé que tout homme impartial qui lira sans prévention ces Commentaires sur Corneille, trouvera que M. de Voltaire a été souvent trop indulgent , ou du moins très-réservé dans ses critiques , surtout dans les premiers volumes. Il est vrai qu'on voit , à mesure qu'il continue son travail , que son dégoût augmente , et que son aversion naturelle pour tout ce qui manque de goût , de vérité et de délicatesse , reprend le dessus ; mais lorsque l'humeur le gagne dans cette occupation pénible et dégoûtante , lorsqu'il lui échappe un mot dur ou désobligeant , voyez par combien d'éloges il le répare , combien il craint d'offenser le public en jugeant trop sévèrement un poète à qui il a donné le surnom de grand ! Je ne doute nullement que cette crainte même qui transpire dans toutes ses remarques, ne soit la principale cause du déchaînement ridicule qu'elles ont occasioné , et n'ait enhardi la plupart de nos beaux-esprits et de nos femmes merveilleuses , à insulter au premier homme de la nation , et à oublier le respect que la France doit à celui qui , dans ce siècle ingrat et stérile , soutient presque seul sa gloire et sa réputation en Europe.... Voilà des réflexions que j'ai cru devoir à l'apologie de M. de Voltaire. Vous trouverez dans ses Commentaires une foule de remarques négligemment écrites , faites à la hâte , peu approfondies , quelquefois peu importantes , d'autres fois susceptibles de plus de lumière et d'un plus grand développement; mais je crois qu'aucun esprit équitable n'y trouvera cette envie de déprimer le génie de Corneille , qu'on lui a si indiscrètement et si injustement reprochée. Si des esprits cultivés et nourris 15 ΜΑΙ 1764 . 471 des meilleurs ouvrages de l'antiquité et des nations modernes sont en droit de trouver ces commentaires légers , d'y désirer plus de vues et de profondeur, je crois que , malgré cela , ils resteront désormais inséparables des pièces de Corneille, et , qu'après tout, ils seront pour nos jeunes gens la meilleure poétique qu'ils puissent suivre. Après cela , si j'étais tenté de publier ce que je pense du grand Corneille , il ne tiendrait qu'à moi , je crois , de me faire lapider. Tel est le sort de tous ceux qui ne se laissent pas entraîner aveuglément par l'opinion du vulgaire , qui osent se hasarder à examiner des décisions. consacrées par le temps. Pierre Corneille avait reçu de la nature du génie , de l'élévation , une tête grande et forte. Si , avec toutes ces grandes qualités , il se fût trouvé doué de sentiment , d'une ame tendre , flexible et mobile, c'eût été sans doute le poète du génie le plus rare qu'il y eût jamais eu. C'est le cœur qui rend véritablement éloquent , c'est lui qui , dans les siècles barbares comme dans les siècles cultivés , donne ce caractère touchant qui rend les poètes immortels. Le cœur de Corneille fut aride; les ressources qu'il n'y trouvait pas , il fallait les chercher dans sa tète , et le raisonnement prit partout la place du sentiment. Né à l'aurore d'un beau jour, il n'eut pas le bonheur de connaître les véritables sources du goût; son esprit ne reçut point la culture de nos maîtres, les Grecs et les Romains , et son génie ne devint pas un beau génie. Le goût de la littérature espagnole , qui avait infecté une grande partie de l'Europe , acheva de corrompre celui de Corneille. Ce poète , plein de chaleur et de force, établit sur la scène française l'influence espagnole , la déclamation et la fausse emphase à côté de l'élévation et de la grandeur. Si Corneille , avec ses grands 472 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, talens , avec cet art de raisonner qu'il possédait si éminemment, se fût tourné du côté du barreau , c'eût été sans doute le plus grand avocat qu'on eût jamais vu ; mais la poésie dramatique , qui était alors à créer en France , exigeait autre chose. Ses situations sont ordinairement sublimes ; la première conception de ses idées , grande et merveilleuse ; mais j'oserai dire que leur exécution satisfait rarement un esprit cultivé , un homme de goût. Ses personnages manquent presque toujours de naturel ; dans les momens les plus beaux , c'est presque toujours le poète qui est grand , et qui nous distrait de ses acteurs. Le génie de ses hommes d'État consiste à débiter des maximes de politique dont nos livres dogmatiques sont pleins , mais avec lesquelles on n'a jamais traité aucune affaire. Ses tyrans et ses méchans ont aussi leurs sentences , et débitent naïvement des principes qui ont été souvent dans leur cœur, mais que bien loin d'avoir dans la bouche , ils ne se sont jamais bien avoués à eux-mêmes ; ces caractères , sensibles et tendres , mettent partout le raisonnement , souvent fort alambiqué , toujours froid , à la place du sentiment qui entraîne ; la passion , et particulièrement l'amour, au lieu d'être une suite de développemens des mouvemens les plus secrets de notre ame, sont devenus dans ses pièces un résultat de raisonnemens et de lieux communs..... Voilà comme la vérité a été bannie du théâtre français dès son berceau, et comme, dans les plus belles pièces de Corneille , on peut toujours s'écrier : Voilà qui est beau ; mais ce n'est pas ainsi que la chose s'est passée. En effet , qu'on tire un amant de théâtre , un tyran , un conspirateur de ses tréteaux , qu'on le mette en action dans le monde , et s'il dit un seul mot de ce que Corneille lui fait dire dans sa 15 MAI 1764. 473 semens , situation , il paraîtra fou , il se fera certainement siffler. Comment cette fausseté continuelle et puérile peut - elle donc être supportée au théâtre par une assemblée de spectateurs sensés , et s'ils lui accordent des applaudisn'est-on pas en droit de condamner leur goût ? Une des choses les mieux établies dans nos têtes , et qu'on entend répéter tous les jours , c'est qu'il n'y a que Corneille qui sache faire parler les Romains. Je ne sais si ce n'est pas Louis XIV et le grand Condé qui l'ont décidé ainsi , et dont le public ignorant est devenu l'écho; mais Louis XIV , né avec un instinct qui lui faisait aimer les grandes choses , avait fort peu d'esprit et encore moins de culture , et Condé savait gagner des batailles, et ne connaissait pas le génie de Rome. Pour avoir l'air et le ton d'un Romain , il ne suffit pas de parler avec élévation de liberté et de république . Quand on ose donner le nom d'un grand personnage à un de ses acteurs , il faut , outre les traits généraux que lui donne l'histoire , connaître encore la tournure des idées et des esprits , le ton et les mœurs de son siècle :: or , personne n'a moins connu le ton et la tournure des Romains que Corneille. Il n'avait appris dans ses livres espagnols que le ton de la chevalerie. Ce n'est pas qu'il n'eût lu les auteurs anciens comme un autre , c'est-à-dire avec aussi peu d'intelligence et de fruit que le plus grand nombre de ceux qui donnent à cette étude plusieurs années de leur jeunesse , étude qui devrait former leur goût et étendre leur tête, et qu'ils quittent sans avoir connu les auteurs qu'ils ont maniés si long-temps , sans avoir saisi le caractère et le génie de leur nation et de leur siècle ; ils n'ont appris qu'à associer des idées modernes aux discours anciens qui n'y ont nul rapport. Si Corneille n'avait 474 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , traité que des sujets comme le Cid, son ton eût toujours été vrai ; mais en traitant des sujets romains, il donne à ses personnages des principes et des discours de chevalerie , cette générosité et cette jactance romanesques , ce je ne sais quoi de cérémonieux et d'emphatique qu'aucun Romain n'a jamais connu. On peut mettre en fait , que dans cette fameuse scène de Cinna , qui commence par : <« Prends un siège , Cinna , » il ne se dit pas un mot de part et d'autre qui ne soit une sottise ; que Corneille a transformé Auguste en un roi de Castille qui reproche à un vassal sa félonie , mais que le véritable Auguste, tel que nous le connaissons par l'histoire , n'aurait pas dit un seul mot de tout ce que Corneille lui fait dire , et que Cinna de même y aurait répondu tout autre chose. Ceux qui ont appris dans les lettres de Cicéron la manière dont se traitaient les affaires, dont on négociait à Rome, ne pourront jamais écouter un seul vers , ni de cette fameuse scène de Cinna , où Auguste délibère avec Cinna et Maxime s'il doit garder ou déposer l'empire, ni de cette autre scène de politique si vantée de Sertorius, qui afait dire à tant d'imbéciles que Pierre Corneille aurait été un grand homme d'État si le sort l'eût placé au timon des affaires. Il n'y a que des enfans qui puissent s'imaginer que de grandes affaires se traitent dans le fait comme dans ces tragédies ; mais les esprits solides , les hommes d'un goût sévère et grand demandent des discours vrais , et abhorrent la fausseté et la déclamation. On est étonné d'entendre M. de Voltaire s'écrier à certains beaux endroits de Corneille : « Voilà qui est supérieur à tout ce que les autres nations ont de beau; les anciens n'ont fait que des déclamations en comparaison . » Le choix de ce terme n'est pas heureux. Ce que les tragiques d'Athènes 15 MAI 1764. 475 connaissaient le moins , c'était la déclamation. Leurs discours peuvent être étrangers à nos petites mœurs , mais ils sont toujours vrais , et voilà ce qui assure l'immortalité à leurs ouvrages au lieu qu'il peut venir un temps et un peuple auxquels le grand Corneille ne paraîtra propre qu'à en imposer à des enfans. Mais en attendant , chut ! Madame du Deffand est célèbre à Paris par les agrémens de son esprit et par la bonne compagnie qu'elle rassemble. Elle a perdu les yeux depuis environ dix ans, et je vois qu'elle se contenterait très - fort de ce qu'il en reste, malgréses plaintes à l'aveugle clairvoyant qui lui écrit. Elle avait été intimement liée avec la célèbre marquise du Châtelet. Après la mort de celle-ci , il en courut un portrait très-méchant dans le public , qui fut attribué à madame du Deffand ( 1 ) . Cela n'a point diminué le nombre de ses amis , et M. de Voltaire est toujours resté en liaison avec elle , ainsi que M. d'Alembert et beaucoup d'autres gens célèbres de la cour et de la ville . Son mot, dont il est question dans cette lettre ( 2 ) , est celui qu'elle dit au sujet du miracle de Saint Denis , qui , après avoir été décapité à Paris , se promena de là à Saint - Denis , comme tout le monde sait , en portant sa tête sous son bras. « Eh bien , dit madame du Deffand , il n'y a que le premier pas qui coûte. » Elle a dit quantité d'autres bons mots. Après nous avoir amusés pendant tout l'hiver de ses (1) Grimm a compris ce portrait dans la lettre du 1er mars 1777 de cette Correspondance. (2) Cette lettre de Voltaire à madame du Deffand , dont Grimm parle ici , est celle qu'on a imprimée dans ses OEuvres à la date du 27 janvier 1764. Grimm en avait sans doute joint copie à son envoi. 476 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , Contes , M. de Voltaire vient de les recueillir en un volume, avec d'autres morceaux en prose , sous le titre de Contes de Guillaume Vadé ( 1 ) . Feu Vadé dont M. de Voltaire se plaît à emprunter le rom , était un faiseur d'opéra-comiques de l'ancien genre , et de poésies poissardes assez mauvaises ( 2 ). Ce grand homme ne vivrait plus dans la mémoire des hommes sans les soins de M. de Voltaire. Antoine Vadé , Catherine Vadé et Jérôme Carré sont d'illustres parens que le véritable défunt Vadé doit à la libéralité du grand patriarche des Délices. On trouve dans ce recueil , outre les contes que vous avez lus successivement à la suite de ces feuilles , quelques contes en prose qui sont peu de chose ; une Vie de Molière avec de petits sommaires de ses pièces ; plusieurs morceaux dont M. de Voltaire nous avait déjà gratifiés depuis deux ou trois ans , et qui sont d'une insigne folie : on sera bien aise de les avoir ensemble. Je n'en voudrais ôter que les observations sur le Théâtre Anglais. Jérôme Carré n'y est pas de bonne foi , et porte plusieurs jugemens fort téméraires. Le Discours aux Welches est un morceau tout neuf; il est un peu long et traînant vers la fin (3) . Les Welches sont les Français. Antoine Vadé leur dit dans son Discours des choses fort dures , mais aussi fort plaisantes. Je voudrais , pour l'honneur d'Antoine Vadé, qu'il ne dît pas que l'Art poétique de Boileau est plus poétique que celui d'Horace , et que c'est une copie supérieure à son original. De telles décisions donneraient à Antoine Vadé lui-même un air diablement welche. ( 1 ) 17,64 , in-8°. (2) Voir précédemment tom. II , p. 168. (3) Voltaire y fit plus tard un Supplément. On trouve dans le Mercure de septembre 1764 une Réponse d'un Français à là karangue d'Antoine Vadé auxWelches. 1er JUIN 1764. 477 JUIN. Paris , ter juin 1764. Article de M. Diderot. IL m'est tombé entre les mains un ouvrage intitulé : Représentations des citoyens et bourgeois de Genève au premier syndic de cette république, avec les réponses du conseil à ces représentations occasionées par ce qui a precédé et suivi la renonciation volontaire de M. Rousseau au droit de citoyen de Genève. Pour lire cet ouvrage avec attention, il me suffisait que les questions qu'on y agite touchassent de très- près à la constitution et à la tranquillité d'un peuple entier, quoique peu nombreux , et d'un peuple que je respecte... Toutes ces questions se réduisent à celle du pouvoir négatif... Ce pouvoir consiste dans la prérogative que les chefs s'arrogent de porter au tribunal du peuple , ou de mettre au néant les représentations qui leurs sont faites par leurs concitoyens... J'ai été bien surpris de voir qu'à mesure que ma lecture s'avançait, le fond de la chose s'obscurcissait , et qu'alternativement je changeais d'opinion , donnant tort à ceux à qui je venais de donner raison , et raison à ceux à qui je venais de donner tort ; ce qui m'a fait penser que peut-être ils avaient raison et tort les uns et les autres. En effet , il me semble : 1 ° qu'il fallait absolument qu'il y eût dans une république un pouvoir négatif, sans quoi la tranquillité générale serait abandonnée à des représentations extravagantes , sur les- 478 CORRESPONDANce littéraire, quelles il serait impossible que l'autorité souveraine ou populaire pût décider, sans que les citoyens ne fussent perpétuellement distraits de leurs propres affaires, pour s'occuper sans cesse à s'assembler, à disputer et à se dissoudre, pour s'assembler, disputer et se dissoudre encore; chaque citoyen mettant à ses demandes une importance digne de l'animadversion publique ; 2° que ce pouvoir négatif ne pouvait résider que dans les chefs qui ont mérité, par leur sagesse reconnue, le choix de tous leurs concitoyens ; 3° que si ces chefs pouvaient , en toute circonstance , mettre au néant les représentations de leurs concitoyens , ils disposeraient despotiquement des lois, de la constitution et de la liberté nationales ; ce qui n'était pas sans inconvénient , malgré le peu de vraisemblance que des hommes sages , des magistrats annuels se portassent à des excès tyranniques , même dans les cas où ils seraient juges et parties ; 4° qu'il y avait donc un tempérament à prendre , et que ce tempérament était si simple qu'il était surprenant qu'avec un peu de bonne foi il ne se fût présenté à aucun des deux partis ; 5° que ce tempérament c'est que, puisque toute représentation ne peut être portée au tribunal du peuple, ni mise au néant par les chefs , sans quelque inconvénient, il convien. drait qu'on en estimât l'importance sur le nombre des représentans qu'on exigerait, tel qu'il y aurait la plus grande probabilité qu'une demande souscrite par tant de citoyens ne serait ni folle , ni ridicule , et qu'un esprit factieux réussirait très-rarement à se concilier la quantité d'adhérens nécessaires pour que les chefs ne pussent pas mettre la représentation au néant. Dans un pays où il n'y a aucune puissance qui puisse statuer définitivement sur la folie ou la sagesse d'une représentation , 1er JUIN 1764. 479 le seul moyen qui reste , c'est de compter les voix , d'autant plus que je ne vois pas un grand inconvénient à s'assembler une fois tous les dix ans pour une sottise , et qu'il n'en est pas de même à s'endormir sur une chose importante ; 6° que ce réglement de porter au conseil souverain du peuple les représentations souscrites par un certain nombre de citoyens , n'empêcherait pas les chefs de la république de faire examiner au même conseil les représentations signées par un nombre de citoyens insuffisant et moindre la loi aurait fixé , supposé que le sujet de ces représentations parût aux chefs digne de l'attention du peuple. celui que que Si les Genevois ont cette loi , que ne s'y conformentils ? S'ils ne l'ont pas, que ne la font-ils ? Cette balance , ou je me trompe fort , tranquilliserait les esprits , sans trop prendre sur l'autorité des chefs. La question que M. Diderot vient d'examiner a été discutée dans une brochure intitulée : Lettres écrites de la campagne. Ces lettres sont de M. Tronchin , cousin du fameux médecin , procureur-général de la république, et une des meilleures têtes de Genève. Né en Angleterre, il aurait certainementjoué un rôle dans la Chambre des Communes ( 1 ) . Dans la troisième de ces lettres , si je ne me trompe , ce magistrat prouve la nécessité d'un pouvoir négatif dans une république, et fait des réflexions très-sages tant sur les anciens gouvernemens démocratiques, que sur le gouvernement de Suède, celui d'Angleterre , et autres gouvernemens modernes ; mais il n'a pas pensé au tempérament que le philosophe Diderot propose ici , et qui paraît en effet propre à prévenir et à ( 1 ) Grimm a déjà dit cela , à peu près dans les mêmes termes page 370. 480 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , que terminer toute dispute sur les lois fondamentales. Celle M. Rousseau a excitée dans sa patrie , et qui s'était fort animée pendant un moment, n'a pas eu de suite. Après tout , quand un peuple est heureux et qu'il trouve moyen de s'enrichir par son travail et son industrie, il ne perd pas un temps précieux et bien payé à disputer, et il discute ses intérêts publics avec plus de sagesse que de chaleur. Personne ne gagne aux dissensions publiques dans un siècle heureux , et tout le monde a quelque chose à perdre. On peut donc former une présomptiou bien forte contre la prospérité publique d'un peuple qui s'entretient sans cesse d'impôts , de tailles, de moyens de procurer à l'État un revenu immense sans lui rien payer, et d'autres matières aussi solides et aussi gaies. Le 17 du mois dernier a été un jour bien fatal à la gloire de M. de Bastide , auteur du Jeune Homme, comédie en vers et en cinq actes. Ce jeune homme voulant se montrer ce jour-là , pour la première fois sur le théâtre de la Comédie Française , a succombé sous les huées du parterre , avant d'avoir atteint son quatrième lustre , c'est-à-dire avant la fin du troisième acte. Il est vrai que le Jeune Homme ne promettait pas de faire une belle fin ; il avait bien l'allure d'un petit fat , d'un étourdi, d'un mauvais cœur, et nous voyons tant de ces espèces parmi notre brillante jeunesse , on les a tant copiés el recopiés sur nos théâtres , qu'il n'est pas étonnant que nous en soyons las. Je ne crois pas qu'il y ait dans les fastes du théâtre l'exemple d'une chute semblable. Ce qui me tranquillise un peu sur le sort de ce pauvre M. de Bastide , c'est qu'on assure qu'il a de lui-même la meilleure opinion du monde; elle lui fera attribuer sa chute au I" JUIN 1764. 481 mauvais goût du public , à son ingratitude envers les grands hommes , et enfin aux efforts d'une cabale effrénée. Ce pauvre M. de Bastide ( 1 ) est déjà tombé quelquefois sur le Théâtre Italien . Il a fait un Spectateur et plusieurs volumes de contes moraux que personne n'a pu lire ; il fait bien de n'être pas , sur son mérite , de l'avis du public. Un autre poète comique plus heureux , M. Goldoni , a donné, sur le théâtre de la Comédie Italienne , une pièce intitulée Camille , aubergiste (2) . Cette pièce est imprimée dans ses œuvres sous le titre de la Locandiera ; l'idée en est jolie. Une jeune aubergiste , d'un caractère et d'une figure très- aimables, reçoit chez elle un étranger farouche et sauvage dont le système est surtout de fuir toutes les femmes comme fausses et dangereuses. L'aubergiste entreprend de le rendre amoureux , en se prêtant à ses préventions , et finit par lui tourner la tête , après quoi elle se moque de lui , et épouse son premier garçon d'auberge , dans la pièce imprimée , ou dans la pièce jouée , M. Arlequin , valet de cet étranger. Voilà , au reste , comme la chose se serait passée dans le fait ; mais le fait de cette manière n'est pas intéressant pour le théâtre. Il faut , dans les ouvrages de l'art , outre la vérité de l'imitation , aussi le vernis de la poésie et de cette fausseté qui , d'une aventure commune et insipide , ( 1) Bastide , né en 1724 , mort en 1798 , avait déjà donné un grand nombre d'ouvrages très-médiocres à l'époque où Grimm écrivait ceci . Son Nouveau Spectateur, commencé au mois de septembre 1758 , forme 8 vol . in- 12 . Il fit paraître comme suite de cet ouvrage un recueil de contes intitulés le Monde, 1761 , 4 vol. in- 12 . Les deux premiers portent sur le titre le Monde comme il est. (2) Représentée le 1er mai 1764. TOM. III. 31 482 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , fait un événement intéressant et rare. Il fallait donc que la petite aubergiste , tout en voulant séduire par son manège cet ennemi du sexe, prît elle-même une violente passion pour lui ; cela aurait jeté dans toute la pièce une vivacité et un intérêt qui n'y sont pas. Quoiqu'elle soit regardée comme une des meilleures pièces de Goldoni , elle n'a point eu de succès au théâtre de Paris ; mais cet auteur inépuisable a pris tout de suite sa revanche , en donnant une canevas plein de gaieté et de finesse , intitulé la Dupe vengée ( 1). M. Arlequin , nouvellement marié et vivant d'un petit commerce , est d'humeur peu libérale. Un jour il envoie sa femme dîner chez sa mère, disant qu'il est engagé, lui , à dîner chez son perruquier. Ses amis , qui lui avaient demandé à dîner ce jour- là , et qu'il avait refusés , trouvent le secret de se faire régaler chez lui en son absence et à ses dépens. De retour au logis , avec sa femme, il voit arriver le traiteur et le limonadier qui veulent être payés. Il ne conçoit rien à leurs prétentions, et , pour comble de malheur , sa femme s'imagine qu'il ne l'a envoyée dîner dehors que pour faire chez lui une partie fine avec quelque rivale inconnue. Tout cela produit un embrouillement très- comique. Arlequin , après avoir éclairci le fait , non sans beaucoup de peine , trouve le secret , non-seulement de faire payer à ses amis le dîner qu'ils ont fait chez lui à son insu , mais aussi de leur donner à souper à leurs dépens. Toute l'intrigue roule sur le changement d'une clef qu'on escamote dès le premier acte , et qui sert à la duperie et à la revanche. Cet auteur a une grande fécondité et un art surprenant à tirer parti des incidens qu'il imagine , et qui sont d'un (1 ) Représentée pour la première fois le 11 mai 1764 . 1er JUIN 1764. 483 naturel qui charme. C'est dommage que, dans ses pièces imprimées , les discours , pour être trop vrais , soient presque toujours plats. Ce défaut ne se fait pas sentir dans ses canevas , où les discours sont abandonnés à la vivacité et au génie des acteurs qui improvisent ; aussi ses pièces font-elles un grand plaisir au théâtre. Il aurait bien mieux fait pour sa réputation de n'en faire imprimer que les canevas ; on y aurait mieux remarqué les ressources de génie infinies dont elles sont remplies. Une chenille , qui s'appelle Nougaret , et qui est un peu moins connue que M. Palissot , a fait un quatrième chant à la Dunciade , qui est intitulé le Báton ( 1 ). Apollon prend dans ce chant la figure d'un grand laquais et le nom de Champagne , arrive chez M. Palissot , et le roue de coups de bâton , en récompense de toutes les infamies qu'il a dites dans sa Dunciade. Voilà les inventions pleines de grace et de gentillesse de nos jeunes poètes. Assurément les Palissot , les Nougaret et les Poinsinet promettent un beau siècle à la poésie française. Le premier de ces aimables poètes ayant attaqué , dans sa Dunciade , le pédant Crévier , l'Université de Paris a pris de l'humeur, et , s'adressant au parlement , a voulu faire poursuivre M. Palissot par le procureurgénéral du roi comme faiseur de libelle , et Palissot a été obligé de prier ses protecteurs de le faire exiler , par (1 ) Pierre-Jean de Nougaret , né en 1742 , mort en 1823 , a publié une centaine d'ouvrages , tous marqués au coin de la médiocrité. Il fit en passant à Lyon une addition critique à la Dunciade , qui s'imprimait dans cette ville , addition intitulée le Báton , quatrième chant , qui déplut fort à Palissot , et qu'on retrouve cependant dans l'édition de ce poëme , Lyon , 1771. Palissot n'avait d'abord doune qu'en trois chants son poëme , que depuis il a porté à huit chants. 484 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , 1 ordre du roi , pour le dérober à la poursuite ordinaire de la justice. Ce vertueux écrivain aurait dû considérer qu'il n'y a que les philosophes qu'on puisse attaquer sans danger, parce qu'ils sont sub gladio , et que leurs vengeances ne leur réussiraient en aucune manière. Heureusement il leur doit peu coûter de garder le silence ; et aussi long-temps qu'ils n'auront pas d'ennemis plus redoutables que M. Palissot et M. Fréron , ils seront peu à plaindre. M. Dorat nous a fait présent d'une nouvelle production poétique , intitulée le Pot-Pourri, Építre à qui on voudra (1). L'édition en est très-jolie , très- soignée , et ornée de deux estampes, sans compter les vignettes et les fleurons , que je me garderai bien d'appeler culs-delampes, depuis l'arrêt d'Antoine Vadé contre les culs de toute espèce ( 2 ) . Cette épître contient le récit d'un voyage que M. Dorat a fait avec un de ses amis de Paris à Blois, et de Blois dans une terre voisine. Ce n'est point là un voyage comme celui de Chapelle et Bachaumont ; mais quoiqu'il n'en ait ni la gaieté , ni la gentillesse , et qu'il manque en général de fond , on y voit pourtant le talent des vers. M. Dorat a fait , il y a quelques mois, une héroïde de Zéila , jeune sauvage , trahie et abandonnée par Valcourt , officier français , à qui elle avait sauvé la vie , et qu'elle aimait uniquement. Un jeune poète , que je ( 1) Le Pot-pourri , Építre à qui l'on voudra , par l'auteur de Barnevelt , suivi d'une autre Épître , par l'auteur de Zélis au bain ( Pezay ) ; Genève ( Paris ) , 1764 , in-8°. (2) Dans le Discours aux Welches dont Grimm a déjà parlé , et qui se trouve dans les Facéties de Voltaire. 15 JUIN 1764. 485 ne connais point , vient de faire imprimer la Réponse de Valcourt à Zéila ( 1 ) , dans laquelle Valcourt se repent , et revient à sa maîtresse plus amoureux que jamais. Il est vrai qu'il écrit de Paris , et que Zéila est dans un sérail de Constantinople ; ce qui ne rendra pas le raccommodement aussi facile que le poète le croit. Toute cette situation est fausse, et par conséquent sans intérêt, Je n'aimais pas la Lettre de Zéila , j'aime encore moins la Réponse de Valcourt. L'auteur nous apprend , dans la préface , qu'il n'a que dix-neuf ans ; qu'il tâche donc d'en avoir vingt-cinq , et de mieux faire. Paris , 15 juin 1764. Première représentation de Cromwell , tragédie (2) . La tragédie de Cromwell est une des plus froides et des plus mauvaises que nous ayons vues depuis long-temps. Je ne m'arrêterai pas à relever tous les défauts de ce drame informe ; je me contenterai de remarquer que la seule chose qui pouvait faire pardonner l'impertinence de la fable , savoir, la chaleur et la force , y manque absolument. L'auteur a su si peu ordonner son drame , qu'il faut toujours deviner ce qu'il a voulu faire ou dire , et qu'il n'y a proprement ni exposition , ni nœud , ni dénouement , quoique rien ne fût plus aisé que de bâtir avec ces matériaux , tout absurdes qu'ils sont , une tragédie dans toutes les règles requises. Cette pièce pourra aller à cinq représentations ( 3) ; le public a une grande ( 1 ) 1764 , in- 8° . L'auteur se nommait de Framery. (2) Le 7 juin 1764 . (3) Grimm devina juste : la pièce ne put aller jusqu'à la sixième, mais elle obtint les cinq représentations qu'il lui avait prédites. 486 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , indulgence pour les premiers essais. Il est permis à tout auteur d'ennuyer une fois , mais il n'y faut pas revenir. M. Duclairon est un homme sans ressource. Entre autres talens , il a celui d'écrire avec une platitude peu commune : on peut dire qu'Élie Morand a jeté son manteau tout entier à Élisée Duclairon ( 1 ) ...... Il n'y a point de rôle dans cette tragédie qui ne soit mauvais ; celui de Sophie est détestable. Le poète a voulu conserver au rôle de Cromwell l'enthousiasme et l'hypocrisie , qui faisaient en effet partie de son caractère ; mais il a oublié de donner au tableau entier la teinte du fanatisme qui caractérisait son siècle. Ainsi , ce qui pouvait être beau devient plat. Cromwell n'était enthousiaste et hypocrite que parce qu'il avait affaire à des fanatiques , et que , dans ce siècle sombre et mélancolique , personne ne fut exempt de quelque folie qui l'attachait à une secte plus ou moins rigide , plus ou moins absurde , suivant la qualité des vapeurs dont son cerveau était offusqué. La philosophie seule dissipe à la longue ces noires vapeurs. Ce n'est pas que le nombre des bons esprits soit plus grand dans un siècle que dans un autre ; mais lorsque celui de la raison arrive à son tour , les gens absurdes perdent leur crédit. Ils ont bien leur parti , mais ce parti ne sacrifierait pas une goutte de son sang pour le soutien de sa cause , et les querelles , qui étaient sanglantes et (1 ) Maillet Duclairon , né en 1721 , mort en 1809 , eut le bon esprit de comprendre que la gloire ne l'attendait pas à la scène. Depuis son Cromwell jusqu'à sa mort , il n'a publié qu'une traduction du Gustave Wasa , de l'anglais , de Brooke ; 1766 , in- 8° . Il se distingua bien davantage dans les fonctions de commissaire de la marine et du commerce royal en Hollande. Quant à Morand ( Pierre de ) il n'a pas laissé un nom beaucoup plus connu au théâtre , quoique la chute de Mégare , en 1748 , ait été assez éclatante. Né en 1701 , il était mort en 1757 . 15JUIN 1764. 487 terribles , ne sont plus que ridicules. Dans la tragédie de Cromwell , il ne doit se trouver aucun acteur qui ne soit ou presbytérien , ou puritain , ou royaliste et anglican , ou aplanisseur , ou indépendant , et chacun doit parler le langage de sa secte. Si Cromwell s'était mis à la tête de ces derniers, ce n'est que parce qu'il les trouvait les plus propres à seconder ses desseins, et qu'enfin , dans un siècle factieux et barbare , les plus grands hommes , comme les meilleurs esprits , tiennent à quelqu'une des folies épidémiques qui troublent et agitent les têtes. Je suis persuadé que Mahomet n'était pas bien sûr de n'être pas le grand prophète et l'envoyé de Dieu... Ce que j'ai entendu dire du caractère particulier de Guillaume Pitt , dont le nom sonne si bien dans les oreilles depuis dix ans , et dont le ministère sera l'époque du moment le plus brillant de la puissance anglaise , me fait penser qu'un philosophe accoutumé à juger les hommes ferait un parallèle très - ingénieux entre Guillaume Pitt et Olivier Cromwell. Quoique le caractère public et la réputation de ces deux hommes rares ne se ressemblent point, je pense qu'il y aurait de grands moyens de les rapprocher. Dans le siècle de Cromwell , Pitt aurait été général et enthousiaste , et peut-être usurpateur ; dans celui de Pitt , Cromwell eût été ministre prédominant , citoyen et patriote. Le génie du siècle et le concours des circonstances disposent de tout , et donnent à la même trempe d'esprit des formes variées à l'infini ... Feu Crébillon avait déjà essayé de mettre le sujet de Cromwell sur le théâtre ; il renonça à son dessein après avoir lu le premier acte de sa tragédie à l'Académie Française , et personne , pense , n'aura regret à cette perte. De tels sujets ne pourront convenir au théâtre français que lorsqu'on en aura je 488 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , banni l'emphase , les lieux communs , les maximes , et qu'on leur aura substitué la force des mœurs et des discours vrais. Il faut savoir faire parler Philoctète comme Sophocle , quand on veut mettre Cromwell sur la scène ; et , pour tout dire , de tels sujets sont trop graves et trop sérieux pour un peuple qui ne va au spectacle que pour s'amuser. Il peut y avoir telle femme digne d'entendre la tragédie de Cromwell , telle qu'elle devrait être ; mais lorsque le succès des pièces de théâtre dépendra du suffrage des femmes , celle de Cromwell n'aura pas beau jeu. Un célèbre avocat au parlement , M. Élie de Beaumont , vient de traiter dans une cause particulière la question de la légitimité des mariages des protestans de France, Son Mémoire me paraît bien raisonné ; c'est dommage que nos meilleurs avocats gâtent toujours leurs raisonnemens par l'enflure du style et par la déclamation. Les mariages des protestans embarrasseront tôt ou tard le gouvernement. Le principe adopté depuis la révocation de l'édit de Nantes , qu'il n'y a point de protestant en France, ne tend pas à moins que de priver de leur état quelques millions de Français qui sont nés de mariages contractés hors du giron de l'église romaine. Si ce principe subsiste , la France ne sera bientôt peuplée que de bâtards ; du moins tous les protestans nés de mariages bénis par des ministres doivent être censés bâtards , et par conséquent inhabiles à succéder aux biens de leurs pères. La persécution et l'intolérance mènent à de belles extrémités. Le public est très-attentif à la décision du parlement dans cette question , qui devient tous les jours plus importante. Il faut dire , toutefois , pour l'honneur 15 JUIN 1764. 489 de la nature humaine , qu'il n'y a rien de plus rare que de tels procès, et qu'on ne connaît que peu d'exemples de collatéraux catholiques qui aient cherché à priver leurs neveux ou cousins de l'héritage de leurs pères , quoique le succès de ces poursuites , autorisées par la loi , ne soit pas douteux. Cela prouve que l'honnêteté publique n'est pas une chimère , et qu'elle est au- dessus de la loi injuste et barbare. Le 4 de ce mois , le conseil d'État a cassé l'arrêt du parlement de Toulouse , en vertu duquel l'infortuné Calas a été roué il y a deux ans. Cette horrible aventure , triste monument de la frénésie du fanatisme le plus outré , est devenue l'affaire de l'Europe entière , et imprimera une tache éternelle à la réputation de ces abominables juges , qui , dans leurs ennuyeuses Remontrances , voudraient nous persuader que tout le salut de la France réside en eux , et qui , par un supplice effroyable , ont attenté à la vie et à l'honneur d'un citoyen , vivant sous la sauve-garde des lois. Il est sans doute des cas malheureux où l'innocence peut être la victime des apparences ; mais ce n'est point là le cas de l'infortuné Calas. J'ai ouï dire à des gens qui ont vu la procédure de Toulouse , que toutes les lois divines et humaines y étaient violées , et que ce n'était qu'un tissu de nullités. Lorsqu'une telle procédure mène un vieillard sans reproche au supplice le plus affreux et le plus infame, il me semble qu'il faudrait autre chose que de la casser, et il est douloureux de penser que de tels juges continueront à disposer , par leurs arrêts , de la vie , de l'honneur et de la fortune des citoyens. Un conseiller de ce parlement se trouvant l'hiver dernier dans un cercle , on lui fit des reproches sur 490 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , cette conduite inouïe. Il crut excuser ses confrères , en disant : « Il n'y a pas de si bon cheval qui ne bronche. - A la bonne heure , lui répondit une femme d'esprit qui était là ; mais, Monsieur, toute une écurie ! » Si quelque chose pouvait ajouter à l'indignation , ce serait sans doute la bassesse des expressions de cette excuse. De plus de soixante , tant ministres que magistrats , dont le conseil d'État était composé ce jour-là , vingt étaient d'avis d'ordonner la révision du procès par une sorte de ménagement pour une cour souveraine , telle que le parlement de Toulouse ; tous les autres ont opiné pour la cassation pure et simple , qui est la forme la plus désobligeante. Aucun n'a douté un instant que l'arrêt ne fût de toute nullité. C'est aux Requêtes de l'hôtel du roi que ce procès va être instruit de nouveau , et la mémoire de l'infortuné Calas rétablie. Sa veuve est devenue l'objet du respect public par ses malheurs , ses vertus et son courage. Elle a éprouvé dans ses infortunes tous les effets de la bienfaisance et de l'humanité des honnêtes gens ; mais elle doit particulièrement au zèle actif de M. de Voltaire , et à ses secours de toute espèce , la justice tardive qu'elle obtient aujourd'hui. Madame Riccoboni a soutenu pendant vingt ans le rôle d'une mauvaise actrice sur le théâtre de la Comédie Italienne. Son mari y jouait en même temps les rôles d'amoureux avec beaucoup de prétention et bien froidement, et quand on a lu le livre qu'il a fait sur l'art du comédien ( 1 ) , on trouve tout simple qu'il ait été mauvais acteur. Depuis que madame Riccoboni a quitté le théâtre, elle s'est mise à écrire de petits romans qui l'ont rendue (1) Pensées sur la déclamation , Paris , 1737 , in- 8° . 15 JUIN 1764. 491 célèbre. L'art de narrer avec beaucoup de concision et de rapidité , celui de semer dans son récit des réflexions fines et justes , beaucoup de finesses et de grace dans le style , et un ton très-distingué : voilà les principales qualités de la plume de madame Riccoboni. Son premier ouvrage, publié il y a cinq ou six ans , était les Lettres de miss Fanny Butlerd ( 1 ) . Je me sais bon gré d'avoir deviné dans le temps que ces Lettres étaient véritables ; qu'on en avait seulement changé les circonstances qui pouvaient faire reconnaître les acteurs , et qu'on en avait même supprimé plusieurs d'intermédiaires ; l'auteur ne put disconvenir d'aucun de ces points ; mais notre importunité lui faisant craindre de céder à l'envie que nous avions de voir tout , les lettres intermédiaires furent brûlées . Elle donna ensuite le Marquis de Cressy, que je n'aime pas trop, et qui eut beaucoup de succès. Juliette Catesby en eut encore davantage ; c'est un petit chef-d'œuvre en son genre (2). Madame Riccoboni arrangea et gâta ensuite le roman anglais de Fielding, qui a pour titre Amélie (3) . Elle vient de donner, en quatre petites parties , l'Histoire de miss Jenny, écrite par elle-même. Toujours même ton , même finesse , même grace ; mais la fable n'est ni naturelle , ni heureuse ; elle se soutient très-péniblement , et l'on n'en voit nulle part le but. Ainsi , ce nouveau roman n'ajoutera point à la réputation de madame Riccoboni , quoiqu'on ne puisse nier que ce ne soit l'ouvrage d'une femme de beaucoup d'esprit. La première partie est trèssupérieure aux autres , de même que la première situation l'est à toutes les autres. Les chefs de deux grandes mai◄ ( 1) Voir la lettre du 1er avril 1757, tom. II , p. 117 . (2) Voir tom. II , p. 308. (3) Voir précédemment page 90. 492 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, sons d'Angleterre conviennent d'un mariage entre l'héritier de l'une et l'héritière de l'autre. Pendant qu'on s'occupe à rédiger les articles du contrat , les deux jeunes époux se promènent dans le parc ; leur tendresse mutuelle , l'ivresse de la passion , une faiblesse trop pandonnable leur fait consommer le mariage dont ils devaient recevoir la bénédiction le lendemain. De retour au château , ils apprennent que tout est rompu; une malheureuse dispute entre les deux chefs de famille , amenée fort naturellement, a fait succéder la haine et la colère aux projets d'union. Voilà certainement une situation de roman très-forte et très-féconde , d'autant que c'est cet instant de faiblesse qui donne la vie à l'infortunée miss Jenny, l'héroïne de cette histoire ; mais les autres événemens ne répondent pas à ce beau début , et le reste du roman n'est guère qu'un tissu laborieux d'aventures sans naturel et sans intérêt. Le prix excessif du livre en diminuera aussi le débit et nuira au succès. FIN DU TOME TROISIEME. TABLE DES MATIÈRES. . 1761 . AVRIL. ― Histoire de Jean Sobieski, par l'abbé Coyer. Réception de l'évêque de Limoges et de l'abbé Batteux à l'Académie Française. Apologie de l'Étude , par d'Alembert. - Publication de l'Émile et du Contrat Social de J.-J. Rousseau. Petit avis à un Jésuite, par Voltaire. Relation de la mort du comte de Bonneval à Constantinople. Procès-verbal sur les convulsionnaires , par La Condamine. Premières épreuves et crucifiement de la sœur Françoise. Épreuves et crucifiement de la sœur Marie. Miracles du jour de la Saint-Jean , par M. Du Doyer de Gastel. Mort de la sœur Françoise. Lettres de Voltaire. 1762. pag. I 8 9 12 18 20 26 29 37 38 JUIN. - Examen de l'Émile de J.-J. Rousseau. 52 Première représentation des Méprises , ou le Rival par ressemblance , de Palissot. 62 Vie du comte de Tottleben. 64 JUILLET. - Suite de l'examen d'Émile, ibid. Défense de la Mort de Socrate, tragédie de Sauvigny. 73 Mort de Crébillon. 74 Sur le Compte rendu des constitutions des Jésuites , par La Chalotais. Suite de l'examen d'Émile. 75 76 Madrigaux de Voltaire à madame du Châtelet. 87 Première représentation de Sancho Pança dans son ile , de Poinsinet et Philidor. 88 Reprise de la Jeune Grecque , comédie de Voisenon. 89 Sur les traductions du roman anglais d'Amélie par Fielding. 90 Histoire du siècle d'Alexandre , par Linguet. ibid. Épitre à M. Gresset, par Sélis. ibid. Épitre à Minette , de Colardeau. 91 Recueil de vers par Maton. ibid. Ode aux Français sur la guerre présente , par un citoyen. Examen critique sur la Théorie de l'Impót. ibid. ibid. 494 TABLE Le Colporteur, de Chevrier. La Religion à l'assemblée du Clergé de France , poëme de l'abbé Guidi. Appel à la Raison , en faveur des Jésuites. Histoire particulière des Jésuites en France, par l'abbé Minard. Suite de l'examen d'Émile. AOUT. -Trois madrigaux de Voltaire à madame du Châtelet. Sur une réfutation de l'Émile. pag91 92 ibid. ibid. 93385 96 97 Sur une prétendue lettre en faveur de J.-J. Rousseau contre Voltaire. ibid. Sur le service que les Comédiens Français firent célébrer en l'honneur de Crébillon. Les Mémoires de Sully falsifiés par les Jésuites ; Supplément publié par les Jansénistes. Première représentation des Deux Amis , comédie de Dancourt. difficulté de composer des Farces. Vers de Voltaire à madame Du Châtelet. Sur la destruction des Jésuites , le 6 août 1762. -— Écrits à ce sujet. 98 99 -- Sur la 100 104 ibid. 106 ibid. 107 108 Nomination de Carle Vanloo à la place de premier peintre du roi. Mort de Bouchardon , sculpteur. Sur l'Éloge de Crébillon par Voltaire. Sur un autre Éloge de Crébillon inséré dans le Mercure. SEPTEMBRE. - Sur l'ouvrage de Dupré de Saint-Maur intitulé Re- cherches sur la valeur des monnaies et sur le prix des grains , etc. Le Luxe considéré relativement à la population et à l'économie , par Auffray. Ode sur la poésie comparée à la philosophie, par Colardeau , Première représentation d'Ajax, par Poinsinet de Sivry. ibid. 109 ibid. ibid. Lettre de Voltaire au sujet du service célébré en l'honneur de Crébillon. 114 Sur une brochure intitulée Mes doutes sur la mort des Jésuites , et sur le livre des Trois Nécessités. Mandement de l'archevêque de Paris contre l'Émile de Rousseau. Odes sur le Temps et sur les Devoirs de la Société , par Thomas. Mort de mademoiselle Nessel , actrice de la Comédie Italienne. OCTOBRE. Arrêt du parlement qui défend aux Jésuites de prêcher et de confesser. Exposition des tableaux et sculpture à l'Académie de Saint-Luc. 116 117 118 ibid. NOVEMBRE. - Du poète Sadi , par Diderot. Première représentation d'Irène , par Boitel. Censure d'Émile par la Sorbonne. Sur la publication des Erreurs de M. de Voltaire , par Nonnotte. Sur un livre intitulé Tableau moral du cœur humain. 119 ibid. 120 129 132 ibid. 133 DES MATIÈRES. 495 DÉCEMBRE. -- Première représentation d'Heureusement, comédie par Rochon de Chabannes. Première représentation du Roi et le Fermier, opéra- comique de Sedaine et Monsigny. Sur une brochure de Poinsinet de Sivry intitulée le Procès de la multitude , et l'Arrêt du conseil souverain en réponse à cette brochure. Première représentation d'Éponine , tragédie de Chabanon. Sur la collection des Campagnes des maréchaux de France , publiée par Dumoulin. pag. 134 135 137 ibid. 139 1763. JANVIER. -Réflexions sur la peinture , par Diderot. FÉVRIER. Sur la malheureuse affaire Calas. Vains efforts du président d'Éguilles en faveur des Jésuites. - Première représentation de Dupuis et Desronais , comédie 141 148 154 de Collé. 155 Première représentation de l'opéra de Polixène. 162 Réception de l'abbé Voisenon à l'Académie Française. 163 Lettre de Montesquieu à Warburton sur son livre contre les œuvres philosophiques de milord Bolingbrocke. 168 Dialogue sur les romans à l'occasion des Mémoires de madame la baronne de Blémont. 169 Les Succès d'un fat , les Promenades et rendez - vous du Parc de Versailles , les Hommes volans , les Après-Soupers de la Campagne, et les Soirées du Palais- Royal, romans. 181 Mort de Louis Racine et de Marivaux. 182 Sur l'impression de Dupuis et Desronais , comédie de Collé. 183 Exposition des proprietés du spalme. ibid. Sur une Réfutation d'Émile. 184 La Pétrissée , poëme comique de M. de Bullionde. ibid . Mort de M. de La Pouplinière , fermier- général. 185 MARS. - Inauguration de la statue de Louis XV, par Bouchardon. Notice sur ce sculpteur , par Diderot. 186 ibid. Couplet sur la réforme des Jésuites. 193 Lettre à M. le marquis de Liré , par l'auteur des Usages. Traduction de l'Histoire d'Angleterre de Hume, par madame Belot. Traduction de l'Histoire de Jonathan Wild- le- Grand , de Fielding. Réponse de Voltaire à l'auteur de ses Erreurs. ibid. 194 196 ibid. Fin de la Notice sur Bouchardon, par Diderot. 197 Réponse de Grimm à Diderot sur cette notice. 200 476 TABLE pag. Première représentation de Théagène et Chariclée , tragédie de Dorat. AVRIL. 205 Première représentation de l'Anglais à Bordeaux , comédie de Favart. ibid. Sur la tragédie de Brutus , de Voltaire. 209 Révision de l'affaire Calas. 210 Sur un ouvrage intitulé De l'Éducation publique. 211 Examen d'Ollivier , poëme en prose de Cazotte. ibid. Sur la lettre de J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont. Épigramme inédite de Saurin. 213 ibid. Incendie de la salle de l'Opéra. 214 Retraite de mademoiselle Gaussin. 215 Première représentation du Bucheron , opéra comique de Guichard et Philidor. 216 Première représentation du Milicien , opéra comique d'Anseaume et Duni. ibid. Mort de Sarrasin , de la Comédie Française. MAI. - Sur la tragédie de Saül et David , Remarques sur Olympie , tragédie du même. 217 · Le Bienfait rendu , ou le Négociant, comédie de Dampierre. ibid . par Voltaire. 220 221 Sur Judith et David, tragédies de Lacoste. 222 Sur les dessins de Carmontelle et les modes grecques. OEuvres diverses de M. l'abbé de La Marre. 223 225 Les Pensées de J.-J. Rousseau. 226 Première représentation de la Mort de Socrate , tragédie de M. de Sauvigny. 227 Sur le second volume de l'Histoire du czar Pierre- le- Grand , par Voltaire. 231 Sur la nouvelle édition de l'Essai sur l'Histoire générale , de Voltaire. Examen de la lettre de J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont. Publication des Ambassades de MM. de Noailles en Angleterre , par Vertot. 233 234 238 JUIN. De l'abondance des livres qui ont pour but l'utilité publique. 239 L'Économe politique, par Faignet. 240 Note sur la comédie du Négociant , de Dampierre, 248 Le Hasard du coin du feu , de Crébillon le fils. 249 L'Arétin et le Balai, de Du Laurens. ibid. Sur quelques recueils de poésie et pièces de vers. 2,50 Première représentation de la Manie des Aris , de Rochon de Chabannes, 251 Sur quelques écrits relatifs à l'éducation. 252 L'Esprit de La Mothe le Vayer. 254 DES MATIÈRES. 497 Gravures de Balechou. Première représentation de Manco Capac , tragédie de Leblanc. Arrêt du parlement contre l'inoculation. Suspension du Journal étranger. Zélis au bain. Sur quelques petits poëmes : Caquet Bonbec. ·- Le Rat iconoclaste, Traduction du Valet à deux Maitres , comédie de Goldoni. JUILLET. La Richesse de l'État , par Roussel de La Tour. -- Représentation de Manco Capac devant le Roi. - Vers de l'auteur à ce pag. 255 ibid. 259 264 265 266 267 sujet. 274 Vers d'Eugénie à son amant. 275 Place Louis XV; réflexions sur la statue équestre du roi par Bouchardon. ibid. Mort de Bougainville. 281 Reprise de l'Anglais à Bordeaux à la Comédie Française. 282 - RéSur quelques écrits relatifs à l'ouvrage de Roussel ; Doutes modestes sur la Richesse de l'État. Radotage d'un vieux notaire sur la Richesse de l'État. Observations certaines , suite de l'ouvrage de Roussel. solution des Doutes modestes. sur les Doutes modestes. Ressource actuelle. Ressource actuelle. - - - L'Orage du vingtjuin. - Réveries - Réflexions sur la Réflexions sur l'écrit intitulé Richesse de l'État. ibid. Le Consolateur, pour servir de réponse à la Théorie de l'Impôt. Sur les poésies de Vignier. Première représentation des Fêtes de la Paix, de Favart et Philidor. Analyse raisonnée de la Sagesse de Charron , par le marquis de Luchet. Traduction d'Almoran et Hamet , par l'abbé Prévost. Mémoire sur l'inoculation , par le comte de Lauraguais, 292 293 295 296 ibid. 297 Lettre de M. le comte de Lauraguais sur l'inoculation. ibid. AOUT. G - Première représentation de la Présomption à la mode, cɔmédie de Cailhava. 303 Première représentation des Deux Chasseurs et la Laitière, comédie d'Anseaume et Duni. 304 Réflexions sur quelques poëmes : Stances sur le sort des Jésuites. Clovis. - Les Quatre Saisons. - · Les Quatre parties du Jour. 308 Autre lettre de M. le comte de Lauraguais. 310 Lettres de Voltaire. 311 Réception d'Anquetil Duperron à l'Académie des Inscriptions. 314 Recueil des poésies de Le Franc de Pompignan. 315 Lettre de Pigalle à Voltaire pour lui demander une inscription. 31.6 Réponse de Voltaire. 318 Réflexions sur ces deux lettres. 319. Publication du cinquième volume des OEuvres dramatiques de Voltaire. ibid . TOм. III. 32 498 TABLE Lettres de Voltaire. Sur les mots auguste et impasse. " SEPTEMBRE. Marmontel. Réflexions sur les Poétiques , et critique de celle de Sur l'article Ode dans la Poétique de Marmontel , et sur une ode de M. de Rochemore. Reprise d'Hérode et Mariamne, de Voltaire. Séance de l'Académie. L'Éloge de Sully , par Thomas , couronné. Sur quelques brochures relatives aux Jésuites , l'éducation , et la Richesse de l'État. pag. 320 324 323 336 337 344 347 OCTOBRE. 348 Première représentation de Blanche et Guiscard , tragédie de Saurin. OEuvres du Philosophe bienfaisant, Stanislas , roi de Pologne. Instruction pastorale de l'évêque du Puy. 350 354 355 357 Exposition des tableaux en 1763. Sur la traduction des Lettres de milady Montague. NOVEMBRE. - Lettres trouvées dans les papiers d'un père defamille. 359 Lettres d'un citoyen de Genève. Première représentation du Warwick de La Harpe. DÉCEMBRE. - Voyage de Mozart , âgé de sept ans , à Paris. L'Art de communiquer ses idées , par l'abbé de La Chapelle. Lettres écrites de la campagne , par Tronchin. ibid. 360 367 369 370 Lettre de M. de Montclar au duc de Villars sur cet écrit. 371 Considérations sur les Corps organisés , par Charles Bonnet. 372 Amusemens philosophiques sur diverses parties des sciences , par le Père Abat ibid. . Réflexions sur les opinions et l'esprit du siècle. 373 Fausse nouvelle de la mort du poète Roy. 374 375 376 377 Suite de l'examen de Warwick. L'Élève de la nature , par Guillard de Beaurieu. Épitre à J.-J. Rousseau. 1764. JANVIER. Dissertation sur la poésie rhythmique ( article de Diderot ) . 378 Lettre de Voltaire à Dupont de Nemours, à l'occasion de la Richesse de l'État. Réception de Marmontel à l'Académie Française. Sur la défense de représenter la Confiance trahie , comédie de Bret. Représentation des Amours d'Arlequin et de Camille , de la Jalousie d'Arlequin , et des Inquiétudes de Camille , comédies de Goldoni. Mort de l'abbé de Marsy. 383 384 386 387 388 DES MATIÈRES. 499 Histoire de Jeanne Ire , reine de Naples , par l'abbé Mignot. pag. 389 Traité de paix entre Descartes et Newton, par le père Paulian. Sur l'inscription à faire pour le monument de la ville de Reims. Dialogue entre un poète et un philosophe à ce sujet. ibid. 390 Lettre deBarnevelt, dans sa prison, à Truman son ami, héroïde , par Dorat. 399 Première représentation du Sorcier, opéra comique de Poinsinet et Philidor. Sur les ouvrages de l'abbé Le Large de Lignac. 400 401 Observations sur l'Esprit des Lois , par Crevier. 402 Andriscus , tragédie de Maton , non représentée. 403 FÉVRIER. Première représentation de l'Épreuve indiscrète , comédie de Bret. 404 Reprise de Blanche et Guiscard , tragédie de Saurin. 405 Lettre de Voltaire sur mademoiselle Dubois, actrice de la Comédie Française. 406 Essai critique sur l'état présent de la république des lettres , par l'évêque du Puy. 407 L'Esprit de Caraccioli. ibid. La Veuve, comédie de Collé. 408 Sur un Recueil composé de poésies du cardinal de Bernis , de Bernard et de Saint-Lambert. ibid. Première représentation d'Idoménée , tragédie de Lemierre. 409 Réflexions sur la disette des acteurs de talent. 411 Lettre de Zéila à Valcour , héroïde de Dorat. 412 MARS. -Réflexions sur Idoménée , tragédie de Lemierre. 413 Des véritables Intérêts de la Patrie , brochure de De Forges. 418 Mémoire pour un mousquetaire accusé de séduction. ibid. Traité sur le rappel des protestans en France, par de La Morandière. 419 Sur l'auteur des Philosophes et de la Dunciade. 421 Essai sur le Luxe , par Saint-Lambert. 422 Première représentation de l'Amateur, comédie de Barthe. 429 Première représentation de Rose et Colas , opéra comique de Sédaine et Monsigny. 431 Réflexions sur l'inoculation, par Gatti. 432 Traduction de l'Histoire d'Écosse de Robertson , par La Chapelle. ibid. L'Homme de lettres , par Garnier. 434 AVRIL. - · Réflexions de Diderot sur l'héroïde de Barnevelt , par Dorat. 435 Observations sur ces réflexions. 438 Représentation d'Olympie , tragédie de Voltaire. 441 Mort de Restaut , grammairien. 442 500 TABLE DES MATIÈRES. pag Voltaire, poëme de Leclerc de Montmerci. Les Jeux d'Enfans , poëme imité du hollandais par Feutry. Sur le mandement de l'archevêque d'Auch en faveur des Jésuites. 442 443 444 Apologues orientaux , par, de Sauvigny. 445 Suite du dialogue entre un poète et un philosophe. ibid. Mémoires sur la Vie de Pétrarque. 454 Essai de navigation lorraine , par de Bilistein. 455 MAI. Chamfort. - Première représentation de la Jeune Indienne , comédie de 456 Vie de Michel de L'Hôpital , par de Pouilly. 458 Abrégé de l'Histoire des insectes , par Guillard de Beaurieu. 46r Traduction du Traité de l'amitié de Cicéron , par Langlade. ibid. Abrégédes Vies de Plutarque , par Lavie. 462 Sur la traduction de la Description de l'Islande. 463 Recueil de Poésies et œuvres diverses de madame Guibert. 464 Théâtre et œuvres diverses de Poinsinet de Sivry. ibid. Réflexions sur les OEuvres de Corneille avec le Commentaire de Voltaire. 465 Bon mot de madame Du Deffand. 475. Contes de Guillaume Vadé , par Voltaire. 476 JUIN. Réflexions de Diderot sur les dissensions de la ville de Genève. Observation de Grimm à cette occasion. 477 Première représentation du Jeune Homme , comédie de Bastide. Première représentation de Camille , aubergiste , de Goldoni. 480 481 Le Baton, chant ajouté à la Dunciade par Nougaret. 483 LePot-Pourri , Épître à qui l'on voudra, par Dorat. 484 Réponse de Valcourt à Zéila , héroïde par Framery. ibid. Première représentation de Cromwell , tragédie de Duclairon . 485 Mémoire sur la légitimité des mariages des protestans en France , par Élie de Beaumont. 488 Cassation de l'arrêt de Calas par le conseil d'État. 489 Histoire de miss Jenny , par madame Riccoboni. 490 FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIÈME. t





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