De l'amour (Senancour)  

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De l'amour (1806) by Étienne Pivert de Senancour

It is a treatise in which he attacked the accepted social conventions.

Full text

De l'Amour, considéré dans les lois réelles, et dans les formes sociales de l'union des sexes ; par M. de Senancour. Senancour, Étienne de (1770-1846). Auteur du texte. De l'Amour, considéré dans les lois réelles, et dans les formes sociales de l'union des sexes ; par M. de Senancour.. 1806. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :

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DE L'AMOUR. On trouve, chez les mêmes Libraires, Oberman Lettres publiées par M. DE SENANCOUR. 2 vol. in-8°. br 1ofr. Les Rêveries sur la Nature de l'Homme, du même Auteur. (Seconde édition). 1 vol. in-8°.br... 5 fr. DE L'AMOUR, CONSIDÉRÉ DANS LES LOIS RÉELLES, ET DANS LES FORMES SOCIALES DE L'UNION DES SEXES ; PAR M. DE SENANCOUR. Chez CÉRIOUX,Libraire, quai VoltaireN°.17 ARTHUS BERTRAND, quai des Augustins N°. 35. DE L'IMPRIMERIE DE BERAUD, RUE MAZARINE, N° 20. FÉVRIER – 1806. Le présent ouvrage est mis sous la sauve- garde des lois et la probité des citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites. Deux exemplaires de la présente édition originale sont, conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Impériale. CÉRIOUX. OBSERVATION. JE vais parler d'un des premiers besoins de l'Homme.J'en parlerai d'une voix altérée, impuissante ; et je resterai beaucoup au-dessous d'un si grand objet. Si l'Ouvrage dont ce volume-ci n'est qu'un article, était fait, et qu'il le fut tel que je le conçois, assurément je ne dirais pas un mot de moi. Mais je ne le fais point. Les hommes qui auraient pu vouloir que je le fisse, n'y ont pas songé ; les événemens laissés à leur cours naturel, ne le permettent pas encore. L'indépendance ne suffit point. On avait parlé dans Oberman d'un ouvrage projetté : il convenait de faire voir qu'en effet on y avait pensé. Quelques pages sur l'Amour étaient faites: les voici. Le reste n'était que des notes : je change très-peu de chose à ce composé informe : si je ne le publiais pas à part, il pourrait être plus concis. Je ne sais comment il sera reçu. Si cet Article était achevé ; si, ne me promettant plus de faire l'Ouvrage entier, je donnais du moins ce volumeci tel qu'il devrait être, je poserais une pierre pour d'autres siècles. Moi aussi je dirais : Exegi monumentum. D'autres l'ont bien dit. Mais je ne prétends rien.Voici l'Essai tel qu'il se trouve. Qu'il produise quelque utilité secrète et individuelle ; car enfin cela est possible : si ce n'est pas tout ce que je desirerais, c'est du moins tout ce que j'attends. Comme je sais ce qu'on eût pu faire, je sais aussi que je ne l'ai pas fait. Le public est fatigué de ces excuses controuvées et misérables. Mais l'on sait que ce n'est ici qu'une partie de la vérité. J'avais à justifier l'insuffisance de cet Essai sur une des questions les plus importantes de la Morale, question qui n'a jamais été traitée d'une manière totale et grande, comme elle devait l'être ici (1). A la tête de la plupart des livres, l'auteur parle de lui : très-souvent il a quelque chose de nécessaire à en dire. Dans d'autres tems on parlait aussi de soi, chaque siècle a sa manière. On le fait aujourd'hui soit avec une vanité plaisante, soit avec une modestie plus puissante et non moins vaine. L'auteur regrette de n'avoir pas les talens nécessaires ; mais s'il sait n'avoir pas ce qui est nécessaire pour écrire, pourquoi écrit-il ? Un autre fait une brochure de vingt pages assez nulles, ou une compilation d'écolier ; il qualifie cela d'ouvrage. Ce n'est pas là ce que J.J. entendait par un Ouvrage. » Dans le Dialogue de Platon, où Socrate parle de l'Amour, il voile à demi son visage ; pourquoi cette simagrée ? dit St.-Lambert, elle m'a toujours déplu. L'Amour qui reproduittous les êtres, à qui nous devons tant de plaisirs et d'idées, qui est en nous un principe d'activité si fécond, qui change, altère ou perfectionne toutes les formes des sociétés, ne peut être oublié de la philosophie. L'Amour, dit encore St.-Lambert, est une des principales causes des vertus ; elles ar¬ rivent presque toutes les unes après les autres dans l'ame qui a pris l'habitude d'aimer. L'Amour d'un sexe pour l'autre, nous donne, pour ainsi dire, un autre amour de nous-mêmes ; il transporte notre amour-propre dans les autres. » Les publicistes diront : Le peuple de Londres, de Paris et du Caire, est le même ; il lui faut des fêtes et du pain, du luxe et de la misère : les réformes en morale sont des rêves plausibles, mais dont l'épreuve, si on la tentait jamais, bouleverserait tout, sans pouvoir rien établir. Mais on leur demandera si les hommes sont tous dans les villes de six cent mille ames, ou dans les campagnes voisines qui les servent ? Ils prennent trop souvent pour l'espèce humaine les gens bien élevés, bien vêtus, bien instruits, qui se font promener vers les Italiens, ou les gens bien laborieux, bien économes, bien serviables, qui vont danser à Menil-Montant. On est forcé de le leur rappeller, le genre humain n'est pas là tout entier. Le caractère de notre espèce est extrêmement souple : et les formes les plus aimables ou les plus commodes, ne sont pas les seules qu'il lui soit naturel de prendre. Ce n'est point dans la galerie la plus ornée d'un palais qu'on se place pour lever le plan de l'édifice entier ; c'est dans l'indépendance, c'est loin de la société que l'on doit en chercher les lois universelles. Quelques-uns prétendent que tout est suffisamment connu en morale, maisje suisloin de penserainsi : d'autres, qu'il n'y a point de remède, et que le coeur de l'homme est ainsi fait : pour cette décision tranchante, ne trouvez-vous point qu'elle serait fort bonne sur la scène, dans la bouche d'un valet-philosophe.Le raisonnement qui amène cette utile conclusion, doit être celui-ci : Nos institutions ne peuvent être que sages et bonnes ; nous ne pouvons avoir fait que les meilleures lois possibles ; cependant les hommes sont presque tous et nuisibles et malheureux ; donc ils sont inévitablement méchans. Les conceptionsmorales et politiques sont les plus grandes de l'esprit humain : car ce qui est grand, c'est ce qui est utile. L'art des sciences exactes est difficile et admirable, mais ce n'est qu'un art. La vraie science, c'est la science de l'homme ; le reste n'est qu'industrie, c'est une utilité du second ordre, mais très-grande pourtant, surtout par les résultats indirects. Tout ce qui étend et rectifie les idées, nous rapproche de l'utile : et, quand les savantes erreurs sont écartées par une science plus profonde, la simple vérité se trouve enfin découverte. Il est vrai que le génie peut atteindre rapidement aux principes les plus naturels de l'organisation des Cités, tandis que la plus heureuse aptitude n'avance que lentement sur la trace des Euler et des Leibnitz. Mais,si l'un est plus long, plus difficile, l'autre est plus rare et donné à moins d'hommes. Pythagore et Confucius ont mieux servi les hommes que Newton même

et jusqu'au traité des

délits et des peines est avant le livre des Principes. La pensée du véritable écrivain est consacrée à l'utilité publique. Sans dédaigner lestalens ingénieux, il n'aspire point à ce genre de succès que l'esprit donne. Sa marche est plus grande, ses intentions plus généreuses ; rarement il songe à plaire. Tous les tems seront sous ses yeux, et l'éphémère réputation d'un bel esprit inutile au monde, n'aura rien qui le puisse flatter. Il s'agit bien du Permesse, des couronnes académiques, de tous ces jouets, tant qu'il y a sur la Terre une morale incertaine, une industrie trompeuse, un système ténébreux de perfectibilité, un masque universel sous lequel cent millions trompés sont sacrifiés à mille privilégiés qui n'en profitent pas ! Que sert cette renommée humaine, et quel si grand avantage cette vanité d'un siècle aura-t-elle sur tant de vanités d'un jour ? A peine tout cela mène-t-il à prendre une attitude un peu plus gracieuse dans les ténèbres du tombeau. Muley-Ismaël vivra-t-il moins que Trajan ? Une longue vénération ranime-t-elle les cendres de Confucius ? Le remord a-t-il fait gémir celles de Caligula dans leur urne refroidie ? L'univers n'est rien pour l'homme mort : mais le devoir n'en est pas moins la plus belle destination de la vie, puisque c'est la conscience du bien qui fait seule la paix de nos jours. Soyez utiles, non pas pour vivre quand vous nevivrez pas ; mais pour que le bien soit fait, et que vos jours présens soient consolés. Les Livres nemènentpoint le monde, a dit Voltaire; cela peut être vrai : mais ailleurs il dit que tous les peuples obéissent à des livres; et cela est plus vrai. Les livres ne remuent pas le monde, mais ils le conduisent secrètement. Les moyens violens ont des effets plus sensibles, mais peu durables. Un incendie extérieur frappe les yeux, il dévore rapidement, il s'éteint bientôt. Mais, quand une mine inflammable reçoit une étincelle qui l'allume lentement, un siècle plus tard elle peut se trouver embrâsée toute entière. Trouvera-t-ondéplacé que je parle de l'utilitédesEcrits, en nedonnant qu'une ébauche seulement, et sur une seule des grandes questions de la morale. Au contraire.J'ai dit mon excuse.Et quand à ceci, la réponse est simple : il est trop visible qu'en parlant d'un livre parfaitement utile, je ne puis parler du mien. Je ne dis point qu'undevoir rigoureux oblige à n'écrire que sur des sujets toujours graves, et dans un style toujours mâle. Les erreurs qui influent sur le sort et sur la moralité de l'homme, peuvent être combattuessous toutes les formes qu'elles prennent elles-mêmes. On peut, on doit peindre les abus particuliers comme la dépravation publique. Cen'estpasseulement par des reproches généraux tant répétés, que l'on ramène l'homme, mais en prouvant la déviation jusques dans les ridicules de la vie privée. Peignez l'habitant de ces provinces que nous appelions heureuses parce qu'elles ont de riches moissons, peignezle respectueux et étonné devant le plus gauche des hypocrites ; et le bourgeois des grandes villes, cet homme favorisé selon nous et dans les lieux et dans les tems ! ôtez le bandeau de l'habitude : je veux que l'on voie à nu la petite ambition, les idées niaises, les désirs ridicules et le plaisant bonheur du monsieur que nos pauvres envient, et qui ferait pitié à l'homme simple, si l'homme simple pouvait jamais com¬ prendre quelque chose à ce drôle de caractère. Peignez encore les moindres choses bonnes; décrivez les plus petits accidens de la Nature. Que l'on fasse jusqu'à des vers agréables, que l'on en fasse même sur des riens ; mais qu'enfin ces riens aient un but.L'Ecrivain utile peut n'être pas toujours élevé : mais ne saurait-on conserver jusques dans les amusemens de l'esprit quelques intentions de cette Sagesse qui désabuse ou qui console ? Pourquoi mettre en mesure pour la cent-millième fois ce petit nombre de mots dont les Demoustier tirent un si joliparti, maisqu'on trouvediversement retournés dans toutes les Pièces fugitives du quartier ? Que sert aux hommes ce jargon versifié ? Où le jasmin s'unissant à la rose, Flatte les sens d'Aglaé qui repose ; Où les Amours, les Jeux et les plaisirs, Sont, pourla rime, auprèsdesdoux Zéphirs. Il faut amuser, direz-vous; nousleur offrons ce qu'ils aiment. Dites-leur bien plutôt ce qu'il faudrait qu'ils aimassent. C'est le siècle qui règle la manière des hommes de lettres : mais les Ecrivains font et préparent le siècle. Les ténèbres sont bien éclaircies, mais il reste encore des nuages épais. Ne voudrez-vous pas être les défenseurs et les bienfaiteurs de l'homme, les législateurs de l'homme moral ? Qui peut vous dire si un jour ne viendra point où une peuplade reculée, où même l'une des nations les plus séduites recevra des formes meilleures, et s'il ne se trouvera jamais un homme qui veuille la prospérité réelle d'une contrée sur laquelle il aura obtenu du pouvoir ou de l'influence ? Celui qui n'ose pas lutter quelque fois contre l'habitude présente des esprits, ne fera jamais servir à des desseins utiles la puissance lente et irrésistible de l'Opinion.

DE L'AMOUR. SECTION PREMIÈRE. DE L'AMOUR CONSIDÉRÉ DANS L'HOMME EN GÉNÉRAL. Des Passions. – De l'Amour. – Sur le Type des lois en Amour, et de toute Institution grande. I. LES affections humaines sont les mouvemens excités par desrapportssentis,selon cette harmonie qui lie tous les êtres dans une dépendance illimitée. Le principe est simple ; la fin est une ; les moyens sont les modifications nombreuses de deux forces opposées. Cette concordance des contraires est une de ces lois premières qui sont eu nous, et que nous croyons reconnaître partout dans la nature où tout semble être analogie (2). Nos passions demandent ou repoussent : toutes sont de l'amour ou de l'aversion. L'Aversion est une force de résistance ; elle doit être plus absolue : ce soin conserve l'individu. L'Amour est une force active ; ce besoin doit être plus impétueux: c'est le lien du monde. La perpétuité de l'espèce paraît être l'intention de la nature. La conservation de l'individu n'est qu'un soin indirect. Ainsi la loi qui entraîne les individus à former l'espèce, sera le besoin le plus impérieux de leur organisation : l'amour dansles deux sexes sera le premier mobile, l'Amour proprement dit. Le besoin d'aimer subsiste chez ceux même qu'on pourrait croire étrangers aux affections aimantes : on en retrouve des modifications plus cachées dans les coeurs les plus austères, dans les tempéramensles plus froids, et jusques dans l'âge éteint. Souvent l'erreur ou les singularités de l'amour sont encore la passion secrète et méconnue de l'infortuné qui oublie l'amour, de l'atrabilaire qui le fuit, du dévot qui le méprise. Les sentimens sont des effets indirects du besoin physique (3). Les affections délicates sont des résultats accessoires ou déguisés de l'appétit animal : elles seront décentes, ingénieuses, pleines de grâce ; éloignées de tout ce qui est vil, de tout ce qui est sans noblesse ou sans voile naturel ; inaccessibles au tempérament brusque, au coeur stérile, à l'organisation imparfaite : mais lorsqu'elles laisseront ignorer le but où elles entraînent les sens, ou lorsqu'elles dissimuleront l'émotion des sens qu'elles produisent elles-mêmes, elles n'auront cependant et d'autre cause et d'autre fin que les besoins du corps, que les plus simples et, si l'on veut, les plus grossières de nos sensations. La moralité de l'homme est une partie du monde abstrait. Cette harmonie s'établit d'après les concepts des rapports qui nous sont propres dans les qualités, les proportions et les effets des concrets considérés en nous et selon nous. Les vertus des hommes, et jusqu'à leur austérité, n'ont essentiellementd'autre principe que les besoins de s'alimenter, de dormir, de ne point souffrir et de se reproduire. II. PARCE que le dernier de ces besoins n'est pas aussi habituellement impérieux, c'est celui que l'imagination devait rendre le plus puissant. Parce que ce besoin aura pour objet l'être analogue à nous, et dont il faudra que la volonté s'accorde avec la nôtre, les considérations morales s'y rapporteront. Ainsi s'étendra le sentiment des analogies des choses ; les combinaisons actuelles deviendront comme infinies pour l'ame avide d'amour (4) On a vu la morale soumise au culte condamner l'amour comme une affection sensuelle. Les sectateurs de quelques vertus symboliques, que des prêtres imaginèrent dans l'antiquité, étendirentsur des contrées entières les caprices religieux ou les habitudes politiques d'un temple, ils voulurent assujettir les moeurs des nations à l'opinion ostensible de quelques tribus sacerdotales, retirées sous le voile saint ou dans le secret du désert : et cependant, bien loin de prétendre indiquer par leur exemple les lois de la morale humaine, ces hommes qui se séparaient de la terre ; cherchaientdesmoyens mystérieux et extraordinaires d'attirer la vénération des peuples, en les étonnant parle bruit lointain de leurs innovations difficiles. Il n'est rien dans nous dont la véritable fin ne soit un des premiers besoins physiques. Dans nos affections les plusindirectes, dans les désirs compliqués d'un coeur que l'on dit indéfinissable

dansl'étendueet l'incertitude de l'ame la plus vaste, la plus éloignée d'elle-même ; on ne trouvera pas un mouvement ? pas une fantaisie qui ne soit l'impulsion, de ces premiers moteurs. Nous avons mis une agitation inquiette et sans bornes à la place des volontés puissantes, tranquilles et limitées de l'homme simple. Les mouvemens primitifs ne pourraient plus occuper nos jours : nous avons choisi de les fatiguer par ces combinaisons accessoires, qui cherchant tout, promettront toujours quelque chose ; en sorte que du moins les vues pour l'avenir ne nous manqueront jamais, et que, même en vieillissant, nous attendrons encore la vie. Mais l'homme est resté, il restera l'homme de la nature ; l'homme varie, il ne saurait changer. Si vous éteignez l'appétit des sens, vous éteindrez les désirs du coeur. La seule science de l'homme est la morale, et la morale est toute entière dans les passions. L'homme absolument isolé peut suivre les impulsions qu'il éprouve : l'homme en société doit examiner celles qu'il pourra suivre. On niera peut-être que l'amour soit la plus énergique des passions ; mais ce qu'on ne saurait contester, c'est qu'il est la plus universelle des passions énergiques. Ainsi la prudence, la justice dans l'amour, les lois positives sur l'union des sexes, forment une partie principale et essentielle de la morale et des institutions. Tout ce qu'on a voulu opposer à la force de l'amour, n'a pu la dissimuler, et l'a rendue plus funeste. Vainement on a lutté contre la puissancede cette loi naturelle : l'amour n'en est pas moins, comme le dit Helvetius, le ressort presque unique des sociétés policées. On a fait tout pour le réprimer et le contenir,et même pourl'avilir : il fallait tout faire pour le suivre et le régler. On a tout dirigé contre les passions : mais tout devait être arrangé pour elles. Nous avons essayé la résistance à ces lois méconnues: il eût été dans notre nature d'obéir à ces lois raisonnées sévérement, à cette volupté sagement modifiée. Je ne vois pas qu'en aucun lieu connu, l'on ait su découvrir tout ce que ces besoins de l'amour demandent, que l'on ait imaginé jamais de mettre dans les lois, de faire passer dans les habitudes tout ce qu'ils permet- tent pour le bonheur de l'homme, et plus encore pour le lien de la cité. Certainement je n'entreprendrai point d'indiquer maintenant ce que je croirais entrevoir. J'oserais le faire, si ce manuscrit devait rester enseveli, pour paraître vingt siècles après moi dans la ville alors la plus éclairée. La Tyr du Liban se trouve aujourd'hui sous les brumes de la Tamise ; Sparte est dans le pays des Sauvages ; Athènes sera peut-être aux sources de la Gambie, sur les rives du Saghalien : qui sait où sera Benarès ? Il est probable qu'après tant de recherches, un grand siècle succédera aux siècles d'essais et de routine. Si quelques-unes de ces pages subsistent alors, on dira : Il les eût écrites différemment,s'il eût vécu parmi nous. Je parlerai de l'Amour dans nos sociétés actuelles. Là sont toutes les discordances sans lesquelles il serait impossible de trouver la raison de nos misères. Là l'homme de la nature est encore, et semble n'être plus. Là l'empreinte primitive subsiste ; mais elle est ca- chée sous l'éclat puérile, sousles grâces étudiées de notre physionomie bizarre et malheureuse. La même main qui multiplie nos douleurs, a dénaturé tous nos biens ; elle a corrompu jusqu'au charme des illusions

ses doigts

impurs ont flétri le monde en voulant le réformer. Puisque l'amour est naturel, puisqu'il est inévitable, il est essentiellement bon. Il est honnête, il est sublime ; car le beau est l'ob- jet de l'amour, l'harmonie est son principe et son but. Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des convenances morales, conduisent au besoin d'aimer. Une ame basse, un coeur étroit, peuvent être égarés par l'amour

mais il élève, il affermit un coeur vaste, une ame droite et noble.

Le sage comprend à peine le délire d'un esprit chagrin qui, dans son mépris pour l'homme, confond les sentimens ardens et nobles avec des sentimens licentieux et vils ; c et qui condamneindistinctementtout amour, parce que n'imaginant que des hommes abrutis,il ne peutimaginer que des passions misérables. Si l'amour avilit souvent, c'est que rien ne prouve plus de bassesse que l' abus d'une chose bonne et grande par elle-même. Si l'amour fait de si nombreuses victimes, c'est que vousn'avez vu dans cette première loi de l'homme, que le moyen de population, nécessaire dansl'Etat; au lieu d'y voir aussi la volupté, non moins naturelle aux membres de l'Etat. Si l'amour est devenu pour les uns une voie mystérieuse d'erreurs déplorables, d'incertitudes et d'obscurités; s'il est devenu pour d'autres un jeu de l'égoïsme, un sujet de plaisanteries immorales, et souvent d'une dérision infâme ; c'est qu'il est difficile de faire respecter vos réglemens, sans en écarter la lumière ; c'est qu'il faut inventer quelque raison surnaturelle de suivre des dispositions si peu conformes a la nature des choses ; c'est qu'on se laisse aller à ne pas porter un jugement sérieux au milieu des absurdités, et à regarder comme un sujet frivole ou comique ce que vous avez travesti d'une manière burlesque et indécente. L'amour égare les coeurs, parce que s'il ne les égarait point, il n'y aurait presque jamais d amour parmi nous. L'amour échappe à vos lois, parce que vous avez rêvé des lois pour détruire son pouvoir, au lieu d'en trouver pour le rendre utile. Les lois dépendent-elles de vos systèmes ? Les lois positives sont une copie des lois essentielles et antérieures. Que cette copie soit fidelle. Faites des lois selon notre nature : notre nature est immuable. Faites des lois justes: la justice est éternelle (5). III. Les Passions sont les sentimens progressifs des Rapports moraux. La Moralité est la Justice en action. La Justice est la conséquence de l'Équité. L'Equité est le résultat intellectuel de la vue de l'équilibre(6) : l'équité est mathématique. La Justice est l'Equité morale. L'Equité est la mesure. La Justice est le produit. L'Intelligence reconnaît et voit l'Equité : elle découvre et veut la Justice. L'Equité est le moyen et la règle de l'Intelligence : la Justice est savolontéexprimée, et comme un premiertrait de ses vastes conceptions. L'Equité est le Concept suprême. La Justice est l'Idée éternelle (7). La Justice soumetl'Affection à l'Idée (8). Toute Loi est le mode d'un Rapport (9). La Loi primitive est le mode du mouvement du Monde. Le véritable mode des Institutions des Etats était avant que l'homme fût. Ce mouvement du monde est nécessaire, il est éternel ; il est donc juste. Ainsi la Loi primitive est juste : ainsi toute loi humaine qui n'est pas modelée sur le grand Archétype n'estpas une loi, mais la parodie dune loi. Avant la loi primitive, il n'y a rien, ex- cepté la nécessité de cette loi : c'est la nature des choses, l'abstraction absolue, le Destin (10). Il fallait remonter au principe de tous les abstraits. En mathématiques,on propose un problème

et il est clair que ceux qui ne l'ont

pas résolu, n'en ont pas entendu la solution (II). En méthaphysique, tous croient entendre, ou disent que ce qu'ils n'entendent pas est inintelligible. Ces lignes-ci trop rapides, esquissées, incomplettes, s'adressent à dix hommes dans l'Europe. Qu'ils les achèvent ! Mais le Législateur doit être un de ces dix hommes. S'il veut régler l'Amour, qu'il entende que lajustice soumetl'affection à l'idée. Et qu'ensuite il écrive cet article de la loi du monde avec les caractères de la langue universelle. Cette langue n'est pas faite : les hommes n ont pas encore trouvé qu'il fût bon de s'entendre. Quand cet article sera rédigé, on le dira hasardé, romanesque, peut-être absurde. Quand il sera exécuté, on le verra naturel, heureux, admirable. SECTION II. DE L'AMOUR CONSIDÉRÉ MORALEMENT, CIVILEMENT, etc., DANS LES SOCIÉTÉS ACTUELLES. Du sentiment de l'Amour

de son effet moral : si l'Amour n'est que vanité. – De l'Amour considéré civilement. – Pourquoi ce plaisir des sens est le plus grand. – Différence que celle des sexes occasionne entre l'Amour dans l'Homme et l'Amour dans la Femme. – Ce que l'Amour de l'Ame ajoute à l'Amour des Sens. I. LORSQUE la rencontre du beau commence à éveiller en nous le sentiment de l'harmonie de la vie, au printems de nos jours, nos misères sont encore inconnues nous n'avons point pénétré dans les secrets de notre néant ; nous ignorons les vanités de la joie et l'amertume des besoins. Encore enfans, nous imaginons quelque bonheur ; encore trompés, nous croyons au but de l'existence ; entraînés par une lumière dont tout semble annoncerles longs progrès, séduits par les couleurs douces de l'espérance, nous ne savons pas dans quelles ténèbres nous abandonnera cette lueur d'un jour. Le prestige s'introduitfacilement dans un coeur qui n'a pas gémi : ce charme embellit les heures dont il semble même agrandir la durée future ; il anime ces désirs que le mélange des douleurs n'a pas flétris, que l'expérience n'a pas éteints. Les convenances réelles apperçues dans les choses, font entrevoir les harmonies mystérieuses de la beauté idéale. Les sites solitaires sont admirés : on trouve sublime cette simplicité sauvage qui, s'éloignant des hommes et des choses habituelles, paraît convenir aux rap¬ ports inconnus et désirés d'une situation nouvelle. L'ame demande avidement de quel espoir elle est donc remplie ; et l'attente des voluptés qu'elle ne sait pas, étend sur tous les objets une nuance secrète et gracieuse. On voit alors, comme on ne les verra plus, une belle heure de mars, une nuit d'été, une rose dans l'ombre ou le muguet sous les hêtres, une eau que la lune éclaire dans la vallée entre les pins dont le mouvement des airs fait résonner le feuillage inflexible. Cette magie du plaisir espéré embellira les formes, les couleurs, les attitudes : elle semble errer dans les bois, dans les nuages ; elle glisse avec les ombres sous les branches agitées et dans les eaux tranquilles. On cherche à rester seul ; on possédera mieux les émotions intérieures dont on veut jouir, et celles qu'on commence à recevoir des accidens de la nature. Mais, si l'on s'éloigne des hommes, ce n'est pas pour les éviter : tout coeur droit les aime ; le coeur simple les aime à la manière de celui qui ne les connaît pas. Il y a bien rarement de l'égoïsme ou de l'aridité dans l'ame que l'égoïsme et la fausseté des autres n'a pas navrée : et l'homme naturellementstérile n'a d'autre amour qu'un besoin lourd et farouche. Chez un tel homme l'amour ne produit point d'illusions ; ce n'est pas une affectionmorale, c'est l'appétit de la brute. L'amour est le grand mystère delà vie ; et les beautés secrètes du monde sont perdues pour l'homme seul. Il n'y a point d'amour sans profondeur: mais à quel ordre appartiennent donc et ce mystère et cette profondeur ? Il est des hommes profonds, on les dit tels, et ils restent incapables d'aimer ! Des perceptions, quisembleraient infinies tant elles sont mobiles, laissent ou refusent indépendamment de toutes nos volontés, cette sorte d'émanation si pure, si suave, qui ranime et entraîne nos coeurs, qui fait frémir avec une surprise douce et facile toutes ces fibres du souvenir engourdies par les douleurs. Quelquefois, aux bornes du sommeil, des sons d'uneharmonierelativeà notresituâtion, agissent sur nos organes encore endormis, mais au moment déjà disposé pour le réveil, au moment où l'on va rentrer dans la vie journalière. Les sensations qu'ils apportent, les ressouvenirs confus qu'ils peuvent susciter, s'allient aux idées romanesques d'un songe heureux. Encore absens de la vie habituelle, nous imaginons, noussentons quelque chose d'une vie meilleure. Le génie des coeurs purs nous tend une main gracieuse et céleste ; et durant une minute, deux peutêtre, il nous promène sur une terre semblable à la nôtre, mais qui n'en a pas les amertumes, et parmi des hommes comme nous, mais qui ne sont pas désabusés. Nous nous éveillons. Cette main deliberté, cettemain voluptueuse, n'est plus que la main froide qui nous traîne si rapidementsur nosheures et nos semaines, qui nous presse contre laterre aride, quinous sépare des beautés aëriennes, qui nous pousse vers cette heure de ruine inévitable où la vie sera passée, sans jamais avoir été présente. L'intelligence estime lesrapports entre les choses et nous. Nos désirs sont l'effet et comme l'habitude de ces convenancessenties : quand l'intelligence est faible, les désirs paraissent indépendans de l'intelligence. Cependant nos passions n'ont pour objet que ce qui est bon, ce qui est jugé tel. La passion suppose des rapports déjà existans entre nous et les choses ; elle en produit de nouveaux entre les choses et nous. Si le coeur qui desire est droit, si l'objet desiré est beau, ces convenances nouvellesseront bonnes, la passion sera juste et utile. Le Beau est partout le même, il n'a qu'un principe, et les effets en sont analogues. Dans l'ame grande tout sera dévotion et candeur: tout sera ineptie, brutalité, artifices dans l'ame basse. Le sentiment que nous éprouvons avec plus de force et d'abandon déterminera notre aptitude à chercher cette perfection que nous aurons voulue, ou l'impuissance d'atteindre désormais ce que nous aurons corrompu (12). Le principe de l'amour est le sentiment de l'ordre, des proportions, de l'élégance, de tous les genres de beauté et d'harmonie. L'amour pour une femme, et le désir du juste et du beau, ne sont qu'une même affection (13). L'homme qui est incapable desjouissances et des besoins du goût, n'a point d'élévation dans la pensée, ni d'étendue dans les sensations ; il n'est pas fait pour aimer. Il a des sens, mais il n'a point d'ame ; il a ce qui fait qu'une femme est le principal objet de l'amour dans l'homme, mais il n'a point ce qui fait l'amour. Comprendra-t-il jamais ce qui est beau dans une femme ? lui qui est né pour qu'il lui suffise de rencontrer une de ces images ébauchées qui n'ont reçu que la matière du sexe dont elles eussent du être. Mais une femme à aimer semble formée avec tant d'harmonie pour les affections de l'homme, que l'on voudrait connaître des immortels desireux d'applaudissemens que l'on pût remercier de l'avoir faite. Ce n'est pas une Diane à la taille svelte, au front élevé, courageuse, légère, forte, inacces- sible : mais Vénus-Adonias, taillemoyenne, formes arrondies, mouvemens voluptueux, physionomie de grâces et de délicatesse. La main ne sera pas assez forte pour n'avoir point besoin d'être aidée, d'être servie. Le bras aura les proportions favorables aux caresses. Le sein donnera tout ce que l'imagination la plus heureuse eût deviné pour le charme des belles heures de la vie : il est ce que l'homme n'eût jamais imaginé, ce que la nature infinie a seule pu faire ; douce harmonie de simplicité et de beauté ! assez beau pour l'excès du plaisir, assez simple pour être encore beau quand le plaisir n'est plus ; assez expressif, assez voluptueux, dans l'agitation, pourles derniers désirs, assezpur dans la nudité, pour un désir durable : circulaire, pyramidal, tout vivant d'amour, il éveille un besoin sans borne, il permet un espoir sublime. Mais le regard ! et le sourire ! et la voix ! O femme que j'eusse aimée ! Je n'ai point vu de sourire plus beau que le vôtre ; votre oeil avait une expression que je n'ai retrouvée nulle part ; la Terre n'a pas une voix de femme qui soit ce qu'était votre voix. Aprèstantd'années, quand les douleurs vous ont atteinte, quand le teins a pesé sur nous, quand le regret inutile et la longue impatience ont consumé dans mon aine la vie de l'amour, votre voix, votre bouche a encore ce charme auquel mon être avait besoin d'être soumis. Mortel misérable, l'espoir et la vie sont comme deux ombres envoyées pour errer ensemble : elles s'approcheront, s'éloigneront, se retrouveront ; et l'une restera quand l'autre sera dissipée. Nos jours paraissent survivre ; mais flétris, fatigués, mais anciens dans la répétition des heures, éteints et passés dans le présent même. Et sous ces ruines de la vie, nous cherchons, au lieu d'une femme aimée, cette tombe, asile froid comme nos espérances, éternel comme nos pertes, ' la tombe qu'ombrage si bien le feuillage évidé du cyprès au fruit sinistre. Quittons ces tems que le passé dévore. La force de la Nature est d'achever la destruction de ce qui fut, et de commencer celle de ce qui est,s'attachantseulement etsans cessa à préparer ce qui sera. Suivons sa marche, quand nous parlons de ses lois. Si nous écrivons quelques mots surl'Amour,qu'ilssoient laissés à ceux qui naissent ; car pour ceux qui vivent, déjà ils ont vécu : et puisqu'ils étaient hier, qu'ilssachent, dans la jeunesse encore, commencer l'oubli de ce qui fait l'existence. Tous ne sont pas dignes d'aimer, tous ne sont pas faits pour être aimés. Presque tous pourtant aiment et sont aimés : mais de quelle manière ? et quelle distance d'un amour à un autre amour ! C'est l'objet particulier de cette passion qui en détermine les effets : elle affermit l'aine ou l'énerve, elle purifie les affections ou les dégrade, selon qu'on aime ou ce qui plaît seulement, ou ce qui mérite d'être aimé, selon qu'on cherche le bonheur des sentimens nobles et des plaisirs justes, ou que l'on cède à la fantaisie d'un lien trivial et illégitime dont il faut dissimuler les vils avantages. Si le coeur est intègre ou pervers, grand on misérable, l'amour est louable ou condamnable, sublime ou honteux (14). L'Amour estvanité. Je le veux. L'Amour est vain, comme tous les incidens de notre vie périssable : il est vain comme les affections d'un coeur mortel ; comme le sont et l'homme et cetteTerre humaine qu'ilfatigue de son inquiétude, et toutes les choses qui passent, qui peuvent finir, que les désirs embellissent, et qui ne sont qu'un souvenir alors qu'on croit les posséder. Quand on desire aimer, quand on est près d'aimer, l'amour est une partie essentielle de la vie : quand on est aimé, c'est la vie elle-même. Mais aux bornes de l'existence du coeur, quand l'espoir éteint endort les désirs, quand on n'aimera pas, quand on ne vivra plus, alors si l'on n'a pas aimé, si l'on n'a connu que des songes sans objet, le jour vient où l'amour paraît oublié, où le songe qui tue cesse enfin d'être bien senti. Quelquefois pourtant le nom seul de l'amour rappelle encore ce rêve profond ; il fait frémir comme ces idées qui ramènent les ma¬ niaques à leur folie : mais dans l'habituel oubli, on croit juger que l'amour n'est qu'une ombre. C'est une ombre en effet. De toutes ces ombres dont se compose le fantôme de l'existence morale, c'est la moins bizarre peut-être et la moins déplorable ; et si la vie n'est qu'une suite de vanités, il faut bien avouer que le premier de nos songes est une des chosesles plusimportantes de la vie. II. LORSQUE l'objet de l'amour est déterminé, le sentiment, moins profond peutêtre, est plus impérieux: il paraît indomptable, lorsqu'il est éveillé par ce rapport harmonique que nous appelions sympathie, par la vue d'un genre de grâces et de beauté analogue à la disposition particulière dès désirs. Le besoin physique des jouissances de l'amour est si impétueux, que l'ame devient avide du sentiment des analogies les plus éloignées, de tout ce qui peut faire pressentir indirectement ce dernier plaisir que souvent la passion la plus profonde ne se promettait pas encore après des années d'espérances, d'agitations et d'alarmes. Le pouvoir excessif, et dès lors si dangereux, de ce penchant auquel on trouve naturel de se livrer inconsidérément,nécessita les lois établies pour le contenir, et fut le prétexte des mauvaiseslois imaginées pour le rendre coupable. L'excès etle désordre, funestes dans toute chose, le sont sur tout dans celle qui influe si puissamment sur les habitudes de la vie, sur la conduite, sur le caractère, sur la manière de penser, de sentir, sur la moralité publique, sur le patrimoine des familles, sur tant d'intérêts. Des lois pour restreindre et régler les suites de ce besoin d'un âge qui estime peu la modération, seraient aussi justes que nécessaires, indépendamment même de la nécessité non moins évidente d'une règle civile pour les droits de paternité, pour la succession, pour, l'éducation des enfans. Mais c'était une occasion trop favorable d'exercer sur les coeurs un pouvoir presque sans bornes: on ne résiste guère aux conseils d'une prudence si intéressée ; les ministres de plusieurs cultes ont recommandé la continence, sachant fort bien que plus ils exigeraient des hommes, mieux ils régneraient sur eux. III. CETTE jouissance que l'Amour se propose toujours et sans laquelle la passion la moins sensuelle n'existerait pas, est la plus grande jouissance dont l'organisation animale soit susceptible, parce qu'aucune autre n'imprime un aussi grand mouvement, ne fait vivre si puissamment, si énergiquement. Ne fautil point que la vie soit augmentée en quelque sorte au moment qui commence une vie nouvelle, et qu'aux forces ordinaires qui conservent le corps déjà organisé, se joigne une force très-active dont l'impulsion extraordinaire établisse une autre série de mou¬ vemens, un autre ensemble de principes moteurs, qui subsistera long-tems après la dissolution de celui dont l'effort le fait naître. Ce besoin est moins constant dans l'habitude de notre vie que les autres d'entre les premiers besoins : il est moins égal, moins fixe ; il est cependant aussi impérieux : ilsera donc le premier mobile de l'homme moral. Les besoins uniformes déterminent le principal but de la vie animale. Un désir qui n'est pas moins irrésistible, et qui est plus variable, doit exciterdavantage les affections intellectuelles: les autres absorbent les soins grossiers de la vie et ne règnent guères que sur eux : celui-ci sort de cette habitude monotone et devenue insensible. Il change, il émeut, il éveille l'imagination, il agite le coeur, il entraîne la pensée, il rend les idées profondes et dévoile la nature, il multiplie nos moyens, ilsoumet toutes ces forces qu'il a produites et qui se trouvent disposées pour lui. L'action de la nature est seulement de changer et de mouvoir, et il semble que sa fin ne soit autre chose que le travail des êtres. Elle excite l'homme à produire souvent un autre homme ; et elle lui inspire sans cesse de se détruire lui-même. C'est dans les voies de la vie qu'elle le mène à la mort ; et c'est quand il croît atteindre une énergie plus grande, qu'elle détruit par là cette mobilité vivante dont la jouissance est la perte. S'il ignore cette vie ardente, s'il lui suffit de se conserver, s'il ne cherche pas à posséder et que seulement il se laisse vivre, il tombera dans la dépendance des forces du dehors, et sa vie se dissipera faute de résistance ; elle s'arrêtera comme unmobile qu'on abandonne. S'il presse le mouvement, s'il cherche à être, s'il veut susciter en lui une vie plus pleine et plus sentie, il consume ce qu'il croit agrandir, il tue pour produire ; et cette volupté qu'il pressentait seulement lorsqu'ildévorait d'autressubstances pour les assimiler à son être, il ne la rencontre, il ne la fixe, il ne la place dans lui, il ne s'en nourrit qu'en se dévorant lui-même. IV. Dans les espèces dont l'organisation se rapproche de la nôtre, l'un des deux sexes féconde, l'autre forme après avoir été fécondé.L'espèce est ainsi conservée. Cet acte occupe peu d'instans : peut-être il eut été négligé. Peut-être même pour que l'espèce se maintint toujours nombreuse, il n'eût pas suffi parmi nous que cette jouissance, excitée par le plus violent des désirs, fût commandée par des besoins égalementimpérieux. Trop d'individus, dans l'ignorance et les misères où le genre humain s'écoule presqu'entier, n'auraient cédé que d'une manière insuffisante aux émotions momentanées d'un appétit sans prestige. Il fallait encore que les accessoires de ce besoin, que l'émotion morale qu'il produirait, que tous les sentimens qu'il éveillerait ou qui s'y rattacheraient,en lissent la plus douce des pensées et la pente la plus naturelle des coeurs. Mais dans les affectionsindirectes dont ce plaisir est le premier moteur, chaque sexe conserve le caractère distinctifdont la raison est évidemment dansses organes. Le sexe qui forme, qui porte, qui nourrit, a des soins à remplir ; souvent il veut les éviter, souvent même il le doit. C'est au sexe qui reçoit l'action, qu'il appartient de s'y refuser. Il est Je moins puissant, ce n'est pas à lui à chercher, à vouloir

il est le moins fort, ce n'est pas à lui à exiger. Aussi n'a-t-il point cette expression extérieure donnée au sexe qui veut toujours lorsqu'il desire. Aussi lors même qu'il ne refuse pas, il permet et ne demande point, il consent et ne presse point : s'il se livre enfin à ce plaisir que tous demandent, il ne l'avoue entièrement que lorsqu'il ne saurait plus le taire ; il le partage, lorsqu'il ne peut plus s'y soustraire, et ne le donne qu'après l'avoir reçu. L'homme ne voit guères dans une femme qu'une occasion de plaisir ; ilveutsur tout des agrémens. La femme cherche un appui ; elle en reçoit son nom, son état dans le monde ; elle veut des qualités. Souvent elle se trompe dans l'appréciation du mérite, elle croit en voir où il n'y en a pas ; et souvent aussi c'est un faux mérite qu'elle veut : mais enfin c'est aux qualités qu'elles'attache. C'est à elle qu'il futinspiré plus particulièrement de chercher des perfections, parce que c'est à elle sur tout que sont confiés les soins de la régénération de l'espèce. L'homme a la puissance pour produire ; la femme a les sollicitudes pour former. Cette différence entre les deux sexes se trouve confirméemême dansles convenances du plaisir. L'un peut être considéré comme l'agent, l'autre comme le patient. Le premier cherche un motif d'action, il faut qu'il soit ému par la beauté. Il faut seulement à l'autre qu'on sache l'émouvoir. Placée d'ailleurs dans la dépendance de l'homme, soit pour l'homme lui-même, soit pour les choses, la femme a seulement besoin d'un homme qui ne lui fasse aucun tort. Ainsi l'homme sûr est celui qu'elle doit préférer. Si, de plus, il sait faire jouir, il a tout. Une femme sortie de l'enfance de l'âge-et de celle du caractère, préférera au plus bel homme celui qui, ne laissant rien à craindre de lui en aucun sens, annonce seulement d'ailleurs une manière aimable. Un homme peut desirer, au contraire, non seulement qu'on lui donne des plaisirs, mais encore qu'on ait cet extérieur qui invite à les chercher. L'homme s abandonnea ses désirs, il s'embrase, il veut jouir, il y parvient : on dit qu'alors il n'aime plus. Son activité le porte d'une chose obtenue à une chose espérée, d'une chose faite à une chose à faire, d'un désir satisfait à un désir nouveau. La femme est incertaine; elle délibère. Si elle cède, elle compromet son être ; si elle résiste toujours, elle ne l'emploie pas. Elle hésite, elle consent, et c'est alors qu'elle aime : ce qui est obtenu convient à ses besoins ; moins impétueuse, elle tient pour un tems aux choses établies et réalisées. Cependant les lois de la nature n'ont pas exigé de perpétuité. L'homme porte ailleurs ses poursuites ; et la femme s'attache à ce qui reste de ses affections

ainsi vivent les enfans qui n'ont eu qu'un instant besoin d'un père, et qui auront longtems besoin d'une mère. Mais la durée uniforme qui n'était pas dans la nature, y sera pour nous : ces belles innovations de l'amour déguisent le système hasardé de l'ordre actuel, elleslejustifieraient presque. Nosrelations socialessont tellement multipliées, que nous irions bien au delà des convenances des choses, si nous en suivions toute la mobilité. Pour nous retrouver dans une situation heureuse, il faut que nous nous rapprochions beaucoup de ta constance, que nous mettions de la suite dans nos affections. Fatigués de la rapidité d'une vie dont toutes les parties échappent, nous aimerions que les attachemens en parussent immobiles dans notre coeur. Nous jouissons des sentimens anciens : s'ils séduissent quand ils sont très-nouveaux, ils intéressent davantage quand ils sont affermis par l'habitude, et beaux de vétusté. Les résultats des différences générales et naturelles entre les sexes devinrent extrêmes Nous exagérons tout, nous voulons toujours des choses inouïes, nous cherchons encore au delà de nos excès. La résistance de la femme, en prolongeant le désir de l'homme, le change en passion. Le but des sens, ainsi différé, ainsi reculé, cesserad'être en perspective ; insensiblement ce besoin subit et passager se trouvera remplacé par des besoins vagues, abstraits, par toutes les fantaisies de l'opinion, parles désirs multipliés et durables de la pensée. La femme se donne un pouvoir nouveau et comme surnaturel, sur celui qui l'aimant avec incertitude, l'aime avec illusion : elle se donne sur l'homme un empire qui tire le sexe faible de la dépendance du sexe fort, et qui soutient la vanité de celui-là contre l'orgueil de celui-ci. Les hommes même y trouvent des avantages spécieux. Généralement, ils, trouvent des passions qu'ils préfèrent aux simples désirs, comme ils préfèrent l'ivresse à la santé. En particulier, ils sont flattés de cette résistance qu'ils voient céder à l'amour, ayant soin de croire qu'elle n'est surmontée qu'en leur faveur. La jalousie fait aimer cette résistance : elle y trouve la confirmation des privilèges auxquels elle attache un prix aveuglementsenti : elle fait de la chasteté des femmes leur première vertu, afin que l'on puisse prétendre à leur fidélité. Cette contrainte imposée aux femmes les rend réservées, puis dissimulées, puisfausses, puis perfides, puis débauchées ; c'est encore ainsi qu'elles deviennent dévotes. Quelquefois aussi cette contrainte leur donne le fanatisme d'une fausse vertu à laquelle on tient d'autant plus qu'elle coûte davantage, et dont les inconséquences, les contradictions et le zèle, font le genre de folie le plus étrange qu'on puisse imaginer. C'est cela que les hommesont appelle Sagesse, comme s'ils avaient eu à tâche d'avilir la sagesse et d'en faire perdre l'amour, comme s'ils avaient voulu réduire les femmes à n'avoir que des vertus absurdes. V. CE qui fait le pouvoir de l'amour, c'est précisément cette délicatesse qui semble le redouter, cette marche lente et mystérieuse, cette expression secrète du desir, quisembleraient n'être pas dansla natureparce qu'elles vont moins directement à ses fins. L'amour a une grâce irrésistible dans ce qu'il donne, lorsqu'il n'a pas encore tout accordé : il est plus irrésistible encore dans ces plaisirs indirects, dans ces soins du coeur, jouissances durables et productives qui perpétueront une jouissance trop passagère, trop grande peutêtre, trop certaine, du moins, pour causer seule une passion. Ce qui attache le plus, ce qui entraîne le coeur, c'est ce qui n'est jamais présent, ce qui précède, promet ou rappelle. Ces plaisirs d'un second ordre produisent et nourrissent l'espérance que le plaisir extrême consume- rait, qu'il peut détruire, que du moins il arrête. Toute la passion de l'Amour est dans ce sentiment qui embellit les plaisirs des sens, volupté de l'ame, premier et dernier besoin d'une sensibilité profonde. La vie humaine dépouillée de ces couleurs hardies que l'on étale aux yeux vulgaires, la vie humaine est bien misérable dans le secret des coeurs ; elle est bien inutile dans une destinée obscure : ôtez-en l'amour, que restera-t-il à celui qui a reçu le sentiment des choses ? C'est l'amour qui soutient l'âge où l'on n'a pas renoncé au bonheur : c'est le mobile, l'erreur, la consolation de nos jours : il entraîne tout ; rien ne le remplace, et il remplacerait toute chose : il soutient dans nos coeurs les images de la vie ; c'est un voile sur le néant. Amour ! enthousiasme du beau ! harmonie des sentimens et de la pensée, progression vive et lente, continue, avide, indomptable, conduite par les fantômes de l'avenir et dont le terme reste inconnu au milieu des espérances lointaines: difficultés des désirs qu'on veut annoncer, et de ceux que l'on désavoue : effort que l'on retarde, résistance qui va cesser : mystérieuse incertitude qui entraîne et séduit ; qui refuse longtems pour longtems promettre ; qui éloigne pour embellir ; qui fait du bonheur d'un jour l'espoir de nos années ; qui change un plaisir terrestre et périssable en une volupté simple, égale, immense; quidissipe les douleurs de l'homme ; qui répare sa vie ; qui rétablit dans nos destinées perdues la candeur d'une vertu primitive, et dont la paix élevée semble appartenir à des régions célestes! SECTION III. DES LOIS NATURELLES EN AMOUR. De l'ordre de la Nature.– Possession exclusive. – De la Constance. – Continence : Chasteté : De l'esprit d'Expiation. – De la Pudeur. I. LA Nature ne prépare pas expressément un effet particulier, elle ne cherchepas avec économie ce qui est indispensable pour arriver à tel résultat, ce qui est seulementsuffisant pour le produire : mais elle établit des moyens vastes et féconds, elle en livre les fruits à la force plus ou moins énergique ou entravée des principes, aux frottemens multipliés de tout ce qui sera cause ou obstacle. Il semble que l'Intelligence qui peut avoir disposé ces lois, ait prévu non pas ce qui en résultera effectivement,mais tout ce qui en pourra résulter ; qu'elle ait réglé seulement les possibles y qu'elle ait dit : Voici l'ordre de choses quisera, et voici celui qui ne sera pas ; mais dans ce que j'ai permis, je n'ai rien statué. J'ai choisi les facultés que ma sagesse pouvait laisser à la matière. Ces données conviennent à mes vues ; j'abandonne les résultats à la marche accidentelle des choses ainsi modifiées et contenues. Je ne veux point déterminer ce que seront les produits et les êtres : j'essaie le jeu des ressorts universels

j'ai rendu la destruction impossible

j'ai assuré la perpétuité de ce grand mécanisme ; mais je veux que, toujours nouveau et comme imprévu dans les détails, il reste en spectacle à l'ame qui en, pénètre les diverses parties, afin que chaque composé soit vivant et sublime comme une émanation de moi-même. II. LES lois morales ne sont pas seulement liées aux lois physiques; mais elles sont réellement les mêmes sous une autre acception. Ces lois ne sont et ne sauraient être autre chose que des règles abstraites, qui résultent des rapports éternellement nécessaires entre les lois du monde visible. Si les moyens naturels nous paraissent plus grands que ces résultats qu'ils sont destinés à produire, c'est qu'il fallait les produire dans tous les cas. Souvent le but parait passe de beaucoup, car autrement il serait arrivé quelque fois qu'il n'eût pas été atteint. Par une suite de cette disposition universelle, notre imagination, nos désirs et jusqu'au besoin présent de nos sens, s'étendent au-delà de nos besoins réels. Cet excès, cette surabondance nous force à suivre ces besoins que nous eussions pu négliger au milieu des passions capricieuses et de nos manies systé¬ matiques. Ces besoins sont exagérés dans nous, afin qu'ils soient remplis. Beaucoup d'animaux sont jaloux : dans plusieurs espèces, cette jalousie va jusqu'à la fureur ; ils se battent, ils meurent pour jouir exclusivement. Le même instinct se retrouve dans l'homme. Mais la raison, qui est la combinaison réfléchie de tousles genres d'instinct, doit modérer celui de chaque passion, et le modifier selon les circonstances: autrement, que servirait-il à l'homme d'être susceptible de réunir, de combiner, de réprimer ces mouvemens divers de tant d'affections contraires ? L'amour sépare du reste des êtres l'individu aimé ; il le distingue essentiellement de tout autre du même sexe : il conduit donc à la possession exclusive, qui n'est pas seulement une convention dans l'amour, mais plutôt un résultat de la nature des choses pour ceux qui aiment. Cependant c'est une faiblesse de se passionner pour ce droit absolu : il est convenable, il est satisfaisant, il est beau ; mais il faut y mettre peu d'importance, dès-lors qu'on n'en jouit pas. Ce droit existe et subsiste naturellement, ou bien il cesse d'être essentiel. La jalousie est ridicule, parce qu'elle est insensée. Si d'ailleurs elle montre quelque force dans l'amour, ce n'est que celle d'un amour erronné, d'un amour sans noblesse. La jalousie est dans l'instinct plus que dans la volonté. Ses soupçons, ses démarches, tant d'excès, d'angoisses et d'impuissance, sont d'un coeur étroit, incertain, extrême, et qui échappe aux lois d'une raison infirme. Il est de justes précautions : l'inquiétude, le désir de s'assurer du vrai, sont alors une affaire et non une passion, c'est souvent prudence ou nécessité, ce n'est pas jalousie. Mais dans le véritable amour on n'a rien à craindre, à savoir, à découvrir

une belle

ame ignore ces sollicitudes. Si une femme qui s'est donnée à un homme, se donne aussi à un autre, il n'existe point en elle un premier sentiment qui mérite le nom d'amour. Quel si grand prix peut avoir alors cette possession exclusive ? Si elle dissimule, si elle s'attache à tromper celui qui la possédait d'abord, méritet-elle qu'on regrette une liaison qu'il serait honteux de ne pas rompre ? On estime sans réserve lorsqu'on aime réellement ; l'estime raisonnée doit exclure tout soupçon de perfidie. Il arrive que l'on possède sans aimer ; alors la possession exclusive est une convenance que la prudence et la délicatesse peuvent exiger. S'en assurer, est un soin semblable aux autres soins delà vie ; cet arrangement ne doit point passionner. On a regardé la jalousie comme une affection maie et noble. On a mis son honneur à jouir seul d'une femme, supposant apparemment que celui qui laissait jouir un autre, ne le souffrait que parimpuissance. Ce sont de pareilles bévues qui mènent si longtems des millions d'hommes. Cet honneur jaloux date apparemment des tems effectifs ou supposés de l'enfance du monde) il provient de l'isolement où les hommes étaient alors, de l'isolement où se sont trouvés les hommes de certaines contrées. Dans un ordre établi, dans une morale raisonnée, la jalousie n'est qu'une faiblesse ou une sottise. Mettez de l'importance à la possession, quand vous aimez ; mais alors vous aimez avec confiance, vous n'êtes point inquiets, vous n'avez point besoin d'être jaloux. Si vous n'aimez pas avec confiance, vous n'aimez pas. Si vous aimez sans être aimé, cessez d'aimer. Cela est très-difficile quelque fois ; aussi j'ai dit que la jalousie était une faiblesse, quand ce n'était pas une sottise. Mais, dira-t-on, l'on aime sans estimer. Alors l'amour estune démence, et je ne sais point de lois morales pour les maniaques. Mais enfin la jalousie est dans la nature. Que m'importe ? Les haines, les fureurs, l' ingratitude, sont aussi dans la nature. Les restes inconsidérés d'un noble enthousiasme faisaient de l'Honneur une déité mystérieuse. Les passions seules réglaient alors les opinions. Ce n'était plus l'honneur, première loi de l'homme de bien

c'était la manie de l'honneur: et l'on consacrait comme des lois sociales, les sottises que cet honneurlà mettait à la mode. L'homme le plus vertueux était déshonoré pour des fautes qu'il n'avait pu ni partager, ni prévoir. Il était compromis,si quelque étourdi venait compromettre, ou soupçonner, ou calomnier sa femme.Ce caprice d'un honneur tropsévère pour êtretoujours juste, paraît cesser parmi nous ; mais beaucoup de peuples en suivent encore les écarts. On prétendra que ces préjugés, peu équitablesmais respectés, servaient à maintenir les moeurs et l'union domestique.Je ne le nie pas : c'est un moyen, comme tant d'autres que nous avons trouvés ou conservés, comme la sécurité qu'on obtientpar la mutilation des Eunuques, comme le déshonneur des fils pour le crime du père dont la conduite leur était apparemmentsoumise, comme les tortures qui ne laissent pas de faire découvrir quelques complices, comme les avantages que l'anatomie retire de nos exécutions sanglantes, vraie justice de sauvages (15). III. ON se plainttoujours du coeur de l'homme, comme si les discordances étaient en lui et non dans les usages, et dans le train du monde social qui cause ce que l'on appelle les bizarreries, les inconséquences, la légéreté du coeur ou de l'esprit humain. Pour moi il me semble que l'homme est, du moins à peu-près, ce qu'il peut et doit être, au milieu des choses telles qu'elles sont, dans le monde tel qu'il va. Je ne vois rien dans ce coeur si impénétrable, dont on ne puisse rendre raison. Je ne vois dans ce coeur si dépravé, aucune affection qui ne soit naturelle et même juste, absolument parlant, c'est-àdire indépendamment des lois convenues-je n'en vois pas qui nesoit le résultat des causes extérieures sans cesse agissantes et contre lesquelles on ne dit rien. Je ne vois pas que l'inconstance humaine soit surprenante, ni même qu'elle soit déréglée. On doit cesser de desirer : pourquoi même ne cesseraiton pas enfin d'aimer ce que l'on possède. Il ne reste que ce goût tranquille, et froid dans certains tempéramens, que l'on appelle attachement d'habitude. L'imagination n'ayant plus besoin de nous montrerla chose obtenue, puisqu'il est inutile de répéter les efforts qui l'on fait atteindre, la pensée cesse de s'en occuper, et l'ame s'attache aux choses nouvelles que l'imagination lui présente obstinément.Dès qu'un besoin est rempli, la nature éteint les desirs analogues, et les remplace par le sentiment des besoins qui nous restent à satisfaire. Dans plusieurslivres qui ont un titre moral, dans beaucoup de sermons, dans beaucoup de chansons, on reproche aux hommes de se lasser promptement de ce qu'ils possèdent, de perdre dans la jouissance l'illusion des désirs, et de ne voir qu'avec indifférence, auprès d'eux, ce qu'ils regardaient avec enthousiasme dans l'incertitude de l'éloignement, dans le prestige de l'espérance. J'ima¬ gine un Moine parfait qui ne sent plus en lui, qui ne connaît plus d'autre loi, d'autre ordre naturel que les avertissemens de la cloche sainte, et qui dirait à des mondains : Quelle inconstance est la vôtre ! ô bizarrerie de l'homme déchu ! passions déréglées! faiblesses du siècle ! vous vous mettiez à table avec une sorte de joie et d'impatience, et maintenant, sans que rien vousle commande, vous vous retirez, rassasiés et presque dégoûtés. Hier je vous vis vous endormir avec une volupté désordonnée,et pourtant ce ma- tin, ennuyés de votre repos, et, sans avoir rien à faire, vous avez quitté en baillant ce lit pour lequel vous aviez tout laissé dix heures auparavant. Tant de faiblesses prouvent bien que l'homme livré à lui-même, n'est que folie et contradictions; qu'illui fautune règle et une chaîne religieuse ; et que, s'il est libre, il tombe aussi-tôt dans l'esclavage de l'esprit de désordre et de ténèbres. La Constance est une habitude belle et noble : c'est le résultat d'une humeur douce, c'est le penchantd'une ame droite, c'est une conséquence d'une tête bien organisée. Souvent la constance est un devoir; mais les événemens ne la prescrivent pas toujours, ils la rendent ou nécessaire, ou bonne seulement, ou indifférente, quelque fois même mauvaise. La disposition à la constance dans les affections est naturelle à un homme de bien. Se conduire d'après cette disposition, c'est très-souvent une convenance ; mais ce n'est un devoir positifque lorsqu'un engagement l'a rendu tel. C'est la promesse seule qui en fait une loi. Si la promesse n'est que tacite, elle est encore obligatoire : il faut ou se conduire comme étant lié, ou faire entendre clairement qu'on ne prétend pas l'être. Mais ce à quoi l'on ne saurait être tenu, ce que l'on ne saurait promettre raisonnablement, c'est la durée des sentimens. On peut inférer de ce qu'ils existent de telle ou telle manière, qu'ils existeront longtems : mais c'est une témérité de l'affirmer, c'est une imprudence de se le promettre à soimême, c'est une sottise de n'en pas douter ; le serment serait une perfidie ; jamais pareille promesse ne fut faite sérieusement que par un fourbe ou par un écervelé, par une machine à passions. Dès qu'une liaison s'établit entre des personnes honnêtes, c'est un engagement, ne fût-il que tacite, d'être exclusivement l'un à l'autre tant que ce lien durera, de ne se jamais tromper, et dès-lors de faire connaître avec franchise le moment où ces dispositions viendraient à cesser. Cette promesse mutuelle est nécessaire au repos: elle donne une sécurité entière à quiconque mérite je nom d'homme. Ce n'est que dans la confiance de l'estime, dans cette noble certitude, que l'on jouit d'une intimité digne des ames honnêtes (16). Si ce lien peut durer autant que nous, il fera notre bonheur ou notre consolation : mais n'oublions point les lois du sort, n'allons pas jurer d'aimer toujours ; nul n'est certain d'aimerle lendemain. L'on atteste la sensation présente ou l'événement passé ; le reste, l'homme l'ignore. A la vérité les promesses du mariage sont pour la vie. C'est quelque chose de bien hasardé que cette institution : elle exige une abnégation utile peut-être dans les Etats, inutile par elle-même dans l'Etat. Cette abnégation veut un appui surnaturel ; et c'est une grande inconséquence de proposer universellement une force surnaturelle, et d'attendre qu'une grâce si particulière descende dans les derniers rangs, quand elle n'est pas toujours descendue sur les premiers des humains. Heureusement cette union, intolérable lorsqu'elle est mauvaise, peut être supportée sans être parfaite. Le mariage est un engagementcivil : on peuts'y promettrefidélité, bienveillance et protection pour la vie ; mais si l'on s'y promet un amour durable, on dit une bétise. Imaginer que l'amour subsiste, qu'il existe même dans tous les mariages, ce serait une absurdité trop manifeste. Tous doivent être mariés : et si peu sont capables d'avoir de l'amour, si peu sont faits pour en donner ! L'union suivie et constante promet des avantages réels les jouissances que le coeur y trouve,seront assurées et augmentées par la connaissancedu caractère, par la douceur des habitudes: l'âge avancé qui perdrait les plaisirs de l'amour, jouit encore de ceux-ci. L'amitié ancienne qui les remplace doucement, ne laisse point de regrets, puisqu'elle fait tout subsister, excepté ce dont le besoin ne subsiste plus. L'habitude ne diminue pas chez un homme juste et sensé, les plaisirs d'une possession indépendante des affaires et des assujétissemens de la vie. Le choix peut avoir été mal fait mais des choix semblables sont rarement mauvais, quand on choisit avec les intentions d'un coeur droit, avec la prudence d'une tête saine. Ce qui était aimable peut cesser de l'être : mais alors ce n'est pas l'habitude qui détruit la jouissance, iln'y a point d'inconstance. Les mauvais choix, l'amour-propre, une affectation de légéreté, d'autres vues plus basses, peuvent rendre le chan¬ gement séduisant pour l'âge irréfléchi. Il est vrai que si la constance n'avait pas des avantages essentiels, et que le tems rendra tous les jours plus sensibles, on ne saurait alors se dissimuler ceux du changement

ils sont spécieux et naturels. Ils viennent ou des choses ou de nous-mêmes, de nos inadvertances, de notre faiblesse, et des vicissitudes de notre destinée. Maisla persévérance dans les habitudes donnera des biens plus précieux et plus durables, toutes les fois qu'elle sera possible et raisonnable, toutes les fois que l'objet d'une liaison n'aura pas été choisi inconsidérément, et que les événemens ne nous feront pas une loi de nous en séparer. Le principal avantage général que la nature des choses puisse promettre dans le changement, c'est le renouvellement de la progression passionnée, de cette agitation préférable pour plusieurs à la paix de l'amour heureux. L'indolence avec laquelle nous laissons le prestige se dissiper dans nous, dès que la passion s'arrête, donne bien de la force à ce désir de la voir renaître. Le sentiment du passé devrait soutenir l'affection aimante, lorsqu'elle cesse de s'accroître, lorsque le mouvement progressif ne la soutient plus. Mais trop de facilités, trop d'occasions d'acquérir, entraînent à laisser perdre ce que l'on possède. Dans la solitude, l'amour ne s'affaiblirait pas autant. On conserve avec bien des soins ce dont la perte ne saurait être réparée : l'homme, exilé dans des lieux déserts, craindrait de ne pouvoir rallumer le feu de son foyer ; ils'occuperait de l'entretenir. Ce qui rend l'amour si fugitif, c'est encore la négligence dans le succès : on oublie de rester tel qu'on était lorsqu'on fut aimé. Le tems détruirait la passion, mais lentement, insensiblement, et d'ailleurs en détruisant le besoin d'en éprouver. L'attachement subsisterait ; et comme il se rencontrerait des choix bien faits, et même quelques passions convenables, on verrait avec étonnement des unions heureuses jusques dans ces liens sans nombre, dont le Sacrement promet la perfection. Si l'amour est réduit à n'avoir que les sens pour objet principal, il reste encore assujetti aux convenances morales. Alors on peut jouir sans aimer, mais non sans cette estime qui justifie la confiance, sans cette prudence que l'homme de bien ne sait pas négliger pour des plaisirs, sans cette simplicité dans les procédés, cette bonne foi qu'il n'oublie jamais, et qu'il a droit d'exiger toujours, sans cette délicatesse qui devrait distinguer les sensations humaines des appétits grossiers. Ce goût, ce soin délicat, c'est la pudeur du plaisir

il nous échapperait dès les premiers momens; mais elle en conserve les proportions et les convenances, elle prolonge quelques illusions jusques dans l'intimité la plus entière, dans la possession la plus libre. IV. DANS les siécles d'étonnement et d'alar¬ mes qui suivirent les grands désastres du globe, l'idée d'appaiser une divinité terrible, porta les hommes aux efforts d'un dévouement presque sans bornes. C'était mériter des restes malheureux de la société consternée, que de se faire victime pour elle ; on renonçait à la vie individuelle, afin d'ob-

tenir que la race subsistât. Peut-être aussi la famine frappa-t-elle dans leurs asiles les sociétés renaissantes sur la terre désolée et bouleversée; peut-êtreles victimes désignées eurent-elles le choix de la mort ou de la continence dans un exil solitaire. Il est peu de recherches plus importantes que l'étude de ces opinions antiques, dont les traces subsistent dans toutes les contrées. Cette direction de l'opinion s'opposa puissamment aux institutions qui convenaient à des peuples postérieurs, quand l'homme posséda la surface de la terre parvenue enfin à l'état assez permanent de fertilité et de repos. Mais les questions morales, relatives à l'union des sexes, embrassent tout ce qui résulte de la nature de l'homme

et la principale loi qu'on soit obligé de s'imposer,

en en parlant, c'est d'écarter les digressions auxquelles on serait le plus naturellement entraîné. Sans chercher quelles furentles premières causesdel'estime extraordinairequel'homme porté au plaisir, fit pourtant de la continence, de la chasteté, de la virginité, voyons seulement combien cette opinion fut générale (17), quellessont à peu-près les raisons qui portent à la maintenir parmi les modernes, et quel jugement nous pouvons en porter. Le précepte ou le conseil de la continence religieuse dans les contrées Orientales est assez connu : l'on verra mieux combien il fut universel, si l'on considère que les rites qui y parurent contraires dans les Indes, la Syrie et l'Egypte, n'eurent probablement pas d'autre principe. L'exposition du Phallus dans les temples paraît avoir succédé, chez plusieurs peuples,aux preuvesréelles de la mutilation des prêtres. Cette institution consi¬ dérée ainsi, n'est plus en opposition avec les mortifications et le célibat fanatique de ces contrées ; elle se rapporte à l'ensemble immense des macérations, du dévouement, des sacrifices humains, des divers modes de pénitence, monumentdéplorable du Cataclysme que tant d'autres monumens attestent, maladie contagieuse contre laquelle on opposa peu d'efforts, et quisubsiste comme ces calamités physiques aussi anciennes peut-être, et que tant de sièclesn'ont pu détruireencore. L'éléphantiasis si redoutable chez les anciens, et dontl'Abyssinien'est pas encore délivrée, selon Bruce, la peste passagère mais toujoursrenaissante, la petite vérole si dangereuse en Asie et en Amérique, la hideuse maladie d'Haïti, ne suffisaient pas pour prévenir l'excès de population que nos lois s'avisent d'exciter. L'esprit de pénitence qui dérange la tête des hommes, la rage delà guerre qui corrompt leurs habitudes, ont trouvé moins d'oppositions

l'industrie humaine ne les repousse point, elle les encourage, elle les divinise. Il y avait des lieux et des teins, où les autres fléaux manquaient, ceux-ci du moins ne manquent nulle part et ne sont jamais interrompus (18). La singulière importance que l'homme attache à la virginité des femmes, ne provient pas seulement sans doute de la manie jalouse d'une possession exclusive. L'égoïste vanité peut en être maintenant la seule raison, mais la vraie cause est dans l'estime superstitieuse que les premiers siècles firent d'une continence absolue. Quand on ne connaissait d'autre passion que l'amour, et d'autres devoirs que les moyens de suspendre le courroux du ciel, il était naturel que les idées relatives à la propagation de l'espèce, fussent liées à celles du culte de l'Etre puissant dont la vengeance avait punila multiplication des hommes. En évitant toute souillure pour paraître devant les autels, ou seulement pour être agréable à la divinité, on s'interdisait celle qui pouvait résulter de l'union des sexes. On voulut que le mal fût impossible, ou que le dévouement fût attesté : les uns furent mutilés, les autres furent seulement circoncis ou rasés. Desfemmes nues et épilées dansèrent devant le boeufsaint

des prêtres étaient également nus pour les sacrifices : on vit dernièrement renaître ces idées de pureté opposées aux nôtres, maistout aussi naturelles à l'homme, quand il veut raisonnerles conséquencesd'un principe déraisonnable (19). Il suffisait que l'austérité des moeurs fût établie et admirée pour qu'elle se perpétuât ; les raisons qui conservent parmi nous cette austérité ne sont pas difficiles à reconnaître : elles n'eussent pas été assez puissantes pour la faireadmettre,mais elles le sont bien assez pour en prolonger l'empire. Nos institutions s'accommodent fort bien d'une populace imbécille et malheureuse. Qu'ils naissent, qu'ils travaillent, qu'ils ne nous volent pas, et qu'ils soient désunis et patiens; le reste est leur affaire. Chez de semblables peuples, l'amour doit entraîner à des excès hideux ou criminels. Les inconvéniens de l'amour devaient donc frapper les législateurs, les sénateurs presque tous seniores, qui se ressouvenaient eux-mêmes du délire inconsidéré de l'amour, et qui n'étaient plus d'âge à chercher, nipeut-être à comprendre, les ressources qu'un véritable législateur trouverait dans cette passion universelle, énergique et susceptible de tant de modifications. D'autres qui se sont faits vieillards avant d'être hommes, et qui n'ont conservé de viril que l'instinct de dominer, ont proscrit l'amour pour affaiblir les consciences ; ils voulaient régner dans le vide. C'est a l'amour que le Tribunal de Pénitence a dû sa longue autorité : les autres confidences pouvaient en éloigner, celles-ci savaient y ramener. La Continence est, chez les Chrétiens, la vertu par excellence ; en quoi je ne les comprends pas, dit Usbek, ne sachant ce que c'est qu'une vertu dont il ne résulte rien. L'homme qui ne jugera point avec prévention ni selon l'intérêt mal entendu de ses desirs, verra sans doute que le mérite d'une continence entière est une vertu chimérique ; mais il sentira que ce serait un excès non moins déraisonnable, et plus funeste encore, de ne soumettre ses fantaisies à aucune loi. Plusieurs se sont jettes dans ces désordres en haine de l'ordre trop austère, mal motivé, mal raisonné auquel prétendait les assujettir une morale bizarrementmélangée. Des préceptes excellens, transmis de la sagesse de tous les siècles, ont été discrédités par ce rigorisme ridicule et erroné que des sectaires ont rendu dominant. La continence est une résistance auxmouvemens de la marche des êtres, aux lois de l' ordre ; elle ne peut être ni exigée, ni même conseillée en général : mais la justice et la prudence conseillent ou exigent trèssouvent des privations accidentelles. Un bien qui attaque les droits des autres hommes, ou qui nous entraîne nous-mêmes à des malheurs que nous pourrions prévoir, n'est plus un bien, mais une imprudence ou une faute, une sottise ou un crime. Et par les mêmes raisons, par des conséquences aussi incon- testables des lois premières, un plaisir juste et prudent, qui ne nuit à personne, et dont on ne peut prévoir que l'on doive jamais se repentir, fait partie de nos droits dans la vie sociale ; c'est une compensation légitime des peines et des ennuis auxquels tout le reste semble nous livrer. La Continence, selon le vrai sens du mot, ne serait que l'effort de la modération. L'acte, ou l'habitude de l'acte par lequel on se contient, ne peut être qu'une vertu réelle : il est bon, il est utile au plaisir même, que l'on sache se contenir; il est si nécessaire d'être toujours maître de soi ! Mais contenir ou régler ses désirs, ce n'est pas les réprimer toujours, c'est les assujettir à la raison. La raison ne veut point les éteindre : elle les retient quand il le faut ; mais dès-lors qu'il n'est pas criminel ou dangereux de les suivre, elle les approuve, elle les autorise, elle en conserve la liberté naturelle. La Sagesse est la manière habituelle d'agir et de vouloir avec force, avec modération, pour l'ordre, et d'après les principes adoptés en conséquence de l'étude que l'on a faite de l'honnête et du vrai. V. Nos sociétés imparfaites sont assises sur des bases usées par la marche du tems. Les monumens de l'homme libre vieillissent : les beaux caractères de la langue antique s'effacent. Que de siècles ont passé sur ces grands essais! La longue habitude a rendu nos idées uniformes comme nos vêtemens. Tout s'est placé sous le pesant joug de l'usage ; et les hommes n'ont plus de formes qui leur soient propres, parce que l'hommea perdu sa forme primitive. La prudence, cette prudence d'un jour, supprimerait chaque ligne, dès qu'il s'agit des vérités méconnues. La routine élèvera ses raille voix pour soutenirla Pudeur qu'elle chérit. Ces voix tomberont ; la pudeur actuelle tombera ; la Pudeur vraie sera durable comme l'homme. . Mais avec quis'entretenir des choses réel- les ? qui songe à les lire ? Je ne sais rien de plus bizarre maintenant que de chercher ce qui est vrai essentiellement, ce qui serait utile. La loi de la Terre sociale, c'est l'habitude. Les fantaisies locales sont la raison de la contrée où elles règnent ; et l'on est immoral, si l'on ne s'attache pas à les perpétuer. Ces reproches inconsidérésseront faits ; mais il est inutile de s'arrêter à les craindre, quand on doit les mériter plusieurs fois. Si l'on n'a pu s'entendre sur la Pudeur, c'est qu'on l'a dénaturée. Plusieurs la regardent comme un résultat nécessaire de notre organisation : quelques-uns prétendent qu'elle n'est qu'un produit accidentel de nos habitudes. Tous ont raison : mais, pour les concilier, il faut cesser de confondre la pudeur naturelle et la pudeur acquise. Ce que nous nommons pudeur,s'écarte trop des lois réelles. N'avoir aucune pudeur, c'est s'en écarter autant. Si la pudeur était contraire au plaisir, commentappartiendrait-elle sur-tout à l'âge de l'amour ? Les enfans ne la connaissent pas, les vieillardssemblent l'oublier

elle ne soumet que ceux qui peuvent jouir, elle n'est puissante que chez l'homme capable d'aimer, elle n'est souveraine que dans le sexe pour quil' amour est tout. Je ne vois pas pourquoi chercher, ni comment trouver la raison d'une opposition mystérieuse entre la pudeur et l'amour. Au contraire, la pudeur ne saurait exister dans celui qui n'aurait pas le sentiment du plaisir, et elle ne peut être vraiment connue que du coeur fait pour aimer. L'opposition entre la pudeur et l'amour n'est à mes yeux qu'un rêve, où il est trèsinutile de disserter pour chercher les causes imaginaires d'un effet tout aussi chimérique. La pudeur est dans nous pour ajouter au plaisir, et non pour le réprimer. La pudeur est un sentiment délicat de l'harmonie, de la grâce, des illusions séduisantes. Elle avertit de tout ce qui serait con- traire, de ce qui arrêterait l'espèce ; et ce n'est point le plaisir qu'elle refuse, mais elle repousse ce qui l'affaiblirait. La cause de la pudeur est ce mélange de choses heureuses et désagréables, qui se trouve dans les jouissances de l'amour. Ce mélange est triste, et nous ne saurions le détruire ; mais la pudeur nous en permet l'oubli. Par des dispositions premières qui ne sont pointselonnos goûts, les mêmes organes dans les animaux, servent à la plus grande des jouissances physiques, et à des secrétions repoussantes. Ce rapprochement de ce qui plaît et de ce qui choque, produit des sensations disparates, dont l'opposition arrête péniblement nos sens entraînés dans la progression du plaisir.La Pudeur est plus grande dans le sexe où ces contrastes sont plus remarquables. Sans attribuer ces lois de la nature à des intentionsfinales, voyons seulement l'utilité que nous en retirons. Si tous les genres de séduction se trouvaientréunis pour lesjouissancesde l'Amour, le plaisir serait plus grand, mais l'homme ne s'arrêterait point, il ruinerait entièrement ses forces. Au contraire diverses choses plus ou moins odieuses à nos sens, arrêtent nos désirs, en sorte qu'ils ne subsistent pas au-delà des besoins, quand l'habitude de l'imagination ne les exagère point. La pudeur est donc la prudence dans le plaisir : c'est un choix pour en éviter les inconvéniens, c'est le résultat de la délicatesse et de l'étendue des sensations, de la différence bien sentie entre tout ce qui peut attirer et tout ce qui peut repousser (20). Si une femme est avilie quand elle a perdu la pudeurréelle, c'est qu'elle ne peut pas la perdre tant qu'elle n'est pas vile : la pudeur réelle est inséparable d'une organisation délicate. La pudeur n'est donc point un sentiment contraire aux sensations de la volupté. Quelque fois, sans doute, elle réprime ou contient les plaisirs, mais en général elle leur est favorable : celui qui sait jouir ne la trouve point importune. Des plaisirs grossiers ne sont point selon l'ordre. Quelques-uns disent que rien n'est honteux, que la délicatesse de goût, la pudeur sont factices, et que si tout est dans la nature, tout est semblable. Mais cette honte ne serait-elle pas aussi dans la nature ? La Métrie prétend que l'homme est audessous des quadrupèdes, parce qu'il se cache pour jouir. Je n'entends pas bien comment plus d'étendue dans l'instinct peut être une marque d'infériorité. Helvétius veut que la pudeur ne soit qu'une invention de l'amour raffiné. Ce serait une ruse des femmes ; mais elle est commune aux deux sexes, elle est fondée sur un sentiment difficile à surmonter, agréable même à suivre et qui paraît commun a tout être bien organisé. L'art ou plutôt l'artifice en amour, ne serait ni aussi universel, ni aussi conforme à nos dispositions. La pudeur n'est point l'effet d'un projet, la suite d'une volonté raisonnée ; c'est plutôt un principe de mouvemens naturels et souvent irréfléchis, de volontés que la raison peut déterminer, mais qu'elle ne produit pas dans l'origine. D'autres, au contraire, ne craignent pas d'avancer qu'une femme qui n'a plus ce qu'on appelle vulgairement pudeur, ne peut plus avoir aucune vertu. Cela serait vrai, si l'on entendait cette pudeur qui nous fait éviter les choses repoussantes et funestes à la volupté. Il n'est plus d'amour du bien, il n'est plus d'Amour, quand on a laissé périr le sentiment délicat de l'Ordre et du Beau. Mais si l'on dit qu'une femme qui jouit autrement que par devoir, est dépravée, je soutiens que c'est une assertion injuste, une morale insensée. Il en est du fanatisme de la pudeur comme du fanatisme superstitieux. Celui qui n'avait d'autre morale que l'opinion religieuse, a tout perdu en la perdant ; un autre sera très-vertueux sans avoir de religion. Celle qui n'avait de moeurs que par préjugés, a tout secoué en perdant l'illusion de la pudeur, c'était le chaînon le plus rivé par les moralistes ; mais celle qui cherche et révère la vérité morale, peut jouir de l'homme et aimer la vertu. La pudeur dans l'espèce humaine est l'éloignement pour tout ce qui altérerait le plaisir et en détruirait l'illusion. Ce qu'on croit appercevoir d'analogue dans les animaux, n'est point une honte, comme on le prétend. Ces impressions extrêmes exigent qu'on s'y livre entièrement, et sans avoir rien à redouter du dehors dans un moment où l'on n'est pas en état de défense. Si quelques animaux préféraient un lieu reculé, ce ne serait point par un sentiment de honte, lis n'ont point honte de dormir, et pourtant ils cherchent des asiles pour reposer sans dangers, sans inquiétudes. La pudeur réelle est plus grande chez les femmes, on a vu pourquoi. Notre pudeur de convention les asservit presque toujours; et, malgré le concours de ces deux causes, il ne paraît pas que ce soit à une plus grande pudeur qu'il faille attribuer principalement cette résistance qui sert les intérêts de leur empire, et d'autres intérêts encore dont je pense bien que plusieurs n'ont pas l'intention. La femme résiste davantage, parce qu'elle a plus de suites à craindre. Cette résistance appartient à la loi générale qui oppose les lenteurs de la femelle à l'impétuosité du mâle. Ces retardsservent au plaisir

les femelles ne le refusent point, elles le diffèrent. Les fantaisies dont elles s'avisent, excitent l'opiniâtreté qu'elles aiment à produire

ces ruses et cette fuite forceront de

joindre à des forces seulement suffisantes, toutes les forces que l'on peut employer ; ce tems, ce mouvement embrâseront une ardeur trop faible au moment qu'elle s'allumait. La femelle ne veut point être poursuivie par des ennuis, mais avec passion ; elle ne veut point d'un simple caprice qu'une distraction pourrait affaiblir, qu'un autre caprice pourrait interrompre. Il faut à ses désirs, que cette volonté moins visible en elle, mais trop passagère dans le mâle, soit devenue assez forte en lui pour être prolongée : moyen indirect d'exiger que l'on soit toujours bien préparé pour un rôle qu'il ne faudra jamais remplir avec cette négligence que trop de facilité pourrait permettre. L'incertitude des soins à prendre, l'inexpérience du plaisir, le doute du succès, produisent la timidité, sorte de grâce du désir dont il reste toujours quelque chose quand les facultés du goût ne sont pas éteintes. Mais la force des sensations voluptueuses l'emportesur cet embarras. Dès que la raison a jugé la circonstance convenable,la timidité doit être surmontée, elle s'oublie ; et la pudeur n'est plus que la délicatesse dans les jouissances. Un certain embarras dans les plaisirs n'est pas de la honte, c'est l'effet des sensations extrêmes, et de tous ces mouvemens contraires d'une succession rapide d'impressions que l'on ne veut pas toujours laisser voir ; ce sont aussi les soins de l'amour-propre, bien plus que les conseils d'une vertu idéale. Ainsi la pudeur, telle qu'elle peut être observée parmi nous, n'est pas une affection simple, mais un résultat complexe. Aux causes naturelles et à la honte qui vient du précepte, il faut encore joindre une pudeur factice qui doit résulter de notre habitude générale.L'on a une manière uniforme d'être vêtu, d'agir, de se présenter. En amour il faut un langage nouveau et des manières et des attitudes nouvelles. On craint de surprendre, d'étonner, d'être remarqué ; on sera observé, peut-être on paraîtra ridicule dans cet essai ; peut-être on éprouvera de l'opposition, l'on restera confus, déconcerté : sera-t-on approuvé dans cette circonstance sur laquelle toutes les pensées sont secrètes ou déguisées ? Le premier amour est plein d'incertitude et d'ignorance ; la pudeurrègne alors. Ensuite l'amour sait ce qu'il fait, et la pudeur n'est plus que ce soin naturel que nous avons reconnu, ou cette contrainte de préjugé que nous avons blâmée. La véritable pudeur est très-importante : elle perpétue l'amour

ceux qui n'en ont

pas, sont incapables d'aimer. Ils ne sont pas même dignes de jouir : ils peuvent multiplier, mais ils sont étrangers à l'amour humain. S il est peu d'unions heureuses, c est, en grande partie, parce que la pudeur est trop négligée dans l'indiscrète liberté du Mariage, et même dans d'autres occasions où l'habitude semble éloigner l'attention des désirs, et la laisser se porter sur les autres objets des sollicitudes et des passions de la vie. Tant de choses nous paraissent nécessaires, que souvent celles qui sont atteintes seront aussi-tôt oubliées, non pas précisément parce qu'elles sont obtenues, mais parce qu'il s'en présente bien d'autres qu'il faut s'attacher à poursuivre. Je ne suis pas encore parvenu à concevoir que des personnes de sens, et à qui il fut donné quelque notion des choses, trouvent tout simple de coucher habituellement ensemble. J'aime beaucoup mieux imaginer une famille Laponne ou Hottentote, étendue pêle-mêle dans sa hutte étroite, huileuse et enfumée. Ces gens-là sont conséquens, et ils auraient raison quand même ils n'y seraient pas forcés. Mais nous, nous instruits, délicats, quelle excuse donner ? quand nous pouvons ce que nous voulons, quand c'est dans une chambre achevée par tous les arts, que nous plaçons un lit pour plusieurs ; quand c'est au milieu des commodités choisies par les recherches de tant de siècles, que pour dormir nous nous réunissons incommodément entre les mêmes draps, comment nous craignions de nous plaire trop longtems ensemble (21). Une raison éclairée connaît l'accord de la pudeur et de la volupté. La raison rend inaccessible à tout plaisir méprisé ; elle fait recevoir franchement et posséder avec délicatesse une volupté légitime et convenable, ou plutôt elle admet toujours la volupté, elle rejette toute jouissance qui n'en mériterait pas le nom. Ce qui n'est point juste et selon les convenances, n'est pas une volupté réelle : la raison se soumettrait aux privations les plus pénibles ; mais elle ne sait pointsupporter des plaisirs, quand ils sont imparfaits. SECTION IV. DES DEVOIRS. Des Devoirs en Amour – Du Viol – De l'Adultère.– Partage Liberté de moeurs.– Si tout l'Honneur des femmes consiste dans la Chasteté. – Des Moeurs austères. I. Vous ne sauriez vivre heureux, maintenez-vous irréprochables sur ces terres difficiles où vous traînez la vie. Je vous conçois, âmes aimantes! Mais, à vingt-huit ans, vingt-huit seulement, vous sentirez l'instabilité des choses. Restez irréprochables, parce que cela subsiste, et toute espérance va échapper. Entrez en paix dans l'hiver de vos ans : l'hiver commence, non pas quand les jours deviennent moins grands, mais quand les heures deviennent moins belles. Cependant pourrons-nous discerner ces devoirs dont l'exacte observance est si nécessaire au repos du coeur ? c'est ce qu'il importerait davantage de bien savoir, qui souvent reste le plus ignoré. L'on suppose assez connu, ce qui nécessairement l'est un peu ; les notions en deviennent vagues, nul n'examinant ce que tous doivent décider, nul ne doutant s'il a bien pénétré ce qu'il pense que tous sont en état d'entendre. Les changemens dansles langues donnent des exemples bien sensibles de cette altération des idées vulgaires, lorsqu'on les regarde comme assez simples pour être abandonnées à la direction ordinaire des esprits, sans que le principe en soit rappelé. Les opinions morales ne s'altèrent pas moins que les expressions du langage. Et c'est quelque fois démêler très-bien des choses qui paraissent confuses, que de les expliquer comme si elles étaient très-simples Elles le sont, quand an lieu de s'arrêter à des difficultés superficielles, aux innovations qui les déguisent, on les juge en remontant aux notions les plus naturelles. Je crois que les hommes arriveront un jour à ces notions simples; et qu'ils établiront tout avec facilité, quand on sera bien las d'avoir tout essayé péniblement. Mais nul n'a choisi le siècle où il eût pu desirer de vivre. Toute morale n'est que justesse. Tout est mesure mathématique. Ce n'est pas sans profondeur que Platon disait, l'Eternel Géomètre. Pythagore fut plus profond encore, lorsqu'il dit : Nos vices et nos crimes sont des erreurs de calcul. Tout le bonheur de la vie individuelle consiste dans l'harmonie des ressorts, dans l'équité de l'ame, et la justesse de la tête. Toute la perfection du corpssocial consiste dans la proportion exacte entre les sacrifices que chacun fait comme individu, et l'avantage qu'il reçoit en compensation comme membre de la cité. S'il n'y a pas de justesse dans les lois, l'homme sera dépravé. Des lois actuelles de l'Europe, les plus mal raisonnées sont celles qui concernent l'Amour

c'est en cela aussi

que la déviation est plus grande, et que l'on respecte le moins les lois. Ces infractions produisent plus de mal que celles des autres devoirs. Le Devoir est de ne faire volontairement aucun mal que l'on puisse reconnaître pour tel, et de faire le plus de bien que le permettent et les circonstances où l'on est, et les facultés dont on dispose. Le Bien est la jouissance dans les êtres qui sentent ; le Mal est la douleur dans ces mêmes êtres (22). Nos devoirs sont donc relatifs à tout ce qui peutsouffrir ou jouir ; mais bien plus particulièrement a notre espece, puisque les rapports sont nécessairement plus compliqués, plus nombreux et plus immédiats entre des êtres d'une organisation semblable, ou ana- logue. Ces devoirs sont plus directs, et dès-lors plus obligatoires, en proportion du lien plus ou moins direct, qui existe entre nous et les hommes. Les devoirs sont plus grands entre des amis, entre des hommes d'un même pays, entre un fils et ses parens. Comment ne seraient-ils pas essentiels et sacrés entre un homme et une femme unis par un lien aussi important, aussi décisif, que celui de l'amour ? Puisque le plaisir et la douleur sont la base, la fin, la cause de tous les devoirs, comment le devoir entre un homme et une femme qui se doivent le premier des plaisirs, ne serait-il pas aussi sacré qu'aucun autre devoir ? De tous les liens, c'est celui dont il peut résulter, et dont il résulte habituellement le plus de jouissances et le plus de peines. Les devoirsfondés sur les promesses et sur la confiance, sont peut-être plus sérieux en amour qu'en toute autre chose. Aussi n'est-il aucune loi morale plus corrompue et plus avilie, aucun ordre de choses où l'injustice, la perfidie, la dérision, le mépris et même l'ignorance des devoirs, aient été portés si loin. La véritable, la seule sagesse en cela, comme dans tout, c'est de n'attaquer les droits de personne, de ne point manquer à ses engagemens, de ne rien faire qui sacrifie un long avenir au moment présent, qui nous prépare un repentir ou nous expose à des suites déplorables. Tout ce qui n'est ni injuste ni imprudent, ce qui n'est funeste ni aux autres ni à nousmêmes, n'est pas contraire aux lois de notre nature. Tout ce qui n'est point contraire aux besoins naturels des hommes en société, ne peut être que légitime, convenable, avoué par la raison. » L'hypocrisie dans l'amour est un des grands fléaux de la société. Pourquoi l'amour sortirait-il de la loi commune ? Pourquoi n'être pas en cela, comme dans le reste, juste et sincère ? Celui-là seul est certainement éloigné de tout mal

qui cherche franche- ment ce qui pourra le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire et même toute vertu accidentelle me sont suspectes. Lorsque je les vois s'élever orgueilleusement sur ces bases erronées, je cherche une laideur interne, je la découvre sous le costume consacré,sous le masque des préjugés et de la dissimulation »(23). La multitude a pris une sorte d'habitude de se conduire en amour comme dans une relation de fantaisie, et dont les conséquences ne seraient jamais sérieuses. Les raisons de cette espèce d'usage malheureuxne sont pas difficiles à trouver. L'inconséquence des lois en est une des principales causes ; mais il en est une autre prise dans la nature des choses, et contre laquelle il fallait que nos institutions se dirigeassent

ce qu'elles n'ont

cherché a faire que par des sévérités inconsidérées qui ne pouvaient manquer d'ajouter à la confusion. L'amour a le plaisir pour but, plus directement que les autres relations de la vie. Et remarquez encore que ce plaisir n'est pas perpétuellement exigé par nos besoins, qu'il n'est pas même constamment désiré, que même il n'est pas précisément nécessaire à l'individu vivant. L'arbitraire, les inégalités, les fantaisies, la légéreté de conduite, les doutes sur les principes, l'abus du raisonnement, l'irrégularité des voies secrètes, tout devait pervertir cette partie essentielle de la morale livrée à nos propres déterminations: et c'est bien plus encore que si elle nous était abandonnée, lorsque les lois dont on s'avisa pour la régler, sont de fausses règles contraires aux lois naturelles, lorsqu'elles nous fournissentsans cesse des prétextes pour prétendre réformer ces discordances, ou même des raisonslégitimes de négliger des dispositions que l'on ne saurait approuver. L'équité la moins scrupuleuse condamne cette sorte d'habitude d'agir inconsidérément en amour, de ne mettre aucune importance à des actes dont tant d'intérêts dépendent. Il serait même superflu de s'arrêter à prouver ces devoirs si étrangement méconnus

ils sont assez prouvés par le désordre visible, et les désordres secrets plus universels encore, que l'amour multiplie davantage peut-être que les autres passions réunies, et qui font tant de victimes, sur-tout parmi les femmes (24). Serait-ce donc une justice si difficile, ou serait-ce un soin superflu de ne point contracter d'engagement, de ne former aucune liaison sans examiner, dès les premiers momens, si elle peut être suivie, si elle ne doit pas l'être ? Pourquoi ne pas s'avouer d'abord qu'elle conduira naturellement à ce plaisir séduisant, et quelque fois terrible, que toute affection semblable demande plus ou moins ouvertement ? Pourquoi ne point prévoir dès les premiers pas; ce qui résultera des derniers ? Le plaisir est certainement bon ; mais c'est la modération qui le conserve. La modération fait partie de la volupté : sans justice, sans prudence, la volupté ne serait jamais ni réelle, ni durable. La justice dans l'ardeur de ces passions heureuses, est plus belle, plus admirable que dans l'aride discussion de nos intérêts : et la sagesse dans le plaisir est le plus beau produit de la moralité. C'est l'amour prudent et soumis à l'ordre, à la raison vraie, qui distingue un homme d'un misérable à face humaine. plus durables que les émotions des derniers plaisirs : elles sont meilleures que l'agitation orageuse etfatiguanted'un amour incertain, qui veut sans cesse, parce qu'il doute toujours. C'est dans l'intimité établie, affermie et confiante, que l'on peut jouir beaucoup avec beaucoup de modération. C'est une grande erreur de se priver du charme de la vie, quand aucun devoir n'en commande le sacrifice ; c'en est une plus dangereuse d'en jouir avec assez d'imprudence pour faire de cela même le malheur de la vie. Précisément parce qu'il ne faut jamais céder à ses désirs quand les convenances morales le défendent, il est trèssage et très-juste de les suivre toutes les fois qu'une raison éclairée le permet. Le sexe qui doit résister, et cesser de résister

qui desire et qui craint ; qui se défend, mais souvent pour ne pas paraître céder, ou pour céder avec choix

ce sexe,

retenu et entraîné par tant de considérations, mettra inévitablement quelque ruse dans les précautions d'un rôle caché et diffi¬ cile. La ruse a quelque chose des artifices et des manières obscures de la fausseté

souvent

elle conduit à la dissimulation, à la perfidie. Les hommes, qui ont moins à risquer et autant à gagner dans cette relation si inégale entre les deux sexes, sont portés aussi à devenir faux, soit pour affecter des sentimens romanesques, soit par impétuosité de désirs, soit par réciprocité, soit par inconstance. Ainsi la fausseté s'établit dans ce rapport mutuel que le coeur pourtant devrait conduire plus que tout autre. Ceux qui, jeunes encore, y mettent de la droiture, et trop rarement de la prudence, sont bientôt dupes. Trompés, ils deviennent trompeurs. C'est l'équité de la multitude, l'équité des petits esprits: les autres ne sont pas en nombre

l'exemple du Juste est rare, difficilement il sera suivi. Presque tous se conduisent par passion, par humeur, comme si, au contraire, l'épreuve qu'on a faite du mal, ne devait pas avertir de ne point étendre ce mal à d'autres. L'expérience ne suffira presque jamais à ceux à qui elle est nécessaire pour écouter la raison. Les têtes faibles restent plus ou moins faibles. Une tête forte s'arrangerait pour concilier la sincérité et la prudence

pour n'être jamais trompeur et difficilement trompé. Le sot est le seul qu'on puisse vraiment jouer ; et le malhonnête homme peut seul être trompeur:mais des étourderies produisentsouvent autant de mal que des intentions perfides. C'est une bassesse diffamante de manquer à ses engagemens dans toute autre chose, et ce serait un jeu d'y manquer à l'égard du sexe dépendant, qui d'ailleurs a souvent contre lui tant d'inexpérience! Trop souvent c'est l'intérêt de l'opprimé lui-même de ne rien dévoiler ; la loi ne peut pas atteindre l'oppresseur; et insensiblement il s'est établi que, parmi les hommes, les uns se riraient du devoir, les autres n'y penseraient pas. Ce n'est point le sentiment de l'équité, ce sont les alarmes de l'intérêt qui avertissent le commun de ces êtres auxquels on donne en partage un rayon caché de la lumière céleste. Dans les autres rapports de la vie, celui qui manque à ses engagemens, est atteint par la loi ; celui que la loi sait atteindre, est puni ; tout homme puni est déshonoré : ainsi l'opinion condamne ceux qui manquent à leurs engagemens. Mais dans ces relations secrètes des sexes, la fourberiela plus odieuse échappe aux lois ; le sexe qui les rédige, se soucie peu de la justice en cela. L'opinion ne se prononce point contre le fourbe, parce que le fourbe n'étant presque jamais puni, n'est presque jamais diffamé aux yeux du public, dont il est même très-rarement connu. Quand vous voulez une règle morale, vous la prenez dans votre pensée impartiale, dans votre coeur s'il est resté naturel ; vous la cherchez dans la vérité des choses. Quand vous voulez seulement quelque vaine apparence qui vous donne des dehors honnêtes, quelqu'arrangement reçu dont vos penchans puissent s'accommoder, vous suivez l'Opinion. Il est très-utile de la connaître, il est souvent prudent de s'y conformer

mais il ne faut pointse permettre le mal réel que sa facilité tolère sans cesse, ni suivre à la lettre les devoirs chimériques qu'elle établit si inconsidérément. L'opinion est la raison des sots, l'excuse des fourbes, le masque bien décoré des coeurs vendus aux plus vils intérêts des passions adroites. L'opinion est aussi juste, aussi sûre lorsqu'elle permet que l'on se joue d'une femme, que lorsqu'elle autorise, lorsqu'elle prescrit même les combats singuliers. Le coeur sera ce qu'on appelle un bon coeur, les intentions en général seront droites, c'est-à-dire probes, et l'on ne craindra point de séduire une femme mariée, ou de tromper une fille. La raison en est, comme on l'a fort justement observé, que les institutions qui rendent cette conduite criminelle, ne sont pas conformes à notre organisation, qu'elles ont trop exigé de nous. Mais les plus mauvaises lois doivent être observées, dès-lors que leur infraction peut faire des victimes, dès-lors même que la loi est reçue, et qu'il est de l'intérêt de quelque autre de compter sur notre exactitude à la suivre. Il est d'ailleurs contre la nature même du Plaisir, qu'il sacrifie les droits de qui ce soit, et sur-tout qu'il immole celui même dont il attend tout, à qui il doit tout donner. Le délire est complet, je crois, dans tout ceci. L'on a été jusqu'à tromper par délicatesse ; mais n'est-ce pas plutôt une prudence misérable et perfide ? Comment serait-il convenable détromper celui qui s'en rapporte à nous, ou de le forcer, s'il ne veut être joué lui-même, à nous épier sans cesse ? Ces tristes défiances de la jalousie, ces soupçons, ces disputes aussi viles qu'inutiles, sont très-indignes de la fidélité que tout lien exige, de la loyauté sans laquelle il n'y a pas d'ordre social; de la franchise sans laquelle il n'y a pas d'homme digne de ce nom. Le premier de tous les devoirs est de ne pas tromper ; rien n'avilit davantage que de recourirà ces moyens de la faiblesse. Tromper est le plus grand mal possible pour celui qui trompe, et le plus grand mal encore pour celui qui est trompé. Il est clair qu'on peut se prémunir contre tout vice bien plus aisément que contre la fourberie. Mais quand il n'y a pas de bonne foi dans celui avec qui l'on a des rapports, il faut ou consentir à être sa victime, ou rester soi-même dans une défiance et des précautions qui ne peuvent longtems se concilier avec la droiture. Ainsi se dégrade l'espèce humaine : ainsi finissent toutes les beautés des choses, tous les biens de la vie, tous les songes de la vertu. II. POURQUOI le Viol nous semble-t-il plus odieux que l'Adultère ? Nous souviendrionsnous confusément qu'un plaisir partagé n'était pas un mal ? Cependant si le viol est un attentat par-tout où la moralité existe, et si l'adultère en est un seulement lorsque des conventions ont été stipulées ce dernier délit qui attaque les droits d'un tiers absent et ne pouvant se défendre, n'est pas moins contraire a la nature que le premier. La justice est essentielle comme la liberté ; la perfidie n'est pas moins opposée à la morale des sociétés que l'abus de la force. Supposons un viol et toutes les suites qu'il peut avoir, un adultère et ce qui en résulte ordinairement

vous verrez que le viol a

fait moins de victimes. Vous verrez encore que rarement le viol est tout-à-faitréel, et qu'il est rarement certain ; mais l'adultère est toujours complet et incontestable. L'adultère corrompt davantage, il faut le concours des complices ; et dans le viol il n'y a qu'un coupable. Souvent dans l'adultère on suit un plan de perfidie, on se cache ; on trompe longtems, on s engage dans les détours de la duplicité, on réfléchit, on combine le crime. Celui qui viole, cède une fois à un instinct puissant ; souvent il n'a point prévu, il ne répétera pas l'attentat

souvent du moins il n'y joint aucune menée

secrète, point de mensonge, d'hypocrisie, de trahison. III. DES motifs assez puissans, et qu'il ne s'agit point d'examiner ici, firent instituer le Mariage. Entre les meilleures raisons de son établissement, la plus forte, en économie politique, fut l'espèce de nécessité de donner aux enfans une naissance légale, des protecteurs de la faiblesse du premier âge, un état, l'existence sociale enfin. Tout cela pouvait être fait sans les parens ; mais on trouva plus commode, ce qui est vrai, et plus utile, ce qui est douteux, de le faire par leur moyen. Toutes les fois qu'on n'a pas besoin d'avoir de certains hommes, mais seulement d'avoir des hommes, on dit aux sujets : Donnez-nous en, préparez-les comme vous voudrez ; quand vous aurez fini, nous les prendrons comme ilsseront, et vous serez parfaitement remplacés. Je parle du mariage pour m'expliquer plus clairement. Car j'entendrais par Adul¬ tère toute violation de la foi promise, ne sachant trop quelle différence essentielle peut exister entre une parole donnée, et une autre parole donnée sur des objets semblables. Les suites, il est. vrai, sont plus grandes dans le mariage, c'est-à-dire, dans toute liaison suivie où les enfans sont reconnus. Mais puisque l'adultère hors du mariage est compté pour peu de chose, malgré tout ce qui peut en résulter, et que l'adultère dans le mariage est un crime bien plus grand, même lorsqu'il n'arrive rien de plus, revenons à ce lien, le seul qu'on trouve quelque fois respectable. La possession exclusive et la fidélité sont les conséquences de cet état de mariage, qui, sans cette condition, serait absurde, pénible pour les deux sexes, et onéreux surtout pour les hommes. Si la trahison, si seulement la défiance altèrecette union dans laquelle on passe sa vie, la vie est nécessairement inquiète ou malheureuse. Cette fidélité que de si fortes considérations rendent importante, cette promesse sur laquelle on se repose, cette foi solemnellement donnée, voilà le devoir de la vie, la loi réelle. Mais quand la volonté a cessé, quand la promesse est retirée, le devoir existe-t-il encore ? ou, en d'autres termes, l'engagementnous obliget-il, quand nous ne sommes plus engagés à rien ; et sommes-nousliés par une convention, mutuelle, quand nous avons voulu mutuellement que cette convention n'existât plus ? Quand on desire sincèrement se soumettre au devoir, on n'ajoute pas volontiers aux règles vénérables de l'homme de bien éclairé, les chaînes ridicules ou funestes des dupes et des imbécilles. Le véritable adultère fut puni sévèrement chez presque tous les peuples. Et si, dans les pays où le mariage n'était point confirmé par un sacrement, et où l'union terrestre des hommes n'était pas une affaire du ciel, les lois n'ont pas distingué l'adultère réel, du prétendu adultère auquel a consenti la partie intéressée ; c'est qu'en effet ceci n'en est pas un : les lois n'ont rien à décider sur les choses indifférentes. Chez les peuples très-policés, la difficulté de la conviction, les inconvéniens de la plainte, le scandale du jugement, ont fait tomber en désuétude la loi pénale contre l'adultère : et l'un des principaux délits, le premier des attentats contre la propriété, contre la sécurité, la loi ne l'atteint pas. Là est la trace bien claire, bien évidente, de la limite immuable entre des Lois et des Institutions.Là, et dans cent autres endroits, mais là sur-tout expire la force de nos règlemens: et cependant on la prétend suffisante parce qu'en effet tout va, le mouvement quelconqueétant mêmefortgrand ; parce que les chefs politiques se sont peu souciés que les choses allassent autrement ; parce qu'ils ont calculé avec beaucoup de justesse, qu'en entassant dix millions d'hommes, qu'on excita même à peupler davantage, ils régneraient sur plus de têtes que s'ils divisaient les peuples, comme les vraies convenances sociales divisaient les hordes et les tribus. L'opinion du moins serait juste, et dans la société même cette mauvaise foi, cet abus manifeste de la confiance, ce véritable crime serait aussi odieux qu'il devrait l'être, si le sacerdoce n'avait pas exigé et fait exiger une sévérité de moeurs ridicule, une chasteté puérile. Ne laisser aucune latitude aux passions etsouvent même aucune ressource aux besoins, ne pas expliquer d'une manière sensible la raison de préceptes effectivement si ruai fondés en raison, c'est faire tomber dans l'habitude des écarts, dans l'indifférence des devoirs, dans le mépris des règles, dans l'hypocrisie des moeurs. Découvrez tout ce qu'il ya de plus lamentable dans le sort obscur des individus, sous ces dehors étalés si complaisamment par l'empirisme de la prospérité des Etats, cherchez dans la fange de nos plus hideuses misères, les cachots seuls vous montreront des chaînes aussi pesantes que les chaînes rouillées et inflexibles d'un joug sans confiance, sans union, sans repos, mais nécessaire, mais indissoluble, et ne laissant que la mort pour unique et tardive espérance. Ce n'est pas que l'on descende à plaindre des soupçons, des agitations, des querelles, tourmens ridicules d'une jalousie mutuelle

quand l'homme est sot et méchant,

s'il ne mérite pas son malheur, du moins c'est lui qui fait son sort. Mais lorsque la faiblesse d'un époux jaloux le rend misérable par sa propre faute, est-ce aussi par sa propre faute qu'une épouse victime voit immoler sa vie entière ? Du moins, dira-t-on, l'homme sensé reste supérieur à ces sollicitudes ; il permet aux passions d'amuser sa vie, et non de l'agiter. Voilàune noblephrase. Mais pourles précautions les plus louables, il tant des lumières

et la sagesse même ne peut régler sans connaître : l'état d'incertitude est souvent une perpétuelle misère pour l'homme le plus raisonnable comme pour l'homme le plus froid. Je n'oserais pas affirmer qu'il ne pût se trouver des cas où un homme sage tombât dans le ridicule de dire, mes enfans, quand ils ne sont pas à lui : et il faut avouer qu'alors on ne pourrait s'empêcher de trouver plaisant un homme fortrespectable d'ailleurs. Chez le vulgaire, il ne suffit point d'être incapable de jalousie, pour être exempt de sollicitudes. On ne sait pas si l'enfant qu'on aime, qu'on instruit, pour qui on travaille, à qui souvent on conserve en partie sa vie, est vraiment à soi, ou n'est qu'un étranger, monument de perfidie et de honte. Perpétuellement avec une femme de qui tout doit inquiéter et plaire, séduire ou repousser, on ignore même si, dans les momens de tendresse et d'épanchement, on n'est pas son jouet ; si, en remplissant avec elle tous les devoirs de l'amitié, l'on ne fait pas une continuelle sottise. Pour bien des gens, c'est peu de chose que d'être trompé par une femme : mais cequi n'est jamais peu de chose, ce qui ne peut être indifférentqu'à des caractères bas et ineptes, c'est de rester dans l'incertitude, quand il faut rester dans l'intimité (25). Il est infâme de se jouer d'une femme ; il est ridicule d'en être la dupe ou l'esclave. Avec du sens, avec de la droiture, on éviterait ces maux. Mais en tout cela l'on agit très-inconsidérément. On s'habitue à ne disposer avec réflexion que ses affaires ; comme si la grande affaire de la vie n'était pas la conduite morale qui peut nous rendre malheureux sans retour, ou coupables d'une faute souvent irrémédiable

comme si le

même esprit d'ordre nécessairepour conduire ses affaires, ne devait plus servir dans ce que l'ordre doit régler plus impérieusement encore. On se laisse aller sans réflexion à l'occasion, à ses goûts, à son désir : sans y avoir songé, l'on se trouve lié, engagé, compromis. On prend, ou l'on obtient un attachement qui ne saurait avoir une issue heureuse, et quand il sera dans sa force, on n'aura pas celle de le vaincre : quelquesuns même oseront croire qu'il conviendrait mal de ne pas profiter de ces momens d'erreur ou d'oubli qu'une femme peut avoir en leur faveur. On en profite, on l'expose, on la compromet, on l'entraîne à ce qui est irréparable. Le premier caprice passe, ou même il est remplacé par une autre intri gue ; on appercoit alors les inconvéniens, on est frappé des difficultés et des suites

certains défauts commencent à se trouver visibles : on se lasse étourdiraient de cette femme étourdiraient aimée, on l'abandonne déshonorée ou enceinte : souvent même quand on ne l'abandonnerait pas, on pourrait seulement lui donner quelque consolation

mais non la retirer du malheur. Il s'est trouvé des tems, où manquer aux usages, c'était réellement attenter à une loi sainte ; changer les choses, c'était les pervertir. Quand il y a des moeurs, la sagesse veut qu'on en maintienne les dispositions les moins parfaites. Mais maintenant cette grande régularité serait un scrupule bizarre et vain, cette exactitude n'imposerait que des sacrifices inutiles. Nos habitudes actuelles semblent permettre que l'on jouisse d'une femme dont le mari croit, ou veut la possession exclusive. Cependant cette tolérance est une dépravation ; ces abus sont des crimes sans excuse. Mais parmi nous, dans l'état présent des choses, une femme à qui sa liberté est rendue par un consentement, n'est point coupable quand elle en use. Si l'on m'objecte des convenances blessées, des résultats funestes, on parle de ce qu'assurément je ne songe point à légitimer. Je juge la chose, et non les suites: je considère ce qui est lorsque ces suites ne sont pas. Baffouer les victimes d'une coupable adresse, sourire à l'industrie du vice, c'est notre manière. Tout nous y conduisit; le ridicule dont se couvre un mari trompé toujours, et toujours assuré de la vertu de sa femme ; le ridicule plus mérité d'un homme méfiant, soupçonneux et dupe, qui a lui-même déclaré la guerre et la fait en sot, qui est vaincu sans le croire, dont la faiblesse ou la bêtise égalent la prétention, la susceptibilité exigeante, la confiance en ses épreuves et ses découvertes; l'infériorité originale d'un homme qui affecte le commandement, et dont, sans bruit, l'on soumet la puissance orageuse, dont une humeur souple et tranquillement perfide amène à toutes ses fantaisies l'humeur bourgeoisement impérieuse, et à qui il arrive de menacer toutseul et de parler hautement de son honneurintact,à l'instantmême où, dans la pièce voisine, l'on est deux à en rire ; les plaisanteries intarissables que des situations aussi comiques sembleraient presque autoriser

l'éternelle redite des bons mots populaires, dont la niaiserie s'est introduite aussi parmi ceux qui devraient suivre d'autant mieux les convenances de l'esprit, qu'ils affectent de négliger les autres ; enfin ce mer bile non moins puissant, l'intention secrète de donner à croire qu'un sort semblable ne saurait nous atteindre. Cependant nous quittons, lentement il est vrai, les opinions exclusives des siècles d'ignorance ; et même on devenait équitable en cela dans des tems de dévotion et d'habitudes irréfléchies

cette justice était trop

évidente pour être plus tardive. Les Cocus sont plaints et non mésestimés, dit Montaigne. L'infidélité de la femme ne fait la honte du mari que lorsqu'il s'avilit réellement par Une conduite faible et inquiète (26). Il faut que le ridicule soit en lui ; s'il n'est pas sot, il n'est que malheureux. Une femme protégée en tout genre par l'homme qui ne veut pour prix que sa fidélité, fidélité solemnellement promise, par un homme qui ne consent à se charger de tout le poids d'une famille, que dans cette persuasion que les enfans du moins lui appartiendront, et que l'union domestique adoucira ses sollicitudes ; cette femme rendrait malheureux celui par qui elle vit ! et l'on s'attacherait à la séduire pour ce rôle infâme ! et ces êtres ne seraient pas des criminels! IV. NE nous lasserons-nous jamais de tout confondre ? Parce qu'ordinairement on s'avilit en se partageant, sera-ce encore un mal lorsque le partage n'avilira point ? Et nos idées sont-elles si resserrées ou si dépendantes, que nous ne puissions rien appercevoir entre les régularités légales et la hideuse débauche ? La loi ne doit jamais être oubliée dans ce qu'elle a pu régler : mais ce n'est pas l'enfreindre que de rester hors de ses dispositions dans ce qui ne lui appartient pas. La loi a dû régulariser les naissances, elle a déterminé un mode, il faut le suivre. Si elle étend plus loin les règlemens, ils deviennent imaginaires, parce qu'ils sont incompatibles avec nos moeurs. On sera tenu d'obéir à la lettre de ces lois, quand toutes seront d'accord, quand nous en aurons fait qui décident combien d'heures un homme doit travailler par jour, à quelle minute il ouvrira sa boutique, et combien de livres de pain sa famille doit manger par tête. Le partage est criminel lorsqu'il trompe l'une des deux personnes qu'on favorise, ou toutes deux. On s'avilit si chacun peut et doit craindre dans celui qui jouit comme lui, ou de l'imprudence, ou un manque de délicatesse, ou une santé imparfaite, ou même des avantages qui le fassent préférer. Alors cette espèce d'associé se trouve naturellement ou son ennemi, ou son rival ; il lui devient odieux, parce qu'il lui fait ou qu'il peut lui faire beaucoup de mal. Mais si plusieurs individus,mutuellement assurés de leurs intentions et même de leurs sensations, partagent les plaisirs d'une intimité parfaite, pourrez-vous découvrir comment ces plaisirs seraient vils ? Sans doute il faut des circonstances absolument convenables : il faut que la sûreté soit entière, que l'amabilité, les goûts, les facultés soient analogues : il faut que les individus, en fort petit nombre, soient bien prudemment, bien heureusement choisis. S'il en était autrement, les différences inévitables dans le caractère et la pensée, dans l'organisation, amèneraient beaucoup de mécontentemens, de divisions, de préférences, de jalousies, de suites funestes. Comme il serait presqu'impossible que tous conser¬ vassentune grande intégrité dans le partage, une grande délicatesse dans la jouissance de ces plaisirs, l'extension trop grande d'une liberté légitime par elle-même, jetterait dans des écarts inconsidérés, dans des abus qui auraient les caractèresrepoussans de la débauche. Et quelle plus grande mal-adresse que d'altérer, de pervertir en nous le sentiment du plaisir, de dégrader notre goût, et de nous exposer, dans des excès d'un moment, à perdre pour jamais ces délicatesses qui font le charme de la volupté ? Dans l'Orient, dans les contrées les plus anciennement civilisées, un homme possède plusieurs femmes, et c'est légalement. Ailleurs, une femme a plusieurs hommes, et c'est légalement. On ne cherchera point dans les excès fanatiques, des exemples particuliers et suspects contre la possession exclusive. Mais la communauté desfemmes ne parutnullement absurde à plusieurs d'entre les plus sages des hommes. On prétend qu'elle existait dans la Grèce avant Cecrops, et que ce fût législateur qui établit le mariage. Une loi d'une grande autorité, une loi d'Athènes, disait . Si le mari est impuissant, la femme peut coucher avec ses parens (27). On con- naît cette idée de Platon, l'échange des femmes guerrières entre les individus du corps des guerriers (28). A Sparte, la loi voulait que l'homme, avancé en âge, choisît un jeune homme pour que sa femme eût des enfans utiles à l'État

une des principales

peines était de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d'un autre (id.). A Rome il fut permis aux maris de prêter leurs femmes. Caton connaissait les moeurs. V. QUAND une femme est dépravée par des jouissances avec plusieurs hommes, c'est par la manière ou par le choix, et non par la chose : c'est qu'elle est sotte ou perverse, et que déjà elle avait tout perdu. C'est par les vices qu'elle porte dans cette liberté, c'est par les moyens qu'elle emploie, que son caractère achève de se dégrader. C'est une occasion de mal : tout en est l'occasion pour qui n'est pas ferme dans le bien. Avec une ame juste, on ne se déprave pas : on sait que le vrai devoir consiste à ne pas manquer à ses engagemens, et que les fantaisies de l'amour ne sont du ressort des lois que sous ce rapport, et pour la naissance des enfans. Il est dit dans l'Abrégé de l'Histoire des Voyages, à l'article Brésil, que chez les Brasiliens, et ailleurs, les filles jouissent des hommes sans aucune difficulté, et que les pères les offrenteux-mêmes, non-seulement aux étrangers,mais aux jeunes gens du pays. Mais, dès que les femmes sont mariées, elles sont assommées si elles manquent à leurs engagemens. Ces usages si conformes à la raison des choses, et à-peu-près opposés à nos moeurs, n'empêchentpoint que la pudeur y soit très-connue, malgré la nudité. Il paraît même que l'on en sait bien l'esprit, puisqu'il est dit dans le même endroit, que l'on ne s'y apperçoit jamais des écoulemens périodiques. Vers la Rivière de Sierra-Leone, les femmes non mariées doivent être chastes ; mais lorsqu'elles sont une fois mariées ce serait une impolitesse de leur part de se refuser à leur amant : elles jouissent comme elles veulent, mais elles n'abusent point leurs maris, et nomment le père de l'enfant. » Si pourtant le mari desire trouver son tour pour avoir un enfant d'une femme, il l'oblige de jurer qu'elle sera sage quelque fems ; si dans cet intervalle, soit violence, soit persuasion de son amant, elle cède à ses désirs, elle le confesse sur-le-champ à son mari; les deux amanssubissentune punition honteuse, et sont pour toujours voués au mépris et à l'infâmie »(29). Quoique ces moeurs soient moins fondées en raison que celles qu'on attribue aux Brasiliens, on y trouve du moins une droiture trop étrangère aux nôtres. « Dans la petite presqu'île de Portland, les jeunesfilles ne se marient pas avantd'être enceintes ; et cet usage n'a pas encore été détruit par l'influence de la religion. Lorsqu'un jeune homme et une jeune fille ont entretenu pendant quelque tems un commerce stérile, on croit que la Providence ne les a pas destinés l'un à l'autre. La femme conserve sa réputation, et elle peut agréer plusieurs prétendans, jusqu'au moment où devenue mère, elle contracte enfin un mariage solide et indissoluble »(30). Les mêmes habitudes si peu conformes aux maximes évangéliques, se retrouvent en Suisse, à l'entrée des montagnes sur les limites des Cantons de Berne et de Fribourg, entre les deux petites capitales : elless'y sont maintenues jusqu'à présent, malgré cette proximité d'une ville éclairée et d'une autre ville. Beaucoup de gensrougirontpourl'homme que tant de nations, et tant de sages, aient pensé que les bonnes moeurs ne consistaient point dans l'abstinence,mais dans la règle et dans une droiture invariable. Cependant, comme il faut bien que de manière ou d'autre, ces vénérables précepteurs du genre humain restent exposés à quelque honte, nous les laisserons dans celle-là. Leur sagesse burlesque, leur horreur machinale pour le plaisir, ressemble à celle que les villageoises inspirent à leurs nourrissons pour la bête noire. Puisque les enfans qu'on veut toujours traîner par la lisière, marchent si mal, je voudrais que l'on songeât quelque jour à conduire des hommes parl'instinct de la justice (31). Jusqu'à ces tems-là, les jouissances permises à l'homme de bien, seront rarement d'accord avec ses désirs : les esprits sont trop disparates, et des règles contradictoires embarrassent dans des entraves trop multipliées, les caractères qui se conviendraient. Rarement on pourrait bien vivre avec ceux que le sort nous offre ; rarement on rencontre, ceux avec qui l'on vivrait si bien ! La liberté de moeurs peut faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal : le coeur corrompt ou ennoblit tout. Des gens de bien, des amis sûrs ne, se dépravent pas ensemble (32). Ce qui est volupté parmi eux, se- rait débauche ou abrutissement chez ceux qui,sans principes et sans force de caractère, se seraient réunis inconsidérément pour des plaisirssans règle, sans goût, sans prudences Le plaisir est rarement innocent, parce que les circonstancesle permettent difficilement. Peu d'hommes savent tout soumettre à l'ordre : et cependant cette volonté absolue de chercher l'ordre avant tout, détruit seule le danger des plaisirs en les rendant secondaires dans la vie, et les faisant dépendre assez de la raison pour que la raison ne soit pas réduite à les proscrire (33). Quand l'amour n'est pas le principal objet des institutions morales de l'état, quand les jouissances de l'amour ne sont pas les premières jouissances, l'ordre social n'a pas été bien entendu. C'était le moyen le plus puissant

mais il semble qu'on se soit attaché à le rendre inutile. Cependant ce grand moteur du genre humain serait moins dangereux, et aussi noble, que les plaisirs indirects. Il fallait avouer que ce plaisir est le premier de tous ; mais précisément peutêtre parce qu'il est le premier, le soin de conserver la paix de l'ame, exige, indépendamment même des devoirs extérieurs, que l'on s'en prive plutôt que d'en jouir indiscrètement. Un homme de bien ne sait pas hésiter entre les privations les plus pénibles, et des plaisirs coupables ou suspects, ou même seulement imprudens. VI. CE fut un grand abus de faire consister tout, l'honneur des femmes dans l'exercice d'une seule vertu. Elles seront dépravées, quand elles auront manqué de continence ; parce qu'on ne tient plus à rien, quand on a perdu l'honneur. Pourquoi ce plaisir, si pardonnable en lui-même, a-t-il une influence si pernicieuse, dit Raynal ? C'est, je crois, la suite de l'importance que nous y avons attachée. Quel appui les autres vertus trouveront-elles au fond de l'ame, lorsque rien ne peut plus aggraver la honte Cela est très-conséquent

Une femme n'a

plusrien à éviter, lorsqu'elle n'a plus rien à perdre. Mais cette erreur contient une erreur plus absurde : l'honneur d'une femme consiste tellement dans l'austérité de la continence, qu'elle est déshonorée entièrementsans avoir été coupable même en ce point seul. Aux sévèresprécautionsdu devoir,loi commune à tous, les femmes doivent joindre une prudence particulière, puisqu'elles ont des suites plus grandes à prévoir. La Nature, en établissant ces différences, indiquait des différences entre leur honneur et le nôtre

nous les avons vues, et aussi-tôt nous les avons

rendues excessives. Toujours extrêmes dans nos opinions, nous restons toujours loin du but dans nos institutions. Il faut bien que ces ressorts trop tendus et qu'on ne soutient pas, perdent enfin l'élasticité. Le résultat de la violence dans la faiblesse, c'est, en dernier lieu, de tout affaiblir et de tout rompre. VII. PEUT-ÊTRE le renoncement au plaisir des sexes convient-il à la vie occupée, ostensible et sévère de l'homme chargé d'un grand rôle, au caractère auguste du chef ou du législateur d'un peuple. Tousses instans sont, au public, comme toutesses idées appartiennent à son ministère. Je l'approuverai de ne pas distraire sa pensée, de ne pas amollir son ame, parce que sa pensée est assez occupée sans cela, et ses momens assez remplis; parce que les destinées de l'Etat sont un aliment suffisant, et que chargé du rôle d'un homme supérieur, il n'a pas besoin de descendre à des impressions d'un autre ordre, pour employer à quelque chose les facultés et l'activité de son ame. Mais dans la vie ordinaire, quel bien produira cette mutilation de l'existence, et quelle convenance pourra l'exiger ? Quand un homme, libre de tout engagement, opposera à l'inutilité de ses heures

quelques distractions voluptueuses dont nul ne gémisse

quand une femme, née avec une sensibilité trop vaine, et réduite au silence du coeur, rendra ce silence plus calme par les seuls plaisirs qui lui donnent le moyen d'embellir la vie d'un homme estimable, et d'amuser la sienne ; l'erreur seule appellera criminelles des actions indifférentes par elles-mêmes, réglées de manière à ne nuire ni aux autres ni à soi, et bonnes dès-lors si elles adoucissent les ennuis de la vie. Je vois, d'ailleurs, que les hommes qui se sont occupés de la vraie morale, c'està-dire, des moyens de régler les affections et d'améliorer le sort de l'homme, n'ont point mis d'importance à ces prétendus délits : l'amour des hommes, un zèle éclairé, des conceptions étendues ne leur permettaient pas de répéter, par habitude, les prédications erronées des docteurs du rigorisme. Helvétius les appelle moralistes hypocrites ; et l'on serait bien tenté de croire avec lui, qu'ils ne sont pas déterminés par les vues du bien public contre telle ou telle facilité de moeurs qui n'ôte rien au bonheur ni à la bonté des hommes, mais pardes considérations d'intérêt personnel, ou par le désir de paraître de saints personnages aux yeux de la foule, et de se faire admirer du quartier. Et qui sont ces gens que l'amour rendra coupables ? Presque toujours des imbécilles ou des méchans. Et c'est chez vous une mal-adresse de les confondre avec les autres hommes que vous semblez ne pas connaître. L'amour digne d'un être pensant n'existe ou n'est écouté qu'entre des personnes libres de s'aimer. S'il vient à naître dans des circonstances illégitimes, on se refuse au bonheur qu'il promettrait. Voilà une véritable loi des moeurs, une sévérité utile, et dès-lors louable, juste et bonne. Mais l'austérité sans but n'est qu'une pénible démence. Dans les plaisirs qui n'attaquent le droit de personne, l'excès des jouissances, quoique nuisible, et dès-lors blâmable sans doute, serait moins ridicule, moins condamnable, moins contraire à notre nature que celui des privations. Soyons justes, exacts, sévères ; mais afin d'être vraiment bons, comme afin de n'être pas dupes, laissons l'austérité qui aigritet isole le coeur, pour les voluptés choisies qui l'alimentent, qui l'adoucissent, qui dirigent les affections vers le lien commun. L'austérité est généralement aussi mauvaise que la sévérité est vertueuse. Quel mérite, d'ailleurs, pouvons-nous espérer dans une résistance qui n'est pas raisonnée, motivée ? Qu'est-ce qu'un instinct aveugle, des penchans prétendus, des vertus de préjugé ? L'on peut être estimable en faisant avec courage, avec constance, le mal qu'on prend pour un bien, quand on n'a pu éviter de s'y tromper ; mais combien sera supérieur celui qui joindra aux forces nécessaires pour suivre le devoir, la raison qui le fait discerner, et qui donne tant de motifs puissans pour rester ferme dans la limite bien connue. SECTION V. JOUISSANCES. DesMoeurs antiques. Du Lingam.– De la Jouissance. – Ecarts. Difficultés. – Nudité – Abus. – Jouissance du même sexe.– Masturbation.– Prostitution légale. I. LES Anciens furent moins instruits, mais plus grands. Nous sommes industrieux, ils étaient inventifs: nous sommes exacts, ils étaient sublimes. Ils concevaient, ils établissaient

nous discutons, nous éludons

et là où ils pensaient, nous persifflons. Impétueux, indiscrets, passionnés, ils étaient comme l'homme dans sa force : nous sommes sans passions, sans goûts, savans, réfroidis, minutieux, blasés comme des vieillards. L'espèce, dit-on, ne vieillit point: renouvellée sans cesse, elle ne peut être comme l'individu dont rien ne répare les facultés sans cesse usées par les tems. L'espèce,selon moi, ne vieillit qu'avec la surface du globe qui la nourrit : mais la pensée, la moralité des peuples, et même leurs forces corporelles vieillissent, quand les grandes, crises ne les rajeunissent pas. Les Anciens cherchaient des institutions convenables à l'homme. Quant à nous, nous répétons souvent que les institutions doivent être faites pour les hommes, et non les hommes pour les institutions

mais

la vérité est, qu'en arrangeant . les lois pour ces hommes que des lois ont fabriqués, on arrange l'homme pour une certaine forme sociale, au lieu d'organiser la société pour l'homme. Les Anciens voyaient dans ce qui appartient à l'Union des sexes, un des principaux intérêts de la vie humaine. La Nature l'a ainsi établi. Ils faisaient présider à toutes les opérations mystérieuses du grand méchanisme du monde, ces Etres supérieurs que le sentiment des forces secrètes de la nature fit placer en grand nombre entre l'Ordonnateur suprême et l'Homme. L'acte de la génération était difficile à expliquer, et très-propre à exciter l'admiration : plusieurs divinités présidèrent à ces fonctions indispensables à l'existence de l'homme, nécessaires à ses désirs et curieuses pourson avide intelligence. L'emploi des déesses Prema, Pertunda, Libera, Volupia, appartenait à cette grande loi de conservation que désignait Vénus. Ces termes sont modernes : ce sont les restes, devenus populaires, de traditions très-antiques, dont les premières idées seraient importantes à retrouver. Ces peuples d'alors ne connaissaient guères nos scrupules, décence bizarre que le tems, que l'influence du sacerdoce et celle des maximes devenues chrétiennes,ont portée très-loin parmi nous. Cette affectation à supprimer de la vie que nous avouons, tout ce qui tient à l'acte le plus essentiel de la vie naturelle, a pu promettre des avantages spécieux. J'ignore lesquels elle aurait produits chez des hommes ; mais il se peut qu'une morale d'esclaves convienne assez aux ames endormies, aux coeurs aveugles, aux cerveaux abrutis de la multitude qui forge nos outils, brasse notre boisson, frotte nos parquets et tue nos ennemis. – C'était une conception élevée que le dogme desDeux Causes Premières. Dans une modification de ce grand système, l'on chercha des emblèmes de la force active et de la force passive dont la double action fait et maintientle monde. Des choses étaient considérées en elles-mêmes, et non d'après ces appercus ironiques qui s'attachent à n'en voir que le côté plaisant ou défavorable. L'Organe de la Génération, loin d'être honteux, fut un signe vénéré, consacré ; il fut presque divinisé. On l'avait choisi pour l'emblême de la Nature ; car la principale expression de la nature est celle de la puissance fécondante, et sa principale force celle de reproduire. Et encore actuellement, chez les Arabes du Désert, peuplades dont l' origine est très-reculée, le serment fait sur le membre viril est plus solemnel que tout autre (34). Le Lingam en Indou, le Phallus dans le culte Isiaque, Priape chez les Grecs, étaient représentes et vénérés dans les temples. De jeunes vierges portaient un Phallus de gran- deur naturelle dans les pompes ou proces- sions sacrées. Lorsqu'on rencontre dans les cabinets des curieux, de ces petites Idoles remarquables parl' attitude ou même par le ressort qui en exprime le jeu, l' on sourit d'un rire Européen. Mais il était tout simple qu'on prît pour une figure de la force universelle, ou de Dieu, ce qui donne avec quelque justesse, une idée des forces impénétrables de la Nature. On abusa de ces emblêmes, comme on abuse de tout. Quelques sots ont ri ; et par ce qu'ils riaient, il y a quinze siècles, vous achevez niaisement ce long rire. Mais qu'avez-vous mis à la place de ces simulacres ? une réalité plus étonnante, misérable chef-d'oeuvre des tems modernes. Le membre viril, ainsi considéré, n est plus l'instrument d'un plaisir animal, c est l'expression figurée des forces productives, des désirs, des puissances, du mouvement réparateur ; c'est le premier organe des passions expansives. On l' a choisi dans les choses terrestres, comme on avait choisi le Soleil dansl'Universvisible. Ces deux figures citaient indiquées par la raison même (35). Cette statue des Brachmanes qui représentait le Monde, avait les deux Organes : l'un se rapportait au Soleil et désignait les principes générateurs ou surlunaires, que le Ciel verse ici pourféconder toutes choses ; l'autre était la Lune, et le monde sublunaire qui est animé, conservé, organisé, reproduit, perpétué par cet écoulement des forces d'en haut (36). Dans le Bhaguat-Geeta, Kreeshna dit à Arjoon, que le Grand Brahma est la matrice où il jette les foetus, et d'où procèdent toutes tes productions de la nature, et qu'il est le père qui jette la semence. C'est la nature qui a dit à l'être vivant de regarder comme la plus belle et la plus puissante de ses lois, ces émotions les plus délicieuses qu'il puisse connaître, et les plus fortes qu'il puisse éprouver sans souffrir. II. QUEL moment ! quand une femme dispose avec empire des illusions, des espérances et des voluptés ; elle donne le bonheur et le donne avec plénitude, puisqu'elle pourrait le refuser, puisque le donner est une volupté pour elle-même ! Elle voit, elle permet, elle augmente les desirs qu'elle cause, un espoir qu'elle excite. Elle est aimée, comme si elle s'oubliait elle-même ; elle est aimée davantage quand elle veut ce qu'elle daignait souffrir, quand elle commence à rendre ces caresses que seulement elle ne repoussait pas, quand elle presse l'instant jusqu'alors différé, quand elle cède elle-même à ces mouvemens passionnés qu'on osait à peine lui laisser connaître. Quel homme, fait pour sentir, n'a pas trouvé dans les bras d'une amie ce que le reste delà terre ne contient point ? Que de beautés pour lui seul, que de grâces pour ses plaisirs ? Quel charme dans cette progression brûlante et pourtant prolongée, pleine de désirs et de mystères, d'incertitude, de confiance et de besoins, qui ne livrait qu'une main, que sa main pressait, et qui maintenant dévoile ce sein, dernière expression de la beauté terrestre, qui l'amène dans les bras libres et nus d'une amante agitée, passionnée, heureuse, entraînée, abandonnée dans les songes et l'Amour, belle de l'oubli des choses, et toute émue des harmonies voluptueuses. III. LES situations, les lieux, les momens, ne sont point indifférens à la Pudeur réelle. Il lui faut une convenance entière, ou du moins une réunion de convenances, autant qu'on peut l'espérer raisonnablement, au milieu des difficultés et des privations de notre vie compliquée. C'est obéir à l'appétit animal que de vou- loir, quelque soit le moment ; c'est descendre au-dessous peut-être, que de prétendre à ce que donne l'Amour, quand on est capable de l'inspirer. Ne procède point, dans l'ivresse, à l'acte saint de la génération, disait l'École de Pythagore. Dans les précautions que la délicatesse exige, il en est plusieurs par lesquelles on s'écarte, jusqu'à un certain point ;, des indications de la Nature ; mais c'est pour en suivre les lois principales, pour suivre celle que la circonstance demande plus impérieusement. On fait une chose qui n'est pas précisément bien, ou qui ne paraît pas naturelle

mais c'est afin d'éviter des inconvéniens plus funestes, plus éloignés de notre destination. La chasteté des Moines est bien plus contraire aux lois morales de notre organisation que les soins d'un homme qui sait jouir. La Nature elle-même a ses exceptions comme ses règles générales. Les circonstances modifient cette première disposition, cette loi comme ébauchée, que nous appellons principes. La loi absolue et inflexible n'est pas la loi de la Nature, puisque les incidens qui établissent des différences,sont compris dans la Nature. Des besoins devenus extrêmes dans la solitude, peuvent légitimer un soulagement accidentel

et beaucoup de simples irrégularités sont justifiées même parmi nous,

quand on ne cède en quelque chose que pour ne se permettre jamais rien qu'un devoir important défende. Une femme mariée, qui ne veut pas manquer à sa foi, et qui se trouve seule ou absolument négligée, n'a-t-elle pas une excuse qu'il est de l'intérêt des Moeurs de trouver légitime ? Soyons moins sévères dans ce qui ne peut nuire. Plus d'un Adultère avec des suites odieuses, doit être attribué au rigo¬ risme d'une Tante sans tempérament, ou d'un Directeur qui n'ose penser ou dire ce qu'il pense. En n'accordant rien aux besoins, on les irrite ; et il arrive qu'on oublie des devoirs sacrés, parce qu'ils sont devenus extrêmement difficiles. C'est tout confondre que de placer sur la même ligne des perfections peut-être inutiles, ou celles qu'on peut seulement conseiller, et des obligations sacrées que l'on ne saurait enfreindre, sans blesser tout ordre, toute justice. Souvent une femme restée libre se trouve dans la nécessité d'opter. Ou elle sera toujours chaste : mais cette difficulté est dangereuse ; et ne fût-elle qu'inutile, ce serait du moins une sottise de souffrir des privations gratuites, et de s'imposer en vain des efforts. Ou elle s'expose à devenir mère : imprudence vraiment absurde, quand lessuites en sont terribles. Ou elle se réduit à de tristes ressources, qui ne sont pas toujours coupables, mais dont l'habitude s'écarte beaucoup plus des lois naturelles, que les situations de la vie ordinaire ne peuvent l'autoriser. Ou enfin elle jouit en imposant la loi d'une précaution qui n 'est pasimmédiatement dans la nature, mais qui certainement est moins étrangère à l'ordre général que la masturbation, et moins opposée à la raison que de tromper ou de se perdre. Lorsqu'il est impossible d'éviter un inconvénient quelconque, le malqu'onchoisit avec bonne foi, est permis par le devoir, et même commandé par la prudence. Il est quelque fois très-difficile de distinguer quel mal on doit faire (37). Il se trouve des gens qui veulent qu'on n'en fasse aucun : n'y ont-ils pas songé, n'y sauraient-ils rien entendre, ou bien auraient-ils deux morales ? Trop de gens oublient que c'est une chose inexcusable de rendre enceinte une femme qui ne le veut pas, qui ne peut pas le vouloir

cependant on ne saurait supposer,

comme on le voudrait pour l'honneur des hommes, qu'ils ignorent tout ce qu'il y a de méprisable dans cette indifférence, tout ce qu'il y a d'odieux dansl'égoïsme de cet abandon brutal. Mais ce qu'ils semblent ignorer presque tous, c'est que, même dans les unions sanctionnées par les lois, il est imprudent, blâmable, insensé, d'avoir autant d'enfans que le hasard en quelque sorte en peut produire. On les fait naître sans le vou- loir, et sans s'inquiéter s'il sera possible de leur donner ce qu'il faut, pour que la vie ne soit pas un fardeau de misère, avant que le coeur en ait connu les ennuis (38). Le plus grand nombre des mécaniques humaines obéit stupidement à l'action des ressorts physiques. Cette population nombreuse et vile fait l'orgueil des Etats : elle naît comme elle vivra, comme elle pensera, comme elle sentira, tout à l'aventure, sans prudence, sans ordre, sans goût, sans règle : c'est l'opprobre de la Terre que sa masse surcharge ; il semble qu'elle prenne à tâche de justifier les fades déclamations des prophètes de paroisse. Voilà l'homme. Discoureurs erronés ! l'homme n'était pas ainsi ; mais voilà les hommes que font la routine de nos usages, l'insouciance des vieux Gouvernemens, la grandeur colossale de nos cités, et cette politique des pays où le militaire n'était pas pris dans la population entière, cette politique, qui ne voulait que des bras qu'on pût calculer dans les expériences pour la gloire. Un fermier dont les enfans ne sont pas la ruine et seront même le soutien, un imbécille qui connaît peu les lendemains, un mendiant de profession qui élévera sa race à mendier comme lui, peuvent se livrer sans contrainte à l'honneur de peupler leur pays ; on leur prouvera, s'ils veulent, que c'est-là l'aimer et le servir. Ce n'est pas avec des précautions incertaines que l'on évite les malheurs de la grossesse. Quand la fortune ou les circonstances l'exigent, il faut prendre le parti d'une continence absolue : si l'on y substitue d'autres précautions, ce sera être bien imprudent que de n'avoir qu'une demi-prudence. Ne rien hasarder est très-gênant ; mais si ce ne l'est que pour l'homme, qu'il se souvienne... Qu'importe le vilain rire d'une foule débauchée ? Ses expressions ordurières, ses viles plaisanteries, n'ont avili qu'elle et non les choses. Son imagination sale a bien appelé saleté ce dont le génie gracieux avait fait l'admirable Vénus. Et trop malheureusement ces inepties populaires ont rempli notre morale d'incertitudes, et l'ont rendue petite comme nos moeurs. Que l'homme se souvienne, disais-je, qu'il doit être homme, c'est-à-dire, incapable de se laisser aller par faiblesse à faire une chose funeste dont il sait l'importance ; qu'il se souvienne que la faiblesse n'a jamais d'excuse chez lui, et que pour l'homme il n'est point de momens d'oubli. Partout et toujours, c'est lâcheté de faire ce que la raison condamne. Quand il jouit d'une femme, peut-être il doit bien se souvenir de ne pas immoler le repos d'une vie dont la sienne est embellie : ne faut-il pas qu'il se souvienne, sous l'épée de l'ennemi, de ne rien faire, de ne rien dire qui diminue l'honneur, au moment même où les ombres funèbres vont le séparerde cette gloire qu'il retient encore ? Est-il donc plus difficile d'être homme en jouissant qu'en expirant ? S'il faut, dans les tourmens de la mort, songer pour soi-même à ne pas déshonorer ce qui nous échappe, est-il moins juste dans l'excès des voluptés, est-il plus difficilement héroïque de songer à l'avenir pour l'amie qu'on aime et qui nous reste ? Et quant à l'homme à qui elle ne restera point, et qui se soucie peu des résultats, ne la possédant aujourd'hui qu'avec le dessein de l'abandonner demain, c'est l'être le plus bas, le plus méprisable ! c'est d'ailleurs un vrai criminel ; et la seule réponse à lui faire, serait celle dont les bourreaux sont chargés. Une femme entraînée et vaincue par le plaisir, peut oublier, dans un moment d'ivresse, ses intérêts les plus essentiels et le repos de sa vie ; elle peut mettre une certaine opposition à cette prudence, dont l'émotion du moment présent néglige les conseils incommodes. Quelque faiblesse dans une femme ne doit point choquer; il est des faiblesses voluptueuses qui plairont à l'homme, sans en être précisément approuvées. Mais abusera-t-il de l'abandon même de ce plaisir qu'on veut bien trouver avec lui ? Voudra-t-il qu'elle s'en repente le reste de ses jours, qu'elle en soit indignée dès l'instant suivant ? Une femme peut céder à des voluptés que sa raison ne lui a pas interdites; elle peut alors être un moment vaincue : les qualités aimables appartiennent sur-tout à son sexe, mais celles de l'homme sont les qualités mâles. Là où elle n'est que faible, l'homme serait lâche. D'ailleurs, la femme ne risque guères que son propre sort, et alors l'imprudence n'est pas un crime ; mais c'en est un réel de risquer, pour une minute plus commode, le sort de ce qu'on devrait au contraire aimer et protéger. IV. Nous avons une autre manière de voir que les Anciens sur la Nudité, ou plutôt nous ne voyons rien en tout cela. Les Anciens avaient des esclaves, mais chez eux l'homme libre était libre

ici sa pensée est esclave, et la coutume est devenue la loi du Monde. On connaît les singularités des conceptions profondes de Lyeurgue, et les fêtes de plusieurs lieux de la Grèce, et les Lupercales de Rome, et ces rites plus antiques, selon lesquels les femmes nues dansaient devant le Taureau Apis. Dès longtems nous avons anathématisé les institutions qui prescrivaient la Nudité dans les rites des fêtes religieuses. Cependant on rencontre, dans quelques circonstances, des traces de l'indifférence avec laquelle l'antiquité voyait ce qui nous révolterait maintenant. Les historiographes rapportent que des filles nues, placées sur les marbres d'une fontaine, offrirent du lait à une Reine de France faisant son entrée à Paris. Vers la fin du seizième siècle, on voyait encore à Paris, et dans les campagnes, de ces processions où des flagellans et d'autres dévots allaient demi-nus, ou entièrement nus. Des relations récentes disent qu'au port de Jackson, les naturels, habitant avec les Anglais depuis quinze ans, n'ont point adopté leurs manières : il arrive qu'ils mettent des vêtemens à cause du froid, mais jamais rien pour cacher la nudité. Dans les bains ou étuves de la Laponie et de la Russie Septentrionale, les hommes et les femmes sont réunis et absolument nus. En sortant de la vapeur on va en plein air, on se couche sur la neige, on s'affermit ainsi contre l'extrême intempérie de ces climats ; si la cabane du bain se trouve sur la route, et que des étrangers passent, les femmes s'approchentpour regarder les traînaux sans se mettre en peine de ce qu'elles n'ont aucun vêtement. Je ne parle point des bains des Romains où, du tems de Tibulle, les hommes et les femmes étaient réunis; je ne cite point ce qu'on pouvait regarder comme un abus dans des tems de licence, mais ce qui fait partie des moeurs reçues dans des contrées entières. La Nudité tient à des convenances multipliées. Une Nudité entière est quelque fois sans indécence. Une Nudité partielle est souvent très-indécente ; elle est gauche et sans goût, elle rappelle des plaisirs auxquels on céderait en les regardant comme un attentat, elle rappelle les passions hypocrites et dégoûtantes des prudes ou des dévots. C'est ce défaut de goût et de convenance qui rend obscènes la plupart des livres et des gravures libres. La Nudité est odieuse à ceux qui ont perdu la force et dès-lors la grâce du désir, et encore à ceux qui ne sauraient avoir le sentiment d'une liberté de moeurs raisonnée. V. LA crainte des grossesses et un autre motif, aussi éloigné d'une voluptueuse délicatesse que digne des recherches d'une débauche surannée,introduisirent la manie de jouir d'une femme sans jouir de son sexe. Le soin d'éviter une grossesse en serait le seul prétexte ; maisl'homme censé n'admet point de telles excuses, il sait se sacrifier en quelque chose. C'est le despotisme de l'homme, c est l'avilissement des prostituées, qui substituèrent cet abus odieux a une réserve gênante pour l'homme

il préféra d'immoler la femme, de la consacrer absolument à ses caprices, méconnaissantassez le plaisir pour négliger d'en donner. Les Prostituées perdirent l'Amour

et

c est la mal-adresse de notre morale sévère qui fit les prostituées. On vit des Courtisannes dans des tems moins austères, et les Indes ont encore leurs Balladières

mais

nos prostituéessont plus dangereuses, parce qu'elles sont plus viles ; et elles sont plus avilies, parce qu'ellessont plus étrangères à l'esprit de nos moeurs ostensibles. C'est chez elles que tant d'hommes vont prendre, avec le mépris des femmes, le mépris de toutes les convenances. Ne pouvant plus sentir en amour, que sentiront-ils ? VI. LES Jouissances entre des individus du même Sexe sont plus éloignées des indications de la nature, que la Bestialité même. Cette union bizarre est aussi nécessairement stérile qu'elle est dépravée, tandis que le mélange des diverses espèces, produisant ou une race nouvelle, ou des monstres, est quelque fois justifié dans les animaux, sans pouvoir l'être entre l'homme et les êtres incapables de sentir comme lui, ou qui ne produisent point avec lui. Maisl'homme devait atteindre dans sa curiosité, ses désirs et ses entreprises, tous les degrés d'élévation et de bassesse que son imagination découvrirait. La solitude mêmen'autoriseraitpas l'homme à se livrer à l'homme. Il semble qu'il ne puisse y avoir ni grâce ni illusion dans ces plaisirs où l'amour n'a laissé que des besoins lascifs, et quelque fois une passion plus singulière peut-être que ces jouissances même. Rien ne surprend davantage dans l'histoire des Moeurs que les écarts, et pour ainsi dire les habitudes des beaux siècles de la Grèce, et du siècle le plus brillant de Rome. Beaucoup de peuples les ont partagés ; mais l'exemple de la terre entière n'en ferait pas la justification. L'exemple n'autorise que ce qui dépend de l'homme

ici, l'inconvenance est dans la nature des choses. Cet abus que commença probablement l'oubli de la pudeur réelle dans les femmes, aura été perpétué par les troupes. Les jouissances dépravées et la masturbation, s'introduiront toujours dans les camps, dans les couvens, dans les collèges, par-tout où l'on entassera des êtres de même sexe. Un écartsemblable chez les femmes trouverait une excuse, si des écarts réels pouvaient être légitimés par les considérations prudentes qui semblent interdire d'autres moyens. Lesfemmes ont tant de motifs de craindre les hommes, et tant d'autres encore pour n'avoir point, avec un homme, une liaison qu'il est si difficile et si rare de tenir parfaitement secrète ! Qui pourrait être surpris que quelques-unes aient cherché des dédommagemens à peu-près sans inconvéniens de ce genre, qu'elles aient trouvé dans une amie de quoi se passer d'amant, en évitant d'une manière infaillible les principaux dangers d'une union plus naturelle. Le sexe qui les condamne, leur rendit redoutable ce qui était bon. Pour nous, hâtons-nous moins de les juger trop sévèrement ; avouons même, sans les justifier, qu'elles sont souvent bien embarrassées parmi nous. Une autre considérationajoute beaucoup à ces différences entre le même écart juge dans l'homme ou dans la femme. Au manque de convenance dans les caresses et les attouchemens entre des êtres du nieme sexe, l'homme joint l'usage d'un organe qui ne fut pas destiné aux jouissances de l'amour, et que la débauche seule y consacra quand ses caprices infâmes perdirent la pudeur. VII. UN abus du besoin physique de l'amour plus fréquent peut-être que tout autre c'est de le satisfaire étant seul. On en voit quelque chose dans les animaux. L'homme isolé, les hommes entassés sans femmes dans les camps, dans les prisons les enfans encore dans l'ignorance des choses, ou dans la servile imitation de leur âge, des moines, des religieuses au milieu des contraintes sédentaires et des louables conséquences de leur voeu de chasteté, usèrent d'un dédommagement qui est insuffisant et triste lorsqu'il n'est qu'un soulagement, qui est coupable et dangereux lorsqu'il devient habitude, qui est absolument vicieux dans l'excès. Quelques mauvaises plaisanteries d'une Bonne, en habillant un enfant, purent l'accoutumer à des attouchemens. L'habitude se forme, l'organe s'irrite, il parvient à quelque engourdissement quand on l'ébranle beaucoup ; cela suffit à l'enfant pour l'amuser : cependant cet échauffement inutile altère déjà son tempérament ; enfin l'organe se développe et satisfait davantage l'imagination préoccupée. On fait ainsi, avant le besoin, des pertes que rien ne répare, et l'ame s'énerve, la santé se détruite La Masturbation est moins dangereuse quand elle ne commence pas avant la puberté. Dans l'âge fait, l'excès peut seul la rendre très-funeste à la santé. Quand elle n'a lieu que tard,rarement, dans l'extrême besoin, dans la solitude absolue, ou lorsqu'il est impossible d'obtenir des jouissances,sans tomber dans des inconvéniens plus grands ; lorsqu'elle ne fait ainsi que modérer des désirs trop dangereux, et qui pouvant devenir presqu'indomptables, auraient des suites plus funestes ; alors on oserait penser qu'au milieu des entraves qui nous placent sans cesse entre des privations excessives, ou le crime et l'imprudence, ce soulagement malheureux deviendrait pardonnable. Mais l'habitude, sans nécessité, en est essentiel¬ lement mauvaise, bien que cette action coupable ne soit point un crime comme l'adultère réel. En toutes choses, le seul bonheur de la vie, le seul plaisir moral qui ne soit pas absolument vain, c'est de donner du plaisir à d'autres : en recevoir n'est pas le bonheur, ce n'en est que la vaine promesse. Dès qu'on a connu la vie, l'on a sondé le néant de ces jouissances personnelles que nos désirs cherchaient dans l'ignorance des choses. Le plaisir donné est bien plus grand que le plaisir reçu. Il en peut être autrement chez beaucoup d'hommes : mais qui jamais s'avisera, en amour, de parler pour cette populace que notre morale cessera peut-être de produire ? La Jouissance est si rapide, que si elle n'était pas nécessaire à nos organes, les autres plaisirs, les caresses intimes vaudraient plus sans elle, que cette jouissance extrême dépouillée de tout ce qui l'accompagne et l'embellit. Le triste soulagement qu'on y substitue débarrasse d'un besoin dont les importunités deviendraient impérieuses et quelque fois irrésistibles. Mais dix secondes d'une commotion énergique sont aussitôt suivies de tristesse, parce qu'on n'a rien de ce qui devrait amener ou plutôt produire la volupté, de ce qui peut lui donner un prix réel. On passera six heures heureuses avec une femme aimée, ou seulement belle, ou seulement agréable et estimée ; il en restera un souvenir non moins heureux. Mais seul avec soi-même on n'obtient, après deux minutes assez sottement agitées, qu'une sorte de honte, de reproche, et le sentiment du vide profond dans tout plaisir qu'on prétendrait posséder seul. Malheureux, embarrassés, surchargés de besoins, poursuivis par les difficultés et parvenant à peine à conduire jusqu'à son terme naturel une vie dont le crime réel perdrait le repos, mais dont le devoir réel ne console pas toujours les ennuis ; nous voudrions encore, pour la vaine prétention de dissimuler notre misère, exiger que L'on en¬ tretienne un désir qu'il faut en même tems réprimer, que l'on fomente un appétit qu'il est défendu d'assouvir! Dans notre existence courte et laborieuse, n'attirons point le désespoir sur les pas trop précipités de la vertu. Excusons le solitaire, excusons une femme qui ne peut ou ne doit pas écouter l'amour : mais que cette ressource méprisable ne leur reste que comme un moyen méprisé de faire taire un besoin inutile

qu'on y ait recours

comme on boit de l'eau de mare, seulement lorsqu'il est impossible d'en avoir d'autre, et que la soiftue. L'émissionde la semencefatigue plus alors que dans la jouissance naturelle.Un mal plus grand encore, c'est que l'habitude de remplacer par cette émotion imparfaite, la plus expansive des jouissances, influe sur tout le moral, et plus particulièrementsur le désir de posséder l'autre sexe. En réduisant la jouissance à un simple soulagement, en n'y voyant plus qu'un préservatif conseillé par l'hygiène, on diminue le désir pour ce qui donne des couleurs à la vie, pour ce charme, ces grâces, ces agrémens, ces mouvemens de l'espérance dont le prestige n'est fondé que sur le désir de la jouissance, et dont on perd le sentiment,quand on perd ce premier des désirs. On se sépare de la moitié du genre humain ; c'est se réduire à ce qu'on aimait le moins, c'est renoncer aux plus douces affections, c'est choisir une vie stérile. Il est utile de chercher les raisons de cette différence qui rend les jouissances partagées bonnes par elles-mêmes, et les jouissances solitaires essentiellement mauvaises. L'homme bien organisé ne possède réellement que les biens qu'il partage. Cette loi de la Nature devient plus sensible dans les divers plaisirs, en raison de leur activité. Dormir est une jouissance en quelque sorte négative, on pourra jouir seul du sommeil : il n'en est plus de même d'un repas, surtout quand il y entre des fermentés qui pressent nos idées et animentnos sensations. Comment jouirait-on seul d'un plaisir que sa destination rendait mutuel, d'une jouissance qui, employant tous nos moyens, qui ébranlant tous nos organes, qui exaltant nos facultés, excite dès-lors dans toute leur force les sentimens expansifs, heureux lien de l'espèce entière, lien plus particulier des sexes et sur-tout des individus choisis l'un par l'autre. Dans l'acte solitaire, on s'isole, on se divise en quelque sorte. On n'a qu'une sensation dépouillée de sentimens affectueux, qu'une jouissance atténuée parce qu'elle n'est pas partagée. On l'altère, on la gâte, on la détruit presque en la séparant des accessoires qui devraient la préparer, qui la renouvelleraient ou la prolongeraient comme les désirs et les goûts, au-delà des bornes du besoin : les besoins eussent paru n'en être que l'occasion. Dans les vraies jouissances, la séduisante progression des douces caresses fait oublier l'indifférence et la fatigue de la vie commune. Non-seulement on jouit davantage par l'effet de cette loi générale qui augmente les biens communiqués, mais on jouit autant que les forces humaines le permettent, parce que c'est le propre de cet ordre de sensations qu'elles soient mutuelles, parce qu'alors elles sont embellies par le sentiment de ces avantages que l'on a en soi, et de cette puissance générative la première des facultés corporelles. Si l'amour se joint à la possession, si du moins on jouit de l'objet d'un choix exclusif, d'un désir particulier et raisonné ; s'il se donne avec les mêmes goûts, avec les mêmes sentimens de préférence : les plus délicates séductions de l'amour-propre s'unissent aux illusions du plaisir, et les hautes promesses de l'espérance se trouvent un moment remplies. L'ombre du bonheur ne s'arrêta jamais que sur l'homme qui connut la généreuse audace des vertus utiles et laborieuses, la majesté de ces hautes conceptions qui reforment les peuples, et la permanence de l'amitié véritable. Mais le plaisir, le seul qui suffise aux besoins de la sensibilité, le seul qui semble ajouter à notre être et qui agrandisse l'ame par les sensations, c'est de jouir dans un mutuel amour. Et il sera bon quelque fois que cet élan rapide élève l'ame, afin de l'étendre ; cet excès naturel mais toujours contenu, rompra l'uniformité de la sagesse, afin que la paix ne devienne pas une mollesse raisonnée : alors la sagesse des Sages sera la sagesse entière. Ceux qui ont étudié l'homme, savent tout le pouvoir des impressions secrètes de contentement et de tristesse, et combien les suites en sont grandes sur l'habitude de nos humeurs : ils conçoivent le danger physique de remplacerla volupté que les desirs attendaient par un plaisir faux, qui après chacune de ses épreuves, nous livre à un état de découragement,de dégoût et même de remord. Cette stupeur accable plus inévitablement peut-être que les autres peines de la vie, parce qu'elle contriste dans le moment même où l'on serait livré aux émotions de la joie, parce qu'elle vient consterner lorsqu'on est affaibli par une agitation convulsive dont le plaisir devrait réparer les pertes, mais dont le désenchantement ne peut que per¬ pétuer l'effet, parce qu'enfin l on ne trouve nulle force de l'ame, nulle consolation de l'esprit, nulle fermeté intérieure à opposer à ce mal, dont on sent le ridicule. C'est une faiblesse qui avilit et qui laisse sans diversion, en nous séparant des autres hommes dans l'instant qu'elle nous met mal avec nous-mêmes. L'indépendance de cet acte en augmente les dangers. On y trouve trop de facilité à le répéter, et trop de prétextes pour le préférer à ce que les circonstances offrent plus difficilement. Ces prétextes, joints à la force de l'habitude, font oublier d'autres plaisirs : et c'est un mal indirect non moins grand, que cette jouissance sombre devienne le complément de l'égoïsme, et qu'ellenous apprenne en tout à nous passer d'autrui, qu'elle nous dispense d'être tels que nous soyons aimés, qu'elle nous dispense même d'aimer, qu'elle rende le coeur aride, en l'accablant du vide des plaisirs et du sentiment anticipé des vanités et du silence de la vie. VIII. LES effets d'une Prostitution momentanée, d'une prostitutionlégale ou religieuse, selon les rites que l'abus d'institutions antiques avait établis dans plusieurs contrées célèbres, rie seraient pas avilissans comme ceux de la débauche. Le mal qu'on ne croirait pas un mal, dégraderait bien moins que celui que l'on fait en le connaissant, en s'abandonnant volontairement à la bassesse, en y conformant toutes ses habitudes. Quelque fois même des crimes héroïques, en nuisant à la Société sans doute, élevèrent pourtant l'ame de l'individu dans cette fausse direction de l'enthousiasme. Ce qui déshonore, c'est ce qu'on croit déshonorant : ce qui corrompt un homme, c'est ce qui est contraire aux moeurs reconnues par lui-même ; ce qui corrompt les hommes, ce sont des Moeurs erronées, des maximes locales contraires à la Morale seule vraie et toujours constante, a la morale primitive de l'homme existant ou possible. SECTION VI. USAGES. Vues générales. – Effets divers de l'Amour selon leslieux, etc.– Effets du Flux Menstruel sur l'opinion. – Des Plaisirslégitimes.– Mariage : Célibat : Divorce. – Des Enfans dans le mariage. – Suite des Usages. I. J'AI parlé plusieurs fois des législateurs anciens : je disais que le trait hardi de leurs grandes ébauches paraissait grosser parmi les dessins corrects et ces formes usées que leur opposent les modernes. Je n'ai point prétendu décider la supériorité du génie des siècles où tout commença, et tout s'entre prit, sur les siècles qui éludent ou qui répètent. Je pense même que l'homme supérieur de nos jours a souvent beaucoup plus de sciences et quelque fois autant de génie que les grands hommes d'alors; mais les obstacles aux conceptions inusitées sont si grands maintenant, du moins en Europe, qu'il faudrait un concours de circonstances heureuses pour faire entreprendre de les surmonter. Maintenant on connaît l'homme aussi bien qu'autrefois, mais les choses ont une force d'inertie qu'elles n'avaient pas dans le tems des essais ; la multiplication démésurée des hommes, la masse énorme des peuples entassés sous la même loi, rendent la vie populaire si laborieuse et soumise a tant de besoins, qu'il est impossible de la changer sans faire d'abord des sacrifices. La masse qui pullulle, croit la vieille habitude de sa misère, et la vieille nuance de ses moeurs, aussi naturelles que la marche des astres ; elle voit son train de vie comme elle entrevoit ce cours perma¬ nent du Monde, dont elle n'imaginerait pas que le changement fût possible. L'homme a tous les besoins de l'animal

et il faut bien que tous soient bons dans le principe, puisqu'ils sont en lui. Mais plusieurs de ces besoins sont funestes dans la Société. Le besoin d'oublier quelque fois le respect de la propriété, de laisser le joug des lois

le besoin de battre, de piller, de défendre le ressort trop comprimé, de frapper, d'incendier, de violer, voilà la vraie cause qui perpétue la guerre, cette monstruosité sociale. Ce ne sont point les difficultés de la politique : on eût trouvé le moyen de les concilier, s'il n'y eût eu dans la guerre ni sang, ni pillage ; si la victoire eût dépendu du sort des dez, au lieu du sort des combats ; s'il n'y eût eu ni musique, ni eau-de-vie, ni avancement, ni licence, sur-tout rien pour les passionssubalternes... Notre législation s'est trompée dans le choix des besoins qu'il fallait effectivement contenir, et de ceux qu'on pouvait satisfaire : et, je le répète, il est bien difficile que la manière générale des Sociétés soit changée autrement que par quelque grande révolution physique. Cependant il sera toujours utile de ne pas abandonner tout-à-fait la vue de ce qui devrait être : il se trouve encore des lieux, ou des momens particuliers, où l'on peut s'en approcher, et d'autres, où l'on pourrait arriver aux véritables institutions. L'Egypte avait vieilli ; mais auprès d'elle la Grèce était jeune. Aujourd'hui les voyageurs inquiets parcourent et sillonnent en tout sens les terres les plus sauvages des peupladesles plus reculées. Cependant, que de pays recevraient encore des Djemschid, des Minos, des Pythagore ! Mais ils ne produiraient point de denrées coloniales. Les Orientaux révèrent de Purs Esprits : cette idée se propagea, elle devint dominante. Il fallut prescrire des moeurs convenables aux êtres surnaturels qu'on supposait : il est vrai que cen'était pas leurs moeurs qu'on avait à régler, c'était les nôtres ; mais ne fallait-il pas que nous devinssions semblables à eux ? Avec ces prétentions angéliques au-dehors et pour la montre, nous ne pouvions manquer d'avoir une morale de singes. L'Italie ancienne ne rougissait point de ses Lupercales : l'Italie moderne, après avoir aboli, dans l'Europe, ce grand scandale, vit des chèvres descendre des Alpes à la suite des armées. Ce n'est pas que Montesquieu, Helvétius et plusieurs autres, n'aient hasardé d'indiquer ce qu'il faudrait faire. Notre siècle sait tout : il n'établira rien. II. QUAND des nations, placées dans l'indépendance, demanderont une de ces formes distinctes qui diminuent notre malheur, lorsqu'elles sont bonnes, et peut-être aussi lors même qu'elles ne le sont pas ; on pourra soustous les climats trouver dans l'amour la lien principal de la Cité. Mais les climats extrêmes opposeraient quelques obstacles ; tandis que le ciel d'Ionie ; la température d'O-Taïti, naturaliseraient d'abord ce que l'on voudrait établir. En Europe, l'amour est une harmonie délicate ; il soutient habituellementl'ame ; il est dans le coeur comme une occupation douce, et qui répand de la grâce sur les rapports actifs et passifs de la vie, sur les sensations, sur les affections. Dans le Midi, l'amour est un appétit absolu, une fermentation comme la fièvre de la colère ; il irrite, il excite les affections despotiques et haineuses. Dans le Nord, c'est une agitation modérée qui entretient la vie, qui soutient les affections aimantes. Les peuples actifs et qui luttent sans cesse contre les besoins directs, les hordes demisauvages, les peuples chasseurs, ne voient presque dans l'amour, qu'une diversion, qu'un amusement; il n'a chez eux que des saisons. On s'en occupe, quand on n'est occupé ni de chasser, ni de boire, ni de fumer, ni de danser. Dans les hommes, l'amour atteint la pensée, mais il est sur-tout dans les affections ; il tient au besoin d'éprouver de la joie et des plaisirs ; c'est l'objet qu'on envisage comme propre à donner au coeur un but actuel, au milieu des soucis qui reculent toujours le but de la pensée. Dans les femmes, c'est la grande affaire de la vie ; parce que l'homme s'étant emparé de toutes les autres, et n'ayant point laissé de but aux femmes ordinaires, elles n'ont rien à espérer que par les hommes

et rien à faire que d'espérer d'eux. Presque par tout où elles sont plus dépendantes que dans le Nord de l'Europe, elles le sont trop : ce n'est plus la dépendance des choses, c'est la soumission aux hommes. L'imagination agit trop ici chez elles, et là pas assez. Elles y attendent tout de la volonté de l'homme, comme ici elles attendent tout de sa passion. Chez les peuples dont les moeurs sont plus grossières que simples, les femmes sont abruties par l'asservissement. Elles reçoivent un homme, et ne l'aiment pas, ou bien elles aimeront en esclaves, elles admireront un guerrier, elles seront étonnées devant l'être fort. Si plusieurs de ces peuples font faire par les femmes les travaux les plus rudes, ce n'est pas toujours l'effet de la faiblesse de ce sexe, il faut y voir encore d'autres causes. Les affections passionnées y sont peu durables, elles n'ont d'autre objet que la jouissance, elles y changent trop subitement. Ces retours, ces intervalles marqués, inspirent une sorte de mépris pour ce qu'on peut sifacilement cesser d'aimer; et ce mépris est naturel là où l'homme n'a d'autres sentimens que les résultats informes du besoin. Une autre cause, faible ou importante selon les climats, c'est l'espèce d'horreur que les menstrues inspirent. Dans les pays chauds, où la putréfaction est si prompte et si funeste, les femmes paraissent dégradées par cette sorte d'infirmité.Les inconvéniens ne peuventenêtre cachés, à peu-près, que dans une civilisation assez avancée, mais ils continueront de déplaire, même alors dans ces contrées où le tempérament de l'homme n'a point de repos (39). Les peuplades septentrionnales auront d'autres raisons pour laisser les femmes dans une grande infériorité. La force corporelle est sur-tout ce qu'on y chérit, et les femmes n'y seront guères estimées que quand les moeurs des villes y rendront les hommes sensibles à d'autres avantages, à un autre mérite. III. LES Menstrues sont un assujétissementsi incommode, si désavantageux, si contraire aux illusions du desir, qu'il devient humiliant ; l'on en a honte ainsi qu'on aurait honte d'une difformité. Cependant ce n'en est pas une : cette misère humaine est universelle, comme si elle était destinée à diminuer l'ascendant des femmes, et à interrompre le songe des voluptés. Mais cette incommodité qui rendit les femmes odieuses, ou méprisées, comme l'objet plus immédiat d'une sorte demalédiction, les lit aussi révérer comme l'objet d'une attention plus particulière des Dieux, quand on considéra ces périodes comme liées aux révolutions de l'astre qui préside aux choses mystérieuses. Les femmes furent prophétesses, parce qu'on les crut soumises à l'action spéciale des forces surnaturelles et des influences cabalistiques, ce que leur imagination ardente sembla confirmer. Chez les Celtes, les femmes étaient consultées dans toutes les affaires importantes. On voit dans César, qu'Arioviste désespéra de la victoire d'après leurs décisions. Les Germains reconnaissaient en elles un esprit saint et prophétique (40). IV. PLUSIEURS législateurs avaient senti qu'il était sage, ou même indispensable, de laisser aux désirs quelque liberté ; que c'était conserver le droit de les contenir, et s'en réserver les facilités ; qu'une sévérité plus exigeante ne saurait empêcher long¬ tems les écarts secrets, auxquels il n y a plus de bornes dès qu'on s'est vu réduit à les tolérer ; que ce n'était pas assez d'avouer des plaisirs réglés, qu'il fallait encore en tolérer, en autoriser, en établir qui fussent irréguliers peut-être, mais d'autant plus convenables au coeur de l'homme plein de fantaisie, occupé de changemens, avide d'excès. Le Christianisme, au lieu d'effectuer la réforme des moeurs, n'a fait qu'en annoncer la dangereuse prétention. Après tant de licence, une pureté si grande et si vaine, inconsidérément exigée, produisit quelque dévouement réel, et beaucoup plus d'hypocrisie. Interdire à l'homme toute faiblesse, et pourtant ne rien faire, ou presque rien pour former des hommes capables de suivre sincèrement une règle sévère, c'est retarder de plusieurs siècles l'amélioration morale. Perfection et servitude, c'était deux choses absolument incompatibles : on voulut les réunir, il n'en résulta que fanatisme et corruption. L'austérité ne produit rien : c'est un esprit destructeur. L'austérité peut faire cesser le désordre visible, parce qu'il est de sa nature de tout arrêter par l'étonnement

mais elle n'établira pas un ordre universel et durable. Ce silence claustral fait taire les volontés, et n'en change pas les mouvemens: le silence règne au-dehors, mais tout s'exprime à voix basse, et les signes cachés substituent aux actions connues des intentions perfides et des dédommagemens solitaires. Cet esprit personnel de subterfuges et de duplicité tranquille, relâche ou comprime à jamais dans l'ame les ressorts généreuxde l'indépendance qui seuls offraient de grands moyens à l'autorité elle-même. Dans lesJeux Floraux, les filles publiques allaient toutes nues dans la ville, dit Séneque ; le peuple n'osa demander ces jeux, du tems de Caton ; mais les moeurs n'en étaient que plus licencieuses(41). « Le premier Mai, à Paris, les. courti¬ sannes montaient nues sur le théâtre et de là couraient dans les rues avec des flambeaux ». Lorsque Louis XI fit son entrée dans Paris, des filles toutes nues représentaient des Syrênes. A Pegu, et dans d'autres villes, les femmes sont habituellement presque nues. Que l'on ne parle point du climat : si cela est contre la vraie décence, la chaleur ne l'autorise pas. Il fait aussi chaud à Bassora, l'on n'y est pas nu. L'usage en décide, et c'est sans importance pour les véritables moeurs. Dans les repas de luxe, et dans les festins hospitaliers, on joignait au plaisir de la table d'autres amusemens, dont sans doute on abusait souvent, mais dont l'usage presqu'universel a prouvé que les moeurs publiques n'en étaient pas plus altérées que par la pruderie Nazaréenne (42). V. ON prétendra que nos institutions ont assez fait en nous accordant les plaisirs légitimes du Mariage. Mais ces plaisirs ne suffiraient pas encore, si même ils donnaient moins rarement le bonheur. C'est trop réduire la vie du coeur, que de n'accorder, dansl'existence entière d'un homme, qu'une seule progression des sentimens de l'amour, et de l'énergie des espérances. J'avouerai qu'en supposant les choix les plus réfléchis sur cent unions indissolubles, on doit en espérer une heureuse. C'est prouver, trop peut-être, combien je suis loin de me joindre aux nombreux détracteurs du Mariage. Un calcul assez simple établirait que non-seulement les faits sont tels, mais qu'ilsne sauraient être autrement. Je le supprime. Je dirai seulement que, s'il est un arrangementque je trouve admirable, c'est celui qui suppose que tous les hommes, les plus bornés avec les plus ingénieux, les fous avec les justes, raisonnables ou non, nobles ou vils, ineptes ou désabusés, que tous seront accomplis dès qu'on les aura mis deux à deux, et qu'ils vivront durant cinquante ans en bonne intelligence au milieu de tant de détails, occasions perpétuelles de mécontentemens, au milieu de toutes les difficultés de la vie (43). Ce choix réfléchi que je voulais bien admettre, je ne puis l'accorder en général, puisqu'on veut les marier tous (44). Je sais que ceux-là vivront bien ensemble, qui auront tous deux une humeur équitable et douce ; mais que veut-on faire du très-grand nombre qui n'apprendra même pas qu'une telle humeur puisse exister et se soutenir, et parmi lesquels on trouvera quelques bons coeurs, et pas une tête juste ? La bonté du coeur nous suffit, diront-ils : et cela ne me surprendra pas ; ils sont dignes d'approuver le mariage indissoluble, ceux qui connaissent si bien les hommes. Je parlerai quelque jour des bons coeurs, et de l'avantage qu'ils procurent à la société (45) : car tous ces songes qui nous préoccupent long-tems, font du cours presqu'entier de nos années une suite d'erreurs ; et le mal d'être tant de fois détrompé trop tard, est plus grand que l'avantage d'être par hasard abusé d'une manière heureuse. Quand des liens inévitablement suspects et mauvais, forment le seul moyen de bonheur domestique qui nous soit permis, quand on le rend indissoluble, c'est dire assez haut que l'on se joue de la destinée individuelle, que l'on compte l'homme pour rien, et qu'on ne voit dans les hommes même que des unités numériques que l'on multipliera pour les travaux et les contributions. Les Peuples alors font une réponse muette et désastreuse : ils renversent ces institutions iniques par le sourire du dédain

ils affectent de les suivre, et savent leur échapper : bientôt tout devient illégal et arbitraire, caché, perfide, ironique. Les Moeurs sont perdues. Que vous importe ? Vous aurez beaucoup d'Extraits-Baptistaires. Je ne considère plus les victimes que fait le Mariage indissoluble, mais seulement le but que l'on se proposa, quand on s'avisa de l'instituer. Je dis que ce but ne sera généralement atteint que dans les siècles gros¬ siers. Plus tard les Célibataires se multiplieront ; et parce que vous n'aurez pas établi un Divorce prudemment contenu, mais légitime, vous verrez le mariage avili (46). VI. SANS doute, les enfans peuventformer un lien puissant, et rapprocher ceux qui, sans eux, seraient si rarement unis. Mais lorsqu on raisonne tout, lorsqu'on examine si vraiment on doit attendre beaucoup de ses enfans ; cette illusion s'affaiblit comme toutes les autres. Notre manière de vivre demande qu'on se marie tard ; et cependant c'est en grande partie parce qu'on ne se marie pas assez tôt, que les enfans ne sont presque jamais les amis de leurs pères. La différence d'âge est trop grande. Vous vous mariez quand le tems de l'espoir commence à passer, et ce que vous ne prétendez plus recevoird'ailleurs, vous vous le promettez de vos enfans. Mais donnez gra- tuitement vos soins, et n'attendez rien. Ordinairement l'amour paternel est un sentiment, un besoin ; ordinairement l'amour filial n'est qu'un devoir,ou unevertu.Epoux ! soutenez-vous mutuellement, quand cela se peut : cherchez-vous l'un l'autre, car c'est vous qui êtes vraiment ensemble : pour vos enfans, ils chercheront d'autres appuis, ils se dévoueront à des amis imaginaires ; et ce ne sera que lorsque vous serez morts, qu'ils sauront quels étaient leurs vrais amis. Les raisons en sontsensibles.Ce n'est point un vice du coeur de l'homme, ce n'est point une faute de la Nature, c'est une suite de l'état présent des choses. Le fils a tout reçu, et n'a plus qu'à rendre. Le père a tout donné, il n'a plus qu'à recevoir Le fils commence sa vie, il ne peut se retrouver dans celui dont la vie passe : le père va finir sa vie, il se retrouve dans celui dont la vie continue. Le fils croit voir dans un père une puissance qui diminue sa liberté : le père voit dans son fils un agent qui étend son pouvoir. Un père apperçoit ce qu'il y a à faire pour son fils, c'est un but pour les projets, un aliment pour l'imagination, un prétexte pour les vues ambitieuses. Un fils ne voit point qu'il ait rien à faire pour son père et quand il pourrait le découvrir, il lui manquerait d'y songer. Il était nécessaire que les parens aimassent leurs enfans : il n'était pas nécessaire que les enfans aimassent leurs parens. Les parens supposent qu'ils seront imités par leurs enfans : les enfans ne sauraient espérer d'être imités parleurs parens. Toutes les vues de l'homme actuel se portent vers l'avenir : or, les pères ne sont point dans l'avenir pour les enfans

et dans l'avenir,

les enfans sont tout pour les pères. Les beautés, les facultés physiques et morales croissent dansl'enfant ; il est naturel de s'intéresser à ce qui s'embellit. Elles diminuent dans le père ; il n'est pas naturel de s'attacher à ce qui décline. Les enfans pourront honorer les pères : les pères ne pourront guères honorer les enfans. Ordinairement ce qui est à faire en cela, se trouve presque achevé. Tout ce que seront les enfans est inconnu des pères, et dès-lors les inquiète et les occupe. Ce que seront les pères, ils le sont déjà ; il n'y a pas là d'incertitude, et il faut de l'incertitude pour animer les passions. Les enfans coulent et ont coûté des peines, des soins, de l'inquiétude, de l'argent ; grande raison d'attachement. Ces causes d'affection manquent chez les enfans : et mêmeles pères leur occasionneront peutêtre un jour ces sollicitudes ; raison de ne pas les aimer. Tout paraît volontaire de la part des pères; ils ont le plaisir de se croire généreux, ils aiment naturellement. Tout est devoir de la part des enfans ; ils aiment quand ils se plaisent à bien faire. Heureusement on aime aussi ceux avec qui l'on a des habitudes. Vous verrez encore que le père a rarement à gagner, et que dès-lors il a tout à perdre à la mort de ses enfans

mais souvent les enfans ne possèdent rien jusqu'à la mort de leur père. VII. VOYEZ la Note (47). SECTION VII. DIVERSES CONSIDÉRATIONS. I. LAISSEZ long-tems dans l'ignorance de ce qui concerne l'union des sexes, ceux-là seulement en qui vous avez suivi les développemens du caractère, sansleur voir la moindre force pour régler des désirs relatifs à ce qu'ils connaîtraient. Mais n'espérez pas prolonger et maintenir cette ignorance dans une manière de vivre, dans des habitudes, et dans le degré de connaissances qui ne sauraient l'entretenir. Quels résultats obtiendriez-vous ? Au lieu de l'ignorance dans la tuelle la curiosité inévitablement éveillée, ne peut laisser, on aurait une demi-science qui est très-dangereuse. Elle excite les désirs, elle occupe l'imagination comme le ferait une connaissance entière des choses et elle prive des lumières indispensables pour éviter les maux mêlés à ces biens que l'illusion va tant exagérer. Cette incertitude prépare la voie aux séductions les plus ridicules. C'est par-là qu'on peut être réduit à cet état de stupidité avide, inquiète et confiante, qui divinise, dans une jeune tête, ce qu'on devrait mépriser. Les passions les plus imbécilles, comme les plus funestes, sont l'effet très-naturel de cette fausse connaissance des choses qui excite sans éclairer, qui pousse le coeur et les sens à chercher, à saisir dans les ténèbres, sans prudence, sans choix et bientôt sans volupté. Si cette ignorance des choses pouvait durer autant que le veulent les parens, si le coeur ne contractait pas alors des liens qu'on trouve ensuitesi difficile de rompre, on la conseillerait à la plupart des femmes qui sont, ou que l'on rend, plus propres à sentir qu'à penser, et qui se livrent habituellement aux impressions du moment sans considérer l'avenir. Mais cette ignorance est incertaine

quelque fois elle subsistera;

dans presque tous les cas l'utilité en sera douteuse. Quant à ceux qui ne suivront pas en aveugles l'impulsion du moment, qui auront, et l'habitude, et la faculté de raisonner leur conduite et de voir les résultats qui sont encore à naître, il est bien plus prudentde les instruire entièrement. L'ignorance des choses est la seule source des fautes de celui qui pense et qui veut. Dès-lors qu'on a la force de suivre le vrai, l'on a le droit comme le besoin de le voir à découvert. Peut-être en sachanttout, on perdra l'ivresse d'un premier amour. Mais le repos de la vie entière vaut plus que le charme de quelques heures. Ces sentimens trop extraordinaires sont délicieux, et funestes

c'est un nuage de parfums qui cache l'abîme où l'on se précipite avec joie, où l'on reste avec tant d'amertume, et d'où l'on ne sort qu'avec tant de difficultés. Bien rarement les femmes doivent regretter les joies de l'amour du coeur : elles paient ordinairement si cher cet enchantement passager, qu'on ne leur fait point de tort en les en privant. N'ayons que les vrais biens de la vie : ce sera suffisant, si par-là nous évitons ceux de nos maux qu'il paraît en notre pouvoir de prévenir, c'est-à-dire, les plus nombreux et les plus déchirans. Il est vrai qu'il ne faut pas prendre un milieu incertain. Si l'on désespère de maintenir une entière ignorance, et qu'alors on ne laisse pas tout au hazard, on doit n'y rien laisser. En général pour que notre conduite soit conséquente, il est bon que chaque détermination ne résulte que d'un principe, le raisonnement de l'esprit, ou l'instinct du coeur. Si nous voulons être dirigés par tous deux à-la-fois, ce sera souvent en sens contraire ; et notre mouvement sera plein d'oscillations et d'incertitudes. Peut-être faut-il que non-seulement l'on sache tout, mais que le désenchantement suive aussitôt

l'imagination qui rempla¬ cerait les passions encore inconnues, altérerait également les idées. Il faut tout dire en même-tems, et montrer les choses telles qu'ellessont ; sans aucun ménagement pour nos erreurs, sans aucune réticence Sur nos besoins, sans aucune tolérance pour les séductions vicieuses. Il n'est de vérité utile, que la vérité entière. Pour beaucoup de gens, dit-on, c'est un aliment trop fort que le vrai. Si cela est, ne leur dites rien du tout. Conduisez par la vérité les bonnes têtes, toutes les bonnes têtes : les autres suivront, et ainsi tout marchera. II. IL s'est établi entre les deux sexes une sorte d'état de guerre, un manège, des ruses, une envie mutuelle de se surprendre et de vaincre, dont il résulte plus de maux qu'on ne le croit communément. Les uns s'en amusent, les autres en sont victimes(48). Quand il prend à quelqu'étourdile caprice de s'imaginer qu'il aime ; quand il sollicite, qu'il proteste, qu'il pleure, vous lui croiriez une ame. Attendez que la saison soit changée, ce malheureux va reprocher à celle qui l'aimait, de lui avoir cédé trop vîte. En la pressant, vous étiez donc un traître. Si elle s'avilissait à vos yeux, il fallait la quitter alors. Mais ce n'est pas le défaut d'estime qui a détruit vos plaisirs : c'est parce que votre plaisir a fini, que vos mépris ont commencé. La nature donne au mâle l'instinct de chercher,d'exiger en quelque sorte ce plaisir qui fait le lien des sexes et la perpétuité de l'espèce.Elle donne à la femelle l'instinct de s'y refuser d'abord, et de ne pas s'y rendre indistinctement. A l'appétit direct et grossier de l'amour, le coeur immense de l'homme ajoute des sentimens comme infinis. Son industrie a changé l'attaque simple d'un sexe, et la simple résistance de l'autre en une multitude de moyens d'attaque et de résistance. L'amourpropre s'y est joint, ce qui était infaillible : il en a fait une guerre offensive et défensive, pleine d'adresse, de subtilités, de dissimulation. On veut à-la-fois tromper et être le maître, comme si ce devait être une même chose.Jadis on passait souvent la vie entière dans ce ridicule entêtement. III. PARMI ceux dont les affections obéissent à des sensations irréfléchies, les hommes très-jeunes aiment assez ordinairement les femmes d'un certain âge ; aux hommes âgés il faut des enfans. La possession d'une femme faite en impose davantage à celui qui n'est encore rien dans le monde. Il y a une sorte d'idolâtrie dans les premières affections

et ce qui étonne le

plus, ce qui excite le plus de surprise, est pins naturellementdivinisé. A dix-huit ans, on est flatté d'avoir pour maîtresse une femme qui joue un rôle. On peut respecter une femme de quarante ans, mais comment vénérer une fille de seize ? L'amour-propre sera entraîné par les attentions de l'âge qui a de l'expérience, et qui doit avoirla connaissance du monde et du mérite des hommes. Ce que pouvait craindre un homme de cinquante ans, c'est qu'on le trouvâtsuranné ; il lui est agréable de paraître jeune encore à des yeux très-jeunes. Un homme refroidi, ou qui seulement en jouissant souvent, a rencontré des formes fatiguées, voudra des jouissances dans lesquelles il n'ait point à craindre les traces du tems : comme les émotions ordinairess'affaiblissent chez lui, son espoir est d'en rencontrer d'un ordre nouveau. Il faut aussi qu'il surprenne les sens : alors on ne le dédaignera pas, ne pouvant le comparer à un autre homme antérieurement connu. IV. C'EST dans les choses indifférentes que l'on prend volontiers le moment comme il vient, mais on voudrait choisir le plus favorable pour celles qui doivent être heureuses. Dans le plaisir, il vaudrait mieux renoncer à tout que d'avoir à combattre des entraves trop certaines : on découvre tôt ou tard qu'il faudrait, ou jouir en paix, ou se décider à ne jouir pas. Dans des choses désagréables, un incident nouveau, un désagrément qui survient, fût-il grand même, contrariera bien moins, parce qu'il maintient les choses dans leur situation naturelle. Ce qui déplaît sur-tout, c'est ce qui dérange l'ordre que notreimaginationétablissait,quenotreespoir adoptait, ce qui est contraire à la nature de la chose dont nous prétendions être occupés : en sorte que dans un plaisir quelconque, le moindre obstacle, le moindre mal rebute. Les obstacles qui précèdent un bien, servent quelque fois à le rendre plus précieux : mais ce qui vient interrompre le plaisir qu'on s'était promis, en détruit l'aimable séduction. Rarement celui qui sent avec beaucoup d'étendue,peut éviterce triste souvenir de nos misères: dans chaque chose il découvre beaucoup de choses, comment n'y pas voir des discordances ? V. LEgenre de perfectionqui peut être connu de tout le monde, ce qui est le plus propre à rendre célèbre la beauté d'une femme, n'est pas ce qui la fait le plus aimer, ce qui cause la passion la plus durable. Une taille moyenne a des grâces plus attachantes que cette taille élevée, dont les avantagesseront seulement plus de noblesse dans la marche et plus d'élégance dans le mouvement des draperies. Mais pour l'intimité, quand on ne marche pas, et que les draperiessont oubliées, une belle peau, un beau sein, de l'expression dans l'oeil, de l'amabilité dans le sourire, quelque grâce dans la main, un bras dont les contours soient arrondis et pleins, voilà ce qu'il faut aux désirs, quand l'homme a lui-même la grâce du desir. Moins de beauté sans défauts, est préférable à une grande beauté altérée par un seul défaut sensible. Assurément c'est une simple fantaisie de mettre beaucoup d'importance à la perfection de la jambe ou du pied : c'est un agrément du second ordre. Mais on voit toujours le bras : il agit ; et c'est dans le mouvement du bras que sont l'adresse, les manières, et la plus grande partie des grâces. VI. UNE véritable union est trop rare, pour être seule permise à l'homme juste. Souvent des biens si grands ne sont pas donnés même à ceux qui en seraient dignes. La mort serait déplorable : mais c'est dans la vie même que les choses belles échappent à nos désirs, et il faut quelque fois que les prétentions les plus légitimes descendent à ce que la terre contient pour nous. D'autres liaisons moins heureuses, moins louables, mais qui pourtant ont leur beauté, donneront ou quelque bonheur, ou quelqu'oublides maux : il ne faut pasles condamner sans indulgence. Ne dites point que cette indulgencecompose avec nos faiblesses ; si ce qu'il nous est le plus difficile de ne pas vouloir est un mal, nous devons nous l'interdire, quoi qu'il en coûte : mais c'est la misère de notre destinée qui nous justifie, quand nous nous réduisons à ce qu'on peut tolérer, au défaut de ce qu'on approuverait. Un bon esprit rendra indifférent et même bon, ce qui ne sera pas essentiellement mauvais. Un mauvais esprit pervertira tout ce qui ne sera pas essentiellement bon

l'on verra même les choses excellentes altérées ou avilies. Il en résulte malheureusement, dans l'extrême inégalité des esprits parmi nous, qu'on arrange la morale pour le vulgaire, qu'ainsi elle ne peut pas convenir en tout aux ames élevées ; que dès-lors plusieurs d'entre nous s'écartent un peu de la voie battue ; que c'est avec raison, à quelques égards, parce que cela est inévitable ; mais que cet exemple entraînera les sots, et que ces pauvressots se culbuteront dans ces chemins peu tracés où l'on eût pu marcher droit. Il y a dans la pensée la plus pure du plus juste des hommes, plusieurs choses qui ne conviennent peut-être qu'à son usage ; qu'il se nourrisse de ce que le vulgaire digérerait mal, il est né pour s'en faire un excellent chyle en secret. La morale du sage peut n'être pas en tout la morale du peuple. Jamais ils n'en conviendront ces hommes qui se sont séparés du genre humain pour le tenir sous une férule uniforme. C'est leur troupeau, disent-ils ; et ils font bien de l'appeller ainsi, puisqu'ils le veulent semblable au mouton, stupide, opiniâtre dans sa routine et facile à tondre. Si vous jouissez de l'union réelle, entretenez et respectez ce qu'on peut en attendre pour l'oubli des misères de la terre, l'oubli de ce qui n'est point ce qu'on aime. Mais n'exigeons pas de tous, ce que tous les coeurs ne peuvent pas connaître, ce que même on ne peut pas se donner quand la destinée le refuse. Dans la privation d'un avantage plus désiré, mais qu'on n'a pas obtenu, le besoin d'un attachement, et les besoins des sens peuvent vouloir que l'on contracte des rapports qui ne sont pas un crime, qui ne sont pas toujours une faiblesse.Ces rapports, quoique inférieurs aux unions légales ou parfaites, exposent à moins de dangers ; quelque fois ils sont conseillés par la prudence. VII. IL est des hommes à qui le sentiment de l'ordre est naturel ; le mal leur est pour ainsi dire impossible. Ils ne seront ni injustes ni vils ; nulle liberté de moeurs ne deviendrait chez eux du libertinage. Le sage est juste et ferme

il sait placer une saison de plaisirs dans la longue année du devoir. C'est à lui qu'il appartient de sortir des habitudes du lieu où il vit, mais seulement quand les lois de la Société ne doivent pas le défendre, quand cette Société n'a point deMoeurs. Il se soumet à l'ordre, car, il le connaît ; il observe les convenances des choses et celles du moment ; il est assez fort pour penser sans préjugé, pour agir sans licence, pour voir juste sans abuser ; il se soumet aux lois reelles, et même à l'intention des lois positives

mais la vie privée de l'homme qui pense n'est pas assujétie à la coutume arbitraire, ni à la lettre des réglemens établis pour la foule. Ces réglemens, ces usages qui n'ont rien de sacré ni quelque fois de légitime, et qui souvent se trouvent en contradiction avec l'esprit des lois de l'Etat, seront doucement modifiés dans le silence de la vie privée, par quiconque pensant assez pour avoir droit de les juger, est assez sûr de ses intentions pour décider luimême dans ce qui le concerne. Un père doit toujours être obéi ; mais il commande à l'aîné de ses fils d'égorger le plus jeune : la loi a donc besoin d'interprétation. Ces cas sont prévus, dira-t-on, et l'on ne doit pas d'obéissance pour un crime. Soit : mais il lui commande d'aller mendier. Le fils trouvera-t-il dans la loi ce qu'il doit faire ? Une loi, transmise jusqu'à nous, défend toute jouissance des sexes que le mariage n'autorise pas : si cette loi n'était pas obser¬ vée en général, son but ne serait pas atteint. Mais une femme manquera à la lettre de cette loi, sans manquer à la loi elle-même, si elle a une volonté bien fixe de suivre cette raison qui l'a dictée, si elle évite tout ce que la loi prévient tacitement, si elle remplace par une pudeur fondée sur le sentiment invariable des convenances, cette pudeur aveugle qui n'est autre chose que l'éloignement pour des choses inaccoutumées, et qu'on a entendu dire honteuses, cette pudeur vulgaire qui, une fois négligée,se perdra aussi-tôt, , parce qu'elle n'est fondée que sur l'habitude et une sorte d'instinct, non pas sur la raison et la délicatesse dans les sensations. Il se trouve qu'elle sait penser et prévoir, et qu'indépendante en entrant dans la vie, elle l'observe avant de s'y précipiter. Ce qu'elle découvre d'abord, c'est une opposition presque perpétuelle entre les devoirs importans et les devoirs secondaires, entre les devoirs enfin et les caprices des moeurs Elle voit trois partis à prendre. Si elle s'assujétit aux dispositions littérales du législateur, aux fantaisies des docteurs, aux livres du peuple, aux dévotes, ou à la mode ; dans la supposition toute fois qu'elle parvienne à tout concilier en ce cahos, elle vivra d'une manière pénible et comprimée, très-souventexposée à faire un mal réel pour suivre une erreur consacrée.Mieux vaudrait laisser la vie, que de s'attacher inutilement ces chaînes pesantes réservées pour les esprits robustes, à qui toute forme est indifférente, pourvu qu'on mange et qu'on dorme. Elle pourra sauver les apparences, et rester très-scrupuleuse au-dehors, sans avoir intérieurement d'autres principes que ses passions, ses intérêts et la prudence de les masquer. Mais ici il n'y a pas inconvénient aux yeux de la raison, il y a impossibilité. Que lui reste-t-il donc ? si ce n'est d'examiner ce qui oblige véritablement y de chercher sa loi dans la vérité des choses, de ne s'assujétir qu'au devoir réel, afin de le suivre, quoi qu'il en puisse coûter : seul parti honnête, seul digne de l'être sensé qui veut, avant tout, vivre en paix avec soi-même. Tout fuit sans retour ; nous ne saurions trouver dans aucun plaisir ni consistance, ni valeur réelle. Mais quelque passagers, quelque futiles que soient tous les résultats, une joie incomplète vaut encore mieux que des misères sans distraction. Nous allégerons ce que nous ne pouvons changer. Descendons en paix dans l'oubli

là se perdent nos larmes commenotre gloire, et nos sacrifices, et nos vertustrompées. L'austérité des Mages et l'industrie des Moines, le charlatan dont on rit et celui qu'on adore, les fous de tous les âges, les pantins de tous les pays ; tout tombera : et les astres que de longs siècles calculent, et le Monde que nous aurons espéré de connaître, la Terre que nous donnons à l'homme, et le Ciel que nous donnons aux Dieux. Descendons paisiblement. Que des voluptés pures entraînent nos années. Quelques jours ont fini l'orgueil de Balbeck et les longues merveilles d'Herraopolis : la grandeur des Peuples a passé comme le luxe des villes. Il ne reste des Césars et de Rome Souveraine qu'une parodie allemande, une Rome du Danube. L'homme puissant agite les hommes malheureux : encore quelques jours à l'humaine poussière, et elle sera dissipée, la traçe superbe en sera, perdue. VIII. CES Romans dont les bibliothèques sont obstruées, trompent un grand nombre de jeunes têtes, malgré le mépris qui devrait en détruire absolumentl'autorité. Ils séduisent tous les jours des esprits bornés. On s'habitue à confondre avec l'expression réelle des sentimens, ce pitoyable jargon d'hommes qui brûlent, qui se meurent, qui ont des transports, des tourmens et des flammes. Cependant une véritable affection ne s'exprime point comme la passion du coin : et plusieurs mots de Julie même ne sont pas dans la langue de l'homme aimant. Celui qui s'exprime avec cette burlesque exagéra¬ tion est incapable d'aimer et tous ces aimables seront nécessairement odieux au coeur fait pour l'amour. Une suite très-sensible de cette dissimulation où, nous réduisent tant d'obligations contradictoires, c'est le style déguisé, les termes équivoques que l'on emploie si universellement. Comme on n'ose parler de l'amour physique dans les termes propres, on fait des allusions multipliées et de fades plaisanteries. Dans les lieux un peu libres, et que le peuple fréquente, ou seulement dans ceux où l'on se met à son aise, ce jargon demi-couvert est très-embarrassant pour qui n'en partage pas le ridicule amusement. Lestermes équivoques sont innombrables, on peut trouver par-tout des allusions ; en sorte que notre langue, en voulant ne rien dire positivement, tombe dans l'inconvénient bien plus grand de dire à tout instant ce qu'elle se refusait constamment à dire. Dans la plupart des circonstances, il serait mieux de ne point parler, si ce n'est d'une manière bien délicate, de ces choses sur lesquelles les opinions et la manière de sentir diffèrent trop. D'ailleurs, que signifient tous ces mots à double sens ? Entre hommes, ce n'est pas plus agréable que raisonnable. Avec des femmes, c'est presqu'aussidéplacé : dans presque toutes les circonstances, et surtout en public, c'est leur manquer, et les embarrasser d'une manière très-incommode. Il n'y a pour les mots libres que de certains instans : et au contraire ces allusions, étant de tous les momens, se trouvent le plus souvent hors de propos lors même qu'elles ne sont pas malhonnêtes et rebutantes. L'imagination, une fois habituée à ces doubles sens, en fait trop souvent l'application, et c'est-là ce qui rend essentiellement mauvais les termes indirects. Ce n'est pas une moindre grossièreté d'employer dans la conversation, dans l'habitude de la vie, l'un de ces mots propres dont le sens est connu, et qu'un homme de goût doit alors laisser à ces gens à qui il plaît de l'avoir sans cesse à la bouche. Ce qui est bizarre, c'est que dans la plupart des bouquins erotiques, on évite les termes qui y conviendraient. Il faut bien se décider à penser que ces auteurs-là, les croyant obscènes, trouvent plus décent d'y substituer des expressions niaises, affectées, ridicules et très-souvent dégoûtantes. Les livres indécens ne sont point ceux qui nuisent le plus aux moeurs; ce qui les énerve et les perd, c'est la légéreté avec laquelle on rapporte et l'on présente comme indifférentes, comme ingénieuses même, les infractions les plus positives aux devoirs les plus saints, comme des manières élevées et indépendantes, des procédés licentieux et perfides, comme des amusemens sans conséquence, ce qui est contraire aux principes que soi-même l'on avoue. On ne saurait nuire davantage qu'en insinuant qu'il y a deux morales, celle de la sagesse et celle du plaisir, ou les préceptes publics et les maximes secrètes. Je soutiens que certaines pages de Voltaire et plusieurs des pièces de Molière, sont bien plus contraires à la mo¬ raie, que les obscénités de l'Arétin et les hideux excès décrits dans Justine. Les épigrammes ordurières ont fait peu de mal

les Contes de Bocace et de Lafontaine en ont fait beaucoup. IX. LES maladies Vénériennes désenchantent et flétrissent tellement, que le danger et les suites physiques sont le moins grand des malheurs irréparables qu'elles causent. Mais l'équité veut qu'en méprisant celui qui s'y expose, on ne méprise pas indistinctement quiconque en fut atteint. Ne peut-il pas arriver que ce ne soit point par sa faute ? Que de femmes exposées à en recevoir de leurs maris, sans qu'il soit en leur pouvoir d'en éviter ou même d'en soupçonner le danger ! VUES GÉNÉRALES. LES besoins de l'Amour sont ceux qui occasionnent les plus grands changemens dans les organes, et dès-lors le plus d'inégalité, de discordances, et même de désordre dans les idées. Par-tout et toujours il sera difficile de bien juger, et presque impossible de penser unanimement en amour. Il est dans la nature de l'homme que les opinions varient davantage sur les mouvemens de cette affection indépendante, que sur les autres questions morales. Dans l'ordre actuel des choses, ces différences sont bien plus grandes encore. Nous avons fait les hommes si dissemblables, qu'ils ne sauraient espérer de s'entendre sur une chose qui est commune aux premiers et aux derniers d'entr'eux. Ces oppositions conduisent à dissimuler les désirs devant ceux qui ne se trouvent pas affectés d'une manière analogue à la nôtre, et sur-tout devant les vieillards que l'on sait plus particulièrement ne pas partager, ou partager mal ces sensations. Le respect que l'on avait pour les vieillards dansle tems où l'on rédigea pour d'autres les lois que nous suivons, dut beaucoup contribuer à faire regarder le plaisir comme honteux

leur influence, leur autorité le fit déclarer coupable. Les choses indifférentes sont toujours à peu-prèssemblables; mais ce qui est destiné à plaire, demande du choix : et le plaisir qui excite les plus fortes émotions dont l'homme soit capable, sera de toutes les parties de notre moralité, celle où la perfection du goût et des sentimens établira une différence plus grande entre l'homme supérieur, et l'homme stupide, égoïste, vil ou crapuleux. Si l'homme craint que le plaisir ne le rapproche des bêtes, qu'il se sépare d'elles en tout. Cette baronne qui avait honte de manger, parce que ses gens mangeaient, me paraît avoir été plus conséquente ; je suis fâché seulement qu'elle n'ait pas eu l'ame assez roturière pour rougir de dormir ou de respirer. Les sots, les débauchés, les dévots, les vieillards, déraisonnent nécessairement sur un sujet si compliqué, si difficile : cette partie importante de la volupté universelle demande une connaissanceavancée des hommes, une connaissance impartiale de l'homme. Pensée d'Epicure ! Pensée vraie et sublime ! L'art de jouir est la science de la vie : et la volupté est la fin que connaît la sagesse. Epicure méprisait le divertissement grotesque d'un peuple hébété. Epicure méprisait la grossièreté où se plonge la foule fatiguée de servitude, et s'abreuvant d'une misère plus vile pour échapper au sentiment des misères plus sombres. Mais il entendit la loi du mouvement des êtres.Les globes ne gravitent pas plus nécessairement vers les centres de leurs orbites, que l'être animé vers ces commotions énergiques qui le consument, le raniment et le tuent, qui sont, et le principe, et la ruine, et l'objet de sa vie. Cette force vivante qui a dit aux astres : Roulez et subsistez, et à la matière

Sois éternelle et toujours mobile, a dit aux hommes: Jouissez et passez. Disciples du Portique ! j'admire un grand courage dans vos belles erreurs ; mais je ne puis découvrir le but où aspirait votre sagesse, et à peine j'en conçoisla sincérité. Epicure eut un autre courage, celui de dire une vérité méconnue. On voulut l'en punir. La vérité trop naturelle alarma le fanatisme des Ecoles. Ne pouvant réfuter sa doctrine, on la défigura. Si les manuscrits conservés sous les laves, et qu'un art savant s'attache à dérouler, démontrent enfin l'imposture philosophique qui réussit alors à flétrir le vrai Sage ; cette erreur, devenue populaire, affaiblira longtems encore sa grande mémoire. Si l'on voyait d'un coup-d'oeil l'histoire de toutes les passions, si même on en savait le roman, de quelle imprudence, de quelle folie n'accuserait-on pas ces mouvemens désordonnés du coeur ennuyé de ne pas souffrir. De degrés en degrés, d'incidens en incidens, a force de hasards et d'incertitudes, le plus grand caractère peut descendre a quelque faiblesse. Un homme fait pour rester homme, sera presqu'aux genoux d'un enfant qui recevra avec une indifférence surprenante, avec une puérilité comique, les agrémens et l'honneur de sa propre vie Cette jeune tête, négligeant une affection raisonnée pour une fantaisie puérile, peutêtre s'avisera d'estimer moins un homme, précisément parce qu'il est généreux, et qu'il l'est pour elle. Une femme remplie d'intentions pures, sera trompée pour avoir eu des goûts solides, et perdue pour avoir choisi avec ma- turité. On voudra bien faire malgré le sort ; l'on sera malheureux. On voudra s'aimer toute la vie, et l'on fera des sacrifices qui n'aboutiront qu'à s'aimer en vain. L'on préférera des passions qui livrent aux dangers, et ne donnent que des privations, à la félicité moins séduisante et bien plus douce, d'une affection dont on pourrait posséder librement les voluptésrépétées et durables. Ce qu'il y a de funeste dans les passions, c'est l'incertitude agitée qui trouble, qui préoccupe, qui suspend nos volontés, qui s'oppose à l'ordre, à la suite dans la conduite, à la sécurité dans les sensations, à l'industrie du bonheur. La différence des destinées, l'opposition des intérêtsfait à chacun de nous des plans de conduite disparates, contraints, anguleux en quelque sorte, et dont on ne sait comment rapprocher les formes heurtées et inflexibles. Mais quand les passions surviennent avec des vues inconstantes et des desseins d'un autre ordre, que de discordances, et quel mouvement destructeur! Que d'êtres froissés, usés, mutilés ! Tout marche : sans doute) il faut bien qu'il y ait une marche quelconque. Tout subsiste ; car la masse ne peut être détruite. Il y a même une forme générale ; mais de quels élémens se compose-t-elle? Si tous les hommes étaient injustes, la vie serait affreuse

si tous étaient austères, elle serait très-inutile. Mais si tous étaient justes et sagement voluptueux, qu'aurait-on besoin de rêver un autre Elysée ? Une vie irréprochable et embellie par des plaisirs honnêtes, est la seule qui puisse satisfaire le coeur humain. Les passions effrénées fatiguent, les reproches de l'ame déchirent, l'austérité attriste, l'abus des plaisirs désespère : il nous faut des affections plus heureuses et des habitudes plus faciles. Nous ne verrons point changerle Monde. Le tenter sans l'effectuer, c'est changer les abus en fureurs, et les inconvéniens en désastres. Réformer à demi, c'est déranger, troubler, pervertir. Si les peuples doivent être ramenés, ce sera par la force des tems et la persévérance d'une morale moins aveugle. L'homme qui passe aujourd'hui, peut éviter et le malheur du crime et les privations de la bétise (49). Mais qu'il abandonne l'idée d'une existence naturelle et juste, c'est maintenant une conception romanesque : ainsi les plans d'une vie libre ne sont qu'un rêve dans la tête que les cachots en séparent. Le roman, c'est l'état de choses qui n'est pas présent. Echappés à la démence ignorante

aux volontés sans frein de la barbarie, nous sommes tombés dans la manie des grands Etats, nous avons perdu les avantages des lumières. Dans l'impuissance de songer à des Institutions, dans la nécessité d'avoir des privilégiésséduits et une populace sacrifiée, occupés de ce fantôme que nous nommons la prospérité des peuples, et que la multiplication des hommes nous a réduits à chercher, où trouverions-nous le bonheur individuel ? Comment s'arrêtera-t-il dans nos coeurs obsédés ? Comment l'union, la paix, la joie sincère, s'y concilieront-elles jamais avec des besoins mobiles et des volontés démesurées, avec ces formes usées, ces couleurs effacées, ces sentimens indécis et complaisans, ces vertus découragées ; avec les désirs systématiques, les plaisirs indirects, et nossensations calculées, et nos affections ironiques, et ce mouvement pressé qui trompe nos âmes, et ces prétentions sans terme dans une vie de misères, ces projets, ces vues éloignées dans une vie périssable ?

NOTES. NOTE PREMIÈRE (page III), Si l'on appelle cela une Préface, et qu'on y trouva du désordre, ou trop de négligences ; je répondrai que ce n'est pas une Préface, et que ces réflexions sur des objets particuliers ou même personnels, que souvent on ne peut supprimer, ne sont jamais assez négligées. On paraîtrait avoir mis quelque importance à ces choses-là, si elles étaient bien. J'en dis autant de certaines Notes. Pour le style de ce Livre, il s'en faut de beaucoup que j'en sois généralement satisfait. J'observerai seulement que plusieurs expressions d'une hardiesse réputée poëtique, ne sont pas déplacées, selon moi, dans certains endroits en prose ; et que des consonnances qui paraîtraient peu faciles, ne sont pas toujours des incorrections. Quelque fois on les laisse avec intention ; c'est de la manière du lecteur qu'eu dépend l'effet ou incommode, ou heureux NOTE SECONDE (page 14). Le principe est l'unité, l'intensité du moi : la cause est le mouvement général, le mouvement conservateur de l'agrégat

les moyens sont dans l'action des objets extérieurs, et cette action est double. NOTE TROISIEME (page 15). Les Sentimens sont des habitudes,des traces laissées par l'effort secret des sens vers des êtres vivans : la réaction de ces êtres rend ces rapports compliqués ou détournés

le besoin de fixer ces incertitudes, et de voir concourir ces volontés extérieures avec la nôtre, est le besoin moral, dont la durée fait le Sentiment. NOTE QUATRIEME (page 16). Le Desir est le sentiment prolongé d'une convenance perçue ou sentie, d'un rapport favorable découvert entre nous et les choses. Dès que le rapport est perçu, il devient senti, parce qu'il intéresse notre organisation : nous nous y arrêtons ; et alors, ou nous éprouvons de l'éloignement, de la répugnance, de l'aversion ; ou nous sommes attirés, retenus, c'est le Desir

le désir suivi est l'Amour. Aimer, dit Leibnitz, c'est être porté à prendre du plaisir dans la perfection, bien ou bonheur de l'objet aimée. Nous n'aimons point proprement ce qui est incapable de plaisir ou de bonheur. L'amour de bienveillance nous fait avoir en vue le plaisir d'autrui, mais comme faisant ou plutôt constituant le nôtre ; car s'il ne rejaillissait pas sur nous en quelque façon, nous ne pourrions pas nous y intéresser, puisqu'il est impossible qu'on dise d'être détaché du bien-propre. Sur l'Entendement humain, ch. 20 du liv. 2. NOTE CINQUIEME. (page 23). Tout ce que l'on doit faire est contenu dans ce que l'Equité prescrit : ce que l'on peut faire, est vaste comme ce qu'elle admet. Vous reconnaissez une justice : celle que l'équité établit est variée dans les modifications, mais rigoureuse dans le principe ; car l'Equité est mathématique. Vous ne pouvez pas plus en altérer les lois, que vous ne pouvez arranger pour des arts nouveaux, un angle de cent quatrevingt degrés. Comment s'entendrait-on sur les Institutions que l'Amour naturel inspirerait ? On ne s'entend même pas sur les principes de la politique des Gouvernemens : tous se mêlent d'en décider, comme s'il y avait beaucoup d'hommes à qui ces notions primordiales fussent même intelligibles; elles ont passé les recherches des H., des G., des P., Montesquieu les a seulement entrevues, et l'on en discute les conséquences dans les cafés ! Chez ce peuple antique, et qui, comme les Hébreux, a conservé durant de longs siècles d'injustices, d'oppression et de mépris, ses institutions aussi bien caractérisées, et plus belles que celles qu'on attribue à Moïse, chez les Parsis, la Parole, l'expression des choses était reconnue antérieure à l'existence du inonde visible : il y avait deux Mondes, l'abstrait et le concret en quelque sorte. Les idées primitives, les rapports essentiels, les Ferouers, ou premiers modèles des êtres, furent créés par Ormusd, ou l'Ordre, pour être opposés au Désordre, à Ahriman. L'Avesta, le livre de la loi, c'est la Parole, l'expression du Feu Principe ; Vesta, feu ; ZendAvesta, Garde-Feu, Allume-Feu, Parole-Vivante. NOTE SIXIEME (page 24). Le Jugement qui résulte de l'équilibre des proportions est l'opération la plus simple de notre intelligence. L'Equilibre apperçu est le premier résultat de nos sensations comparées. NOTE SEPTIEME (page 24). L'homme industrieux et illimité n'est encore qu'un animal très-organisé, le plus puissant des êtres vivans. L'homme Juste est l'Homme, l'Etre supérieur à tout être visible, la Providence du Globe. NOTE HUITIEME (page 24). Le sentiment, l'instinct est soumis à la pensée, au jugement, par la notion morale d'équité, laquelle notion est la Justice. La justice fait dans l'homme que la tête gouverne le coeur. Les mouvemens du coeur sont comme l'instinct des animaux : ces affections ne commencentà être humaines que lorsqu'elles sont arrivées à la tête, et déterminées par la pensée. NOTE NEUVIEME (page 24). Le Moral dans l'homme, est la faculté de comparer et d'étendre nos affections, de les rapporter à un centre, à une règle primitive, en combinant les rapports des êtres à nous avec les rapports de nous aux êtres. Cette règle primitive est la Justice ; c'est par elle et selon elle que nos oeuvres sont morales. NOTE DIXIEME (page 25). Si l'on trouve ces définitions générales un peu étrangères aux lois particulières à l'Amour, les seules dont il soit traité ici, j'observerai que bien qu'elles appartiennent effectivement à l'Ouvrage, et non particulièrement à l'article que l'on publie, puisque, cet article séparé, l'on a dû les y rapporter pour se faire entendre. NOTE ONZIEME (page 25). On connaît le mot de Descartes analogue à ceci. NOTE DOUZIEME (page 32). « Le feu des passions n'est pas la cause de nos désordres : ce coursier fougueux, indompté qui s'emporte sous la main d'un mauvais écuyer, qui le renverse et le foule aux pieds, aurait obéi au frein sous la baguette d'un maître intelligent; on l'eût vu remporter le prix d'une course glorieuse.... Nous pensons que le plaisir émané d'une main bienfaisante, n'est pas descendu sur la terre pour qu'on recule à son aspect ». M. Mlle. Scuderi dit que la mesure du mérite se tire de l'étendue du coeur et de la capacité d'aimer. Réflexions sur les Femmes, par Madame la Marquise de Lambert. NOTE TREIZIEME (page 33). Par Amour (en général) j'entends les passions Utiles à nous et à nos.semblables, dit St.-Lambert. « Un homme d'esprit, quand il aime, sent mieux tout ce qu'il y a d'élevé, de riant et d'attendrissant dans la nature. » La Solitude, etc. par Zimmermann. On allègue contre l'Amour l'autorité de Bacon : je crois qu'on se trompe, et qu'il faut se réduire à citer ceux qui n'ont pas entendu, ou qui n'ont pas approfondi l'Amour. Bacon ne dit pas que les grands hommes n'ont point connu l'Amour, mais il dit que les hommes illustres chez les anciens, en n'exceptant guères queMarc-Antoine, n'en ont pas été tyrannisés. Rien n'est plus juste. L'Amour intéresse et anime le genie ; l'ame du sage le reçoit, mais il ne subjugue que celle de l'esclave. Bacon dit, il est vrai, que l'Amour sensuel corrompt et déshonore le genre humain : mais cela ne peut être entendu que des folies ou des crimes que l'amour des sens occasionne. Jamaisle grand Bacon n'a pu dire, le genre humain est déshonoré et corrompu par ce qu'il lui est impossible de ne pas faire. « Non l'Amour.... n'est point ce fantôme théâtral qui se nourrit de ses propres éclats, se complaît dans une vaine représentation.... C'est encore moins celte froide galanterie qui se joue d'ellemême et de son objet.... ou cette métaphysique subtile qui, née de l'impuissance du coeur et de l'imagination, a trouvé le moyen de rendre fastidieux les intérêts les plus chers aux ames véritablement sensibles. Non, ce n'est rien de tout cela. Les anciens, sortis à peine de l'enfance sociale, avaient, ce semble, bien mieux senti ce que doit être, ce qu'est véritablement cette passion, ou ce penchant impérieux dans un état de choses naturel : ils l'avaient peint dans des tableaux.... plus simples et plus vrais ». Rapports du physique et du moral de l'homme, (5me. Mémoire), par le Sénateur Cabanis. NOTE QUATORZIEME (page 37). On a justemeut observé que les hommes s'attachaient davantage à l'idée qu'ils se formaient en amour, qu'à la réalité de l'objet qui en était l'occasion. « Ainsi, ajoute-t-on dans l'article Amour, Encyclop. l'objet des passions n'est pas ce qui les dégrade ou ce qui les ennoblit, mais la manière dont on envisage cet objet ». Cela est possible pour les premiers mouvemens du coeur

l'erreur peut être entière d'abord ; mais ensuite l'illusion s'affaiblit, on apperçoit des choses dont la communication dégrade. On a pris quelque part aux habitudes, aux manières, aux sentimens, aux goûts de l'objet aimé ; comment donc une liaison d'un mauvais choix serait-elle indifférente à la moralité ? » Eprouve ton coeur avant de permettre à l'Amour d'y séjourner, disait l'Ecole de Pythagore ; le miel le plus doux s'aigrit dans un vase qui n'est pas net ». NOTE QUINZIEME (page 61). On a découvert que les incendies n'étaient pas si funestes qu'on le pense communément, et qu'ils avançaient merveilleusement l'embellissement des villes. J'ai lu dans une brochure, dont je regrette bien de ne pouvoir citer le titre, que les maladies vénériennes doivent être regardées comme un don de la Providence et non pas comme un fléau, puisque la crainte des suites sert à retenir ceux que la crainte de Dieu ne retient pas. Il y a des phénomènes de démence qui feraient désespérer de l'homme ; mais peut-être aussi l'avertiront-ils de se méfier de principes qui mènent tout droit à des conséquences étranges. NOTE SEIZIEME (page 65). Fondamentum est autem justitiae fides ; id est dictorum, conventorumque constantia et veritas. De Officiis, liv. I, ch. 7. Il faut que les derniers tems d'une union soient semblables aux premiers. Pourquoi ne le seraient-ils pas ? Si les sentimens cessent, l'union n'est plus. Cependant ils peuvent changer de nature, et rester louables encore ; mais on sent bien que ce n'est pas un changement semblable qui détruit l'union. « Ce ne sont que les amans vulgaires qui commencent par des voeux et finissent par des volontés », dit Manuel, dans le Discours Préliminaire des Lettres Orig. de Mirabeau. NOTE DIX-SEPTIEME (page 72). L'île de Sené chez les Gaulois était gardée, dit-on, par neuf Vierges : et elle était peuplée de femmes qui vivaient dans une sorte de règle religieuse et dans la continence ; avec des interruptions pourtant, car on ajoute qu'elles se rendaient sur le continent à de certaines époques. Les Prêtres Egyptiens gardaient la chasteté. Les Prêtres de la Syrie se mutilaient. Les Gymnosophistes, et, d'après eux sans doute, les Esséniens, les Nazaréens, les Hiérophantes, observaient un célibat prescrit par le culte. La Thé¬ baïde contint quarante mille Anachorètes. On avait vu dans le Saïd des milliers de femmes, et d'hommes séparés et vivant en passagers sur la terre. Et tout n'est que passage et chemin sans but » Mais en faisant malgré nous cette route incertaine, pourquoi choisir le sol aride, au lieu d'avancer plus doucement sur des sentiers commodes ? L'orage du soir frappera également et le front chargé de sueurs et le front tranquille. NOTE DIX-HUITIEME (page 74). On n'objectera point qu'il n'y a pas par-tout des Bonzes, des Joguis, des Hermites, car il s'agit de l'esprit d'austérité dont le Monachisme n'est qu'une division ; et la manie de trouver du mérite dans la difficulté morale, s'étend, à bien peu de chose près, sur tout le Globe. Le système de réparation et d'expiation a prévalu dans l'antiquité : qu'il nous asservisse encore aujourd'hui. Les générations modernes, instruites et multipliées sur le Globe enfin tranquille, doivent conserver les opinions des races tremblantes qui s'asseyaient au milieu des débris. D'anciens législateurs cherchèrent à substituer aux sociétés frappées d'anathème, des sociétés plus pures, plus subordonnées, plus saintes devant le Dieu des vengeances. Après soixante siècles, quel novateur oserait examiner ces traditions qui sanctifientla Continence, et dénaturent la Pudeur. NOTE DIX-NEUVIEME (page 75). La secte des Gnostiques dont il paraît que l'origine était Pythagoricienne, fut renouvelée dansl'Orient, au second siècle après J.C., par un nommé Carpocrate. Elle fut Chrétienne alors, et néanmoins elle eut en horreur toutes les privations des sens. Les jours de dévotion étaient des jours de festins. On était nu dans ces assemblées ; les femmes étaient communes, et toutes les jouissances étaient approuvées. D'autres prétendirent que les Adamistes, disciples de Prodicus, au deuxième siècle, avaient voulu concilier une continence sévère avec cette nudité absolue. Dans le treizième siècle, un nommé Taurmede renouvella la secte des Adamistes; suivi de trois mille soldats, il enlevait les femmes. Picard, au commencement du quinzième siècle, porta ces innovations de Flandres en Bohême,puis en Pologne. Le principal asyle des Picards fut détruit en 1520, par le fameux chef des Hussites, Ziska ; mais on prétend qu'il s'en trouve encore en Pologne, et que même les Hernutes n'en sont que les successeurs. Les Picards ne furent pas parfaits Adamistes : ceux-ci avaient été nus dans les places publiques, ceux-là se contentèrent de l'être dans les assemblées ; mais ils admirent la communauté des femmes, et l'entière liberté des jouissances : écarts habituels aussi insensés peut-être qu'une continence absolue. Il n'est pas inutile de mettre souvent sous les yeux cette vérité, que les choses que la multitude jugerait les plus romanesques ont été réalisées. Elle en conclura peut-être enfin que ce qui fut fait en mal, pourrait être fait en bien. NOTE VINGTIEME (page 83). « Jeune Epouse ! fais attention à ce que le lit conjugal ne conserve pendant le jour aucune trace de ce qui s'y est passé la nuit ». Lois de Pythagore, 2068. NOTE VINGT-UNIEME (page 91). Je ne puis blâmer en cela qu'un bien petit nombre : la plupart ne peuvent point ce qu'ils veulent, beaucoup même n'ont pas le tems de songer à ce qu'ils voudraient. Nous ne sommes presque jamais nousmêmes ; nous faisons jusqu'à la fin d'autres rôles que les nôtres. NOTE VINGT-DEUXIEME (page 95). La jouissance réelle, celle de l'âme, la jouissance connue et sentie, la jouissance exactement dite, est le sentiment de la possession de l'objet desiré. La Jouissance, improprement dite, n'est que la possession. Le Bonheur est l'état résultant d'une suite de bonheurs.Les Bonheurssont les incidens,les occurrences heureuses. La Félicité est un bonheur complet(à peu-près), et permanent (pour quelque tems). Le Devoir est d'augmenter lesjouissances, de multiplier les bonheurs, afin de produire, s'il est possible, la félicité soit pour nous-mêmes, soit pour les autres. NOTE VINGT-TROISIEME (page 98). Voyez divers endroits de la 63e. Lettre dans Oberman. Je cite ce livre, et même plusieurs fois

la Note 48e. en est transcrite. C'eût été un soin superflu de s'attacher à répéter d'une autre manière ce que je devais placer ici. D'ailleurs j'ai dit, en commençant, quelle est mon excuse. NOTE VINGT-QUATRIEME(page 100). Dans les plus grands intérêts de la vie, les devoirs fondés sur des promesses, sur la confiance, fondement sacré s'il en est, sont des devoirs sérieux, ce me semble. Sérieux est devenu le mot nécessaire, quand ou a été jusqu'à rire des devoirs en Amour. Cette erreur étonnante a une cause, car tout en a une ; mais ce n'en est pas moins une sottise insigne. Les vieilles habitudes de cette morale aussi farouche qu'erronée, nous out appris à séparer dans nos têtes asservies, les idées de plaisir et celles de devoir ; comme si ce n'était pas toujours sur le plaisir à atteindre, ou sur la douleur à éviter, que se trouve fondé plus ou moins directement tout ce qui existe parmi les hommes. Qui ne sait que ce n'est point pour l'or même qu'on cherche de l'or, que ce n'est point pour les vertus ou pour la gloire qu'on aime la gloire ou les vertus, mais pour la satisfaction qu'on en peut attendre, souvent même pour des avantages qu'on trouverait peu nobles ? Tous les projets de la vie ont les mêmes buts : celui qui se fait tuer, veut éviter le chagrin de vivre sans honneur ; il ne veut pas manquer au plan que lui a fait adopter le plaisir d'imaginer ses hauts faits vantés dans l'histoire, d'imaginer de belles pierres soutenant son nom couronné de lauriers de cuivre au-dessus de la vermine qui vivra de son corps. NOTE VINGT-CINQUIEME (page 116). Des femmes trop frappées du peu d'équité des hommes à leur égard, prétendent que l'adultère est le même dans les deux sexes. Il est bien certain pourtant que les conséquences n'étant pas les mêmes, le mal ne saurait être semblable. « Comme le mari peut demander la séparation à cause de l'infidélité de sa femme, dit Montesquieu la femme la demandait autrefois à cause de l'infidélité du mari. Cet usage, contraire aux dispositions des lois romaines, s'était introduit dans les cours d'Eglise où l'on ne voyait que les maximes du droit canonique ; et effectivement, à ne regarder le mariage que dans des idées purement spirituelles et dans le rapport aux choses de l'autre vie, la violation est la même. Mais les lois politiques et civiles de presque tous les peuples, ont avec raison distingué ces deux choses. Elles ont demandé des femmes un degré de retenue et de continence qu'elles n'exigent point des hommes : parce que la violation de la pudeur suppose, dans les femmes un renoncement à toutes les vertus ; parce que la femme, en violant les lois du mariage, sort de l'état de sa dépendance naturelle ; parce que la nature a marqué l'infidélité des femmes par des signes certains ; outre que les enfans adultérins de la femme sont nécessairement au mari et à la charge du mari, au lieu que les enfans adultérins du mari ne sont pas à la femme, ni à la charge de la femme ». De l'Esprit des Lois, L. 26, ch. 8. Ces observations de Montesquieu sur un objet qu'il n'a traité qu'en passant, contiennent plusieurs choses que je ne crois pas justes ; maisles raisons qui justifient les différences établies parmi nous entre l'adultère du mari et celui de la femme, sont sans replique. La principale est celle qui est indiquée la dernière et comme surabondante. J.J. a insisté sur celle-là. Emile, liv. 5. « Quand la femme se plaint là-dessus de l'injuste inégalité qu'y met l'homme, elle a tort : cette inégalité n'est point une institution humaine, ou du moins elle n'est point l'ouvrage du préjugé, mais de la raison : c'est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfans, d'en répondre à l'autre. Sans doute il n'est permis à personne de violer sa foi, et tout mari infidèle qui prive sa femme du seul prix des austères devoirs de son sexe, est un homme injuste et barbare : mais la femme infidelle fait plus, elle dissout la famille, et brise tousles liens de la nature, en donnant à l'homme des enfans qui ne sont pas à lui, elle trahit les uns et les autres ; elle joint la perfidie à l'infidélité Qu'est-ce alors que la famille, si ce n'est une société d'ennemis secrets qu'une femme coupable arme l'un contre l'autre en les forçant de feindre de s'entreaimer » ? M. Portalis a établi cette juste différence en peu de mots, et avec autant de netteté que d'agrément. « Le mari et la femme doivent incontestablement être fidèles à la foi promise ; mais l'infidélité de la femme suppose plus de corruption, et a des effets plus dangereux que l'infidélité du mari : aussi l'homme a toujours été jugé moins sévèrement que la femme. Toutesles nations, éclairées en ce point par l'expérience et par une sorte d'instinct, se sont accordées à croire que le sexe le plus aimable doit encore, pour le bonheur de l'humanité, être le plus vertueux ». Séance du 16 ventose an XI. NOTE VINGT-SIXIEME (page 121). Essais, ch. 5 du liv. 3. Voyez aussi Charron, De la Sagesse, liv. I, ch. 6. « La Jalousie est cette douleur qu'un homme sent lorsqu'il craint de n'être pas autant aimé qu'il aime la personne qui fait l'unique objet de ses désirs. Il est même impossible que le jaloux se guérisse entièrement de ses soupçons, parce qu'il est toujours dans le doute et l'incertitude, et qu'il ne peut recevoir aucune satisfaction du côté avantageux ; c'est-à-dire, que ses recherches sont les plus heureuseslorsqu'il ne découvre rien. Son plaisir naît de son mauvaissuccès, et il passe la vie à la poursuite d'un secret qui ruine sonbonheur s'il vient à le trouver ». 113me. Discours du Spectateur. Le Spectateur compte trois espèces principales de maris jaloux : ceux qui sont laids et vieux ; ceux qui veulent pénétrer et qui scrutent sans cesse, cherchan les causes de tout ; ceux qui ont l'habitude de la débauche, qui vivent avec des filles ou des femmes sans honneur. NOTE VINGT-SEPTIEME (page 125). Voilà une distinction bien établie entre le crime de l' adultère réel, et l'adultère imaginaire qui est un acte indifférent. La loi prescrit l'un dans certains cas, car le permettre c est l'indiquer, le commander même : et la loi punit l'autre de mort, car Solon laissa subsister les lois de Dracon sur l'adultère. L'adultère est la violation d'un engagement. Pour le repos des familles, il faut que cet engagement soit sacré. Toutes les fois que la promesse n'est pas en- freinte y il n y a pas adultère, il n'y a ni crime ni faute, pas le plus léger délit ; et si le consentement est donné, la promesse n'est pas enfreinte, la foi n'est pas violée. Chez les Parsis, le mari d'une femme stérile peut en prendre une seconde, mais seulement si cette première y consent. NOTE VINGT-HUITIEME (page 125). Platon, De laRépublique. Liv. V. Voyez aussi : De l'Esprit des Lois, liv. 26, chap. 18. Essais de Montaigne, ch. 30 et page 878. NOTE VINGT-NEUVIEME (page 127). Voyez la lettre 6eme. de Voyage à la Rivière de Sierra-Leone, par Matthews. NOTE TRENTIEME (page 128). Décade, n°. 35 de l'an 12. NOTE TRENTE-UNIEME (page 129). Nicole avoue que la raison suffisait pour conduire l'homme. « Pour réformer entièrement le monde, dit-il, pour rendre les hommes heureux dès cette vie même, il ne faudrait, au défaut de la charité, que leur donner à tous un amour-propre éclairé, qui sût discerner ses vrais intérêts et y tendre par les voies que la droite raison lui découvrirait. Quelque corrompue que cette société fût au-dedans et aux yeux de Dieu, il n'y aurait rien au¬ dehors de mieux réglé, de plus civil, de plus juste, de plus pacifique, de plus honnête, de plus généreux : et ce qui serait le plus admirable, c'est que n'étant animée et remuée que par l'amour-propre ; l'amour-propre n'y paraîtrait point, et qu'étant entièrement vide de charité, on ne verrait par-tout que la forme et les caractères de la charité ». « Dans les états où elle (la charité) n'a point d'entrée, parce que la vraie religion en est bannie, on ne laisse pas de vivre avec autant de paix, de sûreté et de commodité que si l'on était dans une république de saints ». Ch. II et ch. XI du Traité de la Charité etde l'Amour-propre.Essais de Morale. La Morale la plus élevée, celle qui est la plus utile quand des systèmes d'austérité n'y mêlent pas d'erreurs, la morale primitive et éternelle fut connue de l'antiquité la plus reculée dont nous ayons connaissance. Dans le Bhaguat-Geeta, traduit du Samscrit, par Wilkins, Kreesna, divinité sous une forme humaine, enseigne à son disciple qu'il faut faire le bien sans espoir, sans autre vue que le bien, sans autre but que l'Ordre. M. Hastings prétend que ce livre n'a pas moins de quatre à cinq mille ans. NOTE TRENTE-DEUXIEME (page 129). Extrait d'une Lettre écrite par un homme qui n'est plus. « Je viens de passer dix jours chez L.... Il a renoncé à tous les projets qui d'abord avaient égaré ses années. Depuis peu, il s'est décidé à vivre. Il a trente ans, sa femme en a vingt-deux : et sa femme est son amie ». » Les malheurs que vous avez appris, lui ont été cette naïve inexpérience, sorte de virginité de la pensée, ces intentions simples, ces espérances, jeune songe du coeur. Maisil est resté pur et bon. Ni l'abus, ni les remords, n'ont éteint ses voluptés, ou rendu vieilles les plus fortes années de sa jeunesse. Les fleurs, de la vie sont belles encore à ses yeux aimans : l'orage qui les a fermées pour une heure, ne les a pas flétries. Il sait les toucher, les ceuillir, sans les dépouiller de ce coloris velouté qu'on croirait descendu des cieux, de ce voile aérien placé pour le charme du désir sur des formes nues et terrestres ». » Il possédait une belle terre près de la Capitale, il l'a échangée pour deux fermes et une habitation antique sur les bords de la mer. Douce retraite château solitaire ! Appartemenssimples, un peu vieux, mais qu'on rendit commodes, toits en ardoises, girouettes seigneuriales, de l'eau, des fossés, un pontlevis : sous les fenêtres, point de parterre, mais de l'herbe sauvage dans un espace circulaire, des ifs taillés à la manière antique, et l'ombre des collines chargées de grands hêtres. Un chemin les traverse en montant; et, à six cents pas du château, sur le roc le plus avancé au-dessus des flots, on a bâti en bois une retraite plus douce encore et plus éloignée du monde. Une chambre et quelques cabinets sont là pour la pensée et pour le plaisir, entre les bois, les eaux et les cieux. Rarement il y parvient des sons de la terre : le mouvement des vagues, la paix des airs, les voix de la mer, redisent à l'homme des destinées méconnues ». » Quand j'y arrivai pour la première fois

quand

je fus seul, là, avec lui, avec elle ! le soleil s'éteignait dans l'horison humide

la paix était par tout ; une lumière d'un autre tems passa près de nous ; ma tête fut touchée d'un frémissement inconnu, comme si les mânes froids mais tranquillisés d'un homme quelque fois heureux jadis, étaient venus susciter ces souvenirs qui racontent des félicités perdues.Je vis, dans moi, que posséder cet asyle, ce silence de la terre au bruit des eaux, cette chambre, cette amie, ou s'endormir sous ces flots, c'était tout l'homme ».... » J'étais appuyé sur la fenêtre ouverte de cette chambre, leur chambre pour les belles nuits! Je la voyais disposée d'une manière gracieuse et sur-tout commode. Le lit, sans être enchâssé dans une alcove, ou jetté au milieu de la place, est retiré dans une sorte d'enceinte. Un tapis descend de ce gradin. De côté, dans l'espace entre le lit et la fenêtre, un bassin, bordé d'un bois dur et vernis, reçoit une eau de source qui traverse ensuite la pièce. C'est une recherche bien simple, et cependant rien n'est plus voluptueux, dans la nuit, sous la lumière de la lune. Cette eau sort du bain ; elle s'échappe sans cesse et se renouvelle en laissant une heureuse fraîcheur; elle s'écoule avec force, avec tranquillité ; elle passe, c'est un cours paisible comme aux jours du bonheur ; elle glisse sur une douce pente ; elle murmure les plus aimables songes ». » Mon Ami, lui dis-je (carje ne sentais plus que la vérité, je ne voyais pas sa femme qui était présente, et je parlai comme la nature éternelle l'avait voulu), mon ami, la vie n'est qu'ici : ailleurs il ne faut rien espérer, si ce n'est ce plaisir malheureux d'abandon et de repos, que donnent les paisiblessons de l'heure dernière.Mais ici est la vie. Si l'on vivait plusieurs siècles, on devrait attendre, pour jouir, que l'on pût jouir ainsi. L'amour, sans ces douces convenances, n'est qu'une passion avilie dans nos misères: et ces voluptés imparfaites sont comme le plaisir du mendiant qui ramasse un pain sale, et fait son repas sur l'herbe des cimetières ». « Il me répondit, avec un sourire que je ne me rappellai qu'ensuite ; La lune s'élève, elle sera en face de cette fenêtre dont les rideaux seulement seront fermés. Le ciel est orageux, les vaguesseront fortes: mon amie a choisi ces heures romantiques ; elle ne connaît pas les demi-volontés ; elle a besoin que tout soit harmonieuxcomme son ame majestueuse et simple ». » Ce qu'il ajouta, je ne le dis point. Quel ami ! et quel jour » ! Hommes forts, et trop difficilement heureux ! vous cherchez ces situations énergiques, que les sots con- fondent avec le romanesque des livres qu'on leur fait. Pourquoi ces grands besoins vous furent-ils donnés ? Qui pourra le savoir ? Je crois plutôt qu'ils furent seulement permis. Nous avons besoin d'être heureux de ce bonheur vaste et idéal

comme dans

la maison des fous, on a besoin d'avoir un bras de verre, un diadème sur le front. Que signifie dans la nature cette volonté indépendante du sort, d'accor- der nos desirs avec les choses ? Quand l'homme est précipité dans la discordance contraire, quandil périt avec de profondes douleurs ou les déchiremens de la rage, il s'indigne contre la nature qui oublia de le défendre

mais la puissance inexorable entraine les

êtres sur des traces éternelles

et ces grandes angoisses, ces affres de la mort restent dans le crâne, dans

un coin invisible entre deux faibles os. Il voudrait dire a l'Univers de quelle manière ces petites fibres sont agitées : ce sont pour lui les ressorts du Monde. Mais soit qu'il ne jouisse point, soit qu'il souffre, ses regrets amers, ses pensées, ses fureurs, tout se passe là-dedans; et l'enveloppeétroite cache et contient ces maux infinis. NOTE TRENTE-TROISIEME (page 130). V oyez Lettre 50e. dans Oberman. NOTE TRENTE-QUATRIEME (page 141). Il est dit dans une relation du séjour des Français en Egypte, qu'un Arabe, ne pouvant parvenir à persuader de sa sincérité, prit à la main son phallus, et portant l'autre main vers le ciel, attesta ainsi la vérité de ses intentions du ton le plus solemnel, et et d'une manière qu'il croyait propre à ne laisser aucune défiance. NOTE TRENTE-CINQUIEME,(page 142). Les Anciens ne connaissaient qu'une puissance, la puissance universelle ; ils ne pensaient pas qu'il y eût d'autre culte raisonnable que celui de la Nature. On vénéra la Force qui produit par elle-même, et la Vierge qui enfanta, fut une Divinité des Druides. Ce dogme appartint à l'Orient comme à l'Occident ; les Chrétiens le reçurent : on le leur reprocha injustement, parce qu'on ne l'entendait pas ; on voulut rire de leur Vierge, de leur : mais les Chrétiens ne sauraient en faire le reproche aux. Payens, puisqu'eux-mêmes défiguraient alors ce dogme sublime, et qu'à force de le rendre ridicule, ils sont parvenus à n'y entendre absolument rien. Voyez St-Cyrille, puis les Cathéhcismes du dix-neuvième siècle. NOTE TRENTE-SIXIEME (page 142). Le Phallus était consacré dansles Mystères d'Osiris et d'Isis. Le Phallus et le Cteïs l'étaient dans les sanctuaires d'Eleusis. Plus loin de nous, le Lingam, Pulleiar, les parties sexuelles réunies, était placé re- ligieusement dans le temple de Chiven, et ces rites subsistent encore. On voit dans Garcilasso de la Vega, qu'un culte semblable a été trouvéen Amérique. Selon Diodore de Sicile, ces emblèmes ont été consacrés par tous les peuples; ils l'étaient en particulier chez les Assyriens et les Perses, selon Ptolémée. On a les détails des solemnités Phalliques de Thèbes et de Canope. Chez les Druses-Montagnards, on adore encore le Lingam. A Alcatil, dans le royaume de Carnate, cote de Coromandel, les prêtres portent un Lingam au cou, et ce Dieu y est adoré solemnellement, dit le VoyageurFrançais, t. III, Lettre 36e. Cet usage s'accorde en effet avec le culte du Soleil, qu'on dit exister encore dans le voisinage de Mazulipatan. Ces em- blêmes ont couvert le Globe, et récemment encore nos fetes rappelaient ce culte antique et presque universel. Les bavards fanatiques des sectes nouvelles ont eu tort de blâmer chez les peuples anciennement simples, ces établissement tout simples aussi, ces résultats na- turels de la vraie Magie, qui ne pouvaient être avilis que par le gauche libertinage des siècles Gothiques. « Tout le mouvement du Monde, dit Montaigne, se résout et rend en cet accouplage.... Je trouve, après tout, que l'Amour n'est autre chose que la soif de cette jouissance en un objet désiré : ny Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses Vases, comme le plaisir que Nature nous donne à décharger d'autres parties... Action si folle qu'on ait logé pesle-mêle nos délices et nos ordures ensemble.... Sommes-nous pas bien brutes de nommer brutale l'opération qui nousfait.... Quelmonstrueux animal qui se fait horreur à soi-même,à qui ses plaisirs poisent ! hé ! Pauvre homme !.... tu as des laideurs réelles et essentielles à suffisance, sans en forger d'imaginaires ». Essais, chap. ; du L. III. NOTE TRENTE-SEPTIEME (page 148). Ciçéron prétend que quand on ne séparé pasl' honnête de l'utile, on n'est plus embarrassé sur les Devoirs. Je pense comme lui, qu'en regardant l'honnête et l'utile comme une même chose, on évite beaucoup de confusion ; mais j'ajoute qu'il reste encore bien des cas difficiles à décider. Dans le ch. 45 du liv. 1 de De officiis, il dit, in officiis diligendis id genus officiorum excellere, quod teneatur homi¬ num societate.... ut non sit difficile in exquirendo officia, quid cuique sit proeponendum, videre. Ensuite au ch. 4 du liv. III, il promet une règle sûre, utsine ullo errore dijudicare possimus, si quando cum illo, quod honestum intelligimus, pugnare id videbitur, quod appellamus utile, formula quoedam constituenda est. Cette formule qui ne laisserait point de doutes, c'est une grande promesse très-difficile à remplir ; aussi Cicéron ne l'a-t-il point donnée, si ce n'est peut-être au ch. 5, non licet, sui commodi causâ, nocere alteri, principe d'équité qui laisse néanmoinsles choses dansl'incertitude où elles étaient avant la prétendue formule. Brueys a dit aussi faussement

« Nous ne manquerions jamais à nos devoirs, si la connaissance que nous en avons était toujours suivie de la volonté de les remplir ». NOTE TRENTE-HUITIEME (page 149). On aurait tort de regarder ceci comme vraiment contraire à cette extrême population, idole des Economistes. Si les mariages étaient mieux réglés, ils ne seraient pas si souvent malheureux : si les mariages malheureux n'étaient pas indissolubles, ils seraient bien moins funestes. Si le mariage était moins redoutable, il y aurait bien moins de célibataires. Il est évident que le nombre des enfans qui naissent dans nos grands Etats, n'excède pas le nombre qui pourrait naître, sans qu'il y eût une seule famille surchargée parmi celles à qui plusieurs enfans sont une charge terrible. Je ne parle point des Institutions à établir : je veux donc m'interdire à présent les considérations politiques relatives à l'Amour. Je ferai peu de remarques : je ne prononce point. Lorsque les arts étaient inconnus, et les peuplades faibles et isolées, on chercha les moyens d'obtenir un accroissement plus rapide dans la population : on voulait également multiplier et les hommes qui pouvaient défendre le pays, et les troupeaux qui pouvaient le nourrir. Les femmes stériles se présentaient devant l'emblême consacré, le Lingam. On y conduisait les bestiaux. Dans des circonstances opposées, on voulut arrêter une multiplication excessive et funeste : parce qu'on peut bien mettre sur un même point un grand nombre d'hommes, et même les y nourrir, mais que l'on peut rarement les y rendre heureux. Mais dans l'état actuel de l'Europe, quel avantage se promet-on d'une plus grande population, quand le quart de celle qui existe se consume dans une misère profonde ? « Les hommes sauront (alors) que, s'ils ont des obligations à l'égard des êtres qui ne sont pas encore, elles ne consistent pas à leur donner l'existence,mais le bonheur

elles ont pour objet le bien-être général de l'espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent, de la famille à laquelle ils sont attachés ; et non la puérile idée de charger la terre d'êtresinutiles et malheureux. » Esquisse d'un tab. hist. des progrès de l'esprit humain, 20e. époque. Condorcet. « Le point principal n'est pas d'avoir du superflu en hommes, mais de rendre ce que nous en avons le moins malheureux qu'il est possible ». » La plupart des pères de famille craignent d'avoir trop d'enfans, et les gouvernemens desirent l'accroissement des peuples : mais si chaque royaume acquiert proportionnellement de nouveaux sujets, nul n'acquerra de supériorité ». Voltaire. « S'il était vrai que la population fût le thermomètre de la prospérité des États, la Chine serait le pays du Globe le plus heureux et le plus fort, ce qui est suffisamment démenti par les faits ». Discours du Tribun Carrion-Nisas,sur le Divorce. « Il y aura toujours assez de mariages pour la prospérité de la République ; l'essentiel est qu'il y ait assez de moeurs pour la prospérité des mariages. Discours du Conseiller-d'état Portalis sur le Mariage ». NOTE TRENTE-NEUVIEME(page 181). Les dispositions du Zend-Avesta condamnent à la répudiation, une femme qui se laisse approcher dans les momens critiques.T. II. Zend-Avesta, publié par Anquetil. NOTE QUARANTIEME (page 182). Tacite dit en parlant des femmes des Germains : Inesse quin etiam sanctum aliquid et providum putant. Vidimus sub divo Vespasieno Velledam diù apud plerosque numinis loco habitam. Sed et olim Auriniam et complures alias venerati sunt De moribus Germ. VIII. Voyez aussi César De B. Gall. liv. I. Selon Strabon, l'on voyait des prophêtesses vénérables parmi les femmes des Cimbres qui suivaient leurs maris à la guerre : elles marchaient pieds nus, et vêtues d'une longue tunique blanche Les Orientaux eurent aussi leurs prophêtesses, les Peri, Ginn en Arabe, répondent à nos Fées, et sont probablement comme elles, au reste de la tradition d'anciennes devineresses ou magiciennes. Mais on ne trouve rien là-dessus d'assez positif dans d'Herbelot. NOTE QUARANTE-UNIEME(page 184). Seneque, 97eme. épitre, trad. de Sablier. Caton fut un personnage vertueux sans doute. Mais je pense, avec plusieurs, qu'il fut plus opiniâtre que sage, et que sa fausse politique servit merveilleusement César, en lui paraissant contraire. NOTE QUARANTE-DEUXIEME (page 185). Voici le passage de l'historien,et les phrases du déclamateur. Foeminarum convivia ineuntium in principio modestus est habitus ; dein summa quoeque amicula exuunt, paulatimque pudorem prophanant

ad ultimum (hones auribus sit) ima corporum velamenta projiciunt: nec mretricumhoc dedecus est, sed matronarum virginumque, apud quas comita, habetur vulgati corporis vilitas. Quinte-Curce, vie d'Alex. Liv. V. ch. 1er. Et voici la traduction par M. Beauzée. – Saufle respect est si heureux quand on parle des Perses, de Babylone, d'Alexandre, et si parfaitement d'accord avec le ton du reste et de Quinte-Curce lui- même, que je dois donner ce passage du traducteur comme un modèle pour les bourgeois qui voudront écrire les moeurs des nations et la vie des héros. « Les femmes qui se trouvent à ces banquets, y paraissent d'abord avec un maintien modeste ; ensuite elles se dépouillent de tout ce qui les couvre par le haut, et oubliant peu-à-peu ce qu'elles doivent à la pudeur ; à la fin (saufle respect qui est dû aux oreilles chastes) elles rejettent encore les voiles destinés à cacher les parties inférieures de leur corps : et ce ne sont pas les courtisannes qui s'abandonnent à celte infamie, ce sont les femmes et les filles les plus honorables, qui regardent cette prostitution avilissante comme un devoir de politesse». NOTE QUARANTE-TROISIEME (page 187). Si le magistrat pouvait connaître et unir avec choix tous les membres de la nation, sans doute on aurait des unions très-belles, mais seulement quelques-unes. Que doit-ce être quand les oppositions et les bizarreries de tant de convenances extérieures décident qui nous prendrons dans le nombre extrêmement restreint que le hasard nous fait rencontrer ? Que de misères dans un mauvais choix ; et quand on en ferait un bon, cent choses imprévues changent l'amitié en opposition, les désirs même en dégoût. L'un des deux manque à la foi si vainement juree, que doit faire celui qui n'y voulait point manquer? J'ignore comment l'on a résolu cette question, et si jamais on l'a résolue. Un homme ne manque pas à ses promesses, mais il a d'autres habitudes funestes ou crapuleuses ; il détruit par le jeu tout ce qu'un ordre soutenu et difficile cherche en vain à rétablir sans cesse. On se prive de tout, on travaille dix-huit heures par jour, on nourrit, on soigne des enfans ; et le mari va perdre dans un cabaret et le tems d'un travail qui procurerait de l'aisance, et l'argent même que sa femme gagne. Que doit faire cette femme ? Elle doit souffrir ainsi pendant cinquante ans, afin d'obtenir le bonheur de célébrer de nouveau cet heureux mariage au bout du demi-siècle. Il y a plus, ce n'est pas le vice seul qui fait le malheur d'un ménage ; les unions les plus tristes sont quelquefois,sont fréquemment celles de gens de bien. Avec de la bonté, des moeurs, des vertus, et même avec de l'esprit réuni à tout cela, on peut vivre trèsmal ensemble. C'est souvent parce qu'on veut le bien, parce qu'on le veut d'une manière mal raisonnée, ou seulement parce qu'en le voulant tous deux absolument, on ne le veut pas de la même manière. Que faire alors ? On sait comment repousser les effets d'un vice odieux ; mais quel terme espérer à un mal dont la cause est respectable en quelque sorte, quels moyens employer contre les dégoûts dont on nous obsède avec amitié, avec le sang-froid de la bétise, avec la douceur des intentions droites ; avec la constance irrémédiable d'une sorte de nécessité ? Projet souverainement bizarre et dont la conception comme l'exécution n'ont jamais été possibles qu'à la théocratie despotique, imagination absurde d'appareiller tous les hommes à-peu-près au hasard, et de sacrifier leur vie entière à cette seule fantaisie, tandis qu'assez d'autres bizarreries du sort les menacent sans cesse. Ce ne serait qu'une injustice si nos institutionsfaisaient les hommesmoins dissemblables; c'est un délire quand les uns, tout intelligence, semblentn'avoir reçu un corps que pour porter leur ame, et que les autres, tout matière, n'ont une ame que pour remuer leur corps. Il n'est pas bon que les femmes n'aient pas de bien et se marient par cette raison ; car alors quand un mari est trahi, ou seulement lassé, ruiné, obsédé pour toujours, il trouve désagréable d'avoir acheté si cher quelques nuits par lesquelles une femme prétend avoir acquis le droit de le fatiguer toute la vie. Il n'est pas bon qu'une femme n'ait que l'éducation d'une ménagère, on s'en lasse bientôt. On ne trouve aucune douceurintérieure avec un être machine. On quitte sa maison, on cherche à se distraire au dehors ; tout éloigne et sépare, le désordre vient de cet éloignement, et si l'on reste unis, c'est du moins sans l'être vraîment. La sottise entretient mal l'estime

et il serait bon d'être estimée pour être

longtems aimée. Dans les premières classes de la société, une certaine aisance est plus nécessaire à la paix, à l'union, qu'on ne le pense communément. Presque toutes les oppositions des hommes viennent des contrariétés des choses. On peut être malheureux par les suites d'un choix fort sage. Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de convenances, dit J.J. (Emile, liv. V.) que c'est une folie de les vouloir toutes rassembler. Mais J.J. dans le même endroit ne met pas assez d'importance à celles de la fortune. Sans doute la richesse n'est pas un bien essentiel à l'homme, il s'en faut de beaucoup même qu'elle soit toujours un bien ; mais quelqu'aisance dans la vie est nécessaire pour tout concilier. Ordinairemeut on ne se tient pas lieu de tout l'un à l'autre, dans les contraintes de la misère : cela n'arrive guères que dans la pauvreté où l'on est né. On n'est pas heureux quand le ciel a tout été : on ne le remercie de cela que dans un roman. Il vaudrait mieux le remercier quand on emploie arec justesse cet argent qui est le moyen de tant de biens, l'instrument de tant de vertus. Comment le remercier d'en être privé ? remerciez-leplutôt d'avoirune jambe de bois, d'être aveugle, ou d'être eunuque. Tout sera occasion de mal pour l'homme sot ou passionné, maisl'argent est fécond dans des mains sages. On doit se consoler d'être réduit à la pauvreté ; mais ceux qui en remercieraient le ciel, au lieu de montrer par-là beaucoup de fermeté, feraient croire que le malheur aliéna leur esprit. Je respecte beaucoup l'autorité de J.J. mais parmi tant de choses utiles, ou sages, ou profondes qu'il a dites avec beaucoup d'éloquence, il y en a sur la pauvreté, et sur le terme vague Moeurs dont je n'aijamais pu reconnaître la justesse. Aristote dit que la félicité consiste dans l'action la plus parfaite de notre entendement, et la pratique des vertus. Mais il ajoute que pour être tout à fait heureux, il faut un bien suffisant et analogue à l'état où l'on vit, puisque sans cela l'on ne peut s'occuper librement de l'étude des choses, ni pratiquer les vertus. Le penchant mutuel ne doit pas être le premier lien, puisqu'il dure rarement. Ce n'est point ce penchant qui fait le repos de la vie ; il ne fait souvent que l'illusion ou tout au plus le plaisir des premiers mois. Les convenances qui font que l'on se plaît mutuellement quand on se voit, même très-particulièrement, mais comme étrangers, ne sont pas celles qui concilient dans un véritable accord les détails de la vie. Ce qu'il faut, c'est la conformité dans la manière de sentir ; non pas précisément le même caractère, mais la même manière de concevoir l'Ordre, et de sentir les rapports secrets et éloignés des choses. Voilà ce qui importe avant tout, ce à quoi l'on ne pense jamais, ce dont nul ne parle. On a beau vouloir l'harmonie, si tous ne voient pas l'Ordre de la même manière, il n'y aura jamais de concert : et plus on aura les intentions bonnes, plus l'opposition sera répétée, plus l'humeur sera excitée, plus la vie sera triste. » Sur ce qu'un de ses amis (d'un mari) lui demandait un jour pourquoi il étaitsi longtems à se rincer la bouche, si curieux dans le choix de son linge, il lui répondit : « Parce qu'il y a une femme de mérite qui est obligée de m'accorder son amitié, et que je suis bien aise que son inclination marche de concert avec son devoir ». « Si un homme voulait se donner la peine de réfléchir un peu, il ne serait jamais assez déraisonnable pour attendre que la débauche et l'innocence puissent vivre de bonne amitié entre elles ; ou se flatter que la chair et le sang soient capables d'une fidélité si rigide, qu'une belle femme puisse travailler à se perfectionner jusqu'à ce qu'elle ait atteint à la nature des anges, dans la seule vue d'être fidelle à une bête brute et à un satyre ». Spectateur, Disc. 119e. NOTE QUARANTE-QUATRIEME (page 187). « Un état qui vous assujettit,(c'est un Orateursacré qui parle) sanssavoir presque à qui vous vous donnez, et qui vous ôte toute liberté de changer, n'est-ce pas en quelque sorte l'état d'un esclave ? Or le Mariage fait tout cela ». » Si la personne vous agrée et qu'elle soit selon votre coeur, c'est un bien pour vous : mais si ce mari ne plaît pas à cette femme, si celte femme ne revient pas à ce mari, ils n'en sont pas moins liés ensemble

et quel supplice qu'une semblable union »

! » De tous les états de la vie, dit Saint-Jerôme, le mariage est celui qui devrait plus être de notre choix, et c'est celui qui l'est le moins. Vous vous engagez, et vous ne savez à qui : car vous ne connaissez jamais l'esprit, le naturel, les qualités du sujet avec lequel vous faites une alliance si étroite, qu'après votre parole donnée, et lorsqu'il n'est plus tems de la reprendre ». » Quoi que vous fassiez, et de quelque diligence que vous usiez, il en faut courir le hasard ». » Concevez donc bien ce que c'est qu'un tel engagement, ou qu'une telle servitude pour toute la vie et sans retour ». » Engagement qui parut aux Apôtres même de telle conséquence, que pour cela seul ils conclurent qu'il était donc tien plus à propos de demeurer dans le célibat. Si ità est causa hominis cum uxore, non expedit nubere. Math. 19. Et que leur répondit làdessus le fils de Dieu ? Il l'approuva,il le confirma, il le félicita d'avoir compris ce que tant d'autres ne comprenaient pas. Non omnes capiunt verbum istud ». » De tant de mariages qui se contractent tous les jours, combien en voit-on où se trouve la sympathie des coeurs ? Et s'il y a de l'antipathie, est-il un plus cruel martyre » ? » Ce sont-là, dites-vous, des extrémités; il est vrai : mais extrémités,tant qu'il vous plaira, lien n'est plus commun dans l'état du mariage ». Bourdaloue, sur l'état du Mariage. NOTE QUARANTE-CINQUIEME (page 187). J'ai toujours respecté la bétise

je la regarde comme un malheur, et de tous les malheurs je veux bien que ce soit le plus sacré ; mais je n'en connais aucun d'inviolable, quand il devientfuneste au genre humain. Je suis obligé de présenter quelques observations à ceux qui mettent les bons coeurs au-dessus de tout, et aux yeux de qui il suffit d'avoir un bon coeur pour être justifié. Une belle ame est portée aux affections droites, à la pratique du bien : une bonne tête veut ce qu'une belle ame inspire. Mais par un bon coeur on entend un homme qui n'est pas méchant, à qui cela suffit, et qui, parce qu'il n'est pas pervers, prétend pouvoir céder toujours à l'impulsion du moment. Il n'est conduit ni par son jugement, ni par la justice, mais par ses affections ; et sans se soucier s'il aime avec choix ; s'il s'intéresse avec raison, il fait à tort à travers tout ce qui paraît avoir quelque rapport à la bonté. Tout ce qu'il sait éviter, c'est de faire positivement et directement du mal ; et il croira bien faire lors même que ce qu'il fera entraînera nécessairement un mal beaucoup plus grand que le bien dont la considération l'avait séduit, ou plutôt dont son instinct lui avait donné la fantaisie. Je prétends que les bons coeurs sont le fléau de la société. L'on a des armes contre les méchans, on finit par se défier des traîtres, un hypocrite est facilement démasqué; mais quel moyen nous reste-t-il, quelle ressource contre cet homme borné et faible dont la foule dit, c'est un bon coeur. Sa bonté nuit sans cesse, ses bévues troublent tout : mais on ne saurait l'en punir, ce n'est pas par malice ; on ne saurait le réformer, le conduire, ce n'est pas même par incapacité. Son excellent coeur lui dit qu'il est raisonnable en n'écoutant jamais la raison, et qu'en faisant mal, il sera justifié, s'il peut dire, je l'ai fait pour un bien. Une femme qui a un bon coeur est moins nuisible dans la société qu'un homme de ce tempérament ; mais il y a plus de danger pour elle-même, et peutêtre plus pour la famille. L'influence d'une femme est souvent bornée à l'intérieur

mais si ses fautes sont

moins étendues, elles sont moins compensées, et il semble que les conséquences en soient plus irrémédiables. Vingtfautes perdent un homme, une ou deux fautes perdent une femme

vingt défauts rendent un

bon homme insupportable dans sa maison, un seul travers dans une femme dérange tout l'ordre domestique. Ces bons coeurs aiment un enfant, et laissent opprimerles autres, s'attachent à une commère, et oublient leur famille, cautionnent un ami de table, et ruinent leurs créanciers ; ils laissent leurs laquais les voler, et négligent un parent malheureux qui ne les obsédé pas; ils laissent, fouler les peuples, et enrichissent des favoris ; ils épargnent le sang d'un factieux, et bouleversent les Etats. Les bons coeurs sont souvent plus dangereux que des scélérats ; les lois ne les atteignent pas, la prudence ne peut guère nous garantir d'eux, leur travers n'est pas odieux aux hommes de bien ; dans le repos de conscience que leur donnent leurs intentions, ils ne se corrigeront pas, et ils séduiront de jeunes inconsidérés. Chez un peuple éclairé, ces gens-là doivent être plus funestes que les criminels et les vicieux. Chez un peuple très-bien éclairé, il ne s'en trouverait pas : on y serait forcé de se conduire par la raison, puisqu'il est dans la nature des choses que la raison conduise. Le coeur avertit, la tête décide ; et la tête décide bien quand l'ame est belle. NOTE QUARANTE-SIXIEME (page 189). Chez les Musulmans, le Divorce est aussi facile que le Mariage, et il dépend de la simple volonté des parties constatée en présence d'un Juge civil ou religieux, du Cadi ou de l'Iman. Il y a des entraves pour la Répudiation : des dédommagemens sont accordés. Dans les contrées où les femmes sont dans une grande dépendance, ces dispositions nie paraissent excellentes. Chez les Romains, le Divorce était admis pour cause d'Adultère, etc. Voyez Plutarque, Vie de Romulus. On répudia aussi pour cause de stérilité. Voyez Valere-Maxime. Voici la loi des Chrétiens. Omnis qui dimiserit uxorem suam, exceptâ fornicationis causa,facit cam moechari, et qui dimissam duxerit, adulterat. Math. 32. Pour la loi des Catholiques, c'est tout autre chose. Cependant, sous les Césars, le Divorce fut en usage. Plusieurs Rois de France ont répudié leurs femmes. Le Divorce était facilement permis chez le Peuple Choisi, dont l'autorité, faible par-tout ailleurs, doit être grande pour des Chrétiens. Mais les formalités exigées donnaient le tems de la réflexion, ce qui est nécessaire. On y répudiait pour adultère. D'ailleurs, la pluralité des femmes y était permise, et si le tems semble l'avoir abolie dans des climats plus froids, et dansle séjour chez des peuples de moeurs différentes, du moins on y peut prendre une seconde femme lorsque la première est stérile. NOTE QUARANTE-SEPTIEME (page 193). SUITE DES USAGES. Estime de la Virginité. Polygamie de l'un et de l'autre sexe. Séparation des Castes. Inceste (A). Circoncision. Infibuliation. Castration légale, religieuse ; Eunuques (B). Couvade des maris (C). etc, etc., etc ! A. L'Inceste est contre la Nature, a-t-on dit. Cela n'est pas : les enfans formés d'une union incestueuse naissent et vivent comme les autres. L'Inceste est en horreur à qui n'est point dépravé. Cela n'est pas. Les Perses, les Parthes, les Egyptiens, les Assyriens, Lacédémone, Athènes,Cusco, Alexandrie, d'autres peuples encore, n'étaient pas moins sages que les Juifs, n'étaient pas plus dépravés que les fils des Angles, des Bourguignons, des Lombards: Chry- sippe, Aristote et beaucoup d'autres sages, n'étaient pas plus insensés que nos Casuistes

et la législation

des Parsis n'était pas plus barbare que les lois canoniques. Cette union, odieuse à la nature, était l'union sacrée chez ces Parsis, que les Musulmans, dans la licence de leurs Harems, ont appellés Guébis. Guébr veut dire étranger à la loi sainte ou Islamim ; donc Guébr chez les croyans, c'est apostat, sodomiste, infâme : par-tout un infidèle est un infâme. On prétend que le croisement des races est nécessaire à la beauté de L'espèce. Il faut bien que cela ne soit pas vrai parmi les hommes. Les Parses n'étaient pas inférieurs aux autres peuples. Même dans les bêtes, si la règle est vraie, elle n'est point universelle: nous ne voyons pas leschevreuils dégénérer, etc. Les relations parlent maintenant de la beauté très-remarquable des hommes du Saterland, (petit pays de l'Evêché de Munster), qui ne se marient jamais qu'entre eux. Ce fait moins certain et bien moins général que la loi du Sabeïsme, ne doit pas être donné pour unepreuve absolue ; comme il ne faut pas non plus attribuer la beauté de cette population au peu de croisement des races dans un canton aussi resserré ; mais on peut en inférer seulement que cela ne paraît pas nuire à la perfection physique. Le mot même d'Inceste annonce la fausseté des idées, l'acception actuelle n'est pas d'accord avec l'étymologie. Voulez-vous des absurdités plus particulières et toutes modernes ? Vous lirez dans Observations du Trib. d'A. séant à P.sur le Projet du Code Criminel. « Ou trouve dans le Projet des peines contre l'Adultère et contre le Rapt, et l'on n'y fait aucune mention de l'Inceste, ce crime bien plus grave ». Ainsi, l'Adultère qui viole les droits les plus inviolables, le Rapt qui attaque quelque fois sans retour la liberté individuelle, et désole une famille, sont des crimes moins graves qu'une conjonction illicite entre deux individus libres ! Je conçois qu'on exagère les défauts que l'on veutse fairehonneur d'avoir découverts dans un Projet important; mais cet honneur est pourtant bien stérile. Quant à ce renversement de toute idée saine, voilà ce que produit l'espèce de nécessité où furent autrefois les législateurs de sanctionner leurs lois par l'intervention d'autorités surnaturelles. Le Projet de Code Criminel est juste en cela. Sans doute la législation d'un peuple sorti enfin de la barbarie Celtique, ne connaît point dans l'Inceste un délit particulier

il suffit que le mariage ne l'autorise pas, dès-lors c'est une conjonction illégitime. Un Jurisconsulte éclairé, M. Agresti, a fait des observations très-justessur l'Inceste.Voyez Discours sur le Mariage. Je n'ai point cité Rome. L'Inceste y fut puni. Mais c'était une simple disposition réglémentaire, et c'est ainsi qu'on doit l'interdire. César, Cicéron, Julien, Marc-Aurele, n'auraientjamais inventé cette horreur que la nature inspire aujourd'hui. Une loi sous le Empereurs confirma le mariage de l'oncle et de la nièce, si l'un des deux contractans, ou je crois tous deux, avaient ignoré le lien du sang. Ce sont des lois d'économie politique : on a dit au peuple que c'étaient des lois de la nature, et il y a cru, comme il a cru à tant d'autres. Le Coran prohibe les unions incestueuses, mais dans le même sens. Il vous est défendu, dit le ch. 4, d'épouser vos mères, vos filles, vossoeurs ;.... mais si le mal est fait, le Seigneur est indulgent. Nous sommes très-éloignés de blâmer les lois qui prohibent plusieurs degrés de parenté. Quoiqu'en divers endroits, par exemple, l'union de la mère et du fils ait été admise, elle s'accorde mal avec les indications de la nature ; et ce que Montesquieu en a dit n'est pas contestable. On n'attaque donc ici que l'exagération fanatique, les raisons fausses dont on autorise les choses justes, et ces grands mots de la sottise, ces phrases vides de sens qui trompèrent assez longtems les hommes, qui dégradèrent le devoir, qui amenèrent les demi-penseurs à s'imaginer enfin que moeurs et préjugés sont inséparables. Si Alexandre Selkirk eût eu sa soeur à Juan-Fernandez où il se croyait abandonné pour la vie, il eût pu sans aucun crime unir ces destinées isolées, et dèslors indépendantes des lois de convention, changer cette solitude belle, mais triste, en un asile vraiment fortuné, préparer des appuis à leur vieillesse, et faire naître deux ou trois hommes pour le bonheur tout aussi innocemment qu'on en hasarde ici sur la terre agitée. Mais s'il s'y fût trouvé avec la femme d'un autre, j'aurais appellé vertu leur continence; je l'eusse appellée devoir s'ils eussent conservé quelqu'espoir de sortir de l'île. « Les grands hommes, dit Boulanger, ont bien pressenti en quelque sorte les erreurs humaines ; mais ils les ont seulement ou méprisées ou plaisantées ; ils eussent été bien plus utiles s'ils eussent prouvé en détail leur origine, leur filiation ». Dissertation sur Elie et Enoch. Avant-propos. « Le jurisconsulte Lebrun dit que l'inceste est contre nature, parce que nous devons plus d'honneur et de respect à notre sang, puisque l'empereur veut qu'affinitatis veneratione à quarumdam nuptiis abstineamus. Je pardonne à un légiste de croire que Justinien est l'oracle de la nature ; mais je ne lui pardonne pas. d'être mauvais logicien. Quelle preuve de respect, d'estime plus grande, dirait un Guebre, peut-on donner à une soeur que de s'allier avec elle ? Ce même jurisconsulte donnait encore une autre raison plus plaisante. Il disait que si l'affection du sang était jointe avec celle du mariage, elle entraînerait un trop grand excès d'amour répugnant à la vraie chasteté, comme l'a voulu le docteur Thomas . On a dit que si ces mariages étaient permis, il en résulterait que les familles s'isoleraient. On cite les Egyptiens, qui par cette perpétuité d'incestes étaient devenus laids et dégénérés. Je réponds d'abord que pour une famille où il se trouvera un pareil mariage, il y en aura cent autres où l'on admettra des étrangers. Quant à l'autre raison, les Egyptiens sont aussi laids aujourd'hui, et ils ne sont pasincestueux».B... B. Dans l'ancienne Egypte, la Castration était le châtiment de l'Adultère. Rome fît Eunuques les hommes coupables de Bestialité. Cette castration est la seule raisonnable : celle qui peuple les Harems n'est pas la plus absurde, mais la plus affreuse des folies humaines. La plus absurde ne serait-ce pas de prendre entre les doigts toute l'Intelligence des Mondes et de la multiplier sur une soucoupe, pour la glisser dans les entrailles d'un animal ? A force de courir le Globe, nous sommes pourtant parvenus à rencontrer un peuple qui s'était élevé par les seules lumières de la raison jusqu'à un dogme semblable. On dit que les Mexicains déjeûnaient aussi avec le disque du Soleil. Ainsi Moïse, né, dit-on, dans la ville du Soleil, voulut en défigurer le culte qui, régnant aujourd'hui sous une autre forme, écrase le sien. Ce culte du Soleil ou du feu devint universel ; mais cette vénération pour la force productive de la Nature, pour la Puissance qui est, n'a pas arrêté les passions destructives des hommes. Elle toléra ouvertement la Castration, comme la liberté autorisa l'esclavage, même chez les Grecs. C. On a trouvé jusqu'en France, des traces de cet usagebizarre. Il paraît venir du besoin d'une formalité quelconque qui légitime l'enfant, et par laquelle le mari s'en avoue le père. Il s'est maintenu principalement dans les pays où les moeurs moins assujetties, où une liberté légitimée par les institutions et la manière de vivre, laissent plus d'incertitude sur la paternité qu'il ne parait y en avoir ici, et que les lois ne peuvent en reconnaître. NOTE QUARANTE-HUITIEME (page 198). « N'est-il pas arrivé, plusieurs fois, que le sentiment du bonheur nous ait entraînés à des maux sans terme, que nos désirs les plus naturels aient altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés d'amertumes » ? « On a toute la candeur de la Jeunesse, tous les désirs de l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un coeur droit. On a toutes les facultés de l'amour ; il faut aimer. On a les moyens du plaisir ; il faut être aimée. On imagine un homme pour qui tout commence ; il est jeune et impatient de vivre, plein d'espoir, et beau d'inexpérience ; et soi l'on a fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, expression heureuse.On entre dansla vie ; qu'yfaire sans amour ? Pourquoi l'harmonie de ces mouvemens, cette décence voluptueuse, celte voix faite pourtout dire, ce sourire fait pour entraîner, ce regard fait pour changer la coeur de l'homme ? Pourquoi cette délicatesse du coeur, et cette sensibilité profonde ? L'âge, le désir, les convenances, l'ame, les sens, tout le veut ; c'est une nécessité. Tout exprime et demande l'amour : cette main formée pour les plus douces caresses; cet oeil dont les ressourcessont inconnuess'il ne dit pas, Je consens à être aimée ; ce sein qui sans amour, est immobile, muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé ; ces formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, possédés ; ces sentimens si tendres, si vastes, si voluptueux et si grands, l'ambition du coeur, l'héroïsme de la passion ! Cette loi délicieuse que la loi du monde a dictée, il faut la suivre. Ce rôle enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jourinspire, et que la nuit commande ; quelle femme jeune, sensible, aimante, imaginera de ne le point remplir ? » Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les coeurs justes, ont les premiers perdus. Plus susceptibles d'elévations, comment ne seraient-ils pas séduis par celle que l'amour donne ? Ils se nourrissent d'erreur, en croyant se nourrir d'estime ; ils se trouvent aimer un amant parce qu'ils ont aimé la vertu ; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se présente pour réaliser leur chimère est réellementtel ». « L'énergie de l'ame, le besoin de montrer de la confiance, celui d'en avoir ; des sacrifices à récompenser, une fidélité à couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre ; l'agitation, l'intolérable inquiétude du coeur et des sens ; le désir si louable de commencer à payer tant d'amour ; le désir non moins juste, de resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'éterniser des liens si chers ; d'autres désirs encore ; certaine crainte, certaine curiosité ; des hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut ; tout livre une femme aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse

elle se donne, il s'amuse : elle jouit, il s'amuse

elle rêve la durée, le bonheur, le long charme d'un amour mutuel ; elle est dans les songes célestes ; elle voit cet oeil que le plaisir subjugue, elle voudrait donner une félicité plus grande ; mais le monstre s'amuse, et elle dévore une volupté terrible ». « Le lendemainelle est surprise, inquiette, rêveuse

de sombres pressentimens commencent les peines affreuses et une vie d'amertumes. Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience ; fierté d'une ame pure ; paix, fortune, honneur, espérance' amour : tout a passé. Les belles heures ont péri : les souvenirs même en seront amers. II ne s'agit plus de s'avancer dans les illusions, dans l'amour et ta vie il faut repousser les songes, et user de longs jours fatigués des lenteurs de la mort. Femmes sincères et aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de l'ame, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées !.... N'aimez pas ». NOTE QUARANTE-NEUVIEME(page 224). Anthistènes, dit Montaigne, ch. 9 du liv. 5, permet au sage d'aimer et faire à sa mode ce qu'il trouve être opportun ;sans s'attendre aux lois, d'autant qu'il a meilleur avis qu'elles, et plus de connaissance de la vertu ». Pour parler comme Antisthènes, il faut être pur de tout reproche ; il faut pouvoir dire : j'ai respecté ces droits que vos moralistes gagés attestent en public ; je n'ai point consenti qu'ils fussent violés en ma faveur. Les principes que j'annoncerai furent auparavant ma loi. Si jamais je manque au devoir, je renonce à la tâche auguste à laquelle j'ai voué ma vie. Ce vieux langage eût paru naturel à des Stoïciens et aux plus sages d'entre les Cyniques ; dans notre siècle il est suranné, cependant il trouverait grâce encore devant les véritables membres de cette Corporation précieuse, débris majestueux et unique de la grande Antiquité. « Pour n'avoir hauté celte vertu suprême.... ayant pour guide Nature.... Volupté pour compagne, ils sont allés, selon leur faiblesse, feindre cette sotte image triste, querelleuse, dépitte, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher à l'écart, emmy des ronces, fantôme à étonner les gens.... C'est la mère nourrice des plaisirs humains

en les rendant

justes, elle les rend surs et purs ». Montaigne. Il y a aussi un vulgaire parmi les Sages, c'est-àdire, parmi ceux qui toute leur vie aspirent à l'être, sans atteindre cette sagesse qui suffit à notre vie si courte, et qui n est pas la haute sagesse que l'homme n'atteint pas. La sagesse parfaite ne peut être cherchée que dans la plus grande indépendance, dans une vie réglée de la manière la plus favorable, et dont tous les incidens seraient, et prévus, et choisis. Il faut un peu du fanatisme de la sagesse à ce vulgaire d'hommesrespectables dont les intentions,trèspures, ne commandent que faiblement aux affections irrégulières que la sagesse veut réprimer. La doctrine des Stoïciens convenait parfaitement à ces hommes de bien dont la raison, plus propre à être entraînée qu'à conduire, avait besoin d'être soutenue par une vo- lonté fortement déterminée. Maissi le vrai sage est, comme je le pense, celui en qui la raison est assez éclairée, assez impartiale, assez libre pour conduire souverainement les affections, le vrai sage ne serait pas stoïcien. C'est peut-être le stoïcisme qu'il faudra préférer pour toute une cité, quand un Plotin en demandera une à instituer, et que les valets du César ne riront pas ; ou quand le César ne sera pas luimême assez esclave pour que leurs ris dérangent ses vues. Mais les sages isolés ou réunis en petit nombre, ceux qui ne craignent point toute la vérité, adopteront plutôt les idées Péripatéticiennes, et sur-tout ce qu'on peut croire avoir été la pensée réelle d'un vrai sage tant méconnu, d'Épicure. Dans les Tusculanes, Cicéron parle des passions à peu-près dans le sens des Stoïciens. Cette manière de voir est austère, et fausse ; elle peut être utile quelque fois, mais elle estfuneste en général. C'est, je crois, la distinction qui eût abrégé les disputes sur la question, si toutes les vérités sont utiles,s'il n'y en a point qu il faille taire, s'il n'y a pas des erreurs salutaires. Au milieu des erreurs, certaine vérité, venant seule, peut être funeste ; des erreurs peuvent conserver des vertus ; des préjugés peuvent porter à des actions généreuses. Mais si la vérité était connue toute entière, et suivie en tout, la conditiou humaine serait incomparablement meilleure. C'est une demi-vérité qui seule peut nuire ; car le vrai dans une chose quand tout le reste est faux, c'est une demi-vérité qui peut même conduire à des résultats aussi faux que dange¬ reux, parce que cette lueur dans les ténèbres n'est qu'une discordance qui peut épaissir les ombres.C'est l'ordre et l'ensemble qui caractérisent la vérité comme la sagesse ; c'est l'esprit d'ordre et d'ensemblequi est le génie : c'est l'ordre, l'ensemble qui finirait les malheurs des peuples et toute la détresse humaine, qui ferait l'homme ce qu'il doit être. Cette question sur les vérités utiles, est d'une grande importance, mais les considérations qu'elle embrasse sont si étendues, qu'il faut se réserver de la traiter ailleurs. On se passed'ordre danssa tête, et d'ensemble dans sa morale; mais comme on en exige dans un livre, je devrais rappeller moins à la lin de celui-ci les défauts de symétrie qu'on y pourra trouver. Quo circà, (ait Cicero) mollis et enervata putanda est Peripateticorum ratio et oratio, qui perturbari animos necesse esse dicunt. Les passions sont les mouvemens passifs, les suites des impressions reçues, c'est le principe des mouvemens actifs

ôter les passions ;

c'est, ôter tout ce qui anime. Sed adhibent modum quemdam quem ultrà non progredi opporteat. Sans doute

le mouvement qui nous porte à secourir un opprimé est une passion louable, sage, généreuse ; si la raison ne dirige point ce mouvement, si un excès de zèle nous entraîne à défendre nous-mêmes d'une manière injuste celui que nous protégeons contre l'injustice, cette passion devient funeste et coupable. Modum tu adhibes vitio ? Point du tout, il n'y a de vice que dans l'excès. Le vice est une force demesurée, qui porte au delà des bornes. An vitium nullum est, non parere rationi ? C'est an contraire obéir à la raison que de suivre les mouvemens naturels tant qu elle peut les approuver. Ces mouvemens l'avertissent, et elle lesjuge. C'est là l'homme moral. Animusperturbatus et incitatus nec cohiberesepotest, nec, quo loco vult, insistere omninò. La seule réponseà ceci, c'est de le nier. Il est difficile de soumettre ensuite à la raison les mouvemens qu'on à suivis quoiqu'elle les condamnât, mais elle arrête facilement quand il le faut, ceux qu'elle avait surveillés et approuvés jusqu'alors. Quoeque crescentia perniciosa sunt, eadem sunt vitiosa, nascentia. Erreur manifeste. Ce qui suit est également faux, à moins qu'on ne l'entende seulement des passions sans frein, des passions déjà mauvaises et prises au delà du terme où la raison les a abandonnées; alors ce ne sont plus les passions en général, et ce ne sont pas du tout les passions dont parlaient les Péripatéticiens. Quamobrem nihil interest, utrum moderatas perturbationesapprobent, an moderatam injustitiam, moderatam ignaviam, moderatam intemperantiam : qui enim vitiis modum apponit, is partem suscipit vitiorum. C'est conclure d'après ce qui est constesté, que les passions soient des vices. Si elles sont desvices, il est vrai qu'elles sont mauvaises. « J'entends par Juste, dit le baron d'Holbach, tout ce qui est conforme à la raison, ou que la raison approuve. Elle approuve toute action, ou l'usage de tout pouvoir qui tend au bonheur solide et réel de celui qui l'exerce, sans nuire au bonheur de ses associés. Ce que la société commande est juste toutes les fois que la raison l'approuve ; il est juste lorsque la raison le désaprouve. Ce que la loi commande ou permet, peut être licite sans être juste ; ce qu'elle défend peut être illicite sans être injuste pour cela. Ce n'est ni la société, ni la loi, ni l'usage, qui décident du juste et de l'injuste ; c'est la raison ». « Le plaisir entre dans l'essence de l'homme et dans l'ordre de l'Univers. Le plaisir est l'aimant de notre nature, l'ame de nos actions. Tous les animaux le cherchent et s'y livrent. Le goût du plaisir régla sert l'intérêt de la société, au lieu d'y nuire ». Mercier. Les lois qui font regarder comme nécessaire ce qui est indifférent, ont cet inconvénient qu'elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire. Montesquieu. Tous ceux qui ont écrit, non pas pour faire leurs affaires ou pour avoir un métier, non pas par désoeu- vrement ou par habitude, mais pour parler aux hommes de leurs véritables intérêts; tous ces écrivains ont dit, comme Montesquieu, ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils ont cru être vrai. Il faut aux bons esprits la vérité, toute la vérité, toutes les vérités. Les esprits bornés, faux ou passionnés en abusent, je le sais ; mais ce que je ne sais pas, c'est le moyen de parler aux bons esprits, à tous ceux qui veulent être tels, sans s'exposer à parler aux autres, sans s'adresser au public. Avant l'Imprimerie, les sages étaient presque les seuls qui s'avisassent de lire ce qu'eux seuls, dit-on, devraient lire. Les hommes qui n'avaient que de l'esprit faisaient rarement les frais nécessaires pour se procurer les manuscrits. Cependant c'étaient d'autres inconvéniens. Les gens de Cour qui tournèrent en ridicule le projet de Plotin, pouvaient acheter le plaisir de persiffier des ouvrages que l'indigence d'Epictète l'avait privé de connaître. Aujourd'hui il faut parler à tous, ou se taire pour tous. On ne peut s'arrêter à craindre les maux qui résultent de la publicité d'idéesvraies sur quelques parties de la morale : le plus grand des maux serait le silence qui seul éviterait ces dangers. Ayons, s'il se peut, un grand nombre d'esprits justes, du moins par imitation. Les préventions, les erreurs, l'indifférence, l'artificieuse ironie et jusqu'au délire des autres esprits, cesseront d'être funestes

l'on reconnaîtra que si quelque fois en écrivant pour la multitude on est utile un moment, c'est en parlant aux têtes fortes que l'on peut vraîment servir les hommes. Des intentions parfaitement sincères me feront pardonner le scandale que je donne malgré moi. Je ne suis pas toujours dans les principes, mais il y eut plusieurs hérésiarques dont la conviction parut excusable ; je demande ici cette sorte d'indulgence qu'il fallut avoir pour eux. Je n'ai point cherché à couvrir de dehors imposans, cet écrit que plusieurs condamneront. J'eusse pris un autre ton, qui n'eût pas été moins naturel. Mais je jase avec quelques lecteurs ; et peut-être voudra-t-on ne pas donner à mes erreurs, plus d'attention que je n'en sollicite pour mes opinions. Si le tems me permet de les établir mieux, un tems pluslong les justifiera. FIN. FAUTES. Page XIII, dernier alinéa, il ne faut ni filet niinterruption entre le mot versifié et les mots Où le jasmin, etc. Page 16, lig. 18, d'amour : Lisez d'amour (4). Page 87, lig. 14, par des ennuis : Lisez par amusement. Page 14o, après la ligne 9, il faut un tiret. Page 173, lig. 3, grosse : Lisez grossier.







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