Grands névropathes  

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Grands névropathes (3 vol., 1930-1935) is a work by Augustin Cabanès.

Contient : I. Malades immortels. Baudelaire. Byron. Chateaubriand. Molière. Pascal. Shelley. Wagner. II. La Fontaine. Rousseau. Rétif de la Bretonne. Bernard de Saint-Pierre. Lamennais. Auguste Comte. Alfred de Musset. Victor Hugo. Sainte-Beuve. Les frères de Goncourt. III. Hoffmann, Heine, Swift, Quincey, Coleridge, Cooper, Tennyson, Chopin, Gogol, Gontcharov, Lermontov, Dostoïevsky.

Contents

Full text of volume 1

1 Grands névropathesTome 1 Docteur Cabanès Exporté de Wikisource le 8 juillet 2022 2 TABLE DES CHAPITRES LE GÉNIE N’EST-IL QU’UNE NÉVROSE ? BLAISE PASCAL MOLIÈRE CHATEAUBRIAND BYRON SHELLEY BAUDELAIRE RICHARD WAGNER 3 LE GÉNIE N’EST-IL QU’UNE NÉVROSE La question, qu’au début de cet ouvrage nous nous proposons de traiter, touche à un des plus graves problèmes dont la physiologie et la psychologie aient eu à connaître ; nous devrions dire plus justement la psychologiephysiologique, car il est difficile aujourd’hui de concevoir leur désunion. Sans refuser à la critique littéraire, nous entendons celle qu’a inaugurée Sainte-Beuve et que Taine a étendue ; sans refuser à cette critique, qui s’est inspirée, d’ailleurs, des procédés et de la méthode scientifiques, le droit de juger une œuvre littéraire, en étudiant la constitution physique de celui qui l’a conçue, nous persistons à penser que les littérateurs auront tout profit à accepter l’aide, la collaboration que leur offre le médecin, ou pour mieux dire le physiologiste et, dans certains cas à déterminer, l’aliéniste, le psychiatre. Quoi qu’en ait prétendu un académicien notoire[1] qu’« entre plusieurs manières d’obscurcir les questions de 4 littérature, celle que l’on peut citer d’abord comme étant en possession d’y accumuler le plus de nuages, c’est l’introduction dans la critique littéraire des dernières modes médicales », nous ne croyons pas qu’on puisse opposer de sérieux arguments à cette invasion de la médecine, – pourquoi ne pas dire de la clinique, dans le domaine littéraire. Sans doute l’instrument vaut surtout par les mains qui le manient. Il y a, en telle matière, à compter avec la déformation professionnelle : un médecin a quelque tendance à reconnaître un malade dans chacun des sujets qui lui est présenté ; un aliéniste est suspect de voir partout des fous. D’autre part, un esprit dogmatique se refusera aux appréciations nuancées et rangera sous l’étiquette de folie, nombre d’états intermédiaires qui, tout en s’écartant de la norme, ne sont tout de même pas de la démence. La ligne de démarcation qui sépare le normal du pathologique est si peu apparente parfois, qu’il y a lieu d’opérer avec une prudence extrême. Avons-nous besoin d’ajouter que le savant digne de ce nom étudiera le « cas » qui lui est soumis, en toute objectivité, sans parti pris, sans animosité ; et s’il s’agit des défaillances mentales d’un de ces êtres privilégiés qui ont honoré l’humanité, il se penchera sur son infortune avec une commisération respectueuse, avec une déférente sympathie. La maladie n’implique, en nul état de cause, une déchéance honteuse ; la science n’est pas plus autorisée à faire grief de ces accidents morbides à l’homme de génie, qu’au malade le 5 plus humble de s’être laissé surprendre par le choléra ou le typhus. Un autre écueil dont se doit garder la critique psychophysiologique, c’est de juger une œuvre d’imagination avec des procédés rigoureusement scientifiques. La remarque s’applique, d’ailleurs, aussi bien aux critiques littéraires, à ceux qui entendent toujours conclure de l’œuvre à l’homme. Certes, l’œuvre d’art est souvent personnelle, subjective ; souvent elle est la confession de celui qui l’a créée ; nous y trouvons inscrit le tempérament de l’écrivain ou de l’artiste ; elle peut nous donner, si elle est sincère, des indications précieuses sur l’état mental de celui qui l’a composée ; mais cette sincérité, combien devons-nous la tenir en défiance ! À prendre au pied de la lettre certaines autobiographies, on risquerait, pour le moins, d’être dupe d’une mystification, car la névrose a été maintes fois simulée. Déjà, Théophile Gautier, dans la mémorable préface de Mademoiselle de Maupin, nous avait livré, à cet égard, sa pensée entière : « C’est le personnage qui parle, écrit-il, et non l’auteur : son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’il soit athée ; il fait agir et parler les brigands en brigands ; il n’est pas pour cela un brigand. À ce compte, il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche. » À suivre une pareille méthode, on risquerait fort de découvrir des tares même chez les plus sains. 6 Il est, cependant, des œuvres qui présentent un caractère nettement névropathique ; des courants littéraires qui accusent une morbidité indéniable. Là encore, le psychiatre trouvera son mot à dire ; il recherchera, dans certaines pages, le reflet de névroses qui lui sont familières, et il en pourra tirer des inductions sur l’état mental de celui qui écrivit ces pages. Encore se gardera-t-il, s’il ne veut verser dans l’absurde, de vouloir établir des corrélations trop étroites entre certaines formes de l’activité artistique et les symptômes d’affections mentales. On se souvient de la mésaventure survenue à M. Max Nordau qui, prenant trop au sérieux les fantaisies de telles écoles littéraires, comme les symbolistes ou les décadents, les mettant sur le même pied que des pensionnaires de Charenton ou de Bicêtre, n’hésita pas à proclamer publiquement cette irrévérencieuse assimilation. Par ailleurs, M. Nordau a témoigné de plus d’esprit scientifique lorsqu’il écrit : « La science n’affirme pas que chaque génie est un fou. Il y a des génies sains, débordants de force, dont l’altier privilège consiste précisément en ce qu’une de leurs facultés intellectuelles est extraordinairement développée, sans que les autres demeurent en deçà de la mesure moyenne ; de même, naturellement, chaque fou n’est pas un génie, et la plupart des fous sont plutôt, même si l’on fait abstraction des imbéciles de différents degrés, pitoyablement stupides et incapables[2] . » 7 Voilà qui est assez raisonnable, et nous sommes, pour notre compte, disposé à souscrire à ces propositions, que tout homme sensé contresignerait. Pourquoi faut-il que l’auteur de ces lignes ait placé son livre sous l’égide d’un savant dont les théories sont des plus contestables ; qu’il ait salué en lui « une des plus superbes apparitions intellectuelles du siècle », le félicitant, dans une préface d’un lyrisme échevelé, d’avoir « répandu sur de nombreux chapitres obscurs de la psychiatrie, du droit criminel, de la politique et de la sociologie, un véritable flot de lumière, que seuls n’ont point perçu ceux qui se bouchent les yeux par entêtement, ou qui ont la vue trop obtuse pour tirer profit d’une clarté quelconque… ». Voyons donc dans quelle mesure Lombroso – car c’est de lui qu’il s’agit – a mérité ces éloges hyperboliques. Lombroso, rendons-lui cette justice, avant d’exposer sa théorie que le génie n’est qu’une forme de folie, et plus spécialement de la folie épileptique, reconnaît qu’il n’innove pas en cette matière ; qu’il a eu des précurseurs. C’est ainsi qu’il cite Aristote, pour avoir déjà remarqué que, « sous l’influence d’accès de congestion à la tête, il est des personnes qui deviennent poètes, prophètes et sibylles : ainsi Marc le Syracusain, poète assez recommandable tant que durait la manie, ne pouvait plus composer de vers dès que reparaissait la santé ». Et Lombroso reproduit ce passage, autrement explicite que le précédent : « Les hommes illustres dans la poésie, dans les arts ou la politique, ont souvent été ou mélancoliques et fous, comme 8 Ajax ; ou misanthropes comme Bellérophon. Même à une époque récente, on a pu constater une telle disposition chez Socrate, Empédocle, Platon et beaucoup d’autres, surtout parmi les poètes. » Malheureusement pour la thèse de Lombroso, ce dernier passage, le plus caractéristique, en effet, des deux que nous avons reproduits, est tiré des Problèmes, reconnu aujourd’hui… pour n’être pas d’Aristote[3] ! C’est surtout Sénèque qui a mis au compte d’Aristote cet aphorisme, qu’il n’y a pas de grand génie sans mélange de folie : nullum magnum ingenium fuit sine mixture dementiœ. Qu’importe, au surplus, que l’on ait découvert quelques vagues allusions, dans Platon, dans Démocrite, dans quelques auteurs plus ou moins obscurs du Moyen Âge et de la Renaissance ? Peut-on davantage s’autoriser des « conjectures » d’un philosophe de quelques connaissances scientifiques qu’il se prévale ? C’est cependant ce que Lombroso n’a pas hésité à faire. Il triomphe de ces lignes de Diderot : « Je conjecture (Diderot n’écrit pas : j’ai constaté), que ces hommes d’un tempérament sombre et mélancolique, ne devaient cette pénétration extraordinaire et presque divine, qu’on leur remarquait par intervalles, et qui les conduisait à des idées tantôt si folles, tantôt si sublimes, qu’à quelque dérangement périodique de la machine. Ils se croyaient alors inspirés et ils étaient fous ; leurs accès étaient précédés d’une espèce d’abrutissement, qu’ils regardaient comme l’état de l’homme dans la condition de nature dépravée. Tirés de cette léthargie par le 9 tumulte des humeurs qui s’élevaient en eux, ils s’imaginaient que c’était la Divinité qui descendait, qui les visitait, qui les travaillait… Oh ! que le génie et la folie se touchent de près ! Ceux que le Ciel a signés en bien ou en mal, sont sujets plus ou moins à ces symptômes ; ils les ont plus ou moins fréquents, plus ou moins violents. On les enferme et on les enchaîne, ou on leur élève des statues… » Hâtons-nous de passer à une autorité plus recommandable en la matière, et arrivons à l’année 1836 époque à laquelle le médecin aliéniste Lélut publiait son Démon de Socrate, la première monographie, peut-on dire, de psychologie morbide appliquée à un personnage historique. Sans oublier Cabanis qui, dans ses Rapports du physique et du moral, a parlé incidemment de ce « délire incomplet auquel on donne le nom d’inspiration » ; ni Fodéré, qui a précisé, beaucoup mieux qu’aucun de ses prédécesseurs, la parenté du génie et même du talent avec la folie, et a mis en évidence le développement de certaines facultés chez les crétins du Valais, qu’il avait été à même d’observer, nous devons constater que le problème n’a été vraiment abordé que par le docteur Lélut qui, par sa situation de médecin à Bicêtre, puis à la Salpêtrière, avait pu se livrer à maintes observations, consigner maints faits d’expérience, se rattachant à la physiologie et à la pathologie du système nerveux. Ce n’est qu’après avoir étudié les rapports du cerveau avec la pensée dans les conditions normales, que Lélut les rechercha dans les cas morbides : ainsi fut-il amené à 10 étudier le cas de Socrate, et, dix ans plus tard, celui de Pascal. La « singularité psychologique » qu’il prétendait étudier chez Socrate, était celle de son Démon ou Esprit familier ; les inspirations qu’il lui devait ; les prophéties qu’elle le mettait à même de faire ; les actes dont elle le détournait. Lélut ne voyait qu’une explication à cette « singularité », c’est que Socrate était un théosophe, un visionnaire, un fou. Et, pour aller au-devant « des sarcasmes de la surprise, et des reproches d’une indignation » qu’il prévoyait s’attirer par cette brutale affirmation, il se réclamait des droits de la science à discuter « une question de psychologie historique d’un intérêt immense et d’un caractère tout élucidateur ». Ce n’est point « par un amour coupable du paradoxe », ni « de gaîté de cœur » qu’il s’était vu contraint à « traîner dans les cabanons de la folie, un des plus grands personnages et la première tête de la philosophie » ; il savait quelles protestations il allait soulever, à toucher une pareille idole, révérée pendant tant de siècles ; il avait, disait-il, le sentiment de sa faiblesse, et n’abordait ce problème si délicat qu’« avec toute la pudeur que réclamaient et le nom de Socrate, et l’honneur de la philosophie, et le respect des opinions des siècles ». Les explications qu’il se proposait de donner étaient pour montrer « toute la fragilité de l’intelligence humaine, et tout ce qu’elle peut subir de transformations, même chez les têtes les plus puissantes, lorsque, dans un esprit ardent et enthousiaste, son activité prend un caractère de fixité trop constant[4] ». Et ce n’est 11 pas seulement chez Socrate qu’il était possible de découvrir des tares mentales ; mais combien d’autres génies lui faisaient cortège ! Et le docteur Lélut, un demi-siècle au moins avant Lombroso, exposait une thèse sur beaucoup de points analogue à celle du célèbre psychiatre italien, ce qu’on a généralement oublié de mentionner. « Il y a, écrivait-il, des noms et de grands noms, qui sont ceux d’artistes, de poètes, de savants, de philosophes, dont l’histoire est, au dire de tous les hommes éclairés, celle que j’attribue à Socrate ; et l’Antiquité elle-même n’était rien moins que sûre de l’intégrité de raison de Pythagore, de Démocrite, d’Empédocle, et de plusieurs autres de ses grands hommes. Chez les modernes, la folie du Tasse, de Pascal, de Rousseau, celle de Swammerdam, de Bœrlem, de Van Helmont, de Swedenborg, sont à peu près avouées, maintenant, par tous les hommes qui ont joint l’étude de la psychologie morbide à celle de l’histoire et de la philosophie ; et si je ne craignais de faire naître ou de renouveler des douleurs contemporaines, je montrerais l’art, la littérature, la science, ayant, à l’heure qu’il est, des représentants assez nombreux dans les asiles ouverts aux troubles de la raison par la science et la charité ! » Et comme pour se justifier d’avoir porté une main sacrilège sur l’arche sainte, il poursuivait non sans éloquence : « Et après tout, quelle souillure est-ce pour la nature humaine, que cette transformation, maladive et extrême, de ces grandes et glorieuses intelligences ? Chez elles, la pensée, en se circonscrivant, en se repliant sur elle- 12 même, en s’exaltant jusqu’à l’incandescence, a pris une forme qu’elle n’avait pas eue jusque-là : elle est devenue une image, un son, une odeur, une saveur, une sensation tactile. La corde trop tendue a vibré dans un mode qui jusqu’alors lui avait été étranger. L’épine s’est mêlée aux roses et aux lauriers de la couronne, et l’artiste, le poète, le savant, le philosophe, tout à l’heure la gloire du monde, est devenu l’objet de sa surprise et de sa pitié… Douloureuse transformation, sans doute, mais qui, dans l’ordre moral des choses, n’a rien de flétrissant, pour l’humanité, rien surtout qui lui dévoile un mal qu’elle ne connaît pas encore, et que la science eût dû lui cacher. » Ces réserves, ces restrictions, montrent dans quel esprit Lélut abordait ces études, alors dans leur nouveauté, « réserves et restrictions que commandait la science ellemême, la science seule ». Lélut, n’était pas loin d’admettre que le terme de folie, appliqué aux hommes dont se glorifie le plus, et à juste titre, l’humanité, est péjoratif ; le difficile, il en convenait, était de lui trouver un autre nom. Appliquant à Pascal la même méthode d’analyse qu’à Socrate, le médecin-psychologue, dont nous rappelons la thèse, cherchait à montrer, « qu’à l’exercice de la raison la plus haute, peut se joindre et rester unie une erreur d’imagination réellement folle[5]… ». Cette triste association, loin d’être un fait contradictoire, a son explication dans les lois de notre double nature ; sa racine, dans les conditions mêmes de toute pensée ; les analogues 13 enfin les plus nombreux dans les actes les plus ordinaires de la vie intellectuelle. L’exemple de Pascal était d’autant mieux choisi qu’il n’en est pas qui présente, avec plus de netteté, l’assemblage de la misère et de la grandeur ; « aucun dont le génie, par ses singularités, ait fait naître autant d’étonnement et soit de nature à provoquer encore autant de curiosité ». Personne, plus et mieux que Pascal lui-même, a-t-il montré quels liens puissants asservissent l’intelligence et la volonté, la double dépendance de l’âme et du corps ? En est-il un qui ait formulé autant de pensées, « qui, toutes, révèlent les angoisses d’un grand esprit aux prises avec la sublimité de sa nature et la bassesse de ses instruments » ? Pascal n’a-t-il pas encouragé des études du genre de celle que lui a consacrée le docteur Lélut, lui qui appelait l’homme « un imbécile ver de terre… cloaque d’incertitude et d’erreur » ; et qui ne voyait nul inconvénient à ce qu’on pût, tour à tour, le vanter ou l’abaisser, et qu’on ne celât rien de sa misère comme on n’avait rien celé de sa grandeur ? Faut-il rappeler le texte pascalien : « On croit n’être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices des grands hommes ; et cependant, on ne prend pas garde qu’ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple, car quelque élevés qu’ils soient, si sont-ils unis au moindre des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l’air, tout abstraits de notre société. Non, non. S’ils sont plus grands que nous, c’est 14 qu’ils ont la tête plus élevée, mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à même niveau et s’appuient sur la même terre ; et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que les plus petits, que les enfants, que les bêtes[6] . » Et dans un autre endroit : « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni qu’il croie qu’il est égal aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre ; mais qu’il sache bien l’un et l’autre[7]… » Le docteur Lélut n’a pas osé généraliser, il s’en est tenu à quelques cas bien spécifiés, sans élever sa thèse à la hauteur d’un système. Moreau de Tours viendra, qui, hardiment, posera, dès le seuil de son livre, cet argument, qu’il ne fera par la suite que développer : « Les dispositions d’esprit qui font qu’un homme se distingue des autres hommes par l’originalité de ses pensées et de ses conceptions, par son excentricité ou l’énergie de ses facultés affectives, par la transcendance de ses facultés intellectuelles, prennent leur source dans les mêmes conditions organiques que les divers troubles moraux dont la folie et l’idiotie sont l’expression la plus complète. » Pour connaître le tréfonds de la pensée de notre auteur, il n’est tel que de recueillir ses déclarations ; nous ne 15 risquerons pas de les dénaturer en reproduisant ses propres formules. « L’état de maladie, écrit Moreau, peut seul donner la clé de plusieurs phénomènes de l’ordre moral affectif et intellectuel… seul il nous en dévoile la véritable nature[8] . » Parlant de ces natures morales exceptionnelles qui, « par leurs extrêmes inégalités, la réunion des qualités et des défauts qui se contredisent le plus, la luxueuse richesse de certaines facultés, jointe à l’indigence et à l’infériorité de certaines autres, enfin par un incroyable alliage de bon et de mauvais, de vérité et d’erreur, ont, dans tous les temps, excité un vif étonnement », Moreau ajoute : « On sait maintenant que ces phénomènes, si étrangers qu’ils paraissent, ont leurs sources dans les lois mêmes de l’organisme ; qu’ils découlent naturellement des conditions pathologiques qui sont communes à l’organe de la pensée et à tous les autres organes, conditions d’hérédité, conditions d’unité d’action pour tous les modes de manifestations de la névrosité. » Et comme s’il craignait de ne s’être pas suffisamment fait entendre, il articule plus nettement encore : « On a vu se produire ce que l’imagination en délire, le jugement le plus faux, soutenus de prétentions les plus outrées de l’orgueil, avaient enfanté de plus extravagant, d’absurdes théories, d’impossibles systèmes, en philosophie, en morale, en religion, en économie politique et sociale… Les élucubrations scientifiques, littéraires, philosophiques ou autres, dues aux esprits dont nous parlons, rappellent, par 16 un alliage étrange des conceptions les plus élevées, les plus conformes à la nature et à l’ordre éternel des choses, avec des conceptions telles qu’il semble que le cerveau seul d’un aliéné puisse en produire de semblables… » On comprend pourquoi de pareils esprits ont été, dans tous les temps, appréciés d’une manière si différente, si contradictoire ; « traités de fous, de génies détraqués, d’imposteurs, par les uns ; admirés au contraire, disons le mot, divinisés, ou à peu près, par les autres, suivant que ceux-ci et ceux-là ont été envisagés par tel ou tel côté, par le côté sain ou par le côté malade ». Ce ne sont encore que des prémisses ; l’auteur annonce ensuite qu’il va franchir « des limites qui jusqu’ici ont paru infranchissables… relier l’un à l’autre deux modes d’être de la faculté pensante, qui, pris isolément, semblent être la négation l’un de l’autre, et s’exclure réciproquement… [montrer enfin] les rapports, la corrélation héréditaire des deux conditions les plus extrêmes dans lesquelles l’esprit humain puisse se trouver : la folie et les aptitudes les plus élevées de l’intelligence[9] ». En d’autres termes, « le délire et le génie ont de communes racines… cette assimilation (au point de vue de leur origine et de leur substratum physiologique) de la folie et des plus sublimes qualités de l’intelligence, est parfaitement légitime, plus que légitime, nécessaire ». De pareilles allégations, dans la bouche d’un savant, demandent à être étayées de faits, de témoignages concluants. Il ne suffit pas d’affirmer, il faut prouver. Or, 17 une des preuves que met en avant Moreau de Tours, à l’appui de sa thèse, appelle la discussion et la contradiction. Cette preuve, il l’expose ainsi : « l’état dans lequel la puissance intellectuelle se montre à son apogée, jette de si éclatantes lueurs, que la philosophie antique en faisait remonter l’origine jusqu’à la Divinité même, l’état d’inspiration, est précisément celui qui offre le plus d’analogie avec la folie réelle. Ici, en effet, folie et génie sont presque synonymes à force de se rapprocher, et de se confondre[10] . » Un grand poète, de l’avis même de Platon, ne saurait composer avant de se sentir rempli du Dieu et transporté hors de lui-même, ou sans qu’il ait perdu la raison. Et Moreau cite le musicien Donizetti, comme ayant présenté au plus haut degré ces dispositions d’esprit. Lorsque le δαίμον s’emparait du maestro, il le possédait au point qu’il ne pouvait s’y dérober ; il avait beau fuir l’inspiration, elle le poursuivait sans relâche, c’était une obsession dont il n’arrivait à se délivrer qu’en prenant une feuille de papier et la couvrant de notes. Nous n’y verrions, quant à nous, rien autre chose que cet état particulier, qu’on peut appeler, selon sa manière de voir ou de penser, du subconscient, ou le nescio quid divinum, c’est-à-dire que, dans de telles circonstances, nous paraissons obéir à une force inconnue, qui agit indépendamment de notre volonté, de notre personnalité. Mais assimiler cet état à de l’excitation maniaque, n’est-ce pas dépasser la mesure ? Et cela, parce que « l’excitation maniaque prédispose éminemment les facultés de l’esprit à ces associations 18 d’idées imprévues », qui se rencontrent pareillement dans l’inspiration ! Quand on est en veine de paradoxe, on ne s’arrête pas en si beau chemin. Et on arrive à formuler cette proposition, dont l’outrance pouvait surprendre même ceux qui n’ont pas coutume de s’émouvoir de théories excessives : « Toutes les fois que l’on verra les facultés intellectuelles s’élever au-dessus du niveau commun, dans le cas surtout où elles atteindront un degré d’énergie tout à fait exceptionnel, on peut être certain que l’état névropathique, sous une forme quelconque, aura influencé l’organe de la pensée… Ce qui revient à dire (nous citons textuellement) que les hommes exceptionnels reconnaîtront les mêmes conditions d’origine ou de tempérament que les aliénés et les idiots[11] . » Suit la déclaration fameuse, qui a donné matière à tant de controverses, et dont le retentissement bruit encore à nos oreilles : « Le génie (c’est le docteur Moreau qui parle) c’est-à-dire la plus haute expression, le nec plus ultra de l’activité intellectuelle, une névrose ! Pourquoi non ? On peut très bien, ce nous semble, accepter cette définition, en n’attachant pas au mot névrose un sens aussi absolu que lorsqu’il s’agit de modalités différentes des organes nerveux, et en en faisant simplement le synonyme d’exaltation (nous ne disons pas troubles, perturbations) des facultés intellectuelles. Le mot névrose indiquerait alors une disposition particulière de ces facultés, disposition participant toujours de l’état physiologique, mais en 19 dépassant déjà les limites et touchant à l’état opposé ; ce qui d’ailleurs, s’explique si bien par la nature morbide de son origine. Le génie, comme toute disposition quelconque du dynamisme intellectuel, a nécessairement son substratum matériel ; ce substratum, c’est un état semi-morbide du cerveau, véritable éréthisme nerveux, dont la source nous est désormais bien connue… En qualifiant le génie de névrose nous ne faisons qu’exprimer un fait de pure physiologie et rattacher aux lois de l’organisme, un phénomène psychologique que l’on juge généralement leur être complètement étranger ; à ce point que, dans une foule de circonstances, on n’a pas hésité à le faire remonter à l’intelligence suprême, ou tout au moins à l’intervention de quelque divinité de second ordre, d’un génie (ou démon) familier… » D’après Moreau de Tours, le génie serait une maladie mentale. Après avoir écrit que la maxime mens sana in corpore sano est une formule désuète ; que c’est précisément le contraire qu’il faudrait dire, parce que « si l’état normal de l’organisme s’accorde généralement avec l’action régulière de la faculté pensante, jamais, dans ce cas, ou seulement par exception, on ne voit l’intelligence s’élever au-dessus de ce que l’on peut appeler une honnête médiocrité, tant sous le rapport affectif qu’au point de vue de l’intellect proprement dit ». Dans ces conditions, ajoute Moreau, « l’homme pourra être doué d’un sens droit, d’un jugement plus ou moins sûr, d’une certaine imagination ; ses passions seront modérées ; toujours maître de lui-même, il pratiquera mieux que personne la doctrine de l’intérêt bien entendu, ce ne sera jamais un grand criminel, mais il 20 ne sera jamais non plus un grand homme de bien ; il ne sera jamais atteint de CETTE MALADIE MENTALE QU’ON APPELLE GÉNIE ; sous aucun rapport en un mot, il ne marquera jamais parmi les êtres privilégiés[12] ». On se serait donc trompé « sur la véritable cause de la suprématie intellectuelle dont certains hommes sont en possession » ; on aurait obéi à des préjugés, « indignes de tout esprit vraiment philosophique », en voyant les êtres exceptionnels « à travers un type idéal, purement imaginaire et en dehors de la nature » : ce sont des hommes comme les autres, et obéissant aux mêmes lois organiques qui régissent toute l’humanité. Mais, plus que d’autres, ils seraient exposés à sombrer dans la démence, parce que « l’intelligence, à force de s’élever, porte parfois son vol jusque dans les régions fantastiques, dans des cieux qui sont d’ordinaire le domaine des esprits égarés et délirants[13] ». Que les hommes de génie soient des hommes et que, comme tels, ils participent à toutes les misères humaines : sur ce point il ne se présentera pas de contradicteurs. Rappelons, à ce propos, une page peu connue de Victor Hugo, détachée de l’ouvrage intitulé Post-scriptum de ma vie[14] : « Schlegel, un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question, qui chez lui n’est qu’un élan d’enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon, serait le cri du système : sont-ce vraiment des hommes, ces hommes-ci ? Oui, ce sont des hommes ; c’est leur misère, et c’est leur gloire. Ils ont faim et soif ; ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre, de la femme, de la 21 souffrance, du plaisir ; ils ont, comme tous les hommes, des penchants, des entraînements, des chutes, des assouvissements, des pièges ; ils ont, comme tous les hommes, la chair avec ses maladies et avec ses attraits, qui sont aussi des maladies. Ils ont leur bête. La matière pèse sur eux, et eux aussi, ils gravitent. Pendant que leur esprit tourne autour de l’absolu, leur corps tourne autour du besoin, de l’appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses convoitises, ses prétentions au bien-être ; c’est une sorte de personne inférieure qui tire de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans la maison, pourvoit à ses caprices et à ses nécessités, parfois comme une voleuse et à la grande confusion de l’esprit, auquel elle dérobe ce qui est à lui. L’âme de Corneille fait Cinna, la bête de Corneille dédie Cinna au financier Montmauron. » – « Chez certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l’humanité s’affirme par l’infirmité. Le rayon archangélique est dans le cerveau, la nuit brutale est dans la guenille. Homère est aveugle, Milton est aveugle. Camoëns borgne semble une insulte, Beethoven sourd est une ironie, Ésope bossu a l’air d’un Voltaire dont Dieu a fait l’esprit en laissant Fréron faire le corps. L’infirmité ou la difformité infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée fait l’effet d’un contre-poids sinistre, d’une compensation peu avouable là-haut, d’une concession faite aux jalousies, dont il semble que le Créateur doit avoir honte. C’est, peut-être, on ne sait avec quel triomphe envieux que, du fond de ses ténèbres, la matière regarde Tyrtée ou Byron planer comme génies, et boiter comme hommes. » 22 Oui certes, il y a l’homme dans le grand homme ; n’estce pas Bossuet qui, dans l’Oraison funèbre du Prince de Condé, s’écrie, dans un de ces mouvements d’éloquence dont il est coutumier : « Loin de nous les héros sans humanité ! » Nous avons généralement tendance à voir ces êtres d’exception sous une autre enveloppe que celle qui tous nous recouvre : « Un homme qu’on admire, écrit M. SaintGeorges de Bouhélier, apparaît comme un messie ; il doit proférer des paroles inouïes et dans chaque geste étaler du divin… mais en réalité, tout se passe plus simplement. Les hommes sont rarement d’apparence sublime… » Que le génie ne soit pas exempt des faiblesses corporelles qui sont le lot de tous les êtres humains, c’est l’évidence même. Nous dirons plus : les conditions d’existence auxquelles sont soumis les hommes qui travaillent du cerveau ; l’âpreté des luttes qu’ils ont à soutenir pour conquérir cette vaine fumée qu’est la gloire, la suractivité fonctionnelle d’un organe qu’ils cherchent parfois à exalter par des excitants ; la fragilité même de cet organe, tenant à l’extrême délicatesse de sa contexture ; en vérité, n’y a-t-il pas assez de conditions réunies pour amener une rupture d’équilibre ? Que la machine se désorganise, soit que les rouages en sont faibles, soit qu’ils aient fonctionné avec trop d’énergie ; que les ressorts soient mal trempés, ou aient été trop tendus, le résultat est pareil. Les désordres, physiques ou psychiques, chez les grands hommes, ne sont qu’une preuve de l’infirmité, de la misère de notre nature. Il 23 est manifeste que le génie et la maladie peuvent coexister ; mais la maladie, et en particulier la névropathie, est-elle une condition du génie ? C’est un autre débat. De ce que nombre d’intellectuels sont des névropathes, il ne s’ensuit nullement que la névrose soit nécessaire pour produire le génie, qu’elle soit le génie lui-même. Il faut retourner la phrase de Bonald : « L’homme est une intelligence trahie (et non servie) par des organes. » Les Goncourt, ces êtres sensitifs par excellence, se sont un jour posé la question : « Pour les délicatesses, les mélancolies exquises d’une œuvre, les fantaisies rares et délicieuses sur la corde vibrante de l’âme et du cœur, faut-il un coin maladif dans l’artiste ? Faut-il être, comme Henri Heine, le Christ de son œuvre, un peu un crucifié physique[15] ? » On conte, à ce propos, que Michelet, apprenant que Flaubert était couvert de clous, se serait écrié : « Qu’il ne se soigne pas, il n’aurait plus son talent ! » Était-ce simple boutade ? Ce qu’on a dit de Flaubert, on l’a dit, sous une autre forme, de Chamfort que l’âcreté de son sang devait faire son âcreté d’esprit ; mais est-il toujours aisé de savoir si telle ou telle œuvre a été composée sous l’influence de la maladie ? Pourrait-on fournir la preuve que Flaubert, que Dostoïevsky[sic] , notoirement connus comme épileptiques, n’ont été jamais mieux inspirés que sous l’influence de leurs accès ? Brunetière a posé nettement, à son ordinaire, les données du problème[16] : « Dans l’œuvre d’un artiste, de qui l’on sait, par ses confidences, ou par le témoignage de ses amis, 24 qu’il était ce que nous appelons un névropathe, on cherche, avec une curiosité malsaine, les traces ou les preuves de sa névropathie ; je voudrais que l’on fit précisément le contraire ; et dans sa névropathie, que l’on nous fît voir avant tout, le danger, la fausseté, l’illégitimité de sa conception de l’art et de la vie : par exemple, ce qu’il y a de durable et d’admirable dans Madame Bovary, c’est ce que Flaubert y a mis, quand, entre deux attaques du mal, entièrement maître de lui-même, sain de corps et d’esprit, il écrivait comme on doit écrire ; mais ce qu’il y a d’extravagant et de fou dans la Tentation de Saint-Antoine, inversement, c’est ce que le névropathe y a comme insinué, malgré lui, des formes de sa maladie. Ou encore, et si nous généralisons, ce qu’il y a d’étrange, d’insolite et de contradictoire au bon sens, dans la conception que les Baudelaire et les Flaubert se sont faite de l’art, n’est-ce pas justement ce qu’ils y ont mis quand ils étaient malades ? et d’y faire consister leur originalité, n’est-ce pas changer les vrais noms des choses, confondre la fièvre avec l’inspiration, la surexcitation cérébrale morbide avec le fonctionnement normal de l’intelligence ? » C’est cela même : le malentendu vient de la confusion que d’aucuns ont faite, entre la surexcitation cérébrale et l’inspiration proprement dite. Qu’il y ait des maladies comme la paralysie générale, et autres psychoses périodiques, voire même la tuberculose et l’avarie, qui, exerçant leur action sur l’écorce cérébrale, produisent une excitation passagère, laquelle se traduit par une fécondité de 25 production, et même par un éclat particulier de celle-ci, c’est d’observation courante. Ainsi, la vie du musicien Schumann a été traversée par six grandes crises de dépression mélancolique, entre lesquelles se placent des périodes de suractivité productive, qui correspondent à des crises d’excitation. Dans les dernières années, l’œuvre, inégale et tourmentée, du grand artiste, reflète des oscillations plus marquées dans l’activité psychique, qui est manifestement diminuée ; puis apparaît du délire hallucinatoire, une tentative de suicide, et Schumann succombe à une encéphalite diffuse, de nature mal déterminée[17] . La vie de Gérard de Nerval, de Maupassant, de Nietzsche, de Schopenhauer, nous fournirait des traits analogues. Pour ces deux derniers, notamment, c’est à se demander si « le stimulant pathologique d’un bacille ou d’une spirille congénitale[18] » n’est pas pour quelque chose dans la genèse de leur talent. Ici nous touchons au vif de la question : sans nier que l’art s’alimente à des sources parfois impures, s’il s’écarte, dans certaines circonstances, des voies tracées, s’il s’étend jusqu’aux confins de l’extrême fantaisie et côtoie même l’abîme où sombre la raison, n’allons pas en déduire que l’état morbide soit indispensable à l’élaboration psychique. Il peut être amusant, si l’on veut se divertir au paradoxe, de soutenir que la folie n’est qu’une sorte d’originalité mentale ; que si la démence est la perte des facultés 26 intellectuelles, la folie n’est qu’un usage bizarre et singulier de ces facultés[19] . Anatole France a écrit sur ce thème une page exquise ; mais tout en en savourant le charme, gardons-nous de nous y abandonner. « Qui peut se flatter de n’être fou en rien ? allègue le délicieux ironiste… La folie, quand elle n’est caractérisée par aucune lésion anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu’un homme est fou quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent le monde extérieur d’après les impressions qu’ils en reçoivent. C’est exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés ! Le monde se réfléchit en eux d’une autre façon qu’en nous. Nous disons que l’image que nous en recevons est vraie, et que celle qu’ils en reçoivent est fausse. En réalité, aucune n’est absolument fausse, et aucune n’est absolument vraie. La leur est vraie pour eux ; la nôtre est vraie pour nous… Les médecins aliénistes… estiment qu’un homme est fou, quand il entend ce que les autres n’entendent pas et voit ce que les autres ne voient pas… Ne sommes-nous pas tous des visionnaires et des hallucinés ? Savons-nous quoi que ce soit du monde extérieur ; et percevons-nous autre chose dans toute notre vie que les vibrations lumineuses ou sonores de nos nerfs sensitifs ? Il est vrai que nos hallucinations sont constantes et habituelles, d’un mode général et coutumier. C’est à cela surtout qu’on les reconnaît. » 27 Ne voyons dans cette tirade qu’un jeu d’esprit et revenons aux propos sérieux. Qu’avons-nous établi jusqu’à présent ? Que les maladies, et en particulier les anomalies mentales s’observent chez les géniaux comme chez les gens du commun ; pourquoi le génie jouirait-il d’immunités spéciales ? Mais il serait absurde d’affirmer qu’il n’y a pas de génie sans névrose, et bien plus absurde encore de se rallier à l’opinion de Lombroso, qui s’est essoufflé à démontrer que le génie est une forme de l’épilepsie. Nous ne nous attarderons pas à réfuter des théories qui l’ont été déjà magistralement ; nous nous contenterons de rappeler le jugement porté sur l’œuvre de Lombroso par un des maîtres incontestés de la psychiatrie française. « Ces conclusions, disait naguère le docteur Magnan, à la tribune de l’Académie de médecine[20] , ces conclusions tout à fait déconcertantes, sont loin de reposer sur une base vraiment scientifique ; elles sont déduites de données fort incertaines, d’anecdotes plus ou moins fantaisistes, de récits souvent entachés de partialité ou d’exagération, parfois malveillants et calomnieux. » Voilà une exécution sans appel. De tout temps on a été frappé de ce que présentent d’insolite, de « hors nature », les personnages célèbres de la littérature ou de l’histoire, on a relevé chez eux une série d’excentricités, de bizarreries parce que, comme l’a dit La Rochefoucauld, « il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ». C’est que, ceux qui occupent la scène du monde, sont le point de mire de tous les regards ; 28 la foule qui est au parterre et ne retient pas l’attention, juge sans grand discernement, ce qui la dépasse. Il est indéniable, toutefois, qu’à côté d’esprits d’une pondération remarquable, en qui se sont fondus, dans une heureuse harmonie, le raisonnement et l’inspiration, il en est d’autres qui présentent des stigmates de dégénérescence physique ou morale. C’est qu’il est, en réalité, diverses modalités du génie ; nous allons demander à des hommes d’un génie incontesté, de nous aider à les définir. Et d’abord, écoutons Goethe : « Je crois que tout ce que le génie exécute, il le fait d’une façon inconsciente ; aucune œuvre de génie ne peut être perfectionnée par la réflexion, affranchie de ses défauts. Mais le génie peut, par la réflexion, s’élever peu à peu au point de produire des œuvres parfaites. » Oui, le génie sort parfois du domaine du subconscient ; mais le subconscient n’est-il pas souvent de la réflexion accumulée ? L’illustre mathématicien Henri Poincaré, va, en termes d’une bonhomie charmante, nous fournir la réponse : « Je vais, dit-il, vous raconter comment j’ai écrit mon premier mémoire sur les fonctions fuschsiennes… Ce qui est intéressant, ce n’est pas le théorème, ce sont les circonstances. » Et son récit devient ici captivant : « Tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de 29 combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir, contrairement à mon habitude : je ne pus m’endormir, les idées surgissaient en foule… Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuschiennes… » L’influence des excitants intellectuels, n’est plus, en effet mise en discussion, mais ce n’est pas tout. Le mathématicien relate ensuite qu’étant parti en voyage, il avait complètement oublié l’objet de ses préoccupations ; lorsque, certain jour, au moment où il allait monter en voiture, lui apparut tout à coup la solution d’un problème que vainement il poursuivait depuis plusieurs mois. Mais, pour être favorisé d’une de ces illuminations subites, il faut y avoir mis tout d’abord du sien. Elles sont « les signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur ». L’inspiration peut être, dans ce cas, définie : « le moment où tout un labeur accompli précédemment… se résume et se complète dans un brusque raccourci et avec une précision fulgurante. » Dans ce moment, l’écrivain ou l’artiste a l’illusion qu’il est secondé par quelque divinité, qui parfait son œuvre, qui la met au point. Dans son Ecce Homo, Nietzsche a fait de ces troubles, une peinture qui révèle un degré rare d’intensité psychologique. Il semble que l’on soit « seulement l’incarnation, l’instrument, le médium de puissances supérieures… On entend, mais on n’écoute pas ; on prend sans demander qui nous donne… une idée jaillit comme un éclair… Tout se fait tout à fait involontairement et 30 spontanément… tout s’offre comme l’expression la plus naturelle, la plus juste, la plus simple ». Cette sorte d’inspiration, qui aide à l’élaboration intellectuelle, qui la rend plus aisée, est-elle toujours l’indice de la santé mentale ? Là, encore, il y a lieu de distinguer. On connaît le mot d’Horace Walpole, sur Goldsmith, l’immortel créateur du Vicaire of Wakefield : « C’est un idiot inspiré ! » – « Je crois, disait un autre Anglais, parlant de son illustre compatriote, que c’est bien lui qui a écrit ses ouvrages ; mais ce n’est point peu de chose que de le croire. » Hâtons-nous de le dire, toutes les productions géniales ne sont pas comparables à des émanations d’un souffle divin, ou d’une force inconnue. Ce qui s’appelait autrefois « délire sacré », fureur prophétique, n’est pas indifférent à la réalisation du génie ; les poètes, notamment, y puisent des accents nouveaux, et non les moins poignants, et non les moins sublimes. « Supprimer cela » serait, comme le disait Victor Hugo, « fermer la communication avec l’infini. La pensée du poète doit être de plain-pied avec l’horizon extrahumain[21] . » Mais le génie complet, le génie dans sa plénitude, est-il celui du poète[22] ? Les véritables génies sont faits d’équilibre, d’harmonie. « Le génie est la résultante du fonctionnement parfait d’un cerveau perfectionné[23] . » « Aux hommes de génie, aimait à répéter le sculpteur Dalou, il faut souvent ces deux forces : intelligence, santé. 31 La maladie est une défaite, la bêtise en est une autre. » Non, il n’est pas exact de prétendre que tout ce qui a été fait de grand sur la terre, est l’œuvre de dégénérés, épileptiques ou vésaniques. S’il y a des génies pathologiques, il y a des génies sains – et aux J.-J. Rousseau, aux Diderot, aux Balzac, on peut opposer un Voltaire, un Buffon, un Claude Bernard, un Pasteur ! Ce n’est pas dans les asiles d’aliénés qu’on trouvera un Leibnitz ou un Cuvier, un Shakespeare ou un Léonard de Vinci. On remarquera, dans cette liste, un plus grand nombre de savants que d’artistes ou de poètes. Serait-ce que la science positive exclue toute imagination, que la raison réduise l’enthousiasme ? Pour donner créance à une telle assertion, il faudrait oublier que la plupart des savants n’ont réalisé leurs découvertes qu’avec l’aide de l’imagination, de l’invention. L’esprit inventif, qui en a été plus doué que Lavoisier qui invente à chaque instant des méthodes nouvelles ? « Il analyse l’eau, la poudre, l’alcool ; il trouve la fermentation, il démontre le mécanisme de la production de chaleur par les êtres vivants, il dose cette chaleur ; il crée une nomenclature chimique, il crée la thermo-chimie, il pressent la loi de l’équivalence des forces ; et cela ne l’empêche pas de faire de l’économie politique, de la statistique, de la finance, de l’industrie. En tout, déclare un physiologiste qui a lui-même témoigné de l’universalité de ses aptitudes[24] , en tout il est supérieur. » 32 Et Pasteur ! n’est-il pas « un des plus éclatants exemples de l’union de l’esprit inventif et de l’esprit critique » ? C’est qu’il est à considérer, d’une part, la puissance créatrice, « qui consiste essentiellement en des associations d’idées audacieuses et imprévues » ; et la force critique qui, se manifestant par la réflexion profonde, la maturité du jugement, vient corriger la tendance impulsive. Cette impulsion est-elle désordonnée, livrée à elle-même, sans être amendée, sans être inhibée par le bon sens, on aura des lueurs de génie, ou des divagations maniaques ; des saillies originales, des fusées étincelantes, une flamme passagère, mais vainement on y cherchera le cachet du véritable génie. Le professeur Charles Richet a concrété son opinion, qui est aussi la nôtre, dans une formule des plus heureuses : « Dans tout homme de génie, il doit y avoir à la fois l’âme de don Quichotte et l’âme de Sancho Pança. « L’âme de don Quichotte, pour aller en avant, sortir des voies battues, faire autrement et mieux que le commun des hommes ; l’âme de Sancho Pança, parce que cette originalité profonde ne mène à rien si elle n’est éclairée par le bon sens, un jugement droit et la notion du réel. C’est pour n’avoir pas eu d’audace et la fantaisie de don Quichotte, que tant d’hommes érudits et distingués ont passé à côté de grandes découvertes ou de grandes œuvres sans les faire. C’est pour n’avoir pas eu le bon sens de Sancho Pança, que tant de pauvres fous ont usé leurs rêves à des chimères, sans profit pour eux et pour l’humanité. » 33 Entendons-nous, cependant, sur la signification du « bon sens » : « L’homme médiocre, dans sa crainte des choses supérieures, dit qu’il estime avant tout le bon sens… il entend par ce mot la négation de tout ce qui est grand. » Pour nous, le bon sens serait plutôt le jugement sain, le frein régulateur de l’imagination tumultueuse et désordonnée. C’est par l’alliance du bon sens, ainsi entendu, et de l’inspiration, que sera réalisé, dans son intégrité, cet état de santé parfaite, intellectuelle et morale, qu’est le véritable génie. De ce que le génie paie parfois tribut à la névrose, gardons-nous d’en inférer que cette rançon soit obligatoire. La névropathie est un accident ; en tout état de cause, elle ne saurait être la condition obligatoire du génie. Notes : 1. ↑ M. RENÉ DOUMIC. 2. ↑ Dégénérescence, t. I, 43. 3. ↑ Cf. Sir A. GRAND, article ARISTOTE, in Encycl. Brit., t. II, 1875 ; KART PRANTL, AFHANDL, Der philol. Klasse der K. Bayer – Akad, 1852 ; cités par A. REGNARD, Génie et Folie, réfutation d’un paradoxe, Paris, 1899. 4. ↑ Du Démon de Socrate, par L. F. LÉLUT, Paris, 1856 ; passim. 5. ↑ Préface de l’Amulette de Pascal, par F. LÉLUT, Paris, 1846. 6. ↑ Pensées, édition FAUGÈRE, t. I, 211. 7. ↑ Pensées, édition FAUGÈRE, t. II, 85. 8. ↑ Avant-propos de la Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l’Histoire, par le docteur J. MOREAU (de Tours), Paris, 1859. 9. ↑ O. C., 385. 10. ↑ O. C., 336-7. 34 11. ↑ O. C., 463. 12. ↑ O. C., 468. 13. ↑ O. C., 504. 14. ↑ P. 28 et s. 15. ↑ DE GONCOURT, Idées et sensations, 109. 16. ↑ Dans une étude sur les Artistes littéraires, de M. Maurice Spronck, ouvrage paru en 1889 (cf. Revue des Deux-Mondes, 1889 et 1890). 17. ↑ DUPRÉ ET NATHAN, Congrès des Neurologistes et Aliénistes, 1907 ; cf. Chronique médicale, 1er

février 1908.

18. ↑ Cf. Léon DAUDET, L’Hérédo, essai sur le drame intérieur, pp. 51 et s. 19. ↑ Anatole FRANCE, Les Fous dans la littérature : La Vie littéraire (1899). 20. ↑ Séance du 5 janvier 1897. 21. ↑ Post-scriptum de ma vie. 22. ↑ « Malherbe, si sensé, quoique poète », écrit Sainte-Beuve (note des Causeries du Lundi, t. XI, 370). 23. ↑ A. REGNARD, Génie et Folie, 24. 24. ↑ M. Charles RICHET (Préface de l’Homme de Génie, de Lombroso). 35 BLAISE PASCAL Qu’on ne se méprenne pas sur le titre, d’une imprécision voulue, que vous avons, après réflexions mûres, adopté. Nous avions, depuis bien des années, imaginé l’appellation de demi-fous, que le professeur Grasset a, depuis, glorieusement consacrée. Avec un tel parrain, l’expression devait faire fortune et, loin de nous en plaindre, nous nous en félicitons ; un père qui se voit abandonné de ses enfants, se trouve tout de même flatté de les voir faire leur chemin dans le monde. À parler franc, l’étiquette n’importe guère : qu’on les appelle névrosés ou névropathes ; surnormaux ou psychosurnormaux ; demi-fous ou dégénérés supérieurs, il suffit de savoir qu’il est des êtres au-dessus du commun, qui jouissent de facultés éminentes, mais qui présentent un certain déséquilibre, chez lesquels la sensibilité et l’imagination l’emportent le plus souvent sur la raison. Loin de nous la prétention de vouloir déterminer la pathogénie des facultés cérébrales transcendantes ; mais il est de notion courante, que ceux qui en sont pourvus, ont généralement une constitution physique d’une fragilité particulière, fragilité qui ne tient pas, comme l’a bien vu Moreau, à la faiblesse, à l’imperfection, à la qualité inférieure des parties de l’organisme qui en sont atteintes, mais, bien au contraire, à ce que les rouages de la machine 36 humaine ont fonctionné avec trop d’énergie, que les ressorts en ont été trop tendus ; et « c’est uniquement dans ce dernier cas, qu’il faut entendre que les désordres psychiques chez les grands hommes, sont une preuve de la misère de notre nature. « La disposition maladive des centres nerveux, de ces organes qui dispensent la vie à tout le reste de l’économie, donne l’explication du mauvais état de santé habituel, qui est le partage à peu près constant des hommes supérieurs ». S’il fallait une illustration de cet aphorisme, nous n’en saurions trouver de meilleure que le cas de Pascal, qui va être l’objet de notre premier chapitre. Qui, mieux que l’auteur des Pensées, pourrait justifier la boutade de Rousseau : « Si la nature nous a faits pour vivre en santé, la méditation est un état contre nature ; un homme qui s’ensevelit dans ses réflexions est, par conséquent, un animal dégénéré. » Pascal était un de ces hommes dont on dit qu’ils sont « une âme revêtue d’un corps » ; en dégénérant physiquement, ils se perfectionnent moralement. La maladie, qui n’est chez le vulgaire que la déchéance, est, chez les grands chercheurs d’idées, une prédisposition naturelle au sublime. Dès le berceau, Blaise Pascal avait montré « une de ces organisations supra-nerveuses presque toujours en dehors de l’état de santé et excessives jusque dans leurs maladies. 37 Quelques années plus tard, éclatèrent en lui, comme d’ellesmêmes, cette puissance de conception et de travail, cette grandeur et cette singularité d’esprit, qui semblent avoir besoin de pareils organes[1] ». Afin d’établir son dossier pathologique, il convient tout d’abord de rechercher, dans l’ascendance du personnage, le point de départ de sa névropathie. Pour Pascal, force nous est de recourir à des relations de profanes, peu rompus à la discipline des méthodes scientifiques. Faute d’observations techniques rédigées par des hommes de l’art, nous devons nous contenter des renseignements que nous fournissent les sœurs et la nièce de Blaise, et des confidences échappées à Pascal lui-même. Nous ne remonterons pas au delà du père du philosophe, Étienne, mort à 63 ans, sans avoir eu d’autre maladie notable, outre celle qui l’emporta au bout de quelques jours, et sur la nature de laquelle on n’est pas fixé, qu’une fracture du col du fémur, survenue à la suite d’une glissade sur la glace. De son mariage avec Antoinette Begon, Étienne Pascal avait eu six enfants, dont un ou peut-être deux moururent en bas âge. La mère de Pascal n’avait que 26 ans, quand elle succomba. Une de ses filles, Jacquette ou Jacqueline, née le 5 octobre 1625, mourut religieuse de Port-Royal, le 4 octobre 1661, âgée de 36 ans. Elle ressemblait beaucoup à son frère Blaise. Atteinte de la petite vérole en 1638, « elle 38 resta toute gâtée ». Sa sœur, Gilberte, nous apprend que Jacqueline était « menue, frêle et de fort petite taille ». Elle eut des troubles digestifs fréquents, et sa santé resta toujours très délicate. Gilberte Pascal était de tempérament plus résistant : sa vie ne fut en danger qu’au moment de ses couches, qui furent laborieuses ; elle n’eut pas moins de six enfants, de son mari et cousin Florin Périer. Elle avait 67 ans et 4 mois, quand elle mourut subitement. Marguerite Périer est le seul membre de la famille qui ait atteint un âge avancé : née en 1646, de Florin Périer et de Gilberte Pascal, « cousins germains et fils des deux sœurs », elle fut atteinte d’une fistule lacrymale, à dix ans, laquelle fut guérie miraculeusement[2] . La guérison ne fut cependant pas instantanée, mais les temps étaient aux miracles et on était alors très épris de merveilleux. S’agissait-il vraiment d’une fistule ? Sainte-Beuve qui avait, comme on sait, suivi des cours de médecine et qui avait, même, fait un remplacement d’interne à l’hôpital Saint-Louis, opinait en faveur d’une tumeur ; or, comme l’a justement remarqué le docteur P. Just Navarre[3] , la simple tumeur lacrymale peut s’affaisser très rapidement, par l’ouverture spontanée, et se réparer très rapidement aussi, en quelques jours, chez un enfant. Marguerite Périer était, sans doute, une élue du Seigneur, car elle vécut jusqu’à 87 ans ; elle resta percluse quinze ans, le même temps que son oncle Blaise qui, désormais, nous 39 occupera. Dès son plus jeune âge, dès sa prime enfance, peut-on dire, Blaise Pascal est un sujet de la médecine. Il avait entre un et deux ans quand lui survint, selon l’expression de Marguerite Périer, sa nièce, « une chose très extraordinaire ». Il tomba dans une langueur semblable à celle que l’on appelle, à Paris, tomber en chartre [4] . Cette langueur s’accompagnait de phobies particulières : le jeune Blaise ne pouvait souffrir de voir de l’eau, sans entrer « dans des transports d’emportements » ; mais, chose plus surprenante, « il ne pouvait souffrir de voir son père et sa mère proches l’un de l’autre ; il souffrait des caresses de l’un et de l’autre en particulier, avec plaisir ; mais aussitôt qu’ils s’approchaient, il criait, se débattait avec une violence excessive ». Cet état persista pendant une année ; il fut si grave, un moment, qu’on le crut désespéré. Tout le monde disait aux parents de Pascal que c’était assurément un sort qu’une sorcière avait jeté sur leur enfant, et l’on accusait de ce méfait une des pauvres femmes à qui les époux Pascal avaient coutume de faire la charité. À la fin, importunés des sollicitations dont ils étaient l’objet, ceux-ci consentirent à faire appeler l’ensorceleuse. Ici se passe une scène dont nous affaiblirions la saveur en l’analysant ; nous laissons la parole à Marguerite Périer, 40 dont le récit a un charme archaïque qu’il serait regrettable de ne pas goûter. Le colloque s’engage entre la commère et Étienne Pascal. Spectacle peu banal que ce grave magistrat en posture de suppliant devant la jeteuse de sort ; mais la vie d’un être qu’il chérit est en jeu et, à la pensée qu’il peut le perdre, il abdique toute morgue, tout orgueil de caste. « Quoi ! il faut donc que mon enfant meure ! » « Elle lui dit qu’il y avait du remède, mais qu’il fallait que quelqu’un mourût pour lui et transporter le sort. » L’honnête vieillard se récria : – « Oh ! j’aime mieux que mon fils meure, que de faire mourir une autre personne. » Elle lui dit : « On peut mettre le sort sur une bête. » « Mon grand-père, – c’est Mme Périer qui narre, – lui offrit un cheval ; elle dit que, sans faire de si grands frais, un chat lui suffirait. Il lui en fit donner un ; elle l’emporta, et, en descendant, elle trouva deux capucins qui montaient, pour consoler ma grand’mère de l’extrémité de la maladie de cet enfant. Ces pères lui dirent qu’elle voulait encore faire quelque sortilège de ce chat ; elle le prit et le jeta par une fenêtre, d’où il ne tomba que d’une hauteur de six pieds et tomba mort ; elle en demanda un autre, que mon grandpère lui fit donner. La grande tendresse qu’il avait pour cet enfant fit qu’il ne fit pas attention que tout cela ne valait rien, puisqu’il fallait, pour transporter le sort, faire une nouvelle invocation au diable ; jamais cette pensée ne lui 41 vint dans l’esprit, elle ne lui vint que longtemps après ; et il se repentit d’avoir donné lieu à cela. « Le soir, la femme vint et dit à mon grand-père qu’elle avait besoin d’un enfant qui n’eût pas sept ans et qui avant le lever du soleil, cueillit neuf feuilles de trois sortes d’herbes, c’est-à-dire trois de chaque sorte. Mon grand-père le dit à son apothicaire, qui dit qu’il y mènerait lui-même sa fille, ce qu’il fit le lendemain matin. Les trois sortes d’herbes étant cueillies, la femme fit un cataplasme, qu’elle porta à sept heures du matin à mon grand-père, et lui dit qu’il fallait le mettre sur le ventre de l’enfant. Mon grandpère le fit mettre, et, à midi, revenant du palais, il trouva toute la maison en larmes et on lui dit que l’enfant était mort ; il monta, vit sa femme dans les larmes et l’enfant dans son berceau, mort, à ce qu’il paraissait. Il s’en alla et, en sortant de la chambre, il rencontra sur le degré la femme qui avait porté le cataplasme, et, attribuant la mort de cet enfant à ce remède, il lui donna un soufflet si fort, qu’il lui fit sauter le degré. Cette femme se releva et lui dit qu’elle voyait bien qu’il était en colère, parce qu’il croyait que son enfant était mort, mais qu’elle avait oublié de lui dire le matin qu’il devait paraître mort jusqu’à minuit et qu’on le laissât dans son berceau jusqu’à cette heure-là et qu’alors il reviendrait. Mon grand-père rentra et dit qu’il voulait absolument qu’on le gardât sans l’ensevelir. Cependant l’enfant paraissait mort ; il n’avait ni pouls, ni sentiment ; il devenait froid et avait toutes les marques de la mort ; on se 42 moquait de la crédulité de mon grand-père, qui n’avait pas été accoutumé de croire à ces sortes de gens-là. « On le garda donc ainsi, mon grand-père et ma grand’mère, toujours présents, ne voulant s’en fier à personne ; ils entendirent sonner toutes les heures et minuit aussi, sans que l’enfant revînt. Enfin, entre minuit et une heure, plus près d’une heure que de minuit, l’enfant commença à bâiller ; cela surprit extraordinairement ; on le prit, on le réchauffa, on lui donna du vin avec du sucre, il l’avala ; ensuite la nourrice lui présenta le téton, qu’il prit sans donner néanmoins de marques de connaissance et sans ouvrir les yeux ; cela dura jusqu’à six heures du matin qu’il commença à ouvrir les yeux et à connaître quelqu’un. Alors, voyant son père et sa mère l’un près de l’autre, il se mit à crier comme il avait accoutumé ; cela fit voir qu’il n’était pas encore guéri, mais on fut au moins consolé de ce qu’il n’était pas mort, et environ six à sept jours après, il commença à souffrir la vue de l’eau. Mon grand-père, arrivant de la messe, le trouva qui se divertissait à verser de l’eau d’un verre dans un autre entre les bras de sa mère ; il voulut s’en approcher, mais l’enfant ne le put souffrir, et, en trois semaines de temps, cet enfant fut entièrement guéri et remis dans son embonpoint[5] . » La pièce qu’on vient de lire est de 1624 ; la croyance aux sorciers était alors à peu près générale. On s’est étonné qu’un homme aussi savant qu’Étienne Pascal, président de la Cour des Aides de sa province, fils du Trésorier de France à Riom, un homme de haute culture, 43 appartenant à la bourgeoisie riche et considérée, ait pu ajouter créance aux sortilèges. On peut répondre à cela qu’il n’était pas « accoutumé à croire à ces sortes de gens-là », et y aurait-il cru qu’il aurait partagé cette superstition avec les personnages les plus distingués de son temps. Faut-il rappeler l’exemple du très docte bibliothécaire de Mazarin, un esprit des plus indépendants, Gabriel Naudé, écrivant tout un volume apologétique, « pour les grands hommes faussement soupçonnés de magie » ? N’est-ce pas l’époque où l’on condamnait au feu les sorciers ? « Le bûcher de la maréchale d’Ancre fumait encore ; les procès, les condamnations, les exécutions capitales pour crime de sorcellerie, constituaient la législation courante… Cela faisait partie de la philosophie du grand siècle[6] . » Avant Léonora Galigaï, Louis Gauffridi, curé de l’église collégiale des Accoules, à Marseille, avait été brûlé pour le même motif apparent, car la chute de la maréchale d’Ancre « fut due avant tout à la haine d’une aristocratie rapace, dont elle et son mari avaient pris un moment la place ». Dix-sept ans plus tard, Urbain Grandier montait sur le bûcher ; trente ans après la mort de Grandier, un malheureux dément, qui se prétendait le Messie, Simon Morin, était condamné au feu, toujours sous le même chef d’accusation. Les hommes du cœur le plus ferme, de la raison la plus haute, croyaient, autant qu’à Dieu, au diable[7]. Superstition 44 et religion s’alliaient, se confondaient, et on ne saurait être surpris de retrouver chez Pascal la foi ardente qu’il tenait des enseignements d’un père encore plus pieux que superstitieux. Une autre notion que révèle l’étrange récit de Marguerite Périer, c’est que, dès le berceau, Blaise Pascal a offert des altérations cérébrales, qui pouvaient passer alors, à bon droit, pour extraordinaires, notamment ces étranges phobies que sa nièce nous a fait connaître. Ce qu’il y a, en outre, de remarquable, c’est la précocité de son génie. Il avait dix ans, quand lui arriva l’aventure qu’a rapportée la même narratrice, dont les confidences nous sont si précieuses. « Une fois entre autres, quelqu’un ayant, sans y penser, frappé à table, un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu’aussitôt qu’on eut mis la main dessus, cela s’arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le portant à en faire beaucoup d’autres, il y remarqua tant de choses, qu’il en fit un traité à l’âge de onze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné… » À douze ans, il découvrait, pour ainsi dire, la géométrie : « il poussa ses recherches si avant, qu’il en vint jusques à la trente-deuxième proposition du premier livre d’Euclide. » À l’âge de 16 ans, il faisait un Essai sur les coniques, « où Descartes refusa de voir l’œuvre d’un esprit aussi jeune ». 45 On criait au prodige, au sublime, partout on s’extasiait. Un soir, après une comédie jouée par des acteurs de son âge, la duchesse d’Aiguillon tint à présenter elle-même à Richelieu le prodigieux mathématicien que s’annonçait déjà le jeune Pascal, et le grand cardinal s’inclina devant l’enfant génial. Les excès de travail n’allaient pas tarder à avoir raison de cette frêle constitution. « Mon père, Mme Périer reprend la plume, prenait un plaisir tel qu’on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisait dans toutes les sciences, mais il ne s’aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé ; et, en effet, elle commença d’être altérée, dès qu’il eut atteint l’âge de dix-huit ans. Mais, comme les incommodités qu’il ressentait alors n’étaient pas encore dans une grande force, elles ne l’empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires… Cette fatigue et la délicatesse où se trouvait sa santé depuis quelques années le jetèrent dans des incommodités qui ne l’ont plus quitté ; de sorte qu’il nous disait quelquefois que, depuis l’âge de dix-huit ans, il n’avait pas passé un jour sans douleur. » Jusque-là, rien que de vague, d’indéterminé. Mais vient la première maladie sérieuse, en 1647 : Pascal a 24 ans, il a réalisé déjà une bonne partie de ses découvertes, il a imaginé maints instruments ingénieux[8] . 46 « Il tomba, dit sa nièce, dans un état fort extraordinaire, qui était causé par la grande application qu’il avait donnée aux sciences, car les esprits étant montés trop fortement au cerveau, il se trouva dans une espèce de paralysie, depuis la ceinture en bas, en sorte qu’il fut réduit à ne marcher qu’avec des patins ; ses jambes et ses pieds devinrent froids comme du marbre, et on était obligé de lui mettre tous les jours des chaussons trempés dans de l’eau-de-vie, pour tâcher de faire revenir la chaleur aux pieds. Cet état où les médecins le virent les obligea de lui défendre toute sorte d’application. Cet esprit si vif et si agissant ne pouvait pas demeurer oisif. » Avant d’aller plus loin, déterminons la nature de cette paralysie dont fut atteint temporairement Pascal. Il est bien évident qu’elle n’était pas, comme certaines paralysies brusques, « le résultat d’une altération matérielle profonde, permanente » ; car, dans ces cas, l’abolition des mouvements est ordinairement, elle-même, « permanente et irrémédiable ». Pascal a été atteint de paraplégie d’origine nerveuse, cela n’est pas douteux, et la suite l’a démontré sans conteste possible. Lélut propose d’appeler ces sortes de paralysies, paralysies dynamiques, par opposition aux paralysies consécutives à une lésion organique, profonde, permanente. L’affection de Pascal est de ces « ténébreuses infirmités de notre nature où, aux confins et, pour ainsi dire, au point de contact des nerfs et de l’âme, se confondent, dans une solidarité douloureuse, la vie et la pensée ». 47 Cette paralysie, nous préférons dire cette paraplégie, fut promptement dissipée ; car, à la fin d’avril 1647, Descartes, qui vient le voir avec le physicien Roberval, trouve Pascal debout, allant et venant par sa chambre, et causant avec animation des problèmes scientifiques qui passionnaient le savant et le philosophe. Mais ils ne parlèrent pas que de cela. Descartes, qui avait fait des études médicales et avait des prétentions sur ce chapitre, prodigua ses conseils à son jeune émule ; et sa prescription avait, du moins, l’avantage de pouvoir être facilement suivie. Il engagea Pascal, à « se tenir tous les jours au lit, jusqu’à ce qu’il fût las d’y être, et de prendre force bouillons[9] ». On n’en fit rien, naturellement, et la famille préféra s’en rapporter aux Purgons qu’elle avait mandés, et qui avaient ordonné bains et saignées. « Nous fûmes embarrassés toute la journée, écrivait Jacqueline Pascal à Mme Périer, à lui faire prendre son premier bain. Il trouva que cela lui faisait un peu mal à la tête, mais c’est qu’il le prit trop chaud ; et je crois que la saignée du pied, dimanche au soir, lui fit du bien, car lundy, il parla fort toute la journée, le matin à M. Descartes, l’après-midi à M. Roberval… et cependant il n’en eut point d’autre mal que de suer beaucoup la nuit et de fort peu dormir ; mais il n’eut point les maux de tête que j’attendais après cet effort… » L’état de Pascal ne s’améliorait pas, les symptômes ne s’amendaient point. Gilberte raconte que son frère « était alors travaillé par des maladies continuelles, et qui allaient 48 toujours en augmentant… Il avait, entre autres incommodités, celle de ne pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu’il ne fût chaud, encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte ; mais comme il avait, outre cela, une douleur de tête insupportable, une chaleur d’entrailles excessive et beaucoup d’autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l’un durant trois mois ; de sorte qu’il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte, ce qui était un véritable supplice, qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu’il s’en soit jamais plaint ». Quarante-cinq purgatifs en trois mois ! Ne jetons pas les hauts cris : la doctrine humorale battait son plein et tous les Diafoirus que devait flageller Molière accommodaient leurs patients de la même façon. Bouvard, médecin de Louis XIII, n’avait-il pas donné, en un an, à son auguste malade, deux cents médecines et deux cents lavements, sans préjudice de quarante-sept saignées ? Vallot n’avait-il pas administré soixante médecines au cardinal Mazarin, dans sa maladie ? On ne connaît pas le nom des médecins de Pascal : étaitce son ami Menjot, que lui avait fait connaître la marquise de Sablé ? Pascal eut-il recours à quelques-uns des médecins, alors solitaires à Port-Royal, tels que Moreau ou Hamon ; consulta-t-il le chirurgien Dalencé, qui avait constaté le miracle de la Sainte-Épine ; ou Vallant, le 49 médecin habituel de la marquise ; ou l’un des fils du gazetier Renaudot ? Autant de conjectures. Quoi qu’il en soit, Pascal a présenté de l’œsophagisme, des céphalées, de l’entérite, d’origine névropathique : voilà les seuls faits à retenir. D’autres maux assaillirent Pascal aux environs de la trentaine. Malgré sa sobriété extrême – il s’était fixé une ration, qu’il ne dépassa jamais, quelque appétit qu’il eût, et touchait à peine aux mets qu’on lui servait – il éprouva des douleurs gastriques violentes. Sur ces entrefaites, serait survenu, le 8 novembre 1654 – Pascal avait trente et un ans – l’accident dit du pont de Neuilly, qui aurait eu, sur sa destinée, au dire de certains, une influence décisive. C’était un jour de fête. Pascal, qui n’avait pas encore renoncé aux plaisirs de la vie mondaine, était allé, en compagnie de quelques amis, se promener à Neuilly, dans un carrosse attelé de quatre (ou de six) chevaux. Arrivés au pont, à un endroit dépourvu de garde-fou, les chevaux prirent le mors aux dents et entraînèrent l’attelage vers la Seine. Les deux premiers, brisant les traits, tombaient seuls dans le fleuve, et la voiture se trouva suspendue au bord du gouffre. Pascal vit, cette fois, la mort de près, mais s’il en réchappa, son système nerveux en fut fortement ébranlé ; il tomba dans un évanouissement prolongé et, depuis, son imagination demeura fixée sur le grave péril qu’il avait 50 couru : de là daterait sa résolution de renoncer au monde, et de ne penser désormais qu’au salut de son âme. Voilà ce qu’on lit à peu près partout. Avant d’accepter cette version, il convient de rechercher si le récit même de l’événement mérite créance. Pour les premiers biographes de Pascal, la réalité de la catastrophe ne fait pas de doute ; et, entre autres raisons qu’ils donnent pour l’établir, les suivantes seules sont à retenir. Dans un recueil manuscrit, trouvé dans la bibliothèque des Pères de l’Oratoire, à Clermont, le P. Guerrier, qui avait copié un grand nombre de pièces originales relatives à Pascal ou à sa famille, avait consigné le passage ci-après : M. Arnoul de Saint-Victor, curé de Chamboursy[10] , dit qu’il a appris de M. le prieur de Barillon, aussi de Mme Périer, que M. Pascal, quelques années avant sa mort, étant allé, selon sa coutume, un jour de fête, à la promenade au pont de Neuilly, avec quelques-uns de ses amis, dans un carrosse à quatre ou à six chevaux, les deux chevaux de volée prirent le frein[11] aux dents à l’endroit du pont où il n’y avait point de garde-fou et s’étant précipités dans l’eau, les laisses qui les attachaient au train de derrière se rompirent, en sorte que le carrosse demeura sur le bord du précipice ; ce qui fit prendre à M. Pascal la résolution de rompre ses promenades et de vivre dans une entière solitude. Tel est l’unique témoignage que l’on possède, témoignage de deuxième ou même de troisième main, 51 puisque le curé tient ce qu’il sait du prieur, à qui l’avait confié la sœur de Pascal. On répond à cela que le curé, qui était, en même temps, chanoine de Saint-Victor, était un ami particulier de Pascal, lequel lui rendait de fréquentes visites ; que le prieur, qui devint plus tard évêque, était très lié avec la famille du moraliste ; que l’auteur, enfin, du récit, celui à qui on en doit la translation, le P. Guerrier, était un des familiers de Marguerite Périer, dont il reçut le dernier soupir. Mais, a-t-on objecté avec assez de jugement, cet accident arrivé à un homme d’une notoriété aussi considérable que Pascal, comment aucune gazette de l’époque n’en a-t-elle parlé ? Et d’abord, en fait de journaux, il n’y avait que celui du sieur Renaudot, notre ancêtre en journalisme, et Théophraste n’aimait guère à parler que des faits politiques ou militaires ; surtout de ceux où le cardinal jouait un rôle. Que lui importait l’aventure de Pascal ? Encore se fut-il agi de l’un des Pascal tués ou blessés à la guerre ; mais un philosophe, un écrivain, qui ne guerroyait que de sa plume, cela comptait-il aux yeux du gazetier ? Tenons l’explication pour bonne, et poursuivons l’argumentation mise en avant par ceux qui ne veulent voir, dans le prétendu accident, qu’une simple légende. Parcourez, disent-ils, la correspondance du grand Arnauld, les mémoires des Port-Royalistes, Fontaine, Lancelot, Du Fossé, etc., font-ils une allusion à 52 l’événement ? En est-il seulement question dans la Vie de Pascal, par Mme Périer, ou dans les lettres de Jacqueline ? Victor Cousin, qui s’est beaucoup, comme on sait, occupé de Pascal, s’en est lui-même étonné : « Il est vraiment bien singulier, écrit-il, que Jacqueline Pascal, dans la lettre où elle raconte à sa sœur les motifs et les détails de la conversion de leur frère, ne dise pas un seul mot d’un accident aussi terrible, où, si elle l’eût connu, et comment aurait-elle pu l’ignorer, elle n’aurait pas manqué de voir et de faire paraître le doigt de Dieu[12] . » Nous sommes de l’avis de Cousin, et il faut supposer, ou que Blaise n’aura rien dit de l’accident à sa sœur, ce qui serait bien extraordinaire, quelque « renfermé » qu’il fût ; ou que celleci n’y a pas attaché autrement d’importance. Sans affirmer qu’à aucune époque, Pascal n’a été victime d’un accident de voiture, car une telle affirmation pourrait paraître à bon droit téméraire, nous dirons, avec un critique[13] , qui a serré de près le problème, que « si le fait a eu lieu, à une époque d’ailleurs indéterminée, il n’a pu avoir le caractère dramatique qu’on lui a si souvent et si gratuitement attribué… il n’a pas eu plus de retentissement dans la pensée et dans la vie de Pascal, qu’une simple entorse ou un vulgaire mal de dents ». Pascal se convertit, c’est le seul fait certain et l’accident du pont de Neuilly, au cas où l’anecdote serait authentique, n’a pas précipité cette conversion. « Très certainement aussi, l’évolution naturelle de ses idées et, enfin, l’insoluble 53 mystère, psychologique ou théologique, de la grâce, amenèrent la crise définitive[14] . » Comme sur l’épisode du pont de Neuilly, nous ne possédons, sur ce qu’on a nommé l’Abîme de Pascal, qu’une seule déposition : celle de l’abbé Jacques Boileau, dont nous devons reproduire le texte, car il a donné lieu à maintes gloses : « Cependant, ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer. Je sais l’histoire d’original. Ses amis, son confesseur, son directeur avaient beau lui dire qu’il n’y avait rien à craindre, que ce n’était que des alarmes d’une imagination épuisée par une étude abstraite et métaphysique, il convenait de tout cela avec eux, et, un quart d’heure après, il se creusait de nouveau le précipice qui l’effrayait. » Était-ce une vision purement imaginaire, une hallucination ; ou, puisque Pascal était un dyspeptique, tout simplement du vertige de l’estomac ? Il faudrait, avant d’adopter l’une ou l’autre de ces hypothèses, que le fait soit incontesté ; et sur ce point, semble-t-il, Sainte-Beuve a vu juste, qui écrivait : « Les disciples de Port-Royal, par dévotion, les philosophes du dix-huitième siècle, par moquerie, ont contribué à traduire en vision formelle cette circonstance mystérieuse. On est allé jusqu’à dire qu’à partir de ce temps, Pascal vit toujours un abîme à ses côtés ; il n’est question de l’abîme que dans une lettre de l’abbé 54 Boileau, bien plus tard. Pascal, comme tous les hommes qui parlent à l’imagination, a sa légende[15] . » Ceux qui tiennent pour l’authenticité de la « vision » de Pascal, prétendent qu’elle aurait eu lieu le lundi 13 novembre 1654, – admirez en passant cette précision – deux semaines environ après l’accident de Neuilly, de dix heures et demie du soir à minuit et demi ; on n’en sut rien de son vivant et ce n’est qu’après sa mort que se dévoila le secret si bien gardé. Peu de jours après la mort de Pascal, un domestique s’apercevait que, dans la doublure du pourpoint de son maître il y avait quelque chose d’épais en un certain endroit. Ayant décousu le vêtement à cet endroit il trouvait « un petit parchemin plié et écrit de la main de M. Pascal et, dans ce parchemin, un papier écrit de la même main ; l’un était la copie fidèle de l’autre ». On remit ces pièces à Mme Périer, qui s’empressa de les montrer à plusieurs personnes de sa connaissance. Elles furent toutes unanimes à déclarer que ce parchemin ne pouvait être qu’« une espèce de mémorial, qu’il (Pascal) gardait très soigneusement, pour conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait toujours avoir présente à ses yeux et à son esprit ; parce que depuis huit ans, il prenait soin de le coudre et découdre, à mesure qu’il changeait d’habits ». Ce serait cet étrange écrit, d’apparence cabalistique[16] , ce mémorial que Condorcet a qualifié d’amulette, qui a fait douter de l’intégrité de la raison de l’auteur des Pensées, et 55 qu’on a rattaché à « quelque chose comme une extase, une apparition, ou tout au moins au souvenir d’idées très vives, très incohérentes, dans un esprit tout à la fois très excité et très affaibli[17] ». Les phrases brisées, les exclamations, les invocations, dont se compose ce talisman mystique, avaient, sans nul doute, une signification aux yeux de Pascal, et il est excessif de prétendre que « cet écrit, dans sa contexture bizarre, ressemble de tous points à ceux que les aliénés, dans les asiles, remettent journellement aux personnes qui les visitent[18] ». Hallucination de la vue, tout au plus, sensation objectivée, ce fut une des mille misères nerveuses dont l’organisme de Pascal fut affecté ; mais parler de folie à ce propos, n’est-ce pas faire un procès de tendance ? C’est, en vérité, une déformation singulière de l’esprit que de voir de la démence dans une hallucination visuelle, passagère au surplus ; comme de soupçonner presque du sadisme (le mot n’a pas été prononcé, mais on le devine entre les lignes), chez celui qui « prenait dans les occasions, une ceinture en fer pleine de pointes ; il la mettait à nu sur sa chair, et lorsqu’il lui venait quelque pensée de vanité, ou qu’il prenait quelque plaisir au lieu où il était, il se donnait des coups de coude, pour renouveler la violence des piqûres, et se faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir ». 56 Sainte-Beuve, à qui il faut toujours revenir, est encore dans le vrai, en écrivant que « Pascal dominait, en général, par l’intelligence son état nerveux[19] » ; et ailleurs[20] , quand, parlant des Petites Lettres, le critique les dit écrites « par un homme qui se possède aussi pleinement que possible, et sûr de lui jusqu’à en être terrible ». On peut sourire, après cela, du diagnostic de « monomanie religieuse, ou délire partiel d’ordre religieux, avec hallucinations chez un héréditaire[21] », porté avec tant d’assurance, par un aliéniste d’une autorité contestable. Ne vaudrait-il pas mieux avouer qu’aujourd’hui nous manquons des éléments nécessaires pour apprécier et même comprendre la mentalité religieuse des chrétiens fervents du XVIIe

siècle et des gens de Port-Royal, en particulier ?

Comme le fait très judicieusement observer le docteur Navarre, dans sa remarquable monographie, les aliénistes ne paraissent pas avoir assez médité la parole de Pascal sur la folie nécessaire de l’homme : Qui voudrait ne suivre que la raison, serait fou au jugement du commun des hommes. Et puis, n’y a-t-il pas, dit très sensément le même scoliaste, une souveraine injustice à juger Pascal sur ses fragments ; à proclamer les uns admirables, à présenter les autres comme une élucubration de fou ? Quel écrivain résisterait à la production de tous les bégaiements de sa pensée, de toutes ses notes, de toutes ses impressions fugaces, de tous ses petits papiers ? Il ne faut donc point arracher Pascal de son XVIIe siècle, de son milieu, de son entourage, et le camper devant nous, pour le juger avec 57 notre mentalité de décadents incrédules ou de sceptiques amusés[22] . C’est encore et toujours Sainte-Beuve qui, après avoir protesté, « au nom du bon sens et du bon goût, contre les physiologistes, qui réclament l’auteur des Provinciales comme un de leurs malades », nous semble avoir dit le mot juste : « Sans nier, écrit l’auteur de Port-Royal[23] , les singuliers accidents nerveux de Pascal et leur contrecoup sur son humeur ou sur sa pensée, ce qui nous paraît positif, c’est que, si malade des nerfs qu’on le voie, il demeure jusqu’à la fin dans l’intégrité de sa conscience morale et de son entendement. Le reste nous échappe. » Le cerveau de Pascal resta toujours hors d’atteinte, alors que la maladie torturait, usait le reste de l’organisme. Quant à sa croyance au pouvoir diabolique, dont certains lui ont fait grief, comment y trouverions-nous une infirmité de l’esprit, quand nous voyons, jusque dans le milieu du XVIIIe siècle, les médecins admettre, dans leurs rapports en justice, les possessions démoniaques[24] ? Si, maintenant, nous reprenons l’observation clinique de Pascal, nous y verrons la confirmation éclatante de ce que nous venons d’énoncer : à savoir que, même au plus fort de la douleur, sa puissance cérébrale garda toute sa force. On connaît l’épisode. Un mal de dents ôtait absolument le sommeil à Pascal depuis plusieurs semaines. Dans les 58 longues nuits d’insomnie que lui occasionnait ce redoublement de ses maux, plusieurs problèmes lui revinrent comme d’eux-mêmes à l’esprit et, pour calmer ces souffrances, au lieu d’en détourner son attention, il s’y appliqua, au contraire, davantage. Remède, on en conviendra, qui suppose une volonté peu commune. Un soir, donc, son ami et admirateur, le duc de Roannez, l’avait laissé très souffrant ; le lendemain, il venait prendre de ses nouvelles et le trouvait complètement débarrassé de sa névralgie. Comme il lui demandait le secret de sa guérison, Pascal le lui apprit, sans paraître y attacher autrement d’importance : le manuscrit de la Roulette, bien que conçu dans les affres les plus douloureuses, portait le sceau du génie. Les Pensées furent les derniers vestiges d’une intelligence qu’abandonnait la vie. On peut suivre, sur ces ébauches, quelquefois pourtant si achevées, la faiblesse de la main qui ne pouvait suffire à les tracer. Ce n’est pas sans une respectueuse pitié qu’on voit, sur ces papiers informes, l’esprit s’arrêter au milieu d’une idée, la plume au milieu d’une phrase, quelquefois même au milieu d’un mot[25] . C’est qu’en effet, pour se servir des expressions de Mme Périer[26], « les infirmités de Pascal ne lui donnaient plus un seul instant de relâche ; en sorte que l’on peut dire que, dans ses quatre dernières années, il n’a proprement pas vécu ». À trente-sept ans, le 10 août 1660, Pascal écrivait à Fermat : « Je suis si faible que je ne puis marcher sans 59 bâton, ni me tenir à cheval. Je ne puis même faire que trois ou quatre heures au plus en carrosse… Les médecins m’ordonnent les eaux de Bourbon… » Les maux de tête étaient continuels, les digestions de plus en plus pénibles. Pascal prenait, sans jamais témoigner de la moindre répugnance, tout ce que lui prescrivaient ses médecins. Sa dernière maladie, conte Mme Périer, qui nous en a conservé le véridique récit, commença par un dégoût étrange, qui lui prit deux mois avant sa mort. Il lui fut conseillé de s’abstenir de tout aliment solide et de se purger. Le 2 juillet (1662), il souffrait d’une colique très violente, qui durait encore le quatrième jour ; il n’y avait, toutefois, ni fièvre, ni accélération du pouls. En dépit de l’optimisme des médecins, le malade ne se dissimulait pas la gravité de son état. Le 8 août, la colique continuant, les médecins ordonnent les eaux, qui produisent un soulagement momentané. Mais, au sixième jour de la boisson, Pascal sentit « un grand étourdissement, avec une grande douleur de tête ». Les médecins soutenaient que c’était la vapeur des eaux (sic) ; qu’il n’y avait nullement lieu de s’alarmer. « On ne sent pas mon mal, répliquait doucement Pascal ; on y sera trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. » La céphalée augmentant, on provoqua une consultation. « Les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, 60 assurant toujours qu’il n’y avait nul danger, et que ce n’était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu’ils pussent dire, il ne les crut jamais. » Dans la nuit du 17 au 18 août, « environ minuit, poursuit Mme Périer, il lui prit une convulsion si violente que, dans elle fut passée, nous crûmes qu’il était mort. Dieu suspendit, comme par miracle cette convulsion et lui rendit le jugement entier comme dans sa parfaite santé ». Il eut le temps de recevoir le viatique en complète connaissance, de répondre distinctement à toutes les questions posées par l’ecclésiastique qui lui administrait les derniers sacrements. Après avoir prononcé ces paroles : Que Dieu ne m’abandonne jamais ! il était, de nouveau, repris des convulsions, qui ne devaient plus le quitter : elles durèrent jusqu’à sa mort, qui survint au bout de vingt-quatre heures, le 19 août 1662, à une heure du matin. Le procès-verbal d’autopsie est une pièce trop capitale, pour que nous ne la donnions pas dans son intégralité[27] . Ses amis ayant fait ouvrir son corps, on lui trouva l’estomach et le foie flétris et les intestins gangrenés, sans qu’on pût juger précisément si ç’avoit été la cause de cette terrible colique qu’il souffroit depuis un mois, ou si c’en avait été l’effet. À l’ouverture de la tête, le crâne parut n’avoir aucune suture, si ce n’est peut-être la lambdoïde ou la sagittale, ce qui apparemment lui avait causé les grands maux de tête auxquels il avait été sujet pendant toute sa vie. Il est vrai 61 qu’il avoit eu autrefois la suture qu’on appelle fontale, mais comme elle était demeurée ouverte fort longtemps pendant son enfance, comme il arrive souvent à cet âge, et qu’elle n’avoit pu se refermer, il s’étoit formé un calus qui l’avoit entièrement recouverte et qui étoit si considérable qu’on le sentoit aisément au doigt. Pour la suture coronale, il n’y en avoit aucun vestige. Les médecins observèrent qu’y ayant une prodigieuse quantité de cervelle, dont la substance étoit fort solide et fort condensée, c’étoit la raison pour laquelle la suture fontale n’ayant pu se refermer la nature y avoit pourvu par un calus[28] . Mais ce qu’on remarqua de plus considérable, et à quoi on attribua particulièrement la mort de M. Paschal et les derniers accidens qui l’accompagnèrent, c’est qu’il y avoit au-dedans du crâne, vis-à-vis les ventricules du cerveau, deux impressions comme d’un doigt dans de la cire, et ces cavités étoient pleines d’un sang caillé et corrompu, qui avoit commencé à gangrener la dure-mère. Quelle interprétation la science actuelle peut-elle donner des divers symptômes énumérés, pas toujours avec une suffisante précision, dans le document que l’on vient de lire ? « L’estomac et le foie, y est-il dit, étaient flétris et les intestins gangrenés. » Devons-nous penser à de l’ulcère ou à du cancer ; ou bien à une lésion tuberculeuse ? 62 Nous pencherions plus volontiers vers la tuberculose, nous souvenant que Pascal avait eu, dans son enfance, le carreau, et aussi qu’il n’a jamais été signalé, par ceux qui l’observaient de près, qu’il ait jamais eu des vomissements sanglants, ou même alimentaires ; ni d’hémorragies intestinales, révélatrices d’un carcinome. Cependant, peut-on affirmer que Pascal ait succombé à la tuberculose et plus particulièrement, à une entérite tuberculeuse, alors que la dernière crise de colique ne s’est pas accompagnée de diarrhée colliquative ? Comment, dès lors, expliquer le terme d’intestin gangrené ? Selon le docteur Paul Savy, médecin des hôpitaux de Lyon, ce terme pourrait se comprendre de deux façons : « ou bien, il y avait des lésions de péritonite tuberculeuse étendue, et l’intestin étant recouvert d’exsudat, présentait un aspect qui explique le terme de gangrène ; ou bien (comme on le voit parfois au cours des péritonites tuberculeuses), les brides péritonéales avaient étranglé plus ou moins une anse, ce qui expliquerait les douleurs abdominales, plus violentes les derniers temps. » Les deux lésions, intestinale et cérébrale, peuvent-elles être reliées ? Selon notre distingué confrère, le point de départ de l’infection a dû se faire au niveau de l’intestin, soit sous l’influence du bacille tuberculeux, soit peut-être, plus probablement, sous l’influence de microbes secondaires associés (infections développées au niveau d’une anse en voie d’étranglement et de sphacèle). Il est vrai qu’il n’y a 63 pas eu de fièvre ; mais ces lésions ne comportent pas forcément une grande élévation thermique. Quoi qu’il en soit, la lésion cérébrale n’a débuté que quelques jours seulement avant la mort, et il est, dès lors, impossible de conclure, comme Lélut, à un ramollissement local, dans lequel ou autour duquel se serait fait quelque épanchement de sang. Comme l’indique le docteur Navarre, rien, dans le récit de la longue maladie de Pascal, ne nous a donné, antérieurement à l’accident ultime du 19 août 1662, la notion d’une période prodomique, à plus forte raison d’un travail de ramollissement cérébral : pas d’affaiblissement graduel des facultés ; pas de monoplégie ou d’hémiplégie, l’ictus a précédé la mort de cinq jours seulement. « Cette céphalée gravative, qui semble en rapport avec une compression graduelle du cerveau par une hémorragie ; cette convulsion, qui se déclare le quatrième jour de cette céphalée, qui laisse le malade pour mort et qui permet cependant le retour passager de l’intelligence ; enfin, ces conclusions subintrantes et finales font nécessairement penser à une lésion des méninges. » Mais une hémorragie méningée a des antécédents, généralement, qui la préparent : alcoolisme, syphilis ou artériosclérose ; or, rien de tout cela n’a été constaté chez Pascal. On n’est pas davantage autorisé à soupçonner une origine embolique, en l’absence de renseignements sur l’état du 64 cœur. Devra-t-on admettre une hémorragie pie-mérienne d’origine toxi-infectieuse ? Mais, observe M. Raymond Tripier, ces hémorragies sont bien rares, chez les cachectiques, qui « font » plutôt de l’encéphalite hémorragique. Serait-ce alors une tumeur cérébrale, dont Pascal aurait été affligé ? L’autopsie, si on eût eu, à l’époque, des notions plus étendues d’anatomie pathologique, aurait pu, seule nous donner des précisions à cet égard. Tout ce qu’on peut dire de plus positif, c’est que l’affection cérébrale à laquelle a succombé Pascal, n’est apparue que cinq jours avant sa mort. L’hypothèse de ramollissement chronique, ou celles, plus inattendues, de neurasthénie voire d’intoxication plombique doivent être désormais abandonnées. Pour notre part, nous tenons pour le plus acceptable le diagnostic porté par le docteur Savy : encéphalite hémorragique, c’est-à-dire, inflammation hémorragique du cerveau, survenant sous le coup d’une infection, « chez des sujets en pleine possession de leurs facultés intellectuelles, et surtout très jeunes ». Tel fut, selon nous, le « cas » de Pascal. Notes : 65 1. ↑ LÉLUT, Annales médico-psychologiques, v. 169. 2. ↑ Voir dans le Recueil d’Utrecht, pp. 283 et suiv., le récit du miracle de la Sainte-Épine. 3. ↑ La Maladie de Pascal ; étude médicale et psychologique, par le docteur P. JUST NAVARRE. Lyon, 1911. 4. ↑ D’après La Mothe Le Vayer, cité par L. Brunschwig, « les enfants tombés en atrophie que nous disons être en chartre se portent aux Chartreux tous les vendredis de l’année ». Le Dictionnaire portatif de santé (L. de B., 1771, 3 e édit.) définit ainsi le mot chartre : « Dépérissement auquel sont sujets les enfants, qui les rend secs, hectiques et tellement exténués qu’ils n’ont plus que la peau sur les os. » « C’est une espèce de marasme particulier aux enfants, accompagné d’une langueur et d’une maigreur considérables et d’un ramollissement des os, qui les rend courbés et noués. » Et le Dictionnaire de Richelet ajoute à la définition du mot : « On s’adresse à Saint-Fenin. » Les lexiques modernes sont plus explicites. Pour Nysten, chartre serait le nom vulgaire du carreau : « Cette maladie, dit Littré, retardant le développement et tenant la petite malade comme en une chartre, en une prison. » De Vailly, les annotateurs de La Curne de Sainte-Palaye, Bescherelle, enfin Hatzfeld et Darmesteter concordent tous en faveur du carreau. C’est donc bien le carreau qu’a eu Blaise Pascal, conclut le docteur Just Navarre, qui reproduit les différentes opinions ci-dessus exposées. 5. ↑ Mémoire sur la vie de M. Pascal, écrit par Mlle Marguerite Périer, sa nièce, publié par M. V. Cousin (Pensées de Pascal, éd. de 1843, 390 et suiv.), d’après le manuscrit de la Bibliothèque nationale, supplément français, n° 1485, ancien fonds. Nous l’avons reproduit d’après Lélut, qui a fait quelques corrections au texte donné par V. Cousin, d’après celui qu’a emprunté Pr. Faugère à un manuscrit, autre, du récit en question. 6. ↑ F. LÉLUT, l’Amulette de Pascal, 126. 7. ↑ Voir dans les Mémoires du Cardinal de Retz, t. XLIV, de la collection Petitot (Paris, 1825), 133-136, un récit des plus singuliers, où le poète Voiture, Mme de Choisy, Mlle de Vendôme, M. de Brion, et Turenne luimême sont en posture assez ridicule. 8. ↑ C’est de cette époque que datent à peu près tous ses travaux les plus importants : ses Nouvelles expériences sur le vide, qu’il entreprit à Rouen, alors qu’il avait 23 ans ; sa fameuse expérience du Puy-de-Dôme, qu’il avait répétée à la Tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie ; ses Traités sur l’équilibre des liqueurs, sur la pesanteur, etc. 66 9. ↑ Le repos au lit, les boissons abondantes, comme le fait observer notre confrère Navarre, un médecin moderne ne prescrirait pas mieux « pour désintoxiquer un rhumatisant ». 10. ↑ Village situé à six lieues de Paris, près la forêt de Saint-Germain. (Note de LÉLUT.) 11. ↑ Nous suivons le texte donné par Lélut. M. GIRAUD écrit « mors » au lieu de frein, M. A. REGNARD, de même. 12. ↑ V. COUSIN, Études sur Pascal, 5e

édition (Paris, 1857).

13. ↑ V. GIRAUD, Blaise Pascal (Paris, 1900), 54. 14. ↑ G. LANSON, Hist. de la Littérature française. 15. ↑ Port-Royal (1846), t. II, 499. 16. ↑ Lélut l’a reproduit, dans son ouvrage, avec la disposition typographique conforme à celle de l’original. (Op. cit. 154-155.) 17. ↑ LÉLUT, 158. 18. ↑ Génie et Folie, réfutation d’un paradoxe, par A. REGNARD (Paris, 1899), 116. 19. ↑ Causeries du lundi, XI, 192. 20. ↑ Dans Port-Royal. 21. ↑ REGNARD, op. cit., 122. 22. ↑ P. JUST NAVARRE, la Maladie de Pascal. Lyon, 1911. 23. ↑ T. III. 24. ↑ DEVAUX, l’Art de faire des rapports en chirurgie. Paris, 1743. 25. ↑ LÉLUT, loc. cit. 26. ↑ Vie de Pascal, 36, 38. 27. ↑ D’après le Recueil d’Utrecht, XIe pièce, 331 (cf. P.-J. NAVARRE, 108- 109). 28. ↑ D’après GILLES DE LA TOURETTE, Pascal aurait succombé « à des désordres intestinaux, peut-être à un étranglement interne ; les hémorragies de la dure-mère occasionnèrent peut-être les convulsions ultimes qui ne le quittèrent pas pendant les vingt-quatre heures qui précédèrent sa mort ». Mais ce que le neuropathologue note plus particulièrement, c’est, « outre le calus qui siégeait au niveau de la fontanelle antérieure, l’absence de certaines sutures, nettement notée dans la relation nécropsique, jointe à la persistance trop longtemps prolongée de cette fontanelle, observée pendant la vie ». Pour Gilles de la Tourette, il n’est pas douteux que Pascal fût atteint de troubles mentaux ; car « on sait, dit-il, quelle importance attachent aujourd’hui les aliénistes à ces déformations, à ces arrêts de développement de la boîte crânienne qui, gênant à leur tour le développement de certaines régions cérébrales, occasionneraient les troubles intellectuels observés pendant la vie. Mais 67 la relation de cette autopsie est très succincte, les détails sont peu précis, et il est difficile de dire comment était exactement conformé ce crâne qui présentait tant d’anomalies ». Par contre, on possède un moulage du masque de Pascal, qui montre que « toute la moitié gauche de la face est le siège d’une atrophie qui, pour n’être pas très accentuée, n’en est pas moins très nette et présente ceci de particulier, qu’elle est générale et porte aussi bien sur les os que sur les parties molles… En résumé, conclut M. Paul Richer, consulté à ce propos, on peut comparer toute la moitié gauche du visage (de Pascal) à une médaille rendue fruste sous l’injure du temps et dont le type neuf et complet serait reproduit par la moitié droite ». Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, 1889, 196 et suiv. 68 MOLIÈRE Dans une lettre qu’il me faisait l’honneur de m’adresser en 1896, le professeur Régis, dont on connaît les remarquables études psychiatriques, éveillant mon attention sur le cas de MOLIÈRE, au point de vue de la psychologie morbide, insistait sur la distinction qu’il convenait d’établir entre l’hypocondrie grossière des êtres inférieurs, portant exclusivement sur la santé physique, les viscères, les fonctions excrémentielles, et l’hypocondrie élevée, intellectuelle, des êtres supérieurs, se traduisant par le mépris amer et subtil du monde et de l’humanité, dont l’immortel comique nous a laissé une si vivante description. Les sujets de la première catégorie sont légion : ce sont ces neurasthéniques vulgaires, qui passent leur vie à se tâter, à s’étudier, à compter les battements de leur pouls, observant sans cesse comment ils mangent, comment ils boivent, comment… Vous nous devinez. D’autres, d’une mentalité un peu supérieure, tout en se regardant encore manger, respirer et le reste, se regardent surtout sentir, penser, agir, fouillant jusqu’aux plus intimes replis de leur être, s’enfonçant de plus en plus chaque jour dans cette introspection douloureuse, qu’ils subissent plutôt qu’ils ne la provoquent, et à laquelle ils sont voués comme à un supplice éternel. 69 Et parmi ces derniers, il y a celui qui éprouve le besoin d’écrire, de raconter sa vie, de détailler ses angoisses et ses souffrances. Enfin, il existe une troisième variété, que caractérisent le dégoût, le mépris de son semblable : c’est l’hypocondrie misanthropique, dont Molière a fait une peinture si exacte, et sans aucun doute, vécue. Car la question ne se pose plus de savoir si l’auteur du Misanthrope ou du Malade imaginaire nous a livré un portrait d’après nature, dans les personnages d’Alceste et d’Argan ; ou si l’on se trouve en présence d’œuvres où l’imagination occupe seule la place. La réponse, un contemporain[1] nous l’a fournie dépourvue d’ambages : « Molière, dit-il, faisait d’admirables applications dans ses tragédies, où l’on peut dire qu’il y a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué tout le premier… ; c’est ce que ses plus particuliers amis ont remarqué bien des fois. » Trop de son âme est éparse dans son œuvre, pour qu’on ne la sente pas partout en elle. Il s’y offre, s’y livre avec tant d’abandon, qu’on n’a nulle peine à le retrouver ; il suffit de l’y aller chercher. N’aurions-nous pas les documents biographiques qui confirment cette assertion, nous n’aurions qu’à parcourir l’œuvre du dramaturge, pour étiqueter l’affection dont il souffrait. Non point que ses pièces soient une autobiographie, à la manière des Confessions de Jean-Jacques ; nous devons, 70 pour Molière, opérer une sorte de synthèse, reconstituer son dossier pathologique, en empruntant des traits à plusieurs des personnages qu’il a mis à la scène, et qui représentent les multiples aspects, les phases diverses de son mal. Comme maints hypocondriaques de notre connaissance, Molière a commencé par la confiance exagérée en la médecine, pour finir par le scepticisme le plus absolu. Il fut un temps où il lisait avec passion les ouvrages médicaux, s’entourait des avis de la faculté ; puis, après les médecins ordinaires, dont il notait les contradictions, recourait aux empiriques, aux charlatans, dont il devait reconnaître, après expérience, la science vaine. Quand il écrivait M. de Pourceaugnac, Molière était assez préoccupé de l’hypocondrie pour la décrire avec une visible complaisance ; mais c’est surtout dans le Malade qu’il nous fait le tableau de l’hypocondrie crédule et docile dont il avait offert le vivant modèle ; il se vengeait de sa crédulité d’autrefois en la raillant. « Lorsqu’un médecin, écrit-il, vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit et de lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans ses fonctions, il vous dit justement le roman de la médecine. Mais, quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus. » 71 Pourquoi prendrait-on des drogues ? « Cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal. » Faut-il se désespérer ? Non, assurément, car si les médecins ne font que besogne inutile et souvent dangereuse, la nature corrige heureusement leurs écarts, pare aux conséquences de leur ignorance. « Quand on est malade, il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leur maladie. » Ce sont, n’en doutons pas, ses propres sentiments que Molière nous déclare. Il a épuisé les médications rationnelles ; il a essayé les traitements les plus singuliers ; il est, comme on dit, revenu de tout : il lui reste l’illusion tenace de ceux qui croient encore aux miracles. La nature en a bien fait d’autres ! Comme l’a clairement vu le professeur Folet[2] , son nihilisme thérapeutique était fait beaucoup moins de discernement scientifique que de découragement et de dépit ; et peut-être était-il dans la pleine vérité, quand il proclamait, d’une manière générale, que mieux valait, pour les malades, se fier à la nature médicatrice, que de se faire traiter par les méthodes en usage au dix-septième siècle. 72 Vous vous rappelez la scène entre Argan et Béralde. Argan est un bourgeois égrotant, qui importune tout le monde de ses plaintes continuelles, réclamant à tous les échos un remède à ses nombreux maux. Ce n’est pas un « malade imaginaire », car il souffre véritablement : c’est un névropathe, un neurasthénique, comme tous les médecins en ont observé et en observent quotidiennement. Argan ressemble, sous ce rapport, à Molière lui-même, le scepticisme en moins, car Argan a foi dans la médecine, bien qu’il n’ait pas trop lieu de se louer des médecins : mais ils sont à peu près les seuls à compatir à ses souffrances, ces suppôts de la faculté, que, dans l’entourage du malade, on accable de quolibets. Quant à Béralde, il tient à se distinguer par ses invectives et ses épigrammes contre la profession. Béralde est de tous les temps. Il n’est pas un de nous, observait le professeur Debove, qui ne l’ait rencontré dans le monde, à l’heure du cigare. C’est le gros industriel enrichi, ou le fonctionnaire bien appointé que la migraine ne tourmente pas, et dont la fâcheuse dyspepsie n’altère pas l’humeur. Si, par aventure vous êtes « chambré » par cet insupportable bavard, c’en est fait de vous : vous devez subir votre supplice jusqu’au bout. « Ah ! vous êtes médecin ? » Sur un ton légèrement méprisant : « La médecine est une bien belle science… » L’ironie va crescendo : « Parlez-moi de la chirurgie !… Elle marche à pas de géant, tandis que la médecine… » 73 Une moue dédaigneuse accompagne ces derniers mots. « Moi, j’ai un système, qui m’a toujours réussi : je ne contrarie pas la nature. » Le jabot s’est enflé et le ton est devenu solennel. Entendez, maintenant, le dialogue d’Argan et de Béralde. ARGAN. – Raisonnons un peu, mon frère ; vous ne croyez donc pas à la médecine ? BÉRALDE. – Non, mon frère ; et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d’y croire. ARGAN. – Quoi ! vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde et que tous les siècles ont révérée ? BÉRALDE. – Bien loin de la tenir véritable, je ne vois rien de plus ridicule qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre ARGAN. – Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ? BÉRALDE. – Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici où les hommes ne voient goutte, et que la nature (toujours cette bonne nature) nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose. Mais alors, interrompt l’infortuné Argan, les médecins n’en sauraient pas plus que vous et moi ? – Ils savent, réplique tout aussitôt Béralde, « ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas grand-chose ; et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, 74 en un spécieux babil qui nous donne des mots pour des raisons et des promesses pour des effets ». On ne s’étonne pas que Molière, qui personnifie la raison et le bons sens, ait raillé la médecine traditionnaliste et les cérémonies grotesques dont il avait eu le spectacle sous les yeux ; mais à travers ses sarcasmes, se devine l’amertume du malade qui n’a pas eu à se trop louer des soins qu’il a reçus. Si, dans Argan, se révèle l’hypocondriaque inférieur, dont nous avons donné la définition, celui dont la maladie principale est de se croire malade, dans Alceste nous reconnaissons le neurasthénique supérieur, le désenchanté qui maudit l’existence et ses misères, le pessimiste au caractère chagrin qui, sans aller jusqu’à se vouloir détruire, aspire à vivre loin du monde, à fuir dans un désert ; qui, ne pouvant supporter ni la fausseté des hommes, ni la trahison des femmes, ira chercher, sur la terre, un endroit écarté, Le neurasthénique misanthrope souffre de voir les hommes se bien porter, être gais, heureux, tandis qu’il est triste et se lamente sur sa destinée. Sans chercher à établir si Molière a voulu peindre, sous les traits d’Alceste, le duc de Montausier ou… Pascal, il est indiscutable que de nombreux points de ressemblance relient l’auteur à son œuvre ; c’est ce qu’a fait nettement Où d’être un honnête homme on ait la liberté. 75 ressortir le docteur Vialard, un élève du professeur Régis, dont l’Essai médical sur Molière dépasse l’habituelle portée des œuvres de débutants. Au moment où le rideau se lève, Alceste est assis à l’écart, solitaire. Cette recherche de la solitude, remarque très justement notre confrère, cet amour de l’isolement a frappé tous les contemporains du grand comique. On sait qu’il aimait sa retraite d’Auteuil ; qu’en société, il se mêlait peu aux conversations : ce qui lui avait fait donner le surnom de « Contemplateur ». Comme tous les neurasthéniques, on le surprenait souvent « dans la posture d’un homme qui rêve ». Son mutisme, en dehors du théâtre, faisait l’étonnement de ceux qui l’avaient entendu rire sur les tréteaux. Mais il suffit de voir son image, pour le deviner triste ; et ses commentateurs n’ont pas manqué de mettre en relief cette particularité frappante de sa physionomie. Qu’il s’agisse du crayon de Chantilly, ou de la toile de Mignard, l’impression est pareille, « l’œil languissant, le front ridé, les joues creuses, le pli des lèvres dénotent la souffrance ; la tête semble plier sous le poids d’une irrémédiable fatigue ». Neurasthénique mélancolique, Alceste-Molière se plonge, avec une sorte de joie amère, de jouissance douloureuse, dans l’abîme sans fond de ses idées de tristesse. Il s’y attarde à plaisir et défend qu’on l’arrache à sa contemplation intime. 76 Il n’est pas jusqu’à son irritabilité, cette propension à se mettre en colère pour des riens, qu’on ne retrouve chez l’écrivain du Misanthrope. « Il était, nous dit son biographe Grimarest, devenu incommode par son exactitude et son arrangement ; il n’y avait personne, quelque attention qu’il eut, qui y pût répondre ; une fenêtre ouverte ou fermée, un moment d’avant qu’il eût ordonné, le mettait en convulsions ; il était petit dans ces occasions. » Dans le pamphlet d’Élomire hypocondre, qui contient une bonne part de réalité, sont notés cette instabilité d’humeur, ces accès de violence intermittente. La consultation demandée par Élomire à Bary et à l’Orviétan, les deux charlatans, dégénère vite en querelle, et Élomire, n’y tenant plus, s’emporte : Si Lazarile ne s’interposait entre eux, les querelleurs en viendraient aux prises. Lazarile parle le langage de la sagesse. Je n’enrage pas moins, ventre ! et si ce n’étoit Que vous êtes chez moy, le gourdin trotteroit. Ah ! songez à vos maux Et vous ressouvenez que, par cette colère, Vous perdez un secours qui vous est nécessaire. 77 Plus loin, Lazarile, poursuivant sa tentative de conciliation, aux trois quarts réussie : Après sa crise, Élomire, resté seul avec Lazarile, est tout interdit et confus : c’est la dépression, succédant à l’excitation, que tous les psychiatres ont observée et notée. « La colère neurasthénique, ainsi parlent les neurologues, est le type de ce genre de phénomènes faits d’une ascension brusque suivie bientôt d’une dépression marquée. Le déprimé qui se querelle peut, en un clin d’œil, et sous les plus futiles prétextes, s’exalter aux pires paroxysmes ; mais la détente est prompte et radicale ; tout de suite, elle le ramène à l’étonnement, à la honte de ce qu’il a pu faire, au regret d’avoir dépassé la mesure, d’avoir peiné son adversaire, à la peur de s’en être fait un ennemi, et voilà notre névropathe bientôt revenu à son habituel bas-fond de crainte, de torpeur mentale, d’humilité et de douceur presque tendre. » Cette description clinique, nous pouvons, sans trop de témérité, l’appliquer à Molière ; du moins présente-t-elle des analogies frappantes avec le portrait que nous en donnent des scoliastes favorablement prévenus. « Il s’emportait, nous dit Loiseleur[3] , pour une vétille, lui, l’homme bon, l’homme aimable et pitoyable ; il était Mais pourquoi quereller, et par un pur caprice, Des gens venus exprès pour vous rendre service ? 78 pris de soudaines et rageuses impatiences : un rien l’exaspérait. Pour un bas mis à l’envers et que Provensal (son valet) lui mettait du mauvais côté, parce que, après l’avoir tiré, il y enfonçait le bras et le retournait à nouveau, il décocha un jour un tel coup de pied au valet, que le malheureux en tomba à la renverse. » Ici nous devons ouvrir une parenthèse. On a pris texte d’une phrase tirée de la source même où nous avons puisé, pour faire de Molière un… épileptique ! Notre merveilleux Molière, affirme le docteur Gélineau, dans une revue qu’il passe des épileptiques célèbres[4] , a eu également des accès comitiaux : la chose est certaine, et son biographe, Grimarest, nous dit que ses convulsions l’empêchaient de travailler quelquefois pendant quinze jours. C’est après avoir subi plusieurs atteintes de cette maladie, à l’époque où il préparait sa comédie-ballet de Psyché pour Louis XIV, qui voulait y jouer un rôle, qu’incapable de terminer sa pièce dans le délai fixé, Molière appela à Paris, à son aide, notre vieux Pierre Corneille. Corneille s’empressa d’accourir de Rouen et termina heureusement la pièce, qui fut prête au jour dit et remise au Roi qui, comme on le sait, n’aimait pas attendre. Notre confrère Gélineau va plus loin : à l’entendre, on a beaucoup et vainement disserté sur le désaccord qui régnait entre les époux Molière ; les raisons de l’antipathie de Mme Molière pour son mari sont pourtant bien simples : « L’effroi invincible et le dégoût qu’inspire à un certain 79 nombre de femmes la vue d’un mari épileptique, agité de mouvements désordonnés et la figure hideusement convulsée, suffisent pour faire comprendre l’aversion de la Béjart pour son malheureux mari. » Sans nier la vraisemblance d’un tel diagnostic, la pénurie de documents qui servent à l’étayer doit nous garder d’assertions aussi formelles. Chez Molière, on constate surtout des désordres gastrointestinaux qu’améliore un régime adapté à son tempérament ; et si l’on relève quelques vertiges, ils sont certainement dus à de l’auto-intoxication plutôt qu’au morbus sacer. Sa maladie principale, nous la connaissons : c’est la tuberculose, dont le germe, grâce au surmenage, aux chocs moraux, s’est développé dans un terrain préparé par l’hérédité. Les différences d’âge, de caractère et d’humeur qui existaient entre Molière et sa femme, expliquent assez leur désaccord, sans qu’on soit obligé d’en chercher des motifs compliqués. Les cris de fureur jalouse, les plaintes angoissées d’Arnolphe, sont simplement humains ; y déceler un élément morbide, y découvrir surtout des signes d’épilepsie, c’est manifestement exagérer le pli de déformation professionnelle que beaucoup d’entre nous ne parviennent pas toujours à faire oublier. 80 La neurasthénie de Molière justifie amplement son irritabilité ; son inquiétude anxieuse ne reconnaît pas, ellemême, d’autre cause. Entendez-le se plaindre à son ami Chapelle, qui cherche à le consoler, à le détourner de ses tristes pensées : « Je voudrais des marques d’amitié, pour croire que l’on en a pour moi et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite, pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, qui serait exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines… Je suis le plus malheureux des hommes et je n’ai que ce que j’ai mérité. » Comme tous les neurasthéniques, Molière concentre toute sa pensée sur l’affection qui le tourmente ; ses réflexions le ramènent toujours vers son mal et aussi vers ceux qui n’ont pu enrayer sa marche. S’il fait amende honorable à la médecine, comme dans la préface de Tartuffe, cette atténuation de critique coïncide avec une amélioration de son état. Si l’on admet qu’il s’est peint, au moins partiellement, dans Argan, on retrouvera, dans ce personnage, les principaux éléments du syndrome neurasthénique. Tous les auteurs qui se sont occupés de la question ont signalé la fréquence des troubles gastro-intestinaux dans la neurasthénie, et, plus spécialement, de la constipation, qui en est une des manifestations les plus banales. Or, les 81 purgations et les clystères reviennent fréquemment dans la pièce précitée. Argan, à maintes reprises, accuse des douleurs dans le ventre, « comme si c’était des coliques ». Il se plaint de sa faiblesse, de lassitude par tous les membres. Beaucoup de neurasthéniques, même parmi ceux qui ne sont pas très sérieusement atteints, ont des mouches volantes devant les yeux, leur vision est troublée : or, écoutez Argan : « Il me semble, parfois, que j’ai un voile devant les yeux[5] . » Ailleurs, il nous confesse qu’il a, « de temps en temps, des douleurs de tête ». Qui ne reconnaît la céphalée gravative, le « casque » des neurasthéniques ? Comme ces derniers, il dort mal, et pour ses fréquentes insomnies il abuse quelque peu des « juleps hépatiques, soporatifs et somnifères ». Nous avons dit son irritabilité, son inquiétude. Il observe l’action des médicaments qu’on lui fait prendre, retient les moindres détails des prescriptions qu’on lui fait. « Mon lavement d’aujourd’hui a-t-il bien opéré ?… Ai-je fait de la bile ?… M. Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées et douze venues : mais j’ai oublié de lui demander si c’est en long ou en large. » Son anxiété va jusqu’à la minutie ridicule : « Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ? » 82 Il a des phobies irraisonnées : « N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire la mort ? » Alors même que Molière ne serait pas l’original dont Argan est, si l’on veut, la caricature, déformée pour les besoins de l’optique théâtrale, il mettait en public son cœur à nu, comme s’il avait voulu, par un raffinement dont seuls sont capables les esprits supérieurs, en jouant avec sa propre douleur en augmenter l’âpreté. Les comédies de Molière, la démonstration en est faite depuis longtemps, sont des sortes de confessions. Molière se retrouve non seulement dans Argan, mais encore dans Alceste, dans Arnolphe. C’est le propre d’un neurasthénique de crier ainsi ses peines, ses tristesses les plus cachées, ses misères les plus secrètes. Comme l’a dit Arsène Houssaye, Molière aimait trop ses larmes pour être consolé. Il y a des enfers plus aimés que les plus beaux paradis ; il y a des amertumes plus douces que les rosées de l’Hymette. Notes : 1. ↑ Registre de Varlet de Lagrange : préface de l’édition de 1682. 2. ↑ Molière et la médecine de son temps. 3. ↑ Les Points obscurs de la vie de Molière. 4. ↑ Chron. méd., 15 septembre 1900, 552. 5. ↑ Le Malade imaginaire, acte I, scène IV. 83 CHATEAUBRIAND Quand on se dispose à soumettre à la dissection certains des personnages qui ont illustré la littérature ou l’histoire, on est saisi de l’effroi que l’on ressent à la vue d’une force de la nature, d’une de ces montagnes géantes qui vous écrasent de leur masse imposante. Comme l’écrivait Thiers, à propos de Napoléon, « ce sont les balances de Dieu qu’il faudrait pour peser de tels hommes » ! Cette « anatomie morale » des surhumains passe, aux yeux du grand nombre, pour une sorte de profanation sacrilège, et si nous n’étions soutenu par l’idée d’éclairer leur psychologie par l’étude de leur physiologie et de leur pathologie, nous aurions peine à vaincre des répugnances dont la légitimité est, d’ailleurs, contestable. Veut-on fixer la personnalité intellectuelle d’un sujet comme Chateaubriand, pénétrer son caractère, les sciences biologiques sont d’un trop grand secours pour que l’on se prive de leur appui. Non point que l’auteur de René ait été sous la domination continue d’influences morbides ; mais, comme toute créature humaine, celle-ci a eu ses tares, elle a eu sa part de névrose et il faut bien admettre que « la tristesse extrême… qui le désola pendant une période de sa vie, alluma pour une part le flambeau du génie dans certaines de ses créations… comme un amour réel inspire l’écrivain 84 érotique, comme la haine donne du souffle au pamphlétaire[1] ». Dans une étude sur l’ennui, le docteur Émile Tardieu range Chateaubriand dans la catégorie des ennuyés par épuisement. Sans doute était-il déjà épuisé en venant au monde, car il nous confesse qu’il n’était pas « à une nagée du sein de sa mère », que déjà les tourments l’avaient assailli : mais ce n’est là que fiction poétique ou rhétorique affectée. Si l’auteur de René a voulu prétendre qu’il fut mélancolique dès l’enfance, qu’il l’était même, en germe, dès la naissance, nous pouvons tenir son aveu pour véridique. « Quand il a neigé sur le père, a dit le poète, l’avalanche est pour l’enfant. » Or, le père de Chateaubriand avait, outre un orgueil sans limites, des étrangetés de caractère, une inégalité d’humeur qui faisaient trembler tout le monde à son approche. « Une seule passion dominait mon père, lit-on dans les Mémoires d’outre-tombe : celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde, que l’âge augmenta, et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare, dans l’espoir de rendre à sa famille son premier éclat ; hautain, aux États de Bretagne, avec les gentilshommes ; dur avec ses vassaux, à Combourg ; taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu’on sentait en le voyant, c’était la crainte. » 85 Chateaubriand a fait, de son père, un portrait gravé au burin ; on évoque ce vieillard « dur et sévère, au nez aquilin, à la lèvre pâle et mince, aux yeux enfoncés[2] ». Son mutisme obstiné, et, par assauts, ses colères brusques, son verbe cinglant, courbant tout le monde sous son autorité, comme tout cela est marqué ! L’épouse et les enfants étaient « transformés en statues » par sa seule présence, ou « saisis de terreur » en l’entendant venir. Des heures s’écoulaient, sans qu’une parole fût prononcée ; à peine osait-on chuchoter quelques mots à voix basse, quand le comte de Chateaubriand était à l’autre bout de la salle. « De quoi parliez-vous ? » s’écriait-il brusquement, quand il surprenait une conversation entre le frère et la sœur. Ceux-ci ne répondaient rien. « Il continuait sa marche ; le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent… » C’est parlant de son père que Chateaubriand a dit qu’il lui faisait éprouver « les affres de la vie ». La morosité augmentait avec l’âge ; la vieillesse raidissait son âme comme son corps ; il épiait sans cesse son fils pour le gourmander. « Sous les regards de mon père, écrit Chateaubriand, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front… Le caractère de mon père, un des plus sombres qui aient été, a influé sur mes idées en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et décidant du genre de mon éducation. » 86 Et ailleurs, il trace ces lignes non moins significatives : « De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie… La dure éducation que je reçus a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née, chez moi, de l’habitude de souffrir à l’âge de la faiblesse, de l’imprévoyance et de la joie. » Le vieux gentilhomme n’était pas seulement un lypémaniaque ; il avait des hallucinations dont une, au rapport de son fils, fut des plus nettement caractérisées. « Un soir de décembre, conte Chateaubriand, écrivant près du feu, dans la grande salle du château de Combourg, une porte s’ouvre derrière lui ; il tourne la tête et voit un homme qui le regarde avec des yeux flamboyants. M. de Chateaubriand se lève, armé d’énormes pincettes, mais l’homme avait disparu !… » S’il avait hérité de son père sa mélancolie et son orgueil[3] , l’auteur de René tenait de sa mère « l’imagination prodigieuse » qui a tant contribué à former son style enchanteur, sa prose magnifique. « Ma mère, écrit-il, aimait la politique, le bruit, le monde. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie qui nous empêchèrent d’abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l’ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre ; avec de la générosité, elle avait l’apparence de l’avarice ; avec de la douceur d’âme, elle grondait toujours… » 87 Avec tout cela, d’une distraction inconcevable : son fils ne la rencontra-t-il pas un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de prières ! « Elle me faisait de beaux contes en vers, qu’elle improvisait », relate-t-il à un autre endroit ; et l’on devine quelle joie c’était pour l’enfant, de se bercer de ces chimériques récits ; joie que partageait sa sœur Lucile, « douce créature, camarade de ses études, compagne de ses jeux, confidente de ses chagrins, de ses inspirations, de ses espérances[4] ». N’a-t-on pas osé prétendre que Chateaubriand s’est complu à raconter la passion incestueuse de sa sœur ; de même qu’on a reproché à Lamartine d’avoir décrit, dans tous ses détails, la beauté physique de sa mère[5] ? On a volontairement oublié que l’on était alors en pleine crise romantique. Qui prendrait, au sens littéral, les déclamations des poètes ou les autobiographies des romanciers de cette époque, risquerait fort d’être dupe. Comme l’a fait ressortir notre distingué confrère Évariste MICHEL, dans la pénétrante étude qu’il a consacrée à l’interprétation médicopsychologique du caractère de Chateaubriand, les deux enfants « Lucile et François, étaient tout l’un pour l’autre ; ils s’aimaient d’une profonde tendresse, et cette intimité, pourtant si naturelle et si pure, a créé la plus regrettable des équivoques ». 88 Cette équivoque doit être dissipée. L’attachement profond et partagé que Chateaubriand conçut pour sa sœur Lucile, ne saurait être suspecté. « Ici tout fut absolument irréprochable », dit avec pleine raison le docteur Masoin, et rien ne prouve que la jeune fille soit « l’héroïne voilée d’un triste roman, encore qu’un caprice littéraire aurait voulu nous la présenter sous le nom d’Amélie. Sa vie tout entière est si haute, si digne, si pure que l’on ne doit même pas s’arrêter à un soupçon qui serait outrageant pour sa mémoire ». Devenue par son mariage Mme de Caud, Lucile de Chateaubriand, ne tarda pas à perdre son mari et, dès ce moment, sa mélancolie s’aggrava de la manie des persécutions. Elle devint violente, impérieuse, même avec son frère qu’elle adorait, et avec l’ami de son père, le poète Chênedollé, qu’elle jeta dans le plus sombre désespoir. Le génie de Lucile et son caractère, ainsi s’exprime Chateaubriand, étaient arrivés presque à la folie de J.-J. Rousseau ; et il ajoute : « Il lui prenait des accès de pensées noires, que j’avais peine à dissiper. À dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années… Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu’elle cherchait, une chimère qu’elle s’était faite, la tourmentaient des mois entiers… » « De la concentration de l’âme, dit-il encore, naissaient, chez ma sœur, des effets d’esprit extraordinaires ; endormie, 89 elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l’avenir. » « Sur un palier de l’escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait les heures au silence ; Lucile, dans ses insomnies, allait s’asseoir sur une marche, en face de cette pendule : elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains[6]… » L’hallucination est des plus manifestes. « Elle avait, d’ailleurs, la manie de Rousseau sans en avoir l’orgueil ; elle croyait que tout le monde était conjuré contre elle. » Cette imagination exaltée, cette sensibilité morbide, cette variabilité d’humeur, un prosateur délicieux autant qu’analyste subtil les a bien mises en relief. « Elle était, dit Anatole France, parlant de Lucile, impétueuse, fantasque, pleine de contradictions, s’attachant à des riens, prête à tous les mouvements et multipliant les exigences ; sentimentale et défiante, se croyant sans cesse épiée, universellement persécutée, elle était parfaitement insociable. Elle cachait son adresse à ses amis, et ne trouvait jamais le cachet assez intact. » Le sentiment et la désolation de sa déchéance ont arraché à Lucile de Chateaubriand les plus pathétiques accents 90 qu’ait exhalés un cœur humain. Dans un intervalle de lucidité, elle écrivait à son frère : « Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu’entièrement insensée ; ne te fatigue, ni de mes lettres, ni de ma présence : pense que, bientôt, tu seras délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s’est consumée dans les ténèbres d’une longue nuit, et qui voit naître l’aurore où elle va mourir… Dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne m’as coûté une larme… Dieu ne peut plus m’affliger qu’en toi, je le remercie du précieux et cher présent qu’il m’a fait en ta personne, et d’avoir conservé ma vie sans tache ; voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise : “Souvent obscurcie, jamais ternie.” » L’infortunée sentait sa fin approcher ; peut-être se préparait-elle à hâter un dénouement qui n’arrivait pas assez tôt à son gré. Il paraît prouvé, en effet, qu’elle mit un terme, par le suicide, à une existence qui lui était à charge. Chênedollé, qui en était resté fort épris, pouvait, seul, exprimer un doute : « Je crains, s’écrie-t-il dans un accès de désespoir, qu’elle n’ait attenté à ses jours. Grand Dieu, faites que cela ne soit pas, et ne permettez pas qu’une si belle âme soit morte votre ennemie ! » Lucile avait été la sœur chérie, celle sur qui Chateaubriand avait reporté le meilleur de son cœur ; une 91 autre de ses sœurs semble avoir été marquée de la griffe de la folie. Julie de Chateaubriand, après avoir été sous le nom de comtesse de Farcy, une beauté des plus remarquées[7] , avait quitté, en pleine jeunesse, le monde et sa dissipation, pour tourner à l’ascétisme, s’absorbant en une piété exagérée, en des pratiques dont l’austérité ne tarda pas à amener un dépérissement rapide, auquel sa santé délicate ne put longtemps résister. Elle reconnaissait, sur la fin de sa vie, avoir poussé trop loin l’amour de la pénitence : c’est elle qui, se reprochant des restes de beauté, l’éclat de son esprit, disait ces mots, qui peignent une âme : « Il faut que je m’éteigne ! » Comme le fait observer un des biographes de Chateaubriand et de ses entours[8] , le père, Lucile et René s’expliquent mutuellement : ils expliquent Julie, la sainte Mme de Farcy. Sainteté à part, on retrouve la tendance héréditaire, la marque de famille et jusqu’à l’insociabilité de Lucile dans les pénitences de Julie. Pourquoi tel enfant est-il soumis aux lois de l’hérédité et pourquoi tel autre y échappe-t-il plus ou moins complètement ? Ne cherchons pas à pénétrer ce mystère. Contentons-nous de constater un fait, que nous ne saurions avoir la prétention d’expliquer. Quand Chateaubriand vit le jour, son père avait atteint la cinquantaine. Avant François, étaient nés quatre enfants, 92 qui, tous les quatre avaient péri de bonne heure, « d’un épanchement au cerveau », probablement une méningite, mais nous n’avons à cet égard que de vagues conjectures. Dans la suite, étaient nés successivement cinq autres enfants, sans compter François : Jean-Baptiste, qui sera conduit à l’échafaud dans la même voiture que M. de Malesherbes, le vénérable défenseur de Louis XVI[9] ; puis, quatre sœurs, dont deux nous sont connues : Julie-MarieAgathe, née le 2 septembre 1763, mariée au comte de Farcy, morte le 26 juillet 1799 ; et Lucile-Angélique, née le 7 août 1764, mariée à M. de Caud, morte le 9 novembre 1804. La troisième avait non Bénigne-Jeanne : née le 31 août 1761, elle avait été unie à M. de Québriac, puis à M. de Châteaubourg [10] . Enfin la quatrième, Marie-Anne-Françoise, née le 4 juillet 1760, mariée le 11 janvier 1780 à Jean-Joseph Geffelot, comte de Marigny, s’était retirée à Dinan, couvent des Dames de la Sagesse, où elle mourut, le 18 juillet 1860, dans sa cent et unième année[11] . Sans présenter un exemple de longévité aussi remarquable, François de Chateaubriand peut cependant être rangé parmi les macrobites, puisqu’il devint plus qu’octogénaire ; et cela, en dépit de nombreux incidents morbides et d’une carrière passablement agitée. Dernier-né d’une famille nombreuse, ce cadet de Bretagne était destiné à la vie nomade et aventureuse. 93 Après avoir terminé ses humanités au collège de Dol, où il eut, dit-on, pour condisciple son compatriote Broussais[12] , le jeune Chateaubriand ne rêva plus que les grands espaces. Ce rêve, il ne l’accomplira que quelques années plus tard, après la mort de son père. La troisième année de son séjour au collège de Dol avait été marquée par la révolution d’âme et de sens qu’amène d’ordinaire la puberté. C’est alors que deux livres tombèrent entre ses mains, un Horace non expurgé et le livre des Confessions mal faites, lui révélant certains secrets de la nature dont la connaissance produisit en lui le plus vif émoi. Il entrevoyait, d’une part, la volupté avec ses secrets, pour l’enfant incompréhensibles, et, de l’autre, la mysticité délirante préparant ses bûchers ou ses chaînes. Il en perdit le sommeil ; arrivait-il à s’endormir, c’était en balbutiant des phrases incohérentes. Avec son imagination exaltée, il s’était créé un fantôme d’amour et, pendant deux ans, il fut en proie à un véritable délire. « Je me composais, avoue-t-il sans fausse honte, une femme de toutes les femmes que j’avais vues. Cette charmeresse me suivait partout, invisible ; je m’entretenais avec elle comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie… Pygmalion fut moins amoureux de sa statue… « Les paroles que j’adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et 94 amante, Ève tombée, l’enchanteresse par qui me venait ma folie, était un mélange de mystère et de passion : je la plaçais sur un autel et je l’adorais… je trouvais à la fois, dans ma création merveilleuse, toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l’âme ; accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence, j’étais homme et n’étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j’étais un pur esprit, un être aérien chantant la souveraine félicité. » Et plus loin : « Je parlais peu, je ne parlai plus ; j’étudiais encore, je jetai là les livres ; mon goût pour la solitude redoubla. J’avais tous les symptômes d’une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais, je ne dormais plus… » Un aliéniste, sans plus attendre, aurait déjà formulé le diagnostic d’érotomanie, avec dépérissement et insomnie ; le tableau de ces sortes de malades tel que l’a tracé magistralement Benjamin Ball, s’applique de tous points à Chateaubriand. Le savant n’a fait que traduire en prose vulgaire les élans passionnés, l’exaltation amoureuse, l’enthousiasme lyrique de l’auteur de René. Après le poète, écoutons le clinicien : « L’enfant n’est plus, l’adolescent commence, et les idées, les penchants et les goûts subissent une métamorphose complète, sous l’influence d’une véritable invasion de sentiments et d’instincts nouveaux. L’individu s’affirme et la notion du moi paraît dans toute son ampleur. 95 Mais cette transformation radicale, loin de s’opérer toujours en silence et dans le calme d’une évolution régulière, donne souvent lieu à des orages violents. « Il est, en effet, deux types parmi les enfants qui arrivent à la puberté : les uns sont paisibles et, chez eux le changement s’opère sans secousse ; les autres sont agités ; ils ont des crises de tristesse, qui se manifestent par des pleurs, par de la mélancolie, par le tædium vitæ, enfin par des impulsions au suicide[13]… » Cette impulsion au suicide, nous la retrouvons chez le sujet de l’observation que nous présentons en raccourci. Dans une heure de défaillance, Chateaubriand eut un jour, la pensée d’un homicide volontaire. « Je possédais, nous dit-il, un fusil de chasse, dont la détente usée partait souvent au repos ; je chargeai le fusil de trois balles et je me rendis dans un endroit écarté du grand mail ; j’armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je réitérai plusieurs fois l’épreuve : le coup ne partit pas. L’apparition d’un garde suspendit ma résolution… la fièvre me saisit, je fus six semaines en péril. » Une autre fois, il conte qu’à Saint-Malo, assis sur la pointe du cap Lavarde, il eut la tentation de se laisser choir dans l’eau. Cet appétit de la mort, à maintes reprises il le manifestera : 96 « Que faisais-je dans ce monde, s’écrie-t-il dans un moment de désespérance ; puisqu’enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure, que d’achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour ?… Au temps des erreurs de ma jeunesse, j’ai souvent souhaité de ne pas survivre au bonheur ; il y avait dans le premier succès un degré de félicités qui me faisait aspirer à la destruction. » Sainte-Beuve a écrit : « René commence par où Salomon finit : par la satiété et le dégoût[14] . » Il semble, au contraire, que René ait commencé par le désir le plus ardent et que, faute de le pouvoir satisfaire, il ait trouvé inutile de poursuivre une chimère insaisissable et ait été pris de la tentation d’en finir avec l’existence. Les médecins qui ont traité de la psychopathie sexuelle n’ont pas manqué de constater l’association des désirs, à l’âge de la puberté, avec un penchant voluptueux pour le suicide[15] . La cause principale de la mélancolie précoce de Chateaubriand vient, a-t-on dit, « de l’intensité de son désir d’amour, qui se leva brûlant dans un tempérament de feu et dans son imagination exaltée » : Quand je peignis René, écrit, en un jour de franchise, Chateaubriand, j’aurais dû demander à ses plaisirs le secret de mes ennuis[16] . Cette tristesse, elle reconnaissait, à la vérité, une double origine : l’influence héréditaire et l’action du milieu. Combourg, avec ses donjons sinistres, avait contribué à la développer, plus encore qu’à la produire. La vie solitaire 97 que l’enfant avait menée au château familial, l’éducation sévère qu’il avait reçue, les longues promenades et les rêveries dans les bois, toute cette atmosphère constituait un bouillon de culture éminemment favorable. « On peut aimer l’ennui, y vivre comme le poisson dans l’eau et c’est ce qui m’arriva[17]… L’ennui m’a toujours dévoré, je voudrais n’être pas né. » Ces phrases reviennent sous sa plume, à la manière d’un leit-motiv. Le 31 décembre 1811, exilé dans son ermitage de la Vallée-aux-Loups, loin du monde et de son tourbillon, Chateaubriand, se reportant par le souvenir aux circonstances qui avaient accompagné sa naissance, tracera ces lignes, empreintes d’une si douloureuse mélancolie : « La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville et à travers les fenêtres de cette chambre, on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils… J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris. On m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le père infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le ciel sembla réunir ces diverses circonstances, pour placer dans mon berceau l’image de mes destinées… » 98 Toute sa vie, la même hantise le poursuivra. À peine vient-il de se marier, qu’il appréhende les conséquences naturelles du mariage. « J’allais m’exposer à donner la vie, moi, qui regardais la vie comme le présent le plus funeste ! » Et, dans une autre circonstance, si l’expression change, la pensée reste identique : « Je n’assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de cœur… Après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme. » Il faut dire, à sa décharge, que Chateaubriand s’était marié à son corps défendant. Il n’avait ni la vocation du mariage, ni manifesté le désir de posséder celle qu’on lui destinait pour femme. « L’affaire, dit-il, fut conduite à mon insu[18]… Je ne me sentais aucune qualité de mari. » Mme de Chateaubriand était loin, cependant, d’être dépourvue sous le rapport du cœur et de l’esprit. Son mari lui reconnaissait un esprit original et cultivé ; elle était instruite, écrivait de la manière la plus piquante et racontait à merveille. « Lorsqu’elle nous trouvait écrivant ou lisant, raconte un des secrétaires de Chateaubriand, elle se jetait sur une bergère, où sa petite personne maigre, mince et courte disparaissait presque tout entière. Avec sa petite voix grêle, elle rompait le silence et se livrait à tous les spirituels, les mordants, espiègles et gentils propos d’une femme du monde. Impossible, quand elle le voulait bien, d’entendre rien de plus piquant, de plus gracieux : c’était un prisme aux couleurs inattendues, un diamant aux facettes, aux 99 miroitations infinies. » Pour plusieurs chapitres des Mémoires, elle avait été plus qu’un conseiller, une collaboratrice. En mainte occasion, elle avait tenu la plume, et, soit que Chateaubriand fût trop pressé de travail, soit qu’il mît quelque négligence à tenir à jour sa correspondance, elle écrivait à sa place. « Parfois les deux écritures se suivent sur un même papier, symbole et preuve d’une commune amitié. » Mais, et ceci doit être noté, au point de vue qui nous occupe, elle avait une faiblesse superstitieuse qui étonne chez une femme supérieure. Elle croyait, notamment, au spiritisme : ayant vu tomber, un jour, ses robes et son chapeau de paille des crochets où ils étaient suspendus, elle en conclut que l’auberge où elle se trouvait alors, était hantée des esprits. « Vous autres, disaitelle à son mari, qui, à force de lire, êtes parvenus à croire l’impossible, pourquoi ne croiriez-vous pas à l’invisible aussi[19] ? » On en a souvent fait la remarque, les névropathes recherchent les névropathes, comme « pour multiplier en leur descendance leur tache originelle, qui va toujours s’accroissant[20] ». On ne saurait dire, pour Chateaubriand, s’il s’est senti attiré vers sa femme pour ce motif ; mais il est certain qu’il a eu toujours du goût pour les déséquilibrées. « Tout ce que j’ai aimé, connu, fréquenté, écrivait-il à Mme de Duras, est devenu fou. Moi-même, je finirai par là. » Que la folie soit parfois contagieuse, nul ne songe à le 100 contester, bien qu’on n’ait jamais mis en évidence « le germe matériel qui se transmet de personne à personne et se développe par contact » ; mais, dans la plupart des cas, le délire ou la folie à deux paraît devoir être attribué « à la suggestion d’un esprit primitivement malade et énergique, sur un autre esprit débile et prédisposé, ou, à tout le moins, inférieur en volonté ». Quoi qu’il en soit, il est d’observation courante que de mystérieuses affinités attirent l’un vers l’autre des êtres prédestinés à l’aliénation, « en vertu d’une loi de préservation sociale qui aboutit, avec le temps, à l’anéantissement de la postérité, n’associant des êtres voués dans leur descendance au même sort que pour mêler leurs tares et les mieux détruire ». Pour le docteur Évariste Michel, qui, en sa qualité d’ancien médecin-adjoint du docteur Blanche, peut se réclamer d’une indéniable compétence, Chateaubriand, poussé « par des fatalités ataviques, par des forces aveugles, dont il subissait morbidement, et sans pouvoir s’y soustraire, l’inexorable étreinte », Chateaubriand se serait senti porté vers la plupart des femmes qu’il a aimées, parce qu’elles étaient plus ou moins névrosées. Chez Mme de Beaumont, comme chez Mme de Custine et plus encore chez la comtesse de Noailles, on note des signes manifestes d’un état véritablement névropathique. « Ceux qui ont vu Mme de Beaumont faisant les honneurs des soirées de son père, ou étant de service à la cour, rapporte le biographe de cette femme d’élite, dépeignent dans ces 101 années sa personne comme alliant la vivacité à la tristesse, une spirituelle pétulance à la mélancolie. Elle avait toujours éprouvé le dégoût de la vie. » À Mme de Beaumont succéda, dans le cœur volage de René[21] , une autre grande dame. Mme de Custine avait eu, elle aussi, une jeunesse angoissée ; enfermée aux Carmes, elle avait assisté aux massacres de septembre, elle avait vu périr son beau-père et son mari de la main du bourreau. Cette catastrophe survenant en plein bonheur, elle en avait conservé une empreinte indélébile. Souvent, sans motif, elle était prise de crises bruyantes de rire, auxquelles succédait une crise de larmes. À ces accès hystériformes se joignaient des bizarreries de caractère, des craintes exagérées pour sa santé, qui l’avaient rendue de bonne heure hypocondriaque. Son fils, Adolphe de Custine, fut, un moment, franchement aliéné. Le docteur Koreff, qui, lors du Congrès de Vienne, eut à le soigner, « raconte ses aberrations, ses emportements, ses violences, ses obstinations », triste lot qu’il avait reçu de sa mère en héritage[22] . Que dire qu’on ne sache de la troisième, de la très belle comtesse de Noailles, à laquelle Chateaubriand resta peutêtre le plus durablement attaché ? En Espagne, peu avant le rendez-vous de l’Alhambra, Hyde de Neuville avait déjà remarqué chez l’adorable créature, des symptômes inquiétants. « Un soir du Vendredi saint, rapporte-t-il, elle fut saisie, dans la cathédrale de Séville, d’un attendrissement 102 impossible à réprimer, et cette belle âme, si ouverte à toutes les impressions, ne put contenir celles que lui inspirait la scène imposante de la cérémonie funèbre à laquelle ils assistaient. » Bientôt, à ces exaltations succédèrent de fréquentes éclipses de raison et Mme de Mouchy[23] entra « dans une longue agonie de démence, submergée par le délire des persécutions, traînant, d’année en année, la plus lamentable des existences, jusqu’au jour où la mort vint enfin l’affranchir ». « Voilà donc, conclut le savant aliéniste dont nous avons, à larges traits, exposé la thèse ingénieuse[24] , trois amies de Chateaubriand, toutes trois empreintes d’une mentalité morbide prédominante : l’une, Mme de Beaumont, excessive par une sensibilité sans cesse inquiète et un profond dégoût de la vie ; une autre, Mme de Custine, agitée, mystique, hypocondriaque ; Mme de Mouchy, enfin, aliénée de bonne heure et pour toujours. » Mais la liste des victimes de René n’est pas épuisée. La cousine de Mme de Mouchy, la duchesse de Duras, n’a pas été exempte d’émotivité maladive, ni de singularité ; elle aussi, a été atteinte du tædium vitæ ; et, si elle n’a pas eu d’attaques franches d’hystérie, elle tombait en pâmoison, s’évanouissait avec facilité. Sa fille, Clara, tenait d’elle en cela, comme en beaucoup d’autres traits. Elle avait hérité des mêmes prédispositions maladives et, comme elle, s’évanouissait dans l’émotion et 103 la fatigue. Toutes les deux, la mère et la fille, ont été frappées de paralysie et y ont succombé, la fille à peu près au même âge que la mère. Mme Récamier va-t-elle trouver grâce devant l’impitoyable scalpel de notre confrère ? « Elle n’était point exempte elle-même d’étrangetés et elle appartient, elle aussi, à ces désharmoniques dont il vient d’être question. » Ici, l’argumentation faiblit ou, du moins, ne nous paraît pas suffisamment étayée. Mme Récamier doit être mise hors série, et nous n’avons pas besoin de rappeler pour quelle cause physiologique elle put, comme la salamandre, passer au travers de la flamme sans se brûler. À moins que, mais la question qui se pose est délicate et mérite examen, l’impotence sénile de René ne se soit parfaitement accommodée de la frigidité de Juliette. Le problème est de ceux qui doivent être abordés avec précaution, mais puisque nous entendons fixer l’attitude de Chateaubriand à l’égard des femmes, il n’est pas interdit de rechercher comment il se comportait avec elles. Au début, il offre tous les signes de ce qu’on a nommé le tempérament érotique : c’est presque un érotomane ; dans la maturité et passé la cinquantaine, l’âge n’a pas encore glacé ses ardeurs premières ; mais, particularité notable, aucun produit ne naît de ses relations amoureuses. « Jamais et nulle part, dans les nombreux documents que j’ai 104 dépouillés, déclare le docteur Masoin[25] , je n’ai aperçu la moindre trace d’un bâtard. » Serait-ce que, par nature, Chateaubriand fut condamné à la stérilité, voire à l’impuissance ? Nous n’avons pas, on le pressent, à attendre des révélations sur ce sujet ni de l’intéressé, ni des intéressées ; mais à défaut d’aveu positif, nous avons pu recueillir çà et là quelques indices. Le maréchal Marmont, duc de Raguse, ayant à parler de Chateaubriand[26] , rapporte, comme un on dit, « qu’il est peu capable de tirer parti des faiblesses des femmes ». Philarète Chasles s’exprime avec plus d’assurance, qui le déclare « un amoureux sans danger pour la vertu[27] ». Ce sont là, convenons-en, notions vagues, et l’énigme risque fort de demeurer indéchiffrable. Quelle fut au juste, la nature des relations qui s’établirent entre Chateaubriand et madame Récamier ? Bien averti qui en pénétrerait le secret. René vieillissant, à côté de Juliette aveugle, spectacle attendrissant, mais combien pénible[28] ! Un de ceux qui en furent les témoins a conté une anecdote assez oubliée pour que nous prenions la liberté de la rappeler. C’est le vicomte d’Arlincourt qui le premier, la mit en circulation. « En 1846, rapporte ce gentilhomme de lettres, je revenais de Venise où j’avais été faire ma cour à madame la duchesse de Berry. Arrivé à Rome, pour voir le Saint-Père, je trouvai, dans la capitale du monde chrétien, l’auteur du Génie du christianisme, Chateaubriand, voyageant en 105 compagnie de la célèbre recluse de l’Abbaye-aux-Bois, madame Récamier. « Madame de Chateaubriand était morte depuis peu ; cet événement avait donné au veuf illustre toute sa liberté d’action, et ce voyage d’Italie en était une preuve. « Madame Récamier, qui avait eu tant à souffrir de l’esprit capricieux, maussade et personnel de Chateaubriand pour ne pas briser son idée fixe, se refusait, vis-à-vis d’ellemême, à voir l’homme dans l’auteur d’Atala ; d’un autre côté, tous les prestiges qui avaient illuminé cette femme célèbre étaient détruits ; elle était vieille et presque aveugle. Chateaubriand, plus vaincu par lui-même que par les révolutions, était vieux aussi, plus grondeur que jamais, et le sans-gêne qui est l’indépendance des vieillards, se manifestait chez lui par des duretés accablantes pour ceux qu’elles atteignaient[29] . « C’est dans ces conditions que je trouvai les deux voyageurs, lorsque j’allai leur faire visite. Madame Récamier, immobile dans son fauteuil, suivait de son regard éteint le bruit et la voix de Chateaubriand ; elle écoutait, la pauvre femme ! Elle qui, bercée par les adulations avait si peu écouté ses flatteurs ! – « Mon cher d’Arlincourt, me dit Chateaubriand en écrasant sur le marbre de la cheminée la plume qu’il tenait à la main, je suis las. Ce qu’on appelle le génie, j’en suis désabusé ! je n’écrirai plus une ligne désormais. » 106 « Je m’élevai chaleureusement contre une telle détermination. – « Oh ! peut-on profaner ainsi sa propre renommée, s’écria madame Récamier, d’une voix toute peinée. Je vous en supplie, d’Arlincourt, dites donc à M. de Chateaubriand qu’il n’a pas le droit de briser sa plume, et que sa gloire doit encore grandir tant qu’il écrira. » « Chateaubriand s’arrêta devant madame Récamier, haussa les épaules, puis se mit à marcher et, d’un ton dont la plume la plus vitriolée ne pourrait rendre la dureté cruelle : – « Ne l’écoutez pas, d’Arlincourt ; ce n’est qu’un propos de vieille femme ! » « Madame Récamier devint blême ; elle baissa la tête, assommée par cette injure, la première qu’elle eût jamais reçue[30] . » Une question se pose, elle s’est souvent posée, parce qu’il est malaisé d’y répondre : Chateaubriand a-t-il jamais aimé une femme, fût-ce madame Récamier[31] ? Il semble qu’il ait toujours été en quête d’un être idéal, poursuivi sans cesse et jamais atteint. Un écrivain, d’un sens psychologique exceptionnellement affiné[32] , a mis en évidence ce côté de la nature de René. Jusqu’au jour où Chateaubriand viendra reposer au Grand-Bé, les diverses et sérieuses poursuites de sa vie n’auront qu’un but : étreindre la sylphide. On s’est moqué de cette invention, on a voulu y voir un exercice de style avec hallucination. Sa première 107 chimère fut plus vivante, plus réelle que toutes les créatures de chair qu’il a possédées par la suite et qui n’en furent que les pâles incarnations. Cette sylphide, il l’a cherchée, tour à tour ou simultanément dans la gloire, dans l’honneur et aussi dans la femme ; depuis Charlotte Yves, la jeune Anglaise dont il a troublé le cœur, jusqu’à madame Récamier, la sylphide a pris successivement la figure de toutes les nobles ombres qui passent dans ses Mémoires ; c’est à peu près toute la haute société féminine de l’Empire et de la Restauration, à l’exception peut-être, de madame de Chateaubriand. On a pu dire de Chateaubriand qu’il adore et il fuit la femme ; il la désire et il la repousse et, cependant, il mène de front plusieurs intrigues : alors qu’il déclare que tout l’ennuie, qu’il a passé l’âge des joies, que l’heure de la retraite a sonné, il fréquente notoirement, trois jeunes dames, tandis qu’il expose à madame Récamier « un plan de vie que rempliraient la religion, l’amitié, les arts[33] ». Est-ce duplicité ou fatuité ? On a été jusqu’à prononcer le mot de sadisme[34] . L’analyse du caractère de Chateaubriand est complexe ; mais ce qui vient d’être dit, nous permet d’en débrouiller l’énigme. À travers tant de femmes, il cherche celle que poursuit son désir, et durant les minutes où il croit l’enlacer, il n’éprouve que lassitude et tristesse, « parce que le désir trop 108 violent en a forcé d’avance les imaginations, parce qu’au moment de se donner, elle substitue à sa place une réalité grossière ». Son orgueil fut heureusement le frein de ses désirs et, grâce à lui, il fut préservé d’une vieillesse indigne. Vieillir fut, pour lui, le pire de ses malheurs et il ne s’y résigna que de fort mauvaise grâce. Jusqu’au bout il travailla, comme on l’a dit, « pour et par ses inspiratrices », allant leur lire tout bouillant le chapitre ou l’article qu’il venait de composer, parfois le recevant de leur suggestion, ou le modifiant à leur caprice. En 1801, il écrit la meilleure part du Génie du christianisme sous les yeux de madame de Beaumont, comme il composera, sur la fin de sa vie, ses Mémoires d’outre-tombe pour madame Récamier. Il reste toujours l’homme en quête de gloire pour se faire aimer et, à l’aurore comme au couchant, il a eu la bonne fortune de trouver la femme capable de le comprendre et de le souffrir. Joubert appelait Chateaubriand « l’enchanteur », non qu’il fût parfaitement beau, mais du charme surtout se dégageait de sa personne. À l’entendre, ses yeux étaient bleus, et non pas noirs comme l’écrivait une baronne allemande qui s’était, en traçant son portrait, avisée de lui faire hommage d’une taille élancée, alors qu’il était assez petit ; mais sa distinction, l’élégance de ses manières, rachetaient cette imperfection. 109 « Tout sexagénaire qu’il était, conte de lui une de ses adoratrices[35] , son visage olympien et ses belles manières avaient gardé la séduction de la jeunesse ; toujours élégamment mis, d’un soin exquis dans sa personne, une fleur à la boutonnière, son âge s’oubliait ; il avait un sourire charmant, des dents éblouissantes ; il était enjoué et semblait heureux. » Pourquoi donc cette inquiétude, cette satiété, ce désir d’un perpétuel changement ? Serait-ce qu’il fut, durant toute son existence amoureuse, abusé par son imagination ; ou sa versatilité ne tenait-elle qu’à un état d’âme, qu’il subissait comme une fatalité atavique ? Il s’ennuyait partout, répète-t-on sans cesse : toute sa vie il fut poursuivi par le spectre de la mélancolie. Mais cette mélancolie était-elle réelle ? Assurément, il porta longtemps le poids d’une hérédité dont il eut peine à s’affranchir ; mais, et c’est par là que son « cas » offre de l’intérêt, il se pourrait que son pessimisme n’ait été qu’en surface, une attitude, a-t-on dit, ou une manœuvre d’amoureux ; à moins que ce ne fût un effet de l’habitude, si puissante sur la nature humaine. « Le tourbillon des affaires, l’enivrement de la gloire, l’entraînement des voyages, les succès en amour, une activité merveilleuse, ne se concilient guère avec la mélancolie de René[36] . » Il y a plus que ces hypothèses ; il y a des faits et il y a des témoignages, y compris le sien. 110 On sait, qu’enrôlé dans l’armée des princes, sans grand enthousiasme, mais parce qu’il croyait de son devoir de servir une cause à laquelle l’attachaient des traditions de famille et d’honneur, Chateaubriand avait reçu, au siège de Thionville, un éclat d’obus qui l’avait atteint à la cuisse droite. Tandis qu’il avait son membre tuméfié, gangrené, « la maladie prussienne », qu’on présume être la dysenterie, vint aggraver son état. Dévoré par la fièvre, atteint par surcroît d’une affection éruptive qu’il croit être la variole et qui ressemble bien plutôt à de l’urticaire, soldat vaincu, mutilé, il n’a en perspective qu’une mort sans gloire ; et à 24 ans ! Maudirat-il le sort, il en aurait le droit ; loin de là, il ne perd pas l’espoir de se rétablir et reste calme dans une situation où la désespérance eût été si légitime. L’année suivante, pauvre, maladif, inconnu, il arrive à Londres. Il se loge dans un grenier ; plus tard dans une mansarde dont la lucarne s’ouvre sur un cimetière, où « chaque nuit l’on venait voler des cadavres ». Il a des sueurs et des crachements de sang, une toux fréquente, la respiration pénible : on reconnaît les traits principaux de la tuberculose. Des amis, aussi misérables que lui, le traînaient de médecin en médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à leur porte, puis, déclaraient, au prix d’une guinée, qu’il fallait qu’il prit son mal en patience. « Vous pouvez, lui dit l’un de ces médicastres, durer quelques mois, une ou deux années peut-être, pourvu que 111 vous renonciez à toute fatigue ; mais ne comptez pas sur une longue carrière. » Tel fut le résumé de ces consultations. La faim, la misère, la fièvre vinrent ajouter leurs affres, leurs tourments, à cette situation lamentable. « La faim, écrit-il, me dévorait ; j’étais brûlant, le sommeil m’avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans l’eau ; je mâchais de l’herbe et du papier[37] . » Exagérations sans doute ; mais le tableau, s’il est poussé au noir, doit refléter, pour une part, la réalité. Or, il restait, en dépit de tout, d’humeur enjouée ; il était même, parfois, facétieux et plaisant, faisant la nique au mauvais destin qui s’acharnait après lui. Carlyle a dit de Byron : « Le seul emploi qu’il ait trouvé à faire de ses dons merveilleux a été d’annoncer à tout l’univers qu’il n’était pas heureux[38] . » Si on s’en tenait, pour juger Chateaubriand, à René, on pourrait lui appliquer le mot sévère de l’historien anglais, mais « la mélancolie de René demeurait reléguée dans la haute région de sa fantaisie ; peut-être se cachait-elle dans les secrètes profondeurs de son âme, elle ne troublait jamais, en tout cas, l’agrément de son commerce. « Ceux qui arrivaient jusqu’à lui, après avoir traversé ses ouvrages et franchi, pour ainsi dire, son éblouissante renommée, étaient émerveillés de trouver chez lui une 112 gaieté douce, une facilité charmante, une aimable sérénité[39] ». Donc, Chateaubriand était gai et ce n’est point un témoignage isolé ; des amis, de ceux qui l’ont approché le plus près, Fontanes, Joubert, nous ont révélé que, du moins à partir de l’année 1800, il montra « une gaieté inépuisable », des « extravagances de gaieté », avec « des rires fous ». Et c’est précisément vers l’époque où ces attestations de gaieté sont accumulées, qu’il livre au public son roman de René ; c’est-à-dire, comme le note judicieusement le professeur Masoin, que, « au moment où il propageait un type de caractère si morose et si mélancolique, il était luimême dans les ébats du rire et de la joie ». Voilà qui va singulièrement à l’encontre de la légende. L’éditeur des Souvenirs de Madame Récamier avait eu, du reste, le soin de nous prévenir que, lorsque Chateaubriand se livrait à sa vraie nature et devenait tout à fait lui-même, l’entrain de sa conversation qui, souvent, touchait à l’éloquence, la gaieté de ses saillies, ses bons rires, donnaient à son commerce habituel un incomparable agrément. Nous sommes loin du spleen de l’enfant et de l’adolescent. Faut-il en induire que si, plus tard, la plainte coutumière revient encore sous sa plume, ce n’est que par un reste d’habitude ? Ou par pose, et pour garder son attitude devant la postérité ? D’orgueil, certes, il fut pétri : ses Mémoires, où il se met complaisamment en scène, le trahissent à chaque ligne. 113 Il n’y a qu’un homme qu’il jugeait digne de lui être comparé : c’était Napoléon. « Bonaparte et moi, souslieutenants ignorés… », écrit-il. Cette fatuité, ne la tenait-il pas de son ascendance ? Il le reconnaît lui-même sans embarras : « Cette hauteur était le défaut de ma famille ; elle était odieuse dans mon père ; mon frère la poussait jusqu’au ridicule ; elle a un peu passé à son fils aîné ; je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m’en être complètement affranchi, bien que je l’aie soigneusement cachée. » Vain, il l’était de sa personne physique, autant que de son génie. Regardant des jeunes Anglaises qui passaient devant lui, à Hyde-Park, en 1793, il ne doute pas, avoue-t-il ingénument, que ces belles femmes auront deviné la présence de René. Folie des grandeurs, mégalomanie, prononcent les aliénistes : estime de soi, conscience de sa valeur diront ceux dont le jugement n’a pas subi de déformation professionnelle. Comment n’aurait-il pas été grisé par les hommages dont on l’assaillait, alors que tout un essaim de femmes jeunes, belles, distinguées, papillonnaient autour de lui, se disputant ce cœur, dont il leur faisait l’aumône, comme d’une grâce ? Tout un groupe d’admirateurs, comprenant l’élite de la jeunesse pensante, brûle de l’encens devant le maître, devant le dieu ! Le Génie du christianisme est salué comme 114 le chef-d’œuvre depuis longtemps attendu. C’est le livre que le Saint-Père avait sur sa table quand Chateaubriand alla lui présenter ses hommages. Plus tard, il sera de l’Académie, pair de France, ambassadeur, ministre ; lors des journées populaires de 1830, il connaîtra les ivresses du triomphe ; comment n’éprouverait-il pas de vertiges ? La pathologie mentale n’a ici rien à revendiquer, d’autant que de son talent, de la portée glorieuse de son œuvre, Chateaubriand a bien des fois et très sincèrement douté. Il s’en est expliqué avec trop de franchise, pour qu’on ait le droit de le suspecter. « Il me passa par l’esprit, confesse-t-il, des vanités de renommée : je crus un moment à mon talent ; mais, bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j’en ai toujours douté… Je cessai d’écrire et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée… Quelquefois je ne me croyais qu’un être nul, incapable de s’élever au-dessus du vulgaire ; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées ; un secret instinct m’avertissait qu’en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais… Écrire aujourd’hui m’est odieux, non que j’affecte un sot dédain pour les lettres, mais c’est que je doute plus que jamais de mon talent, et que les lettres ont si cruellement troublé ma vie que j’ai pris mes ouvrages en aversion… Pourquoi ai-je continué d’écrire ?… Est-il certain que j’ai un talent 115 véritable ?… Dépasserai-je ma tombe ? On m’a supposé de l’ambition et je n’en ai aucune. » Et, à une autre heure, il laisse échapper cet aveu de profond découragement : « Je ne sache pas dans l’histoire une renommée qui me tente ; fallut-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m’en donnerais pas la fatigue. » Ce détachement hautain, quel orgueil immense il atteste ! Mais pour y découvrir un élément morbide, il faudrait une loupe d’un singulier grossissement. Est-ce à dire que Chateaubriand n’ait pas subi le sort de la plupart des supérieurs intellectuels, comme les nomme Grasset, et ait été complètement à l’abri des tares psychiques et physiologiques ? À s’en tenir à sa propre déclaration, et combien de fois celle-ci a-t-elle dû subir un rigoureux contrôle, il serait, à un moment de sa vie, « tombé dans le délire, ne disant que des radoteries » ; et cet état n’aurait pas duré moins de quatre mois. Des maladies à caractère délirant, il en est un certain nombre ; mais, comme l’observe le professeur Masoin, leur territoire le plus large est celui de la folie : « Toute aliénation se caractérise par du délire ; si ce n’est point le délire de l’intelligence, c’est le délire des sens, ou celui des actes. La durée de quatre mois milite grandement en faveur de ce soupçon… Elle se trouve conforme à l’évolution 116 ordinaire des psychoses vers lesquelles se porte le diagnostic. » S’il était vrai, comme Chateaubriand l’a prétendu, qu’il ait eu une atteinte de variole, nous aurions l’explication de cette folie transitoire : c’est un fait bien connu, en pathologie mentale, que les fièvres éruptives éveillent parfois le germe latent de la folie et, parmi ces fièvres, la variole occupe une des premières places. Mais nous ne pensons pas que cette période d’excitation maniaque reconnaisse l’origine que nous venons de dire et qui, pour nous, reste inconnue. Ce fut, dans tous les cas, un incident passager, un épisode sans lendemain ; si, toutefois, il importe de le répéter, nous devions ajouter une foi entière à un récit de longtemps postérieur aux événements et reconstitué par une mémoire plus ou moins fidèle. On a voulu trouver une relation entre la mélancolie, pourrait-on dire, chronique de Chateaubriand, et l’affection rhumatismale et goutteuse dont toute sa vie il souffrit : « Peut-être le spécialiste, écrit l’abbé Pailhès, dans un livre que nous avons eu maintes fois à consulter[40], découvriraitil entre le spleen et ces douleurs coutumières quelque étroite parenté. » Plus encore que le rhumatisme ou la goutte qui, d’ailleurs survinrent assez tard, les affections du foie exercent une influence fâcheuse sur le moral ; or, l’on constate chez Chateaubriand, un trouble des fonctions hépatiques dès l’année 1800 : il avait alors 32 ans. 117 « Vers le mois de juillet (ou de juin), consigne Mme de Chateaubriand, dans ses Mémoires, M. de Chateaubriand tomba tout à fait malade… Cette maladie fut longue et extrêmement douloureuse. Quelques mois avant ou peu de temps après, Girodet fit le portrait en pied de mon mari ; il avait encore le teint fort jaune, ce qui ferait croire que ce portrait, d’ailleurs très ressemblant, a été poussé au noir, c’est ce qui arrive aux tableaux de Girodet et qui fit dire à Bonaparte qui le vit au salon : “Chateaubriand a l’air d’un conspirateur qui descend par la cheminée.” » Les deux hivers qui suivent, son état ne s’est pas sensiblement amélioré ; des accès de fièvre tierce, une diarrhée bilieuse lui donnent du souci. Le 23 novembre 1803, il est au lit avec une jaunisse affreuse. Il n’en est pas encore rétabli un mois plus tard. L’année suivante, il conduit Mme de Chateaubriand aux eaux de Vichy et peut-être y fit-il, lui-même, une cure. À la veille de franchir le cap de la quarantaine, en juillet 1808, il éprouvait cette angoisse que donnent les approches de la mort ; il tombait en faiblesse, perdait connaissance. Ces défaillances se rattachaient-elles au rhumatisme ou à la goutte ? Les médecins de l’époque ne paraissent pas s’en être préoccupés. Chateaubriand, à l’encontre de ses habitudes[41] , leur décoche sans trop de malice, cette épigramme. « Les médecins rendirent ma maladie dangereuse. Du vivant d’Hippocrate, il y avait disette de morts aux enfers ; 118 grâce à nos Hippocrates modernes, il y a aujourd’hui abondance. » 1809, l’année de la publication des Martyrs, soit par suite d’excès de travail, soit pour toute autre cause, Chateaubriand est sujet à de fréquentes et violentes migraines : « Je n’ai pas souvent été malade, disait-il à son secrétaire ; mais après mon voyage en Orient et la publication des Martyrs, je tombais souvent en défaillance. Les médecins furent bien près de me tuer. Aujourd’hui, je ne prends du travail qu’à mon aise, et néanmoins mes migraines continuent. Que voulez-vous, ajoutait-il en souriant, j’ai une tête que rien de peut guérir : tribus Anticyris caput insanabile[42] . » Au début de l’hiver 1811-1812, M. et Mme de Chateaubriand s’établissaient rue de Rivoli, dans une maison appartenant à M. de Laborde. À peine y étaient-ils installés, que Chateaubriand était pris de palpitations et de douleurs au cœur ; plusieurs médecins parlaient d’un commencement d’anévrisme. « De retour à la campagne, conte madame de Chateaubriand, les palpitations de M. de Chateaubriand augmentèrent, au point qu’il ne douta pas que ce ne fût vraiment un mal auquel il devait bientôt succomber. Comme il ne maigrissait pas et que son teint restait toujours le même, j’étais convaincue qu’il n’avait qu’une affection 119 nerveuse. Cela ne m’empêchait pas d’être horriblement inquiète. » Alors on pressa le malade de consulter son illustre compatriote Laennec. Un jour que madame de Lévis était venue voir Chateaubriand à la Vallée-aux-Loups, elle décida celui-ci à profiter de sa voiture, afin d’aller à Paris voir le célèbre médecin. Laennec ne lui découvrit aucun symptôme alarmant ; il attribua la douleur qu’il éprouvait dans la région cardiaque au rhumatisme et ne voulut pas même lui prescrire la médication alors en vogue, les sangsues. C’est par auto-suggestion que Chateaubriand s’était cru affligé d’un anévrisme. « M…, qu’il rencontrait chez madame de Duras, avait un anévrisme des plus caractérisés, et l’imagination s’en étant mêlée, une douleur à laquelle M. de Chateaubriand n’aurait pas fait attention dans un autre moment, pensa lui causer une maladie réelle[43] . » Au commencement de 1818, Mme de Duras écrivait à Mme Swetchine : « M. de Chateaubriand s’est cassé un muscle de la jambe ; le voilà pour quarante jours sur son canapé[44] . » À part ce léger accident, Chateaubriand ne ressentit pas de nouvelles atteintes de son mal habituel jusqu’en 1828 ; cette année-là, il alla faire une saison à Cauterets, pour accompagner sa femme, plus encore que pour se traiter. 120 Seulement dix ans plus tard, une attaque franche de rhumatisme, affectant plus spécialement la main droite, l’obligeait à recourir, pour écrire, à la plume de son secrétaire[45] . En 1841, les médecins l’envoyèrent à Néris, pour y soigner sa goutte[46] ; mais il n’en éprouva aucun soulagement, et le pays, les eaux, la médecine, tout lui devint odieux[47] . Il y retourne, néanmoins, l’année d’après pour essayer d’apaiser les douleurs de sa main et de son bras droits. En 1843, il se rend à Bourbonne-les-Bains, mais il se plaint que les douches le fatiguent et il revient plus découragé que jamais, avec une faiblesse de plus en plus marquée dans les jambes. Plus tard, Chateaubriand, est appelé auprès du comte de Chambord. Bien qu’accablé sous le poids de ses infirmités, il se rend avec empressement à l’appel du jeune prince. Après un court séjour à Venise[48] , le noble invalide d’une noble cause, comme l’appelle Villemain[49] , vaincu par les années et les souffrances revenait à Paris pour y chercher le repos. À cette époque de sa vie peut se reporter le plus grave déclin de sa santé. Le travail d’écrire devenait de plus en plus impossible à ses doigts noués de goutte. La dictée fatiguait son attention[50] . Sa mémoire diminuait, son imagination restait toujours vive. Affaibli par une langueur graduelle, mêlée de tenaces 121 douleurs, presque privé de mouvements, engourdi et irrité par sa souffrance et son immobilité forcée, le grand homme n’avait plus, pour trêve à sa tristesse, que de courts efforts de travail et les tendres soins de l’amitié. Les billets de ses dernières années sont tristes, comme la vieillesse malade et déchue. « J’ai beaucoup souffert la nuit dernière… J’ai eu une nuit déplorable… Je vais m’enfermer chez moi étant incapable de sortir… Je suis aux médecins et aux EauxBonnes ; Dieu sait la foi que j’ai en tout cela ! » Le dernier verset du bréviaire pour le malade qui se sait incurable. Malgré tout, il restait galant et empressé avec les femmes ; il leur adressait les billets les plus gracieux. À Delphine Gay, celle qu’on nommait alors la dixième muse, il envoyait cette jolie épître pour s’excuser de ne pas se rendre à une soirée, où le délicieux bas-bleu devait réciter une nouvelle poésie : « Je n’ai jamais été si tenté de ma vie. J’ai besoin de mes quarante ans de vertu pour résister à cette double attaque de votre beauté et de votre esprit ; encore Dieu sait comment je m’en tire : Hélas ! Je ne sors point, je ne sors plus, je ne vis plus… que votre jeunesse ait pitié de mes catarrhes, rhumatismes, gouttes et autres. En me privant du bonheur de vous voir et de vous entendre, je suis plus malheureux que coupable[51] . » Lamennais, qui le vit au début de l’hiver de 1845, l’avait trouvé changé, fatigué[52] ; mais si les jambes défaillaient, 122 la tête restait saine. Chateaubriand avait encore, deux ans avant sa mort, étant presque octogénaire, cette puissance de travail qui, comme au temps de sa prime jeunesse, faisait l’admiration de ceux qui l’approchaient[53] ; mais en 1847, un an avant de quitter ce monde, qu’il avait empli du fracas de sa renommée, on avait peine à le faire sortir d’un mutisme obstiné. Béranger, seul, trouvait le moyen de le faire causer un quart d’heure ou vingt minutes ; mais, soulignait malignement M. Thiers, « quand Béranger a parlé à quelqu’un, il s’imagine volontiers que ce quelqu’un a parlé[54] ». Le moribond se survivait à lui-même. Dans les derniers temps de sa vie, dit crûment Victor Hugo[55], Chateaubriand était presque en enfance. Il n’avait, au dire de son ancien secrétaire, M. Pilorge, que deux ou trois heures à peu près lucides par jour. Et Sainte-Beuve poursuit : « Chateaubriand ne parle plus, il ne dit que des monosyllabes. » Quand Béranger vint le voir, il ne trouva à lui dire que ces mots : « Eh bien ! vous l’avez votre République. – Oui, je l’ai, répondit Béranger, mais j’aimerais mieux la rêver que l’avoir. » À la mort de sa femme, c’est Victor Hugo qui le relate, Chateaubriand alla au service funèbre et revint chez lui en riant aux éclats : – Preuve d’affaiblissement du cerveau, disait Pilorge. – Preuve de raison, reprenait Édouard Bertin. 123 Une anecdote qui nous fut naguère contée par notre ami Paul Ginisty, quelque pénible qu’elle soit, dans son réalisme choquant, vaut d’être rapportée. La belle-fille de l’ancien secrétaire de Chateaubriand, de ce bon M. Pilorge dont il vient d’être question, était allée présenter son mari, quelques jours après ses noces, à l’auteur d’Atala. Le jeune homme se faisait une fête de cette visite à l’illustre écrivain qui était alors le patriarche de la littérature. Chateaubriand accueillit, avec cette suprême courtoisie qu’il avait conservée, les nouveaux mariés ; faisant effort sur lui-même, pour triompher de sa fatigue, il leur posa quelques questions bienveillantes. Toujours généreux, même dans sa détresse relative, il s’enquit du cadeau qui pourrait leur faire plaisir, et qu’il tenait à leur offrir. Puis, peu à peu, ses idées se brouillèrent, quoi qu’il fît pour les rassembler ; et, n’ayant pas l’air de se douter de la présence de ses hôtes, il chantonna entre ses dents un refrain grossier, détonnant sur les lèvres de ce grand gentilhomme : Et il répétait avec insistance le scatologique couplet, les yeux perdus dans le vague, absent de lui-même, à la stupéfaction douloureuse du jeune couple qui se retira sans que Chateaubriand eût conscience du départ de ses Les petits cochons mangent de la ..... Et nous dévorons les petits cochons. 124 visiteurs. Après ce qu’on vient de lire, il n’est plus permis de dissimuler que Chateaubriand ait présenté les symptômes d’une affection des centres nerveux supérieurs, d’une paralysie d’origine cérébrale. Quand une pneumonie intercurrente vint terminer son existence, il était depuis près de deux ans dans un état d’affaiblissement, qui avait fini par être une véritable oblitération de ses facultés. Il ne s’intéressait à rien, ne parlait plus, répondait à peine un oui tout court : en un mot, il ne vivait plus, il végétait[56] . L’abbé Deguerry qui était, avec Mme Récamier, au lit de mort de Chateaubriand, déclare qu’il a rendu son dernier soupir en pleine connaissance. « Une intelligence aussi belle, dit-il, devait dominer la mort et conserver sous son étreinte une visible liberté. » C’était, fit remarquer SainteBeuve, le contre-pied de la vérité. Faudra-t-il en conclure que Chateaubriand doive être rangé dans la classe des dégénérés – même dits supérieurs ? Si on découvre chez lui quelques tares physiques on ne lui connaît aucune tare anatomique. Avec le professeur Masoin, nous admettrons donc qu’il fut un arthritique, en donnant à ce terme toute l’extension qu’il comporte, et sans nier les relations qu’on a voulu établir entre cette diathèse et le nervosisme. Ses accidents traumatiques (fractures faciles), ses malaises cardiaques, ses 125 douleurs et ses impotences fonctionnelles sont liés, incontestablement, à la même cause. Quant aux obsessions, aux hallucinations, au délire, c’est la rançon, le tribut que le cerveau génial de Chateaubriand a dû acquitter, de par sa condition humaine. « J’ai peur, dit-il à la fin de ses Mémoires, j’ai peur d’avoir eu une âme de l’espèce de celle qu’un philosophe ancien appelait une maladie sacrée. » Et il ajoute : « Beaucoup de personnes que j’ai connues et aimées ont vu se troubler leur raison auprès de moi, comme si je portais le germe de la contagion. » Bien que prédisposé à l’aliénation, par son hérédité directe, on ne saurait dire qu’il ait même côtoyé les frontières de la folie. S’il a eu, par instants, son intelligence voilée, cette éclipse n’a été que partielle. Ce n’est que tout à la fin de sa vie que l’obnubilation est venue. Le génie de Chateaubriand ne l’a pas préservé de certaines faiblesses ; mais, il faut y insister, l’orgueil, l’honneur, ont toujours à temps barré la route au mauvais désir, l’ont gardé des catastrophes où sombre toute dignité et, s’il a cultivé sa névrose, tout en n’en ignorant pas le danger, c’est que, sans doute, il avait conscience, qu’à ce jeu mortel il gagnait l’immortalité. Notes : 126 1. ↑ Chateaubriand, sa vie et son caractère ; essai médical et littéraire, par le docteur E. MASOIN (Bruxelles, 1908). 2. ↑ SAINTE-BEUVE. 3. ↑ Chez le père de François-René, l’orgueil du nom était devenu une sorte de monomanie. Il passait ses journées à classer des parchemins généalogiques, comme son fils, en collectant ses souvenirs, poursuivra l’édification de sa gloire. Le père travaillait pour une race, le fils, pour son compte propre. Vanité pour vanité, comme on l’a fait observer, le père témoignait de plus de désintéressement. Il sentait, d’instinct, la valeur de l’hérédité dans la formation des groupes et des individus. 4. ↑ Docteur ÉVARISTE MICHEL, Chateaubriand : interprétation médicopsychologique de son caractère. Paris, Perrin et Cie , 1911. 5. ↑ L. PROAL, Les Crimes et le suicide, 382. 6. ↑ Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août (1792), elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et s’écrie : « Je viens de voir entrer la mort ! » Hallucination télépathique, diraient les occultistes. 7. ↑ Elle ressemblait en mieux, disait-on, aux portraits de Mme de Montespan : elle avait les yeux bleus et les cheveux bruns, des mains et des bras admirables. (Revue de France, 1875, 400.) 8. ↑ Abbé G. PAILHÈS, Chateaubriand, sa femme et ses amis. 9. ↑ J.-B. Chateaubriand avait épousé une petite-fille de Malesherbes, Mlle de Rosambo. 10. ↑ On a découvert, récemment, dans le cimetière du Nord, à Rennes, la sépulture de cette sœur de Chateaubriand. Sur la pierre tombale, on lit : À LA MÉMOIRE DE MME JEANNE-BÉNIGNE DE CHATEAUBRIAND, DAME DE LA CELLE-DE-CHATEAUBOURG DÉCÉDÉE À RENNES LE 16 MAI 1848, DANS SA 87E ANNÉE. Au-dessous de cette inscription, celle d’une de ses filles décédée dans sa 28e année, sans date, puis une épitaphe en partie effacée, se rapportant à la mère et à la fille, et, au-dessus, bien lisible : « Priez Dieu pour Elles ! » Elle a donc précédé de quelques semaines dans la tombe son illustre frère, décédé le 4 juillet suivant. 11. ↑ Les Dernières années de Chateaubriand, par EDM. BIRÉ, 202-203. 12. ↑ DE LESCURE, Chateaubriand, 19 ; et Revue de France, 1875, 398. 13. ↑ Leçons sur les maladies mentales, par B. BALL (1880-1883). 14. ↑ Chateaubriand et son groupe, I, 354. 127 15. ↑ KRAFT-EBING, Psychopathia sexualis, 80, cité par PROAL, op. cit., 333. 16. ↑ MAURICE PALÉOLOGUE, Alfred de Vigny, 107. 17. ↑ EDM. BIRÉ, Les Dernières années de Chateaubriand, 97. 18. ↑ Ce fut Lucile, amie de la jeune Mlle de Lavigne, qui proposa ce mariage, pour lequel son frère ne manifestait aucune inclination. Mlle de Lavigne était une jolie blonde de dix-sept ans, fille d’un ancien commandant de la marine à Lorient, et, par surcroît, munie d’une grosse fortune. 19. ↑ Chateaubriand et son temps, par le comte de MARCELLUS, 329. 20. ↑ ÉVARISTE MICHEL, loc. cit. 21. ↑ Chateaubriand fut, cependant, très éprouvé par la mort de Mme de Beaumont. Affaissé, autant au physique qu’au moral, il fut malade, assez sérieusement, « d’une affreuse jaunisse, suite inévitable de ses chagrins », comme il l’écrivait, de son lit, à Fontanes, le 23 novembre 1803. (PAILHÈS, Du nouveau sur Joubert, 524.) 22. ↑ Cf. Chateaubriand, interprétation médico-psychologique, etc., par le docteur ÉVARISTE MICHEL, 96. 23. ↑ Elle était comtesse de Noailles, lors du voyage en Espagne ; elle devint, par la suite, duchesse de Mouchy, par suite de la mort de son beau-frère, en 1819. 24. ↑ Le docteur Évariste Michel, nommé déjà. 25. ↑ Étude médicale sur Chateaubriand. 26. ↑ Dans ses Mémoires, VII, 208. 27. ↑ Mémoires, I, 182. 28. ↑ « Tous les jours, à trois heures, écrivait V. HUGO (Choses vues, 208), on portait M. de Chateaubriand près du lit de Mme Récamier. Cela était touchant et triste. La femme qui ne voyait plus cherchait l’homme qui ne sentait plus. Leurs deux mains se rencontraient. Que Dieu soit béni ! On va cesser de vivre qu’on s’aime encore. » 29. ↑ « Le salon de Mme Récamier, écrivait la vicomtesse d’AGOULT (Mes souvenirs, 338) se ressentait de la vieillesse morose de Chateaubriand. » D’autre part, Balzac, à la veille de quitter Paris pour se rendre à Aix-lesBains, le 22 août 1832, écrivait au docteur P. Ménière : « … j’ai vu M. de Chateaubriand chez Mme Récamier ; je l’ai trouvé bien maussade, bien chagrin. » 30. ↑ Avec l’âge, le caractère de Chateaubriand s’aigrit de plus en plus. Il avait toujours eu des inégalités d’humeur, même avec les personnes qu’il aimait le mieux, comme Mme de Beaumont et la duchesse de Duras. La « bile noire paternelle » refaisait des siennes dans le fils, comme dans 128 Mme de Farcy et la pauvre Lucile. « La faute en est à mon organisation », reconnaissait-il lui-même. Les Dernières années de Chateaubriand, par CH. LE GOFFIC (Revue hebdomadaire, 1898). 31. ↑ « Je n’ai plus qu’un sentiment, écrivait-il à Mme Récamier, le 5 juillet 1838, achever ma vie auprès de vous. Je meurs de joie de nos arrangements futurs et de n’être plus qu’à dix minutes de votre porte, habitant du passé par mes souvenirs, du présent et de l’avenir avec vous ; je suis déterminé à faire du bonheur de tout, même de vos injustices. » 32. ↑ EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ (Revue des Deux Mondes, 1892, t. CX, 450 et suiv.). 33. ↑ Souvenirs et Correspondances tirés des papiers de Mme Récamier, II, 375. 34. ↑ Docteur MASOIN, loc. cit. 35. ↑ HORTENSE ALLART (de Méritens), Les Enchantements de Prudence. 36. ↑ Chateaubriand, sa vie et son caractère, auct. cit., 66. 37. ↑ Mémoires d’outre-tombe, édition Biré, t. II. 38. ↑ M. PALÉOLOGUE, Alfr. de Vigny, loc. cit. 39. ↑ Discours prononcé aux funérailles de Chateaubriand, par J.-J. AMPÈRE. (Cf. Journal des Débats, 24 juillet 1848.) 40. ↑ Chateaubriand, sa femme et ses amis, 218. 41. ↑ Chateaubriand a fait, dans une circonstance, le plus bel éloge de la médecine qui soit sorti de la plume d’un écrivain. (Cf. la Chronique médicale, 1898, 515-519.) 42. ↑ Comte DE MARCELLUS, Chateaubriand et son temps, 186. 43. ↑ PAILHÈS, op. cit., 512. 44. ↑ SAINTE-BEUVE, Chateaubriand et son groupe, II, 407. 45. ↑ COLLOMBET, Chateaubriand, sa vie et ses écrits, 408-413. 46. ↑ Souvenirs de Mme

Récamier, II, 337-341. Ne pouvant écrire, il se voyait

contraint de dicter : « J’ai voulu faire disparaître le tiers entre vous et moi ce matin, mandait-il à Mme

Récamier ; j’ai essayé d’écrire quelques mots,

ils sont illisibles. » 47. ↑ « On m’a frotté les mains et les pieds, en attendant les bains, avec une espèce d’herbe qui croît au fond des sources. Cela ne m’a fait ni bien ni mal. J’espère sortir d’ici plus incrédule en médecine que je ne l’ai jamais été… Les eaux et les médecins me sont odieux, s’écriait-il dans une autre lettre. Cette grande chaudière que le diable fait perpétuellement bouillir et où l’on puise de l’eau chaude pour les remèdes et pour la cuisine me gâte tout… Je souffre comme un enragé ; je passe les nuits à tousser et je me lève brisé, pour me jeter sur un vieux sofa. » 129 48. ↑ Docteur P. MÉNIÈRE, La Captivité de la duchesse de Berry à Blaye, II, 460-461. 49. ↑ La Tribune moderne, I, 548-549. 50. ↑ Sur sa manière de dicter, v. la Revue hebdomadaire, loc. cit. 51. ↑ Chron. méd., 15 août 1898, note 2 de la page 507. 52. ↑ Correspondance entre Lamennais et le baron de Vitrolles, pp. 403, 421- 422. 53. ↑ Chateaubriand a composé l’Avant-propos de ses mémoires au mois d’avril 1846 ; c’est au début de cette même année qu’Eugène Manuel, lui rendant visite avec quelques-uns de ses camarades de l’École normale, le trouvait d’intelligence très lucide, mais morose, désabusé. Chateaubriand se montra, dans la conversation, inquiet, mécontent, « presque un révolté sans tendresse » dit Eugène Manuel. Il fit entendre à ses jeunes visiteurs son refrain d’homme revenu de toutes choses : « Je suis las de la vie…, las d’écrire… À mon âge, on ne doit plus que rêver. » 54. ↑ SAINTE-BEUVE, Chateaubriand et son groupe, II, 397. 55. ↑ Choses vues, 2e

série, 205.

56. ↑ SAINTE-BEUVE, loc. cit. 130 BYRON « J’ai réservé, écrit TAINE en tête du long chapitre qu’il consacre à Lord Byron, dans son Histoire de la littérature anglaise, j’ai réservé le plus grand et le plus anglais de ces artistes ; il est si grand et si anglais, qu’à lui seul il nous apprendra sur son pays et sur son temps plus de vérités que tous les autres ensemble. On a maudit ses idées pendant sa vie ; on a tâché de dénigrer son génie après sa mort. Encore aujourd’hui, les critiques anglais, à son endroit, sont injustes. Il a combattu toute sa vie contre le monde dont il est issu, et pendant sa vie comme après sa mort, il a porté la peine des ressentiments qu’il a provoqués et des répugnances qu’il a fait naître… « Si jamais il y eut une âme violente et follement sensible, mais incapable de se déprendre d’elle-même, toujours bouleversée, mais dans une enceinte fermée, prédestinée par sa fougue native à la poésie, mais limitée par ses barrières naturelles à une seule espèce de poésie, c’est celle-là. » Et plus loin : « … Petite ou grande, la passion présente s’abattait sur son esprit comme une tempête, le soulevait, l’emportait jusqu’à l’imprudence et jusqu’au génie. Son journal, ses lettres familières, toute sa prose involontaire est comme frémissante d’esprit, de colère, d’enthousiasme ; le cri de la 131 sensation y vibre aux moindres mots : depuis Saint-Simon, on n’a pas vu de confidences plus vivantes. Tous les styles semblent ternes, et toutes les âmes semblent inertes à côté de celle-là… « … Il aimait le danger, le danger mortel, et ne se trouvait à son aise qu’en voyant se hérisser autour de lui les pointes de toutes les colères. Seul contre tous, contre une société armée, debout, invincible, même au bon sens, même à la conscience, c’est alors qu’il ressentait dans tous ses nerfs tendus la sensation grandiose et terrible vers laquelle, involontairement, tout son être se portait… « … l’angoisse endurée, le danger bravé, la résistance domptée, la douleur savourée ; toutes les tristesses de la noire manie belliqueuse, voilà les images qu’il avait besoin de faire flotter devant lui. À défaut d’action, il avait les rêves, et il ne se réduisait aux rêves qu’à défaut d’action… « … Il était trop replié sur soi pour s’éprendre d’autre chose ; le roidissement habituel de la volonté empêche l’esprit d’être flexible ; sa force, toujours concentrée pour l’effort et tendue vers la lutte, l’enfermait dans la contemplation de lui-même, et le réduisait à ne jamais faire que l’épopée de son propre cœur… « … Quelque objet qu’il touchât, il le faisait palpiter et vivre : c’est qu’en le regardant, il avait palpité et vécu… « … Jamais on n’a vu dans un si clair miroir la naissance d’une vive pensée, le tumulte d’un grand génie, le dedans d’un vrai poète, passionné, inépuisablement fécond et 132 créateur, en qui éclosent subitement coup sur coup, achevées et parées, toutes les émotions et toutes les idées humaines, les tristes, les gaies, les hautes, les basses, se froissant, s’encombrant comme des essaims d’insectes qui s’en vont bourdonner et pâturer dans la fange et dans les fleurs. Il peut dire tout ce qu’il veut ; bon gré, mal gré, on l’écoute ; il a beau sauter du sublime au burlesque, on y saute avec lui. Il a tant d’esprit, de l’esprit si neuf, si imprévu, si poignant, une si étonnante prodigalité de science, d’idées, d’images ramassées des quatre coins de l’horizon, en tas et par masses, qu’on est pris, emporté pardelà toutes bornes, et qu’on ne peut pas songer à résister. Trop fort et partant effréné, voilà le mot qui à son endroit revient toujours. » Trop fort, certes, un surhomme ; mais il est rare que les « surnormaux » apparaissent, dans une famille, spontanément et tout d’une pièce. L’humanité, la remarque en a été justement faite[1] , a ses progressions à la fois capricieuses et logiques, et ses intermittences ; ses repos stériles et ses fécondités superbes, où éclate la sève de générations incomplètes, longtemps épargnée et concentrée enfin dans l’être privilégié qui sera le chef-d’œuvre d’une race. Entre l’ébauche première et la statue achevée, combien l’artiste rejette d’essais imparfaits, d’effigies grossières ou informes ! 133 Pour l’homme de génie, si le mystère est plus complexe encore, il faut se garder de négliger la part que peut avoir l’hérédité à sa formation. On ne doit pas détacher le fruit de l’arbre qui l’a porté : de même devons-nous rechercher les rapports, les identités caractéristiques, qui lient entre eux les représentants d’une même famille, d’une même dynastie, d’une même race. Pour étudier Byron, pour le comprendre, il est utile, il est indispensable, de remonter à ses aïeux. Ainsi trouvera-t-on peut-être l’explication de son tempérament, de son caractère, de son génie ! Toute la race à laquelle appartenait lord Byron semblait prédestinée aux catastrophes tragiques et porter dans ses veines on ne sait quoi de bizarre et d’anti-social. « C’est la même souche scandinave de Bürün qui, transportée en Normandie, a donné naissance aux Byron de France et aux Byron d’Angleterre, et dont une autre branche, acclimatée en Livonie, compte parmi ses fils ce redoutable maréchal de Biren, si connu par ses querelles avec Munich et par l’empire qu’il exerça longtemps sur la Russie. Quant à la branche anglaise, qui remontait aux conquérants normands, elle n’était ni moins violente, ni moins habituée aux tragédies[2] . » Lord Byron se targuait volontiers de cette ascendance, plus peut-être par orgueil nobiliaire que tracassé par le souci du legs héréditaire. Il était cependant assez convaincu de l’importance de celui-ci et de son influence sur la formation de notre être, pour y faire parfois allusion. 134 « Il est ridicule, disait-il certain jour à un de ses interlocuteurs, de prétendre que nous n’héritons pas de nos passions, aussi bien que de la goutte et de tant d’autres maux. » Sa mère avait coutume de lui dire, quand elle était en colère, ce qui lui arrivait souvent : « Ah ! petit drôle, tu es bien un vrai Byron ! Tu ne vaux pas mieux que ton père ! » Le père de Byron, dont, à entendre sa mère, l’enfant tenait son sang orageux, était un assez singulier personnage. Il s’était marié une première fois avec l’épouse de lord Carmathen, qu’il avait ravie à son mari et que lui avait livrée un divorce scandaleux ; il en avait eu une fille. Sa seconde femme, Catherine Gordon, la mère du poète, unique héritière de George Gordon, esquire de Gight, se flattait de descendre de Jacques I er et avait pu infuser, par cette voie, à son fils quelques gouttes de sang royal. Les deux époux avaient quitté l’Écosse peu de mois après leur mariage, dans l’été de 1786, pour aller se fixer en France. Mrs. Byron rentrait en Angleterre à la fin de l’année suivante, dans un état de grossesse avancée ; elle mettait au monde, le 25 janvier 1788, George Gordon Byron, qui devait être le plus grand poète de l’Angleterre. On a prétendu que le capitaine Byron, le père du chantre de Childe-Harold, serait passé en France vers le milieu de l’année 1792 et que sa femme avait accouché à Douvres le 22 janvier suivant, au lendemain même de l’exécution de 135 Louis XVI. « Ainsi, a-t-on ajouté, le poète du désespoir a été conçu en France, au fort de la Terreur. Plus tard, dans un de ses caprices bizarres de fatuité, il essaya de se vieillir et prétendit être né en 1788. » La date de naissance, acceptée par la plupart, pour ne pas dire par tous les biographes, à l’exception d’un seul, est bien celle que nous donnons et nous aurions peine à croire que Byron eût volontairement cherché à se vieillir, « par un caprice de fatuité ». Étrange serait le caprice ! Non point qu’il se soit affranchi de toutes bizarreries ; il les aurait plutôt recherchées, cultivées. « Je pense, rapporte-t-il dans ses Mémoires, à une bizarre circonstance. Ma fille, ma femme, ma demi-sœur, ma mère, ma fille naturelle et moi-même, sommes ou plutôt étions tous filles ou fils uniques. « La mère de ma sœur n’eut que ma demi-sœur de ce second mariage (et elle était elle-même fille unique), et mon père n’eut que moi d’enfant par son second mariage avec ma mère, aussi fille unique. « Une telle complication d’enfants toujours seuls, tendant à se réunir en une seule famille, est assez singulière et ressemble presque à de la fatalité… Mais les animaux les plus féroces ont les moindres portées, comme les lions, les tigres et même les éléphants, qui sont doux en comparaison[3] . » 136 Les problèmes mystérieux de la naissance et de la destinée préoccupaient Byron, bien qu’il affectât de s’en désintéresser. Quelques phrases échappées de sa plume trahissent ses inquiétudes. Il répugnait à l’aveu des tares familiales qu’il avait pu observer. Témoin de la discorde qui régnait dans le ménage de ses parents, et des querelles fréquentes qui y éclataient, il se gardait de toute appréciation sur leur conduite ; quand il était question de ces tristesses on le trouvait toujours prêt à plaider les circonstances atténuantes. À ceux qui reprochaient à son père d’être brutal, il opposait son caractère insoucieux et enjoué ; aurait-il par la brutalité des manières, réussi, étant officier des gardes, à séduire et enlever une marquise, à épouser deux héritières ? « Il est vrai, ajoutait-il, que c’était un très bel homme, ce qui faisait beaucoup. » À entendre Byron, la première femme de son père n’avait pas, comme le bruit en avait couru, succombé au chagrin, mais à une maladie, qu’elle avait gagnée en voulant suivre son mari à la chasse, avant d’être bien remise de ses couches. Quant à sa seconde femme, la mère de notre héros, « elle avait un esprit trop fier pour supporter les mauvais traitements de qui que ce pût être, et elle l’aurait bientôt prouvé ». Ce témoignage filial fait d’autant plus honneur à celui qui l’a rendu, que Mrs. Byron n’avait pas fait preuve, à l’égard de son fils, d’un amour maternel exagéré. Dès l’âge de cinq ans, elle l’avait placé, plutôt pour se débarrasser de lui que pour commencer son éducation, dans 137 une école pour les deux sexes où, moyennant cinq shillings par quartier, un maître « à la tête de furet » était censé apprendre à lire aux bambins qu’on lui confiait. Encore en jupons, le jeune Byron manifestait le caractère peu endurant dont il donna, par la suite, maintes preuves. Il avait ce qu’il appelait « des rages silencieuses ». Un jour, il saisit la jupe de sa bonne avec ses deux mains, la déchira dans toute sa longueur, puis se tint immobile, dans une attitude agressive, défiant la colère de quiconque aurait osé le corriger. Sa mère, il faut le dire, se portait aux mêmes extrémités contre ses robes, ses bonnets, ses colifichets ; ses crises de colères alternaient avec des démonstrations de tendresse excessive qui étonnaient l’enfant, plus qu’elles ne lui causaient de plaisir. Tour à tour expansif et taciturne, sombre et gai, généreux et vindicatif, l’écolier laissait déjà présager l’homme futur[4] . En 1799, George Byron avait onze ans, commençait la véritable éducation de celui qui, désormais, était lord Byron : l’éducation anglaise, celle qui se préoccupe, avant l’esprit et surtout, du corps. Il était « inconvenant » qu’un lord boitât comme un loqueteux échappé de quelque Cour des Miracles. Or, Byron souffrait cruellement de cette infirmité humiliante ; toute sa vie, ce lui fut un opprobre. 138 Comment était survenue cette claudication ? Par suite d’un accident arrivé, dit-on, au moment de sa naissance : un des pieds s’était tordu et avait été dérangé de sa position naturelle. Telle est la version communément répandue. Dans une lettre qu’elle écrivait quand le garçonnet avait trois ans, Mrs. Byron dit que « le pied de George tourne en dedans ; c’est le pied droit… Il marche tout à fait sur le côté du pied ». En dépit de cette attestation qui paraît formelle, il s’en faut que l’on soit généralement tombé d’accord et sur le côté où siégeait l’affection et sur l’origine de l’infirmité. Dans le Journal médical de Philadelphie, du 7 février 1903, le docteur Henry Leffmann a relevé les diverses contradictions que présentent les témoignages relatifs à la boiterie de Byron[5] . Il n’y a pas de doute, selon notre confrère, que Byron fut boiteux ; il a eu soin de nous en informer lui-même, avec toute la précision désirable. Il attribuait sa difformité « à quelque accident de naissance, dû à l’extrême pudeur (!) de sa mère ». Mais lequel de ses pieds était déformé ? Si l’on se réfère à une note tirée de l’édition définitive des œuvres du poète, parue vers 1900, et publiée par John Murray, il est malaisé de se faire une opinion, en présence de dépositions aussi multiples que contradictoires. Lady Blessington, Moore, Galt[6] , la comtesse Albrizzi, n’ont jamais su lequel des deux pieds était difforme. 139 Dans ses Mémoires, la comtesse Guiccioli, marquise de Boissy, qui a vu, il est vrai, Byron à travers le bandeau aveuglant de l’amour, prétend avec assurance, qu’« aucun défaut n’existait dans la conformation de ses pieds, ni de ses jambes ; cette légère infirmité n’était autre chose que le résultat de la faiblesse de ses chevilles ». Le boxeur Jackson incline pour le pied gauche ; tandis que, d’après Trelawney, le pied droit était le plus tordu, ce qui provenait, selon lui, d’une contracture des tendons postérieurs de ce pied. Mais voici un fait positif et qui, semble-t-il, doit mettre fin à la controverse. Madame Wildemann, la veuve du colonel qui avait acheté Newstead, la résidence des Byron, a fait don, entre autres objets ayant appartenu au poète, au Musée de la Société naturaliste de Nottingham, des « formes » d’après lesquelles ont été faites les bottes et les souliers de Byron. Ces formes sont à peu près longues de neuf pouces, étroites et généralement asymétriques. Les précieux moules étaient accompagnés du curieux certificat qui suit : William Swift, cordonnier à Southwell (Nottinghamshire), ayant eu l’honneur de travailler pour lord Byron, quand il séjournait à Southwell, depuis l’année 1805 jusqu’à 1807, affirme que ceux-ci sont bien les moules sur lesquels les bottes et les souliers de Sa Seigneurie étaient faits, et que la dernière paire lui a été livrée le 10 mai 1807. 140 Il affirme de plus, que Sa Seigneurie n’avait pas du tout un pied-bot, comme on a prétendu, mais que ses deux pieds étaient bien également conformés, seulement l’un était d’un pouce et demi plus petit que l’autre. Le défaut n’était point dans le pied, mais dans la cheville, qui, étant faible, laissait le pied se tourner en dehors. Pour remédier à cela, Sa Seigneurie portait une bottine très mince et légère, fortement lacée au-dessous de son bas ; lorsqu’il était petit, on lui faisait porter un fer avec une jointure à la cheville qui passait derrière la jambe, et qui était attaché derrière le soulier. Le mollet de cette jambe était moins fort que l’autre, et c’était sa jambe gauche. Signé : William SWIFT. L’argument du bottier n’a pas convaincu tout le monde, et la dispute a continué. Mrs. Leigh Hunt, Thorwaldsen, indiquent le pied gauche comme étant le pied malade, alors que Stendhal réclame pour le droit. Le docteur James Millingen, qui examina les pieds de Byron, sur son cadavre, consigne, dans son rapport, qu’il existait chez lui une malformation congénitale du pied et de la jambe gauches, avec pied-bot. Mais l’éditeur Murray, qui possédait deux chaussures chirurgicales faites pour Byron quand il était enfant vient affirmer, contrairement à l’assertion précédente, que les 141 deux souliers sont pour le pied droit, cheville et jambe ; et, présumant qu’ils étaient faits pour chausser le pied, il fait remarquer qu’ils seraient trop longs et minces pour un piedbot. Pour Murray, Byron souffrait de paralysie infantile affectant les muscles internes du pied droit et de la jambe ; mais, remarque non sans ironie le docteur Leffmann, un éditeur n’est pas une autorité scientifique de grand poids ! Ceux-là seuls s’étonneront du développement donné à la discussion d’un pareil diagnostic, qui ignorent la place qu’a tenue cette infirmité dans les préoccupations de lord Byron. À quelqu’un qui le félicitait de tous les dons dont l’avait gratifié la Providence, il répliquait tristement : « Ah ! si ceci (en portant la main à son front) me met au-dessus du reste des hommes, cela (en montrant son pied) me met audessous, bien au-dessous d’eux tous ! » Certains ont attribué la mélancolie de Byron et aussi sa timidité[7] , qui n’était que de l’orgueil exaspéré, à son infirmité. Ce n’est pas tout à fait sans raison. Au cours d’une soirée, où il s’était montré brillant et animé, resté seul avec sa femme, quand tout le monde fut parti, et comme celle-ci lui faisait compliment sur l’éclat de sa conversation : – Eh bien ! Bella, lui dit-il, on prétend que je suis mélancolique ; vous voyez combien on se trompe ! – On ne se trompe pas, répliqua Mrs. Byron ; du fond du cœur, vous êtes le plus triste des hommes ! Faut-il rappeler, à cet égard, ce qu’a écrit Metchnikoff [8] : 142 – La conception optimiste, dit ce philosophe, est corrélative à la santé normale, tandis que le pessimisme aurait pour cause quelque maladie physique ou mentale : aussi cherche-t-on, chez les prophètes du pessimisme, la source de leur conception dans quelque mal profond… Celle de Byron est attribuée à son pied-bot, (tandis) que le pessimisme de Léopardi est rattaché à la tuberculose. Ces deux promoteurs du pessimisme au XIXe siècle sont morts jeunes. Pour Byron, dit le même auteur à une autre place, en dehors des maladies, de la mort et de l’esclavage, des maux que nous voyons il y a des maux bien pires : « les maux que nous ne voyons pas, qui s’élancent à travers l’âme, sans remède, avec un déchirement toujours nouveau. » Dans nombre de ses écrits, Byron insiste sur le sentiment de satiété qu’il éprouvait presque continuellement : chaque sensation de plaisir dégénérait chez lui aussitôt en une sensation de dégoût plus forte que la première[9] . Existe-t-il une relation entre le pessimisme de Byron et son infirmité physique ? Et, au préalable, peut-on établir un rapport évident entre la maladie, en général, et le pessimisme ? « Tout en rendant justice, poursuit Metchnikoff [10] , à l’opinion qui établit un rapport entre la maladie et le pessimisme, il est facile de se convaincre que le problème est plus complexe qu’il ne paraît… Il est bien connu que les aveugles jouissent d’une bonne humeur constante… Il a été 143 remarqué que des personnes atteintes de maladies chroniques, se distinguent souvent par leur conception optimiste de la vie ; tandis que les jeunes gens en pleine force deviennent tristes et mélancoliques et s’adonnent au pessimisme le plus outré. Ce contraste a été très bien tracé, par Émile Zola, dans son roman La Joie de vivre où un vieil arthritique, éprouvé par des crises atroces de goutte, conserve sa bonne humeur en face de son jeune fils qui, quoique vigoureux et bien portant, professe des idées des plus pessimistes… Tous ces exemples démontrent qu’il n’est pas du tout facile d’expliquer le pessimisme par les troubles de la santé. » C’est que jouent aussi des facteurs moraux qui rendent moins simple le problème et plus compliquée sa solution. On peut être pessimiste sans souffrance personnelle, par la constatation de la douleur universelle, tant que l’expérience et le contact prolongé avec la vie n’ont pas insensibilisé les fibres et développé un égoïsme protecteur. Pessimisme et neurasthénie font, cependant, bon ménage, a tenté de montrer, dans un mémoire fameux le professeur Régis ; mais, peut-être conviendrait-il de ne pas trop généraliser et de retenir cette remarque d’un psychiatre allemand[11] , que le pessimisme est une étape du jeune âge, à laquelle succède plus tard une conception plus sereine. Byron n’a pas assez vécu pour qu’on puisse dire que son tempérament a poursuivi jusqu’au bout son évolution. Peutêtre, avec les ans, son pessimisme eût-il fait place à une conception moins sombre de l’existence ? À quoi on peut 144 répliquer, que Bouddha, Schopenhauer, Hartmann, ont atteint les limites de la vieillesse sans que leur conception de la vie en fût le moins du monde changée. Tout ce qu’on peut dire de positif, en ce qui concerne Byron, c’est que son pied claudicant occupe une place notable dans la genèse de son caractère ; c’est cette défectueuse conformation qui l’a rendu de bonne heure irritable[12] . Cet outrage à la beauté de son corps lui était un affront, dont son amour-propre saignait en toute occasion. On raconte que la nurse d’un de ses camarades de jeux ayant laissé échapper devant lui cette exclamation : « Quel joli petit garçon ce serait s’il n’avait pas une pareille jambe ! » À ces mots, l’enfant rougit, ses yeux étincelèrent et, faisant claquer le fouet qu’il tenait à la main : « Ne parlez pas de cela », s’écria-t-il d’un air de défi. Comment aurait-il pu oublier ce que la douleur, qu’il supportait, du reste, stoïquement, se chargeait de lui rappeler à tout instant ? Loin de s’améliorer, son infirmité n’avait fait que s’aggraver par les traitements auxquels on avait recours pour y remédier. Mrs. Byron avait confié son fils aux soins d’un charlatan, dont toute la thérapeutique consistait à frotter le pied, pendant un temps assez long, avec de l’huile, sorte de massage préalable, puis à tordre le membre avec force, pour 145 le ramener à sa position naturelle ; enfin, à le visser dans un brodequin de bois. On devine les sensations douloureuses qu’éprouvait l’enfant, quand il avait son pied dans cet appareil de torture. Son maître de pension lui dit un jour : « Je me sens mal à l’aise, milord, de vous voir assis là, avec les souffrances, que je sais que vous endurez. » – « Ne faites pas attention, Monsieur, répondit George Byron, vous n’en verrez plus aucun signe en moi. » Et il tint parole, mettant son amourpropre à ne point paraître souffrir. Car déjà était en lui ce qui fut le fond de son caractère, tout souffrir plutôt que de donner une marque de faiblesse, tout oser plutôt que de donner un signe de soumission. Cependant, la guérison promise par l’empirique ne se produisait pas ; on fit appel à un médecin de Londres, qui prescrivit un régime de patience et d’immobilité, dont s’accommodait mal ce « jeune poulain » indompté. Sous la direction du docteur, un mécanicien entreprit de construire un appareil propre à fortifier le pied. On recommanda, en outre, à l’enfant, une grande modération dans ses jeux mais il se moquait de la prescription, se montrant encore plus turbulent que ses camarades. On a prétendu que l’homme de génie répugnait aux exercices du corps. De nombreux exemples pourraient être cités, qui vont à l’encontre de cette opinion. Horace était mauvais cavalier, mais il était passionné d’équitation ; Virgile jouait à la paume ; Dante était grand chasseur au 146 faucon, autant qu’homme d’épée ; Le Tasse se flattait d’être très fort en escrime et danseur infatigable ; Alfieri était un parfait écuyer ; Klopstock patinait à merveille. Quant à Byron, il excellait à peu près dans tous les exercices athlétiques : paume, football, boxe, et surtout natation. Il avait une telle passion pour les armes de toute espèce qu’il faisait placer auprès de son lit une petite épée, avec laquelle il s’amusait à « espadonner » dès son réveil, frappant les rideaux d’estoc et de taille. Il conserva longtemps l’habitude de porter sur lui une paire de pistolets qu’il mettait dans la poche de sa veste. Les victorieuses parties de coups de poing (n’oublions pas que nous sommes en Angleterre), les duels de paume ou de boxe occupent une place considérable dans ses souvenirs de jeunesse. Dans le recueil de ses premières poésies, on trouve plus d’une allusion à ces dramatiques joutes, dont il sortait presque toujours assez mal en point. Parlant du temps où il était sur les bancs de l’école, Alfieri écrit : « Quoique je fusse le plus petit de tous les grands, c’était précisément mon infériorité de taille, d’âge et de force, qui me donnait plus de courage et m’engageait à me distinguer. » Byron ressemblait sur ce point au tragique Italien : l’écolier d’Harrow se livrait, avec un emportement fébrile, aux amusements de son âge, comme s’il n’eût voulu perdre aucune occasion, en se surpassant, de faire oublier son infirmité. Il était encore enfant, que sa mère, qui était très superstitieuse, alla consulter une devineresse de village, sur 147 l’avenir de son fils. Afin de calmer les inquiétudes maternelles, la maligne créature tira de la difformité qu’on lui exposait, le pronostic de la grandeur future de celui qui en était atteint. Byron tenait de sa mère l’amour du merveilleux, cette foi en l’inconnu, qu’il se flattait d’avoir commune avec Napoléon[13] . Il se plaisait aux histoires de revenants. Avec ses amis Shelley, il s’exaltait peu à peu dans une demi-hallucination et, quand ils étaient en compagnie, pour emprunter les termes de Villemain, « ils croyaient au diable, tout en doutant de Dieu ». Byron ajoutait aussi créance aux pressentiments et à la vertu de certains charmes. Une jeune dame, qu’il voyait souvent à Southwell, avait un grain d’agate, détaché d’un collier et qui était traversé d’un fil de laiton. Byron lui en ayant demandé la provenance, la dame lui répondit que c’était une amulette, dont la puissance devait la garantir de l’amour, tant qu’elle l’aurait en sa possession. « En ce cas, s’écria vivement le jeune homme, donnez-la moi ; c’est précisément ce qu’il me faut ! » Elle refusa d’accéder à sa prière. Quelques jours après, le grain d’agate ayant disparu, ses soupçons se portèrent sur Byron. Il ne se défendit pas d’avoir pratiqué ce larcin, bien au contraire, il signifiait à la dame que plus jamais elle ne reverrait son talisman. Un autre trait du caractère de Byron, c’est son amour excessif des bêtes. Dans sa Correspondance, qui le réfléchit comme un miroir, il est souvent question de compagnons 148 hérissés, de gardiens aux crocs puissants, qui ont nom Savage, Damon, Bran, Smith ; il s’inquiète à plusieurs reprises de sa ménagerie ; mais l’animal qui a sa prédilection est son chien Boatswain, que ses vers ont immortalisé et auquel il fit élever un monument. Il composa, pour l’« ami » qu’il venait de perdre, cette épitaphe mémorable : « Ici, son déposés les restes d’un être, qui posséda la beauté sans vanité, la force sans insolence, le courage sans férocité et toutes les vertus de l’homme sans ses vices. » Et il ajoute, avec plus d’amertume encore, dans un sombre accès de misanthropie : « Ces pierres furent élevées sur les restes d’un ami ; je n’en connus qu’un seul et c’est ici qu’il dort. » Toute sa vie, Byron fera entendre cette note mélancolique. « Le fond de misanthropie de ce grand homme, écrit Stendhal, avait été aigri par la société anglaise… Si l’on met l’humeur noire à la place des accès de colère puérile, l’on trouvera que le caractère de lord Byron avait les rapports les plus frappants avec celui de Voltaire. » Fanfaron de vices[14] , il ne se plongeait dans le tourbillon des plaisirs que pour s’étourdir. Il se livrait, a dit un de ses meilleurs biographes, à la dissipation avec toute l’ardeur de la jeunesse et de son caractère, et comme à un exercice de ses forces. Le jour de l’enterrement de sa mère, tandis qu’on transportait le corps au cimetière, il se mit à faire, avec son domestique, la partie de boxe accoutumée ; seulement, ses 149 coups étaient plus forts qu’à l’ordinaire, comme s’il eût voulu trouver, dans une excitation et une fatigue physiques, un dérivatif à ses peines intérieures. Les excentricités de lord Byron ont été le thème de longues déclamations où l’hypocrisie tient une place plus large que la sincérité[15] . Il faut se mettre en garde contre les déclarations du poète et le défendre contre lui-même et ses propres calomnies. La curiosité, l’orgueil, le goût de l’étrange étaient dans son sang et il agit le plus souvent par bravade ou par dégoût, quand le vertige ne lui tourne pas la tête au bord de l’abîme. Il se plaît dans la compagnie des maîtres à danser, des acteurs et des boxeurs de profession ; il prodigue au roi du pugilat des autographes familiers ; il joue, il maquignonne, il se grise[16] . Il place des crânes polis sur les guéridons et en dispose comme ornement dans son cabinet de travail. N’eut-il pas la fantaisie de faire monter en argent et de convertir en coupe à boire un des crânes trouvés, en creusant la terre, sur son domaine ? Mais ce sont là enfantillages d’une imagination vive et morbide, cynisme affecté, qui prépare et annonce le romantisme. Il se plaisait à ces contrastes : mêlant le macabre à ses plaisirs profanes, de même qu’après l’orgie, il se remettait au régime par lequel il essayait de combattre une obésité toujours menaçante. 150 Dès son entrée à Cambridge, il avait adopté, pour maigrir, un système d’exercices violents et d’abstinence excessive. Entre-temps, il faisait un fréquent usage de bains chauds. Il fut une époque où il ne vivait que de petits biscuits secs très minces, n’en mangeant pas plus de deux par jour, et souvent un seul, avec la tasse de thé qu’il buvait ordinairement à une heure de l’après-midi. C’était toute la nourriture qu’il absorbait dans les vingt-quatre heures. Il prétendait que, grâce à ce régime, il se sentait plus léger, plus vif, qu’il gardait un plus grand empire sur soi. Il avait l’habitude de mâcher perpétuellement du mastic : on a reconnu depuis que c’était une excellente pratique, dont se trouvent bien les dyspeptiques. Il ne mangeait pas de viande, ayant remarqué que les personnes qui donnaient trop d’importance à l’alimentation carnée, étaient généralement colères et stupides. En réalité, il avait surtout peur d’engraisser, regardant la corpulence comme aussi laide à la vue que pernicieuse à l’intelligence. Dans une de ses lettres, il se déclare enchanté d’avoir maigri de deux livres et grandi d’un pouce : double victoire, dont il se montre fier. Une autre de ses fiertés était sa réputation de nageur ; il aurait donné tous ses succès littéraires pour la conserver. Contraint par son infirmité native à modérer son allure sur terre, il semblait prendre une orgueilleuse et voluptueuse revanche à glisser sur l’eau et ne perdait aucune occasion de se livrer à son sport favori. 151 Dans tous les pays qu’il traverse, il renouvelle ses prouesses, devenues légendaires. Sur la foi du poétique récit de Musée et d’Ovide, imitant Léandre, il traverse l’Hellespont à la nage. Étant en Portugal, il voulut traverser le Tage, domptant à la fois le vent, la marée, le courant. En Suisse, il allait souvent de la villa Diodate, près Genève, où il séjournait, à Coppet, chez Mme de Staël, à la nage. À Brighton, il aurait péri, victime d’un déraisonnable pari, si on le l’eût sauvé à temps. Ce fanatisme nautique, cette folie de l’eau, jamais il ne s’en défit ; à plusieurs reprises il y revient, il insiste. Ses crises hypocondriaques ne cèdent qu’au charme, enivrant pour lui, de la perspective du Bosphore ou de quelque grand fleuve, dont il savoure à l’avance l’enveloppement glacé. Byron fut, a écrit quelqu’un, un « sublime bilieux au milieu d’un peuple de sanguins ». Il protestait, par une sobriété d’anachorète, contre l’insatiable et carnivore appétit de ses compagnons de débauche, de même que le moindre de ses actes protestait contre les mesquins préjugés et l’hypocrisie qui sont les deux vices de la société anglaise et tout cela sans jamais cesser de rester indubitablement anglais. Son caractère, comme sa vie, est tout en contradiction : tantôt gai jusqu’à l’enthousiasme, à d’autres moments, triste et sombre, n’aspirant qu’à la mort : étant enfant, il avait 152 tenté de se suicider : on était arrivé à temps pour lui ôter des mains le couteau tourné déjà contre sa poitrine. Plus tard, partagé entre le dégoût des autres et de luimême, il arrivera, de déception en déception, de satiété en satiété, aux degrés extrêmes de l’exaltation intellectuelle et de l’angoisse morale. « Souvent oppressé d’une sombre et triste mélancolie, présage d’avenir, écrit-il dans ses Souvenirs d’enfance, je suis venu m’asseoir sur notre tombe favorite. » C’était un tertre commandant toute la vue de Windsor que ses camarades ne désignaient pas autrement que la « tombe de Byron ». Là, il s’asseyait des heures entières, seul, abîmé dans sa contemplation et ses rêveries. S’il erra en tous lieux, s’il voyagea en tous pays, avant d’aller, héroïquement toujours, braver, en Grèce, la Mort qui cette fois le vainquit, était-ce seulement pour échapper « à ce vautour de l’ennui dont il devait être le Prométhée » ? Qui oserait juger à la commune mesure une âme de cette trempe, risquerait fort de s’égarer. De cette sombre mélancolie qui accable certains êtres dans leur jeunesse, Bernardin de Saint-Pierre (comme on la comparait devant lui à la petite vérole) disait : « Et moi aussi j’ai eu cette maladie, mais je n’en suis pas resté marqué. » Byron, lui, en fut à jamais gravé : mais quelle possibilité de réactions de même ordre chez l’auteur de Paul et Virginie et chez celui dont retentissent toujours à nos oreilles les poignantes et hautaines strophes de Manfred : 153 Et ce cri d’orgueil jeté aux puissances infernales : Ma joie était dans la solitude, pour respirer L’air difficile de la cime glacée des montagnes ........................................ Car, si les créatures de l’espèce dont j’étais, Avec dégoût d’en être, me croisaient dans mon sentier, Je me sentais dégradé et retombé jusqu’à elles, et [je n’étais plus qu’argile. ........................................ Tu n’as point de pouvoir sur moi, cela je le sens ; Tu ne me posséderas jamais, cela je le sais : Ce que j’ai fait est fait ; je porte en moi Une torture qui ne peut s’augmenter des tiennes ; L’âme qui est immortelle, se donne elle-même Le prix de ses bonnes ou de ses diaboliques pensées – Elle est l’origine et la fin de son propre mal – Et son propre lieu et temps ; – Son essence intime Quand elle est dépouillée de cette mortalité, ne tire Aucune couleur des choses fugitives du dehors – Mais s’absorbe dans la souffrance ou dans la joie Venues de la conscience de ses propres mérites. Tu ne m’as pas tenté, et tu ne pouvais me tenter, Je n’ai pas été ta dupe, et je ne suis pas ta proie – Mais je fus mon propre destructeur et le serai 154 Humain surhumain… Il est des surhumains qui jamais ne purent s’adapter à leur humaine condition : Byron fut un de ceux-là… Notes : 1. ↑ M. de LESCURE, Lord Byron, histoire d’un homme (1788-1824). Paris, Achille Faure, 1866. 2. ↑ PHILARÈTE CHASLES, Étude sur la littérature et les mœurs de l’Angleterre au dix-neuvième siècle. 3. ↑ Mémoires de lord Byron, par Thomas Moore (1830), édition française. 4. ↑ Vingt fois pour ses amis, note TAINE, il se mit dans l’embarras, offrant son temps, sa plume, sa bourse. Un jour, à Harrow, un grand brimait son cher Peel, et, le trouvant récalcitrant, lui donnait une bastonnade sur la partie charnue du bras, qu’il avait tordu afin de le rendre plus sensible. Byron, trop petit et ne pouvant combattre le bourreau, s’approcha de lui, rouge de fureur, les larmes aux yeux, et d’une voix tremblante demanda combien il voulait donner de coups. « Qu’est-ce que cela te fait, petit drôle ? » – « C’est que, s’il vous plaît, dit Byron en tendant son bras, j’en voudrais recevoir la moitié. » La générosité surabondait chez lui comme le reste. Jamais au dire de MOORE il ne rencontrait un malheureux sans le secourir. Plus tard, en Italie, sur cent mille francs qu’il dépensait il en donnait vingt-cinq mille. Les sources vives de son cœur étaient trop pleines et dégorgeaient impétueusement le bien, le mal, au moindre choc. (Cf. Histoire de la littérature anglaise, tome IV, 310.) 5. ↑ Cf. British med. journal, 28 février 1903. 6. ↑ « Son défaut, dit Galt, dans La Vie de lord Byron, était bien peu visible. Il avait une manière de marcher qui le rendait à peine sensible, et même qui le rendait tout à fait imperceptible. J’ai passé plusieurs jours à bord d’un vaisseau avec lui, sans lui découvrir ce défaut ; et réellement, il était si peu visible, qu’il y a eu toujours le doute qu’il fût l’effet d’un accident temporaire ou d’une mauvaise conformation de son pied. » Jusque dans la vie future. – Arrière, démons bafoués ! La main de la mort est sur moi – Mais non la vôtre[17] ! 155 7. ↑ La moindre allusion à ses amours, même les plus frivoles, le faisait rougir comme une femme et le décontenançait. 8. ↑ Essais optimistes, p. 318 et suiv. 9. ↑ Op. cit., 309. 10. ↑ P. 319. 11. ↑ MOBIUS, Gœthe, t. I (1903). 12. ↑ « C’est peut-être à cet état de colère et de malheur habituel, écrit Stendhal, qu’il dut sa sensibilité pour la musique, qui adoucissait son chagrin en lui faisant verser des larmes. Lord Byron était sensible à la belle musique, mais sensible comme un débutant. Après avoir entendu des opéras nouveaux pendant un an ou deux, il eût été fou de choses qui, en 1816, ne lui faisaient aucun plaisir et que même il blâmait hautement comme insignifiantes et contournées… » 13. ↑ LORD BYRON, écrit Stendhal, était à la fois enthousiaste et jaloux de Napoléon Bonaparte. Il disait : Nous sommes les seuls, lui et moi, qui signions N. B. (Noël Byron). 14. ↑ « Je passai, écrit-il, avec une effrayante rapidité par tous les degrés du vice, et cela sans jouir. » Il dit ailleurs qu’« il ne trouvait aucun plaisir à ces excès, et qu’il pouvait se rendre la justice de n’avoir séduit aucune femme ». 15. ↑ « Pendant un tiers de son temps, chaque semaine, il nous semblait fou. » STENDHAL. 16. ↑ L’auteur des Conversations de lord Byron écrit, en août 1823 : « Je vois avec peine qu’il est tombé dans une sorte d’indolence. Il a presque renoncé à ses promenades à cheval, et ne mange presque plus ; il a beaucoup maigri et ses digestions sont pénibles. Afin de se soutenir, il boit peut-être trop de vin, et de sa boisson favorite, le genièvre, dont il consomme maintenant près d’une pinte tous les soirs. Il me disait avec gaieté : “Pourquoi ne buvez-vous pas, Medwin ? Le genièvre mêlé avec de l’eau est la source de toutes mes inspirations. Si vous buviez autant que moi, vous feriez des vers aussi bons que les miens : soyez certain que c’est le véritable Hippocrène.” » Quand les idées ne lui venaient pas, il prenait beaucoup de ce grog ; mais, nous assure Beyle, ce vice aussi, il l’a exagéré en s’accusant, il ne fut point, à vrai dire, buveur immodéré. 17. ↑ Trad. libre de l’auteur. 156 SHELLEY On peut appliquer à Shelley ce que Berlioz écrivait, songeant à lui-même : « Il y a, dans l’humanité, certains êtres doués d’une sensibilité particulière, qui n’éprouvent rien de la même façon, ni au même degré que les autres, et pour qui l’exception devient la règle. « Chez eux, les particularités de nature expliquent celles de leur vie, laquelle, à son tour, explique celles de leur destinée. Or, ce sont les exceptions qui mènent le monde ; et cela doit être, parce que ce sont elles qui paient de leurs luttes et de leurs souffrances la lumière et le mouvement de l’humanité. » L’œuvre et la vie de Shelley sont tellement unies, qu’on a pu dire que son œuvre est une réduction de sa vie : aussi, pour pénétrer l’âme de ce poète, « que son instabilité et, souvent, sa demi-inconscience (nous employons les termes de son meilleur biographe[1]) rendent si complexe et ondoyante », la nécessité s’impose de consulter à la fois les mémorialistes qui nous relatent les menus faits de son existence, et l’auteur lui-même qui, sous le couvert d’une fiction plus ou moins transparente, nous livre le tréfonds de sa pensée. Bien que l’œuvre de cet émule de Byron donne l’impression d’une « irréalité » plus ou moins grande, il n’en va pas moins que cette irréalité n’est jamais complète 157 et que Shelley laisse, quelquefois malgré lui, transparaître une part de sa personnalité. Cette union secrète presque jamais ne se marque par des liens très apparents ; mais ceux-ci relient, ainsi que l’a fort bien noté un de ses analystes les plus subtils, le cours de sa vie au développement de sa pensée. Taine[2] a dit de Shelley, que « comblé de tous les dons du cœur, de l’esprit, de la naissance et de la fortune, il gâta sa vie comme à plaisir en portant dans sa conduite l’imagination enthousiaste qu’il eût dû garder pour ses vers ». Le jugement est peut-être sévère, il est loin d’être inexact, quant au fond. Dès ses premières années, le poète s’est heurté aux ronces du chemin, ses rêves l’élevant bien au-dessus des réalités tangibles. Les yeux fixés sur les apparitions magnifiques dont il peuplait l’espace, il marcha à travers le monde, sans voir la route, trébuchant à chaque pas. Si l’atavisme n’est pas un mot vain, on ne doit pas négliger de noter, pour l’explication de certains faits du caractère de Shelley, que son grand-père, « esprit curieux et hardi, adepte enthousiaste de la médecine magnétique », eut une carrière passablement aventureuse. Le petit hobereau politicien qu’il avait commencé d’être ayant reçu le titre de baronnet, cette élévation rapide lui avait un peu tourné la tête. Il fit bâtir à grands frais un château, qu’il devait laisser inachevé et vide, préférant traîner sa vieillesse, fantasque et rechignée, dans une maison plus modeste et plus rapprochée de sa taverne favorite. Il laissa, en mourant, une fortune 158 considérable et l’on trouva 10.000 livres en billets de banque, disséminés dans l’intérieur de son sofa ou entre les feuillets du petit nombre de livres qu’il possédait[3] . Le grand-père de Shelley n’avait jamais vécu en très bons termes avec son fils ; et deux filles, issues d’une seconde union avaient dû fuir son toit, devenu par trop inhospitalier. Le père du poète, « plus pratique et sensé, mais plus éteint que l’aïeul », était capable, par accès, « des larmes et des objurgations familières aux sensibilités du temps ». Sa femme, d’un bon cœur, mais très timide, est une figure assez effacée qui ne nous arrêtera pas. Deux fils et cinq filles furent le fruit de cette union. Percy Bysshe Shelley, l’aîné de la famille, est celui-là seul qui nous occupera. Sa première éducation fut toute féminine, mais il ne séjourna pas longtemps dans « cet innocent paradis ». Au premier contact du monde et de ses brutales réalités, cette « sensitive » allait être blessée. Un bon vieillard, vicaire de village, fut chargé de lui enseigner les rudiments du latin. D’une nature admirablement douée, le bambin – il avait à peine 6 ans – montrait une prodigieuse faculté d’assimilation et une mémoire telle, qu’il était capable de répéter mot pour mot, après une simple lecture, des poésies qu’il avait seulement parcourues. À 8 ans, il s’essayait à son tour à faire des vers, étonnant ses maîtres par sa facilité à les composer. Deux ans plus 159 tard il quittait le logis paternel, pour entrer à l’école de Sion House, à Islewort, près Brenfort. Il dut échanger, non sans regret, les caresses de ses sœurs pour les bourrades que ne lui ménagèrent pas ses camarades, fils, pour la plupart de boutiquiers de la Cité, et qui le raillaient pour ses délicatesses de petite fille, si différentes de leurs manières dures et grossières. Son cousin a narré, par le menu, les souffrances qu’il endura dans cet enfer. Nullement disposé à participer aux amusements de ses compagnons de chaîne, à leurs querelles ou à leurs jeux, confiné entre les quatre murs qui formaient une cour de cent pieds environ, avec un seul arbre au milieu, au lieu de respirer l’air pur des champs et de vagabonder dans les plantations et les parterres de la maison paternelle, Shelley fut la victime et le souffre-douleur de ces petits tyrans, qui déchargeaient sur lui leur mauvaise humeur en paroles amères et parfois en soufflets. Dès son arrivée, on l’avait tourmenté de questions ; quand il eut répondu à ses tortionnaires qu’il n’avait jamais joué ni à la toupie, ni aux billes, ni au cheval fondu, ni au saut à cloche-pied, qu’il ignorait jusqu’au base-ball et au cricket, tous ces garnements n’eurent pas assez de moqueries à l’adresse du nouveau-venu. Il prit le parti de leur opposer un mutisme dédaigneux ; loin d’eux, dans la solitude, il se soulageait en versant d’abondantes larmes. Quelqu’un qui vécut, à cette époque, dans sa familiarité, nous le dépeint de taille élevée pour son âge, mince et 160 délicat, d’une poitrine relativement étroite, le teint pur et rose, la figure plutôt allongée qu’ovale. Ses traits, sans être régulièrement beaux, étaient relevés par une profusion de cheveux noirs, soyeux qui bouclaient naturellement. L’expression de sa figure était celle d’une innocence et d’une douceur extrêmes. Ses yeux, bleus, étaient grands et proéminents ; ce qui, pour les phrénologistes, est l’indice d’une aptitude particulière pour la mémoire des mots. Quand il était plongé dans la rêverie, ce qui lui arrivait fréquemment, ses yeux semblaient hébétés et insensibles aux objets extérieurs ; dans d’autres moments, ils étincelaient du feu de l’intelligence. Il était peu travailleur, aimant mieux, pendant les heures d’étude, regarder passer les nuages ou voltiger les hirondelles, quand il ne griffonnait pas, sur ses livres d’école, de grossières esquisses des pins ou des cèdres du domaine natal, dont le souvenir le hantait. Il passait, auprès de ses condisciples, pour un être étrange, insociable ; et ses promenades solitaires le long d’un mur exposé au midi, son éloignement des plaisirs de son âge, ses rêveries vagues, et dont on avait peine à le tirer, fortifiaient cette opinion, qu’il ne cherchait aucunement, d’ailleurs, à modifier. Malgré sa paresse apparente, il fut toujours en avance sur ses camarades ; dévorant tous les livres qui lui tombaient sous la main, il se meublait le cerveau des récits les plus 161 fantastiques, ayant déjà un goût marqué pour l’étrange et le merveilleux, goût qu’il conserva jusque dans l’âge mûr. Les aventures invraisemblables, voire diaboliques, charmaient son imagination. Il croyait aux prodiges, aux apparitions, au pouvoir d’évoquer les morts ; pouvoir auquel il fera souvent allusion dans ses œuvres, alors même que se seront évanouies pour lui ces superstitions enfantines[4] . Il présentait le curieux phénomène du « dédoublement » de la personnalité. Il se plaisait à « être un autre ». Il rêvait tout éveillé, dans une sorte d’« abstraction léthargique », qui lui était habituelle. Après chaque accès, ses lèvres frémissaient, sa voix devenait tremblante d’émotion ; il entrait dans une espèce d’extase, pendant laquelle son langage était, d’après un de ses biographes, « plutôt d’un ange que d’un homme[5] ». Les contes de sorcellerie et les pratiques de magie noire le plongeaient dans le ravissement. Une fois, il perça le plafond d’un petit corridor, convaincu qu’il allait découvrir un cachot secret. Dans une mansarde inoccupée, murée depuis des ans, il ne doutait point qu’avait habité un vieil alchimiste, occupé à poursuivre le secret du grand œuvre. Dans l’étang de son village, une tortue aux proportions monstrueuses avait élu domicile, du moins en était-il persuadé ; et, dans la forêt voisine, un serpent âgé de plusieurs siècles, sautait en croupe des voyageurs attardés et affolait leurs montures. 162 Shelley ne se contentait pas de raconter à ses petites sœurs ces étranges et horrifiques choses, que son imagination, seule, avait enfantées, il les réalisait, les mimait, les vivait. On surprenait les fillettes, bizarrement costumées, escortant leur jeune frère, qui courait dans la cuisine, porteur d’un réchaud rempli d’alcool enflammé. Un soir, on vit au loin une lueur, puis un embrasement : c’était le bateau de l’étang qui flambait, le feu gagna la buanderie, puis une meule de fagots. Percy Shelley observait le spectacle de sa chambre et rayonnait. Il avait voulu « jouer à l’enfer », et il éprouvait comme une joie satanique à contempler cet incendie dont il était l’auteur. Peut-être y avait-il dans cet amour précoce du feu, ainsi que le remarque M. Koszul, l’un des présages de la carrière poétique de celui qui le chantera si bien plus tard : Si Shelley avait de l’enthousiasme pour Shakespeare, c’était le Shakespeare de Macbeth qui avait ses préférences, surtout à cause de la scène des sorcières qu’il imitait, en courant dans les couloirs du collège d’Eton, avec des bols de liquides enflammés. Il était entré à Eton au mois de juillet 1804 ; il y resta cinq années et quelques mois. On ne sait pas combien est beau le feu, le feu Dont chaque flamme est comme une pierre précieuse Qui se fondrait en lumière toujours changeante[6] . 163 À Eton, ses condisciples le ridiculisaient, le couvraient d’injures et de boue. « Je l’ai vu, rapporte un témoin de ces persécutions enfantines, enveloppé, hué, harcelé, comme un taureau furieux ; et, à cette distance (quarante ans plus tard), il me semble entendre encore retentir à mes oreilles le cri que poussait Shelley dans le paroxysme de sa rage. » On ne l’appelait plus que le fou Shelley (mad Shelley). L’infortuné gamin avait heureusement trouvé un protecteur et un ami, en la personne d’un savant médecin et chimiste, le docteur James Lind, qu’il devait célébrer maintes fois dans ses vers. Lind inspira à Shelley, une véritable passion pour les recherches scientifiques et notamment pour la chimie. Il dira bientôt qu’il apportait à l’étude des vieux livres de magie et de chimie « un enthousiasme émerveillé qui atteignait à la croyance ». Surpris par un de ses maîtres, au moment où il faisait tourner la manivelle d’une machine électrique, il répondit, sans le moindre embarras, qu’il évoquait le diable ! Est-ce le docteur Lind qui l’orienta dans cette voie ? Doit-on voir en ce « bon sorcier » le mauvais génie de Shelley ? Toujours est-il que d’aucuns l’ont accusé d’avoir appris à Shelley à maudire non seulement son roi, mais encore son père. À en croire l’enfant, sir Timothy – le père de Shelley – aurait encouru sa haine, parce qu’il avait conçu le projet de le faire enfermer dans une maison de fous ; mais entendons ses allégations : 164 « Pendant mes vacances d’Eton, conte Shelley, après une sérieuse maladie, durant les fêtes, comme j’étais en convalescence d’une fièvre qui m’avait attaqué le cerveau, un serviteur entendit mon père parler avec quelqu’un de m’envoyer à une maison de fous. J’étais très aimé de nos serviteurs, si bien que ce garçon vint me trouver au lit et me raconter la chose. Mon horreur ne saurait s’exprimer, et j’aurais pu véritablement devenir fou, s’ils avaient persévéré dans leur inique projet. J’avais une espérance. Je possédais trois pounds de monnaie, et, avec l’aide du serviteur, je pus envoyer un exprès au docteur Lind. Il vint et je n’oublierai jamais sa conduite en cette occasion. Sa profession lui donnait de l’autorité ; son amour pour moi, du courage. Il défia mon père d’exécuter ce dessein, et son défi eut l’effet désiré. » Ne prenons pas trop à la lettre ces déclarations. Au surplus, devons-nous croire sur parole le principal intéressé ? Qui n’entend qu’une cloche… Il faut convenir que le jeune Shelley se livrait à de singulières occupations, qui n’étaient pas le fait d’un esprit bien équilibré. Sous prétexte de vérifier les dires des alchimistes, il tentait des expériences, qui n’étaient pas toujours sans danger. Tantôt on le voyait, armé du microscope solaire, mettre le feu à une traînée de poudre aboutissant à un vieux tronc d’arbre qu’elle enflammait ; tandis que d’autres fois, pendant que tout le monde reposait, il s’amusait, dans sa chambre, à renverser une poêle à frire, 165 pleine de substances chimiques, dont la détonation réveillait toute la maison. Il continuait, pendant les vacances, les travaux qu’il avait commencés au collège, et paraissait éprouver une jouissance à émerveiller et surtout à effrayer ses sœurs. L’une d’elles nous a livré ses impressions, dans cette curieuse relation, qui mérite d’être tout au long rapportée : « J’avoue, écrit Miss Hellen, que le plaisir était entièrement paralysé, pour moi, par la crainte. Toutes les fois qu’il venait à moi avec son morceau de papier blanc sous le bras, son fil de laiton et sa bouteille (si j’ai bonne mémoire), le cœur me battait de frayeur à son approche, mais la honte me faisait taire ; alors toutes, en aussi grand nombre qu’il en pouvait réunir, nous étions placées, la main dans la main, autour de la table, pour être électrisées, mais quand je lui entendais déclarer que les engelures devaient être guéries par ce moyen la terreur dominait tout autre sentiment, et je m’abandonnais à son expression. « Ses mains et ses habits étaient constamment tachés et rongés par les acides, et il semblait probable que quelque jour la maison serait incendiée, ou que quelque sérieux accident arriverait à lui ou aux autres, par suite de l’explosion des combustibles. Il racontait lui-même, dans la suite, avec horreur, qu’il avait avalé, par accident, de l’arsenic à Eton, et qu’il craignait de ne jamais se remettre entièrement de la secousse qu’en avait éprouvée sa constitution. » 166 Il arriva ce qui devait arriver : les expériences de Shelley finirent par inspirer une telle terreur aux régents d’Eton, que la chimie fut rigoureusement interdite à l’école. Shelley quittait bientôt le collège, où il ne pouvait se livrer à ses périlleuses fantaisies, pour entrer à l’Université d’Oxford. Il s’y fit bientôt remarquer par ses excentricités, portant des collets rabattus à la Byron, une veste bleue, aux boutons étincelants d’acier ; une chevelure longue et touffue, sous un petit chapeau rond, coiffait sa petite tête ronde. Dans cet accoutrement, il lisait ou discutait à haute voix, dans les rues ou sur les places publiques de la ville universitaire. Il se plaisait à des mystifications du genre de la suivante. Un jour, au retour d’une promenade avec un ami, au cours de laquelle ils avaient agité les plus graves problèmes platoniciens, les deux condisciples rencontrent une femme portant un enfant dans les bras. – Votre enfant, lui dit Shelley, sans autre préambule, nous dira-t-il quelque chose sur la préexistence des âmes ? Abasourdie, on l’eût été à moins, l’interpellée reste coite. Shelley réitère sa question. – L’enfant ne parle pas encore, répond la femme sur le ton le plus naturel. – Tant pis, tant pis ! reprend Shelley. Il pourrait parler, s’il le voulait ; mais il s’imagine qu’il ne le peut. Sot caprice de sa part ! Il n’a que quelques semaines 167 apparemment ; il ne saurait avoir oublié, en si peu de temps, l’usage de la parole. C’est tout à fait impossible. – Ce n’est pas à moi, répliqua la bonne femme, à discuter avec vous ; mais ce que je puis vous affirmer, c’est que je ne l’ai jamais entendu parler, pas plus qu’aucun enfant de son âge. Shelley se tournant alors vers son compagnon : « Que le silence de ces nouveau-nés est agaçant ! lui ditil le plus sérieusement du monde. Il n’en est pas moins certain, malgré leur malice entêtée, à cacher la vérité, que toute connaissance n’est que réminiscence. Cette doctrine est bien plus ancienne que Platon, aussi ancienne que la véritable allégorie qui nous apprend que les Muses sont les filles de la Mémoire : on n’a jamais dit que l’une des neuf Muses fût l’enfant de l’invention. » Chatterton avait mis à la mode la mystification ; Shelley, son admirateur, se montrait, à l’occasion, un de ses fervents disciples. C’est pendant qu’il était à Oxford, qu’il fut repris de ces « profonds et courts sommeils, qui le saisissaient inopinément dans la soirée, qui le couchaient la tête près du feu, et dont il sortait, la nuit venue, l’esprit débordant de rêve ». Déjà, dans son enfance, il avait eu des accès de somnambulisme, dont le réveil était si angoissant, qu’il en restait tremblant pendant des heures. C’est encore à Oxford qu’il éprouva pour la première fois, la sensation du « déjà 168 vu », « une forme de l’inattention à la vie », comme M. Bergson qualifie ce phénomène[7] . Plus tard, il aura des hallucinations des plus caractérisées ; il sera repris de ces sommeils léthargiques, qui le séparaient du reste du monde et qui pouvaient bien être des accès du mal caduc fruste. À d’autres périodes de sa vie, on nous le présente comme atteint de « spasmes mystérieux », qu’il est évidemment assez malaisé d’identifier, mais qui n’excluent pas l’hypothèse que nous venons d’émettre. On a parlé aussi de sa mélancolie, de cette « indicible expression de tristesse tragique », qui se lisait parfois sur la face du poète. En 1813, déjà souffrant de ses incertitudes, Shelley chante l’insondable néant de la mort. S’il ne va pas jusqu’à songer au suicide, il veut, au besoin, avoir à sa portée la possibilité de s’évader de cette vallée de larmes. « Je n’ai pas besoin de vous dire, écrit-il à un ami, auquel il demande de lui procurer de l’acide prussique, poison des plus violents, comme l’on sait, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai pour le moment aucune intention de suicide ; mais j’avoue que ce sera pour moi un soulagement d’avoir en ma possession cette clef d’or de la chambre de l’éternel repos. » La mort de sa femme l’avait jeté dans un trouble mental momentané. Un coup, non moins terrible pour son cœur, vint ébranler sa constitution affaiblie : après sept mois de grossesse, sa seconde femme accouchait d’une frêle petite 169 fille, qui mourait au bout de deux semaines. La perte d’un autre fils, qui succombait quelques années plus tard, eut un retentissement sur sa santé, dont il eut peine à se remettre. Il était alors à Rome, les médecins voulaient l’envoyer en Afrique ou en Espagne. Il se refusa à quitter l’Italie, où il avait réussi à se gagner de solides sympathies, qui ne lui manquèrent pas dans les heures de tristesse. Le professeur Vacca, qui conçut le projet de lui faire élever un monument dans le Campo-Santo de Pise, s’était montré parmi les plus attachés au poète ; sur ses conseils, celui-ci, laissant de côté les drogues dont on l’avait jusqu’alors accablé, s’en remit à la nature du soin de sa guérion[8] . Il voulut essayer, toutefois, d’une cure thermale, mais il revint des bains de San-Giuliano à peu près dans l’état où il y était arrivé. Il n’éprouvait, à l’entendre, de soulagement qu’au large, sur la mer, dont la brise vivifiante le ranimait. Shelley passait la plus grande partie de sa vie sur l’eau, sur la Tamise, puis sur le lac de Genève et, en dernier lieu, sur les lacs d’Italie. Cette passion devait lui être funeste. On connaît sa fin tragique. Il s’était embarqué, avec deux de ses amis, par un gros temps, dans une méchante barque ; on fut sans nouvelles des voyageurs pendant plusieurs jours ; on persistait, néanmoins à espérer, contre l’espérance même. Le corps de Shelley fut enfin trouvé sur le rivage, près de Viareggio : la figure, les mains, toutes les parties qui 170 n’étaient pas protégées par les vêtements, n’avaient plus de chair. « Sa taille élevée et mince, écrit celui qui fut appelé à l’examiner, la jaquette, le volume d’Eschyle dans une poche, et les poèmes de Keats dans l’autre, pliés en double, comme si le lecteur, au milieu de sa lecture, l’eût serré[sic] rapidement, tout cela m’était trop familier pour me laisser le moindre doute sur ce cadavre mutilé. » Le corps de Williams (qui accompagnait Shelley dans ce voyage suprême) plus mutilé encore, fut retrouvé sur le rivage, à trois milles de distance de celui de Shelley. Williams était le seul des trois qui sût nager et il est probable qu’il avait survécu le dernier. Shelley déclarait qu’en cas de naufrage, il mourrait sur le coup et ne mettrait pas d’autres vies plus précieuses en péril, pour sauver la sienne, qui lui paraissait sans valeur. Ce ne fut que trois semaines après le naufrage du bateau que l’on retrouva, à l’état de squelette, le corps de Charles Vivian, à quatre milles des deux autres… L’auteur de ce récit se chargea, pour obéir à la loi toscane, de brûler les corps. Byron voulut, dit-il, qu’on renouvelât, dans cette circonstance, les rites antiques. Il fit disposer, a-t-on dit, les restes de son ami sur un bûcher, élevé le long du rivage, comme celui de Patrocle, et, tandis que la flamme faisait son office, il pontifiait en récitant des vers de l’Iliade. La vérité est légèrement différente, si nous suivons la relation, plus vraisemblable, que nous avons sous les yeux. 171 Lorsque Byron, dit Trelawny, vit la masse informe des os et ce qui restait des os de Williams : « Est-ce là, s’écria-t-il, un cadavre humain ! C’est plutôt la carcasse d’un mouton ou d’un autre animal, que celle d’un homme. Quelle satire de notre orgueil et de notre folie ! » Il demanda à garder le crâne de Shelley ; mais comme on se souvint qu’il avait transformé en verre à boire un crâne qui lui avait été confié on ne voulut pas exposer celui de Shelley à cette profanation sacrilège. Le corps fut tout entier déposé dans la fournaise. Quand le feu fut mis, on versa sur le corps de Shelley « plus de vin qu’il n’en avait consommé pendant sa vie. Ce vin, avec l’huile et le sel, entretint une flamme jaune et tremblotante. La chaleur du feu était si intense, que l’atmosphère grésillait et ondoyait autour du bûcher ; le corps s’effondra et le cœur fut mis à nu[9] . « L’os frontal du crâne, à l’endroit où la pioche l’avait atteint, se détacha et, comme le derrière de la tête s’appuyait sur les barres du fond de la fournaise, la cervelle bouillit littéralement et frétilla comme dans un chaudron pendant quelque temps ». Byron, ne pouvant supporter plus longtemps cet affreux spectacle, regagna à la nage le bateau qui l’avait amené. « Trembler un instant, luire et disparaître[10] », tel a été le sort de l’auteur de Prométhée. Et devant l’horreur macabre de sa fin, comme on comprend le sentiment qu’a exprimé 172 Oscar Wilde dans le sonnet qu’il composa à Rome devant la tombe de son illustre et malheureux compatriote : Notes : 1. ↑ A. Koszul, La Jeunesse de Shelley, Paris, 1910. 2. ↑ Histoire de la littérature anglaise, IV, 297 et suiv. 3. ↑ Félix Rabbe, Shelley, sa vie et ses œuvres, 1887. 4. ↑ Rabbe, loc. cit. 5. ↑ T. Medwin, The life of P. B. Shelley. London, 1847, 2 vol. 6. ↑ La Sorcière de l’Atlas, 27. 7. ↑ Cf. Revue philosophique, décembre 1908. 8. ↑ À une certaine époque, il avait eu la velléité de suivre la carrière médicale ; il avait, dans ce but, suivi régulièrement les leçons d’anatomie du fameux Abernethy et assisté aux séances de dissection, à l’hôpital Saint-Barthélemy. Il voyait surtout dans la médecine le sacerdoce et l’occasion de faire le bien. 9. ↑ Les seules portions qui ne furent pas consumées furent quelques fragments d’os de la mâchoire et du crâne ; le cœur fut retiré intact et, en le retirant, Trelawny se brûla grièvement la main. Les cendres furent déposées dans le cimetière protestant de Rome, à côté de celles de John Keats. 10. ↑ Shelley, Ode au ciel. 11. ↑ Cf. The grave of Shelley in Poems of Oscar Wilde, éd. Tauchnitz, p. 157. Trad. libre : Ah ! doux en vérité de reposer dans le sein – de la Terre, grande mère de l’Éternel sommeil, – mais combien plus doux eût été pour toi une tombe sans repos – dans la caverne bleue d’un Ah ! sweet indeed to rest within the womb Of Earth, great mother of eternal sleep, But sweeter far for thee a restless tomb In the blue cavern of an echoing deep, Or where the tall ships founder in the gloom Against the rocks of some wave-shattered steep[11] . 173 retentissant abîme, – ou bien, là où les grands vaisseaux sombrent dans les ténèbres – contre les rocs de quelque précipice battu des vagues. 174 BAUDELAIRE Se confiant un jour à Georges Barral, qui nous a rapporté le propos, Baudelaire disait : « J’ai un tempérament exécrable, par la faute de mes parents. Je m’effiloche à cause d’eux. Voilà ce que c’est d’être l’enfant d’une mère de vingt-sept ans et d’un père de soixante-deux ! Union disproportionnée, pathologique, sénile. Pense donc, trentecinq ans de différence ! Tu me dis que tu fais de la physiologie avec Claude Bernard, demande donc à ton maître ce qu’il pense du fruit hasardeux d’un tel accouplement. » Dans un de ses cahiers de notes, il consignait : « Mes ancêtres, idiots ou maniaques, tous victimes de terribles passions. » Assertion vague et dont on ne saurait faire état ; mais il nous revient, d’autre part, que sa mère, que son frère sont morts hémiplégiques. M. Baudelaire père aurait succombé, lui aussi, à la paralysie. Il y a là une prédisposition morbide dont il sied de tenir compte : la fatalité héréditaire réclame toujours ses droits. Charles Baudelaire, à sa naissance, n’était pas d’une vitalité exubérante ; son tempérament ne se fortifia guère pendant les premières années de son existence qui s’écoulèrent dans un sombre appartement de la rue Hautefeuille[1] . 175 Les condisciples de Baudelaire jeune nous le montrent à la fois violent et mélancolique, offrant un curieux mélange de cynisme affecté et d’exaltation mystique ; lui-même mentionne ces « lourdes mélancolies » qui s’observent à la puberté, mais s’allient mal avec le caractère batailleur qui lui faisait livrer à ses camarades, voire à ses professeurs, des assauts dont il se montrait fier. D’une grande distinction native, il se remarquait entre tous par ses manières aristocratiques, son dandysme à la Byron. Cette affectation byronienne, Baudelaire la manifesta dès le collège, et les vers de sa première manière, ses vers de lycéen portent trace de cette empreinte : Visiblement, nous sommes à l’époque de René, de Joseph Delorme, dont l’adolescent subit nettement l’influence ; mais on constate, en outre, dans cette poésie, l’effet de l’âge et de la clôture, chez un enfant au système nerveux délicat et affiné. N’est-ce pas qu’il est doux, maintenant que nous sommes Fatigués et flétris comme les autres hommes, De chercher quelquefois à l’Orient lointain Si nous voyons encor les rougeurs du matin ; Et, quand nous avançons dans l’humaine carrière, D’écouter les échos qui charment en arrière Et les chuchotements de ces jeunes amours Que le Seigneur a mis au début de nos jours ? 176 Quelqu’un qui l’approchait à cette date, le trouve « attristé, aigri » ; mais la note mélancolique domine, ainsi que l’atteste cette pièce de 1838 ou 39 : On a parlé d’une aventure, où l’inversion sexuelle aurait joué un rôle et à la suite de laquelle Baudelaire aurait quitté le lycée en plein cours de l’année scolaire ; nous préférons croire que c’est une calomnie injurieuse et n’en voulons retenir que l’exaltation de sensibilité dont s’avéraient les premiers indices. Quand on a sous les yeux un portrait de Baudelaire, ce qui attire tout d’abord, dans cette physionomie expressive, c’est, après les grands yeux sombres, « caressants et Tout à l’heure je viens d’entendre Dehors résonner doucement Un air monotone et si tendre Qu’il bruit en moi vaguement. Une de ces vielles plaintives, Muses des pauvres Auvergnats, Qui jadis, aux heures oisives, Nous charmaient si souvent, hélas ! ........................................ Et, sur l’espérance détruite, Le pauvre s’en fut tristement ; Et moi je pensais tout de suite À mon ami que j’aime tant… 177 songeurs », le nez aux arêtes fines mais qui se dilate, s’arrondit à la base ; les narines à la fois gonflées et palpitantes. « Mon âme voltige sur les parfums, comme l’âme des autres hommes voltige sur la musique. » Par ces lignes célèbres d’un de ses Poèmes en prose, et dans les vers nostalgiques de La Chevelure : Baudelaire a marqué la sensibilité extrême de son odorat. La femme aimée, il se plaît à la respirer, autant et plus qu’à la contempler : De sa maîtresse noire, ce qui l’enchante, ce qui l’enivre, ce sont les émanations qui se dégagent d’elle : Comme d’autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour, nage sur ton parfum… Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne, Je respire l’odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux, Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone… Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! Ô boucles, ô parfum chargé de nonchaloir, Extase ! Pour peupler, ce soir, l’alcôve obscure Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l’air, comme un mouchoir. 178 Et ailleurs : Ici, nous saisissons sur le vif le mécanisme des impressions visuelles ou auditives, sur son cerveau ; mais comme il exprime magnifiquement, dans ce qui suit, cette correspondance entre la nature matérielle, couleurs ou parfums, et l’autre, toute spirituelle, des pensées et des sentiments ! Écoutez-le, toujours s’adressant à son amie, Jeanne la mulâtresse, dont l’odeur évoque en lui des paysages lointains, autrefois entrevus : La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique[2] ! Lecteur, as-tu quelquefois respiré, Avec ivresse et lente gourmandise, Le grain d’encens qui remplit une église, Ou d’un sachet le musc invétéré ? Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré. Guidé par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et de mâts, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l’air et m’enfle les narines, Se mêle dans mon âme aux chants des mariniers. 179 On a dit de Baudelaire que, s’il est resté à peu près isolé de son vivant, il a fait école après sa mort : il est incontestablement le père spirituel de toute une lignée d’âmes contemporaines, et si les décadents et les symbolistes venaient, par hasard, à le renier, ils passeraient à bon droit pour de bien mauvais fils. Baudelaire a été un des premiers à avoir le goût de la transposition, « cette tendance… qui consiste à intervertir les rôles, à appliquer… les attributs d’un genre à un autre genre, qui lui sera parfois absolument contradictoire[3] ». On a cru longtemps à un procédé littéraire ; on ne comprenait pas Th. Gautier, on ne le croyait pas, quand il se vantait d’être « un homme pour qui le monde visible existe[4] » ; quand il déclarait rechercher « les épithètes moulées sur nature… les phrases à riches draperies, où l’on sent le nu sous l’étoffe, les muscles sous la pourpre[5] ». On souriait, quand on lisait, en tête de l’un de ses fragments d’Émaux et Camées, ce titre bizarre de prime abord : Le Poème de la femme, Marbre de Paros ; ou lorsque, empruntant aux méthodes et à la langue musicales, ce parfait « magicien ès lettres » composait ses Variations sur le Carnaval de Venise, ou sa Symphonie en blanc majeur. Sainte-Beuve, d’ordinaire si perspicace, n’y voyait qu’un empiètement d’un art sur l’autre, alors qu’il s’agit simplement d’un phénomène physiologique qui, s’il ne va pas jusqu’à la pathologie, ne se présente du moins que chez certains sujets spécialement organisés. 180 Flaubert ne manquait pas de « produire son effet », quand il clamait, dans son « gueuloir » de Croissy, ses théories sur ce chapitre : « L’histoire, l’aventure d’un roman, s’écriait-il, ça m’est bien égal : j’ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple, dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary je n’ai eu que l’idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes. L’affabulation à mettre là-dedans me faisait si peu que, quelques jours avant de me mettre à écrire le livre, j’avais conçu Madame Bovary tout autrement : ça devait être dans le même milieu et la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste… Et puis j’ai compris que ce serait un personnage impossible[6] . » L’homme qui disait cela était le même qui s’inquiétait de certaines modulations du langage, insaisissables à toute autre oreille que la sienne, qui travaillait une page « huit jours entiers » pour détruire une assonance : « tant pis pour le sens ; le rythme avant tout », proclamait-il en toute conviction. Dans une de ces heures d’abandon qui, chez ce probe artiste, revenaient fréquemment, l’auteur de Salammbô confiait à Th. Gautier : « Je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire et j’ai toutes mes chutes de phrases » ; à quoi le poète d’Émaux et Camées répliquait sur un ton de raillerie : « Il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a pas encore faites ! Il a ses chutes, comme c’est drôle ! » Or, 181 nul plus que Gautier, à part les décadents, qui ont vraiment exagéré, et à dessein, le système, n’a usé de cette interversion des genres, qu’il reprochait à Flaubert : ne s’est-il pas souvent servi de sa plume comme d’un pinceau ? L’auteur d’Albertus avait, on le sait, de réelles dispositions pour la peinture. Baudelaire, avec son habituelle pénétration (n’avait-il pas deviné Wagner et Manet, Corot et Daumier ?), Baudelaire avait constaté le phénomène, en avait noté toutes les phases ; et l’explication qu’il en donne ressemble à une quasi-divination. Il observe qu’« aujourd’hui (c’est-à-dire au temps où il écrit), chaque art manifeste l’envie d’empiéter sur l’art voisin : les peintres introduisent des gammes musicales dans la peinture ; les sculpteurs, des couleurs dans la sculpture ; les littérateurs, des moyens plastiques dans la littérature, et d’autres artistes, une sorte de philosophie encyclopédique dans l’art plastique lui-même ». Et la cause de ces empiètements, il faut, selon lui, la chercher dans « la fatalité des décadences[7] ». Les savants n’ont fait qu’apposer une étiquette sur cette forme de la névrose, – encore employons-nous ce mot, faute d’en trouver un de mieux approprié dans l’espèce, – qui a été décrite et analysée sous le nom d’audition colorée. Mais à la définition scientifique[8] , combien nous préférons celle qu’en a donnée Baudelaire, dans son poème intitulé précisément Correspondances, qu’il est indispensable de citer intégralement : 182 Tel paysage rappelle une mélodie, telle poésie évoque tel paysage ; tel motif de Weber fait songer à telle peinture de Puvis de Chavannes : ces interversions, ces transpositions, sont-elles l’indice d’une perversion cérébrale ? Le terme est gros. En réalité, la cause du phénomène nous échappe et ceux-là ne nous renseignent pas mieux qui nous disent, qu’il ne s’agit là que d’« une très fine et subtile association d’idées[9] ». Quoi qu’il en soit, la littérature a tiré les plus La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’homme y passe à travers des foules de symboles Qui l’observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui, de loin, se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, Et d’autres, corrompus, riches et triomphants. Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. 183 heureux effets de cette confusion des sens, involontaire ou voulue[10] . Ce phénomène, y a-t-il lieu d’être surpris de le constater chez l’homme amoureux de symboles, qui a possédé, mieux que personne, « l’art de dégager l’idée du réel, de condenser l’abstraction dans une allégorie vivante », chez celui qui a voulu : Et le mot nouveau, encore a-t-il bien soin de le souligner. Celui-là devait aussi rechercher les artifices du style, jusqu’alors inconnus ou presque, comme il a poursuivi tout ce qui ne vaguait pas dans les sentiers battus, témoignant d’un goût déclaré pour le factice, le singulier. Car il avait le dégoût, plus que la haine, de la nature : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable[11] . » La nature étant laide et vulgaire, à son sens, il faut la corriger, l’embellir par les artifices de la toilette, de la parure, du maquillage. Un de ses personnages, en qui il s’incarne, Samuel Cramer déclare qu’il « repeindrait volontiers les arbres et le ciel[12] ». Il arrive à énoncer ces axiomes : « Le beau est toujours bizarre… Plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible[13]… L’extraordinaire, le contre-nature, voilà ce qui est véritablement beau. » Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau. 184 Les jeunes femmes-phénomènes, les négresses, les naines, toutes celles qui présentaient une difformité physique, ont eu ses préférences[14] . « Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement, sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté[15] . » Adversaire de l’utilitarisme, il se refuse à voir dans l’amour un agent de reproduction. La maternité lui répugne, il n’y découvre que « les hideurs de la fécondité[16] ». Écoutez ce qu’il dit de son héros favori : « Ses sens se satisfaisaient surtout par l’admiration et l’appétit du Beau ; il considérait la reproduction comme un vice de l’amour, la grossesse comme une maladie d’araignée[17] . » Son indulgence, sa pitié vont aux « femmes damnées », prêtresses de Sapho et filles de Lesbos, qu’il transmue en affamées d’idéal, « chercheuses d’infinis ». J’eusse aimé vivre aux pieds d’une jeune géante… Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres, De la réalité grands esprits contempteurs, Chercheuses d’infinis… Vous que dans notre enfer mon âme a poursuivies, 185 Lui aussi, il est en quête d’un idéal, poursuivi avec acharnement et jamais atteint : Baudelaire s’est efforcé de jouir à la fois par les sens et par le cerveau. Quoiqu’il se défendît d’aimer les femmes[19] , il leur savait gré des voluptés qu’elles procurent. « Qu’est-ce que l’enfant aime si passionnément dans sa mère, dans sa bonne, dans sa sœur aînée ? Est-ce simplement l’être qui le nourrit, le peigne, le lave et le berce ? « C’est aussi la caresse et la volupté sensuelle. Pour l’enfant cette caresse s’exprime, à l’insu de la femme, par toutes les grâces de la femme. Il aime donc sa mère, sa Pauvres sœurs, je vous aime, autant que je vous plains, Pour vos mornes désirs, vos soifs inassouvies… Que tu viennes du Ciel ou de l’Enfer, qu’importe, Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu ! Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ? De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène, Qu’importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! – L’univers moins hideux et les instants moins lourds[18] ? 186 sœur, sa nourrice, pour le chatouillement agréable du satin, de la fourrure, pour le parfum de la gorge et des cheveux… pour tout le mundus muliebris, commençant à la chemise et s’exprimant même par le mobilier où la femme met l’empreinte de son sexe[20] . » Nous avons déjà relevé combien l’odorat était affiné chez Baudelaire ; le sens du toucher ne l’était pas moins. Entre autres animaux, il aimait caresser les chats, dont la toison lui chatouillait délicieusement l’épiderme : Mais les félins, sournois et cruels, l’attiraient surtout par ce qu’ils mêlent de sadisme à leurs amoureuses conjonctions. Un de ceux qui ont connu Baudelaire a conté, à cet égard une anecdote caractéristique. C’était au temps où l’auteur des Fleurs du mal habitait encore Paris. « Ce jour-là, en entrant chez lui, conte Th. de Grave, je le trouvai penché sur sa table de travail, sa main droite courant sur le papier avec une activité fébrile ; tandis que, de temps en temps, sa main gauche plongeait dans l’épaisse fourrure d’un gros chat angora, paresseusement étendu à côté de son maître sur un coussin moelleux. Au bruit que je fis en m’approchant, le chat releva la tête, exprima sa colère par quelques jurons (sic) et tout en agitant la queue comme un Mes doigts caressent à loisir Ta tête et ton dos élastique ; Ma main s’enivre du plaisir De palper ton corps électrique. 187 serpent décapité, il quitta le coussin et disparut sous un meuble… J’encourageai sa fuite en lui faisant entendre de très près, mais simplement pour l’effrayer, le sifflement aigu d’une canne flexible… cela suffit pour qu’il ne reparût plus. – Vous n’aimez pas Tibère, me dit Baudelaire, en me tendant la main ; mais il ne vous aime pas non plus, ajoutat-il, en souriant. – J’avoue que je n’aime pas les chats. – Mon cher ami, les chats, croyez-le bien, ne sont pas aussi bêtes qu’ils en ont l’air, surtout celui-là. Ce gaillard-là comprend toutes les voluptés et, hier encore, il m’a donné le réjouissant spectacle de la cruauté la plus raffinée. Figurezvous qu’il m’a apporté ici même une petite souris, gentille au possible, qu’il avait prise je ne sais où ; il l’a lâchée dans mon cabinet et il a mis deux heures pour la tuer… c’est un délicat ! – Et vous avez laissé faire ce monstre ? – Mon cher ami, la cruauté est, en réalité, la seule chose raisonnable qui rapproche l’homme de l’animal. – Et c’est pour cela, sans doute, que vous avez donné un nom d’homme à votre chat, car vous l’appelez Tibère ? – C’est plus qu’un nom d’homme, c’est celui d’un empereur. D’ailleurs, Tibère est absolument organisé comme tous les êtres que le destin a fait supérieurs : il n’obéit qu’à ses instincts. Quelquefois il va peut-être un peu loin, mais cela l’amuse tant ! Et le poète se prit à rire, d’un 188 éclat de cette voix stridente et métallique que se rappellent ses amis… » On peut sourire, quant à nous, nous découvrons là un trait de caractère qui va s’accuser tant dans les confidences qui ont échappé à l’intéressé, que dans les circonstances de sa vie où il s’est livré sans contrainte. « Cruauté et Volupté, sensations identiques comme l’extrême chaud et l’extrême froid » : Baudelaire offre une curieuse alliance de ces deux éléments, de ces deux pôles, en apparence éloignés et si souvent contigus. Il était à la fois mystique et érotomane. On s’est essayé à soutenir cette thèse étrange, que Baudelaire est mort vierge : le vénéré Nadar, qui se flattait d’avoir vécu dans son intimité, avait là-dessus une conviction que, maintes fois, il tenta de nous faire partager. À l’entendre, le poète des Fleurs du mal, tout comme Newton et peut-être Pascal, serait mort sans avoir eu commerce charnel avec Ève. Que Baudelaire ait connu la femme, cela résulte, à l’évidence, des multiples documents que nous ont conservés ses biographes, des nombreuses dépositions des témoins de sa vie. Il eut des liaisons, pour la plupart éphémères, des aventures d’une nuit ou d’une semaine, jusqu’au jour où il fut pris jusqu’aux moelles par une de ces « gaupes » qu’il a vertement stigmatisées. 189 Au fond, il méprisait la femme, sa frivolité d’esprit, son « éternelle niaiserie ». Il ne goûtait en elle que le charme, plus ou moins malfaisant, capable de le dérider un instant, ou d’alimenter sa verve poétique. Toi qui, comme un coup de couteau, Dans mon cœur plaintif es entrée ; Toi qui, comme un hideux troupeau De démons, vins, folle et parée, De mon esprit humilié Faire ton lit et ton domaine, – Infâme à qui je suis lié Comme le forçat à la chaîne, Comme au jeu le joueur têtu, Comme à la bouteille l’ivrogne, Comme aux vermines la charogne, – Maudite, maudite sois-tu[21] ! Sois charmante et tais-toi !… Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge, Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe, Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils[22] ! 190 Sa misogynie hautaine, nous la trouvons exprimée dans une épître qu’il adressait à une des rares femmes qui se soient montrées pitoyables à ce cœur désenchanté. « Vous m’oublierez, vous me trahirez, écrivait-il à l’aimée du moment ; celui qui vous amuse vous ennuiera. Et j’ajoute aujourd’hui : celui-là seul souffrira qui, comme un imbécile, prend au sérieux les choses de l’âme. Vous voyez, ma bien belle chérie, que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes ; bref, je n’ai pas la foi ; vous avez l’âme belle, mais en somme, c’est une âme féminine. » Un homme comme Baudelaire ne pouvait s’attarder à un amour raisonnable, bourgeois. Son goût des jouissances rares devait l’entraîner à des fantaisies bizarres, auxquelles il affectait de mêler une pointe de sadisme. On a souvent rappelé cette aventure. « Un soir, conte un de ses familiers, nous nous trouvions dans je ne sais quelle brasserie, et le poète des Fleurs du mal racontait je ne sais quoi… d’énorme. « Une femme blonde, assise à notre table, écoutait tout cela les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Tout à coup, le narrateur s’interrompant, lui dit : “Mademoiselle, vous que les épis d’or couronnent et qui, si superbement blonde, m’écoutez avec de si jolies dents, je voudrais mordre dans vous ; et si vous daignez me le permettre, je vais vous dire comment je désirerais vous aimer. Au reste, vous adorer autrement me semblerait, je vous l’avoue, assez banal. Je voudrais vous lier les mains et vous pendre par les poignets 191 au plafond de ma chambre, alors, je me mettrais à genoux et je baiserais vos pieds nus.” « Frappée de terreur la blonde s’enfuit. « Le poète était très sincère. Il ne l’avait rêvée, pendant un moment, que pendue ; il nous en parla jusqu’à minuit. – “Petite sotte, dit-il en s’en allant, cela m’eût été fort agréable[23].” » Est-ce le langage d’un sadique ou d’un mystificateur ? Baudelaire fut, croyons-nous, l’un et l’autre. Incontestablement, c’était un algomane, pour qui la volupté est la « torture des âmes ». Dans cet autre poème admirable qu’est Une Martyre, Baudelaire paraît se complaire dans les détails à la fois voluptueux et sanglants : Et pour mêler l’amour avec la barbarie, Volupté noire ! Des sept péchés capitaux, Bourreau plein de remords, je ferai sept couteaux Bien affilés, et, comme un jongleur insensible, Prenant le plus profond de ton amour pour cible, Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant, Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant[24] ! Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandon La secrète splendeur et la beauté fatale 192 La curiosité du poète s’exacerbant, il cherche, il veut pénétrer le mobile de ce mystère : Si ce n’est là du sadisme, cela y ressemble fort. Faut-il encore que nous évoquions le personnage de Mademoiselle Bistouri, cette singulière fille qui, amoureuse Dont la nature lui fit don ; Un bas rosâtre, orné de coins d’or, à la jambe, Comme un souvenir est resté ; La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambe, Darde un regard diamanté. Le singulier aspect de cette solitude Et d’un grand portrait langoureux, Aux yeux provocateurs, comme son attitude,

Révèle un amour ténébreux.

........................................ L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante, Malgré tant d’amour, assouvir, Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante L’immensité de son désir ? Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides Te soulevant d’un bras fiévreux, Dis-moi, tête effrayante, a-t-il, sur tes dents froides, Collé les suprêmes adieux[25] ? 193 d’un carabin, souhaite qu’il vienne chez elle en costume de travail, avec même un peu de sang sur son tablier[26] ? Mais il est une autre page, plus ignorée celle-là, où Baudelaire donne de l’amour la définition qu’il en conçoit, et il se trouve qu’il n’est point description plus réaliste, plus réelle, pour mieux dire, du sadisme, tel que le comprennent les psychiatres. La page est un peu longue, mais qui songerait à s’en plaindre ? Les anthologies ne sauraient la recueillir, elle est pourtant de celles qui doivent être précieusement enchâssées dans un écrin : « Je crois, ainsi s’exprime Baudelaire[27] , que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l’autre. Celui-là ou celle-là, c’est l’opérateur ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime. « Entendez-vous ces soupirs, prélude d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire que la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se raidissent comme sous l’action d’une pile galvanique, l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d’aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le 194 voilà qui ne porte plus qu’une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège, en appliquant le mot extase à cette sorte de décomposition. Épouvantable jeu, où il faut que l’un des joueurs perde le gouvernement de soi-même ! « Une fois, il fut demandé devant moi en quoi consistait le plus grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement : À recevoir, et un autre : À donner. – Celuici dit : Plaisir d’orgueil, et celui-là : Volupté d’humilité. Tous ces orduriers parlaient comme l’Imitation de JésusChrist. Enfin, il se trouva un imprudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des citoyens pour la patrie. Moi je dis : La volupté cynique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté. » Est-ce seulement là du sadisme littéraire, de la perversion de l’écriture ? Doit-on y voir une attitude, une pose, un secret plaisir à mystifier ? Avec sa pénétration de psychologue très averti, M. Paul Bourget a parfaitement démêlé la part qui revient à l’un et à l’autre de ces éléments, chez Baudelaire. Dans l’« incapacité de procurer un entier frisson de son plaisir au système nerveux trop surmené », ayant « par la précocité des abus, tari en lui les sources de la vie », son imagination s’exalte. Il rêve de souffrir alors, et de faire souffrir, pour obtenir cette vibration intense qui serait l’extase absolue de tout l’être… L’appareil sanglant de la 195 destruction – le mot est de Baudelaire – rafraîchit seul pour une minute cette fièvre d’une sensualité qui ne se satisfera jamais… La beauté de la femme ne lui plaît que précoce et presque macabre de maigreur, avec une élégance de squelette apparue dans la chair adolescente : ou bien tardive et dans le déclin d’une maturité ravagée. Ce n’est pas seulement « un parti pris de bravade ». Sa fatalité est d’avoir plus de besoins et de rêves que de puissance véritable. Il en est qui chantent l’azur du ciel, Baudelaire s’en est réservé les ténèbres, ce que Th. Gautier appelait les sombres lueurs de l’Érèbe. Par l’affinement même de ses sens, le poète diabolique était voué à la douleur et ses vers expriment bien ce que produisait de tension physique et aussi de jouissance cérébrale cette auto-dissection continuelle : Va donc, sans autre ornement, Parfum, perles, diamant, Que ta maigre nudité, Ô ma beauté[28] ! Je suis la plaie et le bourreau, Je suis le soufflet et la joue ; Je suis les membres et la roue Et la victime et le couteau. Je suis de mon cœur le vampire, 196 Les âmes simples ne connaissent pas ces subtilités : Beati pauperes spiritu ! À qui envie leur bonheur, Baudelaire doit apparaître un personnage énigmatique, très excentrique et très débauché, qui n’a voulu que jouir de la vie et jouer ses contemporains. À entendre certains, « ces reniements et ces anathèmes sentent la rhétorique ; il ne s’est appliqué qu’à poursuivre les sensations étranges ; il s’est plu aussi à dérouter les profanes et, par un raffinement de son égoïsme exclusif, à se procurer des joies qui fussent bien à lui ». En réalité, l’attraction qu’a montrée Baudelaire pour les êtres « disloqués, ratatinés », le goût de la pourriture, de la décomposition, l’amour de tout ce qui est dépravé, laid ou criminel, est bien et nettement morbide. Ce visionnaire est, alternativement, funèbre et mystique. Ailleurs, ces nuages lui apparaîtront « des suaires », son œil y découvrira un cadavre, y bâtira de « grands sarcophages ». Il a l’obsession de la mort, du champ de l’éternel repos. – Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés, Et qui ne peuvent plus sourire[29] ! Les vastes nuages en deuil Sont les corbillards de mes rêves. 197 Le sommeil le fuit, ou s’il parvient à le gagner, il est peuplé de visions « cauchemaresques ». Ce que ses angoisses, son anxiété trahissent, c’est un irrémédiable ennui, « le monstre le plus sinistre, parmi tous ceux qui hantent notre pensée[30] ». Le monde pour lequel il n’était pas fait et dans lequel il fut condamné à vivre, ne lui inspirait que dégoût et tristesse. Vers un cimetière isolé, Mon cœur, comme un tambour voilé, Va battant des marches funèbres. Sur les fonds de mes nuits, Dieu, de son doigt savant, Dessine un cauchemar, multiforme et sans trêve… Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres, J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou Tout plein de vague horreur menant on ne sait où, Et mon esprit, toujours de vertige hanté, Jalouse du néant l’insensibilité. – Et de longs corbillards, sans tambour ni musique, Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir[31] . 198 Ajoutez un « épuisement considérable de sensitif surmené[32] ». La vie dans son ensemble, « l’insupportable, l’implacable vie », lui apparaît comme une corvée de forçat : « Sue donc, esclave ! Vis donc, damné ! » La mort seule est la délivrance. Ce lamento reparaît à chaque instant sous sa plume, comme un leitmotiv ; seul, l’appétit de la mort le rassérène. D’autres fois, c’est « le flot de spleen le plus âcre et le plus corrosif qui ait depuis longtemps jailli d’une âme d’homme » (P. Bourget). Il suffit de lire La Cloche fêlée, les quatre poèmes sur le Spleen, Le Goût du néant, le Voyage à Cythère, d’autres encore qu’il sera aisé au lecteur de Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô mort, appareillons ! Ô vers ! noirs compagnons sans oreilles et sans yeux, Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ! Philosophes viveurs, fils de la pourriture, À travers ma ruine, allez donc sans remords, Et dites-moi s’il est encor quelques torture Pour ce vieux corps sans âme, et mort parmi les morts[33] ! 199 retrouver, pour constater que l’ennui – dans son sens le plus profond : le dégoût de tout et de lui-même – a toujours été le ver rongeur de celui qui constatait : On est parti de là pour classer le poète des Fleurs du mal parmi les pessimistes, qui aboutissent à l’impuissance de l’action et s’abandonnent à un fatalisme résigné. Il en est bien ainsi, quand il est sous l’empire de ses crises de désespérance ; mais il a eu, à de rares intervalles il est vrai, des sursauts de volonté. Le plus souvent, il doute de luimême. « Je n’ai pas encore connu le plaisir d’un plan réalisé » ; mais par instants, il semble déterminé aux résolutions viriles : « Le travail engendre forcément les bonnes mœurs, sobriété et chasteté, conséquemment la santé, la richesse, le génie successif et progressif, et la charité. Age quod agis. » Il s’impose un régime, assez singulier, d’ailleurs, mais qu’il croit en rapport avec ses théories de tempérance et d’hygiène. « Poisson, bains froids, douches, lichen, pastilles occasionnellement… Suppression de tout excitant. » Il va jusqu’à formuler son règlement de vie, et cet acte de contrition vaut d’être retenu[34] . « Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : Une oasis d’horreur sur un désert d’ennui. 200 Poe comme intercesseurs ; les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d’octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront… Obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants, quels qu’ils soient[35] . » Était-il sincère en écrivant ces lignes ? Il y a forte apparence ; mais « il souffrait d’une annihilante maladie de la volonté qu’il ignorait sans doute ». « Écrire n’est rien, le difficile est de se décider à écrire. » Est-ce pour secouer cette torpeur, pour lutter contre cette aboulie, que Baudelaire eut recours aux excitants, principalement à l’opium et passagèrement au haschich ? C’est ce qui nous reste à examiner. Dans un élan d’amitié dont on ne saurait lui faire grief, Th. Gautier a cru devoir protester contre cette opinion que Baudelaire eut l’habitude de chercher l’inspiration dans les excitants : « Qu’il ait essayé une ou deux fois du haschich comme expérience physiologique, cela est possible et même probable, mais il n’en a pas fait un usage continu. » Depuis son initiation au Club des Haschichins, à l’hôtel Pimodan, il se peut, en effet, que Baudelaire n’ait repris du chanvre indien qu’à titre d’exception. Il raconte cependant, dans une de ses lettres, qu’il tient d’un pharmacien[36] une recette pour composer soi-même du haschich. 201 Quant à l’opium et à ses dérivés, les preuves abondent qu’il en a usé, abusé peut-être. Sa correspondance en maints endroits nous le révèle[37] : l’opium lui a détraqué l’estomac et les violentes coliques, dont parfois il souffrit, ne pouvaient être calmées que par des excès d’opium, en raison de l’accoutumance qui avait rendu le poison-remède peu à peu inactif. Il a certainement connu, pour les avoir si bien décrites, les béatitudes de la plante narcotique, béatitudes dont il a vite constaté le vide et le néant : Baudelaire a fait usage de l’opium avant d’avoir traduit Thomas de Quincey, qui prenait, si nous devons l’en croire, de l’opium pour calmer d’intolérables névralgies. Après avoir, par goût ou par caprice, succombé à la tentation et à l’habitude du toxique, le poète des Fleurs du mal en vint à souffrir de son abstinence ; mais qu’il ait, systématiquement, pour fouetter son inspiration rétive, absorbé la nauséeuse drogue, nous ne le pensons pas. Il a mis en garde, au contraire, les amateurs de sensations fortes contre le danger auquel ils s’exposaient. L’opium grandit ce qui n’a pas de bornes, Allonge l’illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté, Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l’âme au-delà de sa capacité[38] . 202 « Il est défendu à l’homme, écrit-il, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l’équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir ; en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d’un nouveau genre[39] . » Ailleurs, il est plus explicite : « Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux que la rêverie » ; et, dans Mon cœur mis à nu, il recommande d’« obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants quels qu’ils soient ». S’il n’a pas été absolument ce qu’on peut appeler un opiomane, il n’apparaît pas davantage quoi qu’on ait conclu de certains de ses poèmes qu’il ait été un alcoolique. De ce que, dans un de ses poèmes en prose, il conseille à qui veut oublier ses misères humaines : « Pour ne pas sentir l’horrible fardeau qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve – mais de quoi ? – de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrezvous[40] ! » il ne s’en suit pas qu’il fît du vin un usage immodéré[41] . Quant aux liqueurs, il paraît ne s’y être adonné que dans les derniers temps de sa vie. « Il était naturellement sobre, rapporte un de ses amis[42] ; nous avons bu ensemble ; je ne l’ai jamais vu gris, ni lui moi. » L’intempérance aurait-elle, comme on l’a prétendu, hâté l’explosion de son mal, cette paralysie sur les causes de laquelle il nous reste à nous expliquer ? Nous en sommes beaucoup moins persuadé que naguère, à la suite d’une 203 information plus attentive. Mais c’est toute une observation clinique que nous avons à reconstituer. De bonne heure, nous l’avons noté, Baudelaire avait senti « se tordre en lui des hérédités douloureuses ». Plusieurs de ses parents avaient succombé à la paralysie, notamment son frère, Claude, qu’une attaque avait frappé à l’âge de 55 ans[43] . Avant de devenir lui-même hémiplégique, et aphasique, Baudelaire avait présenté des signes prémonitoires du mal qui devait le terrasser. Nous ne parlons pas des migraines fréquentes qui le tourmentèrent[44] , pas davantage de ses angoisses d’estomac, de ses palpitations de cœur[45] , ou de ses troubles de l’intestin[46] ; ni, enfin, de ses accès de fièvre et de ses vertiges. Dès le commencement de 1862, il consignait, dans son journal, Mon cœur mis à nu : « J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur ; maintenant, j’ai toujours le vertige et, aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement : j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. » À la fin de cette même année, il écrivait à son éditeur et ami ces lignes attristées : « … Je me porte fort mal et toutes mes infirmités, physiques et morales, augmentent d’une façon alarmante. » Mais ce n’est que deux ans plus tard qu’on le verra se plaindre, à nouveau, d’avoir été malade « pendant deux mois et demi ». 204 Vers la fin de 1865, sa santé traverse une crise sérieuse. Il parle d’un « état soporeux », qui lui fait douter de ses facultés : à tout moment, il doit interrompre son travail, pour se jeter sur son lit. Il craint toujours d’entraîner avec lui les meubles auxquels il s’accroche. « Avec ça, les idées noires[47] . » Puis, c’est une névralgie faciale, qui dure pendant deux semaines et le rend « bête et fou ». Pour pouvoir écrire, il lui faut « s’emmailloter la tête dans un bourrelet », qu’il imbibe, d’heure en heure, d’eau sédative. Cinq jours après, il a « un peu de vague dans la tête, du brouillard… ». Il se sent très fatigué. Baudelaire se décide enfin à consulter un médecin, le docteur Oscar Max, qui ne se lasse pas d’insister auprès de son malade, pour qu’il obéisse docilement à ses prescriptions. Quelles étaient-elles ? Baudelaire lui-même va nous en instruire. Dans une lettre qu’il écrit à Sainte-Beuve[48] , il lui annonce que, depuis six semaines, il est « plongé dans la pharmacie ». Qu’il faille supprimer la bière, il y consentirait encore, mais « le thé et le café, c’est plus grave… le vin, diable ! c’est cruel. Mais voici un animal encore plus dur, qui dit qu’il ne faut ni lire ni étudier. Drôle de médecine que celle qui supprime la fonction principale ! ». Un autre lui dit qu’il est hystérique : encore un de ces « grands mots bien choisis pour voiler notre ignorance de toutes choses ». 205 Les vertiges le reprennent, accompagnés cette fois de vomissements de bile : il a fallu qu’il se tienne sur le dos durant trois jours ; car, même accroupi par terre, il tombe « la tête emportant le corps ». Le médecin ne lui recommande que l’eau de Vichy et il n’a pas le sou (sic) pour en acheter ! Malgré ce lamentable état de santé, le poète travaille ; il est repris de « crises nerveuses, de vertiges, de nausées et de culbutes ». Celui qui le traite lui demande sans cesse s’il exécute ses ordonnances (bains, éther, valériane, eau de Pullna, pilules d’oxyde de zinc et d’assa fœtida) ; il n’ose lui dire pour quelles raisons il n’en fait rien. Il a du scrupule à faire payer les médicaments par l’hôtelier qui le loge. À la suite d’un mieux apparent, le docteur interrompt ses visites. Il a conseillé au malade les douches, mais les appareils sont si mal faits qu’il renonce à s’en servir. Mars 1866 : c’est en ce mois[49] que va éclater le premier symptôme grave qui ouvre la période vraiment initiale de son mal.

  • *

Baudelaire s’était lié depuis quelque temps avec Félicien Rops, le célèbre aquafortiste : Ce tant folâtre M. Rops, 206 Le beau-père de l’artiste avait invité Baudelaire à venir passer quelques jours chez lui, à Namur. Il connaissait déjà cette curieuse ville, mais il était heureux de l’occasion de revoir l’église Saint-Loup, qu’il considérait comme « le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre des Jésuites ». Tandis qu’il admirait et faisait admirer à ceux qui l’accompagnaient les confessionnaux, sculptés avec la plus riche profusion, il chancelait tout à coup, pris d’un étourdissement, et venait s’abattre sur le pavé de la nef. Ses amis s’empressèrent de le relever ; il les rassura, leur disant que ce n’était rien, que son pied avait glissé. On feignit de le croire ; mais, le lendemain, à sa toilette, Rops, qui l’observait, notait un détail significatif : avisant sur son lavabo, parmi les flacons et les boîtes à poudre, une vieille brosse à dents, Baudelaire s’empressait de la mettre dans sa poche, « avec le geste de quelqu’un qui dérobe un objet depuis longtemps convoité[50] ». On le ramène en hâte à Bruxelles. À peine monté dans le wagon, il demande qu’on ouvre la portière, qui était ouverte : il avait dit justement le contraire de ce qu’il voulait dire. Le prodrome était inquiétant. Le mal prit rapidement le caractère le plus grave. Les journaux de Paris commençaient à en parler. « Les Qui n’est pas un grand prix de Rome, Mais dont le talent est haut comme La pyramide de Chéops. 207 symptômes de cette maladie, écrivait un chroniqueur du Figaro [51] , qui avait pris ses informations à bonne source, sont tellement bizarres que les médecins hésitent à lui donner un nom. Au milieu de ses douleurs, Baudelaire éprouve une certaine satisfaction à être atteint d’un mal extraordinaire et qui échappe à l’analyse : c’est encore une originalité… » Une lettre adressée, vers cette même époque[52] , à Jules Troubat, le dernier secrétaire de Sainte-Beuve, par l’éditeur Poulet-Malassis, nous fournit quelques indications qu’il n’est pas superflu d’enregistrer. « Depuis six mois, tout l’ensemble du système nerveux était chez lui fort compromis. Il a négligé de tenir compte des symptômes et d’avertissements graves et, contre l’avis de ses médecins et les prières de ses amis, a continué à user et abuser d’excitants. Sa volonté était si faible à cet égard, contre ses habitudes, qu’on ne mettait plus d’eau-de-vie sur la table, chez moi, pour qu’il n’en bût pas. Autrement son désir était irrésistible. « Il y a quinze jours – dix-huit jours – il a dû s’aliter. Vertiges, ataraxie (sic) du côté droit, bras et jambe. J’aurais voulu le reconduire à Paris, ou mieux auprès de sa mère. Il s’y est refusé avec une sorte de colère. Il y a eu vendredi huit jours, la paralysie du côté droit s’est déclarée, en même temps que le ramollissement du cerveau… « Il baisse à vue d’œil. Avant-hier, il confondait les mots pour exprimer les idées les plus simples ; hier il ne pouvait 208 pas parler du tout. « Baudelaire, rétabli physiquement, ne serait plus, de l’avis des médecins, qu’un homme réduit à l’existence animale – à moins d’un prodige, disaient-ils il y a huit jours, et, depuis lors, ils ne parlent plus de prodige… » D’après une autre relation[53] , Baudelaire aurait eu, le 30 mars, sa première attaque d’hémiplégie, avec aphasie consécutive. C’est alors qu’il fit appeler le docteur Oscar Max (et non Léon Marx, comme il a été imprimé par erreur dans nombre de relations de la maladie du poète). C’était, au dire de G. Barral[54] , un jeune médecin plein de savoir, appartenant à une très honorable famille bruxelloise, qui n’a fait que grandir dans l’estime publique. Il était le médecin attitré de l’hôtel du Grand-Miroir, où vivait Baudelaire, dans une chambre des plus modestes, prenant l’air sur la cour. Après de pressantes sollicitations, et sur l’avis formel du médecin, Baudelaire consentit à se laisser transporter dans une maison de santé, dirigée par des religieuses. G. Barral nous renseigne encore très explicitement sur ce point : « C’est à Bruxelles même, rue des Cendres, n° 7, à l’Institut Saint-Jean et Sainte-Élisabeth, tenu par les sœurs hospitalières, que fut conduit Baudelaire, sur les indications du docteur Oscar Max. C’est là que le pauvre impotent, qui avait conservé toute son intelligence, reçut, pendant un mois environ, les soins empressés et délicats de ces admirables gardes-malades. » 209 Deux jours après l’entrée du malade[55] , Malassis écrivait à quelqu’un qui lui avait demandé des nouvelles : « Il baisse à vue d’œil, il est atteint d’agraphie ; il a perdu la mémoire des mouvements nécessaires à l’écriture et éprouve toutes les difficultés à ne pas tracer son nom de travers. » Il faisait écrire à sa mère sous sa dictée : « Il faut que tu saches qu’écrire mon nom de travers est un grand travail de cerveau pour moi. L’avant-veille de ma crise, un ami de Paris m’offrit de l’argent de la part de mes amis, si je me sentais malade et si je désirais brusquement retourner en France : j’ai répondu que non, croyant y aller bientôt moi-même. Tous mes amis et les médecins sont d’avis que je lâche pendant six mois toute affaire littéraire et que je vive de l’air des champs[56] . » Le samedi 7 avril, le docteur Lequine, médecin en chef de l’Institut Saint-Jean, et le docteur Max constatent de l’aphasie motrice : Baudelaire confond les mots pour exprimer les idées les plus simples. Il effraie, scandalise, par ses colères, les sœurs qui le soignent et qui sont les témoins patients de ses efforts impuissants, de sa lutte morale contre le mal physique envahisseur ; l’aphasie, augmentant d’intensité, ne permettait plus que les jurons et les monosyllabes. Baudelaire se dressait à moitié sur son séant, les yeux hagards, ardents, sortant de l’orbite, désespéré de son impuissance à formuler une phrase. Il criait : Pas ! Pas ! 210 Sacré nom ! Plusieurs fois, il alla jusqu’à articuler le blasphème complet : Sacré nom de D… ! Les pauvres sœurs se signaient, s’agenouillaient, pleuraient, Baudelaire sanglotait[57] . Dans l’intervalle, la cécité verbale était venue frapper le malade. Il déchiffrait toujours les billets qu’on lui écrivait ; ses yeux, quoique difficilement, voyaient encore les caractères mais il ne parvenait plus à en saisir la signification. Un soir, ne pouvant pénétrer le sens des mots d’une lettre que lui adressait Jeanne Duval (son ancienne maîtresse), Baudelaire froissa le papier, le déchira et le rejeta furieusement. Un autre jour, couché dans son lit, ne pouvant parler, la bouche altérée, il passait constamment la langue sur les lèvres, comme pour les humecter. Le peintre Stevens, qui lui avait rendu visite et se tenait à son chevet, lui demanda s’il voulait de l’eau ou du vin. Le poète ne lui dit que ces mots : Cré non, non[sic] ! On interpréta cela pour un refus de boire ce qui le mit au comble de la colère. Une sœur survint, qui lui présenta une tasse de vin, mélangé d’eau, qu’il but aussitôt avec avidité. Très bonnes, très douces, mais d’intelligence courte, les religieuses veulent lui imposer des pratiques avant et après le repas. Pour ne point les contrarier, il se rend à la chapelle ; mais, durant l’office, il a tout le temps les yeux 211 fixés sur un beau tableau de de Keyser : Le Martyre de Sainte-Catherine. Dans son lit, il feint le sommeil et ferme les paupières à l’approche de la sœur, ou tourne la tête avec docilité, quand on l’y invite ; mais, à d’autres moments, il entre dans des rages terribles et jette l’émoi dans cette maison calme, où le moindre bruit ébranle les nerfs endoloris des malheureux êtres qui sont venus y chercher le repos, en même temps qu’un remède à leurs souffrances. On prépare la mère du poète à la triste révélation. Le médecin lui mande que son fils est atteint d’une affection nerveuse se manifestant par crises, sujettes à récidive et nécessitant un changement de vie radical. Mme Baudelaire, ou plutôt Mme veuve Aupick – elle avait épousé en secondes noces le général Aupick – arrive à Bruxelles, à l’hôtel du Grand-Miroir. En présence du triste état de son fils, laissant libre cours à ses impressions, elle écrit cette page navrée : « Sans avoir la langue paralysée, il a perdu la mémoire du son… non, quié, quié, les seuls mots qu’il articule, il les crie à tue-tête… Il y a ramollissement au cerveau, c’est évident. Quand il n’est pas en colère, il écoute et comprend tout ce qu’on lui dit. Je lui raconte des choses de sa jeunesse, il me comprend, il m’écoute attentivement. Et puis, quand il veut répondre, les efforts impuissants qu’il fait pour s’exprimer l’enragent. Les médecins lui voient l’intelligence perdue et veulent que je m’en aille. Ce qui lui 212 fait perdre la raison, c’est de ne pouvoir parler… Aucun acte extravagant, pas d’hallucination… Il mange, il dort, il sort en voiture avec Stevens et moi, ou à pied, avec une canne, sur la promenade publique au soleil. Mais, plus de paroles… Je ne m’en irai pas. Je le conserverai comme un tout petit enfant. « Il n’est pas aliéné, comme disent les médecins. Malassis prétend que l’organisation d’un poète est si différente de celle des autres personnes qu’elle peut parfois dérouter les médecins… Je ne crois pas qu’il puisse lire, il aurait constamment un livre à la main ; s’il prend un livre, il ne voit plus les caractères, et le rejette… Les nerfs jouent un grand rôle. Après s’être emporté, il a parfois de longs éclats de rire qui m’effraient… Il est très irrité quand je prends la plume… Il ne se fâche jamais sans motif. « Il montre avec dégoût quelque chose dans le coin de la chambre. On lui apporte tout. Il montre toujours : colère terrible. On lui apporte du linge sale qui était sous son lit. Il se calme. Soins de propreté excessive. « On a employé l’électricité avec succès ; mais craignant l’excitation et les violences, on a cessé. « Il écoute avec attention, il rit, il se moque, il fait si bien comprendre sa pensée, il y a toujours tant d’esprit et de vivacité dans le regard… « Il n’est certainement pas dans une position à être privé de sa liberté, ce serait inhumain, ce serait un crime. Il n’a qu’une idée fixe : ne pas être dominé !… Il ne veut pas se 213 couvrir la tête au soleil dans la cour… Les sœurs lui imposent des pratiques ; quand il mange, elles voudraient qu’il se signât de la croix ; alors, il est doux[58] et d’une patience admirable, ferme les yeux et tourne la tête sans se fâcher. Il fait semblant de dormir quand elles le tourmentent… » Baudelaire ne resta pas plus de quinze jours dans l’asile qui l’avait recueilli. Le registre de la maison donne la date exacte de son départ, jeudi 19 avril 1866, ainsi que le prix payé pour sa pension, cent francs avec les menus frais et le vin. Quand Baudelaire fut sorti, a conté le vicomte de Lovenjoul, auquel nous laissons la responsabilité de ses assertions, la grosse porte d’entrée de l’Institut de la rue des Cendres se referma violemment derrière lui ; les sœurs se prosternèrent sur les dalles, mains jointes, tête baissée, le visage en larmes et implorèrent la miséricorde céleste. « Afin de bannir l’angoisse de leur âme troublée, on manda immédiatement un prêtre exorciste ; c’est alors que, revêtu de l’aube et de l’étole, le goupillon à la main, par force aspersions et prières, le prêtre vint conjurer l’esprit du mal de la chambre abandonnée par le terrifiant malade. Purifiées par cette nouvelle bénédiction, les sœurs s’apaisèrent enfin, comme si l’Esprit-Saint lui-même, descendu sur la terre, était venu au même moment remplacer Satan dans la maison hantée. » Baudelaire vécut deux mois et demi à l’hôtel du GrandMiroir ; le 2 juillet, il partait pour Paris, en compagnie de sa 214 mère ; peu après, il rentrait à la maison de santé Duval, 1, rue du Dôme, à côté de l’Arc de Triomphe. Nous avons particulièrement connu Émile Duval, qui n’était qu’officier de santé et non docteur. Maints médecins évoqueront, en nous lisant, la singulière physionomie de l’original praticien. Interrogé par nous, Duval ne put nous fournir aucun renseignement précis sur son illustre pensionnaire, n’en ayant gardé qu’un vague souvenir. Plusieurs fois, nous lui en parlâmes, sans jamais parvenir à éveiller en lui aucune curiosité. Nous nous rappelons, toutefois, qu’il nous dit avoir conservé quelques manuscrits de son hôte passager, manuscrits dénotant son incohérence ; mais la mort venait surprendre notre confrère, avant qu’il ait eu l’occasion de nous les montrer. À défaut d’une observation médicale, nous avons du moins une correspondance, mise à jour il y a quelques années[59] , échangée entre Mme veuve Aupick et un littérateur ami de son fils, Charles Asselineau ; nous y puiserons quelques indices, à défaut de documents positifs. Dans les premiers mois de son séjour, Émile Duval constatait du mieux chez son pensionnaire ; « il le trouva même en voie de guérison » ; mais, redoutant l’excitation que produisaient les visites, il les interdit sévèrement. Il exerçait son malade à dire quelques mots, et celui-ci était arrivé à dire : Bonjour monsieur, comme un enfant qui répète une leçon apprise. Étrange ironie du destin, cet 215 homme qui avait peut-être, avec Th. Gautier et Paul de Saint-Victor, le plus riche vocabulaire de la littérature contemporaine, condamné à perdre la mémoire des mots ! Atteint de son propre aveu, de lexicomanie, il a passé les deux dernières années de son existence à ne plus savoir dire autre chose que Cré non[sic] ! Poulet-Malassis écrivait à Ch. Asselineau : « Il agit comme un quasi-muet qui ne pourrait articuler qu’un son et qui tâcherait de se faire comprendre au moyen des variétés d’intonation. » Bien que figé dans une immobilité ressemblant à de la stupeur, Baudelaire parvenait encore à se faire entendre. Quelqu’un étant allé le voir, il lui montra son col et son oreiller : cela signifiait qu’il voulait un oreiller plus ferme et plus dur que le sien. On était parvenu à lui faire dire un jour une petite phrase : La lune est belle, mais ce fut un éclair fugitif : il retomba bientôt dans la nuit. De cette symptomatologie éparse, parviendrons-nous à dégager un diagnostic que les médecins qui ont traité Baudelaire ne sont point, semble-t-il, parvenus à établir ? Différents vocables ont été proposés, pour étiqueter un mal resté mystérieux. On a parlé de tabes, dont vraiment nous ne relevons aucun signe ; de méningite, que rien, dans les symptômes observés, ne rappelle, sauf les vomissements, qu’expliquent suffisamment des troubles gastriques ou hépatiques. Maxime Du Camp a prononcé le mot de paralysie générale, de ramollissement cérébral, celui-ci plus acceptable que celle-là, bien que la première hypothèse soit 216 plus en accord avec le diagnostic de syphilis (gomme ou tumeur), qui a été également proposé. Voyons ce qui militerait en faveur de cette dernière solution. On a produit, d’abord, des témoignages de personnes qui avaient connu le poète dans son intimité. M. Buisson écrit quelque part, dans ses notes[60] : « Chaste, il l’eût été sans le voyage d’outre-mer, la femme juive, la femme javanaise et le dérèglement d’une vie jetée hors de ses voies par un accident capital et douloureux. » Deux lettres, que Baudelaire écrivait à son éditeur nous autoriseraient à nous écrier : Habemus confitentem reum ! « Prenez bien garde à votre…, j’ai eu des accidents variés, plusieurs années après mon apparente guérison. Puisque vous ferez votre prison à l’hôpital, vous devriez en profiter pour vous soigner. » Le 16 février 1860, ce sujet lui tient au cœur, il y revient : La… ! vous ne sauriez croire à quel point vous vous faites illusion. C’est presque de la fatuité. La… est faite pour tout le monde et vous n’en êtes pas indépendant. Vous m’avez parlé d’aphtes, de constrictions douloureuses à la gorge, au point de ne pas manger sans douleur, de lassitude étonnante, de manque d’appétit ; oui ou non, est-ce tout cela des symptômes connus ? Si vous n’avez pas eu des faiblesses, des manques de souplesse dans les jarrets et dans les coudes, avec des tumeurs, même dans les attaches du cou, près de la tête, qu’est-ce que cela prouve, si ce n’est que le traitement salutaire (salsepareille, 217 iodure de potassium) a peut-être prévenu ces accidents. La blessure intérieure n’était pas…, dites-vous ? La preuve ? Quant à l’ulcération extérieure, je l’ai vue, et vous savez ce que je vous ai dit tout de suite. D’une manière générale, rappelez-vous que tout traitement anti… est excellent et rajeunissant de sa nature, et qu’il n’y a pas de traitement… sans mercure… Nous ne pouvons que reproduire le texte des éditeurs de la correspondance de Baudelaire, dont la pudeur paraîtra excessive, les mots qu’ils remplacent pas des points étant passés dans la langue courante et ne choquant plus personne. Baudelaire, d’ailleurs, n’hésitait pas à les employer crûment. Après les journées de 1848, n’écrivait-il pas : « Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la v…[61] dans les os ; nous sommes démocratisés et syphilisés[62] . » Sur une couverture de revue, il griffonnait ces deux mots : Jeanne, ma mère, et, vis-à-vis, il mettait le nom de Ricord, souligné à gros traits : n’était-ce pas comme une hantise du mal qui le minait ? On ne découvre, il est vrai, nulle part, qu’il ait subi un traitement spécifique ; mais combien de syphilis sont méconnues, surtout quand le malade ne se présente à votre observation qu’après la disparition des accidents ? Comment les médecins ne l’ont-ils pas soupçonnée, quand s’est manifestée la paralysie ? Que ne se sont-ils 218 livrés à une enquête approfondie sur le passé de leur sujet, ce qui nous eût permis d’être aujourd’hui plus hardi dans nos conclusions ? car, il faut bien le dire, nous conservons, malgré tout, un doute, manquant des éléments nécessaires pour une affirmation catégorique. Ce qui nous apparaît le plus vraisemblable, – nous accordant sur ce point du moins, avec deux de nos distingués confrères[63] , – c’est que l’aphasie de Baudelaire fut « le résultat d’un ramollissement, par l’oblitération progressive de l’artère sylvienne ascendante. Il est probable qu’il s’était produit quelque part, sur une branche de l’artère cérébrale, une lésion athéromateuse ; celle-ci fut le point de départ d’une coagulation, qui remonta en sens inverse du cours du sang dans le vaisseau jusqu’à son origine dans la branche principale… Baudelaire fut donc victime de la sclérose de ses artères cérébrales ». En a-t-il préparé l’évolution par les abus de toute espèce auxquels il se livra ? L’avarie doit-elle entrer en compte dans la genèse et la marche du mal terminal ? L’hérédité est-elle un facteur négligeable ? Des deux côtés des ascendants de Baudelaire, nous avons relevé des tares ; le mal qui a emporté le poète est celui qui emportera sa mère, comme il avait mis le terme à l’existence de son frère. Mais la mère de l’artiste, plus heureuse que celui-ci, n’a pas vu mourir ses facultés. Il semble être de règle que la cruauté du Destin s’acharne sur ceux-là mêmes qui sont le plus sensibles à ses tortures. C’est une tragédie poignante que la fin de cette profonde et raffinée intelligence 219 survivant au corps, et dans l’impuissance d’animer des organes ne répondant plus à sa direction. La Nature fait presque toujours payer chèrement ses dons aux hommes supérieurs : si c’est une consolation pour les médiocres qui s’en trouvent rehaussés dans leur contentement de soi imperturbable, c’est, pour les âmes un peu élevées, une raison d’accorder une plus large sympathie à ces enchanteurs torturés. C’est l’honneur de l’humanité de voir, de jour en jour, grandir le cercle des admirateurs d’un homme comme celui dont nous venons de retracer la vie martyrisée, cette vie d’autodestruction consciente, qui, sans doute, était nécessaire à l’éclosion du chef-d’œuvre. Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes ; C’est pour les cœurs mortels un divin opium ! C’est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C’est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité[64] ! 220 Notes : 1. ↑ Cet appartement s’éclairait sur une cour et des jardins. Grâce aux recherches de M. Henri Baillière, de la dynastie des éditeurs de médecine bien connus, on a pu préciser très exactement le lieu de naissance de Baudelaire : celui-ci, ainsi que l’atteste son acte de naissance, est un « Parisien de Paris » né au n° 13 de la rue Hautefeuille, à deux pas de l’École de médecine. La maison a disparu depuis, absorbée par les nouvelles constructions du boulevard Saint-Germain. 2. ↑ Les Fleurs du mal, La Chevelure. 3. ↑ Ch. Baudelaire, conférence faite à l’Alliance française, le 6 mars 1902, par Eugène Bourgain, agrégé des lettres. Châteauroux, 1902. Les Artistes littéraires, étude sur le XIXe

siècle, par Maurice Spronck. Paris, 1889.

4. ↑ Journal des Goncourt, I (1er

mai 1857).

5. ↑ Th. Gautier, Histoire de l’art dramatique, t. II (mars 1840). 6. ↑ Journal des Goncourt, I (17 mars 1861). 7. ↑ L’Art romantique, chap. VI. 8. ↑ Voici celle d’un de nos confrères, le docteur Baratoux : L’audition colorée est un phénomène qui consiste en ce que deux sens différents sont simultanément mis en activité par une excitation produite sur un seul de ces sens ou, pour parler autrement, en ce que le son de la voix ou d’un instrument se traduit par une couleur caractéristique ou constante, pour la personne possédant cette propriété chromatique : ainsi certains individus peuvent donner une couleur verte, rouge, jaune, etc., à tout bruit, à tout son qui vient frapper leurs oreilles. 9. ↑ Miss Downey, The Independent, août 1912. 10. ↑ Il est bien évident que certains ont sacrifié le rythme à la raison, mus par l’unique désir de faire de l’étrange, du neuf et qui n’ont abouti qu’à l’incohérence. 11. ↑ Mon cœur mis à nu (Eug. Crépet, Charles Baudelaire, etc.). 12. ↑ La Fanfarlo, imprimé à la suite de Petits poèmes en prose et des Paradis artificiels. 13. ↑ Curiosités esthétiques, ch. 1er . 14. ↑ « Il passait, écrit Mme P. de Molènes (Gaulois, 30 sept. 1886), de la naine à la géante et reprochait à la Providence de refuser souvent la santé à ces êtres privilégiés. Il avait perdu quelques géantes de la phtisie et deux naines de la gastrite. Il soupirait en le racontant, tombait dans de profonds silences et terminait par : une des naines avait soixante-douze 221 centimètres seulement. On ne peut pas avoir tout en ce monde, murmurait-il philosophiquement. » La part faite à la mystification, il y a, au point de vue psycho-physiologique, quelque chose à retenir de ces propos rapportés. 15. ↑ Œuvres inédites de Baudelaire : Fusées (Ch. Baudelaire, Œuvres posthumes et correspondances inédites, par E. Crépet, Paris, 1867, 78). 16. ↑ Fleurs du mal, pièce V. 17. ↑ La Fanfarlo. 18. ↑ Fleurs du mal (Hymne à la Beauté). 19. ↑ Il écrivait à Judith Gautier : « Si je ne craignais pas encore de vous offenser, en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m’avez contraint à douter moi-même des vilaines opinions que je me suis forgées à l’égard des femmes en général. » (Lettres de 1864, dans Ch. Baudelaire, Lettres (1841-1866). Paris, Mercure de France, 1906.) 20. ↑ Ch. Baudelaire, Lettres, 230. 21. ↑ Fleurs du mal, Le Vampire. 22. ↑ Fleurs du mal, Semper Eadem. 23. ↑ Le Figaro, 15 août 1880. L’auteur, qui signe Quiroul, avait intimement connu Baudelaire. 24. ↑ Fleurs du mal, À une Madone. 25. ↑ Fleurs du mal, pièce CXXXV. 26. ↑ Petits poèmes en prose, pièce XLVIII. 27. ↑ Œuvres posthumes, Correspondance inédite, 73-4. 28. ↑ Fleurs du mal, À une mendiante rousse. 29. ↑ Fleurs du mal, L’Héautontimorouménos. 30. ↑ Préface des Fleurs du mal. 31. ↑ Fleurs du mal, Spleen. 32. ↑ Docteur É. Tardieu, L’Ennui (Revue philosophique, janvier 1900). 33. ↑ Fleurs du mal, Le Mort joyeux. 34. ↑ Nous en devons la connaissance à MM. Alphonse Séché et Jules Bertaut qui l’ont consigné dans leur biographie de Charles Baudelaire. (Louis-Michaud, éditeur.) 35. ↑ Charles Baudelaire, Œuvres posthumes. Mercure de France, 1908. 36. ↑ Était-ce le même, qui avait demandé à l’éditeur de Baudelaire, le légendaire Poulet-Malassis, d’annoncer une certaine marque de haschich, qu’il fabriquait, au bas d’une page de l’ouvrage de son auteur ? Cette publicité aurait été payée à l’éditeur par la souscription de 200 exemplaires ; finalement, et sur la volonté de Baudelaire, le projet fut abandonné. 37. ↑ Lettres du 10 janvier 1850, 12 janvier 1858, 16 février 1859, 26 et 30 décembre 1865. 222 38. ↑ Les Fleurs du mal, Le Poison. 39. ↑ Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels (Paris, 1861), 98. 40. ↑ Œuvres complètes, t. IV, 106. 41. ↑ V. les Souvenirs de Schaunard (Alex. Schanne) et les nouveaux témoignages d’un survivant de Baudelaire (Jules Troubat) dans Le Petit Bleu de Bruxelles du 9 nov. 1907. 42. ↑ Notes de M. Le Vavasseur. 43. ↑ Extrait d’une lettre de Mme Baudelaire, mère du poète : « Son frère est mort de paralysie… son père est mort d’une horrible convulsion, occasionnée par la douleur d’un ulcère à la vessie, que les médecins ignoraient et qui a percé. Ils le traitaient pour d’autre chose, la goutte, la gravelle… » Mercure de France, 1er

février 1905, 340.

44. ↑ Ch. Baudelaire, Lettres (1841-1866) ; Paris, 1906 (cf. pp. 71, 78, 409, 478, 489). 45. ↑ Op. cit., 368. 46. ↑ Id., 382, 403. 47. ↑ Lettre du 30 novembre 1865. 48. ↑ Elle est datée du 15 janvier 1866. 49. ↑ D’autres placent la crise à la date du 4 février. 50. ↑ Maurice Kunel, Baudelaire en Belgique. Paris, Schleicher, 1912. Très intéressante plaquette, dont nous nous faisons un devoir et un plaisir de signaler l’intérêt à tous les « baudelairisants » qui pourraient l’ignorer. 51. ↑ 22 avril 1866. 52. ↑ Écrite de Bruxelles, le lundi 9 avril 1866. 53. ↑ Baudelaire en Belgique, 97. 54. ↑ Petit Bleu, de Bruxelles, n° cité. 55. ↑ Baudelaire entra dans la maison de santé le mardi 3 avril 1866. La fiche matricule mentionne ces indications : Noms et prénoms : Baudelaire (Charles). Âge : 45 ans. Domicile : France, et rue de la Montagne, 28, Bruxelles. Profession : homme de lettres. Maladie : apoplexie. 56. ↑ Mercure de France, 1905. 57. ↑ Récit de G. Barral. 58. ↑ Tous les mots soulignés le sont dans le texte imprimé de la revue à laquelle nous l’empruntons. (Mercure de France, 1905.) 59. ↑ Mercure de France, 1912. 60. ↑ Publié dans Baudelaire en Belgique, 118. 61. ↑ Ce mot est en toutes lettres dans l’opuscule d’où nous tirons cette citation. 62. ↑ Félix Gauthier, Charles Baudelaire. Paris, 1903. 223 63. ↑ Les docteurs A. Rémond (de Metz) et Paul Voivenel, Le Génie littéraire. 64. ↑ Fleurs du mal : Les Phares. 224 RICHARD WAGNER En France, disait un jour Wagner, au cours d’un entretien familier, trois sortes de personnes s’occupent de moi : celles qui connaissent ma musique, et qui sont rares ; celles qui ne la connaissent pas et qui l’aiment ; et celles qui la détestent sans la connaître. Le génial musicien n’avait pas prévu qu’un jour viendrait où il serait soumis à une sorte de dissection rétrospective, par un psychologue, armé du scalpel de l’anatomiste. D’aucuns s’efforceront de nous persuader que nous ne pouvons apprécier impartialement Wagner, parce que, dans des circonstances douloureuses pour notre pays, il a porté sur les Français des jugements dont avait le droit de s’offenser notre amour-propre national. Certains parlent encore, de temps à autre, de la gallophobie de l’auteur de Tannhäuser, de ses rancunes, de ses haines à notre endroit : ceux-là réclament des représailles, que nous laissons à d’autres le soin d’exercer. Ce n’est pas, d’ailleurs, chez nous, et par nous, que Wagner a été le plus sévèrement jugé. Bien que son œuvre soit l’expression la plus parfaite du génie germain, l’hostilité qui s’est manifestée à son égard, c’est chez ses compatriotes qu’elle a été la plus marquée. 225 Outre-Rhin, la critique a souvent pris le ton et la violence du pamphlet. Les contempteurs les moins mesurés dans leurs invectives, dont Wagner ait eu à subir les assauts, sont, ne devons-nous pas le rappeler, des Allemands. « Wagner est un excentrique, Wagner est un malade ; il porte en lui le germe morbide de l’excitation cérébrale musicale », ainsi s’exprimait un aliéniste allemand. Incidemment, au procès du comte d’Arnim, le tribunal introduisait, dans le jugement rendu à cette occasion, un considérant libellé de la sorte : « Attendu que Richard Wagner est généralement regardé comme un excentrique atteint de la manie des grandeurs[1] … » Un médecin spécialiste publiait, d’autre part, en 1882, dans une revue allemande, un article sur l’état pathologique des musiciens, poètes et autres « névrosés » de même famille et il ne mettait pas en doute, un instant, le fâcheux état cérébral de Wagner, bien qu’il insistât sur ce point, que ses faiblesses n’altéraient en rien les conceptions géniales de l’artiste ou de l’écrivain. « Le génie le plus malappris du monde… l’artiste de la décadence… le Cagliostro de la modernité » : ainsi Nietzsche caractérise Wagner. « Richard Wagner est chargé, à lui seul, d’une plus grande quantité de dégénérescence que tous les dégénérés ensemble que nous avons vus jusqu’ici », proclame, avec 226 une rudesse qui n’entend s’embarrasser d’aucuns ménagements, le docteur Max Nordau. Ce qui est intéressant à noter, chez Nietzsche, c’est qu’il a débuté par une admiration sans bornes pour celui que, plus tard, il accablera de ses sarcasmes. Il a, du reste, déclaré sans ambages que Wagner résumant la modernité, il faut commencer par être wagnérien : il est indispensable au philosophe ; il n’est pas plus éloquent connaisseur d’âmes, de meilleur guide dans le labyrinthe de l’âme moderne ; mais, quand on s’est dérobé au charme de ce « vieux magicien », de ce « prudent serpent à sonnettes », quel réveil, quelle désillusion ! « Sa puissance de séduction atteint au prodige », poursuit Nietzsche. On s’est abusé sur lui, à Berlin, comme à Paris ; à Paris comme à Saint-Pétersbourg. Est-il preuve meilleure de la « décadence » de cette société européenne, que ce goût pour l’artiste de la décadence ? Ce décadent, dit-il encore, nous ruine la santé ; ce n’est pas un homme, c’est une maladie. « Il rend malade tout ce qu’il touche… Son art lui-même est malade… Les problèmes qu’il porte à la scène : purs problèmes d’hystérie ; la convulsivité de son tempérament, sa sensibilité irritée, son goût qui réclamait toujours des saveurs plus pimentées, son instabilité… et, par-dessus tout, le choix de ses héros et de ses héroïnes – une galerie de malades ! – tout cela réuni forme un tableau pathologique, permet de conclure nettement : Wagner est une névrose. 227 « Rien n’est peut-être mieux connu, poursuit l’implacable dissecteur, rien n’est mieux étudié, dans tous les cas, que le caractère protéiforme de la dégénérescence qui se cristallise ici en un art et en un artiste. Nos médecins et nos physiologues ont, en Wagner, leur cas le plus intéressant, tout au moins un cas très complet. Justement parce que rien n’est plus moderne que ces maladies de tout l’organisme, cette décrépitude et cette irritation du système nerveux, Wagner est l’artiste moderne par excellence… En son art se trouve mélangé, de la manière la plus séductrice, ce qui est aujourd’hui le plus nécessaire au monde entier, les trois grands stimulants des épuisés : la brutalité, l’artifice, la candeur. » Bien plus, pour la musique elle-même, Wagner est la pire des calamités : « Il a trouvé le moyen d’exciter les nerfs fatigués ; il a rendu ainsi la musique malade. » Son pouvoir sur le système nerveux est considérable ; nul n’a mieux connu et pratiqué l’art « d’aiguillonner les plus épuisés, de rappeler à la vie les gens à demi-morts ». Comme hypnotiseur, il n’a pas son pareil et cela explique sa domination incontestée sur les cerveaux faibles, notamment sur les femmes, qui sont venues, en multitudes pressées, grossir le nombre de ses adeptes. Les jeunes gens adorent également Wagner, mais il leur est aussi nuisible qu’il est néfaste pour celles qui s’abandonnent à lui. Combien de jeunesses le vieux Minotaure a-t-il déjà dévorées ! 228 Donc, rien de plus malsain que la musique wagnérienne et si les arguments exposés ne suffisaient pas à le démontrer, on nous en tient d’autres en réserve. Ce sont surtout des « objections physiologiques » que Nietzsche entend faire contre cette musique pervertisseuse et nocive. Mais l’analyse ne rendrait qu’imparfaitement la pensée nietzschéenne, laissons parler le philosophe. « L’Esthétique n’est autre chose qu’une physiologie appliquée. Je me fonde sur ce fait… que je respire difficilement, quand cette musique commence à agir sur moi ; qu’aussitôt mon pied se fâche et se révolte contre elle… Mais n’y a-t-il pas aussi mon estomac qui proteste ; mon cœur, la circulation de mon sang ? Mes entrailles ne s’attristent-elles point ? Est-ce que je ne m’enroue pas insensiblement ? Pour entendre Wagner, j’ai besoin de pastilles Géraudel (sic). Et je me pose donc la question : mon corps tout entier, que demande-t-il, en fin de compte, à la musique ?… Je crois qu’il demande un allègement : comme si toutes les fonctions animales devaient être accélérées par des rythmes légers, hardis, effrénés et orgueilleux ; comme si la vie d’airain et de plomb devait perdre sa lourdeur, sous l’action de mélodies dorées, délicates et douces comme de l’huile. Ma mélancolie veut se reposer dans les abîmes et dans les cachettes de la perfection : c’est pour cela que j’ai besoin de musique. Mais Wagner rend malade[2] . » Les aliénistes ont, depuis longtemps, fait cette constatation que les aliénés ont tendance à se rapprocher, à 229 s’unir ; que, suivant l’expression d’un de ces spécialistes, ils volent les uns vers les autres, « comme la limaille de fer vers l’aimant ». Cette particularité n’a pas échappé à la perspicacité de Nordau, qui cite, pour illustrer sa thèse, quelques exemples de cette contagion morbide, que Nietzsche n’avait fait qu’indiquer. La première protectrice de l’illustre compositeur a été la princesse de Metternich, fille de ce comte Sandor, un original s’il en fut, dont les excentricités ont défrayé la chronique parisienne sous le Second Empire. L’abbé Liszt, qui marqua tant de sollicitude à Wagner, n’avait-il pas des tares névropathiques ? Érotomane et mystique, c’est le moins qu’on en puisse dire. N’en fut-il pas de même pour le protecteur attitré de la « musique de l’avenir », comme Wagner qualifiait sa musique ; de celui, pourrait-on dire, qui a le plus contribué à créer la « Wagnérite » ; du souverain qui fournit à Wagner les moyens de réaliser ses rêves les plus somptueux[3] et les plus audacieux, qui mit l’éclat de sa couronne au service du mouvement wagnérien, de Louis II de Bavière, dont la démence fut si caractérisée ? Lorsque, après la mort de ce monarque d’opérette, au mois de juin 1886, le Conseil de régence interrogea les médecins experts, sur le point de savoir si l’on pouvait attribuer à Wagner et à l’amour exagéré de ses œuvres la folie royale, les psychiatres répondirent à l’embarrassante question : 230 « Sur un tempérament aussi accessible à toutes les extravagances dans le domaine intellectuel que celui de Sa Majesté, toute personnalité marquante pouvait exercer une influence non seulement sympathique, mais même aussi dominante. Si, au moment où Richard Wagner était auprès du roi, il y avait eu à sa place un esprit tourné vers les choses religieuses, par exemple, et si, avec ses convictions exagérées, il était entré dans le cercle des idées du prince, il est très vraisemblable qu’une dégénérescence maladive et de l’exaltation se fussent produites dans ce sens. » C’est sagement parler et on ne saurait s’exprimer avec plus de prudence. Si les médecins ne pouvaient en réalité, déterminer dans quelle mesure l’œuvre wagnérienne avait agi sur le roi, il est indéniable que les représentations de Bayreuth, montées et organisées sous le contrôle direct du roi, ont produit sur lui une impression profonde, sous laquelle, nous démontre à l’évidence un de ses biographes[4], il resta toute sa vie. On raconte que, la veille du jour où Parsifal allait affronter pour la première fois les feux de la rampe, à Bayreuth, le maître dit à ses fidèles : « Si, demain, vous n’avez pas tous perdu la raison, mon ouvrage a manqué son but. » On pourra tirer, encore, telle conséquence qu’il plaira, de ce fait, que Louis II, chaque fois qu’il entendait Parsifal, se faisait dire une messe par son chapelain, comme s’il eût voulu chasser, par son exorcisme, une tentation ou une emprise diabolique. Ce sont là fables ou légendes que l’on peut contester mais ce qui est sûr, c’est que l’œuvre 231 wagnérienne a imprimé sur le cerveau débile du monarque une empreinte manifeste : la décoration de ses châteaux le prouve surabondamment, comme aussi, ces fantaisies étranges qui lui faisaient revêtir l’armure du chevalier du cygne, et monter dans une barque dorée, tirée par un oiseau mécanique : d’où le nom qui lui est resté de Roi Lohengrin. Il ne serait cependant pas équitable de prétendre que la démence de l’infortuné soit exclusivement attribuable à Wagner et que celui-ci doive en être rendu entièrement responsable. C’est, comme l’a bien dit M. Jacques Bainville, dans les dispositions romanesques et maladives de Louis II que réside tout le mal. L’atavisme, l’éducation, les penchants naturels ont constitué un terrain, un bouillon de culture favorables. « Wagner fut seulement l’occasion et le prétexte. Sans Lohengrin et sans L’Anneau, Louis II fût devenu tout aussi bien fou ; car on ne peut prétendre que le roi de Bavière se laissa prendre au pessimisme, qui est la philosophie du maître de Bayreuth. Il y eut seulement, entre l’âme wagnérienne et l’esprit de Louis II, un parfait accord ; l’un était fait exactement pour l’autre, parfaitement préparé à l’aimer et à le comprendre : d’où soudaine attraction des deux hommes et la profonde influence intellectuelle de Wagner sur Louis II[5] . » En résumé, le roi était voué à la folie ; le wagnérisme en fut, du moins, la forme la plus relevée. 232 Mais si Louis II a, incontestablement, mis Wagner à la mode chez le peuple allemand tout entier, à l’exception toutefois, de ses propres sujets, indignés de la faveur qu’il accordait au maestro et des prodigalités ruineuses auxquelles celui-ci l’entraînait, on ne saurait en déduire que le fanatisme wagnérien ait été engendré par cet unique facteur. S’il nous en fallait croire Max Nordau, un autre élément se serait mis de la partie et cet élément serait « l’hystérie de l’époque ». Pour cet Allemand, qui a toutes chances d’être bien informé, l’hystérie a, depuis 1870, gagné, chez le peuple voisin, considérablement de terrain ; or, l’hystérie de Wagner revêt toutes les formes de l’hystérie allemande et, à l’instar du personnage de Térence, le musicien aurait pu proclamer à son tour : « Je suis un déséquilibré et nul trouble cérébral ne m’est étranger… » Dans Wagner, toujours selon l’opinion de Nordau, se trouvent réunis, au grand complet et dans le plus riche épanouissement, tous les stigmates de cet état morbide qu’on a étiqueté dégénérescence. « Il présente, dans sa constitution d’esprit générale, le délire des persécutions, la folie des grandeurs et le mysticisme ; dans ses instincts, la philanthropie vague, l’anarchisme, la rage de révolte et de contradiction ; dans ses écrits, tous les caractères de la graphomanie, c’est-à-dire l’incohérence, la fuite d’idées et le penchant aux 233 calembours niais ; et, comme fond de son être, l’émotivité caractéristique, de teinte à la fois érotomane et religieuse. » Le réquisitoire est virulent, les accusations nettement articulées ; mais sont-elles étayées de preuves solides ? Nous le contestons. Délirant persécuté, Wagner, parce qu’il aurait eu l’obsession du Juif, parce qu’il était persuadé que tous les Hébreux étaient ligués contre lui ? Que Wagner fût antisémite, il n’y a pas à le nier[6] . Le « péril juif » a été signalé par lui dès 1850, dans sa brochure du Judaïsme dans la musique, et il y est revenu dans des études postérieures[7] . « Aucune race, enseigne Wagner, n’a su conserver intacts ses caractères essentiels au même degré que la race juive. Sans patrie, sans langue nationale, le Juif reste juif dans tous les pays où il fixe sa résidence et dont il parle la langue. Les croisements les plus divers, même avec les races qui lui sont les plus étrangères, ne lui font jamais aucun tort : c’est toujours le type juif que reproduisent ses descendants. » Il établit le contraste absolu entre la race sémitique et la race aryenne, la pénétration de celle-ci par celle-là, les vains efforts de la race latine, pour éliminer les éléments étrangers qui la menacent et, finalement, l’imminence d’une déchéance prochaine pour l’humanité supérieure, qui n’aura pas su se défendre d’une infiltration de plus en plus progressive. 234 Nous nous garderons d’apprécier les théories de Wagner sur un sujet aussi controversable ; nous ne déciderons pas si le péril juif est ou non imaginaire, nous retiendrons seulement que Wagner ne pousse en aucune manière à une croisade antisémitique et qu’il convie lui-même les Juifs à dominer l’instinct de leur race, en vue d’une conciliation, d’une pacification sociale, que tout bon esprit doit souhaiter. Pas plus que le délire des persécutions, la mégalomanie de Wagner ne nous apparaît comme une vérité démontrée. Fier, certes, il le fut et n’avait-il pas le droit de l’être ? Il avait la pleine conscience de son génie, il avait foi dans le jugement de l’avenir. Et, cependant, nul ne mesura mieux l’écart qui sépare la réalisation de l’œuvre d’art de sa conception. Telles de ses lettres montrent selon l’heureuse expression de Romain Rolland[8] , « le désespoir d’une âme aux prises avec son démon, qu’elle étreint, qu’elle dompte et qui lui échappe constamment ». C’est un aveu d’impuissance qu’il exhale et dans les termes où se mêlent le découragement et le dégoût, l’invective et le cri de douleur. « Quel lamentable musicien je suis !… Du fond de mon cœur, je me tiens pour un absolu raté, pour un bousilleur (stümper)… Quand je me mets au piano et que j’amalgame ensemble quelques misérables ordures (dreck), pour les rejeter aussitôt comme un idiot, quelle conviction intime j’ai de ma gueuserie musicale (lumpenhafligkeit) !… Il n’y a plus grand-chose à attendre de moi. » 235 Voilà ce qu’écrivait Wagner à Liszt, au moment où il terminait Tristan ! Cet enfantement dans l’angoisse, est-ce un indice d’orgueil ? Cet effort tendu jusqu’au paroxysme, pour atteindre un idéal de perfection, est-il le fait d’un orgueilleux ou d’un décadent ? N’est-ce pas plutôt la marque, le sceau du génie ? Mais à une tâche aussi épuisante succombent, quelque jour, les plus solides, les mieux armés pour la lutte ; la nature sait nous rappeler l’humaine débilité. La vie de Wagner s’est partagée entre des périodes de labeur intensif et des crises de dépression nerveuse, au cours desquelles il se laissa aller au tædium vitæ, qui le poussa jusqu’à des idées de suicide. Il faut bien dire que tout avait contribué à créer cet état d’esprit : des embarras d’argent, l’ajournement illimité de ses espérances et, par surcroît, un drame d’amour, dont on connaît aujourd’hui les douloureuses péripéties, n’était-ce pas plus qu’il n’en fallait pour incliner Wagner vers la désespérance et le pessimisme ? Celui-ci perce, dès 1851, dans une épître qui n’était pas destinée à la publicité : « J’ai de nouveau beaucoup travaillé après ton départ, écrit Wagner à un de ses confidents, cela m’a fortement éprouvé… Tant que je travaille, je puis me faire illusion, mais dès que je me repose, l’illusion se dissipe, et alors je suis indiciblement misérable. Oh ! la belle existence 236 d’artiste que voilà ! Comme je la donnerais volontiers pour une semaine de vraie vie !… » Un autre jour, il se plaint que sa santé n’est pas bonne, que son système nerveux lui donne des inquiétudes et, de nouveau, le hantent les idées de mort volontaire. Pour retrouver la jeunesse et surtout la santé, pour jouir de la nature, pour posséder une femme qui l’aimerait sans réserves, pour de beaux enfants (sic) il donnerait tout son art ! Mais c’est surtout avec Liszt qu’il s’épanche, qu’il s’abandonne sans restrictions : « Mes nuits sont le plus souvent sans sommeil ; épuisé et misérable, je sors du lit avec la perspective d’une journée qui ne m’apportera pas une seule joie. La société me torture et je la fuis, pour me torturer moi-même. Le dégoût me ronge, quoi que j’entreprenne. Cela ne peut pas durer ! Je ne peux pas tolérer plus longtemps cette vie. Je me donnerai la mort, plutôt que de continuer à vivre ainsi… Je n’ai plus qu’un désir, dormir – dormir d’un sommeil si profond que tout sentiment de misère humaine soit aboli pour moi. Ce sommeil, je devrais bien pouvoir me le procurer : ce n’est pas bien difficile. » À ce moment, il est franchement pessimiste : le monde étant mauvais, ayons pour lui tout le mépris qu’il mérite. Tout espoir est une duperie ; seuls, le cœur d’un ami ou les larmes d’une femme peuvent nous rendre l’existence supportable. 237 C’est dans cette disposition d’esprit qu’il entreprend la lecture des œuvres de Schopenhauer, qui produisent sur lui une impression d’autant plus profonde qu’il était le plus préparé à les comprendre et à les goûter. Avec l’auteur du Monde comme volonté, il communie en sympathie, sauf de légères réserves de détail. Il déclare Arthur Schopenhauer le plus grand philosophe depuis Kant ; sa pensée est dure et sincère, mais seule elle peut conduire au salut. Schopenhauer a-t-il converti Wagner au pessimisme, ainsi que d’aucuns l’ont prétendu ? La vérité est que le pessimisme est un des traits essentiels du caractère de Wagner, et que celui-ci a pris conscience de ce qu’il était depuis longtemps déjà, après que le philosophe de la négation eut réveillé en lui ce qui ne faisait qu’y sommeiller. Mais ce qui est assez particulier chez Wagner, c’est qu’en dépit de son pessimisme, il n’est désespéré que par intermittences et sous la pression des circonstances. Il sort d’un accablement profond, pour chanter un hymne d’espérance. L’instinct optimiste n’est jamais complètement éteint en lui et il a des réveils à l’heure où on le croirait anéanti. Ainsi, commence-t-il la partition de la Walkyrie, à une époque où « l’état de souffrance est son état normal » ; mais l’époque où il écrit Siegfried est une des plus tristes de sa vie. Il ne faudrait donc pas chercher à établir une relation trop serrée entre l’homme et l’œuvre, dans le cas spécial qui nous occupe. 238 « L’art commence où la vie cesse », a dit Wagner. Il arrive, en effet, qu’un homme, fatigué d’une vie active, cherche la diversion, le repos dans l’art ; qu’il aspire à s’évader d’une existence médiocre, en goûtant des jouissances artistiques ; mais il est plus rare que l’œuvre saine et forte soit exécutée dans la douleur. On cite, il est vrai, la Symphonie à la joie de Beethoven, comme fille de la misère ; mais il s’en faut qu’un grand artiste écrive « presque fatalement » une œuvre gaie quand il est triste, une œuvre triste quand il est gai[9] . Si Wagner a écrit la musique insouciante et sereine du Rheingold, au milieu de ses plus grandes préoccupations, on doit reconnaître qu’il a eu grand peine à reprendre la Walkyrie, quand la maladie le tenaillait. Cette maladie, quelle fut-elle au juste ? On a parlé de troubles nerveux. Si l’on consulte son autobiographie, on constate, en effet, qu’il eut, dès l’adolescence, un tempérament d’une nervosité particulière. Il conte qu’à seize ans, après la lecture des œuvres d’Hoffmann, il s’était adonné au « mysticisme le plus extravagant[10] ». Pendant le jour, en un demi-sommeil, il avait des visions, dans lesquelles la fondamentale, la tierce et la quinte lui apparaissaient en personne et lui dévoilaient leur importante signification. On lui fit alors donner des leçons par un bon professeur, qui dut lui expliquer que ce qu’il prenait pour 239 des êtres surnaturels et des puissances étranges, étaient des intervalles et des accords[11] . D’autres ont dit qu’issu de sang plébéien, Wagner tenait de ses père et mère une robustesse de tempérament, grâce à laquelle il put traverser, sans dommage pour ses facultés créatrices, les épreuves variées qu’il rencontra dans sa carrière d’artiste. La vérité paraît autre. Dès l’enfance, il avait eu une santé délicate, qui nécessita des soins particuliers ; celle-ci fut, notamment, troublée par une sorte d’érysipèle à répétitions, dont les attaques récidivantes le poursuivirent toute la vie[12] . Sa mère, inquiète, ne lui laissa pas fréquenter l’école avant six ans ; le jeune Wagner préférait, d’ailleurs, vagabonder dans la campagne et s’abandonner à sa rêverie, que d’étudier les rudiments de la grammaire. C’était alors, un petit bonhomme, vêtu d’habits à manches courtes, de visage pâle et d’aspect frêle ; il témoignait déjà d’une irascibilité, qui le rendait difficile à gouverner. Son sommeil était souvent agité ; et, pendant qu’il dormait, au dire de sa sœur Cécilie, il poussait tantôt des cris, ou se mettait à bavarder intarissablement. À d’autres moments, il riait et pleurait alternativement : il n’est pas besoin de souligner, pour des lecteurs avertis, un symptôme aussi nettement hystériforme. Il fut mis au Gymnase (collège) de 9 à 14 ans ; il passa d’une classe à l’autre avec assez de régularité, et ses études 240 ne souffrirent aucun retard, bien qu’il se plaignît déjà de cette affection cutanée, dont il a été plus haut question, laquelle revenait par accès et était, chaque fois, précédée par de l’abattement, ou, au contraire, une grande irritabilité. Comme il avait conscience de son humeur chagrine, il recherchait, dans ces moments-là, l’isolement jusqu’à ce que la crise fût passée. Chaque étape de sa carrière est marquée, pourrait-on dire, par une manifestation nerveuse. Après un surmenage (1838), il a des crises de larmes ; ayant dû transformer de la prose en vers et composer la musique d’un opéra en quinze jours, ses nerfs furent si ébranlés, qu’il s’asseyait souvent et pleurait parfois durant un quart d’heure (1843). Pendant qu’il écrivait les partitions orchestrales du Tannhäuser (1845), il souffrit de l’estomac sans discontinuer. Il était hanté de l’idée d’une fin subite ; il appréhendait de ne pouvoir finir cette œuvre, persuadé que la mort allait le surprendre ; aussi, lorsqu’il eut écrit son dernier accord, il fut tout joyeux, comme s’il venait d’échapper à un péril mortel. Dans cette même année (1845), il accuse des insomnies fréquentes. Malgré les conseils de son médecin, qui redoutait un transport au cerveau, il travaille avec ardeur à Lohengrin ; mais, son état s’aggravant, il se voit obligé de suspendre son travail. 241 Il part pour la Suisse, où il fait un séjour de 3 mois (1846), qui lui fait le plus grand bien. L’an qui suit, il doit garder le lit un mois, pour une cause que nous ignorons, de la fatigue générale selon toute probabilité. Rétabli, il projette d’entreprendre un ouvrage considérable, tiré de la mythologie germanique, mais il craint d’être trop âgé pour mener à sa fin cette entreprise. Il compose, néanmoins, les Niebelungen et le paie d’une forte dépression nerveuse. Il manifeste des idées de suicide vers la fin de 1848 ; c’est alors qu’il écrit à Liszt cette lettre de désespéré, dans laquelle il lui peint son dégoût profond pour l’existence. Notons une attaque de rhumatisme, en 1849, avec retentissement cardiaque ; on lui fit suivre un traitement hydrothérapique qui produisit une amélioration sensible. Comme tous les néophytes, Wagner se constitue champion de cette méthode nouvelle ; mais les douleurs revenant, il se fait en lui un brusque revirement et l’adepte fervent de naguère se change en ardent détracteur. À l’en croire, les hydropathes n’entendent rien aux maladies des nerfs. Ce qui lui serait salutaire, ce sont des bains chauds et non des bains froids. Pour le régime, même volte-face : il s’est, d’abord privé de vin, de bière, de café, voire de soupe, se contentant d’eau froide et de lait, mais il renonce bientôt à cette abstinence. À l’exemple de Beethoven, il se met entre les mains d’empiriques et de médecins traitant par correspondance. Un docteur allemand, Lindermann, lui envoie de Paris cette 242 prescription : gibier bien cuit, un verre ou deux de bon vin ; des bains tièdes et, surtout, du repos. Des préoccupations multiples assaillent son esprit ; il parle de cent façons de sa mauvaise santé, de la mort qui est proche ; il ne cesse de faire allusion à sa « terrible mélancolie », à ses nuits privées de sommeil. Il ne peut plus travailler que cinq à six heures par jour, quelquefois deux heures seulement, et c’est dans de telles conditions qu’il achève de composer la Walkyrie : après un mois de travail, maintes fois interrompu, son anxiété augmente sans trêve, jusqu’à ce qu’il ait terminé cette œuvre. En 1852, il est tourmenté de migraines fréquentes ; il revient à Zurich faire une cure de repos. Les mots céphalée, insomnie, travail par à-coups, reviennent à tout instant dans sa correspondance, ainsi que la crainte de la mort, l’aspiration vers la mort, ou le dessein de la chercher. On pourrait cueillir des centaines d’expressions telles que les suivantes : « Si ma tête allait mieux !… Je sens que je deviendrai fou. » Le leitmotiv se poursuit, monotone et plaintif : « Fiévreusement lassé de tous mes membres… Cette lettre même m’abat… Je ne dois pas écrire, parce que je ne peux pas… Ma tête est prête à éclater… Chaque lettre me renverse… Les nerfs sont si fatigués, que je dois interrompre tout travail de lecture et d’écriture. » 243 Une heure, une « petite heure de temps en temps », c’est tout ce qu’il peut fournir de besogne. Encore à ce métier, il risque de devenir « bientôt imbécile ». Cela le fatigue à l’extrême et il s’estimera heureux, s’il arrive à remplir la feuille qu’il adresse à son correspondant. À la fin de son travail, il se déclare épuisé ; il en est toujours ainsi, quand il écrit une lettre un peu longue. Il en a assez pour la journée ; il faut qu’il s’arrête, parce que la tête lui tourne, ou qu’il est dans un énervement si violent, qu’il lui faut « abandonner lecture et écriture ». Ailleurs, on recueille des aveux comme ceux-ci : « La lettre la plus courte me fatigue terriblement… Ce travail fut pour moi une véritable torture… Cette perpétuelle communication par lettres et imprimés est terrible… Dès que j’incline ma tête vers la théorie, les nerfs de mon cerveau commencent à être affreusement douloureux et je suis vraiment malade. « Réellement, écrire est une souffrance et les gens de notre espèce ne devraient pas écrire du tout… L’Or du Rhin est achevé et, moi aussi, je suis à bout… avoir à faire une copie claire et nette, c’est ma mort… Je commence à transpirer et deviens incapable d’en écrire plus… Adieu… je m’allonge sur le canapé et je ferme les yeux… » Comme beaucoup de malades de son espèce, Wagner ne s’est malheureusement aperçu que tardivement que la fatigue oculaire était à la source de son mal. On doit dire aussi que, parmi ceux qui eurent à le soigner, aucun ne le mit en garde contre le surmenage de son appareil de vision ; 244 nul ne le prévint des conséquences qu’à la longue il entraînerait. « Même de nos jours, écrit à ce sujet le docteur Gould, on place des malades dans des draps mouillés, comme Wagner et Darwin le furent toute leur vie, tandis qu’ils ont de l’astigmatisme. La superstition absurde que l’eau froide a une vertu mystérieuse a rempli et remplit encore les poches des charlatans et épuise la vitalité d’innombrables malades. Lisez sans prévention les histoires hydropathiques de Darwin et de Wagner et votre cœur se soulèvera d’indignation. Le seul résultat de cette folie était que, pendant que le patient tremblait dans son drap mouillé, il ne pouvait ni lire ni écrire ; de là, le faible résultat apparent qui faisait renaître l’espoir et, de là, le désespoir nouveau, quand le surmenage, le malmenage oculaire recommençait. » À chaque augmentation de son défaut d’accommodation, a toujours correspondu une aggravation de son état ; l’abattement nerveux et la souffrance ont toujours suivi un travail fait avec « vision de près », surtout pendant l’hiver ; l’hiver, « son ennemi mortel », et qui était la saison pendant laquelle il restait plus longtemps à la maison, et, par suite, qu’il lisait et écrivait davantage. Chez Wagner, on observa, ce qui a été bien des fois noté par les spécialistes d’affections d’yeux, que ses troubles nerveux, notamment les céphalées, disparurent, dès que la presbytie s’installa. Avec la migraine se dissipèrent la mélancolie, le nervosisme, les idées de suicide. 245 De 1866 à 1872, période pendant laquelle il déploya une activité créatrice simplement incroyable (H. Chamberlain), on ne trouve pas trace de plaintes ayant trait à ses maux de tête. Est-ce parce qu’il est alors tout occupé de la construction du théâtre de Bayreuth ? Est-ce parce que le roi de Bavière lui témoigne une si magnifique et si généreuse protection ? Ne serait-ce pas plutôt que la femme du compositeur, lui servant de secrétaire, il n’était plus astreint à un travail qui lui fatiguait la vue, et parce que la presbytie empêchait la douleur résultant de ce travail ? Un œil cessa de fonctionner et cela aida à produire le soulagement. Georges Gould, qui met Wagner au nombre des astigmates célèbres, estime que ses céphalalgies constantes, ses rhumes, ses attaques d’érysipèle font partie d’un même syndrome ; que son pessimisme, son appétit de la mort en dérivent ; son amour de la promenade était un moyen employé par la nature, pour reposer ses yeux fatigués. Suivant cette théorie, nous serions tous, plus ou moins, les victimes de la fatigue oculaire ; dans le cas de Wagner, nous en avons la preuve clinique. Elle nous est fournie par un ophtalmologiste de renom, Sir Anderson Critchett, dont nous rapportons, ci-après le témoignage[13] : « Le grand compositeur, relate ce praticien, se plaignit à mon père de souffrir de violentes céphalées frontales, d’insomnies, d’incapacité de travailler autrement que par courtes périodes, sous peine de voir reparaître ses souffrances. 246 « À la demande de mon père, j’examinai les yeux de Wagner et trouvai que, dans chacun d’eux, il y avait une dioptrie d’astigmatisme myopique. Il fut à la fois heureux et surpris de voir de la musique à travers les verres sphérocylindriques qui corrigeaient son vice de réfraction ; car il vit les notes, les portées et les interlignes avec une netteté qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors. Dans le feu de la composition, les lunettes avaient à souffrir assez souvent et je fus très amusé à la réception d’une lettre de Wagner, me demandant de lui en envoyer six paires à Bayreuth[14] . » Dans une autre épître, Sir Anderson dit : « Je suis sûr que le degré d’astigmatisme était le même dans chaque œil, mais la vision des deux yeux n’était pas identique, bien que la différence ne fût pas très marquée. » Sir Anderson ajoute prudemment : « Les experts varieront certainement sur l’étendue du rôle néfaste joué par le vice de réfraction sur la vie de l’illustre compositeur ; mais on ne peut nier qu’il ait pu être un facteur important dans la genèse des troubles qui ont été décrits. » À considérer les portraits de Wagner, ceux surtout qu’on peut dire le plus réalistes, comme celui dû au pinceau du peintre Lembach, on constate que l’œil gauche est tourné en dehors et en haut. Quelques oculistes ont donné à cette déviation le nom, qui manque de grâce, d’hyperexophorie. Dans les portraits de jeunesse de l’artiste, on n’observe pas cette association d’hétérophorie et de strabisme ; 247 plusieurs photographies ultérieures ne présentent pas l’élévation et la déviation externe de l’œil, ce qui démontre bien la faculté temporaire de vaincre ce défaut par un effort intense de fixation ou de concentration de l’attention. Cette déviation de l’œil en haut et en dehors aurait été le résultat de l’amétropie, et surtout de l’astigmatisme et de l’anisométrie : ainsi, il eût suffi d’une paire de lunettes pour neutraliser la fatigue oculaire et soulager de la seule manière, possible et efficace, l’illustre patient ! Si nous faisons abstraction de l’influence qu’a pu exercer cette affection oculaire sur le caractère de Wagner, force est de convenir que celui-ci avait des sautes brusques d’humeur, alternant avec de rares échappées de gaîté bouffonne. Tantôt c’étaient, selon l’expression de quelqu’un qui l’approcha, des bonds de tigre, des rugissements de fauve. Il arpentait la chambre comme un lion en cage, sa voix devenait rauque et jetait les mots comme des cris ; sa parole mordait au hasard. Il semblait alors un élément déchaîné de la nature, quelque chose comme un volcan en éruption. D’autres fois, il vous surprenait par des élans de sympathie fougueuse, des mouvements de pitié touchante, de tendresse excessive pour les hommes qu’il voyait souffrir, pour les plantes[15] . Le comte de Gobineau a dit de Wagner : « Il ne pourra jamais être complètement heureux, car il y aura toujours autour de lui quelqu’un dont il devra partager la peine. » 248 Mme Wagner aimait à raconter que la composition des Maîtres chanteurs avait été arrêtée, pendant de longs mois, par le fait d’un misérable chien errant, malade et abandonné, que Wagner, alors à Zurich, avait recueilli et tâchait de guérir. Le chien lui avait fait une assez mauvaise morsure à la main droite, et la plaie était devenue assez douloureuse, pour l’empêcher d’écrire. Comme on ne peut dicter de la musique, il était réduit à l’inaction, ce qui mettait sa patience à rude épreuve : le chien n’en fut pas moins bien soigné. Sa « zoophilie » ne contrariait, en aucune façon, sa philanthropie, qui n’était pas seulement, chez lui, théorique, mais agissante. À Mme Judith Gautier[16] , la fille du poète, qui lui demandait un jour s’il avait quelque projet sur l’avenir de son fils, alors en bas âge : « J’ai l’ambition d’abord, répondit le maestro, de lui assurer un très modeste revenu, qui le rende indépendant, afin qu’il soit à l’abri de ces tracas misérables dont j’ai si cruellement souffert ; puis, je veux qu’il sache un peu de chirurgie, assez pour pouvoir porter secours à un blessé, faire un premier pansement. J’ai été si souvent désolé de mon impuissance, quand un accident se produisait devant moi, que je veux ainsi lui éviter cette peine-là ; pour le reste je le laisserai entièrement libre. » Toute pénétrée de sympathie qu’elle soit pour la personne de Wagner, Mme J. Gautier reconnaît qu’il y a, dans le 249 caractère du compositeur, des violences et des rudesses, qui sont cause qu’il est souvent méconnu, mais seulement de ceux qui ne jugent que par l’extériorité des choses. Impressionnable à l’excès, la moindre irritation avait l’apparence de la fureur. D’une sensibilité exquise il dépassait toujours le but et n’avait pas conscience du chagrin qu’il causait. Ses colères sont restées légendaires. Sa première union fut des plus orageuses ; des scènes violentes éclatèrent dans le jeune ménage et la vie commune ne tarda pas à être transformée en un véritable enfer. La veille de leur mariage, les deux époux s’étaient querellés avec emportement, dans l’antichambre même du pasteur qui allait les unir le lendemain[17] . Quelqu’un qui eut l’occasion de voir le compositeur en 1865, à Munich, nous le représente comme une espèce de diablotin tout noir et dont les jambes, minces comme des flûtes, se perdaient dans d’énormes chaussons de feutre, puis il ajoute : « On était à la veille de représenter Tristan et Iseult, et le maestro, en proie à la fièvre, tout plein de feu, ne pouvait tenir en place ; il sautait et se trémoussait ; il agitait à tort et à travers ses bras d’araignée turbulente. Les paroles sortaient de sa bouche en flots désordonnés. On eut dit d’un torrent subitement grossi par les pluies. » Tel était Wagner, à 52 ans ; tel le même observateur le retrouvera dix ans plus tard ; seuls les cheveux avaient 250 changé de couleur. « … Les gestes sont restés brusques comme des coups de rapière et sa langue a conservé la volubilité d’un moulin. C’est un nerveux, un passionné, quelque chose comme un Orlando musical. Il est toujours furieux, il a toujours l’air de se battre ou de prêcher une croisade. Il est en éruption continuelle. Dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il dit, il y a un mélange de lave, de flamme et de fumée[18] . » Cette impression de nervosisme, d’agitation continuelle a été notée par tous ceux qui ont été appelés à voir le maître de près, qui ont pénétré dans son intimité. Lorsque Catulle Mendès lui rendit visite à Tribschen, près de Lucerne, il trouva, sur le quai de la gare, un homme « petit, maigre, étroitement enveloppé d’une redingote de drap marron, et tout ce corps grêle – l’air d’un paquet de ressort – avait, dans l’agacement de l’attente, le tremblement presque convulsif d’une femme qui a ses nerfs ». Dès qu’il aperçut ses nouveaux hôtes, Wagner « frémit des pieds à la tête, avec la soudaineté d’une chanterelle secouée par un pizzicato, jeta son chapeau en l’air avec des cris de folle bienvenue, faillit danser de joie ». Cette exubérance, cette gaîté juvénile[19] , il la conserva en dépit de toutes les épreuves qu’il eut à traverser, dans une vie la plus constamment et la plus misérablement tourmentée : dur calvaire, avant la triomphante apothéose. 251 Dès 1878, Wagner aurait présenté de la dégénérescence amyloïde du foie, de la rate et des reins. Pendant les derniers mois de sa vie, il se plaignit d’une dyspnée intense, surtout après les repas. Richard Wagner mourut le 15 février 1883, au palais Vendramin, à Venise, où il s’était installé avec sa famille, en octobre 1882. Il était âgé de 70 ans. D’après un récit de l’époque[20] , c’est au moment où il allait s’embarquer dans sa gondole, pour faire sa promenade quotidienne sur le Canal grande qui baigne le palais Vendramin, qu’il fut pris d’un étouffement subit ; il n’eut que le temps de dire : « Je me sens très mal », et il perdit connaissance. On le porta sur son lit ; le médecin appelé constata quelques faibles battements du cœur, mais tous ses efforts pour le ranimer furent vains : Wagner expirait quelques instants après. Un an auparavant, il avait été traité pour des névralgies de l’estomac (?), que des massages avaient calmées. A-t-il succombé à une affection organique de ce viscère ? A-t-il eu des crises d’angor pectoris ? La mort fut-elle due à une embolie cardiaque ? Faute d’une observation soigneusement prise par un homme de l’art, nous nous en tiendrons à ces diverses hypothèses. Les résultats de l’autopsie, tels qu’ils nous ont été transmis, ne contribuent pas davantage à nous éclairer : l’ouverture du corps révéla une dilatation considérable de l’estomac, une hernie inguinale interne ; le cœur, également très dilaté, avait subi la dégénérescence graisseuse et il y avait une rupture du ventricule droit. Il y aurait, évidemment, intérêt à prendre 252 connaissance de la pièce officielle, si tant est qu’un protocole d’autopsie ait été rédigé. La mort de Wagner ne devait pas plus désarmer la critique, qu’elle n’a ralenti le zèle admiratif des adeptes du wagnérisme. On a lu la diatribe virulente de Nietzsche, le réquisitoire acerbe de Max Nordau. Le russe Tolstoï n’a guère été plus tendre, pour l’œuvre et la personnalité du génial musicien, que les deux Allemands. Nous ne reprendrons pas les arguments de ces détracteurs, d’une douteuse impartialité. Nous avons montré l’exagération de certaines allégations ; nous n’avons, par contre, dissimulé aucun des défauts et des travers qu’on a imputés au glorieux artiste. Voir dans le maître de Bayreuth un hystérique, un fou érotomane, un prototype, en un mot, de toutes les dégénérescences ; présenter le maestro comme l’exemplaire accompli du décadent moderne à la fois mystique et cabotin, c’est vouloir nous pousser, par la violence même du contraste, à une sympathie qui ne s’embarrasserait pas de raisonner. Est-il plus exact de dire que l’art de Wagner, tout autant que sa personne, a quelque chose d’excessif et de morbide ? Les admirateurs les plus déterminés reconnaissent qu’il est difficile de sortir d’une représentation de Tristan ou de Parsifal, par exemple, sans ressentir, indépendamment de tout plaisir esthétique, un véritable ébranlement nerveux. Mais cet ébranlement a-t-il quelque chose de malsain ? Comment fixer le point précis où la passion devient 253 exagérée, où l’émotion devient « pathologique » ? C’est affaire, évidemment, de tempérament individuel. De même pour la religiosité : fidèles à leurs doctrines, les positivistes ou les athées la tiendront toujours pour une aberration morbide, comme un signe manifeste de déséquilibre mental. Dans le camp adverse, on soutiendra naturellement la contrepartie. Nous serions bien près d’admettre que ceux-là seuls combattent Wagner, qui ne lui pardonnent pas d’avoir porté atteinte à leurs préférences artistiques, à leurs convictions philosophiques ou à leurs sentiments religieux. Un de ceux qui l’ont étudié avec le plus d’intelligence, de pénétration et d’impartialité, a dit en termes de choix : « Selon la place qu’on accordera, dans l’échelle des valeurs, à la foi religieuse, à l’art, à la raison, à la science positive, on inclinera à voir dans le maître de Bayreuth un esprit réactionnaire ou un prophète inspiré, un décadent ou un réformateur. » Pour nous, nous y trouverions surtout un exemple de cet éternel combat de l’esprit contre la matière qui déchire tous ceux dont la vie intérieure est intense. Par cette dualité, dont on peut suivre dans toute sa musique, comme dans sa philosophie et dans sa vie les deux thèmes alternés, Wagner se place sinon parmi les plus pures, du moins parmi les plus aiguës des intelligences et des sensibilités du siècle passé. Longtemps encore, sans doute, Wagner sera contesté, mais tout esprit de bonne foi devra reconnaître qu’il a occupé et qu’il gardera une des plus grandes places, non 254 seulement dans l’art allemand, mais nous ne craignons pas de dire dans l’art européen de tous les temps. Notes : 1. ↑ J. Grand-Carteret, Wagner en caricatures. 2. ↑ Frédéric Nietzsche, Le Crépuscule des idoles. Le Cas Wagner, Nietzsche contre Wagner, etc., traduction H. Albert. Paris, 1899. 3. ↑ Wagner aimait le luxe et les riches étoffes ; l’excentricité de ses costumes a été maintes fois signalée. On l’a souvent dépeint enveloppé dans sa robe de chambre en velours vert, ou bleu de roi, que relevaient de grosses torsades d’or. On a publié une lettre que le compositeur adressait à une couturière de Vienne, pour lui demander des satins de différentes teintes – brun clair, rose sombre, rouge – destinés à doubler sa « robe blanche à fleurs ». La dernière facture, qui se montait à plus de 3.000 francs (nous sommes au XIXe siècle) comportait 249 mètres de satin de toutes nuances, plus six paires de chaussures, également de couleurs variées « à bouquets de rose », et… « une jupe en vraie dentelle » ! Jusqu’à la fin, il aima les gilets à grands ramages, les vêtements ouatés, matelassés, aux piqûres bien proéminentes et aux revers bien voyants. Jusqu’à un âge avancé, il aima se parer de chiffons et de fanfreluches, ne sentant d’aucune manière le ridicule de cette manie, inoffensive au surplus. 4. ↑ Jacques Bainville, Louis II de Bavière. 5. ↑ Chron. méd. 1903, 683. 6. ↑ Son antisémitisme a été expliqué de différentes façons : cf. à cet égard, Wagner, édition des Grands hommes Pierre Lafitte et C ie , Paris, s. d. (1913), pp. 16 et suiv. 7. ↑ Modern. (1878) ; Erkenne dich selbst (1881) ; Heldenthum und Christenthum (1881) ; cités par Henri Lichtenberger, Richard Wagner, poète et penseur, 5e

édition, Paris, 1911.

8. ↑ Romain Rolland, Musiciens d’aujourd’hui. Paris, 1911. 9. ↑ Comme le prétend M. Romain Rolland, dans ses pénétrantes études sur les Musiciens d’aujourd’hui. 10. ↑ Richard Wagner, Souvenirs, traduit par C. Benoît. Paris, 1884. 255 11. ↑ Wagner a présenté, dans une circonstance, un cas très curieux de dédoublement de la personnalité. (Cf. ses Souvenirs, éditions Benoît, 98.) 12. ↑ Ces détails et ceux qui vont suivre nous sont fournis par l’analyse d’une très importante et très attachante étude du docteur Gould, parue dans une revue américaine, étude dont le docteur Menier a bien voulu faire, à notre intention, une fidèle traduction. 13. ↑ The British med. Journal, 15 mai 1909 (d’après le 6 e volume de la Vie de Richard Wagner, Kegan Paul, Trench, Trubner and C o Limited, 1908, 452). 14. ↑ Le passeport de Wagner le signale comme portant des lunettes ; sauf cette indication, personne ne semble lui en avoir vu porter, ou n’a fait mention de cette particularité ; mais le témoignage de Sir Anderson est formel. 15. ↑ Éd. Schuré, Le Drame musical : Richard Wagner, son œuvre et son idée. Paris, 1904. 16. ↑ Richard Wagner et son œuvre poétique, depuis Rienzi jusqu’à Parsifal, par Judith Gautier. Paris, 1882. 17. ↑ Ma vie, par R. Wagner, 3 vol. Paris, 1902. 18. ↑ Récit de Victor Tissot, rapporté par J. Grand-Carteret, Richard Wagner en caricatures. Paris, s. d. 19. ↑ « À Lucerne, conte Mme J. Gautier, il me surprenait encore par son adresse aux exercices du corps, sa singulière agilité : il escaladait les arbres les plus hauts de son jardin, à la grande terreur de sa femme, qui me suppliait de ne pas le regarder, parce que, si on lui faisait un succès, disait-elle, il n’y aurait plus moyen de l’arrêter dans ses folies. » 20. ↑ Guide musical, de Bruxelles, du 22 février 1883. 256

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1 Grands névropathesTome 2 Docteur Cabanès Exporté de Wikisource le 8 juillet 2022 2 TABLE DES CHAPITRES LA FONTAINE J.-J. ROUSSEAU RÉTIF DE LA BRETONNE BERNARDIN DE SAINT-PIERRE LAMENNAIS AUGUSTE COMTE ALFRED DE MUSSET VICTOR HUGO Mégalomane et spirite SAINTE-BEUVE LES FRÈRES DE GONCOURT 3 LA FONTAINE À quel titre, nous dira-t-on, revendiquez-vous La Fontaine ? En quoi ce clair génie, cet esprit sain, limpide, harmonieux, relève-t-il du pathologiste ? En le disséquant fibre à fibre, nous le ferez-vous mieux connaître ? N’avons-nous pas, qui nous révèlent suffisamment sa personnalité, ses Contes et surtout ses Fables ? Le « bonhomme » ne nous y apparaît-il pas tel qu’il fut, tel qu’il devait être ? Taine, ce profond psychologue, l’a pensé ainsi, qui n’a pas séparé l’homme de son œuvre principale ; mais est-il là tout entier ? N’est-ce pas plutôt dans sa correspondance, dans les pièces écrites au jour le jour de l’inspiration, celles qu’il ne revit pas, qu’il ne retoucha pas, que l’écrivain se décèle en sa vérité profonde ? « Les manifestations spontanées de la vie psychique impliquent presque toujours une certaine irréflexion. La spontanéité se caractérise par l’absence de tout raisonnement subtil, de tout calcul, de toute hypocrisie intéressée : elle nous fait connaître une conscience dans toute sa nudité, c’est-à-dire dépouillée des formes simulées dont peuvent l’envelopper la réflexion et la raison[1] . » Ce n’est pas qu’il faille faire fi de l’œuvre de longue haleine, mais l’œuvre spontanée, pour éclairer le caractère, 4 est également utile à connaître, indépendamment de ce qui constitue la base de toute psychologie individuelle : les notions d’hérédité et d’évolution, physique et psychique, du sujet à étudier. Si une œuvre est, dans quelque mesure, révélatrice de celui qui l’a conçue et exécutée, elle ne nous livre pas l’auteur tout entier. Faut-il rappeler l’aveu échappé des lèvres d’un poète : On ne saurait donc s’en tenir à une simple analyse littéraire ; il est de toute nécessité de la compléter ; et par l’histoire de la vie propre de l’écrivain, et, au besoin, par l’observation directe, s’il s’agit d’un contemporain. La biographie nous permet de suivre pas à pas, dans celui qui en est l’objet, les milieux qu’il a traversés, de découvrir sa méthode de travail, ses habitudes, ses manies, son tempérament. Ses lettres, ses causeries familières, ses lectures et ses amitiés, nous font pénétrer plus avant dans son intimité. « Ce sont des actes où se trahit la vraie nature de celui qui les commet[3] . » En comparant, puis en alliant ces divers procédés d’investigation, en se livrant tour à tour à une opération de contrôle et à un supplément d’information, nous avons quelque chance d’arriver, dans Quand je vous livre mon poème, Mon cœur ne le reconnaît plus ; Le meilleur demeure en moi-même. Mes vrais vers ne seront pas lus[2] . 5 les limites du connaissable, à établir la formule psychophysiologique, ou pathologique, d’un auteur. Certes, la besogne est ardue et notre ambition ne va pas au-delà d’une connaissance relative ; tant de facteurs sont en cause dans ce problème complexe ! Comme l’écrit le philosophe que nous venons de citer, un homme, à sa naissance, n’est pas une table rase ; il a des aptitudes, des prédispositions, des virtualités de sentiments et d’idées ; il porte en lui tout un passé, qui contient en partie son avenir. Il est l’aboutissant d’une longue série d’ancêtres. De tous ceux dont le sang coule dans ses veines, et, en particulier, de ses derniers aïeux, il tient des puissances qui existent en lui à l’état latent, des germes qui sommeillent engourdis, mais vivants, dans les profondeurs de son être. C’est l’ensemble de ces manières d’être, corporelles et mentales, qu’on désigne sous le nom d’hérédité. Celle-ci a ses lois, mais combien incertaines et mystérieuses encore ! Et avec quelle prudence, avec quel tact, en devons-nous faire état ! Tout au plus, pourrons-nous parfois saisir une ressemblance physique entre père et fils, ou grand-père et petit-fils ; un trait de physionomie, un tic ou un geste familial, qui font plus ou moins revivre l’ancêtre dans un ou plusieurs de ses descendants ; des qualités ou des vices analogues, qui se retrouvent à travers maintes générations. Assurément, il existe entre les différents ancêtres, paternels et maternels, de Jean de La Fontaine, quelques affinités morales et certaines tendances communes. 6 Du côté paternel, ne se trouvent que « des esprits clairvoyants, probes et pondérés ». Les ascendants maternels sont plus actifs et plus intelligents. Ils sont « allègres, vifs, entreprenants, et leur longévité est légendaire ». Ils présentent aussi une anomalie physique, que le fabuliste ne manque pas de signaler, car il la présentait lui-même : les Pidoux sont remarquables par l’importance de leur appendice nasal. Le grand nez de La Fontaine est en parfait accord avec sa sensualité : c’est un sensuel et un gourmand ; la fillette et la feuillette ne se contrarient pas et font presque toujours bon ménage. Pour expliquer la genèse d’un écrivain, il n’est pas indifférent de considérer le milieu terrestre et cosmique. Cet écrivain a-t-il vécu dans un climat tempéré, dans une atmosphère lumineuse et sereine ? A-t-il, au contraire, reçu son éducation première dans un pays de brouillard, sous un ciel gris et terne, sur les bords d’une mer en courroux, ou dans des landes incultes et désolées ? Un reflet s’en retrouvera dans ses productions. Il y a, certainement, un rapport entre l’homme et l’air qui l’environne. Cette influence exogène, quelque malaisé qu’il soit de la déterminer, et quelque capricieuse qu’en soient les manifestations, n’en existe pas moins. Les ascendants paternels du fabuliste étaient d’origine champenoise ; sa famille maternelle venait du Poitou ; bien que sa mère fût née à Coulommiers, ses aïeux étaient tous Poitevins. Si, comme le prétend Taine, le sol et le climat 7 contribuent à façonner l’homme, nous devons retrouver, chez La Fontaine, l’empreinte des deux régions. Du témoignage d’un médecin du XVIIe siècle, on a induit que la Champagne, pour une grande part au moins, a concouru à la formation du fabuliste. Les habitants de Château-Thierry, consigne Claude GALIEN[4], sont « courtois en leurs paroles, polis en leurs entretiens, complaisants en leur humeur, gentils en conversation, et civilisés dans leurs actions ». Ce sont là qualités banales, prosaïques, pourraiton dire. Michelet, précisément, trouve « la Champagne un pays plat, d’un prosaïsme désolant » ; mais il découvre, en outre, chez le Champenois, un esprit de niaiserie maligne, qui ne saurait être le propre de La Fontaine. C’est que, en fin de compte, – et l’un des plus doctes de nos professeurs en Sorbonne l’a fort bien établi, – rien n’est moins catégorique que la psychologie des races et des peuples, à plus forte raison celle des provinces ; rien de moins constant que la dépendance qu’on suppose entre le caractère d’un homme et celui de la région qui l’a vu naître[5] . Combien de fois les faits infligent un démenti à la théorie ! Alfred de Vigny est Tourangeau, comme Rabelais. Dijon a produit Bossuet, mais il ne peut renier Piron. Chateaubriand et Lamennais sont Bretons ; Lesage et Brizeux le sont aussi. Quelle parenté découvre-t-on entre ces divers génies ? génies à un degré sensiblement différent, 8 le mot étant pris ici dans le sens de caractère propre à chacun d’eux. N’est-il pas plus rationnel de rapprocher le Champenois La Fontaine du Quercynois Clément Marot, le Bisontin Charles Nodier du Bordelais Montaigne ? « Ce sont là des esprits-frères, comme il est des âmes-sœurs ; et ces familles d’esprits ou d’âmes, à l’inverse des familles naturelles, ne sont point fondées sur la communauté des origines. » Il y a, toutefois, chez La Fontaine, un goût des choses rustiques, un sentiment de la nature, si rare au XVIIe siècle, qu’on le chercherait vainement chez d’autres écrivains contemporains du fabuliste, à part Mme de Sévigné, et qu’il pourrait bien tenir du sol natal. Château-Thierry n’était pas encore une ville, c’était un gros bourg, presque la campagne. La Fontaine est resté toute sa vie, par quelque côté, de Château-Thierry. Ses aïeux paternels étaient des marchands qui, enrichis, se sont élevés aux fonctions publiques ; mais La Fontaine tenait plutôt de la branche maternelle, de niveau plus relevé. C’est assez l’ordinaire que le fils tienne de la mère, et la fille, par contre, du père. Les Pidoux étaient des bourgeois qui ont occupé une situation dans la magistrature de leur pays (tels d’entre eux ont été maires de Poitiers), ou dans la médecine officielle ; des Pidoux ont été, successivement, médecins de Henri II, de Henri III et de Henri IV. 9 Jean Pidoux, le grand-père maternel de La Fontaine, qui a écrit sur la vertu et les usages de l’eau de Pougues, s’est diverti, à ses heures perdues, à de poétiques délassements : notons la rencontre, sans en tirer de trop absolues déductions. Avouons que toutes ces particularités, pour curieuses qu’elles soient, ne nous éclairent qu’insuffisamment sur la véritable nature de notre héros ; il est là, heureusement, pour dissiper nos incertitudes ; lui, « l’homme le plus ingénu et le plus vrai qui ait existé, qui toujours se plut à confier à sa muse ses projets, ses désirs, ses pensées les plus secrètes, ses inclinations les plus cachées, et qui a laissé en quelque sorte son âme entière par écrit [6] ». Nul ne s’est autobiographié avec plus de complaisance. Il n’est poète, ancien comme moderne, qui ait, mieux que La Fontaine, vanté les agréments de la vie champêtre, les charmes de la solitude, les douceurs de la paresse. Dès ses premiers essais, il fait une peinture de l’oisiveté, il adresse une invocation au sommeil : … Toi que chacun réclame, Sommeil, je ne viens pas t’implorer dans ma flamme ; Conte à d’autres que moi ces mensonges charmants Dont tu flattes les vœux des crédules amants. ........................................ Tu sais que j’ai toujours honoré tes autels ; Je t’offre plus d’encens que pas un des mortels, Doux sommeil, rends-toi donc à ma juste prière[7] . 10 On a pu dire de La Fontaine, avec assez d’exactitude, qu’il a dormi sa vie, comme d’autres ont bâillé la leur ; mais, s’il a aimé le sommeil, s’il l’a chanté à différentes époques, il était, à véritablement parler, un dormeur éveillé. S’il se réfugie dans la rêverie, sa pensée n’en est pas moins active. S’il vit dans un songe perpétuel, il n’en observe pas moins ce qui se passe autour de lui, sans que son observation aille, cependant, jusqu’à dénombrer, classer et comparer ; il aime la nature, mais il est bien loin d’être un naturaliste[8] . Il s’est représenté sous ses propres traits, « dormant, rêvant, allant par la campagne ». Il rêve, car L’hiver comme l’été, le matin comme le soir, que l’air soit frais ou qu’il soit chaud, notre « bonhomme » ne trouve rien de plus délectable que le sommeil : À quoi bon s’agiter, se démener ? La barque, conduite par le nautonier Caron, nous mènera toujours au port. … que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ? L’Orient venait de s’ouvrir : C’est un temps où le somme est dans sa violence Et qui, par sa fraîcheur, nous contraint de dormir[9] . 11 Son air, absent et lointain, lui attira parfois quelque désagrément, mais il n’en a cure ; l’anecdote, contée par des Réaux[10] , a un air de vérité qui nous la fait tenir pour exacte : « Sa femme dit qu’il rêve tellement qu’il est quelquefois trois semaines sans croire être marié. C’est une coquette qui s’est assez mal gouvernée depuis quelque temps : il ne s’en tourmente point. On lui dit : « Mais un tel cajole votre femme ! » — « Ma foi, répond-il, qu’il fasse ce qu’il pourra ; je ne m’en soucie point. Il s’en lassera comme j’ai fait. » On connaît la suite de l’histoire : les consolateurs ne chômaient pas autour de la belle, qui se défendait d’autant moins qu’elle était plus attaquée. Plus audacieux ou plus heureux, un des assiégeants emporte d’assaut la place. La Fontaine, prévenu, ne s’en émeut point : mais l’opinion, à Château-Thierry, est jalouse de son honneur de mari ; elle le contraint à croiser le fer avec son rival, qui se trouve être, – pourrait-on s’en étonner ? – un de ses meilleurs amis. Le poète, qui n’a, de sa vie peut-être, tenu une épée, est vite hors de combat ; alors, tendant la main à son adversaire : « Maintenant, lui dit-il, j’ai fait ce que le public voulait ; je veux que tu viennes chez moi tous les jours, sans quoi je me battrai encore avec toi. » On n’est pas plus magnanime. L’incident n’avait troublé qu’un instant son éternelle rêverie : il se trouvait si bien de somnoler ! Un collègue malicieux a insinué qu’il dormait même à l’Académie. Toujours est-il qu’il s’y rendait avec assiduité. Furetière lui 12 reprochait son « avidité jetonnière » ; après tout, il n’était pas si riche qu’il pût faire fi de cet appoint à son maigre budget ; mais s’il fut un académicien ponctuel, n’était-ce pas plutôt que les travaux du Dictionnaire étaient pour lui un bienfaisant narcotique ? On est frappé, à lire les divers portraits qu’ont tracés de la Fontaine ceux qui l’ont connu, des jugements contradictoires qui ont été portés sur lui ; ses distractions et sa candeur, notamment, ont donné lieu aux commentaires les plus fantaisistes ; mais, tandis que ceux qui ont le mieux pénétré son caractère[11] les mettent au compte d’une concentration, d’une absorption de pensée, d’une méditation plus ou moins profonde, d’autres les ont interprétées comme un manque d’intelligence et même de bon sens. C’est que incapable de tout effort de plaire, quand il ne se sentait pas attiré vers son interlocuteur, La Fontaine se repliait dans un mutisme obstiné ; tandis que, dans une société où il avait ses aises, il n’était homme de manières plus aimables, de conversation plus attachante. La Bruyère, qui l’avait rencontré dans la maison de Condé, à laquelle il était attaché, avait cru devoir l’accabler de questions, de compliments ; La Fontaine avait balbutié de vagues remerciements ; aussitôt, l’impitoyable portraitiste de tracer ce croquis, vaguement ressemblant au modèle : « Un homme paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu’il vient de voir. S’il se met à écrire, 13 c’est le modèle des bons contes : il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle pas ; ce n’est que légèreté, qu’élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages[12] . » M. le Prince (Condé) l’interpellait-il, c’était un tout autre homme, ce timide osait : « Il ne sera pas dit que M. le Prince me liera la langue » ; mais c’est sa plume qui parle et elle était plus brave que ses discours. Sa timidité le rendait irrésolu : Défaut de résolution ou souci de perfection ? L’un et l’autre, sans doute. Quoi qu’il en soit, cette attitude le desservait : on le prenait pour un grand enfant et comme tel on le traitait. Pendant sa grande maladie, ses amis, Racine entre autres, étaient venus lui prodiguer leurs encouragements. Comme il restait muet : « Hé ! laissez-le, s’exclama la commère qui lui servait de garde, il est plus bête que méchant. » Bête, oh ! que non pas ! Mais il faut convenir qu’il en avait les apparences. « À sa physionomie, on n’eût pas deviné ses talents. Rarement il commençait la conversation et même, pour l’ordinaire, il y était si distrait qu’il ne savait ce que disaient les autres. Il rêvait à tout autre chose, sans qu’il pût dire à On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire[13] . 14 quoi il rêvait. Si, pourtant, il se trouvait entre amis, et que le discours vînt à s’animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s’échauffait véritablement, ses yeux s’allumaient : c’était La Fontaine en personne et non pas un fantôme revêtu de sa figure. » Celui qui nous fournit ces indications, s’il n’avait pas vécu dans le commerce de La Fontaine, avait connu plusieurs de ses amis, qui l’avaient renseigné sur les faits et gestes du fabuliste ; aussi, les renseignements qu’il nous donne sont-ils précieux à recueillir. Continuons à le feuilleter. « On ne tirait rien de lui dans un tête-à-tête, à moins que le discours ne roulât sur quelque chose de sérieux et d’intéressant pour celui qui parlait. Si des personnes dans l’affliction s’avisaient de le consulter, non seulement il écoutait avec grande attention, mais, je le sais de gens qui l’ont éprouvé, il s’attendrissait, il cherchait des expédients, il en trouvait ; et cet idiot (c’est d’Olivet, notre informateur, qui parle) qui, de sa vie, n’a fait à propos une démarche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde : autant il était sincère dans ses discours, autant il était facile à croire tout ce qu’on lui disait. » Oui, c’est bien ainsi que nous nous le représentons : crédule et distrait à un point qui dépasse la mesure. Les témoignages abondent, qui l’attestent ; d’aucuns sont connus, d’autres le sont moins, celui-ci par exemple. La Fontaine avait dédié ses fables au Dauphin ; il lui vint le désir – car sous son apparence de modestie, il n’était pas 15 sans vanité – de les présenter lui-même à Monseigneur, puis au Roi ! Mais ici convient-il de céder la plume à celui qui narre l’aventure : « Le Roi le reçut avec une bonté dont, malgré sa distraction, il fut forcé de s’apercevoir (sic). Bontemps, premier valet de chambre, chargé d’en prendre soin, lui fit voir les appartements et les jardins et disait à tous les seigneurs qu’il rencontrait : Messieurs, voilà M. de la La Fontaine ! La promenade fut suivie d’un grand dîner et le dîner d’une bourse de mille pistoles, qu’il lui donna de la part du Roi. Enivré de tant de faveurs et hors de lui-même, il remonte, en rêvant, dans son fiacre, descend à la porte des Tuileries, paie son cocher et regagne à pied la rue d’Enfer, où il demeurait… » Toujours distrait, La Fontaine oublie sa bourse dans la voiture ; mais, heureusement, il s’en aperçoit assez tôt pour courir à la station, où il reconnaît les chevaux qui l’ont conduit : l’argent est retrouvé intact dans la bourse, restée sous le coussin. Il y a, évidemment, une apparence de fantaisie dans ce récit, ne fût-ce que les dix mille livres données par le roi. Louis XIV n’était pas coutumier de pareilles générosités ; mais une fois n’est pas coutume. À supposer que le conte ait été forgé à plaisir, il est bien dans le caractère du sujet. Passons sur les menues peccadilles, comme l’erreur amusante[14] qu’il commit sur le nombre des enfants du surintendant Fouquet, son protecteur ; ou la lanterne dont il 16 se munit, par un clair de lune splendide, pour éclairer une escapade. À la réflexion, nous serions tenté de croire que La Fontaine était distrait quand la société l’ennuyait ; son esprit s’évadait du milieu où on n’avait pas réussi à le fixer, comme dans la circonstance qui suit. Un financier avait prié un certain nombre de ses amis, pour leur faire voir de près le fabuliste. Mais celui-ci, peu soucieux de jouer le rôle de bête curieuse, mangea et but tout son saoul et ne desserra pas les dents. Comme le dîner se prolongeait, il se leva de table avant la fin, alléguant pour prétexte une séance à l’Académie. On lui fit observer qu’il avait grandement le temps d’y arriver. « Eh bien, réponditil, je prendrai par le plus long. » De tout autre que de La Fontaine, on eût considéré la saillie comme une impertinence, mais on crut, ou on feignit de croire, qu’il n’avait pas pris garde à ce qu’il disait. Au vrai, il avait des bizarreries de caractère, des inquiétudes, qui ouvrent un jour assez inattendu sur sa complexion mentale. Écoutons-le s’en plaindre : Sire, Acante est un homme inégal à tel point Que, d’un moment à l’autre, on ne le connaît point ; Inégal en amour, en plaisir, en affaire ; Tantôt gai, tantôt triste, un jour il désespère, Un autre jour il croit que la chose ira bien. Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien. 17 Lamartine a caractérisé cet état particulier dans un vers empreint de nostalgie : L’ennui, le frère de l’inquiétude, dont il se plaignait déjà dans ses Élégies, l’ennui est, d’après un biographe plus récent de La Fontaine[15] , le trait fondamental de son caractère[16] : Toute sa vie le fabuliste a souffert de ce mal, qui est celui des imaginations trop vives. « Très longtemps, le rêveur a trompé ce besoin dans des paresses somnolentes, d’autant qu’à ses langueurs il faisait succéder alors des élans physiques, des ardeurs d’enthousiasme ou de travail intellectuel : ainsi tant que la vie active servait de correctif à la vie du rêve, il puisait dans l’une des forces pour l’autre. » Cette ardeur au plaisir, qu’il a toujours montrée, n’était que pour dissiper sa mélancolie[17], son incurable tristesse. C’est le vague tourment d’une âme qui s’ennuie. À guérir un atrabilaire, Oui, Champmeslé saura mieux faire Que de Fagon tout le talent ; Pour moi, j’ose affirmer d’avance Qu’un seul instant de sa présence Peut me guérir incontinent. 18 Il aspire à la solitude, au repos : Cet appétit de sommeil, qui n’est jamais satisfait, ne révèle-t-il pas un être indolent, lymphatique à un degré éminent et paraîtra-t-il exagéré de dire que La Fontaine se sent toujours fatigué, à la manière des neurasthéniques ? Un soir, il s’avise de veiller un peu plus que d’ordinaire pour écrire à sa femme ; il s’en plaint, oh ! doucement car il est, dit-il, « enfant de la paresse et du sommeil[20] ». Dans sa propre épitaphe, ne nous confesse-t-il pas qu’il a passé la Volupté ! Volupté ! qui fus jadis maîtresse Du plus bel esprit de la Grèce, Ne me dédaigne pas, viens-t-en loger chez moi, Tu n’y seras pas sans emploi. J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien Qui ne me soit souverain bien, Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique[18] . Solitude où je trouve une douceur secrète, Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais, Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ? ........................................ Je ne dormirai point sous de riches lambris, Mais voit-on que le somme en perde de son prix ? En est-il moins profond et moins plein de délices[19] ? 19 moitié de son temps à dormir et l’autre à ne rien faire[21] ? C’est donc que l’effort lui coûtait et qu’il était vite las. C’est un indolent, a-t-on dit, qui ne sait jamais vaincre son aversion ni son dégoût pour l’effort. C’est un écrivain qui ne s’occupe qu’en s’amusant, ou du moins pour s’amuser. Il dort tant qu’il plaît au sommeil et il aime bien à se lever sans savoir que faire. Il vit dans un état d’apathie qui le tient loin des soucis de la vie pratique… Il présente tous les signes de la neurasthénie : fatigue et inertie[22]. S’il se détache, par la pensée, du monde qui l’entoure, c’est pour rentrer en lui-même, où il trouve moins d’ennui[23] . Il a toute la sérénité de l’égoïsme[24] ; il connaît ses torts, il les confesse, mais il ne songe pas à s’en guérir. En réalité, il n’est pas fixé ; c’est un inconséquent, c’està-dire un impulsif ; il est à la merci des circonstances, changeant d’avis sans raison, du moins apparente, louant aujourd’hui ce qu’il condamnait la veille. Parfois, il vante les avantages de l’union régulière ; à d’autres moments, il se déclare partisan de l’amour libre. Ce besoin d’aimer le possédera jusqu’au seuil de la tombe : à Le nœud d’hymen veut être respecté, Veut de la foi, veut de l’honnêteté. ........................................ Je donne ici de bons conseils, sans doute, Les ai-je pris pour moi-même ? Hélas ! non ! 20 67 ans, il perd sa route, préoccupé qu’il était des beaux yeux, « de la peau délicate et blanche[25] » d’une jeune fille de 15 ans qui lui avait tourné la tête. Ce n’est que lorsque sonnera l’heure des infirmités – il s’intitulait plaisamment le « chevalier du rhumatisme », – quand apparaîtront les signes de la décadence, que l’épicurien se convertira pour de bon et se disposera à finir chrétiennement. D’une constitution vigoureuse, en somme, La Fontaine a souffert, tardivement, du rhumatisme, qu’il appelle une invention du diable. Nous ne le voyons s’en plaindre que dans une lettre au père Bouhours, de novembre ou décembre 1687, et dans sa réponse à Saint-Évremond, de la même année ; c’est là que se trouvent les vers bien connus : … Tourment qu’à mes vieux jours L’hiver de nos climats promet comme apanage ! Crois-moi, triste tourment, consens à notre adieu : Triste fils de Saturne, hôte obstiné d’un lieu, Rhumatisme, va-t’en. Suis-je ton héritage ? Suis-je un prélat ? Crois-moi, consens à notre adieu ; En ma faveur, change de lieu. Déloge, enfin, ou dis que tu veux être cause Que mes vers comme toi deviennent mal plaisants. S’il ne tient qu’à ce point, bientôt l’effort des ans Fera, sans ton secours, cette métamorphose ; De bonne heure il faudra s’y résoudre sans toi. 21 On a parlé d’affaiblissement mental ; on cite toujours, à ce propos, la lettre de Ninon de Lenclos à SaintÉvremond[26] , mais ce n’était chez lui que l’effet de la vieillesse. Le bonhomme tombé en enfance, la légende n’eut pas de peine à s’établir ; la vérité est qu’il était resté parfaitement conscient, aussi bien dans ses actes que dans ses paroles. Les conseils et l’amitié de madame de La Sablière avaient préparé sa conversion, la maladie et la vision de la fin firent le reste.

On a prétendu que le dénouement fut avancé par l’usage inopportun d’une tisane rafraîchissante, qu’il prit pour se guérir d’un grand échauffement causé par les remèdes qu’on lui avait administrés pendant sa maladie : cette assertion de Walckenaer ne repose sur aucune base sérieuse ; nous ne l’avons pas relevée ailleurs que chez cet auteur et elle est, du reste, trop vague pour en faire état. N’oublions pas, au surplus, que La Fontaine mourut âgé de soixante-treize ans, neuf mois et cinq jours : les Parques n’attendent pas toujours aussi longtemps pour nous frapper, sans y mettre d’artifice.

Devant la mort, La Fontaine fut ce qu’il avait été durant toute sa vie : simple et vrai, ingénu et sincère. Son meilleur ami, le chanoine de Maucroix, l’a peint tout entier, en disant : « C’était l’âme la plus candide que j’aie jamais connue. »


Comment ne pas se montrer disposé à l’indulgence envers qui se livre à nous dans toute la sincérité de son âme, ne cherchant à rien dissimuler de ses écarts ou de ses erreurs ? C’est ce qui, devant le Tribunal de la postérité, assure à Jean de La Fontaine toutes les sympathies. En dépit de ses fautes et de l’incohérence de sa vie, n’y eût-il pas eu le charme de son œuvre pour plaider en sa faveur, la cause du fabuliste était gagnée quand même. Notes : 1. ↑ JEAN-PAUL NAYRAC, La Fontaine (Introduction). 2. ↑ SULLY-PRUDHOMME, Stances et Poèmes. 3. ↑ La Méthode scientifique de l’histoire littéraire, par G. RENARD. Paris, 1900. 4. ↑ Claude GALIEN, cité par SALESSE, Un coin de la Champagne et du Valais au XVIIe siècle ; Jean de La Fontaine, Marie Héricart, p. 23. 5. ↑ G. MICHAUT, La Fontaine. Paris, 1913. 6. ↑ Hist. de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine, par C.-A. WALCKENAER, membre de l’Institut. Paris, 1820. 7. ↑ Fables nouvelles et autres poésies, 1771, in-12, 28. 8. ↑ Nous consacrons un chapitre aux « Connaissances scientifiques de La Fontaine », dans notre ouvrage en préparation : Évadés et médecins amateurs. 9. ↑ Contes de J. de La Fontaine : La Fiancée du roi de Garbe. 10. ↑ Historiettes, II, 370. 11. ↑ « Ses célèbres distractions, dont on s’est parfois trop diverti, ne sont pas un signe de faiblesse mentale, mais au contraire la preuve d’une puissance d’attention et de concentration psychique remarquable. » NAYRAC, 32. 12. ↑ Ch. XII des Jugements, t. II de l’édition in-12 (Paris, 1768), 83 ; cf. 466 de l’édition de 1690. 23 13. ↑ Voir la fable Le Chat et le Renard. 14. ↑ MICHAUT, op. cit., 105. 15. ↑ LOUIS ROCHE, la Vie de Jean de La Fontaine. Paris, 1913. 16. ↑ Sur ce point encore, nous avons l’aveu de l’intéressé ; dans une lettre écrite à la Champmeslé, en 1676, nous relevons : « Que vous aviez raison, mademoiselle, de dire qu’ennui galoperait avec moi devant que j’aie perdu de vue les clochers du grand village ! C’est chose si vraie que je suis présentement d’une mélancolie qui ne pourra, je le sens, se dissiper qu’à mon retour à Paris. » 17. ↑ « Au travers de toute sa vie, La Fontaine, malgré sa nature joyeuse, épicurienne, sans ostentation cependant, a gardé un arrière-fonds de mélancolie… » PAUL NAYRAC, L’État mental et le caractère de La Fontaine (Bulletin de l’Institut général psychologique, n° 4, 4 e année, 1904). 18. ↑ Les Amours de Psyché et de Cupidon, livre II. 19. ↑ Livre XI, fable IV : Le Songe d’un habitant du Mogol. 20. ↑ Lettre à sa femme (Œuvres complètes, IX, 247). 21. ↑ 22. ↑ NAYRAC, 190. 23. ↑ 24. ↑ Ce qualificatif a-t-il besoin d’être justifié ? Il n’est qu’à se rappeler sa conduite à l’égard de sa femme, à l’égard de son fils. Le premier moment d’émotion passé, car il est très émotif et a tout d’abord les sens troublés, il est très impressionné par la disgrâce de Fouquet, par la mort de sa bienfaitrice Mme de La Sablière ; mais comme il les oublie vite ! 25. ↑ Il ne reste jamais indifférent aux yeux qui lancent « feu et flamme ». La couleur blanche l’excite particulièrement : des pieds blancs, une gorge Jean s’en alla comme il était venu, Mangea le fonds avec le revenu, Tint les trésors chose peu nécessaire. Quant à son temps, bien sut le dispenser, Deux parts en fit, dont il souloit passer, L’une à dormir et l’autre à ne rien faire. Il se lève au matin, sans savoir pour quoi faire ; Il se promène, il va, sans dessein, sans sujet ; Et se couche le soir, sans savoir d’ordinaire Ce que dans le jour il a fait. 24 blanche, voilà ce qui l’attire surtout dans une femme, mais le blanc naturel et non l’artificiel. 26. ↑ Voici le texte de l’épître : « J’ai su que vous souhaitiez La Fontaine en Angleterre ; la tête est bien affaiblie. C’est le destin des poètes : Le Tasse et Lucrèce l’ont éprouvé. Je doute qu’il y ait du philtre pour La Fontaine : il n’a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense. » Ninon seule, sans doute, eût réalisé le miracle ; que le Bonhomme n’a-t-il pensé à elle ! 25 J.-J. ROUSSEAU On a étudié bien des fois le « cas J.-J. Rousseau » et nous n’oserions affirmer qu’on soit parvenu à le définitivement élucider ; c’est qu’il n’en est pas de plus complexe, de plus difficultueux en raison de sa complexité même. À ne parler que de sa maladie mentale, – pour les maux physiques, on a cru devoir appeler à son chevet, rétrospectivement, plus de dix spécialistes en consultation ! – on cherche vainement une étiquette pour désigner un mal qui ne saurait être univoque. Si nous remontons à ses origines, si nous étudions son ascendance, nous pouvons, cependant, planter déjà quelques jalons. La seule allusion qu’ait faite Jean-Jacques à son hérédité morbide, nous la découvrons dans cette phrase : « Un premier ressentiment de sciatique, mal héréditaire dans ma famille, m’effrayait avec raison. » Cette diathèse rhumatismale devait donc exister, soit dans sa parenté directe, soit dans ses collatéraux. Les documents ne nous autorisent pas, cependant, à l’affirmer d’une manière catégorique ; tout ce qu’ils nous révèlent, c’est que la mère de J.-J. Rousseau est morte huit jours après l’avoir mis au monde. 26 Sur son père, nous sommes mieux renseignés. Il éleva l’enfant jusqu’à l’âge de dix ans, avec des apparences de tendresse, puis il le laissa dans un demi-abandon. Le père de Rousseau était, rapporte-t-on, vif, emporté, batailleur, ne craignant ni les excès du plaisir, ni ceux de la bonne chère : un jouisseur, dirait-on dans le style d’aujourd’hui. Esprit bouillant et chimérique, prompt aux coups de main et aux coups de tête, ce brouillon irascible avait un don personnel de plaire, de charmer, de séduire, que son fils héritera de lui. On le représente d’une instabilité extrême, qui le vit vivre durant une partie de son existence à Constantinople, loin de sa femme, des siens et de sa patrie. Outre Jean-Jacques, Isaac Rousseau eut un autre fils, François, qui partit pour l’Allemagne de bonne heure et dont on perd complètement la trace. Père et frère migrateurs, fait ressortir avec sa précision et sa lucidité habituelles, le professeur Régis (de Bordeaux), voilà déjà qui est significatif ; mais, dans la famille[1] de Rousseau, ce ne sont pas les seuls exemples d’errantisme ou d’impulsivité migrative que l’on ait à noter. Trois de ses oncles paternels s’expatrient : du côté maternel, un oncle émigre à 58 ans, dans la Caroline du Sud. Pour qui sait le caractère nettement héréditaire de ce que l’éminent psychiatre dont nous venons de citer le nom a désigné sous le vocable de « dromomanie », il n’y a pas lieu 27 d’être surpris que Jean-Jacques se soit plu à mener une vie errante ; que les déplacements soient devenus pour lui des besoins ; qu’il n’ait jamais pu rester deux ou trois jours en place sans se contraindre et sans en souffrir ; que la solitude l’ennuyât ; qu’il ait eu sans cesse besoin de changer de place, ne se trouvant bien nulle part[2] . Ces fugues sont-elles pathologiques ? Chez les uns, elles ne sont que l’indice de l’amour passionné du mouvement, de l’existence libre de toute entrave, de la volupté qu’ils éprouvent à vivre à l’état de nature. Ce sont des fervents de la marche, des amoureux du plein air, qui éprouvent du bonheur à aller à travers bois et montagnes, en compagnie des rêves et des chimères qui leur tiennent lieu de compagnons de route. « Jamais, confesse Jean-Jacques[3], je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits tout seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose 28 en maître de la nature entière ; mon cœur, errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si, pour les fixer, je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh ! si l’on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés et que je n’ai jamais écrits !… Pourquoi, direz-vous, ne pas les écrire ? Et pourquoi les écrire ? vous répondrai-je ; pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avais joui ? Que m’importaient des lecteurs, un public et toute la terre, alors que je planais dans le ciel ? D’ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j’aurais des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point ou elles viennent en foule, elles m’accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n’auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire ? En arrivant, je ne songeais qu’à bien dîner. En partant, je ne songeais qu’à bien marcher. Je sentais qu’un nouveau paradis m’attendait à la porte ; je ne songeais qu’à l’aller chercher. » Jean-Jacques a longtemps été un de ces « Chemineaux », ni tristes, ni inquiets, n’ayant nul souci de l’avenir, 29 « couchant à la belle étoile et dormant étendu par terre, sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses ». Mais, à côté de ces fugues naturelles, sinon normales, on constate, chez lui, d’autres fugues, provoquées par des idées délirantes de persécution, présentant, « dans leur type et dans leur mode d’exécution, les caractères des raptus d’inquiétude… ; fugues tremblantes, apeurées, pleines d’effroi, rappelant la fugue panophobique du mélancolique anxieux aigu, celle du délirant onirique voulant échapper à ses terribles visions, ou celle de la foule humaine fuyant un affreux sinistre. Ces crises d’apeurement anxieux s’observent chez les persécutés mélancoliques, « l’élément mélancolie ou de résignation l’emportant, dans le complexus psychopathique, sur l’élément délire de persécution » (Régis). Le terme de psychopathie vient de venir sous notre plume : psychopathe, Rousseau le fut, sans conteste. Parlant de sa nature nerveuse, impressionnable, ondoyante, il se peint admirablement quand il nous décrit son « caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, l’a jusqu’au bout mis en contradiction avec lui-même et a fait que l’abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse lui ont également échappé ». On retrouve là en germe, remarque très sensément le docteur Girardet, les inégalités, les oscillations, les contradictions 30 de son caractère qui, plus tard, en s’accentuant, feront de lui le névrosé, le psychasthénique que l’on sait. Ces fantaisies, ces caprices, qu’on pardonnerait à peine à une femme ayant des nerfs de petite maîtresse, et dont JeanJacques s’accuse sans ménagement, cette impatience de tout joug, cette libération de toute contrainte, ces bizarreries de caractère, quand elles se heurtent à la pratique de la vie, amènent une réaction inévitable. Il ne faut pas s’attendre à trouver uniquement, chez l’auteur des Confessions, les grands stigmates mentaux de la névrose dans leur commune banalité : ces stigmates existent, mais ils sont noyés et comme perdus dans un ensemble de particularités qui, pour être moins habituelles, n’en appartiennent pas moins à l’état neurasthénique[4] . Ainsi, ce que l’on a nommé l’adynamie psychique, le pendant de l’adynamie musculaire, est aisé à relever chez Rousseau. Cet état de fatigue sous l’influence de la moindre contention d’esprit, qui succède à une période de très grande activité du cerveau, cet affaiblissement de la mémoire, cette impuissance de la volonté, qui succèdent à un effort considérable, J.-J. Rousseau nous les expose en « clinicien de lettres » consommé. « Il faut, écrit-il[5] , que je ne sois pas né pour l’étude, car une longue application me fatigue à tel point, qu’il m’est impossible de m’occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet, surtout en suivant les idées d’autrui. Quand j’ai suivi durant quelques pages un auteur qu’il faut 31 lire avec application, mon esprit l’abandonne et se perd dans les nuages. Si je m’obstine, je m’épuise inutilement : les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien. » Le manque de mémoire est une autre conséquence de l’adynamie psychique dont J.-J. Rousseau a offert les symptômes. Ce passage des Confessions ne laisse, à cet égard, aucun doute. « … Je passai de là à la géométrie élémentaire, car je n’ai jamais été plus loin, m’obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire, à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la même marche… Après cela venait le latin. Je me perdais dans ces foules de règles et, en apprenant la dernière, j’oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n’est pas ce qu’il faut à un homme sans mémoire, et c’était précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capacité que je m’obstinais à cette étude… Je m’étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire ; je m’obstinais à vouloir apprendre par cœur. Pour cela, je portais toujours avec moi quelque livre, qu’avec une peine incroyable j’étudiais et repassais, tout en travaillant. Je ne sais pas comment l’opiniâtreté de ces vains et continuels efforts ne m’a pas enfin rendu stupide. Il faut que j’aie appris et réappris bien vingt fois les églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot… » Cependant il reconnaît avoir une mémoire, relativement fidèle, des sensations qu’il a ressenties, des émotions qu’il a éprouvées. S’il a pu vingt fois apprendre et désapprendre les églogues de Virgile, il n’a jamais oublié les deux vers 32 Malo me Galathea petit…, tableau pittoresque et peinture du cœur féminin. L’air d’un hymne entendu de son lit avant le jour, un dimanche de l’Avent, à Annecy, un petit motet chanté avec la Merceret, le morceau ravissant qui a enchanté son réveil à l’Opéra de Venise, ne sont jamais sortis de sa mémoire, parce que la sensibilité affective les y avait fixés[6] . Cette mémoire de la sensation est si forte, chez Rousseau, que, s’il a lu un livre en état de maladie, il ne peut le relire avec plaisir : « Une déplaisante mémoire locale lui rend, avec l’idée du livre, celle des maux ressentis en le lisant. » Aussi se garde-t-il, quand il souffre, de se livrer à la lecture d’un auteur qu’il aime, afin de ne pas avoir à le rejeter plus tard. Cœur vif, esprit lent, pourrait-on le définir en quatre mots. « Je sentis avant que de penser, confesse-t-il ; c’est le sort commun de l’humanité ; je l’éprouvai plus qu’un autre[7] . » Et ailleurs : « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi, sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul quand je travaille[8] . » Cette sensibilité excessive, il en a offert des manifestations multiples. L’auteur de La Nouvelle Héloïse aime à porter à ses lèvres « la coupe amère et douce de la 33 sensibilité ». On ne sait pas quelle douceur c’est de s’attendrir sur ses propres maux et sur ceux des autres. L’impressionnabilité affective est le fond de son tempérament et les preuves en abondent. La première fois qu’il a revu Genève, il a failli se trouver mal en traversant les ponts ; jamais il n’est entré dans cette ville, que tremblant et presque défaillant. À une représentation d’Alzire joué et mal joué à Grenoble, il fut ému jusqu’à perdre la respiration ; les palpitations qu’il éprouva furent si violentes, qu’il en fut vivement incommodé. À Venise, il s’endort à l’Opéra ; quand il ouvre les yeux il entend un chant si divin qu’il lui semble être dans le Paradis. Un jour, il voit un de ses amis s’approcher d’un précipice ; il se jette à ses genoux, le suppliant en grâce de ne pas récidiver parce qu’il lui avait donné une émotion telle, qu’il appréhendait d’en ressentir une pareille. Il ne pouvait entendre seulement prononcer le nom de quelqu’un qui lui était antipathique, sans un mouvement convulsif[9] . La vue des derniers abois d’un cerf et ses « larmes attendrissantes » lui serraient le cœur. Il se serait gardé d’offenser une fourmi (sic) ou de faire le moindre mal à une mouche. Il jouissait du plaisir qu’ont les animaux à échapper aux embûches que l’homme leur tend, dans sa cruauté jamais assouvie. 34 Cette sensibilité est-elle toujours la source de la pitié ? Robespierre, l’élève de Jean-Jacques, et Marat[10] , son admirateur, répondront pour nous. Toutefois, Rousseau est plus compatissant à autrui ; la haine et l’esprit de vengeance lui sont restés étrangers[11] . Il est possédé d’un tel besoin d’aimer que l’union la plus étroite des corps ne suffit pas toujours à son appétit d’amour. Quand la passion le mène, il n’a aucune retenue, ni dans le langage, ni dans l’acte. En 1740, il s’éprend, à Lyon, de Mlle Serre, à laquelle il s’engage à faire connaître « la véritable félicité ». Il serait capable de fureur érotique, si la faculté qu’il possède à un degré si éminent de jouir par l’imagination, ne le préservait des voluptés brutales, ne lui en inspirait l’aversion et le dégoût. L’imagination ! Elle lui a joué les plus mauvais tours, si elle lui a procuré, d’un autre côté, les plus parfaites jouissances. À l’entendre, il est doué d’une imagination qu’il est « impossible aux hommes et difficile à la nature ellemême » de passer en richesse. Elle l’identifie aux personnages de ses lectures, et lui fait partager le bonheur ou le malheur des héros de fiction dont il lit les exploits. Il peuple les bosquets de l’Ermitage des créatures idéales de l’Héloïse ; il n’a pas seulement composé le roman, il l’a vécu, au moins par l’imagination. Aux Scuole de Venise, il a entendu s’élever, de tribunes grillées, les voix fraîches, angéliques de jeunes filles qui 35 doivent être non moins belles que les anges ; en réalité, ce sont d’affreux laiderons : l’une est borgne, l’autre est marquée de la petite vérole. Le premier instant de désillusion passé, il plaît à Rousseau de les transfigurer, et, sous le charme de la mélodie, il s’obstine à les trouver ravissantes. La fée Imagination ne transforma-t-elle pas une vulgaire servante d’auberge en Dulcinée du Toboso ? Selon l’heureuse expression d’un psychologue très averti[12] , « l’imagination a ses sains et ses malades, ses heureux et ses malheureux ». Si les moments de la plus vive félicité de Rousseau ont été l’œuvre de ses rêveries, il a dû ses tourments les plus sensibles à l’idée-fantôme qui, par moments, fait de ce pauvre grand homme le bourreau de lui-même. Lascif, il a joui par-dessus tout de l’amour des sylphides ; sa vraie et unique maîtresse a été Julie. C’est en songeant à lui-même que Jean-Jacques écrit : « Le pouvoir immédiat des sens est borné : c’est par l’entremise de l’imagination qu’ils font leurs plus grands ravages. » On pense aussitôt à son aventure avec madame d’Houdetot, où son imagination, plus ardente que ses sens, l’a complètement inhibé. Dans d’autres circonstances, au contraire, et selon l’humeur du moment, toute timidité disparaît chez Rousseau, qui se laisse aller à la fougue de son tempérament. Cette humeur incertaine variable, Rousseau la note comme une des singularités de son caractère. 36 « Cette singularité, dit-il, a eu tant d’influence sur ma conduite, qu’il importe de l’expliquer : j’ai des passions très ardentes, et, tandis qu’elles m’agitent, rien n’égale mon impatience : je ne connais plus ni ménagement, ni respect, ni bienséance ; je suis cynique, effronté, violent, intrépide : il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui m’effraie ; hors le seul objet qui m’occupe, l’univers n’est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu’un moment et le moment d’après me rejette dans l’anéantissement. « Prenez-moi dans le calme, je suis l’indolence et la timidité mêmes ; tout m’effarouche, tout me rebute : une mouche, en volant, me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire, épouvantent ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je voudrais m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir, je ne sais que faire ; s’il faut parler, je ne sais que dire ; si l’on me regarde, je suis tout décontenancé. « Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordinaires, je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables, par cela seul que je suis obligé de parler[13] . » On ne saurait mieux peindre les intermittences et les angoisses de la timidité. Avec madame d’Houdetot, JeanJacques est resté « en panne » ; avec madame de Warens, il s’était montré, au contraire, singulièrement éloquent ! Il ne cherche pas à l’expliquer, il le constate, simplement. « Comment, écrit Rousseau, relatant sa première entrevue, avec madame de Warens, comment, en 37 approchant pour la première fois d’une femme aimable, polie, éblouissante, d’une dame d’un état très supérieur au mien, dont je n’avais jamais abordé la pareille… comment me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à l’aise que si j’avais été parfaitement sûr de plaire ? Comment n’eus-je pas un moment d’embarras, de timidité, de gêne ? Naturellement honteux, décontenancé, n’ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier que j’avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l’eut rendu naturel[14] ? » C’est sans doute que, comme tous les timides, Rousseau a eu ses bonnes fortunes, et ce sont celles qu’il se plaît le plus à raconter. Le timide passe par des alternatives de crainte et d’audace et, comme il est extrême en tout, ou il paie d’effronterie, ou il meurt de honte[15] . Tous les timides ont de ces métamorphoses, de ces changements à vue. Rousseau est, tour à tour, grognon et enjoué, stupide et brillant ; tantôt réservé, tantôt indiscret ; contraint ou osé ; expansif et cordial, ou, au contraire, soupçonneux et farouche. Dans la société, dans les salons, le timide se montre gauche, « empêtré », non point qu’il n’ait autant d’esprit que beaucoup d’autres, mais c’est « l’esprit de l’escalier » : quand on le rattrape, il est déjà trop tard. Rousseau a eu cet 38 esprit au plus haut degré, il en convient en maints passages de son œuvre. « J’ai, dit-il, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup… Il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que j’ai cependant le tact assez sûr ; de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende… Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je l’ai même seul et quand je travaille ; mes idées s’arrangent dans ma tête avec une incroyable difficulté ; elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot : il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, le chaos se débrouille et chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse agitation[16] . » Le timide à la manière de Rousseau manque d’usage ; il aimerait la société comme un autre, s’il n’était sûr de s’y montrer non seulement à son désavantage, mais tout différent de ce qu’il est. Il appréhende de parler en public, parce qu’il a peur de balbutier ou de rester court au milieu de sa harangue. Il a cette phobie verbale qu’a bien décrite le docteur Chervin et dont tant de neurasthéniques sont atteints. Toutes les fois qu’il a dû parler, même devant un nombre restreint de personnes, Rousseau a été repris de cette 39 invincible timidité qui, paraît-il, fait partie intégrante du caractère genevois. Un lettré de distinction, qui l’a étudié à ce point de vue spécial[17] , en a relevé maints traits, dont nous ne retiendrons que les essentiels. À la seule exception de l’allocution prononcée devant le Sénat de Berne pour son patron, l’archimandrite, Rousseau n’a jamais pu mener à bonne fin un discours commencé. Il se trouble devant la commission du Consistoire de Genève, l’interrogeant sur sa foi protestante[18] ; il ne sait que répondre aux bourgeois d’Yverdun, venant le remercier des livres qu’il avait offerts pour leur bibliothèque. Dans le monde, il montre une gaucherie qu’explique sa timidité. Ne trouvant pas un mot agréable à dire à la petitefille de la maréchale de Luxembourg, une fillette de onze ans, il l’embrasse sur le front ; le lendemain, la grand’mère ayant fait allusion à ce geste très paternel, il se trouble, rougit[19] , comme si on lui reprochait quelque chose de malpropre. Les timides ne peuvent croire à l’indifférence de ceux qui les entourent ; ils les voient épiant leurs actes, devinant leurs pensées. Rousseau a dépeint, avec sa merveilleuse faculté d’observation, cet état d’âme qui était le sien. « Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d’acheter quelques friandises. J’approche de la boutique d’un pâtissier, j’aperçois des femmes au comptoir ; je crois les voir déjà rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitière ; 40 je lorgne du coin de l’œil de belles poires ; leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens sont là tout près qui me regardent ; un homme qui me connaît est devant la boutique ; je vois de loin venir une fille, n’est-ce pas la servante de la maison ?… Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance ; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire et n’ayant rien osé acheter[20] . » Le premier soin du timide est de cacher aux autres son embarras. La timidité peut se trahir, mais elle ne s’avoue point ; la simulation fait partie de sa nature, non toutefois la simulation réfléchie, calculée, mais le mensonge instinctif et de premier mouvement[21]. « Je n’ai jamais menti que par timidité », déclare Rousseau. Parfois ces mensonges sont sans conséquences bien graves. Le mensonge est involontaire, il n’est pas prémédité, cherché. Quand on parle avant de penser, il vous vient sur les lèvres des sottises que la raison désapprouve et que le cœur désavoue, à mesure qu’elles s’échappent de la bouche, mais qui, précédant le jugement, ne peuvent plus être réformées par sa censure. Jean-Jacques a bien mis ce point en évidence. « C’est encore, dit-il, par cette première irrésistible impulsion de mon tempérament que, dans des moments imprévus et rapides, la honte et la timidité m’arrachent souvent des mensonges, auxquels ma volonté n’a point de 41 part, mais qui la précèdent en quelque sorte, par la nécessité de répondre à l’instant[22] . » Le mensonge du timide serait donc provoqué par son embarras, ce qui en atténuerait la gravité ; mais, après l’avoir débité par étourderie, le timide continue à le soutenir de sang-froid. Rousseau explique, de la sorte, et s’essaie à justifier les mensonges les plus abominables qu’il ait commis : telle, l’accusation calomnieuse, la fausse accusation de vol portée contre la servante Marion, qu’il convainquit presque de lui avoir donné un ruban qu’il savait avoir dérobé lui-même. Ce « grand crime », dont le remords troubla la conscience de Rousseau jusqu’à un âge avancé, peut-être jusqu’à la mort, n’aurait été, à l’en croire, que le fruit de sa honte[23] . Il n’avait aucunement l’intention de nuire à la pauvre fille ; il avait même un désir ardent de la disculper ; mais sa timidité fut plus forte que sa volonté. Devons-nous tenir pour bonne cette justification ? Fautil, pour expliquer les mensonges de Jean-Jacques, invoquer l’automatisme de l’instinct, ou leur chercher une cause pathologique ? Pour certains, notamment pour M. Espinas, professeur à la Sorbonne, dont nous résumons ci-après l’argumentation[24] , il faudrait voir, dans ces mensonges réitérés, une instabilité mentale d’origine essentiellement morbide. « … Il y a des cas, dit le professeur Espinas, où l’altération de la vérité prend un caractère spécial et ne se 42 prête plus aux appellations ordinaires. Ce sont les cas semipathologiques qui sont fréquents dans la névrose protéiforme par excellence, à savoir l’hystérie. Invoquer l’hystérie ou quelque autre névrose voisine pour expliquer les mensonges de Jean-Jacques, ce n’est pas lancer à sa mémoire une injure gratuite, c’est, au contraire, chercher dans sa constitution physique et psychique la seule cause d’atténuation que comporte sa singulière absence de scrupules. » On a voulu mettre également sur le compte de l’hystérie ces envies irrésistibles de marcher, ce besoin de déplacement, qui sont plutôt, à proprement parler, de la manie ambulatoire, de la dromomanie, pour emprunter le terme très bien construit de Régis. Hystérie, ces embrasements de passion pour des riens, pour les choses les plus puériles ; ces « ardentes fantaisies », qui le précipitent dans l’étude de la musique, des échecs, de la chimie, de l’astronomie, qu’il rejette après y avoir à peine touché. Hystérie, les larmes que JeanJacques a versées parfois ; cette faculté d’autosuggestion et de réalisation des images, « qui est un des traits les mieux marqués du caractère hystérique » ; il faut convenir, néanmoins, qu’à l’hystérie se mêle de la neurasthénie et qu’à ces phénomènes hystéro-neurasthéniques a succédé une série d’autres phénomènes, se rattachant plutôt à l’hypocondrie, et qui conduiront peu à peu le patient au délire des persécutions. 43 La vésanie de Rousseau a eu, croyons-nous, un tout autre point de départ. Des caractères comme celui de JeanJacques ne sauraient se contenter d’une demi-sympathie : il la leur faut entière, sans mélange. Ils revêtent d’une forme idéale les aspirations de leur cœur, aussi la moindre déception est-elle pour eux un désenchantement définitif. Est-ce de l’orgueil ? Peut-être ; en tout cas, c’est un besoin impérieux, qui n’admet pas de satisfaction incomplète. Autant on a été confiant, autant on devient soupçonneux et défiant, si on a été trompé. Le naturel ombrageux qui s’observe chez Rousseau, à toutes les périodes de sa vie, n’a fait que s’accentuer avec le temps. Jean-Jacques qui, dans sa jeunesse, ouvrait son cœur à tant de camaraderies suspectes, devenu vieux, le fermera aux amitiés dévouées, ira jusqu’à outrager ses bienfaiteurs. Un simple regard surpris dans les yeux d’un ennemi imaginaire, lui révèle toute une suite de machinations et de complots. Il se fait en son esprit un revirement subit : c’est le début de la période d’état de sa psychose, ou, pour parler plus précisément, de sa manie des persécutions[25] . Ce que nous nous sommes attaché, avant tout, à établir, dans ce travail exclusivement voué à l’étude de la névrose de Rousseau, en laissant de côté ses autres manifestations pathologiques, c’est que sa constitution, nettement psychopathique, fut un terrain éminemment propice à l’éclosion du délire que de nombreuses causes occasionnelles favorisèrent. Si ce délire n’éclata qu’après la 44 quarantaine, on peut dire qu’il existait en germe depuis l’enfance. Ses troubles psychasthéniques, ses tendances hypocondriaques, sa timidité excessive, ses scrupules poussés jusqu’à la minutie, sa sensibilité hyperesthésiée, son émotivité morbide l’annonçaient, en rendaient l’échéance fatale. Notes : 1. ↑ Chron. méd., 1er

mars 1910.

2. ↑ V. ses Confessions, sa Correspondance, ses Rêveries, passim. 3. ↑ Confessions, liv. I. 4. ↑ La Neurasthénie de J.-J. Rousseau, par le docteur E. Régis. Bordeaux, 1900. 5. ↑ Confessions, liv. VI. 6. ↑ L. Brédif, Du caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, étudié dans sa vie et ses écrits. Paris, 1906. 7. ↑ Confessions, liv. I. 8. ↑ Confessions, liv. III. 9. ↑ « Dans mon enfance, relevons-nous dans une lettre de J.-J. Rousseau à M. de Belloy, du 12 mars 1770, une figure cachée sous un drap blanc me donnait des convulsions : sur ce point comme sur beaucoup d’autres, je resterai enfant jusqu’à la mort. » 10. ↑ La femme du député girondin Ducos écrivait à son mari, en 1791 : « Parle-moi de M. Marat, puisque tu l’aimes et qu’il a un cœur sensible. » On connaît l’exclamation de Collot d’Herbois, un des plus farouches conventionnels : « Et nous aussi, nous sommes sensibles !… Les Jacobins ont toutes les vertus ; mais toutes ces vertus, ils les réservent pour les patriotes qui sont leurs frères – et les aristocrates ne le seront jamais. » Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, t. I, 354 ; Taine, La Révolution, t. II, 31. 11. ↑ Jamais, en douze ans, Corancez ne l’a entendu dire du mal de personne, ni proférer aucun mot méchant contre ses ennemis. 45 12. ↑ M. Brédif, dont le chapitre sur l’imagination, chez Rousseau, est un modèle de pénétration psychologique. 13. ↑ Confessions, part. I, liv. I. 14. ↑ Confessions, loc. cit. 15. ↑ L. Dugas, La Timidité. Paris, 1898. 16. ↑ Confessions, part. I, liv. III. 17. ↑ G. Vallette, op. cit. 18. ↑ À son arrivée à Genève, en juin 1754, Jean-Jacques résolut de rentrer dans la religion de ses pères ; il fut admis à la communion, mais on lui fit entendre qu’il devait parler devant le Consistoire. « Cette attente, écrit-il, m’effraya si fort, qu’ayant étudié, jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j’avais préparé, je me troublai lorsqu’il fallut le réciter, au point de n’en pouvoir pas dire un seul mot : et je fis, dans cette conférence, le rôle du plus jeune écolier. Les commissaires parlaient pour moi ; je répondais bêtement oui et non. » Confessions, liv. VIII. 19. ↑ J.-J. Rousseau avait cette obsession de rougir, que les docteurs Pitres et Régis ont décrite sous le nom d’éreutophobie. 20. ↑ Confessions, part. I, liv. I. 21. ↑ Dugas, loc. cit. 22. ↑ Les Rêveries du promeneur solitaire, 4e

promenade.

23. ↑ « À ne considérer que la disposition où j’étais en le faisant, ce mensonge ne fut que le fruit de la mauvaise honte… C’est un délire que je ne puis expliquer qu’en disant, comme je crois le sentir, qu’en cet instant, mon naturel timide subjugua tous les vœux de mon cœur. » 24. ↑ Cf. Revue internationale de l’enseignement, 15 février 1896. 25. ↑ D’après les travaux les plus récents, J.-J. Rousseau doit être considéré comme un « interprétateur » ; il peut être cité comme exemple de la variété résignée (P. Sérieux et Capgras) ; pour Régis, Rousseau serait un persécuté mélancolique. Les deux diagnostics ne diffèrent guère, en réalité, que par l’étiquette. 46 RÉTIF DE LA BRETONNE Il fut oublié durant bien des années. Il paraissait à jamais enseveli dans la paix profonde du tombeau quand, vers le milieu du siècle dernier, on s’avisa de l’exhumer, de produire au grand jour ce « beau cas de tératologie ». Depuis lors, on lui offre périodiquement un regain d’actualité. C’est qu’il méritait mieux que l’oubli et le dédain, l’homme à qui l’on doit la peinture de toute une société et près de deux cents volumes. Il devait avoir et il a eu les honneurs de la table de dissection, parce que, s’il est mieux qu’une « difformité littéraire », il relève néanmoins de l’anatomiste, et son extraordinaire curriculum vitæ est, pour le pathologue, un merveilleux sujet d’observation. Comme J.-J. Rousseau, avec lequel il présente tant de points de contact, Rétif[1] s’est plu à se raconter lui-même ; encore doit-on prendre garde que la fiction dans ses œuvres touche souvent de près à la réalité. Son imagination lui a joué, comme à Jean-Jacques, plus d’un tour, et l’aventure la plus plate, la plus vulgaire, il l’a idéalisée de façon telle que nous devons nous tenir en défiance contre ses assertions. Il a laissé cependant, parfois, échapper la vérité, et celle-ci se reconnaît alors à un accent qui rarement nous trompe. C’est surtout dans Monsieur Nicolas, cette autobiographie sincère, la plus complète confession 47 publique qui ait peut-être jamais été faite, que s’est livré notre héros. Le sous-titre de l’ouvrage est déjà révélateur : le cœur humain dévoilé. Prenez le mot « cœur » dans l’acception que l’auteur lui-même a entendu lui donner, et vous ne douterez plus que vous ayez sous les yeux le livre que Lavater tenait « pour la plus vivante physiologie du caractère français », et que Humboldt qualifiait « du plus vrai, du plus vivant » qui ait jamais existé. Il est le seul, a dit de Rétif un des littérateurs qui l’ont étudié avec le plus de conscience, « il est le seul de ceux qui se sont offerts à la curiosité du physiologiste, chez lequel on soit assuré de trouver l’homme intime, peint sans apprêt comme sans déguisement. » À le lire, le jugement le plus indulgent que l’on puisse porter sur le narrateur de tant d’aventures c’est que l’être qui les a vécues fut, pour le moins, un individu bizarre ; d’autres vont plus loin qui ne le traitent pas seulement d’écrivain original, mais du « plus fou », du « plus extravagant » qui se soit manifesté. Les aliénistes ont fini par le revendiquer comme leur justiciable et il n’est pas de médecin qui ne reconnaisse aujourd’hui que les psychiatres ont tous droits à examiner son œuvre et sa personne. Comment le représentent ceux qui l’ont connu, qui l’ont approché ? Si vous êtes curieux de l’apprendre, votre 48 curiosité peut, dans une large mesure, être satisfaite. Et d’abord son portrait physique, emprunté à l’un de ses contemporains Cabrières, que Monselet nous fait connaître. La taille de Rétif de la Bretonne était moyenne, c’est-àdire d’environ cinq pieds deux pouces. Il avait le front large et découvert, des yeux grands et noirs, le nez aquilin, la bouche petite, les sourcils très noirs qui, dans sa vieillesse, descendant sur ses paupières, « formaient un mélange singulier qui rappelait à la fois l’aigle et le hibou » (sic). L’ensemble de la figure était admirable. Une dame fort honnête le voyant pour la première fois dans sa vieillesse, s’écria : « oh ! la belle tête ! » et lui demanda la permission de l’embrasser. Rétif ne se fit pas demander cette permission deux fois. Sur son caractère, nous sommes moins renseignés. Il avait, au dire de son petit-fils, un orgueil amer, des emportements auxquels succédaient presque toujours d’abondantes larmes. Rétif s’est défini lui-même « ardent, vif, emporté, hautain, timide en paraissant audacieux, toujours malheureux, seul à soutenir son mérite, aimant les femmes passionnément ». À Gœthe qui avait désiré être renseigné sur cet étrange misanthrope, sur ce philogyne exacerbé, Humboldt le dépeint : « un homme à l’aspect misérable… à saillies excentriques, d’une extrême vivacité d’imagination, parlant beaucoup…, réfléchissant et pensant fort peu » ; toujours se 49 plaignant « de son état de gêne…, de prétendues cabales…, d’horribles persécutions de ses ennemis ». Il nous suffira de reprendre cette esquisse, d’en accuser les lignes, d’en souligner certains traits avec plus de vigueur, pour avoir une peinture ressemblante dont la psycho-pathologie puisse s’éclairer. La dominante de Rétif et qui nous donne en partie la clef de son syndrome mental, c’est l’orgueil, un orgueil sans mesure, joint à une timidité qu’il n’est pas rare de rencontrer chez les orgueilleux. Enfant, il était déjà horriblement timide ; il a conté l’origine et la cause de ce qu’il appelle sa « sauvagerie », dont, il le reconnaît, « un grand orgueil était la base ». Il avait alors cinq ans : pour une incongruité commise à l’égard d’une fillette, il fut éliminé assez honteusement d’un cercle d’enfants. Dès ce jour, il fut désigné dans le village par le vocable qui devait l’accompagner toute sa vie : « le sauvage M. Nicolas. » Sa jolie figure attirant les regards, il se sauvait si on cherchait à l’embrasser ; lui adressait-on un compliment, il baissait en rougissant ses paupières aux longs cils, ce qui provoquait la remarque qu’on fit plusieurs fois à ses parents : « Mais c’est une fille que votre fils ! Êtes-vous sûrs de son sexe ? » Il ne dissimule pas, du reste, dans ses confidences, que femme, il l’était par la sensibilité et aussi par l’extrême vivacité de l’imagination ; sensibilité telle, 50 que sa sœur Margot s’étant avisée un jour de le chatouiller en l’habillant, il s’évanouit. Jamais il ne put voir son sang, ni celui des autres, couler sans perdre connaissance. Au simple récit d’une maladie il défaillait. Il se préoccupait de sa santé à un point tel, qu’il prenait souvent pour des maladies véritables des sensations plus ou moins douloureuses que son hypocondrie grossissait démesurément. Il n’éprouvait du soulagement qu’à confier au papier ce qu’il ressentait, et c’est ainsi que tout un chapitre de Monsieur Nicolas est consacré aux fluctuations de sa santé. Celle-ci, à l’entendre, avait toujours été assez délicate. Nous passons sur les affections aiguës, telles que la rougeole et la variole ; il avait eu cette dernière à onze ans et demi. Il était sujet surtout à des troubles gastro-intestinaux. Il se plaint d’avoir eu un mauvais estomac jusqu’au jour où il se mit à l’eau pour toute boisson et où il réduisit son ordinaire faute de pouvoir l’améliorer. Toutes les années où il a souffert d’indigestions, il les a notées dans ses Memoranda ; il a tenu registre également de ses maux secrets, de ce qu’il appelle les « maladies haïtiennes », et de leurs suites. Deux commerces suspects lui avaient laissé de cuisants souvenirs ; il a eu de la strangurie et un peu plus tard de la rétention qui a nécessité l’application d’une sonde à demeure. Joignez à cela de l’incontinence nocturne, des « coliques spermatiques », chaque fois que le désir n’était pas suivi de réalisation. Ces déperditions avaient miné à la 51 longue son tempérament, mais, quoi qu’il ait prétendu, n’avaient pas diminué sa passion pour le beau sexe. Un détail à ne pas omettre : pendant longtemps, le spasme voluptueux provoqua chez lui de véritables syncopes, qui ne laissaient pas d’effrayer ses compagnes momentanées. Des crises de fausse angine de poitrine révèlent encore sa névropathie, qui se décèle à nous par bien d’autres signes. Rétif n’est pas seulement un type de nosophobe, la moindre impression lui cause de la terreur. Dès son enfance, relate le docteur L. Charpentier, qui a consacré à Rétif de la Bretonne une étude médicale la plus fouillée qu’on ait écrite sur ce névrosé d’un genre si particulier, dès son enfance, il avait des peurs irraisonnées, mais intenses et continuelles : peur de la nuit, avec vision, dans l’ombre, de monstres hideux, aux yeux de flammes, vomissant du feu ; peur des histoires fantastiques que l’on contait pendant les veillées ; peur des cimetières, devant lesquels il n’osa passer qu’après l’âge de seize ans. Dans l’obscurité, il tremblait comme une feuille ; ses cheveux se hérissaient, ses dents claquaient d’effroi. Ses rêves étaient affreux ; dans ses visions de cauchemar il poussait des cris qui réveillaient toute la maison. L’hallucination nocturne persistait au réveil et il était quelque temps à se remettre et à prendre conscience de la réalité. C’est surtout au cours d’accès fébriles, qu’il eut les hallucinations les plus pénibles ; tantôt il voyait une bête à longues pattes qui le suivait ; tantôt il se croyait poursuivi 52 par des chiens ; ou bien il se figurait voir quantité de serpents qui rampaient sur sa poitrine ; secouait-il son vêtement pour les faire tomber, il les sentait sur ses pieds, ce qui lui causait une frayeur indicible. Son père, tout fort qu’il fût, avait de la peine à le contenir. Lorsqu’il publiera ses premiers ouvrages, sa timidité native, ses peurs de l’enfance et de l’adolescence le reprendront. Aux observations qui lui sont faites sur le ton un peu libre de ses récits, sur ses idées que l’on trouve trop osées, voire subversives, il prend peur et se déclare l’objet d’une persécution en règle. Il se persuade que la police, la magistrature vont le poursuivre ; il s’attend à être mis à l’ombre, comme un réformateur dont il faut, à tout prix, empêcher les écrits de se répandre. Se croyant en butte aux machinations d’ennemis acharnés à le perdre, des libraires aussi bien que des écrivains ses confrères, persécuté même au sein de sa famille, par son gendre, qui va jusqu’à l’accuser d’inceste, il se terre le jour, et ne se risque à sortir que lorsque le protègent les ombres épaisses de la nuit. Alors, on le voit passer dans les rues, enveloppé dans son manteau, un feutre à larges bords rabattu sur ses yeux, en quête de spectacles imprévus, d’aventures dont il s’empresse de brosser hâtivement le canevas sur quelque chiffon de papier, et ramassant ainsi, au cours de son vagabondage nocturne, la matière de ses romans. Les spécialistes compétents l’on fait observer : Rétif possédait bien la constitution dite paranoïaque, avec sa 53 triade : orgueil, susceptibilité, méfiance ; mais il ne versa jamais dans le délire systématisé chronique. Parler de l’orgueil de Rétif, c’est, on l’a justement dit, parler de toute sa vie, c’est répéter tout ce qu’il a dit luimême ; l’orgueil éclate dans tous ses actes, dans toutes ses paroles, dans tous ses écrits. Cet orgueil est parfois taciturne et ombrageux ; à d’autres endroits, il éclate si naïvement qu’il désarme par sa puérilité ; tant de candeur nous le rendrait sympathique. À l’en croire, il est le résumé de toutes les perfections ; il n’est personne qui puisse soutenir avantageusement la comparaison avec lui. Pour commencer, il nous dira qu’il était « le plus bel enfant qu’on ait jamais vu ». Mais, laissons-le parler, une telle confession perdrait trop de sa saveur à l’analyse. « J’étais beau ; mes cheveux, alors châtain doré, se bouclaient et me donnaient l’air de ces anges, enfants de la riante imagination des peintres de l’Italie. Ma figure délicate était ennoblie par un nez aquilin, par la beauté de mes yeux, par la fraîcheur de mes lèvres… J’étais pâle et d’une blancheur de lis, mince, fluet, dans un pays où la taille était épaisse, ce qui me donnait un air futé, comme on disait. » La petite vérole vint à le frapper : allait-il en rester gravé ? Détrompez-vous, cette maladie qui enlaidit les autres personnes, l’embellit au contraire. Parlant de ses 54 lèvres : « c’est ce que j’ai toujours eu de mieux », consignet-il imperturbablement. Pour la force physique, pour la souplesse du corps, il ne craint pas de rival. Comme chanteur, il ne connaît pas son pareil ; si les directeurs d’opéra ou d’opéra-comique avaient songé à se l’attacher, ils n’auraient pas manqué de faire une fortune. Au point de vue familial il se montre fils admirable, époux modèle, père plein de sollicitude, autant pour ses enfants légitimes que pour ceux qui lui étaient nés de liaisons irrégulières. Libertin ! lui crie-t-on. Et lui de riposter : « Je ne prétends pas m’apologier, m’excuser, mais ce n’est pas être libertin, c’est être vertueux que faire des enfants ! » Car il n’est pas un homme ordinaire. Rappelez-vous, prévient-il ses lecteurs, que je suis auteur et qu’un auteur tel que moi doit, comme le médecin, essayer les poisons pour vous en préserver…, mon prétendu libertinage était une véritable étude, une suite d’expériences. Il m’en fallait plus d’une pour me convaincre de tout cela. N’a-t-il pas toujours présenté la vie sous les couleurs les moins séduisantes ? Ne s’est-il pas efforcé de montrer les avantages de la vie rustique, la corruption des mœurs dans les grandes villes et leurs tristes conséquences ? Tout ce qui est sorti de sa plume n’est-il pas, à l’entendre, marqué au 55 coin d’un bon sens, d’un génie que l’on s’est plu, par basse envie, à diminuer ? C’est un autodidacte, et il s’en vante. Grâce à sa mémoire prodigieuse, il pouvait réciter un livre entier après une lecture unique ; grâce à son ingéniosité native, à la profondeur de son intelligence, il a imaginé ce que les savants n’ont découvert que longtemps après lui. « Il est singulier, remarque-t-il, que j’aie deviné ce que vient de découvrir l’illustre Herschell : que les soleils se déplacent et marchent dans une orbite immense, autour d’un centre universel. » Ses ouvrages sont autant de chefs-d’œuvre ; ainsi les qualifie-t-il modestement : la Fille naturelle, « un chefd’œuvre de célérité, peut-être chef-d’œuvre de pathétique » ; son épître dédicatoire à la jeunesse, qui précède l’Éducographe, « un petit chef-d’œuvre de raisonnement ». Dans l’avant-propos de l’École de la Jeunesse, il annonce qu’il va « réunir la sagesse de Raphaël, la douceur de l’Albane, aux grâces du Corrège et au coloris de Paul Véronèse » : pas plus ! Après le succès du Pied de Fanchette, il crie à tous les échos : « C’est moi, l’auteur du Pied de Fanchette ! » Une patrouille l’arrête dans ses excursions nocturnes et lui demande son nom : « Je suis, réplique-t-il fièrement, le Paysan perverti, le Contemporaniste ! » ou : « Je suis le Pornographe, le Philosophe », titre auquel il tient plus qu’à d’autres. S’il se compare à quelqu’un, c’est à Buffon, Beaumarchais, à Voltaire ou à Rousseau ; les autres lui 56 semblent indignes d’être mis en parallèle avec lui. Encore, ni voltaire, ni Rousseau, ni Buffon n’auraient eu mes conceptions ! » s’exclame-t-il dans sa fatuité extrême. Dans l’Introduction de Monsieur Nicolas, cet ouvrage immortel, nous relevons cette phrase : « Je vous donne ici un livre d’histoire naturelle qui me met au-dessus de Buffon ; un livre de philosophie qui me met à côté de Rousseau, de Voltaire, de Montesquieu… » Comme tous ceux qui sont doués d’une imagination hypertrophiée, Rétif finit par ajouter foi à ses rêves et à ses inventions. C’est un fabulateur : il rentre dans la catégorie des mythomanes. Il a d’abord regardé comme un badinage la généalogie qui fait descendre les Rétif de l’empereur romain Pertinax, uniquement parce que le nom français est la traduction exacte du nom latin. Il a commencé par imprimer, en toutes occasions, cette généalogie ; puis il soutiendra finalement, que ses titres sont déposés à la Bibliothèque Royale. Cette imagination débordante, fougueuse, embrasée, si elle lui fut parfois nuisible, n’a pas manqué de lui procurer des avantages ; outre qu’elle a contribué à constituer une de ses principales qualités d’écrivain, elle lui a suggéré des conceptions qui en ont fait un précurseur dans nombre de branches où s’est exercée son activité. Ses admirateurs ne sont-ils pas allés jusqu’à lui attribuer le plan d’une machine volante, avant Blanchard et Montgolfier ; l’invention de la graphologie, avant l’abbé Michou ? 57 Bien avant nos hygiénistes, il a formulé un règlement de la prostitution. Le socialisme et le communisme sont contenus en germe dans ses écrits. Il a même établi l’origine des espèces avant Lamarck et Darwin, et soupçonné le spirochète avant Hoffmann et Schaudinn. On connaît l’histoire de ses relations avec l’empereur Joseph II. Cet empereur réformateur, s’il fallait en croire Rétif, avait fait exécuter dans tous ses États les admirables règlements de son Pornographe ; bien mieux, il lui avait envoyé son portrait enrichi de diamants, sur une tabatière dans laquelle était un diplôme de baron du Saint-Empire. Rétif lui répond : « Le républicain Rétif-la-Bretonne conservera précieusement le portrait du philosophe Joseph II, mais il lui renvoie son diplôme de baron, qu’il méprise, et ses diamants dont il n’a que faire. » Est-il besoin de dire que Rétif a été victime d’un mystificateur, s’il n’a inventé de toutes pièces cette histoire. Il est parfois malaisé, dans les récits de notre personnage, de faire le départ entre le mensonge et la vérité ; il se plaît tant à l’exagération ! Toutefois, il ment peu, ou il exagère à peine, quand il nous conte ses prouesses amoureuses. Sur ce chapitre, il est intarissable. Dans son Calendrier, il commémore beaucoup plus de 365 femmes ; il est forcé d’en commémorer deux les 58 dimanches et trois les jours de fête. Ses amours, dit J. SOURY, font boule de neige et finissent par une avalanche. Ce « tempérament excessif » s’est manifesté dès la prime enfance ; il franchira successivement toutes les étapes : précocité sexuelle, exaltation génésique, salacité sénile. Rétif avait eu pour nourrice « la femme la plus tempéramenteuse du canton ». Dès l’âge de quatre ans, il se sentait attiré vers les filles dont les couleurs ressemblaient à la rose. Longtemps il gardera le souvenir de celle qui le portait sur ses bras, en allant aux vêpres, et qui lui passait les mains sous ses jupons pour… mais ici le latin vient à notre aide : mentulam testiculosque titillabat, quousque erigerem. C’est ainsi, ajoute Rétif, « qu’une suite de petites causes contribuaient à développer et à fortifier ce tempérament érotique, qui va étonner et qui me précipitera dans tant d’écarts ». À 11 ans et demi, il s’exalte à la vue d’une grosse dondon de bonne mine, qui le frappe d’une manière jusqu’alors non éprouvée. La grosse dondon fut son initiatrice. Du premier coup il la rendit mère, ce dont il ne fut pas médiocrement fier. Six mois plus tard, il met à mal une jeune fille de quinze ans, et, pour la seconde fois, il devient père ; à treize ans il engrosse une négresse. La liste de ses conquêtes s’allonge tous les jours : une gouvernante de curé, qui a la quarantaine bien sonnée ; une jeune mariée au lendemain de ses noces ; une dame mûre 59 qui feint de le prendre pour un jouvenceau sans expérience, rôle qu’il sait jouer à merveille, complètent une éducation déjà suffisamment avancée. « C’était l’époque, écrit-il, où, dévoré de désirs pour toutes les jolies femmes du bourg…, mon imagination embrasée me donnait quelquefois un sérail… au nombre de douze car il n’en fallait pas moins à mon appétit. » Avec l’adolescence, son tempérament s’affirme plus violemment encore et son érotisme va jusqu’au satyriasis. Bourgeoises et chambrières, femmes mariées ou veuves, ouvrières ou boutiquières, théâtreuses ou grandes dames, tout lui est bon. « À un moment, confesse-t-il, je portais mes hommages à plus de deux cents filles. » Quelques jours d’abstinence le font entrer en fureur à la vue d’une jolie femme. Il trouve presque toujours une excuse à ses impulsions sexuelles : ou les circonstances étaient impérieuses, ou il a dû rendre service à une malheureuse qui se mourait de désirs non satisfaits. Rarement il en est resté à la phase platonique ; les femmes qu’il a aimées de la sorte sont ses plus grandes passions, celles dont toute sa vie il gardera le souvenir. Ce n’est qu’à un âge avancé qu’il se contentera de soupirer, se bornant à cueillir, du bout des lèvres ou des doigts, quelques privautés sans conséquence, de mendier ces quelques menues caresses que les femmes accordent par commisération. Mais avant d’arriver là, que de débordements, que de perversions, dont une plume, même osée, se refuse à retracer le détail. 60 Notons, parce qu’ils nous aident à parfaire son portrait mental, son goût de l’inceste et son fétichisme spécial. Sur le premier point, nous passons condamnation faute de preuves bien établies, bien que les arguments qu’on a produits soient assez impressionnants[2] . Ce que nous voulons seulement retenir, c’est que Rétif, dans un de ses ouvrages, a fait une telle apologie des relations incestueuses, qu’on est bien près de se demander s’il n’a pas voulu plaider pro domo sua. « Espérons, pour l’honneur de sa mémoire, écrit un de ses plus habiles défenseurs, que Rétif a rêvé la plupart des aventures où il se montre le héros ; c’est assez, du reste, son habitude, de suppléer par l’imagination à la réalité. Tenons, si l’on veut, pour un fait de l’imagination, ces observations singulières ; mais, à coup sûr, cette imagination est malade, ce cerveau est délirant. Une des idées fixes, ou plutôt une des perversions de Rétif qui a frappé tous ceux qui ont eu à étudier ce maniaque sexuel, est le goût qu’il n’a cessé de témoigner pour les petits pieds et les chaussures qui les enfermaient. Cet attrait, non seulement pour une partie du corps animé, mais pour un objet inanimé, a reçu le nom de fétichisme[3] , et le terme est resté pour caractériser cette espèce d’attraction morbide. Règle générale, quand Rétif aime, passagèrement ou durablement, une femme, ou seulement quand il la désire, il cherche à lui dérober ses souliers. 61 Dès l’âge de quatre ans, il l’avoue, il a porté attention à ces extrémités inférieures qui touchent le sol et sont « les moins faciles à conserver propres ». Machinalement, ses yeux vont aux pieds, de préférence au visage et à la gorge, et le charme qu’exerce sur lui un talon mince ou une mule bien façonnée est si puissant, qu’il éprouve à leur vue une émotion dont il ne réussit et dont il ne cherche, d’ailleurs, pas à se rendre maître. Une des expressions qui reviennent maintes fois sous sa plume est la suivante : « Elle avait un pied d’une propreté provocante. » Lui, qui, à l’ordinaire, est sale et débraillé, se plaît à insister sur la nécessité qu’il y a pour la femme de se tenir propre. « Lavez-vous comme une musulmane, recommande-t-il, abluez-vous après chaque déjection, grosse ou menue. Dès que vous avez fait tout ce qui dépend de vous, prêche-t-il aux prostituées, pour vous faire préférer par la propreté, par la saineté du corps… vous serez estimables, utiles. » De sa maîtresse Zéphire, qu’il saura plus tard, ou se persuadera être sa fille, il écrira : « Elle… avait les traits nobles, les cheveux noirs, la taille souple et parfaite, la jambe admirable, le pied toujours d’une propreté exquise. » Comment lui est venue cette « pédophilie », si on nous permet ce néologisme ? Il a cherché lui-même à se l’expliquer, et il fait preuve, dans cette explication, d’une certaine finesse psychologique. 62 « … Ce goût pour la beauté des pieds, si puissant en moi, qu’il excitait immanquablement mes désirs et qu’il m’aurait fait passer sur la laideur, a-t-il sa cause dans le physique ou dans le moral ? Il est excessif dans tous ceux qui l’ont ; quelle est sa base ? « Le goût factice pour la chaussure n’est que le reflet de celui pour les jolis pieds, qui donnent de l’élégance aux animaux mêmes ; on s’accoutume à considérer l’enveloppe avec la chose ; aussi, la passion que j’eus, dès l’enfance, pour les chaussures délicates, était un goût factice, basé sur un goût naturel ; mais celui de la petitesse du pied a seulement une cause physique indiquée par le proverbe : Parvus pes, barathrum grande, la facilité que donne ce dernier étant favorable à la génération. » Comme s’il craignait de n’avoir pas été assez explicite, il glisse, dans une note : « barathre signifie : nature ouverte comme un soulier ». On a pu dire de Rétif qu’il a passé sa vie aux pieds des femmes ; c’est au fond d’un soulier qu’il s’avisa de fourrer son premier billet doux ; c’est à un pied de femme qu’il dut son premier succès littéraire. Monselet a très joliment conté l’anecdote. Un matin que Rétif se promenait, après avoir échappé aux turbulences du logis conjugal, il aperçut, dans une boutique de modes, à l’angle des rues Tiquetonne et Comtesse-d’Artois, une jeune personne chaussée d’une mule rose, avec un réseau et des franges d’argent. Son imagination s’embrase à ce spectacle, et onze jours après, il avait terminé une fantaisie 63 intitulée : le Pied de Fanchette, qui eut trois éditions en très peu de temps, et dont il se vendit, vente considérable pour l’époque, plus de cinquante exemplaires par semaine au Palais-Royal. Dans ce roman, bien des détails piquants seraient à relever, au point de vue historique par exemple. L’auteur nous y révèle que « l’éclat de la chaussure de la belle Judith éblouit Holopherne, avant que sa beauté rendît captive l’âme du général assyrien… » ; que « le père du farouche Vitellius ne put voir sans émotion le joli pied de l’impératrice Messaline ; il obtint la permission de la déchausser, s’empara d’une de ses mules qu’il porta toujours avec lui et que souvent il baisait ». Et, dans des temps plus rapprochés, « le grand Dauphin, fils de Louis XIV, était fou d’une femme au pied mignon et chaussé haut avec grâce ». Mais passons sur ces assertions fantaisistes et reprenons les explications du monomaniaque, nous exposant la genèse de sa perversion et son développement. Ce goût lui est-il venu d’une autre vie ? L’a-t-il apporté en naissant ? Il penche pour la seconde hypothèse, plus vraisemblable, évidemment. C’est surtout dans le Joli pied, que Saintepallaie (le héros du conte, qui n’est autre que Rétif) a décrit l’anomalie psychique dont nous nous occupons. « Ce goût n’était pas, dans le jeune Saintepallaie, un effet du raisonnement : c’était un instinct qui s’était manifesté 64 dès son enfance : il ne pouvait, sans tressaillir, apercevoir une jolie chaussure de femme. » C’est bien là un des caractères du fétichisme, qui « naît avec le sujet », selon le professeur Thoinot, ainsi qu’en témoigne « la précocité singulière de son éclosion ». On retrouve dans Saintepallaie (lisez : Rétif de la Bretonne), tous les caractères du fétichiste, tels qu’ils sont décrits dans les ouvrages classiques : la remarque est du docteur Louis (de Moreuil), qui a étudié ce cas de pathologie littéraire, dans une étude à laquelle on a fait maints emprunts, oubliant presque toujours d’en nommer l’auteur[4] . Saintepallaie a l’obsession du fétiche : passant un soir dans la rue, il voit, « dans une jolie mule brodée en argent, un petit pied qui paraissait celui d’une poupée ». Ébloui, ravi, il suit la femme ainsi chaussée, observe où elle habite et ne manque pas « de revenir tous les jours, pour voir ce pied vainqueur ». Le « suiveur » moderne ne procède pas autrement. Il n’est ruses auxquelles il ne recoure pour satisfaire à son besoin impulsif, pour voir ou toucher une de ces mules « provocantes », qui le poussent jusqu’à l’orgasme ; car il ne cherche pas à le cacher, la vue d’un petit soulier le met dans un état d’excitation qui va jusqu’à l’extase. Comme tous les fétichistes, Rétif ne recule devant aucun moyen pour satisfaire sa passion ; il ira jusqu’à dérober le trésor qu’il convoite et qu’il conservera comme une 65 relique ; car il a la manie de collectionner et de garder sur des rayons toutes les chaussures qu’il a pu recueillir et qu’il a recouvertes « d’une gaze comme celle qu’on met aux pendules, de peur que la poussière ne les gâte ». Sa passion ne se manifestait pas seulement par le besoin de voir, de suivre et de soustraire l’objet de ses désirs ; il éprouvait une jouissance à l’offrir, soit par satisfaction esthétique, soit par recherche nouvelle d’un excitant génital, car il se réservait d’essayer lui-même le précieux gage d’amour qu’il voulait donner à la femme élue. Pourquoi poursuivre plus longtemps une démonstration déjà amplement faite ? Ce fut bien l’amour morbide que Rétif de la Bretonne ressentait pour le pied féminin qui lui a mis la plume en main. Si l’idée obsédante d’un petit pied n’avait pas sans cesse hanté sa cervelle, nous n’aurions pas eu l’écrivain d’une originalité si particulière, dont aucune littérature n’offrirait un type aussi défini. Contrairement à J.-J. Rousseau, duquel on peut le rapprocher par ailleurs, il n’y a, dans Rétif, aucune trace de masochisme, pas plus qu’on ne saurait le comparer au marquis de Sade, dont il répudie, en toute occasion, les funestes doctrines. Rétif de la Bretonne fut néanmoins, et incontestablement, atteint de « déséquilibre mental constitutionnel », et son amour pour les fines chaussures et les pieds menus fut bien la manifestation d’un instinct sexuel morbidement dévié, dont toute son œuvre reste marquée. 66 Notes : 1. ↑ Nous adoptons cette orthographe, d’après les raisons d’ainsi faire qu’en a données Ch. Monselet dans la biographie du personnage (Paris, 1854, p. 207). 2. ↑ Voir la thèse de L. CHARPENTIER. 3. ↑ Cf. l’ouvrage d’Alf. BINET, le Fétichisme dans l’amour (Paris, 1891). 4. ↑ Chron. méd., 1er

juin 1904.

67 BERNARDIN DE SAINT-PIERRE « Il était orgueilleux, voire même vaniteux. Il était susceptible, irritable, porté à la rancune ; mais une bonne partie de ces défauts s’expliquent par ses troubles nerveux héréditaires. » Notez que c’est un biographe littéraire qui parle, un professeur de Faculté des lettres[1] qui ne craint pas, pour établir le portrait psychologique de son héros, d’appeler à son aide la physiologie. Avec son habituelle pénétration, avec son sens d’analyse si aiguisé, Sainte-Beuve, qui, en maniant le scalpel littéraire, n’oubliait jamais qu’il avait été « carabin », avait déjà ouvert la voie où s’engage de plus en plus la critique moderne, celle du moins qui ne s’enlise pas dans une tradition surannée. Bernardin de Saint-Pierre, nous n’aurons nulle peine à le démontrer, relève à coup sûr de la psychologie morbide ; et, comme l’écrivait un de nos confrères, dès 1852, « il faudrait fermer les yeux à la lumière, pour ne pas comprendre que l’existence précaire, les déceptions, la lutte, supportées si longtemps par Bernardin de Saint-Pierre, durent exercer une fâcheuse influence sur son esprit[2] ». Faisons aussi la part de l’organisation, c’est-à-dire de la constitution héréditaire 68 qui, en l’espèce, est loin d’être négligeable. Comme l’a remarqué Arvède Barine, Bernardin de SaintPierre appartenait à une de ces familles où l’on a plus de prétentions que de possibilités et de bon sens. Le père n’entretenait les enfants que de leurs illustres aïeux. Il était convaincu, ou paraissait l’être, qu’il descendait du fameux Eustache de Saint-Pierre, dont le siège de Calais a rendu le nom mémorable ; en réalité, cette origine serait des moins prouvées ; elle aurait été inventée de toutes pièces par l’intéressé qui, tout roturier qu’il fût, voulait se donner un vernis de gentilhomme. Plus modeste était la mère de Bernardin. Mme de SaintPierre se contentait d’être une bonne créature, sans vanité, mais non sans imagination ; l’enfant eut en partage cette « folle du logis » ; de bonne heure, on le vit plongé dans des rêveries sans fin, s’absorbant dans des projets chimériques, aspirant à courir le monde, en quête d’aventures dans des régions encore inexplorées. Viennent les circonstances, il réalisera son rêve, ou plutôt satisfera ce besoin, cette manie de déplacement, qui le portera, tour à tour, à aller, sous les latitudes les plus différentes, exercer les métiers les plus divers. Après avoir fait la campagne de Hesse, en 1760, en qualité de lieutenant, Bernardin de Saint-Pierre se fait, l’année suivante, envoyer à Malte, menacée d’une invasion 69 des Turcs, qui ne se montrèrent pas d’ailleurs. Il en revint, pour repartir presque aussitôt pour la Hollande. Il projette ensuite d’aller en Russie établir une colonie sur les bords du lac d’Aral. Il débarque à Saint-Pétersbourg avec deux écus en poche, arrive à Moscou, où se trouve l’impératrice Catherine, se fait présenter à la souveraine, et, médiocrement satisfait de l’accueil qu’il en reçoit, repasse la frontière pour chercher une « terre de liberté ». En cours de route, à Varsovie, il ébauche son premier roman d’amour que son imagination transforme en passion ardente, et qui semble n’avoir été qu’une liaison platonique. « Cette inclination, qui pourrait mériter le nom de passion », ainsi s’exprimait-il dans une lettre écrite à un ami, avait eu, du moins, cette conséquence heureuse de le guérir de ses « vapeurs ». « C’est donc, mandait-il à son correspondant, un bon remède à vous enseigner que l’amour satisfait (il se vantait !). J’en ai fait une si douce expérience, que je vous en fais part comme d’un secret infaillible, qui vous sera aussi utile qu’à moi. Mon hypocondrie est presque guérie. » Sans doute se montra-t-il importun, car on lui donna congé et en termes tels qu’il ne lui restait qu’à partir. Blessé dans son amour-propre, Bernardin reprend ses courses vagabondes, gagne Dresde, puis Berlin, où il cherche à entrer au service de Frédéric II. Il arrive à Paris sans ressources, enfin gagne le Havre, où il ne retrouve plus 70 que la bonne qui l’avait vu naître et qui lui avait conservé une affection quasi maternelle. La mère de Bernardin était morte dans l’intervalle ; sa sœur était rentrée au couvent, ses frères avaient quitté le logis familial, la vieille servante était l’unique témoin du passé. Après avoir vécu, assez misérablement, pendant deux ans en donnant des leçons de mathématiques et empruntant de tous côtés, Saint-Pierre parvient, à force de sollicitations, à obtenir d’être attaché, au titre d’ingénieur-lieutenant, à une expédition qui se prépare pour Madagascar ; mais, à la suite d’une querelle avec son chef, Bernardin demande à rester à l’Île-de-France, où l’expédition relâchait ; là, il occupe ses loisirs à écrire ses impressions de voyage et rapporte, à son retour en France, le manuscrit qui servira de trame à son chef-d’œuvre : Paul et Virginie. Dès ses premières publications, il avait connu le succès ; comme il était très vain de nature, il se montra sensible aux flatteries qui lui furent prodiguées de tous les côtés, particulièrement de la part des femmes ; c’est à l’une d’elles qu’il disait, alors qu’il n’avait encore publié que le Voyage à l’Île-de-France : « Phœbus en mon berceau répandit les talents[3] . » C’est à la même époque, qu’installé dans une bicoque d’une ruelle non pavée, la rue de la Reine-Blanche, il donnait l’adresse suivante : « À M. le chevalier de SaintPierre, en son hôtel, rue de la Reine-Blanche, près la barrière du Jardin du Roi. » On n’est pas plus modeste. 71 Cet orgueil prend, par moments, de telles proportions, qu’il dépasse la norme, confine à la mégalomanie. À la veille de publier ses Études de la nature, Bernardin de Saint-Pierre, peu connu en dehors de quelques salons où il était reçu, s’inquiète de savoir comment cet ouvrage sera accueilli du public. Il escompte, néanmoins, le succès, ne doutant pas que le fond de son œuvre est « propre à répandre une lumière admirable sur toutes les parties de la nature et à renverser les méthodes qu’on emploie pour l’étudier[4] ». Le livre paraît et produit, il faut le reconnaître, une sensation profonde. L’auteur reçoit une avalanche d’épîtres, même de personnes avec lesquelles il n’a pas de relations, mais qui « l’exaltent trop, pour pouvoir les communiquer ». On l’accable de visites, d’invitations à dîner ; « des peintres sont enthousiasmés » de ce qu’il a dit sur les arts. Celui-ci le félicite pour ce qu’il a écrit sur l’éducation ; celui-là, sur la cause des marées. Un ecclésiastique l’est venu voir quatre ou cinq fois, le suppliant d’accepter un logement à sa campagne, pour goûter la paix des champs, après laquelle il soupire. « Des âmes sensibles, mande-t-il à un de ses correspondants, m’adressent des lettres pleines d’enthousiasme ; des femmes, des recettes pour mes maux ; des gens riches m’offrent des dîners ; des propriétaires, des maisons de campagne ; des auteurs, leurs ouvrages ; des gens du monde, leur sollicitations… et même de l’argent… » 72 Et des déclarations d’amour, et des demandes de mariage ! Il voulut tout d’abord répondre, mais devant cette marée montante, il dut reculer. Comme on n’affranchissait pas en ce temps-là, il régla pour plus de deux mille francs de port de lettres en une seule année ; il n’était pas assez riche pour payer sa gloire. Qu’il n’exagère pas un peu, nous n’oserions en répondre ; il semble bien que l’encens lui ait monté au nez et l’ait un peu grisé. À quelqu’un qui le félicitait de son triomphe, il répondait : « Vous n’en voyez que la fleur ; l’épine est restée dans mes nerfs. » Serait-ce que quelques critiques déplaisants l’avaient égratigné ? « Une seule épine, disait-il parfois, me fait plus de mal que l’odeur de cent roses ne me fait plaisir. » Il était, en effet, d’une susceptibilité excessive, dont on a produit maints témoignages[5] . Ses nerfs étaient-ils excités, parce qu’il vivait dans la solitude, ce peut être une explication, non une justification. Il eut toujours le tort de considérer comme un droit ce qui n’était le plus souvent qu’une faveur : ainsi était-il convaincu que le gouvernement lui devait réparation et indemnité pour ses diverses entreprises avortées, et il assaillait les ministères de réclamations. Par bonne fortune, il y avait, au département des affaires étrangères, un M. Hennin, premier commis sous le ministère de Vergennes, qui lui était entièrement dévoué ; Bernardin mit sans trêve son obligeance à contribution, sans parvenir à jamais la lasser. 73 Grâce à M. Hennin, il avait obtenu une gratification de 300 livres sur les fonds littéraires ; loin de lui en exprimer sa gratitude, il s’irrita et de la pénurie de la somme et de la forme sous laquelle on la lui avait accordée. Il écrivit au ministre qu’il entendait ne pas accepter cette aumône ; que c’était comme officier du roi, comme capitaine-ingénieur, qu’il voulait être indemnisé. M. Hennin essaya de le calmer, lui prodiguant les conseils les plus amicaux. « Mon ami, vous êtes trop séquestré du monde, vous ne connaissez ni les hommes, ni la marche des affaires. Comment voulez-vous sortir d’un état qui vous peine, si vous repoussez les mains qui peuvent vous en tirer ? » C’était le langage de la raison ; celui précisément que Bernardin se refusait à entendre. Cette susceptibilité de Bernardin se manifestait dans les moindres choses. Il se fâchait, si on lui adressait les lettres de Versailles, avec la qualification d’ingénieur de la marine, protestant qu’il ne l’avait jamais été ; il se formalisait, si on accolait à son nom de Saint-Pierre celui de Bernardin. M. Panckoucke était, à son dire, le premier de tous les hommes, et le seul, qui l’eût appelé Bernardin. On a cité de lui bien d’autres traits, retenons seulement le suivant[6] . Bernardin – demandons pardon à ses mânes de le traiter avec cette familiarité ! – reçut un jour avis, que le roi lui accordait une gratification sur le Mercure, et qu’il n’avait qu’à passer à la caisse pour la toucher ; mais, comme cet 74 avis lui venait du caissier et sans qu’il y eût une lettre du ministre, M. de Breteuil, il le refusa d’abord et se choqua, comme pour la gratification de M. de Vergennes. Sur quoi, M. Hennin, qu’il désolait par ses refus, lui écrivait : « Vous êtes bon, simple, modeste, et il y a des moments où vous semblez avoir pris pour modèle votre ami JeanJacques, le plus vain de tous les hommes. » C’est en 1772 que Bernardin de Saint-Pierre était entré en rapports avec l’homme dont il devait garder toute sa vie l’empreinte. Comme on l’a très bien indiqué[7] , la singularité de leurs destinées les avait rapprochés au point aigu de leur commune maladie. C’était l’époque où Jean-Jacques, non peut-être tout à fait sans motif[8] , voyait en tous lieux des ennemis conjurés à sa perte. La coalition avait son centre dans les principales capitales de l’Europe : Paris, Londres, Genève. Son mal s’aigrissait dans l’isolement ; comme Bernardin, Rousseau voyait reparaître ses humeurs noires dans la solitude. Très flatté, au fond, de se voir accouplé à un personnage aussi célèbre que J.-J. Rousseau, Bernardin, quand on les citait tous deux comme une paire de misanthropes, en concevait un immense orgueil. « Le trait d’union fut donc la parité des traverses passées, le même abandon d’une société indifférente, quand elle n’était pas injuste[9] . » Comment s’opéra leur rencontre ? Le hasard, à entendre Bernardin, l’aurait déterminée. 75 « Au mois de juin 1772, écrit ce dernier, un ami m’ayant proposé de me mener chez J.-J. Rousseau, il me conduisit dans une maison rue Plâtrière, à peu près vis-à-vis l’hôtel de la Poste. Nous montâmes au quatrième étage, nous frappâmes et Mme Rousseau vint nous ouvrir la porte. Elle nous dit : « Entrez, Messieurs, vous allez trouver mon mari (sic). » « Nous traversâmes une fort petite antichambre, où des ustensiles de ménage étaient proprement arrangés ; de là, nous entrâmes dans une chambre où J.-J. Rousseau était assis, en redingote et en bonnet blanc, occupé à copier de la musique. Il se leva, d’un air riant, nous présenta des chaises et se remit à son travail, en se livrant toutefois à la conversation… » De quoi parla-t-on ? De tout un peu : des nouvelles du jour, des voyages que les deux interlocuteurs avaient entrepris, et aussi, des œuvres du maître du logis. Celui-ci fut du reste très gracieux et accompagna ses visiteurs jusqu’à son escalier. Quelques jours après, Jean-Jacques rendait à Bernardin sa politesse. « Il était en perruque ronde, bien poudrée et bien frisée, portant un chapeau sous le bras, et un habit complet de nankin. Il tenait une petite canne à la main. Tout son extérieur était modeste, mais fort propre… » B. de Saint-Pierre montra à Rousseau, dont il connaissait les goûts botaniques, des plantes et des graines des tropiques, et le lendemain, il lui envoyait du café des îles, le 76 comprenant déjà au nombre de ses amis, et ayant d’autant plus lieu de le traiter comme tel, que celui-ci ne lui avait pas ménagé sa sympathie, au cours des deux entrevues qu’ils avaient eues ; mais, ô surprise ! le bourru et quinteux personnage qu’était Rousseau, brusquement se révèle quand lui fut remis le « cadeau » de M. de Saint-Pierre. « Mon ami, lui écrivit-il d’une plume irritée, nous ne nous sommes jamais vus qu’une fois, et vous commencez déjà par des cadeaux ; c’est être un peu pressé, ce me semble. Comme je ne suis pas en état de faire des cadeaux, mon usage est, pour éviter la gêne des sociétés inégales, de ne point voir les gens qui m’en font ; vous êtes le maître de laisser chez moi ce café, ou de l’envoyer reprendre ; mais, dans le premier cas, trouvez bon que je vous en remercie, et que nous en restions là[10] . » Ce n’était qu’une bourrasque ; on s’expliqua, et l’orage s’apaisa. Il y eut réconciliation et les deux « sauvages » s’humanisèrent, au point de se rendre indispensables l’un à l’autre. Que de points de contact n’y avait-il pas entre eux ! Avec la fougue de son naturel, Bernardin s’indignait comme son illustre émule, contre cette société dont il trouvait l’enthousiasme tiède, en dépit des flatteries dont elle l’accablait. Riait-on autour de lui, c’était de la moquerie à son endroit ; fixait-on son regard sur sa personne, il y voyait une raillerie. 77 « Je ne pouvais, écrit-il dans une sorte de confession[11] , des plus précieuses pour la connaissance de son état mental, je ne pouvais traverser une allée de jardin public, où se trouvaient plusieurs personnes rassemblées. Dès qu’elles jetaient les yeux sur moi, je les croyais occupées à en médire ; elles avaient beau m’être inconnues, je me rappelais que j’avais été calomnié par mes propres amis, et pour les actions les plus honnêtes de ma vie. » Ailleurs, il nous dit son appréhension, quand il se trouvait enfermé dans un lieu d’où il avait peur de ne pouvoir sortir ; c’est, à proprement parler, ce qu’on a décrit plus tard sous le nom de claustrophobie. Là encore, son texte appuie notre thèse : « Ce qu’il y a de certain, c’est que mon mal ne me prenait que dans la société des hommes ; il m’était impossible de rester dans un appartement où il y avait du monde, surtout si les portes étaient fermées. » Comme il s’analyse avec beaucoup de minutie, il reconnaît qu’il est impuissant à combattre cette misanthropie. « Je me disais souvent : « Je n’ai cherché qu’à bien mériter des hommes : pourquoi est-ce que je me trouble à leur vue ? » En vain j’appelais la raison à mon secours : ma raison ne pouvait rien contre un mal qui lui ôtait ses propres forces. Les efforts mêmes qu’elle faisait pour le surmonter l’affaiblissaient encore, parce qu’elle les employait contre elle-même ; il ne lui fallait pas du combat, mais du repos. » 78 Était-il seul, son mal se dissipait ; la vue des enfants le calmait aussi ; souvent il lui arriva d’aller s’asseoir « sur les buis du fer à cheval, aux Tuileries », pour voir des enfants jouer sur les gazons du parterre, avec de jeunes chiens, qui couraient après eux. Leur innocence le réconciliait avec l’espèce humaine ; mais apercevait-il un promeneur, il se sentait de nouveau inquiet, et son agitation ne cessait que lorsqu’il le voyait s’éloigner. Il fut une époque où il ne pouvait passer, dans un jardin public, près d’un bassin plein d’eau, sans éprouver « des mouvements de spasme et d’horreur ». Il y avait des moments où il croyait « avoir été mordu, sans le savoir, par quelque chien enragé » ; et pourtant, il avait, pour cet animal, une tendresse, dont il donna, dans une circonstance, une preuve typique. L’anecdote nous est contée par SainteBeuve[12] qui prétend la tenir « d’original ». Elle est trop savoureuse pour que nous la laissions échapper. « Bernardin de Saint-Pierre était à la Malmaison, chez Mme Lecoulteux du Moley. Il s’y montrait aussi peu aimable que l’abbé Delille l’était aisément : il disait des choses désagréables aux femmes et sur les femmes. « Il avait amené avec lui un chien, qui devint malade. Mme Lecoulteux s’en inquiéta et le fit soigner et droguer ; mais la bête mourut. Un matin, comme Bernardin de SaintPierre n’était pas descendu à l’heure du déjeuner, la maîtresse de la maison envoya savoir de ses nouvelles. On ne trouva personne, mais quatre lignes seulement dans sa chambre : il y disait qu’on lui avait tué son chien et qu’il 79 était parti. Là-dessus, cette société gracieuse et sentimentale s’émut. On imagina de faire à ce chien chéri des funérailles, un petit tombeau avec branche de saule pleureur à la JeanJacques. On écrivit tout cela au bourru maussade pour l’apaiser. On n’eut pas de réponse. » Longtemps il gardait le ressentiment des affronts qu’il avait reçus, ou de ce qu’il considérait comme tel. Trente ans après, il était encore persuadé que Mlle de Lespinasse avait voulu l’insulter, un jour qu’elle lui avait offert un bonbon, en le louant de sa bonté dans une occasion récente. Par ces absurdes soupçons, par cette humeur d’une maussaderie inexplicable, il éloignait de lui les mieux disposés en sa faveur ; il se brouilla avec d’Alembert, Condorcet et le clan des « philosophes », parce qu’ils ne lui avaient pas, croyait-il, fait obtenir une gratification de Turgot. « S’ils avaient été mes amis, s’écriait-il avec véhémence, en auraient-ils agi ainsi ? La pension, les emplois faciles, les bagues au doigt se distribuaient à leurs clients : ils ne parlaient à moi que de m’expatrier… » Il ne traitait pas mieux ceux qui le servaient, ou essayaient de le servir, car il se dérobait aux bienfaits tout en les quémandant sans cesse. Encore n’eût-il sollicité que pressé par le besoin, mais il conserva ces habitudes de mendicité jusque dans les temps heureux où il était sorti de la gêne, et il fit, comme le dit, en termes de choix, Sainte- 80 Beuve, « alterner perpétuellement l’idylle et le livre de comptes ». Il fallait la patience à toute épreuve de son ami Hennin pour ne pas être excédé par ces demandes répétées ; les lambeaux de correspondance que nous avons sous les yeux témoignent à quel point Bernardin abusa de ce protecteur qui, malgré sa position subordonnée vis-à-vis du ministre distributeur des grâces, s’ingéniait à lui rendre service. « Je n’ai plus ni linge ni habits ; mes courses à pied ont achevé de les user, écrit Saint-Pierre au commis de M. de Vergennes. Si vous voulez me revoir, faites-m’en donner les moyens. Vous savez que votre département me doit une gratification bien légitime… J’en ai grand besoin. Je suis à l’emprunt et je n’ai rien à attendre qu’au mois de février de l’année prochaine. » La gratification fut accordée ; mais le bénéficiaire n’entendait la toucher que si elle était accompagnée « d’une lettre de satisfaction et de bienveillance », écrite de la main du ministre, faute de quoi il la refuserait. Cette fois, on ne lui répondit pas et, après une bouderie de quelques jours, il jugea prudent de donner son acceptation, sans réserves. Il avait à ce moment une excuse, c’était sa misère ; ses ressources étaient à cette date précaires, et sa santé peu brillante. « Ce qu’il y avait de pis, écrit-il, mes chagrins m’avaient donné des maux de nerfs ; je ne goûtais de repos que dans la solitude. » 81 Qu’étaient, au juste, ces troubles nerveux ? Il consulta un médecin de son quartier, le docteur Petit, qui lui dit de ne pas s’en préoccuper outre mesure, qu’il avait une de ces maladies dont, « depuis notre bon père Adam jusqu’au moment présent, personne encore n’est mort ». Bernardin n’avait qu’à prendre les eaux de Passy, qu’il s’était luimême prescrites, et pour le surplus, à patienter. Cette affection dont souffrait Bernardin de Saint-Pierre, il en avait présenté, très jeune, les premiers symptômes. Il n’avait guère plus de dix ans, quand lui tomba entre les mains « le livre qui était le plus capable de favoriser cette poussée d’instincts personnels » ; il trouva dans la bibliothèque de son père, les Vies des Saints et en fit sa pâture. « Nulle compagnie ne pouvait lui être plus funeste, il n’était pas encore de force à résister à ce commerce. » Son exaltation personnelle et son penchant au mysticisme furent accrus par cette lecture. Il était enchanté du merveilleux qu’il y trouvait et la conviction s’ancra dans sa cervelle, que la providence venait toujours au secours de ceux qui l’invoquent, et qu’on n’avait qu’à s’abandonner à elle. Il n’attendait qu’une occasion de mettre en pratique cette singulière doctrine ; un jour que son père l’avait un peu vivement chapitré, le petit Bernardin quitta la maison et courut vers le bois voisin, « croyant fermement que Dieu le nourrirait, en lui envoyant un corbeau, comme à un autre saint Paul ». 82 Cette tournure mystique de son esprit fit, plus tard, place à une sorte de sensualité, ressemblant assez à de l’érotisme. Bernardin de Saint-Pierre paraît, par endroits, s’être complu, notamment dans les Harmonies, à traiter certains sujets « sans la froideur sérieuse qu’il convient d’y apporter », pour emprunter l’expression d’un maître de la jeunesse. N’a-t-il pas, d’ailleurs, donné les marques de cette « hyperesthésie sexuelle », en contractant, à un âge avancé, une union disproportionnée avec une toute jeune fille ? Mais glissons, sans appuyer. « Je suis un homme pour femmes », laisse-t-il échapper dans une épître confidentielle ; s’il faut en croire celles qui associèrent leur vie à la sienne, il ne fut pas l’époux grincheux qu’on s’est plu à dire. Incontestablement, il avait de ces délicatesses, de ces mille attentions gracieuses qui plaisent aux femmes. Lorsqu’à l’automne de son existence, le mariage lui offrit un port de relâche, sa santé s’était bien améliorée. Bien qu’on n’en ait pu fixer la date précise, sa grande « crise » avait éclaté longtemps auparavant. Il était encore libre de toute attache, quand lui survint ce « mal étrange », qu’il a décrit en véritable clinicien. « Ces feux, semblables à des éclairs, sillonnaient ma vue. Tous les objets se présentaient à moi doubles et mouvants ; comme Œdipe, je voyais deux soleils. Mon cœur n’était pas moins troublé que ma tête ; dans le plus beau jour d’été, je ne pouvais traverser la Seine en bateau, sans éprouver des anxiétés intolérables, moi qui avais conservé le calme de 83 mon âme dans une tempête du cap de Bonne-Espérance, sur un vaisseau frappé de la foudre[13] . » La science, consultée, fit ce que ferait notre médecine actuelle : elle mit une étiquette sur la maladie ; le malade le constate non sans ironie : « À la vérité, dit-il, la médecine m’offrit des secours ; elle m’apprit que le foyer de mon mal était dans les nerfs. Je le sentais bien mieux qu’elle ne pouvait le définir ; mais quand je n’aurais pas été trop pauvre pour exécuter ses ordonnances, j’étais trop expérimenté pour y croire. « Trois hommes, à ma connaissance, tourmentés du même mal périrent en peu de temps, de trois remèdes différents et soi-disant spécifiques pour la guérison du mal de nerfs ; le premier, par les bains et les saignées ; le second, par l’usage de l’opium ; et le troisième, par celui de l’éther. Ces deux derniers étaient deux fameux médecins de la Faculté de Paris[14] , tous deux renommés par leurs écrits sur la médecine, et particulièrement sur les maladies du genre nerveux. J’éprouvai de nouveau, mais cette fois par l’expérience d’autrui, combien je m’étais fait illusion en attendant des hommes la guérison de mes maux. » Comment Bernardin se guérit-il de sa neurasthénie ou de sa névrose, pour adopter un terme plus compréhensif ? Laissons-lui la tâche de rédiger jusqu’au bout son autoobservation : « Ce fut à Jean-Jacques Rousseau, poursuit notre patient, que je dus le retour de ma santé. J’avais lu, dans ses 84 immortels écrits, entre autres vérités naturelles, que l’homme est fait pour travailler, et non pour méditer. « Jusqu’alors, j’avais exercé mon âme et reposé mon corps : je changeai de régime ; j’exerçai le corps et je reposai l’âme. Je renonçai à la plupart des livres ; je jetai les yeux sur les ouvrages de la nature, qui parlait à tous mes sens un langage que ni le temps ni les nations ne peuvent altérer. Mon histoire et mes journaux étaient les herbes des champs et des prairies ; ce n’étaient pas mes pensées qui allaient péniblement à elles, comme dans le système des hommes, mais leurs pensées qui venaient à moi, sous mille formes agréables… » La cure par le travail, a-t-on trouvé mieux aujourd’hui ? Là encore, Bernardin de Saint-Pierre fut un précurseur[15] . Dans une pétition qu’il adressait, en 1792, à la Convention[16] , Bernardin de Saint-Pierre, alors âgé de 56 ans, rappelle que ses « maux de nerfs » ne lui ont pas permis, depuis près de quinze ans, de se trouver dans aucune assemblée, « ni d’affaires, ni de plaisirs », mais qu’il s’est consolé de ses infirmités, en se livrant, dans la solitude, à la composition de ses écrits. Il vécut, en effet, sauvagement, pendant plusieurs années, ne trouvant de plaisir que dans la fréquentation de Rousseau, autre atrabilaire, en qui il se reconnaissait si bien. Il tombait, parfois, dans des accès de mélancolie[17] dont rien ne le pouvait distraire. Il la cultivait, d’ailleurs, comme une volupté. 85 « Je ne sais à quelle loi physique les philosophes peuvent rapporter les sensations de la mélancolie ; pour moi, je trouve que ce sont les affections de l’âme les plus voluptueuses. » Nul n’a peint avec plus de finesse psychologique cette sensation rare, qu’éprouvent les délicats qui mettent en harmonie leurs sentiments avec la température. « Il me semble alors, écrit Bernardin, que la nature se conforme à une situation, comme ma tendre amie. Elle est, d’ailleurs, toujours si intéressante, sous quelque aspect qu’elle se rencontre, que, quand il pleut, il me semble voir une belle femme qui pleure. Elle me paraît d’autant plus belle qu’elle me paraît plus affligée. Pour éprouver ces sentiments, j’ose dire voluptueux, il ne faut pas avoir des projets de promenade, de visite, de chasse ou de voyage, qui nous mettent alors de fort mauvaise humeur, parce que nous sommes contrariés. Il faut, pour jouir du mauvais temps, que notre âme voyage et que notre corps repose. » Pourquoi faut-il que cette page délicieuse soit suivie d’autres pages, dont le style ampoulé, boursouflé, porte le cachet de son époque, accuse son mauvais goût ? Cet air de mélancolie, qu’il avait fini par se donner, le costume, presque toujours sombre, qu’il affectait de revêtir, et, joint à cela, sa réserve dans le monde, lui avaient fait une réputation de timidité, qui n’était en réalité qu’un défaut de sociabilité. 86 Le misanthrope avait rapidement tourné au misogyne ; et il fut un temps où il s’enfuyait à l’arrivée d’une jolie personne, comme on fuit un danger que l’on sent s’approcher. Il lui fallut les avances d’une jeune fille, romanesque et sensible, pour le décider à rompre ses vœux de célibat. Dans son éloge du célèbre ingénieur Watt, Arago raconte que, douloureusement affecté des injustices de ses compatriotes, celui-ci était tombé dans une profonde mélancolie, dont il guérit en épousant une femme qui l’entoura de soins et de prévenances. Bernardin de SaintPierre eut une bonne fortune analogue. Mlle Félicité Didot, qui l’aimait depuis longtemps en silence, finit par lui faire l’aveu de son amour. Bernardin daigna répondre à sa flamme : il avait trente-cinq ans de plus que sa fiancée, qui en avait vingt à peine. Encore posat-il ses conditions ; il entendait que sa future femme fût, avant tout, une ménagère et vécût à la campagne, où il irait lui rendre visite « le plus souvent qu’il le pourrait ». Mlle Didot, sentant une volonté arrêtée, n’essaya pas de lutter contre ; elle consentit à être la première servante de son mari, nous allions écrire de son maître. Lui, abusa quelque peu de son pouvoir ; elle, se déclarait heureuse ; qu’avait-il à prendre souci de tourments intérieurs qui gardaient tant de discrétion ? Madame de Saint-Pierre donna à son mari un fils Paul[18] et une fille Virginie[19] , en souvenir des 87 personnages de son célèbre roman. Un autre fils ne vécut que quelques mois. Le 28 juin 1854, la première chambre du Tribunal de la Seine prononçait l’interdiction de Paul de Saint-Pierre, qui termina, dans une maison de santé, une carrière sans éclat. « Quelques espérances, toutefois, fleurs éphémères d’un esprit précoce chez ce jeune homme, furent bientôt détruites par des habitudes vicieuses éminemment préjudiciables à sa santé ; l’affaiblissement de son esprit se révéla graduellement ; bientôt il fut frappé d’hémiplégie, et, finalement d’une démence complète[20] . » Ce n’était pas le premier fou de la famille. Le frère cadet de Bernardin, celui qu’on appelait Dutailli, s’était fait flibustier, pour s’intituler gentilhomme ; il avait parcouru les mers, afin de gagner une place à la cour ; il s’était abandonné « à sa fièvre de grandeur jusqu’au crime » ; il n’aboutit finalement qu’à la prison, puis à la folie, « seule excuse de ses erreurs[21] ». Sa sœur Catherine, nature mal pondérée, avait une instabilité d’humeur qui porte le sceau de sa race : « Comment va votre maladie de nerfs ? écrivait-elle à Bernardin, le 31 mars 1783 ; c’est la mienne aussi. » Bernardin de Saint-Pierre, lui, réussit à échapper, du moins en partie, à la fatalité morbide qui le guettait dès la naissance et que lui promettait la tare originelle. Grâce à son vigoureux tempérament, il ne garda de son ascendance que l’hypersensibilité, la disposition au rêve. Cette 88 exaspération de la sensibilité, dont son style contient l’indéniable reflet, se transmua en une œuvre immortelle : Paul et Virginie, tandis que l’esprit d’aventure, d’évasion, transposé dans ses écrits de voyage, en font le premier grand écrivain descriptif français. Sa bonne étoile de conduisit à l’immortalité – heur exceptionnel, – par la voie qui avait acheminé la plupart des siens vers le cabanon. Notes : 1. ↑ MAURICE SOURIAU, Bernardin de Saint-Pierre d’après ses manuscrits, Paris, 1905. 2. ↑ Annales médico-psychologiques, t. IV (1852), 645. 3. ↑ Bernardin de Saint-Pierre et la Révolution, d’après des documents inédits, par ALPHONSE SÉCHÉ et JULES BERTAUT (Mercure de France, 1 er novembre 1907). 4. ↑ Lettres à Hennin, 25 décembre 1783. 5. ↑ Cf. surtout SAINTE-BEUVE, Causeries du Lundi, t. VI. 6. ↑ Nous l’empruntons, comme le précédent, à Sainte-Beuve. 7. ↑ MAURY, Bernardin de Saint-Pierre. 8. ↑ Voir le livre de Mme

Frédérika Mac-Donald, sur Rousseau.

9. ↑ MAURY, op. cit. 10. ↑ Nous avons vu l’original de cette lettre au Musée Carnavalet. 11. ↑ Études de la Nature, t. I (préambule de l’Arcadie). 12. ↑ Cf. Chronique médicale, 15 juillet 1904. 13. ↑ Préambule de l’Arcadie. 14. ↑ Le docteur Roux, auteur du Journal de médecine, et le docteur Buquet, professeur de la Faculté de médecine de Paris, tous deux morts, dans la force de l’âge, de leurs propres remèdes contre les maux de nerfs. (Note d’AIMÉ MARTIN). 15. ↑ On ignore généralement, écrit Mme Arvède Barine, que Bernardin de Saint-Pierre est l’inventeur des bataillons scolaires. C’était une de ses 89 idées favorites ; il voulait même que les petits bonshommes des écoles fissent les grandes manœuvres. « Dans la belle saison, quand la moisson est faite, vers le commencement de septembre, je les mènerais – écrivaitil – à la campagne, divisés sous plusieurs drapeaux. Je leur donnerais une image de la guerre. Je les ferais coucher sur l’herbe à l’ombre des forêts ; là ils prépareraient eux-mêmes leurs aliments ; ils apprendraient à défendre et à attaquer un poste, à passer une rivière à la nage ; ils s’exerceraient à faire usage des armes à feu et à exécuter en même temps des manœuvres prises de la tactique des Grecs, qui sont nos maîtres presque en tout genre. » Les plans de réformes politiques et sociales, qui remplissent les deux derniers livres des Études de la Nature, offrent tous un curieux mélange d’esprit positif et d’imagination romanesque. Bernardin de Saint-Pierre demandait la suppression de la grande propriété et des gros capitalistes, celle des monopoles, des compagnies privilégiées, de la vénalité des charges. Il réclame énergiquement la confiscation des biens du clergé au profit des pauvres. Il propose de remplacer les hôpitaux par l’assistance à domicile, d’améliorer le régime des prisons et des maisons de fous. Il demandait enfin des retraites pour les ouvriers âgés et il voulait qu’il fût construit dans Paris, des édifices assez vastes pour y donner des fêtes au peuple. 16. ↑ Mercure de France, 1 er novembre 1907 (B. de Saint-Pierre et la Révolution). 17. ↑ Il les avait éprouvés très jeune, puisque, lors de son séjour à Berlin, il prit, pour les calmer, sur le conseil de ses hôtes, des eaux de Pyrna (?). Cf. SOURIAU, 67. 18. ↑ Né le 5 avril 1798. 19. ↑ Née le 20 août 1794, morte sans postérité en 1842. 20. ↑ BRIERRE DE BOISMONT (Chr. méd., loc. cit.). 21. ↑ Catherine, en parlant de son frère cadet, l’appelle tantôt le « gendarme », tantôt « l’insurgent ». Elle se plaint à son frère Bernardin que Dutailli l’accable d’invectives, ce qu’elle attribue à « la vivacité de son imagination, qui le rend extrême en tout genre ». Quant à elle, la pauvre fille, qui mènera, une bonne partie de sa vie, une existence claustrale « dans des maisons religieuses, moitié retraites, moitié asiles », elle souffre d’une hystéro-neurasthénie chronique. Les dernières attaques lui ont, « par plusieurs fois, fait perdre connaissance », tant elles étaient violentes. 90 LAMENNAIS S’il était besoin d’un exemple fameux pour illustrer la thèse des relations du pessimisme avec la neurasthénie, le nom de Lamennais est un de ceux qui viendraient le plus aisément sous la plume. Celui qui a écrit : « Je ne jouis point du succès, j’en souffre ; l’obscurité seule me convenait… Je regarde la mort et l’embrasse de tous mes vœux… Le plus beau jour de ma vie sera celui où je cesserai d’écrire… Tout m’est à charge, la vie est trop pesante pour moi… », accuse, dans ces phrases désenchantées, les symptômes de ce « mal du siècle » auquel un de ses compatriotes, et non des moins illustres, a imprimé une étiquette ineffaçable. Comme René, Lamennais a témoigné de « cette disposition toujours croissante à une mélancolie aride et sombre », de ce noir dégoût de la vie qui, s’emparant de son âme, finit peu à peu par la remplir tout entière. Cet engourdissement, cette « paralysie morale », qui se traduit par « l’inquiétude vague, le mécontentement et la nausée du présent », c’est, comme l’a vu, avec sa perspicacité, de dissecteur d’âmes, l’analyste Sainte-Beuve, « l’état fondamental et constitutionnel » de Lamennais. Si l’on veut saisir un être, si complexe soit-il, dans sa sincérité nue, c’est dans ses lettres intimes qu’on a les plus fortes chances de le surprendre. Nous avons, par bonne 91 fortune, pour nous aider à connaître et à pénétrer Lamennais, intus et in cute, une correspondance volumineuse, qui contribue puissamment à éclairer sa psychologie. Sans doute, il convient de se défier des écarts d’une imagination maladive, mais, la part faite à la déclamation, quel jour les épîtres familières nous ouvrent sur le caractère et le tempérament ! Quelle source précieuse et presque inépuisable pour le psychologue ! Connaissez-vous dans toute la littérature un tableau plus navrant du désenchantement, du dégoût de toutes choses, avant même d’avoir goûté à la vie, que ce passage d’une lettre de Lamennais à son frère : « … Je ne me connais plus. Depuis quelques mois je tombe dans un état d’affaissement incompréhensible. Rien ne me remue, rien ne m’intéresse, tout me dégoûte. Si je suis assis, il me faut faire un effort presque inouï pour me lever. La pensée me fatigue. Je ne sais sur quoi porter un reste de sensibilité qui s’éteint ; des désirs, je n’en ai plus ; j’ai usé la vie ; c’est de tous les états le plus pénible, et de toutes les maladies, la plus douloureuse comme la plus irrémédiable. » « Oh ! que nous sommes rien ! » s’écriait Bossuet. Lamennais renchérit : « Oh ! qu’il fait bon n’être rien ! » Quand on est convaincu à ce point de l’inutilité de l’existence, pourquoi s’y acharner ? « À quoi est-on bon ? À souffrir. Il ne faut pas gémir sur ce partage, il est encore assez beau », réplique Lamennais. 92 Souffrir ! D’aucuns cultivent leurs souffrances avec une joie âpre ; Lamennais fut du nombre de ces martyrs volontaires qui, aux malaises d’une santé fluctuante, ajoutent les mille tortures d’un esprit ardent et inquiet. Lamennais chérit sa mélancolie, la tristesse même, suivant la fine expression de Malebranche, étant « la plus agréable de toutes les passions, à un homme qui souffre quelque misère ». « Je suis habituellement, confesse-t-il quelque part, dans l’état que les Anglais appellent despondency, où l’âme est sans ressort et comme accablée d’elle-même. « Il n’y a point de martyre comme celui-là… Je ne peux pas dire que je m’ennuie, je ne peux pas dire que je m’amuse ; je ne peux pas dire que je sois oisif, je ne peux pas dire que je travaille. Ma vie se passe dans une sorte de milieu vague entre toutes ces choses, avec un penchant très fort à une indolence d’esprit et de corps, triste, amère, fatigante plus qu’aucuns travaux, et néanmoins presque insurmontable. » La faculté de souffrir, plus qu’aucun autre il la posséda, et il reconnaît, quand il en laisse échapper l’aveu, qu’il a parfois aidé à cette disposition native. Là encore, écoutonsle parler : « Nous perdons, par notre faute, une partie, et la plus grande, des bienfaits du Créateur ; il nous environne de ses dons, et nous refusons d’en jouir, par je ne sais quelle triste obstination à nous tourmenter nous-mêmes. Au milieu de 93 l’atmosphère de parfums qui émane de lui, nous nous en faisons une, composée de toutes les vapeurs mortelles qui s’exhalent de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos chagrins, – fatale cloche de plongeur, qui nous isole dans le sein de l’Océan immense. » Mais n’est-ce pas lui, comme le dit Sainte-Beuve à qui nous empruntons la citation[1] , qui se mettait volontairement sous la cloche du plongeur ? Il n’en sortait que pour lancer la foudre. « Cette ardeur effrénée et cette surexcitation que d’autres, poètes et surtout artistes, ont portées dans les jouissances sensuelles, il la porte, lui, dans les systèmes philosophiques et politiques. » Il aime à l’excès ou il hait ; « tout ce qui est moyen et mitigé, il le rejette d’ennui et de dégoût ; il vomit les tièdes ». On imaginerait, qu’avec un tel tempérament, il ait eu une constitution à toute épreuve, une jeunesse orageuse et romanesque, comme celle de Chateaubriand, par exemple, né sous le même ciel. Tout différent il était : la nature l’avait desservi de toutes manières. Félicité (Féli, comme on avait coutume de l’appeler), le quatrième de six enfants, était né à sept mois. Un vice de conformation – une dépression considérable de l’épigastre – donna longtemps des inquiétudes : il en souffrit toute la vie[2] . 94 Il tenait d’une de ses aïeules son front élevé et large, son visage ovale et amaigri, aux pommettes saillantes, ses yeux gris, ses lèvres amincies et l’ensemble de son corps grêle. Maurice de Guérin, qui fut son élève, nous le décrit ainsi : « Le grand homme est petit, grêle, pâle, yeux gris, tête oblongue, gros nez et long, le front profondément sillonné de rides, qui descendent entre les deux sourcils jusqu’à l’origine du nez : tout habillé de gros drap gris, des pieds à la tête ; courant dans sa chambre à fatiguer mes jeunes jambes et, quand nous sortions pour la promenade, marchant toujours en tête, coiffé d’un mauvais chapeau de paille, vieux et usé… » Bien que d’un aspect et d’une mise peu propres à commander le respect, dépourvu de dignité dans le maintien, de supériorité dans le regard, n’ayant aucune grâce extérieure, ayant le parler monotone mais doux, cet être frêle, toujours souffrant, qui parlait d’une voix basse et unie, s’imposait à ses auditeurs, les saisissait corps et âme. Montalembert disait de lui : « M. de Lamennais savait être le plus caressant et le plus paternel des hommes. » Au vrai, il avait une tête énorme et disparate, dans laquelle semblait s’être concentrée toute sa vitalité ; un cerveau hypertrophié, qui avait accaparé toute la puissance des autres fonctions physiques ; une voix faible ; des manières embarrassées et contraintes ; une laideur à peine éclairée par la beauté d’un regard où la myopie mettait des douceurs trompeuses[3] . 95 Sa taille était plutôt au-dessous de la moyenne. Son aspect général était des plus chétifs et, sans les soins assidus d’une vieille servante, il n’eût pas franchi les limites de la première enfance. De bonne heure, il montra un tempérament vif[4] , d’une émotivité exagérée ; fantasque, capricieux, il était d’une irritabilité excessive. Ses impatiences, ses fureurs, sont restées légendaires. « C’est une âme de colère, a dit de lui Sainte-Beuve ; il amasse de la bile et des flots d’amertume, qu’il a besoin de déverser. » Mais ces colères duraient peu. Soit qu’il voulût seulement s’excuser, soit qu’il en fût persuadé, il prétendait qu’elles étaient nécessaires à sa santé et qu’il était obligé, parfois, pour éviter de tomber en défaillance[5] , de chercher noise au premier venu, sauf à demander ensuite pardon de ses emportements[6] . Une autre dominante de son caractère fut cette tristesse[7] qu’il porta, comme un crêpe funèbre, toute sa vie et qui s’était manifestée presque dès la naissance. Le sombre aspect des lieux où il avait vu le jour pouvait bien, aussi, avoir contribué à créer cet état d’âme. Elle est de Lamennais cette boutade que, dans sa sincérité, il n’a pas cherché à retenir : « L’ennui naquit en famille, une soirée d’hiver. » L’ennui, « cet inexorable fléau de la vie humaine », selon la forte expression de Bossuet, a pesé sur toute l’existence de Lamennais. 96 Il avait cinq ans, quand il perdit sa mère. Il en conservait malgré un si jeune âge, le souvenir vivace. Quant à son père, il était d’un caractère fort entier, entier jusqu’à l’absurde : on conte qu’il forçait son fils Jean-Marie, alors âgé de dix ans, à priser du tabac, parce qu’il l’aimait et que c’était la mode de son temps[8] ! Ém. Forgues note dans ses Souvenirs[9] : « Les membres de cette famille étaient des caractères entiers, énergiques, une race d’hommes résolus, tenaces, et qu’on a vus quelquefois poussés, par leur nature indomptable, à d’étranges extrémités. » Ceci n’est point indifférent à noter pour qui croit à la transmission des instincts et des facultés. Une volonté inébranlable, qu’il tenait probablement de son père, jointe à une tendresse expansive, legs maternel, devaient fournir les principaux traits du caractère de Lamennais. Ce père autoritaire, trop absorbé par les affaires pour s’occuper de l’éducation de ses fils, s’était résolu à les confier à un de leurs oncles. Tonton des Saudrais était un philosophe aimable, qui traduisait Horace et aussi le Livre de Job. Il portait immuablement des bas chinés, des souliers à boucles d’argent, la culotte courte, l’habit à la française et un grand tricorne, qui encadrait à ravir sa figure souriante. Il fut le précepteur attitré des deux enfants qui, passionnés de lecture, purent, à leur aise, satisfaire leur goût dans la bibliothèque bien pourvue de leur oncle. 97 Avec les livres, le jeune Féli n’avait d’autre distraction que la musique : il faisait sa partie de flûte dans les concerts de la Société philharmonique de Saint-Malo. Il était, en outre, fanatique d’escrime : cet « extrait d’homme », comme l’appelait Béranger, était un ferrailleur redoutable. Contre l’ordinaire, cette passion pour les armes, conjointement avec celle pour l’équitation et la chasse, n’avait guère fortifié son tempérament ; c’est qu’il perdait tout le bénéfice de cette vie au grand air et des exercices rudes auxquels il se livrait[10] , par une application trop soutenue à l’étude. Son frère partageait ses fatigues et ne s’en trouvait pas mieux. Ils durent se rendre tous les deux à Paris, en 1806, et y passer tout le printemps, afin de s’y faire soigner par les plus habiles médecins de la capitale. Ceux-ci recommandèrent l’air des champs, le régime du lait et surtout d’éviter toute fatigue du cerveau. Au mois de juillet, les deux frères étaient de retour à Saint-Malo, et, bientôt après, dans leur domaine de La Chênaie, à deux lieues de Dinant, où, au milieu des bois, dans une maison rustique, ils reprirent leur vie de recueillement et de travail. Désormais, c’est en suivant la correspondance de Lamennais, que nous allons noter, comme nous le ferions au chevet d’un malade, les accès d’une fièvre continue qui, en l’espèce, n’est autre chose qu’une neurasthénie chronique et progressive. 98 En 1810 – Lamennais a 28 ans – il écrit à son frère qu’il est tout « emmigrainé[11] », qu’il a craché le sang ; mais cela n’a pas duré. La migraine, le mal de dents, voilà les malaises qui le tourmentent le plus fréquemment ; mais ce qui l’accable, c’est le vide de ce « parfait anéantissement », cet état d’affaissement incompréhensible, qui ne lui fait trouver du repos que « dans la pensée du tombeau ». En vain essaie-t-il de réagir contre « cette insurmontable tristesse, ces défaillances intérieures, ces angoisses, cette agonie de l’âme », il lui faudra « lutter contre elles, jusqu’à la dernière heure ». « Pourquoi, mon Féli, cette mélancolie ? » lui écrit le saint abbé Carron (19 février 1816). Pourquoi ? Parce que la maladie le tenaillait sans trêve. « Oh ! la santé par-dessus tout. Après elle, le repos, trésor si précieux et si rare. Croyez-moi, mes amis, attachez-vous à cela et, quand vous l’aurez, vous reprendrez votre travail, modérément[12] . » « Ah ! si le bon Dieu me rendait un peu de santé[13] », soupire-t-il tristement. Mille incommodités l’affligent : fièvres, rhumes, céphalées, mais il n’en a cure ; le mal moral « cause première de tous les maux », voilà qui est son tourment. Il prendrait volontiers à son compte la devise de la reine infortunée : Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien ! Il ne se sent aucun désir, ni de vie, ni de mort, ni de joie, ni de 99 douleur. Tout lui est bon puisque tout lui est également indifférent. Les souffrances du corps, l’habitude contribue à les rendre tolérables, mais celles de l’âme !… « Les secrètes angoisses d’un cœur malade, où les sentiments les plus doux s’aigrissent, et qui n’a de force que pour se tourmenter lui-même, voilà qui ne laisse espérer d’autre paix que la paix éternelle de la tombe. » De sa guenille, à peine s’il se préoccupe. En 1814 il se plaint d’une plaie à la jambe, qui l’empêche de marcher : « Petit à petit, cela lui est devenu comme une mouche de grandeur médiocre sur le devant de la jambe. » Cinq ans plus tard, il obtient une dispense de bréviaire, que Lamartine a sollicitée, pour lui, de Rome, et portant, comme motifs, qu’il est affligé d’une fièvre lente et d’une faiblesse de vue qui ne lui permettent de lire qu’avec difficulté. Qu’importent ces vétilles, quand l’âme est sans ressort et comme accablée d’elle-même, quand elle languit et s’épuise entre deux vocations incertaines qui l’attirent et la repoussent tour à tour ? Il n’y a point de supplice pareil à cela : Lamennais a trente ans quand il trace ces lignes, l’âge où la vocation a eu le temps de se dessiner et de prendre corps ; mais ses hésitations, ses perplexités continueront longtemps encore et nous en retrouvons l’écho dans ces lettres à son frère, où il s’abandonne sans réticences : 100 « Je suis las du monde et de la vie, écrit-il à ce dernier, le 5 novembre 1814. À quoi servent les livres ? Je ne connais qu’un livre gai, consolant, et qu’on voit toujours avec plaisir, c’est un registre mortuaire, tout le reste est vain et ne va pas au fait. » (À l’abbé Jean, 18 mars 1817.) Notons, au passage, cette sorte de nécrophilie, ce goût pour l’expression macabre. Vieille cathédrale en deuil, lampes funèbres, cercueil, fosse, cadavre, vers de la tombe et squelette hideux, fantômes, etc., ces termes lui procurent, dit un de ses biographes, « des sensations délicieuses (sic) ». « Ce pays me fatigue et m’ennuie à la mort », écrit-il de Paris, en 1818. « … Je suis très faible et très abattu. Ma vie ressemble à un rêve triste et morne. J’aspire au réveil… » Un autre jour : « La tristesse m’affaiblit et m’ôte tout ressort… Tout m’est à dégoût. Je ploie sous la vie. » À son ami Benoist d’Azy, même aveu désolé : « Je traîne une vie mutilée[14] ». « Je n’ai plus de goût à rien sur la terre, tout mon cœur presque est déjà de l’autre côté du tombeau[15] », confie-t-il à Mlle de Trémerenc, et, quelques jours plus tard : « Je vous l’avoue, la terre me pèse, j’ai besoin de regarder en haut. Je suis las de ce qui passe et qui nous déchire en passant. Oh ! vous qui ne passez point, vous le seul bien parfait et à jamais immuable, ô mon Dieu, quand vous verrai-je dans votre joie sainte et dans votre éternel repos ! » 101 Est-il litanie plus désenchantée que ces cris de désespérance ? « Je m’ennuie au-delà de toute expression. J’ai mille motifs d’être ce qu’on appelle heureux et jamais je ne le fus moins. Mais il faut souffrir, c’est notre destinée[16] . » Aujourd’hui, on n’a aucun embarras à trouver la rubrique nosologique sous laquelle ranger de tels symptômes : c’est évidemment la maladie de Beard, l’épuisement nerveux, la neurasthénie. Notre malade, qui s’introspecte avec minutie, se rend, d’ailleurs, compte lui-même de son état et l’analyse à la perfection : « Je suis arrivé ici, écrit-il, en 1822, de la Chênaie dans une sorte d’épuisement, de fatigue, dont je ne suis pas entièrement remis, et qui m’a empêché, jusqu’à présent, de reprendre mon travail. » Quatre ans se sont passés : il recommence à se plaindre d’éprouver « une sorte d’indisposition, qui le rend incapable de tout travail ». C’est « une angoisse habituelle », qui indique, pense-t-il, une affection du cœur ; car le siège fixe de son mal est là, il le sent. Il a, en effet, de fréquentes syncopes : au mois de mars 1826, il mande à son frère qu’il a plusieurs fois perdu connaissance, qu’il a besoin de beaucoup de ménagements, sans quoi son indisposition « dégénérerait probablement en une maladie de cœur », dont il porte en lui le germe, mais 102 non à une phase dangereuse, si on en arrête le développement. Il reprend ses occupations, se surmène, et se plaint à nouveau de ses spasmes, « qui ne lui permettent aucune application ». Il aspire après un repos qu’il sent de plus en plus nécessaire. « La maladie, se persuade-t-il enfin, est toute nerveuse ; aucun organe n’est attaqué ». Durant une bonne partie de l’hiver de 1826, Lamennais est souffrant ; un labeur excessif, les tracasseries, les inquiétudes, tout concourt à l’ébranlement de ses nerfs[17] . Et, cependant, c’est l’hiver qui lui est le plus favorable[18] . C’est sa saison « pour ce qui tient aux écritures ». Comment travaillait Lamennais ? Pour qui s’intéresse à l’hygiène des écrivains et des artistes, il n’est pas superflu de se le demander. Levé dès six heures, il se mettait aussitôt au travail ; parfois, il lui arrivait d’avancer de une ou deux heures son lever matinal. À La Chênaie, tout le monde se levait dès cinq heures ; il n’était pas rare que le maître de la maison fût le premier debout, car il avait le sommeil court et léger. Sa messe dite, Lamennais déjeunait dans sa chambre, le plus ordinairement d’une bouillie de pommes de terre que sa fidèle domestique lui servait, dans une petite casserole, sur un guéridon[19] . 103 À demi couché sur une chaise-longue, qui lui avait été donnée par M. de Montalembert, il mangeait rapidement et passait le reste de la matinée, soit à étudier les philosophes allemands, ou quelque langue étrangère, soit à lire des contes, selon que sa santé lui permettait des lectures sérieuses ou frivoles. Il écrivait, le plus souvent, dans son salon du rez-dechaussée, à une table sur laquelle il ne souffrait autre chose qu’une écritoire, quelques plumes et du papier de petit format, doré sur tranches. Peu ou point de livres à portée de la main. À voir la plupart de ses manuscrits on ne se douterait pas de l’effort que lui coûtait leur composition[20]. L’absence de corrections et de ratures laisserait croire qu’il avait le travail facile et qu’il écrivait d’un jet ses plus belles et plus harmonieuses périodes. Or, il ne se mettait à écrire qu’après avoir longuement médité. Il se promenait sur sa terrasse en se martyrisant les ongles avec un canif et ne rentrait que lorsque, dans sa tête, la phrase était toute faite ; il la couchait alors sur le papier et rarement il lui arrivait d’y changer quelque chose à la seconde lecture[21] . Certaines conditions physiques lui étaient nécessaires pour composer, en l’absence desquelles sa fécondité intellectuelle se tarissait, éprouvait une sorte d’engourdissement. « Il me faut, disait-il, pour travailler, de la solitude, un certain régime et, dans la disposition même des lieux, je ne 104 sais quoi qui vient de l’habitude[22] . » « La chaleur me convient, écrit-il à une autre place, et, à moins que le temps ne soit à l’orage, je ne travaille jamais mieux que quand le thermomètre est à 20 degrés[23] . » La musique n’était pas sans influence sur l’éclosion de sa pensée. « Le travail, un peu de lecture, un peu de musique, voilà, dit-il, ce qui remplit mes journées[24] . » Dans l’après-midi, si le temps était favorable, Lamennais sortait avec ses élèves, ou avec les personnes qui étaient ses hôtes du moment et, tout en causant, se livrait à sa récréation favorite, la taille des arbres. Il avait la passion du jardinage et soignait lui-même son potager. Semer et planter était sa grande distraction. Très rarement il dînait en ville ; les repas en dehors de chez lui le fatiguaient et lui rendaient pénible la besogne du lendemain. Il se couchait entre 8 et 9 heures, lisait quelque temps au lit avant de s’endormir. Mais le sommeil était long à venir et il ressentait, en se réveillant, cette fatigue, cette lassitude que connaissent bien les neurasthéniques. 105 Un rien l’abattait ; il éprouvait cette « sorte de susceptibilité maladive qui s’étend à toutes choses. » Il avait des accès de tristesse à propos de rien et à propos de tout ; et cette tristesse, que son cœur buvait, pour ainsi dire, « comme l’éponge s’imbibe d’eau », émiettait peu à peu ses forces. Cette tristesse était-elle toujours sans cause ? Les fluctuations de sa santé y contribuaient bien, au moins pour une part. Dans une lettre de mai 1826, il annonce à son correspondant qu’il vient d’avoir un fort catarrhe, dont il n’est pas encore remis au moment où il écrit. L’été suivant, il se rend aux bains de Saint-Sauveur, dans les Pyrénées, 106 pour essayer de rétablir ses forces épuisées ; il y reste jusqu’à la fin de septembre. Sa maladie lui est maintenant connue : c’est une « irritation du cœur, qui produit des étouffements, des évanouissements et qui serait mortelle à un certain degré ». Sans doute était-il bien malade à cette époque, car son voyage fut, à l’entendre, « une agonie continuelle ». À quelques lieues de Montauban, près de Moissac, on fut obligé de le descendre de voiture et de l’étendre sur un lit, dans une ferme. « De séjour en séjour et de crise en crise », il parvint cependant au terme de sa route. Il était de retour à Paris dans la seconde quinzaine d’octobre. Au début de l’année 1827, Lamennais exhale peu de plaintes ; à part ses migraines et ses troubles nerveux habituels, « il se porte décidément beaucoup mieux[25] ». C’était prématurément chanter victoire : aux mois de juillet et d’août, il a une atteinte assez sérieuse de « fièvre bilieuse, d’abord tierce, puis continue », qui est suivie d’une grande prostration[26] . Le médecin de La Chênaie n’avait rien compris à son mal ; le docteur Bodinier (de Dinan) y vit plus clair. Néanmoins, sa convalescence fut longue et pénible, et la moindre fatigue du cerveau ramenait les accès fébriles. Les deux années qui suivent se passent dans des malaises presque continuels. « Je suis faible et souffrant », répète à tout instant l’illustre égrotant. 107 En novembre 1829, il est retenu quelques jours au lit par « une espèce de foulure ». À la fin de 1830 et dans les premiers mois de 1831, il est repris de ses faiblesses et de fièvre, qui l’accablent presque sans trêve. En juin de cette année 1831, régnait, à Paris, une épidémie de grippe. Lamennais en subit les atteintes. Le choléra survint, avec le cortège funèbre qu’il entraîne à sa suite, mais il échappa heureusement à la contagion. Le commencement d’une lettre, écrite par Lamennais en 1832 (le 30 novembre), nous renseigne, d’une façon assez inattendue, sur l’état civil d’un terme médical, qui, depuis, a connu une singulière fortune. « Gastrite, gastrite…, je n’entends plus parler que de gastrite ; encore une nouveauté ; de mon temps on ne connaissait seulement pas ce nom-là. Ce n’était pas assez de maux d’estomac, il faut encore qu’ils aient imaginé cette gastrite ; et à quoi bon ? Que leur en revient-il ? En sont-ils mieux ? Folie, folie et peut-être malice… » Mais reprenons sa correspondance, à la date où nous l’avons laissée. De 1833 à 1837, Lamennais se plaint, à maintes reprises, de cette affection spasmodique qui a failli déjà le tuer deux fois. Le moindre bruit lui donnait des tressaillements. À une certaine époque, il habitait, sous les toits, un modeste logement au cinquième étage de la rue de la Michodière, pour n’entendre aucun bruit au-dessus de sa tête, « chose qui l’importune horriblement[27] ». Or, en 108 prenant là son gîte, il ne s’était pas aperçu qu’une trappe donnait passage dans un long et bas grenier, servant de dortoir à vingt-sept marmitons : il s’était logé, sans y prendre garde, chez un pâtissier fameux, dont les apprentis couchaient sous les combles et y menaient un sabbat d’enfer[28] . Au mois de mai 1837, étant au château de Frescu, à une demi-lieue au nord de Sézanne, Lamennais y fut pris, la nuit, « d’horribles convulsions d’estomac ». Une diète absolue, avec des boissons adoucissantes (eau de gomme, eau de riz) et des cataplasmes émollients suffirent à calmer ses cardialgies. Il passa l’année 1841 à Sainte-Pélagie ; il y fut repris de ses maux de tête et perdit l’appétit. Sur le régime de Lamennais à Sainte-Pélagie, nous possédons, grâce à M. Christian Maréchal, une lettre bien curieuse, écrite par l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence à une de ses habituelles correspondantes. Nous n’en citerons qu’un extrait : « … Mes meubles consistent en un lit, une petite table à écrire, un guéridon et un fauteuil apportés de chez moi et, de plus, une autre table sur laquelle je mange et quatre chaises fournies moyennant loyer, par la maison. « Entre huit et neuf heures, on m’apporte un petit pain et du lait ; je fais moi-même une tasse de café ; vers une heure ou deux heures, je mange un peu de pain et de beurre ; à six heures, l’on m’envoie d’un restaurant voisin deux plats, 109 l’un de viande, l’autre de légumes ou d’œufs. Vous voyez que j’ai tout ce qu’il me faut ». « … Ma santé n’est pas bonne, je ne dors plus, écrit-il, dans le même temps, au baron de Vitrolles[29] . Les médecins disent que j’ai une hypertrophie du cœur. Voyez un peu la bizarrerie ! Au régime où les hommes l’ont tenu, j’aurais cru bien plutôt qu’au lieu de grossir, il dût avoir maigri. » Ses médecins veulent le mettre « au régime de l’acide prussique » ; il proteste avec énergie ; « l’exercice, le grand air et la liberté, voilà les vrais remèdes ». Les années suivantes, il se plaint surtout de douleurs aux jambes, qui ressemblent à du rhumatisme. Puis il a la grippe (1843), à nouveau des céphalées et de la gastralgie (1845), entrecoupées de syncopes. Ses forces diminuent et il devient casanier en proportion. Ses douleurs rhumatismales le contraignent le plus souvent à rester au logis. Durant trois semaines, il est retenu chez lui par une inflammation d’entrailles, qu’il a contractée en revenant de la Chambre, par un soir de tempête, sous la pluie et les pieds dans l’eau. Ceci se passait en 1849. À peine rétabli de son entérite, il est attaqué d’une ophtalmie qui, pendant quelques jours, l’a rendu presque aveugle. Il a de la peine à lire et à écrire. Un peu plus tard, il éprouve une grande faiblesse, une sorte de défaillance et parfois de l’angoisse, « qui a son siège dans les nerfs, près 110 de l’estomac, et en trouble les fonctions[30] ». Le Coup d’État de décembre 1851 fit sur Lamennais une impression profonde : un pareil bouleversement eut un fâcheux contre-coup sur sa santé ; sa tristesse naturelle s’en accrut, en même temps qu’avec l’âge, ses maux s’aggravaient, et que se multipliaient ses infirmités. Ce corps débile était à bout de souffle, la plus faible secousse devait en avoir raison. Une pleurésie terrassait le vieillard, après quelques jours de souffrance. Lamennais avait 72 ans. Il avait demandé à être enterré dans la fosse commune. Fût-ce dans une pensée de pessimisme amer, ou pour rendre hommage aux pauvres êtres à qui elle échoit ? Quoi qu’il en soit, Lamennais avait stipulé dans ses volontés dernières, qu’aucun signe extérieur, qu’aucune croix ne désignât sa tombe. Ses volontés furent respectées. À son lit de mort se retrouvèrent les divers témoins de sa vie, venus des pôles les plus extrêmes, groupés à son chevet par une commune douleur. C’est que Lamennais posséda ce don d’attacher, qui est le lot d’un petit nombre de privilégiés. Il sut inspirer une amitié vive et fidèle aux personnes les plus opposées par le caractère, par le tempérament, amitié qu’il leur garda, de son côté, au milieu des vicissitudes d’une existence passablement agitée. 111 Cette âme inquiète, haletante, appelant sans cesse le repos et la mort, était, par instants, tendre, affectueuse, prompte au dévouement et à l’abnégation : tout Lamennais est dans ce contraste. Béranger avait coutume de dire en parlant de l’auteur des Paroles d’un croyant, qu’il était obligé de remettre en selle « le cavalier souvent désarçonné par son imagination maladive[31] ». Avec le chansonnier, Lamennais s’abandonnait, il avouait qu’il n’était pas né pour la prêtrise, qu’il lui fallait la vie laïque, en plein vent et en plein soleil ; qu’il regrettait de n’être pas marié, de n’avoir pas de femme[32] !… La femme, le seul défaut qu’il n’eût pas, comme disait son oncle, manqua positivement à Lamennais. Il n’avait été amoureux qu’une seule fois, à dix-huit ans. D’une nature aimante, il s’était épris d’une coquette, qui, loin de partager ses sentiments, avait tourné sa passion en moquerie. Profondément blessé, Lamennais tomba dans une mélancolie qui se mua en misanthropie. Son caractère s’assombrit ; il errait seul dans les chemins détournés, passant des heures à rêver sur son amour dédaigné et ses illusions perdues. Qui sait si l’origine de sa névropathie ne se trouve pas dans cette première déception ; et que fût-il advenu si un sourire de femme, comme un dictame bienfaisant, eût apaisé ce cœur ardent, qui se consuma de ne pas communiquer sa flamme ? 112 Notes : 1. ↑ Nouveaux Lundis, t. I. 2. ↑ Œuvres inédites de Lamennais, publiées par A. BLAIZE. Introduction. 3. ↑ Correspondance entre Lamennais et le baron de Vitrolles, 16. 4. ↑ « Sa première enfance, jusqu’à l’âge de huit ans, fut très pétulante. Ses maîtres à l’école ne savaient comment le maintenir tranquille sur son banc et on ne trouva, un jour, d’autre moyen que de lui attacher, avec une corde, à la ceinture un poids de tournebroche. » SAINTE-BEUVE, Portraits contemporains, I (1846), 143. 5. ↑ Un jour, suivant son habitude, il se rasait dans son lit, et Jeanne, sa servante de confiance, tenait, comme de coutume, un miroir devant lui. Voilà que tout à coup, à propos de rien il s’emporte, lui reproche sa maladresse et la menace de changer de servante. Dès que l’opération fut terminée, la pauvre fille se disposait à sortir, tout émue des paroles dures qu’elle venait d’entendre, quand son maître la retint doucement : « Je vous ai fait de la peine tout à l’heure, lui dit-il d’un ton très affectueux, que voulez-vous ? Vous savez que par moment, je suis un peu fou, et si je ne m’étais mis dans une colère rouge, j’allais encore défaillir. » 6. ↑ J.-MARIE PEIGNÉ, Lamennais, sa vie intime à La Chênaie, Paris, 1864. – Cf. l’Amateur d’autographes, 15 août 1901, et 1912, 342. 7. ↑ « Une âme triste dans un corps malade », l’a défini Barbey d’Aurevilly. 8. ↑ J.-M. de Lamennais, par le R. P. LAVEILLE, 1903 ; cité par E. HERPIN, Quelques détails sur l’enfance de J.-M. Lamennais (Ann. de la Soc. hist. et arch. de Saint-Malo, 1904, 86-127). 9. ↑ ÉM. FORGUES, Notes et Souvenirs ; Correspondance, t. I. 10. ↑ Il nageait avec excès et jusqu’à l’épuisement, ainsi que Byron ; il aimait les violentes courses à cheval, ainsi qu’Alfieri ; de même qu’aux champs, il grimpait à l’arbre comme un écureuil. Plus enfant… il avait aimé à faire… de la dentelle. (SAINTE-BEUVE, Portraits contemporains, I, 145). 11. ↑ Outre le mot d’« emmigrainé », ont doit à Lamennais les termes de « brochurier », « histrionage », « irrassasiable », « irraccommodable », pour la plupart encore usités, sinon dans la langue académique, du moins dans le langage du journalisme. 12. ↑ Robert des Saudrais à MM. Lamennais frères (1806). 13. ↑ Lettre à l’abbé Jean, 8 et 9 septembre 1809. 113 14. ↑ Février 1819. 15. ↑ 5 avril 1822. 16. ↑ Œuvres inédites, édition BLAIZE, I, 386. 17. ↑ Correspondance posthume, édition FORGUES, I, 262. 18. ↑ Lamennais était très frileux ; il avait de la peine à quitter le coin du feu, à la rude saison, ne se trouvant jamais mieux qu’« auprès de ses tisons ». (Cf. lettre à BERRYER, Correspondance posthume, édition Forgues.) 19. ↑ Plus tard, il se départit de cette excessive sobriété. « Il mangeait solidement, conte N. Peyrat ; il est vrai que, dépourvu de dents, il ne faisait que sucer les viandes, dont il rejetait les détritus par petits pelotons. Il aimait les viandes fortes, les vins chaleureux, les épices brûlantes. En général, il préférait les choses violentes, et son estomac, en cela, ne différait pas de son esprit, ni de son cœur. » Béranger et Lamennais, Correspondance, par N. PEYRAT, 109. 20. ↑ « Tout le monde, disait-il, ne sent pas ce que le travail de la composition littéraire exige de temps et de fatigue ; tout le monde ne sent pas qu’un bon article ne s’écrit point avec la facilité d’une lettre ; tout le monde ne sent pas que l’esprit n’est pas continuellement disposé à produire et qu’on ne saurait, quoi qu’on fasse, habituer les idées à se présenter à heures fixes. » Lettre à l’abbé Jean, 19 octobre 1815. 21. ↑ Lamennais à La Chênaie, par J.-M. PEIGNÉ (a). (a) L’autographe que nous donnons un peu plus loin serait donc une exception… pour confirmer la règle. 22. ↑ Lettre du 7 janvier 1838. 23. ↑ Lettre du 7 mai 1849. 24. ↑ Lettre du 10 juin 1838. 25. ↑ Lettre de l’abbé Gerbet, 10 février 1827. 26. ↑ Correspondance posthume, I, 339-342. 27. ↑ Il avait déménagé, parce que les punaises le tourmentaient, dans le logement qu’il occupait, et lui ôtaient tout sommeil. Il avait tenté, sans succès, tous les moyens possibles pour s’en débarrasser. Il en revenait sans cesse de nouvelles, par les fentes des planchers et des plafonds. « Ce sont de petites choses, si l’on veut, concluait-il mélancoliquement ; mais ces petites choses deviennent insupportables à la longue. » Confidences de Lamennais, par LAURENTIE, 198. 28. ↑ Cf. la lettre publiée par M. CHRISTIAN MARÉCHAL (la Quinzaine, 1er mai 1905). 29. ↑ « Tous ces derniers jours où le froid a été si vif, écrit-il de la prison de Sainte-Pélagie, le 8 février 1841, au même correspondant, j’ai été constamment obligé de tenir ouvert un de mes soupiraux, ou d’être dans 114 une fumée plus épaisse que le brouillard de ce matin. Il m’en est resté un mal d’yeux très désagréable. Heureusement que nous approchons d’une saison plus douce. » Correspondance entre Lamennais et le baron de Vitrolles, 328. 30. ↑ Lettre du 21 août 1849. 31. ↑ « Je fais tout ce que je puis, écrivait Béranger, parlant de Lamennais, pour lui rendre un peu de force et d’espérance, mais j’ai des idées et une façon de voir si différentes des siennes, que je m’y prends sans doute fort mal ; et puis, on ne calme pas l’eau agitée en y trempant la main. » Béranger et Lamennais, par N. PEYRAT, 225. 32. ↑ PEYRAT, Béranger et Lamennais. 115 AUGUSTE COMTE Le fondateur de la religion positive nous appartient doublement : comme médecin et comme malade. C’est le malade et, plus précisément, le névropathe, que nous entendons soumettre à notre examen. Avant d’ouvrir la porte aux commentaires, exposons brièvement les faits. Auguste Comte venait de se marier ; il avait 27 ans. Ancien élève de Polytechnique, licencié en 1816, sans emploi et sans fortune personnelle, il avait dû, pour vivre, donner des leçons de mathématiques et collaborer aux publications du réformateur Saint-Simon. Bientôt il conçut le projet d’exposer ses doctrines dans un cours, qu’il ouvrit à son domicile privé, logement des plus exigus, situé au n° 13 du faubourg Montmartre. Des hommes tels que le géomètre Fourier, Broussais, de Humboldt, de Blainville, Arago, Hippolyte Carnot, ne dédaignèrent pas de venir y entendre le jeune professeur, qui, déjà, avait le don d’exciter la curiosité. Ce cours, si brillamment commencé, fut bientôt interrompu. Quand les auditeurs se présentèrent pour la quatrième leçon, ils trouvèrent la maison fermée et les fenêtres closes : on leur apprit que le jeune maître était malade. En réalité, Auguste Comte, surmené par un travail 116 intensif, avait été saisi d’un véritable accès d’aliénation mentale, qui le fit enfermer durant quelques mois dans la maison de santé du Docteur Esquirol (1826). Si l’on en croit Robinet, le chagrin domestique aurait été la cause principale de son mal ; selon Littré, la conduite de Mme Comte, en cette circonstance, aurait été au-dessus de tout éloge, contrairement à certaines assertions, et les plaintes de Comte seraient d’une injustice absolue. D’après de plus récentes communications, la vérité serait – comme presque toujours – entre ces deux extrêmes. Assurément, la contention d’esprit n’a pas été étrangère à la maladie. Toutes les fois qu’Auguste Comte entreprenait une œuvre, son esprit se surexcitait d’une façon extraordinaire, qui tenait à sa manière de composer. Avant de rien écrire, avant de rien exposer, il fallait qu’il eût profondément médité son sujet. Ce travail terminé, il écrivait tout d’une haleine, sans avoir besoin de faire ensuite une seule correction. Il travaillait si rapidement, que l’imprimeur ne put jamais le suivre. On rapporte que, avant de rédiger le fameux livre de 1822, il resta longtemps sans lire, sans écrire, et même sans parler ; qu’il chassait le sommeil en buvant du café très fort et qu’il restait des nuits entières à méditer. Il passa par une crise semblable, quand il s’agit de préparer son Système de politique positive (1844) publié plus tard en quatre volumes. Qu’une pareille surexcitation d’esprit se soit produite au commencement du cours de 117 Philosophie positive, il n’y a là rien de surprenant, d’autant que le jeune philosophe était vivement impressionné à la pensée d’affronter le jugement d’un auditoire d’élite. Sa surexcitation était encore accrue par les luttes qu’il avait alors à soutenir avec les Saint-Simoniens. Bien que ces diverses circonstances aient pu contribuer à amener la folie, il semble cependant que des chagrins domestiques furent la cause déterminante de la catastrophe, ainsi que Robinet l’affirme. Comte avait exigé de sa femme, sous la foi du serment, qu’elle cesserait tout rapport avec Cerclet, son ancien amant. Il crut découvrir que, malgré la promesse faite, elle continuait à lui écrire et à entretenir des relations avec lui. Que le soupçon fût fondé ou non, Comte, très porté à la jalousie, fut hors de lui. Sur-le-champ il alla trouver Lamennais, chez qui il rencontra Gerbet, devenu ensuite évêque de Perpignan. Il se jeta à leurs genoux et, sous le « sceau du secret de la confession », il leur raconta en sanglotant la cause de son chagrin. Dès que la famille d’Auguste Comte eut appris la nouvelle de la maladie du philosophe, Mme Comte mère voulut partir et elle se mit en route pour Paris. Elle y resta jusqu’à la complète guérison de son fils, qui sortit de la maison de santé le 30 novembre de la même année. Mme Comte mère ne consentit à quitter son fils qu’après s’être assurée de sa parfaite guérison. Elle ne rentra à Montpellier que le 26 décembre. 118 Quand il sortit de la maison Esquirol, Auguste Comte n’était pas, à vrai dire, tout à fait rétabli, car le premier usage qu’il fit de sa liberté fut une tentative de suicide : il se jeta à l’eau et, chose singulière, cet acte de désespoir produisit comme une sorte d’ébranlement sauveur dans tout son être. De cette tentative, qui pouvait amener la mort, sortit la guérison et le salut. On va voir en quels termes singulièrement précis, au sixième volume de sa Philosophie positive, Auguste Comte a évoqué le souvenir de cette terrible épreuve. « L’essor initial de cette opération orale, écrit le philosophe, fut douloureusement interrompu, au printemps de 1826, par une crise cérébrale, résultée du fatal concours de grandes peines morales avec de violents excès de travail. Sagement livrée à son cours spontané, cette crise eût sans doute bientôt rétabli l’état normal, comme la suite le montre clairement. Mais une sollicitude trop timide et trop irréfléchie, d’ailleurs si naturelle en de tels cas, détermina malheureusement la désastreuse intervention d’une médication empirique dans l’établissement particulier du fameux Esquirol, où le plus absurde traitement me conduisit rapidement à une aliénation très caractérisée. « Après que la médecine m’eut enfin heureusement déclaré incurable, la puissance intrinsèque de mon organisation, assistée d’affectueux soins domestiques, triompha naturellement en quelques semaines, au commencement de l’hiver suivant, de la maladie, et surtout des remèdes ; ce succès, essentiellement spontané, se 119 trouvait, dix-huit mois après, tellement consolidé, que, en août 1828, appréciant, dans un journal, le célèbre ouvrage de Broussais sur l’irritation et la folie, j’utilisai déjà philosophiquement les lumières personnelles que cette triste expérience venait de me procurer si chèrement envers ce grand sujet. » Jusqu’à ses derniers jours, Auguste Comte a reconnu qu’il devait sa guérison aux soins de sa femme. Il l’a écrit dans le tome VI du Cours de Philosophie positive, où il dit qu’il fut guéri « grâce à la puissance de son organisation, assisté d’affectueux soins domestiques ». Il se plaisait à le répéter dans la conversation. M. Ch. Robin l’atteste, en outre, dans une lettre que M. Littré a publiée dans son ouvrage intitulé : Auguste Comte et la Philosophie positive[1] . Enfin, il ne manquait pas une occasion de témoigner sa reconnaissance à Mme Comte elle-même. En 1837, il avait fait une visite à Marseille, dans une maison d’aliénés où se trouvait un de ses amis ; il la racontait à sa femme de la manière la plus touchante, et il terminait ainsi : « Il est certainement beaucoup plus guéri que je ne l’étais moi-même, quand vous me tirâtes de chez Esquirol, malheureusement, à la vérité, il n’a point de Caroline pour achever la cure. » Le voilà donc sauvé en 1828, le voilà reprenant la plume, livrant sa pensée aux méditations les plus abstraites, à l’étude des problèmes les plus ardus, et arrivant à dominer 120 si bien le souvenir de cet égarement passé, que son esprit s’y arrête sans trouble et sans effroi : il s’interroge, il se juge, et, par une épreuve suprême et décisive, c’est avec ses souvenirs personnels, avec ses impressions personnelles à lui, qu’il étudie et discute la question de la folie. L’année suivante, le cauchemar est tout à fait dissipé et, à part un dérangement d’estomac, qui se manifeste par la difficulté et la lenteur des digestions, par la fréquence des vomissements, il ne semble pas que la santé d’Auguste Comte ait été le moins du monde ébranlée. Dès la fin de 1828, il reprenait publiquement, à l’Athénée de Paris, le cours si fâcheusement interrompu deux ans auparavant. C’est de 1830 à 1842 que se poursuit, chez Auguste Comte, la grande et décisive élaboration des idées ; c’est de 1830 à 1842 qu’il expose le développement de sa doctrine, dans la série des volumes, par lui publiés, de la Philosophie positive, et dans son enseignement oral. Au moment où il rédigeait les conclusions de la Philosophie positive, et où il se trouvait, par suite, dans un état d’excitation cérébrale analogue à celui de 1826, quoique peut-être moins intense, les persécutions intimes de sa femme cette fois faillirent déterminer une nouvelle crise cérébrale. À cette époque, A. Comte décidait d’interrompre la suite de ses grands travaux, pour publier deux ouvrages purement élémentaires : un traité d’astronomie populaire et un traité élémentaire de géométrie analytique. Mais en réalité, il ne 121 cessa pas de méditer le système de politique positive qu’il avait annoncé à la fin de son premier ouvrage. C’est dès le début de ce travail que survinrent deux accidents qui ont changé le cours de sa vie et de ses idées : une crise mentale et une passion maladive. Voici dans quels termes il a lui-même fait connaître à un de ses amis, la crise nouvelle qu’il subit alors : « Cette lettre a pris une telle extension, que je suis forcé d’ajourner d’intéressants détails sur une grave maladie nerveuse, déterminée sans doute par la première reprise de ma composition philosophique, quelques jours après ma dernière lettre (15 mai). Le trouble a consisté en insomnies opiniâtres, avec mélancolie douce, mais intense, et oppression profonde, longtemps mêlée d’une extrême faiblesse. J’ai dû suspendre quinze jours tous mes devoirs journaliers et rester même au lit. Mais des précautions soutenues ont toujours circonscrit la maladie dans le sein du système nerveux, en prévenant, par l’abstinence, la fièvre et l’irritation gastrique, de façon à me dispenser d’appeler aucunement mon médecin, qui est loin d’entendre comme moi le gouvernement de mon propre appareil cérébral. Vos deux affectueuses lettres m’ont trouvé en pleine convalescence, sans que, toutefois, le sommeil soit encore recouvré suffisamment. Quoique mon élaboration naissante ait été ainsi suspendue, l’ensemble de ma composition aura beaucoup gagné à cette période exceptionnelle, où ma méditation était loin d’éprouver l’atonie de ma motilité (Paris, 27 juin 1845). » 122 C’est à ce moment qu’il rencontra une jeune femme venue à Paris pour publier quelques essais littéraires, Mme Clotilde de Vaux. Elle était mariée, mais son mari était séparé d’elle par une condamnation afflictive et infamante. Auguste Comte, qui avait alors 47 ans, conçut pour cette femme la plus étrange passion. Cet amour, empreint de mysticisme, fut-il une conséquence de l’affection mentale dont Comte était atteint, il est assez difficile de l’établir. C’est, en tout cas, à cette époque, que le philosophe imagina la « religion qui propose à l’adoration des hommes, avec le grand Fétiche et le grand milieu, l’humanité représentée par la femme sous les traits de Mme Clotilde de Vaux, et qui aurait pour résumé synthétique l’utopie de la Vierge mère ; cette politique qui, dans l’avenir, donne le gouvernement du monde, pour le spirituel, à un sacerdoce de savants, pour le temporel, aux banquiers et, qui, dans la transition présente, appelle au souverain pouvoir trois prolétaires, désignés par Auguste Comte au choix du directeur empirique, Napoléon III, en attendant que l’Europe, après 33 ans, le monde entier, après une seconde période de 33 années, aient accepté le régime normal inventé par Auguste Comte ». Plus tard, en 1855, le fondateur du positivisme écrivait ce fameux testament qui devait donner lieu à un procès des plus retentissants : on sait que l’annulation en fut poursuivie, à la requête de Mme Comte, pour cause d’insanité. Mais les prétentions de l’épouse furent rejetées, à la suite d’une brillante plaidoirie de Me Allou, qui 123 démontra que le testament était l’acte d’un homme parfaitement sensé, dont la volonté était libre, complète et entière, ainsi, du reste, qu’en témoignait un certificat signé des médecins les plus éminents. Voici ce certificat dans sa teneur exacte : Les médecins soussignés : Richard Congrave, à Londres, Audiffrent, à Marseille, Bazalgette, à Paris, Segond, agrégé de la Faculté de médecine de Paris, Sémerie, ex-interne de l’asile impérial d’aliénés de Charenton, Carré, à Triel (Seine-et-Oise), Delbet, à la Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne), Sauria à Saint-Lothain (Jura), Robinet, à Paris, tous ayant connu Auguste Comte pendant les dernières années de sa vie, de 1850 à 1857, et l’ayant tous vu pendant ce temps, les uns journellement et les autres par intervalles, certifient qu’ils n’ont jamais aperçu chez lui, dans ses conversations, dans ses actes ni dans ses écrits quelconques, la moindre trace de dérangement intellectuel et moral, d’aliénation mentale ou de monomanie de quelque nature que ce soit ; que jamais ils n’ont constaté, dans son entourage, aucune contrariété, ni le moindre soupçon à cet égard et que, au contraire, Auguste Comte leur a (sic) toujours apparu comme jouissant et ayant joui, jusqu’au dernier moment de sa vie (sans parler de son génie incontestable), de la lucidité la plus complète, de la mémoire la plus étendue et la mieux ordonnée, du jugement le plus sain, de la raison la plus droite, du calme le plus constant, de la persévérance la plus ferme et du désintéressement le plus généreux qui sont les caractères intellectuels et moraux les plus opposés à ceux de la folie. En foi de quoi ils ont signé la présente déclaration 124 Me Allou produisit, en outre, une déclaration de M. Sémerie qui affirmait qu’à cette même époque Auguste Comte avait une intelligence complètement maîtresse d’elle-même. En écrivant ses dernières volontés, le réformateur ne croyait pas être arrivé au terme de son existence ; il espérait, au contraire, grâce à l’hygiène sévère qu’il avait adoptée, avoir de longs jours à passer sur cette terre. Les décrets de la Providence avaient autrement réglé sa destinée. Le 5 septembre 1857, le fondateur de la Religion positive succombait dans les bras de son dévoué médecin et ami, le docteur Robinet, qui, durant cette dernière maladie, avait à peine quitté son chevet. Maintenant que nos lecteurs connaissent les deux épisodes morbides qui ont traversé la vie d’Auguste Comte, ils comprendront mieux le commentaire dont M. le docteur Hillemand, un des représentants les plus distingués du positivisme, a bien voulu, sur notre demande, accompagner notre simple exposé de faits. « Je ne m’indignerai pas, nous écrivait notre docte confrère, comme certains de mes coreligionnaires, qui ne veulent même pas envisager la possibilité d’un dérangement intellectuel d’Auguste Comte dans les derniers temps de sa vie, et qui considèrent toute discussion à cet égard comme sacrilège. Car, si je suis positiviste, parce que le positivisme me paraît être, de toutes les doctrines qui se disputent l’empire du monde, à notre époque de transition, celle qui renferme la plus grande somme de vérités, et aussi celle qui, 125 par son esprit relatif, est la plus apte à s’assimiler toutes les vérités de l’avenir, je ne suis pas de ces Comtistes insuffisamment dégagés des habitudes d’esprit théologiques, qui n’admettent pas que le cerveau d’Auguste Comte ait pu être sujet aux mêmes accidents que les cerveaux d’autres hommes et qui attribuent une sorte d’infaillibilité à ses écrits, disposition d’esprit qui les pousse à nier toute découverte scientifique qui n’est pas conforme aux propositions que le maître a consignées dans la Politique positive, à la manière des catholiques qui niaient le mouvement de la Terre au nom de la Bible. J’entends me garder toujours du fatal esprit de système (qu’il ne faut pas confondre avec l’esprit systématique, comme l’a fait remarquer d’Alembert), et ne pas oublier de mettre en pratique ce sage conseil de M. Renan : « qu’il est bon de varier ses points de vue et d’écouter les bruits qui viennent de tous les côtés de l’horizon. » « Je crois qu’il est utile, qu’il est même indispensable, de regarder en face, d’examiner de près et de soumettre à une discussion sérieuse cette opinion que les dernières conceptions scientifiques et religieuses d’Auguste Comte sont des conceptions délirantes, imputables à un trouble ou à un affaiblissement intellectuels ; car nous voyons à chaque instant cette opinion reproduite par une foule de gens, qui se croient dispensés d’étudier le positivisme religieux, sous prétexte qu’il est l’œuvre d’un aliéné. « Je commence par admettre sans difficulté, que le prodigieux surmenage cérébral auquel s’est livré le grand 126 penseur, à la fois dans le domaine de l’intelligence, du sentiment et du caractère, était bien propre à entraîner un trouble cérébral, en vertu de cette loi de pathologie générale que, plus grande est l’activité d’un organe ou d’un appareil, plus grande aussi est sa susceptibilité morbide. J’accorde que le danger était encore augmenté par la règle, que s’était imposée Auguste Comte, de s’abstenir de toute lecture autre que celle de quelques poètes favoris et de l’Imitation, pour s’occuper exclusivement de son œuvre de construction d’une nouvelle religion, à l’aide des immenses matériaux qu’il avait antérieurement amassés ; en faisant remarquer, toutefois, que cette abstinence était nécessitée par la nature et la grandeur de son entreprise, qui n’aurait jamais pu, autrement, être menée à terme. « Je vais même beaucoup plus loin, car, sans savoir rien de précis sur les parents d’Auguste Comte, j’admets qu’il était héréditairement prédisposé aux troubles cérébraux, en raison de la conformation déplissée et désourlée de ses oreilles, conformation dont Morel a signalé le premier, d’une façon générale, l’importance, et qu’on peut affirmer sans crainte d’être démenti par les faits, être un signe infaillible de prédispositions vésaniques héréditaires ; en raison aussi de sa crise mentale de 1826 et de sa tentative de suicide, accidents qui n’arrivent jamais, comme l’expérience le prouve, que chez des individus ayant déjà de l’hérédité névropathique derrière eux. « Mais de ce qu’Auguste Comte présentait des stigmates physiques, indices certains de prédispositions 127 névropathiques héréditaires, de ce qu’il a surmené son cerveau à un degré prodigieux, de ce qu’il a été sujet, en 1826, à une crise cérébrale « résultée du fatal concours de grandes peines morales avec de violents excès de travail » qui nécessita son internement, et qui fut suivie, l’année suivante, d’une tentative de suicide, il n’est pas permis de conclure, sans autre démonstration, que les dernières conceptions, religieuses et scientifiques, du fondateur du positivisme qui ne sont pas conformes à sa manière de voir, sont des idées délirantes imputables à un nouveau dérangement intellectuel ; ou autrement, les théologiens et les métaphysiciens adversaires du positivisme philosophique pourraient aussi bien, pour les mêmes raisons, se dispenser de discuter et imputer à la folie les idées du Cours de philosophie positive, qui ne sont pas conformes non plus à leur manière de voir ; car, à part celles des trois premières leçons, toutes les autres furent émises par Auguste Comte, postérieurement à sa crise mentale de 1826, et à sa tentative de suicide de 1827. « En outre, la même suspicion pourrait être étendue à toutes celles des idées émises par les hommes de génie du passé qui sont en opposition avec nos idées modernes ; car la plupart de ceux sur lesquels nous possédons des renseignements ont présenté des vices de conformation crânienne ou faciale, des troubles intellectuels ou moraux, plus ou moins analogues à ceux qu’a offerts Auguste Comte, et ayant la même signification générale. 128 « En même temps, le plus grand nombre de ceux sur lesquels nous possédons des renseignements biographiques détaillés, ont manifesté dans la sphère du sentiment, de l’intelligence, du caractère, de la motricité, de la sensibilité, des troubles passagers ou permanents, plus ou moins équivalents à ceux qu’a présentés Auguste Comte, et ayant en tout cas une signification générale analogue : idées de persécution, de grandeur, mélancolie, hypocondrie, hallucinations, excitation maniaque, impulsions irrésistibles, folie du doute, délire du toucher, peur des espaces, épilepsie, strabisme, tics, etc., et ont eu dans leur famille des proches parents atteints de diverses névroses et vésanies… « L’histoire se simplifierait ainsi d’une façon bien commode. Inutile désormais d’étudier le milieu dans lequel se sont développés les hommes de génie et de rechercher la filiation de leurs idées : le mélange de vérités et d’erreurs qu’on rencontre dans leurs œuvres s’expliquerait par des alternatives de lucidité et de folie. Quel triomphe pour les imbéciles, qui pourraient toujours attribuer à la folie celles des idées des grands hommes qui sont au-dessus de leur portée !… Avant d’admettre que les conceptions qui caractérisent la seconde partie de la vie d’Auguste Comte sont celles d’un esprit dérangé, qu’on me démontre que ces conceptions sont bien réellement des erreurs en désaccord avec les idées de la philosophie positive et dues à l’emploi d’une méthode non seulement différente, mais opposée ; qu’elles présentent un caractère d’absurdité tel qu’elles ne 129 peuvent s’expliquer que par la production d’un trouble intellectuel, et qu’elles ne sont pas justiciables d’autres causes, comme par exemple de l’état imparfait des connaissances à l’époque où Auguste Comte se livrait à ses spéculations ; car, encore une fois, la possibilité d’une chose ne permet pas à elle seule d’affirmer sa réalisation. « Des aliénistes très distingués qui sont habitués à dépister les idées délirantes, qu’on accuse même (comme les ignorants accusent toujours les aliénistes) de voir des fous partout, n’ont pas reconnu cependant le caractère délirant aux conceptions scientifiques, politiques et religieuses émises par Auguste Comte dans la deuxième partie de sa vie. Enfin, il est permis de faire observer que, s’il est possible qu’Auguste Comte et ses disciples religieux soient des fous, des illuminés, il est possible aussi que ce soient leurs critiques qui pèchent par insuffisance de développement intellectuel ou moral. « Selon la remarque de Pascal, les esprits boiteux prétendent volontiers que ce sont les autres qui boitent, et les débiles sont naturellement enclins à taxer de folie les hommes supérieurs dont ils ne peuvent comprendre les idées. Il n’est donc pas étonnant que pareille mésaventure soit arrivée à Auguste Comte, qui devançait tellement son époque ; et que quelques-uns de ses disciples, d’ailleurs éminents, ne pouvant se dégager entièrement des habitudes d’esprit révolutionnaires et négatives, n’aient pas pu le suivre et s’élever en même temps que lui jusqu’au vrai point de vue organique. 130 « Ne pouvant comprendre les conceptions religieuses de leur maître, ils ont conclu que ces conceptions, qui leur paraissaient absurdes, l’étaient réellement, et plutôt que de se soupçonner eux-mêmes d’insuffisance et d’arrêt de développement, ils ont préféré admettre qu’Auguste Comte avait dévié par suite d’un dérangement intellectuel. « Cela est humain, mais cela n’est pas vrai ; et la postérité, qui sera témoin de la grande fortune des idées politiques et religieuses d’Auguste Comte, s’étonnera sans doute que Littré et Robin, qui en furent les contemporains, “aient été assez peu clairvoyants, pour laisser passer entre leurs doigts des vérités si palpables”. » Nous n’ajouterons rien à cette précieuse « consultation » de notre savant confrère. Elle pourra, nous semble-t-il, aider les philosophes à mettre impartialement au point le « cas » d’Auguste Comte. Notes : 1. ↑ À la p. 141. 131 ALFRED DE MUSSET On sait quelle influence attribuent ceux qui s’efforcent à expliquer la formation du génie, à la race, au sol, au milieu ; on n’a pas manqué d’appliquer cette théorie à Musset, et il en est résulté quelques découvertes imprévues. Une tradition qui a cours rattache l’auteur de Rolla, d’une part à Ronsard, de l’autre à… Jeanne d’Arc ! Simple boutade du poète en ce qui concerne Jeanne d’Arc. Pour ce qui est de Ronsard, il semblerait plus aisé de démontrer les attaches d’Alfred de Musset avec le barde vendômois. La famille Musset était originaire du Blésois et la Cassandre de Ronsard aurait bien pu être la Cassandre de Musset, qui portait le même prénom que sa mère ; mais d’impitoyables généalogistes ont réduit cette parenté à néant, en démontrant que la Cassandre aimée du poète de la Pléiade était issue d’un marchand florentin, du nom de Salviati, établi en France au temps de François I er et qui compta, parmi ses ancêtres, un médecin, célèbre dans la seconde moitié du treizième siècle. Des juristes et des soldats, voilà ce qu’on rencontre dans l’ascendance directe du poète. Cette longue lignée d’aïeux ne nous donne qu’indications vagues sur la genèse de son talent et de ses aptitudes poétiques ; à moins qu’on ne veuille admettre que Ronsard 132 et Joachim du Bellay, car les Musset se flattaient de se rattacher au disciple comme au maître, n’aient préparé, de loin, l’avènement d’un des plus grands poètes du dixneuvième siècle. La branche cadette, à laquelle appartient Alfred, se signale par son goût pour les œuvres de l’esprit et les travaux littéraires[1] . À Victor-Donatien de Musset, père du poète, on doit des écrits qui ne sont pas sans valeur, mais sous le rapport surtout de l’érudition et de la critique. Son Histoire sur la vie et l’œuvre de J.-J. Rousseau est des plus estimables ; quant au grand-père maternel d’Alfred, caractère gai et original, littérateur aimable, il avait, au dire de qui l’avait approché, « une manière pittoresque de dire les choses qui donnait un grand charme à sa conversation ». De sa mère, qu’on nous dépeint faible et sans volonté, mais quelque peu hautaine et d’une morgue aristocratique, Alfred tenait cette nervosité maladive, qu’il manifesta dès sa plus tendre enfance, cet état névropathique qui devait contribuer, pour une si large part, aux productions de son génie. Alfred de Musset fut, toute sa vie, une véritable sensitive, que le moindre souffle agitait. Il jouissait, ou plutôt il souffrait d’une impressionnabilité exceptionnelle, qui en fait, pour le psycho-physiologiste un sujet d’étude particulièrement attachant. Lui-même attribuait cette organisation spéciale moins au hasard qu’à l’époque où il était né : n’appartenait-il pas à cette génération qui avait subi les conséquences des guerres 133 de la Révolution et de l’Empire et en avait reçu un ébranlement dont elle devait ne se jamais remettre ? À cette génération « ardente, pâle, nerveuse », que les mères inquiètes avaient mise au monde, tandis que les maris et les frères combattaient au loin. Son nervosisme s’était manifesté de bonne heure. Son frère Paul raconte qu’à peine hors des langes, le petit poète en herbe avait « des mouvements oratoires et des expressions pittoresques », pour peindre ses malheurs ou ses plaisirs d’enfant[2] . Déjà se montrait chez lui, l’« impatience de jouir » et la « disposition à dévorer le temps » qui devaient s’accentuer par la suite. On connaît l’anecdote charmante des souliers rouges. Alfred avait trois ans, quand, un jour, on lui apporte une paire de petits souliers rouges, à la vue desquels il laisse éclater toute sa joie. Il avait hâte de sortir avec cette chaussure, pour la faire admirer : il ne se tenait pas d’impatience, pendant que sa mère lui peignait ses cheveux bouclés, et comme il trouvait l’opération plus longue que de coutume : « Dépêchez-vous donc, maman, de s’écrier l’enfant ; mes souliers neufs seront vieux ! » Comme il fallait peu de chose pour agir sur un organisme aussi frémissant ! Encore tout petit, vers l’époque de l’épisode des souliers, certaine grosse poutre au plafond d’une chambre lui causait un effroi qu’il ressentait longtemps plus tard, rien que d’y songer. Sa sensibilité était prête à tressaillir au moindre choc. Son frère rapporte qu’il fut malheureux et toujours agité, 134 pendant le temps de ses études classiques. Une mauvaise place le mettait au désespoir. S’il n’avait pu apprendre ses leçons jusqu’au dernier mot, il partait pour le collège, tremblant de frayeur ; le remords d’une faute, même insignifiante, le poursuivait à ce point qu’il venait s’accuser lui-même. Plus tard, il se corrigea de sa timidité, mais il ne put jamais se défaire de cette disposition à l’inquiétude. Dans son entourage, on appréhendait de lui faire de la peine, si légère fût-elle. On évitait de lui adresser le moindre reproche, quand lui prenaient ce qu’on appelait ses « accès de manie ». C’est ainsi que, dans la même journée, il put impunément briser une des glaces du salon avec une bille d’ivoire, couper des rideaux neufs avec des ciseaux, coller un large pain à cacheter rouge sur une carte d’Europe, au beau milieu de la Méditerranée, sans que ces trois désastres lui attirassent une réprimande, tant on redoutait de le contrarier. Il s’en montra, d’ailleurs, consterné et, quand les nerfs ne s’en mêlaient plus, il redevenait l’enfant délicieux, exquis de délicatesse, que nous ont dépeint ses biographes. C’est à l’un d’eux que nous emprunterons ce joli trait. L’enfant avait commis une peccadille, qui lui avait attiré une gronderie de sa jeune tante Nanine, à laquelle il avait voué une tendresse particulière. Comme il ne paraissait prendre garde à la gronderie, elle lui déclara que, s’il persistait dans son attitude, elle cesserait de l’aimer. – Tu crois cela, fit l’enfant, mais tu ne pourras pas t’en empêcher. 135 – Si fait, Monsieur, reprit la tante, sur un ton qu’elle essayait de garder sévère. L’enfant, un peu inquiet tout de même, la considérait avec attention, épiant les moindres mouvements de sa physionomie ; au bout de quelques minutes, un sourire involontaire plissait les lèvres de la grondeuse. – Je te vois que tu m’aimes ! de s’exclamer l’enfant, dont la gentillesse finissait toujours par triompher. Son penchant pour le sexe s’était éveillé de bonne heure. Il n’avait guère plus de quatre ans, qu’il se prenait d’une passion violente pour une de ses cousines, de douze ans plus âgée que lui. Il la demanda en mariage, ce qu’on s’empressa de lui accorder. Lorsque sa cousine quitta Paris, Alfred n’avait pas de plus ardent désir que d’apprendre à écrire pour correspondre avec elle. Quelque temps après, la cousine se mariait. Longtemps après la cérémonie, qu’on avait cachée à l’enfant pour éviter une crise de désespoir, il apprenait la vérité. Il s’étonnait, dans sa candeur, qu’elle l’eût trompé à ce point, mais quand on lui eut dit que l’infidèle lui conservait la tendresse d’une sœur aînée, son anxiété se calma et il répondit, comme s’il eût pu comprendre la différence entre une épouse et une sœur, qu’il se contenterait de cette affection fraternelle. Le père n’ayant guère le temps de s’occuper des marmots, la mère étant de volonté débile, on imagine quelle 136 fut la première éducation de bambins livrés, ou à peu près, à eux-mêmes, sous l’imparfaite surveillance d’un précepteur disposé, par ordre, à l’indulgence. Alfred et Paul, mais Alfred surtout, faisaient leurs délices, en cachette, de la lecture d’ouvrages qui leur étaient tombés entre les mains, comme les Mille et une Nuits, les Mille et un Jours et les livres de la Bibliothèque bleue. Ils ne rêvaient qu’enchanteurs et paladins, cherchant dans la maison de leurs parents les passages secrets, les portes dérobées qui ne pouvaient manquer de s’ouvrir, sous l’influence de la magique baguette dont ils s’attribuaient la possession. Il leur suffisait, pensaient-ils, de pousser un ressort, en prononçant des paroles évocatrices, pour qu’un panneau de boiserie tombât, livrant passage au génie ou au gnome prompt à leur obéir. Don Quichotte calma cette soif d’aventures, mais Alfred n’en persista pas moins à croire aux surprises du sort, quitte à se déclarer trompé et frustré, quand il n’arrivait que ce qui peut arriver. Cet amour du merveilleux, cette foi dans le hasard, Alfred de Musset en a donné par la suite maints témoignages. Pendant son voyage en Italie avec George Sand, les deux amants hésitèrent, un moment, s’ils se rendraient à Rome ou à Venise. Il fut décidé qu’on jouerait, à pile ou face, laquelle de ces deux villes serait choisie. « Venise face, écrit George Sand[3] , retomba dix fois sur le plancher. » Et Venise fut préférée. 137 On voit, de même, dans Il ne faut jurer de rien, Valentin jeter une pièce à pile ou face, pour savoir s’il aimera Cécile ; puis, changeant tout à coup d’augure : « Si elle tourne la tête de mon côté, je l’aime ; sinon, dit-il, je m’en vais à Paris. » Le mobile était à peu près aussi sérieux que celui qui détermina un jour le fils du Régent. Celui-ci, qui n’avait pas le cerveau très solide, ayant parlé de se marier, on s’était mis en quête de lui trouver une femme digne de lui ; mais voilà que la ceinture de sa culotte casse ! « M. le duc d’Orléans prit cet accident pour un avertissement du ciel, qui n’approuvait pas cette union[4] . » C’est parce qu’il avait vu souvent ses pressentiments se réaliser, que Musset en était venu à une aussi ferme croyance au dieu hasard. Quoi qu’il en soit, les faits de télépathie sont nombreux dans sa vie autant que dans son œuvre[5] . Mais n’anticipons pas ; puisque nous en sommes au chapitre de la sensibilité, notons encore, avant d’examiner une autre face de son tempérament, une attaque de nerfs, à l’âge de treize ans, assez violente pour amener de la fièvre, qu’il éprouva, au cours d’une partie de chasse, où il avait failli blesser son frère. Quatre ans plus tard, il terminait ses études. Il était alors, suivant l’exacte expression d’une femme d’autant de sens que d’esprit, à cet âge ingrat où les idées sont aussi dégingandées que le corps. Cet état d’âme, il le définira lui- 138 même, quand il jettera un regard sur sa vie passée, en disant qu’il avait été « aussi bête qu’un autre ». Comme les très jeunes gens de son époque, il avait subi ce malaise particulier dont tous ceux de sa génération ont été plus ou moins les victimes. Qu’on l’appelle pessimisme ou byronisme, l’étiquette importe peu. À dix-sept ans, Musset s’ennuie. Avant qu’il découvre Leopardi et qu’il le révèle à tout venant, comme La Fontaine pour Baruch, et en attendant que Fantasio « joue des airs éblouissants sur le thème de l’ennui[6] », il se dévoile à son ami Paul Foucher dans une épître où il se livre sans réticences. « Je m’ennuie, je suis triste, écrit-il à son condisciple. Je n’ai pas même le courage de travailler… Je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller. « Je ne fais donc rien… Je donnerais ma vie pour deux sous si, pour la quitter, il ne fallait pas passer par la mort… L’âge me mûrira, je l’espère, car je suis bon à jeter à l’eau… Je me sens, par moments, une envie de prendre une plume, et de salir une ou deux feuilles de papier, mais la première difficulté me rebute. Un souverain dégoût me fait étendre les bras et fermer les yeux. » On surprend la vocation littéraire à son éveil. Mais le découragement le prenait vite et, soit fanfaronnade, soit appétence réelle, il parle déjà de noyer sa mélancolie dans d’affreuses et innommables mixtures. 139 « Je n’ai plus, gémit-il tristement, le courage de rien penser ; si je me trouvais à Paris, j’éteindrais ce qui me reste d’un peu noble dans le punch et la bière et je me sentirais soulagé. On endort bien un malade avec de l’opium, quoiqu’on sache que le sommeil lui doive être mortel ; j’en agirais de même avec mon âme. » Cette lettre, dont nous n’avons cité que les fragments les plus caractéristiques, est suffisamment révélatrice ; elle éclaire la psychologie de son signataire. Musset présente un des principaux symptômes de cette affection morbide, qui a revêtu toutes les allures d’une endémo-épidémie, connue, dans l’histoire littéraire, sous le nom de romantisme. « Un sentiment de malaise inexprimable, confesse l’enfant du siècle, commença… à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les jeunes gens se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. » Cette misère morale, nul peut-être mieux que Maxime du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, n’en a marqué les ravages. « La génération artiste et littéraire qui m’a précédé, écrit le compagnon de route de Flaubert, celle à laquelle j’ai appartenu, a eu une jeunesse d’une tristesse lamentable, tristesse sans cause comme sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l’être ou à l’époque. » « Bien peu de jeunes hommes de ce temps ont échappé à la hantise de la destruction volontaire. » Ce n’était pas seulement une mode, comme on pourrait le croire, c’était 140 une sorte de défaillance générale, qui rendait le cœur triste, assombrissait la pensée, et faisait entrevoir la mort comme une délivrance. C’est la même impression de désillusion finale que traduisait Victor Hugo, dans ces vers : Ce n’est pas une de ces crises transitoires, justement attribuées à des éclipses de la force nerveuse qu’ont traversées Musset et ses contemporains ; c’est, nous le répétons, un fléau épidémique, dont Gœthe et Byron sont les principaux responsables. Musset en a gardé toute sa vie les stigmates indélébiles[8] . Après un fougueux départ passionnel, « il s’abat, échoue dans l’ennui si tôt, si profondément, si tristement, que l’épuisement organique, chez lui, n’est pas contestable ». Et cette opinion de M. Tardieu, ces lignes si concrètes, de Taine, la corroborent parfaitement : « Il a trop demandé aux choses, dit le maître psychologue, il a voulu, d’un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie : il ne l’a point cueillie, il ne l’a point goûtée, il l’a arrachée comme une grappe, et pressée et froissée, et tordue, et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant…[9] » Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joies, espoirs J’attends, je demande, j’implore : Je penche tour à tour mes urnes pour avoir De chacune une goutte encore[7] ! 141 Tout ou rien, telle fut sa devise[10] . Ayant mis tout son enjeu sur l’amour qui le trahit, il ne lui reste qu’à rouler dans l’abîme sans fond, dans le fleuve Léthé où, à peine sorti de l’adolescence, il se précipitera tête baissée. N’est-il épris de sensations violentes et factices, que parce que son tempérament essentiellement nerveux et pathologiquement prédisposé l’y entraîne ? Cherche-t-il dans l’alcool, et surtout dans le poison opiacé, un remède à son désœuvrement, à cette désespérance qui le rend pareil à quelqu’un revenu de tout avant d’y avoir goûté ? Il a, du moins, la curiosité de ces narcotiques dont on parlait encore à peine et, après avoir lu la Confession d’un mangeur d’opium, de l’Anglais Thomas de Quincey, il fut travaillé de l’ardent désir d’en faire une adaptation, une traduction « royalement infidèle ». On a porté un jugement sévère sur ce premier essai, d’un jeune homme de dix-huit ans, il convient de ne le point oublier. Il est, a-t-on dit[11] , à peine écrit en français : l’inexpérience littéraire du traducteur se trahit à chaque ligne. Faut-il dire le traducteur ? Musset traduit, quand bon lui semble ; la moitié du temps, il commente ou il improvise. Certains passages de l’original anglais ont disparu dans le texte français, alors que d’autres passages se retrouvent dans ce dernier, qu’on chercherait vainement dans l’édition primitive, et de ce nombre, le Rêve madrilène, où semble 142 poindre le goût d’Alfred de Musset pour les balcons et les guitares ; la scène tout entière du bal et du duel en chambre dont le ton romantique se trahit par des exclamations traditionnelles, telles que mort et damnation, enfin l’épisode l’École de médecine, avec ses funèbres développements, qui sont incontestablement de Musset. Pour la compréhension de ce qui va suivre, il est indispensable de se rappeler que Musset avait eu, un instant, la velléité de poursuivre la carrière médicale. Ses études terminées, on lui avait laissé le choix entre le droit et la médecine ; c’est pour la médecine qu’il se déclara. Il s’était montré relativement assidu aux leçons de physiologie de Bérard et aux démonstrations de chimie du baron Thénard ; mais quand il lui fallut fréquenter l’amphithéâtre de dissection et manier le scalpel de l’anatomiste, le frêle blondin eut un sursaut de dégoût, une répugnance qu’il ne parvint pas à surmonter. « Lorsque le scalpel vint à entrer dans la chair… il s’enfuit à toutes jambes… Rentré chez lui, il voulut manger, cela lui fut impossible ; il prit même en horreur le premier plat qu’on lui servit, et il lui fut impossible d’en manger depuis. » C’est en souvenir de cette mésaventure qu’il disait plaisamment, un jour : « J’enlèverais plutôt la reine de Portugal que de faire de l’anatomie ! » Sur ces entrefaites, lui tombait entre les mains l’ouvrage de l’humoriste anglais qui s’était fait mangeur d’opium à la suite d’une escapade de jeunesse. Au début, l’expérimentateur volontaire absorbait la funeste drogue 143 pour tromper la faim ; il tenait registre de ses voluptés et de ses souffrances, s’offrant en holocauste au poison ; mais il sut s’arrêter au seuil du gouffre où allait sombrer sa raison. Le récit de Thomas de Quincey avait enthousiasmé Musset. On était en 1828, à l’aurore du romantisme. Le haschich et l’opium tiennent alors une large place dans la littérature romantique. À la suite de Byron, Chateaubriand, Lamartine s’en préoccupent. Alexandre Dumas et Balzac construisent des théories, avant que Théophile Gautier et Baudelaire joignent l’exemple au précepte. Quant à Musset, s’il s’y intéresse déjà, c’est qu’il y a en lui une sorte de prédisposition. Tout en prétendant faire connaître au public français le livre de Quincey, Musset n’avait point entendu s’astreindre à un travail de pure juxtaposition. Il s’était réservé d’y introduire toutes les interpolations, les intercalations que lui soufflerait sa fantaisie ou son inspiration ; et ce sont, précisément, ces digressions personnelles qui offrent de l’intérêt, en ce qu’elles portent bien l’empreinte de celui qui avait, ne fût-ce qu’un instant, pris pied sur notre domaine. Alfred de Musset, appuyant sur cette observation de Quincey, qu’on mange de l’opium parce qu’on souffre ; que « l’esprit a ses plaisirs et ses blessures, aussi cruelles et souvent plus horribles que celles du corps », en tirait cette déduction, que le « mal du siècle », comme on disait à l’époque, ouvre à l’opium une belle carrière. Renchérissant sur son modèle, il imagine des rêves plus effrayants encore que l’imagination de Quincey n’en avait 144 conçu et qui ressemblent à des visions de cauchemar. Son Rêve anatomique, tout en faisant la part des circonstances, a tout l’air d’une hallucination : ces squelettes horribles, ces cadavres qui le poursuivent, ces apparitions fantastiques sont l’indice d’un cerveau troublé par l’usage des narcotiques. Encore s’en fût-il tenu à ses poisons intermittents, qui n’ont de saveur qu’autant que la mode s’en mêle ; mais il chercha parfois ailleurs son inspiration, et malheureusement il l’oublia au fond du verre où il l’allait puiser. « Il n’est guère possible de parler d’Alfred de Musset sans mentionner d’abord, pour en tenir compte dans tous les cas, l’espèce de folie qui le marqua depuis l’enfance la plus tendre. Né inquiet, visionnaire, un peu maniaque, sujet à des crises d’épilepsie, mais devenu alcoolique à l’âge de vingt ans, le poète sentait et même il avouait qu’une imagination exaltée et des nerfs malades composaient le meilleur de son charme et tout son génie. » M. Charles Maurras, à qui nous empruntons ces lignes[12], n’exagère-t-il pas en parlant d’épilepsie ? Névrose épileptiforme, pourrait-on, tout au plus, caractériser cette grande sensibilité nerveuse que le poète avait héritée de sa mère ; ces crises d’une sensibilité maladive, alternant avec les phases de mélancolique dépression. 145 « Avec un esprit très gai, il avait l’âme saignante et désolée. » Association plus fréquente qu’on le croit ; tantôt triste, tantôt irascible, et même violent, ses accès de colère se terminaient souvent par une crise de larmes. D’une susceptibilité excessive, il se brouillait avec ses meilleurs amis, mais le raccommodement suivait de près la brouille. Une contrariété vulgaire lui causait un chagrin violent. Ce tempérament de « femme nerveuse » le rendait très malheureux. Sa gouvernante conte qu’un jour il rentra chez lui surexcité : il venait de s’entretenir avec un voisin qui, tout en causant, n’avait cessé de se frotter les mains gantées de gros coton blanc ; ce frottement du coton l’avait mis dans un énervement tel, qu’il en pleurait de rage contenue. Cette nervosité se manifestait dans les circonstances les plus diverses. La nature tourmentée de Musset ne pouvait s’accommoder d’un bonheur calme et durable. Il était versatile et capricieux à l’excès. Lors de sa liaison avec Mme Allan, une actrice de la Comédie-Française, son dernier grand amour, celle-ci eut, à maintes reprises, l’envie de rompre. C’étaient alors des crises telles, chez le poète, que sa maîtresse revenait à lui, pour le calmer. Plus tard, au plus fort de sa maladie de cœur, la moindre contrariété augmentait ses palpitations, ramenait de nouveaux accès. Sur la fin de sa vie, son 146 émotivité s’était encore développée : les larmes lui venaient aux yeux pour le moindre motif. Il avait été un temps où il s’emportait pour les causes les plus infimes : une incorrection typographique le mettait hors de lui ; une virgule, un point, qui n’étaient pas à leur place, une faute d’impression, lui causaient une plus violente douleur que toutes les trahisons de l’amour[13] , assure son ami et camarade d’enfance Paul Foucher. À cette émotivité se rattache la tristesse vague, la mélancolie douce, dont certains de ses poèmes sont imprégnés ; et aussi, cette promptitude au découragement, qui se trahit en maints passages de son œuvre. Il n’écrivait que sous le fouet de l’inspiration, et celle-ci était, de son propre aveu, particulièrement fiévreuse et douloureuse. Écoutons ses confidences, recueillies par G. Sand[14] : « L’invention me trouble et me fait trembler ; l’exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d’effroyables battements de cœur, et c’est en pleurant et en me retenant de crier que j’accouche d’une idée qui m’enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c’est pire, elle me quitte : mieux vaut l’oublier et en attendre une autre ; mais cette autre m’arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la contenir. Elle me presse et me torture, jusqu’à ce qu’elle ait pris des proportions réalisables et que revienne l’autre souffrance, celle de l’enfantement, une vraie souffrance 147 physique que je ne peux définir. Et voilà comment ma vie se passe, quand je me laisse dominer par ce géant d’artiste qui est en moi. « Donc, il vaut bien mieux que je vive comme j’ai imaginé de vivre, que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration et que j’appelle tout bonnement mon infirmité. » C’est ici le lieu, nous semble-t-il, de définir, tout au moins d’expliquer ce qu’on nomme communément l’inspiration, et d’en démonter le mécanisme, à propos du cas particulier qui nous occupe. Avons-nous à rappeler les vers de Boileau ; ils sont trop connus, mais leur évocation est de circonstance : L’« influence secrète », l’étincelle divine, la crise mystérieuse, ce coup soudain, inexplicable, que Buffon appelait le « petit coup d’électricité, qui vous frappe la tête et en même temps vous saisit le cœur », c’est bien, en effet, l’inspiration. Mais, comme l’ont observé certains psychoC’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur Pense de l’art des vers atteindre la hauteur ; S’il ne sent point du ciel l’influence secrète, Si son astre en naissant ne l’a formé poète, Dans son génie étroit il est toujours captif, Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif. 148 physiologues[15] , si l’inspiration est un état aigu, si elle semble dépourvue de préparation et dénuée d’effort, ce n’est qu’en apparence. Quand on demandait à Newton comment il avait fait sa découverte de la gravitation universelle, « en y pensant toujours », répondait-il ; et c’est ainsi que cela se passe le plus ordinairement, dans le domaine de la science. Dans les créations d’art, si la phase prémonitoire n’est pas toujours visible, elle n’en existe pas moins. Si l’inspiration n’est que la « synthèse préconçue de l’œuvre définitive, elle est précédée d’une étape laborieuse qui explique et justifie la pensée de Buffon : le génie est une longue patience » ; et s’il fallait localiser l’inspiration, nous la placerions, avec M. Ribot, entre deux phases d’élaboration, et nous dirions, avec le philosophe, que la crise de l’inspiration marque « tantôt la fin d’une élaboration très courte ou très longue, tantôt le commencement d’une élaboration très longue ou très courte ». Quoi qu’il en soit, ce paroxysme qu’est l’inspiration est soudain, le plus souvent, inexplicable, et donne l’idée « d’une force étrangère, qui viendrait s’installer dans l’esprit passif, sans appel de la volonté consciente ». Il n’est phénomène plus incertain dans son allure, ainsi que Musset lui-même l’a exprimé, en termes excellents : Elle s’en va là-bas, quand je la crois ici, 149 Tous les poètes, nous entendons ceux que la Muse a particulièrement chéris, en conviennent : l’inspiration est un phénomène passif, comme l’est la suggestion ; on ne l’appelle pas, on la subit. « Je ne pense jamais, écrit Lamartine, ce sont mes idées qui pensent pour moi. » Et, dans la langue qui lui est familière, il nous livre toute sa profession de foi : C’est comme un vertige, où la volonté s’abandonne à une force qui lui est supérieure ; entendez le grand lyrique, l’auteur de Mazeppa : Une pierre l’arrête, un papillon l’amuse. …………………………………… On ne travaille pas, on écoute, on attend : C’est comme un inconnu qui vous parle à l’oreille. Je chante, mes amis, comme l’homme respire, Comme l’oiseau gémit, comme le vent soupire, Comme l’eau murmure en coulant. …………………………………… L’homme n’enseigne pas ce qu’inspire le ciel ; Le ruisseau n’apprend pas à couler dans la pente, L’aigle à fendre les airs d’une aile indépendante, L’abeille à composer son miel. Ainsi, lorsqu’un mortel, sur qui son Dieu s’étale, 150 Ces deux exemples suffisent à caractériser la manière du chantre des Méditations et de l’aède de la Légende des siècles, mais nous n’en savons pas plus, confessons-le, après qu’avant les citations, sur la nature de ce « délire », de cette « possession » temporaire et intermittente, que les anciens croyaient d’essence divine et dont notre sèche et rigoureuse analyse n’est pas parvenue à dissocier, d’une manière satisfaite, les éléments constitutifs. Pour nous en tenir à l’opinion des auteurs que nous citions tout à l’heure, « le phénomène de l’inspiration tend à rappeler l’impulsion morbide, au point de vue clinique ; mais, par son mécanisme essentiel, il serait à rapprocher, avec plus de justesse, des fonctions de l’instinct ». Ces considérations générales sur l’inspiration peuvent s’appliquer à l’inspiration poétique. Musset, puisque c’est à lui, en fin de compte, qu’il faut revenir, n’en a-t-il pas laissé échapper l’aveu ? S’est vu lié vivant sur ta croupe fatale, Génie, ardent coursier, En vain, il lutte, hélas ! tu bondis, tu l’emportes Hors du monde réel, dont tu brises les portes Avec tes pieds d’acier. … Je viens de me relire. Je n’ai pas dit un mot de ce que j’aurais dit, Si j’avais fait un plan avant d’avoir écrit. 151 C’est que le poète des Nuits ne se mettait en « trance » que s’il y était sollicité par ce que nous nommons l’inspiration et qu’il appelait sa muse ; celle-ci se montraitelle rebelle, il l’appelait, il la provoquait à l’aide d’excitants artificiels, pensant augmenter de la sorte son activité cérébrale, favoriser l’association des idées, développer la puissance créatrice. On a peine à imaginer comment un homme d’esprit aussi distingué, un « gentleman », un « dandy » épris d’élégance et ennemi de vulgarité, en soit arrivé à se livrer à une aussi funeste passion que l’alcool ; le fait est, cependant, hors de doute : les habitudes bachiques du poète ne peuvent être contestées. Sur ce point, les témoignages abondent et il n’est plus permis de nier, devant tant de révélations, qui s’offrent comme des preuves. On a voulu attribuer à G. Sand une responsabilité dont il est simplement équitable de la décharger. Ce n’est point parce qu’Alfred de Musset a été délaissé par elle, qu’il s’est adonné à la boisson, il semble bien que c’est parce qu’elle n’avait pas réussi à le guérir de son intempérance, qu’elle s’est séparée de lui ; et nous la croyons sincère, quand elle nous dit qu’elle prit ce prétexte pour rompre « une liaison où l’amour était détruit complètement… par la répulsion, par le dégoût, auquel avait succédé une immense pitié » ; car, ajoute-t-elle, « l’ivrognerie, quand elle est avérée, ne peut pas laisser subsister l’amour[16] ». 152 En fait, Alfred de Musset, dès la sortie du collège, s’était mis à boire ; et ce qu’il buvait à ce moment, était une horrible mixture de punch et de bière[17] ; la version qui le représente comme noyant dans l’alcool ses chagrins d’amour n’est, il faut en convenir, qu’une légende. Nous y avons cru, à cette légende du poète amoureux, trahi, frappé au cœur, puis acharné à se dégrader, à se détruire par un suicide lent, finalement arrivant à « cet état où un fond d’ébriété chronique conserve ses effets, sans avoir besoin de renouveler ses causes ». Mais on ne saurait nier l’évidence ; tout au plus pourraiton plaider les circonstances atténuantes. Pour l’auteur de Rolla, l’ivresse, à tort ou à raison, était une hallucination nécessaire pour la conception, une intoxication raisonnée. Lui-même, nous confie quelqu’un qui l’a bien connu, n’en faisait aucun mystère et il décrivait les effets de la sensation toute spéciale qu’il recherchait. Elle produisait, disait-il, « une sorte de catalepsie, à travers laquelle lui arrivait distinctement tout ce qui se passait autour de lui, mais comme s’il l’eût écouté d’un autre monde. Comment se procurait-il cette excitation factice ? Le plus souvent, il absorbait un mélange de bière et d’absinthe, qu’il avalait d’un trait, avec cette grimace de dégoût que provoque une médecine répugnante. Une fois drogué de la sorte, il s’établissait solidement contre le dossier du divan où il était assis, quand la scène se passait au café, et s’abandonnait à sa rêverie. 153 Comme l’a écrit Arsène Houssaye, Alfred de Musset se grisait « mathématiquement ». Ce n’était pas, chez lui, recherche de sensualité, appétit purement humain ; il avait contracté cette malheureuse passion dans sa prime jeunesse, après la parution de ses Contes d’Espagne et d’Italie, alors qu’on nageait en plein romantisme. Les flambées de punch et les débraillements de l’orgie faisaient partie du dandysme littéraire d’alors[18] . Musset, quoi qu’il s’en défendît, avait pris Byron pour modèle et, dans son imitation fervente du poète anglais, il essayait d’être à la fois l’homme des salons et le pilier de cabaret. Qui pourrait répondre qu’il n’y eût pas, dans cette habitude de boire, comme une idée d’anéantissement, d’homicide volontaire ? Ce qui le laisserait supposer, c’est que, d’après certaines déclarations de témoins oculaires, Musset ne paraissait prendre aucun plaisir à cette pratique avilissante. Il s’adonnait gravement, nous dit Ch. Monselet, à « un mélange de bière et de cognac, qui aurait fait délirer tout autre que lui au bout de quelques instants ». C’est que l’habitude était déjà créée. Primitivement, l’usage de l’alcool avait répondu à un besoin inné de l’organisme, chez un prédisposé ; mais cet usage, d’abord modéré, augmenta au fur et à mesure que la dépression intellectuelle en fit davantage sentir la nécessité. Non, Musset n’était pas un ivrogne, au sens vulgaire du mot ; c’était un malade, un dipsomaniaque : un des principaux symptômes de la dipsomanie, n’est-ce pas, en 154 effet, cette impulsion à boire irrésistible, qui se manifeste par crises soudaines et intermittentes ? « L’accès dipsomaniaque est précédé de dépression intellectuelle : à sa période d’état, il est caractérisé par l’absorption rapide et irraisonnée d’une quantité considérable de boissons alcooliques, qui produisent l’ivresse. L’accès terminé, l’ivresse une fois passée, c’est le dégoût de soi-même et le chagrin que procure le souvenir des excès auxquels on s’est livré. » Chez Musset, ne retrouve-t-on pas, en effet, par endroits, des aveux de repentir : Et ailleurs : Nous venons de parler de dipsomanie ; peut-être conviendrait-il d’ajouter que celle-ci n’a pas été tout à fait absolue et que l’impulsion est restée, dans quelque mesure, soumise au contrôle de la volonté. Nous n’en donnerons d’autre preuve que ce sonnet, qui ne figure pas dans l’œuvre de Musset et qui fut remis, après la mort du poète, à son frère, par la célèbre « marraine », Mme Caroline Joubert : Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche Planter son premier clou sous sa mamelle gauche ! J’ai perdu jusqu’à la fierté Qui faisait croire à mon génie ! 155 Faudrait-il en induire que Musset n’aurait recherché les griseries de l’imagination que pour se consoler de ses mésaventures avec Lélia ? Le prétendre, encore une fois, serait injustice ; mais, qu’avait-elle tenté pour l’en guérir et sa trahison n’aggrava-t-elle point le mal, si elle ne l’avait créé ? Si Musset n’a pas commencé à boire quand il se vit trahi, peut-être s’est-il jeté à corps perdu dans l’ivresse à dater de ce moment. Qui serait capable de prouver qu’à partir de Qu’un sot me calomnie, il ne m’importe guère Que, sous le faux semblant d’un intérêt vulgaire, Ceux mêmes dont hier j’aurais serré la main, Me proclament ce soir ivrogne et libertin. Ils sont moins mes amis que le verre de vin, Qui pendant un quart d’heure étourdit ma misère ; Mais vous qui connaissez mon âme tout entière, À qui je n’ai rien tu, même pas un chagrin, Est-ce à vous de me faire une telle injustice, Et m’avez-vous si vite à ce point oublié ? Ah ! ce qui n’est qu’un mal, n’en faites pas un vice. Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice, Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié Qu’à d’anciens souvenirs devrait votre amitié. 156 cette époque, il ne se dégrada pas à plaisir, « comme pour faire honte à celle qui était cause de sa déchéance » ? Mais la dégradation physique ne s’accompagna jamais, chez lui, de la dégradation morale et il était le premier à flétrir sa propre inconduite : « Je sens en moi, se prenait-il parfois à dire, deux hommes : l’un qui agit, l’autre qui regarde ; si le premier fait une sottise, le second en profitera. » Cette faculté de dédoublement, notée par les physiologistes comme une marque de troubles nerveux profonds, Musset la posséda à un degré éminent. Devonsnous rappeler ici des vers qui chantent dans toutes les mémoires : Le poète projette son âme hors de lui, et c’est la Muse des Nuits qu’il voit, qui s’objective à ses yeux. Ne voyonsnous pas aussi, dans les Caprices de Marianne, Octave et Cœlio qui s’observent et, bien que dissemblables, se reconnaissent pour frères ? En regardant le corps de Cœlio assassiné, Octave s’écriera : « C’est moi qu’ils ont tué ! » Et Partout où j’ai voulu dormir, Partout où j’ai voulu mourir, Partout où j’ai touché la terre, Sur ma route est venu s’asseoir Un étranger, vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. 157 quand Octave boit sous la tonnelle, il essaie d’y voir double, « pour se tenir à lui-même compagnie ». Fiction, artifice de poète, qui ne mériterait pas de retenir l’attention, si on ne savait, par ailleurs, que Musset fut sujet, dès l’enfance, à de fréquentes hallucinations ; que ses excès, alcooliques ou autres, ne firent qu’en exagérer l’acuité. Quand il prête ce phénomène à ces personnages, c’est son état mental, à lui-même, qu’il nous livre ; c’est le visionnaire, qu’il était, qu’il nous dépeint. Avons-nous à vous rappeler les strophes de la Nuit de Décembre ? Du temps que j’étais écolier, Je restais un soir à veiller Dans notre salle solitaire. Devant ma table vint s’asseoir Un pauvre enfant vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Son visage était triste et beau. À la lueur de mon flambeau, Dans mon livre ouvert il vint lire. Il pencha son front sur ma main Et resta jusqu’au lendemain, Pensif avec un doux sourire. 158 N’est-ce pas là un phénomène d’autotélépathie, une des formes de l’état second et de la désintégration mentale ? Ces hallucinations sont de diverses sortes, suivant le sens qu’elles affectent. Au début de la Nuit de Mai, elles sont à la fois visuelles et auditives. Mais la voix se fait plus pressante, le poète tend l’oreille : Comme il fait noir dans la vallée, J’ai cru qu’une forme voilée Flottait là-bas sur la forêt. Elle sortait de la prairie, Son pied rasait l’herbe fleurie, C’est une étrange rêverie, Elle s’efface et disparaît. Pourquoi mon cœur bat-il si vite ? Qu’ai-je donc en moi qui m’agite, Dont je me sens épouvanté ? Ne frappe-t-on pas à ma porte ? Pourquoi ma lampe à demi morte M’éblouit-elle de clarté ? Dieu puissant, tout mon corps frissonne, Qui vient, qui m’appelle ? Personne. Je suis seul. C’est l’heure qui sonne. Ô solitude ! Ô pauvreté ! 159 Si, quittant le domaine du rêve, nous nous transportons dans celui de la vie réelle, nous y retrouvons le même phénomène. Au fort de leurs amours, Alfred et George se promènent, une nuit, dans la forêt de Fontainebleau. Il vient à Musset l’étrange fantaisie de retrouver, dans les rochers, un écho qu’il avait jadis entendu, à cette même place où se trouvaient les deux amants. Thérèse – c’est-à-dire George Sand, qui rapporte l’aventure, dans le roman célèbre d’Elle et Lui, sous ce nom d’emprunt – essaie en vain de détourner son compagnon du projet auquel il s’entête. Elle se heurte à une volonté qui s’obstine à ne pas céder. Alfred est entré dans l’ombre épaisse d’un ravin ; ne le voyant pas revenir, prise d’effroi, George allait l’appeler, quand « un cri d’inexprimable détresse » se fait entendre : elle se précipite dans la direction d’où part la voix et bientôt arrive auprès d’Alfred, qu’elle trouve « debout, hagard, agité d’un tremblement convulsif ». Quand il fut redevenu assez calme pour reprendre ses sens, il raconta qu’il venait d’avoir une hallucination effrayante. « Sa tête s’était troublée. Il avait entendu l’écho chanter tout seul, et ce chant c’était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la bruyère, un 160 homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés et les cheveux au vent. » « Je l’ai si bien vu, dit-il, que j’ai eu le temps de raisonner et de me dire que c’était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs, et même, j’ai cherché ma canne pour aller à son secours ; mais la canne s’était perdue dans l’herbe, et cet homme avançait toujours sur moi. Quand il a été tout près, j’ai vu qu’il était ivre et non poursuivi. Il a passé, en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors, j’ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme… c’était moi ! » Son « double » avait hanté Musset de très bonne heure. Il était, nous fait observer M. Lefébure, dans une étude des plus poussées sur « Alfred de Musset sensitif », il était, en quelque sorte, double lui-même. Musset, qui paraissait blond au premier abord, était blond et brun, deux nuances qui se mêlaient dans sa chevelure ; avec le temps, ses yeux bleus devinrent presque noirs. Au moral, il possédait également des qualités qui semblent contradictoires : la sensibilité passionnée de sa grand’mère maternelle, la gauloiserie de son grand-père (du côté maternel aussi) et l’esprit plus aristocratique de son père. Mais c’est de sa mère qu’il tenait, comme nous l’avons écrit, directement sa sensibilité. Cette sorte de fantôme, qui était sa propre image, se présentait à lui, dans ses grandes joies comme dans ses 161 grandes douleurs, ne lui présageant rien à l’habitude : ni bon destin, ni mauvais ange, mais en général sympathique. Cette faculté de dédoublement doit être considérée comme tout à fait distincte des hallucinations nées sous l’influence de l’alcool, telles qu’il en eut à Venise, lors de sa grande maladie, et dans d’autres circonstances de sa vie. Louise Colet, qui connut le poète deux ans avant sa mort, le représente alors comme plus visionnaire, ayant la perception de l’avenir et du passé, hanté par les spectres des morts, autant que par les ombres des vivants. « Vous vous assoirez dans mon fauteuil, si je n’y suis pas, lui aurait dit Musset, et, en rentrant j’y retrouverai votre ombre. » Gœthe, Maupassant ont éprouvé pareille sensation, qu’on a décrite sous le nom de deutéropathie, qui n’explique rien. Mais Musset ne voyait pas d’ombres que dans son fauteuil, il en surgissait de partout. En 1841, il avait été atteint d’une pleuro-pneumonie dont son entourage s’était alarmé. Au cours de la convalescence, il eut de nombreuses hallucinations, celle-ci entre autres : Il vit un jour, sur sa table de travail, se dresser quatre petits génies : ceux-ci enlevèrent tous les livres et papiers qui se trouvaient là et apportèrent les fioles de médicaments dans l’ordre où elles étaient venues de chez le pharmacien. Dans cette armée de fioles se trouvait une bouteille de champagne, que les petits génies se hâtèrent de remplacer par une carafe pleine d’eau. 162 Les fioles faisaient la haie sur le parcours de la carafe, qui vint s’installer triomphalement sur la cheminée. Après quoi, les génies enlevèrent les restes de la cérémonie et remirent tout en place ; ils replacèrent les livres sur la table ; un petit génie sema sur eux un peu de poussière et Musset fut persuadé qu’il était guéri. Quand il apprit au médecin ce qu’il avait vu, celui-ci se contenta de répondre : « Vous avez eu une vraie fluxion de poitrine de poète, vous ne serez jamais ni malade ni bien portant comme tout le monde[19] . » Ceux qui ont approché Alfred de Musset d’un peu près[20] s’accordent sur ce point, qu’il fut doué de cette faculté exceptionnelle de prévision que, de nos jours, on a baptisée télépathie, sans que nous soyons plus avancés sur la nature et le mécanisme d’un phénomène réservé à quelques élus. Ce qu’on a découvert dans la vie du poète, on l’a retrouvé parallèlement dans son œuvre. Dans Frédéric et Bernerette, comme dans la pièce d’André del Sarto, dans les Caprices de Marianne, aussi bien que dans la Confession d’un Enfant du Siècle, en décrivant les pressentiments de ses personnages, c’est, encore et toujours, Musset qui se raconte. Ce que le physiologiste ne saurait manquer de relever, ce sont, outre les hallucinations télépathiques, les obsessions et les impulsions auxquelles A. de Musset fut sujet. Son frère, 163 sa gouvernante, en ont rapporté maints traits ; mais, dans sa propre Confession qui est bien, suivant une heureuse expression, « la plus magnifique monographie mentale qu’un poète ait jamais écrite », il nous fait part de l’obsession du doute, qui le poursuivait jusque dans ses amours ; il nous dit comment sa nature ombrageuse finit par lasser la patience de Brigitte (G. Sand), que sa jalousie à la longue détacha de lui. Dans une de ses plus charmantes nouvelles, Pierre et Camille, c’est, également, un obsédé que Musset nous montre en son chevalier des Arcis, obsédé à l’idée qu’il a pour fille une enfant sourde et muette. Le chevalier ne pense qu’au malheur qui a frappé sa descendance et cherche, dans l’isolement, à s’alléger de l’obsession dont son esprit est travaillé. Tous ceux qui ont étudié Musset en ont fait la remarque : c’est dans son œuvre que se reflète le mieux sa personnalité, qu’on retrouve sa versatilité d’humeur, sa verve railleuse, son scepticisme de désabusé. Fantasio, c’est le mauvais sujet, indépendant et frondeur, le fanfaron de vices, se moquant de tout, mais prompt à s’émouvoir devant l’humble bonheur du foyer, ayant conservé dans un coin de son cœur toute la fraîcheur du sentiment. Octave, des Caprices de Marianne ; Perdican, de On ne badine pas avec l’amour ; Valentin, d’Il ne faut jurer de rien ; Lorenzaccio, du drame de ce nom, c’est Musset mis à 164 nu, avec ses doutes et ses désillusions, tourmenté du besoin d’aimer et de la soif de croire : le Musset qui, selon l’expression d’un fin lettré[21] , excelle à peindre la jeunesse du sentiment, l’aube en fleur de l’amour ; qui a déroulé, dans la Lettre à Lamartine, les litanies de l’âme immortelle, qui a poussé le cri de ralliement de l’Espoir en Dieu. Tout ce qu’il nous décrit Alfred de Musset l’a vécu, l’a senti. Pour qui sait quel admirable clavier de sensations il était, quel don d’intuition, quelle faculté de divination il possédait, alliés au jugement le plus sain, Musset apparaît comme un génie incontesté. Si son tempérament n’est pas pur d’alliage névropathique[22] , qui pourrait regretter qu’au contact de la névrose son génie poétique se soit affiné, exalté ? Et si sa vie en fut abrégée, s’il paya chèrement la rançon de sa gloire, qui, même à ce prix, n’envierait le sort du poète sacré immortel ? Notes : 1. ↑ Étude médico-psychologique sur Alfred de Musset, par le docteur RAOUL ODINOT. Thèse de Lyon, 1906. 2. ↑ Alfred de Musset, par ARVÈDE BARINE, Paris, 1893. 3. ↑ Histoire de ma vie, v. 3. 4. ↑ Mémoires du baron de Besenval, édition F. Barrière, 39. 5. ↑ Cf. Alfred de Musset sensitif (Chronique médicale, 1er

mars 1906).

6. ↑ L’Ennui, étude psychologique, par ÉMILE TARDIEU, Paris, 1903. 7. ↑ Les Contemplations. 8. ↑ « Le mal de ce siècle, Musset l’appelait nettement l’épuisement moral. Personne, autant que lui, n’a été frappé d’un certain stigmate de stérilité, 165 ou, si vous l’aimez mieux, de sécheresse inféconde qui, en effet, a caractérisé dès l’origine nos sociétés renouvelées et qui, loin de diminuer, est allé, au contraire, s’aggravant toujours de période en période. » MONTÉGUT, Revue des Deux Mondes, 15 juin 1881. 9. ↑ Hist. de la littérature anglaise, t. V. 10. ↑ Ô médiocrité ! celui qui, pour tout bien, T’apporte à ce tripot dégoûtant de la vie, Est bien poltron au jeu, s’il ne dit : « Tout ou rien ! » 11. ↑ Cf. Le Livre, revue du monde littéraire ; bibliographie rétrospective, 4 e année (1883). 12. ↑ CH. MAURRAS, les Amants de Venise. 13. ↑ Il lui prenait des crises de nerfs dès qu’il voulait raconter son aventure de Venise (ODINOT, Th., 62). 14. ↑ Elle et Lui (RIBOT, Essai sur l’imagination créatrice, appendice A). 15. ↑ ANTHEAUME et DROMARD, Poésie et folie. 16. ↑ Mercure de France, juillet 1904. 17. ↑ V. la lettre qu’il écrivait à P. Foucher, le 23 septembre 1827 (il avait 17 ans), dans la thèse Odinot, p. 39 : cf. p. 43. 18. ↑ MONSELET, Préface de l’Hôtel Drouot et la curiosité en 1883 par P. EUDEL. 19. ↑ ODINOT, Th. cit., 67-8. 20. ↑ Lui, par L. COLET, 5e

édit., 1884, XXIII, 368, 382 ; cf. Dix ans chez Alf.

de Musset, par Mme MARTELLET, née A. COLIN (Paris, 1899), 107-109. 21. ↑ DES ESSARTS, le Théâtre de Musset. 22. ↑ Nous avons conté ailleurs(a) comment le peintre LANDELLE, le seul artiste peut-être qui pût se vanter d’avoir fait « poser » Musset, était arrivé à ses fins. Ayant réussi à lier connaissance avec le poète, il lui proposa en 1854 de faire son portrait. Après une longue résistance, celuici finit par se décider. Mais, pour le distraire durant les séances de pose, on convint d’inviter trois jeunes et jolies comédiennes. On convia donc Mlle FIX, Mlle VALÉRIE, à ce moment très appréciée au Théâtre-Français, et une troisième de moindre importance. Musset fut charmant ; il ne tarissait pas d’anecdotes, entre autres la suivante : Alfred de Musset racontait que les bruits de la nature servirent toujours son inspiration. Il aimait errer au hasard, la nuit, pour observer. Une fois, il aperçut un paysan qui montait une côte, poussant sa brouette dans laquelle il comptait placer le raisin qu’il allait grapiller. Et Musset remarquait que le grincement de la roue mettait une note aiguë sur la dernière syllabe de cette phrase, que chaque tour de roue semblait dire au 166 paysan : « Tu seras pris ! Tu seras pris ! » Le paysan parvint au sommet, se mit en devoir de voler la vendange, reçut un coup de fusil dans le bas du dos, et comme il redescendait la côte, toujours poussant sa brouette, la roue qui tournait à l’inverse maintenant, grinçait un son grave sur la finale : « J’avais raison ! J’avais raison ! » Musset s’amusait à ces imaginations bizarres, et il les traduisait avec une verve, un entrain, qui ravissaient. Ce qui avait surtout frappé le peintre Landelle, c’est qu’Alfred de Musset ne pût rester sans prendre un peu de cordial durant les séances, pourtant bien courtes, de pose. Il appelait « cordial » l’eau-de-vie qu’il faisait acheter dans une boutique voisine, afin d’occuper son estomac, déclarant qu’il éprouvait des douleurs assez violentes et qu’un liquide frottant son gosier lui devenait nécessaire. C’était peu de temps avant sa mort, et l’épuisement se trahissait sur sa figure douloureuse. Son portraitiste, à qui n’échappait pas le changement, ne crut pas devoir reproduire son modèle avec trop de réalisme : il atténua la lèvre inférieure qui tombait, empâtée, alourdie, et Mme de Musset se montra tout heureuse de cette toile, qui lui représentait son fils avec exactitude, mais juste assez idéalisé pour rappeler que les défaillances du génie sont passagères et qu’il n’y faut plus songer lorsque la mort a mis l’effacement de ses ombres. (a)Cf. Chr. méd., 1908, p. 797 : le Peintre d’Alfred de Musset. 167 VICTOR HUGO Mégalomane et spirite Il semble que Victor Hugo ne puisse appartenir qu’à la dévotion et au culte ; que, pour lui, la justice et la vérité n’aient pas à revendiquer leurs droits. Les orateurs officiels ont célébré sur tous les modes, voire le mode ennuyeux, le maître disparu ; ils l’ont à tout propos, vivant ou mort, apothéosé sans mesure et sans discrétion : c’était leur tâche, qu’ils ont accomplie en conscience, sinon avec compétence. Notre rôle est autre, il est aussi plus ingrat. S’il ne consiste pas, comme parfois on nous en a fait le reproche, à mettre en valeur seulement les « coins d’ombre » de nos gloires, il nous oblige à les disséquer intus et in cute, à découvrir l’homme dans chacun de ces exemplaires d’humanité que d’aucuns sont enclins à vénérer à genoux, non pas seulement comme des surhommes, mais comme des dieux. C’est dans un esprit d’impartialité objective que nous allons étudier, pour mieux faire comprendre certaines bizarreries de son œuvre, Victor Hugo mégalomane et spirite. Nous prévoyons d’avance les critiques : c’est, disent certains, matérialiser en quelque sorte le génie que de le traiter comme une résultante de causes déterminées ; le génie répugne à l’analyse ; c’est « comme un principe transcendant, une essence simple et irréductible, dont 168 l’étude serait du ressort d’une espèce de psychologie métaphysique[1] ». Mais comme le fait observer celui-là même qui nous fournit cette définition du génie, toute personnalité, littéraire ou non, est une idée générale, une formule synthétique, qui ne peut se définir que par la décomposition de ses divers éléments : « le génie de Victor Hugo, c’est l’ensemble des origines et des conditions de la faculté créatrice, très complexe, qu’il a portée dans le domaine de l’imagination poétique, et un tel ensemble ne répugne point à l’analyse. » Ainsi, la méthode inaugurée par Sainte-Beuve et poursuivie par Taine et ceux qui se meuvent dans son sillage, se trouve justifiée. La critique psycho-pathologique est présentement inséparable de la biographie, si l’on entend par celle-ci autre chose qu’une simple énumération d’événements marqués par des dates. C’est ce qu’a bien compris l’un des biographes de Victor Hugo, Léopold Mabilleau, quand il convient que « pour l’intelligence d’un poète aussi enclin à associer l’idée à la sensation et à l’image, le détail de la vie matérielle a une importance capitale ». Il ne lui paraît donc pas indifférent de rechercher tout ce que l’on peut savoir « de ses habitudes physiques, de son impressionnabilité organique et cérébrale, de ses facultés de perception et d’observation ». Que d’œuvres, même d’apparence, impersonnelles ne sont, en effet, que le reflet, l’expression d’une personnalité physique autant que psychique ! Ce n’est pas, on le sait, que nous tenions le génie exclusivement pour une résultante du milieu, mais il semble bien que le caractère original du 169 génie se manifeste déjà dans les plus élémentaires et les plus passives de nos opérations mentales. Il importe, avant tout, de distinguer entre l’hallucination, l’état de demi-somnambulisme et la création imaginaire. C’est, croyons-nous, à Taine que Flaubert écrivait un jour : « N’assimilez pas la vision de l’artiste à celle de l’homme vraiment halluciné… Je connais parfaitement les deux états ; il y a un abîme entre eux. Dans l’hallucination proprement dite, il y a toujours terreur : vous sentez que votre personnalité vous échappe ; on croit qu’on va mourir ; dans la vision poétique, au contraire, il y a joie, c’est quelque chose qui entre en vous… » Alors que l’hallucination échappe à notre contrôle, l’imagination créatrice est en quelque manière notre serve, et nous devons pouvoir la conduire, la diriger, soit en choisissant, pour écrire, le moment où domine en nous la disposition que nous voulons exprimer, soit en nous engageant, délibérément, dans une série d’idées ou d’images que nous savons capables de susciter en nous tel ou tel sentiment. Si Victor Hugo sait à merveille choisir l’image qui peut le plus heureusement symboliser la conception qu’il a en tête, il faut convenir que, par endroits, il donne l’impression qu’il a subi les tourments d’un long cauchemar. Ces allures visionnaires n’ont pas peu contribué à donner un semblant de raison à ceux qui ont pu prétendre que, chez lui, le génie n’alla pas sans un grain de démence. 170 À première vue, il apparaît, cependant, que la santé de Victor Hugo, la santé morale, s’entend, car pour la santé physique nul ne songerait à la lui contester, est celle d’un génie bien portant ; mais le coin maladif dont parle Goncourt se découvre, à le bien chercher, comme, hélas ! dans tant d’êtres de race intellectuelle supérieure. Génie et intelligence, il est vrai, ne vont pas toujours de pair et chez Victor Hugo, notamment, les anthropologistes ont pu constater que le cerveau était d’un volume moyen, ou très peu au-dessus de la moyenne ; son développement, comparé à celui de la face, a paru même inférieur à la moyenne. « On s’expliquera mieux, écrit le docteur G. Papillault[2] qui rapporte ces constatations, la légende du « front génial », si l’on songe que, dans toutes les photographies qui sont répandues dans le public, le poète inclinait la tête en avant ; cette pose plaçait le front en pleine lumière aux dépens de la face, et, de plus, donnait à l’ensemble un aspect de « songeur » qui devait particulièrement plaire à Victor Hugo. » Si le développement du cerveau est en relation étroite avec celui de l’intelligence, la conclusion se tire d’ellemême. Il est, du reste, bien reconnu que si le poète des contemplations représente « la plus puissante organisation imaginative qui se soit jamais manifestée dans la poésie française et, peut-être, dans la poésie universelle[3] », il n’a pas été le penseur, le philosophe, que des admirateurs trop zélés et lui-même se sont plu à le prétendre. 171 Ses prétentions ! Elles étaient loin d’être modestes. Rarement s’étala avec plus de naïveté, nous allions dire avec plus d’inconscience, l’hypertrophie du moi. Nul ne comptait à ses yeux que Lui ! On a conté à ce propos une anecdote significative[4] . Un jour qu’on parlait devant Victor Hugo des mérites respectifs des grands personnages littéraires du XIXe siècle, le poète porta, sur un certain nombre d’entre eux et non des moindres, ces singuliers jugements : « THIERS est un portier écrivain qui a trouvé des portiers lecteur… VILLEMAIN a plus de talent… Trente-cinq membres de l’Académie française ignorent le français et, dans ce nombre, M. GUIZOT, écrivain terne, écrivain gris, écrivain protestant, mais grand orateur, le plus puissant orateur politique du siècle… COUSIN est un infâme gueux, et il n’a même pas, quoi qu’on en dise, un réel talent d’écrivain… CHATEAUBRIAND est plein de choses magnifiques. Il a déployé, dans les Mémoires d’outretombe, un immense talent ; mais c’était la personnification de l’égoïsme, un homme sans amour de l’humanité, une nature odieuse… » Dans cette hécatombe sommaire, où tous étaient frappés, s’ils ne mouraient pas tous, un seul trouvait grâce, un seul était invulnérable… et c’était lui, Hugo ! « On m’accuse d’être orgueilleux, c’est vrai, convenait-il sans embarras ; mon orgueil, c’est ma force[5] . » Si un excès d’humilité n’est parfois qu’un mensonge conventionnel, et qui ne donne le change à personne, à 172 personne d’averti, on est trop exposé à se tromper sur ses mérites propres, pour ne pas s’en remettre à autrui du soin de les apprécier. Victor Hugo était encore au collège, il avait alors 14 ans, qu’il écrivait sur son journal : « Je veux être Chateaubriand ou rien. » Mais il n’entendait pas égaler qu’en réputation l’auteur du Génie du christianisme ; tout comme le glorieux vicomte, il avait des prétentions nobiliaires, elles étaient seulement moins justifiées. On a publié, naguère, un projet d’autobiographie écrit et signé de la main de Victor Hugo, qui débute ainsi : HUGO (Victor-Marie, baron), né à Besançon, le 26 février 1802, d’une famille de Lorraine, anoblie en 1535, dans la personne de Georges Hugo, capitaine des gardes du duc de Lorraine. À la mort de son père, le lieutenant général comte Hugo, décédé le 29 janvier 1828, le titre de baron est échu à Victor Hugo. Au sujet de sa venue au monde, un de nos érudits confrères, le docteur Vinache, nous rappelle cette significative anecdote. V. Hugo, trônant un jour au milieu de ses admirateurs, disait, parlant de sa naissance ou plutôt de sa conception : « Voici dans quelles circonstances j’ai été conçu : mon père et ma mère, lors d’un voyage en Suisse, étaient montés au sommet d’une haute montagne, et là, sous l’emprise de l’enthousiasme provoqué par la splendeur du site, enivrés de lumière et d’espace, ils s’étreignirent et JE 173 FUS ! » Fiat Hugo ! ajoute spirituellement notre confrère ; si Moïse eût vécu en 1802, la Genèse comptait un jour de plus ! Fils d’un soldat qui avait conquis sur les champs de bataille le titre de comte, le poète aurait pu se contenter de cette très honorable filiation ; mais cela ne lui a point suffi : il a tenu à se fabriquer une généalogie, à se découvrir une lignée d’ancêtres. Malheureusement, des documents terriblement précis, mis à jour par des chercheurs obstinés, sont venus contredire formellement ses propres recherches. Son père, Joseph-Léopold-Sigisbert, était fils de Joseph Hugo, maître menuisier. Joseph Hugo, grand-père de Victor, s’était marié, en premières noces, avec une gouvernante des enfants du comte Rosières d’Envezin. Jean-Philippe, père de Joseph, était cultivateur à Baudricourt, près Mirecourt (Vosges) ; il était le fils de Jean, paroissien de Domvallier. Jean et sa femme, Catherine Mansuy, cultivaient la terre. Les archives de Domvallier ne remontent pas plus loin que 1699, date à laquelle on trouve l’acte de mariage d’une Anne Hugo, fille de Jean Hugo et de Catherine Mansuy, précités. Domvallier est donc bien depuis plus de deux siècles le berceau de Hugo, dont l’origine est, incontestablement, rurale. Voilà les faits connus ; en voici qui le sont moins. En poursuivant leurs investigations au-delà de la date que nous avons indiquée, non plus cette fois dans les archives 174 locales, mais dans les archives départementales, des savants chartistes[6] ont découvert, premièrement : une délibération de l’Hôtel de Ville de Mirecourt, ainsi conçue : 20 août 1631 : Traité passé par la Ville avec Claude Hugo, dit le Hollandais, lequel s’oblige à enterrer les corps morts pendant le temps de la maladie (la peste), moyennant 40 francs par mois et la nourriture. Une deuxième pièce, datée de cette même année, donne le lieu de résidence de Claude Hugo : Claude Hugo, de Ramécourt, enterreur des morts de contagion, paie quarante francs par mandement dudit conseil, etc. Or, Ramécourt est une annexe de Domvallier : il est permis de supposer que le Jean Hugo, mentionné à Domvallier dès 1699, descend de ce Claude Hugo, dit le Hollandais. Victor Hugo aurait-il donc du sang hollandais dans les veines ? Mais c’est surtout la Lorraine, et plus spécialement le Xaintois, qui peut le revendiquer. Comme l’a noté, avec sa magnificence de style, Maurice Barrès, « la petite semence humaine, qu’un hasard, absolument négligeable, fit germer dans Besançon, est issue du climat lorrain, de la région lorraine la plus pluvieuse, d’un très vieux pays de céréales, isolé des grandes voies, à deux pas du village où naquit le 175 peintre Claude Gelée, et d’une population qui, entre maints caractères très connus, fournit en grand nombre des artistes d’un dessin sûr, très aptes à voir et à reproduire les formes ». Mais si nous nous sommes étendu un peu longuement sur les origines lorraines de Victor Hugo, nous n’aurions garde d’oublier le sang breton qui lui échut par sa mère. Sur celleci on ne savait rien, ou presque rien, avant qu’un érudit, qui s’est acquis un renom de bon aloi par ses trouvailles, le regretté Léon Séché, ait publié le résultat de ses laborieux « sondages » dans le pays d’où il était lui-même originaire. De Sophie Trébuchet, mère du poète, on ne savait qu’une chose, c’est qu’elle était la fille d’un « armateur » de Nantes ; or, celui-ci était, en réalité, un capitaine de navire, ainsi que l’atteste l’acte de baptême de Sophie-Françoise Trébuchet, née à Nantes, « son père étant absent au moment de la cérémonie » : l’enfant vraisemblablement vint au monde tandis que son père était en mer. Si le grand-père maternel de Victor Hugo n’était pas armateur, il y a beaucoup de probabilité pour qu’il ait été « négrier ». « Il faisait, assure Léon Séché, pour le compte d’autrui, le commerce de Guinée, comme on disait alors pour désigner la traite des nègres ; car, à la fin du XVIIIe siècle, les armements de la place de Nantes pour la Guinée étaient aussi considérables que ceux de toutes les autres places du royaume, et l’on estime à deux cents le nombre des armateurs nantais qui faisaient ce honteux commerce. » 176 Jean-François Trébuchet devait avoir acquis, à ce trafic, lucratif autant que peu avouable, une fortune assez coquette, pour avoir pu épouser la fille du procureur au présidial de Nantes, Renée-Louise Le Normand. Ce Le Normand, bien que n’étant pas de noblesse, était, toutefois, un grand personnage, cumulant, avec sa charge de procureur au présidial, celle de procureur fiscal du marquisat de Goulaine, en même temps qu’il était sénéchal de juridiction en Château-Thibaud, etc. Au témoignage de Victor Hugo, sa mère, alors âgée de 15 ans (elle en avait vingt et un au moment où se passaient les événements), aurait été une brigande, « comme Mme de Bonchamps et Mme de La Rochejaquelein ». Avoir été une « brigande » en 1793, avoir suivi à travers le bocage vendéen la veuve de Bonchamps et la veuve de Lescure, n’était pas une moindre gloire que d’avoir été aux Croisades. Victor Hugo le savait bien, et c’est pourquoi il voulait se créer, du côté maternel, une noblesse au moins égale à celle qu’il s’était si libéralement octroyée du côté paternel. D’un côté comme de l’autre, s’il faut en croire Edmond Biré, le fait était faux, la mère de Victor Hugo n’aurait pas un seul instant quitté Nantes en 1793, ni elle ni aucun des siens n’auraient pris part aux luttes héroïques de la Vendée[7] , et ce serait grâce à cette circonstance qu’elle aurait pu faire la connaissance de son futur mari, la capitaine Léopold-Sigisbert Hugo, qui, pour mieux prouver son républicanisme, s’était affublé du prénom révolutionnaire de Brutus. 177 Le capitaine Hugo avait été envoyé dans l’Ouest, pour y remplir les fonctions de greffier dans une commission militaire qui ne fut pas tendre aux royalistes. Il dut faire la rencontre de Sophie Trébuchet quand les affaires criminelles où il avait à siéger l’appelaient dans le village ou aux alentours du village qu’habitaient les parents de la jeune fille, aux environs de Nantes. Celle-ci était, si nous en croyons l’auteur de Victor Hugo raconté, assez séduisante, bien que portant des traces de petite vérole, « mais qui disparaissaient dans l’extrême finesse de sa physionomie et dans son regard intelligent ». Elle plut donc au militaire, qui demanda bientôt sa main. La mère de Victor Hugo mourut à Paris le 27 juin 1821 ; le père du poète, qui s’était retiré à Blois après la mort de sa femme et remarié, lui survécut près de sept années. Plaise à d’autres de discuter si Victor Hugo est moins Lorrain que Breton, plus Nantais que Bisontin ; tout ce que nous voulons retenir, c’est qu’il fut plus fier des parchemins qu’il se constitua, que de ses ancêtres véritables. À l’entendre, le premier Hugo qui ait laissé trace, « parce que les documents antérieurs ont disparu dans le pillage de Nancy par les troupes du maréchal de Créqui, en 1670 », serait un Pierre-Antoine Hugo, conseiller privé du grandduc de Lorraine et qui épousa la fille du seigneur de Bioncourt. Parmi les descendants de Pierre-Antoine, Victor Hugo avait relevé : une chanoinesse, un évêque, un lieutenant-colonel, collection presque aussi riche que celle 178 dont se vante un de ses héros, don Ruy Gomez de Silva, dans Hernani[8] . Sans le malencontreux pillage de Nancy, où se fût arrêtée la liste généalogique, dressée par le baron devenu plus tard vicomte Victor Hugo ? C’est au bas d’un acte, qu’il a signé en qualité de secrétaire de la Chambre des Pairs, le 17 juin 1845, que Victor Hugo fait précéder son nom du titre de vicomte. Dans une lettre du poète, adressée au peintre Louis Boulanger[9] , il prie son ami d’adresser sa correspondance, poste restante, au « Vicomte Hugo », afin de ne pas dévoiler son incognito (?). Ce titre de vicomte, le poète y tenait beaucoup ; il avait attendu près de dix ans, avant de le substituer à celui de baron, qui figure, en 1828, dans la lettre de faire-part de la naissance de son second fils, François-Victor. Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, a rapporté dans ses Souvenirs[10] , qu’il s’était trouvé un jour à dîner, en compagnie de Victor Hugo, chez un M. Bonnaire, notaire à Paris et l’un des propriétaires de la Revue des Deux Mondes. M. Bonnaire, dont le père avait été préfet de l’Empire, avait reçu le titre de baron, de l’Empereur. Il avait un service d’argenterie sur lequel étaient gravées ses armes ; un des convives ayant laissé voir qu’il n’était pas grand clerc en matière de blason, Victor Hugo en prit texte pour disserter longuement sur les armoiries, déclarant que la noblesse française était la première noblesse d’Europe ; que 179 les princes romains ne comptaient en aucune manière, et quant aux princes russes… Il s’estimait, lui, simple vicomte, bien meilleur gentilhomme que les princes en in ou en ki de la Russie. Dans sa dissertation, il n’oubliait qu’un détail : c’est qu’il n’avait aucun droit à se parer du titre de vicomte. Si son père, en effet, le général Hugo, avait été fait comte de Colloredo-Cuentes y Siguenza, par la grâce de Joseph Bonaparte, roi d’Espagne, ce titre, étranger, n’avait jamais été reconnu en France. Et c’est pourquoi l’ordonnance rendue par Louis XVIII en novembre 1814, confirmant le général Hugo dans son grade, ne mentionne pas son titre de comte ; aussi le père de Victor Hugo n’a-t-il jamais pris, dans aucun acte public, un titre, qu’il savait ne pas lui appartenir. En droit, le titre de comte, donné au général Hugo par le roi d’Espagne, eût-il été entériné à la chancellerie de France, ce qui n’eut pas lieu, ce titre n’eût été que personnel ; pour qu’il devînt héréditaire, il aurait fallu que le général constituât un majorat. Encore cela n’eût-il servi de rien à Victor Hugo ; car, d’après la législation ancienne sur les titres, ceux-ci ne devenaient transmissibles qu’en faveur de l’aîné des descendants du titulaire. À force de se persuader qu’il était vicomte, notre poète avait fini par en convaincre les autres : ce phénomène de suggestion est relativement fréquent. Quoi qu’il en soit, l’ordonnance royale du 13 avril 1845 élevait à la pairie non pas M. Victor Hugo mais le vicomte Hugo (Victor-Marie). 180 Cette nomination donna lieu à une pluie d’épigrammes dans le camp républicain ; entre tous, Armand Marrast se distingua par l’ironie cinglante dont il salua l’entrée du poète au Luxembourg. « M. Pasquier, écrivait le vigoureux publiciste, couvert de son mortier, a lu l’ordonnance qui élève à la dignité de pair de France M. le vicomte Victor Hugo… Notre poitrine s’est dilatée… Nous ne le savions pas ! Il était vicomte. Nous avions eu un frisson de poésie, nous avons été saisis de l’enthousiasme du blason. Ce large front où l’Orient et l’Occident s’étaient rencontrés, nous avions pensé qu’il n’aspirait qu’à la couronne du poète : c’est une couronne de vicomte qui le surcharge. Le chantre du sacre de Charles X et de la colonne de l’Empereur, le poète qui a célébré les bienfaits de la légitimité et les nobles infortunes des peuples souffrants, la lyre qui a eu des accents pour toutes les jouissances, et quelquefois aussi des consolations pour de patriotiques douleurs ; cet homme, enfin, qui a essayé, sans réussir, à mettre d’accord des sentiments justes et des idées fausses, il avait déjà bien de la peine à faire excuser un premier ridicule ; il y en a joint un autre. Victor Hugo est mort ; saluez M. Le Vicomte Hugo, pair lyrique de France !… » Si mordant fût-il, l’article d’A. Marrast ne valait pas ces deux lignes de Charles Maurice, écrivant dans son Courrier des théâtres : « M. Victor Hugo est nommé pair de France : LE ROI S’AMUSE. » 181 C’est à peu près vers cette époque que se place un événement de famille, dont nous ne parlerions pas si le « vicomte » Hugo n’y jouait un rôle. Une des filles du poète, Adèle, allait faire sa première communion. Victor Hugo reçut, à cette occasion, la visite du curé de la paroisse, l’abbé Levée. Comme celui-ci s’extasiait devant deux superbes coquillages, que le poète avait placés dans sa salle à manger et qu’il avait reçus peu auparavant d’un de ses admirateurs de la Martinique, Victor Hugo lui dit très gracieusement : « Ces objets vous plaisent. Je vous les donne. » Et les coquillages furent portés le jour même chez le curé. L’ecclésiastique, ravi, fit poser, audessus des deux coquilles, transformées en bénitiers et placées à l’entrée de son église, l’inscription suivante, gravée sur une plaque de cuivre : « Donné par le vicomte Hugo, pair de France, à l’occasion de la première communion de sa fille Adèle, 1846. » En 1852, l’inscription aurait, dit-on, disparu, comme attentatoire « à la gloire du coup d’État et à la majesté de l’Empire » ! L’empire, en réalité, se souciait beaucoup moins de Victor Hugo, que le poète de Napoléon III et des grâces qu’il pouvait distribuer. Morny a conté que dans les derniers temps de la présidence de Louis-Napoléon, le futur auteur des Châtiments vint le trouver et lui tint ce langage : 182 « Ceci ne peut durer ; le pouvoir sera bientôt aux mains du prince Napoléon. Vous savez mon dévouement à cette famille, si éminemment populaire ; dites, je vous prie, au Président, que je crois pouvoir lui être utile en acceptant le ministère de l’Instruction publique et que je suis à ses ordres. J’ai, malgré moi, sous le dernier règne, accepté la pairie ; mais j’étais poussé au Luxembourg par toute la littérature, qui trouvait utile d’y avoir un représentant ; mon dévouement n’était pas aux d’Orléans. » Or, la vérité est que, si Victor Hugo avait tant désiré la pairie, ce n’était pas seulement pour ajouter un nouveau titre à celui de vicomte, c’était dans l’espérance d’être ministre ou, pour le moins, ambassadeur. Dans la dernière semaine d’avril 1845, un de ses familiers, Théodore Pavie, mandait à son frère : « Hier, Mme Hugo est venue nous voir avec sa fille. C’est délicat de la part d’une pairesse. On dit que Hugo demande l’ambassade d’Espagne. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a le ferme espoir de devenir ministre… Qui vivra verra ! » Entre autres privilèges que comportait la pairie, un de ceux que Victor Hugo paraît avoir le plus prisés, était ses grandes et ses petites entrées aux Tuileries. Il s’en défendra plus tard, alléguant que le labeur auquel il s’était astreint le tenait éloigné de toutes les fêtes ; mais, dans son livre intitulé Choses vues, le génial reporter relate les fréquents entretiens qu’il eut avec le roi Louis-Philippe, qui se plaisait à ces joutes d’éloquence privée, où il se savait passé maître. 183 – Vous travaillez trop, lui dit certain jour le roi bourgeois ; on ne vous voit pas assez dans le monde ; j’espère que vous assisterez au prochain bal des Tuileries. « Je promis d’y aller, contait plus tard le poète à Richard Lesclide, qui en a consigné le récit dans les Propos de table de V. Hugo, mais avec l’appréhension qu’il m’arriverait quelque chose. « Le soir venu, j’endosse mon costume de pair de France, je mets toutes mes décorations. J’étais assez embarrassé de cet attirail. « J’arrive aux Tuileries. Ma voiture prend la file. Nous avancions fort lentement. Une bande de gamins se faufilaient entre les jambes des chevaux des dragons qui faisaient la haie ; ils venaient dévisager, par les vitres des portières, les invités qui se rendaient au bal. Je vois arriver à moi Gavroche, Gavroche lui-même – qui me regarde, part d’un éclat de rire et s’écrie : « Oh ! ce marquis ! » C’était bien fait pour moi, ajoutait V. Hugo, en riant au souvenir de cette aventure. » L’épisode est plaisant ; mais V. Hugo n’en rit que longtemps après ; il était loin de dédaigner, en ce temps-là, les vains hochets dont il s’est moqué plus tard. Ceux qui le fréquentaient, et qui avaient leur franc-parler, connaissaient bien ce travers du grand homme. Voici comment David d’Angers, le statuaire illustre, le jugeait[11] , en le comparant à Lamartine : 184 « … Au moins cette haute intelligence (Lamartine) a toujours eu de nobles accents. Jamais la bassesse et le sensualisme ne l’ont effleurée… Hugo, d’une nature plus sensuelle, ne sait pas s’élever au-dessus de la vanité bourgeoise. Il tient plus à ce titre de comte, que Napoléon jetait, avec dédain, à ses soldats, qu’au don si rare, si précieux, que la nature a déposé en lui avec tant de générosité. Son ambition va jusqu’à l’habit de pair, et il déserte cette grande cause populaire qui devrait être la sienne, puisqu’il est, somme toute, un enfant du peuple. » Sur la vanité de Hugo, on ne tarirait pas, si on voulait en rapporter tous les traits. Là-dessus affluent les témoignages oraux, autant que les attestations écrites. « Non, il n’est pas un noble cœur, relevions-nous naguère dans une note inédite de Sainte-Beuve[12] ; artificieux et fastueux, il est vain au fond ; tous ceux qui l’ont pratiqué de près ont fini par le savoir, mais j’ai longtemps été dupe. J’étais dans l’antre du Cyclope et je me croyais dans la grotte du demi-dieu. » Un Russe recueillit un jour de la bouche d’Ivan Tourgueneff, le romancier connu, le propos qui suit : « Un soir, des admirateurs d’Hugo, réunis dans son salon, rivalisaient à qui mieux mieux à vanter son génie, et on énonça, entre autres choses, cette idée que la rue qu’il habitait devrait porter son nom. « Quelqu’un remarqua que cette rue était trop petite et bien peu digne du grand poète. L’honneur de porter son 185 nom devait appartenir à un endroit plus remarquable de la capitale. Et chacun d’énumérer les endroits de Paris les plus fréquentés, en suivant une échelle ascendante, jusqu’à ce qu’un jeune homme s’écrie avec enthousiasme que la ville même de Paris devrait considérer comme un honneur de porter le nom du poète. « Appuyé à la cheminée, Hugo écoutait complaisamment ces enchères de flatteries. Tout à coup, devenu pensif, il se tourna vers le jeune homme et lui dit, d’un ton doctoral : Ça viendra, mon cher, ça viendra[13] ! » Il faut bien tout dire : s’il aimait respirer l’encens, c’est qu’il avait sans cesse autour de lui des thuriféraires que le zèle emportait au-delà de toute mesure. Dans les Demi-teintes, recueil publié en 1845, est-ce qu’Auguste Vacquerie ne faisait pas à Dieu l’honneur de le comparer à V. Hugo ? Interpellant le poète, il lui disait… en quels vers ! Plus loin, poursuivant le parallèle : Il va sortir de vous un livre ce mois-ci, Une nature encor dans votre tête est née, Et le printemps aura son jumeau cette année. Ici-bas et Là-Haut vous serez deux Seigneurs. Vous faites votre livre et Dieu fait son printemps Et, par ce duel d’églogue, imité du vieux temps, 186 Se faire accepter comme l’héritier véritable, comme le successeur et l’égal de Napoléon le Grand, telle fut, durant plus de vingt ans, la préoccupation de l’auteur de Napoléon le Petit. Il lui plaisait que l’on vît en lui « l’homme prédestiné, qui devait, en se combinant avec Napoléon, selon la mystérieuse algèbre de la Providence, donner complète à l’avenir la formule générale du XIXe

siècle ».

Un homme qui se comparait à Napoléon et se laissait adorer à l’égal de Dieu, ce fut miracle si son cerveau n’éclata pas ; d’autant que la folie avait fait, à maintes reprises, son apparition dans sa famille. Son frère, Eugène Hugo, non dépourvu de valeur littéraire, qui aimait, comme lui, le terrible et l’énorme[14] , est mort fou. À la suite d’une passion malheureuse pour celle-là même qui devait devenir sa belle-soeur[15] , il avait perdu l’esprit et on avait dû le confier aux soins du docteur Esquirol. Longtemps, le malheureux s’imagina avoir été enfermé pour avoir pris part à une conspiration contre la duchesse de Berry. Il accusait, dans son délire, son frère Victor, d’être d’accord avec ses ennemis. À la suite d’une accalmie, on lui avait rendu la liberté : on dut peu après l’interner de nouveau à Saint-Maurice (Charenton), où il finit sa triste existence, le 20 février 1837. Nous pourrons comparer un univers à l’autre. 187 Une des filles de Victor Hugo fut également enfermée dans une maison de santé de Saint-Mandé et, plus tard, à Suresnes. Après la phase d’excitation, la dépression ayant amené un calme relatif, la malade était autorisée à se rendre au théâtre, la distraction qu’elle goûtait le plus. Plusieurs fois par semaine, son tuteur allait la prendre à la maison de santé et la menait au spectacle. Là, dans une baignoire, elle assistait, immobile, à la représentation. Elle paraissait y prendre le plus vif intérêt, suivant de ses yeux attentifs le jeu des acteurs. La plus grande difficulté était de l’emmener, à la fin du spectacle : on la faisait sortir la dernière du théâtre, afin de lui éviter tout contact avec la foule ; mais elle, désireuse de rester encore, ne comprenant pas qu’on mît fin à son plaisir, refusait de quitter la salle, et il fallait l’arracher de force à sa contemplation. Sur la genèse de cette vésanie, les biographes du poète sont généralement muets. Nous avons toutefois recueilli, dans un article de la Revue universelle[16] les lignes suivantes, que nous reproduisons sous toutes réserves : « Sa dernière fille, Adèle, s’éprit d’un officier de la marine anglaise, commandant le stationnaire de Guernesey, l’épousa contre la volonté de son père, puis alla aux Indes, y perdit son mari et revint en France en 1872, la raison tellement troublée, qu’on dut l’enfermer dans une maison de santé. » Le génie de Victor Hugo présente un certain déséquilibre. La mégalomanie chez lui, la démence dans son entourage : serait-ce une question d’étapes ? 188 VICTOR HUGO SPIRITE Avant de devenir un adepte passionné du spiritisme, Victor Hugo – il n’est que juste de le reconnaître – avait témoigné quelque scepticisme à son endroit. Il fallut toute la magie de séduction d’une femme, remarquable autant par sa beauté que par son esprit, pour le contraindre à s’y intéresser[17] . Au mois de septembre 1853, débarquait à Jersey Mme de Girardin, alors dans la plénitude de sa réputation et de son talent. La fille de Sophie Gay avait eu, dès ses débuts dans le monde, des succès de salon, auxquels ses agréments physiques n’étaient pas complètement étrangers. Celle qu’on a plaisamment appelée une « Minerve modiste » s’était essayée dans divers genres ; elle avait, après bien des tâtonnements, réussi à trouver sa voie au théâtre : La Joie fait peur est entrée, comme on sait, au répertoire de la Comédie, celle de la rue de Richelieu. Le sujet de la pièce est, vous ne l’avez pas oublié, précisément un revenant : c’est que, dans le temps où elle la composait, l’« authoresse » avait la hantise d’une mort qu’elle sentait prochaine ; dès cette époque Mme de Girardin entrait en commerce avec l’au-delà, passant presque toutes ses soirées à évoquer les esprits. C’est dans cette disposition qu’elle rendit visite à l’illustre exilé de Jersey. 189 Le jour même de son arrivée, on eut bien de la peine à lui faire attendre la fin du dîner. Auguste Vacquerie a conté qu’elle se leva dès le dessert et entraîna un des convives dans le parlour, où ils tourmentèrent une table, qui resta muette. Mme de Girardin expliqua cette déconvenue le plus naturellement du monde ; à l’entendre, la table était de forme carrée, et rien n’était plus contraire à la transmission du fluide. Elle proposa de recommencer l’expérience le lendemain avec une table ronde, à un seul pied, qu’elle alla elle-même acheter dans un magasin de jouets d’enfants. Elle plaça cette sorte de guéridon sur la grande table dont on s’était servi la veille, mais le résultat ne fut pas plus heureux : sur quoi la dame déclara, non sans quelque dépit, que « les esprits n’étaient pas des chevaux de fiacre qui attendaient patiemment le bourgeois, mais des êtres libres et volontaires qui ne venaient qu’à leur heure ». Les jours suivants, de nouvelles tentatives ne furent pas plus heureuses ; c’était à désespérer : se vit-il jamais esprits aussi peu galants, aussi discourtois, quand une jolie femme leur fait de pareilles avances ! Mais celle-ci ne se laissa pas démonter pour si peu, comptant que sa ténacité viendrait à bout de leur silence. Elle insista donc pour une dernière épreuve, qu’on se serait gardé de refuser à une aussi charmante hôtesse. Mme de Girardin et un des assistants imposèrent leurs mains sur la petite table : au bout de vingt minutes on entendit un léger craquement du bois. Ce craquement se répéta, puis, tout à coup, une des griffes du pied se souleva. 190 Mme de Girardin interrogea : « Y a-t-il quelqu’un ? » La griffe retomba : cela signifiait que le personnage interpellé consentait à causer. Nous passons sur de menus détails et ne retenons que l’essentiel du récit. Un des fils de V. Hugo questionna sa sœur morte qui revint à son appel. Sa mère se mit à fondre en larmes ; tout le monde était en proie à une émotion intense, persuadé que l’âme de Léopoldine Hugo planait sur l’assemblée. La défunte, d’ailleurs, ne se lassait pas de satisfaire à la curiosité de ceux et de celles qui la soumettaient à cette interview d’outre-tombe. « Elle répondait à toutes les questions, ou répondait qu’il lui était interdit de répondre… Enfin, elle dit : Adieu ! et la table ne bougea plus. » Le lendemain, Mme de Girardin n’eut pas à solliciter ses hôtes, qui accoururent au-devant de ses désirs. « La nuit encore y passa. » Mais il fallut reprendre le chemin de France et les séances furent, de ce fait, momentanément suspendues. Ce ne fut qu’un court répit. Le départ de Mme de Girardin ne ralentit pas l’enthousiasme que manifestèrent désormais pour les tables tournantes les habitants de Marine-Terrace, la maison où séjournait Hugo. Ce fut la distraction quotidienne des exilés, que ces conversations avec l’invisible. « Le bruit de la mer se mêlait à ces dialogues, dont le mystère s’augmentait de l’hiver, de la nuit, de la tempête, de l’isolement. » Il y avait progrès : la 191 table, qui s’était d’abord montrée réfractaire aux sollicitations les plus pressantes, condescendait à s’humaniser. « Ce n’étaient plus seulement des mots que répondait la table, mais des phrases et des pages. Elle était, le plus souvent, grave et magistrale, mais, par moments, spirituelle et même comique. » C’est ainsi qu’un jeune Anglais de passage à Jersey, ayant voulu converser avec lord Byron en français, lord Byron s’obstinait à ne répondre que dans sa langue maternelle. Comme ni Charles, ni Victor Hugo ne connaissaient l’anglais, il était difficile de s’entendre. Byron dépêcha Walter Scott à sa place, qui répondit : Traduisons : « Ne tracassez pas le poète ; sa lyre est brisée, son dernier chant chanté, sa dernière parole dite. » Il n’y avait pas à insister. La table avait parfois des accès de colère ; pour lui avoir parlé avec irrévérence, Auguste Vacquerie s’attira un jour des insultes (sic), et ne fut tranquille qu’après avoir obtenu son pardon. Elle avait des exigences, elle choisissait son interlocuteur. Personnellement, Victor Hugo n’y touchait pas, restait en dehors d’elle. C’était le plus souvent son fils Charles qui posait les questions ; s’il faisait mine de se retirer, de témoigner de la lassitude, après une séance Vex not the bard ; his lyre is broken, His last song sung, his last word spoken. 192 particulièrement laborieuse, la table l’objurguait et force lui était de céder à ses exigences. Lui prenait-il fantaisie d’être interrogée en vers, on lui obéissait ; et elle répondait elle-même en vers ! Comme, parmi les évocateurs, ne se trouvaient que de rares poètes – ce n’était pas le général Le Flô, ni le doux toqué Jules Allix, le futur communard, l’inventeur des « escargots sympathiques », qui auraient pu jouter, sur ce chapitre, avec l’esprit invisible, – Victor Hugo fut prié de rédiger dans la langue des dieux, le questionnaire à soumettre à son partenaire de l’au-delà. Le barde, toujours en gésine, enfourcha Pégase et, pour la circonstance, improvisa des strophes. Ainsi, en l’honneur de Molière, Victor Hugo composa ce quatrain : À quoi Alceste-Molière répliquait, sur le ton bourru : Les rois et vous, là-haut, changez-vous d’enveloppe ? Louis-Quatorze, au ciel, n’est-il pas ton valet ? François Premier est-il le fou de Triboulet ? Et Crésus, le laquais d’Ésope ? Le ciel ne punit pas par de telles grimaces Et ne travestit pas en fou François Premier ; L’enfer n’est pas un bal de grotesques paillasses Dont le noir châtiment serait le costumier. 193 Hugo, piqué au jeu, apostropha en termes grandiloquents cette ombre falote, qui cherchait à se dérober ; nous ne donnons que les premiers vers, d’une assez belle facture, d’ailleurs : L’épithète « splendide » n’est pas d’une appropriation parfaite, mais passons. Ce n’est plus Molière, c’est une entité obscure, qui se dit l’Ombre du Sépulcre, qu’on va entendre, à son défaut ; et cette ombre n’est pas précisément endurante, écoutez plutôt : Toi qui du vieux Shakespeare as ramassé le ceste, Toi qui près d’Othello sculptas le sombre Alceste, Astre qui resplendis sur un double horizon, Poète au Louvre, archange au ciel, ô grand Molière ! Ta visite splendide honore ma maison. Esprit, qui veux savoir le secret des ténèbres, Et qui, tenant en main le terrestre flambeau, Viens, furtif, à tâtons, dans mes ombres funèbres, Crocheter l’immense tombeau ! Rentre dans ton silence et souffle tes chandelles ! Rentre dans cette nuit dont quelquefois du sors : L’œil vivant ne lit pas les choses éternelles Par-dessus l’épaule des morts ! 194 Convenons que ce n’était pas trop mal riposter. « Le plus singulier, écrit J. Claretie, c’est que le poète acceptât que la Bouche d’ombre (c’est la Bouche du Sépulcre qu’il veut désigner) prétendit compléter ses Œuvres complètes. » Comme l’a fait remarquer un ingénieux critique[18] le poète en imposait tellement à ses hôtes mystérieux, qu’ils reproduisaient ses défauts eux-mêmes. « Cette outrance verbale est éminemment hugolienne. » Que ce soit Molière ou que ce soit Eschyle, que ce soit Shakespeare ou, plus modestement, André Chénier, l’Ombre du Sépulcre, qui est leur interprète, se confesse en alexandrins qui semblent calqués sur ceux des Contemplations. « L’esprit de la table n’est qu’un reflet de l’esprit de Victor Hugo[19] . » S’il en était toujours ainsi, la variété, l’étrangeté de ces communications ne supposeraient-elles pas, chez Hugo, une fertilité d’imagination surpassant encore celle qu’on lui prête ? Il y avait, en réalité, à Jersey, deux hommes aptes à collaborer à cette œuvre collective : c’était le fils de V. Hugo, Charles, et c’était Vacquerie, fort capables, tous deux, de rimer convenablement. Ils n’étaient en outre, dépourvus, ni l’un ni l’autre, de cette aptitude aux saillies, dites spirituelles, éparses dans maintes pages des cahiers provenant de Marine-Terrace. Lequel des deux ou des trois, car Olympio lui-même s’abaissait à ces vétilles, descendait parfois jusqu’au calembour le plus trivial[20], lequel, disonsnous, peut revendiquer la paternité des définitions que nous allons produire ? Il est superflu de le rechercher ; mais il en est, parmi celles-ci, qui ne manquent pas de finesse : 195 Mérimée qualifié de « King-Charles de vieilles femmes[21] » ; Émile Augier, de « munito chauve, usé par le coiffeur ». La formule concrète du génie de Balzac est à retenir : « Il est le porte-clefs du cœur ; jusqu’à lui, le cœur humain était verrouillé, la porte de l’âme des femmes s’entrebâillait… Balzac a été l’huissier sublime qui fait l’inventaire du désespoir. Il a jeté, sur l’âme dévastée de la femme trahie, son coup d’œil profond et tendre ; il a sondé toutes les armoires ; il a ramassé le mouchoir trempé de larmes ; il a recueilli le ruban fané ; il a respiré la fleur tombée du bouquet de bal ; il a baisé le gant parfumé et abandonné par l’amour, mais non par son parfum ; il a tout vu dans l’invisible, tout trouvé dans l’inconnu, tout nommé dans l’ignoré… » On reconnaît le luxe d’antithèses chères à Hugo ; mais on retrouve une autre influence dans ces caractérisations en style lapidaire : « George Sand, femme déchue qui rachète la femme… Une moitié de l’œuvre de George Sand est dans la vie de Mme Dudevant. » Quant à ce mot sur Alexandre Dumas, nous voulons croire que V. Hugo, qui n’eut pas d’admirateur plus fanatisé que l’auteur des Mousquetaires, ne l’a pas commis[22] ; c’est comme les enfants qui courent les rues, mieux vaut n’en point chercher le père. Venons au corps du délit : Alexandre Dumas est qualifié de valseur littéraire ; quant à ses drames et particulièrement un de ses principaux, Antony, « c’est une œuvre que Dumas a prise pour de l’or en barre. C’était, en effet, une barre 196 d’or. Dumas a eu le tort grave d’envoyer son soleil à la monnaie ». Inutile de poursuivre… Victor Hugo croyait-il véritablement au spiritisme, aux tables tournantes, aux esprits frappeurs ? Le problème vaut la peine d’être élucidé, avant d’aller plus loin. Il avait eu, dès son jeune âge, l’attrait – et un peu la terreur – du merveilleux. Si son initiation pratique à la foi spirite s’explique par une influence fortuite ; s’il reconnaîtra, un jour, qu’à madame de Girardin il doit « cette fenêtre ouverte », il n’en va pas moins que, dès l’enfance, il avait cru aux apparitions. Il s’était initié, selon l’expression de monsieur Cl. Grillet, « à cette volupté de la peur », à preuve certains passages de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, livre écrit par madame Hugo, avec la collaboration de l’intéressé. Comme le constate un autre critique[23] , il a toujours aimé les légendes, le merveilleux fantastique, où se meut et s’agite une variété infinie de « figures surnaturelles et charmantes » ou « de formes hideuses et d’effrayants fantômes ». C’est surtout dans Le Rhin qu’on trouve ces êtres imaginaires, ces monstres fabuleux, qui enflent, et que le poète avait cru voir au fond du puisard des Feuillantines. Les fées fourmillent dans son œuvre poétique. N’a-t-il pas, au surplus, noté quelque part : « Il n’y a pas d’homme qui n’ait ses fantômes, comme il n’y a pas d’homme qui n’ait ses chimères. » 197 Enfin, n’est-ce pas dans Han d’Islande, écrit entre les années 1821 et 1823, qu’on trouve nombre de diables, de farfadets, de gnomes ? N’est-ce pas Ordener (en qui l’auteur se personnifie), qui se demande si les esprits des morts ne reviennent pas quelquefois sur la terre ? N’est-ce pas Ahlepeld (autre masque sous lequel il se dissimule) qui affirme sa confiance dans la science magnifique du vieux Cumbysulsum ? V. Hugo était donc tout préparé à l’initiation spirite, de par son seul tempérament. Quelqu’un qui a eu entre les mains, avec tout loisir de les consulter, d’y prendre des notes, de les commenter, les feuilles du Journal de l’exil, rédigé en partie par Adèle Hugo[24] , qui, plus tard, devait sombrer dans la démence, a pu constater que Victor Hugo admettait l’hypothèse spirite : les procès-verbaux des séances, dont nous avons parlé, en font, d’ailleurs, foi. « Le Grand Inspiré s’adresse à ses extraordinaires visiteurs, avec la déférence qui leur est due, d’après les noms qu’ils prennent ; il les approuve ou discute avec eux. Il les traite en personnalités réelles, vivantes, car les morts sont pour lui des immortels. Non seulement il les prend pour ce qu’ils se donnent, mais, à cause de leur séjour dans l’au-delà, il leur fait crédit d’une sagesse supérieure[25] . » Le Journal de l’exil[26] trahit la terreur qu’inspiraient à Hugo les apparitions. Marine-Terrace, comme un certain nombre de résidences historiques, était peuplée de fantômes ; une Dame Blanche y avait élu domicile. 198 « Depuis quelque temps, mentionne le Journal précité, une apparition hantait la grève et particulièrement les abords de Marine-Terrace. Cette apparition, qui présentait une forme lumineuse, était surnommée la Dame Blanche : dans toute l’île la Dame Blanche passait pour être le génie familier de Marine-Terrace. » Le 23 mars 1854, le rédacteur ou la rédactrice du journal[27] consigne : « Jersey est une île remplie de légendes ; il n’est pas un rocher, pas une vieille ruine, qui n’ait passé pour avoir été hanté par des apparitions. Quelques-uns prétendent que le diable leur est apparu et, s’armant de croix, montrent avec effroi la marque des pieds de l’éternel antagoniste du genre humain ; d’autres, plus heureux dans leurs aventures, assurent avoir vu la Vierge et, tout en défilant pieusement leur chapelet, montrent avec vénération l’extrémité du rocher où la mère du Christ s’est laissée voir… Pour conjurer ou évoquer l’ombre qui, dit-on, errait chaque soir au bas de la terrasse, on avait jugé à propos de dessiner une grande croix noire sur le mur qui séparait la terrasse de la mer. Une nuit…, un jeune ouvrier revenait de son ouvrage, il allait vers l’église Saint-Luc, qui fait vis-à-vis à MarineTerrace. Tout à coup il vit se dresser, au bout du chemin, une forme blanche et immobile ; cette forme était toute de feu, ce qui, a-t-il dit, la faisait paraître toute blanche. L’ouvrier s’arrêta épouvanté. Faisant un violent effort sur lui-même, il continua sa route et courant, éperdu de terreur, il passa devant le spectre de flamme… » 199 La première fois qu’on en parla devant Victor Hugo, il en sourit un peu et même beaucoup ; néanmoins, il entendait chaque nuit des bruits étranges dans sa chambre. Tantôt ses papiers remuaient sans qu’il y eût de vent ; tantôt il entendait des coups frappés dans son mur. Les fils du poète, qui couchaient dans des pièces voisines, déclarèrent avoir entendu les mêmes bruits. Dans la nuit du 22 février, Victor Hugo venait de rentrer ; la pendule sonnait onze heures. Il passa devant le salon, situé au rez-de-chaussée et dont les fenêtres avaient vue sur la rue : ces fenêtres étaient à ce moment tout à fait sombres. À 2 heures du matin, ses fils, en rentrant, virent les mêmes fenêtres étincelantes, comme si elles avaient été « splendidement illuminées par un grand feu et par des bougies allumées ». François-Victor, plus fatigué qu’intrigué, ne chercha pas à pénétrer le mystère ; son frère Charles, plus jeune, plus tenace, alla réveiller sa sœur, pour avoir la clef du salon, qui était fermé ; mais il ne découvrit rien de suspect. L’affolement s’était emparé de toute la famille Hugo ; le poète n’en dormait plus, hanté de cauchemars qui se continuaient à l’état de veille : n’est-ce pas là du délire onirique, comme l’entend le professeur RÉGIS ? Ce qui nous intéresse, c’est qu’on retrouve, dans l’œuvre de Hugo, sinon la dame blanche, du moins l’« ange blanc », l’« inconnue voilée », le « spectre au front blanc », qui lui ressemblent comme frère et sœur. 200 Trois des Contemplations du poète, d’après leur date de conception, ont certainement été composées en pleine crise spirite. Voici, par exemple, la pièce intitulée Horror, précédée de cette indication : Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854. Elle débute ainsi : La seconde pièce est dédiée à « celle qui est voilée » : La troisième est plus significative ; elle s’intitule : Apparition. Esprit mystérieux[28] qui, le doigt sur la bouche, Passe… ne t’en vas pas ! parle à l’homme farouche Ivre d’ombre et d’immensité. Parle-moi, toi, front blanc, qui dans ma nuit te penches ! Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches Comme un souffle de la clarté ! Est-ce toi que, chez moi, minuit parfois apporte ? Est-ce toi qui heurtais, l’autre nuit, à ma porte Pendant que je ne dormais pas ? ........................................ Tu me parles du fond d’un rêve Comme une âme parle aux vivants. Comme l’écume de la grève, Ta robe flotte dans les vents… 201 Si on ne fit plus tourner de table à Marine-Terrace depuis le printemps de 1854, l’inspiration spirite dans l’œuvre de Victor Hugo se fit sentir encore longtemps après. Dans une lettre que le poète écrivait à Mme de Girardin, en 1855, nous relevons ces lignes : « Les tables nous disent, en effet, des choses surprenantes… Nous vivons dans un horizon mystérieux qui change la perspective de l’exil, et nous pensons à vous à qui nous devons cette fenêtre ouverte. Les tables nous commandent le silence et le secret. Vous ne trouverez donc, dans les Contemplations, rien qui vienne des tables, à deux détails près très importants, il est vrai, pour lesquels j’ai demandé la permission et que j’indiquerai par une note. » Cette note, c’est en réalité, dans La Légende des siècles qu’on la rencontre. Sur un manuscrit de cet ouvrage, en marge des derniers vers du poème Le Lion d’Androclès, V. Hugo a tracé à l’encre rouge les lignes qui suivent : « Continuation d’un phénomène étrange auquel j’ai assisté plusieurs fois ; c’est le phénomène du trépied Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête… Qu’est-ce que tu viens faire, Ange, dans cette nuit, Lui dis-je. Il répondit : « Je viens prendre ton âme. » Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme. ........................................ 202 antique. Une table à trois pieds dicte des vers par des frappements, et des strophes sortent de l’ombre. « Il va sans dire que je n’ai jamais mêlé à mes vers un seul de ces vers venus du mystère ; je les ai toujours religieusement laissés à l’Inconnu qui en est l’unique auteur. Je n’en ai même pas admis le reflet, j’en ai écarté jusqu’à l’influence. Le travail du cerveau humain doit rester à part et ne rien emprunter aux phénomènes. « Les manifestations extérieures de l’Invisible sont un fait et les créations intérieures de la pensée en sont un autre. La muraille qui sépare les deux faits doit être maintenue dans l’intérêt de l’observation et de la science. On ne doit lui faire aucune brèche. À côté de la science qui le défend, on sent aussi la religion, la grande, la vraie… qui l’interdit. C’est donc, je le répète, autant par conscience religieuse que par conscience littéraire, par respect pour le phénomène même, que je m’en suis isolé, ayant pour loi de n’admettre aucun mélange dans mon inspiration et voulant maintenir mon œuvre telle qu’elle vit, absolument mienne et personnelle. » Cette profession de foi a-t-elle toujours été appliquée, il serait hasardeux de l’affirmer ; mais il est hors de conteste que V. Hugo a tiré un bénéfice réel de cette incursion dans le domaine de l’occulte. Le poète doit au spiritisme tout à la fois un nouveau lyrisme et une philosophie nouvelle. « L’hiver 1853-1854, écrit un de nos modernes essayistes, et non des moins subtils, qui sait rester impartial, en dépit de ses attaches[29] , [cet hiver] marque, pour 203 l’œuvre littéraire de V. Hugo, une date décisive, capitale, unique peut-être : elle clôt et elle inaugure. Elle clôt la manière pittoresque, purement artiste, le lyrisme personnel, subjectif, des Odes, des Feuilles d’automne, des Voix intérieures, des premières Contemplations (Autrefois) et même des Châtiments. Et elle inaugure le lyrisme objectif, visionnaire, des dernières Contemplations (Ce que dit la Bouche d'ombre, Les Mages) ; la rhétorique vaticinatoire de Dieu, de L’Âne, de la Patrie suprême [sic], l’épopée symbolique de La Fin de Satan et de La Légende des siècles ; enfin, en deux mots, et s’il nous fallait absolument réduire à leur unité profonde les aspects multiples de cette manière nouvelle dite épico-lyrique ou apocalyptique, nous dirions volontiers que, avec 1854, s’inaugure la manière spirite de Victor Hugo. » Cette particularité a été relevée par d’autres, notamment par un universitaire de distinction, qui a consacré à la philosophie de Victor Hugo[30] un travail de tous points remarquable. « À partir de mars 1854, écrit M. Paul Berret, son inspiration change complètement de nature. Il s’adonne tout entier, pour employer une expression dont il se sert dans une lettre à Paul Meurice, à ses Apocalypses. La production philosophique et apocalyptique de Victor Hugo a été, de 1854 à 1856, d’une fécondité qui égale à peine sa production épique de 1856-1859. De cette inspiration apocalyptique et philosophique, Les Contemplations n’utilisèrent qu’une très faible partie. Hugo réservait, croyait-il, avec elle, le meilleur de son œuvre. Pendant deux 204 ans, il n’avait cessé de philosopher avec lyrisme et d’écrire sous l’impulsion d’une sorte de fièvre visionnaire et prophétique. » Sans doute, dans l’évolution de la pensée de Hugo et, plus spécialement, dans la genèse de ses idées philosophiques, il faut ne point faire abstraction de l’influence des personnes de son entourage, pas plus que de ses lectures : aux noms d’hommes, tels que Pierre Leroux, son commensal à Jersey ; Ch. Fourier, dont il avait lu la Théorie de l’unité universelle ; Victor Hennequin, que V. Hugo connaissait depuis 1836, et qui s’était ensuite tellement adonné au spiritisme qu’il en était devenu fou ; Jean Reynaud, dont le livre Terre et ciel l’avait profondément remué, il conviendrait d’ajouter ceux des docteurs Ange Guépin et Voisin, dont il avait les ouvrages sur les rayons de sa bibliothèque[31] , et qu’on peut supposer, avec toute vraisemblance, qu’il avait consultés. Mais, si l’on retrouve le reflet de ces influences diverses dans telle ou telle partie de son œuvre, nous ne saurions expliquer par elles cette exaltation cérébrale, confinant à l’extase, dont se décèlent les signes manifestes dans certains de ses poèmes. Au temps de Dieu, de L’Âne, de la Bouche d’ombre, n’eut-il pas l’idée, pour le moins singulière, de se faire photographier par son fils Charles, ou par Vacquerie, dans des attitudes extatiques ? Et que penser de la légende, mise par le poète lui-même au-dessous de ces épreuves[32] : Victor Hugo causant avec Dieu ; Victor Hugo écoutant Dieu ! N’en peut-on conjecturer que, loin de ne voir dans 205 les tables parlantes qu’un passe-temps sans conséquence, « un plaisir de curiosité amusée », « un amusement de dilettante », Hugo se sentait flatté d’être en communication avec des êtres supraterrestres, voyait une faveur personnelle de Dieu dans ces visites surnaturelles ? « Du reste, écrit-il avec une imperturbable sérénité, tous les grands hommes ont subi les révélations des esprits supérieurs : Socrate avait son génie familier, Zoroastre apercevait distinctement le bien et le mal… Shakespeare voyait des fantômes… Eh bien ! dans cent ans on dira : Le livre des tables a été inspiré par le démon familier de Marine-Terrace[33] . » Victor Hugo était arrivé à se persuader qu’il n’était que le prolongement, la synthèse de tous les génies qui l’avaient précédé et qui survivaient en sa personne. On ne pouvait chatouiller plus agréablement sa fibre d’orgueil, qu’en partageant sa conviction à cet égard, et en reconnaissant qu’il était « le Messie des temps nouveaux, annoncé, préparé, figuré par les types les plus illustres de l’humanité antérieure ». C’est sous cette impression qu’il écrivit Les Nuages et William Shakespeare, et qu’il faisait, beaucoup plus tard, cette confidence à un de ses hôtes de passage : « J’ai été Isaïe, Eschyle, Judas Macchabée, Juvénal, d’autres poètes encore, plusieurs peintres et deux rois de Grèce dont j’ai oublié les noms. » Et le complaisant interlocuteur qui enregistre ces effarantes déclarations ajoute, on veut croire avec ironie : « Victor Hugo, quoique un peu étonné d’avoir 206 régné sur la Grèce, me parut en somme satisfait de tous ses avatars[34] . » Le mot que Jules Claretie prête à Victor Hugo : « Je suis le têtard d’un archange », n’a pas été inventé par le chroniqueur[35] . Le poète croyait trop fermement à la migration des âmes[36] , à la métempsychose, pour qu’on puisse douter qu’il l’ait prononcé. Et, à supposer que, cette conception métaphysique, il eût pu l’avoir de lui-même par le développement de son sentimentalisme, il paraît évident que les révélations de Jersey l’ont développée, lui ont fait prendre corps. Toutefois, l’hypothèse spirite suffit-elle à tout expliquer[37] et, si elle nous ouvre des clartés sur l’évolution philosophique de Victor Hugo, nous donne-telle la clé de ce phénomène, encore inexpliqué, d’une « projection de la pensée », émanant d’une source mystérieuse ? On a recouru aux théories de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules. M. Le Bon a démontré que si un groupe concentre son attention sur le même point un esprit collectif se crée, « un seul être soumis à la loi de l’unité mentale des multitudes ». Cette personnalité nouvelle, commente M. Jules Bois, « obéit, non pas à la conscience, mais à l’inconscience, c’est-à-dire l’instinct, et à tout ce qui est en nous, obscur et fatal, accumulé par les ancêtres, par les habitudes ou les souvenirs. Cette âme collective, 207 capricieuse et mobile, plus imaginative que raisonnable, a besoin d’un meneur ». À Jersey, le rôle de meneur fut tenu par Victor Hugo, le penseur du groupe « dont le verbe était le plus mâle, le plus suggestionnant ». Puis, ce fut son fils Charles qui interpréta la pensée des assistants, laquelle venait « selon l’heure, selon la discussion, selon les personnalités, à la table ou dans la chambre ». Mais c’est toujours l’âme de Victor Hugo qui dominait : sa présence, son ambiance, influençait, malgré tout les assistants aux séances évocatoires. Concluons : à l’égal de Socrate, de Jeanne d’Arc, et de quelques autres, Victor Hugo a eu son démon familier, a entendu des voix. Si, comme l’a dit un de ceux qui ont le mieux étudié ces troublants phénomènes[38] , les noms dont on les étiquette ne servent guère qu’à masquer notre impuissance à déchiffrer les grandes énigmes de la psychologie, du moins le fait en lui-même ne saurait être passé sous silence par quiconque entendrait donner une étude psycho-pathologique sérieuse du plus puissant écrivain qu’ait sans doute produit notre littérature. L’HYGIÈNE DE VICTOR HUGO Peut-être ne paraîtra-t-il pas superflu de donner ici, ne fût-ce qu’à titre de curiosité, un aperçu de l’hygiène assez 208 spéciale à laquelle Victor Hugo crut devoir s’assujettir pendant la presque totalité de sa longue existence. Le poète, qui, en tout, se proclamait supérieur aux autres hommes, eut toujours la conviction qu’il était un grand médecin incompris. Il faut reconnaître que ce mode d’hygiène lui a réussi, puisqu’il a vécu plus qu’octogénaire. Il faut admettre, aussi, qu’il eût pu ne pas réussir à tel autre tempérament. N’oublions pas que Victor Hugo, en dépit de ses prétentions nobiliaires, est issu d’ancêtres robustes, sortis du peuple, et que cette ascendance lui a légué une résistance physique qui lui assura – autant, sinon plus, que le régime auquel il se soumit – l’intégrité des organes essentiels à la vie active, et notamment un estomac à toute épreuve, comme on va pouvoir en juger. « Un tempérament prodigieux, ce Hugo, contait un jour Sainte-Beuve. Son coiffeur me disait que le poil de sa barbe était le triple d’un autre, qu’il ébréchait tous les rasoirs. Il avait des dents de loup-cervier, des dents cassant des noyaux de pêche. » Ce détail est confirmé par l’auteur des Propos de table du poète : « Il abuse de ses dents, d’une blancheur admirable, écrit Richard Lesclide ; elles lui servent à briser des noix et des amandes malgré les protestations de ses enfants. Il mord dans les pommes à belles dents (c’est le cas de le dire) et vous donne froid dans le dos par la façon de les croquer. Pour les oranges, c’est la même chose, il ne prend pas la peine de les peler et les traite comme les pommes. » 209 Ce formidable appétit, Hugo le conserva jusqu’à un âge très avancé ; à 70 ans il ne savait pas encore ce que c’était qu’une indigestion. Il répétait volontiers : « L’histoire naturelle connaît trois grands estomacs : le requin, le canard, et… Victor Hugo ! » Jules Claretie a rapporté naguère qu’il le vit souvent, après un repas copieux, absorber, à l’heure du thé, en guise de rafraîchissement, une mandarine entière, dans laquelle il introduisait un morceau de sucre, et, après avoir broyé le sucre et le fruit avec la peau et les pépins, avaler le tout. C’est ce qu’il appelait le grog à la Victor Hugo. Il fut un temps où il se composait une boisson en remplissant un grand verre de sucre qu’il mouillait de vin de Bordeaux. Ce sirop lui plaisait fort. Ce n’est que sur la fin de sa vie qu’il commença à tempérer son vin d’eau minérale ; encore n’était-ce qu’après une première libation, à laquelle il donnait une espèce de solennité. – Mesdames, disait-il en levant son verre, je bois à votre santé ce pur vin de Médoc. Sur quoi, une des dames présentes, c’était généralement madame Tola Dorian, répondait : « Maître, je vous remercie, au nom des dames. » Le poète se vantait, par contre, de n’avoir pas, dans toute son existence, bu la valeur d’un litre de spiritueux : il ne réfléchissait pas que le vin contient une certaine proportion d’alcool. « Ce qui n’empêche M. Villemain, s’écriait-il 210 plaisamment devant quelqu’un qui l’en félicitait, de m’avoir accusé d’alcoolisme ! » À Guernesey, il avait adopté comme cabinet de travail une pièce entièrement vitrée, d’où la vue embrassait tout le port et même, par le temps clair, s’étendait jusqu’aux côtes de France. C’est dans ce cabinet, le look-out (« belvédère » en anglais) comme l’avait baptisé V. Hugo, que, debout[39] , par tous les temps, le poète travailla pendant tant d’années. Mais, avant de s’y enfermer, il déjeunait. À six heures, il avalait deux ou trois œufs crus, buvait un bol de café noir. Il montait ensuite dans sa petite serre[40], et là, enveloppé dans une robe de chambre, la tête nue, il écrivait sur de grandes feuilles de papier azur, qu’il jetait, par-dessus son épaule, à travers le look-out. Il ne se souciait ni des passants qui le regardaient, ni du soleil, qui dardait ses rayons sur sa tête, ni de l’orage qui grondait parfois. Il faisait sa tâche quotidienne, il élaborait son œuvre, sans prendre garde à la congestion, sous cette cloche vitrée, où un homard aurait cuit… À onze heures, couvert de transpiration, tant par le feu du travail que par celui d’un poêle qui chauffait sa serre en hiver, il se mettait tout nu et s’épongeait le corps, à l’anglaise, d’une eau très froide, qui était restée toute la nuit à l’air. Les personnes qui passaient dans Hauteville Street à ce moment-là et qui levaient leurs yeux vers la cage de verre, pouvaient voir la blanche apparition. Une friction 211 énergique avec des gants de crin était le second et indispensable article de ce programme savamment réglé. À midi, laissant sa plume, il descendait pour le déjeuner. L’homme de lettres devenait père de famille. À trois heures et demie, il sortait en calèche avec madame Drouet, qui avait reçu de lui un petit billet doux, le matin ; jamais, jusqu’au jour de sa mort, il ne faillit à cette galanterie. La promenade dans l’île était toujours la même et durait le même temps, exactement deux heures. Victor Hugo ne prononçait pas un mot, il ruminait ses vers. Quant à sa compagne, elle se serait gardée d’interrompre sa rêverie et observait le mutisme le plus absolu. Cependant, trois phrases, lentement prononcées, toujours identiques, coupaient ce silence convenu. En passant devant le mur d’une habitation placée à droite de la route, et où sont percées, l’une à côté de l’autre, deux portes, une grande et une petite, Victor Hugo disait, en montrant la grande : – Porte cavalière, Madame. À quoi Mme Drouet répliquait, en montrant la petite : – Porte piétonne, Monsieur. La troisième phrase était prononcée non loin du chemin qui conduit au Gouffre ; devant deux vieux arbres qui entremêlaient leurs branches, Victor Hugo disait : – Philémon et Baucis ! Mme Drouet, cette fois, ne répondait rien. 212 Édouard Lockroy, qui rapporte ces curieux détails, ajoute que cela s’est passé ainsi tous les jours, pendant dix-sept ans, et encore après… Peut-être exagère-t-il cette fidélité à un rite ! Dès neuf heures du soir, Victor Hugo se couchait. La chambre à coucher de Guernesey mérite une description. Il fallait, pour y pénétrer, suivre un petit corridor faisant coude ; le lit était étroit, au ras du plancher[41] . Ses ablutions du soir faites, le poète s’enveloppait brusquement de ses couvertures, qu’il drapait autour de son corps, et s’endormait presque instantanément la tête appuyée non sur un oreiller, mais sur un traversin de bois rond, un rouleau légèrement cintré au milieu, et qui, peint par lui, semblait un morceau de laque rouge et or. C’est sur ce dur traversin qu’il reposait, assurant, selon une de ces systématiques idées qu’il avait sur toutes choses, que l’homme doit, dans le sommeil avoir la nuque sur un appui très dur, et la tête à l’air, très libre. Il ne bougeait d’ailleurs pas, durant son sommeil : il eût dormi sur une pierre. « La mer, disait-il à Claretie, m’a donné, à Jersey et à Guernesey, des sommeils d’enfant. » Le 1 er juin 1832, le maître avait présenté quelques symptômes de surmenage cérébral. « L’excès du travail de nuit, dit le témoin de sa vie, Mme Hugo (dans les Mémoires qu’elle écrivit sous la dictée du poète), et les soleils couchants qu’il avait trop regardés », 213 avaient déterminé chez lui une irritation chronique des paupières, pour laquelle il lui fut prescrit « de porter des lunettes vertes, de marcher beaucoup et de vivre le plus possible dans la verdure ». Lorsqu’il était arrivé à Jersey, on l’avait cru menacé d’une maladie de cœur. – « Bah ! je le verrai bien », disaitil ; et, se lançant à cheval sur la grève en des courses éperdues, il donnait à l’affection cardiaque, si elle eût existé, l’occasion de se développer. En réalité, il n’avait aucune lésion organique. Les deux maladies qu’il eut à Guernesey furent plutôt, selon l’expression de Paul Meurice, des « accidents ». Pendant qu’il composait Les Misérables, un mal étrange l’assaillit. Lui, si acharné au travail, se sentait incapable de penser : son appétit, son sommeil, jusque-là si parfaits, étaient des plus capricieux. Les docteurs de l’île, consultés, ne comprenaient rien à cette sorte d’aboulie compliquée d’insomnie et d’anorexie. Ne voulant pas prendre sur eux une trop lourde responsabilité, ils préférèrent avouer leur impuissance, que d’exposer, par des soins maladroits, une existence aussi précieuse que celle-là. Victor Hugo se résolut donc à partir pour Londres, accompagné de son fils aîné, Charles. Les deux voyageurs se rendirent, dès leur arrivée dans la capitale de l’Angleterre, chez un praticien français exilé, qui jouissait d’un renom incontesté. 214 Après l’avoir soigneusement palpé et ausculté, le docteur Deville prononça qu’il ne voyait rien d’inquiétant dans l’état du poète ; qu’il avait seulement les bronches un peu délicates ; ce pour quoi il lui conseillait de porter désormais toute sa barbe et, pour échapper à des malaises que le praticien attribuait au climat de Guernesey, il prescrivait au poète un changement d’air périodique, c’est-à-dire un voyage annuel. La prescription n’était pas pour déplaire au touriste infatigable que fut toujours Victor Hugo. Aussi peut-on lire dans le manuscrit des Travailleurs de la mer, à la page qui termine la première partie, Sieur Clubin, cette note hors texte, de l’auteur : « 3 août, huit heures et demie du matin. Interrompu jusqu’à mon retour. Je vais partir pour mon voyage annuel, le 10 ou le 11. » C’est en souvenir de la cure du docteur Deville, que Victor Hugo écrivit, dans un des poèmes de La Légende des siècles : L’autre « accident » dont Paul Meurice a voulu parler, c’est un anthrax des reins qui reconnaissait pour cause l’abus des bains de mer. Victor Hugo en prenait jusqu’à deux et trois par jour. Ce qui faisait dire à Michelet : « Hugo a une force fouettée, la force d’un homme qui Je ne me sentais plus vivant, je me retrouve. 215 marche pendant des heures dans le vent, et prend deux bains de mer par jour. » Sur cette question des bains de mer, il professait une opinion qui lui était propre[42] . Il prétendait que pour que l’immersion dans l’eau salée fût salutaire, il fallait, d’une part, avoir très chaud quand on s’y plongeait ; d’autre part, en sortir presque aussitôt ; enfin, se sécher au soleil. Quand il allait se baigner, il commençait donc à arpenter la falaise, jusqu’à transpiration abondante. Il se déshabillait alors dans un creux de rocher et piquait une tête. Revenant ensuite, en toute hâte, au bord, il laissait les rayons solaires lui tenir lieu de peignoir et de friction. Physiologiquement parlant, ce n’était pas trop mal compris. Non moins rationnelle, une autre de ses habitudes, qui avait le don de provoquer l’étonnement de ceux qui étaient admis à sa table. À la fin de chacun de ses repas, on lui apportait sur un plat un morceau de charbon de bois, qu’il absorbait afin, disait-il, d’accélérer la digestion[43] . Quand on songe aux effarants et pantagruéliques menus qu’il se faisait parfois servir, on reste surpris que, même avec l’aide du charbon, son estomac ne se soit jamais révolté. Théophile Gautier, entre autres, nous a dépeint, comme l’ayant vu de ses yeux, Olympio faisant dans son assiette « de fabuleux mélanges de côtelettes, de haricots à l’huile, de bœuf à la sauce tomate, d’omelette au jambon, de café au lait, relevé d’un peu de vinaigre, d’un peu de moutarde et de 216 fromage de Brie (!) qu’il avalait indistinctement, très vite et très longtemps ». Plus gourmand que gourmet, certes, tel il se montra, pareillement, en matière de femmes. Son appétit génésique est resté proverbial. M. Koch, qui fut conservateur du Musée Victor Hugo, avait hérité de sa tante, Mme Juliette Drouet, l’amie fidèle du maître, un petit agenda, sur lequel l’auteur des Contemplations avait coutume de noter ses amoureuses prouesses. Le Titan y indiquait, avec une précision mathématique, la nature, la durée, l’intensité de ses impressions ! Et ceux qui ont pu parcourir cet extraordinaire document, sont restés figés de stupéfaction devant cette fringale génitale. – Mon cher ami, disait un jour Hugo à Lockroy, parler une heure, c’est aussi fatigant, pour moi, que de fournir à trois rendez-vous d’amour dans la même nuit. Il avait soixante-douze ans quand il tenait le propos. Peut-être, là encore, un brin de mégalomanie altérait-il quelque peu la vérité ? Il n’en reste pas moins que les dernières années de Victor Hugo furent exemptes des misères qui sont l’ordinaire cortège de la vieillesse et qu’il garda sa pleine vigueur jusqu’au bout. Sur ce point particulier, nul ne pourrait songer à lui contester une indéniable demi-déité. 217 Notes : 1. ↑ Léopold Mabilleau, Victor Hugo. Paris, 1893. 2. ↑ Essai d’étude anthropologique de V. Hugo (Revue de psychiatrie, février 1898). 3. ↑ Mabilleau, loc. cit. 4. ↑ Victor Hugo à Guernesey, souvenirs personnels, par Paul Stapfer. Paris, 1905. 5. ↑ À propos de la foi de Victor Hugo en lui-même, Auguste Vacquerie, qui n’est pourtant pas suspect en l’espèce, écrivait : « La première condition du génie est un orgueil sans bornes. » Profils et grimaces, 113. 6. ↑ Et, en particulier, M. Chevreux, ancien élève de l’École des chartes. 7. ↑ Nous n’avons pas eu le loisir d’approfondir personnellement ce petit point d’histoire, que nous nous proposons d’élucider un jour. 8. ↑ Acte III, scène VI. 9. ↑ Catalogue d’une vente d’autographes du 17 février 1902, n° 55. 10. ↑ Souvenirs personnels et silhouettes contemporaines. Paris, 1883, 268 et suiv. 11. ↑ Dans une lettre du 7 juin 1849, adressée à Victor Pavie. 12. ↑ P. 52 du Livre d’amour (exemplaire de la réserve de la B. N. avec annotations manuscrites du critique). 13. ↑ Souvenirs sur Tourgueneff, par Isaac Pavlowsky, 67. 14. ↑ A. Barbier, op. cit., 271. 15. ↑ « … Au dîner, dit l’auteur de V. Hugo raconté par un témoin de sa vie, B. avait été frappé de quelques paroles incohérentes d’Eugène, dont la bizarrerie redoublait depuis quelque temps. Depuis les fiançailles de Victor avec Adèle Foucher, chuchotait-on. Il en avait averti Abel, et tous les deux, au sortir de table, l’avaient emmené, sans en parler à personne. Au milieu de la nuit, la folie s’était déclarée. » 16. ↑ 15 février 1902, p. 79. 17. ↑ Il disait cependant un jour, devant la comtesse Dash, qu’il était « spirite de par l’hérédité ». Et le rédacteur des Mémoires de la comtesse conte, à ce propos, l’anecdote suivante, empruntée à l’ouvrage Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie (Mme Hugo) : en 1810, en Espagne, le général Hugo, qui combattait les guérillas, pour défendre Ferdinand VII, tout près de Brihuega, sauva comme par miracle son frère, le colonel Louis Hugo, qui avait été surpris par le chef des guérilleros. « Seul, rapporte Mme Hugo, de toute sa compagnie, le général Hugo avait entendu, à Brihuega, le bruit de la mousqueterie. » On peut en induire, 218 selon nous, que le père de V. Hugo avait une acuité particulière de l’ouïe, mais rien de plus. Ce n’est point là du spiritisme. 18. ↑ Claudius Grillet (Correspondant, 10 juillet 1914). 19. ↑ Jules Bois (Gaulois du dimanche, 1er

juin 1907).

20. ↑ Cf. Auguste Rochette, L’Esprit des œuvres poétiques de V. Hugo (Paris, 1911). Voici, pris entre cent, quelques échantillons des « calembredaines » de V. Hugo : En traversant la place de Varennes, où fut arrêté Louis XVI, V. Hugo, remarquant qu’elle a la forme du couteau de la guillotine, s’écrie : « La nature offre quelquefois des symbolismes singuliers. » Puis il ajoute : « L’homme qui assistait Drouet et qui saisit là Louis XVI, s’appelait Billaud ; pourquoi pas Billot ? » À Aix-laChapelle, le suisse de l’église, qui est un ancien soldat français, dit, en montrant à V. Hugo les stalles des chanoines : « Voici les places des chamoines. » – « Ne pensez-vous pas, s’exclame le poète en se tournant vers quelqu’un qui l’accompagne, que l’on devrait écrire chatsmoines ? » Y a-t-il là rien de spirituel ? Nous y verrions plutôt un simple manque de goût. 21. ↑ Mérimée trouvait, de son côté, dans Hugo, un fou. 22. ↑ Alexandre Dumas fils s’en est souvenu ; pour l’auteur dramatique, V. Hugo et son œuvre sont simplement « monstrueux ». Et il ajoute : « Il est une force indomptable, un élément irréductible, une sorte d’Attila du monde intellectuel… s’emparant de tout ce qui peut lui servir, brisant ou rejetant tout ce qui ne lui sert plus. C’est l’implacable génie qui ne se soucie que de soi-même. » Il poursuit, plus aigrement : « Il a aimé la liberté, parce qu’il a compris que la liberté seule pouvait lui donner la gloire telle qu’il la voulait, et qu’un simple poète ne pouvait aspirer à être au-dessus de tous que dans une société démocratique… Il a répudié la monarchie et le catholicisme, parce que, dans ces deux formes, sociale et religieuse, de l’État, il aurait toujours inévitablement quelqu’un audessus de lui. » Cf. L’Art au point de vue sociologique, par M. Guyau (Paris, 1889), p. 228, note 1. 23. ↑ L’abbé Pierre Dubois, Victor Hugo, ses idées religieuses de 1802 à 1825. 24. ↑ Cf. V. Hugo et le spiritisme (Gaulois du 26 novembre 1896). 25. ↑ Les Tables parlantes de V. Hugo (Gaulois du dimanche, 1er

juin 1907).

26. ↑ Le Journal de l’exil prend V. Hugo à sa sortie de Bruxelles, le 30 juillet 1852, et l’accompagne jusqu’en 1856. Il débute ainsi : « M. Victor Hugo et ses deux fils, François et Charles, ont quitté Bruxelles hier matin à 11 heures, se rendant à Anvers, où ils doivent s’embarquer pour Londres, qu’ils ne feront que traverser, afin d’arriver au plus tôt à l’île de Jersey, 219 où ils ont l’intention de fixer leur résidence. Un grand nombre de réfugiés français et quelques Belges étaient réunis à la station pour faire leurs adieux au poète exilé. » V. Hugo arrivait à Jersey le 5 août ; le 6, les voyageurs s’arrêtaient à la Pomme d’Or, où devait loger, 42 ans plus tard, un autre exilé de moindre envergure, le général Boulanger. Ce n’est que le 12 août que les proscrits s’installaient à Marine-Terrace, où ils ne tardèrent pas à recevoir les visites des personnages les plus marquants de l’époque. 27. ↑ Les uns l’attribuent à Adèle Hugo ; d’autres, à François-Victor Hugo (cf. Figaro supplément littéraire du 29 octobre 1892). 28. ↑ Les mots en italique y ont été mis par nous à dessein. 29. ↑ Claudius Grillet, professeur à la Faculté catholique de Lyon (Correspondant, loc. cit.). 30. ↑ La Philosophie de Victor Hugo en 1854-1859 et deux mythes de La Légende des siècles : le Satyre, Pleine Mer, Plein Ciel : thèse pour le doctorat ès lettres, présentée par Paul Berret, professeur de Première A et B au Lycée Hoche. Paris, 1910. 31. ↑ Nous aurions pu encore citer des savants, tels que Geoffroy SaintHilaire, Boucher de Perthes, etc. 32. ↑ Une de ces photographies a été publiée, par M. Arm. Dayot, dans les Lectures pour tous, en 1902. M. P. Serret en a vu une seconde chez le libraire Damascène Morgand (cf. le catalogue de cette maison, de mars 1883). 33. ↑ Le Journal de l’exil, p. 44. 34. ↑ Revue de Paris, 1er octobre 1904, p. 567, et Victor Hugo à Guernesey, par P. Stapfer (Paris, Lecène et Oudin). 35. ↑ Nous pouvons y ajouter ce trait, qui a été rapporté par M. Grillet : le poète avait commandé au graveur-horloger Goupi, de Jersey, un sceau à son usage, avec cette devise hautaine : Ego Hugo ! Il eut, aussi, la singulière idée de se faire représenter en Jésus-Christ ! Le peintre Louis Boulanger avait reçu la commande, pour l’église Saint-Paul, d’un Christ en croix ; V. Hugo, sollicité de poser pour Jésus, ne se fit pas prier et « les longs cheveux de l’auteur d’Hernani devinrent les cheveux du Crucifié, collés par la sueur de l’agonie ». Le tableau en question, où V. Hugo était très reconnaissable, serait resté longtemps accroché aux murs de l’église et ce n’est que sous le second Empire que, par ordre supérieur, la toile aurait été enlevée et déposée dans quelque grenier de la paroisse. Nous ne sachions pas qu’on ait jamais songé à l’en exhumer, et c’est peut-être dommage. 220 36. ↑ Reproduisons ici, à titre justificatif, une poésie extraite des Contemplations et que sa brièveté nous a fait choisir entre bien d’autres : 37. ↑ Selon certains auteurs (docteur E. Gyel, L’Être subconscient, 1899), le spiritisme n’est pas une hypothèse nouvelle : « Il est tout entier dans l’hypothèse intégrale de l’être subconscient et extériorisable. La constitution progressive de l’être subconscient extériorisable dans des organismes successifs implique l’antériorité et la survivance de l’être à ces organismes. Elle implique, par conséquent, la certitude de l’existence de l’être après la destruction de l’organisme matériel, c’est-à-dire la possibilité de l’action spirite. » Op. cit. 38. ↑ M. Jules Bois, principalement dans son ouvrage sur Le Miracle moderne, Paris, 1907. 39. ↑ Travailler debout était un des principes de son hygiène. « Puisqu’il faut, disait-il à un de ses interlocuteurs, mourir de quelque manière, j’aime mieux que ce soit par les jambes que par la tête, et j’use mes jambes en marchant beaucoup et en évitant de trop m’asseoir. » 40. ↑ « On accédait au belvédère, nous dit quelqu’un qui visita les lieux, par un escalier étroit en colimaçon. La forge où le géant créait ses chefsd’œuvre n’ayant ni meubles, ni tentures, ni décors, ni luxe, ni objets d’art, ni aucune autre beauté que la vue du ciel et de la mer, rien n’était à ménager ; le désordre, le chaos avaient leur empire en cette chambre haute et Vulcain pouvait faire jaillir de son marteau les étincelles, je veux dire tout éclabousser avec sa plume, sans crainte d’aucun dégât. » Victor Hugo à Guernesey, par Paul Stapfer. 41. ↑ Le poète, écrit M. Stapfer, couchait dans son atelier même et dans un petit lit très bas, autour duquel se trouvaient, à portée de sa main, Un soir, dans le chemin, je vis passer un homme Vêtu d’un grand manteau, comme un consul de Rome Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux. Ce passant s’arrêta, fixant sur moi ses yeux Brillants et si profonds qu’ils en étaient sauvages, Et me dit : J’ai d’abord été dans les vieux âges, Une haute montagne emplissant l’horizon ; Puis, âme encore aveugle et brisant ma prison, Je montai d’un degré dans l’échelle des êtres. Je fus un chêne et j’eus des autels et des prêtres, Et je jetai des bruits étranges dans les airs. Puis je fus un lion, rêvant dans les déserts, Parlant à la nuit sombre avec sa voix grondante : Maintenant, je suis homme, et je m’appelle DANTE. 221 crayons, papier, tout ce qu’il fallait pour prendre des notes, si une inspiration lui venait la nuit. Ce lit, recouvert le jour d’un simple tapis d’Orient, s’offrait à lui à toute heure, derrière le pupitre où il écrivait debout. 42. ↑ Il avait, au dire de M. Stapfer, « une doctrine remarquable sur la meilleure façon de prendre les bains de mer. Il fallait choisir dans une plage infréquentée, un rocher surplombant la mer, s’y dépouiller prestement de tous ses vêtements, après avoir assez couru pour être en sueur, plonger, faire deux ou trois brasses, revenir en nageant entre deux eaux, se hisser des mains et des pieds sur sa roche, se sécher au soleil, comme on pouvait, et se rhabiller en un clin d’œil. Plus le bain était court et réduit à un plongeon rapide et complet, et plus le corps entrait chaud dans l’eau froide, plus aussi l’action du sel marin était tonique et salubre ». 43. ↑ Il n’y a pas de meilleur digestif après le dîner, disait-il un jour à un de ses hôtes, qu’il essayait de convaincre de la vertu et de la puissance de son remède : « Prenez, prenez, lui disait-il, pour détruire les vapeurs, corruptions, miasmes et pestilences de votre estomac. Le charbon est sain. C’est un antiputride (tel était, en 1867, le premier nom français de ce qu’aujourd’hui, par amour du grec, nous appelons un antiseptique). Croyez-en le plus grand médecin du XIXe siècle (sic), condamné, hélas ! à traîner dans l’exil une existence méconnue. » Et joignant l’exemple au précepte, Victor Hugo prit un de ces vilains charbons et le croqua tout entier. 222 SAINTE-BEUVE Sainte-Beuve a écrit un jour que la mélancolie est « une maladie de la volonté » ; sans aller jusqu’à l’aboulie, cette maladie fut celle, une de celles du critique des Lundis. À dire vrai, il n’eut pas cette paralysie du vouloir qui est le propre des hypocondriaques ; tout au plus remarque-t-on de passagères défaillances, dont il se relevait promptement, mais qui lui laissaient comme une courbature morale, qu’il garda plus ou moins toute sa vie. Il fut triste presque en naissant, et, comme tous les jeunes gens de sa génération, il se plut à cultiver sa tristesse. Quand il vint au monde, son père était mort depuis deux mois à peine, la maison était en deuil. Pour ceux qui cherchent à percer les mystères de l’hérédité, il ne sera pas indifférent de noter que SainteBeuve était « un enfant de vieux » ; et, par l’âge du père au moment de la conception du fils, s’expliquerait peut-être ce que celui-ci appelle lui-même son « habitude prématurée de vieillesse[1] ». Il ne doutait pas qu’il était, en outre, redevable à son père de ce goût des lectures et des notes, de cette curiosité ardente, passionnée, de cette vocation littéraire enfin, affirmée de si bonne heure ; il lui devait jusqu’à son 223 écriture, qu’on distingue malaisément de l’écriture paternelle. L’influence de sa mère fut plus marquée encore. SainteBeuve était son vivant portrait physique. Il était persuadé lui devoir un « fonds de constitution solide, saine, avec un coin de fermeté et de décision critique ». Il tenait aussi d’elle l’esprit d’ordre et de méthode, poussé jusqu’à la minutie ; « de la finesse d’esprit, du bon sens et beaucoup de tact[3] ». Quelqu’un, qui paraît l’avoir bien connue, conte que Mme Sainte-Beuve mère « n’était pas commode ». Froide d’ordinaire, elle avait parfois de brusques colères, ses « bourrasques », comme elle les appelait ; son fils lui ressemblait à cet égard. Il y avait des moments où il n’était plus maître de lui. « Il y a en lui, écrit un de ceux qui l’ont approché, de la vieille femme revêche. » Gardons-nous d’accorder plus d’importance qu’il ne sied à l’hérédité directe ; mais combien serait-il plus aventureux encore de faire la part trop large à la race, au climat, que certaine école aurait tendance à exagérer. … Si, né dans sa mort même, Ma mémoire n’eut pas son image suprême, Il m’a laissé, du moins, son âme et son esprit, Et son goût tout entier, à chaque marge écrit[2] . 224 Parlant des « qualités sagaces avisées, modérées, lucides et circonscrites à la fois », qu’il attribue à Daunou, SainteBeuve les explique par la persistance du « vieux fonds boulonnais ». Né à Boulogne, comme Daunou, notre critique en a-t-il gardé l’empreinte ? Comme le remarque un essayiste d’une rare pénétration[4] , transplanté, dès treize ans et demi à Paris, Sainte-Beuve n’a pas assez longtemps subi l’influence des façons de penser boulonnaises, pour en être resté ineffaçablement marqué. Son père, établi dès sa jeunesse à Boulogne-sur-Mer était, en réalité, né en Picardie ; et, si son grand-père maternel était un « marin de Boulogne, il avait épousé une Anglaise, en sorte que, au milieu de tant d’hérédités diverses entre-croisées », il serait téméraire de prétendre retrouver en lui « l’esprit de la région, le goût du terroir ». Si l’on veut découvrir le Picard dans son tempérament colérique, et l’ascendance anglaise dans son amour de la poésie intime et familière, un ressouvenir des Lakistes qu’il contribua plus que personne à faire connaître dans notre pays, – nous y souscrirons assez volontiers ; mais, tenonsnous à cette constatation sans grande portée, et relevons simplement que Sainte-Beuve, par son esprit grave, par son caractère relativement sombre et par son imagination portée au mysticisme, à la religiosité, est simplement un « homme du Nord », ce que son acte de naissance ne dément pas. L’éducation qu’il avait reçue n’a-t-elle pas influé plus, ou au moins autant, que le patrimoine héréditaire, sur son 225 esprit et sur son caractère ? Il n’est pas interdit de le présumer. Sa mère et une sœur de son père avaient mis en commun leur sollicitude et leur petit avoir pour élever convenablement l’orphelin et lui assurer, à défaut d’une existence riante, des soins dont l’inquiétude ne se dissimulait pas assez, et qui ne pouvaient que développer une impressionnabilité native, déjà très accusée, et une timidité qui ne se mua que beaucoup plus tard en une sorte de sauvagerie dont il ne se défendait pas. Sainte-Beuve semble avoir souffert de bonne heure de cette sensibilité excessive qu’a certainement contribué à entretenir l’atmosphère féminine dans laquelle il a vécu ses premières années. À l’entendre, il « pénétrait les choses avec une sensibilité telle, que c’était comme une fine lame qui lui entrait à chaque instant dans le cœur[5] ». Il eut toujours de l’embarras à confesser qu’il était timide ; et pourtant, l’historiographe de ses jeunes années affirme tenir d’un témoin, « qui se trouva en possession de le bien observer avec affection et avec indulgence », que, « dans son enfance, il avait peur de tout[6] ». Sainte-Beuve, comme l’a remarqué très judicieusement Émile Faguet, était « un sensuel, timide et honteux ». Dans son Joseph Delorme, qui, sans être positivement une autobiographie, est un portrait ressemblant sur bien des 226 points, Sainte-Beuve lui-même, qui excelle à « se disséquer », n’a pas manqué de le souligner : « Quoique d’un caractère inflexible et d’airain, il est, si on ne l’atteint pas au fond, doux, tolérant et facile à suivre, surtout inoffensif. Ceux qui le connaissent veulent bien l’aimer, ou du moins s’intéresser à lui ; tout ce qu’ils lui peuvent reprocher c’est d’être excessivement timide, peu parleur et triste… » Son attitude, vis-à-vis de la femme, est embarrassée, en raison même de cette timidité constitutionnelle. Écoutez parler Amaury, qui ressemble à Sainte-Beuve comme un frère : « Je n’avais aucune occasion de voir des personnes du sexe qui fussent de mon âge, ou desquelles mon âge pût être touché. J’eusse, d’ailleurs, été très sauvage à la rencontre, précisément à cause de mon naissant désir. La moindre allusion à ces sortes de matières dans le discours était pour moi un supplice et comme un trait personnel qui me déconcertait : je me troublais alors et devenais de mille couleurs (éreutophobie). J’avais fini par être d’une telle susceptibilité sur ce point, que la crainte de perdre contenance, si la conversation venait à effleurer des sujets de mœurs et d’honnête volupté, m’obsédait perpétuellement et empoisonnait à l’avance pour moi les causeries du dîner et de la veillée. » L’approche de la femme aimée, nous dit le critique précité, l’enivrait autant qu’elle paralysait son transport. On reconnaît là cette sorte d’inhibition génitale, que présenta 227 cet autre psychopathe que fut J.-J. Rousseau. Sainte-Beuve en eut l’esprit d’autant plus travaillé, qu’il était laid et se savait laid. « De dix-sept à dix-huit ans, confesse Amaury (auquel il prête certainement sa figure), cette idée fixe touchant le côté voluptueux des choses, ne me quitta plus… Je m’avisai un jour de me soupçonner atteint d’une espèce de laideur qui devait rapidement s’accroître et me défigurer. Un désespoir glacé suivit cette prétendue découverte… » Conséquence inattendue : au lieu de l’éloigner des femmes, cette constatation de sa laideur le pousse à se hâter de « cueillir la première fleur, avant qu’il ne devienne plus laid[7] ». Souvent il a éprouvé, comme par exemple à l’époque de la puberté, un malaise vague, mais agréable, « quoique honteux ». Loin de comprimer ses naissants désirs, il se plaît à les aviver, ainsi qu’en témoignent ses premières lectures : Horace, Ovide et les poètes latins de la décadence. Volupté nous l’apprend à chaque ligne, dès l’âge de dixsept ans, Amaury avait l’impatience d’être un homme, d’appliquer ses facultés passionnées, de prendre possession de lui-même et d’un des objets que toute jeunesse désire. « Il passait des jours et des nuits à convoiter les gynécées et désirait tout ce qui flatte les sens, croyant pouvoir aimer tout ce qu’il désirait[8] . » Cette ardeur trouvait peut-être son aiguillon dans un vice d’organisation locale. Cet inconvénient, d’ordre 228 physiologique, qu’il indique par des points, l’apparente encore plus directement à Jean-Jacques ; nous savons, par un témoin de sa vie, que Sainte-Beuve était atteint d’hypospadias. Étant donné l’importance qu’il attache au plus petit défaut physique, on peut être certain qu’il dut avoir la forte préoccupation de celui-là. Qu’il nous suffise de rappeler cette déclaration sortie de sa plume : « On serait stupéfait, si l’on voyait à nu combien ont d’influence sur la moralité et les premières déterminations des natures les mieux douées, quelques circonstances à peine avouables : le pois chiche ou le pied bot, une taille croquée (?), une ligne inégale, un pli de l’épiderme : on devient bon ou fat, ou libertin, ou mystique à cause de cela. » Sa crise de mysticisme, il l’avait de très bonne heure éprouvée. La première communion avait été, chez lui, l’occasion d’un accès de ferveur religieuse qui, au temps du collège, se développa au contact de son camarade Barbe, entré plus tard dans les ordres, et avec qui Sainte-Beuve entretint jusqu’à la fin d’excellentes relations. « La religion, écrivait Sainte-Beuve à son jeune ami, en 1819 – il avait à peine 15 ans – est ce qui contribue beaucoup aussi à me consoler… Je prie intérieurement le bon Dieu et, par là, je m’ouvre une ressource pour dissiper ma peine[9] . » Suivant les périodes, alternent ou se développent, côte à côte, l’amour terrestre et l’amour divin ; n’est-ce pas le même sentiment s’appliquant à des objets différents ? 229 Sainte-Beuve n’a-t-il pas toujours, du reste, conservé, à côté d’une sensibilité féminine qui lui était particulière, une onction, une attitude, qui étaient celles d’un confesseur ? Peut-être tenait-il plus des abbés galants du dix-huitième que d’un Lacordaire ou d’un Rancé ? Car il n’avait ni le tempérament oratoire de l’un, ni l’ascétisme de l’autre ; mais il aimait, nous révèle un de ses secrétaires[10] , « à vivre près des dames, et même de grandes dames, à en être écouté, choyé, caressé ». Ce besoin de tendresse, d’épanchement, se transformant parfois en extase, en « oraison exaltée », changera d’objet quand Sainte-Beuve commencera à fréquenter l’amphithéâtre : à cette époque, il versera au matérialisme grossier, et les nymphes du Palais-Royal lui feront vite oublier les chastes et idéales amours dont son imagination s’était jusqu’alors contentée. De même, sa sensibilité se transformera en susceptibilité, qui deviendra aisément de l’irritabilité. Ce qui domine, chez le Sainte-Beuve d’avant les Lundis, le Sainte-Beuve en formation, si nous pouvons ainsi parler, c’est la rêverie triste. Non loin de l’École de médecine, proche la rue de l’Ancienne-Comédie, berceau de notre première scène et où, à peine modifié, se voit le café célèbre où passèrent et devisèrent Lesage, Voltaire, Piron, et, plus tard, Gambetta, Daudet et les futures célébrités de notre troisième République, subsiste, respectée par le pic de nos modernes 230 vandales, la vétuste cour du Commerce, naguère encore « asile des librairies studieuses et des humbles réduits de médecins et d’avocats futurs ». À quelques pas de la vieille maison habitée un temps par Danton, on voyait, il y a quelques années, un hôtel garni, de médiocre apparence, qui n’a pas été, croyons-nous, démoli et n’a que changé de destination ; c’est dans une modeste chambre, au troisième étage de cet hôtel, que Sainte-Beuve écrivit son premier roman : Volupté. Afin de mieux s’isoler dans ce Paris, où tous les bruits, tous les indiscrets et les désœuvrés frappent à notre porte, il quittait chaque matin, après le déjeuner, la demeure qu’il partageait avec sa mère, rue du Montparnasse ; il gagnait presque furtivement la cour du Commerce, montait avec rapidité l’escalier de l’hôtel et, le verrou poussé, se mettait au travail. Ce petit appartement était loué au nom de M. Charles Delorme, attestant sa parenté avec ce Joseph Delorme qui venait de publier des poésies remarquées. « Entre les livres de vers romantiques, écrit M. Jules Lemaître, Joseph Delorme est une exception, en ceci qu’il est d’une tristesse réelle et profonde. Ni les Méditations et les Harmonies ne sont tristes ; ni les Feuilles d’automne et les recueils suivants ; tout au plus sont-ils mélancoliques, comme René…, mais Joseph Delorme est vraiment triste. » Quand on sait, d’une part, que Sainte-Beuve s’est peint sous les traits de Joseph Delorme ; que, d’autre part, il écrivait, presque à la date de la publication de son livre : « Je me souviens bien que j’avais alors de terribles accès de 231 mélancolie et de dégoût de tout » ; et, plus tard : « J’ai souvent et même toujours un grand vide, de grandes défaillances d’âme, des ennuis, des désirs », nous aurons assez dit l’intérêt qu’il y a à ne point négliger cette source précieuse d’information, ce document psychologique sur « l’état d’âme » de notre héros. Qu’il ait subi la « contagion du siècle », qu’il ait eu le mal de Werther et de René, nul ne songe à y contredire : Joseph Delorme est le frère spirituel de Childe-Harold, d’Adolphe, de Raphaël. Dans la Vie, qui sert de préface à l’ouvrage, se relèvent des phrases telles que celles-ci : Ce qu’il souffrit pendant deux ou trois années d’épreuves continuelles et de luttes journalières avec lui-même… quel tressaillement douloureux il ressentait… et ses nuits sans sommeil, et ses veilles sans travail… sur ce boulevard, pendant des heures entières, il cheminait à pas lents, voûté comme un aïeul, perdu en de vagues souvenirs, s’affaissant de plus en plus dans le sentiment indéfinissable de son existence manquée… L’idée de suicide, à plusieurs reprises, le hanta, et, loin de la rejeter, il paraît l’avoir accueillie avec satisfaction. Il fut de ceux qui ont le dégoût de la vie et qui éprouvent le besoin de la chanter. Les vers qui suivent reflètent vraiment une souffrance intime, non une grimace de douleur : Printemps, que me veux-tu ? Pourquoi ce doux sourire, 232 La maladie de Joseph Delorme n’est pas celle d’Antony ; elle se rapprocherait plutôt – et le rapprochement a été indiqué[11] – de celle de saint Augustin, « ce grand blessé…, ce rêveur…, cet insatiable et ce martyr (martyr de lui-même)… ». Les deux cas de pathologie morale, si ces mots ne souffrent pas d’être accouplés, sont, en effet, à peu près identiques et Sainte-Beuve n’eût sans doute pas désapprouvé la comparaison, lui qui avait choisi pour épigraphe à son livre ce mot des Confessions : Et requiescebam in amaritudine. Si les poésies de Joseph Delorme nous touchent, nous émeuvent, c’est que nous sentons qu’un cœur saigne au travers des pages, qu’une âme aimante et repliée sur elle-même y transparaît. On a pu railler chez Sainte-Beuve ce qu’on a nommé sa muse poitrinaire : Ces fleurs dans tes cheveux et ces boutons naissants ? Pourquoi dans les bosquets cette voix qui soupire, Et du soleil d’avril ces rayons caressants ? Printemps si beau, ta vue attriste ma jeunesse : De biens évanouis tu parles à mon cœur ; Et d’un bonheur prochain ta riante promesse M’apporte un long regret de mon premier bonheur. Elle chante parfois ; une toux déchirante La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri, 233 Évidemment, le carabin s’y retrouve, mais ce n’est qu’un accident. Ce qui domine dans Joseph Delorme c’est le fond morose et sombre ; et sa tristesse, ses rêves mélancoliques, revêtent le plus souvent une forme aussi éloignée que possible du réalisme cru des vers précédents. Peut-on exprimer plus discrètement son désespoir que dans ce sonnet : Il existe de Sainte-Beuve un portrait, par Lamartine qui le connut à cette époque, et qui en campe la silhouette d’une touche magistrale : « C’était en 1829, j’aimais alors beaucoup, écrit le poète des Harmonies, un jeune homme pâle, blond, frêle, sensible jusqu’à la maladie, poète jusqu’aux larmes, ayant une grande analogie avec Novalis en Allemagne, avec les poètes intimes qu’on nomme les Lakistes en Angleterre : il s’appelait M. Sainte-Beuve. Il vivait à Paris avec une mère Et lance les graviers de son poumon meurtri. Quand l’avenir, pour moi, n’a pas une espérance, Quand pour moi le passé n’a pas un souvenir, Où puisse, dans son vol, qu’elle a peine à finir, Un instant se poser mon âme en défaillance, Pourquoi ne pas mourir ? De ce monde trompeur Pourquoi ne pas sortir, sans colère et sans peur, Comme on laisse un ami qui tient mal sa promesse[12] ? 234 âgée, sereine, absorbée en lui, dans une petite maison sur un jardin retiré, dans le quartier du Luxembourg. Il venait souvent chez moi, j’allais chez lui avec bonheur aussi. » Sainte-Beuve était déjà connu, presque célèbre, son Tableau de la poésie française au XVIe siècle, où il s’affirmait le champion du romantisme, qu’il n’hésitait pas à faire remonter à Ronsard et à la Pléiade, l’avait mis tout à fait en relief. Les Poésies de Joseph Delorme allaient faire de lui, l’expression est de J. Claretie, comme un Wordsworth romantique ; d’autres, comme Guizot, le dénommaient un « Werther jacobin et carabin ». Cette œuvre de prime jeunesse doit d’autant plus nous arrêter, que la biographie de Joseph Delorme, nous y insistons, est sa propre biographie, « à peine déguisée par quelques transpositions de lieu et de date, par quelques modifications insignifiantes dans les faits, à part la phtisie et la mort prématurée auxquelles il a condamné son prêtenom[13] ». Un critique du temps en faisait la remarque dès l’apparition de l’ouvrage : « Il ne se peut rien voir de plus vrai, de plus intime, de plus individuel que le fond de ces poésies[14] . » Toutes ses émotions, ses enthousiasmes juvéniles, les désirs, les rêves, les passions refoulées, l’orgueil intérieur et le découragement amer se retrouvent dans ce livre, et Sainte-Beuve le reconnaissait lui-même[15] , quand, plus tard, parlant du personnage créé par lui, il s’exprimait en ces termes : 235 « Il se plongea dans la solitude du cœur, et, persuadé qu’il n’y avait rien à faire au dehors, il s’abîma en luimême : de là, une maladie incurable et singulière, qu’il a pris soin d’observer avec une attention presque cruelle, et qu’avant de mourir, il nous a racontée en vers et en prose, jusque dans ses détails les plus secrets. « Cela scandalisa fort les salons et parut misérable et ignoble. On objecta Werther, René, Byron, Adolphe, toutes les grandes douleurs philosophiques et aristocrates… Mais ce pauvre diable de Joseph Delorme n’avait pas le choix des douleurs ; ces nobles doléances ne lui allaient guère. Il s’acharnait à ses maux et se les racontait à lui-même sans pudeur ; parfois, à force de sincérité, il allait à l’incroyable et analysait avec une sorte de frénésie ses plus étranges hallucinations. » C’est, en effet, le reproche qu’on a fait à Sainte-Beuve, qu’à force de s’analyser, de creuser, il en est arrivé à la bizarrerie, à la singularité. Tant de raffinement laisserait croire que l’artiste se plaît à « faire l’anatomie de son cœur ; trop souvent, l’auteur cache l’homme[16] ». L’homme, cependant, reparaît toujours, « gauche, timide, gueux et fier[17] ». Ne s’est-il pas qualifié lui-même le « René des faubourgs » ? Joseph Delorme fut de ceux « que les protections d’alors n’apprivoisèrent pas et qui aimèrent mieux se ronger que s’attiédir ». Quand il écrivit la fameuse pièce des Rayons jaunes, dont on s’est tant moqué, et où il était pourtant précurseur, à son insu, il avait, dit-il, la jaunisse ce jour-là, et il la donna à sa poésie. 236 Diderot a écrit quelque part : « Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune : le souci est jaune, la bile est jaune, la lumière est jaune, la paille est jaune ; à combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ? Ce fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main et il crie qu’il a saisi un rayon de soleil !… » Joseph Delorme a fait comme ce fou. Il s’est consumé ainsi « sans foi, sans croyance, sans action ». Dans les Consolations, s’il se trouve plus de hauteur philosophique et une vague religiosité, si l’on découvre une aspiration « à plus de sublimité dans les conclusions », il s’y voit aussi cette mélancolie, cette désespérance, ce desséchant ennui, que l’auteur trahira, beaucoup plus tard encore (en 1839) dans ces phrases désenchantées : « Je suis arrivé dans la vie à l’indifférence complète. Que m’importe, pourvu que je fasse quelque chose le matin, que je sois quelque part le soir ! » S’appliquant ses propres procédés d’analyse, SainteBeuve s’épouvante à voir fuir Sa jeunesse déjà dévorée à moitié. Il se désole de n’avoir pu connaître … L’amour, l’amour vrai sans mensonge 237 Ses purs ravissements en un cœur ingénu. Sans doute connut-il Camille, Douce blonde au front pur, paisible jeune fille ; Nathalie, « au parler sérieux », Qui remplaça Camille, et plus d’une autre encore. Qui sait ? Sa Béatrix n’était pas loin peut-être ; mais son cœur « aura fui trop tôt pour la connaître ». C’est qu’il était déjà l’être faible, inconstant, qui veut et qui ne peut. Bien que les Consolations soient, au dire de Sainte-Beuve, les poèmes de la convalescence[18] , sa santé morale est loin d’être aussi bonne qu’il le prétend. Les symptômes ne sont qu’assoupis, la moindre circonstance les réveillera. Le « sentiment amèrement vrai du néant des choses » le reprendra, et si Chateaubriand eut une journée d’accablement et de silence farouche, quand sonna son quarantième anniversaire, Sainte-Beuve a eu quarante ans de cette façon-là depuis sa vingt-cinquième année et peutêtre bien avant[19] . À « Madame V. H. », se plaignant de sa tristesse malgré son bonheur, malgré la gloire de son mari, en dépit de la grâce de ses enfants, il expliquait pourquoi il en était ainsi : 238 Cette disposition, ce désenchantement, nous le retrouvons dans Volupté, où il décrit et où il pleure la mort de son adolescence, où il montre ce qu’il y a de « décrépitude » dans la jeunesse. Bien que sous une forme voilée, c’est encore une autobiographie que ce roman où, sous les traits d’Amaury, on retrouve Sainte-Beuve. Nous avons, d’ailleurs, l’aveu formel de l’intéressé : « le roman de Volupté, qui n’est pas précisément un roman, et où j’ai mis le plus que j’ai pu de mon observation et même de mon expérience… » C’est une véritable autopsie de luiC’est que, même au-delà des bonheurs qu’on envie, Il reste à désirer dans la plus belle vie ; C’est qu’ailleurs et plus loin notre but est marqué ; Qu’à le chercher plus bas on l’a toujours manqué ; C’est qu’ombrage, verdure et fleurs, tout cela tombe ! Renaît, meurt pour renaître enfin sur une tombe ; C’est qu’après bien des jours, bien des ans révolus, Le ciel restera bleu, quand nous ne serons plus, Que ces enfants, objets de si chères tendresses, En vivant, oublieront vos pleurs et vos caresses ; Que toute joie est sombre à qui veut la sonder, Et qu’aux plus clairs endroits, et pour trop regarder Le lac d’argent, paisible, au cours insaisissable, On découvre sous l’eau de la boue et du sable. 239 même à laquelle il s’est livré, c’est son âme disséquée dans ses plus intimes replis ; la satisfaction de son besoin « de juger les autres…, de fouiller, sans en avoir l’air comme ces médecins avides, à travers les poitrines, pour saisir les formes des cœurs et la jonction des vaisseaux cachés[20] ». C’est donc bien une confession, comme une sorte d’examen de conscience, et aussi un retour à la foi. Chercher à se perfectionner moralement, c’est commencer à se guérir et à guérir les autres par son propre exemple. Mais qu’est-ce qui retarde la guérison ? La volupté, toujours la volupté ! « Son intelligence était convaincue, ou du moins elle n’élevait pas d’objections ; mais c’étaient ses mœurs et sa pratique qui l’écartaient et le rejetaient malgré ses partiels efforts. » Cette défaite journalière de sa volonté « énervait son intelligence, affaiblissait et détrempait son esprit…, le disposait à un scepticisme universel ». C’est alors qu’il saisit le mal corps à corps et qu’il porta résolument le fer dans l’abcès ; il se souvint qu’il avait été chirurgien : mais le bistouri ne débride pas les plaies morales ; le vouloir seul, si toute énergie n’est pas anéantie, est le remède efficace. Le travail, le labeur patient et continu le sauvèrent du désespoir, de la mort peut-être. Cette psychothérapie n’est pas à la portée de tous ; cette incessante curiosité d’esprit, cette introspection subtile n’est le lot que de quelques privilégiés : mais ne reste-t-il pas d’autres ressources aux 240 désespérés ? Là encore, Sainte-Beuve nous fournit la réponse. À un jeune découragé, qui parlait de se suicider, – ce n’était, du reste, qu’une méchante mystification, – SainteBeuve adressait ces lignes : « À votre âge, Monsieur, j’ai connu ces souffrances poignantes que causent l’isolement, des travaux contraires à nos goûts et tout un ensemble de circonstances qui semblent conjurées par la destinée. » Il faut attendre la guérison du temps, de la religion ou, à défaut de celle-ci, d’une amitié choisie. « Le suicide dont vous me parlez est une chose qui ne se discute pas. Je dirai seulement à ceux qui ont une telle idée et qui en parlent : « Transportez-vous en idée à une année, à pareil jour, et demandez-vous si, à cette courte distance, vous serez encore en disposition de vouloir mourir. » Vous avez vingt ans, me dites-vous, eh bien ! gagnez du temps et remettez vos tristes projets jusqu’à ce que vous ayez atteint vingt et un ans. Il ne faut pas essayer de lutter de vive force avec le désespoir, mais se contenter de l’ajourner, de le remettre comme un créancier trop importun : il y a toute chance qu’il ne fera pas comme le créancier et qu’il ne reviendra pas. Vous voyez, Monsieur, que je prends à la lettre la permission que je vous ai donnée et que j’accepte presque le rôle de médecin moral qui se mêle de prescrire des remèdes ou d’indiquer du moins des palliatifs. Croyez que j’apprendrai toujours avec plaisir que vous êtes mieux et qu’une personne d’autant de sensibilité et si digne 241 d’intérêt par elle-même a repris goût à la vie et courage à l’entrée de la carrière[21] . » Il est d’observation courante que le médecin n’est pas toujours en parfait équilibre de santé et, souvent, est plus malade que ceux qu’il traite. Sainte-Beuve, bien que guéri en apparence, a longtemps conservé « un grand vide, de grandes défaillances d’âme, des ennuis, des désirs[22] ». Sa puissance d’analyse n’a fait qu’augmenter son inquiétude, ses doutes, ses hésitations à prendre parti. Parfois, son labeur de bénédictin était coupé de rêveries, qui paralysaient sa faculté d’agir : état psychique parfaitement en accord avec ce que nous savons de la constitution de son organisme. Nous rentrons ici de plain-pied dans le domaine, aux contours si imprécis, de l’arthritisme, ou plutôt du neuroarthritisme. Les neuro-arthritiques sont enclins à analyser leurs sensations internes ; ils ont aussi une tendance accusée à l’inquiétude, aux préoccupations hypocondriaques[23] . Or, Sainte-Beuve, nous le savons par l’histoire de ses antécédents et par celle de sa vie, fut un type d’arthritique : il eut des douleurs rhumatismales, des accès de goutte, il présenta une calvitie et une obésité précoces ; à la fin de sa vie, il eut des calculs vésicaux : n’est-ce pas le tableau symptomatique de la diathèse à laquelle les intellectuels paient un si large tribut ? 242 Dans ses Souvenirs du dernier secrétaire de SainteBeuve, M. Jules Troubat rapporte qu’au cours d’une conversation qu’il eut un jour avec son maître, celui-ci lui dit : « J’ai eu pour secrétaire mon ami Levallois, qui était spiritualiste et qui me contrecarrait souvent… Un jour, Feydeau était là, dans ce fauteuil, avec sa nature robuste, tout le contraire de celle de Levallois, délicate et fluette. J’ai vu le contraste entre les deux systèmes et que notre tempérament influe beaucoup sur notre philosophie. » Nous n’avons fait qu’appliquer à Sainte-Beuve sa méthode, en recherchant les relations qui unissent son tempérament à son œuvre. Chez lui, se constate tout ce qui caractérise la psychologie des neuro-arthritiques : un instinct sexuel développé ; la tristesse, l’inquiétude, le doute ; et surtout, cette propension à l’analyse de soi et des autres, qui a fait dire de lui qu’il n’était pas seulement le plus pénétrant des critiques, mais le Critique en personne. Ce fut sa faculté maîtresse, chèrement payée, mais qui lui vaut d’avoir marqué sa place, une des premières, dans l’Histoire des Lettres françaises. Notes : 1. ↑ Correspondance, I (Lettre à Sellèque), 6. 2. ↑ Pensées d’août (Poésies, II, 25). 243 3. ↑ J. TROUBAT, Essais critiques. 4. ↑ G. MICHAUT, Sainte-Beuve avant les « Lundis ». Paris et Fribourg, 1903. 5. ↑ Lundis, II, 444. 6. ↑ MORAND, les Jeunes Années de Sainte-Beuve. 7. ↑ JULES LEMAÎTRE, les Péchés de Sainte-Beuve (Revue hebdomadaire, 28 janvier 1911). 8. ↑ F. VOIZARD, Sainte-Beuve, l’homme et l’œuvre ; étude médicopsychologique. Thèse de Lyon, décembre 1911. 9. ↑ SAINTE-BEUVE, Nouvelle correspondance, t. III. 10. ↑ JULES LEVALLOIS, Sainte-Beuve. Paris, 1872. 11. ↑ J. CLARETIE, notice sur Sainte-Beuve. 12. ↑ Poésies de J. Delorme, I, 35. 13. ↑ G. MICHAUT, op. cit., 171. 14. ↑ Journal le Globe (26 mai 1829 : article de Maguin). 15. ↑ Premiers Lundis, t. I. 16. ↑ Sainte-Beuve poète, par PIERRE ROBERT (Revue bleue, 15 avril 1899). 17. ↑ Premiers Lundis, loc. cit., 409. 18. ↑ Préface de l’ouvrage. 19. ↑ É. FAGUET, op. cit., 69. 20. ↑ Volupté, 319. 21. ↑ Lettre en grande partie inédite, datée du 11 octobre 1853. 22. ↑ Correspondance, t. I. 23. ↑ GILBERT-BALLET, Traité de pathologie mentale. 244 LES FRÈRES DE GONCOURT Deux existences fusionnées en une, « deux frères jumeaux à huit ans de distance », les baptisa un jour SainteBeuve. Deux vies consacrées à l’amour exclusif des lettres, – « leur amour des lettres tint de la frénésie », déclare le marquis de Ségur, – voilà bien un « cas » assez particulier, dont l’histoire littéraire ne nous offre que de rares exemples. Particulier, non pas tant au point de vue de la collaboration : peut-être retrouverait-on, en les cherchant, des exemples de collaboration, fraternelle ou conjugale, aussi intime. La méthode de travail des Goncourt n’a pas été sensiblement différente de celle que quelques auteurs ont mise, avant eux, en pratique, et, s’ils nous donnent l’illusion qu’un cerveau unique ait présidé à l’inspiration, et qu’avec le temps, leurs affinités aient été telles qu’ils en soient venus « à penser et à sentir à deux, avec une simultanéité, une harmonie si absolues, que les formules, les expressions leur venaient identiques et à la même minute », le phénomène ne franchit pas les limites de l’ordinaire. La singularité, c’est qu’avec des différences, physiques et morales, assez sensibles, ils aient pu se fondre à ce point. 245 Alors qu’Edmond de Goncourt était de stature élevée, les épaules larges, la moustache épaisse, Jules nous apparaît comme un blondin frêle, d’une taille atteignant à peine la moyenne ; le moins âgé des deux frères s’abandonne à la flânerie et ne travaille qu’à ses heures, tandis que l’aîné, plus laborieux, plus réfléchi, de volonté plus ferme, est là pour corriger les écarts d’une verve gouailleuse et primesautière. Malgré cette différence si accentuée de traits et de tempéraments, ces deux êtres, qui avaient l’un pour l’autre une si profonde affection, « ne s’aimaient pas seulement, ils tenaient l’un à l’autre par des liens mystérieux, des attaches psychiques, des atomes crochus de natures jumelles. Leurs premiers mouvements instinctifs étaient identiquement les mêmes ; ils ressentaient des sympathies ou des antipathies pareillement soudaines ; leurs idées naissaient communes[1] ». Cette fraternité dans la production allait si loin que leurs écritures se ressemblaient. Une aussi touchante absorption de deux êtres, un mariage aussi intime de deux intelligences valait, croyons-nous, d’être signalé. Mais ce n’est point par là qu’ils retiennent notre attention, s’imposent à notre examen. Comme l’a bien vu le gentilhomme lettré dont nous citions tout à l’heure le nom, il y a, dans toute leur œuvre, quelque chose d’inquiet, de morbide. Ils resteront comme les types représentatifs d’une époque où l’on cultivait la névrose, comme une maladie distinguée. 246 On les a appelés les « Chopin de la littérature ». Rien de plus vrai, « si l’on veut dire par là qu’ils ont, non les premiers, mais plus que personne avant eux, introduit dans leurs livres la sensibilité nerveuse et promené l’archet sur nos fibres, jusqu’à les faire crier[2] ». Avant de passer à l’œuvre, voyons d’abord l’écrivain. Anatole France a dit, à propos des Goncourt, un bien joli mot ; il a eu, pour les caractériser, un rare bonheur d’expression : ils prirent la plume et le papier « comme on prend le voile et le scapulaire ». Ils ont exercé, en effet, leur métier d’hommes de lettres comme un sacerdoce ; on n’a pas exagéré en disant qu’ils ont été des « martyrs du document », des « forçats du réalisme » ; ils ont écrit presque constamment dans la fièvre, bien qu’ils aient déclaré quelque part les émotions contraires à la gestation des livres. Sans doute ironisent-ils, quand ils proclament que ceux qui imaginent ne doivent pas vivre ; qu’on ne conçoit que dans le repos et comme dans le sommeil de l’activité morale ; qu’il faut des jours réguliers, calmes, apaisés, un « état bourgeois » de tout l’être, pour mettre au jour du grand, du tourmenté, du dramatique. Par une ironie supérieure, ne leur serait-elle pas applicable cette phrase, extraite de leur Journal[3] : « Les gens qui se dépensent trop dans les passions ou dans le tressautement d’une existence nerveuse, ne feront pas d’œuvres et auront épuisé leur vie à vivre » ? 247 Mais nous n’avons pas à les juger à ce point de vue ; leur névropathie surtout, d’une origine, d’une essence si spéciales, nous ont penché sur ces artistes exacerbés, qui ont été, à un moindre degré toutefois qu’Henri Heine, des « crucifiés physiques ». La littérature, l’observation, et ici nous enregistrons leur propre confession[4] , « au lieu d’émousser en eux la sensibilité, l’a étendue, raffermie, mise à nu. Cette espèce de travail incessant qu’on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son cœur, cette autopsie, perpétuelle et journalière, de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir. On devient, à force de s’étudier, au lieu de s’endurcir, une sorte d’écorché, moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense, sans enveloppe, tout saignant ». N’ayez donc pas un système nerveux d’une trop grande finesse, si vous voulez vous adonner au métier des lettres. Au prix de quelles tortures, de quels coups d’épingle incessants vous achèterez une notoriété souvent fugace ! Quelle vie, que cette vie littéraire, où les émotions se précipitent en vous ! Montagnes d’espérances qui s’élèvent et s’écroulent ; successions d’illusions et de dégringolades ; heures de platitude, où l’on attend sans espérer ; minutes d’angoisse, où l’on interroge la fortune de son livre aux étalages, où je ne sais quoi de poignant vous mord à la vitrine d’un libraire où vous n’êtes pas exposé ; enfin, tout 248 le travail haletant de votre pensée nerveusement partagée entre l’espérance et la désespérance : tout cela vous bat, vous roule, vous retourne, comme des vagues un naufragé[5] . Cherchez-vous à réaliser une forme d’art nouvelle, acquérir une « écriture » originale, personnelle, peindre ressemblant, sans tomber dans le vulgaire, le trivial, vous tenir à distance égale de la mièvrerie et de la brutalité du style, écrivez, selon la formule Goncourt, avec vos nerfs, autant et plus qu’avec votre cerveau. « MM. de Goncourt, dit finement Sainte-Beuve[6] , ont commencé le dîner par le dessert ; je ne conseillerais à personne un tel régime ; ce n’est pas précisément le moyen de se faire, en général, un tempérament solide. » Et M. Paul Bourget, de son côté, les compare à des Tziganes qui jouent, douloureusement et passionnément, de leurs instruments. Comment s’étonner qu’en observant la vie dans ce qu’elle a de plus fébrile, de plus trépidant, ces êtres, sentants plus que pensants, voués par leur nervosité à une délicatesse suraiguë de perceptions, se soient attachés, de préférence, à peindre les maladies qu’ils pouvaient sur euxmêmes si bien observer, aient eu leur attention sollicitée vers les troubles du système nerveux ; depuis la lésion légère qui ne se traduit que par la prompte irascibilité, jusqu’à la manifestation plus accusée, comme la neurasthénie qui détraque les cervelles ; l’hystérie qui cause 249 les désordres de la chair ; l’extatisme qui produit la folie religieuse ? Mais n’anticipons pas et poursuivons l’analyse, la dissection de « l’espèce » psycho-pathologique dont nous cherchons la place dans la classification naturelle des esprits. Les Goncourt, et c’est par là que ces « frères siamois de l’écriture artiste », comme les a désignés Jules Lemaître, commandent malgré tout l’estime à défaut de l’admiration, ont réalisé le type accompli de l’homme de lettres. Ils n’ont pensé, senti, vécu que pour écrire ; et la vie qu’ils ont menée a été une vie particulière, spéciale, faite de rigoureuses observances, de dures privations, de pénibles pratiques, « comme ces personnes pieuses qui, mêlées à la foule et habillées comme elle, observent les règles monastiques de la congrégation à laquelle elles sont secrètement affiliées[7] ». Cet ascétisme littéraire porte avec lui ses inconvénients ; l’œuvre conçue dans de telles conditions ne respire pas la belle santé de celle qui a été créée dans le plein air et dont les affres douloureuses n’ont pas accompagné l’enfantement. Pour les Goncourt, concevoir, créer, il y a, dans ces deux mots, un monde d’efforts et d’angoisses. « De ce rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première idée d’un livre, faire sortir le punctum saliens, tirer un à un de sa tête les incidents d’une fabulation, les 250 lignes des caractères, l’intrigue, le dénouement ; la vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de vos entrailles et qui fait un roman. Quel travail ! C’est comme une feuille de papier blanc qu’on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée, griffonnerait de l’écriture vague et illisible. Et les lassitudes mornes, et les désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir impuissant dans son ambition de création. On tourne, on retourne sa cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on se passe la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination… On se dit qu’on ne peut rien faire, qu’on ne fera plus rien. Il semble qu’on soit vidé. L’idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et méchante fée dans son nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la piste ; on recherche l’insomnie, pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit ; on tend, à les rompre, sur une concentration unique, toutes les cordes de son cerveau. Quelque chose vous apparaît un moment, puis s’enfuit, et vous retombez plus las que d’un assaut qui vous a brisé… Oh ! tâtonner ainsi, dans la nuit de l’imagination, l’âme d’un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n’en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu’on a mis au monde, dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair ; être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l’homme de pensée et d’imagination[8] . » 251 L’auto-analyse poussée à ce point, c’est presque de la vivisection. Les inventeurs du « document humain » ont commencé par fouiller leur propre chair, avant de promener leur scalpel sur celle de leurs contemporains. « Là, devant la feuille blanche, quand on arrive avec son idée, indécise, vague, flottante, et qu’il faut couvrir cette feuille de papier de pattes de mouches noires, donnant une solidification exacte, logique, rigoureuse, au brouillard de votre cervelle, les premières sont vraiment dures, sont vraiment douloureuses[9]… » Comme disait Murger, il y a des jours où on ne se sent pas en train ; mais, tandis que les uns interrompent la page commencée, d’autres essaient de fouetter l’inspiration rétive. Et alors c’est l’angoisse suppliciante de la gésine. « … Chaque jour où je m’assieds à ma table de travail et où je me dis : « Allons, il faut encore m’arracher un chapitre de la cervelle », j’ai les sentiments douloureux qu’aurait un homme à qui on viendrait tous les jours demander un peu de son sang, pour une transfusion[10] . » Ce qu’il y a de particulièrement intéressant, chez les Goncourt, c’est que leur introspection douloureuse, la mise à nu de leurs plus secrètes fibres, ils en ont, par une sorte de transposition, fait de la « matière à copie » ; leur sensibilité s’est muée en écriture, si l’on peut ainsi dire. De l’aveu même de l’aîné des frères, les peintures de la maladie, ils les ont tirées d’eux-mêmes, et ce n’est qu’à force de se détailler, de s’étudier, de s’anatomiser, qu’ils 252 sont arrivés à « une sensibilité supra-aiguë que blessaient les infiniment petits de la vie[11] ». Ils observaient et notaient jusqu’à leurs rêves, et cette notation, poussée jusqu’à la minutie, de leurs moindres sensations est précisément une des notables caractéristiques de leur originalité littéraire. On les a, et c’est de bonne justice, enrôlés dans la glorieuse phalange des cliniciens ès lettres[12] . Mais si, pour les professionnels, la recherche du vrai est le but, le but unique de la science, pour les littérateurs, elle n’est qu’un moyen artistique. Si le clinicien accumule la quantité maxima de symptômes, pouvant concourir, par leur ensemble, à l’établissement du diagnostic, le romancier documentaire faisant un choix, une sélection, ne retient que les traits pittoresques, ou ceux qui peuvent produire une émotion, une sensation d’art. Si, par surcroît, l’« observation » se trouve établie conformément à nos méthodes scientifiques, c’est, ou que l’auteur s’est renseigné auprès de médecins, ou que s’est, inconsciemment, révélé chez lui un sens clinique insoupçonné. Ce sens clinique, les Goncourt l’ont, en maintes circonstances, exercé. D’abord, sur eux-mêmes : l’attrait de la plupart de leurs livres tient, en grande partie, à ce qu’ils semblent pétris de leur chair ; ce sont véritablement des œuvres de blessés. « Pour écrire de la sorte, dit quelqu’un qui les connaît bien[13] , il faut avoir non seulement vu et senti mais souffert du choc maladif des sensations. Aussi, 253 ces artistes vibrants, palpitants et endoloris à l’état chronique, sortes d’écorchés qui traversent la vie en se cognant à tous ses angles, sont-ils les premiers à pâtir de la réalité qu’ils décrivent. « Ils ont développé en eux une capacité douloureuse de sentir… La maladie causée par le développement de la sensibilité, les deux frères l’ont étudiée sur eux-mêmes, dans un dédoublement continuel, avec une précision et une impersonnalité de physiologistes… Ils ont donc été des subjectifs à la façon allemande. Ils ont débrouillé douloureusement le peloton de leurs nerfs, mis à vif leurs fibres les plus ténues, amplifié leurs sensations. On croit assister parfois, en lisant leurs livres, à une expérience de vivisection, dans laquelle ils sont en même temps les tourmenteurs et les suppliciés. » La maladie n’est-elle pas pour un peu dans la valeur de notre œuvre ? ont écrit quelque part les Goncourt ; ailleurs, l’un des deux frères répond à ce point d’interrogation par une assertion formelle : « La fièvre de mes crises de foie est inspiratrice ; elle me fait trouver cette nuit, pour le dernier tableau de La Faustin, le mâchonnement de la renoncule scélérate, qui peut faire accepter à la rigueur l’agonie sardonique. » Il n’est pas douteux que la douleur, quand elle n’est pas tout à fait déprimante, peut, dans certaines circonstances, affiner le cerveau. Les Goncourt l’ont noté pour Adolphe Belot, absolument dénué de littérature quand il écrivait et qui, dans la souffrance, avait « des sensations distinguées, assaisonnées 254 de remarques et de réflexions presque littéraires[14] ». Daudet est un « cerveau supérieur depuis qu’il est malade », observe Edmond de Goncourt ; et la même remarque pourrait s’appliquer à Henri Heine, à Xavier Aubryet, et d’autres encore. Mais revenons à l’objet de notre étude, dont nous ne nous sommes pas, du reste, beaucoup écarté, car, chez les Goncourt, la maladie, la névropathie ou neurasthénie, comme on voudra l’appeler, a été, aussi, foncièrement créatrice. Il n’y a qu’à ouïr leur confession, à lire, dans leur Journal, comment ils s’y sont pris pour documenter leurs ouvrages. Par exemple, ont-ils à écrire Sœur Philomène, ils tiendront à voir de près la vie d’hôpital, à suivre les cliniques, à visiter les amphithéâtres, et c’est sous l’obsession du spectacle qui s’offre à leurs yeux, sous l’impression qu’ils en rapportent, qu’ils écrivent ces pages qu’on peut dire, celles-là, vécues et douloureusement senties. Après une nuit d’insomnie presque complète, levés à six heures et demie du matin, par un froid humide, voilà les deux frères s’acheminant, côte à côte, vers l’asile de la souffrance. Ils ne se disent rien l’un à l’autre, mais ils ont, sans se l’avouer, « une certaine peur, une certaine appréhension dans les nerfs ». Ils pénètrent dans la salle des femmes. Ils aperçoivent, sur une longue et large table, les paquets de charpie, les pelotes de bandes, une montagne d’éponges ; il se fait alors, en eux, un petit trouble qui leur met le cœur mal à l’aise. 255 En vain se raidissent-ils, ils sentent les jambes qui se dérobent, comme en état d’ivresse, « avec un sentiment de la rotule dans les genoux, et du froid dans la moelle et les tibias ». Rentrés chez eux, ils s’aperçoivent que leur système nerveux, « secoué et émotionné de tous les côtés » à leur insu, a reçu le contrecoup de tout ce qu’ils ont vu. Le soir, ils ont les nerfs si malades, « qu’un bruit, qu’une fourchette qui tombe » leur donne un « tressaillement par tout le corps et une impatience presque colère ». L’odeur d’hôpital les poursuit ; sans cesse ils se lavent les mains. La fade infection des salles, ils l’ont emportée avec eux ; leur esprit saigne encore des plaies que le chirurgien a étalées devant eux, et ce spectacle dont ils ont rempli leurs yeux, ils en ont gardé une vision aussi frappante de netteté, que celle de l’image sur l’objectif. Nous n’avons pas à redire la genèse de cet autre roman des Goncourt, Germinie Lacerteux, celui-là aussi sorti de leurs entrailles. Revivre ce roman les mettait dans « un état de nervosité et de tristesse », dont ils ne pouvaient se défendre. Ils se lamentaient d’être trahis par leurs nerfs, « par une faiblesse maladive, une lâcheté du creux de l’estomac, une chifferie du corps ». Plus tard, quand le survivant fera représenter la pièce qu’il a tirée du roman, cette Germinie Lacerteux le mettra encore tout à l’envers, lui donnera une fièvre, un malaise qu’il essaiera en vain de surmonter ; jusqu’à avoir des larmes au bord des paupières, en en corrigeant les épreuves ! 256 Comment s’étonner, après cela, de retrouver, dans les livres de ces raffinés de la névrose, des détraqués, des névropathes ou des hallucinés ? Il semble qu’ils aient cherché, dans l’étalage des maux d’autrui, l’oubli momentané et le soulagement de leurs propres souffrances. Qu’ils décrivent les accès de goutte de Jules Janin, le catarrhe de Gavarni, le spasme vésical de Sainte-Beuve ; qu’ils nous montrent Flaubert l’écume à la bouche, en pleine crise de mal caduc ; Daudet, vomissant le sang à flots ; Th. Gautier, se mourant d’une affection du cœur, on retrouve dans tous ces croquis médicaux, dans ces bulletins de santé, un don d’observation suraiguisé par la maladie. Ce n’est pas de la peinture à larges touches, mais une succession de tableautins, de récits morcelés en chapitres courts, qui se ressentent du tourment, de l’angoisse continue de leurs auteurs. On a pu justement reprocher aux Goncourt leur défaut de méthode, l’absence d’idées générales ; ils sont, en effet, des nosographes, plutôt que des pathologistes. Ils sont arrivés à nous donner la symptomatologie exacte d’une cardiopathie aortique, dans Renée Mauperin ; à décrire, avec la rigueur d’un professionnel, les étapes d’une vésanie chez un homme de lettres, dans Charles Demailly[15] ; l’impulsion homicide dans La Fille Élisa ; la névrose, dans Chérie et dans La Faustin ; la folie mystique, dans Mme Gervaisais. Bien qu’ils ne se targuent pas de philosophie, ils ont – c’est un philosophe qui le reconnaît[16] – écrit un des meilleurs essais de psychologie qui se puissent lire : La 257 Femme au dix-huitième siècle. « L’anatomie, la physiologie, la pathologie du cœur et de l’esprit de la femme du dernier siècle y sont fouillées avec une âpre curiosité, décrites longuement, avec un soin méticuleux, une patience de micrographe qui vient, revient dix fois à la même préparation anatomique, la considère sous tous les aspects, note les circonstances les plus fugitives, tient compte de l’heure, du jour, de la nature, de la lumière, des moindres oscillations de pression et de température… » C’est, on peut le dire, en raison de leur organisation nerveuse, de l’acuité à un degré rarement atteint par leurs devanciers et leurs successeurs, que ces passionnés d’art et de vérité ont mérité le titre de « médecins de lettres » que leur ont valu « la physiologie contenue en leurs analyses, leur connaissance aiguë des maladies sociales, leur sûreté d’expérimentateurs ». Ils se sont intéressés surtout aux malades, parce qu’ils l’étaient eux-mêmes ; ils ont « recherché les êtres les plus atteints, les individus où le conflit entre la volonté et le pouvoir d’agir éclatait avec le plus de violence ; ils se sont assis à des chevets, ils sont entrés dans des intimités, ils ont pris des mains brûlantes dans leurs mains, palpé des fronts, passé leurs doigts dans des chevelures moites, ausculté des poitrines, écouté battre des cœurs ». On a pu leur reprocher de n’avoir pas d’imagination, d’être incapables de rien peindre qu’ils n’aient vu, de ne rien écrire qu’ils n’aient éprouvé : mais ce qu’on ne saurait leur dénier, c’est d’avoir excellé dans la peinture sur le vif, 258 de s’être efforcés de donner une note d’art nouvelle, au prix de souffrances réelles, d’autant plus réelles que l’un des deux frères est allé jusqu’à en mourir. Ceux-là se comptent qui donnent à l’amour des lettres un pareil gage.

  • *

Rien de brutal, rien de plus navrant, parfois, dans sa sécheresse officielle, qu’un acte d’état civil. L’an mil huit cent soixante-dix, le vingt juin, à quatre heures du soir, devant nous, officier de l’état civil du seizième arrondissement de Paris, ont comparu… lesquels nous ont déclaré que ce matin, à neuf heures, est décédé, en son domicile, à Paris, boulevard Montmorency, 53, Jules-Alfred de Goncourt, âgé de trente-neuf ans, homme de lettres… célibataire… Mourir avant d’avoir atteint la quarantaine ! La question monte aussitôt aux lèvres : quel mal a pu faucher, dans la fleur de son âge, tout au plus à la maturité commençante, cet être d’intelligence et de sensibilité suraiguisées ? Jules de Goncourt, apprenaient les premières informations, avait succombé après une agonie de quatre jours, commencée par une terrible crise, terminée par un soupir, « semblable à l’endormement d’un petit enfant ». « L’art l’a tué… Il était de ceux que la sottise frappe au cœur ! » Mais impressions de littérateur ne sont pas 259 diagnostics de médecin. Presque au lendemain de la disparition du compagnon de sa vie, Edmond de Goncourt, provoqué aux confidences par son ami Zola, sur les causes meurtrières d’une fin qui apparaissait prématurée, se montrait favorable au même sentiment. Selon lui, son frère était mort du travail « et, surtout, de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase, du travail du style ». Il avait usé sa cervelle à la poursuite d’une perfection qu’il désespérait d’atteindre, « dans l’expression des choses et des sensations modernes ». Nous avons dit la prétention des Goncourt à forger un style particulier, qui s’affranchisse des règles communes de la syntaxe, leur poursuite de l’épithète rare, leur souci constant de « faire jaillir quand même la couleur hors de la phrase inerte, et de faire sortir la vie au timbre inanimé des mots ». C’est à eux-mêmes qu’ils pensaient, en faisant dire à un de leurs personnages, au cours d’un souper chez la Faustin : « La langue française me fait l’effet d’une espèce d’instrument, dans lequel les inventeurs auraient bonassement cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, et il se trouve que cet instrument est, à l’heure actuelle, manié par les gens les plus nerveux, les plus sensitifs, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se 260 satisfaire du gros à peu près de leurs bien portants devanciers. » Voilà donc, clairement énoncée, la formule du style, compliqué, d’autres ont dit bizarre, de ce qu’on a nommé l’écriture à frémissements, dont les frères Goncourt ont été les indéniables créateurs. Il est certain, nous en tombons pleinement d’accord avec M. Henry Céard[17] , que la langue, telle que l’a écrite et parlée le dix-huitième siècle, s’est trouvée, à une heure donnée de la littérature, tout à fait impuissante à exprimer, dans leur maladive variété, toutes les modifications pathologiques de l’âme moderne. Il était réservé aux Goncourt de créer une langue adéquate à cet état d’âme nouveau, « une langue mouvementée, vivante, et qui chante et qui peint et qui parle… ; une langue d’une virtuosité merveilleuse, une langue à la fois musicale et plastique, qui révolutionne classiquement la syntaxe, mais dans laquelle on sent vibrer, et partout et quand même, les nerfs de l’artiste et l’émotion de l’écrivain ». Mais à ce jeu s’usent les mieux organisés des cerveaux. Et l’on ne s’étonne plus, connaissant le régime auquel s’étaient, de bonne heure, soumis Jules et Edmond de Goncourt, que celui des deux qui avait l’organisation la plus délicate, la constitution la plus frêle, ait été si tôt terrassé. Les révélations du survivant sont, à cet égard, des plus suggestives. Avaient-ils à composer, ils s’enfermaient trois ou quatre jours durant, sans voir âme qui vive. Ce n’est que 261 dans cette claustration absolue qu’ils pouvaient contracter la fièvre hallucinatoire nécessaire pour la conception. C’est à force de s’étudier, de s’autopsier vivants, pourrait-on dire, qu’ils en étaient arrivés « à cette sensitivité supra-aiguë que blessaient les infiniment petits de la vie ». Quand la littérature devient ainsi la maîtresse unique – car il est avéré que Jules, pas plus qu’Edmond de Goncourt, n’ont abusé de la femme, pour laquelle ils professaient un mépris… aristocratique – quand on est pris à ce point par un amour aussi exclusif, on devine combien un échec, une déception, impressionnent des organismes aussi vibrants. Ainsi, l’insuccès au théâtre d’une de leurs pièces, Henriette Maréchal, avait-il été un choc sensible pour l’amour-propre d’écrivains croyant avoir une vocation pour l’art dramatique. Beni-Barde, homme de grande expérience en matière de névropathie, a édicté cet aphorisme qu’il est aisé de vérifier : « Dix ans d’excès de femme, dix ans d’excès de boisson, dix ans d’excès de n’importe quoi, quelquefois démolissent moins un homme qu’une heure, une seule heure d’émotion morale. » Travailler à se faire un épiderme de bronze, se délasser des travaux de la pensée par l’exercice, par la fatigue physique, est une des premières nécessités de l’hygiène littéraire. Les natures nerveuses surtout doivent rester éloignées de la littérature, en raison de leur excessive 262 impressionnabilité, de leur perception douloureuse des moindres obstacles semés sur leur route. Les Goncourt, et Jules plus particulièrement, étaient des nerveux exacerbés, qui ne pouvaient que cruellement souffrir des mille amertumes que ménage la vie des lettres. Ils ont regardé la littérature « comme un état violent, dans lequel on se maintient par des moyens excessifs[18] ». Ils ont jugé indispensable de se mettre dans cet état violent, l’estimant condition nécessaire pour l’enfantement de l’œuvre d’art. À la lassitude, à la courbature de tout l’être, produite par une telle méthode, se sont ajoutés le découragement, les blessures d’amour-propre auxquels ne saurait se soustraire quiconque aspire à la notoriété. C’est une rançon inévitable, que cette critique hostile ou dédaigneuse, que ces attaques passionnées ou cette conspiration du silence, dont les plus célèbres à leurs débuts n’ont pas été à l’abri. Mais il en est peu qui multiplient, comme à plaisir, grâce à une faculté de sentir exceptionnelle, les souffrances, les angoisses qui les torturent, qui entretiennent, prolongent leur martyre, qui étalent, qui exaspèrent leur mal, comme s’ils jouissaient de leurs affres douloureuses. Nul n’a mieux décrit cette organisation spéciale que ceux-là mêmes qui en ont été affligés. Un de nos confrères[19] le remarquait naguère, sans avoir le mérite de la découverte, mais néanmoins avec plus de précision que ses devanciers[20] . Le roman de Charles 263 Demailly équivaut à une auto-observation ; on y découvre une description typique d’une maladie qui n’avait pas encore reçu de nom, de la névrose qui sera baptisée neurasthénie par le médecin Beard, de New York. Tout s’y trouve, « depuis la prédisposition continuelle et héréditaire, jusqu’aux troubles démentiels de la fin, en passant par l’asthénie, les accès de surexcitation passagère, les désordres du caractère, les vertiges, enfin les hallucinations sensorielles ». La constatation est doublement intéressante, et pour l’histoire de la médecine et pour l’histoire littéraire. Il importe, d’abord, de relever que les Goncourt, dès 1859, c’est-à-dire près de dix ans avant que la neurasthénie prenne place dans les cadres nosologiques, ont décrit, sinon la neurasthénie essentielle, du moins la neurasthénie prodromique de la folie, qui en est quelquefois l’aboutissant. Ils en ont montré les causes, déroulé les symptômes, dénoncé la gravité, de même que, bien avant les médecins, bien avant le maître Landouzy, ils avaient révélé la pleurésie phtisiogène, la pleurésie prétuberculeuse, avec une netteté, une précision qui ont fait l’admiration des professionnels[21] . À un autre point de vue, on est frappé de trouver, dans Charles Demailly, décrite, d’une manière exacte et péniblement vraie, la maladie dont Jules de Goncourt sera plus tard atteint et qui aura un dénouement mortel. La réalité diffère, toutefois, de la fiction en ce que, dans le 264 roman, le héros principal échappe à la mort et reste gâteux, tandis que Jules de Goncourt succombera à une paralysie générale progressive, dont l’évolution se poursuivra jusqu’au terme fatal. Nous venons de prononcer le mot paralysie générale : il est hors de doute, en effet, que c’est bien cette maladie qui a emporté l’infortuné romancier. Celui-ci fut une victime de la neurasthénie, a tenté d’établir un de nos doctes neurologues[22] ; tout au plus, serait-il démontré que la symptomatologie primitive fut celle d’une neurasthénie aiguë ; encore qu’on y reconnaisse bien plutôt une péri-méningo-encéphalite neurasthéniforme. Nous allons tenter de reconstituer, d’après la relation si saisissante de vérité et de rigueur clinique du frère survivant, l’observation de J. de Goncourt. Après avoir noté que le surmenage intellectuel fut incontestablement un facteur de prédisposition, nous allons donner un historique de la maladie, en suivant pas à pas le récit fraternel. L’éclipse partielle de l’intelligence se manifeste en premier lieu, chez Jules de Goncourt, par l’embarras de la parole : « Depuis quelque temps, et cela est plus marqué tous les jours, il y a certaines lettres qu’il prononce mal, des r sur lesquels il glisse, des c qui deviennent des t dans sa bouche. » 265 Sa parole est redevenue trébuchante, comme elle l’était dans sa prime enfance, alors qu’il lui prenait des colères contre sa nou-ice. Cette prononciation enfantine est l’indice d’une lésion dont on pressent toute la gravité. Un peu plus tard, surviendront les troubles organiques. À l’embarras de la parole, viendront s’ajouter les mouvements incertains. « Un soir, conte Edmond de Goncourt, nous finissions de dîner au restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s’en sert maladroitement. La maladresse n’avait rien de bien grave, mais l’on nous regardait, et je lui dis avec un peu d’impatience : « Mon ami, fais donc attention, nous ne pourrons plus aller nulle part. » Le voici qui se met à fondre en larmes, en s’écriant : « Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas de ma faute ! » et sa main tremblotante et contractée cherchait ma main sur la nappe. « Ce n’est pas de ma faute, reprend-il ; je sais combien je t’afflige, mais je veux souvent et je ne peux pas. » Et sa main serrait la mienne avec un « pardonne-moi » lamentable. » Certain jour il s’oublie à saler son poisson à la salière, prend sa fourchette à pleines mains, mange comme un enfant ; dans d’autres moments, il a des « concentrations, des enfoncements, des abîmements de lui-même… L’attention, il n’en est plus le maître. Il lui faut, pour l’exercer, un énorme effort, une contention qui fait saillir les veines de son front et le laisse brisé de fatigue. Dans cette figure, où il y avait l’intelligence, l’ironie, se glisse, minute par minute, le masque hagard de l’imbécillité ». 266 Les troubles psychiques vont en s’accentuant. Lui demande-t-on pourquoi il est triste, il fait cette réponse incohérente : « Eh ! bien, je lirai ce soir du Chateaubriand. » Lire tout haut les Mémoires d’outre-tombe devient son idée fixe, sa monomanie. Son caractère peu à peu se modifie ; lui, si bon, si affectueux pour son frère, le considère avec indifférence. « Peu à peu, il se dépouille de l’affectuosité, il se déshumanise ; les autres commencent à ne plus compter pour lui. » La sensibilité, la tendresse, l’attachement, toutes les qualités du cœur, en un mot, ont disparu. Un autre être paraît s’être glissé en lui ; son milieu ne le préoccupe plus ; ses livres, il les a oubliés, comme s’ils avaient été écrits par quelqu’un qui ne l’intéresse pas. Quand, prenant un volume, il tombe sur un des siens, il s’écrie : « C’était bien fait ! » Ce cruel imparfait atteste que le littérateur était à jamais mort. Il se rebelle contre tout raisonnement, contre toute logique. « Il semble que son esprit, dans lequel s’est brisée la chaîne des idées, ait pris la logique en haine. Quand on lui parle raison, on a beau y mettre toute l’affection possible, on ne peut jamais obtenir de lui une réponse, l’engagement qu’il fera la chose demandée au nom de cette raison. Il s’enferme dans un silence entêté, sa figure se couvre d’un nuage méchant et apparaît en lui comme un être nouveau, 267 inconnu, sournois, ennemi… Sa physionomie s’est faite humble, honteuse ; elle fuit les regards, comme des espions de son abaissement, de son humiliation… « Depuis bien longtemps, sa figure a désappris le rire, le sourire… » Une crise légère survient à la date du 9 mai, un lundi. Il lisait une page des Mémoires d’outre-tombe, quand il est pris d’une petite colère, à propos d’un mot qu’il prononce mal. Il s’arrête tout à coup ; son frère s’approche. Il reste comme pétrifié, muet devant la page ouverte, puis prend un air étranger avec des larmes et de l’effroi dans le regard. « Alors, ses lèvres jettent avec effort des sons qui ne sont plus des paroles, des murmures, des bruissements douloureux qui ne disent rien. Il y a, chez lui, une horrible angoisse muette, qui ne peut sortir de ses blondes moustaches, toutes frissonnantes… » Peu à peu, le calme renaît, mais le malheureux n’arrive à prononcer que quelques monosyllabes, des oui et des non, avec des yeux qui n’ont plus l’air de comprendre ! Tout à coup, le voici qui reprend le volume rejeté tout à l’heure. Il fait effort pour le lire. Il lit le cardinal Pa (Pacca) et ne peut aller plus loin. « Il s’agite sur son fauteuil, il ôte son chapeau de paille, il promène et repromène ses doigts égratigneurs sur son front, comme s’il voulait fouiller son cerveau. Il froisse la page, il l’approche de ses yeux… C’était l’enragement d’un homme 268 de lettres, d’un fabricateur de livres, qui s’aperçoit qu’il ne peut plus même lire. » Il n’a plus qu’une préoccupation : il s’inquiète de ce qu’il mange, de l’habillement qu’il va revêtir. « Il est sensible à un entremets, il est heureux d’un vêtement neuf. » Il est toujours à froisser, à mettre en tampon les objets laissés à sa portée. Dans la nuit du 18 au 19 juin, une crise, plus violente que la précédente, effraie ceux qui lui donnent des soins. Il lisait, à son habitude, les Mémoires d’outre-tombe, son unique distraction. Son frère, remarquant qu’il lisait mal, qu’il donnait l’impression de la fatigue, le prie d’interrompre sa lecture pour aller, avec lui, faire un tour au Bois. Après une faible résistance, il cède à ses affectueuses instances. Il veut se lever, trébuche et va tomber sur un fauteuil. On le relève, on le porte sur un lit. Comme dans sa première crise, il ne profère que « des sons qui n’étaient plus des paroles ». Il paraissait redevenu tranquille, quand « brusquement il renversa la tête en arrière, poussant un cri rauque, guttural, effrayant ». Aussitôt, des convulsions bouleversaient son visage, en le déformant, « pendant que des contractions terribles tiraillaient ses bras, comme si elles voulaient les retourner, et que sa bouche tordue crachotait une écume sanguinolente ». À cette attaque épileptique succédaient des crises moins violentes. 269 « C’étaient des élévations de bras au-dessus de sa tête, avec des appels à une vision qu’il appelait à lui avec des baisers. C’étaient des élancements qui ressemblaient à des envolées d’oiseau blessé ; en même temps que, sur sa figure apaisée, aux yeux congestionnés de sang, au front tout blanc, à la bouche entr’ouverte et pâlement violette, était venue une expression qui n’était plus humaine. Plus souvent encore, c’étaient des terreurs, des fuites de corps, des blotissements sous les draps, où il se cachait comme d’une apparition obstinément installée dans le fond de ses rideaux et contre laquelle s’animait l’incohérence de sa parole… C’étaient des flux de phrases tronquées, dites avec l’air de tête, le ton ironique, le mépris d’intelligence hautaine, l’espèce d’indignation qui lui était particulière, quand il entendait une bêtise ou l’éloge de quelque chose d’inférieur… Parfois, dans l’incessante agitation de la fièvre et du délire, il répétait toutes les actions de sa vie, indiquant le geste de mettre son lorgnon, soulevant des haltères…, faisant enfin son métier, faisant le simulacre d’écrire. » Il y avait de rapides instants où ses yeux errants s’arrêtaient sur les yeux de son frère, sur ceux de sa fidèle servante ; mais à peine restaient-ils fixés une seconde, « bien vite ils étaient emportés vers les visions terribles ou riantes ». Les sédatifs restaient sans action. « Malgré trois prises de bromure, avalées dans le quart d’un verre d’eau, il ne peut dormir une minute et sa tête 270 s’agite sur son oreiller, dans un mouvement incessant de droite et de gauche, bruissante de toute la sonorité inintelligente d’un cerveau paralysé et jetant, par les deux coins de la bouche, des ébauches de phrases, des tronçons de mots, des syllabes informulées, prononcées d’abord avec violence, et qui finissent par mourir comme des soupirs. » La mort approche, elle se devine à la respiration précipitée, puis brève, haletante, « une respiration ronflante comme une basse, coupée d’une plainte continue et râlante qui vous déchire… Du milieu de cette plainte jaillissent des mots, des phrases qu’on ne peut saisir ». Le râle agonique continue ; toute la nuit, on entend « ce bruit déchirant d’une respiration qui ressemble au bruit d’une scie dans du bois mouillé, et que scandent à tout moment des plaintes douloureuses et des hans plaintifs. Toute la nuit, cette poitrine bat et soulève le drap ». Le lundi 20 juin, 5 heures du matin : « Le petit jour glisse sur sa figure, qui a pris le jaune briqué et terreux de la mort. Des yeux larmoyants, profonds, ténébreux ; dans ses yeux, une expression de souffrance et de misère indicible. » À 9 heures, une éclaircie souriante. Ses mains sont semblables à du « marbre mouillé ». Quarante minutes plus tard, « il meurt, il vient de mourir… Il est mort, après deux ou trois soupirs de la respiration d’un petit enfant qui s’endort ». 271 Voilà bien un modèle, saisissant entre tous, d’impassibilité scientifique, telle que G. Flaubert en a offert lui-même maints exemples ; une vision des choses réduite à la constatation strictement objective. D’aucuns trouveront cette abstraction, cet étouffement de tous les sentiments humains, quelque peu cruel. Edmond de Goncourt n’a pas échappé au reproche d’avoir pris pour « matière à copie » la poignante agonie de son frère et on n’a pas hésité à parler, à ce propos, de curiosité sacrilège. Il a répondu à ces dénigreurs, en termes dont la sincérité ne saurait être suspectée. « Oh ! il y aura des gens qui diront que je n’ai pas aimé mon frère, que les vraies affections ne sont pas descriptives. Cette affirmation ne me touche guère, parce que j’ai la conscience de l’avoir plus aimé qu’aucun de ceux qui diront cela n’ont jamais aimé une créature humaine. Ils ne manqueront pas d’ajouter qu’aux êtres qu’on aime, on doit garder, dans la maladie, le secret de certains abaissements, de certaines défaillances morales… Oui, un moment, je ne voulais pas donner tout ce morceau, il y avait des mots, des phrases, qui me déchiraient le cœur en les récrivant pour le public… mais, renfonçant toute sensibilité, j’ai pensé qu’il était utile pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature et de l’injustice de la critique… » Restons sur ces derniers mots et rectifions, à l’aide des lumières médicales, un diagnostic par trop littéraire. 272 Les médecins aliénistes ne s’y sont pas trompés[23] : le cas de Jules de Goncourt relève très nettement de la pathologie mentale. Ce qu’on a pris pour de la neurasthénie, tout au début de la maladie, étaient les prodromes de la P. G. Puis, successivement, on a pu noter l’hyperesthésie généralisée, la fatigue du cerveau, la paresse de plus en plus grande à concevoir, à se souvenir. Est venue ensuite la période où, après la diminution de l’activité cérébrale et l’affaiblissement de la volonté, ont disparu les sentiments affectifs. La première crise qui a suivi ressemble assez à un ictus apoplectiforme. Puis on a constaté du tremblement, « si fréquent chez le paralytique baveur, engoué et gâteux, arrivé à la troisième période… » ; les changements d’humeur, les larmes faciles qui caractérisent le pseudo-bulbaire. La série des crises épileptiformes qui ont suivi, confirme la paralysie générale, non douteuse, d’ailleurs, dès le début. Jules de Goncourt n’a pas eu seulement « cette démence sans éclat, paisible et niaise, qui peut, à la rigueur, faire écarter la diagnose de P. G., tant on est accoutumé à ne considérer que les épisodes délirants et paralytiques comme pathognomoniques ; il a réalisé aussi les troubles délirants moteurs, et par là a comblé le cadre de la P. G. ». Il est donc hors de doute, conclut l’éminent pathologiste dont nous résumons les considérations, que Jules de 273 Goncourt a été atteint de péri-méningo-encéphalite diffuse. Ce n’est pas à des lecteurs avertis que nous avons la prétention de révéler la pathogénie de ce terrible mal, qui fait tant de victimes dans le monde des travailleurs de la pensée. Edmond de Goncourt a répondu, par avance, à l’angoissante interrogation : « Il (son frère) n’a fait quelques excès de femme que tout jeune, il ne buvait jamais un verre de liqueur ; je ne trouve dans sa vie que des excès de tabac. » Cette déclaration doit, pour le moins, imposer le doute. Ne cherchons pas à approfondir d’insondables problèmes. Ici, nous manquons d’éléments d’appréciation. C’est de l’histoire d’hier ; cependant, les documents nous font absolument défaut, et nous vivons en un temps documentaire à l’excès ! Quelle réserve commande une pareille disette de pièces essentielles ! Toutefois, l’observation a été rédigée avec trop de minutie, comme par un clinicien avisé, par Edmond de Goncourt, pour qu’on se méprenne sur la nature même de la maladie. Tenons nous en, faute de mieux, à l’étiquette et ne tentons pas de franchir les limites de l’investigation permise à la science. Notes : 274 1. ↑ Les Frères Zemgano. 2. ↑ Conférence du marquis de Ségur. 3. ↑ T. I, 185. 4. ↑ Idées et sensations ; Journal, II, 15-16. 5. ↑ Journal, I, 378. 6. ↑ Nouveaux Lundis, 1866. 7. ↑ Anatole France, La Vie littéraire. 8. ↑ Journal, II, 35-36. 9. ↑ Journal, VI, 138. 10. ↑ Id., ibid., 157. 11. ↑ Lettre d’Edm. de Goncourt à Zola (Chron. méd., 15 février 1897). 12. ↑ Thèse du docteur V. Ségalen. Bordeaux, 1902. 13. ↑ Alidor Delzant. Les Goncourt, 4-5. 14. ↑ Chr. méd., 15 février 1896, 100. 15. ↑ Cf. Paris-Revue, mars 1912 (article du docteur Julien Roshem). 16. ↑ Jules Soury, Portraits du dix-huitième siècle. 17. ↑ Préface des Lettres de Jules de Goncourt. 18. ↑ Charles Demailly. 19. ↑ Le docteur Julien Roshem (Moniteur médical, 23 avril 1912). 20. ↑ Cf. René Doumic, Portraits d’écrivains : Edmond et Jules de Goncourt. Paris, s. d. mais antérieur à 1900 ; docteur Ségalen, Les Cliniciens ès lettres, thèse de Bordeaux, 1902 ; Pierre-Yves Even, Étude médicale sur Edm. et J. de Goncourt et leurs premiers romans, thèse de Paris, 1908, etc. 21. ↑ Cf. la Chron. méd., 15 décembre 1903. 22. ↑ Chron. méd., 15 octobre 1901 (art. du docteur Gélineau). 23. ↑ Voir, notamment, la magistrale étude du docteur G. Scherb (d’Alger) dans la Chron. méd., 1901, pp. 759-762, dont nous donnons la substance ci-après. 275

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1 Grands névropathes Augustin Cabanès Albin Michel, Paris, 1935 Exporté de Wikisource le 8 juillet 2022 2 Docteur CABANÈS ______ GRANDS NÉVROPATHES TOME III ________ HOFFMANN — HEINE — SWIFT — QUINCEY — COLERIDGE COOPER — TENNYSON — CHOPIN GOGOL — GONTCHAROV — LERMONTOV — DOSTOÏEVSKY ________ Ouvrage illustré de 45 gravures ________ 3 PARIS ALBIN MICHEL, ÉDITEUR 22, RUE HUYGHENS, 22 TABLE DES CHAPITRES PREMIÈRE PARTIE Allemands DEUXIÈME PARTIE Anglais Avertissement HOFFMANN HENRI HEINE JONATHAN SWIFT 4 TROISIÈME PARTIE Polonais QUATRIÈME PARTIE Russes TABLE DES GRAVURES THOMAS DE QUINCEY COLERIDGE WILLIAM COOPER ALFRED TENNYSON CHOPIN NICOLAS GOGOL GONTCHAROV LERMONTOV DOSTOÏEVSKY Société médico-historique 5 AVERTISSEMENT Au seuil de cette troisième et dernière série de GRANDS NÉVROPATHES, dans laquelle nous avons rassemblé, par pays, les chapitres concernant des auteurs étrangers, nous tenons à préciser le sens que le Dr Cabanès a entendu donner au titre qu’il a choisi. Il ne saurait être question, pour la plupart des personnages étudiés au cours de ces trois volumes, de ce que les psychiatres entendent par grande névrose. Le terme de « grands névropathes » — puisqu’il fallait, pour l’édition, une appellation d’ensemble — signifie simplement : grands hommes qui furent, aux degrés les plus divers, des névropathes. Il est à présumer que le Dr Cabanès eût repris et amplifié chacune de ces études au moment de les réunir en volumes. Nous ne nous croyons pas, quant à nous, le droit de les modifier dans le sens de théories, en apparence nouvelles, et dont l’outrance n’est pas obligatoirement un gage de durée. Nous ajouterons que le premier article de psychopathologie du Dr Cabanès, paru en 1886 (alors qu’interne en pharmacie, il préparait le doctorat en médecine, tout en étudiant l’Histoire), était intitulé : Les Souverains Névropathes. 6 En juin 1907, Cabanès fondait la Société médicohistorique « destinée à grouper, pour des recherches et des études communes, des médecins, des historiens, des littérateurs et des artistes ». Nous donnons, à la fin du présent volume, le texte intégral de l’exposé des buts de ce groupement, que la grande guerre devait disperser quelques années plus tard. Peut-être les lecteurs fidèles du Dr Cabanès, qui nous honorent d’une si précieuse sympathie, jugeront-ils que nous exagérons le souci de définir exactement la pensée et les desseins du disparu ; mais les initiés pensent avec nous que cette précaution n’est pas tout à fait la précaution inutile… BL-A. CABANÈS. 7 HOFFMANN Est-ce le musicien, le peintre, le comédien ou l’auteur dramatique, que nous vous présentons ? Hoffmann fut, à la fois, tout cela ; mais qu’il ait composé de la musique, qu’il ait peint ou dessiné, qu’il ait dirigé un orchestre ou joué des pièces, son originalité s’est manifestée dans toutes ces directions. La multiplicité de ses occupations témoigne de l’inconstance de son caractère. Chez lui, tout est contraste : enthousiaste et railleur, croyant et sceptique, on n’a pas eu le temps d’essuyer les larmes que la lecture de certaines de ses productions a fait jaillir, qu’on rit aux éclats des bouffonneries dont il entremêle les récits les plus graves ; et c’est pourquoi Hoffmann est lu et compris par les publics les plus divers. Les enfants et les femmes lui sont attachés par le côté merveilleux de son œuvre ; ils y retrouvent, par endroits, des fictions prestigieuses, comme celles des Mille et une Nuits. Ces personnages étranges, ces logis bizarres, ces aventures fantastiques plaisent à des imaginations éprises de l’irréel. Quand, plus âgé, plus réfléchi, on revient à Hoffmann, on lui découvre des aspects nouveaux ; on reconnaît que ces plaisanteries outrées, ces extravagances 8 voulues ont un sens symbolique : sous le masque de ses héros, se laisse entrevoir l’âme inquiète, tourmentée, d’un malade d’esprit et de corps. Comme J.-J. Rousseau, qu’il admirait, Hoffmann s’est mis à nu dans ses Contes, mais avec un étalage plus discret de son moi que chez l’écrivain des Confessions et des Rêveries. Si son orgueil perce parfois, sa dignité offensée en a seule provoqué l’accès et, parce qu’à de certaines heures, il s’est irrité de ce qui, la veille, l’aurait laissé indifférent. « Oui, poète, s’écrie Prosper Alpanus, tu es bien plus parfait que ne l’imaginent la plupart de ceux à qui tu as communiqué tes essais… » Petit et contrefait, Hoffmann gardait rancune à la nature de cette disgrâce physique : n’est-il pas d’observation courante que les nains sont d’une susceptibilité, d’une irritabilité que l’exiguïté de leur taille contribue sans cesse à exaspérer ? Hoffmann n’a pas fait exception à la règle : « Cet atome, toujours agité et tourbillonnant, écrit Arvède Barine, avait l’humeur extrêmement mobile ; il riait, pleurait, se fâchait, se consolait dans la même minute, et le tout avec explosion. » 9 HOFFMANN (Gravure de la collection de l’auteur) Son tempérament d’artiste entendait ne s’asservir à aucune règle ; mais un bon oncle veillait qui, lui, prétendait 10 bien contrarier ces instincts d’indépendance et de fantaisie. L’oncle Otto comprenait l’éducation à sa manière. C’était le type de l’homme rangé, ordonné, méticuleux à l’excès. Un ordre minutieux et inflexible présidait, jour et nuit, à ses actions. Il s’était assigné tant de minutes pour manger, tant pour jouer du clavecin ou lire des vers, « afin de faciliter la digestion », tant pour dormir ou se promener, et tant pour témoigner son affection filiale à sa vieille mère : on voit que rien n’était oublié !… Le même esprit d’ordre présidait à ses sentiments et à ses pensées. Conseiller de justice en retraite, il ne voyait d’autre carrière possible pour son neveu que la magistrature ; tout au plus lui tolérait-il la musique, la peinture ou la poésie, mais à titre de distractions hygiéniques, comme repos d’un travail cérébral, comme délassement à des études sévères. Hoffmann était né avec l’esprit de révolte qu’il tenait de son père, lequel pensait que « les conventions sociales ont été inventées par les sots, tout exprès pour donner aux gens d’esprit (parmi lesquels il se rangeait) le plaisir de s’en moquer et de les insulter avec raffinement ». Sa mère, par contre, pauvre créature souffreteuse, était au désespoir « quand on dérangeait une épingle ». On devine le ménage assorti que ces deux êtres, si désharmoniques, devaient réaliser. La séparation était fatale ; chacun s’en fut de son côté ; l’enfant cadet suivit sa mère ; l’aîné fut laissé au père. Un détail à ne pas omettre : les deux époux étaient cousins germains. Qui connaît le danger des unions 11 consanguines, quand l’un et l’autre des conjoints présentent des tares, ne s’étonnera pas que le jeune Hoffmann ait été victime d’une aussi lourde hérédité. Il avait d’autant moins de chances d’y échapper, qu’il était né tardivement, alors que son père touchait à la cinquantaine, et qu’il avait mené une vie passablement agitée, avant d’aborder au port apaisant du mariage. Guillaume Hoffmann — celui qui nous occupe — n’avait que trois ans lorsque son père l’abandonna aux hasards d’une éducation et d’un milieu qui allaient marquer leur empreinte sur sa vie entière. Sa mère, au dire de quelqu’un qui l’approcha, était une « image vivante de la tristesse, de l’abattement et du repos ». Elle restait des heures entières sans parler, ni bouger, peut-être aussi sans penser. Son fils était persuadé qu’il avait hérité d’elle son imagination débridée, hypertrophiée. « On dit, écrira-t-il plus tard, que l’hystérie des mères ne se reporte pas sur les fils, mais qu’elle excite en eux une sorte d’imagination excentrique ; mon cas vient à l’appui de cette opinion. La poésie, elle, est un héritage paternel. » Par une coïncidence curieuse, habitait dans la maison même des Dœrffer — les grands-parents maternels de notre personnage, chez qui s’était retirée sa mère — une créature singulière, dont madame Hoffmann fut bientôt la compagne inséparable, attirée vers elle par une affinité de goûts et de tempérament : le cas n’est pas rare chez les névropathes et chez les aliénés. 12 Profondément hystérique, mélancolique et nerveuse, Mme Werner conçut pour Mme Hoffmann une sympathie qui ne se démentit point ; et, comme l’a remarqué avec beaucoup de pénétration un jeune médecin psychologue[1] , ce fut un spectacle bien capable d’agir sur l’imagination d’un enfant, que celui de ces deux folles mystiques se racontant leurs rêves et leurs craintes. Mme Werner se prenait pour une vierge des temps modernes. Pleine de cette idée, elle passait des heures à contempler l’auréole qu’elle croyait voir au front de son enfant. À genoux devant lui, elle chantait des cantiques et se levait la nuit pour le couvrir de petites fleurs bleues. Cet enfant devait être le grand poète maladif Zacharias Werner, voué lui-même à la folie. Dès ses premiers pas dans la vie, Hoffmann avait montré un penchant irrésistible pour les choses démoniaques. Sa mère se désolait d’avoir donné le jour à un enfant qui semblait n’être venu au monde que pour expier les écarts et la conduite scandaleuse de ses ascendants. Son plus grand plaisir était de tourmenter les animaux, de les soumettre à mille tortures ; ses camarades eux-mêmes étaient ses souffre-douleur, et quand il en avait fini avec eux, il s’en prenait à la Bible de l’aïeule, qu’il barbouillait de figures diaboliques. Un matin, on trouva morte dans sa chambre la mère d’Hoffmann. « Ses traits, écrivait ce dernier à un de ses amis, le jour de l’événement, étaient horriblement 13 contractés. » Désormais, l’enfant allait être confié à sa grand’mère, Mme la conseillère Dœrffer. Cette vieille dame, devenue impotente avec les années, était une espèce de géante, dont l’aspect imposant tranchait d’autant plus sur le reste de la famille, composée de véritables pygmées. Ces petits bouts d’hommes et ces petits bouts de femmes étaient des lutins pleins de gaieté, amateurs passionnés de musique, et qui se plaisaient à organiser des concerts, où chacun jouait d’un instrument désuet. C’était un spectacle étrange que cet orchestre de nabots, aux manières excentriques, et une imagination aussi impressionnable que celle d’Hoffmann devait en être fortement remuée. Une simple chanson, quelques sons de violon ou de luth, surtout quand sa « petite tante » Sophie en pinçait les cordes, communiquaient à l’enfant une commotion nerveuse qui l’agitait tout entier. Ses traits présentaient, du reste, une mobilité presque continuelle et qui s’exagérait sous la moindre influence[2] . Sa sensibilité ne fit que s’accroître avec les années ; à la puberté, son organisme ressentit une secousse, dont il eut quelque mal à se remettre. Il se plaignait alors de malaises, de migraines, de saignements de nez répétés ; d’autre part, ses goûts se modifiaient : la musique, la peinture ne lui procuraient plus le même plaisir ; son instinct sexuel s’éveillait, mais les femmes qu’il désirait n’étaient que des créatures de rêve ; elles étaient insaisissables et se dérobaient à ses poursuites. 14 Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, Hoffmann mène une vie retirée et morose. Nommé depuis peu magistrat, il est désormais libre de toute contrainte familiale ; placé dans un milieu où l’usage des vins capiteux est passé à l’état d’habitude, il ne tarde pas à se livrer avec excès à la boisson, mais par principe, pour arriver à une excitation factice, qu’il croit propice à l’éclosion des idées. Pourquoi l’alcool, qui déprime tant de gens, n’en exalterait-il pas d’autres, ne les élèverait-il pas au-dessus d’eux-mêmes ? À cet égard, il professait des théories qu’il ne dédaignait pas d’appliquer à lui-même : « On parle souvent de l’inspiration que les artistes puisent dans l’usage des boissons fortes ; on cite des musiciens et des poètes qui ne sauraient travailler autrement (les peintres, autant que je sache, sont restés à l’abri de ce reproche). Je n’en crois rien, mais il est certain que lorsqu’on est dans l’heureuse disposition, je pourrais dire dans la constellation favorable, où l’esprit passe de la période d’incubation à celle de création, une boisson spiritueuse imprime aux idées un mouvement plus vif. La comparaison qui me vient à l’esprit n’est pas bien noble ; mais de même qu’une roue de moulin travaille plus vite quand le torrent grossit et augmente de force, de même quand l’homme se verse du vin le mouvement intérieur prend une allure plus rapide. » Le vin ne suffisant pas toujours pour accélérer le mouvement du moulin, force est de recourir parfois à un liquide plus corsé. Le bol de punch, par exemple, permet de 15 contempler « le combat entre les salamandres et les gnomes qui habitent dans le sucre (sic) ». Mais ce n’est que par exception et comme ressource suprême : le vin a les préférences de l’artiste, du littérateur ; encore faut-il en distinguer les divers crus, déterminer par l’expérience lesquels feront naître les œuvres légères, lesquels les travaux profonds. Et Hoffmann de recommander, avec une gravité toute professorale, pour la musique d’église les vins vieux de France ou du Rhin ; pour l’opéra sérieux, le meilleur bourgogne ; pour l’opéra-comique, le champagne ; pour les canzonettas, les vins chaleureux d’Italie ; enfin, pour une composition romantique, comme le Don Juan, un verre modéré de la boisson issue du « combat entre les salamandres et les gnomes ». Gardons-nous d’assimiler Hoffmann à l’ivrogne vulgaire qui s’abandonne bestialement à sa passion ; quand il se jugeait assez excité pour le travail qu’il avait projeté, généralement il s’arrêtait ; mais, comme tous les alcooliques, il en arriva peu à peu à ne plus pouvoir résister au penchant qui l’entraînait ; sa volonté devint de plus en plus débile. Prédisposé, d’autre part, de par son hérédité, il fut, de bonne heure, atteint de troubles nerveux, préparant un terrain excellent pour d’autres troubles sensoriels qu’allait faire naître chez lui l’usage des boissons spiritueuses. Le journal qu’Hoffmann commençait à rédiger en 1804 montre qu’à cette date il était déjà sujet à des obsessions délirantes. 16 Il écrivait le 6 janvier 1804 : « Tous mes nerfs excités avec du vin épicé. Pensées de mort. Fantômes. » Entre temps, il contractait une fièvre continue, de nature typhoïde, qui le tint plusieurs semaines alité et qui s’accompagnait de délire violent. « Il avait, nous dit l’un de ses biographes[3] , des cauchemars qui le plongeaient dans une irritabilité extrême. Les amis qui le veillaient devenaient autant d’instruments de musique, dont les accents le torturaient. Ses hallucinations avaient, du reste, presque toutes un caractère ou un point de départ musical. » Dans l’ardeur de son délire, il fredonnait un opéra d’un bout à l’autre, devant ses auditeurs ébahis. Il assimilait ses garde-malades à des instruments de musique : « Aujourd’hui, la flûte m’a cruellement tourmenté », désignant par là un ami qui parlait très bas et dont la voix ressemblait à un susurrement. À un autre moment, il lui échappait de dire : « Tout l’après-midi, cet insupportable basson m’a fait souffrir le martyre. » Le basson, avec sa grosse voix, lui avait déchiré les nerfs. Les soirs où il était resté relativement sobre, dans l’état intermédiaire à la veille et au sommeil, il avait observé, devançant Baudelaire, un phénomène, qu’avec son acuité habituelle de vision il n’a pas manqué de consigner. Il se produisait alors, chez lui, une confusion entre les couleurs, les sons et les parfums. 17 « C’est comme si, disait-il, les uns et les autres naissaient mystérieusement tous ensemble d’un même rayon de lumière et s’unissaient pour former un concert merveilleux. » Le parfum de l’œillet rouge foncé, précise-t-il, « agit sur moi avec une puissance extraordinaire et magique. Je tombe involontairement dans un état de rêve et j’entends alors, comme dans un grand éloignement, le bruit du cor s’enfler et s’affaiblir tour à tour ». Ses hallucinations sont loin d’être toujours aussi agréables : tantôt, ainsi qu’il l’écrit à un de ses amis[4] , il lui semblait « répandre dans l’obscurité une lueur phosphorescente ». Tantôt il prétendait apercevoir, dans un salon très éclairé et occupé par de nombreuses personnes, un gnome sortant du parquet dont il était seul, bien entendu, à percevoir les formes. Il lui arrivait aussi de voir flotter autour de lui, quand il était à sa table de travail, occupé à écrire, des spectres grimaçants ; et pour dissiper l’effroi et l’angoisse que ces visions provoquaient chez lui, sa femme devait s’asseoir à ses côtés afin de le calmer et le rassurer. « Mon enfance, a écrit Hoffmann, dans Le Chat Murr, s’écoula dans une complète avidité de sensations. » Des sensations violentes, voilà ce qu’il réclamait dès son jeune âge, et l’excitation alcoolique est une de celles qui devaient naturellement s’offrir à lui des premières. Mais avant de rechercher dans quelle mesure il a puisé à cette source d’inspiration, il convient de remarquer que ses 18 sensations, même à l’état normal, étaient particulièrement vives : « Il suffisait, confesse-t-il, d’une sensation corporelle agréable pour me rappeler toujours les images les plus vives et les souvenirs les plus gracieux. » Son œuvre abonde en témoignages d’une hypertrophie démesurée des sens. Son odorat est d’une subtilité particulière : par instants, il lui semble qu’« une vapeur subtile et d’une odeur singulière se répand autour de lui » ; à d’autres moments, il demeure comme « charmé par un sortilège et enivré par les suaves parfums d’un féérique jardin ». Les hallucinations à point de départ olfactif se retrouvent fréquemment dans ses Contes ; de même, les hallucinations de l’ouïe : ne signale-t-il pas, en quelque endroit, des « voix graves qui lui parlent dans un murmure mystérieux » ; ne parle-t-il pas, ailleurs, d’un baiser, « rapide et léger, comme un son longtemps prolongé » ; de son âme, « où résonnent de mystérieux accords, échos du monde lointain » ? Le sens de la vue était presque aussi développé, chez Hoffmann, que celui de l’ouïe ; il a, nous l’avons dit plus haut, présenté le phénomène de l’audition colorée, tout comme Gœthe, Musset et Maupassant, pour ne citer que des noms notoires. Il y a, cependant, une différence entre Hoffmann et les porteurs des grands noms que nous venons d’évoquer, c’est que, comme l’a bien vu le Dr Demerliac, l’audition colorée, que tant de poètes ont possédée, ou cru 19 posséder, se manifeste dans ses œuvres, dans ses lettres, dans son journal, avec un tel naturel, avec une telle vérité d’images et d’expressions, qu’on est tenté d’y voir bien plutôt une forme de son imagination, qu’un artifice ou une coquetterie de littérature. À vrai dire, les phénomènes qu’il éprouvait ne relèvent point de l’audition colorée proprement dite, mais d’une fusion d’images gustatives, auditives, olfactives, visuelles, comme il pouvait seulement s’en produire chez cet homme de génie, qui était à la fois un musicien, un peintre et un poète. « Ce n’est point une vaine image, une allégorie, reconnaît-il lui-même, à laquelle recourt le musicien qui prétend que les couleurs, les parfums, les sons lui apparaissent de même essence et se combinent pour lui en un merveilleux concert. » Quant à lui, il passait insensiblement d’une sensation à une autre d’un ordre tout différent, quand il ne lui arrivait pas de les confondre, sans parvenir à fixer une ligne précise de démarcation. Cette unique citation — et de pareilles pourraient être multipliées — suffit comme attestation d’un état aussi exceptionnel : Kreisler (c’est lui qu’il désigne sous ce nom) se propose d’acheter « un habit dont la couleur est en ut dièze mineur : ce [pour] quoi, afin de tranquilliser ceux qui le verraient, il y avait fait ajouter un collet de couleur mi majeur ». 20 HOFFMANN (Collection de l’auteur) 21 Cette facilité des associations sensorielles est-elle, comme d’aucuns l’ont avancé, le privilège d’esprits supérieurs, l’explication de leur supériorité ? Il est malaisé d’en décider ; l’hypothèse est assez curieuse, en tout cas, pour mériter d’être relevée au passage, mais elle appelle une vérification étayée sur des observations multipliées. Pour en revenir au cas particulier d’Hoffmann, il est hors de doute qu’il a présenté avec une sensibilité excessive une émotivité morbide. Cette émotivité allait, suivant les jours, du mysticisme le plus poétique à l’hypocondrie la plus noire. Il en était arrivé à avoir peur de tout : on reconnaît là l’état décrit par Morel et Legrand du Saulle, sous le nom de panophobie et auquel Magnan proposa plus tard de substituer le terme, peut-être plus concert, d’anxiomanie ; cet état où, selon l’expression de Th. Ribot, « l’on a peur de tout et de rien ; où l’anxiété flotte comme dans un rêve et ne se fixe que pour un instant, au hasard des circonstances, passant sans cesse d’un objet à l’autre ». Hoffmann n’éprouvait pas une sensation agréable qui ne s’accompagnât de l’appréhension des conséquences funestes ou dangereuses qu’elle pouvait entraîner à sa suite. « Quel mauvais génie, s’écriait-il dans une heure de désespérance, a donc jeté dans mon âme cette horrible défiance, qui me fait soupçonner ruine et malheur dans une parole, dans un regard, voire dans la plus futile circonstance indépendante de toute volonté humaine ! » 22 Un jour — c’était en l’an 1809 — il assistait à un bal et se sentait la joie au cœur : enfin, pensait-il, je vais me divertir sans arrière-pensée ; quand soudain l’idée lui vint qu’il était « multiplié comme par un polyscope ». Toutes les figures qui s’agitaient devant lui, lui apparaissaient ses propres images, et il s’irritait contre leurs faits et gestes. Cette idée s’empara de lui à un tel point qu’elle devint une véritable obsession. Il avait aussi des impulsions subites, des accès de colère, motivés par les plus minces prétextes. Un de ses auditeurs restait-il impassible devant ses plaisanteries, il s’emportait contre lui, et n’avait de cesse qu’il ne l’eût obligé à quitter la place. Un jour, il lui arriva de lancer un verre d’eau à la tête d’un de ses amis qui avait eu le tort d’impressionner désagréablement ses oreilles, en chantant faux une ariette de Mozart ! « La poésie d’Hoffmann était maladive » a déclaré Heine ; c’est qu’en effet, si l’on a pu souvent constater que la personnalité de l’écrivain se retrouve dans ses productions, pour Hoffmann non seulement on l’y devine mais elle y déborde, pourrait-on dire. Les héros de ses contes sentent, entendent, voient d’une manière anormale. « Il en est des déséquilibrés des contes d’Hoffmann comme des hallucinés des cliniques et des asiles ; chez eux l’illusion précède l’hallucination et l’annonce. » (DEMERLIAC.) La plupart des hallucinations des Contes trahissent l’influence de l’alcool et se découvrent surtout dans les 23 compositions qui datent du temps où l’auteur se livrait à des excès de boisson. Ailleurs on relève de curieux exemples d’obsession ; là encore il est facile de reconnaître une autoobservation : l’étudiant Anselmus, du Pot d’or, comme Balthazar, du Petit Zacharie, c’est Hoffmann lui-même, au moins par certains côtés. De l’obsession à l’impulsion, la distance est courte ; les personnages d’Hoffmann l’on vite franchie : dans Les Élixirs du diable, comme dans Mademoiselle de Scudéry, apparaissent des types de criminels impulsifs, qu’un psychiatre n’hésiterait pas à réclamer pour ses justiciables. D’autres phénomènes psycho-pathologiques peuvent encore être recueillis dans l’œuvre si touffue d’Hoffmann. Ainsi que nous le faisait judicieusement remarquer notre très érudit ami, le Dr Hahn, bibliothécaire en chef de la Faculté, les mystères de l’occulte ont toujours eu un grand charme pour Hoffmann ; il les a scrutés avec une parfaite clairvoyance et il a discuté avec une rare pénétration la plupart des problèmes qui préoccupent actuellement le monde scientifique. L’idée particulière qu’il se faisait du monde des esprits est nettement définie dans le passage suivant : « On ne saurait nier l’existence du monde surnaturel qui nous environne, et qui se révèle souvent à nous par des accords singuliers et des visions étranges. La crainte, l’horreur que nous éprouvons alors tient à la partie terrestre de notre organisation : c’est la douleur de l’esprit, incarcéré dans le corps qui se fait sentir… Peut-être est-ce la punition 24 que nous réserve la nature, dont nous tendons sans cesse à nous éloigner, comme des enfants ingrats. Je pense que, dans l’âge d’or, lorsque notre race vivait dans une bienheureuse harmonie avec toute la nature, nulle crainte, nul effroi ne venait nous saisir, parce que, dans cette paix profonde, dans cet accord parfait de tous les êtres, il n’y avait pas d’ennemi dont la présence pût nous nuire. » Hoffmann justifie, une fois de plus, le titre de « voyants » donné aux poètes ; que de sensations n’a-t-il pas ressenties, dont on cherche aujourd’hui une explication scientifique et dont, demain peut-être, la cause profonde sera découverte ! Ainsi a-t-il souvent éprouvé la sensation du « déjà vu[5] », qu’il a décrite, certainement d’après lui-même, dans les Aventures de la Nuit de Saint-Sylvestre et la Princesse Brambilla. Dans cette dernière nouvelle, surtout, il semble avoir pris plaisir à accumuler les troubles de la personnalité, « au point de donner le vertige au lecteur le plus calme ». À maintes reprises, notamment dans le Chien Berganza, Hoffmann donne une analyse très exacte du dédoublement de la personnalité dont il offrait, on le sait, un des plus curieux exemples. Mais c’est surtout dans Les Élixirs du Diable que, suivant l’expression d’un commentateur allemand[6] , l’aliéniste peut trouver assez de matériaux pour en composer un gros volume de clinique et d’études mentales. Les types de fous et de malades y abondent : délirants érotiques, maniaques, déments précoces, mélancoliques y sont étudiés et dépeints magistralement ; et l’on est saisi 25 d’étonnement en présence de ce « clinicien ès lettres » qui, par la seule force de son génie, s’est assimilé non seulement les connaissances médicales de son temps, mais a devancé celui-ci sur nombre de points. Ce qu’il y a de particulièrement intéressant à relever chez Hoffmann, c’est que ses troubles organiques même ont servi son génie, et qu’il a puisé peut-être le meilleur de son inspiration dans son déséquilibre fonctionnel. Il appartient à cette catégorie de grands hommes « dont la route a été tracée à travers toutes les afflictions humaines et dont un fatal destin a nourri l’imagination par des maux inouïs et par une éternelle misère[7] ». Combien d’amertumes secrètes, de fronts plissés, de bouches aux plis désabusés, sur les portraits des grands railleurs de l’humanité ! Que de souffrances se dissimulent sous un masque moqueur ! Et comment ne pas être saisi d’admiration devant des hommes comme Scarron, riant des torsions de son corps disloqué ; comme Molière, se mettant en scène dans le Malade, jusqu’à en mourir ; comme Hoffmann enfin, suivant sur lui-même les phases progressives d’un mal qui le conduisait à la tombe. Quelle fut la nature de cette maladie qui lui fit souffrir « mort et passion », comme disent les bonnes gens, et à laquelle il ne succomba qu’après une agonie prolongée ? Longtemps on a cru, sur la foi de tels passages de ses Contes, qu’Hoffmann fut un tabétique. On a voulu retrouver 26 le tableau de son propre état dans ces lignes extraites de La Fenêtre d’angle du Cousin : « Mon pauvre cousin a eu le même sort que le fameux Scarron. Une maladie opiniâtre lui a ôté aussi l’usage de ses jambes. Il en est réduit à rouler de son lit à son fauteuil et de son fauteuil à son lit, avec l’aide du bras vigoureux d’un invalide maussade, qui lui sert de garde-malade. Mon cousin a une autre ressemblance avec Scarron : il est aussi auteur… Cette passion d’écrire a joué un vilain tour au pauvre cousin : il a beau être très malade, la roue de l’imagination tourne toujours au galop dans sa tête ; il invente, invente, malgré toutes les souffrances ; mais quand il s’agit de faire prendre aux idées le chemin du papier, le méchant démon de la maladie a barré le passage ; non seulement la main refuse le service, mais les idées s’envolent, ce qui jette le cousin dans la plus noire mélancolie. » 27 FAC-SIMILÉ D’UNE EAU-FORTE D’HOFFMANN extraite de ses « Œuvres posthumes » (Magasin pittoresque 1861) Dans Le Petit Zacharie, Hoffmann fait cadeau au méchant gnome Cinabre, pour le punir de ses forfaits, du mal qu’il juge le plus horrible, de celui qui le torture luimême ; mais dans les symptômes qu’il décrit, on ne reconnaît que des lectures, mal digérées, d’ouvrages médicaux, et nullement, comme d’aucuns l’ont un peu témérairement avancé, les signes du tabes dorsalis[8] . Les lésions de l’ataxie locomotrice, ainsi que l’a très judicieusement objecté l’auteur[9] d’une remarquable étude sur notre conteur, se constituent beaucoup plus lentement : 28 ne pas oublier que l’évolution de la maladie a été, dans le cas d’Hoffmann, relativement rapide. En octobre 1821, Hoffmann était en excellente santé et de la meilleure humeur ; quelques semaines plus tard, il était repris de ses crises de foie dont il avait eu souvent à se plaindre[10] . Au mois de janvier de l’année suivante, Hoffmann ne pouvait plus bouger de son fauteuil : ses jambes n’étaient encore qu’à demi paralysées ; bientôt elles le furent tout à fait et les membres supérieurs se prirent à leur tour : son bras droit lui refusant tout service, il dut prendre un secrétaire et lui dicter les contes qu’il était devenu incapable d’écrire de sa propre main. Cette rapidité d’évolution rappelle évidemment beaucoup plus ce qu’on observe dans la polynévrite alcoolique que dans l’ataxie, à marche incomparablement plus lente. Elle est, en outre, parfaitement conforme aux antécédents de l’écrivain, qui avait pris l’habitude de l’alcool dès 1804, et cultiva la dive bouteille pendant près de vingt années. Sans doute son intelligence est demeurée jusqu’au bout intacte ; mais il a présenté des troubles de la mémoire, des idées obsédantes, du délire, en particulier du délire onirique, des hallucinations, qui portent le cachet indéniable de l’éthylisme. Les troubles dyspeptiques et hépatiques, l’absence de troubles de coordination et de désordres vésicaux, écartent pareillement l’hypothèse de tabes et nous engagent à nous rallier, en fin d’analyse, à celle, beaucoup plus acceptable, 29 d’une névrite, dont l’alcool évoluant sur un terrain favorable — ne pas oublier l’hérédité chargée du poète — a été l’agent actif, le principal responsable. 1. ↑ D r Marcel Demerliac, Étude médico-psychologique sur Hoffmann. Lyon, A. Rey, 1908. 2. ↑ Ce qui frappait chez lui, c’était cette extraordinaire mobilité. Ses saluts consistaient en « petites inclinaisons de la nuque, souvent répétées et toujours brusques… Elles avaient quelque chose de grimaçant et de convulsif ». Sa physionomie était elle-même très changeante et mobile. Quelqu’un qui l’avait rencontré dans un café de Dresde en fait ce curieux portrait : « Son visage, petit et futé, n’était pas le même à deux secondes d’intervalle ; ses yeux perçants brillaient d’une telle lueur et ses lèvres se contractaient en de telles grimaces sarcastiques, que l’on regrettait de ne pas entendre le petit homme les traduire dans son langage… Parfois, il s’asseyait sur une chaise aussi éloignée que possible des autres consommateurs, sans doute pour ne pas être gêné dans ses jeux de physionomie et pouvoir s’y livrer à loisir. » Il serait allé jusqu’à étudier ses tics, afin de pouvoir les décrire : dans un de ses contes, Le Magnétiseur, il s’est mis en scène, sous le nom du peintre Bickert. À noter qu’entre autres tics, il était onychophage. 3. ↑ Hitzig, Auf Hoffmanns Leben und Nachlass. Berlin, 1823 ; Stuttgard, 1839. 4. ↑ Lettre à Hitzig, 20 avril 1807. 5. ↑ V. sur ce curieux phénomène la thèse de Thibault, Essai psychologique et clinique sur la sensation du déjà vu. Bordeaux, 1899. 6. ↑ Klinke, Hoffmanns Leben und Werke (Braunschweig und Leipzig, 1902). 7. ↑ Loève-Veimars, Œuvres complètes d’Hoffmann (préface). 8. ↑ Comme Champfleury, dans une étude, d’ailleurs très attachante, publiée par l’Athenœum français (15 septembre 1855). 9. ↑ D r Kuenemann, Les Génies morbides : Hoffmann (1776-1822), in Répertoire de médecine internationale, 1912. 10. ↑ Les premiers symptômes s’étaient manifestés à Posen : il avait eu alors, outre des épistaxis, des douleurs dans l’hypocondre droit et des vomissements bilieux ; les crises hépatiques étaient, depuis lors, revenues à plusieurs reprises, de plus en plus fréquentes, de plus en plus douloureuses. 30 31 HENRI HEINE Il a sa statue sur le sol germanique, celui qui s’était intitulé lui-même « un Prussien libéré ». L’effigie a eu le sort de l’original qui fut longtemps ballotté, errant de logis en logis[1] dans ce Paris où il était venu se fixer, fuyant son inhospitalière patrie. Quel effroyable calvaire que cette vie, ce martyre prolongé du pèlerin morbide, dont la maladie exalta l’intelligence, en avivant sa sensibilité ! On s’est demandé, à propos de Heine comme de Musset, qui se ressemblent par tant de côtés, si le pathétique qu’on rencontre chez ces deux poètes, quand ils parlent de leurs souffrances, de leurs blessures, de leur désespoir, avait réellement sa source dans le sentiment. Combien d’hommes qui ont eu les mêmes espérances, suivies des mêmes déceptions ; combien chez qui la foi a fait place à la désillusion, sans réactions violentes. C’est que les poètes sont des organismes qui vibrent dans les notes aiguës et lorsque le malheur ou la douleur les frappe, ils restent, selon leur nature, brisés ou bronzés, pour parler comme Chamfort, rarement résignés. À l’encontre du poète des Nuits, Heine ne s’est jamais déclaré vaincu ; il ne s’est jamais soumis, jamais rendu ; 32 jusqu’au bout il a lutté et son esprit, son terrible esprit, a survécu jusqu’au dernier souffle. Quelle verve et quelle ironie outrancières ! Il n’y a, dans toute l’histoire littéraire, qu’un autre nom qu’on puisse évoquer, qu’un autre personnage torturé, martyrisé comme lui, et qui ait nargué son mal, qui l’ait supporté avec un tel stoïcisme, mais de combien de coudées Heine dépasse Scarron ! Tous ses mots sont autant de perles qu’on voudrait pouvoir enchâsser et conserver dans un reliquaire précieux, qu’on n’ouvrirait qu’avec une religieuse émotion. Quel exemple nous a légué ce contempteur de toute croyance qui, après avoir vécu comme Épicure, a su mourir comme Épictète[2] !… Dans sa jeunesse, il avait suivi les cours d’Hegel, et il en avait embrassé les maximes : « J’étais jeune et fier, dira-t-il plus tard, à l’heure des confessions, et je me sentais flatté d’apprendre, par le maître, que le bon Dieu n’était point au ciel, comme le disait ma grand’mère, mais que j’étais Dieu moi-même sur la terre. » Il prit d’ailleurs vite en dégoût cette doctrine, qu’il n’avait peut-être jamais bien approfondie, et qui ne tarda pas à devenir la cible de ses sarcasmes. « Un beau soir d’été, conte-t-il, j’étais près d’une fenêtre ouverte, à côté du professeur Hegel. J’avais vingt et un ans, j’avais bien dîné et pris du café, et je parlais avec 33 enthousiasme des étoiles que j’appelais la demeure des élus. Le maître grommelait à côté de moi : « Les étoiles, les étoiles ne sont qu’une lèpre lumineuse du ciel ! » — Mais, pour Dieu, lui dis-je, n’y a-t-il là-haut aucun lieu où la vertu soit récompensée ? Hegel me regarda d’un œil perçant : « Ainsi, dit-il, vous voulez encore qu’on vous donne un pourboire pour avoir soigné votre mère malade et pour n’avoir pas empoisonné votre frère ? » En 1825, Heine s’était converti au protestantisme ; les règlements l’exigeaient de qui voulait obtenir le titre de doctor juris utriusque. Un moment, le bruit courut de sa conversion au catholicisme ; mais il faut l’entendre raconter les circonstances dans lesquelles cette conversion s’était opérée. « Oui, explique-t-il, je suis retourné à Dieu, comme l’enfant prodigue, après avoir longtemps gardé les porcs chez les Hégéliens. Est-ce le malheur qui m’a fait revenir ? Peut-être une moins pauvre raison. Je fus atteint d’une nostalgie céleste, qui me poussa, à travers les forêts et les ravins, sur les sentiers vertigineux de la dialectique. Or, quand on désire posséder un Dieu qui puisse vous venir en aide, et c’est là l’important, il faut admettre aussi sa personnalité et ses attributs divins, tels que la toute-bonté, la toute-science, la toute-justice, etc., etc. Alors l’immortalité de l’âme nous est donnée par-dessus le marché, comme l’os médullaire que le boucher glisse gratuitement dans la corbeille d’un client dont il est satisfait ; on appelle cela, en français, la réjouissance, et l’on en fait d’excellents 34 consommés qui sont très fortifiants pour le malade ; aussi, me garderai-je de la refuser. » Sous cette apparence d’ironie, Heine était préoccupé, beaucoup plus qu’il ne le voulait paraître, du problème de l’au-delà et comme un jour son ami Laube lui demandait : « Enfin, que penses-tu de l’autre vie ? » il répondit, après quelques minutes de silence : « Demande-moi ce que deviendra cette bûche dans la cheminée ; la flamme la dévore. Contentons-nous d’en recevoir la chaleur, en attendant que la cendre soit dispersée par le vent. » 35 HENRI HEINE EN 1851 (Litho de la collection de l’auteur) Ce n’était pas qu’il n’eût le désir, le désir ardent, de croire ; mais cet analyste féroce pouvait-il se contenter de la foi du charbonnier ? Un seul Dieu trouvait grâce devant lui et c’était le Christ. 36 « C’est le Dieu que j’aime le plus », confiait-il à une femme qui essayait de le ramener à des sentiments meilleurs à l’égard de la religion. Et il donnait de sa préférence ces raisons : « Ce n’est point, disait-il, toujours sur le ton ironique, parce qu’il est un Dieu légitime dont le père était déjà Dieu et gouverne le monde depuis un temps immémorial, mais parce que, bien qu’il soit né Dauphin du Ciel, il a des tendances démocratiques et n’aime pas le faste courtisanesque ; et puis parce qu’il n’est pas le Dieu d’une aristocratie de pharisiens doctrinaires, ni de lansquenets galonnés, mais bien un modeste Dieu du peuple, un bon Dieu citoyen. En vérité, si le Christ n’était pas encore Dieu, je donnerais ma voix pour qu’il le fût, et bien plus volontiers qu’à un Dieu absolu et imposé, je lui obéirais à lui, le Dieu élu, le Dieu de mon choix. » Le grand ironiste avait une excuse à son scepticisme irrévérencieux : lui que le Destin avait condamné à ne pouvoir ni vivre ni mourir. Vivre dans la mort, quel supplice plus horrible ; et si c’était la rançon de son génie, de quel prix la cruauté du Destin le lui faisait-il payer ! Il ne blasphémait pourtant qu’avec modération. « Si on pleure sur la terre, lui avait souvent répété sa mère, c’est que Dieu console dans le ciel. » Devenu aveugle comme Milton, Heine se contentait de soupirer : « Dieu doit me 37 regarder avec plus de tendresse et de compassion depuis que je ne peux plus voir que lui. » Ce n’est pas l’auteur de l’Intermezzo qui aurait fait de difficulté à proclamer, avec un autre poète, que : « Ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit humain, c’est l’esprit divin. » Malgré tout, il ne pouvait parvenir à croire que tout n’est que matière, celui que la muse inspiratrice avait baisé au front[3] . N’a-t-il pas psalmodié ses plus belles strophes au milieu des pires tortures ? Et quand l’enveloppe charnelle s’en allait pièce à pièce, l’étincelle divine ne restait-elle pas en lui aussi lumineuse, aussi éclatante[4] ? Le crépuscule du génie mourant a eu, selon la magnifique expression du plus prestigieux des critiques, « toute la fraîcheur et l’éclat d’une aurore ». « Cette âme accoutumée à se passer de corps avait hérité en quelque sorte de toute la vie qu’avaient perdue ses organes ; l’huile manquait à la lampe, entretenue par je ne sais quel idéal aliment, redoublant, avant de s’éteindre, de rayonnements et de feux. Tous ceux qui l’ont visité dans ce cercueil préparatoire, où il gisait immobile, se demandaient par quel miracle cette forme exténuée palpitait encore. » Ce martyre dura huit années, huit siècles ! Dans ce chant prolongé du cygne, les plaintes et les cris alternèrent avec les mélodies angéliques et les rêves enchantés du demisommeil ; les cauchemars de la fièvre furent entrecoupés 38 d’accès de rire qui « déchiraient l’oreille comme un sanglot ». L’ironie et le rêve, c’est l’alliance de ces deux facultés qui constitue l’originalité de ce Germain francisé. L’ironie est née, chez Henri Heine, le jour où a commencé la douleur. D’abord légère et voilée, tant que les parties profondes de son être n’ont pas été atteintes, elle devient plus acerbe, plus sarcastique, avec les progrès de son mal ; jusqu’au jour où il arrive à se tourner lui-même en dérision, à éprouver comme une volupté à se moquer de ses propres souffrances. « Quand notre cœur, écrit-il, est brisé, broyé, alors il nous reste encore le beau rire éclatant. » « L’ironie — l’observation est d’un psychologue averti[5] — n’a pas tardé à être pour Heine comme les narcotiques pour les personnes en proie au mal physique : après avoir constitué un remède occasionnel et passager contre une crise de souffrance, elle est bientôt devenue, entre ses mains, un antidote préventif, procurant la sensation délicieuse de l’anesthésie morale et permettant de défier la douleur. » Son sarcasme déconcertant était un remède dont il avait éprouvé les effets ; mais, à la longue, l’activité s’en était émoussée et il n’était plus de ressource humaine contre son incurable misère. 39 Il n’est pas aisé de fixer l’époque du début de sa maladie, encore moins sa nature exacte. La première trace que nous ayons trouvée, dans sa correspondance, de symptômes douloureux, remonte à 1823. Il est alors âgé de vingt-quatre ans, étant né le 13 décembre 1799[sic] . Il se plaint de névralgies intolérables causées par l’excès de travail, et, sans doute sur les conseils de son médecin, va prendre des bains de mer à Cuxhaven. Il en revient tout à fait rétabli en apparence. Les maux de tête le reprennent quatre mois plus tard et son lamento revient, comme un leit-motiv, dans les lettres qu’il adresse à sa sœur bien-aimée. Une amélioration se produit dans les années qui suivent. Les bains continuent à le soulager, il en prend à Lucques, en Italie, à Helgoland, dans la mer du Nord ; en 1837, il est à Boulogne-sur-Mer où le rencontre Barbier, l’auteur des Iambes. Jusque-là, point de symptômes nettement accusés. La paralysie n’a pas commencé son œuvre destructrice. Sa « santé païenne », sa « divinité physique », dont il se montrait vain, n’étaient pas encore atteintes. Un de ses biographes a donné pour cause à l’affection chronique dont Heine devait mourir, un incident dont il ne faudrait pas, croyons-nous, exagérer l’importance. Henri Heine avait un oncle, un banquier fort riche, dont il avait escompté l’héritage. Celui-ci meurt, lui laissant en 40 tout et pour tout une somme ridiculement infime pour sa situation de fortune : un capital de seize mille francs ! Heine, à cette nouvelle, serait tombé raide sur le parquet, et, ajoute le narrateur[6] , « ce fut pour lui un coup mortel ; sa grande maladie date de là ». D’autres, moins discrets, sinon mieux renseignés, ont invoqué une pathogénie plus spéciale, pour ne pas dire plus spécifique. « Ce mal (celui de Heine), écrit l’auteur des Petits mémoires du XIXe siècle[7] , on ne savait pas au juste ce qu’il était. De ce poète si vert, si jeune, si alerte, qui portait fièrement sur les épaules une des plus belles têtes que la nature ait faites, de cette complexion opulente, sous laquelle il y avait un tribun, un élégant, un homme d’action au besoin, un virus innommé a fini un jour par faire une masse informe, couverte d’ulcères et tristement repliée sur elle-même. « D’où cela venait-il ? On a dit, d’une part, que cela résultait d’un accident ; on a prétendu aussi, et très méchamment, que c’était la suite d’un fait un peu semblable à celui qui avait amené la mort de François I er dans le donjon de Rambouillet. Ce qu’il y a de certain, c’est que, en quelques années, l’auteur de Reisebilder n’était plus qu’une ruine. Ses yeux, brûlés comme par un fer rouge, conservaient bien un restant d’éclair ; ses lèvres, pâles et presque glacées, souriaient encore, mais avec quelle peine ! Sa langue remuait, mais quel spectacle pour qui l’avait vu dans tout l’éclat de sa jeunesse ! » 41 LOUISE COLET avec signature autographe (fac-simile) (Collection de l’auteur) 42 D’une autre source, nous apprenons que Heine avait fait plusieurs saisons dans les Pyrénées, notamment à Luchon, où il était allé se soigner d’une maladie de peau, d’un eczéma (?). A-t-on là des indices suffisants pour affirmer l’existence de l’avarie ? Retenons, néanmoins, la conjecture ; elle nous servira sinon à dresser un diagnostic impeccable, du moins à proposer une étiquette acceptable de son mal. Le début des accidents paraît remonter aux environs de 1840 ; ils avaient commencé par des troubles du côté de la paupière (ptosis) ; les muscles de la face seront pris un peu plus tard. Heine parlait en badinant de son mal : « Je perds la vue, disait-il, et comme le rossignol je n’en chanterai que mieux. » Une autre fois, au travers de plaisantes saillies, il annonçait que le muscle facial du côté droit devenait d’une paresse déplorable : « Hélas ! disait-il, je ne puis plus mâcher que d’un côté, plus pleurer que d’un œil ! Je ne suis plus qu’un demihomme. Je ne puis exprimer l’amour, je ne puis plaire que du côté gauche. Ô femmes ! à l’avenir, n’aurai-je droit qu’à la moitié d’un cœur ? » Le 3 mars 1842, il écrit à sa mère que la « paralysie des muscles du visage persiste », et que ses yeux sont tout à fait 43 guéris : il est vrai qu’il a recouvré passagèrement la vue, mais c’est à peine s’il peut relever la paupière. Vers la fin de 1844, l’état de ses yeux a tellement empiré qu’il a toutes les peines du monde à écrire. Son œil gauche est resté complètement fermé pendant trois semaines ; mais la santé générale est bonne, à part de violents maux de tête qui le reprennent de fois à autre. Après un séjour à la campagne, et une cure d’hydrothérapie, une trêve momentanée se produit ; mais l’œil gauche est et reste fermé. Il est revenu des Pyrénées un peu refait, mais déjà voûté et vieilli. Les lunettes bleues qui couvrent ses yeux achèvent de le faire ressembler à un vieillard. Au mois d’avril 1846, son mal descend vers le bas de la face et s’attaque de préférence aux muscles qui entourent la bouche. C’est alors qu’il mande à son ami F. Lassalle : « Je suis toujours très souffrant ; je n’y vois presque pas et mes lèvres sont si paralysées que le baiser me devient impossible… » Au mois d’août, il fait une saison à Barèges. Les premiers bains lui ont été salutaires et il reprend quelque espoir ; mais, depuis lors, « cela a marché avec la lenteur d’un escargot ». Les organes de la parole sont si paralysés qu’il ne peut parler et voilà quatre mois qu’il éprouve une grande « difficulté de mastication et de déglutition et l’absence de goût ». Il se plaint, en outre, de vertiges, d’« étourdissements continuels », qui lui font regagner 44 précipitamment Paris. Pris de découragement, il envoie au diable tous les médicaments et déclare se résigner à son sort. En février (1847), il avise sa mère qu’il se sent assez bien ; que son état s’améliore peu à peu ; il n’y a que ses pauvres yeux qui ne veulent pas guérir. « À vrai dire, les yeux sont sains, mais les paupières sont comme paralysées par une espèce de contraction nerveuse, qui fait qu’elles s’abaissent toujours davantage. » Il s’agace « de ne pouvoir lire et de ne pouvoir aller au théâtre ». Il ne peut même supporter la lumière du gaz. Tout cela disparaîtra, il l’espère, du moins, sous l’influence de l’air et de la vie calme de la campagne. Il se propose d’aller s’installer à Montmorency et fait déjà ses préparatifs de voyage. Quant aux médecins, il ne veut plus en entendre parler : « Tout ceux qui sont morts cet hiver ont été soignés par un médecin », ironise-t-il à son ordinaire. Le ton des lettres à sa mère est, cependant, toujours optimiste, mais c’est pour ne point alarmer un être adoré. Il se livre davantage dans les épîtres qu’il adresse aux correspondants qui lui tiennent moins à cœur. « J’ai passé un terrible hiver, écrit-il, le 13 avril 1847, à sa « petite fée », Mme Caroline Jaubert, la « marraine » d’Alfred de Musset, et je suis étonné de n’avoir pas succombé. Ce sera pour une autre fois… Au bout du compte, la chair cache la beauté qui ne se révèle dans toute 45 sa splendeur idéale qu’après qu’une maladie ait animé le corps[8] ; quant à moi, je me suis adonisé, à l’heure qu’il est, jusqu’au squelettisme. Les jolies femmes se retournent quand je passe dans les rues ; mes yeux fermés (l’œil droit n’est plus ouvert que d’un huitième), mes joues creuses, ma barbe délirante, ma démarche chancelante, tout cela me donne un air agonisant qui me va à ravir !… J’ai, dans ce moment, un grand succès de moribond. Je mange des cœurs ; seulement je ne peux pas les digérer. Je suis à présent un homme très dangereux, et vous verrez comment la marquise Christine Trivulzi[9] deviendra amoureuse de moi ; je suis précisément l’os funèbre qu’il lui faut. » À la suite d’une visite du poète malade, le 26 novembre, et encore sous l’impression qu’elle en a ressentie, la destinataire de l’épître qu’on vient de lire transcrit cette note attristée : « Henri Heine est venu me voir… Me voir ? hélas ! ses paupières paralysées tiennent ses yeux fermés. Le mal paraît grandir. Son pauvre corps n’a plus que le souffle, mais l’esprit a toute sa vigueur. Il m’a parlé de sa mère qui habite Hambourg. Il lui écrit tous les jours pour la rassurer, quelque pénible que soit pour lui cette tâche dans l’état de sa vue. » Presque à la même date, en effet, il rassure sa bonne maman sur sa santé : 46 « Jamais encore, lui dit-il, depuis deux ans, je ne me suis senti si frais et si dispos. » Pieux mensonge ; et comme les gazettes allemandes[10] ont publié dans quelle fâcheuse situation il se trouve présentement, Heine a imaginé de persuader sa vieille mère que le faire passer pour mourant était « une ingénieuse spéculation de l’invention de son libraire » ! Le médecin qui le soigne lui a, d’ailleurs, promis que grâce à une infusion d’herbes dont il prend régulièrement, il guérira radicalement. Hélas ! l’infusion du Dr Sichel, l’éminent oculiste, qui devait opérer des miracles, n’eut pas l’effet attendu, pas plus que ne le soulagera le traitement hydrothérapique prescrit par le docteur Wertheimer[11] . 47 ÉTABLISSEMENT THERMAL DE BARÈGES (d’après une litho de 1830 — Collection de l’auteur) Ses sorties se faisaient de plus en plus rares ; au commencement de janvier 1848, ayant tenu à rendre visite à une dame de ses amies, il s’était fait porter, sur le dos de son domestique, de la voiture au second étage. Après cet 48 effort, à peine déposé sur le canapé du salon, il était saisi par une de ces crises qui le laissaient chaque fois anéanti : « Des crampes partant du cerveau et qui se prolongeaient jusqu’à l’extrémité des pieds. » Il lui semblait, à d’autres moments, qu’elles avaient envahi toute l’épine dorsale et montaient jusqu’au cerveau. On ne le calmait qu’avec la morphine : on en saupoudrait des moxas, posés successivement et entretenus le long de la colonne vertébrale. Bientôt après, il prenait le lit pour ne plus le quitter. Quelqu’un qui le vit alors[12] , « couché tout de son long sur un lit de fer », le dépeint défiguré par la souffrance. Il se maintenait à l’aide de ces machines « qu’on voit dans les gymnases orthopédiques ; de grands cordons, solidement fixés au plafond, retombaient jusqu’à portée de ses mains, de manière à former un point d’appui pour le cas où il voudrait remuer ou changer de position ». Ce qu’il y avait de plus pénible à voir dans tout cela, c’était cette belle figure dont la maigreur et la couleur livide altéraient les lignes autrefois si correctes. Un sentiment de tristesse profonde saisissait le cœur de quiconque pouvait voir ces yeux rouges comme du sang et à demi-fermés. « Ah ! s’écriait-il, Jupiter m’en veut de l’avoir raillé ! Voilà dix ans qu’il a pris un des crabes de la Batrachomyomachie et qu’il l’a fixé sur moi ; le monstre 49 me ronge sans cesse… je ne peux plus écrire, je ne peux plus que dicter[13]. » Son esprit ne l’abandonnait pas dans la souffrance ; son humeur n’était pas changée, sa gaieté même n’était pas entamée ; tout au plus s’était-elle par moments mélancolisée. Parfois elle avait quelque chose de démoniaque et ses railleries n’épargnaient personne, pas même lui[14] ! L’archer lançait la flèche sans se préoccuper qui elle atteignait. Prométhée rongé par le vautour, il ne concevait pas, disait-il, que Dieu pût le désagréger morceau par morceau. Ce n’est pas une divinité de la Grèce qui aurait traité de la sorte un poète ; elle l’aurait plutôt frappé de la foudre. Mais il se consolait, à l’idée qu’au travers de tant de misère physique il conservait intacte toutes ses facultés, et que la séparation entre la matière et l’esprit devenait chaque jour plus sensible. « Je suis à la veille, écrivait-il à Mignet, de rentrer dans le giron des croyances les plus banales. Je commence à m’apercevoir qu’un tout petit brin de Dieu ne saurait nuire à un pauvre homme, surtout quand on est couché sur le dos, travaillé par les tortures les plus atroces. Je ne crois pas entièrement encore au ciel, mais j’ai déjà l’avant-goût de l’enfer par les brûlures qu’on vient de me faire sur la colonne vertébrale[15] ! » 50 Sur ces entrefaites, avait éclaté la Révolution de 1848. Très affecté par certaines révélations[16] qui l’avaient atteint en plein cœur, Heine sentit son état s’aggraver. Sur le conseil de son nouveau médecin, le Dr Gruby, il alla passer quelque temps dans une maison de santé de la rue de Lourcine[17] , tenue par son ami, le Dr Faultrier. Il y resta jusqu’à la fin de mars ; au mois de mai, il était à Passy, 64, Grande-Rue, tout au fond d’un jardin. Ses jambes étaient devenues « flasques, comme si elles étaient en coton » ; on le portait et on le nourrissait comme un enfant. Il était couché sur deux matelas posés à terre ; il s’y trouvait mieux que dans un lit ordinaire. Grâce aux soins du Dr Gruby, son état avait paru un instant s’améliorer : il avait peu à peu recouvré l’usage des mains, la sensibilité du palais ; une paupière demeurait entr’ouverte ; quelque espoir était permis. Espoir de bien courte durée : si les yeux allaient un peu mieux, les crampes étaient continues « dans le bras droit et la main droite » et la paralysie ne disparaissait pas. Les membres inférieurs restaient toujours inertes : le matin, après un bain d’eau tiède, on le portait, avec d’infinies précautions, sur une couchette bien rembourrée, car la moindre pression, le moindre mouvement un peu brusque, lui arrachaient un cri de douleur. Un jour que son médecin était là pendant qu’on le transportait, il lui dit en souriant : « Vous voyez, docteur, comme je suis estimé à Paris, on me porte en triomphe ! » 51 Particularité notable, son estomac continuait à fonctionner admirablement ; il mangeait d’un appétit dont il avait peine à satisfaire les exigences ; mais il se droguait le moins qu’il pouvait, jetant les médicaments à l’insu de son médecin qui passait souvent un mois entier sans lui rendre visite, et qui, disait le malade en plaisantant, « est de si petite taille[18] , qu’on pourrait presque dire que je n’ai pas de médecin ». Se sentant mieux, Heine voulut tenter une sortie : il espérait que l’air lui ferait du bien. Il se fit transporter jusqu’au Louvre. Il entra au rez-de-chaussée, dans une galerie du musée de sculpture ; il s’assit en face de la Vénus de Milo. Là, dans un demi-jour, sous l’influence de cette beauté plastique divine, qui désormais ne serait pour lui qu’un souvenir, il resta plongé dans un état extatique. « Ah ! que ne suis-je tombé mort, là même, en cet instant, s’écriait-il. Oui, j’aurais dû m’éteindre dans cette angoisse ! » Et après un court silence, reprenant un ton railleur : « Mais la déesse ne m’a pas tendu les bras ! Vous connaissez ses malheurs : sa divinité est réduite de moitié. Or, en dépit de toutes les règles mathématiques et algébriques, nos deux moitiés ne pouvaient faire un tout. » En 1851, Heine publie son Romancero et tout le monde est stupéfait qu’un pareil chef-d’œuvre ait pu être conçu au moment où le tenaillait le plus la souffrance. 52 Jamais sa pensée n’a été plus lucide, son imagination plus vive ; il a conservé une admirable fraîcheur d’esprit. Il continue stoïquement à se regarder souffrir. Il ne craignait rien tant que l’envahissement du cerveau par la paralysie : cet outrage suprême lui fut épargné. « Faible et irritable comme un enfant devant la moindre critique littéraire, héroïque contre la douleur physique », a dit de lui Éd. Grenier. Il assistait à son propre martyre comme s’il se fût agi d’une constatation objective. Il eût été le dernier sur le sort duquel il se fût attendri, et il n’eût pas supporté la pitié. Deux fois le feu prit à la cheminée contre laquelle était posée la tête de ses matelas ; il semblait, à lui entendre conter l’incident, qu’il n’eût pas couru plus de danger qu’une personne ingambe. Une nuit qu’il était terrassé par une de ces crises meurtrières qu’on pouvait cette fois, à bon droit, croire la dernière, sa femme, accourue près de lui, pleine d’effroi, saisit sa main, la pressant, la caressant. Elle pleurait à chaudes larmes, et d’une voix entrecoupée, au travers des sanglots, elle répétait : « Non, Henri, non, tu ne feras pas cela, tu ne mourras pas ! tu auras pitié ! J’ai déjà perdu mon perroquet ce matin ; si tu mourais je serais trop malheureuse ! » « C’était un ordre, ajoutait Heine, rapportant cette scène, j’ai obéi ; j’ai continué de vivre… Vous comprenez, quand on me donne de bonnes raisons… » 53 Le poète prenait un plaisir extrême à conter cette histoire ; il la répétait complaisamment à tout venant, très amusé de la forme burlesque que pouvait prendre le désespoir dans l’esprit de sa femme. Ce fut à la suite d’un refroidissement que sa santé empira encore : la respiration devint difficile, d’autant plus difficile que l’inflammation du larynx qu’il avait contractée s’accompagnait de spasmes des plus pénibles. Malgré d’atroces douleurs et de terrifiantes syncopes, il regardait venir la mort sans crainte ni sans trouble, supportant avec une endurance héroïque le tourment d’une interminable et lucide agonie. « Je suis, disait-il, sur le brasier ardent de la torture du Saint-Office » ; mais sa plainte ne se changeait jamais en malédiction[19] . Au printemps de 1854, la paralysie des paupières l’empêchant de remarquer le chagrin de sa nièce qui était venue à son chevet : « Approche-toi davantage, ma chère enfant, dit-il d’une voix faible, afin que je puisse mieux te voir ; là, viens tout près de moi ! » Et il souleva d’une main sa paupière pour voir si la jeune fille ressemblait à sa mère. Son état s’aggravant de plus en plus pendant l’hiver de 1855, les spasmes et les crises névralgiques ne lui laissaient pas de répit ; elles se répétaient presque chaque nuit. Continuellement il parle de ses accès de migraine ; à certains moments, il tousse affreusement ; à d’autres « il est 54 secoué par l’orageuse véhémence des désirs les plus effrénés ». Trois jours avant sa mort, il fut pris de vomissements que rien n’arrivait à calmer ; des compresses froides, prescrites par Gruby, amenèrent un soulagement passager. Son corps était tellement habitué aux opiacés que la morphine, administrée à doses énormes, ne réussissait plus à lui procurer le repos. Dans la nuit du 16 au 17 février, le Dr Gruby, interrogé par Mme Heine, secoua la tête pour toute réponse et entra dans la chambre du malade. Il s’approcha de son lit, le regarda en silence et avec tant de tristesse que celui-ci lui demanda : « Vais-je donc mourir ? » — Oui, lui répondit le docteur ; l’heure est venue. Vous m’avez fait promettre de vous le dire, je tiens ma promesse. — Merci, ami », se contenta de répondre le moribond. Et comme le médecin, ému jusqu’aux larmes, lui demandait s’il avait une prière à lui adresser : « Oui, répondit le poète ; ma femme dort, ne la réveillez pas, mais prenez sur cette table les fleurs qu’elle a achetées ce matin. J’adore les fleurs. Bien ! Placez-les sur ma poitrine. Merci, merci encore ! » Et s’enivrant une dernière fois de leur parfum, il murmura : « Des fleurs, des fleurs ! Que la nature est donc belle ! » Ce furent ses dernières paroles. 55 Il avait interdit, dans son testament, de soumettre son corps à l’autopsie ; il demandait seulement qu’on lui ouvrît une veine pour s’assurer de la réalité de la mort, sa maladie ayant à maintes reprises ressemblé à de la catalepsie. De la lecture des faits que nous avons pu recueillir, quelles conclusions tirer ? Quel diagnostic sommes-nous autorisé à formuler d’après les données que nous avons exposées ? C’est bien, semble-t-il, d’ataxie locomotrice, de tabes, que Heine a offert les symptômes. La syphilis doit-elle être incriminée ? Nous ne saurions rien affirmer à cet égard[20] , faute d’une pièce émanant d’une personnalité médicale compétente ayant soigné le poète. Quoi qu’il en soit, Heine a présenté ce phénomène rare, presque exceptionnel, avec une nature vibrante à l’excès, un organisme hyperesthésié, d’avoir, sans le réconfort que donne aux croyants l’espérance des joies éternelles, affronté la douleur et la mort avec une sérénité que n’auraient pu dépasser ni le plus fervent chrétien, ni le plus ferme stoïcien. Il a fourni cette preuve, pour certains paradoxale, que l’épicurisme n’empêche pas de bien mourir.

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56 AUTOGRAPHE D’HENRI HEINE (Fac-simile) (Communiqué au Dr

Cabanès par Nadar)

Nous croyons devoir indiquer la provenance du facsimilé d’écriture de Heine que nous reproduisons ici[21] . Ces lignes, qui nous furent communiquées il y a plus de trente ans par notre très obligeant ami Nadar, ont été écrites par Henri Heine quinze jours avant sa mort. L’original était un billet au crayon que M. Nadar avait accompagné de l’intéressante et aimable lettre dont nous donnons ci-après les fragments qui peuvent en être publiés : « Marseille, 2 décembre 1899. « Cher docteur, « Heine est mort rue d’Amsterdam (du 18 au 28), où j’allais le voir peu de jours avant sa fin. (Coïncidence : Baudelaire, à son premier retour de Belgique, 57 eut de même, là, installation passagère.) « Heine, depuis longtemps paralysé sur son lit, n’a pas dû avoir le temps de frayer avec la photographie à peine née de la veille. « Je ne connais qu’une image de lui, une gravure au trait, de profil. « Vaguement me revient un souvenir douloureux de mon unique visite : le malade obligé de soulever, pour nous voir, de la main, les paupières paralysées. « Proudhon, qui avait la main dure, a dit de Heine, dans son admirable livre de La Justice dans la Révolution : « Quant à cette catin, sa place est au charnier des filles repenties… » J’entends encore, un jour que je citais la phrase, les cris indignés de Baudelaire et Banville… 58 HENRI HEINE (Portrait communiqué au Dr

Cabanès par Nadar)

« … Si quelque bonne étoile m’amenait jamais par ici l’enquêteur, et très sympathique, que vous êtes, quelles joies et quelles retrouvailles, parmi cet amoncellement de lettres et pièces où se retrouve tout ce qui a donné au public 59 signe de vie dans les ¾ (sic) de ce siècle, majores et minores ! Et plus d’une fois je me demande ce que tout ça va devenir après moi demain… « … Que c’est mièvre à vous offrir ! Ce n’est qu’une signature. Je me rappelle maintenant qu’il me traça cela quand j’allai lui demander de le portraicturer dans mon Panthéon Nadar. — Enfin ! le plus vilain Nadar du monde « Ne peut donner que ce qu’il a ! comme dit la romance. « Croyez-moi toujours votre « NADAR. » 1. ↑ « Le poète avait la manie des déménagements ; à la longue il ne se plaisait nulle part et trouvait partout une raison pour transporter ailleurs ses pénates toujours errants. Il lui fallait, disait-il, une tranquillité absolue et il la cherchait en vain de quartier en quartier… » Souvenirs de la vie intime d’Henri Heine, recueillis par sa nièce, 90. 2. ↑ Sur ce sujet poignant des réactions humaines vis-à-vis de la douleur, lire le noble et clairvoyant ouvrage du D r Paul Voivenel : Le Médecin devant la douleur et devant la mort. (Paris, 1934, Librairie des ChampsÉlysées.) (Bl. C.) 3. ↑ En réalité Heine croyait à une Divinité, mais il restait absolument réfractaire aux cérémonies du culte. Une anecdote, entre bien d’autres, le prouvera. Un jour, la princesse de Belgiojoso, qui revenait d’Orient, où elle avait visité Jérusalem, lui rendait visite. À entendre l’intérêt chaleureux avec lequel Heine s’informait de ce voyage en Terre Sainte, la princesse se méprit et crut saisir une lueur religieuse chez le malade. Elle parla de l’abbé Caron, très en vogue à cette époque, et proposa de l’amener ; par politesse plus que par conviction assurément, Heine consentit à recevoir l’ecclésiastique. Après deux ou trois visites de l’abbé, Heine dit à une de ses amies : « La 60 princesse m’avait amené l’abbé Caron, vous le saviez ? (Prenant un air de componction :) Il avait éveillé quelques velléités religieuses ; (puis en riant :) mais, décidément, je reviens aux cataplasmes. Le soulagement est plus immédiat ! » 4. ↑ Plus le corps du malade s’affaiblissait, plus semblait croître la vigueur de son esprit. C’est dans son lit de douleur qu’il composa et publia, en 1847, son admirable poème d’Atta Troll. Il en composa plusieurs autres dans les heures de répit que lui laissaient ses intolérables souffrances ; les plus remarquables : les Confessions, les Dieux en exil, parurent dans le courant de l’année 1854. 5. ↑ M. Maurice Paléologue, qui a écrit, sur « L’Amour chez Henri Heine », des pages trop remarquables pour avoir été assez remarquées. 6. ↑ Alex. Weill, Souvenirs intimes de Henri Heine. 7. ↑ Philibert Audebrand, op. cit., 42-3. 8. ↑ Dès 1828, Heine écrivait : « Les malades sont plus distingués que les gens bien portants. Car il n’y a que le malade qui soit un homme. Ses membres racontent une histoire de souffrances. Ils en sont spiritualisés. Je crois même que par la souffrance et ses luttes douloureuses les animaux pourraient parvenir à l’état d’homme. » 9. ↑ Nom de famille de la princesse Belgiojoso. 10. ↑ Il envoyait aux feuilles allemandes des rectifications d’une gaieté sinistre, d’une amertume féroce, par exemple : « Je laisse indécise la question de savoir si l’on a nommé ma maladie par son véritable nom, si c’est une maladie de famille, une maladie que l’on doit à sa famille — ou l’une de ces maladies privées dont l’Allemand établi à l’étranger a d’ordinaire à souffrir ; si c’est un ramollissement français de la moelle épinière ou une phtisie allemande de l’épine du dos ; — je sais seulement que c’est une très affreuse maladie qui me met nuit et jour à la torture et a sérieusement ébranlé non pas seulement mon système nerveux, mais encore mon système de pensées. Dans certains moments, surtout quand les crampes font un vacarme par trop douloureux dans ma colonne vertébrale, je sens palpiter en moi un doute sur la réalité de ce que m’assurait, il y a vingt-cinq ans, à Berlin, feu le professeur Hegel, que l’homme est vraiment un dieu à deux jambes… » 11. ↑ Un jour, ce célèbre hydropathe étant allé voir Heine, lui dit qu’il était mal soigné ; la femme du poète, l’irascible Mathilde, ayant ouï le propos, attendit le docteur à la porte de l’appartement et lui pocha l’œil d’un vigoureux coup de poing. « Et bien lui en prit de ne pas riposter, ajoute le conteur de l’aventure, car elle l’aurait étranglé. » 12. ↑ Philibert Audebrand. 61 13. ↑ Il en arriva à la fin à savoir à peine ce qu’il dictait, tellement l’abus de l’opium l’endormait. 14. ↑ « … Il y a pourtant des imbéciles, disait-il, qui admirent le courage que j’ai de prolonger ma vie. Or, ont-ils jamais songé à la façon dont je m’y prendrais pour me donner la mort ? Je ne puis ni me pendre, ni m’empoisonner, encore moins me brûler la cervelle ou me jeter par la fenêtre ; me faut-il donc mourir de faim ? Fi !… un genre de mort contraire à tous mes principes ! — Sérieusement, on admettra bien que nous pouvons au moins choisir la forme de notre suicide, ou mieux vaut ne point s’en mêler. » Un jour pendant qu’il l’auscultait, son médecin lui demanda : — Pouvez-vous siffler ? — Hélas ! non, répondit Heine, pas même les pièces de Scribe. Et la veille même de sa mort, à un ami qui s’informait anxieusement s’il s’était réconcilié avec Dieu, il répondit en souriant : — Soyez tranquille, mon cher, Dieu me pardonnera : c’est son métier. 15. ↑ Lettre du 17 janvier 1849. 16. ↑ Cf. Heine intime, par le baron Embden, 187 et suiv. 17. ↑ Numéro 34. 18. ↑ Le Dr Gruby, que nous avons connu dans les derniers temps de sa vie, était, en effet, très petit. 19. ↑ Le corps du moribond, réduit par l’atrophie, « paraissait être celui d’un enfant de six ans ; ses pieds pendaient inertes, ballottant, tordus, de façon que les talons se trouvaient placés devant, là où devait être le cou-depied ». (Souvenirs de Mme

C. Jaubert.)

20. ↑ Alex. Weill prétend que Heine était très débauché ; mais est-ce autre chose qu’une indication ? Cependant, il est un passage du mémorialiste qui donne à penser : « Votre maladie, disait un jour Weill à Henri Heine, n’a rien à faire avec la fatalité ; elle est le résultat de vos passions non réfrénées, tranchons le mot, de vos débauches voulues. Encore que votre mariage, libre ou non, eût dû vous préserver de beaucoup de maux, si vous aviez été fidèle à votre femme. » En tire qui voudra des inductions ; ce ne seront jamais que des probabilités. 21. ↑ Portrait ou autographe de Heine sont chose rare ; notre reconnaissance reste d’autant plus vive envers qui nous confia, jadis, ce précieux document. 62 63 JONATHAN SWIFT Chez nous, il est connu surtout comme l’auteur des Voyages de Gulliver, « cette inimitable et inépuisable satire », et non pas un ouvrage de pure imagination, comme des esprits superficiels en ont, d’un jugement sommaire et dédaigneux, trop vite décidé. Le récit, étrange et merveilleux, qui a charmé notre enfance, et son affabulation ingénieuse, ont trop fait négliger le côté philosophique, et de vérité humaine, de cette œuvre si justement qualifiée de chef-d’œuvre, qui, sous des invraisemblances manifestes, laisse apercevoir tant de détails réels, atteste une acuité d’observation et une rigueur de logique[1] , qu’on n’attendait pas d’un homme aussi pétri d’excentricité que le fut Jonathan Swift, « le Doyen » comme, de coutume, on le désignait. Dans les Voyages de Gulliver, la misanthropie atteint, selon l’expression d’un critique[2] , à la hauteur d’une vertu cardinale. Tout le talent et aussi tout le mépris du satirique pour « cet animal qu’on appelle l’homme » s’y trouvent concentrés : on pourrait presque dire que c’est de la bile recuite. La société le rebute plus encore que l’homme ; il ne se lasse jamais de la bafouer. 64 À Lilliput, on choisit pour ministres ceux qui dansent le mieux sur la corde ; à Laputa, le prince oblige tous ceux qui se présentent devant lui à ramper sur le ventre en léchant la poussière du parquet ; et lorsque ce doux tyran veut se débarrasser de qui le gêne, il fait répandre sur le parquet une certaine poudre brune, empoisonnée, qui tue infailliblement en vingt-quatre heures celui qui s’en frotte seulement les lèvres. Swift fait un tableau des moins séduisants d’animaux au « corps singulier et difforme », dont les têtes et les poitrines étaient « couvertes d’un poil épais, quelquefois frisé, d’autre fois plat ; ils avaient des barbes comme les chèvres, une longue bande de poil tout le long de leur dos et sur le devant de leurs pieds et de leurs jambes ». Ces êtres répugnants, ce sont les yakows, qui ont tous les vices et toutes les laideurs, mais qui l’emportent néanmoins encore sur les hommes, « dont la misérable raison a empiré ces vices », et qui constitue bien « la plus pernicieuse race d’odieuse petite vermine que la nature ait jamais laissé ramper sur la surface de la terre ». 65 SWIFT (Collection de l’auteur) Ce pessimisme foncier, cette misanthropie farouche, où Swift en avait-il puisé les germes ? On ne naît pas généralement avec cette âcreté d’humeur, cette rudesse réfléchie, qui trouve une amère jouissance à contrarier, à se 66 plaire dans la contradiction : cette brutalité consciente, qui n’entend se plier à aucune concession, on ne la trouve pas dans son berceau : c’est la vie, la vie mauvaise, avec ses déceptions et ses humiliations, qui les fait naître. Ce cynisme hardi, qui sert, chez notre pamphlétaire, de voile à de secrètes amertumes, il ne l’a qu’à la longue acquis. Les souffrances, les rancœurs de sa jeunesse ont, à coup sûr, influé sur son caractère, l’ont façonné, l’ont modelé et ont amené à leur paroxysme les manifestations d’une prédisposition à l’amertume. Sa première révolte date du temps où, pauvre écolier, bizarre, gauche, aux yeux bleus et durs, orphelin, sans amis, il était misérablement entretenu par la charité d’un oncle. Refusé à un examen pour son ignorance en logique, il se présentait une seconde fois, sans avoir daigné lire la logique. Il fut reçu, mais avec quelle pitié dédaigneuse ! Son orgueil en conçut un ressentiment qui ne se calmera plus. Cet orgueil, en toutes circonstances, se manifestera : c’est la pierre de touche de son caractère. Quand, simple et obscur journaliste, il reçoit du premier ministre un billet de banque à la suite de ses premiers articles, il répond à cette offre qu’il juge insultante, en renvoyant le présent et en exigeant des excuses — qu’il obtint, d’ailleurs. Plus tard il se donnera l’amer plaisir de se montrer implacable en toutes circonstances. Il ne tolérait de personne qu’on lui manquât, traitant avec arrogance les plus hauts dignitaires. 67 Le secrétaire d’État l’avisant que le duc de Buckingham désirait le connaître, il répond que « cela ne se peut, qu’il n’a pas fait assez d’avances ». Le duc de Shrewsbury lui faisant observer que lord Buckingham n’avait pas l’habitude de prendre les devants, Swift réplique qu’il attend toujours les avances « en proportion de la qualité des gens, et plus de la part d’un duc que de la part d’un autre homme ». Il ne tenait pas plus compte du sexe que du rang, et se montrait avec les femmes d’une impertinence rare. « Je suis bien aise, écrivait-il à la duchesse de Queensbury, que vous sachiez votre devoir ; car c’est une règle connue et établie depuis vingt ans en Angleterre que les premières avances m’ont constamment été faites par toutes les dames qui aspiraient à me connaître, et plus grande était leur qualité, plus grandes étaient leurs avances. » Ce ne sont pas là simples propos humoristiques, c’était un parti-pris bien arrêté. Un jour qu’il dînait chez le comte de Burlington, Swift (l’anecdote a été maintes fois rapportée) dit, en quittant la table, et s’adressant à la maîtresse de la maison : « Lady Burlington, j’apprends que vous chantez : chantez-moi quelque chose. » Choquée de ce ton, lady fait un signe de refus ; Swift ne s’en obstine que davantage : — Vous chanterez, sur ma foi ! Quand je commande, j’entends être obéi. 68 Le comte riait, mais sa femme avait les larmes aux yeux. Afin de ne pas se donner en spectacle à ses invités, elle se retira dans son appartement. Quand Swift la revit : — Eh bien ! sommes-nous toujours aussi fière et aussi peu complaisante ? — Non, monsieur le Doyen, repartit cette fois lady Burlington ; je suis toute disposée à vous chanter une chanson. Il n’en demandait pas plus, son amour-propre avait satisfaction. En faisant la part du manque d’éducation première et aussi du mépris de ce qu’il considérait comme des futilités et hypocrisies mondaines, ces fantaisies, d’un goût douteux, ne sont pas seulement d’un humoriste effréné, il faut y voir les réflexes d’une susceptibilité et d’un orgueil maladifs ; « l’aigreur de la colère amassée et du dédain engorgé », a-ton dit, en expliquant qu’il éprouvait comme une volupté à user de cette ironie — justicière à son avis, — à s’abandonner sans retenue à cette manie d’humilier, de déchirer, d’outrager. 69 POPE (Collection de l’auteur) C’était une revanche du temps où, déjà conscient de sa valeur, il était condamné à subsister des maigres aumônes de sa famille ; et aussi de ces années de servage qu’il avait vécues auprès de sir William Temple comme secrétaire, 70 relégué à la table des domestiques, obligé de subir sans broncher les familiarités et les propos grossiers de la valetaille[3] . Vingt années durant il avait dû se plier à flatter un maître usé de goutte, irritable et dominateur ; à prodiguer des compliments à milady sa femme et milady sa sœur, sans se sentir jamais apprécié plus qu’un valet. Espoirs déçus, élans paralysés, humiliations constantes et pour couronner le tout, après avoir espéré une situation digne de son intelligence, n’aboutir qu’à recevoir une cure dans la misérable Irlande ! Pour une nature comme la sienne, rien n’était capable d’apaiser tant de rancœur amassée[4] ! Les bizarreries dont il était coutumier, les singularités de son caractère avaient de bonne heure fait douter de sa raison. Ceux qui l’approchaient de très près, habitués qu’ils étaient à son originalité, ne s’en offusquaient plus, mais aux yeux du plus grand nombre il passait pour un dément. Les habitués d’un café où il fréquentait, devant l’étrange spectacle de ses excentricités, l’avaient baptisé « le curé fou ». Les mystifications auxquelles il se complaisait n’étaient pas toujours anodines ; s’il y en eut de plaisantes, on en cite de cruelles. Toutes portent la même marque de désenchantement amer[5] . Nous ne rééditerons pas ici l’anecdote trop connue du dîner remboursé à ses amis Pope[6] et Gay ; ni celle du malheureux tailleur qu’il condamna à passer une nuit entière sous ses fenêtres, dans son jardin aux clôtures 71 dûment verrouillées, pour le punir d’un retard de vingtquatre heures dans la livraison d’un habit… Ses paroissiens eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de ses sarcasmes, malgré les conséquences qui eussent pu en résulter pour lui. Un dimanche, il commença son sermon comme il suit : « Il y a, mes frères, il y a quatre sortes d’orgueil : l’orgueil de la figure, l’orgueil de la naissance, l’orgueil de la richesse et l’orgueil de l’esprit. Je vous exhorte de toutes mes forces à vous abstenir des trois premiers ; quant au dernier, je ne vous en parlerai pas, car je vous crois tous fort éloignés d’un vice si condamnable. » Pour se permettre de pareilles impertinences, il fallait bien connaître le public auquel on les destinait. Avec les sots il était sans pitié. Un jour, à Dublin, invité à la table du lord-maire, on l’avait placé à côté d’un jeune homme qui, ayant bu plus qu’il ne convenait, se mit à bavarder intarissablement. À la fin, agacé, Swift s’adressant à l’amphitryon : « Milord, lui dit-il, j’ai près de moi un fou qui m’ennuie et me fatigue depuis une heure ; obligez-moi en le congédiant. » Dans quelque milieu qu’il se trouvât, son esprit sarcastique cherchait une victime aux dépens de qui s’exercer. Nous permettra-t-on de rappeler, à ce propos, l’histoire de la Méditation sur le balai ? Pendant qu’il était à Londres, Swift passait une partie de son temps chez le comte Barkeley ; il faisait tous les jours à 72 lady Barkeley une lecture morale et religieuse. La comtesse s’était prise d’une belle passion pour les méditations de Boyle ; elle demanda au doyen de les lui lire. Pour se débarrasser de cette tâche importune, qu’imagina celui-ci ? Il rédigea, de sa propre main, une méditation sur ce thème : « Certainement, l’homme est un balai » ; il plaça cet étrange sermon dans le livre de Boyle et quand, le lendemain, il fut prié de commencer sa lecture accoutumée, Swift se mit à lire sa fantaisiste élucubration. Sa tâche quotidienne terminée, Swift se retirait gravement, laissant lady Barkeley dans le ravissement. Aux premiers visiteurs qui se présentèrent chez elle, elle ne se tint pas de poser cette question : « Avez-vous lu les méditations de Boyle ? » La plupart des personnes présentes lui répondirent affirmativement. « Il en est une entre toutes, reprend lady, qui est véritablement délicieuse. — Laquelle ? s’empresse-t-on de demander. — La “Méditation sur le balai”. » Tout le monde confessa son ignorance ; nul ne connaissait l’œuvre de Boyle portant ce titre. Alors la comtesse tendant ingénument, non sans un secret orgueil, le livre dans lequel le doyen venait de lui faire la lecture, qu’y trouve-t-on ? La méditation en question, mais tout entière de la main de notre humoriste ! De ce jour-là, Swift fut dispensé de faire la lecture à lady Barkeley. Si nous avouons trouver plutôt amusante la leçon ainsi donnée à une « snobinette » avant la lettre, nous pardonnerons moins volontiers à Swift son attitude envers 73 Daniel Defoë. Ce n’est pas ici la place de nous étendre sur les événements qui amenèrent l’auteur de Robinson Crusoë, à la suite de la publication d’une brochure de polémique religieuse[7] , à subir la peine infamante du pilori ; nous voulons seulement noter qu’à l’encontre d’un sentiment général de protestation « contre l’injustice d’une peine odieuse infligée à un honnête homme qui n’avait fait que défendre sa foi », Swift affectait toujours, en parlant de Defoë, d’avoir oublié son nom et ne le désignait, avec une cruauté dédaigneuse, qu’en l’appelant « l’individu qui a été au pilori ». Menu fait, mais significatif : le malheur ne le désarmait pas. Swift, on en a fait la remarque, ne fut jamais très tendre pour la plus belle moitié du genre humain ; les flèches qu’il a décochées au sexe prétendu faible ne sont pas plus mouchetées que celles dont il a gratifié le sexe fort. 74 DEFOË AU PILORI (1703) (D’après un dessin d’Émile Bayard extrait du Magasin pittoresque) La femme, Swift en avait la peur et plus encore la haine ; et quand on connaît sa force de haine, on présume jusqu’où elle put atteindre. Il n’épargna même pas celles dont le dévouement éprouvé eût dû le désarmer. Deux admirables cœurs, Stella et Vanessa, « dont les noms, selon les termes du principal historiographe de Swift, entourent encore le sien d’une poésie secrète », lui prodiguèrent leur tendresse, et il les fit mourir de douleur. 75 On a voulu expliquer cette attitude de féroce misogynie, par une infirmité de nature spéciale qui, sans avoir la même origine que celle de Boileau, cet autre satirique, aboutissait aux mêmes résultats. À défaut de témoignages plus précis, et qui seraient, d’ailleurs, de contrôle malaisé, nous ne saurions scientifiquement en décider. Swift, nous assure-t-on[8] , recherchait la société des femmes, mais il évitait comme le feu le tête à tête. Pendant seize ans il confia l’administration de sa maison à la fille de l’intendant de son protecteur, sans qu’elle fût pour lui autre chose qu’une amie, quelque sentiment qu’elle lui pût témoigner et quelque désir qu’elle eût de changer de rôle. À l’imitation de certains eunuques, qui croient pouvoir s’accorder le luxe d’un sérail, Swift eut la fantaisie de contracter mariage ; mais un mariage blanc, car il stipula qu’il y aurait perpétuellement séparation de corps. Une autre femme, belle et riche, qui ignorait ce pacte, s’éprit de lui ; tantôt jalouse, tantôt soumise, si passionnée, si malheureuse que ses lettres auraient attendri le cœur le plus glacé, elle usa contre ce roc un sentiment qui frisait la démence et la conduisit au tombeau. Le même sort fut réservé à l’épouse secrète. Swift refoula le dévouement comme il avait répudié l’amour, après avoir laissé croître l’un et l’autre. L’émotion qu’il éprouva à la mort de sa femme, assure-ton, eut un contre-coup fatal sur sa santé depuis longtemps affaiblie. Peut-être eut-il à ce moment une lueur de pitié pour ses deux victimes. 76 Quoi qu’il en soit, nous constatons des troubles maladifs dès la jeunesse même, chez notre personnage. Des vertiges, tout d’abord, qui ne lui laissaient guère de répit. Il en parle souvent dans sa correspondance, ainsi que des étourdissements auxquels il était sujet. Il lui arrivait parfois de quitter sa table et de se faire servir dans sa chambre, tant que duraient ce qu’il appelait ses humeurs noires. Sa susceptibilité nerveuse était telle qu’une fois, étant aux rochers de Carberry, bien qu’il eût pris la précaution de se coucher pour affronter le précipice qu’il avait sous ses pas, il fut étreint d’une sensation vertigineuse telle que deux domestiques ne furent pas trop pour le tirer par les pieds à distance suffisante de l’abîme[9] . Il eut de graves troubles de l’audition ; la surdité s’installa assez rapidement : l’humoriste devenait de plus en plus amer, irascible et morose. Le pasteur Young rapporte qu’au cours d’une promenade qu’il fit avec Swift aux environs de Dublin, celui-ci s’arrêta soudain devant un orme dont les branches supérieures étaient desséchées : « Je serai comme cet arbre, dit-il, je périrai par le haut. » I shall be like that tree ; I shall die at the top. Une lettre qui paraît avoir été écrite en 1740, et qu’il adressait à une parente, atteste une mélancolie profonde et comme le pressentiment de la catastrophe finale, que devait précéder le naufrage de sa raison. 77 « J’ai beaucoup souffert toute la nuit, mandait Swift à sa correspondante ; je suis très sourd aujourd’hui et j’éprouve de vives douleurs. Je me trouve si lourd, mes idées sont si confuses, que j’en ressens une tristesse profonde… Je sais à peine ce que j’écris. Je suis sûr que je n’ai pas longtemps à vivre ; le temps sera court mais cruel… » Avant de sombrer dans la démence, Swift s’est plu à la railler, à la narguer ! La théorie du génie névrose, du génie confinant à la folie, s’il ne l’a pas inventée — n’est-ce pas Aristote le premier (jusqu’à ce qu’on lui découvre un précurseur), qui a écrit cette phrase, traduite en latin du texte original : Nullum genius sine mixtura dementiæ ? — cette théorie, qui s’applique trop bien à son cas particulier, il l’a développée avec ce dogmatisme acerbe qui prend souvent forme d’humour. Avec une gravité médicale — Taine en a fait avant nous la remarque — Swift expose que, de tout le corps, s’exhalent des vapeurs, lesquelles, arrivant au cerveau, le laissent sain, si elles sont abondantes, mais l’exaltent si elles regorgent ; que dans le premier cas elles font des particuliers paisibles, et dans le second de grands politiques, des fondateurs de religions et de profonds philosophes, c’est-à-dire des fous ; en sorte que la folie est la source de tout le génie humain et de toutes les institutions de l’Univers. Que de talents enfouis dans les lunatics asylums, et qui seraient capables de remplir les postes les plus élevés dans l’armée, dans l’État ou dans l’Église ! 78 « Y a-t-il, continue-t-il, un pensionnaire qui mette sa paille en pièces, qui jure, blasphème, écume, morde ses barreaux et vide son pot de chambre sur le visage des spectateurs ? Que les sages et dignes commissaires inspecteurs lui donnent un régiment de dragons et l’envoient en Flandre avec les autres ! « En voici un second qui prend gravement les dimensions de son chenil, homme à visions prophétiques et à vue intérieure, qui marche solennellement toujours du même pas, parle beaucoup de la dureté des temps, des taxes et de la prostituée de Babylone, barre le volet de sa cellule exactement à huit heures, et rêve du feu. À quelle valeur ne monteraient pas toutes ces perfections si on envoyait le propriétaire dans une congrégation de la Cité !… Moimême, l’auteur de ces admirables vérités, j’en suis une preuve, étant une personne dont les imaginations prennent aisément le mors aux dents et sont merveilleusement disposées à s’enfuir avec ma raison, laquelle, comme je l’ai observé dans une longue expérience, est un cavalier mal assis et qu’on désarçonne aisément ; d’où il arrive que mes amis ne me veulent jamais laisser seul, sans que je leur aie promis solennellement de décharger mes idées de la façon qu’on vient de voir, ou d’une autre semblable pour l’avantage de l’humanité. » Tout en tenant compte de la part de l’ironie voulue, on peut déjà voir poindre dans ces lignes les prodromes du mal qui guette celui qui les a écrites, la fêlure, qui ira s’agrandissant, d’un cerveau déjà obnubilé. 79 Après les vertiges, après la surdité, après des accès d’agitation maniaque et des phénomènes congestifs, ressemblant assez à des crises de morbus comitialis, Swift perdit entièrement l’usage de ses facultés, et son état de déchéance cérébrale devint si manifeste qu’on dut confier à des curateurs l’administration de ses biens. Il eut, vraisemblablement, au moins une attaque d’apoplexie, car le masque de l’illustre doyen, moulé immédiatement après sa mort et conservé au Museum de l’Université de Dublin, laisse voir une bouche tournée et convulsée. Prévoyait-il sa fin lamentable quand il formula ses dispositions dernières ? Voici deux clauses, entre autres, qui donneront le ton de ce testament singulier : Item. Je lègue au révérend Robert Grattan, prébendier de Saint-Andoen, le tire-bouchon en or qu’il m’a donné, ainsi que mon coffre-fort, à la condition toutefois de ne permettre qu’à son frère, le docteur Grattan, de se servir de ce dernier objet, celui-ci en ayant plus souvent l’occasion. Je lui lègue, en même temps, un de mes chapeaux de castor. Item. Je lègue à M. John Grattan, prébendier de Cloumethan, la boîte d’argent dans laquelle le diplôme, qui me conférait le droit de bourgeoisie de la cité de Cork, m’a été offert. Je désire que le susdit Grattan mette dans cette boîte le tabac en corde qu’il mâche continuellement. 80 Dans ce même testament, Swift spécifiait que la plus grande partie de sa fortune — dix mille livres sterling — devrait servir à fonder un hôpital de fous ! Suprême pitié, ou dérision amère ? Ne nous hâtons pas de porter un jugement absolu ; au dire de ceux qui l’ont le mieux étudié, la personnalité de Swift fut toute en contrastes. Son caractère tyrannique, sa brusquerie concertée, semblent n’avoir été que le masque d’une sensibilité extrême, trop souvent blessée à vif. S’il a fait souffrir, il a beaucoup souffert lui-même, et s’il abusa de la domination de l’esprit, du despotisme, de l’épigramme, il en fut si cruellement puni que le spectacle de sa décadence intellectuelle comme, d’ailleurs, l’histoire de toute sa vie, nous inspireraient une infinie compassion, si, accordée à cet homme implacable aux autres et à luimême, la compassion n’était la suprême injure qu’on lui pût infliger. 1. ↑ « Son art, écrit Taine dans la pénétrante étude qu’il a consacrée à Swift (in Histoire de la littérature anglaise, t. IV), consiste à prendre une supposition absurde et à déduire sérieusement les effets qu’elle amène. C’est l’esprit, logique et technique, d’un constructeur qui, imaginant le raccourcissement ou l’agrandissement d’un rouage, aperçoit les suites de ce changement…, n’omettant aucun détail trivial et positif, expliquant la cuisine, l’écurie, la politique : là-dessus, sauf De Foë, il n’a pas d’égal. » 2. ↑ Edmond Gosse. 3. ↑ Ne serait-ce pas en souvenir de ces années de servitude qu’il composa ce satirique Traité sur les domestiques, où sa verve caustique se donne libre cours ; en voici un aperçu : « … Quand vous achetez pour votre maître, prône-t-il entre autres conseils, ne marchandez jamais ; c’est lui faire honneur ; d’ailleurs il peut plutôt supporter une perte que ne le ferait un pauvre marchand. « Si vous êtes au service d’un maître à plusieurs domestiques, ne faites 81 jamais rien au-delà de votre tâche particulière ; pour tout le reste, dites : « Ce n’est pas mon ouvrage. » « Si vous êtes en faveur auprès de votre maître, faites-lui entendre que vous avez une autre place en vue, et, sur le regret qu’il montrera de vous perdre, dites-lui que certainement vous aimeriez mieux vivre avec lui qu’avec qui que ce fût au monde, mais qu’on ne peut pas blâmer un pauvre domestique de chercher une meilleure condition… que votre ouvrage est dur et vos gages minimes… Sur cela votre maître, s’il a quelque générosité, vous augmentera plutôt que de vous laisser partir ; s’il n’en fait rien, et si en définitive vous tenez à ne point perdre votre place, dites qu’un de vos camarades vous a décidé à rester. « Ne venez jamais qu’on ne vous ait sonné ou appelé trois ou quatre fois : il n’y a que les chiens qui arrivent au premier coup de sifflet. « Querellez-vous, battez-vous entre domestiques ; mais souvenez-vous toujours que vous avez tous un ennemi commun. « Quand vous avez fait une faute, soyez impertinent, et emportez-vous comme si vous étiez l’offensé : c’est souvent le moyen de faire tomber à l’instant même la colère de votre maître. « Voulez-vous quitter votre maître sans être obligé de rompre vous-même avec lui, devenez tout à coup maussade et insolent plus qu’à l’ordinaire ; il vous chassera, et, pour vous venger, vous direz tant de mal de lui à vos camarades, qu’il ne pourra plus trouver aucun bon domestique pour le servir. » Nous devons à la vérité de reconnaître que nombre de gens de maison appliquent encore à la lettre les préceptes de Swift, sans avoir eu besoin de s’inspirer de son Traité… 4. ↑ Cf. Taine, op. cit. 5. ↑ Comme il se promenait un jour aux côtés d’une dame qui s’extasiait sur la douceur et la pureté de l’air, notre humoriste se jetant subitement à ses genoux, s’écrie : « Chut ! Milady, parlez plus bas ; si par hasard on vous entendait, dès demain on mettrait un impôt sur l’air. » 6. ↑ Pope, qui collabora souvent avec Swift, était bossu et avait moralement quelques points de ressemblance avec son ami. Afterburg disait de lui : mens curva in corpore curvo. Reynolds nous le décrit « très bossu et contrefait »… « le visage ridé et fatigué… la peau tirée et contractée audessus des sourcils par des maux de tête continuels ». Vieux avant quarante ans, il ne pouvait se lever ni s’habiller sans aide. Le corps serré dans un corset de toile raide, les jambes emprisonnées dans plusieurs paires de bas, il grelottait, même avec un pourpoint de fourrure sur la peau. Si l’on songe qu’il avait de l’asthme, qu’il était hydropique, menacé de la 82 cataracte, torturé de rhumatismes, affligé de constants maux de tête, contre lesquels il employait vainement le café ; qu’il passait plusieurs nuits consécutives sans dormir, ne sommeillant que le jour au coin du feu, on s’étonne qu’il n’ait point eu l’humeur plus chagrine encore. La vanité morbide et l’irritabilité de Pope le rendaient incapable de supporter la moindre critique, et prompt à découvrir une injure, soit réelle, soit imaginaire. Très malheureux de sa difformité, il ressentait vivement les railleries qui s’y rapportaient. Aucun coup, d’aussi bas qu’il partît, ne lui était indifférent. Entassées dans son âme, toutes ces insultes y prenaient à la longue de gigantesques proportions. Son cerveau travaillait sans cesse. L’excès de travail ayant gravement compromis une santé si précaire déjà, les médecins ne lui laissant bientôt plus aucun espoir, il se prépara à la mort et fit ses adieux à ses amis. Au nombre de ceux-ci se trouvait l’abbé Southcote, qui résolut de le sauver, si c’était possible. Il alla trouver le docteur Radcliffe, lui exposa l’état du malade et rapporta à celui-ci les prescriptions du célèbre médecin : travailler moins et faire plus d’exercice. Une amélioration réelle s’en suivit. Mais bientôt la santé de l’écrivain déclinait de nouveau, et rapidement. Les désordres de toute sorte s’accumulèrent. Pope consulta en vain le docteur Thompson, un célèbre empirique. Ni la science de Cheselden, ni les soins de Martha Blount ne purent prolonger ses jours : il mourut le 30 mai 1744, âgé de cinquante-six ans. 7. ↑ The shortest way with the Dissenters, or Proposals for the establishment of the Church. Londres, 1702. 8. ↑ Cf. Confessions de Sainte-Beuve, par Nicolardot, 216 et suiv. 9. ↑ Pour toute cette partie pathologique, nous avons eu pour guide l’excellent opuscule du D r P. Max-Simon, qui a établi l’observation clinique de ce « fou de génie » avec un soin et une conscience auxquels nous sommes heureux de rendre hommage. 83 IV THOMAS DE QUINCEY Thomas de Quincey est de ceux dont on a pu dire : They are certainty cracked, but the crack let in light. « Ils sont certainement fêlés, mais la fêlure laisse pénétrer la lumière. » Son cas particulier suggère plusieurs interrogations. On doit, à son propos, se demander si la névropathie, qui fut son lot, fut la conséquence de son opiophagie ; si, au contraire, elle en fut indépendante ; en d’autres termes, les confidences du « mangeur d’opium » méritent-elles créance ? De Quincey a-t-il fait de ses sensations prétexte à littérature ? C’est encore là matière à controverse et le problème est de ceux qui valent d’être examinés de près. Tout d’abord, avant de déterminer l’influence qu’a pu exercer le poison sur son organisme, cherchons à établir la formule somatique du personnage, en feuilletant son dossier pathologique, tel qu’il a été constitué par d’attentifs et patients biographes[1] . Thomas de Quincey était, par son père, de souche tuberculeuse. Il tenait, par contre, de sa mère, un tempérament robuste, bien que sur la fin de sa vie Mrs de 84 Quincey ait eu des crises nerveuses et ait paru incliner vers le mysticisme. Chez les frères et sœurs de Thomas se retrouvent les tares imputables à l’ascendance paternelle, ou celles issues du sang maternel : une des filles meurt, âgée de neuf ans, d’une méningite tuberculeuse selon toute apparence ; une autre avait succombé, âgée de quatre ans, à une maladie indéterminée, rappelant le rachitisme par quelques-uns de ses symptômes. Des trois garçons, l’un s’enfuit de sa pension, s’engage sur un baleinier, est capturé par des pirates et mène une vie aventureuse ; un autre, l’aîné, s’était de bonne heure signalé par des goûts et des aptitudes bizarres, s’occupant de pyrotechnie, de magie, de nécromancie, rêvant à la façon de marcher les pieds au plafond et la tête en bas comme les mouches : « Si, pensait-il, je peux seulement rester cinq minutes dans cette position, qui empêcherait que cette situation se prolonge durant cinq mois ?… » Mais l’expérience prit fin, du fait qu’elle ne put pas être tentée… 85 THOMAS DE QUINCEY 86 Tous ces enfants étaient des méditatifs, des mélancoliques, vivant à l’écart de leurs camarades, plongés dans des rêveries où ils s’enfonçaient avec délices et dont on avait peine à les arracher. Souffreteux et timide, le jeune Thomas s’était révélé, dès sa prime enfance, un visionnaire. La perte d’une de ses sœurs qu’il chérissait profondément produisit sur son cerveau un ébranlement dont il fut long à se remettre. Il a lui-même conté comment « tout à coup ses yeux éblouis par l’éclat de la vie extérieure, et comparant la pompe et la gloire des cieux avec la glace qui recouvrait le visage de la morte, eurent une étrange vision ». « Une galerie, une voûte sembla s’ouvrir à travers l’azur, un chemin prolongé à l’infini. Et sur les vagues bleues, son esprit s’éleva ; et ces vagues et son esprit se mirent à courir vers le trône de Dieu ; mais le trône fuyait sans cesse devant son ardente poursuite. « Dans cette singulière extase, il s’endormit et, quand il reprit possession de lui-même, il se retrouva assis auprès du lit de sa sœur… Il crut alors entendre un pas dans l’escalier et craignant, si on le surprenait dans cette chambre qu’on ne voulût l’empêcher d’y revenir, il baisa à la hâte les lèvres de sa sœur et se retira avec précaution[2]. » Longtemps après, quand il contemplait les nuages, ceuxci lui apparaissaient comme des rangées de petits lits, à rideaux blancs, dans lesquels étaient couchés « des enfants 87 malades, des enfants mourants, qui s’agitaient avec angoisse et pleuraient à grands cris pour avoir la mort » ! Sa mélancolie native, son amour de la solitude s’accusèrent davantage chez l’enfant après qu’il eût perdu son père. Tout le long du jour, nous confie-t-il, il cherchait, dans le jardin attenant à la maison habitée par ses parents ou dans les champs qui l’avoisinaient, les coins les plus silencieux, les plus secrets. Sa mère, hautaine et froide, n’essayait pas de pénétrer le mystère de cette âme inquiète qui, repliée sur elle-même, se serait, d’ailleurs, difficilement livrée. « Ce marmot à grosse tête, toujours solitaire ou toujours pensif » n’avait de passion que pour le merveilleux ou pour les aventures extraordinaires. Le malheur est qu’il voulut les vivre. Comme son frère le pirate, il s’enfuit du logis familial, avec un volume d’Euripide dans une poche, des poésies anglaises dans l’autre. Pris d’une sorte d’automatisme ambulatoire, il vagua dans le pays de Galles, se livrant, sur tout le chemin, à des « excentricités de collégien mal équilibré ». Le soir, il couchait sur la dure, avec le dôme céleste pour ciel de lit, ou campait sous une tente « pas plus grande qu’un parapluie », qu’il s’était fabriquée avec une canne et un morceau de toile à voile. Mais il ne parvenait pas à s’endormir, dans la crainte, qui le poursuivait, qu’une vache, s’échappant d’un des nombreux troupeaux dont les montagnes avoisinantes étaient pleines, ne vint, « par malveillance ou par curiosité » poser une 88 patte juste au milieu de sa figure, où elle ne pouvait manquer « d’enfoncer ». PORTRAIT DE WORDSWORTH (Magasin pittoresque 1851) À cette époque Quincey se plaint déjà de troubles nerveux, employant fréquemment, pour les caractériser, les 89 mots de « nervous affection », « nervous irritation ». Quand, en 1812, son ami Wordsworth perdra une de ses filles, pour laquelle le jeune Thomas nourrissait une grande affection, il arrivera à ce dernier de passer des nuits sur la tombe de l’enfant, la revoyant devant lui comme si elle était vivante. Certain jour, il était envahi par une « nervous sensation » qui, sans présenter les signes d’une maladie caractérisée, lui causait les symptômes les plus pénibles. Chaque mouvement respiratoire provoquait de l’angoisse. Il guérit aussi brusquement qu’il était devenu malade : une nuit, il ressentit tout à coup une sensation bizarre, qui partait des genoux, puis tout rentra dans l’ordre ; ses oppressions cessèrent et sa douleur morale disparut du même coup. Depuis lors, il perdit tout souvenir de la petite fille de Wordsworth. Mais son obsession avait changé seulement d’objet. Sa vie se passe, désormais, dans des transes presque continuelles : son cerveau est assailli par de multiples phobies. En 1818, il est mordu par un chien : on ne peut lui ôter de l’idée que l’animal fût atteint de la rage ; pendant plusieurs mois il ne put se livrer à aucun travail, l’esprit occupé par cette hantise qu’il n’arrivait pas à chasser. Plus tard, ce sont trois spectres qui se dresseront sans cesse devant lui : celui de la folie, « qui le balançait sur une balançoire, d’une hauteur à toucher les nuages » ; celui de la mort volontaire, qui ne lui répugnait pas ; quant au troisième…, nous comprenons mal aujourd’hui cette terreur 90 morbide, mais au temps où vivait Quincey on croyait à la combustion spontanée, et cette pensée qu’il pouvait se consumer en faisant explosion, et ne laissant qu’un débris de cendres, remplissait d’effroi ce nosophobe exaspéré. Il avait bien d’autres phobies encore, celles-ci assez innocentes : il n’aurait pas donné une pièce blanche ou même un sou qui fût d’une propreté douteuse. Il ne se servait des monnaies qu’après les avoir consciencieusement fourbies avec un morceau de flanelle ; puis, il les enveloppait dans du papier et, en attendant de s’en servir, les enfermait dans un endroit sûr et qu’il était seul à connaître : il les y oubliait, d’ailleurs, et ce fut une surprise heureuse pour ses héritiers, qui en découvrirent dans tous les coins. Il avait une autre habitude bizarre : quand il portait un manuscrit à l’imprimerie, il avait la précaution de tirer de sa poche une petite brosse et, avant de remettre la feuille au compositeur, il l’époussetait soigneusement. Il n’aimait pas se fixer, changeant souvent de logement, mais sans tout à fait abandonner celui qu’il venait de quitter. Il payait régulièrement ses locations, recommandant qu’on ne touchât à rien, qu’on laissât tout dans l’ordre, nous devrions dire dans le désordre qui y régnait. Il eut ainsi, à Édimbourg, plusieurs pièces où, selon son expression, « il neigeait » des livres et des journaux. Tous les meubles étaient envahis par cette marée montante : il y en avait sur les chaises, il y en avait sur le lit ; puis, quand les meubles n’en pouvaient plus contenir, le 91 plancher en était inondé à son tour ; il ne restait qu’une petite place réservée pour écrire. Mais la neige recouvrait bientôt la table ; alors de Quincey écrivait dans sa main. Il était temps de se mettre en quête d’un autre logis, où le même manège recommençait. On lui a connu dix de ces « dépôts » à la fois, sans compter ceux qu’il avait oubliés et ceux qu’il continuait à payer et qui étaient depuis longtemps balayés, loués à d’autres ; encore ceux où il n’avait jamais mis le pied et que leurs propriétaires, comptant sur son défaut de mémoire, lui attribuaient sans scrupule. Ses amis arrivaient à ne plus s’étonner de ces bizarreries. « Plus je connaissais Thomas de Quincey, écrit l’un d’eux, moins j’étais surpris des étrangetés qui marquaient son existence de chaque jour. » Sont-ce là des manifestations d’une névrose, et quel nom donner à celle-ci ? C’est ici que les difficultés commencent. Pour le Dr Guerrier, à qui l’on doit une étude médicopsychologique sur Quincey des plus fouillées, cette névrose ressemblerait assez à la « neurasthénie avec tendance hypocondriaque ». Toutefois, certaines manifestations rappelleraient l’hystérie ; tels les accidents à début brusque, à disparition soudaine, que nous avons notés au passage. De plus l’état mental de l’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium, n’est pas sans analogie avec celui des hystériques ; très souvent, dans ses œuvres, Quincey fait 92 preuve de la tendance à la fabulation, à la mythomanie, si fréquente chez ces malades. Ce qui domine chez Thomas de Quincey, c’est « l’hypertrophie de l’imagination, avec un développement anormal de la sensibilité[3] . Son amour de la rêverie, du mystère et de la solitude se traduit à la fois par sa vie errante et par la tristesse dont beaucoup de ses œuvres sont imprégnées ». Quincey arrive même à avoir des idées délirantes : ne s’imaginait-il pas qu’un animal habitait dans son estomac, dont il rongeait par instant les tuniques ? Il présenta aussi des signes du délire des persécutions et ses déménagements successifs eurent souvent pour but de fuir devant un ennemi imaginaire dont il se croyait poursuivi. Il eut également des obsessions et des hallucinations, voire des accès de somnambulisme : souvent, la nuit, il lui arrivait de se réveiller et de se retrouver près de la fenêtre, à seize pieds de son lit ; mais tous ces phénomènes étaient-ils exclusivement dus à sa constitution névropathique ? Son état visionnaire, notamment, l’opium n’en serait-il pas, dans quelque mesure, responsable ? C’est à Oxford, en 1804, que Quincey — il avait alors dix-neuf ans — commença à prendre la drogue maudite. Si on l’en croit, il en aurait pris par nécessité. Il éprouvait, nous dit-il, des névralgies faciales tellement violentes et tenaces que, sur le conseil d’un ami, il entra un jour chez un pharmacien, pour acheter du laudanum. Comme s’il eût 93 absorbé un dictame magique, il se trouva, comme par une baguette de fée, transformé, transporté au septième ciel. Son enthousiasme déborde en effluves de lyrisme : « … Ciel ! quel changement ! quelle révolution ! Comme mon esprit fut réveillé jusqu’en ses profondeurs ! Quelle apocalypse d’un monde entier se dévoila devant moi ! Ma souffrance avait disparu, mais c’était à mes yeux une vétille. Le résultat négatif était perdu dans l’immensité des effets positifs qui s’étaient réalisés devant moi, dans l’abîme de volupté divine qui m’était soudain révélée. « C’était bien une panacée pour toutes les souffrances humaines. C’était le secret du bonheur, et le secret sur lequel les philosophes ont discuté pendant tant de siècles se dévoilait tout à coup. Désormais le bonheur s’achèterait un penny ; on le transporterait dans la poche de son habit ; des extases portatives pourraient être renfermées dans une bouteille d’une pinte et la paix de l’esprit s’expédierait par la diligence… » Son tempérament le prédisposait à éprouver des sensations aiguës. Chez cet être anormal, « chez qui la tare héréditaire avait été aggravée par les cahots de l’existence », la recherche morbide de la sensation devenait « un appétit quasi irrésistible ». Quincey était de ceux qui « vibrent jusqu’au plus profond de leur sensibilité nerveuse, aux premières atteintes du divin poison ». Après avoir absorbé son laudanum, il se sentait des ailes ! 94 Ses capacités de jouissance intellectuelle étaient décuplées. La musique qu’il entendait à l’Opéra était un orchestre d’anges et de séraphins ; le spectacle de la misère, loin de le rebuter, l’attirait invinciblement. Mêlé aux pauvres, il prenait sa part de leur infortune, tirant de son opium « des moyens de consolation » ; car, disait-il, « l’opium — semblable à l’abeille qui tire indifféremment ses matériaux de la rose et de la suie des cheminées — possède l’art d’assujettir tous les sentiments et de les régler à son diapason ». Nous n’en sommes encore qu’à la période de béatitude, à la lune de miel du poison ; Quincey s’en tient aux doses relativement modérées, l’accoutumance n’est pas encore venue. Au début, il prend de l’opium toutes les trois semaines, puis toutes les semaines ; en 1813, neuf ans après le début, ce sera tous les jours. Il est alors arrivé, dit-il, à dix ou douze mille gouttes, soit plusieurs verres à bordeaux dans sa journée. Il ne diminue les doses que dans des circonstances exceptionnelles, comme lors de son mariage avec une jeune fille qu’il adorait et qu’il rendit très malheureuse, on n’en saurait douter. Trois ans plus tard, un revers de fortune l’abat et il se reprend à boire du laudanum à fortes lampées. C’est alors qu’un voile épais s’étend sur son intelligence, tout travail lui devient odieux, tout effort d’attention lui est pénible. Sa volonté est anéantie, sa conscience seule ne sombre pas 95 dans le naufrage de ses facultés. Il ne sort de cette torpeur, de cette aboulie, que pour éprouver des hallucinations, des rêves terrifiants. « La nuit, écrit-il, quand j’étais éveillé dans mon lit, d’interminables, pompeuses et funèbres processions défilaient continuellement devant mes yeux, déroulant des histoires qui ne finissaient jamais et qui étaient aussi tristes, aussi solennelles que les légendes antiques d’avant Œdipe et Priam. » À d’autres moments, il lui semblait — non pas métaphoriquement, mais à la lettre — « descendre dans des gouffres et des abîmes sans lumières, au delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir jamais remonter ». Il a raconté quelques-uns de ses rêves qui, pour la plupart, sont d’effroyables cauchemars : « … Mes terreurs jusque-là n’avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des serpents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l’objet de plus d’horreur que presque tous les autres. J’étais forcé de vivre avec lui, hélas ! pendant des siècles. Je m’échappais quelquefois et je me trouvais dans des maisons chinoises, meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie ; l’abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions 96 innombrables ; et je restais là, plein d’horreur et fasciné[4]. » Il se débattait contre le sommeil et cherchait à s’y dérober comme à la plus féroce des tortures ; parfois il ne se couchait que le jour, priant sa famille de se tenir autour de lui, de parler pour chasser les fantômes qui s’agitaient devant ses yeux. Même éveillé, il lui semblait vivre avec les spectres enfantés par son cerveau intoxiqué. Quincey en était arrivé à avoir des hallucinations en plein midi ; les fleurs des bois et les herbes des champs lui apparaissaient, dans son délire, comme des « faces humaines ». Passons-lui la plume pour quelques exemples de ces visions fantasmagoriques qu’il se plaît à décrire : … L’architecture s’introduisit aussi dans mes songes avec la faculté de s’agrandir et de se multiplier. Dans les derniers temps de ma maladie surtout, je voyais des cités et des palais que l’œil ne trouva jamais que dans les nuages. À mon architecture succédèrent des rêves de lacs, d’immenses étendues d’eau ; ces rêves me tourmentèrent tellement que je craignais que quelque affection n’altérât mon cerveau, et que l’organe se prît lui-même ainsi pour objet. Je souffris horriblement de la tête pendant deux mois. Les eaux changèrent de caractère ; au lieu de lacs transparents et brillants comme des miroirs, ce furent ensuite des mers et des océans ; il se fit encore un changement plus terrible, qui me préparait de longs tourments, et qui ne me quitta, en effet, qu’à la fin de ma maladie. Jusqu’alors la face humaine s’était mêlée à mes songes, mais non d’une manière absolue ; elle n’avait pas encore eu le pouvoir spécial de m’effrayer. 97 Mais tout à coup ce que j’appellerai la tyrannie de la face humaine vint à se découvrir. Ce fut sur les flots soulevés de l’océan que la face humaine commença à se montrer : la mer était comme pavée d’innombrables figures tournées vers le ciel ; pleurant, désolées, furieuses, se levant par milliers, par myriades, par générations, par siècles ; mon agitation était sans bornes ; mon âme s’élançait avec les flots. Un peu plus loin : Dans ma jeunesse, j’ai étudié l’anatomie sérieusement. La première fois que j’entrai dans un amphithéâtre de médecine, il y avait sur la table un grand cadavre étendu dans un drap blanc ; on n’en voyait que les pieds. Le professeur n’arrivait pas, et cependant j’attendais avec impatience que ce drap qui me cachait le cadavre fût soulevé. Cet instant vint enfin ; je m’étais figuré quelque chose de beaucoup plus horrible. Je riais de mes camarades que le mal de cœur prenait. Mais lorsque le scalpel vint à entrer dans la chair, je m’enfuis à toutes jambes. Cette impression reçue dans ma jeunesse donna lieu à un rêve qui m’a fait beaucoup souffrir. Il me semblait que j’étais couché, et que je m’éveillais dans la nuit ; en posant la main à terre pour relever mon oreiller, je sentais quelque chose de froid qui cédait lorsque j’appuyais dessus. Alors je me penchais hors de mon lit et je regardais : c’était un cadavre étendu à côté de moi. Cependant je n’en étais ni effrayé ni même étonné. Je le prenais dans mes bras et je l’emportais dans la chambre voisine, en me disant : Il va être là couché par terre ; il est impossible qu’il rentre si j’ôte la clef de ma chambre. 98 Et là-dessus je me rendormais ; quelques moments après, j’étais encore réveillé ; c’était par le bruit de ma porte qu’on ouvrait, et cette idée qu’on ouvrait ma porte, quoique j’en eusse la clef sur moi, me faisait un mal horrible. Alors je voyais entrer le même cadavre que tout à l’heure j’avais trouvé par terre ; sa démarche était singulière : on aurait dit un homme à qui l’on aurait ôté ses os sans lui ôter ses muscles, et qui, essayant de se soutenir sur ses membres pliants et lâches, tomberait à chaque pas. Pourtant il arrivait jusqu’à moi, et se couchait sur moi ; c’était alors une sensation effroyable, un cauchemar dont rien ne saurait approcher ; car, outre le poids de sa masse informe et dégoûtante, je sentais une odeur pestilentielle découler des baisers dont il me couvrait. Alors je me levais tout à coup sur mon séant en agitant les bras, ce qui dissipait l’apparition. Un autre rêve lui succédait. Il me semblait que j’étais assis dans la même chambre, au coin de mon feu, et que je lisais devant une petite table où il n’y avait qu’une lumière ; une glace était devant moi au-dessus de la cheminée, et tout en lisant, comme je levais de temps en temps la tête, j’apercevais dans cette glace le cadavre qui me poursuivait, lisant par-dessus mon épaule dans le livre que je tenais à la main. Or ce cadavre était celui d’un homme de soixante ans environ, qui avait une barbe grise, rude et longue, et des cheveux de même couleur qui lui tombaient sur les épaules. Je sentais ces poils dégoûtants m’effleurer le cou et le visage. Qu’on juge de la terreur que devait inspirer une vision pareille : je restais immobile dans la position où je me trouvais, n’osant pas tourner la page, et les yeux fixés dans la glace sur la terrible apparition ; une sueur froide coulait sur tout mon corps. Cet état durait un long temps, et l’immobile fantôme ne se dérangeait pas. Cependant j’entendais encore la porte s’ouvrir, et je voyais derrière moi, dans la glace, entrer une procession sinistre : c’étaient des squelettes horribles, portant d’une main leurs têtes, et de l’autre de longs cierges, qui, au lieu d’un feu rouge et tremblant, jetaient une lumière terne et 99 bleuâtre comme celle des rayons de la lune. Ils se promenaient en rond dans la chambre qui, de très chaude qu’elle était auparavant, devenait glacée, et quelques-uns venaient se baisser au foyer noir et triste, en réchauffant leurs mains longues et livides, et en se tournant vers moi pour me dire : Il fait bien froid. S’il fallait prendre à la lettre les confessions de Quincey, il aurait offert le type le plus caractérisé de l’opiomane ; son autobiographie devrait trouver place dans un ouvrage technique : ce serait la meilleure, en même temps que la plus littéraire, des cliniques sur les effets de l’opiophagie. Mais à examiner les faits de plus près il semble bien que si Thomas de Quincey a été un historiographe complaisant, il n’a été un historien ni très complet, ni très exact. Et cela, pour cette raison péremptoire que, selon toute vraisemblance, il a inventé une bonne partie de ce qu’il raconte, et que, comme le dit fort bien M. Aynard, « les illusions de Quincey sont un composé trop complexe pour qu’on puisse toujours faire la part du vrai et du faux ». On relève d’abord chez lui plusieurs contradictions. Dans la préface des premières éditions des Confessions, en 1821, il prétend avoir renoncé à tout jamais à l’usage de l’opium ; or, en 1856, il avouera qu’il n’a jamais, en réalité, cessé de prendre de l’opium. À quelle époque a-t-il dit la vérité ? Tantôt il déclare que l’opium a une influence néfaste sur l’intelligence ; tantôt qu’il introduit l’ordre et l’harmonie 100 dans les facultés intellectuelles ; auquel devons-nous entendre ? S’il fallait l’en croire, l’exaltation due à l’opium ne serait jamais suivie de dépression, ce que démentent toutes les observations d’opiophages. « L’opium ne produit ni l’engourdissement, ni l’inaction, mais, au contraire, fait courir les carrefours et les théâtres. » Voilà qui est, assurément, du neuf. Son intelligence, à croire certaines autres de ces assertions, serait devenue incapable d’efforts suivis ; or, il n’a guère cessé d’écrire des livres ou des articles de revue. Rien de mieux démontré que la diminution de la mémoire chez les mangeurs d’opium ou les morphinomanes : Thomas de Quincey a conservé la sienne intacte ; il était prodigue de citations, en prose comme en vers, et non seulement dans sa langue native, mais en grec et en latin, langues qu’il possédait à fond. « Des vers lus une seule fois lui remontaient à l’esprit au bout de vingt ans, et cela jusqu’à la fin de sa longue existence, lorsqu’il eut derrière lui plus d’un demi-siècle d’opium. » Il y a plus. Quel médecin ignore que l’opium, absorbé à hautes doses et pendant longtemps, conduit à une vieillesse prématurée, à une cachexie, dont le Dr Jeanselme a donné un saisissant tableau ? Par un privilège dont bien peu se pourraient targuer, Thomas de Quincey, septuagénaire, avait conservé une vivacité de jeune homme : à l’âge de soixantedix ans il parcourait la distance de sept milles (un peu plus de onze kilomètres) comme en se jouant. Un de ses amis a 101 raconté que faisant un jour une excursion avec Quincey, les voyageurs eurent à gravir une colline ; alors que la plupart anhélaient, Quincey, qui avait alors dépassé sa soixantedixième année, prit bientôt la tête de la troupe, marchant plus vite que tous, « grimpant comme un écureuil ». De la connaissance de ces faits, une conclusion se dégage : c’est, ou que de Quincey a sciemment altéré la vérité ; ou que son laudanum avait une teneur en opium particulièrement faible. Que Quincey ait menti de propos délibéré, il existe un fragment de ses propres écrits où il le reconnaît. D’autres fragments épars dans son œuvre — Mme Barine en convient elle-même, presque à son corps défendant — achèvent de mettre en défiance. « Certaines contradictions, certaines équivoques prouvent qu’il a été, comme tous les autres, dépourvu de sincérité dès qu’il s’agissait de son vice ; il est juste d’ajouter que le sens du réel s’émousse chez les morphiniques ; il y a des cas où ils mentent sans s’en apercevoir. » Si donc Quincey a réellement pris de l’opium, ce serait en quantité modérée, et il n’aurait goûté au poison que dans la mesure où il exalte les facultés sans les émousser. L’opium lui aurait seulement été « prétexte pour attirer l’attention sur ses poèmes en prose[5] ». Il se serait servi, pour ses descriptions, des documents de Coleridge, « opiomane authentique, indiscuté ». Il aurait, pour tout 102 dire, usurpé son tire de « roi des mangeurs d’opium », dont il se faisait gloire. Pour le Dr R. Dupouy, le problème a été mal posé : Quincey ne fut pas un opiophage, ce fut un buveur de laudanum ; en cette qualité, il fut victime de deux toxiques associés : l’opium et l’alcool. D’autre part, il faut, dans l’étude de l’opiumisme de Quincey, tenir le plus grand compte du mode intermittent de l’intoxication à son début, et du terrain particulier sur lequel celle-ci s’est développée. Si l’on se rappelle certains détails de son observation, les cauchemars terrifiants, les fantômes grimaçants, les sensations de chute au fond des gouffres, les bêtes apocalyptiques qui le poursuivaient, toute cette fantasmagorie mobile, changeante, cinématographique, cette insomnie épouvantée, ces réveils en sursaut avec persistance de l’image angoissante, ne pensera-t-on pas plutôt à des stigmates d’alcoolisme qu’à des symptômes de thébaïsme ? Que l’alcool ait contrebalancé l’effet déprimant, hyposthénisant de l’opium, qu’il ait combattu, par son action stimulante, l’influence torpide de son associé, il n’y a rien là que de vraisemblable. Cela expliquerait peut-être et la tolérance de Quincey à l’égard d’un poison qui ne pardonne guère, et sa longévité, véritablement exceptionnelle chez un opiophage. Maintenant est-ce à l’opium, est-ce à l’alcool qu’il fut redevable de sa névrose ? Celle-ci n’entre-t-elle pas, pour 103 une bonne part, dans l’héritage morbide qu’il avait reçu et qui devait trop bien préparer le terrain à toutes les passions maladives ? Là croyons-nous, est le mot de l’énigme. 1. ↑ Arvède Barine, Névrosés, 1898. — Paul Guerrier, Étude médicopsychologique sur Thomas de Quincey (thèse de Lyon, décembre 1907). — Joseph Aynard, Coleridge, 1907. — D r Roger Dupouy, Les Opiomanes, 1922, etc. 2. ↑ Baudelaire, Les Paradis artificiels. 3. ↑ Certains spectacles de la nature, certains sons, la musique parfois, faisaient sur lui une impression si profonde qu’elle le mettait en larmes. 4. ↑ Baudelaire, op. cit. 5. ↑ T. de Wyzewa, Écrivains étrangers, 1re

série.

104 COLERIDGE Celui-là fut aussi un opiomane, mais sa psychopathie, si elle se lie dans quelque mesure à son opiumisme, doit être étudiée à part, car même avant l’opium, nombreuses sont les défectuosités, les tares que des biographes pénétrants comme Joseph Aynard, et des psychopathes exercés tel le Dr

Dupouy, ont relevées chez Samuel-Taylor Coleridge.

Sans nous dissimuler, comme nous l’avons maintes fois répété, la difficulté qu’on éprouve à poursuivre cette histoire naturelle des hommes supérieurs, qui ne saurait être l’œuvre d’un homme, ni peut-être d’un siècle, nous persistons à penser que la clef d’un caractère, l’explication d’un esprit, se trouveront, le plus souvent, par ce moyen et par nul autre. Pour Coleridge, le problème se complique de ce fait qu’on est peu fixé tant sur le milieu dans lequel il prit naissance et se développa, que sur sa propre famille. Il naquit dans un village du Devonshire, sur lequel notre information est en défaut. De ses parents, à peine sait-on que si sa mère était une femme « pratique », ordonnée, le père, un bon et brave clergyman, alliait en sa personne le pédantisme raisonneur et la simplicité évangélique. 105 Le révérend John Coleridge, vicar de la paroisse d’Ottery-Saint-Mary, et directeur de l’école du village, se plaisait, par ses récits légendaires, à exciter l’imagination — si prompte à cet âge à garder toutes les empreintes — du jeune Samuel, son treizième enfant. D’autres fois, le digne ecclésiastique, distrait de sa nature plus que de raison, parlait doctement et sentencieusement à son fils, âgé de neuf ans, comme s’il eût été déjà un grand garçon. Il n’exerçait aucun contrôle sur ses lectures, lui laissant indifféremment entre les mains des livres de métaphysique et des contes de fée. À six ans, l’enfant lut, nous dit-on, les Mille et Une Nuits, et ces récits merveilleux firent sur lui une impression telle qu’il était hanté par des spectres toutes les fois qu’il se trouvait dans l’obscurité. Déjà se préparait le visionnaire, le rêveur à qui répugnera toute activité physique, et que le goût de l’aventure entraînera de bonne heure à fuir le logis paternel, à passer au dehors toute une nuit d’orage, « répétant dévotement ses prières, et pensant en même temps avec une amère satisfaction au désespoir dans lequel devait être sa mère ». 106 COLERIDGE (Collection de l’auteur) Cette escapade n’est qu’un incident, un épisode dans son existence, un des premiers symptômes de sa manie ambulatoire. Il doit être retenu, pour ce motif, qu’il aurait été, à entendre celui qui en fut le héros, l’origine de cet état 107 rhumatoïde dont il se plaignit presque toute sa vie. Il avait, raconte-t-il, passé une rivière à la nage tout habillé, et avait laissé ses vêtements sécher sur lui : un rhumatisme, accompagné de fièvre et compliqué d’ictère, se manifesta, et, de cette époque et de cette maladie daterait ce que certains ont nommé sa neurasthénie et qui nous semble mériter une étiquette toute différente. Sans rien préjuger, disons seulement qu’on remarque déjà, chez le jeune Coleridge, une perturbation nerveuse où prédominent surtout l’instabilité et la mélancolie. Assez semblable, sous ce rapport, à son père, il n’a, comme l’auteur de ses jours, aucun sens de la réalité ; par moments enthousiaste, il se détache aussi promptement qu’il s’est engoué ; l’indolence alterne chez lui avec l’indécision ; il n’arrive ni à se fixer ni à se déterminer, se passionnant tour à tour pour la médecine et pour la théologie, pour la politique et pour un métier manuel. Ses désillusions commencent avec l’insuccès d’un journal politico-philosophique, sur lequel il avait fondé les plus grandes espérances. Son abattement se traduit dans une lettre intime qui est pour nous une révélation : à un clergyman de ses amis il écrit qu’il a été « comme suspendu sur le bord de la folie » ; sa situation a été telle, ajoute-t-il, qu’il a été « obligé de prendre du laudanum presque toutes les nuits ». L’aveu est formel, et paraît d’autant plus sincère qu’il l’a laissé échapper dans une de ces heures de confidence, où les plus secrètes de nos pensées s’épanchent, sans que nous ayons la force ou la volonté de les contenir. 108 Dès le début de ce funeste penchant, qui se développera par la suite, Coleridge semble y avoir goûté une âcre volupté. Il se vante de prendre vingt-cinq gouttes de laudanum toutes les cinq heures et d’en éprouver du bienêtre, de la force (ease and spirits). Est-ce à titre de calmant, était-ce pour dissiper son anxiété, qu’il se mit à prendre la drogue malfaisante ? Il semble prouvé que pendant l’été de 1797, on avait conseillé au poète, pour rétablir sa santé, de se retirer dans une ferme isolée ; là lui fut ordonné le médicament dont il devait faire abus plus tard et ses effets furent assez singuliers pour qu’il ait cru devoir les noter. Il resta, nous confesse-t-il environ trois heures dans un sommeil profond, « au moins des sens externes » ; et pendant ce temps il composa de deux à trois cents vers, « si on peut appeler composition un état dans lequel toutes les images apparaissaient devant lui comme des objets, ou produisant parallèlement les expressions correspondantes, sans aucune sensation ni conscience d’effort ». À son réveil, prenant sa plume, son encre et son papier, il se mit immédiatement et avec passion à écrire les vers dont il avait gardé un souvenir distinct ; mais appelé à ce moment hors de sa chambre par une personne venue pour l’entretenir d’affaires, à son retour il chercha vainement à reprendre le fil interrompu : il s’aperçut, à sa grande surprise et à son grand regret que, quoiqu’il eût conservé la mémoire, vague et confuse, du thème général de sa vision poétique, à l’exception de quelques vers, tout le reste s’était 109 évanoui, « comme les images sur la surface d’un cours d’eau dans lequel une pierre aurait été lancée ». Si le récit de Coleridge est vrai, et nous n’avons aucune raison sérieuse d’en suspecter la véracité, nous aurions là, selon l’expression de M. J. Aynard[1] , « un exemple, unique peut-être, de création poétique dans le rêve et sous l’influence de l’opium ». Sans vouloir aborder prématurément un des plus attachants et des plus mystérieux problèmes qui se rattachent à la question de la conception littéraire, nous n’hésitons pas, néanmoins, à déclarer hasardée l’assertion du très érudit biographe de Coleridge. Lui-même reconnaît, d’ailleurs, qu’on a fourni, depuis, d’autres témoignages de création dans le rêve[2] , et sur ce point particulier, nous trouvons que le Dr

Dupouy[3] a vu beaucoup plus juste. « Si

l’opium, écrit-il, a engendré, chez Coleridge, un rêve dont le thème a roulé sur une lecture immédiatement antécédente, l’objet de ce rêve d’opium n’a pu être choisi que par une influence subconsciente, sinon par un effort conscient, et parce qu’il avait auparavant excité l’imagination du poète en pleine période d’activité créatrice et vraisemblablement en proie à une exaltation anormale… Au lieu d’être, comme la méditation volontaire, un laborieux architecte qui amasse péniblement ses matériaux avant de construire avec eux un solide édifice, l’opium n’a été qu’un habile prestidigitateur qui, par un jeu de glaces, fait apparaître aux yeux émerveillés du spectateur, l’image 110 d’un palais enchanté mais illusoire, qui fuit et s’évanouit lorsqu’on tente de s’en approcher. » Il importe, du reste, de remarquer que d’autres œuvres de Coleridge de cette même période où il ne prenait encore de l’opium qu’à titre de médicament, ne portent nullement ce stigmate morbide qu’on y pourra découvrir à une période plus avancée de sa vie littéraire. Dans l’opium, Coleridge n’a cherché jusqu’alors que l’oubli de ses peines et l’atténuation de ses souffrances. Sa santé cérébrale n’est pas encore atteinte ; tout au plus a-t-il de vagues aspirations vers le mysticisme. S’il étudie avec ardeur la philosophie ancienne, il se déclare « curieux de tous les phénomènes étranges et des écrits de tous les rêveurs ». Il médite de former « un système régulier des rêveries swedenborgiennes », en même temps qu’il se passionne pour la chimie, trouvant que les expériences de Priestley « donnent des ailes à ses plus sublimes écrits théologiques ». Ce mélange de mystique et de science ne laisse pas d’être caractéristique d’une mentalité spéciale. C’est l’époque où Coleridge parle d’aller étudier, en Allemagne, non seulement la chimie mais encore l’anatomie, et de rapporter d’outre-Rhin, avec les ouvrages de Semler et de Michaelis, théologiens allemands, ceux de Kant, « le grand métaphysicien », Kant qu’il ne connaissait encore, sans doute, que de nom et qu’il tenait à pénétrer jusque dans ses moindres replis. À ce dessein, et aussi pour renouveler ses sensations, Coleridge partait de Yarmouth pour Hambourg 111 le 16 septembre 1798 à la poursuite d’une Allemagne idéale, « peuplée de poètes et de philosophes ». Sa première désillusion, l’illustre Klopstock la lui procura. Ce bon vieux Klopstock, l’auteur de la Messiade, lui apparut sous un jour des plus défavorables et Coleridge ne dissimule pas sa déception à la vue de ce bonhomme « plutôt au-dessous de la taille moyenne », coiffé de sa perruque à toupet, frisée et poudrée, dont les jambes étaient horriblement enflées, et qui n’avait plus de dents à la mâchoire supérieure ! Dès ce moment, il sent qu’il ne sympathisera pas avec les Germains. « La grossièreté de cette Allemagne, les beuveries jusqu’à ce que l’ivresse vienne, les fumeries jusqu’à ce que la chandelle s’éteigne, tout cela choquait sa sensibilité de poète » et d’Anglais aussi. Il éprouve bientôt le mal du pays et se demande s’il ne va pas regagner les rives embrumées de la Tamise ; mais il hésite, toujours indécis sur la détermination à prendre. Nous le retrouvons, quelques années plus tard, dans une résidence que lui a choisie Wordsworth, sur les bords du lac de Derwent, qui n’a qu’un inconvénient, mais il est sérieux : le climat qui règne dans la région ne convient nullement à un tempérament rhumatisant. De plus, la maison baigne presque dans la rivière qui borde le jardin et dont le « rugissement » rappelle au poète le Cocyte des Grecs. Séduit par un beau paysage, il croyait enfin avoir abordé au paradis de ses rêves. Mais cette atmosphère de calme, tout en détendant ses nerfs, l’avait rendu inapte à 112 tout travail : il se trouvait frappé de stérilité intellectuelle, sa faculté de conception était comme paralysée. LA DEMEURE DE WORDSWORTH ET LES LACS (Extrait du « Voleur » 1861) À ce moment semblent avoir éclaté les premiers symptômes de cette maladie difficile à caractériser, qui 113 n’était pas, à véritablement parler, de la neurasthénie, mais se traduisait par l’impuissance, par le désespoir de ne pouvoir créer. C’est alors que Coleridge recourut de nouveau aux excitants factices, qu’il se remit à prendre de l’opium, dont progressivement il augmentera les doses, pour tâcher de surmonter cet état de dépression auquel il s’abandonnait sans résistance. Entre temps, il était repris de douleurs mal définies, qu’il attribuait à l’humidité du climat et qui probablement étaient de nature rhumatismale ; une conjonctivite, vraisemblablement de même origine, lui rendait la lecture autant que l’écriture pénible. Ses idées volontaires passaient, dit-il, devant lui à chaque minute, « plus ou moins transformées en hallucination ». Était-ce l’influence du narcotique ? Ce trouble de la vision en était-il indépendant ? La chose est malaisée à déterminer, faute d’une confession plus étendue. Tout ce que nous savons, par des relations contemporaines, c’est qu’en 1802 — la date est précise — Coleridge se rendit insupportable à ses amis par ses excentricités. « Jamais il ne fut aussi près de la folie. Il faisait des centaines de kilomètres à pied pour forcer sa maladie, ce rhumatisme réel ou imaginaire, à se porter aux extrémités et redoutait les horreurs du sommeil à tel point qu’il s’efforçait de se tenir éveillé trois nuits sur quatre[4] . » Au mois de janvier de l’année suivante, Coleridge nous informe que pour se remettre d’une indisposition causée par le froid, il s’est contenté de prendre de l’éther, et qu’il en a obtenu « un résultat merveilleux ». Il a renoncé, 114 provisoirement, aux préparations opiacées, depuis que son indisposition a pris les caractères d’un asthme, « état dans lequel l’opium ne produit que des effets désagréables ». Enregistrons ce demi-aveu : s’il mentionne cette particularité, c’est qu’il a, pour une fois, dérogé à une habitude invétérée. Cette manie de se droguer n’avait pas, du reste, échappé aux amis qui l’observaient ; l’un d’eux écrivait à ce sujet : « Coleridge se drogue pour des malaises qui énerveraient n’importe qui au point de le pousser à se droguer. » Ici encore nous avons la preuve que Coleridge fut amené à devenir opiophage autant pour apaiser ses souffrances que pour satisfaire sa curiosité de sensations nouvelles. « Mon seul désir, déclarera-t-il, était de ne pas souffrir » ; mais il franchira bientôt les limites où, cessant d’être remède, la substance devient poison. Volonté abolie, attention distraite, conversations décousues, correspondance irrégulière, — au point de ne pas lire, pendant des mois, les lettres qu’il recevait — tout cela, l’abus de l’opium suffit à l’expliquer, mais il nous manque un témoignage décisif : ce témoignage, voici qu’il nous est apporté, et par qui ? Par un autre esclave de l’opium, par Thomas de Quincey, dont au chapitre précédent nous avons exposé le « cas ». Coleridge, au dire de Quincey, lui aurait fait, dès leur première entrevue, la confession de sa déplorable manie. Pour Quincey, l’opium aurait tué Coleridge comme poète, mais celui-ci devait à la drogue « toute son animation dans 115 la conversation ». Ce que Quincey ne dit pas, c’est que son exemple avait achevé de démoraliser Coleridge qui — et on peut faire cette constatation dans des cas analogues — loin de se guérir de sa passion, ne s’y livra qu’avec plus d’ardeur au contact d’un prosélyte. Les lettres que Coleridge écrivait, en 1808, à un des êtres qu’il affectionnait le plus, à Charles Lamb, trahissent ses angoisses à cette date. « Ô Charles, je suis très, très malade. Vixi. » Un autre jour : « Dieu vous bénisse, cher Charles Lamb ! Je suis mourant. Je sens que je n’ai plus beaucoup de semaines à vivre. » Et en octobre 1811 : « Je ne serai pas longtemps sur cette terre, Charles. Moi parti, vous ne me reprocherez pas d’avoir gâté un livre pour laisser un souvenir. » Fait remarquable et qui n’a pas laissé d’être remarqué[5] , tant qu’il fut sous l’influence de l’opium, Coleridge a produit peu et surtout peu de bonnes choses : quelques conférences littéraires, décousues pour ne point dire incohérentes (1808) ; quelques articles de journaux, politiques ou philosophiques. Ses conférences sont bien plutôt des causeries, des improvisations, plus ou moins brillantes, que de véritables études, car le travail de préparation lui est devenu trop pénible et son attention est si défectueuse, si mobile, qu’elle ne peut demeurer fixée sur le sujet choisi. C’est une tâche qu’il s’impose, alors que sa pensée vagabonde ailleurs. Vers la fin de l’année 1814, une amélioration se produisait ; des amis, qui avaient accueilli Coleridge, 116 avaient pris à tâche de le guérir de l’opium ; mais il leur déclarait, au bout de peu de temps, qu’il aimait mieux mourir que de continuer à supporter les souffrances que lui causait la privation de l’infernale drogue. Il retomba donc dans son péché ; mais par un retour offensif de volonté il s’affranchissait à nouveau de la tyrannique habitude et il s’ensuivait une période heureuse de travaux continus. Elle fut de courte durée : en avril 1816, le malheureux partait pour Londres et se logeait dans la maison d’un pharmacien, pour se guérir. Un hasard providentiel lui fit rencontrer là un médecin qui lui donna le seul conseil raisonnable qu’il eût jamais reçu, celui de se confier aux soins d’un spécialiste : c’est alors que Coleridge prit pension chez le Dr Gillmann, à Highgate. Il avait l’intention d’y passer quelques mois, il y resta dix-huit années — c’est-à-dire jusqu’à sa mort, — avec de rares interruptions. Carlyle, qui l’y vit, a narré ses impressions dans un récit célèbre. « En ces dernières années, écrivait l’illustre historien, Coleridge était assis au sommet de Highgate Hill, regardant d’en haut Londres et son tumulte, enfermé comme un sage échappé à l’inanité de la bataille de la vie… » — « J’ai vu, conte-t-il à un autre endroit, bien des curiosités et je ne compte pas comme la moindre Coleridge, le métaphysicien de l’école de Kant, ex-poète des Lacs… C’est une bonne âme, pleine de religion et d’affection, de poésie et de magnétisme animal (sic)… Il a horreur de la peine et de la souffrance sous toutes ses formes. Son attitude même le 117 montre… Ses yeux ont une espèce d’anxiété impuissante… Je l’estime un homme d’un grand génie, sans utilité, un homme étrange, pas du tout un grand homme. » Carlyle avait-il vu Coleridge dans de mauvais jours ? On peut, à la rigueur, le supposer ; mais nous savons, d’une autre source, que ce dernier avait « les yeux égarés, la physionomie blême, la démarche hésitante, la main tremblante et le corps en déroute ». Comme tous les opiomanes chroniques, il ne travaillait plus, ou du moins ne produisait que des œuvres de courte haleine, sans lien et sans méthode. Vieilli avant l’âge, — il avait les cheveux blancs à quarante-deux ans — Il était physiquement et moralement déchu. La ruine de son intelligence, l’affaissement de sa volonté, la perte de son souffle poétique, voilà ce qu’avait gagné Coleridge à l’usage de la drogue néfaste ; mais avant d’être opiophage, il convient de ne pas oublier que Coleridge fut un « déséquilibré, doublé d’un psychopathe », et que son funeste penchant est étroitement lié à sa psychopathie. Chez lui, l’opium n’a rien créé, pas même une maladie mentale. Né d’un père « pathologiquement original », il avait un terrain tout préparé pour la psychose dont nous avons déroulé les étapes successives. Sa toxicomanie a-telle eu sa cause primordiale dans ses accès de mélancolie ? Il y a forte apparence. Ce qu’on peut dire, dans tous les cas, c’est que son opiumisme ne fut qu’un « accident surajouté à sa psychose périodique, maniaque dépressive ». L’opium a joué un rôle important dans « l’anarchie mentale » de 118 Coleridge, mais il serait injuste et faux de prétendre, sans tenir compte de l’organisme sur lequel elle eut à agir, que la drogue fut seule coupable de cette déchéance. 1. ↑ La vie d’un poète, Coleridge, par Joseph Aynard. 2. ↑ Cf. l’article de M. R. Bergson, dans la Revue Scientifique, du 8 juin 1901. 3. ↑ Les Opiomanes, par le Dr

Roger Dupouy.

4. ↑ Campbell, cité par Aynard. 5. ↑ Notamment par le Dr

R. Dupouy.

119 WILLIAM COOPER Ce nom ne dira rien peut-être à nombre de nos lecteurs ; n’étaient les pages que lui a consacrées Taine[1] , et qui nous l’ont à nous même révélé, ce poète, d’une sensibilité si délicate, d’un enjouement spirituel, sur un fond de mélancolie pensive, nous serait resté à peu près inconnu jusqu’à la remarquable étude que lui a consacrée le Dr Jean Boutin[2] . Notre confrère, suivant son héros pas à pas, notant chaque incident de cette existence agitée, rédigeant, selon la méthode scientifique la plus rigoureuse, son observation, afin de mieux pénétrer son être intime avant d’établir le diagnostic de l’affection qui le tourmentait, ne s’en est pas tenu là. Pour achever d’éclairer la physionomie de son « sujet », il a examiné son œuvre, sa correspondance, qui est l’écho de son caractère, ses poèmes, qui sont le reflet de sa vie ; et c’est ainsi que toutes les sources d’information ayant été mises à contribution, il lui est devenu possible d’établir la formule psycho-pathologique du personnage, faisant dans ses écrits la part de ce qui est sain et de ce qui est malade, déterminant ce qui revient exactement à l’élément morbide dans la formation et le développement de son génie. 120 Il n’est pas indifférent, en effet, de savoir pourquoi c’est à tel moment et non à tel autre, qu’un talent naît, d’une facture nouvelle, « que rien ne pouvait faire pressentir et qui n’a ensuite plus d’équivalent ». W. Cooper présente cette originalité qu’il avait passé la cinquantaine quand il débuta dans les lettres et qu’il s’est affirmé, dès ses débuts, comme un des plus grands poètes qu’ait vu naître l’Angleterre, et le meilleur des épistoliers, en écrivant simplement, avec naturel, avec sincérité, pour raconter ce qui lui venait à l’esprit, ce qui s’offrait à ses regards, et aussi pour chasser les noirs papillons qui voltigeaient sans cesse autour de lui. Nul ne fut plus ennemi du bruit, nul ne rechercha moins la publicité ; l’opinion de la galerie lui était suprêmement indifférente. 121 ASTLEY COOPER d’après le portrait de Lawrence (Collection de l’auteur) « Il faisait des vers, comme il peignait ou rabotait, pour s’occuper, pour se déprendre de lui-même. Son âme était 122 trop pleine, il n’avait pas besoin d’aller bien loin chercher des sujets. » Les moindres objets suffisaient à éveiller sa verve poétique ; il découvrait une beauté et une harmonie dans les charbons d’un feu pétillant ou dans le va-et-vient des doigts courant sur un métier de tapisserie. Ce n’est plus un auteur qui parle, c’est un homme qui se dévoile, qui nous livre ses émotions, ses sensations, sans mensonge, sans apprêt, telles qu’il les ressent. On comprend aisément de quel secours est l’étude de son œuvre, pour combler les lacunes de sa biographie. Celle-ci nous fournit cependant quelques indications précieuses à recueillir. On sait, d’abord, qu’il appartenait à une très honorable famille, qui avait compté, parmi ses membres, un chancelier. Le père de William, le révérend Cooper, était recteur et chapelain du roi George III ; sa mère était d’extraction plus relevée encore : par quatre branches différentes, elle pouvait se prévaloir de remonter à Henri III. Dès l’âge de six ans, l’enfant fit connaissance avec les tristesses de la vie ; d’une sensibilité frémissante, d’une constitution frêle, la mort de sa mère — qui mourut en couches — l’affecta profondément ; bien des années plus tard, il en avait conservé le souvenir assez vivace pour en souffrir comme au lendemain de l’événement. Il n’avait pas quitté le deuil qu’on le mettait en pension dans une école publique où il devint bientôt le souffre- 123 douleur de ses camarades. L’un d’eux, surtout, exerçait sur le pauvre petit être un tel empire, lui inspirait un effroi tel, qu’il n’osait lever les yeux sur lui « plus haut que les genoux, et le connaissait mieux par ses boucles de souliers que par aucune autre partie de son habillement ». Il subit ce martyre pendant deux ans ; au bout de ce temps, il quittait la pension pour raison de santé : des « taches » ayant paru sur ses yeux, il fut soumis chez un oculiste à un traitement qui ne produisit par une notable amélioration. De ce temps date l’habitude qu’il prit de se replier sur lui-même, de s’isoler de ses camarades, pour s’abîmer dans ses pensées et tomber dans cet état de mélancolie dépressive, qui ira en s’exagérant. Vers la même époque apparaît ce qu’on pourrait appeler sa première crise de mysticisme, qu’il a rapportée plus tard avec les circonstances qui l’avaient fait naître. Se promenant un soir dans le cimetière de SainteMarguerite, il aperçut, au milieu des tombes, une lueur : il s’en approcha et vit un fossoyeur à la besogne. À ce moment, un crâne humain, frappé par la pioche, jaillit brusquement et vint le heurter à la jambe. Il quitta, tout troublé, le champ de la mort, gardant de l’incident une impression qui ne devait pas s’effacer. Il était, néanmoins, gai, voire turbulent à ses heures, jouant au ballon et au cricket avec fureur ; d’un commerce 124 agréable avec ses compagnons, il ne dédaignait pas, au besoin, de prendre sa part de leurs plaisanteries. Quand il eut terminé ses études classiques, il aborda, pour complaire à sa famille, celles du droit, qui ne l’attiraient que médiocrement. C’est pendant cette période qu’il aurait, à l’entendre, mené une vie fort désordonnée, « triste mélange de crime et de misère », selon son propre aveu. Alors il fut repris de cette mélancolie dont toute sa vie il sera accablé. « Jour et nuit, confesse-t-il, j’étais à la torture, me couchant dans l’angoisse, me levant dans le désespoir. » Il essaya, pour dissiper ses tristesses, de plusieurs moyens, composant des prières, des chansons politiques ; traduisant quelques chants de la Henriade, fondant un Club de la Bêtise, et ne réussissant pas à chasser ses sombres idées ; voyageant ou s’amusant tour à tour sans apporter un soulagement à cette maladie des nerfs et de l’âme, qui ira en s’exaspérant. Il avait atteint sa trente-deuxième année sans avoir de situation ; et du modeste patrimoine dont il avait hérité il ne lui restait à peu près rien : il était temps d’aviser. Un de ses parents lui ayant offert la place de « secrétaire aux journaux » à la Chambre des Lords, il l’accepta sans trop de réflexion, comme on saisit l’unique planche de salut qui s’offre à vous quand on est près de sombrer. Il avait compté sans sa maudite organisation nerveuse. À la pensée qu’il devait paraître et parler en public, qu’il lui faudrait 125 subir un examen, il fut pris d’une sorte d’angoisse ; pendant six mois il fit effort pour se préparer à cette épreuve ; mais une fièvre le saisit qui l’empêchait de comprendre ce qu’il lisait ; bientôt il se crut en butte à un complot ; ses concurrents s’étaient concertés pour lui ravir la place qu’il convoitait. Ses sensations étaient celles « d’un homme qui monte sur l’échafaud, toutes les fois qu’il mettait le pied dans le bureau ; pendant six mois il y vint tous les jours ». Dans cet état, il avait de tels accès de désespoir que seul dans sa chambre il poussait des cris, maudissant l’heure de sa naissance et levant les yeux au ciel, « non pas en suppliant, mais avec un esprit infernal de haine envenimée et de reproche contre le Créateur ». Il souhaitait de perdre la raison, pour n’avoir pas à passer ce terrible examen qui tant le préoccupait ; et comme sa raison tenait bon, il ne voyait d’autre issue que le suicide pour échapper à son obsession. Cette idée s’emparait peu à peu de son esprit et prenait corps au point qu’il entra un jour dans la boutique d’un apothicaire pour acheter une demi-once de laudanum qu’il conserva dans une de ses poches, sans y toucher. Ayant projeté de quitter l’Angleterre, puis changeant bientôt d’avis, il renonçait également à s’empoisonner pour se décider à se noyer. Finalement il prit la détermination de se pendre. Il a conté en détail sa tentative et son récit équivaut à une confession. 126 « Toute hésitation, écrit-il, était maintenant loin de ma pensée et je me mis avec ardeur à l’exécution de mon projet. Ma jarretière était faite d’une large bande de ruban écarlate avec une boucle coulante, et les deux extrémités étaient cousues ensemble. Au moyen de la boucle, je fis un nœud et le mis autour de mon cou, serrant si fortement que l’haleine pouvait à peine passer et le sang circuler, tandis que l’ardillon de la boucle maintenait fermé le nœud. « À chaque coin de mon lit se trouvait une guirlande en bois sculpté, assujettie par un grand clou qui passait au travers : j’y glissai l’autre bout de la jarretière qui faisait bride, et restai suspendu quelques secondes après avoir retiré mes pieds sous moi, de façon à ne pas toucher le parquet ; mais le clou céda, la sculpture se détacha et la jarretière en même temps. Je la mis alors au cadre du ciel de lit, l’enroulant et la nouant fortement autour. Le cadre cassa net et me laissa tomber. « Un troisième effort fut plus près de réussir. J’ouvris la porte qui atteignait à un pied du plafond et dont je pouvais toucher le haut en montant sur une chaise. « La jarretière, offrant assez de largeur à une extrémité pour qu’un grand angle du pied de la porte y pénétrât, fut facilement fixée de manière à ne plus glisser. Je poussai du pied la chaise et me trouvai pendu de toute ma longueur. Pendant que j’étais dans cette position, j’entendis distinctement une voix dire par trois fois l C’est fini ! Quoique je sois sûr du fait, et malgré la certitude que j’en avais à ce moment, cela ne m’alarma nullement, ni ne 127 changea ma résolution ; je restai suspendu si longtemps que je perdis tout sentiment, toute conscience de l’existence. » Heureusement la jarretière était fragile ; elle se rompit et le suicidé tomba sur le plancher, la face contre le parquet. Cette chute brusque lui fit reprendre ses sens, mais il conserva de l’aventure un large et profond sillon autour du cou et une ecchymose à un œil. L’oncle de Cooper comprit cette fois que toute insistance serait superflue, et qu’il fallait décidément renoncer pour son neveu à la place qu’il lui destinait. 128 WILLIAM COOPER reproduction d’une gravure de Meyer d’après le portrait de F. Abbot (Collection de l’auteur) Au moins pouvait-on espérer que l’objet de ses préoccupations disparaissant, il recouvrerait sa santé morale ; il n’en fut rien : le cerveau du malheureux était irrémédiablement atteint. 129 Sa folie prit un tour surtout mystique. La vision de l’enfer l’assaillait à chaque instant : il se considérait comme damné ; et à l’idée que Dieu avait constamment les yeux sur lui, il était pris d’une sorte d’affolement. Satan l’importunait sans relâche « de visions horribles et de voix plus horribles encore ». Ses oreilles étaient remplies du bruit des tourments qui lui étaient réservés. À mesure que ses pensées et ses expressions devenaient plus extravagantes et plus confuses, deux choses lui apparaissaient plus clairement : le sentiment du péché et l’attente du châtiment. Les vers qu’il écrivit sous l’influence de son délire se ressentent de son état mental. L’internement s’imposait : William Cooper fut transféré dans une maison de santé et confié aux soins du Dr

Cotton.

Il put quitter l’asile au bout de quelques mois, guéri, du moins en apparence. Il resta triste « comme un homme qui se croit dans la disgrâce de Dieu », et il se sentait incapable de se livrer à une occupation quelconque. Il serait fatalement retombé dans sa mélancolie morbide, si le hasard n’avait placé sur sa route de bonnes gens, pieux et d’une existence parfaitement réglée, qui recueillirent cette épave humaine. La famille Unwin se composait du révérend Unwin, de Mrs Unwin, qui venait de franchir le cap de la cinquantaine, d’un fils, élève de l’Université de Cambridge, et d’une fille, alors âgée de dix-huit ans. On prit d’abord Cooper comme 130 pensionnaire, puis on ne tarda pas à le considérer comme un ami, presque comme un enfant adoptif. Dans cette atmosphère de paix sereine, le désespéré retrouva le calme après lequel il avait aspiré si longtemps. La mort du pasteur, à la suite d’un accident de cheval, apporta le premier trouble à la tranquillité du poète. La veuve étant allée se fixer à Olney, Cooper l’y suivit et s’en fut avec elle se mettre sous la direction spirituelle d’un nouveau ministre, une des lumières du méthodisme, qui se nommait John Newton. Celui-ci passait son temps à lui lire l’Écriture ou à composer des sermons, à chanter des hymnes ou à s’entretenir de sujets sacrés. Ce régime quasimonastique, aidé de l’air salubre et vivifiant de la campagne, produisit un effet salutaire sur le malade qui redevenait affectueux, plein d’abandon, et par instants reprenait sa gaieté primitive. Une seule chose l’ennuyait, l’incommodait : prier en public lui causait une intolérable angoisse ; plusieurs heures à l’avance, il était pris de tremblements dont il ne parvenait pas à se défendre. La mort de son frère vint à nouveau l’assombrir ; quand il souriait, c’était avec effort : « C’était le sourire d’un malade qui se sait incurable et tâche de l’oublier un instant, du moins de le faire oublier aux autres. » Il s’étonnait qu’une pensée enjouée vint encore frapper à la porte de son intelligence ; encore plus qu’elle y trouvât accès. « C’est comme si, disait-il, Arlequin forçait l’entrée de la chambre lugubre où un mort est exposé en cérémonie ; ses gestes grotesques seraient déplacés de toute façon, mais 131 encore davantage s’ils arrachaient un éclat de rire aux figures mornes des assistants. » Tout objet qui mettait un peu de variété dans ses contemplations, ne fût-ce « qu’un chat jouant avec sa queue », le distrayait pendant quelques instants de sa maladive obsession. Il essayait de s’occuper mécaniquement en fabricant des cages à lapins, en jardinant ou en se livrant à des travaux de menuiserie. Des amis lui ayant donné de jeunes lièvres, il voulut les apprivoiser. Tiny, Puss et Bess devinrent, grâce à lui, célèbres. Mais cela ne suffit pas à remplir le vide de son âme et à calmer les scrupules religieux qui ne cessaient de l’assaillir. Désespérant de son salut, il jugea bientôt superflue toute pratique du culte, s’estimant indigne d’approcher Dieu, d’implorer sa miséricorde. « Ceux qui ont trouvé un Dieu et qui ont la permission de l’adorer, écrivait-il, ont trouvé un trésor dont ils n’ont qu’une idée bien maigre et bien bornée, si haut qu’ils la prisent. Croyez-m’en ; croyez-en un homme qui ayant joui de ce privilège pendant quelques années en a été privé pendant un nombre d’années plus grand encore, et qui n’a point l’espérance de jamais le recouvrer. » « On peut représenter, dit-il ailleurs, le cœur d’un chrétien comme dans l’affliction et pourtant dans la joie, percé d’épines et pourtant couronné de roses. Ma rose est une rose d’hiver ; les fleurs sont flétries, mais l’épine demeure. » 132 Sa correspondance offre le reflet de la lutte qu’il soutient contre l’idée fixe ; il est tour à tour abattu ou triomphant ; il souffre ou il exulte. Ses lettres ne suffisant pas à l’abstraire de lui-même, il s’essaya à la poésie, au dessin. « Bien des figures en sortirent qui avaient le mérite de n’avoir leurs pareilles ni dans l’art ni dans la nature. » Un moment, sa maladie eut l’air de rétrocéder. Il trouvait lui-même « qu’écrire, et surtout écrire des vers, était son meilleur remède ». Sa réputation, d’ailleurs, grandissait ; il avait une correspondance de plus en plus nombreuse, que lui valait sa célébrité. Il reconnaissait que s’il avait autrefois plus sagement employé son temps, il pourrait avoir un rôle plus important dans la société, mais qu’il ne serait peut-être jamais devenu le poète que son pays acclamait. Sa poésie n’était-elle pas, en effet, sa vie ? Sans cette mélancolie qui fait le fond de son tempérament, aurait-il tenté la veine poétique ? C’est donc, comme le note très judicieusement le Dr Boutin, à son état pathologique que la littérature doit de purs chefs-d’œuvre, et c’est encore là un des côtés extraordinaires de cette carrière. W. Cooper présente cette particularité que la littérature a été pour lui plus qu’un délassement, une sorte de médication à des maux qui relevaient plus d’une thérapeutique morale que des drogues de la pharmacopée. Après les heures de cauchemar et d’insomnie, c’était comme une oasis où se plaisait à se reposer cette âme agitée. Tant dans ses poèmes que dans ses épîtres, 133 vainement on chercherait des indices de déséquilibre, sauf quand il se livre à des digressions qui ont trait à son salut éternel. C’est que sa folie était nettement localisée : en dehors de l’idée religieuse, il ne présenta jamais de délire. S’il garda toujours l’intégrité du jugement, pour tout ce qui touchait à la vie matérielle, il commençait à divaguer dès qu’il s’agissait de sa vie religieuse. Il se pliait à tous les ordres, à toutes les pratiques que lui indiquait le directeur de conscience dont il avait fait choix, à la mort du révérend Newton. Il lui faisait part des hallucinations qu’il éprouvait, des rêves qui peuplaient son sommeil ; il le priait d’intercéder auprès de Dieu pour qu’il lui pardonnât ses égarements ou ses fautes ; mais dès que celui qui croyait avoir gagné sa confiance lui proposait de le défendre contre les critiques, le poète lui enjoignait de s’en tenir à son rôle, de le laisser seul se soucier de sa gloire littéraire, ne lui abandonnant en toute propriété que le soin de son âme. On reconnaît là tous les caractères de la folie mystique, et sinon exclusivement, plus spécialement mystique. Son esprit n’avait perdu le contrôle que des faits se rattachant à la religion. Il ne déraisonnait que s’il abordait le sujet de l’au-delà. Cet homme qui, dans ses intervalles de lucidité, était le plus plaisant des humoristes, devenait, lorsqu’il parlait de Dieu, le plus fastidieux, le plus sombre des prédicants ; la damnation, les flammes éternelles, lui apparaissaient comme le châtiment inéluctable, en punition des péchés qu’il s’accusait d’avoir commis et dont il redoutait de ne jamais obtenir le pardon. 134 On ne connaîtrait qu’imparfaitement son état pathologique, si on négligeait les incidents aigus de sa vésanie chronique. La première de ces crises dura huit mois, pendant lesquels sont sort lui était devenu indifférent : n’avait-il pas la conviction qu’il était condamné à l’éternelle damnation par une sentence irrévocable ? À certains moments, il donna l’illusion au médecin qui le traitait que la guérison était proche ; mais, comme il le disait plus tard, « c’était comme la surface verte d’un marais, plaisante à l’œil, mais ne recouvrant rien que pourriture et ordure ». Il avait pris pour maxime : « Mange et bois, car demain tu seras en enfer ! » Sa raison revint vers le huitième mois de son internement ; elle se ressentit toujours de l’étrange voyage qu’elle venait d’accomplir. C’est alors qu’il résolut de rompre définitivement avec ce qu’il appelait « le théâtre de ses abominations », ne voulant désormais de commerce qu’avec Dieu et le Christ. Pendant ces accès, la mélancolie domina, mais il présenta nettement aussi les signes d’un délire des persécutions des plus caractérisés. Rétrospectivement, il s’analyse, du reste, avec une rare perspicacité ; dans une lettre à lady Hesketh, il nous donne la description la plus précise, la plus clinique, allions-nous dire, de ce qu’il a ressenti : 135 « Je descendis soudain de mon degré ordinaire d’intelligence à une imbécillité presque enfantine… Je pouvais faire une réponse raisonnable à une question difficile, mais il fallait qu’on m’adressât une question où je ne parlais pas du tout… Je croyais que tout le monde me haïssait, et, en particulier, Mrs Unwin. J’étais convaincu que ma nourriture était empoisonnée et j’avais dans la tête mille autres hallucinations… » Ces hallucinations étaient de nature diverse. Avant qu’il fût interné, c’étaient surtout des hallucinations de l’ouïe : il croyait entendre autour de lui, dans la rue, les gens le tourner en dérision ; il en était arrivé à ne plus oser sortir, et choisissait les tavernes les moins fréquentées pour y prendre ses repas. Lorsqu’il eut sa seconde attaque de folie, les hallucinations portèrent plutôt sur le sens visuel. Il lui semblait « gravir une montagne au milieu de mille difficultés, avec un ennemi sur les talons ». Plus tard, revinrent les hallucinations auditives, mais à un degré plus élevé, au point de l’empêcher de dormir. Ces hallucinations, qui lui produisaient « l’effet de coups de poignard au cœur », étaient, le plus souvent, des phrases sans suite ni signification, entremêlées de grec et de latin. Nous avons parlé de sa tentative de suicide ; à maintes reprises, elle se renouvela et, une fois notamment, Mrs Unwin, sa bienfaisante hôtesse, arriva tout juste à temps pour le dépendre. 136 Outre ces trois traits, les plus saillants, il en est un quatrième qui ne doit pas être omis. Cooper a été, pour employer le langage des aliénistes, un auto-accusateur. À ses derniers moments, quand le ministre de Dieu lui demandait d’avoir confiance en la miséricorde divine, il poussa un cri de protestation, suppliant qu’on ne lui tînt pas un pareil langage. Pourquoi eût-il sollicité le pardon puisqu’il tenait pour une expiation de subir la peine réservée à ses fautes ? On reconnaît bien, à ces signes, un de ces mélancoliques persécutés, dont le professeur Gilbert Ballet a fait le saisissant tableau. Les malades de cette catégorie sont d’abord de simples mélancoliques : ils en ont la dépression plus ou moins profonde, les idées de culpabilité, d’indignité, d’autoaccusation caractéristique. Leur témoigne-t-on de l’hostilité, ils se résignent humblement, puisqu’ils sont et se sentent coupables ; s’ils se livrent à un acte de violence, c’est contre eux-mêmes et non contre autrui. Il n’est donc pas téméraire d’appliquer un tel diagnostic au personnage que nous venons d’étudier. La folie de W. Cooper n’a jamais, d’ailleurs, été méconnue, pas plus par lui-même que par ses proches. Mais combien les avis ont été divergents, quand il s’est agi d’en expliquer la nature et l’origine ! D’aucuns ont voulu trouver celle-ci dans la religion, à cause de la tournure mystique qu’affecta sa vésanie. Mrs 137 Unwin et le révérend Newton ne doutaient pas, quant à eux, que c’était une épreuve imposée par la Providence au pécheur infortuné, en punition de l’existence dissolue qu’il avait menée dans sa jeunesse. Notre science de précision ne saurait se contenter de ces explications, et si la religion a joué, dans la vie du poète, un rôle incontesté, il nous faut chercher une autre cause à ses maux, une cause physique, physiologico-pathologique. C’est ce qu’a parfaitement compris le Dr J. Boutin, qui s’est nettement orienté du côté des tares organiques, pour établir sa diagnose. On possède des données trop vagues sur l’hérédité de Cooper, pour en tirer d’utiles enseignements ; force est donc de s’en tenir à l’état même du sujet en cause, et aux rares informations qui ont pu être recueillies dans sa biographie et dans son œuvre. Au début de l’année 1800 se montrèrent les premiers symptômes de l’hydropisie. L’œdème avait d’abord apparu aux chevilles, pour gagner ensuite progressivement l’abdomen et le tronc jusqu’à l’issue finale. La première idée qui s’offre à l’esprit est, évidemment, celle d’une affection cardiaque ou d’une lésion rénale. On a peut-être trop délibérément rejeté l’hypothèse de cardiopathie, sous le prétexte que Cooper fut, dans ses jeunes années, un passionné de sports violents, de cricket, de football, d’équitation, etc. L’argument peut se retourner : n’aurait-il pas pu, en effet, surmener son cœur par la pratique de pareils exercices ? La conjecture est, nous semble-t-il, soutenable. Mais nous devons reconnaître, 138 toutefois, que celle de lésion des reins permet de mieux expliquer les alternatives de raison et de folie que le poète a présentées. Durant les périodes où son organisme s’imprègne lentement, Cooper a l’apparence d’un individu sain ; éprouve-t-il une émotion vive, la décharge toxique se fait et c’est alors la démence. Comme J.-J. Rousseau, avec lequel il offre, au moins, cette analogie, Cooper aurait été un artério-scléreux, un « urémique latent ». On ne trouve pas, à vrai dire, la preuve irréfragable qu’il ait été goutteux ; mais il est presque permis de le présumer, d’après la description qu’il donne de l’accès de goutte dans une de ses productions, description si saisissante de réalisme qu’elle donne l’impression d’avoir été « vécue ». Toute sa vie il a souffert de l’estomac et a eu des migraines qui l’obligeaient à prendre, chaque soir, un bain de pieds très chaud. Dyspepsie goutteuse, migraines goutteuses, pourquoi pas ? Volontiers nous y souscririons, pour notre compte. Mais ces maux de tête étaient parfois accompagnés ou précédés de bourdonnements d’oreilles, de vertiges, d’engourdissement des extrémités, tout le tableau symptomatique, n’est-ce pas, d’une crise d’urémie ? Et quel remède apportait le plus de soulagement au malade ? La saignée, le moyen encore reconnu le plus efficace pour éliminer les toxines retenues par un rein altéré. 139 On manque, certes, de trop d’éléments pour aboutir à une certitude ; mais à l’hypothèse qui nous est proposée, nous devons reconnaître le mérite de s’appuyer sur des faits concrets et d’exclure une explication surnaturelle dont un homme de science ne saurait, on en conviendra, s’accommoder. 1. ↑ Histoire de la Littérature anglaise, IV. 2. ↑ Étude médico-psychologique sur William Cooper (1731-1800), par le D r

Jean Boutin. Lyon, 1913.

140 ALFRED TENNYSON C’est un aspect peu connu du poète national de l’Angleterre, du poète-lauréat, que nous allons présenter ici. Si l’on peut a priori accorder à Tennyson une santé mentale normale, il n’est pas douteux, cependant, que sa vie, comme son œuvre, révèlent des aspects morbides, et qu’à ce titre il appartient au pathologiste de le soumettre à son examen. Ce point de vue a été, pour la première fois, croyonsnous, signalé par l’auteur d’une biographie[1] d’Edgard Poë, qui restera comme un modèle d’érudition et de science ; il n’a pas été omis par celui qui a consacré au « spiritualisme » et à la « personnalité morale » de Tennyson un travail justement remarqué[2] . Bien que l’écrivain anglais se soit efforcé, par une sorte de pudeur exagérée, de dérober sa personnalité à ses lecteurs ; bien qu’un scrupule tardif lui ai fait retrancher de ses œuvres les pièces trop confidentielles, son caractère émerge, néanmoins, du fond de ses poèmes, et les traits qu’on y peut glaner, joints à ceux que nous ont fait connaître des témoins de son existence, pourront nous 141 donner de l’homme une idée, sinon complète, du moins suffisante. On a souvent répété que l’âme humaine est faite de contrastes, qu’il n’est pas un de nous qui n’ait à la fois de bons et de mauvais sentiments, qui s’opposent, se contrarient, les êtres de toute pièce étant rares, s’ils ne sont même exceptionnels parmi les hommes supérieurs. Tennyson n’a pas forfait à la règle commune. D’une franchise rude et cinglante parfois, il était, à d’autres moments, plein de délicatesse. D’une distinction parfaite de manières et employant, à l’ordinaire un langage châtié, il se montrait brutalement incorrect par à-coups, comme le prouvent quelques anecdotes typiques. 142 TENNYSON (Collection de l’auteur) Lors d’une visite qu’il faisait au duc d’Argyll, la duchesse cherchait à persuader le poète d’accepter une invitation à déjeuner ; elle lui citait tous les convives distingués qu’elle réunissait ce jour-là à sa table, afin de le 143 mieux décider. Comme elle insistait pour savoir si elle aurait le plaisir de le compter parmi ses invités, Tennyson lui répondit : « J’en aurai l’horreur, duchesse ! » Mrs Oliphant rapporte que lors d’une visite à Ferringfort, la résidence de Tennyson, elle échangeait avec Mrs Tennyson toute sorte de compliments, quand le poète, qui avait laissé s’écouler sans mot dire ce flot de paroles flatteuses, s’écria brusquement : « Quelles menteuses vous faites, vous autres femmes[3] ! » Comme on était habitué à ses boutades et à ses incartades, on ne s’en offensait pas ; on mettait sa sauvagerie sur le compte d’une grande timidité et on la lui pardonnait d’autant plus aisément qu’il n’était plus charmant compagnon quand il voulait s’en donner la peine. « La mauvaise humeur de Tennyson, au dire d’un de ses mémorialistes[4] , partait comme une fusée ; quand il avait exhalé son mécontentement, il était tout prêt à reconnaître ses torts et à faire des excuses à ceux qu’il avait blessés. » On a cité, à ce propos, un poème exquis qu’il adressait à son amie Sophie Rawnsley, et qui le montre repentant après une admonestation dont il avait reconnu l’injustice : « Que personne ne sache que j’ai été dur pour toi ; toi sur qui reposent mes meilleures affections… Bien que j’ai été dur, ma nature n’est pas ainsi, un nuage momentané s’abattit sur moi : ma froideur fut hors de saison, comme la neige pendant l’été. J’ai prononcé des paroles froides et pourtant je t’aimais bien et chaleureusement. Ai-je donc été 144 si dur ? Ah ! chère, cela ne se peut pas. Avais-je l’air si froid ? Quelle folie poussa mon sang à donner ainsi un démenti à mon cœur ?… » Cette sensibilité, il en témoigne en maintes occurrences, consolant ses amis dans la peine, visitant les malades, plein de sollicitude pour ses serviteurs et ceux d’autrui. Le domestique d’une personne de ses relations qu’il avait pris en affection, étant devenu malade de la poitrine, Tennyson allait presque tous les jours lui faire la lecture et prier avec lui. On a rapporté maints témoignages de sa bonté, de sa tendresse pour les humbles, de son amour des enfants[5] , voire des animaux. Au cours d’un voyage en Suisse, on lui offrit, dans un restaurant, de choisir vivant le poisson qu’il désirait ; il ne put se décider à laisser tuer et manger un animal qu’il avait vu en vie ! Cette « zoophilie », il la tenait de sa mère, qui ne pouvait supporter de voir martyriser les bêtes ; quelquefois, les gamins du village s’amusaient à poursuivre un chien et à le maltraiter : la bonne dame leur donnait de l’argent pour faire cesser ces mauvais traitements, et les méchants garnements ne manquaient pas d’abuser de sa bonté. Le père de Tennyson, « rector » d’un petit hameau, était autrement redouté que sa digne épouse de cette bruyante marmaille ; à sa seule apparition, c’était la débandade ; sa 145 haute et sévère silhouette suffisait à mettre en fuite tout ce petit monde. « Mon pauvre père, disait de lui un de ses fils, fut toute sa vie un homme de douleur ». Entendez par là qu’il était mélancolique, hypocondriaque, sujet à des crises d’humeur noire. Le poète hérita de ce tempérament. Dès l’âge de dix-huit ans, Alfred Tennyson pose pour le désabusé, fatigué de la vie avant de l’avoir vécue, et qui se fige dans une attitude de fière mélancolie. Écoutez-le parler : « J’erre dans les ténèbres et dans la douleur, sans amis et solitaire, tandis que tristement murmure autour de moi la plainte désolée de la froide rivière. Le bruit du tonnerre éclatant, les échos déserts de la montagne répètent : le rugissement du vent est autour de moi, les feuilles de l’année gisent à mes pieds[6]. » Ces accès de mélancolie le prenaient en plein bal. « Je me souviens, raconte-t-il, que, quelquefois, au milieu d’une danse, une grande et soudaine tristesse m’accablait ; alors, je quittais la danse et allais errer au loin sous les étoiles ; ou bien, je m’asseyais au pied des escaliers, l’esprit assombri et distrait. » À sa sortie de l’école et avant d’entrer à l’Université, le jeune Alfred avait été placé sous la direction de son père ; malgré les terreurs que celui-ci lui inspirait, le genre de vie qu’il mena, dans cette période, ne fut pas tout à fait sans 146 agrément, et les heures de bonheur qu’il goûta firent compensation aux crises de mélancolie. Mais celle-ci ne tarda pas à le reprendre, quand il lui fallut quitter l’existence de famille, pour entrer, avec son frère, au collège de Cambridge. La ville universitaire produisit sur lui la plus fâcheuse impression. « Quelle pitié que ce bel âge d’or soit fini, écrivait-il à sa tante ; quelle misère de ne pouvoir donner à nos songes aériens la consistance de la réalité ?… Je ne sais comment cela se fait, mais je me sens seul ici, au milieu de la société. Ah ! que ce pays est plat, que les divertissements sont monotones, les études de l’Université peu intéressantes et positives !… Il faut être un petit monsieur à l’esprit bien sec, calculateur et anguleux, pour se délecter aux A + V B, etc. » Ce milieu était bien fait pour développer sa mélancolie native. Les accès de dépression et d’abattement, comme il s’en observe dans la neurasthénie, étaient fréquents chez cet adolescent soustrait à l’atmosphère familiale[7] . Le jeune Tennyson avait cette réserve des timides qui, craignant de n’être pas compris, préfèrent se replier sur eux-mêmes et s’enfermer dans leurs propres pensées. Une nature aussi affinée ne pouvait que malaisément s’accommoder de la vie en commun ; aussi, peu habitués qu’ils étaient à la société de jeunes gens de leur âge, les deux frères Tennyson se montrèrent-ils, au début, d’une 147 timidité confinant à la maladie[8] . Lorsqu’ils arrivaient dans le vaste hall où se prenaient les repas, leur nervosité était telle qu’ils s’arrêtaient derrière la porte, paralysés par la crainte, quitte à retourner dans leurs lodgings l’estomac vide[9] . Peu à peu ils s’acclimatèrent, et Alfred surtout ne fut pas longtemps à conquérir des sympathies et des admirations, mitigées, d’ailleurs, de critiques à l’occasion. Le poète se montrait fort sensible à ces dernières et ne supportait pas toujours les observations avec sérénité. Elles le blessaient au vif et le souvenir ne s’en effaçait que lentement de son âme ulcérée. Certain jour, après la lecture d’un de ses poèmes, un de ses camarades avait murmuré dans son coin quelques paroles, entre lesquelles Tennyson crut distinguer cette injure : « Tête de morue bouillie… » Il ne dit rien sur l’instant, mais il composa en secret une réplique à l’adresse des critiques en général qu’il accablait de sa méprisante ironie : « Ne blesse pas, s’écriait-il dans une sorte d’invocation, l’âme du poète avec ton esprit superficiel, ne la blesse pas, car tu ne peux la sonder… Sophiste au front obscur, ne t’approche pas, car le lieu est sacré ; le sourire vide et la raillerie glacée n’entrent pas ici… Vous n’entendrez jamais la voix du poète, vos oreilles sont si épaisses, restez donc où vous êtes ; vous êtes tout souillés de péchés ; la source de l’inspiration rentrerait sous terre, si vous paraissiez[10]. » 148 UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE Vue du King’s College et de la chapelle (1837) (Biblioth. Nationale — Cabinet des Estampes) Toute sa vie Tennyson a été torturé par sa crainte des critiques ; les articles plus ou moins indulgents des « reviewers » avaient le don d’exciter en lui une irritation sourde et d’autant plus pénible qu’elle était impuissante. Il oubliait tous les éloges pour ne retenir que les remarques désagréables : cela tournait à l’idée fixe. On lui rapporta un jour le jugement d’un clergyman sur un de ses drames ; l’ecclésiastique n’avait pas caché son admiration pour la pièce, mais il ne la trouvait pas adaptée 149 pour la scène. Tennyson ne s’attacha qu’à ce seul point ; il en fut tellement obsédé que le lendemain quand l’ami qui lui avait rapporté le propos prit congé de lui, il ne put s’empêcher de lui dire : « Dites à votre Chanoine qu’il ne connaît rien à l’art dramatique[11]. » C’est surtout quand il avait le spleen qu’il était d’une humeur intraitable et qu’on fût mal venu à critiquer ses productions. Dans ces moments, il se montrait mécontent autant de soi-même que des autres. Dans une des pièces qui reflètent le mieux ce côté misanthropique de sa nature, il s’abandonne à sa colère et déverse son amertume sur la société. « Les hommes sont tous des canailles et ne songent qu’à leurs intérêts, ils violent la vérité pour un chèque et se calomnient les uns les autres ; les besoins de l’âme sont écrasés sous le poids de l’or ; le seul sage est celui qui endurcit son cœur et poursuit égoïstement son gain. Tous s’affolent dans cette poursuite de la richesse : le boulanger vend au pauvre du plâtre, de l’alun et de la craie en guise de pain ; le pharmacien fabrique des poisons derrière ses bocaux écarlates ; ce n’est partout que mensonges et menaces ; la paix apparente offre plus de dangers qu’une guerre ouverte ; la misère hideuse ronge les classes inférieures, tandis que les riches se livrent à toutes leurs convoitises[12]. » À ces périodes d’exaltation succédait une véritable prostration. Un jour un de ses amis ne l’ayant pas trouvé chez lui se mit à sa recherche ; il finit par l’apercevoir de 150 loin, assis au bord de la falaise, en contemplation devant la mer. Arrivé près de lui, il l’interpelle, lui tape familièrement sur l’épaule ; le poète de bouge pas ! Puis au bout d’un instant et sans se retourner il exhale d’une voix caverneuse ces mots qui sonnent comme un glas : Fatigué de la vie ! Son pessimisme ne fut pas toujours aussi amer, mais reconnaissant le néant de toutes choses, il s’était laissé envahir par une morne désespérance : « Je me tenais, dit-il dans une de ses pièces, sur une tour, par un temps de pluie ; la vieille et la nouvelle année se rencontrèrent, et les vents rugissaient et soufflaient, et je dis : « Ô années, qui vous rencontrez dans les larmes, avezvous quoi que ce soit qui vaille la peine d’être connu ? Assez de sciences et d’explorations, de voyageurs allant et venant, assez de causes pour pleurer ! Avez-vous quelque chose qui vaille la peine d’être connu ? Les mers s’écoulaient à mes pieds, les vagues se déversaient sur les galets, la vieille année rugissait et soufflait, et la nouvelle année soufflait et rugissait. » Le problème de l’au-delà le préoccupait, le mystère d’outre-tombe l’angoissait. « À quoi bon tant d’agitations, tant de luttes ? À quoi bon les philosophies, les sciences, la poésie, la religion ? Que signifient ces formes multiples, ces mille apparences diverses que prend la vie : joies, douleurs, aspirations, luttes politiques, réformes sociales, courage, bonté, méchanceté, foi, désastres ? Où tout cela mène-t-il ? Où allons-nous ? Nous sommes plongés dans le mystère. » 151 Et ailleurs : « À quoi bon méditer ? Cette vie, mêlée de peines et de joies, en dépit de toute foi et de toute croyance, reste un mystère. » Mais il se reprenait et de tels découragements étaient passagers. L’amour de la vérité le poussait à la méditation, et à l’examen des différentes doctrines proposées pour expliquer l’insoluble énigme ; et s’il éprouvait dans cette recherche une véritable torture morale, s’il restait plongé, en fin d’analyse, dans « les gouffres ténébreux du doute », du moins se reprenait-il à goûter, sinon la joie, l’utilité de vivre. Il cherchait, selon l’expression de son biographe, à secouer le joug du doute et s’entraînait à la confiance. « Patience et espoir, se répétait-il à soi-même ; par delà l’obscurité actuelle, nous pressentons la lumière à venir ; la terre est une scène assombrie par la douleur, mais soyons patients : le cinquième acte nous révélera la signification de ce drame sauvage. » « L’incrédulité, disait-il encore, est une muraille crénelée, une prison dans laquelle nous respirons un air malsain et où nos mouvements sont entravés ; ne la prenons pas pour une forteresse et cherchons à en sortir à l’aide de la prière. » Tennyson a toujours espéré en un Dieu consolateur ; dès l’enfance il avait été sujet à des extases, qui ont, il faut le reconnaître, un caractère nettement anormal. Voici ce qu’il confesse à ce propos : 152 « Depuis mon enfance, j’ai fréquemment éprouvé une sorte d’extase à l’état de veille, quand j’étais tout seul. Cet état s’est produit généralement en me répétant mon propre nom à moi-même, silencieusement, deux ou trois fois, jusqu’à ce que, tout d’un coup, comme si c’était par l’intense conscience de mon individualité, cette individualité même semblait se dissoudre et s’évanouir dans un être illimité. Et cela n’était pas un état confus, mais le plus net parmi les plus nets, le plus certain parmi les plus certains, le plus merveilleux parmi les plus merveilleux…, la mort paraissait une impossibilité presque ridicule et la perte de la personnalité semblait non pas une extinction, mais la seule vraie vie[13]. » Dans l’Ancien Sage[14] , nous retrouvons la même pensée mais exprimée sous une forme plus poétique : « Plus d’une fois, quand j’étais assis tout seul, méditant en moi-même le mot qui est le symbole de ma personne, les limites mortelles du MOI se détendirent et passèrent dans l’Innommable, comme un nuage fond dans le ciel. Je touchais mes membres et mes membres m’étaient étrangers, ne m’appartenaient plus ; et cependant, aucune ombre de doute, mais une clarté absolue ; et par la perte du Moi, le gain d’une vie si large, qu’auprès de la nôtre elle était le soleil comparé à l’étincelle ; une telle chose ne peut s’exprimer par des paroles, qui ne sont elles-mêmes qu’ombre dans le monde des ombres. » Un de ses personnages, en qui le poète a peut-être voulu s’incarner, éprouve des impressions pareilles : 153 « Souvent les visions viennent de telle sorte que cette terre sur laquelle il marche cesse d’être la terre, cette lumière qui frappe ses yeux n’est plus la lumière, cet air qui effleure son front n’est plus l’air, mais une vision ; oui, sa propre main et son pied aussi ; en ces moments, il sent qu’il ne peut pas mourir… » Le jeune héros de la Princesse a éprouvé ces « saisissements étranges » : tout à coup, « en plein jour et au milieu des hommes », tandis qu’il marchait et parlait comme à l’ordinaire, il lui a semblé s’avancer dans un monde de fantômes et il s’est senti lui-même « l’ombre d’un rêve ». On comprend que Tennyson ait cultivé cet état extatique si propice à l’inspiration lyrique ; il aimait s’abandonner à ces rêveries qui le transportaient loin du terre à terre quotidien et où il goûtait d’ineffables jouissances, car cette émotion extatique n’allait pas sans une sorte de mélancolie voluptueuse[15] . À ces moments il perdait tout contact avec le monde matériel. On conte qu’un jour d’hiver où la neige couvrait le sol d’un épais manteau il n’entendit pas venir la diligence. Brusquement, le Ho ! Ho ! du cocher le réveilla, et levant les yeux de sur le livre qui absorbait sa pensée, il vit une tête de cheval qui paraissait lire par-dessus son épaule. Quand il errait à travers champs, perdu dans ses rêves, son chapeau à larges bords sur la tête, il donnait aux gens du pays qui le rencontraient l’impression « d’un être mystérieux élevé au-dessus des autres mortels et capable 154 d’entretenir des rapports avec le monde des esprits[16] ». Cette absorption n’était cependant pas telle qu’il ne s’intéressât à tout ce qui lui tombait sous les yeux. Dans la nature, tout, on peut dire, excitait son enthousiasme ; il ne se lassait pas de ce spectacle incessamment renouvelé. Une anecdote assez plaisante témoigne de cet amour pour les moindres productions du Créateur. Il se promenait avec un ami dans la campagne, quand il vint à heurter contre une barrière et à s’étaler lourdement de tout son long. Ne voulant pas l’humilier dans son amourpropre (n’oublions pas qu’il s’agit ici de deux Anglais), son compagnon affecta de n’avoir rien vu ; au bout d’un moment, ne le voyant pas se relever, il s’approcha de plus près et surprit notre poète, toujours la figure contre terre, en train d’examiner, avec l’attention la plus soutenue, une flaque d’eau qui bordait la haie. Supposant qu’il cherchait quelque chose qu’il avait perdu, l’ami offrit ses services. Alors Tennyson se relevant lentement sur ses mains et sur les genoux, et tournant vers son interlocuteur son visage rayonnant : « Quelle imagination, s’écria-t-il, a le Dieu Tout-Puissant ! » Cette exclamation lui était arrachée par la vue des infusoires innombrables qu’il venait de regarder s’agiter sous ses yeux. Avec la promenade, la « fumerie » était sa grande distraction, son délassement ; il était persuadé que le tabac favorisait ses dispositions rêveuses, facilitait le travail de sa pensée. Il trouvait plaisir, assis dans un fauteuil, à suivre les 155 méandres bleuâtres de la fumée. Au dire de Carlyle, grand fumeur lui-même, Tennyson faisait une « énorme » consommation de l’herbe à Nicot. Son fils parle avec un pieux respect de ces « pipes sacrées », que son père fumait du matin au soir ; car le matin il ne travaillait point sans sa pipe, et le soir, à sa pipe, il ajoutait un verre de Porto. Cela ne l’empêcha point de poursuivre une longue carrière, puisqu’il devint plus qu’octogénaire. À part quelques incommodités légères — il souffrait, chaque été, de la fièvre des foins et avait eu une crise hépatique à la mort d’un frère qu’il adorait — Tennyson jouit d’une santé corporelle à peu près constante. Il ne fut véritablement malade qu’en 1844, au plus fort de sa neurasthénie. L’hydrothérapie et une cure de repos dans une maison de santé aidèrent à son rétablissement. De tout temps, par contre, il eut ce qu’on est convenu d’appeler, d’un terme vague, « des maux nerveux » : des obsessions, des phobies ; il était hanté, par exemple, par la crainte de perdre la vue. Pendant plusieurs années, il se laissa aller au découragement et ne tenta rien pour réagir : sa volonté était comme paralysée. Très ombrageux, très jaloux de sa solitude et de sa liberté, il fuyait les touristes qui reconnaissaient son feutre à larges bords et sa vareuse bleue au col de velours[17] . Cette réserve, cette passion de l’isolement, il les conserva jusqu’à la fin de ses jours. 156 On pourrait presque dire que la maladie qui l’emporta fut sa première vraie maladie. À soixante-dix-neuf ans il avait eu une attaque de goutte, mais sa robuste constitution lui avait permis d’en triompher, et il put célébrer son quatre-vingtième anniversaire sans que la cruelle infirmité se rappelât à lui. Trois ans plus tard, les symptômes de faiblesse commençaient à se manifester ; l’ombre de la mort planait et, peu à peu, devenait plus proche. Le poète éprouvait une difficulté de plus en plus grande à manger ; il se plaignait de douleurs dans la mâchoire qui le gênaient pour mastiquer. Il eut à plusieurs reprises des syncopes ; l’affaiblissement progressait. Le matin de sa mort, se sentant très faible, il dit au docteur : « La fin ? » Celui-ci ayant baissé la tête en signe d’assentiment, il répondit simplement : « C’est bien. » Après quoi, il fit ses adieux à sa famille. « Pendant les heures qui suivirent, a relaté son fils, la pleine lune inondait de lumière la chambre et le paysage au dehors, et nous veillions dans un silence solennel. Sa patience et sa force calme exerçaient leur pouvoir sur ceux qui lui étaient les plus proches et les plus attachés : nous nous sentions reconnaissants pour la tendresse et la paix absolue de ces moments… Il était tout à fait paisible, tenant la main de ma femme, et quand il passa, je prononçai sur lui sa propre prière : « Dieu l’accepte, Christ le reçoive ! » 157 Peu d’instants avant sa mort le poète avait demandé un Shakespeare qu’il conserva dans sa main jusqu’au bout. Ce qui offre surtout de l’intérêt dans le cas de Tennyson, c’est que, comme l’a bien pénétré M. Émile Lauvrière, en sa nature morbidement sensible, l’inspiration poétique fut essentiellement une intuition extatique, comme elle le fut pour Wordsworth, Coleridge, Shelley et Keats, en Angleterre ; pour Edgard Poë, en Amérique ; et aussi, du moins en partie, pour Lamartine et Alfred de Vigny, en France. Tout comme l’auteur d’Éloa, en sa mystique exaltation, Tennyson s’attribuait une mission divine, « le rôle sacerdotal de l’élu ». Il restait persuadé que « le don de la poésie lui avait été conféré par son père céleste, comme un grand témoignage de confiance, afin qu’il pût devenir un instrument qui transmît à ses semblables le message reçu du Maître… Le sentiment de l’origine divine de ce don lui semblait presque écrasant, car il sentait que chacune de ses paroles devrait être consacrée au service de Celui qui avait touché ses lèvres avec le feu du ciel ». Ainsi l’auteur de Maud se rattache à la grande famille de ces « extasiés » qui se sont voués dans le domaine de la philosophie et des lettres à sublimiser, si l’on peut dire, la pensée humaine. 1. ↑ L’étude de M. É. Lauvrière, à laquelle nous faisons allusion, est de 1910 ; elle porte pour titre : Repetition and Parallelism in Tennyson ; in12 de 107 pages, Paris, Boyveau et Chevillet. 158 2. ↑ Alfred Tennyson, son spiritualisme, sa personnalité morale, par LouisFrédéric Choisy, docteur ès lettres. Genève, Kundig ; et Paris, Champion, 1912. 3. ↑ A.-C. Benson, Alfred Tennyson, 89. 4. ↑ Rawnsley, Memories of the Tennysons, 65. 5. ↑ Il connaissait à merveille le langage qui leur convenait. Sur un fait qui lui avait été rapporté par miss Gladstone, la fille de l’homme d’État, il composa ce touchant petit poème : « La petite Emmie, sur son lit d’hôpital, a entendu le vieux docteur dire à l’infirmière qu’il l’opérerait le lendemain, mais que, sans doute, hélas ! elle n’en réchapperait pas. Que faire alors ? Elle le demande à sa voisine Annie. Annie lui conseille d’appeler à son aide le Seigneur Jésus, car c’est écrit en toutes lettres sur l’image, là : Laissez venir à moi les petits enfants ! — « Oui, dit Emmie, mais si je l’appelle, comment saura-t-il que c’est moi ? Il y a tant de lits dans cette salle. » C’était un problème. Annie réfléchit et dit enfin : « Emmie, vous laisserez vos bras hors du lit, sur la couverture. » Le lendemain, quand le docteur arriva avec ses instruments de torture, le Seigneur des petits enfants l’avait entendue et elle était morte. » In the Children’s Hospital : Emmie. (Trad. F. Roz.) 6. ↑ Poems by two Brothers. 7. ↑ Cette dépression se manifesta parfois de façon assez étrange, comme quand le jeune Alfred, sorti par une nuit noire, alla se jeter sur une tombe du cimetière, implorant une place pour lui-même, sous le tertre gazonné ! 8. ↑ Il suffisait d’une circonstance futile pour le décontenancer, au dire de quelqu’un qui fut témoin de son embarras ; les yeux innocents d’une jeune fille de quinze ans pouvaient le geler complètement. De là cet air « timide et déprimé » qui frappa tant Hawthorne en 1857. 9. ↑ Arth. Waugh, Alfred Tennyson, 21. 10. ↑ The poet’s mind, 14. (Traduction de M. Choisy, comme les citations précédentes.) 11. ↑ Benson, op. cit., 93. 12. ↑ Cf. Maud, 287 ; Locksley Hall sixty years after, 563 ; The Dawn, 890. (Traduc. L.-F. Choisy, op. cit., 209-10.) 13. ↑ Memoir, 268 ; cf. 551 et 815. 14. ↑ P. 551. 15. ↑ Cf. Lauvrière, La morbidité de Tennyson. (Revue germanique, novembre-décembre 1913, note 1, in fine de la page 562.) 16. ↑ Memoir, 66. 17. ↑ Tennyson, par Firmin Roz. Paris, 1911, 171. 159 160 CHOPIN Pour le psychologue qui se pique d’être quelque peu biologiste, pour le clinicien qui se doit d’être psychologue, que de prétextes à évoquer cette grande ombre, à remonter dans le cours des ans le calvaire de cette existence qui, toute brève fut-elle, ne fut qu’un long martyre ! Quelle tentation d’essayer de pénétrer cette nature d’une sensibilité exquise, inquiète, irritable au moindre froissement ! Chez Chopin, comme chez nombre de ceux qui sont passés sous notre scalpel, l’homme explique l’artiste ; de même que les œuvres commentent la vie. Afin de mieux saisir « cet ensemble mélancolique et passionné, cette tendresse rêveuse et parfois amère, cette passion inquiète, ces soubresauts et ces élans qui le soulèvent de terre et bientôt le laissent retomber, ces aspirations vers un idéal entrevu, touché parfois mais jamais complètement possédé[1] », il importe de rappeler certaines phases de cette existence tourmentée qui rapidement se consuma dans une fièvre presque continuelle. Ainsi que nous l’écrivait un admirateur de l’incomparable artiste, « tout est dit sur Chopin… il y a cependant une lacune… », l’indéfinissable tristesse dont est 161 imprégnée son œuvre et que, jusqu’ici, chacun essaie d’expliquer à sa manière, conserve encore tout son mystère. La nature essentiellement polonaise de Chopin, pleine de réticences, « qui se prête toujours et ne se livre jamais », observait George Sand, n’a pas laissé percer la cause de cette douleur qui est exprimée à chaque page. « Il cachait pudiquement cette source d’inspiration et, en algophile qu’il devait être, il n’a laissé à ses exégètes quoi que ce soit qui puisse en déceler le fond ; ses élèves même n’ont pu dévoiler, au cours de son enseignement, l’indice, la cause révélatrice de cette profonde désespérance. Toutes les interprétations faites jusqu’ici peuvent s’adapter à l’explication de cette mystérieuse cause, et elles y concourent certainement toutes. Les compatriotes de Chopin invoquent la nostalgie, la rancœur du patriote qui voit sa patrie opprimée ; leurs intraduisibles « zal » et « teskuota » seraient, d’après eux, le symbole, l’expression propre de la mélancolie qui se dégage de l’œuvre et qui a été si poétiquement comparée à celle émanant des steppes désolées de la Pologne ; d’autres rappellent cet amour malheureux qui auréole la jeunesse et le génie de Chopin et lui laisse à jamais cette chère blessure que ne peuvent fermer ni le second amour de George Sand, ni l’amitié de Liszt, de Mickiewicz, d’autres encore dont il se sentait cependant enveloppé comme de la plus douce et réconfortante atmosphère ; qui lui créait, pour ainsi dire, cette ambiance d’affection et de dévouement où il aurait dû trouver sa consolation. 162 Cliché Hautecoeur CHOPIN (Collection de l’auteur) Chaque cause contribue donc, en particulier, à définir cette tristesse dont la vie et l’œuvre de Chopin sont remplies, en apportant sa somme de douleurs correspondante ; mais il en est une dont la profonde 163 influence et la valeur nous donnent peut-être la plus vraisemblable explication sur l’expression douloureuse de ce génie : c’est la maladie de Chopin. Et comme l’a fort bien remarqué notre correspondant, « on doit faire entrer en ligne de compte dans la géniale puissance de Chopin, sa complexion délicate et sa prédisposition à la tuberculose : la morbidesse de son œuvre correspond à la morbidité de son état. Chopin apporta, dès l’enfance, un terrain propre au développement du mal dont il devait mourir ». À dire vrai, nous ne sommes qu’imparfaitement fixés sur les antécédents, héréditaires ou collatéraux, du « sujet » de notre observation ; tout ce qu’on sait de plus précis, c’est que Chopin eut une sœur qui succomba à la phtisie, âgée à peine de quatorze ans. « Elle souriait au milieu de la fièvre, chantait et déclamait de sa petite voix mourante[2]. » Tous, dans la famille, avaient un goût marqué pour la musique. De très bonne heure le jeune Frédéric avait manifesté des dispositions pour cet art. Dès l’âge de quatre ou cinq ans, a relaté son neveu, le petit Fritz, comme on l’appelait, avait pris l’habitude de se coucher au pied du piano quand sa mère jouait et de tout son long étendu sur le dos, religieusement il écoutait ; le morceau terminé, ses mains fluettes se posaient sur le clavecin et il reproduisait presque sans tâtonner ce qu’il venait d’entendre. Seulement il donnait déjà, à cette époque, des signes marqués de cette nervosité excessive qui fera dire plus tard à George Sand, qu’« rien, le pli d’une feuille de rose, l’ombre d’une mouche, le faisaient saigner ». 164 La première fois qu’on joua devant lui, au son des premières notes qui frappèrent ses oreilles, tout son être avait tressailli : sous l’impression d’une sorte de volupté douloureuse, des larmes avaient rempli ses yeux. On crut d’abord que Fritz ressentait une aversion native pour la musique ; on vit bientôt que les pleurs de l’enfant n’étaient que le trop plein d’une émotion qu’il ne pouvait exprimer. Lorsque sa mère l’emportait pour calmer ses crises, sur la cause desquelles elle se méprenait, Fritz la regardait, suppliant, et ses petits bras tendus désignaient l’instrument ouvert. Une nuit sa bonne le vit soudain quitter son lit et se diriger, pieds nus, vers le salon, n’ayant que sa chemise pour tout vêtement. Elle le suivit, prise de curiosité, et quelle ne fut pas sa stupeur en entendant Fritz exécuter tour à tour les airs de danse que jouait sa mère ! La servante courut éveiller ses maîtres ; car, selon elle, l’enfant était possédé. Immobiles, dans l’embrasure de la porte, les parents, émus, enthousiasmés, écoutaient. L’enfant semblait comme en extase : la mère s’approcha doucement, et prétextant le froid de la nuit, le persuada de remettre au lendemain la suite ; loin de le gronder, elle le pressait avec effusion dans ses bras et le couvrait de caresses : c’est qu’elle comprenait combien il fallait user de ménagements avec une nature si sensible. Par la suite l’enfant fit montre parfois d’une indépendance inimaginable ; s’il lui déplaisait de se mettre 165 au piano, et pour peu qu’on insistât, il s’y refusait obstinément et ne jouait pas de plusieurs jours. Sa faible complexion s’accommodait mal des règlements scolaires ; on dut le retirer d’assez bonne heure du lycée où il poursuivait ses études, afin de lui éviter les fatigues que son frêle tempérament ne pouvait supporter. « Il avait besoin, pour dilater sa poitrine étroite, du souffle vivifiant et résineux des forêts, des sains aromes qui se dégagent des gerbes et des foins coupés. » Le portrait qu’a tracé George Sand du prince Karol, qu’on sait être la reproduction, sans ressemblance garantie, mais assez approximative néanmoins, de Chopin, nous permet de nous représenter celui-ci à l’âge où la romancière nous le dépeint. « Doux, sensible, exquis en toute chose, il avait à quinze ans, les grâces de l’adolescence réunies à la gravité de l’âge mûr. « Il resta délicat de corps comme d’esprit ; mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie exceptionnelle, qui n’avait, pour ainsi dire, ni âge, ni sexe. Ce n’était point l’air mâle et hardi d’un descendant de cette race d’antiques magnats qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer ; ce n’était point non plus la gentillesse efféminée d’un chérubin couleur de rose. C’était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du moyen-âge faisait servir à l’ornement des temples chrétiens. Un ange beau de visage comme un jeune dieu de l’Olympe et, pour couronner cet 166 assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée[3]. » Chopin était de ceux dont on dit communément que la lame use le fourreau. À la continuelle surexcitation nerveuse dont frémissait tout son être, ne tarda pas à succéder une prostration qui inquiéta son entourage ; la Faculté prescrivit une cure de six semaines aux eaux de Reinhertz, en Silésie, réputées pour les affections de poitrine. Quelques années se passent qui ne se signalent par aucun incident notable. Nous retrouvons Chopin à Vienne où le docteur Malfatti, médecin de la Cour — celui-là même qui donna ses soins à l’Aiglon mourant — lui réserve l’accueil le plus cordial ; mais loin de sa patrie il ressent cette nostalgique angoisse, ce zal mystérieux, où se mêle la volupté à la souffrance. Pour se soustraire à cette obsession morbide, il quitte Vienne avec un passeport pour l’Angleterre, sur lequel il avait fait mettre cette mention : Passant par Paris. Paris allait le retenir vingt ans !… Il y arriva dans la première semaine d’octobre 1831 ; il donna son premier concert le 26 février de l’année suivante. Ce début, bien qu’ardemment souhaité, lui causait la plus vive appréhension. « Anxieux, pâle d’émotion, il ne prit aucune nourriture de la journée, soutenu par l’attente fiévreuse qui le dévorait. Quand vint le soir et qu’il pénétra dans la salle de la maison Pleyel, il eut un éblouissement. 167 Son corps était agité d’un tremblement nerveux. Le sangfroid lui revint peu à peu… » À son second concert, il était à peine plus aguerri. « La foule m’intimide, disait-il à ce propos à son ami Liszt ; je me sens asphyxié par ces haleines précipitées, paralysé par ces yeux curieux, muet devant ces regards étrangers. » Cet état de nervosisme ne fit que s’accentuer avec le temps. Au cours d’un concert dont il était la principale attraction, on remarqua qu’il était nerveux, agacé ; son jeu s’en ressentait. Un ami s’approche et lui demande s’il est souffrant. « Non, lui répond-il avec brusquerie, mais il y a devant moi une spectatrice qui bat la mesure avec son pied, et si ce n’était pour les pauvres, j’enverrais le piano à tous les diables ! » 168 LISZT Il détestait être sollicité. Un jour, il reçut une invitation à déjeuner, suivie de cette recommandation : « Surtout, 169 n’oubliez pas le piano ! » Chopin fit apporter au domicile de l’hôte peu délicat un piano, avec sa carte où il avait écrit : « Voici l’instrument demandé ! » — et il s’abstint de se rendre au déjeuner : leçon bien légitimement donnée au surplus. Au genus irritabile n’appartiennent pas seulement les poètes ; tous les artistes, en général, ont l’épiderme sensible. On a souvent conté cet épisode auquel Chopin est encore mêlé : une dame, d’autres disent un banquier célèbre, qui ne brillait pas spécialement par le tact, l’avait invité. Aussitôt le repas fini, l’amphitryon s’approche du musicien. « Et maintenant, maître, n’aurons-nous pas le plaisir de vous entendre ? » À quoi le maestro ripostait, d’un air contrit : « C’est que j’ai si peu dîné !… » Et sans ajouter un mot il prenait congé de la société. Il avait pourtant la faiblesse de se piquer d’être mondain et passait, en son temps, pour ce qu’on appelait un lion. Ceux qui l’ont connu à cette époque s’accordent à dire qu’il n’avait jamais été beau, « même de la passagère beauté que donne souvent la jeunesse ». Ils nous le représentent « très grand, très maigre, le nez en bec d’oiseau de proie, la bouche petite, mais les lèvres épaisses, légèrement lippues, l’œil voilé quand la flamme divine, irrésistiblement sympathique, ne s’y allumait pas ; il était, de plus, affecté d’un balancement de corps presque risible (sic) [4] ». Par contre, il était d’une élégance raffinée ; il avait lancé la mode d’une sorte de gants ; telle lettre de lui, parmi les rares fragments de sa correspondance qu’on a pu retrouver 170 — Liszt a rapporté que Chopin avait horreur d’écrire — témoigne de son goût pour les parfums de luxe et pour ces mille riens coûteux et inutiles qu’il désignait sous le nom de « galanteries ». À la date où il s’exhibe dans cette tenue de dandy, il est recherché, adoré des femmes ; il ne connaît encore des succès féminins que les triomphes ; il en éprouvera plus tard les amertumes. George Sand a dit de Chopin qu’il faisait naître, dans la même soirée, jusqu’à cinq et six passions, par le double prestige de sa personne et de son art ; mais un jour vint où l’amour le vainquit à son tour, lui, l’homme aux innombrables bonnes fortunes ! En 1835, au cours d’un voyage en Allemagne, Chopin avait rencontré des amis d’enfance, les Wodzinski, dont la sœur, Marie, était d’une beauté remarquable. Le musicien s’en éprit, des serments furent échangés, Chopin crut avoir touché au port. Mais le roman fut brutalement interrompu par la famille : Marie Wodzinska devint comtesse, et Chopin se retira, brisé, anéanti par ce dénouement qu’il n’avait pas prévu. Il était encore sous le coup de cette déception quand il arriva à Paris, deux ans plus tard. Le hasard lui ménageait une rencontre d’où allait dépendre sa destinée. Il n’est pas indifférent de faire connaître avec quelques détails, les origines et la nature de la liaison qui, désormais, unira, confondra les deux existences de Chopin et de 171 George Sand. Pour une nature enchevêtrée et complexe comme celle de Chopin, tout se tient et chaque chose a son influence ; rarement directe, il est vrai, mais s’exerçant plus souvent par des chocs en retour et des contre-coups. Si l’on réfléchit que cette liaison, plus ou moins étroitement nouée, se resserrant et se relâchant tour à tour, mais jamais complètement rompue, s’est mêlée pendant plusieurs années à la trame de sa vie, ou plutôt qu’elle a été ellemême toute sa vie, peut-être comprendra-t-on mieux ce qu’il nous reste à dire. Nous avons publié jadis le récit de la première rencontre de Chopin et de George Sand, rencontre qui devait être, pour le vibrant artiste, le prélude de si vives joies et de non moins vives désillusions ; nous la reprenons à la source où nous l’avions naguère empruntée[5] . « Grâce à son organisation délicate et nerveuse, à sa nature de sensitif, Chopin souffrait de tous les changements de température, et il était porté à considérer comme des avertissements d’en haut les émotions, les défaillances qu’il ressentait. Un jour, il avait plu constamment, et lui qui ne pouvait supporter l’humidité, tomba dans une disposition très sombre. Il n’avait reçu aucune visite, aucun livre nouveau n’était venu le distraire, aucune pensée mélodique ne s’était offerte à lui pour prendre forme. « Vers 10 heures, il se souvint que c’était le jour où la comtesse C… réunissait un cercle de gens agréables et spirituels. En montant l’escalier couvert de tapis, il lui 172 sembla être suivi d’une ombre d’où s’exhalait un parfum de violettes… Un pressentiment traversa son âme comme si quelque chose de personnel et de mystérieux lui arrivait : il fut sur le point de retourner chez lui ; mais souriant de sa superstition, il franchit rapidement les dernières marches. « Après avoir salué la maîtresse de la maison, il s’assit à l’écart, plus disposé ce soir-là à écouter qu’à causer ; mais quand une partie de la société se fut retirée et qu’il ne resta plus que les intimes, il se mit au piano et, se sentant en verve, improvisa ce qu’il appelait de petites histoires musicales. « Ses auditeurs l’écoutaient, suspendaient leur haleine tandis que lui, perdu dans ses pensées, les yeux sur son clavier, les oubliait entièrement. Quand il eut fini, relevant la tête, il vit, appuyée sur le piano, une dame, simplement vêtue, qui fixait sur lui des yeux noirs et ardents et qui semblait vouloir lire dans son âme. « Tandis qu’il se sentait rougir sous le regard fascinateur, elle souriait, et comme il quittait son siège pour se dérober derrière un groupe de camélias, il entendit de nouveau le frôlement d’une robe de soie et le parfum des violettes : la même dame qui venait de le regarder avec tant d’attention s’approchait de lui, accompagnée de Liszt. Elle lui adressa d’une voix profonde et harmonieuse quelques paroles de louanges sur son jeu et surtout sur son improvisation. L’artiste, ému et flatté, l’écoutait en silence… » La prise de possession était complète, absolue, mais ce fut une possession où, selon l’expression imagée de Rémy 173 de Gourmont[6], l’incube ne fut pas le frêle musicien. On a prétendu qu’avant d’avoir été « envoûté » par George Sand, Chopin éprouvait à son égard une réelle répugnance ; sans la détester, peut-être, il redoutait cette femme à « l’œil sombre », à qui l’on prêtait tant d’aventures. George Sand a été diversement jugée ; mais ceux qui ont été à même de la bien connaître ont été généralement sévères pour cette « redoutable goule » qui ne suçait pas le sang de ses victimes, mais leur pompait le plus clair de leur génie. C’est encore Baudelaire qui l’a stigmatisée le plus vertement. Nous ne retiendrons de son virulent réquisitoire que ce passage : « La femme Sand est le prud’homme de l’immoralité. Elle a toujours été moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale… Elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues… George Sand est une de ces vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches[7] . » On peut rapprocher de ce jugement cruel celui non moins dur de Nietzche[8] , à qui est dû le mot de « terrible vache à écrire », mot qu’on cite fréquemment sans en connaître le père. 174 GEORGE SAND Gravure de Desmadryl d’après le portrait peint par A. Charpentier (Collection de l’auteur) Baudelaire a, paraît-il, écrit sur les capacités luxurieuses de la bonne dame de Nohant, une phrase que l’éditeur de ses œuvres n’a pas osé copier. Pruderie un peu ridicule ; 175 nous avons toujours été, en cela, de l’avis du regretté Gourmont, qui appelait de ses vœux le temps où l’histoire littéraire cesserait d’être « un roman universitaire et une collection de drôleries pour la moralisation de la jeunesse ». On a jeté les hauts cris quand fut publiquement dévoilée la perversité féminine de George Sand dans ses relations avec Musset[9] , sa trahison inexcusable, dans les circonstances que l’on connaît ; ces révélations n’étaientelles pas indispensables pour éclairer sa psychologie ? George Sand a joué de Chopin comme elle avait joué d’Alfred de Musset, jusqu’au jour où elle a jeté au panier cette poupée hors d’usage, après l’avoir proprement vidée ; oh ! sans doute, en l’entourant d’une sollicitude maternelle, et sans cesser jamais de lui accorder les Mon cher enfant ! dont elle était prodigue… mais sans cesser non plus d’enfiévrer ce fiévreux au delà de toute mesure. Lorsque, dans l’automne de 1837, le mal dont il était depuis longtemps atteint prit une tournure sérieuse et qu’on lui eut conseillé un climat moins rude que celui de Paris, Chopin décida de passer l’hiver à Majorque. George Sand s’offrit à accompagner son « cher malade ». Nous ne voudrions pas gâter la beauté du geste, mais la vérité nous impose de constater qu’à ce moment-là même George Sand était couverte de rhumatismes[10] , et que la santé de son fils était gravement compromise ; nous en tenons l’aveu consigné de sa propre plume. « Mon fils, écrit-elle, que j’avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle et guérissait 176 une affection rhumatismale des plus graves, en courant, dès le matin, comme un lièvre échappé dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu’à la ceinture. La providence permettait à la bonne nature de faire pour lui ces prodiges : c’était bien assez d’un malade[11]. » Celui-ci s’obstinait à dépérir « d’une manière effrayante ». Toute la Faculté de Palma l’avait condamné ; seule sa garde-malade s’obstinait à déclarer à tous venants qu’« il n’avait aucune affection chronique ; l’absence de régime fortifiant l’avait jeté, à la suite d’un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se retirer »… VUE DU PORT DE L’ÎLE DE MAJORQUE, vers 1860 177 Bientôt Chopin manifesta un état d’irascibilité qu’expliquait trop le singulier régime auquel il était soumis. Il se mettait en colère « pour un bouillon poivré par les servantes… Les aliments majorquais et surtout la manière dont ils étaient préparés… lui causaient un invincible dégoût ». À Majorque, on mangeait invariablement du porc. D’après le dire de George Sand elle-même, on fabriquait « plus de deux mille sortes de mets » avec l’animal chanté par Monselet. Les vins qu’on buvait dans l’île paradisiaque n’étaient pas plus estimables que la viande qu’on y consommait. C’étaient, pour la plupart, « des vins liquoreux… abondants et exquis » ; mais les vins rouges, qui auraient été toniques s’ils avaient contenu les principes d’un bon vin naturel, étaient « durs, noirs, brûlants, chargés d’alcool. Tous ces vins, chauds et capiteux, étaient fort contraires à notre malade… ». On avait beau les tempérer d’eau, le cher malade ne s’en trouvait pas mieux et le mal évoluait, implacablement. À entendre George Sand, les médecins n’y auraient rien connu, et « la bronchite avait fait place à une excitation nerveuse, qui produit plusieurs des phénomènes d’une phtisie laryngée ». Passons sur cette pathogénie fantaisiste et ne retenons que les indications fournies sur l’état de l’intéressant patient. 178 Les praticiens insulaires, n’y voyant goutte, avaient prescrit la thérapeutique la plus inopportune : la saignée et la diète, en particulier. Le laitage fut essayé sans plus de succès… Chopin continuait à tousser et à étouffer. On fit mander successivement un médecin, puis un second, puis un troisième, « tous plus ânes les uns que les autres ». N’allèrent-ils pas répandre dans toute l’île que Chopin était atteint de tuberculose ! Et George Sand de s’indigner contre ces bélîtres qui sont la cause qu’on les traite désormais en pestiférés. Les habitants se détournaient de la maison habitée par les étrangers, comme d’une ladrerie. Pour tout Majorquais, la contagion de la phtisie était un dogme et ils n’avaient pas attendu que cette notion fût proclamée par les corps savants pour prendre les mesures nécessaires de prophylaxie. Le propriétaire du logis qui abritait le couple irrégulier mit en demeure ses locataires d’aller chercher un autre gîte ; il ne parlait de rien moins que de sacrifier aux flammes « le mobilier luxueux dont il avait eu la faiblesse de leur octroyer l’usage ». Finalement il consentit à se laisser fléchir, moyennant finances. Il était temps de transiger, car M. Vautour menaçait d’intenter un procès pour obliger « à recrépir sa maison infectée par la contagion » ; et, conclut George Sand en se remémorant l’aventure, « la jurisprudence indigène nous eût plumés comme des poulets ». On n’avait plus qu’à plier bagages et à reprendre le chemin de France. 179 GEORGE SAND d’après son portrait par Delacroix Dans une atmosphère dont le souffle est comme une caresse, au sein d’une nature luxuriante, Chopin, malgré l’évolution continue de son mal, avait pu tout d’abord accorder une trêve à sa mélancolie ; les sombres pensées ne 180 trouvaient pas d’asile durable dans cette île fortunée, où la vie avait les apparences d’un rêve. Sa compagne signale ce bien-être moral passager, sous l’heureuse influence du climat bienfaisant : « Il n’était plus sur terre, il était dans un empyrée de nuages d’or et de parfums ; il semblait noyer son imagination, si exquise et si belle, dans un monologue avec Dieu même ; et si parfois, sur le prisme radieux où il s’oubliait, quelque incident faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un affreux malaise, comme si, au milieu d’un concert sublime, une vielle criarde venait mêler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux pensées divines des grands maîtres. » L’harmonie régnait encore entre les deux êtres, si peu faits pour vivre ensemble ; elle n’allait pas tarder à être troublée, puis à être rompue sans retour. À ces ruptures, « qui donnent un si éclatant démenti aux promesses d’éternité des sentiments humains et qui nous rappellent si amèrement le néant et le vide de nos cœurs », il est indiscret autant que superflu de chercher une explication. « J’avais pour l’artiste, proteste George Sand, une sorte d’adoration maternelle très réelle et très vraie. » Sans doute Chopin, plus jeune que sa partenaire de quelques années, estimait-il insuffisante cette tendresse trop mûre sans être pure : peut-être aussi celle qui se vantait de ne s’être jamais départie d’une sollicitude de garde-malade, n’eut-elle pas pour son « cher enfant », « son cher cadavre », comme elle avait fini par le désigner, « ces immolations, ces sacrifices sans réserves, ces holocaustes 181 de soi-même, non pas temporaires, mais constants », qui auraient pu réussir à calmer ses vivacités, ses exigences, ses mouvements brusques, et souvent injustes, d’humeur. Ils se supportèrent huit années, et ne se séparèrent qu’en 1847 ; mais avant d’en arriver à ce dénouement, que de scènes, plus cruelles que plaisantes ! Liszt en a raconté une qui est significative. George Sand était partie en excursion malgré un orage des plus violents ; resté seul au logis, son ami, anxieux, fut pris d’une attaque de nerfs ; il eut un soulagement momentané à son angoisse en composant un prélude ! Mais quand la dame fut de retour il tomba en syncope à ses pieds. Ce simple incident éclaire les divergences des deux natures, et on devine lequel des deux devait être la victime de cette désharmonie. Nous avons révélé, il y a nombre d’années[12] , des lettres inédites de G. Sand à son médecin, le Dr Mollin[13] . Ces lettres, écrites, selon toute vraisemblance, vers 1843-1844, malgré leur expression banale, méritent d’être retenues en raison de l’intérêt qui s’attache à tout ce qui touche un homme comme Chopin, et aussi parce qu’elles nous renseignent très exactement sur sa maladie. Voici, probablement, la première en date : Mon cher Docteur, Chopin est souffrant : voulez-vous venir après votre dîner ? Je vous en prie. À vous de cœur. 182 GEORGE SAND. Docteur, nous vous prions de venir à notre aide. M. Chopin a renvoyé son flacon, et les pharmaciens ont refusé de le remplir de nouveau sans votre autorisation. Si vous pouvez passer aujourd’hui chez nous, vous nous ferez plaisir. Mille compliments. Jeudi matin. GEORGE SAND. S’agit-il d’une solution de morphine, ou d’une potion calmante ? Nous ne pouvons être plus précis, faute de renseignements. La lettre suivante donnerait plutôt créance à la première hypothèse : Cher docteur, Chopin est très souffrant. Tâchez de venir aujourd’hui. Il a une névralgie dans la figure qui le rend très malade, et vous pouvez arrêter cela et lui donner une bonne nuit. Tout à vous. GEORGE SAND. Quelle mélancolie s’exhale de ce billet laconique : Cher docteur, venez voir Chopin aujourd’hui. Il est toujours très souffrant et s’attriste… 183 Tout à vous. Samedi. GEORGE SAND. Malgré la douleur de l’heure présente, G. Sand n’oublie pas ses obligations sociales. C’est le 1 er janvier, le jour des cadeaux. On ne saurait trouver meilleure occasion d’affirmer sa sympathie à qui l’on aime : Cher docteur, permettez-moi de vous offrir un ouvrage de ma fabrique et de vous souhaiter une bonne année en attendant le plaisir de vous voir et de vous souhaiter de vive voix beaucoup de malades à guérir et une santé à nous enterrer tous. Tout à vous. 1 er

janvier 44.

GEORGE SAND. Les lettres se succèdent, toujours brèves, toujours navrantes : Cher docteur, venez me voir aujourd’hui après une heure. Chopin a appris la mort de son père. Il en est brisé, moi aussi par contre-coup. Il ne veut voir personne de la journée. Mais je veux vous parler de lui. Ne demandez donc que moi. À vous de cœur. 184 Dimanche. GEORGE SAND. Cher docteur, voulez-vous venir voir Chopin qui, sans être dans une crise aussi grave que celle de l’année dernière, a beaucoup de toux et d’étouffements depuis quelques jours. Venez dans l’après-midi afin que j’aie le plaisir de vous voir et de causer de lui avec vous. Tout à vous de cœur. Dimanche matin. GEORGE SAND. Mon cher docteur, Chopin est horriblement enrhumé et tousse depuis deux jours d’une manière cruelle. Apportez-lui donc quelque chose pour le soulager et venez ce matin. Vous serez bien aimable. T. à v., G. SAND. C’est au tour de Chopin de prendre la plume. D’une main défaillante il trace ces mots d’une éloquence si attristée : Cher docteur, Ayez la bonté de venir me voir aujourd’hui. Je souffre. Mardi matin. 185 Un mieux se produit, pourtant ; le malade va pouvoir goûter quelques jours de repos ; mais avant de partir il prie son docteur de lui renouveler ses prescriptions : Cher docteur, Tout est prêt pour partir demain soir. Je ne veux pas quitter Paris sans vous voir et sans emporter de vos ordonnances. Ainsi ayez la bonté de me donner une minute dans vos courses d’aujourd’hui. Votre tout dévoué CHOPIN. Veuillez aussi, je vous prie, venir en aide à ma mémoire, car mon calepin est encore plus quinteux que moi (si c’est possible). Mardi matin. Dans le dossier auquel nous avons emprunté les lettres cidessus, se trouvaient les deux billets suivants, inédits comme les précédents, et également sans date précise : Cher docteur, Madame Sand est souffrante depuis deux jours. Veuillez avoir la bonté de venir la voir aujourd’hui le plus tôt qu’il vous sera possible. Vous obligerez votre tout dévoué CHOPIN. Dimanche matin. 186 Cher docteur, Veuillez avoir la bonté de venir voir Mme Sand aujourd’hui vers 6 heures. Votre tout dévoué CHOPIN. Samedi. La sollicitude des deux amants l’un pour l’autre pendant les phases aiguës de la maladie, se relâchait entre les crises jusqu’à peu à peu se lasser complètement. 187 Photo Nadar GEORGE SAND ÂGÉE (Collection de l’auteur) Quelques infidélités passagères de Chopin donnèrent à son amie le prétexte d’un roman où il ne jouait pas le beau rôle, selon le même procédé qu’elle avait employé pour se 188 venger de Musset : Lucrezia Floriani est un pendant d’Elle et Lui, avec moins de talent. Chopin en fut profondément affecté. Il quitta Nohant pour n’y plus retourner. Il ne devait pas se relever de ce dernier coup. Incurable en sa mélancolie, anéanti dans le regret de l’idéal évanoui, replié de plus en plus sur ses amours défuntes, il ne fera plus désormais que cultiver sa douleur et saura lentement mourir du sentiment qui jusque-là l’aidait à vivre. « Son amour était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il ne dépendait plus de lui de s’y soustraire. » Ses tourments moraux, le dépérissement de ses forces physiques, les meurtrissures de son cœur, se trahissent dans les dernières œuvres que l’immortel artiste exhale comme un cri suprême de détresse. Il semble, comme on l’a observé, qu’à ces conceptions « manque parfois le souffle et l’air des vivants, comme si sa poitrine eût été faite pour une sphère plus raréfiée que la nôtre ». Les sonates qu’il composa vers la fin de sa vie ont « quelque chose de fiévreux, de morbide, de fantastique : c’est que la mort y passe, avec ses terreurs et ses visions macabres ». Mais cette mort, qu’il appelait de ses vœux, refusait de l’exaucer ; avant de l’accueillir elle lui réservait encore bien des affres cruelles. Ceux qui ont étudié la psychologie des tuberculeux n’ont pas laissé de noter, chez nombre d’entre eux, le besoin de 189 déplacement, indice de leur fébrilité. Chopin vient enrichir d’un sujet nouveau cette observation si souvent vérifiée. Outre qu’il se plaisait à changer de logis, il aimait les longs voyages, et on le vit tour à tour à Carlsbad, Leipzig, Heidelberg, Marienbad, Londres, Édimbourg. Il arrivait à Londres peu après la révolution de février ; le 21 avril 1848, il s’installait dans un home confortable. Il ne tarda pas à y être repris de ses étouffements et de ses malaises. C’est alors qu’il écrivait à un ami : « Je n’ai jamais maudit personne, mais je suis si las de la vie, que je maudirais Lucrezia[14] . Mais elle souffre de sa méchanceté qui augmente avec les années. » En dépit de son état de santé, Chopin passa près d’un an en Angleterre et en Écosse. Dans une lettre datée du 22 novembre, il fait allusion à ses « névralgies », se plaignant de ne pouvoir ni respirer, ni dormir. Le 20 janvier suivant, il annonce qu’il a vu « M. Simon, grande réputation parmi les homéopathes » ; d’autres médecins ensuite, qui tâtonnent, mais ne le soulagent pas[15] . Quand, deux mois plus tard, il rentre à Paris, dans son appartement du Square d’Orléans, il est voûté, chancelant, et secoué à chaque instant par d’effrayantes quintes de toux[16] . Un désastre pour lui l’attendait : le médecin qui lui avait déjà rendu la santé, le bon et dévoué docteur Mollin, avait succombé, pendant son absence, à un mal foudroyant. Le malade était désemparé ; à qui allait-il pouvoir désormais accorder sa confiance ? Les docteurs Cruveilhier, 190 Louis et Fraenkel eurent beau se succéder à son chevet, multiplier leurs prescriptions, il n’avait aucune foi dans leurs remèdes. « Depuis que j’ai envoyé au diable toutes les drogues, écrit-il, je me sens plus fort ; cependant j’étouffe toujours ! » Toutefois il ne désespère pas de guérir ; comme la plupart des phtisiques, il n’a pas conscience de la gravité de son état. Les crachements de sang ont cessé, les jambes n’enflent plus : c’est, à brève échéance, croit-il, le salut !… Puis il retombe dans le découragement : l’infortuné musicien en veut à la science de son impuissance. Il se plaint que les médecins lui font jusqu’à deux visites par jour pour le soulager fort peu. Vient alors à l’un de ses proches l’idée singulière de faire appel aux lumières d’un spécialiste… pour maladies de l’enfance ! « Il trouvera peut-être mieux qu’un autre le moyen de me guérir, dit le patient avec un sourire désenchanté ; car il y a en moi quelque chose de l’enfant. » Malgré sa science, le Dr Blache, une célébrité de l’époque, échoua, comme avaient échoué les confrères non moins illustres qui l’avaient précédé. Le patient se fit encore quelque temps illusion, mais cette « euphorie » fut de courte durée. Le mal empirait, l’œdème reprenait et augmentait, les efforts qu’il faisait pour aspirer l’air faisaient peine à voir. Maintenant, il parlait de sa mort prochaine comme d’un terme inévitable à un martyre dont il souhaitait la fin. 191 Pas un instant il ne perdit la lucidité de ses idées, ni la claire vue de ses intentions. Il exprima le désir d’être enterré au Père-Lachaise, à côté de Bellini, qu’il avait toujours admiré ; quant à son cœur, ce cœur « qui ne battait que pour la Pologne », il le léguait à une église de sa ville natale[17] . Détail peu connu : lorsque pour satisfaire à ce vœu ultime de son frère, la sœur de Chopin transporta le cœur du génial artiste à Varsovie, elle dut le passer en fraude à la douane, dissimulé sous sa robe !… Un rival de Chopin appréciait en ces termes la musique du grand artiste : « Oui, talent, mais talent de chambre de malade. » Il faudrait, en musique, des connaissances que nous ne possédons pas pour déterminer la valeur de l’influence de la maladie sur l’œuvre de Chopin. Devons-nous admettre que son génie soit entièrement constitué par son état morbide ? Le génie revêtirait-il, en d’autres termes, chez Chopin, une forme pathologique ? Cette algophilie, que nous avons signalée au cours de cette étude et qui s’alimentait dans la morbidité même de l’état constitutif du sujet, doit-elle être considérée comme une des conditions de sa production géniale ? Assurément il y a là un problème du plus haut intérêt à résoudre : en possédons-nous tous les éléments ? 192 Il y a la part du romantisme ; il y a la part de ce tempérament fébrile, intimement lié au mal qui minait l’artiste. Ces exaltations, ces chutes subites, cette facilité à passer d’un extrême à l’autre, qui se sentent sans cesse dans son style, sont parallèles aux excitations et dépressions continuelles provenant de son état physique. Nous laissons à plus expert que nous le soin de délimiter l’importance de l’influence de l’état maladif de Chopin sur sa musique. Pour nous, cette influence est indéniable : elle nous paraît être le secret de ce charme morbide — si prenant — qui, chez Chopin, caractérise à la fois l’homme et l’œuvre.

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Liszt a laissé le récit sincère, sublime dans sa vérité nue, des derniers moments de son ami. Nous ne saurions mieux terminer qu’en reproduisant ces pages admirables, si dignes d’être conservées. … Chopin ne quitta plus son lit et ne parla presque plus. À la nouvelle de sa maladie, sa sœur, arrivée subitement de Varsovie, s’établit à son chevet et ne s’en éloigna plus. Il vit ces angoisses, ces présages, ces redoublements de tristesse autour de lui sans témoigner de l’impression qu’il en recevait. Il s’entretenait de sa fin avec une tranquillité et une résignation toutes chrétiennes ; il ne cessa pourtant pas de prévoir un lendemain. Le goût qu’il eut toujours à changer de demeure[18] , se manifesta encore une autre fois ; il prit un autre logement, en disposa l’ameublement à neuf, et se préoccupa 193 d’arrangements minutieux ; n’ayant point décommandé les mesures qu’il avait ordonnées pour s’y installer, bientôt on commença le déménagement et il arriva que le jour même de sa mort on transportait ses meubles à cet appartement qu’il ne devait pas habiter. 194 TOMBEAU DE FRÉDÉRIC CHOPIN au Père-Lachaise Craignait-il que la mort ne remplît par ses promesses, qu’après l’avoir touché de son doigt elle ne le laissât encore une fois à la terre, et que la vie ne lui fût plus cruelle s’il lui fallait la reprendre après en avoir rompu tous les fils ? Éprouvait-il cette double influence qu’ont ressentie quelques organisations supérieures, à la veille d’événements qui décidaient de leur sort ? De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l’ombre de la mort devenait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme ; les souffrances devenaient de plus en plus vives ; les crises se multipliaient, et à chaque fois ressemblaient davantage à la dernière agonie… Chopin retrouva jusqu’à la fin sa présence d’esprit et sa volonté vivace, ne perdant ni la lucidité de ses idées, ni la claire vue de ses intentions. Les souhaits qu’il exprimait à ses moments de répit témoignent de la calme solennité avec laquelle il voyait arriver sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec lequel il avait eu des rapports aussi fréquents qu’intimes, durant le séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au Père-Lachaise à côté de celle de Cherubini, et le désir de connaître ce grand maître, dans l’admiration duquel il avait été élevé, fut un des motifs qui, lorsqu’en 1831 Chopin quitta Vienne pour se rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini et Cherubini, génies si différents, et dont cependant Chopin se rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science de l’un qu’il avait d’inclination pour les inspirations de l’autre. Respirant le sentiment mélodique comme l’auteur de Norma, aspirant à la valeur, à la profondeur harmonique du docte vieillard, il était désireux de réunir, dans une manière 195 grande et élevée, la vaporeuse vaguesse de l’émotion spontanée aux mérites des maîtres consommés. Continuant jusqu’à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à voir personne pour la dernière fois, mais il dora d’une reconnaissance attendrie les remerciements qu’il adressait aux amis qui venaient le visiter. L’instant fatal approchait, on ne se fiait plus à la journée, à l’heure suivante ; sa sœur et M. Guttmann l’assistèrent constamment et ne s’éloignèrent plus un instant de lui. Mme la comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que le danger devenait imminent. Tous ceux qui venaient auprès du mourant ne pouvaient se détacher du spectacle de cette âme si belle et si grande à ce moment suprême.

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Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient, constamment réunies, quelques personnes qui venaient tour à tour auprès de lui recueillir son geste et son regard, à défaut de sa parole défaillante. Le dimanche 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec patience et une grande force d’âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à cet instant, était vivement émue, ses larmes coulaient ; il l’aperçut debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant aux plus belles figures d’anges qu’imagina jamais le plus pieux des peintres ; il la prit sans doute pour quelque céleste apparition, et comme la crise lui laissait un moment de repos, il lui demanda de chanter ; on crut d’abord qu’il délirait, mais il répéta sa demande avec instance ; qui eût osé s’y opposer ? On roula le piano du salon jusqu’à la porte de sa chambre, et la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans la voix ; les pleurs 196 ruisselaient le long de ses joues, et jamais, certes, ce beau talent et cette voix admirable n’avaient atteint une si pathétique expression. Chopin sembla moins souffrir pendant qu’il l’écoutait ; elle chanta le fameux cantique à la Vierge, qui avait sauvé la vie, dit-on, à Stradella. « Que c’est beau ! mon Dieu, que c’est beau ! dit-il ; encore… encore ! » Quoique accablée par l’émotion, la comtesse eut le noble courage de répondre à ce dernier vœu d’un ami et d’un compatriote ; elle se remit au piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout le monde fut saisi d’effroi ; par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux, personne n’osa parler, et l’on n’entendit plus que la voix de la comtesse planer comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs et des sanglots qui en formaient le sourd accompagnement. C’était à la tombée de la nuit ; une demi-obscurité prêtait ses ombres mystérieuses à cette triste scène ; la sœur de Chopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait, et ne quitta plus cette attitude tant que vécut ce frère si chéri. Pendant la nuit, l’état du malade empira ; il fut mieux au matin du lundi, et comme si par avance il avait connu l’instant désigné et propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En l’absence de l’abbé ***, avec lequel il était très lié depuis leur commune expatriation, ce fut l’abbé Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l’émigration polonaise, qu’il fit appeler. Il le vit à deux reprises ; lorsque le Saint Viatique lui fut administré, il le reçut avec une grande dévotion, en présence de ses amis. Peu après, il les fit approcher un à un de son lit, pour leur donner à chacun une dernière bénédiction, appelant la grâce de Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances ; tous les genoux se ployaient, les fronts s’inclinaient, les paupières étaient humides, les cœurs serrés et élevés. Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du jour ; la nuit du lundi au mardi, il ne prononça plus un mot, et semblait ne plus distinguer les personnes qui l’entouraient ; ce n’est que vers onze heures du soir 197 qu’il se sentit soulagé. L’abbé Jelowicki ne l’avait pas quitté : à peine eut-il recouvré la parole qu’il désira réciter avec lui les prières et les litanies des agonisants. Il le fit en latin, à haute et intelligible voix. À partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée sur l’épaule de M. Guttmann, qui, durant tout le cours de cette maladie, lui avait consacré et ses jours et ses veilles. Une convulsive somnolence dura jusqu’au 17 octobre 1849[19] . Vers deux heures, l’agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son front ; après un court assoupissement, il demanda d’une voix à peine audible : « Qui est près de moi ? » Il pencha sa tête pour baiser la main de M. Guttmann qui le soutenait et rendit l’âme dans ce dernier témoignage d’amitié et de reconnaissance ; il expira comme il avait vécu, en aimant ! Lorsque les portes du salon s’ouvrirent, on se précipita autour de son corps inanimé, et longtemps ne purent cesser les larmes qu’on versa sur lui. 1. ↑ Cf. L’Athenæum français, 22 mars 1856. 2. ↑ Comte Wodkinszi, Les trois Romans de Frédéric Chopin. Paris, 1886. 3. ↑ Lucrezia Floriani. 4. ↑ Gazette anecdotique, 1896, 326. 5. ↑ Gazette anecdotique, 1879, I, 158 (d’après une étude de M. Audley, parue dans le Correspondant). 6. ↑ Les Amours de Chopin et de G. Sand (Mercure de France, juin 1900). 7. ↑ Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXII. (Œuvres posthumes et Correspondances inédites, publiées par Eugène Crépet, Paris, 1887.) 8. ↑ Cf. Les flâneries inactuelles (1888), du Crépuscule des Poètes, traduit par Henri Albert. (Mercure de France, Paris, 1899.) 9. ↑ Cf. notre Cabinet secret de l’Histoire, t. IV, pp. 303-346 : Un roman vécu à trois personnages : A. de Musset, George Sand et le D r

Pagello.

10. ↑ Du moins d’après E. Caro, G. Sand. Les Grands Écrivains, Hachette, édit., p. 70. 11. ↑ George Sand, Un hiver à Majorque, Paris, C. Lévy, 1867. 12. ↑ Dans notre article sur « La maladie de Chopin d’après des documents inédits ». (Chroniq. Méd., 1er

novembre 1899.)

13. ↑ Le D r

Mollin habitait 4, rue de l’Arcade.

198 14. ↑ Lucrezia, c’est-à-dire G. Sand, qui venait de publier son roman : Lucrezia Floriani. 15. ↑ Cf. Le Temps, 16 octobre 1915. (Les dernières notes de Chopin sur Paris, par R. Brancour.) 16. ↑ Les derniers mois de la vie de Chopin (Revue Bleue, 4 novembre 1899). 17. ↑ Le masque de Chopin, moulé par Clésinger, se trouve au musée de Czartoryski, à Cracovie. 18. ↑ Il habitait alors 11, place Vendôme, où il avait emménagé en quittant la rue de Chaillot. Lors de son premier voyage à Paris, il avait loué deux modestes chambrettes au 1 er étage du 27 du boulevard Poissonnière. Un peu plus tard, il s’était installé dans un superbe appartement, 26, Chaussée-d’Antin. Puis, pour se rapprocher de son idole, il avait loué un pavillon, contigu au petit hôtel qu’occupait George Sand, au 16 de la rue Pigalle. 19. ↑ Dans la nuit du mardi au mercredi 17 octobre, le D r Cruveilhier approcha un flambeau de la figure du moribond : « Souffrez-vous ? » demanda-t-il — « Plus », dit Chopin. Un instant après il rendait le dernier souffle, il était trois heures du matin. 199 NICOLAS GOGOL « Malheur, dit l’Écriture, aux peuples qui lapident leurs prophètes ! » À quelle nation autant qu’à la Russie pourrait s’appliquer cette parole, devant le spectacle qu’elle nous a offert d’un bouleversement sans précédent dans les annales du monde ! Que de grands noms, dans le passé, s’inscrivent au martyrologe de ce peuple ! C’est Griboiédov, massacré par la populace de Téhéran, où il remplissait les fonctions de ministre plénipotentiaire ; c’est Wenevitinov, mort à vingt-deux ans, « abreuvé d’outrages par la société » ; c’est Dostoïevsky, envoyé au bagne sibérien, et qui y resta les deux tiers de son existence… À Nicolas Gogol le destin n’a pas réservé un meilleur lot. Mort précocement, à peine âgé de quarante-trois ans, sa fin n’a été que l’aboutissant logique d’une névrose, dont nous aurons à fixer les étapes douloureuses en nous appuyant à la fois sur l’histoire de sa vie et l’étude parallèle de son œuvre. Non point que celle-ci reflète, comme par exemple celle de Dostoïevsky, un tempérament qui la marque à son empreinte ; nous y pourrons, néanmoins, 200 déceler quelques indices qui nous permettront de la ranger dans ce qu’on a justement appelé la littérature pathologique. Disons tout d’abord que Gogol fut, avant tout, un peintre de mœurs ; c’est, comme l’ont souligné la plupart de ses biographes, « le portrait exact et frappant de la Russie qu’on trouvera dans celles de ses œuvres qu’il n’a pu détruire avec lui… On tomberait dans une grave erreur, on n’élèverait point Gogol à sa véritable place, si l’on se bornait à le traiter en écrivain de fantaisie, en humoriste à la manière de Swift ou de Sterne. Ce serait ne voir qu’un seul côté de son talent, le plus petit, et se préoccuper seulement de la forme de ses écrits ; ce serait surtout ne pas comprendre sa haute signification historique[1] ». Gogol est unanimement reconnu comme le créateur du roman russe ; titre de gloire suffisant pour justifier l’intérêt que lui ont témoigné et la critique française et celle de son propre pays. 201 MÉRIMÉE (Gravure de la collection de l’auteur) C’est Mérimée qui a révélé à la France le nom de Gogol, jusqu’à lui resté à peu près inconnu ; mais l’auteur de Carmen n’avait d’autre dessein que de nous faire connaître une rareté littéraire. Aujourd’hui nous exigeons davantage, 202 et notre curiosité s’attache autant qu’à l’homme à la race dont il est issu. L’écrivain, consacré par les suffrages de ses compatriotes, nous apparaît, pour employer le langage magnificent de M. de Vogüé, « comme un gardien à qui tout un peuple a confié son âme pour un moment[2] ». C’est le secret de l’âme russe que nous chercherons à travers celui qui s’est efforcé à l’exprimer, à nous en communiquer les moindres vibrations. Chez Gogol se retrouvent les qualités et les défauts de la nation à laquelle il appartient : « Mélange contradictoire de tristesse et de gaieté, de mélancolie et d’enjouement ; d’idéalisme s’exagérant jusqu’à la fantaisie et même au fantastique, mais aussi de réalisme retombant jusqu’à la grossièreté vulgaire et même à la trivialité[3]. » Si le fond du caractère russe est la mélancolie, allant parfois jusqu’à un pessimisme confinant à la désespérance, le milieu suffit à l’expliquer : « La plaine monotone où il passe sa vie ; le climat rigoureux qui l’oblige, pendant les deux tiers de l’année, à suspendre toute vie active au dehors ; le sentiment religieux développé par cette vie difficile et isolée ; les maux d’une organisation sociale souvent défectueuse[4]. » Mais il est un autre élément à ne pas négliger, si l’on veut pénétrer plus avant dans la psychologie de Gogol : il convient de ne pas oublier que Gogol n’est pas un GrandRussien de Moscou, mais un Petit-Russien de l’Ukraine. 203 C’est pour tout dire un méridional, « à l’esprit vif, imagé, porté à la satire ou simplement à la gaieté, sans arrièrepensée ». Son ironie, son humour, son ton d’esprit, à la fois persifleur et sentimental, ce sont traits qui lui viennent de son pays d’origine. Si parfois il apparaît triste, le rire ne tarde pas à fuser à travers les larmes ; mais sous le sarcasme de la raillerie se laisse deviner l’immense pitié pour les souffrants, le sentiment de charité et d’amour pour les humbles[5] , qui seront mis plus tard en un relief plus accusé par Dostoïevsky. UN TRAÎNEAU DANS L’UKRAINE d’après une peinture de Chelmonski (Extrait du Magasin pittoresque) Tenant compte sans toutefois les exagérer des théories de Taine sur la formation physiologique du talent et du génie, 204 nous devons, également, rechercher chez Gogol l’influence du climat. Pour l’homme de la steppe, cette vue d’horizon sans limites, cet espace que parcourt le regard sans en apercevoir les bornes, l’inclinent au rêve, au repliement sur soi et bientôt à l’amer désenchantement ; mais l’habitant du Midi ne ressent cette impression que dans les rares journées où le ciel se dépouille de sa clémence : on compte dans les sphères méridionales les journées sombres où le soleil est avare de ses rayons. Les Veillées de l’Ukraine, où Gogol a placé les souvenirs de son enfance, dont il nous dépeint la vie de village en Petite-Russie, réjouissent le lecteur plutôt qu’elles ne l’attristent ; c’est que le pays ukrainien est beaucoup moins monotone que les vastes plaines de la Russie du Nord : « On y trouve des prairies qui ondulent, des vallées qui s’enfoncent mystérieusement ; et le steppe cosaque lui-même est loin d’être un désert stérile et sans ornements[6]. » La famille de Gogol compte dans ses ascendants de ces Cosaques zaporogues, « recrutés parmi des brigands et des serfs fugitifs, toujours en guerre contre tous, sans autres lois que celle du sabre ». Ses instincts errants, son goût de l’aventure et du merveilleux, le romancier, selon toute vraisemblance, les a pris, pour la grande part, à cette source. C’est le sang des Cosaques, de l’aventurier errant, qui s’atteste chez lui, par un brusque retour d’atavisme, un jour où ayant reçu de sa mère une somme destinée à libérer la maison paternelle d’une hypothèque, le jeune Nicolas se 205 jette sur un bateau en partance, pour fuir n’importe où, devant lui, sans but déterminé. Le précoce vagabond descendit à la première escale, erra dans la ville jusqu’à épuisement du contenu de sa bourse et, guéri momentanément de ce court accès d’humeur voyageuse, reprit, un peu désabusé, le chemin de Pétersbourg. Plus tard, nous aurons à noter d’autres fugues, plus lointaines, qui nous permettront de le ranger dans la catégorie de ceux que les spécialistes sont décrits sous l’étiquette de dromomanes ; mais avant d’arriver là, nous allons poursuivre l’étude bio-psychologique de ce personnage complexe ; aussi bien y serons-nous aidé par les nombreux travaux d’exégèse qui lui ont été consacrés. Nikolaï Vassiliévitch Gogol naquit dans un bourg du gouvernement de Poltava ; sa famille descendait d’un fameux ataman ou hetman d’un corps de Cosaques, Ostap Gogol[7] . 206 GOGOL 207 Son grand-père, ancien attaché à la chancellerie des Cosaques Zaporogues, amusa son enfance avec les histoires vécues par ces héros quasi légendaires, dont l’enthousiasmaient les extraordinaires équipées. « Mon grand-père, dira-t-il plus tard, savait très bien conter. Quand il parlait, je n’aurais pas bougé de toute la journée. Mais ces longs récits, dans lesquels il nous dépeignait le bon vieux temps, les expéditions des Zaporogues, des Polonais, les exploits de Podkova, de Sahaïdatchni, étaient loin de nous intéresser aussi vivement que certains vieux contes qui nous faisaient frissonner et dresser les cheveux sur la tête. Quelquefois j’avais si peur que la nuit je ne rêvais que de choses horribles[8]… » Le père de Gogol, avec non moins de verve, narrait les exploits de ses rudes ancêtres : il savait, en outre, agrémenter ses récits d’une pointe de gaieté. Il était, d’ailleurs, pourvu d’une instruction assez solide, qu’il avait fortifiée par de nombreuses lectures. Il aimait recevoir chez lui toute la noblesse des environs, à laquelle il donnait le régal de spectacles d’amateurs, qu’il se plaisait à composer et dont il surveillait lui-même la mise en scène. Si la première moitié de l’œuvre de Gogol n’est que « la légende de la vie de l’Ukraine », c’est que l’enfant a été bercé aux récits de l’aïeul, survivant des époques héroïques ; sa jeune imagination s’est emplie des histoires qu’il a entendues ; mais l’influence de sa mère[9] a aussi contribué à développer en lui le goût de l’étude des mœurs et des traditions populaires. 208 « Vous avez, écrit Gogol à sa mère, au moment où il cherche « à se documenter » auprès d’elle, vous avez l’esprit sagace, observateur, vous connaissez très bien les coutumes et les habitudes de la Petite-Russie. » Et il demande à celle pour qui il conserva toujours une sorte de vénération, de lui donner l’explication de quelques jeux de cartes, de lui envoyer tous les renseignements qu’elle pourra lui fournir sur les coutumes locales ; de lui communiquer les mémoires que ses aïeux auraient pu laisser, soit sur leur propre famille, soit sur d’autres ; des manuscrits anciens, « du temps des hetmans, ou quelque autre chose de ce genre[10] ». En sa qualité de Petit-Russien, Gogol s’est senti de bonne heure attiré par le surnaturel ; il l’effrayait et le charmait à la fois. Ses premières nouvelles accusent cette tendance au fantastique, au diabolique. Satan en est, le plus souvent, le héros principal, Satan ou un de ses suppôts. Les sorcières jouent également leur rôle dans ces récits ; mais celles-ci ne se cachent pas sous les traits de bêtes immondes et répugnantes ; ce sont de gracieuses ondines aux longs cils, aux yeux clairs et perçants, aux épaules et aux jambes arrondies et fermes, ces sirènes du Nord à la voix enchanteresse, d’autant plus dangereuses qu’elles ont plus de séduction. Sorcellerie naïve peut-être, mais qui est comme « l’hommage craintif, et touchant dans ses craintes, que rendent ces âmes barbares à l’éternel pouvoir de la beauté et de l’amour[11] ». 209 Le conte intitulé Viy, qui a été traduit dans notre langue sous le titre : Le roi des Gnomes[12] , et le roman épique Tarass Boulba, sont : le premier, une histoire de sorcellerie ; le second, une épopée russe, ou plutôt une épopée petiterussienne. Gogol y chante la lutte contre l’ennemi séculaire, les Polonais ; et ce sont les Cosaques Zaporogues, conduits par leur vieux chef Tarass Boulba, qui fournissent les héros du drame[13] . Que ce soit sous l’influence des Allemands, plus particulièrement celle d’Hoffmann, ou que Gogol ait eu une propension naturelle pour les « diableries », il est certain que le fantastique exerçait sur lui une véritable fascination ; il croyait au diable et il le redoutait. Il était un peu, selon l’amusante boutade de M. Louis Léger[14] , comme ces enfants qui se font peur à eux-mêmes, par les scènes horrifiques qu’ils imaginent. Dès le début de sa carrière d’écrivain se trahit, chez Gogol, une sorte d’anxiété qui prendra de plus en plus un caractère pathologique. Ses premières lettres accusent un tempérament inquiet, original, ombrageux. Dans sa correspondance avec ses parents, il se montre accablé de tristesse : « Chaque jour, ses larmes coulent » ; il se plaint qu’il « souffre de la poitrine ». Lorsque son père meurt, il en est moralement très affecté ; il écrit à sa mère qu’il a « complètement changé », « qu’il ne s’appartient plus, fuyant d’une place à l’autre », 210 sans pouvoir se consoler ni s’occuper de rien. Il « compte les minutes », demande à tous les commissionnaires s’il n’y a pas de lettres pour lui, mais reçoit toujours la même réponse : Non ! et il revient dans sa modeste chambre qui lui est « devenue odieuse ». C’est, d’après quelqu’un[15] qui paraît l’avoir bien jugé, « une nature complexe, nerveuse, dont les dispositions changent très souvent, avec une tendance naturelle à la mélancolie ; une nature très fière et cachée, qui a une haute opinion d’elle-même, et la conviction qu’un jour viendra où elle saura justifier cette opinion ». Marquons, au passage, un trait qui n’est pas négligeable pour éclairer la psychologie du personnage : Gogol n’a jamais connu l’amour ! La femme ne joue qu’un rôle secondaire dans son œuvre, elle n’en a joué aucun dans sa vie. Est-ce timidité, est-ce orgueil ? Cet éloignement du sexe peut-il s’expliquer par une conformation physiologique d’une nature spéciale ? On comprendra notre réserve et notre hésitation à nous prononcer, à défaut de confidences que l’intéressé ni ses proches n’ont jugé à propos de nous livrer. On a reproché à Gogol de n’avoir pas su peindre la femme, d’en avoir tracé des portraits de pure fantaisie ; ou, lorsqu’il a tâché de les faire ressemblants, d’avoir témoigné pour elles d’une telle aversion, d’un tel parti-pris, qu’ils n’offrent aucun caractère de vérité, ni même de vraisemblance. Peut-être serait-il plus exact de dire qu’il a connu la femme et qu’il l’a dépeinte à sa manière, en 211 satiriste, ne la traitant pas avec plus d’indulgence qu’il n’en a exercé à l’égard du sexe fort. Lorsqu’il sera parvenu à échapper à la « contagion byronienne », lorsqu’il aura délibérément renoncé aux procédés de l’école romantique, sa misogynie se donnera libre cours ; et l’on croira entendre l’écho lointain du misogyne de génie, dont il ne fit pas oublier toutefois les éloquentes apostrophes. « Les femmes, dira le petit-fils spirituel de Jean-Jacques, sont des êtres à part, tout à fait à part. Allez donc essayer de saisir, d’expliquer, d’examiner à la loupe le quart de ce qui passe d’idées sur leur front en un quart d’heure : je le donne aux plus habiles[16]. » Ailleurs il confesse qu’il a « une peur effroyable de parler des dames[17] ». « Leurs yeux seuls sont déjà un domaine tel que si une fois vous y pénétrez par un endroit ouvert devant vous, c’en est fait de vous : il n’y a pas de crochet assez fort qui puisse vous retirer de là[18]. » Ainsi se trouve expliquée l’exclamation du personnage de la Foire de Sorotchinetz : « Seigneur Dieu, pourquoi une pareille plaie sur nous autres pécheurs ? Il y avait déjà assez de vilaines choses dans ce monde, et tu nous a encore encombrés de femmes[19] ! » Il fut, du reste, toujours gauche avec elles. « Le hohol, c’est-à-dire Gogol, — Mme Smirnova avait l’habitude de 212 désigner chaque familier de son salon d’un surnom pittoresque ; or, hohol était des mieux imaginés, puisque le mot peut se traduire littéralement par la « huppe », à cause du toupet de cheveux qui caractérise les Cosaques et que portait Nicolas : — le hohol… m’a paru gauche, timide et triste », tel nous le présente la grande dame qui avait su réunir autour d’elle une société d’élite et qui a mérité d’être appelée la Notre-Dame de Bon-Secours de la littérature russe en détresse. Pouchkine, seul, était arrivé à apprivoiser le hohol récalcitrant ; il avait tant taquiné Gogol sur sa sauvagerie et sa timidité, qu’il avait fini par lui donner plus de hardiesse, plus de confiance en soi. Pouchkine a exercé sur Gogol une véritable emprise ; c’est grâce à Pouchkine qu’il fut accueilli dans les salons, dans les revues ; c’est à Pouchkine qu’il a fait honneur de la paternité des Âmes mortes, qui a tant contribué à asseoir sa réputation. « Pouchkine, écrit-il, m’engageait depuis longtemps à entreprendre une grande composition. Un jour, il me représenta ma faiblesse de complexion, mes infirmités qui pouvaient amener une mort prématurée : il me cita l’exemple de Cervantès, auteur de quelques nouvelles de premier ordre, mais qui n’aurait jamais occupé le rang qu’on lui accorde parmi les grands écrivains, s’il n’eût pas entrepris son Don Quichotte. Pour conclure, il me donna un sujet de son invention, d’où il comptait tirer un poème, et qu’il n’eût jamais donné, ajoute-t-il, à un autre qu’à moi : c’était le sujet des Âmes mortes : l’idée première du 213 Reviseur m’était aussi venue de lui[20]. » Jusque-là Gogol ne s’était fait connaître que par des études de courte haleine. Le Portrait est l’histoire d’un jeune peintre, réduit à la misère, qui, tout à coup, découvre un sac d’argent caché derrière le cadre d’un tableau, acquis d’occasion. C’était le portrait d’un vieillard « au visage bronzé, amaigri, aux pommettes saillantes : les traits de la figure semblaient avoir été dessinés lors d’une contraction nerveuse… Il paraissait n’avoir pas été complètement achevé, mais la force du pinceau était frappante. 214 POUCHKINE dans un groupe de poètes russes d’après la Revue encyclopédique (1899) « Ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’était les yeux. Ils regardaient dans le portrait lui-même, détruisant ainsi 215 son harmonie par leur force étrange. C’étaient des yeux vivants, des yeux humains. On eût dit qu’ils avaient été enlevés à un homme encore en vie, pour être posés dans ce tableau. Ce n’était plus ce sentiment de jouissance profonde qui enveloppe l’âme entière, lorsqu’on contemple l’œuvre d’un peintre, quelqu’effrayant qu’en soit le sujet. C’était un sentiment maladif, irritant. » Aussitôt en possession du « magot » si opportunément découvert, l’artiste n’a qu’une hâte, c’est de mener l’existence luxueuse qu’il a rêvée depuis tant d’années ! En même temps que la fortune, il lui est venu un désir de gloire ou, à son défaut, de notoriété, qui en est la menue monnaie. Toutes ses ambitions seront satisfaites, mais il aura bientôt du remords d’avoir quitté l’art pour le métier. Les succès des autres l’irritent, l’exaspèrent. Puis il lui semble que les yeux étranges du vieillard ne le perdent pas de vue, lui adressant comme un muet reproche d’avoir renoncé au labeur qui fait la dignité, l’honneur de l’existence. Il voit partout ces yeux le poursuivre, même pendant le sommeil, et il finit par devenir fou. Dans le Manteau, c’est d’un vieux petit employé qu’il s’agit ; attaché à son administration depuis si longtemps, que « tous les directeurs et chefs de service qui se sont succédé l’ont vu toujours à la même place, dans la même situation, appliqué au même travail, avec le même titre, en sorte qu’on pouvait croire qu’il était venu au monde avec son front chauve et son petit uniforme ». Nulle part on n’eût 216 pu rencontrer employé plus appliqué à sa tâche que le pauvre Akakii. « Il travaillait non seulement avec zèle, mais avec amour… La joie qu’il éprouvait à copier se reflétait sur son visage. Il y avait certains caractères qu’il se plaisait surtout à tracer. Quand il en venait à ce détail favori de calligraphie, on le voyait sourire, cligner des yeux, pincer des lèvres, de telle sorte que ceux qui le connaissaient pouvaient lire sur sa physionomie la lettre qu’il dessinait. » Tout à sa manie, rien ne l’attirait dans le monde ; ni bals, ni concerts, ni théâtres, ne le tentaient. « Après s’être délecté à écrire, il se couchait en pensant aux joies du lendemain, aux belles copies que le bon Dieu allait lui confier. » Mais où est-il question de manteau ? Pourquoi un pareil titre ? Nous y arrivons. Akakii portait un pardessus usé, râpé jusqu’à la corde ; et, malgré les nombreuses pièces qu’il avait mises aux endroits déchirés, le vêtement avait besoin d’être remplacé. Mais comment se procurer la somme nécessaire pour une aussi grosse dépense ? Un de ses chefs, prenant en pitié sa détresse, lui donne à faire des rapports pour un tribunal : « il fallait changer les titres de certains actes, et, çà et là, remplacer le prénom de la première personne par celui de la troisième ; il se trouva vite fatigué de la nouvelle besogne, au point que la sueur lui ruisselait du front. Il s’écria : « Rendez-moi mes copies ! » 217 Dans les Mémoires d’un Fou, Gogol nous montre, avec sa minutie habituelle, les différentes phases du détraquement d’un cerveau déjà faible, qui arrive progressivement à la démence. C’est encore dans le monde administratif qu’il choisit son héros. Le chef remarque tout de suite l’étrangeté des manières de son employé : « Quel désordre as-tu dans la tête, mon frère ? Souvent tu te jettes à droite et à gauche, comme un homme asphyxié par la chaleur du poêle : tu embrouilles les papiers de façon que le diable lui-même ne s’y retrouverait plus ; tu mets des petites lettres en tête des autres, tu oublies d’indiquer la date et le numéro. » Le trouble mental s’accroît, dès que l’employé a entrevu la fille de son directeur ; il en devient passionnément amoureux, mais se garde bien de lui déclarer la flamme qui le consume ; on le tient pour un être négligeable ; son chef de bureau continue à l’occuper aux besognes les plus ingrates, les plus abêtissantes. « J’ai taillé, écrit-il sur son agenda, le 11 novembre, j’ai taillé vingt-trois plumes d’oie pour lui, et pour son… Excellence mademoiselle sa fille, quatre plumes. Il aime qu’il y ait beaucoup de plumes sur la table… » Innocente monomanie à laquelle il se complaît et qui fait une heureuse diversion à sa chimère. Voici qu’on annonce le prochain mariage de la jeune fille sur qui l’obscur subalterne a osé lever les yeux ! « C’est 218 impossible… la noce n’aura pas lieu ! » On dit que le fiancé est un gentilhomme de la Chambre. « Qu’est-ce que cela fait qu’il soit gentilhomme de la Chambre ? Ce n’est rien de plus qu’une dignité… parce qu’il est gentilhomme de la Chambre il n’a pas un troisième œil au front. Son nez n’est pas d’or, mais de chair comme tout le monde. » Après tout, sait-il lui-même qui il est ? Un petit employé ? Mais si, jusqu’alors il s’était mépris sur sa propre personnalité ? Et il se voit tout à coup général, avec « une épaulette sur l’épaule droite, une autre sur l’épaule gauche, un cordon bleu sur la poitrine ». Son imagination aidant, il franchit successivement les grades supérieurs : le voici, tour à tour, général-gouverneur, intendant ou « quelque chose de ce genre », conseiller titulaire. 219 LE TROSKI, voiture russe du XIXe

siècle

d’après le Magasin pittoresque Il en arrive enfin à se figurer qu’il est… roi d’Espagne ! Dès ce jour, il s’incarne dans ce nouveau rôle ; il est mûr pour le cabanon. L’Histoire d’un Fou est « tout à la fois, comme l’a, en quelques phrases concrètes, exposé Mérimée, une satire contre la société, un conte sentimental et une étude médicolégale sur les phénomènes que présente une tête humaine qui se détraque ». Le sujet n’est peut-être pas très heureusement choisi ; car, ainsi que l’observe l’auteur de Carmen, « la folie est un de ces malheurs qui touchent, mais qui dégoûtent. Sans doute en introduisant un fou dans son roman un auteur est sûr de produire de l’effet ; il fait vibrer une corde toujours sensible ; mais le moyen est vulgaire, et le talent de Gogol n’est pas de ceux qui ont besoin de courir à ces trivialités ». Ceci est une opinion qui ne peut nous empêcher de constater que tous les types mis en scène par Gogol, sont pris dans le vif, qu’ils sont merveilleusement observés et rendus par un maître psychologue ; nous allions être tenté d’écrire : par un maître psychiatre ; car, ainsi que le fait justement observer M. Ossip-Lourié[21] , « Gogol décrit bien le développement évolutif de la folie de Propitschine (le héros des Mémoires d’un Fou), depuis les simples illusions et hallucinations, jusqu’à la mégalomanie. En proie au 220 délire, Propitschine est envahi par une multitude d’idées qui se heurtent et se confondent dans son cerveau, sans suite et sans liaison ; il les exprime avec incohérence : il commence à exprimer une idée, immédiatement une autre lui fait oublier la première, dont il laisse l’expression inachevée pour poursuivre l’expression de la seconde, qu’à son tour il abandonne pour une troisième. Son cerveau ne sait plus discerner, et cette confusion se retrouve dans toutes ses paroles. Sa logique est morbide ». La comédie du Réviseur est d’une autre manière. C’est la satire du fonctionnarisme, poussée jusqu’à la caricature ; c’est cependant toujours la réalité ; ici, nous rions franchement, et nous applaudissons comme, dit-on, applaudit le czar Nicolas lui-même, quand il vit Gogol dauber ses fonctionnaires, les flageller de ses traits cinglants. C’est toute la vie de province, avec ses mesquineries, ses vices et ses ridicules, que cet admirable peintre de mœurs a rendu ici avec une vigueur de pinceau qu’il a rarement atteinte. On ne touche pas impunément à une classe sociale, surtout à la sacro-sainte bureaucratie : Gogol en fit la dure expérience. « Je suis fatigué d’âme et de corps, écrivait-il au lendemain d’une représentation de sa pièce… Je pars ; làbas je pourrai dissiper l’ennui que me causent quotidiennement mes compatriotes. L’écrivain contemporain, l’auteur comique, l’écrivain moral doivent se 221 tenir le plus loin possible de leur patrie. Nul n’est prophète dans son pays. Ce n’est pas parce que toutes les classes de la société m’en veulent que je m’attriste ; mais il m’est pénible et douloureux de voir mes compatriotes injustement indisposés contre moi. Ils prennent pour collectif ce qui n’est que partiel, l’exception pour la règle. Un portrait fidèle et pris au vif est pour eux une pasquinade. Montrez sur la scène deux ou trois coquins ; des milliers d’honnêtes gens vont crier : nous ne leur ressemblons pas ! Mais qu’ils vivent en paix !… Je vais à l’étranger, non pas parce qu’il m’a été impossible de supporter une telle situation, mais pour rétablir ma santé, me distraire et préparer mes futurs travaux… » Comme au temps de son adolescence, le voilà de nouveau tourmenté par cet instinct de migration qu’il tient de son ascendance ; il n’a qu’une idée : partir, partir au loin : « Que de choses étranges, attractives, entraînantes et vraiment merveilleuses dans ce seul mot russe, dorôga (la route, le voyage). Que de puissance dans le mot et que de charme dans la chose ! La vitesse, en voyage, c’est comme une poursuite, une puissance occulte qui vous a pris et vous transporte sur ses ailes ; vous traversez les airs, vous fuyez, tout fuit avec vous ; les poteaux indicateurs fuient ; les forêts aux sombres rangées de sapins et de pins fuient… La route tout entière fuit, se perd dans le lointain. Ô troïka, troïka ! Il ne faut pas demander qui t’a inventée ; tu ne peux avoir été conçue, tu ne pouvais naître et paraître qu’au sein 222 d’un peuple vif et agile, sur un territoire géant, qui occupe la moitié du globe et où, en route, nul, sous peine de vertiges, ne s’amuse à compter les poteaux… » C’est le voyage, le besoin du déplacement, qui entraîne Gogol à quitter sa patrie : les pays qu’il traverse ne l’intéressent que médiocrement. Il se rend tout d’abord en Suisse où il ne fait que passer. De Vevey, où il travaille pendant un mois aux Âmes mortes, il vient à Paris (novembre 1836). Après avoir gelé quelque temps dans des hôtels qui n’ont que des cheminées (il a toujours été très frileux), il s’installe dans un appartement pourvu d’un poêle et, par surcroît, largement exposé au midi. Dans une lettre datée du 15 février 1837, il donne de l’hiver parisien une définition qui ne manque pas de piquant : « L’hiver n’est pas ici ce qu’il est chez nous en Russie. En Russie il facilite les communications ; ici, il les gêne, car il n’est qu’un automne humide[22] . » Parlez-lui de l’Italie, le pays de ses rêves, sa terre de prédilection. Toutefois, ni Rome, ni son ciel, ne l’enchantent. Il ne les voit pas, il ne les sent pas. Tout au plus son âme, éprise de mysticité, se plaît-elle au spectacle des cérémonies catholiques dont la pompe le séduit. Sur ces entrefaites, il apprend la fin tragique de Pouchkine, Pouchkine qui lui a été si secourable dans les heures de détresse morale. « Tout le charme de ma vie est parti avec lui, s’écrie-t-il tristement. Je n’entreprenais rien sans le consulter. Je n’écrivais pas une ligne sans me le figurer devant moi… 223 J’ai pris plusieurs fois la plume, et la plume est tombée de mes mains. » L’hypocondrie le saisit ; aura-t-il le courage de poursuivre ses travaux ? Il se plaint à un de ses correspondants « d’une maladie hémorroïdale remontée dans l’estomac ». Le souci de sa santé le conduit aux eaux de Marienbad ; puis il revient vers Varsovie et SaintPétersbourg ; il fait un moment la navette entre cette dernière ville et Moscou, s’installe à Vienne, s’en lasse bientôt et retourne à Rome. Après un séjour de quelque durée dans la Ville Éternelle, toujours inquiet, toujours instable, il reprend le chemin de sa patrie. Il croit, déclare-til, avoir retrouvé le paradis. Et il n’a qu’une hâte, c’est de s’en échapper. « C’est pendant quelques années une course éperdue à travers l’Europe, à la poursuite de la santé et du repos. Au mois de mai 1843, il est à Florence. Puis il remonte à Wiesbaden, à Ems, à Bade, à Düsseldorf. Il commence à être envahi par le mysticisme maladif qui empoisonnera sa vie jusqu’au tombeau[23]. » Il ne s’intéresse désormais qu’aux livres spirituels, aux revues édifiantes ; il lit avec ferveur l’Imitation de JésusChrist, adresse à ses amis de véritables sermons. Son impressionnabilité nerveuse s’en accroît. Tant qu’il est en route, il se sent mieux ; dès qu’il s’arrête, il se sent plus mal. Il gîte partout et ne peut se réchauffer « même dans la chambre la plus chaude ». 224 On l’envoie aux bains de Gastein, de Hombourg, sans succès ; il maigrit à vue d’œil et les médecins, soucieux de se débarrasser de ce névropathe geignard, ne prêtent plus l’oreille à ses doléances. Il consulte alors les empiriques ; on lui a vanté l’hydrothérapie avec laquelle un paysan de Silésie réussit des cures extraordinaires : il accourt auprès de Priessnitz. Comme cette médication ne lui a pas mieux réussi que les précédentes, il consulte de nouveau la Faculté : à Dresde, on diagnostique une maladie de foie ; à Berlin, on tient pour une affection nerveuse de l’estomac. Le praticien berlinois prescrit à Gogol des lotions froides, des bains de mer et un séjour à Rome. Les années suivantes, on le retrouve à Paris, à Ostende, à Naples, passant son temps en chemin de fer, en diligence ou en bateau à vapeur. À Naples, il s’embarque pour la Palestine, décidé à accomplir ce pèlerinage de Jérusalem, devenu chez lui une obsession. Ses souffrances, il les considère comme « le juste châtiment de ses péchés », mais il a confiance dans « la miséricorde de Dieu qui est infinie ». Il fait ses dévotions dans la ville sainte, communie « sur le tombeau du Sauveur », assiste à la messe « sur la pierre même du sépulcre » ; pour lui seul, le prêtre a célébré l’office !… À peine de retour dans sa patrie, il recommence à geindre. « Pourquoi suis-je revenu dans mon pays, gémit-il ; plus qu’à tout autre, il convient de me tenir à part. » Loin de s’améliorer, sa santé se gâte de plus en plus. Ses pratiques 225 d’ascétisme ne sont point pour le rétablir. Il se livre à des excès de dévotion, jeûne certains jours comme les moines, se prive même de sommeil « pour la plus grande gloire de Dieu ». On a prétendu qu’il était tombé sous l’influence d’un moine obscur et ignorant, le père Matveï, qui lui répétait sans cesse : « Il faut jeûner, il faut prier. » Le père Matveï était un détraqué véritable : c’est lui qui, ayant découvert une tête qui avait, disait-il, conservé les oreilles et la peau, la canonisa de sa propre autorité et l’expédia au Consistoire de Tver, en affirmant qu’elle dégageait un parfum céleste ! Or, à l’ouverture de la caisse, il fut constaté que ce n’était qu’un crâne vulgaire, sans oreilles ni peau, et dégageant une affreuse odeur de putréfaction. Quand on demanda au moine d’où lui venait cette pièce anatomique, on ne put tirer de lui d’autre réponse que la suivante : Dieu seul et moi, nous le savons[24] . Le 11 février 1852, il prit à Gogol une fantaisie étrange : il demanda à son domestique une liasse de manuscrits, dont il lui indiqua la place et, à la stupéfaction du serviteur qui tentait vainement de s’opposer à cet autodafé, il jeta les papiers dans le poële et attendit que tout fût réduit en cendres. « Il fit ensuite le signe de la croix, embrassa son petit domestique, s’étendit sur son divan et pleura. » Le lendemain, il dit au comte A.-P. Tolstoï : « Voyez comme le mauvais esprit est puissant ! Je voulais depuis longtemps brûler des papiers que j’avais mis de côté à cet effet et j’ai brûlé les chapitres des Âmes Mortes, que je voulais laisser en souvenir à mes amis après ma mort. » 226 Le sacrifice avait été consommé à trois heures du matin, dans un moment, comme le remarque un de ses plus avisés biographes[25] , où « Gogol énervé par le manque de sommeil, en proie peut-être à quelque cauchemar, miné par la fièvre, n’était pas absolument maître de sa volonté ». Il ne lui restait plus que quelques semaines à vivre. À quel mal succomba-t-il ? Il est assez malaisé de le préciser. On a parlé de phtisie, de gastro-entérite, de malaria, d’une complication typhoïde survenue au cours de son affection chronique. La nature de ses souffrances est trop imparfaitement connue, pour que nous puissions nous prononcer avec quelque chance de certitude. Quoi qu’il en soit, sa tâche était terminée. Son puissant cerveau était depuis longtemps obnubilé, son intelligence et sa raison avaient déserté leur foyer. Gogol fut-il positivement atteint d’aliénation mentale ? Ceux qui le virent dans les derniers temps de sa vie semblent n’en avoir pas douté. À Tourguéniev, il apparut comme « un génie extraordinaire, dont la tête s’était un peu dérangée… En le voyant, on ne pouvait ne pas s’écrier : Quel personnage singulier et malade ! ». Après avoir parlé avec beaucoup d’animation de la vocation littéraire, des créations artistiques, Gogol, à l’ahurissement de son interlocuteur, fit l’éloge de la censure, disant qu’elle était « le meilleur moyen de créer, chez les écrivains, la modestie, la conscience et beaucoup d’autres vertus… À partir de ce moment, poursuit Tourguéniev, son agitation augmente de plus en plus. Il parle de ses profondes 227 convictions religieuses… L’équilibre de son esprit s’était rompu… Une dame âgée entra, lui apportant une hostie sainte consacrée… ». Il avait commencé par de la lypémanie ; il était parvenu progressivement à un degré de mysticisme qui a pu n’être, au début, que de la piété exaltée, mais qui, à la longue, avait un caractère nettement morbide. À un moment, ne s’était-il pas cru prophète ? « Je ne sais d’où est venu mon don de prophétie », écrivait-il en 1839 à un de ses amis ; et deux ans plus tard, à un autre : « Ma parole a maintenant une puissance supérieure ; ma parole n’est plus la parole d’un homme, mais celle d’un prophète… Mon âme est pleine de lumière… Je jure de faire quelque chose de grand, que jamais aucun homme ordinaire n’a fait… » Cet accès mégalomaniaque n’est pas le seul que l’on relève dans les rêves fréquents de ses Confessions que nous avons pu consulter, dans la traduction, avec le regret de n’avoir pu nous référer à la version originale dans laquelle nous aurions certainement découvert bien d’autres manifestations de sa vésanie. Une fatalité mystérieuse semble avoir passé sur Nicolas Gogol, comme à peu près sur tous les écrivains de sa génération. « Balle ou coup d’épée, désordre nerveux ou consomption, quand ce n’est pas un accident tragique, c’est une langueur inexpliquée qui les abat… Cette hâtive et prodigue Russie traite ses enfants comme ses plantes : elle les fait magnifiques, les presse de fleurir, elle ne les achève pas et les engourdit en pleine sève[26]. » 228 À trente-trois ans, les facultés productives étaient anéanties chez Gogol ; dix ans plus tard, son dernier souffle s’exhalait. Reprenant le texte de M. de Vogüé, nous nous accordons avec le prestigieux écrivain, proclamant que « le malheur achève les grandes figures et les rend plus chères à notre compassion émue ». La fin précoce de Nicolas Gogol nous a peut-être privés d’un chef-d’œuvre ; qui pourrait affirmer qu’elle n’a pas préservé d’une chute irrémédiable cette âme tourmentée de vouloir escalader des sommets inaccessibles à la plupart des hommes. 1. ↑ Préface de L. Viardot, aux Nouvelles choisies de N. Gogol, Paris, 1853. 2. ↑ Le Roman russe. Paris, 1916. 3. ↑ Nicolas Gogol, écrivain et moraliste (thèse de doctorat ès lettres de l’Université de Lyon, par Mlle Raïna Tyrneva. Aix, 1901). 4. ↑ Thèse citée, 34. 5. ↑ En 1829, au cours d’un de ses voyages à l’étranger, Gogol écrivait : « Le bras d’en haut m’a conduit hors de mon pays pour que je me prépare dans le recueillement à la haute mission qui m’est destinée et pour que, par degrés, je m’élève à des sommets d’où je pourrai répandre le bien et travailler au profit du monde… si je ne puis être heureux moimême, je veux consacrer toute ma vie au bonheur de mes semblables… » Toute sa vie, il s’est cru appelé à une haute mission de moraliste et de prophète. (Cf. Écrivains étrangers, par T. de Wyzeva ; 2 e série. Paris, 1897.) 6. ↑ Thèse Tyrneva. 7. ↑ Ossip-Lourié, La psychologie des romanciers russes du XIXe siècle. Paris, 1905. 8. ↑ C. Courrière, Histoire de la Littérature contemporaine en Russie. Paris, 1875. 9. ↑ Sa mère avait quinze ans quand elle le mit au monde. De douze enfants qu’elle eut, il ne lui en resta que cinq. 10. ↑ Œuvres de Gogol. Édition Koulich, t. V, 104 (Thèse Tyrneva). 229 11. ↑ Ern. Dupuy, Les grands maîtres de la littérature russe : Nicolas Gogol. Paris, 1897. 12. ↑ C’est le nom que l’on donnait, dans la Petite-Russie, au chef des Gnomes, au roi de ce peuple de génies souterrains, qui président à la terre et aux métaux, comme les Sylphes à l’air, les ondines à l’eau, les salamandres au feu. On croit que le regard du Viy est mortel pour tout homme dont les yeux rencontrent les siens. L. Viardot, op. cit. 13. ↑ Thèse Tyrneva, 70. 14. ↑ Nicolas Gogol, par Louis Léger, membre de l’Institut, professeur au Collège de France ; Paris, 1914, 75. 15. ↑ Kotliarevsky, cité par L. Léger. 16. ↑ Les Âmes mortes, VIII, 246. 17. ↑ Id., II, 51. 18. ↑ Ibid., VIII, 246. 19. ↑ Veillées de l’Ukraine, 37. 20. ↑ E. M. de Vogüé, op. cit., 106. 21. ↑ La Psychologie des Romanciers russes du XIXe siècle. Paris, 1905. 22. ↑ L. Léger, Nicolas Gogol, 32. 23. ↑ L. Léger, loc. cit. 24. ↑ Ossip-Lourié, loc. cit. 25. ↑ Léger, op. cit., 44. 26. ↑ De Vogüé, loc. cit. 230 GONTCHAROV De la lignée de Gogol, un de ses héritiers directs, pourrait-on dire, mais ayant son originalité, Gontcharov peut être considéré comme un hypocondriaque, un spleenétique ; et bien que le spleen se soit déclaré chez lui seulement dans la seconde période, la période de déclin de sa vie, il n’en offre pas moins d’intérêt pour le psychiatre. C’est un type d’aboulique, ou plutôt de « malade de la volonté », et qui a décrit son cas dans son œuvre la plus représentative, avec une rare maîtrise. Son « observation » est d’autant plus aisée à établir que Gontcharov, comme l’a fort bien marqué un de ses biographes[1] , « s’est indéfiniment raconté lui-même, car il n’a dépeint d’autre vie que la sienne propre et celle de ses proches, transformées l’une et l’autre par sa fantaisie, mais suivant toujours un instinct de vérité par lequel il égale les plus grands réalistes ». Vie et œuvre se confondent, sont mêlées l’une à l’autre, au point de ne pouvoir être séparées. L’œuvre nous dévoilera l’homme, « les traits particuliers de son tempérament, ses manières de sentir et de penser…, ce qu’il était et ce qu’il eût voulu être ; elle évoquera en 231 même temps le milieu qui l’a formé et dont à jamais il a gardé l’empreinte, et le tableau à la fois large et détaillé, qu’elle déploiera sous nos yeux, complétera sans les contredire, les trop rares précisions qu’aura fournies la biographie ». C’est à Simbirsk, « une de ces villes de la Volga aux apparences de grand village », que vit le jour Ivan Alexandrovitch Gontcharov, le 6 juin 1812. Il n’est pas indifférent de noter ce trait que la ville de Simbirsk était le type des cités mortes « tout entière au sommeil et à la pensée », écrivait d’elle Lermontov, vers 1830. Gontcharov, à son retour de Moscou, aimait retrouver les mêmes maisons et les mêmes maisonnettes, en bois pour la plupart, devenues grises en vieillissant, avec leurs mansardes et leurs petits jardins, quelques-unes ornées de colonnes, toutes entourées d’un fossé plein d’une épaisse végétation d’absinthe et d’orties, puis de clôtures qui n’en finissent pas ; les mêmes trottoirs en bois auxquels toujours il manque des planches ; le même vide et le même silence dans les rues, où la poussière se dessine en courbes épaisses. 232 UN TRAÎNEAU RUSSE par Horace Vernet — Salon de 1844 On entend d’une verste le roulement d’une charrette ou le bruit des bottes d’un passant sur le bois du trottoir. Le sommeil vous prend à voir ce coin si calme, ces fenêtres comme endormies avec leurs stores et leurs jalousies baissées, les figures ensommeillées qu’on aperçoit dans les maisons ou qu’on rencontre dans la rue. Nous n’avons rien à faire, semble, avec un bâillement et un regard indolent, penser chacune d’elles ; rien ne nous presse… Il faudra se souvenir de cette description quand on retrouvera plus loin l’analyse de l’œuvre maîtresse de notre personnage, le roman autobiographique qui a pour titre : Oblomof. 233 Sur l’ascendance de Gontcharov, rien de particulier. La race était solide, semble-t-il : le bisaïeul et l’aïeul paternels ont vécu jusqu’à un âge relativement avancé ; l’un d’eux, trois fois marié, avait épousé en secondes noces une fillette de quinze ans. Le grand-père d’Ivan Alexandrovitch, qui nous occupe présentement, était, nous dit-on, « un homme assez instruit, curieux d’observer et de savoir ». Il avait songé à rédiger une chronique manuscrite des moindres faits et gestes de la famille, comme une sorte de livre de raison, où ont été puisés la plupart des renseignements que nous reproduisons. Il a fait suivre cette chronique de la copie d’écrits religieux, de la main même du vieil Ivan Ivanovitch, et qui atteste la piété assez exaltée du grand-père d’Ivan Alexandrovitch. Le père de ce dernier nous est représenté comme « un bel homme de taille moyenne, blond, aux yeux gris, presque bleus, au sourire agréable ; sa physionomie était intelligente et sérieuse ; des médailles pendaient à son cou ». C’est dire qu’il était d’un piétisme exalté, auquel se mêlait quelque superstition. Détail qui peut avoir sa signification : son portrait était placé, dans la chambre de sa femme à côté de celui d’un « illuminé » vêtu jusqu’aux talons d’une longue tunique et non loin d’une grande armoire remplie d’icônes, devant laquelle brûlait constamment une veilleuse à la flamme bleue. La mère d’Ivan paraît avoir été une excellente femme, peu instruite, adonnée aux soins du ménage, d’une activité 234 régulière et tranquille et dont les soucis n’allaient pas au delà du gouvernement de sa maison. L’enfance de Gontcharov s’écoula, dans cette atmosphère paisible, sans trop de heurts. « Vivre commodément, faire bonne chère et fainéanter une partie du jour, telle était la courte ambition de tous et que chacun, dans cette riche maison (avons-nous dit que les Gontcharov étaient des commerçants fort à leur aise ?) pouvait réaliser sans peine. » Les jours succédaient aux jours et l’existence s’écoulait monotone, invariable dans ses rites réguliers, fêtes, anniversaires et autres solennités. Seules les gâteries d’un parrain très attentionné apportaient quelque imprévu dans cette vie de désœuvrement et d’épicurisme. Nous passons sur les années d’école dont le jeune Ivan avait gardé un souvenir dépourvu d’agrément. « Les maîtres étaient inintelligents ; l’un même, assurait-il, notoirement gâteux et ivrogne ; les méthodes étaient ennuyeuses et sottes, la discipline étroite. » C’est là, écrira plus tard Ivan Alexandrovitch, « que nous avons ranci huit années entières, huit de nos plus belles années et cela à ne rien faire » ! Boutade exagérée, sans doute, car c’est à cette époque que se révéla la vocation littéraire du futur écrivain, à la suite de la lecture des livres de toute espèce qui lui tombèrent sous la main, entre autres ceux de Karamsine et de Pouchkine. Gontcharov eut la révélation de Pouchkine entre treize et vingt ans. Il avait à peine atteint la vingtième année quand il entra à l’Université, où il devait rester trois ans. Il y lut 235 beaucoup et de tout, plus épris, semble-t-il, de poésie que de philosophie. 236 GONTCHAROV Il revient ensuite au foyer familial, y séjourne peu de temps et part pour Pétersbourg, où commence sa carrière bureaucratique. Ses fonctions ne l’absorbent guère et il a tout loisir de s’adonner à la littérature, pour laquelle il se sent déjà un goût déterminé. Tout en traduisant des fragments de romanciers anglais et allemands, il se livre à ses premiers essais, vers lyriques ou esquisses humoristiques, on ne sait au juste, cherchant sa voie ou plutôt, selon son expression, se cherchant lui-même, et c’est sa vie qu’il décrira dans sa première œuvre de quelque étendue. « En écrivant Histoire ordinaire, c’était moi-même que j’avais en vue », lit-on dans sa confession littéraire, « moi-même et quantité d’autres pareils à moi ». Mais Histoire ordinaire reflète aussi la société dans laquelle a vécu Gontcharov et l’époque qu’il s’est attaché à faire revivre. Le succès fut immédiat, incontesté. Gontcharov à trentecinq ans était célèbre ; son entrée dans les lettres avait été aussi glorieuse que soudaine. Il n’en fut pas grisé outre mesure, restant toujours timide et défiant de lui-même, d’une susceptibilité ombrageuse, qui alla en s’aggravant. Et cependant, on lui reprochait « de n’avoir ni rancune, ni irritation, ni subjectivité » ! 237 Paresseux et nullement curieux : ainsi se plaît-il à se définir dans une de ses chroniques. Il s’étudiera, en effet, à rester, autant que possible, objectif impassible ; il y était, d’ailleurs, préparé par son organisation ; dans une lettre de lui, nous relevons cette phrase : « Bâillement au travail, bâillement à la lecture, bâillement au spectacle et bâillement encore dans une conversation d’amis, dans une bruyante réunion ! » C’est l’indifférent et l’indolent, si ce n’est encore le désenchanté. Un voyage autour du monde vint heureusement faire diversion à cette crise d’ataraxie. En octobre 1852, l’amiral Poutiatine s’embarquait sur la frégate Pallas, sous l’apparent prétexte d’une inspection des possessions russes de l’Amérique du Nord, mais en réalité chargé de conclure un traité avec le Japon, traité qui devait ouvrir ce pays extrême-oriental au commerce russe : Gontcharov avait été désigné pour remplir auprès de l’amiral l’office de secrétaire. C’était pour lui la réalisation inespérée d’un rêve de jeunesse et, néanmoins, ce n’était pas sans quelque déplaisir que le « nouvel Argonaute » appréhendait le mal de mer, les chaleurs tropicales, les fièvres, les fauves, les sauvages, les tempêtes et l’extrême fragilité du navire qui le devait emporter ! Quand le navire échoue en vue de Copenhague, il ne cache plus la satisfaction qu’il en éprouve ; il poursuit, toutefois, sa route, et ce n’est qu’en plein Atlantique qu’il réussit à se convaincre qu’il n’y a 238 plus de retour possible avant d’avoir atteint le but du voyage. Celui-ci dura plus de deux années. Une série de correspondances, de notes cursives nous ont conservé la relation détaillée de cet exode. Ces souvenirs, au dire de celui qui a pu les consulter, seraient écrits « d’une plume alerte, mais prolixe » ; ils ont, toutefois, un mérite qui a son prix : celui de nous dévoiler le tempérament d’homme et d’artiste de leur auteur. « Nature robuste et, avec cela, indolente et apathique, tel apparaît Gontcharov au physique. Si vingt-quatre mois de traversée et trois mois de poste sur le tract sibérien n’ont pas entamé sa santé, ils n’ont pas non plus secoué sa paresse naturelle. Lui-même le sait et n’en fait pas mystère : c’est de toute évidence ma destinée que d’être indolent et de communiquer mon indolence à qui m’approche. Elle semble répandue dans l’air que je respire et les événements semblent s’arrêter au-dessus de ma tête[2]. » Rien ne l’intéresse, rien ne l’attache de ce qu’il rencontre sur la route. Monuments, curiosités naturelles, choses ou gens passent devant ses yeux sans s’y réfléchir ; il s’en tient à une observation tout extérieure et superficielle. Il est resté le placide bureaucrate, ami de l’ordre et du confort qui, « flegmatique en apparence, porte au fond du cœur la nostalgie du sol natal et du passé ». Aussi aspire-t-il au jour où il pourra reprendre son service, malencontreusement interrompu, au ministère des Finances, en qualité de chef de bureau. Mais soit le travail sédentaire, soit le climat de 239 Pétersbourg, il sent bientôt la fatigue l’envahir et demande un congé de quatre mois, qu’il se propose de passer en Allemagne, en Autriche, pour le terminer en Belgique et en France. De Marienbad, il gagne directement Paris, où il retrouve deux ou trois amis russes, auxquels il fait la lecture des nouveaux chapitres du roman qu’il prépare, qu’il intitule Le Ravin, après l’avoir appelé d’abord Raïski l’artiste. Un peu plus tard, il lit à Tourguéniev et à Botkine son Oblomof, considéré généralement comme son chefd’œuvre. Gontcharov a créé là « un type, une personnification de cette apathie générique qui a été, en Russie, le produit commun des conditions matérielles et des conditions morales de l’existence nationale, mais qui a atteint un développement particulier au sein de la barchtchina, dans le monde des propriétaires ruraux antérieur à l’abolition du servage[3] ». Pour un critique moderne qui se pique de psychologie, cette caractérisation est trop exclusive. « Oblomof n’est pas exclusivement le type-symbole de la classe terrienne à l’époque de l’esclavage. Le barine russe, habitué depuis son enfance au service des serfs, était appelé à devenir l’Oblomof dont la volonté s’atrophiait naturellement ; mais à quoi s’exerce la volonté de ce même barine depuis l’abolition du servage ? Il n’a plus de serfs — et encore ! — mais peut-il faire dans son pays autre chose que dormir ? Cela ne lui déplaît pas trop, car autrement… il agirait. Oblomov est l’incarnation vivante des qualités supérieures 240 du Russe : paresse, inactivité, apathie[4]. » À véritablement parler, en Oblomov, c’est Gontcharov lui-même qui s’est dépeint, non sans ajouter quelques traits empruntés à de petites gens qu’il avait vu vivre et se mouvoir sous ses yeux, de ces « sédentaires endurcis », s’adonnant à une sorte de nihilisme végétatif, n’ayant d’autre préoccupation que de « dignement célébrer les fêtes que chaque année ramène, où la journée se passe des collations matinales au dîner et du dîner au souper, où l’arrivée d’une lettre est un trouble si inutile que le premier mouvement est de la rendre à celui qui l’apporte, et que la lettre, une fois lue, reste pour jamais sans réponse ». Les maîtres et leurs hôtes siègent dans le grand salon, « constatant gravement l’allongement ou la diminution des jours suivant la saison, ponctuant de longs silences et de bâillements mal étouffés, leurs réflexions sur les naissances, les mariages et les morts du voisinage, pris parfois, pour quelque niaiserie, d’un bruyant fou rire, qui leur tirait les larmes des yeux ». C’est dans cette atmosphère déprimante que Gontcharov a passé son enfance, et dont il conservera malgré tout le souvenir attendri. Plus tard, quand il deviendra un homme du monde, un dandy, il se fatiguera tôt de cette vie de plaisir, s’ennuyant partout et sentant peu à peu sa flamme s’éteindre au contact des brutales réalités. Est-ce du byronisme en un temps où le romantisme étend en tous lieux sa contagion ? Ne serait-ce point plutôt « l’ennui tout 241 spontané d’un jeune déraciné de la campagne russe, qui n’est point fait pour l’existence fiévreuse et artificielle de la capitale…, d’un philosophe en robe de chambre, qui ne lit guère, qui n’écrit point, laisse aller ses pensées et partage la vie en deux tranches : l’une, travail et ennui ; l’autre, repos et joie tranquille[5] ». PAYSANS RUSSES Sa robe de chambre ! Elle est comme le symbole de sa vie. C’est son vêtement ordinaire, qui lui permet de rester couché sur son lit ou sur un divan, essayant de lire, puis quittant bientôt le livre qu’il tient pour fixer les regards au plafond, perdu dans nous ne savons quelle rêverie ! Un 242 Oblomov rêve, s’il n’agit point ; il rêve de la gloire d’un conquérant ou d’un artiste, quand il ne pleure pas de pitié sur l’humanité, ou qu’il ne s’indigne pas de l’injustice humaine. Comme Obermann[6] , il pourrait dire : « L’apathie m’est devenue toute naturelle. Il semble que l’idée d’une vie active m’effraye ou m’étonne. Les choses étroites me répugnent et leur habitude m’attache. Les grandes choses me séduisent toujours et ma paresse les craindrait. » C’est bien d’une maladie de la volonté qu’est atteint Oblomov, c’est-à-dire Gontcharov. Il ne connaît pas et il ne veut pas connaître le plaisir d’agir. Il est de ces indolents décrits si magistralement par le philosophe Ribot, qui « savent vouloir intérieurement, mentalement », mais ont besoin, pour agir, qu’une volonté étrangère donne l’impulsion à la leur, et qui, si on les abandonne à euxmêmes, « passent des journées entières dans leur lit ou sur une chaise ». Cette volonté étrangère se manifeste, dans le roman, nous allions écrire dans l’autobiographie de Gontcharov, sous les traits d’un Allemand, venu de bonne heure chercher fortune en Russie, élevé par son père à l’anglo-saxonne et qui est le type du self made man, brasseur d’affaires, homme d’action, pour tout dire, qui est tout juste l’opposé de ce qu’est l’homme de rêve, l’homme d’impuissance, incapable de réagir et qui est en train de tomber dans la somnolence et l’apathie. Oblomov est, selon l’heureuse expression de M. André Mazon, qui a consacré à Gontcharov un travail des plus 243 remarquables, Oblomov est plus que le type d’une classe et d’une époque, c’est un type ethnique. Le mal dont il souffre est un mal russe. Les causes de ce mal sont assez obscures, mais le climat et l’alimentation sont pour beaucoup dans son étiologie. « Le froid devient déprimant, dès qu’il atteint un degré trop bas ou une trop longue durée. Il peut alors disposer à une certaine indolence physique et morale, à une sorte de passivité du corps et de l’âme. La masse de la nation a, durant des siècles, été condamnée à un régime maigre, presque entièrement végétal. Sous un climat du Nord, elle a vécu comme un peuple du Midi[7]. » Les Oblomov sont légion dans la nation russe ; d’autres auteurs, tels que Krylov, Gogol lui-même, nous ont révélé l’oblomoverie ; mais celle-ci se trouve plus amplement développée, est incarnée dans le type créé, définitivement consacré par Gontcharov, qui a su le présenter dans toute sa plénitude, dans toute sa vérité. Celui-ci n’a eu qu’à se regarder vivre pour fixer les principaux linéaments de son œuvre capitale. Tel il se révèle dans sa correspondance intime, tel on se le figure d’après son roman. « Où que je suis, tout m’ennuie et je ne sais que faire de ma personne », écrivait-il à sa sœur aux approches de la soixantaine. Et de retour à Pétersbourg, après une absence d’assez longue durée, il reprenait l’antienne : « Pourquoi suis-je parti et pourquoi suis-je revenu ? Je m’interroge et ne sais que répondre. Parti pour rien et 244 revenu de même, disait ma mère, je ne sais plus à quelle occasion, c’est aussi ce que je puis dire de moi. » Un autre jour, il se déclare las de voyager, fatigué de déplacements pour le moins inutiles. « On peut aller d’ici à Paris en trois jours, mais je ne veux pas de Paris ; j’en ai assez. Et d’ailleurs, je connais trop l’étranger à présent ; rien de nouveau m’y attend. » L’état médiocre de sa santé aggrave le spleen qui le gagne de plus en plus. « Que te dire, écrivait-il à sa mère ; je te dirais : je m’ennuie, il est temps de cesser de vivre… ; je ne vais nulle part, je ne lis rien, hors le Courrier du Nord, où, comme tu peux voir, il n’y a rien à lire et que, d’ailleurs, il est superflu de lire. » À peine entré dans sa trente-huitième année, déjà il se demandait avec inquiétude si la vieillesse ne lui commandait pas de renoncer à écrire ; la cinquantaine passée, il se déclarait vieux, s’enfermait chez lui et fuyait jusqu’à ses meilleurs amis, s’abîmant dans une inexprimable mélancolie : « Je ressens un tel ennui partout et de toutes choses ! écrivait-il à sa sœur ; je crains seulement de ne pas trouver dans la petite rue où tu habites le soulagement que j’y cherche, et alors ma vue t’écœurera ; tu me congédieras ou t’en iras de chez toi. » Timide, il l’était, mais d’une façon spéciale, comme ces orgueilleux qui redoutent la société… tout en la recherchant. À Paris, en 1868, il se déclarait « un homme 245 fini » et parlait de se loger une balle dans la tête, mais c’était en plaisantant ; il s’avouait néanmoins découragé, fâché contre lui-même et occupé seulement à regarder pensivement par la fenêtre et à se fourrer les doigts dans le nez (sic) ». Sa nervosité s’était développée progressivement avec l’âge ; il était devenu scrupuleux jusqu’à la manie ; son imagination maladive lui faisait prendre en défiance ceux de ses confrères en littérature dont le succès lui portait ombrage. Il s’analysait, du reste, très bien, quand il faisait un retour sur soi ; mais que de regrets tardifs et inutiles ! « Que de vexations n’ai-je pas dû surmonter ! J’ai toujours eu le désir d’écrire et j’étais né pour cela, et cependant il me fallut être fonctionnaire. À mon organisme nerveux, impressionnable, irascible, il faut un air pur et sec, du soleil et du calme, et voilà quarante ans que je vis sous un ciel de plomb, dans le brouillard, sans réussir à trouver un mois par an à consacrer à ce que je voudrais faire et à ce qu’il conviendrait que je fisse. J’ai toujours fait ce que je ne savais pas ou ne désirais pas faire… » Gontcharov se retira du monde autant par amour du repos que par l’effroi de la vie et des hommes. Son indolence était atavique, comme son horreur de l’agitation et du bruit ; son frère, ses sœurs en avaient aussi présenté les symptômes, quoique à un moindre degré. Vers la fin de sa vie, Gontcharov traversa les crises de suspicion les moins justifiées ; il fut le persécuté imaginaire qui croit à une conjuration du public contre lui, à un 246 espionnage systématiquement organisé contre sa personne, à une vengeance mystérieuse de personnages inconnus, mais assurément très puissants. Il ne cesse de voir autour de lui ennemis ou espions ! « Tous mes secrets sont, je m’en suis convaincu depuis longtemps, des secrets de polichinelle (en français dans le texte russe), écrit Gontcharov à un de ses correspondants, mes secrets d’auteur surtout. Comment cela ? Je ne m’en rends pas nettement compte moi-même. On a inspecté mon âme en tous ses recoins, jusqu’à m’empêcher de penser, d’écrire… Il s’est formé une meute de limiers, une bande de dupes (pour dupeurs, sans doute), pour épier mes pensées, saisir mes paroles… » Un de ses neveux a conté qu’il arrivait à Gontcharov de rentrer tout en émoi chez lui, de demander si personne n’était venu durant son absence, d’aller droit à son bureau, d’en ouvrir et refermer fiévreusement les tiroirs, en disant sur un ton animé : « Tourguénev est venu fouiller ici… Quelqu’un est venu fouiller dans mes papiers… La troisième section (direction de la police secrète) me surveille… Il faut être d’une extrême prudence… » Dix ans plus tard, il n’ose plus ouvrir les fenêtres de son appartement, s’habille en toute saison comme en hiver, se croit menacé d’une attaque d’apoplexie ; il en a la constante hantise ; il la sent « rôder » autour de lui ; « tantôt c’est comme un coup de fouet dans l’oreille » ; tantôt il doit, dans la rue, s’appuyer contre un mur, pour ne pas tomber, tant la tête lui tourne ; ses jambes flageolent. Ce n’est pas l’attaque 247 elle-même dont il a peur, c’est son cortège qu’il redoute, ce sont ces « attaques à petits coups… qui peuvent se prolonger ». L’attaque si redoutée survint, mais ne le terrassa pas plus qu’elle ne laissa de suites ; il ne devait succomber que plus tard, à la suite d’une courte « maladie, contractée à la campagne », au seuil de son quatre-vingtième anniversaire ! Pour un homme « né fatigué » et qui trouvait que la vie ne valait pas la peine qu’on la vécût, l’agonie s’était quelque peu prolongée. Avant de disparaître, Gontcharov a tenu à donner un exemple de détachement littéraire, que bien peu d’écrivains ont eu ou auraient le courage d’imiter ; il a passé la dernière année de sa vie à rechercher partout, pour les détruire, ses œuvres de jeunesse, ses manuscrits inédits, ses lettres, tout ce qui aurait pu, après sa mort, donner lieu à un rappel de son nom[8] . Ce névropathe, ce « demi-fou », au sentiment de certains pourrait bien avoir frôlé, en fin de compte, la suprême sagesse. 1. ↑ Un maître du roman russe : Ivan Gontcharov (1812-1891) ; thèse pour le doctorat ès lettres (Paris), par André Mazon. Paris, 1914. 2. ↑ Thèse Mazon, pp. 105-6. 3. ↑ Littérature russe, par K. Waliszewski, 2e

édition, p. 268.

4. ↑ La psychologie des romanciers russes du XIXe siècle, par Ossip-Lourié. Paris, 1905. 5. ↑ Thèse citée, 127-8. 6. ↑ Obermann, par Senancour, livre XLII. Paris, 1874. 7. ↑ Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des Tsars et les Russes. Paris, 1890, t. I. 8. ↑ Teodor de Wyzewa, Écrivains étrangers, 2e

série.

248 249 LERMONTOV Physionomie attachante entre toutes, que celle de Lermontov : un des représentants les plus brillants du romantisme russe, issu du romantisme européen. Si son œuvre contribue, dans une certaine mesure, à éclairer sa psychologie, nous avons le regret de constater qu’elle est restée incomplète, ce qui nous prive d’un élément important d’appréciation sur le développement de son caractère, sur la formation de son génie. La destruction d’une partie de sa correspondance, les rares documents permettant d’établir son curriculum vitæ, nous limiteront à une étude écourtée qui péchera par d’inévitables lacunes. Heureusement avons-nous rencontré, pour suppléer à notre information en défaut, un guide aussi sûr que renseigné, dans l’auteur d’un travail de haute valeur consacré au personnage et qui est un de nos brillants agrégés de l’Université[1] . Nous nous plaisons à reconnaître, en outre, le concours que nous a prêté, avec une bonne grâce dont nous conservons le sympathique souvenir, un des distingués bibliothécaires de l’Université de Paris[2] , qui a bien voulu nous confier en son temps les bonnes feuilles de l’ouvrage qu’il se proposait de publier sur le 250 poète dont nous allons esquisser à grands traits la psychopathologie. Michel Iouriévitch Lermontov naquit dans la ville même qui avait donné, quinze ans auparavant, le jour au célèbre Pouchkine, dont il devait être le disciple et l’admirateur. Son ascendance ne nous révèle rien de particulièrement intéressant. Son père, Iouri Pétrovitch, d’un naturel emporté, sans être ce qu’on appelle un méchant homme, avait été mis à la retraite comme lieutenant au corps des cadets, « pour raison de santé ». Renseignement assez vague, dont force est de nous contenter. Quant à sa mère, de bonne heure orpheline de père (celuici s’était empoisonné), elle était, nous dit-on, « d’une santé assez débile, et surtout d’un tempérament nerveux à l’excès, qu’elle semble avoir transmis à son fils ». Elle aurait succombé à la phtisie dans un âge peu avancé. 251 LERMONTOV 252 L’enfant qui était né d’elle n’eut pour veiller sur sa fragile existence qu’une grand’mère, d’ailleurs très attentive à ses moindres indispositions, ne le quittant ni de jour ni de nuit, l’entourant de soins continuels. Quand il eut un an, on transporta le frêle rejeton, accompagné de sa nourrice, dans un village du gouvernement de Simbirsk. Sur ces premières années, nous possédons un document bien précieux, un fragment autobiographique, écrit de la main même de Lermontov, qui s’est dépeint sous le nom de Sacha Arbénine, à ne point se méprendre sur sa véritable identité. Le poète raconte que la maison seigneuriale qui le recueillit ressemblait à toutes les maisons de même ordre. « Elle était en bois, peinte en jaune… ; dans la cour s’élevaient de longs bâtiments à un seul étage, des hangars, des écuries… » Le jeune barine avait à son service plusieurs femmes de chambre placées sous la haute direction de la nourrice qui prenait très au sérieux son rôle. « Sacha se plaisait beaucoup en leur compagnie. Elles le caressaient et l’embrassaient à l’envi, lui racontaient les légendes des brigands de la Volga. Son imagination s’emplissait des merveilles de leur bravoure farouche, de sombres tableaux et de sentiments extraordinaires. Il prit les jouets en dégoût et commença à rêver. À l’âge de six ans, il avait plaisir à regarder le soleil couchant, l’horizon parsemé de nuages rouges… Il avait soif d’affection, de baisers, de caresses, mais les mains de sa vieille nourrice étaient si 253 rudes !… Sacha était un enfant horriblement gâté et fantasque. » Servantes, nianias, intendants, étaient entièrement à son service : ils avaient l’ordre de se plier à tous ses caprices. On ne réfrénait si ses colères, ni ses instincts de méchanceté native, même s’ils s’exerçaient sur les plantes du parc, qu’il se plaisait à détruire, et sur les malheureuses poules de la basse-cour auxquelles il lui était possible impunément de casser les pattes. Il confessa plus tard que ses penchants mauvais se seraient certainement développés, si une maladie ne fût venue à propos interrompre le cours de ses fantaisies cruelles. Il eut la rougeole avec des complications qui donnèrent de l’inquiétude à son entourage. « On le sauva, mais cette maladie le laissa dans un état de faiblesse extrême. » Il n’est pas sans intérêt de noter que cet incident morbide eut une influence assez inattendue sur le caractère et l’esprit de Sacha : « Il prit l’habitude de la réflexion : privé des distractions et des divertissements de son âge, il commença à les chercher en lui-même… Pendant ses insomnies douloureuses, étouffant sur son oreiller brûlant, il s’était accoutumé à surmonter les douleurs du corps en se laissant emporter par les rêveries de son imagination. Il s’imaginait être un brigand de la Volga qui fend les flots bleus et glacés, qui marche à l’ombre des forêts profondes, parmi les clameurs du champ de bataille, au bruit des chansons guerrières, au milieu des sifflements de la tempête… » 254 VUE DU CAUCASE : LES BAINS DE PIATIGORSK d’après le Magasin pittoresque La précocité de ses facultés intellectuelles a-t-elle pu avoir une influence fâcheuse sur le développement physique du jeune Lermontov ? Toujours est-il qu’on dut, à plusieurs reprises, le conduire aux eaux du Caucase, dans une propriété qu’y possédaient ses parents, pour y rétablir sa santé ébranlée. C’est au cours d’un de ces voyages qu’il ressentit les premiers troubles de l’amour et à un âge où il n’est pas courant de le voir apparaître. Ses parents étaient en relations avec une dame, qui avait une fillette âgée de neuf ans ; le futur poète, qui n’avait qu’une année de plus, s’éprit violemment de la petite fille au point d’en garder le souvenir durable pendant bien des années : 255 « Était-elle jolie ou non ? Je ne m’en souviens pas, déclarera-t-il un jour dans une échappée de confidences ; mais son image vit encore dans mon souvenir ; j’ai plaisir à me la rappeler, je ne sais pourquoi… On se moquait de moi, on me taquinait, car mon visage trahissait mon émotion. Je pleurais tout bas sans raison, je désirais la voir ; mais quand elle venait chez nous, je refusais ou j’avais honte d’entrer dans la chambre où elle était ; je craignais peut-être que les battements de mon cœur ou le tremblement de ma voix ne révélassent aux autres un secret impénétrable pour moimême. Je ne sais qui elle était, d’où elle venait… Elle était blonde, elle avait des yeux bleus… Non, je n’ai rien vu de semblable, ou du moins j’éprouve cette impression, car je n’ai jamais aimé comme en ce temps-là. » L’écho de ces mêmes sentiments se retrouve dans la pièce de Lermontov : Premier Amour ; « encore enfant, les souffrances d’un ardent amour troublèrent mon âme inquiète… ». Et quelques mois avant sa mort, il consignait cette impression, toujours vivace. « Je me vois encore enfant : autour de moi, tout m’est familier, la haute maison seigneuriale, le jardin avec sa serre en ruines. « J’entre dans une sombre allée ; au travers des branches, filtrent les rayons du soleil couchant, et les feuilles jaunies bruissent sous mes pas craintifs. « Et une étrange tristesse me serre le cœur : je pense à elle, je pleure et j’aime ; j’aime le fantôme créé par ma rêverie… » 256 Étant étudiant, il eut, non plus cette fois une passionnette, mais une véritable passion pour « une jeune fille douce, intelligente, et vraiment belle comme le jour… Elle était d’une nature ardente, enthousiaste, poétique… Elle avait entre quinze et seize ans ». Son partenaire avait à peu près le même âge. Viennent ensuite les années d’Université. Lermontov apparaît à ses camarades comme un adolescent sombre et peu communicatif. L’un d’eux nous en a laissé ce portrait : « Il était de taille moyenne, d’aspect quelque peu disgracieux, de teint basané ; ses cheveux de nuance sombre étaient aplatis sur la tête et sur les tempes. Ses grands yeux pénétrants, d’un brun sombre, regardaient dédaigneusement ce qui l’entourait. » Gontcharov, qui le connut à la même époque, confirme la vérité de ce portrait ; il ajoute que Lermontov lui avait paru apathique, se livrant peu, n’ouvrant que rarement la bouche. Ne se sentant pour lui aucune attraction, il avait évité de lier connaissance avec lui. Le pessimisme a déjà envahi cette jeune âme, désenchantée avant le temps ; ses premiers vers témoignent de son découragement, de ses déceptions. « Oh ! si mes jours s’écoulaient au sein délicieux du repos et de l’oubli, affranchis des vanités de la terre, éloignés de l’agitation du monde ; si, pacifiant mon imagination, les divertissements de la jeunesse pouvaient me charmer, alors la gaieté habiterait à jamais dans mon 257 âme ; alors, certes, je ne rechercherais ni le plaisir, ni la gloire, ni la louange. Mais pour moi le monde est vide, ennuyeux. Ton amour ne séduit pas mon âme : je souhaite des trahisons, des sensations nouvelles ; du moins leur aiguillon réveillerait mon sang engourdi par la tristesse, par la souffrance, par les passions qui m’ont tourmenté avant l’âge ! » Dans une autre pièce, il s’attriste sur la courte durée de cette vie : « Nous, enfants du Nord, comme les plantes de ce pays, nous fleurissons pour peu de temps, nous nous flétrissons vite : comme le soleil d’hiver sur l’horizon gris, ainsi notre vie est sombre, aussi bref est son cours monotone. » Quand donc viendra la mort pour mettre fin à tant d’angoisses ! « La mort ne connaît plus ni l’amour ni la douleur. Six planches l’enferment… Ni les appels de la gloire, ni ta voix ne troubleront mon repos. » Le poète s’est accoutumé de bonne heure à l’isolement ; il n’a jugé personne digne d’être honoré de son amitié. Pas d’espérance pour le consoler, « l’espoir s’est envolé à jamais ». Personne ne le chérit sur cette terre. Il est à charge à lui-même comme aux autres. Il brûlait pourtant d’agir, mais tout excite son dédain. Il s’analyse, d’ailleurs, à merveille : « Une tristesse prématurée m’a marqué de son empreinte ; seul le Créateur connaît l’amertume de mes 258 souffrances. Le monde indifférent doit les ignorer. » Il voit, dans un avenir qui se rapproche, « la tombe ensanglantée » qui lui est réservée, « une tombe que ne sanctifieront ni les prières, ni la croix, sur une rive sauvage où mugissent les flots, sous un ciel assombri par la brume ». Était-ce là une attitude ? On peut d’autant mieux se le demander que l’on vivait alors en plein romantisme, et que le byronisme était une mode bien portée. Un de ceux qui l’ont connu, qui ont été élevés avec lui à une certaine période de sa vie [3] , n’hésite pas à déclarer que c’étaient là sentiments de pure façade. « Ces sentiments, nous dit-il, étaient bien loin de lui. Son caractère était plutôt gai. Il aimait la société, particulièrement celle des femmes, au milieu de laquelle il avait grandi ; il leur plaisait par la vivacité de ses traits d’esprit et par son penchant à l’épigramme. Il fréquentait le théâtre, les bals, les mascarades : dans sa vie, il n’avait connu ni les privations, ni les mécomptes. » Cependant, comme on l’a justement fait observer, « ces accents de tristesse, cette veine mélancolique qui circule à travers ses poésies de jeunesse, nous les retrouverons dans toute l’œuvre de Lermontov : pourquoi serions-nous étonnés de constater, à l’aube de la vie du poète, les sentiments dont se nourrit sa maturité ». Pour qui a étudié le personnage, tant dans sa vie que dans son œuvre, la tristesse de Lermontov n’était pas qu’une pose, elle avait ses racines dans le milieu où il avait vécu ses premières années, et dans son tempérament même. Son cas n’est nullement à rapprocher de celui du héros du roman 259 en vers de Pouchkine. Eugène Oniéguine est le type littéraire d’un ennuyé des plaisirs, une sorte de don Juan et de Child Harold. Comme ce dernier, Oniéguine paraît dans le monde triste et ennuyé ; les murmures de la foule, le jeu, les tendres regards, les soupirs indiscrets ne l’émeuvent plus ; il reste indifférent à tout… En proie au désœuvrement, l’âme vide et languissante… il lit, il lit sans cesse… Les bois, la colline et les champs ne l’amusaient déjà plus, et il vit clairement que la vie était aussi ennuyeuse au village qu’à la ville, bien qu’il n’y eût ni rues, ni palais, ni cartes, ni bals, ni poésie. L’ennui le guettait et courait après lui comme une ombre ou comme une femme fidèle… Mais Oniéguine rencontre Tatiana et, dès lors, « un amour pur » l’enflamme et dissipe son ennui[4] . Tout autre nous apparaît Lermontov ; ce n’est pas, à dire vrai, de l’ennui, mais du désenchantement qu’il présente. On se souvient à son propos de ces paroles de Gœthe : « … Il arrive que le défaut d’activité, joint à un vif désir d’action, nous précipite vers le besoin de la mort, nous donne soif du néant. » Dès l’enfance, Lermontov a manifesté une tendance marquée à la rêverie. « Cette rêverie prolongée n’a-t-elle pas développé et poussé de bonne heure à l’excès cet esprit d’analyse, qui est un des traits caractéristiques du jeune poète ? Cet esprit d’analyse ne pouvait-il pas amener à sa suite un précoce désenchantement ? Si l’on y ajoute le sentiment d’une supériorité réelle, un orgueil qui l’isolait, qui lui rendait plus douloureuse une certaine solitude 260 morale, le rude contre-coup du drame domestique qui le réduisait à faire un choix entre deux êtres (son père et sa grand’mère), qui lui inspiraient une égale affection, on aura une explication vraisemblable de cette mélancolie prématurée[5]. » Le physiologiste ne saurait, en outre, négliger un autre point de vue. La jeunesse du poète avait été, nous le rappelons, maladive ; sa santé avait toujours été délicate ; certainement, cet état n’a pas dû être sans influence sur la formation et le développement de cette conception désenchantée du monde et de la vie. On eût pu espérer qu’au régiment, mêlé à l’existence de ses camarades, il aurait chassé tous ces noirs papillons : il n’en fut rien, apparemment. « Ici, je m’ennuie comme auparavant, écrit-il à un ami ; que faire ? La vie tranquille me rend plus malheureux. Je dis une vie tranquille, car l’instruction et les manœuvres engendrent seulement la fatigue. » On a beau l’accabler de flatteries, les plus jolies femmes lui demander des vers et s’en vanter comme d’un triomphe, il s’ennuie, néanmoins, et rien ne parvient à remplir le vide de son âme ! Il se désole d’avoir épuisé prématurément la source des meilleures joies, et surtout de mourir sans laisser de traces, sans léguer aux siècles une pensée féconde, ni un travail couronné par le génie. Il est une poésie de Lermontov qui porte, du reste, un titre significatif : Je m’ennuie et je suis triste, qu’on nous 261 permettra de reproduire, parce qu’elle est trop représentative d’un état d’âme pour être négligée ; nous citons d’après la traduction de l’interprète le plus autorisé de la vie et des œuvres du poète : « Je m’ennuie, je suis triste, je n’ai personne à qui tendre la main aux heures de détresse morale… Désirer ? À quoi bon les vains désirs ? sans cesse renouvelés ?… Les années s’écoulent, les meilleures années. Aimer ? mais qui aimer ?… Pour un temps, cela n’en vaut pas la peine et un amour éternel est impossible… Joies, douleurs, tout cela est si insignifiant… Qu’est-ce que les passions ? Est-ce que, tôt ou tard, leur douceur qui fait souffrir ne s’évanouira pas devant les objections de la raison ? La vie, si tu l’examines froidement, est une chose si vide et si sotte !… » Quand on sait, d’autre part, que Lermontov a surtout exprimé dans ses vers ses sentiments personnels, que ses chagrins réels ou imaginaires en furent d’abord, à peu près l’unique matière[6] , l’indication est particulièrement suggestive. Qu’on ait découvert une affinité, une sorte de parenté intellectuelle entre Byron et le poète russe, que celui-ci ait songé un moment à rivaliser avec son émule anglais ; qu’il y ait des analogies évidentes entre telles circonstances de sa vie et celles de son modèle ; qu’il ait aidé, au besoin, à les faire naître ; ce n’est point contestable. Nous en avons l’aveu échappé de sa plume même. 262 VUE DE KOUBATCHI DANS LE CAUCASE (Extrait du Magasin pittoresque) « Quand je commençai à griffonner des vers, en 1828, en quelque sorte instinctivement, a-t-il consigné quelque part, je pris l’habitude de les transcrire et de les mettre de côté. Je les ai encore. Je viens de lire, dans une biographie de Byron, qu’il agissait de même. J’ai été stupéfait de cette ressemblance. » Il note cette autre ressemblance : en Écosse, une vieille femme a prédit à la mère de Byron qu’il serait un grand homme, et qu’il serait marié deux fois. Au Caucase, une vieille femme a fait la même prédiction à la grand’mère de Lermontov. « Fasse le ciel, ajoute celui-ci, que la prédiction 263 qui me concerne s’accomplisse, dussé-je être aussi malheureux que Byron ! » Il se refuse pourtant à n’être qu’un disciple : et parlant de celui à qui il se compare : « Je suis autre, déclare-t-il fièrement ; j’ai une âme russe. » Ce qui ne l’empêchait point, à peu de temps de là, de se contredire, en appelant l’Écosse sa patrie véritable et en se montrant brûlé du désir… poétique de voler vers le pays où est la tombe d’Ossian, « pour y faire vibrer les cordes de la harpe 264 écossaise ». Lermontov a toujours conçu de lui-même l’idée la plus haute ; son orgueil s’étale parfois avec une naïveté puérile qui déconcerte ; comme par exemple lorsque s’imaginant qu’il descend des grands d’Espagne, les ducs de Lerma, il signe de ce nom ses épîtres ; ou qu’oubliant ses prétentions primitives, il célèbre ses nobles ancêtres écossais. « De l’orgueil, il y en a dans son dédain pour le monde qui l’entoure, dans ses invectives contre la société. Et toute sa vie, il est hanté par la figure du démon, le prototype de l’orgueil[7] . N’est-ce pas encore de l’orgueil, mais d’une qualité inférieure, que de prétendre à des bonnes fortunes féminines, tout disgracié de la nature, tout difforme qu’il soit ? Cette infériorité physique, qu’il ressentait douloureusement, le rendait maussade, hargneux, vindicatif. Car, au dire de ceux qui l’ont approché, il était très laid, et cette laideur, qui plus tard céda au pouvoir de sa physionomie, et disparut presque quand le génie eut transformé ses traits vulgaires, cette laideur était frappante dans sa grande jeunesse[8] . Un autre nous le montre « de petite taille, large d’épaules et d’aspect assez disgracieux. Il semblait de forte complexion… Ses gestes étaient brusques, bien qu’il montrât parfois de la paresse et cette indifférence inconsciente qui est maintenant à la mode ». « Il attirait l’attention, quoiqu’on en eût, par son visage irrégulier, de 265 couleur foncée, ses yeux « qui brillaient d’un éclat redoutable. » Il semble n’avoir fait la cour aux femmes que « pour le plaisir méchant qu’il éprouvait à les abandonner après les avoir séduites ». Tourguéniev, qui le vit dans un salon, sous l’uniforme du régiment des hussards de la garde, nous en a laissé un portrait rien moins que flatteur : « Il n’avait ôté ni son sabre, ni ses gants ; voûté, l’air renfrogné, il fixait son regard maussade sur la comtesse (Mousine Pouchkine, ravissante créature, enlevée par une mort prématurée). « Dans son extérieur, écrit l’auteur des Souvenirs littéraires, il y avait quelque chose de sinistre et de tragique ; une force ténébreuse et méchante, un air de mélancolique dédain, la passion émanaient de sa face basanée, de ses grands yeux sombres et fixes. Leur regard lourd contrastait étrangement avec la moue presque enfantine de ses lèvres très pâles. Tout son aspect physique, sa petite taille, ses jambes arquées, cette grosse tête sur des épaules larges et voûtées (il était presque bossu) produisaient une impression désagréable ; mais on sentait tout de suite qu’il y avait là une force. On sait que jusqu’à un certain point il s’est représenté sous les traits de Pétchorine. Ce détail : « Ses yeux ne riaient pas quand il riait », s’appliquait réellement à lui… » 266 MOUSINE POUCHKINE d’après la Revue encyclopédique (1899) 267 Deux ans après, un autre témoignage, émané d’une personne qui avait pu l’observer de près, nous le montre fêté dans le monde, choyé dans le cercle de ses intimes, d’humeur joviale, tous les jours inventant une niche, amusant la société par sa verve intarissable. Mais il ne pouvait se défendre de cette humeur sarcastique (réaction de défense de sa disgrâce physique), qui lui avait valu tant d’ennemis, et qui devait être la cause de sa fin prématurée. Une des victimes de son ironie persistante finit par prendre mal la plaisanterie : une querelle éclata, un duel s’ensuivit : Lermontov tombait frappé mortellement de la première balle qu’il recevait. Cette fin tragique, il en avait eu de bonne heure le pressentiment ; ce fut toujours chez lui comme une idée fixe passée à l’état d’obsession : il savait, il déclarait en toute occasion qu’il mourrait jeune et d’une mort violente. Ces avertissements de la nature, qui saurait assurer qu’ils ne sont que l’effet du hasard ou d’un concours fortuit de coïncidences ? Autosuggestion ou prédestination, il est des êtres qui portent la mort en eux d’une façon consciente. Qu’on y voie la conséquence d’un état pathologique, d’une névrose — imparfaitement caractérisée, certes — cette inappétence à vivre, les symptômes de ce mal, avant tout subjectif, n’en sont pas moins d’une indiscutable réalité. Leur influence est indéniable sur la vie autant que sur l’œuvre de qui en fut obsédé à un pareil degré. 1. ↑ E. Duchesne, Michel Iouriévitch Lermontov, sa vie et ses œuvres. Paris, Plon, 1910. 268 2. ↑ Jousserandeau, Lermontov. 3. ↑ Il s’agit de Chan-Guiréi, dont les Souvenirs ont paru dans la Revue Rousskoïé Obozriénié, août 1890. (Cf. E. Duchesne, op. cit., 30.) 4. ↑ Contribution à l’étude des perversions de l’instinct de conservation : le spleen. Thèse de doctorat en médecine de Paris (1913), par Henry Le Sarcoureux, 97. 5. ↑ Duchesne, loc. cit. 6. ↑ Thèse citée, p. 208. 7. ↑ Jousserandeau, loc. cit. 8. ↑ Témoignage de la comtesse Rostopchine, recueilli par Alexandre Dumas, dans le Caucase, tome II, p. 249. 269 DOSTOÏEVSKY Dostoïevsky ! Est-il un écrivain plus identifié à son œuvre ? En est-il dont les auto-observations soient plus complètes, plus sincères ? C’est parce qu’il a souffert de ce terrible mal qu’est l’épilepsie qu’il a montré une prédilection particulière pour cette névrose mystérieuse, à laquelle les Anciens donnaient une origine sacrée, faute d’en pouvoir démêler l’exacte pathogénie. C’est par là que les romans de Dostoïevsky sont pour nous d’une consultation si précieuse. C’est aussi parce que « ses types et ses images pourraient servir à illustrer un manuel moderne de psychiatrie[1] » et qu’il a donné, de maladies mentales que les spécialistes n’ont connues qu’en ce siècle, des descriptions d’une exactitude saisissante. « Dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevsky, a-t-on écrit d’autre part[2] , il n’y a pas un individu que Charcot ne pût réclamer… ils sont tous dans l’état de possession, tel que l’entendait le moyen âge. » Sans prendre au sens rigoureux cette assertion d’un des critiques à qui nous devons la révélation et la pénétration, jusque dans ses plus intimes replis, de l’âme slave, il n’est pas possible de méconnaître l’intérêt évident que portait le romancier russe aux déséquilibrés, à tous ceux qui présentent des troubles 270 cérébraux nous permettant de les classer dans la catégorie des fous ou des demi-fous. Un statisticien qui a occupé ses loisirs à dénombrer les aliénés dans l’œuvre de Dostoïevsky n’en a pas compté moins de trente-quatre : ce qui ferait environ un tiers du total des personnages qu’il a mis en scène ! Il y aurait déjà là un attrait pour les hommes de science, mais ils ont bien d’autres motifs à invoquer pour justifier leur curiosité. 271 Photo Giraudon DOSTOÏEVSKY Elle est d’un littérateur, cette remarque, qu’un des chefsd’œuvre de Dostoïevsky, Crime et Châtiment, est « la plus profonde étude de psychologie criminelle qui ait été écrite 272 depuis Macbeth » ; comment ceux qui se sont voués à l’observation de l’âme humaine pourraient-ils la tenir pour négligeable ? D’ailleurs les spécialistes eux-mêmes le reconnaissent, pas un seul poète n’a fait une description aussi juste et détaillée des criminels que Dostoïevsky. Dans toute la littérature on ne trouve pas de connaissance aussi approfondie du criminel que dans ses ouvrages. Il a fait de l’anthropologie criminelle avant que celle-ci fût constituée en corps de doctrine ; c’est à lui que l’on doit la distinction, dont plus tard devait tant se prévaloir Lombroso, entre les criminels-nés et les criminels d’occasion ; les criminels par passion et les criminels politiques ; enfin les criminels-fous, qu’il a décrits « avec beaucoup de finesse et de profondeur » : à cet égard son Raskolnikoff restera comme un exemplaire typique. Comment s’étonner de cette exactitude, de cette précision, quand on sait que ce sont des tableaux d’après nature que nous restitue le profond psychologue ? On a souvent comparé Dostoïevsky à J.-J. Rousseau. Comme Rousseau, Dostoïevsky, en effet, a profondément remué, ébranlé les bases sociales de son pays ; mais « l’ombrageux philanthrope » de Moscou nous offre bien d’autres points de ressemblance avec le « délirant persécuté » de Genève. Chez tous deux on retrouve « mêmes humeurs, même alliage de grossièreté et d’idéalisme, de sensibilité et de sauvagerie ; même fonds d’immense sympathie humaine, qui leur assura, à tous deux, l’audience de leurs contemporains ». 273 Il y a plus : comme Jean-Jacques, Dostoïevsky s’est, pour ainsi parler, « vivisecté » ; mais il a poussé plus loin que le philosophe atrabilaire le souci, l’angoisse de « l’écriture ». C’est un martyr[3] , un forçat du verbe, trahissant à tout moment son désespoir de ne pas atteindre l’idéal de perfection dont il a tant cherché à se rapprocher. L’année de sa mort, encore, n’écrivait-il pas, dans un accès de désespérance : « Je sais que moi, comme écrivain, j’ai beaucoup de défauts, parce que je suis, le premier, bien mécontent de moi-même ; vous pouvez vous figurer que, dans certaines minutes d’examen personnel, je constate avec peine que je n’ai pas exprimé littéralement la vingtième partie de ce que j’aurais voulu et peut-être pu exprimer[4]… » LE KREMLIN À MOSCOU 274 Cette probité littéraire, cet orgueil de son art, ni les Goncourt, ni Flaubert lui-même ne l’ont plus ardemment pratiqué et, sur ce point du moins, il nous semble que Dostoïevsky se sépare nettement de Rousseau, dont l’amour-propre effréné, la susceptibilité maladive, les rancunes misérables diminuent tellement à nos yeux la valeur morale. Et ce sont ces affres douloureuses, cette gésine angoissante, qui nous rendent Dostoïevsky si sympathique ; ce que nous trouvons admirable, c’est qu’il ait pu mener à bien le labeur considérable auquel il s’est astreint, malgré les crises qu’il a éprouvées, malgré les accès répétés d’un mal qui terrasse les volontés les plus fortement trempées. À peine des traces de découragement se trahissent-elles, çà et là, dans sa correspondance : « Je suis malade des nerfs et je crains une fièvre cérébrale. Je suis si dévoyé qu’il m’est impossible de vivre une vie régulière. » Un autre jour, il déclare que la crise l’a « brisé, physiquement et moralement[5] » ; que l’épilepsie lui fait perdre du temps et « trouble sa disposition d’esprit[6] » ; mais il travaille, néanmoins, de toutes ses forces, en dépit des prescriptions de la Faculté[7] . Il faut travailler beaucoup, beaucoup, s’écrie-t-il tristement ; et cependant, les crises m’achèvent et, après chacune, je ne puis remettre mes idées d’aplomb avant quatre jours[8]. » 275 « Les attaques se répètent chaque semaine », écrit-il de Pétersbourg, lors de son dernier séjour dans cette ville ; « ressentir et s’avouer clairement cet ébranlement des nerfs et du cerveau est une insupportable torture… » Ailleurs, il se plaint d’être consumé par une forte fièvre ; chaque nuit il éprouve des frissons ; il a une attaque tous les dix jours et il en met cinq à revenir à lui. Cependant, au dire d’un de ceux qui l’ont approché de très près, « il ne perdait jamais complètement courage » et non seulement il ne s’abandonnait pas au désespoir, mais il produisait, il produisait sans trêve ; ni la solitude, ni la pauvreté, ni la maladie n’abattaient son vouloir ; ses meilleures productions, au contraire, correspondent à ces époques malheureuses : Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Possédés, ont été conçus dans ces heures de tristesse. Au cours de la seconde moitié de l’année 1889, alors qu’il écrivait les Frères Karamazoff, il était extraordinairement maigre et épuisé. Il ne vivait que par les nerfs ; tout le reste de son corps était parvenu à un tel degré de fragilité que le premier petit choc pouvait le briser. Une chose encore plus étonnante, c’était son endurance en face du labeur intellectuel à mesure que le travail lui devenait de plus en plus difficile[9] . Ces quelques lignes préliminaires suffiront à établir que la maladie dont Dostoïevsky offrit les symptômes, influa sur toute son existence ; mais, afin de le mieux connaître, nous devons pénétrer plus avant dans l’étude de cet état pathologique, sans lequel sa psychologie et la nature même 276 de son génie risqueraient de rester d’indéchiffrables énigmes. Si l’influence du milieu n’est pas un vain mot, il faut tout d’abord noter que Dostoïevsky, né dans un hôpital pour les pauvres, dont son père était le médecin, eut, dès sa prime enfance, le spectacle de la souffrance et de la misère. Le logement de ses parents était des plus modestes : les chambres étaient petites, séparées par des cloisons en bois. La pièce du milieu servait à la fois de salle à manger, de salon pour les rares visiteurs et de salle de réception pour les malades qui venaient consulter le père docteur. Dostoïevsky perdit sa mère alors qu’il venait d’atteindre sa septième année. Celle-ci était, dit-on[10] , de très faible santé : renseignement bien imparfait, dont nous devons nous contenter. Il y a, toutefois, apparence que la mère de Dostoïevsky mourut de tuberculose. Le père de Dostoïevsky nous est davantage connu. D’après le frère du romancier, c’était un homme excessivement exigeant, impatient et surtout très emporté. D’autres nous le dépeignent « nerveux, morose, soupçonneux ». À seize ans, Dostoïevsky portait ce jugement sur son père : « Il est bon, mais quel étrange caractère ! Ah ! que de malheurs n’a-t-il pas eu à endurer ! J’ai envie de pleurer à la pensée que rien ne peut le consoler. » 277 L’origine du mal[11] dont souffrit toute sa vie Dostoïevsky proviendrait, suivant une version qui, à vrai dire, n’a pas de base solide, d’une scène tragique qui se serait passée dans sa famille. Sur les détails de cette scène on n’est pas très fixé ; on conte que l’enfant, impressionnable de nature, en fut profondément secoué et que la première crise aurait alors apparu. Lui-même, dans ses souvenirs d’enfance, épars çà et là dans ses œuvres, rapporte que tout petit il eut des hallucinations ; il relate, notamment, la fantastique clameur qui, un jour, en rase campagne, lui parut éclater : « Au loup ! au loup ! » Il se prit à courir, croyant entendre toute proche la galopade de la bête farouche, jusqu’à ce qu’il tombât dans les bras d’un bon moujik qui lui montrant la paix des plaines, la sérénité silencieuse des champs, finit par calmer son effroi[12] . Dans une de ses rares échappées de confidences, Dostoïevsky a rapporté tout autrement les débuts de sa maladie ; celle-ci aurait commencé en exil. « Il souffrait extrêmement de la solitude et passait des mois entiers sans voir âme qui vive, sans échanger une parole intelligente avec qui que ce soit. Tout à coup il vit très inopinément arriver un ancien camarade… c’était la veille du jour de Pâques, dans la soirée ; mais la joie de se revoir fit qu’ils oublièrent quelle était cette soirée. Ils passèrent la nuit entière à causer, sans souci du temps ni de la fatigue, grisés par leurs propres paroles. La conversation roula sur ce qui lui tenait le plus à cœur : la littérature, l’art, 278 la philosophie, la religion. L’ami de Dostoïevsky était athée ; lui, croyant, tous deux également convaincus. — « Il y a un Dieu ! » cria Dostoïevsky hors de lui. Au même moment, les cloches de l’église voisine sonnèrent les matines de Pâques à toute volée ; l’air fut ébranlé de ce tintement et « je me sentis englouti par la fusion du ciel et de la terre, racontait Fédor Mikhaïlovitch ; j’eus la vision matérielle de la divinité, elle pénétra en moi ». « Oui, Dieu existe ! criai-je, et JE NE ME RAPPELLE RIEN DE CE QUI SUIVIT[13]. » Ce dernier trait est caractéristique ; cette amnésie après l’accès en donne la signature : le sujet oublie complètement l’origine de sa maladie[14] , bien que son imagination en reste toujours préoccupée. C’est ainsi que, à une époque antérieure à celle que nous venons d’évoquer, dans la requête qu’il adressait à l’empereur Alexandre II, « l’ancien criminel politique », comme il signait sa missive, affirmait que sa maladie s’était manifestée durant sa première année de travaux forcés. « Mon infirmité, y disait-il, devient de plus en plus violente. Chaque accès me fait perdre la mémoire, l’imagination, les forces spirituelles et corporelles. L’issue de mon malaise, c’est l’épuisement, la mort ou la folie. » Dostoïevsky n’exagère pas : il y eut, paraît-il[15] , véritablement dans sa vie des moments où sa maladie menaça de lui faire perdre toutes ses facultés mentales. 279 Cette maladie, nous en trouvons les plus lointaines manifestations dans sa correspondance à partir seulement de 1846. Deux ans auparavant, il avait abandonné la carrière d’ingénieur (que son père lui avait fait embrasser) à la suite de son premier roman, les Pauvres Gens. C’est vers cette époque qu’il fut pris de crises nerveuses mal définies, et qu’il tomba en une sorte de léthargie, qui lui fit appréhender d’être enterré vif. Il prévint ses amis de veiller à ce que les signes de la mort fussent bien constatés avant de procéder à son inhumation ; il les en pria verbalement, et aussi par écrit. Plus tard il eut des palpitations cardiaques pour lesquelles il recourut à l’hydrothérapie que le paysan sibérien Priessnitz venait de mettre en vogue[16] . En 1849, Dostoïevsky déclare qu’il est en bonne santé, « sauf les hémorroïdes et le dérangement des nerfs qui va crescendo… L’appétit est insignifiant, le sommeil insuffisant, et encore mêlé de cauchemars ». Un mois après, il ressent une « douleur à la poitrine qu’il n’a jamais eue ; la nuit, il devient plus impressionnable…, de longs songes hideux » interrompent son sommeil. « Depuis quelque temps, ajoute-t-il, il me semble que mon parquet vacille, et je me trouve dans ma chambre comme dans une cabine de bateau à vapeur. Je conclus de tout cela que mes nerfs se dérangent. Quand un pareil état nerveux s’emparait de moi autrefois, j’en profitais pour écrire : dans cet état, on écrit toujours mieux et davantage ; mais maintenant je me retiens pour ne pas m’achever. Pendant environ trois semaines, je n’ai rien écrit, maintenant, je recommence. » 280 Ces lettres sont écrites de la forteresse des Saints-Pierreet-Paul, où il avait été enfermé pour délit politique. Il se plaint encore, quelques semaines après, de son dérangement d’estomac et de ses hémorroïdes ; mais c’est surtout l’hypocondrie qui le tracasse aux approches de l’hiver. Viennent les beaux jours et son esprit se rassérène. Il reconnaît, d’ailleurs, que son arrestation, puis son incarcération l’ont sauvé de la folie, qu’il sentait imminente. Le vrai est que son angoisse, sa mélancolie peu à peu s’atténuent ; puis il cesse d’y porter attention. Les tortures morales dues à l’incertitude du danger qu’il s’imaginait suspendu sur sa tête ayant cessé, les accès s’espacèrent. On sait combien les épileptiques sont accessibles à la suggestion psychique ; la disparition des symptômes morbides chez Dostoïevsky en est une preuve nouvelle. Plusieurs années se passeront sans qu’ils se manifestent[17] . Libre, et malade à nouveau, le romancier entreprit un grand voyage à l’étranger, en quête d’un soulagement, à défaut de guérison. Il visita presque toute l’Allemagne, alla en Suisse, en France, en Italie. Il revint de sa longue tournée sensiblement amélioré. L’année 1865 est marquée par une fréquence inusitée des crises ; il en est « terriblement secoué » encore l’année suivante, et ses hémorroïdes ne lui laissent point de répit[18] . 281 Dans l’été de 1867, les crises se sont répétées chaque semaine, et il lui était insupportable de sentir et d’avoir conscience de ce dérangement nerveux et cérébral. La raison commençait réellement à être ébranlée. Le dérangement nerveux lui donnait des « moments de rage[19] ». Relevons, en passant, qu’au mois de septembre de cette même année, une fièvre intérieure le brûle. Il a des frissons, la fièvre toutes les nuits, et il maigrit affreusement. Il faudra s’en souvenir quand il s’agira de déterminer la nature de la maladie qui a mis fin à ses jours. Notons aussi la tachycardie : « Il n’y a rien du tout, ce sont les nerfs », a prononcé le médecin consulté, « un célèbre professeur qui l’a examiné entièrement ». Ces palpitations irrégulières, et qui l’empêchaient de dormir, n’avaient-elles pas une cause autre que celle qu’on leur attribuait ? D’autant qu’on lui avait prescrit, pour calmer ces troubles prétendus nerveux, « d’aller à la mer, de prendre des bains » : singulière médication contre le nervosisme ! 282 LA NEVA GELÉE DEVANT LA FORTERESSE PIERRE-ET-PAUL (Bibliothèque Nationale — Estampes) Entre temps, l’épilepsie ne l’abandonnait pas. En avril 1871, il en éprouva une crise « des plus violentes », dont il sortit « tout brisé et tout énervé, tout anéanti ». D’ordinaire, ces crises survenaient une fois par mois, mais il lui arriva d’en avoir jusqu’à deux par semaine. Pendant son séjour hors de Russie, sans doute sous l’influence de climats plus doux, et par suite de l’absence d’émotion et d’une vie plus tranquille, libérée de soucis, il eut des rémissions, allant jusqu’à quatre mois. 283 L’ÉPILEPTIQUE (Collection de l’auteur) Il avait, généralement, un pressentiment de la crise, mais il se trompait quelquefois. « Vous autres, gens bien portants, disait-il un jour dans un cercle familial où il était reçu en ami, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde avant l’accès. Mahomet, dans son Coran, affirme avoir vu le Paradis, y avoir été. De sages imbéciles prétendent que c’est un menteur et un fourbe. Oh ! que non ! il n’a pas menti : il a certainement vu le paradis dans une attaque d’épilepsie, car il en avait comme moi[20] . Je ne sais si cet état bienheureux dure des secondes, des heures ou des mois ; mais, croyez-en 284 ma parole, je ne le céderais pas pour toutes les joies de la terre. » Dostoïevsky prononça ces derniers mots d’une voix basse, saccadée et d’un ton passionné qui lui était particulier. Ceux qui l’entouraient crurent qu’il allait avoir son attaque : « Sa bouche était convulsée et tout son visage bouleversé » ; mais le narrateur, qui avait deviné la pensée secrète de son auditoire, coupa court à son récit, passa la main sur sa figure et dit, avec un mauvais sourire : « N’ayez pas peur, je sais toujours d’avance quand cela me prend. » Il n’eut pas, en effet, sa crise dans l’instant ; elle était en retard de quelques heures : la nuit, il en subit une des plus violentes qu’il eût encore éprouvées[21] . 285 IVAN TOURGUÉNIEV par Hédouin (1868) (Bibliothèque Nationale — Estampes) Un de ceux qui étaient parvenus à gagner sa confiance fut, par hasard, témoin d’un de ces accès, de force 286 moyenne, qu’il a relaté en termes saisissants. « C’était en 1863, la veille même de Pâques, raconte Strakhoff. Assez tard, à onze heures du soir, il (Dostoïevsky) entra chez moi, et une conversation très animée s’engagea entre nous. Je ne puis me souvenir du sujet, mais je sais qu’il s’agissait d’une question générale très importante. Dostoïevsky était particulièrement excité ; il allait et venait par la chambre, pendant que j’étais assis à la table. Il disait des choses élevées et consolantes, et lorsque je soutenais une opinion par une remarque quelconque, il tournait vers moi un visage inspiré, où se lisait toute l’exaltation du génie. Tout à coup, il s’arrêta un instant, comme pour chercher un mot, et il ouvrait déjà la bouche pour parler. Je le regardais avec une vive attention, sentant qu’il allait dire quelque chose d’extraordinaire, que j’entendrais une révélation. Mais alors sortit de sa bouche un son étrange, prolongé, sauvage, et il tomba sans connaissance sur le parquet, au milieu de la chambre. » Dostoïevsky disait à celui-là même dont on vient de lire le récit, que ses crises étaient précédées d’une extase enthousiaste ; il ressentait une sensation comme d’euphorie, d’optimisme, « une impulsion à se sacrifier ». Pendant ces instants, il éprouvait « une sensation de bonheur qui n’existe pas dans l’état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée ». Je sens, disait-il, « une harmonie complète en moi et dans le monde entier et cette sensation est si douce et si forte que pour quelques secondes de cette 287 félicité, on peut donner dix années de sa vie, même sa vie entière ». Dostoïevsky n’a jamais fait mystère de sa maladie ; elle était trop apparente à tous les yeux pour qu’il pût la dissimuler[22] ; tout au plus avouait-il qu’elle lui enlevait une partie de ses moyens, que son travail intellectuel s’en trouvait ralenti. À un correspondant inconnu, il exprimait ses regrets de lui avoir fait attendre sa réponse, parce qu’il avait supporté trois accès de son mal, ce qui, depuis longtemps, ne lui était arrivé « de cette force et si souvent ». Aux crises succédaient des « humeurs noires extraordinaires », qui duraient, d’abord, trois jours après la crise ; et, plus tard, pendant sept, huit jours. « Avant-hier, écrit-il, j’ai eu une crise des plus violentes : mais hier j’ai écrit quand même, dans un état proche de la folie[23]. »

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C’est une constatation faite par les aliénistes que l’épilepsie détermine des perturbations physiques pouvant aller jusqu’à la folie ; mais chez Dostoïevsky, il n’y eut jamais démence au sens propre du mot. Il avait des éclipses de mémoire, passant à côté de personnes qu’il connaissait pourtant bien et auxquelles il ne rendait pas leur salut, parce qu’il n’arrivait pas à se remémorer leur visage[24] . 288 Après les crises, il était insupportable, irritable, étrange et paraissait irresponsable. Il cherchait l’occasion de querelles et, dans tout ce qu’on lui disait, voyait l’intention de le blesser. Le mettait-on sur ses sujets de prédilection, alors il recommençait à prendre feu : au bout d’une heure sa bonne humeur était revenue ; seuls, la pâleur de son visage, l’éclat de ses yeux, le halètement de sa respiration laissaient soupçonner son état morbide. Cette irascibilité, qui était, pour une bonne part, pathologique, on la retrouve chez la plupart des personnages créés par Dostoïevsky. Raskolnikoff, Nejdanoff, Stravoguine, Aliocha sont des nerveux, comme l’était Dostoïevsky. Jusqu’à l’excellent Pokrovsky, des Pauvres Gens, qui ne peut dire quatre mots sans s’emporter ; jusqu’à Schatoff, « le meilleur homme du monde », qui en est en même temps « le plus irascible », tous s’impatientent, se fâchent, parlent d’un ton irrité. Ce sont leurs nerfs qui les tourmentent et les agitent, leurs nerfs de race fine et impressionnable, jetée par la destinée dans des aventures et des épreuves au-dessus de leur caractère. « Toi, tu as les nerfs détraqués », dit Pakline à Nejdanof[25] . On ne sera pas surpris qu’il y ait également, dans les ouvrages de Dostoïevsky, toute une série d’épileptiques : c’est Nelly, dans Humiliés et Offensés ; le prince Mychkine, dans L’Idiot ; Kiriloff, dans Les Possédés ; Smerdiakoff, dans Les Frères Karamazoff. Comme l’a fait observer un aliéniste russe[26] , toutes les altérations psycho-pathologiques qui accompagnent l’épilepsie tiennent dans ce cadre. 289 Il apparaît manifestement que Dostoïevsky a utilisé largement ses sensations propres. Si nous le revendiquons, si nous nous trouvons honorés de le revendiquer comme confrère, c’est qu’il a su, bien mieux que les romanciers d’imagination qui ont puisé leur inspiration dans nos traités techniques, nous donner des descriptions cliniques qui ne seraient désavouées par aucun de nos maîtres en psychiatrie. Si l’on a pu dire que la plupart des personnages enfantés par le génie de Dostoïevsky sont « des types psychopathiques définitivement acquis à la science…, dans un pays et à une époque où l’esprit humain n’avait pas été encore orienté vers ces recherches[27] », c’est que celui qui les a créés s’est soumis lui-même au scalpel de sa froide analyse, s’est « subjectivé » dans son œuvre. Ce que Dostoïevsky décrit, avec une rigoureuse exactitude et une subtilité psychologique rarement atteinte par d’autres, c’est, on le conçoit aisément, non pas tant la crise convulsive dont il ne pouvait conserver qu’un très vague souvenir, que l’aura qui la précède. En veut-on un exemple ? Un de ses romans va nous le fournir : Il (l’Idiot) songea à un phénomène qui précédait ses attaques d’épilepsie, quand celles-ci se produisaient à l’état de veille. Au milieu de l’abattement, du marasme mental, de l’anxiété qu’éprouvait le malade, il y avait des moments où son cerveau s’enflammait tout d’un coup, pour ainsi dire, et où toutes ses forces vitales atteignaient subitement un degré prodigieux d’intensité. La sensation de la vie, de l’existence consciente était presque décuplée dans ces instants rapides 290 comme l’éclair. Toutes les agitations se calmaient, toutes les perplexités se résolvaient d’emblée en une harmonie supérieure, en une tranquillité sérieuse et joyeuse, pleinement rationnelle et motivée. Mais ces moments radieux n’étaient encore que le prélude de la seconde finale, celle à laquelle succédait immédiatement l’accès. Cette seconde assurément était inexprimable. Dans ce dernier moment de conscience, le malade pouvait se dire clairement et en connaissance de cause : « Oui, pour ce moment on donnerait toute une vie. » Dans ce moment, il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’apôtre : « Il n’y aura plus de temps. » Et il ajoutait avec un sourire : « C’est sans doute à cette même seconde que faisait allusion l’épileptique Mahomet, quand il disait qu’il visitait toutes les demeures d’Allah en moins de temps qu’il n’en fallait à sa cruche d’eau pour se vider. » L’aura de Kiriloff (Les Possédés) présente le même caractère de mysticité, d’extase extra-humaine : « Il y a des moments, s’écrie-t-il, cela ne dure que cinq à six secondes, où vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle. Le phénomène n’est ni terrestre, si céleste, mais c’est quelque chose que l’homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. Il faut se transformer physiquement ou mourir. C’est un sentiment clair et indiscutable. Il vous semble tout à coup être en contact avec toute la nature et vous dites : « Oui, cela est vrai, cela est bon… Ce n’est pas de l’attendrissement, c’est de la joie… Si cet état dure plus de cinq secondes, l’âme ne peut y résister et doit disparaître. Durant ces cinq secondes, je vis toute une existence humaine, et pour elles, je donnerais ma vie, car ce ne serait pas les payer trop cher… » 291 Dans la description de la crise, Dostoïevsky n’oublie pas le cri initial qui accompagne la chute : « Le prince garda un souvenir très net du commencement, des premiers cris qui s’échappèrent spontanément de sa poitrine et que tous ses efforts eussent été impuissants à contenir. Ensuite, la conscience s’éteignit en lui… À cet instant, la figure et surtout le regard se déforment. Les convulsions et les frissons contractent tout le corps et tous les traits du visage. Un hurlement terrible, inimaginable, qui ne peut être comparé à rien, s’échappe de la poitrine ; il semble que ce hurlement ait perdu tout caractère humain, et il est impossible, ou tout au moins très difficile pour le témoin, de s’imaginer et d’admettre que c’est un homme qui rugit ainsi. Il semble même qu’il y ait un autre être dans cet homme et que ce soit cet autre être qui crie. Du moins est-ce de cette façon que beaucoup de gens ont traduit leur impression, et sur beaucoup de gens aussi, la vue d’un homme atteint d’une crise épileptique produit une terreur inexprimable, indicible, qui a quelque chose de mystique. » L’absence épileptique est nettement décrite dans cet autre passage de L’Idiot : « Je me rappelle que j’éprouvai un chagrin insupportable ; j’avais envie de pleurer, j’étais étonné et inquiet. Je me sentais au milieu de ces choses étrangères. C’était un marasme mortel. La circonstance qui y mit fin fut le braiement d’un âne entendu sur le marché de Bâle. L’âne m’impressionna extrêmement ; il me causa, je ne sais pourquoi, un plaisir extraordinaire et mon cerveau recouvra soudain sa lucidité. » 292 Les épileptiques ont la manie du déplacement, ils éprouvent le besoin de voyager au loin. Dostoïevsky, nous l’avons déjà dit, a présenté de l’automatisme ambulatoire : « J’avais l’humeur inquiète et vagabonde (c’est l’Idiot qui parle, ou plutôt Dostoïevsky dont il emprunte la plume)… il me semblait que si j’allais toujours droit devant moi, si je franchissais la ligne où le ciel se confond avec la terre, je trouverais au-delà le mot de l’énigme, une vie nouvelle. » Le romancier n’ignore pas que l’épilepsie ne se traduit point que par des attaques ; il ne lui a pas échappé que des modifications importantes s’y rattachent. « Je sais, dit le prince Mychkine, et de la façon la plus positive, qu’une maladie qui dure depuis vingt-quatre ans, a dû forcément laisser des traces. » Et il précise : « Quand on m’eut emmené à l’étranger, dans les différentes villes d’Allemagne où nous passions, je me bornais à regarder en silence et, je m’en souviens, je ne faisais même aucune question. Je venais d’avoir une série d’accès très violents. Or, chaque retour de ces attaques, chaque recrudescence de ma maladie avait pour effet de me plonger ensuite dans une hébétude complète. Je perdais alors toute mémoire, l’esprit travaillait encore, mais le développement logique de la pensée était, pour ainsi dire, interrompu. Je ne pouvais pas lier l’une à l’autre plus de deux ou trois idées… » Dans l’intervalle des crises, tous les épileptiques de Dostoïevsky présentent des troubles mentaux. Chez le 293 prince Mychkine, l’épilepsie aboutit à la débilité, puis à la déchéance mentale. Kiriloff a des insomnies persistantes ; il a des crises d’angoisse : ces insomnies, pour le médecin légiste, sont l’indice d’une aliénation mentale en puissance. Chez Kiriloff, Dostoïevsky a montré, en outre, « l’idée de Dieu, spécifique de l’épilepsie », état que les Allemands ont spécialement décrit (Gottnomenklatur). Smerdiakoff présente une capacité mentale très réduite ; il est incapable de toute mission sérieuse, de toute continuité d’effort, d’une organisation de sa conduite[28] . Pour ce qui est des rapports entre l’épilepsie et le crime, Dostoïevsky ne s’est point montré moins perspicace. Dans Crime et Châtiment, Raskolnikoff (son porte-parole) assimile cette éclipse du jugement et cette défaillance de la volonté à une affection morbide qui se développait par degrés, atteignait son maximum d’intensité peu avant la perpétration du crime et encore quelque temps après, pour cesser tout de suite comme cesse la maladie. Un point à éclaircir était celui de savoir si la maladie détermine le crime ; ou si le crime lui-même, en vertu de sa nature propre, n’est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide. Dans certains cas, le crime est comme la manifestation même de la névrose ; à propos d’un attentat commis par un prisonnier, Dostoïevsky dit expressément (dans la Maison des Morts) : 294 « La cause de cette explosion imprévue chez un homme dont on n’attendait rien de pareil, c’est la manifestation angoissée, convulsive de la personnalité, une mélancolie instinctive, un désir d’affirmer son moi avili… C’est comme un accès d’épilepsie, un spasme… » Dostoïevsky se garde de confondre l’impulsif avec l’épileptique. Il expose le diagnostic différentiel avec autant de maîtrise qu’un professionnel ; le portrait d’impulsif qu’il donne dans L’Idiot n’appelle aucune retouche : « La montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse, qu’il ne put se maîtriser. Il prit un couteau et, dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonne-moi par les mérites du Christ ! » Il égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton, puis lui prit sa montre. » 295 DANS LA STEPPE d’après le Magasin pittoresque C’est encore un impulsif que Stravoguine, des Possédés, un « dégénéré de la plus belle eau », suivant l’expression du Dr

Bajenow[29]

. « Avant l’âge de vingt-cinq ans, il s’est déjà signalé par des excentricités sauvages : on parlait de gens écrasés par ses chevaux, d’un outrage public qu’il fit à une dame de la bonne société qui fut sa maîtresse. Il avait déjà tué deux ou trois personnes dans des duels où tous les torts se trouvaient de son côté… Il avait appartenu à une société qui rendrait des points au marquis de Sade lui-même, avait épousé (on n’a jamais su pourquoi) une mendiante faible d’esprit, boiteuse… Il clôt le roman par son suicide. » 296 Mais le texte du romancier est bien autrement suggestif que le commentaire dont nous l’avons fait précéder. Il s’agit toujours de Stravoguine : « Brusquement, sans rime ni raison, il fit à diverses personnes deux ou trois insolences inouïes. Cela ne ressemblait à rien, ne s’expliquait par aucun motif et dépassait de beaucoup les gamineries ordinaires que pourrait se permettre un jeune écervelé ! Un des doyens les plus considérables de notre club, Gaganoff, homme âgé et ancien fonctionnaire, avait contracté l’innocente habitude de dire à tout propos, d’un ton de colère : « Non, on ne me mène pas par le bout du nez ! » Un jour, au club, il lui arriva de répéter sa phrase favorite. Au même instant, Stravoguine, qui se trouvait un peu à l’écart et à qui personne ne s’adressait, s’approcha du vieillard, le saisit par le nez et le tirant avec force l’obligea à faire ainsi deux ou trois pas à sa suite… Les témoins de cette scène racontèrent plus tard qu’au cours de l’opération la physionomie du jeune homme était rêveuse, comme s’il avait perdu l’esprit… L’incident provoqua un vacarme indescriptible… Stravoguine, sans répondre à personne, se contentait d’observer tous les visages… À la fin, fronçant le sourcil, il s’avança d’un pas ferme vers Gaganoff : « Vous m’excuserez, naturellement… Je ne sais pas, en vérité, comment cette idée m’est venue tout à coup… Une bêtise… » Mais cet obsédé, cet impulsif, n’était pas un épileptique, puisqu’« il comprenait très bien l’acte qu’il venait de commettre et, loin d’en éprouver aucune confusion, souriait avec une gaieté maligne, sans repentir ». Il finit par un accès de folie furieuse, ce que les spécialistes appellent de l’excitation maniaque conformément à ce qu’on observe dans les asiles. 297 Dans le même roman de Possédés, se trouve une autre observation de manie, que l’on croirait rédigée par un de nos confrères, expert en maladies mentales. Le gouverneur, le chef administratif de la province où se passe l’action, Lembke, est « un de ces administrateurs qui débutent à quarante ans, après avoir végété dans l’obscurité jusqu’à cet âge, un de ces hommes, sortis tout à coup du néant, grâce à un mariage ou à quelque autre hasard. Dans les loisirs que lui laissaient ses fonctions, il fabriquait divers ouvrages en papier, d’un travail fort ingénieux. Ce qui désolait sa femme, c’était de trouver chez lui si peu de ressort et d’initiative ; maintenant qu’il était arrivé, il ne semblait plus éprouver que le besoin de repos ». Un vol est commis dans la ville. Lembke, redoutant les responsabilités qui vont peser sur lui, perd la tête, ne connaît plus le repos à partir de ce jour. « Un étrange abattement » s’empare de lui ; puis il devient tout à coup impérieux, se répand en récriminations aussi décousues que violentes. À la période prémonitoire de tristesse, de lassitude, succède celle d’irascibilité, d’excitation. Survient ensuite un changement d’humeur, fréquent chez les maniaques ; « Lembke se calma… mais sa colère fit place à un débordement de sensibilité. Pendant cinq minutes environ, il sanglota et se frappa la poitrine… puis il lui fit (à sa femme) une scène de jalousie » (sans motif plausible) ; et après une violente explosion de colère, au moment où il s’apprêtait à frapper celle qu’il venait de poursuivre de ses vitupérations, « il sentit ses genoux se dérober sous lui, 298 s’enfuit dans son cabinet et se jeta tout habillé sur son lit… De temps à autre, un tremblement nerveux secouait son corps. Des idées tout à fait incohérentes, tout à fait étrangères à sa situation, traversaient son esprit… ». Après d’autres incartades, le préfet maniaque fut conduit dans une maison de santé, aboutissant logique, conclusion attendue, mais qui témoigne comment un grand artiste, par des moyens qui sont propres à son génie, parvient à devancer la science.

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Si nous avons parlé plus longuement de l’épilepsie et de la manie, ce n’est pas que ce soient les seules affections dont l’étude ait tenté Dostoïevsky ; il a, non moins exactement et minutieusement, décrit la mélancolie (Hippolyte, dans L’Idiot) ; un délire chronique, à évolution systématique et progressive (Catherine Marméladoff, de Crime et Châtiment). Aliocha, d’Humiliés et Offensés, est un faible d’esprit, comme nous en coudoyons tant dans la rue. Le prince K…, dans le Rêve d’un Oncle, et le vieux Sokolsky, dans Un Adolescent, représentent deux stades de la démence sénile. Lise Knokhlakoff, des Frères Karamazoff, Lise Drozdoff, des Possédés, sont des hystériques. Nombreux sont les alcooliques dans l’œuvre de Dostoïevsky : Marméladoff, dans Crime et Châtiment ; le 299 général Ivolguine, Lebedeff, dans L’Idiot ; Lebiadkine, dans Les Possédés : chez ce dernier, la dipsomanie paraît héréditaire. Cette notion de l’hérédité morbide est familière à l’auteur ; ce n’est pourtant pas dans les livres de science qu’il l’a puisée. La mère de Smerdiakoff est une idiote ; son père, un perverti sexuel. Résultat : Smerdiakoff est épileptique. Ivan Karamazoff a le même père que Smerdiakoff ; sa mère était hystérique : Ivan sombrera dans la folie. Veut-on un troisième exemple, non moins démonstratif ? Le père d’Aliocha et de Nelly, le prince Valkowsky, est un alcoolique ; Aliocha sera imbécile, et Nelly épileptique. Il semble que le romancier se complaise à décrire des états vésaniques, comme il prend plaisir à montrer « les brutalités affolées de la bête humaine, avec des perversions contre nature ». Ainsi que l’a clairement vu un de ceux qui ont le mieux démêlé sa psychologie, « ce réaliste, qui prodigue les situations scabreuses et les récits les plus crus, n’évoque jamais une image troublante…, il ne montre le nu que sous le fer du chirurgien, sur un lit de douleur. En revanche, et tout à fait en dehors des scènes d’amour absolument chastes, le lecteur attentif trouvera, dans chaque roman, deux ou trois pages où perce tout à coup ce que Sainte-Beuve eût appelé une pointe de sadisme[30] ». De cette appréciation de M. de Vogüé, il n’est pas indifférent de rapprocher cette opinion d’un critique russe : « La cruauté et la férocité, écrit Michaïlovsky, ont, de tout 300 temps, attiré l’attention de Dostoïevsky, et surtout par le charme qui leur est adhérent, par la volupté contenue dans la souffrance. Il s’attachait à rechercher la volupté charnelle dans la torture et la souffrance. Cette spécialité de Dostoïevsky n’est que trop évidente, elle saute aux yeux. Il en fut, d’ailleurs, lui-même un échantillon des plus remarquables. Il comprenait d’une façon surprenante la jouissance étrange, bestiale, mais certainement très grande, que certaines gens trouvent dans la cruauté inutile[31]. »

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De tout ceci, ne résulte-t-il pas que Dostoïevsky était bien l’homme de son œuvre, qui le reflète jusque dans ses tares ? Son portrait physique, celui qui nous est restitué par ceux qui l’ont approché, répond bien à l’idée que nous nous en faisons ; il est bien tel que nous le devinons, à travers les personnages qui l’incarnent. « Petit, grêle, tout de nerfs, usé et voûté par soixante mauvaises années[32] ; flétri… plutôt que vieilli, l’air d’un malade sans âge, avec sa longue barbe et des cheveux encore blonds… le nez écrasé, de petits yeux clignotants sous l’arcade, brillant d’un feu tantôt sombre, tantôt doux ; le front large, bossué de plis et de protubérances, les tempes renfoncées comme au marteau ; et tous ces traits tirés, 301 convulsés, affaissés sur une bouche douloureuse. Jamais… sur un visage humain, pareille expression de souffrance amassée ; toutes les transes de l’âme et de la chair y avaient imprimé leur sceau. Les paupières, les lèvres, toutes les fibres de cette face tremblaient de tics nerveux[33]. » Nerveux et saccadé, il y avait de l’inquiétude en tous ses gestes ; parfois, son attitude lasse trahissait un morne abattement. Toute sa vie, il fut malade, d’un mal dont nous avons vu le retentissement sur l’intelligence et sur la volonté. Mais son génie vient-il de sa maladie ? En est-il la résultante directe ? Il est incontestable qu’il y a de son mal dans son art, si son art ne vient pas exclusivement de son mal. Il est non moins indéniable que non seulement le mal sacré n’a point tué l’art chez celui qui en fut affecté, mais que l’artiste s’en est aidé pour étendre les limites de son art. « L’esprit souffle où il veut » ; c’est le miracle de l’esprit qu’il puisse tirer profit de la maladie même : par esprit, on doit entendre le souffle, l’inspiration géniale. L’étonnant, dans le cas de Dostoïevsky, c’est que l’épilepsie, loin de porter obstacle à ses travaux littéraires, ait été un adjuvant précieux pour son talent. S’il lui avait été donné de s’en expliquer, il eût, à coup sûr, contresigné cette déclaration de Nietzche : « Quant à ma maladie, je lui dois indubitablement plus qu’à ma santé. Je lui dois la santé supérieure, qui fortifie l’homme au moyen de tout ce qui ne le tue pas. Je lui dois toute ma philosophie. La grande souffrance seule est le suprême 302 libérateur de l’esprit. » Que l’écrivain russe ait tenu de son père, médecin, l’intuition qui lui a fait devancer, sur le terrain de la science, nombre de nos professionnels ; qu’en matière d’anthropologie criminelle il ait pu être réclamé comme un précurseur, en raison de sa prescience véritablement géniale, il y aurait déjà là prétexte à notre émerveillement. Mais le secret de ce génie tourmenté, c’est dans sa névrose qu’il faut le chercher ; encore qu’il soit anormal, presque prodigieux, dirions-nous, de voir l’exactitude de la science se combiner avec la clairvoyance du génie, chez un être dévoré par un mal implacable, dont il était arrivé à faire l’instrument le plus perfectionné de vigueur cérébrale et de création intellectuelle[34] . 1. ↑ D r N. Bajenoff, G. de Maupassant et Dostoïevsky (Archives d’anthropologie criminelle, 1904, fasc. I). D’autre part, M. Halpérine-Kaminsky, un des meilleurs traducteurs de Dostoïevsky, écrivait dès 1888 : « Comme un Charcot, comme un psychopathologue, Dostoïevsky recherche l’étude des maladies mentales poussées jusqu’à leur plus haut degré d’intensité. C’est par les vomissements du monstre qu’il voit mieux l’homme normal. Un fait seul, tiré du roman Crime et Châtiment, nous prouve à quel point Dostoïevsky mêla le sens artistique à l’instinct de la science : quand Raskolnikoff égaré va à la recherche de Svidrigaïlof et que malgré lui il est poussé spécialement là où se trouve celui-ci, alors que sa volonté et son raisonnement lui indiquaient un autre endroit, ne subit-il pas cette suggestion hypnotique que Dostoïevsky nous explique ensuite comme si, vingt-cinq ans à l’avance, il avait pressenti l’hypnotisme ? » Revue illustrée, 1888, p. 289. 2. ↑ Les Écrivains russes contemporains : F. M. Dostoïevsky, par E. M. de Vogüé (Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1885). 303 3. ↑ « Un des plus tragiques exemples d’un martyr du travail cérébral », écrit un de ses biographes. 4. ↑ André Gide, Dostoïevsky d’après sa correspondance (Paris, 1911). 5. ↑ Correspondance et Voyage à l’étranger, traduit du russe par J. W. Bienstock, Paris, 1908 ; lettres du 9 mars 1857 et du 7 mars 1877. 6. ↑ Correspondance, lettre du 12 décembre 1858. 7. ↑ Lettre du 8 novembre 1865. 8. ↑ Lettre du 21 octobre 1867. 9. ↑ D. Merejkowsky, Tolstoï et Dostoïevsky ; la personne et l’œuvre ; Paris, 1903. 10. ↑ Ossip-Lourié, La psychologie des romanciers russes du XIXe siècle. Paris, 1905. 11. ↑ Avant qu’éclatât l’épilepsie, Dostoïevsky avait eu une extinction de voix contre laquelle échouèrent tous les traitements employés ; la méthode homéopathique, pas plus que l’isolement, ne parvinrent à en avoir raison. L’enfant guérit au cours d’un voyage à Saint-Pétersbourg : il s’agit évidemment là d’une laryngite de nature purement nerveuse, assez fréquente chez les épileptiques, nous assure un spécialiste que nous avons interrogé à ce sujet. 12. ↑ Récit de M. Halpérine-Kaminsky, à un rédacteur du Gil Blas. 13. ↑ Souvenirs d’enfance de Sophie Kovalesky, écrits par elle-même et suivis de sa biographie, par Mme H.-Ch. Leffler, duchesse de Cajanello. Paris, 1907. 14. ↑ D’après Solowiew, qui reçut à cet égard les confidences de Dostoïevsky, celui-ci aurait dit que la première crise eut lieu pendant son temps d’exil ; il se souvenait exactement et en détail de la période de sa vie antérieure à cette crise ; mais depuis, il oublia souvent tout ce qui avait suivi cette première attaque ; il oubliait même ce qu’il avait écrit. Il dut relire son roman, Le Diable, avant d’en écrire la conclusion, car il avait oublié jusqu’au nom des personnages ! (La maladie de Dostoïevsky, par le D r Tim. Secaloff, traduit du russe, à notre intention, par le D r Menier.) 15. ↑ Cf. Merejkowsky, op. cit., 96. 16. ↑ « … Il se peut que je me soigne définitivement par l’eau froide, d’après la méthode de Prisnitz (sic)… Le traitement de Prisnitz me tient l’imagination. Il se peut que les médecins me le déconseillent. » Lettre de 1847. 17. ↑ Lettres des 19 juillet et 12 décembre 1858 ; 6 juin 1862. 18. ↑ Lettre du 18 février 1866. 19. ↑ Lettre du 16 (28) août 1867. 304 20. ↑ Dans une de ses œuvres les plus fortes, Les Possédés, Dostoïevsky revient, avec une persistance obstinée, sur la légende de la fameuse cruche de Mahomet, qui ne put répandre son contenu alors que le prophète, monté sur le coursier d’Allah, parcourait les cieux et l’enfer. (Merejkowsky, op. cit., 97.) 21. ↑ Cf. Souvenirs de Sophie Kovalewsky, 139-140. 22. ↑ De temps en temps, la revue qui donnait les romans de Dostoïevsky, paraissait avec quelques pages seulement du récit en cours de publication, suivies d’une brève note d’excuses ; on savait, dans le public, que Fédor Michaïlovitch avait son attaque de haut mal. (Revue des Deux-Mondes, loc. cit.) 23. ↑ André Gide, Dostoïevsky d’après sa correspondance, 21. 24. ↑ Dostoïevsky a parfaitement décrit, dans Crime et Châtiment, le phénomène que le professeur Grasset a fait, beaucoup plus tard, connaître sous le nom de Mémoire polygonale. « Raskolnikoff rencontre Svidrigaïloff et, tout étonné, lui dit : « J’allais chez vous, mais comment se fait-il qu’en quittant le marché au foin j’ai pris la Perspective ? Je ne passe jamais par ici, je prends toujours à droite, au sortir du marché au foin… à peine ai-je tourné que je vous aperçois, chose étrange ! — Mais, répond Svidrigaïloff, vous avez apparemment dormi tous ces jours-ci ; je vous ai donné moi-même l’adresse de ce traktir et il n’est pas étonnant que vous y soyez venu tout droit. Je vous ai indiqué le chemin à suivre et les heures où l’on peut me trouver ici ; vous en souvenez-vous ? — Je l’ai oublié, dit Raskolnikoff avec surprise… — Je le crois. À deux reprises je vous ai donné ces indications ; l’adresse s’est gravée machinalement dans votre mémoire et elle vous a guidé à votre insu. Du reste, pendant que je vous parlais je voyais bien que vous aviez l’esprit absent. » Toute la théorie du psychisme inférieur se trouve dans ces lignes. (Cf. l’étude du P r Grasset, dans la Revue des Deux-Mondes, 15 mars 1905.) 25. ↑ Un grand romancier : Dostoïevsky, par Arvède Barine. (Revue Politique et Littéraire, 27 décembre 1884.) 26. ↑ N. Bajenow, Privat-docent à l’Université de Moscou. 27. ↑ D r Gaston Loygue, Étude médico-psychologique sur Dostoïevsky. Paris et Lyon, 1904. 28. ↑ Loygue, Th. cit., 143 et suiv. 29. ↑ Guy de Maupassant et Dostoïevsky. (Archives d’anthropologie criminelle, loc. cit.) 30. ↑ Revue des Deux-Mondes (étude du vicomte de Vogüé), 15 janvier 1885. 31. ↑ Archives d’anthropologie criminelle, 1904, t. XIX, 34. 305 32. ↑ Nous avons tout lieu de présumer que Dostoïevsky mourut tuberculeux. « Je suis brûlé par une fièvre intérieure, écrivait-il bien des années avant sa mort ; j’ai des frissons de fièvre chaque nuit et je maigris affreusement. » Au commencement de l’année 1881, il fut atteint d’une violente crise d’emphysème, conséquence d’une bronchite catarrhale, dont il souffrit pendant les neuf dernières années de sa vie. À la fin, il eut des hémoptysies, et mourut par suite de la rupture d’une artère pulmonaire : apoplexie pulmonaire ? anévrisme de Rasmussen ? les détails manquent pour établir un diagnostic précis. 33. ↑ M. de Vogüé, loc. cit. 34. ↑ À l’encontre de tant de grands hommes (Schumann, Le Tasse, Newton, Volta, Nietzche, pour ne citer que les noms qui nous viennent sous la plume) chez qui la névrose fut génératrice de démence, et chez qui le génie s’éteignit avec la raison. 306 SOCIÉTÉ MÉDICO-HISTORIQUE pour l’étude de l’Histoire, de la Littérature et de l’Art, dans leurs rapports avec la Médecine[1] . À maintes reprises nous avons fait allusion à un projet de création d’une société destinée à grouper, pour des recherches et des études communes, des médecins, des historiens, des littérateurs et des artistes. Le moment nous semble venu de faire connaître le but que nous poursuivons et la manière dont nous entendons le réaliser. Et d’abord, pour dissiper toute équivoque, la Société que nous voulons constituer n’est calquée sur aucune des sociétés avec lesquelles on pourrait être tenté de la confondre : ce n’est pas d’histoire de la médecine que l’on s’y occupera, mais bien d’histoire générale, de littérature et d’art, dans leurs rapports avec la médecine, ce qui est différent. Nous n’avons pas à révéler aux historiens quels auxiliaires ils trouveront dans les médecins, quand ils feront appel à leurs lumières spéciales, pour des cas bien déterminés. Il n’est plus à démontrer que certains problèmes historiques ne peuvent être élucidés qu’avec l’aide des 307 sciences biologiques ; il nous suffira de rappeler les travaux de Littré, Chereau, Brachet, dans le passé ; des docteurs Galippe, Jacoby, Lacassagne et du signataire de ces lignes, dans le présent, pour être dispensé de pousser plus avant la démonstration. Loin de nous la prétention de ramener l’histoire tout entière à une série de problèmes de psychologie morbide. Nous n’entendons pas davantage faire intervenir, comme mobiles des événements, les seuls facteurs physiologique et pathologique ; nous ne prétendons apporter qu’une contribution, la contribution scientifique, à l’étude de certaines questions où celle-ci nous paraît devoir être indispensable. Mais si nous sommes susceptibles de rendre des services à l’histoire, nous en attendons d’elle, par juste réciprocité. Les historiens peuvent, en effet, nous fournir des matériaux d’étude, nous indiquer plus précisément les sujets où ils réclament notre intervention ; de la sorte, notre champ de recherches étant limité par ceux-là même qui sont habitués à l’exploiter, nous courrons moins risque de nous égarer dans des sentiers déjà battus. Parlant de Michelet, les uns ont dit qu’il avait renouvelé l’histoire en appliquant à son étude les procédés de l’histoire naturelle ; d’autres ont soutenu qu’il en avait tiré des inductions hasardées. Nous démontrerons que la méthode scientifique, pour donner tous les résultats qu’on est en droit d’en attendre, doit être maniée par des initiés, et que, seuls, les professionnels peuvent guider les historiens 308 et les éclairer, pour l’interprétation de certains faits qui, sans les lumières de la science, resteraient inexplicables. Les littérateurs n’ont pas moins de profit à tirer de leur commerce avec les médecins[2] . Le succès retentissant obtenu, tout récemment, par M. Jules Lemaître, avec ses conférences sur Jean-Jacques Rousseau, dont, après le professeur Régis, il a tenté d’expliquer le caractère et l’œuvre par l’étude de ses tares morbides ; les travaux récents publiés sur Chamfort, Gérard de Nerval, Musset, Flaubert, Maupassant[3] , travaux où l’influence de la maladie et du tempérament de l’écrivain est mise en un particulier relief, témoignent assez de l’intérêt que prennent de plus en plus les esprits éclairés à cette évolution nouvelle de la critique. Là encore, il convient de ne rien exagérer, mais de ne pas davantage faire montre d’une fausse modestie. Nous ajouterons même que c’est dans le domaine de la littérature que notre action bienfaisante peut le plus utilement s’exercer : ne contribuerions-nous qu’à rectifier les bévues, à redresser les hérésies dont se rendent coupables des littérateurs mal informés, quand ils s’aventurent sur un terrain qui ne leur est pas familier, que nous leur rendrions un service dont ils ne sauraient manquer de nous savoir gré. Est-il nécessaire de beaucoup insister sur les relations de la science avec l’art ? Sans doute, l’art vit de conventions et d’exagérations, et on accepte difficilement que la science prétende lui imposer ses lois ; cependant, qui nierait l’utilité de la science, quand on sait que les plus grands parmi les 309 artistes, les Michel-Ange et les Vinci, — pour ne citer que deux des plus illustres — ont étudié à fond (au prix de quelles difficultés !) l’anatomie et la morphologie des modèles qu’ils se proposaient de tailler dans la pierre ou de reproduire sur la toile ? Si quelqu’un a introduit non pas seulement la physiologie, mais la pathologie dans l’art, ne sont-ce pas les artistes eux-mêmes qui n’ont pas craint de nous rendre non plus des types se rapprochant de la perfection idéale, mais des infirmes et des difformes ? Là où le profane ne voit que le produit d’une imagination déréglée, quel autre que le médecin, doublé d’un critique d’art, pourra diagnostiquer la maladie ou la difformité qu’a voulu nous restituer l’artiste, et que certains nous ont rendue avec une saisissante vérité. Comme l’ont écrit Charcot et Richer, « dans la représentation du corps humain, il est des lois que l’artiste ne saurait enfreindre, des limites que sa fantaisie ne saurait dépasser. L’anatomie est une science qui prête à l’artiste un concours nécessaire pour la création de ses plus belles conceptions. Mais dans ses déviations, la nature n’obéit-elle plus à ses lois ? » Pour différencier ce qui provient de l’inexpérience ou de l’impuissance d’un artiste, de ce qui est, au contraire, une copie fidèle de tares offertes par certains sujets, qui saurait être plus compétent que le médecin ? Nous n’avons voulu, on le comprendra, qu’esquisser sommairement et dans ses grandes lignes, un programme que nous nous proposons de développer. Nous croyons en 310 avoir dit assez pour justifier une création que nombre d’esprits cultivés réclamaient. S’il faut une preuve de l’opportunité de cette création, elle est dans le concours chaleureux que nous avons trouvé auprès des diverses personnalités à qui nous avons soumis notre projet, et qui ont accepté, avec une bonne grâce et un empressement qui nous ont vivement touché, de nous seconder dans notre tâche. Le Comité de direction et de patronage, dont on va voir la composition, en parcourant la liste ci-dessous, sera un véritable « Bureau de consultation », selon l’heureuse expression du professeur Landouzy. Auprès de chacun de ses membres, les travailleurs sont assurés de toujours rencontrer le plus bienveillant accueil. Le Comité directeur de la Société médico-historique comprend : des médecins en majeure partie ; des historiens ; des professeurs d’histoire ; des littérateurs. Nous n’avons pas à insister sur la qualité de nos adhérents de la première heure ; leurs noms nous dispensent d’une longue présentation. Ce sont : MM. BENOIT, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Lille. BOURGET (Paul), de l’Académie française. BRISSAUD, professeur à la Faculté de Médecine de Paris. CAIN (G.), conservateur du Musée Carnavalet. 311 CLARETIE (J.), de l’Académie française. DEBOVE, doyen de la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. DUMAS (G.), docteur en médecine, docteur ès sciences, maître de conférences à la Sorbonne. DUPRÉ, professeur agrégé à la Faculté, médecin en chef du Dépôt. MM. FOURNIER, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. FRANCE (A.), de l’Académie française. GALIPPE (V.), de l’Académie de Médecine. GILBERT, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. GILBERT-BALLET, professeur agrégé à la Faculté de Médecine, médecin de l’Hôtel-Dieu. GRASSET, professeur de clinique médicale à la Faculté de Montpellier. HUCHARD, médecin de l’hôpital Necker, membre de l’Académie de Médecine. IZOULET, professeur au Collège de France. JOFFROY, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. 312 LACASSAGNE, professeur de médecine légale à l’Université de Lyon. LACOUR-GAYET, docteur ès lettres, professeur d’histoire au lycée Saint-Louis. LAHOR (Jean), Dr

Cazalis.

LANDOUZY, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. LANNELONGUE, de l’Institut, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. LAUVRIÈRE, docteur ès lettres, professeur au lycée Louis-leGrand. LEFRANC (A.), professeur au Collège de France. LEMAÎTRE (J.), de l’Académie française. LENOTRE (G.). MILHAUD, professeur agrégé d’histoire au lycée Montaigne. MONOD (H.), de l’Académie de Médecine. MOTET, de l’Académie de Médecine. NOLHAC (de), directeur d’études à l’École des Hautes Études, conservateur du Musée Historique de Versailles. MM. PINARD, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. 313 PONCET, professeur de clinique chirurgicale à l’Université de Lyon, correspondant de l’Académie de Médecine. POUCHET, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. POZZI, professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. RÉGIS, professeur de clinique mentale et de psychiatrie à l’Université de Bordeaux. REINACH (S.), de l’Institut, président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. RICHER (P.), de l’Institut (Académie des Beaux-Arts) et de l’Académie de Médecine. RICHET (Ch.), professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. ROBIN (Albert), professeur à la Faculté, membre de l’Académie de Médecine. SARDOU (Victorien), de l’Académie française. À la suite de cette liste venaient les conditions d’admission à la Société Médico-Historique. Quelques semaines après s’ajoutaient à la liste trois nouveaux noms de membres du comité directeur : MM. Le professeur CORNIL, de l’Académie de Médecine. Le Dr LANCEREAUX, de l’Académie de Médecine. 314 Le professeur RAYMOND, de l’Académie de Médecine. MM. les professeurs LOMBROSO (de Turin), ANTONINI, NICEFORO, PORTIGLIOTTI, RONCORONI, acceptaient le titre d’associés étrangers, ainsi que M. le Dr Paul JACOBY, de Saint-Pétersbourg, l’auteur universellement apprécié des Études sur la sélection. La première réunion du comité directeur se tenait le 2 mars 1908, à 10 h. 30 du matin, à la Faculté de Médecine de Paris. L’assemblée ayant constitué son bureau, sous la présidence de M. Victorien SARDOU, assisté de MM. Paul BOURGET et LANDOUZY, la parole fut donnée au Dr CABANÈS pour l’exposé de son programme. Dans une deuxième assemblée tenue à la Faculté le 30 mai à 11 heures, sous la présidence de M. Paul BOURGET, furent rédigés les statuts, votés à l’unanimité. Au cours de la troisième réunion, le 29 novembre 1908, le Bureau définitif était ainsi constitué : Président d’honneur : M. ANATOLE FRANCE, de l’Académie française. Président : M. LANDOUZY, doyen de la Faculté de Médecine. Vice-Présidents : M. PAUL BOURGET. P r GILBERT-BALLET. Secrétaire général : Dr CABANÈS. 315 Comité : Commission d'admission : MM. BLANCHARD. MM. BLANCHARD. DEBOVE. GALIPPE. DUPRÉ. GILBERT. GALIPPE. LACASSAGNE. GILBERT. Commission de publication : LACASSAGNE. MM. CLARETIE : Littérature. HENRI MONOD. G. CAIN : Histoire. POZZI. G. POUCHET : Sciences. RÉGIS. P. RICHER : Art. La Société Médico-Historique et Littéraire ainsi constituée, il fut arrêté, à l’unanimité des membres présents, que les séances auraient lieu le deuxième mardi de chaque mois, à 5 heures, dans un amphithéâtre de la Faculté, mis à la disposition de la Société par le Doyen. Un bulletin devant réunir annuellement les procès-verbaux des séances sous le titre de : Bulletin de la Société Médico-Historique. 1. ↑ Article publié en juin 1907, dans la Chronique Médicale. 2. ↑ Cf. D r Paul Voivenel, Littérature et Folie, et Le Génie littéraire (Alcan, édit.). Secrétaire des séances : Dr MEIGE. Trésorier : Dr LAIGNEL-LAVASTINE. Bibliothécaire-archiviste : M. FÉLIX CHAMBON. 316 3. ↑ Cf. D r Paul Voivenel, Sous le signe de la P. G. — La Folie de Guy de Maupassant (La Renaissance du Livre). 317 TABLE DES GRAVURES HOFFMANN HOFFMANN, avec signature autographe FAC-SIMILÉ D’UNE EAU-FORTE D’HOFFMANN, extraite de ses « Œuvres posthumes » HENRI HEINE EN 1851 LOUISE COLET, avec signature autographe ÉTABLISSEMENT THERMAL DE BARÈGES, d’après une litho de 1830 AUTOGRAPHE D’HENRI HEINE (Communiqué par Nadar) HENRI HEINE (Portrait communiqué par Nadar) SWIFT POPE DEFOE AU PILORI (1703), d’après un dessin d’Émile Bayard (extrait du Magasin pittoresque) THOMAS DE QUINCEY PORTRAIT DE WORDSWORTH COLERIDGE, avec signature autographe LA DEMEURE DE WORDSWORTH ET LES LACS ASTLEY COOPER, d’après le portrait de Lawrence WILLIAM COOPER, reproduction d’une gravure de Meyer d’après le portrait de F. Abbot TENNYSON L’UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE 318 CHOPIN LISZT GEORGE SAND, gravure de Desmadryl, d’après le portrait peint par A. Charpentier. VUE DU PORT DE L’ÎLE DE MAJORQUE, vers 1860 GEORGE SAND, d’après son portrait par Delacroix GEORGE SAND ÂGÉE TOMBEAU DE FRÉDÉRIC CHOPIN, au Père-Lachaise MÉRIMÉE UN TRAÎNEAU DANS L’UKRAINE, d’après une peinture de Chelmonski GOGOL POUCHKINE, dans un groupe de poètes russes LE TROSKI, voiture russe du XIXe

siècle

UN TRAÎNEAU RUSSE GONTCHAROV PAYSANS RUSSES LERMONTOV VUE DU CAUCASE : LES BAINS DE PIATIGORSK VUE DE KOUBATCHI DANS LE CAUCASE UN TCHERKESSE DANS LA STEPPE (Caucase) MOUSINE POUCHKINE DOSTOÏEVSKY LE KREMLIN À MOSCOU LA NEVA GELÉE DEVANT LA FORTERESSE PIERRE-ET-PAUL L’ÉPILEPTIQUE IVAN TOURGUÉNIEV 319 DANS LA STEPPE

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