Histoire de la philosophie (Émile Bréhier book)  

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"The allegory just related is called Traité des sensations and dates from 1754; for this summary we have made use of the second volume of Bréhier’s Histoire de la philosophie)".--Book of Imaginary Beings (1957) by Jorge Luis Borges


"Monsieur E. Bréhier (Histoire de la Philosophie, Paris, 1928, vol i, p. 42) says that the question 'What are things made of? ' is not Thales' question but Aristotle's question. There is certainly force in his warning that our traditional view of the Ionian physicists through the spectacles of Aristotle places us in » danger of ascribing exaggerated importance in the minds of these men to what may in fact have been little more than obiter dicta, and thus projecting fourth-century problems back into the sixth century or even the late seventh. Yet Monsieur Brehier himself says "Le phénomène fondamental dans cette physique milésienne est bien l'évaporation de l'eau de la mer, sous l'influence de la chaleur." (p. 44). In other words, Monsieur Brehier in spite of his own warning continues to accept Aristotle's view that the fundamental concept of Ionian physics was the concept of transformation."--The Idea of Nature (1945) by Robin George Collingwood

{{Template}} Histoire de la Philosophie is a book by French philosopher Émile Bréhier (1876 – 1952). It was translated into English in seven volumes.

Full text of volume I

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Émile BRÉHIER

(1876 -1952)



Histoire de la philosophie Tome premier L’Antiquité et le Moyen âge


T A B L E D E S M A T I È R E S — I Introduction I. Période hellénique. II. Période hellénistique et romaine. III. Moyen âge et Renaissance Bibliographie — Index — TOME II

◄ I. PÉRIODE HELLÉNIQUE ► @ CHAPITRE PREMIER : Les présocratiques. I. La physique milésienne. — II. Cosmogonies mythiques. — III. Les pythagoriciens. — IV. Héraclite d’Ephèse. — V. Xénophane et les Eléates. — VI. Empédocle d’Agrigente. — VII. Anaxagore de Clazomènes. — VIII. Les médecins du Ve siècle. — IX. Les pythagoriciens du Ve siècle. — X. Leucippe et Démocrite. — XI. Les sophistes.

CHAPITRE II : Socrate

CHAPITRE III : Platon et l’Académie. I. Platon et le platonisme. — II. La forme littéraire. — III. But de la philosophie. — IV. Dialectique socratique et mathématiques. — V. Dialectique platonicienne. — VI. L’origine de la science. Réminiscence et mythe. — VII. Science et dialectique de l’amour. — VIII. Revision de l’hypothèse des idées. — IX. L’exercice dialectique du Parménide. — X. La communication des idées. — XI. Le problème des mixtes. La division. — XII. Le problème cosmologique. — XIII. L’enseignemest oral de Platon. — XIV. Philosophie et politique. — XV. La justice et la tempérance. — XVI. Le problème politique. — XVII. Justice sociale. — XVIII. Nature et société. — XIX. L’unité sociale. — XX. Décadence de la cité. — XXI. Le mythe du politique. — XXII. Les lois. — XXIII. L’académie au IVe siècle après Platon.

CHAPITRE IV : Aristote et le Lycée. I. L’organon :les topiques. — II. L’organon (suite) : les analytiques. — III. La métaphysique. — IV. Critique de la théorie des idées. — V. La théorie de la substance. — VI. Matière et forme : puissance et acte. — VII. Physique ; les causes, le mouvement, le temps, le lien, le vide. — VIII. Physique et astronomie : le monde. — IX. La théologie. — X. Le monde. — XI. L’être vivant : l’âme. — XII. Morale. — XIII. La politique. — XIV. Le péripatétisme après Aristote.

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◄ II. PÉRIODE HELLÉNISTIQUE ET ROMAINE ► @ CHAPITRE PREMIER : Les Socratiques. I. Caractères généraux. — II. L’École mégarique. — III. Les Cyniques. — IV. Aristippe et les Cyrénaïques.

CHAPITRE II : L’ancien stoïcisme I. Les Stoïciens et l’Hellénisme. — II. Comment nous connaissons l’ancien stoïcisme. — III. Les origines du stoïcisme. — IV. Le rationalisme stoïcien. — V. La logique de l’ancien stoïcisme. — VI. La physique de l’ancien stoïcisme. — VII. La théologie stoïcienne. — VIII. Psychologie de l’ancien stoïcisme. — IX. Morale de l’ancien stoïcisme.

CHAPITRE III : L’Épicurisme au IIIe siècle. I. Epicure et ses élèves. — II. La canonique épicurienne. — III. La physique épicurienne. — IV. La morale épicurienne.

CHAPITRE IV : Prédication morale, scepticisme et nouvelle Académie au IIe et au IIIe siècle. I. Polystrate l’épicurien. — II. L’hédonisme cynique. — III. Pyrrhon. — IV. Ariston. — V. La nouvelle Académie au IIIe siècle : Arcésilas. — VI. La nouvelle Académie au IIe siècle : Carnéade.

CHAPITRE V : Les courants d’idées au Ier siècle avant notre ère. I. Le moyen stoïcisme : Panétius. — II. Le moyen stoïcisme (suite) : Posidonius. — III. Les Épicuriens du Ier siècle. — IV. La fin de la nouvelle Académie.

CHAPITRE VI : Les courants d’idées aux deux premiers siècles de notre ère. I. Caractères généraux de la période. — II. Le stoïcisme à l’époque impériale. — III. Musonius Rufus. — IV. Sénèque. — V. Épictète. — VI. Marc Aurèle. — VII. Le scepticisme au Ier et au IIe siècle. — VIII. La renaissance du platonisme au IIe siècle. — IX. Philon d’Alexandrie. — X. Le néopythagorisme. — XI. Plutarque de Chéronée. — XII. Gaius, Albinus et Apulée. Numénius. — XIII. Renaissance de l’aristotélisme.

CHAPITRE VII : Le Néoplatonisme. I. Plotin. — II. Néoplatonisme et religions orientales. — III. Porphyre. — IV. Jamblique. — V. Proclus. — VI. Damascius.

CHAPITRE VIII : Hellénisme et christianisme aux premiers siècles de notre ère. I. Considérations générales. — II. Saint Paul et l’hellénisme. — III. Les apologistes au IIe siècle. — IV. Le gnosticisme et le manichéisme. — V. Clément d’Alexandrie et Origène. — VI. Le christianisme en Occident au IVe siècle. — VII. Le christianisme en Orient au IVe et au Ve siècle. @

◄ III. MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE ► @ CHAPITRE PREMIER : Les débuts du moyen âge. I. Considérations générales. — II. Orthodoxie et hérésies aux IVe et Ve siècles. — III. Le Ve et le VIe siècle : Boèce. — IV. La Raison et la Foi. — V. Jean Scot Érigène.

CHAPITRE II : Le Xe et le XIe siècle. I. Caractères généraux. — II. La controverse de Bérenger de Tours. — III. Critique de la philosophie à la fin du XIe siècle. — IV. Saint Anselme. — V. Roscelin de Compiègne.

CHAPITRE III : Le XIIe siècle. I. Les Sententiaires. — II. L’École de Chartres au XIIe siècle : Bernard de Chartres. — III. Alain de Lille. — IV. Guillaume de Conches. — V. Le mysticisme des Victorins. — VI. Pierre Abélard. — VII. Les polémiques contre la philosophie. — VIII. Gilbert de la Porrée. — IX. L’Éthique d’Abélard. — X. La théologie d’Alain de Lille. — XI. Les hérésies au XIIe siècle. — XII. Jean de Salisbury

CHAPITRE IV : La philosophie en Orient. I. Les théologiens musulmans. — II. L’influence d’Aristote et du néoplatonisme. — III. Al Kindi. — IV. Al Farabi. — V. Avicenne. — VI. Al Gazali. — VII. Les Arabes en Espagne : Averroès. — VIII. La philosophie juive jusqu’au XIIe siècle. — IX. La philosophie byzantine.

CHAPITRE V : Le XIIIe siècle. I. Caractères généraux. — II. La diffusion des œuvres d’Aristote en Occident. — III. Dominique Gondissalvi. — IV. Guillaume d’Auvergne. — V. Dominicains et Franciscains. — VI. Saint Bonaventure. — VII. Albert le Grand. — VIII. Saint Thomas d’Aquin. — IX. Saint Thomas d’Aquin (suite) : La raison et la foi. — X. Saint Thomas d’Aquin (suite) : La théorie de la connaissance. — XI. Saint Thomas d’Aquin (suite) : Les preuves de l’existence de Dieu. — XII. Saint Thomas d’Aquin (suite) : Interprétation chrétienne d’Aristote. — XIII. L’averroïsme latin : Siger de Brabant. — XIV. Polémiques relatives au thomisme. — XV. Henri de Gand. — XVI. Gilles de Lessines. — XVII. Les maîtres d’Oxford. — XVIII. Roger Bacon. — XIX. Witelo et les perspectivistes. — XX. Raymond Lulle.

CHAPITRE VI : Le XIVe siècle. I. Duns Scot. — II. Les Universités aux XIVe et XVe siècles. — III. Les débuts du nominalisme. — IV. Guillaume d’Occam. — V. Les nominalistes parisiens du XIVe siècle : La critique du péripatétisme. — VI. Les nominalistes parisiens et la dynamique d’Aristote. — VII. Occamisme, scotisme et thomisme. — VIII. Le mysticisme allemand au XIVe siècle : Eckhart.

CHAPITRE VII : La Renaissance. I. Caractères généraux. — II. Les divers courants de pensée. — III. Le platonisme : Nicolas de Cuse. — IV. Le platonisme (suite). — V. Les padouans : Pomponazzi. — VI. Le développement de l’averroïsme. — VII. Le mouvement scientifique : Léonard de Vinci. — VIII. Le pyrrhonisme : Montaigne. — IX. Moralistes et politiques. — X. Un adversaire d’Aristote : Pierre de la Ramée. — X. Le platonisme : Postel et Bodin. — XI. Le platonisme italien : Telesio. — XII. Le platonisme italien (suite) : Giordano Bruno. — XIII. Le platonisme italien (suite) : Campanella.


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BIBLIOGRAPHIE Générale I. Période hellénique. II. Période hellénistique et romaine. III. Moyen âge et Renaissance


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INDEX DES NOMS

I N T R O D U C T I O N

Les Postulats de l’Histoire de la Philosophie @ p.1 Il a semblé parfois que l’histoire de la philosophie ne pouvait être qu’un obstacle à la pensée vivante, un alourdissement et une gêne pour qui s’élance vers la vérité. « Ne crois point au passé ! » fait dire Emerson à la nature. Je te donne le monde neuf et point étrenné à toute heure. Tu songes, aux instants de loisir, qu’il y a assez d’histoire, de littérature, de science derrière toi pour épuiser la pensée et te prescrire ton avenir ainsi que tout avenir. Aux heures lucides, tu verras qu’il n’y a pas encore une ligne d’écrite  ». Paroles de pionnier conquérant, qui craint comme une sourde ran¬cune du passé contre la liberté de l’avenir. Et c’est aussi, en un autre sens, la liberté de l’esprit, l’autonomie du développement de la raison, que Descartes défendait contre les forces du passé, en rebâtissant à pied d’œuvre l’édifice de la philosophie. Il n’y a, il est vrai, que trop de raisons de redouter le passé, lorsqu’il prétend se continuer dans le présent et s’éterniser, comme si la seule durée créait quelque droit. Mais l’histoire est précisément la discipline qui envisage le passé comme tel, et qui, à mesure qu’elle le pénètre davantage, voit, en chacun de ses moments, une origi¬nalité sans précédent et qui jamais ne reviendra. Loin d’être une entrave, l’histoire est donc, en philosophie comme partout, une véritable libératrice. Elle seule, par la variété des vues qu’elle nous donne de l’esprit humain, peut déraciner les préjugés et suspendre les jugements trop hâtifs. p.2 Mais une vue d’ensemble sur le passé philosophique est elle pos¬sible ? Ne risque t elle pas, à cause de l’énorme complication des faits, d’être ou bien très difficile, si elle ne choisit pas et veut seulement se laisser aller au rythme de pensées indéfiniment multiples, ou bien superficielle, si elle choisit ? Il est certain que l’on ne peut pas se représenter le passé sans y classer les faits de quelque manière ; ce classement implique certains postulats. L’idée même d’entreprendre une histoire de la philosophie suppose en effet que l’on a posé et résolu, d’une manière tout au moins provisoire, les trois problèmes suivants : I. Quelles sont les origines et quelles sont les frontières de la philosophie ? La philosophie a t elle débuté, au VIe siècle, dans les cités ioniennes, comme l’admet une tradition qui remonte à Aris¬tote, ou a t elle une origine plus ancienne soit dans les pays grecs, soit dans les pays orientaux ? L’historien de la philosophie peut il et doit il se borner à suivre le développement de la philosophie en Grèce et dans les pays de civilisation d’origine gréco-romaine, ou doit il étendre sa vue aux civilisations orientales ? II. En second lieu, jusqu’à quel point et dans quelle mesure la pensée philosophique a t elle un développement suffisamment autonome pour faire l’objet d’une histoire distincte de celle des autres disciplines intellectuelles ? N’est elle pas trop intimement liée aux sciences, à l’art, à la religion, à la vie politique, pour que l’on puisse faire des doctrines philosophiques l’objet d’une recherche séparée ? III. Enfin, peut on parler d’une évolution régulière ou d’un pro¬grès de la philosophie ? Ou bien la pensée humaine possède t elle, dès le début, toutes les solutions possibles des problèmes qu’elle pose, et ne fait elle, dans la suite, que se répéter indéfiniment ? Ou bien encore les systèmes se remplacent ils les uns les autres d’une manière arbitraire et contingente ? De ces trois problèmes, nous pensons qu’il n’y a aucune solution rigoureuse, et que toutes les solutions que l’on a p.3 prétendu en donner contiennent des postulats implicites. Il est pourtant indispensable de prendre position sur ces questions, si l’on veut aborder l’histoire de la philosophie ; le seul parti possible est de dégager très explici¬tement les postulats contenus dans la solution que nous admettons.

I

La première question, celle des origines, reste sans solution précise. A côté de ceux qui, avec Aristote, font de Thalès, au VIe siècle, le premier philosophe, il y avait déjà en Grèce des historiens pour faire remonter au delà de l’hellénisme, jusqu’aux barbares, les ori¬gines de la philosophie ; Diogène Laërce, dans la préface de ses Vies des Philosophes nous parle de l’antiquité fabuleuse de la philo¬sophie chez les Perses et chez les Égyptiens. Ainsi, dès l’antiquité, les deux thèses s’affrontent : la philosophie est elle une invention des Grecs ou un héritage qu’ils ont reçu des « Barbares  » ? Il semble que les orientalistes, à mesure qu’ils nous dévoilent les civilisations préhelléniques, comme les civilisations mésopotamienne et égyptienne avec lesquelles les cités de l’Ionie, berceau de la philo¬sophie grecque, ont été en contact, donnent raison à la seconde de ces thèses. Il est impossible de ne pas sentir la parenté de pensée qu’il y a entre la thèse connue du premier philosophe grec, Thalès, que toutes choses sont faites d’eau, et le début du Poème de la Création, écrit bien des siècles auparavant en Mésopotamie : « Lorsqu’en haut le ciel n’était pas nommé, et qu’en bas la terre n’avait point de nom, de l’Apsou primordial, leur père, et de la tumultueuse Tiamat, leur mère à tous, les eaux se confondaient en un . » De pareils textes suffisent au moins pour nous faire voir que Thalès n’a p.4 pas été l’in¬venteur d’une cosmogonie originale ; les images cosmogoniques, que, peut être, il précisa, existaient depuis de longs siècles. Nous pres¬sentons que la philosophie des premiers physiologues de l’Ionie pouvait être une forme nouvelle d’un thème extrêmement ancien. Les recherches les plus récentes sur l’histoire des mathématiques ont amené à une conclusion analogue. Dès 1910, G. Milhaud écri¬vait : « Les matériaux accumulés en mathématiques par les Orien¬taux et les Égyptiens étaient décidément plus importants et plus riches qu’on ne le soupçonnait encore généralement il y a une dizaine d’années . ». Enfin les travaux des anthropologistes sur les sociétés inférieures introduisent de nouvelles données qui compliquent encore le pro¬blème de l’origine de la philosophie. On trouve, en effet, dans la philosophie grecque, des traits intellectuels qui n’ont leur analogie que dans une mentalité primitive. Les notions qu’emploient les premiers philosophes, celles de destin, de justice, d’âme, de dieu, ne sont pas des notions qu’ils ont créées ni élaborées eux mêmes, ce sont des idées populaires, des représentations collectives qu’ils ont trouvées. Ce sont, semble t il, ces notions qui leur servent de schémas ou de catégories pour concevoir la nature extérieure. L’idée que les physiologues ioniens se font de l’ordre de la nature, comme d’un groupement régulier d’êtres ou de forces auxquels la destinée souveraine impose leur limite est due au transport de l’ordre social dans le monde extérieur ; la philosophie n’est peut être, à son origine, qu’une sorte de vaste métaphore sociale. Des faits aussi étranges que le symbolisme numérique des Pythagoriciens qui admettent que « tout est nombre » s’expliqueraient par cette forme de pensée qu’un philosophe allemand appelait récemment la « pensée morpho¬logico structurale » des primitifs et qu’il opposait à la pensée fonc¬tionnelle p.5 fondée sur le principe de causalité ; comme la peuplade nord américaine des Zunis fait correspondre à la division de leur race en sept parties, la division en sept du village, des régions du monde, des éléments, du temps, ainsi les Pythagoriciens ou même Platon dans le Timée inventent continuellement des correspondances numériques du même ordre . La ressemblance affirmée dans le Timée entre les intervalles des planètes et l’échelle musicale nous paraît complètement arbitraire et la logique nous en échappe tout autant que celle de la participation, étudiée par M. Lévy Bruhl dans ses travaux sur la mentalité primitive. S’il en est ainsi, les premiers systèmes philosophiques des Grecs ne seraient nullement primitifs ; ils ne seraient que la forme élaborée d’une pensée bien plus ancienne. C’est sans doute dans cette menta¬lité qu’il faudrait rechercher l’origine véritable de la pensée philo¬sophique ou du moins d’un de ses aspects . A. Comte n’avait pas tort en voyant dans ce qu’il appelait le fétichisme la racine de la représentation philosophique de l’univers ; maintenant que, par le folklore et les études sur les peuples non civilisés, on a une con¬naissance plus précise et plus positive de l’état d’esprit des primi¬tifs, on pressent mieux tout ce qui en subsiste dans la métaphy¬sique évoluée des Grecs. Ainsi les premiers « philosophes » de la Grèce n’ont pas eu vraiment à inventer ; ils ont travaillé sur des représentations de la complexité et de la richesse mais aussi de la confusion desquelles nous pouvons difficilement nous faire une idée. Ils avaient moins à inventer qu’à débrouiller et à choisir, ou plutôt l’invention était dans ce discernement lui-même. On les comprendrait sans doute mieux, si l’on savait ce qu’ils ont rejeté, qu’en sachant ce qu’ils ont gardé. D’ailleurs, l’on p.6 voit parfois des représentations refoulées réapparaître ; et la pensée primitive sous jacente fait un effort con-tinuel, qui réussit quelquefois, pour renverser les digues dans les¬quelles on la contient. Si, malgré ces remarques, nous faisons commencer notre histoire à Thalès, ce n’est donc pas que nous méconnaissions la longue préhis¬toire où s’est élaborée la pensée philosophique ; c’est seulement pour cette raison pratique que les documents épigraphiques des civilisations mésopotamiennes sont peu nombreux et d’un accès difficile, et c’est ensuite parce que les documents sur les peuples sauvages ne peuvent nous fournir des indications sur ce qu’a été la Grèce primitive.

La question des frontières de l’histoire de la philosophie, connexe de celle des origines, ne peut être non plus résolue avec exactitude. Il est indéniable qu’il y a eu, à certaines époques, dans les pays d’Extrême Orient et surtout dans l’Inde, une vraie floraison de systèmes philosophiques. Mais il s’agit de savoir si le monde gréco-¬romain, puis chrétien d’une part, le monde extrême oriental de l’autre ont eu un développement intellectuel complètement indé¬pendant l’un de l’autre : dans ce cas, il serait permis de faire abstrac¬tion de la philosophie de l’Extrême Orient dans un exposé de la philosophie occidentale. La situation est bien loin d’être aussi nette : pour l’antiquité d’abord, les relations commerciales faciles qu’il y a eu à partir d’Alexandre jusqu’aux invasions arabes entre le monde gréco romain et l’Extrême Orient ont rendu possibles les relations intellectuelles. Nous en avons des témoignages précis ; les Grecs, voyageurs ou philosophes, ont beaucoup écrit sur l’Inde à cette époque ; les débris de cette littérature, particulièrement aux IIe et IIIe siècles de notre ère, témoignent p.7 tout au moins d’une vive curiosité pour la pensée indienne. D’autre part, au haut moyen âge, s’est développée en pays musulman une philosophie dont la pensée grecque, aristotélicienne ou néoplatonicienne, formait certainement l’essentiel, mais qui, cependant, ne paraît pas avoir été sans subir, à diverses reprises, l’influence du voisinage indien. Or, on verra quelle place cette philosophie arabe a eue dans la chrétienté, depuis le XIIIe siècle jusqu’au XVIe. C’est donc une question fort impor¬tante de savoir quels sont les degrés et les limites de cette influence, directe ou indirecte. Mais c’est aussi une question fort difficile : l’influence de la Grèce sur l’Extrême Orient, qui est aujourd’hui prouvée en matière d’art, a été sans doute très forte dans le domaine intellectuel, et beaucoup plus forte que l’influence inverse de l’Inde sur l’hellénisme. Étant donnée l’incertitude des dates de la littéra¬ture indienne, les ressemblances entre la pensée grecque et indienne ne peuvent pas témoigner de laquelle des deux vient l’influence. Il semble bien que ce soit seulement sous l’influence grecque que les Hindous aient donné à l’exposé de leurs idées le caractère systé¬matique et ordonné que nos habitudes intellectuelles, héritées des Grecs, nous font considérer comme lié à la notion même de philo¬sophie. Malgré ces difficultés, une histoire de la philosophie n’a pas le droit d’ignorer la pensée extrême orientale. Toutefois, dans un ouvrage élémentaire comme celui-ci, nous n’avons nullement à exposer, pour elle même, la philosophie indienne ; cette tâche, encore difficile pour les spécialistes à cause du petit nombre d’études de détail, serait, pour nous, impossible. Il faudra donc nous contenter de noter soigneusement, parmi tous les courants non helléniques qui apparaîtront au cours de la philosophie occi-dentale, ceux qui ont pu venir du lointain Orient. La tâche nous sera beaucoup plus facile pour p.8 l’époque voisine de nous, où les tra¬vaux des orientalistes, depuis le début du XIXe siècle, n’ont pas été sans influence sur la philosophie ; nous pourrons peut être alors nous rendre compte de la nature d’une influence qui continue jusqu’à l’époque actuelle.

II

Notre second problème est celui du degré d’indépendance de l’histoire de la philosophie à l’égard de l’histoire des autres disci¬plines intellectuelles. Mais nous refusons de le poser dogmatique¬ment, comme s’il s’agissait de trancher la question des rapports de la philosophie, prise comme une chose en soi, avec la religion, la science ou la politique. Nous voulons le poser et le résoudre histo¬riquement ; c’est dire qu’il ne peut admettre une solution simple et uniforme. L’histoire de la philosophie ne peut pas être, si elle veut être fidèle, l’histoire abstraite des idées et des systèmes, séparés des intentions de leurs auteurs, et de l’atmosphère morale et sociale où ils sont nés. Il est impossible de nier que, aux différentes époques, la philosophie a eu, dans ce que l’on pourrait appeler le régime intel¬lectuel du temps, une place très différente. Au cours de l’histoire, nous rencontrons des philosophes qui sont surtout des savants ; d’autres sont avant tout des réformateurs sociaux, comme Auguste Comte, ou des maîtres de morale, comme les philosophes stoïciens, et des prédicateurs, comme les cyniques ; il y a, parmi eux, des médi¬tatifs solitaires, des professionnels de la pensée spéculative, comme un Descartes ou un Kant, à côté d’hommes qui visent à une influence pratique immédiate, comme Voltaire. La méditation personnelle tantôt est la simple réflexion sur soi, et tantôt confine à l’extase. Et ce n’est pas seulement à cause de leur tempéra¬ment personnel qu’ils sont si différents, c’est à cause de ce que la société, p.9 à chaque époque, exige d’un philosophe. Le noble Romain, qui cherche un directeur de conscience, les papes du XIIIe siècle qui voient dans l’enseignement philosophique de l’université de Paris un moyen d’affermir le christianisme, les encyclopédistes qui veulent mettre fin à l’oppression des forces du passé demandent à la philosophie des choses fort différentes ; elle se fait tour à tour missionnaire, critique, doctrinale. Ce sont là, dira t on, des accidents ; peu importe ce que la société veut faire de la philosophie ; ce qu’il y a d’important, c’est ce que celle ci reste, au milieu des intentions différentes de ceux qui l’uti¬lisent ; quelles que soient leurs divergences, il n’y a de philosophie que là où il y a une pensée rationnelle, c’est à dire une pensée capable de se critiquer et de faire effort pour se justifier par des raisons. Cette aspiration à une valeur rationnelle n’est elle pas, peut on penser, un trait assez caractéristique et permanent pour justifier cette histoire abstraite des doctrines, cette « histoire de la raison pure », comme dit Kant, qui en a esquissé l’idée  ? Suffisant pour distinguer la philosophie de la croyance religieuse, ce trait la distin¬guerait aussi des sciences positives ; car l’histoire des sciences posi¬tives est complètement inséparable de l’histoire des techniques d’où elles sont issues et qu’elles perfectionnent. Il n’y a pas de loi scientifique qui ne soit, sous un autre aspect, une règle d’action sur les choses ; la philosophie, elle, est pure spéculation, pur effort pour comprendre, sans autre préoccupation. Cette solution serait fort acceptable, si elle n’avait pour consé¬quence immédiate d’éliminer de l’histoire de la philosophie toutes les doctrines qui font une part à la croyance, à l’intuition, intellec¬tuelle ou non, au sentiment, c’est à dire des doctrines maîtresses ; elle implique donc une opinion arrêtée sur la philosophie, bien plus qu’une vue exacte p.10 de son histoire. Isoler une doctrine du mouve¬ment d’idées qui l’a amenée, du sentiment et de l’intention qui la guident, la considérer comme un théorème à prouver, c’est rem¬placer par une pensée morte une pensée vivante et significative. On ne peut comprendre une notion philosophique que par son rap¬port à l’ensemble dont elle est un aspect. Combien de nuances diffé¬rentes, par exemple, dans le sens du fameux : Connais toi toi même ! chez Socrate, la connaissance de soi signifie l’examen dialectique et la mise à l’épreuve de ses opinions propres ; chez Saint Augus¬tin, elle est un moyen d’atteindre la connaissance de Dieu par l’image de la Trinité que nous trouvons en nous ; chez Descartes, elle est comme un apprentissage de la certitude ; dans les Upanishads de l’Inde, elle est la connaissance de l’identité du moi et du principe universel. Comment donc saisir cette notion et lui donner un sens, indépendamment des fins pour lesquelles on l’utilise ? Une des plus grosses difficultés que l’on puisse opposer à l’idée d’une histoire abstraite des systèmes, c’est le fait que l’on pourrait appeler le déplacement de niveau des doctrines. Pour en donner un exemple saillant, songeons aux ardentes polémiques, continuées durant des siècles, sur les limites des domaines de la foi et de la raison. On pourrait trouver bien des doctrines données à un certain moment comme de foi révélée et considérées à d’autres comme une doctrine de raison. La sécheresse et la pauvreté de la philosophie pro¬prement dite dans le haut moyen âge sont compensées par les trésors de vie spirituelle qui, de la philosophie païenne, sont passés dans les écrits théologiques de saint Ambroise et de saint Augustin. L’affirmation de l’immatérialité de l’âme, qui chez Descartes est rationnellement prouvée, est pour Locke une vérité de foi. Quoi de plus frappant que la transposition que Spinoza a fait subir à la notion religieuse de vie éternelle, en l’interprétant par des notions inspirées du cartésia¬nisme ! De ces faits que l’on pourrait aisément multiplier, il résulte que l’on ne p.11 caractérise pas suffisamment une philosophie en indi¬quant les doctrines qu’elle soutient ; il importe bien plus de voir dans quel esprit elle les soutient, à quel régime mental elle appartient. C’est dire que la philosophie ne saurait être scindée du reste de la vie spirituelle, qui s’exprime encore par les sciences, la religion, l’art, la vie morale ou sociale. Le philosophe tient compte de toutes les valeurs spirituelles de son temps pour les approuver, les critiquer ou les transformer. Il n’y a pas de philosophie, là où il n’y a pas un effort pour ordonner hiérarchiquement les valeurs. Ce sera donc une préoccupation constante de l’historien de la philosophie de rester en contact avec l’histoire politique générale et l’histoire de toutes les disciplines de l’esprit, bien loin de vouloir isoler la philosophie comme une technique séparée des autres. Seulement ces rapports avec les autres disciplines spirituelles ne sont nullement uniformes et invariables, mais se présentent de manière fort différente selon les époques et les penseurs. La spécu¬lation philosophique peut être ordonnée tantôt à la vie religieuse, tantôt aux sciences positives, tantôt à la politique et à la morale, quelquefois à l’art. Il est des moments où prédomine le rôle d’une de ces disciplines, tandis que les autres s’effacent presque ; ainsi, au cours de l’antiquité classique, nous assistons, en gros, à une décroissance graduelle du rôle des sciences, accompagnée par la croissance du rôle de la religion : tandis que, à l’époque de Platon, l’évolution des mathématiques a un intérêt tout particulier pour l’historien, ce sera, à l’époque de Plotin, l’invasion des religions orientales du salut qui devra appeler l’attention ; c’est à ce moment que nous devrons nous poser le problème, encore si difficile à résoudre, de l’influence propre du christianisme sur la philosophie. L’époque actuelle voit, autour de la philosophie, une lutte d’influence assez âpre pour que cette méditation sur le passé ne soit pas tout à fait inutile.

III

p.12 Il est un troisième problème, sur lequel l’historien de la philo¬sophie est manifestement obligé de prendre position. La philo¬sophie a t elle une loi de développement, ou la succession des sys¬tèmes est elle contingente et dépendant du hasard des tempéra¬ments individuels ? Cette question est entre toutes importante ; l’histoire de la philosophie a, derrière elle, un long passé, qui pèse lourdement sur elle ; elle a, particulièrement sur le point qui nous occupe, des traditions auxquelles il est rare qu’elle ne s’accommode pas plus ou moins. Ce sont ces traditions que nous voulons dégager afin de les apprécier comme il convient. L’idée de considérer l’histoire de la philosophie dans l’ensemble et l’unité de son développement est une idée relativement récente. Elle est un aspect de ces doctrines des « progrès de l’esprit humain » qui se font jour à la fin du XVIIIe siècle ; d’une part la philosophie positive d’Auguste Comte, d’autre part la philosophie de Hegel incluent en elles comme élément nécessaire une histoire des démarches philosophiques de l’humanité ; l’esprit humain ne se définit pas, en s’isolant de sa propre histoire. Telle n’avait pas été du tout l’histoire de la philosophie à l’aurore de l’époque moderne. Notre histoire de la philosophie est véri¬tablement née à l’époque de la Renaissance, lorsque l’on décou¬vrit en Occident les compilateurs de la fin de l’antiquité, Plutarque, dont les écrits renferment un traité Sur les opinions des philosophes, Sextus Empiricus, Stobée, les Stromates de Clément d’Alexandrie et surtout les Vies des Philosophes de Diogène Laërce qui rassemble en un inexprimable désordre des débris de toutes les œuvres antiques d’histoire de la philosophie depuis les travaux des disciples d’Aris¬tote. Par ces auteurs s’ouvraient, sur la diversité des p.13 sectes antiques, sur la succession des chefs d’école et des écoles elles mêmes, des perspectives qui avaient entièrement échappé à la pensée médié¬vale. Les premières histoires imitèrent sans plus ces compilations ; ce furent des traités comme celui de Burleus sur les Vies des Philo¬sophes (1477). Il suit de là que l’histoire se limite d’abord à la philosophie antique ou, plus exactement, à la période qui va jusqu’au premier siècle de notre ère, c’est à dire jusqu’à l’époque où s’arrêtent en général les compilateurs que nous avons nommés ; l’histoire de la philosophie antique postérieure s’introduit, il est vrai, grâce à l’étude directe des grandes œuvres néo-platoniciennes ; mais l’antiquité se trouve ainsi complètement séparée du moyen âge, et l’idée qu’il pourrait y avoir une continuité de l’un à l’autre échappe complètement. Cette séparation est si accusée que Jonsius, recueillant les sources de l’histoire de la philosophie, se borne encore en 1649, sauf en un court chapitre, à mentionner les écrivains anciens qui ont écrit sur l’histoire de la philosophie (De Scriptoribus historiae philo¬sophicæ, libri IV, 1649). Pourtant, à cette époque, l’histoire de la philosophie du moyen âge a commencé à être étudiée pour elle-¬même ; Launoi écrit une histoire des écoles médiévales . L’histoire de la philosophie est donc avant tout à ce moment l’histoire des sectes ; c’est ainsi que la conçoit Bacon dans les plans qu’il trace des sciences . L’histoire des sectes est pour lui une partie, la dernière, de l’histoire littéraire. L’histoire littéraire, dans son ensemble, a pour objet de montrer l’origine, les progrès, les régres¬sions et les renaissances « des doctrines et des arts ». « Qu’on y ajoute, dit Bacon, les sectes et les controverses les plus célèbres qui ont occupé les doctes ; qu’on énumère les auteurs, les livres, les écoles, la suite des p.14 chefs d’école, les académies, les sociétés, les collèges, les ordres. » C’est le plan baconien que suit Georges Horn, l’auteur de la première histoire générale de la philosophie, qui mène le développement depuis les origines jusqu’au XVIIIe siècle ; la pré¬face renvoie à Bacon, et le titre complet de l’ouvrage en indique bien le caractère : « Historiae philosophicae libri septem, quibus de origine, successione, sectis et vita philosophorum ab orbe condito ad nostram aetatem agitur » . Ce qui l’intéresse, c’est moins l’analyse et la connaissance précise du contenu des doctrines que leur énumé¬ration et leur suite ; il a, à l’égard de l’histoire de la philo¬sophie proprement dite, la position que l’histoire de l’Église a à l’égard de celle des dogmes ; et, pas plus qu’il n’existe à ce moment d’his¬toire des dogmes, il n’existe une histoire véritable de la philosophie. C’est que le but des hommes de la Renaissance n’est pas de s’informer du passé, mais bien de le restaurer et de faire remonter l’esprit humain à ses sources vives. Aussi l’on se passionne pour la secte que l’on étudie ; on n’est pas historien du platonisme sans être en même temps platonicien. Il y a ainsi des platoniciens et des stoïciens, des épicuriens et des académiciens, et même des préso¬cratiques. L’histoire tire de ces chocs le plus grand profit ; Marsile Ficin fait connaître Platon et Plotin ; dans la première moitié du XVIIe siècle, Juste Lipse étudie avec attention et classe l’ensemble des textes connus sur les stoïciens ; Bérigard, dans son Circulus Pisanus, appelle l’attention sur les premiers physiciens de la Grèce ; Gassendi cherche à donner un portrait fidèle d’Épicure . C’est dans ces travaux des « sectaires » plutôt que dans les tra¬vaux d’érudition pure qu’il faut chercher l’histoire proprement dite des doctrines. Une de ces sectes a, au point de p.15 vue qui nous occupe, une importance particulière, c’est celle des académiciens et des pyrrhoniens ; un des arguments traditionnels du scepticisme est en effet l’existence de la diversité des sectes ; et une des sources principales de l’historien est le grand traité de Sextus Empiricus : Contre les Dogmatiques, édité et traduit en partie par Henry Estienne en 1562 ; Sextus y expose très longuement les variations d’opinion sur un même sujet. Il y a à cette époque bien des académiciens et il n’en est pas qui n’emploient le même procédé . Ainsi de toute l’érudition de la Renaissance, on ne recueille qu’un résultat, c’est la fragmentation de la pensée philosophique en une infinité de sectes ; ou bien l’on choisit une de ces sectes, et l’on est sectaire à son tour ; ou bien on les détruit l’une par l’autre et l’on est sceptique. On ne pouvait échapper à cette fatalité qu’en déga¬geant entièrement la philosophie de la philologie ; ce fut l’œuvre des grands penseurs du XVIIe siècle ; dès 1645, Horn remarque avec beaucoup de raison que son siècle, avec Descartes et Hobbes, est le siècle des philosophes, tandis que le précédent avait été celui des philologues ; ce que l’on veut maintenant, ce n’est plus restaurer une secte, ni substituer une secte nouvelle aux anciennes, c’est trouver, par delà les opinions des sectes, dans la nature même de l’esprit humain, les sources de la philosophie véritable. Dans ces conditions nouvelles, ou bien l’histoire de la philosophie continuera à être purement et simplement l’histoire des sectes ; elle ne fera alors qu’énumérer les erreurs ou aberrations de l’esprit humain et elle ne sera qu’une encombrante érudition ; ou bien elle devra transformer profondément ses perspectives et ses méthodes. Que l’histoire de la philosophie soit comme un musée des bizar¬reries de l’esprit humain, c’est le thème commun des p.16 rationalistes du XVIIe et du XVIIIe siècle. Pour expliquer ce jugement défavorable sur le passé, il faut voir de quelle manière il leur était présenté par les histoires de la philosophie. Encore dans le grand travail de Brücker, l’Historia critica philosophiae (1741 44), qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et en particulier chez les encyclopédistes, est l’ouvrage le plus utilisé, se rencontre un schéma traditionnel du développement historique, qui vient de la Cité de Dieu de saint Augustin et qui a subsisté à travers les siècles : la philosophie part du commencement du monde ; les Grecs ont menti en disant qu’ils étaient les premiers philosophes ; ils ont en réalité emprunté leurs doctrines à Moïse, à l’Égypte et à la Babylonie. Le premier âge de la philosophie n’est donc pas l’âge grec, mais l’âge barbare ; presque tous les historiens, jusqu’à Brücker, commencent par une longue série de chapitres sur « la philosophie barbare » : la philosophie qui a une origine divine s’est transmise aux patriarches juifs, puis de là aux Babyloniens, aux mages chaldéens, aux Égyptiens, aux Éthiopiens, aux Indiens, et même aux Germains. C’est seulement ensuite que les Grecs ont recueilli ces traditions, qui s’effaçaient de plus en plus ; elles dégénèrent chez eux en une infinité de sectes ; elles aboutissent d’une part au scepticisme de la nouvelle académie, qui est la fin de la philosophie, d’autre part au néo-platonisme qui s’efforce de corrompre la philosophie chrétienne. En un mot, l’histoire de la philosophie est l’histoire d’une déca¬dence graduelle et continue de l’esprit humain ; de cette décadence la preuve est le nombre des sectes qui ont remplacé l’unité origi¬nelle. La pensée grecque, en particulier, n’est ni un point de départ, ni un progrès ; la fantaisie individuelle, en se donnant libre cours, a décidément presque détruit ce que gardaient encore de vérité les traditions orientales. Les Grecs n’ont pas du tout, on le voit, dans ces vieilles p.17 histoires de la philosophie, la place et la valeur qu’ils prendront plus tard. Cette critique des Grecs provient des pères de l’Église ; presque tous les philosophes du XVIIIe siècle, Voltaire en particulier, qui ne cesse de railler Platon, adhèrent pleinement au vieux préjugé. Mais il y a plus ; on apporte les mêmes préven¬tions à l’égard de la philosophie moderne ; c’est le fond du Traité des systèmes de Condillac (1749) ; tous les systèmes philosophiques sont le fruit de l’« imagination ». « Un philosophe rêve faci¬lement. Combien de systèmes n’a t on pas faits ? Combien n’en fera t on pas encore ? Si du moins on en trouvait un qui fût reçu à peu près uniformément par tous ses partisans ! Mais quel fonds a¬-t on pu faire sur des systèmes qui souffrent mille changements, en passant par mille mains différentes ? » Tel est, au XVIIIe siècle, l’aboutissant du jugement de la philo¬sophie sur son propre passé ; il résulte du conflit entre une concep¬tion de l’histoire datant de la Renaissance et une conception nou¬velle de la philosophie. Mais simultanément et dès le XVIIe siècle, par un mouvement inverse, la conception de l’histoire et la per¬spective sous laquelle on voit le passé se transforment. Le thème nouveau, c’est l’idée que l’unité de l’esprit humain reste visible à travers la diversité des sectes. Dès le début du XVIIe siècle (1609), dans son Conciliator philosophicus, Goclenius s’était efforcé de classer, sur chaque sujet, les contradictions des sectes ; et il ne dressait cette liste d’antinomies que pour les résoudre et pour montrer qu’elles n’étaient qu’apparentes. Ce « syncrétisme » qui affirme l’accord de la pensée philosophique avec elle même est considéré par Horn comme le résultat véritable de l’histoire de la philosophie . A ce syncrétisme, qui efface les différences entre les sectes, est lié l’éclectisme qui, lui aussi, est au dessus de toute secte p.18 mais qui, an lieu de réunir, choisit et distingue. « Il n’y a qu’une secte, dit déjà Juste Lipse, en laquelle nous puissions nous inscrire avec sécu¬rité ; c’est la secte éclectique, celle qui lit avec application et qui choisit avec jugement ; extérieure à toute faction, elle deviendra facilement la compagne de la vérité. » Cet esprit de conciliation et d’éclectisme, qui a au XVIIe siècle, en Leibniz, un illustre représen¬tant , anime la grande Historia critica philosophiæ de Brücker , la source où tous les écrivains de la seconde moitié du XVIIIe siècle ont puisé leurs connaissances en histoire de la philosophie. Le véri¬table usage de l’histoire, c’est de faire connaître les caractères qui distinguent la vraie philosophie de la fausse. L’histoire de la philo¬sophie « développe une sorte d’histoire de l’intelligence humaine », elle montre « quelle est la puissance de l’intelligence, de quelle manière elle a été arrachée aux ténèbres et éclairée par la lumière de la vérité, comment elle est parvenue, à travers tant de hasards et d’épreuves, à la connaissance de la vérité et de la félicité, à travers quels méandres elle s’est fourvoyée, de quelle manière elle a été ramenée à la voie royale. » L’histoire des sectes n’est donc qu’un moyen de nous affranchir des sectes. L’éclectisme, de Brücker pénètre dans l’Ency-clopédie ; Diderot dans l’article Éclectisme y loue l’éclectique « qui ose penser de lui même, et, de toutes les philosophies qu’il a analysées sans égard et sans partialité, s’en faire une particulière et domestique ». Mais le syncrétisme et l’éclectisme ne sont pas la seule manière d’interpréter le passé et de dominer la diversité des sectes. L’on cherche aussi, tout en maintenant cette diversité, à y trouver un lien et une continuité historique. Dans un ouvrage un peu antérieur à celui de Brücker, Deslandes proteste contre p.19 l’idée même d’une histoire des sectes . « Recueillir séparément les divers systèmes des philosophes anciens et modernes, entrer dans le détail de leurs actions, faire des analyses exactes de leurs ouvrages, ramasser leurs sentences, leurs apophtegmes et même leurs bons mots, c’est là précisément ce que l’histoire de la philosophie contient de moins instructif. Le principal, à mon avis, c’est de remonter à la source des principales pensées des hommes, d’examiner leur variété infinie et en même temps le rapport imperceptible, les liaisons délicates qu’elles ont entre elles ; c’est de faire voir comment ces pensées ont pris naissance les unes après les autres et souvent les unes des autres ; c’est de rappeler les opinions des philosophes anciens et de montrer qu’ils ne pouvaient dire effectivement que ce qu’ils ont dit. » Ces efforts pour dégager l’histoire de la philosophie de la poussière des sectes, trouvent naturellement un appui chez les théoriciens du progrès. Pour Condorcet, la division de la philosophie en sectes est un état nécessaire mais passager, dont la philosophie s’affranchit peu à peu, tendant « à ne plus admettre que des vérités prouvées », et non plus des opinions. Dans cette perspective historique, la Grèce a une place spéciale, parce que l’espèce humaine doit reconnaître en elle l’initiative « dont le génie lui a ouvert toutes les routes de la vérité. » L’hellénisme n’est plus considéré comme une décadence, mais comme un début. Ainsi se fixe un cadre du développement histo¬rique de la philosophie, où l’on voit une philosophie purement occi¬dentale commençant avec les penseurs grecs de l’Ionie, trouvant son type en Socrate qui voulait « non faire adopter par les hommes un nouveau système et soumettre leur imagination à la sienne, mais leur apprendre à faire usage de leur raison » ; c’est cette philosophie qui, après la longue éclipse du moyen p.20 âge, se réalise pleinement avec Descartes. On en a fini avec le fatras de la prétendue philosophie barbare et orientale et les accusations de plagiat contre les Grecs. En revanche il faut bien dire tout ce que laisse en dehors de lui ce schéma des progrès de l’esprit humain, si répandu au XVIIIe siècle finissant, et qui est en somme resté celui de nos histoires de la philosophie, c’est tout le christianisme et tout l’Orient. Les penseurs du XVIIIe siècle ont donc cherché à introduire unité et continuité dans l’histoire de la philosophie ; or toute la première partie du XIXe siècle a vu un effort pour construire ce qui n’avait été qu’esquissé. On cherche à présent un principe de liaison interne qui permette de comprendre en elles mêmes les doctrines et d’en saisir la signification historique. On proteste contre la légè¬reté avec laquelle sont rejetées comme absurdes des idées qui ne sont pas les nôtres, alors qu’elles sont des aspects nécessaires de l’esprit humain. Ce qui manquait le plus aux historiens, c’était le sens historique, la perception délicate des nuances du passé. C’est ce qu’indique très bien Reinhold, dans un article de 1791 sur le concept de l’histoire de la philosophie : « La raison pour laquelle, dit il, l’histoire de la philosophie apparaît dans nos manuels comme une histoire de la folie des hommes plutôt que de leur sagesse, pour laquelle les plus célèbres et souvent les plus méritants de l’antiquité sont maltraités de la façon la plus indigne, pour laquelle leurs regards les plus profonds dans le sanctuaire de la vérité sont mal interprétés et compris comme les plus plates des erreurs, — c’est que l’on com¬prenait mal leurs idées, et on devait mal les comprendre parce que, en les jugeant, on s’en tenait aux principes postérieurs d’une des quatre sectes métaphysiques principales, ou parce qu’on était habitué par les méthodes de la philosophie populaire à prévenir les recherches les plus profondes par les oracles du sens commun. » p.21 C’est le programme de Reinhold que Tennemann a suivi dans son Histoire de la philosophie  ; cette histoire ne doit supposer d’après lui aucune idée de la philosophie ; elle n’est que la peinture de la formation graduelle de la philosophie, la peinture des efforts de la raison pour réaliser l’idée d’une science des lois de la nature et de la liberté. Mais le principe d’unité interne se présente lui-même de deux manières : d’une part comme principe d’une classification des doc¬trines qui se flatte de faire rentrer dans un petit nombre de types, dépendant de la nature de l’esprit, toutes les sectes possibles ; d’autre part, comme un développement graduel dont chaque doctrine impor¬tante constitue un moment nécessaire. Le premier point de vue est celui de de Gérando . Il déclare positivement qu’il abandonne, comme à la fois stérile et impossible, l’ancienne méthode de l’histoire des sectes. « Les opinions philo¬sophiques qui se sont produites dans les divers pays et dans les divers âges sont tellement variées, tellement nombreuses que le plus savant et le plus fidèle recueil ne fera que jeter le trouble et la confusion dans nos idées et nous accabler sous le poids d’une érudition stérile, à moins que des rapprochements heureusement préparés ne viennent guider l’attention . » A l’« histoire narrative » il faut substituer, selon les expressions de Bacon, l’« histoire induc¬tive et comparée » ; elle consiste d’abord à déterminer le très petit nombre de questions primitives auxquelles doit répondre chaque système ; d’après ces réponses, on peut saisir l’esprit de chacun d’eux et les grouper en classes naturelles ; cette classification faite, on pourra les comparer, saisir leur point de divergence, et, enfin, consi¬dérant chacun d’eux comme autant d’expériences faites sur la marche de l’esprit humain, juger quel est le meilleur. De fait la question primitive qui p.22 donne à de Gérando la base de sa classifi¬cation, c’est celle de la nature de la connaissance humaine ; l’histoire des systèmes devient un « essai de philosophie expérimentale », qui montre à l’épreuve la valeur de chaque solution donnée au pro¬blème de l’origine de la connaissance. La méthode de Victor Cousin n’ajoute pas beaucoup à celle de Gérando. C’est une sorte de moyenne entre la méthode du bota¬niste qui classe les plantes par famille, et l’explication psycholo¬gique qui les rattache aux faits primitifs de l’esprit humain. « Ce qui trouble et décourage, dit il au début du cours de 1829, à l’entrée de l’histoire de la philosophie, c’est la prodigieuse quantité de sys¬tèmes appartenant à tous les pays et à tous les temps. » Puis « des caractères, différents ou semblables se dégageront comme d’eux¬-mêmes et réduiront cette multitude infinie de systèmes à un assez petit nombre de systèmes principaux qui comprennent tous les autres. » Après la classification vient l’explication. Ces grandes familles de systèmes viennent de l’esprit humain. Voilà pourquoi l’esprit humain, aussi constant à lui-même que la nature, les repro¬duit sans cesse. L’histoire de la philosophie revient donc fina¬lement à la psychologie qui, point de départ de toute saine philo-sophie, « fournit même à l’histoire sa plus sûre lumière » . On domine donc l’histoire en la niant, puisqu’on remplace le déve¬loppement des doctrines dans la durée par leur classement. Le second point de vue qui permet d’introduire une unité dans l’histoire de la philosophie est celui d’une liaison dynamique entre les systèmes, où chacun apparaît comme un moment nécessaire d’une histoire unique. L’histoire de la philosophie ne fait ici que refléter les tendances générales du début du XIXe siècle, qui ont donné naissance aux sciences morales et sociales ; on ne croit plus que l’histoire générale s’oriente vers le succès d’une religion particu¬lière ou d’un empire ; elle progresse plutôt p.23 vers une civilisation collec¬tive qui intéresse l’humanité entière. De même l’histoire de la philo¬sophie ne s’oriente pas au bénéfice d’une secte ; elle a une loi imma-nente que l’on peut reconnaître par une observation directe. « Aucune science ne saurait être comprise sans sa propre histoire, toujours inséparable de l’histoire générale de l’humanité » , il n’est nulle remarque qui condense plus nettement les idées d’Auguste Comte sur l’histoire intellectuelle : impossibilité de séparer le pré¬sent du passé, de considérer le stade présent de l’intelligence autre¬ment que dans le progrès dynamique où il est né des stades passés ; impossibilité de séparer l’histoire du développement intellectuel de celle de l’ensemble de la civilisation. Le positivisme affirme la « con¬tinuité humaine » que niaient « le catholicisme maudissant l’antiquité, le protestantisme réprouvant le moyen âge, et le déisme niant toute filiation ». La pensée de Comte se rattache au mouvement général que nous avons vu croître au XVIIIe siècle contre l’idée d’une histoire de la philosophie comme simple énumération de sectes incohérentes. « La continuité dynamique » (p. 27) nous interdit de croire qu’il y ait jamais dans les opinions humaines des « changements radicaux » ; elles se sont modifiées en vertu de la même impulsion qui les modifie encore, c’est à dire d’une impulsion vers une subordination croissante de nos jugements à l’ordre objectif. Chacune de ces étapes a sa place normale et nécessaire. La « logique purement subjective » (p. 31) du fétichiste qui anime les phénomènes « est, à l’origine, aussi normale que le sont aujourd’hui les meilleures méthodes scien¬tifiques. » Cette vision d’une marche continue, qui ne peut être rétrograde, amène Comte à transformer entièrement la valeur due les histo¬riens du XVIIIe siècle donnaient à chaque période du passé, particu¬lièrement à la pensée grecque et à la pensée du moyen âge. Il pro¬teste formellement contre « les irrationnelles p.24 hypothèses de certains érudits sur une prétendue antériorité de l’état positif envers l’état théologique (p. 73), allusion sans doute à une objection que l’on peut tirer de la science positive des Grecs précédant la pensée médiévale. Ces hypothèses, ajoute t il, « ont été renversées irrévo¬cablement d’après une meilleure érudition ». L’union de la théologie et de la métaphysique, qui caractérise le moyen âge, union qui, aux yeux des écrivains protestants comme Brücker et des encyclopédistes, est un scandale et une alliance monstrueuse, est précisément ce qui fait la supériorité du moyen âge sur l’antiquité, et ce qui pré¬pare l’âge moderne. La théologie sans métaphysique, c’est néces¬sairement le polythéisme ; il « constitue seul le véritable état théolo¬gique, où l’imagination prévaut librement. Le monothéisme résulte toujours d’une théologie essentiellement métaphysique, qui restreint la fiction par le raisonnement. » Comte entend donc moins par philosophie les systèmes techniques des spécialistes de la philosophie, qu’un état mental diffus à travers la société qui se manifestera aussi bien, sinon mieux, dans des insti¬tutions juridiques, dans des œuvres littéraires ou des œuvres d’art que dans les systèmes des philosophes. Un système philosophique, nommément désigné, pourra, il est vrai, montrer avec une particu¬lière clarté cet état d’esprit, parce qu’il concentre des traits épars ailleurs et les met en pleine lumière  ; mais il ne sera jamais étudié qu’à titre de symbole et de symptôme. Ce qui intéresse les histo¬riens animés de l’esprit positiviste, ce sont les « représentations col-lectives », et les vues individuelles n’obtiennent leur regard que si elles sont le reflet du collectif. De là un changement de méthode : il se manifeste par le peu de souci que l’on a de la partie en quelque sorte technique de la philosophie ; ce qui intéresse ce sont les théo¬rèmes fondamentaux des philosophes, p.25 le contenu de leur opinion, et non leur vérité absolue ; chaque système d’opinion est en relation avec une époque et tire de cette relation la seule justification à laquelle il puisse prétendre. Avant Auguste Comte, Hegel eut un égal souci de faire l’apologie des systèmes, en montrant que leur diversité ne s’oppose pas à l’unité de l’esprit : « L’histoire de la philosophie, dit il , rend manifeste, dans les diverses philosophies qui apparaissent, qu’il n’y a qu’une seule philosophie à divers degrés de développement, et aussi, que les principes particuliers sur lesquels s’appuie un système ne sont que des branches d’un seul et même ensemble. La philosophie la dernière venue est le résultat de toutes les philosophies qui précèdent et doit contenir les principes de toutes ces philosophies. » Ce n’est là ni le sectarisme qui excommunie, ni le scepticisme qui profite des diver-gences des systèmes pour les renvoyer tous ; sectarisme et scepti¬cisme supposent qu’il y a plusieurs philosophies ; l’histoire pose qu’il n’y en a qu’une. « Pour justifier le mépris de la philosophie, l’on admet qu’il y a des philosophies différentes, dont chacune est une philosophie et non pas la philosophie, — comme s’il y avait des cerises qui n’étaient pas aussi du fruit ». L’histoire de la philosophie est le développement d’un « unique esprit vivant » prenant posses¬sion de lui-même ; elle ne fait qu’exposer dans le temps ce que la philosophie même, « libérée des circonstances historiques extérieures, expose à l’état pur dans l’élément de la pensée ». Unité de l’esprit humain et continuité de son développement, telles sont les certitudes a priori qui, s’imposant à l’historien avant même qu’il ait commencé sa recherche, lui mettent en mains le fil qui lui permettra de s’orienter. Ce que cette thèse suppose, c’est l’exis¬tence d’une sorte d’a priori historique, a priori qui consiste dans la nature de l’esprit et dont la connaissance n’est pas du tout justi¬ciable des méthodes historiques. p.26 L’histoire de la philosophie est l’histoire des manifestations de l’esprit ; comme telle, elle est débarrassée des contingences et des accidents ; l’historien est sûr de trouver un lien dialectique entre les systèmes qui se succèdent . Avec Hegel et Comte, nous sommes à l’extrême opposé de la situation où la Renaissance avait laissé l’histoire de la philosophie ; le passé ne s’oppose plus au présent ; il le conditionne et, justifié par lui, il ne fait que dérouler l’unité d’un plan systématique et préconçu. Toute l’évolution de l’histoire de la philosophie jusqu’à nos jours repose sur une discussion de ce postulat. En effet la connaissance de la loi immanente à ce développement n’est pas le résultat de l’observation et de l’induction historiques. L’unité de la philosophie, chez Hegel, n’est pas une constatation, mais bien un postulat. C’est un postulat qui ne peut être accepté qu’avec la philosophie dont elle fait partie. Est ce ainsi que l’his¬toire apparaît à une vue non prévenue ? « Tout homme d’un juge¬ment ordinaire qu’on mettra en présence du spectacle qu’offre l’histoire de la philosophie s’en formera d’emblée une idée singulière¬ment différente de ce que voudrait le sophisme de la philosophie hégélienne. » Renouvier, qui formule cette opinion , revient en effet, par delà l’éclectisme français, par delà Hegel et Diderot, à cette tradition du sectarisme, contre laquelle s’étaient élevés le XVIIIe et le XIXe siècles, parce qu’elle ne répondait pas au désir passionné de l’unité de l’esprit humain. Selon Renouvier, la division des philosophes en sectes opposées, n’est point un accident histo¬rique, résultant de préjugés temporaires que feront disparaître les « lumières », mais un phénomène normal qui tient à la constitu¬tion de l’esprit humain. « Depuis vingt cinq siècles, en Occident, les plus grandes oppositions se sont maintenues p.27 entre les philosophes. Sans doute, la controverse et le progrès des connaissances positives ont pu éliminer certaines questions et supprimer certaines dissi¬dences, mais la plupart et les plus graves de toutes n’ont fait que reculer ou se transporter ailleurs. » L’esprit humain est de nature antinomique ; la controverse dominante est celle qui existe entre la doctrine de la liberté et celle du déterminisme ; à cette controverse se ramènent, selon Renouvier, toutes les autres, et l’on peut classer systématiquement tous les systèmes, en faisant rentrer chacun d’eux dans l’une ou l’autre de ces deux doctrines. Or, il n’est pas à prévoir que jamais un parti puisse convaincre l’autre par des raisons con¬traignantes. Ainsi s’explique et se justifie l’existence des sectes. Le tort de l’éclectisme et de l’hégélianisme est d’avoir vu seulement dans les sectes tantôt un produit arbitraire de la fantaisie, tantôt un moment nécessaire mais tout provisoire dans le développement de la pensée. Du point de vue de Renouvier, l’histoire de la philosophie se fige donc en un dialogue intemporel entre deux thèses contradic¬toires et toujours renaissantes ; d’une époque à l’autre, il n’y a pas de différences philosophiquement importantes ; les « variations de la terminologie, la diversité des rapports sous lesquels peut être envisagé chaque problème » et qui permettent « de donner une forme et des expressions nouvelles à des opinions en réalité anciennes », voilà la seule matière qui reste à l’histoire comme telle ; elle a en revanche des cadres permanents, ceux mêmes qui permettent « la classification systématique des doctrines » ; mais ces cadres sont des nécessités de la pensée et non pas des faits historiques. La seule initiative qui reste permise à l’esprit humain, c’est non pas la con¬struction des systèmes qui sont dans l’essentiel prédéterminés (tout comme chez de Gérando ou Cousin), mais l’adoption libre d’une des deux seules directions possibles. L’originalité n’est pas, comme on le croyait, dans l’invention intellectuelle d’un système, mais dans l’attitude de la volonté à l’égard de systèmes pré¬formés. p.28 Le point de vue de Renouvier marque déjà l’abandon de la doc¬trine d’une prétendue nécessité historique. Son époque même et plus encore la nôtre, nous donnent le spectacle d’une sorte de désagréga¬tion des grandes synthèses historiques ; notre temps a une répulsion manifeste pour les grandes constructions, qu’elles soient hégéliennes ou positivistes. Les signes extérieurs de cet état d’esprit, c’est que les œuvres marquantes dans l’histoire de la philosophie, ne sont plus des histoires d’ensemble, mais des ouvrages limités à une période comme la Philosophie des Grecs d’Édouard Zeller, ou à une nation, ou à un problème, comme le Système du Monde de Platon à Copernic de Duhem, ou bien des recueils philologiques comme les Frag-ments des Présocratiques et les Doxographes grecs d’H. Diels, ou des monographies comme celles d’Hamelin sur le Système d’Aristote ou le Système de Descartes. Les histoires générales de la philo¬sophie ont elles mêmes une méthode plus analytique que synthé¬tique et visent plus à recueillir les résultats des travaux utilisés dans les monographies qu’à découvrir une loi immanente de développe¬ment ; telle sous cet aspect, la Philosophie analytique de l’histoire de Renouvier ; telles l’Histoire de la Philosophie européenne de Weber, l’Histoire de la philosophie par problèmes de Janet et Séailles, et plus manifestement encore la grande Histoire de la philosophie d’Ueberweg, qui ne vise qu’à tenir le lecteur au courant des tra¬vaux originaux sur chaque question. Les causes de cette situation, qui est nouvelle, sont de deux sortes. La première est l’immense labeur philologique, qui, depuis 1850 environ, grâce à des éditions critiques, à des découvertes de textes, à des recueils de fragments, a, en même temps qu’il précisait et enrichissait notre information, rendu difficiles ou même impossibles ces vues d’ensemble que se targuaient d’avoir les historiens d’antan. Il doit en être ainsi si l’on songe aux conditions de la méthode philo¬logique : à son point de vue, en effet, les périodes de l’histoire se distinguent moins par des événements positifs qui en marqueraient le début et la fin que p.29 par la nature et l’état des sources qui les font connaître ; pour ne prendre qu’un exemple grossier, combien diffé-rent est l’état de nos sources relatives à la philosophie antique, avec ses rares œuvres originales, et l’état des sources de la philo¬sophie médiévale ou moderne, dont l’abondance effraye l’imagina¬tion. Le travail de critique et d’interprétation des textes doit suivre dans les deux cas des méthodes différentes et il implique même des habitudes d’esprit assez distinctes pour qu’on ne puisse se vanter de les posséder à la fois ; mais il en faudrait dire autant de périodes bien plus courtes ; le stoïcisme et l’épicurisme, par exemple, connus par des lambeaux de textes, ne peuvent être étu¬diés de la même manière que le système d’Aristote, dont l’ensei¬gnement est intégralement conservé. D’autre part, les conclusions du philologue, quand il s’agit d’in¬terpréter une pensée et d’en serrer de près le sens, sont souvent pro¬visoires et à la merci d’une nouvelle découverte ou d’un nouveau rapprochement ; les interprétations des systèmes anciens comme le platonisme, ou même des doctrines modernes, comme celles de Descartes ou de Kant, sont innombrables ; comment y trouver un point d’appui solide pour une construction synthétique ? Aux exigences de la méthode philologique s’ajoute une seconde raison peut être plus déterminante encore pour nous détourner de l’ambition de décrire l’ensemble du passé philosophique. Comte et Hegel, et même Renouvier s’occupent de la philosophie et non des philosophes. Qu’ils considèrent ces représentations de l’univers, qu’ils étudient comme des cadres éternels imposés par la nature même de la raison, ou comme des sortes de représentations collec¬tives, évoluant elles mêmes collectivement, et se transformant avec la société, ils font de la philosophie quelque chose d’imper¬sonnel , ou, du moins, p.30 l’expression personnelle que donne un philo¬sophe des pensées de son temps n’est que l’accident ; l’essentiel est ailleurs, dans ce dictamen rationnel ou social, sorte de déité, à laquelle se soumettent naturellement les consciences individuelles, — fussent celles d’un Platon ou d’un Descartes. Or l’histoire de la philosophie a évolué comme l’histoire en général ; la minutie apportée à la recherche des sources ne s’expliquerait pas sans la volonté de l’historien d’arriver à ce qu’il y a d’individuel, d’irréductible, de personnel dans le passé ; ses recherches seraient tout à fait inutiles, s’il s’agissait, comme autrefois, de déterminer des types ou des lois ; à quoi bon un exemplaire nouveau d’un type déjà connu, si l’exemplaire n’avait son prix en lui-même et dans ce qui le distingue ? Ce goût de l’individuel, qui est peut être encore le trait dominant de notre critique littéraire, nous fait voir le passé sous une perspec¬tive tout à fait nouvelle ; ce ne sont plus ni des « sectes » comme à la Renaissance, ni des « systèmes » comme chez Cousin, ni des « men¬talités collectives » que vise à atteindre l’historien ; ce sont des indi¬vidus, dans toute la richesse nuancée de leur esprit ; Platon, Descartes ou Pascal ne sont ni des expressions de leur milieu ni des moments historiques, mais de véritables créateurs. Ce qui frappe à première vue c’est la discontinuité de leurs efforts ; il n’y a, remarque Windel¬band, nul progrès continu « puisque chacun des grands systèmes donne du problème une formule nouvelle et le résout comme si les autres n’avaient pas existé. » Il faut ajouter que ces deux raisons, exigences de la méthode philologique et recherche de l’individuel, bien que s’opposant l’une et l’autre à la synthèse historique, ne conduisent pas l’esprit dans le même sens. Le philologue a une tendance à chercher la parenté des pensées et des formules ; cette tendance s’exagère parfois, si elle n’est pas tempérée par le goût et par p.31 le sens des pensées vivantes, jusqu’à faire d’une doctrine nouvelle une mosaïque des doctrines passées, jusqu’à confondre l’inventeur avec le compilateur. Par un tour d’esprit inverse, le critique ne veut rechercher dans les doctrines que leur bigarrure et il fait l’histoire des idées en impressionniste, ayant plus de goût pour la variété des esprits que pour l’unité pro¬fonde qu’elle peut receler.

Aux diversités purement doctrinales de l’âge antique et médiéval, l’âge moderne en ajoute une autre, c’est la diversité des esprits nationaux qui donnent sa nuance particulière à chacune des philo¬sophies anglaise, allemande ou française. Il faut aussi songer à l’immense complication de la culture moderne qui est en train de se dissoudre, comme Auguste Comte le prévoyait et le craignait, en une série de cultures spéciales et techniques, dont chacune absorbe la vie et les moyens d’un homme. Le philosophe, se limitant à une des faces de cette culture, est aujourd’hui logicien ou épistémolo¬giste, philosophe des mathématiques ou philosophe de la religion, sans qu’il y ait de correspondance bien nette et encore moins d’unité entre un point de vue et un autre. On oscille entre une culture géné¬rale, qui est superficielle, et une culture approfondie, qui est étroite.

Ne voilà t il pas bien des diversités doctrinales irréductibles à la raison : diversités dues à des différences de personnalités, de carac¬tère national, de mode et de degré de culture ? Comment l’histo¬rien mettra t il sur la même ligne des doctrines d’origine si diffé¬rente ? Aussi voyons nous les meilleurs des historiens de notre temps hésiter sur la méthode à suivre. C’est par exemple Victor Delbos qui, sans renoncer à l’idée d’un enchaînement rationnel entre les aspects successifs de la pensée philosophique, voit son désir d’unité balancé par la crainte de n’être pas exact et de p.32 laisser échapper la substance même de l’histoire. Et, de fait, ce vigoureux esprit a laissé une admirable série de monographies, dont le titre même marque la difficulté, peut être insurmontable, qu’il devait trouver à écrire une histoire générale de la philosophie. Même hésitation, mais plus dissimulée, chez Windelband . Le développement de la philosophie, comme il le reconnaît dans sa préface, dérive de trois facteurs, et, l’on pourrait même dire, de trois histoires juxtaposées : 1° Histoire pragmatique ; c’est l’évolu¬tion interne de la philosophie reposant sur le désaccord entre les solutions anciennes et les représentations nouvelles de la réalité : 2° Histoire dans ses relations à l’histoire de la culture ; la philosophie reçoit ses problèmes des idées qui dominent la civilisation d’une époque ; 3° enfin histoire des personnes. Sous le premier aspect, l’histoire a bien une sorte de loi de développement ; mais quelle est au juste l’importance de cet aspect par rapport aux deux autres qui font dépendre de nombreux hasards le cours de la vie spirituelle, c’est ce que l’auteur ne laisse pas pressentir. Est ce là l’état définitif de l’histoire de la philosophie ? Doit elle abandonner tout espoir d’être elle même philosophique, pour devenir un chapitre de la philologie et de la critique littéraire ? Est elle condamnée à perpétuellement osciller entre la méthode de la mosaïque et la méthode impressionniste, incapable de faire mieux que de tempérer ces deux méthodes l’une par l’autre ? Sans doute, et malgré l’apparence, il reste quelque chose des idées d’un Comte, et d’un Hegel. Ils nous ont enseigné à voir dans les systèmes de philosophie du passé mieux que des sectes fermées ou des fantaisies individuelles, des aspects de l’esprit humain. Ils ont appris à prendre le passé intellectuel tout à fait p.33 au sérieux et ont compris mieux que d’autres la solidarité intellectuelle des généra¬tions. Pourtant à la crise qui atteint l’histoire de la philosophie, on ne peut prétendre remédier en revenant à une de ces formules générales de développement chères aux positivistes et aux hégé¬liens. Tout ce que l’on a tenté récemment en ce sens, est ou bien manqué ou tout au moins prématuré . Comme les deux premiers problèmes que nous avons posés, ce troisième problème ne peut être résolu que d’une manière approximative et provisoire, avec toutes les incertitudes que comporte l’histoire. Il faut remarquer, en premier lieu, que l’érudition philologique, si elle a, comme nous le remarquions, fait crouler la construction comtiste ou hégélienne, nous met sur la voie d’une solution positive. A mesure que l’on progresse davantage dans la connaissance intime et détaillée du passé, l’on voit mieux les nouvelles doctrines prendre leur point d’insertion dans les doctrines du passé, et l’on établit des continuités et des passages, là où l’on ne voyait d’abord que radicale originalité et absolue opposition. Des formules générales comme celles de Comte ou de Hegel, pour qui le développement doit procéder par opposition franche et nette, rendaient très mal compte de la réalité nuancée que nous montre l’histoire. En revanche, cette continuité des esprits que révèle la critique historique ne saurait s’exprimer par une loi générale et doit faire l’objet de mille recherches de détail. L’idée d’étudier, dans leur continuité et leur genèse, les systèmes du monde de Platon à Copernic n’aurait pu venir aux historiens imbus de l’idée de la radicale opposition entre l’antiquité et le moyen âge ; et il a fallu la merveilleuse érudi¬tion de Duhem pour retrouver à travers ce temps la continuité de deux ou trois thèmes de pensée. Le p.34 regain de faveur si légitime qu’a trouvé récemment l’histoire de la philosophie du moyen âge n’est pas fondé seulement sur des motifs étrangers à l’intérêt de l’histoire, mais aussi sur les véritables découvertes qui montrent son union à la philosophie moderne. L’abandon de la méthode a priori, loin de nuire à l’idée de l’unité de la philosophie et de l’intelligence, a donc permis de lui donner un sens plus plein et plus concret, bien que plus difficile à traduire en formules ; car elle n’est point l’unité d’un plan qui se réalise peu à peu, mais une série d’efforts originaux et d’inventions multiples. En second lieu, l’abandon de l’idée de progrès fatal, qui a dominé l’histoire de la philosophie, jusque vers 1850, n’a pas été moins favorable à une exacte appréciation du développement philosophique. L’idée d’une marche incessante et continue est tout à fait contraire à la réalité historique. Bacon avait vu plus juste que ses disciples du XVIIIe siècle lorsqu’il mentionnait, à côté des périodes de pro¬grès, les périodes de régression et d’oubli, suivies de renaissances. La vérité est que la courbe de la vie intellectuelle, si l’on peut ainsi parler, est extrêmement compliquée, et que seules des études de détail peuvent donner une idée de ses méandres. Encore est il qu’elles peuvent en donner l’idée, et, là non plus, l’œuvre de la cri¬tique philologique n’est pas destructrice, tout au contraire. Elle nous montre seulement plusieurs schèmes possibles de développe¬ment, là où l’apriorisme historique n’en voyait qu’un. Il y a tantôt marche de la pensée vers un plus grand désaccord, vers une dissipa¬tion en une poussière de sectes qui s’opposent l’une à l’autre, comme en Grèce, dans la période qui a suivi la mort de Socrate, tantôt au contraire marche vers l’unité de pensée, vers l’accord presque com¬plet, comme dans la seconde moitié du XVIIIe siècle où dominait l’empirisme anglais. Tantôt la pensée philosophique se fait mouvante, suggestive, se transforme en une méthode de vie spirituelle, en une direction mentale comme chez Socrate ou chez Platon, tantôt elle a la forme p.35 d’une doctrine décisive qui a une réponse prête à toutes les questions et prétend l’imposer par une dialectique irréfutable, comme au temps de la scolastique. Il y a des moments où la pensée intellectuelle, comme fatiguée, renonce à affirmer sa propre valeur et cède le pas à des doctrines qui prétendent atteindre la réalité par intuition, sentiment ou révélation ; par exemple l’intellectua¬lisme du XVIIIe siècle, avec sa confiance en la raison, est suivi de bien près de l’orgie romantique ; alternance très instructive et qui, peut être, est une loi générale de l’histoire de la pensée. On voit par ces exemples comment la critique à elle seule, sans le moindre a priori, permettra de classer, d’ordonner les systèmes. L’histoire permettra même jusqu’à un certain point de les juger. En effet la valeur d’un système n’est pas indépendante de l’élan spirituel qu’il a créé. Les doctrines philosophiques ne sont point en effet des choses mais des pensées, des thèmes de méditation qui se proposent à l’avenir et dont la fécondité n’est jamais épuisée qu’en apparence, des directions mentales qui peuvent toujours être reprises ; les idées dont elles sont faites ne sont pas les inertes matériaux d’un édifice mental qui pourrait être démoli et dont les matériaux pourraient être tels quels remployés dans d’autres con¬structions ; ce sont des germes qui veulent se développer ; elles pré¬tendent être un « bien capable de se communiquer  ». Or, la recherche historique doit nous permettre de saisir l’élan originel et la manière dont il se développe, dont il cesse, dont parfois il reprend : l’histoire n’est pas achevée, c’est ce que ne doit jamais oublier l’historien de la pensée ; Platon ou Aristote, Descartes ou Spinoza n’ont pas cessé d’être vivants. Un des plus grands services que peut rendre l’histoire est sans doute de montrer de quelle manière une doctrine se trans¬forme ; d’une manière bien différente selon les cas. Il arrive parfois que la doctrine, en devenant p.36 permanente, se raidisse en un dogme, qui s’impose : ainsi, après trois siècles d’existence, le stoïcisme, chez Épictète, est une foi qui n’a plus besoin d’être démontrée. Il arrive aussi qu’un thème philosophique, en cherchant à se fixer en doctrine, à se réaliser en dogmes, finit par s’épuiser en une sorte de complication et de maniérisme, qui fait songer aux brillantes décadences des écoles artistiques dont la formule s’est usée. Par exemple, la philosophie ionienne, du temps de Platon, est réduite aux balbutiements des derniers héraclitéens qui, de peur de fixer le fleuve mouvant des choses, ne veulent plus utiliser le langage. Ou encore, la description des choses intelligibles, chez les derniers néo-platoniciens comme Proclus et Damascius, arrive à une si minutieuse précision qu’on est forcé d’y sentir tout l’arti¬fice d’un technicien professionnel et d’en voir le manque de sincé¬rité ; et l’on pourrait en dire autant des dernières formes des systèmes de Fichte ou de Schelling. On voit ainsi naître comme des catégories historiques, mouvantes, modifiables, des thèmes géné¬raux de pensée qui doivent remplacer les catégories massives dont usaient autrefois les historiens éclectiques ou hégéliens. Ces très brèves indications excluent la possibilité de terminer cette introduction en formulant rien qui ressemble à une loi de développement de la pensée philosophique ; il ne s’agit pas de construire, mais seulement de décrire. Ce que l’on ne peut plus faire, c’est écrire l’histoire en prophète après coup ; comme si l’on voulait donner l’impression que la pensée philosophique naissait peu à peu et se réalisait progressivement. Nous ne pouvons plus admettre comme Aristote, le père de l’histoire de la philosophie, que l’histoire est orientée vers une doctrine, qu’elle contient en puissance. L’histoire de la philosophie nous enseigne que la pensée philosophique n’est pas une de ces réalités stables qui, une fois trouvées, subsistent comme une invention technique ; cette pensée est sans cesse remise en question, sans cesse en danger de se perdre en des formules qui, en la fixant, la trahissent ; la vie spirituelle n’est que dans le travail et non dans la possession d’une prétendue vérité acquise. L’ouvrage présent, dont paraît le premier fascicule, s’efforce de donner une esquisse aussi claire et aussi vivante que possible de ce travail ; il a été inspiré par le désir de servir de guide dans cet immense passé de la philosophie, que les recherches his¬toriques de détail révèlent chaque jour plus complexe et plus nuancé. Aussi a t il été jugé indispensable de donner au lec-teur les moyens de juger de la fidélité de cette esquisse et d’en préciser les traits : c’est pourquoi chaque chapitre est accom¬pagné de renvois aux textes les plus importants et suivi d’une bibliographie sommaire, indiquant, avec les éditions des auteurs, les ouvrages et articles qui ont paru essentiels .


Bibliographie générale

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I P É R I O D E H E L L É N I Q U E @

CHAPITRE PREMIER LES PRÉSOCRATIQUES @ Dans la première période, la période hellénique qui s’achève avec la mort d’Alexandre (323), la philosophie s’est dévelop¬pée en pays grec et successivement en divers centres : cette succession correspond aux vicissitudes politiques. Elle naît au VIe siècle au pays ionien, dans les villes maritimes alors très riches et commerçantes. A partir de 546, l’Ionie est soumise par les Perses, et la grande ville de Milet est ruinée en 494. Le centre de la vie intellectuelle se déplace ; c’est dans l’Italie du sud et la Sicile que nous voyons se transporter la philoso¬phie. Enfin, après les guerres médiques, au temps de Périclès (mort en 429), Athènes devient la capitale intellectuelle de la Grèce comme celle du nouvel empire maritime, qui devait durer jusqu’à la guerre du Péloponèse. Dans ce développement, les Ioniens jouent le principal rôle ; les premiers philosophes de la Grande Grèce sont des émigrés ioniens ; et ce sont également des Ioniens qui sont, à Athènes, les premiers propagateurs de la philosophie. Pourtant en chacun de ces centres la pensée philosophique prend des caractères différents.

I. — LA PHYSIQUE MILÉSIENNE @ Il est difficile de préciser la signification exacte et la portée du mouvement d’idées qui a eu lieu à Milet au VIe siècle avant notre ère. Des trois philosophes milésiens qui se sont succédé p.42 dans la cité alors la plus puissante et la plus florissante de l’Asie Mineure grecque, le premier , Thalès, n’a rien écrit, et il est connu par une tradition qui ne remonte pas au delà d’Aristote ; les deux autres, Anaximandre et Anaximène, dont chacun est l’auteur d’un ouvrage en prose, que l’on a plus tard intitulé De la Nature, ne nous sont guère connus cependant que par ce qu’en ont dit Aristote et les écrivains de son école. Or ce qu’Aristote cherchait avant tout dans leur enseigne¬ment, c’était une réponse à cette question : quelle est la matière dont sont faites les choses ? Cette question, c’est Aristote qui la pose, et il la pose dans le langage de sa propre doctrine ; nous n’avons aucune preuve que les Milésiens eux mêmes se soient préoccupés du problème dont on cherche chez eux la solution. Aussi si l’on nous apprend que, selon Thalès, l’eau est le principe de toutes choses, que, selon Anaximandre, c’est l’infini, et, selon Anaximène, l’air, il faut se garder de voir dans ces formules une réponse au problème de la matière . Pour en pénétrer le sens, il faut chercher, s’il est possible, quels problèmes ils agitaient effectivement. Ils sont, semble t il, de deux ordres : d’abord des problèmes de technique scienti¬fique ; c’est ainsi qu’Anaximandre passe pour avoir inventé le gnomon et y avoir tracé les lignes des solstices et de l’équi¬noxe ; il aurait aussi dessiné la première carte géographique, et découvert l’obliquité du zodiaque. Mais ce sont avant tout des problèmes concernant la nature et la cause des météores ou phénomènes astronomiques, tremblements de terre, vents, pluies, éclairs, éclipses et aussi des questions générales de géo¬graphie sur la forme de la terre et les origines de la vie terrestre. De ces techniques scientifiques, nos Milésiens ne firent sans doute que propager en pays grec ce que les civilisations méso¬potamienne et égyptienne leur transmettaient. Les Babyloniens étaient observateurs du ciel ; de plus, pour leur cadastre, ils p.43 dressaient des plans de villes et de canaux et ils tentèrent même de dessiner la carte du monde . Quant aux arts méca¬niques, ils présentent dans tous les pays helléniques, du VIIe au Ve siècle, un développement très riche et varié dont les philosophes ioniens sont les témoins plus sans doute que les instigateurs : témoins très sympathiques, qui voyaient la supériorité de l’homme dans son activité technique et dont l’opinion a trouvé sans doute sa plus frappante expression chez un Ionien du Ve siècle, Anaxagore ; selon lui, l’homme est le plus intelligent des animaux parce qu’il a des mains, la main étant l’outil par excellence et le modèle de tous les outils . L’originalité des Milésiens paraît avoir été le choix des images par lesquelles ils se représentaient le ciel et les météores ; ces images ne gardent rien du fantastique des mythes ; elles sont empruntées soit aux arts, soit à l’observation directe : il y a dans toutes les analogies qui constituent leur science, avec une extrême précision imaginative, qui n’admet, comme le mythe, aucun arrière plan mystérieux, un grand désir de comprendre les phénomènes inaccessibles par leur rapport avec les faits les plus familiers. Une de ces observations courantes, c’était pour un Milésien, particulièrement préoccupé de navigation, celle des orages et des tempêtes ; on voyait se former, dans le calme, des nuées épaisses et noires, qui sont subitement déchirées par un éclair, annonciateur de la tourmente de vent qui va suivre. Anaxi¬mandre, cherchant à les expliquer, enseignait que le vent, enfermé dans le nuage, l’a rompu par sa violence et que l’éclair et le tonnerre accompagnent cette brusque rupture . Or, c’est par analogie avec l’orage qu’il conçoit la nature et la for¬mation des astres : il suffit, pour obtenir la conception p.44 qu’Anaximandre se faisait du ciel, de remplacer la gaine de nuages épais par une gaine opaque d’air condensé (l’« air » ne désignant pour lui autre chose que les vapeurs), le vent intérieur par du feu, les déchirures de la gaine par des sortes d’évents ou tuyaux de soufflet par lesquels le feu fait irruption. Si l’on suppose que ces gaines sont de forme circulaire et disposées autour de la terre comme les jantes des roues autour du moyeu d’un char, les astres ne seront pour nous que la partie du feu inté¬rieur qui sort par ces évents : par la fermeture momentanée de ces évents s’expliqueront les éclipses et les phases de la lune. Anaximandre admettait qu’il y avait trois de ces gaines cir¬culaires, animées d’un mouvement rotatoire ; au plus loin de la terre, celles du soleil et de la lune, qui n’ont qu’un évent ; au plus bas, celle des étoiles fixes (sans doute la voie lactée) qui¬ a un grand nombre d’évents . Des assimilations de ce genre permettent de formuler d’une manière nouvelle le problème cosmogonique ; la formation du ciel n’est pas foncièrement différente de celle d’un orage ; il s’agit de savoir comment le feu qui, primitivement, encer¬clait la terre, comme l’écorce fait l’arbre, s’est brisé et réparti à l’intérieur des trois anneaux circulaires. Or, la cause en jeu, pour Anaximandre, semble bien être celle qui est à l’origine des pluies, des orages et des vents. Ce sont les vapeurs qui, produites sur la mer, par l’évaporation, brisent cette sphère de feu et l’engainent en des anneaux . Le phénomène fondamental dans cette physique milésienne est bien l’évaporation de l’eau de la mer, sous l’influence de la chaleur. Or, les produits de cette évaporation (vapeurs, vents, nuages, etc.), sont considérés traditionnellement en Grèce comme ayant des propriétés vitales . Anaximandre ne fait donc que suivre une opinion fort ancienne, lorsqu’il admet que les êtres p.45 vivants naissent dans l’humidité chaude évaporée par le soleil. Aussi insiste t il sur l’antériorité des formes de la vie marine, des poissons, des êtres enfermés dans une écorce épineuse, qui ont dû modifier leur genre de vie, lorsque, l’écorce éclatant, ils ont été placés sur terre . Ces vues d’Anaximandre nous permettent peut-être de pré¬ciser le sens des affirmations sur la substance primitive qu’Aris¬tote considère comme le centre de leur doctrine. Ces affirmations semblent porter non sur la matière des êtres, mais sur la chose d’où est venu le monde. Thalès, en enseignant que c’est l’eau ne fait que reproduire un thème cosmogonique extrême¬ment répandu ; mais, d’après le développement de la pensée milé¬sienne, il faut sans doute entendre par cette eau quelque chose comme l’étendue marine avec toute la vie qui s’en dégage. Il enseignait d’ailleurs que la terre est comme un disque plat porté sur l’eau primitive comme un navire sur la mer. Qu’est ce qui conduisit Anaximandre à remplacer l’eau de Thalès par ce qu’il appelle l’Infini ? Sur le sens de cette expression on s’accorde fort peu. Est ce une forme milésienne du mythe hésiodique du Chaos, antérieur aux dieux, à la terre et au ciel, comme la thèse de Thalès se référait à une ancienne cosmogonie ? L’Infini serait alors la chose qualitativement indéterminée d’où naissent les choses déterminées, feu, eau, etc., ou tout au moins le mélange où sont confondues toutes les choses qui se séparent ensuite pour former le monde. Il semble que l’Infini d’Anaximandre est bien plutôt l’illimité en grandeur, ce qui est sans bornes, par opposition au monde qui est contenu dans les bornes du ciel, puisque cet infini contient les mondes . Cette interprétation cadre avec la thèse de la pluralité des mondes, une des thèses d’Anaximandre qui sera reprise par p.46 Anaximène ; il admet, en effet, l’existence simultanée de plu¬sieurs mondes qui naissent et périssent au sein de l’infini éternel et sans vieillesse. De cet infini les mondes naissent, nous est il dit, par un « mouvement éternel », c’est à dire par un mouve¬ment de génération incessamment reproduit qui a pour effet de séparer l’un de l’autre les contraires, le chaud et le froid ; ces contraires agissant l’un sur l’autre, produisent, on l’a vu, tous les phénomènes cosmiques . Anaximène en prenant l’air comme principe c’est à dire comme premier commencement, ne s’écarte pas d’Anaximandre. Le mot air ne fait que préciser la nature de l’Infini ; car son principe est un air infini (sans limite), d’où naissent toutes choses ; il est comme l’Infini d’Anaximandre, animé d’un mou¬vement éternel. Mais il semble qu’Anaximène n’ait pas cru que ce mouvement pouvait résoudre le problème de l’origine des choses ; un mouvement d’agitation comme celui qu’on im¬prime à un crible peut bien séparer des choses mélangées, mais non pas les produire. A ce mouvement éternel, Anaximène a donc superposé une autre explication de l’origine des choses ; l’air, par sa raréfaction, donne naissance au feu, et, par ses con-densations successives, au vent, au nuage, à l’eau et finalement à la terre et aux pierres. Dans ce dernier ordre de transmutations, il pense sans doute à des phénomènes très concrets et acces¬sibles à l’observation : formation des vents dans l’air calme et invisible, puis formation des nuages qui se résolvent en pluies, ces pluies donnant naissance aux fleuves qui déposent des¬ alluvions. Le procès inverse, celui de la raréfaction, est celui qui donne naissance au feu, c’est à dire sans doute à tous les météores ignés et aux astres . La physique des Milésiens est donc une physique de géogra¬phes et de météorologistes, mais leur vision d’ensemble de p.47 l’univers n’annonce en rien les progrès de l’astronomie que verra le siècle suivant ; la terre est pour Thalès et Anaximène un disque plat que l’un fait flotter sur l’eau et l’autre sur l’air ; c’est pour Anaximandre une colonne cylindrique dont le dia¬mètre de base est égal au tiers de la hauteur et dont la partie supérieure, que nous habitons, est légèrement renflée ; elle se tient en équilibre, parce qu’elle est à égale distance des confins de l’univers. Anaximène revient même à une image mythique tout à fait ancienne, s’il est vrai qu’il croit que le soleil après son coucher ne passe pas sous la terre, mais contourne l’horizon où il est caché à la vue par de hautes montagnes, pour revenir à l’Orient. A peine pressent on dans la détermination qu’Anaximène donne des distances des anneaux célestes à la terre quelque lueur de ce que sera l’astronomie mathématique . D’autre part, à cette physique, où n’interviennent que des images sensibles et familières, se superpose un mode d’explica¬tion d’un genre tout différent : la naissance et la destruction des mondes sont réglées selon un certain ordre de justice : « C’est dans les choses dont ils sont venus que les êtres se dé¬truisent selon la nécessité ; ils se payent l’un à l’autre le châti¬ment et la punition de leur injustice, selon l’ordre du temps. » Ici émerge l’idée d’un ordre naturel de succession qui est en même temps un ordre de justice : image sociale d’un ordre du monde, très répandue dans les civilisations orientales, et qui jouera un rôle de premier plan dans la philosophie grecque. A cette notion de la justice se rattache sans doute le caractère divin que les Milésiens donnent au monde et à la substance primordiale qu’Anaximène appelle immortelle et impéris¬sable .

II. — COSMOGONIES MYTHIQUES @ p.48 A cette sagesse ionienne aux images si claires s’opposent les efforts faits sans doute vers cette époque pour donner un regain de faveur aux anciennes cosmogonies mythiques. Onomacrite, qui vivait à Athènes auprès de Pisistrate (mort en 527) passe pour avoir rassemblé ces antiques légendes ; ce sont dans doute les débris de sa compilation ou des compilations de ce genre que nous trouvons dans nos plus anciens documents, qui ne remontent pas plus haut que Platon, Aristote et son disciple Eudème. Chacune de ces cosmogonies, comme chez Hésiode, présente une série de formes mythiques issues les unes des autres ; mais leur fantastique dépasse celui d’Hésiode ; nous avons affaire ici à une véritable décadence ; il ne s’agit plus d’introduire un ordre, mais de frapper les imaginations. Chez Platon on voit le Ciel et la Terre s’unir pour engendrer Océan et Thétys, d’où naît le couple de Chronos et de Rhéa, qui produit à son tour Zeus, Héra et leurs frères . Chez Aristote, les théologiens prennent la nuit pour principe . Nous connaissons par Eudème disciple d’Aristote , tout un lot de cosmogonies analogues : moins réservé que ses maîtres, il nous montre mieux la gros¬sièreté d’imagination de ces théologiens ; c’est par exemple Hellanicos, selon qui le premier couple, l’Eau et la Terre, ont engendré Chronos ou Héraclès qui est un dragon ailé tricéphale avec un visage de dieu entre une tête de taureau et une tête de lion ; il s’unit à Anangké ou Adrastée pour engendrer dans Éther, Érèbe et Chaos un neuf d’où sortira le monde. De ces élucubrations, celle qu’Eudème attribue spécialement à l’asso¬ciation religieuse des orphiques (les rapsodies orphiques), et qui montre Chronos, être suprême, engendrant l’Éther et le p.49 Chaos d’où sortent l’œuf du monde et le dieu ailé Phanès, n’a rien qui la distingue des autres. Mais, prises dans l’ensemble, les théogonies d’Eudème offrent un trait remarquable, c’est la place qu’elles font à des formes mythiques telles que Chronos, le Temps, ou Adrastée, c’est à-dire à ces formes mi-abstraites qui désignent une loi ou une règle ; ce sont elles que nous avons vu intervenir sous le nom de Justice dans les cosmogonies ioniennes. D’autre part, il semble que ces cosmogonies se cantonnent peu à peu dans les groupes religieux orphiques et forment corps avec l’ensemble de leurs croyances sur l’origine et la destinée des âmes. C’est par Platon lui-même que nous connaissons ces croyances : l’âme prisonnière dans le corps comme en un tombeau doit après la mort prendre place en un banquet où elle s’enivre éternelle¬ment . L’on a découvert dans des tombeaux de Grande-¬Grèce, à Thurioi, à Pétélia, à Éleutherne, des tablettes d’or que les initiés aux mystères orphiques faisaient placer dans leurs tombeaux, et sur lesquelles sont gravés, comme dans un livre des morts égyptien, des recommandations sur l’itinéraire que doit suivre l’âme après la mort et les formules qu’elle doit pro¬noncer ; ces tablettes, qui sont du IIe siècle avant notre ère, montrent combien cette croyance persista. C’est au cycle de mythes orphiques et au cycle dionysiaque que se rattache la légende, d’âge incertain, de l’origine divine de l’homme  ; les Titans, ennemis de Zeus, sont poussés par Héra à faire périr son fils Dionysos ; Dionysos est déchiré par eux, et ils en mangent les membres sanglants, sauf le cœur qui est avalé par Zeus et d’où renaîtra un nouveau Dionysos ; Zeus foudroie alors les Titans ; de leur cendre naît la race humaine où le bien, qui vient de Zeus, est mêlé au mal, à l’élément titanique. Le poète Pindare, qui fleurit en 478, nous est un témoin de l’ex¬tension qu’ont prise de bonne heure, ces croyances orphiques. p.50 « Le corps de tous cède à la mort toute puissante, mais, vivante encore, reste une image de notre être ; car seule elle vient des dieux . » Nous allons retrouver ces croyances chez les philo¬sophes ; mais ce sera loin de l’Ionie.

III. — LES PYTHAGORICIENS @ A partir de 494 (date de la destruction de Milet), avec l’école milésienne, disparaît momentanément toute trace de la phy¬sique ionienne. La vie intellectuelle s’était déjà d’ailleurs transportée dans les florissantes colonies de la Grande-Grèce et de la Sicile. Plusieurs des hommes qui s’y font connaître, viennent pourtant d’Ionie. Pythagore est né à Samos, Xéno¬phane à Colophon. Et ce sont eux qui donnent chacun l’impul¬sion dans les colonies d’Italie à un mouvement d’idées im¬portant, à la philosophie des nombres d’une part, à l’éléatisme d’autre part, qui, l’une et l’autre, vont dominer tout le dévelop¬pement ultérieur des idées. Le pythagorisme n’est pas seulement un mouvement intel¬lectuel, mais un mouvement religieux, moral et politique, aboutissant à la formation d’une confrérie qui cherche à faire de la propagande et à s’emparer du pouvoir dans les cités de la Grande-Grèce. De ce mouvement très complexe, il est diffi¬cile de se faire une idée exacte : d’abord la vie de Pythagore lui-même n’est connue qu’au travers de légendes qui se sont formées dès les premières générations ; de plus, l’histoire du pythagorisme est composée de deux périodes très distinctes, dont la première a duré depuis la fondation de l’école à Crotone (vers 530) jusque vers la mort de Platon (350), et la seconde, celle du néo pythagorisme, a débuté vers le 1er siècle de notre ère. Or, même en admettant que l’on puisse faire le départ entre p.51 les doctrines du premier âge et celles du second (ce qui est diffi¬cile puisqu’on doit souvent utiliser des textes datant du nou¬veau pythagorisme pour connaître l’ancien), les doctrines attri¬buées en bloc aux pythagoriciens du premier âge contiennent de si flagrantes contradictions qu’il est bien impossible de les attribuer au seul Pythagore, et que l’on doit se contenter de les classer sans pouvoir déterminer ni leurs liens ni leurs auteurs. Pythagore fonde une association religieuse à Crotone vers 530. Il n’y a là rien de remarquable ; des associations de ce genre, comme celles des orphiques, existaient en Grèce ; la mis¬sion qu’elles se donnaient étaient d’enseigner des méthodes de purification qu’elles tenaient secrètes pour les initiés. Telle était bien aussi l’association pythagoricienne ; elle avait des secrets qu’elle interdisait de révéler aux impurs. Des traditions assez anciennes rattachent à l’enseignement de Pythagore des promesses de vie heureuses après la mort pour les initiés. Tel était aussi l’enseignement orphique. La société, ouverte aux femmes et aux étrangers, dépassait les limites d’une religion de la cité . Les fameuses interdictions contenues dans le catéchisme pythagoricien (ne pas manger de fèves, ne pas parler dans l’obscurité, ne pas porter sur une bague l’effigie d’un dieu, ne pas sacrifier de coq blanc, etc.) , sont des tabous du genre le plus vulgaire où il ne faut chercher aucun symbolisme moral, comme on le fit plus tard, mais des signes qui doivent suffire à distinguer des autres hommes les membres de la secte. La doctrine de la transmigration des âmes à travers des corps d’hommes et d’animaux, doctrine qu’un très ancien document attribue à Pythagore, ne peut non plus passer comme le fruit d’une réflexion philosophique : croyance fréquente chez les p.52 primitifs qui ne voient en la naissance qu’une réincarnation , elle se rattache à ces contes, si fréquents dans le folklore, qui montrent l’âme sortant du corps, et allant résider dans un animal ou un objet inanimé  ; elle n’a nullement à être rat¬tachée à une origine historique précise. Enfin, le précepte d’abs¬tinence de la viande, s’il a réellement fait partie du catéchisme primitif de l’école, se rattache sans doute à la même foi en l’unité de tous les vivants, qui a donné naissance à la doctrine de la transmigration. Qu’est ce qui distingue donc Pythagore des sectes orphiques, si incapables de progrès et si cantonnés dans leur rituel et leurs mythes fantastiques ? Hérodote raconte que le Thrace Zamol¬xis, ayant été l’esclave de Pythagore, à Samos, apprit de lui « la manière de vivre des Ioniens  ». Il semble bien aussi que Pythagore apporta en Grande-Grèce la cosmologie milésienne ; il enseignait, comme Anaximène, que le monde était plongé au sein d’un air infini ; de cet infini, il absorbe, par une sorte de respiration, les parties les plus proches, qui, entrées en lui, séparent et isolent les choses les unes des autres ; l’air illimité, appelé aussi obscurité, nuit ou vapeur, produit ainsi dans les choses la multiplicité et le nombre . Comme les Milésiens, Pétron, un pythagoricien de la plus ancienne époque, passe pour avoir admis la pluralité des mondes , une pluralité définie, il est vrai, et des mondes rangés en ordre géométrique. Entre la physique milésienne de Pythagore, et les règles pra¬tiques de l’ordre, il nous est d’ailleurs impossible de saisir la moindre affinité. Nulle parenté visible non plus entre cette cosmologie et la doctrine célèbre attribuée à Pythagore par la tradition : toutes les choses sont des nombres. Cette doctrine elle même se p.53 présente à nous sous trois aspects différents dont le lien n’appa¬raît aucunement. En premier lieu elle désigne une certaine rela¬tion entre les nombres et les formes géométriques ; Pythagore représentait les nombres non pas par le symbolisme habituel des lettres, mais un peu de la manière dont ils sont représentés sur nos dominos, chaque nombre étant représenté par autant de points qu’il a d’unités, et ces points étant rangés selon un ordre géométrique ; d’où les nombres triangulaires, c’est à dire repré¬sentables par des points disposés en triangle, comme 3, 6, 10, etc., carrés, représentés par des points disposés en carré, comme 4, 7, etc., oblongs, représentés par des points dispo¬sés en rectangle comme 6, 12, etc. . Autre, aspect de la doctrine : les trois accords musicaux, quarte, quinte, octave, sont représentés par des rapports numé¬riques simples, à savoir 2/1, 3/2, 4/3, et de plus on peut définir une certaine proportion, dite proportion harmonique, qui les con¬tient tous les trois ; c’est la proportion 12 : 8 : 6, où la moyenne est inférieure au plus grand extrême, d’un tiers de cet extrême, et supérieure au plus petit, également d’un tiers de lui-même 8=12-12/3=6+6/3. Enfin, troisième aspect, un symbolisme tout à fait primitif, d’après lequel les nombres représentent l’essence des choses, 7 l’occasion, 4 la justice, 3 le mariage selon les plus arbitraires des analogies. En laissant de côté ce dernier aspect, d’où viendra l’arithmologie fantastique à laquelle les hommes s’amuseront pendant des siècles, on voit comment Pythagore était amené à mettre en lumière et à étudier d’une part certaines séries numériques, d’autre part certains rapports numériques privilégiés. S’il les étudia d’abord moins pour eux mêmes que pour les choses qu’ils représentaient (attribuant par exemple une valeur singulière au nombre p.54 triangulaire 10, la fameuse tétractys, somme des 4 premiers nombres, par laquelle juraient les membres de la secte), il n’en était pas moins conduit à reconnaître toutes sortes de nouvelles proprié¬tés arithmétiques . D’autre part, la découverte du théorème dit de Pythagore l’amenait à considérer qu’il y avait entre certaines lignes, ici entre le côté d’un carré et sa diagonale un rapport qui n’était pas numériquement exprimable : la science pythagoricienne trouvait donc, dès son début, ses bornes. Organisation religieuse, cosmologie ionienne, mathématisme physique, ces trois traits doivent être complétés par un autre ; c’est l’activité politique de l’ordre. Dans quelles conditions l’ordre s’empara du pouvoir à Crotone, et quelles étaient les tendances politiques des pythagoriciens, c’est ce que nous ignorons complètement ; le fait seul est certain ; ce qui est égale¬ment sûr, c’est qu’un des personnages les plus nobles et les plus riches de la ville, du nom de Cylon, dirigea contre les nouveaux maîtres une révolte qui réussit ; on entoura et l’on incendia la maison où étaient réunis les principaux pythago¬riciens de Crotone ; deux seulement purent s’échapper ; Archip¬pos et Lysis, qui fut ensuite à Thèbes le maître d’Épaminondas. C’est sans doute à partir de cette catastrophe qui eut lieu vers le milieu du Ve siècle, que les pythagoriciens essaimèrent dans la Grèce continentale où nous les retrouverons .

IV. — HÉRACLITE D’ÉPHÈSE @ Héraclite dit l’Obscur et Xénophane sont les deux premiers penseurs dont nous possédions des fragments quelque peu éten¬dus : ils nous ramènent l’un et l’autre vers les cités ioniennes. Héraclite était d’Éphèse où il florissait sans doute vers la fin du p.55 VIe siècle : l’Ionie entière était soumise aux Perses depuis 546, et l’on peut supposer qu’Héraclite fut témoin de la révolte des villes ioniennes qui toutes, à l’exception d’Éphèse, se réuni¬rent pour combattre la domination perse en 498 et furent très cruellement châtiées par Darius ; c’est au milieu de ces catas¬trophes civiles que vécut Héraclite et peut être sous ces impres¬sions que sa pensée prit cette tournure pessimiste, cet aspect distant et hautain, si caractéristique, qui, se traduit en un style bref et brillant, sentencieux, plein d’images somptueuses ou familières. Son œuvre, De l’Univers, écrite en prose, est la première où nous voyons nettement une véritable philosophie, c’est à dire une conception du sens de la vie humaine entée sur une doctrine réfléchie de l’univers. C’est peut être lui qui a divisé son ouvrage en ces trois parties devenues traditionnelles : physique, théologique et politique  ; c’est sous ces trois chefs que nous pouvons ranger les cent trente courts frag¬ment qui nous restent. Par beaucoup de ses aspects, la cosmologie d’Héraclite est d’origine milésienne. On y retrouve ses deux thèmes princi¬paux : l’explication des astres (feux brillants) par une sorte d’évaporation sèche émanée de la terre et celle des nuages ou vents par des vapeurs nées de la mer ; l’explication de la trans¬mutation du feu en eau puis en terre et des trans¬mutations in¬verses par la condensation et la raréfaction comme chez Ana¬ximène . On y trouve aussi, nettement dégagée, la pensée impliquée par toute la doctrine milésienne, de l’autonomie du monde, qu’aucun des dieux ni des hommes n’a fait . Mais il y ajoute des traits nouveaux, tout au moins pour nous ; c’est d’abord un dédain de la recherche minutieuse et exacte, de cette polymathie qui désigne à la fois l’érudition d’un Hésiode et d’un Hécatée recueillant toutes les traditions, pour écrire p.56 poème ou histoire, et la science naissante d’un Pythagore . De ce goût pour l’intuition immédiate (« les yeux étant de meil-leurs témoins que les oreilles ») viennent les images de sa cos¬mologie qui ne dépassent pas beaucoup le mythe : les astres sont produits par l’accumulation des évaporations sèches dans des sortes de barques célestes, dont l’ouverture est tournée vers nous ; les éclipses ont lieu quand ces barques se retournent ; l’éclat et la chaleur du soleil sont expliqués par la proximité de la barque solaire avec la terre, bien qu’elle soit au dessus de la région brumeuse où la lune perd clarté et chaleur ; la création quotidienne d’un nouveau soleil, et, peut être, la négation de l’hémisphère sud, tout cela indique, plutôt que des progrès, un singulier mépris des recherches raisonnées et une régres¬sion vers des formes primitives de pensée . La méditation personnelle d’Héraclite se développe sur quatre thèmes distincts dont l’unité n’est pas facile à saisir : d’abord, la guerre (Polemos) est le père de toutes choses ; la naissance et la conservation des êtres sont dues à un conflit de contraires qui s’opposent et se maintiennent l’un l’autre. Souhaiter, avec Homère, voir « la discorde s’éteindre entre les dieux et les hommes », c’est demander la destruction de l’univers. Ce conflit fécond est en même temps harmonie, non pas au sens d’un rapport numérique simple comme chez les pythagoriciens, mais au sens d’un ajustement de forces agissant en sens opposé, comme celles qui maintiennent bandée la corde d’un arc : ainsi se limitent et s’unissent, harmonieux et discordants, le jour et la nuit, l’hiver et l’été, la vie et la mort. Tout excès d’un contraire, qui dépasse la mesure assignée, est châtié par la mort et la corruption ; si le soleil dépasse ses mesures et ne se couche pas à l’heure marquée par le destin, son feu brûlera toute chose. On le voit, le thème des contraires s’applique à la fois aux p.57 contraires simultanés qui se limitent dans l’espace et aux contraires successifs, suite réglée d’excès et de manque, de satiété et de famine, qui se limitent dans le temps. Leur union solidaire est maintenue par Dikê, la Justice, au service de qui se trouvent les Erinyes vengeresses ; ainsi, chez Hésiode et Pindare, les Heures, filles de Thémis, étaient des déesses de la règle, de la justice et de la paix (Eunomia, Dikê, Eiréné) . Le second thème héraclitéen, c’est l’unité de toutes choses ; c’est là la vérité par excellence que le vulgaire, incapable de prendre garde aux choses qu’il rencontre, ne remarque pas l’or qu’on ne trouve qu’en remuant beaucoup de terre et que la nature aime à cacher, comme l’Apollon de Delphes révèle l’avenir tout en le cachant sous des mots énigmatiques ; c’est la sagesse qui n’est point la vaine érudition d’un Hésiode ou d’un Pythagore recueillant toutes les légendes, mais cette unique chose, séparée de tout, qui se fie aux yeux plus qu’aux oreilles, à l’intuition plus qu’à la tradition, et qui consiste à reconnaître l’unique pensée qui dirige toutes choses. Qu’est donc cette unité ? Est elle l’unité de la substance primordiale, telle qu’elle est chez les Milésiens ? Oui, en un sens : la substance primordiale est le feu, en lequel peuvent s’échanger toutes choses, comme toute marchandise s’échange contre de l’or ; tout naît et pro¬gresse selon que le feu, éternellement vivant, s’allume ou s’éteint avec mesure. Mais le feu n’est plus un de ces grands milieux physiques, comme l’étendue marine ou l’atmosphère généra¬trice de tempêtes, qui obsédaient l’imagination des Milésiens : c’est plutôt une force incessamment active, un feu « toujours vivant ». Le choix que fait Héraclite, appelle donc l’attention moins sur la substance des choses que sur la règle, la pensée, le logos qui détermine les mesures exactes de ses transfor¬mations . p.58 Le troisième thème héraclitéen est celui du perpétuel écou¬lement des choses. « Tu ne peux pas descendre deux fois dans le même fleuve ; car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi. » L’être est inséparable de ce continuel mouvement ; la bière se décompose si elle n’est pas remuée ; on ne se repose qu’en changeant ; le temps déplace les choses, comme un enfant qui joue aux dames ; le jeune devient vieux ; la vie cède la place à la mort, la veille au sommeil. Les choses froides deviennent chaudes ; ce qui est humide se sèche . Le quatrième thème est une sorte de vision ironique des con¬trastes, un renversement qui nous révèle dans les choses l’opposé de ce que nous y voyions d’abord. Pour les porcs, la fange vaut plus que l’eau limpide, et pour les ânes, la paille est supérieure à l’or ; l’homme le plus sage, vis à vis de Dieu, n’est qu’un singe ; l’eau de la mer est la plus pure et la plus impure, salutaire aux poissons, funeste aux hommes . Ces thèmes, certes, sont parents entre eux : les opposés ne peuvent se maintenir que grâce à l’unité qui les enveloppe et les limite l’un par l’autre. Toutes les intuitions d’Héraclite tendent vers une doctrine unique et d’une singulière profondeur ; tous ses contrastes se retrouvent dans un contraste unique : le permanent ou Un et le changeant ne sont pas exclusifs l’un de l’autre ; c’est tout au contraire dans le changement même, dans la discorde, mais dans un changement mesuré et dans une discorde réglée que se trouvent l’Un et le permanent . Héraclite a eu l’in¬tuition que la sagesse consiste à découvrir la formule générale, le logos de ce changement. Parmi ces régularités, une des prin¬cipales concerne les changements périodiques du temps, qui ramène, après un cycle toujours pareil, les jours, les mois, les années ; s’inspirant de traditions fort anciennes qui remontent à la civilisation babylonienne, Héraclite s’efforça de déterminer p.59 une grande année qui fût, à la vie du monde, ce qu’une génération est à la vie humaine . La fin de cette grande année était marquée, si l’on en croit des documents postérieurs, par une conflagration universelle ou résorption de toutes choses en feu, après laquelle le monde renaissait du feu ; mais peut être est ce là une fausse interprétation d’Héraclite par les stoï¬ciens ; sans doute, pour lui, tout se transforme en feu ; mais à tout moment cette transformation est équilibrée par une trans¬formation inverse du feu dans les autres choses, le « chemin du haut », la conflagration, est identique au « chemin du bas » ou extinction du feu en air ; en même temps, « il se disperse et se rassemble, il avance et se retire  ». La sagesse d’Héraclite n’a pour le vulgaire que mépris : mépris d’abord pour la religion populaire, pour la vénération des images et particulièrement pour les cultes mystérieux, orphiques ou dionysiaques, avec leurs ignobles purifications par le sang, pour les traficants de mystères qui entretiennent l’ignorance des hommes sur l’au delà ; mépris aussi de ce noble, né d’une famille où le titre de roi était héréditaire, pour l’inca¬pacité politique de la foule, qui chassait les meilleurs de la cité. Sans doute son Dieu était il la réalité même du monde, « qui ne veut pas et qui veut être appelé du nom de Zeus », qui est jour et nuit, hiver et été, et prend des formes variées. L’unité de Dieu, au début de la pensée grecque, est comme un reflet de l’unité du monde . Du succès de l’héraclitéisme au courant du Ve siècle et au début du IVe, il nous reste deux échos : d’abord le traité Sur le Régime, conservé dans la collection des œuvres attribuées à Hippocrate, puis la peinture d’ensemble, si palpitante de vie, que Platon fait des mobilistes de son temps dans le Cratyle et p.60 le Théétète. Le traité médical applique à la théorie de la santé la doctrine cosmologique d’Héraclite ; c’est l’harmonie du tout, c’est à dire l’ajustement des deux forces opposées, le feu moteur et l’eau nourrissante, qui constitue la santé. Nous verrons d’ail¬leurs dans la suite qu’il n’est pas une doctrine cosmologique qui ne soit en même temps médicale ; l’idée que l’homme est un microcosme est dans ce temps, une des plus banales et répan-dues qui soient. Notre médecin héraclitéen accumule, non sans virtuosité de style, tous les paradoxes du maître : « Tout est semblable, étant dissemblable ; tout identique, étant différent ; tout en relation et sans relation ; tout intelligent et sans intel¬ligence . » Quant à ceux dont nous parle Platon, c’est à dire son propre maître Cratyle et ses disciples, ce sont des héracli¬téens exaspérés qui, poussant jusqu’au bout le mobilisme uni-versel, nient qu’il y ait rien de stable et se refusent à toute discussion et même à toute parole, sous prétexte que discussions et paroles impliquent la subsistance des choses dont on discute. L’héraclitéisme, en ses derniers prolongements, est donc hostile à la philosophie dialectique que nous verrons se développer au cours du Ve siècle .

V. — XÉNOPHANE ET LES ÉLÉATES @ Ce furent sans doute les malheurs de l’Ionie à la suite de la conquête des Perses (546) qui forcèrent Xénophane de Colophon à s’expatrier ; c’est alors que les Ioniens, fuyant leur pays, fondèrent plusieurs colonies dans la mer Tyrrhénienne, parmi lesquelles Élée, sur la côte lucanienne ; Xénophane était de ces émigrés qu’il représente dans un poème se rencontrant en terre lointaine et s’interrogeant mutuellement : « De quel pays p.61 es tu... et quel âge avais tu quand le Mède arriva ?  ». De ses Élégies et de ses Satires, il nous reste assez de vers pour nous faire une idée de ses préoccupations. Xénophane garde en un sens l’esprit des Milésiens, expliquant les astres et le soleil par des émanations ou nuages venus de l’évaporation de la mer, voyant dans la terre une sorte de dépôt d’alluvions de la mer, et tirant une preuve de l’existence des fossiles, admettant enfin les mondes innombrables. Mais il n’a pas les mêmes ten¬dances scientifiques que ses prédécesseurs ; peu lui chaut de savoir la forme du monde et celle de la terre ; il admet que le soleil d’aujourd’hui continuera indéfiniment sa course en ligne droite et sera remplacé demain par un autre, et que la terre s’étend infiniment loin sous nos pieds . C’est que ses préoccupations sont ailleurs : chez lui se précise une idée, déjà explicite chez Héraclite, l’incompatibilité de la raison humaine, mûrie par la science milésienne et par l’expé¬rience, avec les images traditionnelles du mythe. Les dieux d’Homère et d’Hésiode, engendrés comme les hommes et cou¬pables de tous les forfaits, avec des vêtements, une voix et une forme humaine sont des inventions des hommes ; un Éthio¬pien les imagine noirs ; un Thrace leur donne des yeux bleus ; des bœufs ou des chevaux, s’ils en avaient, leur donneraient la forme de leur espèce . Contrairement à Pindare, Xénophane est non seulement le grand contempteur des mythes, mais il n’a que paroles de mépris contre le goût de ses contemporains pour les jeux olympiques . Mais à ces négations il joint, d’une manière prudente il est vrai, et sans prétendre atteindre la certitude, une théorie positive du dieu unique, qui n’est point semblable aux hommes, puisqu’ « il voit et pense tout entier, et que, tout entier, il entend », et puisque, complètement immo¬bile, il gouverne toutes choses par la puissance intelligente de sa p.62 pensée . Il semble bien que cet être un, intelligent et immobile est une divinisation de la nature ; avec Xénophane et Héraclite, nous sommes au moment où la physique ionienne donne naissance à une théologie tout opposée à celles des mythes, où Dieu prend quelque chose de l’impersonnalité, de l’immobilité et de l’intelligibilité d’une loi naturelle. De bien autre portée est l’œuvre de Parménide. Citoyen d’Élée, colonie ionienne fondée en Italie, sur la mer Tyrrhé¬nienne vers 540, il florissait dans cette ville vers 475 et il lui donna des lois. Nous connaissons le nom de deux pythagori¬ciens, Aminias et Diochètés, dont il fut le disciple . C’est là un tout autre milieu intellectuel que l’Ionie ; la forme littéraire même est nouvelle ; Parménide est le premier à écrire une œuvre philosophique en vers ; nous en avons le début qui est solennel comme le récit d’une initiation religieuse : le poète se voit con¬duit sur un char par les filles du Soleil, jusqu’aux portes du jour, que garde la Justice vengeresse ; la Justice, suppliée par ses guides, lui ouvre les portes ; il entre et reçoit de la déesse les paroles de vérité . Récit probablement imité de quelque livre des morts orphique et bien éloigné, avec sa machinerie fantastique, de la simplicité de la prose ionienne et aussi des images si réalistes d’Héraclite. Le peu que nous savons de sa cosmologie trahit aussi un esprit tout nouveau ; s’il est vrai qu’il a enseigné la sphéricité de la terre et l’identité de l’étoile du soir avec l’étoile du matin , c’est une preuve qu’il pos¬sédait du monde une image géométrique précise, bien éloignée du ciel que les Ioniens imaginaient sur le modèle des météores. De fait, ce sont les thèses fondamentales de la cosmologie ionienne, surtout sous la forme que lui avait donnée Héraclite, qui sont ruinées à fond par la doctrine de Parménide ; elles ne s’en relèveront pas. La naissance et le devenir des choses, p.63 leur séparation et leur réunion alternées, leurs oppositions, leurs divisions, leurs altérations, voilà tout ce qu’Héraclite prétendait emprunter à l’expérience directe, et tout ce que Parménide nie au nom du raisonnement. A la voie de l’opinion, qui, sous la conduite des sens et des habitudes de langage, mène à la cosmologie ionienne, il oppose la voie de la vérité, qui conduit à une tout autre conception du réel. La nouveauté de la pensée de Parménide est dans cette méthode ration¬nelle et critique qui est le point de départ de toute la dialectique philosophique en Grèce. Du réel, dès qu’on y pense, on doit dire : il est, on ne peut dire : il n’est pas ; car on ne peut ni con¬naître, ni exprimer ce qui n’est pas. Or, c’est ce que font les Ioniens, en admettant une substance primordiale qui, tout à la fois, est et n’est pas ce qui en dérive, est la même que ses pro¬duits sans être la même. C’est ce qu’ils font en admettant la naissance des choses, la physis, qui fait croître les êtres ; car de ce qui n’est pas ne peut venir ce qui est. Impossible que les choses se dissipent et se divisent ; car ce qui est n’a pas de degrés et ne peut être moins en une place qu’en une autre ; on ne peut les concevoir mobiles, puisqu’il n’y a ni naissance ni corruption ; enfin la substance infinie des Ioniens est absurde, puisque, à l’infini, il manque tout pour être pleinement . Au monde ionien, Parménide substitue la seule réalité qui puisse être pensée ; une sphère parfaite et, limitée, également pesante à partir du centre dans toutes les directions, satisfait seule aux conditions de ce qui est : elle est incréée, indestruc¬tible, continue, immobile et finie. Ce qui est n’est donc point pour Parménide une notion abstraite, ce n’est pas non plus une image sensible : c’est, si l’on peut dire, une image géométrique, née au contact de la science pythagoricienne. D’autre part, la sphère de Parménide prend pour elle le caractère divin qu’avait l’ordre du monde chez Héraclite ; ces divinités mi-abstraites, p.64 Justice, Nécessité, Destin qui, chez les Ioniens, dirigeaient le cours régulier des choses, sont invoquées par Parménide pour garantir la complète immobilité de sa sphère . Telle est la voie de la vérité ; est ce à dire que l’on ne doit pas suivre la voie de l’opinion ? Nullement, à condition que l’on sache bien qu’il s’agisse d’opinions humaines. Aussi à sa philo¬sophie, Parménide a t il superposé une cosmologie ; mais elle ne paraît pas vouloir faire autre chose que recueillir les opinions traditionnelles sur la naissance et la destruction des choses. Elle est par là d’esprit différent de la cosmologie ionienne ; car elle admet en elle des mythes théogoniques comme ceux d’Hésiode et des Orphiques ; elle considère, par exemple, l’amour comme le premier dieu . D’autre part, elle n’admet point au principe une substance primordiale, mais bien un couple de deux termes opposés, le Jour et la Nuit, ou, encore la Lumière et l’Obscurité  ; ces termes rappellent la fantaisie hésiodique plus que le positivisme ionien ; quant au couple d’opposés, c’est un trait de pensée tout à fait pythagoricien. Enfin, nouvelle marque de l’esprit religieux et traditionnel, le ciel est chez lui, comme il le sera dans certains mythes de Platon, le lieu de passage des âmes, où siège la Nécessité, Anangké, qui leur distribue leurs lots . Il faut ajouter, il est vrai, que dans l’explication de détail, Parménide est tributaire des Ioniens : la structure de son ciel, composé de couronnes concentriques, au centre desquelles se trouve la terre, rappelle les anneaux d’Anaximandre ; il y a une couronne de feu pur ou de lumière ; c’est la plus éloignée qui touche aux extrémités du monde ; les autres couronnes, intermédiaires, sont mélangées d’obscurité et de lumière ; les astres en sont les parties lumineuses . Avec Parménide, nous voyons se dessiner, deux courants p.65 opposés dans la pensée grecque : d’une part le positivisme ionien, intuitif, expérimental, ignorant la mathématique physique, ennemi déclaré des mythes, des traditions religieuses et des nouveaux cultes d’initiation, pour cette raison peu populaire et peu disposé à l’être ; d’autre part le rationalisme de Parménide et de Pythagore, cherchant à construire le réel par la pensée, tendant vers la dialectique, peu sympathique à l’expérience directe, et, pour cette raison, dès qu’il s’agit des choses sensibles, ami des mythes, disposé à faire une grande place au problème de la destinée, naturellement populaire et ayant le goût de la propagande. La solidarité intime du rationa¬lisme avec l’imagination mythique contre le positivisme semble être le trait saillant de cette période. De la pensée de Parménide, son disciple Zénon d’Élée qui fleurit vers le milieu du Ve siècle développa d’abord l’aspect cri¬tique. Aristote fait de lui le fondateur de la dialectique , c’est-à-dire de l’art de prouver en partant des principes admis par son interlocuteur ; s’il n’a pas écrit lui-même de dialogues, il était sur la voie qui menait à cette nouvelle forme littéraire. Platon nous dit qu’il établissait la thèse de Parménide, l’existence de l’Un immobile, en montrant les absurdités qui résul¬taient de la thèse contraire . Il est à remarquer que par la thèse contraire, Zénon n’entend pas du tout les doctrines cosmologiques ioniennes visées par Parménide, mais bien la thèse pytha¬goricienne que les choses sont nombres, c’est à dire faites d’unités discrètes, telles que des points. Le contraste chez Zénon est entre deux représentations qui visent l’une et l’autre à la rationalité, entre la continuité de la sphère parménidienne et la discontinuité du monde pythagoricien. Cette disconti¬nuité est absurde ; en effet, composer le multiple d’unités sans grandeur ou de points, c’est le composer de riens ; mais donner à chaque unité une grandeur, c’est dire qu’elle n’est pas l’unité, p.66 puisqu’elle est alors composée. De plus, comment, si le point, ajouté à une grandeur, ne la rend pas plus grande, pourrait il être le composant de cette grandeur ? Enfin, à supposer une grandeur faite de points, il y aura entre deux de ces points une grandeur qui devra être faite d’autres points, et ainsi à l’infini . Ajoutons les célèbres arguments par lesquels Zénon démontre l’impossibilité du mouvement, dans l’hypothèse où une grandeur est faite de points : l’argument du coureur : il est impossible que le coureur arrive au bout du stade puisqu’il doit franchir une infinité de points. Achille et la tortue : Achille poursuivant la tortue ne la rattrape pas, puisqu’il doit d’abord atteindre la place d’où la tortue est partie, puis en repartir pour atteindre la place où elle est actuellement, et ainsi à l’infini, s’il est vrai que la distance entre lui et la tortue sera toujours composée d’une infinité de points. Argument de la flèche : à chaque moment du temps, la flèche qui vole occupe un espace égal à elle même ; elle est donc à chaque instant en repos, si l’on suppose que le temps est composé de moments indivisibles. Argument du stade : si deux coureurs se meuvent avec une rapidité égale en sens opposé et se rencontrent en passant devant un objet immobile, ils se mouvront, l’un par rapport à l’autre, deux fois plus vite que par rapport à l’objet ; or, à supposer que les corps soient composés de points et que l’intervalle d’un point à un autre soit franchi en un instant indi¬visible, il s’ensuivra que pour le coureur l’instant nécessaire pour passer d’un point de l’objet immobile au point suivant sera moitié de l’instant nécessaire pour passer d’un point de l’autre coureur au point suivant . En définitive, c’est donc bien la sphère continue de Parménide que Zénon défend contre les pythagoriciens., Chez Mélissos de Samos, disciple de Parménide, d’une dizaine d’années plus jeune que Zénon, le conflit avec la physique ionienne p.67 revient, au contraire, au premier plan. Vu son origine (Mélissos est le général samien qui mit à mal la flotte de Périclès en 440) il n’a dû connaître la doctrine éléate qu’après la philosophie ionienne. Ainsi s’expliquerait que, s’il donne au réel les pro¬priétés de la sphère parménidienne, unité, éternité, continuité et plénitude, il garde quelque chose du ionisme en la faisant infinie en grandeur. De plus, il insiste avec beaucoup de force sur l’insuffisance de la connaissance sensible ; si, en effet, nous affirmons avec vérité qu’une chose est chaude, il faudra taxer d’erreur la sensation qui nous montre une chose chaude deve¬nant froide, c’est à dire toutes les observations sur lesquelles se fondait l’image du changement dans la physique ionienne .

VI. — EMPÉDOCLE d’AGRIGENTE @ Malgré l’attitude hostile de Parménide, la spéculation phy¬sique reprend avec vigueur au milieu du Ve siècle ; c’est l’époque d’Empédocle d’Agrigente, d’Anaxagore de Clazomènes, des jeunes pythagoriciens, et à la fin du siècle, du grand Démocrite d’Abdère. Mais un trait entièrement nouveau est commun à toutes ces doctrines : il n’y a pas de transformation, de naissance véri¬table , car rien ne vient de rien ; il y a seulement des combi¬naisons diverses d’un nombre immense de très petits corpus¬cules, dont chacun est immuable et doué de propriétés tout à fait permanentes. Autant de manières d’imaginer ces cor¬puscules et les modes de leur union et de leur séparation, autant de cosmologies différentes. En un poème chargé d’images, Empédocle expose la doctrine des quatre, éléments ou plutôt « racines » des choses : le feu, p.68 l’air, l’eau et la terre ; ils sont au monde comme les couleurs dont se sert le peintre ou comme l’eau et la farine avec laquelle on fait la pâte ; tout vient de leur réunion, de leur séparation, de leurs divers dosages ; mais nul d’entre eux n’est premier ; également éternels, ils ne proviennent pas l’un de l’autre . Cette doctrine reconnaît pour la première fois l’existence et l’indépendance de l’air atmosphérique. Empédocle prouve cette existence par l’expérience d’une clepsydre que l’on plonge dans l’eau en bouchant l’orifice supérieur avec le doigt ; l’air contenu dans l’appareil résiste à l’entrée de l’eau par les orifices infé¬rieurs . Tout changement a lieu soit par combinaison, soit par dissociation des éléments : donc deux puissances actives, l’une qui les réunit quand ils sont séparés, c’est l’Amitié, l’autre qui les sépare quand ils sont réunis, c’est la Haine. L’Amitié et la Haine acquièrent alternativement la prépondérance l’une sur l’autre : si nous partons de l’état où tout est uni par l’Ami¬tié, du sphaeros (analogue à la sphère de Parménide), la Haine s’introduit peu à peu, chasse graduellement l’Amitié jusqu’à ce que les choses soient dans l’état de complète séparation, où l’Amitié a complètement disparu ; puis, par un mouvement inverse, l’Amitié rentrant graduellement dans le monde en fait sortir la Haine et ramène au sphaeros d’où l’on était parti. Il y a donc, éternellement alternants, deux cours du monde inverses l’un de l’autre : celui qui va du mélange à la dispersion, celui qui va de la dispersion au mélange, ordre inéluctable, parce que la Haine et l’Amitié se sont engagées par serment à se céder alter¬nativement la prépondérance . Notre monde actuel est celui où la Haine progresse ; du sphaeros se sont séparés d’abord l’air qui l’entoure comme une atmosphère, puis le feu, qui s’est porté à la plus grande hauteur, puis la terre, et de la terre a jailli l’eau ; dans un des hémisphères célestes le feu est prépondérant et p.69 il produit la lumière du jour ; dans l’hémisphère nocturne, il n’y a au milieu d’une masse d’air obscur que des traces de feu . Le soleil et la lune ne sont pas au reste des masses ignées. Empédocle sait que la lune ne fait que refléter la lumière du soleil et il connaît la véritable cause des éclipses et la nature de la nuit qui n’est que l’ombre de la terre ; la lune, masse d’air conden¬sée, renvoie la lumière comme les miroirs de verre qui com¬mencent à se répandre en Grèce au Ve siècle . Empédocle applique, d’une manière d’ailleurs obscure, cette théorie spec¬taculaire au soleil ; le soleil est un reflet de l’hémisphère igné sur le ciel . La génération actuelle des animaux par l’union des sexes qui a succédé à un état primitif d’androgynie est un autre témoignage du progrès de la Haine . A ce tableau de notre monde, Empédocle oppose une esquisse, d’ailleurs vague, du monde où progresse l’Amour, et de la génération de créatures nouvelles par l’union ; à cette phase se rapporte la description de ces membres solitaires errants qui cherchent à s’unir, têtes sans cou et bras sans épaules, et dont l’union donne d’abord naissance aux monstres les plus étranges, bœufs à face d’hommes ou hommes à têtes de bœufs . Le physique d’Empédocle est, par ailleurs, riche en explica¬tions physiologiques de détail ; la doctrine des quatre éléments donne naissance à une école médicale, connue par le nom de Philistion ; les propriétés de ces éléments, le chaud du feu, le froid de l’air, l’humidité de l’eau, le sec de la terre sont considérées comme les forces actives dont une certaine combinaison dans l’organisme produit la santé, le degré d’intelligence et les divers tempéraments ou caractères . Une théorie importante, dont on voit mal le lien avec le reste est celle de la perception p.70 extérieure ; des effluves émanent des êtres et viennent rencon¬trer des pores placés dans les organes des sens ; s’il y a la corres¬pondance convenable, l’effluve y pénètre et la perception se produit. La vision (idée que Platon reprendra dans le Timée) est produite par la rencontre entre l’effluve qui vient de la lumière extérieure et le rayon igné qui émane du feu contenu dans l’œil . Empédocle n’est pas seulement un physicien ; il se donne aux Agrigentins comme un prophète inspiré qui, couronné de ban¬delettes, sait les guérir et leur enseigne l’origine et la destinée de l’âme et les purifications nécessaires. Empédocle est de la lignée des orphiques et des pythagoriciens. Il croit à la trans¬migration des âmes en des corps d’animaux, et fonde sur cette croyance le précepte de l’abstinence de la chair. Il sait que l’âme est un démon, et que la suite de ses vies mortelles est une expia¬tion qui doit durer trente mille ans, pour un crime, meurtre ou parjure, qu’elle a commis ; la terre est la caverne, le pays sans joie où sont la mort et la colère . On ne voit pas très bien le lien de cet enseignement religieux avec la cosmologie ; ne doit on pas remarquer cependant le rapport qu’il y a entre le pessimisme d’Empédocle et sa croyance que la phase actuelle de l’histoire du monde est dominée par la Haine ?

VII. — ANAXAGORE DE CLAZOMÈNES @ Avec Anaxagore de Clazomènes nous quittons de nouveau la Grande-Grèce, avec ses prophètes et ses initiés, pour revenir à l’inspiration positive des Ioniens. Événement capital : cet Ionien, d’un pays où s’étaient conservées, nous ignorons comment, les traditions milésiennes, vint résider à Athènes, la floris¬sante Athènes d’après les guerres médiques, la capitale du p.71 nouvel empire maritime ; il y séjourna trente ans, et il y fut l’ami de Périclès , le maître du jour. Malgré cet appui, le vieil esprit athénien, si bien représenté par les Nuées d’Aristo¬phane, ne s’accommodait pas de ces Ioniens, qui niaient la divinité des choses célestes et enseignaient que le soleil était une pierre incandescente et la lune une terre. Il fut accusé d’impiété et chassé d’Athènes . Mais son influence resta vivante, comme en témoigne Platon. Anaxagore donne une solution nouvelle au conflit de Parmé¬nide avec l’esprit ionien. Il reste attaché au principe mainte¬nant dominant qu’il n’y a ni génération ni corruption ; « rien ne naît ou n’est détruit, mais il y a mélange et séparation des choses qui sont . Mais il s’agit d’expliquer le changement, et comment une chose peut venir d’une autre. Anaxagore sent très vivement, comme tous les Ioniens, l’infinie diversité des choses ; il y a beaucoup de choses et de toutes sortes : os, chair, etc., dont chacune a des propriétés irréductibles ; son point de vue est, au moins implicitement, opposé à celui d’Empédocle ; celui-ci expliquait les choses par la combinaison et le dosage de quatre qualités élémentaires ; Anaxagore pense au contraire, que l’os, la chair, le cheveu sont comme tels des qualités indé-composables. D’autre part, nous voyons les choses venir les unes des autres, le cheveu de ce qui n’est pas cheveu, la chair de ce qui n’est pas chair. Comment est ce possible s’il n’y a pas réellement naissance ? C’est que le produit existait déjà dans le producteur. La production n’est alors que séparation ; d’un état où les choses sont mélangées et où, à cause de ce mélange, on ne peut les distinguer les unes des autres, on passe à un état où elles se séparent. Bien plus qu’à l’art du peintre qui combine, la nature serait comparable à l’art du métallur¬giste qui extrait le fer du minerai. Mais les transformations p.72 des choses sont infinies, nulle chose ne cesse de donner naissance à d’autres ; il faut donc que chaque chose contienne, en elle, mélangées et invisibles à cause de leur mélange, les semences de toutes choses ; « les choses ne sont pas coupées les unes des autres avec une hache, ni le chaud du froid, ni le froid du chaud  ». Les choses sont dénommées d’après la qualité qui prédomine en elles ; mais l’infinité des autres qualités y est présente quoique indistincte ; donc la séparation, qui est en voie de se faire, n’est jamais accomplie, et elle est même toujours aussi loin de l’être ; c’est un mouvement qui n’a pas de terme. Ce sont ces semences de toutes choses dont chacune contient une infinité, qu’Aristote a appelées, d’un nom devenu traditionnel, les homéoméries ou parties homogènes  ; mais il faut bien remarquer qu’elles ne sont pas des parties composantes des choses, en nombre limité ; Anaxagore ne peut en effet admettre l’infinité du mouvement de division que parce qu’il admet corrélativement l’infinie divisibilité et, avec elle, dans un corps limité, une infinité d’homéoméries qui laissera indéfiniment possible le processus de séparation . Dès lors on peut traduire en nouveau langage les vieilles cosmogonies milésiennes. L’Infini d’Anaximandre devient le mélange infiniment grand où « toutes choses sont ensemble et ne peuvent être distinguées à cause de leur petitesse » . La cosmogonie sera l’histoire du processus continu de séparation, par lequel les parties du monde s’isolent les unes des autres, d’une part le dense et l’humide, le froid et le sombre qui se réu¬nissent vers le centre, tandis que le rare et le chaud se portent vers la région extérieure . Mais Anaxagore s’est posé d’autres questions : et d’abord dans cet infini parfaitement homogène, quelle pouvait être l’origine du mouvement ? Elle ne peut être p.73 que dans une réalité extérieure et supérieure au mélange, tout comme, chez Empédocle, elle est extérieure aux éléments. Cette cause sans mélange, simple, existant par soi, qui est principe de l’ordonnance du monde est l’Intellingence (Nous). Par quel mécanisme agit le Nous ? Anaxagore, sous l’impression des changements produits par les révolutions célestes, admet que la première cause qui sépare les choses les unes des autres est un mouvement circulaire ou tourbillon ; il imagine donc le Nous animé d’abord lui-même d’un mouvement circulaire, puis produisant dans un espace limité un petit tourbillon, qui s’étend peu à peu autour de son centre, se propageant à travers l’es¬pace infini. La séparation des choses est produite, d’une manière difficile à saisir, par l’action mécanique de ce tourbil¬lon ; les astres par exemple viennent de ce que l’éther arrache des pierres à la terre et les enflamme par la rapidité de son mou¬vement. Le même procès peut d’ailleurs se produire en d’in¬nombrables points de l’espace illimité, et il faut accepter, selon l’enseignement milésien, une infinité de mondes . La biologie d’Anaxagore n’a point de liaison sensible avec sa cosmologie ; il soutenait sans doute que tous les êtres vivants, y compris les plantes, avaient en eux un fragment de l’intelli¬gence universelle . Il enseignait que la sensation se fait par les contraires ; c’est dans la pupille, parfaitement obscure, que peut apparaître une image lumineuse ; c’est ce qui est plus chaud ou plus froid que nous qui nous réchauffe ou nous refroidit ; et c’est pourquoi toute sensation implique peine, parce que la peine est le contact du dissemblable .

VIII. — LES MÉDECINS DU Ve SIÈCLE @ Après Anaxagore, au cours du Ve siècle, l’esprit ionien gagne du terrain, mais sans avoir de représentants remarquables ; p.74 les physiciens sont raillés par les comiques, Hippon par Cra¬tinos , Diogène d’Apollonie par Aristophane ; et Platon dans le Cratyle (409 b) parle des anaxagoriens. On voit revivre toutes les vieilles thèses milésiennes ; Hippon prend pour principe l’eau ; Diogène d’Apollonie l’air ; Archélaos d’Athènes admet¬tait avec Anaxagore le Nous et le mélange primordial. Mais ces auteurs s’intéressent en général moins à la cosmologie qu’à la physiologie et à la médecine . Nous possédons, sous le nom d’Hippocrate, né à Cos en 450, une série de quarante et un traités médicaux qui nous montrent l’immense importance qu’a eue la médecine dans la vie intel¬lectuelle des Grecs vers la fin du Ve siècle. Tous les auteurs sont détachés des vieilles superstitions, et l’on connaît le magni¬fique début du traité de l’Épilepsie. « Je pense que l’épilepsie, appelée aussi maladie sacrée, n’a rien de plus divin et n’est pas plus sacrée que les autres ; les hommes lui donnèrent d’abord une origine et des causes divines par ignorance. » Pourtant il naît entre eux un important conflit de méthode, concernant les rapports de la médecine avec la cosmologie philosophique. Les uns, comme l’auteur du traité Sur l’ancienne médecine craignent avant tout pour leur art le dogmatisme et l’incertitude de la physique. ; il ne convient pas d’avoir recours à de vaines hypothèses, comme celle du froid et du chaud, du sec et de l’humide comme causes de la maladie et de la santé ; de pareilles suppositions sont bonnes quand on veut traiter des mouvements célestes, dont on ne peut rien dire d’assuré ; la véritable méde¬cine est autonome, et elle a découvert par l’observation, sans le secours de ces hypothèses, une infinité de choses dont elle est sûre. A cette méthode empirique s’opposent les médecins phy¬siologistes dont Platon a si parfaitement défini le point de vue dans un passage de Phèdre (270c). Il n’est pas possible, pense p.75 Platon, de comprendre la nature de l’âme sans celle de l’univers, et, s’il faut en croire Hippocrate, l’on ne peut même pas, sans cette méthode, parler du corps ; il faut examiner à propos de chaque être s’il est simple ou composé, et, au cas où il est composé, faire le dénombrement de ses parties et examiner à propos de chacune d’elles les actions et passions qui lui appar¬tiennent.

IX. — LES PYTHAGORICIENS DU Ve SIÈCLE @ Les pythagoriciens de la même époque se partagent aussi : les acousmatiques forment un ordre purement religieux où la pratique et la croyance restent le principal, tandis que les mathématiciens cherchent seulement le développement scien¬tifique des mathématiques, de l’astronomie, de la musique, c’est¬-à dire des sciences qui vont être considérées par Platon comme le point de départ de la philosophie ; ils forment le groupe très mal connu dont le chef paraît avoir été Philolaüs, et qui com¬prend Cébès et Simmias, que Platon nous représente dans le Phédon conversant avec Socrate, Archytas de Tarente, chef politique de son pays, qui fut l’ami de Platon et le roi phi¬losophe selon son goût, Timée de Locres, par qui Platon fait exposer sa propre physique : de ce milieu intellectuel où s’es-quissent les dogmes du platonisme, il est bien impossible de faire une histoire précise. Nous n’avons pour tout document certain, à part les fragments de Philolaüs dont l’authenticité est contestée , que les textes où Aristote expose les doctrines des pythagoriciens, sans préciser davantage. Un trait doit en être retenu, c’est leur émancipation à peu près complète de la cos¬mogonie ionienne ; dire en effet, comme ils le font, que les choses sont faites de nombres, cela ne peut avoir le même sens que de p.76 dire qu’elles sont faites de feu ou d’air. De quelque manière qu’on imagine ces nombres, comme des rangées de points ou comme des grandeurs , ils ne sont point comme le feu ou l’air, des substances capables de se transformer en d’autres, ils supposent un ordre fixe et permanent. D’où le caractère de leur cosmologie qui ne comporte point de cosmogonie à la manière ionienne, mais, se contentant de décrire un ordre, un cosmos, tend à devenir, au lieu d’une physique, une pure astro¬nomie mathématique. Dans leur système du monde, le centre est occupé par un feu autour duquel gravitent une première planète appelée l’antiterre, puis la terre qui passe au rang de planète, puis le soleil, les cinq planètes et les étoiles fixes ; de ce système, rien n’indique qu’ils aient cherché l’origine ; bien plus la place qu’ils assignent à la terre exclut complètement les idées des Ioniens qui, ayant l’esprit plus ou moins hanté par l’assimilation des phénomènes célestes aux phénomènes météorologiques, supposent invinciblement par là même la terre immobile au dessous de la voûte nuageuse. Quant à l’ima¬gination de ces réalités astronomiques inaccessibles à l’obser¬vation, l’antiterre et le feu central qui éclaire l’hémisphère terrestre que nous n’habitons pas, l’une, le feu central, n’a aucun caractère cosmogonique, mais est destinée à donner de la lumière solaire une explication déjà rencontrée chez Empédocle, l’autre, l’antiterre, à expliquer les éclipses par l’interposition de ce corps opaque entre le feu central et la lune ou le soleil . Ce pythagorisme nouveau paraît donc être, en un sens, une véritable libération de la physique dynamique et qualitative des Ioniens, qui donnait, avec les derniers anaxagoréens et héraclitéens, des marques d’épuisement. Il dut y avoir, vers cette époque, une floraison d’hypothèses sur l’ordre et les mou¬vements des corps célestes, mais il ne nous en reste que des traces ; une d’entre elles est peut-être celle du pythagoricien p.77 Hicétas, qui explique le mouvement diurne par la rotation de la terre sur son axe ; nous le connaissons par un passage de Cicéron qui, bien des siècles plus tard, frappa l’attention de Copernic .

X. — LEUCIPPE ET DÉMOCRITE @ Pourtant, à la même époque, l’esprit ionien reprenait une vigueur singulière, mais dans une tout autre direction. Leucippe de Milet, qui reçut à Élée l’enseignement de Zénon, fut l’ini¬tiateur du mouvement que continua Démocrite d’Abdère, né vers 460 et qui fonda son école à Abdère vers 420. Avec celui-ci, qui est d’une dizaine d’années plus jeune que Socrate et qui mourut âgé, se développe une physique encyclopédique, qui a le goût des très vastes collections d’observations zoolo¬giques et botaniques. « Personne, disait-il de lui-même, n’a voyagé plus que moi, vu plus de pays et de climats, entendu plus de discours d’hommes instruits. » L’on a conservé les titres d’une cinquantaine de traités sur les sujets les plus divers : morale, cosmologie, psychologie, médecine, botanique, zoologie, mathé¬matiques, musique, technologie, rien ne lui échappé ; de son œuvre vaste comme celle d’Aristote et qui, par son ambition d’universalité, porte bien le cachet de l’époque des sophistes à laquelle elle appartient, il ne reste que quelques fragments . Dans son dessin général, la cosmogonie de Leucippe qu’on ne peut distinguer de celle que Démocrite exposait dans ses deux Diacosmoi ou Systèmes du Monde, est fidèle au schème milésien : une masse infinie où sera puisée la matière de mondes innom¬brables qui se produisent successivement ou simultanément ; pour qu’un monde se forme, il suffit qu’un fragment se détache de cette masse et qu’il soit animé d’un mouvement p.78 tourbillonnaire ; la distinction et la disposition des parties du monde sont, comme chez Anaxagore, les effets nécessaires du mou¬vement tourbillonnaire . Certains détails du monde de Démo¬crite ont même, pour la fin du Ve siècle, un caractère franchement archaïque tout comme Anaximandre, il donne à la terre la forme d’un tambourin ou d’un disque . Mais dans ce moule archaïque, il introduit une nouveauté con¬sidérable, c’est la doctrine des atomes ; la physique démocri¬téenne est la première physique corpusculaire bien nette : la masse infinie où se trouvent mélangées les semences de tous les mondes est faite d’une infinité de petits corpuscules, invisibles à cause de leur petitesse, indivisibles (atomes), complètement pleins, éternels, gardant chacun la même forme, mais présentant une infinité de formes différentes, à qui il donne le nom d’idées, celui même que Platon donnera plus tard à des essences également éternelles ; entre les atomes, nulle autre différence que leur grandeur et leur forme, ou bien, s’ils ont même grandeur et même forme, que leur position ; entre plusieurs combinaisons des mêmes atomes, nulle différence que l’ordre relatif des atomes . D’autre part, l’origine d’un monde, à savoir le détachement d’une portion de la masse infinie, suppose un vide dans lequel tombe cette portion ; sans vide, pas de mouvement ; et par vide il faut entendre l’espace entièrement privé de solidité, ce qui n’est pas par opposition à ce qui est ; affirmer le vide, c’est donc affirmer la nécessité d’existence de ce qui n’est pas, c’est con¬tredire le grand principe de Parménide . L’amas d’atomes est, nous l’avons dit, animé d’un mouvement tourbillonnaire dont l’origine est d’ailleurs obscure ; l’effet de ce mouvement est de produire de multiples chocs entre les atomes de tout poids. Comme il arrive dans un tourbillon de vent ou d’eau, les atomes les plus légers sont repoussés vers le vide extérieur, tandis que p.79 les atomes compacts se réunissent au centre où ils font un pre¬mier groupement sphérique ; dans cette sphère se distingueront peu à peu une enveloppe sphérique qui devient de plus en plus mince, et un noyau central qui s’agrège en partie les atomes enlevés à la membrane ; dans la membrane se forment les corps célestes aux dépens des atomes extérieurs qui touchent le tourbillon et s’y agrègent . Ainsi, pour la première fois dans une cosmologie grecque, nul appel n’est fait à des puissances qualitatives telles que le froid et le chaud ; nul appel non plus à des causes motrices extérieures aux réalités élémentaires telles que l’Intelligence, l’Amitié ou la Haine. Rien qu’une mécanique corpusculaire où jouent seules un rôle les propriétés de figure, d’impénétrabilité, de mouvement, de position. La vraie réalité appartient à l’atome et au vide ; les autres propriétés que nous donnons aux choses, sueur, chaleur ou couleur, leur appartiennent simplement par conven¬tion  ; elles sont de simples affections de la sensation, qui naissent dans l’altération de l’organe par l’objet, comme dans la doctrine que Platon prête au sophiste Protagoras d’Abdère et selon laquelle la qualité perçue est le résultat du concours de deux mouvements ; c’est bien ainsi que Démocrite concevait la vision : l’air placé dans l’intervalle de l’œil et de l’objet vu se contracte sous la double influence des effluves qui émanent de chacun des deux ; l’air est ainsi apte à recevoir l’impression qu’il transmet jusqu’à la pupille où a lieu le reflet de l’objet . Ainsi, en même temps qu’une physique mécaniste, naît tout naturellement le scepticisme à l’égard des sens ; la connaissance qu’ils nous donnent est une « connaissance bâtarde » ; la « connaissance légitime » vient de la raison. La mobilité dépend donc non pas d’une puissance quali¬tative quelconque, mais de la forme ou de la dimension des p.80 atomes ; c’est pourquoi la physique corpusculaire contient une théorie de l’âme ; l’âme étant mobile et cause de mouvement est faite d’atomes sphériques comme ceux du feu ou comme les poussières que l’on voit voltiger en un rayon de soleil ; ses atomes qui sont en nombre égal à ceux du corps et se juxta¬posent à eux en alternant un à un avec eux, sont continuellement rénovés par la respiration . De l’œuvre de Démocrite, nous entrevoyons à peine les prin¬cipes ; il faut pourtant, d’après l’ensemble de ses traités, comme d’après les témoignages anciens, le considérer moins comme un théoricien que comme un observateur. Aristote nous fait connaître, non sans intention critique, que Démocrite se contente de recueillir les faits qui se produisent et de noter, quand il y a lieu, leur constance sans vouloir déterminer plus avant leur principe ; collectionnant et classant les faits naturels avec la même curiosité et dans le même esprit que les historiens ioniens du Ve siècle, Hécatée de Milet ou Hérodote, recueillent les faits de l’histoire . A cette science d’esprit si positif, Démocrite ajoutait une morale qui, complètement étrangère au sens tragique de la vie et de la destinée qui se manifeste chez les poètes philosophes de la Grande-Grèce, a pour thème principal le calme d’une âme exempte de crainte et de superstition. Démocrite admet l’existence des dieux, mais ce sont, au même titre que les hommes, des combinaisons d’atomes passagères et soumises à la nécessité universelle .

XI. — LES SOPHISTES @ Les derniers philosophes dont nous avons parlé vivent au milieu de l’extraordinaire effervescence spirituelle qui marque p.81 la fin des guerres médiques (449) ; la Grèce est soustraite au danger barbare ; l’empire maritime athénien comprend une partie des îles de l’Égée et la vieille terre de civilisation qu’est l’Ionie : Périclès (mort en 429) introduit à Athènes la consti¬tution démocratique. Ébranlement moral très profond, qui se traduit sur le théâtre : tandis qu’Eschyle (mort en 456) repré¬sentait sur la scène les dangers de la démesure et les crimes qui consistent à dépasser les limites marquées par la justice divine, Euripide (mort vers 411) ne cesse pas de marquer le caractère humain, provisoire, conventionnel des règles de la justice. D’autre part, la comédie attique, défendant les vieilles tradi¬tions, raille, parce qu’elle les craint, les idées nouvelles qu’intro¬duisent la science ionienne et aussi l’enseignement des sophistes. La sophistique, qui caractérise les cinquante dernières années du Ve siècle, ne désigne pas une doctrine, mais une manière d’enseigner. Les sophistes sont des professeurs qui vont de ville en ville chercher leur auditoire et qui, pour un prix convenu, apprennent à leurs élèves, soit en des leçons d’apparat, soit en une série de cours, les méthodes pour faire triompher une thèse quelle qu’elle soit. A la recherche et à la publication de la vérité est substituée la recherche du succès, fondé sur l’art de convaincre, de persuader, de séduire. C’est l’époque où la vie intellectuelle, dont le centre passe en Grèce continen¬tale, prend la forme d’un concours ou d’un jeu, cette forme agonistique, si familière à la vie grecque ; il ne s’agit que de thèses défendues ou combattues par des concurrents auxquels un juge souverain, qui est souvent le public, décerne le prix. Tel est le débat qu’Aristophane nous montre s’élevant entre la thèse juste et la thèse injuste. « Qui es-tu ? demande le juste. — Une thèse. — Oui, mais inférieure à la mienne. — Tu prétends m’être supérieur et je tiens la victoire. — Quelle habileté as-tu donc ? — J’invente des raisons nouvelles. » Tel le débat sur l’idéal de vie qu’Euripide dépeint dans l’Antiope entre l’ami des muses et l’homme politique. Platon nous montre, par p.82 contraste, Socrate se dérobant à ces concours ; c’est, dans le Pro¬tagoras, Hippias essayant vainement d’instituer un débat de ce genre entre Socrate et Protagoras ; c’est, dans le Gorgias, Calliclès, qui, après avoir prononcé un discours en faveur de la justice naturelle, se plaint que Socrate contrevienne aux règles du jeu en ne lui répondant pas par un autre discours . Il y a là une préoccupation de l’auditoire que nous connaissions à peine jusqu’ici. Le philosophe ne révèle plus la vérité, il la propose et se soumet d’avance au verdict de l’auditeur. C’est un trait qui devient permanent : à la suite de l’époque des sophistes, on prend à tâche de définir le philosophe par rapport à l’orateur, au politique, au sophiste, c’est-à-dire à tous ceux qui s’adressent à un public . Dans ces conditions la principale valeur intellectuelle est l’érudition qui met l’homme en possession de toutes les connais¬sances utiles à son objet, et la virtuosité qui lui permet de choisir ses thèmes avec à propos et de les présenter d’une manière capti¬vante. De là, les deux caractères essentiels des sophistes : d’une part ce sont des techniciens qui se vantent de connaître et d’en¬seigner tous les arts utiles à l’homme ; d’autre part, des maîtres de rhétorique qui enseignent à capter la bienveillance de l’auditeur. Au premier égard, la sophistique peut passer pour la première affirmation consciente d’elle-même de la supériorité de la vie sociale, fondée sur les techniques, depuis les plus humbles métiers jusqu’à l’art le plus élevé que les sophistes se vantent d’ensei¬gner, à savoir la vertu politique . C’est la marque commune de quatre grands sophistes, qui nous sont surtout connus par les portraits qu’en fit Platon à la génération suivante : Pro¬tagoras d’Abdère, qui florissait vers 440 et qui scandalisa les Athéniens par son indifférence en matière de religion ; p.83 Gorgias de Léontium, qui fut en 427 ambassadeur de sa cité à Athè¬nes et mourut presque centenaire vers 380, et dont les élèves athéniens ne sont pas des philosophes, mais des écrivains comme Isocrate, Thucydide, enfin Prodicus de Céos et Hippias d’Elis. De cet humanisme, qui attend tout de l’art et de la culture, fait foi le fameux début du traité de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses, de ce qu’elles sont pour celles qui sont, de ce qu’elles ne sont pas, pour celles qui ne sont pas. » C’est au surplus des seules choses humaines que l’homme doit s’occuper. « Quant aux dieux, je ne puis savoir ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas ; trop d’obstacles s’y opposent, obscurité du sujet et brièveté de la vie . » Il y a là tout un programme qui aspire à une culture humaine et rationnelle ; on cherche l’homme en général ; c’est Hippias qui, d’après Platon, consi¬dère tous les hommes comme « des parents, des proches, des concitoyens selon la nature, sinon selon la loi  ». C’est Pro¬tagoras qui, dans un mythe célèbre, raconte comment Zeus a sauvé l’humanité qui allait périr faute de moyens naturels de défense, en donnant à tous les hommes la justice et la pudeur, vertus naturelles et innées, qui leur permettent de fonder des cités et de perpétuer leur race en s’aidant les uns les autres : magnifique éloge de la vie sociale . Le sophiste est toujours prêt à défendre les arts ; tel Hippias se vantant, chez Platon, d’être, grâce à eux, indépendant, puisqu’il sait même fabriquer tous les habits qu’il porte. Telle surtout l’anonyme Apologie de la Médecine, dans la collection des œuvres d’Hippocrate ; elle montre, contre leurs détracteurs, l’utilité des médecins et elle débute par ces mots si caractéristiques de l’esprit de progrès du temps ; « Bien des gens s’exercent à décrier les arts... Mais le vrai but d’un bon esprit, c’est ou de trouver des choses p.84 nouvelles ou de perfectionner celles qu’on a déjà inventées » . Dans ce milieu, les questions morales devaient se poser : Prodicus de Céos, en particulier, paraît être le moraliste du groupe : sous son nom, Xénophon expose le fameux apologue d’Hercule, choisissant entre le vice et la vertu, auquel les beaux esprits du temps opposaient, pour le défendre, Pâris préférant la déesse Aphrodite à Athéné et à Héra. Ces thèmes moraux, comme le thème pessimiste du caractère passager des biens de la vie humaine, devaient être le sujet de véritables prédications qui continueront par la suite . Mais c’est dans la politique que les sophistes affirmaient surtout le pouvoir et l’autonomie de l’homme : la loi est une inven¬tion humaine, et en une certaine mesure, artificielle et arbi¬traire ; c’est ce que montre par le fait l’œuvre des législateurs du temps qui, soit à Athènes, soit dans les colonies, reprennent à chaque instant à pied d’œuvre le travail de la constitution : Protagoras donne des lois à Thurioi, comme Parménide l’avait fait à Élée. La loi s’oppose donc, comme une œuvre arti¬ficielle, à la nature. Il y a bien, il est vrai, des lois non écrites, des coutumes traditionnelles qui ont une valeur religieuse ; mais elles ne pèsent point à côté de l’œuvre réfléchie du légis-lateur. Tel est le pont de vue d’Antiphon le sophiste, dont les fragments ont été récemment découverts ; il ne se fait pas faute d’opposer la justice artificielle des lois à la justice naturelle ; par exemple la loi, en obligeant l’homme à témoigner la vérité devant les tribunaux, nous oblige souvent à faire tort à qui ne nous en a fait aucun, c’est-à-dire à contredire le premier pré¬cepte de la justice : mais en ce caractère conventionnel des lois, Antiphon semble voir une supériorité . p.85 Ce mouvement d’idées, dont on sent toute l’importance, a eu une assez triste issue, il aboutit au début du IVe siècle, d’une part au cynisme politique, d’autre part à la pure virtuo¬sité. D’une part le cynisme politique des aristocrates athé¬niens, Critias et Alcibiade, qui s’exprime si souvent dans l’Histoire de la guerre du Péloponése de Thucydide , et que Platon a immortalisé dans le Calliclès du Gorgias : c’est à la dépravation politique et morale d’un Calliclès pour qui le pouvoir n’est plus qu’un moyen de satisfaire ses appétits, qu’aboutit l’enseignement de la rhétorique par Gorgias. L’autre issue, c’est la pure virtuosité, celle que l’on trouvait déjà dans le traité de Gorgias sur le non-être, où se servant des moyens dialec¬tiques de l’éléatisme, il démontre qu’il n’y a rien, ou que si quelque chose existe, c’est inconnaissable, ou que, si c’est con¬naissable, c’est impossible à transmettre aux autres . Virtuo¬sité qui se marque par l’importance que l’on attribue au bien dire, l’enseignement rhétorique de Gorgias, les travaux de grammaire générale de Protagoras, les recherches de Prodicus sur les synonymes. Virtuosité qui trouve ses ressources d’argu¬mentation dans de petites œuvres comme les Doubles discours qui résument schématiquement la double thèse contraire que l’on peut avoir à soutenir sur des questions morales ; virtuo¬sité qui a enfin sa dernière manifestation dans l’art de dispute ou éristique, dont Platon s’est si cruellement moqué dans l’Euthydème : l’éristique a des moyens très faciles de venir à bout de son adversaire par deux ou trois principes fort simples tels que : l’erreur est impossible, et  : toute réfutation est im¬possible . Tels étaient, malgré les talents supérieurs des sophistes, les p.86 résultats d’une conception de la vie intellectuelle uniquement dirigée par le succès. Pourtant de ce mouvement pas plus que des précédents, rien de positif n’est perdu : naturalisme ionien, rationalisme de la Grande-Grèce, esprit religieux d’Empé¬docle et des Pythagoriciens, humanisme des Sophistes, nous allons voir tous ces traits s’unir chez le plus prestigieux de philosophes grecs, chez Platon.

Bibliographie


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CHAPITRE II SOCRATE @ p.88 Le siècle qui a précédé la mort d’Alexandre (323) est le grand siècle de la philosophie grecque ; c’est en même temps surtout le siècle d’Athènes : avec Socrate et Platon, avec Démocrite et Aristote, nous atteignons un moment d’apogée, où la philo¬sophie, sûre d’elle-même et de ses méthodes, prétend appuyer sur la raison même son droit à être l’universelle conductrice des hommes : c’est l’époque de la fondation des premiers ins¬tituts philosophiques qui sont l’Académie et le Lycée. Mais dans le même siècle les sciences mathématiques et l’astrono¬mie prennent aussi une extraordinaire extension. Enfin, le brillant développement des systèmes de Platon et d’Aristote ne doit pas nous dissimuler l’existence d’écoles issues de Socrate, étrangères ou hostiles au mouvement platonico-aristotélicien ; elles préparent les doctrines qui domineront à partir de la mort d’Alexandre et qui feront négliger pour longtemps Platon et Aristote. Au mois de février de l’année 399, Socrate, âgé de 71 ans, mourait, condamné par ses concitoyens ; devant le tribunal démocratique, il avait été accusé d’être un impie qui n’hono¬rait pas les dieux de la cité et introduisait de nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse par son enseignement . Cet homme extraordinaire n’était pas, comme les sages dont nous avons p.89 parlé jusqu’ici, un chef d’école ; les écoles qui se réclameront de Socrate sont nombreuses et sur bien des points opposées l’une à l’autre ; elles n’ont en commun nulle tradition doctrinale. Nous n’atteignons donc Socrate ni directement puisqu’il n’a rien écrit, ni par une tradition unique, mais à travers des tra¬ditions multiples qui nous en donnent autant de portraits différents. Ajoutons que ces portraits n’ont nullement l’inten¬tion d’être fidèles ; le plus ancien de tous, celui des Nuées d’Aris¬tophane (en 423, Socrate a alors 47 ans), où Socrate est mis en scène, est une satire. Puis vient, après sa mort, toute la litté¬rature des Discours socratiques, dialogues où des disciples donnent à leur maître le premier rôle ; ces dialogues constituent un genre littéraire qui ne se targue nullement d’exactitude : au premier rang, les œuvres socratiques de Platon, d’abord les dialogues apologétiques, écrits sous le coup de l’indignation de suite après la mort de son maître (Apologie, Criton), puis les portraits idéalisés (Phédon, Banquet, Théétète, Parmé¬nide), enfin les œuvres où Socrate n’est plus que le porte-parole de la doctrine de l’Académie. Au second rang, les Mémo¬rables de Xénophon, écrits assez tardivement (vers 370), sorte d’apologie, où l’auteur, qui n’est rien moins que philosophe, sous couleur de reproduire les entretiens du maître, donne une assez plate imitation de discours socratiques antérieurs. Il faut y ajouter les titres et très minces fragments qui restent des dialogues de Phédon et d’Eschine, quelques données d’Aris¬tote ; enfin une tradition hostile à Socrate qui persiste jusqu’à la fin de l’antiquité, chez Porphyre (IIIe siècle), chez le rhéteur Libanius (IVe siècle), se fait jour chez les Épicuriens et se rat-tache au pamphlet écrit par Polycrate en 390 . Certes, tous s’accordent sur l’étrangeté et l’originalité de ce sage ; le fils du tailleur de pierres et de la sage-femme Phéna¬rète, qui, vêtu d’un manteau grossier, parcourait les rues pieds p.90 nus, qui s’abstenait de vin et de toute chère délicate, d’un tem¬pérament extraordinairement robuste, l’homme à l’extérieur vulgaire, au nez camus et à la figure de silène , ne ressemblait guère aux sophistes richement habillés qui attiraient les Athéniens ni aux sages d’autrefois, qui étaient en général des hommes importants dans leur cité : type nouveau, et qui va devenir le modèle constant dans l’avenir d’une sagesse toute per¬sonnelle qui ne doit rien aux circonstances : non pas homme politique, mais seulement excellent citoyen toujours prêt à obéir aux lois, qu’il s’agisse de tenir son poste au combat de Potidée, ou de lutter, dans la magistrature où le sort l’a appelé, contre les fantaisies illégales du tyran Critias, ou enfin de refuser, par respect pour les lois de son pays, l’évasion que Criton lui propose pour échapper à la mort après sa condamnation . Ni sophiste, ni politique, il n’a en effet, dans les conversations de hasard qu’il tient dans les boutiques du marché et dans les stades comme dans les maisons de riches, nulle doctrine, nulle législation à proposer. C’est qu’il a, avant tout, la volonté nette de faire échapper son enseignement à la forme agonistique ; il n’a pas de thèses à faire juger, il prétend seulement faire en sorte que chacun devienne son propre juge. Dans les dialogues de Platon, Socrate est presque toujours le trouble fête qui ne veut pas se plier aux règles du jeu et qui le fait cesser. « Choisis¬sez, conseille Callias à Socrate et Protagoras qui refusent de discuter plus longtemps, choisissez un arbitre, un épistate, un prytane » ; Socrate répond plaisamment « qu’il serait malséant de choisir un arbitre, puisque ce serait faire injure à Protagoras ». (338b). Mais la vérité est que son but est d’examiner des thèses, de les passer à l’épreuve et non de les faire triompher. Le scénario de la troisième partie du Gorgias est à cet égard caractéristique : p.91 le discours de Calliclès contre la philosophie est une sorte de morceau de concours ; Platon l’a assez fait voir en rappelant à plusieurs reprises l’Antiope d’Euripide, pièce dans laquelle deux frères soutenaient alternativement, dans une de ces joutes dont le tragique est coutumier, la supériorité de la vie pratique et celle de la vie consacrée aux muses ; comme le second des frères, Socrate aurait dû, en réponse à Calliclès, prononcer une apologie de la philosophie ; rien de pareil ; il n’énonce lui-même aucune opinion, mais force Calliclès, par ses questions, à s’exa¬miner lui-même. En définitive, la philosophie (et peut-être est-ce ce qui la rendait suspecte, ou tout au moins étrange aux yeux d’un Athénien du Ve siècle), c’est ce qui ne peut prendre la forme agonistique et ce qui, par conséquent, se soustrait au jugement de la foule. Avant d’enseigner les autres, il a dû s’éduquer lui-même ; nous ne savons rien de cette formation personnelle ; le Socrate des Nuées (423) est un homme d’âge mûr, et il avait dépassé la soixantaine quand Platon l’a connu ; du moins, un précieux document nous révèle en Socrate un homme de passion vio¬lente ; c’est le témoignage de son contemporain Spintharos, dont le fils Aristoxène a rédigé les souvenirs sur Socrate : « Nul n’était plus persuasif grâce à sa parole, au caractère qui paraissait sur sa physionomie, et, pour tout dire, à tout ce que sa personne avait de particulier, mais seulement tant qu’il n’était pas en colère ; lorsque cette passion le brûlait, sa laideur était épouvantable ; nul mot, nul acte dont il s’abstînt alors. » Sa maîtrise de soi est donc une victoire continuelle sur lui-même . Cette poussée intérieure qu’il contient est sans doute la raison du pouvoir fascinant qu’il exerce sur toutes les natures ardentes, sur celle d’un Alcibiade comme sur celle de Platon. Le tempérament de Socrate est trop riche pour qu’il se borne à une pure réforme intérieure et pour qu’il n’aspire pas à répandre p.92 sa sagesse autour de lui ; ce n’est pas dans la solitude qu’il veut vivre, c’est avec les hommes et pour les hommes, à qui il veut communiquer le bien le plus précieux qu’il a acquis, la maîtrise de soi. Cette force intérieure qui le pousse vers les autres, Socrate la sent comme une mission divine. Il faut insister sur ce caractère religieux : le point de départ de son activité à Athènes n’est-il pas la réponse de la Pythie de Delphes à son enthousiaste ami Chéréphon à qui il fut révélé que personne n’était plus sage que Socrate ? C’est Apollon « qui lui avait assigné pour tâche de vivre en philosophant, en se scrutant lui-même et les autres  » ; rien d’exceptionnel d’ailleurs, en ce temps, à l’interprétation que Socrate donne de ses propres tendances ; il ne manquait pas d’hommes, comme les Euthy¬phron dont parle Platon, qui se croyaient en rapport spécial avec le divin  ; et Socrate en particulier semble avoir éprouvé en lui-même la présence divine par le fameux démon, ou plutôt ce signe démoniaque, cette voix intérieure qui, dans les cas où la sagesse humaine est impuissante à prévoir l’avenir, lui révélait les actes dont il faut s’abstenir . Toutefois, sur cet aspect religieux de la pensée de Socrate, il faut bien s’entendre : la religion lui donne foi et confiance en lui-même, mais il n’en tire aucune vue doctrinale sur la destinée humaine, et il n’y a aucune raison de croire qu’il ait été adepte de l’or¬phisme. Qu’enseignait-il ? A en croire Xénophon et Aristote, Socrate serait avant tout l’inventeur de la science morale et l’initiateur de la philosophie des concepts. « Socrate, dit Aristote, traite des vertus éthiques, et à leur propos, il cherche à définir uni¬versellement... ; il cherche ce que sont les choses. C’est qu’il essayait de faire des syllogismes ; et le principe des syllogismes, c’est ce que sont les choses... Ce que l’on a raison d’attribuer à p.93 Socrate, c’est à la fois les raisonnements inductifs et les défi¬nitions universelles qui sont, les uns et les autres, au début de la science. Mais pour Socrate les universaux et les défi¬nitions ne sont point des être séparés ; ce sont les plato¬niciens qui les séparèrent et ils leur donnèrent le nom d’idées  ». Donc, selon Aristote, Socrate comprit que les conditions de la science morale étaient dans l’établissement méthodique par voie inductive de concepts universels, tels que celui de la justice ou du courage. Cette interprétation d’Aris¬tote qui n’a d’autre but que de rapporter à Socrate l’initiative de la doctrine idéaliste qui, par Platon, continue jusqu’à lui, est évidemment inexacte ; si son but avait été de définir des vertus, il faudrait admettre que, dans les dialogues où Platon montre Socrate cherchant sans aboutir ce qu’est le courage (Lachès), la piété (Euthyphron) ou la tempérance (Charmide), il a pris à tâche d’insister sur l’échec de la méthode de son maître. Est-ce bien ce théoricien des concepts qui dirait de lui-même qu’il est « attaché aux Athéniens par la volonté des dieux pour les stimuler comme un taon stimulerait un cheval », et qu’il ne cesse de les exhorter, de les morigéner, en les obsédant partout du matin jusqu’au soir  ? L’enseignement de Socrate con¬siste en effet à examiner et à éprouver non point les concepts, mais les hommes eux-mêmes et à les amener à se rendre compte de ce qu’ils sont : Charmide, par exemple, est, dans l’opinion de tous, le modèle d’un adolescent réservé ; mais il ignore ce que c’est que la réserve ou la tempérance, et Socrate conduit l’in-terrogatoire de manière à lui montrer qu’il ignore ce qu’il est lui-même ; de même Lachès et Nicias sont deux braves qui ignorent ce qu’est le courage ; le saint et pieux Euthyphron, inter¬rogé de toutes les manières, ne peut arriver à dire ce qu’est la piété. Ainsi toute la méthode de Socrate consiste à faire que les hommes se connaissent eux-mêmes ; son ironie consiste à p.94 leur montrer que la tâche est difficile et qu’ils croient à tort se connaître eux mêmes ; enfin sa doctrine, s’il en est une, que cette tâche est nécessaire, car nul n’est méchant volontairement et tout mal dérive d’une ignorance de soi qui se prend pour une science. La seule science que revendique Socrate, c’est de savoir qu’il ne sait rien . Un pareil entretien transforme l’auditeur ; le contact de Socrate est comme celui de la torpille ; il paralyse et déconcerte ; il amène à regarder en soi-même, à donner à son attention une direction inhabituelle  : les passionnés, comme Alcibiade, savent bien qu’ils trouveront auprès de lui tout le bien dont ils sont capables, mais le fuient parce qu’ils craignent cette influence puissante qui les amène à se réprimander eux mêmes. L’effet de l’examen que Socrate force son auditeur à faire, c’est en effet de lui faire perdre sa fausse tranquillité, de le mettre en désaccord avec lui-même et de lui proposer comme un bien de retrouver cet accord. Socrate n’a donc pas d’autre art que la maïeutique, l’art d’accoucher de sa mère Phénarète ; il tire des âmes ce qu’elles ont en elles, sans aucune pré¬tention à y introduire un bien dont elles ne porteraient pas les germes . De l’étendue des sujets de ses entretiens nous ne pouvons nullement nous faire une idée ; il n’y a aucune raison de croire que Socrate n’ait pas été un homme cultivé, capable de s’intéres¬ser aux sciences et aux arts ; à vrai dire, tout lui était bon pour éprouver les hommes, depuis les discussions esthétiques sur l’ex¬pression dans les arts jusqu’au choix par le sort des magistrats, à l’occasion duquel il démontrait l’absurdité du régime démocratique d’Athènes . Il faut faire attention toutefois que, con-trairement à la critique des sophistes, celle de Socrate ne porte ni sur les lois, ni sur les usages religieux, mais seulement sur p.95 les hommes et sur les qualités humaines ; autant il est conser¬vateur en ses idées politiques, autant il est libre à l’égard de ceux qu’il veut réformer et à qui il montre leur ignorance. C’est sans doute cette extrême liberté qui le perdit ; le gouverne-ment tyrannique de Critias lui avait déjà interdit la parole, ce fut la démocratie qui lui ôta la vie.

Bibliographie

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CHAPITRE III PLATON ET L’ACADÉMIE @ p.96 Platon est né à Athènes en 427, d’une famille aristocratique qui comptait des personnages considérables dans la cité, entre autres le cousin de sa mère, Critias, qui fut un des trente tyrans. Ses années de jeunesse s’écoulèrent au milieu des troubles poli¬tiques les plus graves ; la guerre du Péloponèse finit en 404 par l’écrasement d’Athènes, dont l’empire maritime est détruit pour toujours ; à l’intérieur de la cité, c’est le jeu de bascule entre la démocratie et une tyrannie oligarchique ; la démocratie est renversée en mars 411 par l’oligarchie des Quatre Cents, qui ne dure que quelques mois ; en 404, les Lacédémoniens forcent les Athéniens à adopter le gouvernement oligarchique des trente tyrans ; ces tyrans, dont le chef était Critias, étaient sys¬tématiquement hostiles à la marine et au commerce athéniens ; ils tombèrent en septembre 403 pour être remplacés par le gouvernement démocratique qui devait condamner Socrate. L’œuvre de Platon porte la marque de ces événements : insta¬bilité politique des gouvernements, danger d’un impérialisme fondé sur le commerce maritime, tels sont les thèmes constants de ses œuvres politiques ; aussi hostile à la tyrannie d’un Critias qu’à la démocratie de Périclès, il devait chercher ailleurs que dans le milieu athénien la possibilité d’un renouveau politique La mort de Socrate dut être une raison définitive du pessi¬misme politique qui se fait jour dans le Gorgias (515e). C’est neuf ans après cette mort qu’il entreprit son premier p.97 grand voyage (390 388), qui le conduisit d’abord en Égypte, dont il n’a cessé d’admirer la vénérable antiquité et la parfaite stabilité politique, puis à Cyrène, où il fit connaissance du géomètre Théodore, enfin en Grande-Grèce où il rencontra les pythagoriciens, et en Sicile où il visita pour la première fois le tyran Denys de Syracuse et se lia d’amitié avec son neveu Dion. C’est en revenant qu’il fonda son école ; il acheta près du village de Colone un fonds de terre appelé Académie, sur lequel il établit un sanctuaire des Muses ; ce fonds devint la propriété collective de l’école ou association religieuse qui célébrait annuellement la fête des Muses ; elle le garda jusqu’à l’époque de Justinien (529). En quoi consistait l’enseignement de Platon ? C’est ce qu’il est difficile de savoir, parce que la plupart de ses œuvres, destinées à un large public, n’en doivent pas être le reflet ; il faut en excepter pourtant ces sortes d’exer¬cices logiques que sont la seconde partie du Parménide et les débuts du Théétète et du Sophiste ; si l’on fait attention que ces exercices sont destinés à éprouver la vigueur logique de l’étudiant, que, en outre, Platon considère l’influence de la parole vivante comme bien supérieure à celle de l’écrit (Phèdre), enfin que la parole, tel que l’entend un socratique, est moins exposé suivi que discussion, nous pouvons sans doute conclure que l’exposé doctrinal ne doit pas y avoir eu la place qu’il a prise chez Aristote. Il fit en Sicile, en 366, sur des instances de Dion, un second voyage ; Dion espérait qu’il pourrait gagner à ses idées Denys le Jeune qui venait de succéder à Denys l’Ancien ; mais à son arrivée, Dion était disgracié et exilé, et Platon fut plutôt, durant un an, le prisonnier que l’hôte du tyran. En 361, sur les instances de Denys, nouveau voyage à Syracuse aussi infructueux que les deux premiers : reçu magnifiquement, choyé comme ami du pythagoricien Archytas, tyran de Tarente, il ne put récon¬cilier Dion avec son cousin ; les dix dernières années de sa vie furent assombries par la conspiration de Dion contre Denys p.98 (357) ; la tentative échoua, et l’ami de Platon périt, tragiquement victime d’un complot (353). C’est aux lettres de Platon que l’on doit quelques renseigne¬ments sur ses voyages en Sicile ; aucun document de ce genre ne parle des rapports qu’il eut sans doute avec les conseillers politiques athéniens de son temps, notamment avec Isocrate, qui, lui aussi, prétendait être un philosophe, qui opposait son Busiris au pamphlet de Polycratès contre Socrate, mais qui criti-quait assez violemment certains socratiques, comme le cynique Antisthènes. Or Platon, dans le Phèdre (278e 279b), a mani¬festé publiquement sa sympathie pour ce rhéteur qui, comme lui, avait été compagnon de Socrate ; il pense qu’il y a en lui un philosophe ; Isocrate, esprit sage, ami d’une démocratie modérée, ennemi de l’utopie politique, avait au fond le même but que Platon, la défense de l’hellénisme contre le danger barbare . Platon meurt en 348, pendant la guerre que Phi¬lippe avait entreprise contre les Athéniens et qui devait aboutir à la décadence politique définitive de la cité grecque. Dans sa longue carrière, Platon a publié un très grand nombre de dialogues, tous conservés, dont la chronologie peut être ainsi restituée : 1° Dialogues précédant ou suivant immédiatement la mort de Socrate : Protagoras, Ion, Apologie de Socrate, Criton, Eu¬thyphron, Charmide, Lachès. Lysis, République, livre I (ou Thrasymaque), Hippias, I et II ; 2° Dialogue précédant la fondation de l’académie : Gorgias ; 3° Dialogues programmes suivant de peu la fondation de l’école : Ménon, Ménexène, Euthydème, République, livres II à X ; 4° Dialogues contenant le portrait idéalisé de Socrate : Phédon, Banquet, Phèdre ; 5° Dialogues introduisant une nouvelle conception de la science et de la dialectique : Cratyle, Théétète, Parménide, p.99 Sophiste, Politique (Le Sophiste et le Politique devaient être suivis du Philosophe, qui est resté en projet) ; 6° Derniers dialogues : Timée, Critias (inachevé), qui devait être suivi de l’Hermocrate, Lois (œuvre inachevée publiée après la mort de Platon, et qui présente en beaucoup d’endroits l’aspect d’un recueil de notes), Épinomis. Il faut ajouter les noms des dialogues rejetés par la critique moderne : Alcibiade, I et II, Les Rivaux, Théagès, Clitophon, Minos. Enfin, les treize Lettres conservées sous le nom de Platon, dont l’authenticité a été attaquée, au point qu’elles ont été considérées comme des morceaux d’exercice de rhéteurs athé¬niens, sont aujourd’hui reconnues authentiques pour la plu¬part, notamment la longue lettre VII, adressée aux amis de Dion et remplie de détails sur les rapports de Denys et de Platon.

I. — PLATON ET LE PLATONISME @ Dès l’époque qui a suivi immédiatement Platon, il y a eu désaccord sur la signification de ses dialogues. De l’antiquité jus¬qu’à nos jours, on voit se réclamer de lui des doctrines divergentes ; à l’époque de Cicéron, par exemple, les uns rattachaient au nom de Platon un dogmatisme analogue à celui des stoïciens, les autres voyaient en lui un partisan du doute et de la suspen¬sion du jugement. Un peu plus tard, à partir du 1er siècle, les mystiques et les rénovateurs du pythagorisme s’emparent du nom et des écrits de Platon, et le platonisme devient synonyme d’une doctrine irrationaliste qui élève l’âme au dessus de la pensée et de l’être et l’unit à un Bien qui est aimé et goûté plutôt que connu. En revanche, nous voyons au XIXe siècle se dessiner une tendance, encore très forte maintenant, à faire de Platon un pur rationaliste qui identifie la réalité véritable à l’objet de l’intelligence et enseigne à déterminer cet objet p.100 par une discussion raisonnée, dont le type est emprunté aux mathématiques . Une pareille divergence entre les interprètes s’explique non seulement par la richesse exceptionnelle de sa pensée, dont il est peut être impossible et, en tout cas, très difficile de saisir d’ensemble tous les aspects, mais par la forme littéraire qu’elle revêt. Insistons d’abord sur ce second point. Le dialogue pla¬tonicien n’a rien de ces traités didactiques, dont les philosophes ioniens et les médecins de la collection hippocratique donnaient déjà le modèle. Dans les œuvres de vieillesse seulement, on voit quelque chose de semblable : toutes les considérations physiologiques de la fin du Timée et une bonne partie des Lois sont de simples exposés ; mais ce sont des œuvres auxquelles Platon n’a pas donné, sauf en certaines parties, leur forme défi-nitive. Sauf ces exceptions, les œuvres de Platon ont un aspect qui les classe tout à fait à part ; car, si, dans les écoles socra¬tiques, à peu près contemporaines de Platon, on écrit des dia¬logues, cette forme d’exposition a été presque complètement abandonnée de l’antiquité, malgré les quelques exemples sporadiques qu’on en peut donner, comme ceux de Cicéron ou de Plutarque ; il est particulièrement significatif que les néo platoniciens de la fin de l’antiquité n’imitent jamais les procédés littéraires du maître et s’efforcent par tous les moyens de retrou¬ver dans le dialogue la substance dogmatique, et il est d’autant plus important de chercher à apprécier la forme littéraire de la pensée platonicienne, dans la mesure où elle intéresse l’in-terprétation de sa philosophie.

II. — LA FORME LITTÉRAIRE @ Le dialogue platonicien offre, mélangés à divers degrés, trois aspects : il est un drame, il est la plupart du temps une discussion, il contient quelquefois un exposé suivi. p.101 D’abord un drame : tantôt, le lieu, l’époque et les circons¬tances sont marqués avec précision, comme dans le Protagoras (309 a 310 a) ; le dialogue est lui-même souvent, comme dans le Banquet (172 174), inséré dans un récit ; tantôt, au contraire, et cela est plus fréquent, à mesure que Platon avance, le dialogue débute ex abrupto . Il est des dialogues dont l’aspect drama¬tique est particulièrement visible par la vie des caractères et par les péripéties qui tiennent le lecteur en haleine ; il en est d’autres d’où la vie dramatique a à peu près disparu, bien qu’il n’y en ait aucun, même les plus arides, le Philèbe ou le Sophiste par exemple, qui ne renferme quelques traits d’humour et de satire . Les personnages, c’est d’abord Socrate, puis ceux avec qui Socrate a été en relation, sophistes ou philosophes étrangers, jeunes gens des nobles familles d’Athènes, hommes politiques de la ville, en tout cas, comme dans les comé¬dies d’Aristophane, des personnages connus de tous, dont plusieurs sont encore vivants, dont beaucoup ont des liens de parenté avec Platon. C’est seulement dans ses dialogues de vieillesse que s’introduisent des personnages fictifs et peu vivants, comme l’étranger du Sophiste et des Lois, ou Philèbe. On sait avec quelle prédilection il a dépeint Socrate, le Socrate du Protagoras, encore jeune et sans autorité au milieu des sophistes riches et réputés, le Socrate ayant pleine cons¬cience de sa mission morale et sociale dans l’Apologie, celui qui inquiète la conscience d’Alcibiade (Banquet) et qui, dévoi¬lant à Ménon son ignorance, l’engourdit comme ferait une tor¬pille, l’« accoucheur des esprits » du Théétète, enfin le défenseur de la vie philosophique dans le Gorgias et le Ménon. Puis Socrate disparaît, et, avec lui, la vie dramatique du dialogue ; il est peu probable que le jeune Socrate qui, dans le Phédon (97 c sq.), s’instruit en lisant Anaxagore, ou, dans le Parménide (128e sq.), p.102 soumet la doctrine des idées au vieux philosophe d’Élée, soit autre que Platon lui-même. Autour de Socrate, c’est tout un peuple de sophistes, de rhéteurs, d’exégètes, de poètes, de prophètes, dont, la sagesse est passée à l’épreuve par le maître ; Platon les parodie plus ou moins cruellement : c’est Hippias qui se vante d’enseigner et de pratiquer tous les arts ; c’est Protagoras, qui ne sait terminer une discussion sur la possibilité d’enseigner la justice qu’en racontant un mythe ; Gorgias le rhéteur, dont l’enseignement, qui veut être purement technique, ne se soucie pas de la justice de sa cause ; Ion, l’interprète d’Homère, qui n’obéit qu’à l’ins¬piration, comme le poète ; Euthyphron, le prétendu saint, qui veut éviter la souillure religieuse plutôt que l’injustice. Puis viennent les jeunes gens, depuis Charmide, de naissance noble, cousin de la mère de Platon, type de cette réserve, de cette décence dans l’attitude et les propos, que l’on appelle la sophrosyné, jusqu’au Calliclès du Gorgias, l’ambitieux de basse naissance, intelligent et cultivé, d’ailleurs, et plein d’une volonté ardente de s’imposer aux Athéniens. Enfin, les bourgeois et politiques d’Athènes, Critias le tyran, parent de Platon, qui dans Charmide, se montre violent et sans égards pour Socrate ; Lachès et Nicias, excellents militaires, tout empêtrés dans les discussions stratégiques, alors qu’on leur demande ce que doit apprendre un jeune homme ; l’inquié¬tante figure d’Anytos, dans le Ménon, le bourgeois conservateur qui craint la liberté d’esprit de Socrate et l’accusera devant les juges. Plusieurs dialogues ont une progression dramatique et présentent des crises à la manière des pièces de théâtre. Tantôt le scénario est emprunté à la vie courante, comme dans le Banquet, où chacun des convives fait, après boire, l’éloge de l’amour, tantôt aux événements dramatiques du procès et de la mort de Socrate ; mais quelquefois le progrès naît du carac¬tère même des personnages ; ainsi il arrive souvent que le p.103 dialogue soit interrompu par l’impatience d’un auditeur, qui refuse de se soumettre plus longtemps à l’examen de Socrate ; lorsque Socrate a affaire à un interlocuteur de caractère emporté, comme Calliclès du Gorgias, le dialogue menace à chaque instant de finir . C’est le Gorgias qui, dans son ensemble, nous fournit le plus bel exemple d’un mouvement dramatique : trois épisodes parfaitement enchaînés, les trois conversations de Socrate avec Gorgias, avec Pôlos et avec Calliclès ; Gorgias ne voyant que le côté technique de l’apprentissage de l’orateur, est incapable de donner à son art une fin morale quelconque ; un Pôlos n’utilisera pas la rhétorique à mauvaise fin ; mais c’est unique¬ment parce qu’il est timide et respectueux des préjugés ; vienne au contraire un violent comme Calliclès : il trouvera dans l’école de Gorgias non pas un frein, mais au contraire un instru¬ment pour exercer sa violence. Ce sont ainsi toutes les consé¬quences de l’attitude intellectuelle de Gorgias, qui se déroulent de manière vivante et dramatique. Devant une telle intensité de vie dramatique, on s’est demandé si Platon n’avait pas, sous le couvert d’interlocuteurs de Socrate, pour la plupart morts depuis longtemps, voulu dépeindre des personnes vivantes. Il est certain, d’une part, que Platon n’a pas du tout le souci de la chronologie que l’on attendrait s’il avait réellement l’intention de peindre des personnages de l’époque de la jeunesse ou de la maturité de Socrate. D’autre part, certains de ces personnages, même dans les dialogues de la première et deuxième périodes, nous sont inconnus d’ail¬leurs, par exemple Calliclès, ou bien les sophistes Euthydème et Dionysodore, à qui Platon donne les premiers rôles dans le dialogue Euthydème. On n’a nullement le droit pourtant, de faire correspondre à chacune de ces figures, connue ou non, des contemporains de Platon. La vérité semble être que la plupart des portraits de Platon sont stylisés ; ils prennent, quoique p.104 palpitants de vie, une valeur universelle et Platon a pu ainsi natu¬rellement introduire chez ces personnages les préoccupations de son époque et les siennes propres. Qu’il s’agisse ou non de dialogues, présentant un intérêt dra¬matique, la partie permanente et substantielle du dialogue est, sauf exception, la discussion. A une question (par exemple : qu’est ce que la justice ? la vertu peut elle s’enseigner ?), le répondant réplique par une formule : c’est cette formule qui est soumise à l’épreuve de la discussion, selon l’unique règle indi¬quée dans le Ménon (75 d). « Du côté du répondant, la discussion (ou dialectique) consiste non seulement à donner des réponses vraies, mais des réponses qui découlent de ce qu’il reconnaît savoir ». La discussion suppose donc toute une série de postulats admis ou hypothèses avec lesquels on confronte la formule à discuter, pour voir si elle est ou non d’accord avec eux. La première formule réfutée, le répondant en propose une seconde, puis une troisième, et ainsi de suite, sans aboutir souvent à aucun résultat définitif. Ainsi Charmide, dans le dialogue de ce nom, interrogé par Socrate sur la nature de la sophrosyné, répond qu’elle consiste « à agir avec ordre et lenteur » (159b), mais comme Charmide reconnaît, d’autre part, que la sophrosyné est parmi les belles choses, et qu’il est plus beau d’agir rapidement que lentement, il s’ensuit qu’il y a désaccord entre sa formule et ce qu’il reconnaît lui-même comme vrai. Il doit donc l’aban¬donner et en proposer une autre. La discussion ou dialectique n’est donc à aucun degré comme dans les joutes des sophistes, la confrontation de deux opinions adverses soutenues chacune par un interlocuteur : le répondant seul exprime des opinions positives. Socrate, lui, « ne sait rien sinon qu’il ne sait rien » ; il n’a d’autre rôle que d’examiner ou de passer à l’épreuve le répondant, en lui faisant voir s’il est ou non d’accord avec lui-même. En principe, la dialectique platonicienne restera toujours ce qu’elle a été dès l’abord dans les dialogues socratiques : p.105 le Théétète examine successivement les diverses opinions de Théétète sur la science, comme l’Hippias majeur réfute les opinions successives d’Hippias sur le beau. Pourtant, le cadre extérieur et la signification paraissent bien changer peu à peu. Les dialogues socratiques sont, en effet, pour le moins autant un examen des personnes mêmes qu’un examen de leurs opi¬nions ; l’intérêt porte même plutôt sur le premier que sur le second. Les concepts de tempérance, de courage, de piété ne sont pas en eux mêmes et pour eux mêmes l’objet de la recherche ; on cherche avant tout si ceux qui ont ou pensent avoir ces ver¬tus, les connaissent, en un mot s’ils se connaissent bien eux¬-mêmes. Le bénéfice de la discussion, ce sera la « connaissance de soi-même ». Il semble bien que, à mesure que Platon s’éloignait de l’in¬fluence socratique, son centre d’intérêt se soit déplacé et porté des personnes aux réalités elles mêmes. Aussi attache t il plus de prix au résultat qu’il obtient. Que l’on compare par exemple le Protagoras au Ménon ; ils portent sur le même sujet : la vertu peut elle s’enseigner ? Mais dans le premier de ces dialogues, Socrate est content de mettre Protagoras en désaccord avec lui-même, puisqu’il répond d’abord oui et ensuite non ; c’est la prétention de Protagoras, plutôt que le sujet même que l’on examine. Dans le Ménon, au contraire, Platon, devenu sans doute à ce moment le maître de l’académie, indique des métho¬des positives de recherche et d’enseignement . Bien plus, il arrive, dans les derniers dialogues, que la méthode socratique est entièrement oubliée : dans le Philèbe (11b), par exemple, la dialectique ne consiste plus dans l’examen du répondant par Socrate ; elle comporte deux thèses opposées qui s’affron¬tent, et dont l’une est soutenue par Socrate lui-même. Ainsi, au cours de l’activité littéraire de Platon, la dialectique perd peu à peu en intérêt dramatique et humain, et a une p.106 tendance à se transformer en une méthode impersonnelle, qui s’intéresse aux problèmes pour eux mêmes. Le troisième aspect que nous distinguions dans l’œuvre de Platon, c’est l’exposé suivi. L’exposé suivi, dans les œuvres de la première et de la seconde période, se présente sous deux formes qui ont grande affinité l’une avec l’autre : le discours qui soutient une thèse, et le mythe qui raconte. Le discours à thèse est mis en général dans la bouche des interlocuteurs de Socrate, et il a bien souvent le caractère d’une parodie ; des sophistes exposent leur opinion en une conférence d’apparat, et Platon s’amuse à imiter la manière d’un Protagoras, d’un Prodicus, d’un Gorgias  ; quelquefois il s’agit de discours qui, sans être à proprement parler des conférences de sophistes en sont parents ; tels les éloges de l’amour dans le Banquet, où Platon parodie successivement la manière du rhéteur Lysias (discours de Phèdre), de Prodicus (Pausanias), d’Hippias (Eryximaque), de Gorgias (discours d’Agathon)  ; tel le dis¬cours de Calliclès dans le Gorgias ; le discours de Lysias dans le Phèdre est destiné à donner un exemple concret des défauts de la technique des orateurs. Mais, dans tous les cas ces dis¬cours suivis sont destinés à servir en quelque sorte de repous¬soir à la méthode véritablement scientifique de recherche, qui est la dialectique. Socrate, lui, « ne possède pas l’art des longs discours » (Protagoras 336b), et si ses interlocuteurs, suivant leur pente naturelle, essayent de se dérober à la discussion en prononçant un discours (comme Protagoras), s’ils sont toujours prêts, comme Calliclès, à abandonner la partie quand Socrate ne les laisse pas parler, Socrate, inversement, se plaint que Protagoras ne veuille pas distinguer entre « une discussion entre gens qui se réunissent et un discours au peuple » (Ibid.). C’est que dans un discours il s’agit seulement de persuader p.107 l’auditeur en flattant ses préjugés, mais non pas de rechercher la vérité et l’accord avec soi-même. Pourtant Platon, au cours de sa carrière, n’a pas toujours gardé cette attitude hostile à l’art des discours, et il lui a donné, semble t il, une place qui va croissant. Les méthodes de per¬suasion gardent leur importance et leur valeur, lorsqu’il s’agit d’imposer des vues qui n’admettent pas de démonstration rigoureuse. Que l’on compare à cet égard les Lois, œuvre de vieillesse, et la République ; dans les Lois, il n’y a plus de dis¬cussion, mais il y a, en revanche, pour chaque catégorie de lois, de longs prologues, destinés à entraîner la conviction plu¬tôt qu’à prouver ; tel, au livre X, le célèbre prologue aux lois concernant la religion . Cette manière de Platon a eu une immense influence, et nous avons là plus que l’ébauche d’une prédication morale, qui, plus tard, deviendra la philosophie presque entière. Dès le Phèdre (269c sq.), d’ailleurs, Platon a montré comment une réforme de l’éloquence était possible, et comment on pouvait, en l’associant à la dialectique, donner au discours un ordre et une consistance. Dans le même dialogue il a donné l’exemple de ce style majestueux et oratoire (245c sq.), qui fait un tel contraste avec la vivacité malicieuse des premiers dialogues. Pour le mythe, il est d’abord une parure et un ornement dans un discours ; comme tel, il a sa place chez les sophistes ou ora¬teurs que parodie Platon, le mythe de Prométhée chez un Protagoras, par exemple , ou celui de la naissance d’Éros dans les discours du Banquet. Mais, de très bonne heure, dès le Gor¬gias, Platon met des mythes dans la bouche de Socrate. Ces mythes ont certains caractères précis qui tranchent sur ceux du mythe pur ornement oratoire. En premier lieu, ils ne sont point des parties d’un discours plus étendu mais ils sont traités pour eux mêmes : tels les mythes de la fin du Gorgias (523a) p.108 et de la République (X ; 614b) ; dans les deux cas, au moment où commence le mythe, la discussion est épuisée, et le concept de justice est tiré au clair ; ils s’ajoutent à la discussion sans en faire partie. En second lieu ces mythes ne concernent jamais la généalogie des dieux, mais uniquement la destinée de l’âme, ou, d’une manière plus générale, l’histoire humaine. Les mythes concernant la vie future sont naturellement liées, dès l’Odyssée, à une géographie fantastique décrivant le pays des ombres. Cette sorte de géographie prend dans le mythe platonicien, une place de plus en plus importante ; tandis que le Gorgias ne dépasse guère les représentations homériques, le Phédon spé¬cule sur les reliefs de la surface terrestre ; surtout, la République (616c 617b) et le Phèdre (247c) relient d’une manière intime l’histoire de l’âme au système astronomique ; le monde entier est avant tout la scène où évoluent les âmes des hommes et des dieux. On pourrait presque dire que les spéculations astro¬nomiques ne s’introduisent jamais chez Platon qu’à la faveur du mythe de l’âme ; le mécanisme des choses est tel (Lois, X, 904b) que l’âme est attirée naturellement vers les lieux où elle doit subir son châtiment ou jouir de sa récompense. C’est que le monde lui-même est un grand être vivant et animé ; le Timée, qui a la forme d’un récit ou d’un mythe, raconte com¬ment l’âme du monde a été formée et s’est formé à elle même un corps. Cette astronomie religieuse a eu dans la suite une influence considérable. Le mythe s’oriente aussi parfois, mais bien rarement, vers la légende à forme de récit historique, comme dans un dialogue de vieillesse inachevé, le Critias, où sont décrites l’Athènes préhistorique et l’Atlantide. Enfin il faut ajouter que, dans le Timée (61c à la fin), l’exposé continu du mythe est relié sans suture à une autre forme d’exposé continu qui est celle d’un traité physiologique ou médical ; à la fin du dialogue, les sciences expérimentales, telles que les con¬cevaient les Ioniens ou les médecins, font une fugitive et tardive p.109 apparition et ne trouvent naturellement leur expression en aucune des formes littéraires que nous avons citées. De cette extraordinaire complexité de formes, drame et comédie, dialectique, discours suivis et mythes, formes qui, se¬lon les époques, sont différemment dosées et ont de plus chacune leurs modifications propres, il est impossible de faire abstrac¬tion pour juger la philosophie de Platon.

III. — BUT DE LA PHILOSOPHIE @ Ce qui fait l’unité de toutes ces formes, ce qui, en quelque sorte, les nécessite, c’est le désir d’établir la place du philosophe dans la cité, et sa mission morale et sociale. Dans la Grèce d’alors, le phi¬losophe ne se définit nullement, par rapport aux autres genres de spéculations, scientifiques ou religieuses, mais bien par son rap¬port et ses différences avec l’orateur, le sophiste, le politique. La philosophie est la découverte d’une nouvelle forme de vie intel¬lectuelle, qui ne peut au reste se séparer de la vie sociale. Les dialogues nous dépeignent cette vie, et, avec elle, tous les drames et comédies qui en sont issus. A certains égards, cette philo¬sophie heurtait des habitudes solidement implantées en Grèce à cette époque, et il était inévitable qu’il se produisît des conflits dont la mort de Socrate est la conséquence tragique. Qu’est le philosophe ? Il y en a chez Platon des portraits multiples. Il est, dans le Phédon (64e sq. [‘plaisirs’]), l’homme qui s’est purifié des souillures du corps, ne vit plus que par l’âme, et ne craint pas la mort, puisque, dès cette vie, son âme est séparée du corps. Dans le Théétète (172c 177c [‘XXIV.’]), il est l’homme inhabile et maladroit dans ses rapports avec les hommes, qui ne sera jamais à sa place dans la société humaine et restera sans influence dans la cité. Dans la République, il est le chef de la cité, et c’est bien lui qui, dans les Lois (X, 909a), est devenu cette sorte d’inquisiteur qui, voulant « le salut de l’âme » des citoyens, p.110 impose aux habitants de la ville la croyance aux dieux de la cité ou la prison perpétuelle. Enfin, c’est l’enthousiaste et l’inspiré du Phèdre (244a sq.) et du Banquet (210a). Il y a dans ces portraits successifs deux traits dominants qui semblent se contredire ; d’une part, le philosophe doit « fuir d’ici » , se purifier, vivre en contact avec les réalités qu’ignorent le sophiste ou le politique. D’autre part, il doit construire la cité juste où se reflètent, dans les rapports sociaux, les rapports exacts et rigoureux qui sont l’objet de la science. Le philo¬sophe est, d’une part, le savant retiré du monde et, d’autre part, le sage et le juste, le vrai politique qui donne des lois à la cité. Platon lui-même n’est il pas à la fois le fondateur de l’académie, l’ami des mathématiciens et des astronomes, et, d’autre part, le conseiller de Dion et de Denys le tyran ? De plus si, comme philosophe, il est l’inventeur, ou le promoteur d’une logique rigoureuse, il est aussi l’inspiré dont l’esprit resterait stérile sans l’impulsion d’Éros, et qui ne peut engendrer que dans le beau  ; la discussion raisonnée se double d’une dia¬lectique de l’amour qui se traduit par des effusions lyriques et des contemplations mystiques . Savant et mystique, philo¬sophe et politique, ce sont des traits ordinairement séparés, et que, au cours de cette histoire, nous ne rencontrerons plus unis que chez quelques grands réformateurs du XIXe siècle. Aussi importe t il de bien comprendre ce qui fait leur lien.

IV. — DIALECTIQUE SOCRATIQUE ET MATHÉMATIQUES. @ Et d’abord, qu’est ce que la science platonicienne ? Elle est caractérisée par l’union intime entre l’objet de la connaissance et le procédé méthodique par lequel on l’atteint. Il y a là un p.111 point de première importance sur lequel on ne peut assez insister. Nous voyons Platon partir de ce que l’on appelle ordinairement le concept socratique, mais de ce que, lui, il appelle déjà l’idée (eidos ou idea), le courage, la vertu, la piété, c’est à dire, comme il le dit dans l’Euthyphron (6d [‘6d’]) « le caractère unique par lequel toute chose pieuse est pieuse », et dont on se sert « comme d’un terme de comparaison pour déclarer que tout ce qui est fait de semblable est pieux ». L’idée est donc un caractère qui réside dans les choses elles mêmes, mais que l’on ne peut dégager que par l’examen socratique. Nous ne sommes sûrs, en effet, que la formule atteinte par le répondant exprime véritablement l’idée, que lorsqu’elle aura résisté à cet examen et sera sortie triomphante de l’épreuve. Il n’y a ni révélation ni intuition immédiate qui puisse l’en dispenser. La méthode est d’ailleurs, ici, bien plus importante que l’objet ; en fait, Socrate n’aboutit jamais à l’idée ; en revanche, il discipline l’esprit et lui enlève ses illusions. La recherche socratique se bornait aux choses morales. On admet, d’après le témoignage d’Aristote , que Platon ne fit qu’étendre la méthode à des idées qui n’étaient pas de la sphère de l’action, et qu’il « sépara » ces idées, c’est à dire leur conféra une réalité distincte. Mais de quelle manière s’est faite cette transformation ? A t elle ce caractère purement arbi¬traire qu’Aristote lui donne ? Il ne le semble pas : la séparation des idées, qui en fait des réalités supérieures aux choses sen¬sibles, paraît coïncider avec la place que Platon donne aux mathématiques. Les mathématiques, tout en employant une méthode rigou¬reuse, savent, au contraire de Socrate, aboutir à des conclusions positives. Comment et pourquoi ? C’est grâce à un procédé que Platon appelle hypothèse et qu’il définit très clairement dans le Ménon (87a) : « Quand on demande au géomètre p.112 à propos d’une surface, par exemple, si tel triangle peut s’in-scrire dans tel cercle, il répondra : « Je ne sais pas encore si cette surface s’y prête ; mais je crois à propos, pour le déterminer, de raisonner par hypothèse de la manière suivante : si cette surface est telle que le parallélogramme de même surface appliqué à une droite donnée soit défaillant de telle surface, le résultat sera ceci ; sinon, il sera cela ». Cette méthode est l’analyse qui consiste à remonter du conditionné à la condition, en visant avant tout à établir un rapport de conséquence logique entre deux propo¬sitions, tout en laissant provisoirement de côté la question de savoir si la condition elle même est réalisée. Cette condition pourra faire l’objet d’une recherche analogue, et être elle même rapportée à une condition que l’on suppose. A la discussion socratique se substitue donc dans le Ménon l’analyse mathématique. Or, l’existence et la séparation des idées nous sont présentées dans le Phédon avec une parfaite clarté, comme résultant de l’application de la méthode d’analyse au problème de l’explication des choses tel qu’il était posé par la physique. Platon raconte comment, ayant constaté que les physiciens ne pouvaient arriver à l’explication des faits plus simples, Socrate a été séduit par un livre d’Anaxagore, où on lisait que « l’intelligence était l’ordonnatrice et la cause de toutes choses » (97c) ; mais en avançant dans sa lecture, il s’aperçoit que, dans l’explication du détail des phénomènes, par exemple de la forme de la terre ou des mouvements des astres, l’intelligence n’intervient nullement, et qu’Anaxagore a recours à l’air, à l’éther, à l’eau ; il expliquerait que Socrate est assis dans sa prison, non parce qu’il a refusé de s’évader, mais parce que son organisme a telle ou telle propriété. C’est alors que Socrate se décide, pour résoudre les problèmes physiques, à laisser entièrement de côté les réalités données par la vue ou les autres sensations, et à tenter, dans une « seconde traversée », d’employer la méthode, déjà indiquée dans le Ménon, c’est à-dire de « poser par hypothèse la formule que je jugerais être p.113 la plus solide, puis de poser comme vrai ce qui s’accordera avec cette formule, comme non vrai ce qui ne s’accordera pas avec elle ». Dans le problème de l’explication des choses, cette formule est celle qui affirme les idées ; « on supposera qu’il existe un beau en soi, un bon en soi, un grand en soi, et ainsi du reste » ; et si une chose est belle sans être le beau en soi, on l’expliquera en disant qu’elle « participe » au beau en soi. L’intention de Platon devient très claire lorsqu’il compare son mode d’expli-cation à celui des physiciens. Soit à expliquer comment deux choses forment un couple ; le physicien nous dit soit que deux choses, primitivement éloignées se sont rapprochées, soit qu’une même chose s’est divisée en deux ; il nous donne donc deux explications contradictoires du même fait, ou plutôt il ne l’ex¬plique pas ; aucune opération physique ne peut expliquer la genèse de la dyade ; car la dyade existe en soi, indépendam¬ment de toutes les opérations physiques, comme objet de la mathématique ; et c’est par participation à cette dyade en soi que naît tout couple de deux choses . On voit comment la théorie des idées est liée à la méthode analytique ou méthode de l’hypothèse. La méthode est bien plus vaste et large que la théorie des idées qui n’en est qu’une application particulière. C’est là tout l’esprit du platonisme auquel s’opposeront si manifestement les dogmatismes qui vont suivre. L’élan de pensée reste, pour Platon comme pour Socrate, plus important que la réussite.

V. — DIALECTIQUE PLATONICIENNE @ Mais la méthode analytique pose un grave problème, pressenti dans le Phédon et longuement traité dans la République. Dans cette méthode, en effet, l’hypothèse, après avoir servi à la p.114 démonstration, doit elle même être ramenée à une hypothèse plus haute ; mais dans cette régression vers les conditions, il faut bien s’arrêter à un terme qui « se suffit » (Phédon, 101d), qui n’est plus lui-même supposé (République, 511b [‘511b’]). Or ici les mathématiques nous abandonnent complètement : pour résoudre leurs problèmes, elles supposent des droites ou des courbes, des nombres pairs ou impairs ; mais ces suppositions restent des suppositions, dont pourra seule rendre raison une science supérieure, une dialectique qui arrive à l’inconditionné. Lorsque Platon désigne ce terme par les expressions Bien ou idée du Bien (508e), son intention est assez claire ; il veut dire que la seule explication définitive que l’on puisse donner d’une chose, c’est qu’elle est bonne ou qu’elle participe au Bien. D’après les dialogues postérieurs, on peut supposer que, dès l’époque où il écrivait la République, il raisonnait de la même manière que dans le Timée ; dans le Timée (29e-30a [‘29e’]) les rapports mathé¬matiques ou les formes géométriques qui sont supposés par l’astronome pour expliquer les mouvements des astres ne sont à leur tour expliqués que parce qu’ils réalisent un plan du démiurge, plan qui dérive de sa bonté ; la bonté est ce que tout présuppose, sans rien présupposer du tout. Ce qu’Aristote appellera la cause finale est la cause véritable et absolue, qui donne l’explication dernière ; comme les vertus elles mêmes, la justice et la beauté ne valent rien, si on ne sait « par où elles sont bonnes » (506a). Le Bien est comme un soleil à la lumière duquel les autres choses sont connues dans leur raison d’être, et à la chaleur duquel elles existent. « Le Bien n’est donc pas un être ; il est au delà de l’être en dignité et en puissance » (506b). On ne peut espérer comprendre ce passage énigmatique de la République sur l’idée du Bien que si l’on se rend bien compte du problème qu’elle est destinée à résoudre. Dans le Phédon, Platon avait appelé du nom général de réflexion (dianoia) la pensée qui procède par la découverte d’hypothèses ; mais à quoi reconnaître que la condition à laquelle on est remonté p.115 en allant d’hypothèse en hypothèse n’est plus elle même une hypothèse ? Non assurément au lien logique de dépendance que tout le reste a avec elle, ce qui ne la distinguerait pas d’une autre hypothèse ; on ne saurait le reconnaître que par une intui¬tion intellectuelle directe (noésis) et une sorte de vision ; elle n’a à se justifier d’aucune autre manière (République, 511d). De là découle le régime du philosophe, tel qu’il est dépeint au VIIe livre de la République, A la base de sa formation intel¬lectuelle se trouvent les quatre sciences, qui emploient la « méthode par hypothèse » : arithmétique, géométrie, astrono¬mie, musique ; Platon a le plus grand soin d’indiquer qu’il n’ad¬met ces sciences que dans la mesure où elles emploient cette méthode ; il en élague tout ce qui pourrait s’y mêler d’obser¬vation sensible, tout ce qui n’est pas démonstratif ; l’arithmé¬tique, par exemple, n’est pas l’art de compter qui sert au marchand ou au stratège, mais la science qui discerne les nombres en eux mêmes, indépendamment des choses sensibles (525e) ; de la même manière, la géométrie n’est point l’arpentage (526d) et Platon en trouve une preuve par le fait dans une partie nouvelle de cette science, à laquelle il n’a point cessé d’attacher de l’importance, la stéréométrie ou science des solides régu¬liers, qui n’est plus du tout une mesure des surfaces, intermé¬diaire entre la géométrie proprement dite et l’astronomie (528a). L’astronomie qui n’admet que des combinaisons de mouvements uniformes pour expliquer le mouvement des astres et des pla¬nètes est donc fort loin de l’observation des astres, qui ne pré¬sente directement à la vue que des mouvements irréguliers (530ad). Enfin le musicien qui accorde son instrument en tâton¬nant n’est point le savant qui découvre les rapports numériques simples qui constituent les accords (531ab). Ces quatre sciences donc, en nous forçant à nous élever à des hypothèses par la pensée seule, en dehors des choses sensibles, nous attirent vers l’être, vers les réalités vraies (533ab). Mais ce n’est là qu’une préparation ; à ces sciences se p.116 superpose la dialectique. Le véritable dialecticien est l’esprit « synop¬tique », celui qui ne garde pas les sciences à l’état d’éparpil¬lement, mais voit leur parenté entre elles et avec l’être (537c) ; c’est en un mot celui qui rattache la diversité des hypothèses à leur racine unique, le Bien, et par la science du Bien, qui est la plus grande de toutes, les éclaire et en montre la réalité.

VI. — L’ORIGINE DE LA SCIENCE. RÉMINISCENCE ET MYTHE @ Il importe au plus haut point, pour bien comprendre le Platon de la maturité, d’avoir toujours présents à l’esprit ces deux plans de la connaissance intellectuelle. A leur distinction se rattache toute une série de problèmes. En premier lieu, le Platon purement socratique, qui se contentait de soumettre à l’épreuve les formules ou solutions données par le répondant, laissait dans un vague complet l’origine de ces formules elles¬-mêmes ; pourtant, si elles étaient pleinement arbitraires, quelle chance avaient elles de s’accorder avec la réalité ? C’est là le sens de la question sophistique posée par Ménon  ; la recherche est impossible si on ignore tout de ce que l’on recher¬che ; comme elle est inutile si on le connaît. Il faut donc que le répondant ait déjà l’esprit orienté vers la réalité ; il faut donc qu’il ait déjà connu cette réalité, et que recherche et savoir ne soient qu’une « réminiscence » (81d). Si l’esprit, par la simple réflexion (guidée ou non par les interrogations du maître) peut découvrir des vérités, c’est qu’il les possédait déjà en lui-même ; et c’est par la simple réflexion que l’esclave interrogé par Socrate découvre que le carré double d’un autre est celui qui est construit sur la diagonale (82b 85b) ; or, découvrir une vérité que l’on possédait déjà, c’est se ressouvenir. La théorie de la réminiscence n’est d’ailleurs nullement une théorie paresseuse, p.117 mais une théorie stimulante ; c’est grâce à elle que « nous devons avoir bon courage et nous efforcer de rechercher et de retrouver la mémoire de ce dont nous avons perdu le souvenir » (81de-¬86b). Grâce à elle, nous devenons « meilleurs, plus énergiques, moins paresseux ». La réminiscence, c’est le premier nom de l’autonomie de l’esprit dans la recherche. Mais cette théorie implique à son tour la grave affirmation de la préexistence de l’âme (81b). L’immortalité de l’âme, dont Platon a douté dans ses premiers dialogues , devient mainte¬nant une condition de la science. L’affirmation, sèche et abs¬traite, de la préexistence, ne suffit pas. Platon a sans doute pensé que cette croyance ne prendrait corps que si elle pouvait se représenter en un mythe. Le mythe, qui raconte l’existence de l’âme en dehors du corps, était, sous la première forme qu’il prit dans le Gorgias (523a), bien indépendant des préoccupations du Ménon ; il racontait seulement comment l’œuvre de jus¬tice se poursuivait après la mort ; dans les dialogues suivants, le mythe garde sans doute, dans sa plus grande partie, le même caractère et reste le récit d’un jugement divin. Toutefois, une place est faite, et qui dans le Phèdre (248ac) est très grande, à la manière dont l’âme a acquis, avant d’entrer dans le corps, la connaissance des réalités dont elle retrouvera le souvenir pendant sa vie terrestre ; en accompagnant les dieux du ciel dans leur course circulaire, elle a vu, dans « un lieu qui est au delà du ciel », ces réalités « sans couleur et sans forme » que sont les idées, la justice en soi, la tempérance, la science ; après être tombées dans un corps, les âmes à qui les circonstances auront permis de mieux voir deviendront des âmes de philosophes capables de souvenir. Ainsi, les idées deviennent, dans le Phèdre, des éléments cons¬titutifs du mythe de l’âme ; elles sont localisées au delà du monde sensible dans le lieu supracéleste qu’aperçoit l’âme. p.118 Cette tendance à une sorte de réalisation mythique et imaginative des idées est peut être un écueil de la philosophie de Pla¬ton ; mais on voit comment elle dépend de la théorie de la rémi¬niscence qui est elle même une condition de la science. Le mythe et la science, si elle veut dépasser les hypothèses mathématiques, sont liés d’un lien indissoluble.

VII. — SCIENCE ET DIALECTIQUE DE L’AMOUR @ A la réminiscence des idées se rattache très étroitement, dans le Ménon, la possibilité de posséder des opinions droites sans être capable de les justifier, c’est à dire sans avoir la science (97c 98c). Ainsi les célèbres politiques d’Athènes, Aristide ou Périclès, qui ont bien dirigé la cité, ne possédaient aucune science politique, c’est à dire aucune connaissance méthodique méritant le nom d’art ; sans quoi, ils eussent été capables de l’enseigner et de la transmettre ; or ils n’ont pas même pu faire de leurs propres enfants des politiques (93c 94e). Mais, pra¬tiquement, lorsque l’action seule est en question, l’opinion droite équivaut à la science. Comme cette opinion n’est pas innée à l’individu, et comme elle n’est pas non plus acquise par l’ins¬truction, il faut qu’elle dérive de l’inspiration des dieux (99c-100b). Cette inspiration est parmi les faveurs faites par les dieux à la cité athénienne. C’est un trait qui ne pouvait étonner aucun auditeur de Platon ; pour un Grec, la cité reste nécessairement sous la protection des dieux à qui elle rend un culte. Comme la réminiscence du Ménon se réalise dans le mythe de la préexistence de l’âme du Phèdre, l’inspiration appelle aussi son complément mythique, qui fera saisir par l’imagination les influences qui s’exercent en l’âme ; c’est le mythe d’Éros dans le Banquet et le Phèdre. Platon rattache l’inspiration philo¬sophique à tout un ensemble de faits du même genre. Elle est elle même un aspect de la folie amoureuse ; car la philosophie p.119 est pour Platon ce qu’elle avait été pour Socrate ; elle est non pas méditation solitaire, mais génération spirituelle dans l’âme du disciple ; or « on n’engendre que dans le beau » et sous l’in¬fluence de l’amour (Banquet, 206c). L’amour tend vers l’im¬mortalité, aussi bien l’amour des beaux corps qui prolonge la vie d’un individu en une autre que l’amour des belles âmes, qui réveille les puissances dormantes de l’intelligence chez le maître comme chez le disciple (206d ; 208b). La vie de l’esprit est ainsi comme entée sur la vie du corps ; du désir instinctif qui pousse l’être vivant à engendrer son semblable jusqu’à la vision subite du beau éternel et impérissable, il y a un progrès continu qui est un progrès en généralité ; c’est un progrès d’être ému non plus par la beauté d’un seul corps, mais par toute beauté plastique ; mais au dessus de la beauté plastique se trouve celle des âmes, des occupations et des sciences, et au dessus encore, la mer immense du Beau dont toutes ces beautés sont issues (209e 212a). Platon insiste longuement sur la nature démoniaque de l’amour ; à l’en croire, les démons jouent, dans le culte reli¬gieux, un rôle de premier plan ; ils sont l’intermédiaire entre les hommes et les dieux, apportant aux dieux les prières des hommes, et aux hommes les dons des dieux. Éros est un de ces démons, le fils de Poros et de Pénia, qui unit à la pauvreté de sa mère l’ingéniosité, les fertiles ressources de l’esprit de son père : il est le type, et comme le patron des philosophes ; il symbolise en lui tout ce qu’il y a en eux d’inspiration et d’élan ; il est, dans l’ordre affectif, ce que sont, dans l’ordre intellectuel, les mathématiques ; il attire vers le beau, comme les mathématiques attirent vers l’être (202e 203c). De même qu’Éros personnifié est un démon parmi les autres, la folie amoureuse est aussi une espèce d’un genre plus vaste qui comprend toute « folie venue des dieux » (Phèdre, 245b). Platon songe en particulier ici aux croyances et pratiques reli¬gieuses qui se rattachent à un mode de divination dont p.120 l’importance sociale était immense, la divination de la Pythie delphique « qui fait tant de bien à la Grèce grâce à sa folie, et qui dans son bon sens, n’en fait aucun » (244b). La folie du prophète qui vaticine est mise en parallèle avec la folie du poète possédé des Muses, celui dont les œuvres instruisent les géné¬rations futures. C’est à ces deux délires dont tous les Grecs acceptent la valeur que Platon vient comparer le délire de l’amoureux ; il n’est pas d’une valeur moindre ; puisqu’il est l’agitation d’une âme qui reconnaît, dans les choses sensibles, l’image de la beauté éternelle qu’elle a contemplée, lorsqu’elle vivait, avant sa vie terrestre, en compagnie des dieux ; il est donc le point de départ de la philosophie, et redonne à l’âme ses ailes (249a 250c) ; il aiguillonne l’âme, comme Socrate, l’amant parfait du Banquet (216a) est, dans l’Apologie (30e), le taon qui stimule les Athéniens. Le thème d’Éros et, d’une manière générale, celui de l’ins¬piration divine met à nu le fond affectif de la science platoni¬cienne, La philosophie n’est pas pour Platon une méthode pure¬ment et étroitement intellectuelle. « L’organe par lequel on com¬prend est comme l’œil qui est incapable de se tourner vers la lumière, autrement qu’avec tout le corps ; de même c’est avec l’âme tout entière qu’il faut opérer la conversion du deve¬nir à l’être... Il y a des méchants qui sont d’habiles gens et dont la petite âme a une vision aiguë et pénétrante... ; mais plus elle a de pénétration, plus ils font de mal ! » (République, 518e sq.). Cette vision des médiocres s’oppose à la vision du Beau, qui procède de l’amour et qui est le couronnement de l’initiation amoureuse. De plus, le mythe relie la vie philosophique à l’ensemble de la destinée humaine et par là à l’univers entier, qui en est le théâtre. La chute de l’âme, du ciel sur la terre, ses avatars sur terre, sa conversion, et son retour à la vision d’où elle est partie, voilà ce qui fait le fond du mythe du Phèdre et de l’allé¬gorie de la caverne dans la République : l’âme déchue du Phèdre p.121 (246e) est le prisonnier qui, placé dans la caverne obscure, le dos tourné au jour, ne contemple que la succession plus ou moins régulière de vaines ombres sur le fond de la caverne jusqu’à ce que la dialectique vienne lui donner un mouvement de conversion vers la lumière (République, 514a 516a).

VIII. — RÉVISION DE L’HYPOTHÈSE DES IDÉES @ Revenons maintenant au développement de la philosophie proprement dite. L’on a vu comment la méthode par hypothèse utilise le raisonnement discursif qui se contente de saisir, comment des conséquences s’enchaînent à des hypothèses. Mais cette méthode resterait incomplète, si, après avoir employé les hypothèses, on ne les examinait en elles mêmes pour voir si ¬elles sont justifiées ou non. Ainsi, dans le Phédon, Platon a employé les idées et la participation aux idées à titre d’hypothèse, pour résoudre le problème de la causalité physique et prouver l’immortalité de l’âme. Mais, une fois ces problèmes résolus, il faut éprouver la valeur de l’hypothèse elle même. C’est bien à une épreuve de ce genre que Platon soumet la théorie des Idées au début du Parménide (130a 135c). Et, en effet, avant de l’examiner, Platon la pose comme une hypo¬thèse permettant de résoudre les difficultés que Zénon, le disciple de Parménide, a opposée à l’existence du multiple (128e 130a). Si l’on pose « à part d’un côté les idées, et de l’autre les choses qui y participent, on peut, en effet, aisément concevoir comment une même chose peut être une et multiple ; c’est que l’un et le multiple existent à part de la chose, et que la chose participe à la fois à ces deux idées ; c’est ainsi qu’une même chose peut être sans contradiction semblable et dissemblable, grande et petite ». Platon nous montre le vieux Parménide souriant devant l’ardeur du jeune Socrate, qui expose cette solution ; p.122 Parménide ne recherche plus si elle rend compte de la difficulté de Zénon contre le multiple, mais il l’examine en elle même. D’abord la participation des choses aux idées est impossible. Car si plusieurs choses participent à une même idée, ou bien l’idée est tout entière en chacune d’elle, et alors l’idée est séparée d’elle même, ce qui est absurde ; ou bien, elle n’y est qu’en partie, et alors on devra dire qu’une idée, telle que celle du petit, est nécessairement plus grande que chacune de ses propres parties, ce qui est absurde (131a 131e). De plus, l’intention de la théorie des idées, c’est d’affirmer une idée une, par exemple, celle du grand, au dessus de la multiplicité de termes qui sont tous grands ; mais cette unité est impossible ; car, si nous avons le droit de poser une grandeur en soi au dessus des grandeurs multiples, à cause de leur ressemblance, il faudra poser, pour la même raison, une autre grandeur en soi au dessus des grandeurs multiples et de la première grandeur, et ainsi à l’infini (131e 132b). Dira t on, pour répondre à la première difficulté, que la chose qui participe à l’idée est à l’idée non point comme la partie au tout, mais comme un portrait à son modèle ? Il faudra alors inversement que le modèle ressemble au portrait, que l’idée soit semblable à la chose ; or, d’après les principes de la théorie, il n’y a ressemblance que là où il y a participation à une même idée ; il faudra donc poser au dessus de la chose et de l’idée une autre idée à laquelle elle participe toutes deux, et ainsi à l’infini (132a 133a). Enfin, il y a incom¬patibilité entre la nature de l’idée et la fonction à laquelle elle est destinée ; car elle doit être objet de science ; or, il est évident qu’elle ne peut même pas être connue de nous ; car si elle existe en elle même, elle ne peut être en nous ; une réalité en soi ne peut être connue que par une science en soi, à laquelle nous n’avons aucune part. Inversement, attribuer à Dieu la science en soi, ou science des idées, c’est lui refuser la connais¬sance des choses extérieures aux idées (133 b 134e). D’après cette critique, tout échappe de ce qui paraissait faire p.123 la valeur de l’hypothèse des idées : l’idée n’est pas une explica¬tion des choses, puisque la participation est impossible  ; elle n’est pas une unité dans le multiple, puisqu’elle se dissipe en une infinité d’idées ; elle n’est pas objet de science, puisqu’elle est radicalement séparée de nous. C’est toute l’hypothèse du Phédon qui est mise en question. C’est sans doute vers la même époque et par contre partie que Platon est amené, dans le Théétète, à faire une revision d’ensemble des conceptions que les autres philosophes se sont faites de la science. Platon vise d’abord ceux qui disent que la sensation est la science (151e). Dans la République (478 sq.) il avait postulé comme une chose évidente de soi, que le sensible, sans cesse évanouissant, en flux perpétuel, ne pouvait être objet de connaissance, parce qu’il contenait à la fois des carac¬tères opposés. Ici, il le démontre directement, sans faire la moindre allusion à sa théorie positive. C’est d’ailleurs à un sensualisme particulier que s’attaque ici Platon ; ce n’est pas à ces hommes durs « qui ne croient qu’à ce qu’ils peuvent saisir avec la main » (155e), mais à ces philosophes plus subtils qui, suivant les traces d’Héraclite et de Protagoras, résolvent toute connaissance certaine dans la conscience immédiate que chaque homme a de sa propre sensation présente ; ainsi l’homme est, comme l’a dit Protagoras, la mesure de toutes choses (160c [‘mesure’]), dans un monde perpétuellement mouvant, où l’arrêt et la fixité seraient la mort et feraient disparaître à la fois l’être et la connaissance. En effet, comme l’étincelle jaillit du frot¬tement de deux corps, la qualité sensible et la sensation naissent à la fois d’une sorte de friction d’un agent sur un patient ; elles naissent ensemble et ne sont rien l’une sans l’autre (156a--157a). Aucune qualité n’est une réalité en soi, aucune sensation n’est stable ; les unes et les autres emportées dans le mouvement p.124 universel ont à chaque instant une évidence entière et totale, mais qui disparaît à chaque moment pour faire place à une autre (179c). Telles sont les conséquences auxquelles aboutit le mobilisme universel des vieux physiologues ioniens : et Platon trouve ici des adversaires auprès de qui la discussion socratique n’a pas de prise (179e 180b) ; car cette discussion implique que l’on puisse convenir de certains postulats fixes ; comment serait ce possible, si, dès qu’on cherche à saisir ses paroles, l’adversaire change immédiatement et se dérobe ? Platon, qui a un sens si aigu du flux des choses sensibles, fait donc tout pour montrer la force de ses adversaires ; il écarte avec dédain les objections vulgaires, par exemple celle ci que Protagoras n’a pas le droit d’enseigner les autres hommes, puisque chacun, étant la mesure des choses, est aussi sage que les autres ; car si sa sagesse ne peut plus consister à faire passer de l’erreur à la vérité, elle a encore un beau rôle à jouer en écartant les opinions nuisibles et en favorisant les opinions utiles (160e-162de). Aussi ne prétend il réfuter cette thèse qu’en entrant en elle, et en la suivant jusqu’au bout. Si l’homme est la mesure des choses, il faudra tenir compte de l’opinion de tous les hommes ; et tous les hommes craignent de se tromper dans les matières où ils se savent incompétents et où ils reconnaissent la compé¬tence de ceux à qui ils s’adressent. Protagoras, s’il reste fidèle à lui-même, est forcé de se donner tort ; le fait que les hommes se reconnaissent des maîtres, des médecins plus habiles qu’eux sur la maladie à craindre, des conseillers politiques capables de prévoir ce qui est utile à la cité, réfute assez Protagoras. Cette science porte sans doute sur le futur ; mais il reste que l’évidence immédiate de la sensation présente n’est atteinte que par celui qui l’éprouve. Platon réplique que cette évidence est ineffable ; car énoncer ce qui est mû, dire ce que l’on voit, c’est arrêter le mouvement ou immobiliser la sensation ; on n’a donc le droit de dire ni que l’on voit ni que l’on sait ; avant p.125 que l’on puisse le dire, l’évidence actuelle est remplacée par une autre (169d 172b ; 182d). Savoir, ce n’est donc pas sentir ; n’est ce pas plutôt juger, et, plus précisément, porter des jugements vrais ? (187b). Le jugement ou opinion vraie, dont il est ici question, a bien entendu pour objet les choses sensibles ; mais, dans le jugement sur les choses sensibles, il y a nécessairement quelque chose qui ne peut être perçu par la sensation ; car si nous jugeons que des objets existent, qu’ils sont identiques ou différents, sem¬blables ou dissemblables, les qualités mêmes de l’objet sont bien perçues par les sens ; mais l’existence, le même et l’autre, le semblable et le dissemblable sont des termes généraux ou communs, des rapports qui ne peuvent être donnés par les sens. C’est donc en réfléchissant sur les données des sens que l’âme juge ; si cette réflexion aboutit à la vérité, si l’on énonce des rapports exacts, on atteint ainsi la science (184b 186d). Mais, pour que cette thèse fût soutenable, il faudrait d’abord qu’on pût discerner le jugement vrai du jugement faux ; or (Platon reprend ici la thèse connue des éristiques), tout jugement faux ou erreur semble impossible : car l’erreur ne peut d’abord consister dans une confusion ; on ne peut confondre deux choses, pas plus si on les connaît toutes les deux, que si on les ignore toutes deux, ou si l’on connaît l’une en ignorant l’autre (188a-¬189a ; 189a-190e). Elle ne consiste pas davantage à juger que ce qui n’est pas est, ce qui reviendrait à opiner le non être, c’est à dire au sens où le prend Platon, à prendre pour objet de son opinion ce qui n’a aucun contenu de connaissance, ce qui est pleinement indéterminé, c’est à dire enfin à ne pas opiner du tout. Cette double critique de l’erreur (dont la pre¬mière est reproduite sous plusieurs formes différentes) suppose que Platon révoque maintenant en doute ce qu’il avait admis dans la République, c’est à dire un état intermédiaire entre le savoir et l’ignorance, correspondant à une réalité intermédiaire entre l’être et le non être ; car, si l’opinion fausse est impossible, p.126 c’est parce qu’on ne peut que savoir ou ignorer, et que, si l’on juge, on ne peut juger que l’être. Ce qui fait la force de l’argu¬mentation du Théétète, c’est que l’opinion n’y est point consi¬dérée comme intermédiaire entre le savoir et l’ignorance, mais ou bien comme savoir, ou bien comme ignorance. Elle est pré¬sentée comme un savoir dans la critique de l’erreur, et c’est au fond ce qui rend l’opinion fausse impossible ; on ne peut opiner que l’être ; ce qui revient à dire que, si l’opinion est science, toutes les opinions se valent. Au contraire, dans la dernière partie de l’argumentation (201 a c), elle est présentée comme ignorance, puisqu’un orateur habile peut convaincre ses auditeurs de faits qu’ils ne connaissent pas directement, et qui pourtant sont exacts ; ils jugent vrai, sans avoir la science. Il ne suffit donc pas de juger vrai pour posséder la science ; mais ne suffirait il pas d’ajouter à ce jugement vrai l’énuméra¬tion des éléments dont se compose la réalité dont on parle et la manière dont ils se groupent (201 d) ? On connaît une syllabe, quand on connaît les lettres dont elles se composent. Cette conception de la science comme analyse logique du sens des mots semble avoir été celle d’Antisthènes ; et la raison par laquelle Platon la réfute est tout à fait instructive ; il n’y aurait donc en effet science que du composé et non des éléments simples ; c’est dire que notre science ne serait faite que d’ignorances asso¬ciées ; c’est dire que, pour Platon, la science ne peut consister dans une pure et simple juxtaposition qui n’aurait pas sa raison d’être dans la nature des éléments juxtaposés (203 a - 204 a). Ainsi, d’après le Théétète, aucune des hypothèses que l’on fait sur la nature de la science n’est tenable. Mais, d’après le Parmé¬nide, l’hypothèse des idées est aussi pleine de difficultés. Aucune des hypothèses des dialogues précédents n’est maintenue : avec la théorie des idées tombent toutes les vues sur les inter¬médiaires entre la connaissance et l’erreur, entre l’être et le non être ; il n’est plus question de demi-savoir, d’inspiration, d’amour.

IX. — L’EXERCICE DIALECTIQUE DU PARMÉNIDE @ p.127 Ou plutôt une chose est maintenue : c’est l’élan méthodique qui avait donné naissance à ces hypothèses, et qui, en se con¬tinuant, va les renouveler et les rajeunir. Ce n’est point le dogme des idées, c’est cet élan méthodique qui fait le platonisme. C’est là la signification de l’ensemble du Parménide. Une fois ruinée la théorie des idées, Parménide engage le jeune Socrate à continuer à s’exercer dans la méthode des hypothèses, celle que Platon appréciait si fort dans le Ménon. Il faut « non seulement, l’hypothèse étant posée, examiner ce qui découle de cette position », mais voir ce qui résulte de la négative (135 a). C’est un exercice de ce genre que contient la seconde partie du Parménide. On cherche toutes les conséquences de l’hypothèse faite par les Eléates ; l’un est, puis les conséquences de l’hypothèse contraire : l’un n’est pas. Les cadres de cette recherche sont d’importance primordiale, parce qu’ils gardent une valeur tout à fait générale, indépendante de l’hypothèse qu’on examine. Pour chacune des deux hypothèses, il faut chercher d’abord les conséquences qu’elle a pour l’Un, puis les conséquences qu’elle a pour les chose autres que l’Un. Rechercher les consé¬quences, c’est rechercher les attributs que l’on doit donner ou refuser à l’Un, dans chacune des deux hypothèses. Mais pour cela, il est indispensable d’avoir une liste des attributs les plus généraux (de ces termes communs dont il nous est parlé au Théétète) qu’on puisse accorder ou refuser à un sujet quelconque ; Platon arrive à une sorte de liste de catégories, dont chaque terme contient d’ailleurs deux opposés : le tout et la partie, le commencement, le milieu et la fin, le droit et le circulaire (forme), en autre chose et en soi-même, en mouvement et immobile, même et autre, semblable et dissemblable, égal et inégal, plus vieux, plus jeune ou contemporain. Seulement, il est très important de remarquer que l’ordre dans lequel nous p.128 les citons n’est pour Platon nullement arbitraire, en ce sens que l’attribution ou la non attribution de chacune d’elle au sujet de la recherche est toujours une conséquence logique de l’at¬tribution ou de la non attribution de celle qui précède. Ainsi, dans la première hypothèse, c’est parce que l’on a démontré que l’Un n’a ni parties ni tout, que l’on peut démontrer qu’il n’a ni commencement ni fin (144e-145b) ; c’est parce qu’il n’a ni commencement ni fin qu’on démontre qu’il n’a pas de forme géométrique (145b). Ces catégories ne sont donc pas comme des cadres préparés d’avance, mais naissent pour ainsi dire au fur et à mesure de la démonstration. La notion de l’Un s’enrichit ainsi peu à peu à la manière dont s’enrichit la notion d’une figure mathématique dont on découvre, par voie de con¬séquence, les propriétés. Les résultats de la recherche sont assez déconcertants pour avoir fait de l’interprétation du Parménide un problème fort difficile. En effet, de l’hypothèse : l’un est, Platon montre que l’on peut déduire par le raisonnement une double série de consé¬quences ; dans une première série de conséquences, on montre qu’on doit lui refuser chacun des couples de termes opposés que nous avons cités, que, par conséquent, il n’a ni parties ni tout, ni commencement, ni fin, etc. ; dans une seconde série, on montre au contraire qu’on doit lui attribuer chacun de ces couples. De la même hypothèse on conclut au sujet des choses autres que l’un, qu’on doit leur attribuer à la fois chacun des opposés. De l’hypothèse contraire à la première : l’Un n’est pas, on conclut logiquement qu’il faut attribuer puis refuser à l’Un les couples de termes qu’on en avait nié et affirmé dans la première hypo¬thèse, et ensuite attribuer puis refuser les mêmes couples aux choses autres que l’Un. En un mot, Platon semble prendre à tâche de démontrer qu’une même hypothèse a des conséquences contradictoires et que deux hypothèses contradictoires ont des conséquences identiques. C’est pour lever cette contradiction que les néo platoniciens p.129 ont donné du Parménide, l’interprétation compliquée que nous verrons plus tard ; ils ont supposé que dans chacune des séries de conséquences, le mot un et le mot est n’avaient pas le même sens ; on peut alors affirmer de l’Un les contraires, parce que ce n’est pas sous le même rapport. Mais rien n’autorise une pareille interprétation. La signification de cette étrange dialectique paraît être bien différente. Si l’on considère avec attention la critique des idées au début du dialogue, on s’aperçoit qu’elle porte moins sur la thèse des Idées, prise en elle même, que sur les rapports de participation qu’il y a entre les choses sensibles et les idées ; c’est à cause de cette participation que les idées devaient ou se couper en parties, ou se séparer d’elles mêmes et se multiplier chacune à l’infini. Il resterait, devant cette difficulté, à faire abstraction, momentanément du moins, de l’aspect des idées par où elles sont explicatives des choses sensibles pour les considérer en elles mêmes, bref, à instituer cette dialectique, déjà si nettement définie dans la République (511 b) qui « sans utiliser rien de sensible, ne se sert que des idées pour aller, par des idées, à d’autres idées, et se terminer à des idées ». C’est ce programme que commence à exécuter le Par¬ménide ; il suppose des rapports entre l’un et l’être, et il en déduit toutes les conséquences possibles, en restant dans le do-maine purement intellectuel, et sans faire la moindre allusion aux choses sensibles dont ces idées peuvent être les modèles. Il ne s’agit plus, comme dans le Phédon, d’expliquer les phénomènes par des idées, mais de passer d’une région où la science n’est pas pos¬sible, où les hypothèses se montrent sans force, à une région où la science est possible. Ce que montre le Parménide, c’est combien sont fécondes les hypothèses sur le rapport entre les idées.

X. — LA COMMUNICATION DES IDÉES @ Ce que va montrer à son tour le Sophiste, c’est que l’hypothèse est absolument nécessaire. Le dialogue a pour objet propre les p.130 difficultés soulevées par la définition du sophiste ; si nous disons en effet qu’il est celui qui ne possède qu’une apparence de science (233c), il nous échappera en nous disant que l’erreur est impossible, puisqu’elle consisterait à penser le non être ; or, n’est il pas vrai que le non être n’est pas (236e-237a ; 241d) ? Pour résoudre cette question, Platon fait une révision critique des opinions des philosophes sur la définition de l’être. Mais cette critique amène à un résultat surprenant : c’est l’impossibilité de définir l’être en lui-même, à part de tout autre chose. Voici comment : lorsque les Ioniens et Parménide cherchent à définir l’être, ils le définissent les uns comme multiple, et l’autre comme un ; mais ils lui donnent ainsi des déterminations qui ne lui conviennent pas en tant qu’être. En quel sens d’abord, l’être des Ioniens est il un couple deux termes ? S’il n’est ni l’un ni l’autre, en particulier, il y a donc non plus deux termes, mais trois ; s’il est l’un et l’autre à la fois, il n’y a plus deux termes mais un seul. En quel sens, à son tour, Parménide pose t il l’être comme un ? Comme il n’est pas identique à l’unité, il y a un tout, fait de l’être et l’un ; ou bien ce tout est, et alors l’être n’est plus qu’une partie de l’être ; ou bien il n’est pas, et alors l’être n’est pas tout. Les Ioniens et Parménide mélangeaient l’être avec autre chose que lui, en ne le séparant pas de ces déterminations quantitatives (243e-245e). Par contre partie ces hommes « terribles » qui ne croient qu’à l’existence de ce qu’ils touchent et « qui identifient l’être au corps » et les amis des Idées, qui ne voient dans les choses sensibles que flux et devenir incessant et qui ne trouvent l’être que dans « cer¬taines idées intelligibles et incorporelles », ont, les uns et les autres, le tort de trop restreindre le sens de l’être. Peut on d’abord le réduire au corps seul ? Mais on est bien forcé d’admettre des réalités telles que la justice qui sont effectivement, puisqu’elles apparaissent et disparaissent dans l’âme. Veut on, comme les « amis des idées », restreindre l’être à ces réalités fixes et p.131 immobiles que sont les idées ? Mais ils ne pourraient avoir le prétention d’y saisir l’« être total » ; l’être total contient nécessairement l’intelligence, et par conséquent l’âme et la vie ; étant intelli¬gent, animé et vivant, il n’est pas immobile (246a-249a). Cette double polémique contre les matérialistes et les idéalistes s’adresse à des philosophes contemporains qu’il est malaisé de déterminer ; dans le premier on reconnaît Antisthènes qu’on a déjà vu paraître au Théétète ; quant aux seconds, l’embarras est grand : les seuls amis des idées, que nous connaissions à cette époque, c’est Platon lui-même et son école. Ne peut on pas croire qu’il critique une conception des idées qui avait été la sienne propre, celle même qu’il examine au début du Parménide, et qu’il avait aujourd’hui dépassée ? A cette multi¬plicité d’idées isolées et fixes, telles que nous les vîmes appa¬raître dans le Phédon, il opposerait alors l’être total (248e), ce terme assez mystérieux qui paraît comprendre non seule¬ment l’idée ou l’objet qui est connu, mais le sujet qui le con¬naît, l’intelligence, et l’âme dans laquelle elle réside ; il y a ici une ébauche que le Timée va bientôt préciser. En tout cas, la marche des idées reste nette : aux matéria¬listes, comme aux amis des idées, il reproche de n’avoir pas vu dans l’être cette puissance d’agir et de pâtir, cette vie qu’il y introduit. Mais ce reproche le fait lui-même retomber dans la difficulté qu’il avait signalée chez Parménide et les Ioniens. « N’est il pas juste, dit l’étranger d’Élée qui mène la discussion, que l’on nous pose maintenant les questions que nous posions nous mêmes à ceux qui disaient que le tout était le chaud et le froid ? » (250a). Nous oscillons nécessairement d’une notion de l’être trop restreinte à une notion trop étendue ; dès que nous voulons le borner à lui-même, il est trop pauvre ; et le trouvant trop pauvre, nous lui donnons des attributs, mouvement, vie, intelligence, qui le dépassent. L’impossibilité de penser l’être en lui-même et sans relation avec d’autres termes que lui, nous révèle une nécessité, celle p.132 de la communication et du mélange entre des termes tels que être, mouvement, repos, etc. Ce que la pensée atteint, ce ne sont jamais des éléments, isolés, ce sont toujours des mixtes. L’objet de la pensée, comme le mot qui est composé de voyelles et de consonnes, comme la musique, composée de sons aigus ou graves, est fait de concepts qui s’unissent les uns aux autres. Chercher à définir les concepts en dehors de cette union, c’est peut être ce qui a été la cause du résultat toujours négatif des dialogues de Socrate ; on n’atteint un concept qu’avec les relations qu’il a avec d’autres. De là une manière nouvelle d’envisager la dialectique ; la dialectique est l’art qui donne les règles du mélange des concepts, comme la musique donne les règles de l’union des sons (253ad). Cette conception de la dialectique est sans doute proche de ce que sera la logique d’Aristote ; elle en est toutefois fort dis¬tincte. En premier lieu, il ne s’agit pas de mélanger des concepts préalablement définis ; Platon l’indique avec une force singu¬lière : quelque attribut que l’on puisse donner à une notion, elle le possède, non par elle même, mais par participation à une autre idée : « séparer tout de tout, c’est faire complètement dis¬paraître tous les discours ; on ne peut rien formuler que par liai¬son des idées les unes avec les autres » (259 e). La pensée passe donc de l’indéterminé au déterminé ; elle ne se contente pas d’expliciter les rapports de notions déjà déterminés. En second lieu, et pour la même raison, l’art de la dialectique procède non pas par l’application de règles générales à des cas particuliers, mais par l’examen direct de chaque notion, qui nous renvoie d’elle même aux notions avec laquelle elle doit s’unir : ainsi le repos et le mouvement se mélangent avec l’être, mais ils sont incapables de se mélanger entre eux (254d) ; mais, si le mouvement est être en tant qu’il participe à l’être, il est non être, en tant qu’il est autre que l’être, c’est à dire en tant qu’il participe à l’autre (255e). Il semble bien que, dans la connaissance directe et immédiate de ces relations, le rôle p.133 primordial est joué par cette intuition intellectuelle que Platon, dans la République, avait mise au sommet de la hiérarchie des connaissances. Car la méthode consiste à saisir ce que « veut » l’idée que l’on examine, à obéir à ce que l’on voit dans les notions (252e). Et par là, la dialectique platonicienne diffère autant de la pensée discursive que la méthode cartésienne diffère de la logique.

XI. — LE PROBLÉME DES MIXTES. LA DIVISION @ A partir de ce moment, tout l’effort de Platon va porter sur l’art de saisir les règles des mixtes ou mélanges. Effort singuliè¬rement divers qui va des exercices scolaires de division, jusqu’à la majestueuse synthèse du Timée ; effort qui aboutit plutôt d’ailleurs à donner des directions et à favoriser l’élan de la pensée qu’à créer une doctrine. Dans le Phèdre déjà (265d), il avait défini la dialectique par deux mouvements successifs ; d’abord, « on voit les choses dispersées en une seule idée ; puis, par un mouvement inverse, on divise, idées par idées, selon les arti¬culations naturelles. » Il est à remarquer que l’analyse ou division suit ici la synthèse et que la synthèse, loin d’être le terme de la pensée et de suivre l’analyse, est au contraire destinée à servir de point de départ à la division qui est ainsi l’essentiel de la dialectique. Les exercices de division que l’on trouve au début du Politique (258c-267c) et du Sophiste (218d-231c), montrent sans doute comment Platon faisait pratiquer la dialectique par ses élèves de l’académie. La division y est présentée comme le procédé qui sert à déterminer de plus en plus précisément un concept ; elle aboutit en somme à une définition ; par exemple, la politique est une science ; mais les sciences se divisent en sciences qui ont pour but la connaissance et sciences qui ont pour but la pratique ; la politique rentre dans la première classe ; les sciences de la connaissance se divisent à leur tour en sciences p.134 qui prescrivent et sciences qui jugent ; la politique est parmi les premières ; ainsi, de division en division, on arrive à déter¬miner de plus en plus le concept. Il est clair que la division platonicienne n’est pas un procédé purement mécanique ; sans quoi il n’échapperait pas à la critique d’Aristote, selon qui il est tout à fait arbitraire de placer le terme sur lequel porte la recherche dans un membre de la division plutôt que dans l’autre . Ce n’est pas en effet un procédé logique, mais l’intuition qui peut guider dans ce cas. De plus, si c’est une règle à peu près générale que la division doit être binaire, la règle pour opérer cette division est peu précise et soulève de grandes dif¬ficultés techniques que Platon connaît fort bien, mais qu’il ne résout pas. Une des plus grosses est de savoir comment distin¬guer les divisions arbitraires, telles que celle d’homme en Grecs et Barbares des divisions légitimes telles que la division en mâle et femelle ; dans un cas le premier groupe (Grecs) est seul terminé, et le second ne l’est que par exclusion du premier ; dans le second, nous avons deux caractères opposés également positifs (262e ; 263b). Mais quel rapport ont entre elles ces deux conceptions de la dialectique, la dialectique comme art de la composition des mixtes, dans le Sophiste, et la dialectique comme art de la division ? Cette question est résolue dans le Philèbe. Ce dialogue nous montre comment l’art de composer les mixtes a pour résultat le classement et la division en espèces. Le rapprochement et l’union des deux aspects de la dialectique, ailleurs séparés, en rend la notion bien plus nette. Mais d’abord la notion du mixte se présente sous une forme nouvelle ; tout mixte, digne de ce nom, n’est pas une fusion arbitraire, mais une combinaison bien fixée de deux éléments : d’un élément indéterminé ou illimité, et d’une limite ou détermination fixe. L’indéterminé est un couple d’opposés tel que chacun d’eux p.135 ne soit défini qu’en rapport avec l’autre, c’est à dire soit en lui-même tout à fait indéfini ; tels sont plus grand et plus petit, plus aigu et plus grave, plus chaud et plus froid ; termes purement relatifs et perpétuellement fluents, puisque ce qui est plus grand qu’une chose est en même temps plus petit qu’une autre. La limite ou détermination, c’est un rapport numérique fixe, tel que le double ou le triple. Le mixte, on le voit aisément, résulte donc de l’introduction d’un rapport fixe dans le couple d’opposés ; ainsi les musiciens démontrent qu’un rapport de un à deux, introduit dans la dyade illimitée de l’aigu et du grave, crée l’octave ; on peut concevoir de même manière qu’un rapport fixe du lent et du rapide crée un mouvement régulier, ou faire sortir les formes d’un rapport fixe de grandeur et de petitesse . Cette conception du mixte permet et même implique la division des concepts : la division part d’un illimité tel que la voix avec ses nuances infinies d’aigu ou de grave ; elle y introduit un certain nombre d’inter¬valles fixes, qui sont les accords, caractérisés par des rapports numériques fixes tels que 1/2, 1/3, etc. La science consistera à connaître le nombre et la nature de ces rapports fixes (18 b). Cette conception du mixte et de la division n’est plus tout à fait celle du Sophiste. D’abord, il n’est plus question d’une division uniformément binaire ; dans le cas le plus parfait tout au moins, celui de la musique, le nombre des termes est déter¬miné par celui des rapports numériques possibles que sont les accords. Nous en voyons un autre exemple dans le Timée (54a sq.), où la division en quatre éléments dépend du nombre des solides réguliers possibles. Il y a plus : le mélange d’un genre avec un autre dans le Sophiste vient de sa nature même ; l’être, pour être ce qu’il est, doit participer au même et à l’autre ; il y a là comme le rudiment d’un rapport de nécessité logique. Au contraire, l’illimité et la limite ne s’appellent pas et ne p.136 s’impliquent pas ; il faut pour les joindre un quatrième genre d’être, différent d’eux comme du mélange, c’est la cause du mélange (26e). C’est dire que, à la liaison logiquement nécessaire vers laquelle inclinait le Sophiste, se substituent maintenant des considérations d’harmonie, de convenance, de beauté et de bonté. L’idée du Bien, qui dominait la dialectique dans la Répu-blique et qui s’était effacée dans les dialogues intermédiaires reprend ici, en même temps que les mathématiques, un rôle de premier plan. Et, ne pouvant définir le Bien dans son unité, il y substitue au moins un équivalent fait de trois termes, la beauté, la symétrie et la vérité (65a). Il ne fait ainsi que poser les trois conditions primordiales auxquelles doit répondre tout mélange ; ces trois termes expriment chacun, sous un aspect différent, ce qu’il appelait dans la République l’inconditionné, le Bien, à quoi cesse l’explication.

XII. — LE PROBLÈME COSMOLOGIQUE @ La notion du mixte qui possède beauté, proportion et vérité fut le véritable stimulant des dernières études de Platon ; elle lui permit de revenir au problème de l’explication des choses sensibles par les idées, problème qu’il avait sans doute aban¬donné devant les difficultés qu’expose le Parménide sur la par¬ticipation. C’est là l’objet du Timée. Mais, pour bien saisir ce retour d’intérêt vers la physique, il faut bien voir que les choses sensibles ne lui apparaissent plus, comme dans le Théétète, comme un flux sans cesse évanouissant, mais comme des parties d’un cosmos qui est lui-même le plus beau des mixtes sensibles, c’est à dire un mélange ordonné selon des rapports fixes . S’il en est ainsi, le problème de l’explication du monde physique n’offre pas de difficulté qui lui soit inhérente ; il n’est plus qu’un p.137 cas particulier du problème dialectique en général, qui consiste, d’après le Philèbe, à déterminer la manière dont se forment les mixtes. Le problème de la participation est donc résolu. Le monde est né d’un passage du désordre à l’ordre sous l’action d’un démiurge (30a). L’état de désordre antérieur à cette action est essentiellement le domaine de la « nécessité », d’une nécessité brutale, cause errante, qui n’est assujettie à aucune considération de fin (47e-48a). Mais ce désordre et cette néces¬sité ne signifient nullement une radicale inintelligibilité ; c’est une sorte de nécessité mécanique analogue à celle qu’acceptait Démocrite, mais où Platon introduit, sinon la bonté du démiurge, au moins une certaine part d’intelligibilité géométrique. La doctrine des atomes et la doctrine des éléments y paraissent, mais pénétrées d’esprit géométrique ; les éléments y sont com¬posés de corpuscules, et les corpuscules d’un élément donné sont distincts les uns des autres non point par leurs qualités, mais par leur forme géométrique ; les corpuscules élémentaires de chaque sorte ont la forme d’un des quatre polyèdres régu¬liers, cube, icosaèdre, octaèdre, tétraèdre correspondant respec¬tivement à la terre, à l’eau, à l’air et au feu. L’ingéniosité mathé¬matique de Platon, guidé par les récentes découvertes de Théé¬tète en stéréométrie, n’a nullement de peine à démontrer que les faces du cube peuvent se composer de quatre triangles rectangles et isocèles, et que les faces de chaque autre polyèdre qui sont des triangles équilatéraux peuvent toutes se composer de six triangles rectangles, dont l’hypoténuse est double du petit côté de l’angle droit. Les transmutations des éléments les uns dans les autres deviennent parfaitement intelligibles (en laissant de côté la terre), quand on aura démontré qu’un corpuscule d’eau contient autant de triangles que deux corpuscules d’air, plus un de feu, et qu’un corpuscule d’air en contient autant que deux corpuscules de feu (53c-57c). Voilà la raison au sein même de la nécessité. La nécessité brute apparaît dans la disposition de ces corpuscules, qui dépend de la manière dont ils réagissent p.138 aux secousses désordonnées du réceptacle ou espace dans lesquels ils sont ; ils tendent, comme les substances secouées dans un crible, à se réunir selon leurs ressemblances et leurs affinités (57bc). La source de la nécessité est donc non pas dans les éléments, mais dans cette nature ambiguë, « ce concept bâtard, à peine croyable » du réceptacle (52b). Ce réceptacle paraît bien être un de ces termes indéterminés, dont le Philèbe nous a fourni des exemples ; d’une manière précise, c’est à la fois l’indéterminé géométrique en ce sens qu’il n’a aucune déter¬mination de grandeur et de petitesse et qu’il les a toutes (50cd) et l’indéterminé mécanique, en ce sens que son mouvement, sa lenteur et sa vitesse, n’ont aucune uniformité (52e). C’est ce réceptacle que les triangles élémentaires d’abord, puis les polyèdres qui en sont issus commencent à déterminer en y introduisant des rapports fixes de grandeur et de petitesse (53c). C’est en lui que l’intelligence du démiurge va introduire d’autres déterminations, et en particulier des déterminations mécaniques. Car le créateur ou démiurge est avant tout le créateur de l’âme du monde (34cd), et l’âme est principe de mouvement (Phèdre, 245c ; Lois, 894d), non pas au sens de force méca¬nique brutale comme est le réceptacle, mais principe de ce qu’il y a de régulier et de fixe dans le mouvement. L’âme du monde est antérieure au corps qu’elle est destinée à animer et qui est logé en elle ; mais elle est elle même un mixte où se dessinent en quelque sorte toutes les relations arithmétiques ou géomé¬triques qui se réaliseront dans le monde. Tout mixte est composé d’une limite et d’un illimité ; il ne se distingue d’un autre que par l’aspect que présentent les deux termes ; la limite et l’illi¬mité dont l’âme est composée sont l’essence indivisible, et l’es-sence divisible dans les corps (35a) ; toute détermination numé¬rique et géométrique exige en effet deux termes de ce genre ; nous apprenons par Aristote que, selon l’enseignement oral de Platon, les nombres naissent de l’action de l’Un sur la dyade p.139 indéfinie du grand et du petit  ; tout nombre, toute forme sont le résultat d’une détermination de ce qui était d’abord indé¬terminé. Le mixte de ces deux essences une fois produit, le démiurge y mélange encore le même et l’autre, c’est à dire deux termes qui sont aussi entre eux comme la limite et l’illimité du Philèbe. Platon a soin de nous dire que l’autre n’entre dans le mélange que par force ; il reste, on va le voir, principe d’indé¬termination. L’âme est donc faite de trois choses : un mélange des deux substances, divisible et indivisible, du même et de l’autre : Le mixte est maintenant divisé selon certains nombres déterminés comme termes de deux progressions géométriques 1, 2, 4, 8 ; 1, 3, 9, 27, entre lesquels on insère des moyens proportionnels. Puis il est divisé en deux branches qui se croisent à angle aigu et se recourbent ensuite en cercle ayant même centre, un des cercles étant incliné sur l’autre, comme l’écliptique sur l’équateur ; le cercle du même, animé d’un mouvement vers la droite, c’est-à dire d’orient en occident, reste unique ; le cercle de l’autre animé d’un mouvement vers la gauche, c’est-à dire d’occident en orient, est divisé en sept. On voit assez que, sous le nom d’âme du monde, Platon s’efforce de montrer comment on arrive à une sorte de construction rationnelle du système astronomique tel qu’il le concevait et dont les prin¬cipes étaient qu’il n’y avait que des mouvements circulaires ; que les mouvements étaient uniformes, et que l’irrégularité apparente du mouvement des sept planètes s’expliquait parce qu’elles étaient animées, outre le mouvement diurne, d’un mouvement propre en sens contraire. L’âme n’est qu’un dessin schématique du système astronomique (35a-36d). Le Timée est un récit, un mythe ; le pythagoricien Timée y raconte comment se sont formés les divers mixtes, âme du monde, monde, corpuscules élémentaires, sans vouloir atteindre mieux qu’à des conjectures vraisemblables (29c e) ; ton dont la modestie, p.140 inspirée de Parménide, tranche avec le dogmatisme ionien. Il est clair, au surplus, que, dans l’emploi physique des schèmes mathématiques, il est guidé par des considérations d’harmonie et de beauté ; la seule raison de la formation du monde, c’est que le démiurge « était bon » (29e) ; le Bien reste l’inconditionné à quoi se rattache toute preuve. La forme sphérique du monde, le fait qu’il est unique, viennent de ce qu’il s’efforce d’imiter la perfection du modèle (32b ; 31ab). Le temps, divisé en périodes régulières, jours, mois, années, qui est lié à l’existence des révo¬lutions célestes, imite autant que possible l’éternité du modèle par son retour incessant sur lui-même (37d). Dans le détail de la physiologie qu’il nous expose à la fin de l’œuvre, Platon est aussi éperdument finaliste que le seront les stoïciens ; le Xe livre des Lois affirme aussi avec force que la providence divine n’est pas seulement générale, mais pénètre jusqu’aux moindres détails de la structure de l’univers (903 bc). C’est parce que la théorie du monde est avant tout le récit de l’œuvre providentielle, qu’elle garde son caractère arbitraire et intuitif. L’esprit humain ne peut que soupçonner les intentions du démiurge, il n’en est jamais sûr (29e 30a). De plus, le démiurge en pliant la nécessité à l’intelligence (47e-48a), en s’efforçant de la faire obéir, rencontre des résistances qui vont crois¬sant ; si le premier mixte, le corps du monde, est fait si harmo¬nieusement qu’il est impérissable quoique engendré (41ab), les mixtes partiels, faits par les dieux imitateurs du démiurge, les corps des animaux, sont sujets à la mort (41cd ; 43a) ; la série des mixtes va en perfection décroissante, et leur conserva¬tion est de moins en moins assurée. Par un paradoxe apparent, l’arbitraire s’introduit dans la science des choses physiques dans la mesure où s’y introduisent les mathématiques : l’arbitraire, mais en même temps une liberté de regard, qui, détachant l’esprit des illusions de l’observation immédiate, lui permet un jeu d’hypothèses fécond. C’est par exemple grâce à cette liberté d’esprit que Pluton a pu peut être p.141 indiquer en passant l’explication du mouvement diurne par la rotation de la terre autour de son axe .

XIII. — L’ENSEIGNEMENT ORAL DE PLATON @ Les dialogues ne nous font pas connaître tout Platon. Aris¬tote nous a heureusement conservé quelque chose de son enseignement oral, bien qu’il soit souvent difficile de démêler la pensée de Platon, dans cet exposé fait avec une intention critique, et souvent mélangé avec les thèses des successeurs de Platon à l’Académie. Il en résulte pourtant que, à la fin de sa vie, Platon a conçu les idées comme des nombres, mais comme des nombres différents de ceux qu’emploie le mathématicien. Que sont les nombres idéaux ? Pourquoi Platon les a t il subs¬titués ou tout au moins superposés aux idées ? Et d’abord, comment se distinguent t ils des nombres mathématiques ? Les nombres mathématiques sont ceux qui sont formés d’unités toutes égales entre elles, et qui résultent de l’addition de ces unités. Or, nous voyons, dans le Philèbe et dans le Timée, que Platon a une prédilection manifeste pour la génération des nombres qui se fait autrement que par l’addition, et, spéciale¬ment, pour celle qui se fait par les progressions ou par l’in¬sertion des trois espèces de moyennes proportionnelles, arithmé-tique, géométrique ou harmonique  : son attention tend à se porter sur les rapports numériques plutôt que sur les nombres mêmes. La musique pythagoricienne lui fait voir l’essence des choses dans des rapports numériques, encore plus que dans les nombres. La théorie des nombres idéaux semblent bien être une tentative pour trouver les types de rapport les plus p.142 généraux. Ces nombres, nous dit Aristote, ne résultent pas de l’ad-dition, puisque leurs unités ne peuvent s’additionner, mais de l’union de deux principes, l’Un et la dyade indéfinie du grand et du petit . Cette dyade n’est autre chose que le rapport plei¬nement indéterminé et fluent dont le Philèbe (24c-25a) nous donnait des exemples. Quant à l’Un, on sait, d’après une tra-dition célèbre, que Platon l’identifiait au Bien  ; or la fonction du Bien, d’après le Philèbe, est d’introduire des rapports fixes entre les choses, ce qui est possible par la mesure. L’Un d’Aris¬tote et le Bien de la leçon de Platon paraissent identiques à la mesure, que le Politique considère comme le point de départ de la dialectique. L’Un, c’est ce qui permet de mesurer, et c’est le terme inconditionné au delà duquel on ne remonte pas. C’est ainsi, d’après Aristote, que le grand et le petit, d’inégaux qu’ils sont, peuvent être égalisés par l’application de l’Un, et ainsi on obtiendra la dyade idéale, composée des deux termes du rapport, non pas en ajoutant une unité à une autre, mais en égalant le rapport indéterminé à l’unité. Sans poursuivre le mode compliqué de production des nombres idéaux, que Platon suit jusqu’à la décade idéale, on voit par l’exemple de la dyade idéale que les nombres idéaux sont avant tout des rapports fixes. Il est assez naturel de penser que ces nombres idéaux sont principe du modèle éternel du monde dont il nous est parlé dans le Timée (28b), comme l’âme faite de schèmes géo¬métriques combinées selon certains rapports numériques est principe du monde sensible. Le Vivant en soi (30a) paraît désigner la réalité intelligible tout entière qui comprendrait au dessous des nombres idéaux, les espèces intelligibles, comme le monde, vivant, animé et intelligent, comprend au dessous de l’âme, le corps. Il reste en tout cas certain que Platon orientait ses recherches vers les lois de combinaison des mixtes.

XIV. — PHILOSOPHIE ET POLITIQUE @ p.143 C’est seulement par abstraction que l’on peut séparer la politique de Platon de sa philosophie. Ses plus grandes œuvres sont du même coup des œuvres philosophiques et politiques. Le Gorgias, où il montre les dangers d’une politique non fondée en raison, la République, où la philosophie est utilisée comme le seul moyen d’arriver à une politique viable. La trilogie Sophiste, Politique et Philosophe , dont le dernier dialogue est resté en projet, tendait sans doute à montrer les capacités politiques du philosophe. La trilogie Timée, Critias, Hermocrate, dont Platon n’a écrit que le premier dialogue et le début du deuxième, devait, après la formation du monde, décrite dans le Timée, traiter des révolutions des cités, de leur ruine et de leur rétablissement. Les Lois enfin sont un véritable manuel du législateur. Il n’est pas plus légitime de séparer la philosophie de la politique chez Platon que chez un Auguste Comte. Comment oublier que l’élan vers la philosophie lui vient de Socrate, qui insiste avec une telle force dans l’Apologie sur sa mission sociale ? Platon, comme Socrate, croit fermement à la mission sociale du philosophe. Après avoir dépeint, dans la République, le régime de la cité idéale, il se demande à quelle condition un régime approchant pourra passer dans les faits ; il suffirait d’un seul changement « mais qui n’est point petit, ni facile, quoiqu’il soit possible..., c’est que les philosophes soient rois dans les cités, ou que les rois et les dynastes soient de bons philosophes, c’est que autorité politique et philosophie coïn¬cident » (473b). Il faut donner à cette exigence un sens tout à fait pratique ; c’est au moment même où Platon passe de la théorie à la pratique, qu’il fait intervenir l’autorité politique du philosophe. Platon ne se lasse pas d’insister sur le rôle actif qui p.144 convient au philosophe : il faut le forcer à descendre de la contemplation des choses intelligibles pour s’occuper des affaires de la cité (519d) ; il faut aussi préparer à cette réforme l’opinion du vulgaire, porté, à cause même des vices du gouver¬nement, à considérer la philosophie comme inutile à la cité (500b). La philosophie procédera sur la cité comme le peintre sur la muraille qu’il orne ; il la nettoiera d’abord soigneusement, puis il y dessinera la forme de la cité, en comparant à chaque instant son dessin au modèle du juste qu’il est capable de con¬templer (501a). Comment Platon est il arrivé à cette vue célèbre, qui paraît être l’utopie sociale par excellence ? D’où vient cette idée d’une reconstruction rationnelle de la cité ? Quelle en est la signifi¬cation exacte ?

XV. — LA JUSTICE ET LA TEMPÉRANCE @ Avant de se présenter, dans la République, comme réformateur de la cité, Platon paraît avoir réfléchi sur la justice plutôt en moraliste, à la manière de Socrate, qu’en réformateur politique. Il a montré que l’homme devait être juste, c’est à dire respectueux des lois, pour être heureux, avant de prouver que le philosophe pouvait seul concevoir et réaliser les justes lois. Il est moraliste avant d’être politique, contrairement aux jeunes ambitieux d’Athènes, immortalisés dans le Calliclès du Gorgias, qui s’adonnent sans préparation à la politique. De cette morale platonicienne, les deux pôles, pour ainsi dire sont dans le Gorgias qui soutient la justice contre le banditisme politique, et dans le Phédon, pour qui la vie philosophique consiste à se purifier du corps. Voyons d’abord le premier des deux thèmes. Dans le Criton, Socrate était représenté comme respectueux des lois jusqu’à en mourir ; et l’on connaît la célèbre prosopopée, où les lois p.145 d’Athènes montrent à Socrate tout ce qu’il leur doit (50a) ; Platon a le sentiment très vif que d’elles dépendent non seule¬ment la sécurité, mais toute culture morale. Mais les lois, objecte Calliclès, ne sont elles pas de simples conventions que les hommes du vulgaire ont faites entre eux pour se défendre contre l’avi¬dité des puissants ? La justice naturelle consiste dans des rap¬ports de force, et le plus fort doit posséder l’autorité (Gorgias, 482c-484c). Qu’est ce donc que cette force, dont parle Calli¬clès ? Est ce la force physique pure et simple ? Alors elle appar¬tient au peuple, s’il a la force d’imposer les lois (488be). C’est donc la force, accompagnée de sagesse et d’habileté, ou, plus précisément, de la connaissance raisonnée de la politique et du courage pour réaliser ses desseins (491ad). Mais le courage, qui donne de l’autorité sur les choses, implique cette forme inté¬rieure de courage, cette autorité sur soi-même, qui est la tem¬pérance. Car le bien n’est pas identique au plaisir, et, s’il faut choisir entre les plaisirs ceux qui sont utiles, bons et sains, on n’y arrive que grâce à la tempérance qui introduit un certain ordre dans le corps et dans l’âme, en élaguant les désirs contraires à cet ordre (504c-505b). Ce développement sur la tempérance, ou vertu de l’ordre, parent de l’égalité géométrique, est le point culminant du Gorgias (508a) ; en cette vertu, qu’il avait déjà cherché à définir dans le Charmide, il trouve ici le fondement de toutes les autres, de la piété, de la justice, du bonheur. La tempé¬rance est l’activité réglée par l’ordre et s’oppose directement à l’activité brutale et sans frein de Calliclès. Platon entrevoit ici une vérité, qui fait ainsi le fond de sa philosophie, et qu’il développera avec force dans sa vieillesse , c’est que cette acti¬vité qu’on appelle l’art, qui choisit et agit selon des règles, est antérieure à cette prétendue nature désordonnée et déréglée que veut suivre Calliclès. Le primat de l’art, au cœur même des choses naturelles et de l’ordre du monde, est un postulat de p.146 toute la politique comme de toute la philosophie de Platon. L’ordre n’est pas une conquête humaine sur les forces déréglées ; il est plutôt le fond du réel, qui nous est révélé par une intui¬tion intellectuelle. Si la tempérance, avec la technique qui discerne et ordonne, est la vertu fondamentale, l’ascétisme du Phédon et le gouverne¬ment des philosophes dans la République seront deux aspects inséparables de cette vertu ; si elle ne paraît pas occuper dans ces deux dialogues la place centrale qu’elle a dans le Gorgias, l’idée qui l’inspire, celle de la valeur supérieure et dominatrice de l’intelligence, reste le point de départ. Dans le Phédon (82e sq.) la recherche de la vérité s’accompagne de l’abstinence des plai¬sirs : l’âme est fixée au corps par le désir, et elle est forcée de regarder à travers le corps où elle est comme en prison ; mais la philosophie lui enseigne que la vision et les autres sensations sont pleines d’erreurs ; elle lui apprend à ne croire qu’à elle¬-même et à ses pensées propres ; ainsi elle détache l’âme du corps, et fait qu’elle s’abstient autant que possible des plai¬sirs, des désirs et des peines. La véritable vertu consiste à s’affranchir de toutes les affections ; aussi bien que la tempérance, la justice, le courage et la prudence sont des purifications (69a). Mais d’autre part, la tempérance est aussi une vertu qui prescrit l’ordre ; elle n’a pas moins d’importance comme tech¬nique positive que comme règle d’ascétisme. La conclusion du Gorgias est, à cet égard, significative, et elle annonce la République ; les hommes ne seront améliorés que grâce à une technique scientifique que n’ont jamais possédé ni les illustres politiques d’Athènes ni les sophistes qui viennent y instruire la jeunesse (513c 515d). En définitive, la justice paraît être maintenant, non plus comme dans le Criton, la simple obéis¬sance de l’individu aux lois de son pays, mais bien l’exigence d’une réforme politique complète, sous la conduite des philo-sophes.

XVI. — LE PROBLÈME POLITIQUE @ p.147 C’est à partir de ce moment que l’élan est donné à la pensée politique, qui se subordonne et la morale et la psychologie. Mais elle n’est plus dans la situation de la dialectique qui, elle, ne quitte pas le monde des idées ; elle se brise au contraire sans cesse contre les faits. Platon, répétons le, veut être non pas un utopiste, mais un réformateur ; comme réformateur, il doit tenir compte de la nature des hommes et de la nature des choses, telles qu’elles sont données. Ce qu’il y a d’étrange chez ce réformateur, c’est qu’il est tout au contraire des sophistes bien loin de croire au progrès. Il a beau¬coup médité sur l’histoire et l’évolution des sociétés, comme sur l’histoire des âmes individuelles, mêlant d’ailleurs à l’obser¬vation psychologique précise le mythe et la légende ; mais l’observation comme le mythe met toujours en lumière cette double conclusion que la part de justice et de vertu qu’il y a en un individu ou en une société dépend surtout des conditions extérieures, d’une heureuse chance, et que, s’il y a des change¬ments dans les sociétés, le changement a toujours lieu vers le pire ou au mieux selon un rythme cyclique qui fait repasser la société par les mêmes étapes. La législation, fût ce celle d’un philosophe, a pour but de se servir le mieux possible des condi¬tions de fait qu’il trouve devant lui, et aussi, d’arrêter ou d’en¬traver les changements, de donner à la société la plus grande stabilité possible. Jamais, au contraire, on ne voit, chez Pla¬ton, l’idée d’une réforme positive, d’une véritable invention sociale ; il s’agit toujours chez lui de maintenir et de conserver, ou bien d’élaguer et de supprimer ; il est bien significatif, le mythe qui raconte que les hommes n’ont évité la décadence complète que parce que des dieux leur ont fait connaître le feu, appris les arts, et donné les graines du blé (Politique, 274e) ; l’initiative des hommes n’aurait pu les mener jusque là. p.148 Le but de la réforme du philosophe ne peut être alors que d’imiter autant qu’il est possible l’état de société le plus parfait, dont il possède l’idée, de prendre en quelque sorte la société au niveau où elle existe actuellement pour l’empêcher de tomber plus bas (Lois, IV, 713e) ; mais jamais il ne s’agit de promouvoir un progrès véritable. Si une société présente les conditions requises pour que s’y appliquent les efforts du philosophe, c’est par chance, par une série de circonstances indépendantes de toute volonté humaine, grâce, par exemple, à la faveur du climat et du sol (704 a sq.), que l’on fasse d’ailleurs de cette chance l’effet d’un hasard ou de la providence divine. De là le caractère positif et réaliste, conservateur même parfois, de la politique platonicienne ; de là, son goût, croissant avec l’âge, pour l’histoire et les antiques traditions  ; de là, sa condamnation de toute la politique d’expansion qui avait fait la grandeur d’Athènes, mais aussi bouleversé les mœurs . Il est resté attaché uniquement à la forme traditionnelle de la cité grecque. Il est bien entendu, par exemple, que dans la République, c’est une cité grecque qu’il a à administrer (470e). Si plus tard, dans le Politique (262 cd), il a jugé ridicule la divi¬sion de l’humanité en Grecs et Barbares, il n’en est pas moins vrai qu’il veut avant tout fortifier l’hellénisme, ramener la paix entre les cités et faire cesser les pratiques de pillage et de réduction à l’esclavage qui accompagnaient les victoires d’une cité sur une autre .

XVII. — JUSTICE SOCIALE @ L’essentiel de la justice sociale, chez Platon, c’est de faire l’unité de la société (République, IV, 423 d). La justice dans les cités imite, autant qu’il est possible, les essences idéales « bien p.149 rangées, gardant toujours le même rapport, sans se faire mutuelle¬ment aucun tort, disposées par ordre et selon la raison » (VI, 500c) La cité juste nous donne un de ces exemples de multiplicité bien ordonnée ; de ces mixtes, dont c’est l’affaire du dialecti¬cien de découvrir la nature. C’est lorsque l’on saura ce qu’est ce mixte, que l’on pourra déterminer ce qu’est l’âme juste, la justice dans l’âme étant une ordonnance de ses parties, en tout analogue à l’ordonnance des parties de la société, qui cons¬titue la justice sociale. La République se distingue des écrits politiques suivants de Platon, en ce qu’elle insiste davantage sur les conditions de cette unité. Il présente sa recherché sous la forme d’une histoire de la société, exactement comme dans le Timée, les conditions de la stabilité du monde se découvrent dans l’histoire de la formation du monde par un démiurge ; et il arrive que, dans cette histoire, sa vue s’étend bien au delà de la réforme d’une cité grecque, jusqu’aux conditions fondamen¬tales de tout agrégat humain . La cité naît du besoin et de la découverte du moyen rationnel pour la satisfaire. Ce moyen, c’est la division du travail. Il y a cité, dès qu’il y a réunion de quatre ou cinq personnes qui conviennent de satisfaire chacune un des besoins élémentaires de tous les autres, en nourriture, en vêtement et en logement ; le laboureur qui produit la nourriture de tous, aura en revanche son abri et son vêtement faits par les autres. Chacun, spécialisé dans son métier, produira plus et mieux. La cité, sous sa forme élémentaire, n’est donc pas une réunion d’êtres égaux et sem¬blables, mais au contraire d’êtres inégaux et dissemblables ; elle le restera sous ses plus hautes formes, et c’est ce qui garan¬tira la solidarité de ses parties et son unité (370ab). Les fonc¬tions deviendront plus compliquées, à mesure que la masse de la cité s’accroît et que les besoins se multiplient ; à côté du laboureur, par exemple, il y aura un fabricant spécial de p.150 charrues et d’outils agricoles (370c) ; à côté des producteurs se créera la classe de ceux qui font les échanges, des commerçants par terre et par mer (371ab). Mais le principe reste toujours le même. Il reste le même encore, lorsque, dans la cité arrivée à son achèvement, les fonctions se groupent en un petit nombre de classes, la classe des artisans qui s’occupent de satisfaire les besoins matériels, la classe des soldats qui défendent la cité contre ses voisines (373c), la classe des « gardiens » qui sont chargés de faire observer les lois. Ces trois classes représentent les trois fonctions essentielles de toute cité, production, défense, administration intérieure (434c). Comment ces fonctions seront elles le mieux remplies, c’est là pour Platon l’unique problème social. Il ne peut être question en effet d’utiliser les ressources de la cité pour le bonheur d’un individu ou d’une classe. « Nous fondons la cité, répond Socrate à Adimante qui lui reproche la vie trop dure qu’il fait mener aux « gardiens », non pour qu’une classe ait un bonheur supé-rieur, mais pour que la cité entière soit heureuse. » L’individu qui fait partie de la cité est fait pour accomplir sa fonction sociale, et non pour autre chose. C’est en quoi consiste la justice ; être juste, c’est accomplir sa fonction propre (434c).

XVIII. — NATURE ET SOCIÉTÉ @ Ici se présente à Platon une question redoutable. Les besoins de la société idéale doivent compter avec la nature. En effet, l’exercice de chaque fonction sociale suppose non seulement une éducation acquise, mais encore des aptitudes naturelles. L’amour du gain chez l’artisan, la passion généreuse nécessaire chez le soldat, la prudence et la réflexion chez le gardien de la cité ont pour fond un caractère inné qu’aucune forme sociale p.151 ne pourrait produire (455b). Il y a plus : les proportions diverses dans lesquelles ces caractères existent, dépendent de la nature du milieu géographique. « Une région, dira t il à la fin de sa vie, n’est pas propre à l’égal d’une autre à rendre les hommes meilleurs ou pires » . L’étude des nombres qui, chez certains, mène jusqu’à la philosophie et à la dialectique, produira, chez les Égyptiens, les Phéniciens et chez tant d’autres peuples, la fourberie et non la science. Cette nature, Platon y attache une importance extrême : en particulier, lorsqu’il vient à parler des véritables chefs de la cité, des philosophes, il ne se lasse pas de recommander de choisir, selon leurs aptitudes naturelles, ceux qui seront capables de recevoir l’enseignement de la dialectique ; et il fait une liste très détaillée des qualités innées indispensables : amour de la vérité et facilité à apprendre, faiblesse des désirs qui s’opposent à la connaissance, noblesse d’âme et courage, enfin, une mémoire précise et étendue  : la réunion de ces qualités est très rare, puisqu’il y a presque incompatibilité entre les qualités qu’on leur demande, notamment entre la subtilité d’un esprit sans cesse actif et la gravité calme, entre l’inertie de l’homme insou-ciant des périls et le regard aigu qui les pénètre  : la noblesse d’un vieil Athénien et la subtilité d’un sophiste, voilà ce que doit réunir la nature philosophique. Or, entre les exigences de la société idéale et ce que lui fournit la nature, il n’y a pas nécessairement harmonie. Il y a là tout un côté de la réalité qui échappe aux prises de l’art humain ; il n’est pas de penseur qui en ait tenu plus grand compte que Platon. Pour expliquer ce donné ultime, cette réalité des carac¬tères, qui résiste à la raison, et qui pourtant nous fixe à chacun notre destinée, il a fait appel à un mode d’explication qui est lui-même irrationnel ; au mythe du choix des vies. Après cette p.152 vie, les âmes subissent des châtiments ou profitent de récom¬penses, selon la justice dont elles ont fait preuve ; puis elles se réunissent pour choisir une nouvelle vie : ce choix est pleinement volontaire, et les dieux n’en sont nullement responsables ; mais, une fois fait, il est sanctionné par la nécessité et les Moires, et l’âme n’échappera plus à son sort ; elle passe avant de renaître dans l’eau du Léthé qui lui enlève tout souvenir de son choix ; puis sa nouvelle vie se déroule conformément à ce qu’elle a voulu. On voit, par la place qu’il occupe à la fin de la République (617d-622b), quelle préoccupation politique trahit ce mythe, bien qu’il n’y soit question que de la destinée individuelle. Il y a, jusqu’à un certain point, conflit entre l’ex¬plication mythique qui attribue notre sort à un choix volon¬taire, et l’explication naturaliste qui rend compte du caractère des hommes par le milieu géographique ; et peut-être est ce pour unir l’une et l’autre que Platon, dans la dernière forme qu’il ait donnée au mythe, fait appel à l’action de la providence et de la Diké universelle qui organise le monde de manière que chaque âme soit spontanément attirée vers le lieu où elle mérite d’aller . Son intention n’en reste pas moins nette : c’est de poser le carac¬tère comme une donnée ultime. D’autre part, la fixité des caractères est, en une certaine mesure, un garant de fixité sociale, et par conséquent de justice. Aussi l’art social, s’il ne peut les produire à sa guise, doit au moins les empêcher de s’altérer de génération en génération. Ici, et pour donner une certaine prise au législateur, Platon introduit, outre les explications mythique et naturaliste, une explication par l’hérédité, incompatible avec les deux premières ; si l’explication est vraie, les chefs de la cité peuvent, en régle¬mentant habilement les mariages, arriver à maintenir à l’état de pureté les caractères convenables à chaque classe sociale, comme les éleveurs savent maintenir les races pures p.153 (République, 459b ; 460de). Et c’est la négligence dans l’applica¬tion exacte du règlement des unions qui amènera avec la déca¬dence de l’aristocratie philosophique, celle de la cité tout entière (546c). Aucun moyen humain, il faut y insister, n’est donné pour rétablir l’état primitif ; chez Platon, les lois ne créent pas ; elles conservent. Il ne compte, pour revenir au point de départ, que sur le cycle qui gouverne le changement, et qui est celui d’un devenir circulaire dont les phases se répètent.

XIX. — L’UNITÉ SOCIALE @ Si le fondateur de la cité a, à sa disposition, par chance heureuse ou grâce à la providence des dieux, les caractères qu’il faut, il peut alors instituer une cité juste. Il suffit pour cela de réglementer l’activité des citoyens de telle manière que « chacun donne ses soins à une seule fonction, celle à laquelle il est natu¬rellement apte, afin que chacun ayant son occupation propre ne soit pas multiple mais un, et qu’il puisse naître ainsi une cité une et non multiple » (République, 423d). C’est ainsi, par exemple, qu’une réglementation de la richesse sera nécessaire pour fixer l’artisan à son métier ; « un potier devenu riche voudra t il encore s’adonner à son métier ? Évidemment non ; il devient alors un mauvais potier » (421d). Il ne faut pas davan¬tage qu’il soit pauvre, au point de ne pas pouvoir se fournir des outils indispensables. De là résultent aussi les lois si étranges concernant les gardiens de la cité ; tout y est subordonné à la nécessité de maintenir entre eux l’union parfaite. Le plus grand malheur pour la cité, c’est la division ; or, une des plus grandes causes de division, c’est le régime de la séparation des familles, d’où il s’ensuit que chacun a ses peines et ses plaisirs à part. La communauté des femmes, des enfants et des biens, c’est la p.154 seule manière de lier entre eux les gardiens ; tenus par la régle¬mentation des pouponnières publiques dans l’ignorance des liens naturels de filiation, tous, selon leur âge, auront à l’égard de tous, les sentiments d’un fils ou d’un père (462a sq. ; 464d). Comme d’autre part, la cité tient compte non pas des diffé¬rences entre les personnes, mais seulement des différences entre leurs aptitudes, comme on définit le citoyen uniquement dans son rapport aux occupations, il s’ensuit qu’il ne faudra pas don¬ner à la femme dans la cité une place différente de celle de l’homme ; au point de vue social, il n’y a entre eux nulle différence ; il y aura des femmes artisans, d’autres qui ont les passions généreuses du défenseur de la cité ; d’autre la sagesse des gardiens (454b 457b). Enfin, si l’on ne considère que les fonctions, et non les sujets qui les accomplissent, la sociologie platonicienne se trouvera être, par une transformation très simple, une psychologie et une morale. Autant il y aura de fonctions dans la cité, autant il y aura de facultés dans l’âme individuelle ; à la fonction de l’artisan correspondent les désirs élémentaires de nourriture ; à celle du soldat, la passion de la colère ; à celle du gardien, l’intelligence réfléchie. Comme chacune de ces fonctions a sa vertu ou son excellence, la tempérance pour l’artisan, le courage pour le soldat, et la prudence pour le gardien, chaque faculté aura la sienne ; et, comme la justice dans la cité consiste pour chacun à faire ce qui lui est propre, la classe supérieure ordonnant et la classe inférieure obéissant, la justice dans l’individu consiste aussi à maintenir chaque partie de l’âme dans son rôle naturel. Ainsi, l’étude de la société nous permet de lire plus facilement dans l’âme de l’individu (453a ; 443e sq.).

XX. — DÉCADENCE DE LA CITÉ @ Toute la morale, comme toute la politique, consiste donc à fixer ces relations naturelles de la manière la plus solide possible. p.155 Mais l’absolue fixité est impossible ; car « tout ce qui est né est sujet à destruction » (546a). Une fois dérangée l’harmonie complexe qui faisait l’unité et la justice sociales, il y a une décadence plus ou moins rapide, et, en passant à travers une série régulière de gouvernements qui naissent les uns des autres, la cité aboutit par degrés du gouvernement le plus juste au gouvernement le plus injuste. Il n’y a pas, chez Platon, d’autre évolution naturelle et spontanée que cette décadence. Les livres VIII et IX de la République, qui con¬tiennent tant de traits tirés de son expérience politique et psychologique, ne laissent aucun espoir d’arrêter le mouve¬ment, une fois qu’il est déclenché par la négligence des premiers magistrats de la cité (545d). A l’état d’harmonie succède un état de séparation et de lutte, dont les diverses formes de gouvernement marquent les degrés. Les luttes et dissensions civiles sont d’ailleurs accompagnées d’un état de trouble et de déséquilibre correspondant dans l’âme de chaque citoyen ; à chaque type de société correspond un type psychologique. A la constitution la meilleure succède d’abord une lutte entre « une race d’or et d’argent » qui veut maintenir la vertu et la tradition, et une « race de fer et d’airain » tout asservie à la recherche du gain ; cette lutte se termine par une sorte de loi agraire où terres et maisons sont distribuées et appropriées ; le régime de la propriété individuelle commence, et, avec lui, l’esclavage des laboureurs. La caste dominante devient celle des guerriers, qui songent peu à l’étude et beaucoup à la gym¬nastique et à la guerre, ambitieux et jaloux les uns des autres ; et prenant peu à peu le goût des richesses (546d 549d). C’est la domination du riche qui caractérise la troisième forme de la cité, que Platon appelle oligarchie. Un certain cens est la condition de l’accès aux magistratures. L’unité précaire du gouvernement précédent se défait à nouveau ; il y a dans la cité deux cités distinctes, celle des pauvres et celle des riches ; indi¬gence d’un côté, luxe de l’autre ; et partout la prépondérance p.156 est donnée non plus à la passion généreuse, comme dans les précé¬dents gouvernements, mais aux désirs inférieurs. Les pauvres que les riches sont obligés d’armer pour défendre la cité, sont d’ailleurs pour eux un souci constant (550c sq.). C’est le désir insatiable de richesses qui cause la perte des oligarques ; pour s’enrichir par l’usure, ils favorisent l’intem¬pérance de jeunes gens riches et nobles ; ces jeunes gens réduits à l’indigence, mais gardant toute la fierté de leurs origines, sont les vrais fauteurs de la révolution qui amène à la démocratie : endurcis par la vie qu’ils mènent, ils n’ont pas de peine à vaincre les riches amollis par le luxe. La démocratie, c’est essentiellement la victoire des pauvres ; son mot d’ordre est la liberté ; chacun y mène le genre de vie qui lui plaît ; rien de plus varié, rien de moins unifié qu’une démocratie comme celle d’Athènes, vrai « magasin » de constitutions où le politique peut venir chercher des modèles ; l’homme démocratique s’intéresse à tout, même à la philosophie. De la liberté naît l’égalité, entendons cette « égalité pour les inégaux » qui est due à l’absence d’autorité (557 563). Le désir insatiable de liberté cause la perte de la démocratie, et change cette forme sociale en son contraire, en tyrannie ; ceux qui président aux destinées de la cité ne peuvent goûter au pouvoir sans en vouloir toujours plus, et sans devenir des tyrans. Le tyran est toute l’antithèse du gardien de la cité idéale ; il est, par excellence, l’individu complètement isolé, qui rompt tout lien avec la société, exilant les bons dont il a peur, vivant au milieu de gardes du corps qu’il s’est donné en affranchissant des esclaves. La dissociation de la cité atteint là son terme ; l’homme tyrannique est celui qui lâche la bride aux passions les plus sauvages, à celles que l’homme bien élevé ne connaît qu’en rêve ; c’est l’individu se prenant comme un absolu, « sans amis, toujours despote ou esclave, mais ignorant la véritable liberté et la véritable amitié » (563e 574d).

XXI. — LE MYTHE DU POLITIQUE @ p.157 Le danger constant de décadence qui menace les cités, est un moyen indirect de prouver la nécessité du gouvernement des philosophes qui les arrête sur la pente. La vue sociale très pessi¬miste, qui se dégage de cette sorte de loi de dégradation des cités, n’est pas contre balancée chez Platon par la croyance que la technique politique pourrait réaliser un progrès en sens inverse. Elle n’est équilibrée que par une croyance non raisonnée, mais tout à fait vivante, à la forme cyclique du devenir ; le devenir, en revenant sur lui-même, ramène à l’état primitif. Mais à cette croyance, Platon n’a nullement donné la forme philosophique et scientifique qu’il donne à la description du fait directement constaté de la décadence des gouvernements. Il lui donne la forme d’un mythe, celui qu’il expose dans le Politique, mythe destiné sans doute à mieux faire saisir la place précise et limitée de l’art politique dans une évolution dont l’ensemble échappe pleinement aux prises de l’art rationnel. Platon imagine en effet que, dans l’âge heureux de Cronos, le soleil et les astres allant en sens inverse de leur sens actuel, tout le devenir des êtres était également de sens inverse, c’est à dire qu’il allait de la mort à la naissance au lieu d’aller de la naissance à la mort ; c’est dire que la terre produisait spontanément et sans le travail humain tous les fruits utiles à l’homme, et, en général, que chaque être arrivait sans effort à son point de perfection ; nul travail technique, donc nulle union politique ne sont alors nécessaires. Mais lorsque le soleil change le sens de son cours, lorsque, simultanément, les êtres arrivent lente¬ment et difficilement, au milieu d’obstacles de toute sorte à leur achèvement, c’est alors que les techniques de tout genre et notamment la technique sociale sont nécessaires ; la plupart des arts sont des dons que les dieux font aux hommes pour les soutenir dans ces difficultés (268e 275b [‘15’]). p.158 De là, la physionomie, assez particulière et nouvelle, que prend l’art social dans le Politique ; tout art humain manipule des choses changeantes, diverses, et dès lors, procède moins par règles générales que par des tours de main qui s’adaptent aux circonstances. Il en est de même de l’art politique ; « les dissem¬blances entre les hommes et entre leurs actions, la complète absence d’immobilité dans les choses humaines se refusent à toute règle simple portant sur tous les cas et valables pour tous les temps » (294b), aussi bien en matière d’art politique que dans les autres arts. Il s’ensuit que l’homme d’État, le technicien politique est une loi vivante ; et qu’il est souverain absolu de la cité, comme le pâtre de son troupeau. Platon arrive ainsi à donner au politique un caractère providentiel et sur¬humain, germes lointains de la théorie du pouvoir dans l’em¬pire romain et dans la papauté. Ici donc encore, on le voit, aucun espoir, fondé en raison, de progrès naturel, et le mythe substitué régulièrement à la science partout où il est question du retour à un état supérieur au nôtre (293 300).

XXII. — LES LOIS @ Ce sentiment de la relativité et de l’instabilité des choses humaines est particulièrement vif dans les Lois, l’œuvre inache¬vée de la vieillesse de Platon ; elle est remplie de prescriptions de détail, qui indiquent l’intention très nette de réaliser sa réforme, peut être dans les villes siciliennes qui allaient être restaurées après la mort de Denys. Le problème des Lois est, comme celui du Timée, un problème du mélange ; on cherche ici quelles proportions rendront la société le plus stable possible, comme on a découvert là bas celles qui donnaient au cosmos la durée impérissable. Stable et parfait, c’est tout un pour Platon : « Il importe avant tout que les lois soient stables » (797a). Jusqu’aux jouets des enfants, tout doit rester identique d’une p.159 génération à l’autre ; tout changement est un trouble, qu’il s’agisse de l’organisme ou de la cité ; les lois ne sont l’objet d’un véritable respect que si l’on n’a aucun souvenir d’un temps où les choses auraient été autrement que maintenant ; « et le législateur doit imaginer tous les moyens pour produire cet état de choses dans la cité ». De ces moyens, certains échappent à sa volonté ; ce sont ceux qui viennent de la nature ; un milieu propice à l’éclosion du caractère, une contrée assez isolée de la mer et des autres cités pour qu’elle n’ait pas de chance d’être contaminée par le commerce et par l’influence des autres, telles sont les heu¬reuses chances qu’on ne doit qu’aux dieux. En revanche, le législateur peut limiter le nombre des citoyens, en choisissant un nombre assez faible, mais tel qu’il soit multiple du plus d’autres nombres possible. Mais surtout, il est maître du mélange qui produira la consti¬tution la plus stable (691c sq.). L’histoire nous montre l’exemple d’une constitution qui a résisté au temps : c’est celle de Sparte, qui a observé les règles de la mesure, et s’est gardé de tout excès ; les puissances des deux rois sont tempérées l’une par l’autre ; leur pouvoir est limité par celui du sénat où la puissance modé-ratrice des vieillards s’allie à la force bouillante de la jeunesse ; il est limité également par le pouvoir des éphores. « De cette manière, la royauté, mélangée comme il fallait à d’autres éléments et recevant d’eux la mesure, s’est conservée elle même et a conservé le reste. Au contraire l’histoire montre la décadence de la constitution perse, cette royauté libérale qui se trans¬forme en tyrannie, et celle de la constitution démocratique d’Athènes où la liberté amène une anarchie sans frein. Donc il y a deux constitutions antithétiques, despotisme et démocratie, et mères de toutes les autres » ; isolées, elles sont mauvaises ; mais leur mélange bien proportionné produit la bonne consti¬tution (693 d). Qu’est ce qui empêche la décadence ? (Car toujours, et ici p.160 encore, il est question de frein qui arrête et non d’un progrès positif). Ce qui l’empêchera, c’est l’harmonie entre la sensibilité et l’intelligence qui juge (689a) ; la cause de la chute, c’est que l’on prend plaisir à ce que l’on juge mauvais et injuste, et que l’on voit avec peine ce que l’on juge juste, c’est à cause de cette disposition d’esprit, qui est la pire des ignorances, que la cité n’est plus, comme elle doit l’être, « amie d’elle même » (701d). Platon sent bien que la pure intelligence ne suffit pas ; il y faut encore l’inclination, et une inclination libre et volontaire. Le législateur doit donc obtenir l’assentiment non par la vio¬lence, mais par la persuasion (887a sq.) ; de là, l’usage des pro¬logues développant les motifs d’obéir aux lois (719c 723b) ; cette sorte de prédication morale était une nouveauté dans la législation. Les résultats de cette manière d’assurer la stabilité sociale par une foi enracinée dans les esprits, sont particulièrement nets dans le livre X, qui concerne les croyances religieuses. L’impiété y est traitée avant tout comme un danger social ; l’athéisme que Platon combat, c’est celui des sophistes, qui considéraient les dieux comme des inventions humaines (891 b 899 d) ; les négateurs de la providence qu’il réfute ne sont point des théoriciens, mais des gens qui laissent libre cours à leurs pas¬sions parce qu’ils ne croient pas que la justice divine entre dans le détail des affaires humaines (899d 905 d) ; enfin, la croyance erronée que l’on séduit Dieu par des prières se rattache à toute une série de pratiques cultuelles et rituelles qui impliquent des associations privées périlleuses pour la vie sociale (905d-907b) . Aussi, s’il faut d’abord essayer de prévenir l’impiété par des arguments rationnels, comme le fait Platon, il faut pré¬voir de sérieuses pénalités pour ceux qui ne veulent pas se laisser convaincre. Selon les cas, la prison à temps ou la prison perpétuelle éloignent de la cité ces dangereux impies (908a sq.). p.161 Le dernier mot de Platon politique est cette sérénité con¬templative du sage qui voit les ressorts cachés qui font agir les hommes. « Les choses humaines ne valent pas d’être prises très au sérieux... L’homme est un jouet de Dieu, une machine pour lui » (803b). Le législateur est avant tout celui qui connaît cette machine et qui sait mener les hommes.

XXIII. — L’ACADÉMIE AU IVe SIÈCLE APRÈS PLATON @ L’Académie, après Platon, eut successivement pour chefs, Speusippe, le neveu du maître (348 339), Xénocrate (339-¬315), Polémon (315 269). L’histoire des doctrines des deux premiers n’est guère connue que par quelques allusions d’Aris¬tote. Elles paraissent avoir été des développements tout à fait libres de certaines suggestions du maître ; il n’existe pas à ce moment d’orthodoxie platonicienne, et c’est même l’occasion d’un vif reproche que les néo platoniciens firent aux successeurs directs de Platon . Aussi le platonisme, miné par les diver¬gences d’école, est ruiné par l’attaque des nouveaux dog¬matismes en formation ; Aristote, les Stoïciens et Épicure s’accordent pour le combattre. Le problème central paraît avoir été pour eux, comme pour Platon vieillissant, celui de la formation des mixtes. Comme dans la Philèbe, comme dans le Timée, il s’agit d’expliquer les diverses formes de la réalité par l’introduction d’une mesure ou d’un rapport fixe dans une réalité primitivement indéfinie et sans fixité. Mais ce mode d’explication n’est qu’un schème vague qui n’exclut pas les divergences. D’une part, en effet, il vaut avant tout pour expliquer les nombres ; l’Un, déterminant le multiple ou dyade indéfinie du grand et du petit, l’égal déter¬minant l’inégal ; mais que dire des autres réalités telles que les p.162 grandeurs mathématiques ou le monde ? Speusippe a pensé que chacune d’elles impliquait un nouveau couple de principes, différent de celui d’où naissent les nombres ; comme le nombre vient de l’union de l’un et du multiple, par exemple, les grandeurs mathématiques naissent du mélange de l’indivisible avec l’espace indéfini ; les réalités des divers degrés ayant dès lors chacune leurs principes spéciaux ne dépendront plus les unes des autres, et l’ensemble des choses, selon l’objection d’Aristote, sera comme une mauvaise tragédie, faite d’épisodes . Pourtant, bien qu’in¬troduisant pour chaque degré des couples de principes distincts, Speusippe a dû insister sur l’analogie ou similitude qu’il y avait entre ces couples successifs : par exemple, bien que l’in-telligence, principe d’union dans l’âme du monde, ait une nature spéciale absolument distincte de l’un, principe du monde , il y a pourtant entre l’un et l’intelligence une analogie de rôle : ce sont des analogies de ce genre que Speusippe recherchait peut être dans son traité sur les Semblables, dont les fragments se rapportent à la classification des êtres vivants. Il suit également de la doctrine de Speusippe que les pre¬miers degrés de la réalité ne contiennent en rien la richesse et la plénitude des degrés subséquents. Le Bien ou Perfection n’est donc pas au début : de même le germe vivant ne contient nulle des perfections que l’on trouve chez l’animal adulte. Aussi c’est à tort, selon lui, que l’on assimile, l’Un, qui est principe, au Bien qui est postérieur . On voit tout ce que Speusippe a sacrifié de la dialectique platonicienne : en supprimant la continuité qui lie par une chaîne déductive les formes de la réalité au principe, il a nié l’existence du bien comme principe, celle des nombres idéaux, celle même des idées ; considérant la série des mixtes, nombres mathématiques, grandeurs mathématiques, âme, il emploie p.163 le schème platonicien, pour construire chacun d’eux ; mais il ignore leur liaison. En contraste parfait avec Speusippe, Xénocrate semble avoir voulu insister sur l’unité et la continuité de la série des formes dans l’être ; il identifie les idées aux nombres idéaux , et il retrouve ces nombres dans la série des êtres qui en dépen¬dent, dans les lignes et les surfaces idéales, qu’il démontre être insécables, dans l’âme qu’il définit un nombre qui se meut et ailleurs une combinaison de l’un et du multiple, enfin dans le ciel et toutes les choses sensibles . Tandis que Speusippe refuse d’assimiler l’Un au Bien, parce qu’il faudrait identifier au mal son contraire qui est le multiple, Xénocrate n’hésite pas devant cette conclusion ; d’où il suit, si tous les êtres, sauf l’Un, sont des mixtes de l’un et du multiple, que tous, ils participent au mal. Sa théorie des lignes insécables est celle qui est le mieux connue grâce au traité apocryphe d’Aristote Sur les lignes insécables  ; la ligne idéale (et le même argument s’applique à la surface et au corps) doit être indivi¬sible, parce qu’elle est antérieure à toutes les autres et parce qu’elle est leur unité de mesure. Xénocrate a cherché à nier partout l’apparente discontinuité des choses ; Platon avait déjà indiqué dans le Timée que tout corps sensible devait se composer des quatre éléments ; cette unité substantielle des diverses régions du monde, si contraire à la doctrine qu’Aristote allait soutenir, Xénocrate la reprend pour son compte, en considérant la solidité de la région terrestre comme imitant celle de la lune et celle du soleil . Les doctrines de Speusippe et de Xénocrate sont donc diver¬gentes ; mais le problème qu’elles résolvent est le même. Aussi les deux disciples se retrouvent ils d’accord, lorsqu’il s’agit p.164 d’interpréter le Timée  ; Platon en découvrant la genèse de l’âme et du monde, n’a pas voulu selon eux décrire un devenir réel ; le monde est éternel ; c’est pour la commodité que Platon suppose qu’il naît, comme le géomètre fait naître par construction des figures, seulement pour mieux dégager les éléments dont elles se composent. La méthode platonicienne se fixe donc, chez ses successeurs, en une doctrine ; la libre fantaisie des mythes aussi va se terminer en dogmes. Cette transformation se relie au goût très vif que le IVe siècle, même avant l’époque d’Alexandre, marque pour l’Orient. De ce goût témoignaient déjà les titres de certains traités de Démocrite sur l’écriture sacrée des Babyloniens et des Égyptiens, et son admiration pour la sagesse des Orientaux, dont il a peut être traduit les sentences morales . Platon lui-même ou peut être un de ses élèves immédiats, Philippe d’Oponte, a écrit, comme suite aux Lois, l’Épinomis, qui con¬tient la première codification, à nous connue, de la théologie astrale chez les Grecs. Les astronomes du IVe siècle, en éloignant le ciel de la terre, en distinguant radicalement les choses célestes des météores, en montrant l’uniformité du mouvement des pla¬nètes, ont donné un cadre nouveau à cette théologie issue de l’Orient (Épinomis 986 e ; 987b) ; l’ordre qui règne dans les cieux est la preuve de l’intelligence des astres et de la divinité des âmes qui les animent (Épinomis, 982 b) ; le monde se divise en parties hiérarchisées dont chacune porte ses vivants ; entre la terre, séjour du désordre, et le ciel, séjour des dieux visibles (984 d), se trouve l’air, où vivent ces êtres transparents et invisibles que sont les démons ; doués d’une intelligence merveilleuse, de science et de mémoire, ils aiment les bons et haïssent les mé¬chants ; car ils connaissent notre pensée ; ils ne sont d’ailleurs pas impassibles comme les dieux, mais capables de plaisir et p.165 de douleur (984d 985b). Xénocrate admettait une hiérar¬chie théologique tout à fait analogue à celle de l’Épinomis : au sommet, les dieux suprêmes qui sont l’unité et la dyade ; l’unité qui est mâle, père, roi du ciel, Zeus, intelligence ; la dyade, divinité féminine, mère des dieux, âme de l’univers ; au dessous le ciel et les astres, qui sont les dieux olympiens ; au dessous encore les démons invisibles, sublunaires qui pénètrent dans les élé¬ments . On voit l’union décisive qui s’établit alors entre l’image rationnelle du cosmos et les vieilles représentations my¬thiques et théologiques ; les démons en qui et par qui se réali¬sent le lien et l’unité du monde, occupent naturellement la place centrale dans cette religion cosmique, dont on verra l’ex¬traordinaire développement dans le stoïcisme et le néo-plato¬nisme. Mais Speusippe et Xénocrate semblent s’être surtout occupés de morale ; neuf des trente deux ouvrages de Speusippe, dont Diogène (IV, 4) a conservé les titres, et vingt neuf des soixante ouvrages de Xénocrate (IV, 11) se réfèrent expressément à la morale ; leur successeur Polémon est surtout connu comme moraliste et son contemporain Crantor écrit un petit traité Sur le Deuil, que Panétius le Stoïcien, deux siècles plus tard, recommandait d’apprendre . Deux traits caractérisent cette doctrine morale, d’ailleurs fort mal connue : d’abord un certain naturalisme ; il y a des tendances naturelles primitives qui nous portent vers l’intégrité du corps, la santé, l’activité intel-lectuelle ; la fin des biens consiste, selon Speusippe, à atteindre la perfection dans les choses conformes à la nature, et, selon Polémon, à « vivre selon la nature, c’est à dire à jouir des dons naturels primitifs en y joignant la vertu  ». Le second trait, qui dérive de la République, est la prescription qui commande de régler et de discipliner les sentiments plutôt que de les p.166 supprimer ; cette métriopathie, conseillée par Crantor dans le cha¬grin d’un deuil, contraste avec la sauvage impassibilité prêchée par les nouvelles sectes d’alors  ; elle restera le ton de ces écrits de circonstances, les Consolations, qui vont devenir si nombreux dans les siècles suivants ; certains thèmes (par exemple l’argument que la mort n’est pas à craindre, soit qu’elle soit l’anéantissement, soit que l’âme passe après dans un lieu meil¬leur), qui se retrouvent dans tous ces écrits, remontent jusqu’à l’Apologie de Platon (40 c), d’où elles durent passer, par Cran¬tor, à tous ses imitateurs . Sous cet aspect, l’Académie a un rôle non sans importance dans le mouvement de prédica¬tion morale, toute humaine et indépendante des doctrines, que nous verrons se développer au IIIe siècle, et qui dominera plus ou moins les divergences des sectes. Bibliographie @

CHAPITRE IV ARISTOTE ET LE LYCÉE @ p.168 Aristote est né en 385 à Stagire, ville située sur la côte sep¬tentrionale de l’Égée à l’est de la Chalcidique. De son père, qui était médecin, il ne put subir l’influence, puisqu’il était fort jeune lorsqu’il le perdit. Il passa de longues années dans l’école de Platon, où il entra en 367. A la mort du maître, il se trouvait, avec d’autres élèves de Platon, dont Xénocrate, à Assos en Éolide auprès du tyran Hermias d’Atarnée. Il y vécut plusieurs années, non sans doute sans profiter de l’expérience politique d’Hermias, qui avait à manœuvrer entre les deux puissances du jour, la Macédoine et la Perse. En 343, il se trouve à Mity¬lène dans l’île de Lesbos ; c’est alors qu’il fut appelé par Phi¬lippe, roi de Macédoine, à sa cour de Pella, pour se voir confier l’éducation du jeune Alexandre ; il s’acquit parmi les Macé¬doniens de puissantes amitiés dont celle d’Antipater ; son propre neveu Callisthènes était parmi les amis d’Alexandre, dont il fut ensuite la victime. Lorsqu’il retourna, en 335, dans Athènes où le parti national, réduit au silence après la déchéance poli¬tique de la cité, subsistait pourtant encore, ce métèque devait être connu comme partisan de la Macédoine. Il ne rentra pas à l’Académie, mais fonda au Lycée une nouvelle école, où il enseigna pendant treize ans. A la mort d’Alexandre (323), le parti national athénien que dirigeait encore Démosthènes l’obligea à quitter la ville ; il se retira à Chalcis, en Eubée, dans une propriété héritée de sa mère, où il mourut en 322, à 63 ans. Vie bien différente de celle de Platon ; ce n’est plus p.170 l’Athénien de haute naissance, politique jusqu’au fond de l’âme, qui ne sépare pas la philosophie du gouvernement de la cité ; c’est l’homme d’étude qui s’isole de la cité dans les recherches spéculatives, qui fait de la politique elle même un objet d’éru-dition et d’histoire bien plus qu’une occasion d’agir. De Platon l’on ne connaît que les écrits qu’il destinait au public, et l’on ignore à peu près tout de son enseignement ; d’Aristote au contraire, il ne reste que d’infimes fragments des ouvrages écrits pour un public étendu ; ce que nous avons de lui, ce sont des cours qu’il rédigea soit pour l’enseignement au Lycée, soit peut être pour des leçons qu’il fit sans doute à Assos, avant d’être précepteur d’Alexandre : notes rédigées par un profes¬seur pour lui-même, sans aucune recherche de la perfection littéraire, parfois simples points de repère pour le développe¬ment oral, où ont pu même, quand ces recueils furent publiés après sa mort, se glisser des notes d’élèves. Ces ouvrages peuvent se classer ainsi : 1. Ouvrages de jeunesse destinés à un large public (qu’Aris¬tote lui-même appelle discours exotériques), ceux auxquels pouvait s’appliquer l’appréciation de Cicéron parlant du fleuve d’or de son éloquence. Ils sont tous perdus. C’est l’Eudème, dialogue sur l’immortalité de l’âme ; le Protreptique, adressé à un prince de Chypre, Thémison, auquel répond peut être le discours d’un élève d’Isocrate, A Démonakos ; l’auteur de ce discours se plaint de ceux qui engagent à l’étude désintéressée et détournent de la pratique des affaires ; enfin le traité de la Philosophie, ou Du Bien, qui date de l’époque où Aristote se dégage de l’emprise de Platon ; il contenait déjà, après une histoire de la pensée philosophique, une critique de la théorie des idées, et s’achevait par une théologie astrale où était démontrée la divinité des étoiles ; 2. Les collections d’ouvrages scientifiques : La collection logique connue sous le nom d’Organon : les Catégories ; De l’Interprétation (sur les jugements) ; Topiques (sur les p.170 règles de la discussion) ; Réfutation des Sophismes ; Premiers Analytiques (sur le syllogisme en général) ; Seconds Analytiques (sur la démonstration) ; on peut y ajouter la Rhétorique et la Poétique ; le recueil sur la philosophie première intitulé Les méta¬physiques ; cet ouvrage en douze livres (numérotés d’après l’alphabet grec), plus un livre supplémentaire (α) au premier, n’est pas d’un seul tenant. Il faut considérer à part le livre α, sorte de préliminaire à la physique, qui est de Pasiclès, un neveu d’Eudème ; le livre Δ, vocabulaire indiquant les divers sens des termes philosophiques ; les livres Η, Ζ, Θ, qui forment un traité de la substance, auquel s’ajoute I et qui est continué par M (chapitres 1 à 9, 1086 a 20) ; les livres A, B, Γ, E, M (depuis 1086 a 20), N, qui date d’une période antérieure où Aristote se compte encore parmi les platoniciens, bien qu’il critique la théorie des idées ; le livre K (1 8) paraît être un cahier d’élève, se rapportant à la même époque que le groupe précédent et résumant les livres de ce groupe ; enfin Λ est un traité théolo¬gique, traité d’ensemble qui se suffit à lui-même et qui tranche sur les autres par la magnificence de son style (il faut en excepter le chapitre 8, recherche très spéciale sur le nombre des sphères célestes nécessaire pour expliquer le mouvement des planètes et qui se réfère à l’astronome Calippe, qui réforma le calendrier attique en 330) ; Les ouvrages sur la nature : la Physique, dont les parties les plus anciennes paraissent être les livres I, II, VII et VIII ; Du Ciel que sa référence au dialogue Sur la Philosophie (I, 9) fait sans doute remonter assez haut ; De la Génération et de la Corruption ; les Météores, dont le IVe et dernier livre a été quel¬quefois suspecté ; les Mécaniques (dont l’authenticité reste possible d’après Carteron, La Notion de Force dans le Système d’Aristote, 1923, p. 265) ; La collection d’œuvres biologiques, très importante pour l’histoire des sciences : Des Parties des Animaux ; De la Géné¬ration des Animaux, avec les petits traités Sur la Marche des p.171 Animaux, et Sur le mouvement des animaux. A la collection se rat¬tachent le grand traité Sur L’Ame et les opuscules qui y font suite : Sur la Sensation et le Sensible, Mémoire et Réminiscence, le Sommeil, les Songes, la Divination par les Songes, la Longueur et la Brièveté de la Vie, la Jeunesse et la Vieillesse, la Respiration ; La collection d’œuvres morales et politiques : l’Éthique à Eudème, la première, la plus rapprochée de Platon ; l’Éthique à Nicomaque ; la Politique qui trahit deux inspirations diffé¬rentes : d’une part celle des livres H et Θ qui contiennent la théorie d’un État idéal, dont A, B, Γ sont l’introduction ; d’autre part celle du groupe Δ, E, Z, recherches politiques positives partant d’une très vaste induction historique ; il est de la dernière époque d’Aristote, de l’époque où il décrivit les consti¬tutions d’une centaine de villes, dont la première seule, la Constitution d’Athènes, a été retrouvée. Enfin, il faut ajouter quelques apocryphes qui se sont glissés dans la collection des œuvres, dont l’un, les Problèmes, dérive de l’école et a un intérêt de premier ordre.

I. — L’ORGANON : LES TOPIQUES @ Aristote est l’inventeur de la logique formelle, c’est-à-dire de cette partie de la logique qui donne des règles de raisonnement indépendantes du contenu des pensées sur lesquelles on raisonne. Mais, malgré l’apparence, les écrits logiques réunis sous le nom d’Organon (instrument) ne donnent nullement un exposé sys¬tématique de cette logique. En apparence, en effet, ils se rangent selon les titres de chapitres des manuels classiques de logique : 1° Catégories contenant la théorie des termes ; 2° De l’Interpré¬tation, ou théorie des propositions ; 3° Premiers Analytiques, ou théorie de syllogisme en général ; 4° Seconds Analytiques, ou théorie de la démonstration, c’est à dire du syllogisme dont les prémisses sont nécessaires ; 5° Topiques, ou théorie du p.172 raisonnement dialectique et probable, dont les prémisses ne sont que des opinions généralement acceptées ; 6° Rhétorique, théorie du raisonnement oratoire ou enthymème, dont les prémisses sont choisies de manière à persuader l’auditoire. Le syllogisme, dont les deux premiers traités ont montré les éléments, est l’organe commun, étudié par le troisième traité, dont usent ¬également savants, dialecticiens et orateurs, chacun avec des prémisses différentes. La réalité est autre. Aristote a écrit les Catégories et la plus grande partie des Topiques (livres II à VII) avant d’avoir décou¬vert le syllogisme. Il n’a d’abord médité sur les règles du raison¬nement qu’en songeant aux règles d’une saine discussion. Déjà, dans le Sophiste et le Parménide de Platon, l’un a vu comment l’idée des cadres logiques (division et classification des termes, détermination des genres premiers, relations de l’attribut au su¬jet) naissait des conditions de la discussion ; il s’agissait avant tout d’avoir raison des antilogiques ou éristiques. C’est dans ce milieu de dialecticiens ardents qu’est née la logique d’Aris¬tote. Or le dialecticien n’a ni les procédés du professeur qui expose, ni encore moins ceux du savant qui crée la science ; la dialectique est un dialogue où un interlocuteur, le demandant, soumet à un autre, au répondant, un problème ou une thèse ; à chaque question, il doit être répondu par oui ou par non ; le but de l’interrogatoire est en général de réfuter le répondant en l’amenant à se contredire. On a vu par quelle transposition Platon avait fait de cette dialectique le tout de la philosophie. Aristote a dû abandonner de bonne heure pareil espoir ; il abaisse la dialectique ou art de la discussion au rang d’un exercice, qui n’apporte pas une certi¬tude, parce qu’elle a égard non pas aux choses mêmes, mais aux opinions des hommes sur les choses. Ce qui définit la dialectique comme telle, c’est moins en effet la structure logique du rai-sonnement que les rapports humains qu’elle implique ; dans une saine discussion, on doit veiller à ne prendre comme points p.173 de départ que des propositions généralement acceptées, soit de tous les hommes, soit des hommes compétents, s’il s’agit d’une thèse technique ; de plus, les questions posées ne doivent être ni trop faciles, puisque la réponse est inutile, ni trop diffi¬ciles, puisque l’on doit y répondre sur le champ . De pareils procédés ne peuvent amener qu’à analyser et comparer des jugements pour en montrer l’accord ou le désaccord. Mais cet exercice est indispensable, et c’est en lui que nous allons voir naître les cadres d’abord de la logique, puis de toute la philosophie d’Aristote. Son premier souci concerne le vocabu¬laire : la confusion dans la discussion vient de ce que l’on désigne des choses différentes par un même nom (homonymes) ou une même chose par des noms différents synonymes) ; le prélimi¬naire indispensable est d’énumérer les divers sens donnés aux mots employés dans la discussion ; presque tout son traité des Catégories, et le livre Δ de la Métaphysique sont consacrés à ces recherches de vocabulaire ; il s’agit moins de distinguer les choses mêmes que les divers emplois d’un même mot. Même remarque sur la théorie de la proposition qui est à la base de la logique aristotélicienne. En affirmant que toute propo¬sition se compose d’un sujet et d’un attribut, Aristote a soutenu une thèse d’une immense portée non seulement logique, mais métaphysique. Or, cette thèse, il l’emprunte non pas à l’analyse du langage comme on l’a dit quelquefois (et de fait, il connaît des formes verbales, telles que celles du vœu, de la prière, qu’il renvoie à la rhétorique), mais bien à l’analyse des problèmes dialectiques. En effet, tout problème dialectique consiste à demander si un attribut appartient ou non à un sujet ; c’est en contestant qu’il fût possible d’affirmer un attribut d’un sujet que les antilogiques rendaient la dialectique impossible ; ce sont, inversement, les besoins de la dialectique qui ont amené Aristote à sa théorie et c’est pourquoi il énonce habituellement p.174 les propositions non sous la forme devenue classique : A est B, mais sous celle ci : B appartient à A. Une proposition est une protasis, c’est à dire une affirmation qu’on présente à l’appro¬bation d’un interlocuteur. Il en est de même du classement des propositions ; la division classique en propositions universelles (affirmatives ou négatives) et particulières (affirmatives ou négatives) se présente d’abord comme division des problèmes ; tout problème consiste en effet à se demander si un attribut appartient (ou n’appartient pas) au tout (où à une partie) d’un sujet, ce qui donne la formule des quatre propositions . De plus, il importe, pour saisir la portée d’un problème dia¬lectique, de connaître le genre de l’attribut que l’on demande. L’attribut dit il ce qu’est le sujet, ou énonce t il seulement une propriété du sujet ? Énonce t il une propriété qui lui appartient nécessairement ou seulement accidentellement ? Autant de cas à distinguer pour rendre la discussion possible ; car bien des erreurs viennent de ce que l’on se croit en droit de renverser les propositions, c’est à dire d’admettre, parce que A appar¬tient à tout B, que B appartient à tout A. Or, ce renver¬sement n’est admissible que si A est un propre de B, c’est à-¬dire lui appartient nécessairement et exclusivement. De préoc-cupations de ce genre, on voit naître la fameuse distinction des attributs en cinq classes : genre, espèce, différence, propre et accident . Les trois premiers se rattachent évidemment à la pratique platonicienne de la division ; la division était destinée à montrer ce qu’est un sujet (ou sa quiddité) en déterminant d’abord la classe la plus générale dont il faisait partie, puis en divisant cette classe en plusieurs ; la classe la plus ample (ani¬mal) devient chez Aristote le genre ; ce qui permet d’y séparer des classes subordonnées, ce sont des différences (raisonnable) ; la synthèse du genre et de la différence, c’est l’espèce (homme) ; et chacun de ces trois attributs, chez Aristote comme dans la p.175 division platonicienne, répond à la question qu’est ce que ? le genre et la différence indiquant, pris chacun à part, une partie de l’essence de l’espèce, et pris ensemble, cette essence entière, dont la formule est la définition. Le propre et l’accident, au contraire, sont des attributs qui ne font pas partie de l’essence du sujet, c’est à dire ne répondent pas à la question qu’est ce que ? Mais le propre est une dépendance nécessaire de l’essence du sujet à qui il appartient exclusivement comme l’égalité des angles à deux droits appartient au seul triangle parmi les polygones ; l’accident peut, au contraire, ne pas appartenir au sujet. Les Topiques, dans leurs applications pratiques, donnent les moyens d’éprouver dans laquelle de ces classes rentre un attribut donné ; par exemple un attribut ne sera reconnu comme un genre du sujet que si l’on vérifie qu’il appartient à toutes les espèces comprises sous le sujet, que tout ce qui appartient au sujet lui appartient aussi (livre IV, chap. premier). Ce sont, on le voit, des règles permettant de discuter si une attribution admise par le répondant est valide, si ce qu’il a posé comme genre n’est pas plutôt un propre, etc., mais non pas du tout de découvrir de pareilles attributions . Tel est le caractère des célèbres règles de la définition données dans les Topiques ; la dialectique est incapable de répondre à la question qu’est ce que ? Car les seules questions admises sont celles auxquelles on peut répondre par oui ou non : incapable d’établir une définition, elle peut passer à l’épreuve une définition proposée, en cherchant par exemple si la définition convient exclusivement au défini, si on n’y a pas subrepticement introduit le propre à coté du genre prochain et de la différence spécifique, si l’on n’a pas utilisé des termes homonymes ou métaphoriques comme faisaient ceux qui ne définissent que par comparaison . C’est la pratique de ces discussions qui conduit Aristote à p.176 poser trois problèmes qui vont dominer sa logique : celui de la conversion des propositions, celui des catégories, celui des opposés. Le premier est amené par l’usage spontané qu’on fait dans la discussion des propositions réciproques de celles que l’on a fait admettre par le répondant ; si, par exemple, on a admis que tout plaisir est un bien, on sera incité à considérer comme accordé que tout bien est un plaisir. Or une pareille réciprocité n’est possible que si l’attribut appartient exclusivement au sujet, c’est à dire est un de ses propres ou bien la formule de sa défi¬nition ; mais, dans le cas général, comme l’attribut peut appar¬tenir à des termes qui ne sont pas dans le sujet, l’universelle affirmative se convertit en particulière. En revanche l’univer-selle négative et la particulière négative ne changent pas en se convertissant. Le second problème, celui des catégories, est aussi posé pour les besoins de la discussion . Les dix catégories sont les divers sens que peuvent prendre les termes (sujets ou attributs) : ils peuvent indiquer soit une substance (homme, cheval), soit quand, soit où se trouve un être (adverbes et compléments de lieu et de temps), soit la qualité d’une chose (adjectifs quali-ficatifs), soit à quoi elle est relative (double, moitié), soit sa situation (il est assis, ou couché), soit sa possession (il a des souliers ou des armes), soit son action (il coupe ou brûle), soit sa passion (il est coupé ou brûlé). Bien que ce classement s’aide de l’analyse du langage, il ne s’y réduit pas entièrement, puisque, par exemple la forme linguistique substantif blancheur peut désigner une qualité et non une substance. Ces distinctions sont plutôt nées de la dialectique. Il ne suffit pas, pour que la discussion soit claire, de savoir si un attribut est genre, diffé¬rence, espèce, propre ou accident ; il faut encore savoir dans laquelle des dix catégories il rentre ; car si un terme est un genre, et si ce genre est par exemple une qualité (couleur), sa p.177 différence et ses espèces devront être aussi des qualités . Précaution d’autant plus nécessaire qu’un même mot peut avoir plusieurs sens, dont chacun appartient à une catégorie différente ; le terme bon par exemple, peut entrer dans la catégorie du produire (le remède qui produit la santé), ou de la qualité (vertueux), ou du temps (la bonne occasion), ou de la quantité (la bonne mesure). C’est dans certains cas, grâce aux catégories, que le dialecticien pourra conserver la distinction du propre et de l’accident ; si je suis seul assis dans une société, bien que être assis soit, en lui-même, un accident, il devient un propre rela-tivement aux assistants et tant que dure leur réunion . Le problème des oppositions est par excellence celui de la dialectique platonicienne. Pour qu’une discussion soit même possible (puisque tout problème consiste à demander un oui ou un non), il faut au moins que le non ait un sens par rapport au oui, l’erreur par rapport à la vérité, l’autre par rapport au même : c’est la question de Platon dans le Sophiste. Aristote ayant en vue surtout la pratique de la discussion, cherche à déter¬miner quelles sont les thèses qui se commandent et celles qui s’excluent l’une l’autre. Quand une proposition affirme de tout le sujet ce que l’autre nie de tout le sujet (Tout homme est juste, aucun homme n’est juste), elles sont dites contraires et ne peuvent être vraies en même temps : sont contradictoires deux propositions dont l’une affirme ce que l’autre nie (Tout homme est blanc ; il n’est pas vrai que tout homme est blanc ou : quelque homme n’est pas blanc) ; de deux contradictoires, il est nécessaire que l’une soit vraie et l’autre fausse . Il fallait aussi déterminer quels sont les couples d’attributs dont l’un commande ou exclut l’autre ; il y a quatre oppositions de termes ; les relatifs (double et moitié), les contraires (bien et mal), la possession et la privation (clairvoyant et aveugle), la p.178 contradiction (malade et non malade) . De ces oppositions, le sens de la première et de la quatrième est facile à saisir ; car deux relatifs s’impliquent l’un l’autre, et deux contradic-toires s’excluent, l’un des deux devant nécessairement appar¬tenir au sujet. En revanche l’emploi des deux autres groupes d’opposés demande mille précautions ; d’abord il faut détermi¬ner dans quel genre on prend les contraires. (blanc et noir, dans le genre couleur ; pair et impair dans le nombre) et rapporter la discussion exclusivement à ce genre ; puis, il faut distinguer deux cas, celui où les contraires n’ayant pas de milieu, la posi¬tion de l’un entraîne l’exclusion de l’autre (pair, impair), et le cas inverse (blanc et noir ; le non blanc n’étant pas forcément le noir) ; dans ce dernier cas, la détermination des contraires sera difficile ; si le contraire du blanc est le noir et non pas une autre couleur, c’est que dans le genre couleur, le noir est ce qu’il y a de plus éloigné du blanc : les termes les plus éloignés possible, telle est la définition très peu précise des contraires à laquelle aboutit Aristote. Pour la possession et la privation, ¬il est entendu qu’ils n’ont de sens que si on les rapporte à un sujet qui possède par nature ce dont il peut être privé ; c’est l’homme qui est aveugle et non la pierre ; sinon serait vrai le sophisme qui affirme que l’homme a des cornes parce que l’on ne peut dire quand il les a perdues.

II. — L’ORGANON (suite) : LES ANALYTIQUES @ De ces cadres logiques, si visiblement faits pour la discussion, Aristote a tiré toute sa théorie du syllogisme. Il est venu à s’apercevoir que la nécessité avec laquelle on tirait les consé¬quences des thèses posées d’abord était tout à fait indépendante du fait que l’on discute ; le professeur qui expose, le p.179 dialecticien qui discute, l’orateur qui persuade emploient, quelle que soit la différence de leurs points de départ, un raisonnement aussi rigoureux : c’est le syllogisme, c’est à dire le procédé qui fait voir à la pensée l’union d’un attribut à un sujet, quand cette union n’est pas connue immédiatement. Il est donc loisible d’étudier en lui-même ce raisonnement « dans lequel, certaines choses étant posées, une autre en résulte nécessairement par le seul fait que celles là sont posées  ». Cette étude est l’objet des Premiers Analytiques, et elle comprend trois parties : la genèse des syllogismes (chap. 1 à 26), les moyens d’inventer les syllogismes (27 30), la réduction de tous les raisonnements valables au syllogisme . C’est la division platonicienne qui a pu donner à Aristote l’idée du syllogisme ; car la division est bien une manière de syllogisme ; elle « réunit » en effet un attribut (soit mortel) à un sujet (soit homme), une fois admis que ce sujet fait partie d’un genre (soit animal), et que ce genre se divise en deux espèces, mortel et immortel, dans la première desquelles rentre l’homme : il y a donc bien là trois termes, logiquement hiérarchisés, et, grâce à cette hiérarchie logique, réunion de deux d’entre eux par le troisième. Mais c’est un « syllogisme faible », incapable de conclure avec nécessité, puisqu’il ne donne aucun moyen de découvrir dans laquelle des deux espèces, mortel ou immortel, il faut placer l’homme, et puisque, d’autre part, il fait du moyen animal un genre plus étendu que l’attribut mortel . Mais gardons l’idée de cette hiérarchie logique, et supposons qu’il y ait « trois termes qui soient les uns aux autres dans un rapport tel que le dernier (mineur) soit dans tout le moyen et que le moyen soit dans tout le premier (majeur)  ». Il en résul¬tera un « syllogisme des extrêmes ». Si A est affirmé de tout B (majeure), et B de tout (ou de quelque) C (mineure), A est p.180 nécessairement affirmé de tout (ou de quelque) C. De même si A est nié de tout B, et B affirmé de tout (ou de quelque) C, A est nié de tout (ou de quelque) C. Tel est le syllogisme parfait (première figure) qui tire immédiatement ses conclusions de l’inspection de la hiérarchie logique entre A, B et C. Remarquons aussi que les concepts hiérarchisés ne sont pas assujettis, comme dans la division platonicienne, à être pris dans la quiddité du sujet de la conclusion ; ils peuvent être aussi des propres et des acci¬dents, pourvu qu’ils satisfassent aux conditions indiquées. Entre les trois termes, une autre hiérarchie logique que celle qui est indiquée rendrait elle possible le syllogisme des extrêmes ? Oui, certes ; et il n’est pas nécessaire que le moyen soit compris dans le majeur et comprenne le mineur. Si, par exemple, le moyen est affirmé de tout le majeur (majeure) et nié de tout le mineur (mineure), il s’ensuit que le majeur est nié de tout le mineur (deuxième figure). Syllogisme, mais syllogisme imparfait, parce qu’il ne repose pas sur l’inspection immédiate de la hiérarchie des termes. Il faudra donc le démontrer, c’est à dire le réduite à un syllogisme de la première figure. Cette démonstration s’opère en convertissant la mineure ; étant une négative universelle (le moyen est nié de tout le mineur), elle se convertit en une négative universelle (le mineur est nié de tout le moyen), et le syllogisme se trouvé ainsi appartenir à la première figure (deuxième mode). Cette démonstration, qui peut servir d’exemple à celle des trois autres modes, est évidemment com¬mandée par le désir de retrouver au fond de tout syllogisme un même rapport conceptuel qui place le moyen entre les deux extrêmes. Il y a encore syllogisme dans le cas où le majeur et le mineur appartiennent l’un et l’autre à tout le moyen ; car on est en droit de conclure que le mineur appartient quelquefois au majeur (troisième figure). Dans ce cas, la hiérarchie est inverse de celle de la figure précédente, puisque le moyen est plus général et que le majeur et que le mineur. Il sera aisé de transformer p.181 ce syllogisme imparfait en un syllogisme parfait, en convertis¬sant la majeure qui, étant une affirmative universelle, se con¬vertit en particulière affirmative, et devient : le moyen appar¬tient à une partie du majeur. On rétablit ainsi la hiérarchie des concepts qui a donné naissance au syllogisme . Dans la division platonicienne, comme l’attribut exprimait la quiddité du sujet, les propositions étaient toujours néces¬saires. Dès que l’on s’affranchit de cette condition, il n’est aucune raison de croire qu’il n’y a syllogisme qu’avec des prémisses nécessaires. Les propositions peuvent être seulement contin¬gentes et possibles, ou bien énoncer une vérité de fait, mais qui n’est point nécessaire. Telles sont les trois modalités que peuvent présenter les propositions. D’où un nouveau problème : celui de déterminer la modalité de la conclusion dans chacune des trois figures, lorsque la modalité des prémisses est connue. Sauf dans le cas du syllogisme à prémisses nécessaires de la pre¬mière figure, où l’on voit immédiatement que la conclusion est nécessaire, Aristote démontre la modalité de la conclusion dans tous les cas possibles, en se servant soit de la conversion soit de la réduction à l’absurde . Ce mécanisme compliqué du syllogisme est bien issu de la dialectique : les conclusions sont en effet les problèmes à résoudre. Elles sont posées comme questions avant le syllogisme qui doit permettre une réponse. Le syllogisme naît souvent de longues recherches antérieures : une fois posée la question si tel attribut appartient ou non à un sujet, il faut trouver le moyen qui la résoudra ; et c’est pourquoi il faut faire deux listes, l’une de tous les sujets possibles du majeur, et l’autre de tous les attributs possibles du mineur (sans remonter, toutefois, dans les attributs indiquant la quiddité, au delà du genre prochain) ; c’est dans la partie commune de ces deux listes que l’on trouvera nécessairement le moyen . p.182 Cette recherche tâtonnante du moyen fait un contraste com¬plet avec le mécanisme rigide du syllogisme une fois trouvé. Ce contraste apparaît jusqu’à l’évidence, lorsque Aristote montre comment on peut déduire le vrai du faux ; la vérité de la conclu¬sion n’est en aucune manière une garantie de celle des prémisses. Il y montre encore un cas où la déduction est illusoire, malgré la parfaite correction des syllogismes ; c’est celui de la preuve cir-culaire où l’on se sert comme prémisse de la conclusion d’un syllogisme qui avait lui-même comme prémisse la conclusion que l’on veut actuellement prouver . La question est donc maintenant de savoir comment se justifient les prémisses ; l’art syllogistique permet bien d’enchaîner nécessairement la conclusion aux prémisses ; il ne donne aucun moyen de poser des prémisses, dans le cas où ces prémisses ne sont pas elles-mêmes des conclusions de syllogismes précédents. C’est ici que trouve place la distinction entre les trois arts qui manient tous trois le syllogisme : l’apodictique ou art de la démonstration, la dialectique et la rhétorique. C’est à l’apodic¬tique que sont consacrés les Seconds Analytiques. Le syllogisme qui donne la science ou la démonstration n’est pas seulement celui dont la conclusion découle nécessaire¬ment des prémisses (ce qui est un caractère commun à tous les syllogismes), mais celui dont la conclusion est nécessaire. Or la conclusion ne peut être nécessaire que si les prémisses sont elles mêmes nécessaires ; c’est une règle des syllogismes modaux que, si le moyen appartient nécessairement au majeur, et le mineur nécessairement au moyen, le mineur appartient néces¬sairement au majeur. Le syllogisme scientifique ou démonstra¬tion est donc caractérisé par la nature de ses prémisses. Elles doivent être vraies ; elles doivent être premières et immédiates et par conséquent indémontrables ; car s’il fallait les démontrer elles mêmes et ainsi à l’infini, la science serait à tout jamais p.183 impossible ; elles doivent contenir la cause de la conclusion ; enfin elles doivent être logiquement antérieures à la conclusion et plus faciles à connaître qu’elle (I, 1, 2 et 6). Que sont ces indémontrables ? Il y a d’abord les axiomes communs tels que : « Il est impossible qu’un attribut appartienne et n’appartienne pas à un même sujet en même temps et sous le même rapport ». Mais de pareils axiomes sont les conditions universelles ou principes communs de toute science, et ne con¬tiennent la cause de rien en particulier. Les propositions indé¬montrables qui contiennent la cause, ce sont celles qui enseignent ce qu’est l’être dont on veut démontrer un attribut, c’est à dire les définitions, qui sont les « principes propres » de la démons¬tration . Le moyen doit être emprunté à la quiddité de la chose ; il y a une sorte de parité entre le moyen, l’essence ou quiddité, la raison et la cause ; ainsi les astronomes ont décou-vert que l’essence de l’éclipse de lune était l’interposition de la terre entre elle et le soleil ; cette interposition est le moyen terme par où l’on démontrera que la lune s’éclipse ; si tout corps séparé ainsi de sa source lumineuse s’éclipse, et si la lune en est ainsi séparé, il s’ensuit qu’elle s’éclipse. C’est toujours parce que le moyen fait partie de l’essence du majeur, et parce qu’il est affirmé du mineur, que le majeur peut, lui aussi, s’affirmer du mineur. C’est parce qu’un angle droit est fait de la moitié de deux droits et que l’angle inscrit dans un demi-cercle est la moitié de deux droits qu’il est égal à un droit. C’est parce qu’on ne peut attaquer un adversaire sans qu’il vous attaque à son tour que les Athéniens qui ont attaqué les Mèdes les premiers ont été attaqués à leur tour. C’est parce que la promenade entraîne une digestion facile, et parce que l’homme en bonne santé a la digestion facile, que cet homme se promène. Le moyen fait donc toujours ressortir l’essence ou un aspect de l’essence du grand terme ; la mineure peut être une simple proposition de p.184 fait qui affirme cette essence du petit terme ; la conclusion sera nécessaire . Il est certain que, dans la démonstration, l’effet est lié analytiquement à la cause, puisque l’effet (éclipse de lune) est la même chose que la cause (interposition d’un corps opaque). Pourtant l’expression liaison analytique est insuffisante pour caractériser la démonstration ; car la même liaison a lieu dans tout syllogisme, démonstratif ou non. Dès que l’on pense en effet la liaison propre à la démonstration, on s’aperçoit qu’il y a entre le moyen et l’effet un lien de dérivation, de principe à consé¬quence qui implique la priorité réelle et effective du moyen ; le syllogisme de la cause ou raison va plus loin qu’un simple jeu de concepts ; il atteint la réalité même. Mais c’est précisément à ce point et pour cette raison que la théorie de la science commence ici à déborder l’Organon ; en effet, il n’est pas possible de démontrer une définition, de faire d’une définition la conclusion d’un syllogisme ; l’Organon est ici incompétent ; tout au plus, peut il montrer cette impossibilité : toute démonstration fait voir qu’une chose est vraie d’une autre ; mais la définition énonce l’essence et n’affirme pas une chose d’une autre  ; d’ailleurs pour faire cette démonstration, il faudrait que la cause de l’essence fût différente de l’essence elle-même, ce qui n’est pas, puisqu’une chose est par elle même et immédiate¬ment ce qu’elle est . En revanche, les Analytiques ne peuvent, pas plus que les Topiques, donner de méthode positive pour atteindre les définitions. La place de cette méthode est pour¬tant indiquée : c’est un principe sans exception que nous ne pouvons rien apprendre qu’en partant de quelque connaissance préalable ; pour être première et immédiate, la définition n’est donc pas sans origine. Cette origine est la perception sensible d’où elle se tire par induction . L’induction est ce p.185 raisonnement dont parle Aristote dans les Topiques et qui consiste, pour attribuer une propriété à un genre, à faire voir qu’elle appartient aux espèces comprises sous ce genre ; ainsi les « an¬ciens » montraient que l’absence de fiel est, chez un animal, un symptôme de longévité en donnant l’exemple des solipèdes, des cerfs, auxquels des observations plus récentes pouvaient ajouter le dauphin et le chameau. Pourtant l’induction (qui, on le voit, porte non sur les individus mais sur les espèces) ne peut, même si elle est complète, nous faire voir la nécessité de la liaison entre la longévité et l’absence de fiel. Cette liaison ne sera saisie intellectuellement que par l’analyse physiolo¬gique qui montre le rôle du foie dans le maintien de la vie et fait voir dans le fiel une sécrétion, de la nature des excréments, qui atteint le foie et par conséquent la vie. L’induction ne saurait donc que préparer la connaissance des essences . Cette conception de la science démonstrative ne fait qu’appli¬quer à l’enseignement un procédé fait d’abord pour la discussion. En effet la science est avant tout l’art du professeur qui enseigne, c’est à dire qui, excluant toutes les prémisses qui ne sont pas certaines, peut dès lors procéder dogmatiquement comme le géomètre, et non pas par interrogation comme le dialecticien. Mais la certitude de ces propositions ne saurait être elle-même objet ou matière de science ; car elles devraient être alors des conclusions de syllogismes, et ainsi à l’infini, ce qui rendrait la démonstration impossible. Il faut donc, pour que la science soit possible, des prémisses qui sont elles mêmes indémon¬trables et qui ne sont pas objets de science. Comment découvrir ces prémisses ? Le dialecticien ou le rhéteur les demandent, selon les cas, à l’opinion commune ou éclairée ; mais ils n’obtiennent pas de certitude. A qui les demandera le savant ? Cette question donne le cadre de toute la philosophie d’Aristote, et d’abord de sa métaphysique.

III. — LA MÉTAPHYSlQUE @ p.186 La métaphysique d’Aristote tient en effet la place laissée vacante par suite du rejet de la dialectique platonicienne. Elle est « la science de l’être en tant qu’être, ou des principes et causes de l’être et de ses attributs essentiels  ». Elle pose ce problème très concret : qu’est ce qui fait qu’un être est ce qu’il est ? Qu’est ce qui fait qu’un cheval est un cheval, qu’une statue est une statue, qu’un lit est un lit  ? Il s’agit de savoir le sens qu’a le mot est dans la définition qui énonce l’essence d’un être. La Métaphysique se trouve être par conséquent, pour sa plus grande partie, un traité de la définition : le problème de la définition, que Platon avait cru résoudre par la dialectique, n’est en réalité ni du ressort de la dialectique, qui juge simple-ment de la valeur des définitions faites, ni de celui de la science démonstrative qui en use comme de principes, mais d’une science nouvelle et encore inconnue, la philosophie première, ou science désirée, qui s’occupe de l’être en tant qu’être. Assurément le mot est a d’autres sens que celui qu’il prend dans la définition ; il peut servir à désigner l’attribut essentiel ou le propre (l’homme est riant), ou encore l’accident (l’homme est blanc), l’accident pouvant d’ailleurs être pris dans une des neuf catégories ; mais l’être du propre comme celui de l’accident suppose l’être d’une substance ; et si l’on peut parler aussi de l’être d’une qualité et demander ce qu’elle est, c’est parce qu’il y a d’abord une substance ; tous ces sens d’être sont dérivés du premier. L’objet primitif et essentiel de la métaphysique est donc de déterminer la nature de l’être en son sens primitif ; mais elle s’étend à tous les sens dérivés, puisque tous ces sens se rapportent au sens primitif. C’est pourquoi la métaphysique a d’abord à établir les axiomes p.187 puisque sans eux l’on ne saurait parler de l’être en aucun sens ; on ne peut affirmer et nier à la fois ; on ne peut dire qu’une même chose est et n’est pas ; on ne peut dire qu’un même attribut appar¬tient et n’appartient pas à un même sujet en même temps et sous le même rapport. La négation de ces principes est équivalente à la thèse du Protagoras du Théétète qui déclarait vrai tout ce qui paraît tel. L’établissement de ces principes indémontrables ne saurait d’ailleurs être une démonstration positive, mais seu¬lement une réfutation de ceux qui les nient : réfutation toute dialectique consistant à faire voir à l’adversaire que, en parais¬sant les nier, effectivement, il les accepte. Qu’il n’y ait pas de milieu entre l’affirmation et la négation ; c’est une condition de la pensée ; dire le contraire, c’est dire que ce qui est n’est pas, que ne qui n’est pas est, c’est nier qu’il y ait du vrai et du faux. La réfutation consiste aussi à montrer l’insuffisance des exemples que l’adversaire donne en faveur de sa thèse ; notamment la variation des impressions sensibles selon les circonstances ne lui apporte aucune preuve ; car, si le vin, doux pour un homme sain, est amer pour le malade, au moment même où le vin lui paraît amer, il ne lui paraît pas doux ; l’impression sensible elle même vérifie l’axiome (Γ, 5 à 7). Au reste, la tâche de la métaphysique est nouvelle ; il ne s’agit plus, ni comme chez les physiciens, d’arriver par décom¬position aux éléments composants des êtres, ni comme chez Platon, de s’élever par une dialectique régressive jusqu’à une réalité suprême, objet d’une intuition intellectuelle, mais bien de déterminer par généralisation, les caractères communs de toute réalité. Aussi la métaphysique n’est elle ni la science du Bien ou cause finale ni celle de la cause motrice, puisque Bien et cause motrice laissent en dehors d’eux les choses immobiles telles que les êtres mathématiques, mais la science bien plus générale de la quiddité qui ne laisse rien en dehors d’elle  ; elle p.188 n’étudie pas une à une et collectivement toutes les substances mais ce qu’il y a de commun à toutes  ; mais, encore une fois ce qu’il y a de commun, ce n’est pas des éléments concrets, tels que le feu ou l’eau, c’est que chacune a une quiddité qui permet de la classer dans un genre et de la déterminer par une différence . A cet égard, il ne faut faire aucune distinction entre les substances sensibles et les substances non sensibles, pas plus qu’entre les corruptibles et les incorruptibles ; le domaine de la métaphysique n’est pas limité à la catégorie de choses non sensibles et incorruptibles ; il est bien plus étendu . Non pourtant que le métaphysicien, étudiant l’être en tant qu’être, ait l’illusion d’avoir atteint le genre suprême ; c’est là l’erreur des platoniciens et des pythagoriciens qui parlant comme d’un genre suprême de l’être (ou de l’un ; ce qui revient au même, puisque on peut dire un de tout ce dont on dit est), déterminent ensuite toutes les classes par la méthode de division, au moyen de différences de l’être : erreur logique, puisque c’est une règle logique que la différence (par exemple bipède) ne doit point contenir dans sa notion le genre (animal) dont elle est la diffé¬rence, tandis que, de chaque prétendue différence de l’être, on peut dire qu’elle est. L’être, attribut universel, n’est donc point pour cela le genre dont les autres êtres seraient les espèces ; les premiers genres sont les catégories, et l’être, comme l’un, est au dessus d’elles et commun à toutes (I, 2). Pour faire de l’un ou de l’être le genre et par conséquent le générateur de toute réalité, la dialectique platonicienne prenait pour point de départ moins l’être que des couples d’opposés, être et non être, un et multiple, fini et infini, par le mélange desquels elle engendrait toutes les formes de la réalité. La métaphysique ferme encore cette issue à la dialectique : les opposés ne sont pas des principes primitifs, mais des manières d’être des p.189 substances ; une chose est substance avant d’être finie ou infinie ; or la substance, c’est à dire un homme ou un cheval « n’a pas de contraire » ; ce premier principe ne peut donc être le point de départ d’une dialectique ; la science des opposés n’est plus qu’une partie subordonnée de la métaphysique  ; nous verrons quel rôle immense elle garde, comme principe de la physique. Si l’être n’est ni un genre suprême ni un terme dans un couple d’opposés, il n’est qu’un prédicat ; et les seules réalités dont il soit prédicat, quand on le prend en son sens primitif, ce sont des réalités individuelles, Socrate ou ce cheval (τόδε τι). Ces réalités sont celles qui sont étudiées par la métaphysique, non pas comme particulières, mais en tant qu’elles sont quelque chose. Or, n’y a t il pas là une difficulté grave ? Ces choses sensibles, mouvantes, évanouissantes, sont elles réellement quelque chose ? La science est elle possible autrement qu’en atteignant leur modèle intelligible et fixe ? De là, le fameux dilemme ; ou un objet est objet de science, et alors il est universel et donc irréel, ou il est réel, donc sensible, sans avoir d’être véritable, donc sans prise pour la science. Car il n’y a « de science que de l’uni¬versel  ». C’est ce qui a amené Platon à superposer aux réalités du devenir, objets d’opinion, les réalités stables des idées, objets de science, issue fermée à Aristote, dont une des principales préoccupations est alors démontrer les éléments stables et per¬manents impliqués au sein du devenir lui-même.

IV. — CRITIQUE DE LA THÉORIE DES IDÉES @ Cette conception de la métaphysique reste en un sens fidèle à l’esprit platonicien ; si la science est possible, bien qu’il n’y ait que des réalités individuelles, c’est à cause des réalités p.190 stables et partant intelligibles que contiennent ces choses par¬ticulières. L’illusion de Platon est d’avoir considéré ces réalités stables comme séparées des choses sensibles. En séparant les idées, Platon, selon Aristote, n’a voulu qu’imaginer une subs-tance qui pût être l’objet de la science créée par Socrate. Celui-ci avait placé la science dans des inductions amenant à des défi¬nitions ; Platon, étendant à la nature entière la méthode que Socrate avait employée en morale, a vu dans les idées des subs¬tances correspondant aux quiddités énoncées dans les défini¬tions, et il a expliqué les choses sensibles par leur participation à ces substances . La critique d’Aristote est naturellement toute dialectique ; il s’agit moins de démontrer que les idées n’exis¬tent pas que de montrer que la philosophie de Platon n’est pas la philosophie première, c’est à dire de montrer qu’elle a laissé séparées les deux choses qu’elle a cru unir, la science et la substance. Aussi, cette critique, si multiple et variée qu’elle soit, peut au fond se réduire à deux chefs : ou bien les idées sont objets de science, et alors elles ne sont pas des substances ; ou elles sont les substances des choses, et alors elles ne peuvent être objets de science. Considérons le premier point : on sait les trois arguments par lesquels les platoniciens démontrent l’existence des idées : l’un au dessus des multiples (une multiplicité d’objets possédant une même propriété, la beauté par exemple, exige que cette pro¬priété existe au dessus d’eux tous) ; les arguments tirés des sciences (puisqu’une définition géométrique implique l’exis¬tence de son objet) ; la représentation de la chose qui persiste. une fois la chose disparue, ce qui implique la stabilité d’un objet de la science qui n’est plus soumis au flux des choses sen¬sibles . Or, à supposer vrais ces trois arguments, ils prouve¬raient trop ; car les choses multiples dont on affirme l’unité les choses que l’on définit, celles enfin que l’on se représente une p.191 fois disparues, peuvent être bien autre chose que des substances, à savoir des quantités, des qualités et des relations. Ces arguments prouvent donc l’existence des idées de qualités ou des relatifs au même titre que celle des idées de substances . Mais comment l’idée d’une chose qui n’est pas substance pourrait-elle être substance ? Car si l’idée d’une qualité est, comme on le veut, l’être même de cette qualité , il s’ensuit qu’elle est elle même qualité. Il faut aller plus loin : même l’idée d’une substance ne peut être, elle aussi, une substance : car toute substance est une ; or, si les idées sont, comme elles doivent l’être dans le plato¬nisme, des objets de définition, elles ne peuvent être unes. Toute définition est en effet composée d’un genre et d’une diffé¬rence : par exemple, l’homme se définit un animal bipède ; cette composition ne devrait pas être un obstacle à l’unité du défini, puisque animal bipède désigne un seul être ; or, si la théorie des idées est vraie, la composition est incompatible avec l’unité ; car les termes animal et bipède désignent chacun une idée, donc une substance : il y a donc dans l’homme deux substances, et l’homme perd, avec son unité, sa substantialité . Mais, bien plus, l’unité du genre animal n’est pas mieux sauvegardée que celle de l’espèce ; car, s’il était un, il devrait, pour former les espèces, participer à la fois et sous le même rapport à des diffé¬rences contraires, par exemple animal à bipède et à multipède  : si c’est impossible, il faut donc qu’il soit multiple, et que son unité soit dans notre pensée et non plus dans la réalité. Enfin, l’argumentation de Platon, à en pousser les consé¬quences, établirait pour chaque classe d’être non point une idée comme elle le veut, mais une infinité d’idées ; car si, à chaque multiplicité de choses semblables doit correspondre une idée, la règle doit s’appliquer quand nous envisageons l’homme sen¬sible et l’idée de l’homme ; à ces deux termes, puisqu’ils sont p.192 semblables doit correspondre un troisième homme ; au groupe formé par ces trois hommes, doit en correspondre un quatrième, et ainsi à l’infini . La substantialité de l’idée va ainsi se perdant. Ainsi, si les idées peuvent être définies, elles ne sont pas des substances ; inversement, si les idées sont des substances, elles ne peuvent être ni objets, ni moyens de science. Dans toute l’argu¬mentation qui suit, Aristote prête à Platon l’intention de faire des idées des principes d’explication des choses sensibles ; elles ne sont que la quiddité réalisée de ces choses  ; et elles pré¬tendent bien répondre au problème de la métaphysique ; ce qui fait qu’un homme (sensible) est un homme, c’est qu’il parti¬cipe à l’homme en soi. Or, cette explication est illusoire : d’abord, comme les idées sont des substances fixes, elles doivent être causes toujours de la même manière, et elles n’expliquent donc pas le devenir des choses sensibles, le pourquoi de leur naissance et de leur disparition. L’idée, étant immobile, peut être cause d’immobilité mais non de mouvement . Comment d’ail¬leurs agiraient les idées ? Non pas certes comme la nature qui est immanente aux choses, puisqu’elles en sont séparées. Elles ne peuvent être non plus des causes motrices. Et en effet aucun abstrait, aucun universel n’est capable de produire une chose particulière ; c’est toujours une chose particulière actuelle qui engendre une chose particulière ; c’est l’architecte qui fait la maison, et c’est « l’homme qui engendre l’homme  ». Cette vision concrète et immédiate du devenir ou plutôt des devenirs multiples s’oppose à la fiction platonicienne de prétendus modèles des choses, qui ne sont en réalité que ces choses mêmes aux¬quelles on ajoute l’expression en soi et qui, loin d’expliquer les choses, ne font que les doubler. Rien d’essentiel n’est ajouté à cette critique par l’argumen¬tation que dirige Aristote contre les doctrines apparentées à p.193 celle des idées : d’abord contre la doctrine des êtres mathéma¬tiques, conçus par Platon comme des intermédiaires entre les idées et les choses sensibles, ensuite contre la théorie des nombres mathématiques érigés en réalités suprêmes par Speu¬sippe, enfin contre la théorie des nombres idéaux chez Xéno¬crate. Pourtant il y a un point nouveau : Aristote ne peut pas dire des essences mathématiques ce qu’il disait des idées, qu’elles ne font que doubler les choses sensibles, puisqu’elles sont d’une autre nature. Mais alors, cette différence de nature est préci¬sément le point de départ d’une critique inverse de celle qu’il adresse aux idées, à savoir le caractère complètement arbi¬traire (qu’il signale en particulier chez les partisans des nombres idéaux) du rapport entre le nombre et la chose qu’il a charge d’expliquer . Pourtant, pourrait on dire, des sciences du type de l’astronomie qui substitue au ciel visible une construction mathématique faite de cercles ou de sphères, n’avancent elles pas plus près de la réalité que celles qui en restent à la sensation ? Ces sciences étaient vraiment le fort des platoniciens : et Aris¬tote lui-même admet bien que, dans des sciences telles que l’harmonique, l’arithmétique donne la raison ou l’essence des accords que les sens font connaître. S’ensuit il que les réalités mathématiques sont distinctes des sensibles ? Si le ciel des astronomes est une réalité distincte du ciel sensible, il faudra qu’il y ait un ciel immobile a la place même où nous voyons le ciel se mouvoir . L’être mathématique n’a point cette réalité : il naît d’une abstraction qui envisage les formes et les limites en les séparant de leur contenu. Aussi Aristote ne considère pas du tout que les mathématiques rendent les substances réelles intelligibles ; comme les formes et les mou¬vements réguliers du ciel ont finalement chez lui des raisons physiques, de même il rejette les constructions mathématiques p.194 que l’on essayait alors de phénomènes comme la vision. Les mathématiques n’atteignent que des prédicats des choses, des quantités et n’envisagent point la substance, l’être comme tel ; ce n’est pas de leur côté que l’on trouvera la métaphysique.

V. — LA THÉORIE DE LA SUBSTANCE @ En écartant la doctrine d’après laquelle les quiddités ou essences des choses sont des substances éternelles réalisées en dehors des choses dont elles sont les essences, Aristote ne prétend pas nier du tout, bien au contraire, que les quiddités soient ; seulement la quiddité est dans la chose elle même ; la quiddité de l’homme est dans Socrate et Callias. Sous un de ses aspects, la métaphysique est l’ensemble des règles qui permettent d’isoler cette quiddité du reste des attributs. Mais, par la nature du problème, il n’y a pas là matière à démonstration, puisqu’on ne démontre pas la quiddité ; d’où en ce domaine, cet appel fré¬quent soit à l’expérience, soit à l’opinion, qui est le signe de la méthode dialectique. D’une manière générale, si la substance dont il s’agit est nous même, il est aisé d’éliminer de l’essence des attributs comme musicien, vêtu de blanc, qui sont acquis et n’appartien¬nent pas à nous même comme tels ; il reste, comme résidu, les caractères qui appartiennent à la définition ; « l’essence est de toutes les choses dont il y a définition » ; elle ne contient que ce qui dans la chose n’est pas dérivé mais primitif. Mais encore faut il distinguer la définition qui suppose que le défini est en autre chose, définition qui n’atteint que les choses dérivées et non pas les substances, et la définition proprement dite qui est celle d’une essence qui ne se rapporte pas à autre chose ; ainsi pair, qui se définit divisible par deux, implique nombre ; camusité, qui signifie courbure dans le nez, implique le nez ; l’essence ou quiddité n’appartient à ces choses que p.195 secondairement et non pas primitivement comme elle appartient à la subs¬tance . Le terrain ainsi déblayé, reste la principale difficulté : qu’est-ce qui fait l’unité de l’essence exprimée par la définition, unité sans laquelle elle ne peut être une substance ? Si la définition de l’homme est animal bipède, qu’est ce qui fait que animal bipède désigne une essence unique et non une collection de deux termes, tandis que animal blanc est un composé d’essence et de qualité  ? Question fort grave, puisqu’il s’agit de savoir si, comme les atomistes l’ont prétendu, on peut obtenir l’es¬sence d’un être par simple juxtaposition d’éléments, ou si l’essence a une véritable unité. Pour y répondre, il faut distin¬guer entre les parties matérielles d’un être et les parties de sa forme ou de son essence : ainsi les partis matérielles d’un cercle, ce sont les segments en lesquels il est divisible ; ses parties for¬melles, c’est le genre (figure plane) et la différence qui le défi¬nissent. Or le cercle ne naît pas de la juxtaposition de ses parties matérielles, auxquelles même il est antérieur, puisque la notion du demi-cercle implique celle du cercle ; de même l’angle aigu, partie matérielle de l’angle droit, est pourtant logiquement pos¬térieur à l’angle droit, puisqu’il se définit l’angle plus petit qu’un droit. De même la main est postérieure et non pas anté¬rieure à l’essence du corps vivant, puisqu’elle ne saurait exister comme main, à part de ce corps. Il est vrai qu’on ne distingue pas toujours clairement les parties essentielles des parties maté¬rielles ; il est difficile par exemple de voir que la chair et les os ne font point partie de l’essence de l’homme. Et les platoni-ciens ont profité de cette difficulté pour réduire l’essence for¬melle de toutes choses à des nombres, rejetant tout le reste dans les parties matérielles (Z, 11). Mais, la distinction supposée faite, il en résulte d’abord que l’unité de l’être ne résulte point de la conjonction ou p.196 juxtaposition de parties matérielles, puisque ces parties sont posté¬rieures à l’être, mais du mode d’union de ses composants logiques, genre et différence. Il y a deux manières pour un attri¬but de s’unir à un sujet, soit que le sujet participe à l’attribut (l’homme est blanc) soit que l’attribut soit contenu dans le sujet (le nombre deux est pair) ; mais la différence ne peut appar¬tenir au genre d’aucune de ces deux manières ; comment le genre pourrait il participer à plusieurs différences qui sont contraires entre elles ? Comment les différences pourraient¬-elles être comprises dans le genre sans que tout se réduisît à l’unité d’un genre ? Il y a entre le genre et la différence un mode d’union tout à fait autre et bien plus intime : animal et bipède ne désignent pas deux êtres mais un seul, qui, d’abord comme animal, apparaît relativement indéterminé (c’est à dire matière ou être en puissance), puis comme bipède est rela-tivement déterminé (c’est-à dire forme et être en acte) ; la définition est donc un énoncé un et énonce un être un, en le déterminant d’abord incomplètement par le genre (l’animal étant le bipède en puissance), puis complètement par la dif¬férence bipède . Il n’y a pas là la moindre juxtaposition de parties étrangères l’une à l’autre ; on ne parle pas de deux choses différentes en parlant d’animal et de bipède, mais d’un même être d’abord indéterminé, puis déterminé. Mais il est clair que, pour que la réponse soit valable, la notion complète et actuelle d’homme doit préexister à ses composants ; car la notion d’animal ne peut être considérée comme indéter¬minée que relativement à une notion complète telle que celle de l’homme. Il ne faut donc pas définir « comme on a l’habitude de faire » , c’est à dire sans doute avec la méthode de division platonicienne qui prétend construire synthétiquement les espèces en partant du genre, et va ainsi de l’être en puissance à l’être en acte, mais d’une autre manière, c’est à dire p.197 analytiquement en allant de l’acte à la puissance. L’unité de l’essence se trouve donc achetée au prix du renoncement à toute méthode génétique et constructrice des concepts : l’essence n’est pas composée d’éléments comme la syllabe l’est de lettres ; elle est simple et indivisible (l’analyse de la définition n’étant pas, on l’a vu, une véritable décomposition). Or « il n’y a, pour des termes simples, ni à rechercher ni à enseigner ; ou du moins la recherche est d’un autre genre  ». Il n’y a pas d’autre moyen de saisir ces termes indivisibles que cette intuition intellectuelle immédiate qu’Aristote appelle la pensée (νόησις), et qui est à l’essence comme la vision est à la couleur, ne pouvant pas plus errer sur son objet que chaque sensation sur son sensible propre ; il peut y avoir erreur quand on compose des pensées, non quand on pense des termes simples par une sorte de contact immédiat . Remarquons, pour pré¬ciser, que l’intuition intellectuelle n’est pas, comme chez Pla¬ton, au bout d’un long mouvement dialectique qui nous fait dépasser les choses sensibles ; la pensée est dans la perception sensible ; elle est immanente à la sensation, comme l’essence l’est à la chose  ; « il y a perception sensible de l’universel, par exemple de l’homme en Callias, non de Callias seulement  ». La pensée, en usant de l’induction, produit l’universel. La pensée, loin de se séparer du sensible, va donc se tourner vers lui pour connaître les essences ; mais il n’y a pas chez Aristote de mé¬thode pour dégager les essences ; et il ne peut y en avoir ; simple¬ment une confiance générale dans la pensée qui saura les découvrir.

VI. — MATIÈRE ET FORME ; PUISSANCE ET ACTE @ Il reste à montrer que l’essence (ου̉σία) est véritablement l’être en tant qu’être, c’est à dire ce qui ne se réfère pas à un p.198 principe supérieur, ce qui est vraiment principe radical. Pour saisir la portée du problème, il suffit de songer aux résistances qu’Aristote devait trouver tant près des Platoniciens pour qui la construction génétique des essences était le problème fondamen-tal que près des physiciens ou théologiens qui, à leur manière, prétendaient déduire la diversité des êtres. En niant la possibilité même de poser le problème, Aristote eut une influence immense sur la direction de la pensée philosophique : c’était mettre fin à toutes les tentatives d’explications génétiques que nous avons vu naître dans la pensée grecque. Aussi est il particuliè¬rement important de saisir sa doctrine sur ce point. Aristote y emploie, par la nature même du sujet, qui porte sur des principes indémontrables, une méthode d’analogie, d’intuition, d’induction qui est sans rigueur démonstrative : les notions métaphysiques, qui se rapportent à l’être, placé au dessus des genres de l’être, ne sont pas susceptibles de défi¬nitions, mais leur sens peut être seulement suggéré par l’ana¬logie . Cette argumentation peut se formuler ainsi : si l’essence (forme ou quiddité) est un principe premier, c’est qu’elle est un acte et que l’acte est toujours antérieur à la puissance. Qu’est ce que l’acte (ε̉νέργεια) ? L’acte est à la puissance comme l’homme éveillé au dormeur, celui qui voit à celui qui a les yeux fermés, la statue par rapport à l’airain, l’achevé par rap¬port à l’inachevé . Les seconds termes de chaque couple sont « en puissance » chacun des premiers ; celui qui a les yeux fermés est voyant en puissance, l’airain est statue en puissance, ce qui veut dire que les yeux verront et que l’airain deviendra statue, si certaines conditions sont réalisées. Le voyant et la statue sont, à proprement parler, des êtres en acte, dont les actes sont respecti¬vement la vision et la forme de la statue. La vision est un acte, en ce sens qu’elle reste également et uniformément vision p.199 pendant tout le temps pendant lequel elle a lieu ; la vie, le bon¬heur, l’intuition intellectuelle sont pour la même raison des actes, tandis que la marche qui progresse et est à chaque instant à un stade différent est non pas un acte, mais une action ou un mouvement. L’acte (ε̉νέργεια) est comme l’œuvre ou la fonc¬tion (έ̉̉ργον) de l’être en acte ; la vision est par exemple la fonc¬tion de l’œil  ; l’acte est encore entéléchie (ε̉ντελέχεια), c’est à-dire état final et achevé qui marque les limites de la réalisa¬tion possible . Il est clair que la notion de puissance n’a pas de sens en elle même et qu’elle est toute relative à l’être en acte ; c’est non pas par ce qu’il est, mais au contraire par ce qu’il peut devenir, que l’être en puissance est conçu comme tel. L’acte est au contraire le centre de référence par rapport auquel sont situés et ordonnés les êtres en puissance. Or, « l’essence ou forme est un acte  » et l’acte par excel¬lence ; car la quiddité est ce qui appartient à un être donné depuis sa naissance jusqu’à sa disparition, intégralement, sans progrès ni déficience ; elle n’est pas susceptible de plus ou de moins ; l’on n’est pas plus ou moins homme. Pour exprimer cette permanence inaltérable, Aristote emploie pour l’essence l’ex-pression τό τί η̉ν ει̉ναι, le fait, pour un être, de continuer à être ce qu’il était. De cette essence ou forme, il n’y a pas de devenir ; la forme de la sphère d’airain, qui est la forme sphé¬rique, ne naît point lorsque l’on fabrique la sphère d’airain ; ce qui naît, c’est l’union de la forme sphérique et de l’airain . La naissance ou devenir consiste ainsi dans l’union d’une forme avec un être capable de la recevoir ; cet être en puissance, devenu être en acte après avoir reçu la forme, est proprement ce qu’Aris¬tote appelle matière (ύλη). La matière est l’ensemble des conditions qui doivent être réalisées pour que la forme puisse apparaître ; le coffre en puissance, ou, ce qui revient au même, la p.200 matière du coffre, c’est le bois . On le voit, la thèse d’Aris¬tote revient à proclamer l’inexistence de l’être non défini ; tout être actuel, cet arbre, cet homme, a, tant qu’il existe, une essence unique qui en fait un être en acte (τόδε τι) ; ne pas exister, c’est, comme le légendaire bouc cerf, n’être rien. Maintenant (et c’est là, de tous les théorèmes aristotéli¬ciens, le plus important), l’acte est antérieur à la puissance dans les trois sens du mot antérieur, logiquement, temporelle¬ment et substantiellement  ; logiquement, puisque, nous l’avons vu, la notion de l’être en puissance implique celle de l’être en acte par rapport à qui il est dit en puissance ; temporel¬lement, puisque l’être en acte ne provient d’un être en puissance que sous l’effet d’un autre être déjà en acte ; par exemple le musicien en puissance ne devient musicien en acte que s’il est éduqué par un musicien en acte ; c’est l’homme qui engendre l’homme ; enfin substantiellement, puisque l’homme en puis¬sance, qui est la semence, tient toute son essence d’un homme adulte et en acte. La grosse objection et peut être l’unique au fond qu’Aristote adresse à ses devanciers, c’est d’avoir méconnu la vérité de ce théorème, depuis les théologiens qui faisaient tout naître de la nuit , jusqu’à Platon qui veut faire naître la variété des êtres des genres suprêmes les plus indéterminés. Contre tous ces adversaires, Aristote ne se lasse pas de répéter ce qui en effet peut être présenté sous diverses formes, mais non pas prouvé, à savoir que l’existence ne peut être donnée que sous forme de substances actuelles, intégralement déterminées, et que l’indétermination ou la matière qui peut exister dans le monde n’est nullement une indétermi¬nation absolue et en soi, mais seulement relative à des formes plus complètes.

VII. — PHYSIQUE ; LES CAUSES, LE MOUVEMENT, LE TEMPS, LE LIEU, LE VIDE @ p.201 L’acte, c’est à dire la fonction agissante d’un être actuelle¬ment existant, tel est donc, en chaque cas, le principe final d’explication ; l’œil sera expliqué lorsque l’on aura montré que ses matériaux sont choisis et disposés pour la vision ; l’animal, lorsque l’on aura montré tous les organes combinés pour rendre possibles les fonctions vitales ; la cité, lorsque l’on aura montré les activités humaines qui en sont les matériaux se combinant en vue d’une vie heureuse, facile et bonne. La science aristotélicienne consistera, pour une bonne part, à montrer comment des matériaux choisis s’organisent en vue d’une cer¬taine fonction : la métaphysique n’a fait qu’en dessiner les cadres ou en indiquer l’esprit ; c’est à l’expérience de les rem¬plir, et c’est là une œuvre collective, encyclopédique, sujette à des retouches à l’infini ; aussi rigides sont les cadres, aussi variée et multiforme la matière qui s’y insère. Pour avoir un guide dans cette encyclopédie ; il faut se tenir ferme à la maxime aristotélicienne suivante : « Il faut procéder du général au particulier  », c’est à dire de ces ensembles obscurs et confus que sont pour nous les premières connaissances à ces connaissances détaillées et distinctes qui, en soi sinon pour nous, sont les premières. La science d’Aristote a même rythme que son univers ; elle est un passage de l’indéterminé au déterminé ; l’opérateur de ce passage, c’est la pensée en acte, celle par exemple qui sait actualiser dans une figure géométrique les lignes qui y sont en puissance et qui serviront à démontrer le théorème. La science d’Aristote ne progresse pas en profon¬deur ;elle va plutôt s’étendant et s’épanouissant. C’est que la recherche des fonctions, actes ou essences, est p.202 absolument solidaire des investigations expérimentales sur les conditions matérielles dans lesquelles ces fonctions peuvent se réaliser ; ces investigations qui, naturellement, sont illimitées, forment la grande partie des travaux d’Aristote. La physique générale sera complète lorsque, ayant défini les êtres naturels en général, nous aurons saisi le mécanisme du mouvement qui les réalise. L’étude de l’être vivant sera complète quand, ayant défini les fonctions vitales en général et l’âme, nous aurons décrit les mille combinaisons organiques qui lui permettent de se réaliser. La forme est toujours ainsi inséparable d’une matière, l’être en acte de l’être en puissance. Les notions fondamentales de la physique se réfèrent à cette union. La théorie des causes répond à la question : qu’est¬-ce qui fait que tel sujet acquiert telle forme, que le malade guérit ou que l’airain devient statue ? C’est la cause matérielle de quoi la chose est faite ; c’est ici l’airain ou le malade ; la cause formelle, forme, modèle ou essence, qui est l’idée de la santé dans l’esprit du médecin ou l’idée de la statue dans l’esprit du sculpteur ; la cause motrice, qui est le médecin ou le sculpteur ; la cause finale, c’est à dire l’état final ou achevé en vue duquel l’être en puissance est devenu être en acte, la forme de la statue vers laquelle change l’airain, celle de la santé vers laquelle change l’organisme (Physique, II, 3). La nature est aussi définie non à proprement parler comme forme, mais par une certaine relation à la matière. En envisageant d’une part des produits des arts comme une statue ou un lit, et d’autre part des êtres naturels comme une pierre ou un homme, on s’aperçoit que les seconds ont en eux mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos, tandis que les premiers ont ce principe en un être étranger à eux, le sculpteur ou le charpen¬tier ; dans le cas de la nature, nous avons affaire à une force active immanente (« la semence produit une œuvre d’art ») ; dans le cas de l’art, la force active qui est une pensée abandonne l’œuvre une fois faite. Ce qui distingue l’un de l’autre, c’est p.203 donc bien le rapport de la forme à la matière, intérieur dans l’un, extérieur dans l’autre . Dans la même notion du rapport de la forme à la matière prennent un sens les notions généralement répandues de chance et de spontanéité auxquelles la critique des physiciens tendait à dénier toute valeur : notions populaires et immédiates dési¬gnant non l’absence de causes, ainsi que disent les physiciens, mais au contraire des causes agissantes pour notre bonheur ou notre malheur. L’homme qui, allant à l’agora, a la chance de trouver un débiteur à qui il ne songeait pas et de recouvrer ainsi sa dette croit avec raison que la chance est une cause par¬faitement réelle. Elle est en effet réelle, mais à condition qu’on la considère comme toute relative, de la même façon que la matière n’est telle que relativement à la forme. Ainsi la chance ne peut se définir que par rapport aux actes qui sont faits en vue d’une fin ; il y a chance, lorsqu’un acte fait un vue d’une fin a les mêmes conséquences que s’il avait été fait en vue d’une autre fin ; ainsi le créancier recouvre sa dette comme s’il était venu pour cela. La chance n’est donc pas une cause première comme la volonté ou l’intention ; elle est plutôt cause par accident, en ce sens que l’acte dont l’événement heureux ou malheureux est l’effet n’a pas été fait pour le produire ; mais encore est il que cet effet aurait pu être une fin pour la volonté. La chance est par suite un fait rare, tandis que les faits produits par des causes définies sont ceux qui se produisent toujours ou au moins la plupart du temps. La spontanéité est de même nature que la chance ; mais son domaine est plus large : elle est, à la finalité naturelle, ce que la chance est aux fins intentionnelles de la volonté ; si un trépied en tombant se dispose de manière à servir de siège, nous disons qu’il est tombé spontanément. C’est donc une aussi grosse erreur de nier ces causes que d’en faire des causes premières, antérieures à l’intelligence et à la nature. p.204 Enfin, cette liaison commande l’idée qu’Aristote se fait du mouvement. Il importe de songer que, pour lui, le mot de mou¬vement évoque les changements d’état d’êtres déterminés. Le mouvement local, par exemple, ce n’est nullement un espace parcouru en un temps donné, définition telle que tout mouve¬ment ait un rapport précis avec un autre mouvement, mais c’est le mouvement de l’être vivant, saut, marche, reptation ou vol, ou bien le mouvement de la pierre, mouvement vers le centre du monde ; celui de l’astre, mouvement circulaire  ; ce sont là mouvements d’espèce différente (parce qu’ils appartiennent à des substances différentes) et non pas seulement de quantité différente ; ils dépendent en une grande mesure de la nature du sujet qui les possède. Mais il y a bien d’autres changements d’états que des mouvements locaux ; il y a par exemple le changement qualitatif ou altération, comme le changement de couleur de la peau dans la passion ou dans la maladie, le changement en quantité, accroissement ou diminution, par exemple lorsque l’enfant grandit jusqu’à ce qu’il ait atteint sa taille d’adulte, ou lorsque le malade maigrit de consomption. Tout mouvement est donc limité entre un état initial et un état final qui aboutit au repos, lorsque se sont développées tout ou partie des possibilités contenues dans l’état initial. D’où la formule célèbre : « Le mouvement est l’acte du possible en tant que possible  ». Ce n’est pas en tant qu’être vivant d’une telle taille que l’enfant grandit, c’est en tant qu’il est enfant, c’est à dire qu’il a la possibilité d’atteindre la taille adulte ; cette possibilité réalisée, le mouvement cesse. Le mou¬vement n’a donc de sens que dans le rapport de la forme à la matière, de l’actuel au virtuel. Le mouvement est en général désigné par référence à l’état final vers lequel il tend ; le noircissement est l’altération qui p.205 tend vers le noir ; mais il ne faut pas perdre de vue que le mou¬vement part d’un état initial qui est le contraire de l’état final, ou intermédiaire entre cet état et son contraire . Si une chose noircit, c’est que, au début, elle était blanche ou du moins grise ; si elle grandit, c’est qu’elle était petite ; si une pierre tombe vers le bas, c’est qu’elle était en haut. Tout mouvement par conséquent a lieu entre des contraires, du haut en bas, du blanc au noir, puisqu’il ne fait que substituer un contraire à l’autre ; de plus, l’état initial et l’état final, étant des contraires, sont nécessai¬rement dans le même genre ; il n’y a de mouvement que d’une couleur à une couleur, d’un lieu à un lieu. Il y aura donc autant de genres suprêmes de mouvement qu’il y a de genres de l’être qui admettent des contraires ; or parmi les catégories, seules, celles de la qualité, de la quantité et du lieu sont dans ce cas ; d’où les trois seuls genres de mouvements : altération, augmen¬tation et diminution, mouvement local ; ces trois genres de mouvements sont tout aussi irréductibles à un genre commun que les genres de l’être dont ils dérivent . Dans chacun de ces genres le mouvement a pour point de départ la privation d’une certaine qualité et pour point d’arrivée la possession de cette qualité ; le mouvement va du non blanc au blanc, du non musi¬cien au musicien. D’autre part, privation et possession doivent appartenir à un sujet qui ne change pas pendant le devenir, un homme par exemple (Physique, I, 7). A ces trois genres, Aristote en ajoutait d’abord un quatrième qu’il a ensuite exclu , ; c’est la génération et la corruption, c’est à dire la naissance d’une substance et sa mort ; ce passage du non être à l’être et de l’être au non être ne doit pas s’appeler un mouvement, d’abord parce que « aucune substance n’a de contraire », ensuite parce qu’il est brusque et discontinu. La génération est sans doute précédée de mouvements de toute p.206 espèce qui ont modifié la matière pour la mettre en état de rece¬voir la forme ; tel le travail préliminaire du statuaire ; le savant a même pour principal objet l’étude de ces transformations ; par exemple le traité De la génération des animaux étudie, avant tout, les modifications de la semence qui la rendront capable de recevoir la forme ; mais il ne faut pas confondre cette série de modifications qui sont de véritables mouvements avec la géné-ration même qui coïncide avec l’état final où amènent ces mou¬vements dirigés vers elle et qui a lieu en un instant indivisible. Les intentions de cette théorie du mouvement sont aisées à apercevoir si l’on songe au développement antérieur de la philosophie grecque : le mouvement était par excellence le flux, l’indéfini, l’illimité, cet élément rebelle à la pensée concep¬tuelle, que les platoniciens appelaient l’autre ou l’inégal . Ce flux universel qui fait naître et emporte des formes sans cesse changeantes rend impossible toute science et toute connaissance ; il ne restait plus qu’à « fuir d’ici » et à chercher la science dans un monde transcendant. A cette image, qui considère comme des réalités absolues des êtres en puissance, Aristote subs¬titue la sienne, selon laquelle l’être en puissance est tout relatif à l’être en acte. Il n’y a point de flux universel : il n’y a qu’une collection de mouvements, dont chacun est limité d’une manière précise par un état initial et un état final, Il n’y a point de flux des formes substantielles ; la forme substantielle qui, comme cause finale, a dirigé la série des modifications qui ont amené la matière à la recevoir, reste stable et identique : la science, avec ses concepts stables, pénètre les choses mouvantes elles mêmes. Il reste pourtant des propriétés communes à tout mouvement, et qui, toutes, tiennent de l’infinité : c’est le continu, le fait d’exister en un temps et en un lieu et peut être même dans le vide. Ces sortes de milieux continus, temps, lieu, vide, p.207 n’introduisent ils pas des non êtres absolus, indifférents à la forme, non dominés par elle ? Telle est bien la manière dont se présente le problème : comment rendre relatifs à la forme ou à l’essence, ces milieux qui réclament pour eux l’indépendance ? ou encore : comment revenir d’une théorie mathématique de l’espace et du temps, qui commençait à naître, à une théorie physique du lieu et de la durée, qui rattache à l’essence de l’être son lieu et sa durée, comme y sont rattachées sa couleur et sa figure, et qui voit, dans la notion du lieu, non pas l’intuition d’un milieu uni¬versel et indifférent, mais une notion générale née de la compa¬raison des lieux occupés par les corps ? Dans la représentation de l’infini, du lieu, du vide, du temps, du continu, il y avait contre la métaphysique de la substance une mine d’objections : d’abord la vieille représentation ionienne de cet infiniment grand, où des mondes innombrables et sans cesse renaissants peuvent puiser sans fin la matière de leur renou¬veau ; puis l’idée platonicienne plus raffinée de l’infini qui voyait dans la dyade indéfinie du grand et du petit un absolu indé¬pendant qui, en se combinant avec l’Un, formait les essences, l’idée tout à fait parente d’un espace ou lieu, indépendant des essences éternelles et où ne peuvent apparaître que les images de ces essences ; la réalité indépendante que Démocrite donnait au vide qui devenait chez lui cette monstruosité d’une subs¬tance sans essence ; la théorie platonicienne d’un temps image de l’éternité qui forçait à nier la véritable substantialité de toutes les choses temporelles ; enfin une théorie de la continuité qui aboutissait à ne voir dans l’univers qu’un mouvement unique ; voilà tout ce qui parut à Aristote incompatible avec sa notion de la substance . Aussi s’agit il moins pour lui d’étudier ces notions en elles mêmes que de les élaborer de manière à les mettre en accord avec sa théorie de l’être ou de les nier, si l’ac¬cord est impossible. p.208 C’est ainsi que le seul argument qu’il donne contre la thèse platonicienne de l’infini comme réalité séparée et absolue, c’est que toute réalité de ce genre est une substance, que, partant, elle est individuelle ; tandis que l’infini ne peut être que divisible . Voilà donc l’infini ramené à n’être que l’attribut d’une substance. Comment et dans quel sens peut il être un attribut de la substance, sans en compromettre l’unité et l’indivisi¬bilité ; telle est la question qui commande toute la théorie. D’abord il ne peut y avoir de corps sensible infiniment grand ; un corps est, en effet, par définition, ce qui est limité par des surfaces ; ce corps ne pourrait d’ailleurs avoir aucune structure physique imaginable ; s’il était composé, il ne pourrait l’être que d’éléments eux mêmes infinis ; car, à supposer un élément fini, il serait nécessairement absorbé par les éléments infinis, à qui leur grandeur infinie confère une puissance également infinie ; les éléments du corps prétendu sont donc tous infinis ; mais alors ils occupent chacun tout l’espace et se pénètrent mutuellement, ce qui est absurde. Mais ce corps ne peut davantage être simple ; car il n’y aurait plus de changement, puisque le changement n’a lieu qu’entre les contraires. On ne peut dire davantage de lui ni qu’il est homogène, puisque cette homogénéité parfaite supprime la distinction des lieux, du haut et du bas, et par conséquent les mouvements locaux naturels qui n’ont d’autre raison, comme on va le voir, que la tendance d’un corps à regagner son lieu propre ; il n’est pas non plus hétérogène, puisque, on l’a vu, les éléments dont il se compose devraient être tous infinis, donc occuper tons les lieux ; or, les éléments ne peuvent être hétérogènes que si chacun a son lieu propre . Donc pas de corps infiniment grand. Est ce à dire que l’on peut nier l’infinité ? On ne le saurait sans absurdité ; le temps se prolonge sans fin dans le passé et dans l’avenir ; la suite des nombres est illimité (infini par addition), la grandeur p.209 géométrique est indéfiniment divisible (infini par soustraction). Mais en quoi consiste la divisibilité ? Dans le dernier cas, par exemple, en ce qu’il est toujours possible, ayant pris la moitié d’une grandeur, de prendre la moitié de cette moitié ; chaque grandeur que l’on prend est toujours une grandeur finie, mais chaque fois différente. Il en est de même de l’infini du temps et de la suite des nombres qui consiste non pas à arriver effectivement à un nombre infini, mais à toujours pouvoir prendre un nombre plus grand que celui auquel on s’est arrêté ; l’infini par addition est en un sens le même que l’infini par soustraction, puisqu’il consiste à maintenir la possibilité de toujours prendre une gran¬deur en dehors de celle que l’on a prise. Loin que l’infini soit comme on l’a dit ce en dehors de quoi il n’y a rien, c’est ce en dehors de quoi il y a toujours quelque chose. Cela revient à dire que l’infini n’est pas en acte, mais en puissance. Ainsi Aristote libère la philosophie de l’imagination présocratique du contenant infini qui serait la source toujours rajeunissante des mondes ; l’infini et l’illimité sont termes relatifs au fini, à l’achevé dans lesquels ils se trouvent comme une matière et par rapport aux¬quels ils prennent un sens ; car « il est absurde, il est impossible que ce soit l’inconnaissable et l’illimité qui contienne et qui définisse » (Physique, III, 6). Mais à quel prix cette libération ? Et n’est on pas forcé de nier du même coup la fécondité illimitée du devenir ? Or, c’est ce que ne veut pas Aristote ; en son monde limité, fait de substances définies, le devenir est inépuisable et n’a ni commence¬ment, ni fin. Pareille chose n’est possible que si « la corruption d’un être est la génération d’un autre ». Si en un sens, le devenir va du non être à l’être et de l’être au non-être, il va toujours en un sens plus exact de l’être à l’être ; un élément ne peut se détruire qu’en donnant naissance à un autre ; c’est en lui-même et non dans l’infini que le devenir trouve les sources de son propre rajeunissement (III, 8 début). La théorie du lieu (IV, 1 5) est faite aussi pour protéger la p.210 nouvelle métaphysique substantialiste. Aristote a très profon¬dément vu que le problème du lieu ne se poserait pas pour lui, s’il n’y avait pas mouvement local, c’est à dire changement de lieu ; dans ce cas, le lieu serait un attribut du corps au même titre que la couleur. Mais il y a changement de lieu ; « là où il y avait de l’air, il y a maintenant de l’eau ». Qu’est donc ce sin¬gulier attribut que l’air n’emporte pas, qu’il cède à l’eau et qui paraît former comme une substance permanente ? En faire, comme le Timée, un réceptacle indifférent des choses, c’est affirmer une substantialité tout à fait équivoque ; en faire l’espace intérieur rempli par le corps, l’identifier aux dimen¬sions du corps, c’est dire qu’il se déplace avec le corps, ce qui est absurde. Le problème paradoxal qui se pose, c’est de rat¬tacher le lieu au corps pour faire du lieu un attribut, tout en le laissant pourtant séparé. Si nous considérons un corps, nous pouvons envisager la surface qui lui appartient, comme en contact immédiat par tous ses points avec la surface limitante qui appartient à son milieu ; cette surface limitante, sorte de vase idéal dans lequel est contenu le corps, est le lieu du corps : ainsi le lieu d’une sphère céleste est la surface interne de la sphère plus grande en laquelle elle est emboîtée. Le lieu d’un corps, tout au moins son lieu particulier, est donc « l’extrémité du corps qui le contient ». Il suit de là que le « lieu existe en même temps que la chose ; car les limites sont avec le limité » ; mais il appartient non à la chose qui est en lui, mais à celle qui contient cette chose : si le lieu est immobile, si les choses changent de lieu, c’est qu’il y a des choses qui sont des conte¬nants immobiles ; le lieu n’est rien de séparé ; il se rapporte à des réalités substantielles ; tout danger pour la métaphysique est écarté. Dangereuse est aussi la notion du vide, d’autant que les atomistes la considéraient comme indispensable à la physique, p.211 mettant le physicien en demeure ou bien d’admettre le vide, ou bien de nier des phénomènes évidents comme le mouvement ou la condensation et la raréfaction, qui ne sauraient avoir lieu dans le plein. A quoi Aristote ne se contente pas de riposter ; il attaque ; et, se plaçant sur le terrain de ses adversaires, il montre que la structure physique des choses à nous connue est incompatible avec l’existence du vide . D’abord nous ne connaissons que des mouvements locaux dirigés, mouvements naturels qui sont des mouvements du corps vers son lieu propre, le bas ou le haut, selon que le corps est pesant ou léger, et qui s’arrêtent une fois ce lieu atteint, ou bien mouvements violents qui le font sortir de son lieu propre et cessent dès que la cause motrice cesse d’agir ; ces mouvements sont nécessairement limités entre un état initial et un état final. Or, dans le vide, rien de pareil puisqu’il n’y a là ni haut ni bas ; il n’y a donc aucune raison pour que le mobile, dans le vide, ou bien ne s’arrête pas n’importe où, ou bien ne continue indéfiniment à se mouvoir. Il est bien instructif de voir comment cette consé¬quence qui, aux yeux d’Aristote, est absurde est un énoncé grossier du principe d’inertie qui, à son tour, a renversé la science aristotélicienne ; la reconnaissance de sa validité sup¬pose que l’on a le droit de considérer le mobile, indépendamment de toutes ses propriétés physiques ; or pour Aristote, qui fait du mouvement un aspect ou une conséquence de ces propriétés, c’est là une absurdité ; un corps dans le vide serait un corps sans propriété physique ; et son mouvement ne pourrait être qu’ar¬bitraire. Absurdité plus grande encore : un mobile, mû dans le vide, devrait être animé d’une vitesse infinie. Pour un moderne, à une force donnée agissant à un instant sur une masse donnée correspond une vitesse donnée ; si cette vitesse change, c’est que d’autres forces se sont appliquées au mobile, par exemple les forces de résistance émanées du milieu. Aristote est loin p.212 d’avoir une dynamique aussi précise : pour lui, la force consiste essentiellement à vaincre une résistance ; c’est, par exemple, la force du haleur qui tire un bateau ; la vitesse n’est nullement proportionnelle à la force, puisque l’expérience montre que le bateau, d’abord immobile, ne se met brusquement en mouvement que pour un certain degré d’effort ; de plus l’effort en agissant ne communique au bateau aucune vitesse, puisque le bateau s’arrête dès que l’effort cesse ; c’est donc par l’application renouvelée de la force que le mobile continue à se mouvoir ; la vitesse dépend alors de la résistance à vaincre : supposez la résistance diminuant, la vitesse augmente ; à la supposer nulle, elle devient infinie. Ce qui a été dit de la traction peut se répéter de la poussée : un corps qui fait effort pour traverser un milieu a une vitesse qui augmente à mesure que la résistance des milieux qu’il traverse diminue ; si cette résistance devient nulle, la vitesse est infinie ; or, c’est précisément le cas du vide. Restent les difficultés objectées par les partisans du vide ; pour le mouvement, les partisans du plein s’en tiraient par la théorie des mouvements en anneau, déjà indiquée par Platon : chaque mobile fait partie d’un cercle d’autres mobiles, et toutes les parties du cercle se déplacent à la fois, ce qui est possible sans vide ; pour la condensation et la raréfaction, ils admettaient que, à chaque augmentation de volume par chan¬gement d’eau en air par exemple, correspondait une diminution égale par changement d’air en eau, de telle manière que le volume total de l’univers reste le même. Si le temps est essentiellement la succession des jours et des nuits, et en général des périodes, il est lié aux mouvements réguliers du ciel et naît, comme dit Platon, avec le ciel  ; c’était à la fois assurer une notion claire du temps, et éliminer l’antique et vague image cosmogonique d’un temps primitif p.213 antérieur au monde. Sur ce dernier point, Aristote s’accorde naturellement avec Platon ; sur le premier, il admet bien sans doute que le temps est lié au mouvement, qu’il est quelque chose du mouvement ; et il en donne comme preuve que, dès que nous ne percevons plus le changement, par exemple dans l’état de sommeil et dans les états où l’âme ne change pas, nous ne percevons plus le temps ; mais Platon a eu tort de croire qu’il dépendait seulement du mouvement du ciel. Identifier le temps avec le jour, ses multiples et ses sous multiples, c’est confondre le temps avec l’unité de mesure par laquelle nous le mesurons ; c’est réaliser le temps en dehors des mouvements qu’il mesure ; c’est faire du temps un nombre nombrant, le nombre par lequel nous comptons le temps, nombre qui se rattache effectivement aux mouvements célestes. Mais le temps est en réalité la chose que nous comptons, le nombre nombré ; et il est en chaque mouvement, quel qu’il soit ; car chaque mouvement a sa durée, comme un attribut qui lui appartient ; c’est « le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur », c’est à dire ce qu’à un instant donné, l’ins¬tant présent, qui est la fin du passé et le début de l’avenir, nous pouvons compter comme antérieur et comme postérieur. Nous le comptons au moyen des révolutions célestes, comme nous comptons une longueur au moyen de la coudée, sans que la longueur appartienne moins à la chose elle même. Ainsi s’orientent les efforts d’Aristote, pour transformer les notions de mouvement, d’infini, de lieu et de temps : en refusant de les concevoir comme séparés de la substance, il rejetait tout l’esprit des anciens physiciens, et il inaugurait un mouve¬ment de pensée dont on verra plus tard les abus et les dangers.

VIII. — PHYSIQUE ET ASTRONOMIE : LE MONDE @ C’est dans le même esprit qu’Aristote élabore l’image du monde qu’il recevait des astronomes géomètres du Ve et du VIe siècle. p.214 Pour bien saisir la position d’Aristote, il faut se rendre compte du contraste qu’il y avait entre la représentation mathématique de l’univers créée par les astronomes et la représentation des physiciens. C’était un désaccord complet : d’une part, un ciel de même nature que les météores, engagé comme eux dans le deve¬nir incessant des naissances et des corruptions ; un mouvement éternel unique dont l’état actuel de l’univers est seulement un des aspects ; une tendance à un mobilisme universel qui ne laisse nulle permanence à rien qu’au mouvement : d’autre part, l’astronomie de Platon et d’Eudoxe substitue au ciel sensible un ciel d’une structure géométrique permanente, composé de cercles ou de sphères concentriques animées chacune d’un mouvement uniforme ; elle affirme l’existence de mouvements distincts et irréductibles, puisque le système ne réussit que si chacune des sphères est animée d’un mouvement propre, indé¬pendant du mouvement des autres ; elle met enfin en lumière l’opposition entre l’intelligibilité presque parfaite des choses célestes et les changements incessants des choses sublunaires. Mais l’astronomie nouvelle ne se présente pas chez Platon comme une simple hypothèse ; elle vise en effet à restaurer et à justifier rationnellement une très antique idée religieuse dont la physique était la négation et contre laquelle s’acharnaient au IVe siècle les derniers représentants, des Ioniens ; c’est l’idée d’une opposition de valeur religieuse entre le ciel et la terre, le ciel contenant des êtres divins et étant lui-même de nature divine. L’astronomie inclut donc en elle toute la chaleur d’une conviction religieuse, et c’est sur elle que Platon, dans les Lois, bâtit la religion qu’il impose aux citoyens. L’âme ou mouvement qui se meut lui-même, qui a l’initiative de tous les autres mouvements, est en effet, à ses yeux, une supposition nécessaire du nouveau système du monde ; c’est l’âme qui, par ses mouvements propres dont les noms sont vouloir, examiner, délibérer, mène toutes choses au ciel et sur terre . p.215 Aristote suit ce mouvement d’idées. mais en le transformant : il accepte l’astronomie d’Eudoxe, mais il en cherche les raisons physiques ; il accepte l’union étroite. de l’astronomie et de la théologie, et c’est véritablement une théologie astrale qu’il institue ; mais au mouvement qui se meut lui-même, à l’âme, il substitue un moteur immobile, de la nature de l’intelligence. Voyons le premier point : Aristote cherche à établir les raisons physiques du caractère primordial du mouvement circulaire, c’est à dire du mouvement uniforme d’un astre selon le grand cercle d’une sphère. Ce mouvement est seul à réaliser une condi¬tion que les physiciens cherchaient vainement dans les autres mouvements, à savoir la perpétuité. Les physiciens avaient le tort d’attribuer cette perpétuité à un mouvement d’altération qualitative, puisque, on l’a vu, ces mouvements ont nécessai¬rement un état initial et un état final, puisqu’ils vont d’un contraire à un autre, du chaud au froid, par exemple. D’ailleurs des mouvements de ce genre sont nécessairement postérieurs au mouvement local ou transport ; il n’y a, en effet, altération que lorsqu’un patient subit l’effet d’un agent ; par exemple, la nourriture se transforme en chair par assimilation sous l’in¬fluence de l’être vivant ; mais, pour que cette influence ait lieu, il faut d’abord que le patient soit amené, par un mouve-ment local, au contact de l’agent. D’autre part, la capacité pour un être de produire un mouvement local est, chez lui, le signe de la perfection : la supériorité de l’animal sur la plante consiste en cette capacité qu’il ne possède que lorsqu’il est complètement formé et achevé ; or le parfait est nécessairement antérieur à l’imparfait. Mais parmi les mouvements locaux tous ne peuvent être continus. Ces mouvements sont, en effet, de deux sortes : les mouvements rectilignes dont le type est celui du poids qui descend ou du feu qui monte, et les mouvements circulaires. Or, les mouvements rectilignes ne peuvent pas être continus ; le monde n’étant pas infini, ils ont lieu nécessaire¬ment entre un état initial et un état final, contraires l’un à p.216 l’autre, entre le haut et le bas, la droite et la gauche, l’avant et l’arrière. Dira t on que l’on peut concevoir un mobile se mouvant sans arrêt du haut vers le bas, puis du bas vers le haut, et ainsi de suite à l’infini ? Mais ce mouvement n’est d’abord pas un mouvement unique ; puisque le mouvement vers le haut est contraire au mouvement vers le bas, il se compose d’autant de mouvements qu’il y a eu de changements de direc¬tion ; de plus, ce n’est pas un mouvement sans arrêt ; il y a, en réalité un arrêt, chaque fois que le mobile change de direction, puisque l’on ne peut concevoir que, par exemple, l’instant final du mouvement vers le haut soit le même que l’instant initial du mouvement vers le bas. Il en est tout autrement du mouvement circulaire à sens unique ; son point initial est aussi le point final vers lequel il se dirige ; ou plutôt tout point de son trajet peut être à volonté considéré comme début, fini ou milieu ; c’est le seul mouvement qui soit, à chaque moment, tout ce qu’il peut être. De là cette conclu¬sion qui sonne si étrangement à des oreilles modernes : le mou-vement circulaire est le seul qui soit à la fois « simple et complet », car si un mouvement rectiligne a une direction simple, par exem¬ple vers le bas, il n’est pas complet, puisqu’il exclut le mouve¬ment de direction inverse ; et s’il est complet, il n’est plus simple, puisque le mobile doit suivre successivement des directions différentes . Cette cinématique, dont la pensée moderne aura plus tard tant de peine à se dégager, a sa racine dans la conception du mou¬vement ; Aristote définit un mouvement non point par ce qu’il est à chaque instant successif, mais par ce qu’il réalise globalement dans l’être qui en est le siège ; par exemple le mouvement rectiligne vers le haut, mouvement naturel du léger, est le mouvement par lequel le feu regagnant son lieu propre, réalise ainsi pleinement son essence. Le mouvement n’est p.217 pas cette quasi-substance que disait Protagoras ; c’est un attribut de la substance, et, lorsqu’il est naturel ou volontaire, il doit avoir sa raison dans la substance elle même : comme le mouve¬ment du coureur du stade a sa raison dans sa volonté de gagner le prix, le mouvement du feu a sa raison dans la nature du feu, qui a son lieu naturel dans les régions élevées. Ainsi, le mouvement circulaire a sa condition dans la nature de la substance du ciel, cette cinquième essence, différente des quatre éléments et dont la propriété essentielle est de pouvoir se mouvoir régulièrement. La simplicité du mouvement circulaire vient donc non pas de la simplicité de sa trajectoire, mais bien de l’unité d’intention qu’il manifeste ; simplicité veut dire unité de fin, et n’a pas égard à la complexité du mouvement pris en lui-même. Voilà donc en quel sens le mouvement circulaire peut être un mouvement unique, simple et continuel, seul capable de réaliser le mouvement perpétuel que cherchaient les anciens phy¬siciens. Or, ce mouvement perpétuel est, d’autre part, absolument nécessaire ; car il n’y a pas de temps sans mouvement, puisque le temps est le nombre du mouvement ; et le temps n’a pas commencé, c’est à dire qu’il n’y a pas d’instant dont on puisse dire qu’il est l’instant initial du temps, puisque tout instant présent n’existe qu’à titre de limite entre le passé et l’avenir. Le mouvement circulaire du ciel est donc un mouve¬ment perpétuel et nécessaire sans commencement ni fin ; n’étant pas un mouvement entre des contraires, il n’a pas de point initial. Il n’y a pas de cosmogonie ; il n’y a pas d’origine temporelle de l’ordre des choses célestes ; les schèmes de l’as¬tronome sont devenus une réalité ; l’astronomie mathématique, fondée sur l’observation et l’analyse, se transforme en une phy¬sique dogmatique . A cette physique céleste se lie étroitement la théologie. La substance du ciel a la puissance de se mouvoir d’un mouvement p.218 circulaire ; cette puissance, c’est sa matière qui est la matière locale ou topique, c’est à dire la simple possibilité de changer de lieu, sans altération ni changement d’aucune autre sorte . Mais cette possibilité qui, on l’a vu, doit éternellement se réaliser, qui la fait passer à l’acte ? Qui est le moteur ?

IX. — LA THÉOLOGIE @ De Platon, Aristote garde la notion du contraste entre des mouvements qui paraissent spontanés, tels que ceux du feu qui monte, de la pierre qui tombe, de l’être vivant qui se meut et s’arrête au gré de son désir, enfin de la course infatigable du ciel, et des mouvements qui sont dus à des poussées ou à des tractions. Leur thèse commune, c’est d’affirmer le caractère original et primitif du premier genre de mouvements, le carac¬tère dérivé du second genre. Ceux ci ne sont en effet intelli¬gibles que par rapport aux premiers, puisqu’ils consistent à s’opposer à eux, principalement en faisant mouvoir des corps pesants dans une direction autre que leur direction spontanée vers le bas ; la mécanique n’est proprement que l’art de cons¬truire des machines telles que le levier, la balance, le coin, pour produire ces mouvements violents et contre nature pour l’usage de l’homme. Il s’ensuit qu’il est tout à fait inintelligible et même contradictoire de chercher comme les atomistes une expli¬cation mécaniste des mouvements du premier genre ; la percep¬tion commune, l’expérience, donne raison à cette thèse et s’oppose pour longtemps au développement de la géniale intui¬tion de Démocrite, avec laquelle disparaîtrait toute la théologie d’Aristote. Ces mouvements primitifs ont donc des moteurs qui ne sont point des corps, et dont l’action n’est pas mécanique ; ce sont, p.219 pour les platoniciens, des âmes, c’est à dire des mouvements qui se meuvent eux mêmes ; le platonisme des Lois et celui de l’Épinomis est une véritable restauration de l’animisme ; cette force spontanée qu’est l’âme existe non seulement chez l’ani¬mal mais pénètre l’univers entier dont elle dirige les moindres détails, depuis le mouvement des cieux jusqu’aux changements des éléments. Contre cette confusion, Aristote proteste ; là où le platonisme cherche unité et continuité, il distingue et hiérarchise : le mouvement d’un élément qui gagne son lieu propre, celui d’un être vivant, celui des cieux ne sont pas pro¬duits par des moteurs de même espèce. Le mouvement de la pierre qui tombe n’a rien d’un mouvement vital ; car il ne commence point et ne finit pas de lui-même ; mais il est produit par suite d’une circonstance extérieure, par la suppression de l’obstacle qui l’empêchait de gagner son lieu propre, et il s’arrête lorsque ce lieu est atteint . Au contraire, le mou¬vement local de l’animal a sa source en une représentation et un désir ; il se conforme à ce désir autant que le permettent les conditions mécaniques du mouvement et la constitution organique de l’animal ; il y a donc à la fois chez lui, selon son désir, pouvoir d’initiative et pouvoir d’arrêt, tandis que l’élé¬ment ne pouvait ni se mouvoir ni s’arrêter de lui-même. Enfin le mouvement des cieux n’est pas comparable à celui d’un animal. Aristote, dans un ouvrage considéré sans doute à tort comme apocryphe , critique l’analogie que l’on s’efforçait alors d’établir entre eux ; on avait remarqué que ces mouvements supposaient des parties immobiles dans l’intérieur de l’animal, les points fixes (articulations) autour desquels peuvent tourner les segments du squelette, et de plus un plan fixe extérieur à l’animal, la terre, sur lequel il trouve un point d’appui : de même, dans l’univers, les pôles constitueraient les points fixes p.220 autour desquels tourne le ciel, et la terre sur laquelle il roule. Cette comparaison, poussée plus loin que ne le fait Aristote, amènerait à conclure que le moteur du ciel est de la même nature que celui d’un être vivant, c’est à dire de la nature d’une âme. Mais Aristote évite cette conclusion en montrant la faiblesse de l’analogie : en effet ; dans une sphère qui tourne, il est faux qu’il y ait une partie qui soit immobile ; les pôles sont de simples points mathématiques sans réalité physique ; de plus, si l’on assimile le rapport de la terre au ciel avec celui de la terre aux animaux, il faudra dire que la terre est en dehors de l’univers. Contrairement à Platon, Aristote ne voit donc dans le ciel rien qui ressemble à un organisme vivant. Ainsi moteur naturel de l’élément, moteur de l’animal et moteur des cieux sont de nature différente. Ils ont pourtant un attribut commun, c’est d’être eux mêmes immobiles ; Aristote s’oppose avec force à l’idée platonicienne que le principe du mouvement puisse être encore un mouvement. D’une manière absolument générale, un moteur, en tant que tel, ne peut être mû ; car le moteur est ce qui est en acte ce que le mobile est en puissance ; par exemple c’est le chaud en tant qu’il échauffe ; c’est le savant en tant qu’il instruit ; si le moteur était mû comme le veut Platon, il faudrait qu’il fût à la fois et sous le même rapport savant et non savant, chaud et non chaud. Si donc il y a un être qui se meut lui-même, il n’est pas simple, et il se dédouble nécessairement en un moteur immobile et une partie mue par ce moteur (Physique, VIII, 5). Chacune des classes de mouvements (naturel, vital et céleste) nous renvoie à une classe distincte de moteurs immobiles : nature, âme représentative, moteur du ciel. Il y a donc un nombre très grand de pareils moteurs, autant qu’il y a de mou¬vements distincts ou au moins de séries distinctes de mouve¬ments enchaînés. La notion de moteur immobile coïncide au fond complètement avec la notion de forme ou d’être en acte ; le moteur, c’est l’être en acte en tant qu’il a rencontré un mobile p.221 capable de passer de la puissance à l’acte. Le type de l’action motrice, c’est celle du médecin qui guérit son malade, du sta¬tuaire qui sculpte, c’est à dire une action qui ordonne les mouvements de telle façon que la matière devienne suscep¬tible de recevoir une forme existant actuellement dans le moteur ; l’action est ordonnatrice en même temps que motrice. Et c’est pourquoi le mouvement cesse dès que le moteur n’agit plus, comme une armée est sans ordre dès qu’elle n’est plus comman¬dée ; il n’est point quelque chose qui pourrait être communiqué au mobile et persister de lui-même ; le mobile comme tel n’a jamais de lui-même que la possibilité de se mouvoir. Il reste à voir quelles sont, parmi ces moteurs immobiles, les particularités du moteur des cieux. Comme le mouvement du ciel est continu et uniforme, il lui faut un moteur éternellement en acte et dont l’action soit immuable, donc un moteur indivisible, puisqu’un moteur divisible épuiserait nécessaire¬ment son action au bout d’un temps fini  : De quelle manière Aristote, partant de ces caractères purement formels du moteur des cieux, éternel et indivisible, en a t il dérivé l’idée que ce moteur était une intelligence toujours en acte, contemplant sans fin son objet, un vivant éternel et parfait, en d’autres termes, était Dieu  ? L’idée intermédiaire est celle d’être en acte ; le moteur des cieux est toujours en acte ; or, un être pleinement en acte, où il ne reste aucune trace de potentialité, de développement possible, de matière, de privation, ne peut être qu’une pensée (νόησις) ; Aristote imagine cet acte pur d’après l’état qui est en nous le plus divin et le plus agréable, c’est à-dire la contemplation du savant qui, ayant atteint la vérité, en a une connaissance immobile et définitive ; si nous supposons permanent et total et dégagé de la vie corporelle cet état qui, chez l’homme, est passager, partiel et lié au corps, nous nous représentons l’acte pur, l’acte de l’intelligence, qui est la vie p.222 éternelle et parfaite de Dieu, qui est Dieu lui-même. Il n’y a donc en Dieu aucune trace des opérations intellectuelles qui, dans l’âme humaine, supposent un changement, telles que la sensa¬tion, l’image, la réflexion qui cherche, la pensée discursive, pas plus que des fonctions végétatives qui se rapportent à la vie du corps ; Dieu n’est pas une âme, un principe vital, mais une pensée intellectuelle : Mais une intelligence ne contient elle pas toujours de la puissance ? Par exemple notre intelligence humaine n’est qu’une simple faculté de penser ; pour être en acte, elle doit subir l’in¬fluence de l’intelligible, à peu près comme la sensation qui ne peut être actuelle que sous l’action d’une chose sensible. A Dieu ; s’il est intelligence, serait donc supérieur l’intelligible grâce à quoi il pense. Grave question, puisque nous voyons renaître du coup, au dessus de moteur des cieux, tout le monde intelligible de Platon, que contemple le demiurge comme un modèle au dessus de lui ; nous voyons compromise l’éternelle actualité du moteur des cieux, s’il peut cesser de penser. Aristote l’a résolue ainsi : puisque Dieu est l’être supérieur, il s’ensuit qu’il n’a pas d’autre intelligible que lui-même ; « il se pense lui-même ; il est la pensée de la pensée  » ; c’est ainsi seulement qu’il peut se suffire à lui-même. Est ce là une solution purement verbale ? Aristote sait fort bien que, même chez l’homme, tout savoir, quel qu’il soit, sensation, pensée ou réflexion, est accom¬pagné de la connaissance de lui-même ; on ne peut savoir, sans savoir qu’on sait ; mais l’objet principal du savoir n’est pas cette connaissance de soi ; il est un intelligible ou un sensible, distinct de l’intelligence et de la sensation. Ce qui en l’homme est l’accessoire devient en Dieu le principal ou plutôt l’unique ; il n’a plus à quêter en dehors de lui les objets de sa pensée, et c’est ainsi seulement que cette pensée peut être achevée et indéfectiblement parfaite. C’est vers cet état d’indépendance p.223 que tendent, chez nous, les sciences les plus élevées ; en effet, dans les sciences théoriques telles que les mathématiques, l’objet est identique à la pensée que l’on en a  ; la pensée épuise tout ce qu’il y a dans l’objet ; elle ne lui est point postérieure, ni davantage antérieure ; elle lui est identique. La théologie d’Aristote est au sommet de la métaphysique et de la physique. Elle résout à la fois la question du moteur des cieux et celle de la substance : celle du moteur des cieux ; car la parfaite uniformité de leurs mouvements s’explique par l’immutabilité divine ; de plus, il est naturel que l’intelligence soit motrice, c’est à dire que les choses mobiles tendent à imiter, autant qu’il leur est possible, cette immutabilité ; Dieu meut le ciel comme l’aimé meut son amant . La condi¬tion de ce mouvement uniforme, c’est l’inaltérable quintes¬sence ou éther capable du seul mouvement circulaire ; elle a sa raison d’être en ce mouvement qui est la fin pour laquelle elle existe. Aussi Dieu n’est pas le démiurge du monde, il ne connaît même pas le monde ; il est seulement la fin vers laquelle il aspire. La théologie résout aussi la question de la substance ; avec Platon, Aristote admet une substance incorporelle séparée, c’est Dieu ; mais c’est en un sens bien différent des Idées. La grande différence, c’est que Dieu n’est point, comme les Idées, la substance de toutes choses, pas plus qu’il n’est l’objet de la science. En revanche, il est, si l’on peut dire, la substance par excellence, comme il est la science par excellence. Il est la substance par excellence, pour cette raison que ce qu’il est, son essence, n’a pas à chercher d’appui en dehors de lui pour devenir une substance effectivement réalisée. Les autres formes substantielles, en effet, ne peuvent devenir effectivement des substances que si elles trouvent en dehors d’elle, dans une matière, les conditions de leur réalisation ; la statue ne peut p.224 devenir une réalité que grâce au marbre, l’homme que grâce à un corps organisé fait d’une multitude d’éléments. C’est pourquoi la forme substantielle qui est l’essence d’un être, n’est pas encore sa substance ; la substance désignera plutôt le composé de forme et de matière. En Dieu, acte pur, la difficulté disparaît ; la pensée n’a d’autres conditions qu’elle même ; elle est sans matière ; cette substance éternelle, identique à son essence, est le type que s’efforceront d’imiter les substances passagères, nées de la combinaison de la forme et de la matière ; mais elle ne remplace nullement ces substances. Dieu est aussi la science par excellence, mais une science inaccessible à l’homme, qui cherche ses objets dans le monde. On voit à quel point la place de la théologie dans la doctrine d’Aristote est différente de celle du monde des idées dans celle de Platon. Pour mieux la comprendre, il convient de parler de la crise qu’elle paraît avoir subie au cours du développement de sa pensée. Aristote est en général extrêmement réservé dans le développement de la théologie : « Les êtres non engendrés et incorruptibles sont sans doute précieux et divins, mais c’est eux que nous connaissons le moins... ; sans doute, avec le prix qu’ils ont, un léger contact avec eux nous est plus agréable que la connaissance des choses qui nous entourent, comme il est meil¬leur de voir la moindre part d’un objet aimé que de connaître avec exactitude beaucoup des autres êtres ; pourtant la proxi¬mité de ces êtres, leur parenté de nature avec nous, voilà des avantages en échange de la science des choses divines . » Paroles caractéristiques de l’ancien platonicien : ce n’est plus dans le suprasensible qu’il va chercher l’objet d’une science exacte ; la théologie est au dessus des prises de l’homme. De là ses hésitations entre le monothéisme et le polythéisme. Il incline assurément vers le monothéisme, parce que l’unité d’organisa¬tion de l’univers ne saurait être attribuée qu’à l’unité de sa p.225 cause finale, et il termine sa théologie en citant le vers d’Ho¬mère, qui deviendra le texte perpétuel du monothéisme païen : « Il n’est pas bon qu’il y ait plusieurs maîtres . » Mais d’autre part Dieu est le moteur des cieux et un moteur immuable ; son effet doit donc être toujours le même ; or l’astronomie nous révèle l’existence d’un grand nombre de sphères concentriques, dont chacune est animée d’un mouvement propre, tout à fait indé¬pendant de celui des autres ; les principes d’Aristote exigent ici qu’il y ait autant de moteurs distincts, et ils conduisent au polythéisme . De là, la place réelle de la théologie d’Aristote ; la connaissance de Dieu en lui-même n’est nullement son but ; elle n’a aucun rôle en morale ou en politique. Dieu est considéré uniquement dans sa fonction cosmique, comme le producteur de l’unité du monde, unité qui en permet la connaissance rationnelle. Entre ce moteur immobile et les autres moteurs immobiles, à actions passagères et changeantes, que sont les âmes, la nature et, en général, les formes, il y a une hiérarchie ; l’action de chacun de ces moteurs inférieurs est déterminée non pas spontanément et à son gré, mais selon l’ordre qui vient du premier moteur et qui se transmet par le mouvement des cieux jusqu’à la terre. La science des choses naturelles consistera avant tout à démêler cette hiérarchie, dont chaque terme est la cause finale qui ordonne le terme inférieur, le mouvement du ciel s’efforçant par sa circularité et son uniformité d’imiter l’immutabilité divine, de même que, au dessous de la lune, le cercle sans fin et retournant toujours sur lui-même des générations et des corruptions imite autant que le permet la matière, le mouvement du ciel. « Tous les êtres naturels ont ainsi quelque chose de divin . » La théologie est la garantie qu’il y a non seulement des causes finales partielles travaillant chacune dans une sphère limitée, p.226 mais une cause finale universelle qui en règle l’action ; « l’homme engendre l’homme, mais le soleil aussi ».

X. — LE MONDE @ L’univers entier est donc l’ensemble des conditions auxquelles le mouvement des cieux peut exister. En effet, s’il doit y avoir un mouvement circulaire, il faut qu’il y ait par opposition en son centre un corps qui reste immobile ; c’est la terre : le géocen¬trisme et l’immobilité de la terre sont donc démontrés. De plus, s’il y a de la terre, c’est à dire un corps pesant qui, déplacé du centre, tend à y retourner, il faut, par une nécessaire opposition, qu’il y ait du feu, c’est à dire un corps léger qui tend vers le haut ; car si un contraire existe, son contraire ne peut pas ne pas exis¬ter. Si l’on considère non plus l’affinité de l’élément avec son lieu propre, mais les qualités essentielles par où il manifeste son activité et sa passivité, l’on verra que de la même règle découle l’existence des éléments intermédiaires, eau et air ; car à la terre dont les attributs sont froid et sec, on voit que s’oppose non seulement le feu dont les attributs sont chaud et sec, mais l’eau dont les attributs sont froid et humide ; au feu, chaud et sec, s’oppose non seulement la terre, mais l’air qui est chaud et humide . Ainsi se déduisent les quatre éléments. On voit qu’Aristote, suivant une conception courante chez les médecins et les physiciens, reconnaît quatre propriétés actives fondamentales opposées deux à deux : le chaud et le froid, le sec et l’humide ; si l’on combine deux à deux en un même sujet ces quatre attributs, en excluant les combinaisons qui uni¬raient les opposés, il reste quatre combinaisons possibles, sec¬-froid, froid humide, humide chaud, chaud sec ; chacune de ces combinaisons caractérise un élément, la terre, l’eau, l’air, le p.227 feu ; il est aisé de voir que l’on passe de chacun au suivant et que l’on revient du quatrième au premier en substituant à une propriété du couple l’opposé de cette propriété ; ainsi on passe de la terre à l’eau, en substituant l’humide au sec, dans le couple que forme la terre. Il y a donc possibilité d’un passage continu d’un élément à un autre, dans un ordre déterminé, la terre pouvant se changer en eau, l’eau en air, l’air en feu ; chaque fois la corruption d’un élément est la génération du voisin ; de plus ce devenir est circulaire, puisque le quatrième élément peut, de la même manière, redonner naissance au pre-mier (l’ordre pouvant d’ailleurs être inverse de celui que l’on a choisi) ; de cette manière ce devenir peut être sans fin. Cet incessant mouvement de transmutation circulaire n’est pas seulement possible ; il est réel ; si en effet les éléments ne se changeaient pas l’un dans l’autre, comme ils ont des mouvements limités vers le bas et le haut, chacun s’arrêterait en son lieu propre et le mouvement cesserait dans la région sublunaire : le cercle des transmutations imite à sa manière le mouvement circulaire des cieux. D’autre part, pour que ce cercle soit possible, il faut qu’il y ait dans le ciel plus d’un mouvement de transla¬tion circulaire ; car un seul mouvement, celui des étoiles fixes par exemple, laisserait les éléments dans le même rapport ; il faut donc qu’il y ait plusieurs sphères concentriques douées chacune d’un mouvement propre et dont l’axe est incliné sur celui du ciel des fixes ; grâce à l’inclinaison de l’écliptique se produisent ces effets variables que nous appelons les saisons, dont chacune est caractérisée par la prépondérance d’une des pro¬priétés fondamentales des éléments, le chaud ou le froid, Ie sec ou l’humide, qui, selon la place relative du soleil, remporte temporairement la victoire sur son opposé. Tel est, en raccourci , l’univers d’Aristote : tous les détails y sont commandés par l’ensemble. Le cadre de la physique des p.228 choses sublunaires est ainsi déterminé ; elle est l’étude des actions et passions réciproques qui ont lieu soit entre les élé¬ments, soit entre des corps déjà formés et qui produisent tous les mélanges et altérations, grâce auxquels de nouveaux corps pourront naître, de nouvelles formes substantielles s’in¬sérer dans la matière. Et il ne faut pas oublier que tous ces changements, bien qu’ils aient leurs conditions matérielles dans les forces élémentaires, ont leur cause finale, leur cause véritable dans la forme vers laquelle ils sont orientés ; le remède agit par une suite d’altérations de la substance vivante ; mais la cause véritable de ces altérations, c’est la santé. Il faut se garder de croire que la production d’un corps nouveau est due à ces combinaisons ou altérations qui n’en sont que les condi¬tions. Encore ces conditions peuvent elles être étudiées en elles-¬mêmes. Un corps ne subit l’influence d’une force que parce qu’il y a en lui de la matière, c’est à dire au fond la possibilité d’un chan¬gement ; ainsi lorsque l’air, sous l’influence du froid, se change en eau, ce n’est pas la chaleur de l’air qui a pâti, puisque la cha¬leur est une forme ; sans matière, le feu serait impossible ; c’est en réalité sa matière . On appelle matière première cette puissance de changement entièrement indéterminée qui est impliquée dans la transmutation des éléments ; au contraire la matière seconde, par exemple l’airain d’une statue, est déter¬minée en elle même, bien qu’elle soit indéterminée relativement au changement qu’elle est encore capable de subir . C’est donc grâce à la matière que l’agent peut agir en s’assimilant le patient, par exemple le feu en échauffant ; pour qu’il y ait action, il faut donc que l’agent rencontre un patient qui ac¬tuellement est différent de lui, mais qui lui est semblable en puissance. Un cas spécialement important, c’est le mélange, qui se forme par suite d’actions et de passions réciproques entre p.229 deux corps ; le mélange n’est pas une juxtaposition, comme le prétendent les atomistes, mais une union réelle où toute partie, si petite qu’elle soit, est homogène à l’ensemble : encore ici, nous trouvons cette même absolue confiance en la sensation brute et non analysée, qui est caractéristique de l’esprit d’Aris¬tote. Les différences du mélange dépendent à la fois des doses et de la nature des corps qui y entrent ; le corps mélangé peut disparaître s’il est en trop petite quantité, comme une goutte d’eau dans la mer, ou s’il est beaucoup plus passif que l’autre ; par exemple dans un alliage d’étain et d’airain, l’étain disparaît ne laissant plus qu’une couleur . Une première application de cette physique est dans les Météores où Aristote a cherché à déterminer les diverses actions qui pro¬duisaient cet ensemble de phénomènes irréguliers, voie lactée, comètes, apparitions ignées, qui se produisent au dessous de la sphère de la lune, et aussi les états généraux de l’atmosphère, vents, tremblements de terre, foudre, tempête. Le IVe et dernier livre est consacré à l’étude de ce que l’on pourrait appeler les divers états de la matière sous l’influence des deux causes actives par excellence ; du chaud et du froid ; les phénomènes de la cuisson et de la congélation sont spécialement signalés ainsi que les états dus au mélange, comme, le mou, le facile à courber, le fragile, le cassable, etc. Toutes ces études sont orientées vers le dernier chapitre qui a pour objet l’étude des mélanges qui forment les diverses parties de l’être vivant, os, muscle, etc.

XI. — L’ÊTRE VIVANT : L’ÂME @ Les éléments n’existent qu’en vue de la formation de ces tissus vivants ; ces tissus n’existent qu’en vue de la formation d’organes tels que l’œil ou le bras ; ces organes eux mêmes p.230 n’existent qu’en vue d’accomplir certaines fonctions très compli¬quées, telles que la vue pour les yeux, ou le mouvement pour les bras. Les fonctions vitales en exercice sont donc une des fins principales pour lesquelles la nature agit et opère toutes les combinaisons et mélanges qui rendront possible l’être vivant . Mais la vie n’est pas le produit de ces combinaisons et de ces mélanges ; le corps organisé a seulement la vie en puissance ; il ne sera vivant en acte, c’est à dire il ne pourra exercer effecti¬vement les fonctions d’un corps vivant, la nutrition, le dévelop¬pement jusqu’à l’état adulte, la corruption, que lorsqu’il aura reçu cette forme substantielle, qui s’appelle l’âme. L’âme est « l’entéléchie première d’un corps naturel qui a la vie en puis¬sance  », c’est à dire qui est doué d’organes propres à accomplir les fonctions vitales. Elle est donc liée à ce corps à la manière dont le tranchant du fer est lié à la hache ; elle est la condition immédiate de l’activité du corps, à peu près de la même manière que la science que possède le savant est la condition immédiate à laquelle il contemple la vérité ; de même que le savant ne la contemple pas toujours, de même l’âme n’agit pas toujours et a sa période de sommeil mais elle est toujours immédiate¬ment apte à agir.. L’âme est donc avant tout chez Aristote principe de l’acti¬vité vitale, moteur immobile de cette activité. La psychologie est l’introduction à l’étude des êtres vivants, comme la théolo¬gie est l’introduction à l’étude de l’univers ; elle n’a plus d’objet propre et séparé comme dans la tradition de Pythagore et de Platon ; l’âme n’est plus la voyageuse qui va de corps en corps accomplir sa destinée à elle ; elle est liée au corps comme la vue est liée à l’œil . Rien ne reste du mythe platonicien, qu’Aris¬tote semble avoir accepté dans ses premiers écrits ; le problème p.231 de la morale est aussi indépendant de la psychologie qu’il l’est de la théologie ; âme et corps naissent et disparaissent ensemble. Il s’ensuit aussi qu’il n’y a pas, comme l’a cru Platon, d’étude de l’âme en général ; le philosophe étudie l’âme à la manière dont le géomètre étudie les figures : le géomètre n’étudie pas la figure en général, qui ne désigne aucune essence, mais le triangle, le polygone, etc., et ainsi une série de figures, de la plus simple à la plus composée, dont chacune implique les précé¬dentes, mais non les suivantes. De même, le philosophe étudie la série des fonctions ou facultés ou puissances de l’âme dont chacune implique les précédentes mais non les suivantes : fonction nutritive, sensitive, pensante et motrice. Qui possède par exemple la fonction sensitive possède la nutritive ; mais l’in¬verse n’est pas vrai, et la plante par exemple a seulement la capacité de se nourrir. Ces fonctions ne constituent pas, pour qui en possède plusieurs, autant d’âmes différentes ; elles diffèrent logiquement, puisqu’elles aboutissent à un acte diffé¬rent, mais non pas localement ni par leur substance ; chaque vivant a une âme unique (De l’Ame, II, 2). La théorie des fonctions de l’âme est née très évidemment de la classification des êtres vivants en végétaux, animaux sans raison et animaux raisonnables. Mais cette classification tranchée ne doit pas faire oublier qu’Aristote est essentiellement continuiste et qu’il voit dans la vie supérieure non une pure et simple addition, mais bien la réalisation de quelque chose qui était ébauché dans la vie inférieure. « Chez la plupart des autres animaux, il y a des traces des caractères qui se distinguent avec le plus d’évi¬dence chez les hommes : sociabilité et sauvagerie, douceur et dureté, courage et lâcheté, timidité et assurance. Il y a même chez beaucoup des images de l’intelligence réfléchie. C’est par le plus et le moins que ces animaux diffèrent de l’homme, et que l’homme diffère de beaucoup d’entre eux. La nature passe peu à peu des êtres inanimés aux animaux, à tel point que la conti¬nuité fait que les limites nous échappent et que nous ne savons p.232 à qui des deux appartiennent les intermédiaires ; à propos de certains êtres marins, on peut demander s’ils sont animaux ou plantes  ». Ce n’est pas qu’Aristote ait la moindre tendance à favoriser un évolutionnisme comme celui d’Empédocle ; tout au contraire c’est pour lui une règle absolue (qu’il transporte du domaine de la vie à la nature entière) qu’on ne peut pas passer d’un genre à un autre, et que le semblable produit toujours son semblable ; comme il y a identité spécifique entre la santé du médecin et celle qu’il produit chez le malade, il y a toujours identité spécifique entre le générateur et l’engendré ; les êtres vivants se répartissent en espèces fixes incorruptibles dont la forme est transmise d’un individu périssable à un autre par la génération ; c’est ainsi seulement que le vivant peut imiter le cours éternel des astres et atteindre la perpétuité. Ainsi la thèse de la fixité des espèces se relie aux tendances les plus pro¬fondes d’Aristote, à sa recherche de points fixes dans le devenir. La continuité est chez lui tout autre chose que l’évolution ; c’est non pas l’explication du supérieur par l’inférieur, mais tout au contraire de l’inférieur par le supérieur, de la plante par l’animal, de l’animal par l’homme : seul le parfait et l’adulte nous permet de comprendre l’imparfait. C’est là l’idée maîtresse de l’étude des facultés de l’âme, qui peut alors s’envisager sous deux aspects : en premier lieu, l’étude de chacune des facultés est comme l’introduction à un chapitre d’anatomie qui décrit les tissus et les organes formés de ces tissus qui permettent à la faculté de s’exercer : ainsi la fonction nutri¬tive qui est l’assimilation de la nourriture par le corps, telle que le corps s’accroisse à l’état adulte et s’y maintienne, commande tout un mécanisme d’actions corporelles sans lesquelles elle ne peut être connue ; c’est d’abord la cuisson de l’aliment ingéré par la chaleur intérieure, émanée du cœur, qui, comme principe du chaud, est engendré le premier dans l’animal ; la nourriture p.233 liquéfiée ou durcie par le chaud circule dans les veines, et elle filtre à travers elle, comme à travers un vase d’argile cru ; ses parties aqueuses se condensant sous l’effet du froid forment la chair ; ses parties terreuses qui contiennent encore un peu d’humidité et de chaleur, les perdent sous l’action du froid et deviennent les parties dures telles que les ongles et les cornes ; chaque être vivant a d’ailleurs autant de chaleur innée qu’il convient à cet effet . De même la fonction sensitive commande l’étude ana¬tomique et physiologique des organes des sens. D’une manière générale, ces facultés ne sont nullement des explications pares-seuses, mais comme des centres de direction dans la recherche expérimentale. Sous un second aspect, l’étude de chaque fonction est comme orientée vers l’étude de la fonction supérieure, et surtout de celle qui leur est supérieure à toutes, à savoir la pensée intellec¬tuelle. Ce trait se montre surtout dans l’étude des facultés de connaître ou de discerner le vrai du faux. Ce discernement a lieu soit à l’aide de la sensation soit à l’aide de la pensée ; Aristote reste pleinement fidèle à cette distinction platoni¬cienne et critique fort vivement les physiciens qui réduisent la pensée à la sensation (De l’Ame, III, 3) ; mais la significa¬tion en est changée, parce qu’Aristote accentue moins l’oppo¬sition que la continuité. Dans la sensation déjà, il cherche à faire voir ce qu’il y a de stable, de fixe, de connaissance effective ; la sensation n’est pas une altération purement passive, où l’or¬gane subit l’action des qualités sensibles, perpétuellement changeantes et mobiles ; certes, c’est seulement sous l’influence d’un agent sensible sur un organe des sens que la faculté de sentir passe à l’acte ; la sensation n’est point pour cela réductible à un acte de l’agent sensible tout seul ; la plante par exemple subit des altérations par suite de la chaleur, mais elle ne sent pas la chaleur  ; il faut donc dire que la sensation est un p.234 acte commun du sentant et du senti, par exemple de la couleur et de la vision, du bruit et de l’audition ; et il faut insister sur ce caractère commun et sur l’impossibilité d’attribuer la sensa¬tion à l’un ou l’autre des deux facteurs isolément (De l’Ame, III, 2). Cet acte a déjà quelque chose d’une pensée ; car comme la pensée en ce qui concerne les intelligibles, la sensation, en ce qui concerne les sensibles, affirme avec vérité son objet propre. On appelle en effet objet propre d’une sensation la qualité sen¬sible qui fait passer à l’acte cette sensation, la couleur pour la vue, le son pour l’ouïe ; or, sur son objet propre, chaque sensa¬tion dit la vérité complète ; la vision ne se trompe pas sur le blanc ; l’erreur ne commence que si elle affirme que ce blanc est tel ou tel objet. De ces qualités sensibles, les diverses espèces de sensations donnent une connaissance intégrale : nulles qualités sensibles en effet que celles qui agissent par contact, comme les qualités tactiles ou les goûts, et celles qui agissent à travers un milieu aérien ou liquide, comme les couleurs, les sons ou les odeurs (De l’Ame, III, 1). Sous un autre aspect, cette connaissance sensible est orientée vers la connaissance intellectuelle, puisqu’elle appréhende les choses sans leur matière ; « ce n’est pas la pierre elle même qui est dans l’âme » lorsqu’on la perçoit, c’en est seulement la forme  ; bien que cantonnée dans la connaissance des choses particulières, la sensation les sépare donc de leur matière. De plus, la multiplicité des cinq sens a sa raison en ce qu’elle facilite la connaissance des qualités communes à tous les sensibles, telles que le mouvement, la grandeur ou le nombre ; la perception de ces propriétés communes ne serait pas possible avec un seul sens, parce qu’elle ne se dégagerait pas du sensible propre . Enfin, cette multiplicité suppose comme un centre commun, capable d’appréhender et de discerner toutes les qualités ; sans quoi les sensations de chaque sens en nous seraient isolées p.235 les unes des autres comme celles d’autant de personnes étran¬gères l’une à l’autre ; or, ce centre commun peut saisir les ressemblances et les différences et, en général, toutes sortes de rapports entre les sensibles . La pensée au sens le plus large contient tous les actes de con¬naître indépendants de l’influence actuelle du sensible, c’est à-¬dire aussi bien les images de la mémoire que les opinions et les jugements de la science . Aristote reconnaît aux deux bouts de l’échelle de la connaissance une intuition qui ne peut être que véridique : en bas l’intuition du sensible propre par la sen¬sation, en haut l’intuition intellectuelle des essences indivi-sibles  : entre les deux s’étend tout le reste, c’est à dire tout ce qui est susceptible d’être vrai ou faux, c’est à dire encore toute proposition qui affirme une relation d’un attribut à un sujet comme passée, présente ou future. De ces facultés intermédiaires Aristote ne fait pas une étude bien systématique. Il semble bien qu’il considère chacune d’entre elles à trois points de vue dif¬férents, en elle même, dans sa relation à la faculté inférieure et à la faculté supérieure. Ainsi la représentation ou image (φαντασία) : en elle même, elle est tout ce qui apparaît à l’âme en dehors de la sensation ; elle est généralement fausse, sans correspon¬dant dans le réel ; mais elle ne s’affirme pas comme vraie, car elle n’est pas, comme l’opinion, accompagnée de croyance  : ainsi le soleil nous paraît avoir un pied de diamètre ; mais nous savons qu’il est plus grand que la terre. Dans son rapport avec la sensation, elle est l’image d’une chose sensible passée, une sorte de peinture qui vient de ce que l’objet sensible a laissé son empreinte comme un cachet sur de la cire ; cette image est le souvenir de l’objet et il n’y a mémoire que là où il y a image ; on ne se souvient donc pas, contrairement à ce qu’a dit Platon, de vérités purement intellectuelles, on les contemple à nouveau, p.236 chaque fois qu’on y pense . Enfin, dans son rapport avec l’in¬telligence, l’image est la condition de la pensée ; « il n’y a pas de pensée sans image », parce que l’image est la matière dans laquelle l’intelligence contemple l’universel ; le géomètre, pour démontrer les propriétés du triangle, doit tracer un triangle de dimensions définies ; mais il ne pense pas à ces dimensions . Les traités d’Aristote ne manquent pas d’indications éparses sur des faits intellectuels plus complexes, tels que la réminis¬cence ou le jugement ; la réminiscence est comme l’orientation de l’âme à la recherche d’un souvenir ; elle part de l’état actuel et par une série d’autres états liés au premier soit parce qu’ils leur sont semblables, soit parce qu’ils leur sont contraires, soit parce qu’ils en ont été voisins, elle arrive au souvenir cherché ; ce qu’on a appelé plus tard association des idées est ainsi présenté comme un moyen du souvenir . A l’autre pôle de la connaissance est l’intelligence dont l’acte est la pensée individuelle d’essences intelligibles elles mêmes indivisibles. Comparable par sa certitude à la sensation des sen¬sibles propres, elle en diffère pourtant beaucoup ; entre l’intel¬ligible et l’intelligence, il y a bien en effet un rapport analogue à celui qui est entre le sensible et le sentant : l’intelligence est bien comme la tablette vide qui contient en puissance tous les intelligibles, et qui ne passe à l’acte que si elle en subit l’action  ; mais, tandis que l’organe sentant est détruit par un sensible trop intense, comme par une lumière éblouissante, l’intelligence pense au contraire d’autant plus que la clarté de l’intelligible est plus grande . De plus, tandis que dans l’acte commun de la sen¬sation, le sentant reste toujours distinct du sensible, dans l’acte intellectuel de contemplation, l’intelligence est complètement identifiée à l’intelligible, et l’on ne saurait trouver en elle, quand p.237 elle pense, autre chose que son objet : elle est donc elle même intelligible . Enfin, tandis que la sensation se répartit en organes dont chacun n’est capable d’appréhender qu’une espèce particulière de sensibles, l’intelligence est capable de recevoir tous les intelligibles sans exception. Ces trois traits distinc¬tifs reviennent à une raison unique : c’est que l’intelligence perçoit les formes ou essences sans matière et dégagées de toutes les particularités qui les accompagnent dans le sensible ; par exemple, elle pense non pas le camus, qui est la courbe d’un nez, mais le courbe en lui-même ; par l’abstraction, elle fait passer à l’acte les intelligibles qui n’étaient qu’en puissance dans les sensibles ; or la science des choses sans matière est nécessairement identique à ces choses ; il n’y a rien dans une notion géométrique ou arithmétique que ce que nous y pensons . Pourtant notre intelligence n’est qu’une faculté de penser ; elle est tous les intelligibles ; mais elle ne les est qu’en puissance ; elle ne pense pas toujours ; comment peut elle passer à l’acte ? Il est clair que ce n’est pas sous l’influence des images sensibles, images sans doute indispensables à son opération d’abstraction (on ne pense pas sans images), mais d’où ne sauraient naître spontanément les intelligibles en acte, puisqu’elles les contiennent seulement en puissance. Conformément à la règle générale d’après laquelle un être ne peut passer de la puissance à l’acte que sous l’influence d’un être déjà en acte, Aristote est donc conduit à admettre au dessus de notre intel-ligence qui ne pense pas toujours, une intelligence éternellement en acte, intelligence impassible, puisqu’elle est une pensée fixe et indéfectible qui ne subit nul changement, productrice de toutes les autres pensées, à la manière de la lumière qui fait passer à l’acte les couleurs. Quelle est exactement la place de cette intelligence ? Est elle, comme l’intelligence passive ou en puis¬sance, une partie de l’âme humaine ? Il ne le semble pas, puisque p.238 Aristote la déclare incorruptible et éternelle, tandis que l’intelligence passive est périssable. Si elle est une substance séparée de l’âme humaine, n’est elle pas identique au moteur des sphères, à Dieu, qui est pensée éternellement actuelle ? Il le semble d’autant plus que l’intelligence qui est en nous est la part la plus divine de notre être, dont l’activité nous met au dessus de la nature humaine et nous fait partager la vie des dieux. Mais sur ce point, Aristote ne s’exprime pas formellement et laisse ses interprètes dans un embarras dont on verra plus tard les consé¬quences (De l’Ame, III, 5). Ce qui reste sûr, c’est la place particulière qu’il a donnée à l’intelligence dans l’âme humaine. Si elle perçoit les choses sans matière, c’est qu’elle est elle même sans matière : c’est dire qu’elle n’a besoin d’aucun organe corporel ; si la définition générique de l’âme, entéléchie d’un corps organisé, lui con¬vient encore, ce n’est pas tout à fait dans le même sens qu’elle convient à la faculté nutritive ou sensitive : car nous voyons bien sans doute que le corps organisé est une condition sans laquelle l’intelligence ne saurait penser ; car elle ne peut penser sans images. Mais, étant en elle même indépendante et du fonctionnement d’un organe et des images mêmes, il faut dire qu’elle s’ajoute à l’âme par une sorte d’épigénèse, qu’elle y entre de l’extérieur et « par la porte » . L’âme est alors conçue d’une manière analogue au monde, et, peut on dire, selon le même schème : un développement de facultés qui, appuyé sur le corps organisé, s’oriente vers un terme, l’intelligence, qui leur est, à certains égards, transcendant. Psychologie et cosmologie, dont les liens s’étaient un peu déten¬dus chez Platon, grâce au mythe de la destinée qui créait vrai¬ment à l’âme une individualité, s’unissent plus fortement que jamais. Dans cette philosophie, l’âme n’est faite, si l’on peut dire, que pour être une image spirituelle de la réalité. « L’âme p.239 est en quelque façon tous les êtres ; car les êtres sont ou bien sensibles ou bien intelligibles ; or la science est en quelque manière le su, et la sensation, le sensible  ». Dans cette vue synthétique de l’âme ne sont mis en évidence que les deux pôles : sensation et intelligence ; l’entre deux, c’est à dire tous les mouvements de pensée où nous sommes nous mêmes, réflexion, opinion, imagination, sont absorbés dans leur relation à l’un ou à l’autre de ces pôles fixes, où l’âme se fait purement représen¬tative et intuitive de la réalité.

XII. — MORALE @ Toute la pensée platonicienne reposait sur une union par¬faitement intime entre la vie intellectuelle, morale et politique : la philosophie par la science atteint la vertu et la capacité de gouverner la cité. Tout cela se dissocie chez Aristote : le bien moral ou bien pratique, c’est à dire celui que l’homme peut atteindre par ses actions, n’a rien à voir avec cette Idée du Bien que la dialectique mettait au sommet des êtres  ; la morale n’est pas une science exacte comme les mathématiques, mais un enseignement qui vise à rendre les hommes meilleurs, et non seulement à leur donner des opinions droites sur les choses à rechercher ou à fuir, mais à les leur faire effectivement rechercher ou fuir. « Quand il s’agit de vertu, il n’est pas suffi¬sant de savoir ; il faut encore la posséder et la pratiquer. » Sur la portée de cet enseignement, le moraliste ne doit pas se faire trop d’illusions : de simples discours ne suffisent pas à inspirer la bonté ; ils seront fructueux quand ils s’adressent à des jeunes gens d’un caractère noble et libéral, mais ils sont bien incapables de conduire le vulgaire à la vertu. La morale est donc bien un enseignement, mais un enseignement aristocratique ; ce p.240 n’est pas une prédication pour la foule, mais une invite à la réflexion pour les mieux doués ; aux autres suffiront l’habitude et la crainte du châtiment . Et même il semble que la vertu ne puisse se développer pleinement que dans les classes aisées ; « il est impossible ou bien difficile à un indigent de faire de belles actions ; car il est bien des choses qu’on ne fait qu’en se servant comme instruments, des amis, de la richesse, du pouvoir politique » ; un homme très laid, de basse naissance, solitaire et sans enfants ne saurait atteindre le bonheur parfait. Des vertus aussi précieuses que le courage, la libéralité, la politesse, la justice ne peuvent s’exercer qu’à un certain niveau social ; « un pauvre ne peut être magnifique ; car il n’a pas de quoi dépenser convenablement ; s’il l’essaye, c’est un sot  ». Cette éthique est celle d’une bourgeoisie aisée et décidée à profiter sagement de ses avantages sociaux ; on n’y sent ni le souffle populaire d’un éveilleur de consciences, comme Socrate, ni la certitude qui animait Platon. Mais elle est en pleine harmo¬nie avec le reste de la philosophie : en éthique, comme partout, il s’agit de définir une fin, puis de déterminer les moyens propres à atteindre cette fin. Mais c’est une fin pratique et humaine, c’est à dire qui doit être accessible à l’homme par des actions ; pour la connaître, il faudra donc se servir de l’observation et de l’induction, c’est à dire chercher en vue de quoi, en fait, agissent les hommes ; or, il n’est pas douteux qu’ils cherchent tous le bonheur ; plaisir, science, richesse ne sont que des moyens pour atteindre cette fin qui ne se subordonne plus à aucune autre. La fin est donc le bonheur, mais un bonheur humain, c’est à dire qui nous soit accessible par nos actions et qui dure pendant la plus grande partie de la vie. Mais il importe de voir que ce bonheur qui oriente l’action comme une fin n’est ni une partie ni un résultat de l’action (pas plus que l’intuition p.241 intellectuelle n’est un résultat du travail mental puisqu’elle oriente plutôt ce travail) ; le bonheur est dans une autre caté¬gorie que l’action : le bonheur est un absolu et un acte, l’action est relative à une fin  ; il nous arrive comme un don des dieux et une récompense de notre vertu ; principe des biens, il a quelque chose de divin . C’est d’ailleurs l’opinion universelle des hommes, qui considèrent le bonheur comme une chose précieuse entre toutes, mais non point comme une chose louable. On croirait qu’Aristote lutte contre ce type d’eudémonisme, si différent du sien, qui prévalut après lui, et qui réunit ce qu’il s’efforçait par dessus tout de distinguer : le louable et le pré¬cieux, l’action et la fin . C’est une règle universelle qu’un être n’atteint sa fin propre que s’il accomplit la fonction qui lui est propre ; l’excellence dans l’accomplissement de cette fonction est la vertu de cet être. La notion de vertu en général dépasse donc de beaucoup la sphère de la morale ; on peut parler de la vertu d’un être vivant et même d’un objet inanimé ou d’un outil fabriqué. Le mot ne suggère pas une qualité spécifiquement morale. De plus, la vertu d’un être est quelque chose d’acquis, de surajouté à l’essence ; en effet, il n’y a pas de plus ou de moins dans l’essence et, là dessus, Aristote est irréductible ; on est homme ou on ne l’est pas ; on ne peut l’être plus ou moins. Mais de l’essence d’un être ne se déduisent pas toujours toutes ses qualités avec la même nécessité que les propriétés d’un triangle se déduisent de son essence ; il y a des degrés de perfection différents pour un être de même essence ; il y a des outils de bonne et de mauvaise qualité, bonne ou mauvaise qualité ne faisant pas partie de l’essence ; c’est donc dans la catégorie de dualité que se prouve la vertu, et plus spécialement dans les qualités acquises (Éthique, I, 13 ; II, 1). p.242 Appliquons ces principes à l’homme : sa fonction propre et distinctive est l’activité conforme à la raison ; toute activité humaine, bonne ou mauvaise, est raisonnable ; la vertu humaine consiste dans la perfection ou l’excellence de cette activité. Réaliser le sens de cette formule, tel est le but de la théorie des vertus ; or, ce sens est extraordinairement complexe et riche, si l’on veut le voir à l’œuvre dans tous les détails parti¬culiers de la vie humaine, et c’est bien ce qu’il faut ; car l’éthique doit enseigner comment agir, et par conséquent descendre à tous les cas particuliers ; « en matière d’action, les notions générales sont vides ; et les notions particulières ont plus de vérité parce que les actions portent sur le particulier (III, 7, début) », L’éthique est donc une sorte de description très concrète de la manière dont la raison peut pénétrer et diriger toute l’activité humaine ; aucun détail de la vie passionnelle et des relations sociales n’est omis ; car c’est grâce à ce détail que la raison prend un sens. L’éthique s’oriente tout naturellement vers la descrip¬tion des passions, comme, vers la même époque, la comédie nouvelle de Ménandre (342 290) remplace la violence des diatribes d’Aristophane par la délicate analyse des caractères. Ce sont ces analyses qui donnent tout son prix à l’Éthique à Nicomaque ; il ne s’agit point de règles générales mais de recher¬cher « quand il faut agir, dans quel cas, à l’égard de qui, en vue de quoi et de quelle manière (II, 7) ». La vertu est une disposition stable d’où naît l’action ver¬tueuse ; cette disposition n’est pas naturelle et innée ; l’homme naît avec des dispositions à certaines passions, à la colère ou à la peur par exemple ; mais ces dispositions ne sont ni vice ni vertu, et il n’en est ni loué ni blâmé. La vertu est une disposition acquise, et acquise par la volonté, puisqu’elle est louée ; elle n’existe réellement que lorsqu’elle est devenue habitude, c’est à dire lorsque, tout acquise qu’elle est, elle produit les actions avec la même facilité qu’une disposition innée ; l’homme n’est vraiment juste que s’il n’a aucune peine, s’il a même plaisir p.243 à faire une action juste ; cette habitude, née de la volonté, la rend en même temps plus ferme. Tout ce qu’il y a de vertu chez l’homme vient donc de son choix volontaire. Mais que doit être ce choix pour être raisonnable et vertueux ? Sur ce point capital, Aristote (c’est la caractéristique de sa méthode en morale) fait appel d’une part à une analogie, d’autre part à l’opinion commune (II, 6). D’abord à l’analogie de l’acte vertueux avec les œuvres de la nature et de l’art : ces œuvres visent avant tout à éviter les excès, le trop ou le trop peu ; les médecins savent que la santé ou l’excellence du corps est une juste proportion des forces actives contraires, chaud et froid, qui influent sur le corps ; le sculpteur et l’architecte visent aussi certaines proportions justes ; la nature et l’art trouvent leur excellence, lorsqu’ils ont atteint ce milieu entre deux excès. La condition matérielle de cet idéal est qu’ils opèrent sur un de ces continus qui comportent le plus et le moins, un de ces multiples infinis dont Platon parlait dans le Philèbe, où s’accouplent plus chaud et plus froid, plus grave et plus aigu. Or cette condi¬tion est réalisée dans la vie morale ; la volonté travaille sur des actions et des passions qui comportent le manque et l’excès, le plus et le moins, qui se présentent par couples, comme crainte et audace, désir et aversion, où toute augmentation d’un des termes est une diminution de l’autre ; la vertu consistera à atteindre en ces continus le juste milieu. Et c’est aussi l’opinion commune selon laquelle il y a une seule manière d’être bon et mille d’être mauvais. Mais le problème du milieu se présente aussi avec des caractères particuliers, dus à l’objet de la morale : il ne s’agit point en effet, pour trouver l’objet de la vertu, de définir d’une manière précise et absolue un milieu, comme on définit une moyenne arithmétique entre deux extrêmes. La morale ne comporte pas pareille rigueur : elle s’adresse en effet à des hommes naturellement enclins à des passions opposées, de tout degré et de toute nature ; elle a moins à donner à ces hommes une définition théorique de la vertu, qu’à la produire p.244 en eux ; or il est clair que l’on ne produira pas le courage de la même manière chez le timide qu’il faut exciter et chez l’auda¬cieux qu’il faut réprimer ; selon les cas, le milieu sera plus près de l’un ou de l’autre extrême ; il est milieu par rapport à nous et non selon la chose même. La détermination du milieu, insé¬parable des moyens pour le produire, est donc une question de tact et de prudence. Ajoutez que, dans une moyenne arithmétique, le milieu est postérieur aux extrêmes et déter¬miné par eux ; dans la vie morale, les extrêmes sont, au moins idéalement, postérieurs au milieu et ne sont extrêmes que rela¬tivement à lui : l’imparfait ne se conçoit comme tel que par rapport au parfait ; et c’est en un sens le milieu qui est le véri¬table extrême, c’est à dire le plus haut degré de perfection (II, 6). La vertu est donc, en résumé, une disposition acquise (έξις), de la volonté qui consiste en un milieu, milieu relatif à nous, défini en raison, c’est à dire tel qu’un homme de tact peut le définir . Cadre très général, que viendra remplir l’expérience morale ; autant de couples de passions opposés, autant de vertus, et autant de couples de vices opposés entre eux et à la vertu. Relativement à la crainte et à l’audace, par exemple, il y a une vertu, qui est le courage, et deux vices qui sont la témérité et la lâcheté ; relativement à la recherche du plaisir, la vertu est la tempérance et les vices opposés sont l’intempérance et l’insensibilité. De même, lorsque nous trouvons un couple d’actions opposées l’une à l’autre ; relativement au don des richesses par exemple, la vertu est la libéralité, les vices oppo¬sés sont d’une part la mesquinerie, d’autre part la prodiga¬lité (II, 7). Ces exemples nous font mieux voir comment la vertu est un milieu tout relatif à notre condition humaine, et même à notre condition sociale ; ainsi la libéralité, vertu des hommes privés de fortune modeste, est bien différente de la magnificence, vertu du riche magistrat bienfaiteur de sa cité : ce qui est générosité chez l’un sera mesquinerie chez l’autre. On le voit : si Aristote définit la vertu par une disposition volontaire, il est fort loin d’y voir quelque chose comme l’in¬tention ; cette disposition n’est envisagée que comme disposition à l’action ; les conditions matérielles de l’action étant absentes, la vertu n’a plus aucun sens. « Le libéral a besoin de richesse pour agir libéralement, et le juste d’échanges sociaux ; car les intentions sont invisibles, et l’injuste se vante lui aussi de sa volonté de justice. » Aussi sont ce là vertus humaines insépa¬rables du milieu social, vertus politiques, que les dieux par exemple, ne possèdent nullement. « Comment seraient ils justes ? Est ce qu’on les voit sans rire faire entre eux des con¬trats et rendre des dépôts  ? » D’où son analyse de la volonté (III, 1 à 5) ; elle est considérée non pas en elle même mais dans ses rapports à l’action qu’elle produit. C’est avant tout une question de pédagogie sociale ; il s’agit de savoir quelles sont les actions que le législateur pourra utilement favoriser par ses éloges ou empêcher par ses blâmes ; une condition, c’est qu’elles soient volontaires. Cette condition concerne leurs diverses causes, c’est à dire leur principe originaire, leur fin et leur moyen. Une action est volontaire (έκουσιος) au sens le plus général, lorsque son point de départ est intérieur à l’être qui l’accomplit. Ce qui rend l’acte involontaire, c’est ou bien une contrainte matérielle, comme si le vent nous emporte, ou bien une contrainte morale, comme celle du tyran (mais ici il n’y a aucune règle précise pour discerner le point où la menace rend l’acte involontaire), ou bien enfin l’ignorance, non pas l’ignorance du bien et du mal, mais celle des circonstances particulières dont la connaissance aurait modifié notre action. En ce sens général, l’action volontaire n’est nullement propre à l’homme : elle se trouve aussi chez l’animal. L’acte proprement humain, c’est l’acte fait par choix réfléchi (προαίρεσις), c’est à dire par choix précédé d’une délibération (βούλευσις). La délibération est la recherche qui porte non pas sur la fin de l’acte, mais sur les divers moyens possibles d’atteindre cette fin ; elle n’a donc lieu que là où il y a de l’indétermination et du contingent. Elle est dans le domaine pratique le correspon¬dant de la pensée discursive dans le domaine théorique ; elle construit des syllogismes pratiques, dont la majeure implique un précepte et une fin (les viandes légères sont salutaires), la mineure, une constatation de fait par la perception sensible (cette viande est légère), la conclusion, la maxime pratique qui conduit immédiatement à l’action ou à l’abstention. Une maxime générale, sans la connaissance particulière des faits, n’entraî-nerait jamais l’action ; c’est le rôle propre de « l’intelligence pra¬tique » de découvrir ces faits particuliers exprimés dans les mineures (ici la perception sensible est réellement intelligence), tandis que « l’intelligence théorique » connaît les principes pre¬miers . Mais la délibération est toujours relative à une fin ; la volonté de la fin (βούλησις), fort différente de la délibération qui en dépend, est celle qui vise au bien ou du moins à ce qui nous paraît être le bien. Cette analyse de la volonté a pour conséquence la distinction de deux espèces de vertus : les vertus éthiques, qui sont en rapport avec le caractère, c’est à dire avec nos dispositions naturelles à telle ou telle passion pour les réduire à leurs justes limites ; les vertus dianoétiques ou vertus de la réflexion qui sont qualités de la pensée pratique aboutissant à l’action. Impossible de confondre les premières avec les secondes, c’est-à dire la force de la volonté dominant les passions avec la clarté d’une intelligence qui recherche la voie droite. L’unité que Socrate paraît avoir voulu établir entre la maîtrise de soi et la réflexion est détruite ; la partie irrationnelle de l’âme reste p.247 comme un élément irréductible que la raison peut gouverner, mais non absorber ; les vertus éthiques, courage ou justice, sont en nous presque de naissance ; les vertus dianoétiques, comme la prudence, ne s’acquièrent que par une longue expé¬rience. Impossible aussi de confondre les vertus dianoétiques avec la science ou la sagesse ; ces qualités sont la prudence (φρόνησις), qui consiste à bien délibérer, c’est à dire à viser, en réfléchissant, le meilleur moyen possible d’atteindre une fin et à prescrire ce moyen, la pénétration (σύνεσις), qui consiste à savoir juger correctement les autres dans les choix qu’ils font, le bon sens, faculté de juger correctement ce qui convient. Or, tandis que la science ne porte que sur l’universel et le nécessaire, toute la réflexion pratique, on l’a vu, n’a affaire qu’à des circonstances particulières et contingentes ; connaissance complexe des moyens divers d’atteindre nos fins, elle ne saurait aboutir à des vérités universelles (livre VI). Cette même tendance à séparer ce qu’unissait la pensée d’un Socrate et d’un Platon se retrouve dans la doctrine de la justice (livre V). Chez Platon, la justice est le soutien de l’unité des vertus ; chez Aristote, elle devient une vertu à part. Non qu’il abandonne entièrement l’idée que la justice est la vertu tout entière ; en effet le juste, c’est ce qui est prescrit par la loi, et la loi, surtout telle que l’a conçue Platon, contient un très grand nombre de prescriptions morales, faites pour encoura¬ger la vertu ; elle commande la tempérance, le courage, la douceur ; mais il convient d’ajouter que si la législation pres¬crit les actes vertueux, elle vise non la perfection de l’individu, mais celle de la société ; ainsi donc, sous cette forme très géné-rale, la justice ne contient qu’un aspect de la vie morale, celui de nos rapports avec autrui (V, 1). Mais elle a une seconde forme bien plus spéciale, et qui, elle même, se subdivise ; c’est la vertu qui préside à la distribution des honneurs ou des richesses entre les citoyens : c’est celle qui fait respecter les contrats de toute sorte, comme la vente, l’achat, le prêt ; c’est enfin p.248 celle qui défend les actes d’arbitraire et de violence. C’est dire qu’Aristote considère comme ayant une place distincte et irré¬ductible le droit sous les trois formes qu’il trouve en usage : répartition des biens communs entre les citoyens, droit con¬tractuel, et droit pénal. A ces trois droits, il trouve un seul principe, l’égalité ; mais il l’entend différemment dans les trois cas : dans le droit distributif, c’est l’égalité proportionnelle qui proportionne la part de chacun à sa valeur ; le principe du droit contractuel et pénal, c’est l’égalité arithmétique ; le juge a pour office, par un jeu de compensations et de dommages et intérêts, de rétablir l’égalité au profit de la personne lésée, qu’il s’agisse d’une violation de contrat ou d’un acte de violence. Dans l’échange des marchandises, cette égalité est rendue possible par l’invention de cette commune mesure, qui est la monnaie. Ainsi Aristote tend à créer dans la morale des sphères dis¬tinctes, ayant chacune ses principes propres. Ce n’est point aussi que toutes les vertus n’aient des conditions communes ; lorsqu’Aristote écrit de si longues pages sur l’amitié (VIIIe et IXe livres), c’est parce qu’il la considère comme une condi¬tion indispensable à la vertu ; mais sa forme la plus élevée, l’amitié entre hommes libres et égaux, animés chacun de l’amour du bien, est seule capable, par la réciprocité de services qu’elle engendre, de faire atteindre aux hommes toute la perfection possible en se façonnant les uns sur les autres et en se corrigeant les uns par les autres ; il ne s’agit pas bien entendu des formes intérieures de l’amitié, de cette amitié par intérêt que l’on trouve chez les vieillards ou de l’amitié de plaisir qui lie les jeunes gens. Lorsqu’Aristote étudie le plaisir (VII, 11 à 14 et X, 1 à 5), c’est aussi pour en déterminer la forme la plus élevée et faire voir en lui une condition de l’excellence morale ; il est indispen¬sable à la vertu que l’on se plaise à ce qu’il faut et que l’on déteste ce qu’il ne faut pas faire. Car, en tout cas, il est p.249 impossible de ne pas tendre au plaisir, et ceux qui, comme Speusippe, déclarent que tout plaisir est mauvais sont réfutés par l’expé¬rience universelle qui nous montre tous les êtres sentants le recherchant comme un bien ; ce n’est pas par cet ascétisme de façade qu’on éloignera les hommes des plaisirs dangereux et qu’on les amènera aux plaisirs utiles. La vérité, c’est que tout acte quel qu’il soit, quand il s’achève, s’accompagne du plaisir, de même que le développement complet d’un être ne va pas sans la beauté : le plaisir s’ajoute à l’acte. De plus il achève l’acte, en le favorisant ; effet de l’acte, il devient cause de la perfection de cet acte. Dès lors, le plaisir n’est pas plus sus¬ceptible d’être recherché sans condition à titre de fin que d’être repoussé. Tant vaudra l’acte, tant vaudra le plaisir ; c’est dire combien est différente la valeur des plaisirs ; c’est dire aussi que la vertu ne saurait être parfaite si elle n’est pas développée au point de produire le plaisir lorsqu’elle passe à l’acte. Amitié et plaisir achèvent par conséquent chacun à sa manière la vertu ; mais ils ne lui donnent pas plus d’unité. La vertu reste dispersée en formes multiples. Il ne peut s’agir de les réduire à une ; mais, comme Aristote, dans la théorie de la substance, a déterminé d’abord la substance à titre de notion générale, contenant en son extension une foule de substances diverses, puis est passé de cette notion générale à celle d’une substance individuelle, Dieu, qui est la substance par excel¬lence, en morale, par un rythme très analogue, il passe de la notion générale de vertu considérée, comme le titre commun des vertus humaines, éthiques et dianoétiques, à une vertu qui est la vertu par excellence, vertu transcendante aux vertus humaines, vertu divine, qui est la faculté de la contemplation intellectuelle (X, 6 à 8). Tandis que les autres vertus impliquent l’union de l’âme avec le corps et la vie sociale, l’intelligence, dans la contemplation du vrai, est isolée et se suffit à elle même ; tandis que le reste de la vie morale est une vie pleine d’occupa-tions incessantes, la vie contemplative est une vie de loisir, et p.250 par conséquent bien supérieure, d’autant que le loisir est la fin de l’action, et non l’action celle du loisir. Elle est donc la vie de ce qu’il y a de vraiment divin dans l’homme, la seule vie que l’homme puisse partager avec les dieux qui sont avant tout des activités pensantes, enfin celle qui produit, en lui, avec le plaisir le plus élevé, le bonheur qui peut plus que tout autre se prolonger sans fatigue. Cette morale du contemplatif ou de l’homme d’étude, placé bien au dessus du politique, implique encore une dissociation de ce que Platon avait voulu si fermement unir. Aristote a for¬tement senti la nécessité de séparer la vie intellectuelle du reste de la vie sociale et d’en faire une fin en soi. « Tous les hommes désirent naturellement savoir  », et le savoir est comme un absolu qui ne se réfère à rien autre. On ne peut dire pourtant qu’il y ait chez Aristote une véritable dualité d’idéal. Car il y a entre les deux vies, pratique et contemplative, une hiérarchie et une subordination de la première à la seconde ; la vie sociale d’une cité grecque, avec toutes les vertus qu’elle comporte, est la condition à laquelle peut exister le loisir du savant qui con-temple ; ce sont donc là deux vies inséparables, à la manière dont Dieu et le monde sont inséparables.

XIII. — LA POLITIQUE @ « Une cité, c’est clair, n’est pas un simple rassemblement pour éviter les torts mutuels et pour échanger les services ; ce sont bien là des conditions nécessaires, mais ce n’est pas encore une cité ; une cité, c’est un rassemblement de maisons et de familles pour bien vivre, c’est à dire pour mener une vie parfaite et indé¬pendante  ». La première partie de ce passage, vise Platon qui, en définissant la cité par la division du travail et par le p.251 troc, a eu le tort d’indiquer seulement les conditions matérielles et non la vraie nature, c’est à dire la cause finale de la cité. La société sert non seulement à vivre, mais à bien vivre, c’est à-dire qu’elle est la condition de la vie morale. La science de la politique consistera avant tout dans l’examen des conditions auxquelles cette fin peut être atteinte ; mais cet examen con-siste moins dans des constructions théoriques que dans l’usage d’observations et d’expériences qu’Aristote multiplie et étend par des recherches historiques approfondies sur les constitu¬tions des villes ; les sophistes avaient déjà fait des répertoires des lois des cités  ; en cela, Aristote continue leur travail et écrit lui-même ou fait écrire l’histoire des constitutions diffé¬rentes. Mais cette histoire n’est faite que pour préparer une appréciation. La méthode ici est la même qu’en biologie : les faits d’expérience viennent se grouper en faisceaux selon cer¬taines directions. La fin qu’il assigne à la cité est d’ailleurs aussi en une cer¬taine mesure le résultat de son expérience et de sa formation politiques. Il voit, dans l’indépendance économique d’une puis¬sance agrarienne, telle que Lacédémone, la condition de sa vitalité morale. L’indépendance d’une cité est fondée sur l’ex¬clusion des rapports économiques avec l’étranger ; dès qu’un pays cherche, comme l’a fait Athènes au Ve siècle, ses ressources dans son commerce avec l’étranger, elle dépend des pays qui produisent le blé et de ceux qui achètent ses produits ; d’où avec le grand commerce, la nécessité du prêt à intérêt et des banques . Toute cette civilisation nouvelle qui amène avec elle des guerres, Aristote la condamne ; il voudrait le retour à l’économie naturelle. L’unité économique, c’est la famille ; elle a tout ce qu’il faut pour produire ce qui est nécessaire à la consom¬mation de ses membres ; elle n’échange que le surplus de cettep.252 consommation. Il n’y a donc aucun travailleur libre et salarié ; l’organisation de l’esclavage avec le pouvoir absolu du maître (δεσπότης) sur l’esclave est une condition de cette organisation économique ; l’esclave est l’outil vivant qui n’a d’autre volonté que celle de son maître et qui ne participe pas à la vertu morale ; il deviendra inutile « lorsque les navettes marcheront toutes seules (I, 2) ». Cette division de l’humanité en maîtres et esclaves n’est ni arbitraire ni violente : la nature, obéissant à la finalité, crée, dans les climats chauds de l’Asie, des hommes d’esprit ingénieux et subtil mais sans énergie et qui sont faits pour être esclaves ; seul le climat tempéré de la Grèce peut produire des hommes à la fois intelligents et énergiques, qui sont libres par nature, non par convention. Dans cette théorie qui cadre si bien avec le finalisme d’Aristote, on sent aussi un écho de la lutte séculaire entre la Grèce et les Barbares, et peut être un essai pour justifier la gigantesque entreprise de domination universelle de la Grèce, alors tentée par Alexandre . La famille a plus qu’une fin économique ; elle permet la direction par le chef de famille de ces âmes imparfaites que sont celles des femmes et des enfants ; âmes imparfaites, mais non pas âmes d’esclaves ; aussi ne s’agit il plus ici de pouvoir absolu ; le mari commande à la femme comme un magistrat à ses admi¬nistrés, le père aux enfants comme un roi à ses sujets (I, 5). La famille contient ainsi toutes les conditions nécessaires pour que la cité ne puisse se composer que de libres et d’égaux. Il faut en effet retrancher du nombre des citoyens tous ceux qui exercent les fonctions de production, laboureurs ou artisans ; ce sont là métiers sans noblesse et qui suppriment « le loisir nécessaire pour pratiquer la vertu et s’occuper de politique » ; il faut y employer des gens d’une autre race qui ne songent qu’à leur travail et non aux révolutions. La cité proprement dite a avant tout des fonctions militaires et judiciaires, fonctions p.253 qui appartiennent aux mêmes hommes à des âges différents ; il faut y ajouter les fonctions sacerdotales (VII, 7). La diversité des constitutions (IV, 4 et 5) vient des mille manières dont ces fonctions, toujours les mêmes, peuvent être réparties entre les citoyens. Il y a démocratie lorsque les hommes libres et sans ressource qui forment la majorité sont à la tête des affaires ; c’est la liberté et l’égalité qui la caractérisent ; encore faut il distinguer la démocratie où c’est la loi qui com-mande et celle où c’est la foule avec ses votes changeants. L’oligarchie est l’arrivée au pouvoir des riches et des nobles ; elle tend vers la monarchie, à mesure que la richesse est plus concentrée. La diversité des gouvernements a donc une de ses conditions essentielles dans l’équilibre des fortunes. De grandes différences de fortune engendrent nécessairement l’oligarchie. Le but final de la cité, c’est d’assurer le bonheur et la vertu des citoyens par la domination des lois ; or cette domination est favorisée par certaines conditions économiques, par le déve¬loppement des classes moyennes : « Lorsque la classe des labou¬reurs et de ceux qui possèdent une fortune moyenne est maî¬tresse de la cité, c’est le règne de la loi ; ne pouvant vivre qu’en travaillant et n’ayant pas de loisir, ils obéissent à la loi et ne tiennent que les assemblées nécessaires ». Y a t il au contraire beaucoup de citoyens oisifs ? la démocratie se transforme en démagogie, et « les votes remplacent la loi ». On voit la méthode : il s’agit non point de fonder une cité mais de trouver, dans les conditions effectivement et historiquement réalisées, les moyens infiniment divers et changeants selon les circonstances, d’as¬surer le bien social ; pour trouver la meilleure constitution dans un cas donné, il faut même aller jusqu’aux conditions géogra¬phiques : « L’acropole est oligarchique et monarchique, la plaine est démocratique (VII, 10). » Conditions si nombreuses, et dont certaines sont si sujettes au changement que la consti¬tution ne peut rester stable ; le désir d’égaler ou de primer les autres, le désir de s’enrichir et l’ambition, l’accroissement des p.254 fortunes sont les motifs principaux qui produisent les révolu¬tions (V, 2). Parmi ces conditions, il en est un grand nombre qui viennent de la nature et dont l’homme n’est pas maître ; mais il en est aussi qui viennent de la réflexion et de la volonté, et de celles ci l’homme est maître au moyen de l’éducation, qui doit préparer chez l’enfant la vertu civique. L’éducation qui fait, les bons citoyens est celle qui se garde de développer une fonction au détriment des autres et qui sait maintenir la hiérarchie de ces fonctions et leur valeur propre : dangereuse par exemple, l’édu¬cation guerrière de Sparte qui fait de la guerre la fin de la cité tandis que la guerre et le travail ne sont faits que pour la paix et le loisir ; dangereux, l’abus de la gymnastique qui, chez les Thébains, fait de tout citoyen un athlète, l’abus de la musique qui fait les virtuoses. Il faut en réalité développer le corps pour l’âme, la partie inférieure de l’âme, les passions, pour la partie supérieure, la volonté, et enfin la partie supérieure en vue de la raison contemplative et de la raison théorique (VII, 12). Le développement de la contemplation intellectuelle est donc le but final et unique dont tout le reste n’est que la condi¬tion et la conséquence ; dans l’âme humaine, dans la société comme dans l’univers, toutes choses tendent vers la pensée. La philosophie est peut être moins l’étude de la pensée elle--même, qui dépasse l’homme, que celle de cette tendance, avec les conditions prodigieusement nombreuses et variées que nous enseigne l’expérience. L’univers mental d’Aristote est un tableau des divers degrés d’approximation de ces conditions . Au plus haut degré, les sciences théoriques, philosophie pre¬mière, physique et mathématiques, étudient les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont et dont la perfection consiste dans leur nécessité même ; plus bas viennent les sciences pratiques et poétiques, c’est à dire celles dont les objets peuvent p.255 être autrement qu’ils ne sont et dépendent à la fois de condi¬tions naturelles fournies par une heureuse chance et de l’effort humain ; les premières, morale et politique, aboutissent à des actions ; les secondes, techniques de tout genre, à des produits fabriqués par l’homme ; mais cette classification n’empêche nullement la parfaite continuité qui fait que l’action humaine est, comme le théorème mathématique, le résultat d’un syllo¬gisme, et que la rhétorique et la poésie n’ont d’action, sur les passions que grâce à la pensée rationnelle qui les inspire encore.

XIV. — LE PÉRIPATÉTISME APRÈS ARISTOTE @ L’école péripatéticienne, comme association légale reconnue par la cité, a été fondée non par Aristote qui était métèque, mais par Théophraste à qui il légua ses biens dans un testament que l’on possède encore. L’école devient alors une association cul¬tuelle, consacrée aux Muses, ayant comme propriété commune et inaliénable les maisons et jardins légués par Aristote, composée de membres plus âgés qui élisaient le chef d’école, et de membres plus jeunes chargés d’organiser à chaque nouvelle lune les repas communs où l’on invitait les personnes étrangères à l’école. Le travail philosophique est donc collectif. La vie de l’école ne fut d’ailleurs pas facile ; soupçonnée de macédonisme et peu sympathique aux Athéniens, elle fut plusieurs fois menacée ; lorsque le macédonien Démétrius de Phalère dut céder Athènes en 301, commencèrent contre les philomacédoniens des repré¬sailles dirigées par Démocharès, le neveu de Démosthènes ; elles atteignirent d’abord les péripatéticiens, et Théophraste dut quitter Athènes. A partir de ce moment, les liens entre le péripatétisme et Athènes se font plus lâches. Les disciples d’Aristote vont volontiers travailler dans la ville, dont le nom commence à faire pâlir l’éclat d’Athènes : dans Alexandrie . p.256 Cette affinité des péripatéticiens avec la ville de l’érudition est bien naturelle. C’est en effet dans le sens des investigations expérimentales que se dirigent les disciples d’Aristote : bota¬nistes, zoologistes, historiens, ils obéissent à la puissante im¬pulsion donnée par le maître vers les recherches spéciales. C’est Eudème, Aristoxène de Tarente et surtout Théophraste d’Érèse (372 288), dont le fragment de Métaphysique commence par l’affirmation d’un contact intime et d’une sorte de communauté entre les réalités intelligibles et les objets de la physique  ; les exagérations du finalisme d’Aristote, auquel il oppose l’ex¬périence, paraissent aussi l’avoir frappé (320, 12 sq.). Ses col¬lections botaniques, qui sont conservées ; ses nombreuses mono¬graphies physiques qui se rapportent aux signes des tempêtes, au vent, à l’eau et à toutes sortes de faits géologiques  ; ses célèbres Caractères, qui marquent bien la tendance de la morale péripatéticienne vers l’observation de détail ; son his¬toire des Opinions physiques qui est devenue une des sources principales des doxographes grecs ; enfin ses recherches his¬toriques de détail sur les prytanes d’Érèse, tout cela marque bien l’orientation de l’école. Il ne s’occupe de religion qu’à la manière d’un historien et d’un anthropologiste ; peu fixe sur la nature de la divinité qu’il voit tantôt dans un Esprit, tantôt dans le ciel ou les étoiles, il abonde en détails positifs, par exemple dans la critique qu’il fait des sacrifices sanglants dont il montre le caractère tardif et qu’il repousse à cause de la parenté entre hommes et animaux, non pas postulée en dogme, mais établie par l’observation positive des germes de raison chez les ani¬maux . On voit les mêmes tendances chez Cléarque de Soles qui rassemble, dans un but purement historique, les supersti¬tions sur la vie future . p.257 L’aristotélisme qui fut, bien des siècles après, le dogmatisme le plus figé qui soit, était alors la plus libérale des écoles. On voit Cléarque de Soles abandonner en astronomie la théorie des sphères pour celle des épicycles ; et surtout les principes fonda¬mentaux de la physique d’Aristote sont atteints par la doc¬trine de Straton de Lampsaque (mort vers 270), qui fut, à la cour d’Égypte, de 300 à 294, le précepteur du deuxième Ptolémée ; dans une formule exactement inverse de celle d’Aristote, il enseigne que le hasard précède la nature ; et de fait, laissant de côté la doctrine des lieux naturels et de la cause finale, il n’admet comme seule force active que la pesanteur : il ob¬serve d’ailleurs avec un soin nouveau le mouvement de chute et démontre son accélération, en faisant voir que la force avec laquelle le grave rencontre, un obstacle croît avec l’espace par¬couru. De la seule pesanteur aussi, il déduit la place relative des quatre éléments de bas en haut ; l’élément inférieur, com¬primé, fait sortir de lui, comme une éponge qu’on presse, l’élément supérieur, qui se loge ainsi à sa surface ; il n’y a bien entendu pas d’éther, et le ciel est de nature ignée. Les différences de pesanteur qu’il y a entre ces corps sont dues aux vides plus ou moins grands qu’ils contiennent, et le vide est encore prouvé par la transmission de la lumière et de la chaleur qui ne peut se transmettre que par des milieux non matériels. Ainsi un ordre naturel (sans doute éternellement le même) peut naître d’une simple causalité mécanique : chute, condensation et traction expliquent tout. Il n’y a pas d’autre dieu que la nature qui, sans aucun sentiment, aucune forme, produit et engendre tous les êtres ; la forme n’a plus l’immobilité qu’elle avait chez Aristote ; le point initial et le point final du mouvement naissent et périssent comme le mouvement lui-même. Citons encore l’historien Dicéarque, qui dans son histoire abrégée du peuple grec , reprend, avec une méthode positive, p.258 le vieux récit hésiodique des origines de l’histoire, distinguant, comme âges successifs, l’âge d’or où les hommes vivent dans le loisir et la paix, l’âge nomade où, avec la domestication des animaux, débutent la propriété, les rapines et la guerre, l’âge agricole, où ces traits s’accentuent. Plus tard, Critolaüs, qui dirige l’école de 190 à 150, est à peine péripatéticien ; le dieu suprême devient une raison issue de l’éther impassible ; l’âme est aussi un éther raisonnable ; c’est lui, semble t il, qui, en morale, expose avec précision la doc¬trine considérée aux siècles suivants comme celle du péri¬patétisme, c’est que la vie conforme à la nature ne peut s’ac¬complir que par trois genres de biens, les biens de l’âme, les biens du corps et les biens extérieurs. Spécialisation et tendance à un rationalisme implicitement hostile à la religion, tels sont donc les traits de l’aristotélisme vieillissant, philosophie peu populaire et qui céda vite devant l’universel succès des dogmatismes qui naquirent de suite après la mort d’Alexandre. Ils dérivent non de Platon et d’Aristote, mais des écoles d’un genre tout différent, issues elles aussi du socratisme, et dont il nous faut parler d’abord.


Bibliographie

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I I P É R I O D E H E L L É N I S T I Q U E E T R O M A I N E @

CHAPITRE PREMIER LES SOCRATIQUES

I. — CARACTÈRES GÉNÉRAUX @ p.261 Au même Socrate, dont est issu le mouvement d’idées de la philosophie du concept, l’histoire rattache un groupe d’écoles contemporaines dénommées socratiques ; elles sont toutes en hostilité décidée à ce mouvement d’idées, bien que, d’ailleurs, elles soient hostiles entre elles. Ce sont l’école mégarique, fon¬dée par Euclide de Mégare, l’école cynique dont le chef est Antisthènes, l’école cyrénaïque qui se rattache à Aristippe de Cyrène.

L’importance historique de ces écoles est difficile à déter¬miner pour des raisons diverses : d’abord leur prestige est diminué par le voisinage de Platon et d’Aristote ; ensuite il ne reste guère des œuvres de leurs adeptes que des collections de titres, quelquefois eux mêmes suspects ; de leurs doc¬trines que des résumés doxographiques, souvent écrits dans le langage des écoles postérieures ; sur les personnes que des collections d’anecdotes ou de chries, destinées à l’édification du lecteur et qui tiennent plus de l’hagiographie que de l’histoire ; enfin leur souvenir est éclipsé par celui des grandes écoles dogmatiques, épicurisme et stoïcisme, qui se sont fondées après la mort d’Alexandre.

Il faut pourtant reconnaître que ces grandes écoles auraient été impossibles sans les « petits Socratiques » ; l’esprit p.262 platonicien, qu’ils ont miné sourdement, ne s’est pas relevé de leurs attaques ; ils ont fait place nette pour les écoles qui ont dominé la vie intellectuelle de l’époque romaine. De plus, cer¬taines des écoles socratiques subsistent plus ou moins long¬temps à côté des doctrines d’Épicure et de Zénon ; par exemple, le cyrénaïsme qui garde, en face de l’hédonisme d’Épicure, son originalité propre ; une autre de ces écoles, l’école cynique, après une éclipse (au moins apparente), reparaît vers le début de notre ère et continue à exister jusqu’au VIe siècle, dernière survivante de la philosophie païenne. Entre eux et la philosophie platonico aristotélicienne, il s’agit de quelque chose de plus profond qu’un conflit doctrinal : ce qui est en question c’est la place et le rôle de la philosophie. Extérieurement déjà la plupart des socratiques conservent un des traits que Platon reprochait le plus durement aux so¬phistes ; leur enseignement est payant ; rien de semblable, dans ces écoles socratiques, simples réunions d’auditeurs autour d’un naître qu’ils payaient, à l’Académie ou au lycée, associations religieuses juridiquement reconnues, capables de possé¬der et survivant à leur fondateur. Même contraste dans l’inspiration de l’enseignement : autant Platon exigeait du phi-losophe une préparation scientifique sérieuse, autant un Antis¬thènes ou un Aristippe détournaient leurs disciples de l’astro¬nomie ou de la musique, considérées comme des sciences tout à fait inutiles ; à quoi bon, dit Aristippe, les mathématiques, puisqu’elles ne parlent ni des biens ni des maux  ? En même temps que la mathématique, on rejetait toute la dialectique, c’est à dire l’emploi de la discussion dans l’établissement de la vérité. Il ne s’agit donc plus d’enseigner, de discuter, de démontrer ; on suggère, on persuade au moyen de la rhétorique, on fait appel à l’impression directe et personnelle. On ne peut prendre p.263 avec plus de netteté le contre pied de la méthode de Platon. Aussi a t on une tendance à voir de la convention et de l’artifice dans tout ce qui est œuvre de pensée, œuvre élaboré par la réflexion : telles sont notamment les lois, et, avec les lois, les cités dont elles sont la structure. D’où l’indifférence complète pour la politique, qui contraste si fort avec les goûts de Platon.

II. — L’ÉCOLE MÉGARIQUE @ Le chef de l’école de Mégare, Euclide, était pourtant lié avec Platon, puisqu’il reçut à Mégare Platon et les autres disciples de Socrate au moment où ils quittèrent Athènes après la mort du maître ; et Platon, en présentant son Théé¬tète comme un entretien de Socrate, recueilli par Euclide, a voulu sans doute témoigner des liens d’amitié qui durèrent encore longtemps après l’événement tragique . Il n’en est pas moins vrai que sa doctrine, autant qu’on peut la deviner à travers quelques lignes de Diogène Laërce, est aux antipodes de celle de Platon. Pour celui-ci, rappelons le, toute pensée, toute vie intellectuelle était impossible, à moins qu’on n’admît un système d’idées à la fois unies entre elles et pourtant dis¬tinctes. Or, lorsque Euclide dit que « le Bien est une seule chose, quoiqu’il soit appelé de différents noms : science, dieu, intelli¬gence ou autres noms encore », lorsqu’il supprime les opposés du Bien, en affirmant qu’ils n’existent pas, il semble que son intention est de résister à toute tentative pour unir les concepts autrement qu’en les déclarant identiques, ou pour les distin¬guer autrement qu’en les excluant l’un de l’autre. La science (φρόνησις), le dieu, l’intelligence, ce sont précisément les termes que, dans le Timée par exemple, Platon cherche à distinguer entre eux et à distinguer du Bien suprême, tout en p.264 les unissant et en les hiérarchisant. Euclide, en les identifiant et en niant leur opposé, rend impossible toute spéculation dialectique du genre de celles du Timée ou du Philèbe ; la diversité n’est que dans les noms et n’est plus dans les choses. On sait aussi combien le raisonnement par comparaison est familier et indispensable à Platon ; Euclide en nie la possi¬bilité et ne veut pas connaître un semblable qui ne soit ni identique ni différent ; ou les termes de comparaison sont semblables aux choses, et alors il vaut mieux se servir des choses ; où ils sont différents, et la conclusion ne vaut pas . Les fameux sophismes que Diogène Laërce attribue au suc¬cesseur d’Euclide, à Eubulide de Milet , paraissent viser plus spécialement la logique d’Aristote, et aussi sous la forme où les présente Cicéron dans les Académiques, la logique stoï¬cienne. Le principe de contradiction énonce qu’on ne peut dire à la fois oui et non sur une même question ; les sophismes nous montrent des cas où, en vertu de ce principe, on est forcé de dire à la fois oui et non, où, par conséquent, la pensée se nie elle même. Tel est le sophisme du menteur : « Si tu dis que tu mens et si tu dis vrai, tu mens », où l’on convient à la fois qu’on ment et qu’on ne ment pas ; au nom de la logique, le mégarique force son adversaire à avouer qu’il porte des cornes, puisque l’on possède ce que l’on n’a pas perdu et que l’on n’a pas perdu de cornes ; il le force à reconnaître qu’il ne connaît pas son propre père, en le lui présentant sous un voile ; il lui fait convenir qu’Électre sait et ne sait pas les mêmes choses, puisque, lorsqu’elle le rencontre encore inconnu, elle sait qu’Oreste est son frère, mais elle ne sait pas que celui-ci est Oreste. Il le réduit au silence en lui demandant combien de grains de blé il faut pour faire un tas (sophisme du sorite), ou combien il faut avoir perdu de cheveux pour être chauve . p.265 Toutes ces plaisanteries logiques aboutissent bien à l’im¬possibilité de choisir entre le oui et le non, donc de discuter à l’aide de concepts définis. Elles devaient avoir un grand succès ; Stilpon de Mégare, un contemporain de Théophraste, attirait, dit on, à ses cours les disciples des péripatéticiens et ceux des cyrénaïques. De son enseignement, nous connaissons assez bien deux parties, qui touchaient au vif la philosophie du concept : d’abord la critique des idées . La méthode de cette critique c’est celle que Diogène Laërce indique comme celle d’Euclide dans ses réfutations ; il s’attaquait aux démons¬trations non en critiquant les prémisses, mais en faisant voir l’absurdité de la conclusion ; de même Stilpon supposant l’existence des idées, en déduit des conséquences absurdes : l’homme idéal n’est pas tel ou tel, par exemple parlant ou non parlant ; par conséquent nous n’avons pas le droit de dire que l’homme qui parle est homme ; il ne répond pas au concept. Le légume idéal est éternel ; ce que vous me montrez n’est donc pas un légume, puisqu’il n’existait pas il y a mille ans. Ou bien alors, si vous voulez dire que tel homme individuel répond bien au concept d’homme, il faudra, si cet homme est par exemple à Mégare, dire qu’il n’y a pas d’homme à Athènes, puisque la propriété du concept est d’être unique . Quant à la portée de cette critique, on voit qu’elle ne vise pas moins le concept d’Aristote que l’idée de Platon ; qu’on se rappelle seulement les efforts que fit Aristote pour répondre à des cri¬tiques du même genre. L’on connaît aussi la position de Stilpon sur un problème voisin, le problème de la prédication, qui avait tant occupé Platon dans le Sophiste et où se concentraient tous les efforts de ses adversaires. Au surplus la thèse de Stilpon à ce sujet n’est qu’un nouvel aspect de celle que nous venons d’examiner. Si l’on veut penser, comme Aristote et Platon, par concepts définis et stables, ayant chacun leur essence, il est interdit d’énoncer une proposition quelconque, sous peine d’affirmer l’identité de deux essences distinctes. Affirmer que le cheval court ou que l’homme est bon, c’est affirmer que le cheval ou l’homme sont autre chose qu’eux mêmes ; ou bien, si l’on répond que le bon est effectivement la même chose que l’homme, c’est s’interdire le droit d’affirmer le bon du remède ou de la nourriture. Il ne faut pas dire sans doute, comme Colotès l’Épicurien, qui nous rapporte cette doctrine de Stilpon dans son traité Contre les philosophes, que cette thèse « supprime la vie », mais elle supprime l’interprétation des jugements, comme relations de concepts, c’est à dire tout l’idéalisme athénien . L’on se souvient que, en effet, Aristote n’avait pu résoudre de telles difficultés qu’en introduisant, à côté des essences fixes et déterminées, des notions de réalités indéterminées, telles que celles de puissance, et Platon s’accusait plaisamment de parricide en affirmant contre son père Parménide que la vie de la pensée exigeait qu’on accordât l’existence au non être. Il n’est donc pas étonnant que les Mégariques aient été rap¬prochés de Parménide et soient considérés comme des réno¬vateurs de sa pensée. Peut être cependant la pensée de Par¬ménide ne leur importait pas beaucoup en elle même ; ce qu’ils veulent avant tout montrer, c’est qu’un philosophe du con¬cept, n’admettant que des essences fixes, n’a pas le droit d’in¬troduire ces réalités indéterminées, que voulait Aristote : tel paraît être le sens de l’argument auquel s’attache le nom de Diodore Cronos, disciple d’Eubulide et contemporain du roi Ptolémée Sôter (306 285) : cet argument que l’on appelle le triomphateur atteint en effet les racines mêmes de la philo¬sophie d’Aristote, en montrant que, dans cette philosophie, la notion du possible, et par conséquent de puissance indé¬terminée, ne peut avoir aucun sens. Aristote donne (sans d’ailleurs l’attribuer à Diodore ni p.267 même aux mégariques) une forme tout à fait simple de l’argu¬ment  : dès que vous admettez d’une manière générale que toute proposition est vraie ou fausse, le principe s’applique aussi bien aux événements futurs qu’au présent ou au passé ; toute assertion sur le futur sera ou vraie ou fausse ; il s’ensuit qu’il n’y a aucune indétermination (ou possibilité d’être ou ne pas être) pour l’événement futur. L’affirmation du possible est incompatible avec le principe de contradiction. L’auteur de cet argument voulait il (comme affecte de le croire Aristote qui le réfute par les conséquences pratiques de sa thèse) démon¬trer la nécessité ? N’est il pas plus conforme à ce que nous connaissons des Mégariques de croire qu’il voulait montrer l’absurdité des conséquences d’une logique fondée sur le prin¬cipe de contradiction, qui amenait à rendre impossible toute volonté et toute délibération sur le futur ? Épictète nous donne de l’argumentation une forme plus compliquée, mais malheu¬reusement très obscure . Le raisonnement prend pour accord que toute assertion vraie portant sur le passé ne peut devenir fausse ; et que d’autre part l’impossible ne peut jamais être un attribut du possible. Puis montrant sans doute ensuite (dans un développement analogue à celui que nous a conservé Aristote) que le principe de contradiction doit avoir, selon l’adversaire, une portée universelle, c’est à dire s’appliquer aussi aux assertions relatives à l’avenir, il en déduit que, dans une alternative (tel événement arrivera ou n’arrivera pas), l’asser¬tion qui exprime l’événement qui n’arrivera pas ne se rapporte à rien de possible, puisque le possible est ce qui peut être et ne pas être, tandis que l’événement en question non seulement n’est pas mais ne sera jamais. Dire qu’il est possible, ce serait donc dire que l’impossible est possible. La philosophie du con¬cept ne saurait donc admettre qu’une réalité rigoureusement et complètement déterminée. p.268 Chez tous les Mégariques, on ne voit que des attaques, mais aucune doctrine positive : ils veulent montrer l’incohérence de la philosophie du concept ; mais ces « éristiques » ne parais¬sent jamais avoir eu l’intention, qu’on leur a parfois prêtée, de substituer un idéalisme propre à celui de Platon et d’Aristote. Le raisonnement a t il jamais servi aux penseurs de la Grèce, fût ce à Platon, à établir une vérité ? N’est il pas toujours dialectique, c’est à dire destiné à déduire les conséquences d’une assertion posée par l’adversaire ? Par une transposi¬tion géniale, Platon avait fait de cette dialectique un principe de la vie spirituelle ; avec les Mégariques, elle retombe lour¬dement a terre et reprend son emploi éristique. Mais n’est ce pas précisément pour faire place à une vie spi¬rituelle nouvelle, tout autrement dirigée que chez Platon ? Il y a d’autres moyens d’éducation que la dialectique. Le rhé¬teur, lui, sait parler de choses utiles et en parle d’une manière persuasive ; or c’est cette méthode d’éducation rhétorique, que vante Alexinus d’Élée, un mégarique de la génération du stoï-cien Zénon, dont Hermarque l’épicurien a cité un passage du traité Sur l’Éducation . On y voit Alexinus, connu d’ailleurs ainsi que son maître Eubulide pour avoir écrit un livre calomnieux rempli de polémiques personnelles contre Aris¬tote , proposer un idéal qui s’écarte beaucoup de la philo¬sophie ; dans le débat qui a toujours existé, en Grèce et même dans l’âme grecque, entre la rhétorique et la philosophie, entre l’éducation formelle qui enseigne des thèmes et l’éducation scientifique qui atteint les choses, il prend parti sans hésitation pour la première ; et s’il reproche aux professeurs de littérature leurs recherches trop pointilleuses en matière de critique de textes, il les loue de traiter de choses utiles en des discours à thèmes philosophiques, en employant la vraisemblance pour p.269 décider des questions. Nous avons ici l’endroit dont la polé¬mique n’était que l’envers. Nous allons trouve un rythme analogue dans les autres écoles socratiques.

III. — LES CYNIQUES @ Un trait commun dans la pensée au IVe siècle, trait qui remonte aux sophistes, c’est la confiance presque sans bornes dans l’éducation (παιδεία) pour former et transformer l’homme selon des méthodes rationnelles. Ce trait se retrouve par exemple chez un Xénophon, dont un des principaux ouvrages, la Cyropédie, est destiné à montrer, par l’exemple de Cyrus, qu’il existe un art de gouverner les hommes et que la connaissance de cet art doit achever l’ère des révolutions et mettre fin à la crise de l’autorité qui tourmente la Grèce. Xénophon, dans les Mémorables, comme Isocrate dans le Discours à Nicoclès, font ressortir les qualités et les vertus que doit posséder un roi pour commander . « Il ne convient pas tant à un athlète d’exercer son corps qu’à un roi d’exercer son âme. » De cette éducation du chef, on attend l’amélioration de tous. « Éduquer des particuliers, c’est servir à eux seulement ; engager les puissants à la vertu, c’est être utile à la fois à ceux qui possèdent la puissance et à leur sujets. » Enfin la conception du roi philosophe chez Platon répond à la même tendance. Nulle part, ce trait n’est plus marqué que chez les cyniques, qui se présentent avant tout comme des conducteurs d’hommes. Un cynique du IIIe siècle, Ménippe, raconte, dans sa Vente de Diogène, que Diogène, en vente dans le marché aux esclaves, répondait aux acheteurs qui lui demandaient ce qu’il savait faire : « Commander aux hommes . » p.270 Nulle part, il n’est question de cyniques qui se soient bornés à une réforme intérieure d’eux mêmes ; s’ils se réforment, c’est pour diriger les autres et s’offrir en modèles ; ils sont là pour observer et surveiller non pas eux mêmes, mais les autres, et, au besoin, reprocher aux rois eux mêmes leurs désirs insatiables. « La vertu peut s’apprendre », tel est le premier article de la doxographie d’Antisthènes . Mais cette éducation n’est pas purement intellectuelle. Antisthènes est, avec les mégariques, un adversaire déterminé de la formation de l’esprit par la dialec¬tique et par les sciences. Aussi Platon et Aristote ne parlent¬ils pas de lui sans lui prodiguer des épithètes dédaigneuses. Vieillard à l’esprit lent, dit Platon qui a à peu près vingt cinq ans de moins que lui ; sot et grossier personnage, ajoute Aristote. Contre eux, il employait des arguments analogues à ceux des mégariques : Platon veut discuter, réfuter les erreurs et définir ; or ni la discussion, ni l’erreur, ni la définition ne sont possibles, et cela pour la même raison, parce que d’une chose il n’est possible d’énoncer et de penser qu’elle même. Dès lors la discussion n’est pas possible : car ou bien les interlocuteurs pensent la même chose, et alors ils s’accordent ; ou bien ils pensent des choses différentes, et la discussion n’a pas de sens. L’erreur est impossible, car on ne peut penser que ce qui est, et l’erreur consisterait à penser ce qui n’est pas. Enfin la défi¬nition est impossible, car ou bien il s’agit d’une essence com¬posée, et alors on peut bien énumérer les éléments primitifs qui la composent, mais il faut s’arrêter à ces termes indéfinis¬sables ; ou bien l’essence est simple, et l’on peut dire seulement à quoi elle ressemble . Antisthènes n’avait pas moins de mépris pour les mathé¬matiques et l’astronomie, le mépris que Xénophon fait expri¬mer par le Socrate des Mémorables. p.271 S’ensuit il que ce premier des cyniques rejetait toute édu¬cation intellectuelle, et faut il prendre au sérieux cette boutade que, « si l’on était sage, il ne faudrait pas apprendre à lire, pour ne pas être corrompu par autrui  » ? En réalité l’en¬seignement qu’il donnait au Cynosargès n’était pas très diffé¬rent de celui des sophistes. Isocrate, qui l’attaque souvent sans le nommer, par exemple au début de l’Éloge d’Hélène et du Discours contre les Sophistes, décrit cet enseignement avec assez de précision : il était payé quatre ou cinq mines par le disciple ; tout en apprenant un art éristique plein de discussions inutiles, il promettait de faire connaître au disciple le chemin du bonheur ; à la fin du Panégyrique, Isocrate lui reproche encore ce contraste entre ces vastes promesses et les mesquines discussions. En fait, il voyait en lui un concurrent, et plu¬sieurs titres de ses livres nous montrent que, d’ailleurs élève de Gorgias, il enseignait la rhétorique judiciaire, l’art de rédiger les plaidoyers, et qu’il a eu avec Isocrate des polémiques dont témoignent aussi les passages du rhéteur qui viennent d’être indiqués. Un des sujets qui devait tenir une grande place dans l’école était l’explication allégorique d’Homère à laquelle sont con¬sacrés presque tous les ouvrages de deux des dix volumes en lesquels on été classées les œuvres d’Antisthènes  ; les aventures d’Ulysse en particulier sont l’objet de plusieurs livres ; l’on sait que, dans la littérature allégorique postérieure, les errements d’Ulysse représentent les victoires de l’âme du sage sur les assauts du monde sensible. Peut être faut il cher¬cher dans Antisthènes l’origine de cette interprétation. En tout cas, il est, sinon le premier, au moins un des premiers, qui ait vu en Homère un moyen d’édification ; déjà Anaxagore avait affirmé que les poèmes d’Homère étaient relatifs à la vertu et à la justice ; et un passage de Xénophon dans le Banquet p.272 (3, 6) montre bien comment les allégoristes, au nombre desquels est mis Antisthènes, s’opposaient aux simples rapsodes, récitateurs d’Homère, et voulaient utiliser pour l’éducation morale des poèmes qu’il était de tradition d’apprendre par cœur. On connaît la protestation de Platon qui dans la République (378 d) trouve cet enseignement dangereux parce que le jeune homme est incapable de distinguer dans le poème ce qui est allé¬gorie de ce qui ne l’est pas, et qui, dans l’Ion, a montré tout l’arbitraire et le peu de sérieux des exégètes d’Homère. Pourtant ces allégories morales, qui nous paraissent si enfan¬tines, répondent au trait le plus important du cynisme. « La vertu est dans les actes », tel est le principe d’Antisthènes, « et elle n’a besoin ni de nombreux discours, ni de sciences ». Mais un acte ne s’enseigne pas à proprement parler ; c’est par l’exer¬cice et l’entraînement que l’on arrive à agir (ascèse). Est ce à dire que l’éducation intellectuelle n’y a pas de place ? Nullement : la vertu la plus haute est, pour le cynique, une vertu d’ordre intellectuel, la prudence (φρόνησις) ; « elle est le plus sûr des remparts ; et c’est avec des raisonnements imprenables qu’il faut se bâtir ce rempart . » Pourtant les mots raisonnement ou raison, qu’il emploie si souvent, ne sem¬blent désigner aucune suite de pensées méthodiques et prou¬vées, comme chez Platon ou Aristote ; de lui nous n’avons que des aphorismes qui suggèrent plus qu’ils n’enseignent et font méditer plus qu’ils ne prouvent. « Le sage aimera ; car seul le sage sait qui il faut aimer. » Si, comme il est probable, Xéno¬phon, en son Banquet (4, 34 45), donne une idée de la manière d’Antisthènes dans le discours sur la vraie richesse qu’il met en sa bouche, nous n’y voyons que deux peintures antithétiques, d’une part de la richesse apparente, celle de l’argent, avec tous les maux qu’elle entraîne, d’autre part de la richesse réelle, celle de la sagesse, avec tous ses avantages. p.273 L’éducation intellectuelle est donc plutôt action massive et immédiate d’un aphorisme, méditation sur un thème, que cons¬truction raisonnée, cette méditation qui prépare l’action et contraste si fort avec la pure contemplation du vrai. Mais dans ces méditations, la plus importante est celle des exemples qui nous sont offerts par les héros de la sagesse. Il y avait là une méthode populaire et directe d’enseignement, propre à frapper les esprits imprégnés des exploits d’Hercule ou de Thésée ; elle est en effet d’un emploi général ; dans la lettre, d’ailleurs médiocre, de conseils à un jeune homme qu’est le Discours à Demonikos, attribué à Isocrate, l’auteur, qui se donne pour un maître de philosophie, l’emploie constamment ; après avoir brièvement énuméré les avantages de la vertu, par exemple, il dit : « Il est facile de saisir tout cela d’après les travaux d’Her¬cule ou les exploits de Thésée », ou encore : « En te souvenant des actes de ton père, tu auras un bel exemple de ce que je dis. » On comprend quel rôle avait l’allégorie d’Homère, et ce que devaient être ces ouvrages d’Antisthènes dont nous avons les titres, sur Hélène et Pénélope, le Cyclope et Ulysse, Circé, Ulysse et Pénélope et le Chien, où il montrait les héros victo¬rieux dans les tentations . Mais le héros cynique par excellence, c’est Hercule ; sur lui, Antisthènes écrit trois livres. La vie du cynique est une véri¬table imitation d’Hercule, le fils aimé de Zeus qui l’a rendu immortel à cause de ses vertus ; elle deviendra plus tard une imitation de Diogène. Le cynique veut toujours jouer un rôle. se poser comme modèle ou faire connaître des modèles : l’image fameuse du monde considéré comme un théâtre où chaque homme est acteur d’un drame divin, image qui aura une telle place dans la littérature morale populaire, vient peut être de l’Archelaos d’Antisthènes . Hercule est le type de la volonté indéfectible et de la complète liberté. p.274 L’empereur Julien se demande, dans le discours VII, si le cynisme est une doctrine philosophique ou un genre de vie. Le cynique, en effet, dès l’époque d’Antisthènes, a le vêtement et la tenue ordinaire des hommes du peuple, manteau (qu’il replie sur lui-même pendant l’hiver), barbe et cheveux longs, bâton à la main et besace au dos ; mais, ce vêtement et cette tenue, il les garde lorsque, sous l’influence macédonienne, la mode a changé, à peu près comme nos congrégations religieuses ont gardé l’habit usuel à l’époque de leur fondation ; nul ne peut dès lors ignorer ce passant excentrique avec la vêture qui le distingue ; d’autant que, pour montrer à tous son endurance, il reste nu sous la pluie, marche l’hiver les pieds dans la neige, reste l’été en plein soleil . Ce sage, avec son franc parler qui ne ménage ni les riches ni les rois et qu’un Aristote aurait sans doute appelé effronterie ou grossièreté , n’a rien qui le lie à aucun groupe social. Plus mal traité que les mendiants de profession, « sans cité, sans maison, sans patrie, mendiant errant à la recherche de son pain quotidien » (comme dit de lui-même Diogène citant un tragique), il vit dans les lieux publics, s’abrite dans les temples et s’invite chez tous. Ainsi seulement il peut remplir sa mission, celle de messager de Zeus, chargé d’observer les vices et les erreurs des hommes. C’est à cette mission que doit faire allusion le titre d’Antisthènes Sur l’Observateur ; c’est elle qu’affirme Diogène, disant à Philippe qu’il est l’observateur de ses désirs insatiables ; c’est elle enfin dont le cynique Ménédème, contemporain du Philadelphe (285 247), donne à tous le spectacle, en se costumant en Erin¬nye, et en se donnant pour un observateur venu de l’Hadès pour annoncer aux démons les péchés des hommes . C’est sur le célèbre Diogène de Sinope (413 327) que la légende a accumulé tous les traits de cette vie cynique. De cette masse p.275 de chries, de bons mots, d’apophtegmes recueillis surtout par Diogène Laërce et Dion de Pruse, et si connus, de tous, peut on dégager l’authentique physionomie de Diogène  ? On a remarqué avec raison que tous ces documents ne sont pas d’accord entre eux et nous donnent, inextricablement mêlés, deux portraits de Diogène. Il y a le Diogène licencieux, sans frein, débauché, raillant l’ascétisme de Platon ; il ressemble tellement aux hédonistes les plus relâchés qu’on lui attribue les bons mots d’Aristippe ; il est si irréligieux qu’on lui prête les plaisanteries de Théodore l’athée . Il y a d’autre part, un Diogène plus sévère, à la volonté tendue, l’ascète qui, vieillard, répond à ceux qui lui conseillent le repos : « Et si j’étais coureur, au long stade, irais je me reposer à la fin de ma course, n’aug¬menterais je pas au contraire mon effort ? », le maître qui, comme les directeurs de chants, accentue le ton que les élèves doivent prendre, le héros du travail et de l’effort (πόνος). De ces deux portraits, il semble bien que le second est le véri¬table Diogène . Les plus anciens cyniques, dont le maître Antisthènes proclamait qu’« il aimerait mieux être fou que res¬sentir du plaisir », ne peuvent pas se rapprocher à ce point d’Aristippe. Tout au contraire, nous verrons au chapitre suivant que, chez les cyniques du IIIe siècle, il s’opère une sorte de glissement vers l’hédonisme ; à ce moment naît le cynisme hédoniste, cette sorte de sans gène brutal, qui, dans l’usage actuel et habituel du mot, est le cynisme tout court. C’est peut être à cet esprit nouveau qu’est due l’introduction d’une masse nouvelle d’anecdotes dans la vie de Diogène. Le cynisme de Diogène paraît donc avoir été une pratique plus qu’une doctrine ; autant il s’éloigne des sciences, autant il affecte de rapprocher sa philosophie des arts serviles et ma¬nuels. La preuve que la vertu n’est pas un don inné ni acquis p.276 par la science, mais qu’elle est le résultat d’un exercice (άσκησις), c’est que « l’on voit, dans les arts serviles et les autres, les arti¬sans acquérir par l’exercice un savoir faire peu ordinaire  » ; tels les athlètes et les joueurs de flûte. « Rien dans la vie ne réussit sans l’exercice ; avec lui, on peut surmonter toutes choses. » Il s’agit d’ailleurs autant de l’exercice corporel qui nous donne la vigueur que de la méditation intérieure ; l’un complète l’autre. Une sorte de confiance entière dans l’effort, une con¬fiance fondée sur l’expérience forme bien le centre du cynisme de Diogène, à condition toutefois que l’on entende non pas un effort quelconque, mais un effort raisonné : ce n’est pas l’effort en lui-même qui est bon ; il y a des « peines inutiles » ; et l’œuvre de la philosophie « consiste à choisir les efforts conformes à la nature pour être heureux ; c’est donc par manque de sens qu’on est malheureux ». D’où le rôle primordial qui reste à la raison ; il reste dans le cynisme beaucoup d’intellectualisme, puisque l’intelligence donne seule le sens du travail à faire. Sans ce trait, on ne s’expliquerait pas pourquoi les cyniques pourchassent tellement les préjugés et les opinions fausses ; « toute opinion est une fumée, », fait dire le comique Ménandre (342 290) au cynique Monimos . Dénoncer partout la con¬vention, lui opposer la nature, tel est un des fruits de l’ensei¬gnement de Diogène. Selon une tradition qui remonte à Dioclès, Diogène était le fils d’un banquier de Sinope, qui avait été exilé de son pays pour avoir fabriqué de la fausse monnaie ; Diogène se vantait d’en avoir été complice comme si le crime de son père avait préfiguré sa propre mission ; et jouant sur les mots, il voyait dans l’acte de fausser la monnaie (νόμισμα) le mépris de toutes les valeurs conventionnelles (νόμος) . Il ne s’agit point d’ailleurs du tout, en abolissant les préjugés sociaux, de réformer la société ; si, par exemple, les cyniques p.277 admettent, comme Platon, la communauté des femmes, ce n’est point, comme lui, pour resserrer le lien social, mais pour le relâcher et laisser au sage plus de liberté. Leur but est si peu la réforme de la société qu’ils profitent sans vergogne de tous les avantages des riches cités bâties par l’orgueil ; Diogène disait par raillerie que le portique de Zeus a été bâti pour qu’il y habite. Il s’agit donc bien, dans cette émancipation des pré¬jugés, d’une réforme intérieure et individuelle. La cité que rêvent les cyniques n’exclut pas, mais au con¬traire suppose la cité réelle. C’est ce que dit Cratès (vers 328), le disciple de Diogène et le maître du stoïcien Zénon, dans un poème qui nous a été conservé : « C’est au milieu de la rouge fumée de l’orgueil qu’est bâtie la Besace, la cité du cynique, où aucun parasite n’aborde, qui ne produit que du thym, des figues et du pain, pour la possession desquels les hommes ne prennent pas les armes les uns contre les autres . » Dans un esprit diamétralement opposé à celui de Platon et même d’Aristote, le cynique sépare la vie morale du problème social, en même temps qu’il rejette les sciences exactes en dehors de la méditation intellectuelle du sage. Comme il n’est pas d’homme plus dénué d’esprit scientifique, il n’en est pas qui soit plus dénué d’esprit civique. Il ne partage pas la fierté qu’un Platon ou un Isocrate ont d’être Hellènes et descendants de ces Athéniens qui ont repoussé l’envahisseur perse ; Antisthènes paraît bien avoir dit que la victoire des Grecs sur les Perses ne fut qu’une affaire de chance. Pourtant, si le cynique se proclame citoyen du monde, si « sa politique suit les lois de la vertu plus que celles de la cité », il a une prédilection pour des formes politiques incompatibles avec la cité grecque, tel que l’empire perse ou l’empire d’Alexandre ; trois ouvrages d’Antisthènes portent le titre de Cyrus et ont peut être inspiré cette magnification du Cyrus p.278 type du roi, que l’on voit dans la Cyropédie de Xénophon ; et c’est une tradition qui se continua chez les cyniques, puis¬qu’un disciple de Diogène, Onésicrite, écrivit un Alexandre, calqué, nous dit on, sur la Cyropédie.

IV. — ARISTIPPE ET LES CYRÉNAIQUES @ Même décri des sciences exactes, même indifférence. pour l’organisation sociale chez Aristippe de Cyrène et ses disciples ; ils sont à cet égard sur la même ligne (divergente de Platon) que les mégariques et les cyniques. A quoi bon s’occuper des sciences mathématiques ? Ne sont elles pas inférieures aux arts les plus bas, puisqu’elles ne s’occupent ni des biens ni des maux  ? Quant au rôle social que le philosophe se réserve, il est, en un sens, diamétralement opposé à celui des cyniques, bien qu’il aboutisse pratiquement à la même indifférence. En effet (si du moins les paroles que Xénophon met dans sa bouche ne défigurent pas trop sa pensée) , Aristippe, prenant le contre pied des cyniques, dit qu’« il ne se met pas au rang de ceux qui veulent commander ». Seul un insensé s’imposera toutes les peines et toutes les dépenses que doivent assumer ces magistrats « dont les cités se servent comme un particulier de ses esclaves ». Pour lui, il ne songe qu’à mener une vie facile et agréable. Aristippe est un contemporain de Platon, attiré à Athènes par le désir de suivre l’enseignement de Socrate, puis, comme Platon, hôte du tyran Denys de Syracuse, qui, d’après les légendes hostiles répandues sur son compte, lui aurait fait subir les pires avanies, que son désir de luxe et de vie élégante lui faisait accepter sans récriminer. Il est bien difficile de retrouver sa doctrine. Comme documents nous avons, chez Diogène Laërce (II, 86 13), une liste de titres d’ouvrages dont beaucoup étaient p.279 contestés dès l’antiquité, une doxographie attribuée aux cyré¬naïques en général et qui paraît insister surtout sur les points par où l’hédonisme cyrénaïque se distingue de celui d’Épicure, enfin un exposé de la théorie de la connaissance des « Cyré¬naïques » chez le sceptique Sextus Empiricus , qui emploie beaucoup des termes techniques propres au stoïcisme. On a voulu enrichir ce fond par quelques textes de Platon et d’Aristote, où l’on croit voir des allusions à Aristippe. Ces textes peuvent se partager en deux catégories : ceux du Philèbe, de l’Éthique à Nicomaque, de la République, où l’hédonisme est exposé ou critiqué, celui du Théétète, où Platon exposerait, sous le nom de Protagoras, la doctrine de la connaissance d’Aristippe. Les premiers de ces textes concernant l’hédonisme posent une question fort obscure. Ils parlent d’hédonistes, mais parlent-¬ils d’Aristippe ? Sûrement non pour l’un d’eux. Au chapitre II du Xe livre de l’Éthique à Nicomaque, Aristote nomme l’hédo¬niste dont il parle : c’est Eudoxe de Cnide (mort en 355), le fameux astronome qui avait fréquenté l’école de Platon . Eudoxe était il, à proprement parler, un hédoniste ? Homme connu pour son austérité et sa réserve, nous dit Aristote, ce n’est point par goût du plaisir mais pour rendre témoignage à la vérité qu’il constate que tout être recherche le plaisir et fuit la douleur, que le plaisir est désiré pour lui-même, et enfin que, ajouté à une chose déjà bonne, il en augmente la valeur ; or ce sont là les caractères admis par tous comme étant ceux du Bien et du souverain Bien. Il est intéressant de voir que, après avoir cité ces arguments d’Eudoxe en faveur de la thèse que le plaisir est le souverain bien, Aristote étudie et critique l’argumentation du Philèbe qui répond à peu près point par point à celle d’Eudoxe ; il est clair d’après cela que l’hédoniste que viserait Platon dans le Philèbe pourrait être Eudoxe et non Aristippe. p.280 L’on fait remarquer pourtant que l’une des thèses que Platon met dans la bouche des amis du plaisir, à savoir cette thèse que le plaisir est en mouvement, thèse qui est absente de l’ex¬posé d’Eudoxe, se trouve attribuée à Aristippe dans l’énumé¬ration que Diogène Laërce fait de ses opinions. Mais on a fait valoir récemment, et avec grande raison, que c’est à tort que l’on croit que Platon attribue aux partisans du plaisir cette thèse que le plaisir est en mouvement ; en fait, il ne dit rien de pareil, et il n’utilise la thèse que pour démontrer que, s’il en est ainsi, le plaisir ne peut être la fin des biens. Et Aris-tote, dans l’Éthique, reproduisant la thèse, la considère unique¬ment à titre d’objection contre les hédonistes et pas du tout comme une de leurs affirmations. A vrai dire, la polémique entre partisans et adversaires du plaisir, telle qu’elle est présentée dans ce chapitre de l’Éthique, cette même polémique, qui avait donné occasion à Platon d’écrire le Philèbe, apparaît comme une polémique d’école, intérieure à l’Académie, entre Speusippe, qui soutenait que le plaisir est toujours un mal, et Eudoxe, qui pensait qu’il est toujours un bien. Le caractère un peu artificiel de chacune de ces deux thèses (Speusippe soutenant la sienne moins parce qu’il la croit vraie que pour détourner les hommes du plaisir) montre qu’il s’agit peut être d’une dis-cussion d’école. Ces textes, pas plus que celui de la République (505 b) qui attribue l’hédonisme au vulgaire, ne paraissent donc pas viser Aristippe ni pouvoir étendre la connaissance que nous avons de lui ; ils nous montrent en revanche que la question de la valeur du plaisir était au IVe siècle vivement discutée partout. L’argumentation d’Eudoxe (tous cherchent le plaisir, fuient la douleur et s’arrêtent au plaisir comme à une fin) est d’ail¬leurs une argumentation fort banale qu’Aristippe a employée aussi pour prouver que le plaisir était la fin des biens . Il p.281 ne peut en être autrement, si, pour déterminer la fin, on ne fait que constater une évidence. Toute l’originalité du cyrénaïsme paraît être dans l’effort pour s’en tenir à cette évidence primaire en n’y superposant aucune vue rationnelle, et bon nombre des opinions de sa doxographie est destiné à répondre aux objections de gens habitués à construire rationnellement leur idéal de vie plutôt qu’à se fier à leurs impressions ou appréciations immédiates. Il est certain par exemple que le caractère fugace et mobile du plaisir ne s’accorde nullement avec le bonheur stable et indéfectible que rêve le sage ; c’est pourquoi nous verrons plus tard Épicure, pour garder le plaisir comme fin, mieux aimer transformer et adultérer la notion du plaisir que de renoncer à la stabilité de la sagesse ; il recherchera un plaisir calme et stable, consistant dans l’absence de douleur et non pas le plaisir en mouvement des Cyrénaïques, si glissant. A quoi Aristippe (ou plutôt ses successeurs) répondaient que ce pré¬tendu plaisir n’était pas différent de l’état de sommeil, mais que, d’ailleurs, le sage ne s’inquiétait nullement de ce bonheur stable et continu, et que sa fin était le plaisir du moment ; le bonheur n’était qu’un résultat fait de la réunion de tous les plaisirs, mais nullement une fin. C’est encore une objection du même genre que celle qui consiste à dire que les plaisirs cau¬sés par les actes répréhensibles sont eux mêmes répréhensibles ; c’est faire intervenir dans l’appréciation du plaisir une repré¬sentation intellectuelle qui n’y a que faire ; le plaisir comme tel, même en ce cas, pour Aristippe, est un bien. Nous verrons un peu plus loin comment Épicure a cru pou¬voir, en conservant le plaisir comme fin, rendre l’homme maître de son bonheur. Il suffisait que le seul plaisir qui existât fût le plaisir du corps, le plaisir de l’esprit n’étant que le souvenir ou la prévision de pareils plaisirs ; comme l’homme est maître de diriger son souvenir et sa pensée, il peut accumuler les plai¬sirs. C’est là une construction sans valeur pour le cyrénaïque : p.282 d’abord l’esprit a ses plaisirs et ses peines à part, qui n’ont rien à voir avec ceux du corps, par exemple le plaisir de sau¬ver la patrie ; ensuite le temps efface vite le souvenir d’un plaisir corporel ; enfin les plaisirs du corps surpassent toujours en fait ces plaisirs de l’esprit, comme les douleurs corporelles sont bien plus pénibles que les douleurs morales. Dans ces conditions, le cyrénaïsme ne peut du tout se pro¬poser d’atteindre cette vie exempte de peine, toute vertueuse impassible, que le cynisme proposait à son sage : en fait le sage reste exposé à la peine, et le méchant ressent parfois des plai¬sirs. Le sage n’est pas non plus exempt de passions ; certes il n’a aucune des passions qui reposent sur une construction intellectuelle, sur une « vaine opinion », mais il ressent fata¬lement tout ce qui est impression immédiate et certaine ; il est donc sujet à la peine et aussi à la crainte qui est l’appré¬hension justifiée de la peine. Jamais on n’est allé plus loin pour écarter tout ce qui pou¬vait être critère du bien et du mal, en dehors du plaisir ou de la peine immédiatement sentis comme « mouvement facile » ou « mouvement rude ». S’il y reste encore un peu de raison, c’est que, « bien que tout plaisir soit désirable en lui-même, les agents de certains plaisirs sont souvent pénibles ; aussi la réunion des plaisirs qui forment le bonheur est elle fort diffi¬cile ». Ainsi, bon gré mal gré, le cyrénaïque est amené à poser le problème de la combinaison des plaisirs, mais, dès ce moment, la doctrine risque d’être atteinte au cœur ; c’est ce que nous verrons, dans un prochain chapitre, chez les successeurs d’Aris¬tippe au IIIe siècle. Sextus Empiricus remarque qu’il y a parfaite correspon¬dance entre la doctrine morale d’Aristippe et sa théorie de la connaissance ; la connaissance, comme la conduite, ne trouve de certitude et d’appui que dans l’impression immédiate à laquelle elle doit se tenir pour rester sûre ; « que nous éprou¬vions l’impression de blanc ou de doux, voilà ce que nous p.283 pouvons dire sans mentir avec vérité et certitude ; mais que la cause de cette impression est blanche ou douce, voila ce qu’on ne peut affirmer. » L’impression ne doit être le point de départ d’aucune conclusion, la base d’aucune superstructure intellec¬tuelle. Non seulement la connaissance ne nous fait atteindre aucune réalité en dehors de l’impression, mais elle ne permet même pas un accord entre les hommes, puisqu’elle est stric¬tement personnelle et que je n’ai pas le droit de conclure de mon impression à celle du voisin ; le langage seul est com¬mun ; mais le même mot désigne des impressions différentes. Mégarisme, cynisme et cyrénaïsme forment la contre¬partie du platonisme et de l’aristotélisme ; ils se refusent à voir l’intérêt humain de la culture intellectuelle, et même de toute civilisation ; ils cherchent à l’homme un appui en lui-même, et en lui seul.


Bibliographie

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CHAPITRE II L’ANCIEN STOÏCISME @ p.284 On appelle âge hellénistique l’époque pendant laquelle la culture grecque est devenue le bien commun de tous les pays méditerranéens ; depuis la mort d’Alexandre jusqu’à la conquête romaine, on la voit peu à peu s’imposer, de l’Égypte et de la Syrie jusqu’à Rome et à l’Espagne, dans les milieux juifs éclairés comme dans la noblesse romaine. La langue grecque, sous la forme de la κοινή ou dialecte commun, est l’organe de cette culture. A certains égards, cette période est une des plus importantes qui soient dans l’histoire de notre civilisation occidentale. De même que les influences grecques se font sentir jusqu’en Extrême Orient, nous voyons inversement, à partir des expé¬ditions d’Alexandre, l’Occident grec ouvert aux influences de l’Orient et de l’Extrême Orient. Nous y suivons, dans sa maturité et dans son éclatant déclin, une philosophie qui, loin des préoccupations politiques, aspire à découvrir les règles universelles de la conduite humaine et à diriger les consciences. Nous assistons, pendant ce déclin, à la montée graduelle des religions orientales et du christianisme : puis c’est, avec la ruée des Barbares, la dislocation de l’empire et le long recueil¬lement silencieux qui prépare la culture moderne.

I. — LES STOÏCIENS ET L’HELLLÉNISME @ Un magnifique élan idéaliste qui pénètre de pensée philo¬sophique la civilisation tout entière, mais qui bientôt s’arrête p.285 et meurt en dogmes cristallisés, un retour de l’homme sur soi qui renie la culture pour ne chercher appui qu’en lui-même, dans sa volonté tendue par l’effort ou dans la jouissance immé¬diate de ses impressions, tel est le bilan du IVe siècle, du grand siècle philosophique d’Athènes. A partir de ce moment, les sciences expulsées de la philosophie vont continuer leur vie autonome, et le IIIe siècle est le siècle d’Euclide (330 270), d’Ar¬chimède (287 212) et d’Apollonius (260 240), un grand siècle pour les mathématiques et l’astronomie, tandis qu’au Musée d’Alexandrie, dont le bibliothécaire est le géographe Éra-tosthène (275 194), les sciences d’observation et la critique philologique se développent de pair. Quant à la philosophie, elle prend une forme tout à fait nouvelle et elle ne continue à proprement parler dans aucune des directions que nous avons décrites jusqu’ici : les grands dog¬matismes que nous voyons naître alors, stoïcisme et épicurisme, ne ressemblent à rien de ce qui les a précédés ; si nombreux que puissent être les points de contact, l’esprit est entièrement nou¬veau. Deux traits le caractérisent : le premier c’est la croyance qu’il est impossible à l’homme de trouver des règles de conduite ou d’atteindre le bonheur sans s’appuyer sur une conception de l’univers déterminée par la raison ; les recherches sur la nature des choses n’ont pas leur but en elles mêmes, dans la satis¬faction de la curiosité intellectuelle, elles commandent aussi la pratique. Le second trait, qui d’ailleurs aboutit plus ou moins, c’est une tendance à une discipline d’école ; le jeune philo¬sophe n’a point à chercher ce qui a été trouvé avant lui ; la raison et le raisonnement ne servent qu’à consolider en lui les dogmes de l’école et à leur donner une assurance inébranlable ; mais il ne s’agit de rien moins dans ces écoles que d’une recherche libre, désintéressée et illimitée du vrai ; il faut s’assimiler une vérité déjà trouvée. Par le premier de ces traits, les nouveaux dogmatismes rompaient avec l’inculture des Socratiques et réintroduisaient p.286 dans la philosophie le souci de la connaissance raisonnée ; par le second, ils rompaient avec l’esprit platonicien ; ni ama¬teurs de libre recherche comme le Platon socratique, ni auto¬ritaires et inquisiteurs comme l’auteur du Xe livre des Lois. Rationalisme, si l’on veut, mais rationalisme doctrinaire qui clôt les questions, et non, comme chez Platon, rationalisme de méthode, qui les ouvre. Ces deux traits si nouveaux ne furent pas acceptés sans résis¬tance, et nous verrons, au dessous des grands dogmatismes, se continuer la tradition des Socratiques au IIIe siècle. Pour bien comprendre la portée et la valeur de ces deux traits, il convient de se demander quels étaient les hommes qui introduisaient ces nouveautés et de quelle manière ils ont réagi aux circonstances historiques nouvelles créées par l’hégémonie macédonienne. Athènes reste le centre de la philosophie ; mais, parmi les nouveaux philosophes, aucun n’est un Athénien, ni même un Grec continental ; tous les Stoïciens connus de nous, au IIIe siècle, sont des métèques venus de pays qui sont en bordure de l’hellénisme, placés en dehors de la grande tradition civique et panhellénique, subissant bien d’autres influences que les influences helléniques, et, particulièrement celles des peuples tout voisins de race sémite. Une cité de Chypre, Cittium, a donné naissance à Zénon, le fondateur du stoïcisme, et à son disciple Persée ; le second fondateur de l’école, Chrysippe, est né en Cilicie, à Tarse ou à Soles, et trois de ses disciples, Zénon, Antipater et Archédème, sont aussi de Tarse ; de pays propre¬ment sémites viennent Hérillus de Carthage, disciple de Zénon, et Boéthus de Sidon, disciple de Chrysippe : ceux qui sont issus des contrées les plus proches sont Cléanthe d’Assos (sur la côte éolienne), et deux autres disciples de Zénon, Sphaerus du Bosphore et Denys d’Héraclée, en Bithynie sur le Pont Euxin ; dans la génération qui a suivi Chrysippe, Diogène de Babylone et Apollodore de Séleucie viennent de la lointaine Chaldée.

p.287 La plupart de ces villes n’avaient pas derrière elles, comme les cités de la Grèce continentale, de longues traditions d’indé¬pendance nationale ; et, à cause des besoins du commerce, leurs habitants étaient disposés à voyager jusqu’aux pays les plus lointains ; le père de Zénon de Cittium était, dit on, un commerçant chypriote qui, venant à Athènes pour ses affaires, en rapportait des livres des Socratiques dont la lecture donna à son fils le désir d’aller entendre ces maîtres . Mais ces demi-barbares restaient bien indifférents à la politique locale des cités grecques. C’est ce que prouve clairement l’attitude politique des protagonistes de l’école pendant le siècle qui s’écoula depuis la mort d’Alexandre (323) jusqu’à l’interven¬tion des Romains dans les affaires grecques vers 205. On sait les grands traits de l’histoire politique de la Grèce à cette époque ; elle est un champ clos où s’affrontent les suc¬cesseurs d’Alexandre, particulièrement les rois de Macédoine et les Ptolémées. Les villes ou les ligues de villes ne savent que s’appuyer sur une des deux puissances pour éviter d’être dominées par l’autre. La constitution des cités change au gré des maîtres du jour qui, selon les cas, s’appuient sur les partis oligarchique ou démocratique. Athènes en particulier ne fait que subir passivement les résultats d’une conflagration qui s’étend dans tout l’Orient. Après une vaine tentative pour recouvrer son indépendance, elle se livre, par la paix de Démade (322), au Macédonien Antipater qui y établit le gouvernement aristocratique et se rend maître de toute la Grèce. Un moment le régent de Macédoine qui lui succède, Polysperchon, y rétablit la démocratie pour s’assurer son alliance (319) ; mais Cassandre, le fils d’Antipater, chasse Polysperchon, rétablit le gouver¬nement aristocratique à Athènes sous la présidence de Démé¬trius de Phalère, et se maintient en Grèce malgré les efforts des autres diadoques, Antigone d’Asie et Ptolémée, qui p.288 s’appuient contre lui sur la ligue des villes étoliennes. En 307, nou¬veau changement. Démétrius de Phalère est chassé d’Athènes par le fils d’Antigone d’Asie, Démétrius Poliorcète, qui rend à Athènes sa liberté, enlève au Macédonien la Grèce entière et se proclame le libérateur de la Grèce : les Athéniens aban-donnés par lui sont assez forts pour arrêter, avec le concours de la ligue étolienne, Cassandre de Macédoine qui franchit les Thermopyles en 300 et se fait battre à Élatée. Quelques années après la mort de Cassandre, Démétrius Poliorcète prend, en 295, le trône de Macédoine que garderont ses descendants. A partir de ce moment, l’influence macédonienne est à Athènes presque sans contrepoids ; en 263 seulement, sous le règne d’Antigone Gonatas, fils de Démétrius, Ptolémée Évergète se déclare le protecteur d’Athènes et du Péloponèse, et Athènes, soutenue par lui et par Lacédémone, fait un dernier et vain effort pour recouvrer son indépendance (guerre de Chrémo¬nide). A partir de ce moment, elle reste comme indifférente aux événements : pourtant la résistance aux Macédoniens est encore très vive dans le Péloponèse, où la Macédoine cherche à appuyer son influence sur les tyranneaux des villes ; on sait comment, vers 251, Aratus de Sicyone établit la démocratie dans sa patrie, puis, prenant la présidence de la ligne achéenne, chasse les Macédoniens de presque tout le Péloponèse et reprend Corinthe. Mais, malgré ses efforts, et bien qu’il essaye même de corrompre par l’argent le gouverneur macédonien de l’At¬tique, il ne peut faire entrer les Athéniens dans l’alliance, et il s’appuie sur Ptolémée. On sait la triste fin de ce dernier effort de la Grèce vers l’indépendance ; Aratus trouve devant lui un ennemi grec, Cléomène, roi de Sparte, qui, rénovateur de la vieille constitution spartiate, veut reprendre l’hégémonie dans le Péloponèse ; contre cet ennemi, Aratus fait appel à l’alliance des rois de Macédoine, qui, depuis la mort du Polior¬cète, étaient les ennemis traditionnels des libertés grecques ; Antigone Doson et son successeur Philippe V l’aident en effet p.289 à battre Cléomène (221), mais reprennent pied en Grèce jusqu’à Corinthe. Aratus est victime de son protecteur qui le fait em¬poisonner ainsi que deux orateurs athéniens qui plaisaient trop au peuple. Ce sont les Romains qui, en 200, délivreront Athènes du joug macédonien, mais non point pour la rendre indépendante. Tel est le cadre où se déroule l’histoire de l’ancien stoïcisme avec ses trois grands scholarques, Zénon de Cittium (322 264), Cléanthe (264 232) et Chrysippe (232 204). Ce bref rappel était nécessaire pour bien comprendre leur attitude politique. Cette attitude est nette : entre les villes grecques, qui font un dernier effort pour conserver leurs libertés, et les diadoques qui fondent des États étendus, ils n’hésitent pas ; toute leur sympathie va aux diadoques et particulièrement aux rois de Macédoine ; ils continuent la tradition des cyniques admirateurs d’Alexandre et de Cyrus. Zénon et Cléanthe n’ont jamais demandé pour eux le droit de cité athénien, et Zénon, nous dit on, tenait à son titre de Cittien . Les rois leur prodiguent avances et flatteries ; il semble qu’ils sentent qu’il y a en ces écoles une force morale qu’on ne peut négliger. Antigone Gonatas notamment est un grand admirateur de Zénon ; il écoute ses leçons lorsqu’il va à Athènes, ainsi que plus tard celles de Cléanthe, et il leur envoie à l’un et à l’autre des subsides ; à la mort de Zénon, c’est lui qui prend l’initiative de demander à la ville d’Athènes d’élever un tombeau au Céramique en son honneur. C’était un per-sonnage assez important pour que Ptolémée n’envoyât pas d’ambassadeurs à Athènes sans qu’ils lui rendissent visite . Antigone aimait s’entourer de philosophes ; il avait à sa cour Aratus de Sole, auteur d’un poème des Phénomènes où se trouve exposée l’astronomie d’Eudoxe ; il voulut y faire venir Zénon lui-même, à titre de conseiller et de directeur de conscience ; celui-ci, trop âgé, refusa, mais il lui envoya deux de ses disciples, p.290 Philonide de Thèbes et Persée, un jeune homme de Cittium qui avait été son serviteur et dont il avait fait l’éducation philosophique ; Persée devint un homme de cour, dont l’in¬fluence était assez grande pour qu’il reçût lui-même les flatte¬ries du Stoïcien Ariston, si l’on en croit le poème satirique de Timon. Bien des années après, en 243, nous le trouvons chef de la garnison macédonienne de l’Acrocorinthe, au moment où la citadelle est assiégée par Aratus de Sicyone ; c’est, semble t il, dans ce siège qu’il trouva la mort, en défenseur de la cause macédonienne contre les libertés de la Grèce. Nous le voyons intervenir dans les négociations qu’un autre philosophe, Méné¬dème d’Erétrie, un Mégarique celui-là, qui avait un rôle politique important en sa ville natale, menait avec Antigone pour délivrer Erétrie des tyrans et y établir la démocratie : or Persée ne fait, semble t il, que servir la politique macédo-nienne, partout appuyée sur les tyrans, lorsqu’il veut empêcher Antigone de satisfaire aux demandes de Ménédème . Comme Zénon envoie Persée à Antigone, Cléanthe envoie Sphaerus à Ptolémée Evergète. Ce Sphaerus était le maître stoïcien qui avait enseigné la philosophie à Sparte et y avait eu, entre autres élèves, Cléomène . Cléomène, qui rétablit à Sparte la constitution de Lycurgue, s’est peut être en ses réformes politiques inspiré du stoïcisme ; mais, à vrai dire, il n’avait, pas plus qu’aucun Spartiate, cet esprit hellénique qui animait son ennemi, le chef de la ligue achéenne, Aratus de Sicyone. L’univers politique des Stoïciens est donc bien différent de celui d’un Platon. S’ils tiennent dans la cité d’Athènes une place considérable, ce n’est plus à titre de conseillers politiques ; Diogène Laërce (VII, 10) nous a conservé, en les mélangeant, les deux décrets par lesquels le peuple athénien accordait à p.291 Zénon une couronne d’or et un tombeau au Céramique ; or il y est dit : « Zénon de Cittium, fils de Mnaséas, a enseigné la phi¬losophie pendant beaucoup d’années dans notre ville ; c’était un homme de bien ; il invitait à la vertu et à la tempérance les jeunes hommes qui le fréquentaient, il les engageait dans la bonne voie, et il offrait en exemple à tous sa propre vie, qui était conforme aux théories qu’il exposait. Avec la plus grande admiration pour ses qualités morales, il n’y a pas trace de son rôle politique.

II. — COMMENT NOUS CONNAISSONS L’ANCIEN STOÏCISME @ De l’enseignement de Zénon et de Chrysippe, nous n’avons qu’une connaissance indirecte ; des nombreux traités de Zénon, des sept cent cinq traités de Chrysippe, il ne reste qu’une partie des titres conservés par Diogène Laërce et d’infimes frag¬ments. Les seuls ouvrages stoïciens que nous possédions, ceux de Sénèque, d’Épictète et de Marc Aurèle datent de l’époque impériale, quatre siècles après la fondation du stoïcisme. C’est en recherchant les traces que l’ancien stoïcisme a laissées soit chez eux, soit chez d’autres écrivains que l’on peut recons¬tituer cet enseignement ; et fort difficilement, car nos princi¬pales sources sont d’époque fort postérieure ; ce sont des éclec¬tiques comme Cicéron, dont les écrits philosophiques datent du milieu du Ier siècle avant notre ère, et comme Philon d’Alexandrie (début de notre ère) ; ou des adversaires comme Plutarque qui, à la fin du Ier siècle, écrit ses ouvrages Contre les Stoïciens et Des Contradictions des Stoïciens, le sceptique Sextus Empiricus, de la fin du IIe siècle de notre ère, le médecin Galien, qui, à la même époque, écrit contre Chrysippe, enfin les pères de l’Église, et en particulier Origène, au IIIe siècle. Dans tous ces exposés, tronqués ou malveillants, c’est tout au plus si l’on doit mettre à part une source de première valeur, p.292 le résumé de la logique stoïcienne, que Diogène Laërce, en son livre VII (§ 49 83), a tiré de l’Abrégé des philosophes de Dioclès Magnès, un cynique ami de Méléagre de Gadara, qui vivait au début du Ier siècle avant notre ère. Sauf nette exception, toute cette littérature est née des conflits qui existèrent à par¬tir du IIe siècle entre le dogmatisme stoïcien et l’Académie ou les sceptiques ; c’est ainsi, par exemple, que notre principale source sur la doctrine stoïcienne de la connaissance est dans les Académiques de Cicéron, écrits tout exprès pour la combattre. Cet esprit polémique est défavorable à un compte rendu exact, et Plutarque, notamment, fausse plusieurs fois la pensée des Stoïciens pour mieux les mettre en contradiction avec eux-¬mêmes. De plus, ces écrits sont de date tardive, et à moins que les auteurs des doctrines ne soient désignés par leurs noms, il est souvent difficile de faire un départ entre les opinions des anciens Stoïciens, ceux du IIIe siècle, et les opinions du moyen stoïcisme au IIe et au Ier siècle ; d’ailleurs, même dans le cours de l’ancien stoïcisme, il y a bien des divergences de détail, malgré l’accord en gros. Il ne faut donc pas se dissimuler le caractère quelque peu artificiel d’un exposé d’ensemble du stoïcisme, construit avec des données aussi pauvres ; partant de la doctrine de Zénon, nous indiquons à l’occasion ce que ses successeurs Cléanthe ou Chrysippe en ont modifié ou aban¬donné.

III. — LES ORIGINES DU STOÏCISME @ Zénon de Cittium fut élève de Cratès le cynique, de Stilpon le Mégarique, de Xénocrate et de Polémon, les scholarques de l’Académie ; il fut en relation fréquente avec Diodore Cronos et son élève Philon le dialecticien. Voilà déjà des influences bien variées ; Zénon se vantait en outre de « lire les anciens », et sa doctrine est considérée à certains égards comme une rénovation de l’héraclitéisme. Mais ces influences signalées p.293 par les historiens anciens (en particulier Apollonius de Tyr, dans un livre Sur Zénon) laisse encore bien énigmatique l’éclosion du stoïcisme. Sans doute, il prit chez les Mégariques le goût de cette dialectique sèche et abstraite qui caractérise l’enseignement de l’ancien stoïcisme ; en outre celui qu’il fréquenta le plus, Stilpon, passe pour avoir eu le même dédain de préjugés que les cyniques et avoir mis le souverain bien dans l’âme impassible . L’académicien Xénocrate, de son côté, exagérait à ce point le rôle de la vertu qu’elle lui paraissait être la condition du bonheur  ; Polémon mettait en valeur, comme les cyniques, la supériorité de l’ascèse sur l’éducation purement dialectique, et il définissait la vie parfaite une vie conforme à la nature. Speusippe, d’ailleurs, ne s’était il pas élevé contre le plaisir avec presque autant de violence qu’An¬tisthènes ? Ainsi tout ce mouvement rigoriste et naturaliste, général dans les écoles à l’époque d’Alexandre, contribuait à affirmer et à renforcer l’influence du cynique Cratès, modérée cependant par les doctrines plus douces de l’Académie. Mais il y a fort loin de ces influences générales à la doctrine stoïcienne, qui ne se réduit pas à une pédagogie morale, mais est une ample vision de l’univers qui va dominer la pensée philosophique et religieuse pendant toute l’antiquité et une partie des temps modernes ; il y a là comme un nouveau départ et non la continuation d’écoles socratiques qui se meurent. Devons nous en chercher l’origine sur le sol grec ? Oui, semble-¬t il, du moins en partie. La pensée du IVe siècle n’est en effet, épuisée ni par le conceptualisme d’Aristote et de Platon, ni par l’enseignement des Socratiques ; elle est bien plus diverse. Les écoles médicales étaient prospères, et elles s’occupaient fort des questions générales de la nature de l’âme et de la struc¬ture de l’univers ; qu’on se rappelle les apparitions inattendues p.294 de la médecine dans le Phèdre (cf. ci-dessus, p. 74) et surtout dans le Timée de Platon. Dans son livre Contre Julien, le médecin Galien, une de nos meilleures sources sur l’histoire du stoïcisme, nous apprend que Zénon, Chrysippe et les autres Stoïciens ont longuement écrit sur les maladies, que, au reste, une école médicale, l’école « méthodique », se réclamait de Zénon, et enfin que les théories médicales des Stoïciens étaient celles mêmes d’Aristote et de Platon. Il les résume ainsi : il y a dans le corps vivant quatre qualités opposées deux à deux ; le chaud et le froid, le sec et l’humide ; ces qualités ont pour support quatre humeurs, la bile et l’atrabile, le flegme acide et le flegme salé ; la santé est due à un heureux mélange de ces quatre qualités, et la maladie (du moins la maladie de régime) est due à l’excès ou au défaut d’une de ces qualités, tandis que d’autres maladies viennent d’une rupture de continuité des parties du corps. Il arrive aussi que telles opinions physiques des Stoïciens (sur le siège de l’âme dans le cœur, sur la digestion, sur la durée des grossesses) soient citées formellement par Philon d’Alexandrie comme des opinions empruntées par les physiciens aux médecins. On peut préciser la portée de ces emprunts grâce aux frag¬ments qui restent de l’œuvre de Dioklès de Karystos, un méde¬cin du IVe siècle, cité par Aristote. Selon la doctrine physio¬logique que nous venons de voir attribuer aux Stoïciens, Dioklès pensait que tous les phénomènes de la vie des animaux sont gouvernés par le chaud et le froid, le sec et l’humide, et qu’il y a dans chaque corps vivant une chaleur innée qui, en altérant les aliments ingérés, produit les quatre humeurs, le sang, la bile et les deux flegmes, dont les proportions expliquent la santé et la maladie. Mais, d’autre part, nous le voyons admettre que l’air extérieur, attiré vers le cœur par le larynx, l’œsophage et les pores, devient, une fois dans le cœur, le souffle psychique p.295 en qui réside l’intelligence, qui, en se répandant dans tout le corps, le tend et le soutient, de qui enfin les mouvements vo¬lontaires prennent leur origine. « Les corps vivants, dit Dio¬klès, sont ainsi composés de deux choses, ce qui porte et ce qui est porté. Ce qui porte c’est la puissance, ce qui est porté c’est le corps. » Beaucoup de maladies sont dues à l’obstruc¬tion de cette puissance, identique au souffle et empêchée de circuler dans les vaisseaux, à cause de l’accumulation des humeurs. Ce sont là les théories mêmes des Stoïciens sur l’être vivant. Mais l’explication est généralisée ; chez eux, tout corps, animé ou inanimé, est conçu à la manière d’un vivant ; il a en lui un souffle (pneuma) dont la tension retient les parties : les divers degrés de cette tension expliquent la dureté du fer comme la solidité de la pierre. L’univers dans son ensemble (comme dans le Timée, si imprégné d’idées médicales, est aussi un vivant dont l’âme, souffle igné répandu à travers toutes choses, re¬tient les parties. Des idées médicales, issues de la physique présocratique et qui se systématisent à nouveau en une physique et une cos¬mologie, semblent donc être à l’origine de l’image stoïcienne de l’univers. Ajoutons que les Stoïciens ne sont sans doute pas les premiers qui, à cette époque, instituèrent, en partant de théories médicales, une cosmologie vitaliste. Il existait encore, dans la seconde moitié du IVe siècle, des Pythagoriciens ; Aris¬toxène de Tarente, qui devint disciple d’Aristote et qui est connu pour avoir soutenu que l’âme était l’harmonie du corps, les avait fréquentés, et il nous a laissé les noms de quatre d’entre eux . Or, Alexandre Polyhistor, un polygraphe du Ier siècle avant J. C., nous a laissé un résumé d’une cosmologie pytha-goricienne, tiré de Notes pythagoriciennes. Cette cosmologie est très apparentée, dans ses détails, et avec les opinions des p.296 physiciens ioniens de la dernière période (Alcméon, Diogène) et avec celles des médecins du IVe siècle : théorie des deux couples de forces, chaud et froid, sec et humide, dont l’inégale distri¬bution produit les différences de saisons dans le monde et les maladies dans le corps ; caractère divin de la chaleur, cause de vie, dont les rayons, émanés du soleil, produisent la vie des choses ; âme, fragment de l’éther chaud mélangé au froid et immortelle comme l’être dont elle émane, nourrie des effluves du sang ; raison d’où émanent les sensations ; autant de traits qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer, comme on l’a fait jus¬qu’ici, par une influence tardive des Stoïciens sur des néopy¬thagoriciens du IIe ou du Ier siècle, puisqu’ils se retrouvent tous dans une époque antérieure au stoïcisme. Certains d’ail¬leurs, comme la triple division de l’âme en raison (φρένες) intelli¬gence (νου̃ν) et cœur (θυμόν) ont, par la première expression dont elle se sert, une couleur très archaïque. Ce pythagorisme, imprégné d’idées physiques et médicales, a donc précédé le stoïcisme. Remarquons d’ailleurs que la théorie de l’âme harmonie d’Aristoxène de Tarente, est en liaison étroite avec les idées médicales ; le caractère musical de la métaphore dis-paraît presque lorsque cette harmonie est comparée à la santé du corps et réside dans la part égale que les quatre éléments ont à la vie du corps  ; c’est en revanche la théorie médicale de la vie et la théorie cosmologique des Pythagoriciens d’Alexandre Polyhistor. Ainsi se reconstituait le vitalisme médical, qui diverge si¬ fort du mécanisme mathématique vers lequel tendait Platon ; et c’est bien à une tradition ionienne (visible d’ailleurs jusque dans le monde mathématisé de Platon, considéré par le Timée comme un être vivant) que se rattache le monde animé des Stoïciens. Mais ces influences admises, le principal reste encore inexpliqué. Dans la place que les Stoïciens donnent à Dieu, p.297 dans la manière dont ils conçoivent le rapport de Dieu avec l’homme et avec l’univers, il y a des traits nouveaux que nous n’avons jamais rencontrés chez les Grecs. Le Dieu hellénique, celui du mythe populaire, tout autant que le Bien de Platon ou la Pensée d’Aristote, est un être qui a pour ainsi dire sa vie à part et qui, dans son existence parfaite, ignore les agitations et les maux de l’humanité comme les vicissitudes du monde ; idéal de l’homme et de l’univers, il n’agit sur eux que par l’at¬trait de sa beauté ; sa volonté n’y est pour rien, et Platon blâme ceux qui croient que l’on peut le fléchir par des prières ; Pla¬ton avait, il est vrai, condamné aussi les vieilles croyances admettant un dieu jaloux de ses prérogatives ; mais la bonté qu’il opposait à cette jalousie est une perfection intellectuelle dont l’ordre du monde est comme le rayonnement, elle n’a rien d’une bonté morale. Sans doute aussi, à côté de ces Olym¬piens, les Grecs connaissaient en Dionysos un dieu dont les morts et les renaissances périodiques donnaient un rythme à la vie de ses fidèles ; le fidèle s’associe au drame divin ; éprouvant et jouant en quelque sorte la passion du dieu, il s’unit à lui par l’orgie mystique au point de ne plus faire qu’un avec lui ; dans le culte bachique non plus, le dieu ne descend donc pas jusqu’à l’homme mais le laisse monter jusqu’à lui. Mais le Dieu des Stoïciens n’est ni un Olympien ni un Dio¬nysos ; c’est un Dieu qui vit en société avec les hommes et avec les êtres raisonnables et qui dispose toute chose dans l’univers en leur faveur ; sa puissance pénètre toutes choses, et à sa providence n’échappe aucun détail, si infime qu’il soit. On conçoit d’une manière toute nouvelle son rapport à l’homme et son rapport à l’univers ; il n’est plus le solitaire étranger au monde, qui l’attire par sa beauté ; il est l’ouvrier même du monde, dont il a conçu le plan dans sa pensée ; la vertu du sage n’est ni cette assimilation à Dieu que rêvait Platon, ni cette simple vertu civique et politique que peignait Aristote ; elle est l’acceptation de l’œuvre divine et la collaboration p.298 à cette œuvre grâce à l’intelligence qu’en prend le sage. C’est là l’idée sémitique du Dieu tout puissant gouvernant la destinée des hommes et des choses, si différente de la concep¬tion hellénique. Zénon le Phénicien va donner le ton à l’hellé¬nisme. Sans doute ce n’est pas une importation brusque dans la pensée grecque ; le Dieu de Platon dans le Timée est un démiurge, celui des Lois s’occupe de l’homme et dirige l’univers dans tous ses détails ; et le Dieu du Socrate de Xénophon qui a donné aux hommes leurs sens, leurs inclinations et leur intelligence, les guide encore par les oracles et la divination. Ainsi le thème démiurgique et providentialiste s’annonçait déjà ; mais avec Zénon, il devient la pièce maîtresse de la phi-losophie. Nous verrons, dans la suite de cette histoire, ces deux conceptions, sémite et hellénique, tantôt tendre à fusionner, tantôt s’affronter dans la pleine conscience de leur divergence ; et peut être trouverons nous, sous les diverses formes que prend leur conflit jusqu’à l’époque contemporaine, une des oppo¬sitions les plus profondes de la nature humaine.

IV. — LE RATIONALISME STOÏCIEN @ A ce thème fondamental se subordonne le reste de la doctrine ; Zénon est avant tout le prophète du Logos, et la philosophie n’est que la conscience que l’on prend que rien ne lui résiste ou plutôt que rien n’existe à part lui ; c’est « la science des choses divines et humaines », c’est à dire de tout ce qu’il y a d’êtres raisonnables, c’est à dire de toutes choses, puisque la nature est elle même absorbée dans les choses divines. Sa tâche est dès lors toute tracée, et, qu’il s’agisse de la logique et de la théorie de la connaissance ou de la morale, de physique ou de psychologie, elle consiste dans tous les cas à éliminer l’irra¬tionnel et à ne plus voir agir, dans la nature comme dans la conduite, que la pure raison. Mais ce rationalisme du Logos p.299 ne doit pas faire illusion ; il n’est en aucune manière le suc¬cesseur du rationalisme de l’intelligence ou intellectualisme de Socrate, Platon et Aristote ; cet intellectualisme avait toute sa réalité dans une méthode dialectique qui permettait de dépasser la donnée sensible pour atteindre les formes ou es-sences parentes de l’intelligence. Nul procédé méthodique de ce genre dans le dogmatisme stoïcien ; il ne s’agit plus d’éli¬miner la donnée immédiate et sensible, mais tout au contraire de voir la Raison y prendre corps ; nul progrès ne mène du sensible au rationnel, puisqu’il n’y a pas de différence de l’un à l’autre ; là où Platon accumule des différences pour nous faire sortir de la caverne, le Stoïcien ne voit que des identités. Comme, dans les mythes grecs, les légendes des dieux restent extérieures à l’histoire des hommes, tandis que, dans la Bible, l’histoire humaine est elle même un drame divin, ainsi, dans le plato¬nisme, l’intelligible est en dehors du sensible, tandis que, pour le stoïcisme, c’est dans les choses sensibles que la Raison acquiert la plénitude de sa réalité. De là la solidarité nécessaire des trois parties de la philo¬sophie, logique, physique et éthique, dans lesquelles, à l’exemple des Platoniciens, ils distribuent les problèmes philosophiques. Bien loin en effet que, chez eux, chacune de ces parties puisse garder, grâce à la diversité de leur objet, une certaine autonomie (si bien que la morale par exemple, chez Aristote, peut dégénérer en une sorte de description des caractères, indépendante du reste de la philosophie), elles sont au contraire indissolublement liées, puisque c’est une seule et même raison, qui, dans la dialectique, enchaîne les propositions conséquentes aux anté¬cédentes, dans la nature lie ensemble toutes les causes, et dans la conduite établit entre les actes le parfait accord. Il est impossible que l’homme de bien ne soit pas le physicien et le dialecticien ; il est impossible de réaliser la rationalité séparément en ces trois domaines, et, par exemple, de saisir entièrement la raison dans la marche des événements de p.300 l’univers, sans réaliser du même coup la raison en sa propre conduite. Cette sorte de philosophie bloc, qui impose à l’homme de bien une certaine conception de la nature et de la connais¬sance, sans possibilité de progrès ni d’amélioration, est une des choses les plus nouvelles qui soient en Grèce et qui rap¬pellent les croyances massives des religions orientales. De là aussi la difficulté de commencer et l’indécision dans l’ordre des parties, dont on ne peut découvrir la hiérarchie puisqu’on les atteint du même coup ; si l’on s’accorde à commen¬cer par la logique, la physique a tantôt le second rang parce qu’elle contient la conception de la nature d’où dérive la morale, tantôt le troisième parce qu’elle a comme couronnement une théologie qui, selon un texte formel de Chrysippe, est le mys¬tère auquel la philosophie a pour fonction de nous initier . On voit donc le stoïcisme graviter tantôt vers la pratique morale, tantôt vers la connaissance de Dieu ; hésitation dont on verra mieux plus tard le sens et la portée.

V. — LOGIQUE DE L’ANCIEN STOÏCISME @ La théorie de la connaissance consiste précisément à faire rentrer dans le sensible le domaine de la certitude et de la science que Platon en avait soigneusement écarté. La vérité et la certitude sont dans les perceptions les plus communes, et elles n’exigent aucune qualité qui dépasse celles qui appartiennent à tout homme, même aux plus ignorants ; la science, il est vrai, n’appartient qu’au sage ; mais elle ne sort pas pour cela du sensible, et elle reste attachée à ces perceptions communes dont elle n’est que la systématisation. La connaissance part en effet de la représentation ou image (φαντασία), qui est l’impression que fait dans l’âme un objet réel, impression analogue, pour Zénon, à celle d’un cachet sur p.301 la cire, ou, pour Chrysippe, à l’altération que produisent dans l’air une couleur ou un son. Cette représentation est aussi, si l’on veut, comme un premier jugement sur les choses (ceci est blanc ou noir) qui se propose à l’âme et auquel l’âme peut donner ou refuser volontairement son assentiment (συγκατάθεσις). Si elle le donne à tort, elle est dans l’erreur et a une opinion fausse : si elle le donne à juste titre, elle a alors la compréhen¬sion ou perception (κατάληψις) de l’objet correspondant à la représentation ; et il faut bien voir que, dans ce cas, elle ne se contente pas de conclure l’objet de l’image, mais elle le saisit immédiatement, et avec une certitude parfaite ; elle saisit non pas les images, mais les choses ; telle est, au sens propre du mot, la sensation, acte de l’esprit, très distinct de l’image. Mais pour que l’assentiment ne soit pas erroné et amène à la perception, il faut que l’image soit elle même fidèle ; cette image fidèle, qui constitue dès lors le critère ou un des critères de la vérité, est la fameuse représentation compréhensive (φαντασία κατάληπτικός) ; compréhensive, c’est à dire non pas capable elle même de comprendre ou de percevoir (ce qui n’aurait aucun sens, puisque la représentation est pure passivité, et non pas agissante), mais capable de produire l’assen¬timent vrai et la perception. Le mot compréhensif indique donc la fonction et non la nature de cette image ; et lorsque Zénon la définit « une représentation imprimée dans l’âme, à partir d’un objet réel, conforme à cet objet, et telle qu’elle n’existe¬rait pas si elle ne venait pas d’un objet réel », il ne fait que pré¬ciser son rôle sans dire ce qu’elle est : la représentation compré¬hensive est celle qui permet la perception vraie et même qui la produit avec la même nécessité qu’un poids fait baisser le plateau d’une balance. Mais qu’est ce qui la distingue d’une image non compréhensive ? Voilà une question à laquelle, selon les Académiciens, les Stoïciens n’auraient jamais répondu, et, en effet, il est difficile de trouver une réponse. Sans doute faut il dire, puisque la représentation compréhensive nous p.302 permet de ne pas confondre un objet avec un autre, que c’est celle où passe la qualité propre et en quelque sorte personnelle qui, selon les Stoïciens, distingue toujours un objet de tout autre, celle qui, selon Sextus, possède un caractère propre (ίδιωμα) qui la distingue de tout autre, ou, selon Cicéron, celle qui manifeste d’une manière particulière les choses qu’elle repré¬sente. La représentation compréhensive, commune au sage et à l’ignorant, nous donne ainsi un premier degré de certitude ; la science, propre au sage, n’est rien que l’accroissement de cette certitude qui ne change pas de domaine, mais devient tout à fait solide ; la science, c’est la « perception solide et stable, inébranlable par la raison  ». Il semble bien que la solidité de la science est due à ce que, chez le sage, les percep¬tions se confirment et s’appuient les unes les autres, de manière qu’il en puisse voir l’accord rationnel ; l’art, déjà, qui est intermédiaire entre la perception commune et la science, est pour eux, un « système de perceptions rassemblées par l’expé-rience, visant à une fin particulière utile à la vie ». On voit ainsi la raison grouper et renforcer les unes par les autres les certitudes isolées et momentanées des perceptions. La science, c’est la perception sûre parce qu’elle est totale, ce qui revient à dire qu’elle est systématique et rationnelle. Zénon résumait d’une manière pittoresque toute cette théorie de la certitude. « Il montrait sa main ouverte, les doigts étendus, et disait : « Telle est la représentation » ; puis, ayant légèrement plié les doigts : « Voici l’assentiment », disait il. Puis, ayant fermé le poing, il disait que c’était là la perception ; enfin, serrant son poing droit fermé dans sa main gauche : « Voici, disait il, la science qui n’appartient qu’au sage . » C’est dire, si on lit bien ce passage de Cicéron, que la représentation, compréhensive ou non, ne saisit rien, que l’assentiment p.303 prépare la perception, enfin que la perception seule saisit l’objet et plus encore la science. On voit en quel sens, fort restreint, les Stoïciens peuvent s’appeler des sensualistes ; il n’y a d’autres connaissances que celles des réalités sensibles, c’est vrai ; mais cette connaissance est, dès son début, pénétrée de raison et toute prête à s’assou¬plir au travail systématique de la raison. Les notions communes ou innées, telles que celles du bien, du juste, des dieux, notions qui sont formées chez tous les hommes à l’âge de quatorze ans,¬ ne sont nullement dérivées, malgré l’apparence, d’une source de connaissance distincte des sens ; toutes ces notions dérivent de raisonnements spontanés partant de la perception des choses ; la notion du bien, par exemple, vient d’une comparaison, par la raison, des choses perçues immédiatement comme bonnes  ; la notion des dieux vient, par conclusion, du spectacle de la beauté des choses ; seulement ces raisonnements sont spon¬tanés et communs à tous les hommes. De là, il résulte que les divers Stoïciens pouvaient, sans se contredire, choisir des critères de la vérité fort différents : la représentation compréhensive, comme Chrysippe ; l’intel¬ligence, la sensation et la science, comme Boéthus : ou encore, comme Chrysippe, la sensation et la prénotion ou notion com¬mune ; tous ces critères, au fond, se correspondent, s’en-chaînent et s’équivalent, puisqu’il s’agit toujours soit de l’image qui amène nécessairement la perception, soit de la perception et de sa liaison avec d’autres. L’activité intellec¬tuelle ne peut consister que dans l’acte de saisir l’objet sensible ; on ne peut qu’abstraire, ajouter, composer, transposer, sans jamais sortir des données sensibles . A côté des choses sensibles, il y a ce qu’on peut en dire, ce qu’on peut exprimer par le langage, en un mot, l’exprimable p.304 (λεκτόν) ; la représentation d’une chose est produite dans l’âme par la chose même ; mais, ce qu’on peut en dire, c’est ce que l’âme se représente à l’occasion de cette chose, ce n’est plus ce que la chose produit en l’âme . Il y a là une distinc-tion d’une importance capitale pour comprendre la portée de la dialectique chez les Stoïciens. Car la dialectique porte non pas sur les choses, mais sur les énoncés vrais ou faux rela¬tifs aux choses. Les plus simples de ces énoncés vrais ou faux, ou jugements (α̉ξιώματα), sont composés d’un sujet exprimé par un substantif ou un pronom et d’un attribut exprimé par un verbe. L’attribut (καταγόρημα), à lui, seul, est un exprimable incomplet qui demande un sujet comme : se promène. L’ensemble du sujet et de l’attribut : Socrate se promène, forme un expri¬mable complet (αυ̉τοτελές), ou jugement simple . Le type des propositions employées par les Stoïciens n’a rien de commun avec celui de la logique platonico aristotélicienne ; elles n’expriment point de rapport entre des concepts ; leur sujet est toujours singulier, qu’il soit d’ailleurs défini (celui-ci), indéfini (quelqu’un) ou à demi défini (Socrate) ; l’attribut est toujours un verbe, c’est à dire quelque chose qui arrive au sujet. La logique stoïcienne échappe ainsi à toutes les diffi¬cultés que soulevaient sophistes et socratiques sur la possibilité d’affirmer une chose d’une autre, et ignorant, avec la com¬préhension et l’extension des concepts, la convertibilité des pro¬positions, elle laisse tomber le mécanisme compliqué de la syllogistique aristotélicienne. La matière de la dialectique, ce sont des faits énoncés de sujets singuliers. Ce n’est pas qu’ils ne gardent, eux aussi, le syllogisme ; mais la raison de la conclusion n’est plus un rapport d’inclusion de concepts exprimé par un jugement catégorique, mais un rapport entre des faits dont chacun est exprimé par une pro¬position simple (il fait clair, il fait jour) et dont le rapport p.305 est exprimé par un jugement composé (ου̉χ απλά α̉ξιώματα), tel que : s’il fait clair, il fait jour. Les Stoïciens connaissent cinq¬ espèces de jugements composés : l’hypothétique (συνημμένον), exprimant un rapport entre un antécédent et un conséquent, tel que celui que nous venons de citer ; le conjonctif qui lie les faits : et il fait jour et il fait clair ; le disjonctif qui les sépare de telle manière que l’un ou l’autre est vrai : ou bien il fait jour ou bien il fait nuit ; le causal qui lie les faits par la conjonction parce que : parce qu’il fait jour, il fait clair ; le jugement énonçant le plus ou le moins, tel que : il fait plus (ou moins) jour qu’il ne fait nuit. La majeure d’un syllogisme est toujours une proposition composée de ce genre, par exemple : s’il fait jour il fait clair, la mineure énonce la vérité du conséquent : il fait jour, et la conclu¬sion en tire la vérité de l’antécédent : donc il fait clair ; c’est du moins là le premier des cinq modes ou figures de syllogismes irréductibles ou indémontrables que reconnaît Chrysippe, d’après Dioclès . Le second a comme majeure une hypothé¬tique : s’il fait jour, il fait clair, comme mineure l’opposé du conséquent : or il fait nuit, et comme conclusion la négation de l’antécédent : donc il ne fait pas jour. Le troisième a pour majeure la négation d’un jugement conjonctif ; il n’est pas vrai que Platon soit mort et qu’il soit vivant, comme mineure la vérité d’un des faits : or Platon est mort, comme conclusion la néga¬tion de l’autre : donc Platon n’est pas vivant. Le quatrième a pour majeure un disjonctif : ou il fait jour ou il fait nuit, pour mineure l’affirmation d’un des membres : il fait jour, et pour conclusion l’opposé de l’autre : donc il ne fait pas nuit. Inversement le cinquième, qui part aussi d’un disjonctif, nie un des membres dans la mineure : il ne fait pas nuit, et conclut l’autre : donc il fait jour : A ces modes indémontrables, s’ajoutent des modes composés ou thèmes (θέματα), qui en p.306 dérivent, tels que le raisonnement composé : Si A est, B est ; si B est, C est, etc. ; or C est, donc A est. On voit facilement l’arbitraire de ces deux classements des jugements et des syllogismes, fondés l’un et l’autre sur le lan¬gage ; aussi bien Crinis, un élève de Chrysippe, admet six espèces de jugements composés au lieu de cinq ; et si Dioclès nous dit que Chrysippe reconnaissait cinq syllogismes indémontrables, Galien ne lui en attribue que trois. A vrai dire l’intérêt de cette dialectique n’est pas dans ce mécanisme ; il est dans la nature de la majeure ; la majeure exprime toujours une liaison de faits, par exemple une liaison entre un antécédent et un conséquent. Mais à quelles condi¬tions un jugement hypothétique est il valable ou sain (υγιές) ? Remarquons que jamais, un pareil jugement n’est la conclusion d’une démonstration (la conclusion étant toujours un jugement simple), c’est à dire ne peut être démontré. D’autre part, l’aspect extérieur de pareilles propositions : Si tel fait est, tel autre est, leur donne une ressemblance avec ces pro¬positions que les médecins ou les astrologues, grands obser¬vateurs des symptômes et des signes, établissaient par l’expé¬rience pour diagnostiquer les maladies ou prédire la destinée. C’est un langage de logiciens inductifs, qui nous renvoie à la vision d’un monde constitué par des faits enchaînés l’un à l’autre, si différent du monde d’Aristote. Les Stoïciens eux¬-mêmes n’ont vu dans la démonstration qu’une espèce de signe. Pourtant, de la forme extérieure de la proposition, il faut séparer la manière dont sa valeur est établie ; or nous ne trou¬vons rien dans cette logique qui, de près ou de loin, ressemble à une preuve par induction. Et, en effet, si nous considérons le contenu des jugements qu’ils donnent comme exemples, nous verrons qu’il n’en est pas besoin, puisque le conséquent est toujours lié d’un lien logique avec l’antécédent ; la seule justification qu’ils présentent d’un jugement hypothétique : s’il fait jour, il fait clair, c’est bien en effet que l’opposé du p.307 conséquent, à savoir : il ne fait pas clair, contredit l’antécédent. Et dans le signe lui-même, c’est à dire dans un jugement tel que : « S’il a une cicatrice, c’est qu’il a été blessé », les Stoïciens prétendent retrouver une liaison de même sorte, puisque le signe lie non pas une réalité présente à une réalité passée, mais deux énoncés de fait, qui sont tous deux présents, et présents seulement dans l’intelligence (νοητά), et qui sont au fond logi¬quement identiques . En résumé, si la liaison logique s’exprime toujours par une liaison entre des faits constatés par les sens et énoncés par le langage, cette liaison des faits n’a de valeur que grâce à la raison logique qui les unit ; le jugement hypothétique a d’au¬tant plus de valeur qu’il se rapproche davantage de celui où l’on passe d’un identique à un identique : « Si lucet, lucet . » La dialectique stoïcienne a donc même idéal que la théorie de la connaissance, la pénétration complète du fait par la rai¬son, et l’on va voir bientôt comment la proposition hypothé¬tique, qui en est l’organe, est particulièrement apte à exprimer leur vision des choses, si bien que la logique n’est point chez eux, comme chez Aristote, un simple organe, mais une partie ou espèce de la philosophie.

VI. — PHYSIQUE DE L’ANCIEN STOÏCISME @ La physique stoïcienne a pour but de nous amener à nous représenter par l’imagination un monde totalement dominé par la Raison, sans aucun résidu irrationnel ; nul domaine pour le hasard, le désordre, comme chez Aristote et Platon ; tout rentre dans l’ordre universel. Le mouvement, le changement, le temps ne sont pas l’indice de l’imperfection et de l’être inachevé, comme chez le géomètre Platon ou le biologiste p.308 Aristote ; le monde toujours changeant et mouvant a, à chaque instant, la plénitude de sa perfection ; « le mouvement est à chacun de ses instants un acte et non point un passage à l’acte » ; le temps est, comme le lieu, un incorporel sans substance ni réalité, puisque c’est seulement parce qu’il agit ou pâtit, grâce à sa force interne, qu’un être change et dure. Aucune disposition par suite, comme Aristote et les successeurs de Platon, à proclamer le monde éternel pour en sauver la per-fection ; le monde stoïcien est un monde qui naît et qui se dissout sans que sa perfection en soit atteinte. La rationalité du monde ne consiste plus dans l’image d’un ordre immuable qui s’y reflète autant que le permet la matière, mais dans l’acti¬vité d’une raison qui soumet toute chose à son pouvoir. Activité de la raison qu’il faut en même temps imaginer comme une activité physique et corporelle. Seuls en effet, pour les Stoïciens comme pour les fils de la terre que Platon répri¬mandait dans le Sophiste, les corps existent ; car ce qui existe, c’est ce qui est capable d’agir ou de pâtir et seuls les corps ont cette capacité. Les « incorporels », qu’ils appelaient aussi intel-ligibles, sont ou bien des milieux entièrement inactifs et impassibles, comme le lieu, l’espace ou le vide, ou bien ces exprimables énoncés par un verbe, qui sont les événements ou aspects extérieurs de l’activité d’un être, ou en un mot tout ce que l’on pense à l’occasion des choses, mais non pas des choses. La raison, puisqu’elle agit, est donc un corps ; et la chose qui subit son action, ou qui pâtit est aussi un corps et s’appelle la matière . Un agent, raison ou dieu, un patient, matière sans qualité qui se prête avec une complète docilité à l’action divine, c’est à dire un corps actif qui agit toujours sans pâtir jamais, et une matière qui pâtit sans jamais agir, tels sont les deux principes admis par la physique. L’un est cause, et même l’unique cause, à laquelle toutes les autres se ramènent, p.309 agissant par sa mobilité, l’autre est ce qui reçoit sans résistance l’action de cette cause. Cette dynamique qui, par un de ses principes (celui d’une action qui s’exerce sans réaction), reste aristotélicienne, mais qui, par un autre (celui d’un premier moteur mobile et d’une matière chose faite d’un corps concret), lui est tout à fait con¬traire, ne peut avoir son plein sens que grâce à un dogme phy¬sique des plus étranges et des plus indispensables du stoïcisme, celui du mélange total ; deux corps peuvent s’unir en se mêlant par juxtaposition, comme on peut mêler des graines d’espèces différentes, ou en se confondant en un, comme dans un alliage de métaux ; mais ils peuvent aussi se mélanger d’un mélange total, de façon à s’étendre, sans rien perdre de leur substance et de leurs propriétés, l’un à travers l’autre, si bien qu’on trouve à la fois ces deux corps en quelque portion que ce soit de leur espace commun ; c’est ainsi que l’encens s’étend à travers l’air, le vin à travers la masse d’eau à laquelle on le mélange, fût ce celle de la mer entière . Or c’est de cette manière que le corps agent s’étend à travers le patient, la Rai¬son à travers la matière et l’âme à travers le corps. L’action physique ne peut se concevoir que grâce à la formelle négation de l’impénétrabilité ; c’est l’action d’un corps qui en pénètre un autre et qui est partout présent en lui. C’est ce qui donne au matérialisme stoïcien ce caractère si particulier qui le rap¬proche du spiritualisme. Le souffle matériel (πνευ̃μα) qui traverse la matière pour l’animer est tout prêt à devenir esprit pur. La cosmologie grecque a toujours été dominée par l’image d’une période ou grande année au bout de laquelle les choses reviennent à leur point de départ et recommencent à l’infini un nouveau cycle : ceci est vrai en particulier des Stoïciens. L’histoire du monde est faite de périodes alternées dans l’une p.310 desquelles le dieu suprême ou Zeus, identique au feu ou à la force active, a absorbé et réduit en lui-même toutes les choses, tandis que, dans l’autre, il anime et gouverne un monde ordonné (διακόσμησις), Le monde, tel que nous le connaissons., s’achève donc par une conflagration qui fait tout rentrer dans la subs¬tance divine ; puis il recommence, exactement identique à ce qu’il était, avec les mêmes personnages et les mêmes événements ; retour éternel rigoureux, qui ne laisse place à aucune inven-tion . La physique ou cosmologie n’est que le détail de cette his¬toire : du feu primitif (qu’il faut se figurer non pas comme le feu destructeur que nous utilisons sur la terre, mais plutôt comme l’éclat lumineux du ciel), naissent, par une suite de trans¬mutations tous les quatre éléments : une partie du feu se trans¬forme en air, une partie de l’air en eau ; une partie de l’eau en terre ; puis le monde naît ; parce qu’un souffle igné ou pneuma divin pénètre dans l’humide. D’une manière sur laquelle nos textes nous laissent en complète incertitude, procèdent de cette action tous les êtres individuels liés en un seul monde, chacun avec sa qualité propre (ι̉δίως ποίον), avec une individualité irréductible, qui dure autant que lui ; ces individualités ne sont, semble t il, que des fragmentations du pneuma primitif, puisque la génération de nouveaux êtres par la terre ou l’eau dépend, soit de la portion de pneuma qu’elle a gardée dans la formation des choses, soit peut être, dans le cas de l’homme, d’une étincelle venue du ciel qui forme son âme. De l’action concertée de ces individus se forme le système du monde que nous voyons, limité par la sphère des fixes, avec les planètes circulant d’un mouvement volontaire et libre dans l’espace, l’air peuplé d’êtres vivants invisibles ou démons, la terre fixée au centre. Mais ce système géocentrique n’est semblable qu’en apparence à ceux que nous connaissons p.311 déjà. D’abord les raisons de l’unité du monde ne sont pas les mêmes : « Platon, dit Proclus, établit l’unité du monde sur l’unité de son modèle ; Aristote sur l’unité de la matière et la détermination des lieux naturels ; les stoïciens sur l’existence d’une force unifiante de la substance corporelle . » Si le monde est un, c’est que le souffle ou âme qui le pénètre en retient les parties, parce qu’il possède une tension (τόνος), analogue à celle que possède en petit tout être vivant et même tout être indépendant quelconque pour empêcher la dispersion de ses parties : c’est la tension, ce mouvement de va et vient du centre à la périphérie et de la périphérie au centre, qui fait que l’être existe. D’où l’inutilité de l’exemplaire platonicien et du lieu naturel d’Aristote ; c’est par la force qui est en lui-même, force qui est en même temps une pensée et une raison, que Dieu contient le monde. De là résulte que le monde peut exister au sein d’un vide infini, sans crainte de se dissiper, et que, en revanche, il n’a en lui-même aucun vide ; car il n’y a aucun lieu naturel que celui que la force se choisit. De plus « si le monde est con¬tenu par une âme unique, il est nécessaire qu’il y ait sympathie entre les parties qui le composent ; chaque animal a en effet avec lui-même une telle sympathie que, d’après les disposi¬tions de certaines de ses parties, l’on peut connaître clairement la disposition des autres... S’il en est ainsi, les mouvements peuvent transmettre leur action malgré les distances ; car il y a une vie unique, transportée des agents aux patients  ». Cette sympathie universelle d’un monde où « tout conspire » distingue radicalement le monde hiérarchisé d’Aristote de celui des stoïciens ; en lui, il y a comme un circulus universel ; la terre et tous ses habitats reçoivent les influences célestes qui ne se bornent pas aux effets généraux des saisons, mais s’étend jusqu’à la destinée individuelle de chacun, selon l’astro¬logie, dont la diffusion, à partir du IIIe siècle, est immense p.312 et qui est complètement acceptée par les Stoïciens. De plus, par une transmutation inverse de celle qui a produit les élé¬ments, les émanations sèches venant de la terre et les émana¬tions humides issues des fleuves et des mers produisent les divers météores et servent de nourriture aux astres. L’astro¬nomie des stoïciens reçoit enfin de là une marque particulière : complètement insoucieux d’astronomie mathématique, ils laissent tomber les sphères ou épicycles, imaginés pour n’avoir à admettre dans le ciel que des mouvements circulaires ou uniformes ; désormais chaque planète, faite d’un feu con¬densé, suit son cours, libre et indépendante, sous la direction de son âme propre, et il est, dans le ciel, des mouvements non uniformes ; leur mouvement circulaire et varié est la preuve même de leur animation La position de la terre au centre, d’autre part, découle de raisons dynamiques, de ce que la terre est pressée de tout côté par l’air, comme un grain de millet placé dans une vessie, et qui reste immobile au centre quand on gonfle la vessie, ou bien de ce que la masse de la terre, pour petite qu’elle soit, équivaut à celle du reste du monde et l’équi¬libre Tel est ce géocentrisme, si différent de celui de Platon, tout prêt à admettre qu’il n’est qu’une hypothèse mathématique, tan¬dis que celui des stoïciens est un dogme, lié solidement à leurs croyances. Cléanthe ne pensait il pas que les Grecs de¬vraient assigner en justice, pour crime d’impiété, Aristarque de Samos qui admettait le mouvement de la terre  ? En un mot, le monde est un système divin dont toutes les parties sont distribuées divinement. « Il est un corps parfait ; mais ses parties ne sont pas parfaites, parce qu’elles ont une certaine relation au tout et n’existent pas par elles mêmes  » Tout, dans le monde, est produit du monde. p.313 Cet ordre de choses n’est pas éternel : contre les péripaté¬ticiens qui soutenaient l’éternité du monde, Zénon fait valoir les observations géologiques qui nous montrent le sol se nive¬lant constamment et la mer se retirant ; si le monde était éternel, la terre devrait donc être toute plate et la mer devrait avoir disparu ; nous voyons de plus toutes les parties de l’univers se corrompre, y compris le feu céleste qui a besoin de se res¬taurer par la nourriture ; comment leur ensemble ne serait il pas détruit ? Nous voyons enfin que la race humaine ne peut être très ancienne puisque beaucoup des arts qui lui sont indispen¬sables et n’ont pu naître qu’en même temps qu’elle en sont encore à leur début . Nous avons vu ce qu’était la naissance du monde ; sa fin, au bout de la grande année, déterminée par le retour des pla¬nètes à leurs positions initiales, consiste dans la conflagration universelle ou résorption de toutes les choses dans le feu. Zénon et Chrysippe appellent cette conflagration une purifi¬cation du monde, laissant ainsi entendre que, à la manière des déluges ou des tempêtes de feu que l’on trouve dans les vieux mythes sémitiques, il s’agissait là d’une restitution de l’état parfait. Chrysippe a bien soin de montrer que cette conflagra¬tion n’est pas la mort du monde ; car la mort est la séparation de l’âme et du corps ; or ici « l’âme du monde ne se sépare pas de son corps, mais s’agrandit continuellement à ses dépens, jusqu’à ce qu’elle ait absorbé toute la matière ». C’est là un changement conforme à la nature et non pas une révolution violente. Au total, l’univers n’est pas la réalisation plus ou moins im¬parfaite, contingente et instable d’un ordre mathématique ; c’est l’effet d’une cause agissant selon une loi nécessaire, si bien qu’il est impossible qu’aucun événement arrive autre¬ment qu’il n’arrive effectivement. Dieu, l’âme de Zeus, la p.314 raison, la nécessité des choses, la loi divine et enfin le Destin, c’est tout un pour Zénon . La théorie du destin (ειμαρμένη) n’est qu’une claire expression de ce rationalisme intégral que nous voyons chez les stoïciens. Le destin, qui fut d’abord, dans la pensée grecque, la force tout à fait irrationnelle qui distribue aux hommes leur sort, devient l’universelle « raison selon laquelle les événements passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs arriveront  », raison universelle, intel¬ligence ou volonté de Zeus, qui commande aussi bien les faits que nous appelons contre nature, maladies ou mutilations, que les faits que nous appelons conformes à la nature, comme la santé. Tout ce qui arrive est conforme à la nature univer-selle, et nous ne parlons de choses contraires à la nature que là où nous envisageons la nature d’un être particulier en le détachant de l’ensemble. Il ne faudrait pas confondre ce destin avec notre déter¬minisme scientifique. Il n’a rien produit chez les stoïciens qui ressemble à nos sciences de lois, dont on trouve au contraire l’idée dans des doctrines fort différentes, celles des sceptiques. C’est que la nécessité causale, telle que nous la concevons, est celle d’une relation, et une relation laisse tout à fait indéter-miné le nombre des phénomènes qui peuvent s’y soumettre ; au contraire le destin de l’univers est comme le destin d’une personne ; il s’applique à un être individuel, l’univers, qui a un commencement et une fin ; car, comme dit l’auteur stoïci¬sant d’un traité attribué à Plutarque  : « Ni loi, ni raison, ni rien de divin ne sauraient être infinis. » Cette conception appuie de son autorité non seulement des sciences véritables comme l’astronomie ou !a médecine, mais tous les modes de divination de l’avenir, astrologie, divination par les songes, etc., dont les stoïciens étaient férus, et sur lesquels Chrysippe et Diogène de p.315 Babylone écrivirent de compacts recueils d’observation dont Cicéron nous a conservé quelque chose dans son traité Sur la Divination. En un mot le destin n’est pas du tout l’enchaînement des causes et des effets, mais beaucoup plutôt la cause unique qui est en même temps la liaison des causes, en ce sens qu’il com¬prend en son unité toutes les raisons séminales dont se développe chaque être particulier. Ce monde lié, fait de logoi ou raisons, constitue une sorte d’univers des forces ou, si l’on veut, de pensées divines actives qui tient la place du monde platonicien des idées. Les principaux de ces logoi, ceux qui président aux phé¬nomènes de la terre ou de la mer, sont les divinités populaires connues par les mythes, Hestia ou Poseidon, et les Stoïciens se font fort, par une interprétation dont un Stoïcien de l’époque d’Auguste, Cornutus, a conservé la doctrine , d’expliquer le moindre détail des mythes populaires comme une allégorie des faits physiques. Ce fatalisme rencontrait pourtant, à l’intérieur même du système, une difficulté, puisqu’il paraissait nier la croyance à la liberté humaine. Cicéron nous a conservé quelque peu de l’argumentation pénible par laquelle Chrysippe s’efforçait de les accorder . Comment l’acte libre peut il être en même temps déterminé par le destin, telle est la vraie position de la question, puisqu’il ne s’agit en aucun cas de rien soustraire au destin ; Chrysippe s’en tire en distinguant plusieurs genres de causes : de même que le mouvement de rotation d’un cylindre s’explique non seulement par une impulsion extérieure, qu’on appelle cause antécédente, mais par la forme du cylindre qui est la cause parfaite ou principale, de même un acte libre, comme l’assentiment, s’explique non par la représentation compré¬hensive qui est cause antécédente, mais par l’initiative de l’esprit qui la reçoit. Tout semble donc se passer dans cette p.316 solution, comme si la puissance du destin ne s’étendait qu’aux circonstances extérieures ou aux causes occasionnelles de nos actes.

VII. — LA THÉOLOGIE STOÏCIENNE @ Le rythme alterné du monde est nécessaire pour apprécier la portée de la théologie stoïcienne. On prononce à son égard le nom d’immanence et même de panthéisme, et les écrivains chrétiens ne se sont pas fait faute de railler ce Dieu présent dans les parties les plus infimes de l’univers ; et il est vrai aussi que le monde est fait de la substance de Dieu et s’y résorbe. Mais il ne faut pas abuser d’une idée juste ; la vérité est qu’il y a dans le stoïcisme les germes d’une notion de la transcendance divine, mais aussi que cette transcendance est de nature toute différente de celle du Dieu de Platon ou d’Aristote. Remar¬quons en effet que la transcendance de Dieu ne va pas, chez Aristote ou les platoniciens, sans l’affirmation de l’éternité du monde ; les platoniciens nous répéteront à satiété que Dieu ne peut se concevoir s’il ne produit le monde de toute éternité ; l’existence actuelle du monde est une des faces ou des conditions de la perfection divine. Il en est tout autrement chez les stoï¬ciens : grâce à la conflagration, leur Zeus ou dieu suprême a une vie en une certaine mesure indépendante du monde ; alors, la nature cessant d’exister, il repose en lui, livré à ses seules pensées . » D’autre part, si Dieu est imaginé comme une force intérieure aux choses, comme « un feu artiste, procédant méthodiquement à la production des choses », ou comme « un miel coulant à travers les rayons », le stoïcien s’adresse à lui d’autre part comme à un être providentiel, père des hommes et qui régie tout dans le monde au profit de l’être rai¬sonnable, à « l’être tout puissant, chef de la nature, qui gou-verne toutes choses avec la loi, à qui obéit tout ce monde qui p.317 tourne autour de la terre, allant où il le mène et se laissant vo¬lontairement dominer par lui . » Les écrivains chrétiens ont signalé cette espèce de conflit interne dans la notion de Dieu chez les stoïciens : « Bien qu’ils disent, dit Origène , que l’être providentiel est de même substance que l’être qu’il dirige, ils n’en disent pas moins pourtant qu’il est parfait et différent de ce qu’il dirige. » Si donc le dieu d’Aristote et des platoniciens est le dieu transcendant d’une théologie savante, celui des stoïciens est l’objet d’une piété plus humaine. N’ont ils pas admis, pour les approuver, toutes les origines que la dévotion populaire donne à l’idée des dieux, la vue des météores et de l’ordre du monde, la conscience des forces utiles ou nuisibles à l’homme et qui nous dépassent, celle des forces intérieures à nous qui nous dirigent, comme la passion de l’amour ou le désir de la justice, enfin les mythes des poètes et le souvenir des héros bienfaisants ? Leurs preuves de l’existence des dieux qui reposent sur la nécessité d’admettre un architecte du monde, de raison analogue, mais supérieure, à celle des hommes, rentrent dans la même ligne. Toute cette théologie populaire implique des rapports directs et spéciaux entre Dieu et les hommes, tandis que la théologie aristotélicienne ou platonicienne ne concerne que le rapport général de Dieu à l’ordre du monde, sans rapport particulier à l’homme. Le monde est avant tout « la demeure des dieux et des hommes et des choses faites en vue des dieux et des hommes » . Sur ce dernier chapitre, on sait jusqu’à quel point de ridicule les stoïciens ont poussé l’affirmation d’une finalité externe, attribuant par exemple aux puces la fonction de nous réveiller d’un sommeil trop long et aux souris l’heureux effet de nous forcer à veiller au bon ordre de nos affaires. p.318 Chrysippe, sur la critique de ses adversaires, fût amené à construire une théodicée, d’ailleurs assez faible, pour expliquer la présence du mal dans l’univers. Deux arguments montrent le mal indispensable à la structure de l’univers ; « il n’y a rien de plus sot, dit Chrysippe, que de croire que des biens auraient pu exister, s’il n’y avait eu en même temps des maux ; car le bien est contraire au mal, et il n’y a pas de contraire sans son contraire. » Selon un deuxième argument, Dieu veut naturellement le bien, et c’est là son principal dessein ; mais, pour y arriver, il est amené à employer des moyens qui pris en eux mêmes ne sont pas sans inconvénient. La minceur des os du crâne, nécessaire à l’organisme humain, ne va pas sans danger pour son salut. Le mal est alors nécessaire accompagnement (παρακολξύθησις) du bien. Enfin, comme le dit déjà Cléanthe s’adressant à Zeus : « Rien n’arrive sans toi, excepté les actes qu’accomplissent les méchants dans leur folie. » Dans ce troi¬sième argument, le mal moral ou vice est dû à la liberté de l’homme qui s’élève contre la loi divine, alors que, dans le premier, il était dû à la nécessité d’un équilibre harmonieux : deux explications contradictoires entre lesquelles les stoïciens n’ont jamais su choisir .

VIII. — PSYCHOLOGIE DE L’ANCIEN STOÏCISME @ Rationaliste, dynamiste, spiritualiste, telle est, comme la théorie de l’âme du monde, la théorie de l’âme individuelle chez les stoïciens. Ils nient l’existence de l’âme dans les plantes et ne l’attribuent qu’aux animaux ; et d’autre part ils refusent complètement la raison aux bêtes, en sauvant ainsi l’éminente dignité de l’homme. En premier lieu, il n’y a d’âme que là où il y a mouvement spontané dérivé d’une inclination mise en branle par une représentation. Représentation et inclination, telles p.319 sont les deux facultés liées ensemble que ne possèdent pas les plantes mais seulement les animaux. En revanche les animaux n’ont encore aucune raison ; les actes instinctifs en apparence intelligents, que recueillent les curieux d’observations (comme on le voit par le traité stoïcisant Des Animaux de Philon d’Alexandrie, et le traité de Plutarque Sur la Subtilité des animaux), ces traits d’amitié, d’hostilité, de politique, ne supposent en eux aucune raison, mais dérivent de la raison universelle, partout répandue dans la nature. La raison, particulière à l’âme humaine, consiste dans l’as¬sentiment qui s’introduit entre la représentation et la tendance ou inclination ; le caractère propre à l’âme raisonnable, c’est en effet que l’activité de la tendance n’est pas directement engendrée par la représentation, mais seulement après que l’âme lui a donné volontairement son adhésion ou assentiment ; tout refus de l’âme empêche l’action. Les stoïciens appellent partie hégémonique où directrice de l’âme, ou bien encore réflexion, cette partie où se produit la représentation, l’assentiment et l’inclination ; et ils se la représentent comme un souffle igné localisé dans le cœur. D’elle émanent sept souffles ignés ; cinq d’entre eux s’étendent. jusqu’aux organes où ils reçoivent les impressions sensibles qu’ils transmettent au centre ; un sixième est le souffle de la voix qui se propage par les organes vocaux ; un septième le souffle générateur qui transmet à l’engendré une parcelle de l’âme du père. Ces six facultés sont d’ailleurs moins des parties su¬bordonnées que l’âme dirigeante elle même se propageant à travers le corps . Au sujet de l’origine de cette âme les anciens Stoïciens ont pensé que le souffle igné transmis par le père n’était pas d’abord une âme, mais faisait vivre l’embryon comme une plante ; p.320 puis au moment de la naissance, le souffle igné refroidi par l’air (les stoïciens supposaient qu’une partie de l’air entré dans les poumons par la respiration était reçue dans le ventricule) se durcissait comme du fer trempé et devenait l’âme d’un ani¬mal . Les stoïciens paraissent donc avoir accepté cette doctrine qu’on appela plus tard le traducianisme. Il est difficile de savoir à qui faire remonter la doctrine inverse de l’origine de l’âme conçue comme fragment de l’éther divin, que l’on trouve chez les stoïciens de l’époque impériale, et qui accentue le privilège de l’homme. L’âme humaine est en tout cas pure raison, et il sera difficile de voir comment s’y introduiront le vice et la déraison.

IX. — MORALE DE L’ANCIEN STOÏCISME @ A cette conception du destin, de Dieu et de l’âme sont liées les règles de la conduite du sage. Nous suivons, pour exposer cette morale, le plan indiqué par Diogène Laërce (VII, 84) comme étant celui de Chrysippe et de ses successeurs jusqu’à Posidonius. Le moraliste part de l’observation des inclinations (ορμαι) telles qu’il les constate chez l’homme dès la naissance ou au fur et à mesure de leur éclosion ; ces inclinations, telles qu’elles sont reçues de la nature, ne peuvent être dépravées. Or la première inclination nous pousse à nous conserver nous-mêmes, comme si la nature nous avait confiés à nous mêmes, en nous donnant dès l’origine le sentiment ou la conscience de nous (car cette inclination est inséparable de la connaissance de soi et n’est pas antérieure à elle). L’être vivant a donc, dès le début, le moyen de distinguer ce qui est conforme à la nature de ce qui lui est contraire, et l’on p.321 appelle premières choses conformes à la nature (πρω̃τα κατά φύσιν) les objets de ces premières inclinations, santé, bien être et tout ce qui peut y servir. Ces objets ne méritent pourtant pas encore le nom de biens ; car le bien est absolu par nature : c’est ce qui se suffit à soi-même et peut être appelé l’utile. Les stoïciens ne voudraient pas accepter un bien relatif, comme Aristote qui distinguait le bien du médecin, de l’architecte, etc. ; les choses conformes à la nature dont nous avons parlé, étant relatives à l’être vivant qui les désire, ne sont pas des biens. C’est par une élaboration rationnelle que l’on arrivera à concevoir le bien . C’est en réfléchissant sur la raison commune de notre assentiment spontané à nos inclinations, en les comparant entre elles, que nous saisirons la notion du bien. Notre assentiment spontané, à l’aurore de la vie, était déjà un assentiment fondé en raison, et même un assentiment de la raison, puisqu’il visait à conserver un être produit par la nature, c’est à dire le destin ou raison universelle. Mais la notion du bien vient en quelque sorte d’une raison au second degré, qui saisit le motif profond de notre attachement à nous mêmes, dans la volonté que la nature totale, dont nous sommes une partie, a de se conserver. C’est pourquoi ce bien, qui envisage la nature universelle, a une valeur incomparable avec celle des objets primitifs de l’inclina¬tion, qui ne se rapportent qu’à notre nature particulière ; il ne peut être obtenu par simple accroissement des fins primitives, comme si, par exemple, il était la santé, la richesse et les autres fins de ce genre poussées à leur maximum ; il est d’une autre espèce, non d’une grandeur supérieure. La preuve c’est que l’éloge ne s’adresse ni à la santé, ni à la richesse, mais qu’il est réservé au bien. Tout le monde n’admet pas, il est vrai, que le bien est digne d’éloge en lui-même, et Aristote, par exemple, distingue l’acte vertueux, qui seul est louable, du bien ou bonheur, pour lequel il est accompli ; mais, p.322 en vérité, la réflexion nous dit le contraire ; car « le bien est objet de la volonté ; cet objet est ce en quoi on se complaît ; ce en quoi on se complaît est louable  ». Il est vrai qu’Aristote avait raison de dire avec le sens commun que l’action honnête et belle, est seule louable ; mais cela revient à dire en achevant le raisonnement composé ci-dessus : « le louable est l’honnête (καλόν, honestum) ; donc seul l’honnête est un bien. » Sous cette dialectique si sèche, on sent cette modification profonde de la morale, qui consiste à n’admettre comme bien que ce qui est réalisable par notre propre volonté, en abandonnant comme indifférent ce qui fait l’objet des inclinations. Vertu et bien sont donc identifiés : l’un et l’autre sont pré¬cieux, louables, utiles et même indispensables ; le bien ou le bonheur n’est plus comme un don divin qui s’ajoute à elle. La vertu n’a donc aucun objet extérieur vers lequel tendre ; elle s’arrête à elle même ; elle est désirable pour elle même ; elle ne tire pas sa valeur de la fin qu’elle fait atteindre, puis¬qu’elle est elle même cette fin. Elle n’est pas, comme les autres arts, tournée vers une fin étrangère, mais toute entière tournée en elle même (in se tota conversa)  ; en revanche, elle n’est pas, comme les autres arts, susceptible de progrès ; elle est parfaite du premier coup, et complète en toutes ses parties. C’est pourquoi, toute intérieure, elle est une disposition stable et d’accord avec soi. C’est à cette fermeté et à cette constance identique à la raison, qui est avant tout accord avec soi, que Zénon donnait le nom de prudence (φρόνησις). S’il y a d’autres vertus, elles ne sont pour lui que des aspects de la vertu fondamentale ; le courage sera la prudence en ce qui est à supporter, la tempérance, la prudence dans le choix des choses, la justice, la prudence dans l’attribution des parts. On voit combien Zénon est loin de séparer et de p.323 dissocier les vertus, comme faisait Aristote, distinguant non seulement les vertus de l’homme et de la femme, mais encore celle du riche et celle du pauvre. Nulle distinction de ce genre, dès qu’on ne voit plus dans la vertu que l’universelle raison. Dieu lui-même n’a pas d’autre vertu que l’homme. Cléanthe insistait peut être plus que son maître sur l’aspect actif de cette raison, lorsqu’il définit la vertu principale une tension (τόνος), qui est courage lorsqu’il s’agit de supporter, justice lorsqu’il s’agit de distribuer. Chrysippe revient à l’intellectualisme de Zénon et refuse de voir dans la tension autre chose que l’accompagnement des vertus qui en elles mêmes sont des sciences, la prudence étant la science des choses à faire ou à ne pas faire, le courage, la science des choses à supporter ou à ne pas supporter, et ainsi de suite ; mais il admet la multi¬plicité des vertus, en un sens bien autre, il est vrai, que celui d’Aristote, puisque ces vertus sont indissolublement liées ; qui a une vertu les a toutes ; il n’en est pas moins vrai que chacune s’exerce en une sphère d’action distincte et doit s’ap¬prendre séparément . Le passage de l’état primitif d’innocence, où toutes les incli¬nations sont droites, à l’état où les inclinations sont rempla¬cées par la volonté réfléchie et la vertu ne se fait pas d’une manière aussi aisée que le laisserait croire notre exposé. Les aspirants à la vie vertueuse ne sont pas des innocents, mais des pervertis ; les inclinations primitives n’ont pas persisté, mais en se déformant ou s’exagérant, en particulier sous l’influence du milieu social qui déprave l’enfant, elles sont devenues des passions, chagrin, peur, désir ou plaisir, qui troublent l’âme et font obstacle à la vertu et au bonheur . L’existence de la passion offre à la psychologie stoïcienne un problème des plus difficiles à résoudre : si toute la substance de l’âme est raison, comment peut il y avoir de l’irrationnel en elle ? Car les p.324 passions vont réellement contre la raison, puisqu’elles nous amènent à désirer comme des biens ou à fuir comme des maux ce qui, pour l’homme réfléchi, n’est en réalité ni bien ni mal. Platon et Aristote n’avaient pu éviter la difficulté qu’en admettant dans l’âme une ou plusieurs parties irrationnelles ; mais cette thèse, outre qu’elle choque le rationalisme intégral des Stoï¬ciens, ne rend pas compte de certains éléments de la passion, Il faut se rappeler, en effet que, chez un être raisonnable comme l’homme, l’inclination n’est pas possible s’il ne lui donne son assentiment ou adhésion ; ce qui est vrai de l’inclination en général l’est de cette inclination exagérée et démesurée qu’est la passion ; il n’y a de chagrin par exemple que si l’âme adhère à ce jugement qu’il y a pour nous un mal présent ; et toute passion implique ainsi un jugement sur un bien, présent dans le plaisir, futur dans le désir, ou sur un mal, présent dans la peine, futur dans la crainte. Non seulement la genèse de la passion dépend de l’assentiment, mais aussi son développement ; c’est, par exemple, parce que l’on croit qu’il est convenable de se livrer au chagrin que l’on gémit et que l’on prend le deuil. Or l’assentiment est le fait de l’être raisonnable, et de lui seul ; autre chose est de sentir la douleur physique (ά̉λγος), autre chose d’en éprouver de la peine (λύπη), qui dépend du jugement qu’elle est un mal. Ce n’est donc pas expliquer la passion que de l’at¬tribuer à une faculté dénuée de raison . La passion est donc une raison, un jugement, comme dit Chrysippe, mais une « raison irrationnelle » et désobéissante à la raison, ce qui est paradoxal et force tout de même à y recher¬cher un élément irréductible à la raison. Chrysippe cherche à attribuer à cet élément une origine extérieure : ce sont les habitudes données aux enfants pour éviter le froid, la faim, la douleur qui le persuadent que toute douleur est un mal ; et ce sont les opinions qu’ils entendent exprimer autour d’eux p.325 pendant toute leur éducation : depuis les nourrices jusqu’aux poètes et aux peintres, ils n’entendent qu’éloges du plaisir et des ri¬chesses . Il faut pourtant bien que ces faux jugements trouvent accès dans l’âme ; or, lorsque Chrysippe explique l’exagération de la tendance par un phénomène analogue à l’élan d’un cou¬reur qui ne peut s’arrêter, puis indique que les augmentations ou diminutions d’une passion comme le chagrin sont jusqu’à un certain point indépendantes du jugement que l’on porte sur son objet, puisque le chagrin est plus fort, lorsque le jugement est récent, c’est bien là faire intervenir des facteurs irrationnels tout à fait intérieurs à l’âme. Il y en a d’autres encore ; la cause initiale de la passion est une « faiblesse de l’âme » et la passion est une « croyance faible » ; de plus elles donnent naissance à des faits bien impossibles à assimiler à des jugements, le resserrement de l’âme dans la peine et son épanouissement dans la joie ; enfin les passions qui sont de nature passagères et instables se transforment en maladies de l’âme, telles que l’ambition, la misanthropie qui se fixent et deviennent indéracinables . Sans nier l’existence de la déraison, les Stoïciens ont insisté pourtant sur l’importance du jugement pour faire voir combien la passion dépendait de nous ; Chrysippe en particulier a mis en lumière le rôle de jugements de convenance, tels que le pré¬jugé qui nous fait croire qu’il est bon et juste de nous livrer au chagrin à la mort d’un parent. C’est non pas par une résis¬tance de front à la passion déchaînée, mais par une méditation préventive sur de tels jugements, par des maximes raisonnées, que les stoïciens espèrent nous soustraire aux passions. L’on a vu comment la raison humaine dégage des inclinations spontanées le bien et la vertu. C’est par la même élaboration rationnelle que l’homme découvre la fin en vue de laquelle sont faites toutes les actions qu’il convient de faire. La base de la p.326 vie morale, c’est l’espèce de choix spontané que nos inclinations nous font faire des choses utiles à notre conservation ; la fin, c’est de vivre en choisissant d’un choix réfléchi et volontaire les choses conformes à la nature universelle . C’est sans doute ce qu’a voulu dire Zénon, en définissant la fin : vivre d’accord, ou vivre avec conséquence (ο̉μολογουμένως)  ; vivre ainsi, c’est vivre selon la raison, qui ne trouve devant elle aucune oppo¬sition. C’est sûrement ce qu’ont voulu dire Cléanthe et Chry¬sippe, en proposant, comme fin, de vivre conformément à la nature (ο̉μολογουμένως τη̃ φύσει), c’est à dire, commente Chry¬sippe, en employant la connaissance scientifique des choses qui arrivent par nature. Cette connaissance scientifique, c’est celle que nous donne la physique : tout arrive par la rai¬son universelle, la volonté de Dieu ou le destin. Dès lors la fin consistera uniquement dans une attitude intérieure de la vo¬lonté : tout être obéit nécessairement au destin ; mais la raison égarée essaye d’y résister et d’opposer au bien universel le fantôme d’un bien propre, santé, richesse, honneur ; le sage au contraire accepte avec réflexion les événements qui résultent du destin ; là où le méchant est entraîné par force, il se dirige volontairement ; s’il sait que le destin le veut mutilé ou pauvre, il accepte cette mutilation ou cette pauvreté. « Non pareo Deo sed assentior  », dit Sénèque (Lettre 97) ; je n’obéis pas à Dieu, j’adhère à ce qu’il a décidé. La résignation stoïcienne n’est pas un pis aller ; c’est une complaisance positive et joyeuse dans le monde tel qu’il est ; « il faut mettre sa volonté d’accord avec les événements, de manière que ceux qui surviennent soient à notre gré .  » Suivre la nature, suivre la raison, suivre Dieu, ce triple idéal que nous verrons se dissocier plus tard ne fait qu’un pour les Stoïciens. Il s’agit d’expliquer aussi comment cette disposition ne reste p.327 pas intérieure, mais au contraire invite à l’action. Il y a là un point des plus importants, et nous atteignons l’essence même du stoïcisme ; la morale stoïcienne invite à l’action ; ses fon¬dateurs engageaient par dessus tout leurs élèves à accomplir leurs fonctions de citoyen  ; beaucoup plus tard, Épictète considérait son enseignement comme une préparation véritable aux carrières publiques, et il blâmait les jeunes gens qui vou¬laient rester trop longtemps à l’ombre de l’école : la vie normale de l’homme, c’est la vie de l’époux, du citoyen, du magistrat. Nul divorce chez eux entre la vie contemplative et la vie pra¬tique, comme celui qui menaçait de s’établir et qui s’est établi effectivement, on le verra, comme conséquence des doctrines d’Aristote et de Platon ; la connaissance de la nature est pré¬paration à l’action. Mais il faut bien voir en quel sens : au premier abord, il semble y avoir dans la morale stoïcienne une insurmontable difficulté qui la force à aboutir au quiétisme de l’homme par¬fait, qui, bon gré mal gré, assiste, impassible, à tous les événe¬ments. Tous les Stoïciens sont d’accord pour reconnaître que tout est indifférent, hors cette disposition intérieure qu’est la sagesse, et qu’il n’y a ni bien ni mal pour nous en ce qui nous arrive : c’est dire qu’il n’y a aucune raison de vouloir un con¬traire plutôt que l’autre, la richesse plutôt que la pauvreté, la maladie plutôt que la santé. Mais poussons plus loin l’analyse : si nous considérons l’état de l’homme imparfait, santé et richesse ont pour lui plus de prix et de valeur que maladie et pauvreté parce qu’elles sont plus conformes à la nature ou satis¬font mieux les inclinations. Pour l’homme parfait, santé et mala¬die ne sont pas de même ordre que ce qu’il recherche, à savoir la volonté droite ou conforme à la nature ; cette volonté droite est tout à fait indépendante de l’un ou de l’autre, et elle persiste dans les deux ; elle a donc une valeur incomparable. Mais il p.328 ne s’ensuit pas du tout que, même pour l’homme parfait, l’un n’ait pas plus de valeur que l’autre si on les compare ensemble ; ce qui distingue l’homme parfait, c’est qu’il n’a pas d’atta¬chement plus grand à l’un qu’à l’autre, et surtout qu’il n’a pas d’attachement inconditionnel ; il choisirait la maladie par exemple, s’il savait qu’elle est voulue par le destin ; mais, toutes choses égales d’ailleurs, il choisira plutôt la santé. D’une manière générale, sans les vouloir du tout comme il veut le bien, il considère comme préférables, (προηγμένα) les objets conformes à la nature, santé, richesses, et comme non préférables (α̉ποπροηγμένα) les choses contraires à la nature. Les Stoïciens peuvent donc ainsi dresser une liste des actions convenables (καθήκοντα, officia), qui sont comme les fonc¬tions ou devoirs de l’être raisonnable, capable de sauvegarder sa propre vie et celle de ses semblables : soins du corps, fonction d’amitié et de bienfaisance, devoirs de famille, fonctions poli¬tiques. L’accomplissement de ces fonctions, qui n’est ni un bien ni un mal, peut exister chez tous les hommes, et ainsi peut prendre naissance une morale secondaire, une morale des im¬parfaits qui s’adresse à tous ; cette morale pratique (morale des conseils ou parénétique) a reçu plus tard un grand déve¬loppement et, par elle, le stoïcisme s’est inséré dans la vie com-mune. Le sage et l’imparfait ont exactement mêmes devoirs, à tel point que le sage, si parfait et heureux qu’il soit, devra quitter la vie par le suicide, s’il subit en excès des choses contraires à sa nature. Pourtant leur conduite n’est la même qu’en apparence et extérieurement ; là où l’imparfait accom¬plit un simple devoir (καθη̃κον), le sage accomplit un devoir parfait (καθη̃κον τέλειον) ou action droite (κατόρθωμα), grâce à son accord conscient avec la nature universelle ; de plus, il sait bien que ce devoir n’a qu’une valeur de vraisem¬blance, et qu’il y a tels cas où il vaut mieux renoncer à ses de¬voirs de famille ou de magistrat . p.329 Le devoir ou fonction n’a donc jamais une forme catégorique ; de là le développement de toute une littérature de conseils (parénétique) qui, laissant de côté les principes abstraits, examine et pèse les cas individuels et donne lieu parfois à une vraie casuistique. La liberté d’esprit des premiers stoïciens à l’égard des devoirs sociaux par exemple était de fait assez grande pour que l’on trouve chez eux des traits qui rappellent le cynisme le plus radical, prônant par exemple la communauté des femmes . Telle est la théorie stoïcienne de l’action, si contradictoire d’apparence ; il faut bien voir que l’indifférence à l’égard des choses exprime non pas la faiblesse, mais la vigueur même de la volonté qui consent à se manifester par le choix d’une action, mais qui ne veut ni s’y restreindre ni s’y fixer. La morale stoïcienne ne quitte jamais, dès son principe, la description de l’homme agissant ; elle ne cherche nul bien en dehors de la disposition volontaire ; il s’ensuit qu’elle ne peut se réaliser entièrement que par la description de l’être qui possède la vertu, la description du sage. Le sage est l’être qui ne garde en son âme plus rien qui ne soit entièrement raisonnable, étant lui-même une raison ou un verbe ; donc il ne commettra aucune erreur ; tout ce qu’il fera, fût ce l’action la plus insigni¬fiante, sera bien fait, et le moindre de ses actes contiendra autant de sagesse que sa conduite tout entière ; il ne connaîtra ni regret, ni chagrin, ni crainte, ni aucun trouble de ce genre ; il aura le bonheur parfait ; seul il possédera la liberté, la vraie richesse, la vraie royauté, la vraie beauté ; seul, il connaîtra les dieux et sera le prêtre véritable ; utile à lui-même, aux autres, il saura seul gouverner une maison ou une cité et avoir des amis. On connaît tous ces paradoxes dont on pourrait allonger encore la liste, qui accumulent toutes les perfections sur la personne du sage . Pour en comprendre le sens, il faut ajouter p.330 que qui n’est pas sage est imparfait, et que, au regard de la sagesse, toutes les imperfections sont égales ; tous les non sages sont également des fous, des insensés, plongés dans un malheur complet, de vrais exilés sans famille ni cité. Qu’ils soient plus ou moins près de la sagesse, ils n’en sont pas moins insensés, puisque la rectitude du sage n’admet ni nuances ni degrés ; ainsi le noyé n’est pas moins étouffé, qu’il soit au fond de l’eau ou presque à la surface, comme l’archer ne manque pas moins son but, que la flèche en arrive près ou loin. Il est naturel et conforme à ce que nous avons appris du stoï¬cisme d’admettre que la sagesse ne puisse être donnée qu’en bloc ; elle n’est, pas plus que la philosophie tout entière, susceptible de progrès. Ce que les stoïciens anciens ont voulu, ce n’est pas précisément le progrès moral, c’est, comme le dit Clément d’Alexandrie, une sorte de transmutation intime qui change l’homme tout entier en raison pure , le citoyen d’une cité en citoyen du monde, transmutation analogue dans l’ordre de l’esprit à la transformation politique qu’Alexandre faisait subir aux peuples. « Zénon, dit Plutarque , a écrit une République très ad¬mirée, dont le principe est que les hommes ne doivent pas se séparer en cités et en peuples ayant chacun leurs lois parti¬culières ; car tous les hommes sont des concitoyens, puisqu’il y a pour eux une seule vie et un seul ordre de choses (cosmos) comme pour un troupeau uni sous la règle d’une loi commune. Ce que Zénon a écrit comme en rêve, Alexandre l’a réalisé ; ... il a réuni comme en un cratère tous les peuples du monde entier ; ... il a ordonné que tous considèrent la terre comme leur patrie, son armée comme leur acropole, les gens de bien comme des parents et les méchants comme des étrangers. » On ne peut mieux dire que la morale stoïcienne est celle des temps nouveaux, où, sur les cités disloquées et désormais incapables d’être une p.331 source de vie morale et un soutien, s’élèvent de grandes monar¬chies qui aspirent à gouverner l’humanité. La raison, loi universelle ou nature, se fait en quelque sorte monarchique : chez Aristote, elle partit des réalités psycho¬logiques ou sociales de fait, passions, coutumes, lois, qu’elle essayait simplement, comme d’en haut, de tempérer et d’orga¬niser : ici, elle prend toute la place, et elle expulse tout ce qui n’est pas elle même ; « la vertu est placée dans la seule rai¬son  ».


Bibliographie @


CHAPITRE III L’ÉPICURISME AU IIIe SIÈCLE

I. — ÉPICURE ET SES ÉLÈVES @ p.333 Après le système massif des stoïciens, c’est une détente de se reposer au jardin où Épicure philosophe dans le privé avec ses amis, pendant que Zénon attirait au portique Pœcile la foule du public. Entre ces deux esprits, rien de commun que les traits les plus généraux de l’époque : un même détachement de la cité mais qui, chez Épicure, n’a pas comme chez Zénon la contre partie de l’attachement aux empires naissants et au cosmopolitisme, et qui reste en somme au niveau de l’ancienne critique sophistique ; une théorie sensualiste de la connais¬sance, mais qui n’est pas surmontée, comme chez Zénon, de toute une dialectique rationnelle ; l’affirmation d’une liaison étroite entre la physique et la morale, mais conçue d’une manière tout autre, puisque la physique épicurienne est précisément faite pour empêcher de révérer ce qui inspirait à Zénon un religieux respect ; un grand désir de propagande morale, mais qui chez Épicure s’exerce par des amis choisis et éprouvés ; aussi peu écrivains l’un que l’autre ; mais, tandis que Zénon crée des mots nouveaux ou des significations nouvelles, Épi¬cure, polygraphe comme Chrysippe, se contente d’un langage simple et négligé. Nous sommes d’ailleurs, au jardin d’Athènes, entre Grecs de bonne souche : Épicure est d’Athènes, quoiqu’il ait été élevé à Samos ; et ce sont aussi les côtes ou îles voisines de l’Ionie, d’où viennent les premiers disciples ; Lampsaque, en Troade, p.334 envoie Métrodore, Polyaenus, Leonteus, Colotès et Idoménée ; de Mitylène vient Hermarque, le premier successeur d’Épicure. Quel accueil devait faire à tous ceux qui en étaient dignes celui qui se vantait d’avoir commencé à philosopher à quatorze ans et qui écrivait à Ménécée : « Que le jeune homme n’attende pas pour philosopher ; que le vieillard ne se fatigue pas de philo¬sopher ; il n’est jamais trop tôt ni trop tard pour donner des soins à son âme. Dire que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou qu’elle est passée, c’est dire que l’heure de désirer le bonheur n’est pas encore ou qu’elle n’est plus . » Épicure, né à Athènes en 341, passa sa jeunesse à Samos et ne revint à Athènes qu’en 323 ; il y séjourna alors fort peu, et sa retraite à Colophon, après la mort d’Alexandre, paraît être liée à l’hostilité que lui montrèrent les maîtres macédoniens d’Athènes ; il revint à Athènes quelques années après et y fonda école en 306, sous le gouvernement de Démétrius Polior¬cète. On connaît le fameux jardin, qu’il acheta quatre vingts mines, où, jusqu’à sa mort, qui eut lieu en 270, il s’entre¬tint avec ses amis, trouvant en eux une consolation à une cruelle maladie qui, semble t il, le tint paralysé pendant plusieurs années. « De tout, ce que la sagesse nous prépare pour le bonheur de la vie entière, écrivait il en songeant à cette intimité de tous les instants, la possession de l’amitié est de beaucoup le plus important . » Et son testament, que nous a conservé Diogène Laërce (X, 16 sq.), nous le montre avant tout préoccupé de maintenir cette société dont il était l’âme ; ses exécuteurs testamentaires ont pour charge de conserver le jardin pour Hermarque et tous ceux qui lui succéderont à la tête de l’école ; à Hermarque et aux philosophes de la société, il lègue la maison qu’ils doivent habiter en commun ; il prescrit des cérémonies commémoratives annuelles en son honneur et en l’honneur de ses disciples déjà disparus, Métrodore et Polyaenus ; il prévoit p.335 le sort de la fille de Métrodore, et recommande en général de pourvoir aux besoins de tous ses disciples. Dès ce moment d’ailleurs, des centres épicuriens commençaient à se fonder dans les villes d’Ionie, à Lampsaque, à Mitylène et même en Égypte, et ils voulaient attirer le maître vers eux . C’est à cet essaimage de l’école que nous devons sans doute les seuls documents directs par lesquels nous connaissons Épi¬cure, trois lettres programmes contenant un résumé du système, l’une à Hérodote sur la nature, l’autre à Pythoclès sur les météores, la troisième à Ménécée sur la morale ; de pareilles lettres pouvaient être écrites de concert avec ses principaux disciples, Hermarque et Métrodore, comme c’est le cas de quelques unes que nous avons perdues . Outre ces lettres, nous avons les Pensées principales, où, en quarante pensées, Épicure résume son système ; il faut y ajouter quatre vingt une pensées découvertes en 1888. Tel est l’homme à la santé délicate et au cœur exquis, que ses ennemis représentent comme un débauché et qui prêchait en ces termes la morale du plaisir : « Ce ne sont pas les bois¬sons, la jouissance des femmes ni les tables somptueuses qui font la vie agréable, c’est la pensée sobre qui découvre les causes de tout désir et de toute aversion et qui chasse les opi¬nions qui troublent les âmes  ». On sait combien il fut vénéré de ses premiers disciples, et l’on connaît les beaux vers dans lesquels, plus de deux cents ans après sa mort, Lucrèce rend hommage à son génie : « Ce fut un dieu, oui un dieu, celui qui le premier découvrit cette manière de vivre que l’on appelle maintenant la sagesse, celui qui par son art, nous fit échapper à de telles tempêtes et à une telle nuit pour placer notre vie en un séjour si calme et si lumineux (V, 7). » p.336 Le calme de l’âme et la lumière de l’esprit : deux traits insé¬parables et dont l’intime liaison fait l’originalité de l’épicu¬risme. Le calme de l’âme ne peut être atteint que par cette théorie générale de l’univers qu’est l’atomisme et qui, seule, fait disparaître toute cause de crainte et de trouble.

II. — LA CANONIQUE ÉPICURIENNE @ « Épicure, dit Cicéron, a beaucoup de mots très brillants ; mais il ne se soucie guère de rester d’accord avec lui-même . » Sa philosophie est en effet une de celles qui procède par des évidences discrètes et séparées dont chacune se suffit à elle même. La première partie de cette philosophie, la canonique, qui concerne les critères ou canons de la vérité, n’est rien d’analogue à la logique stoïcienne ; elle est seulement l’énumération de diverses sortes d’évidence ; la passion ou affection passive (πάθος), la sensation, la prénotion (πρόληψις), et un quatrième critère que Diogène attribue seulement aux disciples d’Épi¬cure, mais que nous voyons en fait souvent employé par le maître lui-même, le coup d’œil ou intuition de la réflexion (φανταστική ε̉πιбολή τη̃ς διανοίας). La première évidence est celle de la passion, c’est à dire du plaisir et de la douleur. Aristippe aussi en avait fait un critère, mais en un sens un peu différent ; seul, pour lui, l’état passif est perceptible et l’on ne peut en connaître sûrement la cause ; pour Épicure au contraire, l’évidence porte sur la cause du critère ; le plaisir fait nécessairement connaître une cause de plaisir, qui est agréable, la souffrance, une cause de souffrance, qui est pénible . En faisant de la sensation (au sens passif d’impression sensible) un second critère de la vérité, Épicure veut dire aussi tout autre chose qu’Aristippe : pour lui, chaque p.337 sensation, état passif, nous renseigne d’une manière tout à fait sûre et certaine sur la cause active qui l’a produite ; toutes les sensations sont également vraies, et les objets sont exactement tels qu’ils nous apparaissent ; il n’y a aucune raison de suspecter les renseignements qu’elles nous donnent, à condition seulement de nous y tenir, puisque, étant purement passives et irration¬nelles, elles ne peuvent rien ajouter à l’influence extérieure ou rien en retrancher ; et il n’y a aucune raison de douter des unes plutôt que des autres ; « dire qu’une sensation est fausse revien¬drait à dire que rien ne peut être perçu . » Et, si l’on objecte aux Épicuriens ces contradictions des sens et ces illusions qui devenaient un argument courant des adversaires du dogma¬tisme, ils montrent comment l’erreur est non pas dans la repré¬sentation mais dans un jugement qu’y ajoute la raison ; une tour est vue ronde de loin et vue carrée de près ; on ne se trompe pas en disant qu’on la voit ronde, mais seulement en croyant que l’on continuera à la voir ronde, si l’on s’en approche ; la con¬tradiction n’est pas entre les représentations, mais entre les jugements qu’on y ajoute. Une confiance dans l’évidence immé¬diate accompagnée de méfiance envers tout ce qu’ajoute la raison, telle est la marque de la doctrine de la connaissance d’Épicure. La tactique constante de ses adversaires a été d’essayer de réduire ce dogmatisme à un subjectivisme, borné aux impres¬sions immédiates ; et les Épicuriens s’en sont toujours défendus. Cette défense paraît être le thème du traité de Colotès, disciple immédiat d’Épicure, Qu’il n’est pas possible de vivre selon les dogmes des autres philosophes. Dans ce traité, connu par la réfutation de Plutarque (Contre Colotès), l’épicurien attaque successivement Démocrite pour avoir considéré la connaissance sensible comme une connaissance bâtarde, Parménide pour avoir nié la multiplicité des choses, Empédocle pour avoir nié la p.338 réalité des différences de nature entre les choses, Socrate pour avoir hésité sur des notions aussi claires que celle de l’homme, par exemple, dont il cherche la définition, Platon pour avoir refusé la substantialité aux choses sensibles, Stilpon le Méga¬rique pour avoir soutenu la vieille thèse éristique que rien ne peut se dire de rien, les Cyrénaïques et Arcésilas qui n’ont point admis que nos représentations pussent nous conduire à des réalités. Et Plutarque n’a pas d’autre manière de répondre que d’assimiler les Épicuriens à ceux qu’ils veulent réfuter, tirant des textes mêmes d’Épicure l’aveu de la relativité des sensations. Il y a d’autres évidences immédiates que la sensation et la passion ; toute question, pour être posée et comprise, implique que nous possédons d’avance la notion de la chose demandée ; les dieux existent ils ? Cet animal qui avance est il un bœuf, ou un cheval ? Toutes ces questions supposent que nous avons déjà la notion des dieux, du bœuf et du cheval, etc. antérieurement à l’impression sensible actuelle qui nous amène à poser ces questions : prénotions intérieures à l’âme et qui pourtant déri¬vent des sensations précédentes et ne sont pas du tout, comme les notions communes stoïciennes, le fruit d’une dialectique plus ou moins arbitraire. C’est grâce à cette origine (origine que l’on peut voir même dans le cas des dieux, par exemple, dont la notion est née des images très réelles que nous avons eues pen¬dant le sommeil) que la prénotion n’est jamais la notion d’une chose imaginaire, mais celle d’une chose existante ; et c’est pourquoi Diogène Laërce (X, 33) l’appelle perception ou opi¬nion droite : la prénotion implique un jugement d’existence évident ; notre expérience passée, dont elle est en quelque sorte le résultat, n’a pas moins de valeur que notre expérience ac-tuelle avec laquelle nous la confrontons. La prénotion nous permet des jugements ou croyances qui dépassent l’expérience actuelle : cet homme que je vois là bas, c’est Platon, cet animal est un bœuf, etc... Mais ces p.339 croyances ne seront des jugements solides que si elles sont elles mêmes ramenées à des évidences sensibles immédiates, et que s’il y a confirmation (ε̉πιμαρτύρησις) alors que je vois l’homme ou l’animal de plus près. Mais Épicure, on le sait, prétend arriver non seulement à des évidences sur les choses sensibles, mais encore à des évi¬dences concernant les choses invisibles (άδηλα), telles que le vide, les atomes, ou l’infinité des mondes. Il est important de songer, si l’on veut bien comprendre le canonique d’Épicure, qu’il est d’une part le moraliste du plaisir, cette fin de la volonté qui est saisie d’une manière immédiate sans aucune construc¬tion rationnelle, et, d’autre part, le rénovateur de la physique atomiste, c’est à dire d’une construction rationnelle de l’uni¬vers, fort éloignée des impressions immédiates. Ne nous de¬mandons pas encore quel rapport il y a entre les deux motifs, mais seulement par quelle voie (ou par quelle fissure) peut s’in¬troduire une connaissance par pure raison ou pensée ? A côté de la confirmation d’une croyance par l’évidence sensible, Épicure distingue le cas où, sans être confirmée, elle n’est pas infirmée. « La non infirmation (ου̉κ α̉ντιμαρτύρησις) est le lien de conséquence qui rattache à ce qui apparaît avec évidence une opinion sur une chose invisible ; par exemple Épicure affirme qu’il y a du vide, chose invisible, et le prouve par cette chose évidente qu’est le mouvement ; car s’il n’y a pas de vide, il ne doit pas y avoir non plus de mouvement, puisque le corps en mouvement n’a pas de lieu où se déplacer, si tout est plein . » C’est aussi par le témoignage de l’expérience immé¬diate que 1’on voit Lucrèce prouver l’existence de corps qui sont invisibles à cause de leur petitesse : la force des vents que l’on ne voit pas, les odeurs et les sons qui impressionnent les sens, l’humidité et le desséchement, l’usure lente ou l’accrois¬sement lent des objets, tous ces faits impliquent l’existence p.340 de pareils corpuscules invisibles . En quoi consiste cette conséquence ou implication, c’est ce que nos textes ne nous disent pas ; mais de l’expression même non infirmation, il ressort qu’Épicure se contente d’une conception des choses qui ne soit pas contredite par l’expérience manifeste. Cet univers nouveau, cet univers d’atomes forme un tout rationnel et bien lié dont les principes peuvent servir d’expli¬cation au détail des phénomènes visibles, tels que les phéno¬mènes célestes ou les phénomènes vitaux. Épicure recommande à ses disciples d’avoir toujours devant l’esprit cette « vue d’en-semble » qui permet à l’occasion « de découvrir le détail, quand on a bien saisi et que l’on garde en sa mémoire le dessin d’en¬semble des choses ». Cette nécessité d’une vue d’ensemble est un des thèmes qui revient le plus fréquemment dans le poème de Lucrèce : c’est qu’« il est bien facile de découvrir et de voir de l’œil de la pensée comment se forment les phénomènes météorologiques de détail quand on connaîtra bien ce qui est dû aux divers éléments ». Or cette vue d’ensemble, pour être assurée, ne nécessite t¬elle pas une source d’évidence distincte de celles que nous avons appris à connaître ? Car il s’agit ici non plus de saisir les choses invisibles dans leur liaison avec les choses manifestes, mais de les saisir en elles mêmes. « Si tu penses que les atomes ne peuvent être saisis par nul coup d’œil de l’esprit (injectus animi = ε̉πιбολή), tu es dans une grande erreur », ou encore : « C’est l’esprit qui cherche à comprendre ce qu’il y a dans l’infini, hors des murailles du monde, où l’intelligence veut étendre sa vue et où s’envole librement le regard de l’esprit (jactus animi) . » On comprend alors sinon la nature, du moins le rôle du quatrième critère, cité par Diogène, l’intuition spirituelle et réfléchie qui, voyant d’ensemble l’univers (φανταστική ε̉πιбολή τη̃ς διανοίας) et p.341 dépassant la simple intuition des sens, nous fait assister au spec¬tacle du mécanisme universel des atomes : évidence d’une autre espèce que celle de la sensation, mais aussi immédiate qu’elle, et accompagnée d’un sentiment de clarté et de satisfaction spirituelle que l’on sent à chaque page de l’œuvre de Lucrèce. Ainsi le canonique est bien une énumération d’évidences de nature distincte et irréductible, mais qui toutes prétendent dépasser les apparences et atteindre la réalité.

III. — LA PHYSIQUE ÉPICURIENNE @ Dans quelles conditions et sous quelle forme Épicure fut il amené à remettre en honneur la physique de Démocrite, avec laquelle nous voyons reparaître de vieilles images ioniennes que l’on pouvait croire disparues, notamment celles de la plu¬ralité des mondes et de l’infini dans lequel ils puisent leur matière ? Il est certain que, avec elles et par elles, nous voyons reparaître aussi le libre esprit ionien, qui fait un tel contraste avec le rationalisme théologique que nous avons vu naître en Sicile (p. 65) et dont les stoïciens sont maintenant les représentants. L’on sait sans doute par quel canal lui arriva le système de Démocrite, puisqu’il fut l’élève du démocritéen Nausiphane de Téos ; mais, outre qu’il le désavoue formellement comme maître et n’a jamais assez de railleries pour lui non plus que pour Démocrite, on voit assez combien différent était l’esprit qui l’animait : Épicure est presque totalement étranger aux sciences positives, mathématiques, astronomie et musique. Aussi la physique n’avait nullement pour lui son but en elle même : « Si la crainte des météores et la peur que la mort ne soit quelque chose pour nous, ainsi que l’ignorance des limites des douleurs et des désirs, ne venaient gêner notre vie, nous n’aurions nulle¬ment besoin de physique . »

p.342 Il ne faut pourtant attribuer à Épicure rien qui ressemble à l’état d’esprit du pragmatisme ; la physique atomiste a son évidence en elle même, et la démonstration de ses théorèmes est complètement indépendante des résultats qu’elle peut avoir dans la vie morale. Une physique comme la stoïcienne, une démiurgie comme celle du Timée ne pourront subsister sans les croyances morales ou métaphysiques dont elles ne sont qu’un aspect ; pareille hypothèse n’a même pas de sens ; au contraire la physique corpusculaire d’Épicure, frappée au coin du vers de Lucrèce, reste dégagée de toute implication morale, et c’est elle qui reparaîtra, chaque fois que l’esprit humain s’orien¬tera vers une vision de l’univers également éloignée, si l’on peut dire, de l’anthropocentrisme et du théocentrisme. Dans cette physique dont s’éloigne le vulgaire (retroque volgus abhorret ab hac) parce qu’elle ne tient pas compte de ses aspirations, l’on a reconnu ce vieux positivisme ionien, si dédaigneux des préjugés, si contraire au rationalisme issu de Grande Grèce toujours prêt à laisser place à toutes les croyances populaires, à faire du monde comme un théâtre pour l’homme et pour Dieu. Aussi peut on lire en entier la Lettre à Hérodote, où Épicure résume pour un disciple les points capitaux de la doctrine que l’on doit toujours avoir présents en la mémoire, sans même soupçonner qu’il prend le plaisir comme fin dans sa morale. Insistons y bien par ce qu’elle a de négatif, la physique ato¬mistique conduit à nier la plupart des croyances populaires que la physique stoïcienne essayait au contraire de justifier : la providence des Dieux pour les hommes et avec elle la croyance au destin, à la divination et aux présages, l’immortalité de l’âme avec tous les mythes plus ou moins sérieux sur la vie de l’âme en dehors du corps, qui s’y rattachent ; et, étant admis que ces croyances sont pour l’homme des raisons de crainte et de trouble, la physique est capable de supprimer le trouble p.343 de l’âme. Mais elle ne conduit pas du tout à l’hédonisme. Il faut dire seulement que, si l’ataraxie se trouve être un des éléments de la vie de plaisir chez Épicure, elle contribue à cette vie ; et par là se trouve justifiée sa place dans les préoccupations du moraliste. Mais elle n’a précisément cette place que grâce à sa rationalité intrinsèque et à la valeur intellectuelle qu’elle revendique par elle seule. L’axiome de la cosmologie ionienne était la conservation du tout : rien ne peut naître de rien, rien ne peut retourner au néant ; mais non point la conservation du monde ou cosmos, considéré seulement comme une partie ou un aspect momentané du tout. L’axiome de la cosmologie rationaliste d’Aristote et des platoni¬ciens, c’est au contraire la conservation du monde, identique avec le tout univers, unité parfaite qui se suffit à elle même ; et les stoïciens n’admettent qu’en apparence la destruction du monde, puisque, dans la conflagration, c’est le même indi¬vidu qui continue à exister. Épicure part au contraire de l’axiome ionien : le tout c’est une infinité d’atomes dans l’infinie grandeur du vide ; un monde c’est une portion du tout qui se détache de l’infini et garde momentanément un certain ordre. Dès lors il n’y a aucune raison pour que le monde possède les ca¬ractères que lui confèrent les rationalistes : d’abord aucune raison pour qu’il soit unique, puisqu’il reste une infinité d’atomes dis¬ponibles ; il y a donc une infinité de mondes ; de plus, aucune raison pour qu’il se suffise à lui-même, puisqu’il est partie du tout, et les atomes peuvent passer d’un monde à l’autre ; aucune raison pour que les mondes soient d’un type unique et qu’ils aient par exemple la même forme et contiennent les mêmes espèces d’êtres vivants ; il en est au contraire de fort diffé¬rents, dus à la diversité des semences dont ils sont formés. Autant de thèses de cosmologie ionienne reprises par Épi¬cure, et qui sont, qu’on le remarque bien, indépendantes de la physique atomistique. Mais la thèse particulière de l’exis¬tence des atomes est pourtant rattachée à l’axiome général ; p.344 c’est parce que rien ne peut venir de rien ni revenir à rien qu’il faut admettre que tout corps visible est formé d’atomes, c’est-à dire de masses insécables, trop petites pour être visibles, dont se composent les corps et dans lesquels ils se résolvent ; solides éternels et immuables par leur fonction, puisqu’ils servent de points de départ fixes à la genèse et de limite fixe à la corrup¬tion. D’ailleurs des phénomènes, comme la force du vent, les odeurs ou les sons qui se répandent, l’évaporation, l’usure ou l’accroissement lents témoignent (par le procédé de la non-¬infirmation) de l’existence de ces corps. La continuité de la matière, en apparence constatée par les sens, est une illusion : tel un troupeau de moutons qui, vu de loin, paraît être une tache blanche immobile . Pour bien comprendre la nature de l’atome épicurien et surtout pour éviter toute confusion avec l’atomisme moderne il est une remarque qu’il importe de ne pas perdre de vue : c’est que la nature de l’atome est déterminée par sa fonction, qui est de former les divers composés ; c’est un principe sous-¬jacent à la physique épicurienne, que l’on ne peut faire n’importe quoi avec n’importe quels atomes ; un être d’une espèce donnée exige des atomes d’une espèce également donnée ; les atomes ne sont pas des unités toutes identiques entre elles de telle sorte que la diversité des composés entre eux ne viendrait que du mode de liaison et de connexion de ces unités identiques ; en réalité pour former une âme, un dieu, un corps humain, etc., il faut chaque fois des atomes d’espèce différente. Une des preuves que Lucrèce donne de l’existence des atomes est fort remarquable à cet égard (I, 160 175) : la fixité des espèces à travers le temps, dit il, est une loi absolue de la nature ; il s’ensuit que les éléments qui servent à composer les individus de chaque espèce, doivent, eux aussi, être fixes. Loin que l’esprit de l’atomisme aille, comme il serait naturel de le penser, contre p.345 l’idée d’une classification stable (aristotélicienne) des choses, il en tire au contraire argument ; et la classification des atomes en espèces reproduit en miniature celle des choses sensibles. Aussi les atomes sont non seulement les composants, mais les semences des choses (σπέρματα, semina rerum), et c’est en effet par la forme des atomes composants plutôt que par leur mode de composition que nous verrons s’expliquer les propriétés des composés. Et c’est pourquoi sans doute l’atome est défini non pas comme un minimum (car tous les minima sont égaux et sans forme), mais comme une grandeur insécable quoique non précisément indivisible. Épicure, on l’a vu, ne tire pas argument, pour conclure aux atomes, de l’impossibilité de la division à l’infini. Cette impossibilité Épicure l’admet aussi, mais elle le fait con¬clure non pas à des atomes, mais à des minima tous égaux entre eux. Ces minima réels sont conçus par analogie avec les mini¬ma visibles, c’est à dire avec la dimension la plus petite que puisse voir l’œil ; comme le champ visuel est composé de ces minima visibles, qui servent d’unités de mesure, ainsi la grandeur réelle est faite de minima réels, et elle est plus ou moins grande, selon qu’elle en contient plus ou moins. Cette théorie des minima servait, semble t il, à Épicure, à résoudre l’aporie de Zénon d’Elée sur le mouvement  ; le mobile allant d’un point à un autre n’a pas à parcourir une infinité de positions, mais seulement un nombre fini de minima, par un nombre fini de bonds indivisibles. L’atome, lui, étant donné les propriétés dont il a à rendre compte, doit avoir une grandeur et une forme inaltérables, c’est à dire être composé de minima placés dans une position relative fixe. Cette grandeur ne va jamais d’ailleurs jusqu’à rendre l’atome visible ; quant à la diversité des formes, elle est aussi grande mais pas plus grande qu’il ne faut pour p.346 expliquer les propriétés des composés ; aussi, le nombre des espèces d’atomes est impossible à saisir), puisque dans notre seul monde nous ne connaissons pas toutes les espèces d’êtres, mais il n’est pas infini. Il faut expliquer maintenant la cause du mouvement éter¬nel, sans commencement ni fin, qui, selon l’hypothèse ionienne, anime l’infinité des atomes dispersés dans le vide infini. Il ne s’agit point ici d’un principe transcendant d’organisation, tel que celui des cosmologies rationalistes, pensée motrice ou démiurge, qui, même lorsque leur action est éternelle, la traduisent par des mouvements périodiques ayant un commen¬cement et une fin, mais d’une cause de mouvement imma¬nente et permanente attachée à la nature de l’atome. Cette cause est la pesanteur qui produit en tous les atomes, de toute forme et de tout poids, un mouvement de même direction (de haut en bas) et d’égale vitesse. Épicure recueille comme un écho de l’enseignement d’Aristote, lorsqu’il explique pour¬quoi tous ces mouvements sont les mêmes, si différents que soient les atomes : c est que les différences de vitesse ne peuvent être dues qu’à la différence de résistance des milieux que les mobiles traversent ; le vide offrant une résistance nulle, toutes les vi¬tesses sont égales. Il faut d’ailleurs distinguer de cette pesan¬teur universelle qui emporte uniformément les atomes vers le bas d’un mouvement très rapide, le poids propre de chaque atome qui intervient dans la force plus ou moins grande avec laquelle l’atome rejaillit sur les autres. Grandeur, forme, pesanteur, telles sont les trois propriétés inhérentes à chaque masse atomique. Mais ces propriétés n’expliquent pas encore pourquoi les atomes se combinent, puisque, tombant parallèlement et avec la même vitesse, ils ne se ren¬contreront jamais. Cette rencontre, avec tous les chocs, rejail¬lissements et entrelacements qui s’ensuivent, ne peut se pro¬duire à moins que certains d’entre eux ne dévient de leur tra¬jectoire ; cette déviation a lieu spontanément à un moment p.347 et en un lieu complètement indéterminé, puisqu’elle est sans cause ; et il suffit d’ailleurs qu’elle soit extrêmement petite. Telle est la célèbre déclinaison des atomes (cli¬namen), qui a tant excité la raillerie des adversaires d’Épicure ; elle peut être considérée comme le type même du coup de pouce donné par un physicien gêné de ne pas voir les faits cadrer avec sa théorie ; c’était, comme le remarque saint Augustin , abandonner tout l’héritage de Démocrite. Gênait elle à ce point les Épicuriens ? Rappelons nous le rythme particulier de la pensée d’Épicure, introduisant chacune des grandes thèses de sa philosophie avec son évidence propre, distincte, sans se soucier de les dériver d’une source commune. Or les Épicuriens ont au moins cherché, s’ils n’y ont pas réussi, à présenter la déclinaison comme une évidence de ce genre, non pas une évidence primaire et sensible, puisque l’obliquité de la déclinaison est inférieure à celle que nos sens peuvent percevoir, mais une de ces évidences qui appartient à toute chose invisible que les apparences n’infirment pas. Car nous constatons un phénomène très certain, c’est celui de la volonté libre : l’on sent directement dans l’effort l’opposition entre le mouvement naturel du corps et celui qui est créé par l’âme, et l’on a une conscience immédiate du contraste entre le mouvement volontaire ou libre et le mouvement dérivé d’une impulsion extérieure. Or si la déclinaison existe en un composé comme l’âme, comme l’évidence le prouve, il faut qu’elle existe dans les atomes composants . Que pourrait-on opposer aux Épicuriens sinon le principe de la nécessité de tous les événements ? mais c’est un principe qu’on leur prête gratuitement. La nécessité, telle qu’on l’en¬tend à cette époque, c’est le destin des Stoïciens, c’est à dire un ordre déterminé dans les mouvements, ordre déterminé qui fait du cosmos le témoignage d’une pensée rationnelle et p.348 divine. Ainsi entendue, la nécessité est aussi opposée qu’il est possible à la pensée d’Épicure : « Il vaudrait mieux encore, dit il, accepter les fables relatives aux dieux que le destin des phy¬siciens  » ; c’est tout dire, quand on sait la haine qu’il porte à ces fables. On voit donc comment Épicure pouvait être amené à accepter et à voiler la contradiction flagrante qu’il y a entre l’affirmation de la déclinaison et celle de la pesanteur universelle. L’ordre actuel des choses que nous appelons le monde est une des mille combinaisons qui se sont produites dans l’infi¬nité du temps et de l’espace. « Les nombreux éléments, depuis un temps infini, sous l’impulsion des chocs qu’ils reçoivent et de leur propre poids, s’assemblent de mille manières et es-sayent toutes les combinaisons qu’ils peuvent former entre eux, si bien que, par l’épreuve qu’ils font de tous les genres d’union et de mouvement, ils en arrivent à se grouper soudai¬nement en des ensembles qui forment l’origine de ces grandes masses, la terre, la mer, le ciel et les êtres vivants  ». On voit que pour Épicure, dont Lucrèce reproduit ici la pensée, il s’agit moins de nier l’unité et l’autonomie du cosmos que de l’expliquer sans avoir recours à une origine providentielle. Le cosmos est une réussite, après mille essais infructueux. Il faut encore montrer ici combien le mécanisme d’Épicure est loin du mécanisme moderne ; il ne s’agit pas de faire voir dans la combinaison actuellement produite un résultat des lois du mouvement ; mais, étant supposé que tout ce qu’il faut de matière et d’atomes pour produire notre monde se trouve par hasard rassemblé, il s’agit d’expliquer comment les divers êtres contenus dans ce chaos seront amenés au jour par une évolution progressive. Dans cette explication, il n’y a d’ail¬leurs nulle unité de principe : on peut lire des centaines de vers du livre V de Lucrèce, qui y traite de la formation du ciel et de la terre, sans y trouver la moindre allusion à la doctrine des p.349 atomes ; l’important pour lui est de recueillir l’utile dans les vielles explications que la physique ionienne donnait des phénomènes célestes ou terrestres ; peu importe que l’on ex¬plique avec Démocrite le mouvement du soleil sur l’écliptique par le fait qu’il est emporté moins vite que les fixes avec le mouvement tourbillonnaire du ciel, ou bien par des courants d’air venus des extrémités de l’axe du monde et chassant le soleil vers l’un ou l’autre tropique ; ce qu’il faut, c’est refuser à ces masses de feu une âme intelligente qui les dirige et par elle mène les choses célestes. Ne le voit on pas aller jusqu’à présenter comme possible l’antique supposition qu’un nouveau soleil se crée chaque matin  ! Nous sommes en deçà de cette astronomie géométrique, qui nous avait constitué un ciel séparé des météores et de nature différente de la terre. On sait le peu d’importance qu’Épicure attachait au détail de l’explication. « Nous avons besoin d’un coup d’œil d’ensemble, dit il au début de la lettre à Hérodote (X, 35), mais non pas autant de vues particulières ; il faut retenir en sa mémoire ce qui donne une vue d’ensemble des choses ; cela permettra de découvrir le détail, pour peu que l’on saisisse bien et que l’on ait bien en mémoire les ensembles. » Et plus loin (79) il fait une opposition des plus instructives entre ceux qui ont étudié tous les détails de l’astronomie, qui connaissent le coucher et le lever des astres, les éclipses et choses analogues et « pourtant gardent la même crainte de toutes les choses célestes, parce qu’ils ignorent quelles sont leur nature et leurs causes principales ». Il faut laisser de côté tout ce détail pour aller directement à la cause de tous les météores. Il suffit que la cause les explique ; il n’est pas besoin que ce soit la cause réelle. Le même fait peut être produit par plusieurs causes, et il suffit de déterminer les causes possibles. L’éclipse de soleil peut être produite par l’interposition de la lune, mais aussi par p.350 l’interposition d’un corps d’ailleurs invisible, ou encore par l’extinction momentanée du soleil ; nul besoin de choisir entre elles, puisque l’une quelconque suffit à nous enlever la crainte de l’éclipse. On voit encore une fois que ces explications ne sont pas toutes liées, tant s’en faut, à l’atomisme ; c’est toute la phy¬sique ionienne qui revient. Cette physique esquissait aussi, on s’en souvient, une histoire tout à fait positive des animaux, et du développement graduel de la raison humaine, des tech-niques et des cités ; opposée à l’histoire mythique, qui montre l’homme créé et protégé par les dieux, elle insiste sur le rôle de l’effort humain dans le lent passage de l’animalité à la vie des cités sans admettre d’ailleurs qu’il y ait ni véritable progrès ni supériorité de l’une sur l’autre. Les Épicuriens annexent tout naturellement cette histoire positive de l’humanité, qui fait l’objet de la fin du livre V de Lucrèce. Épicure a eu cer¬tainement en vue quelque chose de semblable, lorsque, vers la fin de la Lettre à Hérodote, il nous dit que « ce sont les choses elles mêmes qui ont la plupart du temps instruit et contraint la nature humaine, et que la raison n’a fait que préciser ensuite » ce qu’elle en avait reçu ; le langage par exemple est d’abord fait des émissions vocales qui accompagnent chez l’homme les passions et les représentations ; plus tard chaque peuple con¬vient d’utiliser les émissions vocales qui lui sont propres pour désigner les objets. Comme le langage, la justice est aussi d’institution humaine. « Entre les animaux qui n’ont pu faire de conventions pour ne pas se nuire réciproquement, il n’y a ni justice ni injustice ; et il en est de même des nations qui n’ont ni pu ni voulu faire de conventions pour le même ob-jet . Le monde d’Épicure est un des moins systématiques qui soit ; tandis que les vies individuelles sont chez les Stoïciens p.351 des aspects ou formes de la vie universelle et que la psychologie est étroitement dépendante de la cosmologie, au contraire le monde d’Épicure qui n’a point d’âme ne peut produire l’âme individuelle, la seule que connaisse Épicure. Si des âmes se trou¬vent dans le monde, c’est par la rencontre fortuite des atomes qui la composent. De là cette singularité qu’Épicure (et Lucrèce) traitent de la nature de l’âme (livre III) avant de parler de la formation du monde et de celle des êtres vivants (livre V), et que l’étude de la nature humaine se trouve scindée en deux parts distinctes sans aucune relation visible, la psychologie et l’histoire de l’humanité. Le grand intérêt de la psychologie pour Épicure, c’est que l’étude rationnelle de l’âme fait évanouir tous les mythes sur la destinée, et, avec eux, une des principales causes du malheur et de l’agitation des hommes ; formée avec le corps et péris¬sant avec lui, elle n’a pas à songer à un avenir qui ne la regarde en rien. A la vie éternelle, Lucrèce oppose la méditation de la « mort immortelle », de cette infinité de temps pendant lequel nous n’avons pas été et ne serons plus. La psychologie est exposée par Épicure en des termes un peu vagues et généraux dans la Lettre à Hérodote ; l’âme est un corps semblable à un souffle mélangé de chaud, pourtant beaucoup plus subtil que le souffle et le chaud que nous con¬naissons ; en ce mélange se trouvent toutes les puissances de l’âme, ses affections, ses mouvements, ses pensées, ainsi que sa puissance vitale. Mais pour qu’il y ait sensation, il faut que l’âme soit liée au corps ; c’est le corps qui fait que l’âme peut exercer sa faculté de sentir, et c’est elle en revanche qui rend le corps sensible ; leur agrégat détruit, l’âme se dissipe. C’est une question insoluble de savoir si la théorie complexe et détail¬lée de l’âme qu’expose Lucrèce et que Plutarque, dans le Contre Colotès, et Aétius, dans sa Doxographie, rapportent aux Épicu¬riens, remonte à Épicure lui-même. Il est probable, d’après le texte de Plutarque, qu’il a été conduit à cette théorie plus p.352 ample, à cause de l’impossibilité d’attribuer à ce souffle chaud autre chose que des propriétés vitales ; jugement, souvenir, amour et haine, tout cela ne peut s’attribuer au souffle chaud, et il faut l’intervention d’une espèce particulière d’atomes. Il s’ensuit que l’âme doit être formée d’un groupement de quatre espèces différentes d’atomes : atomes de souffle, atomes d’air, atomes de chaud, et enfin atomes d’une quatrième espèce qui n’a pas de nom, corps d’une subtilité et d’une mobilité assez grandes pour expliquer la vivacité de la pensée. L’intro¬duction de cette quatrième substance innommée, qui est, selon Plutarque, « l’aveu d’une ignorance honteuse », est bien dans la manière d’Épicure ; à chaque phénomène son explication : le corps vivant est un corps chaud qui tantôt se meut, tantôt s’arrête ; chacune de ses particularités vient d’une des subs¬tances composantes de l’âme, le mouvement vient du souffle, le repos de l’air, la chaleur du chaud ; et la proportion diverse de ces trois substances explique la diversité des tempé¬raments, l’ardeur du lion et la timidité du cerf. Il faut bien une quatrième substance pour expliquer le phénomène non moins évident de la pensée. Il semble que c’est une considération du même genre qui a conduit Lucrèce (ou son modèle) à admettre encore une autre dis¬tinction, celle de l’esprit (animas) et de l’âme (anima). L’homme a des pensées, des raisonnements, des volontés, des joies et des haines tout à fait à part du corps ; on ne peut donc attribuer ces phénomènes à une substance répandue à travers tout le corps. Il faut les rapporter à un esprit (animus) qu’on loca¬lisera dans le cœur, puisqu’on y sent les mouvements de la peur ou de la joie, et que l’on distinguera de l’âme (anima), dissé¬minée dans toutes les parties du corps. Entre cette nouvelle distinction et celle des quatre subs¬tances, le rapport n’est pas clair, et Lucrèce ne l’indique nulle part ; il faut en tout cas se garder d’identifier, comme on le fait quelquefois, l’esprit (animus) à la quatrième substance, p.353 l’innommée, ce qui donnerait à l’animus à peu près le rôle que possède la partie principale dans l’âme selon les stoïciens ; ce serait accorder à l’âme une sorte d’unité par hiérarchie, qui est tout ce qu’il y a de plus contraire à l’intention d’Épicure. De plus, ce serait contraire à la fonction principale de la subs¬tance sans nom qui est de « répandre dans les membres les mouvements sensitifs (III, 245) ». Mélangés parmi les veines et la chair, et retenus ainsi par l’ensemble du corps, les atomes de la quatrième substance produisent cette sorte d’ébranlement local que Lucrèce appelle motus sensifer, grâce auquel la partie de l’organisme ébranlée sera sensible aux excitants : car c’est un dogme important des Épicuriens que la sensation se produit au lieu même où l’excitant est senti, et ils n’admettent pas, comme les Stoïciens, que l’excitation doit d’abord être trans¬mise à la partie hégémonique. Toute la théorie vise, on le voit, à éparpiller en quelque sorte la substance et les facultés de l’âme, en ne leur créant d’autre lien durable que leur présence dans le corps et en rendant ainsi nécessaire cette dissolution de l’âme après la mort, que Lucrèce démontre par des arguments si variés. Le problème du mode d’action des sensibles sur la sensation est lié traditionnellement au problème de l’âme. Épicure lui donne une place de premier plan dans la Lettre à Hérodote (X, 46 5), puisque c’est le premier problème qu’il aborde après les théorèmes généraux de la physique, et Lucrèce lui consacre le quatrième livre entier. Le secret de cet intérêt est comme toujours un intérêt pratique ; il s’agit d’enlever toute signi¬fication redoutable aux visions du rêve dont les hommes font des présages envoyés par les dieux ou bien où ils voient les spectres terrifiants des trépassés. A ces terreurs, Épicure oppose la théorie rationnelle de la vision : de la surface des objets se détachent sans cesse des simulacres (εί̉δωλα), sortes de pel¬licules très fines, animées d’un mouvement rapide, assez sub¬tiles pour trouver passage à travers l’air en gardant la forme p.354 des objets d’où elles émanent constamment ; ce sont ces simu¬lacres qui, rencontrant l’œil, produisent la vision. Mais les images du rêve ou de l’imagination ne sont pas d’une autre nature ; ce sont aussi des simulacres émanant des objets, ils sont seulement encore plus subtils et plus fins que ceux de la vision, et, traversant les organes des sens, ils arrivent direc¬tement à l’esprit ; l’imagination ne fonctionne donc pas autre¬ment que la vue ; en apparence, il en est autrement, et, puisque nous sommes maîtres de nous représenter une image à volonté, il semblerait que nous produisons les images ; en réalité, si l’image que nous voulons nous apparaît, c’est que l’esprit est sans cesse assailli de milliers de simulacres dont seuls l’impressionnent ceux sur qui il dirige son attention. Il faut ajouter que ces simulacres, en se déplaçant, se déforment, qu’ils s’usent, perdent des parties ou encore fusionnent entre eux ; c’est pourquoi le simulacre d’une tour carrée nous la fait voir ronde ; c’est pour¬quoi aussi nous voyons en rêve des monstres si étranges ; explication naturelle et rassurante des objets qui nous font frémir. Cette théorie de la vision, comme celle de l’ouïe et de l’odorat, est une théorie de l’émission qui contraste fort avec celle des Stoïciens ; partout où les Stoïciens parlent de souffles tendus entre l’objet et l’organe des sens, de transmission de forces à travers un milieu, Épicure ne parle que de mouvement et de choc. Épicure n’a jamais nié l’existence des dieux ; ce serait nier l’évidence : nous voyons en rêve et même pendant la veille les simulacres des dieux ; c’est une expérience prolongée et universelle qui suffit à prouver leur existence. De ces dieux, nous avons une prénotion ; nous savons qu’il s’agit d’êtres parfaitement heureux et vivant dans une paix inaltérable. Mais à ces prénotions nous ajoutons des opinions ; nous croyons qu’ils s’occupent des affaires des hommes, qu’ils manifestent leur volonté par des présages, et notre vie se remplit de su¬perstitions : nous leur immolons des victimes et parfois des p.355 victimes humaines pour leur demander secours ou les apaiser. Or ces croyances sont fausses, puisqu’elles contredisent notre prénotion ; un être parfaitement heureux et calme ne peut avoir tous les soucis et les sentiments que nous leur attribuons. La physique tout entière démontre que ni le monde ni aucune de ses parties ni même l’histoire de l’humanité ne nous amènent à Dieu comme à sa cause ; et Lucrèce, avec sa vision pessi¬miste des choses, ajoute qu’il serait impie d’attribuer à la volonté de ces êtres parfaits un monde si plein d’imperfections et de misères. Il faut donc refuser aux Dieux comme à l’âme tout rôle cosmologique et physique : faits d’une matière pure, vivant à l’abri des chocs dans les intervalles des mondes, incor-ruptibles parce que préservés des causes de destruction, ils mènent une vie parfaitement calme et heureuse, dont la con¬templation et la méditation sont la seule piété qui convient au sage — sorte de paganisme épuré qui n’est sans doute pas sans rapport avec le culte des héros.

IV. — LA MORALE ÉPICURIENNE @ Nous n’avons d’autre source importante sur la morale d’Épi¬cure que la courte Lettre à Ménécée ; on peut la compléter par l’exposé du premier livre du traité Des Fins de Cicéron qui l’emprunte à des leçons ou à des traités des Épicuriens de son temps, Zénon ou Philodème. La Lettre est moins un exposé systématique que l’ensemble des thèmes que « doit méditer nuit et jour l’épicurien pour vivre en dieu parmi les hommes ». Il y a dans cette morale, comme deux motifs de pensée dont il n’est pas aisé de voir l’accord : d’une part, la fin est le plaisir, puisque les animaux comme les hommes recherchent naturellement le plaisir et fuient la douleur, dès la naissance et sans l’avoir appris : il y a là une sorte d’évidence qu’il p.356 suffit de faire remarquer et qui se passe de démonstration : D’autre part le sage est celui qui atteint l’absence de trouble (ataraxie), le calme, la paix de l’âme, que l’on obtient en suppri¬mant l’agitation des désirs et des craintes qui assaillent le vulgaire : sérénité un peu hautaine d’un intellectuel qui a rejeté le monde tragique des religions et des mythes, grâce à la claire vision qui vient des Ioniens : ne craignant plus les dieux, ne craignant plus la mort, et bornant ses désirs, il atteint le bonheur. Mais cette ataraxie n’est nullement présentée comme une fin (τέλος) ; la seule fin qu’ait jamais admise Épicure est le plaisir ; l’ataraxie n’est donc estimable qu’autant qu’elle se subordonne à cette fin, qu’elle est productrice de plaisir. La relation entre ces deux motifs de pensée est bien en effet tout le problème de la morale d’Épicure ; on sait combien elle est difficile à saisir : de très bonne heure, ses adversaires, de bonne ou de mauvaise foi, prenaient texte du premier de ces mo¬tifs pour montrer dans les Épicuriens des hommes livrés à des désirs sans frein, des débauchés menant la vie de Sardanapale ; et ils scrutaient la vie intime des amis du jardin pour en dénon¬cer les scandales. D’autre part, mieux informé, on ne pouvait que reconnaître l’élévation morale de ses préceptes et l’on sait l’admiration qu’eurent pour eux le Stoïcien Sénèque, qui en cite un certain nombre, et même le Néoplatonicien Porphyre  ; Épicure d’ailleurs proteste lui-même avec force contre ce qu’il considère comme un malentendu : « Lorsque nous disons que le plaisir est la fin, nous ne voulons pas parler du plaisir des débauchés et des jouisseurs. » Si bien que, obligé d’admettre à la fois qu’il était hédoniste en théorie et sobre et vertueux en pratique, on en arrivait (c’est la constante critique de Ci¬céron) à l’accuser de contradiction et à incriminer son intelligence et l’acuité de son esprit plus que son caractère et ses mœurs. p.357 En est il bien ainsi et valait il mieux que sa doctrine ? Épi¬cure conçoit le plaisir tout autrement que les cyrénaïques, et il est sur ce point en controverse ouverte avec eux. En premier lieu, Épicure n’admettait qu’un seul plaisir, celui que l’on sent avec évidence ; le plaisir corporel, qu’il appelait plaisir de la chair ou plaisir du ventre. « Je ne puis concevoir le bien, disait il, si je supprime les plaisirs du goût, ceux de l’amour, ceux des sons, ceux des formes visibles . » Il supprimait les prétendus plaisirs de l’esprit qu’admettaient les Cyrénaïques. Sans doute il y a une joie qui appartient à l’âme ; mais cette joie n’est jamais que le souvenir ou l’anticipation des plaisirs du corps ; aucune joie ne viendrait de l’amitié, par exemple, si l’on ne considérait l’ami comme une promesse de sécurité et une sorte de garantie contre la souffrance ; la joie intellectuelle est celle de l’atomiste dont la théorie supprime la crainte des souffrances corporelles qui, d’après les fausses croyances, nous attendent après la mort. En second lieu, ce plaisir du ventre n’est pas tel que l’ima¬ginent les Cyrénaïques, un mouvement et une agitation. Il suffit de considérer que l’homme, au début de sa vie et lorsque ses inclinations n’ont pas été dépravées, ne recherche le plaisir que lorsqu’il ressent un besoin ou une douleur, faim ou soif ; dès que la douleur a disparu, il ne cherche plus rien. Il s’ensuit que le plus haut degré du plaisir, tel qu’il est déterminé par la nature, n’est que la suppression de la douleur. Une fois la douleur supprimée, le plaisir peut être varié mais non pas augmenté ; on peut apaiser sa faim avec des mets très diffé¬rents, l’apaisement de la faim restera toujours le plus haut plai¬sir que l’on puisse atteindre. Entre le plaisir et la douleur il n’est pas d’état indifférent. Tel est le souverain bien épicurien que l’écrivain chrétien Lactance déclarait être l’idéal d’un malade qui attend du médecin sa guérison . De fait il est fort probable que cette conception si inattendue p.358 du plaisir corporel est en rapport avec ce que nous savons de la délicate santé d’Épicure ; et lorsqu’il nous dit que le vrai plai¬sir est un plaisir en repos (καταστηματική ηδονή), il faut entendre sans doute par là cet heureux équilibre du corps (σαρκος ευ̉στάθεια), en quoi consistent la santé et l’apaisement des besoins naturels satisfaits. Mais cet idéal même nous indique une règle d’action. « Tout plaisir, dit Épicure, est par sa nature propre un bien ; mais tout plaisir n’est pas choisi par la volonté ; de même toute souffrance est un mal, mais toute souffrance n’est pas volon¬tairement évitée . » Ceci va, et peut être avec intention, contre un principe fondamental du stoïcisme : « Le bien est toujours choisi par la volonté  ». Cette notion commune renversait l’hédonisme à moins qu’il n’admît cette licence sans frein que lui prêtent ses adversaires ; sinon, il fallait nier ce prétendu prin¬cipe de sens commun. Épicure suit peut être ici les Cyrénaïques. il distingue la fin, objet de l’inclination immédiate. de l’objet, de la volonté réfléchie, comme, ceux ci distinguaient la fin ou plaisir, du bonheur, fait de l’ensemble des plaisirs. L’inclination nous porte au plaisir ; la réflexion, aidée par l’expérience, doit peser les conséquences de chaque plaisir ; nous délaissons alors les plaisirs dont vient un surplus de peines, comme nous sup¬portons des souffrances dont nous tirerons un plus grand plaisir. La pensée réfléchie intervient encore pour calmer et suppri¬mer les désirs qui, étant impossibles à satisfaire, engendrent de nouvelles douleurs. hachant en effet que le plus haut degré du plaisir est la suppression de la douleur, nous pouvons déter¬miner plusieurs catégories de désirs, les désirs naturels et néces¬saires, dont la satisfaction est indispensable : tels le désir de manger ou de boire ; les désirs naturels et non nécessaires qui se rapportent à des objets qui varient seulement la satisfaction p.359 du besoin, par exemple le désir de manger d’un certain mets, dont la satisfaction par hypothèse n’ajoute rien au plaisir ; les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires, mais vides, tels que le désir d’une couronne ou d’une statue. Le sage est celui qui sait que le plus haut degré de plaisir peut être atteint par la satisfaction du premier genre de désirs et qui, « avec un peu de pain et d’eau, rivalise de félicité avec Jupiter ». Cette pensée rend le sage à peu près indépendant des circonstances extérieures, puisque ses besoins sont réduits à si peu . Le désir, on le voit, trouve sa règle et sa borne non dans une volonté qui s’oppose à lui, mais dans le plaisir même, compris comme il doit l’être. Mais l’Épicurien ne peut méconnaître que la douleur, pure passion, atteint l’homme en dehors de toute prévision et de toute volonté. Comment maintenir inaltéré le bonheur du sage, où le bien dépend du hasard des impressions successives, sans que nous puissions y opposer aucune volonté ? C’est d’abord par des aphorismes tels que ceux ci : « Une douleur forte est brève ; une douleur prolongée est faible : » Mais c’est surtout en équilibrant la douleur actuelle par la représentation des plaisirs passés et par l’anticipation des plaisirs futurs. La représentation d’un plaisir passé est elle même un plaisir, tel est le postulat épicurien qui a été si âprement contesté par les adversaires ; et Plutarque demande si le souvenir d’un plai¬sir passé n’aggrave pas notre peine actuelle. Il semble pourtant que cette vie de souvenirs et d’espoirs a été celle qui a procuré le calme à Épicure vieilli et malade  : sur le point de mourir il écrit à Idoménée : « Je vous écris à la fin d’un heureux jour de ma vie : mes maladies ne me laissent pas et elles ne peuvent plus augmenter ; à tout cela j’oppose la joie qui est dans mon âme au souvenir de nos discussions passées . » Par cette espèce d’exercice d’imagination auquel nous invite Épicure, le sage p.360 se crée des joies permanentes parmi lesquelles il faut mettre au premier rang celles de l’amitié. Inversement le souvenir des peines et surtout l’appréhension des peines ou la crainte sont eux mêmes des peines présentes. On sait comment Épicure lutte contre celles de ces craintes qui engendrent les plus grands maux parmi les hommes, la crainte des dieux et la crainte de la mort ; les dieux bienheureux ne sont pas à craindre, et la mort non plus, si l’âme est mortelle ; car alors la mort n’est rien pour nous, puisque nous devrions sentir pour en souffrir. Pour bien apprécier cette attitude d’Épicure, il faut savoir qu’il avait à lutter non seulement contre ceux qui craignaient la mort comme le plus grand des maux, mais contre les pessimistes qui l’appelaient de leurs vœux et trouvaient avec Théognis que « le meilleur est de ne pas naître mais au moins, une fois nés, de passer le plus vite possible les portes de l’Achéron  ». Le néant ne doit pas être plus désiré que craint. On voit que la morale d’Épicure est une série de recettes ou d’exercices qui empêchent notre pensée de divaguer et de nous emporter à notre détriment au delà des bornes fixées par la nature. On voit alors la liaison intime qu’il y a entre les deux motifs de pensée que nous distinguions : si la recherche du plaisir est définie comme il faut, elle implique tous ces exercices de pensée, méditation sur la borne naturelle des désirs, calcul des plaisirs, représentation des plaisirs passés ou futurs dont le côté négatif, en quelque sorte, est l’ataraxie de l’âme. En cet exercice naissent les vertus qui sont inséparables de la vie de plaisir et en particulier la prudence, « plus précieuse que la philosophie elle même  », la prudence qui n’est autre chose que la volonté éclairée que nous avons décrite. Toutes nos vertus ne sont, comme elle, que des moyens de sécurité pour nous garantir des peines : telle est en particulier la p.361 justice « dont le plus grand fruit est l’ataraxie  ; » elle est faite de conventions positives par lesquelles les hommes s’engagent à ne pas se nuire réciproquement ; mais il est bien entendu que chacun de nous accepte les lois pour se protéger personnelle¬ment contre l’injustice et qu’il n’aura aucun scrupule à les violer, s’il y a quelque intérêt et peut le faire en toute sécurité. Épicure admet donc en somme, dans ses vues sur la société, tout le conventionalisme des sophistes, sans orienter pourtant le moins du monde vers le cosmopolitisme des stoïciens. Nous voyons dans Plutarque Colotès polémiquer contre les cyniques pour défendre l’État, mais seulement parce qu’un gouverne¬ment fort est une garantie pour l’individu. Ce n’est pas qu’à sa manière Épicure n’accepte une espèce de droit naturel : Le droit naturel est l’expression de ce qui sert aux hommes à ne pas se nuire les uns aux autres . Il n’en est pas moins vrai que la justice reste relative aux pays. En général l’Épicurien, s’il ne se refuse pas complètement à participer à la vie politique, cherche, à moins d’exception, à « vivre caché » et à rester simple particulier.

Bibliographie

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CHAPITRE IV PRÉDICATION MORALE, SCEPTICISME ET NOUVELLE ACADÉMIE AUX IIIe ET IIe SIÈCLES

I. — POLYSTRATE L’ÉPICURIEN @ p.363 Il est impossible de mieux saisir les courants d’idées qui agi¬taient les esprits vers le milieu du IIIe siècle que dans le petit traité Du Mépris irraisonné de Polystrate qui succéda à Hermarque à la tête de l’école d’Épicure vers 250. C’est une espèce de protreptique, où l’auteur engage un jeune homme à quitter les autres écoles pour entrer dans l’école épicurienne. On a vu que les Épicuriens niaient à peu près tout ce que les Stoïciens considéraient comme le fondement assuré de la vie morale : providence des dieux, âme du monde, unicité du monde et sympathie entre ses parties, destin, divination par les signes, toutes ces affirmations étant liées ensemble par la dialectique. Mais le dogmatisme stoïcien trouvait en même temps d’autres adversaires, les sceptiques et les nouveaux académiciens qui prétendaient garder intact l’esprit de Platon contre le dog¬matisme envahissant. Polystrate s’adresse à un jeune homme qui est près d’être séduit par cet antidogmatisme sceptique ; il y trouve en effet ce que les Épicuriens lui proposaient, l’impassibilité obtenue par la sagesse, capable de « supprimer le trouble vain qui p.364 vient des songes, des signes et de tout ce qui nous agite vaine¬ment (colonne I a). » Mais cette sagesse opère avec une méthode et dans un esprit tout différents ; les Épicuriens motivaient leurs négations par une physique fondée sur l’évidence ; au contraire les adversaires dont parle Polystrate, pour ébranler ces opinions fausses, critiquent toutes les connaissances et même les plus certaines. Ils y emploient la méthode qui est la plus odieuse à un Épicurien, la dialectique, qui sert plutôt « à ébranler l’opinion d’autrui qu’à produire en eux mêmes l’ataraxie » dont ils se vantent (colonne XII a). Ils démontrent, en s’appuyant sur la diversité des opinions des hommes, qu’il n’y a ni beau ni laid, ni bien ni mal, ni rien de pareil. « Embar¬rassant notre vie des embarras des autres hommes », ils de¬viennent incapables de distinguer « quelle fin recherche notre nature et de quoi cette fin se compose ». On ne peut définir d’une manière plus précise la dialectique, qui consiste en effet à faire découvrir à chacun l’incertitude de ses propres opinions. Quels sont les philosophes visés par Polystrate ? II ne men¬tionne, dans le texte conservé, que « la secte de ceux qui se nomment les impassibles » et les cyniques, dont, en effet, on se rappelle le conventionalisme (colonne XII a) ; mais il ajoute qu’il vient de parler d’autres philosophes qui suivent la même méthode. Nous saisissons donc là tout un courant de pensée très dis¬tinct du stoïcisme et de l’épicurisme, d’accord avec le stoïcisme pour employer la dialectique et avec l’épicurisme pour nier les croyances stoïciennes, mais radicalement hostile au dog¬matisme de l’un et de l’autre. Le trait le plus général de ce courant de pensée, c’est l’hostilité à la physique au sens plein du mot, c’est à dire à une conception d’ensemble du monde, objet d’une foi (πίστις) certaine et sur laquelle s’appuie la vie morale. A ce dogmatisme, tout ce courant philosophique oppose une sorte d’humanisme qui ramène constamment la pensée des choses extérieures qui nous sont inaccessibles à la p.365 méditation sur les conditions humaines de l’activité intellec¬tuelle et morale. Ce sont les aspects fort divers de ce courant au IIIe et au IIe siècle que nous étudions en ce chapitre.

II. — L’HÉDONISME CYNIQUE @ Une de ses premières manifestations est la continuation, sous diverses formes, des écoles socratiques. Le cyrénaïsme notamment, prend vers le milieu du IIIe siècle des formes tout à fait inattendues. Il aboutissait chez Hégésias à un pessimisme découragé qui confine à l’indifférence . Si le bonheur, comme le veut Aris¬tippe, est la somme des plaisirs, il ne peut être atteint ; car nous voyons le corps rempli de maux, dont l’âme est troublée par sympathie ; nous voyons le sort mettre à néant nos espoirs. S’il est vrai que le plaisir est notre fin, c’est dire qu’il n’y a aucune fin naturelle ; car la rareté, la nouveauté et la satiété le forment et le font disparaître. Qu’importe aussi l’état d’es¬clavage ou de liberté, de richesse ou de pauvreté, de noblesse ou d’obscurité, puisqu’aucun d’eux ne promet un plaisir sûr ? Avec une pareille fin, il n’y a pas à s’irriter contre l’égoïsme qui est sagesse, ni contre les fautes qui résultent nécessaire¬ment des passions ; « il ne faut pas haïr le pécheur, mais l’en¬seigner ». Enfin ce détachement va jusqu’au suicide, et c’est dans un livre intitulé l’Abstinent (’Aποκαρτερω̃ν, celui qui s’abstient de nourriture pour mourir de faim) que l’on voit Hégésias développer le thème des malheurs de la vie humaine . Cette pensée forme moins une doctrine qu’une série de thèmes, parmi lesquels les principaux sont les thèmes pessimistes des maux de la vie et des malchances du sort. Il est aisé de voir qu’il n’est pas un seul des traits de cet enseignement que ne p.366 vise Épicure pour y répondre au nom d’un hédonisme rectifié et appuyé sur la nature et la physique plus que sur l’observation de la vie humaine, comme celui d’Hégésias ; on se rappelle notamment sa condamnation d’un pessimisme qui conduit au suicide, sa doctrine du libre arbitre, son aversion contre ceux qui font du sort une déesse toute puissante. Annicéris aussi essaya des remèdes contre ces conséquences décourageantes de l’hédonisme, mais en usant de moyens hu¬mains ; il donnait une valeur absolue à tout ce qui attache l’individu aux autres hommes : amitié, liens de famille et de patrie ; ce sont des conditions de bonheur indispensables. En véritable observateur des hommes, il a plus de confiance dans l’habitude que dans la raison pour rendre l’homme supé¬rieur à l’opinion publique ; ce sont les mauvaises habitudes de l’éducation qui nous rendent faibles devant l’opinion ; ce sont de bonnes habitudes qui nous libèrent. Théodore, disciple d’Annicéris, qui fut exilé d’Athènes et, enseigna auprès du roi Ptolémée Ier (mort en 283), qui l’en¬voya en ambassade à Lysimaque, roi de Thrace, paraît avoir décidément incliné vers le cynisme  : un sage tellement indé¬pendant qu’il n’a nul besoin d’amis, tellement supérieur aux autres qu’il ne songe nullement à se sacrifier pour sa patrie, ce qui reviendrait à perdre sa sagesse pour des insensés, telle¬ment au dessus de l’opinion publique qu’il n’hésite pas, à l’occa¬sion, à voler et même à faire des vols sacrilèges, tel est le cynique effronté dont Théodore nous fait le portrait ; sorte de milieu entre l’hédonisme et le cynisme, où le plaisir, bien pour le premier et mal pour le second, et la peine, mal du premier et bien du second, deviennent l’un et l’autre indifférents. La pru-dence et la justice sont les seuls biens, et le monde, la seule cité que reconnaît le sage. Mais Théodore, surnommé l’athée, est surtout connu pour avoir nié l’existence des dieux et p.367 inspiré, dit on, Épicure ; nous ne savons rien de son argumentation contre les dieux ; mais le fait suffit pour nous faire voir com¬bien son cosmopolitisme devait être différent du cosmopoli¬tisme religieux des Stoïciens. Un pareil enseignement, tout fait de thèmes populaires, sans appareil technique compliqué, étranger à toute culture scien¬tifique, plus désireux d’influence immédiate que d’une recherche patiente de la vérité, aboutit à une forme littéraire qui obtien¬dra le plus grand succès, c’est celle du discours philosophique ou diatribe, sorte de sermon où l’orateur présente à l’auditoire, en un style élégant et fleuri, le fruit de sa sagesse. Nous con¬naissons assez bien celles d’un élève de Théodore, Dion de Borys¬thènes, dont un auditeur, Télès, rédigea des résumés qui nous ont été conservés par Stobée. Nulle doctrine systématique pré¬cise d’ailleurs chez ce Bion, qui avait d’abord été l’élève du cynique Cratès, puis, après l’enseignement de Théodore, avait reçu celui de Théophraste . Par la forme littéraire, la diatribe de Bion est le contre pied des ouvrages didactiques des Stoïciens, avec leurs raisonne¬ments squelettes et leur terminologie déroutante. Elle n’est pourtant pas non plus le discours suivi, fait de périodes, à la manière des rhéteurs et des sophistes ; elle a gardé quelque chose de la discussion dont elle est issue (diatribe, chez Platon, désigne le dialogue socratique) ; elle s’adresse directement à l’auditeur qu’elle veut convaincre ou réfuter, par des questions courtes et passées. « Homme, est censée dire la Pauvreté, pourquoi m’attaquer ? T’ai-je privé d’un bien véritable ? De la tempérance ? De la justice ? Du courage ? Manques tu du nécessaire ? Les chemins ne sont ils pas pleins de fèves et les sources pleines d’eau ? » Un interlocuteur fictif prend même parfois la parole pour faire des objections ; tel celui qui se plaint de son sort : « Tu commandes, dit il, et moi j’obéis ; p.368 tu uses de beaucoup de choses, et moi de peu. » Mais à côté de ces passages qui sont comme une discussion stylisée, il y en a d’autres, plus oratoires, où la pensée s’épand en images : il en est qui sont restées célèbres et seront reprises à satiété : « Comme le bon acteur joue bien le rôle que le poète lui assigne, l’homme de bien doit jouer comme il faut celui que lui assigne la Fortune. La Fortune est comme un poète qui donne tantôt un premier rôle et tantôt un rôle secondaire, tantôt celui d’un mendiant », ou encore : « Comme nous quittons une maison, dont le loueur a enlevé la porte et le toit, a bouché le puits, ainsi je quitte ce pauvre corps ; lorsque la nature qui me l’a prêté m’enlève yeux, oreilles, mains et pieds, je ne le supporte pas, mais, comme je quitte un banquet, sans m’irriter, ainsi, je quitte la vie, lorsque l’heure est venue. » Enfin, Bion emploie l’anecdote édifiante, la chrie ou l’apophtegme, qu’il emprunte aux héros du cynisme, Diogène et Socrate en particulier. Tout cela réuni forme ce genre de discours qu’Ératosthène appelait « la philosophie en manteau brodé », parce qu’il est fait de tous les genres, discussion, anecdote, discours. La diatribe est faite de mille variations sur un même thème : la Fortune (Tyché) a distribué aux hommes leurs sorts d’une manière souveraine et incompréhensible pour eux, sans aucune trace de providence ; le bonheur consiste à être satisfait de son sort (αυ̉τάρχεια) et à se plier à toutes les circonstances, comme le navigateur obéit aux vents : sorte de sagesse résignée qui abou¬tit à l’impassibilité, qui renonce à comprendre le secret des choses ou même à admettre qu’elles aient un secret, qui re¬nonce donc à agir sur elles, et qui cherche à s’en rendre tout à fait indépendant grâce à la disposition intérieure de l’âme. C’est l’époque du développement du culte de la déesse Tyché, qui remplaçait tout le panthéon par une sorte de force capri-cieuse et impersonnelle ; Bion avait pu l’apprendre de son maî¬tre péripatéticien Théophraste, qui, avant Straton disait en son Callisthène que tout était régi par le hasard. Vitam regit fortuna p.369 non sapientia, traduit Cicéron  ; et les Stoïciens consacraient à la réfutation de cette pensée désenchantée des traités dont celui de Plutarque Sur la Fortune nous a laissé l’écho ; il y montre comment la vertu maîtresse et caractéristique de l’homme, la prudence, implique que tout n’est pas régi par le hasard et que, si, dans les arts inférieurs, tout le monde admet que la prudence est nécessaire, il faudra l’admettre a fortiori dans les questions plus importantes qui se rapportent au bonheur . Avec une pareille doctrine, si doctrine il y a, la seule méthode est non pas d’apporter des preuves mais de suggérer une atti¬tude ou un état d’esprit ; pour montrer par exemple qu’il ne faut pas se fier au plaisir ni voir en lui une fin, Bion reprendra le thème de Cratès et d’Hégésias : peignant les âges de la vie, il y montrera que les souffrances y dépassent les plaisirs, avec toutes les gênes dans lesquelles vit l’enfant, les soucis qui accablent¬ l’âge mûr, les regrets qui consument la vieillesse et la moitié de la vie passée dans l’inconscience du sommeil . Voulant montrer comment les choses ne peuvent nous atteindre, il fera prendre la parole à la Pauvreté qui développera l’idéal d’une vie frugale saine et heureuse, un repas de figues et d’eau fraîche, un lit de feuilles ; la Richesse montrera en revanche tout ce qu’elle donne à l’homme : « La terre elle même ne produit pas spontanément et sans mon concours ; je donne l’élan à toute chose. » S’agit il de consoler de la mort d’un ami : « Ton ami est mort, c’est qu’il est né aussi. — Oui, mais il ne sera plus. — Il y a dix mille ans il n’était pas non plus, ni à l’époque de la guerre de Troie, ni au temps de tes grands parents . » Cette diatribe, qui concentrait en elle tant de thèmes aupa¬ravant dispersés, eut un succès immense ; elle crée à la philo¬sophie un nouveau style qui la rend attrayante comme un développement de rhéteur ; par l’image de la Tyché, elle se p.370 débarrasse de toute doctrine et devient ainsi populaire. Prête aussi à s’unir à toute doctrine, puisqu’elle prêche en somme la même impassibilité, le même détachement que Stoïciens et Épicuriens ne croient pouvoir acquérir qu’au prix d’une phy¬sique ou d’une théologie, elle donnera naissance à tous ces airs de bravoure de philosophie populaire que l’on trouve chez le poète Horace ou Lucien, ou bien insérés dans un tissu doctrinal comme chez Lucrèce ou chez Philon d’Alexandrie, chez les Stoïciens de l’empire, Musonius, Sénèque et Épictète et jusque chez Plotin ; cette dernière fleur du socratisme n’est elle pas traditionnellement considérée comme le summum de la sagesse antique ?

III. — PYRRHON @ Chez les hommes dont nous venons de parler, nous voyons une attitude morale assez nette et ferme s’accompagnant d’une indifférence à peu près complète envers toute espèce de dogmes. Cela peut nous aider à retrouver la pensée de Pyrrhon d’Élée (365 275), à peu près contemporain de Zénon et d’Épi¬cure ; pensée difficile à atteindre : comme Socrate, il n’a rien écrit ; comme lui, il est le point de départ d’une longue lignée de philosophes, qui, de génération en génération, lui attribuent leurs propres découvertes ; comme lui enfin, il est devenu un héros légendaire. Aussi se demande t on ce qu’il faut lui attri¬buer dans les arguments des sceptiques contre la valeur de la connaissance, et Ve qu’il faut croire des anecdotes par trop démonstrative de son indifférence qu’Antigone de Caryste raconte dans son ouvrage Sur Pyrrhon. Il semble bien qu’il ne faut rien lui attribuer de cette argu¬mentation sceptique technique contre la valeur de la connais¬sance que nous verrons plus tard se développer avec Énésidème et Sextus. Si l’on s’en tient aux données de ses disciples immé¬diats, Nausiphane le Démocritéen, plus tard maître p.371 d’Épicure, et Timon de Phlionte, il excitait l’admiration plutôt par son caractère et sa valeur morale que par sa doctrine. Nausi¬phane conseille d’imiter son genre de vie, mais sans adhérer à ses théories ; Timon, son enthousiaste disciple, le dépeint ainsi dans des vers du Python  ; « Comment, Pyrrhon, as tu trouvé le moyen de te dégager de la vanité des opinions des sophistes et de briser les liens de l’erreur ? Ce n’est pas toi qui t’es soucié de chercher quel air entoure la Grèce, d’où vien¬nent les choses et à quoi elles arrivent. » Il est d’ailleurs uni¬versellement admiré, puisqu’il est nommé grand prêtre par ses concitoyens d’Élée et reçoit à Athènes le droit de cité. Le seul renseignement précis que nous ayons sur son ensei¬gnement est le résumé très clair qu’Aristoclès en a conservé d’après Timon . « Celui qui veut être heureux doit considérer d’abord ce que sont les choses ; en second lieu quelles disposi¬tions nous devons avoir envers elles ; enfin ce qui résultera de cette disposition. Pyrrhon déclare que les choses sont égales et sans différences. instables et indiscernables, et que par consé¬quent nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. Sur le second point, il dit qu’il ne faut avoir nulle croyance, mais rester sans opinions, sans inclinations, et fermes dans ces formules : nulle chose n’est plutôt qu’elle n’est pas ; elle est et elle n’est pas ; ni elle n’est ni elle n’est pas : Sur le troisième point Timon dit que de cette disposition résulteront d’abord le silence (α̉φασία) et ensuite l’ataraxie. » L’école de Pyrrhon est, comme toutes celles de ce temps, une école de bonheur. Son point de départ n’est pas très diffé¬rent des doctrines que nous venons d’analyser ; la plupart des hommes attribuent leur bonheur ou leur malheur aux choses elles mêmes, à la pauvreté ou à la richesse ; or ces choses ne les rendent malheureux que parce qu’ils s’y confient comme à des choses sûres, parce qu’ils ont des croyances. Si l’on montre p.372 à l’homme qu’elles sont fuyantes, instables, passant incessam¬ment l’une dans l’autre, toute foi, toute croyance disparaîtront et avec elles toute affirmation et toute raison de trouble. L’ins¬tabilité dont parle Pyrrhon n’est rien que celle de la fortune. Il n’y a pas trace ici d’une critique de la connaissance, telle que celle que nous allons trouver chez les Académiciens ; comment l’aurait instituée celui que Timon, dans les Silles nous présente comme aussi hostile à la dialectique qu’à la physique  ? Ce n’est pas notre connaissance qui est incri¬minée ; c’est la nature même des choses qui exclut la connais¬sance. Mais la suspension de jugement (ε̉ποχη) qui est la garantie du bonheur trouve une très forte résistance chez les hommes eux mêmes : Pyrrhon partage le pessimisme si fréquent à son époque ; il a le sentiment d’une folie universelle qui agite les hommes et qui fait ressembler la foule, selon un vers d’Homère qu’il admirait, à des feuilles qui tourbillonnent  ; son élève Philon d’Athènes, qui nous donne ce renseignement, nous dit aussi qu’il comparaît les hommes à des guêpes, à des fourmis ou à des oiseaux, insistant sur tout ce qui fait ressortir leur incertitude, leur vanité et leur enfantillage. Il citait souvent ce passage d’Homère : « Meurs toi aussi, ami ; pourquoi te plaindre ? Patrocle est bien mort qui valait mieux que toi. » Et son disciple Timon invectivait, dans les Silles, les « malheu¬reux hommes, objets de honte, semblables à des ventres, tou¬jours disputant et gémissant, outres pleines d’une vaine en¬flure  ». Pyrrhon n’est pas du tout un Socrate qui vit dans la cité et qui aime les hommes ; c’est un solitaire qui les mé¬prise. Il suit de là que la suspension de jugement et l’ataraxie qui la suit comme son ombre ne sont pas obtenues par une simple p.373 vue intellectuelle de l’instabilité des choses ; il y faut un exer¬cice prolongé et une méditation que guident les formules que Timon prête à Pyrrhon, et qui font partie dès maintenant de la tradition sceptique. Le discours est pour lui un pis aller ; « c’est par les actes qu’il faut d’abord combattre contre les choses ». Pyrrhon a dû insister avec force sur ce caractère pratique de sa doctrine. Il s’agissait pour lui, selon une expression d’une énergie rare, de « dépouiller l’homme », et Timon, qui compare son maître à un Dieu, emploie une expression analogue, le « dépouillement des opinions  ». Si Pyrrhon, dans le principe, ne s’écartait pas beaucoup des brillants auteurs de diatribes, l’en voilà maintenant bien diffé¬rent par le sérieux et l’austérité de sa manière. On pressent que la contre partie de sa vision de l’instabilité des choses ne devait pas être, comme pour eux, une vague croyance à une incertaine Tyché, mais la certitude d’une nature très ferme à laquelle se rattache l’assurance du sage ; et en effet au début de son poème Les Images (’Iνδάλμοι), Timon lui prête ces paroles : « Je te dirai ce qui m’apparaît en prenant comme droite règle cette parole de vérité, qu’il existe éternellement une nature du divin et du bien, d’où dérive pour l’homme la vie la plus égale . » Un accent religieux de ce genre a quelque chose d’énigma¬tique ; le dieu que révère Pyrrhon n’est point une providence du monde ni même des hommes comme celui des Stoïciens ; il est seulement comme l’être parfaitement stable devant qui s’évanouissent les aspects divers et fuyants du réel. Y a t il là, comme on l’a pensé, l’écho d’une sagesse lointaine, de cette sagesse hindoue avec laquelle Pyrrhon fut sûrement en contact, puisque, accompagnant Alexandre dans ces voyages, il connut ces ascètes hindous que les Grecs appelaient les gymnosophistes et dut être frappé par l’insensibilité et l’indifférence dont ils faisaient preuve jusque dans les supplices ? On sait d’ailleurs que, à partir de ce temps, les faits et gestes de ces gymnoso¬phistes ont leur place parmi les contes édifiants, dans tout traité de morale populaire, tel que celui de Philon d’Alexandrie Sur la Liberté du Sage. Les disciples de Pyrrhon furent nombreux, et l’un d’eux a résumé ainsi sur son épitaphe le double enseignement tbéo¬rique et pratique qu’il reçut de son maître : « C’est moi Méné¬clès le Pyrrhonien qui trouve toujours d’égale valeur tout ce qu’on dit, et qui ai établi chez les mortels la voie de l’ataraxie. »

IV. — ARISTON @ C’est encore un aspect du même humanisme que l’on trouve chez Ariston de Chio, un dissident du stoïcisme, qui, d’ail¬leurs, avant Zénon, avait eu pour maître l’Académicien Polé¬mon ; se rattachant expressément au Socrate du Phédon et à celui des Mémorables, il délaisse la physique et il méprise les inutiles toiles d’araignée de la dialectique. Son argumentation contre la physique est triple : elle est incertaine, inutile et impie ; incertaine comme le prouvent les dissentiments des physiciens par exemple sur la grandeur de l’univers et sur l’existence du mouvement ; inutile puisque, même connue, elle ne nous donne aucune vertu ; impie puisqu’elle va jusqu’à nier l’existence des dieux, ou à les remplacer par des abstractions comme l’infini ou l’un  : on ne peut imaginer plus grand contraste avec la physique dogmatique des Stoï¬ciens, tout imprégnée de morale et de religion ; c’est pourtant bien la physique stoïcienne qu’il a l’intention de réfuter, et lorsqu’il dit, d’après Cicéron , qu’on ne sait quelle forme ont les dieux, ni même s’ils ont le sentiment ou sont des êtres p.375 animés, il semble bien qu’il vise le feu artiste ou les corps ignés dont les Stoïciens faisaient des dieux. Donc Ariston veut se borner aux choses humaines sans même s’inquiéter de ce qui viendra après la mort. Comme tous les moralistes que nous venons de citer, il prêche le détachement des choses ; et le souverain bien est pour lui l’absence même de cet attachement, l’indifférence (α̉διαφορια) . Il suit avec une logique rigoureuse les conséquences de ce principe, en faisant ressortir par contraste l’inconséquence des Stoïciens. Nous ne connaissons bien sa pensée que sur trois points, et sur ces trois points il se pose en critique du stoïcisme ; c’est sa théorie de l’unité absolue de la vertu, sa conception de l’en¬seignement moral, qui supprime la parénétique, et enfin sa critique de la théorie stoïcienne des préférables. Il n’y a qu’une seule vertu, c’est la science (ε̉πιστήμη) des choses bonnes et mauvaises. Quand on nomme des vertus diverses, tempérance, prudence, courage, justice, on ne parle en réalité que d’une seule et même vertu, mais qui se fait jour en des circonstances différentes, tempérance lorsqu’il s’agit de choisir les biens et d’éviter les maux, prudence lorsqu’il s’agit de faire le bien et de s’abstenir du mal, courage, lorsqu’il s’agit d’oser, justice lorsqu’il s’agit de distribuer à chacun selon son mérite. Mais, à qui possède la vertu, ces quatre espèces de circonstances ne demandent pas chacune une connaissance ou un effort nouveaux. C’est la même vertu qui agit sous des rapports distincts. La vertu est comme la vue qui, selon les circonstances, est vue des choses blanches ou vue des choses noires, tout en restant une et identique. Quel est le sens exact de cette théorie ? Elle est liée, semble t il, d’une manière étroite aux deux autres points indiques . Un heureux hasard a voulu que Sénèque, dans une de p.376 ses Lettres à Lucilius (94) ait indiqué avec détail les raisons pour lesquelles Ariston ne voulait pas de la parénétique, c’est à dire de cette morale indéfiniment fragmentée qui traite successivement des devoirs de l’époux, du père, du magistrat, etc., en donnant en chaque cas des conseils et des prescrip¬tions. On sait quelle place cette sorte de morale pratique a eue dès le début de l’école stoïcienne ; elle sera, plus tard, à certains moments, presque tout le stoïcisme. En elle, Ariston voit d’abord le danger de ce morcellement de la vie morale, danger qui l’avait amené à affirmer l’unité de la vertu ; c’est un travail sans limite, puisque les cas d’espèces sont innombrables ; ce ne peut donc être le fait de la sagesse qui est, par définition, achevée et limitée ; et Ariston voit mal le philosophe entrer dans tous les détails, donner des prescriptions différentes à celui qui se marie, selon qu’il épouse une jeune fille, une veuve, une femme sans dot. Une telle pratique est d’ailleurs inutile ; le disciple qui reçoit les conseils est en effet comme un aveugle dont on guide chaque pas ; ne vaut il pas mieux lui ouvrir les yeux pour qu’il puisse se guider lui-même ? Or c’est préci¬sément le rôle des principes philosophiques. Les conseils au reste ne pourraient avoir d’action efficace que grâce à ces principes qui les rendent précisément inutiles ; car un conseil ne sera écouté que si l’on en donne la raison ; or cette raison est dans un principe philosophique général, tel que celui de la justice ; dès que l’on est imbu de ce principe général, le conseil devient inutile. La pensée d’Ariston met en présence deux manières très différentes de concevoir la pédagogie morale : sa critique part de ce principe, que les conseils, ne concernant que la manière d’agir, sont incapables de transformer l’âme et de la libérer du mal et des opinions fausses ; pareil effet ne peut être obtenu que par des principes philosophiques agissant pour ainsi dire d’un coup. D’une part une morale qui vise à guider la conduite, d’autre part une morale qui veut modifier la disposition p.377 intérieure ; il est clair que c’est de ce côté que vont non seulement la morale d’Ariston, mais toutes celles que nous venons d’exa¬miner : par plus qu’Ariston, Bion ou Pyrrhon ne donnent de conseils pratiques ; on ne voit plus chez eux de morale pareille à celle d’Aristote qui décrivait dans leur détail les diverses manières de vivre des hommes. Mais les Stoïciens avaient essayé de concilier les deux méthodes, et ils avaient laissé la parénétique à côté de la science des principes. Ariston se montre plus intransigeant. Il faut bien voir la contre partie de cette intransigeance en même temps que les raisons profondes de l’opportunisme des Stoïciens. Ce soin exclusif des choses de l’âme, qui n’est pas équilibré par des règles d’action précises, n’est en effet qu’une des formes de son adiaphorie ; ces règles d’action, les Stoïciens n’ont su les trouver qu’en justifiant l’attachement de l’homme pour les objets naturels de ses inclinations : lui-même, corps et âme, et les milieux dont il fait partie, famille, cité ou groupe¬ment d’amis. C’est la théorie des préférables, et c’est sur elle qu’est fondée toute la parénétique ; le conseil ne fait que formuler le parti le plus conforme aux inclinations naturelles. Or Ariston rejette l’idée des préférables, c’est à dire l’idée que, s’il ne s’agit pas de bien ou de mal, une chose puisse être pré¬férée à une autre, la santé à la maladie, ou l’aisance à la pau¬vreté. Il est en cela d’accord avec les sermonnaires des diatribes, et, à lui aussi, on attribue la fameuse comparaison du sage avec le bon acteur jouant comme lui le rôle qui lui est échu par le sort. Le sage doit se plier aux circonstances, mais il n’a aucun motif pour choisir une action plutôt qu’une autre. Il semble d’ailleurs que l’argumentation d’Ariston contre les préférables, que nous a conservée Sextus , soit une sorte d’argumentation ad hominem contre les Stoïciens. On se rappelle en effet que, pour eux, les choses conformes à la nature, santé, richesses, etc.. p.378 ne sont préférables que sous condition et que, d’après Chrysippe, le sage peut choisir la maladie, s’il sait que la maladie entre dans la trame des événements de l’univers. Or, Ariston prétend réfuter le Stoïciens en leur montrant qu’il y a telle occasion où le sage doit choisir la maladie, si par exemple on imagine un cas où la maladie nous délivre de la sujétion d’un tyran. Et il n’a fait, semble t il, que généraliser cette remarque, en admettant que, dans tous les cas, le prétendu préférable n’est choisi ou évité par le sage que selon l’occasion. Remarquons que cette attitude est le résultat nécessaire de l’absence de toute physique chez Ariston ; il n’y a pas trace en effet chez lui d’une théorie des inclinations naturelles, qui seule pourrait justifier la théorie des préférables ; et la théorie des inclina¬tions, il est aisé de le voir, dépend elle même d’une vue d’ensemble de la nature. Ce n’est point par une règle transcendante, mais par une sorte de dessein immanent à la nature que les Stoïciens peuvent faire concevoir la valeur de certaines incli¬nations. Cette base disparue, tout le reste s’écroule, les préfé¬rables, les règles d’action, les devoirs. Le sage ne vise qu’à atteindre l’indifférence. Or cette conséquence mène, comme chez Pyrrhon (dont nos sources rapprochent la plupart du temps Ariston), à l’inaction complète, à moins d’une hypothèse, qu’il semble bien qu’Aris¬ton ait faite : cette hypothèse, c’est celle d’une certaine faculté qu’a le sage de se donner arbitrairement des motifs d’action, sans autre raison que sa propre volonté. C’est, semble t il, cette théorie que Chrysippe a en vue, lorsqu’il parle de phi¬losophes qui, voulant affranchir notre volonté de la contrainte des causes extérieures, prête à l’homme « une certaine impulsion (ε̉πελευστικήν κίνησιν), qui est manifeste dans le cas des choses indifférentes, lorsque, de deux partis égaux et semblables, il est nécessaire d’en choisir un, sans que nul motif mène à l’un plus qu’à l’autre puisqu’ils ne présentent pas de différences . » p.379 Ainsi, à moins d’accepter la physique au sens large du mot, c’est à dire à moins de chercher dans la nature l’origine, la justification et la mesure de nos tendances, comme le font Épicure et les Stoïciens, on est conduit soit à la totale inaction, par absence de motifs, soit à la liberté d’indifférence.

V. — LA NOUVELLE ACADÉMIE AU IIIe SIÈCLE : ARCÉSILAS @ La chaîne d’or des scholarques de l’Académie, après Xéno¬crate, Polémon et Cratès, se continue par Arcésilas de Pitane (en Éolide) qui dirigea l’école depuis 268 jusqu’en 241, année où il mourut âgé de soixante quinze ans. De lui part une im¬pulsion nouvelle ; le courant, d’idées dont il est l’auteur restera vivant jusque vers le milieu du Ier siècle avant notre ère, époque où nous le verrons se transformer et s’éteindre : c’est l’époque de la nouvelle Académie. Elle se marque avant tout par une réaction très vive contre les nouveaux dogmatismes, contre ces conceptions d’ensemble de l’univers qui se donnent comme la condition de la sagesse, contre les prétendues certitudes dont ils sont issus. L’Académi¬cien n’est pas, comme ceux dont nous venons de parler, un homme qui se retranche dans une solitude dédaigneuse et dans l’indifférence ; c’est un combatif ; il attaque et pourchasse l’adversaire ; loin de laisser tomber la dialectique, c’est d’elle qu’il se sert pour renverser le dogmatisme. Pour bien comprendre leur doctrine, il nous faudrait mieux savoir à quel point le milieu de l’Académie, avec ses traditions restait différent des nouvelles écoles dogmatiques ; lorsque le jeune Arcésilas, après avoir suivi, frais débarqué à Athènes, les cours de Théophraste, entra en contact avec Cratès et Polé¬mon, il crut, nous dit il, voir « ces êtres divins, le reste de cette ancienne humanité faite d’une race d’or ». Aussi la lutte entre Arcésilas et Zénon est elle une lutte entre deux esprits différents. p.380 Du côté d’Arcésilas, c’est l’esprit de la culture sophistique et humaine ; instruit en mathématiques et en musique, faisant d’Homère sa lecture quotidienne, familier avec Pindare, il acquit, grâce à ses heureux dons et à cette éducation, une faci¬lité de parole et un art de persuader qui lui attirèrent une grande foule d’élèves  ; rien du style lourd et encombré de mots techniques des Stoïciens ; rien non plus de leur gravité un peu pesante : Arcésilas est un moqueur acerbe et redouté. Leur conception de l’enseignement devait être fort différente : les Stoïciens sont d’infatigables polygraphes qui fixent leur dogme en formules écrites ; Arcésilas est un infatigable jou¬teur qui accommode de mille façons la discussion à l’occasion qui s’offre, un improvisateur ; aussi devait il mettre la parole vivante au dessus de l’écrit muet, et il n’a rien écrit, pas plus que Socrate ou Pyrrhon. D’autre part, au point de vue poli¬tique, son attitude est tout autre que celle des grands Stoï-ciens ; s’il s’abstient, comme eux, de politique active dans la cité, il ne montre pas le même empressement auprès des pou¬voirs naissants : personnage considérable dans la ville par sa fortune personnelle comme par son enseignement, il se dérobe aux avances que lui fait le protecteur des Stoïciens, Antigone Gonatas ; il n’a de relations personnelles qu’avec Eumène. roi de Pergame : on ne voit nulle trace chez lui du cosmopo¬litisme stoïcien. Ces circonstances peuvent servir à comprendre les résis¬tances que trouva chez lui la prétention affichée des Stoïciens à la certitude, prétention qui tranche tellement sur l’ordi¬naire modestie des philosophes grecs ; c’est, en lui, tout l’esprit critique et analyste des Grecs qui se révolte contre la synthèse définitive que voudraient imposer les Stoïciens. Non seulement Arcésilas leur oppose le dicton de Socrate (la seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien), mais il retrouve chez tous les p.381 philosophes la même hostilité au dogmatisme, chez Empé¬docle, Anaxagore, Démocrite, Héraclite, Xénophane, Parmé¬nide et Platon ; ce sont bien là aussi les ancêtres que lui trouve l’Épicurien Colotès, comme on l’a vu plus haut ; ses adver¬saires et lui sont d’accord pour dégager dans la pensée grecque une tradition antidogmatique . « Par devant Platon, par derrière Pyrrhon, au milieu Dio¬dore », tel est le portrait composite qu’Ariston donne d’Arcé¬silas. Sa manière est la manière libre et enjouée de Platon ; sa conclusion est celle de Pyrrhon, c’est que le sage doit sus¬pendre son jugement ; mais sa méthode est celle de Diodore le Mégarique, c’est la dialectique. Le résumé très précis que Sex¬tus a conservé de sa discussion sur la théorie de la certitude de Zénon nous montre en effet l’emploi de la dialectique au sens le plus précis du mot . Arcésilas n’introduit aucune affir¬mation et se sert uniquement de celles qui sont posées par ses adversaires. C’est, insistons y bien, en se plaçant dans l’hypo¬thèse des Stoïciens qu’il les réfute. Les Stoïciens distinguent entre la science, compréhension inébranlable, qui n’appartient qu’au sage, et l’opinion, assen¬timent faible appartenant au méchant et dont le sage est tout à fait exempt. Entre la science et l’opinion se trouve la com¬préhension ou perception, assentiment à une représentation compréhensive ; cette perception, qui est certaine, appar¬tiendrait à la fois au sage ou au méchant. Or d’après les Stoï¬ciens eux mêmes, cette compréhension ou perception est impos¬sible ; car ou bien elle appartiendra au sage et elle sera science ; ou bien elle appartiendra au méchant, et alors elle sera opi¬nion, puisque le méchant doit toujours se tromper. D’autre part leur définition de la perception est en contradiction avec leur définition de l’assentiment ; car ils définissent la percep¬tion, l’assentiment à une représentation : or ils disent qu’on ne p.382 peut donner son assentiment qu’à un discours et à un jugement. Enfin, leur définition de la représentation compréhensive : une représentation vraie telle qu’elle ne peut devenir fausse, est en contradiction avec de nombreux faits que les Stoïciens sont les premiers à reconnaître et à exposer en détail, et d’où il résulte qu’il n’y a nulle représentation prétendue vraie à la¬quelle une représentation reconnue fausse ne soit tellement semblable qu’on ne peut les distinguer. C’est sur ce dernier point que se donne carrière l’argumentation sceptique, qui se transmettra à peu près invariable jusqu’à la première Médita¬tion de Descartes ; nous en connaissons le détail (qui, sans doute, ne remonte pas entièrement à Arcésilas), par Cicéron et saint Augustin  ; les erreurs des sens, les songes, l’ivresse, la folie engendrent des représentations fausses indiscernables des vraies, pour celui qui les éprouve ; même dans l’état normal, on est forcé d’admettre qu’il y a des représentations indiscernables entre elles, comme par exemple celle de deux œufs ; et c’était une plaisanterie habituelle, pour prouver au sage que, lui aussi, il opinait, de l’amener à confondre deux frères jumeaux . Enfin le sorite ou argument du tas est destiné à montrer qu’il y a des séries de représentations d’un même objet, telles que nous ne puissions indiquer précisément la limite à partir de laquelle une représentation n’est plus compréhensive  ; combien de grains faut il ajouter à un grain de blé pour que ces grains forment un tas ? Dans cet exemple familier Arcésilas semble avoir voulu montrer la continuité parfaite qu’il y a entre la vérité et l’erreur. Concluons donc que le sage stoïcien est forcé d’admettre ou bien qu’il aura des opinions, ou bien qu’il suspendra son juge¬ment. Comme l’on n’admet pas la première alternative, comme l’erreur, la légèreté, la témérité sont étrangères au sage, il ne reste que la seconde. p.383 On sait les conséquences que Pyrrhon tirait de cette absten¬tion ; c’est l’inactivité complète, dont Ariston ne pouvait sortir que par l’arbitraire. Or cette conséquence forme le fond d’une objection que l’on fit de bonne heure (comme on le voit par l’exemple de Colotès) à Arcésilas ; la vie pratique devient im¬possible selon ces principes. Arcésilas, qui n’est ni un contem¬platif ni un solitaire, répugne à cette conséquence, le bonheur n’existe que grâce à la prudence, et la prudence consiste en des actions droites. Sans doute, d’après Sextus, la fin est pour lui la suspension de jugement ; mais rien n’indique qu’il en fasse la raison positive du bonheur . Il y a donc un critère ou une règle (κανών) des actions volontaires, bien qu’il n’y ait pas de critère de la vérité. On sait combien ces deux critères sont insé¬parables pour le dogmatisme, dont cette liaison constitue l’essence même ; c’est que, chez cet être raisonnable qu’est l’homme, l’inclination et par conséquent l’action ne peuvent exister, si l’intelligence n’y donne pas son assentiment. Arcésilas paraît bien avoir admis au contraire que l’homme peut accomplir des actions sans donner son assentiment ; l’action habituelle est une action de ce genre, et l’on sait combien les sophistes avaient insisté sur le rôle de la coutume. Mais Arcésilas ne s’en tient pas là ; il cherche un critère plus précis en ce qu’il appelle le raisonnable (εύλογον) ; « l’action droite, dit il, sera celle qui, une fois faite, pourra se défendre par son caractère rai¬sonnable. » Quel est le sens exact de ce mystérieux critère de l’action ? Il ne s’agit, bien entendu, pas de vraisemblance, puisqu’il a été démontré une fois pour toutes que les représen¬tations sont toutes d’égale valeur. Il est à remarquer d’autre part que la définition de l’action droite (celle du sage) est mot pour mot celle que les Stoïciens donnent de l’action convenable, c’est à dire de celle que le méchant lui-même peut accomplir en suivant ses inclinations naturelles ; ils y emploient le mot p.384 εύλογον que Cicéron rend par probabilis . N’est il pas vrai¬semblable qu’Arcésilas, suivant en cela la tradition des maîtres de l’Académie, et surtout de Polémon, a voulu prendre pour critère les inclinations naturelles, auxquelles il est raisonnable de céder ? Nous ne connaissons bien qu’un aspect de l’enseignement d’Arcésilas ; mais il reste bien des traces de l’examen critique des autres dogmes des Stoïciens, comme par exemple la consé¬quence absurde qu’il tirait de leur théorie du mélange total . D’autre part, certains textes nous le montrent disposé à ad¬mettre la théorie des choses indifférentes ; il soutenait avec eux l’indifférence à la douleur et à la mort : « La mort n’est un mal que dans l’opinion ; quand elle est là, elle ne fait aucun mal ; elle ne fait du mal qu’absente et attendue; C’est sans doute aussi pour montrer que la pauvreté n’était en soi ni bonne ni mauvaise qu’il faisait voir qu’elle apparaissait tantôt comme un mal tantôt comme un bien . Cet enseignement devait faire, selon la tradition sophistique, une très grande part à la virtuosité ; il critiquait toute thèse, quelle qu’elle fût, et avait coutume en chaque sujet de soutenir le pour et le contre, non pas pour démontrer la fausseté d’une thèse, mais pour montrer la nécessité de chercher plus avant. Mais la forme litté-raire qui avait son agrément était le dialogue ; d’après Cicéron, il fut le premier à reprendre la tradition du dialogue philosophique qui, par Carnéade, persiste jusqu’à Cicéron lui-même pour être reprise ensuite par Plutarque. C’est la forme la plus contraire qui soit au nouvel enseignement dogmatique, et elle suffirait pour indiquer la radicale opposition d’esprit aux enseignements régnants . Dans ces conditions, il n’y a aucune raison de croire p.385 qu’Arcésilas réservait à ses disciples un enseignement dogmatique secret, qu’il ne donnait qu’aux mieux doués, et qu’il cachait au public, « par crainte, dit Dioclès de Cnide, des Théodoriens et de Bion le sophiste. » Le renseignement tendancieux de ce Dioclès, qui est peut être un de ses contemporains, a été repro¬duit à satiété par des auteurs très postérieurs, Cicéron, Sextus, saint Augustin qui, sans doute. se seraient plu à voir l’ensei¬gnement platonicien maintenu sans défaillance à l’Académie .

VI. — LA NOUVELLE ACADÉMIE AU IIe SIÈCLE : CARNÉADE @ Tous les philosophes dont nous avons parlé jusqu’ici appartiennent au IIIe siècle ; le IIe siècle où eurent lieu tant d’évé¬nements importants pour l’histoire de l’Occident, la conquête romaine, conquête de la Macédoine (168), conquête de la Grèce (146), conquête de l’Asie Mineure (132) ne voit pas naître de philosophes originaux, hors Carnéade de Cyrène, qui, après le scholarchat de Lacydes (d. 241) et après une période obs¬cure où l’école ne fut dirigée que par le collège des anciens , prit avant 156 la direction de l’Académie qu’il garda jusqu’à sa mort en 129. Son nom est inséparable de celui de Clitomaque de Carthage qui dirigea l’école après lui jusqu’en 110. En effet Carnéade n’a rien écrit, et c’est Clitomaque qui se fit le pro¬phète de sa philosophie ; c’est à lui que Cicéron a emprunté l’exposé qu’il nous donne de sa théorie de la connaissance. Nous ne connaissons de la vie de Carnéade qu’un événement resté célèbre : le sénat romain, devenu l’arbitre des cités grecques, avait condamné Athènes à une amende de cinq cents talents pour la dévastation de la ville d’Orope. Le peuple athénien envoya au sénat pour défendre sa cause trois ambassadeurs choisis chacun dans une des trois écoles philosophiques : p.386 Diogène le Stoïcien, Critolaüs le Péripatéticien, et enfin Carnéade l’Académicien : ils allaient à Rome, comme, un siècle avant, tant de leurs prédécesseurs étaient allés chez les diadoques ; ils y firent sensation par les discussions qu’ils donnèrent en public, Carnéade par son éloquence fougueuse, Critolaüs par ses phrases arrondies et sentencieuses, Diogène par sa manière sobre et modérée (156). D’après une classification donnée par Sextus, Arcésilas et Lacyde formeraient la seconde Académie, Carnéade et Clito¬maque la troisième  ; cette division rend en tout cas justice à l’originalité de Carnéade, qui est un des penseurs les plus profonds et les plus subtils de l’époque hellénistique. Une autre circonstance rend sa pensée d’accès difficile : Carnéade n’a rien écrit, et c’est seulement par l’intermédiaire de ses disciples que nous arrivons jusqu’à lui. Ajoutons que les écrits de ces dis¬ciples ont péri, et que nous ne les connaissons que par les emprunts qu’y ont faits Sextus Empiricus et Cicéron dans ses deux traités intitulés Premiers et Seconds Académiques ; ces traités eux mêmes ne nous sont parvenus que d’une manière incomplète, et notamment la partie ou Cicéron exposait pour elle même la théorie de la connaissance de Carnéade a disparu. Or, sur un point capital de cette théorie, il y a divergence expresse entre deux interprétations de sa pensée : Carnéade a t il ou non abandonné la suspension du jugement comme idéal de la sagesse ? Un seul témoin, mais d’importance, dit qu’il est resté fidèle à la pensée d’Arcésilas ; c’est son disciple et succes¬seur Clitomaque ; d’après l’exposé qu’en donne Cicéron à par¬tir du chapitre 31 des Premiers Académiques, après avoir indiqué que, d’après Carnéade, bien des choses paraissent vraies au sage, ¬il ajoute : « Et pourtant le sage n’y donne pas son assentiment, parce qu’il peut toujours exister une chose fausse pareille à cette chose vraie. » Tout au contraire, un autre disciple de p.387 Carnéade, Métrodore, suivi par les scholarques académiciens qui ont succédé à Clitomaque, Philon et Antiochus , témoigne non sans vivacité que Carnéade a été mal compris et qu’il a abandonné l’intransigeance d’Arcésilas, qui rendait la vie impossible ; la même interprétation, sans indication de source, se retrouve dans les exposés. de Sextus et du néopla-tonicien Numénius . Malgré l’abondance des témoins, nous avons une raison importante de nous méfier de cette seconde interprétation ; nous verrons, en effet, comment l’Académie après Clitomaque, a évolué d’une manière inattendue vers le dogmatisme stoïcien : ses chefs avaient le plus grand désir de montrer qu’ils avaient le grand Carnéade pour eux, et ils ont pu altérer sa pensée. Il ne faut pas se dissimuler pourtant que, à qui accepte l’interprétation de Clitomaque, les thèses de Carnéade sur la connaissance deviennent d’une interprétation moins facile. Il y a d’abord une partie de ces thèses qu’il soutient en commun avec Arcésilas et celle ci ne souffre pas de difficulté ; la critique des affirmations dérivant des sens ou de la coutume, celle de la raison n’ont peut être contenu rien de bien original. L’argument de la non différence (α̉παραλλαξια) entre les repré¬sentations considérées comme vraies et celles qui sont consi¬dérées comme fausses, l’argument tiré du changement perpétuel des apparences, qui interdit d’attribuer d’une manière fixe une couleur, ou une forme à un objet, l’argument du sorite ou du menteur, les preuves tirées de la diversité des coutumes, tout cela est déjà, au IIe siècle, de la « viande remâchée  ». Mais nous voulons parler du critère positif, que Carnéade a juxtaposé à sa critique. Ce critère, qu’il appelle le vraisemblable ou persuasif (πίθανον) a pour fonction, non seulement de guider la pratique de la vie, comme le raisonnable d’Arcésilas, p.388 mais, ce qui est tout nouveau, de nous donner une règle de discussion dans la recherche des êtres et de nous faire approcher de la vérité : critère non seulement pratique mais théorique . Or, si le vraisemblable est pour lui un critère théorique, il justifie une affirmation concernant la réalité ; et si, par hypo¬thèse, cette affirmation ne peut être certaine, elle est une opinion ; il semble donc que user de ce critère, c’est adhérer à une opi¬nion incertaine, et, dans ce cas, les adversaires de Clitomaque auraient raison. Voyons donc de plus près la nature de ce critère ; d’après l’exposé de Sextus , la réforme de Carnéade consiste essen¬tiellement à chercher le critère non dans le rapport de la représentation à l’objet, mais dans le rapport de la représenta¬tion au sujet. Sous le premier rapport, notre représentation est effectivement vraie ou fausse, mais nous n’en pouvons rien savoir, puisqu’un terme du rapport nous manque ; sous le second rapport, il en est qui nous paraissent vraies et d’autres ne nous paraissent pas vraies. Considérant les premières, nous pouvons chercher pourquoi elles ont cette force persuasive ; or nous nous apercevons que cette force a des degrés et varie selon les circonstances ; si un objet est petit ou à une grande distance, si notre vue est faible, cette force est petite ; dans les cas contraires, les représentations paraissent vraies avec assez de force et elles peuvent nous servir de critère. Une expérience prolongée nous montrera que même celles ci peuvent, en des cas fort rares, être fausses ; qu’il nous suffise qu’elles soient vraies en général, car « c’est sur la généralité que sont réglés nos jugements et nos actions ». Voilà un langage tout nouveau ; il ne s’agit plus d’opposer en bloc la certitude absolue à l’incertitude, mais de se tenir dans l’entre deux et de déterminer toutes les nuances que comportent les intermédiaires : c’est le probabilisme de p.389 Carnéade, si distinct des négations tranchées d’Arcésilas. Comme Sextus le répète deux fois, le critère de Carnéade « a une largeur  », c’est à dire qu’il contient des degrés en plus et en moins. Dès lors le problème de l’assentiment se déplace ; s’il s’agit, comme le veulent les Stoïciens, d’avoir une représentation qui permette de saisir l’objet lui-même, le sage suspendra toujours son jugement, et l’on ne peut dire qu’il opinera, c’est à dire qu’il croira faussement saisir un objet ; mais s’il s’agit non pas d’atteindre l’objet, mais de comparer les représentations entre elles par leurs caractères internes, on pourra avoir, comme le dit Carnéade exposé par Clito¬maque , un fort penchant à obéir à ces représentations ; sans pourtant croire saisir directement par elles une réalité. On change d’opinion et l’on arrive d’une opinion moins probable à une opinion plus probable non pas en percevant une réalité, qu’on ne saisissait pas d’abord, mais en se représentant d’une façon précise et détaillée ce qu’on ne se représentait d’abord que d’une manière confuse ; en voyant par exemple qu’une corde roulée que l’on prenait dans la demi-obscurité pour un serpent, ne bouge pas, qu’elle n’a pas la couleur d’un serpent ; la représentation ainsi parcourue dans ses détails (διεξωδευμένη) nous donne plus de sécurité. Cette sécurité augmente encore, lorsque cette représentation n’est pas entravée (α̉περισπαστος) par une autre représentation ; ainsi la représen¬tation qu’Admète a d’Alceste, lorsque Hercule la ramène des enfers, peut être aussi précise qu’on voudra ; Admète n’y croit pas parce qu’il sait qu’Alceste est morte . En un mot ce que Carnéade substitue à une prétendue perception directe des objets, c’est un examen critique des représentations, qui repose sur ce fait, si peu remarqué jusque là, qu’« une représentation p.390 n’est jamais solitaire, mais que les représentations sont sus¬pendues l’une à l’autre à la manière des chaînons d’une chaîne ». Une sorte de méthode d’analyse et de synthèse est substituée à la prétendue vision directe de l’évidence. Carnéade ne s’attaque pas seulement à la théorie stoïcienne de la certitude, mais aussi à la physique de l’école ; il ne pouvait supporter ce dogmatisme qui prétend connaître le secret des choses ; la théologie de l’école, avec ses théories de la divination et du destin, fait surtout l’objet de ces critiques. Ces critiques elles mêmes sont du type dialectique, c’est en tirant correc¬tement les conséquences des opinions admises par les Stoïciens qu’il en fait sentir l’absurdité. Par exemple sa critique de la notion des dieux : les dieu sont, pour les Stoïciens, des êtres animés, bienheureux et d’une vertu parfaite. Considérons chacun de ces points : un être vivant a des sensations, et un être aussi parfait qu’un dieu a au moins autant de sensations que les hommes ; donc il possède le goût, avec le goût, des sensations du doux et de l’amer, avec ces sen-sations, des états agréables ou pénibles ; s’il a des états de ce genre, il est susceptible de changement, donc corruptible ; ce n’est pas un dieu. Il en est de même de toutes les sensations. La sensation en général n’est elle pas d’ailleurs un changement par altération ? or tout être qui subit une altération est corrup¬tible et ne peut être un dieu. Dieu, disent les Stoïciens, est un être parfaitement vertueux, or, d’après eux, qui a une vertu les a toutes ; il faut donc attribuer aux dieux la continence, et avec elle la résistance au mal ; Dieu ressentant le mal, est capable de changement, donc de corruption ; ce n’est pas un dieu. On pourrait en dire autant de toutes les vertus. On trouve également trace d’une autre sorte d’argumentation qui s’adresse moins directement aux Stoïciens. Carnéade demande au dogmatique si Dieu est fini ou infini, s’il est un incorporel ou un corps, s’il a la voix ou s’il en est privé ; et il prouve successivement l’impossibilité de chacune des deux p.391 alternatives. Dieu ne peut être ni infini, car il serait immobile et sans âme, ni fini, car il ferait partie d’un tout plus grand qui le dominerait. Il ne peut être ni un incorporel, car l’incorporel (au sens stoïcien du mot, c’est à dire le temps ou le lieu) ne peut agir, ni un corps, car tout corps est corruptible. Il ne peut être ni privé de voix, ce qui contredirait la notion commune qu’on en a, ni doué de voix, puisqu’il n’y a pas de raison de lui donner un langage plutôt qu’un autre. Cette critique de la théologie est d’importance ; la notion de dieu est, par elle, rejetée dans un impénétrable mystère ; si Dieu possède la vie, la pensée, la vertu, la parole, ce ne peut être au sens humain de ces mots. Carnéade prépare indirectement le retour à une théologie platonicienne moins anthropomor¬phique que celle des Stoïciens . Sa critique de la divination est aussi toute dialectique. Ou bien l’événement prédit est fortuit, et alors comment le prévoir ? Ou bien il est nécessaire, et alors il est objet de science et non plus de divination ; de plus la divination qui le fait con¬naître ne peut servir à nous en garantir s’il est un mal ; elle est donc nuisible. Pour saisir la véritable portée de cette cri¬tique, il faut connaître les sentiments dans lesquels plus tard Épictète recommande d’aborder les devins, non pas avec le désir de servir nos intérêts temporels, mais avec une parfaite confiance en la bonté divine. Là encore, la critique de Carnéade suggère un sentiment religieux plus raffiné . Cicéron, en son traité Sur le Destin nous rapporte enfin la critique de Carnéade sur la thèse de Chrysippe qui prétendait allier le destin et la liberté ; il n’a pas de peine à montrer que, malgré les efforts de Chrysippe, il suit de l’affirmation du destin que rien n’est en notre pouvoir. En revanche il conteste la nécessité de la liaison que Chrysippe a établie entre l’affirmation du destin et le principe de causalité. De ce que rien n’arrive p.392 sans cause, il ne suit pas que tout arrive par le destin, c’est à-dire par une trame de causes liées l’une à l’autre ; il peut y avoir des causes indépendantes qui s’insèrent du dehors dans la trame des choses, et la volonté libre de l’homme peut être une de ces causes. La portée de cette critique est au fond la même que celle des précédentes ; elle suggère qu’il existe un ordre de choses qui échappe à la compétence du physicien. Carnéade, pas plus qu’Arcésilas, n’est, comme Pyrrhon, un désespéré ; mais ils ont le sentiment d’un univers plus profond et plus complexe que celui que prétendait atteindre d’un coup le ratio¬nalisme stoïcien. Carnéade enfin prépare aussi le développement de la morale, en montrant que la théorie stoïcienne des préférables aboutit à des conséquences très voisines des thèses que Platoniciens et Péripatéticiens s’accordent à admettre ; car leur principe de choix entre les actions est le même . Le rôle de Clitomaque fut surtout de maintenir dans sa pureté la pensée de Carnéade. Stobée a conservé de lui quelques phrases où s’expriment d’une manière frappante l’incertitude des choses humaines et la part prépondérante que la Fortune a dans les affaires humaines. Cicéron lui fait exprimer avec force la thèse que nous avons considérée comme celle de Carnéade : nous pouvons suivre ce qui nous paraît, et même approuver les représentations qui ne sont entravées par aucun obstacle, pourvu que ce soit sans assentiment . Sa critique de la rhétorique, que Sextus nous fait con¬naître, jette un jour curieux sur un débat qui commençait à poindre, et qui va se continuer pendant les siècles suivants : c’est le débat entre la rhétorique et la philosophie comme moyens de haute culture. Ce débat n’avait aucun sens dans un mode d’exposer tel que celui des Stoïciens, qui ne rivalisait d’aucune p.393 manière avec la rhétorique. Au contraire les Académiciens sont des orateurs ; des élèves des rhéteurs quittaient leur maître pour aller entendre Carnéade , et Clitomaque prend l’offensive contre eux en déniant à la rhétorique le droit d’exis¬ter comme un art de pure forme indépendant de la philoso¬phie. Dès l’époque de Carnéade, d’ailleurs, son contemporain péripatéticien, Critolaüs, critiquait la définition stoïcienne de la rhétorique, l’art de bien dire, qu’il trouvait trop formelle et lui opposait la rhétorique comme art de persuader. On pres¬sent la place que la rhétorique doit prendre comme organe natu¬rel des doctrines complexes et nuancées que nous avons expo¬sées dans ce chapitre. Le mode d’exposition de la philosophie change d’ailleurs sous ces influences, à partir de la fin du IIe siècle, et nous allons voir les Stoïciens eux mêmes être les premiers à s’humaniser.


Bibliographie

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CHAPITRE V LES COURANTS D’IDÉES AU Ier SIÈCLE AVANT NOTRE ÈRE

I. — LE MOYEN STOÏCISME : PANÉTIUS @ p.394 Les scholarques qui succédèrent à Chrysippe au courant du IIe siècle jusqu’à Panétius, de 204 à 129, nous font déjà assis¬ter à un certain changement de la pensée stoïcienne et comme à une détente du dogmatisme. Sextus dit, sans d’ailleurs préciser davantage, que les nouveaux Stoïciens admettent comme critère non plus la représentation compréhensive toute seule, mais la re¬présentation compréhensive qui n’a pas d’obstacles ; et ils em¬pruntent aux Académiciens eux mêmes des exemples de repré¬sentations compréhensives, qui pourtant n’emportent pas la croyance, telles que celle qu’Admète avait d’Alceste quand elle fut ramenée des enfers. C’était admettre que ce qui fait la certi¬tude, c’est moins la représentation elle même que son rapport à l’ensemble dont elle fait partie. Ils luttent sans doute contre Carnéade, et l’on connaît l’argument ad hominem que lui adres¬sait Antipater de Tarse : Carnéade devait admettre qu’il aper¬cevait au moins une chose, à savoir que rien ne peut être perçu . Pourtant on voit tomber des traits essentiels de la concep¬tion du monde, notamment la thèse de la conflagration uni¬verselle : Zénon de Tarse et Diogène de Babylone (qui l’avait d’abord acceptée) n’osent la nier, mais ils suspendent leur p.395 jugement. Boéthus de Sidon, en revanche, emploie contre elle toute une série d’arguments qui nous ont été conservés par Philon d’Alexandrie . Le fond de ces arguments, c’est que le carac¬tère divin et parfait du monde n’est pas compatible avec sa corruptibilité. En de beaux vers, Lucrèce (V, 1215) montre l’homme contemplant les étoiles et se demandant si, « capables grâce aux dieux de se conserver éternellement, elles pourront, dans leur course sans fin à travers les âges, mépriser les puis¬santes attaques d’une durée sans bornes. » Le sentiment que le monde est créé et doit disparaître, loin d’être pour l’Hellène une preuve de la puissance de Dieu, est au contraire un signe de son impuissance. C’est bien l’idée de Boéthus : la corruption du monde n’aurait pas de cause, puisqu’elle ne peut venir ni de l’extérieur, c’est à dire du néant, ni de l’intérieur du monde qui ne contient aucun principe de maladie (c’est là l’enseigne¬ment du Timée) ; de plus le monde ne se détruit ni par division, puisqu’il ne résulte pas d’un assemblage d’atomes, ni par alté¬ration de la qualité, puisque les stoïciens admettent, on l’a vu, que son individualité ou qualité propre reste, après la conflagration, la même qu’avant, ni par confusion ; elle est donc impossible. Enfin, et c’est l’argument suprême, ea dieu, pendant toute la durée qui suit la conflagration, reste inactif ; or un dieu inactif est un dieu mort. Boéthus revient, on le voit, à une tradition théologique plus ancienne que le stoïcisme et qui s’imposera de plus en plus aux tenants de l’hellénisme. La morale aussi se modifie. La formule de la fin que donne Diogène de Babylone : « User de raison dans le choix des choses conformes à la nature et le rejet de choses contraire », ou bien celle d’Antipater : « vivre en choisissant ce qui est conforme à la nature et en rejetant ce qui est contraire », insistent avec beau¬coup de force sur la nécessité et les raisons d’un choix, évidem¬ment contre l’indifférentisme d’Ariston. Dans la curieuse p.396 discussion entre Diogène et Antipater sur un cas de conscience , (un commerçant amène à Rhodes pendant une famine une cargaison de blé ; supposé qu’ils sachent que d’autres vaisseaux vont arriver, doit il le cacher pour vendre son blé plus cher ?), Diogène soutient qu’il n’a rien à dire puisqu’il ne violera ainsi aucune loi établie ; Antipater soutient que son devoir est de le dire, notre instinct social nous induisant à faire tout ce qui est utile aux hommes : opposition entre une sorte de pharisaïsme découlant assez naturellement de la notion des fonctions dans l’ancien stoïcisme, et une conception plus large, plus libre, plus humaine, des devoirs qui sera celle du moyen et du nouveau stoïcisme. Il s’agit surtout de régler la vie commune, et nous voyons Antipater se faire le défenseur du mariage, ce devoir religieux, forme supérieure de l’amitié et de l’entr’aide, dont l’affaiblissement est un funeste symptôme pour la société . Nous avons vu Boéthus introduire le platonisme dans la physique ; nous voyons Antipater rattacher expressément la morale stoïcienne à Platon en cherchant chez lui l’origine de l’idée que l’honnête est seul un bien  ; et c’est peut être par un retour aux idées de Platon qu’un disciple d’Antipater, Héraclide de Tarse, abandonne le paradoxe que « toutes les fautes sont égales ». Mais tous ces traits s’accusent chez Panétius de Rhodes, un des personnages les plus curieux du IIe siècle finissant. L’amitié qui lia Panétius (ainsi que l’historien Polybe) à des Romains éminents de son temps, à Scipion Émilien et à Lélius, au moment où l’ordre romain commençait à s’imposer à tous et, réalisant le rêve d’une société universelle, paraissait consommer l’histoire, est un des symptômes les plus curieux de l’esprit du temps. Sa noblesse de caractère et sa gravité le rendaient digne, dit Cicéron , de cette familiarité : Avant 129, année p.397 où il prit à Athènes la direction de l’école et sans doute depuis 146, il ne quitta guère Scipion, l’accompagnant en 142 dans son voyage à Alexandrie, faisant partie avec Polybe d’un voyage d’exploration organisé en 146 par Scipion le long de la côte occi¬dentale d’Afrique. Panétius voyait en Scipion une sagesse, une réserve, une tenue morale qui faisaient son admiration . Scipion, d’autre part, devait trouver dans le stoïcisme un guide moral bien nécessaire avec la croissance rapide de Rome et toutes les ambitions qu’elle suscitait. « Comme on confie, disait¬-il à Panétius, à des dompteurs les chevaux capricieux ; il faut, amener les hommes trop confiants en leur étoile a la règle de la raison et de la doctrine, pour qu’ils se rendent compte de la faiblesse des choses humaines et de l’inconstance de la for¬tune  ». La vieille éducation traditionnelle doit donc céder le pas à un enseignement rationnel. Les disciples romains de Panétius sont nombreux et influents ; c’est Quintus Tubéron, le neveu de Scipion, fervent Stoïcien dans sa conduite, qui écrivit un traité Sur l’Office du juge, où il conciliait sans doute ses connaissances juridiques avec la doctrine stoïcienne  ; Mucius Scaevola, augure et juriste ; Rutilius Rufus, proconsul d’Asie Mineure ; Ælius Stilon, un grammairien et historien qui fut maître de l’érudit Varron. Après ce long séjour à Rome, il dirigea l’école à Athènes de 129 à 110. L’univers de Panétius est bien différent de celui de Zénon ; il a un grand enthousiasme pour Platon, « le divin, le très sage, le très saint, l’Homère des philosophes . » Il n’attache plus à la dialectique broussailleuse la même importance que les fondateurs de l’école, et son enseignement commence par la physique . Mais l’unité du cosmos se détend : la conflagration universelle, qui était comme le symbole de la toute puissance p.398 de la raison, est niée ; ce monde, si beau et si parfait, conservera toujours un ordre identique à celui que nous contemplons. Avec la conflagration tombe la sympathie universelle ; « quelle appa¬rence que, d’une distance presque infinie, l’influence des astres puisse s’étendre jusqu’à la lune, ou plutôt jusqu’à la terre ? ». En même temps que la sympathie, il rejette la divination, fondée sur elle ; et il est disposé à admettre un certain relâchement dans le destin . Ces modifications touchent au fond des choses : Panétius n’est plus un théologien, c’est un humaniste ; c’est l’activité civilisatrice de l’homme qui l’intéresse, la raison humaine en mouvement, créatrice des arts et des sciences, beaucoup plus que la raison divine immanente aux choses. Aussi rejette t il pour l’âme (qui n’est pour lui qu’un souffle enflammé) toute destinée en dehors de sa vie dans le corps ; il allait, nous dit on, jusqu’à nier l’authenticité du Phédon. L’âme doit mourir, dit il, puisqu’elle est née, et la preuve qu’elle ne préexiste pas à la naissance, c’est la ressemblance morale des enfants avec leurs parents. D’autre part, elle est corruptible puisqu’elle est sujette à la maladie ; et enfin sa partie éthérée doit regagner à la mort les hauteurs du monde dont elle est issue . Il ne faut pas s’étonner non plus qu’il traitât la théologie des écoles de simple bavardage : il est sans doute l’auteur respon¬sable de cette étude positive de la théologie que l’on trouve chez son disciple Scaevola qui l’a transmise à Varron . Il y a en fait trois théologies : celle des poètes, si futile, qui met les dieux au dessous des hommes de bien, celle des philosophes qui s’accorde mal avec les croyances nécessaires aux cités, soit que, avec Evhémère, on pense que les dieux ne sont que des hommes réels que l’on a divinisés, soit que l’on accepte p.399 des dieux qui n’ont rien de commun avec les dieux dont on voit les statues dans les cités, puisque le dieu des philosophes n’a ni sexe, ni âge, ni corps limité. Il y a enfin la théologie civile, celle du culte, instituée dans les cités par des sages ; et pour laquelle Scaevola, politique avant tout, ne cache pas sa prédilection. Panétius écrivit en 140 un traité Du Devoir, qui, selon Cicéron, contient sur le sujet une discussion très exacte et sans contro¬verse. Cicéron ajoute qu’il a suivi (mais non traduit) ce traité dans les deux premiers livres de son propre ouvrage Des Devoirs, non pourtant sans le corriger quelque peu  ». Ces deux livres forment notre principale source de renseignements sur Pané-tius. Son idéal paraît être la conduite de l’honnête homme trou¬vant, dans une société civilisée, les moyens et les occasions de satisfaire et de fortifier les penchants dont la nature l’a doué. Vivre conformément à la nature, c’est pour lui vivre selon les inclinations qu’elle nous a données. . » C’est notre nature individuelle qu’il faut prendre comme règle. « Sans doute il ne faut rien faire contre la nature universelle, mais, celle ci respectée, suivons notre propre nature, et, trouvions nous mieux ailleurs, mesurons pourtant nos volontés en les réglant sur notre propre nature . » Plus de ces ambitions exagérées de sagesse surhumaine. Non pas que Panétius, sous prétexte de « naturalisme », permette à l’homme de s’abandonner à toutes ses passions. La conscience que nous avons de notre humanité et de notre dignité d’homme suffit à nous arrêter. L’idée d’humanité est vraiment le centre du traité cicéronien. Il est inté¬ressant de préciser le sens et les cas où il l’emploie. Il y a, par exemple, dit il, deux espèces de combats : le premier est l’em¬ploi direct de la force, comme chez les animaux ; le second est particulier à l’homme : ce sont les guerres justes, précédées p.400 de déclaration, impliquant le respect des serments. Ou encore ; il y a deux sortes de sociétés, les sociétés animales et les sociétés proprement humaines dont les deux liens les plus forts sont la raison et le langage (ratio et oratio), inconnus aux bêtes. Ou enfin : la résistance au plaisir, qui est inconnue de l’animal, est au contraire digne de l’homme. Cicéron dira aussi qu’il est « inhumain » de faire servir à la perte des hommes de bien l’élo¬quence dont le rôle naturel est de les sauver ; il dira qu’il est très contraire à l’humanité de méditer dans un banquet où l’on est invité, de chanter sur la place publique . En un mot l’humanité, c’est tout ce qui transforme en usages civilisés les instincts brutaux de l’animal, depuis la politesse et la tenue qu’elle exige jusqu’aux règles de justice que gardent entre eux les ennemis eux mêmes, s’ils sont hommes. L’homme de Pané¬tius, ce n’est pas l’homme rudimentaire des Cyniques pour qui la civilisation ne crée que complications inutiles ; car le lien social vient de la nature même, et c’est elle qui nous invite à la réserve et au respect de nous mêmes (verecundia). Les arts sont non pas des dons des dieux, comme disent les mythes, mais des résultats de l’effort humain, et c’est par eux que « la vie humaine civilisée est si loin de la manière de vivre des bêtes. » L’humanité transforme donc l’instinct bestial, mais sans se substituer à lui ; il y a chez les bêtes des tendances correspondantes à toutes les vertus, un désir de voir et d’en¬tendre et une tendance désintéressée au jeu, correspondant à la vertu spéculative, un désir de conservation de soi corres-pondant au courage et à la tempérance, des tendances sociales innées. Les vertus humaines ne sont que ces tendances naturelles réglées par la raison . L’homme, contrairement à ce que dit le stoïcisme orthodoxe, est donc et reste double, raison et ten¬antes irrationnelles. Cette doctrine de Panétius, qui ne nous est parvenue qu’en p.401 échos assourdis, paraît avoir été merveilleusement vivante et vigoureuse. Après la gravité un peu pesante ou le pessimisme désenchanté des doctrines des deux siècles qui ont précédé, la pensée de Panétius, comme celle de Carnéade, est comme un nouveau départ dans la pensée grecque ; l’on a l’impression d’une vie intellectuelle ascendante, en correspondance avec les prodigieuses transformations politiques qui s’accomplissaient dans le monde.

II. — LE MOYEN STOÏCISME (SUITE). POSIDONIUS @ Ce brillant développement du stoïcisme se continue dans une tout autre voie avec le Syrien Posidonius d’Apamée (135 51). Grand voyageur, et grand observateur de la nature, il visite toutes les côtes de la Méditerranée, Sicile, côtes de l’Adria¬tique, Gaule Narbonnaise, côtes d’Espagne jusqu’à l’Atlan-tique, où il observe le phénomène des marées. Fixé à Rhodes après 1041, il y est chef d’école, en même temps qu’il y occupe l’importante fonction politique de prytane. Ses relations avec Rome sont constantes ; pendant la guerre de Mithridate, alors que Rhodes, presque seule en Orient, était restée du parti romain, il va à Rome en ambassade pour demander du secours. Pompée fut son ami personnel et lui rendit plusieurs fois visite à Rhodes ; le souvenir de leurs conversations a été gardé par Cicéron, Pline l’Ancien et Plutarque ; Pompée l’y entendit dé¬fendre la philosophie contre les usurpations du rhéteur Her¬magoras : le philosophe doit se réserver les thèses générales et l’orateur se contenter des hypothèses . Il fut aussi l’ami et le maître de Cicéron qui séjourna à Rhodes en 77. Comme Panétius, Posidonius a adhéré de plein cœur au parti romain ; l’historien Polybe, qui voit dans la domination romaine la p.402 conclusion de l’histoire, fait leur lien ; Panétius est l’ami de Polybe, et Posidonius a continué son histoire. De ses ouvrages philosophiques pas plus que de ses ouvrages scientifiques, mathématiques, historiques et géographiques, d’une œuvre dont l’ampleur n’est comparable qu’à celle de l’en¬cyclopédie d’Aristote, il ne reste rien. Pour reconstituer sa pensée il faut utiliser de Cicéron le livre II du traité De la Nature des Dieux, le livre Ier des Tusculanes, le traité Sur la Divination : Galien nous fait connaître sa polémique contre Chrysippe sur la nature des passions ; Sénèque, dans les Ques¬tions naturelles, a utilisé un ouvrage météorologique d’Asclé¬piodote de Nicée, dont les idées remontent à Posidonius ; Strabon le cite souvent dans sa Géographie, et Cléomède, dans sa Théorie du mouvement circulaire s’inspire de lui ; ajoutons enfin quelques données de Proclus sur sa pensée mathématique dans son Com¬mentaire sur Euclide. Tout cela est bien fragmentaire, et la question si importante du sens et de la portée historique de l’œuvre de Posidonius reste fort controversée, surtout depuis que Heinze, en 1892, dans son ouvrage sur Xénocrate, et Norden, en 1903, dans son Commentaire du VIe livre de l’Énéide, ont cru reconnaître l’influence de Posidonius sur le mythe eschatologique du VIe livre de l’Énéide de Virgile et sur celui qui termine le traité de Plutarque Sur le visage qu’on voit dans la lune. Ces mythes tout platoniciens, dont le dernier surtout représente l’âme purifiée s’élevant vers les régions célestes, rapprochés du Songe de Scipion, dans lequel Cicéron montre l’âme, après la mort, contemplant l’ordre du monde, rapprochés aussi de ce fait que Posidonius, beaucoup plus nettement encore que Panétius, est revenu, contre le stoïcisme, à la théorie platonicienne de l’âme, ont amené à voir en Posidonius un penseur surtout reli¬gieux, auteur d’une synthèse entre le stoïcisme et le platonisme, et l’initiateur véritable du néo platonisme. Partant de cette hypothèse, on a voulu voir les traces de la pensée de p.403 Posidonius, partout où l’on trouve cette sorte d’ascétisme mystique, qui surabonde à la fin de l’antiquité et qui suppose une con¬ception de l’âme et une conception du monde : l’âme composée de deux éléments, l’un pur, l’autre impur, qui souille le premier et dont le premier doit se libérer ; un monde fait, à l’image de cette âme, d’une région pure (le ciel ou Dieu) où doit atteindre l’esprit et d’une région impure dans laquelle il se trouve ; tels, les nombreux passages ascétiques de l’œuvre de Philon d’Alexandrie (dont le traité De la Création du monde viendrait d’un Commentaire du Timée de Posidonius), ceux de Sénèque et les conceptions cosmologiques du petit traité Du Monde qui se trouve dans la collection des œuvres d’Aristote. Si l’on s’en tient à ce que l’on sait certainement, on se gar¬dera de faire de Posidonius l’auteur responsable de ces croyances que nous allons voir s’insinuer sous tant de formes à partir de notre ère. L’image posidonienne de l’univers ressort avec clarté du livre II du traité de Cicéron Sur la nature des dieux, dès que l’on accepte la belle analyse critique qu’en a faite Reinhardt. Il a montré, en comparant ce livre avec les passages corres¬pondants de Sextus Empiricus, que Cicéron y a utilisé deux traités stoïciens de caractère fort différent, le premier, développe¬ment d’une théorie d’école, fait de syllogismes accumulés et constamment répétés sous plusieurs formes, le second d’un style tout différent, faisant grande place à l’intuition et à l’expé¬rience, sans se servir de syllogismes ; chaque fois que Cicéron use de ce traité, on ne trouve plus aucun texte correspondant chez Sextus. Tels sont les chapitres 1,7 à 22 et 39 à 60 qui for¬ment un tout, un traité sur la providence ; la providence n’y est pas prouvée comme corollaire des principes, mais saisie d’une vision directe dans l’ensemble de l’échelle ascendante des êtres depuis l’inorganique jusqu’à l’organique et à l’homme, non sans détails exotiques qui rendent le tableau très vivant. De même, aux chapitres 11, 15 et 16, il est aisé de voir que le p.404 principe de la providence est défini moins comme une raison (à la manière de l’ancien stoïcisme) que comme un agent phy¬sique, la chaleur, qui se manifeste en particulier dans les étoiles ; enfin dans les chapitres 32 à 37 se trouve la même vue d’en¬semble sur la gradation des vivants, passant de la vie parti¬culière des plantes à la vie universelle de la terre, d’où elle est issue. Selon la juste formule de Reinhardt, dans l’ancien stoïcisme, « la raison est organique ; là l’organique est ration¬nel ; » le feu divin n’est plus d’abord une raison, c’est une force organique (vis vitalis, dit Sénèque ; ζωτική δύναμις). La physique de Posidonius serait donc avant tout un dyna¬misme insistant sur l’expansion de la vie et la complication graduelle des êtres vivants. On conçoit ainsi dans leur sens plein la définition du monde que Diogène Laërce (VII, 138) attribue à Posidonius : un système fait du ciel, de la terre et des natures qui sont en eux. Dans un pareil système l’unité du monde, se déployant en une souple et riche variété d’êtres hiérarchiquement ordonnés est le principal. Aussi serions nous disposés à croire au témoignage de Philon d’Alexandrie (malgré un texte contraire du doxographe Aétius), qui dit que Posi¬donius abandonna la conflagration universelle et soutint l’éter¬nité du monde . Le même trait se retrouve dans sa théologie. Là où l’an¬cien stoïcisme identifiait, Posidonius paraît avoir voulu dis¬tinguer : au dire d’Aétius , il séparait Zeus, la nature et le destin comme trois termes dont chacun est subordonné au précédent ; Zeus serait la force dans son unité, le destin la même force envisagée sous ses aspects multiples, tandis que la nature pourrait être comme la puissance émanée de Zeus, pour relier les forces multiples du destin. Cette triade ou trinité se retrouve chez Cicéron à propos de l’origine de la divination dans son traité De la Divination, tout inspiré des p.405 cinq livres que Posidonius a écrits sur le même sujet. La divina¬tion peut venir soit de Dieu, lorsque Dieu vaticine par la bouche d’une prophétesse inspirée, soit du destin dans le cas de l’as¬trologie dont les règles sont fondées sur l’observation, soit de la nature, lorsque par exemple, dans le sommeil, l’âme, affranchie du corps, a des songes prophétiques. L’âme a donc avec Dieu des relations directes par l’enthousiasme mystique, tandis que le destin avec tous ses détails est simple objet d’observation, et que la nature contient le principe de tous les événements. Dans sa psychologie enfin on retrouve la même tendance ; contrairement à l’opinion de Chrysippe, il croit impossible d’expliquer la passion, si l’on n’admet pas dans l’âme la distinc¬tion et la hiérarchie des facultés qui ont été découvertes par Platon. Nous avons par Galien le détail de sa critique de Chrysippe. D’où viendrait, demande t il d’abord, l’exagération déraison¬nable de la tendance, qui constitue la passion, s’il n’y avait que la raison dans l’homme ? Le plaisir, dit on, n’est que l’opinion d’un bien; mais alors les sages, connaissant leur bonheur, de¬vraient ressentir le plaisir. Il est vrai qu’il est, d’après Zénon, l’opinion récente d’un bien ; s’il dépend ainsi de la durée, c’est qu’il a une autre cause que le fait purement intellectuel de l’opinion. Chrysippe ne sait rien nous dire de la cause de la passion ; il l’attribue à une maladie de l’âme, mais sans décou¬vrir la cause de cette maladie ; il dit qu’il faut pour l’éprouver, une faiblesse peu commune, ce qui est faux, puisqu’il y a autant de degrés dans les passions, qu’il y a des degrés d’avancement vers la sagesse. Enfin la passion devrait être la même, quand l’opi¬nion sur le bien et le mal est la même; or il n’en est rien, et l’habitude ou le vice causent, pour une même opinion, des pas¬sions plus fortes. La véritable cause des passions est qu’il y a en nous deux parties : un démon qui est de même nature que Dieu, et une partie mauvaise, bestiale, sans raison, athée. La passion consiste à plier la première partie à la seconde ; p.406 contrairement à ce que dit Chrysippe, il y a des inclinations qui sont mauvaises en elles mêmes ; notre tempérament corporel lui-même nous prédispose à telle ou telle passion ; et ce n’est pas par des arguments qu’on adoucit ou que l’on combat les passions ; on ne peut agir sur l’irrationnel que par des moyens irrationnels ; par exemple certains rythmes musicaux déten¬dent la colère ou le désir. Partout, Posidonius semble avoir eu pour but de rechercher les liaisons dynamiques des choses. « Le bon géographe, dit il, doit considérer les choses terrestres en liaison avec les célestes. » Sur ce principe, il recherche les causes à la manière d’Aristote sans se soucier du prétendu mystère des choses. Dans l’ensemble, il essaye de déduire des conditions des zones trouvées par l’astro¬nomie mathématique, les conditions climatériques et leur in¬fluence sur l’organisme ; c’est ainsi que, malgré la géographie purement physique, qui rejette le fait comme un conte, il admet le récit de Pythéas de Marseille qui avait observé un pays où le jour le plus court de l’hiver durait quatre heures, et le plus long de l’été dix huit heures. Même esprit, à la fois expérimental et mathématique, dans sa théorie des marées ; il en observe les variations quotidiennes, mensuelles et annuelles, et, après quelques autres, les attribue à l’influence de la lune, à laquelle il adjoint l’action du soleil. Ce goût de Posidonius pour les sciences se reporte naturelle¬ment aux arts qui font la civilisation et qu’il considère comme le fruit de la plus haute sagesse de l’humanité. « Comment, lui demande Sénèque en critiquant ses idées sur ce point, peut on admirer à la fois Diogène et Dédale  ? » Cette question fait voir à quel point le niveau de la philosophie de Posidonius, qui prétend embrasser d’une seule vue l’homme et la nature, dans toutes leurs manifestations les plus complexes, est au dessus du mince ascétisme des cyniques. C’est à travers l’histoire p.407 entière de l’humanité qu’il suit le rôle de la sagesse ; l’âge d’or passé, où les sages étaient rois, ils ont dû se faire législateurs et inventer des lois pour s’opposer aux vices croissants des hommes ; puis ils ont inventé les arts qui facilitent la vie quo¬tidienne, comme celui de bâtir ; ils ont découvert les métaux, et leurs usages, les arts agricoles, le moulin à blé ; Anacharsis invente la roue du potier ; Démocrite le four à poterie. Sénèque est un peu scandalisé du terre à terre de cette sagesse. Pour Posi¬donius, il est évident que rien n’est inséparable et que la raison humaine doit être à un égal degré artisane et théorique. Ces grandes découvertes se font d’ailleurs par des emprunts à la nature : le feu d’une forêt a fondu le premier les métaux ; les dents de l’homme ont commencé à moudre le grain de blé ; il n’y a pas entre art et nature cette opposition qu’on se plaît à signaler. Posidonius applique la même idée à l’histoire de la civilisa¬tion ; dans sa suite à Polybe, en cinquante deux livres qui trai¬tent des événements qui ont eu lieu de 145 à 86, il apprécie la civilisation romaine comme une continuation des civilisations précédentes, étrusque et grecque ; mais elle leur a donné la perfection et l’achèvement. L’histoire comme la géographie, comme la morale et la phy¬sique témoignent, pour Posidonius, d’une même continuité dynamique que l’objet de la philosophie est de partout retrou¬ver.

III. — LES ÉPICURIENS DU Ier SIÈCLE @ L’épicurisme participa, lui aussi, à cette sorte de renaissance de la philosophie après la conquête romaine ; Apollodore qui meurt en 81 ; Phèdre que Cicéron entend à Athènes en 79, Zénon de Sidon qui était un vieillard en 76, Philodème de Gadara, un ami de Cicéron, dont les fouilles d’Herculanum ont révélé plusieurs œuvres, enfin Lucrèce (93 51), voilà bien p.408 des noms qui prouvent à quel point l’épicurisme était en vue dans le monde romain. Les Épicuriens ont à se défendre contre les autres écoles. Dans son traité Sur les Signes, Philodème fait connaître une discussion entre le Stoïcien Denys et les Épicuriens Zénon, Bromius et Démétrius Lacon. On sait l’emploi qu’Épicure fait des signes pour passer des phénomènes à ces réalités invisibles que sont le vide et les atomes ; le mouvement par exemple est le signe du vide. A quoi Denys objectait qu’on n’a pas le droit de passer de phénomènes passagers à des réalités d’un autre ordre, éternelles et immuables, comme le vide et les atomes ; ou, si l’on se fonde sur une analogie avec ce que l’on observe, (par exemple en concluant de l’immutabilité des espèces à celle des atomes) on doit ou bien la limiter aux cas identiques, et alors elle est inféconde, ou bien on doit indiquer le degré de ressemblance, et on est en plein arbitraire. Zénon répond en défendant l’induction épicurienne, « le passage du semblable au semblable » ; son principe est que l’invisible (ά̉δηλον) n’est tel pour nous que par sa petitesse ; mais les conditions d’exis¬tence sont les mêmes en petit que celles que nous observons en grand ; ayant par exemple observé dans tous les mouvements que nous constatons ce caractère commun de ne pouvoir se produire que si les obstacles s’écartent, nous concluons à bon droit qu’il en est de même dans les mouvements cachés. Bro¬mius ne fait d’ailleurs pas de difficulté à reconnaître qu’il faut rassembler de nombreux faits ; mais surtout des faits semblables qui soient en même temps différents et permettent de mieux dégager la circonstance qui les accompagne inséparablement (τό συνεδρεύον α̉χωρίστως) , et Démétrius ajoute, qu’on ne doit conclure que de cas éprouvés de tout côté et qui ne laissent pas à l’affirmation contraire une lueur de vraisemblance. Cette discussion si intéressante, dont nous ne dégageons que deux points essentiels, suppose une sorte de confiance dans une nature inaltérable sur laquelle s’appuient les conclusions p.409 inductives ; l’Épicurien reconnaît des concepts stables, des « caractères communs immuables » ; « telle chose, dit il encore, est le concept propre de telle autre chose ; comme lorsque nous disons que le corps, comme tel, a masse et résistance, et que l’homme, comme tel, est un animal raisonnable . » Ce même mélange de rationalisme et d’empirisme se voit dans la réponse que Démétrius Lacon fait aux sceptiques qui prétendaient montrer l’impossibilité de la démonstration parce qu’elle a toujours besoin elle même d’être démontrée. « L’on établit une démonstration particulière concluante, par exemple celle qu’il y a des atomes et du vide, et l’on montre qu’elle est sûre ; nous aurons alors en elle la preuve de la démons¬tration générique ; car, là où est l’espèce d’un genre, là on trouve le genre dont elle est l’espèce . » Toujours le même trait qui rend si sympathique l’attitude intellectuelle des Épicuriens : leur dégoût du verbalisme et de la dialectique et leur bravoure à se jeter in medias res. Le livre de Philodème Sur la Rhétorique donne la réponse épicurienne à la question à la mode, si la rhétorique est un art. Il s’agit surtout de savoir si l’enseignement qu’on donnait dans les écoles de sophistes pouvait être pratiquement utilisé devant les assemblées du peuple et les tribunaux. Épicure déjà disait que « séduits par le bruit des périodes égales, opposées et à chute semblable, les jeunes gens paient un salaire aux sophistes, mais connaissent bientôt qu’ils ont perdu leur argent. » C’est donc un art, mais un art inutile au politique. Mais il y avait sur ce point des discussions à l’intérieur de l’école, et l’on voit Philodème blâmer sévèrement deux Épicuriens de Rhodes qui prétendent trouver dans Épicure la preuve que la rhéto¬rique n’est pas un art. Son traité De la Musique où il discute les opinions du p.410 stoïcien Diogène de Babylone est aussi d’un grand intérêt. Le Stoïcien se montre ici le véritable conservateur et fait valoir en faveur de la musique sa liaison intime avec la civilisation grecque traditionnelle, son rapport avec la piété et le culte des dieux, la manière dont elle apaise les passions et unit les hommes. L’Épicurien est au contraire le véritable rationaliste, l’esprit libre qui ne s’en laisse pas imposer par les usages et les coutumes, contestant par exemple que le Chant n’ajoute rien à la gravité des pensées d’un poème. Son petit traité Sur la Colère, qui utilise Chrysippe dans la description de cette passion, distingue la colère vaine d’une colère naturelle, l’indignation, que seuls les méchants n’éprou¬vent pas et qui est inévitable même chez le sage . On a vu déjà le mal que se donne Philodème pour défendre l’orthodoxie épicurienne contre les hétérodoxes de l’école qu’il appelle les sophistes et contre qui il a écrit un traité spé¬cial. Dans un court fragment de ce traité, récemment étudié, il indique le fameux quadruple remède (tetrapharmakon) épicurien contre tous les maux : « Dieu n’est pas à craindre, la mort n’est pas redoutable, le bien est d’acquisition facile, le danger facile à supporter », sorte de formulaire dont Épicure avait donné le goût à ses disciples . C’est enfin l’époque qui a vu naître l’admirable poème de Lucrèce De la Nature qui chante la sérénité d’un esprit apaisé par la vision épicurienne des choses. Les éloges d’Épicure nous sont une preuve de l’accueil enthousiaste que ses idées trouvaient chez les meilleurs esprits de Rome. Il y a là une gravité d’accent qui fait contraste avec l’agilité dialectique des autres écoles grecques, avec cette virtuosité qui devaient être peu prisées à Rome. Dans ce vaste poème, tout vient il d’Épicure ? Non assurément ; bien des détails techniques de l’explication des météores au livre IV reviennent plutôt p.411 à Posidonius ou à Théophraste ; il prend aussi parfois direc¬tement à Empédocle ; on y trouve des interprétations allé¬goriques peu habituelles chez les Épicuriens. De plus, le sen¬timent même n’est pas tout à fait épicurien, et la sérénité de Lucrèce est mélangée de pessimisme ; elle ne vient pas d’Épi-cure, cette histoire de l’humanité qui se trouve à la fin du livre V, et qui montre dans la civilisation une déchéance plu¬tôt qu’un progrès ; ce sentiment de la décadence irrémédiable, mille fois exprimé, n’a pas son modèle chez le maître. Qu’on songe aussi au livre III sur la mortalité de l’âme : Lucrèce a montré par une foule d’arguments que l’âme est mortelle ; cela suffirait à un Épicurien ; mais toute la fin s’adresse à ceux qui gardent des inquiétudes, une fois la thèse admise ; Lucrèce veut encore nous protéger contre l’horreur du néant, par la méditation de la « mort immortelle ». La célèbre prosopopée de la nature n’use pas d’arguments épicuriens, mais elle in¬siste sur l’éternelle monotonie des choses (eadem sunt omnia semper), suggérant ainsi bien plutôt le dégoût de la vie que l’in¬trépidité devant la mort. Lucrèce, ici, utilise, bien plus qu’Épi¬cure, les thèmes pessimistes que nous avons rencontrés dans les diatribes.

IV. — LA FIN DE LA NOUVELLE ACADÉMIE @ La crise qui atteint toutes les écoles dans la première moitié du premier siècle touche aussi l’Académie : les deux scho¬larques qui succèdent à Clitomaque, Philon de Larisse (110 85) et Antiochus d’Ascalon (85 69), ne s’entendirent ni avec leurs prédécesseurs ni entre eux sur la signification à donner à la doctrine académicienne. Nous pouvons nous faire une idée de ce débat par les Académiques de Cicéron. Cicéron, qui connut Philon à Rome entre 88 et 85, qui fut élève d’Antiochus à Athènes en 79, écrivit en 46 un premier traité, les p.412 Premiers Académiques, dont le premier livre, perdu, le Catulus, contenait l’exposé de la théorie de Carnéade, et le second, conservé, le Lucullus, contient précisément l’exposé de la doctrine d’An¬tiochus par Lucullus, suivi de la réfutation qu’en donne Cicé¬ron ; en se conformant à Philon de Larisse. L’année suivante il écrivit une seconde rédaction du même traité, en quatre livres, les Seconds Académiques ; le premier livre, seul conservé, contient un exposé de la doctrine d’Antiochus, mis dans la bouche de Varron. Pour bien faire comprendre le sujet du débat, nous devancerons le temps et exposerons d’abord le contenu de ce premier livre des Seconds Académiques. Varron Antiochus y expose une thèse historique des plus étranges ; les véritables continuateurs de Platon et des Académiciens, ce ne sont point Arcésilas et Carnéade, ce sont les Stoïciens ; et c’est en reprenant le stoï¬cisme bien compris et purgé de ses inconséquences que l’on renouera la tradition académique. Zénon de Cittium, qui l’a reçue par Polémon, n’a fait que changer quelques noms ; en appelant préférables la richesse et la santé que Platon appe¬lait des biens, il n’a rien changé aux règles de la conduite ; tout en rejetant l’incorporéité de l’âme, il a gardé l’essentiel de la physique platonicienne qui est la dualité d’un agent et d’un patient ; enfin, il admet comme Platon la certitude, tout en la plaçant dans les sens. Antiochus est ici le fondateur d’un dogmatisme syncrétiste qui efface toutes les nuances ; il collabore, à sa manière, à ce rapprochement du platonisme et du stoïcisme que l’on constate chez Panétius et Posidonius. Or Cicéron raconte que, en 87 avant J. C., Lucullus, étant proquesteur à Alexandrie, avait parmi ses familiers Antiochus et son ami Héraclite de Tyr ; l’on avait apporté à Alexandrie deux livres de Philon ; Antiochus, les ayant lus, s’irrita et demanda à Héraclite s’il avait jamais ouï Philon ou un Académicien quel¬conque dire de telles choses ; c’est à ce moment qu’il écrivit contre son maître un livre intitulé le Sosus. p.413 Ce qui cause l’irritation d’Antiochus ne peut être dû, semble-t il, qu’à la manière singulière qu’il a lui-même d’écrire l’his¬toire ; dans sa réponse à Lucullus et Varron, Cicéron, qui re¬présente Philon, leur oppose une autre vérité historique, celle de la tradition sceptique, qui commence avec les physiciens Anaxagore et Empédocle, continue avec Socrate qu’Antiochus voudrait séparer de Platon, avec Platon lui-même et les Cyré¬naïques . Quant à Philon, le néo platonicien Numénius raconte qu’il a changé d’avis et que, après avoir cultivé et exagéré les dogmes de Clitomaque, il devint lui-même dog¬matique, « retourné par l’évidence qu’il trouvait dans les im-pressions passives et leur accord entre elles  ». Philon était¬-il donc sur la pente qui menait au dogmatisme d’Antiochus ? Dans la même phrase, d’après Sextus , Philon dit que les choses sont incompréhensibles et qu’elles sont compréhensibles ; Cicéron le représente à la fois ruinant la définition zénonienne de la représentation compréhensive et refusant pourtant d’admettre que rien ne puisse être compris . Enfin, on le voit admettre à la fois des choses évidentes (perspicua) qui sont empreintes dans l’esprit, tout en n’accordant pas que ces choses soient perçues. Antiochus, qui le connaissait bien pour avoir été son élève pendant beaucoup plus de temps que per¬sonne autre, a t il tort de le taxer de contradiction ? La con¬tradiction n’est peut être qu’apparente ; Philon a pu admettre¬ des évidences irrésistibles, sans admettre le critère stoïcien ; et le texte de Sextus ne veut pas dire autre chose : si l’on veut user du critère stoïcien (c’est à dire une représentation non seulement correspondante à l’objet mais capable d’être dis¬tinguée de tout autre qui ne l’est pas), rien n’est compréhensible ; en se laissant aller à la spontanéité de la nature, il y a des choses compréhensibles ; ce sont les perspicua dont parle Cicéron. p.414 Philon est donc de ces philosophes dont le sceptique Énési¬dème dit qu’ils dogmatisent sur beaucoup de choses, mais ne veulent pas faire reposer leurs affirmations sur la représenta¬tion compréhensive. De fait Stobée nous a conservé sous son nom l’esquisse d’un véritable enseignement moral, dont le dessin n’est pas très différent de celui de l’enseignement stoïcien. Telle est l’issue de la pensée académique qui tend à se durcir en dogmes.


Bibliographie

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CHAPITRE VI LES COURANTS D’IDÉES AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE

I. — CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA PÉRIODE @ p.415 Rien de plus confus que l’histoire de la pensée intellectuelle aux deux premiers siècles de notre ère ; ces deux siècles voient briller d’un dernier éclat, avec Sénèque, Épictète et Marc-¬Aurèle, puis disparaître, les grands dogmatismes post aristo¬téliciens, Inversement, c’est la renaissance de l’idéalisme athé¬nien des Ve et IVe siècles, des systèmes de Platon et d’Aristote. Philon d’Alexandrie au début de notre ère, Plutarque de Ché¬ronée (49 120), puis les commentateurs de Platon, en particu¬lier Albinus vers le milieu du IIe siècle, ceux d’Aristote en sont les témoins ; en même temps se crée une littérature pythago¬ricienne, toute imprégnée de platonisme. Mais à côté des grandes écoles philosophiques, que de motifs nouveaux de pen¬sées qui s’efforcent de prendre forme et d’entrer dans le cou¬rant de la civilisation ! C’est la pénétration réciproque de l’hel¬lénisme et de l’Orient ; les juifs d’Alexandrie, avec Philon, s’y font d’abord une place ; puis c’est le christianisme : le IIe siècle voit simultanément les apologistes, Justin, Tatien et Irénée, et l’éclosion des grands systèmes gnostiques ; plus cachées mais non moins actives sont les religions orientales, en particulier celle de Mithra, qui, outre leurs cultes et leurs mystères, ont des conceptions d’ensemble de l’univers et de la destinée humaine. p.416 Ce n’est que par abstraction que l’on peut étudier isolément ces mouvements de pensée ; ils appartiennent à une même civilisation intellectuelle dont il importe de saisir les caractères communs : en premier lieu, la période créatrice est bien ache¬vée; on ne continue pas les œuvres de Platon, d’Aristote et de Chrysippe, on les commente, et leur lecture assidue donne lieu à des exercices sans cesse renouvelés. On n’éprouve pas le besoin de réviser leur conception de l’univers et du cosmos ; cette conception, qui a été chez eux le fruit de l’expérience et du raisonnement, est maintenant une image fixe d’où l’on part ; un monde fini et unique, le géocentrisme, l’opposition de la terre, lieu du changement et de la corruption, et du ciel incor¬ruptible, avec les régions intermédiaires de l’air, l’influence plus ou moins considérable des astres sur les destinées terrestres, voilà des dogmes communs à presque tous et qui d’ici long¬temps ne seront pas révisés. Nulle curiosité philosophique pro¬fonde ; par suite, si l’on en excepte les arts pratiques, la méde¬cine (Galien), les mécaniques (Héron d’Alexandrie) et même l’alchimie, nulle curiosité scientifique ; ces arts en effet se vantent le plus souvent d’être de simples pratiques, fruits de l’expérience, qui sont tout à fait indépendants des sciences théoriques ; si Galien sans doute veut que le médecin soit philosophe, il entend par là non pas qu’il doive avoir ses théo-ries personnelles, mais qu’il doit user pour la physiologie des physiques aristotélicienne ou stoïcienne ; en revanche Sextus Empiricus et l’école des médecins dits empiriques, ont grand soin de restreindre la méthode du médecin à la pure obser¬vation. Les sciences théoriques, mathématiques, musique, astronomie ne servent pas plus aux arts pratiques qu’à la spéculation sur l’univers ; on se demande souvent quelle doit être leur place dans l’éducation ; on a comme peur de les voir se développer pour elles mêmes, et on ne leur laisse en général qu’un rôle subordonné ; il faut en étudier tout ce qui est né¬cessaire pour comprendre et concevoir le système du cosmos, p.417 mais sans plus ; ce cycle de l’éducation libérale (παιδεία ε̉γκύκλιος) est tout au plus l’esclave ou l’introducteur de la philosophie ; Théon de Smyrne écrit vers 125 un ouvrage sur les connaissances mathématiques nécessaires pour lire Platon ; l’arithmétique, chez Philon d’Alexandrie, ne sert qu’à préparer le symbolisme numérique. Ainsi une intelligence figée en images qui s’imposent, et tout l’essor intellectuel arrêté, voilà un trait général de cette période. Il s’ensuit que, à certains égards, la philosophie ne fournit plus que des thèmes, et des thèmes si usés que l’on ne peut les renouveler que par la virtuosité de la forme. La phi¬losophie tomberait elle dans la pure rhétorique ? C’est pour elle un constant danger ; combien de fois Épictète l’a t il senti, qui reproche constamment à ses élèves leur absence de sentiments profonds et leur tendance à la pure habileté rhé¬torique ! Combien de fois déjà Sénèque sacrifie t il la pensée au balancement de la phrase et à la découverte d’ingénieuses formules ! Et l’on voit un Maxime de Tyr exposer en style élégant le pour et le contre sur les sujets philosophiques les plus graves, la vie pratique et active, le rôle des sciences dans la philosophie . Si bien que, dans la lutte constante entre les professeurs de rhétorique conférenciers ou sophistes et les philosophes, les sophistes sont près de triompher ; un Ælius Aristide (117 177), qui critique passionnément la con¬damnation de la rhétorique par Platon dans le Gorgias, met l’éducation formelle du rhéteur bien au dessus de celle du philosophe . Cette tournure frivole de la pensée, qui ne trouve aucun obs¬tacle dans une activité méthodique de l’esprit, a au contraire son contrepoids dans des préoccupations morales et religieuses qui sont foncièrement les mêmes dans toutes les écoles. On cherche à ce moment, chez le philosophe, un guide, un p.418 consolateur, un directeur de conscience. La philosophie est une école de paix et de sérénité. Si elle prétend rester recherche et con¬naissance de la vérité, c’est à cause de la valeur que cette con¬naissance a pour la paix de l’âme et son bonheur. « La philo¬sophie, dit Albinus en son Manuel de philosophie platonicienne, est, en même temps que le désir de sagesse, la délivrance de l’âme et sa conversion en dehors du corps, qui nous tourne vers les intelligibles et les êtres véritables. » Ce qui importe dans la connaissance de la vérité, c’est d’atteindre l’objet de la vérité, qui seul produit le bonheur ; ce n’est pas la méthode selon la¬quelle on le recherche. Il s’agit moins, on l’a vu déjà à propos du stoïcisme, de découvrir une vérité nouvelle que de trans-former l’esprit et la vision qu’il a des choses, les jugements qu’il porte sur elles ; ce résultat est acquis moins en instruisant l’esprit qu’en le frappant.

II. — LE STOÏCISME A L’ÉPOQUE IMPÉRIALE @ Aussi, quelles sont les formes littéraires que prend la phi¬losophie stoïcienne ? Des sortes de catéchismes moraux comme les discours de Musonius, des sermons à thèmes philosophiques comme ceux de Dion Chrysostome, des lettres ou des traités de direction spirituelle, comme chez Sénèque, des causeries qui visent à l’entraînement spirituel chez Épictète, l’examen de conscience chez Marc Aurèle. Mais, au dessous de ces œuvres littéraires, il faut songer aux innombrables anonymes qui, au milieu des vices croissants de la société romaine, où les non possé¬dants ne songent qu’à vivre de la clientèle des riches et sur les fonds publics, se donnent pour mission le relèvement moral. Quelquefois nous assistons à la naissance de ces vocations. c’est par exemple le marchand Damasippe qui, après une fail¬lite se fait Stoïcien ; « n’ayant plus d’affaires à moi, je m’occupe de celles des autres », lui fait dire Horace  ; c’est Dion p.419 Chrysostome, le brillant conférencier mondain qui, ruiné par l’exil sous Domitien en 83, prend le bâton des Cyniques et va de ville en ville prêcher la bonne parole. Autour des plus célèbres se forment des cercles de jeunes gens, véritable foyer de propagande ; le satirique Perse nous dit l’enthousiasme qu’éveil¬lait chez les jeunes gens le Stoïcien Cornutus, l’auteur d’une petite théologie stoïcienne allégorique qui nous est conservée. Lucien nous dit quelle place tenait dans sa ville Démonax, le Stoïcien dont la parole apaisante calmait les disputes dans le privé comme dans le publie. On sait combien de jeunes Romains étaient envoyés chez Épictète, sur les rivages lointains de Nicopolis, et combien il avait de mal à leur faire quitter l’ombre de l’école pour la vie publique. Il faut lire l’Hermotime de Lucien pour voir jusqu’où allait l’engouement pour les philosophes directeurs de consciences chez qui l’on trouvait des disciples aux cheveux blanchis et ne se lassant pas d’apprendre. Avec de si multiples ramifications, il est naturel que le stoï¬cisme affleure parfois dans la vie politique : le stoïcisme est suspect, surtout aux mauvais empereurs : parmi les accusations de Tigellinus, l’affranchi de Néron, contre Rubellius Plautus, le petit fils d’Auguste, qu’il voulait faire passer pour un préten¬dant à l’empire, se trouve l’imputation de stoïcisme ; « il suit, dit l’accusateur, la secte arrogante des Stoïciens, fauteurs de troubles et désireux de désordre. » Rubellius alors en Syrie (en 62) avait auprès de lui comme conseillers moraux les philosophes Coeranus et Musonius ; et, comme on lui envoyait des soldats pour le mettre à mort, contre l’opinion d’un affranchi qui voulait qu’il résistât, ils lui conseillèrent « à la place d’une vie incertaine et tremblante la fermeté d’une mort toute prête ». Plus tard, en 65, l’exil de Musonius et de Cornutus est compris dans les mesures ordonnées par Néron à la suite de la conju¬ration de Pison ; Musonius était suspect d’apprendre la p.420 philosophie aux jeunes gens . Opposition muette, on le voit par ces exemples, et non pas résistance ouverte ; le stoïcisme n’est pas devenu, plus qu’il ne l’a jamais été, un parti politique ; le célèbre Thraséas n’était pas un politique. Sous Vespasien, nouvel assaut ; le gendre de Thraséas, Helvidius Priscus, alors stratège, est accusé de refuser de rendre les honneurs à l’empereur et de faire de la propagande en faveur de la démocratie ; en 71, tous les philosophes sont chassés de Rome, sauf Musonius, qui, rappelé à Rome sous Galba, ne fut pas inquiété. C’est vers cette époque que Dion Chrysostome, encore rhéteur et non touché par la grâce cynique, prononce des discours Contre les Philosophes, « ces pestes des cités et des gouvernements ». Plus tard, en 85, le soupçonneux Domitien faisait tuer le sophiste Maternus pour avoir prononcé un discours d’école contre les tyrans, Rusticus Arulinus « parce qu’il philosophait et considérait Thraséas comme un saint », Herennius Senecion pour avoir rédigé une vie d’Helvidius Priscus . Le stoïcisme, si répandu, a t il laissé quelque chose de lui dans le droit romain ? Le caractère historique du droit romain est sans doute son indépendance quasi parfaite de la religion, et de la morale, c’est aussi une notion de la souveraineté de l’État, vraiment étrangère à la Grèce ; aussi, bien que les traités théoriques comme les Lois de Cicéron soient d’inspiration stoïcienne, bien que l’on puisse trouver chez Ulpien une défi¬nition stoïcienne de la justice, « la volonté constante et per¬pétuelle d’attribuer à chacun le sien », le stoïcisme n’a joué là qu’un rôle effacé ; les historiens du droit ne sont même pas d’accord pour faire remonter au stoïcisme la notion de droit naturel, et plusieurs lui donnent une origine purement romaine . p.421 L’enseignement des Stoïciens se présente sous plusieurs formes assez différentes : il y a d’abord, dans l’école, un enseignement technique très sec et scolastique, fondé sur la lecture commentée des anciens maîtres ; de Chrysippe en particulier, celui qu’Aulu Gelle a connu chez les Stoïciens d’Athènes dans la première moitié du IIe siècle ; il en indique les divisions, en particulier celles de la dialectique et de la morale, qui ne font que reproduire les divisions traditionnelles. On apprend en particulier à mettre en forme les syllogismes . Chez Philon d’Alexandrie, chez Épictète on trouve nombre d’allusions à des leçons d’école de ce genre ; Épictète reproche plusieurs fois aux maîtres de philosophie de s’en tenir à l’interprétation de Chrysippe et d’être de purs philologues. Il est à noter que les seuls Stoïciens qu’on lit sont de l’ancien stoïcisme ; les plus récents que cite Épictète sont Archédème, Antipater et Crinis ; on ignore Panétius et Posidonius, et, avec eux, la direction nouvelle, humaniste et platonicienne qu’avait prise l’école. Épictète est plus près de Zénon que de Panétius . Il y avait un enseignement plus vivant et plus agissant. Il employait tous les procédés depuis le discours public, à la ma¬nière du rhéteur, adressé à tous, jusqu’à la consultation person¬nelle, adaptée à chaque cas particulier. Plutarque nous parle de l’étonnement des gens qui, habitués à entendre les philosophes dans les écoles, avec le même sentiment qu’ils écoutent les tra-gédiens dans les théâtres, ou les sophistes dans leur chaire, c’est-à dire en cherchant en eux la seule virtuosité de parole, sont tout surpris que, le cours une fois fini, ils ne déposent pas leurs idées avec leurs cahiers ; et surtout « lorsque le philosophe les prend en particulier et les avertit franchement de leurs fautes, ils le trouvent déplacé ; ... ils ignorent que chez les vrais philo-,sophes, le sérieux et la plaisanterie, le sourire et la sévérité, p.422 et surtout les raisonnements qu’ils tiennent à chacun en parti¬culier ont la plus utile influence  ». Entre ces conférences morales d’apparat dont les discours de Dion Chrysostome don¬nent l’exemple et ces consultations personnelles, telles que celle que Sénèque a écrite pour son ami Sérénus Sur la Tranquillité de l’âme, il y a toute sorte de procédés intermédiaires : en par¬ticulier, dans l’enceinte de l’école, la diatribe. Le maître (ou un élève) vient de faire une leçon technique ; il donne la permission de l’interroger, et commence alors une improvi¬sation, libérée de toutes formes techniques, dans un style souvent brillant et imagé, plein d’anecdotes, ayant recours à l’indignation ou à l’ironie ; tel est le procédé que le philosophe Taurus employait à Athènes, d’après Aulu Gelle (I, 26) ; tel est celui d’Épictète dont l’élève Arrien a rédigé les célèbres diatribes. Il est même visible que, dans cette rédaction, est parfois entré le résumé de la leçon ou du commentaire technique que venait de faire le disciple, à quoi nous devons de très rares mais précieuses indications techniques sur l’ancien stoïcisme dont le ton tranche d’une manière remarquable avec les vigou¬reuses sorties du maître .

III. — MUSONIUS RUFUS @ De Musonius Rufus, Stobée en son Florilège, a conservé quelques prédications morales, rédigées par un de ses élèves ; par exemple un sermon Sur la nourriture (17, 43), où il fait de l’abstinence dans le boire et le manger le principe de la tempérance et recommande, à la manière d’un pythagoricien, le végétarisme ; dans le sermon Sur l’abri (1, 64) il prescrit la simplicité dans le vêtement et dans l’architecture ; ailleurs (19, 16) il écrit pour recommander aux philosophes de ne pas p.423 porter plainte contre les insultes qui, effectivement (il suffit de lire Épictète), devaient être nombreuses (56, 20). A ceux qui croient la vocation de philosophe incompatible avec le mariage, il répond en citant tout une liste de grands philosophes mariés, Pythagore, Socrate, Cratès, et en faisant l’éloge du mariage : « le détruire, c’est détruire la famille et la cité ; c’est détruire tout le genre humain (67, 20). » Il en indique les devoirs. Il met en garde contre l’incontinence. Ailleurs (75, 15), il se montre fort préoccupé de la diminution du nombre des enfants dans les familles romaines, « la chose la plus nuisible qui puisse être à la cité », et s’élève en particulier contre l’abominable pratique, toujours vivante, paraît il, de l’exposition des enfants. A un jeune homme qui voulait faire de la philosophie, malgré l’ordre formel de ses parents, et qui lui demandait s’il n’y avait pas des cas où un fils pouvait désobéir, il répand en recomman¬dant l’obéissance complète et stricte aux parents, tout en lui faisant comprendre que ses parents ne peuvent pas et même ne veulent pas l’empêcher de philosopher, c’est à dire non pas de porter barbe longue et manteau court, mais d’être juste et tem¬pérant. Il faut enfin citer sa méditation sur l’exil, qui ne nous prive d’aucun bien véritable . On voit la manière : des morceaux courts, de même inspi¬ration, mais sans appareil technique, sans systématisation et dont chacun se suffit à lui-même. En une pareille éducation, Musonius a la plus grande confiance ; c’est elle qui fait les bons rois comme les bons citoyens ; le maître de morale est indispen¬sable ; il est utile de manger, de boire et de dormir sous la surveillance d’un homme de bien (66, 19). De cet éducateur moral, il se fait la plus haute idée ; aussi il a plutôt à décourager qu’à éveiller les vocations : « Il vaut mieux qu’ils ne s’approchent pas du philosophe, la plupart des jeunes gens qui disent vou¬loir philosopher ; leur approche est une tache pour la p.424 philosophie. » Et il fait voir le contraste entre l’auditoire du philosophe mondain, applaudissant et louant, et celui du philosophe véri¬table qui donne la conscience du péché et amène au repentir . Il faut ajouter, pour compléter ce portrait, que Musonius con¬naît les rebuffades venant, comme dit Tacite, qui raconte l’anecdote, d’une sagesse intempestive ; envoyé par Vitellius, en 69, pour inviter à la concorde l’armée flavienne qui était aux portes de Rome, il dut subir, en se mêlant aux manipules, les brocards et même les mauvais traitements des soldats .

IV. — SÉNÈQUE @ Moins candide était Sénèque, précepteur puis ministre de Néron ; né à Cordoue, en 4 avant J. C., d’un rhéteur dont il reste beaucoup de thèmes de discours et d’exercices, il reçut une éducation soignée dans la maison de sa tante, dont le mari, Vitrasius Pollio, fut préfet d’Égypte pendant seize ans ; en 41, il fut exilé en Corse par Claude à la suite d’un scandale de cour, et il écrivit à un ministre tout puissant, en 43, une Con¬solation à Polybe, que l’on trouvera pleine de flatteries ; en 49, il est rappelé par Agrippine qui lui confie l’éducation de Néron ; de 54 à 61, il est le ministre de Néron ; disgrâcié, il vit dans la retraite de 62 à 65, et, sur l’ordre de Néron, il finit par le suicide. De 41 à 62, il écrivit ses œuvres, dix traités moraux ou dialogues (le mot dialogi traduit le grec diatribes et indique tout de suite le genre littéraire où il faut les placer) ; vers 59, il écrit le traité Des Bienfaits. C’est vers la fin de sa vie, après sa retraite, qu’il écrit, en 62, les Questions naturelles, où il nous fait connaître l’explication des météores, qu’il emprunte surtout à Asclé¬piodote de Nicée, un élève de Posidonius, et les fameuses Lettres à Lucilius ; Lucilius, procurateur de Sicile, n’y joue qu’un p.425 rôle bien effacé ; dans ces cent vingt quatre lettres, on voit moins une effective direction de conscience que l’usage d’une forme littéraire, qu’il choisit sous l’influence d’un recueil de lettres d’Épicure, qu’il venait de lire et qu’il cite constamment dans les vingt neuf premières lettres, forme littéraire plus commode à un homme toujours en peine d’ordonner ses idées . Il se donne comme un stoïcien très libre ; les anciens « ne sont pas des maîtres mais des guides » ; il ne faut pas les suivre, mais y donner son adhésion ; leurs idées doivent être traitées comme un bien de famille à améliorer. Aussi n’éprouve t il aucun scrupule à ranger Épicure parmi les prudentiores, auprès de qui l’on prend conseil, et à le mettre avec Zénon et Socrate parmi ceux dont l’exemple et le caractère ont eu une influence plus grande que les paroles et l’enseignement . Sénèque se montre donc non seulement fort détaché de la partie systé¬matique de la philosophie, mais encore bien plus confiant dans les influences personnelles que dans l’influence des doctrines. C’est dire qu’il se méfie du trop de science et de la curiosité inutile : « Vouloir savoir plus qu’il n’est suffisant, c’est une manière d’intempérance. » On s’instruira dans les arts libéraux, mathématiques et astronomie, mais seulement aussi longtemps que l’esprit ne peut rien produire de plus grand. Et, après avoir exposé quelques subtilités stoïciennes, il ajoute : « Être sage est une chose moins cachée et plus simple . » On sent dès lors dans quel esprit il s’occupera de physique s’il s’en occupe ; c’est que la connaissance du monde et du ciel « élève l’âme et la transporte au niveau des objets qu’elle traite ». Ses recherches physiques, les Questions naturelles, comme sans doute ses livres perdus Sur la situation de l’Inde, la situation et la religion des Égyptiens, sont des compilations, et encore, à propos d’un fragment d’histoire naturelle sur les p.426 poissons commence t il une diatribe contre le luxe de table, comme il blâme l’usage de la glace, à propos de la formation de la neige. Sa théologie n’est aussi et ne veut être que d’édi¬fication morale. « Voulez vous être agréable à Dieu ? Soyez bon ; lui rendre un culte, c’est l’imiter ; c’est non pas user de sacrifices, mais d’une volonté pieuse et droite. » Il a cette dévo¬tion stoïcienne envers Dieu bienfaisant, Dieu témoin intérieur de nos actes, Dieu père, Dieu juge, qui laisse complètement intacte l’étude de sa nature et de son rapport au monde : L’ori¬gine divine de l’âme humaine, parcelle du divin descendue dans le corps, est encore pour lui matière à développement édifiant ; mais, peu lui importe ce qu’est l’âme et où elle est . Où Sénèque est vraiment chez lui, c’est dans le tableau subtil et mille fois nuancé des vices ou maladies morales qu il veut soigner. Observation aiguë et pessimiste, voilà ce que nous trouvons chez lui. « C’est une réunion de bêtes fauves, dit il de la société de son temps ; la différence, c’est que celles ci, entre elles, sont douces et s’abstiennent de mordre ; les hommes se déchirent entre eux  : » Le sage ne s’irrite pas contre un vice commun à tous ; il verra les hommes d’un œil aussi favo¬rable que le médecin voit ses malades ; il aura d’ailleurs comme contre partie le sentiment de l’extrême fragilité des choses humaines, en lesquelles rien n’est certain que la mort . Aussi Sénèque développe t il avec complaisance toutes les nuances du mal moral, en particulier ce dégoût de la vie et de l’action qui enlève le calme à son ami Sérénus : « un regret de la chose entreprise, crainte d’entreprendre, ballottement de l’esprit qui ne trouve pas d’issue parce qu’il ne peut ni commander à ses désirs, ni leur obéir. D’où l’ennui et le mécontentement de soi  ».

V. — ÉPICTÈTE @ p.427 Sénèque s’adresse le plus souvent à des hommes faits, que les circonstances ont éprouvés et qu’il veut guérir. Épictète est le maître des jeunes gens dont il veut former la volonté ; souvent des jeunes gens riches destinés aux carrières publiques et qu’il faut garantir contre les mille dangers du servilisme, de la flatterie, des subits revers de fortune. Sous mille formes. il leur répète la même vérité ; le bien et le mal pour l’homme sont uniquement dans ce qui dépend de lui, c’est à dire dans le juge¬ment et la volonté qui, selon qu’ils seront sains et droits, ou bien dépravés, produiront tout le bonheur ou le malheur dont l’homme est susceptible. La vraie liberté, c’est l’affranchisse¬ment des opinions fausses. L’époque d’Épictète est celle où l’ingénu, celui qui n’a dans ses ascendants que des hommes libres, se fait de plus en plus rare ; les affranchis et leurs fa¬milles ont un rôle qui va croissant ; Épictète lui-même est un esclave affranchi . C’est cette libération de fait de l’esclave qu’Épictète transpose dans le sentiment moral : « Le dogme phi¬losophique, dit il, c’est ce qui fait relever la tête à ceux qui sont abaissés, ce qui permet de regarder les riches et les tyrans droit dans les yeux . » C’est bien des fois qu’il exprime l’idée que le travail manuel ne déshonore pas, et à un de ses disciples qui craignait la pauvreté, il donne en exemple des mendiants, des esclaves et des travailleurs. Cette liberté intérieure consiste dans « l’usage des repré¬sentations . » Toute action, aussi bien chez l’animal que chez l’homme, suit une représentation ; l’animal comme l’homme use de ses représentations pour agir. Mais les bêtes n’ont pas conscience de cet usage ; l’homme en a conscience, et c’est p.428 pourquoi il peut en user bien ou mal, correctement ou non. « Ce qui n’est pas à moi ce sont mes aïeux, mes proches, mes amis, ma réputation, mon séjour, — Qu’est ce qui est donc à toi ? — L’usage de mes représentations. Personne ne peut me forcer à penser ce que je ne pense pas . » A ce sentiment de liberté est lié un sentiment religieux très vif, qui consiste avant tout en une relation spéciale de l’homme à Dieu ; si l’homme est libre, c’est qu’il est une des parties principales de la nature en vue desquelles toutes les autres choses sont faites ; étant une partie principale, il est non pas comme les autres choses une œuvre de Dieu, mais un fragment de Dieu ; Dieu l’a donné à lui-même au lieu de le laisser dépen¬dant . Mais il faut bien entendre que cette apothéose de l’homme est moins une donnée brute qu’un idéal à réaliser et comme une croyance directrice.

VI. — MARC AURÈLE @ L’examen de conscience quotidien est une pratique morale recommandée par Sénèque, qui la rapporte au Pythagoricien Sextius. Chaque soir, avant le sommeil, il faut se demander : « Quel mal ai-je guéri aujourd’hui ? A quel vice ai-je résisté ? En quoi suis je meilleur  ? » C’est sûrement à ces pratiques de méditation intérieure que nous devons les pensées que Marc Aurèle s’est adressées à lui-même. Il s’agit avant tout pour l’empereur, au milieu de ses soucis politiques et de ses campagnes contre les Barbares, de se garder contre le décou¬ragement. On sent chez lui une énergie qui a toujours besoin de se tendre à nouveau. Le sentiment de détresse au réveil, les pensées troublantes qui lui viennent, les reproches d’autrui p.429 sur ce que lui-même croit être le bien, la gêne de la cour et de la société, le sentiment du vide, de la monotonie et de la peti¬tesse, les surprises de la chair, la violence de la colère, l’horreur du néant qui attend l’âme après la mort, voilà quelques exemples des dangers contre lesquels il lutte par une assidue méditation. Il ne pense pas grand bien en général des remèdes que propose la philosophie ; il sait l’incertitude de la physique et ne veut pas lier la vie morale à telle ou telle notion sur le monde et les dieux ; il connaît la vaine ostentation des leçons publiques ; il sait tout ce qu’a d’inefficace et d’inhumain la méthode de réprimande un peu brutale ; il y a chez lui une politesse qui l’exclut . Aussi emploie t il peu les affirmations trop massives du stoï¬cisme ; que la mort soit une chose indifférente, ce n’est pas là son thème ordinaire de consolation ; il songe plutôt que par elle l’individu est rendu à l’univers et se diffuse dans le tout, qu’elle est un affranchissement, qu’elle nous fait échapper au danger de décrépitude intellectuelle . Son thème fondamental, c’est en effet partout le rattachement de l’individu à l’univers : c’est la seule chose qui donne un sens à la vie, si instable et passagère en elle même. Cette affir¬mation de la bonté radicale du monde est même quelque chose de plus et de plus profond que la croyance ordinaire en la providence. « Même si les dieux ne s’occupent nullement de moi, je sais que je suis un être raisonnable, que j’ai deux patries, Rome, en tant que je suis Marc Aurèle, et le monde, en tant que je suis homme, et que le seul bien, c’est ce qui est utile à ces deux patries. » Ainsi, même en ce cas, l’affirmation religieuse fondamentale subsisterait ; l’acte moral est comme un épanouissement de la nature universelle chez l’homme ; l’homme doit produire, comme un arbre donne ses fruits, sans le savoir . Après Marc Aurèle, le stoïcisme traîne une existence p.430 obscure : sans doute les philosophes des autres écoles le connais¬sent, l’utilisent, l’exposent, le critiquent. L’enseignement de Plotin comporte la critique de bien des théories physiques notamment ; les commentateurs d’Aristote le citent fréquem¬ment pour l’opposer à leur maître. D’autre part, les moralistes de l’école, avec leurs consolations, leurs diatribes, leurs exer¬cices moraux deviennent, avec les œuvres semblables des Cyniques, le bien commun de tous ; chrétiens comme païens utilisent ce riche arsenal de réconfort moral. Ce succès écla-tant et durable a lieu sans les Stoïciens. On a vu combien les Stoïciens de l’époque impériale s’étaient eux mêmes déta¬chés d’un dogme technique, auquel Épictète ne paraît plus consentir que par une sorte de scrupule professionnel : si¬multanément on voit ce dogme, presque sans vie déjà, attaqué par les sceptiques et remplacé par un autre, celui des Platoni¬ciens.

VII. — LE SCEPTICISME AU Ier ET AU IIe SIÈCLE @ L’histoire extérieure du scepticisme est fort mal connue ; entre les deux plus illustres sceptiques, Énésidème, qui paraît avoir vécu peu avant notre ère, et Sextus Empiricus dont l’œuvre date sans doute de la deuxième moitié du IIe siècle, d’autres sceptiques, dont Agrippa, ont vécu à des dates indéterminées. L’œuvre d’Énésidème nous est assez bien connue, grâce au résumé de ses Discours pyrrhoniens que le Byzantin Photius a conservé dans sa Bibliothèque (cod. 212). On y voit Énésidème tenant avant tout à se séparer des Académiciens de son temps (sans doute Philon de Larisse), qui sont Stoïciens tout en com¬battant les Stoïciens et qui dogmatisent sur la vertu et le vice, l’être et le non être. Le but du livre est de démontrer que le sage Pyrrhonien atteint le bonheur en se rendant compte qu’il ne perçoit rien avec certitude ni par la sensation, ni par la pensée, et en s’affranchissant ainsi des continuels chagrins et p.431 soucis qui atteignent les adeptes des autres sectes. Le scepticisme est donc, lui aussi, une école de bonheur et d’ataraxie : Les Dis¬cours suivaient dans le détail les philosophies dogmatiques ; ils recherchaient curieusement les discours contraires rela¬tifs aux principes de la physique (agent et patient, génération et corruption, mouvement et sensation), à la méthode de cette même physique (cherchant si les phénomènes sont les signes de réalités cachées, et si l’on peut saisir un lien de causalité) enfin aux principes de la morale (le bien et le mal, les vertus, la fin). Sextus nous a conservé quelques détails de cette argumen¬tation ; Énésidème. disait par exemple que toute génération est impossible, en parcourant toutes les hypothèses possibles : le corps ne peut produire le corps, soit qu’il reste en lui-même (car il ne produit alors que lui-même), soit qu’il s’unisse à un autre ; car il n’y aurait aucune raison, si un corps uni à un second en produit un troisième, pour que celui-ci uni à un des deux autres n’en produise pas un quatrième, et ainsi à l’infini. L’incorporel (au sens stoïcien du mot, comme vide, lieu ou temps) ne peut produire l’incorporel ; car il est par définition inca¬pable d’agir et de pâtir. Le corps ne peut produire l’incorporel, ni l’incorporel le corps, pas plus que d’un platane ne vient un cheval. On le voit, la génération (c’est le sous entendu de toute cette argumentation) est toujours comparée à la production de l’être vivant . Nous connaissons encore ses huit arguments ou tropes contre les causes . Les cherche t on dans l’insivible ? Comment le visible pourrait il témoigner (c’est le mot du dogmatisme épicurien) en faveur d’un invisible tout à fait différent de lui, immuable et éternel alors qu’il est passager ? De quel droit ramener à l’unité d’une même substance (comme l’atome) les causes de phénomènes si multiples ? Comment attribuer p.432 l’ordre du monde (comme fait l’Épicurien) à des causes agissant au hasard ? Pourquoi concevoir (toujours selon la méthode des Épicuriens) les actions et passions des choses invisibles sur le modèle des choses visibles ? Pourquoi se vanter, comme ils le font, de suivre les impressions communes et reconnues de tous, alors qu’ils ont des hypothèses fort spéciales sur les élé¬ments ? De quel droit restreindre les causes cachées, par exemple celles des météores, à celles qui s’accordent avec nos hypo¬thèses ? Pourquoi contredire à la fois les apparences et ses propres hypothèses, en admettant des causes telles que la déclinaison ? Toute cette critique vise avec évidence l’épicu¬risme. Contre les signes, Énésidème demandait comment il se fait, si, selon la définition stoïcienne, « les signes sont des anté¬cédents visibles et connus de tous destinés à découvrir un con¬séquent caché », que les choses signifiées ne soient pas aussi semblables pour tous, pourquoi par exemple la rougeur et l’humidité de la peau, la rapidité du pouls sont, pour divers médecins, des symptômes de choses fort différentes . Enfin l’on connaît les dix tropes ou cadres généraux, où Éné¬sidème entassait, contre la connaissance sensible, des arguments qui allèrent sans cesse s’enrichissant. Le premier conclut, de la différence des organes entre les animaux et l’homme et des animaux entre eux, que chaque espèce doit avoir ses sen¬sations particulières ; Sextus y a peut être ajouté, de son cru, un développement sur la supériorité de l’animal sur l’homme (62 77), qui atteint le stoïcisme au point sensible. Le second conclut de la différence des hommes, quant au corps et à l’âme, à celle de leurs sensations. Le troisième montre le désaccord des sensations de diverses espèces entre elles, les divers sens jugeant différemment du même objet, et les objets pouvant avoir soit plus de qualités, soit moins que nous n’en percevons. Le p.433 quatrième montre le désaccord entre les sensations d’une même espèce, selon les circonstances (hallucination de la folie, du rêve, âge, passion, etc). Les cinquième, sixième, septième, huitième et neuvième montrent comment un sensible nous apparaîtra différent, selon sa position ou distance, selon qu’il est ou non mélangé à d’autres, selon sa quantité, selon sa relation à celui qui juge ou aux autres sensibles, selon sa rareté. Le dixième enfin fait voir combien les lois et les coutumes produisent d’appa¬rences différentes . Les cinq tropes que Sextus attribue à des sceptiques plus récents et Diogène Laërce à Agrippa ne sont pas du tout de même nature que ceux d’Énésidème ; le trope de la discor¬dance, fondant la suspension du jugement sur les divergences des philosophes, entre eux et avec le vulgaire, celui de la régres¬sion à l’infini exigeant pour une affirmation une preuve, pour cette preuve une nouvelle preuve et ainsi à l’infini, celui du relatif qui montre notre jugement dépendant non de ce que sont les choses mais des rapports qu’elles ont soit avec nous, soit entre elles ; celui de l’hypothèse exigeant, si l’on veut échapper à la régression à l’infini, que l’on commence par une hypothèse non prouvée ; celui du diallèle montrant que si l’on échappe au deuxième ou au quatrième trope, c’est pour tomber dans la démonstration circulaire, où l’on prend comme principe la conséquence, tous ces tropes concernent non pas les sens en par¬ticulier, mais plutôt les problèmes et les recherches rationnelles. Il en est de même des deux tropes que cite ensuite Sextus, donnant au dogmatique le choix de poser au début des affir¬mations, et alors elles manquent de preuves, ou bien de les déduire d’autres affirmations, et alors on tombe dans la ré¬gression à l’infini ou le diallèle . Après une pareille abondance d’arguments on est fort p.434 surpris d’apprendre par Sextus que, pour Énésidème, le scepti¬cisme est le chemin qui conduit à l’héraclitéisme ; et sous son nom, Sextus nous expose une physique complète qui prend pour principe l’air, assimilé au temps et à la nuit ; admettant deux sortes de changements, le qualitatif, (comme le changement de couleur) et le local, douant enfin l’homme d’une pensée qui, par l’intermédiaire des sens, apparaît vraie. Il y a là un problème qui n’est point résolu, malgré le parenté que les sceptiques ont de tout temps reconnue entre leur système et celui d’Hé¬raclite. Les Hypotyposes ou Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus et son vaste ouvrage en onze livres, Contre les mathé¬maticiens, dont les six premiers sont consacrés aux arts libé¬raux, mathématiques, grammaire, rhétorique, géométrie, arithmétique, musique et les cinq derniers au dogmatisme philosophique, sont une somme du scepticisme et un arsenal où il a réuni et classé tous ses arguments. Grâce au goût de l’école pour l’argument tiré de la divergence des philosophes, ces ouvrages renferment les très abondants et précieux ren¬seignements historiques que nous avons souvent utilisés. Mais l’argumentation y est souvent pauvre, monotone, fati-gante par son verbalisme et sa sécheresse. Sextus, qui nous apprend tant de choses, nous apprendrait donc peu sur sa contribution personnelle au scepticisme, si, à côté et comme en dehors de ce flot d’arguments, nous ne trouvions l’idée posi¬tive d’une méthode empirique de connaissance, qui trace les linéaments d’une véritable logique inductive. Sextus insiste souvent sur le fait que, dès que l’on ne prétend pas atteindre la réalité, nos jugements d’apparence sont suffisants dans la vie journalière ; « les sceptiques ne détruisent pas les appa¬rences »  ; et il suffit que le miel nous paraisse nous adoucir le goût (sans que l’on cherche s’il possède ou non la qualité p.435 de douceur) pour que l’on sache s’il faut ou non en manger. Les sceptiques ont donc eux aussi un critère, c’est « l’obser¬vation quotidienne » qui prend une quadruple forme, qu’on se laisse guider par la nature, ou conduire par la nécessité des passions, ou qu’on règle sa conduite sur la tradition des lois et des coutumes, ou enfin qu’on employe les procédés techniques des arts. Dans tous ces cas, l’esprit se laisse aller, en réagissant le moins possible, à la contrainte des choses. De là la théorie positive du signe qui est essentiellement celle d’un médecin (Sextus est un Médecin de la secte méthodique) habitué à l’observation. Il fait la déclaration suivante : « Nous ne combattons pas contre le sens commun et nous ne bouleversons pas la vie, comme on nous en accuse par calomnie ; si nous supprimions toute espèce de signes, nous combattrions contre la vie et contre les hommes. » Il est en effet deux espèces de signes, le signe indicatif employé par les dogmatiques qui prétendent conclure des apparences à des choses qui nous sont cachées par nature, telles que les dieux, les atomes, et le signe commémoratif qui nous rappelle seulement une autre chose qui a été plusieurs fois observée, avec celle que l’on observe actuellement. « Dans les choses qui apparaissent, il y a une suite observable d’après laquelle l’homme, se rappelant après quelles choses, ou avant quelles choses, ou avec quelles choses est observée telle autre, il se souvient de celles là en observant celle ci. » En ce sens, la notion de conséquence distingue l’homme de la bête .

Nous voyons ainsi affleurer dans la philosophie quelque chose de ces méthodes techniques, pratiques, positives qu’em¬ploient les arts tout à fait indépendants de la philosophie ; ces arts émancipés se justifient par eux mêmes, sans être définis, ainsi que chez les Stoïciens, comme un degré inférieur d’une prétendue science qui n’a aucun droit à l’existence.

VIII. — LA RENAISSANCE DU PLATONISME AU IIe SIÈCLE @ p.436 De multiples raisons, à partir du IIe siècle, ont fait succom¬ber le stoïcisme devant le platonisme. Ce changement a d’abord un aspect social indéniable. Dans la romanesque Vie d’Apol¬lonius de Tyane, de Philostrate (V, 32 35) nous voyons s’affron¬ter devant Vespasien le Stoïcien Euphrate, ami de la liberté et de la démocratie, conseillant à l’empereur de se démettre, et le héros du livre, le Pythagoricien et Platonicien Apollo¬nius de Tyane, conservateur, ami du régime impérial, où il voit avant tout la garantie de la fortune assise et des libertés locales ; Euphrate, le représentant de « la philosophie conforme à la nature », opposé à celui de la philosophie qui se prétend d’« inspiration divine ». Les philosophes néoplatoniciens se recrutent dans les classes aisées et cultivées ; là, nulle vocation qui fasse d’un esclave un philosophe ; nul succès populaire, non plus, comme celui qu’avaient connu les maîtres du stoï¬cisme. Un cercle de gens distingués dans une petite ville, comme celui que nous voyons apparaître dans les œuvres de Plutarque de Chéronée, un milieu fermé de gens instruits, comme l’école de Plotin à Rome au IIIe siècle ; à la fin du Ve et au VIe siècle, des païens de bon ton qui se réunissent pour maintenir vivante la tradition de l’hellénisme, voilà les milieux naturels de cette pensée. La politesse raffinée des Platoniciens que l’on voit apparaître chez Lucien fait contraste avec la grossièreté qu’il prête aux autres philosophes . Ici la philosophie exige une lente et laborieuse initiation, et, en ses sommets, elle ressemble plutôt à des confidences que l’on cache au vulgaire qu’à des vérités de sens commun. C’est un autre milieu, mais c’est aussi un autre univers et une autre conception de la destinée. « En si peu de temps que p.437 ce soit, dit Sénèque du sage Stoïcien, il concentre des biens éternels . » A cette unité de la vie morale, toute ramassée en elle même, correspond la vision d’un univers qui est, à chaque moment, nécessaire et parfait, et dont les événements ne font que manifester une réalité toujours égale. Il suffit que la volonté se détende pour que l’inquiétude naisse ; la destinée n’est pas accomplie à chaque moment, mais s’accomplit peu à peu, graduellement, au cours du temps. Avec cette conception de la destinée, la vision de l’univers se transforme, son unité se rompt ; à l’interdépendance des êtres se substitue la hié¬rarchie des formes de l’être, de la plus parfaite à la mains par¬faite, à travers lesquelles passe l’âme montant d’une région moins parfaite à une région plus pure ; ce sont tous les mythes sur l’âme qui renaissent, et l’univers, destiné à leur servir de théâtre, n’a plus d’autre rôle. Le platonisme n’est donc plus un humanisme, c’est à dire une vision de l’univers où l’homme et l’action humaine Se déroulant en un milieu social humain forment le centre des préoccupations ; le Dieu des Stoïciens avait avec l’homme un lien particulier, et l’homme avec toute sa nature était pour eux un but de l’univers. Bien différente est une vision des choses, où l’ordre universel, le monde a une valeur en lui-même et non parce qu’il est au service des êtres raisonnables ; l’homme, comme tel, perd sa prééminence qui passe à la pure intelligence en laquelle il essaye de se transformer, c’est à dire à l’intelli¬gence qui contemple l’ordre universel. L’homme raisonnable est, à certains égards, inférieur aux animaux et aux plantes. « Qu’on ne s’étonne pas, dit Plutarque,’si les bêtes sans raison suivent la nature mieux que les êtres raisonnables ; à ce point de vue, les animaux sont même inférieurs aux plantes, à qui la nature n’a donné ni représentation ni penchant capables d’une déviation contre nature . »

IX. — PHILON D’ALEXANDRIE @ p.438 Des formules nettes de ce nouveau platonisme se trouvent déjà chez Philon d’Alexandrie (40 av. à 40 ap. J. C.). C’était un membre influent de la communauté juive riche et floris¬sante et, vers la fin de sa vie, il fit partie de l’ambassade qui alla porter à Caligula les doléances des juifs de la ville contre le gouverneur romain d’Égypte ; dans cette communauté, la culture grecque est depuis longtemps chez elle ; on n’y lit plus la Bible que dans la traduction grecque, et les jeunes gens de famille y apprennent toutes les sciences et la philosophie grecque. La lecture et le commentaire de la Bible restent pour¬tant, comme dans tout le monde juif, le centre de la spécu¬lation ; mais on explique la Bible, comme les Grecs expliquaient depuis longtemps Homère, par la méthode allégorique ; tout, dès lors, devient dans la Bible l’histoire d’une âme qui se rap¬proche ou s’éloigne de Dieu en se rapprochant ou en s’éloi¬gnant du corps. Tout le premier chapitre de la Genèse, par exemple, raconte selon ces interprètes l’histoire d’une intelli¬gence purifiée, créée par Dieu et résidant au milieu de vertus ; puis Dieu façonne, à l’imitation de celle là, une intelligence plus terrestre (Adam), à qui il donne comme secours et soutien nécessaire la sensation (Ève) ; par l’intermédiaire de cette sensation, l’intelligence se laisse entraîner et dépraver par le plaisir (le serpent) ; tout le reste de la Genèse est l’histoire des diverses manières dont l’homme redevient un esprit pur, et les patriarches notamment signifient les trois modes pos¬sibles de ce retour, par l’exercice ascétique (Jacob), par l’en¬seignement (Abraham), ou, par une grâce spontanée et natu¬relle (Isaac). A la faveur de cette méthode, Philon fait entrer dans son commentaire tous les thèmes philosophiques de son temps ; et son œuvre, considérable, est un véritable musée, où l’on trouve pêle mêle discours de consolation, diatribes, p.439 questions à la stoïcienne (si le sage peut s’enivrer), fragments de leçons dialectiques ou physiques. De cet amalgame il se dégage pourtant quelques idées  : l’essentielle est celle d’un Dieu transcendant qui ne touche le monde que par des intermédiaires, et que l’âme n’atteint aussi que par des intermédiaires. L’intermédiaire, chez Philon, se caractérise moins par sa nature que par sa fonction ; c’est en voyant à quoi il sert que l’on peut déterminer ce qu’il est. Aussi on comprend pourquoi l’intermédiaire se dissocie en une foule d’êtres plus ou moins distincts ; l’intermédiaire c’est le Logos ou Verbe, fils de Dieu, dans lequel il voit le modèle du monde et par lequel il le crée ; c’est aussi toute la série des puissances, la puissance bienfaisante ou créatrice, et la puissance qui punit et châtie ; c’est la sagesse avec la¬quelle il s’unit, d’une union mystérieuse, pour produire le monde ; ce sont même les anges et les démons ignés ou aériens, qui exécutent les ordres divins. Tous ces intermédiaires sont aussi ceux par lesquels l’âme remonte à Dieu ; ce retour, qui s’opère grâce au sentiment de la fragilité et du néant des choses sensibles (que Philon fait voir en utilisant les tropes d’Énésidème), ne nous mène à Dieu que grâce aux intermédiaires ; en ce sens, le sage arrivé à l’état de pur esprit, le monde même en qui se reflète l’ordre divin sont pour nous des intermédiaires. En un mot, la méthode philonienne recueille et hiérarchise toutes les formes et tous les degrés possibles du culte qui relie l’âme à Dieu ; Abraham, sous le nom d’Abram, a été astrologue avant d’arriver à une piété plus pure. Il y a dans la pensée de Philon quelque ambiguïté : on trouve en lui toute la piété d’un juif pour qui Dieu est en rapports constants, multiples et particuliers avec l’homme, le soutenant, le secourant, le punissant : c’est la piété sémite, dont nous avons vu le succès chez les Stoïciens. Mais il y a aussi l’idée d’un Dieu transcendant qui échappe à tout rapport avec l’homme, qui n’est atteint que par de purs esprits, p.440 entièrement détachés du monde et d’eux mêmes, en état d’extase. Donc à la fois les deux formes de théologie et de transcendance que nous avons dégagées plus haut. Dès maintenant, la grande affaire du philosophe néoplato¬nicien et néopythagoricien, c’est, délaissant complètement le premier point de vue, celui de la dévotion, des rapports de l’homme à Dieu, d’atteindre, en elle même, en dehors de tout rapport avec le monde et l’homme, cette réalité transcendante ou, comme on dit, intelligible ; c’est sous un aspect, aspect bien étroit, il est vrai, du plus pur hellénisme. La théorie stoïcienne du Logos ou Verbe, du dieu assistant l’homme, qui se retrouvera chez les chrétiens, est presque absente chez les païens.

X. — LE NEO-PYTHAGORISME @ Le pythagorisme se réveille dans des conditions mal con¬nues : au temps d’Auguste vivent les Sextius, dont Sénèque cite avec éloge les règles morales d’examen de conscience  ; une même inspiration de morale pratique et ascétique, se trouve dans le Tableau de Cébès, allégorie morale où domine, comme chez Philon, l’idée du repentir arrachant l’homme au plaisir ; de même esprit et très imprégnés de platonisme sont tous les fragments pythagoriciens que Stobée a conservés dans son Florilège : simples résumés de morale platonicienne, écrits en dialecte dorien, et dont la pensée principale est : « Celui qui suit les dieux est heureux, celui qui suit les choses mortelles est malheureux (103, 26). » Sur ce fond de morale ascétique s’élève une arithmologie fantastique, destinée à déterminer la nature de la réalité trans¬cendante par les nombres et leurs propriétés. L’un de ces Pythagoriciens, Modératus de Gadès, qui est de l’époque de p.441 Plutarque, nous raconte comment la théorie de la matière que Platon expose dans le Timée fut d’abord celle des Pythagori¬ciens, qui la transmirent à Platon. Ce qu’il y a de vrai dans ce fantaisiste récit, c’est que l’arithmologie métaphysique de Modératus n’est qu’une traduction numérique de la métaphy¬sique platonicienne  : les diverses formes de réalité sont comme les divers degrés de détente de l’Un primitif ; auprès de ce pre¬mier Un, qui dépasse l’être ou l’essence, un second Un qui est l’être réel ou l’intelligible, c’est à dire les idées ; puis un troi¬sième Un, l’âme, qui participe aux idées ; au dessous de cette trinité d’Uns, la dyade ou matière, qui ne participe pas aux idées, mais qui est ordonnée à leur image. Cette vision de l’univers va devenir la vision maîtresse du néoplatonisme. Quant à l’emploi des nombres Modératus reconnaît qu’il est seulement d’un symbolisme commode et n’atteint pas la nature des choses. « Ne pouvant transmettre clairement par le discours les premiers principes, les Pythagoriciens ont recours au nombre pour les exposer. Ils appellent un la raison de l’union, la cause qui fait que tout conspire, deux la raison de l’altérité, de la divisibilité, du changement . » En un mot le Pythagoricien ne connaît pas le nombre comme point de départ d’une science autonome, mais comme méthode d’accès à la réalité non sensible. Tel est le pythagorisme que l’on trouve si fréquemment dans les œuvres de Philon, qui utilise le Timée dont Modératus lui-même a commenté le passage sur les proportions numériques dans l’âme . Tel est celui de Nicomaque de Gérasa dans sa Théologie arithmétique.

XI. — PLUTARQUE DE CHÉRONÉE @ De tout côté, pendant ces deux premiers siècles, nous avons des preuves de la faveur grandissante que trouvent les œuvres p.442 de Platon ; on les explique en de nombreux commentaires, en particulier sur le Timée. On discute notamment la question de savoir si c’est par un simple artifice d’exposition que Pla¬ton y représente le monde engendré et s’il le croyait éternel. A ceux qui soutiennent cette interprétation, Philon oppose déjà la lettre même de Platon, qui parle d’un Dieu père, créateur (ποιήτης), démiurge et aussi l’interprétation que donne Aristote . Plutarque qui traite plutôt de la créa¬tion de l’âme conclut, dans le même sens, que l’âme a été créée avant le corps ; sans quoi serait détruite la valeur de l’argu¬mentation platonicienne contre les athées, qui repose sur le fait que l’âme est antérieure au corps. Mais l’interprétation con¬traire, celle de l’éternité du monde, finit par s’imposer complè¬tement, sauf aux penseurs chrétiens qui utilisent le Timée. On imite aussi beaucoup les mythes de la destinée. Plu¬tarque l’a fait plusieurs fois. Dans un de ces mythes, les âmes après la mort s’élèvent vers le ciel, traversent d’abord un Styx céleste, jusqu’à la lune, où séjournent celles qui ne sont ni mauvaises ni impures ; là, il y a une deuxième mort, et, comme l’âme s’était séparée du corps, l’intelligence se sépare de l’âme qu’elle laisse dans la lune pour monter à travers les sphères célestes : schème constant qui revient avec d’infinies variantes . L’Hadès souterrain a complètement disparu de ces mythes ; c’est le monde entier qui est devenu le théâtre de la destinée de l’âme. Le platonisme de Plutarque est lié à une réaction nationale très forte en faveur des traditions religieuses grecques en même temps qu’à une critique assez violente des grands dogmatismes post aristotéliciens ; on trouve chez lui, avec une apologie de l’oracle delphique, une protestation contre l’interprétation rationaliste des dieux, à la fois contre celle qui les réduit p.443 à des facultés et des passions de l’âme, et contre le stoïcisme qui en fait des forces naturelles . Plutarque est l’homme qui, à la fois théologien, prêtre et philosophe ne veut rien abandon¬ner de l’héritage grec, et veut encore l’accroître de toute la richesse des cultes égyptiens d’Isis.

XII. — GAIUS, ALBINUS ET APULÉE. NUMÉNIUS @ Plusieurs manuscrits nous ont conservé, sous le nom d’Al¬cinoüs, une Introduction aux dogmes de Platon ; comme Freu¬denthal l’a démontré, l’œuvre est en réalité d’Albinus, le Platonicien qui fut le maître de Galien à Smyrne en 152, après avoir été à Athènes l’élève de Gaius. D’autre part, M. Sinko a fait voir qu’Apulée, qui résida à Athènes vers 140, a rédigé son traité Sur le dogme de Platon d’après le même cours qu’Albinus, c’est à dire d’après celui de Gaius. On voit, dans ces deux œuvres, comment Gaius contraint d’entrer les matières de l’enseignement platonicien dans le cadre devenu traditionnel, logique, physique et éthique ; on y trouve un monde éternel, un dieu transcendant dont la nature est déterminée par de doubles négations (ni mauvais, ni bon ; ni qualifié, ni sans qualité) à la manière de l’Un du Parménide de Platon, et qui est connu soit par la méthode d’abstraction, soit par la méthode d’analogie. Des fragments qui restent de l’œuvre des Platoniciens de la fin du IIe siècle, Sévère, Atticus, Harpocration, Cronius et sur¬tout Numénius, on peut conclure que, dans ses grands traits, la représentation néoplatonicienne du monde est tout à fait fixée. Numénius, à l’époque des Antonins, a écrit un livre pour réfuter l’opinion d’Antiochus, qui assimilait Platon aux Stoï¬ciens et pour revendiquer l’autonomie du platonisme que, comme p.444 Philon, il rapprochait de Moïse . On connaît sa théorie des trois dieux : au sommet, l’intelligence première (ou Bien en soi), créatrice des intelligibles ; au dessous, le démiurge, créateur du monde sensible ; et enfin le monde, le troisième dieu ; il n’y a rien là qu’une interprétation du Timée . On connaît aussi, par Proclus , sa croyance en un Hadès céleste au milieu duquel il décrit l’allée et venue des âmes.

XIII. — RENAISSANCE DE L’ARISTOTÉLISME @ Beaucoup moins populaire que le platonisme, beaucoup moins disposé à s’unir aux croyances générales de l’époque, l’aris¬totélisme doit sa renaissance au IIe siècle au goût qui portait les esprits vers les anciennes doctrines ; les Péripatéticiens, depuis Andronicus qui édita les œuvres d’Aristote vers 50 avant J. C., inclinent à chercher le sens exact des paroles du maître plutôt qu’à développer, selon sa méthode, la connaissance de la nature. De là cette série de commentaires, dont les pre¬miers, ceux d’Adrastus (à l’époque d’Adrien), sont perdus ; les plus anciens que nous ayons sont ceux d’Alexandre d’Aphro¬dise sur la Métaphysique, sur les Premiers analytiques, les Topiques et les Réfutations des sophistes ; enfin sur La sensa¬tion et les Météores, auxquels il faut joindre des traités Sur l’âme et Sur le destin ; ils datent environ de la fin du IIe siècle. Plus tard, l’étude d’Aristote et de ses commentateurs devient un exercice obligatoire dans toute école philosophique ; c’est par exemple fort souvent la lecture d’un commentaire d’Aris¬tote qui sert de point de départ aux traités de Plotin (par exemple Ennéade IV, 6) ; si bien que, le péripatétisme disparaissant de nouveau comme école devant le grand succès du platonisme, les p.445 commentaires d’Aristote continuent jusqu’à la fin de l’anti¬quité ; la célèbre Isagoge de Porphyre, l’élève de Plotin, qu’une traduction latine de Boèce fit connaître au moyen âge occiden¬tal, était une introduction à l’étude des Catégories. Les plus connus de ces commentateurs sont Thémistius (2e moitié du IVe siècle) et surtout Simplicius, dont les commentaires sur les Catégories, sur la Physique et sur le traité du Ciel sont d’une surprenante richesse d’information . Ces commentaires se relient, sans aucune suture, aux commentaires en syriaque, puis en arabe, et enfin à ceux qu’on écrivit en Occident, à par¬tir du XIIIe siècle, sans oublier les commentateurs byzantins, qui se rattachent à Jean Philopon (début du VIe siècle). Une tradition, si constamment suivie, dont nous voyons ici le début, a une importance historique que l’on peut difficile¬ment exagérer ; par elle se sont transmises et certaines manières de poser des problèmes philosophiques, et certaines manières de classer les idées, dont la pensée occidentale est toute impré¬gnée. On peut en donner en exemple la discussion qui commence à Théophraste et qui se poursuit pendant le moyen âge entier sur la nature des intellects et de la connaissance intellectuelle d’après un obscur chapitre d’Aristote (p. 238). D’après Thémistius, Théophraste interprétait ainsi la doc¬trine du maître : la connaissance intellectuelle est la découverte des formes intelligibles, incluses dans les choses sensibles, par un intellect passif qui est amené à l’activité par un intellect agent. Et il faisait à Aristote les trois objections suivantes : « On ne sait si l’intellect patient est acquis ou s’il est inhérent ; de plus, on ignore la nature de la passion que subit cet intel¬lect ; car si l’origine de la connaissance intellectuelle est dans la sensation, il faut que l’intellect subisse l’action du corps ; mais comment le pourrait il s’il est incorporel ? Et comment p.446 pourrait il être maître de sa pensée, puisque rien ne pâtit de soi-même ? Enfin, si une intelligence n’est rien en acte, mais si elle est tout en puissance, en quoi diffère t elle de la matière première ? A propos de l’intellect agent, les difficultés ne sont pas moindres ; car on ne peut dire comment il vient en l’âme, et s’il lui est inhérent, pourquoi l’oubli, l’erreur et le men¬songe  ? » Nous connaissons par Alexandre d’Aphrodise la solution que son maître Aristoclès essayait de ces difficultés ; on va voir qu’elle est suggérée par le stoïcisme (et la confusion que l’on commit longtemps entre Aristoclès et Aristotélès, et qui fit attribuer à Aristote lui-même les idées de celui-là ne con¬tribua pas peu à obscurcir le sujet). Aristoclès admet d’abord que ce qu’Aristote appelle l’intellect matériel ou en puissance est un intellect qui croît naturellement, comme toutes nos autres facultés, par le progrès de l’âge et qui est capable d’opé¬rer l’abstraction. Néanmoins cette activité, inhérente à l’âme, n’est possible que parce qu’il y a un intellect venu du dehors, pensée pure, intelligence divine partout répandue dans la matière, comme une substance en une substance, traversant tout et étant en n’importe quel corps. Lorsque cet intellect en acte rencontre un mélange corporel favorable, elle agit par lui comme par un instrument, et l’on dit que nous pensons. Notre intelligence matérielle ou en puissance n’est donc, comme toutes nos autres facultés, qu’une certaine combinai¬son organique, qui peut servir d’instrument à la pensée. Cette doctrine répond aux objections de Théophraste ; mais Alexandre estime qu’elle s’écarte trop de l’opinion du maître. Pour lui, il distingue quatre intellects, l’intellect en puissance ou hylique, capacité de recevoir les formes, semblable à une table rase, ou plutôt « à ce caractère qu’elle a d’être rase », intellect différent de la matière première, puisqu’il ne p.447 devient pas telle ou telle chose en particulier et parce qu’il ne pâtit pas comme la matière. En second lieu, l’intellect acquis, ou l’intellect comme disposition, qui naît lorsque l’intelligence a appréhendé l’universel, en séparant par abstraction les formes de la matière ; il est l’ensemble des pensées qui sont toujours à notre disposition, comme la science est à la disposi¬tion du savant, bien qu’il n’y pense pas toujours actuelle¬ment. Enfin l’intellect en acte est la pensée actuelle, dans la¬quelle le sujet est identique à son objet. Ces trois intellects décrivent les trois phases de l’activité intellectuelle, de la puissance à la disposition et de la dispo¬sition à l’acte. Le quatrième intellect est l’intellect agent, la cause qui fait passer à l’acte les intelligibles en puissance. Il faut qu’il soit par conséquent lui-même intelligible en acte, par sa propre nature, séparé et sans mélange. Dans cet intel¬lect agent, Alexandre est amené à reconnaître non plus une faculté de l’âme, mais l’acte pur, la pensée de la pensée, en un mot le Dieu d’Aristote. C’est donc Dieu qui est l’agent de l’opération intellectuelle en nous ; ce n’est point une vision en Dieu mais c’est, si l’on peut dire, une vision par Dieu. Grâce à Alexandre, chez les Péripatéticiens comme chez les Platoniciens, la méditation sur la nature de la connaissance intellectuelle et sur son objet nous amène non pas à la science, mais à la théologie.

Bibliographie @


CHAPITRE VII DÉVELOPPEMENT DU NÉOPLATONISME

I. — PLOTIN @ p.449 Le néoplatonisme est essentiellement, on l’a déjà vu, une méthode pour accéder à une réalité intelligible et une cons¬tructiqn ou description de cette réalité. La plus grosse erreur que l’on pourrait commettre, c’est de croire que cette réalité a pour fonction essentielle d’expliquer le sensible ; il s’agit avant tout de passer d’une région où la connaissance et le bonheur sont impossibles à une région où ils sont possibles ; la ressemblance grâce à laquelle on peut passer de l’un à l’autre, puisque le sensible est l’image de l’intelligible, intéresse moins parce qu’elle explique le monde sensible que parce qu’elle permet de remonter à ce qui est en soi sans rapport au monde. La vie des dieux, dans le mythe, est indifférente au monde des humains ; la réalité intelligible de Plotin ne connaît pas non plus le monde et ne s’abaisse pas à lui ; son état d’esprit est, subtilisé à l’extrême, l’état d’esprit mythologique. Le IIIe siècle et les deux suivants marquent, dans le paga¬nisme, une tentative pour saisir la structure et les articulations de cette réalité. La philosophie de ce temps est une manière de description des paysages métaphysiques où l’âme se trans¬porte par une sorte d’entraînement spirituel. Un de ses initiateurs fut Ammonius Saccas, qui enseigna à Alexandrie au moins de 232 à 243 et qui révéla à Plotin, déjà p.450 âgé de vingt huit ans, la philosophie véritable : personnage d’ailleurs fort mal connu ; il n’a rien écrit ; de ses disciples, nous connaissons, outre Plotin, le philologue Longin, Hérennius, enfin un Origène qu’il n’y a aucune raison décisive d’identifier avec Origène le chrétien, bien qu’il soit de la même époque ; mais nous ignorons tout de ce qu’on enseignait dans l’école d’Ammonius. Il faut attendre au Ve siècle avant d’entendre parler des idées d’Ammonius par Némésius et par Hiéroclès, et il n’y a aucune raison décisive de croire que c’est bien d’Am¬monius Sakkas qu’ils parlent. Nous ne pouvons donc saisir le rôle de ce maître aimé dans la formation d’esprit de Plotin. Plotin (205 270), élève d’Ammonius de 232 à 243, le quitte pour suivre l’empereur Gordien dans son expédition contre les Perses ; en 245 il est à Rome, où il reste jusqu’à sa mort ; il y réunit quelques disciples enthousiastes, et parmi eux Por¬phyre qui fut son secrétaire. C’est sur les instances de ces dis¬ciples, semble t il, qu’il se décide très tardivement, en 255, à écrire et à publier. Il rédigeait fort vite et sans revoir, con¬fiant à Porphyre le soin des corrections matérielles ; ainsi sont nés, dans un ordre de succession que nous donne Porphyre, en sa Vie de Plotin, les cinquante quatre traités dont Porphyre, après la mort de Plotin, a donné une édition d’ensemble en les groupant en six Ennéades, ou groupes de neuf. Ces traités pa¬raissent reproduire fidèlement son enseignement oral ; ils ne donnent pas du tout un exposé suivi et progressif de la doctrine, mais plutôt une série de conférences élucidant des points particuliers, la valeur de l’astrologie, la manière dont l’âme descend dans le corps et lui est unie, le problème de la mémoire dans les diverses espèces d’âmes, depuis l’âme hu-maine jusqu’à l’âme du monde, mais les étudiant en fonction d’une vision de l’univers qui est toujours active et présente. Cette vision de l’univers n’est pas particulière à Plotin ; nous l’avons vu s’esquisser chez Posidonius lorsqu’il distingue et range par ordre ce que l’ancien stoïcisme identifiait ; dieu, p.451 destin, nature ; nous l’avons vu se préciser chez Modératus, avec sa théorie de la triple unité. Quel en est le principe ? L’on a vu les Stoïciens (et Plotin reprend formellement leur thèse) soutenir que le degré de réalité d’un être dépendait du degré d’union de ses parties, depuis le tas de pierre, aux parties seulement juxtaposées, jusqu’à l’être vivant dont toutes les parties sont maintenus par la tension de l’âme, en passant par un corps collectif, tel qu’un chœur ou une armée. On peut concevoir l’union s’accroissant au point que les parties se fusionnent et deviennent de plus en plus inséparables : ainsi l’on ne peut parler dans le même sens des parties d’un corps vivant et des parties d’une science ; dans un corps vivant, les parties sont solidaires, mais localement séparées ; dans une science, une partie c’est un théorème, et chaque théorème con¬tient en puissance tous les autres ; on voit ainsi comment un degré d’unification de plus nous fait passer du corporel au spirituel. Mais, toute réalité où l’union des parties n’est pas parfaite suppose au dessus d’elle une unité plus achevée ; ainsi la sympathie mutuelle des parties d’un corps vivant ou des parties du monde suppose au dessus d’elle une unité plus parfaite, celle de l’âme, qui les contient ; l’union des théorèmes d’une science suppose l’unité d’une intelligence qui les saisit. Sans cette unité supérieure tout s’éparpille, s’effrite et perd son être. Rien n’est que par l’Un ; Aristote a eu tort de dire que l’être et l’un sont toujours convertibles : en réalité l’être est toujours subordonné à l’Un ; l’Un est le principe de l’être. Mais à une condition : c’est que cette unité ne soit pas une unité purement formelle et vide, mais contienne toute la réalité qui se développera en son produit : l’âme d’un vivant contient en elle, à l’état de raisons séminales inséparables les unes des autres, tout le détail du corps vivant ; rien de réel qui ne vienne d’elle. A cette condition, on voit la portée du mode d’intelli¬gibilité qu’emploie Plotin, qui consiste à faire comprendre une p.452 réalité quelconque en la rapportant à une unité plus parfaite . Pourtant Plotin abandonne entièrement la théorie stoï¬cienne, dont il a quelquefois suivi les formules ; pour les Stoï¬ciens, on s’en souvient, l’unification était due à une activité propre de l’agent qui pénétrait dans la matière et, par sa tension, en retenait les parties. Pour Plotin, toute unité est toujours plus ou moins du genre de celle d’une science ; dans une science l’esprit est un parce qu’il contemple un seul et même objet ; ce qui introduit l’unité dans la réalité inférieure, c’est la con¬templation du principe supérieur . Dire que l’un est le principe de l’être revient alors à dire que la seule réalité véri¬table est la contemplation. Non seulement l’intelligence est contemplation de son objet, mais la nature est aussi contempla¬tion, contemplation tacite, silencieuse, inconsciente, du modèle intelligible qu’elle s’efforce d’imiter ; un animal, une plante, un objet quelconque n’ont leur forme (au sens aristotélicien) que dans la mesure où ils contemplent le modèle idéal qui se reflète en eux. Le principe supérieur reste donc en soi, en son inaltérable perfection et immobilité ; rien de lui-même, de son activité ne passe dans la réalité inférieure, puisqu’il n’agit, comme les choses belles, qu’en emplissant les choses de sa lumière et de son reflet autant qu’elles sont capables de le recevoir. Toutefois, pour bien le saisir, il faut avoir présente l’image fixe d’un cosmos unique, fini et éternel, avec son ordre toujours identique à lui-même, qui obsède l’esprit de Plotin comme celui de tous ses contemporains ; c’est en fonction de cette image que sa doctrine métaphysique prend un sens. Le donné, c’est l’unité du monde sensible, et toutes les réalités intelligibles dont il dépend ne sont que ce même monde, plus contracté et en quelque sorte dématérialisé. Toute la construction méta¬physique de Plotin perd beaucoup de son sens si l’on n’accepte, p.453 avec l’unicité du monde, son unité, la sympathie de ses parties, son éternité et le géocentrisme . Ainsi se comprend la théorie plotinienne des principes ou hypostases : le premier principe, c’est l’Un ou Premier, en qui il n’y a encore aucune division ; il n’est rien, puisqu’il n’y a en lui rien de distinct ; et il est tout, puisqu’il est puis¬sance de toutes choses ; il est comme l’Un du Parménide de Platon, dont on peut successivement tout nier et tout affir¬mer ; de fait, c’est à ce dialogue que Plotin emprunte le principe de sa théorie de l’Un. Mais c’est aussi au VIIe livre de la République ; l’Un est en effet aussi le Bien, puisqu’il donne à chaque être son être ; et il est lui-même « au dessus de l’essence », puisque être, rappelons le, pour Platon, c’est nécessairement être quelque chose. Or le Premier, Bien ou Un, est une hypostase, sans être une essence ou substance. Le mot hypostase signifie tout sujet existant, que ce sujet soit déterminé ou non ; le mot essence ou substance (ου̉σία) désigne aussi un sujet existant, une hypostase, mais un sujet déterminé par des attributs posi¬tifs et ayant une forme. C’est pourquoi il faut faire attention que ces attributs : Premier, Un ou Bien, ne soient pas pris pour des propriétés positives ou des formes de l’Un ; ce sont des ma¬nières d’en parler, en envisageant le rôle qu’il jouera par rap¬port aux hypostases subordonnées; ce n’est pas une manière de dire ce qu’il est puisque, à proprement parler, il n’est rien, pas même un, pas même bien, rien qu’un néant superessentiel . Pourquoi cet Un ne reste t il pas l’unique ? Pourquoi la réalité ne reste t elle pas éternellement contractée en lui ? C’est que toute chose parfaite produit, comme l’être vivant, arrivé à l’état adulte, produit son semblable ; production in¬consciente, involontaire, due à une sorte de surabondance, ¬comme celle d’une source dont le trop plein s’écoule, comme celle d’une lumière qui se diffuse ; l’être vivant, la source, la p.454 lumière ne perdent rien à se répandre, et gardent en eux mêmes toute réalité ; c’est ce que l’on a appelé, d’une métaphore habituelle, mais qui n’est pas tout à fait juste, la théorie de l’émanation ; il faut dire plutôt, avec Plotin, la procession, la production, ou marche en avant de quelque chose qui vient du principe. Mais le produit cherche à rester le plus près pos¬sible de son producteur, dont il reçoit toute sa réalité ; à peine a t il procédé qu’il se retourne vers lui pour le contempler. C’est en cet acte de se retourner, ou conversion, que naît (bien entendu d’une naissance éternelle et intemporelle) la seconde hypostase, qui est à la fois Être, Intelligence et Monde intel¬ligible . Il ne faudrait pas exagérer l’unité systématique de la pensée plotinienne dans la description de cette seconde hypostase ; elle présente plusieurs aspects. C’est d’abord, sous l’aspect du monde intelligible, l’Un en quelque sorte détendu et mul¬tiplié : la réalité, indistincte dans l’Un, s’épand en une multi¬plicité hiérarchisée de genres et d’espèces, que l’on voit se former par une sorte de dialectique (la division platonicienne) et de mouvement spirituel, à partir des genres suprêmes ; encore faut il bien voir que ce mouvement est éternellement achevé, que cette hiérarchie d’intelligibles est éternellement fixée, et que c’est seulement notre pensée qui se meut en la parcourant . Il faut aussi se garder d’exagérer le caractère de multiplicité de ce monde : dans une pareille unité systématique, chaque être contient tous les autres, tout est dans tout : Plotin nous rappelle que la dialectique platoni-cienne ne procède pas, comme la logique aristotélicienne, par des additions, ajoutant au genre des différences spécifiques pour déterminer l’espèce ; elle procède par division, c’est à dire que le genre est un tout concret que l’on sépare pour le diviser en espèces, comme on peut concevoir le monde divisé en ciel p.455 et région sublunaire ; le progrès du genre aux espèces n’est pas un enrichissement, mais un passage du tout aux parties, où les parties garderaient encore la richesse du tout . De là une conséquence importante : l’intelligible aristotéli¬cien ne désignait que des genres et des espèces ; l’individu, réalisé dans le monde sensible, contenait donc tous les caractères de la forme spécifique, augmentés d’autres caractères en nombre indéterminé, dus à sa réalisation dans la matière et qui cons¬tituaient sa véritable individualité ; on peut penser l’homme, on ne peut penser Socrate, dont l’individualité est due aux mille accidents que la forme spécifique de l’homme a rencontrés en se réalisant : le monde sensible serait donc à certains égards plus que le monde intelligible ! La vérité est au contraire pour Plotin que l’individu existe dans le monde intelligible, ou qu’il y a « des idées des individus  ». Plotin n’admet pas d’une manière générale que la forme, pour se réaliser dans le sensible, doive être accrue de caractères positifs, comme les organes de défense, par exemple, ou les organes des sens ; à ces questions : « Quel besoin le lion intelligible a t il de griffes, puisqu’il n’a pas à se défendre ? Quel besoin l’être vivant intelligible a t il d’organes du sens, en une région où il n’y a nulle chose sensible ? » il répond : « Afin que tout soit, afin que le monde intelligible contienne toutes les richesses possibles » ; la sensation, dans l’être vivant matériel, est non pas, comme le disent les Stoïciens, simple impression d’une matière sur une autre, mais garde encore quelque chose de spirituel et d’immatériel qui garantit son origine intelligible. Et Plotin refuse d’expliquer la production des organes des sens par rien de tel qu’un hasard heureux ou une providence attentive ; ils ne sont qu’une imitation dégradée d’une réalité plus haute . La deuxième hypostase est donc un véritable monde, p.456 complet, parfait, et non pas un simple schéma abstrait du monde sensible. La deuxième hypostase est aussi l’être ou essence ; c’est à-dire le contenu concret ou positif d’une chose qui fait d’elle un objet de connaissance. La première hypostase était au dessus de l’être, et on devait en nier tout caractère positif ; la seconde est l’être même, c’est à dire tout ce qui fait que la réalité a une forme qui la rend connaissable. Enfin, la seconde hypostase est l’intelligence. Plotin intro¬duit sur ce point des nouveautés qui ont frappé ses contempo¬rains, qui ont notamment beaucoup choqué Porphyre à son entrée dans l’école. L’intelligence est ce qui connaît l’être ou essence : or, entre l’être ou intelligible, qui est connu et l’in-telligence, qui le connaît, il faut admettre, semble t il, une distinction : l’être est posé d’abord comme la réalité en acte puis l’intelligence dont les virtualités s’actualisent lorsqu’elle appréhende l’être ; il est même essentiel au platonisme de poser l’intelligible avant l’intelligence ; c’est Aristote et Anaxa¬gore qui, prenant l’intelligence pour principe, ne savent pas la définir et suppriment l’intelligible. Si un Platonicien acceptait l’intelligence comme principe second, c’est qu’il mettait comme principe premier l’intelligible, à la manière de Platon qui, dans le Timée, a décrit l’intelligence du démiurge contemplant hors d’elle-même et au dessus d’elle les modèles idéaux à l’imitation desquels sont produites les choses. Or Plotin ne suit pas du tout cette tradition : il prend à son compte la formule connue d’Aristote : dans la science, la chose sue est identique au sujet qui connaît, et il refuse d’admettre que les intelligibles soient en dehors de l’intelligence. Sans doute, il est fidèle à Platon, lorsqu’il s’agit de mettre au dessus de l’intelligence une réalité dont elle a la vision ; mais cette réalité, qui est l’Un, n’est plus l’intelligible. Pourquoi donc ce changement si profond ? Rappelons d’abord que si le Timée subordonnait l’intelligence démiurgique aux modèles idéaux, en revanche la République p.457 faisait du Bien le principe commun du connaissant et du connu, comme le soleil est le principe commun des choses visibles et de la sensation visuelle ; intelligence et intelligible, connaissant et connu sont ainsi au même niveau. Ainsi Plotin, lui aussi, se réclamait de Platon. Mais de plus et surtout, la thèse contraire lui paraît introduire en philosophie toutes les diffi¬cultés de la théorie de la connaissance des dogmatismes post-aristotéliciens. Si l’intelligible est en dehors de l’intelligence, il faudrait se figurer une intelligence sans pensée actuelle et dans laquelle viennent s’imprimer, par rencontre, les intelli¬gibles, à la manière des sensibles sur les organes des sens ; cette intelligence serait imparfaite, incapable d’appréhender éternellement son objet, incapable d’atteindre la certitude sur son objet dont elle ne posséderait qu’une image. L’Intelligence hypos¬tase doit donc découvrir en elle même toute la richesse du monde intelligible. La pensée de soi-même lui donne non seulement (comme le cogito augustinien ou cartésien) la certitude formelle de son existence, mais la certitude de son contenu ; sa connaissance s’y arrête, comme elle y commence . Ici se trouve, semble t il, l’unité des spéculations de Plotin sur la seconde hypostase : l’Intelligence est vision de l’Un, et par là même, elle est connaissance de soi et connaissance du monde intelligible ; il ne faut pas se figurer le monde intelligible à la façon d’un être inerte qui ne serait pas en même temps une pensée ; rappelons nous que l’être est contemplation ; la conception la plus profonde que l’on puisse avoir du monde intelligible est celle d’une société d’intelligences ou, si l’on veut, d’esprits dont chacun, en se pensant, pense tous les autres et qui ne forment donc qu’une Intelligence ou Esprit unique. Comme l’Un produit l’Intelligence, l’Intelligence produit une troisième hypostase qui est l’Ame. La théorie plotinienne de l’âme est encore plus complexe que sa théorie de p.458 l’Intelligence. Pour bien en saisir la portée, il faut opposer, comme le fait sans cesse Plotin, ce qu’Aristote pensait de l’âme à ce qu’en pensaient, non sans une certaine concordance, Plato¬niciens et Stoïciens ; nous aurons ici un des motifs de dissenti¬ment qui ont paru les plus graves à cette époque entre Aris¬tote et Platon. Aristote a pour ainsi dire rayé l’âme de son image de l’univers ; les moteurs des cieux sont des intelli-gences ; l’âme n’apparaît que dans les corps vivants sublu¬naires, à titre de forme du corps, notion tout intellectuelle d’un physiologiste qui cherche le principe des fonctions cor¬porelles ; l’âme, comme siège de la destinée, a disparu. Au con¬traire, dans le Phèdre, le Timée et les Lois, comme chez les Stoï¬ciens, il y a une âme du monde, rectrice du monde sensible, à laquelle les âmes individuelles, âmes des astres et âmes des hommes, sont consubstantielles et dont elles ne sont que des fragments. Ce n’est pas là une différence de terminologie, mais une opposition profonde dans la conception de l’univers et de la destinée ; de l’univers d’abord qui est un être vivant et dans lequel, par conséquent, les mouvements généraux (mouvements circulaires des astres) sont dus non pas à la propriété d’une quintessence dont la nature est de se mouvoir circulairement, mais à l’influence d’une âme qui domine l’élément igné qui compose le ciel et lui fait prendre, contrairement à sa nature, le mouvement circulaire, ce mouvement de retour sur soi, qui est une imitation du sien propre  ; il n’est rien qui fasse plus horreur au Platonicien que la quintessence aristotélicienne ; partisan de l’unité substantielle du cosmos et de la sympathie de ses parties, il y voit non sans raison la négation de cette thèse. Opposition aussi dans la conception de la destinée puisque les âmes individuelles ont, dans le détail du gouver¬nement des choses, le même rôle que l’âme du monde a dans l’ensemble ; leur destinée fait donc partie d’un plan d’ensemble p.459 et Plotin développe avec prédilection la vieille image des dia¬tribes, le monde, théâtre où la providence assigne à chacun son rôle . Sans songer à cette vision du monde, à cette fonction cosmique des âmes, on ne saurait comprendre la nature de la troisième hypostase. Car l’âme n’est que le monde intelligible, mais plus divisé, plus détendu, pas encore étendu pourtant, ou du moins pas encore étendu d’une étendue matérielle, puisque l’âme a pour propriété d’être tout entière à la fois dans toutes les parties du corps vivant qu’elle anime , disposée pourtant à répartir son influence dans le lieu et dessinant en elle, comme l’âme du monde du Timée, les divisions du monde. L’âme est en un mot l’intermédiaire entre le monde intelligible et le monde sensible, touchant au premier parce que, procédant de lui, elle se retourne vers lui pour le contempler éternellement, tou¬chant au second, parce qu’elle l’ordonne et l’organise. Encore ne sont ce là deux fonctions diverses qu’en apparence : en réalité, elle n’organise, nous le verrons, que parce qu’elle contemple, par une influence qui émane d’elle sans qu’elle le veuille ; comme si les figures auxquelles pense un géomètre se dessinaient d’elles mêmes  ; elle n’a pas une fonction active et providentielle à côté de sa fonction contemplative ; purement contemplante, restant en haut, elle agit. A cette triade d’hypostases s’arrête la série des réalités divines où le mal ne pénètre pas. Est ce là une théologie ? Plotin ne pro¬nonce jamais le nom de Dieu (sauf dans un texte suspect) à propos du premier principe ; ce nom ne revient fréquemment dans ses écrits qu’à propos des âmes rectrices du monde ou des astres qui, seuls, sont proprement pour lui des dieux et à propos desquels il défend le polythéisme hellénique. D’autre part, Plotin a tenu à séparer les actes cultuels de la religion p.460 et les spéculations sur les principes : longuement, il parle et de la divination astrologique, de la prière et du culte des statues, afin de montrer que l’efficace de ces actes cultuels, qu’il ne nie pas, provient non pas de l’action d’un dieu sur le monde en réponse à cet acte (comme si les astres bienheureux pouvaient s’occuper des sottises humaines), mais de la sympa¬thie qui lie l’une à l’autre les parties du monde, tout acte cultuel étant en somme analogue à une incantation qui produit ses effets, à la seule condition qu’elle soit bien exécutée. Entre cette religion qui tend au rite pur et l’accès de l’âme aux réalités intelligibles, il n’y a aucun rapport. Remarquons, à ce sujet, à quel point sa théorie des hypostases est différente de la théo¬rie philonienne des intermédiaires, dont on la rapproche si souvent mal à propos ; l’intermédiaire philonien, le Verbe qui châtie ou récompense, va en quelque sorte au devant des besoins de l’âme humaine, et n’a d’autre rôle que le souci du bien des hommes ; l’hypostase plotinienne n’a aucune volonté de bien, aucune intention de sauver les hommes : c’est l’opposition, mille fois rencontrée, de la dévotion sémite et de l’intellectua¬lisme hellénique ; chez Plotin, chaque hypostase n’est qu’une contraction, une unification toujours plus haute du monde, jusqu’à l’unité absolue. Toutefois, avec une restriction : en cette réalité ineffable, dénuée de caractères positifs, qu’est l’Un, Plotin discerne une infinité et une indétermination qui en font quelque chose d’autre que la simple raison abstraite de l’unité du monde. Dans le traité qu’il a écrit Sur la liberté et la volonté de l’Un (VI, 8), on voit naître dans le Premier une sorte de vie positive et indépen¬dante ; ce n’est point seulement l’indépendance (αυ̉ταρκεια) que possèdent le monde intelligible ou le monde sensible, c’est à-dire la faculté de se suffire à soi-même sans besoin de l’extérieur ; (cela c’est l’indépendance d’une essence, mais encore le monde est il lié à sa propre essence qu’il ne peut quitter) ; l’indépendance du Premier est l’absolue liberté, le fait de pouvoir être ce qu’il p.461 veut sans se lier à aucune essence ; une sorte de puissance indéfinie de métamorphoses, qui ne s’arrête à aucune forme. Il y a là quelque chose de nouveau et qui n’est pas chez Platon ; Platon avait parlé d’un principe suprême qui était limite, mesure et rapport fixe, donc toujours conçu relativement à l’ordre dont il était le principe. L’Un infini de Plotin est liberté absolue, la réalité qui est ce qu’elle est par soi, par rapport à soi et pour soi . Définir la réalité la plus profonde, comme indépendante des formes où l’esprit fixe les êtres, tel est le propre du platonisme ; mais il s’ensuit qu’elle ne pourra être atteinte que par des méthodes, indépendantes des méthodes intellectuelles, puisque l’intelligence n’a affaire qu’à de l’être défini et limité. Au dessous de la triade des hypostases divines, Plotin ad¬met encore une autre hypostase, qui est la matière. Tandis qu’Aristote définit la matière par relation à la forme et en fait toujours un relatif, Plotin en fait au contraire une réalité absolue. Tandis qu’Aristote considère la matière (sauf la matière première) comme indéterminée seulement par rapport à une forme (l’airain par rapport à la statue), bien qu’elle puisse être déterminée en elle même, Plotin n’admet qu’une matière complètement indéterminée, et même indéterminable ; car la façon dont la forme existe dans la matière ne rend pas celle ci plus déterminée ; la forme, en la quittant, la laisse aussi pauvre de détermination qu’elle l’avait trouvée ; la matière est impassible, elle est l’absolue pauvreté du mythe du Banquet. Aussi n’y a t il pas union véritable de la forme et de la matière ; il faut plutôt dire que le sensible est un simple reflet passager de la forme dans la matière, et qui n’affecte pas plus la matière que la lumière n’affecte l’air qu’elle remplit . Cette incapacité de recevoir la forme et l’ordre, de la posséder, de la garder, cette impossibilité de dire : moi, d’avoir un p.462 attribut positif, c’est le mal en soi, et c’est la racine de tous les maux qui existent dans le monde sensible. Le mal n’est pas en effet une simple imperfection puisque, alors, il faudrait dire que l’Intelligence est mauvaise parce qu’elle est inférieure à l’Un. Vice, faiblesse de l’âme, tout ce qui paraît être le mal en soi, n’est un mal que parce que l’âme est entrée en contact avec la matière, est plongée dans le devenir à cause de ce con¬tact ; elle s’en purifie non pas en s’en rendant maîtresse, mais en la fuyant. Si cette matière existe pourtant, c’est parce qu’il faut que tout degré de réalité soit épuisé ; elle n’est pas indé-pendante de l’Un ; elle en est seulement comme le dernier reflet, avant l’obscurité complète du néant . Dans l’appréciation de Plotin sur l’origine du mal, nous ren¬controns simultanément deux théodicées de principes fort différents : dans l’une, celle dont nous venons d’indiquer le principe, le mal c’est la matière, et la chose sensible est un reflet dans un reflet ; on y échappera en revenant aux réalités. L’autre, celle qu’il développe en ses derniers écrits, en est bien différente : le logos ou raison, principe d’harmonie, joue le beau jeu du monde, et chaque être a dans le monde une place et un rôle qui le font convenir avec l’harmonie du tout ; il pâtit ou subit tout ce qui convient en cette qualité ; la souffrance qu’il subit (comme celle de la tortue trop lente pour échapper au chœur qui s’avance et la foule aux pieds) peut être un mal pour lui, si on le considère isolément et détaché de tout ; elle n’est pas un mal pour l’univers . On voit ici deux thèses étrangères l’une à l’autre : d’une part une théodicée pessimiste n’acceptant comme remède au mal que la fuite hors du monde, dans la réalité suprasensible ; d’autre part une théodicée pro-gressive et optimiste, admettant le remède stoïque de l’assen¬timent volontaire. Mais sont elles contradictoires ? Laideur du sensible, fuyant, évanouissant, indéterminé ; p.463 beauté du cosmos, ordonné, harmonieux, réglé par des lois éternelles, c’est l’ascétisme du Phédon, à côté de l’admiration du Timée pour l’art du démiurge : deux sentiment distincts, mais non contradictoires, puisqu’ils répondent à la dissociation du monde sensible en ses facteurs réels, abaissant d’une part notre vue vers l’indétermination de la matière, et l’élevant d’autre part vers l’âme du monde et la région suprasensible. La beauté que nous admirons en une chose, Plotin l’a dit dans le premier traité qu’il ait écrit, Du beau (I, 6), n’est point une simple disposition des parties de cette chose, c’est le reflet d’une idée suprasensible ; c’est donc le monde intelligible que nous admi¬rons effectivement dans le monde sensible et auquel nous sommes renvoyés par une dialectique nécessaire qui sépare l’ordre du désordre. Cette distinction permettra de comprendre la difficile ques¬tion de la destinée des âmes individuelles. Rappelons que Plo¬tin admet une sorte d’unité de toutes les âmes, toutes les âmes dérivant d’une âme unique, à la manière dont les intelligences dérivent de l’Intelligence. L’âme du monde a préparé pour chacune une demeure correspondante à sa nature et qu’elle doit diriger pendant le temps fixé par l’ordre des choses. L’âme dirige le corps, on s’en souvient, seulement parce qu’elle contemple l’ordre intelligible ; tournée ou convertie vers ce monde et étant par là elle même intelligence, elle reste auprès de l’intelligence, tandis qu’un reflet d’elle même va éclairer et vivifier le corps. Mais, parce que le lien qui unit les âmes est plus détendu que celui qui unit les intelligences, l’âme peut se tourner vers son reflet ; alors, au lieu de contempler son modèle, elle voit son reflet ; comme Narcisse attiré par son image et se noyant pour l’étreindre, elle se précipite vers lui, et elle est désormais asservie aux changements du monde sensible, sujette aux mille inquiétudes relatives à son corps et à de faux biens qui lui échappent. Telle est la descente de l’âme ; et sa destinée dans la vie future dépend, par une sorte p.464 de justice immanente, du péché qu’elle a commis ainsi . Le but de l’éducation philosophique est la restitution de l’âme dans son état originaire de contemplation ; mais ici il faut bien entendre une doctrine qui n’est pas simple ; on ne pourra la comprendre que par une distinction entre mon âme et moi-même. En réalité l’ordre du monde implique que l’in-telligence de l’âme (ou partie de l’âme qui contemple l’intelli¬gence) reste éternellement convertie vers le monde intelligible, puisque c’est de cette contemplation que dérive l’existence même du corps qu’elle dirige ; c’est moi qui, au lieu de rester au niveau de ma propre intelligence, descend vers le reflet que mon âme projette ; le moi, c’est cette âme intermédiaire qui est entre l’âme intellectuelle et son reflet et qui peut aller tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, tandis que la partie supérieure de l’âme « reste en haut ». Dans un monde, aussi fixe et arrêté que celui de Plotin, la destinée et l’histoire ne peuvent s’intro¬duire que si on laisse cette réalité, que Plotin appelle souvent l’âme et que nous appelons le moi, passer d’une région à une autre ; la destinée de l’âme (ou du moi), c’est le changement qui s’opère en elle, lorsqu’elle s’imprègne successivement de tous les paysages métaphysiques à travers lesquels elle passe . Autant de niveaux de réalité, autant de manières de vivre possibles pour l’âme : au bas, la vie dans le monde sensible, qu’il s’agisse de la vie de plaisir où l’âme est complètement passive, ou de la vie active, dont la règle est donnée par les vertus sociales qui dirigent l’action. Plus haut la réflexion, où l’âme se recueille en elle même, jugeant et raisonnant ; c’est, par excellence, le niveau intermédiaire où l’âme est maîtresse d’elle même. Au dessus de cette pensée discursive, procédant par démonstration, elle atteint la pensée intuitive ou intellec¬tuelle et monte au niveau de l’intelligence, c’est à dire des essences qui ne supposent rien avant elles et sont des données p.465 intuitives. Mais l’âme peut encore aller parfois plus haut, jus¬qu’au Premier ; il ne s’agit plus alors d’une vision intellec¬tuelle ou d’une intuition, puisque l’on ne peut saisir que le déterminé ; il s’agit plutôt d’une espèce de contact, tout à fait ineffable, où l’on ne peut même plus parler d’un sujet qui con¬naît et d’un objet qui est connu, où cette dualité même est supprimée, où l’unification est complète, où il y a moins une connaissance que jouissance de cet état. De cet état ne peuvent témoigner que ceux qui l’ont éprouvé ; or ils sont rares et, chez eux mêmes, cet état est rare ; Plotin affirma, dit on, à Porphyre, n’y être arrivé que quatre fois ; de plus ils ne pourront en par¬ler que par souvenir ; car au moment où ils l’éprouvent, ils ont perdu toute notion d’eux mêmes ; tel est le plus haut degré où l’on puisse atteindre, l’extase supérieure à l’intelligence et à la pensée .

II. — NÉOPLATONISME ET RELIGIONS ORIENTALES @ Dans les deux siècles et demi qui ont suivi la mort de Plo¬tin, le néoplatonisme a une histoire fort complexe non seule¬ment par ses doctrines, souvent divergentes chez les très nom¬breux maîtres qui les enseignent, mais aux points de vue religieux et politique. Au point de vue religieux, le néoplatonisme se fait peu à peu solidaire des religions païennes, qui finissent au milieu du triomphe croissant du christianisme. L’enseignement de Plotin contenait, on l’a vu, une doctrine religieuse distincte de sa doctrine philosophique ; elle se distingue par deux traits : la divinité des êtres célestes, des astres ; un ensemble d’actes religieux, prières, évocations des âmes, incantations magiques, dont l’efficacité découle d’une manière en quelque sorte mécanique de l’observance exacte des rites prescrits. Ce ne sont pas là, p.465 bien entendu, des découvertes de Plotin, mais des idées communes qu’il agrège à sa philosophie. Sous toutes les formes, on voit se répandre aux IIe et IIIe siècles le culte du soleil, aussi bien dans les mystères de Mithra, dont les adeptes sont aussi nombreux à cette époque que dans le culte officiel du Deus Sol qu’ins¬titue Aurélien, empereur en 270 ; culte dans lequel il prétendait réunir toutes les religions de l’empire et auquel pouvaient par¬ticiper, sans rien sacrifier de leurs préférences personnelles, les Syriens adorateurs de Baal, les Grecs et les Latins. Près d’un siècle plus tard, en 362, c’est aussi autour du culte du Soleil que l’empereur Julien, qui est un adepte des mystères de Mithra, veut réorganiser une religion païenne officielle. Et comment comprendre, en effet, cette vénération religieuse que le cosmos inspire aux néoplatoniciens sans cette substructure religieuse, dont ils sont moins les auteurs que les témoins ? Tandis que le philosophe légitime ce culte par l’ensemble de ses spéculations, on voit des monuments figurés s’efforcer de la faire parler à l’imagination, comme cette sphère magique du IIe ou IIIe siècle où s’accumulent les symboles des divinités cosmiques  : le soleil, personnage assis, entouré d’une auréole de sept rayons, le triangle, symbole de la génération et cinq cercles sécants indiquant les cinq éléments que distingue Aristote ; détails dont beaucoup se retrouvent dans un hymne au Soleil de Proclus. A ce culte solaire se rattache, d’ailleurs, dans le mithriacisme, la même vue de la destinée humaine que l’on trouve chez Plotin ; dans les bas reliefs mithriaques, « le soleil rayonnant fait continuellement descendre, le long de ces sept rayons, des particules de feu dans le corps qu’il appelle à la vie. Inversement, quand la mort a dissous les éléments dont l’être humain est composé, le soleil les élève vers lui . La transformation de l’âme en un être céleste, après la mort, p.467 ou, dès cette vie ; sous l’influence des cérémonies des mystères, est la croyance courante des religions des mystères, vers le IIe siècle ; dans les mystères de la Grande Mère, Apulée nous représente l’initié, appelé à la renaissance et à une vie nouvelle, revêtant successivement douze habits au cours des cérémonies nocturnes de l’initiation, et le matin, revêtu de « l’habit céleste », honoré comme un dieu par toute la communauté . Les néoplatoniciens cherchent parfois à aller à la rencontre de ces croyances, en se faisant eux mêmes plus populaires ; de là naissent des écrits comme le petit écrit de Salluste, Des dieux et du monde, sorte de catéchisme néoplatonicien qui s’adresse aux gens du commun, avec la prétention de s’appuyer unique¬ment sur le sens commun et sur les mythes connus de tous, avec un évident souci de clarté. Un dogme fondamental de cette religion, et qui l’oppose aux nouvelles croyances chrétiennes, c’est celui de l’éternité du monde, avec l’ordre qu’il possède actuellement ; admettre la création revient à admettre que les astres ne sont pas des êtres divins ; et les néoplatoniciens, de Porphyre à Proclus, ne se lassent pas de répéter contre la création le même argument : la production du monde est un résultat nécessaire et par conséquent éternel de la nature de Dieu, qu’on ne peut supposer inactif qu’en le supposant imparfait. Un second trait de la religion de Plotin, c’est l’extraordinaire force attribuée au rite, qui transforme au fond tout acte cultuel en un acte magique , C’est encore là un trait commun du temps. En nulle époque, on ne trouve plus d’incantations magiques écrites sur des tablettes, qu’il s’agisse de tablettes d’exécration ou de charmes d’amour ; en nul temps, on n’a de moyens plus nombreux de prévoir l’avenir ; de là un char¬latanisme sans frein comme au IIe siècle, celui d’Alexandre p.468 d’Abonotique, dont Lucien, dans son Alexandre, a dévoilé les odieuses machinations. Plotin lui-même présente le monde sensible comme un vaste réseau d’influences magiques et donne la philosophie comme le seul moyen d’échapper à ces influences. On sait aussi le succès qu’eut le roman de Philostrate (vers 220), où le Pythagoricien Apollonius de Tyane s’initie à tous les procédés magiques de l’Orient. Dans son Alexandre, Lucien nous dit que le charlatan considérait comme ses principaux ennemis « les Épicuriens et les chrétiens ». Le fait est que, dès la fin du IIIe siècle, l’État voit dans ces superstitions un danger public ; de nombreuses mesures furent prises contre elles  ; dès 296, une loi interdit l’astrologie ; sous Constantin, une loi de 319 interdit l’art divinatoire privé, et, en 321, précise les formes légales dans lesquelles la divination est permise ; une nouvelle loi contre la divination (358), l’interdiction des sacrifices (368), un procès contre les magiciens et les philosophes (370), lois encore renforcées sous Théodose sans parler de nombreux édits contre le paganisme en général, qui continuent jusqu’au Ve siècle, tout cela nous montre avec quelle ardeur étaient pour¬suivies les idées et les pratiques dont les néoplatoniciens avaient rendu leur philosophie complètement solidaire ; les vies de nos philosophes, celle de Plotin par Porphyre, les Vies des Sophistes, d’Eunape (vers 375), la vie de Proclus, par Marinus (vers 490), celle d’Isidore, par Damascius (vers 511), nous montrent en effet des milieux où, de plus en plus, les croyances superstitieuses étaient acceptées d’enthousiasme et où l’on cherchait les contes les plus absurdes sur l’influence magique d’une pierre noire ou d’une statue. Il faut ajouter que ce n’est pas pour leur absurdité que les pouvoirs publics veulent réfor¬mer ces superstitions ; c’est que tout le monde les craint parce que tout le monde, chrétiens comme païens, gens du peuple comme gens instruits, croit à leur efficacité et en a peur. Les p.469 sceptiques et les Épicuriens dont parle Lucien se font rares. Il faut se représenter cet univers traversé d’influences magiques sympathiques, auxquelles on ne songe pas à opposer la connais¬sance la plus élémentaire des lois de la mécanique. Jamais on n’a été plus loin qu’à cette époque d’une conception mécaniste de l’univers ; nulle action qu’une sorte de rayonnement qui ne connaît pas l’obstacle de la distance ; on veut ignorer ou éviter toute transmission mécanique de forces : pour Plotin, le milieu matériel qui est entre l’œil et l’objet, visible, loin de servir à transmettre la lumière, ne peut être qu’un obstacle à son influence  ; et il n’admet pas non plus la transmission mécanique de l’impression de l’organe des sens au siège de l’âme ; il repousse avec force la prétention d’assimiler l’action naturelle à celle d’un levier. Comment comprendre la produc¬tion mécanique d’une qualité comme la couleur  ? Loin que la magie soit une exception, l’action naturelle des choses les unes sur les autres n’est qu’un cas particulier de l’universelle magie. Divinité des astres, éternité du monde, croyance à la magie, croyance que les âmes, d’origine divine, sont destinées à re¬tourner aux dieux, tels sont les dogmes d’une foi que l’on s’ha¬bitue à appeler l’hellénisme par opposition au christianisme. Cette croyance a ses livres saints ; ce sont les Oracles chaldéens, que l’on attribue à une antiquité reculée et qui datent au moins du IIIe siècle, puisque Porphyre les utilise ; c’est, en réalité, un simple exposé versifié du platonisme ; Proclus l’estime à tel point qu’il avait l’habitude de dire qu’il verrait sans regret tous les livres détruits si l’on gardait seulement les Oracles et le Timée de Platon. Cette croyance a aussi son culte, et il se produit même une dissidence des plus curieuses, entre les « théurges » qui veulent réduire l’hellénisme à une pratique rituelle, en abandonnant toute spéculation philosophique, et p.470 les philosophes purs. La théurgie est la connaissance des pratiques nécessaires pour faire agir l’influence divine où et quand on veut ; c’est un art qui n’est pas sans rapport avec l’alchimie, si répandue à cette époque et reposant comme lui sur la croyance à l’unité des êtres, d’où vient leur sympathie . Le point de vue théurgique, uniquement pratique, antispécu¬latif est bien représenté par le traité Des mystères des Égyptiens, attribué à Jamblique, où il n’est d’autre méthode de connais¬sance que la purification. Les philosophes, qui ne parlent qu’avec respect de ces théurges, se donnent, eux, pour mission de spéculer sur la réalité suprasensible, qui est au dessus de la magie du monde sensible ; il s’agit toujours de déterminer dans leur hiérarchie les formes de cette réalité. C’est chez tous le même problème et, en gras, la même méthode de procession et de conversion ; mais cependant leur pensée présente des nuances, et il se fonde de véritables écoles. Les principales directions de penser sont dues à Porphyre, au Syrien Jamblique (mort en 329), puis à Proclus (412 484), qui fait briller d’un dernier éclat l’Académie d’Athènes, enfin à Damascius (début du VIe siècle), le dernier maître d’Alexandrie.

III. — PORPHYRE @ Porphyre de Tyr (233 305), dès qu’il eut fait la connaissance de Plotin à Rome, en 263, se consacra à répandre ses idées, à éditer ses œuvres en les faisant précéder d’une vie du maître (298), à écrire une Introduction aux intelligibles, où il uti¬lise les Ennéades pour donner une vue d’ensemble de la na¬ture de l’âme et du monde intelligible, insistant surtout sur l’impassibilité de l’âme, même dans la sensation (§ 18), et sur son indépendance du corps. Mais il semble que son goût p.471 personnel l’attirait vers l’ascétisme à nuance pythagoricienne et vers la théologie allégorique ; son traité De l’Abstinence des viandes, adressé à un certain Firmus, qui avait abandonné la pratique du végétarisme, contient, pour justifier cette pra¬tique, des détails extraordinairement abondants et précieux (à cause des auteurs qu’ils nous font connaître, en particulier Théophraste, le successeur d’Aristote) sur les sacrifices sanglants ; ils ne plaisent qu’aux démons méchants qui veulent se faire adorer et qui corrompent les opinions, même des philosophes, sur les dieux. Sa Lettre à Marcella, une veuve mère de sept enfants qu’il épousa, est d’une dévotion toute traditionnelle, avec son dieu à l’Épictète, « témoin et surveillant de toutes nos actions et de toutes nos paroles ». C’est surtout la théologie pratique qui domine dans le traité sur la Philosophie d’après les Oracles, composé avant la rencontre avec Plotin et dont les extraits, connus par la Préparation évangélique d’Eusèbe, contiennent les données les plus curieuses sur les règles du culte, et celles de la fabrication des statues, règles données par les oracles. Le traité Des images, extrait aussi par Eusèbe, plus Stoïcien que Platonicien, donne de nombreux détails sur la signification symbolique des statues, aussi bien de la matière en laquelle elles sont faites que de leurs attitudes, de leurs cou¬leurs, des attributs qu’on leur ajoute. L’explication d’un passage d’Homère, dans l’Antre des Nymphes, lui est une occasion d’expo¬ser ses vues sur la destinée de l’âme. Enfin on le voit défendre, contre le néoplatonicien Atticus (fin du deuxième siècle), d’après qui la matière est une réalité indépendante du premier principe, la thèse plotinienne que cette hypostase dernière est, elle aussi, dérivée du principe. Tel est le théologien qui écrivit Contre les Chrétiens une attaque violente, dont Eusèbe a conservé quelques extraits où il proclame nettement que le culte de Jésus est incompatible avec celui d’Esculape. Ajoutons que Porphyre fut aussi historien et commentateur ; auteur d’une Vie de Pythagore, il écrivit une Histoire des p.472 philosophes jusqu’à Platon, conservée par fragments, une Intro¬duction aux Catégories d’Aristote (Isagoge) dont l’importance historique au Moyen âge est grande, un Commentaire des Catégories, conservé en partie, mais dont le commentaire de Boèce n’est que la traduction , une Introduction à l’apoté¬lesmatique de Ptolémée, qui montre qu’il goûtait l’astro¬logie .

IV. — JAMBLIQUE @ C’est sous Dioclétien et Constantin qu’enseigna Jamblique de Chalcis, dont la pensée domine toute la fin du néoplatonisme ; il était non moins mystagogue que philosophe. La manière dont il voulait qu’on étudiât Platon (selon un ordre peut être déjà traditionnel) est caractéristique ; on devait étudier dix dialogues en ordre systématique en commençant par Alci¬biade I, qui traite de la connaissance de soi, en continuant par le Gorgias, qui traite des vertus politiques, en réservant pour la fin le Parménide, qui se rapporte au principe suprême. Ainsi les dialogues, lus comme il faut, ne sont qu’un vaste guide de la vie spirituelle . Des spéculations de Jamblique sur l’âme, nous ne connais¬sons guère que les fragments d’un traité, de caractère surtout historique, conservés dans les Eclogues (I, 40, 8 ; 41, 32 33) de Stobée. Ce qui nous intéresse, c’est qu’il veut y distinguer la pure tradition historique du platonisme des additions dont elle a été l’objet. D’après un enseignement, qui ne remonte qu’à Numénius, l’âme serait une essence identique à celle de la réalité supérieure dont elle dérive ; d’après la doctrine véritable de Platon (et aussi d’Aristote et de Pythagore), l’âme est une substance distincte de cette réalité et douée de caractères propres. p.473 On voit ici, assez nettement, l’opposition d’un platonisme ins¬piré du stoïcisme, celui de Numénius, qui fait des âmes de simples fragments de l’intelligence divine, et d’un platonisme qui mul¬tiplie les termes de la hiérarchie des réalités, en s’efforçant de conserver à chacun son caractère propre et original. Cette tendance à la multiplication des termes de la hiérarchie, qui apparaît déjà à cette occasion, est le trait distinctif de cette période ultime du néoplatonisme inaugurée par Jamblique ; il donne la méthode et l’exemple, dont Proclus s’inspirera, si bien que, au lieu de la simple triade plotinienne, la réalité suprasensible se composera d’un grand nombre de ternaires, étagés les uns au dessus des autres. Est ce là, comme on le répète souvent, la continuation d’un mouvement de pensée qui débute chez Plotin ? Plotin aurait intercalé, entre le premier principe et le monde, les hypostases de l’intelligence et de l’âme, pour rétablir la continuité, rendue impossible par la transcendance du Principe ; ses successeurs, selon le même pro¬cédé, auraient intercalé d’autres termes comme on intercale des points, pour se rapprocher d’une ligne continue. Nous voyons au contraire, dans la direction de Jamblique, une véritable réaction contre l’esprit plotinien. Lorsque Proclus, qui est tout à fait dans l’esprit de Jamblique, a montré, en son Commentaire du Timée (241 f. sq.), que l’Éternité était une hypostase à intercaler entre le Bien et l’Animal en soi (de même que le Temps doit être intercalé entre le monde intelli¬gible et le monde sensible), il fait la remarque suivante à propos d’auteurs qu’il ne nomme pas et qui doivent être Plotin et ceux de son école : « Les autres confondent tout ; n’admettant que l’Intelligence entre l’âme et le Bien, ils sont forcés de re¬connaître l’identité de l’Intelligence et de l’Éternité. » Cette critique simpliste revient non pas à distinguer là où Plotin confond et identifie, comme on le croirait à lire seulement Pro¬clus, mais à méconnaître l’esprit de Plotin, qui sans confondre du tout l’éternité et le monde intelligible, retrouve l’éternité p.474 dans le mouvement de l’intelligence qui revient vers l’un , la recherchant donc dans sa genèse et son processus, loin d’en faire, comme ses successeurs, un terme figé. C’est de la même manière que, ailleurs, Proclus critique la théorie des démons que donne Plotin ; Plotin détruit la notion même de démon en faisant, comme les Stoïciens, du démon une partie de nous¬-même  ; encore ici, Proclus néglige la subtile théorie ploti¬nienne de l’âme, d’après laquelle la partie supérieure de nous¬-même (le démon), la partie contemplative, est nous sans être nous ; elle est nous même quand nous y atteignons : elle cesse d’être nous, lorsque nous descendons à un niveau inférieur. La grande affaire de Jamblique (comme de Proclus) est de trouver une méthode qui participe non moins à la méthode aristotélicienne, classant les concepts des caractères les plus géné¬raux aux plus particuliers, qu’à la dialectique platonicienne ; une méthode aussi qui permette de retrouver, dans le monde intelligible, déduites et bien à leur place, les mille formes reli-gieuses que distingue le paganisme, dieux, démons, héros, etc. Ce vaste classement est vide de la vie spirituelle qui animait les Ennéades et qui maintenant déchoit d’une part jusqu’à l’œuvre appliqué du théologien, d’autre part jusqu’à la pratique du théurge. De fait, il n’y a rien de si différent que la triade plotinienne. (Bien, Intelligence, Ame dont l’ensemble constitue le monde intelligible) et le fameux ternaire de Jamblique. On va voir d’ailleurs comment le second sort du premier : rappelons com¬ment Plotin avait imaginé la production de l’hypostase infé¬rieure par la supérieure ; de celle ci part un rayonnement qui procède ; cette procession s’arrête, et la chose qui a procédé, se retournant par un mouvement de conversion, se fixe en contemplant son origine. Plotin avait ajouté, et en particulier à propos de la manière dont l’âme naît de l’intelligence, que le p.475 principe de l’Ame ne procède pas mais reste auprès de son ori¬gine. Le ternaire de Jamblique isole cette triple condition de toute production  ; toute production a pour principe un ternaire qui comprend ce qui reste (τὸ̀ μένον), ce qui procède (τὸ προίον), ce qui fait que, ce qui procède se convertit (τὸ ε̉πίστρεφον). Mais, ces conditions de production, Jamblique les réalise en formes fixes : chaque ternaire est comme un monde ou plutôt un système (diacosmos) qui comprend ce qui fait que ce système est un, ce qui fait qu’il est divers (procession), ce qui fait que, bien que divers, il reste unifié (conversion). De plus cette triple condition qui, chez Plotin, ne faisait que dessiner la forme générale de toute production devient, chez Jamblique, toute la réalité ; il n’y a que des systèmes ternaires ou diacosmes étagés les uns au dessus des autres, chaque système inférieur étant comme une forme spécialisée du système supérieur. Ainsi le premier ternaire est composé d’un principe d’identité, l’unité, d’un principe de procession ou de distinction, la dyade, enfin d’un principe de conversion, la triade. Au dessous un second ternaire composé de trois tétrades, considérées à trois points de vue différents ; la première comme carré de deux est une unité subsistante (22) ; la seconde comme produit de deux par la dyade (2 x 2) procède ; la troisième comme contenant implicitement la décade parfaite (1+2+3+4=10) se convertit. Au dessous un troisième ternaire dont le premier terme est principe de ressemblance et participe à l’identité, un deuxième qui s’étend à travers toutes choses à la manière d’une âme, un troisième qui fait retourner les choses à leurs principes. Cee principes transforment considérablement le néoplato¬nisme ; le ternaire de Jamblique ne s’ajoute pas à la triade de Plotin ; il le remplace ; le rythme du ternaire n’est plus celui de la triade ; dans la triade, Un, Intelligence, Ame, il y a un progrès continu vers toujours plus de division, plus d’expansion. p.476 Au contraire, dans le ternaire de Jamblique, on voit une unité qui s’épand, puis qui revient sur elle même ; à la triade Un, Intelligence, Ame, Jamblique substitue la triade Être, Vie, In¬telligence . L’intelligence est postérieure à la vie et par con¬séquent à l’âme, comme on le voit effectivement dans le devenir visible, où la naissance est suivie du développement de la vie et celui-ci du développement de l’intelligence, où l’on voit le progrès en complexité de l’être à l’être vivant et du vivant à l’intelligent. L’intelligence correspond au moment de la conver¬sion, c’est à dire qu’elle ne produit rien, mais qu’elle ordonne et organise ce qui a été produit.

V. — PROCLUS @ Ces traits vont se préciser chez Proclus de Byzance, un des derniers diadoques de l’Académie, qui se fait gloire, après son prédécesseur Plutarque, d’enseigner à Athènes où il voudrait, mais en vain, concentrer l’enseignement. D’une riche famille de magistrats judiciaires et destiné d’abord lui-même au barreau, il devient philosophe par vocation : d’une dévotion scrupuleuse et variée, célébrant chaque mois les cérémonies de la Grande Mère, observant les jours néfastes des Égyptiens, jeûnant régulièrement le dernier jour de chaque mois, priant chaque jour au lever et au coucher du soleil et à midi, recher¬chant les divinités exotiques à qui il adresse des hymnes, prati¬quant un art théurgique dont les procédés lui avaient été trans¬mis par Asclépigénéia, la fille de Plutarque, qui les tenait de son père , tel est le dévot personnage qui fut par excellence dans l’école néoplatonicienne le grand classificateur, auteur de résumés, de sommes, de commentaires de toute sorte, dont l’ordre, la clarté, la limpidité sont surprenants en matière si abstruse. De grands commentaires inachevés, ou incomplètlement parvenus, sur le Timée, sur l’Alcibiade, sur le mythe du Xe livre de la République, sur le Parménide, sur Euclide ; des traités théologiques, une longue Théologie platonicienne, de courts Éléments de théologie ; une dissertation Sur le mal, conservée dans une traduction latine du Moyen âge, telles sont ses œuvres principales. Les Éléments de théologie, qui donnent une idée complète de la réalité suprasensible, sont remarquables par leur méthode : ils sont composés de théorèmes démontrés par la méthode euclidienne ; Proclus affectionne la démonstration par l’absurde qui conclut à une hypothèse en éliminant toutes les autres. Tel est par exemple le théorème fondamental du traité, que l’on pourrait appeler théorème de la transcendance : « Un terme éga¬lement présent à tous les termes d’une série ne peut les éclairer tous que s’il est non pas en l’un d’eux, ni en eux tous, mais avant tous. » Car (ainsi parle la démonstration), ou bien il est en tous, et, partagé en tous, il a besoin d’un autre terme qui unisse ses parties ; ou bien il est en l’un d’eux seulement ; mais alors il ne sera pas présent à tous. Donc, etc. Ce théorème si important est la démonstration du réalisme platonicien ; il veut dire qu’il n’y a pas de choses bonnes s’il n’y a auparavant la bonté ; de choses éternelles s’il n’y a l’éternité, etc. D’après ce théorème, Proclus distingue, à propos de chaque série de choses qui possèdent un caractère commun, par exemple la série des choses bonnes, trois termes : un terme imparticipé, c’est à dire transcendant, la bonté ; un terme participé, c’est à dire le caractère commun à toutes ces choses, à savoir bon, enfin la ou les choses participantes, c’est à dire les choses bonnes. On pourrait dire, en termes logiques, que l’imparticipé est la compréhension du concept, le participant son extension, et le participé ce qui relie la compréhension à l’extension. De là une méthode de classification des termes d’après leur généralité décroissante ; l’artifice de Proclus, qui fait de cette p.478 classification une métaphysique, revient à considérer chaque terme général comme cause des choses comprises en son ex¬tension ; ainsi l’un ou l’unité est cause de toutes les choses dont on peut dire qu’elles sont unes ; il s’ensuit que plus un terme est général et simple, plus il est élevé en dignité ; mais inver¬sement, plus une chose participante est simple, c’est à dire participe exclusivement à des caractères très généraux, moins elle est élevée en dignité ; c’est ainsi que l’être, comme caractère abstrait, est supérieur à la vie (c’est à-dire a un domaine plus étendu que celui de la vie), et la vie à l’intelligence ; en re-vanche, l’être intelligent est supérieur à l’être seulement vivant, et l’être vivant à l’être tout court, d’autant que la présence d’un attribut moins universel dans un sujet y implique celle d’attributs plus universels : si une chose est homme, elle est a fortiori animal, et, si elle est animal, elle est être. Voilà donc les séries (une série, σείρα, étant la réunion d’un imparticipé, d’un participé et d’un participant, par exemple de la vie et des êtres qui le possèdent) classées en ordre hié¬rarchique suivant le degré de généralité ou de simplicité de l’imparticipé qui les domine : au principe de tout, l’Un ; au-dessous, la série des unités (έναδες) ; au dessous celle de l’Être (au dessous puisque tout être est un, tandis que tout un, par exemple une privation, n’est pas être) ; au dessous la série de la vie, puis la série de l’âme. La série, Proclus le dit positi¬vement (prop. 111), est le genre. Seulement, pour Proclus, le genre est cause, c’est à dire que dans son unité, il contient sans distinction toutes les espèces. C’est dire que chaque série est comme un monde (diacosmos) dont chacun contient à sa façon toutes les réalités possibles ; ce qui est contenu dans la série des hénades sous la forme de l’hénade est contenu dans la série de l’être sous forme d’être et ainsi de suite ; donc à chaque partie du contenu de l’hénade correspond une partie du contenu de l’être, de la vie, de l’intelligence ; de l’âme ; l’ensemble des par¬ties correspondantes, prises aux étages différents, s’appelle un p.479 ordre (τάξις), pour autant que Proclus lui-même est fidèle à sa terminologie. Donc il y a comme une loi de développement ou de distri¬bution de la réalité qui est commune à toutes les séries : les êtres se divisent comme les unités, les êtres vivants comme les êtres, les intelligences comme les êtres vivants, les âmes comme les intelligences. Cherchons à comprendre ce qu’est cette loi de distribution¬. L’Un primordial, principe de toutes les choses, a, rappelons¬-le, par rapport aux êtres qui en dépendent, des fonctions di¬verses : il en fait des êtres achevés (τελεσιουργει̃) ; il retient ensemble les parties de leur essence (συνέχει) ; il protège leur limite contre l’envahissement des autres essences (φρουρει̃) ; c’est grâce à l’Un qu’il y a un système d’êtres définis et systé¬matisés. Or ces diverses fonctions, complètement indivisées en l’Un, doivent se séparer ; de cette séparation naît la série des hénades ou dieux, dont chaque terme définit un dieu ou une classe de dieux ; il y a les dieux qui achèvent, ceux qui con-tiennent, ceux qui gardent, et d’autres encore si l’on trouve d’autres propriétés de l’Un. Cette composition de la série des hénades ou dieux se retrouve dans claque série inférieure, ce qui veut dire que chaque série a, à l’égard de son inférieure, la fonction d’achever, de contenir et de garder ; l’être détermi¬nant ainsi le système ou série des intelligences, l’intelligence celle des âmes, les âmes exerçant enfin les mêmes fonctions dans le monde sensible. Mais il y a plus : chaque série contient en elle même, sous son point de vue propre, les caractères de toutes les autres séries. Rendons compte d’abord des caractères des cinq séries subordonnées : des unités dérivent les essences ou êtres fixes et intelligibles ; de ces êtres les Vies qui ne sont que ces êtres conçus comme formant un système analogue à un vivant (l’ani¬mal en soi du Timée de Platon) ; des Vies, les Intelligences, sujets intellectuels qui appréhendent et contemplent ; des p.480 Intelligences, les âmes qui vont animer le monde sensible. Or chaque série (c’est la conséquence nécessaire du fait que le genre contient l’espèce) contient en elle des termes correspon-dant à toute la suite des séries. La structure Un, être, vie, in¬telligence, âme n’est pas seulement celle de la suite des séries, mais celle de chacune des séries. Dans la série des unités il y a, outre l’unité en elle même, des unités ou dieux intelligibles, correspondant à l’être, des dieux intelligents correspondant à l’intelligence, des dieux intra cosmiques correspondant aux âmes. Il en est de même dans chacune des séries, chacune ayant à son sommet une unité correspondant à la série divine, Intel¬ligence une, âme une, etc., et contenant à sa manière, en tant qu’intelligence, âme, vie ou être, tout ce que contiennent les séries supérieures ou subordonnées. Ainsi, dans chaque série, deux thèmes de classification juxtaposés mais non unis, l’un reposant sur la division de l’Un en ses fonctions, l’autre sur le principe que tout est dans tout. C’est tout autre chose que la philosophie de Plotin : tout est fait, dans le système de Proclus, pour que chaque réalité reste à sa place, dans une hiérarchie figée ; elle a en quelque sorte dans sa série tout ce qu’il lui faut ; ainsi les intelligences de la quatrième série ne contemplent pas les intelligibles de la deuxième ; mais à l’intérieur même de la quatrième série, il y a un terme, les intelligences intelligibles, correspondant à la deuxième série et qui est l’objet des intelligences intelligentes. Dans le plotinisme, toutes les avenues étaient comme ouvertes à cette « voyageuse en pays métaphysique » qu’était l’âme ; rien chez Proclus ne correspond à ce moi mobile et spirituel qui se déplace à tous les niveaux entre la matière et l’un. La notion de vie spirituelle a presque disparu. Proclus cesse d’iden¬tifier le mal avec la matière. « Le mal n’est ni dans la forme que veut dominer la matière, ni dans la matière qui désire l’ordre ; p.481 il est dans le manque de commune mesure (α̉συμμετρία) de la matière à la forme . Il n’existe donc pas comme hypos¬tase ; mais comme « parhypostase », comme être dérivé. L’on ne peut être plus infidèle à Plotin. Nul événement véritable dans cet univers, qui n’admet point la création, mais reste éternelle¬ment lui-même. « Dans quelle intention, dit Proclus s’adressant aux chrétiens, après une paresse d’une infinie durée, Dieu viendra t il à créer ? Parce qu’il pense que c’est mieux ? Mais auparavant ou il l’ignorait, ou il le savait ; dire qu’il l’ignorait, c’est absurde ; et s’il le savait, pourquoi n’a t il pas commencé avant . »

VI. — DAMASCIUS @ Avec Damascius, personnage non moins dévot que Proclus, comme on le voit d’après la Vie d’Isidore qu’il a écrite, nous atteignons les derniers cercles intellectuels païens, ceux qui se réunissaient à Alexandrie pour parler du vieux temps et sur lesquels un papyrus a dernièrement donné des détails si suggestifs . Le très long traité Des Principes, qui nous a été conservé, est un commentaire de la dernière partie du Parménide ; il prend la plupart du temps le contre pied de celui de Proclus. Toute la hiérarchie figée des réalités, telle que l’avait conçue l’esprit presque juridique de Proclus, est désorganisée pour laisser place à une vie spirituelle et mystique intense qui réta¬blit partout les rapports, les avenues qui mènent aux réalités supérieures. Détruire les catégories fixées par Proclus, montrer qu’elles ne trouvent nul point d’attache dans le Parménide, telle est sa grande préoccupation. Et d’abord il ne faut pas prendre pour premier principe l’Un transcendant, avec ses fonctions définies d’unification du réel. Au dessus de l’Un, il y p.482 a l’Ineffable, « inaccessible à tous, sans coordination, séparé à ce point qu’il ne possède plus véritablement la séparation ; car ce qui est séparé est séparé de quelque chose et garde un rapport avec ce dont il est séparé  ». Il faut donc mettre le Principe en dehors et au dessus de toute hiérarchie et se garder d’admettre en lui, même à titre de modèle, nul ordre, nulle hiérarchie. « Est ce que, pourtant, quelque chose vient de lui aux choses d’ici ? Comment non, si tout, de quelque façon, vient de lui (17, 13) ? » Ce quelque chose, c’est ce que toute réalité contient elle même d’ineffable, d’impénétrable : plus nous montons, plus nous trouvons d’ineffable. « L’Un est plus ineffable que l’Être, l’Être que la Vie, la Vie que l’Intelligence. » Pourtant nous sommes sur la mauvaise pente, lorsque nous essayons ainsi de hiérarchiser les ineffables ; nous sommes sur le point de rétablir une nouvelle hiérarchie, en trouvant un Un ineffable, d’où dépend une réalité ineffable ; aussi faudra t il finalement refuser de dire qu’il communique rien de lui aux réalités qui viennent de lui. L’Ineffable, c’est ce que pose la première hypothèse du Parménide, en affirmant qu’il n’est même pas un, suivant l’effort de l’âme qui le pose un, puis qui en supprime l’Un, à cause de sa supériorité qui n’offre aucune prise. On voit la manière de Damascius, cet effort vers l’intuition qu’il essaye de faire aboutir en limitant ses affirmations les unes par les autres, par une manière de dialectique vivante bien plus semblable à celle de Plotin qu’à celle de Proclus. L’Ineffable, c’est une sorte d’initiative absolue, comme le Premier de Plotin, dans son traité Sur la volonté de l’Un. Par contre l’Un, étant cause, est défini par une fonction et une relation. D’une manière générale, Damascius est plein de méfiance envers cette manière mécanique de déterminer les principes, qui p.483 triomphe avec Jamblique et Proclus ; elle a le grand tort, à ses yeux, d’employer à l’égard des principes les notions qui n’ont de sens que dans les dérivés. Ainsi, voulant montrer comment de l’Un radical dérive la totalité une qui est comme l’ensemble uni des réalités intelligibles, on fait de cette totalité unie la synthèse de deux principes opposés qu’on appelle l’Un et la Dyade, ou bien la Limite et l’Illimité, ou encore le Père et la Puissance. En vérité, on n’atteint pas ainsi directement la réalité, mais on procède par image ; habitués à expliquer sans difficulté par des synthèses de ce genre les mixtes que contemplent notre intelligence et notre âme (par exemple un accord par un rapport fixe déterminant la dyade indéfini du grave et de l’aigu), nous transportons sans plus des principes de ce genre à la réalité suprême (§ 45). La preuve qu’il n’y a là qu’analogie¬ incertaine, c’est la diversité de noms dont on se sert pour dési¬gner chacun des deux principes opposés, Monade, Limite, Père, Existence pour le premier, Dyade, Puissance, Chaos pour le second (§ 56). Séparation et opposition, procession et retour n’apparaissent que dans des réalités dérivées de celle dont on veut rendre compte par l’union de deux principes distincts. La réalité qu’on veut expliquer, c’est l’Union ou l’Uni, c’est¬-à-dire celle en laquelle toutes choses sont encore à l’état indivis ; comment donc la faire naître de la fusion de deux réalités distinguées ? Des principes qui existent avant l’Uni, donc avant que rien ne soit à l’état de distinction, ne sauraient être distincts. D’où, chez Damascius, une conception nouvelle du ternaire primitif où les trois moments, station, procession et retour, sont remplacés par trois termes dont la triplicité n’altère pas l’unité ; des trois termes, le premier est Un Tout, un par lui-même et tout en tant qu’il produit le second ; le second est Tout-Un, tout par lui-même, et un par l’effet du premier ; le troisième tient du premier, l’un, et du second, le tout ; chacun des termes est comme un aspect et une face de la même réalité. En critiquant ainsi la méthode de Proclus, c’est le p.484 néoplatonisme lui-même que Damascius est bien près d’abandonner ; il faudrait analyser le détail de son livre immense pour montrer comment, presque à chaque explication que Proclus donne du Parménide, il oppose la sienne, inspirée d’un esprit différent ; il rejette par exemple des explications qui concluraient des propriétés du monde créé à celles de son exemplaire  ; et il insiste sur ce fait que le monde sensible n’est pas une image de toute la réalité suprasensible en bloc, mais seulement d’une petite portion de cette réalité, du monde des Idées . Ailleurs il reconnaît. et il indique avec force que la procession et la con¬version ne peuvent se dire proprement que des natures intel¬lectuelles (Plotin avait il dit autre chose ?) et ne peuvent servir de moyen général pour expliquer toute réalité. L’enseignement de Damascius qui, par certains aspects, est d’une profondeur et d’une nouveauté admirables, bien que non sans confusion ni bavardage, resta infécond par le malheur des temps. Lorsque Justinien ordonna, en 529, la fermeture des écoles philosophiques d’Athènes, l’Université d’Athènes, si florissante au temps du sophiste Libanius, l’ami de Julien et d’Himérius, était tombée faute d’élèves et peut être de profes¬seurs ; Damascius, dans la Vie d’Isidore (221 227), nous dit quelle était la grande infériorité de l’enseignement philoso¬phique à Athènes à son époque, avec le diadoque Hégias, qui préféra finalement les pratiques pieuses à la philosophie. Alexandrie n’était pas un séjour sûr pour les philosophes, comme le prouvent la persécution que leur fit subir l’évêque Athanase et le meurtre de la néoplatonicienne Hypatie, assas¬sinée en 415 par la populace ; la ville était d’ailleurs bien déchue de sa splendeur. La nouvelle capitale de l’empire était peu favorable aux études philosophiques : le néoplatonisme meurt avec toute la philosophie et toute la culture grecques ; le VIe et le VIIe siècle sont des moments de grand silence.


Bibliographie


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CHAPITRE VIII HELLÉNISME ET CHRISTIANISME AUX PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE

I. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES @ p.486 Le christianisme ne s’oppose pas à la philosophie grecque comme une doctrine à une autre doctrine. La forme naturelle et spontanée du christianisme n’est pas l’enseignement didac¬tique et par écrit. Dans les communautés chrétiennes de l’âge apostolique, composées d’artisans et de petites gens, dominent les préoccupations de fraternité et d’assistance mutuelle dans l’attente d’une proche consommation des choses. Rien que des écrits de circonstances, épîtres, récits de l’histoire de Jésus, actes des apôtres, pour affermir et propager la foi dans le royaume des cieux ; nul exposé doctrinal cohérent et raisonné. La philosophie grecque est arrivée, vers l’époque de notre ère, à l’image d’un univers tout pénétré de raison, dénué de mystère, dont le schéma est sans cesse répété par les écrits philosophiques comme sous des formes plus populaires (le traité Sur le monde ; les Questions naturelles de Sénèque, etc.) ; évanoui, dans un pareil univers, le problème de la destinée future soit par l’idée épicurienne de la « mort immortelle » qui ne concerne en rien les vivants, soit par l’acceptation stoïcienne de la mort comme de tous les événements que tisse l’universel destin ; évanouis les mythes des dieux, ramenés soit à la pro¬portion d’un récit historique par Evhémère qui veut y p.487 retrouver l’histoire de rois défunts, soit à un symbolisme physique par les Stoïciens. Toute l’attitude pratique du philosophe est commandée par ce rationalisme ; dans ses consolations, dans ses conseils, dans sa direction de conscience, c’est toujours le même retrait : quelle raison de se plaindre, de craindre, de se troubler dans un monde où tout événement arrive à sa place et à son heure ? Au moment où le philosophe prêchait à Rome le rationalisme,¬ Jésus enseignait en Galilée à des gens sans instruction, ignorant tout des sciences grecques et de leur conception du monde, plus aptes à saisir les paraboles et les images que les raisonnements d’une dialectique serrée ; dans cet enseignement, le monde, la nature et la société n’interviennent pas comme des réalités pénétrées de raison et se pliant docilement à la compréhension du philosophe, mais comme d’inépuisables réservoirs d’images pleines de signification spirituelle, le lys des champs, le fils pro¬digue, la ménagère à la recherche de sa drachme perdue, et tant d’autres dont la fraîcheur et le caractère populaire font contraste avec les fleurs attendues et les précieuses élégances des diatribes. Lui aussi, il apprend comment on atteindra le bonheur ; mais ce n’est pas par une sorte d’héroïsme de la volonté qui fait considérer tous les événements extérieurs comme indifférents ; la pauvreté, les chagrins, les injures, les injustices, les persécutions, ce sont là des maux véritables, mais des maux qui, grâce à la prédilection de Dieu pour les humbles et les déshérités, nous ouvrent le royaume des cieux. La souffrance et l’attente, une sorte de joie dans la souffrance, qui vient de l’attente du bonheur, quel état différent, chez le disciple du Christ, de cette sérénité du sage qui, à chaque moment, voit, accomplie, sa destinée tout entière ! Or, à propos de cet enseignement du Christ, qui s’oppose avec évidence à l’hellénisme par l’absence totale de vues théoriques et raisonnées sur l’univers et sur Dieu, l’historien de la philo¬sophie doit se poser un problème qui n’est d’ailleurs qu’un aspect p.488 d’un problème plus général concernant l’histoire de la civili¬sation : quelle est, au juste l’importance, dans l’histoire des spéculations philosophiques, du fait que la civilisation occi¬dentale, à partir de Constantin, est devenue une civilisation chrétienne ? On connaît toute la gamme des réponses qui ont été faites à cette question : elle est nulle, disent certains, et cela peut se dire avec deux intentions différentes, soit pour sauver la pureté du christianisme évangélique qui ne contient rien que le devoir d’amour et de charité et le salut par le Christ, soit pour garantir l’indépendance et l’autonomie de la pensée rationnelle ; dans la première intention, l’on montre (tel a été le point de vue des premiers historiens protestants de la phi¬losophie) que la dogmatique chrétienne qui se surajoute à l’évangile et à saint Paul pendant les cinq premiers siècles, notamment les spéculations sur la nature du Verbe et sur la Trinité, n’a été qu’une addition dangereuse de la spéculation grecque à la tradition primitive. Dans la seconde intention, on montre que les progrès effectifs de l’esprit humain au point de vue rationnel se rattachent sans suture aux sciences grecques, sans que le christianisme intervienne dans la marche qui a conduit de la mathématique grecque au calcul infinitésimal ou de Ptolémée à Copernic : sorte de développement autonome de la raison que le christianisme a pu parfois entraver, mais qu’il n’a jamais aidé : tel est le point de vue des théoriciens du progrès dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. D’après d’autres, au contraire, le christianisme marquerait une révolution importante dans notre conception de l’univers. On présente d’ailleurs cette nouveauté du christianisme sous deux aspects assez divers, bien que peut être complémentaires. En premier lieu, chez les philosophes qui ont une tendance à re¬chercher dans l’histoire une dialectique interne, on fait remar¬quer que la philosophie grecque donne essentiellement une p.489 représentation objective des choses, une image de l’univers qui est un objet pour l’esprit qui la contemple ; dans cet objet se trouve en quelque sorte absorbé le sujet, lorsque, science par¬faite, il devient, comme le dit Aristote, identique à l’objet qu’il connaît ; dans le stoïcisme, le sujet n’a pas d’autre autonomie que l’adhésion entière à l’objet. Tout à l’inverse, le chris¬tianisme connaît des sujets vraiment autonomes, indépendants de l’univers des objets, dont toute l’activité ne s’épuise pas à penser l’univers, mais qui ont une vie propre, vie de sentiment et d’amour intraduisible en termes de représentation objective. En somme en ignorant toutes les spéculations des Grecs sur le cosmos, le christianisme n’a fait que mieux affirmer l’originalité de sa collaboration à la pensée humaine, qui est la découverte de ce qui est irréductiblement sujet, le cœur, le sentiment, la conscience ; et c’est seulement dans une civilisation chré¬tienne qu’a pu se développer l’idéalisme qui fait de la nature intime du sujet le principe de développement de toute réalité . De plus, et c’est un second aspect de la révolution mentale due au christianisme, le cosmos des Grecs est un monde pour ainsi dire sans histoire, un ordre éternel, où le temps n’a aucune efficace, soit qu’il laisse l’ordre toujours identique à lui-même, soit qu’il engendre une suite d’événements qui revient toujours au même point, selon des changements cycliques qui se répètent indéfiniment. L’histoire même de l’humanité n’est elle pas, pour un Aristote, un retour perpétuel des mêmes civilisations ? L’idée inverse qu’il y a dans la réalité des changements radicaux, des initiatives absolues, des inventions véritables, en un mot une histoire et un progrès au sens général du terme, une pareille idée a été impossible avant que le christianisme ne vienne bouleverser le cosmos des Hellènes : un monde créé de rien, une destinée que l’homme n’a pas à accepter du dehors, mais qu’il se fait lui-même par son obéissance ou sa p.490 désobéissance à la loi divine, une nouvelle et imprévisible initiative divine pour sauver les hommes du péché, le rachat obtenu par la souffrance de l’Homme Dieu, voilà une image de l’univers dramatique, où tout est crise et revirement, où l’on cher¬cherait vainement un destin, cette raison qui contient toutes les causes, où la nature s’efface, où tout dépend de l’histoire intime et spirituelle de l’homme et de ses rapports avec Dieu. L’homme voit, devant lui un avenir possible dont il sera l’au¬teur ; il est délivré pour la première fois du mélancolique sunt eadem omnia semper de Lucrèce, du Destin stoïcien, de l’éter¬nel schème géométrique où Platon et Aristote enfermaient la réa¬lité . C’est ce trait capital qui a frappé les premiers païens qui se sont occupés sérieusement des chrétiens. Que reproche Celse aux chrétiens dans le Discours vrai qu’il a composé contre eux vers la fin du IIe siècle ? c’est d’admettre un Dieu qui n’est pas immuable, puisqu’il prend des initiatives et des décisions nouvelles au gré des circonstances, qui n’est pas impassible, puisqu’il est touché par la pitié ; c’est de croire à une sorte de mythologie, celle du Christ, « dont les récits n’admettent pas d’interprétation allégorique », c’est à dire qui se donne comme une histoire réelle et ne peut être réduite à un symbole d’une loi physique. C’est là, pour un Platonicien comme Celse, un manque de tenue intellectuelle.

Ainsi d’une part un christianisme pur foncièrement indépen¬dant de la spéculation philosophique grecque, et une culture intellectuelle autonome, toute grecque d’origine et sans rapport à la vie spirituelle du chrétien ; d’autre part un christianisme qui apporte une vision de l’univers entièrement nouvelle, un univers dramatique où l’homme est autre chose que l’immaculée connaissance de l’ordre du monde. A prendre la question d’une manière purement historique, en s’abstenant de ces grosses oppositions entre paganisme et p.491 christianisme, en utilisant les études de détail poursuivies depuis près d’un siècle sur les origines du christianisme, on s’apercevra, croyons nous, qu’aucune de ces solutions n’est satisfaisante. Examinons les brièvement tour à tour : le christianisme pur des historiens protestants n’est qu’une abstraction, parfaitement légitime au point de vue pratique, mais tout à fait illégitime aux yeux de l’historien ; c’est en effet une seule et même évolution qui, dans les cinq premiers siècles, emporte la pensée païenne du problème pratique de la conversion intérieure chez un Sénèque ou un Épictète à la théologie raffinée de Plotin et de Proclus, et la pensée chrétienne du christianisme spi¬rituel et intérieur de saint Paul à la théologie dogmatique d’Origène et des Cappadociens : il serait difficile de ne pas voir jouer les mêmes facteurs dans cette transformation. Comment ne pas se souvenir d’ailleurs de cette vérité historique de mieux en mieux démontrée que ce qui sépare païens et chrétiens, ce n’est point une question de méthode intellectuelle et de spécu¬lation, mais seulement la soumission aux cultes légaux et en particulier au culte de l’empereur ? Quant au développement autonome de la pensée scientifique, le fait paraît tout à fait exact ; mais il faut remarquer que le christianisme n’a pas, à l’égard de l’éducation scientifique grecque, une situation différente de celle de la philosophie grecque elle même. Origène, par exemple, distingue avec pré¬cision une triple sagesse : « la sagesse de ce monde », ce que Sénèque appelait les arts libéraux et Philon le cycle de l’édu¬cation, c’est à dire la grammaire, la rhétorique, la géométrie, la musique, à quoi on peut ajouter la poésie et la médecine, c’est à dire « tout ce qui ne contient aucune vue sur la divinité, ni sur la manière d’être du monde, ni sur aucune réalité élevée, ni sur l’institution d’une vie bonne et heureuse ». Puis vient « la sagesse des princes de ce monde », c’est à dire la philosophie occulte des Égyptiens, l’astrologie chaldéenne, « mais surtout l’opinion si variée et multiple des Grecs sur la divinité ». p.492 Enfin, la sagesse du Christ qui dérive de la révélation . Il faut ajouter que, dans la première espèce de sagesse, la sagesse de ce monde, pouvaient sans doute entrer des parties plus ou moins considérables de la philosophie, à savoir la lo¬gique et la dialectique, certaines généralités de la physique et de l’astronomie, enfin toute l’éducation formelle de l’honnête homme, telle que l’avait conçue un Musonius par exemple, caté-chisme moral tout à fait général. Il est intéressant, à cet égard, d’entendre l’opinion d’un Platonicien, contemporain de Proclus, Hermias, qui distingue la « philosophie humaine » de cette initiation spéciale que le platonisme réservait à ses adeptes. Ce n’est pas, dit il, parler exactement d’appeler philosophie la mathématique, la physique et l’éthique ; c’est un abus de mot ; à cette philosophie humaine, il oppose l’enthousiasme de l’initié, qui contient en lui « la théologie, la philosophie entière et la folie amoureuse . » Cette partie commune de l’éducation, le christianisme ne la rejette pas du tout en principe ; sans doute les chrétiens sont très divisés sur sa valeur spirituelle ; il y a parmi eux des per¬sonnages cultivés, comme saint Augustin, comme saint Gré¬goire de Naziance qui s’en font les très ardents défenseurs, tandis que d’autres, tels des latins comme Tertullien ou saint Hilaire, sont partisans de la voie courte et ne sentent nullement la nécessité de cette éducation ou même la critiquent formelle¬ment. Mais la divergence de vue à ce sujet n’est pas plus grande chez les chrétiens qu’elle ne l’a été chez les païens après Aristote ; dès qu’a paru la sagesse cynique ou stoïcienne, les sciences philosophiques, qui étaient pour Platon la seule voie d’accès vers la con¬naissance des réalités véritables, deviennent soit de simples auxi¬liaires ou servantes de la sagesse, incapables de comprendre par elles mêmes leurs propres principes, soit même (chez les Cyniques ou les Cyrénaïques) des parures inutiles dues à l’orgueil humain. p.493 Ainsi il y a, dans les premiers siècles de notre ère, un régime mental commun à tous : le fond en est le sentiment d’une coupure entre l’éducation moyenne, universellement accessible, et la vie religieuse, que l’on n’atteint que par des méthodes fort différentes de l’exercice normal de la raison, qu’il s’agisse de l’éducation morale du Stoïcien, de l’intuition plotinienne ou de la foi chrétienne en la révélation. De ce régime, le christianisme n’est nullement l’auteur ; il l’accepte comme un état de fait ; nous verrons aussi au cours de cette histoire, qu’il n’a jamais réagi contre lui, et que la révolution intellectuelle qui y a mis fin, au moment de la Re¬naissance occidentale, provient d’une inspiration tout autre que l’inspiration chrétienne. Il n’y a pas en tout cas, pendant les cinq premiers siècles de notre ère, de philosophie chrétienne propre impliquant une table des valeurs intellectuelles fon¬cièrement originale et différente de celle des penseurs du paga¬nisme. Reste à voir jusqu’à quel point l’on peut dire que le chris¬tianisme a rénové notre vision de l’univers. Il serait dangereux de confondre ici le christianisme même avec l’interprétation qu’on en donne après beaucoup de siècles écoulés. Le chris¬tianisme, à ses débuts, n’est pas du tout spéculatif ; il est un effort d’entr’aide à la fois spirituelle et matérielle dans les communautés. Mais, d’abord, cette vie spirituelle n’est pas du tout particulière au christianisme : le besoin de vie intérieure, de recueillement est ressenti dans tout le monde grec bien avant le triomphe du christianisme ; la conscience du péché et de la faute s’exprime en des formules populaires chez les historiens ou les poètes  ; la pratique de l’examen de conscience, celle de consultations spirituelles qui sont de véritables confessions sont fréquentes au début de notre ère. De plus, il s’en faut bien que cette pratique et cette vie spirituelles aient changé p.494 quoi que ce soit à l’image de l’univers qui résultait de la science et de la philosophie grecques : monde unique et limité, géo¬centrisme, opposition de la terre et du ciel, tout cela persistera jusqu’à l’époque de la Renaissance ; au cosmos grec se juxtapose la vie spirituelle des chrétiens sans que naisse une notion nouvelle des choses ; à l’intérieur de la vie spirituelle sans doute, s’introduit (et encore nous verrons avec quelle restriction) cette notion de crise imprévisible, d’initiative absolue que la cosmologie grecque avait essayé d’effacer ; mais ce sentiment de l’histoire et de l’évolution ne se réalisera en une conception d’ensemble des choses que grâce à l’expérience infiniment accrue de l’homme dans le temps et dans l’espace, grâce à la refonte méthodique de cette curiosité grecque, que blâmaient déjà les Stoïciens. Nous espérons donc montrer, dans ce chapitre et les suivants, que le développement de la pensée philosophique n’a pas été fortement influencé par l’avènement du christianisme, et, pour résumer notre pensée en un mot, qu’il n’y a pas de philosophie chrétienne. Nous ne prétendons pas pourtant, dans les lignes qui suivent, faire une histoire même résumée de la dogmatique chrétienne aux premiers siècles ; des noms importants manqueront dans ce chapitre, parce qu’il étudie le christianisme, non, pas en lui¬-même, mais en son rapport avec la philosophie grecque.

II. — SAINT PAUL ET L’HELLÉNISME @ La pensée chrétienne a passé, à la fin de l’antiquité, par les mêmes étapes que la pensée païenne. A l’enseignement moral de l’époque impériale correspondent (on l’a souvent remarqué à propos de Sénèque) la prédication et les épîtres de saint Paul. A la période de formation et d’éclosion du néoplatonisme, à la fin du Ier et au IIe siècle répondent le quatrième évangile, p.495 les apologistes et le développement des systèmes gnostiques. Au point de maturité du platonisme avec Plotin correspond la formation des vastes synthèses théologiques de Clément et d’Origène au didascalée d’Alexandrie. Proclus et Damascius ont pour contre partie vers la même époque saint Augustin, les pères de Cappadoce, puis tous ceux qu’on peut appeler les néoplatoniciens chrétiens, comme Némésius et Denys l’Aréo¬pagite. Même courbe du mouvement spirituel des deux côtés, même tendance à passer d’une vie morale et religieuse surtout inté¬rieure, reposant sur la confiance en Dieu, à une théologie doc¬trinale et dogmatique, qui parle de Dieu dans l’absolu plutôt que des rapports de l’homme avec Dieu. Saint Paul est un hellène d’éducation et, soit influence directe, soit action diffuse de doctrines partout répandues. on trouve chez lui nombre d’idées, de manières de penser, d’expressions fami¬lières à Sénèque et surtout à Épictète. Le christianisme comme le stoïcisme est cosmopolite ; et il ne connaît qu’une vertu commune à tous les êtres raisonnables. « Point de Juif, ni de Grec, d’esclave ni d’homme libre, de sexe masculin ou féminin ; tous vous êtes un en Jésus Christ. » Comme la diatribe stoï¬cienne, saint Paul prêche la parfaite indifférence, au point de vue du salut, de la condition sociale dans laquelle on vit . Le sentiment que l’apôtre des Gentils ou même les évangélistes ont de leur rôle et des devoirs qui leur incombent est le même que chez Épictète  ; on sait quelle haute idée celui-ci se faisait de sa mission morale « s’y donnant de toute son âme » et se considérant comme un soldat, ainsi que saint Paul, « bon soldat du Christ ». La source de sa force est chez Épictète, comme chez saint Paul, la confiance en Dieu ; l’un et l’autre savent qu’ils peuvent tout grâce au Dieu qui leur donne sa puissance. p.496 Cette assurance en la raison qui juge et comprend toute chose vient de ce qu’elle nous a été donnée par Dieu ; c’est ainsi que chez saint Paul, « l’homme spirituel juge tout et n’est jugé par personne ». Comme le Cynique dont Épictète trace le portrait idéal, l’apôtre est un envoyé de Dieu sur la terre . De cette foi en Dieu provient chez l’un comme chez l’autre le calme en toutes circonstances, puisque tous les événements résultent de la bonté de Dieu. Comme le prédicateur stoïcien, l’annonciateur de l’évangile ne trouvait souvent que raillerie chez les gens du monde. On connaît le vieillard aux bagues d’or qui, chez Épictète, conseille le jeune homme : « il faut philosopher, mais il faut aussi avoir de la cervelle ; et ces choses sont folles . » De même, saint Paul sait bien que le christianisme est « folie » aux yeux de l’homme psychique, qui ne peut connaître ce que juge l’homme spirituel. C’est précisément cette ignorance de leurs propres fautes, cette inconscience dans le péché qui rendent indispensable la tâche du prédicateur ; douceur envers ces ignorants, pardon fraternel de l’injustice, insouciance du jugement d’autrui, telle est l’attitude que le philosophe et l’apôtre ont en commun devant le siècle. Tous ces traits communs viennent des conditions analogues dans lesquelles se fait la prédication ; ils répondent à un même besoin, passionnément senti, de conversion intérieure. Il ne s’agit ni d’influer par la parole à la manière des sophistes, ni de faire connaître un dogme ; la théologie paulinienne est aussi peu précise que le dogme stoïcien chez Épictète ; ce qui importe à saint Paul, ce n’est pas de découvrir la nature de Dieu, mais de sauver l’homme, et c’est pourquoi le Christ qui exprime tous les rapports de Dieu avec l’homme est au centre de sa pensée. De la même manière, peu importe à Épictète la question p.497 de la substance de Dieu ; ce qui est au premier plan, c’est la filiation divine de l’homme, exprimée avec une nuance de ten¬dresse inconnue de l’ancien stoïcisme, d’où résulte la fraternité de tous les hommes ; Marc Aurèle, comme Épictète, les désigne par le prochain. Cette filiation, il la symbolise dans le person¬nage d’Hercule fils de Zeus, le sauveur qui abandonne les siens et parcourt tous les pays pour répandre la justice et la vertu . Reste, bien entendu, le trait fondamental du christianisme, absent chez Épictète, qui n’a pas connu, comme le dit Pas¬cal, la misère de l’homme et qui fait de l’homme son propre sauveur ; chez saint Paul, le pécheur qui connaît le bien ne peut le faire à cause de la puissance du péché, contre balancée seulement par la grâce du Christ. Il ne s’agit plus comme dans le stoïcisme, comme dans le philonisme même, de ces puissances mi-abstraites, qui assistent l’homme, verbe divin ou démon intérieur, mais d’un personnage historique dont la mort a sauvé l’humanité par une action d’une efficacité tout à fait mystérieuse et tout à fait différente de celle du sage païen, qui simplement enseigne ou se donne comme modèle.

III. — LES APOLOGISTES DU IIe SIÈCLE. @ Les apologistes de l’époque des Antonins, Justin, dont il reste deux Apologies, l’une adressée à Antonin le Pieux (138¬-161) et l’autre à Marc Aurèle (161 180), Tatien, qui peu après lui écrit un Discours aux Gentils, Athénagore qui adresse son apologie à la fois à Marc Aurèle et à son fils Commode, ont, sauf Tatien, une évidente préoccupation ; c’est, pour faire accepter la nouvelle religion, d’y signaler ce qu’elle a de commun avec la pensée grecque, ce qui peut en accentuer le caractère uni¬versel et humain, ce qui peut en un mot la rendre agréable aux p.498 païens. D’où l’attitude à la fois sympathique et réservée d’un Justin envers la philosophie grecque, en particulier envers Platon qu’il déclare supérieur aux Stoïciens dans la connais¬sance de Dieu, tandis que les Stoïciens lui sont supérieurs en morale. En identifiant Jésus au Logos ou au Verbe, en qui Dieu a créé l’univers, l’auteur du célèbre prologue du Quatrième Évangile avait introduit la théologie dans le christianisme : la théologie, c’est à dire la préoccupation de la réalité divine ou suprasensible prise en elle même, et non plus dans son rapport à la vie religieuse de l’homme. La prétention de Justin est d’arriver d’emblée, grâce au Christ, au Verbe de Dieu et à l’intelligible que les philosophes n’ont fait que pressentir obscurément . Mais pour que ces pressentiments soient possibles, il est conduit à admettre que Dieu qui s’est révélé à Moïse et dans l’évangile, s’est aussi révélé partiellement aux philosophes et surtout à Socrate et à Platon ; il y a un Verbe unique ou Logos de Dieu, dont la révélation plus ou moins complète produit chez tous les hommes ces notions innées du bien et du mal, cette notion universelle de Dieu, dont la plupart des hommes, tout en les possédant, ne savent pas d’ailleurs faire usage : raison uni¬verselle, révélation des prophètes, verbe incarné ne sont que les degrés différents d’une même révélation ; la raison n’est qu’une révélation partielle et dispersée ; « chaque philosophe, voyant d’une parcelle du Verbe divin ce qui lui est appa¬renté, a des formules très belles . » Avec cette thèse de la révé¬lation partielle se concilie fort mal une autre thèse, que Justin a pu trouver chez les Juifs de l’entourage de Philon, et d’après laquelle Platon et les Stoïciens auraient été les élèves de Moïse. Ce qu’il y a de commun à ces thèses, c’est l’effort pour retrou¬ver une sorte d’unité de l’esprit humain, reflétant l’unité du Verbe. Il faut ajouter d’ailleurs qu’il procédait avec les Juifs p.499 comme avec les Grecs, cherchant à identifier le Christ au Logos des livres juifs, au Fils, à la Sagesse, à la Gloire du Seigneur . Pareille méthode n’était possible qu’avec une connais¬sance fort superficielle de Platon ; s’il en connaît, comme les moralistes stoïciens de l’Empire, l’Apologie, le Criton, le Phèdre et le Phédon, il en ignore les dialogues dialectiques et met au premier plan le Timée dont il mélange sans cesse le récit, comme le fit déjà Philon d’Alexandrie, avec le récit de la création dans la Genèse ; ce qu’il apprend du Timée, c’est que « Dieu, par bonté, partant d’une matière informe, a tout créé d’abord pour les hommes », confondant ainsi la philanthropie du Dieu des Juifs et la bonté du démiurge platonicien . Le thème du Platon chrétien apparaît ainsi dans l’histoire ; il est fort précisé par l’Exhortation aux Grecs, ouvrage qui, attribué d’abord à Justin, lui est en réalité postérieur de près d’un siècle : l’auteur, beaucoup mieux informé que Justin, ne cache pas les contradictions de Platon soit avec Aristote, soit avec lui-même sur les objets les plus importants : l’éternité du monde, l’immortalité des âmes, le monothéisme, etc... Pourtant Platon a eu, selon lui, une opinion exacte sur le Dieu qui est réellement ; l’être chez lui est celui qui est de Moïse ; il faut seulement savoir le lire : si l’on trouve chez lui des res¬trictions au monothéisme, s’il admet une matière non engendrée et des dieux engendrés, c’est qu’il craignait, en donnant sa pensée telle quelle, de se faire accuser comme Socrate : de là son exposé entortillé sur les dieux . Le Platon chrétien, que l’on trouve en lisant le Timée à la lumière de la Genèse, se retrouve chez Tatien, l’élève de Justin ; mais contrairement à son martre, il n’admet aucune connais¬sance de Dieu par la raison, et il est conduit à expliquer la ressemblance de Platon et des Stoïciens avec Moïse par un p.500 plagiat inavoué des Grecs. D’une manière générale, le ratio¬nalisme de Justin paraît subir un recul chez Tatien : c’est ainsi que l’esprit, le pneuma qui reçoit la révélation n’existe que chez les purs et qu’il n’est pas une partie de l’âme, simple matière pénétrante et subtile qui ne se distingue de l’âme des bêtes que par la parole articulée, mais qu’il lui est superposé . Tout au contraire, le rationalisme de Justin se retrouve accru chez Athénagore ; le monothéisme qu’il trouve chez les poètes, chez les Pythagoriciens, chez Platon indique selon lui une ins¬piration divine commune à Moïse et aux philosophes ; Platon parvient même à concevoir la trinité. Il reste cependant que Platon, qu’il connaît d’ailleurs beaucoup mieux que Justin, est un Platon chrétien, que le Bien ou l’être immuable par lequel il dépeint Dieu, n’a que le nom en commun avec la première hypostase plotinienne et ressemble beaucoup plus au Dieu des Stoïciens ; si l’on songe avec quelle vigueur le néoplatonisme païen exclut la religiosité stoïcienne, on appréciera mieux la portée de ce platonisme chrétien, où se retrouve toute la théolo¬gie des Stoïciens, avec les arguments (mis en forme syllogis¬tique) fondés sur la providence et la beauté du monde.

IV. — LE GNOSTICISME ET LE MANICHÉISME @ A l’époque même des apologistes se développaient dans les milieux chrétiens les systèmes dits gnostiques, qui nous sont surtout connus par les réfutations qu’en ont faites les Pères de l’Église de la génération suivante, en particulier l’auteur inconnu des Philosophumena, Irénée dans son Contre les Hérétiques, Tertullien dans le Contre Marcion, sans oublier la Pistis Sophia, écrit gnostique en langue copte datant du IIIe siècle, mais traduisant des écrits grecs plus anciens. p.501 D’après une thèse des Philosophumena, généralement accep¬tée jusqu’à nos jours, les systèmes gnostiques résulteraient d’une sorte d’invasion de la philosophie grecque dans la pensée chrétienne, et les sectes grecques seraient finalement respon¬sables de ces hérésies chrétiennes qui auraient donc, comme aboutissant de la pensée grecque, un intérêt direct pour l’his-toire de la philosophie. Les travaux contemporains qui ont su dégager la pensée gnostique véritable des exposés plus ou moins fantaisistes où la cachent les Pères de l’Église laissent au contraire l’impression que la philosophie grecque est en elle pour bien peu de chose. Ces systèmes n’en gardent pas moins un intérêt du premier ordre, parce qu’ils donnent, nous allons le voir, comme la contre épreuve d’une vérité qui se dégage, croyons nous, de tout notre exposé de la philosophie grecque : l’hellénisme est caractérisé par l’éternité de l’ordre qu’il admet dans les choses ; un principe éternel d’où découlent éternellement les mêmes conséquences. Or le thème commun des systèmes gnostiques, c’est la rédemption ou délivrance du mal qui implique avec elle la destruction, et la destruction définitive de l’ordre dans lequel nous vivons. Pour l’Hellène le mal disparaît par la contemplation de l’univers dont il fait partie ; pour le gnostique il disparaît soit par la suppression de cet univers, ou sinon par l’élévation de l’âme au dessus et en dehors de lui. Basilide, Valentin et Marcion, tels sont les trois gnostiques les plus connus qui vivaient vers le milieu du second siècle : Mais c’est chez Valentin seulement qu’apparaît, semble t il, une conception d’ensemble de l’univers des gnostiques. Basilide, lui, est avant tout un moraliste, « obsédé par le problème du mal et celui de la justification de la providence . » « Tout ce qu’on voudra, disait il, plutôt que de mettre le mal sur le compte de la Providence » ; et, pour expliquer les souffrances des p.502 martyrs, il est prêt à accepter qu’ils ont péché dans une vie anté¬rieure. Il considère d’ailleurs le péché comme provenant de la passion, et la passion comme une sorte d’esprit mauvais qui s’ajoute à l’âme du dehors et la souille. Ces vues condui¬saient à une sorte de dualisme moral, dont on trouve l’analogue chez Platon. Mais un homme d’un esprit plus métaphysique que Basilide, Valentin, devait en déduire les conséquences les plus contraires au platonisme. Valentin cherche en effet dans l’origine de l’homme l’explication du dualisme qui se rencontre en lui. Ce dualisme entre l’esprit et la chair correspond à un dualisme plus profond entre le créateur de ce monde, le démiurge, escorté de ses anges, dont il est parlé dans la Genèse, et le dieu suprême ou dieu bon. Suivant le récit de la Genèse, et, du moins en partie, l’interprétation qu’en donne Philon d’Alexandrie, il montre l’homme fabriqué par ces êtres mauvais qui sont le démiurge et les anges, et en qui s’introduisent les passions, qui sont des esprits immondes. A cette créature, le Dieu suprême, le Dieu bon a ajouté une semence de la substance d’en haut, de l’esprit. Toute l’histoire du monde est celle de la lutte contre les anges qui essayent de faire disparaître cette semence, et elle aboutit à sa délivrance. La rédemption ne consiste pas comme chez saint Paul dans l’efficace de la mort du Christ, mais elle dérive, comme on le voit surtout chez Héracléon, un disciple de Valen¬tin, de la gnose ou révélation apportée par le Christ. Après Valentin, le gnostique le plus connu est Marcion qui paraît avoir été surtout l’exégète du groupe ; c’est en effet par l’étude de textes qu’il cherche à montrer que le Dieu de l’An¬cien Testament, révélé par Moïse, dieu cruel, vindicatif et belliqueux n’est pas le même que le Dieu révélé par le Christ, Dieu de bonté, créateur du monde invisible, tandis que le dieu de Moïse a créé le monde visible. Ils s’opposent l’un et l’autre comme la justice et la bonté. Aucun effort d’ailleurs pour p.503 justifier cette thèse autrement que par la double révélation des deux testaments ; l’important est pour lui de démontrer que la rédempteur, le Christ, qui nous délivrera du régime du dé-miurge n’est en aucune manière le Messie juif prédit par les prophètes ; et il n’a pas de peine, en prenant les textes au sens littéral, à montrer qu’aucun trait du Messie ne se retrouve chez Jésus. D’autre part il ne peut admettre que Christ, l’envoyé du dieu suprême, puisse avoir vraiment une nature corporelle, c’est à dire participer d’une manière quelconque au monde du démiurge ; il pense donc qu’il s’est révélé brusquement à l’état d’homme fait et que son corps n’est qu’apparent. Marcion déduisait de ces vues l’ascétisme le plus strict, proscri¬vant le mariage et faisant de la continence la condition du baptême ; ainsi on échappe, au moins de volonté, au monde du démiurge. La pensée gnostique, après Valentin et Marcion, se dissipe en cette foule de systèmes connus par les Philosophumena qui, chacun, avec les variations parfois les plus bizarres, traitent toujours le même thème, la délivrance par le Christ de l’âme d’origine divine enfermée dans le monde sensible créé par un méchant démiurge. Il y a bien chez tous, si l’on veut, une sorte de schème de la vie spirituelle, qu’on retrouve dans le néoplatonisme : dans les deux cas, il s’agit d’une âme d’origine divine qui descend dans un corps terrestre où elle contracte une souillure, et d’où elle doit remonter à son origine ; mais ce n’est là que banalité ; et il suffit de lire le traité que Plotin a adressé aux gnostiques qu’il a connus à Rome vers 260 pour comprendre tout le dégoût qu’un Hellène devait avoir pour des gens qui ne manquaient pas, d’ailleurs, d’utiliser le Phédon et le Phèdre. Le point précis du différend est, semble t il, le suivant ; lorsque le gnostique ne veut pas se contenter de la pratique religieuse, de l’ascétisme, lorsqu’il veut se donner les raisons de son expérience de la rédemption, lorsqu’il veut savoir l’origine des forces spirituelles p.504 salutaires ou contraires, il est amené à superposer à la religion une sorte de drame métaphysique, complètement arbitraire. Citons, comme un exemple parmi bien d’autres, la manière dont le gnostique Justin, du IIIe siècle, raconte le drame qui aboutit à la rédemption : au sommet trois principes, le Dieu bon, puis Elohim ou le père, du sexe masculin, et Eden, du sexe féminin ; Elohim s’unissant à Eden produit deux séries de douze anges dont l’ensemble forme le Paradis; l’Homme qui y est créé reçoit d’Elohim le pneuma ou souffle spirituel, et d’Eden l’âme ; Elohim qui, jusque là, ignorait le Dieu bon, passe (comme l’âme du Phèdre) aux sommets de la création et abandonne Eden pour le contempler ; Eden, pour se venger, introduit le péché dans l’homme ; Elohim, voulant sauver l’homme, envoie Baruch, un de ses anges, d’abord à Moïse, puis à Hercule, enfin à Jésus, le rédempteur final qui, crucifié par un des anges d’Eden, laisse son corps sur la croix . Il suffit de lire cette élucubration, qui fait dépendre le sort de l’homme d’une scène de ménage métaphysique pour saisir à quel point la génération des Éons, de ces réalités éternelles provenues de couples divins, telle que la décrit le gnosticisme, est loin de la génération plotinienne des hypostases, combien aussi cette rédemption où l’âme est l’enjeu de forces qui se la disputent (représentation populaire qui persiste très tard et se retrouve en bien des légendes) est loin du salut plotinien (s’il faut encore appeler salut ce qui n’est que la connaissance réfléchie d’un ordre rationnel). Ainsi le gnosticisme qui aboutit d’une part à des contes bleus où il s’agit d’introduire toutes les formes religieuses qui hantent le cerveau d’un oriental, d’autre part à des pratiques superstitieuses dont les monu¬ments se découvrent dans toute l’étendue de l’empire romain, n’a qu’une relation indirecte avec l’histoire de la philosophie. La conscience de la réalité du mal, comme naissant d’une p.505 puissance volontaire radicalement mauvaise, est la substance du gnosticisme ; elle est aussi celle du mouvement d’idées qui, né au IIIe siècle de l’initiative du perse Mâni (205 274) et connu sous le nom de manichéisme, s’est propagé dans tout l’empire et qu’on retrouve sous diverses formes dans plusieurs hérésies du Moyen âge. Mâni introduit le dualisme perse de la puissance bonne et de la puissance mauvaise, d’Ormuzd et d’Ahriman, dualisme assez différent de celui des gnostiques qui restent malgré tout monothéistes et où la puissance créatrice reste inférieure et subordonnée à la réalité suprême. Chez Mâni, il s’agit de deux puissances créatrices qui luttent ensemble, le Bon opposant une création nouvelle à chaque création du mau¬vais, jusqu’à la destruction complète de son œuvre. De là le drame du monde  : le Dieu bon qui avait d’abord créé cinq puissances ou demeures, Noûs, Ennoia, Phronesis, Enthymésis, Logismos (ces cinq demeures sont, on le voit, cinq aspects de la pensée divine) laisse ces puissances sans rapport avec le monde, parce qu’elles sont « faites pour la tranquillité et pour la paix » ; il produit de lui-même d’autres puissances au fur et à mesure des besoins, pour lutter contre le mal, la Mère des Vivants qui évoque à son tour le Premier Homme, l’Ami des Lumières et l’Esprit vivant, le Messager qui évoque douze Vertus, enfin Jésus, qui sont toutes destinées à entrer en rapport avec la puissance des ténèbres. Cette dualité entre deux sortes de puissances, l’une correspondant au Verbe ou à l’Intelligence des philosophes grecs, l’autre à un drame religieux où tout parle à l’imagination, est des plus instructives ; le Logos ou Intelligence qui soutient l’ordre éternel des choses ne suffit plus à expliquer un ordre que l’on veut temporaire parce qu’on le considère comme résul¬tant d’une crise anormale. Chez les manichéens, la création du monde sensible n’est pas, comme chez les gnostiques, entière¬ment création d’un démiurge mauvais ; c’est ainsi que l’Homme p.506 primitif crée à son tour cinq éléments qu’il revêt comme une armure, l’air limpide, le vent rafraîchissant, etc., qui s’opposent terme à terme aux cinq éléments du monde des ténèbres.

V. — CLÉMENT D’ALEXANDRIE ET ORIGÈNE @ Le didascalée que Pantène, Stoïcien converti au christianisme, créa à Alexandrie et qui eut successivement à sa tête Clément d’Alexandrie (160 215) et Origène (185 254) est le premier essai poussé à fond pour donner un enseignement chrétien qui, par son ampleur, pût rivaliser avec celui des écoles païennes ; milieu bien éloigné de celui des gnostiques, où nous trouvons pour la première fois des hommes très informés de la philosophie grecque et prenant vis à vis d’elle une position assez nette. Position complexe pourtant : dans son Protreptique aux Grecs, par exemple, Clément est amené à comparer l’hellénisme et le christianisme ; il trouve dans l’hellénisme ou bien des erreurs complètes ou bien des vérités partielles timidement exprimées que seul le christianisme peut saisir dans leur en¬semble. Ainsi la théologie des Grecs, considérée dans ses cultes et dans ses mystères, est erronée ou scandaleuse (chap. V et VI) ; chez les philosophes, il distingue ceux qui ont pris les éléments comme dieux, et ceux d’un degré plus haut qui ont attribué la divinité aux astres, au monde ou à son âme : erreur complète, qui consiste à confondre Dieu avec ses œuvres ; mais en revanche, il trouve chez le Platon du Timée qui parle du « père et du créateur de toutes choses » une trace de vérité ; de même Antisthène et Xénophon ont atteint le monothéisme, et Cléanthe le Stoïcien, ainsi que les Pytha¬goriciens, ont connu les véritables attributs de Dieu. Le chris¬tianisme ne ferait alors que consommer l’hellénisme, à peu près comme le nouveau testament convainc d’erreur l’ancien, tout en étant son accomplissement. p.507 Il en est de même de la doctrine morale. La sagesse grecque donne des conseils en des cas particuliers à propos du mariage, de la vie publique ; la piété chrétienne est « un engagement universel et pour la vie entière, tendant en toute occasion, en toute circonstance, à la fin essentielle ». Elle réalise donc en somme ce que le stoïcisme et les autres écoles prétendaient faire ; car en affectant de limiter la philosophie à l’art des conseils pratiques de détail, Clément veut la remplacer comme science des principes (chap. XI). La vérité, c’est que le christianisme tout entier est coulé par lui dans le moule de l’enseignement philosophique grec et particulièrement de celui qui, jusqu’au IIe siècle, fut le seul complètement organisé de l’enseignement stoïcien. « Dès que le Verbe lui-même, dit il, est venu des cieux jusqu’à nous, il n’est plus nécessaire d’aller à l’enseignement des hommes . » Mais l’enseignement divin qu’on y substitue garde même forme que cet enseignement humain. Lorsque Clément nous dit que la foi (πι̉στις), tant calomniée par les Grecs, est la voie de la sagesse , il s’écarte des Grecs moins qu’on ne pourrait croire ; il définit, la foi, comme les Stoïciens, un assentiment volontaire, un assentiment à un terme fixe et solide, assentiment qui est le prélude de la vie chrétienne, comme il est, chez les Stoïciens, le prélude de la sagesse. L’objet véritable de la foi, dit il encore, « c’est non pas la philosophie des sectes, mais la gnose, à savoir la démonstration scientifique des choses transmises dans la vraie philosophie, c’est à dire dans le christianisme . » Et, si l’on en vient à quelques détails de son enseignement, l’on s’aperçoit que le Pédagogue tout entier est construit comme un traité de morale stoïcienne ; le premier livre contient le critère de l’action droite, à savoir la droite raison, identique au Verbe ; et il faut y noter le chapitre VIII, où Clément, songeant p.508 évidemment aux gnostiques, démontre par une argumentation de forme toute stoïcienne que la justice est identique à la bonté, passant par un raisonnement composé de l’amour de Dieu pour les hommes à sa justice. Quant aux deuxième et troisième livres, c’est une diatribe à la Musonius s’attachant à prescrire aux chrétiens une vie simple et modeste ; tout le stoïcisme mélangé de cynisme que nous connaissons passe là dans l’en¬seignement chrétien ; au paradoxe : « seul le sage est riche », il substitue seulement : « seul, le chrétien est riche ». S’agit il même de la méthode dans la connaissance de Dieu, Clément n’hésite pas à emprunter tout ce qu’il en dit à l’enseignemnent pythagoricien ou platonicien d’alors, montrant par quelle suite d’abstractions on arrive à la connaissance de l’unité pure, ou encore employant au sujet de Dieu les formules mêmes que l’on trouve dans le manuel platonicien d’Albinus : « Dieu n’est ni genre, ni différence, ni espèce, ni individu, ni nombre, ni accident ni sujet ; il n’est pas un tout. » Enfin sa notion du Fils ou Logos n’est pas fort loin de celle du monde intelligible ; au Père, qui est indémontrable, s’oppose le Fils qui est sagesse, science, vérité comportant un développement. Car il est toutes choses ; il est le cercle de toutes les puissances tournant autour d’un centre unique  ». L’attitude d’Origène par rapport à l’hellénisme se marque nettement dans sa longue réponse au pamphlet de Celse contre les chrétiens. On sait l’objection de Celse, si grave pour un Hellène partisan d’un ordre éternel des choses contre l’événe¬ment de l’incarnation : « Si l’on change la moindre des chose d’ici-bas, tout sera bouleversé et disparaîtra », ou encore : « C’est donc après une éternité que Dieu a songé à juger les hommes et avant il ne s’en souciait pas . » Or c’est précisément ce caractère mythologique ou, si l’on veut, historique du p.509 christianisme qu’Origène s’efforce d’atténuer dans sa réponse : « Le seul changement produit par la présence de Dieu, répond il à la première objection, c’est un changement dans l’âme du croyant  », tendant ainsi à réduire l’incarnation à un événement intérieur, et présentant d’ailleurs plus loin la descente de Dieu comme « une manière de parler » (tropologie). A la seconde objection, il répond que Dieu « n’a jamais cessé de s’occuper du rachat des hommes ; à chaque génération, la sagesse de Dieu descend en des âmes saintes et des prophètes ». Et c’est d’une manière analogue qu’il répond ailleurs à l’objection que les Hellènes tiraient, contre la création du monde, de l’impossi¬bilité d’admettre un dieu inactif : sans croire au retour éternel des Stoïciens, il estime que Dieu, avant ce monde, a créé d’autres mondes, admettant ainsi la conception cyclique du temps qui est la marque même de l’hellénisme . Même tendance à l’hellé¬nisme lorsqu’il considère les modifications du Verbe dans la création ou l’incarnation, non comme des changements du Verbe pris en lui-même, mais comme des apparences dues à la diffé¬rence de capacité des êtres qui peuvent le recevoir . Néanmoins on voit le même Origène se méfier de l’hellénisme et surtout du platonisme. « Tous ceux qui reconnaissent une providence, dit il, confessent un Dieu inengendré qui a tout créé ; que ce Dieu ait un fils, nous ne sommes pas seuls à le proclamer, bien que cela ne paraisse pas croyable aux philo¬sophes grecs ou barbares ; et pourtant quelques uns d’entre eux ont cette opinion, quand ils disent que tout a été créé par le Verbe et la Raison de Dieu. Mais nous, c’est selon la foi d’une doctrine divinement inspirée que nous y croyons... Quant au Saint Esprit, nul n’en a eu le moindre soupçon que ceux qui connaissent la Loi et les prophètes, ou bien croient au Christ . » On voit ici les limites exactes de l’hellénisme auquel la foi p.510 chrétienne vient se superposer sans le détruire. Mais à côté de vérités partielles, l’hellénisme contient aussi des erreurs soit sur la nature du monde, soit sur celle de l’âme. Le monde sen¬sible n’est plus du tout, chez Origène, un ordre imitant un mo¬dèle intelligible : d’abord le monde des idées n’existe que dans la seule fantaisie de l’esprit, et l’on ne voit ni comment le Sau¬veur pourrait en provenir, ni les saints y séjourner . De plus, Dieu n’a créé d’abord que des êtres raisonnables égaux ; mais ces créatures sont douées de libre arbitre et peuvent dé¬choir ; de là vient la diversité des âmes ; à cette diversité cor-respond celle des corps qui n’ont pas une existence absolue, mais naissent par intervalle en raison des mouvements variés des créatures raisonnables, qui en ont besoin et qui en sont revêtus . Enfin, Origène ne croit pas qu’il puisse exister des âmes créées complètement privées de corps ; Dieu seul est incorporel ; il faut dire seulement que le corps se modifie en dignité et en perfection, en correspondance constante avec la dignité et la perfection de l’âme.

VI. — LE CHRISTIANISME EN OCCIDENT AU IVe SIÈCLE @ Des chrétiens moins attachés que Clément et Origène à la civilisation hellène appuyaient encore sur l’impossibilité d’accorder le Christ et la philosophie grecque ; ils sont inconciliables surtout parce qu’ils n’arrêtent pas la divinité au même point de la hiérarchie des êtres ; pour Platon et les Stoïciens, la réalité divine s’étend jusqu’aux âmes, aux astres et au monde qui sont des êtres divins ; les chrétiens la restreignent à la seule Trinité. Or, dans un développement contre le caractère divin des âmes, Arnobe (converti en 297) s’en prend à Platon et à son hypothèse de la réminiscence qui implique que les âmes p.511 sont des êtres divins déchus, au dessous des dieux et des démons. Comment est ce possible, demande t il, puisqu’il y a des races entières qui sont ignorantes, puisque, dans les sciences, les hommes ont des opinions multiples et opposées, puisque, enfin, le fameux interrogatoire du Ménon ne serait vraiment probant que s’il s’adressait à un être humain, élevé au fond d’une caverne close a l’abri de toute expérience et qui n’aurait pas, comme l’esclave du Ménon, l’usage quotidien des nombres ? Si d’ailleurs elle oublie en entrant dans le corps, c’est qu’elle est susceptible de pâtir, par conséquent corruptible et péris¬sable . Argumentation dont le médiocre esprit d’Arnobe n’a peut être pas saisi toute la portée, mais dont il résulte que le seul empirisme est d’accord avec l’orthodoxie. L’argument que Lactance (mort en 325) invoque contre la divinité des astres est encore plus instructif. « Ce que les Stoïciens font valoir en faveur de la divinité des êtres célestes, prouve le contraire ; car s’ils pensent qu’ils sont des dieux parce qu’ils ont un cours régulier et rationnel, ils se trompent bien ; et précisément parce qu’ils ne peuvent sortir des orbites prescrites, il apparaît qu’ils ne sont pas des dieux ; s’ils étaient des dieux, on les verrait se transporter çà et là comme des êtres animés sur la terre qui vont où ils veulent parce que leurs volontés sont libres . Esprit certainement nouveau, où l’ordre régulier seul ne suffit pas à prouver la divinité, selon qui, inversement, comme on le voit au livre IV, Dieu se manifeste par des décisions imprévues en inspirant des prophètes et en envoyant son fils sur la terre. Ce qui est atteint par ces remarques, provenant d’hommes moins amis des philosophes que les chrétiens de culture grecque, c’est l’idée d’une hiérarchie d’êtres divins naissant les uns des autres et comprenant tout ce qu’il y a de réalité véritable ; le concile de Nicée (325), en affirmant l’égalité absolue des per¬sonnes et la Trinité dans cette fameuse formule : le Fils est p.512 consubstantiel au Père, mettait fin à toute tentative de trou¬ver une pareille hiérarchie à l’intérieur de la réalité divine et excluait d’elle toutes les créations spirituelles  ; nous indique¬rons bientôt dans quelles conditions a pu se reformer pour¬tant un néoplatonisme chrétien. Saint Augustin (354 430) est un de ceux qui ont le plus con¬tribué à répandre l’estime du nom de Platon parmi les chrétiens ; la lecture des œuvres de Plotin dans la traduction latine de Marius Victor a coïncidé à peu près avec sa conversion défini¬tive au christianisme (387), et la parenté de la spiritualité chré¬tienne avec celle des Platoniciens l’a toujours frappé ; seuls, pense t il, ils sont des théologiens ; tandis que les autres phi¬losophes ont usé leur intelligence à rechercher les causes des choses, ils ont, eux, connu Dieu, et ont trouvé en lui la cause de l’univers, la lumière de la vérité, la source de la félicité . Ce qui leur manque ce n’est donc pas l’idée du but qu’il faut atteindre, mais celle de la voie par laquelle on y arrive, le Christ. On connaît les paroles des Confessions à propos de sa lecture des néoplatoniciens : « J’y ai lu, non pas en ces termes, à la vérité, que dans le principe était le Verbe, et que le Verbe était auprès de Dieu et que le Verbe était Dieu, que le Verbe n’est issu ni de la chair, ni du sang, ni de la volonté d’un homme, ni de la volonté de la chair, mais de Dieu ; mais je n’y ai pas lu que le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous..., qu’il s’est lui¬même abaissé en prenant la forme d’un esclave, et qu’il s’est humilié en se rendant obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur la croix . » Cette opposition du médiateur platonicien et du Christ revient souvent dans la pensée de saint Augustin. Le Christ est média¬teur non pas parce qu’il est le Verbe ; le Verbe, immortel et suprêmement heureux, est bien loin des malheureux mortels ; p.513 il est médiateur parce qu’il est homme ; il n’est pas, comme chez les philosophes, un principe d’explication physique ; il est celui qui délivre l’homme en se faisant homme lui-même ; cette incarnation est un événement dont le caractère passager fait contraste avec l’ordre éternel qui fixe éternellement la place de l’intermédiaire entre Dieu et l’homme. Et c’est pour¬quoi le médiateur divin ne peut être, comme l’a cru Apulée, un démon ou un ange, puisqu’il est de leur nature d’être heu¬reux et immortels et surtout puisque, chez lui, l’intermédiaire est destiné à séparer Dieu du monde plus qu’à l’y unir, à isoler Dieu de la souillure des choses mortelles plutôt qu’à en sau¬ver l’homme . Ces citations suffisent peut être à montrer combien, malgré sa sympathie pour eux, saint Augustin est loin des Platoniciens. On le voit mieux encore, lorsqu’il arrive à des thèses fondamentales dans l’hellénisme, l’éternité des âmes et l’éternité du monde. A propos de la première, il dit : « Pourquoi ne pas croire plutôt à la divinité en des matières qui échappent aux recherches de l’esprit humain ? » Contre l’éternité des révolutions périodiques de l’univers, il n’a d’autres raisons que des raisons religieuses : « Comment est ce une vraie béatitude, celle en l’éternité de laquelle on ne peut croire, s’il y a toujours retour des mêmes misères ? Et d’autre part, le Christ n’est mort qu’une fois . » On sent dans ces jugements une sorte d’ardeur affective qui est, en effet, la marque du saint : comme il a subordonné le prétendu ordre rationnel des choses aux besoins de la vie religieuse, ainsi il a justifié contre les Stoïciens, toutes les passions de l’âme humaine ; désir, crainte, tristesse peuvent venir de l’amour du bien et de la charité, et ne sont pas en eux mêmes des vices. C’est la chute du rationalisme moral en même temps que celle du rationalisme philosophique. Aussi ne peut on parler qu’avec beaucoup de précautions et de p.514 réserves du platonisme de saint Augustin. Après ne pas avoir marchandé, dans ses premiers écrits, les éloges aux Platoniciens, au point de dire qu’ils sont les seuls philosophes et que philo¬sophie et religion ont un même objet, le monde intelligible, qui peut être découvert par deux moyens, soit par la raison soit par la foi , il revient sur cet éloge dans ses Rétractations : « L’éloge que j’ai fait de Platon et des Platoniciens me déplaît et non sans raison, surtout parce que la doctrine chrétienne a à être défendue contre de grandes erreurs de leur part . » La spiritualité augustinienne est très loin de celle de Plo¬tin ; que l’on compare les fameux passages du traité Sur la Trinité rappelés à Descartes par ses contradicteurs, où il est parlé de la science interne par laquelle nous savons que nous sommes et que nous vivons, aux passages de Plotin sur les hypostases qui se connaissent elles mêmes  ; on verra combien cette con-naissance de soi a un sens différent chez les deux auteurs ; chez saint Augustin, elle est une connaissance qui échappe à toutes les raisons de douter apportées par les Académiciens ; elle est la connaissance d’un fait, d’une existence, non d’une essence. Chez Plotin elle est bien différente ; elle est la con¬naissance de l’essence intelligible des choses, identique à l’es¬sence de l’intelligence ; se connaître, c’est connaître l’univers ; il s’agit non pas de se sentir vivre et exister, mais de connaître des réalités. Comme la connaissance de soi, la manière dont saint Augustin comprend la connaissance intellectuelle le distingue beaucoup de Plotin : le trait qui frappe saint Augus-tin, ce n’est point quelque propriété intrinsèque des choses intelligibles, c’est l’indépendance des vérités que nous conce¬vons par rapport aux esprits individuels ; « tous ceux qui rai¬sonnent, chacun avec leur raison et leur esprit, voient donc en commun la même chose, par exemple la raison et la vérité du p.515 nombre . » Tel est le caractère purement extérieur qui démon¬tre pour lui l’existence d’une réalité intelligible ; encore, ici, il s’agit de la disposition du sujet à l’égard des choses, non des choses mêmes. C’est encore une forme du rationalisme hellénique que saint Augustin combat chez l’hérétique Pélage qui affirmait, avec les Stoïciens, que nos fautes comme nos mérites dépendent entiè¬rement de nous. « Si le péché d’Adam, disait il, nuit même à ceux qui ne pèchent pas, la justice du Christ devrait servir même à ceux qui ne croient pas. » Il ajoutait : « On ne peut accorder d’aucune manière que Dieu, qui nous remet nos propres péchés, nous impute ceux d’autrui . » L’erreur importante pour saint Augustin est que cette thèse rend inutile la prière et, avec elle, toute vie religieuse ; elle nous écarte de Dieu en nous faisant chercher en notre volonté quel bien est nôtre, et quel bien ne vient pas de Dieu ; en faisant Dieu auteur de notre volonté, et en ajoutant que c’est nous mêmes qui rendons notre volonté bonne, les Pélagiens devraient conclure que ce qui vient de nous, la volonté bonne, vaut mieux que ce qui vient de Dieu, la volonté tout court. Ces quelques exemples suffisent à montrer quel accueil réservé trouvait la philosophie grecque dans les milieux latins ; un saint Ambroise (mort en 397), attaché à la discipline plus qu’à la doctrine, trouvait plutôt son modèle dans le traité Des Devoirs de Cicéron, qu’il imite dans le traité de même titre où il énonce les obligations des clercs ; auparavant Tertullien (160 245), se donnant comme fidèle gardien de l’orthodoxie, ne concédait de valeur qu’à la morale stoïcienne et accordait que « Sénèque est souvent nôtre » ; mais il était bien éloigné de faire une place à la machinerie métaphysique compliquée du néoplatonisme et même à l’éducation libérale grecque.

VII. — LE CHRISTIANISME EN ORIENT AU IVe ET AU Ve SIÈCLE @ p.516 Il en était tout autrement en Orient, où la théologie « réservée au clergé, aux fonctionnaires et à la bonne société, tandis que le peuple vit d’un christianisme de second ordre, est tout à fait dans la tradition de l’aristocratisme hellénique  ». Aussi Eusèbe de Césarée (265 340), par exemple, dans sa Préparation évan¬gélique, destinée à montrer comment le christianisme est susceptible d’une claire démonstration et n’est pas une foi aveugle, cite de copieux extraits des philosophes grecs, dont beaucoup ne nous sont connus que par lui. Plus tard, on voit Grégoire de Naziance (330 390) défendre l’éducation libérale des Grecs, c’est à dire les sciences, contre des chrétiens qui la jugeaient inutile  ; les allusions que l’on trouve aux écoles philosophiques dans ses Éloges de Césaire et de Basile prouve sa connaissance familière de la philosophie grecque . Pourtant, dans le milieu des Cappadociens, Basile, Grégoire de Nysse (mort en 395), Grégoire de Naziance et aussi de saint Jean Chrysostome, les philosophes grecs restent « les sages du dehors » dont on se sert à l’occasion pour commenter l’Écriture . Saint Jean Chrysostome ne cache pas « qu’il faudrait que nous n’eussions pas besoin du secours de l’écriture, mais que notre vie s’offrît si pure que la grâce de l’esprit remplaçât les livres dans nos âmes et s’inscrivît en nos cœurs comme l’encre sur les livres. C’est pour avoir repoussé la grâce qu’il faut employer l’écrit qui est une seconde navigation . » De plus, dans les con-flits sur la nature de la Trinité, qui mettent aux prises d’une part Arius et ses partisans qui soutiennent que le Fils est une création du Père, d’autre part les orthodoxes, saint Athanase p.517 et les Cappadociens qui admettent la consubstantialité des personnes, il semble bien que la question posée est tout à fait étrangère à la philosophie : les mots génération, procession, employés par les chrétiens pour désigner les rapports du Fils ou de l’Esprit au Père ne gardent en aucune manière le sens précis qu’ils ont chez Platon et les platoniciens ; ce sens, s’il était conservé, impliquerait une doctrine telle que l’arianisme, puisque c’est un principe absolu du néoplatonisme que la réalité qui procède est inférieure à celle dont elle procède. Mais la croyance à la divinité de Jésus Christ vient s’opposer à ce principe et commander un dogme qui n’a plus la moindre racine dans la spéculation philosophique. En d’autres milieux, pourtant, l’on voit le platonisme avoir un succès beaucoup plus grand ; il surabonde par exemple dans le traité de l’évêque d’Émèse, Némésius (vers 400) Sur la nature de l’homme. Pas trace d’inspiration chrétienne en cet ouvrage où cet évêque traite avec la liberté d’un philosophe, la question de l’union de l’âme et du corps, en se demandant comment deux réalités aussi distinctes peuvent former un seul être ; toute sa sympathie va à une doctrine qu’il donne comme celle d’Ammonius Saccas, maître de Plotin et qui, en tout cas, res¬semble beaucoup à celle de Plotin lui-même ; cette doctrine compare l’âme à une lumière intelligible en laquelle baigne le corps ; on voit assez qu’elle suppose l’origine divine de l’âme, c’est à dire une des thèses qui a le plus éloigné les chrétiens de l’hellénisme . Si l’on veut connaître les rapports des chrétiens instruits et des philosophes dans les milieux orientaux d’Égypte et d’Asie Mineure, vers le Ve siècle, il faut lire le curieux dialogue d’Énée de Gaza (vers 500), Théophraste, où l’on voit un philosophe païen ; Théophraste, qui vient d’arriver d’Athènes à Alexandrie, discuter la thèse chrétienne de la résurrection des morts avec p.518 un certain Euxithéos de Syrie, un chrétien, qui a été l’élève du néoplatonicien Hiéroclès et qui se rend à Athènes pour étu¬dier « auprès des philosophes » la question de la survivance de l’âme. Le point curieux est l’emploi de la dialectique philoso¬phique par le chrétien Euxithéos pour défendre la thèse d’un monde créé et périssable et celle de la résurrection de la chair. Aux objections habituelles du Grec que nous avons déjà ren¬contrées plusieurs fois, il répond que Dieu, avant le commence¬ment du monde, a été actif dans l’éternelle procession des per¬sonnes, que « les Chaldéens, Porphyre et Plotin » enseignent la création de la matière, que, suivant Platon, tout être sensible est créé. De plus le monde doit périr, puisque, selon le Timée, il le peut et puisque toute puissance doit passer à l’acte. D’ail¬leurs, Dieu fait périr le monde pour l’ordre, parce que l’ordre exige la production des contraires, donc celle du sensible qui périt en face de l’intelligible qui est éternel. Pour la résurrection de la chair Euxithéos essaye d’en faire un dogme hellénique, non seulement en citant les faits de résur¬rection mentionnés par les Grecs, mais en s’appuyant sur la force de la raison séminale, assez puissante pour rassembler à nou¬veau les éléments du corps qui se sont désunis ; d’ailleurs l’âme peut elle ne pas communiquer au corps son immortalité, comme le soleil communique sa chaleur à l’eau ? Enfin vient Denys l’Aréopagite, ce personnage mysté¬rieux, que l’on a pris pendant tout le moyen âge pour le com¬pagnon de saint Paul ; il doit en partie à cette confusion l’ex¬trême autorité qui s’attache à ses écrits, et l’on ne peut dire combien d’idées néoplatoniciennes passèrent, sous le couvert de son nom, dans la mystique chrétienne. En réalité, cité pour la première fois au concile de Constantinople (533), il ne peut avoir écrit qu’après Proclus (mort en 485) dont il subit l’in¬fluence. Ses écrits forment deux groupes : d’abord la Hiérar¬chie céleste et la Hiérarchie ecclésiastique, qui étudient toute la série des créatures capables de recevoir la révélation divine p.519 depuis les plus hautes, le premier ordre d’anges qui touche Dieu sans intermédiaire, jusqu’à la plus basse, le fidèle baptisé, chaque être étant considéré comme recevant la révélation du terme supérieur et la donnant au terme inférieur. En second lieu les ouvrages Des noms divins 2 et de la Théologie mystique for-maient, avec deux autres ouvrages perdus, les Esquisses théo¬logiques et la Théologie symbolique, un cours complet de théo¬logie dont le plan est donné au chapitre III de la Théologie mys¬tique. Les trois premiers ouvrages, Esquisses, Noms et Théolo¬gie symbolique comprenaient la théologie positive, étudiant successivement dans les Esquisses la Trinité qui est au-dessus du monde intelligible, dans les Noms, les dénominations de Dieu empruntées à l’ordre des intelligibles : bien, être, vie, intelli¬gence, etc., dans la Théologie symbolique, les attributions de Dieu qui sont empruntées au monde sensible, colère, jalousie, serment, etc. Le dernier ouvrage, la Théologie mystique, contient la théologie négative et montre, en suivant l’ordre inverse de la théologie positive, qu’aucune dénomination, empruntée au sensible ou à l’intelligible, ne convient à Dieu. Denys ne définit nulle part sa situation par rapport au néopla¬tonisme païen ; dans ses lettres, on le voit se refuser à toute polé¬mique avec les païens ; d’autre part, il nous fait connaître l’opi¬nion d’un « sophiste païen », Apollophane, au sujet de ses écrits : « Ce sophiste, dit il, m’injurie et m’appelle parricide, parce que j’utilise d’une façon impie les Grecs contre les Grecs . » Le voilà donc nettement accusé, du côté païen, de se servir du néopla¬tonisme au profit du christianisme ; et, de fait, bien qu’il se vente de tirer toute sa « philosophie » ou « théosophie » de l’Écri¬ture , il est vrai que sa pensée est toute imprégnée des idées de Proclus, particulièrement sous les trois aspects suivants : Dieu, étant la cause de tout, contient tout, à la manière dont la cause contient l’effet, c’est à dire qu’on peut attribuer à p.520 Dieu tous les noms de créatures, Vie, Sagesse, etc., à condition de prendre ces noms au sens de Cause de vie, Cause de sagesse, etc. ; et c’est le principe de la théologie positive ; mais Dieu étant cause de tout sans être rien de ce dont il est cause, il faut lui enlever toutes ces attributions, et c’est le principe de la théologie négative, qui est supérieure à la positive. En second lieu, dans les Noms divins, il suit pour examiner les dénomina¬tions de Dieu, l’ordre des hypostases que les néoplatoniciens admettent à partir de Jamblique, c’est à dire le Bien, puis la triade Être, Vie, Intelligence, allant ainsi de l’abstrait au con¬cret ; et il explique exactement comme Proclus, comment, bien que l’Être soit supérieur à l’Intelligence, les êtres intelligents sont supérieurs aux êtres purs . C’est encore pour des raisons semblables à celles de Proclus, raisons qui remontent finalement au Parménide, qu’il admet le principe suivant, essentiel dans sa théologie : bien que l’effet soit semblable à la cause, la cause n’est pas pour autant semblable à l’effet. Et pourtant on trouve des traits qui distinguent profondé¬ment sa doctrine de celle de Proclus. En premier lieu, l’ordre des noms divins ou hypostases ne représente nullement en Dieu un ordre de génération, comme si sa Vie procédait de son Être, et son Intelligence de sa Vie ; tout est identique en Dieu : aussi Denys ne fait il aucune tentative pour donner les raisons de cet ordre. De plus, et c’est là une conséquence, Dieu comme Trinité, comme Père, Fils et Esprit, dont il parle dans les Esquisses, est au dessus des noms divins. Enfin, du côté des choses, Denys a renoncé à toute déduction véritable : les trois triades d’anges de la Hiérarchie ne sont pas liées l’une à l’autre par des considérations rationnelles, pas plus que le terme d’une triade n’est lié aux deux autres ; ce sont les cadres numériques du néoplatonisme sans le contenu. Il faudrait se garder, malgré l’apparence, d’attribuer ces p.521 modifications importantes à l’influence de l’orthodoxie chrétienne, qui repousse effectivement la procession nécessaire des formes de la réalité les unes des autres. La vérité, c’est que le néoplatonisme chez Denys évolue exactement comme chez son contem¬porain Damascius : celui-ci, on l’a vu, déclare nettement que la procession des hypostases et la hiérarchie du supérieur à l’inférieur ne sont que des manières de parler bien inadéquates, quand il s’agit des premiers principes. Comme Denys aussi, il renonce à la déduction rationnelle pour faire appel à la tradi¬tion des Oracles chaldéens, lorsqu’il s’agit de déterminer la succession des formes de la réalité. Enfin la théologie négative de Denys est plus proche de celle de Damascius que de celle de Proclus ; au lieu d’accumuler les négations sur le premier terme de la série, le Bien ou l’Un, ils définissent l’un et l’autre un terme encore supérieur au Bien, que Damascius appelle l’Inef¬fable et dont Denys, citant le Parménide, dit qu’il n’y a ni dis¬cours, ni nom, ni connaissance . Telle est donc la diversité des courants intellectuels dans le christianisme des premiers siècles ; de l’enseignement de saint Paul à l’œuvre de Denys l’Aréopagite, il y a la même distance que des proches de Musonius et d’Épictète à la métaphysique compliquée de Damascius : on ne peut dire qu’il y ait eu en cette période une philosophie chrétienne.

Bibliographie

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III M O Y E N Â G E E T R E N A I S S A N C E @

CHAPITRE PREMIER Les débuts du moyen âge

I. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES @ p.523 Vers le Ve siècle, l’unité de la civilisation méditerranéenne est brisée en même temps que l’unité politique. Avec la destruc¬tion des villes qui marque l’invasion des Barbares dans tout l’Occident, les centres traditionnels de culture disparaissent ; avec la civilisation urbaine s’effondre cet enseignement sophis¬tique qui avait donné son unité à la dernière période de l’an¬tiquité. Comment, jusqu’à l’époque carolingienne, les études purent-¬elles continuer en des conditions aussi déplorables ? Il faut ici rappeler un trait général à la fin de l’époque romaine : on recherche moins la culture intellectuelle proprement dite que le développement de la vie spirituelle, et à cet universel besoin correspondent moins les chaires de sophistique ou les chaires scientifiques à la manière du Musée d’Alexandrie, que ces conventicules spirituels que deviennent peu à peu les écoles philosophiques ; on les voit déjà naître chez Philon avec les Thérapeutes du lac Maréotis, et innombrables, dans le paganisme même, sont les communautés pythagoriciennes, hermétistes, platoniciennes : ajoutons que si, dans certains milieux comme celui de Plotin, la vie spirituelle reste encore hautement intel¬lectuelle et si le besoin d’organisation rationnelle domine, dans d’autres elle tend à se transformer en une pure religion mysté¬rieuse, avec ses formules, ses rites et ses sacrements. p.524 Ce n’est donc pas par une révolution violente, mais selon une pente naturelle que tout ce qui restait de vie intellectuelle se réfugia dans les communautés chrétiennes et particulièrement dans les monastères, lorsque tout l’Occident devint chrétien. Ainsi s’accomplit, presque invisible, un changement prodi¬gieux ; la vie intellectuelle toute subordonnée à la vie religieuse, les problèmes philosophiques se posant en fonction de la desti¬née de l’homme telle que la conçoit le christianisme. La période où dure ce régime marquera les limites, naturellement un peu indécises, du Moyen Age intellectuel ; l’époque moderne com¬mencera au moment où l’intelligence affirmera l’autonomie de ses méthodes et de ses problèmes : révolution si profonde que nous en voyons à peine aujourd’hui toutes les conséquences.

II. — ORTHODOXIE ET HÉRÉSIES AUX IVe ET Ve SIÈCLE @ Il faut pourtant à cet égard, distinguer soigneusement l’Occident de l’Orient ; dans les grandes controverses religieuses qui marquèrent, en Orient, la fin de l’antiquité, on sent la même préoccupation métaphysique, le même souci de déterminer la structure intelligible des choses que dans le néoplatonisme du même temps ; tous ces débats peuvent se ramener soit à la question trinitaire et au rapport des hypostases entre elles, soit à la question christologique, c’est à dire au rapport du Verbe comme hypostase divine avec Jésus Christ comme homme. Et malgré les appels à l’autorité et à l’écriture, les divergences entre les théologiens semblent bien être d’ordre philosophique. Ce sont d’une part les hérétiques : Sabellius et les modalistes qui craignent de tomber dans le polythéisme en faisant du Verbe le Fils de Dieu ; Arius qui, dans le même esprit mais à l’inverse, n’admet le Fils de Dieu comme personne, qu’à condi¬tion de faire de lui une créature de Dieu, la première de toutes, p.525 « mais qui ne soit pas éternelle ou coéternelle au Père ; car Dieu est son principe »  ; c’est toute l’école d’Antioche qui refuse de voir en Jésus Christ autre chose qu’un homme comblé des grâces de la divinité et écarte les combinaisons métaphysiques de l’homme dieu ; idée qui, après Nestorius, se répand dans la chrétienté et passe jusqu’en Extrême Orient. On voit, à travers toutes ces opinions, la marque d’une même inspiration rationa¬liste, cherchant à classer, à éviter les confusions, à distinguer. En face de ces opinions se constitue d’autre part le dogme orthodoxe ; il cherche à concilier le théocentrisme, qui fait sombrer toute différence dans l’unité divine, avec les distinc¬tions indispensables à l’existence même du Christianisme : c’est la formule qu’Athanase et le concile de Nicée opposent à Arius : l’unité de substance en Dieu avec la diversité des per¬sonnes ; ce sont les formules avec lesquelles Cyrille d’Alexandrie et le concile d’Éphèse (433) condamnent Nestorius : la dualité des natures, humaine et divine, dans le Christ, n’empêche pas que Marie soit la theotokos, la mère de Dieu. En Occident, les conflits ne manquent pas à la même époque ; mais ils sont d’un autre ordre ; ils visent tous, directement ou indirectement, la nécessité de l’institution de l’Église et de sa hiérarchie : tel est le donatisme qui, né et presque cantonné en Afrique, datait d’un siècle, lorsqu’eut lieu en 411 le débat présidé par saint Augustin ; tel le pélagianisme que combattit toute sa vie saint Augustin. L’Église, en tant qu’institution néces¬saire à la dispensation des grâces divines, était incompatible avec l’une et l’autre de ces hérésies. Les donatistes prétendaient que la valeur d’un sacrement avait pour condition la valeur morale du prêtre qui la conférait ; c’était nier l’Église comme société fondée sur des règles pratiques strictes et objectives ; c’était la livrer à tous les hasards d’une appréciation subjective de la moralité des prêtres ; celui qui confère les sacrements p.526 n’a pas à être saint en son cœur pas plus que le juriste romain qui dit le droit n’a à être juste : le formalisme est condition de stabilité. Quant au pélagianisme, le point de départ du conflit fut un essai de réforme monastique du moine Pélage, qui, pour lutter contre des chrétiens qui s’excusaient, sur la faiblesse de la chair, de ne pas exécuter la loi divine, prêchait que l’homme a la force de faire le bien s’il le veut et montrait les pouvoirs de la nature humaine ; il voulait « que l’âme ne fût pas d’autant plus relâ¬chée et lente à la vertu, qu’elle se croit moins de pouvoir et qu’elle estime ne pas avoir ce qu’elle ignore être en elle » . C’est l’inspiration du stoïcisme, avec sa confiance en la vertu ; mais c’est la négation du péché originel avec sa transmission héréditaire, puisque Dieu ne peut nous imputer le péché d’autrui ; c’est présenter l’œuvre du Christ comme celle d’un maître ou d’un docteur qui nous sert de modèle, à la manière des saints du cynisme, non pas comme celle d’une victime dont les mérites justifient l’homme ; c’est enfin dénier toute impor¬tance aux moyens de grâce, aux sacrements, que l’Église tient à la disposition des fidèles. A ces théories, saint Augustin oppose à la fois l’expérience personnelle de sa conversion et la réalité effi-cace de l’Église ; si Pélage dit vrai, l’homme n’a ni à demander par ses prières d’échapper à la tentation, ni à prier quand il tombe  ; les Pélagiens travaillent à trouver notre bien en ce qui, en nous, n’est pas de Dieu ; s’ils admettent que la bonne volonté vient de Dieu, c’est au même titre que l’existence ; et alors Dieu, en ce cas, serait aussi l’auteur de la mauvaise volonté ; ou bien, si l’on admet qu’il ne produit que la volonté, et si c’est l’homme lui-même qui la rend bonne, il s’ensuit que ce qui vient de nous, le bien, est supérieur à ce qui vient de Dieu. On sait avec quelle rigueur saint Augustin suit les conséquences de son atti¬tude : tout bien ne peut venir à l’âme, corrompue par le péché p.527 originel, que d’une grâce spéciale ; le salut, qui dépend des mérites ainsi acquis, n’appartient qu’à ceux qui sont prédestinés par Dieu de toute éternité ; les enfants morts sans baptême sont justement damnés ; les gentils, n’ayant pas été touchés par la grâce du Christ, n’ont jamais atteint la vertu. Ce double conflit, avec la solution que lui donne saint Augus¬tin, fait comprendre le milieu dans lequel va se dérouler la pen¬sée occidentale : une Église désormais assurée de détenir tous les moyens de salut pour les hommes. L’œuvre du pape Grégoire le Grand sera la consolidation définitive du pouvoir spirituel de l’Église. Ces conflits touchent plutôt à la politique ecclésiastique (au sens le plus élevé du terme), qu’au dogme au sens oriental, c’est à dire à la structure métaphysique de la divinité. La pensée de saint Augustin, si ferme lorsqu’il s’agit de la vie religieuse de l’âme humaine, est indécise dès qu’il en vient au dogme proprement dit ; c’est ainsi que dans la controverse sur l’origine de l’âme (dont la solution paraît pourtant former un indispen¬sable complément métaphysique à sa doctrine de la grâce), il hésite, sans conclure, entre le traducianisme qui fait dériver notre âme de celle de nos parents et le créationisme qui fait de chaque âme une créature ex nihilo ; et il s’élève fort contre ceux qui croient que « l’homme peut discuter sur sa propre qualité ou nature tout entière, comme si rien de lui-même ne lui échap¬pait » . Ajoutons que, depuis le moment où, avec Grégoire le Grand, ils se saisissent d’une manière incontestée du pouvoir jusqu’au XIIe siècle, les papes ne donnent aucun impulsion propre à la spéculation théologique ; avant tout politiques et juristes, ils sont plus occupés d’affirmer et d’assurer tous les droits qu’ils veulent tirer de leur pouvoir spirituel sur les âmes que de prendre la tête du mouvement intellectuel.

III. — LE Ve ET LE VIe SIÈCLE : BOÈCE @ p.528 Pourtant la tradition philosophique peut appuyer utilement les vérités de la foi : telle est la conviction de Claudien Mamert, un moine provençal qui écrit vers 468 un De Statu Animae, où il réunit toutes les autorités philosophiques concernant la spiritualité de l’âme ; il s’appuie sur saint Paul pour montrer que les philosophes ne sont pas aussi ignorants de la vérité que leurs contempteurs les en accusent, et il prend à partie l’indo¬lence intellectuelle de ses confrères. Il se plaint du mépris où est tombé Platon qui, pourtant, à une époque où Dieu n’avait pas encore révélé la vérité aux hommes, « tant de siècles avant l’Incarnation, a découvert le Dieu un, et trois personnes en lui » . Par Claudien, le haut Moyen âge a pu connaître les vues du Phèdre, du Timée, du Phédon sur l’incorporéité de l’âme ; il y a trouvé aussi le modèle de cette érudition lamentable, faite de coupures mal raccordées, dernière héritière de ces doxo¬graphies, où l’antiquité finissante résumait son passé philoso¬phique ; on y voit paraître, à côté des philosophes grecs (pytha¬goriciens et platoniciens), les philosophes romains (les Sextius et Varron), puis les barbares (Zoroastre, les Brachmanes, Anacharsis), sans oublier le stoïcien Chrysippe, assez bizarre¬ment appelé comme garant de la spiritualité de l’âme. Par Boèce (Anicius Manlius Severinus Boetius) le « dernier des Romains » né en 480, consul en 510, appelé par Théodoric à de hautes fonctions et exécuté en 525 sur une accusation de magie, le haut Moyen âge eut, sur la philosophie antique, des notions plus limitées, mais plus substantielles. Boèce avait entrepris cet immense travail de traduire en latin les œuvres de Platon et d’Aristote et plusieurs de leurs commentateurs. Cette œuvre, qui ne fut pas reprise en grand avant le XIIIe p.529 siècle, aurait peut être rendu bien différentes, si elle avait abouti, les destinées de la philosophie médiévale. En réalité, son travail se borna à une partie des écrits logiques d’Aristote : une tra¬duction des Catégories avec un commentaire inspiré de celui de Porphyre, le de Interpretatione suivi de deux commentaires ; l’Isagoge de Porphyre avec un commentaire inspiré d’Ammo¬nius ; du reste de l’œuvre logique d’Aristote, aucune traduction, mais des manuels concernant les syllogismes catégorique et hypothétique et les différences topiques. Voilà les seules notions quelque peu précises qui restent de l’antiquité : une partie de l’œuvre logique d’Aristote ! Cela est de grande conséquence ; comme l’indique Boèce d’après Por¬phyre, les catégories d’Aristote, substance, qualité, quantité, etc., ne se réfèrent pas aux choses mêmes, mais ne sont pas non plus de simples classes grammaticales ; elle traite des mots en tant qu’ils signifient les choses et des choses en tant qu’elles sont signifiées par des mots. Or, pour lui, non seulement le lan¬gage est d’institution humaine, mais tout nom est d’abord un nom propre pour désigner une chose corporelle particulière ; il s’en¬suivra que les catégories et à leur suite, toute la logique sont na¬turellement adaptées aux choses corporelles et faites pour elles. C’est de là que vient tout le tourment du problème que Por¬phyre posait en ces termes au début de l’Isagoge : « Quant aux genres et aux espèces (désignées par des mots qui ne signifient plus des choses corporelles concrètes) ont ils une existence ou ne sont ils qu’en nos seules pensées ? S’ils existent, sont ils des corps ou des choses incorporelles ? S’ils sont des choses incorporelles, sont ils séparés ou n’existent ils que dans les choses sensibles ? » Porphyre pose seulement les questions ; Boèce, en le commentant, indique la solution qu’il en a trouvée chez Aristote, mais sans l’approuver : cette solution est mani¬festement tirée de la critique des idées platoniciennes : un genre existe à la fois en plusieurs individus ; il est donc manifeste qu’il ne peut exister en soi ; l’unité numérique d’un être en soi p.530 est incompatible avec l’éparpillement du genre dans les espèces ou des espèces dans les individus . Boèce a composé aussi des écrits théologiques, fort lus et commentés jusqu’au XIIe siècle ; ils sont liés étroitement à ses écrits dialectiques : ce qui fait le fond de son De Sancta Tri¬nitate par exemple, c’est cette question : les règles de la dialec¬tique sont elles applicables aux propositions énoncées par le théo¬logien ? quelles sont les précautions à prendre, les règles parti-culières à suivre pour se servir du discours en des sujets pour lesquels le discours n’a pas été fait ? Boèce agit enfin par sa célèbre Consolation philosophique, qu’il écrivit dans sa prison, après sa disgrâce : presque nulle trace de christianisme en cet ouvrage, inspiré, en sa forme litté¬raire qui mélange le vers et la prose, des modèles de la diatribe romaine et, en son fond, de la théodicée stoïcienne et platoni¬cienne. Il s’agit pour lui de s’expliquer l’injustice dont il est victime ; le cours des choses humaines, si désordonné quand on le compare à l’ordre parfait de la nature, est il donc livré à une fortune aveugle ? Vieux thème de Platon dans le Gorgias et les Lois, de Plotin dans les Ennéades. La guérison de ces doutes et de ce désespoir se fait en deux temps : ce sont d’abord les « remèdes plus doux » : la Fortune, en une diatribe de même veine que celle de Télès, démontre à Boèce qu’il n’a pas de se plaindre d’elle, que la vraie félicité s’accommode de tous les hasards, que la mauvaise fortune a même des avantages. Puis viennent les « remèdes plus violents » : la Philosophie démontre que le vrai bonheur, qui est indépendance, ne réside qu’en Dieu, qui est le Bien et l’unité parfaite ; Dieu auteur de la nature, ne peut donner aux êtres que des impulsions vers le bien ; et le mal, ne pouvant être produit par lui, n’est rien. Il s’agit seule¬ment d’accommoder cette affirmation de la Providence avec l’expérience que l’on a du succès des méchants. Succès apparent, p.531 répond la Philosophie avec le Gorgias et la République : tous les méchants sont en réalité malheureux. Le destin de chaque être dépend bien en réalité de la Providence qui confie aux forces naturelles le détail de l’exécution de ses volontés ; et ainsi la jus¬tice véritable, bien différente de la justice apparente, se réalise. Et, si l’on dit que cette vue sur la destinée suppose la négation de la liberté, inconciliable, croit on, avec la prescience divine, Boèce répond d’abord avec Cicéron que la prescience ne prouve pas la nécessité des événements, et ensuite que nous avons tort de nous figurer la prescience de Dieu, qui vit et connaît dans un éternel présent, sur le type de nos raisonnements. Livre émouvant, malgré son caractère factice, et qui restera longtemps comme un des seuls témoins d’une vie morale qui puise son inspiration ailleurs que dans les pouvoirs spirituels du jour : un des seuls, disons nous, car le haut Moyen âge a aussi connu Lucain, Virgile et Cicéron. Si l’on ajoute à ces ouvrages son traité de institutione arith¬metica, imité de Nicomaque de Gerasa, et son de musica, on verra quel rôle a joué Boèce dans la transmission de la culture hellé¬nique au Moyen âge occidental. Après Boèce qui, sans être original, avait au moins le mérite d’aller aux sources et de traiter les questions à fond, on ne trouve plus que d’humbles compilateurs, attentifs à faire des extraits et des abrégés des anciens livres pour enseigner les clercs. Un de leurs modèles est Marcianus Capella, l’Africain, qui, vers la fin du Ve siècle, avait écrit, sous le titre de Noces de Mercure et de la Philologie, un manuel dont chaque livre, du IIIe au IXe, est consacré aux sept sciences fondamentales. Cet auteur est lui-même un compilateur qui tient presque toute sa science de Varron. Le quatrième livre (la Dialectique), qui débute par un éloge du fameux érudit latin, fait connaître au Moyen âge les « cinq voix », genre, espèce, différence, propre et accident, les dix catégories, les oppositions, les propo¬sitions, les syllogismes ; le sixième contient surtout une longue p.532 description de la terre empruntée à Pline l’Ancien, et de maigres détails venus des Éléments d’Euclide. Le septième laisse voi¬siner une fantastique arithmologie symbolique avec quelques théorèmes positifs. Cassiodore (477 575), un ami de Boèce qui passa au monastère de Vivarium une partie de sa longue vie, se donne surtout pour tâche de réunir et de transmettre cette science disparate ; il écrit les Institutiones divinae, encyclopédie théologique, les Saeculares lectiones où il enseigne les arts libéraux ; mais, au premier de ces ouvrages, il déclare que la connaissance des arts libéraux a son origine dans la Bible et qu’il faut la ramener au service de la vérité. Il nous donne pour l’essentiel la grammaire de Donat, la rhétorique de Cicéron commentée par Marius Victor et de Quintilien, une dialectique qui ne va plus loin que celle de Marcianus Capella, un résumé de l’arithmétique de Boèce et des éléments d’Euclide. Son traité de Anima vient de saint Augustin et de Claudien Mamert. L’auteur a conscience de la dualité d’inspiration qui, sur la nature de l’âme, oppose la philosophie et la religion. Les « maîtres des lettres séculières » définissent l’âme « une substance simple, une forme naturelle, différente de la matière de son corps, possédant l’usage des organes et la vertu de la vie ». Mais, d’après « l’autorité des docteurs véridiques », elle est « créée par Dieu, spirituelle, substance proprement dite, cause de vie pour le corps, raisonnable et immortelle, et capable de se tourner au bien et au mal. » De même il sait distinguer les preuves de l’immortalité d’après les lettres séculières (ce sont essentiellement celles du Phédon), et la preuve, bien plus facile, par les « autorités véridiques » (c’est que l’âme est faite à l’image de Dieu). Enfin, à propos de la connaissance du mal chez les hommes, il fait mention des philosophes « qui ne suivent pas la loi du créateur, mais plutôt l’erreur humaine  ».

IV. — LA RAISON ET LA FOI @ p.533 Dans de pareilles conditions, la question des rapports de la raison et de la foi se pose d’une manière qui n’est pas simple. Une institution comme l’Église n’est pas un ensemble de vérités spéculatives sur lesquelles la foi ou la raison peuvent être en accord ou en conflit ; elle s’impose d’abord au même titre qu’une constitution politique ou que des règles juridiques : c’est une cité spirituelle, que l’augustinisme pense établir définitivement. Cette cité implique deux espèces de connaissances : les connais¬sances purement profanes et la science des choses divines ; les connaissances profanes forment l’ensemble de cette pro¬pédeutique ou arts libéraux, qu’un Philon et un Sénèque plaçaient au début de la philosophie : le trivium, grammaire, rhétorique, dialectique, qui comprend tous les arts de la parole et du discours, et le quadrivium, composé des quatre sciences dont Platon faisait le point de départ de la philosophie : arithmétique, géométrie, astronomie et musique. Pas plus que chez un Philon ou chez un Sénèque, elles n’ont leur fin en elles¬-mêmes ; elles ne sont justifiées pour le clerc qui les enseigne aux autres clercs qu’autant qu’elles peuvent servir à la science des choses divines ; le trivium trouve sa justification dans sa nécessité pour la lecture et l’explication de l’Écriture et des Pères, et pour l’enseignement du dogme ; le quadrivium est indispensable à la liturgie et au comput ecclésiastique : pour un usage aussi limité, on n’éprouve pas le besoin d’augmenter les connaissances acquises, ni de promouvoir ces sciences pour elles mêmes, mais on se contente, en des encyclopédies plus ou moins vastes, d’inventorier l’héritage du passé ; ainsi, ces con¬naissances, d’ordre purement rationnel pourtant, n’ont aucune autonomie, puisque l’on n’en retient que ce qui est acquis et dans la mesure du service qu’elles peuvent rendre à l’Église. D’où les encyclopédies qui furent écrites avant l’époque de p.534 Charlemagne, dans les cantons de l’Europe où subsistait encore quelque vie intellectuelle. c’est à dire en Espagne et en Irlande. Isidore, évêque de Séville (570 636) écrit ses Étymologies qui traitent « de l’origine de certaines choses d’après le souvenir des livres anciens » : trois livres sur le trivium et le quadri¬vium, dont les chapitres sur la dialectique, venus d’Apulée et de Marcianus Capella, contiennent, outre quelques éléments de logique, les divisions de la philosophie ; puis dix sept livres sur tout ce qui peut intéresser un clerc en matière de calendrier, d’histoire, d’histoire naturelle, de géographie. Plus tard Bède le Vénérable (672 735) écrit au monastère de Jarrow un De natura rerum de même qualité, où il copie Isidore, mais où il utilise souvent Pline l’Ancien. Il en est tout autrement de la science des choses divines, qui repose sur l’autorité. L’autorité n’est point quelque chose de simple ; les hérétiques, eux aussi, veulent s’appuyer sur l’auto¬rité, et les Ariens citent l’écriture en leur faveur. Delà des diffi¬cultés qui font l’objet propre du Commonitorium de Vincent de Lérins ; cet ouvrage, écrit en 354, ouvre véritablement la pen¬sée du Moyen âge, en formulant les règles destinées à discerner la tradition véritable en matière de foi : suivre de préférence l’opinion de la majorité, en se défiant des opinions privées ; au cas pourtant où l’hérésie risque de s’étendre, s’attacher à l’opinion des anciens ; si l’on trouve des erreurs en ces opinions, suivre les décisions d’un concile oecuménique, ou, s’il n’y a pas eu de concile, questionner et comparer les maîtres orthodoxes et chercher l’opinion commune à tous. Il y a bien dans la tradition une croissance, mais une croissance organique qui ne procède jamais par addition ou innovation, mais par développement et éclaircissement. Voilà donc, fixées, dès le début du Moyen âge, les règles qui doivent permettre à l’unité spirituelle de se main¬tenir, sans aucune intervention de la pensée philosophique. D’autre part, la pensée médiévale sur les choses divines reçoit de saint Augustin la tradition néoplatonicienne. Dieu p.535 est l’intelligence au sens éminent, la source de l’intelligible ; et la connaissance ou vision de Dieu est comme la limite supé¬rieure de toute connaissance intellectuelle. Comme Plotin, saint Augustin pense que « quand l’âme se sera recueillie, ordonnée et sera devenue harmonieuse et belle, elle osera alors voir Dieu, la source même d’où découle toute vérité, et le père même de toute vérité ». Au dessous de cette vision, réservée au petit nombre, « l’âme intelligente naturellement unie aux intelli¬gibles aperçoit les vérités dans une certaine lumière incorpo¬relle de même nature qu’elle même » . Entre ces deux thèmes, nulle parenté : d’une part un ensemble de formules, discutées par conciles et synodes, comme on discu¬terait des formules juridiques ; d’autre part, une spiritualité libre, où la connaissance n’est pas bornée par la foi, mais tou¬jours orientée vers la pleine connaissance de Dieu. Le grand paradoxe du Moyen âge est précisément d’en affirmer la solida¬rité : comprendre la vérité sur Dieu ne saurait être autre chose que comprendre les vérités de la foi ; la raison, au sens d’une intelligence illuminée, doit consommer la foi. L’esprit du temps se manifeste en particulier en des œuvres sur la manière d’instruire les clercs, telles que le De Institutione Clericorum de Rhaban Maur (776 856), abbé du monastère de Fulda en 822. Le IIIe livre de cet ouvrage, qui est une compi¬lation des trois derniers livres de la Doctrine chrétienne de saint Augustin, ramène, directement ou indirectement, toute science à la connaissance des vérités de la religion, renfermée dans la science des écritures. « Le fondement et la perfection de la sagesse, écrit Rhaban Maur, c’est la science des saintes écritures. » (Livre III, ch. II). Et la production littéraire du temps est faite avant tout d’innombrables commentaires portant sur l’Ancien Testament (surtout l’œuvre des six jours), sur les Évangiles et les Épîtres : commentaires qui ne font d’ailleurs que répéter p.536 et amplifier ceux des grands docteurs des siècles précédents, saint Hilaire ou saint Augustin. Les règles de ce commentaire se rattachent, par l’intermé¬diaire des pères grecs et latins, au commentaire allégorique de Philon : c’est dire qu’il n’est aucune connaissance, d’ordre scien¬tifique ou philosophique dont il ne puisse avoir à se servir. Rhaban Maur exige du clerc la connaissance de la pura veritas historiarum et des modi tropicorum locutionum, c’est à dire la distinction des cas où le récit de l’écriture doit être pris à la lettre et de ceux où il doit être interprété allégoriquement ; et il donne lui-même un long dictionnaire de toutes les interpré¬tations allégoriques des noms des personnages de la Bible, réunissant ainsi des matériaux pour les commentaires. Mais cela ne suffit pas ; toutes les disciplines doivent servir à cette fin, même les doctrinae gentilium qui comprennent les « arts libéraux » et la philosophie. De Boèce à Rhaban Maur, on se rend compte qu’il y a dans ces doctrines là une tradition intellectuelle entièrement étrangère au christianisme et à l’Église. L’important pour nous est moins d’énumérer tous les débris de cette culture conservés dans ces vieilles encyclopédies que de bien se rendre compte de l’attitude de ces chrétiens vis à vis de cette masse de connaissances qui leur était trans¬mise sans la clef qui pouvait servir à les pénétrer véritablement, c’est à dire sans les méthodes intellectuelles grâce auxquelles elles avaient été inventées. Or cette attitude n’est pas sans ambiguïté : d’une part il y a une tendance (certainement dérivée de saint Augustin) à ramener toutes les doctrines des gentils à la même source de vérité d’où émane la révélation chrétienne : « Les vérités que l’on trouve dans les livres des savants du siècle, ne doivent être attribuées qu’à la Vérité et à la Sagesse, parce que ces vérités n’ont pas été établies dès l’abord par ceux dans les livres de qui on les lit ; mais, émanant de l’être éternel, elles ont été décou¬vertes par eux, dans la mesure où la Vérité et la Sagesse leur p.537 ont permis de la découvrir ; et ainsi tout doit être ramené à un seul terme, aussi bien ce que l’on trouve d’utile dans les livres des gentils que ce qu’il y a de salutaire dans l’Écri¬ture. » (Chap. II). La méthode de la science n’est pas d’une autre nature que la méthode philologique du commentaire : il s’agit de décou¬vrir ce que Dieu a institué dans la nature, comme le commen¬taire découvre ce qu’il a institué dans le livre. De là un départ entre les mauvaises sciences, qui sont « selon les institutions des hommes », (chap. XVI), c’est à dire le culte des idoles et les arts magiques, et les bonnes sciences qui se divisent elles¬-mêmes en deux classes : celles qui se rapportent aux sens corporels, l’histoire qui nous fait connaître le passé, la connais¬sance du présent par les sens, et les conjectures sur l’avenir, telles que celles de l’astronome, qui reposent sur l’expérience (experimentum) ; en second lieu les sept arts libéraux. Mais à côté de cette notion d’une source unique de vérité qui tend à unir et à confondre, agit un principe tout différent : d’après ce principe le commentaire de l’Écriture domine tout ; et les répertoires des sciences profanes ne doivent, eux aussi, que fournir des matériaux pour l’intelligence du sens spirituel de l’Écriture. La grammaire, par exemple, aux yeux de Rhaban Maur, contient une partie, la métrique, qui est indispensable à l’intelligence du psautier ; la dialectique apprendra les règles des connexions des vérités, qui permettront de savoir ce qui peut se déduire correctement des vérités enseignées par l’écri¬ture ; l’arithmétique, grâce à la connaissance des nombres, nous découvrira des sens cachés de l’Écriture, qui restent fermés aux ignorants ; la géométrie, dont les proportions ont été obser¬vées dans la construction du tabernacle et du temple, nous aidera à pénétrer le sens spirituel ; l’astronomie, enfin, est indispensable au calcul des temps . p.538 La connaissance de l’univers a le même usage que celle des arts libéraux : on en cherche avant tout une image d’ensemble ; le De Natura Rerum de Bède décrivait le monde selon l’ordre des éléments : le ciel avec ses planètes et ses étoiles ; l’air avec ses météores, comètes, vent, tonnerre, éclair, arc en ciel ; les eaux, l’océan avec ses marées, la mer Rouge et la crue du Nil ; la terre avec sa vie intérieure, ses volcans. Dans le De Tempo¬ribus, c’est un tableau complet de l’histoire avec ses six âges, dont le dernier, qui dure encore, commence avec le début de l’empire romain. L’usage de ces vastes tableaux d’ensemble, dont aucun trait, à peu d’exceptions près, ne vient de l’expé¬rience directe et personnelle, où presque tout vient de la tra-dition (et en particulier de Pline l’Ancien), se montre en des encyclopédies du genre du De Universo de Rhaban Maur, dont la science est surtout dérivée d’Isidore de Séville : ce qui fait l’unité de cette compilation, dans la mesure où elle en à une, c’est une vaste interprétation allégorique de l’univers entier où tous les détails du monde ont un sens spirituel ; la pensée du suint livre y est perpétuellement présente. On voit donc ce que le christianisme absorbe de la culture hellénique : des matériaux pour la grande œuvre religieuse du salut de l’homme ; de l’esprit qui l’animait, on ne paraît pas avoir le plus léger soupçon. Il ne s’agit pas de la comprendre de l’intérieur, mais tout au plus de l’inventorier et de l’utiliser ; dans les cercles instruits, on ne se refuse pas, après saint Augus¬tin, à agréer les philosophes : « Si ceux même qu’on appelle les philosophes, les platoniciens surtout, dit Rhaban Maur après avoir parlé des arts libéraux, se trouvent avoir dit des choses vraies et concordantes avec notre foi dans leurs exposés et leurs écrits, il ne faut pas craindre ces choses, mais il faut les leur prendre pour notre usage, comme à d’injustes possesseurs. (Ibid., chap. XXVI.) Si l’on essaye de se représenter les moyens qu’un homme du VIIIe siècle avait pour se représenter ce passé philosophique, p.539 voici ce que l’on trouve : d’une part une série d’œuvres authen¬tiques, mais de basse époque, détachées et sans lien, et qui toutes se rattachent à la spiritualité néoplatonicienne : nous voulons dire le Commentaire de Timée de Chalcidius, et la tra¬duction du début du même dialogue par Cicéron, le Commentaire du songe de Scipion, par Macrobe, ce qui a passé de Plotin et de Porphyre chez saint Augustin. Une seconde source était les doxographies très nombreuses qui donnaient quantité de détails historiques, d’ailleurs de plus en plus déformés et inexacts, sur les écoles disparues ; or ces doxographies, dont Rhaban Maur nous offre un exemple , dérivent des Pères, chez qui elles sont une préface à la démonstration de l’identité entre les sectes philosophiques païennes et les hérésies chré¬tiennes. Enfin viennent les traités techniques logiques de Boèce, issus d’Aristote. Ce tableau du passé philosophique, si incomplet, si déformé, explique la confiance et la défiance d’un Rhaban Maur ; la phi¬losophie indispensable comme outil logique, et aussi tout illu¬minée des rayons de la vérité chez un Platon, est dangereuse parce qu’elle nous met sur la pente de l’hérésie. C’est une préoccupation pédagogique qui domine l’œuvre d’Alcuin (730 804), que Charlemagne appela d’Angleterre en 781, et dont le nom symbolise presque cette renaissance intellec¬tuelle que voulut le roi des Francs ; il réforme le clergé de l’empire franc, tombé à un degré de déchéance intellectuelle inouïe ; il éduque les laïques pour lesquels fut instituée l’école palatine. Ses manuels d’enseignement, grammaire, rhétorique, dialec¬tique, traité sur l’orthographe, n’ajoutent rien aux compila-tions précédentes. Comme on le voit par sa correspondance, Alcuin a une grande autorité en ce temps, et il soutient l’utilité des études profanes pour la théologie. On le voit en son traité De Fide sanctae et individuae trinitatis s’appuyer sur saint p.540 Augustin pour affirmer que « les règles de la dialectique sont néces¬saires et que les questions les plus profondes sur la sainte Tri¬nité ne peuvent être élucidées que grâce à la subtilité des caté-gories. »

V. — JEAN SCOT ERIGÉNE @ Mais l’œuvre de Jean Scot Érigène est le meilleur témoin des préoccupations philosophiques qui animent alors les théo¬logiens. Jean est issu de cette église d’Irlande, qui avait mani¬festé plusieurs fois son indépendance à l’égard de Rome ; Bède, en son Histoire ecclésiastique, cite la lettre où le pape Jean lui reproche non seulement des écarts de discipline, mais des écarts de doctrine ; elle revenait à l’hérésie pélagienne. On y lisait d’ailleurs les poètes classiques et l’on y savait encore le grec . Jean, qui naquit en Irlande vers le début de IXe siècle, fut un de ces « Scots » qui allaient enseigner sur le continent. Accueilli à la cour de Charles le Chauve, vers 840, il fut capable de tra¬duire en latin les œuvres de Denys l’Aréopagite et de son com¬mentateur Maxime le Confesseur ; ces œuvres déjà envoyées en France par le pape à l’époque du roi Pépin, avaient été de nou¬veau transmises à Louis le Débonnaire, en 827, par les envoyés de l’empereur Michel le Bègue. La traduction de Jean n’est d’ailleurs pas une traduction véritable au sens que nous don¬nons à ce terme ; c’est, comme le seront presque toutes les tra¬ductions du Moyen âge, un mot à mot d’une fidélité désolante, qui fait croire que l’auteur, comme un médiocre écolier, ne cherchait le sens de la phrase qu’après avoir traduit séparément chaque mot ; Denys ne fut plus traduit de nouveau avant la fin du XIIe siècle. Les œuvres de Denys furent une des sources importantes de la conception néoplatonicienne des choses que nous trouvons p.541 chez Jean Scot : ce ne fut pas la seule ; et ce qui suffit à l’établir, c’est que, dans son traité Sur la prédestination, écrit en 851, où il ne cite pas encore les œuvres de Denys, son néoplatonisme apparaît nettement. Jean indique assez complètement ses auto¬rités pour que l’on puisse déterminer ces sources : dans le De Divisione Naturae, outre Denys et Maxime, c’est avant tout saint Augustin, puis Grégoire de Nysse, plus rarement Basile de Césarée et Grégoire de Naziance et Épiphane, très rarement saint Ambroise, Origène et saint Jérôme. A côté des Pères, il a souvent recours aux philosophes ou sages de ce monde : les traités logiques de Boèce, par qui il connaît Cicéron et Aris¬tote, le Timée de Platon, parfois Pythagore, plus souvent Pline l’Ancien, et aussi les poètes Ovide et Virgile. Jean n’est pas, comme ses prédécesseurs, un simple compi¬lateur ; il a une pensée assez ferme et indépendante pour uti¬liser ses sources sans leur être asservi. Son système n’est point un mélange, à dose différente, de Denys et d’Augustin ; c’est une réponse réfléchie à une question redoutable qui va dominer toute la pensée médiévale. L’image chrétienne et l’image néo-platonicienne de l’univers ont en commun une sorte de rythme : l’une et l’autre sont des images théocentriques, qui nous décri¬vent le double mouvement des choses, la manière dont les choses s’écartent de leur premier principe, puis leur retour au principe. Seulement dans l’image chrétienne, la suite de ces moments est une série d’événements, dont chacun part d’une libre ini¬tiative : création et chute ; rédemption et vie future dans la béatitude. Chez les néoplatoniciens, l’on voit les moments successifs dériver d’une nécessité naturelle et éternelle : l’écart vis à vis du premier principe consiste en ce que la même réalité qui, dans le premier principe, était à l’état d’unité absolue, est, aux niveaux inférieurs de l’être qui découlent de lui et les uns des autres avec nécessité, dans un état de division de plus en plus grand ; et le retour consiste en ce que cette division fait, par un mouvement inverse, place à l’unité. p.542 Mais l’opposition entre ces deux images de l’univers est bien loin d’être aussi nette que nous la présentons ici : le christia¬nisme hellénique est incontestablement hypnotisé par le néopla¬tonisme ; il a une tendance (qui n’aboutit jamais complètement) à interpréter la suite des événements racontés par le mythe chrétien comme une suite de moments nécessités par la nature des choses. Depuis les Stoïciens, l’esprit grec est dominé par l’image d’une vie de l’univers alternant entre la sortie de Dieu et l’absorption en Dieu : schème dont il reste nécessairement beaucoup dans l’image de la création, de la chute et de la rédemp¬tion. Or c’est précisément ce schème que retrouve Jean Scot ; et sa grande œuvre De Divisione naturae est une interpréta¬tion d’ensemble du théocentrisme chrétien par le théocentrisme platonicien. Déjà dans son opuscule Sur la prédestination, son néopla¬tonisme apparaît clairement. Le moine Gottschalk avait sou¬tenu l’existence d’une double prédestination, celle des élus et celle des réprouvés ; de même qu’une prédestination divine faisait parvenir les élus à la justification et à la vie éternelle, l’autre forçait les réprouvés à tomber dans l’impiété et dans les supplices éternels . On en déduisait que l’orthodoxie et les bonnes œuvres étaient inutiles et que Dieu forçait certains hommes à pécher. Rhaban Maur, puis Hincmar, évêque de Reims, virent le danger pour l’Église ; et Hincmar, non content d’avoir fait condamner Gottschalk par le synode de Chierzey (849), invita Jean Scot à écrire contre lui. Jean commença par poser, avec saint Augustin, que la vraie philosophie est la vraie religion et, de fait, c’est par des spéculations sur l’essence divine qu’il réfute Gottschalk : la double prédestination est avant tout contraire à l’unité de l’essence divine ; une seule et même cause ne peut produire deux p.543 effets contraires ; et si Dieu, selon Gottschalk, produit en l’homme la justification, il ne peut produire en lui le péché. D’autre part, Dieu, étant la suprême essence, est cause seule¬ment du bien, qui est une réalité, et il ne peut être cause du péché, qui est un simple néant. On le voit, Jean Scot a retrouvé chez saint Augustin deux principes essentiels du néoplatonisme, Dieu est identique au Bien, et le mal n’est pas une réalité posi¬tive. Le De Divisione naturae suit le rythme de la philosophie néo-platonicienne  ; la procession de Dieu à la créature, puis le retour de la créature à Dieu : de Dieu principe à Dieu fin en passant par la nature. Il est manifeste que c’est surtout Maxime le Confesseur qui lui suggère l’idée de ce rythme : c’est l’inter¬prète de Denys qu’il cite pour montrer dans l’état de l’homme après le péché la limite extrême de la division et de l’écart des choses du premier principe, tandis que la rédemption sera suivie de l’union finale des êtres les uns avec les autres et avec Dieu. Ne remarque t il pas d’ailleurs expressément que cette manière de comprendre la rédemption, comme début d’une résorption totale en Dieu, « a été traitée par fort peu » et qu’il n’y a chez les Pères que des indications éparses ? Ce rythme ne fait que marquer la division de la nature selon toutes les différences logiques, comme si le développement de la réalité n’était pas autre chose que la division logique d’un genre en ses espèces. Il y a d’abord la nature qui crée et qui n’est pas créée ; c’est Dieu comme principe des choses ; puis la nature qui est créée et qui crée ; c’est le Verbe issu du principe et qui produit le monde sensible ; ensuite vient la nature qui est créée et qui ne crée pas, c’est le monde sensible ; enfin la nature qui n’est ni créée ni créatrice, c’est Dieu comme fin suprême en qui a son terme le mouvement des choses qui cherchent la perfection. Mais, sous ces différences, on reconnaît l’unité d’une p.544 même nature : selon la vieille formule orphique, que Jean cite sans en connaître l’origine (I. ch. XI), Dieu est à la fois principe, milieu et fin. La première division, Dieu principe, est identique à la quatrième, Dieu fin ; la seconde, Verbe créateur, est iden¬tique à la troisième, monde créé ; et enfin la seconde et la troi¬sième, qui forment l’ensemble des créatures, se montrent, dans la rédemption, identiques à la quatrième. C’est la pensée simultanée de ces différences et de cette iden¬tité qui court à travers l’œuvre de Jean Scot et, contraignant toujours la pensée à retrouver le tout dans les parties et les parties dans le tout, donne à son style même cette sorte de tension que l’on trouve chez tous les penseurs de même race depuis Plotin jusqu’à Hegel et Bradley. C’est bien en effet le Dieu de Plotin qu’il décrit, ce Dieu qui en apparence, se meut du principe à la fin en parcourant tout le cycle des êtres, mais chez qui il n’y a pas en réalité d’opposition entre mouve¬ment et immutabilité, qui ne se meut pas pour arriver au repos ; car, si l’on dit qu’il se meut, c’est parce qu’il est le principe du mouvement des créatures (livre I) ; c’est bien la triade ploti¬nienne des hypostases qu’il retrouve dans la Trinité, où le Père n’a aucune détermination positive, tandis que le Fils contient les causes primordiales dans toute leur simplicité et leur unité, et que l’Esprit les distribue en genres et en espèces ; et les images de la Trinité que, s’aidant de saint Augustin et de Denys, il trouve dans les êtres, la triade essentia virtus operatio, la triade intellectus ratio sensus interior ne font aussi que symboliser ce mouvement de procession ou d’évolution du simple au mul¬tiple, d’une part de l’essence cachée à ses manifestations, d’autre part de l’idée à son expression, en suggérant l’identité foncière du multiple avec le simple. Entre ces causes primor¬diales, il n’y a, comme le dit Plotin de ses intelligibles, aucune inégalité, aucune diversité véritable : c’est l’intelligence qui les sépare et les isole. C’est pourquoi le monde sensible créé et développé dans le temps ne peut être non plus séparé du p.545 Fils et de l’Esprit qui contiennent sa cause ; il n’indique qu’une étape de plus dans la division ; ce qui, dans l’éternel, était simultané, se succède et se développe, comme, de l’unité où sont éternellement tous les nombres avec toutes leurs propriétés, se développe peu à peu l’arithmétique qui les découvre progres¬sivement. Après cette extrême division commence le retour des choses à Dieu (livre IV) : et c’est ici et ici seulement qu’intervient l’homme, dont la création marque le début de ce retour. L’énigme de l’homme c’est qu’il est un être double : il est un animal avec ses sens, ses passions et sa vie nutritive ; il est au dessus de l’animal par la raison et l’intellect ; selon une antique interprétation de la Genèse par Philon, il est à la fois l’être façonné de terre et l’être créé à l’image de Dieu. La solution de cette énigme, c’est que Dieu a voulu créer un microcosme en qui fussent jointes à nouveau toutes les créa-tures ; elles sont toutes en lui, au moins en idée et par leurs notions ; l’homme primitif, avant le péché, a une connais¬sance parfaite de lui-même et de son créateur, des anges et des choses inférieures à lui. Il est donc l’organe du retour de toutes choses à Dieu : et parce que ce retour a lieu par lui, toute créature est en lui. Mais l’homme tombe, et la chute a pour conséquence de le faire sortir du Paradis, c’est à dire de l’attacher à l’animalité qui est en lui et de le faire dépendre d’elle, sans qu’il perde en rien cependant l’intégrité de son essence. De là, la nécessité de la rédemption : non seulement elle rétablira l’homme dans son état primitif, mais encore elle sera marquée par l’anéantissement du monde matériel et par la spiritualisation de toute chose. Cet exposé marque assez les restrictions qu’il convient de faire à l’assimilation du système de Jean Scot au néoplatonisme. Dans la deuxième partie de cette doctrine, d’abord, celle qui concerne la nature de l’homme et le retour à Dieu, on voit avec quelle fidélité scrupuleuse il suit les Pères : la double nature p.546 de l’homme, son état avant et après le péché, l’homme micro¬cosme, l’interprétation du Paradis, toute cela provient du De Paradiso d’Ambroise, qui lui-même a beaucoup emprunté au de Opificio mundi de Philon, au De Imagine de Grégoire de Nysse, et à d’autres ouvrages. Et, par ces auteurs, il recueille la tradition du vieux mythe d’Anthropos, l’intermédiaire entre Dieu et les choses, mythe si développé chez Philon et complète¬ment absent de l’inspiration plotinienne. Par eux, aussi, il accueille l’idée antihellénique (et qu’il sait telle) de la fin du monde, à la place de l’ordre éternel de Plotin. Rien, dans ce salut ou retour de la nature à Dieu par l’homme, ne rappelle cette conversion plotinienne dans laquelle l’être émané se retourne éternellement vers son principe pour en recevoir les effluves et se constituer ainsi en tant qu’être. Si nous revenons maintenant à la première partie de l’œuvre, nous verrons qu’elle n’est pas, à la rigueur, un véritable système d’émanation, où le principe rayonne ses influences par une nécessité naturelle : sans doute, en Dieu, être et vouloir, nature et volonté sont termes identiques ; il n’en reste pas moins que la production est avant tout une théophanie ; le Père, invisible et inconnu, se manifeste par le Verbe divin, qui naît dans le même sens que, en nous, l’intelligence, d’abord invisible et inconnue, se manifeste au contact des choses sensibles ; et la création des autres choses n’est, pour le Verbe, qu’une occa¬sion ou un moyen de se manifester. Cette théophanie et cette résorption dans le premier principe sont différentes de la pro¬cession et de la conversion, en ce que les premières impliquent que la réalité a une histoire et comporte des initiatives, tandis que les dernières désignent un ordre éternel et immuable.

Bibliographie

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CHAPITRE II LE Xe ET LE XIe SIÈCLE

I. — CARACTÈRES GÉNÉRAUX @ p.549 Il faut attendre la fin du XIe siècle pour saisir, dans l’Occi¬dent, une réelle reprise de l’activité intellectuelle : non que cette période intermédiaire soit vide ni sans importance. Il se fonde de toute part et dans les monastères et aux cloîtres des cathé¬drales, des écoles : centres dispersés, mais où la culture est la même. Auxerre, Reims, Paris ont, dès le IXe siècle, des écoles auprès de leurs cathédrales ; à Aurillac, à Saint Gall, à Chartres, les études continuent. Il faut nous représenter au milieu de quelles difficultés matérielles ; après la conquête de l’Orient par les Arabes, le papyrus et le parchemin deviennent si rares que les bibliothèques restent nécessairement fort pauvres ; une des plus riches, celle de Saint Gall, contenait quatre cents volumes en 860. Le renouveau intellectuel coïncide, à la fin du XIe siècle, avec la création d’ordres religieux, qui copient acti¬vement les manuscrits ; et au XIIe siècle, la bibliothèque de saint Vincent de Laon contenait onze mille volumes . L’on sait à peu près le contenu de ces bibliothèques du haut Moyen âge en ouvrages philosophiques : Saint Gall, par exemple, possédait au IXe siècle les œuvres logiques d’Apulée, des œuvres de Cassiodore, d’Isidore, de Bède, et d’Alcuin, sans compter les Phénomènes d’Aratus ; il s’enrichit au Xe siècle de la Conso¬lation de Boèce, de la Pharsale de Lucain, du Songe de Scipion p.550 (peut être avec le commentaire de Macrobe), au XIe siècle, des traités logiques de Boèce. Cette énumération nous montre les étroites limites de l’horizon intellectuel en un temps où la culture ne reposait que sur les livres, qui étaient si rares. Aussi nous ne possédons guère de cette époque que des gloses marginales et des commentaires (la plupart non publiés) aux écrits de Boèce ou de Marcianus Capella. Dans cette édu¬cation, en dehors de la doctrine chrétienne, la dialectique prend à peu près toute la place. Éric d’Auxerre (mort en 876), Rémy d’Auxerre qui enseigne à Chartres vers 862, Bovo de Saxe, au début du Xe siècle, Gerbert d’Aurillac devenu pape (999-1003) sous le nom de Silvestre II, Fulbert, son élève qui ouvrît école à Chartres en 990 sont les principaux auteurs de ces commentaires. Un document du XIe siècle nous a conservé dans leur ordre les matières de l’enseignement de la dialec¬tique à Chartres . On y étudiait successivement : l’Isagoge de Porphyre, les Catégories d’Aristote, les Catégories de saint Augustin (avec la préface d’Alcuin), les Définitions de Boèce, les Topiques de Cicéron, les Perihermeneias d’Aristote et d’Apulée, les Différences topiques de Boèce, des compositions anonymes sur la rhétorique, les Divisions de Boèce, le traité. de Gerbert de ratione uti et rationali ; enfin les Syllogismes catégoriques et les Syllogismes hypothétiques de Boèce. On voit combien une pareille éducation, prolongée pendant des années, pouvait rompre à la discussion. Mais tout autre art que la dialectique semblerait presque oublié, si l’on ne pouvait citer la Géométrie de Gerbert vers 983, qui, dans ses méthodes de mesure, paraît trahir l’influence des mathématiciens arabes . Mais la dialectique règne en maîtresse, et elle donne à l’esprit ce goût de la discussion, des distinctions et des divisions sans fin, qui va dominer toute la philosophie médiévale.

II. — LA CONTROVERSE DE BÉRENGER DE TOURS. @ p.551 Mais ce qui intéresse l’histoire de la philosophie, c’est moins la dialectique comme art de la discussion que l’usage que l’on tente d’en faire pour arriver à une conception du réel. Pour préciser, rappelons que la collection de Boèce posait plusieurs problèmes, proprement métaphysiques, d’abord le problème de la réalité des universaux dans le célèbre texte de Porphyre ; ensuite (ainsi que saint Augustin) le problème, non moins célèbre au Moyen âge de la limite d’applications des caté¬gories (cf. p. 529) ; les dix catégories ou genres de l’être ne s’appliquent qu’au monde sensible ; la dialectique, qui n’opère qu’avec des genres et des espèces subordonnés aux catégories, ne peut, donc, elle non plus, atteindre une réalité supérieure. Mais il s’agit alors de savoir comment on pourra parler de cette réalité. Ajoutons enfin que les commentaires de Boèce livraient quelques unes des notions techniques de la philosophie d’Aris¬tote, par exemple celle de forme et de matière, celle d’acte et de puissance. Il y a là tout autre chose qu’un simple art de la discussion. On s’en aperçoit déjà dans l’Epistola de nihilo et tenebris, de Frédégise, petit traité d’ailleurs assez « sot et naïf », comme le dit Prantl, l’historien de la logique ; l’auteur élève d’Alcuin soutient que le néant (nihil) existe ; car dire qu’il est néant, cela implique qu’il est. Le petit traité de Gerbert de Rationali et rationalibus uti est autrement instructif que ce grossier réalisme. Porphyre dit au chapitre VII de l’Isagoge : « Raisonnable étant la diffé¬rence spécifique, user de la raison se dit de cette différence ; et il se dit aussi de toutes les espèces d’êtres subordonnées à cette différence. » On objectait à Porphyre la règle logique qui veut que le prédicat ait une extension supérieure ou au plus égale à celle du sujet : règle qui est ici violée puisque le terme p.552 raisonnable étant une puissance dont user de la raison est l’acte, le sujet aurait plus d’extension que son prédicat. Gerbert répond en distinguant les prédicats qui font partie de l’essence du sujet comme raisonnable est partie de l’essence de l’homme, et les prédicats accidentels, comme user de la raison, quand il se dit de raisonnable : la règle indiquée ne vaut que pour les prédicats du premier genre. C’est cette distinction tranchée des attributs essentiels et accidentels que permet de poser nettement le problème des universaux : car les universaux, dont on se demande s’ils sont réels, ce sont uniquement les genres et les espèces, animal, homme, qui sont des attributs essentiels d’un individu comme Socrate. Sur ce point, les commentateurs de Boèce, comme le pseudo Rhaban Maur (dont on s’accorde à placer le Super Por¬phyrium dans la première moitié du XIe siècle), suivaient les indications que l’on trouve chez le maître, et qui proviennent d’Aristote ; ils répétaient ce qu’avaient dit Boèce et aussi Simplicius, que les Catégories, étude des attributs, ne peuvent se rapporter aux choses (puisque res non praedicatur), mais seulement aux mots en tant qu’ils signifient les choses. D’où la solution, toute imprégnée d’Aristote, du problème des uni¬versaux : le genre et l’espèce n’existent qu’à titre de prédicats essentiels à l’individu. « Individus, espèce et genre, c’est la même réalité (eadem res), et les universaux ne sont point, comme on le dit parfois, chose différente des individus. » Et l’on entend comme un écho de la pensée d’Aristote, par l’intermédiaire de Boèce, dans ces paroles que le genre est à l’espèce, et l’espèce à l’individu, comme une matière à une forme. La controverse sur l’Eucharistie, qui eut lieu au milieu du XIe siècle, met aussi en jeu la portée de la dialectique. Paschase Radbert (mort vers 860) avait enseigné que, dans la consé¬cration, « par la vertu de l’Esprit, de la substance du pain et du vin se font le corps et le sang du Christ ». Cette théorie de la transsubstantiation impliquait d’abord un Dieu p.553 tout puissant dont la volonté n’est tenue par aucune règle naturelle, en second lieu une radicale indépendance de ce que les yeux perçoivent par les sens, et l’intelligence par la foi, puisque « dans l’espèce visible est saisi par l’intelligence autre chose que ce qui est senti par la vue et par le goût ». Bérenger de Tours ne songe nullement à nier que l’Eucharistie soit un sacrement, au sens que saint Augustin donne à ce mot, c’est à dire un signe sacré qui nous fait aller au delà de l’apparence sensible jusqu’à une réalité intelligible ; et il faudrait se garder de faire de lui un rationaliste, négateur de la foi. Mais, imbu de l’ensei¬gnement dialectique de Fulbert de Chartres, il ne peut arriver à penser la transsubstantiation ; elle implique que l’on affirme et que l’on nie à la fois que le pain et le vin sont sur l’autel après la consécration ; « or, une affirmation ne peut être main¬tenue tout entière, si on en supprime une partie » La question est implicitement posée : avons nous le droit de nous contre¬dire, en formulant les dogmes ? Les nombreuses réfutations que s’attira Bérenger souffrent toutes de la même ambiguïté. D’une part on lui dit que la dialectique ni la philosophie n’ont rien à voir dans l’établis¬sement d’un dogme. Mais, d’autre part, on s’efforce de lui montrer qu’il n’y a pas de réelle contradiction à affirmer la transsubstan¬tiation. La lettre de son condisciple de Chartres, Adelmann de Liège, est caractéristique de la première manière : elle serait à citer tout entière pour son âpreté contre la philosophie : « Certains gentils et nobles philosophes ont eu bien des opinions fausses et méprisées à bon droit non seulement sur Dieu le créateur, mais sur le monde et ce qui est en lui. Quoi de plus absurde que d’affirmer que le ciel et les astres sont immobiles et que la terre tourne sur elle même d’un mouvement de rota¬tion rapide et que ceux qui croient au mouvement du ciel se trompent comme les marins qui voient s’éloigner d’eux les tours p.554 et les arbres avec leurs rivages ? » Cette vieille opinion d’Héraclide, que le XIe siècle connaissait par le Commentaire de Timée de Chalcidius, est mise d’ailleurs par lui sur le même pied que l’opinion de ceux qui croient que « le soleil n’est pas chaud, et que la neige est noire ». A plus forte raison, en matière de dogme, ni les sens ni l’intelligence ne peuvent nous per¬mettre de saisir ce que l’on ne saisit que par une vertu issue de la grâce, par la foi. Alger de Liège, qui écrit vers la fin de la controverse, se place, lui aussi, au point de vue de l’autorité : la question doit être résolue « non par la raison humaine, tout à fait incompétente, mais par les témoignages du Christ même à l’égard de ses saints ». Et il explique le rapport de la raison à la foi par la comparai¬son suivante : notre intellect est, à l’égard de Dieu, comme nos sens à l’égard de l’intelligence ou comme chaque sens à 1"égard de chaque autre, c’est à dire incapable de comprendre, mais tenu de croire ce qu’il ne comprend pas. On ne peut guère affirmer d’une manière plus radicale la discontinuité foncière de l’esprit. Et pourtant le même Alger, à la fin de son traité, veut montrer qu’il n’y a pas de contradiction dans la transsubs-tantiation ; ce n’est pas sous le même rapport qu’on affirme sur l’autel la présence du pain et celle du corps du Christ. « Quant à l’apparence et la forme des éléments, c’est du pain et du vin ; quant à la substance en laquelle se sont changés le pain et le vin, c’est vraiment et proprement le corps du Christ  ». De la même manière enfin, Lanfranc, abbé du Bec, tout en reprochant à Bérenger « d’avoir abandonné les autorités sacrées et recouru à la seule dialectique », tout en déclarant qu’il préfé¬rerait trancher le débat par la seule autorité et que « en traitant des choses divines, il ne désire ni proposer des questions dia¬lectiques ni répondre à de pareilles questions », n’en veut pas moins lui montrer les fautes qu’il a commises contre les « règles p.555 de la discussion ». Et bien qu’il le blâme de « mettre la nature avant la puissance divine, comme si Dieu ne pouvait changer la nature de n’importe quoi  », il n’en est pas moins vrai qu’il ne peut admettre qu’il y ait, dans le dogme, rien qui con¬tredise la dialectique. Ainsi, tandis qu’on règle la question par la réunion de synodes qui disent la foi (synodes de Rome et de Verceil, en 1050, qui condamnent Béranger ; synodes de Rome de 1059 et de 1079, ou il est contraint à l’abjuration), on n’en cherche pas moins à penser effectivement le dogme selon les règles de la raison commune.

III. — CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE A LA FIN DU XIe SIÈCLE @ Avec la réforme des ordres monastiques et le mouvement vers l’ascétisme qui caractérisent la fin du XIe siècle (la foi vive aboutit à la croisade de 1095), on sentit le besoin de limiter d’une manière plus précise le rôle de ces disciplines profanes. Pierre Damien (1007 1072), cardinal archevêque d’Ostie en 1057, qui s’efforça toujours de fuir les honneurs dans la soli¬tude d’un ermitage, est un de ces réformateurs qui proclament la totale incompétence de la dialectique en matière de foi. Il déclare « que la dialectique ne doit pas se saisir arrogamment du droit du maître, mais qu’elle doit être comme la servante d’une maîtresse (ancilla dominae). » A quelle occasion cette condamnation ? Il s’agit du fameux argument dialectique (dont les Mégariques sont les auteurs), qui démontrait le destin et l’impossibilité des futurs contingents au moyen du principe de contradiction : ainsi l’on voyait la toute puissance et la liberté en Dieu, le fondement même de la foi, supprimées par une règle de logique. Pierre Damien rappelle avec un bon sens parfait, que ces règles ont été inventées pour servir aux p.556 syllogismes, et qu’ « elles ne se rapportent pas à l’essence et à la matière de la réalité, mais à l’ordre dans la discussion » . C’était revenir, par un sûr instinct, à la doctrine d’Aristote, qui avait déclaré prémisses et définitions indémontrables (p. 183) ; tant qu’on n’avait pas d’autre méthode de penser que la syllogistique, il était bon de la réduire au rang d’un simple organon et de ne pas vouloir en faire l’instrument de la connaissance du réel. Seulement, à côté de la dialectique, qu’il était relativement aisé de réduire à son rôle d’organon, les livres profanes et en particulier le Commentaire du Songe de Scipion de Macrobe faisaient connaître des doctrines sur Dieu et sur le monde, qui étaient directement opposées à la doctrine chrétienne : on y lisait les spéculations de Pythagore sur la transmigration des âmes, de Platon sur la fabrication de l’âme du monde, sans comp¬ter la discussion entre Platoniciens et Aristotéliciens, d’où il ressortait que l’immortalité de l’âme impliquait sa divinité. On y voyait affirmer qu’il y avait sur la terre des régions habi¬tées et inaccessibles, d’où il fallait conclure que Jésus n’avait pas sauvé tous les hommes. Il y avait là tout autre chose que de la dialectique, une conception du monde où le salut par le Christ ne jouait aucun rôle ; c’est contre ces adversaires que se tourna Manegold de Lautenbach (mort en 1103 dans un monas¬tère d’Alsace) ; contre les lecteurs trop assidus de ces philosophes dangereux, il déclare qu’ils sont sous l’inspiration diabolique . En théorie, rien de plus facile qu’un pareil départ : en pra¬tique rien de plus difficile. La théologie employait des mots tels que substantia, dont elle était bien forcée d’aller demander la définition aux Catégories d’Aristote : Manegold lui-même, admettant la parenté de certaines doctrines philosophiques avec la foi, acceptait la division plotinienne des vertus en politiques, purifiantes et purifiées qu’il trouvait chez Macrobe. Il y a donc p.557 au total, au XIe siècle, une véritable incapacité et de se passer de la philosophie profane et de déterminer les limites de son usage.

IV. — SAINT ANSELME @ C’est ce qui fait le grand intérêt de la pensée de saint Anselme d’Aoste (1033 1109) qui, reprenant la tradition augustinienne, s’efforça, dans l’enseignement dont il fut après Lanfranc à qui il succéda, l’inspirateur à l’abbaye du Bec, avant de devenir en 1093 archevêque de Cantorbery, d’instituer un équilibre plus stable entre la foi et la raison. La pensée d’Anselme est fort claire : les Écritures et l’Église imposent à notre foi des dogmes, comme ceux de l’existence de Dieu et de l’incarna¬tion ; l’homme ne peut y accéder que par l’autorité, et la raison ne peut nous y conduire. Mais quand la foi existe, l’homme a par surcroît une tendance à penser les dogmes, à en chercher les motifs. Comme le dit Isaïe (7, 9), « si vous ne croyez pas. vous ne comprendrez pas ». Mais d’autre part, notre foi cherche à comprendre (fides quaerens intellectum) : l’intelligence que nous pouvons ainsi acquérir des dogmes en procédant par le raison¬nement est comme un intermédiaire entre la foi pure et la vision directe que les élus auront de la réalité divine. L’attitude de saint Anselme est elle même intermédiaire entre un fidéisme qui se refuse à tout exercice normal de la raison, et un mysti-cisme qui introduit dès cette vie la vision béatifique. Il est clair que saint Anselme, par la force de son génie et par sa méditation des œuvres de saint Augustin, retrouve ici quelque chose de la dialectique platonicienne : le mouvement qui mène de la foi à l’intelligence et de l’intelligence à la vision est bien parent de cette dialectique (p. 113) qui mène de la croyance à la réflexion discursive et de celle ci à l’intuition intellectuelle ; seulement la croyance est devenue la foi, c’est à dire une vertu théologale qui ne vient en l’homme que par la grâce de Dieu, p.558 et un ensemble de dogmes d’où dépend le salut de l’homme ; de plus, l’intuition intellectuelle est devenue la vision béati¬fique, qui est accordée aux élus par la grâce de Dieu. L’homme est incapable et de prendre l’initiative et d’atteindre la fin : l’intellectus reçoit du dehors, de la foi, ce qu’il a à comprendre. Mais à part ce donné, il n’exige autre chose que la subtilité dialectique qu’Anselme s’efforçait de faire acquérir à ses élèves par des exercices tels que ceux du De Grammatico ; mais, séparé de la foi, le raisonnement le plus probant n’atteint pas la certi¬tude ; il dit seulement « ce qui me paraît ». Il faut ajouter que l’œuvre de saint Anselme est dominée par un souci pratique, qui convient au prince de l’Église ; en montrant par des raisonnements la nécessité de l’incarnation par exemple, il veut répondre aux objections des infidèles qui disent que la foi chrétienne répugne à la raison. De là la forme particulière de ses œuvres, qu’il a bien indiquée lui¬-même au début du Monologium : rien de ce qu’il dit ne doit être fondé sur l’autorité de l’Écriture ; il faut écrire en style clair, n’employer que des arguments vulgaires, s’en tenir à une discussion simple, où tout est fondé sur « la nécessité de la raison et la clarté de la vérité ». C’était s’affranchir entièrement des habitudes littéraires de l’époque et de la servitude de com-menter l’Écriture. Et l’on voit par là que, avec quelque pré¬caution qu’il faille prendre le « rationalisme » de saint Anselme, il n’en est pas moins vrai qu’il s’est efforcé de voir ce que la raison pouvait produire par ses propres forces. Bien entendu sur des matières purement théologiques. Le Monologium et le Prosologium, écrits dans cet ordre de 1070 à 1078, traitent, l’un de la nature de Dieu, l’autre de son exis¬tence ; le De Veritate, qui est postérieur, a pour sujet l’unité radicale de toutes les vérités en Dieu ; le Cur Deus Homo, achevé en 1098, parle des motifs de l’incarnation. Il s’agit de montrer que la raison peut avoir un bon usage, qu’elle peut servir au salut et à la conversion des infidèles ; il ne s’agit p.559 en rien du développement autonome et pour soi de la raison. Pourtant sa méthode même (et tout à fait indépendamment du but qu’il veut attendre) implique, sur la nature de la raison, des conclusions de portée universelle, indépendantes de la matière qu’il traite. Dans le Monologium d’abord, il retrouve la méthode platonicienne qui conclut, pour chaque catégorie de choses semblables perçues par les sens et la raison, à l’exis¬tence d’un modèle auquel elles participent toutes, en tant que semblables. Toute l’œuvre pourrait porter pour épigraphe le théorème fondamental des Eléments de théologie de Proclus (cf. p. 477) : « Un terme présent à tous les termes d’une série ne doit être ni en l’un d’eux ni en eux tous, mais avant eux. » De même saint Anselme voit que les choses bonnes sont telles par une essence commune, le bien, qui est bon par lui-même et qui est donc souverainement bon. On arrive ainsi, pour chaque catégorie de qualités qui comportent dans l’expérience des degrés en plus et en moins, à un souverainement grand par lequel les choses sont grandes, à un être absolu par lequel elles sont, à un souverainement juste par lequel il y a des choses justes. On démontre que c’est la même réalité qui est désignée par ces termes, puisqu’il ne peut y avoir qu’une seule nature suprême. Ainsi la dialectique mène de la multiplicité imparfaite à une réalité unique et parfaite, du per aliud au per se. De plus cet être par soi, s’il existe, existe de lui-même (ex se) ; car s’il avait une cause, il serait inférieur à cette cause. Enfin l’univers vient de lui et il l’a créé ou produit de rien, mais d’une manière raisonnable, ce qui serait impossible s’il n’y avait pas dans sa pensée « quelque chose comme un exemplaire de la chose à faire, ou, comme l’on dit mieux, une forme, une ressemblance ou une règle » ; c’est le Verbe de Dieu qui lui est identique : toutes les choses créées sont dans le Verbe, comme l’œuvre existe dans l’art, non seulement quand elle est produite. mais avant son existence et après sa disparition. Il est aisé de démêler dans la pensée du Monologium deux p.560 éléments qui n’arrivent point à se pénétrer : d’une part la dialec¬tique platonicienne qui est une méthode générale consistant à procéder du sensible à l’intelligible, de la diversité à l’unité, du per aliud au per se ; d’autre part une transformation de cette méthode en une métaphysique religieuse, en suite de quoi l’être per se est défini comme le Dieu créateur ex nihilo de la Genèse, et le monde intelligible comme son Verbe. Confusion qui s’ex¬plique certes par le Timée lui-même, avec son démiurge et son exemplaire, et par tous ceux qui, depuis Philon jusqu’à saint Au¬gustin, l’ont propagée, mais qui ne se justifie en aucune manière. Le Monologium avait déterminé ce que la raison sait de Dieu, s’il existe. Le Proslogium (chap. II et III) démontre son exis¬tence par un unique argument, qui a immortalisé le nom de saint Anselme. Voici la page : « Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé (quo nihil majus cogitari possit). Est ce qu’une telle nature n’existe pas, parce que l’insensé a dit en son cœur : Dieu n’est pas ? Mais du moins cet insensé, en entendant ce que je dis : quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé, comprend ce qu’il entend ; et ce qu’il comprend est dans son intelligence, même s’il ne comprend pas que cette chose existe. Autre chose est être dans l’intelligence, autre chose exister... Et certes l’Être qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé ne peut être dans la seule intelligence ; même, en effet, s’il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un être comme lui qui existe aussi dans la réalité et qui est donc plus grand que lui. Si donc il était dans la seule intelligence, l’être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé serait tel que quelque chose de plus grand pût être pensé ». Cette preuve, loin de partir de la méditation de la providence visible à travers la nature, part de la méditation sur Dieu, telle que saint Augustin en avait donné le modèle  : « Nulle p.561 âme, avait il dit, n’a jamais pu ni ne pourra jamais penser rien de meilleur que toi... et si tu n’étais incorruptible, je pourrais atteindre par la pensée quelque chose de meilleur que mon Dieu. Le mouvement de pensée est le même : on peut sûrement attri¬buer à Dieu ce qu’on ne peut en nier sans diminuer sa perfec¬tion. « Dieu et les choses qui sont de Dieu sont en tout le meil¬leur », avait déjà dit Platon . Et c’était là le principe de toute spéculation rationnelle sur Dieu. Mais nulle part, on n’avait songé à faire de l’existence un attribut qu’on ne peut lui refuser en raison de sa grandeur et de l’immensité de sa perfection. Chez les philosophes, l’existence de Dieu était implicitement admise parce que, seule, elle pouvait en quelque sorte bou¬cler leur image de l’univers : plus de mouvement éternel des cieux, sans le premier moteur d’Aristote : plus de rationalité parfaite des choses sans un logos qui pénètre l’univers chez les Stoïciens. Dans le christianisme, l’existence de Dieu est suppo¬sée par le drame qui doit aboutir au salut de l’homme, et elle est, comme toutes les autres, une vérité révélée. Or saint Anselme qui ne pense point à Dieu en fonction d’un ordre cosmique à qui il est indispensable et qui ne veut pas par hypo¬thèse user de la révélation, n’a plus qu’une seule issue : c’est de prouver l’existence par la même méthode de méditation qui lui avait permis de le penser. Ce n’est pas, on l’a dit avec grande raison , une preuve ontologique qui va de l’essence à l’existence : car l’essence de Dieu nous est inconnue ; donc la preuve part non pas de l’essence de Dieu, mais de la notion de Dieu telle qu’elle est dans notre entendement, et telle qu’elle ne se découvre qu’à une méditation assidue ; c’est cette notion qui, si loin qu’elle soit de l’essence réelle, nous permet de conclure à l’existence de son objet. Toutes ces démarches impliquent qu’on affirme comme pos¬sible une méditation de ce genre, qui consiste à prendre une p.562 conscience de plus en plus claire d’une notion de Dieu, qui est dans notre entendement : affirmation qu’il faut prendre à la fin du XIe siècle comme d’une très grande hardiesse ; car c’était dire que l’on peut méditer sur Dieu, à part l’enseignement que donne l’Église. L’argumentation que Gaunilon, le prieur de Marmoutiers, oppose à la preuve de saint Anselme au nom de l’insensé, est toute fondée sur cette appréhension, et c’est en vérité toute la méthode théologique de saint Anselme qu’il attaque : « La réalité même, qui est Dieu, je ne la connais pas, je ne puis même la conjecturer de rien qui lui soit semblable, et d’ailleurs vous assurez vous même qu’elle est telle que rien ne peut lui être semblable. » C’est le point de départ d’Anselme, l’esse in intellectu de Dieu, que conteste Gaunilo : n’ayant aucune notion de Dieu, nous ne pouvons légitimement rien affirmer ni nier de lui. La conclusion implicite, c’est qu’il n’y a pas en théologie d’autre méthode que l’autorité et la révélation : c’est l’écroulement du rôle de l’intellectus, tel que la méthode d’An¬selme l’avait fixé entre la foi et la vision des élus. De cette méthode, saint Anselme donne une nouvelle appli¬cation dans le De Veritate ; comme dans le Monologium, il y dépeint dans un cas particulier le mouvement qui nous porte de la multiplicité à l’unité. Il part ici de la multiplicité des vérités, qui sont vérités des énonciations, vérités des opinions, vérités de la volonté (c’est à dire l’intention droite), vérités des actions (ou actions droites), vérités des sens, vérités des essences. Cette énumération, à elle seule, montre comment le problème de la vérité apparaît à Anselme : le vrai n’appar¬tient pas seulement au jugement ; il peut se dire aussi de la volonté, des sens et des essences. Le caractère commun de toutes ces vérités, c’est la conformité à une certaine règle ou la rectitude : une énonciation verbale est faite pour signifier ce qui est, et elle est vraie lorsqu’elle signifie effectivement ce qu’elle est faite pour signifier ; il en est de même d’une opinion ; la volonté sera vraie lorsqu’elle se dirigera dans le sens où elle p.563 le doit ; et de même les actions, les sens, pris en eux mêmes, seront toujours vrais, parce que le sens fait toujours ce qu’il doit ; enfin les essences sont vraies, en ce sens que les choses ont toujours l’essence que Dieu a voulu qu’elles aient, et sont ce qu’elle doivent être. La notion de vérité se réfère donc, dans tous les cas, à une règle suprême éternellement subsistante, vérité qui n’est pas rectitude parce qu’elle doit être quelque chose mais parce qu’elle est, et à laquelle se réduisent toutes les autres. Impossible d’exprimer plus nettement ce rationalisme théo¬centrique, que nous avons vu naître avec le stoïcisme et le néoplatonisme, où la raison, transcendante aux vérités par¬ticulières, n’est point la méthode immanente qui les découvre, mais la réalité éminente et unique dont elles sont comme les aspects. Il est visible dans ce traité, comme dans toute l’œuvre de saint Anselme, que le contraste entre foi et intellect c’est avant tout le contraste entre deux manières de présenter le théocentrisme, d’une part le Dieu chrétien du salut, d’autre part le monde intelligible et transcendant du néoplatonisme. : l’un tout autant que l’autre fait tendre la raison humaine vers une région où son exercice normal est impossible, et où elle doit se convertir en vision. Mais l’on se rappelle la divergence profonde qu’il y a entre ces deux théocentrismes : d’une part le drame divin du chris¬tianisme avec son univers discontinu, dont les événements, création, péché, rédemption sont dus à des initiatives impré¬visibles d’être libre ; d’autre part, un univers d’un seul tenant, sans histoire, dont l’ordre est éternel et invariable ; diver¬gence en particulier visible dans l’incarnation qui lie deux natures, la divine et l’humaine, que le platonisme sépare, et qui introduit dans l’univers une loi radicalement nouvelle. Or, dans le Cur Deus homo, saint Anselme applique sa méthode du fides quaerens intellectum au dogme même de l’incarnation ; il veut faire voir le caractère nécessaire et rationnel de la mort du Christ ; ne sût on rien de la mort de Jésus, la raison doit p.564 confesser que les hommes ne peuvent être heureux que si un homme dieu apparaît et meurt pour eux ; car seul un dieu peut donner satisfaction pour un péché qui a offensé la majesté divine. Certes Anselme, on le voit, ne réduit pas la vérité chré¬tienne à une phase nécessaire d’un ordre éternel ; il y introduit cependant, une fois le péché supposé, une sorte de nécessité rationnelle qui l’oriente vers la vision platonicienne des choses.

V. — ROSCELIN DE COMPIÈGNE @ Si différent qu’il soit du christianisme, le platonisme dut pourtant paraître à Anselme lié d’une manière nécessaire au dogme de la Trinité, lorsqu’il vit les conséquences de la doc¬trine de Roscelin de Compiègne. Les vues de Roscelin, que l’on résume sous l’étiquette de nominalisme, vues qui ne sont con¬nues que par quelques rares extraits de ses contradicteurs (Anselme et Abélard), paraissent être nées de la logique de Boèce. Celui-ci, on s’en souvient, soutenait avec Simplicius, que les Catégories d’Aristote et toute la dialectique qui en est issue avaient affaire non aux choses mais aux mots en tant qu’ils signifient les choses, et l’Isagoge n’était que la classifi¬cation des cinq voix ou termes par lesquels on les exprime. Roscelin n’a pas dit autre chose : toutes les distinctions qu’ap¬porte la dialectique entre genre et espèce, substance et qualité, ne sont que des distinctions verbales, dues au discours humain ; mais il a ajouté que la seule distinction fondée en réalité était celle des substances individuelles. C’est bien ce qu’en dit Anselme dans le passage où il résume en trois articles la doc¬trine des dialecticiens  : « Les substances universelles ne sont qu’un souffle de voix ; la couleur n’est autre chose que le corps coloré ; la sagesse de l’homme n’est rien que son âme. » p.565 Roscelin veut dire que c’est seulement par le langage que nous pouvons séparer l’homme de Socrate, le blanc du corps blanc et la sagesse de l’âme, mais que l’homme dont nous parlons est en réalité Socrate, le blanc est un corps blanc, et la sagesse une âme sage. Ce n’est pas seulement la division des choses d’après les voix et les catégories, c’est même la division d’un corps en parties corporelles, qui d’après Abélard paraît à Roscelin tout à fait arbitraire et conventionnelle ; tout corps, telle une maison, est indivisible : dire qu’elle est composée en réalité des fondations, des murailles et du toit, c’est considérer une de ses parties, le toit, par exemple, à la fois comme une partie d’un tout, et comme une chose distincte dans une énumération de trois choses . Roscelin paraît donc avoir eu le sentiment (et c’est là le sens du nominalisme) que toutes les distinctions faites par le dialecticien n’existaient que dans le langage et non dans les choses. D’autre part l’on sait qu’il a été condamné au concile de Soissons (1092) à abjurer son opinion sur la Trinité. Il avait, semble t il, tiré toutes les conséquences de l’opinion de Boèce d’après qui le mot personne désigne une substance rai¬sonnable ; il y a dès lors en Dieu autant de substances que de personnes (trithéisme) ; le Père et le Fils, l’engendrant et l’en¬gendré, sont deux réalités distinctes ; les trois personnes sont séparées comme le seraient trois anges, et s’il y a unité entre elles, ce n’est qu’une unité de volonté et de pouvoir. Entre cette opinion et le nominalisme, quel rapport y a t il ? Saint Anselme nous l’explique clairement, quand il parle de ces dialecticiens « dont l’esprit est si engagé dans les images corporelles qu’il ne peut s’en dégager ; si l’on ne peut comprendre comment plusieurs personnes sont spécifiquement un seul homme, com¬ment comprendre comment plusieurs personnes sont un seul Dieu ? Si l’on ne peut distinguer entre un cheval et sa couleur, p.566 comment distinguer entre Dieu et ses multiples relations ? Si l’on ne peut distinguer l’homme individuel de la personne, comment comprendre que l’homme assumé par le Christ n’est pas une personne ? ». D’après ce texte décisif, le trithéisme n’était qu’une des erreurs de Roscelin : son nominalisme était un principe subversif de toute théologie, parce qu’il distinguait là où il ne fallait pas, et ne distinguait pas là où il fallait ; il voyait dans la Trinité trois substances individuelles distinctes ; en revanche (et c’est le second point visé par Anselme), il ne voulait point distinguer les attributs de Dieu (bonté, puissance, etc.) de sa substance, pas plus que (c’est le troisième point) il ne pouvait distinguer la personne divine incarnée en Jésus de son humanité. Il y a, chez ce clerc de Compiègne, un besoin de voir clair, qui ne se satisfait pas des résidus d’aris¬totélisme et de platonisme. C’est là, on l’a dit avec raison, « plus qu’une question d’école ; si les universaux sont des réa¬lités, le théologien n’a pas seulement affaire aux formules mais aux choses mêmes » . Bibliographie

CHAPITRE III LE XIIe SIÈCLE @ p.568 Le XIIe siècle est un siècle de pensée ardente et variée, tumul¬tueuse et confuse aussi : d’une part un besoin de systématisa¬tion et d’unité qui donne naissance à ces sortes d’encyclopédies théologiques que sont les livres des Sentences ; d’autre part une grande curiosité d’esprit qui se traduit en certains milieux par un retour à l’humanisme antique et par une attention nouvelle aux sciences du quadrivium. Ajoutons que l’antiquité se dévoile peu à peu par des traductions d’auteurs jusque là inconnus et que les bibliothèques s’enrichissent. Il semble que l’on peut démêler quatre directions d’esprit principales, qui se manifestent en des milieux différents : les théologiens auteurs de Sentences qui rassemblent et unifient la tradition chrétienne ; les platoniciens de l’école de Chartres, qui sont de véritables humanistes ; les mystiques du cloître de Saint Victor ; enfin un mouvement panthéiste et naturaliste qui ne va pas sans inquiéter le pouvoir spirituel. Mais il y a aussi les indépendants qui ne se laissent ranger en aucune caté¬gorie, surtout Abélard, dont l’intelligence, complexe et sensible, reflète toutes les passions de son époque.

I. — LES SENTENTIAIRES @ Le XIIe siècle est l’époque de ces grandes encyclopédies théo¬logiques, où l’on essaye de « réunir en un seul corps » comme dit Yves de Chartres tout ce qui a trait à la vie chrétienne, p.569 discipline, foi et mœurs. Nulle préoccupation philosophique en tout cela : mais la nécessité pratique, pour que la chrétienté garde son unité spirituelle, de réunir tant de données éparses : canons, décrets et décrétales, opinions des Pères, règles de morale pratique et de vie religieuse : tout cela d’aspect souvent contradictoire et qu’il s’agissait pourtant d’unifier. Les besoins auxquels corres¬pondent ces productions sont de même ordre que ceux aux¬quels correspondent nos codes, besoin pratique et juridique bien plus que philosophique. Le travail auquel on se livre est donc d’ordre philologique et critique ; Bernold de Constance indique, en chaque point, les autorités en apparence contradictoires, et, comme autrefois Vincent de Lérins, donne des règles pour les concilier ou choisir entre elles. Yves de Chartres (mort en 1116) donne, en son Decretum en dix sept livres, un miroir (speculum) des doctrines de la foi et des règles des mœurs. De la même époque date le Speculum universale de Radulfus Ardens, qui est comme une histoire de l’homme chrétien, où l’on trouve, à côté de l’enseignement spécifiquement chré¬tien, tout ce qui pouvait rester de la morale humaniste de l’anti¬quité : avant la révélation du salut par le Christ (l. II), il explique les concepts moraux fondamentaux de bien et de vertu (l. I) ; avant d’exposer la foi et les sacrements (l. VII et VIII), il développe les pensées humaines sur la vertu et le vice (l. VI) ; avant de traiter des vertus théologales, il parle de vertus cardi¬nales : juxtaposition des vérités chrétiennes et d’une morale humaniste qu’il essaye naïvement d’intégrer à la foi. trouve t il par exemple la classification antique des sciences (transmise par Isidore ou Bède) en théorique, éthique, logique, à quoi s’ajoute la mécanique, il s’empresse de remarquer pieusement que ces quatre sciences sont quatre moyens contre les quatre défauts issus du péché originel, ignorance, injustice, erreur, faiblesse corporelle. Cette codification du christianisme a donné lieu à une suite d’ouvrages que l’on peut suivre tout le long du XIIe siècle : les p.570 Questions ou Sentences d’Anselme de Laon (mort en 1117) les Sentences de Guillaume de Champeaux (1070 1121), celles de Robert Pullus (mort en 1150), de Robert de Melun (mort en 1167, et surtout celles de Pierre le Lombard, le Maître des sentences (mort en 1164), qui bientôt, après sa mort, servaient déjà de textes d’explication à Pierre Comestor (mort en 1176) et à Pierre de Poitiers (mort en 1205) ; leur étude devait être au siècle suivant le fondement de tout enseignement théolo¬gique. Le Sic et non d’Abélard, qui fut un des maîtres du Lombard, appartient au même genre littéraire, puisque sur chacun des points de la foi chrétienne, il rassemble les opinions des Pères en les groupant en deux classes, celles qui disent le oui, et celles qui disent le non. Abélard ne voulait certes pas en tirer de conclusion sceptique, mais seulement « provoquer les lec¬teurs à s’exercer davantage à la recherche de la vérité et les rendre plus subtils par cette recherche  » ; et il commençait d’ailleurs par donner des règles pour concilier les opinions. Ces ouvrages supposent naturellement, on le voit, le travail rationnel sans lequel toute codification est impossible : pour le fond des choses, rien que l’autorité ; mais pour établir le sens et la valeur d’une autorité, discussion raisonnée ; sur chacun des paragraphes dont se composent les distinctions ou chapitres de son livre, Pierre Lombard oppose textes aux textes, le pro et le contra, et il choisit, non point par des citations, mais en discutant. Ainsi s’établit la méthode dite scolastique, méthode dialectique qui est faite pour juger ou éprouver les opinions, non point pour inventer : l’esprit subtil est non pas celui qui découvre une nouvelle vérité, mais celui qui saisit une concor¬dance ou une contradiction entre des opinions ; seule méthode intellectuelle possible en un domaine où la vérité est considérée comme déjà donnée. p.571 Un autre point important, c’est la distribution des matières dans l’œuvre d’Abélard et du Lombard ; la substructure en est le récit du drame chrétien : on étudie successivement Dieu et la Trinité, la Création, les Anges, l’homme et le péché ori¬ginel, l’Incarnation et la Rédemption, les sacrements et l’eschatologie. Il y a là comme un schème de l’univers qui s’est peu à peu imposé, qui va maintenant dominer et que nous retrouverons chez bien des philosophes, longtemps après le Moyen Age expiré. D’abord la peinture de la hiérarchie des réalités : Dieu, les anges et l’homme ; puis le drame proprement dit : le péché originel, la rédemption et le retour à Dieu des élus : double thème qui comporte bien des variations, mais dont les variations limites, en quelque sorte, sont un platonisme à la manière de Scot Érigène qui fait du mouvement de descente et de retour vers Dieu une nécessité éternelle, et l’orthodoxie d’un Lombard ou d’un saint Thomas, qui mettent au début de chaque acte du drame une initiative tout à fait libre et contingente.

II. — L’ÉCOLE DE CHARTRES AU XIIe SIÈCLE : BERNARD DE CHARTRES @ Une espèce de théologie philosophique se développe par contre dans l’école de Chartres. Rien de plus émouvant que les efforts faits à cette époque dans le milieu chartrain pour étendre l’horizon intellectuel au delà de Boèce, d’Isidore et des Pères. Parmi les initiateurs, il faut d’abord citer Constantin l’Africain et Adélard de Bath, témoins précieux des relations qui commencent à s’établir entre l’Orient et l’Occident. Dès la fin du XIe siècle, Constantin, né à Carthage, voyage dans tout l’Orient ; il traduit, outre des livres médicaux des Arabes et des Juifs, les Aphorismes d’Hippocrate avec le Commen¬taire de Galien, et deux traités de Galien, C’est dans ces p.572 traductions que l’on puise, comme nous le verrons bientôt, la connais¬sance de la physique corpusculaire de Démocrite. Adélard de Bath qui, au début du XIIe siècle, voyage en Grèce et en pays arabe, en rapporte surtout des traductions d’ouvrages mathématiques. Il traduit de l’arabe les Éléments d’Euclide, et fait connaître, outre des ouvrages astronomiques, l’arith¬métique d’Alchwarismi. Voilà qui augmentait singulièrement le quadrivium. En même temps que mathématicien, Adélard est platonicien de tendance ; et son platonisme vient non pas de saint Augustin, mais directement du Timée, de Chalcidius et de Macrobe. Il a écrit son petit traité De Eodem et Diverso pour justifier la philosophie ; l’on y voit, selon le poncif de Boèce et de Marcianus Capella, Philosophia, accompagnée des sept arts, discuter contre Philocalia. Or, la théorie de la connais¬sance qui y est exposée suppose tout le mythe platonicien de la psyché : l’intelligence, à l’état de pureté, connaît les choses et leurs causes ; « dans la prison du corps », cette connais¬sance est en partie perdue ; « alors elle cherche ce qu’elle a perdu et, sa mémoire défaillant, elle recourt à l’opinion » ; « le tumulte des sens » (cf. Timée, 44 a) qui nous laisse igno¬rer « les choses très petites et les très grandes » empêche la connaissance rationnelle (les minima sont probablement les atomes, dont Adélard acceptait l’existence). Il s’ensuit qu’Aris¬tote a raison, quand il dit que nous ne pouvons actuelle¬ment connaître sans nous aider de l’imagination ; mais Platon a raison aussi, en affirmant que la connaissance parfaite est la connaissance des formes archétypes des choses, telles qu’elles sont dans l’entendement divin, avant de passer dans les corps ; il y a seulement marche inverse : Platon part des principes, Aristote des choses sensibles et composées. De là sa solution du problème des universaux : la distinction entre genre, espèce et individu, par exemple entre animal, homme et Socrate, n’a de signification que dans les choses sen¬sibles ; ces mots désignent la même essence sous un rapport p.573 différent. « En considérant les espèces, on ne supprime pas les formes individuelles, mais on les oublie parce qu’elles ne sont pas posées par le nom de l’espèce. » Il en est de même pour le genre par rapport à l’espèce. Mais il faut se garder de con¬fondre ces universaux, dénommés par le langage, avec les formes archétypes telles qu’elles sont dans l’intelligence divine ; les universaux ne sont, selon Aristote, que les choses sensibles mêmes, quoique considérées avec plus de pénétration ; les formes ne sont plus ni les genres ni les espèces qui ne peuvent être conçues que dans leur rapport aux individus ; mais « elles sont conçues et existent en dehors des choses sensibles, dans l’esprit divin ». Et il ne s’agit pas là d’une connaissance assi¬milable à la vision béatifique, mais bien d’une connaissance humaine et normale, puisque la dialectique a pour but de contempler les idées. Bernard de Chartres qui enseigne à Chartres de 1114 à 1124, paraît avoir eu l’idée fort nette, bien caractéristique du milieu chartrain, que le but du savoir n’est pas de fixer la connaissance du passé, mais de l’étendre. « Nous sommes comme des nains sur l’épaule des géants ; nous pouvons voir plus et plus loin que les anciens, non grâce à l’acuité de notre vue ou à la grandeur de notre corps, mais parce que nous sommes soutenus et élevés sur eux comme sur des géants » . Jean de Salisbury l’appelle « le plus parfait platonicien de notre temps »  ; il aurait sou¬tenu que les universaux sont identiques aux idées platoni¬ciennes ; est ce à Bernard que revient aussi le court exposé du platonisme qui suit ? Jean y accentue l’opposition entre l’immutabilité des idées et la mutabilité des choses sensibles, en s’inspirant de Sénèque (Ep. 58, 19 et 22) qu’il cite formellement et du Timée (49 de). Il est en tout cas une chose qui paraît certaine. Le frère de Bernard, Thierry, a composé un commen¬taire de la Genèse, où il explique le monde par le concours p.574 de quatre causes : Dieu le Père comme cause efficiente, les quatre éléments comme cause matérielle, le Fils comme cause formelle, le Saint Esprit comme cause finale ; il est visible qu’il y a dans ce passage un effort pour appliquer la théorie aristotélicienne des quatre causes à la cosmogonie du Timée ; et les formules chrétiennes dissimulent mal les quatre notions platoniciennes de démiurge, de matière, d’ordre du monde et de bien (d’ail¬leurs Thierry identifie formellement ensuite le Saint Esprit à l’âme du monde du Timée) : or cette interprétation du Timée se trouve dans la lettre 65 (8 10) de Sénèque, qui assimile chacun des principes du monde de Platon à une des quatre causes d’Aristote : même interprétation d’ailleurs dans la pré-face de la pseudo Théologie d’Aristote, une œuvre arabe du IXe siècle dont nous parlons plus loin. C’est encore le Timée qui inspire Bernard Silvestris, dans son De Mundi universitate sine Megacosmus et Microcosmus ; vers le milieu du siècle. Un élève de Bernard de Chartres, Guillaume de Conches (mort en 1145) écrit un Commentaire du Timée et une Philosophia qui est pénétrée de platonisme. Il est à remar¬quer que, contrairement à Abélard qui suit aussi Platon, mais qui le subordonne et veut le faire servir à l’apologétique chré¬tienne, les platoniciens de Chartres exposent le platonisme comme une philosophie indépendante, sans essayer aucun rapprochement avec le dogme et non sans apporter une cer¬taine fantaisie d’humaniste et un souci du style qui donne à toutes les productions chartraines une saveur bien spéciale. C’est par exemple la cosmogonie de Bernard Silvestris, sorte de mystère avant la lettre où l’on voit Natura tout en larmes se plaindre à Noys, c’est à dire à la Providence, de la confusion qui règne dans la matière ; Noys cède à ses plaintes et sépare les éléments l’un de l’autre (comme au premier livre des Méta¬morphoses d’Ovide) ; puis Noys s’adresse à Natura en lui promet¬tant de former l’homme pour compléter son œuvre, tandis que Natura formera le corps de l’homme avec les quatre éléments p.575 (c’est une adaptation du récit du Timée). En apparence c’est la Trinité chrétienne sous un vêtement platonicien ; le père identique au Bien (Tagathon), le Fils au Noys, l’Esprit à l’âme du monde ou Endelechia qui émane de Noys ; mais l’assimi¬lation est illusoire, puisqu’il s’agit de termes hiérarchisés et non de personnes égales, puisque l’âme du monde informe, encore une autre hypostase inférieure à elle, la nature, puisque Noys enfin ne ressemble nullement au Verbe incarné ; mais qu’il est un monde intelligible, renfermant espèce, genre et indi¬vidus, « tout ce qu’engendreront la matière, les éléments et le monde..., toute la série des destins (fatalis series, c’est le terme stoïcien), la disposition des siècles, les larmes des pauvres et les fortunes des rois » .

III. — ALAIN DE LILLE @ La nature, l’unité de la nature et des lois naturelles, voilà bien en effet ce qui fait peut être l’essentiel du platonisme chartrain. Un des plus beaux penseurs de la fin du siècle, Alain de Lille (mort en 1203), qui, sans dépendre directement des Chartrains, garde beaucoup de leur esprit, nous représente la nature comme une jeune vierge portant une couronne ornée de pierres qui symbolise les planètes et vêtue d’un manteau où est brodée toute la variété des êtres : ce clerc du XIIe siècle retrouve ainsi la vieille image que Phérécyde de Syros, au VIe siècle avant J. C., empruntait peut être aux Babylo¬niens. Et à cette représentation de la nature est liée celle de l’homme microcosme, formé des mêmes parties que la nature, à laquelle n’est sans doute pas étranger le traité de Némé¬sius, De la nature de l’homme, traduit déjà par Alfa¬nus en 1058 ; mais Alain de Lille use surtout des p.576 images du Timée ; la raison est dans l’homme comme le mouve¬ment de la sphère des étoiles fixes, et la sensibilité avec ses variétés, comme celui des sphères obliques des planètes ; l’âme est encore comme une cité divine, où la raison, dans la tête, correspond à Dieu et au ciel, l’ardeur dans le cœur, aux anges et à l’air, la partie inférieure dans les reins, à l’homme et à la terre. Ainsi domine l’image d’une vie universelle dont toutes les parties se correspondent par des affinités secrètes . Un clerc orthodoxe comme Alain ne peut certes diviniser la nature, et il la soumet à Dieu : mais la manière dont il conçoit les rapports de Dieu à la nature est empruntée à la Théologie de Proclus, qu’il connaît par le livre des Causes, traduit de l’arabe vers le milieu du siècle, et cité ailleurs par lui sous le nom d’Aphorismes sur l’essence du souverain Bien  ; lorsqu’il fait dire à la nature : « L’opération de Dieu est simple et la mienne est multiple », on ne peut que se rappeler les théories platoniciennes qui ne voient entre les divers niveaux de la réa¬lité que la différence d’une unité enveloppée à une unité déve¬loppée.

IV. GUILLAUME DE CONCHES @ C’est la conception même de la philosophie qui tend à se trans¬former dans les milieux chartrains ; nous en avons un témoi¬gnage dans l’œuvre de Guillaume de Conches (1080 1145), un élève de Bernard de Chartres. Ce qui la caractérise, c’est la distinction radicale qu’il fait entre le trivium et le quadrivium, le trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) n’étant qu’une étude préliminaire à la philosophie, tandis que le quadri¬vium (mathématiques et astronomie) est la première partie de la philosophie dont la seconde est la théologie. L’opposition des sept arts à la théologie tend à faire place à une p.577 opposition des belles lettres (eloquentia ou trivium) à l’étude scien¬tifique et philosophique de la nature  : ce qui corres¬pond bien d’ailleurs à la situation de fait que dépeint Guillaume, d’après qui beaucoup de maîtres voudraient borner l’enseigne¬gnement à l’éloquence (Préface). C’est une image nouvelle de la nature qui se dessine : Guil¬laume essaye d’introduire la physique corpusculaire de Cons¬tantin l’Africain. « Constantin, traitant en physicien des natures des corps a appelé éléments, au sens de premiers principes, les parties simples et les plus petites de ces corps ; tandis que les philosophes, traitant de la création du monde et non des natures des corps particuliers, ont parlé de leurs quatre élé¬ments qui sont visibles. » Mais, l’image ordinaire des quatre éléments est bonne pour « ceux qui, comme des paysans, igno¬rent l’existence de tout ce qui ne peut être saisi par les sens » . Voici donc que l’intelligence réclame timidement son rôle non plus seulement pour connaître les choses divines, mais pour déterminer la substance de la réalité sensible : on oppose les atomes invisibles aux éléments visibles, le mélange mécanique à la transmutation. Guillaume trouva devant lui beaucoup de résistance et en particulier dans le milieu chartrain même. L’histoire de cette polémique est aisée à reconstituer si l’on compare la Philosophia de Guillaume (p. 49 55) et le fragment de son commentaire du Timée avec les idées que soutenait Gilbert de la Porrée (mort en 1154), lui aussi élève de Bernard de Chartres et longtemps chancelier de Chartres. Guillaume fait en effet allusion à ceux qui, pour le combattre, s’appuyaient sur un fameux passage du Timée (43 a) qui, à cause de la fluidité du sensible, niait que les éléments fussent des sub¬stances stables. Or Gilbert, nous le savons, croit être fidèle au Timée en distinguant d’une part les quatre éléments sensibles qui se mélangent entre eux dans le réceptacle matériel (celui que p.578 Platon appelle nécessité, mensonge, nourrice, mère) pour pro-duire les divers corps, et d’autre part les Idées des quatre éléments, substances pures formées de la matière intelligible qui se trouvent, avec les exemplaires, auprès de Dieu. Il refuse donc de voir autre chose que fluence dans le monde sensible, et ne trouve de fixité que dans la réalité divine . La phy¬sique, dit il ailleurs, ne s’occupe que des formes engagées dans la matière et dans cet état d’engagement : elle doit donc se référer toujours au monde intelligible. Guillaume semble avoir eu au contraire l’idée d’une physique autonome : par exemple, après avoir montré que le firmament ne saurait être fait d’eau congelée, il ajoute : « Mais je sais ce qu’on dira ; nous ignorons ce qu’il en est, et nous savons que Dieu peut le faire. — Mal¬heureux ! Qu’y a t il de plus misérable que ces paroles ? Dieu peut il faire une chose sans voir comment elle est, ni avoir de raison pour qu’elle soit ainsi, ni en manifester l’utilité ? » Aussi Guillaume n’hésite pas à chercher une explication pro¬prement « naturelle » de l’origine des êtres et, en ce qui con-cerne celle de l’homme et des animaux, à revenir aux spécula¬tions de Lucrèce : c’est à l’opération de la nature (natura operans) qu’il faut attribuer la formation des êtres vivants . A ceux qui lui opposent qu’une telle conception déroge à la puissance divine, il répond que, tout au contraire, elle la fait éclater, puisque c’est cette puissance « qui a donné aux choses une telle nature et qui ainsi, par l’intermédiaire de la nature opérante, a créé le corps humain » ; ces critiques viennent d’hommes qui « ignorent les forces de la nature », tandis que « moi, j’affirme qu’il faut en tout chercher la raison, mais si elle nous manque, nous confier au saint Esprit et à la foi ». Il n’hésite d’ailleurs pas à reconnaître, en suivant peut être ici l’inspiration de Lucrèce et du Timée (cf. p. 139) que, en ces matières, on ne peut atteindre que le probable. Ce naturalisme mélange d’une p.579 façon un peu confuse des thèmes d’origines platonicienne, épicurienne (et, même stoïcienne puisque Guillaume définit l’âme du monde « cette force naturelle (vigorem naturalem) insérée par Dieu dans les choses et par laquelle certaines vivent, d’autres vivent et sentent, d’autres vivent, sentent et raisonnent »).

V. — LE MYSTICISME DES VICTORINS @ A côté des graves sententiaires qui codifient le christia¬nisme, des chartrains qui rénovent le platonisme, se dessine, lié à une réforme profonde des ordres monastiques, un impor¬tant mouvement mystique, dont les plus grands représentants sont saint Bernard (1091 1153) et Hugues de Saint Victor (1096 1141). L’idéal monastique, celui du status religiosus, est une vie de renoncement, où l’on obéit à une règle commune pour parvenir à la perfection, grâce à la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. L’histoire des ordres monastiques nous montre une continuelle alternance entre l’oubli des règles primitives, qui aboutit à faire pénétrer la vie mondaine dans les cloîtres et les réformes qui imposent à nouveau la règle. Le XIe siècle est dominé par la réforme de l’abbaye de Cluny ; mais l’esprit monastique s’y affaiblit de nouveau, et il se réveille, au XIIe siècle, avec la réforme de Cîteaux, tandis que Bruno de Cologne fonde l’ordre des Chartreux. Le moine cistercien est un « composé de paysan, d’artisan et d’ascète ». La vie spirituelle ne consis¬tera donc pour lui que dans une méditation spirituelle des vérités fondamentales du christianisme, grâce à laquelle il y pliera de mieux en mieux son intelligence et sa volonté. C’est de cette méditation, où l’entraînement imaginatif abolit presque entièrement la réflexion critique, que naît le mysti¬cisme monastique du XIIe siècle. Le type en est le traité De diligendo Deo du célèbre saint Bernard, d’origine cistercienne et abbé de Clairvaux, le prédicateur de la deuxième croisade p.580 (1146), le conseiller du pape Eugène III, son ancien religieux, à qui il adresse un traité De Consideratione sur les maux de l’Église et les devoirs du souverain pontife. Pour cet esprit ardent et passionné, « toute la philosophie est la connaissance de Jésus crucifié », ou, ce qui revient au même, la connaissance de l’amour de Dieu pour les hommes, qui amène les hommes à aimer Dieu. Cet amour explique tout le drame chrétien ; par amour, Dieu a destiné tous les hommes au salut ; mais il leur a donné une volonté libre (définie par l’expression stoïcienne d’assentiment, consensus) qui a déchu ; à la suite de cette faute, l’incarnation et le supplice de Jésus ont été pour Dieu un moyen de satisfaire à sa justice et à sa pitié ; le chrétien a désormais la capacité de se sauver en suivant le Christ ; la vie chrétienne est la description de cette voie qui part de la considération ou recherche (qui est méditation sur nous même, sur le monde et sur Dieu) pour aboutir à la contemplation, qui est « une concep¬tion assurée et non douteuse de la vérité », et enfin à l’extase où l’âme, séparée des sens corporels, ne se sentant plus elle même est emportée (rapitur) jusqu’à la jouissance de Dieu, et, deve-nant très différente d’elle même et très semblable à Dieu, est finalement déifiée. Il faut bien voir tout ce qu’il y a de traditionnel dans cette peinture de la vie intérieure dont les traits se reproduisent de siècle en siècle depuis Philon, Plotin et saint Augustin. Il faut pourtant appuyer sur ce fait que, dans les milieux que nous étu¬dions ici, ce mysticisme est religieux et sentimental et nullement spéculatif ; il est règle de vie pour l’âme et non pas, comme chez Plotin, appui d’une conception philosophique de l’univers ; c’est la tradition de la méditation intérieure d’Augustin, non celle de la métaphysique néoplatonicienne. Même tendance chez Hugues de Saint Victor, et ceux qui lui succèdent comme maîtres au cloître Saint Victor à Paris ; ce ne sont plus comme Bernard de grands politiques, mais des maîtres de théo¬logie qui donnent tous leurs soins à l’instruction des clercs. p.581 Très différents aussi des chartrains, ils s’en tiennent à une conception traditionnelle de l’éducation, et les six livres du Didascalicon de Hugues (avec l’Epitome in Philosophiam) sont des manuels à la manière d’Isidore comprenant les arts libéraux et la théologie ; il tient beaucoup à des études com¬plètes, allant de la grammaire à la mécanique en passant par l’éthique et la philosophie théorique (mathématiques, physique et théologie), et il proteste contre ceux qui veulent « déchirer et lacérer ce corps d’ensemble et qui, par un jugement pervers, choisissent arbitraitrement ce qui leur plaît » . Tradition d’universalisme, très importante dans l’histoire de la philoso¬phie et qui, au XIIe siècle, commençait à être menacée, nous allons voir bientôt par qui. C’est donc à une instruction intellectuelle fort complète que s’adosse la contemplation mystique dont le Victorin décrit les étapes dans un très grand nombre d’œuvres. C’est toute la vie intérieure du chrétien qui est dépeinte par exemple dans le De Contemplatione et ejus speciebus, sortes de règles d’exercices spirituels de plus en plus difficiles ; la méditation sur la morale et les ordres divins, le soliloque dans lequel « l’homme intérieur » scrute les secrets de son cœur, la circonspection (circumspectio) qui est la défense contre la séduction des biens sensibles ; enfin l’ascension qui a elle même trois degrés, l’ascensio in actu, qui consiste à confesser ses péchés, à distribuer des aumônes et à mépriser les richesses ; l’ascension dans nos sen-timents (in affectu) qui consiste dans la parfaite humilité, la charité consommée, la pureté de la contemplation ; enfin et au plus haut l’ascension dans l’intelligence (in intellectu) qui consiste à connaître les créatures, et ensuite le créateur. La connaissance de Dieu s’opère d’ailleurs selon cinq modes de plus en plus parfaits : en partant de la créature, dont la contem-plation conduit à l’idée du créateur ; par la nature de l’âme, p.582 qui est une image de l’essence divine, qui est partout dans le corps comme Dieu dans l’univers ; par l’Écriture qui nous révèle les attributs de Dieu ; par un rayon de la contemplation qui nous fait monter jusqu’à lui ; enfin par la vision « dont très peu jouissent à présent, et dans laquelle, ravis par la douceur d’un goût divin, l’on contemple seulement Dieu dans le repos et la paix. » L’on voit avec quel soin ce mysticisme reste ortho¬doxe ; la contemplation, à son plus haut degré, n’est qu’une sublimation des vertus chrétiennes fondamentales, foi et charité. L’œuvre d’Hugues est continuée par Richard de Saint Victor dont le mysticisme est encore plus pénétré, si l’on peut dire, de rationalisme et d’intellectualisme ; il veut, comme saint Anselme, trouver des « raisons nécessaires » des dogmes divins ; et son De gratia contemplationis fait une part immense à la préparation intellectuelle de l’extase.

VI. — PIERRE ABÉLARD @ Chartrains, sententiaires et Victorins, si différents et même si hostiles qu’ils paraissent, sont pourtant animés d’un même esprit : on ressent chez tous le sentiment d’une libération, la joie d’une civilisation commençante, une ardeur intellectuelle qui se heurte aux moyens médiocres dont ils disposaient. Le XIIe siècle est le premier qui se délivre véritablement des encyclopédies et des commentaires ; les formes littéraires se font plus souples et plus personnelles. Pierre Abélard (1079 1142) en est le représentant le plus carac¬téristique : pendant de longues années, il enseigne, avec un succès croissant, la dialectique à Melun, à Corbeil, puis à Paris à l’école cathédrale et sur la montagne Sainte Geneviève : les Introductions pour les commençants, les Gloses et les Petites Gloses sur Porphyre, enfin la Dialectique (1121) sont les résultats de cet enseignement. Mais vers 1112, il commence à p.583 s’appliquer à la théologie avec Anselme de Laon, et l’enseigne¬ment qu’il donne à Paris en 1113 à l’école cathédrale est tout théologique. On sait quelle catastrophe y mit fin en 1118, à la suite de son amour pour Héloïse ; cruellement mutilé par l’oncle de celle ci, le chanoine Fulbert, il se réfugia à l’abbaye de Saint Denis : Il reprit pourtant son enseignement d’abord à Nogent sur Seine, puis de 1136 à 1140 au Paraclet : De cette époque de sa vie date l’inspiration du Sic et non (1121), de la Theologia christiana, de l’Introductio ad Theologiam et de l’Ethica. De cette époque date aussi cette Histoire de mes malheurs (Historia calamitatum) qui ressemble plus aux Confessions de Rousseau qu’à celles de saint Augustin, et la célèbre correspondance avec Héloïse. L’enseignement d’Abélard est un de ceux qui, au moyen âge, excita avec le plus de force la réprobation des théologiens : condamnées par deux conciles, à Soissons en 1121, à Sens en 1141, ses opinions théologiques sont considérées comme un résumé de toutes les grandes hérésies : arien, pélagien et nesto¬rien, d’après une lettre de l’archevêque de Reims au cardinal Guido de Castello (1141) , il aurait nié l’égalité des personnes divines, l’efficacité de la grâce, la divinité du Christ ; et toutes ces négations auraient une source unique ; l’immense orgueil intellectuel que lui reprocha son grand adversaire saint Ber¬nard , orgueil qui fait que « le génie humain (humanum inge¬nium) usurpe tout pour lui, ne réservant rien à la foi ». ou encore qu’il s’efforce de dénier « tout mérite à la foi en pensant qu’il peut comprendre par la raison humaine tout ce qu’est Dieu », C’est donc tout le régime de la vie chrétienne qu’on lui reproche de vouloir changer ; un dogme dont tout mystère est supprimé et qui rend inutile la tradition, une morale qui s’appuie sur la confiance de l’homme en lui-même et rend inutile la grâce avec les sacrements. p.584 Qu’était donc, chez Abélard, cette raison ? Une raison formée tout entière par la dialectique qu’il cultiva avec passion, à l’exclusion presque complète des sciences du quadrivium ; de lui est issue, nous le verrons, une école de dialecticiens qui bor¬naient la philosophie à cet art. Sa Dialectique (celle de 1121) est d’ailleurs uniquement fondée sur les traductions et les tra-vaux de Boèce ; elle ignore encore les grands traités logiques d’Aristote, Analytiques premiers et seconds, Réfutation des Sophistes, Topiques qui ne furent traduits en latin qu’en 1125. La dialectique reste pour lui ce qu’elle était pour Boèce com¬mentant les Catégories, une science qui ne porte pas sur les choses mêmes, mais sur les mots en tant qu’ils signifient les choses. Elle n’entraîne donc nullement, fait bien important, notre connaissance directe des choses ; et, si l’on voulait chercher la manière dont un Abélard se représente l’univers, ce n’est pas dans sa dialectique qu’on le trouverait, mais dans tel passage de l’Éthique, où ce « rationaliste » parle de l’action que les démons ont sur nous grâce à leur connaissance des forces naturelles : « Car il y a dans les herbes, dans les semences, dans les natures des arbres ou des pierres, bien des forces capables de remuer ou d’apaiser nos âmes » . Il ne faut pas oublier ce contraste entre cette connaissance vivante et passionnée de la nature et la sèche classification dialectique dans les filets de laquelle on ne pouvait guère espérer prendre les choses. Pourtant la dialectique ne peut pas non plus se désintéresser totalement de la connaissance des choses. Le programme de l’enseignement dialectique d’Abélard paraît d’abord assez simple : il étudie les termes incomplexes (les cinq voix et les catégories), puis les termes complexes, c’est à dire la proposi¬tion et le syllogisme catégoriques et la proposition et le syllo¬gisme hypothétiques, enfin les définitions et la division. Simpli¬cité toute apparente, puisque, à l’occasion de la proposition p.585 hypothétique, il traite de tout ce qu’il connaît par Boèce des Topiques d’Aristote, et il fait intervenir des questions physiques et métaphysiques, telle que celle de la matière et de la forme, et de la théorie des causes. Ce caractère équivoque de la dialectique, que nous avons vu naître chez Aristote, dans sa tentative pour faire d’une méthode de discussion une méthode universelle (p. 185), est à la base de la célèbre querelle des universaux : si les mots signifient des choses, on demande quelles choses signifient les mots qui énoncent les genres et les espèces des substances individuelles. Les genres et les espèces (animal ou homme) sont, rappelons le, des attributs d’un sujet individuel (Socrate), mais des attributs qui, à la différence des accidents (blanc, savant), rentrent dans l’essence de ce sujet, c’est à dire sont tels que, sans eux, le sujet cesserait d’être ce qu’il est. On se souvient que Porphyre et, après lui, Boèce, se deman¬daient si ces genres et ces espèces, ces universaux, existaient dans la nature des choses ou étaient le simple produit d’une vaine imagination. On a vu sur ce point l’opinion de Roscelin ; Guil¬laume de Champeaux, évêque de Châlons (1070 1121), avait une autre doctrine ; il pensait que homme qui est un attribut essentiel de Socrate, de Platon et d’autres individus est essen-tiellement la même réalité qui est tout entière à la fois en chacun de ces individus ; il ajoutait que ces individus ne diffèrent pas du tout par leur essence, en tant qu’hommes, mais par leurs acci¬dents. C’est là d’ailleurs, nous dit on, une fort ancienne opi¬nion : le genre (animal) reste identique à lui-même, quand on y ajoute les différences (raisonnable, sans raison) qui le spéci¬fient, et l’espèce identique à elle même quand on y ajoute les accidents. Abélard nous apprend qu’il discuta la thèse de Guillaume, dont il fut l’élève, et même qu’il la lui fit corriger. Guillaume admit alors que l’universel, dans les divers individus, était la même réalité « non pas essentiellement mais par absence de p.586 différence (non essentialiter sed indifferenter) ». C’est le côté négatif de la même thèse ; impossibilité de distinguer entre l’homme comme tel en Platon et en Socrate. Guillaume a même été plus loin et il a fini par reconnaître qu’entre l’humanité de Socrate et celle de Platon, il n’y avait ni identité essentielle, ni absence de distinction, mais simplement similitude . Il est à noter que cette discussion n’est pas sur le même plan que le conflit qui, seize siècles auparavant, avait séparé Aris¬tote de Platon au sujet de l’existence des Idées. Le platonisme théologique, qui admet les Idées comme pensées de Dieu et exemplaires des choses, est très conciliable avec le nominalisme, qui admet que les universaux, tels que nous les nommons et les pensons, ne désignent pas de réalité véritable. On voit quelquefois, chez le platonicien Scot Érigène, l’origine du nomi¬nalisme parce qu’il pensait que la dialectique n’avait affaire qu’à l’expression linguistique (dictio) . Abélard, qui, en théologie, est un réaliste platonicien, qui croit « avec Macrobe et Platon que l’intelligence divine contient les espèces originales des choses, appelées Idées avant qu’elles se manifestent en des corps » , n’admet pourtant pas le réa¬lisme des universaux de son maître Guillaume. Il fait valoir contre lui la vieille objection de Boèce : « Res de re non praedi-catur. » Un universel est un attribut ; or « nulle réalité ne peut se dire de plusieurs choses, mais seulement un nom ». Donc, tandis que Guillaume considérait le genre et l’espèce isolé¬ment, comme membres d’une classification commençant par le genre le plus élevé et terminée aux espèces infimes, Abélard, qui suit Boèce, ne veut pas oublier que l’universel est avant tout un prédicat qui implique plusieurs sujets individuels dont il est prédicat. Par là, nous pouvons comprendre la théorie des universaux que lui attribue son élève Jean de Salisbury : p.587 « Il voit dans les universaux les discours (sermones) et détourne en ce sens tout ce qui a été écrit sur les universaux » ; des discours (sermones), c’est à dire que l’universel ne peut exister à part des sujets dont il est l’attribut (sermo praedicabilis) . Il y a, paraît il, une liaison étroite entre cette solution, et la théorie aristotélicienne de l’abstraction, qu’Abélard emprunte aux passages de Boèce inspirés du IIIe livre du traité De l’âme d’Aristote et dont il paraît être le premier à saisir l’impor¬tance ; il décrit le processus par lequel, après la sensation « qui atteint superficiellement la réalité », l’imagination fixe cette réalité dans l’esprit, puis l’intellect saisit non plus la réalité même, mais la nature ou propriété de la réalité ; cette nature ou forme, si par abstraction elle est saisie séparée de la matière, n’est jamais connue comme une réalité séparée : « Il n’y a pas d’intellect sans imagination. » A partir d’Abélard, on ne traite plus des universaux, sans par¬ler en même temps des conditions de la formation des idées générales. Aussi tout le siècle paraît tendre vers une espèce de « réalisme tempéré », qui admet que les mots généraux ont un sens réel, sans pourtant désigner des choses réelles au même titre que les choses sensibles. Telle est l’attitude de l’auteur du traité anonyme De Intellectibus  ; il est précédé d’une remarquable analyse de la connaissance intellectuelle : une perception intellectuelle (intellectus) d’une chose composée, comme trois pierres, peut être tantôt simple, quand on les per¬çoit d’une seule intuition (uno intuitu), tantôt composée quand on les connaît par plus d’une impression (pluribus obtulibus) ; mais l’intellect, simple ou composé, est toujours un, pourvu que son acte « ait lieu avec continuité et par une unique impulsion de l’esprit ». On le voit, la simplicité et l’unité peuvent se trou¬ver dans l’intellect qui joint les choses (intellectus conjungens), alors qu’elles ne sont pas dans les choses mêmes. De la même p.588 manière, dans l’abstraction, l’intellect, en séparant la forme de la matière, divise et sépare des choses qui, dans la réalité, ne sont ni divisées ni séparées. En aucun de ces deux cas, il ne s’ensuit que l’intellect est inutile et vain. Il ne l’est pas davan¬tage, lorsque j’emploie des termes universels, tels que homme. Le fait que l’homme est toujours, en réalité, tel ou tel, n’implique nullement que je le conçoive tel ou tel. Il n’y a donc pas simple-ment le nom général et la réalité individuelles, il y a encore le sens du nom qui est l’objet propre de l’intellect. Comme le dit un autre fragment anonyme, Socrate, homme et animal sont la même chose, mais considérée d’une manière différente ; genre quand on y considère la vie et la sensibilité, espèce quand on y ajoute la raison, individu lorsqu’on y considère les acci-dents . Dans toutes ces doctrines, plus trace de nominalisme ; pas trace non plus de réalisme ; le réalisme platonicien, s’il est fréquemment soutenu, répond à un tout autre problème que celui des universaux ; et l’on chercherait vainement une doc¬trine qui soutienne rigoureusement la réalité des genres et des espèces au sein des choses. L’auteur que Jean de Salisbury présente comme le type du réaliste, Gauthier de Mortagne, soutient que les universaux doivent être unis aux individus. Pierre Lombard, d’ailleurs, contrairement à saint Anselme, dégage le dogme de la Trinité de toute supposition réaliste, en prenant soin de distinguer radicalement l’unité des trois personnes en Dieu de l’unité des espèces dans le genre ou de l’unité des individus dans l’espèce . Le champ est donc laissé libre à une doctrine qui vient d’Aristote et de Boèce, et qui peut se résumer en deux articles : il y a, dans les choses, des formes universelles qui sont comme des images des Idées divines ; ces formes n’existent pas en soi, mais ne sont saisies séparées que par une abstraction de l’intellect. p.589 Le problème théologique, tel que le pose Abélard, dérive du même état d’esprit que le problème des universaux.. L’ensei¬gnement dialectique, finit par créer une certaine structure men¬tale, ou, si l’on aime mieux, par imposer une certaine manière de classer la réalité : de toute chose, on se demande dans laquelle des cinq voix de Porphyre ou des dix catégories d’Aris¬tote elle rentre : de toute chose, et même de la réalité divine, à propos de laquelle les théologiens les plus orthodoxes prononcent les mots de substance, d’essence, de propre, de relation, d’identique et de divers. C’est la question que l’on se pose à la suite de Boèce, dont le De Trinitate n’a pas d’autre sujet que l’application des termes de la dialectique à la réalité divine. L’on se rappelle la solution de Scot Érigène. La question est une de celles qui a passionné le XIIe siècle ; et la Théologie chrétienne d’Abélard contient sur ce point non seulement son enseignement propre, mais un tableau de celui de ses contemporains. On a vu plus haut que saint Bernard et son parti accusaient Abélard d’exagérer le rôle de la dialec¬tique dans la connaissance des choses divines. Croirait on que toute l’œuvre d’Abélard est précisément dirigée contre des dialecticiens qu’il accuse de la faute qu’on lui reproche ! « Dans cet opuscule, nous entendons non pas enseigner la vérité, mais la défendre, et surtout contre les pseudophilosophes qui nous attaquent avec des raisonnements philosophiques . » Abélard tient donc une position moyenne entre les théologiens radicaux qui, considérant les distinctions dialectiques comme vraies des choses sensibles seules, repoussaient leur application à la réalité divine et les hyperdialecticiens qui voulaient appli¬quer telles quelles les distinctions dialectiques à la Trinité. De cette seconde position dérivent les « hérésies » que nous dépeint Abélard : celle d’Albéric de Reims qui, de ce que le Père et le Fils sont un seul Dieu, concluait que Dieu s’est p.590 engendré lui-même ; celle de Gilbert l’Universel qui voulait distinguer en Dieu, outre sa divinité et les trois personnes, les trois essences : paternité, filiation et procession, selon lesquelles se distinguent les personnes ; celle d’Ulger, écolâtre d’Angers, qui distinguait en Dieu les attributs comme la justice et la misé¬ricorde au même titre que les propriétés des personnes ; celle de Joscelin de Vierzy qui enseigne que Dieu peut se tromper, puisque certaines choses arrivent autrement qu’il ne les a prédites ; enfin celle dont Abélard accuse les Chartrains d’après qui Dieu ne serait pas antérieur au monde . On suit facilement dans toutes ces « hérésies » l’application des règles dialectiques : Albéric applique la notion de sub¬stance ; Gilbert, la règle qui veut que chaque être ait une essence distincte ; Ulger ne voit dans les Catégories aucun moyen de distinguer les personnes (Père, Fils) des autres attributs de Dieu ; Joscelin de Verzy applique aux textes sacrés la notion de la modalité des propositions ; les Chartrains, la règle que la cause ne peut exister sans l’effet. La solution d’Abélard paraît d’abord être tout à fait radicale : Dieu ou ce qu’on dit de lui ne rentrent en aucune catégorie ; on ne peut même dire qu’il est substance, puisque la substance selon Aristote est le sujet des accidents et des contraires ; aucun nom ne lui convient ; « en lui-même, Dieu enfreint les règles des philosophes ». Mais à côté de cette application bru¬tale de la dialectique, il y a la voie qu’enseignent Platon et saint Augustin, celle des similitudes. L’on peut dire, par exemple, que le Père est au Fils comme la cire est à l’image que l’on modèle avec elle : c’est la même cire quant à l’essence (essentialiter) ; pourtant l’image vient de la cire, et l’image et la cire ont chacune une propriété qui ne convient qu’à elle. C’est une image du même genre qu’Abélard cherche et trouve dans le Timée et chez Macrobe. Il ne prend pas en effet à la p.591 lettre la doctrine de Platon, et il réclame le droit de la sou¬mettre à une exégèse allégorique. « Le langage par énigme est aussi familier aux philosophes qu’aux prophètes (p. 46). » Aussi son exégèse du Timée, qui, comme celle des Chartrains, retrouve la trinité chrétienne dans la triade Dieu, Intelligence, Ame du monde, est elle tout entière allégorique, de manière à supprimer ce qui, dans la lettre de Platon, serait hétérodoxe. Il se donne surtout beaucoup de mal pour identifier l’âme du monde, cette première créature du démiurge qui, par elle, fait du monde un être vivant, au Saint Esprit. Si Platon donne à cette âme un commencement dans le temps, tandis que le Saint Esprit est éternel, c’est qu’il entend parler de l’opération de l’Esprit dans le monde, opération qui est temporelle et pro¬gressive. Si Platon compose l’âme du monde de deux essences, indivisible et divisible, c’est parce que le Saint Esprit, simple en soi, est multiple dans ses effets et dans les dons qu’il fait à l’âme humaine. S’il considère le monde comme un vivant rai¬sonnable, animé par cette âme, c’est d’une manière figurée, puisque le monde n’est à aucun degré un être vivant ; mais comme notre âme confère la vie à notre corps, l’âme du monde ou Saint Esprit confère la vie spirituelle à nos âmes. On voit l’intention : retrancher de Platon tout ce naturalisme que goûtera tant la Renaissance. Abélard se rend bien compte de ce que son procédé a de « violent », et il écrit ces lignes caractéristiques : « Si l’on m’accuse d’être un interprète inop¬portun et violent qui, par une explication impropre, détourne le texte des philosophes vers notre foi et leur prête des idées qu’ils n’ont jamais eues, que l’on songe à cette prophétie que le Saint-Esprit proféra par la bouche de Caïpha, en lui prêtant un autre sens que celui qui la prononçait (p. 53). » On voit ce qu’est la théologie d’Abélard : ce n’est ni la méthode dialectique d’Anselme visant à établir par le raison¬nement ce qui est cru par la foi, ni la philosophie des Chartrains, qui est en quelque mesure indépendante du dogme ; c’est un p.592 effort pour trouver, dans les notions philosophiques, une image de la réalité divine, de manière à la penser au moins par simi¬litude.

VII. — LES POLÉMIQUES CONTRE LA PHILOSOPHIE @ Ces tendances, ainsi que celles de Guillaume de Conches. paraissaient inquiétantes dans des milieux où la réforme monas¬tique, fondée sur une foi très simple, était le principal ; Saint Bernard et ceux qui l’entourent en sont d’ardents adver¬saires. Leur point de vue est représenté dans l’Ænigma fidei de Guillaume de Saint Thierry (mort en 1153) ; il songe avant tout à la foi commune qui « doit être celle de tous dans l’Église de Dieu, tant des petits que des grands  » ; il songe à la sim¬plicité évangélique et au style propre de l’Esprit saint, où l’on ne trouve aucune allusion à ces questions compliquées sur la Trinité que les théologiens ont été obligés de poser pour se défendre contre les hérésies. « Les prédicaments de substance, accident, relatif, genre, espèce, etc., sont étrangers à la nature de la foi ; instruments communs et vulgaires de la raison, ils sont indignes des choses divines (p. 409 a ; 418 b). » C’est là le fond de tous les reproches que Guillaume de Saint¬-Thierry adresse à Guillaume de Conches . Pour les comprendre, il faut se rappeler que le Timée est une cosmogonie qui décrit, dans les réalités divines, ce qui a rapport à la création du monde ; la théologie trinitaire révélée prétend au contraire atteindre Dieu en dehors de son rapport au monde. Or Guillaume de Conches, s’inspirant de Platon (et aussi de saint Augustin), identifie le Père avec la puissance par laquelle Dieu crée le monde, le Fils avec la Sagesse selon laquelle il le crée, l’Esprit avec la volonté par laquelle il l’administre. Dès lors, « le Père p.593 est ce qu’il est, non point par rapport au Fils (comme dans la théologie orthodoxe) mais par rapport à la créature, non point par nature mais par manière d’être » (338 d). La Trinité ne décrit plus la vie divine dans son intimité mais des relations à la créature, comme sont la charité ou la miséricorde. Le reproche fait à Abélard est de même nature : en iden¬tifiant la Trinité à la triade puissance, sagesse et bonté, il trans¬porte en Dieu considéré en lui-même ce qui n’est vrai qu’en Dieu considéré à l’égard de l’homme et de la créature. Cette assimi¬lation est pourtant classique ; on la trouve chez saint Augustin et ensuite chez Bède et P. Lombard ; mais elle est dangereuse parce qu’elle fait perdre le sens du mystère. Il lui reproche aussi d’avoir cherché, avec le Timée, le motif de la création dans la « bienveillance de Dieu envers les créatures », ou de dire que le saint Esprit est une âme qui s’étend partout. « Voilà, dit il, un théologien qui connaît mieux la chair que l’esprit et l’homme que Dieu. Il est plus clair que le jour que ces termes : être mû par une affection ou s’étendre à quelque chose, ne conviennent pas au Dieu immuable. »

VIII. — GILBERT DE LA PORRÉE @ Guillaume de Saint Thierry est pourtant, lui aussi, forcé de reconnaître que « la doctrine de la foi ne peut repousser et rejeter complètement les noms qui lui sont apportés par les hommes ; il faut simplement les adapter un à un à ses règles ». Il indiquait ainsi le programme qu’a suivi Boèce, dans son De Trinitate et que reprend Gilbert de la Porrée, dans le Com¬mentaire qu’il en écrit. Selon Gilbert, toutes les hérésies pro¬viennent de ce que l’on a appliqué aux « choses théologiques » certaines règles qui ne conviennent qu’aux « choses naturelles ». Malgré toutes les précautions qu’il prend à cet égard, il sent bien qu’il est impossible de parler de Dieu « si on ne lui p.594 transfère des catégories empruntées aux choses naturelles ». Il convient seulement de garder les proportions : tâche périlleuse, que Gilbert lui-même n’a pas su remplir au gré de saint Ber¬nard, qui le fit condamner aux conciles de Paris (1147) et de Tours (1148). Gilbert, élève des Chartrains, adhère à leur platonisme. De plus, il est de ceux qui, à cette époque, ont étudié le plus pro¬fondément la logique d’Aristote : il connaît les Analytiques, traduits en 1125 ; sous le titre De Sex Principiis, il écrit une étude qui restera classique, sur les six dernières catégories, action, passion, où, quand, avoir, situation. Surtout il insiste sur la notion de forme ou d’essence, en s’appuyant sur un passage de Sénèque, que nous avons déjà vu utilisé par les Chartrains . Sénèque y distingue l’Idée platonicienne de la forme (ει̉δος) aristotélicienne, comme le modèle qui est en dehors d’une œuvre de la forme qui est inhérente à l’œuvre. C’est précisément la distinction que fait Gilbert  ; et ce que l’on appelle son réalisme consiste à dire non pas que ces formes subsistent en elles mêmes, mais que les substances individuelles, qui, elles, subsistent par elles mêmes, n’ont d’être ou d’essence que grâce à ces formes qui leur sont inhérentes ; un homme n’a d’être ou d’essence que parce qu’il a en lui la forme humanité, elle même composée des formes rationalité et corporéité. En revanche, ces formes, qui font subsister les substances (elles sont les subsistentiae des subsistentes), ne peuvent subsister par elles-¬mêmes, c’est à dire être des sujets. Or Gilbert trouvait, dans ses considérations sur la forme, une règle commune aux naturalia et aux theologica : c’est, disait il, une règle commune aux deux ordres que « l’être vient toujours de la forme » . Il faut donc supposer en Dieu même, antérieurement aux trois personnes, une forme, la divinité ou p.595 déité, par laquelle ces personnes sont informées. C’est cette distinction même que saint Bernard attaqua. L’on voit assez par là toutes les difficultés de ce problème critique, où s’usent les forces intellectuelles du XIIe siècle : « Jusqu’à quel point la réalité divine est elle sujette aux règles de la connaissance des choses naturelles ? »

IX. — L’ÉTHIQUE D’ABÉLARD @ Le reproche qui vise la doctrine d’Abélard sur la Trinité et qui aboutit à la condamnation de Soissons (1121) cache peut être un reproche plus grave qui le fit condamner de nouveau à Sens en 1141. Au XIIe siècle, pas plus qu’aux siècles antérieurs, on ne peut isoler le débat spéculatif relatif au dogme, de tout un ensemble d’idées, plus pratiques que théoriques, sur la vie chrétienne. Comme saint Bernard théologien s’oppose à Abélard théologien, et pour les mêmes raisons, les réformateurs monastiques, qui veulent retourner à la règle stricte, trouvent devant eux des contradicteurs qui proclament que le mariage entre moines et moniales est licite, ou encore que l’on peut être sauvé avant l’Incarnation et sans y croire. A ce qu’on pour¬rait appeler le naturalisme théologique répond ce mouvement d’émancipation, qui aboutit à déclarer inutiles vie monastique, sacrements et mérite de la foi. C’est dans cette atmosphère qu’Abélard écrivit son Ethica ou Scito te ipsum. Là véritable-ment, comme l’a dit saint Bernard, « l’intelligence humaine garde tout pour elle et ne réserve rien à la foi  ». Abélard, qui y dénonce le scandale de la remise des pénitences à prix d’argent faite par les prêtres, qui conteste aux évêques le pou¬voir de remettre les péchés, y défend une morale individua-liste, tout à fait indépendante de la discipline chrétienne : p.596 la droite volonté déterminée seulement par l’obéissance à la conscience et au bien tel qu’il est conçu ; par suite le péché pure¬ment personnel et l’impossibilité du péché originel et de toute réversibilité des fautes ; la distinction radicale entre la faute morale, purement interne, assentiment à ce que l’on tient pour mauvais, et la faute légale ; l’impossibilité pour aucun autre homme de connaître l’intention qui, seule, constitue la faute ; enfin l’idée d’un salut personnel qui ignore la réversi¬bilité sur nous des mérites du Christ  ; au total une intuition profonde, qui ramenait au premier plan la morale grecque et humaine ; voilà « le nouvel Évangile et la nouvelle foi » que l’on jugea dangereux pour la situation acquise de l’Église et que l’on fit condamner à Sens. Le pape Innocent II, dans le rescrit qu’il écrit à ce sujet, rappelle la lettre (d’ailleurs fausse) de l’empereur Marcien qui dit au pape Jean : « Que, à l’avenir, nul clerc, nul militaire, nulle personne d’une condition quel¬conque ne tente de traiter publiquement de la foi chrétienne. »

X. — LA THÉOLOGIE D’ALAIN DE LILLE @ Ces condamnations n’arrêtaient nullement le mouvement irrésistible qui portait les théologiens à rechercher, dans la foi chrétienne, une structure rationnelle, qui en fît un tout bien lié. Il y a là une nécessité pratique dont il faut se rendre compte : Abélard l’a fait plusieurs fois valoir ; la méthode de raisonne¬ment était la seule possible contre des hérétiques qui n’admet¬taient point la vérité. C’est aussi ce que dit Alain de Lille dans son De Arte seu articulis catholicae fidei qu’il écrivit vers la fin du siècle. Il y emploie (comme autrefois Proclus dans ses Élé¬ments de théologie que connaît Alain) la forme d’Euclide avec ses notions communes, postulats (petitiones) et théorèmes. p.597 Pourtant Alain, pas plus qu’Abélard, ne prétend, par le raisonnement, dépasser la probabilité ; la foi au contraire reste « issue de raisons certaines qui ne suffisent pas à la science ». Aussi y a t il chez lui un contraste entre le caractère contingent des vérités chrétiennes, dont la plupart énoncent des événements dépendant d’une décision mystérieuse d’un Dieu incompréhen-sible, et le caractère rationnel de la méthode qui doit prouver ces faits. La puissance insondable de Dieu vient toujours limiter la raison que l’on pourrait donner des vérités de la foi ; par exemple, « Dieu aurait pu racheter le genre humain d’une manière tout autre qu’il n’a fait » (III, 15) ; il n’y a aucune nécessité à ce que ce soit le Fils qui s’incarne, plutôt qu’une autre personne. Tout comme Gilbert de la Porrée, il essaye, dans ses Theo¬logicae regulae, de montrer dans quelle mesure les règles des naturalia peuvent être transférées aux theologica. Il a un double principe : d’abord les règles communes de l’attribution ne s’appliquent pas à Dieu : Dieu ne peut être considéré comme un sujet logique dont les attributs se rangeraient suivant les caté¬gories quiddité, qualité, quantité, etc. ; car il est impossible de faire rentrer Dieu, qui est un terme singulier, dans un genre et dans une espèce, et la diversité de ses attributs ne désigne jamais qu’une essence unique. D’autre part, les règles relatives aux causes s’appliquent à la fois aux choses naturelles et à la réalité divine : si un prédicat est vrai d’un sujet, que ce sujet soit Dieu ou un être de la nature, nous avons toujours le droit de dire qu’il y a une cause par laquelle ce prédicat lui appartient, et que la cause de l’attribution est différente de l’attribut lui-même ; s’il est vrai que Dieu est juste, il y a une cause qui fait qu’il est juste, et cette cause est différente de l’attribut juste qui en énonce les effets par rapport à nous. Dans ce second principe, il faut voir une application nouvelle des idées du Monologium de saint Anselme qui consiste à remonter à la nature de Dieu en se référant à la variété de ses attributs, ou, comme disait Denys l’Aréopagite, de ses noms.

XI. — LES HÉRÉSIES AU XIIe SIÈCLE @ p.598 La dernière partie du XIIe siècle et le commencement du XIIIe, occupés par le pontificat d’Innocent III (1198 1216) et sa lutte contre l’Empire, par le conflit des barons anglais contre les rois de la dynastie angevine, est une époque plus troublée et tumultueuse que jamais, à laquelle mettront fin d’une part le concile de Latran (1215) qui confirme les doctrines sur la puis¬sance des papes, et, du même coup, institue les tribunaux d’inqui-sition et autorise la création des ordres mendiants, et la Grande Charte (1215) qui règle les libertés anglaises, tandis que, un an auparavant (1214), le pouvoir des Capétiens avait été affermi à Bouvines. Pour comprendre l’importance de ces événements qui, nous le verrons, ont pesé d’un poids énorme sur l’histoire des idées, il faut se représenter les mouvements qui agitaient ce XIIe siècle finissant : d’une part un vaste mouvement social d’éman¬cipation contre l’Église qui se manifeste par des hérésies très populaires et par des doctrines hétérodoxes : d’autre part, un mouvement humaniste et doctrinaire, dont Jean de Salisbury, l’élève d’Abélard et des dialecticiens de France, le conseiller de l’archevêque Thomas Becket, est le meilleur représentant. Dans ces hérésies nombreuses, dans ces associations de Béguines, de Capuciés, d’Humiliés, de Pauvres catholiques, comme chez les Cathares et les Albigeois ou les Vaudois, il est difficile de déterminer où finissent les questions de disci¬pline, où commencent les questions de doctrine. Déjà, au milieu du siècle, un élève d’Abélard, Arnauld de Brescia prêchait que les ecclésiastiques ne pouvaient être sauvés s’ils possédaient des terres ; il fut assez puissant pour faire chasser le pape de Rome en 1141. Le fond substantiel de ces hérésies paraît bien être toujours le même : la prédication d’un idéal de vie reli¬gieuse et sainte, par un retour à la simplicité évangélique et p.599 un complet affranchissement de l’Église et des sacrements. Des illuminés se proclament fils de Dieu. Un Pierre de Bruys nie la valeur du baptême et la présence réelle dans l’Eucharis¬tie, et veut abattre les églises et supprimer le culte extérieur. Vers 1170, le Lyonnais Pierre Waldès (fondateur de la secte des Vaudois), « usurpant l’office de Pierre », prêche la pauvreté évan¬gélique ; Alain de Lille nous dit qu’il nie toute autorité reli¬gieuse et même toute autorité humaine, la valeur du sacre¬ment de l’ordre, l’institution de l’absolution et des indulgences. Le même Alain de Lille parle, dans son Contra Haereticos, d’hérétiques qu’il ne nomme pas, mais où il est aisé de recon¬naître les fameux Cathares ou Albigeois, qui dominaient dans le sud de la France ; on y voit comment les opinions doctri¬nales sont liées à cet idéal de vie. L’ambition d’une sainteté, route pure et dépouillée, ne va pas sans la croyance que notre âme est une force céleste déchue, et emprisonnée par des forces adverses et mauvaises. Mais cette croyance se transforme chez les Albigeois en une doctrine précise, où nous reconnaissons non pas, comme on l’a dit quelquefois, le manichéisme, mais plutôt la doctrine des Gnostiques : le monde a été créé par un mauvais principe, un démiurge qui est en même temps l’auteur de la loi mosaïque ; l’âme est d’origine céleste ; ange déchu, elle est punie par la vie terrestre ; de cette âme, il faut distinguer l’âme comme simple principe vital, qui, ainsi que l’âme des animaux, périt avec le corps. Le Christ, venu pour sauver les âmes, n’a pas du tout la nature humaine ; son corps n’est qu’une simple apparence. Il n’a institué aucun des sacre¬ments, dont la prétendue nécessité pour le salut fait la force de l’Église. La vie chrétienne tend seulement à un état de pureté où l’âme, complètement délivrée du péché, incapable de mal faire, n’est plus la prisonnière du mal ; les purs ou Cathares sont ceux qui sont arrivés à cet état. L’indépendance religieuse, que les Albigeois réclamaient, cadrait avec l’indépendance politique que les maîtres du Midi p.600 de la France, les comtes de Toulouse, voulaient se donner. On sait comment une croisade, ordonnée par Innocent III et mar¬quée par des cruautés sans nom (1207 1214) mit fin à la fois à l’hérésie et à la puissance des comtes. Parmi les doctrines condamnées au concile de Latran, se trouve celle de Joachim de Flore, abbé du monastère de Saint Jean à Fiore en Calabre (1145 1202). Jésus dit, en l’Évangile de Jean (XIV, 16) : « Je prierai mon Père qui vous donnera un autre Consolateur (Paraclet) afin qu’il reste éter-nellement parmi vous. » Ce Paraclet est, pour Joachim, le Saint Esprit ; et ce verset marque les trois périodes de l’histoire du salut ; la loi mosaïque, période du Père, qui est le passé et préfigure l’Église chrétienne ; l’Église, qui est le présent, préfigure le règne de l’Esprit qui est le futur et que Joachim annonce en des visions apocalyptiques, où il représente l’Église transformée et spiritualisée en une ère nouvelle qui doit com¬mencer en 1260. Ainsi naît l’idée d’un Évangile éternel, qui donne le sens spirituel et définitif de l’Évangile du Christ ; cette idée persistera jusqu’au XIVe siècle dans les milieux franciscains . Entre les idées de Joachim et celles des Vaudois ou des Albi¬geois, il y a certes une parenté, le désir de faire naître un ordre spirituel nouveau, différent de l’ordre actuel. Mais l’oppo¬sition est grande : les Joachimites voient dans l’Évangile éter¬nel la consommation du christianisme, attendue pour l’avenir ; ils ont le sens de la continuité historique. Les Cathares nient simplement le rôle de l’Église, et considèrent que l’ordre spiri¬tuel nouveau est dès maintenant réalisé par les purs ou par¬faits, initiés à leur origine divine. Progrès d’un côté, révolution brusque de l’autre . La doctrine d’Amaury de Bène, maître en théologie à Paris qui mourut en 1207, bien que très différente de celle des p.601 Albigeois, conduit à la même attitude pratique : les Albigeois retrouvent le drame du salut, tel qu’il avait été dépeint par les gnostiques, la délivrance de l’âme, essence divine prisonnière du mal ; nul drame de ce genre chez Amaury. Il enseignait que chaque homme est un membre du Christ ; d’après les com¬mentaires de ses disciples, il voulait dire que la seule réalité qui existât, éternellement identique à elle même, c’était Dieu ; et que le salut ne consiste en rien que dans la science ou con¬naissance que Dieu est toutes choses : rien de semblable à la foi et à l’espérance, qui sont des attentes d’un meilleur sort ; rien de la crainte de l’Enfer ou des espoirs du Paradis ; nulle croyance que Dieu soit spécialement présent dans le Christ ou dans l’hostie, puisqu’il est partout et que toutes les créa¬tures l’incarnent ; mais, dès l’abord, une assurance complète que, par la révélation d’Amaury, est né le règne définitif de l’Esprit qui doit remplacer l’Église. On a reconnu la ligne de pensée qui, dérivée des Stoïciens, et passant par Plotin et Denys, arrive jusqu’à Amaury par l’inter¬médiaire de Scot Érigène. On voit aussi que, à cette époque, cette doctrine théorique de l’unité de tout être en Dieu avait assez de force pour se tra¬duire dans les faits par une opposition à tout le système spiri¬tuel de l’Église. L’Église sentit le danger, et la doctrine des Amauriciens fut condamnée au synode de Paris en 1210 et au concile de Latran (1215) ; en même temps, l’on condamnait le De Divisione naturae d’Origène où l’on voyait la source de cette doctrine. Vers la même époque, elle se manifeste pourtant encore dans les écrits de David de Dinant, condamnés aussi en 1210 ; nous n’en connaissons que le titre, De tomis hoc est de divisio¬nibus, qui fait songer à Érigène ; mais nous connaissons ses idées par Albert le Grand et saint Thomas. La division dont il s’agit est celle des réalités en corps, âmes et substances sépa¬rées ; chacune de ces réalités a son principe indivisible, la matière (Yle) pour les corps, l’Intelligence (Noyn vel mentem) p.602 pour les âmes, Dieu pour les substances séparées. Or cette triade, matière, intelligence et Dieu ne désigne qu’une sub¬stance unique ; David paraît avoir employé, pour établir cette conclusion, le principe du livre des Causes : si l’on y voyait des termes distincts, il faudrait admettre au dessus d’eux, un prin¬cipe simple et indivisible, qui contienne en lui ce qu’ils ont de commun (c’est d’une manière analogue que raisonnait Avi-cebron, dont David a pu connaître la Fons vitae) : on est donc renvoyé à une réalité unique. On reconnaît dans cette triade non point la triade néoplatonicienne de Macrobe, Un, intel¬ligence et âme, mais une triade tirée du Timée, démiurge, intel¬ligence ou être, et matière.

XII — JEAN DE SALISBURY @ Un des personnages les plus curieux de cette époque est Jean de Salisbury (1110 1180) qui reçut l’enseignement d’Abélard, de Gilbert de la Porrée et de Guillaume de Conches, qui fut l’ami de Thomas Becket et mourut évêque de Chartres. C’est un écrivain distingué, plein des souvenirs de l’antiquité clas-sique, non seulement des poètes, comme Ovide et Virgile, mais de Sénèque et surtout de Cicéron à qui il a emprunté sa connaissance de la morale stoïcienne en même temps que le doute académique. Ses deux grands ouvrages, le Metalogicus et le Policraticus, reflètent d’une manière vivante toutes les préoc¬cupations d’un grand seigneur ecclésiastique de ce temps. Le Metalogicus nous donne un tableau de toutes les questions que soulevait vers 1160 la diffusion de l’enseignement de la dia¬lectique. A ce moment tendait à s’affaiblir la conception long¬temps dominante, selon laquelle la dialectique n’était qu’un des sept arts libéraux qui, dans leur ensemble, étaient desti¬nés à servir d’introduction à la théologie : conception hiérar¬chique très nette que beaucoup de théologiens du XIIe siècle voient, non sans effroi, en danger de disparaître : la dialectique p.603 ne sait plus se subordonner, et elle envahit la théologie. Un saint Bernard voit là avant tout un péché, « une honteuse curio¬sité qui consiste à savoir pour savoir, une honteuse vanité qui consiste à connaître pour être connu ». Ces plaintes sont con¬tinuelles à la fin du XIIe siècle, et elles s’étendent même aux auteurs des sentences et des sommes, à qui l’on reproche de ne pas se contenter des Pères ; dans son Contra quatuor labyrin¬thos Franciae, Gauthier, prieur de Saint-Victor, combat Pierre Lombard et Pierre de Poitiers non moins qu’Abélard et Gilbert de la Porrée. Mais on ne redoutait pas simplement cet envahis¬sement de la théologie par la dialectique, qui profanait la science sacrée et faisait des dogmes l’objet de disputes publiques ; on voyait aussi, non sans appréhension, naître une culture dialectique trop poussée, culture purement formelle de l’art de la discussion, qui finit par être prise comme fin en soi. L’inter¬diction, faite aux maîtres ès arts, d’enseigner la théologie, avait, comme résultat, un développement presque monstrueux de l’art de discuter. Jean de Salisbury nous dépeint ces « purs philosophes » qui dédaignent tout en dehors de la logique et ignorent grammaire, physique et éthique. « Ils y passent toute leur vie ; devenus vieux, ce sont des douteurs puérils, ils discutent toute syllabe et même toute lettre des paroles et des écrits ; ils hésitent en tout, ils cherchent toujours, et ils ne parviennent jamais à la science... Ils compilent les opi¬nions de tous, et la masse des opinions qui s’opposent est telle que le propre auteur du livre peut à peine les connaître » . Impossible de mieux sentir le danger de l’exercice de la subtilité pour elle même qui fait renaître, aux bords de la Seine, chez un Adam du Petit Pont, le goût des sophismes où s’étaient complu certaines écoles grecques. Adam avouait ingénument qu’il aurait eu fort peu d’auditeurs s’il avait enseigné la dialectique avec des formules simples et faciles à entendre  ; p.604 on aime mieux faire des collections de sophismes, comme celui-ci où revit tout l’esprit de l’école mégarique : « Cent est moindre que deux, puisque cent, par rapport à deux cents, est moindre que deux par rapport à trois. » Jean de Salisbury n’est nullement un ennemi de la logique, et il lutte contre ceux qui la déclarent inutile, comme l’énigma¬tique personnage qu’il appelle Cornificius, qui se vantait de sa méthode pour raccourcir les études . Mais Jean veut que la logique soit un simple instrument pour la pensée : la dia¬lectique d’Adam, « roulant sur elle même et approfondissant ses propres secrets, s’occupe de sujets qui ne servent ni dans la famille, ni à la guerre, ni au tribunal, au cloître, à la Cour ou à l’Église, nulle part sinon dans l’école » (ch. VIII). Or la logique n’est faite que pour résoudre des questions dont la matière est empruntée d’ailleurs. A ce sujet, Jean suit avant tout les Topiques d’Aristote, le traité qui a sa prédilection parmi les cinq traités de l’Organon, dont la connaissance complète se répandait alors en Occident. L’importance des Topiques est considérable ; le livre est alors dans toute sa nouveauté, et il est de style beaucoup plus clair que les Analytiques. Avec un sens historique très sûr, Jean voit bien qu’il constitue un traité complet par lui-même ; commençant par les fondements de la logique, enseignés au premier livre, avec beaucoup plus de clarté que chez Porphyre et Boèce, il y joint les questions morales et physiques dont le tableau est donné au livre III, et s’achève avec le livre VIII, le plus utile de tous, où sont enseignées les règles de la discussion et du tournoi dialectique. Parmi les autres traités de l’Organon, les Catégories et le Perier¬meneias ne sont faits que pour préparer les Topiques ; les Ana¬lytiques n’en sont que des appendices ; l’art de la démons¬tration, enseigné dans les Derniers analytiques, est sans usage ; car la nature des choses est trop cachée pour que l’homme p.605 puisse connaître la modalité des propositions, le possible, l’im¬possible et le nécessaire. « C’est pourquoi la méthode de démons¬tration vacille la plupart du temps en physique et n’a son effi¬cacité pleine qu’en mathématique » (ch. XIII, fin). On voit ici, en traits nets, l’idéal d’une époque : non pas découvrir la nature des choses, mais trouver une méthode générale d’invention des arguments, applicable dans les circons¬tances les plus diverses. On sait bien que l’on n’atteindra ainsi que le probable ; « saisir la vérité même, cela n’appartient qu’à la perfection de Dieu ou d’un ange » (II, ch. X). Aussi bien, Jean sait que au dessus de la raison, qu’il définit à la manière stoïcienne par la stabilité du jugement, il y a l’intelligence (intellectus) qui atteint les causes divines des raisons naturelles, et la sagesse qui est comme la saveur des choses divines. Mais il en isole fortement la sphère où se débattent des intérêts pure¬ment humains avec des moyens humains. Ce même esprit, humanisme surmonté d’une théologie, se retrouve dans le Policraticus, où la sagesse humaine, morale et politique, est surmontée d’une théocratie. Dans sa partie morale, cette œuvre est tout entière pénétrée de stoïcisme. Il y a, à cette époque, une évidente renaissance de cette doctrine, qui coïn¬cide avec le naturalisme dont nous avons trouvé tant de mani¬festations : l’on connaît et l’on discute les arguments stoï¬ciens relatifs au destin  : Jean nous parle d’un néostoïcien (novus stoicus), un certain Louis, un Italien des Pouilles, qui avait commenté Virgile, et qui, reprenant la vieille discussion de Diodore sur les futurs contingents, concluait qu’il était impossible de savoir « si quelqu’une des actions que l’homme ne fera pas est pourtant une action possible » (II, ch. XXXIII). Ailleurs Jean prouve, selon la bonne doctrine stoïcienne, que « la providence de Dieu ne supprime pas la nature des choses, et que la série des choses (series rerum, qui est la définition p.606 même du destin) n’altère pas la providence » ; Tout le livre IV, qui est politique, est pénétré des idées stoïciennes du De Legibus de Cicéron ; on y trouve que le prince est l’esclave de la loi et de l’équité, et que la loi (c’est la formule de Chrysippe) est maî¬tresse de toutes les choses divines et humaines. L’État, dit il encore, doit être ordonné à l’image de la nature ; et il cite à ce propos comme modèle, la description de la république des abeilles d’après les Géorgiques (V, 21). C’est à une lettre de Plutarque à Trajan qu’il demande au livre V des préceptes pour la conduite du prince. Même tendance stoïcienne dans sa morale particulièrement au livre VIII, où il traite des passions, en sui¬vant les Tusculanes. Son stoïcisme est en effet celui d’un Cicéron, limité par le doute académique. Ce naturalisme, pénétré de rationalisme stoïcien s’arrange merveilleusement bien d’une théocratie, qui soumet le pouvoir temporel au pouvoir spirituel. Si « le prince est le ministre des prêtres et inférieur à eux », c’est qu’« il est constant que le prince, par l’autorité de la loi divine, est soumis à la loi de la justice » (IV, 3 et 4). Le prêtre est donc le premier interprète de cette loi divine que « le prince doit toujours avoir devant les yeux » (IV, 6). Rationalisme, naturalisme et prédominance du pouvoir spirituel vont de pair en des formules comme celles ci : «  L’État est un corps animé grâce aux bienfaits de Dieu, dirigé par la souveraine équité et régi par la règle de la raison (V, 6). » Le prince est donc l’élu de Dieu ; et de là viennent ses privilèges, qui le font considérer dans l’État comme une image de la divinité (VI, 25). De même que l’on trouve la loi stoïcienne réalisée dans le pouvoir spirituel établi par le Christ, l’on voit, d’après Jean, la morale stoïcienne à l’œuvre dans les ordres monas¬tiques, particulièrement chez les Chartreux (VII, 23).

Bibliographie

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CHAPITRE IV LA PHILOSOPHIE EN ORIENT @ p.609 Les destins de l’Occident pendant le Moyen âge furent en partie déterminés par la conquête arabe qui, étendue de l’Inde à l’Espagne et s’avançant jusqu’au sud de l’Italie et aux îles grecques, forme comme un écran entre l’Europe et l’Asie : on sait comment, en un siècle (à partir de 635), la domination des Arabes se répandit d’une manière foudroyante, ne s’arrêtant, à bout de course, qu’à Poitiers en 732 et au Turkestan chinois en 751. Ils apportaient avec eux une langue et une religion qui sont restées, dès lors, la langue et la religion d’immenses territoires. Elles s’imposèrent comme d’elles mêmes en ces pays de vieille culture hellénistique, Syrie, Égypte, Perse, où nous voyions encore, au VIe siècle, des philosophes tout occupés à commenter Platon et Aristote. Un pareil événement a eu sur le cours de l’histoire des idées une influence que nous cherchons à appré¬cier très sommairement dans ce chapitre. Les historiens nous apprennent combien peu nombreux étaient les Arabes d’origine dans ces vastes territoires, qu’ils occupaient militairement, mais en gardant les cadres administratifs et sociaux des pays conquis ; dans la dislocation qui partagea l’empire en souverainetés indépendantes, les califes de Bagdad par exemple, mirent à leur service toute l’organisation finan¬cière et politique des anciens souverains persans . On observe, p.610 semble t il, un fait analogue dans le domaine intellectuel : convertis à l’islamisme et écrivant en arabe, les philosophes arabes, dont la plupart sont d’origine non pas sémi¬tique mais aryenne, trouvent leurs thèmes de méditation soit dans les œuvres grecques, que les Chrétiens nestoriens, qui peuplent l’Asie Mineure et la Perse, traduisent dès le VIe siècle en syriaque et en arabe, soit dans les traditions mazdéennes vivantes en Perse et auxquelles se mélange intimement la pensée de l’Inde (mysticisme des Soufis).

I. — LES THÉOLOGIENS MUSULMANS @ Le Coran n’est donc pas leurs inspirateur direct. Il n’en a pas moins eu, à sa manière, une influence considérable. Le Coran n’a engendré, on le sait, aucune théologie dogmatique analogue à celle qui dominait l’Europe. Il y en a plusieurs raisons : d’abord la plupart des controverses théologiques naissaient de questions que la doctrine du Coran écartait implicitement : les controverses trinitaire et christologique, pas plus que celle de la grâce n’ont aucun sens dans une doctrine qui admet la radicale unité de Dieu et ignore rien de pareil au sacrement ; Dieu et son prophète Mahomet, qui a consommé l’œuvre des deux prophètes Abraham et Jésus, ainsi se résume la religion de l’Islam : sommaire et nette comme un paysage du désert et n’ayant pas le goût hellénique pour les spéculations compli¬quées sur la nature de la réalité divine. D’autre part, il n’y a dans l’Islam aucun pouvoir spirituel chargé de dire le dogme ; le Coran ne se surcharge d’aucune addition qui ait force con-traignante. L’Islam connaît les prophètes, hommes inspirés de Dieu, mais il n’en est aucun qui puisse ajouter à la lettre du Coran. Le livre sacré, bien plus pratique et juridique que théorique, ne renferme qu’un seul dogme, dont Mahomet emprunta l’idée p.611 au monothéisme juif : celui d’un Dieu unique, absolument simple de nature, et dont la volonté est toute puissante et imprévisible. Ce dogme implique une représentation de l’univers, aussi con¬traire que possible à celle du néoplatonisme régnant dans les pays conquis par les Arabes : d’un côté, c’est l’arbitraire divin le plus complet, de l’autre, c’est l’idée de cet ordre rationnel de développement que la pensée grecque a introduit dans le monde. C’est cette opposition qui fut le seul thème de la théo¬logie musulmane proprement dite, celle des Motekallemin et des Motazilites, qui s’efforcèrent de dresser, contre leurs adver¬saires, une image cohérente de l’univers selon le Coran. Toute la réflexion se concentre autour de deux questions pure¬ment théologiques : négation de la multiplicité en Dieu, néga¬tion de tout pouvoir autre que celui de Dieu. Sur le premier point, on se demandait comment, si Dieu était un, on pouvait dire qu’il était bon, savant, juste, etc. Les uns vont jusqu’à nier de Dieu toutes ces propriétés : les autres, sans les nier complètement, les considèrent comme des modes ou manières d’être sous lesquels apparaît l’essence divine, mais qui ne lui ajoutent rien ; mais ce ne sont point des qualités, et « celui qui affirme une qualité éternelle à côté de Dieu affirme deux dieux ». D’autres, enfin, les affirment comme des qualités éternelles subsistant par l’essence de Dieu. A propos du second point, les théologiens craignent de voir la puissance de Dieu limitée d’une part par le libre arbitre, d’autre part par un déterminisme qui accepterait l’idée de nécessité naturelle. La négation du libre arbitre donne naissance, par réaction, au début du VIIIe siècle, à l’école des motazilites (les séparés), qui, sous l’impulsion de Wasil, fils d’Ata, accordent à l’homme la liberté pour sauvegarder la bonté de Dieu ; il serait incapable de décréter l’action mauvaise, alors qu’il ordonne le bien ; c’est dans le même esprit conciliant que Wazil, le fon¬dateur de la secte, admettait, entre le croyant juste et l’impie, l’état intermédiaire de croyant pécheur, idée qui rappelle la p.612 solution modérée que les moyens stoïciens donnaient au problème du progrès moral. Quant au déterminisme naturel, il faut se rendre compte qu’il est indissolublement lié par la tradition grecque à l’image d’un monde éternel à évolution cyclique et d’un dieu agissant à la manière d’une force naturelle. Par contre, la thèse de la créa¬tion amène avec elle un indéterminisme radical dans la produc¬tion des choses non seulement au premier moment mais aussi dans la suite des temps. De là l’atomisme que soutient l’école d’Al Ascharî (876 935) : la continuité de la substance est impos¬sible ; car il faudrait admettre que Dieu ne fût pas libre de créer une partie sans les autres ; donc les corps sont faits d’atomes inétendus flottant dans le vide. Pas davantage de con¬tinuité dans le temps, formé d’une série d’instants indivisibles, ni dans le mouvement, fait de bonds séparés et indivisibles. Aucune nécessité non plus dans l’inhérence des propriétés à l’atome ; car tous les atomes sont identiques ; et leurs pro¬priétés, couleur, vie, sont des accidents surajoutés. Aucune nécessité enfin pour que ces accidents, existant dans la sub¬stance à un moment donné, y existent à l’instant suivant ; ils sont, à chaque instant, l’effet d’une création directe de Dieu, et il n’y a pas de loi naturelle qui nécessite l’existence ou la non existence de quoi que ce soit. Dans cet atomisme, qui est à la gloire d’Allah, on chercherait vainement rien qui rappelle le rationalisme d’Épicure.

II. — L’INFLUENCE D’ARISTOTE ET DU NÉOPLATONISME @ L’influence grecque, contraire à cette théologie, se répandit d’abord grâce aux traductions du grec en syriaque par les chré¬tiens nestoriens, qui, d’abord à l’école d’Edesse (431 489), puis dans les cloîtres de Syrie, enfin, au VIIe siècle, à Kennesre sur l’Euphrate, traduisent, outre l’Organon d’Aristote, le traité p.613 pseudo-aristotélicien Du monde et les œuvres de Galien. Au IXe siècle, après la fondation de Bagdad, on traduit beaucoup en arabe soit du syriaque, soit du grec, et le calife lui-même fonde, en 832, dans sa capitale, une sorte de bureau de traducteurs. Vers la fin du IXe siècle, un Arabe possédait en sa langue l’œuvre presque entière d’Aristote (sauf la Politique), avec les commen¬taires d’Alexandre, de Porphyre, de Thémistius, d’Ammomus, de Jean Philopon ; il pouvait connaître en outre quelques dia-logues de Platon comme le Timée, la République, le Sophiste ; la doxographie grecque lui était accessible, grâce à la traduc¬tion des Opinions des Philosophes de Plutarque sans comp¬ter des faux d’Empédocle et de Pythagore ; enfin la médecine, avec Galien, l’astronomie avec l’Almageste de Ptolémée, leur étaient connues. Comment utilisent ils ces matériaux ? Leur interprétation d’Aristote est dominée par deux traités qui lui sont faussement attribués. Vers 840, on traduit en arabe, sous le nom de Théo¬logie d’Aristote un choix d’extraits de sept traités des trois der¬nières Ennéades de Plotin ; la traduction est précédée d’une préface qui est un exposé résumé de la théorie néoplatoni¬cienne des hypostases ; à la triade Dieu, Intelligence et Ame (où chaque terme découle du précédent), il ajoute un quatrième terme, la Nature, qui dérive de l’âme ; et il fait correspondre chacun de ces quatre termes aux quatre causes d’Aristote, finale, formelle, motrice et matérielle. Parmi les extraits se trouve en entier le deuxième traité de la cinquième Ennéade, qui contient en raccourci toute la doctrine de Plotin. Le second traité, faussement attribué à Aristote est le traité Des Causes, qui contient des extraits des Eléments de théologie de Proclus. Sous ces influences, la philosophie arabe, dans la mesure où elle suit les Grecs, est essentiellement constituée par une inter¬prétation néoplatonicienne de l’œuvre entière d’Aristote où paraissent au premier plan, avec les deux traités que nous venons de rappeler, le livre V de la Métaphysique et le livre VIII de p.614 la Physique, qui contiennent les spéculations d’Aristote sur l’Intelligence motrice des cieux, ainsi que le livre III De l’âme, qui traite de la nature de la connaissance intellectuelle. Or on ne peut rien concevoir de plus différent, à certains égards, que l’esprit d’Aristote et celui du néoplatonisme : d’une part, un empirisme rationaliste, une technique logique, une orien¬tation positive ; d’autre part une sorte de mythologie des forces spirituelles où l’univers apparaît baigné et que l’on saisit par intuition.

III. — AL KINDI @ Ce qui caractérise les philosophes arabes, c’est l’aisance avec laquelle ils savent passer d’un esprit à l’autre. Le premier des péripatéticiens arabes connus, Al Kindi (mort en 872), est un mathématicien très soucieux de connaissance positive : « Celui qui veut connaître les démonstrations logiques, dit il, doit longtemps s’attarder aux démonstrations géométriques et en recevoir les règles, d’autant qu’elles sont plus faciles à com¬prendre, parce qu’elles se servent d’exemples sensibles. » La démonstration est pour lui une sorte de mesure pour laquelle il faut « d’abord avoir une règle juste et ensuite la bien appli¬quer  ». Elle suppose donc des connaissances antérieures et indémontrables qui sont de trois espèces : d’abord la connais¬sance de l’existence de l’objet dont on veut démontrer les attributs (an sit) ; cette connaissance est donnée directement par les sens ; la connaissance des axiomes universels connus par soi tels que les neuf axiomes d’Euclide, connaissance com¬mune et qui n’exige ni méditation ni réflexion ; enfin la connais¬sance de la quiddité ou définition de l’objet, connaissance qui, au moyen des axiomes, permettra de démontrer les attributs. On se rappelle toute les difficultés qu’avait engendrées chez p.615 Aristote la théorie de la définition et de la quiddité : Al Kindi se trouve en présence des mêmes difficultés : la quiddité d’un être n’est cornue ni par les sens qui n’atteignent que l’exis¬tence, ni par l’induction qui n’atteint que les propriétés. Il faut donc, pour dégager la quiddité des données sensibles, une opé¬ration spéciale, qui est décrite dans le traité De intellectu et intellecto. Conformément au théorème fondamental de la méta¬physique d’Aristote : un être ne peut passer de la puissance à l’acte sinon sous l’influence d’un être déjà en acte, il faut qu’il existe un « intellect toujours en acte », qui pense toujours les quiddités ; ainsi s’explique que « l’intellect en puissance » qui est dans l’âme (c’est à dire la capacité de penser les quiddités), puisse devenir « l’intellect qui passe de la puissance à l’acte », et aboutisse à l’« intellect acquis (adeptus) », capable de démons¬tration. Ainsi la connaissance des quiddités n’a lieu que dans une âme capable de la recevoir, et grâce à une intelligence pre¬mière toujours en acte qui, étant la forme universelle des choses (Dieu) et donnant aux choses leurs quiddités ou formes, accorde aussi ces formes à l’intelligence en puissance.

IV. — AL FARABI @ Ces vues sur l’opération intellectuelle impliquaient donc en germe toute une théologie, celle que nous trouvons développée chez Al Farabi (né à la fin du IXe siècle). En elle viennent se croi¬ser l’influence d’Aristote, et celle de Platon. A Aristote, il emprunte sa théologie astrale, simplifiée par l’astronomie arabe : un Dieu suprême au dessus des mondes, les cieux composés de huit sphères concentriques et emboîtées, celle des fixes et celles qui portent chacune des sept planètes, chacune des sphères ayant son mouvement circulaire propre dirigé par une intelligence ; au des¬sous enfin la sphère sublunaire. A Plotin (par la pseudo Théologie d’Aristote), il emprunte l’image générale de la production des p.616 êtres, de cette sorte de loi d’évolution qui va de l’Un au Multiple, de l’Éternel au Temporel et au Changeant. Au début, un principe suprême, Dieu, qui, connaissant son essence, connaît par là même toutes les choses ; il les connaît d’abord dans leur unité absolue, identique à sa propre essence ; et c’est là sa première science ; il les connaît ensuite dans l’infini détail de leur multi¬plicité ; et c’est là sa seconde science, réductible au fond à la première. Comment de cette absolue unité dérivera la multi¬plicité ? Qu’on se rappelle comment chez Plotin, de l’Un nais¬sait l’Intelligence ; quelque chose d’indéterminé émane de l’Un et, se retournant vers l’Un, cette chose devient intelligence en le contemplant et en se connaissant elle même. C’est la descrip¬tion même d’Al Farabi : de l’Un éternel ne peut venir qu’un être unique et éternel qui est un intellect ; étant dérivé, il est composé ; car il n’est par lui-même que possible. Il faut donc distinguer en lui la connaissance qu’il a du Principe, comme fondement de son existence ; la connaissance de son existence comme possible, c’est à dire de sa matière (la matière n’étant que l’être en puissance) ; la connaissance qu’il a de lui-même, qui est sa forme ou essence. De ces trois connaissances naissent trois êtres ; de la connaissance qu’il a du principe naît un second intellect qui sera à lui comme il est au Principe ; de sa matière naît la matière de la première sphère (cette matière topique qui est la simple possibilité du mouvement circulaire) ; de sa forme naît l’âme motrice de cette sphère. Ainsi commence la proces¬sion des intellects et des sphères célestes avec leurs âmes, chaque intellect produisant à son tour un intellect subordonné, une sphère et une âme motrice, jusqu’à la dernière des sphères, celle de la lune, dominée par le dernier des intellects, « l’intellect actif ». Chaque intellect est comme la loi du mouvement de la sphère. « Il connaît l’ordre de bien qui émane de lui et, en le connaissant, le produit. » D’autre part il imagine aussi le mouve¬ment qui porte sa sphère d’un point à un autre ; cette image est p.617 à son tour créatrice ; elle crée ce qu’il y a d’ordre dans la trans¬mutation des éléments dans la région sublunaire. Les intellects, et en particulier le dernier, l’intellect actif, contiennent, indivisiblement, toutes les quiddités ou formes des choses sensibles ; mais ces quiddités se séparent les unes des autres dans la région sublunaire, où chaque être n’est qu’un être séparé des autres. C’est à partir de cet état de séparation que commence la connaissance intellectuelle dans l’âme humaine. La connaissance est un mouvement de réunion qui est exactement l’inverse du mouvement de division. « L’intellect actif voulant réunir le plus possible ce qui a été divisé crée l’intellect acquis dont fait partie la nature humaine. » Les divers intellects que distingue Al Farabi dans l’âme humaine ne seront que les principaux moments dans le passage de la division à l’unité. Au plus bas degré l’intellect en puissance qui est la capacité d’abstraire les formes de la matière et de réunir ou classer ces formes ; au dessus l’intellect en acte, qui est la réali¬sation effective de cette capacité ; l’intelligible, mélangé d’abord à l’image et accompagné de particularités individuelles, est peu à peu purifié et dégagé en passant du sens au sens commun, et du sens commun à l’imagination, où l’intellect en puissance prend la matière de son activité abstractive. Au dessus de l’in¬tellect en acte se trouve l’intellect acquis qui saisit, d’une vue intuitive, les formes dans l’unité de leur principe. Au dessus enfin l’intellect actif, celui de la lune, qui précède tous les autres et qui a déclenché toute leur activité, en faisant passer à l’acte l’intel¬ligence en puissance. Théorie des intellects très différente de celle d’Al Kindi, tout imprégnée de l’esprit de Proclus, hiérarchisant les intellects de telle manière que chacun à partir de l’intellect actif soit à celui qui le suit, comme une forme à une matière. Il ne faudrait pas croire, au reste, que cette théorie de la connaissance intellectuelle exclut, pour Al Farabi, tout autre mode de liaison de l’âme humaine avec la réalité suprême. p.618 Comme chez Plotin, Dieu est, tantôt le premier terme d’une série d’émanations parmi lesquelles l’intelligence humaine trouve un rang et une place déterminés ; tantôt il est l’être simple, en dehors de toute la série, dont l’âme, écartant le monde sensible peut jouir directement. « Étant au dessus de tout, il est sans aucun voile ; il n’a aucun accident sous lequel il se cache ; il n’est ni près ni loin ; il n’y a aucun intermédiaire entre lui et nous. »

V. — AVICENNE @ Avicenne (980 1036) n’a rien ajouté d’essentiel à la méta¬physique d’Al Farabi. Il part, comme lui, d’un Dieu pure intelli¬gence qui, en connaissant son essence, connaît toutes les choses, même les choses individuelles, dans leurs raisons foncières et leurs pures quiddités ; il décrit de la même manière l’émanation des intellects et des âmes motrices qui font tourner les sphères d’un mouvement uniforme pour imiter autant que possible l’immutabilité des intellects d’où elles dérivent. Comme chez Al Farabi, la connaissance est due à l’influence que l’intellect agent, ou intellect de la sphère de la lune, exerce sur les intellects disposés à la subir ; c’est lui qui a donné aux choses sensibles leurs formes ou quiddités, autant que la matière est susceptible de les recevoir, et c’est lui qui produit dans les intellects la connaissance. Mais Avicenne distingue plu¬sieurs ordres de connaissance : il y a la connaissance des prin¬cipes premiers ou axiomes, la connaissance des idées abstraites, enfin la connaissance par révélation, telle que celle de l’avenir ; au premier correspond l’« intellect disposé ou préparé », ainsi appelé parce que la puissance y est proche de l’acte ; au second, l’intellect en acte qui perçoit actuellement les formes intelli¬gibles que l’intellect matériel ou possible perçoit en puissance ; au troisième l’intellect émané ou intellect infus qui « vient du dehors ». p.619 Avicenne a décrit avec abondance le mécanisme du second de ces intellects. On arrive, par un lent progrès, à dégager la notion abstraite de la chose sensible ; l’opération commence avec la sensation qui ne reçoit de l’objet que la forme (« ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme »), mais non dépouil¬lée encore de ses « dépendances matérielles », c’est à dire des caractères dus à la matière qui en font un individu, ni des acci¬dents qui tombent sous les catégories autres que la substance : quantité, situation, etc. La « fantaisie ou formative », placée en la cavité gauche du cerveau, garde encore à l’image son indi¬vidualité, mais commence à la séparer des conditions de lieu ou de temps où elle existait. Puis la « cogitative, imaginative ou collective », l’associant à d’autres images semblables, produit une sorte de notion grossière qui, sans être encore débarrassée des caractères individuels, tend vers l’universel. Les images rendent possible l’ « opinion », par laquelle, sans aucune réflexion, la brebis par exemple distingue le loup des autres animaux. C’est dans les images, ainsi préparées, que l’âme raisonnable, sous l’influence de l’intellect agent, découvre les formes abstraites, à partir desquelles les opérations logiques et réfléchies deviennent possibles. Mais Avicenne reconnaît les étroites limites de cette con¬naissance intellectuelle chez l’homme ; « l’homme ne peut con¬naître l’essence des choses, mais ce qui en est inséparable ou en est propre » ; par exemple, du corps, il sait non pas ce qu’il est, mais qu’il a trois dimensions ; les essences sont seule¬ment conclues des propres . L’âme peut pourtant arriver à un état plus parfait : dans l’état de sommeil, dépouillée du corps, elle est mieux disposée à recevoir l’influence de l’intellect agent qui, déversée sur la faculté imaginative, produit les songes prophétiques ; et après la mort, elle atteindra une connaissance plus parfaite encore. p.620 Un contemporain d’Avicenne est Alhazen (965 1038) dont la Perspective et l’étude de l’optique ont eu la plus grande influence sur les latins du XIIe siècle : il est l’auteur d’une analyse de la perception visuelle qui, encore aujourd’hui, reste classique et que nous retrouverons chez Witelo.

VI. — AL GAZALI @ L’œuvre d’Al Gazali (1058 1111), qui enseigna à Damas et à Jérusalem nous est un témoignage de l’inquiétude que causait la diffusion du péripatétisme dans l’Islam : sa Tehâfut el Falâsifah (Destruction des philosophes) est consacrée à exposer le péripatétisme pour le réfuter ensuite. A la thèse de l’éternité du monde, il réplique qu’elle blesse la volonté d’indifférence que l’on doit attribuer à Dieu, en lui imposant éternellement le choix d’un ordre déterminé ; l’infinité du temps passé implique la régression à l’infini des causes, qui est impossible, puisque le nombre infini, n’étant ni pair ni impair, est contra¬dictoire. Les philosophes n’ont pu démontrer non plus ni l’unité de Dieu, ni la spiritualité de l’âme, ni la nécessité du lien causal. Il est d’ailleurs difficile de définir l’attitude propre de Gazali : selon Averroès, « il n’appartient à aucune secte : il est ascha¬rite avec les ascharites, soufis avec les soufis, philosophe avec le philosophes », et par sa Destruction, « il voulut se garantir contre la haine des théologiens, qui ont toujours été les ennemis des philosophes  ». Qu’il soit ou non sceptique, on trouve chez lui une sorte de critique sceptique de la connaissance, qui cor-respond à un courant qui paraît avoir été assez général dans l’Islam à cette époque : l’incertitude des sens qui se contre¬disent et sont contredits par la raison, l’incertitude de la rai¬son dont les principes, de même qu’ils jugent les sens, peuvent p.621 être jugés par des principes qui nous restent inconnus, voilà la vieille argumentation des sceptiques grecs, que l’on retrouve chez d’autres penseurs arabes .

VII. — LES ARABES EN ESPAGNE : AVERROÈS @ Les philosophes, dont il nous reste à parler, appartiennent à la florissante Espagne musulmane du XIIe siècle. Avempace (Ibn Badja, mort en 1118) de Saragosse, a cherché dans son Régime du Solitaire à décrire les divers degrés par lesquels un homme seul, en dehors de toute influence sociale, arrive à s’identifier à l’intellect actif, à devenir membre d’un État parfait, où l’on ne connaît ni la justice ni la médecine, lots de nos États imparfaits qui ont à lutter contre les maux ; au-¬dessus des idées abstraites de la matière qu’ont décrites les philosophes, il lui faut aboutir à des formes intelligibles, qui sont séparées de la matières par elles mêmes et non plus par l’intelligence et qui se réduisent finalement à l’unité. Abubacer (Ibn Tofaïl, 1100 1185) de Cadix, en son roman philosophique, Le Vivant Fils du vigilant, imagine ce que pour¬rait être le solitaire d’Avempace, s’il naissait de la terre, en une île inhabitée ; alors on le verrait, partant des connaissances sensibles, s’élever aux formes abstraites des corps, puis à leurs causes générales, les cieux éternels et leurs moteurs, enfin jusqu’à Dieu, en se détachant tout à fait des sens. Averroès (Ibn Roschd, 1126 1198) de Cordoue se donne sur¬tout pour tâche de déterminer le sens véritable d’Aristote contre les déformations de ses interprètes. Deux points surtout doivent être mis en lumière : sa théorie de la production des formes substantielles, et sa théorie de l’intellect possible. La première est dirigée contre Avicenne : on voit, dans la p.622 génération spontanée, la forme substantielle apparaître, dans la nature, comme une nouveauté absolue qui n’était point conte¬nue dans la matière ; mais il en serait ainsi, selon Avicenne en toute génération ; la nature par elle même ne produit que des combinaisons venant de l’action réciproque des quatre qualités premières ou actives, le froid et le chaud, le sec et l’humide ; mais la forme substantielle qui, d’une combinaison donnée, fait tel ou tel être, viendrait d’un « dator formarum » qui est une intelligence supérieure et extérieure à la nature. Averroès reproche à Avicenne de faire ainsi de l’être naturel non plus un être un, mais deux êtres accolés produits par deux agents distincts ; il est d’avis, pour sa part, qu’une nouvelle forme substantielle est introduite en une matière par une autre forme qui existe déjà dans une matière (c’est la génération dite uni¬voque : l’homme engendre l’homme), sans qu’on ait à recourir à un dator formarum extérieur à la matière. Le corps qui pos¬sède une forme substantielle est capable d’abord, par ses qua¬lités actives, de transformer la matière au point où elle doit l’être pour recevoir la forme, puis d’engendrer la forme en la matière ainsi transformée. Sa théorie de l’intellect est dirigée contre l’interprétation d’Alexandre d’Aphrodise (qu’il semble souvent confondre avec Aristoclès). On sait que, dans l’intellect en acte, l’intelligence est identique à l’intelligible qu’elle pense : or l’intelligible est éternel ; l’intelligence est donc éternelle comme lui : mais si le sujet qui pense les intelligibles est éternel, on demande comment nous, qui sommes corruptibles, nous pourrons les penser : Alexandre, faisant de l’intellect matériel, qui est nous mêmes, un être engendré et corruptible, est par là incapable d’expliquer comment nous les pensons. Il faut donc que l’in¬tellect matériel, s’il est capable de penser, soit inengendré, incorruptible, identique pour tous les hommes. Mais alors la difficulté est inverse : comment s’explique notre activité intel¬lectuelle propre qui commence à un certain moment du temps ? p.623 La seule solution possible est d’admettre que cet acte intellec¬tuel n’est pas une intellection nouvelle, un acte qui nous unit en ce moment à l’intellect agent ; ce qui vient de nous, et ce qui disparaît avec nous, c’est cette simple disposition, appelée intellect passif, qui consiste en ce que l’état de nos images nous permet de recevoir l’éternelle émanation de l’intellect agent. L’on verra bientôt le développement de l’averroïsme chez les latins : qu’il suffise de dire que, selon lui, cette philosophie n’est pas du tout opposée à la religion ; religion et philosophie représentent deux étapes de la pensée ; la religion cache sous un voile, pour les rendre accessibles au profane, les vérités que le philosophe découvre et dont la connaissance est le culte même qu’il rend à Dieu.

VIII. — LA PHILOSOPHIE JUIVE JUSQU’AU XIIe SIÈCLE @ C’est dans le monde arabe que se développa, aux mêmes siècles, la philosophie des Juifs. La Kabbale désigne moins une doc¬trine particulière que la forme juive de la mystique néoplato¬nicienne ; en face du Talmud, commentaire juridique et lit¬téral de la Loi, elle représente un état d’esprit analogue à celui que nous avons vu naître chez Philon d’Alexandrie : sens mystique des lettres et des nombres, qui sont les signes par lesquels la Sagesse se fait entendre aux hommes ; corres¬pondance mystérieuse de ces lettres avec la composition du monde, les divisions de l’année, la conformation de l’homme ; emploi de la méthode allégorique qui permet de voir en chaque mot de la Loi un sens élevé et un mystère sublime, mythologie des puissances et des anges qui multiplie les intermédiaires entre Dieu et les créatures, rien de tout cela ne paraît fort nouveau. Isaak Israëli, juif d’Égypte (de 845 à 940) pense surtout en néoplatonicien désireux, qu’il parle de la métaphysique ou de p.624 la théorie de la connaissance, de retrouver une hiérarchie où l’inférieur procède du supérieur et en est comme l’ombre : intelligence, âme raisonnable, âme animale, âme végétative ; dans l’intelligence, intelligence en acte, intelligence en puis-sance, imagination, sens, voilà des manières de classer que nous connaissons. Compilations utiles et non sans importance historique, puisque les latins du XIIIe siècle trouvent en son Livre des Définitions, la fameuse définition de la vérité : adae¬quatio rei et intellectus. Saadja (892 942), un autre juif d’Égypte qui vécut en Babylonie tenta, dans son Livre de la Foi et du Savoir, écrit en 932, de déterminer la part de la raison et de la révélation dans la loi. Des commandements tels que l’ordre de servir Dieu et l’interdiction de le mépriser, l’interdiction de se faire tort l’un à l’autre sont rationnels ; il en est d’autres dont l’objet, indifférent en soi, devient loi par la volonté de Dieu et qui ne peuvent être que révélés ; mais ces seconds commandements sont indispensables pour l’exécution des premiers qui, trop géné¬raux, ne déterminent pas les circonstances de leur application. Comment défendre le vol, si l’on ne définit pas la propriété ? C’est dans l’Espagne et au Maroc que se développe la philo¬sophie juive. Avicebron (Salomon ben Gebirol ; 1020 1070), de Malaga, a écrit une Fons Vitae dont l’importance historique est grande : elle deviendra, au XIIIe siècle latin, une des sources principales du néoplatonisme. Elle renferme, avant tout, une classification hiérarchique des réalités : d’abord le Dieu élevé au dessus de tout, puis la Volonté, puis la Forme, insépa¬rable de la Matière qu’elle détermine. L’objet propre de la Fons est l’étude de la forme et de la matière : l’idée générale de cette étude est la suivante : « Toutes les choses qui émanent d’une origine sont rassemblées quand elles sont près de l’origine et dispersées quand elles en sont loin. » Au plus haut niveau la forme universelle qui contient, unies en elle, toutes les formes ; au plus bas degré les choses sensibles qui contiennent aussi p.625 toutes les formes, mais séparées les unes des autres et disper¬sées ; entre les deux, des réalités telles que l’intelligence qui contient unies mais pourtant distinctes, toutes les formes. Un second principe d’Avicebron est qu’il n’y a pas de forme sans matière ; mais à chaque niveau de la réalité correspond une matière qui est d’autant plus parfaite que le niveau est plus élevé : car la perfection d’une matière consiste à recevoir les formes à l’état d’union le plus grand possible. De là l’ordre de la Fons Vitae, qui commence par le niveau le plus bas, celui des substances corporelles : elle étudie successivement la matière corporelle qui soutient les qualités sensibles, la matière spirituelle qui soutient la forme substantielle du corps, la matière des substances spirituelles intermédiaires (âmes), celle des substances simples (intelligences), enfin la matière universelle qui soutient la forme universelle. On voit la place que tient en cette hiérarchie la connais¬sance intellectuelle ; les formes sont dans l’intelligence toutes ensemble et unies à elle d’une union spirituelle essentielle, non pas de cette union accidentelle qui les joint au corps : trait essentiel au néoplatonisme qui ne surajoute pas la con¬naissance à la réalité, mais la considère elle même comme un des niveaux des réalités qui s’étagent entre l’Un et le multiple. Moïse Maïmonide, qui naquit à Cordoue (1135) et mourut au Caire (1204), est avant tout, dans son Guide des Égarés, un rabbin qui explique la Loi et n’aborde les sujets philosophiques, questions des intelligences séparées, des mouvements des sphères, de la forme et de la matière, que pour mieux comprendre le Livre. La spéculation philosophique est autonome (comme le pensera saint Thomas) ; mais elle confirme les vérités de la Loi. Cette position donne à la pensée de Maïmonide quelque ambi¬guïté, ou du moins une diversité d’aspects qui se concilient mal. S’agit il par exemple de démontrer philosophiquement l’existence de l’unité de Dieu (livre II) ? Maïmonide emprunte aux péripatéticiens une démonstration qui repose sur l’éternité p.626 de l’univers, admise par eux : car c’est par la considération du mouvement sans commencement ni fin des sphères célestes qu’il arrive à conclure un moteur infini qui est Dieu. Pourtant il n’admet pas l’éternité du monde, sinon à titre d’hypothèse et pour que la démonstration soit possible. Son système du monde est au total, comme celui de tous les philosophes arabes, le système des sphères homocentriques issu d’Aristote ; mais il reste, là aussi, fort sceptique sur l’exactitude de cette repré¬sentation, qu’il ne juge pas susceptible d’être démontrée. Le centre des préoccupations de Maïmonide est, semble t il, le rôle intellectuel et social du prophète . La prophétie est une émanation de Dieu qui se répand, par l’intermédiaire de l’intellect actif, sur la faculté rationnelle d’abord et ensuite sur la faculté imaginative. Répandue sur la faculté rationnelle seule, elle fait les savants spéculatifs ; sur la raison et l’imagi-nation, elle fait les prophètes proprement dits, indispensables pour réunir les hommes en une société parfaite, et pour régler les actions des individus humains, dont la diversité et par suite les conflits possibles dépassent tout ce que l’on voit dans les autres espèces. »

IX. — LA PHILOSOPHIE BYZANTINE @ La ville de Constantin avait, au Moyen âge, toutes les res¬sources pour continuer la tradition philosophique grecque ; mais, ville de juristes, d’hommes d’affaires et de théologiens, elle n’en avait pas le goût ; le nombre de chaires de philosophie dans l’Uni¬versité de Constantinople est infime à côté des chaires de sophistique et de jurisprudence . Aussi ne voit on guère que des érudits et des commentateurs, pour qui la seule question p.627 vivante est celle du conflit entre Platon et Aristote. L’érudit Photius (820 897) qui, dans sa Bibliothèque, nous a conservé tant d’extraits ou de résumés de philosophes grecs, marque une prédilection pour Aristote. Au contraire Psellos (1018 1098) se fait le défenseur de Platon ; Platon est le vrai théologien ; « Aristote, le plus souvent, a touché d’une manière trop humaine aux dogmes théologiques. » L’œuvre de Psellos, qui est immense, est le point de départ de ce courant de philosophie platoni¬cienne, qui, par Pléthon et Bessarion, se propagea à l’Italie de la Renaissance et dans le reste de l’Occident. Aussi importe¬-t il à l’histoire des idées de bien définir ce qu’était son platonisme. Son inspirateur, c’est surtout Proclus, « cet homme d’une nature supérieure, qui a tout approfondi en philosophie », « Je me suis dirigé, raconte t il encore, vers Plotin, Porphyre et Jamblique, pour m’arrêter à l’admirable Proclus comme dans un vaste port. C’est lui qui m’a fourni la science et de justes idées » . Cette doctrine devait plaire plus que tout autre à un esprit de formation juridique comme celui de Psel¬los. Il eut fort à faire pour restaurer cette philosophie païenne ; à l’exemple de saint Jean Damascène, qui dénonçait « les erreurs sataniques des sages païens », les moines du mont Olympe, à qui il voulait faire admirer Platon, traitaient le philosophe athénien de « satan hellénique ». Mais, comme il le dit en réponse aux reproches de son ami Xiphilin, fait il autre chose que continuer la tradition des pères cappadociens, en utilisant Platon pour la défense des dogmes chrétiens ? « Les doctrines de Platon sur la justice et l’immortalité de l’âme ne sont elles pas pour les nôtres des points de départ de doc¬trines semblables ? » . Dans l’université de Byzance restaurée par Constantin Monomaque, Psellos s’efforce de reprendre la tradition de l’enseignement néoplatonicien, à la base les sciences énumérées au VIe livre de la République, que l’on p.628 enseigne avec les manuels de Nicomaque, de Gérasa, d’Euclide et de Diophante pour les mathématiques, de Ptolémée et de Proclus pour l’astronomie, d’Aristoxène pour la musique ; au dessus, la philosophie qui débute par la logique d’Aristote et se termine par les commentaires de Proclus ; au dessus encore l’explication allégorique des textes inspirés, tels que les poèmes d’Orphée ou les oracles chaldéens. Aucune revendication d’originalité en tout cela : « Mon seul mérite, dit il, consiste en ce que j’ai recueilli quelques doctrines philosophiques pui¬sées à une fontaine qui ne coulait plus . Il en résulte un rationalisme très décidé qui l’amène à attaquer (comme l’avait fait Plotin) les superstitions de son temps et particulièrement la croyance aux démons qu’il reproche au patriarche Michel Cérularius : Psellos entend rester un métaphysicien spéculatif et non pas dévier vers la théurgie. La tradition reprise par lui continue avec ses élèves Michel d’Éphèse, Jean Italos qui transcrivent inlassablement les com¬mentaires néoplatoniciens d’Aristote ou de Platon. Eustrate, l’élève d’Italos, est un évêque de Nicée, blâmé pour enseigner la même doctrine plotinienne des hypostases qu’Abélard enseigna un peu plus tard à Paris. Le néoplatonisme de Proclus, si attaqué qu’il fût par les théologiens (nous avons par exemple une réfutation des Éléments de théologie de Proclus, au XIIe siècle, par Nicolas de Modon) , persiste au XIIe siècle avec Michel Italicos et Nicéphore Blemmydès, aux XIIIe et XIVe siècles avec Georges Acropolite, Joseph, Théodore Méto¬chita, Nicéphore Gregoras, au XVe siècle avec Demetrios Kydo¬nis et Gémiste Pléthon, qui introduisit le platonisme à Florence, à la Cour des Médicis et qui prit souvent la défense de Platon contre les Péripatéticiens. Il semble avoir vu très sérieusement dans le platonisme le point d’appui d’une religion universelle : « Je lui ai entendu dire, p.629 écrit Georges de Trébizonde, lorsque nous étions à Florence, que, dans peu d’années, tous les hommes, par toute la terre, embrasseraient d’un commun consentement et avec un même esprit, une seule et même religion... Et sur ce que je lui deman¬dais, si ce serait la religion de Jésus Christ ou celle de Mahomet : ni l’une ni l’autre, me répondit il, mais une troisième qui ne sera pas différente du paganisme » . Telle est l’issue du mou¬vement inauguré par Psellos. Contre Pléthon, Théodore Gaza représente au XVe siècle, la vieille tradition de l’accord de Platon avec Aristote . Les commentaires d’Aristote se poursuivirent d’ailleurs à Byzance pendant toute cette période : parmi les disciples mêmes de Psellos, Michel d’Éphèse commente une partie de l’Organon et le Xe livre de l’Éthique à Nicomaque, Jean Italos, le De Inter-pretatione, Eustrate, l’Éthique à Nicomaque et les Seconds Analytiques. Nicéphore Blemmydès, Georges Pachymère (1242-¬1310), Sophonias, Jean Pédiasimos, Léon Magentinos ont, au XIVe siècle, paraphrasé ou résumé les traités logiques et psychologiques d’Aristote et ont copié les commentaires de Simplicius et d’Ammonius. Enfin il convient d’indiquer tout au moins, à côté de ces philosophes officiels et universitaires, un courant d’idées mys¬tiques qui se poursuivit dans les monastères ; il a une de ses premières manifestations dans l’Échelle du Paradis de saint Jean, dit Climaque, abbé du monastère du mont Sinaï au début du VIIe siècle ; cette œuvre, qui devint célèbre et qui fut connue notamment en Occident par Gerson, a subi des influences d’une pensée philosophique plus populaire que celle de Platon et d’Aristote, et l’on trouve en elle un écho de la pensée stoïcienne et cynique. Saint Jean indique en effet trente degrés successifs dans son échelle, et le vingt neuvième est l’impassibilité p.630 (α̉πάθεια) ; l’impassible est « celui qui a rendu sa chair incor¬ruptible, qui a élevé sa pensée au dessus de la création, et qui lui a subordonné toutes ses sensations » . Saint Jean voyait dans les Pères du désert, en Égypte, dont l’Histoire Lausiaque nous raconte la vie, d’illustres exemples de cette impassibilité ; son œuvre forme ainsi un des chaînons qui relie la mystique chrétienne aux Pyrrhon et aux Diogène. Le courant de mysticisme spéculatif, qui se rattache à Denys l’Aréopagite continue aussi dans les monastères grecs, avec Syméon (1025 1092) qui soutenait que l’intuition mystique était incompatible avec la vie mondaine et possible seulement chez les moines. Grégoire Palamas et son élève Nicolas Caba¬silas, qui furent l’un et l’autre, vers le milieu du XIVe siècle, archevêques de Thessalonique, prennent parti pour les Hésy¬chastes, qui soutiennent qu’il existe, en dehors de la Trinité, une lumière incréée qui émane d’elle et qui met le mystique en communication avec Dieu, suprême manifestation de l’émana¬tisme néoplatonicien au sein du christianisme.

Bibliographie

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CHAPITRE V LE XIIIe SIÈCLE

I. — CARACTÈRES GÉNÉRAUX @ p.633 On sait quel magnifique éloge Auguste Comte fait du XIIIe siècle : âge organique par excellence qui a réalisé l’unité spiri¬tuelle, la véritable catholicité. Vers ce siècle se tourne le rêve de tous ceux qui jugent impossible toute paix sociale sans le fondement d’une foi commune qui dirige la pensée et l’action et se subordonne la philosophie, l’art et la morale. Assurément, il n’existe peut être aucune époque où les cadres de la vie spirituelle aient été plus solides et plus nets. Les circonstances étaient alors spécialement favorables ; la renais¬sance de villes puissantes et commerçantes favorisait, comme elle le fait toujours, l’actif échange des idées ; l’Université de Paris, à qui l’on va voir jouer un tel rôle dans la vie intellec¬tuelle du XIIIe siècle, est incompréhensible sans le Paris de Phi¬lippe Auguste, la capitale d’un royaume qui devient le plus puissant de l’Europe et qui attire les étrangers de toute nation : nulle trace d’exclusivisme national dans cet enseignement donné en une langue qui est la langue liturgique de la chré-tienté, donné par des maîtres de tout pays, des Anglais comme Alexandre de Halès, des Italiens comme saint Bonaven¬ture et saint Thomas d’Aquin, des Allemands comme Albert p.634 le Grand. C’est l’Université de la chrétienté occidentale tout entière, et c’est le chef de la chrétienté, le vicaire du Christ qui, en l’organisant et en lui donnant des statuts, prétend en faire le centre même de la vie chrétienne. C’est le même pape, Innocent III, qui a créé l’Inquisition, confirmé les ordres men¬diants, Franciscains et Dominicains, et donné des statuts à l’Université de Paris : trois actes inspirés du même esprit, du désir de fortifier l’unité chrétienne ; il trouvait dans l’inqui¬sition un moyen d’expurger les hérésies, dans les ordres men¬diants des hommes qui, détachés de tout intérêt temporel, de toute attache à leur pays, se mettaient au service exclusif de la pensée chrétienne, dans l’Université, qui réunit sous le nom de faculté des arts, faculté de droit et faculté de théologie, des écoles déjà florissantes mais dispersées, un moyen de systé¬matiser toute la vie intellectuelle de l’époque autour de l’en¬seignement de la théologie. Car seul le pape a la haute main sur l’enseignement de l’Uni¬versité, à laquelle Philippe Auguste est seulement prié d’accor¬der des privilèges temporels. Cet enseignement, il prétend l’orga¬niser de manière à parer au danger qu’était devenu pour la théologie le développement outré de la dialectique ; la dialec¬tique doit rester un organon, et il faut empêcher les « docteurs modernes des arts libéraux » de s’occuper de sujets théologiques ; c’est ce que dit Innocent III en 1219 et ce que répète Grégoire IX en 1228 : « L’intelligence théologique doit exercer son pouvoir sur chaque faculté comme l’esprit sur la chair, et la diriger dans la voie droite pour qu’elle ne s’égare pas. » Et il s’agit d’une théologie qui doit être exposée uniquement « selon les tradi¬tions éprouvées des saints » et ne pas se servir « d’armes char¬nelles » ; en 1231, il donne le mot d’ordre : « Que les maîtres de théologie ne fassent pas ostentation de philosophie ». Dans ces conditions, en effet, la philosophie est réduite à l’art de discuter et de tirer des conséquences, en partant des pré¬misses posées par l’autorité divine. De là la forme littéraire des p.635 écrits de ce temps, qui dérive de la méthode employée par Abélard dans le Sic et non, puis par les sententiaires du XIIe siècle ; sur chaque sujet, on argumente à coup d’autorités ou de raisons déduites de l’autorité ; et après avoir indiqué le pour et le contre, on donne la solution ; on en vient à ignorer ou à éviter tout exposé d’ensemble, toute vue synthétique qui, liant systématiquement les diverses affirmations du théolo-gien, donnerait à la doctrine chrétienne une allure trop ration¬nelle. Il y a sans doute un ordre inhérent à l’exposé des vérités de la doctrine chrétienne : Dieu, la création, la chute, la rédemp¬tion et le salut, c’est l’ordre traditionnel, celui qu’a suivi Pierre le Lombard et qui est sous jacent aux Sommes de saint Thomas d’Aquin ; mais il faut remarquer que c’est un ordre des vérités révélées où chacune ne dépend pas logiquement de la pré¬cédente ; création, chute, rédemption, ce sont des actes libres, que l’on peut connaître par leurs effets, mais non déduire de principes nécessaires ; il reste donc à étudier séparément chacun des articles de foi et des affirmations qu’il implique ; la raison sert toujours à descendre aux conséquences, mais non pas à remonter aux principes et à systématiser. Mais à l’intérieur de ces cadres si fixes et si rigides, la pensée a t elle cette catholicité que les papes rêvaient de lui imposer ? Nullement, et malgré la volonté des papes, le XIIIe siècle nous donne le spectacle de conflits aigus qui interdisent, même pour cette époque, de parler d’une philosophie scolastique unique ; ils ne s’apaiseront que lorsque le Moyen âge aura cessé de vivre. Ces conflits ont précisément leur source dans la pré¬tention de réduire tout le haut enseignement intellectuel à la théologie et aux disciplines qui y préparent ; la philosophie purement humaine réclame une place pour elle, et on ne sait laquelle lui donner ; la mettra t on à l’intérieur de la théo-logie ? Quelle peine on aura alors à maintenir l’unité d’une doctrine qui use à la fois de deux méthodes aussi divergentes que l’autorité et la méthode rationnelle ! On en verra bientôt p.636 d’illustres exemples. L’expulse t on au contraire de la théo¬logie ? Elle revendique alors son indépendance. Dans les deux cas, l’unité spirituelle que l’on voulait établir est brisée ; elle est brisée parce que l’on a cru, pour des motifs essentiel¬lement politiques et religieux, ne pas devoir tenir compte de l’autonomie de la raison humaine ; elle n’aura de chance de se rétablir que lorsque la prétention de la théologie à régenter toutes les études sera définitivement abandonnée. L’histoire de la philosophie au XIIIe siècle est celle de ces conflits : plus rien de cette renaissance anticipée, de cette liberté d’esprit, de cette pensée passionnée que nous trouvions au XIIe siècle : une recherche à tout prix, même au prix de la logique et de la cohérence, d’une unité, voulue pour des raisons sociales et politiques plutôt qu’intellectuelles.

II. — LA DIFFUSION DES ŒUVRES D’ARISTOTE DANS L’OCCIDENT @ Ces conflits sont encore accentués par la connaissance com¬plète des œuvres d’Aristote qui, traduites en latin, soit de l’arabe soit du grec, ouvrent à la pensée philosophique un champ jusqu’ici presque inconnu et donnent pour la première fois la révélation directe d’une pensée païenne, qui n’a été aucu¬nement modifiée par son contact avec la pensée chrétienne. Dès le milieu du XIIe siècle, à Tolède, un collège de traduc¬teurs, sous l’impulsion de l’évêque Raymond (1126 1151), commence à traduire de l’arabe les Analytiques postérieurs avec le commentaire de Thémistius ainsi que les Topiques et les Réfutations des sophistes ; Gérard de Crémone (mort en 1187) traduit les Météores, Physique, Du ciel, De la génération et de la corruption, sans compter les apocryphes, la Théologie, le traité Des causes, celui Des causes des propriétés des éléments. Puis la connaissance du grec se répand ; on trouve dans des manuscrits du XIIe siècle une traduction de la Métaphysique p.637 (moins les livres M et N qui n’étaient point encore traduits en 1270) et même un commentaire sur ce livre ; et Guillaume Le Breton, dans sa chronique de l’année 1210, dit qu’on lisait à Paris la Métaphysique « récemment apportée de Constantinople et traduite du grec en latin ». Au cours du XIIIe siècle, Henri de Brabant, Guillaume de Moerbeke (1215 1286), un ami de saint Thomas d’Aquin, Robert Grosseteste, Bartholomée de Messine sont des hellénistes qui traduisent tout ou partie des œuvres d’Aristote, et notamment la Politique, ignorée des philosophes arabes. On traduit aussi les œuvres des commentateurs arabes ou même grecs, et des philosophes juifs ; Al Kindi, Al Farabi, Avicenne, Avicebron sont connus ; et au milieu du XIIIe siècle, on possède à Paris tous les commentaires d’Averroès, sauf celui de l’Organon. On peut concevoir l’effet foudroyant de ces découvertes sur des esprits avides d’instruction livresque, très mal préparés à comprendre et à juger Aristote, parce qu’ils manquaient du sens historique nécessaire pour le replacer dans son cadre, parce qu’ils ne l’abordaient que par des traductions qui, suivant l’usage de l’époque, étaient du mot à mot souvent incom-préhensible, et, enfin parce qu’ils n’avaient, pour lutter contre cette influence prestigieuse, le secours d’aucune doctrine adverse ni surtout d’aucune méthode à opposer à la solide construction aristotélicienne. De Platon, on n’avait traduit au XIIIe siècle, que le Phédon et le Ménon ; on connut dans la deuxième moitié du même siècle les Hypotyposes de Sextus Em¬piricus ; rien de tout cela ne faisait équilibre au péripatétisme. Or cette doctrine, si forte de la faiblesse des autres, con¬tenait tout autre chose que ce que les théologiens demandaient à la philosophie ; la philosophie, toujours servante, devait être utilisée comme préliminaire et auxiliaire ; on ne voulait tenir d’elle qu’une méthode de discussion et non pas une affirmation sur la nature des choses. Et voici qu’Aristote apporte une p.638 physique qui, avec la théologie qui lui est liée, suggère une image de l’univers complètement incompatible avec celle qu’impli¬quent la doctrine et même la vie chrétiennes : un monde éternel et incréé, un dieu qui est simplement moteur du ciel des fixes et dont la providence et même la connaissance ne s’étendent point aux choses du monde sublunaire ; une âme qui est la simple forme du corps organisé et qui doit naître et disparaître avec lui, qui n’a par conséquent aucune destinée surnaturelle et supprime par suite toute signification au drame du salut : création, chute, rédemption, vie éternelle, voilà tout ce qu’Aris¬tote ignorait et, implicitement, niait. Il ne s’agissait plus maintenant de ce platonisme éclectique qui, sans doute, offrait un certain danger puisqu’il aboutissait aux solutions erronées de Scot Érigène et d’Abélard, mais qui, du moins, outre qu’il pouvait, grâce à saint Augustin et à l’Aréopagite, s’accommoder assez bien avec le dogme, manifestait la préoccupation de la réalité divine et de la vie surnaturelle de l’âme : l’aristotélisme, lui, se refusait même à poser les problèmes et à leur donner un sens quelconque. En désaccord formel avec la théologie chrétienne, il faut ajou¬ter que le bloc doctrinal, formé par la physique d’Aristote, ne s’accordait pas mieux avec la science expérimentale qui fut la seule au Moyen âge à mériter vraiment ce nom, c’est à dire avec l’astronomie ; la connaissance très certaine que l’on avait alors de la variation des distances des planètes par rapport à la terre pendant le cours d’une de leurs révolutions, aurait dû rendre impossible une théorie des cieux qui enchâssait la pla¬nète sur une sphère qui avait la terre pour centre et qui était en recul sur la doctrine de Ptolémée (l’Almageste avait été traduit par Gérard de Crémone en 1175) ou la doctrine pythagori¬cienne du mouvement de la terre, connue dès le haut Moyen âge : circonstance qui, à ce moment, n’arrête pas le progrès de l’aristotélisme mais qui, plus tard, une fois qu’il eût triom¬phé, fut une des causes les plus importantes de sa ruine. p.639 Ce qui importait à ce moment, c’est que l’aristotélisme, loin de servir à la politique universitaire des papes, menaçait d’être un gros obstacle. Albert le Grand lui-même ne dénonçait il pas l’influence de la physique d’Aristote sur les idées hétéro¬doxes de David de Dinant ? Aussi, dès 1211, le concile de Paris défend d’enseigner la physique d’Aristote, le légat du pape Robert de Courçon, en donnant, en 1215, ses statuts à l’Uni¬versité de Paris, tout en permettant les livres logiques et éthiques d’Aristote, défend de lire la Métaphysique et la Philo¬sophie naturelle. Interdiction vaine sans doute, devant l’engoue¬ment du public, puisque Grégoire IX se borne à commander de fabriquer des éditions d’Aristote expurgées de toute affirmation contraire au dogme. Il n’en est pas moins vrai que, en 1255, la Physique et la Métaphysique étaient au programme de la Faculté des arts, que, à partir de ce moment, l’autorité condamne non plus Aristote, mais ceux qui tiraient de ses livres des doctrines contraires à l’orthodoxie, enfin qu’Aristote devient peu à peu une autorité indiscutable : c’est l’histoire de cette christianisation d’Aristote que nous allons maintenant raconter.

III. — DOMINIQUE GONDISSALVI @ La pensée d’Aristote et des néoplatoniciens arabes ou juifs fut d’abord mise en circulation par des compilateurs tels que Dominique Gondissalvi (mort en 1151), l’archidiacre de Ségovie, qui, outre ses traductions, écrivit des ouvrages tels que le De Divisione philosophiae, composé d’après Al Farabi et les Défi¬nitions d’Isaac Israëli ; il y bouleverse l’ordre traditionnel du trivium et du quadrivium pour le remplacer par celui de l’ency¬clopédie aristotélicienne : la physique qui étudie les êtres mobiles et matériels ; la mathématique, qui étudie les mêmes êtres, abstraction faite de leur matière et de leur mouvement ; la théologie qui étudie les êtres immobiles tels que Dieu et les p.640 anges. Quant à la logique, elle est un instrument qui précède la philosophie. Il donne le plan de l’étude des livres physiques et métaphysiques d’Aristote d’après Al Farabi : les premiers allant de la Physique au traité De l’âme en passant par les traités Sur le ciel et Sur les animaux ; les seconds traitant successivement de l’essence et de ses accidents, des principes des démonstrations, des essences incorporelles, de leur hiérarchie et de l’action divine. Plan tout à fait nouveau en Occident, d’après lequel, qu’on le remarque bien, la théologie comme étude du moteur immo¬bile est liée intimement à la physique, comme étude des corps mobiles, où l’étude de l’âme comme forme du corps organisé, est une partie de la physique : image de l’univers antithétique de l’image platonico augustinienne qui considérait au contraire Dieu et l’âme dans leur vie propre et toute surnaturelle. Même inspiration dans le De immortalitate animae, où Domi¬nique, critiquant et rejetant formellement les preuves plato¬niciennes de l’immortalité de l’âme humaine parce qu’elles sont trop générales et parce qu’elles porteraient aussi bien sur l’âme des brutes, n’accepte que les preuves fondées sur les prémisses aristotéliciennes qui contiennent non pas des principes géné¬raux, mais les caractères propres du sujet étudié : mais le prin-cipal de ces preuves, c’est, comme on le sait, l’indépendance de l’intellect par rapport au corps, qui amène à imaginer une immortalité impersonnelle, bien différente de la continuation de la destinée individuelle de l’âme.

IV. — GUILLAUME D’AUVERGNE @ Une œuvre comme celle de Guillaume d’Auvergne, qui professait la théologie à Paris en 1228, témoigne de l’espèce de malaise produit chez un augustinien traditionnel par l’intro¬duction de ces nouvelles idées. Un des efforts de la philosophie arabe avait été de distinguer, p.641 sans sortir des cadres de la philosophie d’Aristote, le premier principe des êtres dérivés de lui ou créés par lui : entreprise difficile, si l’on se souvient de la métaphysique d’Aristote : cette métaphysique en effet, par ses spéculations sur les mobiles et les moteurs, aboutissait à poser une multiplicité de moteurs immobiles, intelligences motrices des cieux, âmes des animaux, dont on ne voyait pas clairement comment ils dépen¬daient d’un principe unique. Cela s’accordait fort peu avec le monothéisme de toutes les religions issues du judaïsme. On se rappelle comment Al Farabi, puis Avicenne se tirèrent de ce mauvais pas : c’est par un caractère intrinsèque, la néces¬sité, que le principe suprême se distingue des moteurs qui sont dérivés de lui : l’être nécessaire a de soi tout ce qu’il est ; il est simple et unique. Les moteurs dérivés sont au contraire des êtres possibles en eux mêmes qui n’existent que sous l’influence de l’être nécessaire qui les fait passer à l’acte. Aristote ne pouvait devenir monothéiste si l’on n’ajoutait à sa doctrine quelque distinction de ce genre : et Guillaume d’Auvergne l’introduit en effet dans la scolastique non sans la rattacher aussi à Boèce : c’est la célèbre distinction de l’essence et de l’existence : « Dieu est l’être (ens) dont l’essence est d’être (esse) ; c’est à dire que lui-même et l’être que nous lui attribuons quand nous disons : il est, sont une seule et même chose. » Au contraire la créature est comme faite de l’union de deux choses, ce qu’elle est (quod est) ou son essence, et ce par quoi elle est (quo est) qui est nécessairement distinct de son essence, puisque cette essence ne peut exister par elle même. Toutefois cette distinction, qui servait à établir le mono¬théisme, introduisait, telle qu’elle était présentée par Avicenne, un nouveau danger ; en effet, si le rôle du principe suprême est de faire passer à l’acte des êtres possibles, il faut bien qu’ils existent comme possibles antérieurement à cette action ; le possible est alors une matière indépendante de l’être suprême : c’est seulement ainsi qu’Avicenne peut expliquer la p.642 multiplicité dans les créatures. Tout au contraire, pour Guillaume, le possible n’est pas une entité distincte de Dieu, mais seule¬ment le pouvoir que Dieu a de lui donner l’être . A cette nuance d’interprétation se rattache la critique qu’il adressait aux « péripatéticiens » qui soutenaient l’éternité du monde, en s’appuyant sur ce principe que nous avons rencontré si souvent : une essence immuable ne peut commencer à produire à un certain moment. Guillaume répond qu’il ne pourrait alors y avoir aucun changement dans le monde qui ne se réduise à ce qui précède, c’est à dire aucun véritable changement, le chan¬gement étant la production du nouveau. On le voit, les péri¬patéticiens, appuyant l’éternité du monde sur la simplicité du premier principe ne pouvaient expliquer le multiple et le changeant que grâce à une matière indépendante ; la négation de cette matière amenait soit à nier ce changement, soit à mettre en Dieu un pouvoir créateur, bien différent de l’acte pur d’Aris¬tote. Du même esprit partent les critiques de Guillaume contre les théories arabes de la connaissance qui introduisaient dans l’âme même l’opposition de matière et de forme, en montrant l’intellect en puissance passant à l’acte sous l’influence d’un intellect toujours en acte. Guillaume non seulement refuse d’accepter cet intellect agent séparé qu’Avicenne (et selon lui Aristote) plaçaient dans la sphère de la lune ; mais il réfute une théorie anonyme des péripatéticiens chrétiens qui, faisant de l’intellect agent comme de l’intellect matériel une faculté de l’âme elle même attribuait au premier une action qui consiste à faire passer à l’acte les signes intelligibles qui sont en puis¬sance dans le second ; on attribuerait à l’âme une science tou¬jours actuelle qui, comme la réminiscence de Platon, rendrait inutile toute instruction. Guillaume n’admet en l’âme qu’un intellect unique, qu’il appelle l’intellect matériel ; de cet p.643 intellect se développent, comme de la semence l’être adulte, et sous l’influence des sensations et des images, les formes intelligibles dont il est gros. L’on sent à quel point cette théorie s’éloigne de celle qui réduit l’intelligence à la faculté d’abstraire ; l’abs¬traction n’est pas, selon Guillaume, inhérente à la connaissance des formes intelligibles ; elle vient de notre imperfection et de la faiblesse de notre vue spirituelle ; le type de la connaissance intellectuelle, c’est la connaissance de soi, c’est à dire de ses opinions, de ses doutes, donc d’un être particulier.

V. — DOMINICAINS ET FRANCISCAINS @ Des attitudes plus nettes que celle de Guillaume d’Auvergne allaient engendrer les conflits qui agitèrent les universités de Paris et d’Oxford pendant toute la seconde moitié du XIIIe siècle. Vers la fin du siècle, en 1284, alors que ces agitations étaient presque apaisées, le franciscain Jean Peckham, arche¬vêque de Canterbury, écrivait à la curie romaine : « Que la sainte Église romaine daigne considérer que la doctrine des deux ordres (franciscain et dominicain) est actuellement en opposition presque complète sur toutes les questions dont il est permis de disputer ; la doctrine de l’un de ces deux ordres, délaissant et, jusqu’à un certain point, méprisant les enseigne¬ments des pères, se fonde presque exclusivement sur les ensei-gnements des philosophes » . Et il précisait en une lettre de 1285 à l’évêque de Lincoln : « Vous savez que nous ne réprou¬vons aucunement les études philosophiques pour autant qu’elles servent aux dogmes théologiques ; mais nous réprou¬vons ces nouveautés profanes qui, contre la vérité philosophique et au détriment des Pères, se sont introduites il y a environ vingt ans dans les profondeurs de la théologie, entraînant le rejet p.644 et le mépris manifestes de la doctrine des Pères. Quelle est donc la doctrine la plus solide et la plus saine, celle des fils de saint François, c’est à dire de frère Alexandre de Halès, de frère Bonaventure et de leurs pareils dont les œuvres... se fondent à la fois sur les pères et sur les philosophes ; ou bien cette doc¬trine nouvelle qui lui est presque totalement contraire, qui consacre ses forces à détruire et à ébranler tout ce qu’enseigne saint Augustin sur les règles éternelles et la lumière immuable, les puissances de l’âme, les raisons séminales innées dans la matière ? » Ainsi deux esprits s’opposent : l’esprit franciscain, nourri de saint Augustin et représenté par Bonaventure ; l’esprit domi¬nicain, issu d’Aristote, et représenté par Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin. D’un côté, une doctrine où la philo¬sophie, mal distinguée de la théologie, s’efforce, selon le modèle néoplatonicien, d’atteindre au moins par image la réalité divine : de l’autre, une séparation complète entre la théologie révélée et une philosophie qui, par son point de départ, l’expé¬rience sensible, par sa méthode. toute rationnelle, affirme son autonomie et son indépendance vis à vis de la théologie. Il est pourtant insuffisant d’opposer sommairement l’augus¬tinisme franciscain au péripatétisme dominicain. En premier lieu, saint Bonaventure n’hésite pas, sur bien des points, à suivre Aristote. En second lieu, au sein même de leur ordre, Albert et saint Thomas trouvèrent bien des adversaires ; et c’est un dominicain, Robert Kilwardby qui, étant archevêque de Cantorbery, fit condamner en 1277 des propositions thomistes. En troisième lieu, saint Thomas n’était pas moins opposé que saint Bonaventure à une certaine manière de comprendre le péripatétisme, qui aboutissait à des conclusions directement contraires à la foi chrétienne ; nous voulons parler de Siger de Brabant et du mouvement que l’on a appelé l’averroïsme latin. Enfin les deux ordres se trouvent encore réunis sur le terrain pratique : il était dans les intentions des papes de p.645 confier à ces ordres plutôt qu’au clergé séculier l’enseignement théologique à l’Université de Paris et, dès 1229, une chaire est réservée à chacun des deux ordres mendiants ; de là une polé¬mique ardente des séculiers contre les réguliers ; elle se marque par le De periculis novissimorum temporum (1255) où Guillaume de Saint Amour contestait aux moines le droit d’enseigner et à qui saint Thomas répliqua par le Contra impugnantes Dei cultum.

VI. — SAINT BONAVENTURE @ On sait comment saint Bonaventure lui-même oppose l’esprit des deux ordres : « Les Prêcheurs (dominicains) s’adonnent sur¬tout à la spéculation, de quoi ils ont reçu leur nom, et ensuite à l’onction ; les Mineurs (franciscains) s’adonnent principale¬ment à l’onction et ensuite à la spéculation ». Saint François d’Assise, le fondateur de l’ordre des Mineurs avait donné un élan nouveau à la vie spirituelle plus qu’à la doctrine, et s’il recommandait aux frères d’étudier, c’était « à condition d’agir avant d’enseigner » . Et il y eut parmi les Franciscains un parti, le parti des spirituels, qui répugnait à tout enseigne¬ment doctrinal, partisans de Joachim de Flore, dont la pen¬sée sur l’Évangile éternel se rattache aux hérésies sur le règne de l’Esprit. Ses vues étaient acceptées par le général même de l’ordre, Jean de Parme, qui, en 1257, dut donner sa démission et fut condamné par un tribunal présidé par le nouveau général de l’ordre qui n’était autre que saint Bonaventure. On voit mieux par là le problème qui se pose aux Franciscains doctrinaires et théologiens : concilier l’enseignement doctrinal et raisonné avec la libre spiritualité franciscaine, ou plutôt faire de la doctrine un élément inséparable de cette illumina¬tion intérieure en quoi consiste la vie spirituelle. Dès avant p.646 Bonaventure, il y eut des Franciscains doctrinaires, Alexandre de Halès (1170 1245), maître de théologie à Paris, dont la Somme construite sur le plan des Sentences du Lombard, tout en n’igno¬rant pas l’aristotélisme, restait fidèle à la tradition augusti¬nienne ; Jean de la Rochelle (1200 1245) : l’un et l’autre con¬naissent et même admettent, pour le domaine limité de la con-naissance naturelle, la doctrine aristotélicienne de la connais¬sance, c’est par l’influence d’un intellect agent que l’intellect possible peut abstraire des images issues des sens les formes intelligibles ; mais lorsqu’il s’agit d’objets qui dépassent les aptitudes de l’homme, la connaissance devient illuminative et a pour agent Dieu lui-même. Mais Jean Fidanza de Toscane (1221 1274), qui fut surnommé Bonaventure, le docteur séraphique qui enseigna à Paris de 1248 à 1255, et fut général de son ordre à 36 ans, est le plus remar¬quable représentant de cet esprit. Tout l’enseignement de saint Bonaventure est un itinéraire de l’âme vers Dieu suivant le titre (Itinerarium mentis in Deum) que porte une de ses dernières œuvres : à un moment où les Dominicains produisaient tant d’œuvres purement philosophiques, l’on en chercherait vaine¬ment une dans la liste des siennes : de grands Commentaires sur les Sentences et une foule d’opuscules sur des sujets purement théologiques ou mystiques. Mais, dans cet itinéraire, il rencontre la raison et la philosophie, et il en assimile tout ce qui peut servir à conduire à une vie spirituelle supérieure. Mise ainsi à sa place dans l’élan qui nous mène à Dieu, la raison philosophique n’a de signification que dans la mesure où elle est tournée vers Dieu ; elle indique une étape transitoire entre un stade inférieur où nous connaissons moins Dieu et un stade supérieur où nous le connaîtrons davantage, un des moments où nous passons en allant de l’état de simple croyance à la contemplation. « On commence par la stabilité de la foi, et l’on progresse par la sérénité de la raison pour parvenir à la p.647 suavité de la contemplation » . Saint Bonaventure reste tout à fait dans la ligne de la philosophie néoplatonicienne : la raison conçue comme un intermédiaire entre la croyance et une intuition intellectuelle qui saisit d’emblée le principe : nulle idée chez lui d’une raison qui, dans la sphère où s’appli¬quent ses règles, se suffirait à elle même et qui créerait des sciences autonomes. La raison non moins que la foi d’une part et la contemplation de l’autre résulte chez lui d’une grâce sanctifiante qui se manifeste d’abord, par la vertu de la foi (credere), puis par le don de l’intelligence de ce que l’on croit (intelligere credita), enfin par la béatitude de la contemplation (videre intellecta) : c’est là le schème des degrés de la connais¬sance, tel que Platon le traçait à la fin du VIe livre de la Répu¬blique : l’accent de dévotion qui s’y ajoute ne saurait rien chan¬ger au fond des choses. Il s’ensuit que la philosophie ne doit pas être, pour Bonaven¬ture, le fruit d’une curiosité qui veut atteindre les choses en elles mêmes, mais d’une tendance religieuse qui nous porte vers Dieu. « Les créatures peuvent être considérées ou bien comme des choses ou bien comme des signes »  ; c’est comme signes que les considère Bonaventure ; en tout il cherche des expressions, des images, des vestiges, des ombres de la nature de Dieu : les solutions des questions les plus techniques, où il s’oppose à saint Thomas, sont commandées chez lui par ce vaste symbolisme qui lui fait considérer la nature, à l’égal de la Bible, comme un livre dont il faut déchiffrer le sens divin. Dieu, la création, le retour de l’âme à Dieu par la connaissance et l’illumination ; ou si l’on aime mieux : Dieu cause exemplaire, Dieu cause efficiente, Dieu cause finale, tels sont les trois uniques thèmes de la philosophie. L’existence de Dieu est elle-même une évidence : évidence pour l’âme qui, en se connais¬sant, se connaît comme l’image de Dieu, et qui, connaissant les p.648 choses imparfaites, composées, mobiles saisit par là même l’être parfait, simple, immuable dont elles sont les effets. Dieu comme cause exemplaire est l’objet de la métaphysique proprement dite : Bonaventure affirme avec force contre Aristote l’existence des idées platoniciennes ; en elles seules, Dieu trouve son expres¬sion véritable et complète et sa première ressemblance ; aussi bien le monde des Idées n’est pas une créature, il est Dieu même comme Verbe ou comme Fils ; il est donc un et simple et il n’apparaît multiple qu’autant qu’il donne naissance à une multiplicité finie de choses sensibles. Le monde intelligible de Bonaventure n’est pas celui de Plotin, d’abord parce qu’il n’est pas inférieur à son principe, ensuite parce qu’il n’est pas un intermédiaire entre Dieu et le monde sensible et comme une première création, toute spirituelle, du monde ; et en ce sens, Bonaventure n’est nullement platonicien ; rien ne vient combler le gouffre infini qui sépare la créature du créateur ; rien en revanche ne vient faire obstacle au retour de l’âme à Dieu. C’est pourquoi Dieu, comme cause efficiente ou créatrice, doit être différent de Dieu comme cause exemplaire : dans l’unité infinie du Verbe qui est le modèle d’une infinité de mondes possibles, la volonté de Dieu choisit un de ces mondes pour des raisons qui nous sont entièrement impénétrables. Bonaventure refuse en effet d’admettre que la raison du meil¬leur puisse enchaîner la volonté de Dieu qui serait astreint à créer le meilleur des mondes possibles ; notion qui n’a même point de sens puisque, quel que soit le monde choisi, l’on peut à l’infini en concevoir un meilleur. Par ce « volontarisme » qui ira s’accentuant dans les écoles franciscaines, Bonaventure s’oppose encore plus formellement à toute tentative pour éta¬blir une continuité entre Dieu et la créature. Aussi, dans sa conception des créatures, tout est fait à la fois pour montrer en elles le signe de l’activité immédiate de Dieu et pour empêcher toute confusion avec la divinité : deux p.649 exigences qui sont sinon contradictoires, du moins opposées, l’une tendant à saisir en tout l’irradiation divine, l’autre à proclamer en tout la déficience de la créature. Déficience, la multiplicité des créatures, incapables de recevoir autrement qu’en se multipliant la communication et l’effusion de la perfection divine ; déficience, la nécessité, pour toute créature, d’être composée de forme et de matière, la matière soulignant le côté passif de son être. Bonaventure n’a pas hésité à soutenir, avec les autres franciscains et contre saint Thomas, qu’il n’existait aucune forme pure dans la création, et que les anges eux mêmes, qui sont des intelligences séparées, et aussi les âmes humaines, qui sont des êtres spirituels, sont faits d’un couple de forme et de matière ; il suffit en effet qu’un être soit changeant, actif et passif, individuel et capable de rentrer dans une espèce ou un genre pour qu’on puisse dire qu’il contient de la matière, c’est¬-à dire de l’être en puissance ou une possibilité d’être autre ; or, c’est le cas des âmes et mêmes des anges qui sont de véri¬tables individus, contrairement à ce que croit saint Thomas. C’est encore par le sentiment de cette déficience que saint Bona¬venture a accepté, contre saint Thomas, la thèse de la pluralité des formes : on sait que, pour Aristote, la forme d’un être est ce qui fait qu’il est effectivement ce qu’il est ; c’est grâce à la présence en lui de la forme humanité qu’un homme est homme ; chaque substance, étant une, doit donc avoir une forme substantielle unique ; cette forme détermine et fixe complè¬tement la nature de la substance. Or cette conclusion n’est pas acceptée par Bonaventure : considérer la forme comme para¬chevant et consommant l’être de manière à ce que rien de sub¬stantiel ne puisse s’y ajouter, ce serait admettre que la créature puisse être parfaite et achevée : en réalité, si la forme donne une perfection à la substance, ce n’est point pour l’y fixer, c’est pour la disposer à recevoir une autre perfection qu’elle ne pourrait elle même lui donner ; on peut concevoir par exemple que la lumière s’ajoute à un corps déjà constitué p.650 pour en stimuler l’activité, comme une forme substantielle nouvelle. Du même esprit provient la réponse qu’il donne à la question de la production de la forme : on se rappelle un célèbre théorème d’Aristote : un être en puissance ne peut devenir être en acte que sous l’influence d’un être déjà en acte : cela implique que la forme qui va naître dans l’être en puissance n’y est point du tout présente, mais va en être comme tirée sous l’influence de l’être en acte (éduction des formes) ; or cette théorie donne¬rait à l’être en acte une efficace qu’il ne peut avoir ; cette effi-cace sera réduite à ses justes limites, si l’on admet avec saint Augustin que l’être en puissance contient les raisons sémi¬nales que l’influence de l’être en acte ne fait que manifester et développer. On voit donc l’unité de toutes ces thèses dont plusieurs oppo¬sent le penseur franciscain à saint Thomas : multiplicité, composition hylémorphique universelle, pluralité des formes, raisons séminales, autant de manières de rendre impossible un monde physique qui serait autonome et aurait en lui son principe d’explication. Thèses en parfait accord avec la seconde exigence, selon laquelle on doit retrouver dans la créature les traces d’irradiation divine : simple analogie d’ailleurs, comme l’égalité qu’il y a entre deux rapports, et non ressemblance véritable comme celle qu’il y a entre Dieu et les Idées ; le type de cette analogie, c’est l’image de la Trinité que saint Augustin retrouvait dans les rapports entre les trois facultés de l’âme humaine ; mais cette analogie a elle même des degrés, depuis les ombres ou vestiges des attributs divins que l’observateur trouve dans les choses de la nature jusqu’à l’image véritable qui, dans l’âme humaine, prend directement conscience de sa propre ressemblance à Dieu. Par l’effet de la grâce surnaturelle, cette image analogique se transformera chez les élus en une simili¬tude véritable, qui est la déification de l’âme. C’est moins en elle même que par rapport à cet état final que saint Bonaventure analyse la connaissance intellectuelle p.651 et interprète les données d’Aristote et des Arabes sur ce sujet. Il accepte la distinction entre l’intellect agent et l’intellect possible : mais d’abord comme Alexandre de Halès et saint Thomas, il fait de l’un comme de l’autre une faculté de l’âme, et refuse de voir dans l’intellect agent une réalité distincte et la dernière des intelligences célestes : la négation de l’intellect agent séparé est, chez lui, un aspect de ce même état d’esprit qui le détourne d’accepter un intermédiaire quelconque entre Dieu et l’âme. De plus, l’intellect agent n’est pas à l’intellect possible comme un pur agent à un pur patient ; l’intellect agent aide simplement l’intellect possible à faire l’opération d’abstraction nécessaire pour extraire des images de l’imagi¬nation les formes intelligibles ; mais c’est l’intellect possible qui fait lui-même l’opération et qui livre à l’intellect agent les espèces qu’il contemple . Enfin, l’abstraction sur le sensible n’est pas pour lui le seul type de connaissance intellectuelle : l’empirisme d’Aristote n’est juste que dans la connaissance du monde sensible ; quand il s’agit des principes, des vertus morales et de Dieu, notre manière de connaître est toute diffé¬rente ; pour la connaissance des principes, tels que celui de contradiction, il y faut bien des espèces sensibles ; mais la « lumière naturelle » qui est en nous permet de les acquérir immédiatement et sans nul raisonnement ; quant aux vertus morales, la connaissance n’en est due à aucune espèce sen¬sible, mais à l’inclination que nous sentons en nous vers le bien et à la connaissance immédiate que cette inclination est droite ; enfin Dieu nous est connu par simple réflexion sur nous¬mêmes, puisque nous sommes faits à son image. En un mot, sous le nom de connaissance de nous même et de Dieu, saint Bonaventure admet une connaissance directe qui ne passe pas par le circuit du sensible. Si l’on veut maintenant justifier cette connaissance et voir p.652 en quoi consiste sa vérité, on sera amené à la rapporter toute à l’illumination divine. Bonaventure part ici du vieux principe platonicien (repris par Avicenne), selon lequel il n’y a de con¬naissance que là où l’esprit atteint l’être, c’est à dire une réalité stable et identique. Or atteindre l’être, ce n’est pas précisé¬ment voir Dieu, ni voir les idées et les raisons éternelles en Dieu ; l’idée de l’être est comme un cadre que nous nous efforçons à appliquer à des réalités qui ne la comportent pas exactement et qui, pour cette raison, ne peuvent être l’objet d’une con¬naissance certaine et entière ; mais cette idée ne peut exister que grâce à la présence et à l’influence en nous de ces raisons éternelles que nous ne possédons pas ; et ainsi la connaissance la plus humble se définit non pas en elle même mais à titre d’image effacée de la connaissance pleine et certaine que Dieu a de sa propre raison. La philosophie de saint Bonaventure représente donc un type de pensée d’une grande importance historique. Elle est dominée par ce qu’il considère comme la vérité fondamentale : l’âme a une destinée surnaturelle qui nous est connue par la révé¬lation chrétienne. Dans la recherche des autres vérités, on ne peut procéder comme si nous ignorions celles là, et comme si nous avions une méthode autonome pour déterminer le vrai et le faux : toutes les vérités s’ordonnent au contraire par rapport à celle là. La nature et l’âme ne se comprennent que tournées vers Dieu : la nature comme la trace des attributs divins, l’âme par sa fonction essentielle d’amour qui nous unit à Dieu. Il est aisé de voir pourtant que, historiquement, le principe de cette philosophie, bien qu’absorbé par des penseurs chré¬tiens, ne touche en aucune façon à l’orthodoxie chrétienne. Nous reconnaissons ici l’antique principe néoplatonicien, né en dehors de toute influence chrétienne : un être n’est pleinement ce qu’il est qu’en vertu de la conversion qui le tourne vers son propre principe dont il reçoit les effluves ; doctrine dont les œuvres d’un successeur de Bonaventure, Matthieu d’Aquasparta p.653 (1235 1302), maître de théologie à Paris, puis général de l’ordre en 1287 devait montrer encore plus nettement l’opposition à l’aris¬totélisme de saint Thomas. Dans ses Quaestiones de cognitione, il relève l’empirisme de « certains philosophes » qui nient qu’au¬cune influence spéciale de la lumière divine soit indispensable dans la connaissance, et qui attribuent toute connaissance à la faculté naturelle de l’intellect agent, reniant ainsi l’autorité du « principal docteur » saint Augustin. Il affirme à l’inverse que « tout ce qui est connu avec certitude d’une connaissance intellec¬tuelle est connu dans les raisons éternelles et dans la lumière de la première vérité ». Même fidélité au platonisme chez le francis¬cain Jean Peckham (1240 1292), élève de Bonaventure à Paris et maître de théologie à l’Université d’Oxford. La force de ce mouvement platonico augustinien nous fait comprendre les conditions dans lesquelles s’est développé le mouvement inverse, le mouvement aristotélicien, chez Albert le Grand et saint Thomas.

VII. — ALBERT LE GRAND @ Le premier des grands péripatéticiens chrétiens est le domini¬cain Albert le Grand (1206 1280) le « docteur universel » ; Albert n’est pas seulement le maître de théologie qui enseigna à Paris de 1245 à 1248 et fut lecteur à Cologne de 1258 à 1260 et de 1270 à sa mort : si, de 1240 à 1256, il écrivit des para¬phrases de tous les traités connus d’Aristote, en y intercalant même des traités de son cru sur les questions qui rentraient dans le plan d’Aristote mais avaient été négligées par lui (comme le De mineralibus) et en y ajoutant le commentaire de l’apo¬cryphe De Causis (qu’il sait n’être pas d’Aristote et qu’il consi¬dère comme extrait par David le Juif des écrits d’Aristote et d’Avicenne), il est aussi l’auteur de traités de théologie dogma¬tique comme le Commentaire des Sentences et la Summa de creaturis et d’écrits mystiques comme le commentaire du pseudo p.654 Denys ou le De adhaerendo Deo ; enfin il joue un rôle actif comme défenseur de l’ordre des Prêcheurs contre les attaques de Guillaume de Saint Amour en 1256, comme légat du pape et prédicateur de la croisade en Allemagne (1263). Extrême diversité et extrême étendue qui, dans la joie où il est de faire l’inventaire des richesses contenues dans l’encyclo¬pédie d’Aristote et d’ajouter même à ces richesses, lui masquent la plupart du temps le peu de cohérence de sa pensée. Albert paraît en avoir le sentiment, et c’est alors qu’il fait des décla¬rations comme celles ci : « En tous mes livres philosophiques, je n’ai jamais rien dit de mien, mais j’ai exposé aussi fidèlement que je l’ai pu les opinions des Péripatéticiens ;... s’il se trouve que j’ai quelque opinion à moi, nous la ferons paraître, s’il plaît à Dieu, dans nos livres théologiques plutôt que dans nos traités philosophiques » . Aussi est ce un jeu d’opposer Albert à lui-même et son augus¬tinisme à son péripatétisme. Parfois il se contente de juxtaposer. Ainsi dans la Somme de Théologie , il avertit qu’il y a une double notion de l’âme, la notion aristotélicienne de l’âme comme forme du corps organisé, et la théorie théologique qu’il tire surtout des écrits de saint Augustin : d’un côté la descrip¬tion du mécanisme de la vie intellectuelle et volontaire, d’un autre côté la description de facultés étagées les unes au dessus des autres qui montrent l’âme s’élevant progressivement de la connaissance sensible jusqu’à Dieu : rien de semblable entre la sensation d’Aristote, acte commun du sentant et du senti, et la sensualité d’Augustin qui rattache l’âme à la terre en lui faisant chercher l’utile et fuir le nuisible ; rien de pareil, quoiqu’en pense Albert, entre la distinction augustinienne de la raison supérieure qui nous dirige et de la raison inférieure qui nous fait connaître la loi morale, et la distinction péripa¬téticienne de l’intellect agent et de l’intellect possible ; enfin p.655 distinction radicale, admise par Albert, entre la volonté (προαίρεσις ou électio) chez Aristote, qui suit le jugement de l’en¬tendement, et la notion exclusivement théologique du libre arbitre, « faculté de la raison et de la volonté par laquelle est choisi le bien, si la grâce nous assiste, ou le mal, si elle fait défaut ». Rien ne correspond chez Aristote à la synteresis, « cette étincelle de conscience qui, selon saint Jérôme, ne s’éteint pas dans l’âme d’Adam, même chassé du Paradis », faculté de connaître les règles morales suprêmes, « dont les philosophes ne parlent pas, parce qu’ils divisent les facultés de l’âme d’après leurs objets généraux, tandis que les théologiens savent distin¬guer entre le droit divin et le droit humain ». Ainsi les vues des « saints » sur l’âme considérée en dehors de tout rapport avec le monde sensible, complètent les vues du philosophe qui ne connaît l’âme qu’en rapport avec le corps. Pourtant, à d’autres égards, la doctrine d’Albert indique des habitudes d’esprit bien nouvelles par rapport à l’augus¬tinisme régnant ; le niveau auquel peut atteindre la raison philosophique est en quelque sorte abaissé : il ne s’agit plus, comme chez saint Anselme de trouver par l’intellect les raisons des dogmes révélés, incarnation ou trinité : ce sont là des articles qui sont et resteront de pure foi. La raison philosophique ne peut procéder que des effets aux causes, et ce qui est premier dans l’ordre de la connaissance est dernier dans l’ordre de l’être : c’est dire que nous ne pouvons atteindre Dieu que par le monde sensible, par une preuve cosmologique allant de l’effet à la cause, et non par une preuve ontologique. De la considération du monde, on peut sans doute conclure à Dieu, mais on ne peut même pas savoir avec une entière certitude rationnelle si le monde a ou non commencé dans le temps ; les arguments pour l’éternité que l’on trouve chez Aristote équilibrent presque les arguments contraires et, seule, la révé¬lation peut trancher la question. Albert a, d’une manière générale, une tendance à séparer p.656 les termes entre lesquels le platonisme augustinien cherche une continuité et une hiérarchie. Voici quelques aspects de cette tendance : les augustiniens du XIIIe siècle, sous l’influence plus ou moins proche d’Avicebron, avaient admis dans toutes les créa¬tures, aussi bien spirituelles que corporelles, une composition hylémorphique : l’ange et l’âme, aussi bien que le corps, sont composés de matière et de forme. Contrairement à cette vue et suivant Aristote avec sa théorie de l’intelligence motrice qui est un acte pur et de l’âme qui est une forme, Albert refuse d’admettre une matière comme composant des êtres spiri¬tuels. Ce refus a pour effet de transformer sa vision de l’univers ; comme la forme (par exemple celle de l’homme) est par elle même un universel, comme le principe d’individuation est dans les accidents provenant de la matière qui s’ajoute à la forme, il s’ensuit que la nature de l’homme individuel, composé d’une âme et d’un corps, n’a presque plus rien de com¬mun avec celle de l’ange : les anges, étant des formes pures, doivent par là même différer entre eux comme des espèces, non comme des individus ; aucune des facultés de même nom n’est la même chez l’ange et dans l’âme humaine, dans l’âme qui, liée au corps, n’atteint le rationnel que par une opé¬ration d’abstraction sur les images sensibles, tandis que l’ange a une connaissance intuitive, exempte d’erreur et de recherche ; l’intellect agent, intuitif chez l’ange, est, chez l’homme, une simple clarté indistincte qui emprunte aux images sensibles toutes les distinctions des genres et des espèces . Ainsi l’on a partout l’impression de profondes cassures dans la continuité universelle : Albert refuse même d’admettre tout ce qui, dans la théorie de la connaissance intellectuelle chez les péripatéticiens arabes, aurait rapproché l’homme de Dieu ; l’in¬tellect agent qui, chez Averroès, était l’intelligence motrice de la dixième sphère contenant actuellement en elle tous les p.657 intelligibles, qui, par conséquent, était commun à tous les hommes, est remplacé par un intellect agent qui est une partie de l’âme humaine ; il y a donc autant d’intellects agents qu’il y a d’âmes ; il est d’ailleurs vide de formes et n’a d’autre fonction que d’abs¬traire les formes des images sensibles données d’ailleurs. Si une intelligence séparée ou angélique influe sur nous, le résul¬tat de cette influence est une révélation, qui est entièrement distincte de la connaissance naturelle . Dans ces conditions, on comprend comment l’étude de la nature pour elle même a pu intéresser Albert, comment, grâce à ce principe que « l’expérience seule donne la certitude » en des questions de zoologie, de botanique ou de minéralogie, ces sciences commencent à devenir chez lui autre chose que des bestiaires fantastiques ou des symboliques traditionnelles. Les dominicains allemands qui propagèrent à Cologne les doctrines d’Albert, Hugues de Strasbourg et Ulrich de Stras¬bourg, sont encore fort mal connus : il semble pourtant que le second d’entre eux se rapproche bien plus que son maître du péripatétisme arabe et qu’il est au début du mouvement mys¬tique qui aboutira à Maître Eckart.

VIII. — SAINT THOMAS D’AQUIN @ Mais c’est surtout chez saint Thomas d’Aquin, le « docteur angélique », que s’affirme et se précise le mouvement d’idées inauguré par Albert. Né en 1227 au château de Rocca Secca, de la famille des comtes d’Aquin, devenu dominicain dès 1243, il est élève d’Albert le Grand à Paris de 1243 à 1248, puis à Cologne ; de 1252 à 1259, nouveau séjour à l’Université de Paris, où il devient maître en 1257 ; de 1259 à 1268, il habite l’Italie, et il entre en relation avec le dominicain helléniste p.658 Guillaume de Moerbeke, par qui il a des traductions d’Aris¬tote faites directement sur le texte grec ; de 1268 à 1272, il enseigne à Paris, où il a à se défendre à la fois contre les ennemis des réguliers, contre Siger de Brabant et les averroïstes de la Faculté des Arts, contre les augustiniens qui s’efforcent de le faire condamner ; il quitte Paris pour Naples en 1272 et meurt en 1274 en se rendant au concile de Lyon. Dans son second séjour à Paris (1252 1259), il écrit, outre son Commentaire des sentences de Pierre Lombard , les trois traités de Ente et Essentia, de Veritate, Contra impugnantes Dei cul¬tum et religionem (au moment des attaques de Guillaume de Saint Amour contre les ordres). Du séjour en Italie et des relations avec Guillaume de Moerbeke (1259 1268) datent ses commentaires : commentaires d’Aristote (De interpretatione, Analytiques postérieurs, Physique, Métaphysique (12 livres), Éthique, De l’âme, Météores, De coelo I à III, De generatione, Politique I à IV), commentaire du livre Des Causes (dont il découvre l’identité avec les Éléments de théologie de Proclus, que traduit Guillaume de Moerbeke), commentaires des traités théologiques de Boèce, des Noms Divins de l’Aréopagite. Dans la même période, il écrit la Summa contra gentiles (1259-¬1260), et il commence en 1265 la Summa theologica qu’il con¬tinue, sans l’achever, jusqu’en 1273. En son dernier séjour à Paris, il écrit des œuvres polémiques, le De unitate intellectus contra Averroistas, contre Siger de Brabant, le De Perfectione vitae spiritualis et le Contra retrahentes a religioso ingressu, contre les ennemis des ordres mendiants : le De aeternitate mundi contra murmurantes, contre les ennemis du péripatétisme. Enfin il écrivit en diverses périodes et sur divers sujets des Quaestiones disputatae et des Quaestiones quodlibetales, qui rédigent les discussions effectives qu’il soutenait oralement sur les sujets qu’on lui proposait à des époques fixées. Malgré la limpidité tranquille et peut être sans égale du style de saint Thomas, ses habitudes littéraires sont si éloignées des p.659 nôtres que l’on voit difficilement s’il existe un système tho¬miste et quel il est. Rien chez lui de cette émotion et de cette fougue qui, aux XIe et XIIe siècles, donnaient naissance à des œuvres synthétiques où la pensée s’expose en sa continuité ; par exemple dans la Somme théologique, rien qu’une suite de questions séparées en articles ; à chaque article s’alignent les arguments contre la thèse, les arguments pour, puis la réponse aux arguments contre ; nul arrêt, nulle vue d’ensemble (sauf exception ; par exemple Somme, IA pars, qu. 85, art. 1 3) dans ces discussions où l’on désire seulement l’emporter sur l’adversaire : la dialectique, entendue comme art de discussion, est devenue la maîtresse toute puissante ; on apprend à disposer les arguments plutôt qu’à les inventer.

IX. — SAINT THOMAS (suite) : LA RAISON ET LA FOI @ S’il en est ainsi, si le philosophe ou le théologien ne voit pas d’inconvénient à cette exposition morcelée et déchiquetée, c’est qu’il considère que son rôle n’est pas de faire la synthèse, puisqu’elle est déjà faite, ni de découvrir la vérité, puisqu’elle est déjà trouvée. Le travail de saint Thomas suppose deux grandes synthèses qu’il accepte toutes faites comme des présuppositions de son œuvre propre : d’une part l’organisa¬tion des vérités de la religion, telles qu’elle se présentait chez les sententiaires du XIIe siècle, d’autre part la synthèse phi¬losophique d’Aristote. Une partie de ses œuvres, les Sommes, suit le rythme des Sentences, qui finalement revient au rythme de la philosophie néoplatonicienne : ainsi la Somme contre les Gentils traite d’abord de Dieu, puis de la hiérarchie des créa¬tures qui procèdent de lui, puis de la destinée de l’homme et de son retour à Dieu dans la vie éternelle. Dans une autre partie de ses œuvres, il analyse et commente les œuvres d’Aristote. D’autre part, le rapport qu’il conçoit entre ces deux synthèses, p.660 la synthèse théologique des vérités révélées et la synthèse philosophique des vérités accessibles à la raison, laisse son esprit beaucoup plus tranquille et satisfait, beaucoup moins avide et passionné de recherche que celui d’un saint Anselme ou d’un Abélard : tandis que, chez ceux ci, le rapport entre la raison et la foi était défini, si l’on ose dire, d’une manière dyna¬mique, les vérités de foi étant proposées à la raison comme des vérités à pénétrer par elle dans un progrès illimité, il est défini chez saint Thomas d’une manière statique : il y a des vérités de foi qui excèdent définitivement l’intelligence humaine ; il y a des vérités philosophiques qui lui sont accessibles ; mais nul progrès ne peut conduire des unes aux autres. Si l’on peut raison¬ner en matière de foi, c’est seulement en tirant les conséquences des vérités de foi posées comme prémisses, jamais en démon¬trant ces vérités : ainsi l’on peut démontrer la nécessité de la grâce divine, par cette raison que, sans elle, la destinée sur¬naturelle de l’homme serait impossible ; mais il faut d’abord que l’existence de cette destinée surnaturelle nous soit révélée. Cette conception purement statique, il est important de voir que saint Thomas ne l’emprunte nullement à la tradition théo¬logique, mais qu’elle résulte pour lui d’une doctrine de la con¬naissance tout entière empruntée à Aristote : « L’intellect humain ne peut arriver, par sa vertu naturelle, à saisir la sub¬stance de Dieu même, parce que la connaissance de notre intellect, selon le mode de la vie présente, commence par le sens ; et c’est pourquoi ce qui ne tombe pas sous les sens ne peut être saisi par l’intelligence humaine, à moins d’être conclu à partir des sens. Or les choses sensibles ne peuvent conduire notre intelligence à voir en elles ce qu’est la substance divine, parce que ce sont des effets qui n’égalent pas la vertu de la cause » . Ainsi l’empirisme d’Aristote est érigé en sauvegarde contre l’indiscrétion d’une raison qui voudrait scruter p.661 les mystères ; les choses sensibles ne sont plus, comme chez Bonaventure, des signes à interpréter pour y voir la présence divine, mais de simples effets par lesquels nous remontons, au moyen d’un pénible raisonnement, jusqu’à une cause que nous ne saisissons pas en elle même, mais en ses relations à ses effets. Enfin le principe même de cette conception des rapports de la raison et de la foi supprime un des moteurs les plus puis¬sants de la pensée philosophique dans les siècles précédents ; nous voulons parler de ces contradictions entre la raison et la foi d’où résulte, pour ajuster l’une à l’autre, un effort vers l’accord, qui est générateur de pensée philosophique. Saint Thomas part de ce principe que la vérité ne saurait être con¬traire à la vérité ; il s’ensuit que nulle vérité de foi ne saurait infirmer une vérité de raison, ou inversement. Mais, comme la raison humaine est débile, comme l’intelligence du plus grand philosophe, comparée à l’intelligence d’un ange, est bien infé¬rieure à ce qu’est l’intelligence du paysan le plus simple com¬parée à la sienne propre, il s’ensuit que lorsqu’une vérité de raison nous paraît contredire une vérité de foi, nous pouvons être sûrs que la prétendue vérité de raison n’est qu’une erreur et qu’une discussion plus serrée nous en montrera la fausseté. La philosophie reste donc servante de la foi, non pas que la foi fasse appel à elle comme à une auxiliaire pour s’éclairer elle¬même, non pas qu’elle mêle ses affirmations au tissu des argu¬mentations rationnelles (car la philosophie est pleinement auto¬nome, en tant que mode de connaissance), mais parce que la théologie la domine en la déclarant incapable de prouver tout ce qui serait contraire à la foi. Une hiérarchie de ce genre rend inutile a priori tout effort d’ajustement réciproque ; nulle pénétration et même nul point de friction ne sont possibles dans ce rapport purement extérieur de la foi à la raison, pas plus qu’ils ne sont possibles entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel qui, d’en haut et du dehors, donne au pre¬mier ses conditions et les limites de son office.

X. — SAINT THOMAS (suite) : LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE @ p.662 Pourtant il faut bien l’entendre : entre la théorie thomiste des rapports de la raison et de la foi et la théorie thomiste de la réalité, il y a sinon une opposition du moins un contraste qui explique le développement de la philosophie. Entre le mode de connaître par raison et le mode de connaître par révélation, il y a discontinuité complète, et le premier ne nous fera jamais monter ni même aspirer au second ; en revanche, dans l’être même, dans la réalité, il y a, comme les néoplatoniciens l’ont toujours enseigné et comme saint Thomas le croit aussi, conti¬nuité complète, si bien que, en soi, dans le réel, il n’y a aucune séparation ni coupure entre les aspects du réel qui nous sont donnés par la raison, et la réalité qui nous est connue par la révélation, ou celle qui est atteinte par la connaissance des anges et par la vision béatifique. Or, du moment que la con¬naissance, si humble qu’elle soit, atteint d’emblée l’être même et que l’être est d’un seul tenant, il est impossible qu’il n’y ait point une portion commune entre les vérités de raison et les vérités de foi, c’est à dire qu’il n’y ait pas certaines vérités (telles que l’existence de Dieu) qui soient rationnellement démontrables autant que révélées. Ces considérations abstraites peuvent s’éclairer historique¬ment de la manière suivante : on connaît le contraste entre la théologie d’Aristote et celle des néoplatoniciens : Aristote saisit Dieu uniquement comme le premier moteur du monde sensible ; il le saisit d’ailleurs ainsi par une démonstration rationnelle, et en employant les principes communs de sa physique et de sa métaphysique ; la démonstration de l’existence de Dieu est dérivée de l’application du principe directeur de toute sa con¬ception du monde, la priorité de l’acte sur la puissance : la connaissance de Dieu comme premier moteur ou acte pur est p.663 donc une connaissance tout aussi rationnelle que n’importe quelle connaissance physique. La théologie néoplatonicienne ne part pas du sensible : elle se place d’abord en une réalité intelligible qu’elle prétend saisir par une intuition spéciale, donnant d’ailleurs un nom différent à cette intuition suivant la hauteur qu’elle atteint dans la réalité divine. Ainsi Aristote saisit Dieu comme achèvement de l’explication rationnelle de l’univers ; c’est ce que peut en atteindre une raison qui est assujettie à partir des données sensibles ; mais elle ne peut aller plus loin. Encore peut elle y arriver parce que la connaissance, nous l’avons déjà dit, atteint l’être. La théorie thomiste de la con¬naissance peut s’envisager à un double point de vue. Par un aspect, elle est universelle et, s’étendant à tous les modes de la connaissance quels qu’ils soient, elle indique les conditions de toute connaissance ; par un autre aspect, elle est critique et détermine les limites et les conditions spéciales à la connais¬sance humaine. Sous le premier aspect, elle s’inspire d’une formule d’Aristote, que Plotin et Proclus (dans les Éléments de théologie, identiques au De Causis) avaient développée avec abondance : « L’âme est en quelque manière toutes choses » ; elle est en quelque manière les choses sensibles, qu’elle perçoit par les sens, puisque la sensation, acte commun du sentant et du senti, laisse dans l’âme la forme des choses, sans leur matière, mais avec tous les accidents qui les individualisent ; d’autre part, l’intelligence en acte est identique à la chose même qu’elle comprend ; il n’y a pas de différence entre la science et la chose sue. Et, qu’il s’agisse de la connaissance sensible ou de la vision béatifique, la connaissance est une certaine présence, impossible à analyser, de l’objet connu dans le sujet connais¬sant. Elle n’est donc point, comme on le dit souvent par erreur, une assimilation. Il faut dire seulement (et c’est là le second aspect) que, en vertu du principe suivant : « Le connu est dans le connaissant selon le mode du connaissant », il peut y avoir p.664 des cas où l’assimilation, c’est à dire l’opération par laquelle le connu est rendu semblable au connaissant, est une condition préalable de la connaissance ; par exemple, quand le sujet et l’objet sont aussi différents que l’âme et la chose sensible, la connaissance intellectuelle ne peut avoir lieu que par une « espèce », qui est à la fois une forme propre de l’intellect, et une image ou similitude de la chose comprise ; c’est l’ « espèce impresse », par laquelle l’intellect, comprenant la chose, com¬mence son opération qu’il termine à la définition ou « espèce expresse. » Mais nulle opération de ce genre n’est utile dans la vision béatifique ou dans la connaissance que Dieu a de sa propre essence ; elle ne définit donc pas toute connaissance ; la connaissance prise en général, est bien une présence directe de l’être .

XI. — SAINT THOMAS (suite) : LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU @ Mais il suit des limites de la connaissance humaine que les régions de l’être que la raison peut atteindre ne dépassent pas les bornes dessinées par Aristote, c’est à dire le monde physique terminé par une théologie envisageant Dieu comme premier moteur : croire que l’on peut connaître l’existence de Dieu directement et par évidence, sans passer par le monde sensible, croire qu’on ne peut l’atteindre que par la foi, voilà deux erreurs inverses l’une de l’autre, mais qui reposent sur le même prin¬cipe : c’est ce faux principe qu’on ne peut parler de l’existence de Dieu que lorsqu’on a d’abord connu ce qu’il est. Les uns disent (comme saint Anselme) que, le nom de Dieu signifiant l’être tel qu’on ne puisse pas en concevoir de plus grand, il s’ensuit que Dieu existe. Ils disent aussi que, l’être p.665 de Dieu étant identique à son essence, poser l’essence de Dieu c’est le poser existant. Mais les autres, se défiant des forces de la raison, et voyant que la quiddité de Dieu ni même la signi¬fication du nom de Dieu ne peuvent être atteintes, en con-cluent que toute démonstration de son existence est impossible. Les seconds ont raison en ce qu’ils nient : notre raison est trop faible pour saisir dans la perfection et la grandeur de Dieu la raison de son existence ; mais s’ils concluent que son existence ne peut être démontrée, c’est qu’ils ignorent qu’il y a deux genres de démonstrations, la démonstration quid qui prend la quiddité comme moyen et va de l’essence à ses propriétés, ou de la cause à l’effet, et la démonstration quia, qui procède de l’effet à la cause, et peut déterminer la cause en son rapport à l’effet . Or, non seulement lorsqu’il s’agit de l’existence de Dieu, mais d’une manière absolument générale, saint Thomas considère la démonstration quid comme inaccessible à l’homme. L’on se rappelle qu’une des difficultés de la théorie d’Aristote était l’impossibilité de découvrir un procédé rationnel pour atteindre la quiddité des êtres : nul, plus que saint Thomas, ne se rend compte de cette lacune du péripatétisme, dont il fait une lacune de la raison humaine : « Même dans les choses sensibles, les différences essentielles nous sont inconnues ; et c’est pourquoi elles sont désignées par des différences acci-dentelles qui proviennent des différences essentielles, de la même manière que la cause est signifiée par son effet ; par exemple on pose bipède comme différence d’homme. » Le genre de démonstration qui va de l’effet à la cause, de l’accident à l’essence, démonstration qui nous permet de poser l’existence d’une chose sans connaître préalablement la nature de cette chose et sans rien en savoir sinon qu’elle produit l’effet qui nous a amené jusqu’à elle, c’est là le domaine normal de l’esprit humain dans toutes ses recherches ; et les p.666 quatre voies qui nous amènent à poser l’existence de Dieu ne supposent aucun mode spécial de connaissance, mais ne font qu’appliquer à cette question les procédés de raisonnement les plus ordinaires. La première est empruntée au huitième livre de la Physique d’Aristote : « Tout ce qui est mû est mû par autre chose ; ce moteur, à son tour, ou bien est mû ou bien ne l’est pas ; s’il ne l’est pas, nous avons ce que nous cherchions, un premier moteur immobile, et c’est ce que nous appelons Dieu ; s’il est mû, il est mû par un autre, et il faut alors ou bien procéder à l’infini (ce qui est impossible) ou bien en venir à un moteur immobile. La seconde est empruntée à la Métaphysique : « Dans toutes les causes efficientes ordonnées, le premier terme est cause du moyen, et le moyen cause du dernier, qu’il y ait d’ailleurs un ou plusieurs moyens ; la cause supprimée, ce dont elle est la cause est aussi supprimé ; donc, le premier terme supprimé, le moyen ne pourra être cause. Mais, si l’on procède à l’infini dans les causes efficientes, nulle cause ne sera la première : donc toutes les autres, qui sont les termes moyens, seront sup¬primées, ce qui est manifestement faux ; donc il faut poser une cause première efficiente qui est Dieu. » La troisième voie part de l’expérience que nous faisons de la naissance et de la corruption des êtres ; de ce qu’ils se cor¬rompent, nous concluons qu’ils sont seulement possibles, c’est à dire qu’il y a un temps où ils ont été amenés à l’existence par un être déjà existant. Mais si tous les êtres étaient seule¬ment possibles, il suit qu’il y aurait un moment ou aucun être n’aurait existé ; mais il serait alors impossible qu’aucun d’eux commençât à exister, et il n’y aurait rien, ce qui est manifestement faux. Il faut donc poser un être nécessaire par soi, que l’on appelle Dieu. La quatrième voie emploie le second livre de la Métaphysique. Nous pouvons comparer deux affirmations au point de vue p.667 de leur vérité, et voir qu’elles sont l’une plus fausse, l’autre moins fausse : comparaison qui n’est possible qu’en se référant à un vrai absolu ou un être absolu qui est Dieu. La cinquième voie est empruntée à Jean Damascène et à Averroès au second livre de la Physique : « Il est impossible que des choses contraires et discordantes concordent en un seul ordre, sinon grâce au gouvernement d’un être qui attribue à tous et à chacun sa tendance vers une fin déterminée : or nous voyons dans le monde des choses de nature diverse concorder en un ordre unique et non pas rarement mais le plus souvent ; il faut donc un être par la providence de qui le monde soit gouverné ; c’est lui que nous appelons Dieu » . Il y a, dans toutes ces preuves, une évidente affectation à ne faire intervenir aucun sentiment religieux, aucun élan de l’âme à Dieu, rien de ce qui regarde les rapports particuliers de l’homme à Dieu dans sa destinée surnaturelle : rien que les notions techniques de la physique aristotélicienne ; aussi, de bonne heure déjà, des critiques se sont demandé si la valeur de ces preuves n’était pas solidaire de celle de la physique d’Aris¬tote ; c’est peut être une critique de ce genre que saint Thomas nous indique dans la Summa contra Gentiles  : « Deux raisons paraissent infirmer ces preuves, la première c’est qu’elles pro¬cèdent de la supposition de l’éternité du monde, qui, chez les catholiques, est supposée être fausse... ; la seconde c’est qu’il est supposé, dans ces démonstrations, que le premier mû, à savoir le corps céleste, est mû de lui-même : d’où il suit qu’il est animé, ce que beaucoup n’accordent pas. » L’éternité du monde avec tout ce qu’elle implique (un monde sans histoire, donc sans rédemption ni consommation du monde), l’animation du ciel avec tous les dangers de l’astro¬logie, est ce donc au prix de ces erreurs que la raison pouvait arriver à établir l’existence de Dieu ?

XII. — SAINT THOMAS (suite) : INTERPRÉTATION CHRÉTIENNE D’ARISTOTE @ p.668 Cette critique, justifiée ou non, est propre à nous faire com¬prendre la situation particulière de saint Thomas aux yeux de ses contemporains et les problèmes qui s’imposaient à lui. Il s’agissait de faire voir dans la philosophie péripatéticienne une philosophie vraiment autonome et indépendante du dogme et qui pourtant s’accordât avec lui. Or l’univers aristotélicien présentait des traits qui semblent peu aisément conciliables avec la croyance chrétienne : d’une part un Dieu qui est seulement le moteur des cieux, qui produit ce mouvement en une matière qui existe indépendamment de lui ; d’autre part un Dieu tout puissant, créateur d’un monde qui a commencé dans le temps et qui doit finir. Même contraste dans la notion des créatures spirituelles, intelligences séparées ou âmes. Chez Aristote, commenté par les Arabes, les intelligences séparées sont les moteurs des sphères célestes, et ces intelligences ont même nature et même fonction que le Dieu suprême, si bien qu’on ne peut comprendre leur dépendance à son égard : dans l’univers chrétien, les anges sont des créatures capables de déchoir. Les âmes, aussi, sont bien différentes : chez Aristote, l’âme est la forme du corps organisé, et le principe des fonctions bio¬logiques ; elle n’a son individualité que par ce rapport avec son corps, qui est sa matière. Dans le drame chrétien, l’âme est un individu complet par soi-même dont le rapport avec le corps est passager, et le sujet d’une destinée surnaturelle. De la conception aristotélicienne de l’âme comme forme du corps, il semble résulter qu’elle est détruite avec le corps ; il semble aussi que, si elle a une connaissance indépendante des objets sensibles et des organes corporels, telle qu’est en fait la connaissance intellectuelle, c’est par une intelligence qui p.669 n’a plus aucun rapport avec le corps, qui est au dessous de l’âme impassible et appartient en commun à tous les hommes. L’éternité de cette intelligence impersonnelle est tout autre chose que l’immortalité personnelle et réduit à néant l’image de sa destinée surnaturelle. Même contraste d’ailleurs dans la morale. Le mérite, chez Aristote, repose sur des vertus qui sont des acquisitions volon¬taires, qui tirent parti du fonds naturel du caractère et qui s’accroissent grâce aux offices civils de l’homme et à ses rap¬ports politiques ou sociaux avec les membres de la cité. L’idéal de la mystique chrétienne est au contraire de dépouiller l’homme et de l’isoler pour offrir l’âme toute nue aux effluves de la grâce divine. Devant ces contrastes indéniables, les adversaires de saint Thomas font ressortir les divergences doctrinales : et toute la tactique de saint Thomas consiste à transformer toutes ces divergences de doctrine en une divergence fondamentale et définitive, mais acceptable à tout fidèle, une divergence de méthode. « La philosophie humaine considère les créatures en tant qu’elles sont telles ou telles, d’où les parties de la philosophie qui correspondent aux genres des choses ; mais la foi chrétienne les considère non en tant qu’elles sont telles ou telles, par exemple elle considère le feu non pas en tant que feu, mais en tant qu’il représente la hauteur divine et s’or¬donne en quelque manière à Dieu lui-même... Le philosophe considère dans les créatures ce qui leur convient selon leur nature propre, par exemple dans le feu le mouvement vers le haut ; le fidèle considère en elles ce qui leur convient en tant qu’elles sont rapportées à Dieu, par exemple qu’elles sont créées par lui, qu’elles lui sont soumises, et choses de ce genre . » Voyons maintenant comment saint Thomas emploie cette tactique dans les quatre problèmes que nous avons indiqués. p.670 D’abord du Dieu moteur au Dieu créateur : d’une manière générale, la physique aristotélicienne comme telle n’envisage que des causes déterminées produisant des effets déterminés : c’est pourquoi elle ne connaît que des agents capables, par leur action, de tirer d’une manière extérieure et antérieure à cette action l’être qui y est contenu en puissance ; ces agents produisent uniquement un changement ou mouvement, c’est à dire le passage d’un être en puissance, mal déterminé, à un être en acte, bien déterminé ; enfin leur action n’est pas instantanée, mais doit se dérouler dans le temps. Or toutes les « voies » doivent, dans la pensée de saint Thomas, nous amener à conclure à une cause universelle, c’est à dire à un agent dont toutes les choses, quelles qu’elles soient, sont uniformé¬ment effets, donc une cause d’être, une cause produisant ex nihilo et agissant instantanément. C’est là un point de toute importance, mais qui suppose une interprétation nouvelle de la pensée d’Aristote : la « première voie », telle qu’on la trouve dans la Physique, est en effet une solution du problème du mouvement circulaire des sphères célestes ; le moteur immobile reste donc une cause déterminée au sens ci-dessus, c’est à dire une cause qui fait passer de la puissance à l’acte le mouvement circulaire contenu dans la matière des cieux. Or, toute mention des sphères célestes a disparu dans la preuve thomiste ; et saint Thomas la présente de telle manière que le premier moteur fasse figure de causa essendi ou cause créatrice : les cieux que meut le premier moteur, fait il remarquer (Contra Gentiles, II, 6), sont cause de génération pour les choses de la région sublunaire, ce qui prouve que le premier moteur est cause d’être. Grâce à cette considération, saint Thomas peut accepter en toute tranquillité les objections. Cette preuve, dit on, implique l’éternité du monde ; car le premier moteur toujours en acte doit produire éternellement les mouvements des cieux. L’objection perd toute sa force si l’on s’aperçoit d’abord que l’éternité du monde n’implique pas l’indépendance du monde p.671 et la négation de sa création ; il suffit, comme l’a déjà fait Avicenne, de concevoir que Dieu a créé le monde dès l’éternité ; donc, qu’il soit éternel ou qu’il ait commencé dans le temps, le monde reste un effet et une créature de Dieu. De plus, les raisons qu’a données Aristote en faveur de l’éternité du monde ne sont pas, selon saint Thomas, convaincantes ; le fait pour Dieu d’être moteur du monde est une relation qu’il a aux créa¬tures et qui par conséquent n’appartient pas nécessairement à son être. En cette matière, la raison ne peut conclure avec certitude ni pour ni contre ; et il reste à s’en rapporter à la foi, qui nous révèle avec certitude que le monde a été créé dans le temps. Dans la seconde voie, il entend cause efficiente, non pas au simple sens de cause motrice, comme c’est le cas en général chez Aristote, mais au sens de cause qui « conduit ses effets à l’être » ; et c’est ainsi que cette voie peut le conduire à une cause créatrice. Pour la troisième voie, la spéculation sur le nécessaire et le possible, sur l’essence et l’être qu’elle introduit, est tout à fait étrangère à l’esprit d’Aristote, et c’est elle qui lui permet, comme nous allons voir, de conclure à une cause universelle. L’on ne peut en effet trouver chez Aristote l’origine du pro¬blème de la distinction entre l’être et l’essence. Sans doute Aristote recommande de rechercher si un être existe avant de rechercher sa quiddité ; c’est que la quiddité d’un être qui n’existe point n’est rien ; la quiddité du bouc cerf n’est rien, si cet animal fantastique n’existe pas. Or la manière dont les Arabes, puis ensuite saint Thomas se posent la question des rapports de l’essence à l’être, loin d’être une suite ou une exten¬sion des indications d’Aristote, en prend juste le contre pied : il ne s’agit pas de chercher si une chose existe avant de déter¬miner sa quiddité, mais, à l’inverse, de savoir si la quiddité peut avoir un sens déterminé avant toute question sur l’exis¬tence, de savoir, pour employer la terminologie de saint Thomas, si l’essence est réellement différente de l’être. Or à cette p.672 question, bien abstraite et technique d’apparence, est sous jacente une préoccupation théologique : dire que l’être d’une chose est identique à son essence, c’est dire qu’elle existe par soi, qu’elle est nécessaire : c’est lui donner un privilège qui n’appartient qu’à Dieu : il appartient à toutes les autres natures d’être seulement possibles ; leur être leur vient d’autre chose ; l’essence elle même n’est que possible et peut être pensée sans son être, sauf s’il s’agit de l’être unique dont l’essence est d’exister. Il n’est toutefois pas surajouté à l’essence comme un accident ; il est plutôt l’accomplissement du pouvoir en quoi consiste l’essence. Il s’agit donc bien d’affirmer entre l’essence et l’exis¬tence un abîme béant dont la négation rendrait Dieu inutile : esprit bien opposé à celui d’Aristote à qui Averroès a été plus fidèle lorsqu’il a dit qu’il n’y avait entre l’essence et l’existence qu’une différence de raison : on peut toujours, dit il, penser l’essence sans la concevoir existante ; mais une essence qui n’existerait pas effectivement est chose tout à fait imaginaire. En posant inversement comme seul nécessaire l’être dont l’essence est d’être, on met à la racine des choses la forme la plus universelle qui soit, forme dont toutes les choses qui pos¬séderont l’être ne seront que participations et effets. La quatrième voie aboutit au même résultat : en effet il est de règle que chaque chose agisse et produise son effet selon ce qu’elle est en acte ; or la quatrième voie nous amène à un être qui, étant l’être en acte, doit être universellement pour toutes les autres choses la cause de leur être. Enfin la cinquième voie nous conduit à exiger une cause qui est différente des causes naturelles particulières. On voit par quel détour le Dieu créateur et transcendant a pris la place du premier moteur, sur l’injonction d’une foi qui exigeait de la raison qu’elle trouvât des preuves. Si oiseuse que paraisse la question à un lecteur moderne, la théorie des anges se trouvait être une des pierres d’achop¬pement les plus graves pour l’aristotélisme thomiste. Pour p.673 saisir le sens de cette question, il faut se rappeler que la preuve du premier moteur que donnait Aristote à la fin de la Phy¬sique conduisait assez naturellement à une multiplicité de moteurs immobiles, à autant d’intelligences motrices qu’il y avait dans son système astronomique de sphères, puisque chacune de ces sphères est supposée animée d’un mouvement propre et distinct. Le rapport qui peut exister entre ces intel¬ligences motrices est d’ailleurs laissé dans l’ombre par Aris¬tote, et son système est aussi viable, qu’on le conçoive comme un monothéisme où toutes les intelligences dépendent d’une seule, ou comme un polythéisme où elles agissent de concert, mais indépendamment. Quoi qu’il en soit, les intelligences séparées, que Denys l’Aréopagite, suivant une tradition déjà ancienne, assimilait aux anges de la hiérarchie céleste, étaient dans l’aristotélisme, comme premiers moteurs d’une sphère céleste, les égaux de Dieu même. On sait déjà comment l’école franciscaine, suivant non seu¬lement Avicébron, mais Hugues de Saint Victor, avait résolu la question : ces substances séparées ne sont pas des formes pures, mais elles sont composées de matière et de forme : partout où il y a indétermination, partout où il y a pluralité et finité, il y a matière ; c’est ainsi qu’il y a une matière commune à toute substance qui, selon qu’elle est déterminée par telle forme ou telle autre, devient esprit ou corps ; et la multi¬plicité des intelligences prouve qu’elles ont un fond commun déterminé par des formes diverses. Mais saint Thomas nie complètement cette composition hylé¬morphique des substances spirituelles. Un de ses arguments atteint la conception générale qu’Avicébron se fait de la matière et de son rapport à la forme. Chez lui, la génération consiste en ce que la forme s’ajoute à la matière comme un accident à une substance ; dès lors, il n’y a aucune véritable génération ni aucune véritable unité dans l’être composé ainsi produit ; il est une simple somme ou addition. Mais si, avec Aristote, p.674 l’on conçoit la matière comme un être en puissance (marbre) qui devient être en acte (statue) à la suite de mouvements ou d’alté¬rations diverses, on comprendra comment la composition hylé¬morphique ne peut appartenir qu’au corps. Que, au contraire, les intelligences soient des formes pures et sans matière, c’est ce que prouvent les caractères de la connaissance intellectuelle, telle que l’a décrite Aristote ; en effet, selon lui, dans l’acte de comprendre, l’intelligence est identique à l’intelligible qu’elle comprend : or l’intelligible n’est nullement reçu dans l’intelligence comme une forme dans une matière . Reçue dans une matière, une forme se divise ; elle s’individualise en se liant à des accidents ; elle exclut la présence de la forme contraire ; elle s’introduit dans la matière par suite d’un mou¬vement. Objet de l’intellect, la forme est au contraire simple et indivisible, universelle et libre d’accidents, mieux connue grâce à la présence de son contraire, d’autant mieux comprise que l’intelligence est moins mobile. Mais si les intelligences séparées sont de pures formes, com¬ment éviter les inconvénients de la thèse ? C’est qu’un être peut être une pure forme sans pour cela égaler la simplicité de Dieu. Nous savons déjà qu’il y a en toute créature un mode de composition bien différent de celui de la forme et de la matière, celui de l’essence et de l’être, deux termes qui, en Dieu seul, sont identiques. Au contraire dans toute chose créée il faut distinguer l’essence ou substance, c’est à dire ce qu’est cette chose (quod est), et son être même, ou ce par quoi elle mérite le nom d’être (quo est), ou si l’on aime mieux, sa puis-sance et son acte. C’est cette distinction qui, importée dans l’aristotélisme, servira, comme chez Albert le Grand, à sépa¬rer l’ange de Dieu : distinction qui n’est que l’énoncé abstrait de ce que l’on veut prouver ; car dire que l’ange est une créature, dire que son essence n’a pas d’elle même la puissance d’être, p.675 dire que ce qu’il est est distinct de ce par quoi il est, ce sont for¬mules identiques. Cette composition, pourtant, n’en fait pas un véritable individu, puisque, on le verra, l’individualité n’appartient qu’à une forme engagée dans la matière ; les anges, pures formes, diffèrent entre eux comme des espèces et non comme des individus, et c’est la conséquence même que tirait Aristote . La troisième difficulté est dans le rapport particulier que l’aristotélisme affirme entre l’âme et le corps : « L’individualité de l’âme, dit un interprète récent, doit être expliquée de manière à sauvegarder à la fois son immortalité personnelle et sa fonction de forme substantielle » . Voilà bien, en effet, le problème : pour saint Thomas, qui suit Aristote, l’âme est la forme du corps organisé ; l’âme et le corps ne sont pas deux substances indépendantes ; mais de l’union des deux se forme l’homme, qui est un être unique : union naturelle sans laquelle l’âme ne peut se saisir : l’âme ne peut en effet se connaître par elle même, et ce que saint Augustin a pu déclarer sur ce point, en disant que « l’âme a par elle même des notions de choses incorporelles », revient à dire que l’âme perçoit qu’elle est parce qu’elle perçoit ses propres actions (Contra Gentiles, III, 46). S’il en est ainsi, le problème de l’individualité de l’homme se résout selon la règle générale qui s’applique à l’individuation des êtres composés de forme et de matière. On sait que la forme, en elle même, est spécifique, et que, pour une même espèce d’être, c’est une forme spécifiquement identique qui est dans tous les individus de l’espèce : ce qui sépare les individus les uns des autres, c’est donc la matière à laquelle s’unit la forme. Pour bien comprendre comment la matière est principe d’individuation, il faut pourtant distinguer : ce n’est pas le fait d’être uni à la matière en général qui fait p.676 l’individualité ; l’homme, comme espèce, renferme déjà la matière puisqu’on le définit un composé d’âme et de corps, sans être pour cela individu : ce qui fait l’individu, c’est la matière désignée (materia signata), c’est à dire celle qui est considérée sous des dimensions déterminées ; c’est elle qui individualise la forme et qui produit la diversité numérique dans une même espèce, non seulement parce qu’elle donne à la forme une position exclusive de toute autre dans le temps et dans l’espace, mais encore parce que, en raison de sa débilité, elle ne peut recevoir la forme que d’une manière déficiente et impar¬faite. Devenir un individu pour une forme engagée dans la matière, c’est donc de toute manière une limitation, un affaiblissement, une diminution. L’âme humaine, comme forme du corps, est soumise à ces conditions et n’acquiert l’individualité qu’à raison du corps dont elle est la forme et qui a avec elle une parfaite correspondance. Il semblerait qu’il faut en conclure que cette individualité doit suivre la destinée du corps et dis¬paraître avec lui. Or tel n’est pas l’enseignement de saint Thomas : « L’âme humaine, dit il, est une forme qui selon son être, ne dépend pas de la matière. D’où il suit que les âmes sont bien multipliées selon que sont multipliés les corps, mais que pourtant la multiplication des corps n’est pas cause de la multiplication des âmes : et c’est pourquoi il n’est pas néces¬saire que, les corps une fois détruits, la pluralité des âmes cesse. » (Contra Gentiles, II, 81.) L’on voit ici comment la foi chrétienne vient, comme du dehors, limiter le biologisme aristotélicien. Mais il convient de voir de plus près comment procède saint Thomas pour encadrer dans le péripatétisme cette doctrine de l’individualité perma¬nente de l’âme. Il n’a, pour accepter la permanence de l’indi¬vidualité de l’âme humaine en dehors de son corps, qu’une seule raison philosophique, c’est qu’il existe dans l’âme humaine, outre les opérations qui exigent des organes corporels, une p.677 intelligence qui connaît ses objets sans l’intermédiaire ni l’assis¬tance de la matière : « L’âme intelligente n’est donc pas tota¬lement saisie par la matière ou immergée en elle, comme les autres formes matérielles. » (Contra Gentiles, II, 68 fin.) Mais cette solution amène une autre difficulté et fort grave ; c’est celle qui concerne les rapports de l’intelligence avec le reste de l’âme humaine. L’on connaît déjà toute la suite des inter¬prétations que les commentateurs grecs et arabes avaient don¬nées de la pensée d’Aristote sur ce point, leur accord quasi unanime à voir dans l’indépendance de l’opération intellec¬tuelle vis à vis des organes du corps la preuve que l’intellect n’était pas compris dans la définition de l’âme comme forme du corps ; par ailleurs l’intelligence, quand elle pense actuelle¬ment, est identique à son objet ; or cet objet, ce sont les univer¬saux on formes spécifiques ; l’intelligence ne peut par suite être qu’une forme universelle, indépendante de la matière ; elle n’est donc pas susceptible d’individuation ; identique chez tous les hommes, elle n’est pas quelque chose de l’âme. C’est autour de ce problème que se joue la destinée de l’aris¬totélisme thomiste dans sa rivalité avec le péripatétisme arabe : Albert le Grand en avait déjà vu toute l’importance et, à vrai dire, sous des formes techniquement différentes, il ne cessera de préoccuper l’homme occidental. Chez tous les péripatéticiens, chrétiens ou arabes, il y a un point de départ commun, c’est la manière dont ils se repré¬sentent l’opération intellectuelle : c’est une opération d’abstrac¬tion par laquelle les formes spécifiques, comprises en puissance dans les données sensibles et dans les images plus ou moins élaborées de ces données, sont tirées de ces images ou phan¬tasmes. Saint Thomas réduit à deux le nombre des intellects nécessaires à cette opération : l’intellect agent et l’intellect possible : l’intellect agent tire les formes spécifiques des phan¬tasmes ; l’intellect qui est comme une table rase et qui est apte à tout devenir reçoit les formes ainsi abstraites. Ces intellects p.678 ne fonctionnent donc jamais que dans leur rapport avec des opérations qui ont elles mêmes besoin d’organes corporels ; ils ne donnent point par eux mêmes de connaissances. La difficulté, c’est, une fois ces opérations décrites, de savoir quel en est le sujet ; ces intellects sont ils « séparés » ou bien l’un d’eux seulement, l’intellect agent, tandis que l’intellect possible est une partie de l’âme, ou enfin les deux intellects appartiennent ils à l’âme ? Le premier parti est celui d’Averroès, le second celui d’Avicenne, le troisième celui de saint Thomas ; mais la thèse d’Avicenne est en elle même illogique ; car il y a un tel rapport et une telle proportion entre l’acte de l’intel¬lect agent et la puissance de l’intellect possible, que le premier doit appartenir au même sujet que le dernier. Le véritable adversaire est donc Averroès, qui avait d’ailleurs tant de par¬tisans à l’Université de Paris. (Contra Gentiles, II, 76.) Il suffisait contre lui de démontrer qu’une substance intel¬lectuelle peut être la forme d’un corps ; saint Thomas ne trouve chez Aristote, nul secours pour cette démonstration ; tout au plus peut il donner en exemple les âmes des sphères célestes, qui meuvent leur sphère par le désir qu’elles ont du bien. Il a donc affirmé, bien plus qu’il ne l’a démontré, qu’« une sub¬stance intellectuelle peut être un principe formel d’être pour une matière. » (Contra Gentiles, II, 58.) Mais, cela supposé démontré, il faut encore prouver que l’adjonction de l’intelligence aux autres puissances de l’âme ne compromet pas à son tour l’unité et l’indivisibilité de l’âme : la puissance intellectuelle n’est elle pas à ce point différente de la puissance nutritive et sensitive que chacune paraît former une âme à part ? C’est ici qu’intervient le problème technique de la pluralité des formes : les Augustiniens, en accord sur ce point avec Avicébron, soutenaient que, dans un composé matériel, la matière est informée par plusieurs formes ; à p.679 mesure qu’on s’élève d’êtres moins parfaits à des êtres plus parfaits, à une forme vient s’ajouter une forme supérieure ; le corps est déterminé par la simple forme de la corporéité ; dans l’élément s’ajoute la forme de l’élément ; dans le mixte des éléments, la forme du mixte ; dans la plante, l’âme nutritive ; dans l’animal, l’âme sensitive et ainsi de suite, la forme supérieure ne faisant que s’ajouter à la forme inférieure. « Les formes inférieures sont embrassées dans les formes supérieures, jusqu’à ce que toutes soient ramenées à la première forme uni-verselle, qui unit en elle toutes les formes » . Cette thèse déjà critiquée par Avicenne, paraît inacceptable à saint Thomas : la pluralité des formes en un être, est incompatible avec son unité ; une pluralité de formes ne peut créer une vraie sub¬stance ; car si un composé doué d’une seule forme, comme un corps, est déjà une substance, une forme nouvelle ne pourra que s’ajouter à une substance déjà existante, à titre d’attribut accidentel. Il est aisé de voir, dans cette discussion, le conflit entre l’image d’un univers fait d’une suite de formes hiérarchisées, dont cha¬cune est pour ainsi dire avide de celle qui viendra la compléter (l’unité n’étant en effet jamais dans l’individu, mais seulement dans le tout), et l’image péripatéticienne d’un univers fait d’individus ayant chacun en soi le principe de ses opérations. A cette seconde inspiration se rattache la thèse de l’unité de la forme en chaque individu. Mais grâce à cette thèse aussi, le danger qui menaçait l’unité de l’individu humain est tout à fait écarté ; car non seulement l’intelligence est la forme du corps organisé, mais encore elle est la seule et unique forme de ce corps, et c’est d’elle que découlent toutes les facultés, sensitive ou végétative, dont les opérations sont exécutées par les organes du corps. De cette manière la forme du corps humain est tout entière une âme intelligente qui tire son p.680 individualité de sa relation au corps et son indépendance du caractère immatériel de ses opérations de connaissance. Toutefois il reste un argument très fort contre cette indi¬vidualisation de l’intelligence : l’intelligence en acte étant iden¬tique à son objet, et son objet étant une forme universelle, l’intelligence ne peut être multipliée en individus divers. C’est par un vrai coup de force théologique que répond saint Tho¬mas . « On argumente fort grossièrement, dit il, pour mon¬trer que Dieu ne peut faire qu’il y ait plusieurs intellects de même espèce, parce que, croit on, cela implique contradiction. Mais même en admettant qu’il ne fût pas de la nature de l’intel¬lect d’être multiplié, il ne s’ensuivrait pas nécessairement que cette multiplication impliquât contradiction. Rien n’empêche qu’une chose n’ait pas dans sa nature la cause d’un caractère qu’elle possède pourtant en vertu d’une autre cause ; ainsi par nature, le grave n’a pas ce caractère d’être en haut, et pourtant il peut être en haut, sans que cela implique contradiction. De même si l’intellect de tous était unique parce qu’il ne contient pas de cause naturelle de multiplication, il pourrait pourtant admettre la multiplication sans contradiction, en vertu d’une cause surnaturelle. Soit dit non tant pour notre actuel propos que pour que cette manière d’argumenter ne s’étende pas à d’autres sujets ; car ainsi on pourrait conclure que Dieu ne peut faire que des morts ressuscitent et que des aveugles recouvrent la vue. » L’on voit, par ce texte si expressif, que saint Thomas n’hésite pas à enjoindre à la raison de plier, c’est à dire d’argumenter dans le sens de la foi ou de se taire. Comme il y a une physique rationnelle du monde sensible qui permet de remonter par raisonnement jusqu’à Dieu comme à la cause du monde, et une théologie révélée qui excède les forces de la raison, il y a, pour diriger la conduite humaine, une morale naturelle appuyée sur la direction spontanée de la p.681 volonté vers le bien et le bonheur, et une destinée surnaturelle dans laquelle l’homme n’est conduit que par une grâce sanc¬tifiante qui n’appartient pas d’elle même à la volonté éclairée par la raison. Les idées fondamentales de la morale naturelle sont emprun¬tées par saint Thomas à Aristote. De l’Éthique à Nicomaque vient l’idée que notre volonté se dirige naturellement et spon¬tanément vers le bien qui est sa fin, que notre libre arbitre consiste non pas à choisir notre fin, qui n’est pas libre, mais à choisir, par délibération raisonnée, les moyens qui nous con¬duisent à cette fin. Il faut donc qu’il y ait une lumière naturelle qui nous donne les prémisses de nos raisonnements pratiques ; cette lumière naturelle se manifeste par la syntérésis qui est, pour saint Thomas, un habitus (état stable) naturel et immua¬ble, qui se divise en préceptes particuliers ; d’elle vient la rectitude de la volonté. Les vertus sont des habitudes acquises, venant de ce que, grâce à notre libre arbitre, nous sommes capables de choisir les moyens les meilleurs. Cette vue suppose que les lois de la morale et du droit sont fondées sur la raison de Dieu, à laquelle se soumet sa propre volonté. « La loi éternelle n’est que la raison de la sagesse divine ; la volonté divine, étant raisonnable, est soumise à cette raison et par conséquent à la loi éternelle. Cette immutabilité du droit en raison, contre quoi protesteront plus tard les occamistes, restera pourtant à la base de toute une partie des théories modernes du droit ; et c’est de saint Thomas que la reçoit au XVIIe siècle Grotius, par l’intermédiaire du scolastique Vasquez (mort en 1506) . Mais cette lumière naturelle ne donne aucun moyen de passer aux vertus supérieures, à la charité et à la béatitude des élus qui consiste en une connaissance de Dieu, impossible en cette vie, et qui, seule, est capable de satisfaire tous les désirs humains. p.682 On a reconnu l’inauthenticité du grand écrit politique De regimine principum, autrefois attribué à saint Thomas ; écrit, au moins en sa dernière partie, par Ptolémée de Lucques, vers 1301, il représente admirablement, en matière politique, l’esprit thomiste tel que nous le voyons se dégager de sa philosophie : un pouvoir civil, qui recherche le bien de la cité, avec la même autonomie que la raison recherche la vérité en matière spécula¬tive ; mais en même temps la certitude absolue que, si ce pouvoir civil vient à s’opposer d’une manière quelconque aux buts du pouvoir spirituel qui a reçu de Dieu la mission de conduire l’homme au salut, il est dans l’erreur et doit être redressé. De là résulte le caractère tout rationnel, presque réaliste, de cette politique d’inspiration thomiste en matière temporelle. « Le royaume n’est pas fait pour le roi, mais le roi pour le royaume. » Le roi n’a d’autre raison d’être de son pouvoir que la recherche du bien de tous ; et, s’il sacrifie le bien de ses sujets à son bien propre, ceux ci sont dégagés de toute obligation à son égard et ont le droit de le déclarer déchu de son pouvoir, Mais, d’autre part, il est entendu que cet état rationnel ne peut être qu’un État chrétien. « Car c’est la loi divine qui marque le vrai bien, et son enseignement appartient au minis¬tère de l’Église »  : et c’est pourquoi l’Église a le droit d’excommunier et de déposer les rois. Cette sorte de théocratie tempérée qui laisse au pouvoir temporel une autonomie corres¬pondante à celle que la théologie laisse à la philosophie rationnelle fait contraste avec le De regimine Christiano écrit vers la même époque (1301 1302) par Jacques de Viterbe, un ermite augus¬tin qui, dans l’esprit augustinien, soutient une théocratie bien plus stricte contre les prétentions croissantes des royautés nationales.

XIII. — L’AVERROISME LATIN : SIGER DE BRABANT @ p.683 Il n’est pas douteux que l’introduction du péripatétisme à l’Université de Paris eut pour effet de rompre l’unité de la culture médiévale telle qu’on l’avait rêvée jusqu’au XIIe siècle : d’une part l’étude des sept arts, destinés à donner toutes les connaissances élémentaires nécessaires au commentateur, d’autre part une théologie, faite avant tout des commentaires de l’écriture et des Pères ; interdiction d’ailleurs d’un empié¬tement, puisque la Faculté des Arts devait exclure de son pro¬gramme toute matière théologique. Mais où la philosophie d’Aristote pouvait elle trouver place ? A la Faculté des Arts, puisqu’il ne pouvait être question de faire d’Aristote une auto¬rité théologique, et, de fait, vers le milieu du siècle, le pro¬gramme de la faculté comprend l’étude de toute l’encyclopédie d’Aristote, en commençant par l’Organon, en continuant par l’Éthique, la Physique et la Métaphysique, etc. . C’était intro¬duire à la Faculté des Arts beaucoup de questions extérieures aux sept arts et touchant à la théologie. Situation périlleuse : car à la Faculté des Arts, l’on avait à commenter purement et simplement la philosophie d’Aris¬tote, sans s’occuper en aucune manière de la discorde possible de ses doctrines avec la foi. « Nous cherchons ici, dit Siger de Brabant, en exposant contre Albert et saint Thomas son interprétation des textes d’Aristote sur l’intellect, l’intention des philosophes et principalement d’Aristote, quoique peut être le philosophe ait eu une opinion qui n’est pas conforme à la vérité ; et que la révélation nous donne sur l’âme des enseignements qui ne peuvent être conclus par la raison natu-relle ; mais nous n’avons rien à faire maintenant des miracles divins, puisque nous discutons en physicien des choses p.684 naturelles » . La synthèse thomiste donnait sans doute un prin¬cipe d’accord : ce que la raison nous enseigne ne peut être contraire à ce que la foi nous révèle, et, s’il y a une apparente contradiction, c’est que la raison a été mal conduite. Les maîtres ès arts soumettaient ce principe à une épreuve expérimentale : la raison y était interrogée indépendamment de la foi, et c’était une simple question de fait de savoir si ses conclu¬sions s’accordaient ou non avec la foi. Or la chose n’est pas dou¬teuse pour Siger de Brabant, le célèbre maître ès arts, qui, de 1266 à 1277, enseigna à l’Université de Paris l’interprétation averroïste d’Aristote et qui fut l’initiateur de ce mouvement que l’on a appelé l’averroïsme latin : les thèses d’Aristote contredisent les doctrines révélées. C’est là pour lui, semble t il, une simple constatation de fait, dont il ne déduit pas du tout, comme on l’a dit, qu’il y a une « double vérité », une vérité pour les philosophes et une vérité pour les théologiens ; il n’hésite pas à affirmer que c’est la foi qui dit vrai ; et « pourtant quelques philosophes ont eu une opinion contraire ». L’identité de l’intellect chez tous les hommes, la nécessité des événements, l’éternité du monde, la destruction de l’âme avec le corps, la négation de la connaissance des choses singu¬lières en Dieu, la négation de la providence divine dans la région sublunaire, tels sont les principaux articles, par où l’averroïsme de Siger s’oppose à la foi chrétienne, et que Gilles de Lessines recueillait en 1270 dans l’enseignement de Siger pour les soumettre à Albert le Grand . On y a reconnu à peu près toutes les thèses qu’Averroès prêtait à Aristote et que niait saint Thomas. Un traité comme le De Anima intellectiva (p. 152) de Siger contient d’ailleurs la discussion de l’interprétation d’Albert le Grand et de saint Thomas, désignés par leurs noms, sur les textes d’Aristote p.685 relatifs à l’intellect. Il est faux, selon Aristote, que les facultés végé¬tative et sensitive appartiennent au même sujet que la faculté intellectuelle ; sans doute l’intelligence est unie au corps dans son opération, parce qu’elle ne peut rien saisir que dans l’image qui implique l’organe corporel de l’imagination ; mais c’est elle seule qui comprend, et lorsque l’on dit que l’homme com¬prend, on ne veut pas parler de l’homme comme composé d’âme et de corps, mais de son intellect seul. Même avec les précautions qu’employait Siger, cet ensei¬gnement fut jugé dangereux par l’autorité ecclésiastique ; en 1270 l’évêque de Paris, Étienne Tempier, condamna treize propositions de l’enseignement averroïste sur la connaissance de Dieu, l’éternité du monde, l’identité des intellects humains, la fatalité, celles même que Gilles de Lessines avait soumises à Albert ; en 1277, sur l’invitation du pape Jean XXI, l’évêque de Paris ouvre une enquête, et porte une nouvelle condamna¬tion de 219 propositions ; la condamnation débute en attri¬buant aux averroïstes la doctrine de la double vérité ; « ils disent que ces choses sont vraies selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires et comme s’il y avait, dans les paroles de gentils qui sont damnés, une vérité contraire à la vérité de la Sainte Écriture » . Siger, obligé de quitter l’Université, fut cité devant l’inquisi¬teur de France, et en appela au Saint Siège ; condamné à l’internement perpétuel, il mourut tragiquement vers 1282, poignardé par le clerc qui lui servait de secrétaire. Le mouvement averroïste, qui, dès lors, était mené non pas seulement par Siger, mais par Boèce de Dacie et Bernier de Nivelles, condamnés avec lui, continua malgré ces mesures. Jean de Jandun maître ès arts à Paris vers 1325, et mort en 1328, fut excommunié en 1327 par le pape Jean XXII. Même protestation pourtant chez lui d’attachement à la foi : p.686 « Il est certain que l’autorité divine doit faire foi plus que n’importe quelle raison d’invention humaine » . Il veut soute¬nir des opinions de foi contraires à la raison, « en accordant comme possible auprès de Dieu ce que tous nos raisonnements nous conduisent à déclarer impossible ». Il est donc amené logiquement à une sorte de fidéisme. « J’affirme la vérité de tous ces dogmes, dit il en parlant des dogmes contredits par Aristote, mais je ne sais pas les démontrer ; tant mieux pour ceux qui le savent ; mais je les tiens et les confesse par la foi seule. » Nous retrouverons plus tard l’averroïsme qui jouera un grand rôle à la Renaissance.

XIV. — POLÉMIQUES RELATIVES AU THOMISME @ La condamnation portée par Tempier en 1277 marquait une grande inquiétude causée non seulement par l’averroïsme, mais par le péripatétisme en général. Saint Thomas, sans doute, compris de son propre point de vue, était l’adversaire des averroïstes ; toute sa théorie de l’intellect n’est qu’une longue réponse à l’averroïsme, et le De Unitate intellectus contra Aver¬roistas a peut être été écrit en 1270 pour réfuter Siger. Mais, vue de l’extérieur, sa philosophie était péripatéticienne, et il était bien difficile de voir exactement où s’arrêtait le danger de l’aristotélisme importé à l’Université de Paris. Aussi cer¬taines des 219 propositions condamnées visent non pas Siger lui-même, mais bien les innovations du thomisme : impossi¬bilité de la pluralité des mondes (27), individuation par la seule matière (42 43), nécessité, pour la volonté, de poursuivre ce qui est jugé bon par l’intellect (163), voilà quelques unes des thèses thomistes qui paraissaient suspectes. Saint Thomas rencontrait des contradicteurs dans son ordre même : les p.687 dominicains qui l’avaient précédé à l’Université de Paris, Roland de Crémone et Hugues de Saint Cher, étaient augustiniens. Un de ses plus ardents adversaires fut le dominicain Robert Kilwardby qui, maître de théologie à l’Université d’Oxford de 1248 à 1261 et archevêque de Canterbury en 1272, enseignait les idées de saint Bonaventure sur la matière et la forme ; il soutenait que la matière contient les raisons séminales qui expliquent la production des choses ; et contrairement à la thèse de l’unité de la forme, il enseignait que l’âme n’était pas simple mais composée des parties végétative, sensitive et intellectuelle. Aussi fit il condamner à Oxford en 1277 la thèse de l’unité de la forme : condamnation qui fut répétée à plusieurs reprises par son successeur au siège de Canterbury, le franciscain Jean Peckhâm. Celui-ci condamne en bloc toute la philosophie nouvelle, dans une lettre de 1285 où il réprouve « les nouveautés profanes du vocabulaire, introduites depuis vingt ans dans les profondeurs de la théologie contrairement à la vérité philosophique, et en injure aux saints ». Et il cite notamment l’abandon de la doctrine augustinienne « des règles éternelles et de la lumière immuable, des puissances de l’âme, des raisons séminales insérées dans la matière et quantité d’autres ». Le passage vise évidemment les thèses correspon¬dantes du thomisme : l’intellect agent, l’unité des formes, la théorie de l’éduction des formes.

XV. — HENRI DE GAND @ Sous ces sèches formules, il faut bien saisir les deux visions de l’univers qui s’opposent : d’une part l’univers augustinien où la raison est déjà une illumination, où l’être déjà informé aspire à de nouvelles formes, où la matière est grosse des déter¬minations que va engendrer la forme : d’autre part l’univers péripatéticien où toute connaissance intellectuelle est p.688 abstraction, où l’individu est complet par lui-même, où la matière attend passivement la forme. L’augustinisme antithomiste est particulièrement représenté à Paris par le maître séculier Henri de Gand, le doctor solemnis, maître de théologie à Paris en 1277 et mort en 1293. Contrairement à ce principe péripa¬téticien : la forme donne l’être à la matière, il admet que la matière existe par soi et subsiste en acte ; acte imparfait sans doute et qui la laisse capable de recevoir la forme qui l’achève et l’accomplit. C’est que, pour lui, contrairement au principe thomiste, l’essence n’est pas réellement distincte de l’être ; chez saint Thomas, chaque essence attendait, on se le rappelle, de l’être universel son actualisation et, pure puissance, n’y avait aucun droit par elle même : pour Henri, l’essence a par elle même son être et, à des essences diverses correspondent autant d’êtres divers ; principe qui laisse en chaque essence quelque chose du pouvoir de Dieu. Sa théorie de l’individua¬tion est également antithomiste ; l’individuation est due non pas à la matière mais à la négation ; l’individu est l’être qui, terme inférieur de la division, devient incapable de se diviser à son tour, et qui est également incapable de s’identifier et de communier avec les autres individus. Cette théorie des essences et des individus devait l’amener, semble t il, à placer en Dieu lui-même les objets de notre intelligence, du moins à leur niveau le plus élevé ; aussi est il d’avis « que l’homme ne peut atteindre, en partant des choses naturelles, les règles de la lumière éternelle que Dieu offre à qui il veut et enlève à qui il veut ». Nulle théorie où l’on voit mieux l’opposition à l’esprit thomiste : continuité dans l’être, mais discontinuité dans la connaissance, telle pourrait être la somme de la sagesse thomiste, qui dessine d’une manière précise les limites de la raison ; continuité dans l’être, donc continuité dans la connaissance, telle est la somme de la sagesse augustinienne pour qui la raison se continue en illumination. De cette opposition découlent deux conceptions bien différentes de p.689 la vie spirituelle ; pour Henri de Gand, la fin de cette vie n’est pas, comme chez saint Thomas, la connaissance de Dieu, mais l’union avec Dieu ou l’amour ; la volonté qui est la faculté de désirer ou d’aimer a donc une fin qui est supérieure à celle de l’intelligence et qui seule vaut par elle même ; ce n’est donc point, comme le veut saint Thomas, l’intelligence qui impose à la volonté la fin qu’elle poursuit.

XVI. — GILLES DE LESSINES @ Pourtant le thomisme, après la condamnation de 1277, trouvait d’ardents défenseurs ; au Correctorium fratris Thomae que Guillaume de la Mare écrit en 1278 répondent de nom¬breuses réfutations : on publie notamment de nombreuses dissertations destinées à montrer la cohérence intime du tho-misme. Le dominicain Gilles de Lessines, mort en 1304, est un de ceux qui publient un traité de Unitate formae (1278), dans lequel il expose sous tous les aspects possibles le même argu¬ment : « Bien que les formes abstraites par l’entendement (par exemple la ligne dans la surface, la surface dans le corps) soient vraiment plusieurs et différentes en tant que formes, pourtant dans l’unique sujet dont elles sont des parties ayant chacune leur rôle, elles n’ont qu’un être unique qui provient de cette forme dont elles ont leur être physique et d’où découlent leurs fonctions, comme les actes seconds découlent de l’acte premier » . De plus, on voit un séculier, Godefroy de Fontaine, mort en 1308, élève d’Henri de Gand qui, sur quelques points du moins, prend contre son maître la défense des thèses thomistes. Il admet contre saint Thomas, que l’être ne diffère pas de l’essence. Dieu est aussi bien cause de l’essence d’une chose que de son existence ; avant que la chose soit créée, elles sont l’une et p.690 l’autre en puissance ; après que la chose est créée elles sont l’une et l’autre en acte ; mais il est manifestement faux que l’essence soit en puissance par rapport à son existence . Godefroy est contraire aussi à la théorie thomiste de l’indivi¬duation, qui, selon lui, ne permettrait d’admettre entre les individus que des différences accidentelles « ce qui est un inconvénient manifeste ». En revanche il défend, contre l’illu¬minisme, la théorie de la connaissance intellectuelle par abstrac¬tion, et contre le volontarisme, la thèse thomiste selon laquelle la volonté est soumise à l’entendement. Enfin il y a, au début du XIVe siècle, une diffusion du tho¬misme en des ordres influents ; Gilles de Rome, des ermites augustins, mort en 1316, prend la défense de la thèse de l’unité des formes ; Humbert introduit le thomisme chez les Cister¬ciens, Gérard de Bologne chez les Carmélites. Frère Thomas fut canonisé en 1323 par le pape Jean XXII, et l’on sait la place que Dante (1265 1321) lui a réservé dans la Divine Comédie : au quatrième ciel, Dante rencontre les théologiens philosophes, dont le plus grand est saint Thomas. On sait aussi que saint Thomas a, à sa gauche, Siger de Brabant et que le poète fait prononcer par le saint des vers élogieux pour l’averroïste : passage qui a bien embarrassé les commentateurs et qui signifie peut être que, pour les amis comme pour les ennemis de saint Thomas, la pensée thomiste présente au fond une tendance identique à celle de Siger : l’alliance d’Aristote et du Christ, contre l’ancienne tradition théologique.

XVII. — LES MAÎTRES D’OXFORD

Augustinisme et péripatétisme ne sont point les seuls cou¬rants de pensée qui traversent le XIIIe siècle. Il est plus p.691 difficile de définir le troisième courant dont nous allons main¬tenant parler. A certains égards, il continue la pensée du XIIe siècle plus que les mouvements que nous venons d’étudier, et il annonce la philosophie moderne d’une manière plus nette ; l’esprit chartrain qui unissait au goût des sciences positives, mathématiques et sciences expérimentales, l’érudition clas¬sique et la recherche de l’intuition métaphysique de la nature considérée comme un tout, intuition qui trouvait sa satisfac¬tion dans l’attachement au platonisme, cet esprit à la fois posi¬tif, naturaliste et hanté du désir d’intuition universelle, se retrouve chez les penseurs dont nous allons parler et auxquels la brièveté de cette Histoire ne nous permet pas de donner la place qui leur serait due. D’abord le groupe des oxfordiens : leur esprit s’annonce chez Alexandre Neckham, mort en 1217, qui connaît le De Coelo et le De Anima d’Aristote, plus nettement chez son contempo¬rain Alfred l’Anglais (ou Alfred de Sereshal) qui voyage en Espagne où il apprend l’arabe ; il traduit de l’arabe en latin le De Vegetabilibus de pseudo Aristote, et un Liber de congelatis, qui est un supplément aux Météores ; il écrit un De motu cordis ; il connaît les Aphorismes d’Hippocrate et l’Art médical de Galien. Michel Scot, mort vers 1235, est celui qui traduisit de l’arabe la Sphère des astronomes d’Al Petragius, des ouvrages d’Averroès et d’Avicenne, et l’Histoire des Animaux d’Aris¬tote, qu’il dédie à l’empereur Frédéric II ; c’est cet astronome et cet alchimiste que Dante a plongés dans l’enfer. Cet esprit s’épanouit enfin chez Robert Grosseteste, chance¬lier de l’Université d’Oxford, évêque de Lincoln depuis 1235 et qui mourut en 1253. Les vingt neuf traités de lui qu’a édités Baur comprennent surtout des écrits scientifiques, en parti¬culier des traités d’optique (De la lumière ou de l’ébauche des formes, De l’arc en ciel ou De l’arc en ciel et du miroir, De la couleur, Du mouvement corporel et de la lumière), mais aussi des traités d’acoustique, d’astronomie, de météorologie, et en outre p.692 des écrits métaphysiques sur l’homme microcosme, sur les intelligences, sur l’ordre d’émanation des choses causées à partir de Dieu. En somme, une conception de l’univers phy¬sique dont le centre est l’étude de la lumière, une conception de l’univers métaphysique dont le centre est l’idée d’émanation des formes à partir de l’unité, et une liaison intime et profonde entre cette physique, qui nous décrit les lois de la diffusion de la lu¬mière et cette métaphysique, qui décrit l’émanation des êtres. La lumière joue un rôle analogue, par quelques côtés, à celui que jouait le feu dans la cosmogonie stoïcienne. « Première forme corporelle », elle explique, par son expansion, sa conden¬sation, sa raréfaction tous les corps de l’univers. Elle a cette propriété d’être immédiatement présente en tout lieu ; « elle se propage en effet de tout côté, de telle sorte que d’un point lumineux, s’engendre immédiatement une sphère de lumière aussi grande qu’on le veut, à moins que l’ombre n’y fasse obstacle » ; propagation sphérique et vitesse infinie arrêtée dans son expan¬sion par l’obscurité, Robert ne demande pas autre chose pour l’explication du cosmos et de ses sphères. « Tout est un, issu de la perfection d’une lumière unique, et les choses multiples ne sont multiples que grâce à la multiplication de la lumière même. » Mais il faut saisir le noyau positif que contiennent ces aven¬tureuses recherches : c’est en effet au sein de cette métaphy¬sique de la lumière que prend naissance la physique mathéma¬tique de la nature : l’optique est inséparable de la considéra¬tion des lignes, des angles et des figures qui se réalisent en quelque sorte dans la propagation de la lumière ; et cette ébauche de physique mathématique aboutit à affirmer l’exis¬tence d’un ordre rigoureux et rigoureusement concevable par l’esprit dans la nature : « Toute opération de la nature s’accom¬plit de la manière la plus déterminée (modo finitissimo), la plus ordonnée, la plus brève et la plus parfaite possible » . p.693 De l’école de Robert Grosseteste sort une Summa philosophiae qui comprend 19 traités dont les sujets vont de l’histoire de la philosophie à la minéralogie. Malgré le fantastique de cette histoire où, avec Isidore, Bérose, Josèphe et saint Augustin, l’auteur voit les premiers philosophes en Abraham, Atlas et Mercure, il fait pourtant preuve d’esprit critique en relevant la manière dont les traducteurs arabes en ont pris à leur aise avec le texte d’Aristote, lui faisant citer Ptolémée dans le De Coelo, ou le montrant dans les Météores s’adressant à l’empereur Hadrien. Il nous dit aussi que, en matière de choses naturelles indifférentes au salut, les théologiens ont pu se tromper. Dans les questions métaphysiques, la Somme est défavorable au thomisme ; il refuse, avec presque tous les augustiniens, d’admettre l’existence de ces espèces intelligibles que saint Thomas déclarait indispensables à la connaissance intellec¬tuelle (p. 298) ; l’essence de la chose s’unit à l’intellect sans aucun intermédiaire ; « sans quoi ce ne seraient pas les essences mêmes, mais leurs images qui mettraient l’intellect en mouve-ment, et ce seraient plutôt leurs images (idola) que les formes mêmes qui seraient comprises ». Il maintient aussi la tradition augustinienne dans la question de la connaissance de l’intellect par lui-même : « L’âme, en se comprenant, ne reçoit pas sa propre espèce, mais a plutôt l’intuition (contueri) d’elle même » (p. 463). Comme au caractère intuitif de la connaissance intellectuelle des essences des choses ou de nous mêmes, il est attaché à l’idée que l’âme intellectuelle est individuelle par elle même, même sans relation au corps.

XVIII. — ROGER BACON @ Mais le plus remarquable des Oxfordiens est Roger Bacon, le doctor mirabilis, chez qui l’on voit un esprit fougueux, ardent, indomptable, qui se traduit dans sa vie comme dans p.694 ses écrits ; nul moins que lui n’a ménagé l’ignorance et la fatuité des « philosophes parisiens », et en particulier leur négligence en matière d’études du langage, des mathéma¬tiques et des sciences de la nature. Né entre 1210 et 1214, il avait d’abord été à Oxford l’élève de Robert Grosseteste à qui il témoigna toujours la plus vive admiration ; il séjourna à Paris de 1244 à 1252 ; entré dans l’ordre des Fran-ciscains et revenu à Oxford, il composa de 1266 à 1268 l’Opus majus, divisé en sept parties se rapportant aux causes de l’ignorance humaine, aux rapports de la philosophie et de la théologie, à la science des langues, à l’utilité des mathématiques dans la physique, l’astronomie, la réforme du calendrier et la géographie ; à l’optique, à la science expérimentale et à la phi¬losophie morale. Cet ouvrage, écrit sur une demande faite par le pape Clément IV en 1268, fut composé en même temps que deux autres ouvrages qui contenaient des travaux pré¬liminaires : l’Opus minus et l’Opus tertium. En 1278, Roger Bacon écrivit dans le Speculum astronomiæ (faussement attribué à Albert le Grand) une défense de l’astrologie judiciaire ; il y mettait en question la condamnation de l’astrologie, pro¬noncée dans la 170e des propositions condamnés en 1277 par l’évêque Tempier : « On peut connaître par des signes les inten¬tions des hommes et les changements de ces intentions. » Cet écrit fut sans doute sa perte : le général des Franciscains qui, depuis 1277, suivait la politique qui avait abouti à une paix complète avec les dominicains le condamna en 1278 à la peine de l’incarcération. C’est bien en effet l’esprit thomiste qui est atteint au fond par toute l’œuvre de Roger, cet esprit de prudent cloisonne¬ment qui prescrit à chacun les limites dont il ne doit pas sortir. Roger est, par excellence, le partisan de l’unité de la sagesse ; il n’y a qu’une seule sagesse contenue tout entière dans les écritures. La philosophie et le droit canonique ne font que « présenter sur la paume de la main » (velut in palmam) ce que p.695 la sagesse divine concentre « comme dans le poing » (velut in pugnum). Roger rappelle cette ancienne manière de concevoir l’unité spirituelle que tout le Moyen âge avait empruntée à saint Augustin et à Bède : les arts libéraux mis au service de l’interprétation de l’écriture, la philosophie païenne servant à la réfutation des erreurs des gentils : c’est au point que « la philosophie, considérée en elle même », à part de cette œuvre totale, « n’est d’aucune utilité ». Aristote lui-même, interprété par les Arabes, est appelé en garant de cette unité ; il admet que la connaissance intellectuelle nous est impossible sans l’aide d’un intellect agent qui contient toutes les formes ; c’est dire qu’il sait tout, mais « s’il sait tout, cela ne convient ni à une âme, ni à un ange, mais à Dieu seul. » Et si Bacon ne va pas jusqu’à dire, comme certains Franciscains, que nous voyons immédiatement les essences en Dieu, il affirme du moins que nous ne connaissons intellectuellement que sous l’influence immédiate d’un intellect agent qui est identique au Verbe, auteur de notre salut. Aussi les philosophes chrétiens, loin de limiter et de rétrécir le domaine de leurs recherches « doivent rassembler dans leurs traités toutes les paroles des philosophes au sujet des vérités divines, et même aller bien au delà sans devenir pour autant des théologiens ». L’unité de l’esprit est prouvée, on le voit, par un recours à son origine divine : origine démontrée aussi, selon les vues de Bacon, par la fantastique histoire de la philosophie, qu’il emprunte aux Pères de l’Église : la philosophie, révélée aux patriarches, a été transmise par divers intermédiaires aux philosophes païens, et elle est, de là, revenue aux chrétiens. Et l’Écriture est aussi la somme de cette sagesse, l’Écriture « où se trouve toute créature en soi ou dans son image, dans son type universel ou dans sa singu¬larité, du haut des cieux à leurs confins, de telle sorte que, comme Dieu a fait les créatures et l’écriture, il a voulu mettre les créatures dans l’écriture, qu’on la comprenne tant au sens littéral qu’au sens spirituel ». p.696 Cette conception de la sagesse aboutit, pratiquement, à la théocratie la moins modérée ; « car par la lumière de la sagesse est ordonnée l’Église de Dieu et disposée l’Église des fidèles. » Comme elle régit le monde, « nulle autre science n’est requise pour l’utilité du genre humain ». La cité baconienne rappelle la cité platonicienne : au sommet les clercs, au dessous les savants, au dessous encore les militaires, en dernier lieu les artisans ; un droit ecclésiastique, uniquement fondé sur les écritures, qui domine le droit civil ; les papes et les princes prenant pour conseiller les sages qui, détenant le savoir, doivent seuls détenir le pouvoir ; enfin l’unité religieuse du monde obtenue par un apostolat fondé sur ce savoir. Il y a un contraste des plus étranges entre ces caractères de la pensée baconienne et les traits de sa doctrine que l’on est habitué à mettre au premier plan et où l’on voit sa principale signification historique. Roger Bacon est celui qui, dans les sciences, a prôné l’expérience comme la seule méthode possible : « Nous avons, dit il, trois moyens de connaître, l’autorité, l’expérience et le raisonnement ; mais l’autorité ne nous fait pas savoir si elle ne nous donne pas la raison de ce qu’elle affirme... ; le raisonnement de son côté ne peut distinguer le sophisme de la démonstration à moins d’être vérifié dans ses conclusions par les œuvres certificatrices de l’expérience. Il se trouve pourtant que personne de nos jours n’a cure de cette méthode..., c’est pourquoi tous les secrets ou peu s’en faut, et les plus grands de la science, sont ignorés de la foule de ceux qui s’adonnent au savoir. » Partisan de la méthode expérimen¬tale, il a en même temps l’idée de la physique mathématique qui en est inséparable, physique liée comme chez Robert Gros¬seteste à l’optique de Ptolémée connue par l’arabe Alhazen, aux constructions géométriques de l’optique dans la réflexion, la réfraction et la théorie de l’arc en ciel ; la construction mathématique du point de combustion derrière une lentille convexe éclairée par le soleil paraît à Bacon donner « la cause p.697 propre et nécessaire du phénomène ». En même temps qu’à l’expérience et aux mathématiques, Bacon s’attache aux problèmes techniques, tant à la technique des ingénieurs que lui fait imaginer des machines automotrices ou des machines volantes qu’à la technique sociale, comme le problème de l’orga¬nisation du travail et de l’assistance publique. Cet esprit expérimental, mathématique et technique, n’a certes jamais été absent chez les ingénieurs, les architectes ou les artisans du Moyen âge ; mais transporté dans le domaine spéculatif, il paraît faire de Bacon le véritable ancêtre de la philosophie moderne. Il ne faut pourtant pas oublier en lui le théocrate illuminé, celui qui voyait en Clément IV le pape prédit par les astres pour la conversion de la terre au catho¬licisme. Illuminisme et expérience, ce sont les deux traits dont l’union fait la physionomie de Bacon. Union inexplicable, s’il s’agissait de la méthode expérimentale telle qu’on la com¬prend aujourd’hui. Mais, en fait, ce n’est pas d’elle qu’il s’agit ; on ne rencontre chez lui aucune méthode précise ni pour ins¬tituer des expériences ni pour en tirer des lois. Le mot experimentum est intimement lié, pour un homme du XIIIe siècle, à des idées qu’il ne nous suggère plus. L’expert, chez Bacon, est essentiellement celui qui sait dégager et utili¬ser des forces occultes qui sont inconnues au reste des hommes ; c’est l’alchimiste qui crée l’élixir de vie et la pierre philosophale ; c’est l’astrologue qui connaît les pouvoirs des astres ; c’est le magicien qui connaît les formules qui dominent la volonté des hommes. L’image de l’univers que donne l’expérience est bien différente de celle que donne la physique du philosophe : celle ci déduit les phénomènes naturels des propriétés des quatre éléments ; celle là connaît par ses procédés, des forces cachées irréductibles à celles des éléments, telles que celle que Pierre de Mariscourt mettait en œuvre dans ses recherches sur l’aimant. Lorsque Bacon parle de la science expérimentale, il songe donc à une science secrète et traditionnelle, consistant p.698 dans l’investigation des forces occultes et dans la domination que leur connaissance assure à l’expert. L’univers de ces experts, c’est essentiellement l’univers tel que Plotin le décrivait, un ensemble de forces qui s’entrecroisent, fascination, paroles magiques, forces émanées des astres et auxquelles on est soumis sans le savoir ; le type et le modèle de cette diffusion de chacune de ces forces à partir de leur point d’origine, Bacon le prend dans la perspective, si étudiée de son temps, qui donne, dans la diffusion de la lumière, un exemple de la « multiplication des espèces ». Cette multiplication est comme la loi générale des forces qui s’enchevêtrent dans l’espace. Partant de là, Bacon attache bien moins d’importance au contrôle des faits, qu’à la découverte des secrets ou des faits étonnants que les experts se transmettent d’une génération à l’autre. Il accueille avec une incroyable crédulité (la credulitas est pour lui la première vertu de l’expert) les racontars de Pline l’Ancien sur le diamant attaqué par le sang de bouc (Pline 20, 1 ; 37, 15), sur l’emploi des glandes de castor en médecine (Pline 32, 13) et tant d’autres faits controuvés qu’il emprunte à l’expérience des rustres et des vieilles femmes. A l’expérience de la nature ainsi comprise correspond l’expé¬rience intérieure en matière de choses spirituelles, les illu¬minations reçues par les patriarches et les prophètes ; elle aussi, à son plus haut degré, elle est tout à fait secrète : au¬dessus des vertus, des dons du Saint Esprit et de la paix du seigneur, il y a « les ravissements et leurs diverses espèces, qui, chacune à sa manière, font voir bien des choses qu’il n’est pas permis à l’homme de dire ». Celui qui détient ces secrets spi¬rituels possède d’ailleurs par là même les sciences humaines. La doctrine de Bacon, avec tous ses défauts et par ses défauts mêmes, est un admirable témoin de l’impatience avec laquelle certains hommes du XIIIe siècle supportaient les cadres dans lesquels la « philosophie des Parisiens » voulait enfermer l’homme et l’univers. Ils ont le sentiment que la réalité véritable est p.699 en dehors de ces cadres, dans un abîme de puissances merveil¬leuses, où quelques hommes rares, illuminés d’une sagesse supérieure, savent seuls se guider.

XIX. — WITELO ET LES PERSPECTIVISTES @ D’un esprit analogue viennent les travaux de Witelo, né en Pologne entre 1220 et 1230 et qui, résidant en Italie, fut, en même temps que saint Thomas, l’ami de l’helléniste Guillaume de Moerbeke ; c’est sur la demande de celui-ci qu’il écrivit une Perspectiva, simple compilation des travaux d’Euclide, d’Apollonius de Perge, et de l’Optique de Ptolémée, traduite en latin dès le XIIe siècle, mais surtout de l’Optique de l’arabe Alhazen dont il traduit les remarquables considérations sur les perceptions visuelles acquises, base de toute la psychologie moderne de la perception. Il a de plus écrit un traité De Intel¬ligentiis où, suivant le livre Des causes, il étudie les trois hypo¬stases néoplatoniciennes ; la Cause première ou l’Un, l’Intelli¬gence et l’âme. Entre la métaphysique néoplatonicienne et la perspective, il y a chez lui la même affinité que chez Robert Grosseteste. Le symbolisme lumineux pour marquer l’action de l’Un est sans doute appuyé sur saint Augustin et l’Épître aux Romains ; mais il le développe par des considérations de perspectiviste : la lumière est à la fois un corps simple et par là même capable de se multiplier ; « au corps le plus simple est due la plus grande extension ; à l’eau est due une plus grande extension qu’à la terre, à l’air qu’il n’en est dû à l’eau, au feu qu’à l’air ». La lumière, qui est le plus subtil des corps, a donc la plus grande extension ; elle loge en elle les corps ; elle permet aux modèles de se refléter dans la matière et elle est ainsi le principe de la connaissance. A cette métaphysique néoplatonicienne correspond un trait déjà remarqué plusieurs fois qui l’oppose au p.700 thomisme : c’est la prépondérance de l’amour sur la connais¬sance : « Dans le même être, l’amour précède naturellement la connaissance... ; et l’amour est achevé par la connaissance, non pas que la connaissance soit le complément de l’amour, mais parce que, du fait de la connaissance, il se multiplie et vit en lui-même... La connaissance n’est pas la perfection de l’amour ; mais plutôt, tout au contraire, la connaissance s’or¬donne par rapport à la délectation et à l’amour. » Nous trouvons enfin en Dietrich de Freiberg, né vers 1250, maître de théologie à Paris en 1297, et qui mourut après 1310, cette même union des études expérimentales, surtout de l’optique, et de la métaphysique néoplatonicienne. Auteur d’une théorie mathématique de l’arc en ciel où il explique le phéno¬mène par une double réfraction suivie d’une réflexion sur les gouttes de pluie, il adhère, quoique appartenant à l’ordre des Prêcheurs, à une philosophie augustinienne et néoplatonicienne bien différente de la doctrine officielle de l’ordre. Suivant les Éléments de théologie de Proclus et la doctrine des trois hypo¬stases, il accepte les images de la production des choses par éma¬nation et de leur conversion, bien qu’il les concilie avec la créa¬tion. S’il emprunte d’autre part à Aristote la notion de l’intel¬lect agent, c’est pour l’identifier à la partie cachée de l’esprit (abditum mentis), à la profondeur de la mémoire (profunditas memoriae nostrae), image de Dieu, à laquelle sont immé¬diatement présentes sans recherche les règles éternelles et l’immuable vérité, tandis que l’abstraction relève seulement de la faculté cogitative.

XX. — RAYMOND LULLE @ L’œuvre immense et encore incomplètement étudiée de R. Lulle est un témoignage des préoccupations qui dominent le XIIIe siècle finissant. Ses ouvrages, écrits en catalan, mais p.701 traduits la plupart en latin, sont tous au service du même but pratique, qu’il visa aussi par ses actes et par une propagande inlassable : établir sur la terre entière la catholicité, considérée comme identique à la raison. Né à Majorque en 1235, il quitte en 1265 femme et enfants pour se donner tout à sa mission : pendant neuf ans, il apprend à Majorque la langue et la science des Arabes ; vers 1288, il propose aux papes un plan de croisade et de mission dans les pays des infidèles. En 1298 et plus tard en 1310 et en 1311, il est à Paris où il écrit un grand nombre de traités (encore manuscrits) contre les averroïstes. En 1311, il assiste au concile de Vienne et y demande que l’on crée des enseignements de langues arabe et hébraïque à Rome et dans plusieurs universités pour préparer les missionnaires. Lui¬-même partit Tunis pour convertir les infidèles et il y mourut en 1315. Cet homme si ardemment dévoué à sa tâche pratique, ce mys¬tique dont l’activité eut pour point de départ une vision et qui écrivit des Dialogues et cantiques d’amour entre l’ami et l’aimé, est l’auteur de ce fameux Grand Art, qui a, conformément au dessein général de sa vie, un caractère pratique bien plus que théorique. Comme tous ceux qui, au Moyen âge, voulurent combattre les infidèles ou les hérétiques, et selon la tradition du XIIe siècle tout entier, R. Lulle entend « prouver les articles de foi par des raisons nécessaires ». C’est au service de ce but qu’il met son Ars generalis ou ars magna, art de raisonner qui doit, dans son intention, être assez populaire et facile d’accès pour donner, même aux gens du commun, les moyens de défendre la foi : une religion universelle, appuyée sur une méthode de penser également universelle, voilà l’idée que Lulle se fait de la catholicité. En quoi consiste ce grand art ? On se rappelle que la logique d’Aristote s’achoppait à deux problèmes, qui étaient l’un et l’autre des problèmes techniques : en premier lieu la découverte de prémisses nécessaires ou principes qui pussent donner à la p.702 conclusion du syllogisme un caractère démonstratif et scienti¬fique ; en second lieu, étant donné les termes extrêmes, la découverte du moyen terme qui les unira. Ce sont ces deux problèmes que le Grand Art se vante de résoudre ; cet art n’est pas à proprement parler un art de raisonner mais un art de la découverte. Le titre même de quelques uns de ses traités le dit : « De venatione medii inter subjectum et praedicatum, Ars compendiosa inveniendi veritatem, seu ars magna et major, ars inveniendi particularia in universalibus, quaestiones per artem demonstrativam seu inventivam solubiles, Ars inventiva veritatum. » « Chaque science a ses principes propres et différents des principes des autres sciences ; aussi l’entendement requiert qu’il y ait une science générale avec des principes généraux dans lesquels soient impliqués et contenus les principes des autres sciences particulières comme le particulier dans l’uni-versel », tels sont les premiers mots de l’Ars magna generalis et ultima. Rappelons nous la méthode qu’Aristote avait indi¬quée pour découvrir le moyen terme permettant de résoudre une question, c’est à dire de savoir si un prédicat était ou non vrai d’un sujet donné : en cherchant, pour un sujet donné tous les prédicats possibles, pour un prédicat donné tous les sujets possibles, on arrivait nécessairement à découvrir entre ce sujet et ce prédicat tous les moyens possibles. Le Grand Art est une généralisation de ce procédé. Lulle pense d’abord découvrir tous les prédicats possibles d’un sujet quelconque en énumérant les attributs suivants : « bonitas, magnitudo, aetertas ; potestas, sapientia, voluntas ; virtus, veritas, gloria ; différentia, concordia, contrarietas ; principium, medium finis ; majoritas, aequalitas, minoritas », dont les neuf premiers désignent des attributs divins, et les neuf derniers des relations ; tout prédicat est, selon lui, réductible soit à un de ces attributs, soit à une combinaison de ces attributs, combinaison qui se fait selon certaines règles. D’autre part, à propos d’un sujet, on p.703 peut se poser dix questions : s’il est, ce qu’il est, de quoi il est fait, pourquoi il est, combien grand (quantum), quel (quale) il est, quand il est, où il est, avec quoi il est. Ces préliminaires suffisent pour montrer que le Grand Art ne pouvait parvenir à dépasser le cercle de la logique d’Aris¬tote : ce prétendu art d’invention n’est qu’un art de classer et de combiner des concepts donnés, non pas du tout de les décou¬vrir. Il semble parfois que Lulle confond l’ordre avec l’inven¬tion : il donne par exemple à « l’artiste » qui traite de la physique, le conseil « d’appliquer successivement le concept sur lequel il est en doute (celui de la nature) aux dix règles », c’est à dire de se poser à son propos les dix questions ci-dessus, et il ajoute (fol. 78 b) : « Comme un cristal placé en une couleur rouge se dispose relativement à cette couleur et de même dans une couleur verte, ainsi, quand un terme inconnu est promené (discurritur) à travers les règles et les espèces des règles, ce terme inconnu est coloré ou éclairci par les règles dans lesquelles on le place », éclaircissement, on le voit, purement formel, qui consiste à savoir ce que l’on doit demander d’une chose, qui permet de chercher la chose sous divers aspects, mais qui ne sera jamais suffisant pour découvrir les réponses. Tels sont les courants de la pensée au XIIIe siècle. On aura remarqué un trait commun à ces pensées si diverses : ce n’est pas en vain que la période que nous étudions a été inaugurée par Innocent III, qui défendit, plus qu’aucun pape, la primauté du spirituel, et que les réguliers, dépendant immédiatement du pape, ont pris dans les universités une place considérable. Partout on rêve d’organisation hiérarchique et d’unité spi¬rituelle : les systèmes que nous avons décrits, viennent du même esprit qui a produit les croisades : étendre partout la catholicité. On projette dans la réalité métaphysique cette unité spirituelle, et tout le monde, sans exception, accepte que la métaphysique néoplatonicienne (facilement conci¬liable avec l’idée de la création), avec son unité et sa hiérarchie, p.704 représente exactement cette réalité. On construit une poli¬tique idéale où le pouvoir temporel est ou bien absorbé par le pouvoir spirituel, ou bien subordonné à ce pouvoir ; si, pour certains, la raison et la cité terrestre sont autonomes, c’est de la manière dont on peut appeler autonome une fonction dont les limites ont été précisément marquées par un pouvoir supérieur. Or, cette aspiration à l’unité aboutit à un complet échec : au XIVe siècle, tandis que, dans les affres de la guerre de Cent Ans, naît l’idée de nationalité qui va écarter pour toujours l’idée d’une unité politique de la chrétienté, la représentation de l’univers se disloque. N’est il pas vrai d’ailleurs que les éléments que les penseurs dit XIIIe siècle avaient reçus dans leur construction travaillaient sourdement à la miner ? Platonisme, aristotélisme, expérience, mathématiques, traditions antiques, toutes ces forces qui nous ont apparu momentanément parti¬cipant à la construction d’un système de pensée chrétienne vont se faire voir maintenant sous leur véritable jour comme des forces complètement indépendantes de la croyance chré¬tienne à une destinée surnaturelle.

Bibliographie

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CHAPITRE VI LE XIVe SIÈCLE

I. — DUNS SCOT @ p.708 Le premier symptôme de cette désagrégation se trouve dans le mouvement d’idées inauguré par Duns Scot, le docteur subtil. Il eut une carrière fort courte : né en Angleterre avant 1270, il reçut l’enseignement d’Oxford, dont il recueillit le goût traditionnel pour les mathématiques, considérées comme donnant le type de la certitude ; il enseigna à Paris à partir de 1305 et y mourut en 1308. Il écrivit en Angleterre ses commen¬taires sur Aristote et des Questions sur les sentences de P. Lombard (l’inauthenticité du De Rerum principio, qu’on attribuait à cette période paraît prouvée), à Paris les Reportata parisiensia et les Collationes : il démontra la supériorité religieuse des moines mendiants sur les réguliers dans le De perfectione statuum. Duns Scot ne rentre dans aucun des courants que nous avons suivis : à ceux qui en font un augustinien, l’on doit objecter la critique très vive qu’il fait des théories les plus chères à l’école : celle de la connaissance intellectuelle comme illumina¬tion, celle des raisons séminales contenues dans la matière et des connaissances innées contenues dans l’âme. Mais il est encore moins thomiste : ses doctrines les plus célèbres, l’existence actuelle de la matière, l’individuation par la forme (haeccéité), la priorité de la volonté, sont en opposition consciente et voulue avec celles de saint Thomas. p.709 Un des traits essentiels qui le distingue et l’isole, c’est l’affir¬mation sans réticence de ce que l’on pourrait appeler le carac¬tère historique de la vision chrétienne de l’univers : création, incarnation, imputation des mérites du Christ, ce sont, de la part de Dieu, des actes libres au sens le plus plein du mot, c’est à dire qui auraient pu ne pas avoir lieu et qui dépendent d’une initiative de Dieu qui n’a d’autre raison que sa propre volonté. Le credo ut intelligam de saint Anselme, l’effort pour scruter les motifs de Dieu sont à l’opposé direct de ce nouvel esprit. Et c’est pourquoi il a singulièrement allongé la liste des purs objets de foi, des credibilia, « qui sont d’autant plus cer¬tains pour les catholiques qu’ils ne s’appuient pas sur notre entendement aveugle et souvent vacillant, mais trouvent un soutien ferme dans la plus solide des vérités » : toute puissance, incommensurabilité, infinité, vie, volonté, toute présence, vérité, justice, providence, c’est à dire presque tous les attri¬buts divins que saint Thomas déduisait de la notion de Dieu comme cause du monde, sont pour Duns Scot des objets de foi. Il admet sans doute pourtant une preuve rationnelle de l’exis¬tence de Dieu, la preuve a contingentia mundi qui nous force à passer de l’être changeant dont nous avons l’expérience à l’être nécessaire qui a en lui sa raison d’être. Cette preuve ne saurait partir, comme le veut saint Anselme, de la notion de « l’être le plus grand que l’on puisse penser » ; car cette notion qui n’est point une idée simple et innée a été formée par nous en partant des êtres finis, et il faudrait d’abord montrer qu’elle n’est pas contradictoire. On pourrait résumer ces vues en disant que toute trace de l’esprit néoplatonicien, c’est à dire d’affirmation de la conti¬nuité et de la hiérarchie entre les formes du réel, a presque dis¬paru chez Duns Scot. Si l’augustinisme affirmait continuité dans l’être donc continuité dans la connaissance, et le thomisme continuité dans l’être mais discontinuité dans la connaissance, le scotisme pourrait avoir pour formule : discontinuité dans p.710 l’être et discontinuité dans la connaissance . Duns Scot emploie en effet tous les concepts que nous avons vu s’imposer au XIIIe siècle : intellect possible et intellect agent, matière et forme, universel et individuel, volonté et entendement ; mais tandis que, chez les penseurs précédents, ces concepts s’appelaient, se liaient, se hiérarchisaient, s’organisaient, le but de Duns Scot paraît être d’y faire voir des termes indé¬pendants dont chacun à part a une réalité pleine et suffisante, qui s’ajoutent sans doute, mais sans s’exiger. Duns Scot paraît d’ailleurs abandonner le principe d’ana¬logie universelle qui, chez Bonaventure et même chez saint Thomas, était le grand moteur de la continuité. En déclarant que l’être a un sens univoque et non pas équivoque au regard de Dieu et des créatures (c’est à dire qu’il signifie la même chose), il enlève tout fondement au rapport d’analogie qui permet de passer d’un terme (la créature), être au sens dérivé, à un autre, Dieu qui est être en un plus noble sens ; car la créature et Dieu se rapportent au même titre et de la même façon à la notion d’être, qui ne donne ainsi aucun moyen de les distinguer en les rapprochant. Ce discontinuisme se marque d’abord par la théorie de la matière : elle est hostile à la fois à l’augustinisme et au tho¬misme ; à l’augustinisme parce que Duns Scot nie l’existence d’une raison séminale au sein de la matière ; au thomisme parce qu’il nie le principe péripatéticien qu’il n’y a aucune puissance qui puisse faire que la matière existe sans la forme ; il nie en un mot ce qu’il y a de commun à deux théories par ailleurs si opposées, à savoir le lien entre matière et forme qui fait que, dans la première, la matière contient un principe interne qui la fait aspirer à la forme et que, dans la seconde, la matière n’a d’existence que relative à la forme qui l’actualise . p.711 Duns Scot pense (comme Henri de Gand) que la matière, puisqu’elle a une idée distincte, est quelque chose d’actuel par soi ; il n’est pas arrêté par cette objection d’Aristote que, s’il en est ainsi, le composé de matière et de forme est fait de deux êtres en acte qui s’ajoutent et qu’il n’a plus d’unité. La théorie de l’haeccéité de Duns Scot résout le problème de l’individuation dans un sens évidemment contraire au tho¬misme ; mais elle n’est pas moins défavorable à l’augustinisme. On sait que, le tableau des genres et des espèces étant tracé jusqu’aux espèces inférieures ou spécialissimes, le péripatétisme refusait de trouver quoi que ce soit d’intelligible dans les indi¬vidus où se distribuait la forme spécifique, attribuant cette division purement numérique à la matière, à l’adjonction des accidents à la forme spécifique. On se rappelle d’autre part que l’augustinisme, voyant dans l’âme individuelle le sujet de la destinée surnaturelle, conférant d’ailleurs à l’âme une connais¬sance de soi par soi qui la rend, quoique singulière, intelli¬gible à elle même, répudiait, au nom de la foi, la théorie de l’individuation par la matière. Et il reste bien, chez le francis¬cain Duns Scot, quelque chose de cet esprit augustinien : admettre la thèse thomiste, croire que la nature ou forme spé¬cifique reste la même dans tous les individus d’une même espèce, c’est en revenir au « maudit Averroès »  ; c’est croire que la nature humaine, d’elle même indivise, se divise seulement par la quantité comme de l’eau homogène qu’on distribuerait en différents vases. Mais la doctrine de Duns Scot vise à un résultat bien plus général : il veut donner à l’individu comme tel une intelligibilité analogue à celle que le péripatétisme donne à l’espèce, c’est à dire une détermination par des caractères positifs et essentiels et non plus par des caractères négatifs et accidentels ; la socratité est quelque chose de positif, même avant l’existence de Socrate dans la matière, et elle persiste, p.712 quels que puissent être les changements de quantité et d’acci¬dents dans le Socrate réel. C’est l’unité de l’individu, unité admise par tous qui, pour Duns Scot, exige une entité déter¬minée qui est l’haeccéitë : la forme spécifique (équinité) n’inclut pas cette entité, la matière à laquelle elle se lie (la structure corporelle commune à tous les corps de chevaux) non plus ; il faut donc la chercher en dehors de la forme, de la matière et par conséquent de leur composé, dans une réalité ultime. Mais il faut faire attention que le passage de l’espèce aux individus ne s’opère pas comme celui du genre aux espèces  : dans le passage du genre aux espèces, le genre est à la différence comme un être en puissance est à une forme qui le détermine, et c’est pourquoi genre et différence s’unissent en une réalité unique. L’espèce spécialissime au contraire est entièrement définie : elle n’exige point, pour se compléter, l’individualité ; il s’ensuit que dans un seul et même être individuel (ce cheval) « l’entité singulière (haeccéité de ce cheval) et l’entité spécifique restent des réalités formellement distinctes ». C’est dire que l’indivi¬dualité s’ajoute simplement en fait à l’espèce, sans qu’il y ait aucun lien de continuité intelligible de l’un à l’autre. Trait important qui se manifeste dans la critique que Duns Scot fait de la connaissance angélique d’après saint Thomas ; celui-ci pense, selon la tradition néoplatonicienne, que les anges connaissent les choses singulières non pas comme nous, mais parce qu’ils possèdent un intellect, supérieur au nôtre, où la connaissance des singuliers est contenue en celle des uni¬versaux : continuité à tout jamais impossible pour Duns Scot. Comme il fait de la matière une réalité actuelle même sans la forme, de l’individu une réalité positive distincte de l’espèce, Duns Scot donne à l’intellect possible une activité qui est, en une certaine mesure, autonome, vis à vis de l’intellect agent : p.713 le rôle propre de l’intellect agent est de séparer la forme spécifique de l’image sensible où elle est en puissance ; mais celui de l’intellect possible est l’acte de comprendre, et de cet acte il est cause totale ; l’espèce intelligible, produit de l’abstrac¬tion, est requise non pour produire l’acte de comprendre, qui dérive de l’intellect possible seul, mais pour déterminer cet acte à tel ou tel objet . Encore croit il que la distinction des actes est seulement rendue manifeste par celle des objets, bien que, en elle même, elle découle de la puissance intellectuelle toute seule. On voit aussi à quel point cette théorie écarte Duns Scot de l’illuminisme augustinien ; à la thèse d’Henri de Gand, que les objets sensibles ne peuvent éclairer l’âme et qu’il y faut un rayon divin, il réplique en citant la certitude des premiers principes qui sont appréhendés avec évidence, dès que les termes le sont, la certitude par expérience, enfin la certitude intérieure des faits de conscience, autant d’exemples de certitudes directes et autonomes. C’est dans le même esprit qu’il affirme d’une manière si contraire au thomisme le primat de la volonté sur l’entende¬ment. Bien loin que la volonté suive le bien connu par l’enten¬dement, elle « commande à l’entendement », en le dirigeant à la considération de tel ou tel objet ; « l’entendement, s’il est cause de la volition, est donc une cause asservie à la volonté ». Ce que vise Duns Scot, ce n’est pas de substituer au thomisme la vue augustinienne qui fait de l’amour plutôt que de la con¬naissance le but final des choses, c’est d’affranchir la volonté de l’entendement, comme il a affranchi la matière de la forme, l’individu de l’espèce, l’intellect de l’illumination divine : car ces considérations aboutissent avant tout à déclarer que la volonté est entièrement libre : « Rien autre que la volonté n’est cause totale de la volition dans la volonté. » Ce sont ces vues psychologiques que Duns Scot transporte p.714 dans la théologie. Nul asservissement, chez Dieu non plus, de sa volonté à un bien conçu par son entendement. Sans doute, les possibles que Dieu conçoit par son entendement ne sont nul¬lement des créations de sa volonté, et on ne peut trouver chez Duns Scot une théorie du primat de la volonté et de la création des vérités éternelles. La volonté ne peut vouloir l’impossible et le contradictoire. Seulement les possibles qu’il conçoit par son entendement ne donnent aucune règle à sa volonté créatrice : « De ce que sa volonté a voulu telle chose, il n’y a aucune cause sinon que la volonté est la volonté. » Aussi la volonté ne dépend pas de la règle du bien ; mais inversement la volonté est la première règle, et « nulle règle n’est droite sinon en tant qu’elle est acceptée par la volonté divine ». Thèse qui a des conséquences importantes sur l’esprit de la morale scotiste. Les préceptes moraux qui nous font connaître le bien, dépendent d’une loi divine ; mais ce bien vient seulement de ce qu’ils ont été voulus par Dieu ; et, comme cette volonté est arbitraire, on peut concevoir que Dieu eût pu donner des commandements autres que ceux qui sont au Décalogue. Cet arbitraire, cette discontinuité radicale que Duns Scot intro¬duit jusque dans la réalité divine, commandent sa conception de la politique : mélange intime d’atomisme social et d’autori¬tarisme sans frein qui reflète dans la société la vision de l’univers que nous venons d’exposer : les hommes sont d’abord tous égaux ; mais ils ont, de plein gré, sacrifié leur indépendance à une autorité qu’ils se sont donnée à eux mêmes pour limiter les dangers que leur égoïsme leur faisait courir l’un à l’autre ; cette autorité est dès lors toute puissante et sans contrepoids ; le chef institue, distribue et révoque à son gré les propriétés ; il n’y a d’autres lois que les lois positives instituées par lui ; il n’a d’autres devoirs que les devoirs envers Dieu, et, parmi ces devoirs, la conversion par force des Juifs (que Duns Scot voit persécutés et bannis autour de lui, au début du XIIIe siècle, p.715 par cette monarchie capétienne qui réclamait pour elle cet imperium que lui accorde la théorie du Franciscain) . Ce volontarisme de Duns Scot trouve son expression la plus complète chez un oxfordien du XIVe siècle, Thomas Bradwar¬dine qui, né avant 1290, mourut archevêque de Canterbury en 1349. Mathématicien et goûtant comme tel la preuve ansel¬mienne de l’existence de Dieu qu’il veut seulement compléter en démontrant que le concept de l’être souverainement par¬fait n’implique pas contradiction, il fut surtout l’antipé¬lagien qui en arrivait presque à nier toute autre causalité que la causalité divine ; non seulement il n’y a pas pour lui « de raison ni de loi nécessaire en Dieu antérieurement à sa volonté », mais encore « la volonté divine est la cause efficiente de toute chose quelle qu’elle soit, cause motrice de tout mouvement », et l’acte le plus libre que l’homme puisse faire, c’est Dieu qui le nécessite. Cette théorie du serf arbitre, si sèche, si éloignée du mysti¬cisme, puisque, loin d’unir l’homme à Dieu par la méditation et l’amour, il l’en fait dépendre d’une dépendance extérieure comme un serf dépend de son maître (« L’homme est serf de Dieu, serf spontané, dis je et non contraint »), se répandit au XIVe siècle ; elle est représentée à l’université de Paris par le cistercien Jean de Mirecourt qui vit, en 1347, condamner quarante de ses thèses, parmi lesquelles celles qui disaient que « Dieu veut que quelqu’un pèche et qu’il soit pécheur, qu’il veut, en voulant son bien, qu’il soit pécheur, qu’il est cause du péché comme péché, du mal de coulpe comme mal de coulpe, auteur du péché comme péché. » Déterminisme théologique qui, par l’anglais Jean de Wiclef, influa sur Luther. Le scotisme qui, au XIVe siècle et au XVe siècle, compta tant de commentateurs et même de chaires destinées à l’enseigner dans les principales universités de l’Europe, est donc un des générateurs de l’esprit nouveau.

II. — LES UNIVEIISITÉS AUX XIVe ET XVe SIÈCLES @ p.716 Il est difficile d’exagérer le rôle social des Universités au XIVe et au début du XVe siècle ; au XVe siècle, la pragmatique sanction, confirmée encore par une ordonnance de Louis XII en 1499, réservait aux gradués des Universités de grands avantages dans la collation des bénéfices ; de longues études universitaires (trois années de théologie et de droit canon), étaient une condition indispensable pour être nommé curé dans les paroisses des villes. Nul milieu plus libre d’ailleurs que ces Universités : « Oracle de l’esprit et guide de l’opinion européenne, puissance la plus redoutable érigée en face des pouvoirs légaux. Aucun corps n’a été plus libre, aucune organisation plus démocratique. Des Assemblées de compagnies, facultés ou nations, et des assemblées générales ; le droit de statuer sur toutes les affaires, administra-tion, enseignement, justice ; dans quelques unes même... une représentation accordée aux étudiants... ; des maîtres se recru¬tant eux mêmes ; des pouvoirs élus, et pour un temps court (recteur et procureur pour trois, quatre ou six mois, un an tout au plus)... ; contre l’ingérence du pouvoir central ou des pouvoirs locaux, l’armure solide de privilèges incontestés ; exemption fis-cale, droit d’être jugé par ses pairs, et, pour rendre ces garanties efficaces, le pouvoir de suspendre ses cours..., telle est la charte que la faveur des papes et des rois a reconnue et consacrée. » Cette floraison des universités s’étend jusqu’au milieu du XVe siècle, où diverses circonstances leur enlèvent force et influence au profit du pouvoir central, où la spéculation est abandonnée, où la préparation aux grades devient l’unique affaire : alors les universités cessent pour longtemps d’être les centres actifs qu’elles étaient, et nous verrons la vie spirituelle continuer dans des conditions nouvelles. Mais aux XIVe et XVe siècles, cette indépendance se manifeste p.717 par des spéculations hardies et nouvelles qui se rattachent, bien plutôt qu’à la tradition du XIIIe siècle, à celle du XIIe siècle. Toute l’époque est dominée par le conflit des antiqui et des moderni. Or les anciens, ce sont en réalité les novateurs du XIIIe siècle, tout empêtrés dans les discussions qui sont nées des concepts venus d’Aristote et de ses commentateurs arabes, forme et matière, principe d’individuation, intellect agent et intellect possible, espèces intelligibles et sensibles, intelligences motrices des cieux ; les modernes ce sont ceux qui, loin de don¬ner une solution pour ou contre à ces questions, les rejettent comme des non sens ; ils en reviennent, en revanche, à la vision de l’univers, libre et dégagée, que nous avions vu s’ébaucher aux XIe et XIIe siècles : nominalisme de Roscelin et d’Abélard, atomisme de Guillaume de Conches. On ne cherche plus ni à rationaliser la foi, comme saint Anselme, ni à illuminer la raison, comme saint Bonaventure, ni à lui prescrire les limites de son domaine, comme saint Thomas : la spéculation philo¬sophique se déroule, autonome et libre. Au milieu de quelles agitations, on le sait : rien ne tient plus dans la vieille chrétienté : le pouvoir de l’Empereur anéanti par la dissociation de l’empire en plus de trois cents principautés qui minent le pouvoir central : « Comme les princes dévorent l’Empire, le peuple dévorera les princes », prédisait en 1433 Nicolas de Cuse . Le pouvoir des papes n’y gagne pas ; il est déchiré par le grand schisme (1348), qui a pour issue le Concile de Constance (1414 1418) et le Concile de Bâle (1433) qui ne font l’un et l’autre que rendre plus aigu le conflit entre les conciliaires, partisans de la suprématie du Concile sur le pape, considérant le pape comme un administrateur de l’Église, et les ultramontains affirmant la puissance illimitée du pape. Dans cette décadence des pouvoirs traditionnels, les royautés nationales prennent une vigueur incomparable. p.718 A ces conflits, qui mettent en jeu tant d’intérêts pratiques et qui forcent à réfléchir sur tant de conceptions juridiques, les maîtres du XIVe et du XVe siècles prennent une part active, et ils sont presque tous des juristes et des politiques en même temps que des philosophes. Le grand initiateur du nominalisme, Guillaume d’Occam, est aussi un opposant au pape Jean XXII ; excommunié en 1328, il est reçu à la cour de l’empereur Louis de Bavière, où il trouva déjà Jean de Jandun, un autre ennemi du pape, qui avait soutenu en son Defensor Pacis que « seule, l’universalité des citoyens était le législateur humain » et qui avait été excommunié en 1327 ; Guillaume y écrivit pendant plus de vingt ans des pamphlets contre le pape, tels que le Compendium errorum papae Johannis XXII, et un vaste ouvrage de politique, le Dialogus inter magistrum et discipu¬lum de imperatorum et pontificum potestate. Un autre nomina¬liste, Durand de Saint Pourçain, est l’auteur d’un De juris-dictione ecclesiastica et de legibus. Le grand schisme est l’occa¬sion, de la part du mathématicien et de l’astronome Henri de Hainbuch, de nombreux ouvrages sur les conditions de la paix dans l’Église, écrits après 1378 ; mais le même est l’auteur d’écrits économiques et politiques. Au XVe siècle, on voit le cardinal Pierre d’Ailly soutenir au concile de Bâle le parti des conciliaires, tandis que, au concile de Constance, Nicolas de Cuse passe au parti du pape et, devenu cardinal, prend une part prépondérante à toutes les affaires ecclésiastiques de son temps, la réforme intérieure du clergé en Allemagne, la prédication contre les Hussites, la préparation d’une croi¬sade contre les Turcs en 1454.

III. — LES DÉBUTS DU NOMINALISME @ Nous avons donc devant nous, aux XIVe et XVe siècles, une génération d’hommes à l’esprit froid et sobre, qui ont perdu l’enthousiasme religieux qui animait les générations des grandes p.719 croisades, et qui ont acquis, dans la diplomatie compliquée qu’exige à cette époque la moindre affaire, cet esprit net et positif qui caractérise leur doctrine. Car nous voyons alors tomber, sous les coups des nominalistes, toute cette machi¬nerie métaphysique que nous avons vu s’élever au XIIIe siècle. Le nominalisme de cette époque est tout autre chose qu’une solution particulière du problème spécial des universaux : c’est un esprit nouveau qui déclare fictives toutes ces réalités métaphysiques que croyaient avoir découvertes les péripa¬téticiens et les platoniciens, qui se tient aussi près que pos¬sible de l’expérience et qui rejette dans le domaine de la foi pure, inaccessible à toute communication avec la raison, les affirmations de la religion. Le premier des nominalistes, le dominicain Durand de Saint-¬Pourçain (en Auvergne) mort en 1334 évêque de Meaux, n’accepte l’autorité d’aucun docteur « si célèbre ou solennel qu’il soit ». Et il déclare fictives les espèces sensibles et intel¬ligibles, que saint Thomas disait nécessaires, mais que personne n’a jamais vues ; fiction, l’intellect agent, dont l’opé¬ration d’abstraction, bien comprise, ne nécessite nullement l’existence ; il est nécessaire sans doute lorsque l’on prend l’universel pour la forme spécifique, qui est la réalité foncière des choses ; cette réalité, n’étant pas donnée dans les images sensibles, doit être saisie par une opération supérieure ; il en est tout autrement si l’universel ne naît que d’une certaine manière de considérer l’image sensible en ne tenant pas compte de ce qu’il y a d’individuel en elle ; l’universel ne préexiste pas à cette considération, il diffère de l’individu comme l’indé¬terminé du déterminé. Faux problème par conséquent, le problème de l’individuation qui suppose que l’espèce existe avant l’individu, puisque l’on demande ce qui l’individualise ; or rien n’existe que l’individuel, qui est le premier objet de notre connaissance. De même le franciscain Pierre Auriol qui, après avoir été p.720 maître de théologie à Paris en 1318 mourut à Avignon, en 1322, à la cour du pape Jean XXII, dont il était le protégé, montre un nominalisme décidé dans son Commentaire sur les sentences. La connaissance de l’universel ne va pas plus profondément que celle de l’individuel ; au contraire « il est plus noble de connaître une réalité individuelle et désignée (demonstratam) que de la connaître de manière abstraite et universelle . On comprendra mieux cette formule en suivant l’analyse de la connaissance que tente Pierre Auriol : les choses produisent dans l’intellect des « impressions » qui peuvent être différentes en force et en précision ; en suite de quoi il se produit dans l’intel-lect une « apparence » que Pierre appelle aussi un être inten¬tionnel (esse intentionale), un reflet (forma specularis), un concept ou une conception, une apparence objective, tous mots synonymes qui désignent, non pas comme la species du thomisme, l’intermédiaire à travers lequel l’âme connaît la chose, mais l’objet propre de la connaissance ; ajoutons même que cette apparence n’est pas du tout pour lui comme une image de la chose ayant une réalité distincte de ce qu’elle représente ; c’est la chose elle même, « présente » en l’esprit, mais en ce qu’elle a d’actuellement visible par lui. Dès lors, on dit qu’il y a connaissance du genre, lorsque la « conception » est tout à fait imparfaite et indistincte, connaissance de l’espèce lorsqu’elle devient plus parfaite et plus distincte. Le progrès de la connaissance va donc de l’universel au singulier, ce qui veut dire du confus au clair et au distinct.

IV. — GUILLAUME D’OCCAM @ Le plus grand des nominalistes, celui qui déduisit toutes les conséquences de la théorie, est le franciscain anglais Guillaume p.721 d’Occam, qui fut étudiant à Oxford (1300 1347). Il était nommé aux XIVe et XVe siècles le vénérable initiateur (venerabilis inceptor) du nominalisme, le monarque ou porte-¬étendard (antesignanus) des nominaux, et l’on appelait indif¬féremment ses partisans nominaux (nominales), terministes ou conceptistes. Les arguments de Guillaume contre l’existence des univer¬saux ne sont pas nouveaux ; ce sont ceux, qui déjà employés aux XIe et XIIe siècles, remontent par Boèce à la discussion que fit Aristote des idées de Platon : l’universel étant supposé existant en soi, il sera un individu, ce qui est contradictoire : d’autre part, poser l’universel pour expliquer le singulier, c’est non pas expliquer mais doubler les êtres (application du célèbre principe d’économie qu’employait déjà Pierre Auriol et que Guillaume énonce ainsi : nunquam ponenda est pluralitas sine necessitate) ; enfin, mettre l’universel dans les choses singu¬lières, d’où l’esprit le tirerait par abstraction, c’est aussi le rendre individuel. Pourtant Guillaume, en cela encore très fidèle à Boèce et à tous les commentateurs antiques des Catégories, ne place pas plus les universaux dans les mots eux mêmes que dans les choses, mais soit dans les significations d’un mot (intentio animæ, conceptus animæ, passio animæ) soit dans les mots en tant qu’ils signifient quelque chose : au second sens, ils sont conventionnels puisque les mots sont d’institution humaine ; mais au premier sens, ce sont des universaux naturels (universalia naturalia). En désignant les universaux comme des signes ou signifi¬cations, Guillaume, comme d’ailleurs Abélard l’avait fait, a transposé la question de la nature des universaux en celle de leur usage dans la connaissance ; cet usage, qui fait tout leur être, est de remplacer dans la proposition les choses mêmes qu’ils désignent (supponere pro ipsis rebus) : loin d’être une fiction, comme une chimère, ce sont des images qui p.722 représenteront indifféremment l’une quelconque des choses singulières contenues dans leur extension, et pourront les remplacer comme le signe remplace la chose signifiée. Il faut seulement ne jamais perdre de vue cette référence aux choses ; il faut se rappeler que l’universel n’est jamais qu’un prédicat qui peut se dire de plusieurs choses, qu’il n’est donc pas une chose, en vertu de l’axiome : res de re non praedicatur. La connaissance primitive est donc pour Guillaume l’intui¬tion des choses singulières, « acte appréhensif » qui, à la manière de la compréhension stoïcienne, inclut toujours un jugement d’existence ; cette intuition est ou bien extérieure, et elle atteint les choses sensibles, ou bien intérieure, et alors « notre intel¬lect connaît en particulier et intuitivement certains intelli¬gibles qui ne tombent aucunement sous le sens, tels que les intellections, l’acte de volonté, la joie, la tristesse et choses de ce genre que l’homme peut expérimenter être en lui » . L’opposition du sensible à l’intelligible persiste donc pour ce nominaliste ; mais elle n’est plus du tout celle du concret à l’abstrait, ni celle des données des sens aux réalités métaphy¬siques qui en sont l’origine ou le modèle ; elle est l’opposition de deux expériences, l’expérience externe et l’expérience interne. Il s’ensuit qu’elle ne donne plus aucun motif pour compléter les données de l’expérience par une réalité méta-physique à laquelle elles auraient à se rapporter ; c’est ainsi que nous ignorons entièrement par la raison et par l’expérience si notre âme est une forme incorruptible et immatérielle, si l’acte de comprendre implique une telle forme, si l’âme ainsi comprise est la forme du corps . Au contraire l’opposition de la sensibilité à la raison porterait Occam, contrairement à saint Thomas, à séparer, comme l’a fait Aristote, l’intellect de l’âme sensible, et à leur ajouter une troisième forme, la forma corporeitatis. Dieu et ses attributs ne sont pas davantage p.723 connus ; comme Dieu ne nous est pas connu intuitivement, nous nous efforçons d’en composer une idée ; mais ce n’est pas avec cette idée, faite de traits empruntés aux choses de notre expérience, que nous pourrons, comme le voulait saint Anselme, passer à son existence ; ce n’est pas, non plus, comme saint Thomas, en remontant des effets à la cause ; le principe de cette démonstration : « Tout ce qui est mû est mû par autre chose », n’est lui-même ni évident ni démontré (et nous verrons bien¬tôt quelles attaques il a subies de la part des occamistes) ; l’autre principe, qu’il faut s’arrêter en remontant dans la série des causes, à une cause première, est probable, mais ne peut être strictement prouvé. A plus forte raison, l’unité de Dieu, son infinité, la trinité des personnes sont de purs articles de foi. Une foi aussi complètement extérieure et imperméable à la raison, amène à considérer comme arbitraires autant qu’obli¬gatoires les préceptes moraux qui viennent de Dieu : les com¬mandements du Décalogue sont de purs actes de la volonté de Dieu, à qui nous devons obéissance sans avoir d’autres raisons que cette volonté. « Dieu n’est obligé à aucun acte ; c’est donc ce qu’il veut qu’il est juste de faire. »

V. — LES NOMINALISTES PARISIENS DU XIVe SIÈCLE : LA CRITIQUE DU PÉRIPATÉTISME @ Les théories d’Occam furent interdites à la faculté des arts de l’Université de Paris en 1339 et en 1340 ; plus d’un siècle après, en 1473, un édit du roi Louis XI interdit à nouveau l’occa¬misme, et les maîtres doivent s’engager par serment à enseigner le réalisme. Entre ces deux dates, tandis que la science d’Oxford languit, il s’est produit à l’Université de Paris ce mouvement nominaliste, si important pour l’histoire des sciences et de la philosophie, que P. Duhem est le premier à p.724 avoir bien étudié et à avoir estimé à sa juste valeur. Le pape Clément VI, en 1346, ne voyait pas sans inquiétude les maîtres ès arts se tourner vers ces « doctrines sophistiques » . On sait déjà qu’il condamna l’année suivante les thèses du cister¬cien Jean de Mirecourt qui, inspiré par Duns Scot, déclarait que Dieu est la seule cause et, avec Occam, que la haine du prochain n’est déméritoire que parce qu’elle est défendue par Dieu. En 1346, il condamna les thèses d’un autre maître, un maître ès arts, Nicolas d’Autrecourt, qui dut les abjurer publiquement l’année suivante devant l’Université rassemblée. Une phy¬sique corpusculaire où tout changement se réduit à un mouve¬ment local, un monde où la seule cause efficace est Dieu et où l’on nie toute causalité naturelle, telle est l’image simple de l’univers que Nicolas proposait pour remplacer la physique et la métaphysique aristotéliciennes qui, à son avis, ne conte¬naient pas une seule démonstration et que l’on devrait bien abandonner pour étudier son Éthique et sa Politique. Et cette négation, il la démontre en attaquant les deux grandes notions qu’utilisent la physique et la métaphysique, à savoir celle de causalité et celle de substance. La méthode de ces critiques, qu’on a comparées à celles de Hume, mais qu’on doit rapprocher surtout des tropes sur les causes de Sextus Empiricus, dont les Hypotyposes étaient connues depuis la traduction de Guillaume de Moerbeke, consiste essentiellement à appliquer comme critère de vérité le principe de contradic¬tion, tel qu’il se trouve énoncé dans la métaphysique. Dès lors, il montrera aisément que « de ce qu’une chose est connue comme existence, il ne peut être inféré avec évidence (d’une évidence réductible au premier principe ou à la certitude du premier principe) qu’une autre chose existe ». De ce que la flamme s’approche de l’étoupe, on ne peut en conclure avec évidence p.725 qu’elle sera brûlée. Je puis conclure seulement avec probabi¬lité, de ce que ma main s’est réchauffée en l’approchant du feu, qu’elle se réchauffera dans les mêmes conditions. Une pareille critique était l’effondrement de la physique péripatéticienne, qui tenait le lien de causalité comme parent du lien d’identité (toute causalité étant en principe la production du semblable par le semblable) et qui assurait ainsi l’unité du devenir, l’unité du monde et par elle le monothéisme, tandis que, chez Nicolas, le devenir devient une succession de moments sans liaison. La même critique s’exerce sur la notion de substance ; la substance qu’Aristote pose comme sujet des apparences données par les sens n’est connue ni intuitivement (puisque tous la connaîtraient) ni par raisonnement discursif puisque les apparences sont une chose et la substance une autre chose, et qu’il n’est pas permis de conclure d’une chose à une autre chose. Il suit de là que « je ne suis certain avec évidence que des objets (objectis) de mes sens et que de mes actes ». Parmi les Impossibilia dont Siger de Brabant offrait, par jeu logique, de fournir la démonstration, se trouvait la proposition suivante : « Tout ce qui nous apparaît n’est que simulacre et songe, si bien que nous ne sommes certains de l’existence d’aucune chose » . Et Siger s’appuyait sur l’argument suivant : ce sont pas les sens, qui nous donnent les apparences, mais c’est une autre faculté qui peut seule juger si ces apparences sont vraies. Nicolas ne fait que compléter l’argument en montrant que le principe de contradiction ne peut servir à passer des appa¬rences à la réalité. Et il s’attaque de même à la notion de facultés de l’âme, affirmant que l’on n’a pas le droit de con¬clure de l’acte de volonté à l’existence de la volonté.

VI. — LES NOMINALISTES PARISIENS ET LA DYNAMIQUE D’ARISTOTE @ p.726 Voilà donc le monde d’Aristote mis en pièces : il restait à attaquer ce qui fait le fond même de son système, à savoir sa dynamique. Le principe de cette dynamique, rappelons le, était : « Tout ce qui est mû est mû par autre chose » ; il faut entendre ce principe en ce sens que, non seulement à son moment initial, mais à chacun de ses moments successifs, le mouvement est produit par un moteur qui contient en acte ce qui, dans le mobile, est en train de se réaliser. De là deux théories des plus singulières que nous avons précédemment exposées : celle du mouvement des projectiles qui ne peut se continuer que grâce à une poussée incessamment renouvelée, celle du mou-vement des cieux qui n’est possible que grâce à des intelligences motrices éternellement existantes. Or cette théorie des intel¬ligences motrices des cieux avait été liée par les Arabes et par les philosophes du XIIIe à une conception théologique de l’univers à laquelle elle offrait un appui indispensable : la hiérarchie angélique de Denys l’Aréopagite se réalisait en ces intelligences séparées sur la nature desquelles on spéculait tant. Ajoutons que ce principe dynamique servait aussi de soutien au thomisme, puisqu’il était la majeure de sa première preuve de l’existence de Dieu. On voit donc quels puissants intérêts s’attachaient à ce principe ; or c’est lui qui est attaqué par les nominalistes parisiens qui font ainsi place nette pour le développement de la physique moderne, fondent la mécanique, remplacent la mythologie des intelligences motrices par une mécanique céleste qui a des principes identiques à ceux de la mécanique terrestre, et en même temps rompent le lien de continuité que l’ancienne dynamique établissait entre la théorie physique des choses et la structure métaphysique de l’univers. p.727 C’est d’abord Jean Buridan, né à Béthune vers l’année 1300, qui fut recteur de l’Université de Paris vers 1348 et mourut peu après 1358. Il introduit la notion d’impetus (élan), qu’il faut comprendre comme l’opposé même du principe de la physique d’Aristote. L’idée en est empruntée à ce mouvement des projectiles qui était la croix de la physique d’Aristote : si l’on jette une pierre en l’air, le moteur communique au mobile une certaine puissance qui le rend capable de continuer à se mouvoir de lui-même dans la même direction ; cet élan (impetus) est d’autant plus puissant que la vitesse avec laquelle la pierre est mue est plus grande ; et le mouvement durerait indéfiniment s’il n’était affaibli par la résistance de l’air et la pesanteur. Mais, si nous supposons des circonstances dans les¬quelles cet affaiblissement n’ait pas lieu, le mouvement ne cesserait pas. Tel est, peut on imaginer, le cas des cieux ; Dieu, au début des choses, a animé les cieux d’un mouve¬ment uniforme et régulier qui se continue sans fin : thèse qui rend inutile les intelligences motrices et même tout concours spécial de Dieu, qui assimile les mouvements des cieux au mou¬vement des projectiles, qui, avec le principe d’inertie, fonde l’unité de la mécanique et relègue dans le passé la théorie des lieux naturels et, avec elle, comme nous le verrons bientôt, la finité du monde et le géocentrisme. Mais ce principe n’a pas déroulé d’un coup toute la richesse de ses conséquences, et Buridan lui-même l’appliquait incorrectement lorsqu’il consi¬dérait le mouvement circulaire et uniforme d’une sphère comme pouvant se continuer, autant que le mouvement rectiligne, en vertu d’une première impulsion. C’est la même erreur que commet Albert de Saxe, recteur de l’Université de Paris, en 1353 et mort évêque d’Halberstadt en 1390. Mais en même temps, il énonce une hypothèse qui posait d’une manière toute nouvelle le problème de la méca¬nique céleste. « La terre se meut et le ciel est en repos. Dès lors en effet que l’immobilité de la terre n’a plus, comme chez p.728 Aristote, de raison physique, il ne s’agit plus que de savoir si la nouvelle hypothèse « sauvera les phénomènes ». Ainsi renaît la vieille vision pythagoricienne de l’immobilité des cieux, qui n’a jamais été inconnue du Moyen âge, puisque certains inter¬prètes la trouvaient dans le Timée de Platon, que Scot Érigène et Albert le Grand la mentionnaient, que le scotiste François de Meyronnes, vers 1320, lui donnait la préférence, mais qui trouve cette fois les notions de mécanique générale propres à lui don¬ner son plein sens. D’autre part, et dans le même esprit, Albert de Saxe entreprend des recherches sur la pesanteur, en dehors de toute hypothèse sur les lieux naturels ; et il donne une déter¬mination, d’ailleurs encore inexacte, des rapports entre la vitesse, le temps et l’espace parcouru dans la chute des corps. Nicolas Oresme, qui étudiait la théologie à Paris en 1348 et mourut en 1382 évêque de Lisieux, fut un de ceux qui propa¬gèrent la nouvelle mécanique céleste. Dans son Commentaire aux livres du Ciel et du monde (qu’il écrivit en langue vulgaire ainsi que nombre de ses autres œuvres), il montre que nulle expérience et nulle raison ne prouvent le mouvement du ciel et il indique « plusieurs belles persuasions à montrer que la terre est mue de mouvement journal et le ciel non » ; et il n’oublie pas de conclure que « telles considérations sont pro¬fitables pour la défense de notre Foy. » C’est le même Nicolas Oresme qui invente, avant Descartes, l’emploi des coordonnés du géomètre ; c’est lui qui, avant Galilée, trouve l’exacte formule de l’espace parcouru par un corps dans une chute en mouvement uniformément accéléré. En Marsile d’Inghem, qui mourut en 1396, en Henri de Hainbuch, qui fut recteur de l’Université de Vienne en 1393, et mourut en 1397, et dont les écrits astronomiques et physiques sont encore inédits, ces idées trouvèrent des propagateurs. Cependant, chez le cardinal Pierre d’Ailly qui, né en 1350, fut chancelier de l’Université de Paris en 1389 et mourut en 1420, p.729 légat du pape à Avignon, l’esprit occamiste continuait. Comme Nicolas d’Autrecourt, il est convaincu que l’existence du monde extérieur ne peut être prouvée puisque « toute chose sensible extérieure étant détruite, Dieu pourrait conserver en nos âmes les mêmes sensations ». L’existence de Dieu n’est d’ailleurs pas plus démontrable ; l’une et l’autre existence restent simplement probables. Comme Guillaume d’Occam, il affirme que la volonté divine n’agit nullement sous la raison du bien, mais que l’ordre naturel et l’ordre moral qu’il a voulus dérivent d’une « volonté qui n’a aucune raison pour laquelle elle est déterminée à vouloir ». Dieu n’est pas juste parce qu’il aime la justice, mais, inverse¬ment, une chose est juste parce que Dieu l’aime, c’est à dire parce qu’elle lui agrée.

VII. — OCCAMISME, SCOTISME ET THOMISME @ L’histoire des universités du XVe siècle est surtout l’histoire de la lutte des anciens et des modernes. L’occamisme se répand en particulier en Allemagne où il trouva un vulgarisateur sans originalité mais fidèle en la personne de Gabriel Biel qui enseigna en 1484 à l’Université de Tübingen et mourut en 1495 ; ce furent des élèves de Biel, des Gabrielistes, Staupitz et Nathin, qui, au couvent des Augustins, initièrent Luther à cette théo¬logie nominaliste, dont le Dieu ressemble plutôt à un Jéhovah capricieux et arbitraire qu’à un Dieu qui soumet sa volonté à la loi de l’ordre et du bien conçue par son entendement. Les anciens restaient sans doute représentés dans les Uni¬versités : ce sont surtout des commentateurs : Jean Capreolus (1380 1444), à Paris et à Toulouse ; Antonin (1389 1459) à Florence ; Cologne, en particulier, reste une université pure¬ment thomiste, d’où sort Denys le Chartreux (1402 1471). Au début du XVIe siècle, Cajetan, de 1505 à 1522, et François Silvestre de Ferrare, en 1516, commentent l’un la p.730 Somme théologique, l’autre la Somme contre les Gentils. Des scotistes sans originalité non plus, défendent le réalisme de Duns Scot contre le nominalisme d’Occam.

VIII. — LE MYSTICISME ALLEMAND AU XIVe SIÈCLE : ECKHART @ La contre partie du mouvement nominaliste que nous venons d’analyser est le mouvement mystique qui se déroule vers la même époque, et surtout en Allemagne. Vers la fin du XIVe siècle, Gerson définissait la théologie mystique « l’intelligence claire et savoureuse des choses qui sont crues d’après l’Évan¬gile » . Cette théologie « doit être acquise par la pénitence plutôt que par l’investigation humaine » et l’on peut se deman¬der « si Dieu n’est pas mieux connu par un sentiment de péni¬tence que par l’entendement qui recherche. » On voit chez ce mystique français, ami de Pierre d’Ailly, l’influence des Vic¬torins pour qui le mysticisme est avant tout une méthode de méditation liée à l’avancement spirituel. La théologie scolas¬tique prouve et démontre, et elle aboutit à un système d’idées bien classées ; la théologie mystique voit et savoure, et elle abou¬tit à une ineffable union avec Dieu. Le milieu et les conditions dans lesquels se développe le mysticisme, les formes littéraires qu’il revêt, tout cela le distingue très profondément de la philosophie des universités. Il est inséparable de la vie conventuelle, avec tout l’entraîne¬ment à la méditation spirituelle que comporte l’organisation monastique, des prédications en langue vulgaire qui s’adressent au sentiment plus qu’à l’intellect, enfin d’un mouvement géné¬ral des esprits qui s’étend jusqu’aux gens du peuple et qui se manifeste surtout par la croyance millénariste, dont nous avons p.731 vu tant d’exemples au XIIe siècle ; elle aboutit au XIVe siècle à une extraordinaire éclosion de prophètes et de prophétesses qui annoncent que les temps sont révolus et que l’Antéchrist va paraître. Le mysticisme , même lorsqu’il est doctrinal, garde beaucoup de ces traits qui l’apparentent au peuple ; les mystiques allemands du XIVe siècle usent de préférence du langage vulgaire ; ils exposent par affirmation, par vision, sans jamais discuter ni prouver ; leur but est toujours, comme le dit Eckhart, le plus spéculatif d’entre eux, de conduire l’âme à se séparer et à s’informer en Dieu, à se convaincre de sa noblesse et de la pureté de la nature divine . Ce n’est pas autrement que parle Plotin, avec qui la pensée d’Eckhart a tant d’affinité, bien qu’elle n’en dépende pas direc¬tement ; le dominicain Jean Eckhart, né en 1260, était à l’Université de Paris en 1300 ; mais de 1304 jusqu’à sa mort en 1327, sauf un séjour à Paris en 1311, il résida en Allemagne, où, vicaire général de son ordre, depuis 1307, il acquit une haute réputation, enseignant, prêchant, réformant les couvents dominicains de son ordre en Bohême ; les deux dernières années de sa vie furent assombries par les attaques des Fran¬ciscains qui, en 1329, firent condamner à Rome vingt huit de ses thèses. Il serait donc difficile de comprendre comment ce domi¬nicain, qui fut à sa manière un homme d’action, est arrivé à des spéculations métaphysiques, où l’on voit, non sans raison, l’origine de la philosophie allemande, si l’on n’indique d’abord comment il concevait la vie chrétienne. C’est, semble t il, par tout un système d’interprétation spirituelle des préceptes évangéliques et des règles monastiques qui en sont issues : pauvreté, amour, humilité, bonnes œuvres, prières, toutes ces règles, destinées à détourner l’homme de lui-même et du p.732 monde et à le rapprocher de Dieu, Eckhart les interprète en un sens purement spirituel : la pauvreté, c’est l’état de l’homme qui ne sait rien, qui ne veut rien et qui n’a rien ; complètement séparé de lui-même et de toutes les créatures, le vrai pauvre n’a même plus la volonté d’accomplir la volonté de Dieu ; il est dans un état de passivité complète, où il laisse Dieu accomplir en lui son œuvre, aussi prêt à souffrir les tour¬ments de l’enfer qu’à participer aux joies de la béatitude. L’amour est une union aussi complète que possible qui n’a son but qu’en lui-même ; conformément à un trait permanent du mysticisme il ne s’agit plus de l’amour, toujours déficient, que décrit Platon, mais d’une plénitude, qui est identique à Dieu lui-même ; l’action de l’âme amoureuse n’a donc plus rien de déficient, et elle n’est asservie à aucune fin ; l’amour et les vertus qui toutes s’ensuivent, loin d’être des acquisitions de l’âme, sont donc (comme Eckhart le dit après Plotin) l’être même de l’âme ; ils sont cette unité profonde où fusionnent indissolublement unies, toutes les vertus, accomplies dès lors sans effort, et même sans volonté ni conscience, et qui ne com¬portent aucun degré ; les bonnes œuvres, aumônes ou jeûnes, sont sans valeur, si on ne considère la volonté d’où elles partent : la volonté, insoucieuse de toute réussite extérieure, supé¬rieure par là même à toute circonstance, au temps et à l’espace, ne pouvant donc jamais être empêchée, est l’œuvre véritable, l’œuvre interne qui, seule, rapproche de Dieu. La véritable prière n’est pas davantage la prière extérieure, limitée à un but déterminé et momentané, c’est le constant abandon à la volonté de Dieu. On voit ici reparaître dans toute sa force une manière de comprendre la vie intérieure qui, depuis Plotin, n’avait jamais trouvé une formule aussi nette et complète : le but de la vie spirituelle, consistant dans l’amour, toutes les vertus comprises en une seule, la complète liberté atteinte en replaçant l’âme en son propre fond, c’est à dire en deçà des états où elle a une p.733 activité limitée, et déterminée, C’est bien là la tradition plo¬tinienne que nous avons vue maintes fois s’opposer à une autre tradition, d’après laquelle la vertu, au lieu d’être retrait sur soi et retour à soi, est une acquisition volontaire dépendant de contacts multiples et répétés avec les milieux extérieur et social. Pourtant il est à remarquer que la doctrine d’Eckhart, pas plus que le plotinisme, n’engendre cette abstention d’activité extérieure, que l’on appela au XVIIe siècle le quiétisme. Les activités inférieures de l’âme, celles qui aboutissent à l’action, volonté, raison, entendement, sens externes, ne soit pas supprimées par le retrait de l’âme en soi ; elles sont au contraire ordonnées et dirigées. Le problème, qui a si fort tourmenté le stoïcisme, est ici résolu : quand on possède le droit principe, les actions droites en résultent d’elles mêmes. C’est cette conception de la vie spirituelle dont le rythme domine la théologie et la métaphysique d’Eckhart. Ce rythme, nous le connaissons depuis longtemps : unité originaire des êtres, division, retour à l’unité, il n’est pas, depuis l’époque des Stoïciens, une seule vision de l’univers, dont ce schème, plus ou moins déformé par suite de préoccupations diverses, ne fournisse le dessin général : que l’on conçoive le passage de l’un au divers comme une émanation ou une création, la conception d’ensemble des choses reste toujours dominée par l’idée que la consommation de choses est un retour à l’unité avec Dieu, une véritable déification. Le point de vue propre d’Eckhart, c’est que ce retour à l’unité serait tout à fait impossible, qu’il n’aurait même pas de sens, si l’on concevait les créatures finies et individuelles, posées en dehors de Dieu, comme douées d’une réalité véritable, au même sens que la réalité divine. Toute la métaphysique d’Eckhart est donc dans cette négation : « L’individualité est un pur accident, un néant ; supprime ce néant, toutes les créatures sont unes. » Il s’agit donc pour lui de montrer que cette unification avec Dieu, qui consomme la destinée, nous p.734 découvre en même temps la réalité des choses ; c’est en ce sens que le mysticisme d’Eckhart est un mysticisme spéculatif ; sa doctrine de la destinée est en même temps une doctrine de l’être. L’unité de Dieu ne se perd point, dès que l’on conçoit toute la diversité des choses comme la manifestation ou révélation d’une unité plus profonde ; si une parole exprime une pensée intérieure, cette parole ne fait qu’un avec la pensée qu’elle exprime ; et il suffit que le divers nous apparaisse ainsi pour être immédiatement nié comme divers, comme être indé¬pendant, et pour revenir à Dieu dont il est issu ; ainsi dès là-¬même que je conçois les choses comme révélations de Dieu, je connais qu’elles reviennent à Dieu. Cette méthode, Eckhart l’applique à ce qu’il y a de divers en Dieu, à la Trinité : bien des vues augustiniennes sur la Tri¬nité prêtaient à cette application : le Fils n’est il pas le Verbe, la Parole ou l’Intelligence par où s’exprime le Père, et l’Esprit le lien d’amour qui unit le Fils au Père ? Mais, à l’exemple des triades dont les Éléments de théologie de Proclus, traduits par Guillaume de Moerbecke, lui fournissaient le modèle, il conçoit d’abord au dessus de la Trinité, la divinité (Gottheit) comme une unité imparticipée, une nature non naturée », qui reste en elle même, tandis que, au dessous, les trois personnes forment la « nature naturée » ; la première, le Père, correspond à l’unité participée de Proclus ; il est l’unité absolue où s’identifie connu et connaissant ; le Fils exprime la pensée du Père et l’Esprit les unit. La création du monde, ou procession des choses créées en dehors de Dieu, n’est pas strictement différente en nature de la génération du Fils par le Père ; car le monde créé n’est point autre chose qu’une expression de Dieu. Chaque chose a en Dieu son être éternel, compris dans le Verbe : la création est cet acte intemporel par lequel Dieu s’est exprimé en son Fils. Et c’est pourquoi, puisque Eckhart n’accepte d’autre causalité p.735 divine que cette causalité immanente, il n’est pas permis de concevoir l’existence individuelle de chaque créature, en un temps et en un espace déterminés, comme le résultat d’un acte positif de Dieu ; c’est une impropriété de dire que Dieu a créé à un certain moment le ciel et la terre ; cette existence finie des choses hors de Dieu, cette diversité qui les sépare ne peut se con¬cevoir que comme un néant et une privation ; et c’est dire avec quelle force Eckhart adhère à la théorie plotine augustienne du mal, qui fait du mal une simple privation et un défaut, liés à cette diversité. Or c’est par la connaissance même de cette unité originaire des créatures que le monde revient à son origine. L’âme n’a d’autres fonctions que cette connaissance. On voit avec quelle complaisance Eckhart doit admettre ces affirmations aris¬totéliciennes que « l’âme est en quelque manière toutes choses », que, dans l’intelligence en acte, l’objet est identique au sujet, accepter aussi cette thèse néoplatonicienne que chaque hypo¬stase, âme et intelligence, comprend toutes choses à sa manière. C’est là la véritable base de sa théorie de l’âme, qui ne peut être considérée ainsi qu’on le fait quelquefois, comme un point de départ de sa doctrine, mais tout au contraire, ainsi que chez Plotin, comme un dénouement : le fond de l’âme, ce qu’il appelle l’étincelle (Funke) ou la synteresis, est comme le lieu où toute créature retrouve son unité. La connaissance au sens le plus haut (qui est connaissance suprarationnelle de cette unité ou foi) n’est donc point comme la représentation de choses qui lui seraient et lui resteraient extérieures ; elle est une trans¬mutation des choses mêmes dans leur retour à Dieu ; elle est, pourrait on dire, comme l’aspect spirituel de cette conflagration universelle, où certains stoïciens déjà voyaient plutôt une purification qu’un incendie matériel. Dans le christianisme d’Eckhart, le Christ, incarné en Jésus, agit moins comme rédempteur du péché d’Adam que comme modèle, comme l’homme chez qui se trouve consommé tout p.736 ce que l’âme humaine recherche, l’union parfaite de Dieu et de la créature. L’aspect historique et juridique, sacramentel, de la doctrine chrétienne disparaît presque chez lui ; l’incarna-tion du Christ, qui aurait eu lieu même sans le péché d’Adam, n’a nullement pour raison d’être principale de donner satisfac¬tion à Dieu pour ce péché ; le Christ est plutôt le guide des âmes par qui l’univers retourne à Dieu. De la pensée d’Eckhart, les mystiques allemands. du XIVe siècle recueillent moins la théorie métaphysique qu’une règle intérieure de vie : Jean Tauler (1300 1361), Henri Suso (1300 1365) sont surtout des prédicateurs ; le Flamand Jean Ruysbroeck (1293 1381), prieur du couvent de Grünthal près de Bruxelles, par son goût pour l’interprétation allégorique de l’Écriture, fait songer à la piété de Philon beaucoup plus qu’au don spéculatif de Plotin : « Il faut, dit il dans l’Ornement des noces spirituelles, que l’âme comprenne Dieu par Dieu ; mais ceux qui voudraient savoir ce que Dieu est et l’étudier, qu’ils sachent que c’est défendu. Ils deviendraient fous. Toute lumière créée doit faillir ici ; cette quiddité le Dieu dépasse toutes les créatures ; on croira les articles de foi et on ne ten¬tera pas de les pénétrer..., voilà la sobriété » . Texte intéressant qui nous rend témoins de la profonde scis¬sion des esprits en cette fin du XIVe siècle ; plus rien de cet univers où le monde conduit à Dieu, et où la raison s’achève par la foi. Ou bien le nominalisme, où la raison dirigée par l’expérience, commence à connaître les lois naturelles des choses, et où la foi ne peut se surajouter à la raison que par un décret arbitraire, ni faire connaître en Dieu qu’une puissance absolue et sans motif ; ou bien le mysticisme qui va directement à Dieu sans passer par la nature, et ne retrouve ensuite la nature que toute pénétrée de Dieu et en quelque sorte résorbée en lui. Ce qui est plus grave peut être, c’est que cette scission répond p.737 à la séparation de deux milieux intellectuels : d’une part les Universités, où se crée à ce moment une véritable aristocratie intellectuelle, et, où s’élaborent les méthodes de la science, d’autre part les couvents dont la vie spirituelle, beaucoup plus liée à celle des masses, comporte, à côté des spéculations de pro¬fonds mystiques, des mouvements populaires très étendus, plus sociaux qu’intellectuels.

Bibliographie

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CHAPITRE VII LA RENAISSANCE

I. — CARACTÈRES GÉNÉRAUX @ p.739 Dans les milieux humanistes du XVe siècle, si différents des Universités, sous la protection des princes ou des papes, se réunissent indifféremment laïques et ecclésiastiques, à l’Aca¬démie platonicienne dans la Florence de Laurent le Magni¬fique, comme à l’Académie aldine à Venise. En ces milieux nouveaux, il n’est aucune considération pratique qui puisse prévaloir sur le désir du savoir comme tel ; l’esprit, tout à fait libéré, n’est plus asservi, comme dans les Universités, à la nécessité d’un enseignement qui forme des clercs. Au siècle suivant est fondé le Collège de France qui, distinct de l’Université, est fait non pour classer le savoir acquis et traditionnel, mais pour promouvoir les connaissances nou¬velles. Cette liberté produit un pullulement de doctrines et de pen¬sées, que nous voyions poindre pendant tout le Moyen âge, mais qui, jusque là, avaient pu être refoulées ; ce mélange confus, que l’on peut appeler naturalisme, parce que, d’une manière générale, il ne soumet l’univers ni la conduite à aucune règle transcendante, mais en recherche seulement les lois immanentes, contient, à côté des pensées les plus viables et les plus fécondes, les pires monstruosités ; avant tout, on affecte de tourner le dos à tout ce qui s’est fait jusqu’ici : « Laurent Valla (écrit le p.740 Pogge aussi humaniste et épicurien que l’était son ami) blâme la physique d’Aristote, il trouve barbare le latin de Boèce, il détruit la religion, professe des idées hérétiques, méprise la Bible... Et n’a t il pas professé que la religion chrétienne ne repose point sur des preuves, mais sur la croyance, qui serait supérieure à toute preuve ! » . Or le Pogge est un fonctionnaire de la Curie romaine ; quant à Laurent Valla, le cardinal de Cuse, en 1450, le recommandait au pape et voulait l’y faire entrer. Ce désir intense d’une vie autre, nouvelle et dangereuse, est provoqué ou du moins accentué par l’énorme accroissement de l’expérience et des techniques qui, en un siècle, change les conditions de la vie matérielle et intellectuelle de l’Europe. Accroissement de l’expérience dans le passé, grâce aux humanistes qui lisaient les textes grecs, et qui, au XVIe siècle, s’initièrent aux langues orientales ; l’important est moins encore la découverte de nouveaux textes que la manière dont on les lit ; c’est le même De officiis de Cicéron que connaissent saint Ambroise et Érasme ; saint Ambroise y cherche des règles pour ses clercs ; Érasme y trouve une morale autonome et indé¬pendante du christianisme ; il ne s’agit plus maintenant d’accommoder ces textes à l’explication des Écritures, mais de les comprendre en eux mêmes. Accroissement de l’expérience dans l’espace, lorsque, dépassant les bornes de l’οι̉κουμένη, où la chrétienté, après l’antiquité, avait tracé les limites de la terre habitable, l’on découvre non seulement de nouvelles terres, qui détournent les regards du bassin de la Méditerranée, mais de nouveaux types d’humanité dont la religion et les mœurs sont inconnues. Accroissement des techniques, non seulement par la boussole, la poudre à canon et l’imprimerie, mais par des inventions industrielles ou mécaniques dont plu¬sieurs sont dues à des artistes italiens qui étaient en même temps p.741 des artisans. Les hommes de cette époque, même attachés à la tradition, ont l’impression que la vie, longtemps suspendue, reprend, que la destinée de l’humanité recommence : « Nous voyons partout, écrit le Cardinal de Cuse vers 1433, les esprits des hommes les plus adonnés à l’étude des arts libéraux et mécaniques, retourner à l’antiquité, et avec une extrême avi¬dité, comme si l’on s’attendait à voir s’accomplir bientôt le cercle entier d’une révolution » . Les esprits étaient naturellement portés à confronter avec cette expérience accrue les conceptions traditionnelles de l’homme et de la vie, fondées sur une expérience bien plus restreinte. Malgré toutes les divergences et toutes les diversités, il n’y a eu, durant le Moyen âge tout entier, qu’une seule image ou, si l’on veut, un seul schème dans lequel viennent naturellement s’encadrer toutes les images possibles de l’uni¬vers : c’est ce que nous avons appelé le théocentrisme : de Dieu comme principe à Dieu comme fin et consommation, en passant par les êtres finis, voilà une formule qui peut convenir à la plus orthodoxe des Sommes comme à la plus hétérodoxe des mystiques, tant l’ordre de la nature et l’ordre de la conduite humaine viennent se placer avec une sorte de nécessité entre ce principe et cette fin. Une pareille synthèse n’était possible que grâce à une doc¬trine qui concevait toutes les choses de l’univers par référence à cette origine ou à cette fin, tous les êtres finis comme des créa¬tures ou des manifestations de Dieu, tous les esprits finis comme en train de s’approcher ou de s’éloigner de Dieu. Or c’est cette référence qui, de plus en plus, devient impos¬sible : déjà, au XIIe siècle, nous avons vu comment s’ébauchait un naturalisme humaniste qui étudiait en elles mêmes la structure et les forces de la nature et de la société ; plus encore, au XIVe siècle, laissant délibérément tout ce qui regarde p.742 l’origine et la fin des choses, démontrant même que c’est par erreur qu’on a cru saisir dans l’opposition du ciel immuable et de la région sublunaire quelque chose du plan divin, les occasions étudient la nature en et pour elle même. Mais, aux deux siècles suivants, que de raisons nouvelles de s’écarter du théo¬centrisme ! Les étranges et mystérieuses profondeurs que l’on soupçonnait à peine dans l’histoire et dans la nature com¬mencent à apparaître ; la philologie, d’une part, la physique expérimentale, d’autre part, donnent sur l’homme et sur les choses des enseignements nouveaux ; le drame chrétien, avec ses moments historiques, création, péché, rédemption ne peut décidément servir de cadre à une nature dont les lois lui sont tout à fait indifférentes, à une humanité dont une partie l’ignore complètement, à une époque où les peuples chrétiens eux mêmes, se rendant indépendants du pouvoir spirituel, font prévaloir dans leur politique des buts tout à fait étrangers aux fins surnaturelles de la vie chrétienne, ou même délibéré¬ment contraires à l’idée de l’unité de la chrétienté. Un changement si vital a une infinité de répercussions. La plus importante pour nous est de mettre au premier plan les hommes de pratique, hommes d’action, artistes et arti¬sans, techniciens en tout genre aux dépens des méditatifs et des spéculatifs ; la conception nouvelle de l’homme et de la nature est une conception que l’on réalise plutôt qu’on ne la pense ; les noms des philosophes proprement dits, de Nicolas de Cuse à Campanella ont alors bien peu d’éclat à côté de ceux des grands capitaines et des grands artistes ; tout ce qui compte est alors technicien en quelque sens que ce soit ; le type achevé est Léonard de Vinci, à la fois peintre, ingénieur, mathé¬maticien et physicien ; mais il n’est guère de philosophe qui ne soit en même temps médecin, ou tout au moins astrologue et occultiste ; la politique de Machiavel est une technique des¬tinée aux princes italiens ; les humanistes, avant d’être des penseurs, sont des praticiens de la philologie, soucieux des p.743 méthodes qui leur permettront de restituer les formes et les pensées des anciens. Pourtant, et c’est peut être là le grand paradoxe de l’époque, les philosophes de la Renaissance, depuis Nicolas de Cuse jusqu’à Campanella, s’efforcent d’organiser leur pensée autour de l’ancien schème de l’univers ; le retour au platonisme, tel qu’on le constate chez beaucoup d’entre eux, loin de les con¬duire à des idées neuves, ne fait que les persuader davantage que la grande tâche de la philosophie est d’ordonner les choses et les esprits entre Dieu comme principe et Dieu comme fin. Le contraste entre ce schème vieilli et la nouvelle philosophie de la nature qu’ils intègrent en leur système fait, nous le ver¬rons, la grosse difficulté de leur doctrine.

II. — LES DIVERS COURANTS DE PENSÉE @ Ces réflexions nous permettront de séparer en cette période si confuse, plusieurs courants d’idées relativement distincts : il y a d’abord le courant platonicien. On se souvient que le platonisme avait été, dès les premiers siècles chrétiens, bien accueilli par la nouvelle religion ; les humanistes plato¬niciens du XVe siècle, comme Marsile Ficin, gardent encore un très sérieux espoir de trouver dans le platonisme une synthèse philosophique favorable au christianisme : ils continuent, tout en l’ignorant, la tradition des Chartrains et d’Abélard. Le second courant est celui des averroïstes de l’Université de Padoue ; ceux là suivent une tradition qui, depuis Siger de Brabant, est ininterrompue et se transmet à Padoue même, au début du XIVe siècle, par Pietro d’Abano : elle repose sur une interpréta¬tion d’Aristote, opposée à celle du péripatétisme chrétien, où l’on voit un Aristote naturaliste, négateur de la providence et de l’immortalité de l’âme, affirmant en revanche un rigou¬reux déterminisme : tradition où il faudrait se garder de voir p.744 l’aurore de la science moderne ; car les padouans sont des réactionnaires qui ont maintenu l’esprit de la physique d’Aristote. Le troisième courant est celui des savants véri¬tables pour qui le modèle n’est ni Platon ni Aristote, mais Archimède, c’est à dire l’homme qui a su le premier unir la mathématique à l’expérience : Archimède, complètement ignoré du Moyen âge, amène d’un bond à un état de la science beau¬coup plus avancé que tout ce que pouvait enseigner la tradi¬tion. Un quatrième courant non moins original que le troi¬sième, et qui n’aboutit à aucune formule fixe et déterminée est celui des moralistes qui, de même que le savant cherche ce qu’est la nature indépendamment de son origine et de sa fin, se propose de décrire l’homme de la nature, abstraction faite de sa destinée surnaturelle ; en cette description de la nature humaine, les morales antiques, et en particulier la stoïcienne, sont véritablement les initiatrices. Il semble que, sous réserve du premier courant, l’occamisme a énoncé, dès le XIVe siècle, la supposition implicite en toutes ces doctrines : rien, dans la nature, ne peut nous amener aux objets de la foi ; la foi est un domaine fermé, réservé, incommunicable sinon par un don gracieux de Dieu. Mais n’est ce pas aussi l’idée fondamentale de la Réforme ? Notre intelligence ni notre volonté ne peuvent être en rien disposées à la foi par des moyens naturels. La Réforme s’oppose autant à la théologie scolastique qu’à l’humanisme ; elle nie la théologie scolas¬tique, parce qu’elle nie avec Occam que nos facultés rationnelles puissent nous conduire de la nature à Dieu ; elle renie l’huma¬nisme moins pour ses erreurs que pour ses dangers, puisque les forces naturelles ne peuvent communiquer aucun sens reli¬gieux. En revanche la Réforme est aussi hostile que l’huma¬nisme à la conception théocentrique de l’univers et à toutes les thèses morales et politiques qui y sont liées ; l’un et l’autre veulent ignorer cette synthèse du naturel et du divin, du monde p.745 sensible et de son principe, avec toutes les conséquences qu’avait rêvées le XIIIe siècle. Ainsi c’est de deux manières, opposées l’une à l’autre, que l’on essaye de retrouver l’unité mentale perdue par la scission, que l’on sent définitive, entre la connaissance de la nature et la réalité divine : ou bien en s’efforçant d’organiser une vie morale autonome qui prend comme règle la nature, ou bien en enle¬vant à l’homme toute possibilité de se justifier autrement que par la grâce.

III. — LE PLATONISME : NICOLAS DE CUSE @ La lutte intestine entre l’ancien schème théocentrique de l’univers et la méthode humaniste se marque d’une manière précise chez le plus grand des penseurs du XVe siècle, le cardinal Nicolas de Cuse (1401 1464). Il y a chez lui un mélange des plus curieux entre l’occamisme dont il a reçu la tradition de ses maîtres de Heidelberg et le néoplatonisme qu’il connaît à fond non seulement par la lecture de Denys l’Aréopagite, mais sur¬tout par celle des grandes œuvres de Proclus, Éléments de théo¬logie, Commentaire sur le Parménide et Théologie platonicienne. Ce recours direct et large aux sources du néoplatonisme est de toute importance. Tout autre chose est le néoplatonisme des Arabes et même celui de Denys l’Aréopagite ; autre chose celui de Plotin et de Proclus. Le premier est avant tout sou¬cieux de décrire la hiérarchie des êtres, depuis les anges ou intelligences jusqu’aux esprits inférieurs pour déterminer en quelque sorte la position métaphysique de chacun d’eux ; le second, beaucoup plus voisin de Platon, malgré les diffé-rences, veut montrer comment chaque degré de la hiérarchie contient toute la réalité possible, mais sous un aspect diffé¬rent : l’Un contient toutes les choses, l’Intelligence aussi, l’Ame également ainsi que le monde sensible, mais chaque p.746 hypostase à sa manière ; dans l’Un, elles sont indistinctes ; dans l’Intelligence, elles se pénètrent grâce à une vision intui¬tive qui voit toutes en chacune ; dans l’Ame, elles ne sont plus liées que par les liens de la raison discursive ; dans le monde, elles restent extérieures les unes aux autres ; la différence qu’il y a de l’une à l’autre peut donc s’exprimer en termes de con¬naissance plutôt qu’en termes d’être. Le néoplatonicien se représente le passage d’une hypostase à la supérieure moins comme le passage d’une réalité à une autre que comme la vision de plus en plus approfondie, de plus en plus une d’un même univers. Or c’est cette idée néoplatonicienne qui, exprimée de mille façons dans le De doctes ignorantia (1440) et les autres œuvres du cardinal, forme véritablement le fond de sa pensée : il cherche une méthode qui lui permettra de passer à un plan de vision de l’univers supérieur à celui de la raison et à celui des sens : voir toutes choses intellectualiter et non pas rationa¬liter, tel est son but. Donnons en un exemple caractéristique dans sa manière d’envisager les mathématiques ; sans avoir eu de résultats féconds en ce domaine, sa pensée nous intéresse du moins par son orientation. Rappelons d’abord d’un mot ce qu’ont été les mathématiques pour Aristote : pour lui, on le sait, les carac-téristiques géométriques d’un être de la nature, comme la stature de l’homme ou la configuration physique du ciel, dépendent de l’essence de cet être ; dès lors la géométrie, étude de ces configurations, ne saurait être qu’une science de réalités abstraites qui n’ont point en elles mêmes leurs raisons ; le rai-sonnement mathématique enchaîne, l’une à l’autre, les pro¬priétés de ces formes, qui sont statiquement données dans la définition : c’est la géométrie qui a occupé longtemps cette position inférieure que bien des penseurs de la Renaissance sont disposés à lui laisser ; Fracastor, par exemple, remarque que les mathématiques, bien que certaines, ont des objets trop humbles p.747 et trop bas, et cette réflexion a même encore son écho dans le Discours de la méthode. Or Nicolas de Cuse, à côté de la mathé¬matique sensible qui est l’art de l’arpenteur, de la mathéma¬tique rationnelle qui est celle d’Euclide voudrait voir instituer une « mathématique intellectuelle » ; c’est ce qu’il appelle d’un titre expressif l’art des « transmutations géométriques » (1450) qui traite les problèmes que les mathématiciens modernes appellent problèmes de limite, des cas où coïncident l’une avec l’autre des formes que le géomètre considère comme dis¬tinctes : ainsi l’on voit par intuition qu’un arc de cercle coïn¬cide avec la corde, lorsque l’arc est minimum. Cette coïncidence de l’arc et de la corde n’est qu’une appli¬cation du principe général de la coïncidence des opposés qui est le principe de la connaissance intellectuelle des choses, tandis que le principe de contradiction est celui de la connais¬sance rationnelle. L’intelligence voit réunis des contraires que la raison oppose et déclare exclusifs. La connaissance tend donc vers l’irrationnel, c’est à dire vers l’intellectuel comme vers une limite ; la docte ignorance est l’état d’esprit de celui qui, non satisfait de la connaissance rationnelle, sait combien il est éloigné de la connaissance intellectuelle et essaye de s’en rapprocher. La coïncidence des contraires, ainsi comprise, n’est qu’un aspect de cet état d’unité de toutes choses où les platoniciens voyaient le principe de l’être et de la connaissance ; mais, par cet aspect, elle peut donner prise à une multiplicité de problèmes, à autant de problèmes concrets qu’il y a de couples de contraires : ainsi la courbe coïncide avec la droite ; le repos coïncidera avec le mouvement ; « le mouvement n’est qu’un repos ordonné en série (quies seriatim ordinata) » . Ce sont toutes les grandes oppositions sur lesquelles reposait la physique aristotélicienne qui sont condamnées. Nous pouvons être brefs sur la métaphysique cusienne qui ne fait que projeter dans le réel ces divers états d’unités. Ce que les platoniciens appelaient état d’union, il l’appelle com¬plicatio, et explicatio ce qu’ils appelaient état de dispersion. « Dieu est toutes choses » à l’état de complicatio ; le monde est toutes choses à l’état d’explicatio ; Dieu et l’univers sont l’un et l’autre un maximum contenant tout l’être possible ; mais Dieu est le maximum absolu, le possest où tout pouvoir (posse) est déjà arrivé à l’être (est) ; le maximum ne signifie pas d’ailleurs ici le plus grand des êtres, ce qui supposerait qu’on le compare à des êtres finis : et il faut dire, pour concevoir cet excès qui le met hors de toute proportion avec les choses, qu’il est aussi le minimum, c’est à dire qu’il dépasse toute opposition. L’univers est le maximum contract, c’est à dire concret, où la réalité, composée et successive, passe de la puissance à l’acte ; ou encore : « Dieu est la quiddité absolue du monde ; l’univers en est la quiddité contracte. » Dans ce maximum contract qu’est l’uni¬vers, Nicolas montre l’explicatio en train de se faire bien plutôt qu’achevée ; en effet sa physique, comme celle de Plotin, cherche à montrer que tout est encore en tout ; ainsi les quatre éléments n’existent pas à l’état de pureté, comme chez Aristote ; ce sont des mixtes, et le feu lui-même contient, réunis en lui, les trois autres éléments. La connaissance est le mouvement inverse de l’explicatio, par lequel, dans l’âme, la diversité se réduit à l’unité. Dans cette théorie de la connaissance se trouve une confusion fonda¬mentale, remarquée par plusieurs historiens et qui est fort instructive. Chez Nicolas, comme chez Aristote, l’âme est, à sa manière, toutes choses à l’état de complication, et la con-naissance qu’elle produit peu à peu est l’explication de ce qui est en elle ; comme l’explicatio est un état de détente et de multiplicité, elle est, en principe, inférieure à la complicatio. Mais inversement, la connaissance, actuation des puissances de l’âme, est en fait un enrichissement ; il semble bien que Nicolas de Cuse ait perçu d’une manière assez vague que la p.749 connaissance se fait par deux mouvements inverses l’un de l’autre, l’un d’analyse, l’autre de synthèse, mais qu’il les nomme l’un et l’autre explicatio. Comment le dogme s’arrange t il de ce platonisme ? L’esprit de Nicolas de Cuse paraît sans cesse partagé entre le principe occamiste qui met les vérités de la foi au dessus de toute prise humaine, et les thèses platoniciennes qui décrivent la réalité divine elle même. Reconnaîtra t on, par exemple, la création, acte positif et libre de la volonté divine, en cette formule : « Puisque la créature a été créée par l’être du maximum, et puisque, dans le maximum, c’est une même chose d’être, de faire et de créer, créer ne veut pas dire autre chose, sinon que Dieu est tout ? . A vrai dire pourtant, Nicolas de Cuse n’admet pas, comme Plotin, qu’il y ait aucun principe nécessaire qui force la multiple à sortir de l’un : il est à jamais impossible « de comprendre comment une forme infinie unique est participée de manière diverse en des créatures diverses » , et l’espoir de toute métaphysique émanatiste est abandonnée. L’on voit encore ici par où Nicolas de Cuse est un moderne, essayant d’extraire du néoplatonisme moins une métaphysique expli¬quant en gros l’univers qu’une méthode et un esprit, aboutis¬sant à des problèmes concrets et limités.

IV. — LE PLATONISME (suite) @ Le platonisme de Nicolas de Cuse, par bien des points, dépasse de beaucoup celui que nous allons maintenant exposer : le cardinal, accablé d’affaires, ne pouvait donner que peu d’ins¬tants à la méditation philosophique, et ses idées restent sou¬vent vagues ; mais il a fait plus qu’entrevoir qu’il y a une méthode dans le platonisme. Au contraire, les platoniciens, p.750 depuis Marsile Ficin, veulent surtout accentuer le fonds reli-gieux ou poétique qu’il y a dans les doctrines du maître ; et ils y cherchent non seulement l’accord avec le christianisme, qui, contre les averroïstes padouans, doit montrer que la philosophie, elle aussi, est chrétienne, mais encore l’unité d’une religion commune à toute l’humanité, que l’on ren¬contre plus ou moins obscurément dans les traditions de tous les peuples et dont le christianisme n’est peut être qu’un aspect momentané : idée qui mettra les platoniciens humanistes en conflit avec la Réforme, mais aussi finalement avec la Contre Réforme. On voit par là le sens de la lutte entre aristotéliciens et plato¬niciens qu’ouvrit Pléthon, à Florence, en 1440, avec son pam¬phlet contre Aristote ; pour lui, comme pour le cardinal Bessa¬rion et ses partisans, il s’agissait d’employer Platon à se défendre contre le fatalisme et la négation de l’immortalité de l’âme. C’est aussi le sens des travaux de Marsile Ficin, qui traduisit Plotin en 1492 et commenta Platon dans sa Theologia platonica de immortalitate animorum ; il voit dans ses recherches philosophiques un complément nécessaire à la prédication religieuse, qui est impuissante à détruire l’impiété d’Averroès. Il y faut « une religion philosophique que les philosophes écou¬teront avec plaisir, et qui, peut être, les persuadera. Avec quelques changements, les platoniciens seraient chrétiens  ». Ficin trouvait chez Platon un Dieu créateur, des âmes douées d’existence personnelle, de liberté et d’immortalité ; penseur peu original, mais habile traducteur et commentateur dont les livres (édités plusieurs fois à Paris au XVIe siècle) restent, pour toute la Renaissance, la source de la connaissance de Platon et de Plotin. On trouve un état d’esprit analogue, avec une plus chaude imagination, chez Jean Pic de la Mirandole (1463 1494) qui p.751 recommence après tant d’autres dans son Heptaplus l’interpré¬tation allégorique de la genèse mosaïque, où il retrouve la méta¬physique éblouissante et compliquée de la Cabale et du Zohar ; il n’y a rien là que nous ne connaissions depuis Philon d’Alexandrie ; mais il faut signaler à nouveau cette union de l’allégorie avec l’idée d’une religion universelle. Toute la fantasmagorie de la Cabale reparaît, au XVIe siècle, dans les constructions métaphysiques des mystiques allemands. Dans leur monde, comme dans celui de Plotin, tout est symbole, tout est dans tout, et la science consiste à marquer les degrés d’affinité par la connaissance desquels on saura éga¬lement comment les choses agissent les unes sur les autres. Tel est le but du médecin Paracelse (1493 1541) dont toutes les œuvres ne sont que la découverte de prétendus correspondances de ce genre entre les choses de la nature. Nous nous contentons de signaler ces étrangetés, en mar¬quant leur diffusion dans les pays de langue allemande. Non sans protestation de la part de l’orthodoxie luthérienne, Paracelse et maître Eckhart, tous les deux écrivains de langue allemande, deviennent les guides de ces sociétés mystiques, où fermentent les idées qui se sont traduites finalement dans les œuvres, toute populaires, de Valentin Weigel (1533 1588), puis de Jacob Boehme (1575 1624), ces initiés qui, dépassant la lettre de l’Écriture, atteignent les mystères de la vie divine. Nous retrouverons plus tard les aboutissants de ce mouvement. Nous verrons, à la fin de ce chapitre comment le spiritua¬lisme platonicien a produit de véritables systèmes philosophi¬ques. Indiquons ici brièvement combien, sous une forme diffuse et non systématique, il s’est lié aux croyances chrétien¬nes. Le christianisme de Platon devient alors une thèse favo¬rite des humanistes. Érasme, dans l’Éloge de la Folie (1511), qui parut à Paris et qui eut un succès immense, est tout heureux de constater l’accord des doctrines des chrétiens et des plato¬niciens sur l’âme humaine enchaînée au corps et empêchée par p.752 la matière de contempler la vérité, puis l’identité des sages « qui déplorent la folie de ceux qui prennent des ombres pour des réalités », et des pieux « qui se portent tout entiers à la contemplation des choses invisibles » (chap. XLVI). Cet éclec¬tisme se développe en France pendant tout le XVIe siècle : Amaury Bouchard, « maistre des requestes ordinaires de l’hostel du roi, » écrit vers 1530 un traité, « De l’excellence et immortalité de l’âme, extrait non seulement du Timée de Platon, mais aussi de plusieurs aultres grecz et latins philo¬sophes tant de la pythagorique que platonique famille », c’est-¬à dire des citations de Pythagore, Linus et Orphée qu’il emprunte à la Theologia platonica de Ficin . L’Encyclie des secrets de l’Éternité, de Févre de la Boderie, un poème en huit chants écrit en 1570, est le type de cette apologétique du christianisme, adressée « aux libertins et dévoyez », liée au platonisme : l’âme immortelle du Phèdre, l’âme séparée du corps du Phédon avec ses idées innées, la preuve de l’exis¬tence de Dieu par le fait que l’âme atteint l’Éternité : Et puisqu’elle attaint bien jusqu’à l’Éternité, Il te faut confesser une Divinité : Car s’il n’en estoit point, ton âme tant isnelle Ne pourroit concevoir une Essence éternelle, ce sont là les éléments d’un platonisme chrétien, les mêmes que Descartes devait utiliser soixante dix ans plus tard . Un aspect particulier de cette influence de Platon doit atti¬rer notre attention : c’est la diffusion dans les milieux littéraires et philosophiques des idées du Phèdre et du Banquet sur l’amour : l’amour platonique (ε̉ρως) est fort différent de l’amour de Dieu (caritas) que l’Évangile met au sommet des vertus ; celui-ci, qu’il soit considéré par les thomistes comme foncièrement p.753 identique à l’amour de soi ou par les Victorins et les Franciscains comme amour pur et désintéressé, libre de toute attache avec les impulsions naturelles, est en tout cas une fin  ; l’amour platonique, fils de la Ressource et de la Pauvreté, est toujours déficient, désir qui n’est jamais satisfait et qui manque tou¬jours de la beauté dont il est en quête, inquiétude sans repos. Cette doctrine du Banquet se trouve en des ouvrages très répan¬dus vers le milieu du XVIe siècle ; Balthazar Castiglione, dans le Parfait Courtisan (1540), décrit tout le progrès par lequel l’amour monte des beautés inférieures aux supérieures. Mais surtout Léon l’Hébreu, en ses Dialoghi di Amore (1535) sou¬tient que l’amour et le désir coïncident souvent, que l’amour s’exprime déjà dans le monde sublunaire par le désir de géné¬ration, quoiqu’il ne soit qu’une image affaiblie de l’amour qui règne dans le monde des intelligences . Pontus de Tyard, qui traduit Léon l’Hébreu en français, fait en même temps con¬naître dans le Solitaire premier (1552) la théorie de la folie amoureuse du Phèdre, où la folie de l’amour, c’est à dire « le fervent désir que l’âme a de jouir de la divine et éternelle beauté » est mise en parallèle avec l’inspiration prophétique et l’inspira¬tion poétique ; et Ronsard, en ses Odes (I, X), suit Pontus de Tyard et déclare que « les vers viennent de Dieu, non de l’hu¬maine puissance ». L’amour devient ainsi non plus le but d’une vie supérieure, mais son point de départ et son moteur .

V. — LES PADOUANS : POMPONAZZI @ L’université de Padoue, qui depuis 1405 dépendait de la sérénissime république de Venise, qui y nommait et y congé¬diait les maîtres sans intervention du pouvoir religieux, resta, p.754 au XVe et au XVIe siècle, un centre de liberté ; l’Inquisition même et plus tard les Jésuites qui y fondèrent un collège voyaient leur puissance annulée par le Sénat vénitien : l’État laïque se faisait ici le protecteur des philosophes . Le plus célèbre de ses maîtres fut Pomponazzi (1462 1525), qui se pose la question suivante : à supposer que nous ne possé¬dions aucune révélation divine, quelle idée devons nous nous faire de l’homme et de sa place dans l’univers ? Question à laquelle il trouvait une réponse chez Aristote et ses commen¬tateurs. En son De immortalitate animae (1516) non seulement il démontre que l’âme intellectuelle, inséparable de l’âme sensitive (puisqu’elle ne peut penser sans images) doit être mortelle comme le corps, mais il en tire les conséquences pra¬tiques (chap. XIII à XVI) : l’homme, qui n’a aucune fin surna¬turelle, doit prendre comme fin l’humanité même et ses devoirs quotidiens ; il doit trouver dans l’amour de la vertu et la honte du mal un suffisant motif d’action ; il doit savoir que c’est « le législateur qui, connaissant le penchant de l’homme au mal et ayant égard au bien commun, a décidé que l’âme était immortelle, non par souci de la vérité, mais de l’honnêteté, et pour amener les hommes à la vertu. » Voilà ce que nous ne trouvions pas chez Siger de Brabant : une conception positive de la vie humaine sans référence à la destinée surnaturelle : on en voit tout de suite l’accent stoï¬cien. Or c’est la même inspiration stoïcienne que nous trou¬vons dans le De Fato, libero arbitrio et de praedestinatione, écrits en 1520 : ce qu’il y attaque surtout, c’est la prétendue conciliation que l’on a tenté d’établir entre libre arbitre, des¬tin et providence : « Si l’on pose la providence, l’on pose le des¬tin et l’on détruit le libre arbitre ; si l’on pose le libre arbitre, on détruit la providence et le destin. » En cette affirmation de l’identité de la providence et du destin, on reconnaît l’esprit p.755 stoïcien ; et c’est encore toute la théodicée stoïcienne (qui est aussi celle de Plotin) que nous trouvons à la fin du livre : tous les maux justifiés parce qu’ils rentrent dans le plan de l’univers, le mal inséparable du bien, le cercle de la fortune qui fait distribuer aux hommes les sorts les plus divers, voilà une con¬ception du destin qui n’annonce en rien celle du déterminisme scientifique où les faits déterminent les faits, mais qui reste celle du stoïcisme, où les parties sont déterminées par leur rap¬port au tout. De cette conception naturaliste, Pomponazzi tira les consé¬quences en son De naturalium effectuum admirandorum causis seu de incantationibus liber, paru en 1556. La théorie du miracle qu’il y donne procède certainement plus de la doctrine stoï¬cienne et plotinienne de l’univers que d’un sentiment du véritable déterminisme scientifique ; il ne lui suffit pas d’oppo¬ser aux miracles le postulat du déterminisme scientifique ; il avoue (comme le fait Plotin) que les faits miraculeux sont des faits exceptionnels qui accompagnent par exemple l’établis¬sement des religions et « ne sont pas conformes au cours com¬mun de la nature » ; ils sont pourtant des faits naturels ; mais pour les expliquer, il faut aller, dans la connaissance de la nature, jusqu’à une profondeur que l’on n’atteint pas d’ordi¬naire ; il faut connaître les forces occultes des herbes, des pierres et des minéraux, telles que Pline l’Ancien les a décrites ; il faut voir la sympathie qui lie l’homme microcosme aux diverses parties du monde et lui fait subir des influences à distance  ; il faut enfin connaître la force de l’imagination, capable, par la suggestion, de produire des guérisons. Tout en se proclamant fidèle croyant, Pomponazzi habi¬tuait donc les esprits à une conception de l’homme et de l’uni¬vers indépendante du dogme ; il est pourtant à remarquer que cette conception est fort loin de l’expérience et des sciences p.756 positives, se référant seulement à des conceptions de l’univers fort vieillies. Les aristotéliciens de Padoue sont en revanche tout à fait en dehors du courant qui mène de Buridan à Képler, Galilée et Descartes : pendant tout le cours du XVIe siècle, le péripatétisme italien oppose à la nouvelle dynamique l’absurde théorie d’Aristote sur le mouvement des projec¬tiles . On le voit, le Padouan admet un univers stoïcien et même plotinien, plus encore qu’aristotélicien. Les fameuses discus¬sions qu’il y eut entre alexandristes et averroïstes, c’est à¬-dire entre ceux qui prétendaient suivre Alexandre d’Aphro¬disias ou Averroès dans l’interprétation de la théorie Aris-totélicienne de l’intelligence, ne touchent pas au fond des choses. L’alexandriste (comme Pomponazzi) admettait que l’âme était mortelle, parce que l’intellect possible sur quoi agit l’intellect agent n’était rien autre chose qu’une disposi¬tion des organdi de l’homme, favorable à cette action ; l’aver¬roïste, admettant que l’intellect possible est, comme l’intel¬lect agent, éternel mais aussi impersonnel, conférait à l’âme humaine, en tant qu’elle participe à la connaissance intellec¬tuelle, une immortalité impersonnelle. Un des plus célèbres averroïstes est Nifo, dont le De Immortalitate (1518) combat Pomponazzi et que Léon X encourage dans sa lutte contre l’alexandrisme jugé plus dangereux encore que l’aver¬roïsme. Remarquons que ce prétendu alexandrisme repro¬duit l’enseignement d’Aristoclès, un des maîtres d’Alexandre, qui était tout imbu de la doctrine stoïcienne : c’est donc encore le stoïcisme que nous retrouvons en cette interprétation d’Aris¬tote : mais remarquons aussi que ce débat implique que l’on on était resté à une conception du mécanisme de la connais¬sance intellectuelle, depuis longtemps abandonnée par les occa¬mistes.

VI. — LE DÉVELOPPEMENT DE L’AVERROISME @ p.757 Jérôme Cardan (1501 1576), qui étudia à Pavie, puis à Padoue, jusqu’en 1525, et qui fut célèbre comme médecin, représente assez bien ce naturalisme padouan, c’est à dire une conception stoïco plotinienne du monde (la théorie du monde de Plotin, isolée de sa théorie des hypostases, est fort près du stoïcisme) très favorable à l’occultisme et à l’astrologie. Ce bohème incorrigible dont Leibniz dit qu’« il était effectivement un grand homme avec tous ses défauts et aurait été incomparable sans ses défauts » , a laissé des Confessions (De vita propria) où il se déclare, entre autres choses « détracteur de la religion, vindicatif, envieux, mélancolique, dissimulé, perfide, magi¬cien ». Il y a en effet chez lui une singulière histoire des religions ; considérant la grandeur et la décadence des religions et leur distribution dans les divers climats, il les rapporte à l’influence de conjonctions d’astres et fait correspondre leur histoire aux grandes périodes cosmiques ; il tire l’horoscope du Christ né sous la conjonction de Jupiter et du Soleil, tandis que la loi judaïque vient de Saturne . Dans son monde animé par une âme unique dont l’organe est la chaleur, et qui renferme toutes les âmes individuelles, dans ce monde, où tous les êtres, même en apparence insensibles, sont vivants, les influences magiques se propagent à volonté pour qui sait les capter. Cette conception de l’âme, appelée parfois un esprit universel, dis¬pose Cardan à accepter l’averroïsme et à rejeter l’immortalité. Le mouvement padouan aboutit en Italie à Cremonini (1550 1631), qui, professeur à Padoue, fut en 1611 et en 1613 l’objet d’une enquête en cour de Rome ; les points de doctrine qu’on lui reprochait d’avoir soutenus en son De Cœlo sont carac¬téristiques de l’aristotélisme padouan : éternité et nécessité p.758 du ciel qui l’amènent à nier la création, liaison intime de l’âme au corps qui lui fait nier l’immortalité, action de Dieu comme d’une simple cause finale, ce qui ne s’accorde point avec la personnalité et la providence divine. C’est surtout le danger de ces propositions pour les croyances qui frappait les contem¬porains ; nous devons ajouter que, au moment où Copernic, Képler et Galilée avaient déjà paru, le ciel d’Aristote avec son éternelle circulation et sa finalité n’étaient plus que des vieilleries encombrantes : les platoniciens, nous le verrons, étaient, bien autrement que les Padouans, attentifs au progrès scientifique. Il faut donc distinguer, dans la pensée padouane, les cons¬tructions dogmatiques, si médiocres et vieillies, de la critique morale et religieuse dont l’influence fut immense, surtout en France, et qui inaugure cette pensée libre et indépendante qui, ne se traduisant en aucune doctrine philosophique arrêtée, se glissant de mille manières dans la littérature et la poésie, devient habituelle chez ceux que l’on a appelés les libertins. Nombreux furent, vers 1540, les rapports intellectuels entre la France et l’Italie . Calvin connaît bien les Italiens et se méfie d’eux ; ce sont eux, écrit il en 1539, qui ont dit « que la religion a esté an¬ciennement controuvée par l’astuce et finesse de peu de gens : à fin de contenir par ce moyen le simple populaire en modestie » . De 1542 à 1567, Vicomercato, appelé par François Ier, enseigne l’averroïsme au Collège de France. Il a en France des élèves comme Jean Fernel, qui, dans le De abditis rerum causis (1548), dépeint sous le nom de Brutus, un alexandriste convaincu.

VII. — LE MOUVEMENT SCIENTIFIQUE : Léonard de Vinci @ « Le mensonge est si vil, écrit Léonard de Vinci (1452 1519), que, même s’il parlait bien des choses de Dieu, il ferait perdre sa grâce au divin ; la vérité est d’une telle excellence qu’elle prête p.759 sa noblesse aux moindres choses qu’elle loue. La vérité, même si elle traite d’une chose petite et inférieure, dépasse infiniment les opinions incertaines sur les problèmes les plus sublimes et les plus élevés... Mais toi qui vis de songes, tu trouves ton plaisir plutôt aux sophismes dans les choses relevées et incertaines qu’aux conclusions sûres et naturelles qui ne s’élèvent pas à cette hauteur. » C’est là une opinion toute contraire à celle des padouans ; et Pomponazzi déclarait que la noblesse d’une science vient de la noblesse de son objet plutôt que de la cer¬titude de la démonstration. Voyons bien tout ce qu’elle implique : dans les siècles dont nous venons d’écrire l’histoire, on identifie le vrai avec Dieu même ; le moyen d’atteindre « le vrai » est alors ou bien la révélation de Dieu par son verbe, ou bien le raisonnement ; mais le vrai lui-même est toujours au dessus des moyens dont dispose l’esprit humain. Si, au contraire, le vrai est défini par les conclusions sûres et natu¬relles, il est par là même proportionné aux forces de l’esprit humain et défini sans nulle référence à une réalité transcen¬dante et extérieure à l’esprit. Mais aussi et par là même, le « vrai » ne s’expose pas sous la forme d’une vision systématique et totale de l’univers (que cette vision soit due à la révélation, à la raison ou aux deux ensembles), mais se démembre en quelque sorte en une multitude de propositions, dont le lien ensemble consiste non pas à exprimer un unique vrai mais dans la manière dent leur certitude a été acquise. Léonard, comme savant, sans accepter les résultats de la dynamique des occamistes, est pourtant de ceux qui en ont propagé l’esprit ; critiquant les toiles d’araignée du syllogisme, traitant les alchimistes et les astrologues de « charlatans ou de fous », il est de ceux qui, comme Tartaglia, comme Galilée, mettent au dessus de tout les œuvres d’Archimède, reprenant les questions de dynamique au point où il les a laissées. Mais, d’autre part, en Italien de la Renaissance, Léonard est un dynamiste qui, dans le mouvement, cherche le moteur spirituel, p.760 dans le corps humain, l’œuvre de l’âme qui a réalisé en lui son idée de la forme humaine ; et l’esprit est désir « qui, avec une impatience joyeuse, toujours attend le printemps nouveau, toujours le nouvel été », « et ce même désir est la quintessence inséparable de la nature ». On voit pourtant quelle différence il y a entre ce désir, production jaillissante des formes toujours nouvelles, et l’antique forme aristotélicienne qui impose aux choses un ordre statique et, autant que le permet la matière, éternel.

VIII. — LE PYRRHONISME : MONTAIGNE @ L’on ne saurait attribuer trop d’importance à ces penseurs qui, dédaigneux de tout système, hommes parlant à des hommes et non des maîtres enseignant des disciples, ont donné, dans l’étude de l’esprit humain, les mêmes exemples de sincé¬rité qu’un Léonard de Vinci dans l’étude de la nature. Sans doute il y a les purs négateurs, les libertins proprement dits tels que Bonaventure des Périers, qui, en son Cymbalum mundi (1537), écrit dans la manière de Lucien, se moque de l’Évangile et de ses miracles. On trouve aussi, tout au long du XVIe siècle, un courant pyrrhonien et sceptique qui porte non pas contre la religion, qui même est souvent d’accord avec elle, mais qui est dirigé contre la philosophie et la science proprement dite. Agrippa de Nettesheim, dans son traité Sur l’incertitude et la vanité des sciences et des arts (1527) rappelle les vieilles diatribes du haut Moyen âge contre la dialectique : les sciences (et par là il entend aussi bien les mathématiques que les arts de la divination ou l’équitation) sont incertaines et inutiles, puisque la religion nous enseigne, à elle seule, le chemin de la félicité. Omer Talon, l’au¬teur de l’Academia (1548), déclare qu’Aristote est « le père des athées et des fanatiques  », et il combat en lui « la philosophie p.761 des païens et des gentils ». Ainsi le pyrrhonisme, dont Rabelais donne, en raillant, des formules empruntées à Sextus Empiricus, n’est nullement antichrétien . Omer Talon y voit non pas une critique de la foi, mais la vraie philosophie « qui est libre dans l’appréciation et le jugement qu’elle porte sur les choses et non enchaînée à une opinion ou à un auteur ». Son livre suit d’ailleurs, dans l’essentiel, les Académiques de Cicéron. L’œuvre de Rabelais et celle de Montaigne dépassent de haut ces écrits de circonstances. Chez eux se créent ces formes littéraires incomparables où la pensée, libérée de l’uniforme dialectique, va droit aux choses et aux hommes ; chez ces mora¬listes qui n’ont que peu de contact avec le mouvement scien¬tifique du temps naît pourtant une conscience intellectuelle scrupuleuse, qui ne se laisse point facilement surprendre. La raillerie lucide de Rabelais ne ménage pas plus les dispu¬teurs des Universités que les faiseurs de miracles ou de fausses décrétales. Montaigne, loin de toute construction théorique, s’efforce de trouver en lui-même et chez les autres l’homme tel qu’il est, dans sa nudité intellectuelle et morale, sans les faux semblants que lui ajoutent les prétentieuses doctrines qui le définissent par sa relation à l’univers et à Dieu. On connaît la page de l’ Apologie de Raymond sebond (Essais, II, XII) (1580) où Montaigne a dressé une espèce de bilan de la science de son siècle : « Le ciel et les estoilles ont branlé trois mille ans ; tout le monde l’avoit ainsi creu, jusques à ce qu’il y a environ dix huit cens ans que quelqu’un s’avisa de maintenir que c’estoit la terre qui se mouvoit ; et, de nostre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert très regléement à toutes les consequences astrologiennes... Avant que les principes qu’Aristote a introduicts de Matière, Forme et Privation, fussent en credit, d’autres principes conten¬toient la raison humaine... Quelles lettres ont ceux cy, quel p.762 privilège particulier que le cours de nostre invention s’arreste à eux ?... Combien y a t il que la médecine est au monde ? On dit qu’un nouveau venu, qu’on nomme Paracelse, change et renverse tout l’ordre des règles anciennes... Et m’a l’on dit qu’en la geometrie (qui pense avoir gaigné le haut point de certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations inevitables subvertissans la vérité de l’expérience : comme Jaques Pele¬tier me disoit chez moi qu’il avoit trouvé deux lignes s’ache-minant l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il vérifioit toutefois ne pouvoir jamois jusques à l’infinité, arriver à se toucher... C’eust été pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la cosmographie, et les opinions qui en estoient receuës d’un chacun ; c’estoit heresie d’avouer des antipodes. Voilà de nostre siècle une grandeur infinie de terre ferme... qui vient d’estre descouverte. » Nul passage n’indique mieux comment les esprits réfléchis, à la fin du XVIe siècle, prenaient conscience de la fragilité de la vision de l’univers au Moyen âge : ruine du géocentrisme, critique des principes d’Aris¬tote, innovations médicales, découverte des asymptotes, découverte du continent américain, autant de faits qui montre que la raison n’atteint point, comme on l’avait cru, des principes fixes et immuables sur lesquels se fonderait une science défi¬nitive : mathématiques, astronomie, médecine, philosophie, tout est à ce moment en voie de changement. Est ce pour substituer à la vaine science une autre science qui, elle, sera définitive ? Montaigne est loin de le croire : « Qui sçait, dit-il en parlant de Ptolémée et de Copernic, qu’une tierce opinion, d’icy à mille ans, ne renverse les deux pré¬cédentes ? » Et, malgré la découverte de Colomb, « les géo-graphes de ce temps » ont tort « d’asseurer que meshuy tout est trouvé et que tout est veu ». Ce changement n’est pas un état provisoire ; c’est l’état continuel de l’esprit humain. Mais aussi le pyrrhonisme n’est donc pas indifférence et inertie ; c’est le dogmatisme qui est inerte ; le scepticisme est une p.763 recherche, une enquête infinie d’un esprit exigeant et diffi¬cile à satisfaire. Montaigne n’est pas, comme Omer Talon, un académicien ; il ne partage pas cette opinion moyenne et douce, « introduicte par gens de composition », « que nostre suffisance nous peut conduire jusques à la cognoissance d’au¬cunes choses, et qu’elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c’est témérité de l’employer. Son scepticisme ne s’accommode pas des bornes fixes ainsi prescrites à l’esprit humain ; « il est malaisé de donner des bornes à nostre esprit ; il est curieux et avide... Ayant essayé par experience... que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu en les maniant et pollissant à plusieurs fois. ce que ma force ne peut descouvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer ; et en retastant et petrissant cette nouvelle matière, j’ouvre à celuy qui me suit quelque facilité pour en jouyr plus à son ayse ;... autant en fera le second au tiers, qui faict que la difficulte ne me doit pas desesperer, ny aussi peu mon impuissance, car ce n’est que la mienne. » La science dont il ne veut pas, c’est celle qui prétend partir de principes fixes : de cette science il dit : « Si (l’homme) advouë l’ignorance des causes premières et des principes, qu’il me quitte hardiment tout le reste de sa science : si le fondement lui faut, son discours est par terre. » Le critique de Montaigne ne porte donc pas sur les résultats positifs des sciences, mais sur leurs prétendus principes et sur l’assurance de ceux qui « procèdent d’une troigne trop impérieusement magistrale » (III, 8). C’est que l’univers de Montaigne, si l’on peut ainsi parler, est aussi divers et varié que l’image traditionnelle du monde, léguée par l’antiquité, était une et monotone : plus rien de cette analogie universelle qui dominait la conception des choses. « Le monde n’est que variété et dissemblance » (II, 2). « Il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété... La ressemblance ne faict pas tant un, p.764 comme la différence faict autre (III, 13). Encore ne faut il pas affirmer trop absolument cette diversité : l’expérience nous fait voir aux nouvelles Indes, chez des « nations n’ayant jamais ouy nouvelle de nous » des usages et des croyances étrangement semblables à ceux des nations chrétiennes (II, 12). Y a t il donc un fonds naturel commun ? Que non pas ! Car il s’agit de croyances « qui par aucun biais ne semblent tenir à nostre naturel discours ». Ces ressemblances étonnent plus qu’elles ne rassurent : « C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain. » Nulle nature unique et permanente au fond des choses. La nature humaine que les Stoïciens recommandent de suivre, n’est rien qu’on puisse connaître ; sans doute « il est croyable qu’il y a quelques lois naturelles, comme il se voit ès autres créatures ; mais en nous, elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance » (II, 12). Dans ces conditions, le savoir doctrinal des savants de pro¬fession tire sa fixité non pas de la connaissance de la nature, mais de ceux qui veulent en « establir leur fondamental suffisance et valeur ». Cela n’empêche que « en son vray usage, il est le plus noble et puissant acquist des hommes... chose de tres noble et tres pretieux usage, qui ne se laisse pas posséder à vil prix » (III, 8). Et voilà peut être la véritable découverte de Montaigne : la science par elle même ne fait pas pénétrer l’homme dans une région divine et supérieure à l’humanité ; elle tire sa valeur non de son objet, mais de son usage ; peu importe la vantardise d’un chirurgien qui raconte ses guéri¬sons « s’il ne sçait de cet usage tirer de quoy former son juge¬ment ». La valeur de la science vient de la valeur de l’homme qui la domine et qui l’emploie. Et c’est pourquoi Montaigne a comme perpétuel sujet d’étude l’homme, non pas la nature humaine universelle qui se dérobe, non pas l’homme sauvé par p.765 la grâce de Dieu, mais l’homme tel qu’il le trouve en lui « sans secours estranger, armé seulement de ses armes et desgarny de la grace et cognoissance divine » (II, 12). De là l’entreprise des Essais, dont le caractère méthodique se précise à mesure qu’il les écrit : « J’ose non seulement parler de moy, mais parler seulement de moy » (III, 8). « C’est une espineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit, de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrester tant de memes airs de ses agitations... Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visées à mes pensées, que je ne contrerolle et n’estudie que moy ; et si j’estudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire... Il n’est descrip¬tion pareille en difficulté à la description de soy-mesure, ny certes en utilité » (II, 6). Il ne s’agit pas plus de se raidir contre l’expérience, avec de prétendus principes rationnel, que de se laisser aller au gré du changement universel ; là aussi, il faut « choisir et arrester », et c’est l’œuvre non pas d’une raison qui nous fait prendre pied en un monde divin, mais d’une réflexion sur soi, sincère, attentive et prolongée. Ce même scepticisme actif a été soutenu, avec moins d’éclat, par le médecin François Sanchez, dans son Quod nihil scitur (1581). Ce bréviaire du scepticisme où il accumule les argu¬ments contre l’existence d’une science parfaite et complète (les choses sont tellement enchaînées que la connaissance complète de l’une d’elle impliquerait la connaissance du tout, qui nous est inaccessible) contient en revanche des conseils positifs pour atteindre ce que l’homme peut savoir des choses : « il ne faut pas se tourner vers les hommes et leurs écrits, ce qui est abandonner la nature, mais avant tout, se mettre par l’expérience au contact avec les choses » .

IX. — MORALISTES ET POLITIQUES @ p.766 Les conditions du développement de la vie intellectuelle amenèrent au XVIe siècle une renaissance du stoïcisme : les auteurs anciens que l’on lisait avec le plus de passion, Cicéron, Sénèque et même Plutarque, étaient pénétrés de ce stoïcisme populaire qui vise plus à la direction de conscience qu’à l’exposé d’une doctrine philosophique raisonnée. Pourtant, on peut à peine dire qu’il s’agit alors d’une renaissance, puisqu’un fond d’idées stoïciennes, plus ou moins méconnues, n’avait jamais disparu pendant toute la période médiévale : faut il rappeler le stoïcisme de saint Ambroise, qui a conservé, comme fin des biens, l’accord avec la nature et l’accord avec soi  ; et combien les manuels de morale, tels que ceux d’Alcuin , d’Hildebert de Lavardin et tant d’autres ont suivi Sénèque et Cicéron dans leurs définitions des vertus et des vices et dans leur conception de l’honnête. La morale de Roger Bacon n’est-¬elle pas d’un bout à l’autre inspirée de Sénèque ? La morale stoïcienne a pu se juxtaposer à la vie proprement chrétienne ; mais le christianisme n’a jamais pu ni l’absorber, ni la rempla-cer ; c’est cette indépendance dont les Stoïciens de la Renais¬sance prennent conscience, sans aucune hostilité au chris¬tianisme d’ailleurs ; et au contraire, ce néostoïcisme s’efforce d’accorder la doctrine stoïcienne avec la vie chrétienne. Ce n’était pas sans protestation de la part d’un Calvin qui, au contraire, défend ardemment la doctrine chrétienne contre le reproche de stoïcisme ; il voit avec horreur la confusion que commettent « malicieusement » ses ennemis entre la prédes¬tination et le fatum des stoïques, c’est à dire « une nécessité laquelle soit contenue en nature par une conjonction p.767 perpétuelle de toutes choses » ; et il y a grande différence entre le chrétien qui porte la croix et le sage stoïque qui semble « être du tout stupide et ne sentir douleur aucune » . Il n’en est pas moins vrai que, dans la seconde partie du XVIe siècle surtout, beaucoup d’esprits font leur nourriture des œuvres morales de Cicéron, de Marc Aurèle et beaucoup plus encore de Sénèque et d’Épictète ; tous leurs livres sont traduits en français, médités, commentés, imités. Ces ouvrages, procé¬dant par images et par préceptes, qui s’impriment dans l’âme par une sorte de nécessité immédiate et sans démonstrations, qui correspondent au besoin de réconfort ou de consolation, ont un succès sans précédent. Ils habituent l’esprit à faire comme un départ entre la fin surnaturelle de nos actions que la révélation seule peut faire connaître et la direction effective de notre conduite. « Combien qu’iceluy M. T. Cicéron et tous les autres Philosophes païens aient erré par la déconnaissance de la fin d’icelles bonnes œuvres, néanmoins les chrétiens y peuvent apprendre et recueillir des doctrines profitables » . Mais c’est la doctrine stoïcienne tout entière, avec sa méta¬physique, que l’érudit de Louvain Juste Lipse s’efforce de faire connaître. Les excellents petits livres, où il a réuni et classé ce que l’on pouvait savoir de son temps sur les Stoïciens (Manu¬ductio ad Stoicam philosophiam, 1603, et Physiologia Stoicorum) principalement par Sénèque, sont précédés d’une préface où l’auteur a soin de nous avertir : « Que personne avec les Stoï¬ciens, ne place la fin des biens ou le bonheur dans la nature à moins d’entendre par la nature Dieu lui-même. » On peut dire que c’est grâce à l’inspiration de Sénèque qu’il a pu nier dans le stoïcisme tout ce qu’il pouvait avoir de choquant pour la conscience chrétienne : Sénèque lui dira par exemple que le destin p.768 n’est que la volonté de Dieu lui-même et que Dieu est libre « puisqu’il est lui-même sa propre nécessité ». On voit toute la portée pratique de ce néostoïcisme dans la vie et les œuvres de Guillaume Du Vair (1556 1621) ; d’une famille de magistrats, après avoir été fort suspect à la Ligue, il devint avec l’avènement de Henri IV maître des requêtes au Parlement de Paris, puis premier président du parlement d’Aix. Son stoïcisme n’est point, comme il semble l’avoir été souvent à cette époque, celui d’un résigné qui puise seulement dans ses lectures la force de se soumettre à l’inévitable ; il est (et c’est là le véritable stoïcisme, celui d’Épictète) tout tendu vers l’action ; son Traité de la Constance et Consolation ès Calamitez publiques, écrit en 1590, pendant le siège de Paris par le Béarnais, alors qu’il soutenait, au péril de sa vie, la cause du roi légitime, est tout animé du désir de « servir la patrie », de guérir la France de tous ses maux, le luxe de la noblesse, la simonie de l’Église, la perversion de la justice. Ce néostoïcisme qui naît du désir d’une direction de con¬science, est fort différent (et il y a là une sorte de paradoxe de l’Histoire) de ce naturalisme stoïcien qui alimente l’esprit des libres penseurs comme les Padouans ou les platoniciens de la fin de la Renaissance. Le sentiment de spiritualité, qui anime les stoïciens dont nous venons de parler, reste indépendant de telle ou telle conception de l’univers ; il concerne uniquement le for intérieur de l’homme, et, détaché de toute vision pan¬théiste du monde, il est au contraire tout prêt à se lier avec la spiritualité platonicienne, dont nous avons déjà indiqué la place. Il est intéressant de voir que la Constance de du Vair se termine par les paroles du président de Thou à son lit de mort, au sujet de la connaissance de soi : « Il faut des discours, dit il, pour connaître les choses dont les formes sont noyées en la matière : ... mais vouloir comprendre la nature de notre âme de cette façon, c’est ne la pas vouloir connoistre. Car estant simple comme elle est, il faut qu’elle entre toute nue en notre p.769 entendement, ayant à remplir toute la place ; tout ce qui l’accornpa¬gneroit, l’empescheroit... Et pour ce, le vray moyen de connoistre la nature de nostre âme, c’est de l’élever par dessus le corps et la retirer toute à soy ; afin que réfléchie en soy mesme, elle se connoisse par soy mesme » . Ce stoïcisme, affirmation de l’in¬dépendance du moi, glisse vers le spiritualisme, affirmation de l’autonomie de l’esprit dans la connaissance qu’il a de lui-même. Du stoïcisme, il reste, même chez les moralistes qui ne sont pas à proprement parler des stoïciens, une tendance à trouver la source de nos maux dans un jugement mal réglé et qu’il dépend de nous de réformer. Cette idée d’Épictète, que l’on trouve si parfaitement exprimée chez Du Vair (« car notre volonté a la force de disposer nostre opinion tellement qu’elle ne preste consentement qu’à ce qu’elle doit..., qu’elle adhère aux choses évidemment vraies, qu’elle se retienne et suspende ès douteuses, qu’elle rejette les fausses » fait aussi le fond de la Sagesse, de Pierre Charron (1603), si forte d’ailleurs que soit en ce livre l’influence de Montaigne. Si Charron se garde de donner au mot sagesse le « sens hautain et enflé des théolo¬giens et philosophes qui prennent plaisir à descrire et faire peinture des choses qui n’ont pas encore esté veues, et les rele¬ver à telle perfection que la nature humaine ne s’en trouve capable que par imagination » (préface), il n’en est pas moins vrai qu’il exige comme conditions de la sagesse, « l’affranchisse-ment des erreurs et vices du monde et des passions », et la « pleine liberté d’esprit tant en jugement qu’en volonté » , ce qui est du pur Épictète. Ajoutons que cette liberté s’accom¬pagne du précepte « d’obéir et observer les lois, coutumes et cérémonies du pays ». Le moraliste est ainsi amené à étudier l’homme tel qu’il est au lieu de chercher à sa conduite quelque principe transcendant ; p.770 la connaissance de soi, c’est à dire des faiblesses humaines, est, selon Charron, un élément important de la sagesse, et l’affaire du moraliste est dès lors de peindre les passions et leurs causes. Dans le même temps que ces morales humanistes, naissait une politique réaliste qui ignorait tout du droit divin des princes ou d’un contrat entre les princes et les peuples, qui ne voulait voir dans la société que le jeu des forces humaines et le conflit des passions. Le type en est le célèbre Prince de Nico-las Machiavel (1469 1527) qui acquiert, dans ses fonctions d’agent diplomatique de la république florentine, une expé¬rience dont il nous donne les fruits. « La plèbe, sa nature est de se réjouir du mal..., une multitude sans chef n’est aucune d’uti¬lité » , voilà les aphorismes qui justifient les moyens par les¬quels le prince assure son autorité. Qu’il soit prince par la volonté du peuple qui veut se servir de lui contre les grands, ou bien par la faveur des grands, il doit tout faire plier ; le prince n’est pas un législateur, c’est un guerrier ; « la guerre, ses institutions et sa discipline sont le seul objet auquel un prince doive donner ses pensées et son application et dont il doive faire métier ; car c’est là le vrai métier de quiconque gouverne » . Aussi bien un prince ne doit il pas se mettre en peine du reproche de cruauté, lorsqu’il s’agit de maintenir ses sujets dans l’obéissance. La vraie clémence ne consiste t elle pas à faire quelques exemples de rigueur au lieu de laisser s’élever des désordres qui bouleverseront la société entière ? Le prince n’est pas davantage obligé de tenir sa parole, si cette fidélité tournait à son détriment. Tout dépend ici des circons¬tances : un prince « doit savoir agir à propos, en bête et en homme » ; il agit en homme quand il combat avec les lois ; mais cette manière de combattre ne suffit point, et il doit souvent agir « en bête », c’est à dire employer la violence. p.771 Ce sont bien des leçons de réalisme que son époque trouva chez Machiavel, et un siècle plus tard, François Bacon pouvait écrire : « Il faut remercier Machiavel et les écrivains de ce genre qui disent ouvertement et sans dissimulation ce que les hommes ont coutume de faire, non ce qu’ils doivent faire » . C’est le problème du prince que Machiavel pose en Italie au début du siècle ; c’est celui du tyran qu’Étienne de la Boétie (1530 1563) pose dans le Discours de la servitude volontaire, qu’il écrivit, dit son ami Montaigne, « n’ayant pas encore atteint le dix huitiesme an de son âge, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. » Comment un nombre infini de personnes peut il se laisser tyranniser par un seul, c’est le problème de Machiavel, vu cette fois non du côté du prince, mais du côté des peuples. Le tyran ne pourrait rien, s’il ne rencontrait de la part du peuple la volonté d’être esclave : C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse » . Si le peuple cesse ainsi d’user de son « droit naturel », c’est que « les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire ; elles ne s’entretiennent pas si aisément comme elles s’abâtar¬dissent, se fondent et viennent à rien » . Ainsi il y a, dans la pensée de la Boétie un sentiment du droit des peuples, un idéalisme juridique qui l’opposent en tout à Machiavel.

X. — UN ADVERSAIRE D’ARISTOTE : PIERRE DE LA RAMÉE @ Un lecteur moderne sera quelque peu étonné, en lisant les élégantes productions de Ramus (1515 1572), de la célébrité de son nom, des tempêtes qu’ont soulevées ses livres, des p.772 épisodes tragiques qu’ils ont suscités. C’est qu’il faut voir en lui moins un philosophe spéculatif qu’un homme de métier qui s’émeut de la stérilité de l’enseignement dans les écoles pari-siennes, qui voudrait y porter remède, et qui se heurte à toutes les résistances de la routine. On connaît ses tribulations : issu d’une très pauvre famille du Vermandois, il conquiert, en 1536, son grade de maître ès arts en soutenant la thèse sui¬vante : « Tout ce qu’a dit Aristote est fiction (commenticia). » En 1543, il publie des Aristotelicae animadversiones ; les péri¬patéticiens le poursuivent devant le Parlement ; l’affaire est évoquée devant le roi ; François Ier, dans ses « solicitudes » pour « accroistre et enrichir son royaulme de toutes bonnes lettres et sciences » , interdit à Ramus d’enseigner et de publier aucun livre ; car, dit l’arrêt, « parce qu’en son livre des Animaduersions il reprenoit Aristote, estoit évidemment cogneue et manifestee son ignorance, voire qu’il avoit mau¬vaise voulente, de tant qu’il blasmoit plusieurs choses qui sont bonnes et véritables ». L’interdiction fut levée par Henri II en 1551 et, pendant dix ans, Ramus enseigna avec éclat au Collège de France, sans sortir du vieux cadre du trivium et quadrivium, puisque ses leçons portèrent sur la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique et la géométrie. Converti au calvinisme en 1562, il quitta Paris pendant les guerres civiles ; il trouva un accueil empressé en Allemagne et en Suisse, où il professa de 1568 à 1570 ; rentré en 1570, il fut assassiné deux jours après la Saint Barthélémy, le 26 août 1572 ; son collègue et implacable ennemi Charpentier est accusé de ce meurtre. Professeur avant tout, il cherche à apporter en toutes les matières qu’il enseigne une simplicité, une clarté que l’on ne connaissait plus. Il est, comme l’a dit Bacon, non sans ironie, le « père des Abrégés ». Ses Animadversiones de 1543 vont p.773 rejoindre sa brève Dialectique de 1555, écrite en français, et ses Advertissements sur la réformalion de l’Université de Paris au Roy, de 1562, où il proteste contre la complication de l’enseigne¬ment. Son reproche essentiel à Aristote tient sans doute en ses lignes : « Il a voulu faire deux logiques, l’une pour la science, l’autre pour l’opinion »  ; Aristote a voulu séparer la discussion vivante, celle que pratiquent naturellement « les poètes, orateurs, philosophes et bref tous excellents hommes », d’un certain amas chaotique de règles qui sont de nul usage et qui encombrent l’esprit. Tout Ramus est là : la logique ou dialectique est un art pratique, fondé sur la nature. On commence par la doctrine, on croit connaître la logique « pour savoir caqueter en l’école des règles d’icelle » . Il faut à l’inverse commencer par la nature et pratiquer long¬temps poètes, orateurs et philosophes. La dialectique de Ramus, comme on l’a noté avec beaucoup de raison , est calquée sur la rhétorique de Cicéron et de Quintilien ; les deux parties qu’il y distingue, sont l’invention, qui consiste à trouver les arguments, et la disposition, qui consiste à les mettre en ordre ; or ce sont là les deux premières parties de la rhétorique. L’invention est l’ancienne topique, qui indique les classes générales d’arguments : les causes, les effets ; etc. La disposition concerne la mise en forme de ses arguments ; la dernière partie de la disposition est la méthode, qui consiste à grouper les arguments, une fois trouvés, dans l’ordre le plus clair possible. Il est donc à noter que, chez Ramus, l’ordre reste entièrement séparé de la découverte des arguments. La méthode ou ordre n’a qu’à résoudre des problèmes de ce genre : les préceptes de grammaire étant mis chacun sur un carré de papier, puis, tous les carrés étant brouillés, comment les ordonner ? Et Ramus de remarquer : « Premièrement, il p.774 ne sera pas besoing des lieux d’invention, car tout est jà trouvé. » Il n’a donc pas le moindre pressentiment de cette intime liaison entre l’ordre et l’invention que Descartes découvrit non pas chez les orateurs et les poètes, mais dans les mathématiques. L’on trouve dans certains traités contemporains un pressentiment plus net de la méthode. Acontio publie en 1558 un De methodo qui définit la méthode « un procédé correct qui, permet, en deçà de l’examen de la vérité (citra veritatis examen) de poursuivre la connaissance d’une chose et d’enseigner convenablement la manière dont on l’a acquise » . Cette défi¬nition contient donc deux parties : méthode d’investigation et méthode d’exposition. Cette méthode d’investigation con¬siste à aller du plus connu au moins connu, et le plus connu, c’est pour Acontio non seulement des idées générales, mais des « notions innées qui sont telles que, si on les profère, personne ne peut ne pas donner son assentiment, comme : le tout est plus grand que la partie ». Pourtant la méthode reste un simple auxiliaire qui ne dispensera pas de l’examen de la thèse à laquelle elle amène. Malgré ces réelles faiblesses, le ramisme a exercé, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, un grand attrait, surtout en Allemagne. Ramus a parfaitement senti et noté l’exigence de clarté qui caractérise son époque et qui l’amène à sortir des écoles et à écrire en langue vulgaire : « Quand je retourne des escholes grecques et latines, et desire à l’exemple et imitation des bons escholiers rendre ma leçon à la patrie... et lui declairer en sa langue et intelligence vulgaire le fruict de mon estude, j’apper¬çoy plusieurs choses repugnantes à ces principes, lesquelles je n’avoye peu appercevoir en l’eschole par tant de disputes » . Ajoutons que, ennemi de l’aristotélisme, Ramus trouva sur sa route tous les élèves des Padouans ; il attaquait Aristote non seulement comme logicien, mais comme libre penseur, comme p.775 auteur d’une théologie qui nie la providence et la création, et d’une morale indépendante de la religion. Il eut donc contre lui tous les libertins du temps. Galland, l’ami du peripatéticien padouan Vicomercato, dans sa réponse à Ramus (Pro schola parisiensi contra novam Academiam P. Rami, 1551) lui oppose aussi le caractère indispensable d’une morale indépendante, celle qui « a appris aux païens les devoirs de la vie domestique, publique et civile, qui nous apprend à refréner nos désirs et nos passions » ; « qu’on recommande les devoirs envers Dieu, et la piété en passant sous silence les vertus civiques, à aucun prix, je ne le supporterai  ».

XI. — LE PLATONISME : POSTEL ET BODIN @ L’esprit platonicien a une exigence d’unité qui fait défaut à tous les autres. Ce sont des tentatives d’unité qui caracté¬risent les grands systèmes qui closent l’ère de la Renaissance. D’abord l’effort, de caractère pratique autant que théorique, de Guillaume Postel qui veut utiliser sa connaissance des langues orientales pour réaliser l’unité religieuse de la terre (de orbis terme concordia, 1542) et qui pense que cet accord est possible grâce au caractère rationnel des vérités religieuses : hostile aux protestants qui rompent l’unité chrétienne non moins qu’au catholicisme autoritaire qu’établit le concile de Trente, il ne voit de salut que dans le retour à l’origine oubliée de toutes les religions, qui est la raison : il s’agit avant tout pour lui de démontrer contre les Padouans la création ex nihilo et l’immortalité personnelle ; et c’est Platon qu’il leur oppose : « Car, dit il, pour contredire les Idées de Platon, les substances séparées et, en général, la sagesse créée tout entière, ils en sont venus à nier Dieu en le représentant comme contraint à agir » . Il faut ajouter que la religion rationnelle de Postel reste celle p.776 d’un homme de la Renaissance, celle d’un érudit qui, comme Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, essaye de la rattacher à une tradition dont il trouve les échos chez Platon, mais aussi dans la révélation des Sibylles, dans la Kabbale juive, et chez les Étrusques, à qui il consacre un livre : tradition qui vient de la Raison, conçue cette fois non plus comme simple faculté de raisonner, mais comme le Verbe, le Logos, l’âme du monde qui anime tous les êtres et qui inspire les prophètes. Le juriste Jean Bodin est l’auteur d’une République (1577) où il oppose Platon à Machiavel, en déclarant que l’autorité de l’État reste soumise au droit naturel, qu’elle ne peut, par exemple, supprimer la propriété individuelle et que l’État n’a d’autre fin que le souverain bien humain. L’idée fonda¬mentale de son Heptaplomeres est la même que celle de Postel : dégager de toutes les religions existantes un contenu commun qui puisse devenir la religion universelle qui « n’est pas autre chose que le regard d’un esprit pur vers le vrai Dieu » ; mais sa religion est encore plus simplifiée que celle de Postel, puis¬qu’elle ne contient guère que l’affirmation du Dieu unique et de son culte par l’exercice des vertus morales ; et, dans la pra¬tique, il arrive à une tolérance qui lui fait reconnaître toutes les religions « afin de n’estre pas accusé d’athéisme ou d’estre un séditieux capable de troubler la tranquillité de la Répu¬blique » .

XII. — LE PLATONISME ITALIEN : TELESIO @ Des préoccupations sociales dominent la pensée de Postel et de Bodin : bien différents sont les spéculatifs italiens dont nous allons parler : tous soutiennent cet animisme universel, cette théorie de l’univers vivant que nous avons déjà rencontrée p.777 chez les Padouans. Ce qui les en distingue, c’est d’abord qu’ils sont hostiles à Aristote, c’est ensuite qu’ils donnent leur doc-trine comme une vision totale de la réalité qui se suffit et n’est pas simplement juxtaposée à la foi. C’est d’abord Telesio (1509 1518), qui, au dire de François Bacon, est le premier des modernes (novorum hominem pri¬mum). Il fait revivre l’animisme stoïcien, qui pouvait lui être connu par Diogène Laërce, Sénèque et Cicéron : il admet le dynamisme avec ses deux principes : une force active et une matière tout à fait inerte et passive ; seulement cette force motrice se dédouble en force expansive ou chaleur et force de contraction ou froid : expansion et contraction expliquent, par leurs divers degrés, toutes les différences qualitatives des êtres. Cette force active est un corps, et l’âme du vivant, qui en est une partie, est également un corps, un souffle ou pneuma, répandu à travers les cavités cérébrales et les nerfs. Cette conception de l’âme, qui sera vulgarisée dans la théorie cou¬rante des esprits animaux, implique, sur la nature de la connais¬sance, une thèse analogue à celle des Stoïciens : la sensation est un contact où l’objet modifie le souffle ou esprit, qui réa¬git par une activité propre de conservation ; cette activité de conservation (Telesio suit ici le livre III du De Finibus de Cicéron) donne naissance à la morale, grâce à la connaissance que l’homme prend de la solidarité de sa conservation avec celle d’autrui ; et la principale vertu sociale, comme au De officiis de Cicéron, est l’humanité, tandis que la vertu intérieure est la sublimité qui fait trouver le bonheur dans la vertu. Quant à la connaissance intellectuelle, mémoire et pensée, elle consiste en une conservation des sensations, capable de suppléer aux sens, quand ils nous manquent. La sensation et la conscience se trouvent d’ailleurs non pas seulement chez les hommes et les animaux, mais en tous les êtres de la nature dont le tout sympathique forme l’animal univers. Telesio soutient bien aussi la thèse d’une âme immatérielle p.778 qui s’ajoute à l’autre et qui est en rapport avec notre destinée surnaturelle ; mais il est difficile de voir dans cette addition autre chose qu’une mesure de prudence à l’égard des puissances de l’Église.

XIII. — LE PLATONISME ITALIEN (suite) : GIORDANO BRUNO @ G. Bruno (1548 1600) cite souvent parmi ses maîtres italiens François Patrizzi (1529 1597), le professeur de Ferrare et de Padoue qui contribua en effet beaucoup à répandre ce platonisme ésotérique, qui mélange les idées des dialogues avec la mystique des livres hermétiques, et les oracles des Chaldéens ; syncrétisme que nous allons retrouver chez Bruno. «  Il est d’un cerveau ambitieux et présomptueux, écrit G. Bruno, de vouloir persuader aux autres qu’il n’y a qu’une seule voie pour arriver à la connaissance de la nature... Bien que la voie la plus constante et la plus ferme, la plus contemplative et la plus distincte et le mode de considérer le plus élevé doivent toujours être préférés, ce n’est pas une raison pour blâmer un autre mode qui a de bons fruits, bien qu’ils ne soient pas du même arbre. Les Épicuriens ont dit beaucoup de bonnes choses, bien qu’ils ne s’élèvent pas au dessus des qualités de la matière. Héraclite a bien des choses excellentes, bien qu’il ne dépasse pas l’âme. On tire profit d’Anaxagore qui place au dessus d’elle un intellect, le même que Socrate, Platon, Trismégiste et nos théologiens ont appelé Dieu » . Nul passage ne peut mieux exprimer l’éclectisme de Bruno et son ambition d’une philosophie totale ; il n’a qu’un ennemi, c’est Aristote, l’homme « injurieux et ambitieux, qui a voulu déprécier les opinions de tous les autres philosophes avec leurs manière de philosopher ». p.779 Cette richesse ou plutôt cette profusion de pensées chez un philosophe qui, comme plus tard Leibniz, ne veut rien perdre des spéculations du passé, a toujours déconcerté ceux qui ont voulu tenter un exposé systématique de la doctrine de Bruno. Une hiérarchie d’hypostases : Dieu, Intelligence, Ame du monde et matière, comme chez Plotin ; l’héliocentrisme de Copernic avec l’infinité des mondes qui lui est lié ; l’Identité de Parménide ; l’atomisme de Démocrite avec une physique cor-pusculaire, voilà les principales thèses de Bruno, qui n’avaient guère accoutumé de se trouver ensemble : nous avons vu le plotinisme intimement lié au géocentrisme, qui seul peut lui fournir une image sensible de l’unité, et Plotin condamne l’ato¬misme qui remplacerait la continuité de la vie par la compo¬sition mécanique. Verrons nous donc chez Bruno, une suite de systèmes successifs, ce qui paraît bien impossible, dans les ouvrages qu’il a composés en une période de dix ans de 1582 à 1592, de 34 à 44 ans ? Aimerons nous mieux voir un tissu de contradictions dans ces livres que Bruno, qui avait abandonné son couvent de dominicains en 1576, écrivit pendant une vie agitée, suspect à tous, aux luthériens comme aux calvinistes, puis enfermé huit ans dans les prisons du Saint Office, d’où il ne sortit en 1600 que pour le bûcher ? Certes il y a chez lui bien des inconséquences et même des absurdités, comme son sin¬gulier atomisme mathématique qui, composant des lignes de points, semble dater d’un temps antérieur à Platon, où les irrationnelles n’avaient pas encore été découvertes. Mais, pour le reste, Bruno a su au contraire dégager le platonisme de soli¬darités compromettantes : rappelons en effet que le platonisme, à l’origine, n’est nullement lié, comme le système d’Aristote, au géocentrisme, que Scot Érigène, comme Nicolas de Cuse, deux grands platoniciens, maîtres particulièrement aimés de Bruno, ont été favorables à l’héliocentrisme des Pythagoriciens, que Platon lui-même dans le Timée après avoir parlé du monde comme d’un vivant et de son âme, expose un atomisme qui p.780 constitue le monde de corpuscules, solides réguliers inscrip¬tibles en des sphères : or c’est à cet atomisme de Platon (et non à celui de Démocrite) que Bruno se réfère dans le texte suivant : « Pour Pythagore les premiers principes sont les monades et les nombres, pour Platon les atomes, les lignes et les surfaites »  ; c’est lui, et non Épicure, qui lui suggère l’idée de donner à tous les atomes la figure sphérique. Bruno, en véritable intuitif, a rompu ainsi de séculaires associations d’idées ; les platoniciens vulgaires en restaient à la contemplatio ordinis, à la connaissance de l’ordre hiérarchique des choses ; or elle n’est que le quatrième degré d’une échelle qui en comporte neuf, dont les deux derniers sont « la transfor¬mation de soi-même en la chose, et la transformation de la chose en soi-même » . Entre tous les moments de la connaissance, Bruno voit d’ailleurs une parfaite pénétration : « On peut démon¬trer, écrit il, que s’il y a dans le sens participation de l’intelli¬gence, le sens sera l’intelligence elle même. » Texte significa¬tif où disparaît cette opposition des sens à l’intellect qui est une des plus chères au platonisme vulgaire, et qui montre bien la tendance constante de Bruno : celle qui consiste à glisser toujours de la participation à l’identité, qu’il s’agisse du sens et de l’intellect, ou bien du sensible et de l’intelligible. C’est ce qui explique les principaux traits de sa vision du monde : chez lui, toutes les hypostases, Dieu, Intelligence, Ame du monde, Matière se réduisent à une seule, qui est la vie à la fois une et multiple de l’univers, « l’animal saint, sacré et vénérable »  ; il ne peut, en particulier, admettre une matière qui ne soit qu’un non être et qui ne contienne déjà toutes les raisons séminales ; en quoi il s’écarte de Plotin moins qu’on ne le croit d’habitude, puisque, sous le nom de matière intelli¬gible, celui-là a précisément conçu une réalité véritable et p.781 divine. Tous les individus ne peuvent être pour lui que des modes de la substance unique, qui sont à la substance comme les nombres à l’unité, ou plutôt comme les unités composantes des nombres à l’unité primitive qui en est la condition ; Dieu est la monade des monades, l’entité des êtres, la substance des sub¬stances ou, comme le dit le De Immenso : ... Rerum facies dum tantum fluctuat extra, Intimius cunctis quam sint sibi quaeque, vigens est Entis principium, cunctarum fons specierum, Mens, Deus, Ens, Unum, Verum, Fatum, Oratio, Ordo . « Tandis que la surface des choses reste flottante, il est plus intime à toutes choses qu’elles ne le sont à elles mêmes, principe vivant de l’être, source de toutes les formes, Esprit, Dieu, Être, Un, Vrai, Destin, Verbe, Ordre ». Dans certains exposés, cet Esprit se décompose en réalités de degrés différents : Esprit supérieur à tout ou Dieu, Esprit inséré en toutes choses ou Nature, Esprit qui traverse toutes choses ou Raison  ; en d’autres, il ne s’agit que d’une réalité unique ; peu importent ces différences ; elles n’ont de prix que pour ceux qui veulent chercher si Bruno est partisan de la transcendance ou de l’im¬manence, ce qui n’a de sens que lorsqu’on fait de Dieu et de la nature des réalités statiques et juxtaposées, ce qui n’en a aucun lorsqu’on accepte le dynamisme de Bruno qui considère la force vivante et mouvante. Ainsi s’explique la thèse de l’infinité de l’univers, puisque l’infini divin ne peut s’exprimer que dans un univers égale¬ment infini. Ainsi s’explique, malgré le paradoxe apparent, même l’atomisme (que l’on pourrait appeler plus proprement la monadologie). Bruno, en effet, fait, comme plus tard Leibniz, de la simplicité la caractéristique de la substance : p.782 Compositum porro nullum substantia vera est . Si, pour cette raison, il accepte les atomes, ce ne sont pas les « éléments impies » de Démocrite ; la physique de Bruno n’est point du tout mécaniste : en dehors des atomes, il y a l’éther « région immense dans laquelle se meut et vit le monde » , milieu remplissant l’espace, corps de l’âme du monde par lequel les atomes se composent et se combinent, et, en chaque individu une âme qui est comme le centre autour duquel se rassemblent et s’ordonnent les atomes : de telle sorte que Bruno garde simultanément la conception plotinienne de l’individu comme image du tout et microcosme et de l’indivi¬sible démocritéen comme unité composante. De son système Bruno espère, comme Ficin du platonisme, la véritable unité religieuse, qu’il oppose à celle des Réformateurs, ces esprits misanthropes semant partout la discorde, à celle du catholicisme, fanatique, pessimiste et ennemi de la nature, à celle du judaïsme avec son dieu jaloux et sanguinaire  ; unité qu’il rattache à la « religion égyptienne », c’est à dire au platonisme religieux d’Hermès Trismégiste. Cette religion est une gnose ; c’est la connaissance pour l’homme que « Dieu est voisin de lui, avec lui et plus intérieur à lui que lui-même il ne peut l’être » ). La pensée de L. Vanini (1585 1619) est fort loin d’avoir la rigueur et l’ampleur de celle de Bruno ; cherchant par¬tout asile contre ses persécuteurs et finalement victime de l’Inquisition, qui le fit brûler à Toulouse comme hérétique, il est surtout le propagateur et le vulgarisateur des thèses des Padouans.

XIV. — LE PLATONISME ITALIEN (suite) : CAMPANELLA @ p.783 L’aboutissant de ce courant animiste est le système de Cam¬panella qui, malgré son époque (1568 1639), reste bien un homme de la Renaissance : Son ouvrage le plus important, De Sensu rerum et magia, rédigé en 1604 et publié en 1620, se donne dans le sous titre comme « une partie admirable de la philosophie occulte où il est démontré que le monde est la statue de Dieu vivante et connaissante, que toutes ses parties et les parties de ses parties sont douées de sens, plus ou moins clair ou obscur, mais autant qu’il suffit pour sa conservation et celle du tout ». L’on a reconnu le panpsychisme de Bruno et de Telesio : deux de ses principaux arguments pour démontrer que le monde est un être sentant, sont d’origine stoïcienne : il est sentant parce que certaines de ses parties sentent et ce qui est dans les parties est a fortiori dans le tout : argument de Chrysippe au De natura deorum de Cicéron ; toutes ses parties sentent parce que, toutes, elles ont des instincts ou impulsions qui impliquent la sensa¬tion : argument qui emploie la théorie du De Finibus, mais en étendant à tous les êtres de la nature, comme Plotin l’avait fait, ce que les Stoïciens disent seulement de l’animal. Campa-nella ne reconnaît plus la hiérarchie d’Aristote et des stoï¬ciens entre l’animal, la plante et l’être inanimé ; il ne voit plus là, comme Platon et Plotin, que des degrés : la faculté nutri¬tive suppose déjà la faculté sentante ; l’intellect est identique au sens ; la bête pense déjà et a une sorte de raison discursive (discursus universalis). A cette conception du monde se rattache la magie naturelle, conçue à la manière dont la concevait Plo¬tin à la IVe Ennéade comme un art positif d’employer les forces occultes qui émanent des astres ou de la simple tension de la volonté  ; cette action magique, qui est le type de l’action p.784 naturelle, est tout l’opposé du mécanisme dont le triomphe était si proche. Sur ce naturalisme s’édifie une métaphysique, qui développe le principe du système de Plotin : ce qui est sympathie dans le monde sensible est, dans la réalité intelligible, union intime et identité. La connaissance sensible n’est qu’un contact de l’objet avec le sujet ; elle ne nous révèle de l’objet que l’aspect par où le sentant peut s’identifier au senti ; mais la connaissance intel¬lectuelle a pour type la connaissance de l’âme par soi ; or toute connaissance est inséparable de cette connaissance de soi ; en connaissant les choses, « l’âme se connaît parce qu’elle est ce qu’elle est : elle est les autres choses. au moment où elle se sent changée en elles. Pourtant ce changement n’est pas le savoir, mais la cause ou l’occasion du savoir ». Selon le même principe les propriétés communes et similitudes qui relient les choses donnent l’occasion à l’âme de contempler les Idées ; l’assimilation du connu au connaissant, imparfaitement réalisée dans nos concepts généraux, l’est parfaitement dans l’Idée. L’âme et la nature conduisent Campanella jusqu’à un Dieu qui contient, en ses « primalités », Puissance, Sagesse et Amour le modèle de notre âme et de toutes choses : l’analogie uni¬verselle permet à ce sensualiste de s’élever du sensible à l’intel¬ligible . En 1599, Campanella complota en Calabre où, se présentant comme un nouveau Messie, il semble, d’après les pièces du procès qui lui fut intenté, avoir voulu réaliser une république théo¬cratique analogue à celle qu’il exposa plus tard dans la Cité du Soleil, composée en 1602 et parue en 1623. L’idée centrale de cette utopie est celle d’une renaissance de l’humanité grâce à une organisation plus productive. Il a un grand souci des réa¬lités économiques : « On compte, dit il, soixante dix mille âmes à Naples, et c’est à peine s’il y a dix ou quinze mille travailleurs p.785 dans le nombre. Aussi ceux là s’épuisent et se tuent pour un travail au-dessus de leurs forces. Dans la cité du Soleil, les tra¬vaux étant également distribués, chacun ne travaille pas plus de quatre heures par jour. » Pourtant le résultat économique n’est pas le principal : « Quelques hommes s’élancent à la décou¬verte du nouveau monde, guidés par l’appât des richesses ; mais Dieu les y pousse dans un but bien plus élevé. » Cette idée d’une humanité devenue une, qui atteindra à une religion naturelle, foncièrement identique d’ailleurs avec le Christianisme, est l’idée fondamentale de ceux qui, à la Renaissance, ont fait revivre le platonisme.

XV. — LE MYSTICISME ESPAGNOL @ De même que la méthode expérimentale de Léonard aban¬donne la construction métaphysique de l’univers et voit dans les choses des équilibres momentanés et changeants de forces, et non plus la réalisation d’un plan idéal, de même la mystique espagnole qui en est contemporaine, abandonne les spécula¬tions sur la structure de la réalité divine. Les mystiques du XVIe siècle pratiquent l’humilité intellectuelle : « Dieu, dit saint Jean de la Croix (mort en 1591) ne veut pas que nous leur (à nos révélations intimes et personnelles) donnions entière créance, tant qu’elles n’ont point passé par ce canal humain qu’est la bouche de l’homme » . La soumission à l’Église est complète. Le même Jean de la Croix répugne à l’idée qu’il y ait un procédé rationnel qui puisse mener l’esprit du monde sensible à Dieu : « Aucune chose créée ni pensée ne peut offrir à l’entendement un moyen convenable pour s’unir à Dieu. Tout ce que l’entendement peut atteindre lui est plutôt obstacle que moyen de s’y attacher » . Donc, on cherche dans l’union à Dieu non point p.786 la révélation de l’essence des choses, ni en général une réponse à une question, mais avant tout une liberté intérieure, qui affranchisse de toute contrainte, une science immédiate qui soit indépendante de toute méditation et de tout raisonnement. Au témoignage de sainte Thérèse (1515 1582), les paroles divines intérieures, que le mystique ne peut pas ne pas entendre, qui transforment son âme et qui ont une telle force que rien ne les peut effacer, se produisent pourtant dans l’âme à des moments où elle est incapable de les comprendre et ne répondent à aucun désir de les entendre . Le mystique cherche la perfection intérieure de son âme, et non plus, comme Scot Érigène ou Eckhart, la révélation des principes de l’univers. Le contact entre la vie religieuse et l’histoire de la pensée intellectuelle, qui durait depuis des siècles, change d’aspect dans un pareil mysticisme.

Bibliographie

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B I B L I O G R A P H I E Générale - Période hellénique - Période hellénistique et romaine - Moyen âge et Renaissance

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BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE @ I. OUVRAGES GÉNÉRAUX UEBERWEG, Grundriss der Geschichte der Philosophie, 4 vol. : vol. 1, Das Altertum, par Praechter. 12e édit., 1926 ; vol. II, Die patristiche und scholastische Zeit, par Bauingartner, 11e édit., 1926 ; vol. III, Die Neu¬zeit bis zum Ende des achtzehnten Jahrhunderts, par Frischeisen-Koehler et Moog, 12e édit., 1923 ; vol. IV, Die deutsche Philosophie im 19. Jahr¬hundert und die Gegenwart 12e édit., 1924) ; vol. V, Die Philosophie des Auslandes im 19. Jahrhundert und die Gegenwart, 12e éd., 1924. Louis CAZAMIAN, L’Évolution psy¬chologique et la littérature en Angleterre, Paris, 1920. WEBER, Histoire de la philosophie occidentale, dernière édition Paris, 1925. RENOUVIER, Philosophie analytique de l’histoire, 4 vol., 1896 1897. DELBOS, Figures et doctrines de philosophes, 1918. BRUNSCHWICG, Les étapes de la philosophie mathématique, 1912. BRUNSCHWICG, L’Expérience humaine et la causalité physique, 1922. BRUNSCHWICG, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, 2 vol., Paris, 1927. REVUES. — Revue philosophique (depuis 1876), de métaphysique et de morale (depuis 1893), des sciences philosophiques et théologiques (depuis 1911), de philosophie (depuis 1900) : Archiv für die Geschichte der Philosophie (depuis 1886) ; Archives de philosophie (depuis 1923) ; Mind (depuis 1876) ; Revue d’Histoire de la philosophie (1927 1929). FRANCK, Dictionnaire des sciences philosophiques, 1885.

II. — ANTIQUITÉ. RITTER et PRELLER, Historia philosophiae graecae (Recueil de textes), 9e édit., par Wellmann, 1913. ZELLER, Die Philosophie der Griechen (Partie I, Die vorsokratische Philo¬sophie, 6e édit., par Lortzing et Nestle, 1919 1920, traduit par Bou¬troux sur la 4e édit., 2 vol., 1877 1882 ; Partie II, section 1, Sokrates¬-Plato, 4e édit., 1888, trad. par Belot, 1884 ; section 2, Aristoteles, 3e édit., 1879 ; Partie III, section 1, (4e édit., 1909) et 2 (4e édit., 1903), Die nacharistotelische Philosophie. GOMPERZ, Les Penseurs de la Grèce (traduit de l’allemand par Reymond), 3 vol., 1908 1909 (jusqu’aux premiers péripatéticiens). BURNET, Greek Philosophy, part. I : Thales to Platon, 1914. ROBIN, La Pensée grecque et les Origines de l’Esprit scientifique, 1923. A. et M. CROISET, Histoire de la littérature grecque.

III. MOYEN AGE Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters (Texte und Unter¬suchungen), par Bæumker et Hertling (depuis 1891). HAURÉAU, Histoire de la philosophie scolastique, 3 vol., 1872 1880. DE WULF, Histoire de la philosophie médiévale, 4e édit., 1912, 5e édit., tome I, 1924. GILSON, La Philosophie au moyen âge, 2 vol., 1922.

IV. — TEMPS MODERNES HŒFFDING, Histoire de la philosophie moderne (traduit par Bordier), 2 vol., 1906 ; Les Philosophes contemporains, (traduit par Tremesaygues), 1908. KUNO FISCHER, Geschichte der neuern philosophie, 10 vol., 38 h 5e édit., 1904 1921. DELBOS, La Philosophie française, 1919. SORLEY, A History of english Philosophy, 1920. ZELLER, Geschichte der deutschen Philosophie, 2e édit., 1873.

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I. PÉRIODE HELLÉNIQUE @ CHAPITRE PREMIER. Les présocratiques.

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CHAPITRE II. Socrate.

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CHAPITRE III. Platon.

ŒUVRES Texte : Ed. J. Burnet, dans Scriptorum classicorum Bibliotheca Oxoniensis, 5 volumes. Traduction : Œuvres complètes par V. Cousin (12 vol. 122 1840), Sais¬set et Chauvet (10 vol., 1869). Texte et traduction : Timée, par Th. H. Martin, 2 vol., 1841. Œuvres com¬plètes. (en cours de publication) dans la collection Guillaume Budê ; ont paru tomes I, II, III et VIII.

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CHAPITRE IV. Aristote.

ŒUVRES Édition de l’Académie de Berlin, par Bekker (t. I et II, 1831 ; tome III, traductions latines ; tome V, 1870 : Index aristotelicus, de Bonitz, et Fragments, par V. Rose). Éditions partielles : Métaphysique, éd. Bonitz, Berlin, 1848 9 ; édit. Ross, Oxford, 1924 ; Organon, édit. Waitz, 1844 6 ; De l’âme, édit. Trendelenburg, 1833 ; Éthique à Nicomaque, édit. Burnet, 1900 ; Politique, édit. Newman, 1887 92 ; Météorologiques, édit. Ideler, 1834 36, édit. Fobes, 1919. Traductions françaises : Œuvres complètes, par Barthélémy Saint Hilaire ; Métaphysique, I III, par Colle, 1912-1922 ; De l’âme, par Rodier, 1900 ; Physique, II, par Hamelin, 1900 ; Physique, IV, 1 5, par Carteron, 1923 ; Politique, par Thurot ; Constitution d’Athènes, par Haussoulier, 1892 : Éthique nichomachéenne, liv. I. et II, par Souilhé ct Cruchon, Archives de philosophie 1929 ; Physique, liv. I à IV, par Carteron, 1926.

ÉTUDES GÉNÉRALES Hamelin, Le système d’Aristote, publié par Robin, 1910. WERNER, Aristote et l’idéalisme platonicien, Paris, 1910. PIAT, Aristote, 1903. LALO, Aristote, 1923. ROSS, Aristote, Londres, 1923 ; trad. fr., Paris, 1930. JAEGER, Studien zur Enstehunsgeschichte der Metaphysik des Aristoteles, Berlin, 1892. JAEGER, Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, 1923.

ÉTUDES SPÉCIALES I et II. — H. MAIER, Die Syllogistik des Arisloteles, Tübingen, 1896 1900. C. THUROT, Études sur Aristote, 1861. M. ROLAND-GOSSELIN, Les Méthodes de la définition d’après Aristote. (Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1912.) BRUNSCHWICG, Qua ratione Aristoteles metaphysicam vim syllogismo inesse demonstraverit, 1897. ROBIN, Sur la conception aristotélicienne de la causalité, Archiv fur die Geschichte der Philosophie, 1909. III à IV. IX. — RAVAISSON, Essai sur la métaphysique d’Aristote, 1er vol., 1836 (réimprimé en 1920). ROBIN, La Théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, 1908. VII et VII. X. — CARTERON, La Notion de Force dans le Système d’Aris¬tote, 1923. DUHEM, Le Système du monde de Platon à Copernic, tome I, p. 130 214, 1913. XI. — POUCHET, La Biologie aristotélique, 1885. XII et XIII. — OLLÉ LAPRUNE, La Morale d’Aristote, 1881. DEFOURNY, Aristote. Théorie économique et société, Louvain, 1914 ; Aris¬tote et l’éducation, 1919 ; Aristote et l’évolution sociale, 1924. XIV. THEOPHRASTE, Caractères, édit. Navarre, collection. G. Budé, 1921 ; Fragments, édit. Teubner. BERNAYS, Theophrastos Schrift uber die Frommigkeit, 1866. RODIER, La Physique de Straton de Lampsaque, 1891.

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II. PÉRIODE HELLÉNISTIQUE ET ROMAINE @ CHAPITRE I. Les Socratiques.

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CHAPITRE II. L’ancien stoïcisme.

I. — P. H. ELMER MORE, Hellenistic philosophies, Princeton, 1923. KAERST, Geschichte des hellenistischen Zeitalters, 1901. WILAMOWITZ MOFLLENDORF, Hellenistische Dichtung in der Zeit des Calli-machos, Berlin, 1924, 1er volume, chapitre I. III. — DYROFF, L’origine de la morale stoïcienne (Archiv für die Ges¬chichte der Philosophie, tome XII). WELLMANN, Die Fragmente der sikelischen Aertze, Berlin, 1901. VELLMANN, Eine pythagoreische Urkunde des IV Jahrhunderts vor Christ, Hermes, 1919, p. 225. IV. — Stoicorum Veterum fragmenta, coll. J. ab. Arnim. 3 vol., Leipzig, 1905, 1903 ; un quatrième vol. contient les Indices, 1914. OGEREAU, Essai sur le système philosophique des stoïciens, 1885. F. RAVAISSON, La métaphysique d’Aristote, tome II, Paris, 2e éd., 1920. G. RODIER, Histoire extérieure et intérieure du stoïcisme. (Études de philo¬sophie grecque, 1926, p. 219 269.) BARTH, Die Stoa, Leipzig, 1908 ; 2e éd., 1924. E. BRÉHIER, Chrysippe, 1910. R. HIRZEL, Untersuchungen über Ciceros philosophische Schriften, 1883, 2e partie, 1e division : Le développement de la philosophie stoïcienne. I. BEVAN, Stoïciens et Sceptiques, tr. fr. Paris, 1927. V. — V. BROCHARD, De Assensione Stoici quid senserint, 1879. HEINZE, Zur Erkenntnisslehre der Stoa, 1886. A. LEVI, Sulla psicologia gnoseologica degli Stoici (Athenæum, juillet et octobre 1925). V. BROCHARD, La logique des stoïciens. (Études de philosophie ancienne, 1912, p. 221 251.) HAMELIN, Sur la logique des stoïciens. (Année philosophique, 1902). E. BRÉHIER, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, 1908. VI, VII, VIII. — CAPELLE, Zur antiken Theodicee, Archiv für die Ges¬chichte der Philosophie, 1903. BONHOEFFER, Zur stoischen Psychologie, Philologus, vol. LIV, 1895. GANTER, Die stoische System der αί̉σθησις, Philologus, vol. LIII ; zur Psy¬chologie der Stoa, ibid. vol. LIV. STEIN, Psychologie der Stoa, Berlin, 1886. IX. — CICÉRON, Des Fins, livres III et IV. DENIS, Histoire des idées et des théories morales dans l’antiquité, Paris, 1856. RODIER, La cohérence de la morale stoïcienne. (Études, p. 270 308.) DYROFF, Die Ethik der alten Stoa, 1890. A. BONHOEFFER, Epiktet und die Sioa, 1890.

CHAPITRE III. L’Épicurisme au IIIe siècle.

TEXTES Epicurea, édit. HERMANN USENER, Leipzig, 1887 (collection des fragments d’Épicure). Epicureae tres litterae et ratae sententiae, edit. VON DER MÜHLL (collection Teubner), 1922. (Cf. aussi Wiener Studien, 1888, tome X, p. 191.) Trois lettres, traduites par HAMELIN. (Revue de Métaphysique, 1910, tome XVIII, p. 397.) Doctrines et maximes, traduites par M. SOLOVINE, Paris, 1925. Lettres et pensées maîtresses, traduites par ERNOUT dans Le Commentaire de Lucrèce, Paris (collection Budé), 1er volume, 1925. LUCRÈCE, De la Nature, texte et traduction par ERNOUT, 2 vol. de la collection Budé, 1920 ; Commentaire, par L. ROBIN, 2 vol. de la même collection, 1925 et 1926. C. BAILEY, Epicurus, the extant remains, with short critical apparatus, translation and notes, Oxford, 1926.

ÉTUDES E. JOYAU, Épicure, 1910. GASSENDI, Syntagma philosophiae epicureae, dans Opera omnia, tome III, 1658. II. — F. THOMAS, De Epicuri canonica, 1889. F. MERBACH, De Epicuri canonica, dissertation, Weida, 1909. III. — LANGE, Histoire du Matérialisme, traduction, Paris, Schleicher, 1910, tome I, p. 84 150. IV. — M. GUYAU, La Morale d’Épicure, 2e édit., 1881. V. BROCHABD, La Morale d’Épicure (dans Études de philosophie ancienne et moderne, 1912, p. 294).

CHAPITRE IV. IIe et IIIe siècles : Scepticisme, nouvelle Académie.

I. — POLYSTRATE, Du mépris irrationnel ou contre ceux qui s’élèvent sans raison contre les opinions du vulgaire (édit. Wilke, Teubner, 1905) — cf. PHILIPPSON, Neue Jahrbücher für das Klassische Altertum, 1909, p. 487). II. — WENDLAND. Philo und die kynisch stoïsche Diatribe, Berlin, 1895. Teletis reliquiae, edit. Otto Hense, Freiburg, 1889. A. OLTRAMARE, Les origines de la diatribe romaine, Lausanne, 1926. III. — BROCHARD, Les Sceptiques grecs, 2e éd., Paris, 1923. GOEDECKEMAYER, Die Geschichte des griechischen Skepticismus, Leipzig, 1905. VI. — HENSE, Aristo bei Plutarch, Rheinisches Museum, XLV, 1890. V et VI. — Mêmes ouvrages qu’au n° III. CREDARO, Lo Scetticismo degli Academici, 2 vol., Milan 1889, 1893. R. HIRZEL, Untersuchungen über Ciceros, philosophischen Schriften, IIIer Theil, 1883. P. COUISSIN, L’origine et d’évolution de l’EΠΟΚΕ, Revue des Études grecques, 1929, XL, p. 373.

CHAPITRE V. Courants d’idées au Ier siècle avant notre ère.

I. — A. SCHMEKEL, Die Philosophie der mittleren Stoa in ihrem geschichtlichen Zusammenhange, Berlin, 1892. A. BESANÇON, Les adversaires de l’Hellénisme à Rome, Paris, 1910, chap. V. Panaetii et Hecatonis fragmenta, éd. Fowler, dissert., Bonn, 1885. II. — J. BAKE, Posidonii Rhodii reliquiae doctrinae, Leyde, 1810. K. REINHARDT, Poseidonios, Munich, 1921. J. HEINEMANN, Poseidonios. Metaphysische Schriften, I, Breslau, 1921. W. JAEGER, Nemesios von Emesa (Quellenforschungen zum Neuplatonismus und seinen Anfängen bei Poseidonios), Berlin, 1914. POHLENZ, De Posidonii περι παθων (Jahrbücher für class. Philologie. Supplement band XXIV, 1898). W. CAPELLE, Die Schrift von der Welt, Neue Jahrbücher f. d, kl. A., XV, 1905, p. 55. W. CAPELLE, Die griechische Erdkunde und Poseidonios. Ibid., XXXIII, 1920, p. 305. III. — Editions des fragments de Philodème dans la bibliothèque Teubner ; en outre le περι θεων α̉γώγης est édité par Diels, Preuss. Akademie der Wissenschaften, 1916, n° 4 et 6. (Cf. Philippson, Hernies, LIII, p. 358, et LIV, p. 216.) V. DE FALCO, L’epicureo Demetrio Lacone, Naples, 1923. C. GIUSSANI, Studi lucreziani, Turin, 1906. LUCRECE De la Nature, édition et traduction Ernout, coll. Guillaume Budé, 2 vol., 1920 ; Commentaire de L. Robin, ibid., 2 vol., 1925 et 1926. MARTHA. Le Poème de Lucrèce.

CHAPITRE VI. Courants d’idées aux deux premiers siècles de notre ère.

I. — ROBIOU, De l’Influence du stoïcisme à l’époque des Flaviens et des Antonins, 1852. G. BOISSIER, La Fin du paganisme. DENIS, Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité, 1856. III. — Musonii Rufi fragmenta, ostendit O. HENSE, coll. Teubner, 1905. IV. — MARTHA, Les Moralistes sous l’Empire romain, Paris ; Études morales sur l’antiquité ; l’examen de conscience. R. WALTZ, La Vie politique de Sénèque, 1909. E. ALBERTINI, La Composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque, 1923. V. — L. WEBER, La Morale d’Épictète et les besoins présents de l’ensei¬gnement moral, Revue de Métaphysique, 1905. A. BONHDEFFER, Epiktet und die Stoa, 1890. A. BONHDEFFER, Die Ethik des Stoïkers Epiktet, 1894. A. BONHDEFFER, Epictet und das neue Testament, Giessen, 1911. J. BRUNS, De schola Epicteti, Kiel, 1897. T. COLLARDEAU, Étude sur Épictète, 1903. Les Entretiens d’Épictète, traduction par Courdaveaux, 1908. VI. — RENAN, Marc Aurèle. Pensées de Marc Aurèle, trad. Couat, Bordeaux, 1904 ; édition et traduc¬tion, par Trannoy, dans la collection G. Budé, 1925. VII. — BROCHARD, Les Sceptiques grecs, 1887, 2e édit., 1921. GOEDECKEMEYER, Die Geschichte des griechischen Skepticismus, Leipzig, 1905. IX. — PHILON, Allégories des Saintes Lois, édit. et trad. par É. Bréhier, Paris, 1908. É. BRÉHIER, Les Idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie, 1907, 2e édit., 1924. XI. — B. LATZARUS, Les Idées religieuses de Plutarque, Paris, 1920. VOLKMANN, Leben, Schriften und Philosophie des Plutarch von Chæronæa, Berlin, 1869, 1873. O. GRÉARD, De la Morale de Plutarque, 1865. E. GUIMET, Plutarque et l’Égypte, 1898. XII. — FREUDENTHAL, Hellenistische Studien, 1879, III, p. 322. T. SINKO, De Apulaei et Albini doctrinæ platonicæ adumbratione (Dis¬sertat. philol. Acad. litt. Cracov., t. XLI, p. 129), Cracovie, 1905. P. VALLETTE, L’Apologie d’Apulée, Paris, 1908. P. MONCEAUX, Apulée ; roman et magie, 1888 ; Les Africains. Étude sur la littérature latine d’Afrique. Les Païens, 1894.

CHAPITRE VII. Le Néoplatonisme.

I. — E. VACHEROT, Histoire critique de l’école d’Alexandrie, 3 vol., 1846. J. SIMON, Histoire de l’école d’Alexandrie, 2 vol., 1843 1845. T. WHITTAKER, The Neoplatonists, 1901 ; 2e édit., 1918. W. R. INGE, The Philosophy of Plotinus, Londres, 1918. HEINEMANN, Plotin, 1921. R. ARNOU, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Paris, 1921. E. BRÉHIER, La philosophie de Plotin, dans Revue des cours et conférences, 1922. PLOTIN, Ennéades (avec PORPHYRE, Vie de Plotin), édit. et trad. par E. BRÉHIER, coll. G. Budé ; tomes I et II, 1924 ; tome III, 1925 ; tome IV, 1927 ; tome V, 1931. H. F. MÜLLER, Ist die Metaphysik des Plotinos ein Emanationssystem, Hermes, XLVIII, 1913, p. 409. II. — CUMONT, Les Religions orientales dans le paganisme romain, 1928. COCHEZ, Les Religions de l’Empire dans la philosophie de Plotin, 1913. III. — J. BIDEZ, Vie de Porphyre, Gand, 1913. IV. — J. BIDEZ, Jamblique et son école, Revue des études grecques, 1919, p. 29 40. (Cf. Bulletin de l’Académie royale de Belgique, 1904, p. 499.) Jamblichi Theologumena Arithmeticæ, édit. de Falco, coll. Teubner, 1922. (Cf. Rivista indo greco italica VI, 1922, p. 49.) V. — Proclus, Commentaire du Parménide, trad. CHAIGNET, 1900 1902. Édition dans la collection Teubner des Commentaires Sur la République (2 vol., Kroll,1899 1901), Sur le Timée (2 vol., Diels, 1900 1904), Sur le Parménide (Pasquali 1908), Esquisse des thèses astronomiques (Manitius, 1907), Institution physique (Ritzenfeld, 1912), Sur Euclide (Friedlein, 1873). Édition Cousin de la traduction latine par G. DE MORBEEKE des opuscules sur la providence, la liberté et le mal, du commentaire sur Alcibiade, 1864. VI. — C. E. RUELLE, Le Philosophe Damascius. Études sur sa vie et ses écrits, 1861. DAMASCIUS, De Principiis, éd. Ruelle, 2 vol., Paris 1889 1891. DAMASCIUS, Des principes, traduit par CHAIGNET, 1898.

CHAPITRE VIII. Héllénisme, Christianisme.

I. — A. HARNACK, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 3e édition, 3 volumes, Freiburg et Leipzig, 1894 1897. J. TIXERONT, Histoire des dogmes dans l’antiquité chrétienne, 8e, 6e et 4e éditions, Paris, 1921, 1919, 1915. CORBIÈRE, Le Christianisme et la fin de la philosophie antique, 1921. II. — E. RENAN, Saint Paul (3e vol. de l’Histoire des origines du christi¬anisme). TOUSSAINT, L’Hellénisme et l’apôtre Paul, 1921. A. BONHÖFFER, Epictet und das neue Testament, Giessen, 1911. III. — A. PUECH, Les Apologistes grecs du IIe siècle de notre ère, Paris, 1912. JUSTIN, Apologies, texte grec et traduction par L. PAUTIGNY, 1904 ; Dialogue avec Tryphon, texte grec et traduction par G. ARCHAMBAULT, 1909 (dans la collection des textes et documents d’Hemmer et Lejay, Paris, A. Picard). IV. — E. DE FAYE, Introduction à l’histoire du gnosticisme, 1903 ; Gnos¬tiques et gnosticisme, étude critique des documents du gnosticisme chrétien aux IIe et IIIe siècles, 1913. BOUSSET, Die Hauptprobleme der Gnosis, 1907. F. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I. La Cosmogonie manichéenne d’après Théodore Bar Khôni, Bruxelles, 1908. V. — E. DE FAYE, Clément d’Alexandrie, 1898, 2e éd., 1903. E. DE FAYE, Origène, vol. I. Sa biographie et ses écrits, 1923. DENIS, La Philosophie d’Origène. C. BIGG, The Christian Platonisits of Alexandria, Oxford, 1913. VI. — P. DE LABRIOLLE, Histoire de la littérature latine chrétienne, 1920, 2e éd., 1923. Ch. GUIGNEBERT, Tertullien, 1901. L. GRANDGEORGE, Saint Augustin et le néoplatonisme, 1896. J. MARTIN. Saint Augustin, 1.301. P. ALFARIC, L’Évolution intellectuelle de saint Augustin, 1918. Ch. BOYER, L’Idée de vérité dans la philosophie de saint Augustin, 1920. THAMIN, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle, 1895. VII. — Cf. les manuels d’HARNACK et de TIXERONT, cités au § 1. C. GRONAU De Basilïo, Gregorio Nazianzeno Nyssenoque Platonis imita¬toribus, Gottingae, 1908. J. DURANTEL, Saint Thomas et le pseudo Denis (Introduction : La ques¬tion du pseudo Denis), 1919.


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III. MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE @ CHAPITRE I. Les débuts du Moyen âge .

I. — B. HAURÉAU, Histoire de la philosophie scolastique, t. I (jusqu’à la fin du XIIe siècle), 1872 ; t. II (en 2 parties), 1880. B. HAURÉAU, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, 6 vol., Paris, 1890 1893. M. DE WULF, Histoire de la philosophie médiévale, 3 vol., Paris. et Louvain, 5e éd., 1924 1926. A. VACANT, Dictionnaire de théologie catholique, 1839 1919. M. GRABMANN, Die Geschichte der scolastischen Methode, Freiburg, 2 vol., 1909 1911. P. DUHEM, Le système du monde, histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, t. II, 1914 (Astronomie chez les Arabes et chez les Pères de l’Église) ; t. III, 1915 (Astronomie latine au Moyen âge) ; t. IV, 1916 (Astronomie latine au Moyen âge, néoplatonisme arabe) ; t. V, 1917 (La crue de l’aristotélisme). F. PICAVET, Esquisse d’une histoire générale et comparée des philosophies médiévales, 2e éd., 1907. É. GILSON, La Philosophie au Moyen âge, t. I, de Scot Érigène à S. Bona¬venture ; t. II, de S. Thomas d’Aquin à G. d’Occam, Collection Payot, Paris, 1922 (Cf. les chroniques de GILSON sur l’histoire des philosophies médiévales dans la Revue philosophique, p. 454, 1924 ; p. 289, 1925 ; p. 295, 1927). É. GILSON, Le Sens du rationalisme chrétien, dans Études de philosophie médiévale, Strasbourg, p. 1 29, 1921. J. A. ENDRES, Geschichte der mittelalterlichen Philosophie im christlichen Abendland, Kempten und München, 1908. A. DUFOURCQ, Histoire ancienne de l’Église, t. IV (Le Christianisme et l’Empire), t. V (Le Christianisme et les Barbares) ; Histoire moderne de l’Église, t. VI (1049 1300) ; t. VII (1294 1527), Paris, 1925. Parmi les revues spéciales, mentionnons (en dehors des revues citées à la fin de l’Introduction) : Revue néoscolastique, Rivista neoscolastica, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge, dirigées par GILSON et THÉRY (depuis 1926) ; Revue thomiste, Revue d’histoire franciscaine (depuis 1924), Gregorianum. II. — A. HARNACK, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 3e éd., t. II et III, 1894. TIXERONT, Précis de l’histoire des dogmes, t. II, 6e éd., 1921 ; t. III, 4e éd., 1919. III. — EBERT, Histoire de la littérature latine chrétienne, trad. fr., p. 516 sq. P. DE LABRIOLLE, Histoire de la littérature chrétienne, livre V, chapitre II. Œuvres de BOÈCE, MIGNE. Patrologie latine, t. LXIII et LXIV. Œuvres de CLAUDIEN MAMERT, MIGNE, Patrologie, t. LIII. Œuvres de MARCIANUS CAPELLA, Teubner, Leipzig, 1866. Œuvres de CASSIODORE, MIGNE, t. LXIX et LXX. R. DE LA BROISE Mamerti Claudiani vita ejusqua doctrina de anima homi¬nis ; Paris, 1890. H.-F. STEWART, Boethius, Edinburgh, 1891. T. VENUTI DE DOMINICIS, Boezio, Grotta ferrata, 1911. M. GRABMANN, Die Geschichte der scholastischen Methode, t. I, Freiburg, p. 148 sq., 1909. IV. — ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologiarum libri XX, MIGNE, Patrologie, t. LXXXII. BÉDE LE VÉNÉRABLE, De natura rerum ; MIGNE, t. XC ; Historia eccle¬siastica, MIGNE, t. XCV ; de Temporibus, t. XC. VINCENT DE LÉRINS, Commonitorium ; MIGNE, t. L. RHABAN MAUR, De institutione clericorum, MIGNE, t. CVII ; De Universo, t. CXI. ALCUIN, Œuvres, MIGNE, t. C, et CI. LA FORÊT, Histoire d’Alcuin, Paris, 1898. V. — JEAN SCOT ÉRIGÈNE, De praedestinatione, MIGNE, Patrologie latine, t. CXXII, p. 355 439 ; De divisione naturæ, ibid., p. 442 1022. J. DRÄSEKE, Johannes Scotus Erigena und dessen Gewährsmänner in sei¬nem Werke de divisione naturae (Studien zur Geschichte der Theologïe und Kirche, de Bonwetsch et Seeberg, t. IX, 1902) ; Cf. Zeitschrift für wissenschaftliche Theologie, 1903 et 1904. M. JACQUIN, Revue des sciences philosophiques et théologiques, p. 674, 1907, et p. 104 et 747, 1908. H. BETT, Johannes Scotus Erigena, a study in mediaeval philosophy, Cambridge, 1925 (Cf. KOYRÉ, Revue d’Histoire de la philosophie, p. 241, 1927).

CHAPITRE II. Le Xe et le XIe siècle.

I. FRÉDÉGISE, Epistola de nihilo et tenebris, MIGNE, Patrologie latine, t. CV. GERBERT, De rationali et rationalibus uti, MIGNE, t. CXXXIX, p. 159 168. Ps.-RHABAN MAUR, Super Porphyrium (dans COUSIN, Œuvres inédites d’Abélard), p. XVI et LXXVI. PASCHASE. RADBERT De corpore et sanguine domini. MIGNE, t. CXX, p. 1263 1350. Sur la controverse de BÉRENGER, Cf. les écrits de HUGUES DE LANGRES (MIGNE, t. CXLII, p. 1325), d’ADELMANN DE LIÈGE (MIGNE, t. CXLIII, p. 1289 et HEURTEVENT, Durand de Troarn. p. 287 303), d’ALGER DE LIÈGE (MIGNE, t. CLXXXIX, p. 740 sq.), de LANFRANC (MIGNE, t. CL, p. 410 442), de DURAND DE TROARN (MIGNE, t. CXLIX, p 1375). J. ENDRES, Fredegisus und Candidus, Ein Beitrag zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, Philosophisches Jahrbuch, p. 439 446, 1906. AD. FRANCK, Gerbert (dans : Moralistes et philosophes), Paris, 1872. GERBERT, Œuvres, édition Olleris, Clermont Ferrand, 1867. EBERSOLT, Essai sur Bérenger de Tours et la controverse sacramentaire au XIe siècle, Paris, 1903. R. HEURTEVENT, Durand de Troarn et les origines de l’hérésie béranga¬rienne, Paris, 1912. III. PIERRE DAMIEN, Œuvres, MIGNE, t. CXLIV-CXLV. J. ENDRES, Die Dialektiker und ihre Gegner in XI Jahrhunderte, Philo¬sophisches Jahrbuch, 1906. J. ENDRES. Petrus Damiani und die weltliche Wissenschaft, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. VIII, Münster, 1910. IV. SAINT ANSELME, Œuvres, MIGNE, Patrologie latine, t. CLVIII et CLIX, Proslogion, édit. et trad. KOYRÉ, Paris, 1930. A. DANIELS, Quellenbeiträge und üntersuchungen zur Geschichte der Gottesbeweise im XIIIe Jahrhunderte (Beiträge zur Geschichte der Phi¬losophie des Mittelalters, t. VIII, 1909). Publie le texte de PROSLOGION, ch. I, II et III, et celui de GAUNILO, Liber pro insipiente. CHARLES DE REMUSAT, Anselme de Cantorbéry, Paris, 1854. Revue de philosophie, décembre 1909 (numéro consacré à Saint Anselme : articles de DUFOURCQ, DOMET DE VORGES, PORÉE, DRAESEKE, LEPIDI, GEYSER, ADLOCH, BEURLIER, BAINVEL, MARÉCHAUX). A. KOYRÉ, L’Idée de Dieu dans la philosophie de Saint Anselme, Paris, 1923. V. ROSCELIN, Lettre à Abélard, MIGNE, Patrologie, t. CLXVIII, p. 357 (Edition nouvelle de REINERS dans Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. VIII, 1910). F. PICAVET, Roscelin, philosophe et théologien d’après la légende et d’après l’histoire, Paris, 1911.

CHAPITRE III. Le XIIe siècle.

CH. H. HASKINS, The Renaissance of the twelfth Century, Cambridge, 1927. I. — BERNOLD DE CONSTANCE, Œuvres, MIGNE, Patrologie latine, t. CXLVIII, p. 1061. RADULFUS ARDENS, Speculum universale, inédit analysé par GRABMANN, Geschichte der scholastischen Methode, p. 246. YVES DE CHARTRES, Decretum, MIGNE, t. CLXI. ANSELME DE LAON, Extraits inédits des Sentences, publiés par G. LEFÈVRE, 1894. GUILLAUME DE CHAMPEAUX, Sentences, publiées par G. LEFÈVRE dans Les variations de G. de Champeaux et la question des universaux, Lille, 1898. ROBERT PULLUS, Sentences, MIGNE, t. CLXXXVI, p. 639. ROBERT DE MELUN, Extrait des Sentences dans MIGNE, t. CLXXXVI, p. 1015 et 1053. PIERRE LE LOMBARD, Œuvres, MIGNE, t. CXCI et CXCII. PIERRE COMESTOR, Œuvres, MIGNE, t. CXCVIII, p. 1049 1844. PIERRE DE POITIERS, Sententiae, MIGNE, t. CCXI, p. 783. PIERRE ABÉLARD, Sic et non, MIGNE, t. CLXXVIII. G. ROBERT, Les Écoles et l’enseignement de la théologie pendant la première moitié du XIIe siècle, Paris, 1909. F. PROTOIS, Pierre Lombard, son époque, sa vie, ses écrits, son influence, Paris, 1881. J. DE GHELLINCK, Les Citations de Jean Damascène chez Gandulph et Pierre Lombard, Bulletin de littérature ecclésiastique, p. 278, 1910 ;1912. J. N. EPENSBERGER, Die Philosophie des Petrus Lombardus und ihre Stellung im XII Jahrhunderte (Beiträge zur Geschichte der Philo¬sophie des Mittelalters, t. III, 1901). II. CONSTANTINUS AFER, Œuvres, Bâle, 1536. ADÉLARD DE BATH, De eodem et diverso, édité par Hans WILLNER, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. IV, 1903, p. 3 34. BERNARD SILVESTRIS, De mundi universitate, dans Bibliotheca philosophorum mediae aetatis de BARACH, t. I, Innsbruck, 1876 (cf. Ét. GILSON, La cosmogonie de B. Silv., Arch. d’Hist. litt. et doctrinale du M. A., 1928, p. 5 24). GUILLAUME DE CONCHES, Extraits du commentaire du Timée dans COUSIN, Ouvrages inédits d’Abélard, p. 648 657 et MIGNE, t. CLXXII, p. 245 252 ; Philosophia mundi (sous le nom d’Honorius d’Autun), MIGNE, t. CLXXII, p. 39. CH. HUIT, Le platonisme au Moyen âge, Annales de philosophie chrétienne, t. XX et XXI. A. CLERVAL, Les écoles de Chartres au moyen âge, Paris, 1895. CH. H. HASKINS, Adelard of Bath, The english Review, 1911. IV. — K. WERNER, Die Kosmologie und Naturlehre des scholastischen Mittelalters mit spezieller Beziehung auf Wilhelm von Conches (Sitzungberichte der kaiserl. Akad. der Wissenschaften, t. LXXIV, 1873). V. — SAINT BERNARD, Œuvres, MIGNE, Patrologie latine, t. CLXXXII à CLXXXV. HUGUES DE SAINT VICTOR, Œuvres, MIGNE, t. CLXXV à CLXXVII. B. HAURÉAU, Les œuvres de Hugues de Saint Victor, Paris, 1886. J. DE GHELLINCK, Revue néoscolastique, p. 226, 1913. P. ROUSSELOT, Pour l’histoire du problème de l’amour au Moyen âge (Bei¬träge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. VI, 1908). J. RIES, Das geistliche Leben in seinen Entwicklungsstufen nach der Lehre des heiligen Bernhards, Freiburg i.-B., 1906. G.-B. GRASSI BERTAZZI, La filosofia di Hugo da Santo Vittore, Albrighi, 1912. VI. — ABÉLARD, Œuvres théologiques, MIGNE, t. CLXXVIII. COUSIN, Œuvres inédites d’Abélard, Paris, 1836. PETRI ABELARDI, Opera, éd. Cousin, t. I, 1849 ; t. II, 1859. ABÉLARD, Glossae super Porphyrium, ed. GEYER, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. XXI, 1919. Ch. DE RÉMUSAT, Abélard, 2 vol., Paris, 1845. VACANDARD, Pierre Abélard et sa lutte avec saint Bernard, sa doctrine, sa méthode, Paris, 1881. P. LASSERRE, Un conflit religieux au XIIe siècle, Abélard contre S. Bernard, Paris. 1930. DEHOVE, Qui praecipui fuerint labente XII saeculo temperati reaslismi antecessores, Lille, 1908. MICHAUD, Guillaume de Champeaux et les écoles de Paris au XIIe siècle, Paris, 1867. G. LEFÈVRE, Les variations de Guillaume de Champeaux et la question des universaux, Lille, 1898. VII. — GUILLAUME DE SAINT THIEERY, Disputatio adversus Abaelardum, MIGNE, t. CLXXXII, p. 531 532 ; Ænigma fidei, ibid., t. CLXXX, p. 397 440. W. MEYER, Die Anklagesätze des heiligen Bernard gegen Abälard (Nachrichten der kön. Ges. d. Wissensch. zu Göttingen, p. 397 à 468, 1898). VIII. — GILBERT DE LA PORRÉE, Commentaire aux traités théologiques de Boèce, MIGNE, t. LXIV p. 1255 ; De Sex Principiis, MIGNE, t.. CLXXXVIII, p. 1257 (cf. édition HEYSE, Münster, Aschendorf, 1929). A. BERTHAUD, Gilbert de la Porrée et sa philosophie, Poitiers, 1892. IX. — J. SCHILLER, Abälards Ethik im Vergleich zur Ethik seiner Zeit, München, 1906. X. — ALAIN DE LILLE, Œuvres, MIGNE, t. CCX. M. BAUMGARTNER, Die Philosophie des Alanus ab Insulis, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. II, 1896. P. BRAUN, Essai sur la philosophie d’Alain de Lille, Revue des Sciences ecclésiastiques, 1897 1899. XI. — P. ALPHANDÉRY, Les Idées morales chez les hétérodoxes latins au début du XIIIe siècle (collection de l’école des Hautes études : sciences religieuses, t. XVI, Paris, 1903). CH. JOURDAIN, Mémoire sur les sources philosophiques des hérésies d’Amaury de Chartres et de David et Dinant (Académie des Inscriptions, t. XXVI, p. 467, 1870). P. FOURNIER, Étude sur Joachim de Flore, Paris, 1909. A. PÉRIER, Yahya ben Adi, un philosophe chrétien au Xe siècle, Paris, 1920 (traduction des petits traités apologétiques par le même). Ét. GILSON, Les sources grécoarabes de l’Augustinisme avicennisant, avec une édition et une traduction du De intelleclu d’Alfarabi (cf. MASSIGNON, Notes sur le texte arabe du De intellectu), Arch. d’Hist. doctr. du M. A., 1929. A. SCHNEIDER, Die Psychologie Alberts des Grossen (Beiträge zur Geschichte der Philosophie der Mittelalters, IV, p. 401 412, sur David de Dinant). XII. JEAN DE SALISBURY, Œuvres, MIGNE, t. CXCIX. JEAN DE SALISBURY, Policraticus, ed. C. WEBB, 2 vol. Oxford, 1909 (Sur la doctrine, cf. les Prolegomena de WEBB).


CHAPITRE IV. La philosophie en Orient.

Encyclopédie de l’Islam, Paris et Leyde, 1907, etc. ; en 1927, 4 vol. (de A à K, et début de S). SCHMÖLDERS, Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes, Paris, 1842. J. POLLAK, Entwicklung der arabischen and jüdischen Philosophie im Mittelalter (Archiv für die Geschichte der Philosophie, vol. XVII, 1904.. M. HORTEN, Die Philosophie des Islam, München, 1923 (Cf. ses revues générales dans Archiv für die Geschichte der Philosophie, vol. XIX, 1906 ; XX, 1907 ; XXII, 1909). S. MUNK, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, 1859, réimprimé en 1927 (S. MUNK est auteur des notices sur Kindi, Farabi, Gazali, Ibn Badja, Ibn Roschd, dans le Dictionnaire des Sciences philosophiques, Paris, 1852) CARRA DE VAUX, Les Penseurs de l’Islam. I. — M. GUTTMANN, Das religionsphilosophische System der Mutakallimûn nach dem Berichte des Maimonides, Leipzig, 1885. S. HOROWITZ, Ueber den Einfluss der griechischen Philosophie auf die Entwicklung des Kalam, Breslau, 1909. II. — E. 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BONILLA Y SAN MARTIN, Historia de la filosofia española, t. II, Madrid, 1911. S. KARPPE, Études sur les origines et la nature du Zohar précédées d’une élude sur l’histoire de la Kabbale, Paris, 1901. P. VULLIAUD, La Kabbale juive, Paris, 1922. I. HUSIK, Geschichte der jüdischen Philosophie, New Yorlc, 1816. J. GUTTMANN, Die philosophischen Lehren des Isaak ben Salomon Israeli, Münster, 1911. ENGELKEMPER, Die religionsphilosophische Lehre Saadja Gaons über die heilige Schrift, dans Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mit¬telalters, IV, 1903. J. GUTTMANN, Die Philosophie des Salomons Ibn Gebirol, Göttingen, 1889. G. FOCK, Moses ben Maimon, sein Leben, seine Werke und sein Einfluss, Leipzig, 1908. L. LÉVY, Maïmonide, Paris, 1912. IX. — K. KRUMBACHER, Geschichte der byzantinischen Literatur, 2e éd., München, 1897, Erste Abteilung, § 3. Ch. ZERVOS, Un philosophe néoplatonicien du XIe siècle, Michel Psellos, Paris, 1919 (p. 35 : indication des éditions de Psellos). PHOTIUS, Opera ; MIGNE, Patrologie grecque, t. CI à CIV. PSELLOS, Opera ; MIGNE, t. CXXII, p. 477 sq ; N. SATHAS, vol. IV et V de la Mεσαιωνικη Βιбλιοθηκή, Paris, 1874 et 1875. MICHEL D’EPHÈSE et EUSTRATE, Commentaires aux t. XX et XXI de l’édition des Commentateurs d’Aristote de Berlin. SOPHONIAS, ibid., t. XXIII. NICÉPHORE BLEMMYDES, MIGNE, t. CXLII, p. 527 sq. MICHEL ITALICOS, Correspondance dans Cramer, Anecdota graeca oxo¬nensia III, p. 158 203, 1836. GEORGES ACROPOLITE, Opera, éd. Heisemberg, Leipzig (Teubner), 1903. THÉODORE METOCHITA, Miscellanea philosophica et historica, ed. Müller, Leipzig, 1821 ; in Aristolelis physica, Bâle, 1559. NICÉPRORE GRÉGORAS, MIGNE, t. CXLIX, p. 520. DEMÉTRIOS KYDONIS, Sur la crainte de la mort, Leipzig, Teubner, 1901. PLÉTHON, Lois, éd. Alexandre, Paris, 1858 ; De platonicae atque aristo¬telicae philosophiæ diffenrentia, Bâle, 1574. JEAN PÉDIASIMOS, In Ariatotelis analytica, ed. de Falco, Naples, 1926. SY7dEON, Opera, MIGNE, t. CXX, p. 321 sq. GRÉGOIRE PALAMAS, ibid., t. CL, p. 909 sq. NICOLAS CABASILAS, ibid., t. CL, p. 491 sq.

CHAPITRE V. Le XIIIe siècle.

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Bonaventurae et nonnullorum ipsius discipulorum, ad Claras Aquas, 1883, et dans : Bibliotheca fran¬ciscana scolastica medii aevi, t. I, ibid., 1903. VII. — ALBERT LE GRAND, Œuvres éditées à Lyon, 21 vol., 1651, et à Paris, par BORGNET, 38 vol., 1890 1899. TH. HEITZ, La philosophie et la foi chez Albert le Grand, Revue des sciences philosophiques et théologiques, II, 1908. A. SCHNEIDER, Die Psychologie Alberts des Grossen (Beiträge, etc., t. IV, 1903 et 1906). M. GRABMANN, Studien über Ulrich de Strassburg, Zeitschr. für katholische Theologie, t. XXIX, 1905. VIII, IX, X, XI, XII. — SAINT THOMAS, Œuvres ; éd. de Rome 1570¬-1571 ; éd. Fretté et Maré, Paris, 34 vol., 1872 1880 ; éd. de Rome, 1882, sq. contenant du t. IV au t. XII la Somme théologique, avec le Commen¬taire de Cajetan. SAINT-THOMAS, Opusculum de Ente et Essentia, ed. Roland Gosselin, 1926. SERTILLANGES, S. Thomas d’Aquin, 2 vol., Paris, 1910. P. ROUSSELOT, L’intellectualisme de saint Thomas, Paris, 1908 ; 2e éd.,1924. E. GILSON, Le thomisme, 2e éd., Paris, 1923 ; Saint Thomas d’Aquin (Les moralistes chrétiens, Paris, 1925). M. GRABMANN, Thomas von Aquin, eine Einführung, in seine Personlich¬keit und Gedankenwelt, München 1912. J. DURANTEL, Le Retour à Dieu dans la philosophie de saint Thomas, Paris, 1918. J. ZEILLER, L’Idée de l’État chez saint Thomas d’Aquin, Paris, 1910. M. ASIN Y PALACIO, El averroismo teologico de santo Tomas de Aquino, Zaragoza, 1904 (Cf. DONCŒUR, La religion et les maîtres de l’averroïsme, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1911). P. MANDONNET, Les premières disputes sur la distinction réelle entre l’essence et l’existence, Revue thomiste, XVIII, 1910. JACQUES DE VITERBE, De regimine christiano (1301 1302), édition ARQUIL-LIÉRE. Paris, 1926. XIII. — P. MANDONNET, Siger de Brabant et l’averroïsme latin au XIIIe siècle ; I. Étude critique ; II. Textes inédits (t. VI et VII des Philosophes belges, Louvain, 1911 et 1908). P. 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XV. — HENRI DE GAND, Tripartitio doctrinarum et rationum, Bologne, 1701. G. HAGEMANN, De Henrici Gandavensis quem vocant ontologismo, Muns¬ter, 1898. XVI. — GILLES DE LESSINES, De unitate formæ, Louvain, 1902 (t. I des philosophes du Moyen âge). M. DE WULF et PELZER, Les quatre premiers quodlibets de Godefroi de Fon-taines, Louvain, 1904. (T. I des philosophes belges) ; M. DE WULF et HOFFMANS, Les quodlibets V VII (T. III des philosophes belges). M. DE WULF, Un théologien philosophe du XIIIe siècle, Études sur la vie, les œuvres et l’influence de Godefroid de Fontaines, Mémoires de l’Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1904. XVII. — ALEXANDRE NECKHAM, De naturis rerum, ed. Th. Wright, Lon¬don, 1863. ALFRED L’ANGLAIS, De motu cordis, au t. II de la Biblitoth. philosophorum mediae aetatis de Barach, Innsbruck, 1878. L. BAUR, Die philosophische Werke des Robert Grosseteste, Beiträge, etc., t. IX, 1912 (contenant à la fin la Summa philosophica, faussement à attribuée à Robert). XVIII. — The Opus majus of R. Bacon, by JOHN H. BRIDGES, 2 vol., Oxford, 1897 (un volume supplémentaire de corrections et de notes, Oxford, 1900). F. ROGERI BACONI, Opera hactenus inedita, by Brewer, London 1859 (contient l’Opus tertium et l’Opus minus). P. DUHEM, Un fragment inédit de l’Opus tertium de Bacon, ad Claras Aquas, 1909. Opera hactenus inedita R. Baconis, ed. R. STEELE, Oxonii, 1911. P. MANDONNET, La composition des trois Opus, Revue néoscolastique, 1913, p. 51. E. CHARLES, Roger Bacon, sa vie, ses ouvrages, sa doctrine, Paris, 1861. A. G. LITTLE, Roger Bacon, Essays, contributed by various writers, Oxford, 1914. CARTON, L’expérience mystique de l’illumination intérieure chez R. Bacon ; La synthèse doctrinale de R. Bacon ; L’expérience physique chez R. Bacon, 3 vol. 1924. XIX. — C. BAUEMKER, Witelo, ein Philosoph und Naturforscher des XIII Jahrhunderts (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. III, 1908). Contient une édition du De Intelligentiis et des extraits de la Perspectiva, éditée à Nuremberg en 1535. E. KREBS, Meister Dietrich, sein Leben, seine Wissenschaft (Beiträge, etc., t. V, 1906) contient le de intellectu et intelligibili, et le de habitibus (Krebs edite le De esse et essentia, Revue scolastique, p. 516, 1911 ; Würschmidt le De iride, Beiträge, etc., t. XII, 1914). XX. — BEATI RAYMUNDI LULLI, Opera omnia, Mainz, 1721 1742 (édition incomplète). (Cf. RAYMOND LULLE, Dialogue et cantique d’amour entre l’ami et l’amie, traduit du catalan par A. MARIUS, Bruxelles, 1912). A. GOTTRON, Neue Literatur zu Ramon Lull, Franciskanische Studien, p. 250, 1914.

CHAPITRE VI. Le XIVe siècle.

A. DUFOURCQ, Histoire moderne de l’Église, t. VII : Le Christianisme, et la désorganisation individualiste, 4e éd., 1924. I. — DUNSII SCOTI, Opera omnia, éd. Wadding, Lyon, 1639, 12 vol. A. VnenNZ La philosophie de Duns Scot comparée à celle de s. Thomas, Annales de philosophie chrétienne, 1887 1889. E. PLUZANSKI, Essai sur la philosophie de Dun Scot, Paris, 1887. B. LANDRY, Duns Scot, Paris, 1922. E. LONGPRÉ, La philosophie du b. Duns Scot, Paris, 1924. E. GILSON, Avicenne et le point de départ de Duns Scot, Archives d’his¬toire doctrinale et littéraire du moyen âge, II, 1927. THOMAS BRADWARDINE, De causa Dei adversus Pelagium et de virtute cau-sarum, Londres, 1618. JEAN DU MIRECOURT, Propositions condamnées, dans DENIFLE, Cartu¬larium universitatis parisiensis, 1891, p. 610 614. III. — DURAND DE SAINT POURÇAIN, In Sententias commentariorum libri quatuor ; 15 éditions au XVIe siècle ; Quaestio de natura cogitationis, éd. Koch, Münster, 1929. PIERRE AURIOL, Commentaire sur les Sentences, t. I, Rome, 1596 ; t. II, 1605. R. DREILING, Der Konceptualismus in der Universalienlehre des Petrus Aureoli (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. XI, 1913). B. LANDRY, Pierre Auriol : sa doctrine et son rôle, Revue d’Histoire de la Philosophie. t. II, 1928. IV. — GUILLAUME D’OCCAM, Super quatuor libros sententiarum subtilis¬sima quaestiones, Lyon, 1495 ; Quodlibeta septem, 1487 et 1491. Fr. BRUCKMÜLLER, Die Gotteslehre Wilhelms von Occam, München, 1911. L. KUGLER, Der Begriff der Erkenntniss bei Wilhelm von Occam, Breslau, 1913. E. HOCHSTETTER, Studien zur Metaphysik und Erkenntnisslehre Wilhelms von Ockam, Berlin, 1927. V. — J. LAPPE, Nicolaus von Autrecourt. Sein Leben, seine Philosophie, seine Schriften (Beiträge, etc., t. VI, 1908) (accompagné des textes de NICOLAS d’AUTRECOURT). VI. — JEAN BURIDAN, Quaestiones super octo physicorurn libros, Paris, 1509 et 1516. ALBERT DE SAXE, Quaestiones super octo physicorurn libros, Padoue, 1493 ; Venise, 1504, 1516 ; in libros de Coelo et Mundo, Pavie, 1481 ; Venise, 1520. NICOLAS ORESME, Commentaire aux livres du Ciel et du monde (inédit ; cf. DUHEM Archives franciscaines, p. 23, 1913) ; De difformitate quali¬tatum (inédit, cf. DUHEM, Études sur Léonard de Vinci, 3e série, p. 373, 1913). PIERRE D’AILLY, Quaestiones super primum, tertium et quartum Sententliarum, 1478, 1490, 1500. P. DUHEM, Études sur Léonard de Vinci, 2e série, Paris, 1904, p. 379 441 ; 3e série, p. 1 492, 1913. VIII. — MEISTER ECKHART, Œuvres dans Deutsche Mystiker des XIV Jahrhunderts, t. II, Leipzig, 1857. G. THÉRY, Le commentaire de Maître Eckhart sur le Livre de la Sagesse, Arch. d’Hist. doctrinale du M. A., 1928 et 1929. H. DELACROIX, Le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, Paris, 1900. JEAN RUYSBROECK, Ornement des noces spirituelles, éd. Macterlinck, Bruxelles, 1891 ; Œuvres choisies, trad. Hello. A. WAUTIER D’AYGALLIERS, Ruysbroeck l’Admirable, Paris, 1923.


CHAPITRE VII. La Renaissance I et II. — BURCKHARDT, La civilisation en Italie au temps de la Renais¬sance, traduction Schmidt Paris, 1885. H. HAUSER, Études sur la réforme française, 1909. E. GEBHARDT, La Renaissance italienne et la philosophie de l’histoire, 1887. J. R. CHARBONNEL, La pensée italienne au XVIe siècle et le courant liber¬tin, 1917. BUSSON, Les Sources et le développement du rationalisme dans la littérature française de la Renaissance (1533 1601), Paris, 1922. B. PINEAU. Érasme et sa pensée religieuse, Paris, 1923. III. — E. VANSTEENBERGHE, Le Cardinal Nicolas de Cuse, 1922. NICOLAI DE CUSA, Opera, Bâle 1565. IV. — A. LEFRANC, Le platonisme et le plotinisme sous la Renaissance (1500 1550), Revue d’Histoire littéraire, 1895. V. FIORENTINO, P. Pomponazzi, Vérone, 1869. POMPONATII, Opera, Bâle, 1567. P. POMPONAZZ1, Les causes des merveilles de la nature ou les enchantements, tr. fr. avec introduction, par H. BUSSON, Rieder, Paris, 1930. PÉTRARQUE, Sur ma propre ignorance, trad. JULIETTE BERTRAND, Paris, 1927. VI. — VIDARI, G. Cardano, Rivista italiana di filosofia, t. VIII, 1893. L. MABILLEAU, Cesare Cremonini, la philosophie de la Renaissance en ¬Italie, 1881. VI. — P. DUHEM, Études sur Léonard de Vinci. G. SÉAILLES, Léonard de Vinci, 4e éd., 1912. VII. PROST, Corneille Agrippa, 1881 1882 : P. VILLEY, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, 1908. F. STROWSKI, Montaigne, 1906. VIII. — L. ZANTA, La Renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, 1914. P. MESNARD, Du Vair et le néostoïcisme, Revue de la Philosophie, II, 1928. VILLARI, Nic. Machiavelli e suo tempo, Florence, 1881. J. BARRIÈRE, Étienne de la Boétie contre Machiavel, 1908. LA BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire, édition P. Bonnefon, 1922. IX. — WADDINGTON, Ramus et ses écrits, 1856. G. SORTAIS, La philosophie moderne depuis Bacon jusqu’à Leibniz, t. I, p. 12 33, 1920. XI. — CHAUVIRÉ, Bodin auteur de la République, 1917. A. LEFRANC, Communication sur Jean Bodin, Académie des Inscrip¬tions, séance du 6 janvier 1928. G. POSTEL, De orbis concordia libri. IV. Bâle 1544. J. BODIN, Les six livres de la République, Lyon, 1579. XII. — FIORENTINO, Telesio, studii storici sull’ idea della natura nel risorgimento italiano, Naples, 1872 1874. XIII. — E. TROILO, La filosofia di Giordano Bruno, Turin, 1907. E. NAMER, Les Aspects de Dieu dans la philosophie de G. Bruno, 1926. E. NAMER. E. TROILO, Il problema della materia in G. Bruno e l’inter pretazione di F. Tocco. dans Bilychnis, XVI, 1927. G. BRUNO, Opera italiane, ed G. GENTILE, 3 vol. Bari, 1907 1909 ; Opera latine conscripta, Naples, 3 vol. 1879 1891. XIV. — L. BLANCHET, Campanella, 1920. CAMPANELLA, Opera, tomes I, II et IV, Paris 1637. XV. — J. BARUZI, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, 1924.


@


I N D E X D E S N O M S A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A @ ABAUZIT (F.), II, 969, 1044. ABEL, I, 86. ABÉLARD, I, 564, 565, 568, 570, 571, 574, 582¬-592, 593, 595 596, 597, 598, 602, 603, 607, 608, 628, 634, 638, 660, 717, 721, 743, 934. ABUBACER, I, 621. ACHILLES, I, 312. ACONTIO, I, 774. ACROPOLITE (Georges), I, 628, 632. ADAM (Ch.), II, 45, 126, 597, 652, 667. ADAM DU PETIT PONT, I, 603, 604. ADAMSON, II, 1105. ADDISON, II, 486. ADÉLARD DE BATH, I, 571, 572, 607. ADELMANN DE LIÈGE, I, 553, 566. ADICKES, II, 571. ADIMANTE, I, 150. ADLOCH, I, 567. ADRASTUS, I, 444. AELIUS ARISTIDE, I, 417. AELIUS STILON, I, 397. AÉTIUS, I, 43, 44, 45, 55, 56, 59, 61, 64, 68, 76, 78, 397, 351, 404. AGASSIZ, II, 1040. AGATHON, I, 106. AGRIPPA, I, 430, 433. AGRIPPA DE NETTESHEIM, I, 760. AHRENS, II, 804. AILLY (Pierre d’), 9, 718, 729, 730, 738. ALAIN DE LILLE, I, 575 576, 596 597, 599, 608. AL ASCHARI, I, 612. ALBEE (Ernest), II, 295. ALBÉRIC DE REIMS, I, 589, 590. ALBERT DE SAXE, I, 727, 728, 738. ALBERT LE GRAND, I, 601, 633, 639, 644, 653 657, 674, 677, 683, 684, 685, 694, 705, 728. ALBERTINI, I, 448. ALBINUS, I, 415, 418, 443-¬444, 508. ALBRICH, II, 271. ALCHWARISMI, I, 572. ALCIBIADE, I, 85, 91, 92, 93, 101. ALCINOÜS, I, 443. ALCMÉON, I, 296. ALCUIN, I, 539, 548, 549, 550, 551, 766. ALEMBERT (d’), II, 317, 319, 382, 432 438, 453, 467, 848, 875. ALEXANDER (S.), II, 1103 1105. ALEXANDRE I, 468. ALEXANDRE D’APHRODISIAS, I, 262, 309, 310, 444, 446, 447, 613, 622, 756. ALEXANDRE DE HALÈS, I, 633, 644, 646, 651, 705. ALEXANDRE POLYIIISTOR, I, 295, 296. ALEXINUS D’ELÉE, I, 268. ALFARIC, I, 522. — II, 599, 649, 667. ALIPANUS, I, 575. ALGER DE LIÈGE, I, 554, 566. AL FARABI, I, 615 618, 637, 639, 640, 641. ALFRED L’ANGLAIS, I, 691, 706. AL GAZALI, I, 620 621, 631. ALHAZEN, I, 620, 631, 696, 699. ALHAIZA, II, 847. AL KINDI, I, 614 615, 617, 631, 637. AL PETRAGIUS, I, 691. ALPHANDÉRY, I, 608, 706. AMAURY BOUCHARD, I, 752. AMAURY DE BÈNE, I, 600, 601. AMBROISE (St), I, 10, 515, 541, 546, 740, 766. ANZINIAS, I, 62. AMMONIUS SACCAS, I, 449, 450, 517, 529, 613, 629. AMPÈRE (A. M.), II, 615, 636 643, 630, 631, 633. AMPÈRE (J. J.), II, 646. ANACHARSIS, I, 407, 528. ANASTASE (St), I, 516. ANAXAGORE, I, 43, 67, 70 73, 74, 78, 87, 101, 112, 271, 381, 413, 456, 778. — II, 13. ANAXIMANDRE, I, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 64, 72, 78, 86. ANAXIMÈNE, I, 42, 46, 47, 52, 55. ANCILLON, II, 643, 644. ANDLER, II, 570, 785, 1022. ANDRÉ (Père), II, 226, 227. ANDRONICUS, I, 414. ANNICÉRIS, I, 366. ANSELME DE LAON, I, 570, 583, 607. ANSELME (St), I, 557 564, 565, 566, 567, 582, 588, 591, 597, 655, 660, 664, 709, 717, 723, 833. ANTHONY (R.), II, 156. ANTIGONE D’ASIE, I, 287, 289, 290. ANTIGONE DE CARYSTE, I, 370. ANTIGONE GONATAS, I, 288. ANTIOCHUS I, 387, 380, 411, 412, 413, 443. ANTIPATER, I, 168, 286, 287, 394, 395, 421. ANTIPHON, I, 84. ANTISTHÉNES, I, 98, 126, 131, 261, 262, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 277, 293, 506. ANTONIN, I, 729. ANYTOS, I, 102. APELT (E. F.), II, 813. APOLLODORE, I, 286, 407. APOLLONIUS DE PERGE, I, 285, 699. — II, 16, 212. APOLLONIUS DE TYANE, I, 436, 468. APOLLONIUS DE TYR, I, 293. APOLLOPHANE, I, 519. APPUHN, II, 198. APULÉE, I, 100, 443 444, 467, 513, 534, 549, 550. ARAGO, II, 506. ARATUS DE SICYONE, I, 288, 289, 290, 549. ARBOUSSE BASTIDE, II, 893. ARCÉSILAS, I, 338, 379 385, 386, 387, 389, 392, 412. ARCHAMBAULT, I, 522, 381, 570. ARCHELAOS D’ATHÉNES, I, 74. ARCHÉDÉME, I, 286, 421. ARCHIMÈDE, I, 285, 744, 759. — II, 16, 212, 868. ARCHIPPOS, I, 54. ARCHYTAE DE TARENTE, I, 75, 97. ARDIGO (Robert), II, 934. ARGENTAL (d’), II, 461. ARISTARQUE DE SAMOS, I, 312. ARISTIPPE DE CYRÈNE, I, 261, 262, 275, 278 283, 336, 365. ARISTOCLÉS, I, 371, 446, 622, 756. ARISTON, I, 290, 374 379, 381, 383, 395, 396. ARISTOPHANE, I, 71, 74, 81, 82, 89, 90, 101, 242. ARISTOTE, I, 2, 3, 12, 28, 29, 35, 36, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 52, 54, 65, 72, 73, 75, 76, 77, 78, 80, 82, 85, 88, 89, 92, 93, 97, 111, 114, 132, 134, 138, 141, 142, 161, 162, 163, 167, 168 259, 261, 264, 265, 266, 267, 268, 270, 272, 277, 278, 279, 280, 293, 294, 297, 299, 306, 307, 308, 310, 316, 317, 321, 322, 323, 324, 327, 331, 343, 346, 377, 402, 403, 406, 415, 416, 430, 442, 444, 445, 446, 447, 451, 456, 458, 461, 466, 471, 472, 489, 490, 492, 499, 528, 529, 539, 541, 550, 551, 552, 556, 561, 564, 572, 573, 574, 584, 585, 586, 587, 588, 589, 594, 604, 609, 612, 613, 614, 615, 621, 627, 628, 629, 636, 637, 638, 639, 640, 641, 642, 644, 648, 649, 650, 651, 653, 654, 655, 656, 658, 659, 660, 662, 663, 664, 665, 666, 667, 668, 669, 670, 671, 672, 673, 674, 675, 677, 678, 681, 683, 684, 685, 686, 690, 691, 693, 695, 700, 702, 703, 708, 711, 717, 721, 722, 725, 726, 727, 728, 740, 743, 744, 746, 748, 750, 754, 756, 758, 761, 762, 771, 772, 773, 774, 777, 778, 779. — II, 12, 13, 15, 24, 25, 28, 30, 33, 34, 37, 38, 46, 50, 51, 53, 57, 60, 76, 78, 85, 88, 99, 100, 114, 115, 116, 117, 120, 123, 202, 213, 214, 226, 234, 235, 237, 238, 239, 241, 247, 249, 261, 285, 301, 340, 367, 407, 414, 440, 470, 521, 523, 567, 720, 744, 750, 836, 838, 863, 870, 917, 944, 951, 972, 973, 1002, 1004, 101.1, 1030, 1077, 1109, 1116. ARISTOXÈNE, I, 54, 91, 142, 256, 295, 296, 628. ARIUS, I, 516, 524, 525. ARMINIUS, II, 7. ARNAULT DE BRESCIA, I, 598. ARNAULD, II, 9, 49, 64, 72, 83, 114, 200, 201, 202, 204, 218, 219, 223, 228, 233, 234, 249, 250, 258, 262, 268. ARNIM, I, 304, 310, 312, 318, 322, 323, 324, 325, 326, 328, 329, 332, 401. ARNOBE, I, 510, 511. ARNSBERGER, II, 365. ARRIEN, I, 422. ASCLÉPIGÉNÉIA, I, 476. ASCLÉPIODOTE DE NICÉE, I, 402, 424. ASIN (M.), I, 705. ASSÉZAT, II, 453. ATHANASE (St), I, 484, 525. ATHÉNAGORE, I, 497, 500. ATTICUS, I, 443, 471. AUBFRT DE VERSÉ, II, 197. AUGÉ (L.), II, 838. AUGUSTIN (St), I, 10, 16, 347, 382, 385, 398, 492, 512, 513, 514, 515, 525, 526, 527, 532, 534, 535, 536, 537, 539, 541, 542, 543, 544, 550, 551, 553, 557, 560, 572, 580, 583, 590, 592, 593, 638, 644, 650, 654, 675, 693, 695, 699. — II, 72, 73, 114, 120, 202, 227, 259, 299, 367, 460, 461, 773, 833, 834, 838, 968. AULU GELLE, I, 397, 421, 422, 424. AURIOL (Pierre), I, 719, 720, 721, 737. AUSONE, II, 47. AUSTIN (John), II, 679. AUTRECOURT (Nicolas d’), I, 724, 725, 729, 738. AVEMPACE, I, 621, 631. AVENARIUS, II, 945 950. AVERROÈS, I, 620, 621 623, 631, 637, 656, 667, 672, 678, 684, 691, 711, 750, 756. AVICEBRON, I, 602, 624, 625, 632, 637, 656, 673, 678, 679. AVICENNE, I, 618 620, 621, 622, 631, 637, 641, 642, 652, 653, 671, 678, 679, 691.

B @ BAADER, II, 713, 731, 732. BAARMAN, I, 631. BABEUF, II, 866. BACHELARD, II, 870. BACON (François), I, 13, 14, 21, 34, 771, 772, 777. — II, 17, 18, 20 45, 53, 96, 163, 307, 369, 394, 581, 627, 660, 674, 915, 1067. BACON (Roger), I, 693 699, 706, 766. BAENSCH, II, 199. BAGUENAULT DE PUCHESNE, II, 401. BAILEY, I, 362. BAILLET, II, 126. BAILLIS, II, 1055. BAIN (A.), II, 682, 940. BAINVEL, I, 567. BAKE, I, 414. BALDENSPERGER, II, 483. BALDWIN (Mark), II, 1138. BALFOUR, II, 1057. BALLANCHE, II, 576, 636, 825 828, 838, 858, 961. BALTHAZAR CASTIGLIONE, I, 753. BALZ, II, 157. BARACH, I, 607. BARCHOU DE PENHOËN, II, 711. BARCKHAUSEN, II, 381. BARDILI, II, 566, 568, 569. BARNI, II, 570. BARRIÉRE (J.) I, 787. BARROW, II, 306. BARTH (Karl), II, 831. BARTH (Paul), I, 331. BARRÈS, II, 654, 1024. BARTHÉLEMY SAINT HILAIRE, I, 259, 646, 667. BARTHEZ, II, 632. BARTHOLOMÉE DE MESSINE, I, 637. BARTHOLMÉS, II, 218, 335. BARUZI (J.), I, 785, 787, 270, 1004, 1005. BARZELOTTI, II, 1088. BASCH (V.), II, 486, 572, 785, 794, 800. BASILE (St), I, 516, 541. BASILIDE, I, 501, 502. BASSET, II, 319. BASSON, II, 11, 12, 13. BASTIAT, II, 896. BASTIDE (Ch.), II, 276, 294. BASTIEN, II, 455. BAUCH, II, 1083. BAUEMKER, I, 38, 620, 632, 706, 1122. BAUER (Bruno), II, 787, 789, 790, 791, 794, 795, 797, 798. BAUMGARTNER, I, 608, 705. BAUR, I, 691, 692, 705, 706. — II, 790. BAUSSET (de), II, 599. BAUTAIN, II, 834, 835. BAYET, II, 1134. BAYLE, I, 757. — II, 18, 197, 234, 296 305, 309. BAZARD, II, 854. BEATTIE, II, 498. BEAULAVON, II, 358, 483. BEAUMONT (Christophe de), II, 433. BEAUNE (Florimond de), II, 51. BECCARIA, II, 675. BECK (J. S.), II, 568. BECKET (Thomas), I, 598, 602. BÉDE LE VÉNÉRABLE, I, 534, 538, 540, 548, 549, 569, 593, 695. BEECKMAN, II, 46, 53, 87. BEKKER, I, 258 . — II, 115. BELIDSKIJ, II, 797. BELIN (J. V.), II, 400. BELLUNE (André de), I, 619, 631. BELOT (G.), II, 1135. BENEKE, II, 813. BENRUBI, II, 483. BENTHAM, II, 502, 503, 668, 674 676, 677, 678, 679, 682. BÉRENGER DE TOURS, I, 551-555, 566. BERG (Conrad), II, 119. BERGIER (Nicolas), II, 447. BERGMANN, II, 365, 711. BERGSON, II, 946, 1003, 1023 1033, 1048, 1068, 1069, 1070, 1072, 1075, 1079, 1107, 1123, 1138. BÉRIGARD I, 14, 11, 13. BERKELEY, II, 282, 288, 311, 336 358, 363, 394, 396, 403, 405. — II, 406, 409, 415, 488, 497, 531, 669, 670, 695, 823, 1026. BERNARD (Saint), I, 579, 580, 583, 589, 592, 594, 603, 607. BERNARD DE CHARTRES, I, 571-¬575, 576, 577. BERNARD SILVESTRIS, I, 607. BERNAYS, I, 60, 259. BERNIER DE NIVELLES, I, 6. BERNOLD DE CONSTANCE, I, 569, 607. BERNOULLI, II, 874, 875. BÉROSE, I, 693. BERR (H.), II, 1074. BERSOT (E.), II, 465, 667. BERTHAUD, I, 608. BERTHET (J.), II, 127. BERTHELOT (René), II, 494, 500, 801, 802, 870, 921, 935, 953. BERTHIER, II, 128. BERTHOLLET, II, 757, 878, BERTRAND (A.), II, 646. BERTRAND (J.), II, 454. BÉRULLE (de), II, 47, 64. BERZÉLIUS, II, 757, 879. BESANÇON, I, 414. BESSARION, I, 627, 750. BETT, I, 548. BEURLIER, I, 567. BICHAT, II, 609, 614, 632, 757, 872, 879, 880. RIDEZ, I, 87, 470, 472, 485. BIEDERMANN, II, 799. RIEL (Gabriel), I, 729, 301, 498. BIGG, I, 522. BIGNONE, I, 69, 87. BILLINGER, II, 363, 441. BILIENA (G. de), II, 486. BINET (Alfred), II, 1139. BION DE BORYSTHÉNES, I, 367, 368, 369, 377, 385. BIOT, II, 757. BLACKSTONE, II, 674. BLAINVILLE, II, 861, 879, 880. BLAIZE, II, 598. BLAMPIGNON, II, 201, 228. BLANCHET, I, 782, 783, 787. — II, 127, 142. BLANQUIS (Geneviève), II, 1021. BLASS, I, 256. BLEMMYDÉS (Nicéphore), I, 628, 629, 632. BLIGNÈRES (Célestin de), II, 867. BLOCH (Léon), II, 315, 320. BLOCH (P.), I, 631. BLONDEL (Charles), II, 1138. BLONDEL (Maurice), II, 127, 228, 271, 1034 1038. BLOOD, II, 1042. BODIN, I, 775 776, 787. BODRERO, I, 87. BOÈCE, I, 445, 472, 528¬-532, 536, 539, 541, 547, 549, 550, 551, 552, 564, 565, 571, 572, 584, 585, 586, 587, 588, 589, 593, 603, 641, 658, 685, 721, 740. BORCI (J. de), II, 805. BOER (T. J. de), I, 631. BOEHME (Jacob), I, 751. — II, 229 232, 270, 291, 487, 490, 696, 713, 723, 724, 727, 731, 732. BOETHUS, I, 286, 303, 395, 396. BOÉTIE (Étienne de la), I, 771, 787. BOILEAU, II, 114, 939. BOINR, BOURG (BARON de), II, 253. BOIS LIEYMOND (du), II, 271, 454. BOISSIER, I, 420, 447. BOIVIN, I, 629. BOLINBROKE, II, 322. ROLL, I, 472. BOLZANO, II, 813. BONALD (de), II, 490, 573), 579, 581, 584 591, 598, 599, 630, 826, 833, 834, 837, 864, 865, 1130. BONAVENTURE DES PÉRIERS, I, 760. BONAVENTURE (St), I, 633, 644, 645 653, 687, 705, 710, 717. — II, 203. BONHOEFFER, I, 332, 427, 448, 522. BONIFAS, II, 199. BONITZ, I, 258. — II, 812. BONNET (Charles), II, 398 399, 401, 450, 451, 962. BONNETTY, II, 834, 835. BONNEVILLE, II, 490. BOOLE, II, 673, 913, 1110. BORDAS DEMOULIN, II, 837, 838. BORDEU, II, 437, 632. BOREL (A.), II, 431. BORGNET, I, 705. BORREL (PH.), II, 199. BORRELLI, II, 612. BORRIES (K.), II, 572. BOSANQUET, II, 483, 984 ; 2, 1050 1058. BOSCOVICH, II, 452 453, 510. BOSSERT, II, 500. BOSSES (DES), II, 262, 268. BOSSUET, II, 3, 5, 64, 151, 200, 201, 202, 204, 269, 367, 460, 461, 773, 909, 939. BOSTRÖM, II, 823. BOTTINELLI, II, 992. BOUASSE (H.), II, 1066. BOUGLÉ, II, 483, 857, 860, 897, 898, 1133. BOUILLET (M. N.), II, 45. BOUILLIER, II, 128, 196, 228, 1001. BOUIX, I, 786. BOULAI NVILLIERS (COMTE de), II, 198, 370. BOULAN (E.), II, 500. BOULANGER, I, 417. BOURDIN, II, 50. BOURGERY, I, 425. BOURGIN (H.), II, 847. BOURSIER, II, 201. BOUSSET, I, 522. BOUTROUX (E.), II, 127, 128, 142, 228, 270, 483, 571, 969, 1003 1012, 1023, 1025, 1035, 1064. BOUTROUX (Pierre), II, 88. BOUVIER (B.), II, 483. BOVO de SAXE, I, 550. BOYER, I, 522, 535. BOYLE, II, 43, 44, 45, 1.45, 233, 281, 292, 312, 348, 351, 414. BRADLEY, I, 544, 435. — II, 1043, 1050 1058, 1108. BRADWARDINE (Thomas), I, 715, 737. BRAGA (G. C.), II, 401, 613. BRAMHALL, II, 145. BRANDES, II, 465. BRANDIS, I, 256. BRANDT, II, 147, 157. BRAUN, I, 608, 732. BREDENBURG (Jean), I, 160, 198. BRÉHIER (E.), I, 331, 448, 485. — II, 732. BRÉMONT (A.), I, 167. BRENTANO, II, 1109, 1110, 1111. BRIDGES (John-H.), I, 706. BRINON (Mme de), II, 269. BROCHARD, I, 87, 167, 339., 362, 393, 448, 115, 128, 199, 910, 981. BROISE (de la), I, 548. BROMIUS, I, 408. BROUSSAIS, II, 879. BROWN (Thomas), II, 669 670, 682, 813, 1026. BRÜCKER, I, 16, 18, 24. BRUCKMÜLLER, I, 737. BRUÈS (G. de), I, 15. BRUNEAU, II, 854. BRUNETIÈRE, II, 1024. BRUNO de COLOGNE, I, 579. BRUNO (Giordano), I, 778 782, 703, 787. — II, 10, 25, 160, 247, 720, 751, 900, 1060. BRUNS (J.), I, 448. BRUNSCHWICG, I, 37, 259. — II, 73, 126, 142, 198, 571, 953, 1093 1095, 1099, 1102. BRUYS (Pierre de), I, 599. BUCHEZ (Philippe) II, 833-83 4. BÜCHNER, II, 1009. BUFFIER, II, 319 ; 320, 331 335, 498, 591. BUFFON, II, 382, 448 452, 454, 488, 616. BUHL, II, 791. BURCKARDT, I, 786, 909. BURDEAU, II, 824. BURDIN, II, 848, 886. BUREAU (PAUL), II, 1126. BURKE, II, 486. BURIDAN (Jean), I, 727, 738, 756. BURLAMAQUI, II, 486. BURLAEUS, I, 13. BURLOUD, II, 1139. BURNET (John), I, 38, 44, 45, 46, 53, 56, 59, 68, 73, 75, 86, 166, 258. BURNET, II, 323. BURIOT (H.), II, 784. BUSCO, II, 97, 314, 315. BUSSON (H.), I, 740, 750, 752, 753, 758, 760, 775, 776, 786. BUTLER (William), II, 326, 327. BUYS (L.), II, 803. BYWATER, I, 55.

C @ CABANIS, II, 599, 603, 607 610, 612, 613, 615, 849. CABASILAS (Nicolas), I, 630, 632. CABET, II, 595. CAGLIOSTRO, II, 487. CAHEN (A.), II, 483. CAHEN (L.), II, 506. CAJETAN, I, 729. CALDERON, II, 721. CALIPPE, I, 170. CALLIAS, I, 90, 194, 197. CALLICLÈS, I, 82, 85, 91, 102, 103, 106, 144, 145. CALLISTHÈNES, I, 168. CALVIN, I, 766, 7, 260, 478. CAMPANELLA, I, 742, 743, 783 785, 787. — II, 10, 900. CAMPBELL FRAZER, II, 294. CAMPER, II, 494. CANGUILHEM, II, 1011. CANTACUZÈNE, II, 824. CANTECOR, II, 126, 127, 571. CANTONI, II, 1088. CANTOR, II, 1064. CAPELLE, I, 332, 414. CAPREOLUS (Jean), I, 729. CARDAN (Jéröme), I, 757. CARCASSONNE (L.), II, 381, 502. CARLILE (W. W.), II, 425. CARLINI, II, 295. CARLYLE, II, 668, 679 682, 731, 831, 832, 912, 941, 955, 1019, 1041. CARNÉADE, I, 384, 385 393, 394, 401, 412. — II, 266. CARNOT, II, 854, 855, 874, 875, 1075. CARO (F.), II, 1002. CARR (WILDON), II, 1100. CARRA de VAUX, I, 121, 631. CARRAU, II, 335. CARRÉ, II, 224. CARTERON, I, 170, 259. — II, 128. CARTON, I, 706. CARUS (K. G.), II, 731. CASSANDRE, I, 287, 288. CASSIODORE, I, 532, 547, 549. CASSIRER, I, 5. — II, 270, 358, 571, 1080. CATERUS, II, 49. CAUCHY, II, 971. CAULLERY (M.), II, 448. CAVALIERI, II, 16, 87, 133 ; (2, 239. CAVENDISH, II, 98. CAZAMIAN, II, 578. CELSE, I, 490. CÉRULARIUS (Michel), I, 628. CERVANTÈS, II, 721. CÉSAIRE, I, 516. CHABOT, II, 613. CHAIGNET, I, 485, 1001. CHALCIDIUS, I, 325, 539, 554, 572. CHAMBRE (François de la), II, 328. CHANUT, II, 103. CHARBONNEL, I, 754, 756, 780, 782, 786. CHARLES (F.), I, 706. CHARLÉTY (S.), II, 860. CHARMIDE, I, 93, 102, 104. CHARPENTIER, I, 772. CHARRON (Pierre), I, 769, 770. — II, 103, 300. CHARTIER (Alain), II, 1093. CHASDAÏ CRESCAS, II, 159. CHATEAUBRIAND, II, 579, 581, 599, 600, 903, 934. CHATELAIN (A.), I, 704. CHATELET (Mme du), II, 455. CHAUVET, I, 166. CHAUVIRÉ, I, 787. CHAVANNES, II, 570. CHÉNIER (André), II, 488. CHERBURY (Herbert de), II, 4, 14. CHÉRÉPHON, I, 92. CHERFILS (CH.), II, 838. CHESELDEN, II, 394, 395. CHEVALIER (J.), I, 167. — II, 126, 142, 1033. CHEVALIER (M.), II, 506. CHEVRILLON (A.), II, 954. CHEVREUL, II, 871, 878. CHEVREUSE (Duc de), II, 200. CHIAPELLI, I, 87. — II, 1088. CHIDE (M. A.), II, 1036. CHILLINGWORTH, II, 4. CHINARD, II, 612, 613. CHRYSIPPE, I, 286, 289, 291, 292, 294, 300, 301, 303, 305, 306, 313, 314, 315, 318, 319, 320, 322, 323, 324, 325, 326, 333, 378, 391, 394, 402, 405, 406, 410, 416, 421, 528, 606, 783. CHUBB (Thomas), II, 324. CICÉRON, I, 77, 80, 89 ; 1, 99, 100, 163, 165, 166, 169, 264, 291, 292, 293, 302, 303, 307, 315, 317, 321, 322, 325, 326, 331, 332, 336, 337, 355, 356, 365, 369, 374, 375, 381, 382, 384, 385, 386, 387, 388, 391, 392, 394, 396, 397, 398, 399, 400, 401, 402, 403, 404, 407, 411, 412, 413, 420, 515, 531, 532, 539, 541, 550, 602, 606, 740, 765, 767, 773, 777, 783, . — II, 266, 618. CLAIRAUX, II, 875. CLAPARÈDE, II, 401, 483. CLARKE, II, 245, 266, 291, 292, 293, 324, 325, 327, 328, 338, 374, 414, 416, 417, 420¬, 457. CLAUBERG, II, 115, 118 119, 128. CLAVIUS (P.), II, 46. CLÉANTHES D’ASSOS, I, 286, 289, 290, 292, 312, 317, 318, 319, 323, 326, 506. CLÉARQUE de SOLES, I, 256, 257. CLEMENCEAU, II, 893. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, I, 12, 16, 165, 330, 361, 396, 399, 495, 506 510. CLÉOMÈDE, I, 402. CLÉOMÈNE, I, 288, 289, 290. CLERSELIER, II, 99. CLERVAL (A.), I, 550, 607. CLIFFORD (W. K.), II, 930. CLITOMAQUE de CARTHAGE, I, 385, 386, 387, 388, 389, I, 392, 411, 413. COCHERY, II, 372. COCHEZ, I, 485. CŒRANUS, I, 419. COGORDAN, II, 598. COHEN (Hermann), II, 1077. COHEN (G.), II, 126, 1078, 1079, 1080. COLERIDGE, II, 668, 679 682, 912, 955. COLERUS, II, 199. COLLARDEAU, I, 448. COLLE, I, 259. COLLIER (Arthur), II, 357, 363. COLLIGNON (A.), II, 453. COLLINS, II, 291, 293, 336, 439. COLONNA D’ISTRIA, II, 198, 613, 646. COLOTÈS, I, 266, 334, 337, 351, 361, 381, 383. COMENIUS, II, 16. COMMODE, I, 497. COMPAYRÉ, II, 425. COMTE, I, 5, 8, 12, 23, 24, 25, 26, 29, 31, 32, 33, 143, 633. — II, 311, 367, 506, 573, 576, 579, 580, 591, 608, 614, 654, 685, 756, 762, 767, 774, 784, 788, 840, 848, 849, 854, 856, 861-¬893, 896, 897, 907, 909, 910, 929, 931, 932, 933, 934, 944, 945, 961, 970, 972, 976, 977, 986, 989, 993, 1003, 1010, 1067, 1074, 1126. CONDILLAC, I, 17, — II, 57, 327, 364, 380, 382 401, 404, 407, 427, 430, 431, 437, 439, 481, 482, 499, 573, 588, 589, 590, 602, 603, 606, 607, 608, 610, 611, 612, 613, 620, 621, 625, 631, 638, 645, 648, 649, 650, 659, 660, 669, 758, 881, 910, 937, 958, 1069, 1131. CONDORCET (MME de), II, 423, 425. CONDORCET, I, 19. — II, 367, 493, 503, 504, 505, 506. CONFUCIUS, II, 360. CONRING, II, 266. CONSIDÉRANT (V.), II, 845, 846, 847. CONSTANT (Benjamin), II, 591-¬592. CONSTANTIN L’AFRICAIN, I, 571, 577. CONSTANTINESCU BAGDAT, II, 310. CONSTANTINUS AFER, I, 607. COPERNIC, I, 33, 77, 388, 758, 761, 762, 779. — II, 12, 13, 640, 922. CORBIÈRE, I, 521. CORDEMOY, I, 115. CORNELIUS (H.), II, 571, 813. CORNET, II, 7. CORNFORD, I, 5, 47, 86. CORNUTUS, I, 315, 419. COSTE, II, 274, 319. COUAILHAC, II, 646. COUCHOUD, II, 198. COURDAVEAUX, I, 448. COURNOT, II, 273, 909, 910, 911, 986 992, 1019. COUSIN (V.), I, 22, 27, 30, 166, 565, 566, 575, 584, 586, 587, 589, 590, 607. — II, 204, 228, 379, 597, 648, 651, 654, 655, 656 667, 685, 834, 835, 846, 881, 899, 1000. COUTURAT (L.), II, 270, 271, 571, 1102. CRANTOR, I, 165, 166. CRATÈS, I, 277, 292, 293, 367, 369, 379, 423. CRATINOS, I, 74. CRATYLE, I, 60. CREDARO, I, 385, 393. CREMONINI, I, 757. CRESSON, II, 271, 571, 1024. CREUZ, II, 513. CREUZER, II, 726, 727, 827. CRINIS, I, 306, 421. CRITIAS, I, 85, 90, 95, 96, 102. CRITOLAÜS, I, 258, 386, 393. CRITON, I, 90. CROCE, II, 372, 784, 1050, 1058, 1059, 1060. CROISET (A. ET M.), I, 38. CROMUS, I, 443. CUDWORTH, II, 273, 276, 277, 291, 355, 356, 423. CUMONT, I, 466, 485, 5115, 522. CUSE (NICOLAS de), I, 717, 718, 740, 741, 742, 743, 745, 749, 779, 786. — II, 229. CUSHING (M. P.), II, 454. CUVIER, II, 637, 642, 757, 844, 870, 879, 880. CYRILLE D’ALEXANDRIE, I, 525. CYRUS, I, 269, 289.

D @ DAMASCÈNE (Jean), I, 627, 667. DAMASCIUS, I, 36, 48, 468, 470, 481 484, 485, 495, 521. — II, 903. DAMASIPPE, I, 418. DAMIEN (Pierre), I, 555, 567. DAMIRON, II, 597, 613, 667. DEMOLINS, II, 1126, 1127. DANIEL (P.), II, 114. DANIELS, I, 567. DANTE, I, 690, 691, 721. DANTON, II, 866. DANZEL, II, 500. DARBON, II, 992, 1062, 1068. DARWIN (Erasme), II, 670, 678. DARWIN (Charles), II, 911, 920 924, 928, 966, 1018, 1025, 1033. DAUBE, II, 604. DAUBENTON, II, 449, 879. DAUDIN, II, 449, 451, 454. DAUNOU, II, 643, 665. DAURIAC (L.), II, 500, 981, 991. DAVID (M.), II, 358, 407, 425. DAVID de DINANT, I, 601, 602, 639. DAVID LE JUIF, I, 653. DAVILLÉ, II, 270. DAVY (G.), II, 1126, 1128, 1132, 1135. DÉCIUS, II, 331. DEDIEU (J.), II, 381. DEFOURNY, I, 259. — II, 905. DEGÉRANDO, II, 591, 645. DEHOVE, I, 588, 608. DELACROIX (RL.), I, 600, 738. – II, 646, 733, 839, 947, 1138. DELAPORTE, I, 3, 43. DELATTE, I, 86, 466. DELATTRE, II, 1044. DELBOS (V.), I, 31, 37, 38. — II, 126, 198, 228, 309, 310, 381, 465, 483, 570, 571, 572, 646, 733. DELFICO, II, 612. DELVOLVÉ, II, 309. DÉMÉTRIUS KYDONIS, I, 628, 632. DÉMÉTRIUS LACON, I, 108, 409. DÉMÉTRIUS de PHALÈRE, I, 255, 287, 288. DÉMÉTRIUS POLIORCÈTE, I, 288, 334. DEMOCHARÈS, I, 255. DÉMOCRITE D’ABDÈRE, I, 67, 77 80, 88, 137, 164, 207, 218, 337, 341, 347, 349, 381, 407, 579, 779, 780, 782. – II, 11, 12, 13, 85, 88, 94, 217. DÉMOSTHÈNES, I, 168, 255. DENIFLE, I, 704. DENIS, I, 332, 427, 447, 522. DENYS de SYRACUSE, I, 97, 99, 110, 1.58, 278. DENYS L’ARÉOPAGITE, I, 4 195, 518, 519, 520, 521, 540, 541, 543, 544, 597, 600, 630, 638, 654, 658, 673, 726, 745, 225. DENYS D’HÉRACLÉE, I, 286, 408. DENYS LE CHARTREUX, I, 729. DERMENGHEM, II, 488, 598. DESCARTES, I, 1, 8, 10, 15, 20, 28, 29, 30, 35, 382, 514, 728, 752, 756, 774. — II, 11, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 24, 25, 31, 38, 39, 44, 46 128, 129, 133, 134, 135, 138, 147, 148, 149, 161, 163, 165, 166, 167, 170, 171, 174, 177, 178, 179, 186, 189, 190, 197, 200, 203, 205, 211, 213, 215, 216, 218, 220, 221, 222, 229, 234, 235, 236, 237, 241, 242, 243, 245, 247, 251, 252, 258, 259, 264, 265, 280, 281, 286, 300, 302, 306, 307, 312, 313, 315, 317, 320, 321, 332, 340, 346, 348, 353, 360, 361, 366, 385, 386, 389, 390, 403, 405, 414, 428, 436, 440, 458, 459, 497, 499, 531, 535, 593, 626, 627, 634, 635, 638, 639, 640, 644, 645, 649, 650, 651, 836, 837, 848, 862, 863, 874, 875, 876, 887, 902, 944, 967, 1003, 1030, 1068, 1106, 1114, 1115, 1118, 1119, 1122. DESJARDINS (Paul), II, 1093. DESLANDES, I, 18. DESNOIRESTERRES, II, 465. DESTUTT de TRACY, II, 399, 503, 599, 600 606, 611, 613, 615, 643, 645. DEVAUX (Philippe), II, 1104. DEWAULE, II, 401. DEWEY (J.), II, 157, 295, 1046, 1047, 1048. DICÉARQUE, I, 257. DICKINSON, II, 1100. DIDEROT, I, 18, 26. — II, 330, 363, 382, 384, 395, 396, 432 438, 448, 449, 450, 453, 466, 473, 489, 504, 578, 579, 581, 961. DIDIER (J.), II, 401, 425. DIELS (H.), I, 28, 47, 61, 62, 64, 67, 69, 70, 71, 73, 74, 78, 86, 87, 162, 165, 398, 404, 414, 441, 485. DIÈS, I, 86, 87, 167. DIETERICI, I, 631. DIETRICH de FREIBERG, I, 700. DIGBY, II, 119 120. DILLMANN, II, 271. DILTHEY, II, 500, 572, 733, 784, 824, 1000. DIOCHÉTÈS, I, 62. DIOCLÈS, I, 276, 292, 303, 304, 305, 306. DIOCLÈS de CNIDE, I, 385. DIOCLÈS de KARYSTOS, I, 294, 295. DIODORE CRONOS, I, 266, 292, 381, 605. DIOGÈNE D’APOLLONIE, I, 74, 385, 386. DIOGÈNE de BABYLONE, I, 286, 314, 394, 395, 396, 410. DIOGÈNE de SINOPE, I, 274, 275, 276, 277, 278, 368, 406, 630, 421. DIOGÈNE LAËRCE, I, 3, 12, 55, 56, 59, 62, 65, 71, 77, 78, 79, 80, 82, 83, 87, 89, 90, 162, 164, 165, 263, 264, 265, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 273, 279, 280, 287, 289, 290, 291, 292, 293, 295, 296, 303, 305, 308, 320, 334, 336, 338, 340, 348, 357, 358, 359, 360, 365, 366, 367, 371, 372, 373, 377, 380, 382, 393, 397, 398, 404, 433, 777. DION CASSIUS, I, 420. DION de PRUSE, I, 97, 99, 110, 275, 418, 420, 422. DIONYSODORE, I, 103. DRONYSOS, I, 297. DIOPHANTE, I, 628. DODWELL, II, 293. DŒRFLER, I, 86. DOMET de VORGES, I, 567. DOMINIQUE GONDISSALVI, I, 639 640, 705. DONAT, I, 532. DONCŒUR, I, 631. DOUDAN, II, 652, 667. DRAESEKE, I, 548, 560, 567. DREBBEL, II, 35, 41. DREILING, I, 737. DREWS, II, 1000. DREYFUS BRISAC, II, 483. DRIESCH (H.), II, 1025. DROBISCH, II, 812. DUBOS, II, 380, 486. DUCLOS, II, 434, 485. DUCROS (L.), II, 453. DUFOUR (TH.), II, 483. DUFOURCQ, I, 547, 567, 737. DUGALD STEWART, II, 498, 499, 654, 668 669, 679, 682. DUGAS, II, 966, 969 DUGUIT (LÉON), II, 1135. DUHEM, I, 28, 33, 259, 547, 706, 723, 738, 756, 787. — II, 228, 1065¬, 1067, 1073. DÜHRING, II, 945. DUMAS (G.), II, 860, 893, 1136, 1137. DÜMMLER, I, 273, 369. DUNAN, II, 270, 1091. DUNIN BORKOWSKI, II, 199. DUNS SCOT, I, 708 715, 724, 730, 737, 1037. DÜNTZER, II, 500. DUPRAT, II, 1050. DUPROIX (J.), II, 966. DUPUIS, II, 600. DURAND de SAINT POURÇAIN, I, 718, 719, 737. DURAND de TROARN, I, 566. DURANTEL, I, 522, 705. DURKHEIM, II, 484, 884, 984, 1068, 1126, 1128 1134. DUTOIT MEMBRINI, II, 489. DWELSHAUVERS, II, 483. DYROFF, I, 87, 331, 332. — II, 199.

E @ EBERHARD, II, 514. EBERSOLT, I, 567. EBERT, I, 547. ECKART, I, 657, 730 737, 738, 751, 786, 229, 696, 723. ECKSTEIN (D’), II, 595, 827. EDDINGTON, (A. S.), II, 1073. EDELMANN, II, 514. EDWARDS (Jonathan), II, 337. EHRENBERG, II, 784. EHRLE, I, 706, 1122. EINSTEIN, II, 1072, 1076, 1080. ELKIN, II, 425. ELIEN, I, 359. ELLIS, II, 45. ELSENHANS, II, 824. EMERSON, I, 1. — II, 831 832, 839, 1019, 1039, 1041. EMPÉDOCLE D’AGRIGENTE, I, 67 70, 71, 73, 76, 86, 87, 232, 337, 381, 411, 413. ENDRES (J. A.), I, 547, 566, 567, 705. ÉNÉE de GAZA, I, 517. ENÉSIDÈME, I, 370, 414, 430, 431, 432, 433, 434, 439. ENFANTIN, II, 854, 855, 859, 961. ENGELKEMPER, I, 632. ENGELS (Frédéric), II, 786, 791. ÉPAMINONDAS, I, 54. EPENSBERGER, I, 607. ÉPICTÈTE, I, 36, 267, 274, 291, 303, 326, 327, 370, 391, 415, 417, 418, 419, 421, 422, 423, 427 428, 430, 471, 491, 495, 496, 497, 521, 767, 768, 769. — II, 16, 30, 138, 619. ÉPICURE, I, 14, 89, 161, 262, 271, 281, 333-¬362, 363, 366, 367, 370, 373, 408, 409, 410, 411, 425, 780 — II, 11, 13, 14, 15, 85, 458, 972. ÉPIPHANE, I, 541. ÉRASME, I, 740, 751. ÉRATOSTHÈNE, I, 285. ERDMANN, II, 358, 571, 799, 1109. ÉRIC D’AUXERRE, I, 550. ERNOUT, I, 362. ÉRYXIMAQUE, I, 106. ESCHENMAYER, II, 723. ESCHYLE, I, 81. ESCULAPE, I, 471. ESPINAS, I, 43, 167. — II, 128, 335, 483, 1127, 1128. ESSERTIER, II, 1135. ESTÈVE, II, 729. ESTIENNE (H.), I, 15. EUBOULIDE de MILET, I, 264, 266, 268. EUCKEN, II, 1062 EUCLIDE de MÉGARE, I, 261, 263, 264, 265. EUCLIDE (Le mathématicien), I, 285, 532, 572, 596, 614, 628, 699, 747. — II, 73, 135, 144, 212, 235, 502. EUDÈME, I, 48, 49, 79, 256. EUDOXE, I, 214, 215, 279, 280, 289. EULER, II, 238, 874. EUMÈNE, I, 380. EUNAPE, I, 468. EUPHRATE, I, 436. EURIPIDE, I, 81, 82, 91. EUSÈBE de CÉSARÉE, I, 161, 268, 371, 372, 374, 387, 413, 444, 471, 516. — II, 28. EUSTRATE, I, 628, 629, 632. EUTHYDÈME, I, 103. EUTHYPHRON, I, 93, 102. EUXITHÉOS de SYRIE, I, 598. EVELLIN (F.), II, 454, 571, 981. EVHÉMÈRE, I, 396, 486.

F @ FABRE D’OLIVET, II, 489. FAGUET (E.), II, 230, 483. FAIRBROTHER, II, 992. FALCO (de), I, 414. FARDELLA, II, 115, 227. FAUCONNET (A.), II, 824. FAUCONNET (P.), II, 1132. FAULHABER, II, 47. FAYE (de), I, 499, 501, 504, 522. FAYE, II, 314. FECHNER, II, 993 994, 996. FÉLIX FAURE (Lucie), II, 969. FÉNELON, II, 125, 197, 200, 204, 322. FERMAT, II, 16, 51, 238, 306. FERNEL (JEAN), I, 758. FERRARE (François Sylvestre de), I, 729. FERRAZ, II, 597, 834, 839. FERRI (E. de), II, 732, 934. FESSLER, II, 489. FEUERBACH, II, 787, 788, 789, 791, 793, 795, 908, 945, 982. FÈVRE de LA BODERIE, I, 752. FICHTE, I, 36. — II, 489, 568, 569, 573, 645, 650, 679, 680, 683 711, 713, 715, 716, 717, 718, 719, 721, 723, 727, 728, 729, 734, 735, 736, 737, 760, 761, 766, 802, 803, 808, 810, 823, 969, 1068, 1077, 1133. FIORENTINO, I, 786, 787. FIRMUS, I, 471. FISCHER (K.), I, 38, 198, 270, 571, 732, 784, 799, 824. FISKE (JOHN), II, 931. FITTBOGEN (G.), II, 500. FLORIAN, II, 18, 45. FLUDD (ROBERT), II, 24, 32, 39. FOBES, I, 258. FOCK, I, 632. FONTANES, II, 599. FONTENELLE, II, 225, 305 310, 313, 384, 419, 506. FORGE (DE LA), II, 115, 120 121, 122, 200. FORGUES, II, 598. FORMEY, II, 486. FOUCHER (L.), II, 991. FOUILLÉE (A.), I, 166, 126, 1090. FOURIER (CH.), II, 573, 576, 579, 677, 840 847, 858. FOURIER (Joseph), II, 870, 874, 875, 876, 945. FOURNEL, II, 854. FOURNIER (P.), I, 608. FOX BOURNE, II, 294. FRANCK (A.), I, 37, 87, 567. — II, 500, 1001. FRANCKE, II, 359. FRANÇOIS (L.), I, 275. FRANÇOIS (St), I, 644, 645, 646. FRANZONI, I, 770. FRASCATOR, I, 746. FRASER (A. C.), II, 358, 343, 500. FRASSDORF, II, 484. FRAYSSINOUS, II, 648, 651. FRAZER (James), I, 51, 52. FRÉDÉGISE, I, 551, 566. FRÉRON, II, 433. FREUD, II, 1088, 1140. FREUDENTHAL, I, 443, 448. — II, 199. FREUND, II, 6. FRIEDBERG, II, 847. FRIEDLEIN, I, 485. FRIES, II, 812 813. FROMENT, I, 705. FRUTIGER, I, 167. FULBERT, I, 550, 553, 583. FULLEBORN, I, 20.

G @ GAIUS, I, 443 444. GALIEN, I, 69, 291, 294, 304, 306, 375, 402, 405, 416, 443, 571, 613, 691. GALILÉE, I, 728, 756, 755, 759. — II, 10 15, 18, 19, 23, 36, 48, 54, 87, 88, 95, 97, 129, 144, 148, 242, 244, 316, 387, 753, 868, 899, 900. GALL, II, 880, 881. GALLAND, I, 775. GALLOWAY, II, 1056. GALUPPI, II, 899. GANTER, I, 332. GAONACH, II, 228. GARAT, II, 599. GARNIER (A.), II, 667. GARRIGOU LAGRANGE, II, 1123. GASSENDI, I, 14, 362. — II, 10¬-15, 17, 39, 49, 69, 83, 119, 135, 302, 498, 634. GASTINEL, II, 453. GASTRELL, II, 323, 324. GAULTIER (de), I, 33, 1063. GAUNILON, I, 562. GAUTHIER (L.), I, 631. GAUTHIER de MORTAGNE, I, 588. GAUTHIER de SAINT VICTOR, I, 603. GEBHART, I, 786, 199. GEFFCKEN, I, 87, 283. GELPCKE, II, 711. GEMELLI, II, 1132. GENTILE, II, 372, 1058, 1060. GEORGES de TRÉBIZONDE, I, 629. GERANDO (de), I, 21, 22, 27. GÉRARD de BOLOGNE, I, 690. GÉRARD de CRÉMONE, I, 636, 638. GÉRAUD de CORDEMOY, II, 121 123. GERBERT D’AURILLAC, I, 550, 551, 552, 566. GERBET, II, 594. GERCKE, I, 166. GERDIL, II, 227, 588, 589, 901. GERSON, I, 629, 730. GEULINCX, II, 114, 116 118, 120, 128. GEYSER, I, 567, 1122. GHELLINCK (J. de), I, 607. GIBELIN, II, 570. GIBERT, II, 41. GIBIEUF, II, 50, 67. GIBSON, II, 127, 295. GIESE, II, 785. GILBERT, II, 96. GILBERT L’UNIVERSEL, I, 590. GILBERT de LA PORÉE, I, 577, 593 595, 597, 602, 603, 608. GILLESPIE, I, 283. GILLES de LESSINE, I, 684, 685, 689 690, 706. GILLES de ROME, I, 690. GILSON, I, 38, 547, 600, 643, 645, 647, 651, 683, 686, 704, 705, 706, 737, 784. — II, 126, 127, 128, 198, 1122. GIOBERTI, II, 899, 901 903, 904, 905. GIOIA, II, 612, 613. GIRAUD (V.), II, 142, 954. GIUSSANI, I, 414. GLANVILL, II, 43. GOBINEAU, II, 941 942, 1024. GOBLOT (Edmond), II, 1096. GOCLENIUS, I, 17. GOEDECKEMAYER, I, 393, 448. GODEFROY de FONTAINE, I, 689, 690. GODFERNAUX, II, 199. GODWIN, II, 676, 679. GOETHE, II, 446, 491, 494, 496, 578, 579, 721, 739, 742, 755, 801-¬802, 807, 813, 816, 832, 1084. GOEZE, II, 491. GOHIN, II, 454. GOMAR, II, 7. GOMPERZ, I, 38, 57, 84, 87. GONDISSALVI (Dominique), I, 632. GONZALES, I, 632. GORE (W. C.), II, 425. GORGIAS, I, 82, 85, 102, 103, 106. GOTTRON, I, 767. GOTTSCHALK, I, 542, 543. GOUHIER (H.), II, 127, 203, 228, 860, 893. GOURD (Jean Jacques), II, 981. GOYAU, II, 598. GRABMANN, I, 38, 547, 548, 566, 603, 607, 704, 705. — II, 1122. GRANDGEORGE, I, 522. GRASSY BERTAZZI, I, 608. GRATRY, II, 834, 836, 837. GRÉARD, I, 448. GREEN, II, 984, 985, 986, 1050. GRÉGOIRE LE GRAND, I, 527. GRÉGOIRE de NAZIANCE (ST), I, 492, 516, 541. GRÉGOIRE de NYSSE (ST), I, 516, 541, 546. GREGORAS (Nicéphore), I, 628, 632. GREGORY (James), II, 312. GRIGNAN (Mme de), II, 224. GRIMM, II, 434. GRIN (E.), II, 969. GRISEBACH, II, 824. GROETHUYSEN, II, 787. GRONAU, I, 522. GROSSETESTE (Robert), I, 637, 691, 692, 693, 694, 696, 699. GROTIUS (Hugo), II, 3, 4, 19. GUEROULT, II, 567, 709, 711, 785. GUHRAUER, II, 500. GUIDO de CASTELLO, I, 583. GUIGNEBERT, I, 522. GUILLAUME de CHAMPEAUX, I, 570, 585, 586, 607. GUILLAUME de CONCHES, I, 574 579, 592, 602, 607, 717. GUILLAUME de SAINT THIERRY, I, 592, 593, 608. GUILLAUME LE BRETON, I, 637. GUILLAUME de MOERBECKE, I, 485, 637, 658, 699, 724, 734. GUILLAUME D’AUVERGNE, I, 640 643, 705. GUILLAUME de SAINT AMOUR, I, 645, 654. GUILLAUME de LA MARE, I, 689. GUILLAUME D’OCCAM, I, 718, 720 723, 724, 729, 730, 737, 744. GUIMET, I, 448. GUINGUENÉ, II, 599. GUIZOT, II, 795, 846, 861. GURVITCH, I, 681, 704, 711, 804, 898, 1121. GUTBERLET, II, 1122. GUTTMANN, I, 631, 632. GUYAU, I, 362, 1021 1022. GUY GRAND, II, 894, 895, 896, 898. GUYON (Mme), II, 2, 487.

H @ HÄCKEL, II, 934, 942 943. HAGEMANN (G.), I, 706. HALBWACHS, II, 270, 1132. HALÉVY (Élie), II, 502, 503, 669, 676, 682, 857, 860. HALPHEN, I, 609, 704. HAMEL (J. B. du), I, 18. HAMELIN, I, 28, 181, 259, 331, 361. — II, 126, 969, 991, 1050, 1052 1062, 1098. HAMILTON, II, 498, 670 673, 682, 925. HANNEQUIN, II, 127, 270, 1067, 1068. HANSEN, II, 500. HARMEL, II, 898. HARNACK, I, 498, 512, 516, 521, 522, 525, 526, 547. — II, 270. HARPOCRATION, I, 443. HARRINGTON (James), II, 5. HARRISON (Miss), I, 86. HARTENSTEIN (G.), II, 271, 570, 812, 824. HARTLEY (David), II, 399, 499, 678. HARTMANN (N.), II, 784, 785, 1121. HARTMANN (Ed. von), II, 732, 738, 998 1000. HARVEY, II, 16, 41, 99, 100. HASKINS, I, 607. HASSE (H.), II, 425. HASSELBLATT, II, 824. HATZFELD (AD.), II, 142. HAURÉAU, I, 38, 547, 581, 607, 1001. HAUSER, I, 786. HAUSSOULIER, I, 259. HAYM (J.), II, 500, 733, 784. HEATH, II, 45. HÉCATÉE, I, 55, 80. HEEREBORD (Adrien), II, 114. HEGEL, I, 12, 25, 26, 29, 32, 33, 489, 544. — II, 311, 492, 573, 574, 576, 656, 655, 704, 727, 734 785, 786, 787, 791, 796, 797, 798, 799, 801, 803, 806, 807, 808, 823, 835, 836, 847, 907, 908, 909, 910, 926, 927, 935, 937, 938, 944, 984, 993, 994, 997, 998, 1011, 1013, 1046, 1053, 1054, 1058, 1061, 1062, 1193. HÉGÉSIAS, I, 365, 366. HÉGIAS, I, 484. HEIDEGGER, II, 831, 1119. HEIM, II, 757. HEIMANN, II, 784. HEINEMANN, I, 414, 485, 808. HEINZE, I, 167, 331, 402, 446. HEITZ, I, 705. HELLER, II, 769. HELMHOLTZ, II, 270, 950, 982, 983. HÉLOÏSE, I, 583. HELVÉTIUS, II, 432, 434, 438-448, 454, 481, 607, 618, 620, 675, 881. HELVÉTIUS (Mme), II, 599, 615. HELVIDIUS PRISCUS, I, 420. HEMSTERHUIS, II, 494 497, 500. HENDEL (Ch. W.), II, 425. HENNEQUIN (V.), II, 846. HENRI de BRABANT, I, 637. HENRI de GAND, I, 687 669, 706, 711, 713. HENRI de HAINBUCH, I, 718, 728. HENRY (Ch.), II, 453. HENSE, I, 393, 447. HÉRACLÉON, I, 502. HÉRACLITE D’ÉPHÉSE, I, 54 60, 61, 62, 63, 123, 381, 434, 778. — II, 809, 896, 927, 1078. HÉRACLIDE de TARSE, I, 396, 551. HÉRACLITE de TYR, I, 412. HERBART, II, 808 812, 824. HERDER, II, 367, 487, 491 494, 496, 500, 504, 508, 569, 570, 663, 801, 935. HERENNIUS SENECION, I, 420, 448, 450. HERILLUS de CARTHAGE, I, 286. HERMAND, II, 453. HERMARQUE, I, 268, 334, 335, 363. HERMÈS TRISMÉGISTE, I, 778, 782. HERMIAS D’ATARNÉE, I, 168, 492. HERMINIER (L’), II, 301. HÉRODOTE, I, 52, 80, 335, 342, 349, 350, 351, 353. HÉRON D’ALEXANDRIE, I, 416. — II, 16. HERSHELL, II, 913, 916. HERTLING, I, 38, 295. HERZ (MARCUS), II, 517. HERZEN (A.), II, 796, 797. HÉSIODE, I, 48, 55, 57, 61, 64, 308. HESS (moses), II, 787, 790. HEURTEVENT, I, 554, 566, 567. HEYBERGER, II, 16. HICÉTAS, I, 77. HIÉROCLÈS, I, 450, 518. HILAIRE (St), I, 492, 536. HILDEBERT DE LAVARDIN, I, 766. HILDEBRAND, I, 420. HINCMAR, I, 542. HINTON, II, 1057. HIPPIAS, I, 82, 83, 102, 105, 106. HIPPOCRATE, I, 5 9, 74, 75, 83, 87, 375, 571, 691. HIPPOLYTE, I, 44, 46, 47, 61, 74. HIPPON, I, 74. HIRZEL, I, 331, 393. HOBBES, I, 15. — II, 5, 11, 15, 17, 19, 49, 50, 68, 69, 144 157, 995, 196, 241, 275, 276, 282, 292, 329, 331, 370, 380, 435, 469, 478, 626, 863, 885, 959. HOCHSTETTER, I, 737. HOCKING, II, 1056. HODGSON, II, 1105. HOEFFDING, I, 38, 483, 1033, 1088 1089. HORFMANN, II, 127. HOLBACH (D’), II, 432, 434, 438 448, 482, 486, 489. HÖLDERLIN, II, 727, 728, 729. HOLLAND, II, 313, 447, 448. HOMÈRE, I, 56, 61, 102, 225, 271, 272, 273, 372, 380, 397, 438, 471. — II, 308, 369, 371, 721. HOMO, I, 466. HONIGSWALD (R.), II, 157. HOOKE, II, 44. HOOKER, II, 150. HOPITAL (Marquis de L’), II, 225. HORACE, I, 370, 418. HORN (G.), I, 14, 15, 17. HORNEFFER, I, 95. HOROWITZ, I, 631. HORTEN, I, 630, 631. HOWISON, II, 1055. HUAN, II, 199, 998. HUBBART (G.), II, 860. HUBER (Marie), II, 327, 328. HUBERT (Henri), II, 1132. HUBERT (René), II, 228, 454, 473, 483. HUET, II, 123 126, 128. HUGUES de SAINT CHER, I, 687. HUGUES de SAINT VICTOR, I, 579, 580, 581, 582, 607, 673. HUGUES de STRASBOURG, I, 657. HUIT (CH.), I, 167, 607, 838. HUMBERT, I, 690. HUMBOLDT (A. de), II, 995. HUMBOLDT (Guillaume de), II, 807 808. HUME, I, 724. — II, 122, 288, 311, 382, 400, 402-¬425, 427, 430, 439., 447, 467, 482, 497, 513, 518, 519, 566, 568, 627, 628, 669, 670, 675, 914, 915, 927, 985, 997, 1051, 1089, 1111, 1112, 1130. HUSIK, I, 632. HUSSERL, II, 1108 1122. HUTCHESON, II, 330, 335, 421, 422, 423, 448, 486. HUXLEY (Thomas), II, 929. HUYGHENS, II, 50, 98, 124, 244. HYDE, II, 145. HYPATIE, I, 484.

I @ IBSEN, II, 1024. IDELER, I, 258. IDOMÉNÉE, I, 334, 359. IMBART de LA TOUR, I, 716. INGE, I, 480, 485. ION, I, 102. IRÉNÉE, I, 415, 500. ISAAK ISARËLI, I, 623, 639. ISELIN, II, 493. ISIDORE, I, 468. ISIDORE de SÉVILLE, I, 534, 538, 548, 549, 569, 571, 693. ISOCRATE, I, 83, 84, 85, 98, 169, 269, 271, 273, 277.

J @ JACOBI, II, 491, 494 497, 500, 566, 664, 723, 736, 805, 806, 963. JAEGER, I, 259, 414. JACKSON, II, 295. JACQUIN, I, 548. JAKOB (L. H.), II, 565. JAMBLIQUE, I, 51, 54, 75, 85, 470, 472 476, 483, 520, 627. JAMES (H.), II, 832, 1039, 1040. JAMES (W.), II, 432, 654, 832, 969, 994, 1039, 1040, 1041, 1042, 1043, 1044, 1055, 1070, 1107. JANET (Paul), I, 28. — II, 45, 465, 598, 667, 1002. JANET (Pierre), II, 1136. JANKÉLÉVITCH (V.), II, 372, 733, 1033, 1086. JANSÉNIUS, II, 7, 8. JAQUELOT, II, 124. JAURÈS, II, 483. JEAN CLIMAQUE (St), I, 629, 630. JEAN CHRYSOSTOME (St), I, 516. JEAN D’ESPAGNE, I, 632. JEAN ITALOS, I, 628, 629. JEAN de PARME, I, 645. JEAN de LA ROCHELLE, I, 646. JEAN de JANDUN, I, 685, 706, 718. JEAN de LA CROIX (St), I, 785. JEFFERSON, II, 611. JÉROME (St), I, 541. JÉRUSALEM, II, 1109. JOACHIM, II, 1055. JOACHIM de FLORE, I, 600, 645. JODL, II, 945. JOHNSTON (G. A.), II, 358. JOLIVET (A.), II, 143. JONSIUS, I, 13. JORET, II, 500. JORNANDÈS, II, 379. JOSCELIN de VIERZY, I, 590. JOSÈPHE, I, 693, 28. JOUFFROY, II, 499, 500, 649, 652 656, 667, 682, 958. JOURDAIN, I, 608, 704. JOUSSAIN (A.), II, 358. JOVY (E.), II, 143. JOYAU, I, 362, 613. JURIEU, II, 3, 296, 297, 298, 303, 585, 586, 590. JUSSIEU, II, 642. JUSTE LIPSE, I, 767. JUSTIN, I, 415, 497, 498, 499, 500, 504, 522.

K @ KAERST, I, 331. KAFKA, I, 69. KANNES (J. A.), II, 745. KANT, I, 8, 9, 29. — II, 311, 315, 360, 453, 458, 483, 487, 489, 491, 496, 507 572, 573, 580, 640, 642 645, 648, 660, 670, 671, 672, 679, 680, 685, 688, 691, 692, 693, 694, 699, 700, 702, 703, 706, 717, 736, 760, 761, 766, 772, 801, 805, 808, 810, 811, 812, 816, 817, 823, 834, 850, 897, 910, 913, 934, 944, 966, 972, 979, 982, 983, 984, 985, 986, 987, 988, 994, 997, 1005, 1006, 1011, 1051, 1058, 1064, 1071, 1072, 1077, 1081, 1082, 1083, 1084, 1088, 1111, 1116, 1117, 1122, 1123, 1124. KARPPE, I, 632. — II, 199. KEIM (A.), II, 454. KÉPLER, I, 756, 758. — II, 54, 87, 88, 95, 754, 875, 876, 987. KERN (O.), I, 86. KERNER (J.), II, 731, KIDD (B.), II, 931. KILWARDBY (ROBERT), I, 644, 687, 706. KING, II, 294. KINKEL, I, 251, 824. KINKER, II, 643. KIREEVSKI, II, 798. KIRKEGAARD, II, 830 831, 832, 838. KLAGES (L.), II, 1087. KNUTZEN (Martin), II, 507. KÖPPEN (F.), II, 790. KORTEWEG, II, 127. KORBER, II, 732. KOTARBINSKI, II, 45. KOYRÉ, I, 548, 561, 567. — II, 229, 270, 784, 798. KRAUSE, II, 802 805. KREBS, 9, 707. KROLL, I, 485. KRONER, II, 1063. KRUG, II, 757. KRUMBACHER, I, 632. KUGLER, I, 737. KUNZ, II, 454.

L @ LAAS (ERNST), II, 944, 945. LABERTHONNIÈRE, I, 490. — II, 127, 1036. LABOULAYE (Édouard), II, 1000. LABRIOLLE (de), I, 522, 547. LA BRUYÈRE, II, 329. LABRY (R.), II, 797. LACHELIER, II, 570, 1003-1012, 1023, 1025, 1064, 1092, 1093, 1095. LACHÈS, I, 93, 102. LACORDAIRE, II, 594. LACTANCE, I, 314, 357, 511. LACYDE, I, 386. LADD, II, 1056. LAFFITTE (Pierre), II, 933 LA FORÊT, I, 548. LAGNEAU, II, 198, 1092, 1093. LAGRANGE, II, 874. LAHORGUE, II, 143. LALANDE, II, 38, 45, 320, 1095 1098, 1138. LALLY, II, 456. LALO, I, 259, 1132. LAMARCK, II, 438, 818, 880, 920 924. LAMENNAIS, II, 490, 592 597, 662, 775, 790, 833, 837, 846, 885, 934. LA METTRIE, II, 432, 438 448, 454, 486. LAMI, II, 667. LAMPRECHT, II, 295. LAMY (Bernard), II, 226. LAMY (François), II, 197, 226. LAND, II, 128, 198. LANDRY (B.), I, 715, 737. — II, 157. LANFRANC, I, 554, 557, 566. LANFREY, II, 400. LANG, I, 167. LANGE, I, 362. — II, 359, 439, 454, 789, 983, 1070. LANGEVIN, II, 1076. LANGRES (Hugues de), I, 566. LANSON, II, 128, 320, 334, 465. LANTOINE, II, 295. LAPIE (PAUL), II, 1097. LAPLACE, II, 315, 458, 868, 870, 875, 876, 926. LAPORTE, II, 9, 127, 142. LAPPE (J.), I, 738. LA ROCHEFOUCAULD, II, 1, 9, 424, 439, 1015. LAROMIGUIÈRE, II, 599, 647¬-648, 657. LASBAX, II, 199. LASSERRE (P.), I, 608, 934, 953. LASSON (G.), II, 784, 785. LATOUR (R. de), II, 483. LATZARUS, I, 448. LAUNOIS, I, 13. LAURENT de L’ARDÈCHE, II, 856. LAURENT VALLA, I, 739, 740. LAURIE (H.), II, 682, 1053. LA VALETTE MONBRUN (de), II, 616, 646. LAVATER, II, 489. LAVEILLE, II, 598. LAVOISIER, II, 868, 872. LAZARUS, II, 812. LE BRETON (A.), II, 431. LE BRETON (Maurice), II, 1040, 1044. LECANUET, II, 1035. LECHARTIER, II, 4255. LECHEVALIER, II, 845. LE CLERC, II, 274, 319. LE CONTE, II, 931. LE DANTEC, II, 932, 953, 1075. LEFÈVRE (A.), II, 335. LEFÈVRE (G.), I, 586, 607, 608. LEFORT de MORINIÈRE, II, 226. LEFRANC, I, 786, 787. LE GRAND (Antoine), II, 115. LE GRAS (Joseph), II, 433, 453. LEIBNITZ, I, 757, 779, 781. — II, 17, 18, 26, 107, 115, 122, 132, 149, 196, 197, 204, 213, 215, 216, 229 271, 291, 292, 294, 297, 298, 306, 311, 314, 321, 355, 359, 360, 363, 364, 383, 389, 436, 458, 492, 495, 510, 513, 514, 515, 516, 518, 576, 626, 752, 823, 874, 913, 926, 927, 944, 952, 962, 979, 1011, 1051, 1109. LELEVEL, II, 226. LÉLIUS, I, 396. LELONG (P.), II, 201. LEMAITRE (J.), II, 483. LEMOINE (A.), II, 401. LE MONNIER, II, 435. LENOIR, II, 310, 401, 431. LÉON (A.), II, 199. LÉON (Xavier), II, 489, 572, 685, 687, 688, 689, 711, 1076. LÉON L’HÉBREU, I, 753. — II, 164. LÉONARD de VINCI, I, 742, 758 760, 785. LEONHARDI, II, 804, 824. LÉONTEUS, I, 334. LEOPARDI, II, 615. LEPIDI, I, 567. LEQUIER (Jules), II, 966 969, 970, 973. LEROUX (P.), II, 845, 957-961, 970. LEROUX (Emmanuel), II, 1039, 1040, 1044, 1045, 1046. LEROY (André), II, 425. LEROY (Maxime), II, 127, 860. LE ROY (Édouard), II, 1037, 1067, 1076. LE SENNE (René), II, 1098. LESSING, II, 487, 491 494, 496, 504. LEUCIPPE, I, 77 80, 809. LEUWENHOECK, II, 261, 718, 721, 746, 748. LE VERRIER, II, 916, 1067. LEVI (AD.), II, 45, 157. LÉVI (M.) I, 87, 331. LEVINAS, II, 1115, 1121. LÉVY (Albert), II, 800. LÉVY (Heinrich), II, 1063. LÉVY (M.), I, 632. LÉVY BRUHL, I, 5, 52. — II, 310, 425, 483, 500, 893, 1133, 1134, 1140. LEWES, II, 929. LIARD, II, 126. LIBANIUS, I, 89, 484. LICHTENBERG, II, 757. LICHTENBERGER, II, 733, 1022. LIEB (F.), II, 713. LIEBERT, II, 1080. LIEBIG, II, 35, 45. LIEBMANN, II, 982. LIGNAC (de), II, 227. LIMBOURG (Philippe de), II, 160, 161. LINNÉ, II, 437, 448. LIONNE (M. de), II, 201. LIPSE (Juste), I, 14, 16, 18. LIPSTORP (Daniel), II, , 114. LITTLE, I, 706. LITTRÉ, II, 893, 909, 932-¬934. LITZMANN (C.), II, 733. LOCKE, I, 10 — II, 5, 16, 17, 75, 225, 226, 227, 234, 263, 272 295, 311, 312, 318, 319¬-320, 331, 332, 334, 340, 343, 344, 346, 347, 370, 380, 385, 388, 390, 394, 395, 396, 400, 403, 405, 407, 408, 409, 414, 422, 432, 437, 439, 447, 452, 455, 456, 457, 476, 487, 491, 494, 497, 581, 604, 638, 644, 645, 658, 668, 674, 758, 809, 849, 917, 1111. LOISY, I, 485. LOMBROSO, II, 934. LONGIN, I, 450. LONGPRÉ, I, 737. LORENZ (P.), II, 500. LORENZ VON STEIN, II, 790. LORENZO COLOSIO, I, 283. LOSSIUS, II, 514. LOSSKI, II, 1025. LOTZE, II, 995 996. LOUIS, I, 603. LOUVILLE, II, 459. LÖWE, II, 711. LUC (de), II, 757. LUCAIN, I, 531, 549. LUCAS, II, 199. LUCIEN, I, 264, 370, 419, 436, 468, 469, 760. LUCRÈCE, I, 80, 296, 335, 339, 340, 341, 342, 344, 347, 348, 349, 350, 351, 352, 353, 355, 362, 370, 395, 407, 410, 411, 414, 490, 578, 13, 909. LUCULLUS, I, 412, 413. LUDOVICI (K. G.), II, 365. LULLE (Raymond), I, 700 704, 707. LUTHER, II, 301, 555, 585, 777. LYCURGUE, I, 290 LYON (G.), II, 156, 295, 335, 358. LYSIAS, I, 106. LYSIS, I, 54.

M @ MABILLEAU, I, 787. MABLY, II, 371. MACAULAY, II, 678. MACH, II, 945 950, 1065, 1068, 1074, 1112. MACHIAVEL, I, 742, 770, 771, 776. — II, 3, 5, 17, 30. MACHIORO, I, 87. MACKINTOSH (J.), II, 335, 679. MC TAGGART, II, 984, 1055. MACROBE, I, 539, 550, 556, 572, 586, 590. MAGENTINOS (Léon), I, 629. MAGNENUS, I, 14. MAGNIEN, II, 13. MAHEU, II, 358. MAHNKE (D.), II, 270. MATER, I, 95, 259. MAÏMON (Salomon), II, 566, 567. MAIMONIDE, I, 625, 626, 632, 159. MAINE de BIRAN, II, 399, 573, 575, 579, 599, 603, 608, 609, 613, 614 636, 638, 640, 642, 646, 647, 660, 662, 1005, 1043, 1094. MAIRAN, II, 223. MAIRE (Albert), II, 142. MAISTRE (J. de), II, 45, 487, 488, 4.91, 573, 57 5, 576, 579, 581 584, 598, 858, 864, 885. MAITRE (L.), I, 549. MALEBRANCHE, II, 16, 17, 26, 64, 107, 114, 116, 117, 123, 124, 197, 200 228, 229, 234, 247, 258, 279, 287, 311, 320, 321, 339, 343, 346, 348, 350, 357, 371, 374, 383, 389, 390, 403, 407, 409, 460, 469, 478, 514, 546, 583, 588, 589, 626, 627, 628, 900, 939. MALESHERBES, II, 433, 485. MALLARMÉ, II, 910. MALPIGHI, II, 261. MALTHUS, II, 676 678, 922. MALUS, II, 757. MALVY, II, 143. MAMERT (claudien), I, 528, 532, 547, MANDEVILLE, II, 329, 339, 430. MANDONNET, I, 684, 705, 706, 725. MANEGOLD de LAUTENBACH, I, 556. MANI, I, 505. MANITIUS, I, 485. MANSEL, II, 673, 925. MARC AURÈLE, I, 291, 415, 418, 428 430, 497, 767, 635. MARCELLA, I, 336. MARCIANUS CAPELLA, I, 531, 532, 534, 547, 550, 572. MARCION, I, 501, 502, 503. MARCK (S.), II, 1063. MARÉCHAL (Christian), II, 598. MARÉCHAL (Le Père), II, 1123, 1124. MARÉCHAUX, I, 567. MARET, II, 835, 836. MIARGERIE (de), II, 598. MARIANO, II, 905. MARILLIEN, II, 646. MARINUS, I, 468, 476. MARION, II, 294. MARISCOURT (Pierre de), I, 697. MARITAIN, II, 1123. MARIUS (A.), I, 707. MARIUS VICTOR, I, 512, 532. MARMONTEL, II, 426, 434. MARRAST (A.), II, 567, 658, 663. MARSILE FICIN, I, 14, 743, 750, 776, 782, 118, 120, 355. MARSILE D’INGHEM, I, 728. MARTHA, I, 414, 417. MARTIN (André) (Ambrosius Victor), II, 202, 228. MARTIN (B.), II, 824. MARTIN (J.), I, 522. MARTIN (TH. H.), I, 166, 1001. MARTINO (P.), II, 360. MARVIN, II, 1106. MARX, II, 678, 790, 791, 792, 793, 794, 797, 895, 89T ;, 908. MASLAM (Lady), II, 273. MASNOVO, I, 705. MASPERO, I, 481. MASSON (P. M.), II, 483, 486. MASSON (F.), II, 45. MASSON OURSEL, I, 7, 33. MATERNUS, I, 420. MATHIEU (G.), I, 98, 269. MATTHIEU D’AQUASPARTA, 1, 652, 705. MATTIA DORIA, II, 227. MAUDUIT, II, 826, 838. MAUESBERGER, I, 283. MAUGAIN, II, 18, 366. MAUPERTUIS, II, 312, 455, 486. MAURICE (F. D.), II, 957. MAUNY, I, 468, 17. MAUSS (Marcel), II, 1132. MAUVEAUX, II, 453. MAUXION, II, 824. MAXIME de TYR, I, 417. MAXIME LE CONFESSEUR, I, 540, 541, 543. MAXIMILIEN de BAVIÉRE, II, 47. MAYER, II, 945. MAYJONADE, II, 646. MAZZINI, II, 595, 596, 902, 903 905. M’COSH (James), II, 682. MÉAUTIS (G.), I, 87. MEDICUS, II, 711. MEIJER (W.), II, 299. MEINARDUS, II, 425. MEINONG, II, 425, 1110. MEINSMA, II, 199. MÉLANCHTON, II, 2. MÉLÉAGRE de GADARA, I, 292. MÉLISSOS de SAMOS, I, 66, 67, 85. MÉNANDRE, I, 242, 276. MÉNAND (Louis), II, 977. MÉNÉCÉE, I, 334, 335, 355. MÉNÉCLÉS LE PYRRHONIEN, I, 374. MENDELSSOHN, II, 494, 496, 514, 565. MÉNÉDÈME, I, 274, 290. MÉNIPPE, I, 269, MENNICKEN, II, 228. MÉNON, I, 101, 116. MENTRÉ (F.), II, 992. MENZEL, II, 199. MERBACH, I, 362. MERCATOR, II, 306. MERCIER, II, 1122. MÉRÉ, II, 132. MERLANT (J.), II, 431. MERSENNE, II, 17, 48, 49, 50, 62, 64, 65, 98, 99, 144. MESMER, II, 488. MESNARD (P.), I, 787. MESSER, II, 571. MÉTOCHITA (Théodore), I, 628, 632. MÉTRODORE, I, 334, 335, 387. METZ (R.), II, 425. METZGER (W.), II, 732. MEYER (Eduard), II, 791. MEYER (Louis), II, 194. MEYER (W.), I, 608, 500. MEYERSON (E.), II, 785, 1074, 1075, 1095. MICHAUD (R.), I, 1, 608. — II, 832, 839. MICHEL D’EPHÉSE, I, 628, 629, 632. MICHEL ITALICOS, I, 628, 632. MICHELET, II, 367, 576. MICICIEVICZ, II, 595, 828, 829. MIELISCH, II, 199. MIGNE, I, 516, 517, 519, 520, 521, 528, 530, 532, 537, 539, 540, 542, 543, 547, 548, 553, 554, 555, 556, 564, 566, 567, 570, 577, 578, 583, 592, 594, 595, 607, 608, 630, 632, 766. MILHAUD (G.), I, 4, 167, 126, 127, 571, 1065 1067. MILL (James), II, 674, 676, 677, 678 679, 912. MILL (J. ST.), II, 682, 893, 910, 911, 912 919, 925, 932, 937, 938, 940, 997, 1040, 1055, 1067, 1094, 1096. MILTON, II, 5. MIRABEAU, II, 426, 430. MIRECOURT (Jean de), I, 715, 724, 737. MIRON, II, 226. MNASÉAS, I, 291. MODERATUS de GADES, I, 440, 441, 451. MODON (Nicolas de), I, 628. MOLESWORTH (W.), II, 156. MOLIÈRE, II, 428. MOLITOR, II, 711. MOLYNEUX, II, 394, 395. MONGE, II, 875. MONCEAUX, I, 448. MONGLOND, II, 500. MONINIOS, I, 276. MONTAIGNE, I, 760 767, 769, 771. — II, 17, 103, 135, 138, 139, 140, 298, 300, 368, 373, 460, 619, 832. MONTALEMBERT, II, 594, 597, 903. MONTESQUIEU, II, 225, 373-¬381, 382, 463, 478, 502, 601, 619, 686, 863. MONTMOR, II, 17. MOORE, II, 1102, 1105. MORE (P. E.), I, 166, 331, 291. MOREL, II, 484. MORGAN, (Auguste), II, 913. MORGAN (Thomas), II, 324, 673. MORIN, II, 50, 90. MORLEY, II, 454. MORNET, II, 320, 483. MORVONNAIS (Hippolyte de la), II, 846. LA MOTHE LE VAYER, II, 9, 15. MOULTOU, II, 479. MOUY (P.), II, 228, 991. MOYSSET, II, 898. MUCIUS SCAEVOLA, I, 397, 398, 399. MÜHL (von der), I, 361. MUIRHEAD, II, 1055. MUIRON, II, 845. MÜLLER (Hermann), II, 128. MÜLLER (H. F.), I, 485. MÜLLER (Max), II, 573, 909. MULLER (Maurice), II, 454. MUNK, I, 626, 630, 632. MÜNSTERBERG, II, 1083. MUSONIUS, I, 370, 418, 419, 420, 422 424, 492, 508, 521. MUSSET (A. de), II, 573. MUSSET PATHEY, II, 483. MUTSCHMANN, I, 389.

N @ NAGY, I, 631. NAIGEON, II, 453. NAMER, I, 787. NASSAU (Maurice de), II, 46, 47. NATHAN, II, 271. NATHIN, I, 729. NATORP, I, 100, 127, 572, 1078, 1079. NAUSIPHANE de TÉOS, I, 341, 370, 371. NAVILLE, II, 646. NECKHAM (Alexandre), I, 691, 706. NEDELKOVITCH, II, 453, 454. NEEDHAM, II, 459. NEF (W.), II, 954. NELSON, II, 813. NEMESIUS, I, 450, 495, 517, 575. NESTLE, I, 83, 87. NESTORIUS, I, 525. NEUMANN, II, 746. NEW MAN, I, 258, 832, 955¬-957, 1035, 1039. NEWTON, II, 43, 44, 92, 98, 129, 225, 233, 242 ; 2244, 245, 292, 306, 311 319, 336, 348, 352, 353, 364, 390, 400, 404, 447, 452, 455, 456, 458, 459, 491, 494, 510, 519, 539, 559, 576, 583, 753, 757, 841, 845, 849, 868, 869, 870, 874, 887, 1065. NICIAS, I, 93, 102. NICOLAS, II, 711. NICOLAI, II, 489, NICOLE, II, 1, 8, 9, 114, 304. NICOMAQUE, I, 441, 531, 628. NIETHAMMER, II, 711. NIETZSCHE, II, 156, 731, 743, 787, 820, 910, 942, 944, 945, 1013 1022, 1030, 1068. NIFO, I, 756. NOACK, II, 799. NOËL (G.), II, 785. NIHUSIUS, II, 304. NORL, II, 784. NORDEN, I, 402. NORRIS (John), II, 227, 357. NOVALIS, II, 489, 579, 714, 727, 729, 801. NOVARO (M.), II, 228. NUMÉNIUS, I, 161, 387, 413, 443, 444, 472, 473.

O @ O’CONNOR, II, 506. OGEREAU, I, 331. OKEN (L.), II, 750. OLDENBURG, II, 162, 170, 233. OLLÉ LAPRUNE, I, 259, 228, 667, 1034 1038. OLLION (H.), II, 294. OLLIVIER (M), II, 786. OLTRAMARE, I, 7, 393. OMER TALON, I, 760, 763. ONÉSICRITE, I, 278. ONOMACRITE, I, 48. ORESME (Nicolas), I, 728, 738. ORESTE, I, 264. ORIGÈNE, I, 291, 317, 491, 495, 506 510, 541 : ORIGÈNE LE NÉOPLATONICIEN, I, 450. ORPHÉE, I, 628. OSTWALD (W.), II, 571, 948, 1073. OUALID, II, 898. OVIDE, I, 541, 574, 602.

P @ PACAUD, II, 570. PACHYMÈRE (Georges), I, 629. ¬PAGET (Amédée), II, 845. PALACIO, I, 705. PALAMAS (Grégoire), I, 630, 632. PALÉOLOGUE, II, 431. PALHORIÈS, I, 705, 901, 902, 903, 905. PALISSOT, II, 433. PALISSY (Bernard), II, 16. PALLAS, 451. PANÉTIUS, I, 165, 394 401, 402, 412, 421. PANTÈNE, I, 506. PAPPUS, II, 55. PARACELSE, I, 751. — II, 25, 41, 231, 714. PARÉ (Ambroise), II, 16. PARKER, II, 115. PARMÉNIDE, I, 62, 63, 64, 65, 66, 68, 78, 84, 121, 127, 130, 131, 140, 266, 337, 381, 779. — II, 70, 997, 1078. PARODI, II, 358, 483, 992, 1097. PASCAL, I, 30, 497. — II, 17, 51, 52, 73, 97, 98, 129 143, 233, 239, 242, 306, 373, 421, 427, 428, 460, 461, 495, 619, 836, 956, 1015, 1017, 1037. PASCHASE RADBUT, I, 552, 566. PASICLÈS, I, 170. PASQUALI, I, 485. PASTOR, I, 731. PATER (W.), I, 167. PATRIZZI, I, 778. PATRU, II, 303. PATTISON (marck), II, 957. PAUL (St), I, 491, 494 497, 502, 518, 521, 528, 936, 957, 968. PAULHAN (F.), II, 598, 1136. PAUSANIAS, I, 106, 290. PAUTIGNY, I, 522. PAYNE, II, 676. PECKHAM (Jean), I, 643, 653, 687, 706. PÉDIASIMOS, I, 629, 632. PEIRCE, II, 1038, 1042. PÉLAGE, I, 515, 525. PELETIER (Jacques), I, 762. PELLARIN, II, 845, 847. PELLETAN (Eugène), II, 846. PELLISSIER (G.), II, 465. PELZER, I, 690. PENJON, II, 721, 358. PÉRIER (A.), I, 631. PERRIN, II, 1076. PERROT D’ABLANCOURT, II, 303. PERRY, II, 1105. PERSE, I, 419. PERSÉE, I, 290. PESTALOZZI, II, 808. PETERS, II, 271. PETRON, I, 52. PEYRE (A.), II, 977. PFLAUM, I, 753, 164. PHÉDRE, I, 106. PHÉDRE (L’épicurien), I, 407. PHÉNARÉTE, I, 89, 94. PHÉRÉCYDE de SYROS, I, 575. PHILIPPSON, I, 393. PHILODÈME, I, 89, 268, 355, 407, 408, 409, 410. PHILOLAÜS, I, 75. PHILON D’ALEXANDRIE, I, 291, 292, 294, 302, 313, 319, 370, 374, 395, 398, 403, 404, 415, 417, 421, 433, 438 440, 441, 442, 444, 448, 491, 498, 499, 501, 523, 533, 545, 560, 580, 623, 736, 751, 193, 773. PHILON D’ATHÈNES, I, 372. PHILON de LARISSE, I, 387, 411, 412, 413, 414, 430. PHILONIDE de THÈBES, I, 290. PHILOPON (Jean), I, 445, 613. PHILOSTRATE, I, 436, 468. PHOTIUS, I, 430, 627, 632. PIAGET (Jean), II, 1140. PIAT, I, 167, 259. PIC de LA MIRANDOLE (Jean), I, 750, 776. PICAVET, I, 547, 567, 453, 570, 711. PICHLER, II, 365, 613. PICHON, I, 425. PICOT, II, 50. PIERRE COMESTOR, I, 570, 607. PIERRE LE LOMBARD, I, 570, 571, 588, 593, 603, 607, 634, 646, 708. PIERRE de POITIERS, I, 570, 603, 607. PIETRO D’ABANO, I, 743. PIÉRON (H.), II, 1137. PILLON, II, 228, 309, 425, 971, 980. PINDARE, I, 49, 57, 61, 380. PINEAU, I, 786. PIROU, II, 898. PISITRATE, I, 48. PLAN, II, 483. PLATON, I, 5, 11, 14, 17, 30, 33, 34, 35, 36, 48, 49, 50, 59, 60, 64, 65, 70, 71, 74, 75, 78, 79, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96 167, 9.68, 1.69, 171, 172, 177, 186, 187, 189, 190, 191, 192, 193, 197, 200, 206, 212, 213, 214, 218, 220, 222, 223, 224, 230, 231, 235, 238, 240, 243, 247, 250, 258, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 268, 269, 270, 272, 275, 277, 278, 279, 280, 286, 290, 293, 294, 296, 297, 298, 299, 300, 305, 307, 308, 310, 312, 316, 327, 338, 363, 367, 375, 381, 396, 397, 405, 412, 413, 415, 416, 417, 441, 442, 443, 444, 453, 457, 458, 461, 469, 470, 479, 490, 492, 498, 499, 500, 502, 506, 510, 512, 514, 518, 528, 530, 533, 539, 541, 556, 561, 572, 574, 578, 585, 586, 590, 591, 592, 609, 615, 627, 628, 629, 637, 642, 647, 721, 728, 732, 744, 745, 750, 751, 752, 775, 776, 778, 779, 780, 783. — II, 15, 16, 32, 33, 69, 70, 74, 76, 99, 118, 119, 203, 225, 235, 259, 340, 355, 356, 367, 407, 440, 469, 551, 558, 650, 706, 719, 767, 818, 832, 836, 838, 844, 862, 900, 944, 986, 996, 1018, 1045, 1061, 1076, 1077. LE PLAY, II, 1126. PLECHANOW (G.), II, 454. PLÉTHON, I, 627, 628, 629, 632, 750. PLINE, I, 397, 401, 532, 534, 538, 541, 698, 755. — II, 25, 27, 42. PLITT, II, 732. PLOTIN, I, 11, 14, 370, 430, 436, 444, 445, 449 465, 466, 467, 468, 469, 470, 471, 473, 474, 475, 480, 481, 482, 484, 485, 491, 495, 503, 512, 514, 517, 518, 523, 530, 535, 539, 544, 546, 580, 601, 613, 615, 616, 618, 627, 628, 648, 663, 698, 731, 732, 735, 736, 745, 748, 749, 750, 751, 755, 757, 779, 780, 783, 784. — II, 15, 70, 71, 118, 169, 225, 247, 253, 255, 261, 291, 337, 355, 469, 680, 706, 707, 719, 723, 746, 763, 830, 838, 903, 927, 963, 993, 994, 1008, 1028, 1029, 1032, 1053, 1057, 1079, 1092. PLOUCQUET, II, 514. PLUTARQUE de CHÉRONÉE, I, 12, 44, 47, 52, 67, 69, 100, 141, 163, 164, 166, 257, 267, 289, 290, 291, 292, 300, 312, 314, 317, 319, 320, 322, 330, 337, 338, 351, 352, 358, 359, 361, 369, 375, 378, 381, 384, 401, 402, 415, 421, 422, 436, 437, 441¬-443, 606, 613, 766. — II, 426. PLUTARQUE D’ATHÈNES, I, 476. PLUZANSKI, I, 737. POGGE (LE), I, 740. POHL, II, 757. POHLENS, I, 414. POINCARÉ (Henri), II, 1064, 1065 1067, 1069, 1070. POINSOT, II, 861. POIRET, II, 197. POLÉMON, I, 161, 165, 292, 293, 379, 384, 412. POLIGNAC, II, 227. POLLACK, I, 630. POLLOCK, II, 198, 953. POLYAENUS, I, 334. POLYBE, I, 401, 402, 407, 493. POLYCRATE, I, 89, 98. POLYSPERCHON, I, 287. POLYSTRATE L’ épicurien, I, 363-¬365, 393. POMMEREL, II, 454. POMMIER (J.), II, 667, 936, 954. POMPONAZZI, I, 753 756, 759, 786, 302. PONTUS de TYARD, I, 743. PORÉE, I, 567. POUCHET, I, 259. PORPHYRE, I, 89, 91, 174, 256, 257, 356, 441, 445, 450, 456, 465, 467, 468, 469, 470-¬482, 485, 518, 529, 539, 550, 551, 582, 585, 589, 604, 613 ; 1 ; 627. POSIDONIUS, I, 320, 401 407, 411, 412, 421, 424, 450. POSTEL, I, 775 776, 787. POWELL, II, 957. POWICKE (Frédéric J.), II, 295. PRADES (Abbé de), II, 433. PRAECHTER, I, 88. PRANTL, I, 551, 586. — II, 799. PRAT, II, 971, 980. PRELLER, I, 38. PRIESTLEY, II, 502, 506. PROAL (L.), II, 483. PROCLUS, I, 36, 256, 311, 402, 441, 444, 466, 467, 468, 469, 470, 472, 473, 474, 475, 476 481, 482, 483, 484, 485, 491, 492, 495, 518, 519, 520, 521, 559, 576, 596, 613, 617, 627, 628, 658, 663, 700, 734, 745. — II, 225, 247, 337, 355, 488. PRODICUS de CÉOS, I, 83, 84, 85, 106. PROMÉTHÉE, 107. PROST, I, 787, 128, 228. PROTAGORAS D’ABDÉRE, I, 79, 82, 83, 84, 85, 90, 102, 105, 106, 107, 123, 124, 217. — II, 83, 1045. PROTOIS, I, 607. PROUDHON, II, 796, 797, 804, 837, 840, 894-¬898. PROTOIS, I, 607. PRZYWARA (Erich), II, 1122, 1123. PSELLOS, I, 627, 628, 629, 632. PTOLÉMÉE, I, 613, 628, 638, 696, 699, 762. — II, 640. PTOLÉMÉE de LUCQUES, I, 682. PUAUX, II, 309. PUECH (A.), I, 500, 522. PUECH (J. L.), II, 898. PUECH (H. CH.), II, 1062. PUSEY, II, 955. PYRRHON, I, 370 374, 377, 378, 380, 381, 383, 392, 630. PYTHAGORE, I, 50, 51, 52, 53, 54, 56, 57, 65, 75, 87, 230, 423, 472, 541, 556, 613, 780, 336, 369, 1076. PYTHÉAS de MARSEILLE, I, 406. PYTHOCLÉS, I, 335.

Q @ QUAST (O), II, 425. QUÉPRAT, II, 454. QUESNAY, II, 501, 502. QUINET, II, 576, 652. QUINTILIEN, I, 532. QUINTUS TUBÉRON, I, 397.

R @ RABELAIS, I, 761. RACINE, II, 428. RADULFUS ARDENS, I, 569, 607. RAEDER (II.), I, 166. RAEY (JEAN de), II, 114. RAMÉE (Pierre de La), I, 771-¬775. — II, 54. RAMSAY, II, 433. RASMUSSEN, II, 682. RAUH (Frédéric), II, 142, 195, 199, 1098. RAVAISSON, I, 259, 331, 142, 614, 1003 1012, 1028, 1092, 1095. RAWIDOWICZ, II, 800. RAWLEY, II, 41. RAY (JEAN), II, 486. RAYMOND, I, 636. READ, II, 1057. READE (W. W.), II, 931. RÉE (Paul), II, 923. RÉGIS (Sylvain), 115, 123-¬126, 128, 197, 218, 219, 223, 226. RÉGIUS, II, 51, 82, 84. RÉGNAULT, II, 877. REHMKE, II, 1108 1122. REID, II, 312, 332, 403, 497 499, 500, 594, 668, 669, 670, 671, 958 : REIMARUS, II, 491. REINERS, I, 567. REINHARDT, I, 403, 404, 414. — II, 571. REINHOLD, I, 20, 21. — II, 565. REITZENSTEIN, I, 467. RÉMUSAT (Charles de), 1 ; 567, 608. — II, 775, 1001. RÉMY D’AUXERRE, I, 550. RENAN, I, 448, 522, 631, 706. — II, 573, 654, 789, 806, 807, 828, 834, 836, 909, 931, 1002, 1025. RENAUD D’ELISSAGARAY, II, 225. RENAUD (H.), II, 845. RENOUVIER, I, 26, 27, 28, 29, 37. — II, 358, 425, 454, 573, 908, 955, 966, 968, 969, 970-982, 1009, 1034, 1060, 1061. RESTIF de LA BRETONNE, II, 488. REVERDIN (H.), II, 1043. REVIUS, II, 51. REY (Abel), II, 1073. REYMOND, I, 86. REYNAUD (Jean), II, 854, 961-962, 993. RHABAN MAUR, I, 535, 536, 537, 538, 539, 542, 548, 552, 566. RIBOT, II, 824. RICARDO, II, 676 678. RICHARD de SAINT VICTOR, I, 582. RICHARD (G.), II, 792, 1133. RICKERT, II, 1081, 1082. RIGNANO, 1074. RIEHL, II, 571, 984, 992. RIES, I, 608. RISNER, I, 631. BITTER, I, 38. BITTER (Constantin), I, 167. BITTER (Le Physicien), II, 715. BITTER (J. H.), II, 500. RITZENFELD, I, 485. RIVAUD, I, 79, 86. — II, 199. ROBERT GROSSETESTE, I, 590, 604, 607. ROBERT de MELUN, I, 570, 607. ROBERT PULLUS, I, 570, 607. ROBERT de COURÇON, I, 639. ROBERTSON (G. C.), II, 156. ROBERVAL, II, 17, 51, 98, 244. ROBESPIERRE, II, 866. ROBIN, I, 38, 95, 167, 259, 362. ROBINET (J. B.), II, 450. ROBIOU, I, 447. ROCHE, II, 226. ROCQUES (P.), II, 784. RODIEN, I, 167, 259, 283, 331, 332, 271. RODRIGUES (OLINde), II, 854, 855. ROEMER, II, 91. ROGERS, II, 682, 969, 1050. ROHAULT, II, 115, 204, 312. ROHDE, I, 49, 1013. ROLAND de CRÉMONE, I, 687. ROLAND GOSSELIN, I, 259, 642, 675. ROMAGNOSI, II, 612. ROMANES, II, 931, 953. ROMEYER (B.), II, 143. RONSARD, I, 753. ROSCA, II, 954. ROSCELIN de COMPIÈGNE, I, 564 566, 567, 585, 717. ROSE (V.), I, 258. ROSENBERGER, II, 320. ROSENKRANZ, II, 453, 570, 799, 800. ROSMINI, II, 899 901, 902, 904, 905. ROSS, I, 258, 259. ROSTAN, II, 646. ROUSSEAU, I, 583, 225, 226, 358 ; 382, 384, 403, 424, 434, 438, 445, 466 484, 485, 513, 546, 548, 549, 554, 575, 579, 586, 587, 592, 616, 618, 621, 631, 686, 768, 769, 828, 841, 842, 853, 866, 897, 960, 1016. ROUSSELOT, I, 608, 705, 753. ROUSTAN (D.), II, 227. ROUSTAN (M.), II, 400. ROUVRE (de), II, 893. ROYCE, II, 739, 785, 984, 1050 1058. ROYER COLLARD, II, 647, 649-¬652, 654, 656, 899. ROZENZWEIG (F.), II, 785. RÜDIGER (Andréas), II, 364. RUELLE, I, 485. RUFIN, I, 492. RUGE (Arnold), II, 791, 798. RULF, II, 271. RUMFORD, II, 757. RUSSELL, II, 270, 1064, 1102, 1103, 1104, 1105, 1106. RUSTICUS ARULINUS, I, 420. RUTILIUS RUFUS, I, 397. RUYER (R.), II, 992. RUYSBROECK (Jean), I, 736, 738. RUYSSEN (TH.), II, 571, 824. — II, 1038.

S @ SAADJA, I, 624, 632. SABELLIUS, I, 524. SAIGEY (É.), II, 465. SAINT CYRAN, II, 7. SAINT MARTIN, II, 485 491, 713, 714, 718, 727, 731, 745. SAINT SIMON, II, 576, 665, 677, 685, 835, 840, 841, 848 860, 885, 886, 1126. SAINT PIERRE (Abbé de), II, 850. SAINTE BEUVE, II, 666, 838, 921. SALIBA, I, 631. SALISBURY (Jean de), 1 ; 573, 586, 587, 588, 594, 598, 602 606, 608. SALLUSTE, I, 467. SALOMON (M.), II, 667. SANCHEZ (François), I, 765. SAND (George), II, 855. SANTAYANA, II, 1105. SAPHARY, II, 665, 666. SATHAS, I, 632. SAURAT, II, 5. SAUTER, I, 631. LE SAVOUREUX, II, 991. SAY (J. B.), II, 506. SAYOUS, II, 400. SCHAD (J. B.), II, 711. SCHELER (MAX), II, 1116, 1117, 1118. SCHELLING, I, 36. — II, 311, 573, 576, 644, 645, 656, 708, 711, 712-733, 734, 736, 737, 738, 766, 798, 802, 803, 806, 808, 823, 832, 835, 944, 965, 998, 999, 1003, 1004. SCHERER, II, 836. SCHILLER (J.), I, 608. SCHILLER (J. F. C.), II, 689, 742, 807. SCHILLER (F. C. S.), II, 1044, 1045, 1046. SCHINZ, II, 483. SCHLEGEL (A. W.), II, 489, 690, 721, 722, 726, 727, 775. SCHLEGEL (F.), II, 683, 721, 730, 805. SCHLEIERMACHER, II, 683, 805 807, 824, 955. SCHMEKEL, I, 414. SCHMID (CH. E.), II, 565. SCHMOLDERS, I, 630. SCHNEIDER (A.), I, 608, 654, 705. SCHNEIDER (J.), II, 500. SCHOLZ, II, 495, 500. SCHOOT, II, 51. SCHOPENHAUER, II, 548, 743, 798, 801, 813 823, 824, 851, 907, 945, 998, 999, 1013, 1014, 1015, 1019. SCHUBERT (G. H.), II, 731. SCHUBERT SOLDEN, II, 350. SCHULTZ (albert), II, 507. SCHULZE (Albert), II, 567, 568. SCHUPPE, II, 949, 950. SCHWARZ, II, 127. SCOT ERIGÈNE (Jean), I, 540¬-546, 548, 571, 586, 589, 601, 638, 728, 779, 786. SCOT (Michel), I, 691. SCOTT (W. R.), II, 335. SÉAILLES, I, 28, 787, 1.28, 969, 991, 994, 1005, 1008, 1091. SECRÉTAN, II, 908, 962 966, 971. SÉE (H.), II, 381. SEEBERG, I, 566. SEELEY, II, 957. SEGOND, II, 899, 905, 1032. SEILLIÉRE (Ernest), II, 1087. SENANCOUR, II, 577, 633. SÉNÉQUE, I, 291, 316, 319, 326, 327, 356, 370, 375, 402, 403, 406, 407, 415, 417, 422, 424 426, 427, 428, 437, 440, 486, 491, 494, 495, 515, 533, 573, 574, 594, 602, 766, 767. — II, 16, 426, 619. SENTROUL (C.), II, 571. SERENUS, I, 422, 426. SERTILLANGES, I, 705. — II, 1123. SETH PRINGLE PATTISON, II, 1056. SÉVERAC, II, 454, 506. SEVÈRE, I, 443. SEXTIUS, I, 428, 440, 528. SEXTUS EMPIRICUS, I, 12, 15, 79, 279, 282, 291, 302, 304, 307, 329, 336, 339, 370, 373, 377, 381, 382, 383, 385, 386, 387, 388, 389, 391, 392, 394, 403, 409, 413, 416, 430, 431, 432, 433, 434, 435, 637, 724 SEYFARTH (H.), II, 128. SHADWORTH, II, 1105. SHAFTESBURY (Comte de), II, 273. SHAFTESBURY (Comte A. de), II, 293, 294, 329, 330, 432, 437, 813. SHAKESPEARE, II, 721, 941. SHARP, II, 425. SHELLE (G.), II, 506. SHERLOCK, II, 324, 325. SIEBECK, II, 24. SIEYÉS, II, 599. SIGER de BRABANT, I, 644, 658, 683 686, 690, 725, 743, 754. — II, 113. SIGWART, II, 1097, 1108. SIMMEL, II, 1084 1088. SIMMIAS, I, 75. SIMON (J.), I, 485, 667, 1000, 1001. SIMON (RICHARD), II, 194. SIMPLICIUS, I, 308, 345, 441, 445, 552, 564, 629. SINKO, I, 443, 448. SIRVEN (J.), II, 126, 456. SLOWACKI, II, 829. SMITH (J.), II, 291. SMITH (Adam), II, 331, 382, 422 425, 501, 502, 503. SOCRATE, I, 10, 19, 34, 75, 77, 82, 88 95, 96, 98, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 109, 111, 112, I, 113, 117, 119, 120, 121, 132, 143, 144, 145, 150, 189, 190, 194, 240, 246, 263, 270, 278, 298, 299, 304, 338, 368, 370, 372, 374, 380, 413, 423, 425, 455, 498, 499, 552, 565, 572, 586, 588, 711, 712, 778. — II, 324, 356, 685, 1018, 1094. SOLGER, II, 732. SOLOVINE, I, 361. SOMMER, II, 125. SOPHOCLE, I, 84. SOPHONIAS, I, 629, 632. SOREL (Albert), II, 381. SOREL (G.), II, 800, 1048 1049. SORLEY, I, 38. — II, 682, 1057. SORTAIS, I, 765, 773, 774, 787. — II, 45, 126, 128, 157. SOUILHÉ (J.), I, 167. — II, 143. SOURIAU (Paul), II, 1092. SOZZINI (Fauste), II, 6. SPAVENTA, II, 1058. SPEDDING, II, 45. SPENCER, II, 673, 731, 911, 923, 924 929, 931, 934, 966, 980, 1009, 1033, 1037, 1045, 1047, 1064, 1067, 1090, 1091, 1095, 1126, 1130, 1138. SPENER, II, 507. SPENGLER, II, 1087. SPENLÉ, II, 733. SPEUSIPPE, I, 161, 1.62, 163, 165, 193, 249, 280, 293. SPHAERUS, I, 286, 290. SPINOZA, I, 10, 33. — II, 17, 26, 84, 107, 149, 158 199, 204, 216, 223, 233, 234, 238, 251, 279, 292, 298, 311, 322, 362, 383, 389, 415, 495, 496, 514, 698, 699, 720, 731, 751, 775, 897, 937, 938, 993, 1001, 1053, 1092. SPINTHAROS, I, 91. SPIR, II, 996 998. SPRAT, II, 45. SPULLER, II, 598. STAËL (Mme de), II, 591, 643, 645. STAHL, II, 632, 1003. STAMMLER, II, 483, 1080. STANLEY JEVONS, II, 1058. STAUPITZ, I, 719. STANYAN, II, 432. STEELE, I, 706. STEFFENS, II, 731. STEIN, I, 332, 270. STENDHAL, II, 600, 609 610, 814. STÉNON, II, 101. STEWART (H. F.), I, 548. STILPON de MÉGARE, I 265, 266, 292, 293, 338. STIRLING, II, 984. STIRNFR (MAX), II, 793, 794, 795, 796, 797, 830, 832, 1096. STOBÉE, I, 12, 80, 293, 314, 317, 322, 361, 367, 369, 384, 392, 396, 414, 422, 423, 440, 472. STOUT (G. F.), II, 1100. STRABON, I, 59, 368, 402. STRATON de LAMPSAQUE, I, 257. STRAUSS (David), II, 787, 789, 806, 936, 1013. STRECKEISEN MOULTOU, II, 483. STROWSKI, I, 787. — II, 142. STUMPF, II, 1108. STURM, I, 18. SUAREZ, II, 1. SUSO (Henri), I, 736. SWAMMERDAM, II, 261. SWEDENBORG, II, 487, 512, 832. SYDENHAM, II, 273. SYMÉON, I, 630, 632.

T @ TACITE, I, 420, 424. — II, 307. TAINE, II, 573, 667, 682, 908, 910, 937 941, 954, 966, 993, 1002, 1023, 1033, 1064, 1067. TALBOT, II, 20. TALLEYRAND, II, 649. TANNERY, I, 59, 86. — II, 126, 127, 571. TARDE (G.), II, 1126, 1127. TARTAGLIA, I, 759. TATIEN, I, 415, 497, 499, 500. TAULER (Jean), I, 736. TAURUS, I, 422. TAYLOR, I, 95, 167. — II, 157, 425. TÉLÈS, I, 367, 530. TELESIO, I, 776, 778, 783. TELLKAMP (A.), II, 295. TENNYSON, II, 1057. TERRASSON, II, 227. TERTULLIEN, I, 492, 500, 515. TETENS, II, 514. THALÈS, I, 3, 6, 42, 45, 47, 86. THAMIN (R.), I, 522. — II, 228. THÉÉTÈTE, I, 105, 137. THÉMISON, I, 169. THÉMISTIUS, I, 445, 446, 613, 636. THÉODORE (Le Géomètre), I, 97. THÉODORE L’ATHÉE, I, 275, 366, 367. THÉODORE BAR KHONI, I, 505. THÉODORE de GALA, I, 629. THÉOGNIS, I, 360. THÉON de SMYRNE, I, 417. THÉOPHRASTF, I, 45, 70, 74, 77, 78, 79, 86, 255, 256, 259, 265, .367, 368, 411, 445, 446, 471, 517. — II, 30. THÉRY (G.), I, 547, 608. THIERRY (augustin), II, 848. THIERRY de CHARTRES, I, 573, 574. THIERSCH, II, 500. THOMAS (F.), I, 362. THOMAS (P. F.), II, 969. THOMAS (ST.), I, 571, 601, 625, 633, 635, 644, 645, 647, 649, 650, 641, 653, 657 682, 683, 684, 686, 688, 689, 690, 699, 705, 708, 709, 710, 717, 719, 722, 723, — II, 25, 113, 833, 836. THOMASIUS, II, 235. THOMASSIN, II, 225, 291. THRASÉAS, I, 420. THUCYDIDE, I, 83, 85. — II, 144. THUREAU DANGIN, II, 969. THUROT, I, 259. — II, 648. TIBERGHIEN, II, 804, 805. TIECK, II, 683, 727, 801. TIMÉE de LOCRES, I, 75. TIMON, I, 290, 371, 372, 373. TINDAL (Matthew), II, 325. TISSERAND, II, 635, 646. TISSOT, II, 570. TITTEL, II, 565. TIXERONT, F, 521, 522, 547. TOCQUEVILLE (Alexis de), II, 1000. TOLAND, II, 291, 292, 324, 439, 443, 491. TÖNNIES (F.), II, 156, 157, 800. TONQUÉDEC, I, 664. TOURNEUR, II, 905. TOURVILLE (H. de), II, 1126. TOUSSAINT, I, 522. TOWIANSKI, II, 829. TRANSON (Abel), II, 845. TREMBLEY (J.), II, 401. TREMESAYGUES, II, 570. TRENDELENBURG, I, 258. TROETSCHL, II, 571, 1082. TROÏLO, I, 787. TUMARKIN (Anna), II, 572. TYRREL (G.), II, 1035. TYRRELL (James), II, 273.

U @ UBAGHS, II, 835. UEBERWEG, I, 28, 37. — II, 1022. ULGER, I, 590. ULPIEN, I, 420. ULRICH de STRASBOURG, I, 657. UNAMUNO (de), I, 785. URIEL DA COSTA, II, 158. URTIN, II, 1035. USENER, I, 334, 335, 337, 341, 345, 350, 357, 359, 361.

V @ VACANDARD, I, 608. VACANT, I, 547, 737. VACHEROT, I, 485, 836, 837, 1001, 1002. VAIHINGER (H.), II, 571, 1068, 1069, 1070, 1112. VAILLY (Mlle de), II, 224. VAIR (Guillaume du), I, 768, 769, 103. VALENTIN, I, 501, 502, 503. VALÉRY (Paul), II, 910, 1139. VALLETTE, I, 448. VALLIER, II, 271. VALLOIS, II, 643, 646. VAN BIEMA, II, 228, 271. VAN DALE, II, 306, 309. VAN DEN ENDE, II, 159. VAN DEN KODDE, II, 160. VAN DER HAEGHEN, II, 128. VAN DER LINDEN, II, 199. VAN HATTEM, II, 196. VAN HOMRIGH, II, 337. VAN LEENHOF, II, 196. VAN VLOTEN, II, 198. VANINI (L.), I, 782. VANSTEENBERGHE, I, 717, 731, 741, 786. VARILLON, II, 431. VARRON, I, 397, 398, 412, 413, 528, 531. VASQUEZ, I, 681. VAUCANSON, II, 440. VAUGHAN (C. E.), II, 372, 381, 425, 483, 686, 711, 905. VAUVENARGUES, II, 426 431, 445. VAUX (CLOTILDE de), II, 862, 884, 893. VENUTI de DOMINICIS, I, 548. VERMEIL (E.), II, 785. VERRI, II, 613. VIAL, II, 483. VIATTE (A.), II, 487, 500, 598, 838. VICO (Jean Baptiste), II, 366 372, 381, 403, 827. VICOMERCATO, I, 758, 775. VIDGRAIN, II, 228. VIDARI, I, 787. VIGIER, II, 127. VIGNY (A. de), II, 577, 633. VILLARI, I, 787. VILLE (de la) (P. Valois), II, 114. VILLEY, I, 787. VILLERMOZ, II, 488, 489. VILLERS, II, 643. VINCENT de LÉRINS, I, 534, 548, 569, 833. VINET (A.), II, 142. VIRGILE, I, 402, 531, 541, 602, 605. VISCHER (F. T.), II, 799. VITELIUS, I, 424. VITERBE (Jacques de), I, 682, 706. VITRASIUS POLLIO, I, 424. VOËTIUS, II, 51. VOGLIANO, I, 335, 410. VOIGT, I, 420. VOITURE, II, 305. VOLDER (DI, ), II, 249. VOLKELT (J.), II, 824, 1084 1088. VOLKMANN, I, 448. VOLNEY, II, 505, 506, 599. VOLP, II, 271. VOLTAIRE, I, 8, 17. — II, 43, 252, 308, 312, 315, 318, 320, 331, 355, 363, 371, 382, 384, 394, 416, 426, 431, 434, 455 465, 468, 470, 487, 491, 503, 578, 579, 581, 582, 590, 897. VRIES (Simon de), II, 160, 162. VULLIAUD, I, 632. VUY (J.), II, 483.

W @ WADDINGTON, I, 772, 774, 787. WAGNER (Richard), II, 907, 1014, 1015, 1020. WAHL (Jean), II, 83, 127, 742, 784, 839, 1040, 1041, 1042, 1053, 1100, 1107. WAITZ, I, 258. WALDÈS (Pierre), I, 599. WALLAS (May), II, 431. WALLIS, II, 145. WALLNER, II, 711 WALT WHITMAN, II, 1041. WALTZ (R.), I, 447. WARBURTON (William), II, 325. WARD, II, 571, 956, 1057. WAUTIER D’AYGALLIERS (A.), I, 738. WAZIL, I, 611. WEBB, I, 608. — II, 143, 571. WEBER, I, 28, 37. WEBER (E. H.), II, 994. WEBER (E. A.), II, 732. WEBER (Louis), I, 448. WEIGEL (Erhard), II, 232, 235. WEIGEL (Valentin), I, 751. — II, 229, 230. WEILL (G.), II, 860. WEILLER, II, 500. WEIRTHEMER, II, 1139. WEISHAUPT, II, 565. WELLMANN, I, 69, 331. WENDLAND, I, 393. WENKE (H.), II, 785. WERCKMEISTER, II, 271. WERENFELS, II, 125. WERNER, I, 607. — II, 484. WEULERSSE (G.), II, 506. WHATELY, II, 913. WHEWELL, II, 913, 915. WHITEHEAD, II, 1064, 1103, 1106, 1107. WHITTAKER, I, 485. WICLEF (Jean de), I, 715. WIEGERSHAUSEN, II, 572. WILAMOWITZ MOLLENDORF (von) I, 166, 255, 331, 385. WILBOIS, II, 1067. WILL, II, 832, 839. WINCKELMANN, II, 1014. WINDELBAND, I, 30, 32, 1081, 1082, 1117. WINHOLD, 271. WITELO, I, 699 700. WITT (de), II, 161, 196. WITTICH, II, 114, 197. WÖHLER, II, 879. WOLF (Christian), II, 359 365, 495, 507, 510, 511, 513, 515, 518, 535. WOLLASTON, II, 325. WOLLSTON, II, 325. WORDSWORTH, II, 679, 912. WORMS, I, 620. WRONSKI (Hoëné), II, 828 829, 838. WULF (de), I, 38, 547, 689, 690, 706. WUNDT (Max), I, 87. WUNDT (Wilhelm), II, 950 953, 1000. WÜRSCHMIDT, I, 550. WYNNE, II, 319.

X @ XÉNOCRATE, I, 161, 163 ; 1 165, 168, 193, 292, 293, 379, 401. XÉNOPHANE, I, 50, 51, 54, 60 67, 85, 381. XÉNOPHON, I, 84, 88, 89, 92, 93, 94, 95, 269, 270, 271, 272, 278, 298, 406. XIPHILIN, I, 627.

Y @ YVES de CHARTRES, I, 568, 569, 607.

Z @ ZAMOLXIS (T.), I, 52. ZANTA (Mlle), I, 767, 769, 787. ZELLER (E.), I, 28, 38, 283. — II, 365, 799, 800, 909, 1011. ZEILLER (J.), I, 705. ZÉNON D’ELÉE, I, 65, I, 66, 77, 87, 121, 122, 345. ZÉNON de CITTIUM, I, 262, 268, 277, 286, 287, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 298, 300, 301, 302, 313, 314, 322, 323, 326, 330, 333, 370, 374, 379, 380, 397, 405, 412, 421, 425. — II, 838. ZÉNON L’ÉPICURIEN, I, 355, 407, 408. ZÉNON de TARSE, I, 394. ZERVOS, I, 627, 628 , 629, 632. ZIEBARTH, I, 255. ZIEGLER (TH.), II, 800, 945, 1000. ZIEHEN, II, 949. ZIELER (G.), II, 431. ZOROASTRE, I, 528. ZYMALKOWSKI, II, 271. ZYNDA (von), II, 572.


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