La satire en France au moyen-âge  

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"En général, les faits et les personnages de ces contes ne sortent guère des proportions bourgeoises. Là rien de chevaleresque ni de merveilleux : aucun de ces radotages be'- roiqnes dont raffolait encore le Téméraire ; point d'amant rêveur, ni de châtelaines romanesques, ni de fées, ni d'enchanteurs. Nobles dames, bourgeoises et nonnains, chevaliers, marchands, moines et paysans, se mêlent, se croisent et se dupent réciproquement. Le seigneur trompe la meunière en abusant de sa naïveté ; le meunier se venge sans façon sur la châtelaine. Le berger épouse la sœur du chevalier qui ne se montre pas trop scandalisé d'une telle union."--La satire en France au moyen-âge (1883) by Charles Lenient

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La satire en France au moyen-âge[1] (1883) by Charles Lenient.

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SATIRE EN FRANCE


AU MOYEN AGE


OUVRAGE DU UÊME AUTEUR


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LA


SATIRE EN FRANCE


AU MOYEN AGE


U-^-,


PAR


C. LENIENT

PROPESSBUR DE POÉSIE FRANÇAISE A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE


TROISIÈME ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE


I PARIS

! LIBRAIRIE HACHETTE ET C"

( 79, BOULEVARD SAINT- GERHAIN, 19

i .1883 >■;


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THE NEW YORK

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ASTOU, LP.NOX AND

TîLDfcN FOU'^OATIONS.




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J. V. LE CLERC

DOYEN DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARI9 MEMBRE DE L'INSTITUT


AU SAVANT RESTAURATEUR DE NOS ANTIQUITÉS NATIONALES

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IRITIBR DES BÉNÉDICTINS


Iau dignb HÉn


HOMMAGE RECONNAISSANT




PRÉFACE i

DE LA première; ÉDITION

Le livre que nous offrons au public n'est point une œuvre de pure érudition. Nous réprochera-t-on d'avoir altéré Taustérité de ces graves études, en essayant de les mettre à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs ? La nature même du sujet semblait nous y autoriser. II embrasse tout ce que l'esprit français a produit de plus léger^ de plus familier et de plus hardi, dans la longue période du moyen âge. L'Église et la Féodalité, séparées d'abord, s'étaient unies pour fonder cette société, d'oîi naquirent de grandes vertus et de grands vices : la poésie populaire exalta les unes et dénonça résolument les au- tres. Asservie sous le joug de la conquête, la Gaule entre- prit de ressaisir par Tesprit ce que la force lui avait çn- levé. Ce duel remplit plusieurs siècles : il représente une des faces les plus curieuses et les moins connues de no- tre histoire nationale. Le procès du moyen âge n'est point encore vidé aujourd'hui : instruit au début de ce siècle par un grave et puissant historien, M. Guizot, vingt fois agité depuis au gié des aspirations libérafes ou des


vin PRÉFACE

passions rétrogrades de tel ou tel parti, il a donné lieu aux systèmes les plus opposés. Les uns ont représenté cet âge de Thumanité comme une époque de misère, de servitude et de silence, où le moindre soupir de la li- berté estétouCfé sous lesanathèmes deTÉgliseet sous le gantelet de fer des barons. Les autres en ont fait une ère de calme, de foi sans mélange, d'ignorance bienheu- reuse et de paisible soumission, où les grands n'abusaien t pas de leur pouvoir, où les petits, satisfaits de leur sort, n'éprouvaient ni jalousie, ni ambition, ni haine, ni au- cune de ces passions damnables qu'a introduites chez nous l'usage des révolutions. Peut-être, en y regardant d'un peu' plus près, finira-t-on par reconnaître que nos pères n'avaient ni tant de misères ni tant de vertus ; que le droit d'exprimer son avis sur les affaires du temps n'est pas précisément une invention moderne; qu'à tou- tes les époques on a médit des meilleures choses comme des plus criants abus; et qu'avant de posséder des jour- nalistes, la France avait des conteurs et des chanteurs, occupés à rédiger chaque matin la chronique de l'Église et de l'État. On s*é tonnera sans doute de rencontrer tant de hardiesses contre les pouvoirs d'alors, surtout contre le clergé, si l'on songe que la plupart de ces satires sont l'œuvre des moines et des abbés ^. Rien de plus naturel

1. Nous citerons, à ce propos, les réflexions très-judicieuses do deux pères jésuites, MM. Martin et Caliier, auteurs d'un somptueux travail sur les vitraux de Bourges : « Les sociétés chrétiennes sont extrêmement éloignées de confondre le ministère avec Thomme qui en est revêtu... La notion môme de ministère emporte celle de com- mission reçue avec responsabilité personnelle, sans préjudice des fautes du ministre pour le pouvoir qu'il représente, ni même pour les fonctions quMl accepte, parce que l'autorité de ce ministère ne lui est que prêtée et réside réellement plus haut que lui. »




DE LA PREMIÈRE ÉDITION. IX

cependant. La libre pensée comprimée dans Tenceinte des écoles et des conciles éclate et circule dans les rues, les carrefours, les hôtelleries et les châteaux. La poésie populaire entretient la foule des malheurs ou des scan- dales de la chrétienté, de la prise de Jérusalem, des que- relles de la royauté et du saint-siége, de l'expulsion des Anglais, etc. Elle raconte à tous les prouesses de Ro- land ou les bons tours de maître Renart, et dans ce monde d'inégalités, de tyrannies et de privilèges, con- voque à la fois les chevaliers et les serfs, les clercs et les bourgeois, au commun partage du rire et de Tadmira- tion.

Depuis un siècle, les travaux et les documents sur le moyen âge se sont multipliés à Tinfini. Des œuvres per- dues dans la poussière^ ensevelies sous le mortier et le badigeon, ont été rendues au jour : on s*est reporté avec ardeur vers ce vieux monde comme vers une énigme à déchiffrer ; chacun a choisi son hiéroglyphe. Et pourtant que de fouilles restent encore à faire I Que de débris à relever avant d'avoir reconstruit tout l'édifice ! On a déjà dépensé je ne sais combien de millions et d'années pour restaurer la seule basilique de Notre-Dame de Paris. Et qu'est-ce que Notre-Dame, après tout? Une page détachée et mutilée d'un grand poëme. 11 y a trente ans bientôt, un des maîtres de la critique, M. Villemain, courant d'Italie en Espagne, de France en Angleterre, poussait en tous sens, à travers la nuit du moyen ^âge, quelques-unes de ces courtes et brillantes excursions, où, comme les dieux d'Homère, il est en trois pas au bout du monde. Avant lui déjù, d'autres explo- rateurs moins rapides, ou moins pressés d'arriver au but,


X PREFACE

avaient frayé la route. Voués au travail par la règle de leur ordre, les disciples de saint Benoît, après avoir con- quis à la culture les landes et les bruyères de l'ancienne Gaule, s'imposèrent la tâche non moins pénible de dé- fricher le champ de notre vieille littérature. C'est au lendemain du xvu" siècle, quand toutes les oreilles sont encore remplies du bruit de tant de chefs-d'œuvre, que commence modestement, à Tombre du cloître, leur pa- triotique entreprise. Des difficultés imprévues vinrent en suspendre l'exécution : l'œuvre menaçait de rester ina- chevée, lorsque, en 1807, l'Académie des inscriptions et belles-lettres revendiqua l'héritage des Bénédictins : de- puis elle l'a noblement continué. Les Daunou, les Ray- nouard, les Fauriel, les A. Duval, donnèrent l'exemple. D'autres leur ont succédé, les Victor Le Clerc, les Magnin , les Littré, les P. Paris, les F. Lajard, les Hauréau, etc., cou- rageux volontaires de la science, dontle monde semble peu s'inquiéter, et qui s'inquiètent moins encore du monde. Cantonné dans un coin du passé, chacun d'eux s'est ad- jugé une part de l'œuvre collective, comme ces artistes du moyen âge qui passaient leur vie sous un auvent de planches, occupés à sculpter une des faces de la cathé- drale, puis mouraient contents. Les heures s'écoulent, l'édifice monte lentement. Mais aussi quel légitime or- gueil ils ont dû éprouver en posant la dernière pierre de ce xni® siècle reconstruit tout entier par leurs mains 1 En somme, ces savants, ces écrivains peu soucieux du bruit et de la popularité, auront élé les prévoyants et les habiles ; ils auront gravé leur nom sur une œuvre sécu- laire, qui restera debout, quand tant d'autres petits livres fôlés, choyés, adulés un jour, seront rentrés dans Tou-


DU LA PREMIÈRE ÉDITION. XI

bli. C'est au pied de ce majestueux monument que nous déposons notre humble volume ; puisse-t-il emprunter à ce voisinage un peu de la solidité et de la durée que la docte société communique à tous ses travaux I '

Dans la première partie de cette étude, jusqu'à la fin du XIII" siècle, la précieuse collection de V Histoire litté" raire nous est venue bien souvent en aide. Si elle ne nous dispensait pas des recherches, elle nous aidait du moins à les diriger et à les contrôler. Nous n'avons eu qu'un re- gret, celui de connaître trop tard ce XXIII' volume, rem- pli d'une science si profonde, où nous avons cependant encore largement puisé. Pour les deux siècles suivants (xiY® et XV') *, cet appui nous manquait ; peut-être sera-t'il trop facile de s'en apercevoir. Dans cette longue traversée, où nous courions risque de nous égarer, il nous est arrivé par bonheur de rencontrer encore plus d'un guide à consulter. Ici c'était le grand historien poêle du moyen âge, le magicien dont la baguette a tiré de la poussière tant d'ombres évanouies, l'ingénieux et fantas- tique Michelet.Là un aimable érudit,un spirituel enfant de la Champagne, M. Géruzez, notre ancien professeur à l'École normale; près de lui un autre historien de la littérature française, M.Demogeot,vifet alerte coureur,

1. Le vingtrquatrième volume de l'Histoire littéraire a paru de> puis, comprenant les discours préliminaires sur Tétat des lettres et des arts au xiv* siècle, œuvre magistrale, où se trouvent associés deux noms illustres dans la science et dans la critique, ceux de BIM. Victor Le Clerc et Ernest Renan. En 1869, TAcadémie a publié le vingt-cinquième volume consacré surtout aux écrivains ecclésias- ' tiques, et offrant peu de chose qui ait trait à notre sujet, sauf le ro< man de Baudouin de Sebourg, Enfin le vingt-sixième volume (1873), comprenant la dernière série des chansons de geste, et une partie deà sermonnaires et des légistes du xiv* siècle, nous a fourni peu de documents relatifs à la satire.


XII PBÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

auquel nous aurions laissé l'honneur et le fardean do celle entreprise s'il eût donné suite à une courte ébauche publiée par lui, il y a dix ans. Nous n'omettrons pas non plus les travaux si consciencieux sortis de l'école desChar- tes; les publications deMM. Leroux de Lincy, Francisque Michel, Monmerqué, Jubinal, P. Lacroix, Lacabane, Guessard, Michelaot, d'Héricault, Montaiglon, Louandre, Bourquelot, YioUet-le-Duc, Didron, infatigables éditeurs, annotateurs, révélateurs du moyen âge^ ; les articles du Journal des Savants; enfin, la collection naissante du libraire Jannet. Pour nous, un caprice de curiosité nous avait poussé de ce côté; des voix amies nous ont engagé à persévérer. Il nous a semblé que notre peine ne serait pas tout à fait perdue, si ce modeste essai pouvait con- tribuer à populariser des études longtemps négligées, éclairer un coin de notre histoire, remettre en honneur quelques noms injustement tombés dans l'oubli, et re«  constituer une part de l'héritage que nous a légué l'es- prit gaulois. Au milieu de l'invasion générale des mœurs et des idées cosmopolites^ entre le double flot du germa- nisme et de l'anglomanie, nous avons aimé à nous repré- senter encore une fois cette vieille France, qui s'en va tous les jours. Nous l'avons retrouvée partout la môme, vive, légère, frondeuse, toujours bonne en dépit de ses fautes, sensée même dans ses folies : fille privilégiée, à qui le ciel a laissé, parmi tant d'épreuves accumulées, une consolation suprême^ un remède à tous les maux^ le don de rire et de chanter. Puisse-t-elle le garder longtemps !

1. n nous faudrait aujourd'hui joindre à ces noms ceux de MM. Gaston Paris, P. Meyer, de Beaurepaire, Pey, Gasté, etc.


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PRÉFACE


DE LA DEUXIÈME ÉDITION


En publiant, il y a longtemps déjà, ce premier vo- lume 4e la Satire en France avec le concours ^ d'un éditeur ami des lettres et de la jeunesse, je me pro- posais d'appeler l'attention et de provoquer la curio- sité du lecteur sur certains points de notre histoire littéraire, trop oubliés peut-être dans l'enseignement officie], et réservés jusqu'alors à un petit nombre d'ini- tiés. Les trésors de science et de critique accumulés par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, restaient inconnus à bien des gens, qu'effraie à tort la simple vue des in-folio. L'Allemagne, attentive à étudier et à pu- blier nos vieux textes, nous donnait un exemple humi- liant pour notre patriotisme. Elle profitait même parfois deToccasion pour s'attribuer une part de notre héritage, et trouvait parmi nous des disciples trop complaisants pu trop dociles prêts à lui faire d'étranges concessions ^.

(1) Notamment sur la Chanson de Roland, où certains critiques français n'hésitent point à voir un sujet et un héros d'origine toute gerpanique. Abandon regrettable, contre lequel nous avons déjà protesté {Hevue polit, et lut, 1871). Roland est bien un héros fran- çais par les sympathies, par le caractère, par le cœur, combattant à visage découvert, et ne ressemblant psis an Siegfried des NVelungen^ voilé de la Tamkoppe ou bonnet magique, qui le rend invisible. Noi s dirons la même chose du Homan de Renart, que TAllemagne nous dispute, et a tenté de ressaisir une dernière fois par la main do


XIY PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION-

Depuis quelques années, il est vrai, de nouvelles et re- marquables études sur les origines de notre langue et de noire liltéralure nationale ont excité un^ généreuse émulation. Nos jeunes docteurs se sont mis à l'œuvre : plusieurs thèses sur le moyen âge ont été déjà présentées à la Faculté des Lettres de Paris; d'autres sont en pré- paration, et ne tarderont pas à paraître. L'École des Chartes était depuis longtemps en possession de ce domaine, qu'elle regarde à bon droit comme sien par la valeur et la multiplicité de ses travaux. L'École pra- tique des hautes études a porté de ce côté sa curiosité active, ses procédés de méthode et de précision scien- tifiques. Enfin l'École normale, tout en gardant son an- cienne prédilection pour les études classiques dont elle a le dépôt, a voulu s'associer elle aussi à ces savantes explorations. L'enseignement de nos lycées si longtemps enfermé' dans les limites du dix-septième et du dix-hui- tième siècles, s'est trouvé tout doucement amené vers cette question de nos origines. Les recueils de morceaux choisis s*étendant du douzième au dix-neuvième siècle ont contribué à vulgariser les noms jadis oubliés de nos anciens auteurs^ de tout^ ce que Boileau appelait assez vaguement :


L'art confus de nos vieux romanciers.


Nous avons vu avec plaisir cesser le long divorce que certains esprits étroits, jaloux ou dédaigneux, vou-

Gœthe, dans son Reineke Ftichs, Ses critiques étaient plus équitables, lorsque Tillustre bibliophile Ebert écrivait en 1826 : « S'il est au moyen âge une contrée qui ait produit une littérature nationale remarquable par son caractère ûHndiuidualUéf par VubiquVé de son action sur les contemporains, c'est la France. A dater de cette seconde période du moyen âge dont les croisades ont marqué l'aurore, elle devient la mère patrie de la civilisation et de la littérature en Europe. » (Cité par Dietz, Essai sur ies cours cTamour,)


PRÉFACE Dfi LA DEUXIÈME ÉDITION. XV

latent maintenir entre les érudits et les lettrés. Les uns s^écriant \ Lit goût n'est rien^ les autres : Le goût est totU^ nous semblent également outrés dans leurs prétentions. Certes, une œuvre littéraire vaut surtout par la forme et par le style, sans lesquels il n'est pas d'art véritable : mais l'inspiration qui préside à sa nais- sance, le souffle qui Tanime, Taction qu'elle a pu exer- cer sur les esprits à certains moments, sont autant de questions dignes de nous occuper. Nous ne sommes pas de ceux qui, dans un superstitieux engouement pour le passé, égalent le Jeu de Samt-Nicolas au Cid de Cor- neille, et mettent en parallèle les Mystères dAdam et de la Passion avec Polyeucte et Athalie : mais nous pensons que la Chanson de Roland^ même sous sa forme abrupte et rocailleuse, est infiniment supérieure à la Franciade de Ronsard, à la Pucélle de Chapelain et même à la Henriade de Voltaire. Nous sommes d'avis que, dans l'ordre de la littérature active et militante, des poèmes ^om'me la seconde partie du Roman de la Rose par lean de Heung^ comme le Roman de Renart dans ses diverses transformations, sont aussi dignes de nous oc- cuper que les plus hardis manifestes de Voltaire, de J.-J. Rousseau et de Diderot. Quoi qu on ait pu dire de la torpeur du moyen âge, l'activitéi et parfois l'audace des esprits, allaient plus loin alors qu'on n'a coutume de le penser. La poésie populaire surtout y jouissait, même avec^saint Louis, d'une liberté qu'elle n'a pas toujours connue soas Louis XIV et sous Napoléon i*'. La chan- son du Roi (fYvetoty au moment de la campagne de Russie, est elle plus hardie après tout que la Dispute du Croisé et du Déctoisé, au temps de la dernière expédi- tion en Terre Sainte?

. On nous a reproché d'avoir étendu outre mesure le domaine de la satire, en y comprenant les œu^"'*'* '^^


XYi PRÉFACE DE U DEUXIÈME ÉDITION.

prose et même celles de la sculpture et du dessin : nou^ avons cru devoir persister, nous appuyant sur Topinion d'un juge très-compétent à nos yeux. M. Magnin, dans un article du Journal des Savants (octobre 1 859), où il daignait s'occuper de ce volume, disait : « Quoique ce plan soit bien vaste, il n'excède pas cependant les bornes natu- relles et légitiities du sujet que l'auteur a entrepris de traiter. » Nous avons profité de ses observations cour-^ toises et aussi des critiques qu'on a pu nous faire dans un tout autre esprit. Les censures même injustes et malveillantes ont leur utilité : elles forcent l'auteur à revoir son œuvre, à contrôler ses propres jugements et à réparer ces fautes inévitables,

.....Quas aut incuria fudit,

Aut huraana parum cavit natura i.

Puissions-nous en avoir fait disparaître un certain nombre : c'est notre principale ambition, en réim- primant cet ouvrage qui, malgré quelques additions et changements assez considérables, aura perdu auprès de plus d'un lecteur le premier charme de la nouveauté.


1 . Horace, Art poét.


PRÉFACE


DE LA TROISIÈME ÉDITION


Cette troisième édition d'un ouvrage publié pour la première fois il y a plus de vingt ans déjà, est moins encore un succès pour l'auteur que pour les études dont il s'était fait l'auxiliaire et le vulgarisateur mo- deste à une époque où elles n'intéressaient qu'un nom- bre de lecteurs trop restreint. Aujourd'hui le moyen âge a conquis définitivement sa place à côté des grands souvenirs et des grands modèles de la littérature clas- sique, sans prétendre les égaler ni les détrôner ^ il a, non plus seulement à l'École des Chartes et au Collège de France, mais en Sorbonne, ses deux chaires spéciales d'histoire et de littérature très dignement remplies ^. La Chanson de Roland figure sur les programmes de l'agrégation et de la licence : nos bacheliers eux- mêmes n'ignorent plus qu'il a existé un Roman de la Rose et un Roman de Renart dont nos pères se sont tant divertis autrefois. La France a ressaisi une part de son

1. Par IIM. Fustel de Goulanges (LaTisse, suppléant) et Arsène Dannestetèr.


XVIII PRÉFAGB DB LA. TROISIÈME ÉDITION.

héritage national, qu'elle abandonnait trop volontiers aux recherches et à la garde de Fétrangen

Depuis que ce livre a paru, de nouvelles études; des travaux importants, sont venus compléter ou modifier les jugements de Fauteur^. Il s'est efforcé d'en profiter pour améliorer son oeuvre. Dans ce travail de contrôle et de révision, il a été heureux de s'adjoindre, comme auxiliaire, un jeune et savant collègue, M. Arsène Dar- mesteter, auquel sa profonde connaissance de la lan- gue et de la littérature du moyen âge a justement acquis une légitime autorité. Ce dernier a revu les textes avec la précision et la conscience rigoureuse qui sont une part de sa méthode. Nous ne voulons pas terminer cette préface sans lui en exprimer toute notre gratitude.


1. Notaçiment sur la C/tanson des Albigeois, les Chants bretons publiés par M. de la Villemarqué , les prétendas Vaux de Ftfe d'Olivier Basselin, et autres points contestables.


ERRATA


Page 87


au


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— 123




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— 231




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lire Thomas.

— facétieux.

__ un grant vilain entr'eus.

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— Azincourt.

— desja.

— est.


LA


SATIRE EN FMNCE


AU MOYEN AGE.


CHAPITRE PREMIER


Ridiealnm acri

Fortiui et meliui maguas plerumque Sv'cai rcs.

(HOBACB.)

Mieulx eit de rii que de larmes eseripre, Pour ce que rire est le propre de rhomine.

(Rabelais.)

U SATIRE.


Le plus grand rieur de la Grèce, Lucien, signale au fond de toutes les choses humaines la lutte éternelle de deux sentiments qui se partagent le monde : Tenthousiasme et l'ironie ^ Cette antithèse^ aussi vieille que celle du jour et de la nuit, se retrouve partout, dans les créations de Tart comme dans l'histoire des faits, chez les dieux comme chez les hommes. Momus apparaît en face de Jupiter dans TO- lympe antique, Thersite à côté d'Achille dans VIliade, La Bi- ble elle-même nous en offre plus d'un exemple. Après la dé-

(Épitaph. Voy. Texcellente traduction de M. Talbot, lib. Hacheite» 1858.)

1


2 CIlAPlTnE PREMIER.

faite des Philistins, les filles de Jérusalem cbaiifalent à travers les rues : Saùl en a tué mille, et David dix mille, Saûl ne ré- sista pas à ce irait de satire féminine : il eu perdit Tesprit, et, bientôt après, la couronne. C'est là, selon Brossette*, un des premiers méfaits du vaudeville. Dans Athènes, au milieu de cette démocratie jalouse et turbulente, qui pro- scrit Aristide par ennui, condamne Socrate* par piété, élève Cléon par caprice, la comédie a le privilège de la censure et de la parodie universelle. F.es dieux eux-mêmes n'é- chappent pas à cette loi générale d'égalité devant le rire d'un poète et d'une foule en belle humeur. Bacchus devra monter sur les tréteaux, et égayer à p'^s dépens les specta- teurs venus pour célébrer ses fêtes*. A Rome, en face d'une aristocratie hautaine et toute-puissante, la licence accordée aux vers Fescennim consacre cz droit de médisance publique. Elle, s'attnque aux plus nobles familles, aux Métellus, aux Scipion, aux parvenus et aux triomphateurs. Ventidîus de muletier devient consul; de tous côtés on chante dans les rues de la ville :

Accourez totu, augures, aruspices, un prodige inoui vient de s'opérer; celui qui étrillait les mulets est devenu consul*.

César a vaincu la Gaule, conquis le monde, écrasé le sé- nat, séduit le peuple ; il a tout enchatné par la crainte ou l'admiration, tout, excepté la langue des soldats qui chan- tent derrière son char de triomphe :

«  Maris, prenez garde : Te général chauve arrive.

Ou bien encore à propos du beau Nicomède ;

Gallias Cœsar subegit, Nicomedes Csesarem.

Au sein de la société chrétienne, l'Église elle-même, si chaste, si grave dans ses pompes, fait une place à ces accès

1. Dîtcours sur le vaudeTille publié par M. Kuhnotz.

2. Yoy. les Grenouilles d* Aristophane.

a* Concurrite, omnes augures, sruspices,

Portentum inusitatum conflatuni est recens, Nam mulos qui fricabat, consul factus est.

(Aulu-Gelle, Nuits atliqws, Uv. XY, chap. it.)


LA SATIRE. 3

de gaieté populaire. En Normandie, pendant Jes processions, les femmes interrompaient les hymnes sacrées pour y mêler des couplets satiriques, nugaces cantilenas. Plus tard, les Doêis et les vaudevilles héritent de ce privilège.

Dans tous les pays et à toutes les époques, tandis que Thu- manité joue son drame tour à tour grave ou plaisant^ ridi- cule ou terrible, nous retrouvons ce droit de critique, que chacun achète à la porte en. entrant dans la vie comme au théâtre, et qu'il exerce au risque d*être applaudi, battu ou brûlé, selon les temps, l'importance des acteurs et la bonne volonté du public. Que penser de cette opposition conti- nuelle qui reparatt depuis Homère jusqu'à Juvénal, depuis les trouvères jusqu'aux journalistes ? Est-ce un mal, est-ce un bien ? Comparée à l'enthousiasme, ce noble mobile des grandes passions et des grandes vertus, la satire paraîtra sans doute impuissante et mesquine. On pourrait ne voir en elle qu'une vengeance de la médiocrité ou un plaisir pervers de l'esprit. Heureusement pour sa gloire, elle a d'autres titres à invoquer. Puissance négative, elle n'a rien créé, il est vrai ; mais elle a détruit, et par cela seul elle a servi plus d'une fois les intérêts de l'humanité. De même que la-vie du corps résulte de la lutte de deux forces opposées. Tune qui l'attache à l'étrOy l'autre qui l'attire au néant; de même, la vie de la société, le mouvement, le progrès, sor- tent de cette lutte constante de deux sentiments contraires, l'enthousiasme et la critique : l'un élevant les idées, les croyances, les hommes destinés à dominer le monde pendant un temps, les entourant du prestige attaché à tout ce qui est grand; l'autre les minant dans ce qu'ils ont d'incomplet et de périssable, et les faisant rentrer dans la poussière, le jour où leur œuvre est accomplie. C'est en ce sens que Schelling a pu dire en parlant de la satire, qu'elle est la véritable NémésiSy rinvincible puissance ennemie du présent et complice de V avenir.

Qu'est-ce qui a manqué aux vieux empires de l'Orient, à cette société égyptienne tant admirée de Bossuet? L'esprit de critique, la force qui transforme et rajeunit. De là ce fétichisme absurde qui, prétendant déifier une civilisation


4 CnAPITRE PREMIER.

et la rendre éternelle, la laisse s'éteindre faute de sève dans une froide et solennelle immobilité. L'esprit critique, de son côté, régnant seul dans une société, perçant à jour cha- que matin les institutions qui la font vivre, sans rien mettre à la place, peut devenir une cause de ruine. Athènes a péri par là. Supprimez un de ces deux éléments, la vie et This* toire d'un peuple sont incomplètes. Aristophane est le meil- leur commentaire qu'on puisse ajouter à Thucydide. Juvé* nal, malgré son ton déclamatoire, nous explique plus d'une page de Tacite. Qui pourrait se flatter de comprendre le xvi* siècle sans Rabelais, le xviii" sans Voltaire et Beaumar'- chais? Le grand mérite de la satire, aux yeux de la postérité du moins, c'est qu'elle est indiscrète. Elle n'a point de ces ménagements calculés dont les partis s'enveloppent pour dissimuler leurs fautes : elle ose tout, dit tout, et même quel- quefois plus que la vérité. Nous ne prétendons glorifier ici ni ses excès ni ses injustices. Elle en a commis dans tous les temps. Si elle a bafoué Gléon, elle a exposé aux risées de la foule le plus juste et le plus sage des Grecs. Mais n'ou- blions pas aussi qu'elle a été souvent la dernière ressource et la seule vengeance du faible contre le fort; qu'elle a com- battu toutes les tyrannies, féodale, cléricale, monarchique et populaire; enfin qu'à Athènes comme à Paris, elle a plus d'une fois défendu la cause du bon sens, de la justice et de la vérité.

Nulle part son rôle n'a été plus actif qu'en France. C'est que nulle part aussi on ne s'ennuie plus vite du présent, on ne saisit plus facilement le ridicule des choses et des hom- mes. L'esprit de critique et de médisance est un mal endé- mique dans notre pays. Nous n'en «ommes pas seuls coupa- bles : nos pères l'avaient avant nous. La vieille causticité gauloise était déjà proverbiale à Rome du temps de Gaton. Les Gaulois f dit-il, aiment passionnément deux choses : combat- tre el finement parler. Le bon mot fait fortune dans l'ancienne Gaule comme dans la France moderne. César, qui connais- sait cette province pour l'avoir saccagée pendant dix ans, qui lutta contre elle d'astuce et de courage, a relevé cet esprit


X


LA SATIRE. 5

defiaesse analysé plus tard par Pascal. « Cest^ dit-ih, une race d'une souveraine habileté, Qenm summœ sokrtiw. » Diodore de Sicile Yanie aussi sa pénétratioa (me ^iavot9u< o^il;). Straboa ajoute pourtant que ce peuple est simple et sans méchanceté (àirXoûv jcot 06 xAxôifiOïc); oui^ mais non pas sans malice. Tel est, en effet) le caractère de la satire dans nos vieux fabliaux. Elle n'a rien de violent ni de haineux. Ce n'est ni la gaieté étourdissante d'Aristophane, ni l'hyperbole enflammée de Juvénal, ni le rire amer et sec de don Juan ; mais une malice enveloppée de bonhomie, l'ironie de Rabelais et de La Fon* taine,leton goguenard et légèrement sournois du paysan de la Picardie ou delà Champagne. Un autre sentiment qui do- mine chez les Gaulois, c'est celui de l'égalité, sentiment si impérieux, dit César, qu'on faisait tous les cinq ans un nou- veau partage des terres. De là ce vieux levain d'incrédulité et d'opposition contre tous les pouvoirs, cette tendance à les amoindrir en les frondant. La Gaule ou la France, comme on voudra l'appeler^ a toujours médit de sesmattres. Esclave, elle tremble et obéit, mais se venge par la satire de ceux qui lui font peur. Elle conserve ses rois pendant quatorze siècles, en se réservant le droit de les chansonner; et l'on a pu dire d'elle avec raison qu'elle était une monarchie tem- pérée par le vaudeville.

Cette veine de gaieté gauloise se perpétue comme un signe de famille à travers toutes les transformations du caractère national. Les éléments romain et germanique viendront se superposer tour à tour, sans l'effacer. Les bardes proscrits composent des chants satiriques contre Rome et ses légions: l'esclave gaulois les répète à voix basse. Plus tard, quand viendront les Barbares, les Gallo-Romains vaincus à leur tour railleront ces grands enfants du Nord, ignorants et bru* taux, qui frottent leur chevelure avec du beurre rance, et chantent à tue-té|te des refrains discordants ^ Enfin, quand la féodalité se sera assise triomphante sur le sol, le paysan à sa charrue, le bourgeois au fond de sa boutique, retrou-

r. Aug. Thiecry, Récits mérovingiem.


6 GDAPITRE PREMIER.

veront un reste de malice héréditaire pour médire de leur seigneur. Au xu® siècle déjà, les bonnes gens du Puiset, assis devant leur porte, riaient et plaisantaient en voyant leur gros comte, le rival de Louis VI en embonpoint et en puis- sance, caracoler sur son cheval.

La satire est la plus complète manl restation de la pensée libre au moyen âge. Dans ce monde où le dogmatisme impi- toyable au sein de TÉglise et de l'École frappe comme héré- tique tout dissident, l'esprit critique n'a pas trouvé de voie plus sûre^ plus rapide et plus populaire, que la parodie. A côté du drame sérieux de Thistoire, s'organise la farce mo- queuse avec ses contrastes heurtés, ses voix discordantes et ses costumes aux mille couleurs. Jamais peut-être, dans au- cun temps ni dans aucun pays, la satire n'a été plus unîver* selle et plus variée. Elle revêt toutes les formes, parle toutes les langues : vielle, plume, pinceau, ciseau, sont autant d'instruments à son usage. Elle lance sur la place publique, par la bouche des ménestrels, les premières hardiesses delà liberté moderne; elle s'accroche grimaçante et c4ipricieose au portail des cathédrales et jusque sur la pierre des tom- beaux; elle ramène au sein de l'Eglise les restes de lasatnr- nale antique, dresse ses tréteaux profanes en face des mys- tères sacrés, et inaugure ce terrible pouvoir de l'esprit qui a tué tant de choses en France, et qui leur a survécu. Cette contre-partie du monde féodal et religieux forme une vaste trilogie dont chaque siècle est un acte, et dont chaque acte a son héros principal : au xiii« siècle, c'.est Renart; au xiv% le Diable ; au xv«, la Mort.

Le grand chœur satirique du moyen âge s'avance péle- mèle, semblable au cortège de Bacchus, à cette foule lascive et désordonnée de Pans, de Faunes, de Silènes, de Bacchan- tes, tous hurlant, chantant, sonnant de la trompe ou battant des cymbales. Encore le dieu de Nysa, fils de l'imagination grecque, reste-t-il, au milieu de cette armée grotesque, comme le type de l'adolescence et de la beauté. La vieille mascarade gothique est cent fois plus risible et plus fantasque. Toutes les classes de la société, tous les règnes de la nature vien-


LA SATIRE. 7

dpont se confondre dans cette- immense cohue : chevaliers^ moines, abbés, marchands, paysans, bourgeoises, religieuses, hommes et bêtes, papes et rois. En tête, paraît d'abord Re- nart, avec sa mine fûtée, son regard oblique et fauve, son museau étroit et allongé, qui flaire la malice et le sarcasme; puis son compère et son sucesseur, le Diable, personnage pattti, velu, crochu, séducteur bénin et moqueur impitoyable ; enfin, la Mort, long, sec et pâle squelette, avec ses yeux caves, ses joues déchiquetées, son ventre vide, ses cêtes fendues, en tr'ou vertes, et son horrible mâchoire dégarnie qui grimace en riant. Ce sont là les trois coryphées de cette interminable procession qui, durant trois siècles, va se déroulant et ser-' pentant autour des murs de la cathédrale et du château, à travers les rues, les places publiques, les cimetières, sur les degrés de la Sainte- Chapelle et dans la grande salle du Palais. Parmi la foule des acteurs, au premier rang on voit d'a- bord les troubadours et les trouvères, les ménestrels la vielle en main, les jongleurs, les saltimbanques, avec leurs chansons, leurs drogues, leurs singes et leur tambourin. D'un cêté, de graves personnages en robe longue ou courte, gens d'Église et de Palais, observateurs silencieux, dont la lèvre plissée et le regard narquois trahissent une se- crète pensée d'ironie et de médisance; de l'autre, la bande des Fous en casaque vermeille, agitant leur marotte, et fai- sant fumer l'encens des savates devant leur pape orné d'une mitre de carton ; tout autour, un carnaval indescriptible d'hommes et d'animaux, de dragons, de salamandres, de personnages à la face noircie ou enfarinée. Au milieu de cette confusion, la grotesque monture de Silène, ennobli» un moment par Jésus-Christ, l'Ane entrant triomphalement dans le temple, avec son air bête, ses longues oreilles, burlesque chef d'orchestre , à la voix duquel mille poi- trines se hâtent de braire de toute la force de leurs poumons; puis encore la bande infernale des pestiférés, des convives de la Mort , la danse Macabre. A Tarrière- ^garde, enfin, la troupe des Ëasochiens et des Enfants sans soucy, jeunes et joyeux écervelés, qui s'en vont enterrer


/


8 gqàpitre premier.

gaiement ]e moyen âge, sans s'inquiéter du iendemaia.

C'est rhistoire de cette singulière puissance que nous al- lons essayer de raconter. Nous ia verrons côtoyer partout riiistoire sérieuse et s'y mêler le plus souvent; jeter, au mi- lieu de la lutte des partis et du conflit des ambitions, ses traits piquants, ses allusions malignes, ses aigres censures,- et parfois aussi ses éloquents anathème s, ses généreuses protestations. Notre point de départ sera le xii« siècle, le moment où s'éveille, avec les universités et les communes, l'esprit laïque et bourgeois; notre point d'arrêt, le xvi* siè* cle, l'heure où s'ouvre avec la Renaissance et la Héforoie une ère nouvelle.

Cette limite n'est point arbitraire : elle nous est imposée par les faits eux-mêmes et par les divisions générales de notre histoire. La lutte s'arrête naturellement où finit la vie du moyen âge. Sur ses ruines va s'élever un autre monde, qui aura ses grandeurs, ses misères et ses contradictions. L'esprit de critique et d'opposition reparaîtra bientêt avec un autre caractère, plus agressif, plus dogmatique et plus hautain : il s'appellera tour à tour libre examen, hérésie, philosophisme, et sous ces noms divers reproduira l'éter- nelle antithèse qui s'agite au fond de toute société. Plus tard nous pourrons le suivre à travers les temps modernes : qu'il nous suffise aujourd'hui d'en avoir retracé le début, la mar- che et les progrès au moyen âge. La course est assez longue pour que nous ayons le droit de nous arrêter.


CHAPITRE II


XIP SIECLE.

État de la société. — Naissance de l'esprit bourgeois et laïque. — Communes. — Universités. — Francs-bourgeois, francs-maçons, francs-chanteurs.

A'ia fin du xi« et au commencement du xii« siècle, le monde est partagé entre deux puissances, TÉglise et la Féodalité. L'une a produit la papauté moqueuse, tendre, grave ou plaintive, changeante et

miiltiple comme la fantaisie et Tà-propos, dont elle est la

fille, elle effleurera de son aile légère tous les accidents de

la vie publique et privée ; elle égayera les jours de fête, elle

consolera le peuple de ses misères et de ses humiliations.

Même au milieu des splendeurs du xvii* siècle, en face de

cette littérature majestueuse et solennelle, entre les oraisons

funèbres de Bossuet et les chefs-d'œuvre dramatiques de

Corneille et de Racine, elle inspirera, en son honneur, au

grave Boileau, les vers les plus gracieux, les plus français,

les plus chantants qu'il ait écrits :

Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie,

Agréable indiscret, qui, conduit par le chant,

Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant.

Ainsi vole la chanson, riant des barons attardés sur la route de Jérusalem, puis des Anglais, puis des Ligueurs, puis de la Fronde ; sonnant d'une main légère et insouciante les funérailles de la monarchie à la veille de 89. Plus tard, ar- dente, échevelée, c'est elle encore qui mettra sur pied, au cri de la Marseillaise, douze armées de volontaires contre les rois coalisés. Ne refusons donc pas une page de souvenir à cette mère de notre poésie, qui a charmé, égayé, vengé nos pères, et qui nous a donné Déranger.

L'amour fut sa première inspiration. N'est-ce pas, en effet, la passion vague et mélodieuse par excellence ? Un des plus fameux troubadours, Pierre Vidal, lui rapportait toute sa gloire : c< Ohl si mes chants, si mes actions m'ont acquis quelque renommée, je dois en rapporter l'hommage à mon amante.... Mes ouvrages ne paraissent agréables que parce qu'il se réfléchit en moi quelque chose des agréments de la dame de mes pensées *. » Les deux plus grands génies du xii^ siècle, Abélard et saint Bernard, lui avaient consacré les premiers jeux de leur imagination. Béranger s'en souvint

t. Raynouard, t III, p. 309.


18 GUAPITRE III.

quand il défendit le philosophe contre le saint : « Et toi aussi, s'écriait-il, n'as-tu pas composé des airs profanes et des chansons folâtres * 7 » Partout, sur les places publiquis, dans /es châteaux, à la table des grands et des boargeois, retentit l'amoureuse complainte. On dirait une bande d'oi- seaux lascifs qui gazouillent sous chaque feuille aux pre- miers rayons du printemps :

Al entrade * del tens cler

Eyal Pir joie recommençar

Eyal Et pir jaloux irritar

Eya 1 (La Reine d'avril»)

En mai, quant li rossignolet

Chantent cler au vert buissonet,

Lors m'estuet' fere un flajolet. {Colin àluset.)

Par un singulier privilège, cette laogue à peine formée a trouvé déjà des rhythmes, des tours d'une grâce exquise, pour exprimer toutes les nuances et les caprices delà passion. Tantôt elle éclate en un vif et gai refrain :

J'ai amiete

Sadete^

Blondete Telz com je voloie.

{La Châtelaine de Saint-Gilles.)

Tantôt c'est l'élégie plaintive d'un amant qui dit adieu à sa maltresse :

Dame en qui est et ma mort et ma vie. Dolent me part de vous plus que ne di.

1. « Ointilenas mimicai et urbanas modulos. »

2. A Teatrée du beau teropi

Eyal Pour joie rfcoromencer

£yal Et pour jaloux irriter Eyal (Chanvon écrite eu dialecte poitevin et publiée pour la première fois par M. Le Roux de Lincy.) 3* Me convient. ' Gracieufc^


LA CHANSON. 10

Mon cuer avez pieça en vo baillie ^, Retenez-le, ou vous m'avez tral.

{Cardon des Croisilles,)

Ou bien encore un mélancolique souvenir de la patrie ab- sente et de ce qu'Amour lui a promis H hngtempSf qui se ré- veille dans le cœur du poète exilé, en écoutant le chant des oisillons :

Li oisillons de mon pals Ai ois' en Bretaigne, A lor chant m*est-il bien avis Qa'en la douce Champaigne»

Lez oi Jadis. i

Se g'y ai mespris, Us m'ont en si doux penser mis Qu'à cbançon fere me suis pris,

Tant que je parataigne* Ce qu*Amors m'a lonc tans promis.

{Gace' Brillé.)

Un autre sentiment aussi ancien, aussi populaire en France que l'amour, la malice, anima bientôt la chanson. La satire ne pouvait manquer de s'emparer de cette forme vive, ra* pide, incisive et toute française du couplet. Dès la fin du xi* siècle, le clergé de Tours chansonnait en latin, sous le nom de Flore la Courtisane^ le fiivori de Tarchevêque, le diacre Jean. Ce Jean, malgré ses mœurs suspectes et Topposition du légat, n'en fut pas moins nommé évéque d'Orléans par le crédit de Bertrade de Montfort, maîtresse du roi, et sacré le jour de la fête des Innocents. On ne pouvait plus mal choisir : c'était, comme on le sait, dans TËglise jour de liesse et de parodie. On ne manqua pas d'en tirer une allusion :

Eligimus puerum, puerorum festa colentes,

Non nostrum morem, sed régla jussa sequentes *•

Le clergé, qui devait se plaindre bientôt de la liberté des chansons, fut le premier à en user. Il faisait acte d'iudô*

1. Possession.

S. Entendu.

3. J'obtienne.

^. Le Roux de Liucy, Chants hùtonquetf préf« 


20 CHAPITBE III.

peadaoce et de courage ea censurant les faiblesses royales. Une autre chanson satirique du temps, celle de Laridny est en- core son œuvre : elle a trait au divorce du roi Robert. L'ia- terdit venait d'être lancé sur toute la France, les temples étaient fermés, les cloches silencieuses, TËglise en deuil, le peuple dans l'attente de quelque terrible calamité. Un certain comte d'Auxerre, Landri, favori du rôi et amant, disait-on, de la reine Berlhe, passait pour l'auteur de tous ces maux. Grand mangeur et grand dépensier, il avait scandalisé sur- tout les bourgeois de Provins par ses débauches et ses pro- digalités : il eût dévoré la ville entière, s'il eût pu :

Multis est fartus dapibus, Non placet Pruvinensibus.


Pruvinum nunquam perdidit, Qnod Iiabere non potuit^.


Clercs et bourgeois mirent en commun leurs rancunes. La Bible et l'Histoire romaine leur vinrent en aide pour maudire ce damné Landri en compagnie d'Âchitophel, d'Absalon, de Jugurtha et de Gatilina. Ecrite d'abord en latin, et bien- tôt mise en langue vulgaire, la chanson de Landri fit le tour du royaume : toutes les vielles la répétaient : un siècle plus tard, elle était encore, avec la complainte de Narcisse, la ressource des jongleurs embarrassés. De leur côté^ les étu- diants de l'Université chantaient eu chœur la ronde du Pape des Écoliers (de Papa scolastico) composée par un des leurs, Hilaire, disciple d'Abéiard : cette pièce à double entente con- tenait sans doute plus d'une malice ù l'adresse du pape de IVome, qui venait de condamner leur maître :

Papa sumoius, paparum'gloria*.


PapjB dari non est injuria, Tort a qui ne 11 dune s.


1. Bourquelot, ffist. de Provms,

S. Bilai a Versus et ludi. — Cbampollion.

1- nonne.


J


LA CHANSON. . 21

Papa captus hune vel liane decipit, Papa quod vult in lectum recipit. Papa nullum vel nuliam excipit, Papse detur, nam Papa prsecipit, Tort a qui ne li dune.

Riais ces couplets latins, débris informes de l'ancienDe poésie classique, n'étaient guère faits que pour les clercs, les professeurs et les écoliers. La foule écoutait et répétait de confiance, sans trop comprendre. Là gaieté gauloise se trouvait appesantie et gênée dans les doctes entraves de l'hexamètre, de Tiambe ou même de la strophe sapbiquc. Peu à peu, on prit l'habitude d'ajouter, à l'exemple d'Hilaire, un refrain français. C'était un premier pas. Enfin le latin fut renvoyé aux écoles : la langue vulgaire, vive et joyeuse par* venue, fille du château, de la chaumière et de Tatelicr, com- prise et aimée de tous, resta seule maîtresse de la chanson. En peu d'années, ses progrès furent si rapides qu'elle multi- plia sous mille formas diverses, selon la nature et l'objet de ses chants, la combinaison des rimes et l'entrelacement des couplets. Le nom de Canzon ou Chanson proprement dite désigna surtout dans le Midi les poésies galantes. La satire eut aussi son rhythme à part, le Sirvente, le père du vaude- ville, j'ïambe des troubadours et des trouvères. Ce mot de Sirvente semble avoir servi primitivement à désigner un simple défi, une provocation outrageuse adressée à un rival. Il vient du latin serviens (servant ou suivant), par allusion sans doute au suivant d'armes^ chargé de porter le cartel au nom de son maître ^ Berlram de Born, à la fin d'une de ses- l^ièces, dit à son jongleur :

Papioulf de bonne grâce, Vers Oui et Non (Richard) t'en va promptement.

» Plus tard, la satire de personnelle devint générale : le sir- vente s'arrbgea un droit de censure universelle. Il est appelé

I. n existe aussi des tirventes dévots à la Vierge ; d'où quelques^ins ont con- du que serviens voudrait dire adorateur, desservant. Le genre satirique finit par remoorter. — Du reste le mot de sirvente consacre par 1 usage moilerne nest pascomplétement exact : on disait en provençal sirve-ites, en vieux français

seroentois-


22 <H A PITRE III.

quelquefois aussi sotte chanson : de là, probablement, le nom de sotties donné aux farces satiriques de notre vieux théûtre. Ce fut, dit-on, vers l'an iiOO, au nord de la France, dans l'aigre et colérique Picardie, que naquit ce fils mor- dant de l'esprit français. Les Normands l'empruntèrent aux Picards pour cbansonner le chapelain de Robert II, Arnold de Caen, devenu depuis patriarche de Jérusalem. Le malin couplet eut bientôt franchi la Loire, et passé des trouvères aux troubadours^ qui s'en servirent comme s'ils en eussent été les inventeurs. On fait alors des sirventes comme on fera plus tard des pastorales sur toute espèce de sujets : sur les dames qui se fardent^ dit le moine de Montaudon, au point d'éclipser les images suspendues dans les églises ; sur les souliers à la poulaine excommuniés déjà par les conciles ; sur l'empereur, le pape, les évèques ; sur les débiteurs qui ne veulent pas payer, les créanciers qui veulent être rem- boursés, les troubadours qui médisent de tout le monde, etc. Une guerre s'ouvre par des sirventes. Richard Cœur-de-lion et le dauphin d'Auvergne échangent des couplets satiriques, où ils s'accusent mutuellement de félonie, avant d'en venir aux mains.

a Dauphin *, je veux vous interroger, vous et le comte Guy. Qu'avez-vous fait cette saison qui sente le bon guerrier? Vous m'avez donné votre foi, et vous y êtes resté fidèle comme Ysengrin l'est à Renart. Vous êtes du poil des lièvres. »

Et le dauphin de riposter :

« Roi, puisque contre moi vous chantez, vous trouverez aussi un chanteur ; vous me faites si peur que je suis forcé de vous obéir et de suivre vos caprices. Mais je vous en pré- viens, si vous abandonnez jamais vos fiefs, ne venez pas prendre les miens. »

Les coups de plume précèdent les coups d'épée : plus tard ils les remplaceront. Aux sirventes proprement dits viennent s'ajouter encore d'autres genres secondaires: la tenson ou jeu-parti, sorte de dialogue à deux personnages, les bal-

1. Toy. Le Roux «le Lincy, Chants hist,^ 1. 1.


LA CHANSON. 23

ladosy aubades, séréDades, lais, complaintes, où la satire entre d'une manière indirecte.

Grâce à cette double popularité de l'amour et de là médi- sance, la chanson règne sans partage du Nord au Midi. Elle a ses genres, ses prosodies, mieux encore, ses concours, ses confréries et ses académies constituées*. Comme au temps des fêtes de Racchus dans l'ancieuDe Grèce, les ménestrels se réunissaient chaque année, au mois de mai, dans les Gieux sous Vormel^ pour y disputer le prix du chant. Telle fut sans doute l'origine des premières sociétés littéraires et de l'académie des Jeux floraux. Les princes se font gloire d'y entrer. h'Ari de trouver dans le Nord, la science du Gai saber au Midi, rapprochent des hommes de condition tout opposée. Feuilletez la liste des troubadours et des trouvères*: à côté des noms plébéiens de Giraud Riquier, Pierre Cardinal, Jean Bo- del, Colin Muset,'Gace Brûlé, Rutebœuf, vous trouverez des noms illustres, des barons, des rois : Richard d'Angleterre, Pierre d'Aragon, le châtelain de Coucy, le vidame de Char- tres, Guillaume de Poitiers, Quesnes de Béthune, Hue de La Ferté, Thibaut de Champagne, Charles d'Anjou lui-même, cet homme dur et froid, qui ne riait jamais, et qui, au milieu de ses rêves d'ambition inquiète, trouvait encore des loisirs pour écrire des vers galants à sa maîtresse. Le pauvre trou- badour Cadenet est l'ami du noble comte Blacas. Richard, abandonné des princes et des peuples, ne trouve de fidèle dans le malheur que son chantre Blondel. Cet échange de services, d'éloges et parfois aussi de médisances, qui s'éta- blit entre les troubadours, est un premier pas vers Végalité. Les vilains n'ont pas encore le droit de porter l'épée, réser- vée à de plus nobles mains ; mais ils commencent à manier une arme aussi redoutable, Vesprit Ils en usent pour atta- quer des hommes plus puissants qu'eux.Une dispute curieuse

1 . M. Le Roux de Lincy t publié une chtrte euriente accordée par le bien* heureux nbbé Guillaume à la confrérie des Jongleurs de la Saiote-Tiinité de Fé- camp. {Hist, de l'abbaye de Fécamp^ 1840.)

2. Fauchet comptait déjà cent vingt anteurt de chansons françaises au ziii* siè- cle: M. Paulin Paris a augnuaité de plus d'un tiers ce nombre déjà considérable. {BiMUmt.fX, mil.)


n cHAPiTRe m.

en ce genre est celle du marquis deMalespinaetde Raroband de Vaquieras ^ Rambaud accuse le noble troubadour d'une chose très- familière alors aux barons désœuvrés, d'avoir voie sur les grands chemins. Celui-ci n'en disconvient pas; raais il volait par charité, pour donner aux pauvres. Rambaud doit s'en souvenir, lui qui fut secouru jadis par le marqmV, lorsqu'il errait à pied en Lombardie, sans amie et sans ar- gent.

Parmi les chanteurs, tous n'ont pas la même destinée. Les uns, attachés à la personne d*un grand seigneur, vi?eat dans son palais, occupés à célébrer ses galanteries ou ses exploits, à médire de ses ennemis ou à rédiger les annales de sa famille. Ainsi, nous voyons Hélinaud à la table de Philippe Auguste, comme Phémius auprès d'Ulysse :

Quant H roys ot mangiét s'appela Héiinqnd, Por ly esbanoUr * comanda que il chant •.

Les autres, plus pauvres et plus libres, courent le monde, changeant tous les jours de maître et de demeure , sûrs de trouver dans l'hôtellerie ou le château voisin un gîte en échange d'une chanson. Le soir, bien souvent, le pont- levis s'abaissait, quand le guetteur, du haut de la tour, entendait la voix d'un ménestrel égaré chantant sur sa vielle :

Gaite de la tor ^ 1 Gardez entor Les murs, se lieusvos voie^.


D'un doux lai d*amor, De Blancbeflor, Gompains Voschanteroie.


Ce messager du rire et de l'amour était le bienvenu : avec lui la joie entrait dans la maison. Au bout de quelques

1. Rayaouard, TroubadourSf t. II, p. 193. ï. Égayer.

3. Roiiiau d'Alexandre.

4. P. Paris. — Romancero français. — Guetteurs de la tour.

5. Que Dieu tous protège, ft. Compaguon.


LA CHANSON. 25

jours, refait, reposé, comblé de présents par ses hôtes, il se remettait ea roule fredonnant son gai refrain :

Hu et Im et hu et hu I

Bien ai veu De biaaté la monjoie ^ Hu et hu et hu et hu,

C*est bien seu. Gaite à Dieu 1 tote voie *.

Le peuple aussi a ses chanteurs; ceux-là s'appellent Jon- gleurs s et leurs chants Jonglarescs. Poète, saltimbanque, nausicien, médecin, montreur de bêtes, et tant soit peu devin ou sorcier, le jongleurt con- tre les idolâtres du Languedoc» Innocent III s'était adressé aux princes d'Occident; en même temps il nommait lieute- nant du Saint-Siège et général du Saint-Esprit un noble aventurierj Simon de Montfort, fervent catholique, rudesol-

1. Voy. Il (Chronique du moiae de Vsux-CernaY et ion réquisitoire '- Hajmond.

8


34 CHAPITRi III.

dat vieilli dans les guerres d'Orient. Raymood hésitait core; on lui offrit une grâce dérisoire, sous condition qo irait en Palestine, laissant ses états aux mains de Moatfi et du légat. 11 ne restait plus qu'à combattre.

Une guerre atroce s'engage. D'abord c'est Béziers qnim combe avec son jeune et héroïque vicomte, puis Arles, pui) Narbonne, puis Avignon. Par trois fois, les barons du Nori descendent vers les riches provinces du Midi, pillent, brû- lent, massacrent tout sur leur passage. Dans l'espace de quelques années (1211-1229), cette frêle et brillante civiii» lion, qui fleurissait sous le ciel du Languedoc, avait dis paru. Mais le principe d'autorité triomphait; l'InquisitioD prenait possession du sol et y dressait ses bûchers. La poé- sie populaire tomba frappée du même coup que la liberté religieuse. Son plus illustre représentant, don Pèdre d'An gon, était mort à la bataille de Muret, avec dix-huit miiie des siens* Brillant troubadour, aimable prince, galant et cil^ valeresqbe, qui avait pris les armes pour sauver son g«ï compère, Raymond, et sa mal tresse, une noble dame de Toulouse. Dans cette guerre sans pitié, il eut le don d'arra cher des larmes, même à ses ennemis. « Le monde entier en valut moins; le paradis en fut détruit et dispersé *. v

Les troubadours avaient embrassé la cause de Raymond leur bienfaiteur, et des hérétiques leurs compatriotes. Ces hommes de nonchalance et de plaisir, transformés par ia per- sécution en bardes nationaux, devinrent les chefs de la résis- tance à l'étranger. Pierre Cardinal entonna l'hymne de guerre :

« Comte de Toulouse, duc de Narbonne, marquis de Pro- vence, votre courage fait honneur au monde. Tout le paySi depuis la mer de Narbonne jusqu'à Valence, est plein de méchants et de perfides ; mais vous les méprisez autant que ces ivrognes de Français, qui ne vous font pas plus peur que la perdrix à l'autour*. »

Puis, quand l'épée eut passé partout| ils se relevèrent une

1. chanson des Albigeois, v. 29 S. Millot, U m. Rayn.» t. IV.


LA CHANSON. ^ 35

' deraîôre fois sur les ruines fumaules de leur patrie, pour [ maudire Rome et ses bourreaux. Cet appel fait à la postérité. I est écrit en lettres de sang dans deux œuvres remarquables : ia Chanson des Albigeois et les malédictions de Guillaume •: Figuéras. f'

lia Chaiisom des Alblp^ola. i

Par la forme, la chanson des Albigeois se rapproche dos i^ qhansons de geste en langue d'oïl. L'auteur nous apprend ^> lui-même qu'il Ta composée sur le plan et sur l'air de celle i d'Ântioche ^ Par le fond, c'est moins une satire qu'une his-

> toire écrite sous l'impression des événements, curieuse en ce ' qu*elle nous représente parfaitement ia marche de l'opinion

> publique. Malgré les profondes recherches de Fauriel, on

sait peu de choses de l'auteur, qui a cru devoir se cacher

sous le pseudonyme de Guillaume de Tudèie. Fut-il seul à la composer ? On en doute fort maintenant.

Le poème offre en effet deux parties contradictoires : la première approuve et glorifie la croisade, la seconde la con- damne et la maudit. De là l'hypothèse de deux auteurs, que Fauriel s'était posée tout d'abord. Après examen, il trouva les deux parties si bien soudées l'une à l'autre, si con- formes de style, de ton et de manière, qu'il rejeta le prin- cipe de la dualité. « Plus j'examine cette hypothèse, dit il, plus je la trouve inadmissible. » Comment donc expliquer alors la discordance des opinions? Selon lui, l'auteur, bon ca- tholique, partisan sincère, candide et honnête de la croisade, a senti peu à peu le patriotisme se réveiller en lui, la colère et la pitié lui monter au cœur, en présence des horreurs commises au nom de la religion. Ce n'est là encore qu'une supposition à laquelle nous nous étions un moment rendu avec Victor Leclerc et bien d'autres ; mais qui a été depuis combattue et réfutée par MM. Guibal et P. Meyer. L'un * a fait valoir des objections historiques, morales, litté-

1 . Composée ou remaniée par Graiodor. ,

2. Thèse sur le poème de la Croisade des Albigeois, 1863*


36 CHAPITRE III.

raires^ tirées d'une confrontation minutieuse aes deux par .ties : il a montré les contradictions, les démentis, q l'auteur se donnerait à lui-même et qui lui parai invraisemblables. L'autre est venu avec un nouvel iosi ment de précision, à l'aide duquel, il se flatte de résou victorieusement la question. « Je démontrerai, dît-il, que l'unité invoquée par Fauriel n'existe point, que la langue de la première partie ressemble à celle de la seconde comme ni jargon informe peut ressembler à un idiome régulièrement constitué ^ » Il signale en même temps des différences nota- bles pour le rhylhme ; la mesure inégale des laisses on cou- plets ; les rimes, d'un côté pauvres et sourdes, de l'autre, riches et sonores ; enfin la première partie écrite en jargoo moitié provençal, moitié français, la deuxième partie en pro- vençal très-pur. On a le droit de se demander comment ces différences ont pu échapper à Fauriel, si familiarisé avec tois les dialectes du Midi.

Quant à Guillaume de Tudèle, que son nom soit réel oo supposé, il ne semble pas avoir joui d'une grande réputatioa parmi les troubadours. Son œuvre n'en est pas moins intéres- sante. Lui-même nous apprend qu'il a recueilli les confidences de son ami dom Izarn, un des chefs de la police ecclésiastique et l'un des grands organisateurs de l'Inquisition. Ainsi ren- seigné, on comprend de quel côté se portent naturellement les sympathies de l'auteur, il a d'abord une sainte horreur des hérétiques, et, pour qu'on ne le confonde pas avec eux, il fait le signe de la croix en commençant son poème.

El nom dël Payre et del Filh et del Sant Esperit.

Quoi qu'il advienne aux mécréants, il les voit brûler, il les entend hurler au milieu des flammes, sans grande émotioDi Non qu'il soit méchant ou sanguinaire, mais le bûcher est le traitement consacré pour guérir le mal de l'hérésie. Il ap' pelle les barons du Nord « nos barons » ;'il dit :

u Nostra gens de Frarisa.

1. Bibl. de l'École des Chartes, 6* série, t. VI. Voy. surtout rintroduction dans la belle édition donnée par M; P. Meycr. Cnanidn de la croisade des Albigeom t. U (1875-1879).


LA CHANSON. 37

En revanche il n'aime guère la populace» même orthodoxe, les ribauds, les truands, toute cette tourbe pillarde et san- guinaire qui marche à la suite des barons français. C'est contre elle qu'il s'emporte et laisse échapper son premier cri d'indignation et de pitié, après le sac de Béziers :

« On les égorgea tous; on égorgea jusqu'à ceux qui s'é» talent réfugiés dans la cathédrale : rien ne put les sauver, ni croix ni autel. Les ribauds, ces fous, ces misérables! tuèrent les clercs, les femmes, les enfants; il n'en échappa pas» je crois, un seul. Que Dieu reçoive leurs âmes, s'il lui plait, en paradis ! »

La bataille de Muret et la mort de Don Pèdre marquent le point d'intersection ou plutôt de raccord entre les deux par- ties si dissemblables du poëme. L'auteur de cette seconde moi^ tié n'est pas davantage un hérétique : il a soin d'affirmer avec les Toulousains, ses compatriotes, sa parfaite orthodoxie. En même temps il se déclare partisan fidèle et enthousiaste du comte Raymond. Dès lors, Montfort n'est plus à ses yeux que le génie de la destruction, un soldat fanatique et sanguinaire, un fléau de Dieu, qui a pour emblème un lion dévorant Les Français qui marchent avec lui, sont des barbares, des tueurs d'hommes, des taverniers ou ivrognes. L'évèque de Toulouse, Fôlquet, ancien troubadour converti, âpre à la persécution comme il l'avait été jadis au plaisir, estun diplomate d'Église, insinuant, menteur, hypocrite, qui livre traîtreusement sa ville et excite contre elle la rage de Montfort. L'historien dé- peint sous les couleurs les plus odieuses la politique impla- cable des cardinaux et des évêques, et en même temps il semble mettre le pape Innocent III hors de cause. Il le mon- tre entraîné comme malgré lui à cette guerre atroce, pleu- rant des deux yeux à la vue du fils de Raymond déshérité ^ Sans doute, le chef de la chrétienté, sur qui retombait la triste responsabilité du sang versé, put se sentir alarmé plus d'une fois à la nouvelle de tant de massacres; il eut, dit-on, presque des remords à ses derniers instants '•

i. V. la belle scène du cooeile de Latran justement admirée de Fauriel. 1 Épouvanté d'avoir placé ce vautour ou ce liou dévorant k la t^e des croi-


38 CHAPITRE III.

Dans ce duel à mort eotre la France du Nord et celle db Midi, Toulouse apparaît comme la cité sainte qui déreo^ contre la barbarie, l'honneur et la liberté du monde. L'hislÊ- rien interrompt son récit de temps à autre pour lui parler l'encourager ou pleurer avec elle :

« noble cité de Toulouse, brisée dans tes os, a quelle gent perverse Dieu t'a livrée ! •

Mais Toulouse sera vengée : la pierre qui doit briser h espérances ambitieuses de Montfort ira frapper où il faut.

« Il y a dans la ville un pierrier, œuvre de charpentier, qui deSaint-Sernin, là où est le cormier, va tirer sa pierre. Il est tendu par les femmes, les filles et les épouses. La pieme part : elle vient tout droit où il fallait. Elle frappe le corote Simon sur son heaume d'acier d'un tel coup que les yeux, h cervelle et les mâchoires en sont écrasés et mis en pièces. Le comte tombe à terre, mort, sanglant et noir. »

Le cardinal^ l'abbé et l'évèque le reçoivent dolents^ avec la croix et l'encensoir. Pendant ce temps, les cors, les trom- pettes, les tambours, les cloches, célèbrent la veageance de Toulouse. L'historien partage lui-môme l'allégresse uni- verselle :

« A tous ceux de la ville la mort de Simon fut une heu- reuse aventure, qui éclaira ce qui était obscur^ qui ût reoal- trela lumière, à laquelle le mérite ûeurit et porte graine*.»

Le poëme des Albigeois commence à l'année 1204 et s'ar- rête en 1219, au moment où le prince Louis, fils du roi de France, arrive sous les murs de Toulouse. L'auteur recom- mande la ville à la Vierge et à saint Sernin, et dénonce à l'avance les sinistres projets des croisés.

« Le cardinal de Rome, lisant et prêchant, à dit que la mort et le glaive doivent marcher devant lui, de telle sorte

fiés, Innocent III écrit à Montfort pour lui reprocher set exactioni et «es vio- lences : < Non content de vous être élevé contre les hérétiques, vous avez tourné les armer des croisés contre les catholiques; vous avez choisi le moment où te roi d'Aragon était occupé avec les Sarrasins, pour tous mettre en possession *^^ terres de ses vassaui, quoiqu'aucun de leurs sujets ne fût suspect a'hérésie. ■ Si le pape lui-même, l'organisateur de la croisade, parlait ainsi, que devaient pen* ser les vaincus et les victimes? i. V. 8492.


LA CHANSON. 39

qn'k Toulouse il ne resle rien de vivant, ni homme ^i don- zelie, ni femme eqceinte ni enfant à la mamelle : que tous reçoivent le martyre dans les flammes ardentes. •

Cette protestation, toute contenue qu'elle était dans la forme, dut ébranler bien des consciences. Encore une fois, ce n'est lâM]ue de l'histoire. Mais il est clés temps où l'histoire elle seule devient bien vite un pamphlet. Raconter de cette façon la guerre des Albigeois au xm« siècle, c'était condam- ner les rigueurs de Rome et flétrir l'Inquisition.

Deux trouvères du Nord, partisans de la croisade, entre- prirent de la justifier. Pierre de Houdanc écrivit en son honneur le poème des Voies du Paradis, Un seigneur cham- penois, Huon de Méry, l'on des héros de l'expédition, retiré sur ses vieux jours à l'abbaye de Saint-Germain des Prés, rima patiemment le Tomoiement de l'Antéchrist , grande passe d'armes épique, mêlée d'allégorie sacrée et profane, d'érudition et de satire, où Vénus, Gupidon, Satan et l'ange Gabriel en viennent aux mains pour la gloire de Dieu et de son Église. Ces deux œuvres, bien inférieures à la Chanson des AlbigeoiSy sont cependant deux pièces importantes à si- gnaler comme manifeste du parti vainqueur. Le procès en- gagé entre les rimeurs du Nord et du Midi est resté pendant au tribunal de la postérité. Ceile-ci, comme il arrive presque toujours, partiale en faveur des victimes, a oublié leurs torts, pour ne se souvenir que de leurs souffrances et de l'impi- toyable sévérité des bourreaux.

Guillaume WïguérmM.

L'indignation avait mis la plume aux mains d'un catholi- que impartial, honnête homme, qui n'a pas même cru devoir laisser son nom à la postérité : elle en avait fait un historien ému et dramatique. Elle arracha de même Guillaume Figué- ras à l'atelier de son père, et fit de l'artisan un poète. Fils d'un tailleur de Toulouse, tailleur lui-même, Guillaume avait été témoin des atrocités commises par les croises; il avait vu l'évêque Folquet diriger le massacre à travers les rues,


40 CnAMTRB III.

et, Je cœur ulcéré, il abandonna la maison paternelle, se & jongleur, et s'en alla en Lombardie. Paroxt ces troubadooi^ légers, élégants et superficiels, qui flattent et médisent tos' à tour, c'est un type à part que celui de Guiliauoie Figuém Génie sombre, haineux, défiant, exaspéré par le malheur, incapable de soutenir la vue d'un noble ou d'un prêtre, il resta poète plébéien, vivant au cabaret, et communiquant à tous la haine implacable qui ranimait contre Rome :

« Rome, telle est la grandeur de votre crime, que voq! méprisez Dieu et les saints. »

« Rome fourbe et trompeuse I vous gouvernez si injast& ment, qu'auprès de vous se cache toute ruse, toute mauvaise foi I »

Roma tant es grans Lavostra forfaitura

« Rome, vous avez une mauvaise tête aussi bien que l'or- dre de Citeaux, d'avoir commandé'à Béziers une tuerie si cfi'royable. Sous les dehors d'un agneau, avec un regard simple et modeste, vous êtes au dedans un loup ravisseur et un serpent couronné. »

Quar demalcapel Etz vos e Cystelh, Qu'a Bezers fezetz faire Moût estranh mazelh^.

Le nom de Rome, ce nom maudit sur lequel s'acharne le poëte, revient comme un cri de rage au début de chacune de ces strophes hafetantes, qui font déjà songer aux belles imprécations de Camille. Ce chant vengeur, qui résumait sous une forme dramatique les anathèmes des vaincus, cou- rut rapidement par tout le Midi. Une dévote orthodoxe de Montpellier, la dame Germonde, scandalisée de ce succès, crut devoir répondre par un sirvente en faveur de la pa- pauté :

I. Baynouard, t. Il, ir.


LA CHANSON. Ai

«Rome, j'espère que votre seigneurie et la France, pour vrai, à qui déplatt toute mauvaise voie, feront disparaître V orgueil et Thérésie. »

Roma, ieu esper Que vostra senhoria È Fransa, per ver, Guy no platz mala via, Fassa dechazer L'orguelh e Teretgîa*.

Tandis que la pieuse dame faisait des vœux pour la des- truction complète des hérétiques, le dominicain Izarn en- tonnait le chant triomphal de Vlnquisitiorif espèce de ronde infernale, mêlée de théologie, sous forme de dialogue moitié burlesque et moitié tragique. Izarh se représente lui-même au pied du bûcher, essayant de convertir un Albigeois avec cet argument sans réplique, qui termine chaque couplet : « Crois comme nous, ou tu seras brûlé. »

Dès lors la poésie des troubadours n'est plus qu'un long cri de colère. N'y cherchons pas les malices légères de la satire, les perfidies ingénieuses de l'esprit qui mord en riant. La lutte est trop ardente pour qu'on raille : on s'injurie. Parmi les adversaires les plus acharnés de l'Église, figure encore Pierre Cardinal. Le premier il avait lancé le manifeste des troubadours contre a ces ivrognes de Français, n Dans sa verte vieillesse, qui se prolongea jusqu'à cent ans, retiré à Naples, il ne cessa de maudire Rome, ses prêtres, ses moines, tout ce qui portait la robe : « Les prêtres tentent de prendre de toutes mains, quoi qu'il puisse en coûter de malheur. L'uni- vers est à eux; ils s'en rendent maîtres; usurpateurs envers les uns, généreux envers les autres, ils emploient les indul- gences, ils usent d'hypocrisie ils séduisent ceux-ci avec

Dieu,, ceux-là avec le Diable . »

Ces malédictions contre Rome furent le chant de mort de la poésie provençale» Les cours d'amour se fermèrent; les

1. Raynouard^ t. II, iy.


42 CHAPITRE 111.

troubadours exilés^ traqués par l'Inquisition, se répandirent en Italie ou dans la France septentrionale. Le rôle politique et littéraire du Midi est terminé. Tout ce qu'il y a de venre çt d'indépendance dans l'esprit français va se développer aa Nord. C'est 1& le vrai pays de la satire. Là se perpétue la vieille malice gauloise tenue sans cesse en éveil par les abus du régime féodal, les luttes des pouvoirs laïque et religieux, enûn par ce travail intérieur qui commence à faire refluer vers le centre du royaume toutes les forces vives de la nation.


CHAPITRE IV


L'ESPRIT FRANÇAIS AD NORD.


Thibaut de Champagne. — Hue de La Ferté. — Rutebœuf. — Adam de La Halle. <— Jean de Condé. — Colin Muset.


Les villes du Midi avaient conservé, même au temps de l'invasion, leur organisation municipale. Toulouse, Mar- seille, Narbonne, gardaient leur sénat et leurs consuls; Avi- gnoDy ses podestats. La bourgeoisie était fortement consti- tuée S quand parut la féodalité. Celle-ci ne vint pas se poser sur sa rivale pour Técraser, mais s'assit prudemment auprès d'elle, traitant d'égale à égale. Le droit de cité seul dans une de ces villes était déjà un titre de noblesse. Le seigneur devînt bourgeois; le bourgeois, troubadour et chevalier : il entra dans les cours d'amour, fut admis à disputer le prix des carrousels et des joutes poétiques. Il eut, lui aussi, sa tour crénelée comme le baron. Ces orgueilleux marchands qui faisaient le commerce avec les Arabes d'Afrique et d'Es- pagne, qui envoyaient leurs vaisseaux à Damas, à Alep, re- cevoir les produits apportés par les caravanes du désert, se regardaient encore comme les héritiers directs du peuple romain. Ils en avaient la morgue et la majestueuse solennité. Grands justiciers, formalistes comme leurs ancêtres, ils firent plus d'une fois reculer leur seigneur, un texte de loi à la main. Le clergé, aussi bien que la noblesse, s'était fait bour- geois et marchand; l'évêque de Montpellier battdit monnaie

1* Voy. M. Guiiol, Du régime municipal romom dam les Gaule»»


44 CHAPITRE IV.

à Teffigie du croissant. Une société ainsi organisée laîssail peu de place aux haines de castes, aux jalousies des petits contre les grands. La vie était facile sous ce beau ciel, aa milieu de cette nature molle et enivrante, parmi ces jolies filles provençales, juives, moresques, aux cheveux noirs el à Toeil de feu. La femme devint la reine de ce paradis terres- tre que célébraient les troubadours. Les mois, les années se passent à chanter Tamouf, le rossignol et le printemps. Sei- gneurs et bourgeois s'endorment au sein de cette volup- tueuse monotonie, interrompue de temps à autre par quel- que drame sanglant qui se passe sous les murs d'un château; ou par la voix âpre et colérique de Bertram de Bom, de Pierre Vidai ou du moine de Montaudon. Il fallut d'abord l'enthousiasme religieux des croisades, puis la guerre des Albigeois, pour les arracher à ce repos énervant.

Tout antre est l'aspect du Nord. Là, au contraire, la vie est dure et laborieuse, les différences sociales profondément marquées. Au sommet une aristocratie hautaine, puissante, oppressive, qui se souvient encore de la conquête : au-des- sous, la foule immense des tributaires, des serfs, des vain- cus. Là, le bourgeois est moins riche, moins solennel, moins plein de lui-même que dans le Midi : mais s'il a plus de mi- sère, il aura plus de malice. Voyez les vieilles villes du Nord : ce ne sont plus les cités en pierre du Languedoc et de la Provence, ni les tours bourgeoises ornées de crénaux, ni le luxe du commerce oriental. Non, mais de petites maisons basses et modestes, bâties en bois, avec leurs auvents tout honteux et leurs pignons qui regardent gauchement sur /a rue. Petits artisans, petits marchands, souvent aussi petits esprits, aigris par la souffrance, et en cela plus disposés à médire, à prendre les choses par leur côté étroit ou ridicule. Ces pauvres gens n'en seront pas moins les pères des com- munes, les sauveurs de la France à Brenneville. Ils suent, i^ouffrent, versent en grondant leur argent, et au besoin leur sang, pour arracher un lambeau de liberté, pour avoir une cloche à eux, la grande voix de la cité. Aussi quel plaisir le soir, à la veillée, quand tout est bien fermé, quand le feu


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 45

pétille dans TAtre, quel plaisir, en face 4'ud pot de cidre ou de clairet, de s'égayer aux dépens du seigneur, dont la tour s'élève à cOté, noire et menaçante ! C'est sur cette vieille terre que fleuriront toutes les grâces, les naïvetés et les malices de l'esprit gaulois.

Dans la poésie des troubadours, domine l'élément lyrique, bîal genre, en effet, n'est mieux approprié à la nature en- thousiaste et déclamatoire des populations méridionales, à leur instinct musical, ^ leur imagination brillante et mo- bile, à leur langue harmonieuse, éclatante de sons et de cou- leurs. Chez eux, la satire tourne vite à l'emphase : elle devieqt ou une diatribe passionnée, comme dans Bertram de Born, ou un hymne âpre et violent, comme d^ns les malédictions de Guillaume Figuéras. Les trouvères^ nous offrent des ca- ractères tout opposés : moins de brillant à Textérieur, mais plus de profondeur et de finesse; un esprit vif,, net et pro- saïque ; un bon sens légèrement sceptique ; une langue sim- ple et naïve, qui, dans son agréable nonchalance, se prête aux ]ongueui*s du récit et aux malices dissimulées de la satire. Le génie conteur et critique, cette double vocation de notre race, se manifeste surtout dans les provinces qui furent le plus tôt françaises : l'Ile-de-France, la Normandie, la Picar- die et la Champagne. Ces rieurs infatigables composent des chansons par centaines, des épopées satiriques de vingt à trente mille vers : la même histoire va s'étendant, grossis^ sant, égayant les familles de père en fils.

Vhilmvt de Chunpai^e» la relse Bluiclië

et les barons.

Le soulèvement des Albigeois avait été le premier cri dé révolte contre Rome. Il fut étoufi'é sous les ruines et les can- tiques de l'Inquisition : mais l'esprit d'opposition n'était pas mort. Il minait déjà sourdement les vainqueurs mêmes de Hayoïond au lendemain de leur triomphe. Tandis que l'armée

i« Chanteurs du Nord.


4G CUAPITRE IV.

des croisés remonlait vers le Nord (iS29), laissant derrièR elle une longae traînée de saog, un des chefs de l'expédi- tion, Thibaut de Champagne, joignait sa voix à celle des victimes, et accusait hautement le saint-siège des malheim lie la chrétienté. Chevalier, il avait pris part à la croisade, lié qu'il était par son serment : l'œuvre accomplie, il la dé- savoua au nom de l'humanité.

« Ce sont des clercs, s'écrie-t-il, qui ont laissé sermons pour guerroyer et pour tuer les gens. Jamais de tels hommfé n'ont cru en Dieu. Notre chef fait souffrir tous les membres : aussi avons-nous le droit de nous en plaindre à Dieu. Les papelards font chanceler le monde. Par saint Pierre, c'rstun mal de les rencontrer. Ils ont enlevé Joie, consolation et paix; aussi en porteront-ils la peine en enfer. »

(^ est des clers qui ont laissié sermons ^ Pour guerroier et pour tuer les gens, Jamais en Dieu ne fust tels homes créans. Notre chief fait tous les membres doloir.


Papelars font li siècle chanceler.

.....•••

Us ont tolu joie, et solas et pais, S'en porteront en enfer le grant fais.

Ce chef, c'est Innocent III ; ces papelards sont les rooinc? de Ctteaux et les Dominicains*

Souverain de la Navarre et de la Champagne, pays de mœurs faciles, de liberté et de tolérance, Thibaut n'avait rien compris à cette guerre faite au nom du principe d'au- torité. Elève des troubadours, son cœur saigna, quand il lui fallut prendre les armes contre un confrère en gaie science. D'ailleurs, entre lui et le comte Raymond, n'y avait-il pas une singulière conformité ? ne donnait-il pas, lui aussi, l'exemple de cette vie profane et dissipée, dans son palais de Provins, parmi ses jardins plantés de roses, ses dames et ECS chanteurs? SoQ aïeule, la fameuse comtesse de Cham-

1. LXY* ckauBon, édit. 1^ RuYaUière.


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 47

pagne^ désignée sous l'iaitiale M. dans le livre du chapelain \Ddréy avait été en correspondance suivie avec les cours d'amour les plus célèbres du Midi : elle faisait autorité dans le code de la galanterie. Ce fut elle qui, interrogée sur cette grave question :« L'amour peut-il exister entre époux?» répondit : « Nous disons et assurons par la teneur des pré- sentes que Famour oe peut étendre ses droits sur deux per- sonnes mariées*. » Le comte Henri I«» pardonna cette ré- ponse à sa femme : Thibaut eût pardonné de môme aux Albigeois leur hérésie. Ces comtes de Champagne étaient depuis longtemps suspects à la féodalité et à l'Église, comme entachés de tendances bourgeoises et philosophiques. Ils protégeaient les bonnetiers et les tanneurs de Troyes, leurs bons amis : ils avaient reçu Abélard au Paraclet. Thibaut hérita de cette tolérance. C'était un bel esprit, aimable, léger, volontiers chimérique et contradicteur ; un prince libéral à la façon des grands seigneurs du xviii* siècle» qui faisaient imprimer le Télémaque, s'abonnaient à V Encyclopédie, et mé- disafent des abus sans cesser d'en proûter. II prend part à la croisade des Albigeois^ et la flétrit dans ses vers. 11 est baron, et soutient que, si le monde va mal, s'il est plein de traîtres et d'envieux, la faute en est à la noblesse.

a Dans un temps plein de félonie, d'envie et de trahison, d'outrages et d'indignités, sans vertu et sans courtoisie, où nous autres barons nous rendons le monde plus mauvais, où je vois excommunier ceux qui ont le plus de raison, jo veux faire une chanson ". » •

Au tans plein de félonie, D'envie et de traison, De tort et de mcsprison, Sans bien et sans cortoisie, Et que entre nos barons faisons Tôt le siècle empirier. Que Je vois escumenier Ceus qui plus offrent raison, Lors vueil dire une chançon.

4. Rayn., t. II.

5. Le Roux de Liney, Chants nat,t t. !•


48 CUAPITRE IV.

E)d s'allaquant aux barons, Thibaut ne faisait que lear rendre une partie des médisances et des satires dont il était Jni-môme Tobjet. Un mauvais renom le poursuivait depuis li dernière croisade. I! était parti à contre-cœur : ses quaracU jours de service expirés, il voulait reprendre le chemin de ses états. Les menaces du roi purent seules le retenir. Quel- ques semaines après, Louis VIII mourait à Moatpeosier, de la dyssenterie selon les uns, du poison selon les autres. Ce poison, qui l'avait versé? Une sourde rumeur accusa Thi- baut, épris, disait-on, d'une passion charnelle pour la reioe DIauche. Dès les premiers jours du nouveau règne, une re- doutable ligue s'était formée contre la régente. Thibaut lui- mOme, soit légèreté, soit dépit, s'y laissa un momenl entraî- ner : un regard de Blanche de Gastille suffit pour le ramcoer au devoir. Les barons furieux tournèrent contre lui leur colère, brûlèrent ses domaines et déchirèrent sa réputation. \a position équivoque d'une jeune reine, belle et menacée, les ardeurs indiscrètes de Thibaut, les bruits sinistres qui avaient couru sur la mort du feu roi, ne prêtaient que trop à la calomnie. Tous ces Gers barons comptaient moins saos doute sur leur esprit que sur leur épée pour venger leur injure : cependant ils cherchèrent à perdre dans Topinioa publique la reine et son allié.

Tandis que le galant Thibaut exhalait en tendres complaintes ses soupirs et ses regrets. Hue de La Ferté, parent du sire de Goucy,etrun des plus violents rimeurs et batailleurs du temps, dénonçait cette romanesque passion comme un scandale et Une honte pour le royaume. M. Paulin-Paris nous aconserré dans son Romancero français trois de ces chansons. On y seot la main d'un habile homme, l'art de lancer le trait, de manier l'allusion et l'ironie. La première et la meilleure de toutes est dirigée contre la reine Blanche. Le noble baron se plaint de l'orgueil de Madame qui n*est pas née à Paris, et ne daigne pis écouter les réclamations des seigneurs : il raille sa tendre sollicitude pour l'argent du royaume qu'elle envoie prudem* ment en Espagne, ou chez son voisin le Champenois : re* doutable calomnie plus d'une fois répétée contre les reines


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 49

étrangères, et trop souvent écoutée. Mais si le fond est atroce, la forme en est vive, piquante et spirituelle : « De madame^ je vous dirai vraiment qu'elle aime tant son petit enfançon, qu'elle ne veut pas qu'il se mêle de dépenser le bien de sa maison ; mais elle s'en réserve le partage. »

De madame, vos di-je voirement Qu*ele aime tant son petit enfançon. Que ne veut pas qu^il se travaut * souvent En départir l'avoir de sa maison.

« Que vont cherchant ces boute-feu insensés? que ne vien- nent-ils servir madame^ qui saurait mieux gouverner le monde entier qu'ils ne sauraient entre eux tous gouverner un pauvre petit village? Si elle dispose à son gré du trésor, je ne vois pas qu'ils aient le droit de s'en plaindre. Elle en a conquis la justice de Rome *. •

Que vont quérantcil fol brégier^ Qu'il ne viennent à ma dame servir, Qui mieus sauroit tout le mont justicier Qu*entr*eus trestout d'un povre bourg joirî Et del trésor s'ele en fait son plésir^ Ne vois qu'à eus en ataigne. Conquise en a la justice romaine.

Ce dernier trait s'adressait au cardinal de Saint- Ange, légat du pape, conseiller intime de la reine, exposé, comme le fut plus tard Mazarin, aux jalousies de la noblesse et aux médi- sances des écoliers.

La seconde de ces chansons est une âpre diatribe contre Thibaut. L'auteur l'accuse d'être plus habile chirurgien ou médecin, c'est-à-dire empoisonneur, que chevalier : « Comte Thibaut, doré d'envie, frété de félonie, vous n'êtes pas très- rcQommé pour faire chevalerie. Mais vous êtes plus habile^ la science de médecine. »

Quens Tibaut dorés* d'envie, pe félonie frétés,

1. Travaille.

2. Le Roux de Liucy, C/iauts nat., 1. 1, p. 167.

3. brega, proTenc. : Querelle, rixe.

4


50 CHAPITRE IV.

De faire chevalerie N'estes yos mie aloses. Âinçois estes miex moUés A savoir de sirurgie.

Il finit en déplorant le sort de la France, tombée soos le joug d'un homme et d'une femme indignes de la gouverner « La France est bien abâtardie, entendez-vous, seigneurs barons, quand une femme la tient en sa puissance, et do; femme telle que tous savez. Lui et elle, côte à côte, la con- duisent de compagnie. Celui qui est depuis peu couronoc n'a de roi que le nom. i»

Bien est France abâtardie, Signor baron entendes, etc.

La vertu de Blanche de Castille n'est guère plus épargnée que rhonneur de Thibaut. Un autre rimeur anonyme ose même la flétrir du nom de dame Hersenty Timpudique femelle d'Ysengrin (le loup), dans le roman de Renart. Qui se doute- rait aujourd'hui que cette passion restée si poétique dans l'histoire, grâce aux vers de Thibaut, eût été ainsi transfor- mée jpar Tespritde parti à l'origine ? Depuis, les hîstorieDS ont agité ce délicat problème, sans pouvoir le résoudre. Heu- reusement pour la mémoire de la reine, son platonique ado- rateur ne nous Ta fait connaître que par de chastes et res- pectueux couplets. Il n'a point, comme l'ami d'une autre régente, laissé après lui quelques-uns de ces carnets com- promettants, où l'œil exercé d'un érudit vient surprendre après deux siècles le secret d'une tendre liaison. Il est per- mis de croire aujourd'hui, et c'est là notre conviction, que Blanche de Castille sut user avec une prudente coquetterie de son ascendant sur le comte de Champagne, au profit du roi et delà France; qu'elle inspira plus d'amour qu'elle n'en ressentit, et, sans promettre, laissa espérer beaucoup plus qu'elle n'accorda.

En dépit des menaces, des intrigues et des chansons, une fine et délicate main de femme avait suffi pour embrouiller


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 5i

ou rompre les fils de cette terrible coalition. Les barons snr* pris, divisés ou trahis les uns par les autres, finirent par se chansonner entre eux, s'accusant de mollesse, de lenteur et d'hésitation. Un moment, cependant, ils reprirent cou- ragp^ quand le roi fut arrivé à sa majorité. C'est à cettç époque qu'appartient la troisième chanson du seigneur de la Ferlé. Il exhorte le jeune souverain à se débarrasser de la domination des prêtres et des femmes, à se reposer plu- tôt sur ses barons qui l'aideront à chasser l'Anglais.

« Renvoyez les clercs chanter dans leur église.... Roi, il est bien vrai cet adage qui dit que les fendes savent tou* jours nuire à celui qui veut aimer ses barons. »

Et faites les clers aler En lor église chanter.


Rois, la prophécie Qu'on dit ne ment mie,. Que feme sut cel grever Qui ses barons volt amer.


Saint Louis n'écouta pas ces conseils : il trouva le moyen de vaincre les Anglais à Taillebourg, sans cesser d'être le fils soumis de Rlanche de Castille, qui garda Jusqu'à sa mort une grande part de l'autorité. Ces doléances de la noblesse se renouvelèrent plus d'une fois. Quand parurent les Éta* blissements qui défendaient les guerres privées et le duel judiciaire (1270), les barons déplorèrent la chute des jus- tices seigneuriales comme une calamité publique, comme une atteinte à la franchise des fiefs, et une détestable inven- tion du diable ou de messire Robert Sorbon, conseiller du roi. Jusqu'au dernier moment, l'esprit féodal tenta de pro- tester contre les réformes par les armes, les remontrances et les chansons.

« Gens de France, vous voilà bien ébahis ! Je dis à tous ceux qui sont nés dans les fiefs, de par Dieu ! vous n'êtes plus francs; on vous a privés de vos franchises, car vous êtes jugés par enquête... Douce France 1 11 ne faut plus t'ap-


52 CHAPITRE IV.

peler ainsi, mais il faut te nommer on pays d'esclaves *. » Ces résistances et ces critiques vinrent se briser contre la douce opiniàtrelé du roi. Et cependant, chose remar- quable! parmi tant de récriminations, le caractère et Louis IX reste à Tabri de toute atteinte. On impute le mal i sa mère, à ses conseillers, au diable qui vient le tenter : oa se plaint de sa bonté et de sa faiblesse : on ne soupçonne jamais ni sa loyauté ni sa vertu.

u Hélas I loyauté, pauvre chose ébahie, vous ne trouvez personne qui ait pitié de vous. Vous pourriez avoir force et Ctre sur pied, c^r vous êtes Tamie de notre roi. •

Hé 1 loiaaté, povre chose esbahie, Vous ne trouvez qui de vous ait pitié. Vous eussiez force et povoir et pié, Car vos estes h nostre roy amie.

Mais tous ces barons qui» dans un accès de mauvaise humeur, riment un sirvente en revêtant le casque et le harnais, ne représentent qu'une face incomplète et égoïste de Tesprit critique au xiu<> siècle. C'est ailleurs qu'iffaut aller le chercher, parmi les chanteurs populaires, dans la pauvre chambre où Rutebœuf rimaille, jeûne, grelotte, et, tout en soufflant dans ses doigts, trouve encore assez de malice et de gaieté pour narguer la richesse, l'orgueil et l'indilTérence des gens heureux.

Ratebceuf.

Rutebœuf est de la famille des poètes qui meurent à l'hô- pital, quand ils ont la chance d'y trouver un lit. Il eut toute espèce de malheurs, d'abord celui de se marier. Sa femme, c'est lui-même qui nous l'apprend, n'était ni jeune, ni bellç ni riche, n'apportant en dot qu'une déplorable fécondité, déjà entreprise^ c'est-à-dire malade ou enceinte, lorsqu'il la prit:

I. Le Roux de Liney, t. I.


- - \ :


*fes-=2aSi


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 53

Toi famé ai prise Que nus fors moi n'aime ne prise, Et s'estoit povre et entreprise, '

Quant je la pris.

Après le mariage vinrent les enfants, puis les maladies, misère sur misère. Rien de plus triste que ce pauvre mé- nage dé poète, toujours souffrant et affamé, abrité dans une mduvaise chambre ouverte à tous les vents, sans autre meuble qu'un lit de paille, une table vermoulue, et Vespé- rance du lendemain. Rutebœuf nous a laissé tout au long le piteux inventaire de sa pauvreté. Il se débat comme il peut au milieu de cet enfer, écrivant aujourd'hui une satire contre l'indifTérence du siècle, demain une supplique bien attendrissante au roi Louis IX, qui a pitié de tout le monde* même des jongleurs ^

Sire, je vos fais asavoir Je n*ai de quoi do pain avoir : A Paris sui entre tous biens. Et n*i a nul qui i soit miens*.

{La Povreté Rutebœuf.)

Issi sui com Tosière franche^

Ou com li oisiaus seur la branche,

En esté chante. En yver plor et me gaimante*, Et me desfuel ^ ausi com l'ente ^

Au premier giel.

{La Griesche d'yver.)

De temps à autre, à force de prières, d'esprit et môme d'éloquence, car il en a, il obtient un écu et un manteau. Alors, tout joyeux, il s'en va trouver ses amis ; mais là on joue, et Rutebœuf à toutes ses misères joint encore la pas-

1. Louis IX exempta lei ménestrels et jongleurs de tout droit de péage sur les poDt*. Il ordonna qu'ils s'acquitteraient par un air de vielle ou |jar une gambade de leurs bëtes. De là le proverbe : « Payer en monnaie de singe. *

2. Ml. Aeh. Jubioal, 1874, t. I, p. 1.

3. Umeute.

4. Défeuille.

5. Greffe.


54 CHAPITRE IV.

sioQ du jeu : « Les dés tiie tuent, » s'écrie-t-il avec le triste sentimeut de son impuissance à résister :


Li dé m'ocient, Li dé m'aguétent et espient^ Li dé m'assaillent et deffient.


Les dés Unissent par lui prendre son écu, puis son man- teau. Il revient au logis la tête basse, les mains vides, n'o- sant huchier (frapper) à la porte; tant il craint les reproches de sa femme et les larmes de ses petits enfants.

Certes, Rulebœuf n'est pas un modèle de bonne conduite, de moralité (privée, d'économie domestique : il a tous les vices d'un bohémien coureur, dépensier et libertin. Cepen- dant quelque chose nous touche en lui : c'est la naïveté avec laquelle il avoue ses torts; c'est, au milieu de toutes les humiliations de la misère, un certain fond d'indépen- dance, une fierté d'honnête homme, qui reparaît ç:\ el là et le relève à ses propres yeux. Il songe qu'après tout ses vers sont lus, récités et applaudis sur les places publiques, dans les châteaux, le soir à la veillée, tandis que lui meurt de faim. Il s'indigne en voyant tant d*hommes, dont il a déridé le front, rester insensibles à ses souffrances. « Je ne suis pas ouvrier des mains ! » s'écrie-t-il avec amertume, et il semble se demander pourquoi l'écrivain n'aurait pas son salaire, comme Tarlisan. Rutebœuf reçoit bien de loin en loin une aumône, un bienrait de quelque baron où du roi lui-même en échange d'un couplet; mais il n'est le comnaen- sal ni le pensionnaire attitré d'aucune grande famille I C'est le poète populaire dans toute sa liberté et dans tout son isolement, avec les instincts supérieurs de l'écrivain, à une époque où l'imprimerie n'existe pas encore pour le faire vivre. Aussi, quand la misère sera trop grande à la maison, quand les enfants crieront trop fort, il composera quelque coq-à-l'àne grossier, quelque plate et insipide bouffonnerie à l'usage du peuple, comme le Dit de VErberie : le poète se fera jongleur pour arracher à la gaieté de la foule un mor-


^ L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORp. 55

ceau de pain. Rentré chez lui, il fermera sa. porte, il déro* bera au monde égoïste le spectacle de sa détresse :

Jà nU sera ma porte ouverte, Quar ma meson est trop déserte.

• Cette pauvreté honteuse qui se cache, qui mêle aux priva- tions physiques les souffrances secrètes de Tamour-propre, Rutebœuf l'a déjà connue, comme la connurent plus tard Malûlâtre, Gilbert et Hégésippe Moreau. Malgré tout, son âme n'est point haineuse :

En moi n*a ne venin, ne fiel.

Mais, si patient qu'on soit, il est difficile d'être plébéien, pauvre et homme d'esprit, sans médire des nobles, des riches et des sots. Rutebœuf appartient à la classe de ceux qui souffrent, il attaquera nécessairement ceux qui jouis- sent, les. ordres privilégiés : la noblesse et le clergé. « 

Tant que durèrent les croisades, la féodalité avait joué un rôle actif et populaire, en Orient du moins. Mais, au xiii° siècle, l'enthousiasme était éteint : l'Église elle-même renon- çait à la Terre-Sainte. Quand saint Louis voulut partir, il etit à vaincre l'opposition de sa mère, de son conseil, de sa noblesse, de son clergé, des papes Innocent et Martin IV. Après tant de guerres stériles et ruineuses, les barons s'é- taient aperçus qu'au lieu d'aliéner leurs domaines pour aller chercher au delà des mers, des royautés douteuses comme celles d'Antioche et de Trébisonde, le plus sûr parti était de rester dans leurs châteaux, et d'y surveiller de près les empiétements de la royauté et des communes. L'empire latin, fondé à Constantinople par les croisés, se soutenait à grand'peine malgré les efforts héroïques de Geoffroi de Sar- gines, ami et compagnon de saint Louis, il succomba sous les coups des Grecs en 1261. Dans l'opinion du peuple, ce fut une honte pour la noblesse d'avoir laissé périr ainsi cet empire, création toute féodale jetée comme un défi de l'Eu- rope chrétienne en face de l'Asie. Rutebœuf composa sur ce


56 CHAPITRE IV.

sujet plusieurs complaintes, qui sont de véritables satires contre les barons. Ce manant pauvre et iodépendaol reproche aux gentilshommes de manquer d'âaie. Du grabat où il est étendu, toussant de froid et bâillant de faim, il apostrophe ces indignes successeurs d'Ogier et de Cbarle- magne :

Mort sont Ogier et Charlemaine*.

Le dédain amène sur ses lèvres des expressions d'une ad- mirable vigueur, comme celle-ci :

Li cheval ont mal es escblncs,

Et li fiche home* en lor poitrines.

Les croisades, abandonnées par tous les esprits sérieux et positifs du temps, étaient restées populaires dans Timagioa- tion des masses. Les petites gens prenaient parti pour le saint roi Louis IX, contre* la noblesse et le clergé qui le dé- laissaient. Tel fut le prétexte du soulèvement des pastou- reaux. Rutebœuf s'est fait Técho de toutes les aeeusations qui circulaient dans la foule :

Ahi ! prélat de sainte Yglise,

Qui por garder les cors de bise' *

Ne volez aller aus matines,

Messire Geiffrois de Sergines

Vous, demande de-là la mer.

{Complainte d^outre-mer,)

Était-il, pour son propre compte, un naïf et enthou- siaste admirateur de la croisade? Il est permis d'en, dou- ter, quand on lit la Dispute du Croisé et du Décroisé, là il met en scène un adversaire et un partisan de ces lointaines expéditions. Le plaidoyer du Croisé est on ne peut plus édi- fiant et orthodoxe. Mais quoique le poète lui donne raison à la fin, on serait tenté de croire qu'il reste de l'avis de l'in-

1. La Complainte de Consiantinople,

2. Gentilshommes.

3. Froid* .


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 87

crédule : « Sermonnez, dit-il, ces hauts couronnés, ces grands doyens et ces prélats, qui ont abandonné Dieu et qui possèdent tous les biens du siècle.... Je vis en paix et je ne. vais pas chercher la guerre au bout du monde. Allez-vous,- en outre mer, vous qui aimez les brillants exploits. Dites au Soudan^ votre maître, que je m'inquiète peu de ses mena«  ces. S'il vient m'attaquer, malheur à lui, mais je ne Tirai pas chercher. »

Vos irez outre la mer paistre, Qui poez grant fais embracier. Dites le soudan vostre maistre Que je pris pou son menacier. S'il vient desà, mal le vit naistre, Mais là ne Tirai pas chacicr.

Ce bon sens positif et bourgeois qui nargue la gloire, cette indifférence railleuse qui s'accommode si bien de la maxime du chacim chez soij qni laisse Tinfidèle maître de perdre tant d'âmes et de se perdre lui-même, contrastent étrangement avec Tardente charité de Louis IX. Le pieux roi eût acheté au prix de sa liberté la conversion du Sou- dan. L'indifférent de Rutebœuf ne daignerait pas même se déranger, quitter sa femme, ses enfants, son héritage, pour obtenir un pareil résultat. Il est d'avis qu'on sert aussi bien Dieu à Paris qu'à Jérusalem, et ne croit guère i. la sainteté de ces voyages d'où sont revenus tant de larrons. Il est vrai que le Décroisé finit contre toute attente par se laisser con- vertir. Mais ce n'est là sans doute qu'une concession faite aux âmes dévotes, peut-être une précaution de l'auteur, et, comme l'a dit M. Villemain, un passe-port de la liberté. Pourtant, qu'on ne voie pas dans ces paroles, même au xiii" siècle, une hardiesse extraordinaire. Le confident de Louis IX, le jeune sénéchal de Champagne, Joinville, pensait-il _ bien autrement, quand il refusait de suivre son maître dans sa dernière et désastreuse croisade ? Élevé à la cour de Thi- baut, le gentil chevalier se sentait peu de dispositions pour le martyre. « Un jour, dit-il, le roi me demanda ce que j'ai- merais le mieux, d'être lépreux ou d'avoir fait un péché


58 CHAPITRE I?.

morlel. Et moi, qui oaqaes ne lui voulus mentir, je loi n* pondis que j'aimerais mieux avoir fait trente péchés mor tels qu'être lépreux. » Une foule d'âmes commeoçaienU s'endormir dans la molle indolence du péché. Le conte d'itt- cassin et Nicolette^ composé vers 1250, est encore un curieu indice de cet affaiblissement religieux. Aucassîn répond i son père qu'il veut Nicolette et non le paradis ; il se con- sole d'aller en enfer, où il espère trouver « une brillante so* ciété ^ de rois illustres, de chevaliers intrépides, d'écoyers fidèles et de femmes tendres. » Les prélats du royaume Tin- rent se plaindre à Louis IX qiie la chrétienté se perdait en- tre ses mains. L'évèque d'Auxerre fit observer que beauconj) de gens excommuniés mouraient sans avoir obtenu le par- don de l'Église, et demanda qu'on saisit leurs biens.

Le sentiment religieux faiblissait, et pourtant l'Église était plus riche et plus puissante que jamais. Elle comptait à sa tète de grands docteurs comme saint Bonaventure ei saint Thomas; des prélats éminents par le savoir et les ver- tus, comme Pierre de Gorbeil, Maurice de Sully, GulUaume d'Auvergne, etc.; elle venait d'organiser sa redoutable mi- lice des Mendiants, pour suffire au double besoin de la pré- dication et de l'enseignement. Mais cette puissance même allait devenir un sujet de contestation. Certes on courrait risque de juger assez mal le clergé du xiii" siècle, si l'on s'en rapportait au seul témoignage de Rutebœuf. On sait jusqu'où peuvent aller les boutades d'un poète malheureux et mécontent, surtout quand viennent s'y joindre les ran- cunes d'un parti. Universitaire et gallican, il lui est difQciVe d'être impartial lorsqu'il parle des Jacobins et du Saint-Siège. Cependant, à travers les exagérations de la satire, il estpe^ mis de saisir quels étaient alors les principaux griefs de l'o- pinion. En abandonnant la croisade à une époque où cet abandon était justifié par la politique et la raison, le clergé avait baissé dans l'esprit des peuples; son but parut trop pu- rement humain. Les querelles des deux pouvoirs, spirituel

i« nist, litt., t. XX.


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 59

et temporel, la lutte des Mendiants contre l'Université et leur triomphe momentané^ heurtèrent le sentiment national. Enfin, les richesses croissantes de certains ordres religieux excitèrent les convoitises et les médisances. L'Église, il faut bien le reconnaître, recueillait le fruit de ses longs services : grands et petits lui devaient beaucoup, et lui rendaient à proportion. Dîmes, aumônes, donations, s'amassaient silen- cieusement entre ses mains. Elle, patiente, économe, riche de l'abnégation de ses membres et de leur active mendicité, cumulait à la fois les grâces de la terre et les bénédictions du ciel, recevant toujours, achetant sans jamais vendre, hé- ritant à perpétuité, cousant l'un à l'autre le pré d'une bonne âme dévote au bois d'un excommunié. En retour, elle se chargeait de suffire à tous les besoins de la charité publique, de soigner et de recueillir les infirmes, les pauvres, les ma- lades; plus d'un rimeur sur ses vieux jours lui dut, comme Rutebœuf, son dernier morceau de pain. Mais, tout entier aux passions du moment, à l'ardeur de la satire, le poète n'y songeait pas, alors qu'il s'écriait scandalisé :

Toz jors < veulent sans doner prendre, Toz jors achètent sans rien vendre. Ils tolent *, l'on ne lor toit rien.

Cet art d'amasser, qu'il n'avait jamais pu comprendre, il s'étonnait de le trouver chez des hommes qui avaient fait vœu de pauvreté. Que demandaient au début les Jacobins? Une grossière robe de bure, un toit de chaume pour mettre leur tète à l'abri, un peu de paille pour se coucher :

Quand frère jacobin vindrent premier el monde.

Premier ne demandoient c*un pou de repostaille, « Atout un pou d'estrain* ou de chaume ou de paille.

Depuis, ces hommes modestes avaient si bien quêté, qu'il s'était trouvé d'immenses trésors au fond de leu» besace.

1. Toujours.

2. Prennent.

S. Avec un peu de liUère {itramen)»


^0


CHAPITRE IV.


Peu à peu, s'il fallait eu croire Rutebœuf, la fiue laine de Flandre aurait remplacé la robe de bure, les chaumes se- raient devenus palais, les bons frères, qui ne voulaient d'a- bord que prêcher le menu peuple, auraient laissé de côté la piétaille ;

Mes or n'ont mes que fera d*ome qui a pié aille.

Il y a dans ces plaintes beaucoup plus de malice peut ôtre que de vérité. Un fait certain pourtant, c'est que bien des gens commençaient à se défier, à murmurer tout bas contre les envahissements de la mainmorte, à secouer la tête d'un air de doute quand on leur parlait de l'humilité des jacobins, de la tempérance des cordeliers, de la chasteté des bégui- nes. Rutebœuf est un de ces incrédules. Il éprouve contre ces gens d'église, si bien nourris, toute la mauvaise humeur d'un homme à jeun. Les papelarts, les béguines, sont l'objet de ses anathèmes. C'est à eux qu'il attribue tous les mal- heurs du siècle, sa propre misère et la mauvaise chance qui le poursuivit au jeu de dés :

Béguines a-on mont * Qui larges robes ont, Desouz les robes font Ce que pas ne yos di. Papelart et béguin Ont le siècle boni.

Ces milliers de moines errants, d'hommes inquiets et dé- sœuvrés, que le courant des croisades emportait jadis vers la Terre-Sainte, avaient dû se réfugier dans les couvents. Les fondations pieuses se multiplièrent à l'infini durant le xiii«  siècle. Saint Louis y contribua puissamment. A ce sujet, le poëte se permet de plaisanter le roi lui-même, sur l'établis* sèment des Filles-Lieu et des Quinze-Vingts :


Tant d^ordres avons jà, Ne sai qui les sonia.


I« Beaucoup.


\


L^ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. Gi

Ia Chanson des Ordres est une espèce de dénombrement ho- mérique du clergé régulier contemporain. Rutebœuf y passe en revue toute cette armée de moines gris, noirs, barrés, avec son avant-garde de frères quêteurs, qui s*en vont cha- que matin à travers les rues de Paris, chantant de porte en porte d'un ton nasillard et larmoyant :

Donei por Dieu du pain aus frères t

Chaque ordre reçoit en passant un coup de griffe du malin rimeur : il reproche aux jacobins leur orgueil, aux moines de Giteaux leur avarice, aux cordeliers leur licence, aux car- mes leur voisinage avec les béguines :

Li Barré ^ sont près des Bégcdnes, ;

Ne lor faut que passer la porte.

Dans cette longue suite de parodies, qu'il ne faut pas trop prendre à la lettre, deux portraits surtout sont tracés de main de maître, ceux du Pharisien et de la Béguine. Le Pharisien est l'aïeul de Tartufe ; il en a l'allure, l'habit et le tempérament : grande robe de simple laine, visage sec et pâle, air et parole austères, ambition de lion, griffe de léo- pard, fiel de scorpion. La Béguine est le type de la dévote précieuse et sucrée, qui parle, rit, pleure, dort, songe et ment, toujours saintement. Cette petite miniature est un modèle de finesse et d'espièglerie digne du Vert-Vert :

Sa parole est prophécie, S*ele rit, c'est compaignie, S'er pleure, dévocion, S'ele dort, ele est ravie, S'el* songe, c'est vision, S'ele ment, n'en créeiz mie^.

En qualité de poëte libéral et populaire, Rutebœuf fait cause commune avec les professeurs et les écoliers de la rue du Fouarre, pour la plupart aussi pauvres et aussi prodigues

1. Li Barré : les Carmes^ dont les habits étaient divisés par bandes ou barres noires et blanehes.

2. Pas du tout.


62 CHAPITRE IV.

que lui. Admirateur pasâionné de Guillaume de Saint- Amour, il composa plusieurs complaintes sur son exil, et se fit Tbis- torien de cette fameuse guerre engagée entre l'Université et les Mendiants :

Rimer m'estuet^ d'une descorde, Qu'à Paris a semé Envie, Entre gent qui miséricorde Sermonent et honeste vie.

Les Jacobins s'étaient introduits sans bruit dans TUniver- sité. Celle-ci leur avait accordé d'abord une église au coin de la rue des Grès, ne demandant en échange que des prières et Je droit de sépulture. Mais les bons frères, abusant de ce dernier article, voulurent enterrer l'Université de son vivant: l'église devint école ; les prédicateurs se répandirent dans ce vieux Paris ergoteur et savant, qui s'appelait déjà le quartier Latin, et vinrent poser leurs chaires en face des professeurs. A force de ruse et de talent^ ils finirent par chasser ceux qui les avaient accueillis :

L'université ne si membre •, Qu'il ont mise du trot au pas. Quar tel héberge-on en la chambre, Qui le seignor géte du cas.

La Fontaine a dit depuis :

Laissez leur prendre un pied chez vous. Ils en auront bientôt pris quatre.

La lutte fut vive : bulles du pape, éditsduroi, pamphlets des docteurs et des prédicateurs, appels et contre-appels des sorbonistes et des dominicains se croisèrent en tous sens, à travers les cris, les sifflets, lès coups et les chansons. L'Uni- versité lança son manifeste dans le livre des Périls des der- niers temps : c'était une attaque en règle contre les Men- diants, (t On ne trouve nulle part que Jésus-Christ ou ses

1. Me convient.

2. S'en souvient : memorarey membrure; d'où remembrancey souvenir


l'esprit FRANÇAIS AU NORD.


63


apôtres aient mendié ; ils trayaillaient de leurs mains pour subsister. Les lois humaines même condamnent. les men- diants valides. Pourquoi souffrir dans TÉglise ce qui est contre la police des États ? » Ce pamphlet écrit en latin fut bientôt mis en langue vulgaire et même en vers qu'on se plaisait, dit Crevier S à répandre parmi le peuple. Les éco- liers se chargèrent de le colporter^ malgré l'interdit du pape Alexandre III, qui condamnait Touvrage au feu. Au milieu de ces émeutes, où s'échauffaient les têtes des deux partis, ils ne se firent pas faute non plus de chansonner d'abord la reine mère et le légat son ami,

Mens mala legati nos facit ista pati^

puis le roi lui-même. Les prétendues amours de Blanche de Gastille et de Thibaut, sa longue intimité avec le cardinal Saint-Ange, l'humble dépendance de Louis IX envers sa mère, sa prédilection pour les moines et le mendiants, son cou tors (tordu), etc., devinrent autant de sujets de couplets, d'his- toires malignes et de facéties pour. ces effrontés bavards, dignes précurseurs de la Basoche et des Enfants sans soucy. Un de ces moqueurs, il est vrai, qui s'était permis de contre- faire le saint roi, paya cher sa plaisanterie, s'il faut en croire une légende du temps * : il resta le cou tourné toute sa vie par un effet de la vengeance divine. On ne dit pas que le roi ait demandé d'autre satisfaction : il laissa crier et chanter les étudiants. L'évoque de Paris, aidé du prévôt, se contenta de faire emprisonner, fustiger ou pen- dre quelques mutins. Puis l'orage se calma : Guillaume de Saint -Amour, réconcilié avec la cour de Rome et ramené triomphalement au sein de l'Université, eut la consolation, avant de mourir, de pouvoir comparer son retour à celui de Cicéron.

Une autre qrférelle non moins célèbre, et qui devait durer plusieurs siècles, vint exercer la verve de Rutebœuf. Q


i, Bist oire de VUnioersité, S. Histoire littéraire^ t. XXUI.


04 CHAPITRE IV.

s'agissait de lu Pragmatique. Celte fois, écoliers et poète étaieot d'accord avec le roi. Gallican décidé^ îe vieux trou- vère se révolte contre les prétentions despotiques du saint- siège, contre les imp6ts qu'il prélève dans toute la chré- tienté : il rappelle le temps où les Français vivaient en franchise, où les rois pouvaient tout conduire à leur gré dans leurs États, où l'on priait pour eux partout en sainte

Église.

Rutebœuf est encore un chrétien sincère, mais volontiers raisonneur, qui discute avec son curé, qui discuterait au besoin avec le pape, tout infaillible qu'il est :

J'oseroie bien dire devant tos cex de Rome,

Que Diex onnerroiti plus parla voix d'un prudome

U * par une viellette, se de bon cuer le nome,

Que par tôt Tor d'Espaigne, s'il ert > en une some K

Il croit à la sainteté du cœur, mais point à celle de l'habit,

Li afns ne fet pas rei*mite.

L'auteur de tant de pièces mordantes n'en sera pas moins un pieux légendaire : il rimera la' vie de sainte Eli- sabeth, le miracle de Théophile, et pourra se vanter d'avoir fait signer plus de fronts avec ses vers que bien des prédica- teurs avec leurs sermons. Ce contraste se retrouve perpé«  tuellement dans les œuvres et dans la vie des hommes d'alors. Les rieurs les plus hardis meurent bons catholiques. A c6té de la profane étourderîe de Joinville apparaît l'édifiante réponse du roi ; auprès de la déclaration impie d'Aucassin, la sage remontrance de son père ; en face du Décroisé incré- dule et égoïste, le Croisé dévot et enthousiaste. Les deux sentiments sont aux prises, mais l'un n'a pas étouffé l'autre. Le doute est encore dans son innocence primitive, ignorant ses forces, ne sachant trop où il va. Il joue avec la foi, s'es- saye contre elle, mais timidement, sans parti pris, sans sys- tème : c'est moins une guerre en règle qu'une longue espiè-

1. Serait honoré.

2. Ou.

3. Était.

4. Oe la V^e dou Monde


L'ESPniT FRANÇAIS AU NOHD. 65

glerîe, Rutebœuf à première vue peut faire Teffet d'un esprit fort'; mais soa scepticisme ne va guère au delà^de la, per- sonne et de Thabit. Le clergé» c'est-à-dire les hommes avec lenrs travers et leurs passions, sont seuls en cause : TÉglise reste en dehors, inviolable dans ses dogmes et respectée comme une vieille mère dont on plaint la misère et l'abandon. G^est pour elle que le poète se lamente; c'est en son nom qu'il gourmande les moines, les évéques et-le pape lui-même, serviteurs avides, négligents ou corrompus :

Sainte Église se plaint ; ce n'est mie^ mervellB :

Si fil* sont endormi; n'est nus qui por li velle î Ele est en grant péril, se Diex ne la conselle.

[La complainte de sainte É y lise.)

Les plaisanteries qu'il a risquées contre l'enfer dans le P.. au Vilain sont sans conséquence. Il est probable que le pauvre poète sur son lit de mort eût tremblé de tous ses membres en songeant aux flammes éternelles ^ Vers la fin de sa vie, retiré chez les moines de Saint- Victor, il finit par se dire comme Denis Pirame, un autre jongleur pénitent :

Li jor joli de ma joenece S'en vont, j'arrive à la viellece, Il est bien tens que me repente.

Ainsi ^ Fontaine, devenu vieux et sage, faisait sa confes- sion publique sur le seuil de l'Académie, et promettait d'où* blier ses contes :

Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans...

.• . •.. •• • «•'• • • • .• é ' Mille autres passions des sages condamnées Ont pris, comme à l'envi, la fleur de mes années*

Tels ils sont tous, ces joyeux héritiers du génie gaulois } aimables étourdis, libertins inconséquents, vrais enfants gâtés pour qui l'Eglise se montre indulgente en dépit de

I • Pas du tout.

2. Ses fils^

dé Voy. la pièce intitulée : la Chantepîeureé


66 CHAWTRE IV.

lears légèretés et de leurs malices. La bonne mère les ac- cueille après leur mort, leur accorde ses prières, et souveot même une sépulture auprès de ses autels.

Adam de Ij» H»lle« 


Autour de Rutebœuf apparaît toute une génération de \U bres rimeurs populaires: Adam de. La Halle, Jean de Boves, Audefroid le Bâtard, Garin, Jean de Condé, Guillaume le Normand, Colin Muset, etc., etc. Tous n'ont pas la yerve et Toriginalité du chantre et de Tami de Guillaume de Saint- Amour; mais tous ont égayé nos pères, et à ce titre ils méri- tent ici un mot de souvenir. Parmi eux, le plus remarquable, après Rutebœuf, est sans contredit Adam de La Halle.

Adam, appelé aussi le Bossu d'Arras, dut ce sobriquet non à quelque disgrâce naturelle, comme il a soin de nous l'ap- prendre.

On m*apèle bochu, mes Je ne le sui mie *,

mais bien plutôt aux agréments et à la ûnesse de son es- prit \ Fils d'un bourgeois aisé d'Arras, qu'il a mis lui-même en scène sous le nom de mattre Henri, il fit ses premières études dans l'abbaye de Yauxcelles : son père le destinait à quelque gras bénéfice, qui eût enrichi et honoré sa fa- mille. Une passion subite vint l'arracher à la vie religieuse. Un jour qu'il était sorti du couvent, Adam vit passer une belle jeune fille, pauvre et vertueuse : il en devint éper- du ment amoureux, et l'épousa malgré l^s remontrances de mattre Henri, qui finit par accorder son consentement. La poésie s'éveilla en lui avec l'amour. Les premières années de ce mariage se passèrent dans une douce ivresse : îe père suffisait aux besoins des époux : tout entier à sa passion, Adam célébrait du soir au matin les perfections de la belle Marie, en pastorales, rondeaux, motets, dont il composait les airs et les paroles. La plupart de ses poésies nous ont

1. Pas du tout.

S. hist. litt.t U XU


t'ESPRlT FRANÇAIS AU NORD. 67

été conservées : elles sont empreintes de grâce, de tendresse, ' d'une sensibilité exquise, et parfois même d'une douce mélancolie, qui rappelle les plus charmantes canzone de Pétrarque. Par la nature de son génie, par son instinct ' musical, par ses habitudes de vie agréable et nonchalante, Adam semble.se rapprocher des troubadour9. On dirait un heureux enfant du Languedoc et de la Provence (ce- paradis des chanteurs avant que les croisés en eussent fait un enfer) égaré sous le ciel brumeux de la Picardie.

Tant que dura cette amoureuse ivresse, le poète ne songea guère à la satire. La médisance ne germe point dans un cœur que le bonheur remplit tout entier* Plus tard vinrent la satiété, l'ennui des jours perdus, les regrets de Tambi- tion non satisfaite : alors il eut des accès de mauvaise hu* meur. Mais, pour soulever sa bile, il lui manqua toujours ce qui avait< formé Rutebœuf, les rudes épreuves de la vie, l'abandon, la solitude, les longues heures sans feu et sans pain. De plus, il ne se trouva pas, comme le poète parisien, sur un grand théâtre, mêlé aux principaux événements du temps, aux dernières agitations des croisades, aux que- relles des Mendiants et de l'Université. Enfermée dans les murs d'Arras, sa poésie ne s'étend guère au delà : il nous entretient des bourgeois ses joyeux compères, de l'avarice de mattre Henri, des charmes jadis brillants, maintenant flétris, de dame Marie. Mais quelque plaisir qu'on éprouve à médire de ses amis, de ses voisins et de sa femme, il n'y a pas là de quoi intéresser vivement la postérité. Plus d'une fois Adam annonça l'intention de quitter sa ville natale. Quand les rêves de l'ambition eurent remplacé ceux de l'amour, il voulut aller au dehors, à Paris, chercher hon- neur et fortune. Ce fut à ce sujet qu'il composa le Jeu de la feuiUée (nous en parlerons plus tard à propos de la satire dramatique) et la chanson du Congé, Celte boutade, dont le ton rappelle la première satire de Boileau : Bamon^ ce grand auteur^^ etc....| est une malédiction contre la ville d'Arras:

i . Et la troisième de Juvénal : Cedamus palriûf etc.


68 CHAPITRE IV.

«Ârras! ArrasI ville de querelles et de trahisons! Jadis 81 noble et si brillante! On va répétant qae l'on vous res- taure : mais si Dieu ne fait rentrer en vous les bons senti- ments, je ne Tois pas qui puisse vous réconcilier. On aime trop ici l'argent : quiconque y trompait au printemps der- nier, y trompe encore aujourd'hui. Adieu cent mille fois et plus! je vais entendre ailleurs l'Evangile» car ici l'on ne sait que déguiser la vérité ^ »

Le poète y répondait en même temps aux médisants et aux incrédules, qui ne voyaient sans doute dans le ûls de maître Henri qu'un rimeur sans avenir et un joyeux fai- néant : « Je forcerai les plus dédaigneux à m'estimer, et je serai plein d'honneur et de vie, quand déjà on ne se sou- viendra plus d'eux, n

-> Ce départ tant de fois annoncé arriva enGn : une circon- stance imprévue le décida. L'an 4260 un grand scandale mit en émoi la ville d'Arras. Le comte d'Artois, Robert II, neveu du roi de France, venait d'imposer une contribu- tion extraordinaire à la ville, pour subvenir aux frais de Ja croisade. L'évèque et les échevins^ chargés de prélever cet impôt, firent si bien qu'on les accusa de s'être payés de leurs peines aux dépens de la Terre Sainte. Dans ces com- munes querelleuses de la Picardie ou de l'Artois, les bour- geois ne se laissaient point enlever, sans crier, ni leurs franchises ni leur argent. La guerre s'ouvrit comme tou- jours par des chansons. Adam de La Halle fut un des plus gais combattants. Ses couplets mordants, injurieux, parfois grossiers, tombaient chaque matin sur Tévêché et la mairie. On les chantait partout, le jour dans les rues, le soir à la

- 1. Fab. et conty édit. de Héon, 1. 1, p. 106.

« ArrasI ArrasI Tille de plait, Et de haine et de détrait, Qui soliez estre si nobiie, On va disant c'on tous refait ; Mais se Dieus le bien n'i retrait, ' Je ne Toi qui tous reconcile.

On i aime trop crois et pile ; Chascuns furoerte en ceste TÏIe.


Adieu de fois plus de cent mile I •


L'ESPRIT FRANÇAIS AO NORD. 69

Teillée, ou en trinquant à table. Ces pièces de circonstance imixrovisées à la hâte, dans l'ardeur du combat, au mi- lieu des commérages et des quolibets d'une petite ville en insurrection, n'ont à coup sûr ni l'importance histori- que des poésies de Rutebœuf, ni la délicatesse de ces pas- torales qu'Adam composait au milieu des paisibles loisirs de ses premières années. Aussi les savants ai|teurs de l'Histoire Littéraire ont-ils dédaigné le volumineux recueil de ces médisances inédites. Tout en avouant gu*Adam de La Halle était plutôt fait pour les douces émotions et les gracieuses peintures de l'amour, nous ne pouvons lui refu- ser certaines qualités du poète satirique : la ûnesse, la malice et l'enjouement. Peut-être faut-il lui attribuer une des pièces les plus piquantes du temps, la Descente du bon Dieu à Arras ^, profane et spirituelle complainte, dont l'idée a été reprise et aggravée depuis par Béranger. Un autre poëme anonyme et inédit, composé à la même époque, les Vers de laMort *, pourrait bien être aussi son œuvre. Le sujet n'était pas neuf; il avait été déjà traité par Hélinand et Thibault de Marly, mais dans un sens tout différent. Cette fois l'auteur, moins occupé de morale et de religion que de satire et de politique, envoie'laMort à Arras pour y sermon- ner tant de gens qui en ont besoin. Il la charge de ses commissions pour l'évêque et les échevins, pour l'abbé Robert le Clerc et pour la riche famille des Bertoul, objet particulier de son aversion :

Les Bertoutois vieng desmonter, Qui, par reabe' et par forcompter» Ont tant amassé ^ue c'est honte.

Il lui recommande encore de dire en passant un mot aux cordeliers et aux jacobins, aux avocats qui vendent leur langue, aux usuriers dont il a eu sans doute à se plaindre personnellement, aux femmes qui portent de faux cheveux :

1. Ach. Jubiaal, Trouv, et JongU

2. Bible imp., inan. 7987. Pau Paris, Lei Man. firanç.t t. III, f. Vol.


•70 CHAPITRE IV.

Dames, petit vous bonourés Quant d*autrui kiés i vous embourés. • •«•••••••■•••

Biautés n'est fors couleurs de vie. '

Le pape, le roi et le comte d'Artois lui-même^ ont aussi leur part dans ces avertissements :

K'atent donc de France li rois, Et Robert li sires d'Artois, Qui ne metent la guerre * a fin?

Cette émeute de satires et de couplets se termina par une enquête. Les échevins furent destitués et obligés de quitter la ville. Le poète vainqueur paya de son côté les frais de la victoire. Maître Henri, que son influence personnelle, sa mauvaise humeur, et surtout les vers de son fils avaient compromis, dut s'exiler avec toute sa famille, malgré la protection de Robert d'Artois^ qui sacrifia dans ce cas à la paix publique, et peut-être à un petit mouvement de ran- cune, son rimeur favori, la perle de son comté. Adam vint s'établir à Douai, y resta quelques années, puis un jour dit adieu à ses amis, et s'en alla rejoindre Charles d'Anjou en Italie, sous ce beau ciel de Naples, qui avait réchauffé la vieillesse des troubadours exilés. Redevenu alors calme et heureux, il y trouva sa dernière et sa plus, gracieuse inspiration, le Jeu de Robin et de Marion^ fraîche pastorale, éclose en face des bords où chanta Théocrite. La^ menace que le trouvère avait faite à ses ennemis s'ac- complit. Un siècle après sa mort, il était encore, comme il l'avait annoncé, plein de vie et d'honneur. Les bourgeois d'Arras montraient avec orgueil la rue de mattreAdam. L'anniversaire de sa naissance était célébré comme un jour de fête nationale.

Après Adam de La Halle^ citons encore Jean de Condé, l'irascible rimeur, qui menaçait de faire expier aux domini- cains leurs invectives contre les ménétriers, « Je ne me

1. Chefs, cheveux, S' La croisade.


L'ESPRIT FRANÇAIS AU NORD. 71

cache pas, leur dit-il, mon iK>m est Jean de Condé, poëte qui a quelque réputation, qui déteste les hypocrites, et qui, si vous le fâchez, pourra longtemps vous en faire repentir. »

Enfin, lin aimable enfant de la Champagne, Colin Muset^ ménestrel ambulant et joyeux épicurien, qui semble placer Tart de bien vivre aussi haut que Tart de bien chanter. Plus heureux que Rutebœuf, à force de gentillesse et d'es- prit, il sut du moins tirer de ses vers une existence douce et facile. Il s'en va de château en château, toujours fredon- nant quelque amoureuse complainte ; parfois errant avec son cheval boiteux, son valet à Jeun et sa malle vide; se lais- sant volontiers attarder par une bonne table ou une blonde au clair visage :

L'on m'apele Colin Muset;

J*ai mengié maint bon chaponet.


Et quant je puis oste trouver Qui vuet acroire * et bien prester, A dont me prens à séjorner Selon' la blondete au vis> cler*.


Rentré chez lui, quand la recette avait été bonne, il pou- vait faire mettre deux chapons à la sauce piquante, et, fêté par sa femme, cajolé par sa fille, se dire plus heureux qu'un roi :

Lors sui de mon ostel sire \

1. Faire crédit. '

2. Auprès de.


3. Visage.

4. Bi^t. Utt.,t. XXIII.

5. Leroux de Lincy, Cftans. hist.tt, I.


CHAPITRE V


FABLUDX

Leur origine. — Leur vogue en France, — Le Vilain mire. —Frère Denise. — Florence et Églantine. — Les Ânnelets. — Le Vilain en paradis. -^ Saint Pierre et le Jongleur. — Le lai d*Aristote. — Marie de France. — Contes dévots, Gautier de Coinsy.


La verve de nos trouvères ne s'égaye pas seulement dans la chanson, elle éclate encore dans un genre de poésie non moins populaire, le fabliau. Nos bons aïeux, après le repas, les coudes sur la table, aimaient à écouter quelque récit assaisonné de gaillardise et de malice. L'usage de payer son écot à la gaieté commune par un couplet ou un conte se répandit de bonne heure en Normandie. Jean Le Chapelain nous l'atteste dans son dit du Sacristain de Cluny :

Usages est en- Normandie

Que qui herbergiez ^ est, qu'il die

Fabel ou chançon à son este K

Ce genre éminemment français n'est pourtant pas né en France. Il eut, dit-on, l'Orient pour berceau. Nos premiers conteurs ne se doutaient guère de cette lointaine origine ; ils crurent, et Ton crut longtemps après eux, qu'ils en étaient les inventeurs. Depuis, il a fallu reconnaître que l'Asie nous avait beaucoup prêté, que ces Arabes et ces Juifs, si décriés au moyen âge, avaient largement contribué

1. Hébergé.

2. L'abbé de la Rue, Estai sur les bardes et les trouvères^ t. lU, p. 253.


FABLIAUX. 73

à l'^amusemeat comme à rinslruction de rOccident. Les mé- moires de Caylus, les découvertes si originales de Silvestpe de Sacy et d'Bugèae Burnouf, les recherches et les bonnes fortunes érudites de Tillustre doyen de la Faculté^des lettres, M. V. Le Clerc, enfin les travaux récents de M. Gaston Paris, ont renoué la chatue de cette longue filiation K Le fabliau ap parât t déjà dans la Bible, sous la forme simple et nue de la parabole. Dans Homère, il est devenu une légende poéti- que, parée de toutes les grâces de l'imagination : tels sont les épisodes des Lestrygons, des Lotophages et du Cyclope ; telle est encore l'histoire des amours de Mars et de Vénus, char- mante espièglerie divine, digne de figurer à côté des plus folles journées de Boccace. Les dieux eux-mêmes se plai- saient à ces récits. Avant la reine de Navarre, plus d'une nymphe indiscrète, comme Clymène, amusait ses compagnes en leur racontant les petits scandales de TOlympe :

Aque chao densos divum numerabat amores.

Ésope se servait de l'apologue pour faire monter jusqu'à ses maîtres les leçons d'un esclave digne d'instruire les hommes libres, Phérécyde de Scyros empruntait aux Phé- iiiciens Tart d'envelopper la vérité sous des énigmes et des allégories. Les fables milésiennes, si célèbres dans l'antiquité, n'étaient qu'une importation de l'Orient, perfectionnée par le génie grec sous le beau ciel de l'Ionie. Enfin, La Fontaine, lui-même, rappelant ses devanciers et ses modèles dans l'a- pologue, joint aux noms d'Esope, de Phèdre et d'Apulée, celui de l'Indien Pilpaï, dont les fables avaient été déjà traduites et répandues dans toute l'Europe. L'un des plus curieux monuments de ces singulières métamorphoses est \xû recueil de contes, connu sous le nom de Roman de Dolo- pathos ou des Sept Sages. Composé primitivement en in- dien, il fut traduit en hébreu, en arabe, puis en latin, par un moine de l'abbaye de Haute-Seille, Dom Jehans;

1. Mém, de l'Académie de* imcrip. et bell, lettr., t. XVII. Bist, litt. de la France, t. XXIIl. Loisdear Desloiiçchamps,J?Mat «ur lee fable» indiennes et leur introduction en Europe. Conipar«tti : Bicerche intomo al lilfro di Sindibwi, etc.


74 CQAPITRE V.

enfiOi rois en vers français par Herbert, vers l'an 1220. Cest ainsi que le fabliau nous arrive par toutes les sources : asia-. tique, phénicienne, grecque, latine, mais suKout par les Juifs et les Arabes. Ces deux peuples sont au moyen âge les colporteurs publics de la science et de Tesprit. En même temps qu'ils transmettent à l'Occident la philosophie d'Ans- tote, les secrets de la médecine, de l'astronomie et de l'al- gèbre, ils répandent à travers le monde ces longs recueils de contes, d'apologues, de récits familiers ou merveilleux, qui ont tant de fois charmé les loisirs du sérail et les heures de repos sous la tente du Bédouin. A côté de l'enseignement supérieur des écoles, se forme une sorte d'enseignement populaire par la malice et le bon sens.

Nos pères accueillirent avec passion cette poésie simple» causeuse, familière, pleine d'une morale facile, d'une douce philosophie, sans apparat, sans éclat, bonne et joyeuse com- pagne, faite pour remplir les longues veillées d'hiver et les instants inoccupés. Mais en se l'appropriant, ils la transfor- mèrent. A peine implanté sur le sol de la Gaule, le fabliau y prend une certaine saveur de terroir, vive, acre et piquante ; il dépouille la pompe métaphorique et la roideur senten- cieuse du génie oriental, et se pare en échange des grâces les plus délicates de l'esprit français ; légèreté moqueuse, aimable nonchalance, bon sens positif, caustique et médi- sant. Nul genre ne convenait mieux à nos ancêtres, â leur esprit, à leur langue et à leurs mœurs.

Le fabliau ne demande pas, comme l'épopée, une grande invention, une inspiration élevée, un souffle puissant et sou- tenu. Nos vieux trouvères se perdent et s'embarrassent dans les détours de ces longs poèmes chevaleresques, d'où l'on ne sait plus comment sortir une fois qu'on y est en- tré. Ils sont plus à l'aise dans^le cadre étroit d'une action commune et familière, dont l'issue est toujours facile, où quelques détails ingénieux, quelques traits piquants suffi- sent aux agréments du récit. Leur langue naïve, simple et gracieuse, alerte et sautillante, mais dépourvue de force et de^ dignité pour exprimer les grands sentimcnls, excelle à


^


FABLIAUX.

Raconter et à médire. Plus tard La Fontaiae et Voltaire, da; leurs contes, ne trouveront rien de mieux que d*en repr< duire la Terme et les allures. Enfin le fabliau a un auti avantage, même sur la chanson, pour ces bourgeois froi deurs et circonspects, qui aiment à rire sans se compn mettre, et à frapper aux vitres sans les briser. Le sirven a gardé le cachet de son originç : il ressemble toujours u peu à un défi, à un cartel. Moins direct, moins provocan le conte se prête mieux aux paédisances sournoises, aux mo goguenards enveloppés de naïveté et de bonhomie. Âus forme-t-il tout d'aLord un genre à part, le plus répandi le plus original et le plus amusant dans toute notre littén tare du moyen âge. II a son domaine propre, ses héros, s< légendes. Tandis que les chansons de geste célèbrent h exploits de la vie héroïque et féodale; tandis que les recuei édifiants à la gloire des saints consacrent les faits mervei leux et surnaturels de la vie religieuse, le fabliau raconte U accidents de la vie bourgeoise, les leçons de morale pratiqu et populaire, les scandales et les médisances qui égaycnt 1 ville ou la paroisse aux dépens du prud'homme, de sa femm et du curé.

La Femme est Tàme de ces petits drames familiers, d'o elle sort moins à l'honneur de sa vertu que de son espril Sa puissance se retrouve partout alors : dans les poêmc ^ religieux, oOi elle opère maints beaux miracles sous le noi de Notre-Dame ; dans les épopées héroïques, où, tour à toi fidèle et constante comme Pénélope, belle et coquette comm Hélène, elle impose aux chevaliers des exploits surhumain! La double influence des mœurs germaines et du christii uisme lui a fait dans la société une place qu'elle n'avait pi autrefois. Mais en acquérant plus de liberté, plus de part la vie commune, elle s'est trouvée aussi plus exposée au tentations, plus souvent appelée à user des ressources et de talents que la nature lui a départis. Dans l'antiquité, la mèi de famille, esclave soumise du mari, vit au fond de sa d( meure, occupée à filer de la laine et à élever ses enfants. L courtisane seule a le droit de figurer dans le monde, d


76 CHAPITRE V

montrer de l'esprit, et d'exploiter à force de ruse et de co- quetterie la fatuité étourdie d'ua jeune homme ou J'imbécil- iité crédule d'un vieillard* Alcmène, dans VAmphUryon de Plaute, garde toute la pruderie et la vertu sauvage de la ma- trone. Dans le fabliau, la femme apparaît émancipée, mais non plus entourée de cette auréole dont l'avait parée la che- valerie. Nous avons là, pour ainsi dire, la contre-partie de cette épopée galante et militaire, dont elle est la reine toute-puis- sante, adorée, presque divinisée. Les habitudes qu'on lui prête sont la légèrelé, la malice, la dissimulation, et par- dessus tout un goût décidé pour le fruit défendu.

Feme est de trop foible nature. De noient 1 rit, de noient pleure, Feme aime et het en trop poi * d*eure.

L'histoire de la Bourgeoise d'Orléans ' qui renvoie son mari battu, content et le reste, celle des Braies au CordeUer^ moins édifiante encore, ne justifient que trop l'accusation. Heureusement la femme a aussi ses quarts d'heure de sa- gesse et de vertu. Témoin cette belle et touchante Griselidis, type exquis de la perfection conjugale poussée jusqu'au martyre, échangeant sans murmure ses habits de princesse contre la robe de paysanne, comme elle a passé sans orgueil d'une chaumière dans un palais; tour à tour gardienne as- sidue de son vieux père infirme, esclave docile du prince son mari, soumise à toutes les épreuves qui peuvent déchirer le cœur de l'épouse et delà mère, et gardant toujours un inal- térable attachement pour l'homme qui semble se faire un jeu de ses souffrances ; plus dévouée qu'Antigone, plus ré- signée qu'Ândromaque, plus chaste que Pénélope. La France et l'Italie se disputent l'honneur d'avoir vu naître cette lé- gende, qui rachète à elle seule tant de médisances contre les femmes. Le manuscrit primitif en, vers, s'il existe, n'a pas encore été retrouvé. Les plus anciennes copies fran-

1. Rien.

2. Pea.

9. Barbatan et Uéon, t. III,


FABLIAUX.' 77

çaises $ont en pro^e, et calquées pour ]a plupart sur le texte latia de Pétrarque* Le Graad d^Aussy en a cité quelques ex- traits *, où respirent encore parfois la grâce et la naïveté du fabliau. Rien de plus touchant, par exemple, que cette scène du départ, au moment où Griselidis, dépouillant ses habits de princesse, va retourner dans sa chaumière ; autour d'eHe 'tous fondent en larmes et maudissent Tinconstance de la fortune; seule elle garde son héroïque sérénité, et ne laisse échapper ni plainte ni regret. « Et ainsi se partit celle sans ploureTf et devant chacun se devest, et seulement retint la chemise que vestue avoit^ et la teste, descouverte s* en va, et en " eest estât la virent plusieurs gens plourans et maudissons for- tune : et elle toute seule ne plouroit point, ne disoit mot \ » Il faut lire cette nouvelle tout au long dans Boccace, qui en a fait un petit chef-d'œuvre : l'abréger, ce serait la gâter.

Sans aller chercher des modèles aussi parfaits, le fabliau nous offre plus d'un exemple de femme discrète et sensée, corrigeant à force d'habileté, de patience et de dévouement, un époux brutal, jaloux ou débauché. Tel est le conte du Vilain mire (médecin), œuvre d'un trouvère inconnu,^ qui a fourni à Molière le sujet du Médecin malgré lui. Un paysan aussi riche que grossier a épousé la fille d'un pauvre gen- tilhomme : la femme est belle, gracieuse^ avenante, spiri- tuelle, douée de toutes les qualités qui peuvent mettre un jaloux au désespoir. Le rustre a imaginé de la battre tous les matins^ pour la tenir occupée à pleurer pendant le jour, et la détourner ainsi de toute autre pensée. Chaque soir il fait sa paix avec elle, proteste de son amour, quitte à re- commencer le lendemain : mais la femme se lasse d'être ainsi traitée, et jure de faire comprendre à son mari tout l'ennui qu'on a d'être battu. Sur ces entrefaites arrivent deux gen* tilshommes de la cour qui vont en Angleterre, à la recherche d'un médecin, pour guérir la fille du roi, étranglée par une arête, dont personne en France n'a pu la débarrasser. La


1. Bibl. imp., manascrit n. 7387. 1. Récit en prose du vf siècle*


7a ~ - CHAPITRE V.

dame leur apprend que son mari est un grand doçlçur, mais il faut le battre pour lui arracher ses secrets merveilleux. Les deux envoyés viennent trouver à sa charrue le vilain, qui s'excuse et proteste de son ignorance,

Dist qu'il n'en seit ne tant ne qmnt.

Après l'avoir roué de coups, ils le chargent la tète en bas sur un cheval et l'amènent au roi. Là, nouvelles dénégations du paysan ; nouvelle réponse appuyée de coups de bâton.

Et dit H rois : menreUles oi i ; Batez^ie-moi,

La nécessité, la peur, le désir de revoir sa femme et sa maison, donnent de l'esprit au vilain. Il ordonne qu'on al- lume un grand feu dans une salle et qu'on y fasse venir la fille du roi. Alors il se déshabille, s'étend le long du foyer, et se gratte en grimaçant d'une façon si comique, que la jeune fille éclate de rire : l'arête lui sort de la gorge. Après cette cure merveilleuse, la réputation du médecin s'étend au loin : en vain il demande à s'en aller, le bâton est toujours là : Batez-le-moi, reprend le roi. Deux cents malades viennent d'arriver à la cour pour y chercher la guérison. Que faire? Le rustre se tire encore une fois de ce mauvais pas. Il fait allumer de nouveau un grand feu> réunit dans yne vaste salle tous ces clients obstinés, et leur déclare qu'il va brûler le plus malade d'entre eux. Les autres boiront sa cendre et seront guéris. Tous les malades s'entre-regardent alors avec effroi, et déclarent qu'ils ne se sont jamais mieux portés. A son tour, le vilain rit de leur frayeur. Le roi, placé à la porte, leur demande s'ils sont guéris, et tous de s'écrier an plils vite en s'échappant :

0!l ', sire, la Dieu merci I

Débarrassé de sa clientèle, le vilain, qui est devenu le

I. J'entendf. t. Ooi.


-./


^


FABLIAU^. 79

plus grand médecia du royaume, obtient la permission do. partir^ el rentre chez lui chargé de présents, corrigé pour toujours de Tenvie de battre sa femme»

I

Ne plus n'ala à la charrue, Ne onques^ puis ne fubatae Sa famé, ainz Fama et chiéri.

Telle est encore Fhistoire de la Bourse pleine de setiSy par Jehan Le Gallois d'Aubepierre, apologue nlt)ral en faveur des honnêtes femmes contre :

Lès foies garces triclieressosj < Qui plus que chas sont lécheresses.

Un bourgeois néglige sa femme pour une maîtresse fourbe et avide. Il s*en va à la foire de Troves et demande à'sa dame ce qu'elle désire. Celle-ci le charge de lui rapporter une bourse pleine de sens. Après de longues et vaines recherches, le marchand rencontre un vieil homme qui lui conseille de mettre à l'épreuve la fidélité de sa maîtresse, en lui faisant croire qu'il a tout perdu* Il suit cet avis, revient couvert d'un misérable manteau, et raconte son infortune. Repoussé et méconnu par son ingrate amie, il va frapper à la porte de sa maison, retrouve sa femme qui le console, et offre de vendre ses prés, ses vignes et ses moulins. Le mari coupable, vaincu par tant de générosité» demande pardon, et adresse une belle leçon de morale à tpus ses voisins, en leur rappelant :

C'on ne puet de garce joir Ne au demain, ne au matin.

Mais, il faut l'avouer, les traits édifiants sont loin de ba- lancer la chronique scandaleuse dans ce long recueil do ruses et d'espiègleries féminines.

Le Curé partage avec la bourgeoise les honneurs du fabliau : il en est tour à tour le héros et la victime. La ma-

i. Jamais.


> -


80 CUAPITftil

licc des conteurs ne pouvait manquer dfi s'égayer un peu aux dépens de ce personnage, si fayorisé, directeur et coo- fident aimé des femmes pour sa bonne mine et sa discré- tion. Tantôt c'est une farce indécente comme celle du prêtre crucifi^j qui n'échappe au traitement d'Abélard qu'en payant quarante écus; tantôt un accident ridicule^ comme celui du Curé qui mangeait des mûres. Ce curé s'en allait tranquil- lement monté sur sa mule et occupa à lire ses heures, quand il aperçoit un mûrier dont les beaux fruits le séduisent. Il s'arrête, ferme son livre, et se dresse debout sur sa bête pour atteindre les branches de l'arbre. Les grosses mûres noires fondaient délicieusement dans sa bouche; mais voici qu'en mangeant il se fait, à lui-même et tout haut, cette réflexion : « Dieu Isi quelqu'un venaità crier hue ! » A^e mot la mule tressaille et part; le cavalier gastronome tombe au milieu des buissons, d'où on le retire tout déchiré, à demi mort. Ce qui prouve le danger d'interrompre son bréviaire, et de trop aimer les mûres.

En général, l'esprit, l'intrigue, le savoir-faire ne man-. quent pas au curé. Cependant, avec toute sa finesse, il se voit joué par le boucher d'Abbeville, qui séduit sa servante, et le régale à ses frais, en lui faisant manger son propre mou- ton. Un autre jour, il finit par devenir la dupe d'un rustre naïf et crédule, qui prend au mot les paroles du prône comme dans le joli fabliau de Brunnain^ attribué à Jean de Boves. Un curé de village exhorte ses paroissiens à donner leurs biens à l'Église, sur cette promesse que Dieu leuf en reddfa le double *. Séduit par l'appât d'un gain assuré, puisque son curé l'a dit, le paysan amène sa vache Blerin au presbytère. Le prêtre l'accepte et l'envoie aux champs, atta* chée avec sa propre vache Brunnain* Mais, unç fois dehors, la vache du vilain reprend le chemin de la maison, entraî- nant avec elle sa compagne. Le rustre les voit arriver toutes deux, s'applaudit d'avoir ajouté foi aux paroles de^son curé.


i. La fameuse charte de Signy attribuée k saint Bernard promettait autant à'arpentt dans le ciel qu'on en aurait donné aux moines sur cette terrCé


FABLIAUX. 81

et se garde de renouveler rexpérience. î^ Testament de Vâne^ par Rulebœuf, est encore une vive et spirituelle critique des donations faites à TËglise. Un prêtre, accusé par son évêqne d'avoir enterré un âne en terre sainte, gagne son procès en attestant que la pauvre béte, à force de travail et d'économie, a mis de côté vingt livres, qu'elle laisse par testament au prélat ;

Et dit l'evesques : « Diex Tament ^t Et si li pardoint ces mesrais Et toz les péchiez qu'il at fais ! »

Les évoques» le haut clergé, figurent assez rarement dans les scènes bourgeoises du fabliau ; la dignité, peut-être aussi les^ertus del'épiscopat français à cette époque, le mettaient à l'abri de la licence des conteurs '. En revanche, les moi- nes et les religieuses, si prodigués depuis par Boccace et La Fontaine, n'y ont pas été oubliés. Un des plus piquants ré- cits en ce genre est celui de Frère Denwe, fabliau deRutebœuf, imité par La Fontaine dans ses Cordeliers de Catalogne. Ce frère Denise n'est autre chose qu'une jeune et jolie fille, emmenée par' des cordeliers hors de la maison paternelle. EUle arrive dans un château. La dcharge d'entretenir le feu sous la chaudière des damnés.

Passé au service du diable, le chanteur s'acquitte si bien de ses nouvelles fonctions qu'il gagne la confiance de son maître. Un jour donc que toute la diablerie s'en allait pour une grande chasse aux âmes sur la terre, il reste seul com- mis à la garde des damnés. Satan, pour stimuler son zèle, le menace de la pendaison s'il laisse échapper une seule âme, et lui promet au contraire, s'il est soigneux, de lui faire r^tir au retour un gras moine, à la sauce d'un usurier. Tandis que le jongleur attisait paisiblement le feu sous la chaudière, tout en s'ennuyant un peu, saint Pierre, averti de l'absence de Satan, arrive parfaitement appareillé^ avec barbe noire, moustaches frisées, un brelan et trois dés. Il montre au jon- gleur une bourse remplie d'écus d'or et lui offre de la jouer contre les âmes qu'il a en garde. Le pauvre hère hésite, ré- siste tant qu'il peut : il a peur des griffes de Satan,

Car trestout vif me mengeroit.

Mais les écus sont si beaux, les dés si séduisants, qu^il finît par se décider : il joue d'abord trois âmes, puis six, puis neuf, puis douze. Furieux de perdre à chaque coup, il se fâche : la partie est un moment interrompue par une scène de pugilat où le saint a bientôt mis le jongleur à la raison. Enfin on s'embrasse, la partie recommence, et saint Pierre gagne toutes les âmes qu'il emmène en paradis. Au retour, grande colère de Satan, qui met à la porte son maladroit gardien, et jure en sacrant et en tempêtant que jamais jon- gleur ne mettra le pied dans les enfers :

Biaux amis, vuidiez mon ostel.


James jougleor ne querrai Ne lor lignée ne tenrai*.


-i. chercherai. 2. Tiendrai.


FABLIAUX. . ,01

'-, Lié ménestrel s'en vient alors demander asile à saint Pierre, qui lui ouvre la porte du paradis :

Qaant saint Pierre le vit venir, Si li corut* la porte ouvrir.

« Que les jongleurs se réjouissent dope, dit le conteur en terminant, ils n'oùt plus à craindre les tourments d'en- l'er : celui-là les en a pour toujours exclus, qui a perdu les àmeâ aux dés. »

Le fabliau, tout en choisissant de préférence ses person- nages dans la vie réelle et Ivourgeoise, les emprunte parfois aussi aux souvenirs de Tantiquilé. Ainsi nous trouvons la lé- gende de Pyrame et Thisbé, imitée d'Ovide, avec un mélange de naïveté et de bel esprit, et des apostrophes qui présagent déjà les vers fameux de Théophile :

Le voilà ce poignard qui, du sang do son maître^ S*est souillé lâchement I

Espée, dont je suis âaisie. Qui m'a joie toz dis * ferie 1

Alexandre, le héros préféré de l'épopée savante, apparaît aussi, mats transformé en galant coquet et sentimental. Son grave précepteur lui-même, le père vénéré de la Scolastique, avec sa longue barbe, son front chauve et sa formidable ré- putation de sagesse, n'échappe pas aux médisances des con- teurs '. Le conquérant des Indes, arrivé au fond de l'Asie, a oublié la gloire et les combats entre les bras d'une jeune beauté qui s'est emparée de son cœur. Aristote fait un long sermon à son royal élève, et le décide à se séparer de sa maltresse. Celle-ci jure de se -venger. A force d'adresse et de coquetterie, elle tourne la tête du vieux philosophe, et, en présence d'Alexandre qui s'est posté aux aguets ^, elle l'amène

1* Courut.

S. Pour toujours.

3. Le lai d Aristote.

4. Le Grand d'Aussy et Caylus ont commit sur ce passage ane erreur asset plusante, relevée par le savant M. V. Le Clerc, ils ont supposé, sans tron -'


92 - . CHAPITRE V.

bâté, bridé, et marchaat à quatre pattes : elle-même, montée sur son doâ, va chantant ce refrain :

Ainsi va qai araors maine» Pucele plus blanche que laine, M estre musars ^ me soustient.

La vérité historique n'est pas toujours Odèlement obser- vée; mais du moins les auteurs de fabliaux ont une qualité, celte de ne pas céder à cette manie d'érudition si générale alors. Obligés de se renfermer dans un cadre assez étroit, ils se contentent des mérites d'un récit vif, leste et piquant L'allégorie elle-même, cet autre fléau de la poésie au moyen âge, a déposé ses énigmes et ses panaches, et ne s'y montre que sous un voile léger et facile à pénétrer, comme dans le fabliau de Cocagne*» La description de cet heureux pays, terre de bombance et de paresse, où

Qui plus y dort, plus i gaaigne,

où l'on célèbre chaque année quatre Pâques, quatre Gbande- leurs, et un carême tous les vingt ans ; où les maisons sont faites de turbots et de saumons, les poutres d'esturgeons et les lattes de saucisses ; où les broches tournent sans cesse à travers les rues, entre des fleuves de vin de Beaune et d'Auxerre, a fourni en partie à Rabelais l'idée de son pays des Papimanes et des Gastrolâtres *.

Parfois aussi l'allégorie s'y présente sous la forme plus fa- milière et plus vivante qu'avait su lui donner Ésope : l'ani- mal Instruit l'homme par son exemple. Dans ce genre, le recueil des fables de Marie de France est le modèle le plus délicat et le plus complet.

rexpiiqner, nu traTestinement d'Alexandre en abbé, en t'antorîiant de ee vert

Or soié« demain en abé.

liais ee root abé signifie font simplement aux aguets, en embuscade. 1. Maitre fou.

î. Cest U Fabliaux ii Cogwdffne (Barbaian, t. IV). 3. La Fontaine s'en souTieot aussi :

Je le terrai ce pays où Ton dort*


FAÇLIAUX^ 03

n n*e9t fable ni folie Qui n*ait sa plitlosophie. JUès nU ad fables ne folie , . ^ VU h* ad de filosofief

Ces (deux vers du prologue annoncent la portée morale et philosophique de l'ouvrage. Quoique Marie borne modeste- ment sa gloire à translater dhi latin en français les dits d*Ésope et du pseudO'Romulus^ elle a su déposer dans Ces courtes imi- tations toutes les tendresses de son âme et toutes les grâces de son esprit. Femme de sens et de cœur, elle a été révoltée des abus du régime féodal. Retirée de bonne heure en Angle- terre, à la suite du duc Guillaume, elle a pu là mieux que partout ailleurs en apprécier les tristes effets. Depuis la con- quête, une multitude de petits tyrans batailleurs et plaideurs s'était abattue sur la contrée, écrasant les vaincus, les ran- çonnant par la force, les impôts et les procès. Toute cette société d'oppresseurs et d'opprimés revit dans les fables de Marie de France. Le lion, le loup, l'aigle, le milan, bétës de rapine et de carnage, représentent les seigneurs et les ba- rons, les lieutenants du comtés les baillis, les juges, tous ces riches voleurs^ comme les appelle le fabuliste,

Ci funt li riche robéur ^, Li visconte * ë li jagéur*.

La brebis, toujours tondue, suppliante et résignée, est l'image du peuple:

La char lur tolent * è la pel *, Si com li loi* fit A raingnieP.

Malgré l'amertume de ces plaint|ss, la satire ne tourne ja- mais à l'invective ni à la menace : c'est plutôt une sentence morale, une iroaie discrète ou une pensée tendre et mélan-

1. Voleurs.

2. Lieutenants du comte.

3. Juges.

4. Eulèveut.

5. Peau.

6. Loup. 7* Agneau.


9% CHAPITRE V.

colique, comme en laissent échapper à trayers leurs plus Joyeuses boutades Horace et La Fontaine :

là non poissanz > a po d'amis.

La bonne Marie s'apitoie sur le sort de ses pauvres mou- tons. Elle nous raconte, les larmes aux yeux, l'histoire de la brebis citée en jugement parle chien, condamnée surle faux témoignage du loup et du milan, réduite à vendre sa laine en plein hiver pour payer les frais du procès, puis, grelot- tante de froid, et mise en pièces par ceux qui l'ont dépouil- lée. Dans ce long duel de la force et de la faiblesse, les petits ont parfois cependant leur jour de revanche et de triomphe. L'aigle a enlevé au renard son jeune faon. Le père désojé le réclame en vain. Furieux de douleur, il amasse du bois et met le feu au pied de l'arbre où l'aigle a posé son nid. L'oiseau superbe est réduit à crier grâce. « Ainsi, dit l'auteur en ter- minant, le riche félon n'aura aucune pitié du pauvre, ni de ses plaintes, ni de ses cris. Mais, si celui-ci peut se venger, il le verra bientôt s'assouplir. »

Ensi est dou riche félon : Jà dou pouvre n'aura merci Pur sa plainte, ne pur son cri; Mais se cil s'en peut vengier, Donc le voit il asoplier.

Tous ces nobles brigands sont bien tranquilles. Leurs don- jons s'élèvent hors de porlée, au sommet du rocher, d'où ils peuvent fondre à toute heure sur le marchaad qqi passe, sur le manant qui laboure. Un jour, pourtant, John Bull, comme le renard, exaspéré par la souffrance, viendra la torche à la main les assiéger dans leurs repaires, et culbuter sans res- pect ces hauts nids d'aigles de la féodalité. Marie ne pousse pas les faibles à la révolte, mais elle engage les forts à user modérément de leur puissance, s'ils veulent la conserver. On aime à entendre ces généreux conseils sortir de la bouche d'une femme, d'une Française que sa naissance plaçait dans

1^ PuÏMaiit.


FABLIAUX. 95

le camp des oppresseur», et que son cœur rangeait du c6ié des opprimés. Elle seule ose parler de justice, d'humadité à la cour du vainqueur^ parmi ces hommes d'armes, ces aven- turiers avides, toujours prêts à pousser le vieux cri de.guerre : « Malheur aux vaincus ! » Marie n'eût-elle que cette gloire, ee serait assez : Ésope, son maître, n'a pas fait mieux.

Nous n'avons pas encore épuisé toutes les formes du fa- bliau : comme le sirvente, il s'applique tour à tour aux sujets les plus profanes et les plus édiGants; il passe de la chronique scandaleuse à la pieuse légende ; des aventures de la bourgeoise d'Orléans aux miracles de Notre-Dame ; et parfois même il les confond. Ici, c'est le varlet qui s'est marié à la Vierge et qui ne peut dégager sa foi . lorsqu'il veut prendre une autre épouse; là, c'est le pauvre moine *, dont Notre-Dame vient essuyer les plaies durant la nuit, et qu'elle ranime avec son lait.

La douce dame, la piteuse. Trait > sa mamelle savoureuse, Se li boute * dedenz la bouche.

Souvent même sa protection s'étend à des personnes moins dignes de pitié. Dans le fabliau du Sacristain et de la Dame au Chevalier j elle sauve deux amants coupables qui se sont enfuis eaiportant, avec l'honneur, l'argent du mari, et met à leur place deux démons dans la prison où ils étaient enfermés. Ailleurs, elle se charge de sonner matines et vêpres pour une sacristine légère, qui est allée courir les aventures hors des murs du couvent; mais toutes ces faveurs sont le prix de la dévotion qu'on lui conserve; elle finit toujours par rame- ner lesxoupables au bien.

Aussi la mère Dieu se paine De tous pecheors à soi trere ^, La douce Vierge debonnefe^

1. Gautier de Cointy, les Afiraclts de la Vierge.

2. Tire. 3. .Met.

4. Attirer.


06 CHAPITRE V.

La Royn» de Majesté, Flora de lis, de Virginité.

C'est la colombe qui tout porte *, Qai de paradis est la porte.

Grâce à celte diversité ioûnie de matières , le fabliau Jbrme une sorte d'encyclopédie populaire à Tusage de tous les états. Tour à tour anecdotique, moral, historique, allé- gorique et religieux, il n'est pas seulement un amusement, mais un moyen d'instruction. Telle était la pensée de ses premiers créateurs, les sages de l'Orient, lorsqu'ils com- posèrent ces vastes recueils de contes, entremêlés de ré- flexions et de commentaires, véritables traités de morale en action. Nos anciens trouvères les imitèrent encore une fois : de là naquit un genre intermédiaire, tenant du conte et du poème didactique, de la satire et du sermon. Les prédica- teurs eux-mêmes avaient déjà donné l'exemple, en faisant monter dans la chaire chrétienne l'apologue et le fabliau mêlé aux plus graves questions de la théologie. C'est par eux que la plupart des contes dévols ont été composés ou répan- dus dans toute l'Europe.

i. Héuu, Cott/. now», t. il, Dt Fabbesie qui fu grosse.


CHAPITRE VI

I

POÈMES MORAUX: BIBLES.

lie Castolemeitt d'an père à soit fils.

Trop souvent les livres de morale, même les plus éloquents, ontua préservatif infaillible qui les sauve de la curiosité pu- blique : Tennui. De bonne heure donc on a dû chercher Tart d'instruire les hommes en les amusant, et de leur faire aimer le bien en les faisant rire du mal. Telle fut l'origine de la sa- tire et de la comédie. Le moyen âge, qui s'essaya dans tous les genres, sans en excepter le genre ennuyeux, où il a trop bien réussi, tenta aUssi d'égayer le langage de la raison. Tan- dis que les sages et les saints composaient pour les Âmes d'élite, dans le silence de la solitude, au milieu des absti- nences et des rigueurs du cloître, le Miroir de la Vie dévote ou Vlmage du Chrétien parfait, un sentiment moins austère et moins élevé inspirait à la littérature profane l'idée de ces poëmes moraux et satiriques, où la foule, les âmes vulgaires moins fortes, moins ambitieuses et moins capables de per- fection, iraient chercher à la fois une leçon et un passe- temps. Le Facetus de Jean de Garlande, destiné à faire suite aux fameux Distiques de Caton, si populaires alors, est un des monuments les plus curieux en ce genre ^. Écrit d'abord en latin, il fut traduit en français au siècle suivant, par Jean de La Hogue, sergent à cheval, et obtint un succès prodigieux quoique le titre soit, à coup sûr, ce qu'il y a de plus gai dans tout l'ouvrage.

1. Bût. Utt, de la France, t. VIII, p. 41.


Uq autre poëme plus divertissaot est le Castoiemeni * cTtm père à son fUs^ recueil de contes moraux imilés d'uu ouvrage laliu du xu* siècle, le IHscipUna dericaUs^ qui n'est lui-même qu'une reproduction lointaine d'un poëme indien» le Pantcha- tantra*. Le nom del'auteur ou des auteurs est inconnu : le texte môme du Caetoiement est tout différent dans l'édition Méon et dans celle des Bibliophiles. On reconnaît là un de ces canevas mobiles que chacun se réservait le droit d'étendre, de modîBer et de compléter, en y joignant quelques histoires de son in- . vention ou de son choix. L'ouvrage, composé sous forme d'apologues réunis entre eux par un faible lien, comme les contes des Mille et une nuits^ se prêtait bien à toutes ces mé- tamorphoses. Mais si la forme a changé, l'esprit est resté le même. C'est un manuel de sagesse pratique et amusante, un De Officiis laïque et bourgeois, où un père de joyeuse humeur instruit sou fils par des exemples. La morale s'y trouve ajustée à la portée et commodité de chacun, point arrogante et point chagrine, féconde en gais propos et en conseils fa- miliers, comme celle d'Horace dans ses Épitres et de Montai- gne dans ses Essais, Elle ne prétend pas élever l'homme à la perfection hautaine des stoïciens ni à la pureté idéale des mystiques; elle le laisse à terre avec ses intérêts et ses fai- blesses; elle se contente de lui enseigner l'art d'être utile aux autres et à soi-même, de conserver son honneur, sa for- tune, sa santé, son repos et ses amis : petite vertu, sans doute, qui ne fera ni des saints ni des héros, mais qui sufQt à beaucoup de gens. Quoique l'œuvre soit avant tout laïque, l'inspiration religieuse s'y retrouve comme dans tous les écrits du temps. C'est la première leçon du père à son fils : craindre et aimer DieUy tel est le commencement de la sagesse: Initium sapientise timor Domini,

Si criems s Dieu, tu l'ameras Et serviras et honorras.


i. Correetion, iostraetion, coitigamentum. Fabliaux: Barhaziin, t. II. S. Yoy. Loiseleur-Dettongchamps^ Sssai iur les fables mdiennes, 3. Tu crains.


POEMES moraux: BIBLES. 99

Seulemeoty ea qualité de bourgeois libéral et tant soit peu philosophe, il a soin de distinguer la dévotion de la pape- iardie : il recommande à son (ils de ne point imiter Thypo- critCy qui ploie les genoux et remue les lèvres, mais dont le cœur est loin de Dieu.

Ypocrites est de-fors ^ bel. . De l'aignel * a vestu la pel>. Mes dedans est lous ravisant. De Dieu amèr^ fait un semblant.

Aprùs Dieu 9 c'est au roi qu'il doit son. amour et son obéissance : ce nom du roi revient plus d'une fois dans le Castoiement, et indique assez l'esprit monarchique de l'ou- vrage. Mais ce roi n'est plus le preux chevalier des. épopées féodales et militaires : c'est le prince.

Qui fait la paix et toit* la guerre, Qui fait Justice des larrons, Des robéors * et des gloutons t Qui mainstient la crestienté, De qui nos somes tuit sauvé.

Tel il apparut aux premiers jours de la dynastie capé- tienne, assurant la tranquillité des routés et conduisant les processions; tel le xiii« siècle le revit, grandi et purifié dans saint Louis, défendant les guerres privées, abolissant le duel judiciaire, arrêtant les brigandages des Pastoureaux, et ren- dant justice à tous, sous le chêne de Vincennes.

Bientôt le poëte moraliste passe de ces préceptes généraux aax plus simples détails de la vie privée. Le père recom- mande à son fils d'être circonspect dans le choix de ses amis ; et à ce sujet il lui cite l'histoire des Deux amis loiax ', d'où Boccace a tiré un de ses plus jolis contes, et La Fontaine

1. Extérieur.

2. Agneau.

3. Peau.

4. Aimer.

5. Volèvft. S. Voleurs.

7. Tout.

8. liOytux.


o




400 CHAfITRE VI.

une des fables qui foat plus d'honneur encore à son cœur qu'à son esprit. Il se moque en passant de la folle vanité de ces nobles bâtards, de ces bourgeois gentilshommes qui oubliaient déjà le moulin de leurs pères, semblables au mulet de la fable toujours prêt à parler de ses oncles les frères de la jument, et ne disant mot de son père Tàne qui l'a engen- dré. Enûn il engage son élève à fuir la médisance, le men- songe, la gourmandise, la paresse, Tivrognerie et surtout les ruses des mauvaises femmes :

Beax fils, su! lion et dragon, Ors 1, liépart * et escorpion : La maie* feme ne soi mie^.

Ce chapitre est développé avec un soin particulier qui prouve la sollicitude du père, la curiosité précoce du fils, et peut-être aussi la malice du trouvère sur ce sujet délicat. L'élève, non moins charmé des leçons de son maître que le calife des récits de la sultane Schéérazade, demande toujours un nouveau récit pour mieux s'instruire. Le père, enchanté du succès de son enseignement, qui ne brille pas, il est vrai, par Taustérité, lui raconte encore quelques bons tours des femmes; si bons, qu'ils ont été reproduits depuis par deux de nos plus grands poètes : Régnier y a pris sa Macettey et Molière son George Dandin. Le premier de ces contes a pour titre : De la maie feme qui conchia * la prude dame, Macette est là tout entière: rien n'y manque, ni le costume ni le langage. C'est une vieille béguine.

En guise de nonein velée *,

à la parole dévote et mielleuse, ne jurant que par Notre- Dame :

Son œil tout pénitent ne pleure qu*eau bénite ^.

i. Ourf.

2. Léopard.

3. Mauvaise.

4. Pat du tout.

5. Déthonort.

6. Voilée.

7. Mathurin Régnier. Sat. Macette,


POEMES MORAUX : BIBLES. iOl

Elle rencontre un jeune clerc désolé d'avoir vu son amour repoussé par une honnête bourgeoise. Elle l'exhorte à pren* dre courage, et lui promet que son désir sera satisfait. La perfide entremetteuse avait une petite chienne : elle la fait jeûner pendant trois jours, la purge avec du séné, et l'amène toute transie de froid et de faim, les yeux rouges et pleu- rants, à l'honnête femme. Celle-ci, émue de pitié, lui demande pourquoi sa bête est dans ce triste état. Alors la vieille, le- vant les yeux au ciel et poussant un grand soupir, lui raconte que cette chienne est sa propre fille métamorphosée de la sorte par la colère de Notre-Dame, pour n'avoir pas répondu à l'amour d'un bachelier, qui en est mort de douleur. La pauvre bourgeoise, effrayée, se résigne à faire tout ce qu'il ^ faut pour n'être pas changée en chienne.

L'autre conte, qui se trouve déjà en prose dans le roman des Sept Sages, est celui de l'Homme qui enferme sa feme en une tor *. Un mari craintif et jalonx, pour être sûr de la sa- gesse de sa femme, s'est fait bâtir une maison en forme de tour^ avec ujie seule porte et une seule fenêtre. Chaque matiui il emportait la clef, et chaque soir la mettait sous son oreiller. La femme n'avait d'autre plaisir que de regarder les pas- sants par la fenêtre. A la longue, elle regarda si bien qu'elle finit par être aperçue d'un gentil damoiseau. La connais- sance fut bientôt faite, et l'heure prise pour un rendez-vous. Mais il fallait sortir. La femme invente un stratagème : elle reçoit son mari d'un air triste et courroucé à son retour, puis se réconcilie avec lui, le caresse, l'enivre, et, quaùd il est au lit^ lui vole sa clef. Celui-ci se réveille au milieu de la nuit et, ne trouvant plus sa femme à ses côtés, ferme la porte au verrou. La dame revient sur ces entrefaites ; mais le mari à la fenêtre refuse d'ouvrir, et annonce l'intention de faire venir son beau-père et sa belle-mère, pour leur mon- trer l'édifiante conduite de leur fille. La rusée coquette em- ploie en vain et prières et cajoleries : désespérée, elle an- nonce qu'elle vase jeter à l'eau, si son mari n'ouvre pas. En

1. tour.


102 CHAPITHE VI.

même temps elle laisse tomber une grosse pierre dans le puits Toîsin de la maison, et se cache derrière la porte. 1/époux effrayé descend au plus vite, accourt vers le puits, mais

La feme pas ne s'oublia. Entra dcdenz, Fus ^ referma.

A son tour, le mari se trouve réduit à supplier sa femme de le laisser rentrer : celle-ci nargue le pauvre homme, qu'elle traite de libertin, de coureur de nuit, et annonce qu'elle va faire venir ses parents pour leur montrer combien elle est malheureuse de posséder un tel époux. Toute la pièce de Molière est là en germe, scène par scène : il a suffi au génie de prendre son bien où il le trouvait ; et ce n'est pas la seule fois, nous l'avons vu, que nos vieux conteurs ont eu la gloire de lui fournir le sujet d'une farce immortelle.

A pareille école, le ûls doit concevoir une assez médiocre idée de la vertu des femmes. Heureusement, le père, en homme prudent, a soin de tempérer l'effet de ces deux his- toires peu rassurantes par un conte plus édifiant, où une bonne dame fait restituer à un honnête homme son bien volé par un fripon. 11 revient ainsi à la morale sérieuse, qu'il égayé encore chemin faisant par quelque joyeuse his- toire, comme celle des Dettx Gourmands ou du Tailleur et de son garçon. Aux plus graves considérations sur la mort et le jugement dernier, il mêle des préceptes d'économie do- mestique, de civilité puérile et honnête, de sages conseils sur la manière dont on doit se comporter à la table du roi, sur l'égalité d'âme, l'emploi des richesses et l'art de placer ses bienfaits. Enfin, la leçon se termine par une pieuse exhortation sur la nécessité de bien mourir. Toute cette mo- rale, singulier mélange d'épîcurisme bourgeois et d'esprit chrétien, semble empruntée à Horace bien plus encore qu'à l'Évangile. Sénèque a fourni aussi sa part. Quelques vers du conte de Muimons le Paresseux sont une traduction évidente de la satire de Perse contre la Paresse :

I. La porte.


POEMES moraux: BIBLES. 103

. Qw gis'tu tant com ton seignor ? Lieve tost, sus^ U est grant jor*.

L'auteur a lu les anciens, et il n'en abuse pas : c'est un grand mérite^ surtout à cette époque. On est bien quelque peu étonné de trouver le Sacristain Sod^aie égaré, on ne sait comment, dans le tonneau de Diogène : mais ce n'est là qu'un accident. En général le récit est simple, rapide, exempt d'une érudition pédantesque; la langue pure^ souple, facile, parfois même d'une énergie remarquable, témoin ce vers que Corneille n'eût pas désavoué dans son Menteur :

La bouche qui mérita l'âme ocit >.

Entre tous les poèmes du moyen âge, le Castoiement est un des rares ouvrages qu'il soit possible de lire jusqu'au bout, sans effort et sans ennui. Si jamais l'étude de notre vieille littérature devait entrer dans l'enseignement public, il méri- terait de prendre rang, sinon pour la morale, du moins pour l'esprit et la langue, parmi les classiques du xiii* siècle.

lie Chastiement * des Dames*

Le succès du Castoiement semble avoir inspiré à un trou- vère contemporain, qui a pris soin de nous laisser son nom, Robert de Blois, l'idée du Chastiement ou Instruction des dames. Malheureusement, l'imitation est loin de valoir l'original. L'auteur a eu la fâcheuse idée de supprimer les apologues, et de ne garder que la morale ; Touvrage y gagne en gravité, mais aussi en monotonie. Les conseils donnés aux dames sont d'une naïveté, ou plutôt d'une crudité qui permettrait de supposer chez elles beaucoup d'innocence, ou des habi- tudes trop peu sévères :

Gardez qu*à nul home sa main

1. Nempe hoc assidue ? Jam clarum inane fenestrai

Intrat (Perse. — Sat. m.)

t. Tue. 9. inslmction.


104 CHAPITEIK VU

Ne letsiez mètre en vostre »aia^ Fors celui qui le droit i a.

A cette leçoa de pruderie élémentaire il ajoate d'autres préceptes aussi faciles à deviner : il recommande aux dames de ne point regarder les hommes en face d*un air provo- quant et effronté ; de ne pas trop montrer leurs jambes» leurs bras ou leur poitrine; de ne point s'adonnera l'ivro- Çnerie :

Fi de la dame qui s'enyvre ! - Ele n*est pas digne de vivre.

L'amour tient aussi une grande place dans ce long cha- pitre de morale 'féminine : il y est Tobjet d'une intermina- ble litanie, qui pouvait être gracieuse, mais qui n'a guère d'autre mérite que de nous rappeler le chœur délicieux d'Antigone dans Sophocle et celui d'Hippolyte dans Euri- pide :

« Amour l invincible amour ! tu reposes sur les joues de la jeune fille, tu règnes sur les mers et dans la cabane du berger*. »

« Amour ! Amour ! qui verses par les yeux, le poison du désir et de la volupté dans les cœurs que tu poursuis, ne me sois point hostile ^ »

Amors est de trop grant desroi, Amors ne crient* conte ne roi, Amors ne crient espié trenchant.

Pour mettre les femmes à l'abri de ce danger, l'auteur ima- gine une déclaration amoureuse, contre laquelle il offre les remèdes et les réponses les plus salutaires. Cependant Ro- bert de Blois n'est pas un censeur impitoyable. Que les dames soient sages, si elles peuvent, c'est le mieux : sinon, qu'elles se contentent d'êlre discrètes :


1. Sophocle. t. Euripide. 3. Craiut.


POEMES moraux: BIBLES. 105

Vers tozi autre se doit celer Amanz, et couvrir son penser.

Ce moraliste indulgent et radoteur, qui noie perpétuelle- ment ses préceptes dans les flots d'une monotone prolixité^ a cependant trouvé un vers charmant, le seul peut-èlre qui mérite d'être cité dans toute son œuvre :

Oit est mes evers, là vont mi œil, Où est mon cœur, là vont mes yeux.

Properce avait dit avant lui :

. • .Oculi sunt in amore duces»

La femme, célébrée parla chanson et le fabliau, se trouva Daturellement en butte aux réprimandes et aux conseils des moralistes de profession. Le poème du Chastiement des Dames n'est qu'une des mille instructions composées à ce sujet dans le courant du xiii* siècle '. II en est alors de toute espèce, de satiriques et de louangeuses, de sérieuses et de plaisantes ; tels sont : le Blâme des femmes, le Bien des femmes^ le Sort des Dames, la Contenance des femmes, éternels lieux communs de morale, de coquetterie et de médisance^ développés le plus souvent par des moines et des abbés, docteurs experts en cette matière, à ce qu'il parait. L'une des plus piquantes productions en ce genre, l'Evangile aux femmes^ est l'œuvre d'un religieux de l'abbaye de Vauxcelles, Jean Durpain, peut- èlre un ancien confrère d'Adam de La Halle ^ Les plus gra- ves problèmes de l'éducation féminine et les plus futiles détails de la toilette ou de la mode n'échappent point à l'at- tention de ces moralistes rimeurs. Le Dit des comeiies est une vive et légère satire contre une coiffure nouvelle dont raffolaient toutes les femmes. Mais on eut beau faire, les cornettes tinrent bon. Un siècle et demi plus tard, elles ré-

1. Tout.

2. Hist. litU, t. XXIII.

3. On a cru pouvoir attribuer cet ouTrage satirique eontre les femmes à Marie de France : nous en doutoos fort.


106 CHAPITRE VI.

gnaient encore triomphantes à la cour de Charles V|, et alliraieat sut elles les anathèmes des prédicateurs '.

Ce double besoin d'instruire et de censurer enfanta un genre nouveau, les Bibles, véritables encyclopédies morales et satiriques, où toutes les classes de la société, tous les âges, tous les états trouvaient une leçon à leur adresse. Deux rimeurs sentencieux et chagrins, l'un moine, l'autre cheva- lier, Guyot de Provins et Hugues de Berze, s'illustrèrent par ces compositions.

lies Bibles. — C^ayot de Provins. — Hugues de Berve.

Guyot est un bonhomme grondeur, inquiet et mécontent^ qui s'ennuie sous sa robe de moine, et en profite pour cou- rir le monde et déclamer à son aise contre le couvent. Il va et vient de Clairvaux à Cluny, de France en Allemagne, criant, maugréant, tançant les nobles, les abbés, les mar- chands, sermonnant comme un homme d'Église, médisant comme un bourgeois, se lamentant à tout propos, et gardant néanmoins, comme Panurge, au milieu de la tristesse et de la mélancolie qui l'assaillent, son inaltérable amour des bons morceaux et une profonde aversion pour tout danger.

Dou siècle puant et orrible M'estuet* commencier une Bible K

Mais il a beau grossir sa voix et s'étonner que Dieu n'ait pas encore jugé le monde digne d'un nouveau déluge, on sent que le bonhomme ne deviendra pas un Juvénal, et qz^ les innocentes horreurs dont il va nous entretenir, n'exas- péreront personne. Quels sont donc les crimes de ce puant et horrible siècle?

Le premier de tous, c'est l'avarice : chacun veut prendre et personne ne sait donner. L'accusation n'était pas neuve, et sous ce rapport nous ne croyons pas que le monde ait

i. But. lut., i.xxm.

i. il me convient.

3. Fabliaux. Barbazan, t. U


POEMES MORAUX: BIBLES. 107

beaucoup changé avant ni depuis Guyot. Cependant, s'il faut l'en croire, on était plus généreux autrefois. Les princes ac- cueillaient les chanteurs et leur faisaient de riches présents ; Jeuc cour était le rendez-vous des belles dames et des vail- lants chevaliers, le centre dçs fêtes et des carrousels où Ton répandait Tor et le vin à profusion. Maintenant, on s'en- ferme, on entasse, on bâille, on s'ennuie chacun chez soi : c'est là le grand reproche que Guyot fait à son siècle, lui qui n'a pas de foyer, pas de famille, et qui serait bien aise de trouver de temps à autre quelque bonne table où s'asseoir et quelque joyeuse assemblée.

D'où vient le mal ? Du pape d'abord : ab Jove principium. Gallican décidé, comme Rutebœuf, Guyot n'a pas assez de malédictions pour cette ville de convoitise et de malice, où Romulus tua son frère^ Néron sa mère, où Jules César fut occis et saint Pierre martvrisé :

Haï Rome, Rome, Encore ociras-tu maint home 1

Il entonne cette éternelle plainte des rimeurs et des ora- teurs populaires du moyen âge contre l'avarice des cardi- naux, qui emportent l'argent du royaume au delà des monts :

Rome nos suce et nos englot ^.

Bien qu'il soit homme d'Église, Guyot n'aime pas à voir les richesses publiques et privées s'engloutir dans les coffres du, clergé. Il est d'avis qu'elles seraient mieux employées à construire des routes, dés ponts et des hôpitaux : singulière idée chez un moine du xiii« siècle. Trois cents ans plus tard, Érasme nous raconte dans ses lettres • qu'un Allemand fut brûlé vif pour avoir pensé de la môme façon. Mais au temps de Guyot, quand les fondations pieuses se multipliaient et prospéraient sur tous les points, nul ne songeait à s'effrayer

»

1. Engloutit.

S. Basil., 1" sept, 1823»


108 CHAPITRB VI.

de ces satires. Aussi use-t-il largement de la liberté qu'on lui laisse. Après les cardinaux^ viennent les archevêques et les évéques, le clergé régulier et séculier. Abbés, prieurs, moines noirs, blancs, gris, aucun n'échappe aux coups de langue du malin compère. Il les a tous vus de près. Il est ailé à Cluny, et il en est sorti hochant la tète et se disant qu'il don aérait

Doze * frères por un ami.

Il a vécu quatre mois au réfectoire de Clairvaux, il a bu le vin trouble des frères mineurs, tandis que le prieur et les abbés gardaient pour eux le clairet, la viande et les gros poissons. Il a visité la Charlreuse, et il en est parti bien vite, décidé à sauter par la fenêtre, si l'on essayait de l'y retenir. Cette sombre et triste maison, où chacun vit dans sa cellule et fait sa cuisine en un coin, soufflant et attisant son feu tout seul, sans dire mot à son voisin, l'a effrayé comme un tombeau. Joyeux compagnon, Guyot ne voudrait pas de la solitude même dans le Paradis,

Paradis ne serait-ce mie, Où je n'auroie compaingnie.

Avec son humeur indulgente et son estomac exigeant, il s'accommode peu de cette i^gle impitoyable qui fait de la vie un long carême. A ses yeux, la foi n'est rien sans les œuvres, et toutes les oraisons^ abstinences, dévotions et pénitences, valent moins qu'une seule vertu de l'Évangile, peu pratiquée dans les couvents, la charité. Cependant» au milieu de ses invectives et de ses rancunes, quelques ordres sont épar- gnés : les Bénédictins, par respect pour saint Benott leur fondateur ; les chanoines réguliers, parce qu'ils vivent un peu comme tout le monde, sont bien chaussés, proprement vêtus, et voyagent partout à leur guise ; enfin, les Templiers : exception bizarre, si l'on songe aux graves accusations diri^ gées quelques années plus tard contre cet ordre puissant et

1. Douze.


POEMES MORAUX : BIBLES. 109

décrié. D'où \îent donc la prédilection de l'auteur? C'est qu'au Temple la vie était douce, agréable, et le vin moins amer qu'à Glairvaux : Boire comme un templier {Bibere templa--^ riter) est une expression populaire au moyen âge. Guyot leur reproche bien, il est vrai, certain vice déloyal assez com- promettant, mais il leur pardonne en faveur de leur bonne humeur et de leur joyeuse, fraternité K Une seule chose lui , déplaît dans l'ordre, où il entrerait de bon cœur : c'est l'obli- gation de combattre l'infidôle. Vrai disciple de l'abbaye de Thélème, telle que la rêvait Rabelais, il eût volontiers tenu à table la place du frère Jean des Ëntomeures, mais à condi- tion de ne pas jouer le rôle d'Achille pour défendre les vi- gnes du couvent contre l'invasion des parpaillots.

Après s'être largement acquitté envers les moines ses confrères, il se tourne vers les laïques, dont il n'est guère plus content : il s'attaque de préférence aux femmes, aux avocats et aux médecins. Aux premières, il reproche leur légèreté et leur dissimulation ; aux seconds, leur friponne- rie ; aux derniers, leur ignorance enveloppée de galimatias et leurs drogues empoisonnées, auxquelles il préfère, à titre d'homme bien portant, un gras chapon. Ainsi finit la Bible- Guyoty œuvre curieuse, sans doute, mais dont on a trop sou- vent exagéré le sens et la portée critique. N'y voyons pas un acte d'accusation en forme, un réquisitoire foudroyant contre le xni^ siècle. En somme, Guyot est plus bavard que terrible, plus grondeur qu'indigné : c'est un vieillard atrabilaire, quinteux et spirituel, bonhomme au fond^ mais qui éprouve le besoin de jaser et de médire. Il ne faut pas trop prendre au sérieux quelques-unes de ses hardiesses^ dont il n'avait pas conscience lui-même. On a dit de lui, en le comparant à Rabelais, que c'était un homme de génie né trois siècles trop tôt. Nous ne partageons pas cet avis. Guyot n'a* ni l'ori- ginalité ni l'audace du curé de Meudon. Il représente par- faitement ce vieil esprit taquin, bourgeois et goguenard, mélange de finesse, de bon sens et de malice, qui est le fond

1. HotpiUliUs biné et Mlaritêr lerTabatur ibidem. {Proeit dw Umplitn.)


110 CHAPITRE VI.

de toute opposition en France, mais il ne fa pas au delà. A côté de Guyot, nous rencontrous un autre poêle mora- liste et satirique, dont la grave et calme figure contraste sin- gulièrement avec la physionomie narquoise du moine vaga- bond: c'est Hugues de Berze, seigneur châtelain, auteur d'une Bible qui porte son nom *. Le seigneur de Berze n'est pas un rimeur désœuvré, qui médit pour passer son temps et se venger des mauvais dîners qu'on lui a servis au réfectoire ; c'est un preux chevalier, qui, rentré dans le château de ses pères, a déposé la lance et le harnois, et prend gravement la plume pour donner une leçon à son siècle. Ainsi d'Aubigné, à soixante-dix ans, se reposait de ses batailles en écrivant son Histoire universelle. L'austère gentilhomme ne rit guère : ii parle des vices du temps présent, non avec la légèreté mo- queuse ou la déclamation violente de Guyot, mais avec I& tristesse sérieuse et contenue d'un philosophe. Tout son livre respire la candeur d'un honnête homme, le calme d'un sage et l'énergie d'un soldat. Lui-môme nous prévient qu'il n'est ni clerc ni lettré; mais il a pour lui les leçons de l'expé* rlence, et, comme il le dit avant La Fontaine:

Cil qui plus voit, plus doit savoir.

Quiconque a beaucoup vu, Doit avoir beaucoup retenu.

Il a pris part à la quatrième croisade, il est entré à Con- Btantinople avec l'infortuné Baudouin, il a vu dans l'espace d'un an et demi quatre empereurs détrônés et tués. Ces ter- ribles exemples ont laissé au fond de son âme une empreinte de tristesse et de désenchantement, qui se reflète sur toute son œuvre. Cependant, à son austérité naturelle se môle un sentiment de généreuse indulgence pour les faiblesses de l'humanité. Il ne se fait pas illusion, ne se lamente pas sans fin sur les vertus perdues du temps passé, et croit que l». corruption de l'homme date du jour où

' - La BibU au $eignor de Berse,


POEMES moraux: bibles. 111

11

...Diex fist Adan et Evain D'un petit de terre en sa main.

Comme Guyot, il passe en revue toutes les classes de la société, prêtres, geDtilshommes et laboureurs, et ne se mou- tre guère plus édiûé :

ÎA un de nous sont usurier, Li autre larron ou meurtrier, Li autre sont plain de luxure, Et li autre do desmesure.

Indulgent pour les fautes des petits, il est plus sévère à l'égard des chevaliers qui oppriment les pauvres gens, au Heu de les défendre, et surtout envers les moines noirs, objet particulier de son aversion. Il condamne cette douce et eni- Trante passion, ce charmant péché, si populaire au moyen âge, objet de tant de larmes, de tant de fautes et de. tant de vers, Tamour. A sa gracieuse image il oppose le spectre de la mort et Tattente du jugement dernier. Telle est la pensée dominante, le dernier mot de cette Bible, qui est moins encore une satire qu'une confession du siècle et un appel à la pénitence. L'auteur termine en faisant lui-même 800 mea culpa, et, par un retour personnel d'une humilité toute chrétienne, demande à Dieu, pour lui et les autres, la fofce et la volonté de suivre sa loi.

Ce mélange de dévotion, de liberté, et parfois de censure âpre et violente contre les abus de l'Église elle-même, est assez fréquent alors. Sans parler des sermons de saint Ber- nard, où la satire tient une si grande place, un pieux lé- gendaire, Gautier de Coinsy^ religieux bénédictin, mêlait au récit des miracles de la Vierge de vertes remontrances à l'adresse des évêques et des cardinaux :

Li chardonal ^ tôt * eschardonnent >, Maint prudhome ont eschardonné ; Chardonal sont en chardon né.

i, Carilinaux. 2. Tout. 9. BcorchenU


412. CHAPITRE VI,

l/usage des sermons en vers était alors très-répandu, et les plus zélés prêcheurs n'étaient pas toujours des hommes du clergé. Un pieux cbeTaller Quichard de Beaujeu^ célèbre au- trefois par ses exploits, après avoir dit adieu au monde, se réservait le droit de lui adresser une longue homélie. Le sermon des sept vices et des sept vertus^ les Vers du monde^ le Chapel à sept fleurs ^ sont des œuvres du même genre. A celte liste interminable de paraphrases et d'instructions dévotes et satiriques en langue vulgaire, nous pourrions ajouter encore un certain nombre de productions latines, telles que les Dis- tiques de Gaton, le Spéculum stultorum de Bronelli, le poème bizarre et confus é'ArchithréniuSy attribué à Jean de Salis- bury et à Jean de Hantville*. Cet Archithrénius * est un mora- liste d'une nouvelle espèce : Heraclite goguenard et vaga- bond, il s'en va se désolant et répandant des ruisseaux de larmes sur les vices et les misères du genre humain, jusqu'à ce qu'enfin Nature^ sa mère, lui offre pour consolation le mariage : car, dit-elle, le célibat est une offense à ses lois ! ar- gument précieux dont Jean de Meung se souviendra plus tard. La satire envahit et transforme ainsi peu à peu les genres même les plus sérieux : elle allait bientôt trouver un puis- sant organe dans un poème allégorique et galant qui ne pa- raissait guère fait pour elle, le Roman de la Rose.

i.'Bist. litt,,i, XXIII.

2. /iist. litt.f t. XIV.

3. Archi-pleureur "Aç^t-M**?»


CHAPITRE VU

ROMANS. ÉPOPÉE SATIRIQUE.

Coman de la Boie (l** partie)* — dnlUanme de Ijonrl**

Le Roman de la Rose n'a, ce semble, aucune des quali- tés destinées à rendre une œuvre populaire. 11 ne consacre pas le souvenir d'un grand fait national comme les croi- sades ou la retraite de Roncevaux ; il n'a pas Tautorité d'un de ces poëmes qui fixent une langue à l'origine et jouent le rôle d'une grammaire primitive et spontanée; enfin il n'of- fre pas l'attrait d'une aventure romanesque ou d'un récit merveilleux, qui s'empare vivement des imaginations et rè- gne sur elles durant des siècles. Mélange bizarre de ten- dresse mystique et de sensualisme grossier, de galanterie chevaleresque et de subtilité scolastique, il parait être plutôt le fruit d'une littérature réduite aux ressources du bel esprit. Qu'y trouvons-nous en effet ? Une fable assez insignifiante, la conquête de la rose et les éternelles promenades de TA- mant à travers le jardin, sous la conduite de Bel-Accueil ; une intrigue molle et languissante ; un cadre vague, indécis, dans lequel viennent s'introduire un certain nombre de des- criptions ingénieuses, d'allégories savantes, de dissertations morales, satiriques ou politiques : VArt d^aimer^ d'Ovide, compliqué d'une érudition prétentieuse et d'une métaphysi- que sentimentale que n'aurait jamais comprise le génie po- sitif d'un Romain. Et pourtant cette fleur artificielle de l'es- prit français, chargée de fard et d'enluminures parfois gracieuses, souvent choquantes et contradictoires, garda sa vogue et son éclat Jusqu'à la renaissance des lettres. D'Ho- mère à Dante, aucun poème n'a aussi vivement occupé le

8


il4 CBAPITEK VII.

monde : aucun n'a soaleTé plus de controverses et de com- menlaires. A quoi dut-il cette singulière destinée ? A l'amour d'abord, et plus tard à la satire.

L'amour est la passion dominante au moyen âge. Il s'in- troduit partout, même dans la religion. Thibaat de Cham- pagne, obligé de renoncer aux doux yeux de la reine Blan- che, choisit pour dame la vierge Marie. Comme il n'est pas au monde de sentiment plus subtil ni plus raffiné, plus opi- Diàtre à se creuser lui-même, ni plus fécond en chimères et en caprices, à force de l'analyser et de le retourner en tout sens^ de cette longue étude psychologique sortit toute une science délicate et compliquée. La théologie n'eut pas de pro- blèmes plus épineux, la jurisprudence de questions plus em- brouillées. Les cas se multipliant et se diversifiant àllnfini, il fallut trouver des arbitres pour juger ces interminables procès du cœur contre la raison et de la passion contre elle- même. Alors naquirent les cours ou tribunaux d'amour, sorte de jurys féminins dont les arrêts eurent foret? de lois K Là se déba ttaient de graves et solennels problèmes comme celui-ci : « Lequel aimeriez-vous mieux, que votre maîtresse fût morte, ou qu'elle en épousât un autre? » Ou bien encore : « Lequel est le plus blâmable, de celui qui se vante des faveurs qu'on ne lui a pas accordées, ou de celui qui pu* blie celles qu'il a reçues? » Toutes ces questions de casuis* tique amoureuse étaient résolues par un concile de docteurs eu jupons, juges éprouvés dans la matière. Les plus grandes dames d'alors, la fameuse comtesse de Die, la galante com- tesse de Champagne, la belle et fière Ëléonore de Guyenne se faisaient gloire de les présider, et se montraient plus ja- louses de ce titre que de leurs domaines et de leur cou- ronne. Les princes et les rois eux-mêmes, un Charles d'An- jou^ un Pèdre d'Aragon, prenaient place à ces tribunaux comme juges ou parties. Tous ces barons indociles, prêts à

1« L'existence des cours d'amonr admise par Raynouard m été révoquée eD doute par le savant M. Dies : mais que n'a-t-on pas nié ou contesté dans cet «lerniers temps ? ■ U en résultera, dit M. V. Le Clerc, qu'il y aura désormais sur la <|uestion déjà fort obscure de ces cours amoureuseS| une incertitude de plus. • (Disc* sur l'état des Lettres au aiv« siècle, p* 437.)


ROMANS, ÉPOPÉE SATIHIQUE. 115

se soulever l'épée à ia main contre les arrêts de la justice royale, s'inclinaient avec respect devant les décisions de ces cours souveraines. Quiconque tentait d*y résister passait pour traître et faux chevalier ^ Le livre du chapelain André est le véritable journal du palais, le corpus juris de cette sin- gulière législation. C'est de là qu'est sorti le Boman de là Rose, Guillaume de Lorris résume dans son poëme toute la métaphysique amoureuse de son temps^ comme Dante a fait entrer dans son Enfer toute la théologie chrétienne du sien*

Ci est le Bommaat de la Rose, Où l'art d'Amors est tote enclose*

Par un phénomène singulier^ celte influence de la société galante et polie se reproduit aux plus belles époques de no- tre littérature^ au xiii® comme au ^vii® siècle. On a souvent reproché aux héros de Corneille et de Racine de disserter sur leurs passions, de les analyser en les éprouvant : c'est une vieille habitude qu'ils tiennent de leurs ancêtres, et dont le génie français ne s'est jamais corrigé. Le jardin mystérieux où fleurit la Rose ressemble déjà' à ces fameuses prairies da Lignon hantées par les Amadis et les précieuses. Guillaume de Lorris est le premier géographe de cette carte du Tendre, revue et complétée depuis^ sur de nouveaux documents, par Voiture et Mlle de Scudéry. Les plus graves esprits se sont laissé égarer, môme de nos jours, au milieu de ces bergeries. Richelieu préludait à l'abaissement de la maison d'Autriche, à la ruine des protestants et à la défaite de la noblesse» par une thèse sur l'amour. Molière reprenait dans ses Fâcheux le célèbre jeu-parti de l'amant jaloux et de celui qui ne l'est pas, dont l'un

Aime plus, et l'autre aime bien mieux*

Qu'on s'élonne ensuite de voir Racine n'osant mettre en scène le chaste et sauvage Ilippolyte sans lui donner une maîtresse : Cette douce tyrannie de l'amour s'est imposée à notre théâtre comme à nos romans.

1 . Il ne faudrait cependant pas exagérer l'importance ni la valeur de ces ar- rêta, qui ressemblent sans doute beaucoup à ceux de i* Hôtel de Mdmbouillet , jeux d'esprit d'une soeiéti galante et raOinee.


116 CHAPITRE VII.

Gr&ce à elle, le poème de Guillaame de Lorris dcTiol bien- tôt le liTre de tout la mondei (aimer est une science si fa- cile I) des grands et des petits, des ignorants et des sayants, des femmes surtout. Ce bréviaire de la galanterie charme les loisirs de la châtelaine derrière les murs du vieux ma- noir ; il égayé le bourgeois au fond de sa boutique ; il fait rêver le jeune novice qui le lit en cachette dans sa cellule. Mauvais livre, sans doute, damnable séducteur ! mais qui n'en fait pas moins son chemin en dépit» et peut-être un peu à cause des analhèmes de l'Église. Il a tout l'attrait du fruit défendu ; chacun y touche secrètement et se pardonne son péché. .

Un seul ouvrage contre-balance ce prodigieux succès, et en- core est-il consacré à l'amour, mais à l'amour divin, c'est Vlmi- iation de Jésus-ChrisU L'auteur, ou plutôt l'un des auteurs decet admirable livre, Gerson, est aussi le plus ardent adversaire du Roman de la Rose. De la même main qui foudroyait Jean Huss et rédigeait le projet d'une grande réforme de l'Église, il écrivait, sous le voile d'une allégorie morale, la Requête de Chasteté contre l'Amant. « Auferatur ergo liber talis et extermi- neiur! » s'écriait-il avec indignation. Ailleurs, dans un de ses sermons pour le quatrième jour de rAvent, il compare Jean de Meung à Judas. 1^ livre incriminé trouva de zélés défen- seurs, et à leur tète Jean de Montreuil, secrétaire du roi Charles YI. A mesure que la querelle s'envenime, le nombre des lecteurs augmente : l'imprimerie naissante vient dou- bler cette immense popularité. Les défauts mêmes de l'œu- vre., ses disparates choquantes, ses obscurités, sont un élé- ment de succès. GrAce à la diversité des matières et au zèle complaisant des commentateurs, on trouve dans ce poëme tout ce qu'on y cherche, et parfois aussi ce qu'on n'y cherche pas : les cœurs mondains, des peintures tendres et lascives, des hardiesses et des satires ; les âmes délicates et mysti- ques, de pieuses allégories cachées sous le voile d'une poésie sensuelle et profane, comme dans le Cantique des cantiques de Salomon, Si l'on en excepte l'Apocalypse, nous ne croyons pas qu'aucun livre ait subi autant d'explications. Marot, oubliant


BOMANS, ÉPOPÉE SATIRIQUE. Ii7

OU peut-être pro1oogeantsoiiéIégaQtbadiQage,y trouvait, pour sa part, quatre sens mystiques possibles. On peut, selon lui, considérer la rose : 1® CQmme l'état de sapience : 2« comme rétaf de grâce ; 3» comme la glorieuse vierge Marie elle- même : Male-Bouche qui cherche à la diffamer représeulQ rhérésie ; 4<> comme le souverain bien infini et la gloire d'é- ternelle béatitude. Molinet, chanoine de Valenciennes, jugeait la lecture du Bjomande la Rose aussi édifiante que celle de son Bréviaire. Etienne Pasquier y puisait comme à la source de toute morale et de toute philosophie. En dépit de ces expli- cations si rassurantes, il est impossible de voir dans l'idée primitive, et surtout dans le dénoûment du poëme, autre chose qu'un sentiment très-profane : la manière dont l'a- mant pénètre dans la tour, les obstacles qu'il rencontre avant d'y entrer, et la joie qu'il éprouve à cueillir la rose, ne peu- vent tromper que des âmes très-innocentes ou très-déta- chées de la terre. Antoine de Baïf était plus sincère lorsqu'il expliquait à Charles IX, dans un sonnet resté célèbre, le vé- ritable sens de cette poétique allégorie :

Sire, sous le discours d'un songe imaginé, Dedans ce vieil roman vous trouverez déduite D*un amant désireux la pénible poursuite, Contre mille travaux en sa flamme obstiné.

Paravant que venir à son bien destiné, Male-Bouche et Dangier tâchent le mettre en fuite ; A la fin Bel-AccueU en prenant la conduite, Le loge après avoir longuement cheminé.

L*amant dans le vergier, pour loyer des traverses, Qu'il passe constamment souffrant peines diverses, Cueil du rosier fleuri le bouton précieut.

Sire, c'est le sujet du roman de la Rose,

Oix d'amour épineux la poursuite est enclose ;

La rose, c'est d'amour le guerdon * gracieux.

Les commandements d'amour pour arriver à possession, tel est en effet le sujet du Roman de la Rose, Une pareille œuvre semblait d'abord laisser peu de place à la satire*

1. Bécompenie, salaire.


ii8 CHAPITRE VII.

Guitlaurne de Lorris, épris d'une tendre passion ponr une noble dame, ne songeait guère à médire de son $iècle« Il fait bien dire en passant au dieu d'amour que ceux qui vivent sous ses lois doivent avoir la peau collée sur les os, et ne pas ressembler à ces amants faux et traîtres dont l'embonpoint le dispute à celui des prieurs et des abbés ; mais ce n'est là qu'une malice innocente. En général, cette première partie contient peu de moralités hardies et de peintures satiriques, si l'on en excepte le double portrait d'Avance et de Papelar- die gravé en or et en azur sur les murs du jardin mysté- rieux. Encore blàme-t-il surtout ces deux vices comme anti- chevaleresques et antifrançais, largesse et loyauté étant les deux premières vertus de l'amant. Ces personnages restent collés sur la muraille, ils ne s'en détachent pas pour vivre et se mouvoir au milieu de l'action; Harpagon et Tartufe ne sont pas encore nés. Dans cette œuvre d'imagination, de subtilité et de bel esprit, à part l'amour, rien n'indique l'i- dée de peindre le monde réel ni la trace des préoccupations contemporaines.

Figurez- vous un palais diaphane, orné de bosquets et de jardins, éclairé par une lumière tendre et rosée, à travers la- quelle glisse une série de fantômes vides et aériens :Bel-Âccueil, Déduit, Oyseuse, Dangier, Male-Bouche, Jalousie, etc., per- sonnages impalpables, qui raisonnent, dissertent, voyagent, et auxquels il ne manque qu'une chose capitale dans le monde réel comme dans le pays des fictions, la vie. Du reste, ils sont ornés, frisés, enluminés avec une coquetterie toute fé- minine. Vénus et l'Amour, ces gracieux enfants de l'imagi- nation grecque, voltigent au milieu de ce monde d'abstrac- tions fantastiques. La métaphysique galante et quintessenciée serpente tout autour, comme une fine dentelle découpée en festons et en guirlandes. C'est bien là l'œuvre du siècle qui cisela d'une main subtile et coquette le gracieux clocher de la Sainte-Chapelle, charmant joyau offert à la Vierge par le plus chaste, le plus sentimental et le plus respectueux de ses adorateurs.

La scène se passe en songe et au printemps, double


ROMANS, ÉPOPÉE SATIRIQUE. H 9

allégorie qui révèle déjà l'esprit de l'œuvre entière. Le printemps est la saison d'amour; la vie elle-même est-elle autre chose qu'un rêve charmant^ ennuyeux ou terrible? Et puis, comme le répète La Fontaine après Guillaume de Lorris :

Le doux charme de maint songe, Sous les habits du mensonge, Nous offre la vérité.

Maintes gens dient que en songes Tf'A se fables non ^ et mençonges : - Mais Ton puet tiex * songes songier Qui ne sunt mie mençongier.

Le poète ou plutôt l'amant est sorti de la ville par une belle journée de mai :

El* tens amoreus plein de Joie, El tens ou tote riens ^ s'esgaie.

Il arrive au bord d'une rivière, et là, étendu sur l'herbe, tandis que les oiseaux chantent leur gai ramage> il s'en- dort et se trouve subitement transporté en songe devant les murs d'un merveilleux jardin. Il frappe à la porte : dame Oyseuse vient lui ouvrir et le présente à Bel-Accueil, qui doit le mener à la conquête de la Rose. Alors commence un long voyage, dont nous n'avons pas à décrire ici toutes les étapes, entremêlées de soupirs, de désespoirs et de baisers. Guillaume de Lorris n'arriva pas au terme de cette amou- reuse Odyssée. Il avait écrit déjà plus de quatre mille vers, quand il mourut, laissant Bel-Accueil enfermé dans le châ- teau de Jalousie, sous la garde d'une vieille mégère qui de- vait lui faire paraître le temps cent foisplus long.

Une vielle, que Diex honnisse, Avoit > li por li guetier.

Bel-Accueil y resta quarante ans prisonnier, jusqu'à ce

1 • Il n'y a que. 2« Tels.

3. Au.

4. Cbo^e.

5. Avec.


120 CHAPITRE Yll.

qoe Jean de Meong, prenant pitié de sa peine, vint enfin le délivrer ; mais ce ne fut pas sans de grands obstacles. Le siège da château, la délivrance de Bel- Accueil et la con- quête de la Rose, inspirèrent au successeur de Guillaume de Lorris une suite formidable de quatorze mille vers. Hâ- tons -nous de dire que les bârangues des principaux person- nages, les dissertations morales, satiriques et politiques remplissent à elles seules les deux tiers du poème. Génie ftpre, violent et déclamatoire, doué d'une impitoyable fé- condité, comme la plupart des écrivains révolutionnaires, plus préoccupés en général de Tidée que de la forme ou de la composition, Jean de Meung brise le cadre frêle et dé- licat où Guillaume de Lorris avait enfermé ses paisibles abstractions, et y fait couler par torrents les flols de sa verve plébéienne. Alors s'opère une étrange métamorphose : l'idylle devient pamphlet. Greffer la satire sur la galanterie, Juvénal sur Ovide, est une idée bizarre, sans doute, et qui cependant devait réussir, car elle satisfaisait les deux pas- sions les plus populaires dans noire pays, la médisance et l'amour.

Par la date, la seconde partie du Roman de la Bose appar- tient encore aux dernières années du xni<> siècle. Par Tes- prit, elle annonce l'avènement d'une politique et d'une so- ciété nouvelles. C'est une œuvre distincte. Aussi, pour mieux la comprendre et la placer dans son véritable milieu, en renverrons-nous l'analyse au siècle suivant.

Parodiai des ehaiiioiM de ge»te»

Les chansons de geste n'étaient à Torigioe qu'une chro- nique rimée des événements contemporains, étendus et em- bellis le plus souvent par l'imagination de la foule et des conteurs. Cette forme primitive de l'épopée, œuvre de l'es- prit enthousiaste et guerrier, ne resta pas longtemps à l'a- bri des travestissements delà satire. Par une antithèse bizarre, à l'heure même où l'admiration rétrospective des trouvères


ROMANS, ÉPOPÉE SATIRIQUE. 121

consacrait Timage héroïque et grandiose de Gharlemagne, VEmpereur à la barbe fleurie y dans celte Chanson de lioland gui courait le monde entier, un sentiment tout autre, l'iro- nie moqueuse et badine inspirait à un malin conteur le Pè- lerinage de Gharlemagne à Jérusalem,

L*esprit belliqueux et chevaleresque s'y trouvait remplacé par l'esprit pacifique et bourgeois. L'empereur et ses pairs ont laissé la cuirasse et le glaive pour le simple froc et le bourdon de pèlerin. Une parole imprudente de la reine à sou époux a suffi pour décider ce voyage. Un jour Gharlemagne se promenant devant elle à Saiot-Denis avec sa couronne en tête et son épée au côté, s'écrie dans un accès de naïve ro- domontade : « Dame^ croyez- vo us qu'il y ait sous le ciel un homme qui sache mieux porter couronne et glaive ? »

Dame, veîstes unkes hume nul de suz ciel Tant bien scist espée ne la curune et chief ?

La reine a le malheur de répondre avec cette pointe de malice qu'apporte parfois une femme à contredire son mari «c U ne faut pas se vanter trop, empereur. Je connais un roi plus imposant encore et plus gracieux. »

Emperere, dist-ele, trop vos puez preisier. Encor en sai-je un ki plus se fait legler Quand il porte curune entre ses chevaliers.

L'empereur piqué au vif, la somme de nommer ce roi :

Par mon cbief respunt Karles, orendrolt ^ me l'direz U Je vos ferai jà celé teste couper.

Ce ton de matamore et de Barbe-bleue dans la bouche du grand empereur appartient plus à la charge et à la caricature qu*à la poésie sérieuse.

La reine tremblante finit par nommer le roi Hugoii, em- pereur de Grèce et de Constantinople. G'est donc pou r aller à

1. Tout de suite.


itt CHAPITRE VII.

la recherche de ee ri?al préféré que Gharlemagne se met en route avec ses douze pairs transformés eu pèlerins. Pour se rendre à Gonstantinople» ils se dirigent d'abord Ters Jérusa. lem : ce qui n'est pas précisément la voie la plus directe ; mais le chemin des pèlerins et des conteurs ressemble fort à celui des écoliers : la géographie, d'ailleurs, est le moindre de leurs soucis. Après avoir visité la ville sûnte, acquis de précieuses reliques et cueilli des palmes dans la vallée de Jéricho, ils arrivent à Gonstantinople, où ils trouvent le roi Hugon en train de labourer avec une charrue d'or.

Un magnifique souper leur est offert dans le palais de l'em- pereur grec, palais où tout est d'or, les portes, les meubles, la vaisselle, etc. Nous sommes en pleine féerie dans le pays des MUle et une Nuits. On boit du vin et du clairet, et l'on en boit tant que les têtes se montent, et qu'au dessert on se met à gahef\ c'est-à-dire à faire assaut de gasconnades et de hâble- ries. Nos preux, grands parleurs et grands vantards, comme le sont volontiers déjà les héros d'Homère, se flattent d'ex- ploits impossibles et surhumains, qui semblent une parodie des merveilles racontées dans les Chansons de geste. C'est à qui lancera son gab ou sa bourde héroïque comme un défi.

Guillaume d'Orange se vante d'abattre, avec une boule de pierre énorme que cinquante homme ne pourraient remuer, un pan des murs de Gonstantinople.

« Que le roi Hugon me prête son cor, dit Roland, je sorti- rai de la ville et je soufflerai d'une telle haleine que toutes les portes de la cité en quitteront leurs gonds. »

Olivier, plus imprudent encore, se fait fort de renouveler les exploits d'Hercule en matière de galanterie.

Gharlemagne ne veut pas demeurer en reste de vaillantise et de fanfaronnade : « Qu'on m'amène, dit-il, le meilleur chevalier du roi Hugon, qu'il ait deux hauberts sur le corps, deux heaumes sur la tête, qu'il monte sur un fort cheval : je prendrai une épée, et je lui assénerai un tel coup sur la tête que je fendrai les heaumes, les hauberts, le chevalier, la seUe et le cheval, et la lame entrera eu terre plus d'un pied. »

Dénoncés au roi Hugon par un espion, et mis en demeure


ROMANS, ÉPOPÉE SATIRIQUE. 123

de justifier leurs défis et d'accomplir leurs gabSf sous peine de perdre la tète, les preux s'eti tirent au grand étonnement de tous, ayec le secours de la grâce divine. La fille du roi, elle-même, bizarrement associée à cette épreuve, atteste qa' Olivier a tenu parole. Les pieux voyageurs reviennent à Saint-Denis avec des reliques qui rapportent à l'abbaye au- tant d'honneur que d'argent.

Faut-il voir dans ce roman d'aventures, qui parait moins encore une satire qu'un conte facécieux et divertissant, un produit de l'esprit parisien comme le veut M. Gaston Paris ^? Le succès qu'il obtint parmi les écoliers à la foire du Lendit semblerait justifier en partie cette opinion. En tous cas, par le langage et les lieux qui s'y trouvent nommés, l'œuvre parait avoir pour berceau l'Ile de France. Par la date, que les uns reportent au début du xii® siècle avec M. Léon Gautier '«  les autres au xi* avec M. Koschwitz', en s'autorisant des formes et du style, si l'on n'est point dupe ici d'un archaïsme artificiel comme le suppose M. Louis Moland, cette curieuse composition inaugure le genre héroï-comique qui se trouve

(ainsi dès le premier jour aux prises avec l'épopée sérieuse, fille de l'enthousiasme et de la foi.

Consacrée d'abord au récit des prouesses de Charlemagno et de ses barons, au tableau des vertus et des merveilles delà chevalerie dans la Terre Sainte, cette forme héroïque servit bientôt à ridiculiser la honte des défaites, la folie etla vanité des entreprises avortées, des promesses sans effet et des menaces sans résultat. Dès le temps de Philippe Auguste, elle avait enve- nimé la vieille rivalitéde la France et de l'Angleterre. Un trou* vère normand, André de Coutances, composait le Roman des Français^ pour consoler Jean sans Terre de la perte de ses pro- vinces sur le continent. Un autre rimeur du parti opposé ri- postait par un poëme dont le premier vers dit toute la pensée :

Honi soit li rois d*Engleterre I

i. V. Bomania, p. 1, 1880. 2. Les Épopée* française*, 1. 111. S.v./iomoma, loc. cit., 1880 4. ffi*t. litt., t. XXlii


m CUAPITUE VU.

^ Les menaces et les fanfaroanades qae les souverains an- glais se croyaient en droit de renouveler contre la France, depuis le vœu fameux et inaccompli de Guillaume Je Con- quéranty devinrent un sujet de représailles pour nos trou- vères. La Pais aux Anglais^ petit poëme en vingt-trois qua- trains, est une mordante critique des projets d'invasion annoncés à grand bruit par Henri III. Le monarque anglais a réuni ses barons dans son palais : avec l'emphase d'un matamore de comédie, il jure d'exterminer les Français, d'emporter Paris d'assaut, de mettre le feu à cette eau qu'on nomme la Seine, de brûler tous les moulins, et de transporter à Saint- Edmond de Londres, sur un chariot, une certaine chapelle dont il a grande envie, peut-être la Sainte-Chapelle, bftlie récemment par saint Louis. Ce beau rêve du nouveau Pyrrhus est brusquement interrompu par une sortie vigoureuse d'un de ses barons, Simon de Mont- fort, qui rappelle que les Français ne sont pas des agneaux, et que malheur arrive à qui ose mettre la main sur eux. Les Anglais s'en aperçurent à Saintes et à Taillebourg.

Ces courts fragments de satire historique reproduisent dans leur concision et leur nudité la forme première des chansons de geste. Bien qu'il y ait là une déviation, un travestissement de la^ poésie guerrière, on ne peut y voir encore une parodie complète et préméditée des usages, des mœurs et des exploits de la chevalerie. Cette parodie ne se fit pas longtemps attendre; nous la retrouverons bientôt triomphante dans un grand poème, dont l'examen termi- nera pour nous l'histoire du xiu« siècle. Mais d'abord rappe- lons en peu de mots sous quelle influence s'éveilla contre igi société féodale l'esprit de critique et d'opposition.

Les invasions normandes durant la période carlovin* gienne, les croisades sous les premiers Capétiens, avaient été pour )es barons une rude école, où presque tous ache- tèrent chèrement leur blason. Mais quand l'invasion se fut arrêtée, quand on eut oublié le chemin de la Terre Sainte, quand la Justice du roi suffit à protéger tout le pays, la féo- dalité oisive vit son prestige décliner. La tour du seigneur,


HOMâNS, épopée satirique. i2d

qui avait abrité si longtemps les chaumières voisines à Tom- bre de ses créneaux, se dressa au milieu d'elles comme une ennemie. Les hommes d'armes, qui n'avaient plus à com- battre le Sarrasin ou le Normand, passèrent leur vie à tour- menter ics serfs et les vilains. Les tournois eux-mêmes, stériles parodies des grandes passes d'armes, où les ancêtres avaient versé leur sang pour la gloire de Dieu ou le salut de la patrie, frappés tour à tour par les interdictions royales et les censures ecclésiastiques, devinrent bientôt l'objet des moqueries populaires. Longtemps avant que Jacques Cœur fit sculpter sur les murs de sa maison de Bourges un car- rousel de chevaliers à ânes, l'Angleterre se divertissait au récit grotesque du tournois de Trottenham, où les bouffons tenaient la place des héros. En France surtout, où l'on s'en- nuie si vite, même des meilleures choses, plus d'un audi- teur commençait à bâiller devant l'interminable énuméra- tion des joutes de Chauvenci, et ne prélait qu'une oreille distraite aux compilations héroïques de Chrestien de Troyes. La. caricature, ce terme fatal de l'épopée vieillissante, eut son tour. Tandis que certains trouvères de châteaux es- sayaient de reconstruire, avec un enthousiasme rétrospectif, les vieilles légendes carlovingiennes môlées aux souvenirs de l'antiquité classique, un sentiment tout opposé inspirait de profanes et malignes contrefaçons. A côté des types con- sacrés de Roland, d'Olivier, d'Ogier, héros brillants et ma- gnanimes, apparut la laide et ignoble figure d'Audigier *, le plus couart, le plus vil et le plus déloyal des chevaliers :

Onques plus coarz hom, ce dit Testoire *, N'entra en abaie ne chapitoire.

Certes, ce serait faire injure à l'Arioste et à Cervantes, que de mettre leurs immortelles créations en parallèle avec ce triste poëme, composé sans doute àl'usage du peuple des carrefours par quelque jongleur de bas étage. Pourtant, il


1 . ynb'iauXf Barbasan et Uùouj i, IV» ft. nisloire»


«26 CHAPITRE YII.

est impossible de ne pas reconnatlre dans cette grossière parodie un des premiers essais du genre héroï-comique. Taillée sur le patron des vieilles épopées chevaleresques, formée comme elles d'une série de couplets monorimes, elle en reproduit exactement les détails dans leur ordre chrono- iogique. L'auteur commence par nous faire connaître la famille de son héros : le comte Turgibus son père, à la chair jaune, pâle et bouffie, au cou grêle et long comme celui d'une autruche, grand homme de guerre, qui perce avec sa lance les ailes d'uo papillon ; près de lui som aimable moitié Hainberge, qui était

Et borgne et tigneoso. De cette belle union naquit Audîgicr :

Quant Audigier naqui, grant Joie i ot

Début solennel souvent employé dans les poèmes épiques, et que le conteur répète deux fois avec l'intention bien évi- dente de s'en moquer. Les présages obligés à la naissance de tout héros ne sont pas non plus oubliés. A défaut des ros- signols qui restent muets, des étoiles qui ne songent point à luire en l'honneur du nouveau venu, une ânesse, une vieille chienne et une chatte borgne annoncent par un hor- rible vacarme sa gloire future. Arrivé à l'adolescence, Audî- gier est un type achevé de laideur, de maladresse et de gros- sièreté.

Il et pale le vis * et teste noire ,

Et ot grosses espaules et ventre moire*.

Il est armé chevalier, et vient essayer la force de son bras contre une vieille mégère du voisinage, espèce de dragon femelle, escortée de ses trois filles, antithèse vivante des trois Grâces. Aussi mal accueilli par elles que Don Quichotte par sa Dulcinée de basse-cour, le pauvre Audigier est battu,

1. visâgë.

a. Mtigiâ« 


BM


ROMANS, ÉPOPÉE SATIRIQUE. i27

emprisonné, et n'écbappe qu'après avoir embrassé pis que le visage de la vieille. Ces nobles exploits se terminent par le mariage du héros avec la hideuses Tronce Crevace. Malgré la platitude et la trivialité d'un tel récit, le nom d'Audigier resta populaire au moyen âge, comme une injure à l'adresse des gentilshommes dégénérés.

Une ironie plus ingénieuse et plus discrète semble avoir inspiré à un autre trouvère normand, Thomas de Bailleul, un petit poème satirique, où sont parodiées les grandes luttes de la féodalité et tout le terrible appareil des combats. On croi- rait lire un fragment d'épopée chevaleresque, dont le récit grave, solennel et emphatique est subitement interrompu par une chute burlesque et imprévue. Un duel immense se prépare : le monde est partagé en deux camps. D'un côlé flottent les bannières des Perses, des Grecs, des Siciliens, des Lombards, des Toulousains, des Gascons, des Poitevins ; de l'autre celles des Esclavons, des Allemands, des Bourgui- gnons, des Picards, des Normands, des Français et des An- gevins. Déjà la plaine retentit du cliquetis des armes, du bruit des tambours, des trompes et des cors d*ivoire. Les dames éplorées, les cheveux épars, s'apprêtent à contem- pler du haut des murs cette effroyable mêlée, où va se déci- der le sort de leurs frères, de leurs maris ou de leurs amants :

Li dames regardaient où il est grant tintin ^ De tabours et de tromps, de maint cor yvoirin.

Les chevaux hennissent, les clairons sonnent, le sang va couler à flots, quand tout à coup arrive un pèlerin tenant à la main...» quoi ?... un crucifix ?*.. un rameau vert?... Non.... mais un grand hanap de vin qui réconcilie les deux partis. Louis XI se rappelait-il ce dénoûment, quand, pour arrêter la formidable invasion d'Edouard ill, il lui opposait non des soldats, mais d'immenses tables dressées aux portes des villes et chargées de brocs de vin ? Que ce soit là, comme on l'a cru, une satire des éternels préparatifs et des expé- ditions avortées de Jean sans Terre contre la France * peu

i Bruit


128 ClIAPiTUE VU.

importe I Ce qu'il y a de curieox dans ce passage, c'est de voir le trouvère déployer toutes les magnificences de l'épopée chevaleresque pour s'eu moquer, joaer avec Fen- thousiasme guerrier, et le montrer vaincu par l'irrésistible éloquence d'un verre de vin.

Parmi ces premiers rudiments inrorroes, ces filets égarés et lointains du genre héroï-comique, citons encore un petit poème moitié flamand, moitié français, récemment décoa- vert par M. V. Le Clerc sur les feuilles poudreuses d'un ma- nuscrit oublié depuis des siècles. C'est l'histoire d'une croi- sade bourgeoise contre le château de Neuville * . Les cheva- liers sont des tisserands : leur chef Simon Banin les avertit de se tenir prêts au premier coup de cloche. La scène da serment, celle du départ, offrent une amusante parodie des récits chevaleresques. Les bourgeoises en larmes se jettent au cou de leurs maris, aussi désolés qu'elles à l'idée de cette terrible expédition. Tous les types traditionnels^ depuis Homère, se trouvent reproduits là avec un mélange de plai- sant et de sérieux qui annonce déjà le vrai ton de l'épopée badine. C'est d'abord le belliqueux Makesai, qui s'arrache des bras de la tendre Comméiine son épouse, alarmée par un songe funeste, comme la Pauline de Polyeucte. Puis

viennent les adieux du jeune Farlet Ortin à sa blonde amie Wisebell. Enûn les recommandations du sage Liépin, gras et lourd héros, Agamemnon bourgeois qui aspire à l'éche- vinage, et se résigne par ambition à gagner un peu de gloire au meilleur marché possible. Après avoir enfourché à grand'peine son cheval, qui gémit sous le poids, il s'en va le cœur dolent, étouffant de peur et d'embonpoint sous son armure, et priant Dieu de le ramener sain et sauf à sa maison. L'armée, réunie non sans effort, va se mettre en marche, quand éclate un coup de tonnerre qui met fin au poème comme à l'expédition. Il est permis de voir, dans ce facétieux récit, une satire inspirée par l'esprit féodal contre les communes

1. ifist. m., uiiiii'


ROMANS, ÉPOPJIE SATIRIQUE.


129


\


flamandes. Peut-ôlre la noblesse se veageait-elle ainsi de l'outrecuidance de ces manants qui avaient osé la battre plus d'une fois à Bouvines comme h Gourlray. Mais la parodie n'en existait pas moins : il était facile de la retourner contre ceux même qui semblaient en profiter. Les jongleurs po- pujaires ne s'en firent pas faute : tout le bagage épique y passa.

Les récits de voyages, cette mine inépuisable de menson- ges et de merveilles, qui est devenue, de nos jours, la res- source des libraires, après avoir été celle des conteurs du- rant des siècles, occupent aussi une grande place dans les romans du moyen âge. Homère avait tenu la Grèce entière suspendue à ses lèvres en lui racontant les aventures d'U- lysse chez les Lestrygons et les Cyclopes. Depuis Homère, tout héros d'épopée a voyagé : le sage Ênée lui-même, à l'esprit si peu romanesque, s'égare un moment chez les Harpies avafit d'arriver à Carthage.Le moyen âge trouvait là de quoi satisfaire son amour du merveilleux , son mépris de la vraiseW blance, sa manie d'érudition confuse^ inexacte, et Son infati*^ gable prolixité.* Du merveilleux à l'absurdei le pas est rapide, et il l'eut bientôt franchi. Les voyages aquatiques et aériens d'Alexandre, dans un des poèmes les plus populaires du xiii° siè«  cle, peuvent nous donner une idée des .extravagances aux- quelles se laissait entraîner très-gravement et très-longuement l'imagination des conteurs. Le bon sens gaulois ne tarda pas à protester contre l'absurdité de ces légendes : on s'en mo-^ qua en les exagérant. Parmi ces innombrables pièces bur- lesques que les jongleurs nous ont léguées sous le titre de : FatrasieSy il en est une intitulée : Un dit d'aventures^, Cest l'histoire merveilleuse et incroyable d'un voyageur égaré dans une forêt enchantée, attaqué par des brigands qui le criblent de coups de poignard sans lui faire le moindre mal^ sauvé par l'intervention charitable d'une louve et de ses douze louveteaux, tombé à l'eau, puis retiré par un pkheui^


i.Bist, utt., i.XXllU


9


130 CHAPITRE YIl.

qui meurt d'effroi en le voyant pris dans son filet, bientôt avalé par un monstre terrible, et délivré miraculeusement par un taureau, qui attaquj le monstre et lui crève le ven- tre d'un coup de corne. Tout entier au plaisir qu'il éprouve en revoyant le jour, le conteur arrête là le récit de ses aventures^ uniquement par discrétion et dans la crainte de passer pour un menteur. On le voit, Gulliver avait des an- cêtres au xiu^ siècle, tout aussi bien que Roland Furieux et Don Quichotte.

Les Vies des saints elles-mêmes, ces pieuses et naïves lé- gendes si chères à l'imagination des peuples, devinrent, comme les chansons de geste, l'objet de burlesques paro- dies. Sans doute, ces plaisanteries, gpàce à leur platitude même, étaient assez innocentes : des moines, des abbés se les permettaient sans remords. Quand on tolérait dans l'É- glise les fêtes de l'Ane, est-il étonnant qu'on se soit diverti aux dépens de saint Oyson, frère de saint Gourdin ; qu'on Rit raconté les miracles de saint Tortu, le plus grand saint qui soit au monde, puisqu'il console les affligés, rend amis ceux quijie se sont jamais vus, et, sans le secours du maire ou du bailli, réconcilie ceux qui allaient se battre ? Or, quel est donc ce grand saint Tortuî C'est le vin, ainsi nommé parce qu'il fait marcher de travers.

Cette parodie du monde féodal et religieux que nous avons suivie dans les plus légères et même dans les plus obscures productions du moyen âge, s'étend et prend des proportions vraiment épiques dans un ouvrage dont le suc- cès devait égaler, surpasser même celui des plus Jameux poënaes chevaleresques, Iq Roman de Renari.


r


CHAPITRE VIII


LE RENART


Au XIII* siècle, Tœuvre satirique par excellence, celle qui domine toutes les autres par l'importance et la popularité, c'est le Benart, vaste parodie qui se joue, se parle, s*écrit; recueil de toutes les médisances qu'on raconte le soir à la veillée; écho des rancunes qui animent les petits contre les grands, des hardiesses politiques ou religieuses qui traver- sent l'imagination des hommes d'État, des jongleurs, des moines, des savants; cycle immense, en un mot, où se développe sous toutes les formes le génie d'opposition. Le poëme de Renart offre, dans la forme et dans le fond, une image complète du moyen âge., Ce qu'il a de confus, d'iiico^ hérent même, est un trait de vérité historique. On comprend qu'en Grèce, chez un peuple où se rencontrent, tout d'abord, des idées et des forces extrêmement simples et, par suite faciles à organiser; où les genres littéraires naissent les uns des autres, comme les institutions, par une sorte de déduc- tion logique ; où la société n'est entravée dans sa marche ni par la complication des intérêts, ni par l'embarras des sou- venirs, ni par les ruines accumulées de deux ou trois civi- lisations antérieures; on comprend que chez un pareil peu- , pie, l'art ait reçu de bonne heure une forme arrêtée. Mais le moyen âge est loin d'offrir la même simplicité. Là se pré- sente un chaos de forces désordonnées qui travaillent mu- tuellement à se détruire, le monde ancien et le monde mo- derne, les traditions germaniques et les traditions romaines, les droits féodaux et les libertés communales, la raison et la foi, l'Église el l'État : tout ce qui sortira de là, mœurs,


1


i32 , CHAPITRB VIII.

lois, apis, sciences, philosophie, théologie, se ressentira de ce pêle-mêle. Tel est le caractère du Renart.

Création ou plutôt compilation gigantesque, mélan^^e bi- zarre d'ignorance et d'érudition, de détails grossiers, fasti- dieux, discordants, et de saillies vives et légères, il s'étend d'un bout du moyen âge à l'autre, recueillant sur la route toutes les inspirations, se grossissant des folies et de la sagesse de chaque époque; œuvre collective élevée aux frais de l'esprit public, comme ces cathédrales interrompues et reprises durant des siècles, où des générations entières ont travaillé, où des milliers d'artistes ont usp leur vie et leur ciseau, puis sont morts inconnus ^. Ainsi meureat les poètes du Renart. A peine quelques noms sont arrivés jusqu'à nous, ceux de Pierre de Saint-Gloud (auteur de la 11« bran- che, édit. Méon); de Richard de Lison, trouvère normand (28« branche); de Jacquemart Giellé de Lille en Flandre. Tout le monde met la main à l'œuvre, grands et petits, prêtres et laïques, clercs et bourgeois. L'un d'eux nous apprend qu'il fut abbé de la Croix en Brie,

Uns prestres de U Groiz en Brie *

• •••••••••••a

A mis son estude et s'entente

A fèrc une novele branche

De Renart, qui tant sot de ganche '•

L'autre, épicier pendant dix ans;

Marchéans fu et espiciers

Le tens de dix ans tous entiers.

1 . Le cycle complet de Reaart, tel qu'il noMS est paf venu, Contient prèé dé 120>000 vers, ainsi répartis :

Reinardus Vulpes ^ 6.60ff

Reineke (allemand) 2.266

Reineke Fuchs (id.).: 6.8S4

Reinaert (flamand. — Ane. et nouv) 10. 150

Le Renart français 30.000

Le Couronnement de Renart i 3.398

Renart le Novel 8.J048

Renart le Contrefait 50 . 90U

a '

Total 118.246

2. 25* branche. Y. 15,210. Rothe, les Romans de Renart, 2. Sut de ruse.


LE RENART. 433

Tous les genres de littérature se mêlent, se croisent comme toutes les classes de la société, dans ce cadre sans fin : fabliaux, apologues, moralités, chanson^ et musique, dissertations scientifiques, sermons, histoires sainte et pro«  fane, ancienne, et moderne. Au milieu de cette vaste cbhue

y I

de souvenirs et de créations, l'œuvre monte, monte tou- jours, fantasque, bizarre, sans souci du plan ni de l'ensem- ble. Pour comprendre comment tant, d'inspirations diverses ont pu se concilier entre elles, il faut se rappeler la liberté de composition que le moyen âge laissait à l'architecture et à la poésie : il faut se représenter ce canevas immense sur lequel chacun^ brode à sa fantaisie, l'artiste une figure, 1^ conteur une légende. Ces branches du Renart, qui se rat- ^ tachent au tronc principal, sont comme les chapelles que le caprice des architectes a semées tiutour de la nef. Chacune d'elles nous représente l'inspiration individuelle travail- lant sur une idée qui appartient à tout un siècle. Autour du poème capital se groupent une foule de créations secon- d^ireç, chansons, jeux-partis, mascarades, comme autour des murs de la cathédrale s'agitent les fêtes de l'Ane, les- processions des Fous et des Innocents ^

Là légende de Renart peut se diviser en trois périodes parfaitement distinctes :

L'une, qui comprend les quatre poèmes primitifs du Reinardus vulpes (latin); du Reinecke (allemand), du Rei- naert (flamand), et enfin du Renart (français), le plus con- sidérable de tous. C'est là ce qui constitue l'Ancien Renart (fin du xii« et commencement du xui® siècle);

L'autre qui remplit la fin de ce même siècle, et à laquelle se rattachent les deux poëmes du Couronnement çle Renart et de Renart le Novel;

La dernière ouvre un nouveau cycle, Renarp le Contre- fait, et un nouveau siècle, le xrv«.


434 CHAPITEB VIII.


ABcleM Bcmart*


De longues discussions se sont engagées sur les origines du Benart, sur l'époque de sa composition, sur Tes migra- tions de cette légende qu'on a fait descendre ou remonter tour à tour du nord à Test, et de Test au nord. Les érudits flamands surtout l'ont réclamée comme un héritage natio- mal ^ : Grimm de son côté l'a revendiquée pour l'Allemagne : Goethe 8*en est emparé à ce titre. Un fait certain, c'est que le poème de Renart n'est pas plus l'œuvre d'un pays que d'un homme : il appartient évidemment aux provinces du nord et de l'est de la France (Artois, Lorraine, Picardie, Champagne), et aux cor^rées voisines, telles que l'Alsace, la Flandre et le Hainaut. Ses deux limites sont le Rhin et la Loire ^ Les noms des villes, des châteaux, des fleuves cités dans le poëme en sont une preuve incontestable. Mone place la composition du Reinardtis vulpes, qu'il considî^re comme l'œuvre primitive, entre le i® et le xii« siècle; Ro- bert (fables des i«, xi% xii* et xiu« siècles) croit que le poème français de Renart fut écrit dans l'intervalle de la première et de la deuxième croisade. Le Grand d'Aussy re- garde Pierre de Saint-Gloud, qui vivait au commencement du jni^ siècle, comme le premier auteur de cet ouvrage. Quoi qu'il en soit de toutes ces opinions, on peut affirmer que l'immense popularité du Renart date surtout du xiu siè- cle. Gauthier de Coinsy, dans son livre des Miracles de la Viergef composé en 1233, censure les gens d'Église qui son- gent moins à suspendre dans les chapelles les images de Notre-Dame, qu'à faire peindre dans leurs chambres à cou- cher les aventures d'Ysengrin et de sa femme :

1. V. VS^ilhem, Étude sur le Benart flamand, ' 2. t En 1112, Teudegald de Laon, que 1 évéque Gaudri avait guraoromé Jsengrin à cause de sa ressemblance avec le loup, lui rend, avant de le firappier, cet odieux suroom, qui dès lors était populaire, et qui n'avait pu le devenir que



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, LE RENART. iSK

En lor moustiero ne font pas fere Si tost l'image Nosti^ Dame, Gom font Ysengrin et sa fàme , , En lor chambres, où il reponnent ^,

\ l

Une autre question longuement ^igitée, c'est de savoir à quelle occasion le Renart fut composé.' Eckardt, et Mone ^ après lui, ont cru voir dans la querelle d*Ysengrin et de Benart une allusion directe et suivie à la guerre de Zwen- tibold, roi de Bohême, avec un certain Régînard ou Ré- gnier d'Austrasie. Gette hypothèse, réfutée par Grimm et Raynouard (Journal des savantSy 4834), a été reprise et discutée de nouveau par M. Saint-Marc Girardin, à propos , de Renart le Novel (Journal des Débats), Nous n'essayerons pas de suivre ces discussions qui nous entraîneraient hors des limites de notre sujet. Il nous sufût de les indiquer. La légende de Renart est évidemment antérieure aux événe- ments dont il s'agit. Il est possible qu'à certaines époques, il y ait eu des rapprochements, des allusions à certains personnages et à certains faits historiques; mais l'exis- tence de la légende en est complètement indépendante. Dès la plus haute antiquité nous voyons le renard en guerre avec les autres animaux, et surtout avec le loup son voisin. C'est l'animal trompeur, rusé, hâbleur et sentencieux. Ésope en a fait ]ç héros de ses fables. Horace nous recommande aussi de nous méfier du renard :

Ne (allant animi sub vulpe latentes.

L'idée même de cette vaste mascarade, où passe la so- ciété tout entière avec ses vices et ses ridicules, n'appar- tient pas seulement au moyen âge. Homère, après avoir composé Vlliadef s'amusait à parodier, dans la Batracho- myomachie (combat des rats et des grenouilles), la lutte sanglante des ambitions et les folies héroïques qu'il avait immortalisées. L'apologue est une des formes les plus an-

1. HeposenU — Hisl. Litt. XVI, 234.


'V


36


CHAPITRE Vin.


tiennes <|e )a satire, fome piquante et discrète^ cpii per- met de prêter aux bêtes Tesprit qu'on n'ose pas toujours ionner aux, hommes. Un des auteurs du Renart invoque i l'appui de sa fiction l'exemple de l'ànesse de Balaam. iî'est encore une autorité, si ce n'est pas une malice.

Dans l'origine, le mot de Renart est un nom propre îomme celui de Noble et d!Ysengrin. Toutes les fois qu'on ^eut désigner l'animal lui-môme, on l'appelle Vorpil on jorpiL C'est le nom que lui donne le poète de la pre- nière branche, lorsqu'il nous montre Eve frappant la mer l'un coup de baguette et en faisant sortir les deux rivaux, e Gorpil et le Leu (loup).

Entre les autres en issi * '

Li Gorpil, si asauvagi,

Bons ot * le poil corne RenarU

(!»• branche,)

De là, sans doute, est née cette hypothèse d'qn certain lue Réginard ou Régnier auquel le ^orpt7 est comparé. Renart est le type et le héros d'une génération nouvelle, ^e monde commence à se désenchanter de la force pour idorer une autre puissance, Vadresse, la ruse, ce qui s'ap- )el]era plus tard la politique.

Icil Gorpil nos senefie Renart, qui tant sot de mestrie. Tôt cil qui sont d'engin et d'art Sont mes tuit* apelé Renart.

{rbtd,)

Renart, et c'est là ce qui fait son originalité, ne ressem- )le en rien aux personnages des épopées chevaleresques. )an8 les chansons de geste, le héros est doué d'une force )rodigieuse, d'une bravoure téméraire à l'excès : il fend les oehers d'un coup de son épée, comme Roland à Ronce- aux; il se lance tête baissée dans une série d'exploits ou de

1. SortK.

2. Eut.

3. Tout.


f.B RBNART. 137

folies romanesques; il a pour lui les enchantements cle la féé Morgane ou du magicien Merlin. Renart e^inréduit à .ses seules forces : il a les griffes :moins solides, la peau moins épaisse que son compère et sa victime Ysengrln. Le merveilleux ne lui vient point en aide : c'est un iiéros tout prosaïque. Ignorant le fanatisme chevaleresque du point d'honneur, il fuit au besoin devant l'ennemi, mais réussit toujours à sç venger. Enfin, Renart n'est pas un grand séi- x gneur comme Nobîele Lion, Brun Vours, ou Firapelle léopaurd, mais un simple baronnet,- pauvre comme un cadet de fa* mille. Il vit retiré dans son château de Malpertuis, ou mau- vais trou^ avec sa femme

Hermeline la preude dame,

Qui moult estoit cortoise et franche ;

(2* branche.)

et ses trois fils Percehaie, Malebranche et Rovel. Souvent

la faim entre à la maison :

V

Ce fu en mai au tens novel Que Renart tint son fils Rovel Sor ses jenouz ^ à un matin, Li enfes* ploroit de grant fin', Por ce que n'avoit que mengier*.

(28« branche,)

Renart, qui connaît tout le pouvoir de l'éloquence, com- mence par faire un beau discours à ses enfants pour caliper leur appétit, puis médite quelque bon tour. Vrai chevalier d'industrie, il s'en va gaaignant à travers le monde, flattant, cajolant, mendiant, volant, inventant des prodiges d'adresse et de diplomatie pour la conquête d'une andouille, d'un jambon ou d'un poulet. Comme Figaro, il peut se flatter de dépenser chaque matin, pour vivre, plus d'esprit que Noble pour gouverner ses États.

1. Genom.

2. Eafant. •Ç Faim.

4. Quoi manger.


438 CHAPITRE VIII.

Malgré tout, Renart n'est point un philosophe chagrin ni déclamateur. Il ne se désole pas comme Archithrénius,ou ne s'emporte pas comme Guyot. Sa malice et sa gaieté triom- phent de tous les obstacles. Personnage discret, matois et prude Dty il accepte le monde tel qu'il est, et se contente de l'exploiter à son profit. Il se confesse, porte haire et cilice, prend la croix, chante la messe, ce qui ne Tempê'c'he ni de rire de l'enfer, ni de profaner les saints mystères, ni de croquer le milan son confesseur. Sophiste, diplomate, casuiste, dévot, hypocrite, gourmand, paillard, mentear effronté, faux ami, mauvais parent, esprit fort; à la fois Patelin, Panurge, Tartufe, Figaro, Robert-Macaire, voilà Reoart. Il a inventé le fameux distinguo : il aime, lai aussi, à voir lever l'aurore. Bohémien sans vergogne, il n'a point de préjugé de caste ni d'éducation : il se fera tour à tour jon- gleur, médecin, moine, voleur, et de tous ces métiers le dernier n'est pas le moins honnête à ses yeux.

Autour de Renart se meut toute une société mystifiée par lui. Sa première victime est Ysengrin le loup, personnage violent, brutal et glouton, ridicule mari et courtisan mala- droit.

Puis vient Noble le lion, majesté solennelle, débonnaire et un peu niaise, égoïste à l'excès, entêtée de ses préroga- tives, se laissant monter la tête par ses courtisans et ses ministres, éclatant en menaces qui n'aboutissent point, et finissant toujours par être dupe des cajoleries de Renart.

Brun l'ours, conseiller du monarque, personnage grave et sournois, épais gastronome, qui a le défaut de trop aimer le miel.

Firapel le léopard, que Noble comble de ses faveurs, tout en essayant de lui voler sa femme.

Brichemer le cerf^ le Dandin de la cour, grand juge et grand discoureur.

Tardif Je limaçon, gonfalonnier du roi.

Bernard l'âne ou l'archi prêtre, orateur en vogue à la cour, malgré ses platitudes et ses bévues, chargé de célébrer les morts illustres.


LE RENART. 430

Tybertle chat, le seul animal capable xle lutter d'adresse &Yec Renart.

Belin le bélier, Escoffle le milan^ Tiercelin le corbeau, tous trois remplissant les fonctions de confesseurs. ^

Canteclerc ou Chanteclair le coq, trompetjtc de Tarmée royale.

Dans cette longue énumération, Renart compte de nom- breux ennemis, et à peine quelques partisans :

Grimbert le blaireau, son oncle, bonhomme sage, froid et indulgent comme le Philinte du Misanthrope, louvoyant entre les partijs, courtisan assidu de Noble et défenseur officieux de Renart, flattant la vanité de Tun, palliant les torts de l'autre. Aussi est-ce à lui que Renart confesse ses fautes de préférence, sûr qu'il est d'obtenir l'absolution.

Cointeria'ns le singe, cousin de Renart et admirateur pas- sionné de ses.talents, avocat des cours pjénières, joignant au pathétique des paroles celui des gestes et des grimaces.

Gilfie ou Rakenau la guenon, tante de Renart, maîtresse plaideuse et parleuse, dame d'âge et d'expérience, rompue à toutes les subtilités de la chicane, et dont le babil mettrait en déroute les avocats les plus retors.

Le choix des visages et des costumes, dans cette masca- rade allégorique, est déjà une satire : les principaux types de la société y sont représentés. L'homme ne se mêle guère à l'action qu'à titre de comparse, comme le Deus ex machina, pour hâter le dénoûment et contribuer aux triomphes de Renart. Ici, c'est le charretier auquel Renart vole ses an- guilles ; là le vilain Liétart qui lui fait hommage de son poulailler. En général, le poëte choisit des personnages po- pulaires, tels qu'un paysan, un moine ou un abbé.

Ce qiii constitue le fond môme du poème, c'est la lutte de Renart contre Ysengrin ; le triomphe de la ruse sur la force brutale.^ L'origine de cette longue inimitié est l'amour adul- tère de Renart pour Hersent la louve, di^me légère, dont la vertu trouve peu de créance à la cour. Ysengrin, furieux, a , juré de se' venger ; il s'emporte en menaces, puis finit par se réconcilier^ et retombe, sans cesse, victime de sa crédulité


140 CHAPITHB Vin.

etde sa gloutonnerie} dans les pièges de son compère. Un jour il Tient frapper à la porte de Renart en le priant de loi laisser goûter quelques anguilles. Celui-ci lui persuade qu'il ne peut prendre part à ce repas succulent sans être moine, et lui échaude la tète avec de l'eau bouillante pour lui faire une tonsure. Une autre fois, en hiver, il Temmène à la pèche et l'engage, pour attirer le poisson, à tenir sa queue immo- bile dans, la rivière : l'eau gèle^ les paysans arrivent avec leurs chiens, et Ysengrin n'échappe qu'en laissant sa queue entre les mains des ennemis. C'est encore Renart qui attire Ysengrin au fond d'un puits, où il promet de lui foire voir le Paradis; c'est lui qui engage le roi malade* à se vêtir de la peau d'un loup écorché. Cette longue série d'espiègleries se termine par un combat singulier en présence de la cour. Belin a reçu la confession des deux champions. Ysengrin arrive le poil hérissé, les yeux rouges de sang. Renart est calme, réfléchi : d'après les conseils de sa tante Rakenan, il s'est fait raser tout le corps et frotter d'huile. It ne se lance pas sur son adversaire avec la témérité étourdie de nos che- valiers à Crécy et à Poitiers. Nouvel Horace, il prend la fuite pour user les forces d'Ysengrin, le tient en échec en lui lan- çant des tourbillons de poussière dans les yeux, lui bat le vi- sage avec sa queue mouillée d'urine, et, lorsqu'il le voit ha- letant, épuisé, se précipite sur lui et le terrasse. Renart va être déclaré vainqueur, quand par mégarde il laisse entrer sa patte dans la gueule du loup. La douleur lui fait |[>erdre connaissance ; il passe pour mort, puis revient à lui. Noble décide qu'il sera pendu, puisque le jugement de Dieu l'a condamné. Au même instant passe un moine qui demandée la ^râce de Renart, l'obtient et l'emmène au couvent. Re- nart prend l'habit, chante matines, édiQe les frères par ^a piété, malgré les nombreuses tentations dont il est assailli.

Les signes fet del moniage, Moult le tienent li moine à sage,


Et si fét moult le papelart.

{li* branche,)


LE RENART.


Ui


Cette lutte de Renart contre Ysengrin nous rappelle ceMe d'Utysse contre Polyphème dans l'Odyssée." Reiiart a plus d'un trait de ressemblance avec le héros grée. Sàn^ doute, Ulysse est tin personnage plus grave, plus moral, plus re- ligieux : il ne laisse échapper aucune de ces hardiesses impies dont le malin compère est si prodigue. Mais Ulysse est un homme positif, rusié, défiant comme Renart : c'est le génie de la patience et de la sagesse, non pas de la sa- gesse philosophi(}ue telle que nous Tentendons aujourd'hui, mais de cette sagesse pratique mêlée d'artifice et de men- songe, qui est la science des expédients ^. Minerve dit elle- même à son héros chéri : « Les patoles détournées ont fait l'objet de ta plus chère étude dès ton enfance \ » Renart s'écrie quelque part: « Quelle sagesse y a-t-il à dire ce qui est ? C'est la chose du monde la plus facile. » Ulysse rentre à Ithaque, sans se faire connaître, sous un habit de mendiant. Renart, qu'on croit mort, revient de même à Malpertuis déguisé en jongleur et feignant de parler anglais :

Fotre merci, dist-il, bel Sir, Moi saura fere ton plesir, Moi saver bon chançon d*Ogier, Et de Rolant et d'Olivier.

(22* branche,)

Hermeline, sa femme, moins fidèle que Pénélopei 6ô préparait à épouser son cousin Poincet, le Tox^^on (jeune blaireau). Renart assiste aux noces, chante à table, fait préparer le lit nuptial, et propose à Poincet, avant d'y en- trer, de se rendre en pèlerinage au tombeau de la PôuICé Il lui garantit qu'à ce prix, il est sûr de devenir père le len-^ demain. Poincet tombe dans un piège tendu par un mananté Renart, vengé, revient à la maison^ bat sa femme, l'injurie, puis se réconcilie avec elle, et lui raconte comment il a été èhassé du couvent après avoir volé quatre chapons; com- ment il est tombé dans la cuve d'un teinturier d'où il est

1 . 2of la, en grec, sagesse f ruse, habileté. C'est dant le même uns qu'on a dit Xbarles V le Sage, le Clerc, l'Avisé. S. Odyssée, liv. XllL


i42 CHAPITRE VIII.

sorti tout jaune; comment il a rencontré Ysengrin qui ne Ta pas reconnu, et l'a pris pour un pauvre ménétrier anglais ayant perdu sa vielle. Renart triomphe jusqu'au bout par la ruse : le héros reparaît dans Ulysse, dès qu'il ason arc entre les mains.

Noble, offensé, veut en finir avec ce dangereux voisin : il convoque le ban et T arrière-ban de ses vassaux, et vient assiéger Malpertuis. Renart tient bon, s'introduit pendant la nuit dans la chambre de dame Orgueilleuse (la lionne), et joue auprès d'elle le même rôle que Jupiter chez Amphitryon. Fatigué des longueurs du siège, le roi accepte des copditions de paix ; Renart est comblé d'honneurs. Aucun genre de succès ne lui manque en ce monde : il est le favori du roi et ridole de toutes les femmes. Hersent, la grande aboyeuse» prie pour lui avant le combat qu'il doit soutenir contre Ysengrin, son mari ; dame Orgueilleuse lui envoie son an- J3eau pour le sauver ; la Léoparde le reçoit à la place de Noble ; Hermeline lui pardonne ses infidélités. Au milieu des fêtes de la cour, Renart engage avec Ysengrin un impru- dent pari qui doit arrêter le cours de ses exploits amoureux. Il passe de nouveau pour mort : la cour entière prend le deuil. Bernard, Tarchiprôtre, est chargé de prononcer son oraison funèbre. Il vante la sainteté du défunt, le compare aux apôtres, entasse dans son discours les platitudes les plu^ comiques et les plus triviales, rappelle les amours de Renart avec Hersent, avec dame Orgueilleuse, et invite le roi, quiTécoute, à tout pardonner. Sous l'impression de ce magnifique discours, tout le monde prie pour l'âme de Re- nart; mais, au moment où l'on se prépare à le mettre eH terre, le voilà qui s'avise de ressusciter, pour narguer la mort et ses ennemis.

Tout ce que le moyen âge a vénéré, pratiqué avec toi, avec amour, pèlerinages, croisades, miracles, pieuses légendes, duels judiciaires, confession, chevalerie, papauté, sç retrouve là parodié sans éclat, sans violence^ avec une ironie douce et légère, qui n'est pour cela ni moins vive ni moins profonde. Pinte, la poule, étranglée par Renart^ est déclarée sainte'


LE RENART. U3

et martyre : il s'opère sur sa tombe maints beaipc miracles, dont nul ne peut douter, ajoute malignement l'auteur, puis- qu'ils furent attestés par Roonel, le chien. Renart, traduit devant le Lion, soupire, avoue en baissant les yeux, en se frappant la poitrine, en calomniant charitablement ses en- nemis, qu'il est un grand pécheur, et demande à partir pour, la Terre Sainte, afin d'y expier ses fautes. Noble y consent, bien qu'il se défie de ces voyages :

Qnar tait ^ ceste costume tienent, Qui bon i vont, mal > en revienent.

A peine hors de vue de la cour, Renart jette à bas son bourdon, sa croix, gambade, rit comme un impie, et croque le lièvre Couard, qu'il rencontre sur son passage. Les hommes eitx-mômes n'échappent pas aux critiques et aux malices de ces bètes si avisées. Tybert (le chat), pris aux lacs par la ruse infernale de Renart, se jette entre les jambes du curé, et le mutile, au grand désespoir de sa servante. Ailleurs, il v61e à un autre prêtre son cheval et ses livres, et lui fait passer un examen ridicule, où il le convainc d'ignorance. De là, il s'en va de concert avec Renart chanter la messe et les vêpres à Blaaigny : les deux amis se disputent bientôt à propos du partage des dtmes.

Dans le Reinardm Vulpes, Salaura, la truie, après avoir dévoré l'abbé \sengrin, se permet d'étranges réflexions sur les gens d'église et sur le pape : Renart feint d'être scanda- lisé et prend leur défense avec une maladresse préméditée, qui rend la cause dix fois plus mauvaise. Ailleurs, quand il • s'agit de partager la proie. Noble, émerveillé de ses talents, lui demande où il a.appris ainsi à faire le^ parts, surtout celle du maître ; le rus^ matois lui répond que c'est auprès d'un grand vilain à calotte rouge, dont il a retenu les leçons.

L'ancien Renart se distingue par un fond de bonhomie railleuse et sournoise. La satire se mêle perpétuellement à


  • I. Tous.

^. Mauvaii.


144 CHAPITRE VIIL

la fable, mais sans l^entraver ni rétouffer; elle perce plutôt qu'elle n'éclate, elle dit moins qu'elle oe laisse entendre. A mesure que nous avançous, les critiques deviennent plus di- rectes et plus amères, la fable perd de son importance, le type môme de Renart se modifie. Cette transformation est sensible dans le poème du Couronnement de Renartj fausse- ment attribué à Marie de France, et dans celui de Renart k Novel, par le Flamand Jacquemart Giclée.

Sceonde période* — lie eonronnemeMi de Htcnart et

Ifteiuurt le IVoTel*

Benart est devenu plus ambitieux : il ne se contente plus de la conquête d'un poulet, d'un jambon ou d'une andouille; il aspire à la royauté. Dès lors, son vrai rival n'est plus Ysengrin, mais Noble. Les jovialités de la jeunesse ont fait place aux préoccupations de l'âge mûr; les boutades, les coups de tête improvisés, aux combinaisons plus lentes de la politique; les malices gratuites, aux perfidies intéressées :

Quœrit opes et amicitiaSy inseroit honoH»

Pour arriver à ses fins^ il se rend auprès des frères mineurs et des jacobins. Les deux ordres étaient brouillés : il les ré- concilie et se charge pendant un an de leur éducation. Tous les moines deviennent passés maîtres en l'art de renardie* Sur ces entrefaites, le bruit se répand que Noble est dange-» teusement malade. Vite il arrive à la cour, déguisé en moine, et se fait annoncer comme étant le prieur du couvent voisiné il exhorte le roi à s'occuper du salut de son âme et de son royaume, et à dédigner son successeur. Noble répond qu'il a songé à Firapel, le léopard. Renart lui objecte que la royauté appartient de droii non au 'plus fort, mais au plus hahiki que le génie seul peut sauver les empires, et à ce propos il fait longuement son propre éloge, sans nommer Renart et sans avoir Tair de le connaître.

La ruse a complètement réussi. Renart, déclaré roi, achève


LE RENART. 145

de séduire le monde, joue le dés! atéressemeDt en refusant les dons de joyeux avènement qu'on lui offre, mais autorisé sa femme et ses fils à les accepter; il va en Palestine, y ac- quiert une immense réputation de courage et de sainteté, puis revient à Paris, où il est l'arbitre souverain delà, morale, de la galanterie et du bon goût. Émerveillé dô ses succès, le pape rappelle auprès de lui et en fait son conseiller intime. Dès lors nul ne réussit en ce monde, s'il n'est instruit dans Tart de renardie :


»


.. .Nus ne puet, ce poiset mi, Aujourd'ui venir à maistrie. Se il ne siet * de Renardie.

L'altératioa que nous avons signalée dans le poëme du Couronnement est plus visible encore dans celui de Renart k Novel. La fable proprement dite n'est plus qu'une partie se- condaire; les réflexions philosophiques, les sermons, entra- vent à chaque instant la marche du récit. A l'allure franche, légère et piquante de l'ancien Renart, succède un ton plus pédantesque et plus violent. En même temps, Renart le Novel offre le spectacle étrange d'un poëme antiféodal cafqué sur les épopées chevaleresques. Les animaux se font hommes, montent à cheval, se revêtent d'armures, donnent des tour- nois ; à la table de Noble et de Renart, les ménestrels chan- tent des couplets que l'auteur a soin de nous citer tout au long, sans oublier même la musique. Renart a déjà fait for- tune; ce n'est plus le pauvre baronnet de Malpertuis, mais un grand seigneur riche et puissant. Sa maison, construite de trahison, de haine, d'envie, de flatterie, ^si partout tendue de drap d'or. Malpertuis est devenu un château considérable, ceint de triples murs, garni de vivres, d'armes, de muni- tions de toute espèce. Enfin, l'œuvre de Jacquemart Gielée est infectée de ce faux goût d'érudition et d'allégorie, qui entre dans la poésie française avec le Roman delaRo&e^ et s'y


1. Afflige, s. Sait.


^


10


U6 GHAPITRB VlII.

-m&ÎDtieDt jusqu'à ViUou. Renart est comparé à Hector, à Tydée ; les ûïi du roi à Roland ; Noble à Judas Machabée. Quand celui-ci se rend à Malpertuis pour converser de la paix avec Renart, il est reçu par six princesseé, maîtresses du château : Colère, Envie, Avarice, Paresse, Luxure et Gloa- tonnerie. La nef sur laquelle Renart vient présenter la ba- taille au roiy dans* le détroit de Passe-Orgueil, est composée de tous les vices, bordée de trahison et clouée de vilenie :

Li fons est de maie ^ pensée^ Et s*e8t de tralson bordée, Et clauwée de viloinie, Et de honte très bien pôle *, Dq trecerie * en est 11 mas, Par ceste nave est Nobles mas K

I

Le drap gris, tissu d'hypocrisie et de paresse, qui enve- loppe le navire, est emprunté aux robes des moines. 'Clercs, prêtres, frères, jacobins, mineurs, hospitaliers, templiers, font l'office de matelots ; les cardinaux et le pape tiennent le gouvernail. L'Église entière s'avance, voiles au vent, sous le pavillon de Renardie.

Composé en 12^88, à la veille des luttes de Philippe le Bel avec le Saint-Siège et les templiers, Renart le Novel porte la trace des événements contemporains. Le clergé surtout y est sévèrement traité, accusé de mauvaise foi, de mauvaise vie et d'avarice. Ces attaques s'adressent de préférence aux hospitaliers et aux templiers, à ces ordres militaires et reli- gieux qui résumaient en eux les deux forces du passé, et dont les immenses richesses, accrues encore par^ l'imagination populaire, excitaient la jalousie des masses, la médisance des trouvères et la cupidité des rois.

Noble personnifie la vertu débonnaire et crédule, toujours prête à succomber; Renart, le vice actif, hardi, industrieux,


1. Mauvaise.

2. Enduite.

3. Tricherie-

4 Vaincu : de mater.


- _ LE RENART. 447

arrivant à tout. L'allîànçQ de Noble avec Renart, affirme le savant auteur, par une comparaison plus ridicule que plai- sante, ressemble à celle de Jésus- Ghriât avec le corps dans le mystère de llncaroation. Cette longue série de combi- naisons allégoriques, aussi compliquée qu'une feuille d'al- gèbre, n'a rien de très-divertissant. Si le poème y gagne en profondeur, à coup sûr il y perd en intérêt. Fortune arrive sur un palefroi magnifiquement harnaché, et propose à Re- nart de l'élever au sommet de sa roue. Le prudent person- nage, qui se méfié des infidélités de la dame, hésite d'abord. Mais Fortune s'engage à le placer en 'lieu sûr. La conclusion du poème est contenue tout entière dans la peinture allégori- que qui termine le manuscrit (fonds Lavallière, n<» 81). « La roue dci la Fortune est représentée de côté, avec moyeu et rais* Tout en haut, Renart se voit assis sur un trône, le front ceint d'une couronne, et vêtu mi-partie en hospitalier et en templier. Ses deux fils sont à ses pieds en costume de cor- deliei* et de jacobin. Orgueil est à sa droite, et dame Gilhe (ta guenon) siège à sa gauche. La dame Fausseté monte d'un côté de la roue, et la dame Foi tombe de l'autre. De plus, la dame î^oyauté se trouve précipitée au plus bas, entre Charité et Humilité ^. »

Ce triomphe scandaleux de la ruse, de cette arme anti- chevaleresque, conquérant en ce monde honneurs, gloire, sainteté, était un démenti donné aux idées du passé, une sa- tire de la société féodale, (.e bourgeois goguenard et défiant, tout en maudissant Renart^ tout en l'appelant la pz^ante béte^ en faisait son héros de prédilection. Il entrevoyait l'avéne- ment d'une nouvelle puissance, contre laquelle viendraient se briser la cotte de mailles et la hache d'armes des chevaliers. La victoire de Renart, après tout, était celle du faible sur le fort; et la force appartenait encore à cett^ noblesse, qui avait foulé si longtemps les petits sous les pieds de ses chevaux. Renart annonçait la décadence du régime arlsto- ' cratique, le roi de cabinet succédant au roi des batailles, les

1. Rothe, Les romani de Renart^


148 CHAPITRE VIII.

légistes entraDt dans le gouveroemeot, Tesprît de chicane entreprenant à son tour sa lente et tenace croisade contre TËglise et la féodalité. Le temps des preux est passé, celui des habiles commence. C'est le moment de s'écrier avec Ru- leLœuf :

UoH sont Ogior et Cbarlemaine»


CHAPITRE IX


XIV« SIECLE. - JEAN DE MEDNG

Uévolùtion morale, politique et religieuse. « Roman de la Rose

(2* partie).

Au XIII® siècle, la bonhomie grondeuse de Guyot, les do- léances plébéiennes de Rutebœuf, et la gaieté narquoise de Tancien Renart, n'ont rien encore de mens^ant. La sa- tire se joue autour de la société; elle secoue en riant sa ma- rotte (levant les grands seigneurs, les abbés mitres, les moines bien nourris, les béguines aux larges robes, mais sans colère, sans passion de détruire ; elle peut dire aussi :

En moi n'a ne venin ne fiel.

Dans rage suivant, elle devient plus provocante et plus audacieuse. Elle ne se contente plus de railler ce monde qui l'entoure, elle lui déclare la guerre. Les malheurs du temps présent, la longue lutte du pouvoir royal et du Saint-Siège, les scandales du schisme, la décadence de Tesprit chevale- resque, rimpopularité croissante d'un clergé riche et in- différent au milieu de la misère générale, les premières agitations de la liberté démocratique, offraient un texte suffisant à ces belliqueuses déclamations. Au fond de cette société que viennent désoler tour à tour la peste, la famine et la guerre, s'agitent d*âpres convoitises, de sôurdeà ran- cunes. Le roi, sans cesse à court d'argent, appauvri par les frais d'une administration plus compliquée, jette un œil d'envie sur les hautes murailles du Temple, derrière les- quelles les xhevaliers ont enfoui leurs trésors; sur ces riches abbayes qu'il protège et qui ne lui rendent rien; sur ces fiels


loO ' CHAPITRE IX.


1

\


^ l!abri de tout impôt. Le peuple, encore plus pauvre que son roi, ne serait pas fâché de yoîr dépouiller les ordres pri- vilégiés, dont la splendeur insulte à sa misère. Les tbéories de Wiclef et de John Bull auront bientôt passé le détroit ; bien- tôt bourgeois et paysans répéteront la vieille ballade saxonne: ) Du terres qu'Adam, bêchait et qu'Eve fUait, où était k genii'- l homme^l Toutes ces hardiesses, ces colères, ces menaces éclatent dans la satire populaire au xiy« siècle. Peu soucieux de trouver un plan ou un sujet original, préoccupés avant tout du désir de répandre dans la foule leurs médisances et leurs attaques, les poètes d'alors empruntent aa xiu* siècle un cadre tout fait, un canevas dont la popularité même as- sure à leurs satires un débit plus rapide. Jean de Meung continue le Bomande la Hose, commencé par Guillaume de Lorris, au temps de saint Louis. Une nouvelle pléiade de ri- meurs bourgeois, mécontents et révolutionnaires, s^mpare de cette vieille farce intarissable de Renart, et ajoute au tronc primitif une branche de cinquante mille vers.

Peu d'écrivains ont joui d'une réputation comparable à celle de Jean de Meung, de son vivant et après sa mort. Il est véritablement l'Homère de la satire au moyen âge, partoot lu, cité, admiré, entouré même de ce prestige merveilleux que les légendes populaires communiquent aut ppêtes des premiers temps. Marot compare Guillaume de Lorris à Ën- n^us; mais quand il arrive à son glorieux continuateur, il passe toutes les bornes de l'admiration : '

De Jean de Metmg s'enfle le cours de Loire* , ,

Etienne Pasquier le met hardiment en balance avec Dante et tous les poètes italiens réunis. La comparaison est peut- être juste, si l'on ne considère que l'immense popularité de l'œuvre et l'audace des invectives. Mais le trouvère français ne possède ni l'imagination puissante, ni le génie créateur ^u poète florentin ; il n'a pas su former comme lui unelangueâson

1 . Wheu Adam deWd aod Eve span,

Vtrere was then the gontleaiaa?


XIV* SIÈCLB. — JEAN DE MEUNG. 451

usage, et se conteûte«de celle que lui ont léguée ses devan- ciers. L'œuvre de Jean de Meuug est, moins une suite qu'une contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. On est tenté de se demander comment du milieu de ces fadeurs sentimen- tales a pu sortir la plus vive, la plus hardie, et parfois la plus brutale invective contre le présent. Autant Vaudrait se figu- rer les premiers coups de tocsin de la révolution française partant des pastorales de Florian, ou des buveurs de Téaiers venant s'asseoir tout d'un coup à côté des bergers roses et fri- sés de Watteau et de Boucber. Rien de plus dissemblable, en effet,' que les deux poèmes et les deux poètes. L'un, esprit dé- licat, ingénieux et maniéré^ est un élève d'Ovide, un ancêtre de Marot et de Voiture; l'autre, génie âpre, violent, cynique, lance le mot salé à la façon de Villon et de Régnier. Guil- laume de Lorris écrit pour plaire à sa dame ; Jean de Meung pour servir la politique envahissante et novatrice de Phi- lippe ie Bel. Celui-là n'est qu^un galant inofTensif ; celui-ci un batailleur inquiet, curieux et mécontent, bizarre com- posé 4e poète, de tribun, de moine, de philosophe, de pam- phlétaire, d'alchimiste et de géomètre, un véritable ency- clopédiste du temps. Héritier de Guyot et de Rutebœuf, il joint à la vieille malice gauloise l'humeur querelleuse et hautaine d'un libre penseur moderne.

Un mouvement de réaction, analogue à celui qui marque les premières années du xviu' siècle, éclate avec le xiv% Au mysticisme chevaleresque, religieux et sentimental de l'âge précédent, succède un débordement de sensualisme effréné, une séditieuse réclamation de la chair contre l'es- prit. Jean de Meung est un des plus énergiques représen- tants de cette révolution. Et pourtant ce réaliste, comme on dirait aujourd'hui, vient planter son drapeau au milieu du palais d'Allégorie. Il conserve tous ces frêles et impalpables fantômes, qui semblaient devoir s'évanouir devant un sou- rire de son génie railleur et prosaïque. En revanche, il introduit deux nouveaux personnages significatifs : Na- ture et Faux- Semblant. Un troisième acteur, déjà employé par Guillaume de Lorris, mais depuis grandi et transformé,


152 CHAPITRE IX.

occupe également une large place dans Je poème : c'est Rat' son. Dès le débuts elle annonce son entrée par un formi- dable sermon ou manifeste, qui ne compte pas moins de trois mille yers. Il est yrai, qu'elle se propose de consoler l'amant, qui, tout entier à sa douleur, se garde bien de Tin- terrompre et peut-être môme de l'écouter. Raison n'est plus la sage et froide conseillère qui oppose le calme de ses leçons aux emportements de la passion; c'est une discou- reuse hardie qui parie de tout à tort et à travers, une libre penseuse aventurière et indiscrète, qui attaque avec dé- dain les préjugés du vieux monde, les privilèges de la nais- sance, de la fortune et de l'habit. Au déclin d'un siècle de foi, on sent déjà la superbe révoltée, contre laquelle Pas- cal et Bossuet lanceront plus tard les foudres de leur ter- rible humilité. Érudite et prolixe, elle possède à fond les histoires grecque et romaine, et elle en abuse. Il faut en- tendre pour la centième fois la déplorable légende du roi Priam et de l'infortunée reine Hécube; ce qui ne nous dispense ni du récit de la mort d'Agrippine, ni de celle de Sénèque et de Néron. Ces lieux communs historiques, qui valurent à Jean de Meung une réputation de science in- comparable, sont entremêlés de hardies moralités à l'a- dresse des riches et des puissants, de digressions contre l'amour et d'anathèmes contre l'avarice. Pourquoi donc tant de colère contre les avares 7 C'est que le roi a besoin d'ar- gent. Les altérations de monnaie ont effrayé le capital, qui se cache dans les coffres du juif ou à l'abri des murs du couvent. La circulation du numéraire, cet aliment du crédit et de la prospérité publique, est une loi de la nature, que Raison se plaît à proclamer :

As richeces font grant lédure <, Quant il lortolent* lor nature. Lor nature est que doivent corre *, Por la gent aidier et secorre*.

(V. 5193 )

1. Injure.

2. Ealèveot. . 3. Courir.

4. Secourir.


XIV* SIÈCLE. — JEAN DE MEUNG. 153

Les richesses qui doraient ne profitent à personne. Les forcer à sortir et à passer de main en main, c'est donc pro- téger les intérêts de tous ; argument décisif, qui devait plaire à Philippe le Bel, et qui suffisait pour justifier la confisca- tion des trésors du Temple, et plus tard la sécularisation dès biena ecclésiastiques.

Nature n'est guère moins bavarde ni moins savante que Raison. Si elle a moins lu l'histoire, en revanche elle con- naît le secret des choses. Elle se charge de nous expliquer l^origine du monde, le mouvement des astres, la succession ^ des êtres, etc. Toutes ces révélations indiscrètes, réminis- . cences lointaines des vieilles utopies agitées dans les écoles de la Grèce et d'Alexandrie, mêlées depuis aux traditions bibliques, produisaient un effet merveilleux sur l'imagina- tion des contemporains; elles accréditèrent sans doute cette idée que Jean de Meung, le plus savant homme de son siècle, même au jugement de Gerson, avait déposé dans son poëme le secret du Grand-CEuvre, Pour nous, elles ont perdu presque tout intérêt. Cependant, il est curieux de voir ce libre penseur du xiv® siècfe réfuter l'opinion populaire sur l'influence des comètes. Il ne croit pas que leur apparition annonce la mort d'un prince ou de quelque grand person- nage, puisque le corps d'un roi, quand il est mort, ne diffère pas de celui d'un charretier :

Car leur cors ne vaut une pome Plus que li cors d'un charetier Ou d'un clerc ou d'un escuyer.

Trois siècles plus tard, eu plein règne de Louis XIV, Bayle, écrivant ses Pensées sur les comètes et se moquant du pré- jugé, commettait un acte de hardiesse, devant lequel avait reculé le génie intimidé de Bernouilli.

Mais Nature a une autre thèse plus importante, qu'elle se hâte de développer. Elle Sb plaint à son grand prêtre Genius de la folie des hommes, qui violent continuellement les lois relatives à la propagation de l'espèce. Fatiguée de produire en vain, elle a eu plus d'une fois la tentation de laisser finir


ltS4 CHAPITRB IX.


/


le monde, puisque tous, par la guerre et l'isolement des sexeSy semblent trayailler à sa destruction. Ici Tintention est évidente : c'est une attaque en règle dirigée contre le célibat religieux et les couvent?^ dont le -nombre s'était multiplié à l'infini depuis saint Louis. Le xiii* siècle, tout en glorifiant la galanterie, ayait exalté les vertus contraires, "abstinence et le célibat : il avait, dans bien des cas, subs- titué aux rapports charnels l'union mystique des cœurs. Oq se marie alors à Dieu ou à la Vierge. Saint Louis, même au sein du mariage, reste soumis à sa mère, et trouve dans sa femme moins une épouse qu'une sœur. Mais ces ravisse- ments de l'âme qui se perd et se noie dans la pensée du Créateur, ces amours platoniques et chevaleresques enve- loppés d'obstacles au milieu desquels se consument les mois et les années, ces soupirs stériles à la poursuite d'une in- trouvable Dulcinée, ne donnent pas aux champs un labou- reur, à l'armée un soldat, au roi un contribuable. Enfin toute cette population des couvents, rose, luisante et re- bondie, qui s'engraisse des sucs de la terre, qui récolte sans produire et reçoit toujours sans jamais rendre, appointe au fisc un grave dommage. Elle ne paye ni l'impôt du sang ni celui de l'argent. Le sensualisme de Jean de Meung a donc une portée toute politique. C'est moins encore le poète et le philosophe que l'économiste et le financier, qui réclame ici au nom de l'amour facile, positif et producteur. « Allez, dit Nature à Genius, auprès de l'Amour, et dites-lui que j'ai excommunié tous ceux qui négligent de travailler à la mul- tiplication de leur espèce. » Genius arrive à la cour de Vénus et de son fils, prend sa chape et son étole, monte en chaire et lit le mandement de dame Nature. II y joint de violentes malédictions contre Jupiter, qui mutila son père Saturne et donna ainsi un exemple dont les hommes ont trop pro- fité ; il foudroie de ses anathèmes les partisans du célibat, et lance sur eux une bulle générale d'excommunication. Son éloquence enflamme tous les courages, décide la prise du château de Jalousie et la délivrance de Bel-Accueil. Ce naturalisme hardi, violent, cyuique même, qui s'étaio


XIV* SIÈCLE. — ÏEAN DJS HIEUNG, 455

t

audacieusemènt dans Fœuvre de Jean de Meung,je rattache, malgré la distance des temps, aux philosophes du xviii« siè- cle. Sous ce rapport^ on peut lé considérer comme un véri- table ancêtre de J.-J. Rousseau : comme lui, c'est un apôtre de l'instinct et de la -passion ; comme lui, il a les aigres colères du misanthrope, les aspirations rebelles du tribun, la rhétorique bruyante et enflammée du pamphlétaire; coînme lui, enûn, il môle au récit d'une aventure romanes- que les longues dissertations morales auxquelles se com- plaisent Nature et Raison, et que ne dédaignent pas non plus Saint-Preux et Julie. Ses éloges de la vie primitive, ses éternelles descriplionâ de l'âge d'or, sont moins un regret poétique du passé qu'une amère satire du présent. Les har- diesses politiques du Contrat social, les doutes menaçants du Discours sur l'inégalité des conditions, sont déjà contenus en germe dans le Roman de la Rose, Origines de la société, du \ pouvoir royal, des dîmes, des impôts, de la propriété elle- même, tout est mis en question par le hardi complice de Philippe le Bel. Voltaire faisait trépigner d'aise le parterre et semblait ébranler le trône de Louis XV avec son fameux vers :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

Jean de Meung est bien autrement énergique et brutal en- vers la royauté, dont il est cependant le serviteur et l'allié :

Ung grant vilain entr*eus eslurent, Le plus ossu de quànqu'ili furent, Le plus corsu et le greignor * ; Si le firent prince et seignor. Cil jura qu'a droit » les tendroit Et que lor loges ♦ deffendroit •.

Le droit d'insurrection et la célèbre théorie du refus do


i. Tous tant que.

2. Plus grand.

3. Justement.

4. Maisons* 5.r. 9643.


iSe CHAPITKE IX.

l'impôt, ressuscitée de nos jours par M. deGenoude; n'y sont pas moins clairement enseignés :

Quand il voldront Lor aides au roi toldront ^ Et li rois tous seus> demorra, Si tost coin 11 peuple voldra.

Prendre le roi par la famine était Une idée neuve et hardie, qui trouva plus d'un partisan dans les états généraux. A c6s, témérités joignez encore les utopies anarchiques ou romanesques, qui ont tour à tour occupé l'imagination rê- veuse des philosophes, ou provoqué les brutales passions des masses : le partage égal de» biens, la communauté des femmes :

Car Nature n*est pas si sote Qu'ele féist nestre Marote Tant solement por Robichon,


he Robichon por Mariete» Ne por Agnès, ne por Perrete ; Ains nous a fait, biau fllz, n'en doutes, Toutes por tous et tous por toutes, Chascune por chascun commune, Et chascun commun por chascune *.


Il est vrai que Je poète ne prêche pas cette belle doctrino en son propre nom ; il la laisse à la charge d'une vieille duègne fort peu respectable, qui se fait un jeu de perdre les autres, n'ayant plus rien à perdre elle-même. Mais qu'importe le procédé dont use l'auteur? Ces vers, d'un cynisme effronté, au milieu d*un poëme consacré à l'amour, indiquent une profonde décadence de la galanterie. Ils en sont presque la satire la plus violente. En cela, il faut bien le reconnaître, Jean de Meung est inférieur à J.-J. Rousseau. Celui-ci, tout en réhabilitant la passion, lout en rendant à l'amour une part de sens et de chair que le spiritualisme

i • Enlèveront.

2. Seul.

3. V. 14083.


XIV SIÈCLE. — JEAN DE MEUNG. 157

du zvii* kiècle avait peut-être trop sacrifiée^ \ionore la femme. Il lui prête même une certaine roideur virile et philosophique, qui la maintient et la relève au milieu de ses faiblesses. Jean de Meung est resté fidèle aux traditions malignes de l'esprit gaulois. Pour lui la femme est tou- jours un être vain, léger, trompeur, amoureux de péché et de liberté.

Qui cuer ^ de famé apercevroit, Jamais fier ne s'i devroit.

Il va même plus loin, et met en scène un certain jaloux qui lance contre toute la gent féminine d'horribles impré- cations :

Toutes estes, serés ou fustes, De faict ou de volonté, p.... *

Cette boutade faillit, dit-on (nous ne garantissons pas le fait), coûter cher au poète. Les dames de la cour, irritées, le saisirent un jour, l'attachèrent à une colonne, et se dispo- saient à le fustiger, après l'avoir dépouillé de ses chausses. L'esprit le sauva : il demanda par grâce que celle qui se trouvait la plus offensée dans ses vers commençât la correc- tion : aucune n'osa s'y risquer. Quelques années plus tard, la bonne et savante Christine de Pisan entreprit de venger l'honneur de son sexe : le secrétaire de Charles vn, Martin Franc, écrivit en réponse aux diatribes du Homan de la Hose, uii livre intitulé : le Champion des dames. Singulière des- tinée que celle d'un poème inspiré par la galanterie la plus subtile, la plus raffinée, et finissant par soulever contre lui les derniers partisans de l'amour chevaleresque et délicat t Pourtant Jean de Meung eût dû être reconnaissant envers les femmes, car elles contribuèrent puissamment au succès de son œuvre, et lui inspirèrent les vers les plus charmants, ^ peut-être, qu'il ait écrits. Rien de plus gracieux que cette peinture de la femme enfermée dans les liens du mariage, »

1. Cœur.

2. Y. 9193.


«58 CHAPITRE IX.

el aspirant, comme l'oiseau captif, à re voler, sous le ciel libre, Ters le printemps et les bois :

Li oisillons da vert bocage^ Qatnd il est pris et mis en cage, Noms moult ^ ententivement Léans' délicieusement. Et chante, tant com sera vis », De cuer gai, ce vous est avis : Si ^ désire-il les bois rames Qu'il a naturelment amés.


Tous Jors i pense et s*estudie A recovrer sa franche vie.

Et vet por sa cage traçant •, A grant angoisse porchaçant Comment fenestre ou partuis * truisse \ Par quoi voler au bois 8*en puisse.

(V. 14144.)

Aussi conseille-t-il aux maris de ne point s'en rapporter aux grilles ni aux verrous, de laisser courir leurs femmes, et el au besoin de fermer les yeux en se résignant :

S'il la trovoit neîs • en l'uevre •, ■ Gart que ses iex*'* celé part n'uevre ", Semblant doit faire d'estre avugles.

Cette résignation philosophique ressemble assez à celle de Sosie:

Sur telles affaires toujours

Le meilleur est de ne rien dire.

Elle va même au delà. En pressant un peu la matière, il se- rait facile d'en tirer les singulières théories de Tauteur de

l.'Très. 3. Dedanf.

3. Vivant.

4. JPourtaut.

5. CherchaDt.

6. Porte.

7. Trouve.

8. Même.

9. Œuvre.

10. Teux. il. Ouvre.


\ ~


I


XIV* SIÈCLE. — JEAN DE MEUNG. 159

Jacques et de'Lélia. L'idée du mari • complaisant, qai se tue pour laisser sa femme en paix avec son amant, n'appartient^ il est vrai, qu'à notre époque : celui de Jean de Meung se contente de ne rien voir. Il a du moins Tesprit de ne pas compléter par une sottise tragique le ridicule de sa position. Mais laissons de côté ces hardiesses impudentes d'une vieille coquette sur le retour, et ces boutades d'un jaloux irrité, pour arriver à la création la plus vivante, la plus originale et la plus populaire du Roman de la Rose^ le personnage de Faiix*Semblant.

Faux-Semblant est le petit-fils du pharisien de Rutebœuf et fancètre de Tartufe. La froide et immobile figure de Pape- lardie, attachée par Guillaume de Lorris sur les murs du jardin, s'est animée : elle marche, elle parle, elle s'agenouille en roulant des yeux contrits et pénitents. Son hypocrisie est encore mêlée de naïveté ou de maladresse. Ses allures et son langage rappellent ces marionnettes grossières dont on aper- çoit les fils, ou ces acteurs des premiers mystères, qui pre- naient soin d'expliquer à un public peu exercé le secret de leurs gestes, de leur costume et de leurs paroles. Faux- Semblant n'en est pas moins désormais un personnage du inonde moral, être d'imagination sans doute, mais aussi réel, aussi vivant pour nous que ces êtres de chair et de sang qui s'appellent dans le monde politique Philippe le Bel ou Boni-' face YIII. Ceux-ci ont vécu cinquante ou soixante ans : celui- là vivra durant trois siècles, et ne mourra que pour renaître sous les traits immortels de Tartufe. Chemin faisant, il aura complété son éducation, appris à garder son masque, à ne plus livrer ses secrets en disant au premier venu, avec une franchise qui dément son hypocrisie :

. . .Prothéus qui se soloit * Muer > en tout quanqu'il voloit. Ne sot * onc tant barat ^ ne guilo >

I. Avait coutume. , i. Changer.

3. Sut.

4. Ruse*

5. Tour.


160 CHAPITRE IX.

C.6m g0 fais

Or soi chevalier, or sai moine, Or 6ui prélat, or sut chanoine» Or sui clerc, autre ore soi prestro, Or ftui discrple et or sui mestre, Or chastelain, or forestiers, Briément, ge sui de tous mestiers, Or resui princes, or sui pages. Or sai pÛAer tretous langages^ • ••.•*.••••• Or sui Robèrs, or sui Robins, Or Gordeliers, or Jacobins.

(V. nî20.)

Cette métamqfphose perpétuelle de Faux-Semblaat, qoi se cache tour à tour sous la robe du moioe^ la mitre du prélat, rhabit du bourgeois ou Tarmure du chevalier, est uue heureuse invention. Jean de Meung n'a pas enfermé son hypocrite dans le cercle de la vie religieuse: idée juste et profonde, dont Molière a profité en faisant de Tartafe un gentilhomme. Une fois en veine de confidences, Faux- Semblant nous explique les avantages de son métier. Amour, franc et loyal, comme il doit l'être, le questionne avec éton- nement:

ABIOUIU

Tu semblés estre un sains hermitcs« 

FAUX-SEUBLAMT.

C'est voir*, mes ge sui ypocrites.

AMODR.

Tu vas préeschant astenance K

FAUX-SEMBLANT.

Voire voir, mes g'emple * ma pance De bons morciaus et de bons vins, Tiex com il afflert* à devins *.

AMOUR.

Tu vas préeschant povreté.

FAUX-SEMBLANT.

Voir, mes riche sui a planté ^.

(V. U422.)

4. Vrai.

î. Abstinence.

3. Emplis.

4. Appartient.

!s. Humnie d'éj^iise.

6. Foison. '


XIV* SIÈCLE. — JEAN DE MEUNG. 161

Cette richesse, comment Ta-t-il acquise? A-t-il pour cela feuilleté les livres, remué la terre, vendu ou acheté des marchandises? Non. A quoi bon se donner tant de peine?

Delaborer * n*ai-je que faire : Trop a grant poine en laborôr : J'aim miex devant les gens orer «,• Et affubler ma renardie . Du mantel de papelardie*

(V. 11712.)

Qu'a-t-il donc fait ? Il a mendié.

La mendicité, sévèrement proscrite de nos sociétés mo- dernes, où domine le principe du travail et de la responsa- bilité individuelle, est une des institutions fondamentales du moyen âge. Sanctifiée d'abord par TËglise conlme une vertu, à une époque où elle n'était que le détachement géné- reux d'une âme tout occupée de l'amour de Dieu, elle devint plu& tard une profession. Moines^ trouvères, écoliers, tous mendièrent plus ou moins. Mais cet état, comme tous les autres, eut ses parias et ses privilégiés. Tandis que le pauvre chanteur, l'écolier affamé, recevait à grand'peine un mor- ceau de pain ou un manteau, l'Église, avec ses infatigables mendiants, entassait trésors sur trésors. Les franciscains et les dominicains, hommes de tête et de parole, devinrent les chefs de cette vaste entreprise, fondée sur le capital com- mun delà charité publique. Déjà Rutebœuf avait lancé plus d'une malice, devenue bientôt populaire, contre ces pauvres fréi*es si bien pourvus. Jean de Meung les attaque au même titre que les avares, les fainéants et les vagabonds, comme êtres improductifs et inutiles à l'État. De plus, écrivain roya- liste et gallican, il poursuit en eux les serviteurs du Saint- Siège, et leur reproche de faire du pape un vice-Dieu. Com^ battre à la fois les mendiants et les faux dévots, c'était soulever contre soi de terribles adversaires. Aussi, malgré son audace, le poète a-t-il soin de se ménager des alliés d'un

1. Travailler.

2. Prier.

1.1


462 CHAPITRE IX.

au Ire côté ; i] s'enveloppe de précautions analogues à celles de Molière dans la préface de son Tartufe : comme Cléante, il distingue la vraie et la fausse dévotion. « Je ne veux, dit-il, ni blâmer ni diffamer la religion : sous quelque habit que je la trouve, je la respecte, pourvu qu'elle soil humble et loyale. »

Si ne voiUge mie bUsmer Religion, ne diffamer. En quelque abil que Je la truisse', Jà religion, que ge puisse, Humble et loial ne blasmerai.

Molière, après avoir montré la confusion de l'hypocrite, in- troduisait habilement l'éloge du roi ,

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude^

intéressant ainsi Tamour-propre du souverain au succès de ses satires, contre de redoutables inimitiés. Jean de Meaog cherche de même un appui dans l'autre puissance morale du temps, antique et jalouse rivale des ordres mendiants, comme elle le fut plus tard des jésuites, l'Université. Il rappelle avec indignation l'exil de Guillaume de Saint-Amour, et oppose la ferme conduite de l'Église nationale aux intrigues de la mi«  lice ultramontaine :

Et se ne fust la bonne garde De rUniversité, qui garde La clef de la crestienté, Tout éust esté tormenté.

Qui se douterait aujourd'hui que ce hardi pamphlétaire, cet ami de l'Université, cet ennemi des papes et des moines, portait lui-même la robe de frère prêcheur; qu'il vécut riche, puissant, tranquille, honoré ; qu'il fut enterré en grande pompe dans le clottre des jacobins, par ceux-là mêmes dont il s'était tant moqué durant sa vie? S'il faut eu croire une légende assez suspecte, il voulut les narguer encore une fois après sa mort. Pour prix de ses funérailles, il leur laissa

I. Tçouve.


XIV' SIÈCLE. — JEAN DE- MEUNG. 163

une lourde caisse qu'où supposait remplie d'or et d'argent, et qui devait être ouverte le lendemain de sa sépulture. L'attente était grande. Les immenses richesses du défunt, sa réputation d'astrologue et d'alchimiste, permettaient de supposer quelque trésor merveilleux. Quand le couvercle fut levé, on n'y trouva qu'une énorme quantité d'ardoises chargées de figures géomélriques, trésor de science, sans doute, mais que personne n'était en état d'apprécier dans le couvent. Les jacobins furieux voulaient déterrer et jeter hors de leur cloître ce mort insolvable : le Parlement inter- vint et maintint Jean de Meung en possession de son tom- beau *.

I. V. sur les derniers moments de Jean de Heuns. Hist. Litt. de la France, t xxviii, p. 430.


CHAPITRE X


PHILIPPE LE BEL. LE PAPE Et'lES TEMPLIERS


Lo roman de Fauvel. — Le Dit du rei, du pape et des monnaies.

— Les Avisements au roi Loys.


Achevé dans les dernières annéesdu xiii* siède, leBomande la Rose annonçait ravénement d'un esprit nouveau. L'humeur agressive de Jean de Meung semble avoir gagné tous les ri- meurs d'alors. L'alliance plus étroite de la politique et de la littérature communique à celle-ci toute l'aigreur des luttes qui vont s'engager dans le monde. Philippe le Bel en devint le véritable inspirateur. Ce hardi despote est en même temps un subtil conducteur de l'opinion. C'est avec elle qu'il renverse les murs du Temple et riposte aux foudres du Saint- Siège. Dans ce duel engagé entre les deux grandes puissan- ces du passé, ce n'était point assez des états généraux et des légistes. Il voulut encore enrôler à son service des auxiliaires plus bruyants, 4es écoliers de l'Université et le peuple des carrefours. Pour eux, il soudoya une. armée de chanteurs, d'orateurs, de disputeurs, érudits ou populaires, docteurs en Sorbonne, moines mécontents, trouvères affamés, tous pleins d'ardeur à l'attaque. Tandis que son procure urNoga- ret allait porter à Rome l'audacieuse réponse du roi et des trois ordres, un moine anglais établi en France^ Guillaume d'Ockam, frère mineur et docteur de l'Université, réfutait du haut de la chaire les prétentions ultramontaines. Un autre athlète du syllogisme, le redoutable Jean Pique-Ane défiait en champ clos tous les tenants de Bonifacc. Du matin au soir le parvis Notre-Dame, la rue du Fouarre, les


PHILIPPE LE BEL, LE PAPE ET LES TEMPLIERS. 165

collèges de Montaigu et de Navarre, retentissaient du bruit de ces controverses. En même temps, l'argent du roi al- lait, en Provence et en Italie, chercher d'intrépides rimeurs qui bravaient le pape jusqu'aux portes de Rome et d'Avi- gnon. Entouré d'ennemis et de mécontents, à bout de res- sources^ réduit à faire arme et argent de tout, Philippe usa dès faux bruits comme des fausses monnaies, au proût de son ambition. La forcejie lui eût pas suffi pour avoir raison des templiers; la calomnie lui vint en aide. Toutes ces sour- des rumeurs, toutes ces légendes abominables, répétées à voix basse contre les chevaliers, il les enfla, les grossit outre mesure, et en tira un cri d'accusation accablant pour l'or- dre entier. Déjà, en France comme en Angleterre, les en- fants répétaient à travers les rues le fameux dicton : Gare au baiser du Templier * I

L'opinion publique une fois séduite et entraînée, il fallait la ienit enhàleine, et ne point la laisser fléchir sous la pres- sion irrésistible de la pitié qu'éveille toujours la vue prolon- gée des tortures et des supplices. Tandis que les juges instru- mentaient, que les témoins appelés k grands frais arrivaient du fond de la Bretagne, du Languedoc et de l'Italie, Philippe confiait à ses rimeurs le soin d'entretenir l'irritation et les défiances de la foule contre ses ennemis. Un hardi successeur de Jean deMeung, François de Rues^^composait par son ordre le roman de Fauvel, longue allégorie satirique à l'adressé du pape^ des mendiants, et surtout des templiers. Fauvel est, comme Renart, un personnage imaginaire. Moitié homme et moitié cheval ", il est l'idole, la bête sacrée devant laquelle tout le monde s'incline. Pape, cardinaux, princes, évéques, moines, pauvres clercs, c'est à qui torchera Fauvel d'une main douce et caressante. L'expression en est restée : Torcher

1. Nous avons cru devoir supprimer ici la ballade des Trots Moines rouges plibliée par M. de la Villemarqué dans son.recueil de chants bretons, et regardée maintenant comme apocryphe. D'après M. Luzel, cette prétendue histoire des Timpliers serait au compte des Jacobins dans le récit primitif, beaucoup plus simple et moins dramatique. Dès lurs elle cessait d'avoir pour nous tout intérêt. (Y. à ce sujet un article de H. L. Havet, Revue politique et littéraire^ 1873,

2* sér.).

2. Voy. les curieuses miniatures du beau manuscrit, 6812, Bibl. nat., rè- ecuiment publié parCh. Pçy.


I6J CnXPITRP X.

Pauvel est un proverbe usité dans la langue du moyen âge, pour désigner les intrigants. Fauvel personniûe en lai tous les vices, le mensonge, l'orgueil et la sensualité:

Fauvel est beste apropriée

Par similitude ordenée

A senefier chose vaine,

Barat > et fauseté mondaine (t. 210).


De Fauvel descent flaterie, . Qui du monde a la seigneurie, Et puis en descent avarice. Qui de torchier Fauvel n*est nice %

Vilenie et variété. Et puis envie et la»cheté. Ces six dames * que j'ai nommées, Sont par Fauvel seneflées (t. 345).


A^ec une telle progéniture, on comprend que Fauvel soit un haut et puissant seigneur. Pourquoi Tauteur lui a-t-il donné les traits d'un animal? C'est que la bestialité déborde et envahit le monde :

Car homes sont devenus bestes (v. 331).


Nous aluns par nuit sans lanterne. Quant bestialté nous gouverne (v. 3S4).


Cette vague accusation,]ancée dès le début du poème, est déjà une menace anticipée, une allusion indirecte aux prétendues débauches des templiers :

A templier herese équipole*

Cil qui de Fauvel fait s'idole (v. 372).

Le rimeur passe outre, mais il y reviendra plus tard. Comme Jean de Meung, grand amateur d'érudition, partisan déclaré

1. Ruse.

2. Ignorante.

3. Acrostiche du nom de FauveL

4. Equivaut à templier hérétique.


. PHILIPPE LE BEL, LE PAPE ET LES TEMPLIERS. 467

de la vie de nature et des mœurs primitives, il remonte jus- qu'au temps d'Adam et d'Eve pour nous raconter les con- quêtes de Fauvel. La chute, de l'homme a été son premier triomphe. Depuis lors, il a vu s'accroître de jour en jour le nombre de ses adorateurs : il en a plus que Dieu lui-même. A leur tête.apparatt d'abord le rival du roi, son compétiteur dans la perception des dîmes et dans les vacances des béné- fices, le pape de Rome, C'est pour lui que Fauvel tire de l'ar- gent des quatre coins de la chrétienté. La barque de saint Pierre, qui jadis voguait à pleines voiles sur une mer calme et bien unie, menace de s'enforcer sous le poids des florins. A la simplicité de l'ancienne Église, à la pauvreté des apôtres, ont succédé le faste et l'orgueil des cardinaux em- pourprés. Palefreniers d'honneur, ils s'empressent autour de Fauvel, l'épongent, l'étrillent, le caressent. Derrière eux viennent les jeunes prélats simoniaques, courtisans insidieux et ignorants :

Qui rien ne scevent de clergie (v. 614). ^

Puis encore allongeant la main vers Fauvel :

La papelarde séculière Mendiante religion,

les jacobins, les franciscains, hauts barons de la mendicité, habiles accapareurs qui avaient trouvé la fortune sur la route du jeûne et de la pauvreté:

. Us sont povre gent plain d'avoir (v. 1080).

Ces attaques contre les richesses du clergé n'étaient plus alors, comme au temps de Rutebœuf, une médisance inno- cente de poète à jeun. Dénoncer les abus de la fiscalité ro- maine> les scandales de la simonie, les progrès alarmants de la mainmorte, c'était justifier les mesures financières de Phi- lippe, ses réformes et son intervention comme médiateur dans les afiaires ecclésiastiques. Mais une idée fixe et dominante l'emportait alors par-dessus tout dans l'esprit du roi et de son rimeur, la condamnation des templiers. C'est là le


i6B CHAPITRE X,

point important, la thèse fondamentale et presque avouée du roman de FauvW.

A l'époque où Jean de Meung terminait sa fameuse ency- clopédie satirique, Philippe n'était point encore «ouverte- ment hrouillé avec le Temple. Il venait de renouveler les pri- vilèges de l'ordre (1292); les hauts murs du couvent l'avaient abrité lui-même contre la fureurpopulaire dans un jourd'é- meute; par mesure de précaution, il y faisait porter ses char- tes et ses trésors, peut-être avec la secrète pensée d'y join- dre bientôt ceux des chevaliers. Au temps de Fauvel, la lutte est engagée, le dénoûment approche. Le rimeur écrit sous la dictée des procureurs et des greffiers; son œuvre est moins encore un poème qu'un habile et foudroyant réquisitoire. Ce n'est pas le roi, mais l'Eglise, qui accuse les templiers; elle se lamente comme une veuve désolée en grande détresse : abandonnée ou mal servie par ses enfants, elle voit ceux qu'elle a aimés, dotés, choyés entre tous, la trahir et la déshonorer :

Li templier, que. tant et tant amoie,

Et que tant honourés avoie.

M'ont fait despit et vilanie (v. 1 155).

Elle rappelle avec tristesse les beaux jours de l'ordre, la noble mission qui lui était échue, les vertus et les exploits de ses pre- miers fondateurs, puis sa décadence rapide et ses méfafts, qui datent bientêt de plus de cent ans. Le bon roi saint Louis avait déjà conçu des doutes; depuis ils n'ont été que trop éclaircis. La maison de Dieu est devenue un réceptacle d'impuretés:

Si horrible, si vil, si orde S

Que c'est grant hideur à le dire (v. 1186).

Ici reparaissent toutes les graves «accusations du procès, les dé- bauches secrètes, les scènes de sabbat nocturne, de renie- ment, de profanaiioni :

Tantost quant aulcun recevoient, Renoier de tout li faisoient

1. Sale.


PHILIPPE LE BEL, LE PAPE ET LES TEMPLIE41S. lô')

Jesu Cpist, et la croix despire *, A crachiér dessuz commandoient.

L'Église gangrenée ainsi jusqu'au cœur était perdue, si Dieu, jetant sur elle un regard de pitié, n'eût tout révélé au roi Philippe:

Diex en s'amour Ta apelé. Quant tel mal li a révélé.

Avec un tel champion, l'Ëgiise n'a plus rien à redouter, c'est le poëte qui nous l'assure. Justice sera faite en ce monde et dans l'autre :

V

Car ils en seront touz dampnez :

Hélas I hélas I c*est bien raison,

Car ils ont trop longue saison (v. 1197).

Quelques mois plus tard, la prédiction était accomplie ; le^ grand matlre de l'ordre, Jacques Molay, montait sur le bû- cher. Grâce aux lumières du ciel, à la complaisance du pape» ^ des juges et des bourreaux, le roi avait sauvé l'Église, et re- cueillait pour prix de son zèle l'héritage de ses victimes. Quant au poëte, tout entier à son rôle d'accusateur public, il n'avait guère songé à suivre la trame de son roman. La lutte terminée, il l'o^ublia ou n'eut pas le temps de le conti-. nuer. Un autre rimeur, Chaillou de Pestain, se chargea de mener à un les aventures de Fauvel. Cette seconde par- tie, moins agressive que la première, contient l'intermina- ble récit des noces de Fauvel et de Vaine Gloire, une cu- rieuse description de Paris à cette époque, la liste des mets et des vins alors eh vogue ; mais l'intérêt historique a disparu, la passion n'est plus là pour échauffer cette froide allégorie.

Ë)n déchaînant contre ses ennemis le torrent de l'opinion publique, Philippe le Bel lâchait la bride à une puissance nouvelle, qu'il n'était pas sûr de conduire et de maîtriser toujours à son gré. La parole, une fois émancipée, pouvait

1. Mépriser {(iespicerc).


170 CHAPITRE X.

se retourner contre lui. Déjà il avait dû pardonner à son poète faYori, ieaii de Meung, ses étranges th^ries sur l'origine do pouvoir royal: •

Entre*ea8 un grsnt vilain eslarent.

Les rimeurs autorisés à chansonner Boniface et Clément V finirent par diriger leurs satires contre les tailles, les im- pôts et les fausses monnaies. Une pièce du temps intitulée le Dit du papSy du roi et des monnaies, est une vive et hardie protestation de la conscience publique, partie da sein de la foule, œuvre de quelque trouvère inconnu. L'auteur s'adresse d'abord au pape, qu'il compare à l'Anté- christ:

« Pape Clément, l'homme qui ment doit être repris, c'est bien clairement démontré; carde ta conduite se plaint l'É- glise, qui est dépouillée et injustement partagée.*.. »

Pape Clément, Li homs qui ment Repris doit estre.


Car de ton estre Se plaint l'Eglise, Qui est desmise...


« Tu devrais observer la loi de saint Pferre comme un père véritable, aimer le peuple avec charité; tu ne le fais pas : tu n'as d'autre ami que l'argent. »

La loi saint Pierre,

Comme vrais père,

Garder devroies

Par charité

En amité

La gent commune.


Tu n'as amie Fors la pécune.


Puis, se tournant vers le roi, il essaye de lui faire honte,Iui rappelle son titre de fils de France, et les bruits déshonnèles qui courent sur ses monnaies;


PHILIPPE LE BEL, LE PAPE ET LES TEMPLIERS. 17!

u Roi, pourquoi n'y penses-tu pas? Tu n*e8 pourtant plus uo enfant. Si tu, savais ce qu'on va publiant avec mépris dé tes monnaies:... Le menu peuple est éperdu et mécontent; il se désespère en voyant le bon temps faillir. »


/


La gent menue Est esperdue Et incontens, Et se desvoient, De ce qu'ils voient Falir bon tens. {Manuscr. fonds Notre-Dame^ 74 bis.)

A la môme époque, quelque clerc indigné dénonçait en vers latins le bonteux traBc de la papauté, le nouveau pacte d'Hérode et de Pilate^ se partageant la robe du Christ:

Hoc faciunty do^ des : hic Pilatus, aller Herodet»

Philippe était à peine descendu dans les caveaux de Saint-Denis, qu'un brave bourgeois de la rue de la Verre- rie, ancien mesureur de sel, Godefroy de Paris, adressait ses Avisements au roi Loys, poijr l'engager à faire mieux que son père :

Gentil roy escoute et entens, Miex que ne fist ton père en tcns K

Malgré son titre d'employé à la gabelle, il lui conseillait de ne point écraser son peuple d'impôts :

De servitutes oster toutes, . Et toutes aultres males-toutes *,

Voisin et peut-être marguillier de Saint-Méry, il rengageait surtout à respecter la sainte Église, à suivre les traces de son dévot aïeul saint Louis, et à punir sévèrement les au- teurs d'invectives contre le clergé, trop encouragés sous le

1. Jadis.

î. MtUotes : mala tolta (Voj. Liltré). .


472 CHAPITRE X.

règne précédent, f^ noblesse, de son c6téy insérait dans It Chronique métnque^ , rédigée de 4300 à 4347, ses réclama- tions et ses griefs contre le gouvernement des serfs, des vi- lains et des avocats :

Toutes bonnes coutumes faillent,


A la cour ne nous fait on droit. Sers, vilains, advocateriaus, Sont devenus emperiaus *.


I. Attribaée également à Godefruj de Paris. M. Paulin-Pari, si Diex la voloit croire*


Satan voyait les plus belles proies du monde lui échapper, 11 avait épuisé toutes ses ruses pour décider un pèlerin de saint Jacques à se donner la mort; Tâme lui revenait de droit, puisqu'elle se trouvait en état de péché mortel. Mais saint Jacques en appelle à Notre-Dame ; celle-ci décide que J'âme rentrera dans le corps du pèlerin pour recommencer une nouvelle vie. N*y avait-il pas là de quoi décourager le diable le plus philosophe ?

Ces doléances et ces récriminations aboutirent à un pnh ces en forme, qui fut plaidé ou du moins raconté vers le milieu du xiv« siècle : c'est VAdvocacie JVotre-Dawe,œuvre d'un rimeur bas normand, chanoine et docteur, aussi fort en procédure qu'en gaie science. Le Diable est venu avec un grand fracas demander justice à Dieu 2

Tu es de justice le cbief, Justice voil ^, tu es justice, Fai la moyi...

t)leu se fâche d'abord contre ce bruyant plaident*, qui met tout le paradis en émoi, et le fait jeter à la porte pour lui

1. Bon cœur.

2. Lieux. 8é Pense. At Je .veux;


LE DIABLE. — DOM ARGENT. 170

apprendre à être plus calme. Cependant le jour de l'audience est fixé. L'aiïaire, est appelée devant le tribunal de Jésus- Ciirist, qui vient s'asseoir entouré de satour/Céleste :

Noblement et en grant arroy, Si corne il appartient à Roy*

L'objet en litige est le genre humain, Satan le demandeur^ et Noire-Dame la défenderesse. Le procureur d'enfer arrive armé de dossiers^ de textes, de gloses, comme un vrai pra- ticien normand. Il pose à pnori des conclusions tendant à faire condamner le genre humain par défaut, et à récuser Vadvocate de la partie contraire': 1® parce qu'elle est femme, et par conséquent inhabile à plaider ; 2<^ parce qu'elle est mère de Dieu, c'est-à-dire parente du juge, autre cause d'in- compétence. Noire-Dame a bientôt rétorqué ces arguments de son adversaire, qu'elle traite d'assez haut en l'appe* lant :

L*orde ^ puant, beste camuse.

Battu sur ce premier point, Satan invoque la prescription ; à l'appui de sa thèse il cite un texte de la Bible, texte formel, portant arrôt et condamnation contre Adam et toute sa pos* térité ; il y joint ce passage de l'Evangile, où il est dit :

Le Prince du monde est venu>

c'est-à-dire Satan, le roi de Ja terre; et en conclut lanéces* site de reconnaître son droit de propriété ou de contester le témoignage des livres saints. Ce vigoureux dilemme décon- certe toute l'assistance. La Vierge elle-même reste un mo- ment atterrée, n'ayant point de texte à opposer ; mais elle a l'éloquence du cœur, elle pleure, sanglotai montre à son fils le sein qui Fa porté. Le diable proteste contre cet abus du pathétique, qui n'est pas, selon lui, un moyen régulier do procédure :

I. Sale.


loU CHAPITRE XI.

Or cht, dame, estes tous garie >? Avrex vous huy * assex plouré ?

Il n'en perd pas moins soo procès, et s'en va la ^^te bassCi jurant qu'il n'y a plus de justice au ciel :

Haï qtt*est Justice devenue I

Satao, on le voit, n'est pas seulement un adroit presti- digitateur; il est en même temps casuiste, justicier, avocat, amateur de grimoires, brocanteur de consciences, trafiquant de pactes et de traités. Il excelle dans l'art de surprendre la bonne foi^ de s'adjuger par une clause oblique la fortune et l'âme de son client. Aussi hante-t-il volontiers les cours de justice laïque ou religieuse, la grande salle du palais en com- pagnie des clercs, huissiers et procureurs.

Là vint Sathan trez bien matin Qui bien sceit franchoiz et latin ; Et sceit répondre et opposer, Et toute escripture gloser. Et fallaces* plus de cent a.

Il s'introduit également dans les conseils du roi. La di- plomatie, cette science nouvelle qui substitue l'adresse à la force, les coups de plume aux coups d'épée, et qui ne sera longtemps encore que le talent du mensonge et de la dupli- cité, est une invention du diable. C'est lui qui en soufQe les premières leçons à l'oreille de Philippe le Bel ; plus tard il l'enseignera à Louis XI, et en tracera le tableau le plus véri- dique et le plus effronté dans le livre de Machiavel. Son coup d'essai au début du xiv* siècle, son double chef-d'œuvre en ce genre, a été l'asservissement du Saint-Siège et l'abolition des templiers. Décider le pape à se constituer prisonnier dans Avignon, sous la main du roi, lui faire signer la con- damnation de ses meilleurs soldais, c'était là un triomphe vraiment diabolique. Il est toujours l'ange rebelle, le génie

1. Guérie.

1. Aujourd'hui.

}. Trunperic».


LE DIABLE. — DOM ARGENT. 181

de Topposîtion, qui appelle à lui les esprits mécontents : en compagnie des sorcières et des lutins, il organise dans les scènes du sabbat une grotes({ue parodie du culte sérieux'. L'Antéchrist et Mahomet sont ses deux fidèles suppôts. Une vieille légende populaire conservait le récit des miracles opérés par le diable en. faveur du faux prophète. Aussi a-t-ll une amitié singulière pour les Sarrasins. Mais ses compères de prédilection sont par-dessus tout les Juifs, les Lombards, gens d'usure, de négoce et de rapine.

V

Dont Ari^ent: — I^es iluifs et les I^ombards.

Avec eux entre dans le monde un pouvoir nouveau, par- venu de la veille, que les trouvères saluent déjà diftitre iro- nique de Monseigneur. Bom Argent (c'est le nom q^'on lui donne) possède une vertu merveilleuse. « C'est lui qui fait déshériter un orphelin, absoudre un excommunié, rendre justice à un vilain, et pardonner les injures plus efficacement que les beaux sermons. Rois ou comtes, bourgeois ou ri- bauds, il n'est personne qui ne l'aime, et personne n'en rou- git.... Si vous avez afiaire à Rome, n'y allez pas sans lui, vous échoueriez : mais avec lui je réponds du succès. Mon- trez-le quelque part, vous verrez aussitôt les boiteux courir, les filles trotter; vous inspirerez de l'amour, dn vous appel- lera mon cœur : un prêtre irait jusqu'à chanter pour vous trois messes par jour*. »

Jusqu'alors la fortune était restée assise sur le sol, immo- bile pendant des siècles : tout à coup elle se déplace et s'en- vole. Mais dans l'inexpérience des premières années, on ne connaît point encore l'art de conduire et de discipliner le crédit, ce rapide agent de la misère et de la prospérité pu- blique. L'agiotage, dont le nom seul excite encore, môme de

1 . Au sabbat, le diable urine dans un trou, et Ton en fait aspersion sur les assistants.. f.. on baptise des crapauds, lesquels sont habillés de veiours rouge ou noir, avec une sonnette au cou et une autre «ux pieds : un parrain tie»i la tète deidits crapauds et une. marraine les tient par les pieds. {^Traité de démonq- manié. — Renault, 1844.)

t. Le Grand d'Aussy, f. IV*


182 CUAPITltE XI.

nos jours, tant d'irritatioD et de défiance, dut apparaître sur- tout alors comme une œuvre de ténèbres. De Jà le mauvais renom, la haine et la réprobation qui pèsent sur les gens de finance, depuis le collecteur d'impôts, le fondeur, le mar- queur, l'essayeur, jusqu'au banquier et au ministre de cet art infernal.

Les Juifs et les Lombards, tribus vagabondes exclues de leur part du sol, s'emparèrent de cette chose mobile et voya- geuse comme eux, le numéraire. Maudits pour leur religion, ils le furent encore pour leur fortune. Le Diable n'avait-il pas son écot dans ces hardies spéculations, dans ces gains illicites qui faisaient refluer vers la sale échoppe du juif l'argent du chevalier, du bourgeois et du paysan • ? N'étîfit- ce pas lui qui mêlait le cuivre dans la chaudière, où se fon- daient les deniers blancs devenus jaunes à force d'alliage ? Pourtant, ces hommes si décriés n'en furent pas moins les pères et les organisateurs du crédit moderne. Ils firent beaucoup de mal et beaucoup de bien. A certaines heures de dénûment, la royauté fut heureuse de les trouver pour parta- ger avec eux leurs vols et leurs économies. Elle leur em- prunte ou les dépouille, ce qui revient au même. Puis à bout d'exactions, le roi se fait lui-même faux-monnayeur. On crie, on tempête, on se révolte : alors, quand les archers ne suffisent plus pour contenir l'indignation générale, quand de toutes parts éclatent les cris des seigneurs, du clergé, de la populace, on envoie à Montfaucon quelques-uns de ces hom- mes de finance, pour y expier leur fortune rapide et la mala- dresse du roi. Ainsi finissent Enguerrand de Marigny, Pierre R^mi et tant d'autres. Le peuple applaudit, se croit délivré des fausses monnaies et delà misère ^ Justice est faite. Le lende* main,' l'agio recommence : le Diable se remet à l'œuvre, et toutes ces spoliations, ces jugements, ces pendaisons, ne découragent pas les hommes d'argent, plus opiniâtres, plus hardis que jamais à s'enrichir au risque de la po- tence.

1. Voy. Alex. Monteil, t. I, Le FiU du Diable,


LE DIABLE. — DOM ARGENT. 183

Cette terrible erise des monnaies, source de tant de mi- sères et de révoltes, commence à Philippe leBel^ s'arrête un moment avec dharl^s Y^ et reprend bientôt sous son faible successeur. L'argent deyient le tyran de ce monde qui se débat entre la confiscation et la banqueroute. Qu'y a-t-il au fond de i'interminable querelle du pape et du roi ? Une question d'argent. Qu'est-ce qui perdra les templiers? Peut- être leur orgueil, leurs débauches secrètes? Non, mais leur argent. Les utopistes; les rêveurs, les hommes d'imagination inquiète et aventureuse, que poursuivent-ils alors? La pierre philosophale, la mère de l'argent. La littérature populaire elle-même n'a guère d'autre inspiration. Les poètes ont tou- jours éprouvé contre ce fugitif métal la mauvaise humeur de gens habitués à ses infidélités. De nos jours on fait des co- médies sur la Bourse; on bafoue la vanité, on flétrit l'impu- dence des agioteurs parvenus : la. foule applaudit, les pou- voirs publics encouragent cette croisade morale entreprise contre V Argent, Les rimeurs du xiv® siècle y mettaient en- core plus d'entrain et de passion. Chansons, fabliaux, épo- pées, c'est à qui maudira ce règne diabolique de l'usure et de l'agio. Aussi que d'histoires malignes ou touchantes, que d'anathèmes et de satires, depuis l'amusante Patenôtre de i'ITsMner jusqu'à la triste légende du Juif et du pauvre Cheva- lier !

L'usurier s'est levé de grand matin, il a visité toutes les serrures, réveillé en grondant sa femme, sa fille et sa ser- vante. « Je vais à l'église, dit-il ; s'il vient quelqu'un pour emprunter, qu'une de vous accoure bien vite me chercher; car il ne faut quelquefois qu'un moment pour perdre beau- coup ^ y> Chemin faisant; il commence à réciter sa pate- nôtre :

«, Pater noster. Beau sire Dieu, donnez-moi donc du bon- heur, et faites-moi la grâce de bien prospérer : que je de- vienne le plus riche de tous les prêteurs du monde. »

I. Le Grand d'Aussy, t. HT. Barbazan, t. IV. L'idée primitiTe de ce conte se trouTe déjà dans un sermon du ui* siècle.


184 CHAPITRE XI.

« Qui es in cœlis. J'ai bien du regret de ne m'être pas trouvé au logis Je jour que cette bourgeoise vint pour eai- prunter. Je puis dire que je suis, fou, quand je vais à l'église, où je ne puis rien gagner. »

Je pnis dire que je sui fous» Quand je vois a autrui moustier. Où je ne puis rien gaaingner.

« Sanetiflcetur nomen tuim. Je suis bien fâché d'ayoir une servante si alerte à gaspiller mon argent.. •• »

Trop me grieve. Que ma meschine est si esmievre De mon argent issi gaster.

â

« AdvenicU regnum tuum. J'ai envie de retourner à la mai- son pour savoir ce que fait ma femme :

Retorner vueil à ma meson, Por savoir que ma famé fet.

Je parie qu'en mon absence elle se paye quelque poule ou quelque poussin. »

« Fiat voluntas tua. Mais je me rappelle que ce cheva- lier qui me devait cinquante livres ne m'en a payé que la moitié.

Et si ne Fai pas oublié,

Que puis-je perdre ? J'ai sa foy. »

« Sicutin cœlo. Ces damnés juifs font rudement leurs af- faires en prêtant à tout le peuple. Certes, je leur porte envie et je voudrais bien faire comme eux. »

nEt interra.Le roi me tourmente bien en prélevant si sou* vent des tailles :

Trop me travaille Ll rois, qui si souvent me taiHe. »

Cependant l'usurier est entré dans l'église, il a recommencé deux ou trois fois son Pater , sans pouvoir arriver à la fin. Mais à la vue du prêtre qui monte en chaire, il se hâte de


LE DIABLE. — DOM ARGENT. 185

pousser un cri à* amen pour retourner à sa maison. « Il va nous sermonner et chercher à nous soutirer de l'argent de nos bourses. Serviteur, il n'aura pas du mien. »

Amen. Je m'en vueil retbrner. Nostre prestre veut sermoner, Por trere nostre argent de borse.

L'autre histoire est moins gaie. Un vieux gentilhomme ruiné i^ient frapper à la porte d'un juif, et lui demande; les larmes aux. yeux, de lui prêter une faible somme. L'astucieux enfant d'Israël y consent, mais à condition de garder en gage le fils de son débiteur. S'il n'est remboursé à l'heure mar- quée, il enlèvera sur le corps de son prisonnier un poids de chair égal à celui de l'argent prêté. Le Diable est l'entre- metteur de ce contrat, qui allait receyoir son exécution, sans l'arrivée d'un charitable prud'homme, ancien marchand de- venu moine. Le type fameux de Shylock, l'usurier vampire qui suce et boit le sang de sa victime, est là tout entier, dans toute sa noirceur et sa férocité. On s'est étonné de le retrou- ver plus tard au fond de l'Inde, où le juif est remplacé par un mahométan. Cette légende, partie sans doute de l'Orient comme tant d'autres, avait cours au moyen âge : peut-être est-ce par nos conteurs qu'elle est arrivée jusqu'à Shakspeare ; tout nous porte à le présumer.

Exécré comme bourreau de Dieu, le juif l'est peut-être plus encore comme bourreau du peuple. Mille bruits terribles et absurdes circulent sur son compte : on l'accuse d'empoison- ner les fontaines, d'aller au sabbat avec le Diable, d'enlever et d'immoler les petits enfants. Toutes les vielles d'Europe avaient répété la complainte de Hugues de Lincoln, jeune enfant sacrifié, disait-on, par les juifs d'Angleterre, le jour de la fête des saints Innocents :

Oés, oés bêle chanson

Des Juis, qui par tralson

Firent crael occision

Dun enfant, qui Huchonot non a.

i. Eut nom.


186 CnAPITRB XI.

Après avoir écouté cette' lameatable histoire, là" foule encore émue et iadigaée se consolait au récit de quelque mésavcD- ture rlsible ou de quelque boa tour, souvent atroce, joué à ces mécréants. Avec eux tout devenait permis : les meilleures âmes, les plus grands saints eux-mêmes étaient dispensés de charité. Le pieux roi Louis IX avait oublié un moment, disait-on, sa douceur, presque sa gravité, pour s'égayer à leur dépens. L'histoire est curieuse : elle nous est parvenue en latin; mais elle fut rimée d'abord ^n langue vulgaire, et dut obtenir un immense succès '• « Un juif, qui avait à Paris une grande réputation, tomba un jour dans les latrines publiques. Les juifs se rassemblèrent pour lui venir en aide, a Gardez-vous bien, s'écria-t-il, de me tirer d'ici, car c'est « jour de sabbat, mais attendez jusqu'à demain, pour ne point «violer notre loi. » Alors ils s'éloignèrent. Des chrétiens qui étaient présents annoncèrent la chose au roi Louis. Le roi, informé du projet des juifs pour le lendemain, donna ordre à des gens bien armés d'aller empêcher les juifs de le tirer de la fosse le jour du Seigneur. « Il a, dit-il, observé le sabbat; il observera aussi <c notre dimanche »• C'est ce qui fut fait ; mais, lorsqu'on revint le lundi, pour le tirer de là, il était mort. »

Tout le monde, à coup sûr, trouvait la plaisanterie excel- lente, et en concevait d'autant plus d'amour et de respect pour le saint roi. Laisser ce maudit, ce puant juif pendant deux jours languir et mourir dans une fosse infecte, c'était un sacrifice agréable à Dieu et surtout au peuple. Les rois le renouvelèrent plus d'une fois. Dans les moments de peste, de famine, de calamités publiques, le juif esttoujours la vic- time expiatoire. C'est lui qu'on chasse, qu'on dépouille, qu'on lapide en mémoire des outrages reçus autrefois par Jésus- Christ. Les ballades satiriques pleuvent sur lui comme les coups de pierre et les édits de confiscation. Mais qu'importe? ^ Il prospère, il s'engraisse, il fleurit sous les crachats et les ^ soufflets. L'argent lui reste toujours fidèle': le peuple en sera i.^^ pour ses chansons : >f^ ^

l. Hist. utt,, t. xxiu. ^ <*^^^^~




LE DIABLE. — DOM ARGENT. 187

Cantahii vacuus coram îatrone.

Ilanduin de i^ebourc.

La dernière épopée du moyen âge sur les croisades, le poëme de Bauduin de Sebourc, n'est au fond qu'une longue diatribe contre l'argent. Qu est-ce que l'argent," s'écrie Tau- leur? Pourquoi l'a-t-on ainsi nommé? Et il en donne une étymologie, qui prouve moins ses connaissances en gram- maire que son antipathie contre l'odieux métal :

Un dëablez d^enfer le fist argent nommer ;

Car il art^ tout le monde, si Ions qu'on set alcr. n n*est si petit enfes', c'est légier à prouver,

Son li done un denier, qui n'en laist* le pleurer.

(Ch. II.)

Juvénal n'a pas dit mieux :

Hoc discunt omnes ante alpha et beta puellœ.

Bauduin est un vrai chevalier errant, exposé comme (Edipe dans son enfance, et jeté sur la grande route du monde sans autre fortune que sa lance, sa bonne mine et son courage. Rude combattant, intrépide buveur, gai compagnon, loyal, prodigue et galant, il bat les sergents, délivre les demoiselles captives et les enlève quelquefois, punit les vassaux félons et pourfend les Sarrasins. En lui revit le génie inquiet, ro- manesque et batailleur de l'ancienne féodalité. A ce type tra- ditionnel de bravoure, dé franchise et de jovialité, le trou- vère oppose la sombre et déloyale figure de Gaufrois, son ennemi. Gaufrois est un Ganelon d'une nouvelle espèce : la trahison n'est pas sa seule ressource : il a deux auxiliaires plus redoutables encore, le diable et Vargeiit C'est le gentil- homme devenu traitant, usurier, faux-monnayeur, marchant, la lance d'une main et la bourse de l'autre, à la conquête du monde. Épris d'une passion criminelle pour la femme de son

1. Brûle.

2. Bufant.

3. Laisse*


488 CnAPITRE XI. '

suzerain, il entratoe le boa roi de Frise Hernous en Terre Sainte : là, nouveau Judas, il vend son maître aux Sarrasios, et revient en Europe, riche du prix de sa trahison, et saisi d'une joie infernale à l'idée de posséder la belle Rose :

Alii ! royne Rose, la plus belle qu'ains fu, J^arai le cors de vous, bras à brasj nu à nu.

(Ch. I*».)

Vêtu de deuil, il vient annoncer à la reine la mort de son époux encore vivant, et feint de compatir à sa douleur. En même temps il éblouit la cour par ^s largesses et sa magnifi- cence : il donne aux chevaliers, il donne aux suivants d'armes, il donne auxjacobins> il donne aux cordeliers : aussi les amis lui arrivent en foule :

Car li homs qui est riche et plain de bonne fin.

Il trouve des amis

Et li povrez ne trouve ne parent ne cousin.

(Ch. !•'.)

La reine ne peut résister au vœu public, -elle accorde sa main à Gaufrois. Le traître vient s'asseoir sur le trône du roi qu'il a vendu. Effrayé de l'audace précoce de l'enfant Bau- duin, ûls de Hernous, qui lui arrache la couronne de la tête, il veut le faire périr ; mais l'enfant échappe miraculeuse- ment, pour devenir, comme Oreste, le vengeur de sa famille. Cependant Gaufrois jouit paisiblement du fruit de ses cri- mes : obéi au dedans, redouté au dehors, il se rend bientôt odieux par ses exactions et sa tyrannie. D'accord avec ses ministres et par l'inspiration de Satan, son conseiller intime, il invente un système de tailles, de maitôtes et d'impôts vexa- toires, qui doivent pressurer et pomper toute la substance des pauvres bourgeois de Nimaye. Pour aller et venir, pour se marier, pour jouir de sa femme, pour abattre un bœuf ou un mouton^ il faut payer, toujours payer : partout le collec- teur avec ses mains crochues, qui rôde aux portes des. villes, autour des tavernes et des marchés. Alors, du sein de ce peu- ple opprimé, s'élève un cri de malédiction :


LE DIABLE. -- DOM ARGENT. 189

Alii ! lerrez * Gaufrois quant vous pendera-on ?

(Oh. vn.) ^

Un boucher furieux abat un sergent à ses pieds d'un coup dé hache. Mais Targent et la terreur ont bientôt fermé toutes les bouches; Gaufrois triomphe, remplit ^es coffres et tient le monde enchaîné. Gorgé de pouvojr et de richesses, il prend en dégoût la royauté de Frise et porte plus haut ses vues. Les charmes de la belle Rose ne lui suffisent plus : il i'cn- ferii^e dans un château au fond de la forêt d'Ârgonne, répand le bruit de sa mort, fait célébrer publiquement ses funérail- les, et vient à la cour du roi de France, dont il prétend épou- ser la sœur. Là encore la séduction recommence : avec son invincible talisman qu'il fait briller à tous les yeux, il voit Tenir à lui la faveur des Parisiens, les bonnes grâces des chevaliers, les sourires des dames et les bénédictions de l'E- glise. Tandis que Bauduin gagne péniblement à la pointe de sa lance, comme un preux des anciens temps, la royauté de lérusalem, l'astucieux Gaufrois s'achemine doucement, clan- _destinement vers le trône de France. Reçu dans Tintimité du roi Philippe, il l'empoisonne et l'enterre gaiement à Saint- Denis, dont il séduit l'abbé en lui promettant d'avance la crosse de Reims. Traître, parjure, voleur, assassin, empoi- sonneur, presque bigame, il est plus puissant, plus honoré, plus adulé que jamais ; il siège en maître au parlement, il est devenu l'arbitre de toutes les querelles, la providenr«e du royaume, l'idole de Paris:

Orf le prise et honnoure plus c'en ne fist Jhésas, Quant à Jhérusalem fu, à Pasques, venus.

(Ch. XXIV.)

Pour mettre sur» son front la couronne dé France, que lui faut-il encore? Se défaire du roi Louis. Il y songeait: mais Bauduin arrive, lui demande compte de ses méfaits, et le provoque en champ clos devant toute la cour. Impassible sur son siège, Gaufrois ne se laisse ni troubler ni intimider : avec un sang-froid infernal, il fait luire cet or auquel tout a

i.'Scéiéfal C/a*ro).


490 CHAPITRE XI.

cédé jusqae-lè, et propose au chevalier de lui acheter sa veogeaace:

Venés à moi parler, Tops ares de Targent, Li autre en ont eut.

{lOi'L)

A cette offre iDJurieuseBauduin répond par ua nouveau déQ, et jette son gant au visage du traître. Louis de France au- torise le combat. La veille de ce grand jour, qui doit venger toutes les offenses dé sa famille, Bauduin, en vrai chevalier, se confesse, communie et invoque la sainte Vierge Marie. Gaufrois, à titre de mécréant et de païen, refuse d'appeler un prêtre et compte sur l'appui des diables Lucifer, Satan, De'.zébuth, ses amis et cousins :

£ncor m'aideront-il) car che sont mi cousin.

(Ch. XXIV.)

Enfin l'heure du combat est venue. Gaufrois n'est pas comme Audigier un chevalier poltron et maladroit. C'est un robuste jouteur, aussi habile à manier la lance que le poison, la parole cl l'argent :

Car 11 cors avait lonc et fait corne galant ^

S*il ne fust fax * traîtres, j*ose bien aflchier > C*on ne trouvast, el mont \ plus hardi chevalier.

(Ibid.)

Jamais victoire n'a coûté plus cher à Bauduin, le grand ba-» tailleur, qui mettait en fuite des armées entières de «Sarra- sins. II sue, halète, s'épuise à la poursuite de cet adversaire insaisissable, qui échappe ou riposte à tous ses coups avec une adresse de démon. Enfin Gaufrois s'avoue vaincu ; ce digne compagnon de Satan, ne pouvant mieux, demande la grâce de se faire ermite:

Si devenrai hermites en un bos verdoiant.

(lùùL)

i. Géant. 2. Faux. S. Affirmer. 4. Au mondOé


LE DIABLE. — DOM ARGENT. 191

Mais Bauduin refuse d'abandonner sa vengeance; le peuple et la cour demandent que justice soit faîte. Le traître va être pendu àMontfaucon. Au pied de la potence, lui-même fait l'aveu de ses crimes, de ses coupables projets interrom- pus, et se plaint d'avoir été la dupe du Diable qu'il croyait son ami:


Or m*ont si atrapet li dfiable •

{Ibid.)

Cette dernière partie du roman de Bauduin, qui varie dans les manuscrits, est une allusion évidente à des événements contemporains. On y retrouve la trace des rancunes et des passions qui se déchaînèrent à la mort de Philippe le Bel. Dans ce type odieux de Gaufrois, dans ce gloutouy comme l'appelle le vindicatif rimeur, dans cet affamé, ce dévorant de pouvoir et d'argent, il est facile de reconnaître l'ancien favori de Philippe le Bel, le second roi de France, le taci- turne et magnifique Ënguerrand de Mari gny, arrêté après la mort de son maître, mis en jugement et pendu à Mont- faucon.

Resté inédit jusqu'en 4835, et peu connu encore aujour- d'hui, le poème de Bauduin de Sebourc est un monument capital pour l'histoire politique et littéraire du xiv« siècle^* Comme œuvre d'imagination, comme ra(nan proprement dit, il peut le disputer pour la variété des détails, pour la ri- - chesse des épisodes, pour le mélange du merveilleux et du réel, du plaisant et du sérieux, aux plus célèbres productions du moyen âge et des temps modernes. Un autre intérêt le recommande encore à l'attention ; il nous indique la trans-^ formation sociale qui s'opère alors, les derniers regrets du vieux monde chevaleresque qui s'en va, et sa profonde aver- sion pour ce monde nouveau, politique, financier, adminis^ tratif, judiciaire, qui vient le remplacer avec son cortège de procureurs, de maltêtiers et de sergents. Aussi est-ce sous le ciel de l'Orient, dans le pays des merveilles, que la cheva-

1. Publié par M. Boca (Valeaciennet, S vol. gr. in-8}. M. P. Parib en a donné une longue et inléretiante anaiyie dans le XXV* toI. de i'Bistoire lUté^ raire de la FroMU,


492 CHAPITRE XI.

lerie donnera avee Bauduîn ses derniers coups d'épée, avant d'aller tomber à Poitiers sous les flèches plébéieooes des archers anglais. Pourtant qu'on ne s'y trompe pas; à travers cet imbroglio romanesque, où Bau^uio renouvelle les exploits des Tancrède et des Richard, circule un esprit mordant, narquois et positif; çà et là on sent éclater une saillie moqueuse, un demi-sourire de doute à côté d'un récit merveilleux. Bauduin lui-même ressemble moins à son pieux et grave prédécesseur sur le trône de Jérusalem, Godefroi de Bouillon, qu'au Roland de TArioste. S*il oceit des milliers d'infidèles en l'honneur de Jéstis le crucifU, il montre ses deux gros poings durs et serrés au curé, qui refuse de servir ses projets amoureux. S'il est le champion des dames, il se permet sur elles des légèretés dignes de Jean de Meung et répétées depuis par François I*' :

Car 11 homs est molt fox< qui en femme se fie !

(Ch. XVI.)

L'histoire du prêtre qui essaye de voler à Bauduin son amie en les enivrant tous deux, et le fait arrêter pour dettes après lui avoir offert de l'argent, annonce l'invasion du fa- bliau dans le roman de chevalerie. Ce poème est donc moins encore un dernier réveil de l'esprit féodal, une résurrection lointaine de l'épopée guerrière et enthousiaste, qu'une sa- tire, une revanche de la noblesse et du peuple associés dans une commune haine contre les hommes d'argent. Et sur ce point, en effet, ne devaient-ils pas être d'accord? La no- blesse pouvait-elle pardonner à Targent, ce parvenu d'hier qui menaçait delà détrôner? Est-il désormais si bon coup de lance qui vaille une bourse pleine? si fort château, si naut pont-levis qui arrête cet invisible assaillant? Allié mo- bile et capricieux, où va-t-il de préférence ? Du côté de l'u- sure et du négoce : il voyage à dos de mulet, dans la maUe du Lombard, et laisse aller le chevalier l'escarcelle vide sur sa noble haquenée. Pour l'attirer à soi, que peat faire le


LE DIABLE. — DOM ARGENT. 193

gentilhomme, qui n'est ni marchand ni financier? Il lui faudra vendre le domaine de ses pères, abandonner ses pri- vilèges, écraser d'impôts se^ serfs et ses bourgeois, se faire exécrer d'eux, puis à bout de ressources venir un jour frap- per à la petite porte basse et louche du juif, et lui laisser en gage son sang ou son honneur.

Et le peuple que l'argent doit émanciper un jour et asso- cier au partage de la propriété féodale, comment ne l'eût-il pas maudit alors ? N'est-ce pas pour lui qu'il travaille, qu'il s'épuise à en mourir? Ne faut-il pas qu'il le rende par tous les pores, qu'il le sue de toutes les sueurs de son front, afin d'assouvir le fisc, ce monstre toujours béant et affamé? Nais- sance, mort, baptême, mariage de princes, ramènent pour luil'inexorable refrain :

« 

Çà de l'argent I çà de Fargentl

Au milieu de ce débordement général de plaintes, de ran- cunes et d'espérances contradictoires, le héros de la satire au XIII* siècle, l'inlatigable R,enart, revenait une dernière fois sur la scène, mais transformé, vieilli, défiguré, vrai- ment digne du nom que lui donnent ses nouveaux parrains^ celui de Renart le Contrefait»


18


CHAPITRE XII


RENART LE CONTREFAIT


Ici ce n'est plus seulement une branche, mais un nouveau cycle qui commence. L'ancien Renart renfermait 30,000 vers: les deux versions de Renart le ContrefaitjComposées l'une de 1349 à 4322, l'autre de 4328 à 4344, forment un total de 50,000 vers *. Du reste, un grand nombre de morceaux sont communs aux deux poèmes : le second, qui. contient seule- ment 48,000 vers, offre beaucoup moins de longueurs et de divagations que le premier. C'est là encore une œuvre évi- demment collective, dont les auteurs sont inconnus, à l'ex- ception de cet épicier libéral et raisonneur dont nous avoos déjà parlé : type curieux de l'opposition bourgeoise au xiv* siècle, et l'un des ancêtres de ces boutiquiers de Troyes, qui écrivirent plus tard sur leurs comptoirs la Satire Ménippée, Les défauts que nous avons signalés dans le poème du Cou- ronnement et dans celui de Renard le Novell sont devenus plus saillants. L'allégorie et l'érudition débordent. Orgueil, Envie, Colère, Luxure, Avarice, reparaissent plus empanachés et plus ennuyeux que jamais. L'auteur, pour ne laisser aucun doute au lecteur, éprouve le besoin de récapituler l'histoire du monde jusqu'à l'époque où le poème fut composé. Tout épicier qu'il se dit, il tient à montrer qu'il est quelque peu clerc, et malheureusement il le prouve trop. A chaque ins- tant arrivent des flots de science indigeste : ici un éloge de l'astronomie, là une critique de la fisique ou médecine, ail- leurs un mélange grotesque d'histoire ancienne et d'histoire contemporaine. Vous Irouvez pêle-mêle les noms de Sisi-

i. Rothe, Les romans de Hcnart,


r UENART LE CONIREFAIT. 195

gambis, d'HIoguerrand de Màrigoy, d'Hécabe, de Pierre Rémi, d'Hélèae, de Priam et de Jordan de llsle; le récit de la vic- toire de Cassel, remportée par Philippe de Valois, et la con- quête de TËgypte par Alexandre, qui gagne, à quinze ans, ses éperons de chevalier. Puis viennent les considérations philosophiques, les moralités accompagnées d'apologues et de Tabijaux grivois.

Malgré tout ce fatras, un puissant intérêt historique s'atta^ che encore à cette œuvre. De toutes les parties du Renart, il n'en est point où Ton sente plus au vif le contre-coup des passions et des luttes du temps. Les allusions aux faits et aux hommes, les détails sur l'état de la société, de la no- blesse et de la bourgeoisie abondent ^

Bourgois du roy est per et conte. De tous étatz portent Thonneui*, Riches bourgois sont bien seigneurs. Bourgois sont la moienne vie, De quoy bonnes gens ont envye. En Champaigne, ils y ont sailli ; Trop y sont souvent assailli De tailles, de subventions, Et de telles occasions. Et si a trop de gentillesse * Qui peu ayde et assez blesse. Ce n*est mie' Bruge, ne Gand, Douez, Saint Orner ne le Dand, Trestout y sont francs les marclians ^.

1. (F. de Lancelot4,maii.69S5-3). État desoobles^fol.llOjétatdet bourgeois, lit.

2. Noblesse.

3.' Il n'en est point ainsi h.

4. Cette glorification de la bourgeoisie inspire à un rimeur contemporain de la première partie du xiy* siècle le poème ou roman peu historique de Hugues Capet. Le chef de la troisième dynastie y est présenté comme neveu d'un boucher de Paris : origine plébéienne dout se souviendront et Dante, et Villon, et le car- dinal de Pellevé dans la Satire Ménippée. U héros du poëme n'hésite pas à s'en iranter :

    • Bourgois sui de Paris, porcoy en mentiroie?

Il apparaît comme le fils de la milice bourgeoise, défendant Paris contre les Champenois, les Bourguignons et les Flamands. 11 est raillé à ce titre par le Connétable, le représentant de la noblesse auquel il sauvera la vie sur le champ d.! bataille en lui disant : < Par Dieu, connétable, vous avez eu besoin des bourgeois de Paris, et de celui-là même que vous avez bafoué. ■ — a Je ne sais si vous êtes bourgeois, répond le counétable, mais vous êtes noble par le cœur, a — Le con- nétable est non-seulement sauvé, mais dirigé, conseillé par le chef des bourgeois. Quand il hésite à combattre, c'est Hugues Oapet qui l'y décide. Le chaperon dé- mocratique dont le dauphin Citarles est obligé de te coiffer un jour en face de


196 CHAPITBB'XII.

Mais il est vrai de dire que tout Tiulérêt est là. Le poème en lui-même devient presque iosigniûaot : la morale est plus longue que la fable. Il semble que les auteurs aient touIu profiter de la i^ogue de Renart, pour mettre dans la bouche { d'ua personnage si populaire leurs propres idées. Ils ont fait du roman ce que Voltaire fit plus tard du théâtre, une tribune, d'où pleuvaient, aux applaudissements de fa foule, les moralités hardies sur la noblesse et le clergé. Leur œuvre est un vaste répertoire satirique, un immense arsenal de science confuse, de chroniques scandaleuses, de 'chansons malignes, d'utopies et de déclamations.

Dans la dernière partie de cette trilogie, Renart subît une transformation analogue à celle de Figaro dans la Mère cou- pable. Il est devenu morose, pesant, soupçonneux, emphati- que et emporté. Comme le vieillard d'Horace, il aime à dé- clamer contre le présent,

Censor Cftstigatorque minomm,

et il lui arrive souvent de radoter. De temps à autre, il est vrai, son vieux fond de hâblerie joviale reparaît. Le compère retrouve quelques plaisants accès de bonne humeur en mé- disant des femmes. La tigresse malade ne peut être guérie qu'en croquant au moins une femme, qui n'ait jamais trompé ou fait enrager son mari. Elle vient au marché où toutes les femmes sont réunies, et n'en trouve aucune qui réalise les conditions exigées. Depuis ce jour elle attend, mais en vain : les femmes se sont donné le mot, et prouvent à leur mari qu'elles n'ont pas envie d'être croquées. Ailleurs, maître Renart, de retour au logis, trouve ses enfants mourant de faim. Pour calmer leur appétit, il leur vante les avantages de l'abstinence, l'utilité de ne jamais manger entre ses repas, les beautés de l'astronomie, le respect des enfants pour leui*s

rémeute triomphante semble avoir passé sur la tète de son aîeut. Nous sommes loin du vrai Huçues Capet de l'histoire, de cette famille opulente dont les chefs avaient été de père en rils abbés lai<^es de Saint>Martis de Tours et de Siint* Germain des Prés. En somme, ce poème de Hugues Capet est moins encore tme ouvre satirique qu'un roman cTaTeutures^oùtout est de pure fantaisie, plein d'ana- chronismefetd'invraisemblanceSyConfondant les personnages et tes épuque8,roélant Im souvenirs de l'épopée carlovingienne aux idées démocratiques du xiv* siècle*


RENART LE CONTREFAIT. 197

parents, etc. : au milieu de tout ce galimatias, il leur cfle les aventures d'Isaac, de Virgile le magicien, et, pour ache- ver de les édifier, il leur raconte l'histoire d'une certaine abbesse que La Fontaine a mise pljis tard en scène dans son conte scabreux du Psautier, Ce discours bizarre est sans doute une parodie des sermons que les prédicateurs faisaient aux pauvres, les félicitant de leur misère, dont ils sentaient peu les avantages, et les nourrissant (^'une éloquence à la* quelle ils auraient préféré parfois un morceau de pain.

Mais ces réminiscences de jeunesse sont assez rares dans Renart le Contrefait, Il y a chez lui plus d'amertume que de gaieté. Ses invectives s'adressent à toutes les classes de la société : il passe en revue les différents métiers, et conclut que le monde est plein de fripons. Les voleurs les plus hon- nêtes sont encore ceux qui en portent le nom. Les avocats, les usuriers, les médecin^, gens de langue, d'argent et de grimoire, qui exploitent le monde les uns avec une science, les autres avec une probité douteuses, sont l'objet de son antipathie. Il faut l'entendre surtout contre les nobles» contre les prêtres : c'est là que sa vieille malice tourne ea humeur niveleuse et révolutionnaire. Dès le commencement du xiii* siècle, tout jeune encore, il avait inspiré aux bour- geois de Laon leur premier cri de révolte contre leur évêque : depuis, son audace a grandi. 11 ne cvmi pas à la légitimité des dimes^ tailles, mainmortes^ corvées, formariagesy toutes inventions du Diable et de dame Luxure. Il ne croit pas da- vantage à la sainteté des biens ecclésiastiques ni aux droits de la propriété féodale. Gentilshommes, moines, abbés, il les vole tous sans remords'. C'est oeuvre pie que de dépouiller ces hommes qui s'engraissent des sueurs du pauvre peuple.

Tout en maugréant, eu déclamant, il recommande aux vilains l'obéissance et la résignation, mais sur un ton qui doit les pousser à la révolte. Ses discours ressemblent assez aux prétendues harangues pacifiques du cardinal de Retz, pendant la Fronde : le peuple courait aux armes, en sortant de les écouter. Renart, devenu vieux et malade, assis au so- leil devant sa porte, voit passer un pauvre homme en gue-


\


198 CHAPITRE XII.

nilles, le visage consterné et des larmes dans les yeuî. II l'appelle du nom de Vilain, et lui explique ce que ce mot signifie : ^

Vilains est apelez à plain. Non pas por ce que il soit plain De vilenie ne de mal non ' : Mes de ville est vilains à non ; Nulz n*est vilains, qui voir an dit *, S'il n'est fais» en lait et en dit*.

Apprendre au vilain à ne pas rougir de son nom, c'était.là déjà un point important. Le pauvre homme avoue ingénu- ment à Renart qu'il a eu le malheur de résister à son sei- gneur. Le rusé compère le blâme de son imprudence, lui cite l'exemple d'Enguerrand, de Pierre Rémi, qui n'eussent pas été pendus s'ils avaient eu humilité au roi^ et termine en lui racontant Fapologue du Chêne et du Boseau. La conclu- sion de la fable est : Patience 1 Que les petits courbent la tête en attendant : un jour Torage éclatera sur les hauteurs, et brisera la tyrannie de ces gentilshommes si Ûers de leurs donjons, de leurs armures et de leur race 1 Patience! ^/est le nom qu'un romancier de nos jours, Georges Sand, a donné au vieux paysan prophète de la Révolution, dans Mauprat. Puis, comme Renart s'aperçoit que les vilains ont suivi ses conseils à la lettre, qu'ils n'ont pas compris ce que signifie ce mot de patience, dit en certains cas et d'une certaine façon, il s'emporte contre eux. Il les accuse d^ndolence, de lâcheté; il s'écrie qu'ils méritent leur sort, puisqu'ils n'ont pas le courage d'en finir avec leurs oppresseurs. A ce propos, il rappelle un fait lamentable, atroce, qui devait soulever d'indignation contre la noblesse les âmes ulcérées des petites gens. C'est l'histoire de la dame de Doche.

« En l'année 1300, la dame de Doche apprit qu'une femme du peupICi inhumée dans sa terre, avait été enveloppée dans

1. Mauvais renom. S. Pour dire vrai.

3. Faux.

4. Parole. — Alaausc. Laneeiot 4, fol. 3 .


RENART LE CONTREFAIT. 199

quinze aunes de toile. Elle en fut indignée^ prétendit qu'une Tiiainé ne devait pas pourrir si commodément, fit ouvrir la fosse, jeter le cadavre comme une charogne, et employer la toile à des couvertures pour ses chevaux *. »

On devine quel retentissement dut avoir dans la foule cette légende, commentée, exagérée, naïvement ou à des- sein. Elle appelait de terribles vengeances : les Jacques s'en chargèrent quelques années plus tard. Encore tout chaud de la colère que lui a inspirée cette odieuse profanation, le poète se tourne vers les gentilshommes et leur oppose fière- ment les vilains, qu'il salue du nom d'élus, d'enfants de Dieu.

« Vous nobles, s'écrie-t-il,

n TOUS semble à vos Jagemans, Que soies nés de dyamans. Et de rubis et de thopaces.

Mais ce n'est point parmi vous que Dieu a choisi ses saints et ses apôtres : il a pris pour compagnons, durant son sé- jour sur la terre, des hommes du menu peuple, des pêcheurs; pour père adoptif, un charpentier. » Les gentilshommes ressemblent au faucon, qui perche sur le poignet des grands, qui est loué, caressé tant qu'il vit, puis jeté sur le fumier dès qu'il est mort. Le vilain est comme le chapon : celui-ci vit dédaigné, oublié dans la basse-cour, cherchant sa sub* sistance au milieu de la fange ; mais, après sa mort, on le sert à la table des rois, sur un magnifique plat d'argent. Ainsi le pauvre laboureur sera porté sur les bras des anges devant le Roi des rois. Cette bizarre comparaison est dans le goût de l'époque. Nogaret, s'adressant à Bonifaee, n'hésitait pas à se comparer lui-même à Tàne de Balaam, inspiré par l'esprit de Dieu. Ces hardiesses de la poésie populaire nous expliquent comment la bourgeoisie se trouva prête à rédiger ses doléances le lendemain de Poitiers. Nous avons là un ajirant-goût des accusations violentes qui retentiront dans les

1. Rothe, Les romans ds Renart'Aoi, 100.


200 CHAPITBE XII.

ÉUU de 1357, et qui amèneront la fuite du dauphin Charles, rinvaiion de son palais, le, massacre de ses ministres, eutin la courte et sanglante insurrection des paysans.

Cette propagande exercée par la littérature pénétrait cha- que jour plus profondément au sein de!i masses. Le roman de Renart se contait, se lisait, se chantait partout, dans les chaumières, les ateliers, les cloîtres et les écoles, au coin du feu et sur les places publiques. La loyaulé, par un calcul tout égoïste, avait favorisé ce mouvement, qui devait un jour tourner contre elle. En réclamant l'appui du tiers état contre Boniface, Philippe le Bel lui avait révélé ce qu'il ignorait en partie jusque-là, sa propre existence. En affranchissant 1^ serfs du Valois, il avait laissé échapper, dans Tintérèt du fisc, une de ces paroles imprudentes, que Louis le Hutin répéta depuis, et qui ne tombent jamais en vain. « Attendu que toute créature humaine, qui est formée à l'image de Notre- Seigneur, doit généralement être franche par droit naturel... nul ne doit être serf au royaume de France. » Cette déclara- tion des droits de Thomme, rédigée spontanément par la royauté et à son profit, fut reprise et commentée de toutes les façons par les rimeurs populaires. Renart, avant de mou- rir, jouait un dernier bon tour, une tragique malice à ce monde féodal, qu'il avait exploité, nargué, dupé si long- temps : il lui laissait pour adieu le premier coup de tocsin de la révolution bourgeoise et de la Jacquerie.


CHAPITRE Xni


LA JACQUERIE. - U COMPUINTE DE POITIERS.

- LES ÉTATS DE 1357


Ces rancunes et ces menaces, qui grondaient sourdement môices aux dernières facéties de Renart^ unirent par éclater. Les désastres de la guerre, la captivité du roi, la déroute de la noblesse à Poitiers, les ravages combinés des Anglais, des gentilshommes et des bandits, en hâtèrent l'explosion. De chute en cbute^ le poids de toutes les misères^ de toutes les folies et de toutes les défaites, retombait sur le paysan. Il avait payé l'équipement de son seigneur avant la guerre ; après, il fallut payer sa rançon. « Jacques Bonhomme crie, disait-on, mais Jacques Bonhomme payera. »' Un jour pour- tant, Jacques Bonhomme se lassa. Fou de misère, il se rua comme une bête fauve sur les châteaux, massacra les sei- gneurs, éventra les nobles dames, et devint un objet d'horreur comme il l'avait été jadis de risée et de mépris. Résigné en silence depuis tant d'années, avec sa timidité un peu gauche, son inexpérience des armes, sa lourde et patiente nature, il dut hésiter longtemps : d'abord il essaya de faire croire qu'il serait capable de se fâcher, que le mouton trop près tondu pourrait devenir enragé :

Cessez, cessez, gens d'armes et piétons ^ De piller et de manger le bonhomme, Qui de longtemps Jacques Bonhomme Se nomme.

La forme d^ celte complainte a pu être rajeunie, mais le fond en est ancien. Elle n'avait rien de bien terrible : aussi ne

1. Chttetnbritnd, Étud. hist,,t. III.


202 CHAPITRE XIII.

l*écouta-t-on pas. Oq se mit de plus belle à piller le pauTre rustre. L'âoe, la vache, le blé, les meubles, tout y passa : il resta seul, du, dépouillé, entre sa femme eo pleurs et ses en- fants mourants de faim. Alors, poussé à bout, il se redressa sur ses deux jambes, prit sa faux, son pieu ferré, et se mit brutalement à détruire, n'ayant plus rien à conserver. Le vieux chant de Wace, longtemps répété tout i>a8, retentit comme un immense écho à travers les campagnes du Beau- voisis, de l'Ile-de-France et de la Champagne, soulevant et roulant les vagues d'une multitude furieuse ralliée à ce cri:

Nous sommes hommes comme ils sonU


Bien avons contre un chevalier Trente ou quarante paysans.


Abruti par l'ignorance et l'esclavage, le paysan ne comprit d*autre vengeance que la peine du talion. Pillé et martyrisé durant des siècles, il se fit à son tour pillard et bourreau. Cette courte explosion de haine, dont le souvenir seul a sur- vécu comme un épouvantait pour la postérité, fut bientôt étouffée sous de sanglantes représailles : il n'en resta que /'innocente complainte répétée encore pendant plus d'un siècle, mais en vain :

Cessez, gens d'armes et piétons

De piller et de manger le bonhomme.

La bourgeoisie plus disciplinée, mieux unie, et déjà initiée, sous la tutelle de la royauté, à un premier essai de vie poli- tique, se trouva debout ses cahiers de remontrances à la main. Dans ce moment décisif, les paroles deviennent des actes. La satire n'a plus le temps de se répandre en longs poëmes, en allusions indirectes, en chansons malignes. Elle s'exhale dans ce cri de la France plébéienne qui retentit à l'ouverture des Ëtats : « Les nobles hormisserU et perdent le royaume, » Elle tonne fougueuse et enflammée par la bouche d'Etienne Mar- ^.e\ : elle éclate mordante, incisive, mêlée d'aigretir cléricale


LA JACQUERIE. — LES ÉTATS DE 1357. 203

dans les harangues de Robert Le Coq. Elle triomphe dans les Grandes Ordonnances , qui justiûenl et reproduisent en partie ses attaques contre les abus, les gaspillages et les tyrannies du passé ; qui enlèvent aux gens du roi l'inique et mons- trueux droit de prise ; qui interdisent aux seigneurs d'arra- cher par force l'argent du menu peuple ; qui enjoignent aux juges de modérer leur soif pour les épices, et d'être assis sur leur siège dés le soleil levant ; qui recommandent aux avocats de oe pas abuser de la simplicité des veuves, orphelins et pauvres gens.... Charte glorieuse, malheureusement souillée d'une tache de sang, mais qui n'en reste pas moins comme un témoignage du patriotisme bourgeois au xtv^ siècle. A l'heure où la France, perdue par la noblesse et la royauté, essayait de se sauver elle-même, et de fermer aux Anglais la route de la capitale, les contradicteurs, les moqueurs eussent été mal venus et malavisés. Tout au plus eut-on le temps de lancer quelques épigrammes sur la mine chétive du dauphin, sur sa fuite de Poitiers, sur ses favoris et ses ministres* Le sentiment du danger présent réunissait tous les esprits.

Parmi les pièces trop rares du temps, il en est une décou- verte et publiée parM.de Beaurepaire dans la bibliothèque de l'École des Chartes (1851 — 3« série, 1. 10. C'est une com- plainte très-médiocre comme œuvre littéraire, mais très-in- téressante par les sentiments qu'elle exprime sur le désastre dé Poitiers, sur la conduite du roi, et sur- le parti à pren- dre par le dauphin. Elle impute les malheurs du royaume à la lâcheté et à la trahison des nobles :

La très grant tralson qu'ils ont longtemps covée, Fust en Tost dessus dit très clèrement pro?ée.

La France n'a jamais pu se résigner à supporter les dé- faîtes, même celles qu'elle a méritées quelquefois par ses imprudences, ses folies ou celles de ses chefs. C'était le cas à Poitiers. Un immense haro s'éleva contre la noblesse; les gentilshommes revenant du champ de bataille étaient honniS| insultés par le peuple des villes et des campagnes.


204 CHAPITRE XUI.

lit se dient enir'eiix de noble parenté»

Hé Dieul d*où leur vient si fausse volonté ?

C'est le m^Btement da vieux père dans le MefUewr de Corneille :

Qui se dit gentilhomni3 et ment comme tu fais, n ment quand il le dit, et ne le fut jamais.

Le rimeur se moque du faste des nobles, de leurs nouveaoi costumes, de leur barbe qu'ils ont laissée pousser, sans doule pour se donner l'air plus terrible :

Bonbanz et vane gloire, vesturo dé^honeste^

Les ceintures dorées, la plume sur la teste,

La grant barbe de bouc, qui est une orde beste.

Le second continuateur de Guillaume de Nangis, écrivaia démocratique, raille plaisamment aussi la tenue desgeDtiis- hommes, ces beaux fuyards de Poitiers : « Ils s'étaient mis, dit-il, à porter barbes longues et robes courtes, si courtes qu'ils montraient leurs fesses; ce qui causa parmi le peuple une dérision non petite : ils devinrent, comme révénemeot le prouva, d'autant mieux en état de fuir devant l'ennemi. *

L'honneur de Jean le Bon reste sauf en ce désastre :

Gomme très vaillant preux, tiert ^ d'estoc et de taille i Mors en abat grant nombre, ne les prise une maille. Dit : « Ferez *, chevaliers, ce ne sont que merdaiUe :

Si touz les aaltres ussent esté de son corage, Ânglois ussent conquis et mis en grant servage.

C'est aussi le jugement porté par Froissart qui, parlant de cette journée, dit « que le roi Jean de son côté fut très-bon chevalier, et que si la quarte partie de ses gens lui eussent ressemblé, la journée eût été pour lui. »

Malgré la douleur et l'accablement général, l'espoir d'une revanche, d'un retour de la fortune semble possible encore au rimeur patriote, si le roi, au lieu de s'en remettre à la

1. Frappe. S. Frappez.


LA JACQUERIE. — LES ÉTATS DE 4357- 205

noblesse qui Fa trahi compte sur son peuple, si le dauphin a de bons conseillers pour le conduire. Il l'engage à faire alliance ayec qui? Avec Jacques Bonhomme :

. S'il est ben conseillé, il n*obliera mie

Mener Jaque Bonhome en sa grant compagnie.

Le brave et loyal Jacques Bonhomme se dévouera pour son roi et pour son pays, sans marchander ni sa peine ni son sang :

Guères ne s'enfuira pour ne perdre la vie 1

N'avait-on pas vu les ribauds eux-mêmes avec leur roi Ta- fur faire merveille au siège d'Anlioche et de Jérusalem 7 Les communes n'avaient-elles pas conquis à Bouvines leur droit de présence au champ d'honneur? Enfin, les archers anglais venaient de montrer le parti qu'on pouvait tirer d'une milice populaire. Malheureusement la noblesse française, plus dé- daigneuse et plus jalouse que les barons anglais, ne pouvait se résigner à partager sa gloire avec les rustres et les vilains. A Courtray, au moment où les fantassins français, la piétaZ/le comme on disait, commençaient à entamer les Flamands, le sire de Vàlpagelle criail à Robert d'Artois :

•■... Sire, cil vilain tant feront Que Tonneur en emporteront *•

A Grécy les milices bourgeoises de l'Orléanais tenaient vaillamment tête aux Anglais, quand la folle ardeur de la noblesse sautant par- dessus les archers génois, les culbutant et passant outre, vint tout perdre. L'explosion de la Jacque* rie ôta plus que jamais l'idée de confier des armes aux pay- sans. Pourtant ce projet d'alliance entre la royauté et les classes populaires n'en germa pas moins alors dans beaucoup de têtes. Les États de 13b6 entreprirent de le réaliser un moment ; mais le chaos^ le désordre, les violences et les crimes vinrent trop tôf compromettre cet accord de deux for»

1. GoU«lir»]f de Pari»*


•206 CHAPITRE XIII.

ces qui ne savaient encore ni s'entendre ni s'bannoDiser.La lutte 8*engagea au sein même des États. Comme il arrive presque toujours, l'assemblée se trouva partagée en dem camps : d'un côté le parti violent, radical, poussant ini mesures extrêmes sans souci des obstacles ni de Topinioa, | marchant droit au but, le dépassant même; de l'autre, le parti modéré, volontiers défiant, médisant et raisonneur, discutant les actes de ses adversaires et les blâmant tout bas, attendant leurs fautes, et se dérobant lui-même pari'iDaGtioo aux périlleuses épreuves de la critique. Le meurtre des ma- réchaux de Picardie et de Champagne devint le signal de la scission. Les députés de la noblesse, du clergé et des pro- vinces, effrayés de ces excès, abandonnèrent les États. Marcel n'eut plus autour de lui la France, mais seulement les boo^ geois et le peuple de Paris. Encore n'étaient-ils pas tous dévoués*

La désaffection et la méfiance augmentaient chaque jour; les affaires traînaient; la situation de Paris devenait criti- que : au dedans le désordre et l'émeute en permanence, les boutiques et les ateliers fermés ; au dehors le pillage des bandes ennemies. Les Parisiens voyaient avec fureur les Anglais, campés sur les hauteurs de Saint-Cloud, allumer dans les vignes le feu de leurs bivouacs, et barrer les arri- vages de la Seine. Le roi de Navarre, Charles le Mauvais, ce Maehabée du peuple, accueilli et fêlé comme un sauveur, avait promis de les chasser : il trouva plus sage de traiter avec eux et de les imiter en pillant Saint-Denis et les envi- rons. Marcel essayait vainement de faire prendre patience aux bourgeois : bon gré, mal gré, il lui fallut les mener, au nombre de huit mille, assez mal armés et en désordre, contre les Anglais. Surpris dans une embuscade, ces soldats impr(^ visés revinrent battus, honteux et furieux de leur écbec, rattribua?>t à la mauvaise volonté du prévôt et à l'inaclioa du roi de Navarre. Marcel, en acceptant la pesante amitié de Charles le Mauvais, s'était donné un maître tout prêt aie sacrifier et à le trahir. Chaque semaine, deux mulets pre- naient la route de Saint-Denis, portant Tarifent nécessaire


LA JACQUERIE. — LES ETATS DE 1357. 207

aux troupes du Navarrais. Les Parisiens commençaient à trouver que c'était payer un peu cher l'honneur d'être "battus et pillés par ses gens. En outre^ les salaires que les commissaires des États s'étaient alloués généreusement,' avaient soulevé bien des réflexions et des critiques^ : le bourgeois s'était mis à compter, signe certain de mau- vaise humeur.

Cependant le dauphin Charles rôdait autour de Paris, attendant que la révolution eût achevé d'user ses forces. 11 courait de Rouen à Compiègne, de Troyes à Provins^ une oreille toujours ouverte du côté de la capitale. Ses émis-! saires lui annonçaient quer le parti violent, les hommes d'action, les terribles exécuteurs des vengeances populsdres,' perdaient chaque jour du terrain. A côté d'eux' grandissait un tiers parti bourgeois, monarchique et libéral, qui se plaçait entre les regrets des uns et les impatiences des au-' très, qui n'admettait complètement ni les abus du passé,' ni. les utopies de l'avenir; politiques à courte vue souvent, muis au sens pratique et sûr. Recruté par le bon sens,' l'égoïsme, l'expérience, la fatigue ou la peur, ce parti de- vait rester à la fin le plus fort, parce qu'il devint le se^ul possible. Nous le verrons reparaître au terme de toutes nos grandes crises politiques, sociales ou religieuses, après la Ligue comme après 93. Ce fut dans ses rangs que le dauphin alla chercher des alliés : il y trouva de fines langues, de bonnes plumes, des têtes froides et sages comme il les ai- mait, serviteurs honnêtes, laborieux, opiniâtres, qui, une fois attachés au matlre, lui restèrent fidèles jusqu'à la mort. Devant la formidable dictature des chefs populaires et des bouchers, on n'osait encore éclater tout haut; mais on chu- chotait, on murmurait à demi-voix. On cachait sous le voile d'une complainte latine, d'un cantique à la Vierge, ses do- léances sur le présent et ses expérances d'un avenir meil- leur :

Plange regni Respublica*,

' 1, Chron. de France, ch. 88,

2. Bibliuth. impér., manuscrit de Guillaume de llachauU, 7600. - Ptttitot, Alonum, de Ih'st, de France,


208 CHAPITRE XIII.

Tua gens est schismatlcay DesoUtur.

Nam sicut ceci gradimur, Nec directerem seqaimur. Sed a viis retrahimur Nobis tutis.

La plupart de ces complaintes, assez rares et à peu près ioé- diles, trahissent la main des clercs ralliés à la cause de Charles V. On les répétait le soir dans la maîsoa du magis- trat, quand les verrous étaient bien tirés, ou à l'ombre du presbytère. Peu à peu ces vœux descendaient du juge au simple clerc, de Tabbé au sacristain. La propagande roya- liste allait ai n si s'é te n dan t de proche en proche. Marcd sentait l'opinion publique se retirer de lui ; déjà il avait eu avec soo ancien compère, Téchevin Maillard, plus d'une aigre discus- sion. A ce moment, abandonné et menacé de toutes parU, il perdit courage et prit le parti extrême de se jeter entre les bras de son mauvais génie^ Charles de Navarre. C'était courir vers Tabtme, se perdre, et la France avec lui. Le hardi tribun devenait un obscur conspirateur. Quand Pepffl des Essarts leva la bannière royale aux cris de Montjoieet saint Denis, tout le peuple suivit en hurlant : « Sus au traître I mprt à Marcel ! » Le prévôt expia cruellement ses faute^: encore une fois le sang racheta le sang; mais la charte de 1357 n*en resta pas moins comme une protesta- tion et comme un vœu, que Charles Y ne devait pas ou- blier.


CHAPITRE XIV


LA LITTÉRATURE D'ÉTAT SOUS CHARLES 7

Le Songe du Verger. — Raoul de Presles. — Philippe de Maizières. — Le Livre de Jehan de Brie, le bon berger.

Charles Y, en arrivant au trône, trouvait partout autour de lui des ruines à relever, des résistances à vaincre, des fautes à réparer : un royaume envahi, un pouvoir dégradé, une noblesse toujours prête à la révolte, un peuple frémis- sant, ivre encore des paroles d'Etienne Marcel et de Robert Le Coq. La France était dans un de ces moments de crise, où se décide l'avenir d'une nation. Depuis le commencement du xiv« siècle, elle oscillait indécise et tourmentée par deux mouvements contraires : Tun menaçait de la ramènera l'a- narchie brutale et oppressive des temps féodaux, l^autre la poussait violemment sur la route inconnue et sanglante de ia démocratie. Entre ce double courant, quelle place restait à la royauté ? Charles Y allait-il, à l'exemple de son père, re- vêtir le casque et là cuirasse, et tenter de sauver son royaume par une impuissante résurrection de la cheva- lerie? Ou bien le verrait-on, comme Charles le Mauvais, roi tribun et populacier, exploiter au bénéfice de son ambi- tion les passions de la multitude? Le pâle jeune hommej, qui le- premier avait pris la fuite à Poitiers, ne songeait guère à renouveler les grandes passes d'armes héroïques où Jean '\e Bon avait joué si étourdiment sa vie et sa cou- ronne. D'un autre côté, les tristes souvenirs de sa régence, sa fuite de la capitale, le meurtre de ses conseillers as- sassinés sous ses yeux, lui avaient appris le danger de ce%


2f0 CHAPITRE XIV.

orages populaires, où triomphait le génie diabolique du roi de Navarre.

Souverain de cabinet par goût et par nécessité, il entre- vit et marqua le véritable r61e de la royauté moderne. A^ son esprit calme, positif, sa patiente et profonde sagesse, il comprit qu'il devait tout d'abord rendre la France à elle- même» la débarrasser de l'Anglais, du Navarrais et des gran- des compagnies, pour la ramener au sentiment de ses véri- tables destinées, et l'attacher par la reconnaissance à la cause du tr6ne; puis reprendre et continuer bonoétemen^ pacifiquement, l'oeuvre de révolution politique et sociale inaugurée par Pbilippe le Bel; enfin comprimer les derniers frémissements de cette démocratie naissante, que les misè- res publiques pouvaientréveiller un jour. Sa tâcbe était donc à la fois de détruire et de conserver; de pousser la royauté sur la route de l'avenir, et de la préserver des chocs contre lesquels elle courait risque de se briser. Avant tout, il vou- lut être une bonne fois le maftre dans sa capitale ; il fit con- struire cette sombre tour de la Bastille, qui resta durant quatre siècles Tépouvantail de la révolte et le dernier bou- levard de la monarchie. L'Anglais chassé, le peuple calmé, il lui fallait compléter la ruine de cet esprit féodal si vivace, qui s'était relevé sous les premiers Valois; d'un autre c6té, résister aux prétentions, plus exigeantes et moins justifiées que jamais, de la cour de Rome, réparer les maux du schisme et en profiter au besoin; arrêter les envahissements tempo- rels de TÉglise, cette ancienne alliée du trône, qui s'empa- rait silencieusement du soi et menaçait de remplacer un jour la féodalité dans son indépendance, sa richesse et sa lutte contre le pouvoir royal. Les rêves de reconstruction ro- maine qui avaient traversé un moment l'ardente imagina- tion de Clovis et de Charleraagne, séduisaient aussi l'esprit froid, prudent, méthodique de Charles V. Le texte des Pan- deetesy récemment découvert à Bologne, encourageait ses espérances. A défaut d'un Dioclétien ou d'un Trajan, on pouvait donner à la France un Marc-Aurèîe ou un Jus- tin icn.


LA LITTÉRATURE D'ÉTAT SOUS CHARLES V. 2U

Au milieu de celle œuvre muilipley Charles V, comme tous les princes organisaleurs, comme Auguste et Louis XIV, eut le doa de savoir trouver et choisir des inslrumeals. Conlre lefs Anglais, il eut Tépée de Duguesclin; contre Thumeurre^ belle des Parisiens, la Basliile et son rude prévôl des mar- chands, Hugues Aubriol; contre la noblesse et le clergé, celte noire armée de légistes, de clercs, de procureurs, que Phi-, lippe le Bel avait lancée déjà comme une meute sur le vieux colosse féodal, et qui était allée braver la papauté dans Ana- gni. Mais en homme de sens, en véritable politique qui re- garde moins encore le présent que Tavenir, il ne se ût pas illusion sur la puissance des armées, des bastilles et des édits. Il sentit qu'il ne sufûsait pas d'avoir rétabli la paix dans le royaume et Tordre dans les rues^ s'il ne ramenait le calme dans les esprits.

Au sein des troubles, dans ces étals généraux, où s'étaient produites à travers les cris de révolté et de colère tant de plaintes légitimes en du Saint-Siège, piqué au vif, s'enhardit dans ses attaques contre )a royauté. Aussi jaloux des biens de l'esprit que de ceux de la terre, il défend contre les accaparements du prince cet autre do- maine de l'Église envahi peu à peu par les laïques, la Sciefice, Selon lui, il est mauvais que le roi et les enfants des rois aient une grande multitude de Uvres : blâme évident dirigé contre celte bibliothèque naissante, qui se formait au Lou- vre, sous la main de Charles V, et qui devenait dès lors uo foyer de libres penseurs laïques, objet des craintes et des jalousies du clergé. Une fois en veine de critiques, l'adver- saire du pouvoir royal ne s'arrête plus. Aussi bon ultramofi- tain que mauvais Français, il se déclare hautement l'en- nemi de la loi salique, Tami du roi d'Angleterre et du duc


LA LITTÉRATURE D'ÉTAT SOUS CU ARLES V. 219

de Bretagne, révolté contre son suzerain. II ira même juh* qu'à se faire démagogue par haine de la royauté, contestera au prince le droit de lever des impôts sur ses peuples, et soutiendra contre le Chevalier qne la noblesse est ^^ne chi- mère^ et que tous les hommes sont égaux. Le seul privilège incontestable qu'il reconnaisse au roi, c'est celui de dé- pouiller les juifs et de les mettre hors du royaume. Mais le Chevalier est plus tolérant, et lui donne une curieuse leçon^ de charité chrétienne :

i' Il appert que nous devons les juifs souffrir y eslre et converser

avec nous et aussi les doivent garder les princes séculiers

d'oppression et deffendre, et si ne les doivent pas mettre hors de leur pays ni priver de leurs biens, excepté si la demeure estoit périlleuse aux crestiem. »

Belles paroles, qui honorent le gouvernement de Char- les V, qu'il inspira, qu'il dicta peut-être lui-même. Sous l'empire de ces idées, le sévère prévêt de Paris, Hugues Au- briot, qui envoyait à la potence les étudiants mutins, fai- sait rendre aux mères juives leurs enfants, qu'on leur pre- nait pour les baptiser. Clercs et écoliers, il est vrai, le jugeaient digne du feu et de la corde pour avoir eu tant de pitié :

Tu as dampné de cculx les âmes Que tu as aux juifs rendus : Dignes es d'estre ars ^ ou pendus*.

Traduit en jugement, après la mort de Charles V, Hugues Aubriot dut expier sa faute par une forte amende et par quelques mois de prison.

Quand le Clerc a épuisé tous ses traits contre le pouvoir civil, le combat recommence sous une autre forme. A son tour, le Chevalier devient l'assaillant. II va droit au pape d'abord, et prouve, l'histoire à la main, qu'il a reçu sa puis- sance de l'empereur, quant à la temporalité, La question des biens ecclésiastiques est encore une fois agitée et résolue


1. Brûlée

1. Chani^ Mit,, t. 1.


v>


i20 CHAPITRE XIV.

i par un du de mùnseignew $aint Bernard j appuyé de ces ^ les de l*ap6tre : Argentum et aurum non est mihi. Le beiliqoeoi disputeur rend au Clerc attaque pour attaque et dealpom dent. En sÎDCère ami du roi et des légistes, il dénonce les abus des tribunaux ecclésiastiques, rintenrentioa desoQl- ciaux qui excommuniaient les gens pour saisir leuis biens, les privilèges qui enlevaient les clercs ou soi-disant tels à li justice régulière et commune. Ce chevalier imbu des princi- pes de Justinien a déjà l'air de rêver, pour tout le royaume, Tunité du Gode civil. Ses vues économiques ressemblent OQ peu à celles de Jean de Meung ; il reprend la fameuse thèse de Nature et de Genius contre le célibat et les mendiants: « Se la vie de mendiants estoit plus approuvée que n'est li vie de ceulx qui labourent, certes chascun devroit voloirestre jacobin, carmélite, augustin ou frère mineur. » Emporté par ses réminiscences, il va même un moment jusqu'à défendre, pour s'amuser, la cause de la polygamie ; mais il a soin d'^ jouter que c'est par manière d^esbattementf carll sait que, se- lon notre foi, nous devons tenir' le contraire. Cet bomroe d'armes transformé en disputeur, émerveillé de son succès, et tout ûer de son habileté dans l'art d'argumenter, prend plaisir à jouer avec le raisonnement, comme Taillefer avec son épée. Le paradoxe est un fruit nouveau que la raison émancipée voudrait déjà goûter ; mais la fine et discrète pru- dence du roi est là pour l'arrêter dans ses écarts. Vainqueur sur tous les points, le Chevalier rompt une dernière /ance contre le dogme de l'Immaculée Conception, importation étrangère, venue d'Italie, et que le parti national ducler^^; d'accord avec la royauté, s'obstinait à repousser. Au terme de cette longue dispute, l'auteur s'éveille, et dépose humble- ment son livre aux pieds du roi Charles, V, qu'il compare à Cadmus, à Brutus et à Salomon.

Tel est le Songe du Verger, composition médiocre au point de vue littéraire, œuvre capitale pourtant en ce qu'elle est l'expression de toute une époque, le résumé des questloos cjui s'agitent alors et s'agiteront pendant des siècles. Ce tour- noi scolastique du Clerc et du Chevalier, sous «es formes roi-


LA LITTÉRATURE D'ÉTAT SOUS CHARLES V. 224

S es et empesées, nous représente l'éternel débat des deux ^«prits qui se disputent le monde aujourd'hui comme au L«mps de Charles V : Tua, défiant, rétrograde, envieux'du p> résent, attaché au passé par reconnaissance, par orgueil ou ^ar intérêt; l'autre, non moins ambitieux, mais plus hs^rdi, f>lus libéral, plus confiant dans l'avenir qui lui appartient. Certes le portrait du Clerc n'est point ici tracé par la main d'uQ ami;, c'est une satire modérée en apparence, mais pro- fonde et agressive. Quelle était donc la pensée de Charles V? Se proposait-il d'enlever à l'Église cette autorité morale dont iui-même avait besoin, pour assurer le repos et le bonheur de ses peuples? Non; mais comme Gerson, comme Nicolas Clémangis, il voulait éteindre en elle cette soif des biens temporels, cette activité ambitieuse et brouillonne qui la perdait aux yeux de tous. Il s'attaquait surtout à cette faction du clergé turbulente, opiniâtre, anti française, qui devait quelques années plus tard couronner à Notre-Dame un prince anglais, Henri de Lancastre, et envoyer Jeanne d'Arc au bûcher.

Tandis que l'avisé monarque, remplaçant les séances des États par les discussions du cabinet, ouvrait ainsi dans ses savantes encyclopédies un vaste champ de controverse aux clercs, aux lettrés, il cherchait à répandre parmi la foule, sous la forme plus légère et moins coûteuse de l'almanach ou du manuel, les idées de son gouvernement.

fiehan de Brlej le bon herger.

L'un des plus curieux monuments de cette littérature bour- geoise et royaliste est un modeste petit livre, qui a pour ti- tre : Le Vray régime et gouvernement des Bergers et Bergè- res, composé par le rustiqiœ Jehan de Brie *, le bon berger (i 379). Jehan est un ancêtre de cet Agnelet matois et simplet, qui dupera plus tard le riche drapier, M. Guillaume, et le fin - avocat Patelin ; mais c'est un Agnelet honnête, disert et let-

1. Ce nom est évidemmeut un pseudonyme.


    • 2 CBAPITRE XIV.

tré, qui a lu la Bible, Arislote et Virgile, tout en gardant ses moutons. Aussi les dte-t-il volontfer». Il commence par se demander d un ton de gravité, moitié sérieux, moiUé plai- sant, à quelle branche de philosophie il dott rapporter son livre, et conclut qu'il peut être attribué à la philozoUe ou philosophie de bergerie. Après maintes belles considérations

T*tr^ '^*^'" ** «^««^ f<^ae> to cause efficiente et la finale, il arrive enfin à la vraie, à la dernière, à la sen^ cause qui l'ait décidé à écrire : le désir de pilire au roï^ «C est pour obéir révéremment à la volonté et commande! ment de très-excellent prince en haultesse, en noblesse en

r!!irrr' f'"°",«'V*P"' •** P'^"'^^»'^ «' d« science, Carie le Quint, roy de France, nostre sire, régnant très^lo- rieusement en grant félicité. » ^*

L'autorité du roi couvre les hardiesses toujours discrètes

nar ChaïrT "' "rV!"'*'^*^ P'^"'"*'™ ^ P*" ^S par Chartes V, a un double sens, allégorique et pratique La

dernière partie n'est guère qu'un petit manuel de pâlurii»f

d astrologie et de médecine rustique à l'usage des troupeau^!

mais elle est précédée d'un long préambule qui conUenuâ

«pose I histoire de sa vie et de son éducation, la manière - dont 1 a tourà tour étudié la théorigue et lapr^^uT^la" les principes et les beautés du noble art de bS^e jt^,; de Brie n'est pas issu de haut lignage : il appartient àlette classe des parvenus dans laquelle la^royautéUcontii tant de serviteurs capables et dévoués, qu'elle paya souvent m' l'ingratitude : Jean Desmarets. Jacques Coeur, et le dÏus ir.nd de tous, Colbert, le fils du marchand de drapsl OWi^lrvTvre parlui-méme. dès l'âge de huit ans. il se trouva cha^ S garder les oies et les oisons, et les défendit si bien des Xte huante, orfraies et corneilles, qu'il fut bieutét promu au iôu-' vernemenl des pourceaux, qui sont rudes bétes et de nuJaise As«pJme, puis à celui des chevaux et des vaches, iï^^ débuts ne furent pas heureux : un cheval lui passa sur te ventre; une vache furieuse le transperça d'un coud de com. Enfin, il obUnt la garde d'agneaux inn^.u eSonna^;


LA LITTÉRATURE D'ÉTAT SOUS CHARLES V. 223

qui ne heurtaient ni ne blessaient. Les mésaventures du bon berger rappellent un peu celles du dauphin Charles. Ces pour- ceaux de mauvaise discipline, ces chevaux et ces vaches, ani- maux rudes et violents^ ressemblent fort à cette populace ameutée qui le chassa de sa capitale : au contraire^ ce tran- quille et débonnaire troupeau n'est-il pas l'image du peupIe^ adouci et calmé sous la main du roi légitime? A onze ans, le petit Jehan, dont la réputation s'étendait chaque jour, sévit à la tète d'un troupeau de cent vingt moutons; à quatorze ans, il en avait deux cents. Ce fut ainsi' qu'il arriva de degré en degré, et sans simonie^ au titre d'intendant des vivres dans l'hôtel de messire Matthieu de Ponmolain, conseiller du roi, et, plus tard, au palais royal, chez messire Arnould de Grand- Pont, trésorier de la Sainte-Chapelle. C'est là que^ devenu licencié et maître en l'art de bergerie, il a écrit son livre sur Tordre exprès de Charles V.

La première maxime développée dans ce traité contient une allusion facile à saisir : (^i n'entre par Vhuis (la porte) dans la bergerie^ n*est pas un loyal berger. Le bon berger ne s'introduit pas furtivement comme un larron ; il n'imite pas ce roi de Navarre, Charles le Mauvais, de sinistre mémoire, qui tenta de surprendre Paris pendant la nuit; ni ce Clément lY qui vendit secrètement la chrétienté; ni ces clercs subtils qui s'emparent frauduleusement des prében- des et des bénéfices, et deviennent loups ravisseurs au lieu d'être les gardiens de leurs troupeaux. La franchise, la pro-

  • bile, pour arriver au gouvernement des brebis, tel est le

précepte fondamental du bon berger. Il n'aime pas les intri- gants, les simoniaques, les ignorants qui se font appeler mattre Robert ou maître Pierre, sans avoir aucune science, mais sous coufeur qu'ils remplissent une charge de procu- reur ou de notaire, comme un savetier qui fait souliers vietix et se apék mattre Laurent ou maitre Guillaume, Avec son air candide et sa naïveté rustique, il égratigne en passant ces personnages fourrés, gens de robe et d'église., qui se parent de peaux plus que de science, et qui, par conformité de na- ture, préfèrent le poil de l'écureuil et de la fouine, bètes


224 CHAPITRE XIT.

grimpanteset malfaisantes, à l'humble toison des brebis. Maïs la satire ne va jamais bien loin : elle compromettrait le roi. Après avoir lancé quelque innocente raillerie ou quelque beau trait d'érudition, l'auteur revient toujours à ses mou- tons. « Certes, soit en espirituel ou en temporel, il n'est pas bon pasteur ni vray, qui n'aime le salut et le bien de ses ovilles*. » Le bon berger a des égards pour son troupeau; il respecte en lui le droit naturel, que nature a appris et enseigné à toutes les bêtes. S'il ^ doit recourir aux chàtimeotSy il le fait avec mesure, employant la houlette de terre légère, et ra- menant ainsi les agneaux par douce correction à l'obéis- sance; il n'use des verges, des lanières et du crochet qu'à l'égard des vieux moutons entêtés et récalcitrants. Aussi nol art au monde n'est-il plus délicat, plus noble et plus respec- table que celui de bergerie. La Bible l'atteste : Abel, David, Juda, furent tous pasteurs. Pour l'apprendre, il n'est be- soin ni de maléfice, ni de science abstraite et mystérieuse, enfouie dans les livres de Varron, de Pline, de Diogène, de saint Augustin ou de saint Thomas; il suffit d'avoir le cœur et le sens droits :

Bon sens naturel fat exqais Pour montrer Fart de pastourio.

Et à qui s'adresse- t-il en parlant de la sorte? Est-ce seule- ment aux pasteurs des champs? En prenant congé du lec- teur, dans un petit adieu en vers, maître Jehan nous donne lui-même le secret de cette longue allégorie ;

Les pasteurs portant crottse et nntre Voulans à cecy regarder, Pourront apprendre maint chapitre Pour leurs ovilles bien garder.

Ainsi se termine cette pastorale politique et raora'e, mé- lange de douce ironie et de conseils affectueux. Après les, horreurs de l'invasion et de la guerre civile, elle annonce l'apaisement dés haines, l'adoucissement des caractères,

i* Brebis.


LA LITTÉRATURE D'ÉTAT SOUS CHARLES V. 225

ravénement d'ua pouvoir plus humain, plus pacifique, qui se préoccupe du menu peuple, et qui cherche à fermer les plaies de la France trop tôt rouvertes par de nouvelles fau- tes et de nouveaux désastres. Comparer Charles V dictant le petit livre de Jehan de Brie avec Auguste inspirant les Géorgiques serait un parallèle un peu risqué. Cependant ri- dée politique est la même : c'est un appel à la paix, à la concorde, à Tusage modéré du pouvoir ciiez les grands, à la docilité chez les petits, après les abus, les misères et les folies du règne précédent. La traité du gouvernement des Bergers est en un sens même plus populaire que Tœuvre de Virgile : malgré ses prétentions littéraires et philosophi- ques, il tient autant de Talmanach que du roman. Or Pal- manach est le livre vulgaire par excellence : c'est le journal en permanence pour les populations des champs*. En ré- pandant les conseils de Jehan de Brie, Charles V organisait une propagande pacifique et morale au profit de Tordre public et de la royauté : il faisait ressortir par le contrasté les dangers de l'anarchie, les abus et les vexations du ré- gime féodal; en même temps il offrait aux ministres, aux prélat s," aux gouverneurs spirituels et temporels, à tous les fonctionnaires de la couronne, l'image du vrai serviteur, de l'administrateur intègre, tel que le voulait le souverain. Aucun ouvrage ne fait plus d'honneur à sa personne et à son règne. Celte théorie libérale du gouvernement par la douceur, la persuasion, la raison naturelle, semble devancer les rêves généreux de Fénelon : Jehan de Brie eût trouvé place et honneur dans la république de Salente. Son livre est le Télémaque bourgeois et rustique du xiv« siècle, écrit avec l'agrément de la royauté, au lieu d'être dirigé contre elle. L'idée du pouvoir légal et tempéré a rencontré de tout temps bien des incrédules. Les uns l'ont regardée comme une preuve de timidité et de faiblesse ; lea autres comme une chimère à l'usage des âmes candides, faites pour habiter

1. Le plus ancien almanach mentionné dans le manuel de Brunet« sous le titre de Compost et kalendrier des Bergiers (14S8), est une imitation évidente d«  petit livre de Jehan de Brie. 11 contient à la fois des préceptes d'astro!ogie, de médecine et de morale (Voy. la Littérature de colportage^ par C. Nisard, t. 1).


216 CHAPITRE XIV.

avecCatOQ la république des Champs-Elysées. Ceux-là sans doute renverraient en Arcadie le bon berger sentimeoUl, qui corrige avec la hotUette de terre lég^e^ et respecte le droit naturel même chez les moutons. Le sage roi, mûri à l'école du malheur et des révolutions, pensait tout autre- ment : homme de conciliation et de pardon, après des ri- gueurs inévitables, il rendit à la veuve d'Etienne Marcel une partie de ses biens ; il défendit de persécuter les Juifs, et fit proposer à son parlement d'accorder les derniers sacre- ments de rÊglise aux suppjidés, qui en étaient privés jus- que-là.

L'influence salutaire exercée par Charles V sur les esprits ne périt pas tout entière avec lui : ses leçons de sagesse fu- rent bien vite oubliées de ses successeurs ; mais du moins il légua à la maison de France une génération d'écrivains pa- triotes et royalistes, qui lui restèrent fidèles, quand tout l'a- bandonnait. Au milieu des humiliations et des défaites, des trahisons de la noblesse et du clergé, c'est parmi eux que se réfugient le dévouement, l'amour du roi et du pays : c'est de leur bouche que partent les libres et salutaires conseils, les plaintes hardies sur le présent, les espérances pour l'ave- nir, la dernière protestation de l'esprit- national contre l'in- vasion étrangère. D'autres sont venus depuis, plus grands par le génie, plus brillants par l'imagination, plus populai- res par la langue : nul ne les a surpassés par le cœur et par le noble usage du talent. A leur tête citons Eustache Des- champs, Alain Chartier, Christine de Pisan*


CHAPITRE XV

LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VL

Eustache Deschamps. — Alain Chartier. — Christine de Pisan.

Eastache Oeschamps.

Eustache Deschamps est le représentant de la poésie bourgeoise et nationale au xïv« siècle, comme Rutebœuf est le type du poëte populaire et vagabond dans l'âge précé- dent. Il n'a point Tallure débraillée, la bouffonnerie et la sève parfois triviales, mais énergiques, du vieux trouvère. Même dans ses plus chaudes invectives ou dans ses contes les plus licencieux, il garde toujours une certaine modéra- tion de bourgeois circonspect, un ton de gravité senten- cieuse qui rappelle le prud'homme formé à Técole de Char- les V. Il est vrai qu'il n'a pas toujours été aussi sage : il a commencé par mener la vie errante et aventureuse des an- ciens jongleurs. Après avoir étudié la philosophie, le droit et l'astronomie à Orléans, il s'est mis gaiement en route ; il a parcouru le monde entier, l'Italie, la Grèce, la Syrie, la Palestine, l'Egypte; il a fait naufrage, il a été esclave chez les Sarrasins, il s'est trouvé seul dans le désert face à face avec un lion, et il est sorti vainqueur de tous les dangers, hormis d'un seul, le plus grand de tous, le mariage :

Or gart chascuns quUl n*y soit atrapé < I

Eustache nous trace avec complaisance le long tableau de ses aventures, en abusant sans doute un peu du privilège

1. ComplaÎDte en forme de ballade.


228 CHAPITRE XV.

des conteurs, qui font de l'histoire un roman. Au milten de toutes ces pérégrinations, le poète est poursuivi par le sou- venir de son pays : les plus belles villes du^monde lui pa- raissent laides ou ennuyeuses à c6té de Paris :

Car pour déduit et poar estre jolis. Jamais cité tele ne trouyeront; Rien ne se puet comparer à Paris '.

Et pourtant, le Paris d'alors était assez chétif et assez triste : la guerre civile avait ensanglanté ses rues ; les An- glais menaçaient chaque jour ses murailles; le roi Charles V avait pu voir, des fenêtres de son h6tel Saint-Paul, les flam- mes qui dévoraient les villages voisins. Mais qu'importe? Paris n'en était pas moins déjà Paris, même pour un Fran- çais du XIV* siècle, c'est-à-dire la fleur des cités, la ville des mœurs aimables et légères, de la sapience et du plaisir, des gentilles dames et des joyeux écoliers. Le poëte en partant lui disait adieu :

Adiea m'amonr, adieu douces fillettes. Adieu Paris^ adieu petiz pastés.

Revenu de ses longs voyages, Eustache, alors âgé de trente-cinq ans, s'est enfin. fixé : il a uni sa fortune à ceiie de la maison de France. Ses talents et son courage lui valu- rent la charge d'huissier d'armes auprès du roi Charles V, puis tour à tour la garde du château de Fismes et le bail- liage de SenJis. C'est là l'époque la plus heureuse de sa vie. Ce sage roi Charles, tempérant, frugal, « humble et net dans sa mise », entouré de clercs, d'astrologues et de bourgeois, instruit lui-même dans les lettres sacrées et profanes, est le modèle qu'Eustache présente à tous les princes. 11 oppose sans cesse la prévoyance et l'équité de son administration aux misères, aux prodigalités et aux abus du nouveau règne.

Les premiers essais de réforme politique tentés aux étuts généraux de 1357 avaient laissé des traces dans tous les esprits, même les plus modérés. Au milieu du désordre uni-

. Ballade.


LES ÉCRIVAINS PATHIOTES SOUS CHARLES VI. 229

versel, en faee de ces princes captifs, exilés, mineurs ou fous, la bourgeoisie s'est enhardie peu à peu. Depuis qu'elle a rédigé ses cahiers de remontrances, c'est à qui conseillera cette royauté, jadis la providence de tous, maintenant in- capable de se gouverner elle-même. Les médecins, les em- piriques, les charlatans se pressent autour de ce moribond désespéré qu'on nomme encore le roi, et de cet autre ma- lade qui s'appelle le peuple. Eustache partage la manie commune. Son dévouement à la famille de Charles Y et le spectacle des maux publics lui inspirent des paroles tristes et grondeuses, mêlées de salutaires conseils, qu'on se garde bien d'écoiiter. A titre de vieux serviteur, il dit son mot sur tout: sur la paix faite avec l'Angleterre, sur le schisme, sur la manière de vivre à la cour, sur les vexations des grands, sur les misères des petits, sur l'éducation des prin- ces. Ses œuvres contiennent un code de morale complet à l'usage de la royauté. Le titre seul de quelques-unes de ces pièces suffit pour en indiquer l'esprit :

Des six choses qui pet^dent le prince.

D'une mauvaise administration de Vhostel du prince, etc.

Le poète n'a rien oublié; il apprend au roi comment il doit se vêtir*

... humblement, Nettement^ Honestement, Selon son estât royaL

Comment, après avoir ouï la messe, il doit aller à cheval :

Quérir son esbatcment

Doucement

Et liément, Sanz faire mal.

Quelle quantité d'eau il doit mêler à son vin, s'il ne veut^ faire comme Hérode, qui

1. Le Lai du rot.


230 CHAPITUE IV.

... en pécht grieCinent

Telement Qae durement £o chut à val.

Uq point surtout qu'il recommaDde à rattention de Char- les VI y c'est d'élever ses eufaots dans l'art de clergie et de prud'homie ; car

hoy sont lettre est comme asne couronné.

Eustache épuise toutes les formes de la poésie populaire: ballades, rondeaux, complaintes, apologues, pour faire ar- river la vérité jusqu'au roi. Il a souvent le défaut du vieux Nestor, la prolixité. Ses doléances, ses satires et ses conseils atteignent au chiffre effrayant de 80,000 vers^ M. Crapelet s'est contenté de nous donner la fleur de cette poésie, sou- vent diffuse et monotone, et il faut l'en féliciter. Cependant, à travers ce déluge de vers insipides, on peut citer quelques pièces charmantes de grâce, de malice et de gaieté; des fables qu'on lit avec plaisir, même après La Fontaine-; entre autres, celle des Souris et des Chats, dont chaque cou- plet se termine par ce refrain si alerte :

Qui pendra la sonnette au chat?

Knvoi. Prince, on conseille bien souvent. Mais on puet dire,com le rat, Du conseil qui sa fin ne prent : Qui pendra la sonnette au chat ?

Dans une autre pièce du même genre, qui tient à la fois de l'apologue et de la ballade, la satire prend une teinte sombre, terrible, presque infernale, où se reflètent toutes les misères du temps. Le poëte nous montre les ours, les lions, les léopards, les loups, c'est-à-dire les grands sei- gneurs, réunis pour tondre le pauvre bétail. L'âne, la va- che, le bœuf, la jument, la chèvre, la truie, viennent tour

1. La société dei anciens textes français en a entrepris la publication.

2. La fourmi et le criquet. — Le rrnard et le corbeau. — Le paysan et le scr- "* t^— Comment le chief et les membres doiTent s'amer l'un l'aullre.


LES ÉGRlVAliNS PATRIOTES SOUS CHARLES VL 231

à tour ployer le genou et demander grâce ; la brebis rap- pelle timidement qu'elle a été

. • • . quatre fois plumée C'est an-cy,

A ces voix dolentes et résignées du menu peuple répond un concert de voix aigres et menai^antes, comme celles des Chais Fourrés dans Rabelais :

Sa de Targent, sa de l'argent I

Ce cri maudit est le même qui retentit chaque matin aux oreilles du peuple affamé. De temps à autre, le pauvre bé- tail, rendu furieux, se révolte^ massacre les collecteurs d'im- pôts, puis, embarrassé de sa victoire, retombe sous le joug, et entend bientôt les grands seigneurs, les gens de justice, qui le pressent, ceux-là Tépée, ceux-ci un grimoire à la , main, en répétant :

Sa de l'argent, sa de l'argent 1

Malgré la hardiesse de ses remontrances et la verdeur de ses satires, Eustache Deschamps ne se rattache pas, comme les auteurs de 'Renari le Contrefait^ à cette démocratie nive- leuse et turbulente, inaugurée par Marcel, et continuée par Jehan de Troyes et Caboche. Il approuve la conduite de Maillard au moment où le prévôt des marchands se dispo- sait à introduire le roi de Navarre dans Paris ; il déplore comme une honte cette triste journée, où le dauphin dut se laisser coiffer du chaperon. Par sa fidélité à la famille des rois légitimes, par sa haine de l'étranger, par sa coura- geuse modération, il appartient à ce tiers parti national, d'où sortiront plus tard les auteurs de la Ménippée, Un de ses poèmes satiriques est dédié à Jean Desmarets, le vieux conseiller de Charles V, le chef du ministère des Marmou- sets, qui, à l'âge de soixante-dix ans, porta sur l'échafaud sa tète blanchie au service de la royauté.

Eustache ne fut guère mieux récompensé de son dévoue- ment : ses satires contre les grands, ses plaintes en faveur du


23i CDAPITRB XV.

peuple, lui avaient fait à la cour de nombreux eDoerois. Priré de sa charge et de sa peosioD, il adressa aa roi Charles VI uue supplique daos laquelle il rappelait ses anciens services:

Aa roy supplie EusUces homblement Qae comme il ait Tostre père servi» Huissier d'armes jadis très-longaement Et vostre tante en Lombardie aussi...

La requête ne fut pas écoulée. Il s*ea vengea en composant uuc satire contre le temps présent *.

L'en me demande chascun Jour Qu'il me semble du temps que voy. Et je respons : C'est tout honour. Loyauté, vérité et foy, Largesce, prouesce et arroy. Charité et biens, qui s'advance Pour le commun ; mais par ma foy Je ne di pas quanque * j'en pence.

Un roi fou, un peuple mourant de faim, une cour livrée à ious les désordres, des princes du sang pillant le trésor public et vendant leur patrie à l'étranger; ce malheureux royaume de France, reconquis pièce à pièce avec tant de peine parla sagesse patiente de Charles Y et par l'épée de du Guesclio, s'en allant encore une fois en lambeaux; toutes ces misères, ces hontes, ces trahisons accumulées offraient une ample matière à la mauvaise hirmeur du poète. Sa bile et sa fëcoo- dité croissant avec les années, il ne se contente plus de les répandre en petites pièces détachées, lais, complaintes oa ballades ; il les verse à flots en longs poèmes moraux et sa- tiriques^ comme la Bible Guyot. Le plus considérable de ces ouvrages, qu'il n'eut pas le temps d'achever, et qui contient cependant près de i 5,000 vers, a pour titre le Mirouer de ma- riage. L'auteur commence par énumérer les inconvénients du mariage, qu'il paraît connaître à fond ; les dangers d'avoir une femme belle, riche, pauvre, laide, coquette, habile,

i . Ballade à double entendement tur le temps présent, 2. Tout ce que.


LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 233

soUe, etc. Chacune de ces moralités est appuyée d'exemples sous forme d'apologues ou de fabliaux : ainsi Dous7trouvons ce Vieux conte de Pétrone, rajeuni par La Fontaine, sous le nom de la Matrone d'Éphése, et raconté par notre poëte avec un naturel qui ne manque ni de grâce ni de légèreté. Bientôt la satire s'étend des femmes au monde entier, aux chevaliers qui ne vont plus à la messe, aux jeunes gens qui deviennent gourmands et joueurs de dés, aux juges prévaricateurs, aux évêques intrigants et mondains, qui sont

Plus tjrrans, plus particulers Que ne soient les seculers.

Dans cette longue série de doléances, le poète rappelle toutes les calamités dont il a été témoin, la bataille 'de Crécy et de Poitiers, la captivité du roi Jean, la révolte des Mailiotins : la satire est en même temps une chronique. ?.

Cet instituteur bourgeois, rédigeant de son propre chef, au XIV* siècle, le manuel du prince, comme feront plus tard Bossuet et Fénelon pour leur royal élève, traitant tout haut des affaires de TËtat et de TEglise avec une franchise et une indépendance dont n'a pas joui toujours la presse de notre temps, est un type curieux dans l'histoire de notre vieille poésie. Son exemple prouve une fois de plus un fait que nous avons déjà signalé, et sur lequel nous nous plaisons à revenir, c'est qu'en dehors des écoles, le droit de critique et de discussion populaire était beaucoup plus étendu au moyen âge qu'on ne le suppose communément.

Eustache n'est pas seulement un poète moraliste et sati- rique, héritier de la malice et du bon sens gaulois; il est en- core l'interprète souvent éloquent d'un sentiment nouveau, que les calamités de la guerre ont éveillé au sein des masses, et qui les attache plus étroitement au sol et à la cause de la royauté: le sentiment national. Il déteste cordialement deux choses au monde, les courtisans et les Anglais. Dans ce long duel à outrance avec le Léopard de Vile des Géants^ il "hante et combat tour à tour comme il convenait à un fils de cette vieille et patriotique Champagne, terre de vaillance et de


234 CflAPlTRB XV.

poésie, d'où élaieat sortis déjà Villehardouin, JoiaYille et Thibaut II a donaé à la cause de la France et du roi tootoe qu'il avait : ses vers, son sang et ses biens K Sa petite mai- son de campagne de Vertus, joyeux rendez-vous des chan- teurs et des buveurs ses amis, a été livrée aux flammes par les Anglais, et il n'en a gardé que le triste surnom de BrûU des Champs, Puis, quand lè fer et le feu ont passé partoat, quand il ne reste plus de vache dans l'étable, de moisson sur le sol, quand le paysan ruiné s'enfuit au fond des bois de- vant les bandes farouches des envahisseurs, Eustache con- sole la France vaincue et humiliée en rappelant à sa superbe rivale les retours soudains de la fortune et les prédictions de Merlin, qui annoncent la ruine de l'Angleterre. Avant Bé- ranger, il s'écrie lui aussi :

Sur no* débris Albion nous dé fie ^

Mais les destins et les flots sont changeants.

Selon le Brut de Tisle des Géants

Qui depuis fut Albions appelée,

Peuple maudit, tardis * en Dieu créans.

Sera Tisle de tous poins désolée.

Par leur orgueil vient la dure journée.

Dont leur prophète Merlin Pronostica leur dolereuse fin. Quand il escript : Vie perdrez et terre. Lors monstreront estrangiez et voisin, Ou temps jadis estoit cy Angleterre.


Puis passeront Gauloys le bras marin. Le povre Anglet destruiront si par guerre, Qu*a donc diront tuit passant ce chemin x tt Ou temps jadis estoit cy Angleterre. »

Barons, chevaliers, évêques, bourgeois des villes tendront tour à tour la main aux princes étrangers, et couronneront à Notre-Dame le fils de Henri V. Eustache reste, avec le peuple

1. On a représenté, nous le savons, sous des couleurs moins faTorables k caraclère de ce vieux poëtH que nous aimons. Sur ce point nous invoquons le témoignage d'un contemporain, Phiiippede Maizlères, qui recommande au jeaoe roi Charles VI de lire les dits ve- tuetue d'Eustauhe Uorel ouDeschaïups {Songe dt vieil pèlerin).

2. TarJivemcnt.


LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 235

les campagaeSyûdèle à la cause de ses anciens maîtres. Dans on eatètement patriotique, que les revers n'ont pu décou- ager, il ne cesse de répéter avec Lison, avec Margot, avec ^erthelot du Jadin, avec les bergers et les bergères, cet jternel refrain d'une France qui veut s'appartenir :

Paiz u*arez Jà , s*ilz ne rendent Calays, Ou moys d'aoust qa*on soye les fromens.


Si vi bergiers et bergieres aux champs, Qui tenoient là leurs parliers < moult grans» Tant que Bochiers dist à Margot la broingno' Que Ten aloit au traitié à Bouloingne, Et que François et Anglois feront paix. Elle respont : « Foy que doy Magneloigne, Paix n'arez jà, s* Hz ne rendent Calays, »

Aussi son héros de prédilection après Charles Y, c'est le sauveur de la France, l'àtoi des pauvres gens et l'ennemi des Anglais, Bertrand du Guesclin. Il a trouvé de nobles accents pour chanter ses exploits et pleurer sa mort : parmi les pièces consacrées à la mémoire du connétable, il en est une surtout qui se distingue par l'élévation de la pensée, la majesté du style, et par des élans presque lyriques, chose si rare chez nos anciens poètes :

Estoc d'onaur et arbres de vaillance, Cuer de lyon, esprins ^ de hardement^ La flour des preux et la gloire de France, Victorieux et hardi combatant, Saige en voz fais et bien entreprenant,

Souverain homme de guerre^ , Vairtçueur de gens et conquéreur de terre. Le plus vaillant qui oncques fast en vie, Ghascun pour vous doit noir vestir et quorroS pleurez, plourez, flour de chevalerie I

1. Conversa tion.

2. Drune.

3. E<piit.

4. Hardiesse.

5. Chercher.


236 CBAPITRB XV.


JlUIm Cliariler.


Ces plaiatcs et ces espérances patriotiques trouTèrent en- core UQ éloqueat iaterprète dans Alain Chartier. ÂlUché comme Eustache Descbamps par sa reconoaissance et sa fonctions à la famille de Charles Y; clerc, notaire etseeré- taire des rois Charles VI et Charles VU, Alaia Chartier par- tagea la mauvaise fortune de ses maîtres. Né en des tem^ plus heureux, il n*eût été sans doute qu'un galant rifoear choyé des dames de la cour, ou un historien solennel et monotone des vertus du prince. Le malheur trempa son àme, et lui arracha des accents qui nous émeuvent encore aujourd'hui. Poète et prosateur, c'est en prose surtout qu'il a laissé des œuvres dignes d occuper la postérité ; et parmi elles les meilleures sont des satires.

Le Curial ou Courtisan est une âne et vigoureuse peinture de la cour, de sa brillante servitude, de ses joies malignes, de ses perfidies cachées. L'auteur écrit à son ami ou à son frère (car il lui donne ce double titre) pour le détourner du projet de venir chercher fortune dans ce monde, où les sim- ples sont méprisés, les vertueux enviés, les orgueilleux eo péril mortel de chute et de confusion. Ce tableau de la cour et du courtisan a été refait vingt fois. Dès le Xii« siècle, on moine anglais, libre et hardi critique, Jean de Salisbury, écrivait son petit livre de Curialium Nugis; quelques années avant Alain Chartier, Eustache Deschamps exhalait sa mau- vaise humeur contre les courtisans dans une pièce satirique sur la Manière de vivre à la cour.

Traîson et envie.

Te failli sçavoir, ceuls te mettront avant, Mentir, flatter, parler de lècherie. Va à la court, et en use souvent.

Plus tard enfin, au milieu des pompes de Versailles, Bossuet, Fénelon, La Bruyère déploieront toute l'énergie, la finesse ou la malice de leur pinceau pour décrire les mœurs de ce sin- gulier pays, où tout rit à la surface, où tout cache au fond


LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CDARLES VI. 237

des pièges et des précipices ; où ron est peiné de ses malheurs et quelquefois du boaheur d*autrui; où les hommes sont comme les édifices de marbre, fort durs et fort polis, A côté de ces vives et bTillantes esquisses l'œuvre d'Alain Chartier mérite encore une place honorable. La manière dont il dé- finit la cour, dont il décrit les transes du malheureux cour- tisan obligé de compter ses pas, de noter chaque parole, attestent un observateur sagace, un peintre ingénieux et sou- vent hardi : La cour est un convent * de gens, qui soubz faintise du bien commun^ se assemblent pour eux entre-tromper. Et celui qui parle ainsi n'est pas un observateur malveillant qui médit de la cour à distance, faute de pouvoir y entrer : c'est un homme qui vit au milieu d'elle, et qui nous raconte* toutes les tribulations de son état. « Il m'est besoin de garder de quel pié chacun vient à moy, et de bien noter le pas et péril de chacune parole qui mesault de la bouche. » A ces splen- dides misères de l'homme de cour, à cet honneur si chèrement acheté de vivre avec des gens bien vêtus, il oppose la douce et fière indépendance de la vie privée : « Entre nous servi- teurs, ne faisons que vivoter à l'ordonnance d'autruy, et tu vis dedans ta maison comme un empereur.... bicneurce (bienheureuse) maisonnette I en laquelle règne vertu sans fraude ne bàrat, et qui est honnestement gouvernée en crainte de Dieu et bonne modération devie...Gar,commeditSénecque en ses tragédies : « Vieillesse vient lard aux gens de petites « maisons, qui vivent en souffisance. » Cette bienheureuse maisonnette, qu'il préfère à la cour des rois, rappelle la petite maison d'Horace, qui cachait à elle seule plus de génie, de sagesse et de bonheur que tous les palais des patriciens.

Mais au milieu de cet enfer de feu et de sang> où se débat la France mourante, la douce et calme philosophie du poète de Tibur, les fines médisances, la critique discrète ne sufû- sent plus. Les calamités sont trop grandes, les vices trop honteux, les rancunes trop amères : c'est l'heure où l'indi- gnation fait les poètes et les historiens, les Juvénal et les Tacite. La satire tourne à l'invective : de malicieuse et fa-

I. RéunioD.


238 CHAPITRE XV.

milière qa'elle était, elle devieot oratoire. Elle ne se cod- tente plus de mordre ea riant : elle éclate, dénonce etfoo- droie. C'est par là qu'Alain Chartier est vraiment poissaot et parfois même original, à travers les embarras d'une lan- gue informe et rebelle, qu'il tend en vain de toutes ses forces sur le moule de la phrase latine, et que ne peuvent toujours animer la vigueur de la pensée et la chaleur de la passioo. Ses contemporains, en lui donnant le titre exagéré de Père de l'Éloquence, en le comparant à Gicéron et à Séoèqne, ont compris du moins la faculté dominante en lui, le soaîQe et l'âme de l'orateur. Au sein d'une assemblée populaire, il eût régné par la parole : il dut se résoudre à n'être qu'uD orateur de cabinet. Mais dans le silence de la retraite, seul avec ses douleurs et ses indignations de citoyen, il a écrit d'éloquentes Philippiques en français et en latin \ une sur- tout qui mérite de vivre dans la mémoire des hommes: c'est le Quadrilogue invectif.

Malgré l'emphase, la prolixité et la manie d'éruditioo qui déparent cette œuvre, la conception en est hardie et dramatique. L'auteur, saisi d'un sentiment de tristesse et de mélancolie en face des maux qui accablent la France, à la vue de l'Anglais triomphant, se prend à déplorer la va- nité des choses humaines : il évoque les fantômes de ces grands peuples, de ces cités jadis fameuses, maintenant éteintes : « Où est Ninive la grant cité qui durait trois jour- nées de chemin? Qu'est devenue Babiloine, qui fut édifiée de matière artificieuse pour plus durer aux hommes, et main- tenant est habitée de serpe ns ?» La France doit-elle joindre sa poussière à celle de tant d'autres nations? Ou bien n'est-ce qu'une épreuve terrible et passagère? Tay conclut en ma pensée que la main de Dieu est sur nous. Si Dieu punit, les Français sont donc coupables? Tel est le sujet du Quadrilogue, sorte de confession publique, où les trois ordres, en face de la France, se reprochent mutuellement leurs fautes et leurs trahisons.

t . Dialogus super deploratione Gallics calamitatis. — EpistoUe de détesta- tone belU Gallict et suasionepaet'ê.


LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VL 239

' Tout plein de ces sombres idées, Alain Cliarlier s'endort, et c'est en songe qu'il voit et entend tout ce qu'il va nous raconter. Le songe, devenu depuis une des grandes res- sources de la tragédie moderne, est alors le procédé en vogue dans les poèmes allégoriques et moraux : témoin le roman de la Rose, le Songe du Verger et du Vieux Pèlerin, dont nous avons déjà parlé. Pendant son sommeil, la France lui apparaît, comme la patrie à César sur les bords du Rubicon :

Irigens visa duci patriae trepidantis imago.

Mais ce n'est pas là seulement une réminiscence classique, froide et prétentieuse, comme le sont toutes les copies. Même après les beaux vers de Lucain, on est profondé- meni ému par l'image de cette France dolente et esplourée, se dressant sur une teVre en friche, et gardant encore au milieu de cette désolation les marques de sa grandeur passée. Ses beaux cheveux, blonds comme de l'or, flottent en désordre sur ses épaules; sa tète est chargée d'une couronne qui penche et va tomber. Son manteau allégo- rique, couvert d'emblèmes comme le bouclier d'Achille et d'Énée, est froissé, déchiré ; les fleurs de lis qui le parsè- ment, effacées ou ternies. Le visage trempé de larmes, elle jette autour d'elle un regard inquiet, « comme désireuse de secours et contrainte par besoing. » Elle aperçoit alors trois de ses enfants, l'un debout» armé et appuyé sur une hache, Tair découragé et rêveur, c'est le chevalier; l'autre en vêtement long, sur un siège de cêté, se taisant et prê- tant l'oreille, sans doute pour écouter les voix du ciel, peut- être aussi celles de la terre, c'est le clergé ; le troisième couvert d'un misérable vêtement, renversé sur la terre, plaintif et langoureux, c'est le peuple. Elle leur adresse la parole et, d'une voix entrecoupée de sanglots, déplore son piteux état, leur rappelant à tous l'amour de cette terre qui les repaist et nourrist entre les vivants, et les reçoit en sépul- ture entre les morts. Elle gourmande les chevaliers qui crient aux armes et courent à l'argent; le clergé qui parle à deux visages et vit avec les vivans; le peuple, qui veut être


2iO CHAPITRE XV.

franc et en sûre garde, et ne peut soufTrir d aatorîté. «QQ^ rez, querez^ François, les exquises saveurs des viandes, les longz repos empruntez de la nuit sur Je jour... EQdo^ roez-vous comme pourceaulx en Tordure et vil té des horri- bles péchez... Plus y demeurerez» plus approuchera le dou- loureux jour de vostreextermioation. »

A cette voix de la mère iodignée, qui répond le premier! Le plus pauvre, le plus souffrant, et aussi le plus dévoué des trois enfants, le peuple, triste moribond, à qui oc reste plus que la voix et le cr// : « Ha! mère jadis haboodaul et plantureuse de prospérité.... Je suis comme Tasoe qui soustiens le fardei importable.... Le labeur de mes mains nourrist les lasches et les oysfeux.... Je soustieos leur vie à la sueur et travail de mon corps, et ilz guerroyent la mieuDe par leurs oultrages... Hz vivent de moy et je meur par eulx. » On lui reproche ses rébellions et ses murmures. Hais ces rébellions, qui les a causées, si ce n'est l'insupportable tyrannie des gentilshommes ? Ces murmures étaient comme le cri des mouettes annonçant Torage; pourquoi ne les avoir pas écoutés 7 Qu'on prenne garde de déchaîner une nouvelle tempête, une autre Jacquerie. — Si le peuple a commis des fautes, c'est aux clercs qu'il faut s'en prendre : ceux qui devaient l'éclairer ont mis d'obscures ténèbres daos son esprit. — Peut-être, en écrivant ces lignes, l'auteur se rappelait-il les prédications séditieuses et anti nationales qui retentissaient dans toutes les églises de Paris, l'apologie de l'assassinat par le cordelier Jean-Petit sur le parvis Notre-Dame, et cet indigne trafic de la parole de Dieu mise au service des passions humaines : honteux scandale, qui s'est renouvelé plus d'une fois au milieu de nos guerres civiles et religieuses ?

La noblesse à son tour prend la parole. Elle reproche aa peuple de ne pas savoir souffrir la paix, de la troubler par ses murmures, et d'attirer ainsi sur lui et sur les autres les calamités de la guerre. De quoi se plaint-il après tout?Ëst-il donc seul à souffrir? La vie est-elle si douce pour le cheva- lier obligé de guerroyer le casque en tête, sous le vent et la


LES ÉCniVAlNS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. Ui

plaie, de se ruiner pour les frais de son équipement, tandis qu'un gras bourgeois compte ses deniers faute d'autre beso- gne, ou qu'un riche chanoine passe la plupart du temps à manger et à dormir?

Attaqué des deux côtés, le clergé cherche moins encore à se justifier qu'à rejeter le blâme sur ses adversaires. Il fait bientôt remarquer avec raison que toutes ces récrimina- tions sont inutiles, et qu'au lieu de disputer, il vaut mieux tirer au collier et prendre aux dens le frain vertueusement. Trois vertus seules peuvent tirer le royaume d'embarras, sa- vence (sagesse) pour les clercs, chevance (loyauté) pour les nobles, obéissance pour tous. A ce sujet il entame un long sermon dans lequel il semble au moins aussi pressé de mon- trer sa science que de guérir les maux du royaume. Chaque ordre entreprend de répliquer : la France intervient et finit le débat par un appel à la concorde, à l'espérance, à l'oubli du passé, à l'union de tous les bras et de tous les cœurs pour le salut commun. En terminant, elle charge l'auteur, qui va bientôt s'éveiller, d'aller porter ses conseils aux Français : « Puisque Dieu ne t'a donné force de corps, ne usage d'ar- mes, sers la chose publique de ce que tu peuz. » Dans ce tribut' d'efforts et de dévouement que la France réclamait de ses enfants, le faible, le chétif écrivain, petit de corps, mais grand de cœur, apportait loyalement son écot : plût au ciel que les nobles maisons d'Orléans, d'Alençon et de Bourgogne, l'eussent payé de même !

Ainsi unit le Quadrilogue inveciifj triste inventaire des hontes et des misères nationales, acte d'accusation écrasant surtout pour les ordres privilégiés, pour ceux qui devaient à tous l'exemple du sacrifice, et ne savaient plus que se laisser prendre à Azincourt ou se vendre à l'étranger. Aujourd'hui encore, on ne peut se défendre d'un douloureux serrement de cœur en feuilletant, môme après quatre siècles, ces pages saignantes de toutes les blessures de la France. Nous con- naissons cependant un morceau plus pathétique, plu3 navrant peut-être : quelques-uns ont cru y voir, sinon l'œuvre, au moins Tinspiralioa d'Alain Gharlior : c'est la Complainte du

16


242 CflAPlTRE XV.

pauvre commun et des pauvres laboureurs de Fram K Le fardeau des calamités publiques pesait plus lourdement sur les campagnes que sur les cités. La guerre^ la famioe, les collecteurs d'impôts, écrasaient les malheureux paysans. Ruinés^ dépouillés, chassés de leurs villages, ils venaient par bandes se réfugier dans Tenceinte fortifiée des villes. On les voyait errer pâles et déguenillés à travers les rues, camper nuit et jour sur les places publiques avec leui's fem- mes et leurs enfants, et mendier de porté en porte un mor- ceau de paiu :

Car quant noas allons d'hus en bus, Cbascun nous dit : « Dieu vous pourvoye! » Pain, viande, ne de rien qui soit Ne nous tendez, n'em plus qu'aux-ciiiens, Héias I nous sommes chrestiens.

tt Et pourtant nous sommes cbrétiens, nous sommes vos frè- res en Dieu I » C'est le seul reproche du pauvre commua. Ce peuple qui supplie et se lamente ainsi ne ressemble déjà plus guère à la multitude ivre d'émeute, de pillage et de sang, qui se ruait sur les châteaux, ou battait de ses flots ir- rités les murs de l'hôtel Saint-Paul, au temps de la Jacque- rie et des Cabochiens. Brisé par le sentiment de sa misère, de son impuissance et de ses fautes, il n'a d'autre arme que la plainte, et n'en appelle qu'à la pitié :

Pour Dieu regardez noz visages, Qui sont si piteux et si pâlies.

11 se contente de pousser un long et douloureux

UélasI hélas I hélas I hélas I

Encore demande-t-il humblement, et les mains jointes, qu'on ne prenne pas pour un cri séditieux, pour une menacr pu une oifeuse, cet innocent hélas!

Et qu'en hayne ne prenez pas, Si nous crions ainsi, hélas I

1. Pièce anonyme conservée dans la cbrouique de Uonslreict.


LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 21^3

Dans cette suprême agoDie du désespoir et de la faim^ il se rappelle avec amertume toutes les tyrannies qu'il a endurées, toas les services qu'il a rendus ; et, se tournant vers les au- tres ordres de l'Etat^ il leur crie à tous grâce ou merci. Merci aux prélats, aux gens d'Église, qu'il a nourris de ses dîmes, enrichis de ses offrandes :

Hélas I prélats et gens d'Église, Vous nous voyez nudz sans chemise.

Merci au roi, leur gentil sire, qui les a ruinés avec ses tail- les, ses maltôtes, ses fausses monnaies; merci aux gendar- mes, aux sergents, sauterelles dévorantes, qui picorent en tous. sens, mangent le bœuf, emmènent le cheval, e^ laissent la huche vide et la maison déserte. Merci aux chevaliers, aux gens du château qui, après l'avoir battu, ont tant de fuis renvoyé le manant dépouillé, grelottant de froid et osant à peine murmurer tout bas :

Mercy pour Dieu I hélas I hélas 1

Merci â son ancien frère de servitude^ le bourgeois, qui ne le reconnaît plus, qui ferme prudemment sa porte et veille sur sa chère épargne, se méfiant du Jacques autant que du gen*- darme. Merci aux avocats qui ont abusé de sa simplicité; , merci auxjnarchands, aux gens de métier qui se sont noui- ris, vêtus, enrichis de la viande, de la laine et du cuir de set troupeaux.

Prélatz, princes et bons seigneurs. Bourgeois, marchans et advocatz, Gens de mestier, grans et mineurs, Gens d'armes, et les trois Estatz, Qui vivez sur nous laboureurs. . .

Si l'on refuse d'écouter ses plaintes, de lui venit en aide,

que fera-t-il? Se jetlera-1-il encore une fois sur Tes hauts

donjons? Viendra-t-il forcer le bourgeois à partager avec lui

. et lui imposer par la peur une menaçante fraternité? Non^


2^4 CaAPlTEB XV.

Il lownera bride, comme il le dit ; il émigrera en masse, ïi ira chercher ailleurs uoe autçe patrie, et laissera croaler derrière lui les maisoQS et les châteaux sur les riches iadit- féreots :

Sur Toas iumberont les maisons. Vos chasteaulx et tos tenemens <, Car nous sommes vos fondemens.


Et pourrez cheoir en tel trespas Qu'il vous fauldra cryer liélas I


Cette pacifique menace pouvait avoir des suites plus graves eucore que la famiaeetla guerre. La dépopulation eût ruiné la noblesse et le roi, tué la France par un suicide, comme elle menace de tuer aujourd'hui certaines petites principau- tés d'Allemagne. Mais alors l'émigration était difGcile, pres- que impossible; elle devenait forcément une invasion vio- lente, à main armée. Plus heureux de nos jours, avec la grande route des mers, le nouveau monde et la vapeur, le pauvre a du moins des ailes pour s'envoler.

Pourtant cette complainte si humble, si suppliante au dé- but, unit par une lueur sinistre, celle de Tincendie qui pourrait s'allumer un matin sur les châteaux :

Nous Guidons quo appercevrez. Et que vous voirrez par vos yeulx Le feu bien près de vos liosteulx. Qui les vous pourroit bien brusler, Si garde de près n'y prenez.

Ce dernier trait a fait douter qu'Alain Chartier pût être réellement Tauteur de cette pièce. D'ailleurs les nombreux manuscrits de ses œuvres que nous possédons ne la donnent point. Quel qu'en soit l'auteur, elle n'est pas moins la suite et le complément naturel du Quadrilogue inoectif. Cette peinture déchirante de la misère au sein des popu-

1. Le Peuple, dans le Quadrilogue int>ectif, a déjà dit : t Le peuple est si membre notable du royaulme, sans !■ <)iit>l les nobles et la eler^io ne peun-nt MUirc i faire corpa de police, ni à oa>loiiir leur estai tt leur \ie. »


LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 24

lations rurales est une des plus tragiques, des plus lugubres pages de nos annales. Pour notre part, nous devons Tavouer, jamais morceau de poésie, si brillant, si touchant qu'il fût, ne nous a plus profondément ému. Dans cette lamentable complainte du pauvre commun, il nous semblait entendre un cri de nos pères, un écho lointain de cette grande fa- mille dont nous sommes issus, et qui devait enfanter, à tra- vers tant de souffrances et de ruines, ses fils à la liberté. C'e^t quelque chose, à coup sûr, dans la vie d'un écrivain, que d'avoir su compatir ainsi aux souffrances du peuple, que de s'être fait librement, au sein même de la cour, le poète ému^ l'avocat éloquent de ses misères et de son op- pression. *

Alain Chartier n'est pas un mécontent vulgaire, un mé- disant de profession, un homme de parti violent et pas- sionné ; il n'est ni Armagnac ni Bourguignon, mais Fran- çais, et Français indigné de la perfidie des clercs, de la lâ- cheté des gentilshommes et de l'apathique indifîérence des bourgeois. Nous ne prétendons pas exagérer ici son mérite d'écrivain : nous savons tout ce qu'on peut lui reprocher d^ diffusion, d'obscurité, de pédantisme déclamatoire ; mais il a d'autres titres à notre admiration. Par un heureux privi- lège, il est du petit nombre de ces auteurs, dont les écrits sont en même temps des actes de courage et de patriotisme. Sa gloire est moins d'avoir été un des créateurs de notre lan- gue, un des précurseurs lointains de Calvin et de Bossuet, que d'avoir, au milieu de la désertion générale, avec quel- ques hommes de cœur, soutenu les dernières espérances de la France, gardé le respect des vaincus et une foi indomp- table dans un avenir meilleur. Noble exemple, dont il faut tenir compte à tous ceux qui l'ont donné dans l'histoire de > notre pays, qu'ils s'appellent Alain Chartier, Eustache Des- champs, Casimir Delavigne ou Béranger. '^ Quand tout le monde, même le roi, désespère autour de loi, quand tous les courages sont avilis ou abattue, c'est au peuple et aux femmes surtout qu'Alain Chartier adresse un dernier appel. Dans une complainte amoureuse et nationale,


n6 CH\ PITRE lY.

le litre des quatre darnes^ ii nous montre une amante déso- lée qui déplore la mort de son chevalier, tué dans les champs d'Azincoort, tandis que les autres ont pris la fuite.

Pais en bataille Se sont fois comme peantraiUe *


L*eussé-je fait, moy qui sais famé?

Tacite nous a légué le souvenir de ces femmes germaines qui ramenèrent plus d'une fois au combat les armées en dé- route. Aux époques les pins désastreuses de notre histoire, durant ces courts interrègnes où l'homme semble abdiquer comme écrasé sous le poids de la misère, de la servitude et de la peur, c'est dans le cœur des femmes que revivent le courage, le dévouement, le sentiment de la dignité humaine et Tamour de la liberté. En s' adressant à elles, Alain Char- tîer obéissait-il à un vague instinct, à un secret pressenti- ment 7 Ce vengeur qu'il promettait à la France, qui devait réconcilier tous les partis et ramener la fortune sous le dra- peau fleurdelisé, parut enfin : ce fut une femme, une fille de ce peuple langoureux et plaintif, Jeanne d'Arc.

Christine de PImui.

Avant Jeanne d'Arc, une autre femme. Italienne d'origine, Française par le cœur, Christine de Pisan, essayait de faire entendre sa voix au milieu des clameurs de la guerre civile et étrangère. Fille de l'astrologue de Charles V, élevée dans la société du sage roi et de ses conseillers, elle y avait puisé l'amour de l'étude et surtout un fonds de patriotisme et d'honnêteté ferme et résolue, qui la recommande encore aujourd'hui mieux que ses titres littéraires au respect de ia postérité. Née avec tous les avantages qui peuvent exalter et troubler le cœur d'une femme, douée de fortune, de

i< Troupeaux de bètet


LES ÉCRIVAINS PATBIOTES SOUS CHARLÇS VI. 247

beau té, d'esprit, elle se -trouva, grâce à cette forte éducation, toute préparée, non pour la gloire, chose facile I mais pour le malheur. L'épreuve ne se fit pas longtemps attendre. En quel- ques années, elle avait perdu son protecteur, le roi Charles V, son père, Thomas de Pisan, et son époux, Estienne Castel, qu'elle adorait. Elle se vit seule toute jeune, sans appui, avec une famille nombreuse d'enfants et de vieux parents pauvres et infirmes, six personnes àsoutenir, et^ pour surcroît de peine, réduite à défendre«contre les procès et les gens de loi les dé- bris d'un modeste héritage. Sa plume, qui n'avait été jus- que-là pour elle qu'un jouet gracieux, devint son gagne- pain. Elle en usa noblement, et ne la mit jamais au service que de sa conscience, du droit et do la vérité. Henri IV d'An- gleterre, jaloux de s'attacher une personne d'un si rare mé- rite, lui fit offrira sa cour une place avantageuse, lui pro- mettant d'assurer, en outre, l'avenir de son fils. Christine refusa : elle préféra, sous le ciel de France, la misère pour elle et l'obscurité pour les siens à l'opulence dans le palais de Lancastre. Quand tant de nobles chevaliers, quand les~ princes du sang eux-mêmes vendaient si volontiers leur fa- mille et leur patrie à l'étranger, elle put du moins, elle aussi, répéter avec un légitime orgueil :

L'eussé-je fait, moy qui suis famé?

Attristée par le spectacle des maux trop réels qui l'entou- raient, elle se réfugia par la pensée dans un monde idéal, qu'elle parait de vertus depuis longtemps oubliées. A la veille d'Azincourt, elle écrivait son Livre de chevalerie^, comme Tacite composant sa Germanie en face de la corrup- tion romaine ; mais les voix de la terre la ramenaient bien- tôt au milieu du conflit sanglant des ambitions' ; son oreille et son cœur ne pouvaient rester fermés à tant de souffran- ces. Nous la voyons mêlée à toutes les épreuves qui assail- lent la famille de ses anciens maîtres, implorant la guérison

i. Bbliolh. Dftt., maouicr. 7087. — P. Paris: Manutcr, franc,, t. V* I, Le Unre d9 muUition de fortune. Ibid,


2^8 GHAFirRE XV.

de Charles VP, adressant de sages conseils au dauphin', rappelant, dans une lettre éloquente, à Isabeau de Bavière', ses devoirs de reine et de mère ; défendant et consolant une autre femme, bonne, généreuse, affligée cooinre elle, celle douce Yalentine d'Orléans, que les calomnies du parti bour- guignon et les absurdes rumeurs de Ja foule dénonçaient comme une enchanteresse coupable d'ayoir ensorcelé le roi. A chaque nouveau malheur qui menace de s'abattre sur la maison de France, elle pousse le cri d'alarme ; elle-même s'intitule povre voix criant dans ce royaume^ désireuse de paix et du bien de tous.

Si ne vueillez mespriser mon ouvraige^f Mon redoublé seigneur, humain et salge.


Car petite clochete grant voix sonne, Qui bien souvent les plus saiges réveille.

Au moment que les deux partis armagnac et bourguignoa (UiO)' mettaient le fer à la main, elle se précipitait entre eux, comme les dames de la cité de Sabine pleurantes et écheve- léesj les conjurant d'épargner à la France la honte de ce duel sacrilège, a Ha I France ! France I jadis glorieux

royaume! ne seras-tu pas accomparée de cy en avant aus

estranges nacions, là où les frères germains, cousins et pa- rens par faulse envie et convoitise s'entre-ocient comme chiens Î...0 tu, chevalier, qui viens de tele bataille, dy moi, je t'en prie, quel honneur tu emportes ? »

Christine n'éclate pas, comme Alain Chartier, en invec- tives éloquentes, elle n'a pas l'humeur narquoise et fron- deuse d'Eustache Deschamps. Heureuse, elle eût excellé à badiner, comme Marot, son disciple et son admirateur: témoin cette ballade contre un mari jaloux :


i . Chants historitfueSt Leroux de Lincy.

2. Le livre de paix.

3. ThomassY, hcrits politiques de Chrht'uie de Vlsui,

4. ÉpUre dOthéo à Hector ^ dédiée au duc d'Orléans.

5. LamentqHon sur la guerre civile adressée au duc de Berry. Toy. Ibo- massy.


LES ÉCRIVAINS PATRIOTES SOUS CHARLES VI. 249


Que ferons nous de ce mary jaloux? Je pri à Dieu qu^on le puist escorcbi<


puist escorcbier :

et cette autre contre un chevalier plus médisant que )3ravc, où chaque couplet se termine par ce refrain plein d'ironie et de vivacité :

Ha dieux! ha dieux 1 quel vaillant chevalier 1

Ce n'est pas qu'elle manque de cette pénétration et de cette finesse qui saisit aisément les ridicules. La lutte qu'elle soutint, d'accord avec Gerson, contre les partisans du Roman de la Rose, révélait une habile jouteuse, vive à l'attaque et à la riposte. Dans le Livre de la paix, . dédié au duc de Guienne (1412), elle a tracé un piquant tableau de ces as- semblées populaires, où des orateurs malotrus, en tablier, fièrement campés les poings sur les hanches, venaient éta- ler insolemment leur outrecuidance et leur sottise. «Mais^

qu'est-ce à voir es consaulx de leurs assemblées où le

plus fol parle premier à tout son tabler davant soi ? Et sur ce, se fondent-ilz en leurs contenances et parlers...... et

croient que par telle manière doit-on prononcer et asseoir son langage, ung pié avant et autre arriére, tenant les mains aucosté.,. Et de fol juge briefve sentence, y sont les con- clusions faites sans avis ; dont très mauvais effaiz s'en- suit. » Avec sa nature tempérante, son bon sens bour- geois^ sa délicatesse de femme bien élevée, Christine devait avoir horreur de ce menu populaire turbulent, indocile et forcené, qu'elle avait vu se ruer comme un sanglier* sur l'hô- tel Saint-Paul, et emmener au Louvre, en prison, les dames delà reine. Elle ne veut pas qu'on le maltraite ni qu'on l'irrite, mais qu'on le tienne éloigné des affaires de la cité. C'est aux loyaux chevaliers, aux clercs avisés, aux prud'hom- mes de sens rassis et modéréi^ qu'il est juste de les confier. Tant de fidèles serviteurs, tant d'avis courageux et dé- sintéressés ne purent sauver l'héritage de Charles V. Ja-

1. Thomitisy, ibid.


tM) CDAPITnE XV.

mais les princes n'avaient eu plus de précepteurs, et jamais ils ne se montrèrent si mal iuslruits. Un jour vint où TAq- glais entra vainqueur et maître dans la capitale, où des mains françaises couronnèrent à Notre-Dame le fils de Heçri Y. Alors Christine dit adieu au monde, et se retira au fond d'un clottre, priant et pleurant, puisqu'elle ne pou- vait plus donner autre chose à la cause de ses anciens maî- tres. Le ciel lui gardait une consolation. Avant de mourir, elle put voir le noble trône de France rétabli et raffermi par la main d'une vierge, à laquelle furent consacrés ses der- niers chants ; mais ce jour était encore éloîg'né : la France devait boire jusqu'à la lie la coupe des humiliations. Malgré tant de patriotisme et de vertus, Christine trouva, de son vivant et après sa mort, des ennemis prêts à la diffamer. De nos jours même, certains esprits difficiles n'ont voulu voir en elle qu'une Saphoérudite et bourgeoise, moitié chaste et moitié galante, comme si l'histoire des lettres était déjà trop riche de ces écrivains dont la vie vaut encore mieux que les ouvrages. Quoi qu'on puisse dire, c'est un noble spectacle que celui de cette jeune veuve s'enveloppant dans ses voiles de deuil, poussant un cri de douleur à chaque blessure de la patrie, sacrifiant les vanités de la femme, là légitime ambition de la mère^ et gardant au fond de son cœur une double passion, celle des lettres et du roi sod bienfaiteur. Rien ne fait plus d'honneur à la France et à la royale famille qui sut inspirer de tels dévouements.


CHAPITRE XVI


LE GRAND SCHISME D'OCCIDENT.

La ballade de la Lune. — L'Apparition de maUre Jehan de Meung. — Le livre de la Corruption de l'Église.


Tandis que la folie du roi, les trahisons des princes et le découragement du peuple perdaient la fortune de la France, l'Église elle-même traversait une de ces tempêtes où elle semblait devoir s'abîmer. L'unité, ce vieut lien de la so- ciété catholique, avait disparu. Les trois papes de Rome, d'Avignon et d'Aquilée, donnaient au monde le spectacle d'ambitions rivales, où se jouaient le repos des consciences et le salut de la chrétienté. Les universités, les conciles es- sayaient vainement d'élever la voix pour faire entendre rai- son à ces entêtés accapareurs du Saint-Siège. Les hommes de sens et de foi gémissaient de tous ces désordres : ils en- trevoyaient déjà l'heure où le monde fatigué irait vaine- ment chercher ailleurs la lumière et la paix. Tous sentaient le besoin de revenir à une Église pins simple et plus déta- chée des vanités de ce monde, à un clergé moins riche et moins ambitieux. Gerson, le glorieux champion de l'Église gallicane, entreprit cette œuvre de réformation : il y usa sa vie, son bonheur, son immense activité, et mourut décou- ragé, maudît par ceux-là mêmes qu'il avait voulu sauver. Le bruit de ces luttes intérieures, renfermé d'abord dans l'en- ceinte des consistoires et des conciles, déborda bienlêt au dehors: la foule se trouva initiée elle-même à toutes fes in- trigues des papes et des cardinaux. Les orateurs de TUni- versitéi les rimeurs populaires n'hésitèrent pas à les dénon« 


252 COAPITRB XVI.

cer, et firent entendre à TÉglise doq plus d!inQocentfis malices, mais de graves et sioistfes avertissements.

A titre de bourgeois sensé, de libre penseur médisant, ami de Tordre et de la paix publique, Eustache Deschaœi^ ne pouvait rester iudififérent aux maux du schisme. Malgré son humeur gallicane et son dévouement à la royauté. L comprenait que le pape d'Avignon, instrument docile dV bord, était devenu pour le trône un embarras, une noQvde cause de trouble ajoutée à tant d'autres. Beaucoup deo- tholiques sincères désiraient le retour à Tunité en recon- naissant le pape de Rome. Un moment, à la mort de Clé- ment VII, on put espérer que la réconciliation allait avoir lieu. Le roi n'en était pas éloigné : les plus graves docteoR de l'Université s'étaient prononcés en ce sens. Sur ces en- trefaites on vit arriver à la cour un personnage astucieui. remuant, prodigue d'argent et de promesses : c'était le car- dinal Pierre de la Lune, qui venait acheter le siège d'Avi- gnon. Grâce à lui, le schisme se ralluma. Eustache Deschamps, blessé comme citoyen et comme catholique, exhala sa mau- vaise humeur dans une pièce intitulée : Du schisme de XÈ- glisCj qui est aujourd'huy moult troublée par la Lune^. Le jeu de mots pouvait être puéril, et la plaisanterie d'assez mauvais goût ; mais elle partait d'un cœur honnête et sincèrement attristé:

Mercure, Mars, Jupiter et Vénus,

£t chalcun d'eux ensemble, le Souleil>

Ont par longtemps régné, et Saturnus.

Voici qu'un nouvel astre se lève et prétend à l'empire do ciel : aussi le poète se montre-t-il peu rassuré :

Tout périra : c'est mon opinici, Puisque je voy vouloir régner la Lune.

Malgré ces tristes prédictions, Pierre de la Lune était bien- tôt promu sous le nom de Benott XIII. Quelques esprits te- naces dans leurs espérances caressaient encore la chimère

1* Oeuvres inédites d'B. Deschamps. Édit. Tarbé, t. U


LE GRAND SCHISME D'OCCIDENT. 253

d'une fusioD. On essaya vainement de rapprocher les deux papes. Deschamps, trompé une première fois dans son at- tente, hochait la tète d'un air incrédule et répétait aux gens trop con Gants :

Quant cessera donc ce débat?

— Quant il ne sera plus d'argent *.

Un autre écrivain patriote formé à Técole de Charles V, Tauteur de VArbre des Batailles, Honoré Bonnet, prieur de Salons, en Provence, évoquait Tombre de Jean de Meung pour admonester ce monde rempli de vices et de désordres. Obligé de se réfugier à Paris pendant la guerre que Rai- mond Rogier, comte de Turenne et neveu du pape Gré- goire XI, faisait au nouveau pontife Clément YII, le bon prieur avait profité de ses loisirs pour visiter la petite tou- relle et le jardin où fut écrit l'incomparable roman de la Rose. 11 y retrouva l'esprit de son devancier. L'apparition de maistre Jehan de Meun *, poëme bizarre, entremêlé de vers et de prose et dédié au duc d'Orléans, est à la fois un ro- man, un traité de morale et un pamphlet philosophique médiocre de style, mais remarquable par la nouveauté har- die et la profondeur des aperçus. Usant d'un procédé que Voltaire et Montesquieu ont employé depuis, l'auteur intro- duit comme personnage épisodique un certain Turc chargé de faire la leçon aux chrétiens, même au pape et aux cardi- naux. Ce Sarrasin ne ressemble guère au mécréant tradi- tionnel des épopées chevaleresques : c'est un homme de senSy exempt de passions et de préjugés, philosophe ambu- lant, qui dit son mot sur tout, juge le présent et devine par- fois l'avenir. Chemin faisant il relève tous les abus qui De nous venir aux champs combatre. Grant orgueil est bon à rabatre '.


Les Français ripostèrent par des chansons, rendant au centuple Jes épithètes de couards et de poltrons qu'on leur avait envoyées :


Entre vous, Anglois et Normans, Estans léans, dedans Hontoise

1. Croyez.

2. Il e»t clair.

3. Leroux de Lincy, Chants nationaux, U 1<


202' CHAPITRE XVII.

Fayex tous en, prenez les champs.

Oubliez U rivière d*Oise,

Et retournez à la cervoise,

De quoy tous estes tous nourris,

Sanglans, meseaux <, puants^ pourris.

^e cuide * bien que le cueur faut * A vous tous ensemble à butin, Quant vous pensez que d'un assaut Serez pris ou soir ou matin ^.

La prédiction s'accomplit. Le mois de juillet arriva, Talbot fut obligé de battre en retraite, laissant la place saos défense : le canon de Jean Bureau ouvrit la tranchée» et le roi de France entra dans Pontoise : il lui en coûta six hommes.

La cause de l'envahisseur était perdue. Les chansons et les coups pleuvaient sur lui de tous côtés. Un hardi com- père, foulon de son état, buveur et chanteur de vocation, avait donné le signal de cette insurrection poétique et popu- laire dans le Bocage normand. Indifférent jusque-là aux désordres de la capitale et de la cour, Olivier Basselîn ou- bliait les malheurs de la patrie à table, devant un pot de cidre, avec ses amis. Il dotait la France du vaudeville pour la consoler. Le val de Vire fut le berceau de ces couplets voyageurs.

Qu'on nomma partant vaudevire; Basselin les chantait à ses compagnons :

Et leur enseignait à les dire En mille gentilles façons >.

Un jour les Anglais arrivèrent, renversèrent les tables, vidèrent les pots, dispersèrent la société des Galants ou Gales-bon-temps, La soif de maître Basselin se tourna en rage contre l'envahisseur trouble-fête.

t. Lépreux.

2. Pense.

3. Manque.

4. r.hron. De Jean Charller. Teroux de Lincy, Ch. na/., t. I, &• Vau de Vire de Jean le Huux.


XV* SIÈCLE. — LES ANGLAIS. 263

Il sonna la charge et donna Tcxemple, frappant et chan- tant à cœur joie :

Entre vous genz de village^ Qui aimez le roy françoys. Prenez chascun bon courage. Pour combattre les Engloys. Prenez chascun une houe Pour mieukL les desraciner. • .•••••••••

Ne craignez point à les battre Ces godons, panches ^ à poys, Car ung de nous en vault quatre, Au moins en vault-il bien troys *.

Ces joyeuses bravades eureat une fin tragique. Olivier Basselin mourut patriotiquement à la potence : il fut pendu parles Anglais. Telle est du moins la légende. On a con- testé depuis non-seulement Tauthentici té dès Chants ou Vaux de Vire, mais Texistence môme d'Olivier Basselin, aussi bien que celle d'Homère. La tradition locale a tenu bon con- tre le scepticisme de la critique : on montre encore aujour- d'hui, dans la jolie vallée de Vire, le petit cours d'eau et la maisonnette, où fut établi, djt-on, le moulin- fouleur du Tyrtée Normand. Quelque légendaire que soit ce personnage, nous croyons qu'Olivier Basselin a existé, qu'il fut le chef d'une bande de francs-buveurs et de francs-chanteurs trans- ^ formés sans doute en francs-tireurs, le jour où l'Anglais vint brûler leurs toits et défoncer leurs futailles. Guillaume l'Alouette et le Grand Ferré avaient déjà donné l'exemple de ce soulèvement populaire, d'où sortit plus tard Jeanne d'Arc. Quant aux Vaux de Vire publiés sous le nom d'Olivier Basselin, l'un des précédents éditeurs, M. P. Lacroix, avait exprimé des doutes formels à cet égard *. Les aveux publics

1. Pansai.

2. Ces vers, remaniés sans doute, s'ils ne sont pas de Basselin, sont du moins de son école : ainsi pense M. Gasté. M. P. Lacroix les rapporte tout au plus à l'époque de François I".

3. Cb. Nodier, si grand amateur de trouTailles, nécrosait guère à raulhen- ticité des Vaux.ae Vire attribués à Basselin. mais il admettait leur transformation. Depuis, les doutes se sont rcceatués de piiis en plus avec SiM« J* Travers, Boi- dard, Boiteauz, du Méril, de Beaurepaire, etc.


204 CHAPITRE XVII.

d*ua trop habile imitateur, M. J. Travers, la thèse et les pa- blications récentes de M. Gasté restituant à Jean le Houx l'honneur presque exclusif des Vaux de Vire qui nous soot restés, ont en grande partie tranché la question. Il faut ren- voyer à l'oubli un certain nombre de pièces, qui ont perda tout intérêt en perdant toute apparence de vérité : elles peu- vent enrichir Thisloire déjà bien longue des supercheries littéraires : c'est encore une manière d'arriver à la posté- rité. Nous n'en maintenons pas moins ici le nom d'Olivier Basselin, voyant en lui sinon le créateur, au moins le repré- sentant d'un genre auquel son nom est attaché.

Vauquelin de la Fresnaye fait place dans son Art poétique au père des Vaux de Vire :

Chantant en nos festins aussi les Vaux de Vire, Qui sentent le bon temps, nous font encore rire.

Et les beaux Vaux de Vire et miUe chansons beUes i Mais les guerres, hélas I les ont mises à fin, Si les bons chevaUers d'Olivier Basseiin N'en font à l'avenir ouïr quelques nouveUes.

' Guillaume Crétin dans une lettre adressée à son ami François Charbonnier lui cite ce fragment d'une vieille chanson antérieure à l'an 1515 :

HéUas I Olivier Basseiin,

N'orron nous plus de vos nouvelles t

Vous ont les Engloys mis à fin.


Les Engloys ont faict desraison Aux compaignons du Vau de Vire : Vous n'orrez plus dire chanson A ceulx qui les soulloyent bien dire.


Il en sera, si l'on veut, des Vaux de Vire comme des hymnes Orphiques, œuvres apocryphes qui attestent du moins la durée d'une tradition. C'est là une page de l'histoire ou de la légende littéraire et nationale que nous ne voudrions pas laisser périr. Nous aimons à voir la chanson, cette œuvre française, associée aux efforts patriotiques du Bocage nor-


XV* SIÈCLE. -^ LES ANGLAIS. 26o

mand *. Du reste cette alliance se manifeste partout alors. Les poëtes du Midi, si longtemps ennemis de la France, unissent Jeur voix à celles des chantres du Nord. Un des- cendant des troubadours, Raymond Valade, notaire royal à Toulouse, répète le vieux cri national des croisades :

Car Dieu le veut, et boa droit le commande. Quar Dieus o voly et bon dreyt o requier.

Dans ce commun effort d'une France qui se sent renaître, les écrivains patriotes, attristés si longtemps par la honte et les malheurs des années précédentes, furent les premiers à chanter le triomphe de la royauté. Alain Ghartier^ qui l'avait annoncé et préparé, répandit sa joie dans des cou- plets interminables, entremêlés de malédictions contre les Anglais et de sentences patriotiques et morales :

Si vous conseille de bonne heure De Normandie vous départir. Et, sans plus y faire demeure, De voz mesfaiz vous repentir : Car J'ose dire sans mentir Que Dieu hait toute iniquité. A la parfin vainc vérité.

De Gartage ayez en mémoire Et de Troye la punition, Que leur oultraige et vaine gloire Fist tourner à destruction*.

La bonne Christine de Pisan essuya enfin ses larmes qui n'avaient pas tari depuis onze ans.

1. M. Gasté, résumant les plus réceuts travaux publiés à la suite de la polémi- que soulevée en Sorboone (réunion des Sociétés savantes, 1866), croit pouvoir euregistrer comme faits acquis à Tbisioire :

1* Qu'Olivier Basseliu et les compaguons du Tau de Vire ont existé au xv« siè- cle, pendant les guerres anglaises ;

2<* Qu'ils ont fait des chansons à boire et des chansons d*amour appelées Vaux de Vire pendant la paix ;

3« Qu ils ont fait des chansons belliqueuses pendant la guerre; ^4° Que Ba^sélin est mort victime de son patriotisme pour avoir soulevé par ses chants les gens de village contre leurs oppresseurs les Anglais;

5* Que la mort de Basselin a été un deuil public et quelle a été déplorée par les chaosonoiers survivants. (Voy. Études sur Olivier Basselin et les compagnons du Vau de Vire^ par A. Gasté, 1866.)

i. Ballade de Fougères.


206 CHAWTRE XVII.

Je Christine qui ly pleuré» XI ans en l'abbiye dose.


Ore à prime « me prens à rire •.


Avec Jeanne d'Arc, elle se sent revivre et s'épanouit comme aux plus beaux jours de son printemps :

Reprint h luire li soleil :

Il ramène le bon temps neuf.

Elle salue dans l'héroïque fille des champs l'honneur de son sexe, celle qui le venge des calomnies de Jean de Meung, renvoyée de Dieu qui doit mettre fin aux maux de la guerre, éteindre le schisme et enlever le saint sépulcre aux Sar- rasins :

Une fillette de XVI ans, N'est-ce pas chose fors nature ? A qui armes ne sont pesans.

Tel force n'ot Hector ne Achilles. Mais tout ce fait Dieu qui la menne.

Dans la joie du triomphe, en voyant refleurir le lis de France et la race de ses anciens maîtres» elle crie à l'envahisseur :

Si rabaissez, Anglois, vos cornes * I

Il n'y eut pas jusqu'au léger et insouciant prisonnier d'A- ziucourt, Charles d'Orléans, qui n'oubliât un moment le prin- temps et les pâquerettes pour enfler sa voix, et célébrer dans ces strophes presque lyriques l'expulsion de ses an- ciens geôliers :

Comment voy-je les Angloîs esbahis I Resjoys toy, franc royaume de France,

1. Thomassy. Écrits politique* de ChHsiine de Pisan^

2. Pour la première fois.

3 . Poëme ae Jeanne d'Arc.

4. Ibid,


LOUIS XI ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE. 267

On apperçoit que de Dieu sont hais, Puisqu'ils n'ont plus couràige ne puissance.


Roy des Françoys, gangné as l'avantaige, Parfaiz ton jeu comme vaillant et saige; Maintenant l'as plus belle qu'au rabat. De ton boneur, France, Dieu remercie ;* Fortune en bien avecques toy s'embat, Et t'a rendu Guienne et Norman die.


La France, réconciliée sous la main du roi qui l'avait sauvée, ne songeait plus qu'à jouir de la paix. Charles VU' n'avait guère d'opposition à redouter^ s'il n'eût trouvé dans sa propre famille une source d'amers chagrins. La fuite du dauphin Louis faillit troubler la tranquillité du royaume. Son retour, après la mort de son père, devint le signal de nouvelles complications.


liOulB XI. ~ Guerre du Bien publie.

Louis XI le premier, étant dauphin, avait donné l'exem- ple de la révolte : il recueillit ce qu'il avait semé. A la mort de Charles VU, tous, suivant le conseil de Dunois, songèrent à se pourvoir. Nobles, clergé, bourgeois, paysans, avaient hâte de régler leurs affaires, ceux-là de ressaisir leurs pri- vilèges, ceux-ci d'alléger leurs charges. Une vaste coalition de rancunes, d'intérêts, d'espérances et de mécontentements, se forma contre le nouveau roi. Au milieu de cette équipée universelle, les langues se délièrent, l'esprit s'éveilla. Dès les premiers jours de son avènement, Louis XI dut écouter une longue mercuriale de l'évèque de Lisieux, Bazin, orateur ma- lin et caustique, qui perdit à ce jeu son évèché, et s'en ven- gea en écrivant l'histoire du maître qu'il avait offensé. L'é- loge du Bon temps passéy par Martial d'Auvergne, à la mort de Charles VII, avait tout l'air d'une satire prématurée contre le règne naissant :


268 CHAPITRE XYII.

Hélas! le bon temps'qoe J*avoye Da temps da bon roy trespassé.

Chascun vivoit joyeusement Selon son estât et mesnage, L*on poavoit partout seurement Labourer en son héritage.


Hélas 1 le bon temps que j*avoye !

Deux événeroents surtout vinrent exciter la malice et Taoî- inosité des partis : la guerre du Bien public et la longue que- relle des maisons de France et de Bourgogne.

La noblesse, encore honteuse de ses défaites de Crécy et d'Âzincourt, compromise par sa longue alliance avec rétran- ger, cherchait à se réhabiliter. Tout à coup, prise d'une tendre pitié pour les souffrances des petites gens, elle ré- clama l'abolition des impôts extraordinaires, de la ga- belle, etc. Au fond, elle ne voulait qu'une chose : enlever à la royauté la meilleure partie de ses ressources, détacher d'elle ce peuple qui l'avait si bien servie jusque-là, et dans le sein duquel Charles Yll était allé chercher, au grand effroi des gentilshommes, le noyau d'une armée permanente, les compagnies de francs-archers. Telle fut l'origine de ?ette tragi-comédie qui s'appelle la guerre du Bien public, vérita- ble Fronde anticipée, écbaufifourée ridicule, entremêlée de trahisons maladroites, de déclarations hypocrites, de récon- ciliations menteuses, de batailles non sanglantes et d'im- promptus satiriques. Ce qu'il y eut déplus sérieux dans cette guerre, ce furent les chansons. L'infatigable compilateur de nos chants nationaux, M. Leroux de Lincy, a retrouvé une bonne partie de ces manifestes en vers, dont le ton rappelle celui des mazarinades. Médiocres ou nulles sous le rapport littéraire, ces productions offrent pour la plupart un intérêt historique vraiment sérieux : elles attestent les progrès da tiers état, et les efforts des deux partis pour gagner l'opinion publique, à laquelle on prodigue les mensonges et les promes- ses. Dans une de ces pièces récemment publiée', le comte

l« Retiiu/6 contemporaine^ fév. 1857,


LOUIS XI ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE. 269

ie Charo^îs est représenté comme un CharJemagne, un libé- rateur du peuple; Louis XI est un Ganelon, un traître, un tyran.

Au milieu de cette cohue, où nul n'a l'air de savoir ce qu'il veut, où tout le monde dit le contraire de ce qu'il pense, s'était formé un tiers parti de bourgeois défiants et railleurs, disposés à ne pas se laisser duper. Le peuple ne prêtait qu'à demi l'oreille aux belles paroles des princes ; il se tenait en garde contre ce patelinage, prévoyant non sans raison que lui seul payerait les frais de la guerre. L'ar- mée des confédérés, campée au pont de Charenton, atten- dait une députation des Parisiens, qui leur apporterait les clefs de la ville : on ne leur envoya que des chansons. Elles ne témoignaient pas plus d'amour pour le roi que de con- fiance dans la noblesse. Le tiers état, au lieu de s'en remet- tre à des mandataires suspects, aurait voulu traiter lui- même de ses propres affaires dans une assemblée des trois ordres :

D*où venez-vous? — D'où? voire, de la cour.

— Et qu'y faict-on ? t— Qu'y faict-on ? rien quy vaille*


Que dict Paris? Est-il muet et sourd? N'ose-il parler? — Nenny, ne Parlement.

— Et le Clergié, le vous tient-on bien court ?

— Par vostre foy, oy publiquement.

— Noblesse, quoy ? — Va moitié pirement ; Tout se périt^ sans avoir espérance.

Quy peut pourvoir à cecy bonnement ?

— Quy ? — Voire quy ? — Les trois estats de France*

Quy peut donner bon conseil prestement ?

Quy? — • Voire quy ? — Les trois estats de France i.

Les vœux du poète ne furent pas exaucés^ Les princes trou*» vèrent plus commode d'arranger entre eux à l'amiable les affaires du bien public que de convoquer les états géné- raux. Mais au moins la nation profita de cette courte insur- rection et des embarras de la royauté pour faire entendre

1. Ballade du Bien public


110 CHAPITRE XVII.

au despote Louis XI quelques libres jugements sur son gou- vernement et ses favoris :

Quant ▼oui Terrex les nobles désolés

Pour supporter basse condition ;

Qaant tous Yerrex meschants gents appelés

En hault estât et domination ;

Quant le mesfaict n*aura pugnition ;

Quant vous Terres plaindre le populaire

De mangerie et d'imposition.

Soyez asseurs ^ qu*aurex beaucoup à faire *•

Louis XI semblait avoir la passion des mauvaises sociétés. Par un caprice bizarre et pourtant assez commua chez les despotes, il s'entoura tout d'abord d'hommes décriés et cor- rompus, bas de naissance, plus bas encore de cœur. Peut- être l'astucieux monarque espérait-il trouver dans ses créa- tures plus de reconnaissance ou de servilité. Il éprouva trop tôt qu'on ne gagne jamais à employer les services des traî- tres et des fripons. Ce triste entourage de gens avides et sans conscience dévint bien vite impopulaire : faute de pouvoir attaquer le prince, on chansonna ses ministres et ses favoris. Une des pièces les plus curieuses est la ballade des Anes volantSy sorte de complainte satirique faite pour ac- compagner une caricature du temps. On y voyait, dit le ma- nuscrit, un homme assis, revêtu des ornements royaux, et soufflant dans une trompe d'où sortait un àne couronné de la mitre et tenant une crosse entre les bras : deux autres âoes volaient autour. Ce personnage qui souffle et trompettei c'est Faveur ou plutôt Louis XI :

Je suis Faveur qui au son de ma trompe Souffle et produis des choses nonpareilles.


Je fais voler asnes à graus oreilles.


Les deux ânes volants sont : l'un Jean de Montauban, lourd et gras courtisan, célèbre par son mutisme, sa surdité et sa


i. Certain.

!• Seconde ballade, ibid»


LOUIS XI ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE. 271

sotlise, et qui fut cependaut amiralet iatendaut des eaux et forêts :

Je suis ung asne que Faveur fait yoler, Lequel on voit ainsi pesant et lourt,


Et nonpourtant que je suis muet et sourt, Faveur m*a fait avoir de grans offices.


L'autre, Charles de Melun^ personnage équivoque, intrigant, hardi et actif, grand buveur, grand mangeur et grand dé- bauché, comme les aimait volontiers Louis XI : on l'appelait le Sardanapale de la cour :

Et moy je suis ung asne tout parfait. Né et issu d'une povre caverne. Si m'a fortune, tant par ditz que par fait. Soufflé si fort que les princes gouverne. J'ai bien aprins Tescolle de taverne A riens savoir, affin d'acquérir bruit.

Le troisième àne qui sort de la trompe la mitre en tète, est ^e compagnon de Charles de Melun, joyeux drôle, spiri- tuel et libertin, qui ne savait pas même lire son bréviaire, et qui nonobstant devint évêque, puis cardinal, le fameux La Balue :

Je ne suis pas encore du tout né Ne sorti ho**» de la trompe Faveur, Et si ne say pas le Domine me. Car norry sui de chardons sans saveur.

. Au dernier acte de cette farce du Bien public, quand les masques tombèrent, chacun livra ses complices et ses amis. Charles de Melun, qui avait recueilli les dépouilles 'du comte de Dammartin, fut arrêté, emprisonné, accusé d'un crime dont personne n'était bien sûr, ni ses juges ni lui-même, et fioalement décapité. La Balue alla expier dans une cage de fer ses trahisons et ses bons mots. La chute des deux favoris fut chantée comme l'avait été leur fortune :


272 CHAPITRE XVII.

Dont vienB-ta Martin? — De Melan. Et que dit-on ? — J'ay veu Chariot.

Quelle chière ^ait-il? — Triste et morne. Et que fait-il? — Sans dire mot. Il actent que le vent se tome.

Maistre Jean Ballue A perdu la veue De ses esveschez. Monsieur de Verdun N*en a pas plus un. Tous sont despéchex.


Le roi, comme le peuple, savourant sa veogeance, répé- tait avec lui :

Tous sont despéchex. Tous, excepté pourtant son gentil cousin de Gharolaîs.

RlTalité de IjouIb XI et de Charles le Téméraire*

La mort de Philippe le Bon, en réveillant les hostilités, ralluma aussi la guerre poétique des deux partis. Louis XI et Charles le Téméraire mirent aux prises leurs rimeurs comme leurs soldats. Dans ce duel à coups de plume et à coups d'épée, le contraste des écrivains n'est pas moins frap- pant que celui des deux armées. D'un côté, la rhétorique solennelle, la mythologie fastueuse, l'allégorie empanachée comme les nobles haquenées de la chevalerie flamande et bourguignonne. De l'autre, l'esprit vif, net, sec et prosaïque^ le véritable esprit français^ léger.et court vêtu, comme le cou- reur basque et le fantassin champenois. Au moment de la révolte de Liège, deux champions entrèrent en lice. Les te- nants étaient : pour Charles le Téméraire, Georges Chaste- lain, le solennel chroniqueur de la maison de Bourgogne, l'historien de ces grandes kermesses féodales étincelantes "r, de velours et de soie : pour Louis XI, Gilles des Ormes,


LOUIS XI ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE. 273

un homme du métier, uq ferrailleur rompu aux joutes poé- tiques dans la petite cour de Charles d'Orléans^ Chastelaîn embouche de toutes ses forces la trompe épique pour laocer un majestueux défi'; il oppose dans des strophes savantes et allégoriques le lion grimpant de Bourgogue au cerf-volant de France:

Sbuffle Triton en ta bucce argentine, Muse, en musant en ta doulce musette, Donne louange et gloire célestine, Au dieu Phébus à la barbe roussette.

Ce dieu Phébus serait-il Charles le Téméraire, l'ancêtre mythologique de Louis XTV î On n'en sait rien. Le reste n'est guère moins entortillé. Cependant, il est permis de comprendre que le poète reproche à Louis XI son ingratitude envers la maison de Bourgogne :

Le cerf voilant, qui nous feit cest actine, Fut recueilly en nostre maisonnette.

La pièce se termine par une menace contre les Liégeois, ftujets rebelles et alliés du roi de France :

Tremblez Liégeois ! tremblez par légions 1 Car vous verrez, si je veul ou je daigne. Comme je suis, es basses régions, Lyon rampant eh croppe de montaigne K

Ce flamand, qui essaye d'enfler la langue française a^ec son gros souffle héroïque, semble déjà devancer Ronsard; Il a, comme lui, Tépithète classique, les augmentatifs pom- peux et les coquets diminutifs. Pourtant, à travers son em- phase et ses mignardises, il a trouvé sur Louis XI un mot heureux et profond, digne de Tacite : il l'appelle l'universelle araignée^

Ay combatu Cuniversel araigne :

désignant bien par là le travail opiniâtre et silencieux de cette main subtile, occupée à tisser jour et nuit les lacs où

I. Leroux de Liacy, ibid,

1?


274 CHAPITRE XVII.

Tiendront se prendre Guyenne, Bourgogne et Normandie. Mais, sous ce style enrubanné, le trait reste émoussé comme un fer de lance enveloppé de velours et de brocart.

Gilles des Ormes n'est, il est vrai, ni si harmonieux ni si savant : en revanche, c'est une fine langue, un esprit alerte, un franc et libre parleur, qui appelle les choses par leur nom, et retourne d'une main leste et hardie les majestueux couplets de Chastelain : *

Changer propos^ cerf volant nostre chef. Disposez vous à guerre et à bataille, Vestez armet, en lieu de couvre- chef. Et en vos mains glaive, qui poigne i et taille. Faytes crier le ban, et que tout aille Sur ce lyon, qui vostre honneur entame, Qui prent voz biens et dit qu*il ne craint âme. Ne roy, ne roc, n'en ville, n'en champaigne. Lors le ferez, au plaisir Notre-Dame, Lyon couchant au pied de la montaigne.

Mais l'esprit français n'est pas toujours avec le roi de France; parfois aussi, il s'émancipe et se tourne contre lui pour le mordre et le railler. L'aventure de Péronne, l'histoire de ces trois mauvaises nuits passées dans la funèbre tour de Charles le Simple, avait excité une hilarité générale. Les Pa- risiens surtout, imprégnés d'un vieux levain bourguignon, n'étaient pas fâchés de voir leur maître, ce fin politique, pris lui-même au piège. Quand Louis, sprti à grand'peine des griffes de son cousin Charles, rentra dans sa capitale, la tète basse et la rage dans le cœur,

Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris,

il trouva qu'on avait ri de lui en son absence, qu'on en riait encore à son arrivée. Les vitres des marchands d'images éta- laient à tous les yeux des peintures satiriques sur le voyage de Péronne ; les petits enfants, dans les rues, chantaient la complainte de Péronne ; les oiseaux eux-mêmes, geais, pies, sansonnets, sur toutes les portes, ne répétaient que Péronne.

1. Perce.


LOUJÇ XI ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE. 27^

Ce nom maudit reteQtissait à foreille du pauvre échappé comme dans un affreux cauchemar : il s*impatieQta et com- mença par faire tordre le cou à tous ces oiseaux bavards et mal- appris, en ayant soin de prendre le nom des proprié- taires pour s'en servir au besoin. Les sergents chassèrent et fustigèrent les enfants ; enân, défense fut faite, sous peine de la hart, de chanter ou composer satires, virelais, ron- deaux, ballades ou libelles en opprobre du roi. Ces mesures énergiques mirent un terme à la gaieté publique. Mais plus d'un bon mot, plus d'un couplet malin circula encore de bouche en bouche : puis, comme il arrive toujours, on se lassa de rire avec le temps ; de nouveaux événements et de nouveaux scandales attirèrent l'attention. Louis XI, imj^a- tient de réparer sa faute , songeait à mettre les rieurs de son côté.

Charles le servit à souhait par ses folles attaques contre la Suisse et la Lorraine. Les journées de Granson et de Mo- rat furent célébrées comme des victoires nationales par les poètes français. En fait, IfOuis XI y gagnait autant que les Suisses, ses bons amis. Ceux-ci avaient payé de leurs per- sonnes et de leur sang ; lui s'engagea volontiers à fournir l'argent et les couplets. Le duc, furieux, tourna sa rage d'un autre c6té : il vint chercher, sous les murs de Nancy, un nouvel échec et la mort. Quand ce haut et puissant souve- rain, dont l'ambition inquiète a^tait le monde depuis dix ans, fut étendu par terre, enfoui dans la fange d'un marais, et la face à demi rongée par les loups, il y avait là, ce sem- ble, de quoi attendrir et calmer toutes les haines. Touché d'une telle infortune, le duc René, qui avait tant à se plain- dre, donna en pleurant l'eau bénite à son ennemi. Commines lui-même, malgré sa réserve, ne peut contenir son émotion et s'élève presque à l'éloquence en rappelant ce désastre * « Dieu lui veuille pardonner ses péchez ! Je l'ay veu grant et hounorable priuce... Il désiroit grant gloire et ' eust bien voulu ressembler à ces anciens princes, dont il a esté tant parlé après leur mort... Orsontûnees toutes ces pensées. » Mais la race irritable de chroniqueurs et des rimeurs ne se


276 CHAPITRE XYII.

tint pas pour satisfaite. Uae gaerre de déclamatfons solen- nelles et de malédictions implacables s'engagea autour de ce cercueil, où le Téméraire eût dû au moins trouver le repos« Les hérauts poétiques de la maison de Bourgogne enflèrent leurs trompes,et versèrent de bruyants ruisseaux de larmes, pour honorer la mémoire du défunt. Les rimears gagés du roi de France s'acharnèrent après cette ombre de Charles, grande encore dans le tombeau, malgré sa défaite, et la poursuivirent jusqu'aux enfers. Une pièce du temps parut sous ce titre: Nouvelles portées en enfer par un hèrauU de la mort du feu duc de Bourgogne, le jour qu'il fut tué en ba- taille devant Nancy. L'auteur commence par célébrer la gloire du duc René et de la ville de Nancy ; puis^ se tour- nant contre le duc Charles, il maudit son orgueil, sa trahi- son, et le montre gisant dans le cercueil, avec une énergie d'expressions parfois heureuse, qui fait songer aux belles strophes de Malherbe :

Et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautaines

Font encore les vaines, Us sont rongés des vers.

Et à cette magnifique rêverie de Lamartine, auprès de re- cueil de Sainte-Hélène :

U est là!... sous trois pas un enfant le mesure.

Or gist en vers couché soubs un cercueil, Qui siz pies a tant seulement d'espace.

Malheureusement la colère l'emporte; l'injure du partisan vient trop vite remplacer l'émotion du poêle :

Bien doit avoir aux enfers lieu et place, Car il n*ayma onques paix ne concorde. Ne n'eust pitié, foy, ne miséricorde, Mais cruaulté, félonnie et rancune ; Qui veult le pleure. Dieu j'en loue et fortune.

Ce dernier vers surtout est peu chrétien. Louis XI se fût si- gné en l'entendant; mais, au fond, il n'eu eût pas été fâche.


LOUIS XI ET CHARLES LE TÉMÉRAIRE. 277

Les poètes le savaient. Aussi toutes les ballades composées alors sous soa inspiration portent la trace de son impitoya-, ble rancune. On y sent un certain esprit aigre, sec, gogue- nard, peu généreux et peu élevé ; la petite joie maligne du bourgeois qui se frotte les mains en riant des malheurs, de ri m prévoyance et de la maladresse de son ennemi,

n a très mal son latin entendu, Et à son cas simplement ^ regardé. Il a trouvé avoir ung peu tardé Au dcslogeir du pays de Lorraine, Car à la fin U y est demouré. Et les moutons, la toison et la laine.

En revanche, le poëte célèbre la sagesse et Thabileté du roi de France :

Puisqu'il est mort, ayons bonne espérance,

Car celluy seul à qui Dieu a aydé

S'est travaillé ,de mettre paix en France.

Pourtant, la mort de Charles n'arrêta pas les hostilités. L'archiduc Maximilien, qui venait d'épouser l'héritière de Bourgogne, entreprit de relever l'honneur de sa maison en allant mettre le siège devant Thérouanne. Une bataille s'en- gagea près de Guinegate. Les Français furent battus au mo- ment où ils se croyaient vainqueurs et se dispersaient pour le pillage. La maison de Bourgogne emboucha toutes ses trompettes pour célébrer cet exploit si désiré. Cette fois ce ne fut plus Chastelain qui se chargea d'invoquer Phébus et Triton. Mais il trouva un digne émule, plus emphatique en- core et plus bavard que lui, dans la personne de Jean Molinet, chanoine de Yalenciennes. Le bon chanoine, en qui se trou- vaient réunies l'emphase bourguignonne et l'exubérance flamande, après avoir demandé pardon au public de son in- suffisance et de sa brièveté, composa sur ce sujet une com- plainte en trente couplets. C'est le modèle le plus parfait de platitude solennelle et érûdite. Le chantre de Maximilien ne se contente pas d'invoquer Triton et sa trompe argentine ; il

i. Soltement.


278 CHAPITRE XVII.

appelé à son aide Ciîo, Ampbion, Mercure, ApolIoD^ ArioD, tous les cbanleurs et harpeurs célèbres. Puis yiennent les instruments à cordes et à vent, qi^'il évoque Tua après Taa- tre, et par leur nom. Enfin, comme si ce n'était point as- i^ez de ce vacarme poétique et musical, il exhorte encore les petits enfants à chanter de toutes leur? forces :

Chantez, nottei, deschantez, gringotez, Petitz enfans qui sçavez contrepoinct, Et nous monstrez par voz chantz fleuretez Comment François ont esté escrotez.

Le terrible chroniqueur, une fois lancé, ne s'arrête plus dans ses rimes et ses accumulations belliqueuses. C^est un véri- table massacre, une épouvantable mêlée d'épithètes et de participes :

Chantez comment François furent domptez, Battuz, boutez, pillez, esparpillez, Desordonnez, desrompuz, desmontez, Desbrigandez, desfaictz, desbarretez :


Et il ajoute tout essoufflé :

Onques Flamans ne furent si Yaillansw

Cette longue rapsodie se termine par une emphatique apos- trophe en l'honneur du duc et de sa famille

Tu as dompté nos ennemys cornuz :L Vive le duc Maximilianus' I

1 • Leroux de Liocy, ibid»


CHAPITRE XVm


GUILUUME COQUILLART. - FRANÇOIS VILLON.

Avec cette plate et diffosè poésie, nous sommes loin des mordants sinrentes de Rutebœuf, et même des généreuses et patriotiques ballades d*EustachQ Deschamps. La sève de l'esprit français s'épuise : la race des chanteurs a disparu. Au milieu de cet appauvrissement généra)^ deux rimeurs vien^ nent encore ranimer et égayer un instant la monotonie de cet âge qui s'éteint L'un est un Champenois aigre et rail- leur, Guillaume Goquillart» mélange singulier de bourgeois et de chaaoine, ergoteur comme un légiste, entêté comme un homme d'église, au demeurant bon citoyen, ami de la France et de la paix : l'autre, un enfant de Paris, un joyeux vaurien, petit-fils de Rutebœuf par la malice et la misère, plus libertin et plus prodigue encore que son aïeul, l'en- nemi du guet et le protégé de Louis XI, François Villon.

Guillaume Coquillart *■ eut dans sa vie toute espèce de mé- saventures^d'abord celle déporter un nom bizarre, dont Marot se moquait encore un demi-siècle après :

A ce meschant Jeu Coquillart Perdit sa vie et ses coquillea.

Peu d'écrivains ont mené une existence aussi agitée et aussi remplie. Il a tout connu, les déceptions de la jeunesse, les épreuves de la vie publique, les tracas des procès particu- liers. Poète, avocat, magistrat municipal, chanoine, il trouva dans toutes ces positions l'occasion d'exercer sa bile et son esprit. D'abord, comme bien d'autres rimeurs novices avant

1. Voy. édit. Tarbé tt surtout édit. Hérioaalt (Collection Jannet).


28() CHAPITRE XVIII.

et après lui> il Tint, léger d'argent et riche d'espoir, cher- cher à Paris ces deux fruits dorés, rêve de toutes les imagi- nations crédules, la gloire et la fortune. L'une et l'autre ta^ dant à venir, dénué de ressources, il reprit sagement le chemin de sa yilie natale, et n'en sortit plus. Là, il fit deux parts de sa vie, consacrant l'une à plaider, l'autre à rimer. Sa réputation fut bientôt faite dans Reims et s'étendit aax environs : il devint l'oracle, latbtte tête du pays. L'évèque, jaloux de s'attacher une plume et une langue aussi exercées, l'investit du titre d'official. Goquillart garda dans cette nou- velle position toute l'indépendance du laïque et l'esprit mé- disant du bourgeois. De graves événements vinrent bientôt compliquer sa situation, et mettre en relief ses qualités deci- toyen, de magistrat et de poète satirique.

De nos jours où tout le mouvement, toute la vie reflae vers la capitale, on ne comprend guère qu'une simple ville de province ait pu suffire à occuper l'activité politique et littéraire d'un esprit aussi remuant que Guillaume Goquil- lart. Les orages du conseil municipal de Pontoise ou les scandales du tribunal de Garpentras seraient aujourd'hui de maigres sujets pour le talent d'un orateur et d'un poète. Mais, à cette époque, chaque cité, tout en s'associant de ioio à la vie commune, forme un petit monde à part, qui a ses événements publics et son histoire. Cette heureuse Tille de Reims surtout semblait privilégiée. Elle n'avait jamais connu la royauté qu'à ses bons quarts d'heure, et avait profité de toutes les aubaines d'un joyeux avènement. Ëvêques et bour- geois demandèrent et obtinrent tant de privilèges, qu'ils fi- nirent par se disputer. L'Église, qui baptisait la royauté, prit naturellement la meilleure part. Seigneur spirituel et temporel, l'évèque cherchait sans cesse à entamer les droits de la commune : il voulut imposer de nouvelles charges aux habitants ; ceux-ci protestèrent et coururent aux armes. Louis XI intervint comme médiateur. Il envoya aux bour- geois de Reims, ses bons amis, son lieutenant Pierre Gbchi- nard, qui en fit pendre une quinzaine pour les protéger. Ce Cochinard était un homme comme les aimait le roi, un Tris-


GUILLAUME COQUILLART. — FRANÇOIS VILLON. 281

tan TErmite au petit pied. Docile et brutal instrumeat des volontés de son maître, il eût sans hésiter emprisonné révo- qué et tout son clergé, ou envoyé une moitié de la ville à la potence pour mettre l'autre à la raison. Guillaume Goquil- iart De pouvait rester tranquille au milieu de ce tumulte. Nommé d'abord commissaire royal, il devint bientôt suspect. Ses hardiesses ou sa mauvaise humeur lui valurent les hon- neurs du cachot. Il profita des loisirs solitaires que lui fai- sait Pierre Cochinard pour exhaler ses plaintes contre les gens de guerre. Ge fut sans doute durant cette courte capti- vité qu'il conçut ridée d'une pièce publiée plus tard : le îfo- noîogue du Gendarme cassé ou des Perruques,

Les soldats que les capitaines royaux recrutaient alors de tous côtés étaient, pour la plupart, des gens de sac et de corde, vagabonds désœuvrés, moins redoutables à l'ennemi qu'au pays dont on leur confiait la garde. Aussi les coupe- jarrets de Gochinard, en arrivant à Reims, s'étaient mis de tout cœur à battre, à pendre et à piller les pauvres bourgeois. Les capitaines laissaient faire : le roi lui-même fermait les yeux, craignant d'éloigner par une impolitique sévérité ces utiles vauriens. Pourtant, quand les excès étaient devenus trop scandaleux, quand l'indignation publique éclatait de toutes parts, on pendait ou l'on chassait de leurs compagnies quelques-uns des plus mauvais sujets. G'est un de ces tristes , hérQS que Goquillart a mis en scène. Le gendarme démonté 'contemple d'un œil piteux son pourpoint percé, sa bourse vide, et s'éôrie en soupirant :

Ma lance est au grenier aux noix, Qui sert à seicher les drappeaulx^.


Mon pourpoint est de vieille soye Desrompu et tout décassé, Et me nomme*on, où que je soye, Le gendarme fameux cassé.


Tout autre était sa vie passée, vie de bombance et de ga-

1. Draps.


282 CHAPITRE XVIII.

lanterie, où il trouYait toujours à foison de l'argent, des da- mes, une chemise blanche le matin, et de temps à autre quelque gueux à pendre, pour se désennuyer :

De fin lin U chemise bUnche Soy YesUr, le beaa feu aux rains, Et puis le gueux à quelque branche Pour monstrer le chemin de Rains.

Allusion bien évidente aux nombreuses pendaisons ordon- nées par maître Gochinard.

Le truand décrassé est devenu coquet sous le harnois,il aime volontiers :

La belle eaae rose à laver mains.

Coureur de nuit, rôdeur, ribleur et galant, il s'introduit chez le bourgeois et l'aide à peupler sa maison :

Planter ung beau rosier cheux rhoste. De rhostesse avoir la coppie.

Quelles fêtes! quel paradis! quel bel état que celui de gen- darme ! Mais, hélas l le pauvre hère s'aperçoit bientôt qu'il rève tout éveillé. De désespoir il se fait misanthrope et mo- raliste. Il prend à partie tout son siècle et s'emporte contre les femipes, qu'il déteste depuis qu'elles ne le regardent plus ; contre les abbés, les moines, les prélats, gens heureux, bien nourris, bien logés, bien velus, bien vus surtout .des dames. Bourgeoises et paysannes prennent à l'envî Je chemin du couvent :

Mes dames, sans aolcun vacarme. Vont en voyage bien matin, En la chambre de quelque carme, Pouraprendre à parler latin.

Puis, en revenant, elles crottent leurs souliers au ruis- 8eau>

Affin que Jennin -Dada croye Qu'elz viennent de Haubervillier i.

I . AuberTilliera i^appelait aussi Notre-Dame de» Vertus; de là on jea de mots facile à saisir.


GUILLAUME COQUILLART. — FRANÇOIS VILLON. 283

I»'irascible rimeur, car c'est lui maintenant qui prend la place du gendarme, s'attaque ensuite au luxe des habille- ments. Avec son humeur goguenarde, son esprit positif et défiant, ses allures originales, Coquillart devait être un ennemi juré des modes nouvelles, un partisan fanatique du haut-dë-chausses de son grand-père. Aussi n'a-t-il pas assez d'anathèmes pour ces flringuereaulx, ces béjaunes à la mode de Paris qui

Lavent troys foys le jour leur teste, Affin qu*ilz ayent leurs cheveulx Jaunes.

Il éprouve surtout contre les perruques une antipathie corn- parable à celle de Goethe pour les lunettes :

De la queue d'ung cheval painte, Quant leurs cheveulx sont trop petii, Hz ont une perrucque fainte.

Ces malheureuses perruques lui tiennent au coeur, n y re- vient continuellement dans ses autres poésies. Sa haine im- pitoyable va même jusqu'à souhaiter la teigne

A ceulx qui ont telle perrucque.

Sorti de prison, Coquillart dut garder pendant quelques années un silence prudent, tant que dura la dictature de Cochinard. Peu à peu les langues s'émancipèrent| la gaieté revint dans la cité désolée. En récompense des services qu'il avait rendus à l'évêché et à la commune, le poète vint s'as- seoir dans la stalle de chanoine. Il ne s'y endormit pas, et continua de rimer librement sur toute espèce de sujet. Il était déjà revêtu de cette dignité, quand il composa la satire des Droits nouveaux.

En 1481, Louis XI, rêvant pour la France l'unité de légis- lation, avait ordonné de rédiger et de réunir les coutumes provinciales. Guillaume Coquillart, l'un des six commissai- res nommés à cet effet, profita de l'occasion pour lancer un réquisitoire en forme contre le temps présent. Cet inter- minable sermon, qui n'a pas moins de 2,000 vers, est divisé


284 CHAPITRE XVni.

par rubriques et chapitres, comme un manuel de procédure. Coquiliart a tant plaidé de fois en sa vie pour lui-mj^me oa pour les autres, que Tavocat domine le poète : il transporte le style du palais dans le domaine du fabliau. Les titres sont des plus graves, et, qui pis est, en latio : De jure naturaii, de dolOf de itnpensiSy etc. Mais le fond est beaucoup moins sérieux. Le facétieux chanoine monte en chaire : il a mis ce jour- là, pour être plus éloquent, sa chape, son chaperon fourré et sop bonnet de docteur :

Tay vestu ma chappe d*honnear, Mon chapperon fourré pour lire, Mon pul pitre pour plus hault luire Et mon bonnet rond de docteur, Ma grant lenterne de liseur, Mon livre pour estre plus seur.

Aussi, à Toccasion de cette solennité poétique et oratoire, convoque-t-il, avec un étourdissant concert d'épithètes, tout un monde nouveau auquel il va faire la leçon :

Frîsques mignons, bruyans enfans, Monde nouveau, gens triumphans.


Venez, venez sophistiqueurs, Gens instruits, plaisans topiqueurs, • Orateurs, grans rbétoriqueurs, Garnis de langues esclatantes.

Venez pompans, bruyans légistes. Médecins et Ypocratistes.

Ses anathèjnes s'adressent d'abord et surtout aux femmes. Le bruyant prédicateur reprend là un vieux chapitre sur lequel le moyen âge avait vécu depuis trois siècles, et qu'il essaye de rajeunir par la liberté des images et la crudité de l'expression. En cela, il faut l'avouer, Coquiliart oublie trop souvent son titre de chanoine. Ces paillardises d'imagi- nation, ces jeux de mots grivois pourraient étonner <jans la bouche d'un homme d'église, si l'on ne savait que les prédi- cateurs à la mode, les Ménot, les Maillant, parlaient en pleine chaire le même langage que Coquiliart dans ses satires. La


GUILLAUME COQUILLART. — FRANÇOIS VILLON. 28o

[iceiice des mœurs était grande alors, même dans le clergé. Oette' ville de Reims, dévote et sucrée, comme l'appelle qvelque part Michelet, avec sa population de gras chanoi- nes vermeils, de jeunes abbés galants, de fines et coquettes bourgeoises, de maris pacifl'^L^ et débonnaires, avait dû voir plus d'un scandale. Aussi est-ce la terre classique du fa- bliau, du conte indiscret sur M. le curé et sa servante. La Fontaine, le malin compère, y passa, chez son ami le cha- noine Maucroix, de bonnes journées, dont il gardait un agréable souvenir :

Il n*est cité que je préfère à Reims :

C'est l'ornement et l'honneur de la France,

Car sans con^pter l'ampoule et les bons vinS; •

Charmants objets y sont en abondance.

Par ce point là, je n*entends quant à moi

Tours ni portaux, mais gentilles Galoises,

Ayant trouvé telle de nos Rémoises

Friande assez pour la bouche d'un roi.

Ces aimables Galoises, célèbres de bonne heure par leur galanterie, offraient donc une riche matière aux satires de Coquillart. Si l'on en croyait le médisant chanoine, il fau- drait supposer qu'à Reims on négociait alors autre chose que les bons vins. Les dames y auraient fait trafic de leurs ap- pas, et elles auraient trouvé une nombreuse clientèle chez les gens de robe et d'épée.

Ung prélat veult entretenir

Quelque grant dame ou damoyselle i.

Accusation grave, si elle était sérieuse. Heureusement Co- quillart prend soin de l'atténuer, en nous avouant qu'il a voulu plaisanter. Après avoir dit tant de mal des femmes^ il finit par leur adresser des compliments, et prend congé d'elles en leur demandant pardon :

Par Dieu, mes dames, mes borjoises, A tous voz maintiens gracieux^ Ne prenez pas mes ditz à noises; Mes motz ne vous soient ennuyeux.

1. De statu hoiniaum.


286 CHAPITRE XVIII.

En mes ditx n*y a qae tous Jeax, Et ne quiere ^ à personne guerre],'.

Malgré ces protestatioos pacifiques, il s^attaqaait, chetma faisant, à tout le moade : aux chanoines ses confrères, aax évêques, au pape lui-même, avec lequel il s'était trouvé ea procès pour la possession d'un bénéfice; aux juges, dont il avait eu tant de fois à se plaindre en qualité de plaideur et d'avocat; à l'Université qui a, dit-il, pour chancelier Beftt$ et pour recteur Faute de sens ; aux Parisiens, qui l'avaicat si mal accueilli, et auxquels il reproche leur Yaoiteuse lo- quacité :

A Paris en y a beaucoup

Qui n'ont ne argent, vergier, ne terre,


Ils se dient yssus d*Engleterre D'un g costé d*ung baron d*Anjou ;

Combien qu'ils soient saillis d*ung trou De la cliquette d*ung musnier, Voire ou de la ligne d*ung chou Enfants à quelque jardinier *•

Goquillart nous représente bien Tesprit provincial avec son amour dn commérage, ses préjugés étroits, ses défian- ces et ses jalousies contre la capitale. Pourtant, s'il est bon Champenois, il n'en est pas moins bon Français. U ne se borne pas à nous entretenir de ses affaires privées ou de celles de sa ville natale : les intérêts communs du pays l'oc- cupent aussi. En dépit de son humeur taquine, partisan delà paix et de l'économie, il fut l'un des premiers à célébrer le traité d'Arras (\ 483) et la fin de cette longue rivalité, où la France et la Flandre usaient leurs forces et leur argent. L'année suivante, après la mort du roi, parmi les désordres d'une orageuse minorité, au moment où les états généraux deve- naient un foyer de luttes et d'intrigues, où l'ambition des princes menaçait de rallumer une nouvelle guerre du Bien public, Coquillart prit résolument la plume. Sa ballade des

1 . Cherche.

2. Hubrique : De injuriis.

3. De prctsumptionibus. (Rubrique.)


GUILLAUME COQUILLART. — FR^iNÇOIS VILLON. 287

Manteaux verts, dirigée contre les parlisaos du duc de Lor- raine, qui prétendait s'imposer comme un maître à la ré- gente et bientôt à la France» était, même sous le Yoile de r anonyme, jun acte honorable de patriotisme. Homme du tiers parti, s'élevant au-dessus des factions, il osait dire à tous, et surtout aux princes^ la vérité.

Ung tfts de rassotez couvera Ont voulu par leur aliance ' Fraper à tort; et à travers Sur les bons serviteurs de France. Qui fut la vraye cause et substance Du Jadis nu^ulvai^ bien inique ; Et les seigneurs pleins d'arrogance Forgent ung nouveau Bien Publique U

Par l'esprit et les traditions, Guillaume Goquillart appar- tient encore à cette génération d'écrivains bourgeois et pa- triotes, dont les plus nobles représentants furent Eustache Descliamps et Alain Chartier. Par son humeur grondeuse, par sa manie de moraliser en maugréant, il estrhéritier du bonhomme Guyot, Champenois comme lui. Malheureuse- ment, loin de perfectionner, il n'a fait que brouiller et com- promettre l'héritage de ses prédécesseurs. Son style est cent fois plus diffus, plus embarrassé, plus obscur que celui du xui* siècle. On sent qu'il a été gâté par le voisinage de la Bourgogne et de ses écrivains empanachés. La vive et déli- cate malice champenoise reste trop souvent étouffée chez lui sous l'emphase et la bizarrerie des mots : il ronsardise déjà à la façon de Ghastelain. Un autre défaut non moins grave, c'est le cynisme de l'expression, l'abus des quolibets, des coq-à-l'âne, de ce burlesque effronté où excella Scarron, et contre lequel s'emportait avec justice l'impitoyable bon sens de Boileau.

Pour retrouver, après Charles d'Orléans, quelques traces de la grâce, delà naïveté et de la délicatesse de l'esprit fran- çais, il faut aller les chercher dans la prison du Châtelet ou bien au fond d'une taverne, avec ce vaurien dont le nom seul dit toute la vie, François Villon ou le Voleur. Villon

I. Ballade contre let seigneurs.


/ '


288 CHAPITRE XVIII

peut être considéré comme le dernier et le plos célèbre de ces ménestrels populaires, de ces jongleurs qui, après avoir amusé la foule dans les carrefours, disparaissent à la fin du moyen âge, se transforment en sociétés d'acteurs ambulants et vont achever dans les couvents, les hôpitaux^ les cabarets ou les prisons, les restes d'une existence aventureuse et dis- sipée. Ce n'est plus là seulement un hardi et joyeux compère qui s'égaye en libres propos : c'est un mauvais sujet de pro- fession, un vagabond sans feu ni lieu, presque un bandit : tristes qualités pour former un poète, c'est-à-dire un homme de sentiment et d'imagination ; et pourtant on ne saurait lui refuser ni l'un ni l'autre. L'étincelle sacrée s'est consenée dans ce cœur sitôt flétri : une fleur aimable et délicate s'est épanouie sur cette vie de misère et de dépravation.

Gomme Rutebœuf, Villon eut pour mère la pauvreté et pour marraine la faim, deux parentes fidèles qui l'ont suivi du berceau jusqu'à la tombe. Aussi ne cherche- t-il pas à ies renier ; il ne veut pas s'en faire accroire sur sa naissance :

Pauvre je suys de ma jeunesse, De pauvre et de petite extrace ^.


Pauvreté tous nous suyt et trace >. Sur les tumbeaulx de mes ancestres, (Les âmes desquelz Dieu embrasse 1), On n'y voyt couronnes ne sceptres 3.


Cette pauvre famille qui n'a pu lui léguer que la misère et qu'il dut désespérer bien des fois par ses honteux débor- demenls, il l'aime pourtant au fond du cœur. Il se rappelle son père, brave artisan qui perdit son argent et ses peines en l'envoyant à l'école, d'où il s'échappait comme un mau- vais garçon. 11 songe à sa mère, bonne et digne femme^ dont les pieuses leçons lui revinrent en mémoire au pied de la potence et dans son cachot d'Orléans. Ce fut pour elle qu'il composa une de ses plus charmantes ballades en l'honneur de Notre-Dame. Chose étrange 1 au moment où l'inspiration

t. Extraction.

2. Pour trache, traque. ^

3. Grand testament, 35.


GUILLAUME COQUILLART. — FRANÇOIS VILLON. 289

eligieuse faiblit de tous côtés, même au sein de TÊglise, elle eparaft dans Villon. Ce vagaboad cyaique rit de tout, ixcepté de Dieu, du roi et de sa vieille mère : cet escroc, ce Qauvais garçon, comme il s'intitule lui-même, a pour chao* er la sainte Vierge et la benoîte Trinité des accents que le chanoine Coquillart n'eût jamais trouvés sous son bonnet de iocteur. L'idée de la mort, le néant des choses humaines lui inspirent des vers d'une délicieuse mélancolie. On coa<- natt la ballade des Neiges d'antan. Ceux-ci, tirés du grand Testament f ne sont pas moins touchants :

Mon père est mort : Dieu en ayt Tàme 1 Quant est du corps,'il gyst soubz lame^.**, J*entens que ma mère mourra. Et le sçait bien la pauvre femme ; Et le û\z pas ne demourra*.

Si misérable que soit sa vie, il n'est cependant pas pressé de la quitter : il trouve après tout que le soleil est beau à voir : lui aussi il est d'avis que

Mieux vaut manant debout qu^empereor enterré*

Myeulx vault vivre soubs gros bureaux Pauvre, qu'avoir esté seigneur, Et pourrir soubs riches tumbeaux*!

En face de ses anciens compagnons, dont quelques-uns plus fortunés ou plus rangés sont devenus maîtres et grands sei- gneurs, il n'éprouve contre la société aucun de ces accès de misanthropie envieuse ni d'amertume superbe, par lesquels se dédommage trop souvent le désespoir ou la vanité des poètes malheureux. Lui-même est le premier à reconnaître qu'il est le seul auteur de sa misère : >.

Hé Dieu I si j'eusse estudié '^

Au temps de ma jeunesse folle. Et à bonnes mœurs desdié. J'eusse maison et couche molle I Mais, quoy? je fuyoye Tescolle

1 . Pierre sépulcrale : (omûta, feuill* de métal, de pierre ou de boit.

2. /6»(f.— 38. 9. Jbid, ^ 3§»

if*


290 CflAPITRE XVllI.

Comme faictle mauvays enfant.....

En eftcrivant ceste paroUe,

A peu que le cœur ne me fend ^ 1

Bien qu'il soit doué d'un fond d'espièglerie et de malice qui lui inspire parfois des plaisanteries dignes du gibet, VilIoD n'est pas méchant. Il n'en veut à personne, si ce n^est à ce maudit évêque d'Orléans, Thibaut d'Aussigny, qui l'a tenu en prison durant tout un été, au pain et à Teau. C'est pour- quoi il lui souhaite de trouver Dieu aussi peu clément qu'il l'a été lui-même :

Tel luy soit Dieu qu*ii m'a esté I

Ce VŒU est sincère ; il y revient plus d'une fois dans le grand et le petit Testament :

Que Dieu Luy doint*.... et voire voire » Ce que je pense... et cetera. *.

£n revanche, il demande au ciel pour le roi son libérateur douze beaux enfants mâles, aussi preux que Charlemagne, et, chose plus précieuse encore à Louis XI que tous les héri- tiers dont il ne se souciait guère, une vie comme celle de Mathusalem.

En général, la satire historique et contemporaine tient peu de place dans les œuvres de Villon. On ne l'entend point, comme l'irascible Coquillart, dénoncer avec toute l'ai- greur bourgeoise les vexations des gens de guerre et l'am- bition des princes. Les embarras de sa vie libertine et be- soigneuse lui laissaient peu de loisir pour songer aux évé- nements publics. Et puis le bon roi Louis n'étaitMl pas là ? Discourir sur les affaires du temps, jaser avec ces Parisiens bavards au lendemain de Péronne, eût été l'œuvre d'un homme ingrat ou mal avisé. Tout au plus pouvait-on atten- dre de lui quelques couplets sur le Téméraire. L'insouciant vaurien n'y songe même point. Pour lui le monde commence à la place Maubert et finit au Palais de justice^. Ses ennemis

!• Grand testament, 26.

2. Donne.

3 . Ibid. — 63.

4i M. Nisard parlant de Villon, qu'il place d'ailleurs bien au-dessus de Charles


GUILLAUME COQUILLART. — FRANÇOIS VILLON. 29t

politiques sont les sergents du guet et les juges du Chàtelet. Les grands événements du jour, sont l6s bons tours et les fri- ponneries de ses confrères dans l'art dq la pince et du croc. Tous ces exploits se trouvent soigneusement enregistrés dans le livre Somme de la société, le recueil des Repues franches^ véritable poëme didactique sur Fart de dépenser sans avoir, d'emprunter sans rendre, de boire et de manger sans pa/er '• La malice a bien sa part à travers cette poésie de taverne et de prison : seulement elle n'est pas toujours à la por- tée des honnêtes gens. La plupart des legs faits par le poète dans son grand et son petit TestamerU sont autant de traits satiriques dirigés contre ses ennemis ou ses amis, gens célèbres dans les carrefours et les cabarets d'alors, mais fort peu connus dans l'histoire. C'est le procureur Four- nier, le tavernier Robert Turgîs, le sergent Jehan Régnier, son charitable oncle Guillaume de Villon ou le gros compèro Jacques Cardon, auquel il lègue

Dix muys de vin blanc comme croye s

Et deux procès, que trop n'engresses,

A peine trouve-t-^n çà et là quelques traits de satire géné^^ raie : une allusion maligne à la bulle Omnis utritisque sexus, qui rendait aux curés de Paris le privilège exclusif de con- fesser leurs ouailles accaparées par les Mendiants ; quelques bons mots sur les moines qui font plaisir aux commères par amitié pour leurs maris; sur les dévotes, les béguines, et les grctëses soupes jacobines. Au beau milieu de ces médi-*

d'Orléans, noas le montre i beureax des troubles publics et enchanté de la guerre, parce que la police y est plus relâchée. > M. Campaux, dans une étude sympathique et tendre sur le poêle, réclame pour lui le mérite d'un patriotisme qu'on a trop méconnu, et il cite à l'appui la Ballade de l'ffonnevr français aved ce refrain contre

Qui mal vouldroit au royaume de France.

Mais cette ballade, retrouvée par Prompsault, est-elle bien de Villon? La chose A pu sembler douteuse. D'ailleurs, à part le sentiment fort honorable, la pièce est assez faible, chargée de souTcnirs bibliques et mythologiques, dans le genre de Guillaume de Machaut, et très-infé' ieure à la ballade d'Eustache Deschamps sur là chute future de l'Angleterre.

1 . Cet ouvrage n'est pas de Tillon lui même, mail de son école, peut-être de son ami Jean de Calais, l'auteur ou éditeur du Jardin de Plaisance. — T. Bomaniaj 1873, p. 203 : Vilhn et ses légataires ^ par Lognon.

2. Oaie.

3. Petit testament, 17


292 CDAPITRE XVIII.

sanccs, il s*arrète et s'écrie avec un air admirable de paleli- nage candide et respectueux :

Mais on doit honorer ce qa*a Honnoré Tli^glise de Dieu ^

Ce qui ne l'empêche pas de regarder à travers une fente de la porte, et de surprendre le tendre dialogue de dame Sydoioe avec le chanoine son ami :

Sur mol duvet assis Ung gras chanoine *,


Mais il s'arrête là, ne blftme rien, ne moralise pas, et se con- tente d'en tirer cette conclusion tout épicurienne :

n n*est trésor (^ue de vivre à son aise >.

Les femmes sont bien aussi de temps à autre l'objet de quelques malédictions obligées. Villon les a trop courtisées pour n'avoir pas un peu à s'en plaindre. Rappelant toutes les misères de l'amour depuis David et Orphée, il s'écrie comme Déranger sans rien en croire :

Bien heureux est qui rien n'y a * I

Mais, à vrai dire, ses héroïnes, la belle Heaulmière, la blan- che Savetière, la gent Saulcière, la Tapissière Guiileraetlc sont des dames d'une vertu si douteuse, qu'on ne saurait reprocher au poète ses libertés comme une injure envers le beau sexe tout entier. Les plaintes mêmes qu'il exhale con- tre sa maîtresse n'attestent pas une haine bien profonde ni un cœur gravement blessé. Il la menace dé la laideur et de la vieillesse :

Vieil je seray, vous laide et sans couleur*.


Vous vieillirez, ô ma belle mattresse, Vous vieillirez, et je ne serai plus.

(Béranger,)


1. Grand testament, 58,

2. Hallade : Les Coiitreditz de Franc-Gontier*

3. Ibid.

4. Double ballade (Grand Testament).

5. Ballade de Villon à a'amye {tbid.).


GUILLAUME COQUILLABT. — FRANÇOJS VILLON. 29 J

Aq fûûd, si l'on en juge par l'énergie de ses malédiclions, il est encore plus indigné contre le tavernier qui frelale son vin que contre la maîtresse qui Ta trahi :

Que tout leur corps leur soit mis par morceaux, Le cœur fendu, deschirez les boyaux,


Les taverniers qui brouillent nostre vin^!

Là où Villon donne à la satire des couleurs vraiment tra- giques, d'une crudité et d'une énergie parfois dignes de Ju- vénal, c'est lorsqu'il oppose aux enivrements de la vie, de la richesse, de la beauté, le hideux contraste de la misère, de la laideur ou de la mort :

La mort le faict frémir, pallir, Le nez courber, les veines tendre, Le col enfler, la chair mollir, Joinctes et nerfs croistre et esteridre *•

Ce poëte, dont la voix harmonieuse évoquait tout à l'heure les ombres légères et charmantes des beautés évanouies, la Reine Blanche comme un lys et Jehanne la bonne Lorraine y excelle à peindre les vieilles mégères, les prostituées décré- pites, tout un monde de truands, de sorcières et de bohé- miennes, où respirent l'originalité fantastique de Callot et la puissante trivialité de Téniers :

Ainsi le bon temps regretons, Entre, nous, pauvres vieilles sottes, Assises bas, à croppetons, Tout en ung taz comme pe'.ottes'.

On doit môme l'avouer, ces images olfusquent trop sou- vent les gracieuses ébauches auxquelles se complaît' l'imagi- nation du poête^ dans ses quarts d'heure de mélancolie. Les saillies les plus fines et les plus aimables de l'esprit gaulois demeurent étouffées sous le gros rire et les plaisanleries du

i . Fragment de ballade.

2. G«* Testament, 4».

3. Oraod T«st. ; Les Heqrets delà bell^ ffeaulmièrej Jà parvenue à vieillesse^


Î94 CHAPITRE XVIII.

cabaret : ces doux parfums de poésie, qui s'exhalent çàetlà d^oe ballade fugitive comme d'une fleur égarée, nous ar- rivent mêlés à Je ne sais quelle odeur de taverne et devio bleu. Il a fallu toute la bonne fortune littéraire de cet étu- diant avorté, de ce misérable enfant de Ja place Mauberl, pour dérober ce dernier reste d'inspiration au prosaïsme brûlai où s'abîmait le xv« siècle. Le grotesque, le laid, l'horrible, remplacent alors partout, en littérature comme dans les arts, le culte du beau. Qu'on juge la Réforme et la Renaissance comme on voudra, il est inopossible de nier qu'elles ont du moins retrempé l'esprit humain auxsoorces vives de l'enthousiasme et de la foi : Tune en le souroettaol à l'épreuve de la lutte et de la persécution ; l'autre en ra- menant dans le monde, avec les chefs-d'œuvre des aocieDs temps, le type immortel de la beauté, qui ne vieillit pas. * Avec Villon finit vraiment le moyeu âge. L'élégant badi- nage de Marot est encore un dernier reste de Ja grâce et de la naïveté gauloise. Traducteur de Jean de Meung, éditeur de Villon, le gentil page de François !•' recueille pieusement l'héritage de ce monde qui s'en va. Mais il a déjà lui-môme été touché par l'esprit nouveau. Déjà il a entrevu un coin du ciel de l'Italie, et respiré l'haleine embaumée de la Re- naissance. Déjà il a prêté l'oreille aux anathèmes de Luther, à la voix aigre et discordante de Calvin ; proscrit, chassé de Paris à Genève, de Genève à Nérac, il a vécu dans la société des libres chercheurs et des libres penseurs d'alors, avec Bonaventure des Périers, Lefèvre d'Étaples et cette char- mante révoltée, la reine Marguerite. Le compagnon des Enfants sans soucy est devenu le traducteur des Psaumes^ le Tyrlée des protestants, en attendant d'Aubigné. Faible et délicat athlète pour une telle cause I Marot, sans trop y son- ger, avec une légèreté de femme et une étourderie d'enf^t, fut presque un homme de transition ; mais, pour l'être réellement, il lui manqua l'audace de Ronsard et le génie de Rabelais.


CHAPITRE XIX


U SATIRE EN PROSE AU XV SIÈCLE

Les Francs-Diseurs. — Les Cent nouvelles Nouvelles. — Les XV Joies du mariage. — Les prédicateurs satiriques.

Tandis que la poésie s'éteignait tristement au sein d'un épais matérialisme, la prose naissait et venait recueillir l'héritage de Tépopée et du fabliau. Elle s'essayait au ton sérieux de l'histoire politique, avecCoramines ; aux délicates analyses du sentiment, dans lé livre du Petit Jehan de Saintré ; aux allures du conte et de la satire, dans les Cent nouvelles Nouvelles. Désormais la pensée ne voyage plus sur la vielle des ménestrels et des jongleurs : elle court silen- cieuse et rapide comme l'éclair, multipliée à l'infini sur les feuilles volantes qu'anime le génie de Guttemberg. L'inven- tion de l'imprimerie est le triomphe de la prose, du livre solitaire et clandestin. Jusque-là, les hommes se réunissaient sur les places publiques, dans les hôtelleries et les châteaux, pour entendre ou pour raconter. Le vers, par son rhythme, frappait plus vivement l'altention, et se gravait mieux dans les mémoires. Maintenant, chacun a près de son foyer un causeur intime, qu'il peut appeler, changer et congédier à son gré. Aimable société, toujours prête, et la seule dont on ne se lasse point. La poésie elle-même ne se chante plus,, elle s'écrit, elle devient œuvre de cabinet. A quoi bon la lyre d'Orphée? La prose, plus courte, plus hâtive, plus uni- verselle, suffit pour remuer le monde. Au siècle suivant, le premier des conteurs et des railleurs populaires, l'héri- tier de Jean de Meung, l'aïeul de Voltaire, Rabelais, n'est pas un poète, mais un prosateur. Par un singulier hasard, le prince qui devait porter le


296 CHAPITRE XIX.

dernier coup à la poésie du passé, au monde de la cheT^ lerie, pour inaugurer le règne de la politique et de Tadmi- nislration moderne, est en même temps un des créateurs de notre prose. Retiré à Genape, auprès de son cousio de Cliarolois, Louis de Fraoce oubliait ses impatiences de dio- phin affamé de royauté parmi les joyeux devis et les libres propos. Le soir, après le repas, chacun apportait son écot, et le dauphin n'était pas un des moins gais conteurs. Là, sans trop y sooger, il travaillait pour la France en façon- nant sa langue, en y laissant l'empreinte de son génie mor- dant, précis et prosaïque. Le recueil de ces contes, rédigé plus tard par son ordre, forma la collection des Cent nouvelles Nimvelles. Ce livre est à coup sûr le plus français qui soit sorti de la cour semi-féodale et semi-littéraire de Philippe le Bon. Au milieu de la rhétorique solennelle et empha- tique des chroniqueurs bourguignons, o,:^ serait presque étonné de rencontrer cette veine d'esprit gac^lois, si l'hu- meur joviale du bon duc et l'influence personnelle de Louis XI ne suffisaient à l'expliquer ^

Déjà nos fabliaux, transportés au delà des Alpes, revi- vaient dans la prose immortelle de Boccace. Faut-ii lui at- tribuer l'hoaneur d'avoir inspiré les Cent nouvelles NouveUes^t La France, daas ce cas, n'aurait fait que reprendre son propre bien ; mais elle n'avait pas besoin d'aller le chercher au dehors. Par une loi naturelle, inévitable, au moment que l'épopée, cessant d'être chantée, s'en allait délayée dans rialerminable série des romans en prose, le fabliau devait

1. Jusqu'ici Louis XI était resté aux yeux de tous les critiques, sioon l'auteur, da moins l'éditeur responsable» le patron airoué des Cent nouvelles Nauoeiles, Tout récemment la découverte <run manuscrit en Àuprleterre, et un sa^aat mémoire de H. Wright, sont Tenus ébranler cette tradition accréditée, dit-oa, par la supercherie d'un libraire jaloux d'assurer le débit du livre. Dans ce cas le nom de mouseigneur qui revient ai souvent ne s'appliquerait plus à Louis XI, comme on l'avait cru, mais an duc Philippe : Touvraffe tout entier appartiendrait i un heureux auteur, qui a déjà en le privilège dliériter de plusieurs chefs- d'œuvre anonymes, et qui deviendra bientôt le mieux doté de nos vieux écrivains, Antoine de La Salle, dont nouà parierons un peu plus bas. 'Cependant le procès n'ext pas encore jugé : jusqu'à plus ample information noua réservons les droits de Louis XI sur cette œuvre si vraiment française.

S. L'Italie possédait un autre recueil composé »ur le plan du Dée€tméron et intitulé : Cento Novelle antiehe. Pe là peut-être ce titre de Çel^ nouvelles iVoii- seUea.


LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIÈCLE. 297

subir la même transfortnatioD. Les conlears en prose, qui abondent à la fin da xv^^et au commencement du xvi" siècle, Bonaventure des Périers, Noël du Fail, la reine de Navarre, Brantôme, etc., etc.^ sont les héritiers des trouvères. La chanson et le fabliau avaient fait la gloire de notre vieille poésie ; le conte fît celle de notre prose à sa naissance ; aux FrancS'Chanteurs succédèrent les Francs-Diseurs^ joyeuse confrérie d'épicuriens, dont Bonaventure des Périers rédi- geait le manifeste dans ce sonnet placé en lête de ses contes ;

J*ai oublié mes tristes passions, J'ai intermis mes occupations. Donnons, donnons quelque lieu à folie.

Que maugré ^ ne nous vienne saisir, Et, en lin jour plain de méIanchoIie> M eslons au moins une heure de plaisir.

Pour les uns comme pour les autres, la galanterie et la mé- disance furent les deux principales sources de Tinspiration.

Les Cent nouvelles Nouvelles^ malgré les promesses du titre, roulaient sur un fonds commun, exploité depuis longtemps. Tout le moyen âge s'était égayé aux dépens des femmes fri- ponnes, des moines coureurs et des maris trompés. Ce qu'il y a de nouveau ici, c*est l'apparition de cette prose vive, mordante et narquoise, formée déjà aux mille nuances de la raillerie et aux délicatesses du demi-mot, reproduisant dans ses allures la naïveté maligne et la douce nonchalance^ du fabliau. Tel est ce début de la 34* Nouvelle, à la gloire d'une dame plus habile encore que vertueuse : « J'ai cogneu en mon temps une notable et vaillant femme, digne et de mémoire et de recommandacion, car ses vertuz ne doivent estre collées n'estainctes, mais en commune audience public-

quement blasonnées.... Geste vaillante preude femme

avoit pluseurs serviteurs en amours, pourchassans et dési- rans sa grâce, qui n'estolt pas trop difficile de conquerre, tant estoit doulce et pitéyable I »

A titre de fin politique, Louis XI aimait volontiers ces récits d'intrigues, ces imbroglios amoureux, où triomphait

I. Uéplaiiir.


298 CRAPITRE XIX.

le génie de la ruse et de la dissimi^Iatioii : la femme éUit à ses yeux un modèle de diplomate. Pourtant, il ne M laisse pas tous les honneurs de la guerre. Despote dans soa ménage comme dans l'État, il se souvient toujours qae

Da cdté de It barbe est la toute-poissaiice,

et n'est pas fâché de voir triompher de temps à autre le principe d'autorilé. Le mari a ses heures de vengeance, souvent brutale, parfois tragique : témoin le conte des deux Mules noyées. Un bon président de Proveace, possesseur d'une femme légère, qui faisait sa honte et son tourment, laisse sa mule sans boire pendant huit jours, et mêle da sel à son avoine La bête altérée s'en va menant sa maîtresse à une noce du voisinage; par un coup de la Providence, elle passe près du Rhône, s'y précipite pour étancher sa soif, et avec le corps précieux de madame, qui fut noyée, dont ce ftti grand dommage, dît le conteur.... M. le président, après avoir fait semblant de pleurer, loua Dieu à jointes mains de ce qu'il était si honnestement quitte de sa femme*. 'La scène se passe le plus souvent en Flandre, en Hainaolt, en Brabant, et dans les villes du duché de Bourgogne, pa- trie des principaux conteurs. Les cordeliers de Catalo- gne, dont la réputation était faite depuis longtemps, ont aussi à leur chaîne une des Nouvelles les plus compromet- tantes, celle des Dames dimées. Les maris furieux mettent le feu au couvent, après avoir enlevé le Corpus Domini, pré- caution dont Louis XI ne pouvait manquer de s'aviser, les reliques une fois sauvées, il rit sans pitié des pauvres cor- deliers: «Ainsi achetèrentbien chèrement pouvres cordeliers le.disme non accoustumé qu'ilz misrent sus. Dieu mesmes, qui n'en povoit mais, en eust bien sa maison brullée '. »

Eu général, les faits et les personnages de ces contes oe sortent guère des proportions bourgeoises. Là rien de che- valeresque ni de merveilleux : aucun de ces radotages be'- roiqnes dont raffolait encore le Téméraire ; point d'amant

1. 47» Noavelle. S. 32* Nuavelle.


LA SATIRE EN PROSE AU XV' SIÈCLE. 299

rêveur, ni de châtelaines romanesques, ni de fées, ni d'en- chanteurs. Nobles dames, bourgeoises et nonnains, cheva- liers, marchands, moines et paysans, se mêlent, se croisent et se dupent réciproquement. Le seigneur trompe la meu- nière en abusant de sa naïveté ; le meunier se venge sans façon sur la châtelaine. Le berger épouse la sœur du che- va1ier> qui ne se montre pas trop scandalisé d'une telle union. Les sens ont plus de part que le cœur à toutes ces aventures. Le gros épictirisme bourgeois, assaisonné de médisance et de jovialité, s'étale librement dans ces récits^ que l'auteur nous garantit moult plaisants à raconter en toute bonne compagnie. La bonne compagnie aurait le droit de se montrer difficile pour quelques-uns d'entre eux, tels que la Médaille à revers, VAbhesse guérie, etc. Le plaisant n'y manque presque jamais. Nous n'en dirons pas autant de la morale. Le cynisme et la trivialité, dont s'accommodait assez Louis XI, déparent trop souvent les grâces de la narration. A travers les soucis et les tristesses du pouvoir, le vieux despote aimait à se ragaillardir par quelques contes de sa jeunesse; et, comme il arrive souvent aux vieillards, les plus salés lui .semblaient les meilleurs. Heufeux du moins lorsque, dans se^ quarts d'heure de bonne humeur, chaque jour plus rares, il pouvait s'écrier, lui aussi : rai oublié mes tristes passions.

Pour nous, le mérite du style et le nom de Louis XI nous ont surtout décidé à parler de cette œuvre plus que légère et d'une importance médiocre dans l'histoire de la satire. Nous citerons encore un autre petit livre longtemps oublié, l'un des plus gracieux monuments de notre vieille prose : il a pour titre les Quinze joies du mariage, A qui revient l'hon- neur ou la responsabilité de ce pamphlet anticonjugal? On ne saurait le dire au juste. Les derniers éditeurs l'ont revendi- qué- pour Antoine de La Salle, l'auteur du Tetit Jehan de Saintré et peut-être même de Patelin, Le livre des pw^n^^ jùies offre, en effet, de nombreux traits de parenté avec ces deux ouvrages. L'auteur, quel qu'il soit, s'y révèle comme un observateur profond, un moraliste délicat, formé à


i><iO CHAPITRE XI .

Técole de rexpérience, un onlonnateur habile dans Tari de la mise en scène, un écrivain rompu à toutes les finesses da métier. La Bruyère a laissé échapper sur Je compte des fem- mes ses traits les plus vifs et ses plus grosses iodiscrétioas; il a résumé brièvement, avec Tégoïsme d'un philoso- phe célibataire, les inconvénients du lieu conjugal. Uq ro- mancier de nos jours, qui rappelle, sous certains rapports, les écrivains du xv* siècle, Balzac, le grand désenchantear, a tracé, de son pinceau impitoyable, la Physiologie du ma- riage. L'auteur des Quinze joies^ souvent égal au premier pour la délicatesse des analyses, au second pour la vérité saisissante des détails, les surpasse tous deux par la variété des tons, par la naïveté du récit, et par un fond de philoso- phie émue, mêlée de tristesse et de résignation. Raconter les peines et les misères du ménage, pour en former uq traité satirique, un bréviaire conjugal moitié sérieux, moitié plaisant, était une entreprise assez ingrate. L'auteur a su tirer de ce lieu commun un petit chef-d'œuvre de style et de composition, variant la forme à l'infini, jetant ici un dlalo* gue, là un récit, ailleurs un portrait ou une sentence.

Quel but se propose-t-il ? Est-ce de détourner les hommes du mariage? Il le voudrait qu'il ne le pourrait pas : lui-même l'avoue : le mariage est comme une nasse ouverte où tous poissons se font prendre l'un après l'autre : tous y viennent ou y viendront. Pourquoi s'en plaindre, après tout ? Puisque nous sommes en ce monde pour faire pénitence, la vie con- jugale n'est-elle pas le meilleur moyen de souffrir affliction et mater la chair afin d'avoir paradis ^ ? Telle est la pen- sée consolante dont cet Heraclite goguenard anime son lecteur avant de le promener à travers les quinze joies dti mariage. Mais d'abord pourquoi a-t-il choisi ce nombre quinze? Par allusion aux quinze joies de Notre-Dame, en l'honneur desquelles Christine de Pisan avait composé uo poème :

Glorieuse Dame, je te sahio, Très-humblement de celles (quinze joies,

I. préface. -.- Collect. Januet,


LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIÈCLE. 301

!Ihaque joie forme un chapitre ou plutôt un cercle de cet en- 'er conjugal, et chacun des chapitres se termine par ce re- frain qui retentit comijfie la sinistre parole de Dante à To- reille des damnés: Or il est en la nasse bien embarrassé : là usera sa vie en languissant tous jours et ftnera misérablement ses jours, La victime de cette épreuve est le mari ou le bonhomme, comme il l'appelle. Il a naturellement toutes les vertus d'un souffre-douleurs, bénignité, douceur, patience, économie, frugalité, sans en excepter mème~cette qualité précieuse qui rapproche la dupe du mouton, la sottise. Dur à lui-même, il fait maigre chère, ne s'achète pas un habit tous les dix ans,^t encore n'est-il point sûr-d'éviter la misère où l'auront conduit les folles dépenses, la vanité et la coquette- rie de madame. Essaye-t-il d'élever la voix, il a contre lui la formidable ligue des voisines et des chambrières.

La première joie éclate quand madame veut avoir une robe neuve, et joue une délicieuse scène de comédie accom- pagnée de soupirs, de reproches et de larmes. Elle s'est trou- vée dans une société de bourgeoises toutes magnifiquement vêtues, et elle avait encore sa robe de noce,^quîlui est deve- nue trop courte et trop étroite depuis son mariage. « Car je es- toie encore jeune fille, quant je vousfu donnée ;etsi suy dseja si gastée, tant ay eu de peine, que je sembleroye bien estre ' mère de telle à qui je seroye bien fille. » Si elle est affligée, ce n'est pas pour elle-même, la pauvre femme, mais pour l'honneur de son mari. Le prud'homme rappelle doucement qu'il lui faut acheter deux bœufs pour la métairie, faire ré- parer le toit dé la grange, et subir les frais d'un procès pour une terre de sa femme, dont il n'a encore rien tiré. Celle-ci s'offense à ce mot, tourne le dos à son mari, invoque la mort, et ne consent à s'apaiser qu'à la vue de la robe tant désirée, dont elle fait semblant de n'avoir plus envie.

Puis vient le temps de la grossesse, où le mari se garde bien de contrarier sa femme de peur de quelque accident. La maison est envahie par les commères du voisinage, qui jasent et font bombance autour du lit de l'accouchée, tandis que le pauvre homme, rentrant le soir, ne trouve rien de


30^ CHAPITRE XIX.

chaud pour soq dîner. Cepeadant madame a fait un tœo à Notre-Dame de Lorette. Après ses reievallies, il faut se met- tre ea route. Le récit de ce voyage, des exigences croissaotes de la dame, de la docilité de l'époux, forme un petit tablao achevé. Tantôt c'eçt la mule qui a le trot dur, tantôt i'étner qui a besoin d'être élevé ou abaissé : le bonhomme fait k deux tiers du chemin à pied, trottant derrière sa femme, lui cueillant tout le long du chemin des mûres et des ce- rises, ou ramassant son fouet qu'elle laisse tomber maligne- ment.

La guerre vient-elle à éclater ? car dans ces tristes temps l'Anglais s'abattait sur la France comme sur une proie qu'il ne pouvait lâcher ; il faut que le bonhomme tratne avec lai toute sa famille au Tond des l)ois ou dans quelque chàteaa voisin, que là il pourvoie à tous ses besoins, qu'il erre la nuit à tâtons parmi les haies et les buissons. Au retour la dame crie, se lamente et le querelle, comme s'il deust fairt la paix entre les deux rois de. France et d'Angleterre. Mais la quinzième, la suprême joie, c'est quand, le cœur dévoré de jalousie, il a surpris sa femme en faute. Celle-ci, après des demi-aveux, finit par tout conter à sa mère, qui se fâchC) s'emporte, puis convient d'arranger la chose avec l'aide des commères ses voisines. Elle va trouver son gendre qui mai- grit et dépérit à vue d'oeil, proteste de la vertu de sa fille, in- voque le témoignage des matrones qui l'ont connue toute petite, menace de sauter au visage du mari récalcitrant, et arrive à lui prouver que ses yeux l'ont trompé. Un cordelier ou jacobin du voisinage atteste qu'il connaît madame depuis dix ans, qu'il a reçu ses confessions et qu'il n'y a pas femme plus sage au monde. Et le bonhomme de baisser la tète et de céder, quoi qu'il en ait: « Ainsi use sa vie en poines, ea douleurs, en gémissemens, où il est et sera tousjours et fî^ nera misérablement ses jours l »

Ce long récit des misères conjugales n'est pas à l^avantage des femmes. Cependant l'auteur arfirme en terminant qu'il Ta écrit en leur honneur, et à la prière de quelques-unes entre elles* C'est leur puissance et leur esprit qu'il a celé-


LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIÈCLE. 303

brés. Il eût pa faire la contre-partie, et raconter les tyran- nies et oppressions des hommes sur les femmes. Mais il ne l'a pas voulu: l'entreprise eût été trop facile, et peut-être n'eût-il pas obtenu le même succès.

Le livre des Quinze joies est dans son genre un petit chef- d'œuvre d'observation, un bijou de style taillé, poli et ciselé avec un art infini. Et pourtant il y manque une chose, qui fait défaut à toute l'époque : le sens moral. Cette insensibilité mutine de la femme, sa sécurité dans le mal finissent par lasser notre gaieté. On n'a pas le courage de rire jusqu'au bout de ce pauvre mari si débonnaire et si cruellement berné. C'est un peu l'effet de certains romans de nos jours, tableaux fidèles, dit-on, mais d'une fidélité qui attriste et décourage. A travers ces éternels récits de supercherie féminine, on s'é* tonne de la facilité avec laquelle toutes ces bourgeoises, ces chambrière^, se parjurent en prenant à témoin le saint sa- crement et les saintes reliques. Louis XI n'était donc pas le seul qui se fit un jeu de ses serinents. C'est une maladie du temps : Patelin, Agnelet et M. Guillaume en sont gravement atteints. Enfin sous cette jolie dentelle de prose on sent le vide des idées : les sources de l'inspiration sont taries. Pour les rouvrir, il faudra que ce mince filet d'esprit gaulois aille se perdre et se raviver dans la tonne de Gargantua.

lies Prédicateim satiriques à 1» fln du XW« siècle.

Le moyen âge avait vu revivre avec Pierre l'Ermite, saint Bernard, saint Thomas et saint Anselme, la grande élo* queace des Chrysostome, des Basile et des Augustin. Lesmi-^ racles des premiers temps s'étaient renouvelés. A la voix des prédicateurs, l'Europe, arrachée de ses fondements, s'était précipitée sur l'Asie ; jamais, depuis la prédication de l'É- vangile, la parole humaine n'avait ainsi remué le monde. L'Église, constituée comme une grande république sous la main des papes, gouvernée par ses propres assemblées, pos- sédait alors tous les avantages qui rendirent jadis si puis- santes les tribunes de Rome et d'Athènes. En môme temps.


304 CHAPITRE XIX.

chargée de la direction morale des princes et des peuples, elle se trouvait mêlée aux graves intérêts de la vie publique et aux détails de la vie privée. De Jà ce caractère tour àtoar enthousiaste, sublime, populaire et familier, que revêt alors réioquence chrétienne. Elle chante comme l'épopée, raconte comme le fabliau, raille et joue comme le sîrvente. Uq a^ chevôque de Cantorbéry, Etienne Langtoa (1207)*, prenait, pour texte d'un sermon en l'honneur de la sainte Vierge, qq couplet d'une chanson très-populaire au xiii* siècle:

Bêle Aliz matin leva, Sun cors vesti et para, Enz s un vergier s*en entra^ Cinq flurettes y trova.

Tant qu'une haute inspiration la domina, la chaire n'eot rien à craindre de ces bizarreries et de ces familiarités. Mais quand les scandales du schisme eurent ébratilé et ruiné la foi, quand le mot magique de croisade ne fut plus qu'un appel de fonds menteur au proût de la royauté et du Saint- Siège; quand les conciles, incomplets et morcelés, cessèrent d'être la véritable représentation de l'Église» pour devenir un foyer d'intrigues; quand le clergé se fut compromis dans les voies tortueuses d'une politique antinationale, alors la flamme de l'éloquence fut éteinte.

Ramenée et contenue dans le cercle de ses attributions pacifiques par la douce et ferme sagesse de Charles V, TÉ- glise crut un moment ressaisir, au milieu des troubles durè- gne suivant, le pouvoir qui lui échappait. Elle se jeta corps et âme dans la fournaise des révolutions. A travers les rues fangeuses du vieux Paris, sur le pavé rouge encore da sang de Desmarets et de Louis d'Orléans, elle lança ses Mendiants, tribuns en froc, aux pieds nus, aux cheveux rasés, sales, pauvres et exaltés comme la populace qu'ils entraînaient. Un cordelier, Jean Petit, un carme, Eustache de Pavilly, de-


iT.


1 Hisl. liit., l. XXIU.

2. Dans.

2. Vo;r. i'tiist, du concile de Pise, par LenfaBl.


LA SATIRE EN PROSE AU XVVSIÈCLÈ. 305

irî Tirent les orateurs populaires du parvis Notre-Dame et de 3, place Maubert, les apologistes de Caboche et de ses écor- îl:ieurs. Leur voix aigre, fougueuse, menaçante, dénonçait à. la foule affamée, ivre de sang, les trahisons des Arma- griacs, les gaspillages de la cour, la mauvaise éducation du da.uphin, les désordres intérieurs de la reine * et de ses fem- m es. De temps à autre, le pauvre fou qu'on appelait encore le roi Charles VI sortait de son hôtel Saint-Paul, et venait au milieu de son peuple, aussi misérable que lui, écouter ces remontrances; puis, quand il avait entendu maltraiter toute sa maison, son fils, sa femme, ses ministres, il s'en retour- nait hochant la tête et trouvant que le prêcheur avait dit vrai. Mais* que devenait la parole sacrée dans ce triste con- tact avec les bouchers de Sainte-Geneviève? Elle s'impré- gnait de leur violence et de leur rudesse ; elle se faisait bru- tale et sanguinaire. Dès lors, point de discours qui ne soit un pamphlet, point de prédicateur qui ne conclue par une motion, par un appel à la violence *. Un confrère dePavilly, Thomas Gonecte, prêchant un jour sur les cornettes, ameu- tait les petits enfants contre cette coiffure hérétique, et les poussait à travers les rues en criant : Au hennin! au hennin ! Conecte tenait à ses bambins le même langage que Pavilly à ses bouchers : tous deux en appelaient, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, à Tinsurrection. Tandis que Jean Petit| soutenait publiquement qu'il est permis de tuer un ty- ran, un autre moine d'Évreux, Guillaume Pépin, contestait la légitimité du pouvoir royal et proclamait le droit divin des peuples : « Est-ce chose sainte que la royauté ? — Qui donc Ta faite? Le diable, le peuple et Dieu. — Dieu, parce que rien ne se fait sans son bon vouloir; le diable, parce qu'il a soufflé Tambi. on et l'orgueil au cœur des hommes; le peuple, parce qu'il s*est prêté à la servitude, parce qu'il a fourni son

1. Jacques Legrandi prêchant devant la reine Isabeau, l'apostrophait ainsi : • Quittez pour un nnoment la pompe'qui tous envir.mne, cadiez-vous sous des habits simples, promenes-TOus dans Paris, et tous Terrez ce c^ue l'on pense de vous. •

2. Voy. un excellent article de MM. Ch. Labitte et Ch. Louandre dans Le Moyen Age et la Retumeance de P. Lacroix (t. IV).

20 •


306 CHAPITRE XIX.

sang, sa forcé, sa substance pour se donner un joug... Ln princes sont prodigues, cruels : ils attentent à la liberté de leurs sujets, autorisent ainsi les révoltes ; car les sujets ont eux le droit dtum quicréa la liberté. »

Ces débauches de l'éloquence chrétienne n'eurent qa'QO temps : elles cessèrent ^vec l'émeute ; mais les suites en furent mortelles. Les conciles de Bàle et de Constance en- tendirent un dernier écho de cette grande parole qui avait rempli le moyen âge, puis le silence se fit. Quand Cba^ les VII, redevenu mattre de son royaume, eut rétabli l'ordre dans l'Église comme dans l'État, la nef se trouva vide. La politique avait tué la religion : la foule, attirée si longtemps par le scandale, resta froide, indifférente devant l'enseigae- ment pacifique des vérités du christianisme. Bientôt les prédicateurs virent s'élever et grandir à côté d'eux une re- doutable concurrence, celle des Farceurs : la chaire ddt dis- puter son auditoire aux tréteaux.

Le monologue, dit Voltaire, a toujours été jaloux du dia- logue ; c'est ainsi qu'il explique là vieille rivalité de l'Église et du Théâtre* Il existe entre eux. Dieu merci I d'autres cau- ses de dissidences; mais celle-ci n'était pas la moindre à l'époque dont nous parlons. Bonaventure des Périers nom a conservé l'histoire d'un pugilat grotesque entre le curé de Saint-Ëustache et un célèbre farceur du temps, Jean du Pont Alais. Le curé était en chaire, édifiant du mieux qu'il pou- vait son auditoire, quand Pont Alais arriva sur le carrefour de Saint-Ëustache avec son tambourin. Plus l'orateur éle- vait la voix, plus le tambourin battait fort, et réciproquement; ce fut à qui aurait le dernier. « Le prescheur se mit en co- lère, et va dire tout haut par une autorité de prédicant: Qu'on aille faire taire ce tabourin. Mais pour cela personne 22'/ alloit, sinon que s'il sortoit du monde, c'estoit pour aller voir matlre Jean du Pont Âlais, qui faisoit toujours battre plus son tabôurin. Quand le prescheur vied qu'il ne se tai- soit point^etque personne ne lui en venoit rendre responce: Vrayment, dit-il, /tray moy^mesme; que personne ne bouge: je reviendray à ceste heure... Quand il fut au carrefour toul es-


LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIÈCLE. 307

h au (Té, il va dire à Pont Alais: Hé? qui vous fait si hardi e jouer du tabourin, tandis que je pre^che ? Pont Alais î regarde et luy dit : Hé? qui vous fait si hardi de prescher^ ziand je joue du tabourin ? Alors le prescheur plus fasché ue devant prent le couteau de son famulusy qui estoit aus rés de luy, et fit une grande balafre à ce tabourin; il s'en eLournoità TÉglyse pour achever son sermon. Pont Alais »rit son tabourin et courut après ce prescheur et s'en va le oifîer comme d'un chapeau d'Albanais, le luy affublant du tosté qu'il estoit rompu.» — Le conteur n'ajoute pas que le arceur fut condamné à six mois de prison« 

Ce duel risible est l'image exacte de ce qui se passe à la fin lu xv« siècle. La querelle allumée entre les prédicateurs et es chanteurs, après les croisades, se réveille avec les clercs le la Basoche et les Enfants sans soucy. Obligés de lutter contre cette formidable popularité, en face de l'indifTérence qui gagnait toutes les âmes, les prédicateurs prirent un parti extrême: pour être plus sûrs de réussir, ils se firent eux-mêmes conteurs, railleurs, farceurs^ assaisonnant de médisances et de bons mots les graves enseignements de la religion. Le scandale vint en aide à la foi. Alliance dange- reuse 1 Mais faut-il tant s'en étonner ? Même après les beaux jours des Bourdaloue et des Bossuet, en plein xyiu^ siècle, au moment où Voltaire, transformant le théâtre en chaire de politique et de philosophie, proclamait les poètes dra- matiques les meilleurs prédicateurs de l'Empire S l'éloquence chrétienne ne faisait-elle pas d'aussi étranges concessions à l'esprit du temps î Un orateur sacré, chargé de prononcer le panégyrique de saint Louis, s'excusait devant son audi- toire d'être obligé de l'entretenir de théologie et de reli- gion, choses bien vieilles pour un public avide de nouveautés. Les prédicateurs du xv* siècle, qui n'avaient pas derrière eux les mêmes exemples, qui n'étaient pas arrêtés par les mêmes scrupules de goût, de convenance et de tradition, ont bien pu abuser d'une liberté qu'ils regardaient comme

i » Visioa de Babouk. .


B08 CHAPITRE XIX.

un privilège de leur état, et comme le plus sûr moyen de se faire écouter.

Dans leur bouche, Téloquence chrétienne prend un triple caractère : elle est à la fois théâtrale, populaire et réaliste. Le jeu proprement dit, la pantomime, le costume, la mise en scène, y tiennent une place considérable. Sans doute, il ne faut pas trop prendre à la lettre les inexactes facéties d'Ë- rasme et d'Henri Estienne, l'histoire du cordelier qui fai- sait pleurer la moitié de son auditoire et rire l'autre moitié, un jour de vendredi saint; ni celle du fameux frère Robert, qui, vp.nant prêcher sur la croisade, s'affublait d'un habit de gendarme. Mais pour réveiller ces âmes engourdies, ces imaginations paresseuses que le souffle de la foi n'animait plus, l'orateur se vit forcé de parler aux sens, de frapper les yeux et les oreilles. De là ces apparitions subites de sa- cristains déguisés en diable, ces exhibitions de têtes dé morts, enfiu tout cet appareil de fantasmagorie terri- ble ou grotesque suppléant à l'insufûsance de la parole. Bon nombre de ces sermons ont été prononcés devant les grands dignitaires de l'Église ou de l'État. Mais depuis que les princes et les évêques se sont coudoyés avec les bou- chers, l'éloquence sacrée, mêlée aux émeutes de carre fou i^s, s'est faite bourgeoise et plébéienne. Elle affecte souvent les formes triviales, et transporte les dictons de la place Mau- bert dans la chaire où devait monter Bossuet. Enfin, elle n'a pu échappera l'influence de ce réalisme brutal, qui en- vahit les beaux-arts à la lin du xy« siùcle. Dans un temps où la poésie n'a d'autre inspiration que les graveleuses jovialités du chanoine Coquillart et les Replies franches de Villon, où la sculpture introduit dans l'Église tout un carnaval de bêtes hideuses et obscènes, de têtes de chiens , de renards, d'ânes, de pourceaux, qu'elle attache indlstiactement aux stalles du chœur et à la porte du confessionnal ; la chaire elle-même pouvait-elle garder beaucoup plus de décence et de dis- crétion? Les prédicateurs ont dû parler le langage de leur siècle; si ce siècle fut plat, grossier, prosaïque, la faute n'en est pasàeuxseuls.Ont-ils su, du moins, tirer de cetle éloquence


LA SATIRE EN t>ttOSE AU XV* SIÈCLE. 30^

dégradée quelques généreux accents? Ont-ils, avec leur brutale franchise et leur énergique trivialité, ranimé dans ce monde souillé de tant de vices et de trahisons quelque sentiment éteint, quelque idée de pénitence et de. remords ? Slls l'ont fait, leur œuvre n*a pas été inutile. Dieu, pour qui les paroles sont peu.de chose, leur a tenu compte de Tin- tention.

Depuis quelques années surtout la critique, mieux in- formée, s*est montrée plus indulgente pour ces orateurs si décriés. Un habile historien de la littérature française, M. Geruzez, a tenté en leur faveur une de ces réhabilita- tions qui d'abord ont l'air d'un paradoxe, et qui unissent par être un acte de justice ^ Il a rappelé que les Ménot, les Raulin, les Maillard, n'étaient pas, comme on l'a dit trop souvent, de mauvais plaisauts, de vulgaires et grossiers ba- ladins, plus curieux d'amuser que d'édifier leur auditoire, mais de graves et savants théologiens estimés pour la pu- reté de leurs mœurs, Tindépendance et la loyauté de leur caractère, et honorés de hautes fonctions près des rois Louis XI, Charles VIII et Louis XII. Il a cité et traduit (car la plupart de leurs sermons, prononcés en langue vul- gaire, nous ont été transmis en latin) un certain nombre de passages que Bossuet lui-môme n'aurait pas désavoués; mais il n'a pu méconnaître ce caractère de liberté excen- trique, de moralité facétieuse et grivoise, qui rapproche la chaire du théâtre, à cette époque. La farce, dans ses plus libres écarts, n'est peut-être jamais allée plus loin que le sermon. A l'aide de ce double élément, on composerait une histoire complète et peu flattée du xv^ siècle. Aussi Henri Estienne, écrivant à travers le passé. la satire du temps présent, n'a-t-il rien trouvé de mieux que de joindre au témoignage d'Hérodote celui des prédicateurs. Leurs discours sont le plus souvent d'aigres et virulents pamphlets entremêlés dé mots gaillards, d'histoires graveleuses, d'apo- strophes directes, où l'orateur prend à partie, en les dési-

!• Études littéraires f 1. 1.


310 CHAPITRE XIX.

gnant du doigt, certaines fractions de son auditoire. Tontes les classes de la société défilent l'une après l'autre deyaot la chaire comme sur le théâtre, avec leurs masqqes et lears costumes. \

Au premier rang vient la femme, si maltraitée déjà par la farce et le fabliau : chambrières friponnes, bourgeoises fringantes, nobles dames aux emphatiques atours, mères avides, filles mignonnes et coquettes, nulle ne manque aa dénombrement. La galanterie et la toilette sont deux chapi- tres intarissables; et, sur ce point, il n'est pas de conte si scabreux, de mot si cru qui arrête ces intrépides prêcheurs. Le vocabulaire de Molière, même dans ses plus grosses far- ces, ne leur suffit pas toujours. Voici la femme de l'avocat, Mme Patelin, qui passe pompeuse et triomphante comme une duchesse; Maillard l'arrête et lui crie ^ : « Fait-il beau veoir que la femme d'un advocat, auquel ne restent pas dix francs de rente après avoir acheté son office, soit habillée comme une princesse? et qu'elle ait de l'or sur la teste, an col, en la ceinture et autre part? Vous dites que votre estât porte cela. A tous les diables et votre estât et vous aussi ! ■ Ailleurs, c'est une demoiselle de haut lignage, qui se lè?e avec grand fracas au beau milieu du sermon, et trouble l'assistance et le prédicateur, pour faire accueil à un gen- tilhomme de sa connaissance ' : «Si Madamoiselle est en l'é- glise et arrive quelque gentillastre, il faut (pour entretenir les coustumes de noblesse), encore que ce soit à l'heure qu'on est en la plus grande dévotion, qu'elle se lève parmi tout le peuple, et qu'elle le baise bec à bec. A tous les diables telle façon de faire I Ad omnes diabolos talis modus faciendi, » Ces railleries, et d'autres beaucoup moins innocentes, avaient alors, à ce qu'il parait, un grand succès à l'église comme au théâtre. Le bourgeois jovial, sensuel et médi- sant, tout en faisant ses dévotions, n'était pas fâché de s'é- gayer un peu aux dépens des commères du voisinage,

1 . Henri Estienne, Apologie pour Hérodote^ eh. ix. Ces sermons nous oit été conservéâ ea latia entreméié de muU français : Téritable iovasioa da stjle niacaronique dans la chaire chrétienne.

2. Ibid., ch. Tb


LA SATIRE EN PKOSE AU XV* SIÈCLE. 311

d'entendre dire à sa femme et à ses filles quelques bonnes grosses vérités, dont lui-même n'eût pas toujours osé se charger, sur leur coquetterie, leurs dépenses et leurs plai- sirs. Il se frottait les mains et secouait la tête d*unair d'ap- probation, quand Ménot s'écriait : <r On aurait plus tôt fait de nettoyer une étable de quarante chevaux qu'une femme de mettre toutes ses épingles^* »

Mais son triomphe n'était pas long. A son tour, le" pauvre homme s'entendait reprocher sa sottise et sa ladrerie. Tous y passaient l'un après l'autre : et le gras usurier, qui fait plus de mal à lui seul que mille diables dans une paroisse, et qui croit racheter ses péchés en fondant une chapelle, pour mettre Dieu de moitié dans ses pilleries ; et le marchand, qui donne le coup de pouce au fléau, pour apprendre à ses enfants tout jeunes encore le joli tour de la balance; et le ta- vernier qui frelate son vin^ et le boucher qui enfle sa viande, et le drapier qui répand de l'eau sur son drap, pour qu'il s'étende mieux ; et l'apothicaire^ qui descend à la cave les balles de gingembre, de safran, de cannelle, etc., pour en augmenter le poids : tous menteurs, dupeurs^ voleurs et vo- lés comme dans la farce de Patelin.

Messieurs de la justice ont aussi une large part dans ces malédictions. Cette noire milice de scribes et de légistes, jadis pauvre et afiamée, avait fiai par s'arrondir, s'engrais- ser, et se fourrer mollement d'hermine. L'Eglise leur gar- dait toujours rancune des luttes passées : les deux robes se jalousaient volontiers. Aussi faut-il entendre Ménot, quand il se déchaîne contre cette race de rongeurs et de dévorants, quand il attaque le grimoire des procureurs, le&etcœtera des notaires, les fourberies des avocats, qui se passent les plai- deurs comme chapons à plumer; la corruption des juges, qui vendent aux riches les droits des pauvres; les lenteurs interminables des procès, qui ont contraint tant de maî- tres et maîtresses des plus riches maisons à s'en aller tout

1 . « Cilius evacoaretur stercos stabuli, in qoo fuissent quadraginta quatuor

equi quam domina esset disposita, qu'une femme n'auroft fait sa toUette^

et pusuisset toute» »e» espingles ■ {Sermones qundi agesimales), V. PredicatO' riana de PeignoU


312 CHAPITRE XlX.

nus, un bdton blanc à la main. Il y a là d'excellentes scèûes do comédie, comme celle du juge trottant sur sa mule, tan- dis qu'un pauvre homme court après lui pour en obtenn audience. Mais le juge n'a pas le temps de l'écouter : il trotte et trotte encore, tandis que le plaideur désespéré meurt de chagrin, laissant sa famille sans ressource et sa ûlle souveat déshonorée. Bientôt le tableau s'assombrît : Tanathème éclate et flamboie en traits foudroyants, en images pittoresques et terribles. « Le Parlement, s'écrie Ménot faisant allusion à la grande rosace yermeille du palais, souloit-estre la plus belle rose de France, mais cette rose a esté depuis teincte aa sang des pourescrians et plorans après eux *. » Parfois l'au- dace des invectives s'élève presque au sublime :

Vous, messieurs et mesdames, qui avez tous vos plaisirs, et portez les robbes d'escarlatte, je croy que si on les serroit bien au pressoir, on en verroit sortir le sang des poures gens dedoM lequel elles ont esté teintes *.

Bossuet, faisant l'éloge de Le Tellier, a flétri énergique- ment les lâchetés et les licences d'une procédure sans con- science et sans dignité. Mais cette fois, il faut le reconnaître, l'avantage reste à Ménot. La pompe solennelle des abstrac- tions, la splendeur des métaphores, valent-elles cette image du sang des pauvres découlant de la robe des juges?

Ces hardis champions de la vérité, impitoyables pour la majesté du parlement comme pour la pudeur peu farouche de leur auditoire, ne craignent pas de faire monterjusqu'au trône la crudité de leurs remontrances. C'est en face de la princesse de Flandre entourée de ses ministres, de ses gentilshommes et de ses dames en grands atours, que Mail- lart laisse échapper cette apostrophe :

« Estes-vous de la part de Dieu ? Le prince et la princesse, en estes-vous? Baissez le front. Et vous autres, gens fourrés, en estes-vous? Baissez le front. Les chevaliers de l'Ordre, eo estes-vous? Baissez le front. Et vous, gentilshommes, en estes- vous? Baissez le front. Et vous, jeunes garches, vous, fe-

{ . Apologie peur fférodot", cb. ti. ». loid.


LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIÈCLE. 313

nelles de cour, ea estes-vous? Baissez le front. Vous estes au ivre des damnés ; votre chambre est toute marquée avec les liables. »

Cette liberté n'était pas toujours sans danger. S'il faut en croire le témoignage de Ménot, certains prédicateurs trop sincères s'étaient vus sur le point de devenir cardinaux, sans aller à Rome, et de coiffer le chapeau rouge à la façon de saint Jean, le décapité. Louis XI, qui n'avait pu pardon- ner à l'évoque Bazin sa verte mercuriale, ni à La Balue ses bons mots, se fâcha un jour contre Maillard, et menaça de l'envoyer rejoindre dans la Loire ceux que sa justice y dépêchait chaque matin. Le prédicateur ne s'en émut point. « Le roi, dit-il, peut faire de moi comme de tout au- tre ; mais j'irai plus rapidement en paradis par eau, qu'il n'y arrivera avec ses chevaux de poste. » Et il n'en continua pas moins à menacer des flammes éternelles les princes par- jures, meurtriers de leur famille et oppresseurs de leurs sujets: »

Le patronage du menu peuple, trop oublié peut-être par les grands orateurs du xvu® siècle, et repris plus tard avec tant d'âme et de tendresse par Massillon, est un trait distinctif chez les -prédicateurs d'alors. Un souffle démocra- tique les anime : plébéienne par la forme, leur éloquence l'est peut-être plus encore par le sentiment. Comme Villon leur contemporain, ils excellent à peindre avec une énergie parfois triviale, souvent tragique, le contraste de l'opulence et de la misère *. « Les poures meurent de froid par les rues : toy, Madame la pompeuse, Madame la braguarde, tu as sept ou huict robbes en ton coffre, que tu ne portes pas trois fois l'an. » Pour comprendre l'effet de cette éloquence, il faut se rappeler le P. Bridaine debout dans la chaire de Saint-Sul- pice, avec sa robe de bure grossière, son teint hâlé, faisant relentir le tonnerre de sa voix sur cette société d'abbés ga- lants, de femmes coquettes, de beaux esprits incrédules, qu'allait réveiller le toscin de 89. Ménot et Maillard se rencon-

1. Apologie pour Bérodoie, cb. ix.


314 CHAPITRE XIX.

trent comme lui à la yeille d'un grand déchirement social religieux. Placés entre le schisme et la réforme, ils empt teut à ces deux époques l'humeur inquiète et rinstiactv liberté niveleuse, qui appartiennent aux temps de révc tion. Fils et serviteurs de l'Église, ils ne lui épargnent non plus les vérités. Sous leur robe de prédicateurs, soucieux delà hiérarchie^ dérenseurs du bas clergé comme menu peuple, c'est aux évoques d'abord qu'ils s'attaquent Avec Gerson, avec Clémangis, ils proclament que le mal viei d'en haut^. « Mille prélats sont cause que le poure peupl pèche et se damne. » Grands seigneurs mondains, buvem chasseurs et galants, ces indignes pasteurs d'un trou] afîamé dépensent en cadeaux pour les dames, en achat meules et de faucons, le bien des pauvres. Ils donnent le béaéûces à leurs créatures : un enfant de dix ans reçoit etl partage une paroisse de cinq cents feux. Calvin se troou' ainsi pourvu, dès l'âge de onze ans, et fit payer chèrement à l'Église une faveur si mal placée. L'évèque n'a pas plus- tôt reçu la leçon sans mot dire, que l'orateur, se tournant ▼ers le banc des curés et des abbés à gros revenus, leur jette à la face ces mots foudroyants * :

« Messieurs les curés et les chanoines, vous qui avez cinq ou six clochers (c'est-à-dire abbayes ou bénéfices) sqr vos testes, pensez-vous qu'on vous donne ces bénéfices pour en- tretenir tant de cuisines? Je l'ai dict, et je le dirai encore, tout ce que l'homme d'Église retient au delà de la nécessité et des convenances, ce sont des vols faicts à Dieu et aux poures, et lo.ur gourmandise crie vengeance. »

Puis vient le tour des moines querelleurs, plaideurs, er- goteurs, qui remplissent de leurs procès et de leur présence la grande salle du palais : « Maistre moine, que fais-tu ici? Je plaide une abbaye de huit cents livres de rente pour mon maistre. Et toy, moine blanc ? Je plaide une petite prioré pour moy. Et vous, meodians, qui n'avez terre ni sillon, quebaj[- tez-vous ici le pavé? » Tous ont d'excellentes raisons, ceux-

i. Apologie pour BérodotCt ch. tu. 3. Jùid.


LA SATIRE EN PROSE AU XV* SIÈCLE. 3lo

ci contre Tabbé voisin, ceux-là contre les officiers du roi. Aux plaideurs succèdent les marchands d'indulgences, qui vont à travers les villes et les villages, soutirant l'argent des veuves ; les prédicateurs qui font métier de leur talent «t vendent au plus offrant la parole de Dieu^: « Estes-vous ici, messieurs les prescheurs du quaresme, qui ne preschez que pour l'espérance de faire grande questé, et ayant reçeu force argent dites le jour de Pasques que vous avez faict un bon quaresme? n C'était sans doute à la fin d'un de ces ca- rêmes peu lucratifs, qu'un prêcheur du temps s'écriait : « Je suis venu ici flegmatique et j'en sortirai sanguin (sans gain). » Détestable calembour qui n'étonnait personne. Mé- not et Maillard en ont fait d'aussi mauvais. En cela, il sont restés bien au-dessous des sermonnaires italiens % et surtout du fameux Barlette. La marotte d'une main et le crucifix de l'autre, Barlette offre le double spectacle d'un prédicateur et d'un bouffon. Grâce à lui, l'alliance du sermon et de la farce devint complète; la chaire comme le théâtre put se flatter d'avoir son arlequin.

Ces fugitifs monuments de la satire en prose au xv« siècle n'ont, à coup sûr, ni l'intérêt ni la portée des grands poè- mes de Renart et du Boman de la Rose. Pour trouver une œuvre qui les égale, les surpasse même, il faut aller jusqu'à Rabelais, c'est-à-dire jusqu'à la naissance des temps moder- nes. C'est à Rabelais, en effets qu'aboutit directement le grand courant satirique et comique, qui traverse le moyen âge. En lui se résument les hardiesses des trois siècles pré- cédents. Sorte de Janus à double face, il regarde à la fois le passé et l'avenir, héritant de l'un, annonçant l'autre. C'est par son intermédiaire que la vieille malice gauloise arrive à Molière, à La Fontaine et à Voltaire. Les formes bizarres de son poème rappellent souvent les caprices de

1, Apologie pour Hérodote, ch. tiii.

2. Boccace, pour excuser la liberté de lei contes, l'autorisait de l'exemple des prédicateurs : « Coostdérant, dit-il, que le< sermons faits par les prédicateurs sont le p us souvent pleins de ^ausseries, de railleries et de brocards, j*ai cru que les mêmes choses ue seraient point malséantes dans mes contes, que j'ai écrits pour chasser la mélancolie des dames, i


316 CHAPITRE XIX.

Tarchilecture gothique. Ces mots qui grouilleot, éclateût, I icaoent, grimacent, nous font l'efifet de ces figures grotes- ques attachées aux porches et aux gargouilles des cathédn- les. Il y a dans ces gros accès de gaieté bruyante comme an écho des vieilles farces populaires^ des fêtes de l'Ane, des Fous et des Innocent9. En même temps apparaissent déjà les caractères de l'esprit moderne : plus de netteté et de déci- sion dans l'attaque; une hardiesse qui ne s'arrête point à la surface, qui va jusqu'au fond des choses, qui ne s'adresse pas seulement aux personnes et aux abus, mais aux croyan- ces. Malgré la légèreté, la bonhomie et parfois la trivialité de la forme, la satire devient plus philosophique et par suite plus menaçante : on reconoatt le siècle de Luther et de Calvin.


CHAPITRE XX


THÉÂTRE

Origines du théâtre comique. — Pantomimes, Jeux-Partis. — Le dit de Salomon et do Marcel. —Le Jeu de la Feuillée. » Le Fol. — La Comédie larmoyante.

Le satire avait trouvé un puissant organe dans la chan- son^ le fabliau, le roman, et même le sermon. Le théâtre devait offrir encore une plus libre carrière à ses hardiesses et à ses jovialités. Là elles pouvaient se traduire non plus seulement par la parole, mais par le geste, le costume et toutes les ressources de la mise en scène. Force redoutable chez un peuple amoureux de spectacles, moqueur, spirituel, pour qui le rire fut durant des siècles la seule consolation et la seule vengeance des abus. Toutefois la poésie drama- tique, qui devait être un jour la partie la plus brillante de notre littérature, est la dernière à se perfectionner. A cela, du reste, rien d'étonnant : le drame est de tous les genres celui qui demande le plus d'expérience, d'étude et de combinaisons.

Après la question fameuse des sources du Nil, il n'en est peut-être pas de plus obscure ni de plus souvent discutée que celle des origines du théâtre. Un critique moderne, M. Magn'n ^, armé de sa profonde et ingénieuse érudition, a soutenu que les jeux scéniques n'avaient jamais complè- tement disparu en Occident : il les a montrés se réfugiant daus les monastères, quand le monde semblait les abandon-

1. Yoy. le I" vol. des Origines du théâtre modemef première pierre d'un édiGce malheureusemeot inachevé.


318 CHAPITRE XX.

ner, revivant au seia même de rËglise, <)&ns les processions, les représentations graves ou comiques des fêtes de Noël, de la Pentecôte, des Fous et des Innocents. Mais, au miliea de cet état d'anarchie et de stérilité qui suivit les premiers siècles de l'invasion, on ne peut dire qu'il existe réellefflent un théâtre, à moins de donner ce nom à quelques pantomi- mes grossières, restes dégénérés de l'antiquité païenne, oui quelques lahorieuses imitations de Plante et de Térence. La naissance du drame moderne est évidemmeot postérieure aux croisades, l^s récits des pèlerins qui revenaient delà Palestine, l'exposition de la vie des saints et des martyrs, les représentations solennelles des principales scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament, entremêlées de gestes, de cantiques et de dialogues, formèrent spontanément la matière du drame religieux. Sans doute ces jeux avaient lieu déjà antérieurement dans l'enceinte des cloîtres et des égli- ses; mais cette forme primitive du drame hiératique oa sa- cerdotalj comme on l'a nommé, ne constitue pas plus que les comédies latines de la religieuse Hroswitha un théâtre vraiment populaire. Son berceau est sur la place publique, dans les carrefours, en attendant qu'il aille s'établir solen- nellement à l'hôpital de la Trinité et dans la grande salle du Palais. )

Dès l'origine, le théâtre, comme tous les autres genres littéraires, se divise en deux branches principales, ëq face du drame religieux naquit la farce populaire, produit de la malice comme le mystère l'était de l'enthousiasme, issue du fabliau et du conte comme le mystère sortait lui- même de la légende édifiante et de Tépopée sacrée. Ou a souvent reproché à la France de n'avoir point de théâtre national, d'être allée emprunter ses Géronte et ses Arnolpbe, comme ses Œdipe et ses Oreste, aux Grecs et aux Romains. Ce théâtre, elle Ta possédé durant des siècles. Elle a eu en même temps la tragédie sacrée d'Eschyle et la comédie an- cienne d'Aristophane, avec ses licences démocratiques, ses hardies personnalités, ses masques et ses écriteaux. Mais soit -"«ïi-ftur des temps, soit faiblesse des hommes, il n'est rien




THÉÂTRE. 310

sorti de là qu'une farce immortelle, celle de Patelin. Les essais comiques ou sérieux sont demeurés à l'état d'ébaucbes : on n'est guère allé au delà de Thespis et de Susarion. Dé- goûté de ces échecs, entraîné par le mouvement de la Re- naissance, dominé enûn^ar certaines nécessités politiques et sociales, le drame alla chercher ailleurs ses inspirations. Fut-ce un mal, fut-ce un bien? Nous n'avons pointa le décider ici, et nous croyons que Phèdre et Ginna peuvent nous épar- gner bien des regrets. Cependant l'infériorité de ces œuvres primitives n'est point une raison pour les laisser complète- ment dans l'oubli. Elles ont servi à l'instruction et à l'amu- sement de nos pères : n'est-ce pas un titre suffisant pour leur accorder une place dans l'histoire de l'esprit français ? ' La coàiédie au moyen âge se forma naturellement, sans effort, d'un double élément: de la pantomime et du jeu-parti ou tenson. A l'entrée, au baptême ou au mariage des princes et princesses, les villes déployaient un grand luxe de décors et de représentations : ce jour-là bourgeois et marchands, char- pentiers et tapissiers, sous la direction de quelque clerc sa- vant et avisé, faisaient assaut d'imagination pour traduire dignement par gestes et costumes quelque beau récit de l'Écriture ou quelque scène maligne de fabliau. Avant la fameuse entrée d'Isabeau de Bavière à Paris, la chronique rimée de 1315 nous a conservé le récit des fêtes données à Paris en l'honneur d'Edouard, roi d'Angleterre, venu pour épouser la ûUe de Philippe le Bel. Sans parler de la cire qu'on y brûla, et qui transforma la ville illuminée en un véritable paradis, dont le chroniqueur est encore tout ébloui, les jeux scéniques firent Tadmiration de la cour et du peLongtemps avant les Italiens, il a doté la France de son premier opéra comique dans le Jeu de Robin H Marion» Mais cette pièce, supérieure par le style et la com-


THÉÂTRE. 327

position au Jeu de laFeuHléef n'a rien de satirique. Le rustre se laisse battre par un gentilhomme qui veut lui enlever sa maîtresse, et il n'essaye pas de se venger même par de l'es- prit. Il est aussi candide et aussi peureux que ses moutons. Le mélange du mystère et de la farce donna naissance à UQ genre moyen, sorte de mélodrame populaire ou de comédie larmoyante, qui nous montre confondus pêle- mêle sur la même scène le Père Éternel et les bour- geois de la ville, le maire avec Notre-Dame, et l'ange Ga- briel en compagnie des bourreaux. L'une de ces pièces a pour titre : Comment Nostre-Dame empescha ur£ femme (Testre binislée. C'est l'histoire d'une femme condamnée à mort pour avoir tué son mari, et sauvée miraculeusement par l'inter-^ >iention de la sainte Vierge. Ainsi, après avoir retrouvé dans ces grossières et naïves ébauches la tragédie religieuse d'Eschyle, la farce provocante et lascive d'Aristophane, nous voyons revivre encore sous une autre forme le drame so- tyrique*^ avec son mélange de terrible et de grotesque, avec ses contrastes heurtés, discordants, proscrits sévèrement par le goût épuré du xvii** siècle, et ramenés de nos jours à grand bruit, comme une nouveauté. Le gros drame populaire du boulevard n'est donc pas une invention moderne, une importation anglaise ou allemande, comme on l'a dit si sou- vent : il a fleuri dès les premiers temps de notre théâtre, et produit plus d'un chef-d'œuvre de trivialité, de bouffonnerie et de mauvais goût.

Les représentations dramatiques furent d'abord tr^s-rares. Comme toutes les institutions du moyen âge, le th^éâtre ne pouvait grandir et prospérer sans l'appui d'une corporation. Les sociétés de ménestrels avaient porté aux quatre coins du monde nos chansons et nos fabliaux; les confrères de la Passion et. les clercs de la Basoche furent les véritables or- ganisateurs de notre scène. Les uns créèrent le drame sé- rieux et larmoyant, les autres, la farce badine et satirique.

1. Ainsi nommé parce qu'il comprenait un chœur de satyrei»




CHAPIIHE XXI


LES CLERCS DE U BASOCHE


Les Enfants sans soucy. — Leur histoire. — Moralités. — Farcci.

— Soties.


C'est aux premières années du xm siècle que remonte l'institution de la Basoche, ainsi nommée du mot latin 6a- sUica ', qui désignait primitivement le tribunal du préteur, et, plus tard, la salle d'audience du Palais. Philippe ie Bel, Jaloux de s'attacher cette bruyante armée d'avocats sta- giaires et d'apprentis procureurs, qui devaient lui fournir ses meilleures recrues contre l'Église et la féodalité, con- firma par lettres patentes la société des basochiens. Il lui permit d'être gouvernée par un roi, qui porterait une toque de même couleur et de même étoffe que la sienne. Ce roi eut, comme le vrai roi de France, sa cour, son chancelier, ses maîtres des requêtes, son grand référendaire, et de plus le droit de battre monnaie qui aurait cours dans tou^ son royaume, c'est-à-dire parmi les clercs et les fournisseurs de la société. Chaque année, la Basoche étalait dans )es rues de la capitale ses revues et ses processions solennelles. Par une belle journée de mai, tous les chevaux de Paris et des environs étaient mis en réquisition. Une longue file de clercs transformés en cavaliers, vêtus de robes jaunes et bleues, et précédés de leur roi en grand appareil, prenaient la route de Saint-Denis, avec accompagnement de trom- pettes, de tambours et de cymbales. Cette joyeuse masca-

, Voy. M. Fa)>r«, Bist. des clercs de la Basoche^ 2* édit.




,t*


LES CLERCS DE LA BASOCHE. ^ 329

rade s'en allait aiasi d'un air moitié grave, moitié plaisant, chantonnant, trottinant, pressant de Téperon les flancs d'une monture étique ou indocile, jusqu'à Bondy. Là, on déjeunait au milieu du bois^ puis on revenait avec deux beaux arbres, qu'on plantait tout verls dans la couî* du Pa- lais. Le soir ou le lendemain, pour compléter la fête, les basochiens imaginaient quelques travestissements mêlés de dialogues et de pantomimes allégoriques, morales ou bouffonnes. Ces malins clercs ne devaient pas épargner les allusions; le roi lui-même les aimait : peut-être trouva-t-il parmi eux les principaux acteurs de cette procession du Renart, où il s'amusait à parodier son ennemi juré, le pape Boni face.

La réaction féodale et militaire qui éclata sous les pre- miers "Valois, les désastres de la France au temps du roi Jean, les troubles publics qui suivirent sa captivité, durent arrêter les premiers élans de la farce naissante. Avec Char- les V, la Basoche retrouva sa splendeur et ses privilèges; mais, contenue par l'esprit froid, discret et méthodique du sage roi, ennemi du bruit et du désordre, elle ne songea guère à s'émanciper. Son rôle dramatique, populaire et sa- tirique, commence réellement au xv« siècle. Le goût des spectacles est général alors. Ce monde, qui a vécu de diète et de régime durant la lente convalescence du royaume sous Charles V, est pris d'une soif insatiable de plaisirs, de jeux et de travestissements. L'entrée de la reine Isabeau dans Paris avait été le signal de ces fêtes, qui remplirent les pre- mières années du nouveau règne. Une fois implantée sur le sol de la vieille France, la passion des jeux scéniques s'y développa et s'y maintint au milieu des plus atroces cala- mités : peuple et roi, grands et petits, tous viennent cher- cher là l'oubli de leurs misères, de leur morne tristesse et de leur incurable ennui.

Le 12 mars de l'an 1402, le roi Charles VI, dans un de ses courts éclairs de raison, signa l'ordonnance qui consti- tuait la première société dramatique, régulière et perma- nente, sous le nom de Confrérie de la Passion , Ces acteurs.


330 CHAPITRE XXI.

que le roi honorait du titre de ses chers et bieD-aimés cor frèrtif étaient^ pour la plupart, d'hoanétes et paisibles bourgeois, de simples artisans charpentiers et forgeroos, qui voulaient se procurer à eux-mêmes et aux autres on plaisir réservé jusque-là aux entrées des princes et des pria- cesses dans la capitale. Us dressèrent leur théâtre à l'hôpi- lai de la Trinité. Le peuple^ la noblesse, le clergé y accoaro- rent en foule; c'était, avec le jeu de cartes, le seul délassement du pauvre fou Charles Vf. Dans beaucoup de paroisses, on avançait l'heure des vêpres, afin de laisser aux fidèles le loisir d'assister aux représentations des oQjfs- tères. fiO succès inouï de ces modestes acteurs piqua Tarn- bitiondes basochiens. Si des bourgeois, des artisans avaieol réussi à ce point, que serait-ce quand les clercs du Palais, habiles et fins diseurs, se mêleraient d'édifier ou d'égayer la foule *? Dès le début, la Basoche affecta un certain air de supériorité sur ses voisins les confrères^ bonnes gens ao fond, mais sans lettres pour la plupart, et n'ayant nulle science du point ni de la virgule. Ses promesses ou, comme on dirait aujourd'hui, son programme était magnifique. £//e allait offrir au public, non plus de grossières ébauches ti- rées de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais de héWes et savantes moralités, où seraient personnifiés les vices et les vertus du genre humain.

L'allégorie, qui régnait depuis plus d'un siècle dans le ro- man, monte alors sur le théâtre. Il n'est pas d'abstraction si creuse, si impalpable, qui ne prenne un cor|)s, et ne de- vienne bientôt homme ou femme. On entend crier le sang d'Abel, on voit marcher la Terre et le Limon qui engendrefl^ l'Adolescent; on assiste à la dispute de là Chair et de l'Es- prit. Quelques-uns de ces personnages sentencieux ouï même des noms latins tels que Caro^ Mundus, Demonia. Le fond commun de ces édifiantes représentations est le déve- loppement d'une vérité morale ou religieuse, un sermon mis en action. L'une des plus célèbres, celle de Bien-Adviséei de

t. Saiote-btfQTe, Tableau de la poésie française au xyi* tiècle»


LES CLERCS DE LA BASOCHE. 33.1

Mol Adn\&éy est la persoaniQcalioa du vice et de la vertu. 3ica-Advisé et MaUAdvisé suivent deux voies différentes, l'uue qui mène au ciel, l'antre aux enfers. Le voyage des deux pèlerins à travers ce monde d'abstractions et de fan- lômes ressemble assez à celui de \Amaani dans le jardin de £el-Acctieî/. Tous deux rencontrent une longue série de per- sonnages allégoriques. Jten-Advtsé, après avoir pris les con- seils de Voi et de ^ison^ trouve sur sa route Pénitence^ Orai- son et Humilité^ dignes et charitables dames qui Taident à se dépouiller de tous les biens terrestres, même de son man- teau et de ses souliers, pour acquérir leç trésors d'en haut. Mal-Advisé tombe aux mains de Témérité, de LtioTure, de Hé» belliofiy de FoUe et de Hocçttelerie^ pernicieuses conseillères qui l'entraînent au cabaret, et le laissent ensuite la corde au cou sous la garde de Bésespérancej qui le conduit tout droit à Male-FinK

I/hygiène, comme la morale, a sa place dans les ensei- gnements de notre vieux théâtre. C'est elle qui fait la satire des gouunands et dicte la condamnation de Banquet. Gras et perfide empoisonneur. Banquet attire chez lui une bande d*étourdis, Gaurmandisef Friandisey Je-6ots-d-vou«, et autres téméraires convives, qu'il va bientôt livrer à ces furies mal- faisantes qu'on nomme Gravelle, Hydroffisie, Indigestion» Heureusement, dame Expérience intervient : la Diète^ sec et grave personnage, grand prévôt de l'estomac, ordonne l'ar- restation de Banq^iet, et le fait condamner à mort. Remède^ à titre de greffier, est chargé de lire la sentence :

Que le Banquet par sa faulte excessive En commettant cruelle occision, ^fera penda à grant confusions.

Les élans même du mysticisme, les vagues et secrètes as- pirations de l'âme qui cherche Dieu, n'échappent pas da- vantage aux prises de cette impitoyable allégorie. Plus d'un chapitre de Vlmitation esi ainsi devenu le texte d'une mora-

1. Hiit. du théâtre français f par les frères Parfaict, t. II. S. Ilnd., t. UI.


332 CHAPITRE XXI.

lilé. Tel est le Las d'amour divin, véritable comédie mysti- que, qui finit, comme tant d'autres, par un mariage.... celui de l'âme avec Jésus-Gbrist.

Dans cette longue suite de moralités édifiantes et mono- tones, il en est une pourtant qui se distingue par le mouve- ment et la conception vraiment dramatiques ; elle a pour titre les Blasphémateurs^» Le héros principal est une espèce de don Juan atbée^ libertin et fanfaron, enchanté de sa bonne mine, de son esprit et de ses succès, qui fait û des paysans et des marchands comme de Dieu même.

Fy de paysans,

Fy de marchans ! Au regart de ma regnommée I .

Gentilz gallans

Seront fringans. Par le sang bieul c*est ma pensée.

Il a pour maîtresse, non pas une beauté éplorée et repen- tante comme Elvire, non pas une crédtile et vaniteuse paysanne comme Charlotte, mais une coquine éprouvée du nom de Briette, qui passe sa vie à boire, à jouer et à sacrer en société d'une bande de vauriens, tous incrédules et blas- phémateurs. A la fin d'une de ces tristes orgies, où la bande a outragé Dieu de toutes les façons, et en actes et en paro- les, l'antique et vénérable fantôme de VÉglise apparaît dans la salle du festin comme le spectre du Commandeur, pour inviter à la pénitence ces pécheurs endurcis. Ceux-ci l'ac- cueillent par des huées et la chassent ignominieusement. L'orgie reprend, les coupes se remplissent, les chants et les blasphèmesrecommencenL Mais voici qu'un autre personnage, blême, sec et terrible, arrive : c'est la Mort, Elle les saisit tous de sa froide main et les livre à Lucifer. Alors commence une autre scène : les damnés se tordent dans d'horribles tourments, s'accusent les uns les autres et maudissent leurs parents, qui auraient dû les faire croire en Dieu. Satan triomphe, ricane, et, pour que la fête soit complète, envoie sur la terre ses lieutenants à la recherche de nouvelles re-

i. Voy. On. Leroy, Études sur les mystères^ c. IQ,


LES CLERCS DE LA BASOCHE. . 333

crues. Il leur recommande de ramasser les impies, les ivro- gnes, les filles de joie, les taveraières sans conscience, les avocats qui prennent des deux mains, et tous les autres pé- cheurs^ menteurs, blasphémateurs et fripons.

Amenez-moy ces tavernières Qui vendent à faulse mesure.


Allez, diables, allez à Rorome, Allez à Paris et Bordeaulx, Allez à Rouen, à tout bommo. Pour me quérir ces plaideraulx. N^oubUez ces advocaceaulx Qui empoignent des deux costés Car ils seront, si je ne faulxi. En enfer rostiz et tostez».


Toute cette fin est une satire assez vive de la société con«  teroporaine. Mais de tels exemples sont rares. En général, les moralités semblent empreintes, comme les mystères, d'un caractère sérieux et édifiant, plein de mesure, de discrétion et de respect :

Nous faisons protestacion ' Que n'est point nostre intenciod De dire riens contre la Foy, Contre Dieu ne contre la Loy*

Malheureusement, grâce à la corruption de notre nature, le respect de la loi et de la foi n'est pas toujours ce qui nous intéresse le plus au théâtre. La médisance, cette pernicieuse félicité des oreilleSy y réussit beaucoup mieux. Les basochiens s'aperçurent bientôt que leurs graves et honnêtes moralités faisaient bâiller les spectateurs. Ils y joignirent les farces* Comme le fabliau et la chanson, la farce est un genre émi* nemment français. Le nom par lequel on la désigne vient probablement du latin, comme on Ta dit, de ces épitres far^ des (farcitœ epistolœ) écrites en langue macaronique» et que

!• Me trompe.

î. Brûlés :t08tù

%, Prologue de la moralité de Bien^Advisé et de Mal-Advitéi


I


334 CHAPlTBE Xll. 1

Ton chantait dans l'Église à certains jours solennels, lais sans remonter jusqu'aux fêtes des Fous et des InnocenUjjQS- qu'à toutes ces parodies bizarres qui se mêlaient aa ai\te sérieux, les clercs de la Basoche trouvaient dans les tradition de leur société les éléments de la farce dramatique. LePaltis comme l'Église avait son carnaval. Chaque année, le jour da mardi gras, la cour se réunissait pour entendre une plaidoi- rie comique désignée sous le nom de cause grasse^. C'était une parodie de ce qui se passait tous les jours au Palais: ja- ges, avocats, procureurs, s'immolaient résolument à la gaielé commune. Telle fut, sans doute, l'origine de ces arrêts badins et burlesques, que nous trouvons dans Martial d'Auvergoe et dans Guillaume Coquillart. En outre, à l'issue de la Jfontre ou revue de la Basoche, les clercs avaient l'habitude de re- présenter quelque aventure plaisante, quelque scandale rela- tif à l'un des membres de la société. Cette censure domes- tique devint aisément générale. De là, pour arriver à la farce proprement dite, il n'y avait qu'un pas.

A côté d'eux, les basochiens virent s'élever presque en même temps une société rivale, confirmée par lettres paten- tes de Charles YI, celle des EnfaMs sans souey. Ces derniers n'étaient plus des clercs occupés toute la semaine de chicane et de procédure, mais déjeunes et joyeux désœuvrés, fils de famille pour la plupart, dépensant leur argent comme leur esprit, au jour le jour, sans songer au lendemain :

Bon cueur, bon corps, bonne phyzionomie, Boire matin, fuyr noise et tanson ', Dessus le soir^ pour Tamour de B*amye, Devant son bnys *, la petite chanson ^.

Telle était encore la vie de ces bons enfants au xvi« siècle, quand Marot vint parmi eux prendre ses premières leçons de gaie science et d'aimable badinage. Le chef de la société choisit pour insigne un capuchon orné de deux magnifiques

1. Voy. M. Fabre, Hùt, des clercs de la Basoche»

1. Dispute.

3. Porte.

^ Ballade de Marot.


hZS CLERCS DE LA BÂSOCnE. 335

Oreilles d'âne, et s'iutitula Prince des sotsK Soq empire, pl^s grand que celui df Alexandre, embrassait le moade entier, en ^ertu de cet adage, que :

Lei sots depuis Adam sont en majorité Sottise religieuse, sottise politique, sottise morale, sottise nobiliaire, sottise royale, sottise populaire, étaient du res- sort de sa redoutable juridiction. Quand le prince faisait entendre son cry ou ban pour convoquer les sots ses sujets, nulle classe de la société n'y échappait. Devant cette émeute de gaieté folle, il fallait coiffer en riant le bonnet d'âne, comme on avait tant de fois, en tremblant devant Marcel ou Caboche, coiffé le chaperon. Les basochienset les Enfants sans soucy s'unirent entre eux par un traité d'alliance fra- ternelle : chaque troupe eut le droit de jouer les pièces de la troupe voisine. La Farce et la Sotie grandirent comme deux sœurs jumelles, et se confondirent souvent. Thomas Sibilet, dans son Art poétique, leur applique une seule et même dé- finition : Le vray subject de la farce ou sottie françoise sont ba- dineries, nigauderies et toutes sottises émouvantes à ris et à plai- sirs. Le vieux levain de malice et de gaieté gauloise, que l'excès môme des misères publiques n'avait pu étouffer, se ranima devant le rire de ces joyeux enfants. Quand l'enthou- siasme chevaleresque et religieux étaitpartout éteint, quand les âmes languissaient tristement au sein du vide et de la stérilité, la farce fut leur dernier amusement, leur suprême passion. Elle eut bientôt tout envahi, et régna sans partage sur le théâtre.

Une fois en possession des tréteaux, elle enveloppe, étreint, pénètre de toutes parts la lourde et flottante masse du drame religieux; elle y fait entrer à flots l'ironie, le sarcasme et Tindécence. C'est ainsi que le Mystère de saint fiacre se trouve coupé en deux par une comédie bur- lesque. Entre la mort et la canonisation du saint, nous as- sistoDS à la lutte d'un brigand et d'un sergent, à la conver- sation de deux commères qui sont battues par leurs maris,


1. V, une icroarquablft Atude d<


lo y. Picol sur la Sotïi»} m Fratien ■■. ttomu'


!


3Sr> CHAPITRE XXI. |

et aux doléances d*un vilain qui se plaint d'avoir peràa sa matinée, parce que le curé a dit sa messe trop longue. Xprès cet intermède peu édifiant, le corps de saint Fiacre est trans- porté sur l'autel par les soins de saint Faron, et tout le monde entonne en terminant un TeDeum latuîamus^.V\iâ- rêt seul de la légende grave, terrible ou touchante, ne snffil plus pour occuper l'attention distraite et la foi moins nam des spectateurs. Dans un autre Mystère, celui des Trois ré^ par Jehan d'Abondance, notaire à Pont-Saint-Esprit, on paysan languedocien égayé les mages et l'assistance par son patois et ses quolibets. Les personnages les plus vénérés de- viennent parfois eux-mêmes d'indignes farceurs. L'ange Ga- briel annonce à Dieu la mort de son fils Jésus en termes qni excitaient l'hilarité de Voltaire, et qui respirent malheureu- sement autre chose que la naïveté :

Père Éternel, vous avei tort, Et devriez avoir vergogne, Votre fils bien-aimé est mort, Et vous ronflez •

Bientôt le Diable, grâce à ses malices et à ses indiscré- tions, eut plus de partisans que Dieu et les saints. A défaut des acteurs, le public se chargeait de faire lui-même h parodie. De ce mélange de la farce et du mystère naquit un genre bâtard, désigné sous le notn de Jeu de pois pUés. Le théâtre des Confrères de la Passion ne trouva plus à se recruter. Vers la fin du xv« siècle, on comptait à peine cinq cents personnes jouant encore des pièces sacrées *. Le nombre des acteurs, pour les pièces profanes, s'élevait à plus de cinq mille. Aux sociétés de la Basoche et des En- fants sans soucy étaient venues s'adjoindre celles de VEm' pereur de Galilée, du Roi de VÉpinette^ du Prince des nou- veaux mariés, du Recteur des Fous, de VAbbé de l'EscachCy du Prince de VÉtrill'e, tous farceurs et railleurs de profes- sion. Les mystères étaient morts d'eux-mêmes, quand l'ar- rêt du Parlement vint les frapper (1548). La farce, au con*

. 1. Biblioth. du théât, franc,, t. L 2. Ai. Monteii> t. H.


LES CLERCS DE LA BASOCHE. 337

traire, survécut à toutes les rigueurs, se maintînt encore BOUS une autre l'orme en face du théâtre de la Renaissance, et eut la gloire d'inspirer plus tard à Molière ses premiers essais. /

La brièveté de ces petits poèmes, qui contrastait si heu- reusement avec l'insipide prolixité du drame religieux, contribua encore à leur succès. Du Yerdier fixe à cinq cents je nombre des vers pour la farce et la sotie, et à mille pour les moralités. Bien que cette limite ait été souvent dé- passée, il y a loin de là aux proportions gigantesques de ces drames cyclopéens bâtis par masse de quarante à cinquante mille vers, embrassant l'histoire complète de TAncien ou du Nouveau Testament, mettant en présence des centaines d'ac- teurs et durant plusieurs Jours entiers. Enfin, par la na- ture même du sujet, comme par la condition des person- nages, la farce est la légitime héritière du fabliau, qu'elle remplace dans sa popularité au xv« siècle* Quelques-unes sont de véritables contes, de simples apologues ; telle est, par exemple, la farce des Jkux savetiers, l'un pauvre. Vautre riche, qui a fourni depuis à La Fontaine la fable du Savetier et du Financier, Perrette elle-même avait été aussi l'héroïne d'une vieille farce populaire, dont se souvenait encore le fa- buliste :

Le récit en farce en fut fait, On rappela le Pot au lait.

Tandis que la querelle des Armagnacs et des Bourgui- gnons ensanglantait les rues de Paris, les clercs de la Ba- soche et les Enfants sans soucy durent fournir un redouta; ble appoint aux factions politiques. Le théâtre devint un champ de bataille, où les partis prenaient plaisir à se dé- chirer : on dressa tréteaux contre tréteaux, comme on avait

dressé chaire contre chaire, trône contre trône. Il ne nous est rien resté de ces satires improvisées à la hâte sous le coup de l'émeute et dans le feu de la guerre civile. Mais en voyant la violence des orateurs populaires et des prédicateurs religieux, on peut aisément comprendre que cette jeunesse

22


338 CHAPITRE XXI-

ardente et railleuse ne dut pas montrer beaucoup plus de modération que le carme Eustache de Pavilly ou le cordelier Jean Petit.

Après l'expulsion des Anglais, Charles YII rétablit Tordre au théâtre comme dans TÉglise et dans l'État. Tout ealier à l'œuvre de reconstruction laborieuse qa'ii s'était imposée pour expier glorieusement l'indifférence et les folies de ses premières années, il n'eût pas soufTert volontiers, dans un pareil moment, ni raillerie ni contradiction. D'ailleurs, la France goûtait à peine les bienfaits de ce gouvernement ré- parateur : elle ne songeait guère à blâmer ; elle était tout entière à la reconnaissance et au repos. Le Parlement, de son côté, se montrait as^ez mal disposé envers ces ciercs et ces étudiants frondeurs, dont il avait dû subir les malices sans se fâcher durant les temps de révolution. Dès l'an ii^, il avait profité du rétablissement de l'autorité royale poar faire emprisonner quelques basochiens coupables d'avoir re- présenté leurs Jeux sans permission. Le roi, bien servi par ses fidèles et studieux magistrats, les laissa venger leurs io- jures, et ne s'inquiéta pas des doléances de dame Basoche. A partir de cette époque, l'hostilité du Parlement contre les spectacles des clercs devint plus vive de jour en jour. Peut- être ceux-ci auraient-ils fini par succomber ; mais ils trouvè- rent dans Louis XI un protecteur.

Gomme tous les despotes, partisan de l'égalité pour les au- tres, Louis XI aimait assez ce pouvoir démocratique de l'es* prit, qui mettait de niveau devant les rires de la foule toutes les classes de la société. Il avait encouragé l'impri- merie naissante, sauvé Villon du gibet; il protégea les ba- sochiens, comme Louis XIV défendit plus tard Molière con- tre les rancunes des marquis. Esprit mordant et cdiustique^ il riait volontiers des satires de ces malins clercs contre les grandes barbes du Parlement et de l'Université, de leuf») médisances salées, parfois cyniques, sur les bourgeois d Iqs commères de Paris. Ces farces lui rappelaient le temps où Ijii-môme, jeune et hardi causeur, racontait à la table de son cousin, le duc de Bourgogne, quelques-uns de ses




LES CLERCS DE LA BASOCHE. 33»

>lus joyeux devis. Après tout, que pouvaient lui faire ces quolibets? Pourvu qu'on le respectât, lui d'abord, et Notre- Oame d'Embrun sa patronne, il s'inquiétait peu des autres : il n'était même pas fâché du mal qui leur arrivait, surtout s'ils avaient plus de santé, d'appétit et de sommeil que lui. [1 est curieux et amusant de suivre pendant son règne, h travers les courtes indications qui nous restent, cette guerre d'espiègleries et de persécutions qui s'engage en- tre les clercs et les magistrats. Le roi intervient comme médiateur, gourmandant la hardiesse des uns^ calmant la colère des autres, jouant le bonhomme, et riant au fond de ce tapage inoffensif. Le Parlement, fort embarrassé, obligé de se rendre aux désirs du roi et dominé par ses propres rancunes, promulgue une série d'arrêts contradictoires, où éclate sa mauvaise hni^eur contre la Basoche. En U73, il ordonne aux clercs a continuer leurs jeux et processions. Deux ans plus tard, il les contraint à faire viser et approu- ver leurs pièces par la cour. L'année suivante, le roi quitte Paris; le Parlement, plus à l'aise, s'arme de rigueur et inter- dit toute représentation, soit au Palais, soit au Châtelet,soît dans le Pré aux Clercs, sous peine de bannissement et de con- fiscation des biens. Malgré ces menaces, les clercs, comptant sur l'appui tacite du roi, revinrent bientôt à la charge. En 1477, nouvel arrêt qui défend au sieur Jean Léveillé, roi de la Basoche, de jouer aucune farce, sotie ou moralité, s'il ne veut être publiquement fouetté de verges, empri- sonné, puis chassé du royaume. Durant ces sombres et tristes années de solitude que Louis XI alla passer dans son château du Plessis-lez-Tours, l'interdit subsista. Le roi, tout entier à la terreur de ses derniers moments, n'aimait plus à rire: le Parlement ne s'en souciait pas davantage.

Au début du nouveau règne et à la laveur des troubles qui marquèrent la régence d'Anne de Beaujeu, la farce se réveilla. Quand tout le monde disait son mot sur les affaires du royaume, la Basoche dut se dédommager, elle aussi, de son long silence, et n'épargner ni les verts manteaux du duc de Lorraine, ni la faction des princes coalisés. Le nouveau


340 CHAPITRE XXI.


\


roi, qui 8*était tant eonuyé daos sa jeunesse, s'annoo^t comme un bon et joyeux enfant échappé de tutelle, aVide d'air, d'espace, de liberté, ami des fêtes et des spectacles. Les .clercs se crurent émancipés, liais le petit prince, qui aimait à rire, n'aimait pas non plus à être gèoé, repris di^ns ses folies et ses dépenses. Quelques traits imprudents lancés contre sa personne ou contre ses ministres saffirent pour l'exaspérer. Il fit arrêter cinq des plus osés farceurs, et menaça de les envoyer au gibet. L'évêque de Paris ioter* fiât : il réussit à les sauver de la colère royale ; mais le théâtre resta, silencieux jusqu'à l'avènement d'un maître plus indulgent.

Le règne de Louis XII est l'âge d'or de la Basoche. Prioce libéral, pacifique et débonnaire, Louis XII encouragea hau- tement cette censure des vices et des abus par le théâtre. Dès les premiers jours de son règne, il rétablit dans leu^ droits et privilèges toutes les sociétés dramatiques, accorda aux clercs du Palais la permission de jouer leurs pièces sur la grande table de marbre, et leur abandonna toutes les classes de la société, sans en excepter ni ses courtisans, ai ses ministres ni lui-même : il ne fit de réserves que pour l'honneur des dames. Par goût, par bonté, peut-être aussi par expérience des hommes, Louis XII aimait la jeunesse: il l'aimait pour ses instincts bonnêtes, pour ses indiscré- tions et sa franchise. Grâce à cette haute protectioû, le théâtre se trouva un moment investi, comme dans l'an- cienne Grèce, d'une mission officielle, politique et socialeJ Ses tréteaux devinrent une sorte de tribunal populaire, oil se débattaient à la fois les petites querelles et les accideatt quotidiens des ménages bourgeois, mêlés aux questloni les plus sérieuses, aux scandales les plus retentissants <^ TËglise et de l'État. De là partaient les réflexions, les re- montrances et les conseils à l'usage des gouvernants et des gouvernés. Par une tactique habile, le roi avait trouvé Is moyen le plus sûr de connaître et de diriger l'opinion publi» que. Celte folle jeunesse Jui apprenait à peu de frais ce qu'une police grassement payée n'eût jamais pu lui faire


LES CLERCS DE LA BASOCHE. 34i

savoir. Aussi, durant tout son règae^ le théâtre fut-il sin- cèrement royaliste, national et gallican. Les satires des clercs et des Enfants sans soucy consolaient le bon Louis XI( des maladresses de sa politique en Italie et des échecs de se^ armées. La France, à défaut d'autr^ satisfaction, se Tengeait de ses ennemis en se moquant d'eux. Plus tard nous aurons occasion d'analyser quelques-unes de ces far- ces politiques. Qu'il nous suffise ici de signaler en passant le curieux spectacle d'une monarchie laissant au théâtre une liberté que la démocratie athénienne n'avait pu supporter longtemps.

Louis XII venait à peine d'expirer qu'un arrêt du Parle- ment s'abattit sur la Basoche. Clément Marot, à titre de con- frère, se chargea de composer et d'adresser une requête en vers au nouveau roi. Il le suppliait de maintenir les droits de la société, lui promettant qu'en échange les clercs adou- ciraient au besoin l'aigreur de leurs satires, et rendraient en splendeur et en gloire à la ville de Paris tout ce qu'on leur donnerait en liberté :

A rostre gré l'aigreur adoulcirons.


Si TOUS tiendra pour père la Basoche, Qui ose bien tous dire sans reproche Que de tant plus son règne fleurira, Vostre Paris tant plus resplendira i.


François !•', qui aimait les lettres par goût et par vanité, accueillit favorablement cette épttre. Mais, si modéré, si adouci qu'il fût, le droit de critique universelle, peu dan- gereux sous la sage et morale admfnistration de Louis XII, devenait embarrassant, presque séditieux, sous le règne du gaspillage, de la faveur et du Bon plaisir. On essaya d'abord d'y remédier en instituant une commission chargée d'examiner les pièces avant la représentation : ce fut là le premier comité régulier de censure dramatique établi en France. De plus, défense fut faite de mettre en scène les princes et princesses de la cour. La conduite de la reine

!• Épitre 63.


342 CHAPITRE XXI.

mère, Louise de SaToie, da cbimcelier Daprat sod confîdeot, da roi et de ses mallresses déjà Dombreuses, offrait une trop riche matière pour qu'il fût permis de Texploiter. Tout au plus pouvait-on se permettre, comme l'honnête Guillaume des Autels, quelques vers d'une malice allégorique et inof- fensiire sur ce que Frédéric de Prusse désignait plus tard par le terme énergique de régne du eotiUon :

Vénas y est d'tmour la soarenine.

Et le petit Cupidon s'y poormeine

Atcc ses tnicts, desquels chacun il frappe.

Si grand n*y a qu'à la fin il n*attrappei.

Les pamphlets des réformés, les placards affichés par eux sur les murs du Louvre, rendirent François 1" plus ombra- geux encore contre la critique. La suppression de la Prag- matique, remplacée par le Concordat, la vente des charges judiciaires, avaient excité un vif mécontentement. On répé- tait parfont le fameux quatrain sur le pape, la reine mère et le chancelier : Frata^, Léo*, JfuKer*....

Pour comble de malheur ou d'imprudence, les écoliers s'étaient mis «ussi à composer des farces politiques et reli- gieuses. L'an 1533, on joua au collège de Navarre une co- médie où la reine de Navarre, Marguerite, ]a sœur chérie de François P', accusée d'être favorable ^ux protestants, était représentée sous les traits classiques d'une furie. Le roi plein de colère fit emprisonner auteurs et acteurs. Dès lors les arrêts de suspension, de restriction, d'abolition, viennent frapper coup sur coup le théâtre. L'autorité interdit les masques et les écriteaux, dont on s'était servi jusqu'alors pour désigner les personnages. Enfin, en 1540, les repré- sentations des basochiens sont et demeurent complétenient suspendues, sous peine de la hart. En face de la potence, les rieurs les plus intrépides perdirent courage. La comédie politique en France fut tuée pour jamais. Aristophane n'avait

1 . Dialogue moral à six personnages. .

2. Duprat.

3. Léun X.

4. Louuc de Savoie.


LES CLERCS DE LA BASOCHE. 343

pas trouvé d'émule digne de lui : le tour de Ménandre était venu.

Durant cette longue période d'un siècle et demi qui em- brasse l'histoire de notre ancien théâtre, il est difÛcile, pour ne pas dire impossible, d'eu suivre les productions et les destinées pas à pas. Les auteurs de ces premiers essais sont presque tous oubliés ; ceux dont le nom est parvenu jusqu'à nous appartiennent pour la plupart à la fin du xv* et au commencement du xvi« siècle. C'est d'abord Pierre Blanchet, né à Poitiers, vers 1449, l'un des auteurs présumés de Patelin, avocat d'abord, puis ordonné prêtre à l'âge de quarante ans. C'est son compatriote et son ami, Jean Bou- chet, lé traverseur des voies périlleuses^ un gai frondeur de la Basoche. Puis viennent François Habert, le banni de Liesse; Roger de Collerye, le fameux abbé des Fous; Nicolas Petit, Villon, André de l^a Vigne, Antoine de La Salle, Clément Marot, Jean du Pont Alais, et le plus célèbre, le plus fécond de tous, Pierre Gringore avec sa fière et libre devise : Tout par raison^ raison partout, partout raison. Comme Mo- lière, Gringore est à la fois auteur, acteur, chef de troupe, et, qui plus est, costumier, machiniste et cliarpentier du théâtre. Nous reviendrons à lui en parlant de la comédie politique.

Quant aux pièces elles-mêmes, œuvres souvent collée- . tives comme les Atellanes chez les Romains, improvisées à la hâte et complétées par les acteurs durant la représenta- tion, elles n'ont guère survécu non plus aux circonstan- ces d'où elles étaient nées. Le hasard, le caprice, et par- fois aussi la popularité de certains sujets, souvent repris et transformés, en ont préservé cependant quelques centaines de l'oubli. Toutes n'ont pas encore reçu les. honneurs de l'impression, et toutes sont loin de les mériter^ Elles dor- ment silencieusement dans la poudre des bibliothèques ; pauvres feuilles mortes, bien mortes pour la plupart I De siècle en siècle, la main d'un curieux vient les secouer et en rapporte quelques-unes à la lumière. Les frères Par- faict avaient cQmmencé, il y a longtemps. Depuis, d'au-


344 CHAPITRE XXI.

très explorateurs se soat mis à l'œuvre^ MM. de Monnier* que, Francisque Michel; Méon, Leroux de Lincy, etc., ont rivalisé 4e zèle et de désintéressement. Tout récemment en- fin, notre vieux théâtre a trouvé dans Tinfatigabie M. YioM- Le-Duc un éditeur aussi libéral qu'indulgent ^. Pour mel* tre un peu d'ordre dans ce chaos, le vrai moyen serait de considérer cette longue série de farces comme une immense parodie de la société contemporaine, et de saisir au pas- sage les masques principaux. La plupart reproduisent des types consacrés, qui se perpétuent au théâtre durant des siècles.

!• CoUect. Janaet


CHAPITRE XXII

FARCE OU COMÉDIE BOURGEOISE

Personnages principaux. — La femme et les ménages bourgeois. — Les gens d'Ëglise : Frère Guillebert. — Les gens d*Armes : Le Franc- Archer de Bagnolet.-— Les gens de Justice : Maître Patelin*


tàB. femme*

La femme, qui joue un si grand rôle dans le fabliau, est Théroïne obligée et triomphante de la farce bourgeoise. Dès le début, elle obtient sur le théâtre upe place qu'elle ne perdra plus désormais. Les mœurs et le langage qu'on lui prête ne sont pas des plus édifiants. Mais il faut avouer aussi que le personnel féminin de ces pièces populaires pèche par éducation plus encore que par nature; il est très-mèlé, pour ne pas dire très-commun. Ce sont de petites bourgeoises, des savetières, des tavernières, des nourrices, des cham- brières et des poissardes ^, dames peu discrètes et peu rete- nues dans leurs propos, qui rappellent de loin les vieilles commères, les entremetteuses avides et les filles abandon- nées de la comédie latine. On n'a point encore songé à faire descendre la grande dame sur la scène, pour lui donner les mœurs et le style des Laïs et des Phrynés de bas étage. Les querelles des ménages bourgeois, la lutte des deux pouvoirs conjugaux, le triomphe définitif de la ruse et de ropîniâtretc féminine, offrent une matière inépuisable d'intrigues, de dialogues et de réflexions plaisantes. Les types sont nette-

I . Farce nouvelle de l'Antéchrist et des trois femmes, l'une bôur^reoise et les deux autres poissardes. - Farce nuuveUe des chambrièrei qui vont à la messe di cinq heures pour avoir ffc l'uau bénite, etc.


346 CHAPITRE XXII.

ment tracés et n'ont guère changé depuis. Nous les retroo- yeroDs dans Molière tels que la farce les a dépeints ; c'^t d'abord la Jeune Femme capricieuse, coquette, Tolontaire, aimant le plaisir et les beaux habits.; la Belle-Mère acariâtre, impérieuse, gourmandant son gendre et imposant silence à son mari ; le Gendre, grand et flegmatique Dandin, dont on accuse la froideur et l'indifférence; le Père, bonhomme ré- signé, conciliant, prêchant la paix à tous, sans être écouté de personne. Auprès d'eux, commence à paraître le Valet, lourd et grossier plaisant, qui se contente pour le moment de désespérer son mattre par ses quiproquos et ses bévues S en attendant qu'il l'aide de son génie et de ses intrigues ; enfin, la Chambrière, rôle prédestiné, qui doit faire fortune aa théâtre. Elle n'est encore que la grosse fille éveillée, sen- suelle et bavarde, qui partage les faveurs de son maître et les confidences de sa maîtresse ; plus tard, elle deviendra la soubrette au nez retroussé, à l'œil fripon, à la repartie vive et mordante, la providence des amoureux en peine, Tépoa- vantail des pères despotes et des maris benêts. Où est-elle aujourd'hui, cette aimable et folle rieuse, cette vive com- pagne des Sganarelle, des Valère, des Cliton et des Figaro? Où sont Dorine, Toinette, et, la dernière de toutes, Suzanne?

Mais où sont les neiges d*antan ?

Les vieilles plaisanteries dont on s'amuse encore dans les campagnes, au jour des noces, donnèrent lieu de bonne heure à un certain nombre de farces sur les nouveaux ma- riés. Chose curieuse! il n'est point de pays où la femme ait obtenu plus d'influence lé^time dans le ménage, et il n'en est point où son pouvoir ait été plus souvent tourné en ridi- cule. Chacun, en France, s'est réservé durant des siècles le droit d'obéir en riant, les maris à leurs femmes, les ap- prentis à leurs maîtres, et le peuple à ses rois. De là ces jeux de mots traditionnels, ces médisances séculaires dont on

s'égaye de père en fils. Jenin Landore arrive du paradis où

i. Voy. la farce du Goutteux, Ane, théât, franc. Éd. VioUet<le-Duc, t. IL


FARCE OU COMÉDIE BOURGEOISE. 347

l a trouvé une Science nouvelle et merveilleuse, celle d'em- ►êcher les femmes de parler. Il en rapporte aussi quelques- ines <}e ces maximes de philosophie toIéi:aDte, par lesquelles e consolait d'avance l'amour-propre de Sosie ;

Ma foy, ma femme, un homme sage îie s procès ou^ pour les autres ou pour lui-même. U avait plaidé contre la ville, plaidé contre les officiers du roi, plaidé contre le pape, et, comme Beaumar- chais, peu satisfait de ses juges, il les mit en scène pour se venger d'eux. Le plaidoyer d'entre la Simple et la Rusée est une farce assez médiocre, dépourvue d'invention, d'intrigue et de mouvement : il n'y a guère de comique que le nom et le choix des personnages. C'est d'abord le juge maître Jehan VEstoffé, un ancêtre de Brid'Oison, gras et lourd ma- gistrat, qui s'endort pendant les discours des avocats, mais n'oublie jamais l'heure du dtner ni les épices :

Mais il faat payer les espices, Ce sont les droictz de noz offices.

Il a pour assesseurs maître Pierre Happart, maître Oudart de Main Garnie, maître Guillaume l'Abatteur, maître Jac-


356 GHAPITRB XXII.

ques l'AfTectié, gens recommaQdables, comme rindiqac lear nqm. Puis viennent les avocats, mettre Simon, l'ora- teur du bon droit, bavard ditîus, qui reprend haleine es répétant à tout propos : Or çà, or çà. Mattre Olivier de Près Prenant^ le défenseur delà Rusée, ergoteur infatigable, qui épuise toutes les ressources de Tappel, du défaut et de Tenquète, pour entraver le jugement.

La question en litige est assez mesquine, et peu digne d'occuper un juge aussi grave que maître Jean TEstoffé. C'est un de ces vieux procès de cœur, dont la solution reve- nait de droit aux cours d'Amour. Deux belles se disputent on jeune mignon leste, gentil, pimpant et libéral.

Cest mmy estoit un g fricquet.


Hardy, vaillant, loyal, secret. Quant il trduvoit de nuyt le guet, Me failloit à frapper ou batre; Tousjours en tuoit six ou sept, ■ Posé qu'ils ne fussent que quatre.


Ia Simple le possédait de prime abord par franche pt pare affection. La Rusée, par artifice, a tenté de le lui enlever. Cette Simplp, qu'il faut bien se garder de prendre pour une ingénue, est une aimable provinciale, sans doute une de ces Rémoises chantées plus tard par lu Fontajne. L^ Rusée ne peut être que de Paris :

Grosse courte, bien entassée,


Le bec ouvert, Vœi\ entaillé, Pour bien cbasser à la pipée.


Ce délicat procès, qui rappelle de loin le débat de Marce- line et de Susanne, dans le Mariage de Figaro ^ remplît à lui seul toute la pièce, et n'occupe pas moins de deux séan- ces, qui forment deux actes séparés. Le premier est consa- cré aux plaidoiries des avocats ; le second an ^.'^pport dn greffier Chasse-Marée, et à l'audition des témoins. Ici encore, nous voyons défiler de nouveaux personnages grotesque- taenl affublés comme dans une mascarade; l'homme d*a^


FARCE OU QOMÉDÎB BOURGEOISE. 357

mes, chevalier du pavé, vagabond pillard et libertin; ta ûile de Joie,

Dame Florence l'escornée A longue escbine. . . . •

le prêtre Vert galant, ^

Maître Bidault de Culiebutte, Tabbesse mondaine,

Demy-saige et demy-bigotte, , le receyeur du fisc,

Malstre BAatbieu de Hoche-prune» Grant cousin de Happe-la-lune.

Malgré les noms peu rassurants des juges et des témoins, le bon droit l'emporte. Tous ces coquias se couduiseut en fort honnêtes gens, et donDent gain de cause à la Simple contre la Rusée. Cette lourde parodie du Palais semble bien faible à côlé d'une autre farce du même genre, chef-d'œu- vre de notre vieux théâtre, que Molière lui-même n'a pu faire oublier; nous voulons parler demattre Patelin.

Mafttre Patelin «.

La classe des légistes, peu nombreuse d'abord, s'était ra- pidemeat accrue par l'appât de Tintluence et de l'argent. Au xv« siècle, les avocats pullulaient déjà comme les chanteurs au xnl^ Les causes ne leur suffisaient plus. Le Palais eut donc à son tour ses aventuriers, pauvres hères affamés, véri- tables condottieri de la chicane à la recherche d'un prpcès et d'un habit. Telle est l'histoire de maître Patelin.

Quel est l'auteur, le berceau, la date de cette créa-

■s

!, Ifous adoptons l'orthographe suivie par M. Géuiu, qui fait Tenir ce mot de PtUtè et supprime Th.


358 CHAPITRE XXII.

tioDÎ Nul ne le sait au juste. Vingt fois -le pro- blème a été posé, discuté, et jamais résolu Chose ^ rieuse I cette bonne fortune de l'esprit français, ce petit chef- d'œuvre qui eût suffi pour illustrer éternellement son auteur est resté anonyme, quand tant d'autres écrivains ont à subir le poids d'une accablante paternité. Tout récemment encore, les critiques les plus ingénieux, les mieux armés de preuves, MM. Génin, Magnin, Littré, ont engagé sur ce point, dans le Journal des SavanUy une profonde discussion, au terme de laquelle «chacun a gardé son opinion. Les uns attribuent ce poème à Pierre Blanchet, les autres à Antoine de La Salle; ceux-ci en font honneur aux clercs de la Basoche, ceux-ià aux Enfants sans soucy. La Normandie et llle-de-France se disputent la gloire de l'avoir vu naître. Quant à la date, elle flotte indécise entre le règne de Jean le Bon et celui de Louis XI. Pour notre part, nous croyons que M. Villemain,saDs se donner beaucoup de peine, sans remuer beaucoup de tex- tes, a su trouYer ou ^plutôt deviner le véritable auteur. Quel est-il donc? Personne, ou plutôt tout le monde. Patelin sem- ble avoir eu la même destinée que Renart. Une fois laacé dans la vie, ce personnage hâbleur et amusant y a fait for- tune. Il s'est enrichi, sur la route, de l'esprit de tous les pas- sants. On ne prête qu'aux riches, dit le proverbe : voilà pour- quoi, sans doute, il a fait si bonne provision de joyeux traits et de malins tours. A vingt ans de distance, ses premiers pères ne Teussent peut-être pas reconnu, tant ils Tauraienl trouvé grandi, façonné, embelli. Les titres mêmes des diffé- rentes éditions de Patelin semblent indiquer une série de transformations. L'auteur de la Bibliothèque du théâtre fran- çais nous en a conservé la liste ^. H est probable que cette farce très-ancienne a été plusieurs fois reprise et retouchée dans le cours du moyen âge. Pierre Blanchet, l'un des au- teurs présumés, lui aura peut-être fait subir,^ vers la fin du xv« siècle, un travail de rénovation comparable à celui

1. Mailre Pierre Pathelin à cinq peraonDa^^es. Le nouveau Pathelin a trw» çeraennages. Le testament ffe Pathelin à quatre perioniiages. Maître Pierre ztneitn et son * argon à cinq peraonaagea.


FARCE OU COMÉDIE BOURGEOISE. 359

qu'exécutèrent deux siècles et demi plus tard Brueys et Pa- laprat/JLa légende de Patelin, dans son entier, forme une espèce de trilogie ; elle se divise naturellement en trois par- ties, nous dirions volontiers en trois branches distinctes. La première contient l'histoire de Patelin qui, n'ayant point d'argent, se procure un fiabit aux dépens de son voisia Guillaume Joceaulme: boa tour imité deRenart, volant trois jambons à Ysengrin, et renouvelé plus tard par Villon, quand il escroqua le panier du marchand de poisson, laissant sa dupe aux prises avec le pénitencier de Notre-Dame :

C*estoit Im mère nourricière De ceulx qui iravoyent point d'argent, A tromper devant et derrière Estoit ung homme diligent ^.

Comme Renart, l'avocat besoigneux est réduit à inventer chaque matin quelque expédient pour subsister. Personnage à la mine grave, sèche, fûtée, il a tous les talents nécessai- res pour réussir dans un monde de benêts et de fripons : nez fin, œil pénétrant, main vive, jambe leste, parole mielleuse, esprit fécond, probité peu sévère. Pourtant il est resté pau- vre : grâce à son habit râpé, il voit tout le monde, sa femme elle-même, l'avide et rusée Guillemette, douter de son talent :

Maintenant chascun vous appelle Partout advocat dessoubz i'orme*,

m

Piqué au vif, Patelin jure qu'il aura le soir même un habit, et sa femme, qui n'en croit rien, une robe neuve. Il s'en vient rôder tout doucement, en se frottant les mains, autour de la boutique de son voisin le drapier : la porte est ouverte; il entre enveloppé de rondeur et de bonhomie, faisant gros dos, patte de velours, et s'enquérant de la santé' de toute la maison.

Ce patelinage lui réussit. La grosse Ggure béate du riche et vaniteux drapier s'épanouit d'aise, quand l'astucieux eau-

1 . Villon, Repues franches.

2. lauccupé.... Attendez moi sous l'onne.


360 CHAPITRE XXII.

seur prétend retroufer en lai la majesté bourgeoise deaoa père, feu M. Gailiaume Joceaulme :

Qa*e8toit-ce ung boa outrchant et sage I

elles charmes défunls de sa taate, la bonne Laurence, une beauté du temps jadis, qui était

Et grande, et drdte, et gracieuse.

Tout eo devisant de la sorte, le compère laisse errer négli- gemment sa main sur une pièce de drap à sa portée :

Que ce drap icy est bien faict ! Qu*est-il souef, doulx et traitis^.

Mais il n'est pas venu pour acheter ; il a mis de côté^ quatre- vingts écus destinés au remboursement d'une rente ; car il fait des économies. Pourtant, la couleur du drap lui plall; il a besoin d'un habit, sa femme d'une robe. Encore un peu, et il ûuirait par laisser au drapier vingt ou trente de ses beaux écus serrés à la maison. Le marché s'engage. Patelifl débat le prix comme un homme qui compte bien payer. Avec une loyauté digne des anciens jours, il commence par donner le denier à Dieu :

Vecy ung denier : ne faisons Rien qui soit où Dieu ne se nomme.

II n'y manque que le signe de croix. Enfin, le drap mesuré et plié a passé sous le bras de Tavocat, malgré les offres et les protestations défiantes de M. Guillaume, qui voudrait al- ler lui-même porter la marchandise, et recevoir l'argent. Patelin ne souffrira pas qu'il se dérange ; il l'engage à venir le soir même chercher son dû et manger en bon voisin une oie grasse, que sa femme doit mettre à la broche. Bientôt il rentre triomphant à la maison, en riant de la crédulité du marchand, qu'il se promet de ne pas payer. Le drapier, no.v

  • Couple.


FAUGE OU COMÉDIE BOURGEOISE. 361

moios fripoO) s'applaudit d'avoir vead|i pour Yîogt quatre sous du drap qui n*en vaut pas vingt. Aussi a-t-il hâte de tenir cet argent mal acquis.

Il frappe à la porte de l'avocat, et croit déjà flairer l'odeur de l'oie grasse, dont il ya se délecter. Au lieu delà table mise, il trouve Guillemette baignée de larmes^ près du lit où son mari est cloué, dit-elle, depuis onze semaines. Le marchand tombe de son haut, et proteste que Patelin sort de chez lui, qu'il vient de lui acheter du drap, qu'il l'a invité à dîner. Guillemette continue à se désoler, puis se fâche et s'emporte à mesure que le drapier élève la voix en réclamant son argent : elle lui crie àtUe-tête de ne pas parler si haut, et lui demande s'il n'a pas honte à son âge de venir ainsi fiagomer et rigoler dans la maison d'un pauvre malade. A bout de larmes, de supplications et de menaces, la commère joue la pudeur alarmée : elle représente à M. Guillaume que sa visite pro- longée peut la compromettre, la perdre de réputation.

' Moult de gens pourroient gloser, Que vous venez pour moy céans.

Le tenace drapier^plus occupé des charmes de sa marchan* dise que de ceux de dame Guillemette» répond qu'il n'a pas le temps de songer à de semblables bagatelles. Pourtant il commence à lâcher prise. Patelin, qui s'amusait tout bas de cette scène, vient en aide aux larmes de sa femme ; il feint d'avoir la fièvre chaude, et bat si bien la campagne dans tous les patois, normand, picard, champenois, provençal et même turc, que le pauvre M. Guillaume étourdi et déconte- nancé se retire en présentant ses excuses à Guillemette.

Pardonnez -moy, car je vous jure Que je cuydoie*, par ceste ame, Qu'il eust en mon drap. Adieu, dame. -• Pour Dieu qu'il me soit pardonné 1

La ruse triomphe, le marchand est évincé, l'avocat garde son habit.* Ici s'arrête le premier exploit de Patelin.

1, Croyaii.


36-2 CHAPITRE XXII.

Au second acte, il a enfin trouvé ua clleot, c'est Agoelet, Je berger de l'infortuné M. Guillaume. Le marchand, voleur dans son commerce, est volé à son tour de tous côtés. H a pris à son service un jeune rustre, un idiot en apparence, qu'il ne paye pas, qu*ii nourrit mal, naais qui se dédommage en tuant et en mangeant ses moutons, morts, dit-il, de k clavelée. Surpris en flagrant délit, Agnelet est traduit devaoi le juge. Ce lourdaud est au fond un maître fripon: tout eo jurant d'un air sournois parson doux maître^ tout en protes- tant qu'il n'entend rien à ces procès et à ces ajotameriesy il a cependant l'esprit d'aller frapper à la porte de Paleiio. La scène de la consultation entre l'avocat et son client est dd chef-d'œuvre d'observation et de vrai comique. Le rostre, défiant et avisé, demande en clignant de l'œil s'il doit tout dire à son défenseur:

Diray-Je tout? £t Patelin de répondre d'un ton sentencieux et protecteur:

Dea seurementl A son conseil doit-on tout dire.

Agnelet avoue donc qu'il a bien et dûment volé son maître, qu'il a été pris par lui sur le fait, qu'il lui est impossible de le nier. Sa cause est des plus mauvaises; mais les avocats sont si habiles, et puis il payera si largement son défenseur en beaux écus à la couronne, que M. Guillaume pourrait bien avoir tort, tout en ayant cent fois raison :

Je Bçay bien qu*il a bonne cause : Mais vous trouverez bien tel clause, Si voulez, qu'il l'aura mauvaise

Patelin n'en doute pas non plus, pourvu qu'on le paye:

Donc auras-tu ta cause bonne, Et fust-elle la moitié pire. Tant mieulx vault !

A la bonne heure 1 voilà qui est parler en homme du (nétier.


FARCE OU COMÉDIE BOURGEOISE. 363

De nos jours, les avocats embarrassés plaident la^ folie. Pa- telin est l'inventeur d'un cas voisin, il plaidera l'idiotisme. Il conseille donc à son client d'aller seul deyant le juge, et de répondre à toutes les questions par le cri de bée, ■ en imitant ses moutons. Lui-même se rend de son c6té à l'au- dience, sans avoir l'air d'y être appelé; là, ému -de pitié, il s'offre comme avocat bénévole du pauvre idiot qui ne peut se déi'eodre. Le juge lui représente qu'Agnelet est un maigre client, de peu d'ocgu^^ Mais qu'importe ? Patelin sait que le patronage des malheureux est un privilège de son état; il plaidera pour l'amour de Dieu :

Aussi n*en veul-je rien mvoir. Pour Dieu soiti

Cependant M. Guillaume Joceaulme est arrivé tout rouge, tout furieux du double vol dont il vient d'être victime. La vue de Patelin, qu'il croyait mort et qui se cache avec son mouchoir la moitié du visage, sous prétexte de fluxion, achève de l'exaspérer. L'histoire des moutons et celle des six aunes de drap se mêlent, s'embrouillent, s'entortillent dans sa tête d'une façon si grotesque etsi confuse, que le juge sue, souffle, n'y voit goutte, et s'écrie plein de colère :

Sommes-nous becjaunes t

Ou cornards ?• • • •


Qu*estcecy? Vous entrelardez

Puis d'ung, puis d*aultre; somme toute,

Par le sang bieu, je n'y vois goûte.

Il brouille de drap et babille

Puis de brebis, au coup la quille I

Mais il a beau lui répéter :

Suz revenons à ces moutons!

le malheureux drapier s'enfonce et s'embarrasse de plus en plus dans un interminable coq-à-l'àne. Enfin, sur les conclu- sions de Patelin, le juge, pressé d'en finir, déboule Guillaume

i. Nom donné aux apprentis clercs.


364 CaAPlTflS XXIl.

de sa plainte en le taxant de folie, et reoYoîe Agnelet absoi» comme an pauvre idiot innocent. Le procès est gagoé: l'heure de la reconnaissancei des beaux écus à la coamae est Tenue. Patelin croit déjà les tenir. D'iine TOix douce et caressante, il appelle à lui son cher Agnelet. Mais le rustres^ souvient de la leçon qu'il a reçue, et paye son défeaseorik la même monnaie que le juge, en lui répondant 6ée. Miy^ cat s'emporte: tous ses reproches, ses cris, ses menaces r son éloquence Viennent échouer devant l'imperturhableè^ du berger fripon. Patelin est obligé d'avouer qu'il a, trouvé m maître :

Par sainct Jiehan ta as raison. Les oisons mainent les oes paistre ! Or cuydoy je estre sur tous maistre Des trompeurs d'icy et d*aillears.


£t ung bergier des champs me passe I


Ce dernier vers contient la morale de toute la pièce. Au mi- lieu de ce monde d'escrocs et de dupes, les temps sont de- venus durs même pour les habiles, les oisons mènent les oies paître, les clercs se laissent prendre par les ignorants, les avocals par les rustres, les sages parles fous, comme Louise' à Péronne :

Car c'est double plaisir de tromper le trompeur.

Ces deux actes forment l'ancienne et primitive farce de Patelin. Le texte, tel qu'il nous est parvenu, est de la même main. Tout y révèle un observateur profond et ingénieux, un écrivain habile à lancer le trait, à nouer le dialogue, et vrai- ment doué du génie comique. Molière seul Ta surpassé : Re- gnardet Beaumarchais n'ont pas fait mieux. Le TestametAk Patelirif œuvre postérieure, est loin de mériter les mêmes éloges. Pourtant cette pièce vaut encore la peine d'être éla- diée à litre d'appendice ou de conclusion. Au terme de celle vie d'expédients et de friponneries, Patelin est devenu un grave magistrat, comme Renartest devenu pape. 11 napos


FARCE OU COMÉDIE BOURGEOISE. 365

gagné non plus à cette métamorphose. En échangeant sa robe trouée d'avocat contre Ja robe fourrée du juge, U a perdu la moitié de sa verve et de sa gaieté. Comme Renart et Figaro, à la un de leur carrière, il s'est fait pesant» radoteur et chagrin par ennui ou par devoir de position. Malgré tout^ sa popularité durera longtemps encore : il restera sur la scène le héros connu et préféré du public; il survivra aux pé- rilleuses épreuves des remaniements et des résurrections. Rabelais lui empruntera une partie de ses locutions, de ses proverbes et de ses bons tours. Son nom rappellera un type désormais ineffaçable, et, grâce à lui, là langue s'enrichira de deux mots nouveaux et expressifs, patelinage et pateHner, Après ce chef-d'œuvre de la farce bourgeoise, que peut-on citer dans le même genre 7 II fautarriver à la farce politique : encore n'a-t-elle rien produit de comparable, à beaucoup près*


CHAPITRE XXm


COMÉDIE POLITIQUE

Son antiquité. — Les États de 1484. — L* Ancien Monde. — I.e Non- ▼eau Monde. — Pierre Gringore : Aristophane à Paris. — Le Je: du Prince des Sots.


Malgré sa longue enfance, le théâtre s'était emparé àehoBK heure des questions politiques ou religieuses, qui agitaieot la société. Dès le commencement du xin* siècle, un troulu- dour, Anselme Faydit, é(fri vait et faisait représenter à la coor de Boniface, marquis de Montferrat, ami du comte Raymond et fauteur des Albigeois, un drame satirique intitulé i'Héré- sie des Pères^. Adam de La Halle lui-même, dans leJeudek Feuillée, tout en gourmandant les bourgeois et boui^^es d'Arras, se permettait de critiquer une bulle récente du pape Alexandre IV: son compatriote Jean lk>del méialt au mir^ \ de saint Nicolas de nombreuses allusions au désastre deU Massoure. Quelques années plus tard, le Jeu et complaink et Pierre de la Broee ' était une espèce de satire dramatique, écrite à Tinstigation de la noblesse contre ce barbier deveoa ministre et favori intime de Philippe III. Sous le règne sol- vant, au milieu des querelles avec le Saint-Siège, tandis que les clercs de la Basoche et les écoliers de l'Université coodai- saient à travers les rues de Paris la procession du Reoart, un rimeur provençal, Luco de Grimauld, composait plusieurs comédies où le pape et René d'Anjou étaient vivement alti-

I . Hittùire du théâtre français, par les frères Parfaict, 1. 1. %. Publié par AchiUe Jubinal ; tibrairie Techner, 1835.


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[ués. L'absence à peu près complète de documents sur ces premières ébauches de comédie politique nous condamne à le simples conjectures, pour toute la durée du xiv* siècle et a première moitié du xv*. On n'a conservé aucun de ces dra- nes armagnacs et bourguignons, empreints de toutes les passions du temps : calomnies en action, qui avaient tour à our pour dénoûment l'assassinat de Louis d'Orléaus et de lean sans Peur. Ils ressemblaient sans doute à ces farces fu-f rieuses que huguenots et catholiques échangeaient un siècle 3t denli plus tard, comme autant de coups de pistolet, entre les journées de Dreux et de Montcontour : chaque parti in- juriait et déshonorait le parti contraire, en attendant qu'il pût TinlmolerrL'histoire des lettres n'a pas beaucoup à re- gretter la perte de ces œuvres, oùlacolère tenait plus de place que l'esprit.

Le théâtre, redevenu plus calme sous Charles YII, trouva dans Louis XI un protecteur» Par reconnaissance, et aussi par crainte, il dut s'imposer une prudente réserve à l'endroit des matières politiques, surtout à mesure que le roi vieillis- sait. Son audace se réveilla au milieu des troubles de la mi- norité. Les États de 4484 venaient de s'ouvrir : les trois or- dres, écrasés sous la main du vieux despote, arrivaient avec leurs cahiers pleins de griefs et de doléances. Le seigneur de La Roche, député de Bourgogne, ne fut pas le seul à faire entendre quelques-unes de ces hardies vérités, qui réjouis- saient plus tard le cœur de Mézerai. Le tiers état n'avait guère d'autre droit que de se plaindre : il en usa largement, pour accuser non plus seulement le pouvoir royal, mais les ordres privilégiés, le clergé et la noblesse, qui lui laissaient porter le faix des impôts, et payer en outre les frais de leurs rivalités, de leurs complots et de leurs prétendues ligues du bien public. Le théâtre se fit Técho de ces récriminations ; animé d'un esprit bourgeois et libéral, il prit la défense du pauvre Commun, Peut-être faut-il rapporter à cette épo- que, ou du moins aux souvenirs qu'elle avait laissés, une farce politique dont les trois principaux personnages sont Église, Noblesse et Povreté, Les deux premières, grandes da-


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mes fort glorieuses et fort entêtées d« leurs privilèges, s'a- noncent magoifiqaemeat :

ÉGLISE.

C'est moy, c'est moy qui sais la mère Église, C'est moy, c'est moy qui fais seule à ma gaise«  Je sauve et damne à mon intencion.

NOBLESSE .

C'est moy qui suis Noblesse la grant dame.

Qui n'ay jamais soucy ne crainte d'âme.

Soit bien, soit mal, comme il mepUistest faict^. *

Povreté arrive à son tour, maigre, sèche, paie, mal vêloe, répétant d'un air piteux et d'une voix dolente :

C'est moy qui suis Povreté simple et fresle, C'est moy en qui famine, deuil, se mesle, Soucy, travail et désolacion.

La pièce, dépourvue d'intrigue comme la plupapt des mo- ralités, n'est que le développement dramatique de celle vieille maxime d'Horace renouvelée depuis par La Fon- taine :

Quidquid délirant regeSy plectuntur Achivi :

Hélas I on voit que de tout temps

Les petits ont pâti des sottises des grands.

Église et Noblesse ont sali leur linge et veulent le meltrei la lessive. Elles ont fait choix de Povreté pour le laver: celle-ci accepte, car elle a besoin de gagner sa vie en in- vaillant. Il lui faut suer à la peine, tant le linge est couvert des taches de simonie, de luxure, d'avarice, de lâcheté, de trahison, etc. Enfin, elle frotte et frotte si bien qu'elle le nettoie ou à peu près, l'étend, le fait sécher au soleil elle rapporte sur son dos. L'ouvrage achevé, la bonne servante réclame son salaire ; mais on l'accueille en . se moquant d'elle. Église la toise d'un air superbe :

Tu es trop povre crocheteur Pour porter quelque béiiéiicc.

' Génin. Préface de Maître Patelin,


COMÉDIE POLITIQUE. ^ 3«9

Alors, toute confuse, elle se retourne vers Noblesse et lui crie à mains jointes :

Ayez pitié de Povreté.

Mais Noblesse invoque l'antiquité de la coutume, ce précieux fondement de tous les abus :

Puisque tousjours as povre esté, De nous deux porteras le faix.

Et les deux grandes dames s'en vont riant et chantant, comme don Juan quand il a congédié M. Dimanche. Fo' vreté reste seule en proie à ses tristes réflexions. A quoi rêvait-ellc alors? Nul ne s'en doutait; elle-même l'ignorait peut-^tre : trois siècles plus tard, après y avoir bien pensé, elle le savait.

De pareils divertissements pouvaient mener loin les acteurs et le public. A peine tolérables au sein d'une démocratie, il fallait les embarras d'une minorité ou la bonhomie po- litique d'un Louis Xll pour les rendre un instant possibles en face de la royauté. Un mot imprudent avait excité la colère de Charles VIU, et fait suspendre les représenta- tions de la Basoche. A l'avènement du nouveau roi, les clercs relevèrent triomphalement leurs tréteaux. Une des meilleu- res soties politiques qui nous soient restées signala cette résurrection. Elle a pour titre le Vieux Monde. On connaît la piquante allégorie sous laquelle Aristophane a personnifié le peuple athénien dans la comédie des Chevaliers, le type de ce Démos, vieillard grondeur et un peu sourd, vain, sensuel, crédule, bon homme au fond, mené et volé par ses esclaves. Le Monde est fait à son image : lui aussi est un vieillard dé- crépit, ennuyé, qui tousse, crache, bâille et s'écrie en ho- chant la tête :

C'est grant pitié que de ce povre monde ^ I

Abus arrive et lui conseille de prendre du repos : il s'api- toie sur ses fatigues et le cajole d'une voix qui rappelle

1 Histoire du théâtre français par le» d'ères Parfaict, t. XI.

24 ^


370 CHAPITRE XXIII.

Cléon disant à Démos : « Va au bain, prends un morceau, mange, bois et reçois les trois oboles. » Après quelque ré- sistance, le bonhomme Monde se laisse faire» se couche et s'endort. Abus s'est chargé de tout conduire pendant m sommeil. Il profite du moment pour appeler à lui la bande des Sots, ses amis. Le premier qui accourt est Sot Pissoht, habillé en homme d'Église S l'œil allumé^ le teint vermeil, chantant ce vieux refrain connu de tous :

Youle, YOOle, Toale, youle : Vole, vole, vole, vole.

Abus lui donne bientôt pour compagnon Sot Gloi^teux, fan- faron bruyant, vêtu en gendarme, qui s'annonce en criaot d'un air comiquement terrible :

A Tassault, à l'assault, à Tassault, à l'assaoltl A cheval, sus en point, en armes 1

Puis Sot Corrompu, au nez fin, à la démarche discrète soos sa robe de procureur; Sot Trompeur ^ avec sa grosse face béate et sournoise de marchand; Sot Ignorant^ grand niais qui va chantant sans comprendre :

Et Dieu la gard', la vart, la bergerette. Et Dieu la gard. .. ra ta ta hou.

Enfin Sotte Folîe^ enragée brouillonne, qui persuade aiu autres sots de tondre le vieux Monde endormi. L'avis est adopté ; mais le bonhomme tondu semble si laid, qu'on le chasse honteusement. L'assemblée des Sots convient de "bâ- tir un autre monde : chacun donne son opinion; mais là oo ne s'entend guère mieux qu'aux séances des États généraux* « De quelle qualité le voulez-vous? s'écrie Abus, ne sachant auquel entendre.

1 . Cette satire ne s'adressait qu'aux membres corrotnptis du clergé. U ii*e&- trait dans la pensée ni des acteurs ni du 'public, d'attaquer l'Église eite-méme, pas plus que Molière ne songeait à diffamer la noblesse en représentant un dus Juan athée et un Dorante fripon. Le clergé subissait la loi commune et ne s'en fâchait point. Durant tout le moyen âu'e, nous avons tu que les moines et les abbés ne se gênaient pas pour médire «le leurs confrères. Cette liberté disi arnt fcvcc la Réforme ; le rire alors cessa d'être innocent et devlul suspect d'hérésie


COMÉDIE POLITIQUE. 371

SOT DISSOLU.


Ghault




SOT GLORIEULX.


Froit.




SOT COREOMPU.


Seo.




SOT TROMPEUR.


Humide.




SOT IGNORANT.


Pluvieulx.




SOTTB FOLLE.


A tous Yens,


tousioors variable, a


Après ces longs préambules, Abus propose de lui donner pour fondement Confusion : lui-même dirigera les ^travaux à titre d'architecte ; chaque sot fournira son pilier à l'édi- fice. Sot Dissolu commence le sien : quelle base va-t-on lui donner? Chasteté^ dit Sot Glorieux; mais Sotte Folle fait ob- server :

Que Chasteté et gens d'Église» Ne se cognoissent nullement.

Accusation étrange, que la liberté du théâtre et les mœurs du temps peuvent seules expliquer. N'oublions pas qu'à la même époque, Georges d*Amboise était obligé d'assiéger avec une armée le couvent des Jacobins qui, après avoir chassé et battu les commissaires du Légat, refusaient de rentrer dans la règle. Les écoliers de l'Université étaient venusieur prêter main forte, en faveur du droit d'asile qu'ils accor- daient aux clercs, aux dames et au bon vin. Dét)oh'on, Orai' son. Humilité^ sont rejetées tour à tour comme pièces de re** but, et le pilier se trouve ainsi composé :

Ypocrisie, ribaudiseï Apostacie, lubricité» • Symonie, irrégularité.

t^uis vient le tour de Sot Glorieuï : Noblesse s'a pu trouver place dans son pilier; on y substitue a ung gros ironson de Las- cheténouvellementarrivé de Sens.'— Comment donc! demande SotGlorieulx, je croyais qu'elle ne venait que de Naples. » Allu-


372 CHAPITRE XXIII.

sioo évidente aux événements de la dernière guerre. Libéraiik n'est pas mieux reçue, et se trouve remplacée par Avance:

libéralité interdicte

Est aux nobles par avaricé^.

Le Chief mesme y est propice.

Ces Ters désignaient clairement le roi ; il ne s^a Tâcha pas, sachant bien que le peuple lui saurait gré de cette écoDo- mie, dont murmuraient quelques courtisans; ii souffrit même qu'on le mit personnellement en scène sous les Inits d'un vieillard malade, la tète enveloppée et les pieds dans ses pantoufles^ avalant del'or potable.

Chaque sot construit ainsi son pilier avec les vices de son état. Sot Corrompu ne peut s'accommoder de Justice ;oau chercher Corruption^ qui loge au Palais, dans la grande salle, avec les chaperons fourrés. Sot Trompeur entasse l'un sur l'autre Usure, Larcin et Fausse-Mesure. CependaotSol Ignorant, c'est-à-dire le Peuple, s'impatiente et se p'a'"' qu'on l'oublie. On lui propose InnocencSy Simpîicilé, Ohéa- sance; mais il n'en veut point, et préfère Murmure, Fureuf et Rébellion, Quand tous ces piliers sont debout, on placi! dessus une grosse boule, qui représente le Monde Nomati- Alors un débat s'engage entre les sots pour savoir qui possé- dera la main de Sotte Folle. Dans leur empressemeat,!': | culbutent le frêle édifice qu'ils viennent d'élever. Abus, fu- rieux, les renvoie tous dans le sein de leur mère, Con^ton. Le théâtre est jonché de débris. Alors le Vieux Monde repa- raît. Debout sur les ruines de ce Monde nouveau, qui pré tendait le remplacer^ il déplore l'imprudenee des jeiiaes sots rentrés sitôt dans le néant, et engage les assistants i profiter de leur exemple. La pièce se termine de la façooi' plus édifiante : l'auteur 'demande pardon au public des traits un peu vifs qui ont pu lui échapper, et témoigne de sesbo& nés intentions en souhaitant à tous le Paradis :

A Dieu, qui vous doint Paradis 1 Deo gratiaa.


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Cette moralité, malgré les hardiesses dont elle était semée, contenait au fond une pensée conservatrice et toute favo- rable à, la royauté. Elle enseignait en riant, avec la haine des abus, l'amour de l'ordre, de la paix, et surtout l'hor- reur de Confusion. La chute de ce monde improvisé par les sots était-elle une condamnation des chimères et des pro- messes trompeuses, auxquelles s'était laissé prendre tant de fois l'opinion publique? Était-ce une parodie de ces États généraux toujours assemblés à grand bruit, pour bâtir des châteaux de cartes? Fallait- il y voir au contraire une cen- sure indirecte de certaines réformes introduites par le roi dans les finances, la justice, l'Église et l'Université 7 II est difficile de le décider. La farce émancipée, dans l'efierves- cence de la joie et de la liberté, touchait un peu à tout, frap- pant de droite et de gauche sur les abus et sur les réformes, sur le peuple et sur le roi, et laissant à chacun le droit de rire aux dépens de son voisin. Ce fut le parti que prit Louis XII : il rit de bon cœur, malgré les observations de quelques esprits chagrins. Feu de temps après, il octroya à Gillarot d'Asnières, Empereur de Galilée, un don de quinze livres tournois comme témoignage de sa bienveillance en- vers le théâtre. Lui, qui accueillait si mal les remontrances du Parlement et de rUoiversité> il écoutait volontiers celles de la Basoche. L'opposition lui déplaisait chez de graves docteurs, de sages conseillers à longue barbe, qui devaient peser toutes leurs paroles : elle Tam usait et l'instruisait dans ia bouche de ces jeunes étourdis, dont les malices étaient sans conséquence. Un jour pourtant sa bonne humeur se assa : il s'agissait de sa femme. « Diable m'emporte I avait-il lit en parlant des clercs, qu'ils disent de moi ce qu'ils vou- Iront, mais qu'ils respectent les dames I » Louis XII ne s'in- fuiétait guère alors de cette pauvre Jeanne aussi bonne que contrefaite, qu'il avait répudiée si vite à la mort de Char- es Yni * ; il songeait à sa nouvelle épouse, Anne de Bretagne, lont il raffolait, et dont la France n'était pas aussi éprise

i. Voy. l'intéressaute histoire de Louis XII par M. P. Lacroix (Bibliophile ftcob).


374 CHAPITRE XXIII.

que son roi. Dans une entrée solennelle qu'elle fit à Paris, l'an 1504, Anne put se convaincre qu'elle n'était pas aimée. Après le froid accueil de la foule, il lui fallut subir une re- présentation de la Basoche, où elle yit figurer son enDemi mortel, Pierre de Rohan, maréchal de Gié, alors en prison. Un de ces effrontés moqueurs osa même raconter l'histoire j d'un Maréchal qiti avait voulu ferrer un Ane^ et en avait reçu I un si grand coup de pied^ qu*il s était vu jeter hors de la Cour. (.'allusion était sanglante, et, qui pis est^ spirituelle. Le rouge monta au visage de la reine : la cour se tut, embar- rassée ; les poètes gagés, abbés, valets de chambre et chro- niqueurs, cherchèrent, pour riposter, une épigramme qu'ils ne trouvèrent point. Louis XII, exaspéré de l'outrage fait i sa dame, fit arrêter et fouetter quelques-uns de ces maudits îanguards. Mais sa colère passa.

De uouvelles complications au dehors hâtèrent la récoa- ciliatiou du roi et de la Basoche. Au milieu des imbroglios de la politique italienne, Louis XII avait fait preuve d'une honorable incapacité. Attiré dans un piège par Ferdinand d'Aragon, il avait perdu le royaume de Naples plus vite qu'il ne l'avait conquis; indignement trompé par son bon ami le cardinal Ascanio Sforza, il avait dépensé cent mille ducats pour faire nommer un pape italien, en croyant assurer l'élection de Qeorges d'Amboise. Alexandre YI avait eu pour successeurs d'abord Pie III, puis Jules II, le plus remuant des politiques et le plus batailleur des souverains. La France s'était vue jouée dans les conseils de la diplomatie et dans le conclave des cardinaux : les BnfanSs sans soucy entreprirent de la venger, elle et son roi, de tant de mécomptes. Un vieux levain de discorde existait entre les deux cours de Rome et de Paris, au sujet de la Pragmatique. 1/ Université, gardienne des libertés gallicanes, grondeuse, hargneuse et querelleuse de profession, d'autant plus jalouse des privilèges du pape que les siens venaient d'être restreints, jetait les hauts cris à chaque nouvel empiétement. Le roi et son ministre vou- laient le maintien de la Pragmatique; mais Georges d'Am-

    • -i8e, aux prises avec les jacobins et les universitaires, craj-


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çnaît de doubler le nooibre de ses ennemis, en irritant le pape. Louis XII ménageait encore cet allié apparent, qui le détestait et le trahissait ei^ secret. A la veille d'être aban* donnée par ses tuteurs naturels, la pauvre Pragmatique monta sur les tréteaux pour y faire ses doléances. Ëile parut dans une assez médiocre sotie attribuée à Jean Bouchet, et représentée par les écoliers sur la place Saint-Étienne :

L'nnzième dç juin en Attigue, Mil cinq cens huit sous la tente De runiyersité plaisante i.

Plaisante! C'est elle du moins qui l'afflrme; car la pièce permet d'en douter. Elle a pour titre le Nouveau Monde, Bé- néfice Grant est devenu vacant; VAmbitieuXf effronté soîlir citeur, arrive en grande hâte près du cardinal-légat, Georges d'Amboise, que ses réformes venaient de brouiller avec l'Université. Le légat promet de faire tous ses efforts pour séduire Élection et Nomination. Mais il faudrait d'abord faire entendre raison à Pragmatique. Or, la dame a la tète un peu dure, et refuse de rien écouter. Pour en finir, on va chercher Fère Sainct, qui arrive portant un bâton sous sa robe et ba- ragouinant en italien :

Je tiegno presto lo mio bastonne.

n en assène un si violent coup sur la tète de Pragmatique^ qu'elle tombe en criant :

Hal Dieu! hal povre Pragmatique!

Élection et Nomination se réfugient alors en pleurs auprès de leur aïeule Université, La pièce se termine par un appel au roi contre les prétentions de la cour de Rome :

D'un cop de lance rens la moy toute étique, Remettant sus du tout la Pragmatique.

Ce coup de lance que réclamait la belliqueuse ardeur des

I , Il existe une moralité latine sur le même sujet, Bibl. impér., n« 840S.


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écoliers fut porté trois ans plus tard. Jules II, satisfait d'aToir abaissé Venise, s'était brusquement retourné contre k France. Lui-même, le casque en tète, venait d'ouvrir li campagne au cœur de l'hiver, après avoir fulminé une seo- tence d'excommunication contre tous ceux qui résisteraient à ses invincibles soldats. Louis Xn hésitait encore ; arrêté par les frayeurs dévotes, les larmes et les supplications de sa terrible Bretonne, il convoquait un concile à Tours poar savoir s'il lui serait permis canoniquement de riposter aui boulets du pape, qui battaient les murs de la Mirandole. Plus expéditifs et plus hardis que les évèques, les basochiens se chargèrent de rassurer la conscience du roi. A la veille d'entrer en lutte avec le chef de la chrétienté, Louis Xil, comme jadis Philippe le Bel, n'était pas fâché de rallier autour de lui toutes les forces de l'opinion publique, de joindre à l'approbation des docteurs la voix de cette bruyante jeunesse : avec elle, il se sentait plus de courage pour répondre à l'Europe, et surtout à sa femme. Déjà un de ses poètes de cour, Jean Lemaire, avait lancé un violent manifestç sur le Schisme de Jules IL Pierre Gringore com- pléta l'attaque. Cet Aristophane bourgeois fut le plus utile allié du roi dans cette campagne. Grâce à lui, la guerre de- vint nationale : l'opinion fut séduite et entraînée. Le peuple et la bourgeoisie, sincèrement catholiques au fond, une partie du clergé lui-même, après avoir si bien ri de Mèn Sotle^ suivirent résolument la bannière royale contre le pape. , Le théâtre vint en aide au concile, comme autrefois les trou- badours aux prédicateurs de la croisade. Quelle était donc la valeur de l'homme qui pouvait ainsi décider un mouve- ment de Popinion? Son nom et ses œuvres sont à peu prés oubliés aujourd'hui; pourtant il a eu, comme tant d'autres naufragés du passé, son quart d'heure de puissance et de célébrité.

Pierre Gringore est le dernier et le plus original représen- tant du moyen âge au xvi« siècle *■ : il est le chef de ces

I . V. Collection Jannet. ŒoTres de Gringore atec nne solide notice de M. d'Hé- rieaulU



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attardés qui se laissent surprendre et éclipser par le grand Jour de la Renaissance. Fils d'un bourgeois de Caen, élevé dans une de ces Tieilles familles où Ton se léguait avec la foi de ses pères une provision de bons exemples et de sa- gesse proverbiale, assaisonnée de quelques joyeux propos, il quitta, jeune encore, la maison paternelle. Gomme la plupart des ménestrels et des jongleurs du temps passé, il courut le monde, visita Tltalie, vécut de cette vie besoi- gueuse et ambulante qui a formé tant de béros, de philo- sophes et de ri meurs, depuis Ulysse jusqu'à Villon. Un ma- tin, il se trouva dans Paris, sans protection^ sans argent, mais avec un bagage d'esprit, de bonne humeur et de phi- losophie qu'il avait recueilli chemin faisant. Il n'en fallait pas davantage pour être admis et fêté dans cette grande truanderie de la Bohême littéraire, désignée sous le nom d*Enfani$ sans soucy. Là, Gringore rencontra des farceurs de profession comme Jean du Pont A lais, de jeunes pages échappés, apprentis rimeurs, comme Glément Marot; de gais provinciaux sans feu ni lieu, débarqués la veille de Sens ou d'Auxerre, comme Roger de CoUerye, le type primitif de Roger-Bontemps. Au milieu de cette joyeuse arrière^garde, qui gaspillait au jour le jour, avec plus de rimes que de rai- son, l'héritage appauvri des troubadours et des trouvères, il apportait, outre son esprit et sa prodigieuse fécondité, un fonds d'humeur méditative, un instinct d'ordre et de régularité bourgeoise, qui firent de lui l'homme sérieux de la société. La petite république le reconnut pour maître ; elle lui conféra, comme au fou le plus raisonnable, le titre de Mère Sotte. Grave dignité, au nom de laquelle il se trouva investi, avec le prince des sots, du soin de veiller à l'entre- tien du théâtre et aux besoins de la gaieté publique. Grin- gore prit sa tâche au sérieux.

Le rôle de baladin ne contentait pas son ambition. Sous la robe de Mère Sotte, et à l'abri de ses oreilles d'âne, il voulut être en même temps philosophe^ moraliste et politi- que ; édifiant, instruisant, gourmandant son auditoire, dis- cutant avec lui toutes les questions du jour, et fidèle à sa


378 CHAPITRE XXHI.

devise : Towt par raison. Bien qu'il ne fût gradué en aucune facultéy il se piqua même d'argumenter, comme un véritable écolier de Montaigu. Ce mélaôge de qualités sérieuses et plaisantes, d'instinct réfléchi et de gros rire, de gravité sen- tencieuse et de mordante causticité, fît le succès de Gringore. Le patriotisme s'y joignit. Il devint l'homme universel, l'or- ganisateur des plaisirs publics et le directeur de l'opinioD: adoré de la confrérie, dont il ^tait l'orgueil ; applaudi des écoliers, dont il soutenait les privilèges ; estimé de la bour- geoisie, dont il représentait les idées; aimé du roi, dont il servait la politique ; considéré même de l'Église^ à laquelle il prodiguait ses rimes pour les fêtes solennelles et les repré- sentations de mystères. Le livre des Folles Entreprises, loogoe revue des sottises du temps passé et du temps présent, de- puis les guerres d'Alexandre jusqu'aux expéditions d'Italie, révélait à travers beaucoup d'incohérence, d'obscurité et de contradictions, une portée philosophique qu'on eût cherchée vainement chez la plupart des rimeurs d'alors., L'instÎDct conservateur du poëte éclatait dans ce refrain du chaot royal :

Ung Dieu, ung roy, une foy, une loy.

Louis XII comprit tout le parti qu'il pourrait tirer d'un tel auxiliaire : il se l'attacha. L'Entreprise de Venise et la Chassi du Cerf des cerfs *, deux pamphlets allégoriques, dirigés l'un contre les Vénitiens, l'autre contre le pape Jules II, furent les premiers gages de cette alliance entre le poète «et le sou- verain. A partir de cette époque, Gringore a son rang mar- qué dans le monde, sa tâche, sa fonction ; il ne laisse plus sa veine s'égarer au hasard; elle se contient et se discipline sous la main prudente du roi. Le jeu du Prince des Sots mit le comble à sa faveur et à sa renommée. Cette représenta- tion, la plus fameuse dont l'histoire de notre vieux théâtre ait gardé le souvenir avant le Cidj eut lieu le mardi gras de l'an 15H. L'époque ne pouvait être mieux choisie. Au milieu

1 , Jeu de inoti sur ço titre qnt prenait le Pape : Servus sfrvorvtn Dei^


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des folies du carnaval, les consciences les plus timides s'é- mancipaient, les visages les plus graves se déridaient devant le rire de Mère Sotte. Huit jours d'avance, le ban ou cry de la confrérie avait été publié dans toutes les rues de Paris, à son de trompe et de tambourin. Le Prince de Sottise ouvrait un grand jubilé, où il convoquait les Sols et Sottes de tout âge et de tout état :

Sotz lunatiques, sotz estourdis, sotz sages, Sotz de villes, de ohasteanlx, de villages,


Sottes dames et sottes damoiselles. Sottes vieilles, sottes Jeunes, nouvelles.

Vcstre prince, sans nulles intervalles, Le mardy gras Jouera ses Jeux aux Halles.

S'il faut en juger par la foule des spectateurs qui répondi- rent à cet appel, le nombre des sots était grand alors à Paris. On s'étouffait autour des piliers des halles et des charniers des Innocents. Des estrades avaient été dressées pour les personnes de qualité, les membres de l'Université et du Parlement, les prévôts et syndics, etc. Le roi lui-même, comme l'un des sots les plus importants, vint prendre sa part de ce divertissement populaire, et rire de celui qui l'avait si terriblement excommunié. Ce jour-là Gringore, aidé de son compère le charpentier, Pierre Marchand, avait déployé tous ses talents de machiniste et de décorateur. La fécondité du poète s'était élevée à la hauteur des circonstances; comme au temps des fêtes de Bacchus, dont le carnaval était lui- même un lointain héritage, il offrait à son public une trilogie complète formée d'une sotie, d'une moralité et d'une farce. La sotie était la grosse pièce d'attaque : ce fut par elle que l'on commença.

Au début, trois jeunes sots placés sur le devant du théâtre» et vêtus du costume traditionnel, s'entretiennent des affai-

I. La bibliothèque de TArsenal possède deux forts jolis inanoscrits de cette trilope de Gringore. La première feuille contient un dessin à la plume qui représente Mère ^otte tenant de cfiaque main un jeune SQt T^tu d'une lon^u^


380 CHAPITRE XXni.

res du temps, comme fe cbrœur des yieîlJards dans les Pcrjci d'Eschyte. Eq dépit de leur marotte et de leurs longues oreilles, ils ont tout i'air de bons bourgeois occupés à deviser devant Jeur porte ; gens sensés, ayant pignon sur rue et pen- sant bien du roi :

Nostre prince est stige. — H endare.

Premier hommage rendu à la patience du roi qu'on accusera bientôt de tiniTidité. Chemin faisant, on en vient à causer de la grasse injure de Bollongne^qm a chassé la garnison française; des Espagnols, qui tendent leurs filets ; des Anglais, qui sont encore à Calais, sans qu'on sache trop pourquoi, vieux re- gret national souvent exprimé depui» Eustache Deschamps; et finalement de mère Église qui entreprend sur temparaUlé, Cette conversation n'est qu'un prologue, une manière de nous faire connaître le sujet de la pièce : c'est le dialogue des huissiers, le bruit des couloirs avant la séance solennelle. Cependant l'heure de l'assemblée est venue : l'action ou plutôt le défilé va commencer. Tous les spectateurs sont i leur place^ silencieux et attentifs. Il ne manque plus rien que les acteurs. Messieurs les sols se font attendre. Le sei- gneur du Pont Alais dort encore, tant il a bien diné la veille. Un des jeunes sots lui crie :

En bas. Seigneur du Pont Alletzl

Et tous de répéter à Tunisson :

En bas, Seigneur du Pont AUetz!

Enfin il a montré le bout de la tête. Patience! Il ne lui reste plus que son haut-de-chausses à boutonner. Bientôt il paraît au milieu des cris et des bravos : ht foule a reconnu son farceur de prédilection, le vainqueur du cnrè de Saint-Eus- tache à coups de tambourin. Avec lui s'avance toute la gen-

robe et coiffé d'un bonnet à longues oreilles. Autour de ce dessin est inscrite en lettres gothiques la fameuse defise de Gringore : Tout par roùonlraiion partout, partout raison, ^ » m- t


COM&DIB POLITIQUE. 381

tilhommerie du royaume de sottise, joueurs, ribleurs, hâ- bleurs, coureurs, dont le nom seul dit toutes les vertus. C'est d'abord le prince de Notes et le seigneur de Joye, aimables désœuvrés qui ont pour principale occupation

Nopces, conyis^ festes, bancqaeti, Beaa babil et joyeulx caquets.

Le général d'Enfance, grand joufflu qui va chantant : Bon bon, men men, pa pa.

Le seigneur du Plat et le seigneur de la Lune^ Inconstant, prompt et variable,

que les gens avisés croient cousin germain du roi Ferdinand d'Ai-agon. Après la noblesse vient le clergé, les àbbés de Plate-BourcCy de Frévaulx, de la Courtille^ libres viveurs qui ont toujours mangé six mois d'avance les revenus de leurs bénéfices. Enfin le Prince des Sots lui-même, c'est-à-dire Louis Xn, bonhomme placide et goguenard, qui promène ses regards sur toute l'assemblée et s'écrie en se signant :

Honneur I Dieu gard' les sotz et sottes 1 Benedicitel que J'en voyl

A ce mot, nouveaux éclats de rire, nouveau tapage : chacun a sa part du compliment, et applaudit en regardant son voisin. La séance est ouverte : tout le monde a la parole et tout le monde la prend à la fois : qui sur la paix, qui sur la guerre, qui sur le pape, qui sur les jacobins, qui sur l'Uni- versité. Au fond, malgré leur babil, tous ces. sots finissent par s'entendre, approuvent la conduite du roi, et se décla- rent satisfaits, hormis une certaine sotte pauvrement vêtue, à l'air rustique et mal appris : c'est Sotte Commune. Jadis elle s'appelait Povretéj et se contentait de gémir et de pleu- rer sous le faix, tandis qu'on chantait autour d'elle. Mais devant ce bon Prince des Sots, la voilà qui s'est enhardie : elle bavarde, elle discute, et se permet de n'être pas de l'avis


382 CHAPITRE XllîU

de tout le monde. C'est jour do liesse et de libevié, elléyeat en profiter pour dire ce qu'elle a depuis si longtemps sur le cœur. Tandis qu'on fkit autour d'elle de belles considé- rations sur la réforme de l'Église, sur les expéditions d'I- talie et la gloire qu'en retire le roi, celie-ci secoue la lèU d'un air de doute et s'écrie ;

El que ây-jd à faire de la guerre? Ne que à U chaire de Sainct-Pierre 8oit%ssi8 ung foi ou uug saige ?


Je sois asieari en mon villaige, Quant je vueil, je souppe et desjeune !


Tous ces royaumes qu'on va chercher si loin ne la séduisent pas. Gomme le tilain du fabliau, elle préfère un bon tiens i deux tu Vanras, Sa philosophie ressemble fort à celle da Décroisé de Rutebœuf et de Sancho Pança. Avec son bon 1 sens borné I son égoïsme pacifique, peu soucieux de gloire el ] d'aventures^ elle ne voit pas la. nécessité d'aller mourir du poison ou de la fièvre au delà des monts, et se demande à quoi bon

Tant d'allées et tant de Venues, Tant d'entreprises incongnues, Appoinctemens rompus, cassez ?

tin des sots fait remarquer en haussant les épaules que

Tousjours la Commune grumelle I

Grommeler en effet avait été sa seule ressource durant des siècles. Elle en avait si bien pris l'habitude, qu'elle ne pou- vait plus y renoncer. De quoi se plaignait-elle pourtant? Était-ce elle qui portait la cuirasse, qui s'en allait chevau' cher à travers les neiges des Alpes ?

Tu n'as ne guerre» ne bataille^ ' . Assuré, tranquiltCi


COMÉDIE POLITIQUE. 383

Sans doute; mais après les graades passes d'armes, les beaux coups de lance des La Palisse et des Bayard, venait i'inévita^ ble quart d'heure de la gloire à payer; et Sotte Commune irouyait parfois que cette gloire coûtait un peu cher. Les au- tres avaient l'honneur ; elle> les charges :

En fin je paye tousjoiirs l'écoU

Il est vrai qu'elle se hâte d'ajouter pour réparer sa hardiesse :

Je parle sans sçavoir comment : A cella suis acoustumée.

Cependant plus d'un spectateur refusait de l'en croire sur parole, et restait de son avis. Le roi lui-même y trouvait une leçon. Après avoir traversé* l'Italie souà une pluie de fleurs, humé l'encens des prélats, les compliments des darnes^ les dithyrambes des poètes, il lui sufGsait de prêter un instant l*oreille pour comprendre qu'un bon édit sur les finances se- rait plus utile au peuple que la conquête de Naples et de Milan.

Sotte Commune avec ses grosses naïvetés menace d'avoir raison contre tous les sots ses confrères : il est temps qu'elle s'arrête ; son babil finirait par devenir séditieux. Elle est brusquement interrompue par un nouveau personnage, dont la venue soulève un tonnerre d'applaudissements. C'est Gringore en personne, Gringore ou plutôt Mère Sotte velue des habits de l'Église. Elle a pris ce déguisement pour n'être pas reconnue. Vive, insinuante, coquette, intrigante, elle arrive avec de douces paroles sur les lèvres, de l'argent dans ses poches, et de belles promesses à tous venants. Les deux conseillères habituelles de Jules II, Sotte Fiance et Sotte Occasion l'accompagnent. Elle est fraîchement débar-* quée d'Italie, d'où elle rapporte une drogue nouvelle, la trahison :

La bonne foy, c'est le vieil Jeu.

Son médecin, maître Bonnet, juif converti attaché à la cour du pape, lui en a prescrit l'usage pour corrompre ie^ gens


384 CHAPITRE XXIII.

dont elle abesoio. Son plaa esl trace : elle vieat mutiner h noblesse et le clergé contre le prince :

Je troureray invention

De mutiner princes, prélatx.

Tout d'abord elle appelle et cajole doucemeot les abbés de Frévaulx, de la Courtille, de Bourse-Piate, et leur promet qu lia seront cardinaux :

Vous aurez en conclusion Largement de rouges chappeaulx.

Ceux-ci se laissent séduire. Mais les seigneurs, qui auraient cependant grand besoin de ses largesses pour réparer le: misères de leur pourpoiot, refusent de Fécouter et restent fidèles au roi. Mère Sotte, furieuse de voir ses proposi- tions repoussées par la noblesse, excite les prélats au com- bat :

A Tassault, prélatz, à Taisault 1

Le prince hésite encore, il a des scrupules : bonhomme en- durant, il ne demande que la paix, et se laisserait volontiers battre par cette enragée, si l'un des sols ne lui criait pour le rassurer :

Prince, tous vous pouvez deffendre Justement, canoniquement.

Mais est- ce bien TEglise qui traite ainsi son enfant le roi très-chrétien? Non, non, la chose est impossible :

L'Église point ne se fourvoyé.

En regardant de plus près, on finit par découvrir que Mère Sotte a pris le costume de TÉglise, et on la chasse honteuse- ment. Sotie Commune» malgré son ignorance, avec sou gros bon sens, a bien vite fait la distinction et se charge de l'ex- pliquer au public :

Arnn que chascun le cas notte, Ce n'est pas mère Saiucte Egiiso


COMÉDIE POLITlQgB. 385

Qui nous^ fait guerre : sAns fainctiset ^ Ce n'est que nostre Mère Sotte.

Les consciences suffisamment édifiées pouvaient donc s'é* gayer en toute sécilrité : la moralité de l'Homme obsi^mié ache- vait la démonstration. Peuple itaUque et Peuple françaU se foot mutuellement leurs doléances : celui-ci avoue qu'il est heureux et tranquille * dans son pays, mais il est obligé de dépenser sa substance et son argent pour soutenir la guerre au dehors. Celui-là déplore la dévastation de ses campagnes, la ruine de ses villes, la perle de ses enfants, et porte envie au bonheur de son voisin :

Peuple François, tu te plains I Veuilles estre . Content de Dieu : tu as prince et seigneur


Humain et doulx, de vices coirecteur.

Artifice délicat, qui plaçait l'éloge de Louis XII dans la bou- che de ses ennemis. A ce portrait flatteur du roi succède bientôt celui de Jules II, l'Homme obstiné. C'est lui-même qui se charge de révéler Vu public ses qualités. II entre en scène comme un véritable matamore, l'œil ardent, la face enluminée, avec une longue barbe et criant d'une voix de tonnerre î Regardez-moyy je suis l'Homme obstiné. Peuple italique le supplie en vain de se calmer et de faire la paix avec la France : Pugnicion divine apparaît du haut du ciel, mais l'Homme obstiné refuse de fléchir. Ypocrisie lui vient en aide et tente d'alarmer la conscience de Peuple fran- çais. Les Démérites communes se chargent de résumer les griefs du roi et les torts du pape, dont les vertus seraient grandes si.... si.... si... . Mais ces malheureux^* ont tout gâté. La pièce se termine par cette lamentable exclamation :

Hélas I craignez Pugnicion divine.

Louis XII laissait ainsi retomber sur le pape toute la res* poosabililé de la guerre ; il se justifiait aux yeux de l'Eu- rope et de son propre peuple comme ayant la main forcée. A moins d'exiger de lui une condescendance trop peu royale,

25


386 CHAPITRE XXIII.

les esprits les plus difficiles ne pouvaicot lai faire on crime de sa résistance. Pourtant ce cri de guerre poussé au mi- lieu des fêtes du mardi-gras, cet appel suprême au jagemeol de DieU| devait laisser dans les âmes une impression de tristesse. Grîngore l'a compris : aussi a-t-il voulu ramefler la joie et le fou rire en finissant. La farce de Dire ei fm. qui complète cette trilogie, n'a plus riea de politique; c'est une pièce de carnaval, qui n'aurait pas déparé les orgies de Bacchus. Elle chassait les pensées sérieuses ou les lais- sait dormir un instant. Après avoir fait eoteodre à son ao- dilt)ire tout ce qu'on avait à lui dire, le meilleur moyea d'as- surer le succès de ses conseils, c'était de le renvoyer cbei lui en belle humeur.

Ck)mme la plupart des œuvres de circonstance, la trilogie de Gringore a perdu aujourd'hui une grande partie de sa valeur. Cependant, quoi qu'aient pu dire les frères Parfaict, elle révèle un talent incontestable. A travers cette ébauche qui porte toutes les traces de l'improvisation, on reconoail l'entente de la scène, l'art de nouer et de couper le dialo- gue, enfin, et par-dessus tout, une sév0 comique (vis tmm] qui rattache de loin notre vieux poète à la famille d'Aris- tophane, de Plante et de Molière. Il lui a manqué d'élre un homme de génie complet et un grand écrivain. En- fermé dans le cadre étroit de la moralité et de la farce, perdu dans la masse confuse du mystère, trop peu in?eQlif ou trop fidèle à la tradition pour entreprendre de s'en déga- ger, il a tiré de ces deux genres épuisés tout ce qu'il a pu. Il a fait rire avec l'un, pleurer avec l'autre ^: tour à tour pieux et facétieux rimeur, journaliste, sermonnaire, bouf- fon, philosophe, il a servi à sa façon la cause de DieU) di roi et de la patrie. Tous ces titres réunis nous expliquent l'immense popularité de Gringore. Le bpn duc de f^orraioe Antoine, un ancêtre de Stanislas par le cœur et l'amour (ifi lettres, voulut reconnaître son mérite en lui donnant le ti* tre de héraut d'armes, et en joignant à son nom un peu compromis par les tréteaux, celui de Vaudemont. Celte pro-

•on l'enleva décidément au ibcàlrc.


COMÉDIE POLITIQUE. * 387

Le fonds sérieux qu'il portait en lui s'était développé avec les aanées. En homme sage, eu bourgeois rangé qui sopge à tout, même à Téternité, Griugore avait fait trois parts de sa vie. La première, il l'avait donnée aux aventures et aux voyages; la seconde, à la gloire, à l'ambition, aux joies de la considération mondaine; il réserva la dernière à Dieu. Retiré près de son nouveau protecteur, il oublia ses joyeux confrères, dont la plupart déjà étaient morts ou con- vertis; il ne songea plus qu'à prier peureux. Comme Jadis Butebœuf, comme plus tard Corneille et La Fontaine, il con- sacra les derniers accents de sa muse affaiblie par l'âge à chanter Jes louanges de Notre-Dame. En expiation de ses lé- gèretés contre le pape, il écrivit le Blason des hérétiques. En- fin, pour que rien ne manquât à la pénitence, il Ût même u|^ bout de croisade. Deux cent mille paysans connus sous le nom de rustauds ou anabaptistes s'étaient rués contre Ja Lorraine. En qualité de héraut d'armes^ le vieux poète dut monter en selle ; il le fit par devoir plutôt que par goût ; il entendit les balles siffler à son oreille et recommanda son âme à Dieu. Puis il revint bien vite à ses chères poésies dé- votes, à ses heures de Notre-Dame, et mourut paisiblement, demandant pardon au ciel d'une gloire profane, qui ne de- vait pas lui survivre longtemps.

Avec Gringore, la comédie politique expire en France : à peine avait-elle eu le temps de se montrer. Interdite par François I*% elle essaye un moment de reparaître au milieu des. luttes religieuses. Mais, étouffée sous le bruit des ar- quebusades, perdue par ses propres violences, suspecte aux pouvoirs publics, elle retombe dans l'oubli, jusqu'au jour où le théâtre redevient, sous une autre forme, une tribune et ua champ de bataille avec Voltaire et Beaumarchais.


CHAPITRE XXIV


ARCHITECTURE

Sc«lpi«re« Petmimre^ ITitranx^ Vapisserlef*

Caractère populaire de Tarchitecture an moyen âge. — Cathédrales. — Francs- maçons. — La satire dans les monuments.

La libre pensée n'éclate pas seulement dans la poésie po- pulaire et sur le théâtre ; elle se traduit eacorç dans uae langue plus universelle et plus directe, celle de la pierre et des vitraux. Un des hommes qui connaissent le mieux ie moyen âge, M. Viollet Le Duc, a dit : « De tous les arts, l'art de Tarchiiecture est certainement celui qui a le plus d'affi- nrtés avec les instincts, les idées, les intérêts, les progrès el les besoins des peuples ^. » Ce jugement, suspect peut-être de partialité dans la bouche du savant architecte, et contes- table pour toute autre époque, est certainement vrai quand on l'applique au moyen âge. On peut dire qu'alors les œuvres de pierre sont bien supérieures aux créations de la poésie. Toute composition littéraire est essentiellement analytique. Pour atteindre la perfection, elle suppose l'étude réfléchie du cœur humain, la maturité du goût, l'usage d'une langue capable d'eiprimer toutes les nuances du sentiment et delà pensée. De telles qualités se trouvent rarement au débat d'une littérature ; elles sont presque toujours ie résultai d'une lente combinaison. Au ivi^ siècle, la France les cher- chait encore ; elle ne les posséda complètes que dans 1'

V

i. DictionHoire d'atchitecturé.


ARCHITECTURE. 389

suivant. L'architecture, au contraire, est uû art synthétique; elle exprime pour ainsi dire les idées en bloc, fixe et résume d'un coup par groupes et par masses les situations, les carac- tères, et les traduit dii^ectement. Aussi est-ce dans leurs constructions que se révèle le génie des sociétés primitives. Les Assyriens, les Pélasges, les Egyptiens nous sont connus surtout par lu. Les sphinx, les pyramides, les obélisques avec leurs hiéroglyphes, symbolique langage de la sculpture et du dessin, furent les premières traductions de la pensée hu- maine. Tel et plus populaire encore est le rôle de Tarchi lec- ture au moyen âge ; pour la foule, elle devance et remplace rimprimerle. Les manuscrits sont rares alors; peu de gens, d'ailleurs, comprennent ces caractères mystérieux tracés à grands frais sur le parchemin. Mais tout le monde peut voir et lire chaque matin la légende sculptt^e sur le portail de Té- glise. La pierre s'anime, parle et raconte ; elle revêt tour à tour les formes les plus hardies, les plus sublimes et les plus grotesques. Telle cathédrale gothique est un véritable poëme, une vaste épopée contenant les inspirations, les terreurs, les espérances ou les rancunes de tout un siècle. Au bas d'un vitrail de l'église Saint-Dizier à Troyes, on lisait cette inscrip- tion significative : Sanctw plebi Dei K

C'est qu*alors aussi la cathédrale est l'œuvre de tous ; elle n'est pas seulement un hommage à Dieu, mais un signe d'é- mancipation pour la cité. Ces vilains, ces serfs afi'ranchis de la veille, fiers d'avoir des bras et un trésor à eux, s'empres- sent de les consacrer à l'érection d'un monument qui atteste la force et l'unité de la commune naissante. Pour eux, c'est une gloire et presque une revanche du passé, que de poser sur le sol ces immenses basiliques, dont la masse humilie l'orgueil des constructions féodales. Elles sont, pour ainsi dire, les médailles commémoratives que le peuple a frappées à son effigie, en l'honneur de son avènement à la liberté. Les communes les plus agitées, celles où la féodalité se montra plus tenace et les bourgeois plus hardis, Noyon, Beauvais,

9. Didron, Iconographie chrétienne^


390 CHAPITRE XXIV.

Amiens furent aussi les plus actives à construire leurs calbé- drales. Dans beaucoup de villes, comme à Laon; la nef senll aux réunions de la commune K Les premiers états géoéraoi convoqués par Philippe le Bel s'assemblèrent dans la basi- lique de Notre-Dame. Après avoir été Tasile de la science, le refuge des faibles, l'église eut encore la gloire d'être, qael- quefois malgré l'évoque, le berceau des franchises populaires. Le peuple ne l'oublia pas. Quand le terrible orage de 92 ba- laya du sol les monastères, les abbayes et une partie des églises paroissiales, la vieille cathédrale resta debout, pro- tégée par le respect traditionnel des générations *. Les petils- ûls, qui d'ordinaire oublient si vile, surtout en France, se souvinrent que leurs pères avaient aimé, réparé, défendu leur cathédrale comme l'héritage commun de Ja cité '.

Nos travaux d'aujourd'hui, si importants qu'ils soient, oc peuvent guère nous donner une idée de cet imn^enso mou- vement qui éclate à la fin du xn« et au commencement do XIII* siècle. On s'enrôle alors pour la construction d'une ca- thédrale, comme on s'enrôlait cent ans plus tôt pour la croi* sade. A la voix des évêques, des armées de travailleurs voloo- taires sortent du sol. Hommes, femmes, enfants arrivent tous en masse, gâchant le mortier, remuant les pierres, tirant aux câbles. La plupart, campés en plein air sous la tente, vivent d'aumônes, de distributions gratuites faites par le chapitre ou la commune. Ils consacrent à cette œuvre sainte une an- née ou deux, et gagnent à la sueur de leur front Je droit de se reposer un jour dans le paradis. Le temps du service ex- piré, d'autres bandes remplacent les premières. Les merveil- les de la Fable se renouvellent; les grues gémissent, les pier- res montent, les voûtes se dressent au chant des cantiques, comme les murs de Thèbes aux accents de la lyre d'Ampbion. Noble et magnifique élan d'enthousiasme qui dura peu, comme toutes les grandes choses, soixante ans à peine. Mais dans ce court espace de temps, presque toutes les cathédrales

1 . Aug. Thierry, Lettres S'ir Vhistoire de France,

2. Vioilel Le Duc, Dtct. de l'arch.

3. Il y eut bien des mutilations partielles, mais l'édifice resta debout.


ARCHITECTURE. 391

cjiie nous admirons aujourd'hui furent achevées ou commen- cées. Une nouvelle armée de ces géants travailleurs eût mis Qn en quelques années à cet interminable dôme de Cologne, qui languit encore aujourd'hui devant l'impuissante activité des souscripteurs bénévoles et des architectes rentes.

Deux peuples, dains l'antiquité, les Égyptiens et les Ro- mains, se sont rendus fameux par la masse et la durée de leurs constructions. Puissance conquérante et administra- tive, mais dépourvue d'originalité dans Tart, Rome attache à tous ses travaux le cachet solennel et froid de sa grandeur, sans égard pour le génie particulier des peuples qu'elle écrase de son impitoyable unité. Les pharaons élèvent des pyramides, produits gigantesques de la servitude et de l'or- gueil, œuvres inertes, sans conscience, sans personnalité» les seules qu'aient pu créer ces troupeaux d'hommes alignés sous la main d'un despote. Tout autres sont les monuments du moyen âge. Le peuple y a laissé l'empreinte de Tinspira- tion religieuse et libérale qui l'animait. Faite en l'honneur de Dieu et à l'usage de l'homme, la cathédrale lui ser^ d'o- ratoire, do bibliothèque et de musée. Ses portails historiés, ses rosaces flamboyantes sont comme les pages détachées du livre où il a inscrit ses souvenirs du passé, ses critiques du présent et ses espérances pour l'avenir. La grande loi d'éga- lité, cette revanche du faible contre le fort, cette promesse de l'autre vie, ne se trouve-t-elle pas appliquée déjà dans ces légendes sculptées où se confondent, entre la balance de saint Michel et les griffes de Satan, toutes les classes de la société? Le vilain, trop pauvre pour se faire représenter, comme le riche baron, sur les murs de son manoir ou sur la pierre de son tombeau, se voit là en effigie dans la société des apôtres et des saints. Il triomphe avec Job et Lazare, tandis que le chevalier bardé de fer, l'évoque mitre, le roi ceint de son diadème, s'en vont, tout roides de peur, brûler en compagnie d'un avare, d'un parjure ou d'un homicide. Ainsi s'expliquent ces mille fantaisies, ces hardiesses long- temps incomprises de nos sculptures et de nos vitraux go- thiques.


392 . CHAPITRE XXIV.

Par une singulière coïncidence, dont nous atons parlé, au moment où la liberté politique apparaît avec les communes, où Je rationalisme s'introduit dans la théologie, avec Lanfranc et Abélard, l'invasion laïque amène dans Tart ane semblable révolution K Tant que le clergé était resté seul chargé de construire et de réparer les monuments, l'artiste, esclave du théologien, avait dû s'en tenir à certains types uniformes,* à certaines traditions invariables, comaie celles que M. Didron retrouvait après dix siècles dans les églises de Grèce, de Morée, et chez les moines du rooot Athos. Une fois sortie du sanctuaire, l'architecture, comme la musique^ se développe, se diversifie au gré de l'inspiralioQ individuelle. Les premières sociétés de francs-maçons, fon- dées à York, en Angleterre, s'étaient bientôt répandues et propagées dans tout TOccident. Au commencement du ziii' siècle, les architectes laïques étaient appelés de tous côtés, môme par le clergé. Saint Louis confiait à Pierre de Monte- reau /a construction de la Sainte-Chapelle. Robert de La- zarches, et après lui Thomas de Cormont, élevaient la ca- thédrale d'Amiens* Erwin de Steinbach posait les assises do grand portail et la base, d'où son imagination lançait déjà dans les airs l'audacieuse flèche de Strasbourg. Ces francs- maçons, initiés aux secrets du Grand œuvre, étaient pour la plupart des francs penseurs, hommes de foi sans doute, mais d'une foi large, indépendante, comme celle de l'artiste, moins attachés à la lettre qu'à l'esprit. Placés entre VÈgVise et le monde, interprètes des théologiens et du peuple, ils suivent et mêlent souvent les traditions des livres saints et les souvenirs profanes du roman, du fabliau et de la chan- son. Leur œuvre multiple reproduit en même temps, d'un côté ce monde idéal et supérieur dont Dieu est le centre, avec sa hiérarchie céleste, ses légions d-anges, de vierges, ses saints et ses apôtres; de l'autre, ce monde inférieur et réel qui se meut autour de l'homme, avec ses misères, ses ridi- cules et ses trivialités. Le peuple n'est pas entré seul dans le

1 . Voy. un remarquable article de M. Magnin, Revue des Deux Mondes^ 1831.


ARCHITECTURE. 393

temple. 11 apporte avec lui ses outils, le marteau, la scie, le rabot; il y amène ses compagnons de travail, ses frères d'en bas, ràne, le bœuf, et bientôt à leur suite toute la bande des animaux domestiques ou sauvages, le cochon de saint An- toine, le coq de saint Pierre, puis le héros du roman comi- que, le renard, le loup, auxquels viendront se joindre les bétes symboliques de l'Apocalypse, la licorne, la salamandre, le dragon, etc. Tous ces personnages confondus forment un pêle-mêle vraiment démocratique, à travers lequel se jouent les mille capriceè de l'imagination.

L'artiste, comme le jongleur, a ses quarts d'heure de royauté, et il n'est pas fâché d'en profiter pour faire la leçon aux riches et aux puissants. Sous sa main le ciseau a toute la liberté de la poésie populaire : la pierre devient parfois aussi indiscrète que le fabliau. Le grand champion de l'or- Ihodoxje, l'adversaire des philosophes et dés chanteurs, saint Bernard, dénonçait avec indignation ces licences de l'archi- tecture. Quand il établit la règle de Clteaux, il proscrivit sé- vèrement toute représentation sculptée. Mais ses efforts fu- rent inutiles : l'esprit du siècle l'emportait. L'abbé Suger avait fait orner de sculptures et de splendides vitraux la nouvelle église élevée en l'honneur de saint Denis. Les con- ciles eux-mêmes prirent la défense des images, les justifiant comme un auxiliaire de la prédication * propre à instruire les simples et à soutenir pendant les offices l'attention par- fois distraite des assistants. Cet esprit d'indulgence pour les faiblesses de l'humanité permit aussi d'associer aux tableaux de l'Ancien et du Nouveau Testament, aux miracles de la Vie des Saints, quelques scènes familières ou plaisantes, comme on mêlait dans certains jours les couplets badins aux hymnes sacrées, les divertissements et les danses aux plus graves cé- rémonies du culte. La satire se trouva ainsi d'abord tolérée, bientôt consacrée, enfin triomphante. Sous ce rapport, l'his- toire de l'art offre les mêmes contrastes et suit la même pro- gression que celle de la littérature. Là, comme au théâtre, la

i. Didron, Iconographie chrétienne, t. I.


594 CHAPITRE XXIV.

moralité dut précéder la farce : on débuta par la naïveté, et Ton finit par la malice. C'est d'abord une allégorie morale et philosophique, comme cette image de la vie humaioe peinte sur la rose de Beauvais, sur celle d'Amiens, et repro- duite sur les perrons gradués d'Épinal : «c A gauche du spec- tateur^ huit individus, jeunes et sans barbe, montent ?ers le sommet. A droite, huit individus, âgés et barbus, desceD- dent et sont renversés vers la base. Les uns sont joyeux, les yeux en l'air et pleins d'espérance; les autres, tristes, faisant des contorsions et s'efTorçant de se retenir pour ne pas tom- ber ; mais ils sont sur la pente, emportés par Je temps, par la vie. Au sommet arrivé enfin, paisible, assis sur un trôoe, la couronne royale en tête, se voit un jeune homme à peine barbu. En face de lui est accroupi un chien aux oreilles pendantes, l'air satisfait *. »

Peu à peu la satire s'enhardit. Au xni* siècle, elle glisse et rampe encore discrètement dans les parties inférieures ou secondaires de l'édifice ; elle serpente autour des chapi- teaux, à travers les feuilles de chêne ou sur les bordures da portail; elle s'accroche aux gargouilles, se tapit dans les coins pour y grimacer à son aise, et laisse respectueusement la place d'honneur aux sujets sérieux. On sent que l'inspira- tion religieuse la domine et la contient. Au xiv« siècle, elle devient plus agressive et se montre davantage. Les scandales du schisme, les luttes et les réactions qui remplissent ou suivent le règne de Philippe le Bel et l'avènement des pre- miers Valois, les hardiesses croissantes de la poésie popu- laire communiquent au ciseau plus de liberté. On reconnaît le siècle de Dante et de Jean de Meung. L'Église elle-même n'hésite pas à user de cette arme pour venger ses propres injures. Un héritier de Nogaret, un hardi légiste, Pierre du Cuignet, avocat de Philippe de Valois, avait entrepris d'en- lever aux ecclésiastiques la juridiction temporelle (1329). Le clergé de Notre-Dame, après l'avoir excommunié, le repré- senta par une laide figure, placée au coin du jubé, contre

Annalet archéologiques, t. I, Ut. VIII.


ARCHITECTURE. 395

laquelle on éteignait les cierges; elle resta cluuée à ce pilori pendant des siècleâ. Du Breul ^ nous rapporte qu'elle était encore célèbre de son temps. « Et n'est aucun, dit-il, ré- puté avoir vu cette Église, s'il n'a vu cette grimace. »

Au xv« siècle le matérialisme, qui règne dans la société et la: littérature, s'introduit aussi, dans l'art. Tandis que les fenimes, avec leur énorme coiffure échafaudée de cornes, affectent les formes bestiales, la sculpture tombe dans les mômes extravagances. Les artistes usent du ciseau comme les prédicateurs de la parole, sans scrupule, sans ménage- ment pour la pudeur de leur auditoire. La satire aboutit au cynisme et à la trivialité : la caricature grotesque déborde et envahit tout, elle s'étale triomphalement dans les lieux les plus respectés. Un véritable carnaval d'animaux travestis entre dans l'église; alors apparaissent les moines à tête et à pieds de cochon, les prédicateurs à oreilles d'âne. Tout le vocabulaire que Luther et Calvin épuiseront plus lard contre le clergé catholique est là. Les stalles d'ailleurs si remar- quables de la cathédrale d'Amiens, les sculptures sur bois conservées à l'hôtel deCluny, nous offrent un échantillon de ces bizarres travestissements. Ici, c'est un renard vêtu en moine, qui prêche des poules ; là, un pourceau qui touche de l'orgue, pendant qu'un loup fait mouvoir le soufflet. A Strasbourg, au coin de la nef, on voyait un âne orné d'une chape, disant la messe, tandis que d'autres animaux rem- plissaient l'orûce de diacres. Par un contraste qui se repro- duit souvent dans le» époques de décadence, au moment même où l'inspiration disparaît, les procédés d'exécution matérielle se perfectionnent; le ciseau, comme le vers, est devenu un instrument dont use et abuse la médiocrité. Comme l'idée manque, on y supplée par la bizarrerie, les contorsions *. Pendant que les Molinet, les Crétin, tous ces laborieux acrobates de la versification, inventent des com- binaisons inouïes, de véritables tours de force sur la pointe

1. Dû Breu\, Antiquités d*. Paris, \v%, I.

t. Nous laittoDS cle côté TUalie, où la Renaissance a commencé déjà avec le I • siècle.


306 CHAPITRE XXIV.

d'une rime ou d'un hémisliche, l'art se perd dans les rnSma subtilités. Toutes les excentricités de )a fantaisie, toates tes brutalités du réalisme se mêlent et s'accumulent au hasard. Des animaux immondes, représentant les vices de l'humanité, viennent se poser effrontément jusq'aux portes du confes- sionnal. La stérilité ingénieuse, la laideur rlsible, la familia- rité triviale, en un mot le burlesque, marquent le dernier terme de l'art comme de la littérature gothique.

Il est assez difficile de faire l'histoire de toutes ces lé- gendes disséminées çà et là*; maison peut marquer du moins les périodes principales, et distinguer un certain nombre de scènes et de personnages, qui se reproduisent continuelle- ment. De tous ces lieux communs illustrés par les imagkn (sculpteui*s et peintres) au moyen âge, le plus célèbreest sans contredit celui du Jugement dernier.

i. Lliistoire de la Caricature a été reprise et amplement traitée depois pv Mil, ThomaH Wfight et Champfleury dans des ouvrages spéciaux.


CHAPITRE XXV

LE JUGEMENT DERNIER

La légende du Mauvais Ridie. — Le Diable.

Dès les premiers temps du christianisme^ Tertullien op- posait victorieusement au pathétique dés tragédies païen- nes ce grand dénoûment du drame chrétien que Dante de- vait chanter un jour, sous le nom de Divine Comédie. Nul sujet n'était mieux fait pour saisir les imaginations; nul n'ofTrait un plus vaste champ aux graves enseignements de la foi et aux représailles de la satire. Cette revanche de la servitude et de la misère, que les passions populaires avaient tant de fois rêvée en vain, s*accoin plissait là pacifi- quement, sous l'œil de Dieu, sans trouble pour la société. L'image du monde à venir était la leçon et la condamnation du monde présent. Les vérités ou les menaces, qu'on n'osait risquer ici-bas, se renvoyaient à l'autre vie : c'était un ajournement ou même une anticipation : grands et petits en profitaient, ceux-ci pour s'amender, ceux-là pour attendre et patienter. A Dieu ne plaise que nous ramenions aux propor- tions mesquines d'une parodie ou d'une pasquinade cette magnifique épopée du christianisme qui inspira tant d'œu- vres de génie, qui fit l'attente, la terreur et la consolation du nu)yen âge. Mais tout ce que ce dogme contenait de hardi et de libéral dut se développer sous l'infiuence des idées et des passions du temps. Dante ne fut probablement pas le seul qui se vengea des ses ennemis, en les précipitant au nombre des damnés. Nous avons déjà vu comment le chapitre de Notre Dame avait puni maître Pierre du Cuigneti


398 CHAPITRE XXV.

Plus d*UQ simple moine, plus d'uo humble artiste, arœéte promesses de l'Ëcriture^ profita de la liberté du ciseaaposi rappeler les vengeaaces de Dieu à Tévêque prévaricateur, m riche iosensible, au seigneur ou au roi oppresseur des» sujets. Rutebœuf, mourant de faim et de froid sur son gr( bat; songeait à cette fatale échéance de la Chantepleurt:

Toz cist siècles est foire, et l'aatre est paiement.

Dans celte vie, il faut que le pauvre vilain plie sous le faii, qu'il paye la dlme, la corvée, qu'il s'agenouille devant le é gneur et devant j'évêque, comme ces huit bourgeois de pierre qu'on voit encore aujourd'hui chapeau bas, la bourse ou- verte, faisant amende honorable au pied delà grosse toarde Reims : piteuses cariatides, destinées à rappeler la vicloire de l'autorité épiscopale sur la commune ameutée. Mais à quelques pas de là se déroulait la grande légende égalitaire: l'évêque à son tour tremblait comme les autres au momeDl de rendre ses comptes, en face de la terrible Mère 6fon<fe, espèce de démon femelle, dont le nom seul faisait taire les petits enfants ^ Satan étreignait sans respect dans les plis de sa chaîne les plus hauts barons de l'Église et de l'ÉUl, tous ces privilégiés devant lesquels s'arrêtait la justice ha- maine: c'est pour eux surtout que la justice divine gardese» rigueurs. L'artiste pouvait tout osera l'abri de l'Écriture. Le livre de la Sagesse ne proclamait-il pas que les rois seraieol jugés plus sévèrement que les autres hommes? Terlullieii doutait qu'un chrétien pût devenir empereur, ou qu'un empe- reur pût rester chrétien. Au contraire, le triomphe du paunt est si bien assuré dans l'autre vie, que saint AugustJc/<" défend d'en concevoir trop d'orgueil. « Et toi paysan, lo^ pauvre, s'écrie saint Jérôme, en parlant des terreurs du Ju- gement dernier, tu seras dans la joie et tu riras : tw, rustkonv^^ et paupeTf exultabis et ridebis *. •

1 . Cette image se voyait au portail de Saint-Nicaise de Reims, maioteout dé- truit. Elle représentait une femme ou plut6t une furie écheve ée, armée d'uot"' dunt et moiitée sur un tombereau que traiuait ua énorme chi^n. (Uusooimcrvii tes Aria au moyen âge, t. Ul.)

Vil! aux de i)uui};cs. - UM. 3Ia. lin et Cliior.


LE JUGEMENT DERNIER. 391)

Ce sentiment d'égalité, que nous signalions au début comme un signe de famille chez les Gaulois, trouvait là une ample satisfaction. Au sortir de cette vie, un nouveau partage des biens et des dignités devait s'accomplir en sens inverse, partage plus équitable encore que cette division des terres qui se renouvelait dans l'ancienne Gaule tous les cinq ans. Le Christ lui-môme, en annonçant au monde ces gran- des assises de la justice divine, avait prédit ce jour où les premiers seraient les derniers, elles derniers les premiers. C'est sans doute en souvenir de cette promesse que dans la plu- part des scènes du Jugement dernier, les papes, les rois, les évêques, les princesses, occupent la tête de la colonne de gauche qui va vers l'enfer, tandis qu'ils sont au dernier rang de celle de droite marchant vers le paradis. La pierre, les -vitraux, le parchemin, reproduisent à l'envi la même idée : elle se retrouve sur la grande verrière de Bourges*, au por- tail de Notre-Dame de Paris, et sur les belles pages du Psau- tier de saint Louis. L'auteur du Psautier a fait, il est vrai, une exception en faveur de la royauté : mais il n'a épargné ni les abbés ni les évêques. Le temps, les révolutions, les pré- ventions classiques du xvii« siècle, les scrupules d'une foi plus sévère ou moins sûre d'elle-même, ont effacé un grand nombre de pages, souvent les plus hardies et les plus origi- nales, dans ce vaste cycle qui enveloppe le moyen âge tout entier. Mais les fragments qui nous restent nous permettent de le reconstruire par la pensée: quelquçs-uns d'entre eux forment autant de chants ou de poèmes complets. Nousavons cité déjà le portail de Notre-Dame et les vitraux de Bour- ges: il faut y joindre les sculptures de Rouen, de Chartres,

  • d'Amiens, et surtout le bas-relief de la cathédrale d'Autun.

Cette magnifique composition, ensevelie longtemps sous une couche déplâtre et reproduite par M. Dusommerard dans son album du moyen âge, remonte, dit-on, au milieu duxii* siè- cle. L'artiste, par une exception assez rare alors, a pris soin de graver son nom sur ce bas-relief, qui fut sans doute le

'1. Vitraui de Bourges. — MU. liai tin et Cahier.


400 CHAPITRE XXV.

« 

cbef-d'œuTre de sa vie : il s'appelait Gilbert (Gislberius hoe fecU). La scèoe est, selon l'usage généralement suivi, divisée en trois étages principaux, représentant ]e ciel^ la terre, et la région moyenne où s'opère la pesée des âmes. Une statue grandiose du Christ apparaît au centre des deux parties supé- rieures : c'est à ses pieds que l'artiste a inscrit soq nom. À droite et à gauche se fait le partage des bons et des mé- chants. Au-dessous, se déroule la procession des ressuscites. On voit se lever encore transis du froid de la mort tous ces corps nus et tremblants, les uns à demi courbés, les autres se voilant la face, un petit nombre marchant d'un pas as- suré. Tous s'avancent pôle-mélO) hommeS; femmes, enfants; quelques-uns ont conservé un lambeau de vêtement, une chemise, un insigne de ce qu'ils furent autrefois ; la plupart sont complètement dépouillés. Ces nudités^. que le christia- nisme avait d'abord sévèrement proscrites comme un héri- tage du sensualisme païeo, reparaissaient là non plus pour enivrer l'homme du spectacle de sa propre image, mais pour lui rappeler cette grande loi 4e misère et d'égalité que Job avait proclamée, et qu'Eustache Deschampa célébrait ea beaux vers avant Malherbe :

Vilnient estes conçus,

D'où vient ce nom villains, qui le cœur blescé; Vous estes tous d'une peH revestus.


  • * ^


Dans ce cortège des trépassés, qui pouvait distinguer le geû* lilhbmme du manant, la noble châtelaine de la simple pay- sanne? L'inspiration religieuse du siècle anime tout ce mor- ceau : on y sent régner une tristesse calme et grave ; rien de violent ni de contourné. Ce n'est là ni une vengeance ni une satire, mais plutôt une terrible leçon dont l'auteur a ré^ sumé le sens dans ce vers d'une harmonie presque infer- nale :

Terreat hic terror quos terreus alligcU error. A partir de Dante, la scène s'assombrit et se complique:

Peau


LE JUGEMENT DERNIER. 40i

les détails bizarres, les horreurs fantasques abondent. On dirait que le souffle vengeur du poêle a passé dans ràmé des artistes. E)n même temps, les prédications des ordres men. dîants, leur audace toute démocratique contre les puissances. du siècle, leur glorification de la pauvreté, durent encoura- ger ces hardiesses de l'architecture religieuse : elles vont toujours^ croissant, jusqu'à ce que, s*altérant peu à peu et ^'éloignant de la gravité du texte primitif, elles deviennent un jeu d'imagination, et aboutissent aux tragiques fantaisies de Michel-Ange que blâmait Salvator Rosa, et aux burlesques horreurs de Callot.

Autour de cette scène principale se groupent un certain nombre de ^légendes secondaires, qui la développent et la compétent. Tels étaient ces deux tableaux de la fin du monde et de la résurrection des corps, peints sur les vi- traux de Saint-Étienne du Mont, maintenant détruits. Tel est surtout cet apologue du Mauvais Riche, sans cesse repro- duit comme un appendice du Jugement dernier. Le riche a tant d'avantages sur le pauvre en ce monde, que celui-ci, pour rétablir l'équilibre, a dû chercher hors de cette terre sa consolation K Nulle société n'avait offert plus d'inégalité dans les conditions que celle du moyen âge ; nulle légende aussi n'obtint plus de popularité que celle de Lazare, ce type du pauvre triomphant. Les ordres mendiants l'avaient prjs pour modèle et pour patron : aujourd'hui encore les lazaroni de iNaples se glorifient de remonter jusqu'à lui. L'un des plus beaux monuments de cette légende se retrouve

1 . M. Victor Hugo, au moment où Lamennaig publiait les Paroles cPun Croyant, 1^34, soutenait daus Claude Gueux cette belle thèse consolante et terrible du ji gcment dernier et de la vie future, comme gage de la paix publique : c Don- nez, donnes au pfbple qui travaile, au peuple qui souffre, au peuple pour lequel ce monde-ci devient mauvais, la croyance à un meilleur monde fait pour lui, il sera tranquUIe, il sera patient. La patience est faite d'espérance. Quoi que vous fassiez, le sort de la grande foule, de la multitude, de la majorité, sera toujours relativement pauvre, malheureux et triste. A elle le dur travail, les fardeaux à l'ousser, les fardeaux à porter. Etaminex cette balance : toutes les jouissances dan-t le plateau du riche, toutes les misères dans le plateau du pauvre. Les deux parti ne sont-elles pas inégales ? La balance ne doit-elle pas nécessairement pencher et l'État avec elle? El maintenant, dans le lot du pauvre^ daus le plateau des misères, jetez la certitude d'un avenir céleste, jelez l'aspiration au bonheur éternel, jetez le paradis, conlre-pui«is magniBque, vous rétab'issiz l'équilibre. La part du pauvre est aussi riche que celle du riche. C'est ce que Jésus savait. »

26


.402 CHAPITRE XXV.

encore sur les vitraux de Bourges. Le riche est assis à nn festin somptueux, entouré de sa femme, de ses enfants, de ses amis et de ses serviteurs. Le pauvre s'avance timidement sur le seuil, en ayant soin de se cacher le visage avec sa cliquette pour ne pas attrister par sa vue ia joie du festio. Mais on le repousse rudement : les chiens seuls ont pitié de lui et s'approchent pour lécher ses plaies. Bientôt l'heure de la mort arrive : le pauvre est là, sur son grabat, abandonné de tous; mais les anges viennent recevoir son âme, et l'emmènent au ciel. Le riche, à l'approche du der- nier moment, se tord sur son lit de douleur comme un damné, et s'arrache les cheveux: tandis que sa femme se désole, un serviteur infidèle fuit en volant un vase et uoe fourrure de grand prix; enfin les diables viennent chercher leur victime, la précipitent dans une chaudière, et lui font avaler de l'or et de l'argent fondu. De l'abtme où il est en- seveli, le mauvais riche élève un regard suppliant vers le pauvre qui se repose triomphant au sein d'Abraham. Cette légende fut longtemps pour les sculpteurs et les peintres un sujet de prédilection. Sauvai nous parle d'un tableau fameux de Lucas, que Ton montrait de son temps deux fois l'année, à la fête de la Toussaint et le jour des Morts, dans la chapelle des innocents. « Là *, dît-il, le mauvais riche est représenté à l'agonie, assisté d'un confesseur qu'il n'écoote pas : de tous côtés chacun le pille, sa femme, ses parents, les gens de justice; et enfin on aperçoit les prêtres qui s'entre-battent devant l'église pour les torches de son ente^ rcment. » •

Parmi toutes ces représentations, oïl se mêlent la terreur et la satire, il est un personnage que noùs*?oyons sans cesse grimaçant et ricanant, tant il prend plaisir à ces hor- reurs et à ces scandales : c'est le Diable. Nous avons déjà dit la place considérable qu'il occupe dans les contes dé- vots, les romans •, les procès ', à la fin du xiu* et au com-

I. Htstoire des Antiquités de Parit, t. II. Peinture.

  • '. Beau iuin de Sebourc.

Procè» des Templier», de Robert d'Artois, etc.


LE JUGEMENT DERNIER. 403

mencenient du xiv^ siècle ; comment il eoTahit le théàire et finit par altérer la granité des mystères. Mais soo rôle est iDien plus important encore dans les représentations figu- rées de la pierre, des vitraux, et surtout dans cette longue série de miniatures semées autour des manuscrits par la main patiente des enlumineurs. Partout il apparaît comme l'antithèse vivante du bien, comme le génie de l'opposition. 11 n'est pas de coin si obscur, de chapiteau si étroit, où ne se montrent sa griffe et son nez camard. La tradition s'ac- corde à lui donner certains traits généraux : un corps noir et velu, une queue au bas de Téchine, deux ailes de chauves-souris et deux cornes au front Mais chaque ar- tiste est libre de combiner ces détails au gré de sa fan- taisie, et il use largement de la liberté. Tous rivalisent de bizarrerie: de même que, pour représenter les physionomies de Dieu le Père, du Christ, de la Vierge et de l'archange saint Michel, ils poursuivent un idéal de grandeur, de pu- reté et de douceur céleste ; de même ils cherchent pour Sa- tan un idéal de laideur surnaturelle, l'horrible mêlé au gro- tesque. La sculpture ressuscite en son honneur toutes les excentricités de l'art oriental et égyptien, les têtes d'oi- seaux, de dragons, de singes, de chiens ou de taureaux, po- sées sur un corps humain. Il a pris les pieds de chèvre des pans, des faunes, des syl vains, ses confrères en malice et en laideur : un des vitraux de la cathédrale de Troyes le représente avec des ailes aux talons, comme un Mercure de la mythologie antique. Mais, si peu gracieux qu'il soit naturellement, le Diable a aussi son amour-propre; il se fâche parfois contré l'artiste qui s'égaye outre mesure à ses dépens : témoin ce pauvre moine qui s'était permis de le représenter malignement sur le portail de l'église, et qu'il obséda jour et nuit pour le contraindre à lui donner une fi- gure moins laide K

Li Deable s'en coronça Et son malfeteur menaça.

1. Du moine qui contieryt Tymage du Deable, qui s'en corouça. Méon, A'om", Jiec.f t. 11.


♦04 CHAPITRE XXV.

Satan possède encore un privilège non moins précim pour l'art et la satire; il a le don de se travestir à rinfini. La majesté divine ne peut descendre à de pareils dégui- sements : elle reste uniforme, en vertu même de son im- mutabilité. Le Diable, qui n'a rien à perdre au change, cache indifféremment ses cornes sous le chaperon h bourgeois, sous le casque du chevalier et sous le capuchon du moine. A Saint-Merry, on le voyait sur une tapisserie vêtu en ermite avec un gros chapelet pendant, venant teo- ter Jésus dans le désert ^ On comprend tout le parti que la satire dut tirer de cette tradition. Renari avait pu se dé- guiser en pape. Combien il était plus facile encore de tra- vestir le Diable, de lui faire endosser l'un après l'autre tous les costumes de la société I En le voyant si honnètemeot vêtu, bien des gens répétaient fans doute avec Rutebceuf:

Li abis ne fet pM Termite.

Qui pouvait répondre alors que le Diable, pour mieui sé- duire le monde, ne prenait pas quelquefois comme Faux- Semblant l'habit d'un prud'homme ou d'un saint évêque, le visage d'une belle femme 'ou d'une vieille entremetteuse! A ce compte Macette et Tartuffe pourraient bien être ses enfants. Du reste, sa lignée est nombreuse : roi des abîmes, il a, comme le roi du ciel, sa cour et sa milice. Aux anges et aux chérubins il oppose sa noire fourmilière de peliU diablotins espiègles, grimaçants et malfaisants, toujours prêts à ravir> à grimper, à escalader les portes de l'église ou du couvent.

Être multiple^ mélange de Prêtée et de Scapin, Sa- tan est le véritable bouffon de la comédie infernale. Tout en exécutant les vengeances de Dieu, il se charge parfois aussi de celles des hommes. Il est le plus hardi jiiveleur^ le plus impitoyable railleur des puissances et des félicités de ce monde. Aussi faut-il voir comme il ricaue,

1 . Sauvai, t. U. Tapisseries.

2. Dans les Bibles anciennes, le serpent qui tenta Eve est souvent rcpréseUi avec une tête de femme. *^


LE JUGEMENT DERNIER. 40o

[domine il se frotte les mains d'un air triomphaat, quan(l il a pu saisir au passage quelque gros abbé ou quelque noble dame ; avec quelle efTronterie il saute sur le dos des rois, ^ans respect de leur diadème, comme il les chevauche et les 3Dalraint,boQ gré, mal gré, à baiser toutes les parties de son 3orps. Des manants, des serfs, des jongleurs, il ne s'en sou- ille guère : ce sont trop chétives conquêtes. L'impudent rô- deur tourne même autour des plus grands saints. Ne pouvant [es perdre tout à fait, il organise contre eux une guerre per- pétuelle d'espiègleries. Une tapisserie de Saint-Martin des Champs le montrait occupé à répandre des pois sous les pieds de saint Martin, pour empêcher le pieux évêque d'aller à matines K Dans une autre scène souvent reproduite et qui se retrouve encore aujourd'hui sous le portail de Saint-Germain l'Âuxerrois, il arrive armé d'un soufflet pour éteindre le cierge qui brûle près de sainte Geneviève, comme symbole de sa virginité. Mais son industrie principale est le vol des âmes. C'est là surtout qu'il déploie ses ruses et ses friponne- ries. Sur le tombeau du roi Dagobert, on le voyait disputant aux évèques Tàme du monarque'. Ailleurs, il ose bien tenter d'arracher aux mains delà Vierge l'àme du diacre Théophile. Au portail de Notre-Dame, il se permet une facétie tradition- nelle qu'on revoit partout. Tandis que l'archange saint Mi- chel pèse loyalement les âmes, un diablotin s'introduit sour- noisement sous la balance pour en escroquer quelqu'une. Cependant, avec toute sa malice et son adresse, le Diable a aussi ses jours de tribulation : les saints prennent leur re- vanche. « Le bon, dit Sauvai, est de le voir au cloître des Ja- cobins du grand couvent, où saint Dominique, en punition^ de ravoir voulu empêcher d'étudier le soir, lui donne à tenir un petit bout de chandelle, qui aussitôt, venant à le brûler, et lui n'osant l'éteindre, sans cesse le change de mains en faisant cent grimaces. » Ces mésaventures du malin conso- laient l'humanité de ses propres défaites. Lui, l'habile entre tous, pouvait donc voir échouer ses ruses devant la simpli-

i. Sauvai, t. U. Tapisseries.

2. U'Agiucoart, BUt, de l'Art, t. IV.


406 CUAPITRE XKV.

cité d'uD saiat, d'une femme ou d'ua enfant. Sur les stalles de Saint-Spire il est accroupi d'un air piteux aux pieds d'une femme, qui lui coupe les oreilles avec des ciseaux. Serait-œ par hasard une légende du diable amoureux tombé aux mains d'une autre Dalila? Railleur et raillé, terrible et grotes- que, héros des drames les plus lugubres comme des plus fol- les comédies, Satan vit son immense popularité survivre aa moyen âge lui-môme. Un siècle après la Renaissance, il ins- pirait à Milton son chef-d'œuvre. Plus tard, au milieu de la ruine des antiques croyances, quand il aura cessé d'être un objet de terreur religieuse^ il sera encore un personnage de fantaisie, le héros préféré du roman, le mattre du persifQage et de la satit^. Échappé de la fiole de Lesage, il revivra dans le Méphistophélès de Gœthe et dans le Don Juao de Byroa. tlnûn, de nos jours, cédant à la manie commun^ de tous les personnages célèbres, et se faisant vieux, il écrira ses mémoi- res pour l'instruction de la postérité^


CHAPITRE XXVI

LA MORT

Danse Macabre. — La Mesnie Hellequin, etc.

Dans Fart et dans la poésie, comme dans l'histoire, un dernier acteur vient clore ce drame du moyen âge tour, à tour sérieux et grotesque, c'est la Mort. Les religions et les philosophies antiques avaient déjà oOert à Thomme l'image de sa propre fragilité; mais c'était moins encore pour l'exhorter à la vertu que pour lui apprendre à se résigner et à jouir du présent, sans souci du lendemain :

Qaid sit futurum cras^ fuge quaerere.

Dès l'origine, en face d'une société enivrée des joies de la terre, le christianisme avait évoqué ce fantôme de la Mort comme une meaace et un appel à la pénitence. Les Pères du désert en firent la compagne de leur solitude, l'objet constant de leurs méditations. Plus tard, quand vinrent les terreurs de l'an mil, la Mort parut un moment se dresser triomphante au milieu des ruines du monde; le frisson saisit les plus braves, l'humilité les plus fiers : rois, ducs, barons demandaient par grâce à quitter, ceux-ci leur cou- ronne, ceux-là leurs fiefs, pour se cacher au coin de l'autel sous la robe d^un simple religieux. L'an mil passé, on s'était remis à vivre, à espérer, à aimer ses biens et ses honneurs; mais cette grande pensée de la mort resta toujours fixée au cœur du moyen âge. Au xm<> siècle, Héh'nand la célébrait dans une longue complainte partout répétée :


408 CHAPITRE XXYI.

Mors, tu «bas à un seul jour Aussi le roi dedens sa tour Com le povre desous son toit^.


Mors rent au povre quanqu*' il pert. Et toit' au riche quanqu'il hape.

Mors, tu keurs ^ là où orguel fume, Por estaindre quanqu'il alume.

Vers le même temps commeaçait à se répandre une lé- gende bientôt célèbre, celle des Trois morts et des trois vifs. Un pieux solitaire de TÉgypte, saint Macaire, avait ren- contré, disait-on, trois jeunes princes en grand équipage, à cheval, couronne en tôte et faucon au poing; ils allaient ainsi chassant et devisant entre eux, ()uand le saint les arrêta pour leur montrer trois cercueils, où gisaient les cadavres de trois rois. L'apologue était facile à saisir. Prédicateurs, rimeurs, artistes s'en emparèrent à Tenvi. Il devint surtout le thème favori des dominicains. Héritiers du génie de leur fondateur, imbus d'un esprit profondément démocratique, ces sombres .apôtres de la pauvreté et de l'inquisition trou- vaient ià une source de terreur salutaire pour leur auditoire : ils colportèrent de tous côtés cette légende par la parole, et la traduisirent par des représentations dramatiques ^. A la même époque, Beaudouin de Condé, Nicolas de Marginal, nombre de rimeurs édifiants ou satiriques la mettaient en vers. Elle était connue de tous, quand, au milieu du xiv'* siècle, André Orcagna la peignit sur les murs du Campo Santo de Pise. Au commencement du siècle suivant, l'an 1 408, le duc de Berry la faisait sculpter au portail de la chapelle des Innocents. Les calamités qui assaillirent alors la France, la fatigue, l'épuisement, l'incertitude de l'avenir, la lente agonie du roi et du royaume, ramenèrent dans tous les es-

1. Pauperum tabernas

Regumque turres. (Hobacb.)

2. Tout ce que. 3. Enlève.

4. Cours, •lipp. Fortoul, La danse des morts»


LA MORT. 409

prits cette préoccupation de la mort. C'est à partir de ce moment qu'elle envahit les murs des églises, des cloîtres et des cimetières. La peste de 1346 avait inauguré son triom- phe ; il va croissant au xv* siècle.

La Mort est bien en effet la reine de cette froide et triste époque. Elle règne partout, dans ces grandes maisons royales que le fer, le poison, la folie viennent décimer tour à tour (Charles Yl, Louis d'Orléans, Jean sans I^eur, etc.); au sein de ces populations hâves et décharnées que ravagent la guerre, la peste et la famine ; dans ces campagnes dé- sertes, où l'Anglais promène ses bandes infernales depuis un siècle ; dans ces cœurs vides et découragés, dans ces es- prits taris que n'anime plus ni le soufQe de l'enthousiasme, ni l'ardeur disputeuse de la scolastique ; enûn^ dans ces longs et fades romans en prose, dernier effort d'une littéra- ture qui s'en va. Quelques moralités |)ouffonnes viennent seules dérider de temps à autre ce pauvre siècle qui a vu de si grandes choses : Jeanne d'Arc. Christophe Colomb, Gu- tenberg, et qui reste pourtant si plat, si vulgaire et si mo- notone sous le poids de la misère et de l'ennui. La Mort sonne son glas funèbre sur les maisons de Bourgogne, d'An- jou, de Guyenne : elle arrête Charles le Téméraire devant Nancy et Jette le superbe vaincu de Morat la face contre terre dans la fange d'un marais ; elle surprend traîtreuse- ment le bon roi René tout occupé d'art et de poésie; elle en- lève en quelques heures le duc de Guyenne. Louis XI, le grand accapareur d'héritages, qui donne de si bon cœur l'eau bénite à tous ses cousins dans leur cercueil, après avoir tout brisé sous sa volonté de despote, devant qui tremble-t-il à son tour? Devant la Mort, cette habile ouvrière qui a si bien travaillé pour lui. Villon lui-même, le bon folâtre, l'in- souciant vaurien, lui dédie son chef-d'œuvre, sa mélanco- lique ballade des Neiges d*Antan. Au sortir du cabaret, il s'ar- rête pensif devant les charniers des Innocents.

Quand je considère ces testes

Entassées en ces charniera :

Tous furent maistres des requcs^c8,


410 CHAPITEE XXVI.

Ou tous de U Chambre aux Deniers.

Et icelleç qui slnclinoient Unes contre autres en leur vies, Desquelles les unes regnoient Des autres craintes et servies, Là les voy toutes assouvies Ensemble en ung tas pesie mesie : Seigneuries leur sont ravies, Clerc ne maistre ne s'y appelle ^.

Près de là est une tombe fraîchement remuée, celle de sa maîtresse : il s'y agenouille un instant, et crie à la Mort impi- toyable :

Mort, j'appelle de (a rigueur,

Qui m'as ma maistresse ravie,

Et n'es pas encore assouvie.

Se tu ne me tiens en langueur.

Depuis n'euz force, ne vigueur ;

51ais que te nuysoit-elle en vie. Mort»?

Ce mot, qui se dresse comme un spectre à la fin de la strophe, exprime bien l'espèce de fascination qu'exerçait cette sombre pensée de la mort sur Fesprît des coutempo- lains. Comme Villon, toute la société d'alors va chercher là ses émotions. Le cimetière devient à la fois musée, prêche, salle de bal et de spectacle ; c'est là que la Mort organise, dans la Danse Macabre, le dernier branle qui doit terminer la tragi-comédie du moyen âge.

Peu de sujets ont eu le privilège d'exercer au même degré la pénétration des érudits. MM. Paignot, Fortoul et Laagloîs, en France; Douce, en Angleterre; Massmann, en Allemagne, ont étudié tour à tour les différentes parties de ce problème. Les questions se présentaient en foule. D'abord on a cherché d'où venait ce nom de Macabre. M. Van Praët le tirait d'un mot arabe, magbarah ou magabir, qui signifie cimetière. Vil- laai le composait sans façon et sans autorité avec deux mots anglais, to make (faire) et to break (rompre), pa" allusion sans

1. Grand Testament, 149-IM).

2. Jùi.'. — Lay ou plystosl IluuJeau.


LA MORT. 4if

doute aux poses de disloqués que prenaient les acteurs de la Danse Macabre. D'autres ont supposé, sur la foi de Fabri- cius et d'un libraire inexact, un certain poêle pu artiste ap- pelé Macabre, et par quelques-uns Marcade. De toutes ces étymologies, la plus vraisemblable était, selou nous, celle- qui rapportait cette expression au nom corrompu de saint Macaire, dont le peuple aurait fait macabre et macabée. Depuis, il est vrai, un savant d'une grande autorité, Littré, s'appuyant sur uue citation de du Gange, a cru pouvoir, dans son diction- naire, tirer ce nom a chorea macka beorum : sorte de danse pieuse exécutée par les ecclésiastiques et dans laquelle des digni- taires tant de rÉgllse que du monde sortaient toUr à tour de la danse, pour exprimer que chacun de nous doit sortir ainsi tour à tour de la vie*. ^1

L'origine de la danse elle-même n'est guère moins obscure. Vient-elle d'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre? Tou- tes ces hypothèses ont été soutenues. La terre du spleen et du brouillard était bien digne de nous envoyer, avec ses bandes d'envahisseurs, ce lugubre divertissement. La nébuleuse Al- lemagne, l'Espagne, avec son ascétisme monacal, pouvaient aussi en revendiquer l'honneur. Mais la France n'avait-elle pas assez du sentiment de sa propre misère, de cette lente mort qui la gagnait, pour concevoir l'idée de la ronde des trépassés? Était-il absolument besoin de remonter jusqu'aux Égyptiens et aux Étrusques, comme l'ont fait MM. Paignot et Langlois, ou même, comme M. Fortoul, jusqu'à ces danses sacerdotales exécutées dans les cloîtres et dans les églises? Ne sufûsait-il pas du contraste de ces deux choses, l'une la . plus gaie, l'autre ^a plus triste qui soit au monde, danser et mourir? L'homme est ainsi fait : écrasé sous le poids de la

misère, il finit par rire avec eTle. Les condamnés enfermés à la Conciergerie, pendant la Terreur, jouaient entre eux à la

guillotine ; les populations désolées du xv" siècle jouèrent avec

1. ■ On peut supposer, dit Litlré, que les srpt frères Macbabes avec Éiéaiar et leur mère, souffrant successivement le martyre, donnèrent l'idée de cette danse où chacun des personnages s'éclipsait tour à tour, et qu'ensuite pour rendre l'idée encore plus frappante, on chargea la mort de conduire cette danse fantastique. »


412 CHAPITKE XXVI.

la mort. Le dac de Bedford, gouverneur du jeune roi Henri VI, pour célébrer la victoire de Veroeuil et l'asserfis- sèment de la France, offrit aux Parisiens cette étrange ré- création. A ce propos, On s'est demandé si la Danse Macabre était simplement une peinture ou un véritable drame joué par des acteurs viVants. La danse dont il est parlé dans Je journal de Charles VI, qui fut commencée autour des char- niers des Innocents au mois d'août de Tan 1424, et terminée au carême suivant, ne pouvait être qu'une œuvre d'art Les Parisiens, si désespérés qu'ils fussent, n'auraient pas daosé sans relâche pendant six mois. D'un autre côte, un fragmeot cité dans le supplément au Olossaiire de du Gange proute d'une manière à peu près certaine que des personnages réels exécutaient aussi la Danse Macabre. Le texte porte : « Que le sénéchal ait à payer à Jean de Calais, matriculaire de Saint- Jean, quatre simaises de vin fourni par le dit matriculaire à ceux qui, le 10 juillet dernier (1453), après l'heure de la messe, ont fait la dause des Machabées dans l'église de Saint-Jean l'Évangéliste, à l'occasion du chapitre provincial des frères Mineurs ^ » Il en fut sans doute de cette danse comme de la procession du Renart, comme de tant d'autres sujefo com- muns à la poésie, au théâtre et aux beaux-ar(s. Le moyen âge, avec son instinct d'imitation universelle, traduisit la même idée sous toutes les formes, par le geste, la parole et le pinceau.

Le tableau de la Danse Macabre, comme celui du Jugement Dernier, devint un véritable sermon, une grande leçon d'éga- illé offerte à tous, une longue ironie jetée à la puissance, A la force, à la science, à la beauté, à tout ce que le monde ho- nore, craint ou flatte. Le pape, le roi, l'homme d'armes, le ser- gent, le médecin, l'astrologue, la duchesse, la vieille, la jeune épousée^ la religieuse, la bergère, la sorcière, tous et toutes, nobles et vilains, maîtres et valets, serviteurs de Dieu et suppôts du Diable, entrent dans la ronde. Là, comme au jour du jugement, les plus grands ouvrent la marche : le pon-

V i . U. Langloii. E^sai sur Us danses des moris.


LA MORT. 413

tîfe, coiffé de sa tiare, l'empereur, de sa Iriple couronne, s'en vont d^un air piteux et découragé : tous ces heureux de la terre, qui ont quelque chose à regretter, ressemblent à des condamnés marchant au supplice. Parmi ces pâles recrues de la Mort, s'il en est une qui prenne gaiement son parti, c'est le berger ou le mendiant, qui porte écrit sur sa besace lucrum mori (mourir, c'est gagner) ; c'est le fou qui s'arme d'une vessie remplie de pois pour souffleter l'implacable ennemie du genre humain ^

A titre de personnage comique, la Mort offrait moins de ressources que ses devanciers, Renart et le Diable. Ce long spectre, si longtemps immobile, à l'air maussade et renfro- gné, semblait d'un emploi diitlcile dans la satire. Pourtant, il a su s'y faire place ; il marche, saute, gambade comme le vivant le plus dispos. L'artiste a épuisé pour lui toutes les combinaisons de la science chorégraphique; il a su lui donner une variété de physionomie qui rappelle celle du Pierrot de la pantomime sous sa face enfarinée. Le squelette moqueur entrelace ses tibias d'une façon grotesque ou solen- nelle ; le rire contracte sa mâchoire ; ses poses, ses airs d'importance sont ceux d'un lugubre gracioso. Ici on le voit qui s'avance avec la majesté d'.un mattre de menuet ; là il accourt sur la pointe du pied, et vient saisir par la taille la coquette occupée de ses atours ; ailleurs, oubliant sa gravité, i' renverse sa tête en arrière et se tient les côtes à force de rire, devant la vieille qui lui demande un sursis. Dans les plus anciennes peintures, la Mort est représentée sous les traits d'un cadavre très-maigre, dont le ventre est parfois ouvert et les boyaux pendants. Plus tard, quand la structure du corps humain sera mieux connue des artistes, le sque- lette remplacera le cadavre. Son costume est des plus sim- ples : en général, elle est complètement nue ; quelquefois elle porte un lambeau de suaire, dont elle se drape fièrement ou se voile la face, quand elle veut surprendre ou ne pas trop effrayer les gens. Au besoin même, elle se coiffe d'un chape-

1. F. Douce, The danee of Death, 1833.


4i4 CnAPlTRE XXVI.

ron, revêt la chape et l'étole, remplit l'office de sacristaio, ou bien encore, cbef d'orchestre improvisé, laisse dorroir sa faux séculaire pour saisir la flûte^ le violon et le tambourîD. La danse se déroule sous des formes très-diverses; tantôt c'est une véritable ronde où les personnages, fascinés et en- traînés par la Mort, sautent pêle-mêle en se tenant par la main; tantôt un déûié par ordre où comparaissent toutes les classes de la société, depuis le pape jusqu'au mendiant. Dans certains cas, les recrues de la Mort sont divisées par sexe, par âge, par catégories de métiers et de conditions: elles s'avancent par groupe, seules ou deux à deut. C'est un thème commun que chacun développe à sa façon ; au fond se .^trouve partout là même idée exprimée, dans ce prologue de l'édition de i486*:

La Uance Macabre s'appelle, Que chaBcun à danser apprant A l'homme et femme est naturelle : Mort n'espargne petit ne grant.

La première Danse des Morts dont l'histoire fasse mention en France est celle du cimetière des Innocents commencée dans le courant de Tannée 1424. Continuée, retouchée, et peut être même complètement repeinte plusieurs fois depuis, elle existait encore au temps de Sauvai. Les détails trop courts qu'il nous a laissés à: ce sujet suffisent du moins pour attester le double caractère satirique et moral de cette com- position* : « Pour voir la Mort en bien des postures, et les civilités qu'elle fait aux uns et aux autres, soit papes, soit princes ou villageois, lorsqu'elle vient leur annoncer qu'il faut partir, on n'a qu'à considérer une liste de plomb^ qui

règne le long d'une partie du cimetière des Innocents

Dans le même cimetière se voit encore la Danse Machabée (macabre), peinte sur les charniers, où la Mort fait bien d'au- tres tours et d'autres momeries*. »

11 nous est difficile aujourd'hui de comprendre la poésie

1. Publiée par Guy Marchant.

2. M. Lan^lois, dans son ouvrage d'ailleurs si complet, a donc eu tort d'accuser

  • ~i le silence de Sauvai.

3. Tome 11, Peintures.


LA MORT. 415

de ce sombre musée de la mort placé au cœur de la capi- tale. Nos cimetières modernes, bien sablés, bien alignés, discrètement relégués à la porte de nos villes, ne peuvent guère nous en donner l'idée ; la Mort elle-même y a pris la livrée de Tadministration/Mais qu'on se représente le vieux Paris du moyen âge, avec ses rues étroites et tortueuses, à travers lesquelles se presse une population bariolée de gentilshommes, de moines, de pages, de bourgeois, d'ar- tisans, acteurs divers d'un même drame, qui doivent se re- trouver à l'heure du dénoûment; qu'on se figure l'enclos du silence et du sommeil, vaste réceptacle des générations éteintes, à deux pas du marché^ au milieu de l'activité d'un monde qui bourdonne, rit, boit, mange, vend, achète, au- tour de ces murs où tous viendront se reposer. N'était-ce pas là déjà l'antithèse de la vie et de la mort, le vrai prélude de la danse Macabre ' ? Comme Paris, les principales villes de France, Rouen, Vienne, Dijon, etc., les grandes Com- munautés religieuses, surtout celles des dominicains, voulu- rent avoir leurs danses des morts. L'Allemagne, l'Angle- terre, l'Espagne, la Suisse rivalisèrent d'ardeur. Les Pères du concile assemblé à Bàle pour sauver l'Église, et avec elle le moyen âge qui se mourait, solennisèrent leur réu- nion en faisant peindre sur les murs de la salle cette fu- nèbre allégorie. Toutes les puissances du jour, les princi- paux personnages du concile, le pape Félix Y, élu à la place d'Eugène , l'empereur Sigismond, le roi des Ro- mains, Albert, y figuraient. Au milieu de ce grand déchi-

i . Joignez à cela que les cimetières placés près de TégUse. au centre de la Tille, furent pendant longtemps un lieu de réunion et de débauche : on y venait causer, rire, chanter, danser, faire pis encore. Phiiippe>Auguste, pour mettre fin à ces désordres, avait entouré d'un mur le cimetière des Innocents. Durant plusieurs siècles l'Eglise renouvela vainement ses interdictions : le peuple revenait tou- jours au cimetière. Les peines canoniques ne suffisant pas, on essaya de frapper son imagination par de terribles légendes comme celle de saint Magnus : i Une troupe de jeunes gens oes deux sexes dansait bruyamment et chantait dans le cimetière de saint Magnus en Saxe, et troublait un prêtre dans ses prières. Le saint homme indigné les ayant maudits dans sa colère, ils continuèrent à danser nuit et jour sans un moment de relâche, sans manger ni boire, pendant une année entière, lis restèrent ensuite enterrés dans ce cimetière d*abord jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la ceinture, sans que personne pût les tirer de cet état horrible ; ce que fit cependant saint Gilbert, évéque de Cologne : après quoi ils moururent presque tous absous par le bienheureux prélat, a (Vieille chronique Jlemande répétée par Jacques de Yitry et citée par M. Langlois.)


  • I0 CûAPlTaB. XXVI.

rement de TÉglise, Timage de la Mort était évoquée comme ua appel à la réconcUiation, et aussi comme un averlisse- ment des comptes que tous auraient bieatdt à rebdre devant Dieu. Parmi ces monumeots, aujourd'hui dispam pour Ja plupart, mutilés ou altérés par une longue suile de retouches et de transformations, Tuu des plus carieui et des mieux conservés est celui de la Chaise-Dieu, en Au- vergne, publié par M. A. Jubinal. Il date probablemenl de la fin du jy* siècle. La danse s'y présente sous forme de procession ou de défilé, mais avec une certaine unité : le peintre a fait preuve d'une habileté incontestable dans l'art de grouper ses personnages. Au premier rang, la Mort s'avance avec la gravité comique d'un chambellan, et bfi're une main au pape, l'autre à l'empereur, pour leur faire les honneurs de son royaume. Plus loin, elle désarme le gentilhomme, qui lève les mains au ciel en signe de déses- poir; elle montre d'un air narquois le chemin de la tombe à un marchand, qui se pince la barbe comme un homme désappointé, et semble demander un délai pour achever d'emplir son escarcelle; elle arrache de la main de l'amou- reux le bouquet de fleurs destiné à. sa mattresse; elle joue à la bonne femme avec l'enfant qu'elle appelle tout dou- cement en se cachant à demi la face; elle porte complai- samment le cercueil du clerc, qui paraît la suivre à regret, tandis qu'un autre fantôme lui donne en riant par derrière sa bénédiction.

A mesure qu'on avance, le caractère de la Danse Maca- bre s'altère : elle perd son sens mystique et religieux. Quand elle a cessé d'être un objet d'enseignement^ elle devient une œuvre de fantaisie, où l'artiste s'abandonne à tous les caprices et à toutes les témérités do son imagina- tion. Là, comme dans les peintures du Jugement dernier, la satire finit par dominer et étouffer l'inspiration sérieuse. Au xvi*' siècle, les protestants s'en emparèrent pour narguer le pape et le clergé. Telle était cette fameuse danse de Berne dessinée par Nicolas Manuel, revue satirique do tou-

  • '"' les célébrités contemporaines, où figuraient à côté de


LA MOUT, 417

François P' et de Cbarles-Quint le pape Gément VII et le grand marchand d'indulgences. Bernardin Samson, qui re- nouvelait en Suisse les scandales de Tetzel en Allemagne. Holbein lui-même, dans ses Simulacres de la Morty n'est au fond qu\in fantaisiste de génie, un luthérien railleur, ins- piré par le souvenir de cette danse de Bàle qu'il avait eue sous les yeux dès son enfance. Le même esprit de libre fan- taisie anime cette autre danse du Pont de Lucerne, dont M. Saint-Marc Girardiu a tracé une si vive esquisse, en jouant un matin avec sa plume, d'une main plus légère encore que l'artiste ave^ son pinceau. Le succès qu'obtinrent les des- sins d'HoIbein encouragea la spéculation des libraires : aux danses et aux simulacres succédèrent les alphabets de la Mort. Ce fut un déluge de miniatures funèbres, de crânes, de s(fuelettes, d'os entrelacés inondant les pages des livres d'Heures. Puis, comme tout s'use en ce monde, après avoir servi à l'édification de la foule^ à l'amusement des artistes et à la fortune des imprimeurs, la Mort finit par devenir un personnage de carnaval : la pantomime italienne lui donna place à côté de Polichinelle : Arlequin squelette fut sa d'ornière métamorphose.

Sic transit gloHa mundit

Le Jugement Dernier et la Danse Macabre sont à coup sûr les deux productions les plus populaires et les plus complètes de l'art satirique au moyen âge. Mais elles ne sont pas les seules. Avant la ronde des trépassés, nous trouvons déjà une procession où la Mort et le Diable jouent un rôle assez im- portant : c'est \siMesnie Hellequin, dont on a fait plus tard, se- lon M. P. Paris, la famille d'Arlequin. Hellequin est une es- pèce de géant comme le Caliban de Shakespeare, monté sur un âne efflanqué :

Montes est sur un roucin haut

Si très gras que, par saint Quinaut,

L'on li peut les costes compter i.

A sa suite marche un long cortège de diablotins, de gnomes,

1. **. Paiîs, Alanuscriti de la Bibliothèque na::onalej l. VI.

r


418 CUAPITRE XXVI.

de revenants, de feux follets: génies moqueurs et malfaisants, ornés de têtes de chiens, de singes et de pourceaux. Cbaqae personnage de cette foule aux mille couleurs semble avoir fourni un morceau à Thabit' bariolé d'Arlequin. Le beau manuscrit de Fauvel, dont nous avons déjà parlé, nous offre un échantillon de cette bizarre cérémonie. C'est ia Même Hellequin qui se charge de donner le charivari aux nouveaux époux : elle leur offre au réveil, pour présent du lendemain, deux bières en tr'ou ver tes, higubre plaisanterie dont on troa- verait encore plus d'une trace au fond de nos provinces.

Desguisez sont de grant manière : Li un ont, ce devant derière, Vestus et mis leurs garnemens : Li autre ont fait leur paremens De gros saz et de froz à moines.

Puis faisoient une crierie,

Onques tele ne fust oie,

Avec eus portoient deus bières.

Les romans en vogue, comme le Renarl, le .roman de la Uose, fournirent aussi une abondante matière au génie caus- tique des enlumineurs. Nous avons cité plus haut les vers où Gautier de Coinsy se plaint des abbés qui font peindre les aventures d'Ysengrin plutôt que l'image de Notre-Dame. L'usage d'illustrer les manuscrits favorisa cette conspira- tion de la parole et du pinceau. Le théâtre à son tour fournit aux arts plus d'un sujet. Une tapisserie du xv® siècle, trou- vée, dit^on, dans la tente de Charles le Téméraire, et conser- vée encore aujourd'hui dans la grande salle du palais de jus- tice de Nancy, nous représente la moralité de Banqitet ^ D'un côté sont les convives mangeant et buvant à cœur joie : de l'autre s'avance la triste cohorte des maladies, Fièvre, Hy- dropisie, Gravelle, Indigestion, compagnes ordinaires de Banquet l'empoisonneur. Trois spectres, qui rappellent les musiciens de la Danse Macabre, soufflent à perdre haleine dans leurs instruments pour égayer le repas. Peu à peu

' Ousoinmerard) Album du moyen àg9é


LA MORT. 419

le luxe des décoratioDS s'étendit des édifices publics aux maisons particulières. Un simple bourgeois, Jacques Cœuri faisait sculpter sur les murs de sa maison de Bourges une des pages satiriques les plus piquantes de l'époque, un tournois de chevaliers à âne, en face de sa fière devise plébéienne : A cosur vaillant rien d'impossible. Innocente parodie d'une institution convaincue d'impuissance depuis Poitiers et Azincourt ! Petite vengeance bien permise au glorieux parvenu, qu'une gentilhommerie envieuse et inca- pable poursuivait de ses calomnies, et qui devait payer chè- rement un jour, comme Jeanne d'Arc, l'honneur d'avoir sauvé la France et son roi I Quelques années plus tard, les événements de la guerre du Bien public et la mésaventure de Louis XI à Péronne inspirèrent plus d'une caricature et d'un couplet. La ballade des Anes volants accompagnait une miniature satirique, à laquelle elle servait d'explication. La gravure, perfectionnée par Michel Wolgemut et bientôt après par son élève Albert Durer, devint pour les œuvres d'art, comme l'imprimerie pour les livres, un actif moyen de re- production et de propagande. Pieuse héritière du passé, elle en recueille les souvenirs dans la Chronique de Nuremberg ^, jusqu'à ce qu'elle se fasse à son tour la complice de l'esprit nouveau.

Ainsi, d'un bout du moyen âge à l'autre^ l'art comme la littérature exprime toutes les nuances de l'opinion publique avec ses enthousiasmes, ses médisances, ses injustices et ses rigueurs. Du Breul nous raconte dans ses Antiquités de Pa- ris, qu'on voyait encore de son temps, au bas de la rue de la Harpe et à l'entrée du pont Saint-Michel^ une statue dont le visage était mutilé par la boue et les pierres qu'y jetaient sans cesse les passants. C'était celle de Jean Leclerc, accusé d'avoir livré Paris aux Bourguignons pendant la démence de Charles VL L'artiste s'était fait l'exécuteur de la vindicte populaire. Ce monument expiatoire livrait le traître jusque dans la tombe au mépris de la postérité.

1 . El'e a pour titre : « Liber chronicarum cum fi^uris et iniaginibus ab iai.io « mundi. •


CHAPITRE XXVII

CÉRÉMONIES.

Fôtes, Danses et Processions satiriques.


FétM des Woum, de TAme^ des Immoeenta. — iioeiétéf des Cormardsj de la Mère Folle^ etc.

Le génie du moyen âge, essentiellement dramatique, bien qu^il n*ail produit aucun drame parfait, amateur de mise en scène^ de pantomimes et d'allégories, se révèle de bonoe heure dans les cérémonies de l'Église. Pour lui tout devicDl njatière à représentation, ofQce divin, processions, légendes sacrées : il y apporte une ardeur et une sincérité qu'on chercherait vainement dans nos solennités modernes. Et pourtant Vantithése est une loi si générale, si absolue, si naïvement suivie alors, qu'elle s'étend même aux parties les plus sérieuses du culte. La parodie a ses jours de fête consa- crée : c'est elle qui introduit en riant dans le temple la bande des Fous, des Innocents, et le grotesque cortège de l'Ane.

L'homme est un animal raisonnable qui éprouve le besoia de déraisonner quelquefois *. Le rire lui est naturel comme les pleurs, la folie comme la sagesse. De là sont nées ces mascarades et ces orgies, que nous retrouvons partout, à toutes les époques, avec le caractère particulier que leur assignant les mœurs des peuples et l'état de la civilisation : les Bacchanales en Grèce, les Saturnales à Rome, les Fêtes des Fous au moyen âge. Chaque année, au mois de décem- bre, l'esclave romain devenait l'égal de son maître : il avait

', Voye< ce que Buut avons dit plut haut du Fol et dûBadtn au Ib^âlrct


CÉRÉMONIES. 421

lîcence LomplC^te d'action et de parole. Ce jour de liberté était UQ souvenir du règne de Saturne dans le Latium, de cette époque heureuse où les hommes ne connaissaient encore ni les rangs de la hiérarchie, ni le joug de la servi- tude et de la misère. Au sein d'une aristocratie hautaine, qui pesait si lourdement sur les petits, qui mettait Tesclave au niveau d'un meuble ou d'une bète de somme, cette fête pouvait ètre^ regardée comme une réparation des violences, des injustices et des châtiments subis pendant l'année. Elle était un hommage involontaire rendu à cette grande loi d'égalité, que ne peut faire oublier tout à fait l'enivrement de la fortune ou de la puissance. Parmi les extravagances et les désordres de ces liesses populaires, plus d'une leçon piquante, plus d'un sage avertissement devait tomber de ces bouches serviles,que la peur du fouet rendait muettes en d'autres temps. La liberté de Décembre, qu'Horace laissait h son esclave comme un héritage de ses ancêtres,

Libertate decembri, Quando ita majores voluerunt, utere...

resta la dernière debout, et survécut à l'empire romain. Le nom môme s'en conserva. Beleth, docteur de la Faculté de Paris vers la fin du xiv*» siècle, nous dit que l'on désignait ainsi la fête des Fous, qui se célébrait entre Noël et l'Epi- phanie. On l'appelait aussi fête des Calendes en l'honneur du jour de l'an, titre qui prouve encore son origine toute païenne. Seulertient, dans l'Église, où la clergie^ c'est-à-dire la science, fait la noblesse, les sots, les ignorants, les enfants, les bètes elles-mêmes, prennent la place de l'esclave éman- cipé. Touchante égalité, qui nous fait sourire, et qui conte- nait pourtant aussi son enseignement.

On s'est demandé plus -d'une fois comment ces folies païennes avaient pu se conserver au sein du christianisme. Pour le comprendre, il faut se rappeler le caractère de la révolution qui transforma le monde antique. Le jour où le culte de la croix remplace celui des idoles, les deux sociétés lie se séparent pas brusquement ; elle9 vivent encore long-


42« CHAPITRE XXVII.

temps côte à côte, s'assimilent, se pénètrent recIproqa^ nieDt : la plus Jeune et la plus forte absorbant J'aocieDDe, mais lui empruntant aussi une partie de ses éléments. Le paganisme avait enveloppé de mille réseaux ce monde char- mé| enivré de ses brillants mensonges. Sensuel et poétique, il avait su satisfaire avec une étonnante variété toutes les faiblesses de la chair et de l'imagination. L'Église, appelée à le remplacer, n'aiïecta pas tout d'abord une austérité impi- toyable, qui eût pu effrayer ou rebuter les âmes vulgaire. Aux mâles tristesses de la pénitence, aux chastes cantiques des vierges et des martyrs, elle permit qu'on mêiât daus certains jours les accès de folle gaieté, les chansons et les satires. Bonne mère, facHe et souriante^ elle fit la part des joies populaires, et leur ouvrit ses portes â deux battants.

  1. L'anftque saturnale entra dans le temple, mais rajeunie et

transformée, Lesthyrses des bacchantes, les peaux de tigres, les tambourins et toute la vieille friperie de l'orgie bachique ont disparu : ils sont remplacés par le costume chrétien, les chapes, les étoles, les mitres et les bonnets carrés*. La nef se métamorphose en salle de danse et de festin. Devant l'autel, sur la table de communion, s'étalent péle-mèle les boudins grillés, les saucisses, les jeux de cartes et les jeux de dés. En guise de parfums, le cuir des savates fume dans l'encensoir. Le texte même de l'office divin, paroles et mu- sique, devient l'objet d'une interminable parodie. L'église de Sens possédait encore au siècle dernier un manuscrit com- plet de la messe des Fous. C'était un mélange confus de quo- libets, decoq-â-l'àne, d'alléluias grotesques, de latin bouffon, en un mot la cérémonie du Malade Imaginaire avec les pro- portions gigantesques des noces de Gamache mêlées à la li- cence et aux trivialités des Saturnales. L'office entier était chanté en faux-bourdon. Ce jour-là, tout ce que la paroisse possédait de voix aigres et discordantes, de faussets intolé- rables, s'était donné rendez-vous. Au lieu de l'hymne grave et sonore qui, dans les jours de fête ordinaire, remplissait

I. Mémoire aur la fête des fous, par du Tilliot: Histoire de Paris, nar dom ■ineau.


CÉRÉMONIES. 423

les voûtes de la cathédrale, éclatait un indescriptible chari- vari de miaulements, de cris, de sifflets, tandis que les clo- ches sonnaient à toutes volées. Dans la partie supérieure de réglise, au-dessus des voûtes, les clercs jouaient aux boules, aux quilles, pour imiter le bruit du tonnerre et compléter cette infernale tempête. Puis, Toffice terminé, la mascarade sortait pôle-môle, se heurtant, se coudoyant, s'écrasant pour aller^promener à travers les rues sa bruyante gaieté et ses bizarres travestissements. Elle se grossissait sur son passage de tous les farceurs de la ville. Les uns suivaient à pied, les autres, comme au temps de Thespis, montés sur un tombe- reau que traînait un âne ou un cheval étique, inondaient les passants de son, de farine et de lazzi. Couplets satiriques^ pantomimes grotesques, parodies vivantes des bourgeois et des bourgeoises de la cité, s'improvisaient cheminJaisant. Quelques jours après, l'église, purgée de toutes ces impu- retés, lavée, nettoyée, reprenait son aspect accoutumé; Dieu redevenait mattre de son autel : le flot de la folie hu- maine avait passé.

Ces courtes éruptions de licence et de gaieté populaire au sein de l'Église se reproduisent sous diverses formes. La fête des Sous-Diacres, celle des Innocents, ne sont elles-mêmes qu'une variété de la fête des Fous. Cette fois, les enfants de chœur prenaient* la place des chanoines et des curés : toute la hiérarchie ordinaire était renversée : suivant la parole de rÉvangile, les derniers devenaient les premiers. Tandis q-ue le haut clergé allait s'asseoir sur les bancs inférieurs et s'acquittait des plus humbles fonctions, une armée de bam- bins solennels, revêtus d'habits sacerdotaux, envahissait les stalles les plus élevées. L'un d'eux, coiffé de la mitre comme un évoque, ofûciait magistralement devant l'autel, et don- nait à l'assemblée &a bénédiction. Un aumônier .était chargé de distribuer les indulgences au nom de Monseigneur : en voici un échantillon provençal assez médiocre :

De par Mossenhor TËvesqué^, Que Dieus vos done mal al besclc,

1, Du Tiiiiot. — Ibid. Suppl.


424 CHAPITRE XXVn,

Atcx ana plena banasta<le pardos, E dos des de raycha desot lo mento ^ I

Ce carnaval enfantio était sans doute moins scandaleux que la grande orgie des Fous : pourtant il offrait encore une riche matière aux espiègleries de ce petit peuple émancipé. La Fontaine Ta dit : Cet âge est sans pitié. II a par-dessus tout l'art de saisir les ridicules et de les contrefaire. Plus d'un gros abbé joufBu, plus d'un majestueux chanoine était sûr de rencontrer là sa caricature. Les couvents eux-mêmes avaient leur carnaval intérieur : les cordeliers d'Antibesle célébraient encore au commencement du xyii" siècle. Ce jour-là, les frères portiers, quêteurs, marmitons, jardiniers, les coupe-cJiouXf comme on les appelait, usurpaient les fonc- tions des frères supérieurs. On oubliait une fois l'an cette loi d'obéissance et de subordination, premier devoir de la vie monastique. La science, la sainteté même abdiquaient pour un moment leurs droits : mais l'usurpation n'était pas longue. Le lendemain, chacun se retrouvait à sa place, le jardinier à ses légumes, le marmiton à ses casseroles. Le prieur remontait dans sa stalle, plus grave et plus solennel que jamais. On avait ri au couvent pour toute l'année.

Après les sous-diacres, les enfants et les frères lais, venait le tour des bètes, conviées elles-mêmes à ces farces reli- p:ieuses. C'était la grande bataille de la Salamandre et du Dragon^ ou bien encore la procession de Maître Eenart^ le héros populaire de la satire. Philippe le Bel, pour se venger de Boniface Vlll, s'était beaucoup diverti d'une mascarade dans laquelle un renard déguisé en pape croquait des poules aux applaudissements de la foule. Ailleurs on célébrait la fête du Bœuf^ celle de la Vache Grise^ etc. Mais l'animal pré- féré et honoré entre tous d'un jour de fête particulier, c'est l'Ane. Personnage important des orgies bachiques, insépa- rable compagnon de Silène, il se retrouve naturellement

i* De par Monseigneur Tévéque,

Que Dieu tous donne mal au foie, ATec un pleio panier de pardous. Et deux doigts de teigne au menton.


CÉRÉMONIES. 425

môle aux solennités de l'Église. N'était-ce pas lui en effet qui avait parlé autrefois à Balaam, lui qui avait conduit la sainte famille en Egypte, et ramené Jésus triomphant dans Jérusa- lem sous une pluie de fleurs et de rameaux verts? Aussi l'Église se parait-elle de ses plus beaux atours pour le rece- voir. Il arrivait magnifiquement harnaché jusqu'au milieu du chœur; là, il lui fallait subir jusqu'au bout les honneurs d'un facétieux cérémonial. Son gros œil stupide contemplait, sans les comprendre, les salutations et les génuflexions du clergé : ses épaisses narines humaient l'encens qu'on faisait fumer devant lui. Puis toute l'assistance entonnait le fameux couplet :

Orientis partibus, Âdventavit Asinus Pulcher et fortissimns. Sarcinis aptissimus.


Hé 1 sire asne, hé t


ajoutant à ce refrain un immense concert de ki Juin! hi han! que le héros de la fête couvrait bientôt de sa formidable voix. Du Gange nous a laissé dans son Glossaire^ une analyse très-dé lai liée de cet offlce d'après le rituel de Reims. C'est un véritable drame mêlé de dialogue et de chant, où figurent les principaux personnages de la Bible, Moïse, Aaron, Isaïe, Balaam monté sur son âne, prophétisant la venue du Christ. Ailleurs c'était la Vierge elle-même représentée par une jeune fille tenant un enfant dans ses bras, qui arrivait vêtue de blanc et triomphalement portée sur un âne. Ces fêtes d'abord naïves ne tardèrent pas à dégénérçr en désordres et en grossières obscénités. De bonne heure, les esprits sé- rieux se montrèrent alarmés de ces restes impurs du paga- nisme, qui se perpétuaient, s'aggravaient au sein de l'Église,

1. Aa mot Fétstitm asinorum, où se trouve ce refrain complet en frrnçais après

chaque stauce laliue :

Hez, aire asnea, car chAntes, Belle bouche rechignez, Vous aurez du foin atttz, Et de l'atoine à plantez.


4J« CnAPlTRB XXVII.

et pouvaient foornir un texle aux attaques de ses ennemis. Dès la fin du xii* siècle, Eudes de Suily, évoque de Paris, rendit une ordonnance contre Ja fête des Fous. Une buiie d'Innocent Ul, un décret de la Faculté de théologie en ik^, un édit du concile de Bâle, un autre du concile de Sensea 4460, reproduisent la même interdiction. Mais pendant JoDg- temps encore, bulles, édits, décrets, tout fut impuissant Cet usage, entré profondément dans les mœurs du peuple, trou- vait surtout dans le bas clergé de fanatiques partisans. Deux chanoines d'Ëvreux, pour avoir voulu s'y opposer, furent pendus par les clercs au clocher delà cathédrale. Tandis qoe le grand réformateur de la discipline ecclésiastique, Gerson, écrivait une éloquente diatribe contre ces bouffonneries sa- crilèges^ un docteur d'Auxerre soutenait publiquement, en pleine chaire, que la fête des Fous était aii3si légi- time, aussi sainte que celle de la Conception de Notre- Dame. Digne ancêtre de Rabelais, il s'écriait d'un ton de gaillardise épicurienne, qui sentait un peu la dive bouteiUe : « Les tonneaux de vin crèveraient si on ne leur ouvrait quel- quefois la bonde ou le fosset pour leur donner de Tair. Or, nous sommes de vieux vaisseaux et des tonneaux mal reliés, que le vin de la sagesse ferait rompre, si nous le laissions bouillir ainsi par une dévotion continuelle au service divin. C'est pour cela que nous déniions quelques jours aux joies et aux bouffonneries, afin de retourner ensuite avec plus de ferveur à l'étude et aux exercices de la religion.* » Les pro- vinces du Midi, plus entêtées dans leurs souvenirs païens, furent les dernières à céder. En 1620, le concile provincial de Bordeaux était encore obligé de condamner formellement les danses qui se célébraient dans l'église le jour de la fôle des Fous. Eu 1645, Neuret^ adressait à Gassendi une longue plainte sur les cérémonies païennes de son diocèse. Il y a quelques années à peine, la procession du roi René rentrait avec le pape ou le roi des Fous à sa tête dans la cathédrale d'Aix ; mais cette mascarade de revenants, organisée par la

îw ^**^*'*' *^ Goêâendum de parum ChriMlianU Provineialium suonm


CÉRÉMONIES. 427

municipalité, ne rencontra que rindifféreoce et ne produisit que Tennui : elle eut à peine le succès du bœuf gras.

Chassée du temple, Ja bande des Fous alla se recruter parmi les laïques. Elle forma Tune de nos premières trou- pes dramatiques sous le nom de société de Sots ou de la Mère Sotte. A Texemple de Paris, les villes de province or- ganisèrent des confréries dé farceurs chargés d'entretenir la malice et la gaieté publique. Telles furent les sociétés des Coqueluchiers et des Cornards à Évreux et à Rouen, celles de la Ai ère Folle à Dijon, du Prévôt des Étourdis à Douai, du Prince d'Amour à Lille, etc. Chaque année, à l'époque du carnaval, ou bien encore le jour de la Saint-Barnabe, pa- iroQ dé la confrérie, l'abbé des. Cornards ^ coiffait sa mitre ornée de grelots, prenait sa crosse, enfourchait son âne, et parcourait, suivi de son chapitre, les rues de la ville et les villages de la banlieue. Cette visite annuelle était une parodie de celle que les évèques faisaient eux-mêmes dans leur diocèse. L'abbé apportait à ses ouailles ses homélies grotesques et ses malignes bénédictions. Dans le trajet, les couplets et les bons mots pleuvaient connue grêle, sur les présents et les absents : on y faisait allusion aux événe- ments publics, aux caquets de la ville; on y chansonnait les fréquentes visites du prieur de Saint-Taurin à la dame de Vcnisse, sa voisine :

Vir monaclius in mense juiîo Egressus est e monasterio. C'est dom de la Rucaille,

Egressus est sine licentia, Pour aller voir donna Venissia, Et faire la ripaille ^

Heureusement, le latin venait de temps à autre couvrir ou atténuer la crudité de ces satires. D'abord, les Cornards usèrent sagement de leurs prérogatives : Ht primum, nous

1. Ce mot sigoifiait d'abord visionnaire. Dans la farce de Patelin, le juge, im- patienté des quiproquos de M. Guillaume, s'écrie : « Sommes-nous bec-jaunes ou cornards ? •

i. Pu TilHot, — Ilfid, Sur l'abbé des r.omards.


428 CUAPITRE XXVII.

dit du Gange, ridendo castigare mores, atque in omnt turpiter factum fueraty ridiculum mittere. Après tout, ce droit de censure publique avait peut-être soq bon c6lé:il attaquait des ridicules ou des scandales que la loi ne pou- vait atteindre et qui relevaient seulement de ropinloo. Mais peu à peu la liberté devint licence, Ja satire diflamatioD. L'autorité dut intervenir, et la joyeuse société succomba. Ce fut sans nul doute un grand deuil pour les farceurs normands. La dignité à'abbé des Cornards avait été long- temps un objet de brigues et de cabales, comme celle de maire ou d'écbevin. L'beureux élu, dans certains jours, avait le droit de tout dire et de tout faire, même des cardi- naux, s'il faut en croire les lettres patentes accordées àon certain Jacques de Montalinas, qualiQé du titre de fils na- turel et illégitime : Filio nostro naturali et iliegitimo Jmho a Montalinasseo*

La Mère Folle de Dijon obtint encore plus de célébrité et de durée. Philippe le Bon l'avait reconnue solennellement par lettres patentes en 1454. Ami du rire et des libres pro- pos, il voulut que, dans son duché, les fous pussent, à tout le moins une fois Tan, s'ébattre sans être repris par les sa- ges. Il leur recommandait, il est vrai, d'en user doucement, pendant un jour ou deux ; car le bon duc, si indulgent qu'il fût, n'aimait ni l'excès, ni le désordre :

Fassent la fête bonne et belle.


Mais la feront les fous volai ges Lk)iu:enientf tant qu*argent leur dure, Ung jour ou deux, car chose dure Seroit de plus continuer i.


Quand la Bourgogne fut réunie au domaine royal, Louis XI, dans la joie de ce bel héritage, -confirma les pri- vilèges de la société; il lui octroya une charte qui fut re- vêtue du sceau de l'évêque de Langres et du seigneur de Beaudrimont, gouverneur de la province. Le roi qui, dans


1. Du Tilliot. Ibid.


CÉRÉMONIES. 429

ses bons moments^ n'était pas non plus rennemi du rire, pouvait bien laisser à cea honpêtes bourgeois de Dijoa un jour de liberté en échange d'une année d'obéissance, de de- voirs fidèlement remplis et d'impôts exactement payés. Grâce à ces hauts patronages, la Mère Folle prospéra et survécut même à sa sœur la Mère Sotie de Paris. La société avait son budget, ses archives, sa garde d'honneur, son char armorié son étendard et son grand sceau avec sa devise : Stultorum numerus est infinitus. Elle constituait dans le pays une véri- table puissance: sa juridiction s'étendait sur les gens de tous états. Dès qu'un scandale public ou privé, mariage ri- dicule, querelle conjugale, séduction clandestine, mettait en émoi la cité, Vinfanterie dijonnaise était sur pied, cornettes déployées, marotte en main. Malheur à qui tentait de lui résister ou de se fâcher I Deliauts seigneurs, de graves ma- gistrats (la magistrature riait beaucoup en France autrefois) se faisaient gloire de s'enrôler sous ses drapeaux. C'était un brevet de bel esprit et de joyeux convive, deux qualités très- prisées alors. La réception des membres se faisait en vers, où l'on exigeait sans doute plus de bonne humeur que de prosodie. Au zvii^ siècle, un prince de Condé, un comte d'Harcourt obtenaient encore par brevet cette grotesque di- gnité. Puis, comme toutes les choses de ce monde, la Mère Folle vit son prestige décliner. De nouvelles mœurs s'étaient introduites: la décence, l'étiquette, la gravité extérieure avaient passé de la cour à la ville et à la province. La farce, le gros rire et les mascarades n'amusaient plus que les habi- tués du Pont-Neuf. Le Régiment de la Calotte^ au temps de - Louis XV, organisé par quelques beaux esppits de la cour et quelques gens de lettres mécontents, fut le dernier effort de ces sociétés mourantes : il n'aboutit qu'à une plate et ridicule parodie de l'Académie française. De nos joura Désaugiers ramena un moment la Mère Folle triomphante au sein du Caveau, C'est encore là, dit-on, qu'elle rassemble parfois sans bruit ses derniers adeptes. Mais elle n'a plus juridiction sur le public, et garvic pour elle son esprit et ses couplets.


430 CHAPITRE XXVII.

Outre ces confréries attitrées, ces corporations de farceurs qui formaient en quelque sorte Tarmée permanente de It parodie et de la satire, presque toutes les villes avaient ce^ tains jours de fête, de processions et de mascarades, où se confondaient le sérieux et le plaisant. En parlant du théâtre, nous avons cité déjà les entrées des princes et princesses, les montres de la basoche, les plantations d'arbres de mcd, la représentation des Causes gmsses au palais : Paris aTait encore la grande procession du Lendit. Chaque année TCoi- v^rsité se rendait solennellement à la foire de Saint-Deois, pour y faire sa provision de parchemin. Recteur, profes- seurs, écoliers, appariteurs, copistes, relieurs, tout le pajs latin se mettait en marche. Bourgeois et bourgeoises, devant leur porte, s*esbahissaient émerveillés à la vue de cette lon- gue file de robes, dont la queue descendait encore la roe Saint-Jacques, quand la tête entrait à Saint-Denis. L'ordre et le silence ne régnaient pas toujours dans les rangs. Toate cette ^olle jeunesse s'égayait un peu aux dépens de ceui qui la regardaient passer. On chansonnait le guet qu'on aTait battu la veille, le tavernier empoisonneur dont on avait bu le vin sans le payer, le prévêt qui avait fait pendre quelques pauvres étudiants tout au plus coupables de vol ou de meurtre sur des bourgeois. Le retour était encore plus bruyant; aox coups de langue se mêlaient souvent les coups de couteau. Les interdictions de l'autorité, et par-dessus tout l'invention du papier et la décadence du parchemin, mirent fin à cette solennité.

Auxerre avait ses retraites illuminées, sorte de carnaval flamboyant, qui 'pourrait bien avoir fourni à Rabelais Fidée de sa Ville des Lanternes. A Douai, c'était la procession de Gayant, l'Hercule flamand, un cousin du géant Hellequm^ et peut-être aussi un ancêtre de Gargantua. Gayant était-il un ancien héros du pays, un représentant de la nationalité gauloise? A cela, rien d'impossible. Mais toutes ces fêtes étaient moins encore un pieux hommage rendu au passé qu'une occasion de mettre en scène et de parodier les évé- «'^nients ou les personnages contemporains. Tandis que les


CÉRÉMONIES* 431

rois et les princes jouaient dans'le monde leur comédie of- ficielle, le peuple la répétait à sa façon. Comme Helleqoin, Gayant avait sa Mesnie, son ménage ou son cortège, moitié sérieux, moitié grotesque. Avec lui venaient s< femme, la féconde Gagenon, une sœur de la mère Gigogne; puis ses trois fils, Jacquot, Fillon et le petit Binbin, le varluque, le louche^ malicieux bambin, dont un œil regardait là Picardie et l'autre la Champagne. Quand Charles- Quint eut enlevé aux villes flamandes leurs franchises communales, il leur laissa une dernière liberté, celle de promener Gayant. Le peuple se consolait avec son cher géant, qui finit par chass^ les Espagnols, comme il avait, disait-on, chassé jadis les Ro- mains.

Parmi ces mascarades populaires, la Mort vint mêler un instant ses fantômes et ses danses au son aigre du violon, au bruit monotone du tambourin. Mais cette lugubre satire de la vie, peu faite pour Tesprit français, ne dura qu'un ins- tant. Fille de la peste, de la famine et de la guerre, elle dis- parut avec ces fléaux. Le Moyen Age, avant de mourir, eut encore un quart d'heure de répit pour s'égayer : son œuvre accomplie (elle avait été longue et laborieuse), ce fut au mi- lieu des éclats de rire de la BasochCi entre les bras des En- fants sans soucy, qu'il expira.


FIN.


TABLE DES MATIÈRES


Préface de la première édition Pag* vn

PitÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION Xin

Prâfage de la troisième édition XVJI

Chapitre I". — La Satire. — Son universalitt^ — Rôle important qu'elle joue en France. — L'esprit gaulois. — Trilogie satirique au moyen âge : Benart, le Diable, la Mort 1

Chap. n. — XII* siècle. — État de la société. — Naissance de Tes- prit laïque et bourgeois. — Universités, légistes, pragmatique, etc. »- Communes : le chant des Vilains, — Rôle de la poésie popu- • laire. — Francs bourgeois, francs maçons, francs chanteurs. 9

Chap. JIL — La Chanson. — Sa vogue en France. — Double senti- ment qui rinspire, l'amour- et la médisance. — Le Sirvente ou sotte chanson, — Son origine et sa popularité. — Troubadours, trouvères et jongleurs. Leur vie et leurs chfints. — Confréries, aca- démies et concours poétiques. — Partage de l'esprit entre les no- blés et les vilains ; premiers pas vers l'égalité. — Nombre crois- sant des clianteurs. — Ils débordent en Italie. — Les croisades. — Alliance du sermon et de la chanson. — Elle est bientôt rompue.

— Les troubadours complices de l'hérésie. — Guerre des Albigeois.

— La chanson (poôme) des Albigeois, — Sirventes contre Rome.

— Guillaume Figuéras, Pierre Cardinal, etc. — Mort de la poésie provençale *. 16

Chap. IV. — L'esprit français au nord. Contraste du Nord et

du Midi. — Thibaut de Champagne. — La reine Blanche et les ba- rons révoltés. — Chants satiriques des barons. — Hue de La Ferté.

— Rutebœuf, le poète plébéien. — La complainte cf outre- mer. — Ln dispute du Croisé et du Déscroi^é, — La chanson des Ordres, — Le pharisien et la béguine, — V Université et les Mendiants, — La pragmatique, — Adam de La Halle, le bossu d'Arras. — Le congé, — Jean de Condé, Colin Miiset 43

8


434 TADLE DES MATIÈRES.

CnAP. V. — Facliaux. — Lear origine. — Le conte et l'esprit gin- lois. — La femme : Griseiidis^ le vilain Mire^ la bourse pleine à sens, — Le caré : Du curé qui mangeait des mûres ^ Brunnainouk vache au prêtre j le boucher cTAbàeville, — Frère Denise. — Le tqpiTÏ : ÊM bourgeoise d* Orléans, les Anneiets, — Le clerc et le cbe- Talier : Florence et Églantine. — Le vilain : sa vogue dans le fa- bliaa. — Du vilain gui conquist Paradis par plaid. — Le jongleur: Saint Pierre et le jongleur, — Fables de Marie de France. - Contes dévots. — La Vierge au Moyen Age T3

CnAP. VL — P0BMB8 MOBAux : Bibles. — Le Castoiement d'un père k son fils. »• Double caractère moml et satirique de cet ouvrage :

— Le Chasliement des dames. — Petits traités de morale satirique.

— Censure générale de la société. — Guyot de Provins. — Ho- gaes de Bene. — Archithrénius 9?

CnAP. VIL — Romans, épopée satibiqde. — Le roman de la rase (!'• partie). — Guillaume de Lorris. — L'amour au moyen âge. — Règne de Tallégorie. — Parodies des cliansons de geste. — Poé- sie faérol-comiqne. — Le pèlerinage de Charlemagne à Jérusa- lem. — Audigier. — Romans de voyages et d'aventares. . 113

CiiAp. VIII. — Le Rbnabt. — Chef-d'œuvre satirique du moyen âgp.

— Singularité de cette composition. — Longues discussions aux- quelles elle a donné lieu. — Ses origines. — Revue complète de la société. — Personnages principaux . — Maître Renart : son his- toire et ses métamorphoses. — Décadence du monde féodal. — L'ancien Renart. — Le couronnement de Renart — Renart le No- vel. — Conclusion. .. ^. .••.••..•• •« < 131

CnAP. IX. — xiv« SIÈCLE. — Révolution morale, politique et reli- gieuse. — Le roman de la rose (2« partie). — Jean de Meung, l'Homère de la satire au moyen âge. — Son œuvre et son in- fluence. — Invasion du naturalisme et du libre examen. — R-d- son^ Nature et Faux-Semblant. — Attaques contre le célibat et les couvents •• .. •'...* 149

AP. X. — Philippe le Bel, le pape et les templiebs. — Les ri- meurs gagés du roi. — Le roman de Fauvel. — Valeur historique de cette œuvre. — Le dit du rot, du pape et des monnaies, — Les avisements au roi Loys • 1C4

Chap. XL — Le Diable^ dom Abgent. — Vogue croissanlc du Diable au XIV* siècle. — De Ver mite qui s* enivra^ de Ver mi te que le Diable perdit avec un roq, — Lutte du Diable et de la Vierge, — L'aduo cacie Notre-Dame. — L'Argent. — Les Juifs et les Lombards. — Crise des monnaies. — La pntenôstre de Vusurier, — La légende


/


TABLE DES MATIÈRES. 4a5

'de Shylock. — La compfamte de Hugues de Lincoln, — Baudnin de Seboutc, — Importance de ce po6me. — Long anathème contre l'argent ' lî^^

Chap. XII. — Rbnart le contrefait. — Altération du type primitif de Renart. — Esprit chagrin, niveleur et démocratique. — La dame de Doclie. — Les vilains. ~ Renart propliète de la Jac- querie • • • • • 19 ^

Gbap. XIII. — La Jacquerie, la Complainte de Poitiers, les États DE 1357. — Le chant des paysans. — Soulèvement général, — Etienne Marcel. — Complaintes latines sur la misère du royaume 201

Chap. XIV. — La -littérature d'État sous Charles V. — Esprit du nouveau gouvernement — Essai de renaissance littéraire. — Pro- pagande royaliste par les livres. — Fondation de la bibliothèque Toyale. — Raoul de Presles, Philippe de Maizières. — Le son^e du Vet'gier, — Long tournoi scolastique du Clerc et du Chevalier. — . Le traité du gouvernement des bergers et bergères pœii.Mhan de Brie, le bon berger : Petit Télémaque rustique du xiv* siècle . 209

Chap. XV. —Les écrivains patriotes sous Charles VI. — Eustache Deschamps : Le poète bourgeois et royaliste. — Satires contre les courtisans et les Anglais. — Éloge de Duguesclin. — Alain Char- lier, l'orateur de la France. — Le Curial^ le Quadrilogue invectif^ la Complainte du pauvre commun. — Christine de Pisan... 227

Chap. XVI. — Le grand schisme d'Occident. — État de la chré- tienté. Gerson. — Ballade de la Lune, par Eustache Deschamps. — L'apparition de mailre Jean de Meung, par Honoré Bonnet. — Le livre de la Corruption de CF.gliae, par Nicolas Glémangis. — Conclusion . • 251

Chap. XVII. ~ xv* siècle. — Caractère de cette époque. — Expulsion des Anglais. — Sièges d'Orléans et de Pontoise . — Insurrection poétique et nationale contre l'envahisseur. — Olivier Basselin : sa légende. — La France reconquise. — Louis XI. — La guerre du Bien Public. — Les chansons : Ballade des Anes volants, — L'en- trevue de Péronne. — Louis XI et Charles le Téméraire, Duel des rimeurs français et bourguignons. — Gilles des Ormes et Georges Chastelain 2co

Chap. XVIII. — Guillaume Coquillart, avocat, chanoine et rimeur provincial. — Le monologue du gendarme cassé, — La satire de droits nouveaux, — La ballade des verts manteaux. — Villon, le poète du cabaret. -— le grand Testament. — Les repues franches' — Fin de la poésie du moyen âge. — Marot 270


436 TABLE DBS MATIÉRBS.

CHâP. XIX. — La 8ATIBI BN PBOSB AU XV* siAcLB. — Essor noafeiB de la prose à cette époque. — Invention de l'Ioiprimerie. — Aex firtncs cbanteors saccèdent les francs conteurs. — Les cent Nott- vellet nouvelies. — Les quinze Joies du mariage. — Caractère de ces œuTres. — Les prédicateurs satiriques. — Altération de Téio* quence clirétienne. — Causes de cette décadence. — La farce dans rÉglise : Ménot et Maillard. — Liberté de la chaire. — Satires tî- mlentas contre tous les ordres de FÉtat. — Rabelais 395

Chap. XX. — TsÉATRB. — Caractère original et populaire de notre vieux théâtre. — La farce satirique. — Ses origines. — Pantomime et jeu parti. — Le dit de Marcel et de Satomon. — Premier es» de comédie régulière : Le jeu de la Feuillie, par Adam de Ja Halle. — Comédie ancienne : Satire personnelle. — Le Fol. — Place qu'il occupe au théâtre et dans la société du moyen âge. — Naissance de la comédie larmoyante 317

Chap. XXI. — Les clercs de la Basoche. — Les Enfants sans souçy.

— Leur histoire. — Plantation ^des arbres de mai, causes grasses. -*- Moralités, farces, soties. — Nature de ces diverses composi- tions. — La Basoche et le Parlement. — Protection dont elle jouit sous Louis XI et Louis XII. — Nouvelles sociétés dramatiques. «  Édit de suppression sous François I^'. — Noms des principaux auteurs de farces et de moralités 1 . . . . 328

» Chap . XXn. — Farce ou comédie bourgeoise . — Personnages prin- cipaux. — Les ménages bourgeois. — La femme, la chambrière, le mari. — Les gens d'Église : frère Gui Hébert; le marchand di reliques; Pemet à Cicole. — Les gens d*armes : le franc archer de Bagnole t. — Les gens de Justice : le plaidoyet^ d^ entre la Simple d la Rusée, — MoUre Patelin, — Histoire et analyse de cette farce. 345

Chap. XXIII. — Comédie politique. — Son antiquité. — Les trois états au théâtre (1484). — L'Ancien Monde : Satire politique et sociale. — Le Nouveau Monde : Défense de la Pragmatique. ^ Pierre Cringore : Aristophane à Paris. — Louis XN, Jules II et Mère Sotte. — Tliéâtre national et gallican. — Le Jeu du prince des sots, — Sotte commune, — Mère Église, — Uhomm .* obstiné,

— Mort de la comédie politique Siic

Chap. XXIV. — Architecture. — Sculpture, peinture, vitraux, ta- pisseries. — Rôle populaire de Tarchitecture au moyen âge. — Croisades de travailleurs. — Les francs maçons. ~ La satire et l'art gotlilque. — Invasion du grotesque. — Décadence de l'arcbi- tecture 390

' "AP. XXV. — Lb JuGfeHBNT OERNuca. — Effet dramatique de celle


TABLE DES MATIERES. 437

- composition. — Lieu commun moral et satirique. -— Influence de Dante. — La scène s*asson)brit et se complique jusqu'à Michel Ange. ^ La légende du Mauvaii riche, — Lazare ou le pauTre triomphant. — Le Diable. — Ses travestissements et ses métamor- phoses. — Sa guerre contre les rois, les évèques et les abbés. — Ses espiègleries et ses malices. — Génie d'opposition. — Sa TOgue survit au moyen âge .*.. 397

Cbap. XXVI. — La Mort. — Vers d'Hélinand deMarly. — La légende des trois morts et des trois vifs, — Prédication ^es dominicains. — Règne de la Mort an xv* siècle. — Danses macabres. — Leur his- toire. — Funèbre satire de la vie et de la société. — La mort, lo pape et Tempej^eur. ^> La mort, le fou et le berger. — Danse de la Chaise-Dieu. — Les simulacres de la mort par Holbein. — La Mesnie Hellequin. — Bas-reliefs de la maison de Jacques Cœur. — La statue de Jean Leclerc ; 407

Ca\P. XXVII. — CÉRÉMONIES, F&lEJi, DANSES ET PROCESSIONS SATI- RIQUES. — La fête des Fous. — Son origine. — Les saturnales. — Une messe des Fous. — Fêtes des Innocents, des Sous-diacres. — Fête de TAne. — Longs efforts des papes et des conciles pour abolir ces divertissements profanes. — Sociétés de farceurs laïques. — Los Comards de Rouen et d'Évrcux. — La Mère Folle de Dijon. — Puissance de ces sociétés. — Fin du Moyen âge 420

See also




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