Le Diable au corps (1786)  

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Le Diable au corps (1803) is a novel by André Robert de Nerciat written in 1786 and published posthumously in 1803.

It has been illustrated by Félicien Rops.

Apollinaire in L’œuvre du chevalier Andréa de Nerciat remarks that "Je ne dis rien du style qui est attrayant au possible."

Its protagonists include la belle marquise, la comtesse laideron, Philippine la jolie blonde etc.

The illustrations include a sexual orgy with a donkey, an anonymous engraving.

From L’œuvre du chevalier Andréa de Nerciat by Guillaume Apollinaire:

"Les acteurs sont : La marquise, une superbe brune, La comtesse de Mottenfeu, laideron piquante, Philippine, charmante blonde, soubrette matoise, Bricon, colporteur-espion, l’abbé Boujaron, prêtre napolitain, traits mâles, physionomie de réprouvé, vigueur monacale ; vices de toutes les nations, de tous les états, vernis de mondanité parisienne. "
Le Tréfoncier, prélat allemand, traits agréables, un peu féminin, goûts bizarres, libertinage d’officier, caprices de prélat.
Hector, être privilégié que la nature a composé de tout ce qui plaît dans l’un et l’autre sexe. Adonis par devant, Ganymède par derrière ; et bien d’autres parmi lesquels figure même un âne. Durant l’action du Diable au corps, la marquise, qui est le principal de ces personnages, devient veuve, et l’on peut imaginer que son libertinage augmente à proportion de sa liberté.
L’action d’ailleurs est assez peu suivie, et il serait sans intérêt de la résumer. Mais les extraits fort divertissants qui suivent montrent bien combien Nerciat possédait l’art du dialogue.

Most of the characters of the Diable au corps are members of the sect of the Aphrodites. In the preface, Nerciat introduces a doctor in Phallurgie, extraordinary member of the Joyeuse Faculté Phallo-coiro- pygo-glottonomique, the famous Cazzone, who has died leaving it up to him to publish the novel at hand.

Contents

From L’œuvre du chevalier Andréa de Nerciat by Guillaume Apollinaire

Le Diable au corps est un tableau des moeurs parisiennes un peu avant la Révolution et ce tableau, Nerciat l’a complété par un autre : les Aphrodites, qui a lieu une quinzaine d’années plus tard, pendant les premières convulsions révolutionnaires.

C’est sans aucun doute à propos du Diable au corps et des Aphrodites que Baudelaire écrivit cette note qu’il avait l’intention de développer, « La Révolution a été faite par des voluptueux ».

Bibliography

Andrea de Nerciat, Le Diable au corps, L’Œuvre du Chevalier Andrea de Nerciat, (introduction, Essai bibliographique, Analyses et notes par Guillaume Apollinaire), Paris, Bibliothèque des curieux, collection « Les Maîtres de l’Amour », Paris, 1927, pp. 151-201.

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Full text

From L’œuvre du chevalier Andréa de Nerciat


RÉVEIL

Il n"est pas encore jour chez la marquise ; elle s'éveille et détourne son rideau. Médore. son bichon, lui fait fête ; elle se découvre et se fait gamahucher un moment par l'intelligent animal, pui, elle sonne.


PHII.IPPINE. — Eh ! bon Dieu ! madame. Quel démon vous réveille aujourd'hui si matin ? Il est à peine dix heures.

La Marquise, hâillant. — Bonjour, Philippine... j'ai très mal dormi, je vais être toute la journée d'une laideur affreuse et d'une humeur à désespérer les gens.

Phiwppine. — Ah ! pour l'humeur, tant pis, ma- dame. Quant à la laideur, je suis caution du contraire : vous êtes déjà belle à ravir.

La Marquise. — J'ai cependant très mal reposé.

Philippine. — Je me l'imagine, et c'est pour cela que madame doit avoir passé une très bonne nuit.

La Marquise. — Oh ! ne m'en parle pas. Philippine ; tu me vois furieuse. Mon aventure est la chose du monde la plus maussade.

Philippine. — Comment donc ? ce beau cavalier que je n'avais point encore \ni céans, et que vous ramenâtes hier soir triomphante...

La Marquise, froidement — Quel temps fait-il ?

Philippine. — Froid, mais le plus beau du monde.

La Marquise. — Tant mieux : j 'ai des courses à faire dans le voisinage du Palais- Royal et je craignais de ne pouvoir y faire quelques tours d'allée.

Philippine. — Voici, madame, plusieurs billets et une corbeille assez lourde, de la part de M. Patineau, avec une épître en grand papier.


156 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT

La Marquise. — De la part de Patineau ! ceci devient intéressant. Voyons... {souriant) c'est de l'or, Philippine : je le reconnais au poids.

Philippine. — De l'or, madame ! les charmants amis que ces fermiers généraux !

La Marquise. — Celui-ci ne sait pas donner à ses ca- deaux des formes bien galantes, mais il est tout ron- dement libéral : c'est un bonhomme.

Philippine, à part. — Oui une bonne dupe... {Haut.) Défaisons ces chiffons... {Elle y travaille.) Cela est em- maillotté comme le trésor d'un pèlerin.

La Marquise, ayant lu. — La lettre annonce trois cents louis, mais une mortelle visite pour l'après-midi. Il faudra bien l'endurer... {On gratte à la porte). Vo^-ez ce que c'est.

Philippine. — C'est un de vos gens pour vous faire du feu.

La Marquise. — Qu'il entre et se dépêche.

{Il y a du feu. Le domestique s'est retiré. La marquise et Philippine sont seules).

La ]\L\rouise. — Où sont les autres billets ?

Philippine. — Sur votre lit, madame.

La Marquise. — C'est bon.

Philippine, étalant les louis. — Voyez, madame, la belle collection de médailles !

La Marquise, avec dédain. — Ote cela ; compte, et serre la somme dans mon bonheur-du-jour. Attends, il faudra que je porte soixante louis à Dupeville ; mets-les à part ; quarante encore, pour des emplettes que je me propose de faire chez la Couplet.

Philippine, comptant. — A propos, elle vint hier en personne ; vous l'ai-je dit, madame ? Il s'agaissait d'une affaire qu'elle prétendait être de la plus grande conséquence pour vous, et je l'envo^-ai.

La Marquise. — Oui, elle me déterra chez le grand mousquetaire, et je lui donnai parole pour deniain. Cependant si j'avais pu prévoir que le bon génie de Patineau me serait aussi propice, je n'aurais eu garde d'accepter une partie qui pourra me compromettre.


I,E DIABLE AU CORPS 157

Philippine, toujours comptant. — Il n'y a qu'à rompre, madame ; j'irai de votre part...

lyA Marquise. — Il faut encore y réfléchir, car il s'agit d'un jeune prince étranger... S'il est jeune, Philippine... {Elle sourit.)

Philippine, comptant. — Et peut-être joh, par-dessus le marché. J'entends ce demi-mot, madame ; oui, laissez à tout hasard les choses comme elles sont. Il manque dix louis.

lyA Marquise. — J'entends aussi à demi-mot, Phi- lippine : cachez cet argent. Un billet de Limefort ! M. le chevalier, vous avez tort d'écrire ; ne parlez même pas ; il faut vous en tenir à la pantomine, car c'est où vous excellez ! tout le reste vous sied mal... Ah ! voici du Molengin {Sans ouvrir le billet). Sais-tu, ma fille, que malgré le mal infini qu'on dit de ce pauvre vicomte, j 'ai la singularité d'en être un peu férue, et qu'au premier jour il me fera faire quelque sottise ?

Philippine, froidement. — Je n'en crois rien, [ma- dame.

I^A Marquise. — Pourquoi donc ? Molengin. intime ami du marquis, a chez moi l'accès le plus facile. Il est beau, fait à peindre, caressant, fort amusant. Les occa- sions naissent à tout moment pour lui...

Philippine. — Il n'en profitera pas, madame, je vous le garantis.

La Marquise. Je n'y conçois rien ! tout le monde semble s'accorder à le juger nul. Cela pique ma curio- sité, je veux être éclair cie...

Philippine. — M. de Molengin, madame, mérite bien sa réputation ; vous pouvez m'en croire... et pour cause.

lyA M-\RQUiSE, avec intérêt. — Ah ! ah ! tu me parais au fait. Mais avoue qu'à juger de Molengin par les yeux, il est tout fait pour plaire.

Philippine, avec dépit. — Mais il rate, madame, et c'est une infamie.

La Marquise, gaiement. — Le dépit de Philippine est délicieux ! il t'a ratée, n'est-ce pas ? Conte, conte-moi ton aventure. Eh bien ! il faut qu'il me rate aussi ; cela


158 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT

ne m'est jamais arrivé, je veux essa3-er une fois de cette nouveauté.

Philippine. — Vous en serez dégoûtée pour la vie, madame. Mais nous perdons du temps à dire des bali- vernes. J'ai cependant des choses de la plus grande importance à vous communiquer et je vous prie de les entendre.

La Marquise. — De quoi s'agit-il ?

Philippine. — Ce M. de Molengin dont nous nous occupons, n'a-t-il pas ramené cette nuit ]\I. le Marquis ? celui-ci bien ivre ; l'autre n'était que passablement aviné.

lyA Marquise. - — C'est monsieur mon mari qui gâte comme cela les gens les moins faits pour partager ses excès. Eh bien !

Philippine. — Eh bien ! madame, ces messieurs venaient tout droit à votre appartement ; et vous qui n'étiez pas seule...

La Marquise. — Tu me fais trembler.

Philippine. — J'ai bien eu plus peur que vous, ma foi ! Monsieur avait le plus beau transport d'amour possible. Il voulait absolument coucher avec vous. J'étais heureusement à mon poste. J'ai bataillé comme il fallait. M. de Molengin, dont je n'ai pas très bien conçu les motifs, trouvait que l'empressement de M. le Marquis était la chose du monde la plus juste. Je sou- tenais, moi, qu'il était bien mal à monsieur de venir troubler votre premier sonnneil et de se montrer dans un état aussi peu ragoûtant... car ils puaient le vin, et monsieur laissait de temps en temps échapper...

La Marquise. — Fi ! la description seule me fait mal au cœur !

Philippine. — Bref, je les ai détournés de leur projet... mais il m'en a coûté bon.

La Marquise. — Comment cela, ma bonne amie ?

Philippine. — M. le marquis disait, en jurant, qu'il ne coucherait pas seul. Son ami disait, à son tour, qu'il ne se sentait pas le courage de s'en retourner à l'autre extrémité de Paris.

La Marquise. — Ah ! Ah ! ces messieurs m'auraient


LE DIABLE AU CORPS I59

apparemment fait la galanterie de coucher tous les deux avec moi ?

Philippine. — C'est, je crois, ce dont vous étiez menacée. M. le Marquis sait à quel point son cher vi- comte est sans conséquence. D'ailleurs, ivre comme il l'était, il n'aurait pu s'opposer à rien. Vous les auriez eus probablement à vos côtés ou bien vous auriez été forcée de leur céder la place.

IvA Marquise. — C'est ce qui ne serait pas arrivé ! Une femme comme moi se déplacer pour deux ivrognes ? Mon lit est énorme : on se serait arrangé comme on aurait pu ; mais enfin un autre y était... Après ?

Philippine. - — Si bien donc, madame, que ne pouvant pénétrer chez vous, M. le marquis a dit à M. le vicomte : « Prenons notre parti, mon cher, et couchons tous deux avec Philippine >>. M. de Molengin aussitôt de se jeter au cou de Monsieur, qui lui a presque vomi sur la face.

IvA Marquise. — Cette scène de tendresse est tou- chante en vérité !

Philippine. — Quant à moi, je me trouve alors dans un tel embarras, vous m'aviez ordonné d'entrer chez vous à cinq heures précises afin de conduire votre heureux coucheur, il n'était que trois heures et quelques minutes : Si je vais avec ces messieurs, me disais-je à moi-même, je peux manquer l'heure ; ils ne seront plus ivres, ils me retiendront, ou me suivront.

La Marquise. — Très bien combiné. Comment t'es- tu tirée de ce pas difficile ?

Philippine. — Ma foi ! madame, j'ai pris mon parti galamment, et me suis laissé suivre chez moi, n'ayant plus rien à faire chez vous jusqu'à l'heure indiquée. Après quelques petites façons que je croyais devoir à la bienséance, j'ai permis à ces messieurs de se coucher à mes côtés.

La Marquise. — Peste ! quelle résignation !

Philippine. — Ecoutez jusqu'au bout, madame. Vous allez convenir que je n'ai pas tiré grand parti d'une aussi favorable conjoncture.

De la discrétion, mon cher Molengin, a dit monsieur en poussant un dernier hoquet. Puis il a tourné


i6o l'œuvre d'andréa de xerciat

le derrière, et bientôt a ronflé comme une pédale d'orgue.


SUITE DU REVEIL


Philippine. — Daignerez-vous me raconter, madame, où vous avez péché ce nouvel adorateur ?

La Marquise. — Par le plus étrange hasard chez cette baronne allemande qui donne à jouer.

Philippine. — Ah ! je sais ce que vous voulez dire.

lyA Marquise. — Je vais depuis quelque temps assez régulièrement dans ce tripot, et j'ai tort, car j'y perds l'impossible. Hier, entre autres, j'ai joué d'un guignon si constant quoique à petit jeu, que cent louis, dont je m'étais munie, n'ont duré qu'une heure, et que j'aurais quitté la partie avec des dettes, sans Dupeville, qui gagnant contre son ordinaire m'a glissé soixante louis. Je me suis acquittée autour du tapis, et le peu qui me restait n'a fait que paraître.

Philippine. — Heureux en amours, malheureux au jeu, vous reconnaissez la vérité du proverbe ?

IvA Marquise. — On sortait de table, et le pharaon recommençait. Ma voiture n'était point arrivée. J'ai vu près du feu la grosse présidente de Combanal qui causait avec un inconnu. Comme je suis fort au fait des mœurs de la dame, et qu'on la connaît pour ne s'en- tretenir jamais de suite que d'une seide chose, je me tenais un peu à l'écart, mais l'extravagante m'a forcé d'approcher, en me disant : Venez, marquise, venez donc, je suis en contestation avec monsieur sur un point qui est de votre compétence. Puis s'adressant à son inter- locuteur, elle a ajouté tout bas : Nous pouvons traiter librement la question devant la marquise, elle est des nôtres : c'est la Fougère...

Philippine. — Des nôtres ! la Fougère ! qu'est-ce que cela pouvait signifier, madame ?

La Marquise. — Je te l'apprendrai quelque jour.


LE DIABIvE AU CORPS l6l

En attendant, tu peux savoir que la Fougère est mon nom dans certaine confrérie (i).

Oh ! je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, n'en point être ; l'esprit humàiii n'imagina jamais rien d'aussi délicieux... Va, bientôt je t'en ferai recevoir et tu m'en auras d'éternelles obligations.

Philippine. — Quoi ! madame, une pauvre fille de chambre comme moi, vous la feriez recevoir d'une con- frérie dont vous êtes ?

La Marquise. — Tu n'3^ penses pas ! il s'agit bien parmi nous autres... Mais non, je ne nommerai rien devant une petite profane.

Philippine. — Le beau mystère ! je vois que vous êtes Maçonne.

La M.arquise. — Qui ne l'est pas ? Mais il s'agit bien d'autres travaux, ma foi ! Contente-toi cependant de savoir que les charmes seuls et les talents en amour déterminent le rang parmi les membres de notre heu-

(i) Je me rappelle parfaitement qu'autrefois j'entendis dire au doc- teur Cazzone qu'il existait sous le nom d'Aphrodites, une société de vo- luptueux des deux sexes voués au culte de Priape, et qui renouvelaient dans leurs secrètes orgies toutes les débauches antiques dont nous avons une légère connaissance par les écrits et les monuments qui se sont conservés jusqu'à nous. Mais ce dont je me sou\dens aussi, c'est que les véritables Aphrodites. en assez petit nombre, tiraient tous leurs noms du règne minéral, tandis que les affiliés, c'est-à-dire, des membres beaucoup plus nombreux qu'on admettait aux pratiques sans qu'on leur donnât la parfaite connaissance des mystères et sans qu'ils prê- tassent le grand serment, tiraient leurs noms du règne végétal. Ainsi la marquise et d'autres qu'on verra figurer dans cet ouvrage n'étaient qu'affiliés et ne pouvaient proposer des sujets que pour l'affiliation. Quand la faveur devenait trop multipliée, ou que certains indiscrets avaient occasionné quelque événement nuisible au repos de l'ordre et qui pouvait entraîner sa destruction, le grand comité, par quelque change- ment de local, ou quelque suspension de pratiques, venait aisément à bout de congédier tous ces intrus, en leur persuadant que l'ordre était en eflet détruit. C'est de quoi l'on verra la marquise se désoler plus loin avec une amie qui n'en savait pas plus qu'elle. Le docteur ne m'en a jamais appris davantage, quelque pressant que je me fusse rendu près de lui au sujet de son ordre. Il y portait le nom de Chrysolite. On a voulu me persuader que maintenant encore, les Aphrodites, confondus parmi les Maçons, ont dans Paris même un temple et des assemblées. (N.)Lors- qu'il écrivait cette note, Nerciat ne savait pas qu'un jour il écrirait les Aphrodites.


i62 l'ceuvre d'axdréa de nerciat

reuse société. Je ne serais point étonnée que toi, que j'aurais proposée, tu fusses peut-être en bien peu de temps, plus avancée que moi. Cette tournure, cette fraîcheur unique...

Philippine, un peu confuse. — Ne vous moquez donc pas de moi, ma chère maîtresse.

La Marquise. — Je te jure que je ne connais rien au monde d'aussi piquant, d'aussi dangereux... Tu le sais bien, friponne ! Combien d'infidélités ne m'as-tu pas fait faire à mes amis dans le plus fort de mon goût pour eux ! Va, tu es bien heureuse que je sois anéantie ce matin ; autrement je te rappellerais parbleu bien que tu es en droit de me faire parfois tourner la tête... {Elle met une main sous le fichu de Philippine et va de l'autre lui lever les jupes.)

Philippine, les baissant. — Là ! là ! Madame, pour un autre moment ; nous avons bien d'autres choses à traiter.

La Marquise, la laissant. — J'ai d'abord mon histoire à t'achever. Tu comprends donc que la présidente, son causeur et moi, nous nous trouvions être tous trois confrères ?

Philippine. — Fort bien, et, par conséquent, ce monsieur vous était connu. Pourtant vous avez dit d'abord...

La Marquise. — Eh ! non, se connaît-on ? a-t-on seulement envie de se connaître ? On est peut-être... mille... répandus dans la France, ou ailleurs. Il faut s'être fait des signes, avoir travaillé ensemble, s'être trouvé aux mêmes assemblées.

Philippine. — C'est comme la Maçonnerie, n'en conveniez-vous pas d'abord ?

La Marquise. — Tais-toi ; toute ta petite curiosité ne viendra point à bout de me faire révéler ici des secrets... que je promets, pourtant, de te faire connaître en temps et lieu. Dès qu'un geste significatif m'eut assurée de la fraternité de l'inconnu, je demandai à la i)résidente quelle était donc cette importante discussion dans la- quelle on pouvait avoir besoin de mon avis. « Je prétends, a-t-elle répondu, ([u'il n'y a ])lus do Tircis. »


LE DIABLE AU CORPS 163

Philippine. — Qu'est-ce que cela voulait dire, ma- dame ?

IvA Marquise. — J'ai fait la même question que toi, et croyant qu'on voulait donner à entendre par là que l'amour pastoral était de nos jours en grand discrédit, je me suis rangée du côté de la présidente. Elle m'a ri. au nez, et le monsieur en a presque fait autant ! Philippine. — Cela n'était pas honnête, par exemple. La Marquise. — J'étais leur dupe ; ils me faisaient un mauvais calembour. « Elle n'y est pas, a donc repris l'effrontée, Tire-six, entendez-vous, marquise, esprit bouché ? Croyez-vous qu'il y en ait beaucoup ? » J'opinai encore en faveur de la présidente, lorsque notre homme avec un accent gascon, a répliqué : « Sandis ? Mesdames, je ne prends point la liberté dé vous démentir sur lé fait dé vos bésogneurs dé Paris, mais je puis vous donner ma parole d'honneur que lé plus petit gentil- homme dé mon pa^'S est un tiré-six, sept, huit, neuf !... » Philippine. — Peste ! que sont donc les grands sei- gneurs de Gascogne ?

La Marquise. — Il y en a peu. Cela nous a d'abord assommées. Nous allions faire nos objections, quand un des joueurs, avec qui la présidente avait mis quelques louis en société, l'a appelée pour partager le produit d une taille heureuse. Je suis donc restée tête à tête avec le fanfaron. « Si nous n'étions pas confrères, lui ai- je dit en feignant un peu d'embarras, je vous supplierais, monsieur le chevalier, de mettre la conversation sur quelque autre chapitre. »

Philippine. — Il était pourtant assez de votre goût, celui-là.

La Marquise. — Sans doute. Mais devant des gens qu'on a jamais \nis ! Retiens cette leçon, Philippine : quelque catin que soit une femme, il faut qu'elle sache se faire respecter, jusqu'à ce qu'il lui plaise de lever sa jupe.

Philippine. — Je pense de même. La Marquise. — Revenons à mon causeur. Après quelques raisonnements de part et d'autre, je me suis opiniâtrement retranchée dans l'avis par lequel je


164 l/CEUVRE d'akdRÉA DE NERCIAT

croyais pouvoir constater et fâcher mon Gascon ; en un mot, j'ai dit tout net que je croyais à peine à l'exis- tence de tire-six, moins encore à celle des tire-sept, huit, neuf et plus, fussent-ils voisins de la Garonne! « Sandis ! Madame, a riposté mon pétulant antagoniste, avec un mouvement violent qui m'a presque effrayée! vos doutes offensent mon honneur, et mé prévalant,' né vous en déplaise, dé mes droits dé confrère je vous somme dé mé mettre à l'épreuve.

Philippine. — Voilà, certes, une impertinence à se faire jeter par les fenêtres.

-La Marquise. — Point du tout. Un de nos statuts prmcipaux autorise formellement ces sortes de défis.

Philippine. — Je n'ai plus rien à dire. Peut-on savoir comment vous avez répondu ?

I.A M.ARQUISE. — Négativement d'abord. Philippine. — Ce monsieur avait donc le malheur de vous déplaire ? IvA Marquise. — Pas absolument. Philippine. — Et vous êtes peu contente de lui. Sachons donc comment il a pu démériter ?

IvA Marquise. — « Madame, a-t-il dit avec ime assu- rance qui m'en a beaucoup imposé, quoique Gascon, je né suis point un hâbleur, et je né veux pas vous en- gager dans une démarche qui puisse être entièrement à mon avantage, même dans le cas où je vous aurais trompée. Souffrez donc que notre essai soit une gageure. Il y a dans cette bourse cent louis : je viens dé les gagner ; je vous les sacrifié, à ces conditions, M^ie la marquise aura la complaisance de m 'accorder une nuit dé six ou sept heures seulement. Après la première faveur que j'aurai obtenue dé madame, j'aurai perdu cinquante louis. Suis bien ce calcul, Philipi)ine.

Philippine. — Ne vous embarrassez pas, madame, je retiendrai à men-eille : cinquante louis la première faveur, c'est-à-dire... I.A Marquise. — Le premier coup. Philippine. — Bon.

La Marquise. — « Après la deuxième, madame aura gagné trente louis dé plus.


I,E DIABI,E AU CORPS 165

Phii^ippine. — Fort bien. Voilà déjà quatre-vingts louis.

lyA Marquise. — Juste. Après lé troisième, madame aura gagné vingt louis dé plus.

Phii^ippeste. — Les cent louis sont donc à vous main- tenant.

La Marquise. — C'est cela même. Après lé quatrième, madame n'aura rien gagné dé plus.

Philippine. — Gratis ; mais les cent louis sont encore à madame ?

La Marquise. — Sans doute. Après lé cinquième, c'est toujours lui qui parle, j'aurai régagné vingt louis. ^ Philippine. — Ah ! ah ! madame, vous n'avez plus que quatre-vingts louis !

La Marquise. — Bien compté. Après lé sixième, j'aurai régagné trente louis dé plus. - Philippine, étonnée. — Eh bien ! reste à cinquante, madame.

La Marquise. — Pas davantage. Après lé septième, votre serviteur aura régagné cinquante louis dé plus ; c'est-à-dire que nous serons quittes.

Philippines. — Quittes ?

La ^Marquise. — Cela est clair.

Philippine. — Eh bien ! madame ?

La Marquise. — Eh bien ! maltraitée au jeu, en- dettée, je me suis laissé éblouir par cette diable de bourse... Le jeune homme est d'ailleurs assez bien fait.

Philippine. — Il m'a paru tel.

La Marquise. — J'avais remarqué qu'il a la jambe belle, certain air de santé...

Philippine. — Les épaules carrées, l'oreille rouge ; là, tout ce .qu'il faut.

La Marquise. — Ma foi ! j 'ai hasardé, sans grimaces, l'événement d'une gageure où je pouvais gagner gros sans risquer de perdre.

Philippine. — C'est un marché d'or.

La Marquise. — La présidente nous a rejoints. Nous l'avons instruite. Ne voulait-elle pas que je la misse de moitié ?

Philippine. — On lui en garde, ma foi !


l66 Iv'ŒUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT

IvA Marquise. — Bientôt on m'a annoncé mon carrosse, je suis rentrée, amenant mon parieur, et, comme tu l'as vu, nous nous sommes mis au lit.

Philippine. — J'ai cru voir aussi que c'était avec beaucoup d'émulation des deux parts ?

La Marquise — Je n'en disconviens pas. Oh ! j'ai gagné quatre-vingts louis, en moins de rien, mais bien loyalement gagné.

Philippine. — J'en crois votre parole.

La Marquise. — A peine avions-nous causé dix minutes, que les cent louis ont achevé de m 'appartenir.

Philippine. — Peste ! comme il y va, ce monsieur le Gascon !•

La Marquise. — Il faut convenir que de longtemps je n'avais été si bien tapée. Mon grivois n'a pas les allures bien galantes, il n'est pas très voluptueux, sa manière est un peu bourgeoise, mais tudieu ! c'est un gars expé- rimenté, léger, adroit, point incommode, sans sueur, sans odeur, brûlant...

Philippine avec feu. - — Divin !... Non, madame, vous ne viendrez jamais à bout de me faire penser mal de cet homme-là.

La Marquise. — A la bonne heure ! Nous avons travaillé avec tout le zèle et l'accord imaginables à la quatrième opération...

Philippine. — La bonne aubaine ! madame.

La Marquise. — Je me suis prêtée, comme il con- venait, au cinquième coup, et j'en ai pris pour mes vingt louis : pas l'ombre de tricherie de part ni d'autre. Quant au sixième, je ne m'en suis pas aussi bien trouvée.

Philippine. — Vous étiez déjà lasse ?

La Marquise. — Non : je ne me lasse pas pour si peu, mais, comme il n'y avait guère que deux heures et demie que nous avions commencé, j'avais déjà l'inquiétude de sentir que mon pari ne valait rien. Cependant, il ne fallait pas faire une vilenie. Prenant donc mon parti galamment, je vous ai travaillé mon homme d'une manière...

Philippine. — Comme je berce... Daignez pour- suivre.


LE DIABLE AU CORPS 167

La Marquise. — Tout autre aurait été mis, de cette fougue, sur les dents : deux fois je l'ai fait dégainer par mes haut-le-corps mais inutilement : il n'y avait pas un temps de perdu. Au retour, il y était, et bien que les choses en allassent plus mal, il semblait, au contraire, que ces contretemps donnassent à mon drille un surcroît de vigueur.

Philippine. — Vous trichiez, pour le coup ! cela n'est pas bien.

La Marquise. — D'accord. Voilà donc trente louis de perdus. Dieu sait si j'ai fait et fait faire ablution à la place ! :« Or, çà ! mon cher Tire-six, ai- je dit en me re- couchant, je demande quartier : je suis exténuée, moulue. J'étais une impudente quand j'ai douté de ce dont tu n'étais que trop sûr. Dormons, tu ne me dois rien ; tu pourrais être incommodé d'un excès : je ne me le par- donnerais de ma vie. )>

Philippine. — D'où vous venait cette générosité ,^ madame ?

La Marquise. — Ne vois-tu pas, petite imbécile, que c'était le moyen de stimuler celle du Gascon ? Il pouvait prendre la balle au bond et me dire galamment : Belle marquise, je me trouve trop bien de vos précieuses faveurs pour que je veuille risquer de m'en priver en abusant de mes forces. Je perds cinquante louis avec le plus grand plaisir du monde. Enfin, quelque chose d'approchant. Point du tout ; comme si ce maudit infa- tigable avait craint que je me refusasse à la septième accolade après que j'aurais dormi, pas pour un diable, il a voulu regagner la somme entière avant de me laisser fermer l'œil !

Philippine. - — Et force à vous d'en passer par là ?

La Marquise. — Il l'a bien fallu. Mais, pour le coup, je l'ai favorisé le plus maussadement du monde ; je me suis plainte, j'ai fait des soupirs comme de douleurs, je lui ai dit avec le ton de l'anéantissement : Vous me tuez, mon cher... Je suis martyre de votre ambition et de l'extrême crainte que vous avez de perdre... Vous ne me devez rien... Encore une fois, retirez-vous... Je vais vous donner cinquante louis à mon tour, pour que


i68 i^'œuvre d'axdréa de nerciaï

vous me laissiez tranquille... Kt d'autres propos aussi ragoûtants.

Ph^ippine. — Holà ! madame, voilà de l'impru- dence : s'il vous eût prise au mot : un Gascon !

IvA Marquise. — J'avais à peine dit, que déjà je me repentais. C'était comme si j'avais frappé contre un rocher. Il allait son train comme un cheval de poste, et sans que je l'aie secondé le moins du monde, même dans le moment où son vigoureux culetage faisait sur mes sens la plus vive impression, il a consommé sa septième prouesse...

Phii^ippine. — Da ! sans tricherie ?

I^A Marquise. — Bon Dieu ! non ! Pour que je ne puisse pas faire semblant d'en douter, cette fois avec bien plus d'affectation que les autres, il a eu soin de faire filer à mes yeux le superflu de son offrande.

Philippine. — Cet homme ne manque à rien. Si bien que madame n'a rien gagné !

lyA Marquise, avec humeur. — Pas une obole.

Phiwppine. — - Et... Madame se propose-t-elle de demander sa revanche ?

IvA Marquise. — ■ Non certes. Pourquoi cette ques- tion ?

Philippine. — • C'est que peut-être serait-il sage de ne pas se tenir comme battue : les armes sont journalières... et... {Elle baisse les yeux.) Si Madame répugnait abso- lument à s'exposer de nouveau, je lui suis assez dévouée pour m'oônr... si toutefois Madame m'en trouve digne ?

IvA Marquise, l'embrassant. — Bravo ! Philippine. A ce noble courage je reconnais mon élève, et je te prédis que tu te feras un bonheur infini dans notre délicieuse confrérie.

Philippine. — Je ne sais pas encore au juste ce qu'il faudra pour cet effet ; mais il suffirait que Madame eût daigné répondre de moi, pour que je me crusse obligée à monter le plus grand zèle.

TvA Marquise. — On n'exigera de toi rien de difficile. Je t'avais déchiffrée d'abord. Tu es née pour nos plaisirs. Tes bégueules de tantes, de chez lesquelles il a fallu tant de peine pour t'arracher, auraient, avec leur bigo-


I,E DIABI^E AU CORPS 169

terie et leur sotte pudeur, gâté le plus heureux naturel. Faire de toi une vestale, ou du moins l'obscure épouse de quelque malotru d'artisan, c'était un beau projet, ma foi ! I^aissons ces vertueux métiers aux laides, aux maussades ; mais une jolie femme, dans quelque état que le sort l'ait fait naître, se doit aux voluptés. Toute à tous ! Voilà quel doit être notre cri de guerre : c'est ma devise au moins. Je veux qu'elle soit aussi la tienne. Tu te trouves bien sans doute des douces habitudes que je t'ai fait contracter ? Quant à moi, je suis, par mon système, la plus heureuse des femmes. Nargue des pré- jugés, et donnons-nous en tant et plus !

Phiuppine. — Charmante morale, madame ! Je crains fort cependant que votre système, tout attrayant qu'il soit, ne vous mène aussi par trop loin. Vous vous livrez trop, excusez la liberté que je prends, madame, vous vous livrez trop à vos caprices libertins. Quelque robuste que soit votre tempérament, quelque^ soUde que soit votre beauté, vous risquez de vous user bien vite. D'ailleurs, vous n'êtes pas toujours prudente, et je tremble qu'enfin M. le Marquis...

IvA. Marquise. — Mou mari ! ce poUsson (i) de quel droit trouvera-t-il à redire à ma conduite ? Elle est cent fois meilleure que la sienne. Ma naissance vaut mieux aussi. Je suis riche : il mourait de faim sur le pavé de Paris quand je fis la sottise de m'engoncer de sa jolie figure. Je voulus me le donner, il abusa de ma confiance, et par un vil calcul d'intérêt, il me fit un enfant : on fut obligé de nous marier. Que n'a-t-il su me fixer ? Pourquoi m'a-t-il entourée de" la plus mau- vaise compagnie ? Pourquoi, m'enseignant les plus extrêmes rafiinements du hbertinage et me mêlant avec l'essaim des complices de ses orgies, m'en a-t-il aussi lui-même donné le goût ? Ce n'est pas au surplus, ce dont je le blâme. S'il n'eût fait que cela, sans doute il

(i) Quoique ce livre ne soit nullement un cadre convenable pour de la bonne morale, celle que renferme cette tirade valant cependant la peme d'être remarquée par le lecteur, j'ai trouvé bon de ne point l'en retrancher, quoique ce hors-d'œuvre fasse longueur (N.).


lyO l'CEUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT

ne m'en eût été que plus cher... mais ses scènes publi- quement scandaleuses, ses prodigalités sourdes, le dis- crédit où cet homme sans sentiments s'est laissé tomber... Ne me parle pas de lui, je t'en prie.

Philippine. — Il est bon cependant de vous rappeler quelquefois que par malheur, il a sur vous une autorité dont il pourrait abuser, si vous affectiez trop de le compter pour rien dans le monde.

lyA Marquise. — Tu raisonnes fort juste, et je te sais gré du motif. Je fus bien folle aussi ! Ah ! monsieur le marquis, si j 'avais pu prévoir que j 'aurais sitôt le malheur de perdre mes parents, je n'aurais certes jamais été votre femme. Epouse-t-on tout ce qu'on désire, tout ce qu'on s'est donné ! Ma sœur la chanoinesse n'a-t-elle pas bien su faire deux enfants le plus secrètement du monde ? et celle-ci ? et celle-là ? et tant d'autres qui se sont très bien mariées par convenance, après s'être très sensément appliqué les objets de leurs inclinations !

Philippine. — Savez-vous bien, Madame, que M. le marquis a toujours la fantaisie de me donner des meubles et trente louis par mois ?

lyA Marquise. — Si je le connaissais galant homme, je te dirais : « Accepte » ; mais tu serais à coup sûr malheu- reuse. Agit-il bien avec qui que ce soit ?

Philippine. — Une bien plus forte considération pour rejeter ses offres, c'est que ses libéralités ne pouvaient avoir lieu qu'aux dépens de ma chère maîtresse... Mais n'entends-je pas du bruit dehors ?

lyA Marquise. — ■ Va voir ce que c'est.

Philippine, après avoir passé un moment dans la pièce voisine. — Madame, c'est un marchand de fleurs qui dit avoir reçu ordre, de vous-même, de se rendre ici ce matin.

La Marquise. — C'est la vérité ; mais il vient de bonne heure. La petite comtesse de Mottenfeu me fit remarquer ce garçon à la porte du Vaux-Hall : elle le dit très amusant. Qu'il entre.

Philippine. — Et me retirerai-je, madame ?

La Marquise. — Quelle folie ! non assurément : il convient même ({uc tu restes.


LE DIABLE AU CORPS I7I

Philippine, gracieusement. — Entrez, entrez, mon- sieur.

Un Laquais, précédant la marchand. — Monsieur Bricon, madame. (// sourit.)

La Marquise. — Voyez un peu ce grand nigaud. Il y a bien de quoi rire... {Le laquais reste pour voir l'entrée de Bricon, ayant l'air de mettre quelque chose en ordre.) Eh bien ! que faites-vous là ?... [Le laquais se retire. A Philippine.) Il faut que je réforme ce grand sot. Je suis bien la servante de sa superbe figure, mais il est trop bête aussi.


L'ABBÉ BOUJARON


Philippine, avec un billet. — Tenez, madame. Je n'ai pas eu la peine de courir bien loin. Voici un mot d'écrit de la part de votre marchand de ce matin. On demande réponse sur-le-champ.

IvA Marquise, avec trouble. — Bon Dieu ! que vais-je apprendre ? {Elle va vers la croisée, lire la lettre.)

La Comtesse, à mi-voix, pendant que son amie est occupée. — Savez-vous Philippine, que vous êtes jolie comme l'amour, et fraîche comme un bouton de rose.

Philippine. — Vous êtes bien honnête, madame.

La Comtesse. — D'honneur ! si j'étais garçon, je voudrais passer un caprice avec vous.

Philippine, avec grâce. — Et moi, si vous étiez garçon, je n'aurais pas le courage de vous résister.

La Comtesse, encore plus bas, faisant un léger mou- vement de la main vers l'objet de son désir. — \^iens donc me voir quelquefois.

Philippine, répondant à cette agacerie en pressant sur cet endroit la main de la comtesse. — ]\Iais, par malheur, vous n'êtes pas garçon.

La Comtesse, en feu. — Viens toujours !

Philippine, avec un regard bien lubrique et l'accent le plus tendre. — Oh ! oui ! j'irai vous voir... {Elle jette en même temps, avec beaucoup de finesse, un regard du côté de la marquise ; ce qui signifie... qu'elle prie la com- tesse de lui garder le secret.)

La Comtesse, très bas. — Sois tranquille [Elles se serrent mutuellement la main). Demain.

Philippine, très bas. — Demain.


IvE DIABLE AU CORPS


'^7Z


La ]\Lirquise, ayant fini de lire. — Allez à mon tiroir, Philippine, et donnez cinquante louis au porteur {Elle donne la clef. Philippine sort.)

IvA M-iRQuisE, agitée. — Ecoutez ceci, comtesse, c'est votre Bricon qui m'écrit.

^lyA Comtesse. — Il est bien un peu le vôtre aussi. J'écoute.

lyA LLiRQuiSE, lisant. — « Madame, au sortir de chez » vous, M. l'abbé, malgré ce que vous savez, est allé dire » sa messe. Dieu l'a bien puni de cet horrible sacrilège...» La Comtesse. — Peste ! M. Bricon a de la religion ! La :\Iarquise. — Suivez sa lettre {Elle lit). « Par » malheur, il a pris un goût subit pour le petit garçon » qui^ l'avait servie, et, dans la sacristie, moitié gré, » moitié force, il l'a enfin exploité. » Vous remarquerez, comtesse, qu'il avait joué trois fois avant de sortir d'ici! La Comtesse. — Ce n'est pas ce qui me donnera mau- vaise opinion de lui...

La M.ARQUISE. — Mais après une nuit pareille, à moins d'avoir le diable au corps, peut-on être tourmenté de cette force ?

La Comtesse. — Qu'est-ce que trois fois, pour cer- taines gens ! Voyons la suite.

La :\L\rouise, lit. — « Il était déjà tard, l'église est » peu fréquentée, il s'y croyait absolument seul. Ce- » pendant, une bigote qu'on n'avait point aperçue, » sentant sa conscience inquiétée de quelque peccadille, » a cru trouver une belle occasion de se purifier, en » prenant au bond le prêtre qui venait de célébrer... » Elle^ est donc venue, comme un chat, vers la sacristie : » on était au fort de la besogne... » La Comtesse. — Belle vision pour une béate ! La M.1RQUISE, Usa7it. — « A l'instant M. Boujaron, » furieux, a voulu se ruer sur la dévote et la mettre à mal » aussi, pour s'assurer du secret ; mais elle a jeté les >) hauts cris ; le petit bonhomme s'est enfui, sa culotte » encore rabattue ; un bedeau, qui survenait, l'a arrêté. » Il a tout déclaré. Deux passants appelés, et le bedeau » se jetant dans la sacristie, ont surpris M. l'abbé qui » {la tête perdue apparemment) jetait au cou de la dévote


174 Iv'gëuvre d'andréa de nerciat

» les cordons du vêtement sacerdotal. On l'a délivrée » de ses mains. ly'abbé, porteur de deux pistolets, a voulu » se faire ouvrir la sacristie que le bedeau fermait à » la clef... De ses deux coups, il a manqué les deux » hommes avec lesquels il restait... »

La Comtesse. — Voilà, certes, un joli petit monsieur !

La Marquise, lisant. — « Le troisième personnage » allait pendant ce temps-là chercher main forte. Bref, » M. l'abbé a été saisi, lié et jeté dans un fiacre pour » être conduit en prison. Je me trouvais par hasard dans » le quartier, tandis que tout cela se passait. Je m'étais » donc mêlé parmi la foule, et j'avais tout appris. » Comme j'entendais dire que le prisonnier était tombé » dans une espèce de délire et vomisssait, avec mille » imprécations, des atrocités qui pouvaient compro- » mettre nombre d'honnêtes gens, j'ai profité des rela- y> tions que je me trouve avoir avec quelques-uns de )) ceux qui le conduisaient, et j'ai suivi... »

La Comtesse, interrompant. — M. Bricon est bien faufilé, ce me semble !

La Marquise, lisant. — « M. Boujaron s'est enfin éva- » noui dans le fiacre ; cet état a3^ant rendu nécessaire » qu'on lui fit boire quelque chose, je me suis mêlé, » avec beaucoup d'autres, de ce service, et pour en » rendre un bien plus important à tous les intéressés )) aussi bien qu'au criminel lui-même, j'ai mis subtile- » ment une drogue dans sa boisson. Il vient d'expirer. » Comme ce breuvage a passé par plusieurs mains, je » ne pense pas qu'on me soupçonne plutôt qu'un autre, » ni même qu'on recherche l'auteur de ce salutaire » attentat ; mais, comme tout peut se découvrir, je » crois nécessaire, madame, de m'éloigner pour quelque » temps ; et pour cela, je vous prie de m'aider de votre » secours, auquel j'ai d'autant plus de droit que le nom » de M. le Marquis et le vôtre ont été le signal du juste » ressntiment qui m'a fait violer les droits sacrés de » la nature et de l'amitié. Vous allez me sauver ou me » perdre... Craignez de mal choisir... J'ai, etc. » Craignez de mal choisir ! cela est souligné ! une menace ! Que pensez-vous de tout cela ?


LE DIABLE AU CORPS 175

IvA Comtesse. — En premier lieu, qu'il est très heu- Teux pour tout le monde que le monstrueux Napolitain ne vive plus... Ensuite...

La Marquise. — Que M. Bricon ne lui cède guère en scélératesse ?

lyA Comtesse. — Je ne sais s'il ne le surpasse pas «ncore. L'abbé n'était qu'un effréné, perdu de luxure, sans politique, méritant mieux, avant son dernier excès, Bicêtre que l'échafaud. Mais Bricon ! c'est un grand faiseur, au moins...

La Marquise. — Tout cela est horrible ! Je suis glacée d'effroi.

La Comtesse. — C'est l'affaire du moment. Au fond, nous gagnons toutes deux beaucoup à cette catastrophe. Où nous aurait pu mener par la suite la fréquentation de ces deux scélérats ?

La Marquise. — • Dorénavant, je vais éplucher mes connaissances.


I.B DOMESTIQUE-COIFFEUR


La Marquise est dans son boudcir, Li pièce la plus reculée d'un fort bel appartement ; le Trtfor.cier, un prélit allemand, survient : c'est avec lui qu'elle a l'entretient iuiv. nt :


IvA Marquise, entendant frapper. — Qui va là ?

Le Tréfoncier, d'une voix aiguë et factice. — Ami.

IvA Marquise, en dedans. — Je n'y suis pour per- sonne. {D'un ton fâché.) Qui êtes-vous ?

Le Tréfoncier, de sa voix factice. — Un ami de cœur, vous dit-on.

La Marquise, avec plus d'humeur. — Eh bien ! je me suis expliquée : je n'y suis pour personne au monde. Mais, c^est que cela est du dernier singulier ! J'avais expressément défendu...

Le Tréfoncier, de sa même voix. — Paix, paix, mauvaise ! Dieu vous apaise (i). Il n'y a point de con- signe qui tienne contre un empressement tel que le mien. Porte, cour, antichambre, appartement, tout est franchi ; me voici, je veux entrer, j'entrerai.

La Marquise, d'un ton plus doux. — Faites-vous du moins connaître.

Le Tréfoncier, de sa voix factice. — Ouvrez.

La Marquise, presque gaîment. ■ — Jamais pareille voix de chat n'eut le privilège de pénétrer dans cette solitude... vSi nous nous connaissons, vous savez...

(i) Citation d'une mauvaise chanson, et les mêmes mots dont Bazile (qui la connaissait apparemment) se sert dans Les noces de Figaro.


LE DIABLE AU CORPS


177


Le Tréfoncier, de sa voix naturelle. — Nous nous y sommes cependant réunis quelques fois.

La Marquise. — Ah ! j'y suis, pour le coup. A quoi bon tout ce mystère ? Mais cela est très mal, mon cher comte (i), très mal en vérité ; et pour vous punir, vous n'entrerez point.

Le Tréfoncier, gaîment. — De par toutes vos grâces ! j'entrerai.

La :\Iarquise, gaîment. — De par tout ce qu'il vous plaira, vous n'entrerez point. Impossible d'ouvrir, je suis dans un état...

Le Tréfoncier. — Eh ! c'est le cas d'ouvrir. ^ La Marquise. — Je n'en ferai rien ; vous savez que j'ai une volonté ?

Le Tréfoncier. — Ouvrez toujours ; j'amène quel- qu'un.

La Marquise, avec humeur. — Encore mieux ! vous moquez-vous des gens ! vous n'êtes pas seul ?

Le Tréfoncier, impatient avec gaieté. — Oh mais ! c'est qu'il faut d'abord être ensemble ; ensuite vous verrez... que vous serez bien aise.

La M.iRQuiSE, avec intérêt. — Attendez du moins un moment. Envoyez-moi quelqu'un... On ne paraît pas comme je suis faite...

Le Tréfoncier. — Débraillée ? chiffonnée ? nue comme la vérité ? Eh bien ! tant miuex ; c'est pour votre bien que...

La Marquise, interrompant. — Que ?...

Le Tréfoncier. — Quand vous aurez ouvert.

La Marquise. — Entrerez-vous seul ?

Le Tréfoncier. — Si vous l'exigez absolument.

La Marquise. — Un moment. {Le comte gratte. Elle, impatiente). Un moment donc ! (Elle cache, à la hâte, quelques livres libertins dont elle s'amusait, en s' amusant encore autrement. Elle ouvre.) En vérité, monsieur le Comte, vous êtes le plus maussade entêté que je connaisse !


(i) C'est aussi le titre de ces messieurs (N.).


178 l'ceuvre d'andréa de nerciat

Le Tréfoncier. — Dites-moi des injures ! Eh bien ! je m'en retourne et j'emmène mon homme ?

La Marquise. — ■ Quel homme ?

Le Tréfoncier, souriant. — L'homme en question.

La Marquise. — Oh ! parlez plus clairement.

Le Tréfoncier. — Là... celui que je vous avais dit, qui...

La Marquise, d'un ton dédaigneux. — Ah ! Ah ! ce domestique ! quelle pompeuse préparation pour...

Le Tréfoncier. — J'aime fort ce dédain. Dix-huit ans ! Narcisse ! l'Amour... {Il baise ses doigts.) Un demi- dieu !

La Marquise, ironiquement. — Voyons donc ce chef- d'œuvre de la nature... Il écoute peut-être ?

Le Tréfoncier. — Oh ! non ; nous avons de la dis- crétion, il attend à trois pièces d'ici... Je vais l'appeler ?..

La Marquise. — Faites.

Tandis que le Tréfoncier s'éloigne, elle se dépêche de donner un bon tour à ses cheveux et de la grâce à son fichu. Le prélat reparaît tenant par la main le jeune homme, qui salue avec assez de grâce d'usage.

Le Tréfoncier, avec un rire malin. — Bravo ! pas un moment de perdu {C'est qu'il a remarqué le soin coquet qu'a pris la marquise , il poursuit). Ainsi, madame, j'ai l'avantage de vous présenter mon Hector... {Avec charge). Bien plus Hector que celui... {Naturellement.) Ma foi ! qu'il achève : c'est à lui à se faire valoir.

La Marquise, d'un ton sec. — Vous perdez l'esprit, monsieur le Comte {A Hector). Qu'êtes-vous, mon ami?

Hector. — Domestique-coiffeur, pour vous servir, madame.

Le Tréfoncier, appuyant. — Pour vous servir. Voilà le mot, c'est pour cela que je vous le propose : entendez-vous bien, marquise ? pour vous servir.

La Marquise. — Mais je ne vous reconnais pas au- jourd'hui ! Devenez-vous fou ?

Le Tréfoncier. — Jamais je ne fus plus sage, au contraire. Ecoutez, Hector. Si madame vous fait la grâce de vous prendre à son ser\-ice, comme je le lui


LE DIABLE AU CORPS I79

conseille, vous serez bien payé, bien vêtu, bien nippé, cela s'entend. Au surplus, ce sera comme chez madame... (// lui nomme, à mi-voix, quatre ou cinq femmes dont la marquise connaît fort bien les mœurs et la réputation.)

La Marquise, en colère. — Savez-vous bien, monsieur le Comte, que voilà de très mauvais propos ! Avec quelles horreurs de femmes vous plaît-il de m 'assimiler ? Je vous trouve bien plaisant...

Le Tréfoncier, gaîment. — De la colère ! Des grosses paroles ! Rien de fait, madame. Plions bagage. Hector, madame ne veut point être une horreur {Il a chargé ce mot). Des horreurs, des femmes adorables ! J'en fais juge Hector ?

Hector. — Assurément, madame... ces dames sont bien respectables, en vérité. J'ai eu l'honneur de les servir toutes, et j'ose protester à madame...

Le Tréfoncier, interrompant. — De les servir toutes. Vous l'entendez ? C'est pour servir que ce garçon-là sert ; il n'a pas d'autre métier, lui. Mais on est des horreurs ! Allons, Hector ; madame est aujourd'hui tout à fait l'opposé de ces horreurs-là, nous ne sommes point son fait... Sortons. (// fait semblant de vouloir emmener Hector.)

La Marquise, souriant à Hector. — Un moment. Si je ne connaissais pas monsieur le Comte pour un mauvais farceur, il faudrait se quereller.

Le Tréfoncier. — Ah ! c'est moi, maintenant ! Je suis peut-être une horreur aussi !

La Marquise, lui sautant vivement au cou et l'em- brassant. — Oui, monstre !

Le Tréfoncier. ■ — On s'entend, enfin {A Hector). Ecoute derechef, mon ami. Tu fus un fortuné maraud : les plus délicieuses coquines du grand et joyeux monde t'ont mis dans le secret de leur tempérament et de leurs caprices ; mais sache, trop heureux Hector, que tu n'as encore rien vu, rien goûté ; qu'on n'a pas autant de charmes... Tiens, admire... (£"« même temps il lève brus- quement, et aussi haut qu'il peut, les jupes de la marquise.)

La Marquise. — Voilà bien la plus fière insolence, par exemple !


i8o l'ceuvre d'axdréa de xerciat

lyE Tréfoxcier. — Ne prenez pas garde, madame. Il faut bien instruire un nouveau ser\'iteur {A Hector) : C'est le feu, vois-tu, c'est la foudre... Il ne s'agira pas ici, comme chez la princesse... de souffler des cendres chaudes qui ne donnent jamais une étincelle ; ni comme chez l'illtLstre baronne... là-bas, tu m'entends ? de battre à froid une vieille laine qui a perdu tout son ressort ; ni comme... etc., etc. Enfin tu vas, trop heureux impur, trouver la sensibilité perfectionnée... Un regard, une posture... un rien,., crac ! cela part... Oh ! quand il s'agira d'en découdre... ce sera pour le coup... Ma foi ! tire-t-en comme tu pourras...

Hector, pendant toute cette tirade, a eu la contenance la plus modeste et les yeux baissés avec un respectueux embarras.

IvA Marquise, au Tréfoncier. — J'ai montré, je crois, assez de patience. Au surplus, ce n'est pas de moi que tout ceci donnera la plus mauvaise opinion à votre pro- tégé.

L-E Tréfoncier. — Que gagneriez-vous à prendre en mauvaise part le bien infini que j'ai dit de vous ?

lyA M.\RQUisE, souriant. — Ht tout celui que vous paraissez me vouloir. Eh bien 1 il est clair que nous ne valons pas mieux l'un que l'autre : il n'est donc plus à propos de faire des simagrées, Hector ?

Hector. — Madame ?

I/A Marquise. — Quelle était votre dernière con- dition ?

Hector. — ^Madame la présidente de Conbanal, chez qui je remplaçais Chenu, le même qui avait eu l'honneur de vous servir (i)...

IvA Marquise, un peu confuse. — • Kh. ! ce garçon-là. Et pourquoi avez-vous quitté la présidente ?

Hector. — Parce qu'il y a trois jours qu'elle est morte, madame (2} .

(i) Chenu avait quitté à la mort du marquis (N.).

(2) Nerciat fera remourir cette dame dans Les Apkrodites dont l'ac- tion est cependant postérieure à celle du Diable au corps. Peut-être s'agit-il d'une proche parente de la Conbanal des Aplirodites !


LE DIABLE AU CORPS l8l

Le Tréfoncier. — Ils vous l'ont tuée ; c'est un fait.

La Marquise. — Xe plaisantons point {A Hector). J'ai connu la présidente un peu ]\Iessaline, il est vrai, mais bonne femme au fond.

Le Tréfoncier, regardant Hector. — La chronique disait sans fond ? Mais que je n'interrompe point...

La Marquise. — Je vous donnerai, mon ami, ce que .vous aviez chez la présidente, cela vous conviendra-t-il ? voyez...

Hector. — Madame est bien bonne {regardant le Comte). D'après ce que je vois, et ce que monsieur le comte m'a fait l'honneur de me dire, j'aurais volontiers celui de servir madame à moitié moins.

Le Tréfoncier, à la marquise. — Est-ce être honnête cela ?

La Marquise. — J'aime ses sentiments : il m'inté- resse.

Le Tréfoncier. — J'en étais sûr. Oh ! peste ! je ne me charge pas, moi, de produire du véreux : Hector était né pour être de qualité.

La Marquise. — Fi donc ! \'oudriez-vous qu'il pensât comme...

Le Tréfoncier. — Chut, chut, vous allez médire ! J'en sais, là-dessus, plus que vous ne pourriez m'en apprendre. Je vous ai pourtant vu raffoler de nos petits apprentis seigneurs.

La Marquise. — Je l'avoue, à ma honte ; mais la très juste opinion qui me reste d'eux, c'est qu'ils sont fort avantageux, fort libertins, et souvent fort à charge.

Le Tréfoncier. — J'imaginais, moi, que leur plus grand défaut, aux yeux de certaines de m^es connais- sances... {Regard malin) était de faire parfois... là... ce qu'en terme vulgaire on nomme rater ?

La M.arquise, avec dignité. — En vérité, monsieur le Comte, vos idées sont quelquefois d'un ignoble ! On me ferait peut-être, à moi, des affronts de cette espèce {A Hector). Je vous retiens, mon ami ; voilà des arrhes... {Elle lui jette une bourse).


i82 l'œuvre d'andréa de nerciat

Hector, la retenant adroitement, et la laissant sur un siège dans son chapeau. — Je tombe à vos pieds, Ma- dame, non pas à l'occasion de cet or que vous me pro- diguez avec trop de générosité, mais pour...


UNE FÊTE PROJETÉE


Au retour de cette agréable promenade, le Tréfoncier se souvient d'une lettre qu'il avait mise en poche, deux heures auparavant, sans la lire. — « Ah 1 Ah ! dit-il en l'ouvrant, c'est l'illustre maman Cou- « plet qui m'écrit ! que peut-elle me vouloir ? — Voyons, voyons, d'appuyer son projet. A cet effet, je l'ai arrangé avec » cette brûlante haridelle de Foutencour, aux grands » airs, à la langue dorée, et qui, pour avoir violé, par- » ci, par-là quelques jeunes présentés, croit tenir à tout » Son véritable crédit pourtant, porte sur les sous- » ordres et valets de Versailles, dont il n'est aucun qui » ne le sache par cœur, l'ayant eue à leurs trousses » depuis dix ans, pour mille sollicitations, sur le succès » desquelles elle ne refusera jamais des acomptes, sauf


(i) M'»^ Durut devait plus tard jouer un rôle important dans l'Ordre des Aphroiites.


igÔ l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT

» à faire des' ingrats et à tromper l'espoir de ses com- » mettants... »

La Marquise. — Ah ! Ah ! ]\1™^ Couplet s'amuse à mé- dire. C'est passer un peu les bornes de la simple instruc- tion.

Le Comte, souriant. — La lecture ne finira jamais. (// lit.) « Quatorzième couple • M. de Boutafond ; M™^ de » Forgésy. Note. Boutafond, gentilhomme de province, )) à prétentions auprès des femmes à tempérament. )) Celles à qui je l'ai fourni s'en louent assez ; il cherche )) à gagner quelque place ou à faire un mariage. M^^^ de » Forgésy, jolie veuve, passablement riche, lui con- » viendrait. Mais elle m'a dit, en confidence, qu'elle » compte l'essayer pendant six mois, afin de pouvoir » être bien sûre de ne pas faire un pas de clerc, en épou- » sant un homme dont les soins pourraient manquer de « suite. » La Comtesse. — Peste ! Quelle prévoyance ! Le Comte, lit. — « Quinzième couple : le vicomte de » Phallardi ; la baronne Matevits. {Parlé.) Encore une des miennes ! {Lu.) « Note. 'Le vicomte, j'en suis bien » sûr, a fourbi, depuis douze ans, plus de quatre mille » créatures humaines. Jamais il ne voit la même deux » fois, il en change tous les jours, et en voit plutôt deux )) qu'une. Jouant à ce jeu dangereux avec un bonheur » incroyable, jamais il n'eut la moindre menace de mal » vénérien... »

La Comtesse, interrompant. ■ — On dit qu'il 5^ a des êtres inaccessibles à la contagion. {Montrant la Mar- quise.) Elle, moi, bien d'autres en sont des exemples.

Le Comte, avec un soupir. — Ah ! que ne puis-je aussi me citer ! mais... loin d'ici, souvenirs funestes ! Voyons le reste du vicomte. (// lit.) « Cet enragé, depuis » que l'eau d'un certain médecin (i) a pris faveur, s'est » jeté dans la plus vile classe des malheureuses. La » halle au blé, la rue Saint-Honoré, le boulevard même, » il a tout écume. Ce qu'il y a d'étonnant c'est que. dès » qu'il rentre en bonne compagnie, cet honnne est char-


(i) L'eau de Préval.


IvE DIABIvE AU CORPS I97

» mant. On n'a pas plus de politesse, plus d'égards jDour » les femmes honnêtes, plus de ce qui sait entraîner » tous les suffrages. La Matevits, que je lui prête, et M qu'il ne se piquera pas de baiser plus d'une fois, c'est » une brune de cinq pieds trois pouces, qui met sa gloire » à momiser (i) ses pratiques. Je n'ose l'employer avec » des gens à petite santé, car je craindrais de commettre » des assasinats. Elle aime aussi les femmes.

IvA Comtesse. — Bonne connaissance ; je veux lui faire amitié.

I/E Comte, lit. a — Seizième couple : le chevalier de » Pinefière ; M^i® des Bcarts. Note. Le chevalier ne finit » jamais. Sa compagne, fille du grand genre susceptible » de passions outrées, ardente comme un volcan, » compte, dans son roman, vrai quoiqu'à peine croyable, » six enlèvements et trois lettres de cachet. Deux fois » elle s'est échappée par séduction ; la troisième elle a » mis en douceur le feu au couvent, et s'est tirée d'affaire » à travers ce désastre. BUe a coûté la vie à trois ado- » rateurs, mécontents de ses mauvais procédés, et que » des rivaux plus heureux ont mis sur le carreau. Certain » infidèle a reçu .de l'héroïne elle-même un grand coup » d'épée, en duel. M}^^ des Ecarts enfin, majeure, sans » famille et jouissant d'une fortune honnête, vit sans y> éclat, et l'on ne pense plus à ses folies ».

lyA Marquise. — Je ne sais plus, en vérité, si j'ose être de cette partie. Quel choix de gens.

lyA Comtesse. — Va te faire lanlaire avec tes scru- pules. Comte, ne lui laissez pas le temps de nous dire des pauvretés, allez.

Le Comte, lit. — « Dix-septième couple : le vidame de » Pillemotte ; M^^^ ^ç. l'Enginière. Note. Un Gascon » des mieux faits, des plus amusants, des plus vains et » des plus gueux. M°^^ de l'Enginière l'entretient... » {Parle). Je connais encore cette bretteuse-là. Sortant une nuit, avec ellei d'une maison de jeu, et n'ayant pas ma voiture, j'acceptai l'offre que madame de l'Engi-


(i) Dessécher, réduire à l'état de momie, c'est apparemment ce qu'a voulu dire la Couplet (N.).


ig8 l'cëUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT

nière me faisait de me ramener : mais comme son équi- page était, à dessein, je crois, une désobligeante (i) dans le fond de laquelle on me fit asseoir, force me fut d'avoir la dame sur mes genoux ; elle avait eu la précaution de se trousser jusqu'aux hanches. Un instant après elle trouva que mes breloques la blessaient. Pour s'en dé- livrer,elle eut la distraction de me déboutonner complè- tement : je compris, en homme du monde, ce que cela voulait dire et... je m'exécutai. La chose se passait tout au mieux : on m'avait fourré là, nous ne cessions point de parler de la société que nous quittions, des événe- ments du jeu, des nouvelles du jour. Pourtant, lorsque ]y[me de l'Enginière, au delà des ponts, comprit que nous approchions de mon hôtel : « Il est temps de penser à nous, dit-elle, et voilà ma diablesse à se trémousser sur moi de manière à me faire craindre que la voiture ne se défonçât. L'ardeur brûlante de cette Messaline m'en- traînait ; je réalisai : Ca ! me soufiia-t-elle dans l'oreille comme on arrêtait pour me descendre, ne rentrez pas à la vue de votre livrée, sans vous bien envelopper de votre redingote. — Je ne savais d'abord ce que pouvait signifier ce conseil. Mais après l'avoir, à tout hasard, suivi, je fus au fait, lorsqu'aux lumières je me vis souillé du haut en bas, d'un déluge menstruel. Je n'}' songe point encore sans effroi, moi l'ennemi juré de cette saloperie et qui suis bien dans mon état quant à l'horreur que me cause du sang ainsi versé.

La Marquise. — Voilà, sans contredit, la plus im- pudente coquine.

Le Comte. — D'autant mieux qu'elle riait aux larmes en me quittant... N'y pensons plus... (// rit). « Dix- » huitième couple : dom Plantados ; M^^^ ^^ Curival. » Note. Cette dame est la femme d'un vieux colonel » suisse chez lequel dom Plantados, grand personnage » fier et poltron, quoique Portugais, est trop circonspect, » pour mettre le pied : on ne se voit que chez moi. » Je soupçonne M™^ de Curival qui n'est plus de la » première nouveauté, de ne s'attacher le flegmatique

(i) Voiture à une seule place. Il y en a peu (N.).


LE DIABLE AU CORPS I99

» et hautain Plantados qu'au moyen de quelque goût » honteux qu'il aurait ,et que je connais à son amie bien » du penchant à contenter. Il est vrai que le ravage des » couches a furieusement gâté les charmes antérieurs, » et que les autres sont, au contraire, d'une beauté » surprenante. Cette femme-là me fait gagner beaucoup » d'argent. L'époux ombrageux est pour quelques » jours à Versailles, ce qui donne de la marge pour ce )) soir. ))

La Marquise. — Ces pauvres maris, comme on les dupe !

Le Comte, lit. — « Dix-neuvième couple : M. Esels- » gunst (i) ; M^^^ de Cavemy )\

La Comtesse. — Quels diables de noms !

Le Comte. — « Note. Eselsgunst est un Allemand qui » tient par je ne sais quel fil au corps diplomatique. » {Parlé). C'est le chargé d'afi'aires de deux ou trois de nos petits souverains germaniques. {Il lit). « M™^ de Ca- )) verny, femme des plus jolies, penchant vers le sen- )) timent, et, qui, malgré cela, n'a pas laissé de dis- » tribuer, chez moi, ses largesses à plus de cent per- » sonnes. Il faut du pain, Eselsgunst l'entretient mes- >) quinement, mais au défaut de l'utile, on trouve chez- » lui l'agréable ; c'est à quoi la sensible Caverny tient )) encore plus qu'à l'argent. Un rapport de conformation » assez rare fait que ces deux êtres s'aiment beaucoup, )) et la dame ne s'est pas très volontiers décidée à se » trouver là ce soir. Mais à l'argument sans réplique que » son amant veut y recueillir de quoi mander quelque chose à » sa cour par le courrier prochain, elle s'est rendue, et » c'est ce qui vous procurera le plaisir de la voir. »

La Marquise. — Ces détails commencent à me fa- tiguer. Est-ce tout ?

Le Comte. — Encore un article (// lit.) « Vingtième » couple : le chevalier de Pasimou ; W^^ des Clapiers ». {Parlé). Je les ai furetés tous deux, ces clapiers-là. J'en connais peu d'aussi logeables.

La Marquise. — Vaurien, taisez-vous {A la Comtesse.)

(1) Eselsgunst signifie, en allemand, bel attribut de l'âme.


200 L (KUVRE D AXDREA DE XERCIAT

Il va nous faire encore quelque commentaire saugrenu.

Le Comte. — Vous m'attaquez ! Eh bien ! pour vous fare enrager, j'ajoute avec fondement, que je crois avoir aussi pratiqué ce Pasimou, tandis qu'il portait la sou- tane. Voyons la note (// lit.) « I^e plus beau jeune homme » qu'on puisse voir, et peut-être le plus aimable. Ci- » devant abbé. » {Parlé}. Tout juste, c'est le même {Il lit) » C'est maintenant un excellent officier» {Parlé). J'ensuis fort aise {// lit.) « Il a quelques défauts » {Parlé.) Je lui ai connu celui d'être bardache, mais tant d'honnêtes gens le sont ! (// lit) : « I^es femmes ont soin de lui » {Parlé.) I/es hommes, quand cela lui plaira, seront fort à son ser- vice.

lyA Marquise. — Insupportable homme, finirez-vous !

lyE Comte. — lyà, là, je promets de ne plus y mettre un mot du mien (// lit.) « Les femmes ont soin de lui, » mais il est si galant, si complaisant, et fait tant » d'honneur à leur libéralité, qu'aucune n'est mécon- » tente. C'est en un mot, le phénix des hommes à bonnes » fortunes. » {Parlé.) C'est tout.

La Marquise. — J'aime ce Pasimou à la folie. Voilà comment il eût fallu que fussent tous nos cavaliers de ce soir.

MoRAWiSKi. — Et toutes nos dames comme vous {Il prend en même temps et baise amoureusement la main de la marquise).

Le Comte {pariodant avec la comtesse). — Ou comme elle.

La Comtesse, souriant. — Peste ! j'en suis aussi ! {A Morawiski.) Ecoutez donc, mon cher palatin, vous avez bien fait de dire enfin quelque chose, car je vous croyais en léthargie.

Morawiski. — Daignez m'excuser, mais de si grands et de si chers intérêts viennent quelquefois me distraire de ce qui m'attache le plus, que je fais alors la sottise d'envoyer mon âme en Pologne, tandis que ma personne matérielle demeure où l'on me voit.

La Comtesse. — A la bonne heure, mais comme votre langue en fait partie, et qu'elle doit savoir dire de jolies choses, gardez-la-nous, s'il vous plaît.


LE DIABLE AU CORPS 201

IvA Marquise. — Pendant que nous nous amusons de balivernes, le temps se passe. [Elle regarde à sa montre.) Plus de cinq heures ! et j'ai je ne sais combien de pe- tites choses à faire avant de partir [Au comte). Y pensez- vous donc, méchant homme, de nous avoir ainsi mises en retard avec votre scandaleuse gazette !


Elle se lève et va s'occuper des petits soins qu'elle vient d'annoncer. La comtesse et les deux cavaliers vont, en attendant, prendre l'air sur une terrasse. Bientôt après on monte dans un carrosse à six chevaux et l'on vole au rendez-vous du pique-nique.






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