Le Marquis de Sade : l'homme et l'écrivain d'après des documents inédits : avec une bibliographie de ses oeuvres  

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Le Marquis de Sade : l'homme et l'écrivain d'après des documents inédits : avec une bibliographie de ses oeuvres (1906) is a book by Henry d' Alméras (1861-1938), a French writer.

Full text

LE MARQUIS DE SADE


DU MEIVIE AUTEUR

A la Société Française d'Imprimerie et de Librairie Rue de Cluny, 15


LES ROMANS DE L'HISTOIRE :

Cagliostro ... 1 vol

Emilie de Sainte-Amaranthe 1 vol

Les Dévotes de Robespierre 1 vol

Fabre d'Églantine 1 vol


HENRI D'ALMERAS


Le


MARQUIS DE SADE

L'HOMME ET L'ÉCRIVAIN

{D'après des documents inédits) AVEC UNE BIBLIOGRAPHIE DE SES ŒUVRES



X**X.


BIBLfOTKÈaugs^



^r^


PARIS ALBIN MICHEL, ÉDITEUR

59, RUE DES MATHURINS, Sg


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Le marquis de Sade. (Daprès une gravure de la Restauration


LE MARQUIS DE SADE


UN OFFICIER DU ROI


Au mois de mai de Tannée 1754, Nicolas-Pas- cal de Clairambault, neveu et successeur de son oncle, Pierre de Clairambault, « homme versé dans la connaissance des généalogies )>, attesta par l'acte qu'on va lire la noblesse d'un jeune gen- tilhomme provençal qui avait demandé à entrer dans le corps très aristocratique des Chevau-légers de la garde du roi :

« Nous, généalogiste des Ordres du Roy, cer- tifions à Monseigneur le Duc de Chaulnes, Pair de France, Chevalier et Commandeur des Ordres du Roy et Lieutenant de la Compagnie des Chevau- légers de la Garde ordin^^ de Sa Majesté, que Donatien-Alfonse-François de Sade, né le 2 juin I7/4O et batisé le lendemain dans TEglise Parrois- sialle de S*-Sulpice à Paris, est fils de Messire

1


2 LE MARQUIS DE SADE

Jean-Batiste-François de Sade, apellé le comte de Sade, chevalier seig^ de Mazan et Lieutenant gênerai des Provinces de Bresse, Bugey, Valro- mey et Gex, capitaine ou Gouv^" héréditaire des Ville et Château de Vaison, cy devant Ambassa- deur en R.ussie, et Ministre du Roy auprès de TElecteur de Cologne, et de D^ Marie-Eleonor de Maillé de Carman, son épouse, Dame d'accompa- gnement de feue Madame la Duchesse de Bour- bon ; que sa Maison dont le surnom se trouve éga- lement écrit de Sade et de Sado dans les titres est originaire d'Avignon, divisée en plusieurs bran- dies tant en Provence qu'au Comté Venaissin ; que leur filiation remonte à plus de 400 ans ; qu'on y . trouve anciennement des emplois distingués dons les cours des Papes et des Comtes de Pro- vence, des services militaires de considération, un Evêque de Marseille en 1405, un autre de Vai- son Tan IMo, et deux autres de Cavaillon en 1660 et 1665, huit Chevaliers de Tordre de S' Jean de Jérusalem, dit de Malte, depuis environ 1450 jusqu'en 1716, dont un est mort Grand Prieur de S^Gilles en 1719. Et que les principales alliances do cette Maison sont avec celles de Forbin, de Cambis-d'Orsan, de Simiane de la Coste, d'As- traud-de-Murs, de Grimaldi-d'Antibe, de Berton- Crillon, de Porcelet, etc. D'où il resuite que mond. S'" de Sade présenté pour être receu dans la d.


UN ori'K:ii:ii du moi


Compagnie des Cluîvaulogors do la (iarde ordi- naire de Sa Majesté a toutes les ({iialités reciuisos pour y être aduiis : Eu foy de quoy nous avons signé le présent certificat et avons aposé le cachet de nos armes. A Paris, le 2 A jour du mois de May, mil sept cent cinquante quatre (1). »

La famille du marquis de Sade (2), dont les armes étaient a de gueules à une étoile d'or chargée d'une aigle de sable becquée et couron- née de gueules », passait pour une des plus an- ciennes et des plus illustres de la Provence (3). Originaire, dit-on, du petit village de Saze, près d'Avignon, elle avait formé plusieurs branches — de Saumane, de Poil, d'Aiguières, de Mazan, de Romanil, de la Goy, de Goult, de Braciès, de Beauchamps, de Vauredonne, etc. — et s'était alliée aux plus grandes familles de la région, les


(i) Archives adminislr, du Ministère de la Guerre.

(2) C'est le titre qu'il portait comme fils aîné (quoique son père eût celui de comte). Nous le lui conserverons, pour simplifier, dans tout le cours de cette étude.

(3) Le premier membre de cette famille dont Thistoire fasse mention est Bertrand de Sade, dont parle César de Nostre dame dans son Histoire et Chronique de Provence, et qui, en 1216, assista à une assemblée tenue dans la ville d'Arles. Bertrand de Sade eut pour fils Hugues de Sade, qui épousa Raymonde Garnier. Un des fils de Hugues P', Paul de Sade eut, de sa première femme, Jeanne Lartissat (qui. appartenait, dit-on, à la famille desMédicis), Hugues II, surnommé le vieux, pour le distinguer de son fils Hugues III, et qui épousa Laure de Noves.


4 LE MARQUIS DE SADE

Remond-Modene, les Forbin, les Barbentane, les Simiane, les Causans, les Grimaldi — sans comp- ter les Médicis et les Doria.

11 est nécessaire d'insister un peu sur ces dé- tails, assez insignifiants en apparence, car rhomme dont nous allons raconter l'histoire ne les considéra jamais comme négligeables, et ils eurent sur sa destinée, sur son caractère, une infiuence décisive, prépondérante, que nous aurons plus d'une fois l'occasion de constater. Ses fautes vin- rent en grande partie de son orgueil, et cet or- gueil intraitable fut celui d'un féodal qui ne vou- lait subii aucun joug et se croyait au-dessus des lois. Il a écrit dans son roman Aline et Val- cour (1), qui peut passer pour une auto-biographie et auquel nous ferons de nombreux emprunts : « Allié par ma mère à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris, dans le sein du luxe et de Tabondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus parce qu'on avait la sottise de me le dire^ et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colè)*e ; il semblait que tout dût me


(i) Aline et Valcourt (sic) ou le Roman philosophique, écrit à la Bastille un an avant la Révolution. Paris, Girouard, 1790. 8 vol. in-18. Nous nous sommes servi de la réimpression faite à Bruxelles en i8S3.


Il IN oi ricii-H nu iioi


céder, que runivers entier dut llaltermes caprices et qu'il n'appartenait qu'à moi seul d'en former et de les satisfaire. »

Son père, Jean-Baptiste-François-Joseph, comte de Sade, seigneur de Saumane et de la Coste, an- cien capitaine de dragons au régiment de Condé, avait épousé Marie-Eléonore de Maillé-Car- man (1), qui obtint la charge de dame de com- pagnie de la princesse de Condé, charge qui sup- posait une très haute noblesse.

Sur une partie de l'emplacement qu'occupe au- jourd'hui rOdéon et qui fut jadis le Clos Bru- neau, un premier président du parlement de Paris, Arnaud de Corbie, avait fait construire, au quinzième siècle, un hôtel qui, en 1610, passa entre les mains du maréchal Jérôme de Gondi, duc de Retz. Henri II de Bourbon, prince de Condé, l'acheta deux ans après, et il le paya

(i) C'est à elle probablement que fut adressée, le 25 dé- cembre 1762 (quoiqu'elle porte pour subscription : Mme la marquise de Sade), cette lettre du ministre de la maison du roi doni la copie se trouve aux Archives (o^4o4) • << Les loueurs de carrosses de remise n'ignorent pas, madame^ qu'il leur est deffendu de venir à Versailles sans en avoir obtenu l'autorisation des fermiers des voitures de la cour, ainsi, la saisie a été faite en règle, et c'est un article qui ne doit regarder que le cocher. Cependant, je verrai si ces fermiers voudront se prêter a quelque arrangement. Je proffiterai toujours avec beaucoup de plaisir des occasions où je pourrai vous marquer le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.. »


6 LE MAHQUIS DE SADE

quarante mille écus, somme énorme pourTépoque.

L'hôtel, qui avait déjà été agrandi par le maréchal de Retz, fut restauré, rebâti en grande partie par son nouveau propriétaire et ses suc- cesseurs, qui donnèrent leur nom à deux voies nouvellement ouvertes dans les environs, la rue de Condé et la rue des Fossés-M.-le-Prince.

De très belles fêtes furent célébrées dans cette somptueuse demeure. A Toccasion du mariage du duc d'Enghien avec la princesse palatine, Mo- lière et sa troupe y jouèrent, le 1 1 décembre 1663, sur une scène improvisée, devant le Roi, la Reine, Monsieur et Madame, deux de ses plus récentes œuvres, la Critique de r École des Femmes et F Impromptu de Versailles. Jusque dans les dernières années du règne, années de revers et de misère, les Condé se signalèrent par Téclat de leurs réceptions : <^ 11 y eut hier soir, écrivait le 16 février 1680 Mme de Sévigné, une fête extrêmement enchantée, à Thôtel de Condé. Un théâtre bâti par les fées, des enfoncements, des orangers tout chargés de fleurs et de fruits, des festons, des perspectives, des pilastres ; enfin toute cette petite soirée coûte plus de deux mille louis. »

C'est dans ce palais, qui avait été si longtemps consacré au plaisir, que naquit le marquis de Sade, le 2 juin 1740. Pour se rendre compte de ce qu'était


UN OFM(:ii:i{ DU ROI


à cette époque Thôtel Condé, il suffit de se repor- ter à la description de Germain Brice, quoi(|u'elIe soit antérieure d'une trentaine d'années : a Le bâtiment, de quelque côté que l'on considère, dit ce guide très sûr dans son naïf langage, n\i rien du tout d'extraordinaire ni qui puisse satisfaire la moindre curiosité ; cependant, il y a quelques appartements assez propres et assez régulièrement distribués pour les dedans où il paraît qu'on a fait de la dépense. Le plafond de la chambre et du cabinet de Madame la Princesse ont été peints par de Sève : mais en récompense pour des meubles, il est difficile d'en voir dans aucun autre palais de plus riches et en plus grande quantité. On y trou- vera aussi des tableaux des maîtres du premier rang ; entre autres, un Baptême de Notre-Sei- gneur, de TAlbano, qui a longtemps appartenu au duc de Lesdiguières, des tapisseries extraordi- naires, qui viennent de l'illustre maison de Mont- morency, et des pierreries plus qu'en aucun autre endroit. On y conserve aussi une nombreuse bibliothèque, composée de livres curieux et de cartes à la main des plus rares.

<( Il faut voir le jardin, lequel dans une étendue assez médiocre, fait remarquer que Part et la na- ture joints ensemble produisent toujours de très grands agréments. Il y a des cabinets de treillage à la manière d'Hollande, faits avec beaucoup d'in-


8 LE MARQUIS DE SADE

dustrie. Il paraît à rextrémité de chaque allée un petit arc de triomphe du même ouvrage. En été ce jardin est rempli d'orangers et d'arbustes, qui en rendent la promenade agréable (1). »

L'hôtel Condé appartenait alors au fils du vain- queur de Rocroy, Henri- Jules de Bourbon, qui mourut quelques années plus tard, en 1709. Son petit-fils, Louis-Henri, le premier ministre de Louis XV après la régence du duc d'Orléans, et l'ami de la marquise de Prie, laissait à sa mort, en 17/iO — l'année même de la naissance du mar- quis de Sade — comme héritier de son nom et de ses richesses assez mal acquises un enfant de quatre ans, Louis-Joseph de Bourbon, né le 9 mars 1736.

Le caractère du futur prince de Condé (2) se rapprochait par bien des côtés de celui du jeune marquis de Sade. Ils étaient, l'un et l'autre, vifs, emportés, hautains, querelleurs. Ils se ressem- blaient trop pour s'aimer beaucoup, mais le petit

(i) Description nouvelle de la ville de Paris ei Recherche des singularités les plus remarquables qui se trouvent à présent dans cette grande ville... 5^ édition, Paris, 1706, t. II, p. 291. Les Princes de Condé occupèrent cet hôtel jusqu'en 1778, époque où ils le vendirent 3. 156.107 livres, i5 sols pour servir de nouvelle salle à la Comédie-Française. Ils allèrent alors habiter le Palais-Bourbon, qui était situé à l'extrémité du faubourg Saint-Germain et qui est aujourd'hui la Chambre des députés.

(2) Le principal chef des armées émigrées en 1798.


UN offk:ii:i{ di; iu>i


marquis serait pcut-cHre arrivr, à force de pa- tience, de concessions et do flatlcries, à s'attirer les bonnes grâces de son compagnon de jeux qui était en môme temps son maitre... et qui ne l'ou- blait jamais. Il ne Tessaya même pas, maigre les exhortations maternelles. Traitant en égal celui dont on avait espéré qu'il saurait se faire un protecteur, il ne voulut pas se résigner au rôle d'amuseur docile et de souffre-douleur, et dans les batailles quotidiennes, chaque fois que se pré- senta l'occasion, il rendit coup pour coup.

Bien des années plus tard, en revenant sur cette période de sa vie, il reconnaissait qu'il avait été fort peu habile, mais il ne le regrettait pas. « Né et élevé, écrivait-il, dans le palais du prince illustre auquel sa mère avait l'honneur d'appartenir et qui se trouvait à peu près de mon âge, on s'em- pressait de me réunir à lui, afin qu'en étant connu dès mon enfance je pusse retrouver son appui dans tous les instants de ma vie ; mais ma vanité du moment qui n'entendait encore rien à ce calcul, s'offensant un jour dans nos jeux enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque chose et plus encore de ce qu'à de très grands titres, sans doute, il s'y croyait autorisé par son rang, je me vengeais de ses résistances par des coups très multipliés, sans qu'aucune considération m'arrêtât et sans qu'autre chose que la force et la violence


10 L b: MARQUIS DE SADE

pussent parvenir à me séparer de mon adver- saire (1). »

Pour Fen séparer plus sûrement et d'une ma- nière définitive, puisqu'il ne savait pas s'accom- moder à son humeur et se plier à ses caprices, on Texpédia en province, à Avignon. « Je fus, envoyé, dit-il, chez une grand'mère, dont la ten- dresse trop aveugle nourrit en moi tous les dé- fauts que je viens d'avouer (2) (l'orgueil, la co- lère, etc.). » Son père avait été nommé, en 177/i, ministre de France à Cologne et ne pouvait plus guère s'occuper de son éducation. Après avoir passé quelques années chez sa grand'mère, dont la faiblesse finit par paraître excessive, il fut con- fié à un de ses oncles, l'abbé de Sade, qui prépa- rait alors, dans son abbaye d'Ebreuil, en Au vergne, ses Mémoires sur la vie de Pétrarque. 11 entra ensuite au collège Louis-le-Grand, où il se distingua, comme beaucoup de ses condisciples bien titrés, par une très aristocratique paresse. Il se jugeait de trop bonne famille pour faire avec les livres une connaissance sérieuse. Cependant, quand il quitta le collège, après sa troisième, il savait un peu de latin, et son orthographe s'élevait sensiblement au-dessus de la movenne.


(i) Aline et Valcoar^ t. I, p. 26. {2) Aline et Valcoiir, t. I, p. 27.


UN OFFICIKK DU KOI H

En 175/i, lorsqu'il dit adieu, sans rogrc;! , ;m rudi- ment de Despautèrc, aux Comj)lcs fails d(; l>ar- reme, au Pi'œ.diiim rusliciim du père Yanicre, et au traité De Diis el Heroibiis du père Juvency, I(î marquis de Sade avait quatorze ans. Sa famille le destinait à la carrière militaire, la seule où il put débuter aussi jeune, avec quelque cliaucc d'y réussir. Ou demanda pour lui une place dans un des corps les plus aristocratiques et par consé- quent les plus enviés, les Chevau-légers de la garde ordinaire du roi. La requête fut appuyée, suivant Tusage, par le certificat du généalogiste officiel, Clairambault, certificat que nous avons reproduit au commencement de ce chapitre.

Eh 1498, Louis XII avait créé plusieurs compa- gnies de cavalerie légère auxquelles on avait donné le titre de Clievau-légers. Un siècle plus tard, en 1599, Henri IV, pour récompenser les Ghevau-légers du courage dont ils avaient fait preuve pendant les guerres d'Italie et les guerres de religion, les mit au nombre de ses gardes. Ils formaient, sous le règne de Louis XIII, une com- pagnie qui avait pour armes défensives : le plas- tron, la calotte, et pour armes offensives : Tépée ou le sabre et les pistolets. Louis XV leur donna le fusil en 1745.

Leur uniforme, au dix-huitième siècle, était un des plus riches de toute Parmée et un des plus


12 LE MARQUIS DE SADE

élégants (1). Ils avaient quatre étendards carrés de taffetas blanc brodé d'or et d'argent, et dont la hampe se terminait par une fleur de lis d'or. A chaque coin était brodée une foudre, et au centre on lisait cette fière devise : Sensere gigantes . Etendards et timbales, en dehors des prises d'armes et des parades ou revues, restaient dans la chambre du roi.

Dans ce corps, comme dans tous ceux de la mai- son du roi, la présentation des nouveaux officiers se faisait avec un cérémonial particulier^ où se combinaient l'esprit militaire et l'esprit de cama- raderie. La compagnie sous les armes, le capi- taine-lieutenant allait prendre les ordres du roi, qui assistait presque toujours à cette présentation, et se tournant ensuite vers les officiers et les sol- dats : (( Mes compagnons, disait-il, le roi vous donne Monsieur un tel. »

La compagnie des Chevau-légers comprenait, en 175/i, 19 officiers et 200 gardes (2). Leur ca-


(i) Habit écarlate bordé de soie blanche, avec parements blancs, poches en travers, boutonnières d'argent, boutons or et argent, galons en plein et brandebourgs d'or, ceintu- ron blanc brodé d'or ; veste blanche avec galons et bordure d'or ; culotte de soie blanche avec boutons d'argent et jar- retière d'or ; chapeau galonné d'or, plumet et cocarde blancs ; bottes fortes.

(2) Depuis Louis XIII, tout soldat qui avait servi pendant vingt ans dans les Chevau-légers avait droit, lui et ses


UN OI'I ICIIJi DU KOI n

serne, T Hôtel des Clievau-lùgers,étaità Versailles, avenue de Sceaux (I).

Le 2/i m:ii 175/i, le marquis de Sade l'ut admis dans ce corps d'élite (2). 11 avait ([uinze ans, lorsque, le 1 ^i décembre 1755, il fut nommé, non pas à cause de sa valeur militaire, mais à cause de son nom, qui permettait de la préjuger ou qui en tenait lieu, sous-lieutenant sans appointe- ments au régiment du roi (infanterie) (3). (]e n'était pas une exception que ce grade d'officier donné à un enfant. On pourrait en citer d'assez nombreux exemples. Le vicomte de Noailles débu- tait à douze ans comme garde de corps dans la compagnie écossaise. Wimpfen,à treize ans, était lieutenant en second. Saint-Maurin-Montbarey, simplement parce qu'il appartenait à une illustre lignée, recevait à douze ans un brevet d'enseigne à la compagnie colonnelle du régiment de Lor- raine. Pour qu'il pût terminer ses études, son gouverneur Tavait suivi à l'armée. Il n'est que juste d'ajouter que ces enfants avaient dans les

descendants, au titre d'écuyer. Les officiers appartenaient tous à la plus haute noblesse.

(i) Ils y avaient adjoint, depuis 1751, l'École militaire des Chevau-légers (dirigée par M. Bongars), où la pension coûtait 3.000 livres par an et qui fut l'origine de l'École militaire de Paris.

(2) Archives adminisir. du Ministère de la Guerre (dossier du marquis de Sade).

(8) Id.


14 LE MARQUIS DE SADE

veines du sang de soldat et qu'ils savaient, au besoin, se battre comme des hommes. De cela aussi on pourrait citer de nombreux exemples.

En 1757, dans les premiers jours de janvier, Louis XV rétablit le grade de cornette (officier porte-drapeau). Un des premiers qui bénéficia de cette mesure fut le marquis de Sade. Le 14 jan- vier, il obtint une commission de cornette au régi- ment des carabiniers.

Les carabiniers formaient, on peut le dire sans aucune exagération, une élite dans rélite(J). Nul corps, avant comme après la Révolution, ne four- nit autant de traits de bravoure ou de résistance. Lancés d'un impétueux élan sur l'ennemi, ou résistant, immobiles, à ses chocs répétés, boulet vivant, fait de mille poitrines, dans Toffensive, et, dans la défensive, mur d'airain, ces géants (2;, plus d'une fois, décidèrent du sort des batailles.

Louis XIV qui les jugeait à leur valeur voulut être leur premier mestre de camp. Il désigna en- suite, pour les commander, le duc du Maine, son fils. En 1758, ils eurent encore comme chef un


(i) En 1763, ils vinrent tenir garnison à Saumur et s'y montrèrent de si admirables soldats, que, de 1768 à 1771, chaque régiment de cavalerie envoya à Saumur, pour prendre modèle sur eux, quelques-uns de ses hommes.

(2) L'ordonnance du 20 mars 1751 prescrivait que, pour entrer dans ce corps, il fallait avoir au moins cinq pieds quatre pouces.


UN oiri(:ii:i< in \<(>i ir>

membre de la famille royale, le comte de IVovenee, et ils devinrent alors, c'est-à-dircî un an aprèw l'entrée du manjuis de Sade dans hnir régiment, le lioijdl Carrihinie/'s de Monsieur le conile de Provence,

Sur leurs étendards de soie bleue, qui portaient au centre un Soleil d'or, ils avaient obtenu le glo- rieux privilège de broder la glorieuse devise du grand Roi : !\^ecplnrlbus iniprir. Us la gardèrent jusqu'au 17 septembre 1782. A cette époque, les étendards commencèrent à porter, au-dessous des armes de Monsieur, cette nouvelle devise, aussi digne d'eux que l'ancienne : Toujours au chemin de r/îonneur.

Le marquis de Sade servit deux ans dans les carabiniers. Le 21 avril 1759 il fut proposé comme capitaine au régiment de Bourgogne (cavalerie), par cette note qui fait partie de son dossier et qui obtint l'approbation du roi :

« 21 avril 1759. Régiment de cavalerie de Bourgogne.

« Il y a une compagnie vacante par le change- ment du S. M'^ de Tocqueville a une dans le régi- ment de cavalerie de Luzignem (1).

(( Le prix est de 10.000 fr.

« On propose au Roy

(i) Luzignan.


16 LE MARQUIS DE SADE

d'en disposer en faveur du S. C^^ de Sade, cor- nette dans le brigade de Malvoisin (1) du régi- ment des carabiniers de M. le C^^ de Provence.

(( Il a été fait sous-lieutenant dans le rég. d'inf*"'® du Roy le 5 X^^ 1755, cornette dans la Brigade de carabiniers de S^ André du 14 janvier 1757, a passé dans celle cy par ordre du p' avril sui- vant.

(( M. le M^' de Poyanne s'y intéresse particuliè- rement, et il observe qu'il a été trois ans à l'école des ch^ légers, qu'il joint de la naissance et du bien à beaucoup d'esprit et qu'il a l'honneur d'apartenir à M. le P^^ de Condé par Mad' sa mère qui est Maillé-Brézé (2). »

Fondé en 1666, le régiment de Bourgogne (cava- lerie) avait d'abord porté le nom de régiment de Bretagne (3). Les soldats qui le composaient, et qui comptaient parmi les meilleurs de l'armée, portaient l'habit bleu avec revers et parements rouges, boutons blancs unis à trois filets et galons mouchetés de blanc.


(i) Le corps des carabiniers formait cinq brigades. Chaque brigade était composée de quatre escadrons, et chaque escadron de cinq compagnies. La compagnie com- prenait i.3oo hommes sur pied de paix et i.56o hommes sur pied de guerre.

(2) Archives adminislr. du Ministère de la Guerre.

(3) Le régiment de Bourgogne (infanterie) fut formé deux ans plus tard.


UN ()Fri(:ii:i{ du ïioi ir

Capitaine à dix-neuf ans, c'était pour le mar- quis (le Sade un assez bel avancement. Je ne sais pour quelle raison il ne s'en contenta pas. Il avait^ sans doute, déjà le caractère inquiet et difficile qu'il garda toute sa vie, et qui fut une des princi- pales causes de ses malheurs. On peut supposer qu'il s'était fait à son régiment, parmi ses cama- rades, un assez grand nombre d'ennemis. Il essaya bientôt de changer de corps, môme avec un grade inférieur : « 11 avait obtenu en 1762, dit une note de son dossier, Tagrément d'un guidon de gendar- merie (c'est-à-dire le grade de porte-drapeau), mais- son peu de fortune l'a empêché de payer. »

En somme, sur sa carrière militaire nous ne connaissons guère que ses états de services. La classe sociale à laquelle il appartenait permet de croire — et c'est d'ailleurs, à défaut de témoi- gnages précis, une tradition dont on doit tenir compte — qu'il se battit vaillamment. Bon soldat, il dut être un assez mauvais officier. Il exagéra probablement les défauts dont il voyait autour de lui tant d'exemples : Tignorance du métier mili- taire, l'indifférence pour Tinstruction des troupes,, le dédain de la hiérarchie, la tendance à l'indis- cipline. On pensait alors que le courage, un cou- rage héroïque, pouvait avantageusement y sup- pléer, et c'était l'époque où les nobles, trop influencés par leur vanité de Français et lei:r

2


18 LE MARQUIS DE SADE

orgueil d'aristocrates, croyaient tout savoir sans avoir rien appris. Frédéric II, en plus d'une occa- sion, leur prouva quUls se trompaient.

Officier de cour, le marquis de Sade dut mener, avec cette fougue et cet emballement qui toujours le caractérisèrent, cette vie agitée et un peu folle qui faisait de la plupart des garnisons de très agréables résidences. Il fréquenta les assemblées, les spectacles, où ses camarades et lui avaient des places réservées, bien en vue, et des prix de faveur. Il brilla dans les bals, où se donnait rendez-vous toute la noblesse de la ville, et parada dans les carrousels. Il joua la comédie et envoya de petits vers au Mercure de France^ sans les signer, pour ne pas avoir l'air d'un cuistre du Parnasse, et sans y attacher d'importance. 11 eut des duels et s'en tira le mieux du monde. Il fît des dettes et ne paya pas son tailleur, car c'est à cela qu'on reconnaissait un vrai gentilhomme. Favart, dans un de ses refrains, avait indiqué les deux principaux devoirs d'un bon officier.

Servir le roi, servir les dames, Voilà r esprit du régiment Etrlietr'lan

Comme les autres, plus que les autres, le mar- quis de Sade dut servir les dames, au moins autant que le roi. Il se vanta de ses bonnes for-


UN OFFICIKH DU I{(>I \'J

tunes, quelquefois imaginaires. Il aecrociia plus d'un C(eur à la pointe de son épée. Les cœurs de ce temps-là — je ne parle pas du nôtre — ne fai- saient pas grande résistance quand un jeun(î ofii- cier les attaquait. Ils se rendaient à la première sommation, et quelquefois avant.

Le marquis de Sade, pour suivre la mode, s'efforça d'avoir et eut très vite, sans doute, la réputation d'un « mauvais sujet ». Il la conserva toute sa vie. Dans Aline et Valcoiw il a raconté un de ses amours de garnison, amours qu'un bal voyait naître, qu'un autre bal voyait mourir, et qui allaient très vite au dénouement, sauf quand ce dénouement était le mariage.

Cédons-lui la plume et écoutons ses confidences. Il n'est pas incapable de dire la vérité, quand €lle ne le gêne pas, et personne ne pourrait le peindre aussi bien que lui-même :

« Notre régiment, dit-il (1), fut envoyé dans une garnison en Normandie ; c'est là que commence la première partie de mes malheurs.

(( Je venais d'atteindre ma vingt-deuxième année ; perpétuellement entraîné jusqu'alors par les tra- vaux de mars, je n'avais ni connu mon cœur, ni


(i) Aline et Valcoar, t. I, p. 28. Cet épisode, d'après ce que dit, quelques lignes plus loin, le marquis de Sade, doit se passer en 1762. Celui qui en fut le héros avait été nommé depuis trois ans capitaine du régiment de Bourgogne.


20 LE MARQUIS DE SADE

soupçonné qu'il pût être sensible. Adélaïde de Sainval, fille d'un ancien officier retiré dans la ville où nous séjournions, sut bientôt me convaincre que tous les feux de Tamour devaient embraser aisément une âme telle que la mienne ; et que, s'ils n'y avaient pas éclaté jusqu'alors, c'est qu'aucun objet n'avait su fixer mes regards. Je ne vous peindrai point Adélaïde ; ce n'était qu'un seul genre de beauté qui devait éveiller l'amour en moi, c'était toujours sous les mêmes traits qu'il devait pénétrer mon âme, et ce qui m'enivra dans elle était l'ébauche des beautés et des vertus que j'idolâtrai en vous. Je Taimai, parce que je devais nécessairement adorer tout ce qui a des rapports avec vous ; mais cette raison qui légitime ma dé- faite, va faire le crime de mon inconstance.

(( L'usage est assez dans les garnisons de se choisir chacun une maîtresse et de ne la regarder malheureusement que comme une divinité qu'on déifie par désœuvrement, qu'on cultive par air, et qui se quitte dès que les drapeaux se déploient. Je crus, d'abord, de bonne foi que ce ne pourrait jamais être ainsi que j'aimerais Adélaïde; la ma- nière dont je l'en assurai la persuada ; elle exigea des serments, je lui en fis ; elle voulait des écrits, j'en signai, et je ne croyais pas la tromper. A l'abri des reproches de son cœur, se croyant peut-être même innocente, parce qu'elle couvrait


UN oFFiciEK i)i: noi 21

su faiblesse de tout ce (jui s(3iTil)lait fait pour la légitimer, Adélaïde céda, et j'osai la rendre cou- pable, ne voulant que la trouver sensible.

(( Six mois se passèrent dans cette illusion, sans que nos plaisirs eussent altéré notre amour ; dans l'ivresse de nos transports, un moment même nous voulûmes fuir ; incertains de la liberté à former nos chaînes, nous voulûmes aller les serrer ensemble au bout de l'univers... La raison triompha; je déterminai Adélaïde, et dès ce mo- ment fatal il était clair que je l'aimais moins. Adélaïde avait un frère capitaine d'infanterie, que nous espérions mettre dans nos intérêts... On l'attendait, il ne vint point. Le régiment partit, nous nous fîmes nos adieux, des flots de larmes coulèrent ; Adélaïde me rappela mes serments, je les renouvelai dans ses bras... et nous nous sépa- râmes.

« Mon père m'appela cet hiver à Paris, j'y volai : il s'agissait d'un mariage; sa santé chancelait, il désirait me voir établi avant de fermer les yeux ; ce projet, les plaisirs, que vous dirai-je enfin! cette force irrésistible de la main du sort qui nous porte toujours malgré nous où ses lois veulent que nous soyons : tout effaça peu à peu Adélaïde de mon cœur. Je parlai pourtant de cet arrange- ment à ma famille ; l'honneur m'y engageait, je le fis ; mais les refus de mon père légitimèrent bien-


22 LE MARQUIS DE SADE

tôt mon inconstance ; mon cœur ne me fournit aucune objection, et je cédai, sans combattre, en étouffant tous mes remords. Adélaïde ne fut pas longtemps à l'apprendre... 11 est difficile d'expri- mer son chagrin ; son amour, sa sensibilité, sa grandeur, son innocence, tous ces sentiments qui venaient de faire mes délices, arrivaient à moi en traits de flamme, sans qu'aucun parvint à mon cœur.

« Deux ans se passèrent ainsi, filés pour moi par les mains des plaisirs, et marqués pour Adélaïde par le repentir et le désespoir.

(( Ellem'écrivit un jour qu'elle me demandait pour unique faveur de lui assurer une place aux Car- mélites; de lui mander aussitôt que j'aurais réussi ; qu'elle s'échapperait de la maison de son père, et viendrait s'ensevelir toute vivante dans ce cercueil qu'elle me priait de lui préparer.

« Parfaitement calme alors, j'osai répondre quelques plaisanteries à cet affreux projet de la douleur, et rompant enfin toutes mesures, j'exhor- tai Adélaïde à oublier dans le sein de l'hymen les délires de l'amour.

(( Adélaïde ne m'écrivit plus. Mais j'appris trois mois après qu'elle était mariée ; et dégagé par là de tous mes liens, je ne songeai plus qu'à l'imi- ter. »

Le traité de Paris, signé le 10 février 1763, avait


UN OMICIKK DU U()\ 23

terminé — peu gloriousomciit — l;i ^'•iiorre de Sept Ans. Lo 15 mars, le mar([uis de Sade fut réformé (I). Sa famille en profita pour lo marier. Elle espérait que le mariage lui donnerait le goût et le besoin d'une vie plus régulière. Elle devait être bien déçue.


(i) CeUc mesure était prise après cliaque traité de paix à l'égard d'un assez grand nombre d'officiers et de soldats» « Les réformés ne perdaient pas la qualité d'officier et leur carrière ne se trouvait pas absolument brisée. Par la suite, ceux susceptibles de servir rentraient soit dans leur corps d'origine, soit dans d'autres régiments, enfin les emplois dans la Milice leur étaient presque exclusivement réservés. On les employait aussi dans des postes sédentaires : gou- vernement des places, juridiction du point d'honneur, etc. Il n'y avait donc que ceux qui ne voulaient plus servir, qui demeuraient définitivement réformés ou ceux qu'une infir- mité rendait impropres à tout service. » Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, N"* du 3o novembre 1905 (article de M. Cottreau).


II


LE MARIAGE DU MARQUIS DE SADE

LES DEUX FILLES DE M. DE MONTREUIL

UN AMOUR CONTRARIÉ


En 1763, M. Claude-René Cordierde Montreuil ctait, depuis vingt ans, président de la troisième Chambre de la Cour des aides à Paris. Il habitait rue Neuve-du-Luxembourg, dans un des quartiers les plus élégants de Paris.

Il avait épousé Marie-Madeleine Masson de Plissay, et il laissait à cette femme énergique et autoritaire le gouvernement du ménage. 11 ne présidait qu'à la Cour des aides, chez lui il n'avait même pas les pouvoirs d'un juge. Mme Cordier de Montreuil rendait des sentences, et le mari, désireux avant tout d'être tranquille, se conten- tait, dans la plupart des cas, d'opiner du bonnet.


ri: MAi{i\(;i: ixi isiaiiouis ni-: sadi: -i:*

De leur mariage étaient n(';es (I(mix lillcs. L'aînée, llenée-Pélagie, avait, en 17G3, vingt- trois ans. Elle iiY'tait pas jolie, ou du moins elle ne le paraissait pas au premier abord. La beauté, chez elle, s'était réfugiée dans les yeux, des yeux tendres, expressifs, un peu voilés de mélancolie, comme si elle eût deviné sa destinée, et qui ca- chaient, au repos, sous les paupières à demi baissées, dans une attitude gauche et timide, la ferveur invincible d'une âme passionnée. Cette jeune fille charmante, mais d'un charme indécis et un peu éteint, n'avait pas cette confiance et cette vanité que la Providence, qui sait bien ce qu'elle fait, accorda largement aux femmes, pour leur permettre de ne pas trop souffrir de leurs imperfections ou même de ne pas s'en apercevoir. Elle ne se croyait pas digne d'être aimée, d'ins- pirer une passion sincère et, dans le mari, de trou- ver l'amant. Son miroir ne lui disait pas ce qu'il dit à tant d'autres. Elle n'y voyait pas la douceur de ses yeux et la grâce de son sourire. 11 la dé- courageait d'espérer (1).

Cette modestie excessive, cette défiance de soi devaient avoir pour Renée-Pélagie de Montreuil les plus funestes conséquences. Au premier qui


(i) II ne faut pas trop la juger par son portrait, singu- lièrement embelli comme la plupart des portraits de femmes.


26 LE MARQUIS DE SADE

avait fait battre son cœur, elle allait, pleine de gratitude, se livrer tout entière, corps et âme,, sans défense, sans recours.

La plus jeune des filles de M. Cordier de Mon- treuil, Louise, ne ressemblait guère à Taînée. Elle avait cet âge délicieux, seize ans, qui de Tenfant fait naître la femme comme du bouton la fleur. Elle avait l'âge de Juliette et attendait Roméo. C'était déjà, en 1763, une amoureuse latente, coquette, ardente, éprise de tous les plai- sirs, plus sensuelle que sentimentale. Son carac- tère se lisait dans ses yeux singulièrement trou- blants, dans sa physionomie mutine et piquante, dans le mélano^e de candeur et de rouerie fémi- nine qui se dégageait de toute sa personne.

Le marquis de Sade, qui tenait à ne pas se laisser trop oublier par ses maîtresses, passait à Paris la plus grande partie de ses congés. Les Cordier de Montreuil étaient des amis de sa famille. Il allait souvent leur rendre visite. De plus en plus il était attiré chez eux par la beauté éclatante de Louise, et ce blasé précoce s'étonnait d'aimer, avec tant de naïveté et d'ardeur, celle qu'il prenait pour une ingénue.

Sa passion, qui chaque jour grandissait, l'em- pêchait de voir celle qu'il avait inspirée à Renée- Pélagie. Il l'ignorait, il ne l'encourageait en au- cune manière et voilà précisément ce qui don-


Li: MAIUACi: DU MAKOl'IS DK SADI-: 27

liait plus (le force à cotte iiujuiète tcadresse, si méconnue, toujours menacée.

Les deux sœurs étaient rivales, mais Tune aimait plus que l'autre et c'était celle qu'on dédai- gnait. Elle en éprouvait un chagrin profond, m^is n'en éprouvait aucune surprise. Elle ne se plai- gnait pas. Elle ne croyait pas avoir le droit de se plaindre. Les quelques petites joies que lui laissait sa triste passion, elle les savourait avec délices. Un mot prononcé avec plus de douceur, un regard moins indifférent la rendaient heureuse toute une journée. Elle se reprenait à avoir confiance, et, du fond de l'âme, elle pardonnait à sa sœur d'être plus jeune qu'elle et plus belle.

De la moindre marque de sympathie, du plu^ insignifiant témoignage de courtoisie où elle vou- lait voir un peu d'amour, Renée-Pélagie était reconnaissante à ce bel officier du roi, mince, élégant, spirituel, aimable, et si irrésistible dans son brillant uniforme de capitaine du régiment de Bourgogne. Il avait la réputation d'un homme à bonnes fortunes. C'est, de toutes les réputations, celle que les femmes apprécient le plus.

Cependant autour de ces désirs et de ces espé-^ rances, autour de ces amoureuses intrigues, les parents précautionnneux tissaient la toile matri- moniale. Ils avaient décidé, dans de mystérieux conciliabules, que le marquis de Sade épouserait


28 LE MARQUIS DE SADE

Renée-Pélagie. 11 ne semblait Taimer qu'avec modé- ration, mais c'était suffisant pour en faire sa femme. On attendait tranquillement et sans inquiétude qu'il se déclarât, et le petit manège des tendres regards, des furtives confidences, continuait.

Lorsque le fringant officier avoua officiellement que la plus jeune des deux filles avait fixé son cœur, la stupéfaction, du côté des de Sade comme du côté des Montreuil, fut grande. Cette fantaisie imprévue dérangeait toutes les combinaisons. On résolut de n'en pas tenir compte, l^a femme du président affirma qu'elle ne se résignerait jamais à marier la cadette avant l'aînée. Il ne fallait pas espérer qu'elle changeât d'avis.

Le marquis de Sade résista quelque temps, puis il s'inclina devant la volonté de sa famille. C'était un beau mariage qu'on lui imposait ainsi, un mariage riche. N'était-ce pas agir très sagement?

Dans les derniers jours du mois de mai 1763, le « porte-claquette » déposait chez tous les amis des deux familles ce billet imprimé :

« M. le comte et Mme la comtesse de Sade sont venus pour avoir l'honneur de vous voir et vous faire part du mariage de M. le marquis de Sade, leur fils, avec Mlle de Montreuil (1). »

\i) Ce document a été reproduit par M. Paul Ginisty dans son intéressant ouvrage la Marquise de Sade (Paris, Charpen- tier, 1901), dont je me suis beaucoup servi dans ce chapitre.


rj: MAniA(;K nu marquis m: sadi: 29

Le mariage avait été célébré le 17 mai, dans la plus stricte intimiti', à l'église Sairit-Hoch. A dé- faut de beauté, Renée-Pélagie apportait h celui qu'elle épousait, avec une joie mêlée d'angoisse, un cœur tout plein de lui et une assez grosse for- tune. Le marquis de Sade était beaucoup moins riche. Il n'avait guère que ses appointements de lieutenant-général de la haute et basse Bresse, Bugey, Valromey et Gex. II était devenu titulaire de cette charge le f\ mars 1760, à la suite de la démission de son père en sa faveur.

Le jeune ménage, si Targent comptait autant qu'on le dit dans le bonheur, aurait pu très facile- ment être heureux. La marquise, enivrée par la réalisation de son rêve, oubliait les heures de dé- couragement et se montrait aussi confiante que dévouée. L'homme qu'elle aimait lui apparte- nait de par la loi. Elle saurait à force de tendresse désarmer ses préventions ou ses rancunes. Ce cœur qui s'était vendu et non donné, et qu'elle sen- tait encore si loin du sien, elle espérait le conquérir, le garder pour toujours.

Les affections les plus ardentes sont aussi les plus aveugles. La marquise de Sade ne voulait pas ou ne pouvait pas se douter de l'irritation et de l'amertume que laissait au fond de Tâme de son mari cette union qu'il détestait et à laquelle on l'avait contraint. Entre sa femme et lui il voyait


30 LE MARQUIS DE SADE

le fin visage, Tamoureux sourire de Louise. Le souvenir, le regret de l'absente lui rendait odieux la présence et l'attachement, pourtant si humble, si soumis, si prêt à tous les sacrifices^ de celle qui restait à ses yeux Tintruse.

Pour la fuir et pour la braver, pour oublier peut-être, il se rejeta, avec une sorte de fureur, dans cette vie de plaisir qui lui semblait, dans la détresse morale où il se trouvait, une vengeance très légitime et une revanche. Il se remit à faire des dettes. Il eut des maîtresses et il les afficha ouvertement. Il essaya de s'étourdir et n'y réussit pas. Ces amours de rencontre, qui ne lui laissaient que de l'ennui ou du dégoût, il voulut les punir d leur sottise et de leur banalité. Il eut non seule- ment, comme les autres, du mépris, mais une véri- table haine pour ces femmes vulgaires, niaise- ment vicieuses, incapables de guérir la plaie qu'il avait au cœur, courtisanes ou actrices qui étaient souvent jolies, quelquefois aimables, mais à qui il ne pardonna jamais de n'être pas Louise de Mon- treuil. Ce qu'on a appelé son sadisme n'a pas eu d^autre origine.

Il se vengea sur l'amour du mal que l'amour lui avait fait. Les souffrances qu'il imposa aux autres furent, au moins au début, un soulagement pour la sienne.

Il avait gardé, après son mariage, six petite mai-


Li: MARIAflE nu MARQUIS DK SADK 31

son d'y\rcuciL II y conduisait non seulement ces grandes dames de TOpéra et de la (Comédie- Française qui appartenaient à Taristocratie du vice, mais des femmes moins célèbres, moins élé- gantes, petites bourgeoises parisiennes désireuses de goûter, une fois par hasard, au fruit défendu, ou filles du monde qui débutaient dans la carrière de la galanterie et n'y avaient encore aucun grade.

Ce furent les simples prostituées, celles qui le soir attendaient le client au coin dos rues, qui ser- virent, sans ravoir désiré, aux expériences pas- sionnelles du marquis de Sade. Peu connues et très méprisées — aussi méprisées qu'elles étaient méprisables pour la plupart — elles devaient dif- ficilement, croyait-il, intéresser la police à leurs plaintes. En quoi consistaient les mauvais traite- ments qu'elles eurent à subir dans la petite maison d'Arcueil, en 1763, aucun document ne nous l'ap- prend. On peut admettre qu'ils ressemblaient à ceux qui, quelques années plus tard, en 1768, comme nous le verrons au chapitre suivant, exci- teront tant de scandale. Sur les premières mani- festations de cette folie erotique, le silence a été fait, très rigoureusement.

La plupart des victimes recevaient de leur bourreau une sérieuse indemnité et s'en allaient très consolées, presque heureuses. Ce singulier amoureux ne les changeait pas beaucoup des


32 LE MARQUIS DE SADE

autres. Quelques femmes cependant, trop mal- traitées ou d'un caractère moins conciliant, se plaignirent, et, à la grande surprise du marquis, leurs plaintes furent entendues. Très indulgent pour ses propres vices, Louis XV se montrait volontiers sévère pour les vices de son prochain. Il fut avisé des singuliers divertissements auxquels se livrait à Arcueil, loin des profanes, le marquis de Sade, et, le 29 octobre, il donna l'ordre de con- duire le coupable au château royal de Yincennes (1). A peine enfermé à Yincennes pour quelques peccadilles qui lui semblaient sans importance — comme d'ailleurs toutes celles qu'il commit dans le cours de sa carrière monomane — le marquis de Sade se hâta de réclamer sa liberté par cette lettre adressée, le 2 novembre, au lieutenant de police, et dans laquelle le jeune diable, pour apitoyer ses geôliers, se fait ermite.

« Monsieur (2),

^( Dans la malheureuse situation où je me trouve, l'unique grâce et la seule consolation que

(i) Il y avait alors très peu de prisonniers au château de Yincennes. Le plus important était le suisse Tliorin, enfermé en 1757 pour avoir mal parlé du roi, et qui fut transféré à Cha- renton en 1778. En 1764, on y emprisonna l'aventurier Dou- ceur, qui se disait comte de Saint-Ange, duc de Justiniani..

(2) Cette lettre, adressée, croyons-nous, au lieutenant


Li: MAIUACiK DU MAItQUIS l)i: SADK 33

j'ose demander est diî vous supplier d'instruii-e nui femme de mou triste sort. Uicni ne peut égaler rinquiétude daus kuiuelle elle va être, ne re- cevant plus de mes nouvelles ; si vous n'avez pas eu la bonté de faire passer la lettre que j'eus riionneur de vous faire remettre pour ma belle-mère, qu'elle en reçoive au moins une de vous, je vous en supplie, Monsieur, où vous ne marquerez que ce que vous jugerez à propos, qu'elle sache au moins que je suis arrêté et que vous savez de mes nouvelles. Voilà tout ce que je désire; en fesant partir la lettre demain jeudi, elle la recevra dimanche, et elles seront sûrement toutes deux plus tranquilles que ne sçachant abso- lument ce que je suis devenu. Permettez que j'ai {sic) l'honneur de vous donner ici son adresse, en cas que vous soyez assez bon que de m'ac- corder cette grâce : Mme la présidente de Mon- treuil^ an château cVEchaafoar près Cigai, par r Aigle, A V Aigle, en Normandie.

« Tout malheureux que je me trouve ici, Mon- sieur, je ne me plains point de mon sort; je méri- tais la vengeance de Dieu, je l'éprouve; pleurer mes fautes, détester mes erreurs, est mon unique


de police de Sartine, a été publiée dans V Amateur d'Auto- graphes, en 1866. Elle fit ensuite partie de la collection Emile Michelot, et à la vente de cette collection, qui eut lieu les 7 et 8 mai i88o, un amateur la paya 120 francs.


34 LE MAI^QUIS DE SADE

préoccupation. Hélas! Dieu pouvait m'anéantir sans me donner le temps de les reconnaître et de les sentir; que d'actions de grâce ne dois-je pas lui rendre de me permettre de rentrer en moi-même, donnés m'en les moyens, je vous en prie, Monsieur, en me permettant de voir un prêtre. Par ses bonnes instructions et mon sincère repentir, j'espère être à même bientôt de m'approcher des sacrements divins, dont Tentière négligence estait devenue la première cause de ma perte.

« Quant à un domestique, si vous avès la bonté de m'en accorder un, ainsi que vous avès bien voulu me le faire espérer, j'ose vous prier de per- mettre que ce soit mon valet de chambre, vous pouvez vous informer de ses mœurs, toute ma famille vous en rendra sûrement de bons témoi- gnages. Je puis d'ailleurs avoir l'honneur de vous assurer qu'il ne participait pour rien dans tout ceci ; aucun de mes gens n'estait dans la confi- dence, aucun n'a jamais sçu ni vu ce dont il était question, et personnellement celui que je désire avoir n'a jamais mis les pieds dans la petite maison qu'une fois depuis qu'elle estait meublée et encore n'est-ce que le jour, et après que tout fut entre vos mains. J'espère aussi, Monsieur, que vous voudrez bien ne point instruire ma famille du véritable sujet de ma détention, je serais perdu sans ressources dans leur esprit.


F.i: i\iAi{iA(;i: im mafujiîis diù sade 35

« J'ose encore vous l'aire une remarque, mon- sieur : la date du malheureux livre n'est que du mois de juin, je me suis marie le 17 mai et je puis vous assurer que je n\\i mis les pieds dans la dite maison que dans le mois de juin. Sur cela j'ai été trois mois à la campagne. 11 y a huit jours que j'en estais arrivé quand j'ai été arresté. Quelque court qu'ait été le temps de mes erreurs, je n'en suis pas moins coupable ; elles ont toujours été assez longues pour irriter l'être suprême dont j'éprouve la juste colère ; je me repens presque de vous avoir fait ces remarques, devrais-je songer à m'excuser, quand je ne devrais plus m'occuper qu'à me repentir.

(( M. le commandant me dit de m'adresser à vous, Monsieur, pour obtenir la permission de prendre l'air quelquefois ; si vous le jugez compa- tible avec ma punition, je la crois absolument nécessaire à ma santé. J'ose espérer que vous voudrez bien faire dire à M. le commandant à quoi je dois m'en tenir sur les articles de cette lettre (1).

(( J'ai rhonneur d'être, avec respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

« Ce 2 novembre 1763. De Sade. »


(1) A cett^e pièce était jointe la minute ci-dessous d'une lettre écrite par le père Griffet, et dont le destinataire nous est inconnu.

« Nous avons, M..., un nouveau prisonnier à Vincennes


3() LE MARQUIS DE SADE

Pendant ce temps, les familles de Sade et de Montreuil multipliaient les démarches pour obte- nir la mise en liberté. Vivement sollicité, le lieu- tenant général de police s'entremit et reçut du ministre de la maison du roi cette réponse peu encourageante :

« Monsieur,

« Les raisons qui ont déterminé le Roy à donner des ordres pour mettre M. de Sades au château de Vincennes sont trop graves pour qu'il doive y avoir un traitement distingué ; aussi vous pouvez mander à M. Guyonnet qu'il n'y sera qu'à la pen- sion ordinaire. A Tégard d'un domestique, il peut lui en donner un pour le servir, ne paraissant pas convenable de lui permettre d'avoir le sien près de lui. D'ailleurs, Tintention de Sa Majesté est qu'il ne reste pas longtemps à Vincennes. Il faut même que sa famille voye plus tôt que plus tard où on pourra le faire transférer pour y vivre à ses


qui demande à parler au confesseur, et certes il a grand besoin de votre ministère quoi qu'il ne soit pas malade. C'est M. le marquis de Sade, jeune homme de vingt deux ans. Je vous prie de Taller voir le plutôt que vous le pourrez, et lorsque vous lui aurez parlé vous me feres plaisir de passer chez moi. « Je suis, etc.

L. P. Griffet. » « 4 novembre 1763.


m: MAïuAr;!-: nu ma non s f)i, s\r»i: 37

<I('^|)ons, ne devant pas rester à la charge de Sa Ma- jesté.

(( Je suis, etc.. (1). »

Cette lettre est du A novembre. Quelques jours après, un ordre du roi, arraché par de pressantes démarches, ouvrait au marquis les portes de sa prison. Il était mis en liberté, mais on l'obligeait à aller se faire un peu oublier en province (2). 11 partit pour Echauflbur (3), où résidait pendant une grande partie de Tannée la famille de sa femme et où il retrouva Louise de ]\Iontreuil. On espérait qu'assagi par le mariage et aussi par la prison, il avait renoncé à son amour. C'était bien mal le connaître.

La résistance de sa jeune belle-sœur et son indif- férence plus apparente que réelle rendirent bientôt intolérable au marquis de Sade ce château d'aspect peu engageant, où, sous la surveillance de Mme Cordierde Montreuil, plus déflante encore que les geôliers de Vincennes, il était obligé de vivre comme un reclus. Paris lui manquait et il aspirait

(1) Arch. Nat. o'4o5.

(2) M. Paul Ginisly assure qu'on Tobligea à rejoindre son régiment. Son dossier militaire n'en fait aucune men- tion.

(3) Echaufîour, ainsi nommé des fours à chaux qui y abondaient, est un village de l'Orne, arrondissement d'Ar- gentan.


38 LE MARQUIS DE SADE

à y revenir. Il avait su persuader à sa femme que son plus ardent désir était de venir vivre près d^elle. Avec des phrases émues, il évoquait cette existence familiale et ces joies de Tintimité dont le privait un cruel exil. En réalité, ce n'était pas sa maison qu'il regrettait, mais sa petite maison.

La marquise de Sade s'obstinait à ne voir dans son mari qu'une victime. 11 était jeune et elle l'aimait. Elle croyait aux protestations dont il se montrait prodigue. Son éloignement la désespé- rait. Elle remuait ciel et terre pour faire cesser son exil. Poussé par ses plaintes continuelles, le président Gordier de Montreuil, qui était un bon homme, réclama, en invoquant je ne sais quel prétexte, le retour de Fenfant prodigue, du mari in parlibiis. Le gouvernement hésitait, il se défiait du prétendu repentir du marquis de Sade. Il n'avait que trop raison. Ce qu^on lui demandait, il ne l'accordait qu'à la dernière extrémité et le moins possible. Le 3 avril 1764, le ministre de la Maison du roi écrivait à M. de Montreuil :

« Jay, Monsieur, reçu les ordres du Roy, par rapport à M. le comte de Sades et des motifs qui vous font désirer qu'il puisse venir passer quel- que tems à Paris, où vous jugés que sa présence est nécessaire. Sa Majesté a bien voulu lui per- mettre d'y venir et d'y rester trois mois, mais seu-


[,i: MARIAGE 1)1) MAR(JUIS l)i: SADH 39

lement à partir du 15 do celui-ci, a[)rrs lr'([U(d tems il retournera où il est, conformément aux premiers oi'dres de Sa Majesté. Ainsi vous vou- drès bien lui dire (ju'il peut partir quand il le jugera à propos... » (l).

On faisait intervenir Mme de Marsan, dont les sollicitations n'obtenaient qu'un très médiocre résultat, comme on pourra en juger par cette lettre du ministre de la Maison du roi à la marquise de Sade (le W mai) ;

« Mme de Marsan a déjà, Madame, présenté plusieurs mémoires par lesquels elle demande le rapel à Paris de son mary. Il faut qu'il commence par prouver qui il est, ce qu'il n'a point fait jusqu'à présent, n'étant connu que par des traits qui con- viennent très peu aux qualités qu'il prend et au nom sous lequel il s'annonce... (2). »

(i) Arch. Nal. o'^/JoG. Le 4 mai, le marquis obtenait l'auto- risation d'aller à Dijon : « Sur ce que vous me faites l'hon- neur, Monsieur, de me communiquer qu'il est indispensable que M. de Sade se rende à Dijon pour s'y faire recevoir au Parlement dans la charge de lieutenant général du dépar- tement de Bresse, Bagey, etc., il pourra s'y rendre quand il voudra et revenir tout de suite, en ne restant à Dijon que le temps indispensable pour sa réception. Ce n'est même qu'avec beaucoup de peine que Sa Majesté se porte à lui accorder cette permission... » Lettre du Ministre de la Maison du roi au président de Montreml.

(2) Arch. Nat. 0^406.


40 LE MARQUIS DE SADE

Enfin le roi se laissa fléchir. Il comprit qu'il ne pouvait continuer à se montrer rigoureux pour un homme que réclamait à cor et à cri sa femme, et dont sa belle-mère elle-même plaidait la cause. Le 11 septembre 176/i, la présidente de Montreuil qu'on avait fait donner à la fin, comme dans les batailles de l'Empire la vieille garde, reçut du ministre ce billet qui combla de joie, d'une joie qui ne devait pas durer longtemps, toute la famille : (( J'ay, Madame, l'honneur devons envoyer l'ordre du Roy qui révoque entièrement celui que Sa Ma- jesté avait donné à M. de Sades de se retirer au château de Ghauffour (1)... »

Le marquis, déporté pendant un an dans un château de Normandie, était libre désormais de venir vivre, comme il l'avait demandé, près de sa femme. Quel usage fit-il de cette liberté réclamée avec tant d'obstination et si difficilement obtenue? C'est un rapport de l'inspecteur de police Marais qui va nous répondre :

« 30 novembre 1674. M. le comte de Sade que j'ai conduit à Vincennes, de l'ordre du Roi, il y a un an, a obtenu la permission de venir cet été à Paris où il est encore. J'ai très fort recommandé à la Brissaut (2), sans m'expliquer davantage^ de

(i) Arch. Nat. Oi4o6.

(2) « Les Brissault (ou Brissaut) eurent, vers 1760, une grande vogue dans le monde galant : car ils étaient mari


lAZ MARIA(iE DU MAMQUIS DK SADIC 41

iKî pas lui Iburiiir do lilles pour allor avec lui eu petites maisons (1). » Si le bon Marais, ce jour-la, ne s'expli(jua pas davantage, c'est tout simple- ment parce que son ancien client avait repris ses habitudes d'autrefois. Il continuait à ensanglanter ses amours.

Les dix ou douze mois qu'il venait de passer en province lui avaient permis de faire des économies ou plutôt l'y avaient obligé. Il les dépensait, sui- vant les jours et les occasions, en parties fines ou en grossières orgies.

L'opinion publique, qui s'occupait de ses faits et gestes plus qu'il n'aurait voulu, lui attribuait

et femme pour diriger deux maisons : Tune à la Barrière- Blanche et l'autre d'abord rue Tire-Boudin, puis rue Fran- çaise. Erissault avait la réputation d'être insinuant et d'une éloquence pers-uasive auprès des jolies femmes ; il veillait aussi avec soin à la santé de ses pensionnaires, même de passage, qu'il faisait toujours visiter par un médecin atta- ché à l'établissement. Sa femme lui faisait honneur, puis- qu'elle avait reçu de ses clientes le surnom de présidente et qu'elle était, au dire de Marais, une des femmes les plus déliées et qui mit dans son métier le plus de décence. Très apprécié parmi les viveurs de Tépoque, le ménage Brissault donnait fréquemment des petits soupers, auxquels assistaient le baron de Wangen, M. de Villemur, M. de Bauze, M. de Clauzel, le comte de Charollais, le duc de Grammont, la fleur de la noblesse. » Raoul Vèze, La Ga- lanterie parisienne au XVIII siècle. Paris, Daragon, 1905, p. 272. (1) V. L. de Rochefort, Souvenirs et Mélanges, Paris, 1826, t. II, p. 333. Les rapports de police de l'inspecteur Marais ont été publiés par M. Paul d'Estrée dans la Revue (numéro du 1" juillet 1900).


42 LE MARQUIS DE SADE

comme maîtresse Mlle Colette, vaguement atta- chée à la Comédie Italienne pour avoir un titre un peu moins humiliant que celui de courtisane. Il eut sans doute à cette époque une intrigue pas- sagère avec cette demi-actrice, mais sa maîtresse en titre était une danseuse de l'Opéra, la Beau- voisin, célèbre par le cynisme de sa vie amoureuse. Il Tavait choisie comme professeur de vice, quoique, dans cet ordre d'idées, il fut beaucoup plus capable de donner des leçons que d'en recevoir.

La Beauvoisin a été souvent citée dans la chro- nique galante du dix-huitième siècle. Les Mé- moires secrets la représentent comme assez jolie <( mais sans taillé, courte et ramassée ». Elle com- mençait à ne plus être très jeune, en i76/i, et quelques années plus tard un libelle dirigé, sous ce titre anodin Annonces ^lif fiches et Avis divers^ contre les principales courtisanes du temps et soigneusement recueilli par les continuateurs de Bachaumont lui consacrera cet article peu flatteur : <( Modèle d'antique d'après MlleB. (Beauvoisin)... Cette figure a pu représenter autrefois une assez jolie nymphe, mais les outrages du temps et les plâtres l'ont presque défigurée. ))

La Beauvoisin qui connaissait les hommes, pour les avoir beaucoup fréquentés, remplaçait avanta- geusement son défaut de jeunesse par un excès de dépravation.


i.i: M\\\i\(',\: DU MAïujuis i)i: sadi: 43

Ello avait été lancée ot peut-être découverte par un amateur ti'ès délicat, le mar([uis du lîarry, du Barry le roué. Puis, tombée dans le domaine public, elle avait eu de nombreux amants, traitants ou gentilshommes, princes ou commis, auxquels elle ne demandait, en femme bien avisée, que d'être riches.

Le rêve de toutes ces marchandes d'amour était d'entrer au théâtre, pour mieux achalander leur commerce. La Beauvoisin avait pris des leçons du danseur Lany (1) et peu de temps après elle avait réussi, grâce à de hautes protections, à se faire admettre comme danseuse surnuméraire à l'Opéra. C'est ainsi qu'elle put figurer en même temps, mais avec des titres bien inégaux, sur le Calendrier des spectacles et sur celui de Cythère. Elle dansait quelquefois, mais elle aimait beaucoup plus sou- vent.

On se lasse de tout, même d'être danseuse surnuméraire à TOpéra. Un peu alourdie par l'âge et dégoûtée des jetés-battus et des entrechats, l'actrice intermittente changea de goûts et de pas- sions. Elle joua ou plutôt elle fit jouer. Elle eut deux tripots dans ses deux maisons de la rue


(1) Jean -Barthélémy Lany « Maître et compositeur des Ballets de l'Académie Royale de Musique et l'un des grands danseurs de Fopéra pour la danse forte et légère. » Anecdotes dramatiques, 1775, t. III.


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Saint-Honoré et de la rue des Deux-Ecus ou ap- paraissaient parfois, visiteurs importuns qu'on accueillait avec politesse et qu'on voyait partir avec plaisir, les inspecteurs de police de M. de Sartino. Il convient d'ajouter que dans ces tripots on ne se bornait pas à jouer. L'hôtesse, là, fournissait de Tamour tout pnêt, à tous les prix. Secourable aux vices d'autrui, la catin vieillie se faisait entre- metteuse.

La Beauvoisin pouvait être utile au marquis de Sade, et, par l'exagération de ses débauches, par son goût très connu pour les raffinements ero- tiques, elle lui plaisait, s'imposait à sa sympathie. Ces deux âmes choisies étaient destinées, de toute éternité, à s'entendre et à s'accoupler.

Le marquis ne se contente pas d'exhiber à Paris cette maîtresse un peu mûre mais encore très cotée. Il l'emmena en Provence et lui fit les honneurs de son château de la Coste, près de Marseille. Invités par lui, la plupart •des hobereaux de la région vinrent avec empressement. Ils furent vite con- quis par Tenjouement et le bagout de cette Pari- sienne, qui apportait dans ce coin de province les modes de la veille et celles du lendemain. Ils la trouvèrent un peu évaporée, mais elle n'en avait à leurs yeux que plus de charme.

Le marquis recevait très aimablement. Il don- nait des bals et des spectacles. Sous sa direction


m: m\uiv(;I': du >i,\iioi;is di: sadi: ir>

uii(j troupe (J'aïualL'Lirs, où le inoiiidro bout de rôle était fort recherché, jouait hi comédie d'après les bonnes traditions. Cet érotonianc était, faiblesses passionnelles à part, un gentilhomme très élégant, plein de goût, plein d'esprit, et ses brillantes ([ua- lités ne le rendaient que plus redoutable.

Sa vie, entièrement consacrée au plaisir, se passait tantôt en Provence, tantôt à Paris, où Mme de Sade l'accueillait toujours avec la môme ardente affection, avec la même indulgence. La présidente de Montreuil se montrait de moins bonne composition. Elle trouvait ce gendre un peu trop compromettant et regrettait sans doute de ravoir fait sortir de Vincennes. Pour la seconde fois elle se décida à intervenir, et à la suite de ses démarches le marquis fut réintégré dans Tarmée. Le 16 avril 1767, il reçut, avec Tordre de partir sans délai, le grade de capitaine commandant de la compagnie du ]Mestre de camp (1).

Les officiers, au dix-huitième siècle, abusaient des congés. Ils passaient hors de leur garnison

(i) Archives adminislr. du Ministère de la Guerre. Il y avait deux régiments du Mestre de camp général, un de cava- lerie, fondé en i635, l'autre de dragons, corps mixte comme on sait, fondé en 1674. Le régiment Mestre de camp cava- lerie (celui dont fit partie le marquis de Sade) avait été formé lors du premier essai d'organisation de la cavalerie, sous Richelieu. Son premier chef fut le marquis de Sourdis, à cause de sa charge de mestre de camp général de la cavalerie légère. Il eut pour successeur le marquis de


46 LE MARQUIS DE SADE

quatre ou cinq mois par an. Le marquis de Sade venait très souvent à Paris. Dans un de ces voyages, entre deux parades, il fît à sa femme un cadeau auquel elle dut être très sensible. Il lui donna un fils, qui ne fut pas, on peut le croire, un enfant de Tamour partagé. Le 27 août 1767 naquit Louis-Marie de Sade, qui eut un illustre parrain et une non moins illustre marraine, le prince de Condé et la princesse de Conti.

L'ancien amant de la Beauvoisin, très sujet à caution, vivait, sans s'en douter, sous la surveil- lance de la police. Marais écrivait dans son rapport du 16 octobre 1767 : « On ne tardera pas à entendre encore parler des horreurs de M. le comte de Sades. Il fait l'impossible pour déterminer la demoiselle Rivière, de TOpéra, à vivre avec lui et lui a offert vingt-cinq louis par mois, à condition que les jours qu'elle ne serait pas au spectacle, elle irait les passer avec lui à sa petite maison d'Arcueil. Cette demoiselle là refuse. »

Marais ne se trompait pas. On entendit bientôt parler, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, des horreurs du marquis de Sade.

Praslin, qui prit le commandement de ce corps, lorsqu'on Torganisa définitivement en i638. Le grade de capitaine commandant d'une compagnie du Mestre de camp général équivalait au grade de colonel. C'était un joli avanconent, et aussi flatteur que peu mérité, pour un officier de vingt- sept ans.


IJI


LA PETITE MAISON d'aRCUEIL

l'affaire rose KELLER


« ARAMINTE

Bonjour, mon cher ; n'est-ce pas ici ce qu'on appelle une Petite Maison ?

MATHURIN

C'est une maison qui n'est pas bien grande.

ARAMINTE

Oh ! non, je m'entends bien... Je me sens dans une joie d'être dans une Petite Maison, et puis en même temps j'ai une frayeur... On dit...

MATHURIN

Et de quoi, diantre, avez-vous peur ?


48 LE MARQUIS DE SADE

ARAMINTE

Enfin donc, m'y voilà... J'avais tant entendu parler de cela à M. de la Grivoisière... Mais je regarde de tous côtés, il me paraît que cela res- semble à tout ce que je connais : j'avais imaginé...

MATHURIN

Quoi ? qu'on y entrait par les fenêtres ?

ARAMINTE

Je ne sais, mais je me figurais que ce devait être toutes choses singulières, de ces inventions galantes; là, des devises, des emblèmes, des nains, comme dans l'ancienne chevalerie, des fausses portes, des trapes, des guirlandes.

MATHURIN

Eh! mon Dieu, miséricorde! Et où est-ce que tout cela tiendrait ?

ARAMINTE

Enfin, tout ce qui annonce la galanterie amou- reuse.

MATHURIN

Je ne sais pas comme cela était du temps de feu M. de la Grivoisière; mais pour ce qui est quant à présent, je puis vous assurer qu'il n'y a pas plus de galanterie ici que dans moH œil.



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F..\ l'i: i"n !•: maison d arcueii. u>

ARAMINTE

Gomment ! ce n'est point l'amour qui conduit ici de j(Hines amants, ([ue les recherclics impor- tunes des jaloux...

MATHUniN

Si c'est Tamour ([ui les y conduit, il faut appa- remment qu'il les laisse à la porte.

ARAMINTE

Vous m'étonnez. Et pourquoi donc y venir?

MATHURIN

Pour voir si le changement de lieu ne remettra pas quelque petit grain d'amitié ; et je ne sais com- ment cela se fait, mais il arrive toujours tout le contraire. Tenez, Madame, depuis que je suis ici, je n'ai pas passé un jour sans entendre des cris et des querelles, comme si on s'égorgeait. Moi, j'étais comme vous d'abord et j'avais même peur que cela ne donnât mauvais exemple à notre ménagère ; mais, tatigué, que j'ai été bien rassuré ; je pour- rions y envoyer Javotte à Técole. On prépare un bon souper et on n'y mange rien ; quelquefois même le souper reste, et il n'en vient qu'un qui s'arrache les cheveux de ce que l'autre y manque. Ordinairement c'est la dame qui arrive la pre- mière. Voyez quel contre-pied. Et puis, quand le

4


50 LE MARQUIS DE SADE

monsieur arrive, quelquefois je les éclaire ; je m'imaginais qu'ils s'allaient sauter au col. Bon! Ah ! Monsieur^ vous voilà ? Je ne croyais pas que vous vinssiez. — Madame^ voilà vos fantaisies ; si f arrive mal à propos^ il n'y a qu'à dire, je m'en irai. — Vous êtes bien le maître. — Bolà, ho! que Ion n'hâte point mes chevaux ! — Non^ Monsieur^ vous resterez pour enrager. Puis, après cela, ils entrent dans la chambre, ils marchent, ils marchent, ils marchent tous deux jusqu'à ce qu'on apporte le souper ; c'est moi pour l'ordinaire qui sers ; ils sont plus tristes, plus tristes ; ils m'adressions toujours la parole tous deux, comme si c'était pour moi qu'ils fussions venus... (1) ».

Cette scène de comédie nous fait connaître ce qu'on pourrait appeler l'envers des Petites Mai- sons. Il est certain que plus d'une fois un jeune seig*neur, très épris de changement, se vit obligé d y recevoir une maîtresse dont il était excédé et qui ne l'en aimait que davantage. Cependant le tableau que nous en fait le jardinier Mathurin me semble un peu poussé au noir. Cet honnête servi- teur n'a pas tout vu et ne dit pas tout.

L'Amour vint souvent s'abriter et replier ses

(0 La Petite Maison^ comédie en trois actes, i^ar le prési- dent Hénault, 1770. Je ne crois pas que cette pièce ait jamais été représentée sur un théâtre public.


\.\ i»i:thi: maison DAncuKiL 61

iiilos dans ces asiles discrets où rien n'avait été négligé de ce qui pouvait, ne fût-ce qu'unr; nuit, ne fut-ce ({u'une heure, l'attirer et le retenir. On construisait pour lui, à l'ombre des charmilles, des nids de verdure et de marbre. 11 dut en ])roflter largement.

Les Petites Maisons sont nées de la corruption raffinée et élégante du dix-huitième siècle. Sous le grand roi, amants et amantes du beau monde, quand ils avaient envie de s'encanailler, allaient tout simplement dans quelque guinguette côtoyée par la Seine et éloignée du centre, au ^^loulin de Javelle, au Port à l'Anglais ou au Gros-Caillou. Ils trouvaient là de vrais paysans, des cabaretiers sans façon, des cabinets rustiques, le vin du cru et d'excellentes fritures. Le voisinage, le savou- reux argot d'un garde française, d'une grisette ou d'un clerc de procureur, les amusaient, les chan- geaient agréablement des attitude^ gourmées et des exigences de l'étiquette. Ils s'évertuaient eux- mêmes, bien déguisés, à paraître naïfs et simples et à parler la langue du peuple. On affectait de les prendre pour de petits bourgeois en bonne for- tune, mais sous leur costume d'emprunt tout le monde les devinait.

Pour plus de sûreté, un grand seigneur, un riche financier, louait parfois à l'extrémité de la ville ou dans les faubourgs, à la Grange-Batelière, à la


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Ville-rÉveque, une maison de paysan, dont on meublait tant bien que mal deux ou trois pièces. Tant que durait leur passion pour la femme, titrée ou non, riche ou pauvre, qu'ils voulaient avoir sans trop la compromettre, ils gardaient cette maison cachée aux regards profanes. Il leur arrivait rare- ment de la garder plus de six mois.

Ces logis provisoires manquaient d'élégance et de confortable, [j'amour, au dix-huitième siècle, voulut être chez lui. Ceux qui payaient très cher d'incommodes cabanes, pour ne les avoir que peu de temps, comprirent qu'ils auraient intérêt à faire bâtir ou à acheter toutes prêtes de jolies maisons qui seraient bien à eux. Quelques grands seigneurs, le comte d'Evreux, le duc de Richelieu, le prince de Soubise,le comte de Noce, donnèrent l'exemple. Il fut bientôt suivi par tout ce qui avait un nom ou de l'argent. Nobles, financiers et robins adoptèrent cette mode si favorable à leurs intrigues amou- reuses.

Un peu partout, dans les quartiers peu fré- quentés et qui avaient conservé l'aspect de la cam- pagne, s'élevèrent des Folies. On les désigna d'abord ainsi parce qu'elles se cachaient sous les arbres, sab foliis^ ou plutôt parce que le luxe qui y était déployé ruina plus d'une fois leur proprié- taire. Plus tard on les appela des Petites Maisons.

On avait des Petites Maisons pour y donner


I.A PKTITK MAISON D ARCL'KII. 5:^

asile îi (les maîti'esses cruii jour, pour se dérober aux curiosités iudiscrètes d'un mari jaloux, on en avait aussi par vanité et elles étaient alors aussi peu mystérieuses que possible. Dans la comédie que je citais tout à Theure, le laquais La Montagne, valet de confiance de Valère, explique à la sou- brette Frozine le rôle joué par Tamour-propre bien plus que par Tamour dans Tachât de ces volup- tueuses retraites très coûteuses, mais qui créaient ou maintenaient une réputation d'aimable roué :

(( FROZINE (à LA MONTAGNE)

Il est vrai que ton métier exige une grande discrétion ; que tu as beaucoup à t'observer, et que cela ne laisse pas de gêner. Par exenlple, quand tu viens dans cette Petite Maison, il faut prendre garde qu'on ne t'y voie entrer, pour qu'on ne sache pas dans le quartier qu'elle appartient à ton maître.

LA MONTAGNE

Que veux-tu donc dire avec ta discrétion ? Je croîs que tu te moques de nous. Ah ! ma pauvre Frozine, tu t'es bien rouillée pendant deux ans de province. Et pourquoi du mystère?

FROZINE

Apparemment que ton maître en met à ses bonnes fortunes ?


54 LE MAFîQUIS DE SADE

LA MONTAGNE

Lui ? Point du tout.

FROZINE

Et à quoi lui sert-il donc d'avoir une Petite Mai- son? Il me semble qu'elles n'ont été inventées que pour y venir à la dérobée et y attendre les per- sonnes que Ton ne pourrait voir chez elles sans conséquence.

LA MONTAGNE

Cela était bon du temps du roi Guillemot. Au- jourd'hui une Petite Maison n'est qu'une indiscré- tion de plus : on sait à qui elle appartient, ce qui s'y passe, les personnes qui y viennent, comme dans une maison de ville ; et excepté qu'il n'y a pas sur la porte, en lettres d'or, Hôtel de Valère^ d'ailleurs c'est tout la même chose. Encore je ne désespère point que la mode n'en vienne (1). »

Consacrées aux vices coûteux d'un grand sei- gneur, d'un traitant de haut « vol )>, beaucoup de ces Petites Maisons, modestes et rustiques, quand on les voyait du dehors, étaient à l'intérieur des merveilles de luxe et d'élégance.

Une barrière à claire voie, une porte vermoulue, donnait accès à une allée, entre deux murs mal

(i) La Petite Maison^ scène I.


LA l'irnrM maison d aijci i:ir. 55

crépis. Au-dessus de ces murs on apercevait un bâtiment qui avait l'aspect d'une ferme propr(î ha- bitée par des paysans bien à leur aise. On entrait et on se trouvait transporte dans un de ces palais de rêve que la baguette d'un enchanteur faisait sortir du sol.

Ces palais minuscules, les plus célèbres archi- tectes les avaient construits ou aménagés. Pour les orner, on s'adressait aux artistes les plus con- nus. Boucher, Halle, Pierre, Doyen ou Fragonard y dessinaient des nymphes et des amours. Pirot, sur les lambris, variait à l'infini le caprice de ses arabesques. Sur les corniches du plafond. Bache- lier semait ses bouquets et ses guirlandes de fleurs.

Les pièces étaient petites, mais admirablement proportionnées. Intimes, confortables, elles di- saient le plaisir de Aâvre et invitaient à Tamour. Elles semblaient faites pour les mystérieuses con- fidences, pour les émois passionnés. Elles les provoquaient et les rendaient plus durables et plus doux.

Les sujets erotiques sôus toutes les formes, ta- bleaux, bronzes ou porcelaines, abondaient dans le salon circulaire tendu d'étoffes fraîches, lumi- neuses, lilas, bleu turquoise, souffre tendre ou jonquille. Sur le jardin, par de larges fenêtres, s'ouvrait la salle à manger, avec ses murs rêvé-


66 LE MARQUIS DE SADE

tus de stuc par Clérici, ornées de toiles d'Oudry ou de tableaux qui représentaient des fruits, des ileurs, des parties de chasse. Elle était soig-neuse- ment interdite à la curiosité des valets qui aurait pti gêner les épanchements prévus, inscrits dans le prog-ranime de ces fêtes galantes. Par une ou- verture pratiquée dans le plancher descendait •dans les cuisines et remontait la table chargée d'argenterie. Le boudoir, avec son parquet en bois de rose, était tapissé de glaces, dans une fine bordure d'or. Une large ottomane en occupait tout un côté. Un revêtement de marbre augmen- tait la fraîcheur de la salle de bain, où, dans la baignoire, conque d'onyx posée sur un rocher fac- tice, des robinets à tête de cygne versaient une eau inépuisable. La chambre drapée d'une étoffe de soie rose glacée d'argent cachait^ dans une alcôve, le lit monumental entouré de glaces mouvantes.

Fauteuils dorés, tables d'aventurine ou vernies par Martin, marquetteries, consoles sur lesquelles reposaient un bronze de Caffieri ou une terre cuite de Clodion, toilettes d'argent ciselées par Ger- main, cadres délicatement contournés avec une es- tampe de Gravelot ou de Cochin, clavecin peint par Watteau, lustres de cristal ou de cuivre, pendules sur lesquelles jouaient des satyres et des dryades et qui sonnèrent si souvent l'heure du ber- ger, girandoles et guéridons, chiffonniers ou


LA l'KIUi: MAISON I) AltCTi:!!, 67

chaises volantes, tous les iTiciil)les, h'^f^ers, clini"- mants, semblaient sourire, avaient de la grâce et de Tesprlt.

Un petit jardin ombrageait la maison d'amour. On y avait prodigué les bosquets, les berceaux et les grottes. Des statues de marbre, nymphes qui portaient des corbeilles de fleurs, Cupidons armés de carquois, s'érigeaient toutes blanches sur le vertdes pelouses, répétaient éternellement le même geste et ne s'animaient qu'à la nuit tombante sous un rayon de lune. Une eau limpide jaillissait du bassin que dominait un Apollon. D'une cas- cade tapissée de lierre s'échappait un ruisseau qui, au bruit des baisers, mêlait son murmure ironique.

Le marquis de Sade n'était pas assez riche, même après son mariage, pour entourer de tout ce luxe ses amours passagères. Sur sa petite mai- son les renseignements nous manquent. On sait simplement qu'elle était située à Arcueil et s'ap- pelait VAiimônerie. Rien, sauf le nom. n'en a sur- vécu. Elle devait être très simple et dissimulée le plus possible aux regards, car celui qui en fai- sait le théâtre de ses orgies n'avait aucun intérêt à éveiller l'attention.

Très éclectique dans ses goûts, le marquis de Sade y amenait des grandes dames, des actrices et de vulgaires courtisanes, ramassées au hasard


58 LE MARQUIS DE SADE

(les rencontres, sur le pavé de Paris. 11 était de ceux qui ne se laissentpas éblouir, dans leurs pour- suites amoureuses, par Timportance d'un titre ou Péclat d'une toilette, et pour qui toute femme est femme. 11 aimait à brusquer le dénouement, ce à quoi la plupart de ses conquêtes se prêtaient de la meilleure grâce du monde, et ne demandait à celles qu'il avait remarquées et choisies que la jeunesse, la beauté, et un caractère très accommo- dant.

Tous les gibiers étaient bons à ce chasseur, qui passait une grande partie de son temps à pour- suivre, avec une bourse bien pleine en guise de fusil, quelque grisette à la taille fine et au frais minois. Le 3 avril 1768, qui était le samedi saint, il se trouvait sur la place des Victoires, dans la soirée, lorsqu'une femme lui demanda Taumône. Elle était jeune, jolie. 11 l'interrogea. Elle lui ap- prit qu'elle s'appelait Rose Keller et qu'elle était la veuve d'un garçon pâtissier, nommé Valentin, qui l'avait laissée sans un sou.

L'histoire était banale, mais la femme était charmante. Son émotion, sa voix douce et un peu plaintive, pour un blasé et un roué comme le mar- quis de Sade, lui donnaient plus de piquant. On aurait pu croire que sa pudeur, soumise à de trop rudes épreuves, et qui avait d'abord hésité devant une profession déshonorante mais lucrative, com-


i.A l'iynri: maison d ahcui-il 5î>

mençait à se lasser. La misère, seml)lait-il, \'a met- tait sur le chemin du vice oii d'autres étaient al- lées tout naturellement, et, poussée par la néces- sité, elle se résignait à faire de Tamour, tantôt olFcrt, tantôt subi, son gagne-pain.

Tout cela, le marquis de Sade le crut ou feignit de le croire. Cette comédie l'amusait. Apitoyé et sou- riant, ilalTectades'étonner qu'avec de sibeauxyeux unefemme qui n'avait qu'à le vouloir pour être heu- reuse fit un aussi triste métier. 11 lui parlait avec douceur, avec tendresse. Elle l'écoutait, convain- cue d'avance. Quand il lui parla de sa petite mai- son d'Arcueil, où elle trouverait un bon souper, un peu d'amour et quelques louis, dont elle avait si grand besoin, quand il lui offrit de Ty conduire, elle accepta sans hésiter. Un fiacre qui les guet- tait s'approcha sur un signe du marquis, et ils par- tirent.

Voilà, je crois, comment les choses durent se passer, parce que le plus souvent elles se passaient ainsi; mais, avant de continuer notre récit, il faut recueillir les bruits qui coururent sur cet épisode grossi démesurément de bouche en bouche.

Écoutons d'abord la marquise du Deffant. Elle écrivait le 12 avril à Horace Walpole, en racon- tant à sa manière l'histoire de Rose Keller, dont s'entretenaient les salons du beau monde émous- tilles par un scandale retentissant : « 11 (le mar-


60 LE MARQUIS DK SADE

quis de Sade) la conduisit d'abord dans toutes les chambres de la maison, puis il la mena dans le grenier. Arrivé là, il s'enferma avec elle, lui or- donna, le pistolet sur la gorge, de se mettre toute nue, lui lia les mains et la fustigea cruellement. Quand elle fut toute en sang, il tira un pot d'on- guent de sa poche, en pansa ses plaies et la laissa. Je ne sais s'il la fit boire et manger ; mais il ne la revit que le lendemain. » Ce jour-là, ajoute la marquise du Deffant, après avoir donné, quelques détails manifestement erronés, a cette femme dé- sespérée se démena tellement qu'elle rompit ses liens et se jeta par la fenêtre qui donnait sur la rue... Tout le peuple s'attroupa autour d'elle. Le lieutenant de police (1) a été informé de ce fait. On a arrêté M. de Sade. Il est, dit-on, dans le château de Saumur. On ne sait ce que deviendra cette affaire, et si l'on se bornera à cette punition ; ce qui pourrait être parce qu'il appartient à des gens assez considérables en crédit. »

Dans une lettre écrite le lendemain, la marquise du Deffant envoyait à Horace Walpole de nou- veaux renseignements : « Depuis hier j'ai appris la suite de M. de Sade. Le village où est sa petite maison est Arcueil ; il fouetta et déchiqueta la malheureuse le même jour (le 3 avril) et tout de

(i) De Sartine.


L\ i'KTut: maison d'auci i:il 61

suite il lui versa du baunin dans sos plaies et sur ses écorchures ; il lui délia his mains, Tenvclopf);! dans beaucoup de linges et la coucha dans un bon lit. A peine fut-elle seule qu'elle se servit de ses bas et de ses couvertures pour se sauver par la fenêtre ; le juge d'Arcueil lui dit de porter plainte au procureur général et au lieutenant de police. Ce dernier envoya chercher M. de Sade, qui, loin de désavouer et de rougir de son crime, prétendit avoir fait une très belle action et avoir rendu un grand service au public par la découverte d'un baume qui guérissait sur le champ les blessures ; il est vrai qu'il a produit cet effet sur cette femme. Elle s'est désistée de poursuivre son assassin, apparemment moyennant quelque argent ; ainsi il y a tout lieu de croire qu'il en sera quitte pour la prison. »

Restif de la Bretonne, un des témoins à charge du marquis de Sade dans cette affaire, était un de ses ennemis personnels. Tout ce qui pouvait lui nuire, il devait, à ce titre, raccueillir sans exa- men et i'exagérer de son mieux. Sa relation, don- née dans la 194^ des Nuits de Paris , fourmille d'erreurs, qui sont probablement des erreurs vo- lontaires. Il raconte que le marquis avait proposé à Rose Keller de devenir concierge de sa maison d'Arcueil. Elle avait accepté avec reconnais- sance. C'était pour la pauvre femme, sur laquelle


62 LE MARQUIS DE SADE

s'apitoie le vertueux romancier, la vie assurée. A peine arrivés à destination, de Sade avait conduit sa victime dans une «salle d'anatomie », comme on ne devait pas en trouver souvent dans les Petites Maisons. Là se tenaient plusieurs per- sonnes qui paraissaient attendre le marquis. 11 leur avait présenté la jeune femme^ louant sa benuté, la finesse de ses traits, la perfection de ses formes, et, très sérieusement, au nom de la science à la- quelle, sans hésitation, il sacrifiait l'amour, il avait manifesté l'intention de la disséquer vivante. Les assistants l'approuvaient. Rose Keller, terri- fiée par la grande table de marbre blanc, par les instruments de chirurgie étalés devant elle, trem- blait comme une feuille. Heureusement le mar- quis de Sade n'avait voulu sans doute que l'ef- frayer. Il se contenta de la taillader à coups de canif.

Un récit du temps, reproduit (et arrangé) par Brierre de Boismont, mais dont il n'indique pas l'origine (1), est particulièrement dramatique. Il émane d'un metteur en scène de premier ordre : « Peu d'années avant la Révolution, raconte ce


(i) Gazette médicale de Paris, numéro du 21 juillet 1849. « Il est fâcheux, remarque dans son Cabinet secret de Ihis- toire (étude sur le marquis de Sade) le docteur Cabanes, que l'auteur de ce récit ne nous dise pas d'où il l'a tiré ; il nous paraît bien romanesque pour être vrai. »


LA i»i:titi: maison i)Aiu:ui:il O.j

chroni([ueur anonyme, plusieurs personnes rpil passaient dans une; v\w. isolée de Paris [sic) enten- dirent de faibles gémissements qui partaient d'une pièce située au rez-de-chaussée. Elles s'apj)ro- chèrent et, après avoir fait le tour delà maison, elles découvrirent une petite porte, qui céda à leurs efforts. Elles traversèrent plusieurs pièces et arrivèrent à une pièce au fond; là, sur une table, qui occupait le milieu de la pièce, était étendue une jeune femme, absolument nue, blanche comme de la cire, pouvant à peine se faire en- tendre; ses membres et son corps étaient fixés par des liens : le sang lui coulait de deux saignées faites au bras ; le sein, légèrement tailladé, laissait échapper ce liquide ; enfin les parties sexuelles, également incisées, étaient baignées de sang. Lorsque les premiers secours lui eurent été pro- digués et qu'elle fut revenue de l'espèce d'anéan- tissement dans lequel elle se trouvait, elle raconta à ses libérateurs qu'elle avait été entraînée dans cette maison par le fameux marquis de Sade; le* souper terminé, il l'avait fait saisir par ses gens, dépouiller de ses vêtements, coucher sur la table et attacher. Sur ces ordres, un homme lui avait ouvert les veines avec une lancette et pratiqué un grand nombre d'incisions sur le corps. Immé- diatement tout le monde s'était retiré, et le mar- quis, se déshabillant, s'était livré sur elle à ses dé-


61 LE MARQUIS DE SADE

bauches habituelles. Son intention, disait-il, n'était point de lui faire du mal, mais comme elle ne ces- sait de crier et qu'on entendit du bruit dans les environs de la maison, le marquis se leva brus- quement et disparut avec ses gens. »

Nous sommes là en plein roman. Cette page émouvante, où la médecine descend jusqu'au feuil- leton populaire, devrait être signée Purgon du Terrail.

On pourrait encore citer une autre relation con- temporaine qui a été publiée dans l Espion an- glais (1), mais elle ne renferme que quelques dé- tails nouveaux (2) qui trouveront plus loin leur place. Nous terminerons cette sorte d'enquête par la reproduction d'un passage de Dulaure, passage dans lequel le marquis de Sade est présenté comme un véritable vampire. « Le scélérat, après avoir assouvi sa monstrueuse brutalité, laissa cette femme (Rose Keller) comme expirante, et s'occuj)a lui-même à creuser dans son jardin une fosse pour l'enterrer ; mais cette malheureuse ayant rassem- blé ses forces parvint à s'échapper toute nue et tout ensanglantée par une croisée. Des personnes


(i) L Espion Anglais, 1779, t. II, p. 059.

(2) Dans cette relation, le baume avec lequel le marquis de Sade pansa les plaies de Rose Keller est remplacé par de *a cire d'Espagne, qui évidemment ne devait pas pro- duire le même effet.



Chevau-légers de la Maison du Roi.

(Sous le règne de Louis XV.)


LA i>i:i 1 1 r: maison d akchkil or,

charitables la reconnurent et la sauvèrent de la tannière de ce tijçre enraj^n^ (I). »

De toutes ces exagérations, de toutes ces lé- gendes, il n'est certes pas facile de dégager la vé- rité. Essayons-le, en reprenant notre récit là ou nous Tavons laissé.

Le marquis de Sade était à la fois un blasé, qui cherchait à se procurer des sensations rares, et un mystificateur qui avait trop de goût pour les plaisanteries lugubres. Lorsque Rose Keller fut arrivée dans la petite maison d'Arcueil, il voulut sans nul doute se donner le plaisir de provoquer chez cette jeune femme un peu niaise une terreur tragi-comique. Il prit l'attitude d'un tortionnaire, là où elle s'attendait à ne trouver qu'un amant sentimental. Il la menaça. Il exhiba devant elle des instruments de chirurgie, des lames aiguës qu'il brandissait d'un air terrible. La pauvre créa- ture crut avoir affaire à un fou, et, dans une cer- taine mesure, elle ne se trompait pas. Ce fou lui disait, son bistouri à la main, qu'il alkit la décou- per comme une volaille. Elle se débattit, elle cria, elle appela au secours.

Dans un accès de fureur, ou peut-être de sa- disme, le marquis se jeta sur elle. Avec le bistouri

(1) Lisle des ci-devant nobles. Paris, Garnery^ Van second de la Liberté 1790), 2-^ partie, n° XVIïI (consacré entièrement au marquis de Sade), p. 91.


6G LE MARQUIS DE SADE

qu'il tenait à la main ou, d'après la plupart des témoignages contemporains, avec un canif, il la blessa, très légèrement. Le sang jaillit. Comme la malheureuse, au comble de l'épouvante, n^en criait que davantage, il la bâillonna et partit en la lais- sant étendue sur le lit, mais non sans avoir pansé les plaies avec un de ces merveilleux onguents dont on gardait précieusement, dans les familles, la recette, transmise de génération en généra- tion.

La nuit dut lui inspirer de salutaires réflexions. Il comprit qu'il s'était mis dans un fort mauvais cas et que sonérotisme chirurgical poavait le me- ner loin. 11 revint, le lendemain^ bien ennuyé, tout penaud, à la petite maison d'Arcueil, où Rose Keller, sur son lit, geignait, se plaignait, et cal- culait déjà les bénéfices que lui rapporteraient, si elle savait manœuvrer habilement, les quelques entailles qu'on lui avait infligées.

La mettre en liberté, de Sade y songea proba- blement — mais n'allait-elle pas ameuter le vil- lage par ses cris? N'était-il pas à craindre qu'à peine délivrée elle courut chez le bailli d'Arcueil, pour déposer une plainte ? Mieux valait la garder encore un ou deux jours, pour permettre à sa co- lère de se calmer et pour laisser cicatriser ses l)]essures. Ce fut le parti auquel il se décida. 11 ne songeait qu'à gagner du temps, parce que le


LA pi.n ri: maison d \i{r.(:i;ii, (;7

leiiips arrange hicii des ('li()S(\s. lin scand.ilj^ ajoiirnn (îst souvent un scandale évité.

De son côt(, Rose Kelhu* ii'avaiL qu'nn (l(\sir: quitter le plus tôt ])ossil)le cette maison maudite où sa vie était menacée, s'éloigner à tout |)rix de ce dangereux maniaque, dont elle i)révoyait et redoutait le ret(mr. L'instinct de la conservation décuplant ses forces, elle parvint à détacher ses liens. Elle courut à la fenêtre et, au risque de se casser une jambe, sauta dans la rue.

Les passants virent une femme à moitié nue, échevelée, ensanglantée, car les plaies, dans Lef- fort qu'elle Amenait de faire, s'étaient rouvertes. On Tentoura, on Linterrogea. Avec des larmes, aA^ec des cris de douleur et de colère, avec des mots entrecoupés, elle raconta sa douloureuse histoire. Soit pour se rendre plus intéressante, soit pour se pi'éparer une plus forte indemnité, elle exagéra les périls auxquels elle avait été exposée et le traite- ment qu'on lui avait fait subir. Elle désigna la maison et la maison révéla le coupable.

Vingt ans dcA^aient encore s'écouler avant qu'éclatât la Révolution, mais déjî et depuis long- temps, autour des nobles, la haine, lentement, accomplissait. son œuvre. Tous ces paysans d'Ar- cueil, courbés sur leurs humbles besognes, détes- taient ces grands seigneurs hautains, méprisants et riches, dont la A^e inutile n'était qu'une longue


G8 LE MARQUIS DE SADE

partie de plaisir. La cabane misérable, où trimait du matin au soir la ménagère flanquée d'une ri- bambelle d'enfants, jalousait le château et plus encore la petite maison où tant d'argent se dépen- sait à côté de tant de misère» Et voilà que, pour ces paysans d'Arcueil, une occasion s'offrait de manifester, sans courir aucun risque, leur envie et leur haine ! En quelques minutes le village fut en feu. L'indignation menaçait de finir en émeute. Les femmes se montraient les plus excitées. Même laides ou vieilles, elles se voyaient à la place de Rose Keller, attachées sur un lit, en face d'un homme qui brandissait des petits couteaux, et elles en frémissaient. Les notables allaient de groupe en groupe, recommandaient à la popula- tion le calme, et promettaient, sans en être bien sûrs, que justice serait rendue.

On escorta la « victime » jusque chez le bailli, et sa plainte fut déposée. Des gens qui n'avaient rien vu s'offrirent à servir de témoins, et le magis- trat dut entendre, sans parler de la déposition de la plaignante, vingt récits contradictoires, mais également dramatiques.

Ce bailli était un brave homme, qui tenait beau- coup à conserver sa place, à vivre en paix avec tout le monde, et à ne pas s'attirer de trop puis- santes inimitiés. L'affaire qui venait de surgir si inopinément dans ce petit village d'Arcueil l'éton-


I A iM/nri: maison n aikui: il iv.}

nait et ronimyait. Avait-oii essaye de r(.'irray('r par (les menaces, de le séduire par des promesses, ou même de racheter à beaux deniers comptants ? On ne le saura jamais. Ce qui est certain, c'est qu'il aurait bien voulu faire traîner les choses en longueur et, Tapaisement produit, mettre Taccusé hors de cause. Malheureusement pour lui, et en- core plus pour le marquis de Sade, les lamenta- tions de Rose Keller avaient valu à cette jeune femme, qui comptait bien demander de ses plaies un bon prix, des protecteurs très influents, très dévoués, et entre autres le président Pinon, qui possédait une maison à Arcueil et qui intervint très énergiquement. Il fallut se résigner à agir. L'enquête fut sérieusement engagée. Le procès put paraître inévitable (1).

En réalité, il y avait disproportion évidente entre la faute commise et le scandale qui en ré- sultait. Je n'essayerai pas d'excuser complètement un homme qui ne se bornait pas à donner, comme tant d'autres, des coups de canif dans le contrat, et qui en donnait, par-dessus le marché, à ses maîtresses, mais cette affaire Rose Keller, à tous


(i) « On prétend que la famille très accréditée de M. de Sade avait intimidé ou gagné ce juge (le bailli , mais que le président Pinon, qui a une maison au même lieu, lui ayant reproché son indolence, l'affaire est en train. » L'Es- pion Anglais, 1779, t. II, p. Sog.


70 LE MARQUIS DE SADE

ceux qui rexamineroiit de près, ue tardera pas, je crois, à preudre les apparences d'un chantage. Il semble incontestable que la veuve Valentin avait intérêt à exagérer le dommage souflei-t, pour pou- voir réclamer une plus sérieuse compensation, qu'elle réclama, en elFet, et qu'elle obtint. 11 paraît non moins certain que bien des gens profitèrent de ce scandale, démesurément enflé, pour soulager des hiines de caste ou de famille. C'est toujours à ces heures-là que se révèlent les âmes basses -et perfides qu'on ne connaissait pas encore, qu'on n'aurait pas osé soupçonner, que la prospérité d'autrui blesse et irrite, et qui, lorsque par hasard elle se trouve menacée ou compromise, prennent avec joie la revanche longtemps attendu'e.

Non pas pour amnistier le marquis de Sade mais pour mieux le comprendre, pour expliquer ses aberrations, ses cruautés perverses, dont il donna tant de preuves et de si tristes preuves, il faut se rappeler que ce passionné, cet homme de plaisir, avait, au plus haut degré, le mépris sinon de la femme, du moins de la courtisane. Aucune ne lui semblait digne d'affection, de sympathie, ou même de pitié. Son orgueil dédaigneux s'étonnait qu'on eût pour elles le moindre égard, et qu'on s'abais- sât jusqu'à les protéger. Il écrivait dans Aline et Valcour, et sans doute en songeant à ces plaintes de Rose Keller, sottement accueillies par la justice :


i,\ l'i'/ni'c M MsoN I) Ai{(:iJi:ii


(( Il n'y a ([ira Taris (^t à LtJiidi'cs où ces iii(|)ri- sahlos créatures sont anssi soutcnncs. A Home, à Venise, à Naples, à Varsovie, à IN'tersbourg, on leur demande, lorsqu'elles comparaissent aux tribunaux dont elles dépendent, si elles ont été payées ou non. Si elles ne Tout pas été, on exige qu'elles le soient ; cela est jnste. Si elles l'ont été et qu'elles n'aient à se plaindre que de traitements, on les menace de les faire enfermer si elles étour- dissent encore les juges de saletés pareilles. Changez de métier, leur dit-on, ou si celui-là vous plaît, souffrez-le à ses épines (1)... »

Ainsi la courtisane ne devait être que la misé- rable serve d amour. Sa chair, faite pour le plaisir, appartenait à qui en donnait le prix. Tout avec elle, pourvu qu'on la pî^y^^t, était permis et légi- time. On voit où peut conduire cette théorie. On sait où elle conduisit le marquis de Sade.

Il attribuait à de Sartine l'absurde importance qu'on attachait aux propos de ces indignes créa- tures: a Avant le règne de Louis XV, disait-il, on ignorait cet art infâme de pervertir ainsi la jeu- nesse et de produire un très petit bien en opérant d'aussi grands maux ; il n'y avait point d'espions tentateurs, point de journaux chez les courtisanes, et tout allait aussi bien qu'aujourd'hui ; c'est à

(i) Aline et Valcoar, t. III, p. 265.


72 LE MARQUIS DE SADE

Sartine que furent dues ces absurdités inquisito- riales... On ordonnait-à ce méprisable Espagnol (1) de faire des listes de toutes ces turpitudes, pour en réveiller Tengourdissement du souverain. Cet imbécile imagina qu'il fallait colorer d'un vernis d'équité la déshonorante fonction dont on le char- geait et prendre Tamour des mœurs et de la dé- cence pour excuse de ces vexations (2). »

Dans le procès qu'on lui faisait pour donner satisfaction à une prostituée, le marquis de Sade ne voyait qu'une de ces ce vexations » dont abu- sait le lieutenantde police Sartine. Il n'attribuait à cette petite partie de plaisir du 3 avril 1768, si agréablement commencée et si mal finie, qu'une très médiocre importance (3).

La Tournelle ne partageait pas cette opinion.

(i) Sartine était né à Barcelone, d'une famille d'origine française.

(2) Aline et Valcour, t. III, p. 266. « J'aimerais mieux, dit un des personnages du roman, le président de Blamont, être accusé aujourd'hui d'une conspiration contre le gou- vernement que d'irrégularités envers des catins. »

(3) Le docteur Cabanes raconte dans le Cabinel secret de VHisloire que M. Alfred Begis, qui possédait toute une cor- respondance du marquis de Sade, lui assura que cette histoire, dramatisée à plaisir, était des plus simples et que la prétendue victime fut plus terrifiée que maltraitée. C'est aussi notre conclusion. Il y eut une mystification poussée un peu trop loin et accompagnée de quelques brutalités. Tout le reste, tout ce qui a été ajouté par la crédulité populaire et le besoin d'éprouver des émotions, n'est que du mauvais mélodrame.


i,A ]»i:riTi: mais()N d Ainii.ii 73

Elle s'était saisie do l'alVairci vA, nuiiiaçail de 1.) mener rondement. L(îs fnniilles de Sad(; et d(î Montreuil se hâtèrent do l'aire agir auprès de; la plaignante. On obtint pour cent louis son désiste- ment, et avec cette somme elle se maria.

C'est ainsi qu'après une aventure qui devait pour longtemps la dégoûter du vice, Rose Keller, veuve Valentin, fut ramenée dans le sentier de la vertu.

Le marquis de Sade échappait à un procès, qui risquait d'avoir pour lai les plus fâcheuses consé- quences, mais il ne sortit pas complètement in- demne de cette déplorable histoire. Un ordre de Louis XV le fit enfermer au château de Saumur, puis à la prison de Pierre-Encize, à Lyon (1). De nouveau, mèi'e, beau-père, belle-mère et femme multiplièrent les démarches, mirent en mouvement tous leurs amis pourvus de quelque influence. Le roi et ses ministres furent assiégés par ces solli- citeurs infatigables. Repoussés d'abord, ils re- vinrent à la charge. Les dernières résistances fai- blirent devant cette obstination et, après six se- maines de captivité, le marquis fut rendu à sa famille.

(1) Le président de Montreuil vint l'y visiter avec sa plus jeune fille. « On assure, raconte Dulaure, que, dans cette prison même, il tenta de violer cette parente. » Liste des noms des ci-devant nobles, p. 92. Je n'ai trouvé ce détail que dans le livre de Dulaure. Il me parait extrêmement dou- teux.


IV


DANS LA MAISON PUBLIQUE A MARSEILLE LES PASTILLES A LA CANTHARIDE


Libre ou prisonnier, cet amateur d'émotions inédites était également gênant. Après quelques mois d'exil au château de la Coste, on le fit partir pour l'armée. Ses anciens camarades, renseignés sur la vie qu'il menait pendant ses congés, le virent revenir sans enthousiasme. On s'efforça de lui rendre impossible, à force de mauvais procédés, en semant sur sa route les difficultés et les obs- tacles, une carrière qu'il n'honorait pas. Un détail très significatif va nous fournir la preuve de ces répugnances, de ces résistances qu'il trouvait autour de lui et qui n'étaient que trop justifiées.

A la fin du mois de juillet ou au commencement du mois d'août de l'année 1770, il venait, après un


DANS (,A MAISON l'tiU.Kjll, A M \ h M . 1 1 , 1 .1 . ^ ',

congé, (le rentrer à (lonipiègno où il (H;ut en gar- nison, et il se prùscînlait [xxii' reprendre son ser- vice, lorsque ses cliefs, soulenns évidemment phr presque tout le corps des ofliciers, s'y opposèrent, sous prétexte qu'il n'avait pas été reçu en la qua- lité de capitaine commandant. Il se plaignit aus- sitôt au lieutenant-colonel du régiment, ^f. dci Saignes, qui, par une lettre du 23 août 1770, lui lit obtenir satisfaction (1).

Méprisé à juste titre par ses pairs, le marquis de Sade, malgré les scandales de sa vie, avait encore de puissants protecteurs. Leur appui lui valut, le 13 mars 177J, une commission de mestre de camp (colonel) sans appointement, attaché au corps de la cavalerie ('2) .

L'année suivante, il se trouA^ait en congé, au


(i) Archives adminislr. du minislère de la Guerre (dossier du marquis de Sade .

('>.) Archives adminislr. du minislère de la Guerre. Le dos- sier renferme cette lettre, adressée à M. de Boullongne et qui est du i"' juin 1771 : « M. vous délivrerés à M. le M'^ de Sades M-^ de camp de Ct"^ cyd. cap"*' dans le Rég. de cav*^ de Bourgogne ou à la personne qui sera chargée de sa pro- curation les 10.000 liv. qui ont été déposées entre vos mains par M. le C^^ Dosmont pour le prix de lad. charge dont il a obtenu l'agrément. Vous aurés attention de retirer la quitt" nécessaire que vous me reporterez avec la pré- sente lettre afin que je vous fasse rendre votre récépissé...» Il y a, au dos de cette lettre, comme cote : « M. de Boul- longne. Délivrés à M. le marquis de Sades le prix du comp'c de Bourgogne Cav^i^ »


70 I^E MAHQUIS DE SADE

château de la Coste, lorsqu'une nouvelle frasque attira sur lui l'attention. Là aussi, il existe une légende, qu'un passage des Mémoires secrets (1) va nous faire connaître :

«22 juillet 1772,

« On nous écrit de Marseille que M. le comte de Sade, qui fit tant de bruit en 17B8, pour les folles horreurs auxquelles il s'était porté contre une fille, sous prétexte d'éprouver des topiques, vient de fournir dans cette ville un spectacle d'abord très plaisant, mais effroj^able par les suites. 11 a donné un bal où il a invité beaucoup de monde, et dans le dessert il avait glissé des pastilles au chocolat, si excellentes que quantité de gens en ont dévoré. Elles étaient en abondance, et personne n'en a manqué ; mais il y avait amalgamé des mouches cantharides. On connaît la vertu de ce médicament ; elle s'est trouvée telle que ceux qui en avaient mangé^ brûlant d'une ardeur impudique, se sont livrés à tous les excès auxquels porte la fureur la plus amoureuse. Le bal a dégénéré en une de ces assemblées licencieuses, si renommées parmi les Romains ; les femmes les plus sages n'ont pu ré- sister à la rage utérine qui les travaillait. G est ainsi que M. de Sade a joui de sa belle-sœur, avec laquelle il s'est enfui, pour se soustraire au sup-

(i) Mémoires secrets^ ^111-: t. V'I, p. 187.


DANS LA MAISON l>lJin,IOI i: A MAItSIJIJJ.: 77

plice ([iTil mérite. Plusieurs personnes sont mortes des excès auxquels elles se sont livrées dans leur priapisme effroyable, et d'autres sont encore incom- modées. »

L'histoire scandaleuse dont parlent les conti- nuateurs de Bachaumont, s'était passée à Mar- seille, le 'Il juin; mais elleavait eu des suites bien moins effroyables qu'ils ne prétendent.

Il convient d'abord de remarquer que, dans ce siècle qui ne recula devant aucune forme de la cor- ruption et qui, par vanité autant que par déchaî- nement des sens, abusa de Tamour et du plaisir, les pastilles aphrodisiaques étaient d'un usage i\ peu près courant. Elles servaient, suivant le cas, à multiplier les forces d'un amant désireu.^ de sa- tisfaire largement une maîtresse exigeante, ou à provoquer chez des femmes d'un tempérament trop calme, ce qui arrivait quelquefois, une ardeur d'autant plus vive qu'elle était artificielle. Dans les maisons hospitalières de Paris, comme dans celle de Marseille où le marquis de Sade s'aban- donna un peu trop à ses fantaisies erotiques, les bonbons cantharidés jouaient un rôle prépondérant. L'Espion anglais raconte, avec un grand luxe de détails, la visite d'un étranger au sérail de la Gour- dan. C'est le président delà Tournelle, un habitué du lieu, qui en fait les honneurs : cicérone très renseigné et très complaisant, après avoir intro-


78 I K MARQUIS DE SADE

duit le visiteur dans une pièce où étaient réunis les excitants de divers genres usités à cette époque» « il tira d'une petite armoire une boîte où étaient des pastilles de toutes couleurs. Il suffit, continua- t-il, d'en manger une, et bientôt après, on se sent un nouvel homme. Elles étaient étiquetées : Pas tilles à la Richelieu. J'en demandai la raison (1). 11 me répondit que ce seigneur en avait fait beau- coup d'usage, non pour lai, mois pour se rendre favorables les femmes dont il avait fantaisie et qu'il avait trouvées rebelles ; qu'en leur faisant manger de ces bonbons, il les avait toutes séduites; qu'ils avaient une efficacité telle qu'ils excitaient le tempérament des plus vertueuses, et les ren- daient folles d'amour pendant quelques heures (2) ». Pauvre vertu qui ne résistait pas à quelques bou- lettes de sucre mêlées de canlharide !

Revenons au marquis de Sade. Le 21 juin 177'2, il partit du château de la Coste^ où il résidait avec sa femme et ses trois enfants, et se rendit à Mar- seille. Un valet l'accompagnait, un valet de con- fiance, c'est-à-dire très digne de servir un tel maitre. Toujours escorté par lai, le marquis, ses affaires terminées, alla passer sa soirée dans une maison publique.

(i) C'est l'étranger qui est censé faire lui-même le récit de sa visite. (2) LEaplon anglais, Londres, 1779, t. II, p. SSg.


DANS r.A MAISON PlJHLIOUi: A MAnSKflJj: 7î>

Les leiiiiiKîs, (J(îvinînil lo visiteur (](; niî»n|U(^ (;l le client sérieux, s\taieiit em[)ressées d'accourir à sa rencontre. Vêtues (riHoiïes claires et légères, semblables à des nymphes, mais à des nymplies marseillaises un peu lourdes et trop grasses, elles s'essayaient à de menus badinages. Elles minau- daient, souriaient. Désireuses d'attirer l'attention et de fixer le choix de ce grand seigneur (jui avait si bonne mine, elles s'eiForçaient d'être aimables, en français et en patois, tandis que la vénérabh; matrone, qui présidait à leurs destinées, les en- courageait d'un regard bienveillant.

Dans le salon aux tentures fanées, aux dorures ternies, et dont les murs étaient couverts de gra- vures libres, de nudités provocantes, le marquis de Sade s'était assis. Du bout des lèvres, avec ce mé- lange de familiarité et d'insolence qui caractérisait les gens du beau monde, il donna un ordre, et, aidé par son laquais, le domestique de céans apporta des bouteilles de vins fins et des liqueurs.

Tandis que les femmes jacassaient, buvaient, il sortit négligemment de sa poche une bonbonnière, et offrit à la ronde des pastilles d'anis très forte- ment cantharidées.

L'effet auquel il s'attendait, et pour lequel il était venu, se produisit presque aussitôt, mais avec une intensité qui dépassait de beaucoup ses prévi- sions.


80 LE MARQUIS DE SADE

Ces pauvres marchandes de plaisir tarifé, trop habituées à Tamour pour y apporter le moindre em- ballement, connurent soudain, avec une véhémence qui les surprit, puis les épouvanta, des ardeurs depuis longtemps supprimées ou attiédies. Sous la double influence des vins trop généreux et de la terrible drogue, le salon se remplit de bacchantes qui s'offraient aux étreintes, qui les appelaient, les imploraient de leurs cris et leurs gestes. Les unes, dont la soif de luxure tendait les nerfs, enténébrait le cerveau, versaient d'intarissables larmes. D'autres riaient d'un rire de démoniaques. Il y en avait qui, étendues sur le sol, hurlaient comme des chiennes.

La dose avait été trop forte. L'ignoble orgie qui en résulta fit reculer les bornes du vice ordinaire et correct. Elle échappe à toute description.

Dans le quartier perdu où elle se cachait, la mai- son, comme prise de folie, retentissait de cris fu- rieux, de clameurs prolongées qui ressemblaient à des appels de bêtes perdues. Les passants, saisis de terreur, s'arrêtaient. A travers les volets mal joints et les rideaux épais, ils voyaient s'agiter des ombres. Ils entendaient des éclats de rire, aigus, interminables, des sanglots, et comme un bruit de lutte. Des rues voisines, on accourait. Les pre- miers arrivés, sans rien savoir eux-mêmes, ren- seignaient les autres. Que se passait-t-il dans cette


DANS I.\ MAISON PUHLIQUi: A MAIISKIIJJ: 81

maison pleine d'épouvante? Sans cloute, des évé- nements effroyables. C'était Topinion de tous, mais personne n'osait intervenir. Lorsque le si- lence peu à peu se fut fait, lorsque, aux premières lueurs du jour, le marquis de Sade, le visage dé- composé, les vêtements en désordre, soûl d'amour et de vin, parut sur le seuil, soutenu par son la- quais, la foule s'écarta devant lui et le laissa passer.

Le lendemain, les habitants de Marseille apprirent avec stupeur que des misérables, venus on ne sait d'où, avaient envahi, à main armée, une paisible maison du quartier d'amour, qu'ils avaient obligé de malheureuses femmes à manger des bonbons empoisonnés; qu'une de ces femmes, dans un accès de fièvre chaude, s'était jetée par la fenêtre et grièvement blessée, que deux autres étaient mortes ou sur le point de mourir.

La vérité était moins dramatique. On la trouvera assez exactement exposée, sauf sur certains points de détail, dans le mémoire que rédigea la famille Sade pour défendre le marquis, et que nous repro- duisons en entier, quoi qu'il soit un peu long, à cause de son importance :


82 LE MARQUIS DE SADE

Précis des faits et extrait de la procédure contre laquelle le marquis de Sade et sa fa- mille réclament (1).

(c Vers la fin du mois de juin 1772, le marquis de Sade habitant alors sa terre située en Provence, avec sa femme et trois de leurs enfants en bas âge (2), fit un voyage à Marseille, pour y recevoir des effets qui lui avaient été adressés de Paris. Dans le court espace de temps qu'il y séjourna, il fut chez des filles publiques (le 21 juin), et retourna ensuite dans sa terre, avec une tranquillité qui donne lieu de présumer qu'il était très éloigné de penser s'être attiré une poursuite criminelle.

(( Trois jours après son départ de Marseille (le 30 juin), il fut dénoncé aux juges de la séné- chaussée de cette ville comme coupable du crime de poison. L'accusation d'un délit aussi grave, dénuée de toute espèce de vraisemblance, d'un délit dont aucun intérêt n^avait pu faire naître l'horrible idée, a été déférée à la justice par une personne infâme par son état, domestique d'une prostituée et complice de ses désordres. Elle dé-

(i) Archives des Affaires étrangères^ n i74i-i5i. Ce mémoire a été publié pour la première fois par le docteur Cabanes dans le Cabinet secret de Vhistoire, t. IIÏ, p. 3i5.

(2) Louis-Marie, né le 27 août 1767. Donatien Claude- Armand. Madeleine-Laure, née le 17 août 1771 et qui, der- nière descendante du marquis, mourut à Echauffouren 1844.


I3.VNS LA MAISON l»ll lU JOlIK A MMJ^l'Ifli: H3

clare quo cotte lill(^ ost li'availl(';o d(;|)iiis (|ii(;l(ju(i8 jours, de douleurs imterues et de vomissements, et qu'elle se trouve en cet état aprè? avoir mangé avec excèt^ des pastilles qui lui ont été présentées par un étranger qui est venu la visiter. Le procu- reur du roy requiert le transport du juge dans la maison de cette (ille. Une autre fille (I) de même espèce dépose qu'un homme quon lui a dit cire le marquis de Sade est venu chez elle ; qui lui a pré- senté ainsi qu'à d'autres filles rassemblées dans le menu appartement des anis sucrés ; que l'une d'entre elles n'en a pas voulu manger, et les a jetés par terre, et que celles qui en ont mangé en ont été incommodées. Le procureur du roy qui s'était transporté chez la déposante avec le juge, requiert qu'il soit procédé dans la chambre à la recherche des pastilles ou anis sucrés. On en trouva deux qui avaient échapés à la balayeuse généralle que la déposante déclare avoir été faitte le même jour. Le juge nomme des experts pour vérifier la quaUté de ces anisj et pour procéder à la décomposition des matières provenues des A^omissements, renfermés dans une bouteille scellée et close par autorité de justice et déposée ('P juillet) au greffe. C'était assurément prendre toutes les précautions imagi-


(i) Les deux femmes interrogées s'appelaient Marguerite Coste et Mariette.


84 LE MARQUIS DE SADE

nables pour éclaircir la vérité. Deux apothicaires chimistes attestent, après rexamen le plus scru- puleux, après avoir fait toutes les expériences que Tart indique, et dont le détail est claii'ement ex- pliqué :

« 1^ Que le résidu de la liqueur distillée, dissous dans l'eau, filtré et reposé, n'a produit aucune substance minéralle, ni arsenic, ni sublimé cor- rosif ;

(i 2^ Qu'à l'égard des deux grains d'anis, l'un ayant été jette au feu, n'a donné aucune odeur d'arsenic, que l'autre examiné au microscope a paru un grain d'anis entouré de sucre, et qu'une par- celle ayant été mise sur la langue de Tun des experts, elle n'adonné aucune sensation d'âcreté,

« Il est à observer que toute cette procédure a été instruite avant que le marquis de Sade ni per- sonne de sa famille en eût connaissance : aussi les preuves à décharge ne pouvant être suspectées de faveur, on ne sçut ce qui se passait à Marseille^ que le jour même qu'il fut décrété (5 juillet).

(( Un rapport aussi précis ne laissait pas sub- sister la plus légère trace du délit, sur lequel d'ail- leurs on avait ordonné Tinformaticn sans aucune plainte rendue. On a élevé l'édifice d'une procé- dure criminelle sans en avoir posé le fondement nécessaire : et contre le texte de l'ordonnance.

« Dans le cours de l'instruction, une autre fille,


DANS LA MAISON PUniJ^UK A MAHSEHJJ: S5

du noinhro de crlles dont il a r.U] parlé [)Our (Hre rassemblées dans le même appartemimt, (ît dont la déclaration a été reçue par le juge en présence du procureur du Uoy, a imj)uté à Taccusé et h son domesti([ue des actes tendant à un crime ([ui oiïense également la nature et les mœurs. Ce nou- veau chef d'accusation, absolument étranger à celui qui était Tunique objet des recherches et des poursuites de la justice, ne pouvait être au texte de la loy la matière d'une instruction sans une plainte préalable. Cependant le procureur du roy n'en rend point. 11 se borne à requérir que les informations soient continuées sur le délit, pour lequel, dit-il, on ne doit rien négliger de ce qui peut servir pour Téclaircir.

« On s'est écarté dans cette affaire des pre- mières notions de Tordre judiciaire et des règle- ments particuliers émanés du Parlement de Pro- vence.

(( Deux arrêts do cette cour, des 8 may 1677 et 18 avril 1766, défendent aux juges d'entendre des témoins sur d'autres faits que ceux contenus dans la plainte, à peine de nullité et cassation de la procédure, etc.

« Cependant au mépris des règles les plus cons- tantes, sans réquisition du procureur du roy, sans ordonnance portant permission d'informer, on reçut des dépositions relatives au second délit,


86 LE MARQUIS DE SADE

qui n'avait rien de commun avec le premier : qui n'était pas même un corps de délit. On admet comme témoins les personnes mêmes qui avaient fait successivement des dépositions contre Taccusé absent : des filles perdues qui retirent de leurs désordres une infâme rétribution, multiplient les délations contre un homme qualifié dans, Tespé- rance de satisfaire le plus vil intérêt, et ne peuvent jamais mériter la confiance de la justice. Mais malgré tous ces témoignages rassemblez l'accusa- tion intentée reste sans preuve. Non seulement il n'en existe aucune du crime du poison, mais il est invinciblement détruit par le rapport des deux experts, par le parfait rétablissement de la santé des deux filles qui avaient été malades et qui ont même reconnu Tinnocence du marquis de Sade à cet égard, par les actes de désistement de toutes poursuites, dommages et intérêts qu'elles ont fait par devant M^ de Garmis, notaire à Marseille, le 8 aoust 1772, et qui n'ont pas été produits au procès quoiqu'antérieurs au jugement.

(( Par rapport au deuxième chef d'accusation, en admettant même comme recevables des dépositions de témoins récusables : on n'aperçoit dans leurs déclarations que les détails inconcevables de quel- ques faits de débauche, dont la bizarrerie et la dépravation ne prouveraient que la démence de celui qui s'y serait livré.


DANS I,A MAISON |'l hLMjl !•: A MAKSIJI.IJ: 87

« Miilgi'ù toutes loH rè^'-lcs judiciaires, sans égard pour toutes les considérations qui dé[)osaient (m faveur de raccusé, il a été condamué j)ai* la Séné- chaussée de Marseille aux peines les |)lus rigou- reuses, comme atteint et convaincu des deux cri- mes dont il était accusé.

« L'absence seule est- elle donc une preuve du crime? ou en est-elle un par elle-même? C'est à cette erreur si funeste qu'on doit tant d'arrests qui ont fait gémir la justice même.

« Cette sentence fut envoiée 8 jours après aux magistrats de la chambre des comptes à Aix, tenant alors le Parlement, et confirmée par la chambre des vacations avec une précipitation si étrange qu'on ne peut se refuser à croire qu'elle était provoquée.

« Dans les circonstances, le marquis de Sade est conseillé de s'adresser au Roy étant en son con- seil, pour y demander la cassation par nullité de la permission cV informer, information^ et de toute la procédure instruite contre luy en la Sénéchaus- sée de Marseille, du décret et de tout ce qui s'en est ensuivi... sentence et arrêt confîrmatif, pour se pourvoir ensuite à produire sa justification contre l'accusation intentée contre luy, dont l'injustice est universellement reconnue. Le crime n'est tel que quand il y a un véritable corps de délit et qu'il n'a pu être commis qu'à mauvaise intention.


S8 LE MARQUIS DE SADE

(( Comment a-t-on pu juger que les pastilles données étaient infectées de poison ? Les méde- cins et les chirurgiens dont la visite avait été ordonnée n'avaient pas cru pouvoir taxer ces pas- tilles de poison. Les apothicaires chimistes, après leurs expériences, n'avaient rien trouvé de moiiel ni de venimeux. Les fdles n'ont fait que se plain- dre d'une incommodité qui peut avoir eu d'autres causes dans les différents aliments qu'elles avaient pris dans la même journée, ou une indisposition accidentelle. Et des juges ont eu la témérité de déclarer un homme issu de la plus ancienne no- blesse, un citoyen, un père de famille, coupable d'empoisonnement envers deux malheureuses qui ne méritaient que leur animadversion. Sur les dé- lations des mêmes femmes prostituées, que Tappas du gain et Tespérance de l'impunité des choses scandaleuses, dont elles sont coupables de leur propre aveu, peut avoir induites au parjure, ils condamnent le marquis de Sade et son domestique pour un crime sans vraisemblance et sans preuve au double supplice de la mort et à Tinfamie.

(( Cette iniquité contre laquelle il réclame, inté- resse non seulement luy et sa descendance, mais encore toutes les branches de sa maison, qui fonde son espérance sur les lumières et Téquité des juges auxquels il s'adresse. Elle ne se dissi- mule point les difficultés qui peuvent se rencon-


DANS LA MAISON PUBLIQUK A MARSi:! I.I.i: si)

irer dans Tusaf^c do iradinolti'o au (]()ns(îil des Dépêches que les alFaircis {\\n ont trait à l'admi- nistration et de renvoyer les cassations en matière criminelle au conseil privé ou au Bureau des cas- sations : mais elle espère que Sa Majesté et son conseil auront égard aux circonstances qui ne rendent pas celle-ci tout à fait étrangère ; qui en ont provoqué le jugement précipité, par des ma- gistrats peu instruits vraisemblablement des loix et de Tordonnance criminelle, plus prévenus que circonspects.

« Par des considérations particulières enfin qui la placent dans une classe unique, qui ne peut tirer à conséquence pour Pavenir, n'étant pas pré- sumable qu'aucune autre affaire puisse réunir tou- tes les circonstances malheureuses que renferme celle-ci. Elles excitent la confiance que la famille ose prendre dans les bontés du Roy et de son con- seil, pour détruire la flétrissure que Perreur de ses tribunaux a imprimée sur le marquis de Sade par un jugement dont la honte couvre sa femme, intéressante par ses malheurs et sa vertu, comme ses enfants par leur innocence, et rejaillit sur toute leur famille. »

Dès le lendemain de sa répugnante aventure dans la maison publique de Marseille, dont s'en- tretenait toute la Provence, le marquis de Sade


i)0 LE MARQUIS DE SADE

avait [)ris la précaution de se cacher. Il pouvait s'attendre, après ce nouveau crime et ce nouveau scandale, à un châtiment très sévère. Sa femme, toujours dévouée, héroïquement indulgente, le renseignait, avec beaucoup d'exactitude, sur la marche et les vicissitudes de son procès. Il savait que, par suite de la jalousie qui existait alors et qui exista jusqu'à la fin de l'ancien régime entre la noblesse de robe et celle d'épée, le Parlement de Provence, en partie gagné par ses ennemis et dont le chancelier Maupeou, à cette occasion, excitait le zèle (1), saisirait avec empressement Foccasion de le frapper, et de le frapper durement. Ce procès s'instruisait avec une rapidité peu habituelle aux juges de ce temps-là, et qui suffi- rait à elle seule à prouver la secrète et puissante intervention de haines personnelles. La sentence


(i) « 11 est assez curieux de savoir que l'on a la preuve que ce jugement rigoureux avait été sollicité avec instance auprès du procureur général par le chancelier Maupeou, qui voulait ainsi donner une certaine réputation de sévérité au corps que, au milieu de la résistance générale, il venait d'instituer sur, les ruines de l'ancienne magistrature. » Biographie universelle et portative, des Contemporains, Paris, 1834 (article sur de Sade.)

(2) Le décret d'accusation est du 5 juillet 1772. Le juge- ment fut rendu le 3 septembre, et confirmé huit jours après. 11 condamnait, par contumace, pour crime d'empoi- sonnement et de sodomie, le marquis de Sade et son valet de chambre à la peine de mort. Ce jugement, comme nous le verrons plus loin, fut cassé en 1778.


i>\\s i,\ MAISON piin.ioui: a maijsioitjj: i»l

allait ôlre pi'oiioncée et on en prévoyait la rigunur lorsque le inar([uis do Sade se déeida à quitter la retraite dans laqu(ille il se terrait. Il non sortit^ trop peu corrigé par tant de tristes aventures, que pour assouvir la folle passion (jui avait dominé et détraqué sa vie (I).

A la veille d'une condamnation beaucoup trop rigoureuse, et qui lui permettait par suite de se poser en victime, il était dans un état d'exaspéra- tion qu'expliquerait suffisamment, à défaut d'au- tre raison, son oro-ueil intraitable. 11 se sentait traqué, menacé, obligé de fuir, et, que des robins pour lesquels il n'avait que du mépris, mépris de grand seigneur et mépris de soldat, pussent agir ainsi sur sa destinée, il en éprouvait une humilia- tion profonde. Ce fut pour les braver et pour les punir, par rancune au moins autant que par amour^ qu'il se décida à un crime plus odieux peut-être que les précédents.

Louise de Montreuil, sa sœur partie pour Paris où elle multipliait ses généreuses et infatigables


(i) La dernière partie de ce chapitre a été empruntée, pour le fond, à l'étude de Paul Lacroix sur le marquis de Sade. Curiosités de r histoire de France, 2° série : les Procès célèbres, Paris, i858, p. 225. Paul Lacroix assure qu'il avait été renseigné par un « vieillard digne de foi », M. Lefébure, mort en 1839, à 86 ans. et qui connaissait très bien toute rhistoire du marquis de Sade. M. Lefébure avait été, après la Révolution, administrateur du département de Vaucluse.


92 LE MARQUIS DE SADE

démarches, se trouvait seule, avec quelques do- mestiques, au château de Saumane. Elle venait de se coucher. Un pas furtif »glisse dans le corridor qui conduisait à sa chambre. Effrayée, elle se lève. La porte s'ouvre et son beau-frère apparaît. Elle a quelque peine à le reconnaître, quoique trop souvent, quand il n'était pas là, son image se fut imposée à une imagination et à un cœur qui n'a- vaient cessé de lui appartenir.

Il se jette à ses pieds. Comme si la douleur et les remords l'empêchaient de dire un mot, serrant contre ses lèvres les blanches mains qui tremblent, il reste quelque temps silencieux. Puis, avec des larmes dans la voix, il parle. A des aveux qui semblent lui échapper et dont le misérable subor- neur a soigneusement préparé les termes et cal- culé l'effet, il mêle le récit de son aventure de Marseille.

Devant la jeune fille qui frémit — est-ce de dé- goût, est-ce d'amour ? — il évoque sa vie souillée par tant de scandales. Ses fautes, loin de les dis- simuler, on dirait qu'il les exagère à plaisir. Il s'en accuse, il s'en repent, il en reconnaît toute l'horreur, et personne n'a pour lui plus de dégoût et plus de haine que lui-même. Heureusement, rheure de l'expiation est venue. 11 l'attendait et voilà qu'elle s'impose à ses remords. Dans quel- ques jours il sera frappé d'une peine très dure et


DANS LA MAISON PUBLIQUE A MARSKILLi: O'i

que cependant il trouve trop douce. Seul, il n'in';- siterait pas, Tayaut méritée, à la subir, mais peut- il se résoudre à déshonorer sa famille, à j)orter sur Técliafaud cinq siècles d'honneur et de gloire, et à livrer au bourreau la tête d'un marquis de Sade. Non ! il saura se soustraire à Tinfamie du supplice, mais il s'infligera lui-même le châtiment ' trop mérité. Vivant, il est à charge à tous les siens. Mort, ils le pleureront peut-être.

Louise de Montreuil, très émue, l'écoute, sans dire un mot, et ses beaux yeux sont pleins de lar- mes. Elle écoute aussi son cœur qui plaide pour ce coupable. Sans doute il a commis des fautes, des crimes, mais il les a commis pour elle, pour se venger d'avoir été séparé d'elle. Chacun de ces crimes est une preuve de son amour. Seule elle a le droit, elle a le devoir de les lui pardonner.

Et elle l'aime, plus que jamais. Elle l'aime pour l'humble et douloui^euse confession qu'il vient de faire, pour les dangers qui le menacent, et aussi, car toute vierge est femme, pour les raffinements de débauche que ses aveux lui ont révélés.

Que parle-t-il de mourir ? Il faut fuir, fuir sans retard.

(( Ouij s'écrie-t-il dans une sorte d'ivresse, fuir, mais ensemble, ou mourir, puisque la vie, sans vous, me devient impossible. Je me tue, si vous m'abandonnez. Sauvez-moi ! »


^i LE MARQUIS DE SADE

Elle essaie de lutter, mais, puisqu'elle aime, elle est vaincue d'avance. Il la presse, il Fimplore. Elle s'habille à la hâte, jette un dernier regard sur sa chambre de jeune fille qu'elle ne reverra plus. Il Tentraîne toute frémissante, brisée par rémotion et l'angoisse. Toutes ses dispositions sont prises. Le payement anticipé de ses ferma- ges, moyennant de fortes remises, lui a procuré l'argent nécessaire à un long voyage. Devant la porte du château, une chaise de poste les attend.

Au souvenir de tout ce qu'elle laisse derrière elle, Louise de Montreuil hésite encore. Il est trop tard. Sur un signe de son amant, le galop des lourds chevaux; pressés de partir, l'emporte pres- que inaniuiée vers l'amour, vers le châtiment (1).


(i) Paul Lacroix ajoute ces détails, qui me semblent in- ventés de toutes pièces : « La pauvre demoiselle restait muette au fond de la voiture, où sa honte et sa rougeur n'avaient pas d'autre voile qu'une nuit obscure, à peine éclairée par quelques flambeaux. Le marquis triomphait.

a — Adieu, messieurs, dit-il gaiement aux témoins de cet enlèvement, faites, comme moi, pénitence : je vais fonder un ermitage en Italie et adorer le parfait amour. » Pour des opérations de ce genre on n'a pas besoin de témoins, et le marquis de Sade était trop habile et peut-être aussi trop épris pour s'exprimer avec ce cynisme, au moment où il avait le plus grand intérêt à jouer la comédie de la ten- dresse et du remords. *


AU CHATEAU DE MIOLANS


Les deux amants s'étaient réfugiés en Italie. Pendant quelques mois, s'arrétant dans les plus grandes villes, à Gênes, Alexandrie, Turin, ils parcoururent le Piémont. Le marquis de Sade était au comble de ses vœux, et le bonheur lui faisait une âme moins agitée et plus pure. Louise de Montreuil, à force d'agitation, dans le tourbillon de cette vie errante, essayait d'endormir ses re- mords. Elle n'y parvenait pas. Elle songeait sans cesse à sa mère, désespérée par sa fuite, à sa sœur, si confiante et si indignement trahie. Au milieu des plaisirs, multipliés sous ses pas, dans ce pays qui offre à l'amour la beauté de ses paysages et la splendeur de son ciel, elle ne pouvait chasser les souvenirs importuns, et cette amertume que toute volupté recèle et qui en est l'expiation lui montait


96 LE MAHQUIS DE SADE

du cœur aux lèvres, empoisonnait ses plus douces heures d'ivresse.

Les caprices de leur fantaisie, ou peut-être Tin- conscient désir de se rapprocher de la France les avait conduits, au mois de novembre, à Cham- béry (1). Ils s'étaient logés à Thôtel de la Pomme d'Oi% puis, pour échapper plus facilement aux cu- riosités des naturels du lieu, dans une maison de campagne des environs. Ils en sortaient le moins possible. Le marquis de Sade avait sans doute été avisé que la police sarde suivait depuis quelque temps ses traces et qu'il aurait beaucoup de peine à lui échapper. En effet elle le découvrit bientôt et se hâta d'avertir les autorités de la ville.

Dans les premiers jours de décembre, le mar- quis de Sade fut arrêté par le major de place de Ghambéry. On fit des perquisitions chez lui, et on n'y trouva que quelques papiers sans impor- tance. Averti à temps, il avait pris ses précautions. Tandis que Louise de Montreuil recevait l'ordre de rentrer en France (2) , on le conduisit au château de Miolans. Son domestique, Carteron, arrivé à Cham-

(i) Entre l'épisode de Marseille et Farrestation à Gham- béry, la vie du marquis de Sade est très peu connue. Il faut remplacer pour cette période les documents qui font défaut par des conjectures.

(2) Paul Lacroix affirme qu'elle mourut en Italie, à vingt et un ans, dans les bras du marquis. En réalité elle revint en Provence, passa quelque temps dans un couvent, et sa famille finit par lui pardonner.



Carabiniers (Cavalerie]

(Règne de Louis XV.)


AU CHATEAU DE MIOLANS 97

béry le leudcMnaiii de l'arrestation, l'ut autorisé à lui rendre compte des commissions dont on Tavait chargé, mais h condition de ne s'arrêter à Miolans qu'une nuit. De Miolans il partit pour Nice, d'où il devait rapporter des eiïets, des papiers et des livres laissés dans cette ville par son maître lorsqu'il y était passé au commencement de rautomne(l).

Pour un amateur de pittoresque — mais le mar- quis de Sade ne l'était probablement pas et on ne l'était guère de son temps — le château de Miolans devait avoir, en 1772, un charme tout particulier.

« Avec ses robustes tours, écrivait près de cent ans plus tard, M. Menabrea, son donjon sourcil- leux, ses larges murailles que Tâge et les orages ont brunies, perché qu'il est sur un rocher taillé à pic de plusieurs centaines de pieds d'élévation, il semble n'avoir rien perdu de son antique fierté et a l'air de commander en maître à tous les alen- tours. Manoir féodal d'abord, puis place de guerre, puis prison d'Etat, son histoire offre des particulari-

(i) A son retour, on congédia le domestique Armand resté auprès du marquis, et il fut seul chargé de le servir dans sa prison. Les dépenses du maître et du valet, y com- pris les meubles fournis, étaient évaluées à 282 livres par mois. Tous ces détails relatifs à Tarrestation sont extraits d'une lettre du comte de la Tour, ministre du roi de Sar- daigne, lettre citée avec bien d'autres documente originaux dans un excellent ouvrage de M. Menabrea, auquel nous ferons dans ce chapitre de nombreux emprunts, les Origines féodales dans les Alpes occidentales^ Turin, i865.


98 LE MARQUIS DE SADE

tés curieuses, car il vécut d'une vie active jusqu'au commencement de notre siècle, époque à laquelle, devenu caduc, on ne lui laissa pour hôte qu'un simple concierge, unique gardien de ses traditions . »

Cette description date de 1856. Depuis, le temps a fait son œuvre. Tl ne reste aujourd'hui du châ- teau de Miolans que des ruines.

11 s'élevait dans la vallée de Tlsère, entre Mont- mélian et Conflans, sur une espèce de contrefort qui se détachait du plateau des Bauges. Du ro- cher où il était posé comme un guetteur chargé de surveiller toute cette région, on apercevait des forêts au noir feuillage, puis une ceinture de champs et de vignobles, nouée par le ruban d'ar- gent du fleuve, de l'Isère aux eaux blanches d'écume^ et plus loin, bornant l'horizon, cette par- tie des Alpes qui séparait du Dauphiné la Mau- rienne.Dans la plaine qu'il dominait, au milieu des verdures, des masses blanches ou grises, apparais- saient çà etlàle village de Saint-Pierre-d'Albignj^, les châteaux d'Ayton, de Ghamoux, de l'Heuille, la tour de Alontmayeur, nids d'aigles ou de ramiers. A quelle époque l'avait-on construit, dans cette merveilleuse situation ? Sans doute à l'époque de l'invasion des Sarrasins dans le pays, de ces Sar- rasins contre lesquels bataillèrent les sires de Miolans, certainement avant l'an mille, qui fit jaillir du sol plus d'églises que de châteaux.


AU CHATEAU DE MIOLANS 99

En 1523, il fut vendu à Cliarlos 111, duc de Sa- voie, par Guillaume de Poitiers et Claudine de Miolans, sa femme. On le rebâtit alors presque entièrement. Cinquante ans plus tard, la forte- resse devint prison.

Prison formidable avec ses tours vêtues de nuages, battues par les pluies, sans cesse assié- gées par les ouragans, et sur lesquelles s'attardait le vol silencieux des gerfauts ; prison dont les cachots creusés dans le sol n'étaient éclairés que par d'étroites fissures du roc.

On trouva dans ces cachots des 'ossements humains. On y lisait encore, en 1856, cette ins- cription, que M. Menabrea a reproduite dans son livre :

G MON DIEU

ME VOTOM FAIRE PASSÉ

POVREMEMT MA JEUNESSE AUX

PRISONS DE MIOLAN POUR n'aVOIR

MAL FAIT ET VOICI LA 3® PRISON

QUE JE SUIS DEPUIS LE 29

1583 POVRE INNOCENT l'oN MAT

AMENÉ CÉANS DIEU LE SAIT

MON DIEU J AY ESPÉRANCE EN TOY

"NE ME LAS JAMAIS

MON DIEU

CH. 1585

1585


KOLIOTHECA J


100 LE MARQUIS DE SADE

Faussement accusé d'avoir entretenu des intel- ligences avec TAutriche, le père Monod, jésuite, fut enfermé à Miolans, par ordre de Richelieu, et il y mourut.

En 1772, à l'époque où cette Bastille du roi de Sardaigne s'ouvrit pour le marquis de Sade, deux détenus de marque s'y trouvaient déjà.

Vincent Lavini, commis des finances sous le règne de Charles-Emmanuel III, avait le dange- reux talent d'imiter à la perfection toutes les écri- tures. Sur l'instigation du comte Stortiglioni, alors ministre, il fabriqua, pour une somme consi- dérable, de faux billets du Trésor royal. Le crime fut découvert. On mit en accusation les deux cou- pables. Lavini, qui s'était enfui en France, fut arrêté en 1762 et emprisonné à Miolans, où presque tout son temps se passait à faire d'admi- rables paysages à la plume. Sa chambre en était tapissée (1).

L'autre détenu, François de Songy, baron de l'Allée, habitait, bien malgré lui, le château de Miolans, depuis le 22 février 1771, pour avoir essayé, le /i décembre 1770, de faire évader, de la prison de Bonneville, un certain Benoit Bazelon — ce à quoi il réussit d'ailleurs — et pour avoir

(i) Le 9 juin 1786, il fut transféré de Miolans, dont le froid et Tair trop vif l'avaient rendu malade, au château d'Ivrée, où il ne larda pas à mourir.


AU CIIATKAU I)i: MIOLANS 101

aussi, dans la nuit du 2(3 au 27 décemljre de la môme année, tenté de tuer un soldat en faction dans un corps de garde. François do Songy, après ce double exploit, s'était réfugié dans la répu- blique de Genève, mais on Tavait assez rapide- ment rattrapé.

Le marquis de Sade avait été incarcéré le 8 dé- cembre 1772. Le lendemain, le commandant du château, M. de Launay, lui faisait signer cet engagement :

u Je promets et donne ma parole d'honneur qu'ayant été traduit ce jourd'hui au fort de Mio- lans pour y être détenu aux arrêts, promettant d'exécuter tous les ordres qui me seront intimés de la part de M. le commandant dudit fort, et de ne point enfreindre les défenses par lui faites, de ne faire aucune tentative pour m'éva- der, et de ne point passer la porte du donjon, ni permettre à mon domestique de le faire, à moins que je n'en aye une permission spéciale, en foi de quoi je me suis signé à Miolans, le 9 décembre 1772, le marquis de Sade. »

Cet engagement — qui devait être si mal tenu — n'empêcha pas M. de Launay de prendre, con- formément aux instructions de M. de la Tour, toutes les précautions possibles pour que ce pri- sonnier très important, arrêté sur les instances


102 11^ MARQUIS DE SADE

(lu duc d'Aiguillon, ne put pas s'échapper. Pen- dant ses promenades dans les fossés ou les che- mins de ronde du fort, il devait être gardé à vue par le sergent de planton et, lorsqu'il montait sur le donjon, un soldat était chargé de le surveiller et de fermer la porte à clef derrière lui. De même son appartement devait être fermé à clef la nuit. Les parents du marquis, sa femme, sa belle- mère (que son emprisonnement ne gênait pas du tout et qui Tavait probablement provoqué), se plai- gnirent qu'on n'ait pas pour lui assez d'égards, et elles adressèrent au comte de la Marmora, ambas- sadeur du roi de Sardaigne à Paris, pour qu'il le fit parvenir au comte de la Tour, commandant géné- ral du duché de Savoie un mémoire, dont nous reproduisons les passages les plus intéressants :

(( La famille du comte et de la comtesse de Sade ayant appris la détention du comte de Sade ai fort de Miolans, supplie S. E. M. le comte de Tour de vouloir bien donner des ordres pour q^ ce gentilhomme y soit traité avec quelques égaro et qu'il lui soit procuré tout le bien-être possil qu'un homme de son état est dans le cas de rer, en tout ce qui ne pourra porter le moind préjudice à la sûreté de sa personne, ni facilite son évasion, s'il voulait la tenter.

« On désirerait aussi que son vrai nom ne fut


AU CFIATI'AIJ I)I-: MIOLANS 103

connu de personne, ([uo tic S. E. M. l(; comte de la Tour. La mallieur(îuse allaire, que des circons- tances ont aggravée, ayant fait trop de bruit pour n'avoir pas inspiré des préventions fâcheuses qu'il faut le temps d'alfaiblir et de détourner, c'est C(i qui oblige à désirer qu'on ignore le lieu de sa re- traite, et qu'il ne soit connu dans le fort que sous le nom de comte de Mazan qu'il a porté jusqu'ici... L'on prie que les effets qu'il pourrait avoir avec lui, tant pour son utilité que pour son occupation, nécessaire à un esprit aussi vif que le sien, lui soient remis, à l'exception de ses papiers, manu- scrits, lettres, etc., de quelque nature qu'ils puissent être, que sa famille demande lui être envoyés avec une petite boîte ou coffret de bois, qu'on croit être rouge, garnie de cuivre, qui con- tient aussi des papiers. S'il Ta emportée avec lui dans le fort, l'on prie de tâcher de les ravoir sans Tu'il puisse le prévoir et ne soustraire aucun des

apiers qu'elle contient. Quant à la clef, si elle n'y

«t pas, on s'en passera... »

'A ce mémoire, le commandant général du duché ' Savoie répondit par une note, dans laquelle il se extrait également soucieux de se conformer aux structions reçues et de ménager autant que )ssible une famille très influente :

« Le comte de la Tour, écrivait-il j a satisfait


104 LE MARQUIS DE SADE

aux ordres de S. M. le Roy de Sardaigne, son maître, en faisant arrêter et conduire au château de Miolans M. le comte de Sade. Il est certaine- ment très empressé de marquer à ses parents Ten- vie qu'il a de les obliger, ayant même déjà prévenu leurs intentions dans la manière dont ils souhaitent que ce gentilhomme soittraité, avec tous les égards dus à sa naissance, et les agréments qui peuvent adoucir Tamertume de sa situation. Il a donc chargé le commandant de ce château d'engager M. le comte de Sade de déterminer lui-même la manière dont il désirerait être nourri et entre- tenu... Le même commandant lui a donné une chambre et un cabinet à portée de son appartement qui a été réparé contre les intempéries de la saison où nous sommes, mais en même temps assurée contre toute tentative d'évasion. Un tapissier de Chambéry a fourni des lits, matelas, linge de table et délit, des tables, des chaises, et autres commo- dités qui ont paru nécessaires. Quoy qu'il ayt établi une sentinelle à sa porte, il luy laisse la liberté en- tière de passer quand il souhaite dans son apparte- ment, et de se promener à son gré dans Tenceinte du donjon, avec la précaution cependant d'avoir toujours auprès de luy, pour lors, un bas officier qui le garde à vue. Son domestique est consigné à la garde de ce donjon et ne peut par conséquent sortir ; il est défendu aux soldats de se charger


AU (:iiati:ai; di: mioi.ans 105

(l'aucune espèce de commission pour son in;ntre et pour luy, que de l'exprès consentement du com- mandant, qui ne permet pas à son prisonnier de recevoir ny d'écrire aucune lettre qu'il ne l'aye aupiaravant lue et cachetée lui-même. »

Quelque temps auparavant, le 11 décembre 1772, le comte de la Tour avait reçu du commandant du fort de Miolans une lettre relative au nouveau détenu, et dans laquelle se trouve ce passage : « J'ai donné à ce prisonnier la même chambre à feu qui fut occupée par M. le marquis de la Chambre et un cabinet y contigu pour son domestique... Je fais fermer la première porte de son appartement pendant la nuit de manière qu'il ne pourrait s'éva- der que par la fenêtre dont je ne réponds pas. »

La marquise de Sade, qui avait sans doute deviné le rôle joué par sa mère dans l'arrestation de son mari et qui ne se résignait pas à lui pardon- ner, s'était retirée au couvent des Carmélites du faubourg Saint-Jacques (1). De là elle écrivait

(i) « On l'appelait couvent des Religieuses Carmélites de la grande rue du faubourg Saint-Jacques ; mais il était réelle- ment situé rue d'Enfer, n^ 67. C'était autrefois un prieuré de Tordre de Saint-Benoît dépendant de l'abbaye de Mar- moutier... L'église et le couvent furent occupés par les religieux de Marmoutier jusqu'en i6o4, époque à laquelle les Carmélites vinrent s'y établir. C'est là que mourut, en 1710, sous le nom de sœur Louise de la Miséricorde, Louise-Françoise La Baume-le- Blanc, duchesse de la Val-


106 LE MARQUIS DE SADE

lettres sur lettres pour intercéder en faveur du prisonnier. Elle avait appris que, le 8 janvier, il était tombé malade, qu'il souffrait d'insomnies presque continuelles, et qu'un médecin avait été appelé pour examiner son état. Le 21 janvier, elle se piaig'nait au commandant du château, que les adoucisse- ments obtenus pour ce malade, qui n'^était proba- blement qu'un malade imaginaire, ne fussent pas exécutés, et elle menaçait de protester auprès de l'ambassadeur de France en Sardaigne.

De Launay, très embarrassé entre une femme trop sensible qui réclamait un régime de faveur et son gouvernement qui lui recommandait un surcroît de surveillance et de rigueur, s'efforçait de conten- ter tout le monde et ne contentait personne. ^ demandait sans cesse de nouvelles instructions * comte de la Tour. Celui-ci, qui ne savait trop plus quelle conduite tenir, en référait au gouv ment français qui avait réclamé l'arrestat marquis et qui en était seul responsable. I moralui arrivait, le l^ mars 1773 : a J'ai v^ ministre, M. le duc d'Aiguillon, à l'inst qui M. de Mazan (le marquis de Sade) est je lui ai fait lecture de la lettre que M. de I commandant du fort de Miolans, vous a é


iière. Ce couvent fut supprimé en 1790. » Die- historique de Paris, par Antony Beraud et P. Paris, 1828, t. I, p, 127. ■


r


AU CHATEAU DK MIOLANS 107

.'occasion de celle qu'il a reçue de Tépouse de ce prisonnier... M. de Launay est au-dessus de tout reproche ; il doit excuser la vivacité d'une femme mal informée et abusée par le crédit que son mari, qu'elle aime, conserve malheureusement sur son esprit. Il est nécessaire que l'on resserre plus que jamais M. de Sade ; qu'on lui retranche toute dou- ceur, que toute communication an dehors lui soit interdite ; qu'on ne laisse pas surtout sa femme approcher de lui... »

Ces décisions du ministre de France, le comte delà Tour les fait connaître à la marquise de Sade. Elle lui écrit aussitôt une nouvelle lettre (le 18 mars) lans laquelle, comme dans les précédentes, se

3lent les prières et les récriminations :

Dans le temps même que je sollicite pour mon

on le resserre davantage ; si mon appro-

devenue un crime nouveau pour lui, je

a à plaindre. Que dois-je penser de tant

urs ? Qai peut les avoir occasionnées ?

5, monsieur, que vous me fassiez la grâce

instruire ; joïgnez-y celle d'appuyer au-

votre Roy la supplique que j'ai l'honneur

, envoyer (1) ; c'est un hommage que vous

.-. ette supplique, adressée au roi de Sardaigne Charles- les vT\nuel III, débutait ainsi :

171011e affaire malheureuse a forcé le marquis de Sade, La mari, de s'expatrier ; il a cherché un asile dans vos



108 LE MARQUIS DE SADE

devez à Finnocence opprimée ; je la réclame pour mon mari et je l'attends des sentiments de votre CŒur. »

Pendant que sa femme s'obstinait à le défendre, le marquis de Sade menait à Miolans une exis- tence qui manquait un peu de confortable mais qui n'était pas trop ennuyeuse.

A peine entré dans sa prison, il n'avait songé qu'à en sortir le plus tôt possible, même sans l'assentiment de ses geôliers : « J'ai sondé et fait examiner secrètement ce seigneur, écrivait de Lau- nay au comte de la Tour, le 5 février 1773, je n'ai rien trouvé en lui de solide et vois que ses menées ne tendent qu'à pouvoir s'échapper ; puisque, outre les propositions qu'il m'avait faites, il a fait chan- ger tout son argent de Piémont en argent de France, et qu'il s'informe s'il y a un pont sur risère qui soit bien loin de France, de façon que je ne puis pas répondre d'un prisonnier qui a la liberté dans le fort et qui peut escalader les mu- railles dans un instant, malgré toutes mes précau- tions... »

états ; il y était paisible, lorsque des ordres supérieurs l'ont privé de sa liberté, en le faisant enfermer au fort de Miolans, où il est détenu depuis quatre mois. Mon mari n'est donc pas assez malheureux d'être flétri en France par un arrêt injuste, faut-il encore le punir doublement dans un pays où il a rempli tous les devoirs qu'inspirent les lois divines et humaines ? »


AU CII.VI'KAIJ I)i: MIor.A.NS 109

Eu attendant d(î prendre la clef des champs, le marquis de Sade s'ellbrçait d'égayer sa prison par de nombreuses parties de cartes dans lesrpielles il perdait un peu plus souvent qu'à son tour. Il en éprouvait une irritation assez naturelle. 11 se plaignait, le 27 février, que le baron de TA liée, après ravoir débarrassé de douze louis, dans une partie de pharaon, avait gagné au même jeu cent louis à son domestique, « jeune homme de famille, disait-il, qui m'est recommandé et qui peut avoir du bien un jour ». Il insinuaitque le comman- dant du château savait qu'on jouait et qu'il ne fai- sait rien pour s'y opposer. De Launay, en effet, ne l'ignorait pas. Le 12 mars, il écrivait au comte de la Tour que de Sade venait de perdre douze louis, c'était probablement son chiffre, à la bassette : « Duclos (lieutenant du bataillon des invalides de Miolans) était partie au gain. On s'est disputé. » Le commandant n'hésitait pas à donner presque tous les torts, dans ces disputes, à son nouveau prison- nier : « M. de Sade est un esprit très léger, ce qui le rendra toujours singulièrement à craindre, surtout tant qu'il sera lié avec M. Duclos. Loin de suivre mes conseils, il s'est toujours raidi contre moi... Il a un jeune homme avec lui (Armand), sous le nom de domestique, qui est, à ce que je crois, le compagnon de ses débauches ; ils font même courir le bruit qu'il est le bâtard du duc de


110 LE MARQUIS DE SADE

Bavière !... On attend Tautre domestique. »

Ce de Launay se prenait pour un habile psycho- logue ; il n'était qu'un bon homme des plus faciles à tromper. L'avenir le prouva bientôt.

Le marquis de Sade, comprenant que la violence et les récriminations ne lui serviraient '\ rien, s'efforçait, depuis quelque temps, d'endormir la sur- veillance de ses geôliers. Quelque pénible que lui fût sa détention, il affectait de la considérer comme un châtiment très mérité. Il manifestait, chaque fois que s'en présentait l'occasion et même quand elle ne se présentait pas, le plus profond repentir. Cet homme, naguère si hautain et si emporté, n^ avait plus sur les lèvres que des paroles aimables et douces.

Le commandant constatait avec joie ce change- ment, qu'il attribuait à ses exhortations. Il en fai- sait part, le 1^^ avril, au comte de la Tour : « M. de Sade, disait-il, me montre tous les jours plus de confiance... Il est inquiet et mélancolique de sa détention... Le grand repentir qu'il ressent pour- rait lui causer plus d'amendement que plusieurs années de détention, qui, au lieu de lui faire chan- ger de conduite, pourraient davantage l'irriter. » Quelques jours après, le 9 avril, il constatait que son prisonnier ne recevait <( aucune nouvelle avan- tageuse » et que sa santé s'en trouvait très alté- rée. Nouvelle lettre, le 16 août, dans laquelle il


AU CHATEAU DK MIOI.ANS 111

louait réconomie ot la dociliU'; du marquin : « La nourriture de sou dom(3sti(jue et tout ce qui est nécessaire dans sa chambre se monte à cinq livres douze sols par jour, non compris son linge, ses habillements, ses commissions à Ghambéry... Je m'aperçois qu'il ne dépense que très à propos. 11 s'est reconcilié très généreusement avec M. de l'Allée, m'ayant prié de ne point l'obliger à lui faire des excuses . »

Le marquis de Sade recevait à cette époque des nouvelles « avantageuses (1) », mais il se gardait bien de les communiquer au commandant du châ- teau. Il jouait la comédie du découragement au moment où il était en réalité plein d'espoir. D'après ses indications, sa femme avait préparé un plan d'évasion qui présentait les plus sérieuses chances de succès.

L'exécution suivit de près. Mme de Sade était venue dans le Dauphiné. Elle y avait recruté une petite troupe de quinze hommes, bien payés et très résolus (2). Dans la nuit du 1^ au 2 mai, ces


(i) Probablement par l'entremise de quelques amis qu'il avait à Ghambéry, et entre autres d'un certain François Devanz, qui lui était très dévoué.

(2) Le chef de l'expédition était sans doute Joseph Violon^ d'Ermieux (en Dauphiné), sur lequel M. Menabrea a publié de curieux documents tirés des archives du château de Ghambéry. Joseph Violon fut accusé et convaincu d'avoir favorisé Tévasion du marquis de Sade et du baron de


112 LE MARQUIS DE SADE

hommes, postés à quelque distance du château, attendaient le signal convcDu. Ils n'avaient pas à craindre de résistance de la petite garnison. La plupart des soldats étaient gagnés, à commencer par leur chef, le lieutenant Duclos. Pendant toute cette nuit ils devaient ne rien voir, ne rien entendre. 11 n'y avait peut-être que le commandant du châ- teau qui ne fût pas dans le secret.

Le marquis, que des émissaires avaient averti, ouvrit tranquillement sa porte avec une fausse clef, descendit sans bruit, se dirigea vers la petite troupe qui l'attendait, monta à cheval et partit au grand galop, avec le baron de PAUée, très heu- reux de profiter de cette excellente occasion.

Lorsque, le lendemain, M. de Launay fit sa tournée habituelle, ses prisonniers étaient déjà loin ; mais pour adoucir les regrets que pouvait lui causer ce brusque départ, ils avaient laissé à son adresse deux lettres d'adieu, où s'exprimait, en termes choisis, leur gratitude. Celle du marquis de Sade, une des plus a sensibles » qu'il ait écrites, mérite d'être donnée en entier. C'est le dernier acte d'une amusante comédie.

l'Allée. Après trois mois de prison, il fut condamné, par une sentence du 24 juillet 1775, au bannissement perpétuel des États du roi de Sardaigne. Sous prétexte de recueillir les débris d'une succession, il demanda sa grâce, par une re- quête adressée à Victor-Amédée III, qui avait succédé, en 1773, à Charles-Emmanuel III, et on finit parla lui accorder.



Régiment de Mestre de camp général.

Cavalerie (à droite).


AU CIIATKAU I)i: MIOLANS 1 1 !{

(( Monsieur, si quol(|ue chose peut troubler la joie dem'alTrancliir de mes cluiiîies, c'est la crainte où je suis de vous rendre responsable de mon éva- sion. Après toutes vos honnêtetés et toutes vos politesses, je ne puis vous cacher que cette pensée me trouble. Si mon attestation peut être cepen- dant de quelque poids vis-à-vis de vos supérieurs, je les prie de le trouver ici dans la parole d'hon- neur authentique que je leur donne, que bien loin de favoriser en rien cette fuite, vos soins vigilants Tout retardée de plusieurs jours, et qu'en un mot je ne l'ai due qu'à mes propres manœuvres.

« Vous êtes d'ailleurs tout justifié par les atten- tions qu'on vous recommandait d'avoir pour moi. Naturellement porté d'adoucir {sic) le sort des malheureux qui sont dans votre château, il était impossible d'allier avec l'honnêteté de ces procé- dés des attentions trop suspectes, qui ne pou- vaient même que déroger aux ordres que vous aviez reçus à mon égard. Voilà, monsieur, les raisonnements dont vous pouvez tirer vos excuses, et je vous les garantis légitimes. Considérez d'autre part que je ne suis point un prisonnier d'État, et que ma famille (1), qui seule m'a fait mettre ici, va donner tous ses soins à ce qu'il ne vous arrive rien. Vous vîtes Tempressement qu'elle

(i) C'est-à-dire sa belle-mère.


114 LE MARQUIS DE SADE

montra au sujet de M. Duclos et combien elle au- rait été désespérée qu'un officier fut sacrifié par rapport à moi. Cependant, par un excès de vivacité, auquel il ne sera peut-être plus temps de remédier lorsque vous lirez cette lettre, vous courez risque de tout gâter et de rendre vos plus mortels enne- mis ceux qui sans cela vont devenir vos plus puis- sants protecteurs. Je vais vous T expliquer. Je pro- fite pour m'évader d'un secours que ma femme m'envoie de mes terres (1) ; ce secours est com- posé de quinze hommes bien montés, bien armés, qui m'attendent au bas du château, et qui sont tous déterminés à sacrifier leur vie plutôt que de me laisser reprendre; vous voyez qu'il est inutile de compromettre votre garnison et que même tout secours extérieur ne saurait m'arrêter. Si cependant il arrivait qu'après avoir massacre beaucoup de monde et en avoir fait écharper da- vantage, s'il arrivait, dis-je, que vous parvinssiez à me reprendre, ce ne serait, comme vous le croyez bien, que fort blessé, ou même mort, car je défen- drai ma liberté au péril de ma vie. Alors croyez- vous que mes parents vous auraient une forte obli- gation ?


(i) Il pouvait .y avoir dans cette troupe quelques servi- teurs ou vassaux des de Sade, choisis à cause de leur dévouement éprouvé, mais la plupart de ceux qui la com- posaient avaient été recrutés sur place et payés fort cher.


AU CHATEAU I)i: MIOLANS 116

(( 11 UG me resto plus, mon cher commandant, qu'à vous remercier de toutes vos bontés; j'y se- rai toute ma vie sensible ; je ne désire que des occasions de vous en convaincre ; un jour viendra, je l'espère au moins, où il me sera permis de me livrer entièrement aux sentiments de reconnais- sance que vous m'avez inspirés, et avec lesquels j'ai riionneur d'être votre très humble et très obéissant serviteur.

« Le marquis de Sade. »

« Miolans, ce vendredi] 30 avril, »

Ces protestations de dévouement et de grati- tude ne diminuèrent que dans une très faible mesure le déplaisir que causait au malheur<îux commandant une fuite trop habilement combinée. Il essaya de dégager sa responsabilité, en en- voyant, sans perdre de temps, au comte de la Tour, une sorte de mémoire justificatif (1), accom- pagné des lettres des deux ex-prisonniers.

(( V. E. verra par la ci-jointe que mes craintes n'ont pas été sans fondement, et que M. le mar- quis de Sade, avec son domestique, se sont éva- dés ce soir avec M. de TAllée. Ils ont laissé toute


(i) Cette lettre justificative porte la date du i^Tnai ; mais elle a été écrite évidemment dans la journée du 2 mai.


116 LE MARQUIS DE SADE

la nuit leur chandelle allumée dans leur chambre, ce qui a rassuré les sentinelles. J'ai fait visiter par tout le château, par où ils auraient pu passer, et je n'ay trouvé ni cordes, ni échelles, sinon la redingote de M. de Sade dans les commodités de la chambre neuve où ils mangeaient, à portée de la cantine, où il y a une fenêtre d'un pied et d'un pouce de large et un pied et demi de hauteur, à la distance de plus de douze pieds ; et c'est par là que je conjecture qu'ils sont sortis, et que j'ay encore trouvé le chapeau de M. le marquis dans les mêmes commodités.

« Il pourrait bien se faire qu'il ait été aidé du dehors par quelqu'un, et peut-être encore pour de l'argent, par quelque invalide ou de quelque autre personne du fort. J'ay fait enfoncer les portes de la chambre, et j'y ay trouvé les deux lettres ci- jointes; aussi V. E. et le ministre verrez qu'il n'est pas possible de tenir des personnes aux arrêts dans ce. fort, d'où l'on peut sortir de toutes parts, comme j'ay eu l'honneur de vous en prévenir cy devant, quoique je ne laisserai pas d'en être la victime. Je suis cependant encore heureux qu'ils n'aient pas pu parvenir à faire sor- tir les autres prisonniers, comme il serait facile lorsqu'il y a des prisonniers aux arrêts, d'où il m'en pourrait coûter la vie, ce qu'ils auraient pu faire, s'il leur en était venu l'idée. »


AU CIIATKAU I)H MIOLANS 117

Si cette évasion ne (it pas perdre la vie h M. de Launay, elle lui fit perdre sa place. Les excuses qu'il invoquait parurent insuffisantes, et comme il fallait une victime, on le sacrifia. Le chevalier de la Baline fut nommé commandant du château de Miolans.

Pendant ce temps, les deux fugitifs se reposaient de leurs émotions^ ta Genève. Ils n'y restèrent que peu de temps. Le baron de l'Allée eut la mauvaise idée de se diriger vers Paris. Il s'y trouvait à peine depuis quelques mois lorsque la police de M. Lenoir l'arrêta. Il fut ramené à Miolans vers le milieu de l'année 1774 (1). Le marquis de Sade partit pour l'Italie, où sa femme le rejoignit bien- tôt. On pourrait croire, si on ne le connaissait pas, qu'il lui témoigna quelque gratitude du dé- vouement dont elle venait de lui donner tant de preuves (2).

(i) lien sortit le 17 mars 1778, à la suite des sollicitations de sa mère, Louise de Carpinel, veuve de Songy ; mais il n'était pas corrigé^ et de nouvelles frasques le firent, pour la troisième fois, enfermer à Miolans.

(2) M. Paul GiNiSTY assure qu'à peine libre il reprit « une correspondance abjecte avec une maîtresse ». La Marquise de Sade, Paris, 1901, p. 24.


VI


LES PENSIONNAIRES DE M. DE ROUGEMONT


Si la marquise de Sade avait espéré reconqué- rir son mari, elle dut perdre assez vite ses illu- sions. Rentré en France, après un court séjour en Italie, réinstallé dans son château de la Coste, il reprit bientôt, avec le même cynisme, sa vie de débauche. La malheureuse femme, dont Tamour très ardent, quoique conjugal, avait à subir de rudes épreuves, fut de nouveau obligée de se retitrer chez les Carmélites de la rue d'Enfer.

L'existence provinciale, avec la contrainte que malgré tout elle impose, ne suffisait pas à ce mari volage. Il venait assez souvent à Paris. Pen- dant un de ces voyages, en vertu d'une lettre de cachet à laquelle il aurait dû s'attendre, il fut ar- rêté, le 14 janvier 1777, chez une de ses mai-


LES PENSIONNAIRES DE M. DE HOUGEMONT HO

tresses, ot conduit le même jour à Vinccnnes. Nous Ty retrouverons tout à l'heure.

Pendant qu'on l'envoyait en prison, sa famille, avec une infatigable persévérance, s'occupait de la revision de son dernier procès. Du couvent de la rue d'Enfer, Mme de Sade adressa, le 23 sep- tembre 1777, au comte de Vergennes cette sup- plique, où se révèle sa détresse morale :

« Monsieur,

(( L'excès de malheurs, dont je suis accablée ne me permets pas de me présenter à vos yeux, c'est de ma retraite profonde que j'ose implorer et attendre avec confience de vos bontés et de votre justice la réhabilitation de l'honneur de mon mari et de mes enfants, si injustement flétri par un jugement dont nous sollicitons aujourd'hui aux pieds du throsne Tannéantissement.

« J'ai l'honneur d'être très respectueusement, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

« CORDIER DE MONTREUIL, MARQUISE DE SaDE. »

« A Paris, le 23 septembre ïlll . Au Monastère des Carmélites^ rue d'Enfer. »

Le lendemain, la belle-mère du marquis écri- vait, à son tour, au comte de Vergennes :


120 LE MARQUIS DP. SADK

« Monsieur,

« Sans avoir l'honneur d'être connue de vous, j'ose espérer de votre justice et de vos bontés, que vous voudrès bien être favorable à la Requête qui doit être présentée au Roy en son conseil des Dépêches vendredy prochain, à ce que M. Amelot m'a fait espérer au nom du marquis de Sade mon gendre.

« Une branche de cette famille ne vous est pas inconnue, et le chef d'Escadre du même nom qui a eu l'honneur de vous ramener de Gonstanti- nople sur son bord (1), son frère Prévôt du cha- pitre de Saint- Victor de Marseille, réclameraient avec moi vos bontés dans une affaire qui les touche infiniment. Absens, ils m'ont remis leurs intérêts comme celui de leur nom qui est celui de ma fille et de mes petits-fils. Qui plus qu'une mère est touché de leur malheur et intéressé de travailler à le terminer autant qu'il est pos- sible. Leur âge, leur innocence, leurs alliances augustes avec les princes de sang, tout parle en leur faveur. Plus encore l'injustice du jugement qui a été porté contre leur père.

« Je joints ici, monsieur, un précis très abrégé de l'affaire, mais de la plus exacte vérité. Je vous


(i) Le comte de Ve toujours gâtée et scorbutique ; des légumes sans apprêt ou des sauces sans assaisonnement ; quelquefois^ c'est-à-dire tous les jeudis, parce qu'il avait intro- duit dans le régime de Vincennes l'uniforme et dégoûtante monotonie que l'on observait à la Bas- tille, tous les jeudis, de la mauvaise pâtisserie, qui n'était presque jamais cuite : tels étaient nos aliments (l). »

Comme la peine du cachot s'accompagnait d'une mise à la ration, le gouverneur, par économie, profitait du moindre prétexte pour envoyer ses prisonniers au cachot. Ce n'était pas, quoi qu'en aient dit Latude ou Mirabeau, un méchant homme, faisant le mal pour le mal, mais il pensait à l'ave- nir, et il tenait à laisser une belle fortune à ses enfants.

Le marquis de Sade n'avait ni le caractère heureux ni la douce philosophie de Fréron, qui, enfermé à Vincennes le 23 janvier 1746, buvait chaque matin à son déjeuner une bouteille de bon vin apportée de quelque cabaret du voisinage et qui lui permettait,

(i) Latude, Mémoires, p. i53.


Lfc:S PENSIONNAIHLS 1)K M. I)i: KOUGHMONT 129

assurait-il, de sujiporU'i' pdlictumcnl le l'cslcdc la journée. A peine fut-il devenu h; pensionnaire de M. de Uougemont, qu'il conuncmça à se plaindre, il continuera sans répit pendant douze ans.

Il avait espéré que sa réhabilitation serait bientôt suivie de sa mise en liberté. Sa femme l'entretenait dans ces illusions que sans doute elle partageait. Elle lui écrivait, le 30 octobre 1777 : a Tu trouves mes lettres stériles sur tes affaires. C'est précisément que je ne puis te dire autre chose, sinon que Ton travaille à te faire sortir, et qu'on ne cesse de s'occuper de toi. Tu dois d'au- tant plus être convaincu de cette vérité, que lors même la haine que tu dis serait réelle (1), Ton a trop d'intérêt à en finir. Tu as trop d'esprit pour n'être pas convaincu de ces raisons. Aussi, ne te mets pas, comme on dit, martel en tête. Sûrement, les longueurs que nous éprouvons à cet effet sont incroyables, et sans les tourments que cela te cause, si nous n'étions pas sûrs de la bonne vo- lonté de ceux dans les mains de qui cela est, ce cesserait désespérant. Mais il nous est défendu de douter plus que de notre existence (2)... »


(i) Le marquis attribuait en grande partie — et il ne se trompait pas — son nouvel emprisonnement à l'influence de sa belle-mère.

(2) Papiers du marquis de Sade à Vincennes et à la Bas- tille. Bibl. de V Arsenal, M^ 12455.

9


130 LE MARQUIS DE SADE

Sans cesse elle l'encourageait, peut-être pour s'encourager elle-même, ne pensant qu'à lui, ne lui parlant que de lui. Ses lettres étaient pleines de protestations de dévouement et d'amour.

Pour pouvoir correspondre plus confidentiellement ils intercalaient entre les lignes de chaque lettre, qui n'étaitremise ou envoyée qu'après avoir été soi- gneusement lue par le gouverneur du château de Vincennes, d'autres lignes écrites avec du jus de ci- tron ou toutautre procédé analogue et qui restaient invisibles tant qu'on n'avait pas chauffé le papier.

Voici, par exemple, une de ces doubles lettres que nous reproduisons avec sa véritable ortho- graphe, — pour montrer comment écrivaient au dix- huitième siècle la plupart des grandes dames — et dont la partie secrète est imprimée en italique.

« Je ne me suis pas servi de se secret parce que je me suis ressouvenu que tu disoit que Von ne Tu ne doit pas douter mon tendre ami de tout la pouvait la lire et malgré tout les précaution du satisfaction que j'éprouve de recevoir de tes nou- monde fai brûlé et nai pu lire que quelle que velles et tu ne sorait m'en donner trop souvan mot. La page à l'adresse étoit toute effacée, Je parce que cant je n'en reçoi pas je suis dans une nai pu la lire, ser toi de citron. Tu me marque inquiétude inexprimable. Gomme je connois com-


LliS PENSIONNAIHES DK M. l)i: KOUOEMONT l;U

estre a Vincenne nesce pas le Jour de la sorli bien ta tette est siiseptiblo de se chauffer je suis eera eelni (jue Ion a/J'alre eera fini. Je ne con- perpetuellemeat en criiite pour toi. T'inquiéter lu soit pas potirfjLioi lu est si in(/uieste. L'on m'a n'en as surrement de sujet ne doute point de mon assuré qu excepté la liberté lu éloit si bien que amitier et de mon attachement le plus tendre, l'on pouvait être et que rien ne le manquais. Tu Calme-toi, je t'en conjure, tout finira bien et tu sortira des que F affaire d'Aix eera Jugé sois en €era content. Sois sur que cet frase souligné nés sur et ne lauise pas d'attenter a tes Jour. Dans ta pas mis en laire. Ménage ta santé... lettre y avait une bande de papier large environ 4 doi qui parait avoir été coupé et dont 5 ligne sont effassé. Elle commence par ces mot : note parti- cullier.., Croi que Je souffre olant que toi de ta situation] J'ai moin d inquiétude que toi mais ces r agitation et l inquiétude que tu me marque qui me tourmente parce que Je tador et tout ce qui V affecte me semble au delà de tout expression. Je te repette que tu sortira ossitot ton affaire fini {Y).., »


(0 Bibl. de r Arsenal, W 12455. Cette lettre ne porte pas de date. Elle a dû être écrite dans les premiers mois de l'an- née 1777. Le marquis y a ajouté cette note : « Voilà une lettre pleine de contrariétés (de contradictions ?), de men-


132 LE MARQUIS DE SADE

En attendant, elle le tenait au courant de tout ce qui pouvait l'intéresser, le renseignait sur son château de la Coste, et, ménagère soigneuse autant que tendre épouse, s'occupait de son linge, <le ses vêtements. « Pourquoi ne me réponds-tu pas, lui écrivait-elle, le 6 juin 1777, et ne me marques-tu pas comment tu veux ton habit d'été, afin que je le commande de suite àCarlier. Tout est en bon état au château. Pour les tableaux, Gau- fridi (un de leurs domestiques), avant que je lui eusse écrit pour cela, en avait fait la visite, et comme il a trouvé le portrait du maréchal de Belle- isle écaillé, il Pa fait remettre de même que les autres en place dans la galerie (1). »

Sans cesse, il fallait expédier à ce prisonnier de plus en plus exigeant et que rien ne pouvait jamais satisfaire, des habits, du linge, et aussi des li- queurs et des confitures, pour lesquelles il semble avoir eu un goût très vif. La note qu'on va lire et qui est rédigée par le valet de chambre du ^ marquis, Carteron, nous montre la sollicitude attentive, et si mal récompensée de Mme de Sade.

songes et de bêtises dont je me souviendrai jusqu'à mon dernier soupir. Ce n'est pas la peine d'employer un tel se- cret pour dire autant de bêtises et si méchamment tour- nées, mais pourquoi m'étonner ? N'est-ce pas l'usage lorsque vous êtes sous la ferrule de votre abominable mère. » k Nole^ du marquis de Sade.


131 LE MARQUIS DE SADE

1 veste de drap pluché. 1 gillet d'espagnolette.

Le tout renfermé dans une cassette et un car- ton (1).

Carteron. ))

Cependant le temps passait. Le procès de réha- bilitation touchait à sa fin. Il n'eut pas, comme on Ta vu, tous les résultats qu'espéraient le marquis et sa femme. Le roi ordonnait que de Sade fût réintégré dans sa prison de Yincennes.

L'inspecteur de police, Louis Marais, et quatre de ses agents avaient été chargés de le conduire d'Aix à Yincennes. L'opération présentait d'assez sérieuses difficultés. Le marquis de Sade en pro- fita pour préparer un plan d'évasion qui réussit parfaitement.

La petite troupe, composée de Marais, de ces quatre hommes et du marquis, était arrivée le 5 juiL let 1778 à Lambesc, à cinq heures d'Aix, et s'ap- prêtait à y coucher, lorsque le prisonnier prit la clef des champs. Comment s'effectua cette fuite imprévue, une déposition de l'inspecteur de police l'explique longuement, mais avec une clarté qui laisse beaucoup à désirer :

(i) Bibl. de VArsenal, M^ 12455. — Au mois de décembre, on lui envoyait un almanach de cabinet, une bouteille de sirop de violette et de la pâte de guimauve.


M:s l>KNSIONNAmKS 1)1^ M. l)i: HOIJGKMONT 135

(( A coniparii lo dix-septièmo do juilhit mil sept contsoixant(i-dix-hiiit,?i trois heures, M. Louis Ma- rais, couscillor du Roy, inspooteur de police de la ville de Paris, qui nous a exposé avec serment, qu'étant chargé, par ordre du Roy, du cinq du présent mois de juillet, qu'il dut retirer des pri- sons de la Conciergerie d'Aix, le sieur marquis de Sade^ et de le conduire au château de Vincennes aux frais de sa famille ayant reçu ledit ordre en laditte ville d'Aix, il se saisit de la personne du marquis de Sade et partit de laditte ville d'Aix, à trois heures du matin, dans une berline à quatre places dans laquelle était le marquis de Sade, le sieur Antoine Thomas Marais, son frère, ayant à leur suite deux hommes de confiance, qui ont fait la route d'Aix à Tarascon pour ne passer près des terres du marquis de Sade, et arriva au présent logis environ vers neuf heures et demie du soir. La voiture étant entrée dans la cour dudit logis, l'exposant et son frère ont conduit le marquis de Sade dans sa chambre. On n'a point cessé de le garder à vue. Entré dans laditte chambre, il s'est mis à la fenêtre prenant jour sur la grande route, où il est resté jusqu'au moment où le souper allait être servi. Environ une demi heure après son entrée dans laditte chambre, l'ex^ posant s'étant approché dudit marquis de Sade, lui a proposé de se mettre à table. A quoi il are-'


136 LE MARQUIS DE SADE

pondu qu'il était sans appétit et qu'il ne mange- rait point pour ce soir. Ces messieurs se mirent à table. Pendant ce temps, le marquis de Sade a promené dans laditte chambre, et, s'étant adressé au frère de l'exposant, lui ayant dit qu'il avait quelque besoin pressant, son dit homme de con- fiance le conduisit aux commodités, au lieu com- mun dont il s'était assuré en entrant dans ledit logis, ayant vu par lui-même que, pour se rendre aux commodités, il faut passer dans un corridor d'une assez grande longueur, sans aucune issue, en circulant dans le corridor même de la chambre de l'exposant, que ledit marquis de Sade, ayant passé par le corridor, portant lui-même une lu- mière et escorté par les sieurs Antoine Thomas et Marais, ont été aux commodités, le dernier ayant à l'entrée dudit couloir la seule issue par laquelle le marquis de Sade put passer. Le marquis de Sade, après avoir resté cinq à six minutes au lieu commun, est venu à l'endroit même où étaient ces messieurs; le marquis ayant affecté de faire un faux pas et feignant de tomber, Thomas et Marais s'étant empressés de le soutenir et étant presque tombés avec lui, lorsque le marquis de Sade, s'é- tant relevé avec la plus grande légèreté, a passé souple dans les mains de Thomas et Marais et a gagné l'escalier en pierre qui se trouve tout près d'un corridor, le seul qui conduisit au pressant


LES PENSIONNAimiS hi: M. I)i: flOlfiEMONT 137

appartemont, l'escalier ayant au prefni(;r dix marches, huit au second, et donnant sur la cour du présent logis, puis la porte-coclière en entrant. Laquelle portcî-cochère s'étant trouvée ouverte, il est à présumer que ledit marquis de Sade a passé la sortie et Ta pressée par icelle (1)... »

Les moindres détails du plan d'évasion avaient été réglés avec soin. Des paysans, dont on avait acheté la complicité, ou peut-être des serviteurs de la famille de Sade se tenaient au poste convenu. Dès que le marquis sortit de la maison de Lam- besc, où Marais et ses compagnons s'étaient laissés si naïvement tromper par lui, il put trouver, et sans doute à Lambesc même,un refuge assuré.

Les cinq policiers s'efforçaient, pendant ce temps, avec plus de zèle que de succès, de rattrap- per leur capture. Ils fouillaient la maison, depuis la cave jusqu'au grenier, sans oublier le jardin et l'écurie. Ils interrogeaient les voisins, qui ne sa- vaient rien ou ne voulaient rien dire.

Ces premières recherches, d'autant plus longues qu'elles restaient infructueuses, avaient pris beau- coup de temps. La nuit était venue. On avait fer- mé les portes de la ville. Il fallut attendre jusqu'au lendemain pour avertir le commandant de la ma-

(i) Bibl. de V Arsenal, Archives de la Bastille.


138 LK MARQUIS DE SADE

rechaussée, mais, pour plus de sûreté, Louis Ma- rais fit partir son frère Thomas, avec un des poli- ciers^ sur la route de Valence, et un autre de ses compagnons sur la route de Montélimar.

Le 6 juillet, dans la matinée, le commandant de la maréchaussée envoya des cavaliers pour sur- veiller le passage du Rhône. Marais, de son côté, avait mis en campagne « douze personnes de con- fiance pour visiter tous les refuges, maisons et chaumières aux environs de cette ville (de Lam- besc), avec ordre donné de se répandre dans la ville et dans les pays à la ronde pour tâcher de découvrir la retraite ou piste du marquis, Tarrê- tant s'ils pouvaient, oubien devant donner vent de sa retraite àTeffet de le faire capturer (1) ».

Chevauchées et perquisitions furent également inutiles. Marais dut renoncer à retrouver son pri- sonnier, et il revint à Paris, un peu honteux de cet échec, qui risquait de le faire accuser de négligence et même de complicité.

L'habile inspecteur, quelques mois plus tard, prit sa revanche. Le marquis de Sade s'était réfu- gié au château de la Coste, mais, incapable de s'im- poser la moindre contrainte, il s'y cachait très mal. Sa présence en Provence ne tarda pas à être signa- lée à la police. Marais reçut, ou plutôt, désireux

(i) Déposition de l'inspecteur Marais.


LES PENSIONNAIRES DE M. I)i: HOUC^EMONT 139

do réj)arer sa preniiùre l'auto, sollicita la mission d'aller le saisir au gîte et, cette fois, il ne le laissa pas échapper. Au mois d'avril 1779, le marquis de Sade réintégra sa prison de Vincennes, dont il ne devait plus sortir que pour entrer à la Bas- tille.

Ce retour, si peu désiré, dans la pension de famille que dirigeait M. de Rougemont, n'ctait pas fait, on en conviendra, pour adoucir l'humeur, naturellement atrabilaire, du marquis. Sa femme s'en aperçut bientôt.

Elle avait recommencé à lui écrire des lettres très passionnées, très tendres. [1 y répondait plus brutalement encore qu'autrefois. Elle lui pardon- nait tous ses défauts et il ne lui pardonnait aucune de ses qualités. Elle avait l'invincible indulgence de l'amour et comme il ne Taimait pas, tout ce qu'elle faisait pour lui plaire lui était odieux. Comme cela se produit inévitablement pour les affections excessives, incapables de se surveiller et de se diriger, celle de Mme de Sade se mon- trait presque toujours maladroite et importune. Elle exagérait les démonstrations, les protesta- tions, et à force de le subordonner avilissait le dé- vouement. Elle offrait sans cesse avec une insis- tance touchante à un homme cynique, blasé, et qui ne pouvait s'intéresser et s'attacher qu'à Tindiffé- rence, un cœur tout débordant d'amour.


140 T^E MARQUIS DE SADE

Pour dominer le marquis de Sade, pour amuser ses vices et, dans une certaine mesure, les désar- mer, une maîtresse intelligente, habile, rouée, au- rait à peine suffi, et sa femme, un peu niaise, trop docile et trop tendre, n'était qu'une possédée de l'amour conjugal. Elle ne se ressaisira que lorsque son mari aura vieilli.

La présidente de Montreuil s'étonne et s'indigne d'une ténacité d'affection dont elle ne devine pas les véritables causes. Le marquis sait qu'il a eu dans sa belle-mère une ennemie et il accuse sa femme de trop l'écouter, de trop suiyre ses conseils. C'est à ce reproche que Mme de Sade répond dans une lettre du 11 novembre 1779 :

« Tu t'imagines que je suis bien avec elle et que je ne me conduis que par ses conseils. Tu as tort, encore un coup, et tu en verras des preuves non suspectes à ta sortie. Si je n'ai pas rompu totalement avec elle, c'est par rapport à toi, et toujours dans le but de te raccommoder avec elle et lui faire voir, sans réplique, combien elle a donné à gauche dans tout. Il y a longtemps que je sais qu'on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. »

Dans la même lettre, elle rend comptée son mari des démarches qu'elle vient de faire pour lui et elle lui communique ses projets.


LES PENSIONNAinKS DK M. DK UOUCiEMONT 141

« J'ai VU i\I. Le Noii' et ne cesserai d(; le voii*, jusqu'à ce que tu me marciucs (jue tout ce que tu désires te soit accordé. A Tégai'd do la promenade, Ton m'a dit qu'il n'était pas possible pour le mo- ment présent de te la donner à jilus de quatre (jours) par semaine, à cause du nombre des prison- niers. Pour la chambre, l'ancienne que tu te de- mandes, on ne peut te Taccorder parce qu'elle est habitée. Sois bien tranquille, mon cher ami, sur mon séjour à Paris. Je ne la quitterai certainement pas pour aller nulle part, pas même à Valéry, puisque cela te déplaît. J'avais promis à tes en- fants, mais je les reculerai toujours jusqu'au mo- ment où nous pourrons y aller avec toi (l). »

Du fond de sa prison il restait le chef de la famille, indigne, mais très respecté. Il n'en éprou- vait aucune surprise, n'en témoignait aucune reconnaissance. Il se plaignait continuellement et semblait chercher les occasions de se plaindre. Sa femme, à cause de la vie absurde qu'il menait de- puis près de vingt ans, de procès en procès, de prison en prison, à cause du manque de surveil- lance des terres privées de l'œil du maître, Hvrées à des serviteurs paresseux ou incapables, se trou- vait dans une situation pécuniaire assez difficile.

(i) Bibl. de r Arsenal, M« 12455.


142 LE MARQUIS DE SADE

Il en profita pour Taccuser de négligence et même d'indélicatesse !

Son affection, ardente et humble, de plus en plus, on le devine, Texcède. Les lettres qu'elle lui écrit, il les salit de ses ignobles annotations. Don- nons-en quelques exemples, puisqu'il faut, pour bien connaître cet homme, aller jusqu'au fond de son âme.

<( Est-ce que tu es mécontent, demanda la mar- quise le 9 septembre 1779, de ce que je t'ai envoyé ? Est-ce que tu ne veux rien pour ta quinzaine ? Ton silence me tue. 11 n est sorte de chose que je me mette dans la tête. »

A cette phrase, il ajouta : « Et moi dans le c... »

Lui fait-elle dans une autre lettre, avec toute sorte de précautions et de ménagements, ce même reproche de trop longtemps la laisser sans nou- velles, son orgueil s'irrite, sa folie s'exaspère et au bas de la tendre supplique, en guise de com- mentaire, il note cette réflexion qui le juge : « Voilà un fier mensonge. Il faut être un monstre avéré et une gueuse sans honneur et sans pudeur pour aller chercher des tournures de mensonge aussi noires et aussi impudentes que celles-là. »

Quelque temps après elle lui annonce qu'ell-e engraisse et qu'elle « meurt de peur de devenir une grosse coche ». La pauvre femme s'imagine


LES PENSIONNAIRES DH M. DE ROUOEMONT Ha

que ce badiiuigc rainusera. il ne lui inspire que cette grossière annotation : « A force de te re- tourner avec mon teinturier (1). Grosse! pour co mot, que veut-il dire ? »

Le dévouement de la marquise ne se lasse pas. Autour de ce triste mari, que son cœur trop faible s'obstine à adorer, elle s'évertue à faire naître, à encourager, ù guider la sympathie, raffection, la pitié. Sans répit, sans défaillance, elle plaide sa cause, une cause difficile à gagner. Elle veut que ses enfants ne l'oublient pas. Elle leur a persuadé que, puisqu'il est malheureux, ils doivent Taimer davantage. Et en effet, ilsTaiment, ils le vénèrent^ parce qu'ils ne le voient plus qu'à travers cette âme assoifféede sacrifice, héroïquementpassionnée. Chaque année ils envoient au prisonnier leurs vœux très cérémonieux, présentés avec le plus grand respect. Une de ces lettres, datée du 26 décembre 1779, fera juger de toutes les autres :

« Mon cher papa, je profite du jour de Tan pour vous offrir les vœux que je fais tous les jours à Dieu pour (la) conservation de votre santé qui nous est si chère, et pour vous prier de pancer à vos


(i) Ce mot a ici le sens de personne substituée secrète- ment à une autre. Celui par exemple qui écrivait les mé- moires de quelque homme d'État ou illustre général, en les signant du nom de ce personnage, était son teinturier.


144 LE MARQUIS DE SADE

chers enfants. Depuis que j'ai eu Thonneur de vous écrire je me suis bien appliqué à Técriture affin que vous me trouviez bien avancé. Je fais tout mon possible pour mériter toutes vos bontez, celle de ma chère maman et de M. le prieur (son pré- cepteur). Nous voudrions bien vous voir à Valéry, nous serions bien content. J'ai recommencé pour la troisième fois mon rudiment, mais je ne suis guère habile. M. le prieur m'a promis que je com- mencerais la métode ce mois de janvier (1780) ; j'ai bientôt fini l'histoire de Louis quatorze. Je prie Dieu tous les jours pour vous, mou cher papa, et je luy demande de me rendre digne de votre ten- dresse. Si vous aviez la bonté de m'envoyer un petit thème à faire, je feray mon possible pour vous plaire et pour que vous soyez content de moi. Je baise votre main et j'ai l'honneur d'être avec un profond respect, mon cher papa, votre très humble et très obéissant serviteur et fils.

« Chevalier DE Sade (1). »

Tout le monde dans Tentourage de la marquise (sauf son père et sa mère) s'évertuait à adoucir par d'amicales démonstrations, plus ou moins sincères, la captivité du pensionnaire de M. de Rougemont. U n'était pas jusqu'au valet de

(i) Louis-Marie. Il avait alors douze ans.



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Régiment du Roi. (Sous le règne de Louis XV.;


LES PENSIONNAI ni:s i)i: M. i)i: iiou(;i:mont i j.>

chambre, Cartcroii, qui ne se crut oblig(Mhi se rap- peler de temps eu temps «lu souvenir de son maître. (]e Carteron était un type curieux, un Frontin ([ni aspirait ù devenir un Figaro. H avait de l'aplomb^ de l'entregent et une verve un peu boulFonne, mais qui ne manque pas de saveur. Je ne serais pas étonné que la Révolution ait fait de lui un person- nage.

Dans une lettre du 29 septembre 1779, après avoir parlé au marquis de l'escadre commandée par un de ses parents, Hippolyte, comte de Sade (1), et lui avoir donné quelques détails sur Téruption du Vésuve toute récente, il ajoutait :

« A propos, monsieur, j'ai oublié de répondre à un article de votre lettre dans ma précédente que j'ai eu l'honneur de vous adresser. C'est au sujet de la découverte de ces îles que vous prétendez que je vous ai fait sur la Méditerranée. Je ne vous> en ai fait aucune, pas même celle de Caprée car vous y avez été seul. Comment diable, voulez- vous que je vous ai fait des découvertes d'isles,. moi qui n'ai jamais traversé de bras de mer, que je n'ai pu la sauter d'une enjambée. Cest bon pour vous, monsieur, qui êtes un marin déterminé et qui de dessus votre matelat ordonné au pilote

.. (i) Il mourut en 1780, après s'être distingué dans la guerre d'Amérique.

10


146 LE MARQUIS DE SADE

Raviol de conduire bien le gouvernail et au mousse pietro bigolo de grimper au-dessus des mâts pour voir arriver plus tôt la tempête ; c'est là où votre commandement était utile; surtout étant dans les gondoles de Venise, non pas moi, un pauvre diable qui était continuellement à fond de cale, prian Dieu qui n'arriva point d'accident, c'est là, dis-je, où je vous voyais faire une belle manœuvre et manger comme quatre et fumant votre pipe comme un corsaire, donnez des ordres comme un amiral. H y a longtemps, monsieur, que vous cherchiez ce compliment-là en me qualifiant de votre descouvreur d'isles. C'était pour me persifler, mais je ne m'en fâche point, faites en de même.

<c Gomme diable vous vous moquez de moi, mon- sieur, mais vous avez bien raison, car j'ai bien peu d'érudition, j'aurais grand besoin que vous me donnassiez quelques leçons , enfin je suis en les attendant (1).

« Permettez-moi de même, monsieur, de vous faire une petite comparaison. Vous allez dire tout de suite que c'est bon pour moi, mais n^importe, vous voudrez bien m'excuser, d'autant mieux que c'est digne de moi. J'ai cru que vous auriez fait (des progrès) et que vous vous seriez appliqué un peu dans Part d'écrire, mais je vois que c'est tou-

(i) Il allait terminer sa lettre, mais il reprend élan et il continue.


Li:s iMiiNsiONNAinKS ni: m. di: koi'cjkmon t N7

jours (le HK^mc. Il sornl)l(; (\ue co soit un rissairii (l'aboilles qui aient pâturés sur votre papier ; h tout le moins si vous me comparoisez à mon cousin Don Quichotte pour la figure, vous me permettrez, s'il vous plaît, à vous comparoitre à Sanclio pour l'écriture; je sais que jadis vous m'avez dit qu'il n'y avait que le menu peuple qui devait savoir écrire. Pas de colère surtout, pas de colère, vous pourriez me dire que je me donne des airs qui ne conviennent pas, mais je vous en ai demandez pardon d'avance.

« Je vais travailler à vous relever des extraits dans lesjourneaux de différentes années.

(( J'ay l'honneur d'être avec respect, monsieur, votre très liumble et très obéissant serviteur,

« Carteron, « Surnommé le chevalier Qiiiros (1). »

En dépit de toutes ces lettres affecteuses ou plaisantes, plus se prolongeait la détention du marquis de Sade, plus son caractère devenait aigre et inquiet. Il commença dès cette époque,

(i) Bihl. de r Arsenal, Mm2455. ~ Carteron, que Sade avait surnommée Dom Quiros, semble lui avoir été très dévoué. Il l'affirmait du moins dans sa lettre de bonne année du 25 décembre 1777, lettre qui se termine ainsi : « A tous les souhaits que je forment [sic) pour vous que mon refrain est celui de vous revoir bien portant hors de votre chienne de cage, n


148 LE MARQUIS DE SADE

après deux ou trois annés d'espérances toujours déçues, à pousser si loin Texaltation et la fureur qu'elles confinaient à Taliénation mentale.

M. de Rougemont, ceux qui ont parlé de lui sont unanimes à le constater, faisait peser sur les prisonniers de Vincennes une tyrannie d'autant plus odieuse qu'elle agissait sournoisement et ne se manifestait guère que par mille petits détails, peu importants, par eux-mêmes, mais qui, en s'additionnant, prenaient une très grande force. Cet homme doucereux était, en apparence, plein des meilleures intentions du monde. Il prodiguait les bonnes paroles. Son seul désir, assurait-il dans ses heures d'abandon, était de rendre à ceux qu'on lui avait confiés, la prison aussi douce que possible. Ils s'étonnait qu'on ne tînt pas mieux compte de ses efforts, qu'on ne lui en fût pas plus reconnaissant.

En réalité, il aggravait les rigueurs du règle- ment par le soin qu'il apportait à en exiger l'observation exacte, minutieuse. Plus méticuleux peut-être que méchant, il avait cette autorité mes- quine et tatillonne des esprits médiocres. Dans la haine qu'il inspirait, ce qui dominait c'était l'irri- tation et le mépris.

Parmi ses prisonniers, aucun ne le détestait plus que de Sade parce qu'aucun n'était plus hau- tain, plus violent et, en principe, plus ennemi de


LES PENSIONNAIIŒS DE M. DK I{()U(;i:MC)N T J |î)

toute règle. Ce représentant de la j)lus liante no- blesse provençale, allié aux plus grandiîS l'arnilles de France, trouvait absurde et intolérable ({u'un bâtard, tout encrassé de roture sous son nom d'em- prunt, osât lui donner des ordres. Ce joug humi- liant, il le subissait en frémissant. D'ailleui's, son exaspération, entretenue par de quotidiennes vexa- tions, par de perpétuels conflits, n'épargnait per- sonne. Du gouverneur du château elle allait aux simples geôliers, des geôliers aux co-détenus. Mirabeau fut un de ceux à qui elle s'attaqua. Le 28 juin 1780, celui-ci écrivait à M. Boucher, premier commis de la police, qui avait été et qui restait son protecteur :

« M. de Sade a mis hier en combustion le donjon, et m'a fait l'honneur, en se nommant et sans la moindre provocation de ma part, comme vous croyez bien, de me dire les plus infâmes horreurs. J^étais, disait-il, moins décemment, le... favori de M. de R... et c'était pour me donner la promenade qu'on la lui ôtait ; enfin, il m'a demandé mon nom, afin d'avoir le plaisir de me couper les oreilles à sa liberté. La patience m'a échappé et je lui ai dit : « Mon nom est celui d'un homme d'honneur qui n'a jamais disséqué ni empoisonné de femmes, qui vous l'écrira sur le dos à coups .de canne, si vous n'êtes roué auparavant, et qui n'a


lôO LE MAliQUIS DE SADE

de crainte que d'être mis par vous en deuil sur la Grève (1). 11 s'est tu et n'a pas osé ouvrir la bouche depuis. Si vous me grondez, vous me gronderez ; mais, pardieu, il est aisé de patienter de loin, et assez triste d'habiter la maison qu'un tel monstre habite (2).»

Les détenus de Vincennes passaient une grande partie de leur temps à lire et à écrire. Le marquis de Sade fit comme les autres, surtout dans les der- nières années de son séjour dans cette prison et lorsque son espoir d'en sortir bientôt commença à l'abandonner.

Sa femme, le 12 décembre 1780, lui promettait de lui envoyer le prospectus des œuvres de Vol- taire, dès qu'il paraîtrait (3). Le 22 janvier 1781, elle lui envoyait les Fausses Infidélités^ de Barthe (4), et Tépître dédicatoire d'une pièce qu'il venait de composer (5).


(i) Mirabeau et de Sade étaient quelque peu parents par les femmes.

(2) Cette lettre a été publiée pour la première fois dans la Revue rétrospective:, de Taschereau.

(8) Le prospectus de l'édition que préparait Beaumarchais et qui parut à Kehl à partir de 1785.

(4) Comédie en un acte en vers, jouée au Théâtre-Français, eu 1768.

(5) Comme le marquis de Sade écrivit à Vincennes ou à la Bastille une douzaine de pièces, il est assez difficile de savoir quelle esÊ celle dont il s'agit ici.


Li:s i>£NSiONNAii{i:s Di: M. i)i: hougemont ir,i

Le libraires Mùrij^ot était son rouinissL'ur do livres, mais un fournisseur récalcitrant (;t (jui trouvait qu'on abusait un peu de sa complaisance. (( Mérig'ot, écrivait Mme de Sade, le 2/| mars 1781, ne veut point donner absolument de livres que je ne lui en rapporte une grande partie de ceux que tu as. Ainsi, mon tendre ami, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis Renvoyer le volume que tu demandes (1). »

C'était un véritable cabinet de lecture que le marquis de Sade avait formé dans sa chambre de prisonnier, un cabinet de lecture aussi disparate que son esprit. 11 y avait des romans légers, dans lesquels des amants intarissables s'accablaient alternativement de lettres ironiques et sentimen- tales, il y avait des pièces de théâtre, des tragédies déclamatoires, des comédies au dialogue alam- biqué et précieux, et aussi, représentant l'élément sérieux, des récits de voyages, des dissertations morales, rédigées par des bâtards et des sous- bâtards de La Bruyère, des ouvrages historico- philosophiques dans le genre de ceux de l'abbé Raynal ou de M. de Pauw. Comme le marquis se


(i) En même temps que des livres, vêtements, pom- mades, liqueurs et mêmes remèdes continuaient à être expédiés au marquis. Malade imaginaire, il se soignait beau- coup. « Je t'envoie, lui écrivait sa femme le 3i mars 1781, de l'onguent pour ton croupion. »


152 LE MARQUIS DE SADE

prenait ingénuement pour une victime du pouvoir monarchique, il donnait de plus en plus dans le civisme et dans Thumanitarisme. Il voulait lui aussi réformer les lois et les mœurs — les mœurs <ies autres, car pour les siennes il jugeait sans doute la tâche trop difficile. Il commençait à dé- couvrir quelques vertus à ce peuple, opprimé comme lui, et pour lequel il avait eu jadis un mépris si hautain. Le « libéralisme » naissait peu à peu dans son âme ulcérée de la haine qu il éprouvait contre ses prétendus persécuteurs, de sa conviction qu'ils avaient commis, en Temprisonnant, une iniquité. Je n'insiste pas pour le moment sur cet état d'esprit qui n'avait pas encore donné tous ses résultats. J'aurai l'occasion d'y revenir.

La lecture était à Vincennes la principale dis- traction du marquis, mais il en avait eu une autre, un roman d'amour, un roman par lettres, com- mencé en 1778 et qui en 1781, après trois années d'une correspondance très assidue, tour à tour railleuse ou sentimentale, tendre ou ironique, touchait à sa fin.


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UN ROMAN D AMOUR PLATONIQUE LE MARQUIS DE SADE ET MLLE DE ROUSSET


Les femmes ont besoin de confidentes. Les confidentes leur procurent un double plaisir, celui de parler d'elles abondamment, et celui, presque aussi grand peut-être, de demander des conseils et de ne pas les suivre, sauf quand ils sont mauvais.

Mme de Sade, qui ne trouvait dans sa famille aucun réconfort, éprouvait, plus que toute autre, le désir d'avoir près d'elle, attentive, indulgente, une amie, une de ces amies qui vous aiment, ce qui, même à une femme, arrive quelquefois, et auxquelles on peut tout dire. Cette amie dévouée, patiente, désireuse de la consoler et de lui être utile, elle la rencontra sur sa route. Ce fut Mlle de Rousset.


^


154 LE MARQUIS DE SADE

Mlle de Rousset habitait en Provence, dans les environs du château de la Goste. Elle n'était pas de la première jeunesse, ni peut-être de la seconde, mais elle gardait — précieusement — d'assez agréables restes. Elle disait parfois, nous le verrons dans une de ces lettres, qu'elle était laide^ mais elle ne le croyait pas. Ce sont là des choses que les femmes ne croient jamais.

Unpeu mûre mais encore appétissante, elle avait un de ces caractères cordiaux et pleins d'entrain qui ajoutent à la beauté^ qui lui donnent plus d'éclat et de rayonnement. Elle n'était, quoique vieille fille, ni trop romanesque ni trop sentimen- tale. Elle fréquentait le monde. Elle ne boudait pas à la vie et elle aimait le plaisir, à condition qu'il ne l'entraînât pas plus loin qu'elle n'aurait voulu. Elle se vantait d'être sans préjugés, c'est-^ à-dire de n'avoir pas les préjugés dont peut se passer une honnête femme. Elle ne reculait ni devant une anecdote un peu leste ni devant une cour un peu pressante. N'ayant pas connu les délicieux dénouements d^une passion partagée, elle se rattrapait sur les petites joies, moins vives mais nullement négligeables, par lesquelles elle débute. Elle estimait avoir droit à cette com- pensation, mais elle n'en abusait pas.

Mlle de Rousset était bien de &on temps, d'un temps où la bégueulerie déshonorait presque


UN nOMAN DAMOUli PLAÏONIQUI-: 155

autant que le vice, où tout le mondes aiïectail la largeur d'esprit, Tindépendance de caractère, et où la vertu elle-môme, pour qu'on ne lui tînt pas rigueur et qu'on ne la trouvât pas ti'op ridicule, se croyait obligée d'être gaie, aimable et sensible.

Cette voisine de campagne, à qui son esprit et sa verve enlevaient pas mal d'années, le marquis de Sade l'avait connue dans un de ses séjours au château de la Coste. Par désœuvrement ou par politesse, il lui fit la cour. Elle n'y attacha pas grande importance. Leur marivaudage n'eut pas les conséquences que ni Tun ni l'autre ils ne pré- voyaient, mais à Tombre de cet amour artificiel naquit une réelle amitié.

Le marquis passait pour un mauvais sujet. Cette réputation le rendait sympathique à toutes les femmes. Comment pouvaient-elles lui en vou- loir de quelques écarts qui prouvaient surtout à quel point leurs charmes lïntéressaient ? Elles lui auraient pardonné plus difficilement un excès d'indifférence. D'ailleurs elles ne savaient pas tout. Elles traitaient, pour ne pas les connaître suffisamment, d'aimables fredaines ces manifes- tations d'un très bas érotisme.

Mlle de Rousset, qui n'ignorait à peu près rien, ne se montrait pas moins indulgente. Elle conti- nuait à voir le marquis à travers le culte qu'il avait rendu, pendant un de ses entr'actes pas-


156 LE MARQUIS DE SADE

sionnels, à une beauté finissante que ravissait le moindre hommage. Elle n'était pas bien sûre de ne pas Taimer.

En 1778, à l'époque où de Sade venait d'être réintégré dans sa prison de Vincennes, elle était devenue l'amie intime, la confidente apitoyée de cette pauvre femme qui pleurait sans cesse un mari vivant et très vivant. Cette tristesse lui semblait assez naturelle mais notablement exa- gérée. Elle le reprochait à la marquise. Elle l'exhortait à avoir plus de courage et plus de con- fiance, ne fût-ce que pour faire aboutir plus sûre- ment ses démarches. Elle pensait avec raison et affirmait à tout propos que le découragement paralyse l'effort et compromet le succès. C'était une âme robuste, vaillante, une semeuse d'énergie.

Sa bonté un peu brusque et autoritaire veillait sans cesse sur cette amie plaintive et trop sou- vent désemparée. Elle la conseillait et la guidait avec un dévouement infatigable. A Paris, un peu par devoir et un peu aussi, je crois, par goût, si on juge les femmes d'autrefois par celles d'au- jourd'hui, elle l'accompagnait dans les boutiques et les magasins, chez les tailleurs, les bonnetiers, les lingères, les libraires, les bottiers, etc., où elles choisissaient ensemble tout ce que deman- dait, avec son insistance tatillonne et aggressive, le seigneur et maître remisé à Vincennes. Elle


UN nOMAN DAMOUK l'F A TONIQUE 157

s'était clinrg(';(î de; correspondre avec rinton- dant du château de la Costc et autrcîs lieux, (îe Gaufridy que le marquis prenait pour uu voleur et qui Tétait peut-ôtre — car on peut toujours admettre, jusqu'à preuve du contraire, qu'un intendant est un voleur.

La tache la plus délicate de Mlle de Uousset, et elle s'y évertuait de son mieux, était de servir de trait d'union entre cette femme qui aimait trop son mari et ce mari qui n'aimait pas assez sa femme. Elle engageait sans cesse la première à se montrer plus indifférente, plus «philosophe », et le second, sur lequel elle avait d'ailleurs bien moins de prise, à se corriger de sa brutalité et de son acre ironie.

Depuis le commencement de l'hiver de 1778, elle correspondait assiduement avec le marquis (1). Toutes ses lettres étaient remplies de conseils excellents, d'exhortations au calme et à la patience. Sans avoir les illusions tenaces de Mme de Sade, elle essayait de donner quelque espoir au prison- nier, qu'exaspérait de plus en plus sa détention, mais elle l'engageait à ne rien brusquer, à savoir attendre : « Les esprits, lui écrivait-elle, le 30 no-

(i) Les originaux de ces lettres se trouvent dans le recueil des papiers de Sade à Vincennes et à la Bastille. Bibl. de r Arsenal, M' 12456. —M. Paul Ginisty en a publié un assez grand nombre dans le chapitre qui fait suite à son étude sur la marquise de Sade.


158 LE MAIÎQUIS DE SADE

Yembre 1778, sont encore trop prévenus; avec de la douceur et de bonnes raisons, je juge, à toute rigueur, que votre détention n'ira pas au-delà du printemps prochain. Ce serait un abus que de vouloir l'emporter d'autorité, comme Mme de Sade le pense ; elle ne voit pas toutes les diffi- cultés qui se rencontreraient : votre famille récla- merait son captif sur des raisons bonnes ou mau- vaises, et vous seriez toujours tourmenté. Il vaut mieux finir une bonne fois pour toutes ; un mois, deux mois, plus ou moins, ne sont rien lorsqu'il est question d'acheter une tranquillité permanente. C'est à quoi nous rêvons jour et nuit. Adieu, monsieur, bonne santé et jamais plus de déses- poir, si ce n'est quelquefois dans vos lettres pour montrer le danger qu'il y a de vous laisser plus longtemps ; mais que le désespoir n'approche jamais de votre cœur. Entendez- vous ? Jurez-le- moi sur tout ce qu'il y a de plus sacré. Si vous me le refusez, vous n'êtes plus mon ami, et je vous abandonne. Je veux bien croire que vous avez un moment de découragement et d'ennui : soyez sur que nous avons les nôtres aussi. L'es- poir de les oublier, vous dans les bras de l'hymen et moi dans le charme du sentiment et de l'amitié me soutient et me donne du courage. Ecrivez-moi aussi souvent que vous le pourrez, et que vos lettres soient marquées au coin du sentiment et


UN ROMAN I) AMOUK IM.ATONIQDK ];VJ

de la coniiaiice. Mon projet est de tinn* parti d(î tout ; mes batteries sont toutes pr^'tes pour mon ter à l'assaut. Vos tantes vont mettre le branle, je leur donne leur pain taillé à tous. Gaufridy est chargé de M. le commandeur et de Cavaillon ; il agira, c'est moi qui vous en réponds, je lui ai mis les feux au derrière. »

Ainsi rintrépidc amazone mobilisait, avec l'intendant, une partie de la famille, celle qui n'avait aucun intérêt à remprisonnement. Seule la présidente de Montreuil — son mari préférant garder une neutralité malveillante — refusait de se laisser fléchir. Pour la désarmer, il aurait fallu que le marquis manifestât de bons sentiments ; mais c'est ce dont il était le moins capable. Mlle de Rousset se mit en tète de Vj amener. 11 lui vint une idée qui paraîtra bizarre et qui est, en réalité, moins bizarre que touchante, une idée qui fait honneur à son cœur autant qu'à son ingénio- sité et qui, malheureusement, n'eut pas le succès qu*elle escomptait d'avance.

Un saucisson fut envoyé au marquis de Sade. Ce saucisson n'avait en apparence rien de sédi- tieux, mais il recelait un brouillon de lettre que Mlle de Rousset y avait introduit et que devait recopier le marquis pour faire preuve de ses excellentes dispositions. Elle se défiait de son style et lui dictait les aveux, les protestations.


IGO LE MARQUIS DE SADE

Très docilement, de Sade recopia cette lettre (1), qui était censée adressée et qui fut, en effet, adressée à celle qui Tavait écrite.

« Vous qui avez* su lire jusqu'aux replis les plus secrets de mon cœur, que pensez-vous de Fétat de mon âme ? Dois-je espérer ou m'aban- donner tout à fait à la douleur? Nos entretiens passés m'ont soutenu jusqu'à présent ; le dégoût d'être seul, de n'avoir personne qui vous aide à la patience me décourage. D'où vient que vous ne m'écrivez pas? Vous adouciriez mes maux si vous ne pouvez abréger ma peine.

« Que fait ma femme? Ne me mentez pas ! A coup sûr vous Favez trouvée changée. Je ne peux me mettre dans la tète que Ton désire la mort de tous les deux. Cependant, quelle conduite à mon égard ! Quel est le but de ma captivité ! Vous rendre sage, me répondrez-vous lestement. La plaisanterie, mademoiselle, est délicieuse quand on ne souffre pas, mais à un cœur flétri tel que le mien vous devez un aliment plus solide. Le temps passé n'est plus : si vous êtes de bonne foi, vous avez dû voir que mes malheurs ont totalement changé mon existence. La jeunesse a des écarts ; je suis trop directement puni. Vous

(i) Au bas du brouillon envoyé par Mlle de Roussel, de Sade a écrit : « trouvé dans le cervelat {sic) le 9 décem- bre 1778 ».



La marquise de Sade.


UN hOMVN I) AMOUR PLATONIQUK 161

savez que nous avons dit souvent (juci h; mal n'était pas sans remède. J'ai eneore l)ien présents tous les projets d'économie (pie vous me mettiez sous les yeux. Ce ne sera pas en me privant de ma liberté et peut-être de ma raison qu'on appor- tera de grands remèdes. Qu'on me laisse faire et mes enfants béniront leur père ; nous serons tous contents, je vous assure.

(( N'y a-t-il pas quelque raison de politique qui me retiendrait dans ces misérables lieux i" Oh ! mes amis, faites entendre que ce n'est là qu'une chimère ! Toute satisfaction est actuellement rem- plie, s'il en fallait une! L'intérêt de ma famille exige que j'aie l'œil à mes affaires, que j'ai laissées en souffrance, vous le savez plus que personne. 11 est même de son honneur de demander ma liberté, puisque je n'en veux faire qu'un bon usage. Enseignez-lui, mademoiselle, votre ma- nière de raisonner^ elle est plus simple, plus per- suasive et va droit au but... Si j'avais eu l'honneur de vous connaître plus tôt, si je vous avais même écrit dans ces derniers temps, je n'en serais pas où je suis... Je voulais être heureux, rendre tels tous ceux qui m'entouraient ; mon ouvrage à peine commeucé, on s'e^t plu à le détruire ! »

Cette lettre, où le marquis se montrait si sou- mis, si repentant, si diff'érent de lui-même, Mlle de

11


162 LE MARQUIS DE SADE

Rousset la colporta partout ; mais la première à qui elle dût la faire lire fut Mme de Montreuil.Mallieu- reusement la présidente avait, depuis longtemps^ jugé son gendre et savait à quoi s'en tenir sur ses protestations. Elle le considérait comme incu- rable. Les remords qu'il étalait une fois de plus ne lui disaient rien qui vaille. Elle ne demandait qu'une chose, qu'il restât en prison. Là seulement il cessait d'être dangereux.

Avec le même dévouement et la même ardeur, Mlle de Rousset reprit sa correspondance avec le marquis. Elle continua à plaider la cause de Mme de Sade, dont il trouvait Taffection trop démonstrative et dont il se mettait à être jaloux, afin de ne rien négliger de ce qui pouvait le rendre désagréable.

« Les femmes, en général, sont franches, lui écrivait, le 11 janvier 1779, cette excellente amie. Qui de vous s'en plaint, messieurs ? 11 n'y a que M. le marquis de Sade qui ne veut pas que la sienne lui dise : « Je suis un second toi-même. » Cela est pourtant bien ioli et bien doux ; si j'avais un amant ou un mari, je voudrais qu'il me le dît cent fois par jour. . .

« Vous ne devez avoir aucun sujet de jalousie contre le maître de o^uitare : c'est un comme il faut^ pensant bien, rempli de vertus, brillant plus


UN UOMAN I) AMOlIll l»r. A l'ONK^UK IGii

(lu cote du cœur ([U(î du coLc de Tesprit, boriue àme, auiusaut ; nous 1(3 voyous peu, parce que ses alFaires ne lui permettent pas de venir plus sou- vent. Je Tai prié de donner quelques leçons pour nous aider à tuer le temps. Occupée à écrire ou à autre chose, j'ai du plaisir à entendre solfier Madame... Je suis sûre au moins qu'elle ne s'en- nuie pas en cet instant-là.

« Puisque vous êtes d'un tempérament jaloux, je m'observerai bien là dessus ; mais que le ciel vous préserve d'avoir jamais le plus petit caprice pour moi ! Je vous ferais donner à tous les diables! Vous ne risquez rien, n'est-ce pas, et vous vous en applaudissez ? Eh bien, je vous aver- tis de vous tenir sur la défensive ; les laides sont plus adroites que les jolies. Vous m'avez toujours vue grondeuse, moralisant sans fin, ne riant que loin de vous. En tournant le tableau, vous y verrez une physionomie plus douce, qui n'est pas dé- pourvue de grâce, et un certain maintien coquin (|ui assassine les hommes sans qu'ils s'en doutent ; vous tomberez dans mes filets. »

On ne badine pas avec Tamour, a dit Musset. C'est un jeu auquel les femmes, plus encore que les hommes, finissent toujours par se laisser prendre. Mlle de Rousset devait en faire l'expé- rience. Sans songer à mal ou plutôt sans se dou-


104 LE MARQUIS DE SADE

ter encore des sentiments qu'elle éprouvait, elle appelait, en riant, le petit dieu malin. Il vint au rendez-vous.

Cette correspondance si cordiale, si affectueuse d'une femme qui pouvait passer pour jolie, quoi- qu'elle ne fût plus très jeune, avait intéressé d'abord, puis passionné de plus en plus le marquis de Sade. 11 en goûtait vivement la verve et la bonne humeur. Chaque jour il voyait augmenter ce qu'elle avait de familier et d'intime. 11 ne pou- vait s'empêcher d'en éprouver quelque émotion. Sa prison lui laissait des loisirs pour ce que les psychologues appellent la rumination sentimen- tale. Il songeait souvent à cette amie si dévouée, un peu grondeuse parfois mais gaiement et avec esprit. 11 la comparait à sa femme et n'hésitait pas à la préférer. Il était d'ailleurs de ceux qui préfèrent à leur femme toutes les autres femmes.

Mlle de Rousset, de l'endroit où il se trouvait et où il n'avait pas beaucoup de choix, lui paraissait très désirable. Cet amour naissant, dans lequel entraient à dose à peu près égale, de la grati- tude et du désœuvrement, l'amusait et l'occupait. C'était un dérivatif. Il ne déplaisait pas à ce séducteur très habile d'exercer ses talents, ne fût-ce que pour ne pas se rouiller, dans une chambre de prisonnier, et, faute de mieux, par correspondance. D'ailleurs il était plus épris qu'il


UN ROMAN I) AMOlIlt ITATONIQUI-: 105

ne croyait et, de bodiiiage en badinage, le co'ur se mettait de la partie.

Cliose étrange, sous l'influence de cet amollisse- ment de la volonté et de cet attendrissement que produit parfois le malheur, le roué se transfor- mait en berger de Florian. Lovelace soupirait comme Nemorin.

Les hommes ne sont pas construits tout d'une pièce. 11 y a chez les meilleurs de subites pousséas de passions brutales, et chez les plus mauvais un coin du cœur où se réfugie un peu de candeur et de sentimentalité. L'amour, soudain, les fait jaillir comme d'une terre qui semblait desséchée, une source limpide.

Cet amour, frais et pur, que les pires débau- chés, à certaines heures, ont connu, le marquis de Sade, tout étonné de le ressentir, l'exprimait avec les procédés et dans le langage de son temps. Sa « sensibilité » avait de l'esprit ou s'efi*orçait d'en avoir. Ses aveux et ses désirs parlaient sou- vent en vers, en vers fades et musqués comme ceux qui remplissent le Mercure de France ou V Almanach des Muses, Un amant avait, à cette époque, grand intérêt à se doubler d'un poète, même médiocre. La rime autorisait bien des libertés.

Peu à peu la correspondance, qu'elle fût en vers ou en prose, avait pris un tour assez sca-


166 LE MARQUIS DE SADE

breux. Mlle de Roussel faisait bonne contenance. Aux déclarations d'abord discrètes, enveloppées, puis très pressantes, elle répondait par des plai- santeries. Elle affectait de ne pas prendre au sérieux la subite passion du marquis, et même, si par hasard cette passion était sincère, elle s'affir- mait très capable d'y résister victorieusement, sans s'apercevoir que trop souvent se croire fort c'est la pire faiblesse : « Quel sera, écrivait-elle, le 18 jan- vier 1779 le plus adroit pour subjuguer l'autre ? C'est ce que nous verrons. Ne vous flattez pas d'avoir une science parfaite sur cette matière. Les femmes que vous avez connues aimaient et chérissaient vos passions et votre argent : avec Sainte Rousset, il n'y a rien à mordre. Par quel bout la prendrez vous donc ? Vous jouerez le sentiment délicat et quelques petits accessoires, oh ! mais je connais cela ! Croyez-moi, refusez d'entrer en lice : il est encore temps. 11 me semble voir Tantale au bord du fleuve ; vous ne boirez pas, je vous en réponds. Quelle confusion pour un homme qui A^oudrait frétillonner ! »

Des lettres comme celles-là, c'était de Thuile sur le feu. Mlle de Rousset ne s'en rendait pas compte ou peut-être ne le savait-elle que trop. Elle com- mençait, malgré son défi et ses énergiques pro- testations, à se laisser empaumer. Elle trouvait un vif plaisir, dont elle ne devinait pas assez le


UN ROMAN l> AMOUR l'LATONlQUI-: 107

danyur, i\ ces dissertations érotico-scnliin<;ntales qui, (Je plus eu plus, alimentaient, enllannnaient leur correspondance.

Les petits cadeaux entraient en jeu. Lemarcjuis, dont les ressources étaient fort bornées, envoya un jour des cure-dents. « Ce cadeau^ lui écrivit aussitôt Mlle de Rousset, ui'est plus sensible qu'un cadeau de cinquante louis. Vous remuez mon âme d'une façon bien singulière. Qui m'eût dit que des cure-dents produiraient cet effet. » C'était^ en effet, beaucoup de gratitude pour bien peu de chose ; mais on peut croire qu'à l'objet offert l'amour donnait plus de prix.

Plus explicite, une autre lettre se terminait ainsi : « J'accepte A^otre baiser, ou, pour mieux m'expliquer, je ne le garde que pour vous le rendre... » Définitivement, sainte Rousset des- cendait du ciel.

Pour donner à leur correspondance plus d'inti- mité, les deux amants — ils méritent désormais C3 titre — employaient parfois le provençal, langue plus caressante, plus amistoiisa : « Es pas loii tout de dire : voiilès de ieoa per vostre cali- gnaire. Ce n'est pas le tout de dire : voulez-vous de moi pour votre amoureux (câlineur)... Un amoureux qui est loin ! Voyez-vous, moi, si j'avais un amoureux, je le voudrais toujours avec moi, il faudrait qu'il occupât toutes les puissances de


168 LE MARQUIS DE SADE

mon âme, que je le contemplasse, que je Tadmi- rasse, que je lui fisse mille et mille baisers par jour... et toutes ces bagatelles ne suffiraient pas encore pour ma tendresse, je croirais encore n'avoir rien fait ! Ce n'est qu'un échantillon de ce qui se passe en moi et je ne veux pas tout dire... Or, vous êtes loin, et je ne puis que vous plaindre bien fort. »

Chaque lettre marquait un progrès dans la pas- sion de Mlle de Rousset. Toutes ses bonnes réso- lutions avaient fondu comme la neige sous un rayon de soleil. Elle n'était plus qu'une femme très faible, très éprise. Dans ce billet qu'on va lire, et qui est daté du 24 avril 1779, qui retrouverait l'amie énergique et vaillante des premiers jours ? « Je n'ai pas osé mettre <( Monsieur » au com- mencement de ma dernière lettre, puisque tu ne le veux pas. Mais écoute ma petite raison pour le mettre dans l'avenir : ce ne sera pas pour nous que je le mettrai, ce sera pour les autres, et puis, en patois, je vous dirai : « Mon cher de Sade, dé- (( lices de mon âme, je meurs de ne pas te voir. « Quand pourrais-je m'asseoir sur tes genoux, te (( passer mon bras autour de ton cou, te couvrir (( de baisers à mon aise, te dire beaucoup de (( jolies choses à l'oreille, et, si tu faisais le sourd, (( mon cœur contrôle tien te ferait bien sentir que (( j'ai une âme tendre et délicate, et, évidemment,


UN ROMAN I) AMOUR PLATONIQUE HV.i

(( je ferais épanouir la tienne... Adieu, jolie chose « et meilleur de mon cœur, je t'embrasse de la « façon et de la manière que tu aimes. »

Les femmes les plus niaises sont terriblement rouées quand il s'agit de leur amour. Mme de Sade, a qui depuis quelque temps Mlle de Rousset ne montrait plus les lettres envoyées ou reçues se douta que cette correspondance devenait un peu trop cordiale. Une des mystérieuses épîtres celle du 24 avril 1779, lui tomba, on ne sait trop comment, sous les yeux, et elle inscrivit au dos cette anno- tation q qui était chargé des besognes policières, Chénon père, pensionnaire du roi, commissaire au Ghatelet, ayant le département de la Bas- tille (1).

Le marquis de Launay avait succédé, en 1770, comme gouverneur, au comte de Jumilhac-Gub-


(1) Almanach royal, année 1784. Chenon père avait son com- missariat rue Baillet.— Le gouverneur louchait 6.000 livres^ le lieutenant du roi 5.ooo livres, le major 4.000 livres, l'aide, major i.5oo livres, le chirurgien 1.200 livres. Ce dernier fai- sait d'énormes profits sur les remèdes qui étaient payés- par le roi.


176 LE MARQUIS DE SADE

zac (1). C'était un soldat rude et brutal, dont Tautorité, très asservie aux règlements, avait du moins le mérite de ne pas s'aggraver d'hypocri- sie. Il se montrait en cela bien moins odieux que M. de Rougemont. Il était à celui-ci ce qu'est un dogue à une fouine.

Au-dessous de cet état-major, il y avait une cin- quantaine de porte-clefs qui cherchaient, comme leurs chefs d'ailleurs, à tirer le meilleur parti pos- sible de leur situation. « Ce sont ordinairement, dit un des livres les plus curieux et les plus com- plets qu'on ait écrits sur la Bastille (2), d'anciens domestiques du gouverneur qui ont pour cette besogne un salaire de 7 à 800 livres et qui bonifient ce médiocre et dégoûtant emploi par les vols et les escroqueries qu'ils peuvent faire sur les malheu- reux qu'ils appellent leurs pigeonneaux, A ce dé- faut près, que la modicité de leur paie rend presque excusable, les porte-clefs sont en général les plus honnêtes gens de la Bastille. On les trouve encore compatissants, humains etportés àrendre service. »


(i) Il y était né en 1740, alors que son père en était gou- verneur.

(2) Remarques historiques sur la Bastille (par Brossais du Perray), Londres (Paris), 1789, p. 21 ^la première édition est de 1774)- Cet ouvrage, comme tous ceux qui ont été consa- crés à la Bastille, doit être consulté avec précaution. Les descriptions, faites d'après des racontars de prisonniers sont souvent poussées au noir.


r.A itAsriijj: i:n lyiS^, 177

A ces pigcounoaux, pour leur laisser le nom donné par 1(îs gardiens, les huit énormes tours de la massive forteresse servaient de colombiers. Point n'est besoin de rappeler les noms de ces huit tours, mais il en est une qui a pour nous un intérêt particulier et dont il convient de dire quelques mots.

Au mois de février 1899, les ouvriers qui, près- de la place de la Bastille, ouvraient à coups de pics et de pioches un chemin au Métropolitain, trouvèrent au pied de la maison située entre la rue Jacques-Cœur et Tangle de la rue Saint-Antoine^ d'énormes pierres, enfouies dans le sol depuis près- de six siècles. Avertis aussitôt, des archéologues survinrent et reconnurent les fondations d'une de& tours les plus anciennes de la vieille prison, la tour de la Liberté (1) , dans laquelle avait été enfermé


(i) Ce nom vient peut-être d'une évasion, dont aucun sou- venir n'a survécu, à moins qu'il ne soit simplement une ap- pellation ironique, imaginée par quelque guichetier d'hu- meur joviale. « Est-ce par dérision ou par ironie que cette tour porte un tel nom ? Ce qu'il y a de particulier c'est que cette tour de la liberté est la plus austère, la plus noire et la plus infecte des huit qui composent le château de la Bas- tille. Si c'est une plaisanterie, elle ne paraît rien moins que plaisante à cet infortuné qui depuis vingt ans y gémit de son esclavage et qui échangerait volontiers ce prétendu séjour delà //6er/e pour les fers de Maroc ou d'Alger. Les cachots de cette tour s'étendent sous les cuisines et sont les plus incommodes de tous, par le bruit continuel qui se fait au- dessus, et plus encore par les eaux grasses et puantes, qui

12


178 I E MARQUIS DE SADE

le marquis de Sade, et qui, déplacée avec soin, s'élève aujourd'hui, près de TArsenal, sur le quai des Célestins.

Avec la Bertaudière, qui rappelle le souvenir de rhomme au masque de fer, la tour de la Liberté formait la bastide de Saint^Anlhoine^ construite par le prévôt de Paris, Hugues Aubriot, en 1370. Un inventaire rédigé en 1/48 1 nous apprend qu'elle se composait d'une cave ou cellier, de quatre étages de chambres, dont une portait le nom de lardier, et d'un grenier. 11 y avait à cette époque sept prisonniers, parmi lesquels un enfant de treize ans.

Dans les dernières années du dix-huitième siècle, à la veille de la Révolution, la tour de la Liberté comprenait six étages de chambres, un cachot et une calotte. Nous donnerons tout à l'heure l'expli- cation de ce terme.

A côté de la tour de la Liberté, dans un vieil ap- partement du rez-de-chaussée, on avait construit la nouvelle chapelle. Cinq niches grillées rece- vaient cinq prisonniers qui entendaient la messe le dimanche sans voir ni être vus. Un petit rideau

ne s'écoulent pas facilement par les conduits engorgés de la citerne qui est auprès, se répandent souvent dans ces cachots, par deux petits soupiraux pratiqués dans l'épais- seur du mur, et vont inonder le prisonnier, au nez duquel on rit lorsqu'il s'en plaint, ou que l'on paie sèchement d'un ce n est pas vrai. » Remarques sur la Bastille, p. 28.


LA HASTii.Li-: i:n 178/1 17'J

couvrait la grillo cl au niouuînt du rolFcirtoIre les porte-clefs tiraient ce rideau — quand par hasard ils y pensaient.

Les détenus les moins coupal)les ou les plus re- commandés étaient logés, à l'intérieur de cliaf{ue tour, dans des chambres. Ces chambres, aux murs très épais, rongés par le salpêtre, étaient extrême- ment froides, presque inhabitables pendant Thiver. On les distinguait par le nom do la tour et la hauteur de l'étage : première Berlatidière, seconde Bertaudière, Iroisième on quatrième du Paits... Un prisonnier perdait son nom, en entrant à la Bastille ; il devenait le premier de la Basinière^ le second du Trésor^ etc.

Au-dessus des chambres, les calottes étaient formées de huit arcades en pierres de taille qui se réunissaient au milieu. On ne pouvait se tenir droit que sous la partie la plus élevée de cette espèce de dôme. Il y avait tout juste assez de place pour un lit. Entre ces murs, d'une épaisseur de 2 mètres et demi, la chaleur pendant Tété, le froid pendant Phiver (1), étaient également intolérables. Les calottes avaient un autre incon-

(1) Cependant, lorsque la température était par trop gla- ciale, on allumait du feu; mais le remède était presque aussi dangereux que le mal. « Il ne s'y trouve point de cheminée. On y met un poêle, qui, dans un lieu aussi resserré, cause souvent des maux de tète, auxquels on ne fait pas beau- coup d'attention, sous le prétexe qu'on n'en finirait pas s'il


180 LE MARÇ^UIS DE SADE

vénient. « Le dessus des tours, dit Fauteur des Remarques historiques sur la Bastille (1), est une plate-forme en terrasse continuée d'un bout à l'autre et fort bien entretenue. Il y a treize pièces de canon sur cette plate-forme : on les tire lors- qu'il y a quelques fêtes publiques, naissances de princes, victoires sur les ennemis, etc. ; et ce n'est que par le bruit que ces énormes machines font au-dessus de leur tète, que les prisonniers sont instruits des événements heureux. Mais souvent, l'allégresse de la capitale fait le malheur de quel- ques-uns de ces infortunés. Il est arrivé plus d'une fois à ceux qui sont enfermés dans les chambres supérieures des tours, et que l'on nomme les calottes, d'être blessés par les éclaboussures, le mortier, les pierres, etc., que l'explosion subite et violente détache de la voûte. Plusieurs, peu accou- tumés d'entendre d'aussi près le fracas du canon, en conservent longtemps une surdité fâcheuse ou des tressaillements convulsifs; et c'est ainsi que dans cet horrible lieu, les instruments mêmes qui annoncent le bonheur public, servent à aggraver les maux de ceux qui l'habitent le plus souvent sans savoir pourquoi. »

Au pied de chaque tour, il y avait un cachot,

fallait écouter toutes les plaintes des prisonniers. » Remar- ques historiques sur la Bastille, p. 37» (i) P. 29.


L\ HyVSTIF.Li: KN 1 78^1 181

une cave obscure, sans air, dont les murs suaient riiurnidité et dans lequel on enfermait, pour les punir, les prisonniers qui se plaignaient trop vive- ment (1). Ces cachots contenaient un lit de fer scellé dans le mur et sur lequel on posait quelques planches couvertes de paille qu'on renouvelait de temps en temps, quand elle commençait à pourrir.

L'ameublement des chambres était un peu plus soigné, sans atteindre toutefois au luxe ni au con- fortable.

« ... Il consiste ordinairement en un mauvais lit de serge verte, garni de rideaux que la colère d'un prisonnier met souvent en lambeaux, et que son successeur doit raccommoder de son mieux, si ce petit désordre blesse sa vue ; une paillasse pleine d'insectes fort incommodes, un matelas que Ton fait semblant de battre tous les ans, une table dont les pieds sont rarement égaux, une cruche fêlée, pour mettre de Teau, une fourchette de fer, quand on a Tair d'être bien sage, autrement il faut s^en passer, crainte d'accidents ; une cuiller d'étain^ un gobelet de même métal que Ton jure- rait être du plomb, par sa noirceur, un chandelier de cuivre, un pot de chambre à moitié cassé, deux ou trois chaises délabrées, et quelquefois, par sur- croît de luxe, un vieux fauteuil rembourré de cuir

(i) En ^776, Necker interdit dy enfermer aucun prison- nier. Depuis cette époque il n'y en eut jamais.


182 LE MARQUIS DE SADE

à demi pourri : tels sont les meubles élégants des chambres de la Bastille ; si l'on en excepte deux ou trois appartements dans les tours de la Bertau- dière et du Trésor, qui sont un peu moins pitoya- blement meublées, et que Ton donne aux prison- niers illustres ou d'un rang trop élevé pour oser leur manquer tout à fait.

« Quelques chambres, mais fort peu, ont des chenets, ce sont des meubles trop dangereux. On n'obtient que rarement des pincettes et une pelle, dont on craint également Tusage dans des mains un peu promptes. On donne à chaque prisonnier une provision d^allumettes, un briquet, de l'ama- dou, une chandelle par jour, ou plutôt par nuit, et un balai par semaine (c'est le seul article dont on soit servi avec profusion). Mais quel besoin un pauvre prisonnier a-t-il d'un balai par se- maine (1) ?... »

On distinguait à la Bastille deux catégories de détenus :

Les prisonniers d'Etat, enfermés pour des rai- sons politiques plus ou moins graves ;

Les prisonniers de police, écrivains, libraires, graveurs d'estampes libres ou satiriques, colpor- teurs, et jusqu'à des relieurs. Généralement, après quelques semaines ou quelques mois de détention,

(i) Remarques historiques..., i). 44-


LA HASTILLi: KN 1 78/1 183

OU los relâchait. Il était rare; que cette correction paternelle ne les rendit pas pour le restant de leurs jours un peu plus sages ou un peu plus prudents.

Au moment où il y pensait le moins, riiommf, innocent ou coupable, qu'on voulait loger pour quelque temps à la Bastille aux frais du roi, était appréhendé par un exempt de police, chez lui ou ailleurs, dans Tétat où il se trouvait.

(( J'ai été arrêté le 27 septembre (1780;, raconte Linguet (1), allant dîner à la campagne, et par conséquent avec la garde-robe que l'on emporte pour un pareil voyage dans cette saison. Il ne m'a pas été possible de me procurer quoi que ce soit de plus, ni en linge, ni en habits, jusqu'à la fin de novembre suivant ; dans ce mois qui a été rigou- reux, il fallait ou me condamner moi-même à ne pas sortir de ma chambre, ou aller nu, littéralement nu, braver dans la promenade (dans la cour du château) la violence du froid ; j^avais de l'argent cependant déposé dans les mains des officiers, et je ne demandais que la permission ^'acheter ces culottes que Ton donnait^ me disait-on, aux autres prisonniers.

11 y a plus : dans les derniers jours de no- vembre on m'envova enfin de chez le sieur Le Quesne (marchand d'étoffes de soie, à Paris), un

(i) Mémoires sur la Bastille, 1788 (ie éd.), p. 167. Linguet resta vingt mois à la Bastille.


ISi LE MARQUIS DE SADE

convoi d'hiver; il contenait des bas qu'un enfant de six ans n'aurait pas pu mettre, et le surplus de l'habillement taillé sur les mômes proportions. Sans doute, on avait calculé que je devais être prodigieusement maigri... J'élevai douloureuse- ment la voix sur une expédition aussi dérisoire; je priai le gouverneur de renvoyer cette layette^ et de s'intéresser pour obtenir un supplément, ou de me le laisser acheter ; il me répondit nettement, en présence de ses collègues et d'un porte-clefs, que Je pouvais m' aller faire /...; qu'il se f... bien de mes culottes ; qu'il fallait ne pas se mettre dans le cas d^être à la Bastille ou savoir souffrir quand on y était.

(( J'avoue que ses camarades baissèrent les yeux, et que huit jours après j'eus une robe de chambre et des culottes. »

Pour éviter des pertes de temps et des curio- sités gênantes, un fiacre dans lequel montaient avec lui l'exempt et trois ou quatre hoquetons, solides et bien armés, amenait le prisonnier à la la Bastille, jusqu'à l'hôtel du gouverneur. Là on le remettait entre les mains du major et du lieutenant du roi, qui en donnait quittance à l'exempt, et inscrivait sur un registre spécial ses nom, titres et qualités.

Le nouveau pensionnaire était ensuite conduit par un des porte-clefs à la chambre qui lui était


LA hastilij: en 178'! 185

réservée. Sur son passage, sentinelles et soldats, pour ne pas le voir, se couvraient le visage de l(;ur chapeau. Aucun règlement ne paraissait plus important et n'était plus rigoureusement observé que celui-là.

Fouillé très consciencieusement, débarrassé de tous les instruments tranchants qu'il pouvait porter sur lui, et aussi des objets précieux, montres, bagues, etc. ; dont on craignait qu'il ne se servît pour corrompre ses gardiens, débarrassé surtout de ses papiers, le prisonnier restait pendant deux ou trois heures, comme oublié, dans une chambre nue, fermée d'une triple porte.

On lui apportait enfm les meubles strictement nécessaires et son premier repas, auquel le plus souvent il n'avait pas le courage de toucher, car rien ne doit moins exciter l'appétit que l'emprison- nement.

Privé de livres, de papier et d'encre, condamné à une solitude presque complète, qu'interrompait deux bu trois fois par jour le passage rapide et silencieux d'un porte-clefs toujours muet, muet par ordre, le détenu n'avait, dans Tétat de détresse et d'accablement où il se trouvait, qu'un seul désir, écrire à sa famille et au lieutenant de police. L'au- torisation n'en était accordée que très rarement. Dans ce cas, les officiers de l'état-major recevaient les lettres, et, à midi et le soir, les expédiaient.


186 LE MARQUIS DE SADE

Aucune ne partait, aucune n'arrivait, sans avoir été lue.

Après une première période de captivité, dont la durée était très variable, le prisonnier descen- dait à la salle du Conseil où un conseiller d'Etat, un maître des requêtes, un conseiller ou un com- missaire du Châtelet, quelquefois, lorsqu'il s'agis- sait d'un personnage important, le lieutenant de police, lui faisait subir un interrogatoire (1). Cet interrogatoire, comme tous ceux de l'ancienne jus- tice, traitait l'accusé en coupable et n'attendait de Inique des aveux ou des dénonciations. Pour les provoquer, on avait recours à toutes les menaces, on usait de tous les pièges. Si parfois les juges em- ployaient la douceur, cette douceur était beaucoup plus dangereuse qu^un excès de sévérité. Elle vi- sait au même but, par des moyens plus tortueux.

Gomme on avait intérêt à venir à bout de l'éner- gie, de la force de résistance de l'accusé, l'interro- gatoire traînait en longueur. Après deux ou trois séances, Phomme le mieux trempé se sentait vaincu. C'est ainsi que des innocents, torturés pendant de longues heures, s'avouèrent coupables de crimes qu'ils n'avaient pas commis, qu'ils n'avaient pu commettre.

(i) Quand le lieutenant de police ne dirigeait pas lui-même l'interrogatoire, il assistait ordinairement aux dernières séances.


i,A liASTirjj: EN 1784 187

Le prisonnier regagnait son cachot et l'aljsurde rigueur des règlements les plus minutieux conti- nuait à peser sur lui.

Il recevait chaque jour, pour son chauffage, en hiver — sauf quand on lui accordait et qu'il pou- vait se payer un traitement de faveur — six petites bûches que Linguet appelle, avec quelque exagé- ration sans doute, des « allumettes ».

11 avait droit à une paire de draps tous les quinze jours et à quatre serviettes par semaine, mais ce droit gênait le bas personnel de la Bas- tille et on trouvait sans cesse de nouveaux pré- textes pour le supprimer. Voulait-il renouveler sa garde-robe, c'était là une affaire très grave qui ne pouvait se régler que par un ordre ministériel patiemment demandé, longuement attendu.

La table réservait-elle des compensations aux malheureux embastillés ? On en jugera par ce curieux passage du livre de Brossais du Perray :

« La nourriture des personnes est réglée par un tarif suivant leur qualité (1). Tout est prescrit sui- vant le cadastre ministériel dont on aurait assuré- ment pas lieu de se plaindre, si le gargotier en donnait à ses hôtes pour l'argent qu'on lui paie...

(( Les grandes tables, c'est-à-dire l'ordinaire de ceux dont le tarif est le plus haut sont, pour les

(1) Ce tarif variait de 5o livres à 3 livres, des princes du sang aux colporteurs.


188 LE MARQUIS DE SADE

jours gras : une soupe, le bouilli, une entrée, à dîner ; le soir, une tranche de rôti, un ragoût, une salade. En maigre, une soupe, un plat de poisson, deux entrées ; le soir, un plat d'œufs et un de légume ; le dessert du matin et du souper est un biscuit ou une pomme ; enfin, une bouteille de vin par jour.

« Les différences des tarifs moyens aux grands sont bien peu de chose. Elles consistent dans un demi-poulet de plus, ou un pigeon, ou un mauvais quartier de lapin, ou quelques oiseaux fort avancés.

(( Quant aux tables ordinaires, en voici le ser- vice détaillé :

« Le dimanche à dîner, une soupe de bouillon de corps de garde, une tranche de vache bouillie etdeuxpetits pâtés dont la cuisson n'est pas assez soignée pour qu'ils puissent être bons; le soir, une tranche de rôti, veau ou mouton, un petit haricot où les navets abondent, et une salade. L'huile est ordinairement de la plus mauvaise qua- lité ; elle fait soulever le cœur et serait tout au plus bonne pour les réverbères. Tous les soupers en gras sont uniformes.

« Le lundi, au lieu des petits pâtés, à midi, ce sont deux côtelettes ou un haricot.

« Le mardi, une saucisse, ou un pied de cochon, ou une légère grillade de porc prétendu frais.


LA nASTir.F.K i:n 178/1 Igî)

« Lo mercredi, une petite tourte dont le dedans est rempli de restes do cuisine, et dont le dessus est presque toujours brûlé ou à moitié cuit.

<( Le jeudi, des tripes en ragoût, ou quelques vieilles bribes de volaille qu'on ne pourrait pas garder jusqu'au dimanche suivant.

« Le vendredi, à diner, une petite carpe frite, de la raie puante, de la morue ou quelque friture des- séchée, accompagnée d'un plat d'œufs. A souper, des épinards ou autres légumes, et deux œufs à la coque.

« Le samedi) la répétition de la veille; et le cercle invariable recommence le lendemain sans aucun changement pendant les cinquante-deux se- maines qui composent l'année.

« Le jour de la Saint-Louis, de Saint-Martin et des Rois, chaque prisonnier a une augmentation de portion qui consiste dans un demi-poulet rôti, ou l'équivalent en autre chose. Le lundi gras, on donne une tourte chaude.

« Chaque prisonnier a par jour une livre de pain et une bouteille de vin, qui est toujours mau- vais et aussi aigre que du vinaigre. Le dessert consiste en une pomme qui certes n'est pas choisie, quelques amandes ou raisins secs semés légère- ment sur le fond d'une assiette. Rarement y a-t-on des cerises dans la saison, ou des groseilles : cela serait beaucoup trop délicat.


190 LE MARQUIS DE SADE

« On est servi en étain ; il faut être un homme d'importance, un homme recommandé, pour obtenir d'être servi en faïence à ses propres frais et avoir cuiller et fourchette d'argent. Quant à Tétain, qui est pour l'usage commun, il est impossible de se former une idée de la malpropreté des assiettes et des plats. Dans les auberges et autres maisons publiques, où par économie l'on se sert de ce mé- tal, ordinairement on le récure une ou deux fois par an, mais à la Bastille on n'a pas le temps ou la volonté de s'en donner la peine. Les marmitons, tous occupés de la cuisine de M. le gouverneur, ne regardent les prisonniers que comme les chiens de la maison; et pourvu qu'ils ne meurent précis sèment de faim, la gamelle dans quoi Ton jette ce qu'on leur donne est toujours assez propre.

(( Il y a des tables qui ne sont pas si dénuées quelquefois que l'ordinaire qu'on vient de détailler, mais J.^accommodage est en général si dégoûtant, que Pabondace des mets n'est qu'un moyen de plus pour avoir mal au cœur. Il n'y a point de gar- gote à 12 sols par repas où l'on ne soit mieux traité qu'à la Bastille (1). »

(i) Remarques historiques...^ p. 56. Latude parle dans ses Mémoires de « la monotonie constante avec laquelle on ser- vait sans cesse lès mêmes mets et toujours avec une exac- titude si géométrique qu'un prisonnier eût pu annoncer pen- dant un siècle entier ce qu'il devait avoir le lundi, le mardi et tous les autres jours de la semaine ». Cependant Mar-


LA BASTILLE EN 1 78/1 l'Jl

A défaut (le la bonne chère, la promenadci était la grande distraction des prisonniers, de ceux du moins à qui on le permettait. Elle n'avait plus lieu, à l'époque où de Sade fut enfermé à la Bas- tille, ni sur les plates-formes (1) où le ministre Amelot Pavait interdite parce que les détenus, avides d'entendre la voix humaine, causaient avec les factionnaires, ni dans le jardin, que M. de Lau- nay préférait garder pour son usage particuliei*. « Le gouverneur actuel, dit Linguet, est un homme ingénieux qui tire parti de tout : il a réfléchi que le jardin pouvait être pour lui un objet d'économie intéressant ; il l'a loué à un jardinier qui en vend les légumes et les fruits et lui en paie une somme fixe par an : mais pour n'être pas gêné dans son marché, il a cru qu'il fallait ea exclure les pri- sonniers; en conséquence, il est venu une lettre si- gnée Amelot, qui défend le jardin aux prisonniers. »

Restait la grande cour, glacière en hiver, four- naise en été, et qui, comme lieu de promenade, manquait absolument de charme. Elle formait un carré de 40 mètres de long et de 28 mètres de large. Du haut des tours elle ressemblait à un immense puits. Séparément, tous les jours,

montel, qui passa à la Bastille onze jours, du 28 décem. bre 1759 au 7 janvier 1760, assure qu'il y fut très bien nourri.

(i) La promenade sur les plates-formes ne tarda pas à être rétablie.


192 LE MARQUIS DE SADE

aux heures fixées par le règlement, chaque prison- nier s'y promenait quelques instants. On ne devait pas lui parler. On ne devait même pas le voir. Si quelque personne traversait la cour, ce qui arri- vait assez souvent à cause du voisinage des cui- sines, le gardien chargé de le surveiller criait : « Cabinet ! » et il allait précipitamment se cacher dans une sorte de renfoncement, pratiqué sous une ancienne voûte et qui avait 4 mètres de long sur 60 centimètres de large.

Tous ces détenus, plongés dans un perpétuel silence, avaient des parents, des amis, qui s'inté- ressaient à eux. Leurs visites n'étaient autorisées que par mesure exceptionnelle et on les soumettait à une très rigoureuse réglementation.

« Les prisonniers ne reçoivent jamais aucune visite du dehors, avant que l'instruction, lorsqu'on en fait une, ne soit commencée. Pour obtenir cette faveur, après les interrogatoires, il faut le de- mander avec instance et persévérance, et surtout que des amis puissants le sollicitent. C'est d'abord au gouverneur qu'il faut s'adresser, puis au lieute- nant de police que décide, d'après le ministre, si cette grâce sera accordée ou non.

« Quand un étranger est admis à visiter quelque prisonnier, on prend les plus grandes précautions pour qu'il ne puisse être vu d'aucun autre que de celui qu'il vient voir.



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« Pour parvenir à parler à ([uol([U(3 détenu à la Bastille, il faut avoii* une [)(M'niission écrite du lieutenant de police. Elle est ordinairement sur une lettre dont l'adresse est au lieutenant du roi ou major. Le nombre et la durée des visites y sont toujours fixés. Ces visites ne se rendent presque jamais dans les chambres mêmes des pri- sonniers, mais dans la salle du conseil, à moins que le prisonnier ne soit malade. Elles se font toujours en présence d'un officier, ou au moins d'un porte-clefs ; ce qui empêche qu'on ne puisse s'ouvrir mutuellement, par la défiance continuelle qu'on doit avoir de ces insupportables gardiens. Mais telle est la règle universelle, et qui n'est enfreinte pour personne. Il n'est jamais permis de parler à un prisonnier des motifs de sa détention, ni de rien qui ait rapport à son affaire. Le baslil- leur, présent à la visite, a la montre en main, et aussitôt que le moment désigné expire, il entraîne à grands pas le visitant ; fùt-il au milieu du dis- cours le plus intéressant, il faut marcher, il faut sortir...

« Tous les jours, le major rend compte par écrit au lieutenant de police des visites reçues, de tout ce qui s y est dit, et jusques aux gestes qu'il croit susceptibles d'interprétation (1). »

(i) Remarques historiques. ..^ p. m.

13


194 LE MARQUIS DE SADE

Avec le régime que nous venons d'indiquer et qui agissait également sur le physique et sur le moral il était assez difficile de se bien porter à la Bas- tille. Comme maison de santé, cette prison laissait beaucoup à désirer, d'autant plus que les soins qu'on y recevait, quand on se résignait à les ré- clamer, étaient d'ordinaire réduits au minimum, après une interminable attente. Avec quelle mau- vaise grâce et quel mépris très visible, médecin et chirurgien s'occupaient le plus tard possible, de ces importuns qui osaient, les troubler dans leurs doctes travaux. Brossais du Perray nous le fait toucher du doigt dans ce tableau ironique, à peine caricatural :

« Quand un prisonnier tombe malade et qu'il se plaint à son porte-clefs, celui-ci en avertit le major, ou le lieutenant du roi, quand il peut le rencontrer. Le chirurgien reçoit alors l'ordre de se rendre à la chambre du malade qu'il doit examiner pour en faire son rapport et décider si le médecin doit être appelé. Si le chirurgien ne trouve point de fièvre au prisonnier, il n'est point réputé malade ; c'est une légère indisposition; il ordonne une tisane, il s'en va et ne revient plus. Deux ou trois jours s'écoulent, le sang s'allume, la fièvre se déclare, on rappelle de nouveau le chirurgien. Il vient au bout de cinq ou six heures, il examine le malade en ricanant, enfin, il conclut à faire venir le doc-


1


LA hasulu-: kn \']>^\ 195

teiir. Ou y envoie; il y a au moins une licnn; ; il n'est pas chez lui ; mais la commission est faite, il viendra quand il pourra. Il arrive pourtant : Todeur ambrée de sa perruque le devance ; il tâte le poulx de son malade d'un air distrait; il ordonne quelque potion ; il s'en va et ne risvient plus. Si le prison- nier va mieux, tout est dit: s'il empire^ on renvoie chez iM. le médecin qui montre alors une mine renfrog-née, et qui semble se fâcher de ce que la maladie ne fuit pas à son aspect.

i( Enfin, si le prisonnier a absolument perdu la santé, et si l'on craint pour ses jours, on le fait sortir, soit pour tout à fait, soit pour le transporter ailleurs, surtout si c'est un homme protégé de quelqu'un, ou connu. Le ministère n'aime pas que les gens connus meurent à la Bastille (1). »

Cependant, on mourait parfois dans cette prison, malgré les instructions ministérielles. Dans ce cas, le prisonnier sortait, mort, de la Bastille, comme il y était entré, vivant — en voiture et pen- dant la nuit. Le corps était transporté à la pa- roisse Saint-Paul (2) où on l'inscrivait sur les re- gistres avec un nom d'emprunt (3) pour que le

(i) Remarques historiques..., p. 114.

(2) Après l'expulsion des Jésuites à qui elle appartenait^ l'église Saint-Paul avait été cédée, en 1767, aux chanoines de la culture Sainte-Catherine.

(3) C'est ainsi que l'homme au masque de fer, Malthioli^ fut inscrit sous le nom de Marchiali : « L'an mil sept cent


196 LE MARQUIS DE SADE

silence raccompagnât et Tenveloppât jusqu'à sa dernière heure, jusqu'au mystérieux ensevelisse- ment dans le cimetière qui dépendait de Péglise et dont remplacement est en partie occupé aujour- d'hui par le passage Saint-Paul.

Ce triste aboutissement était, il faut en convenir, assez rare. La Bastille, tôt ou tard, lâchait sa proie, mais chaque prisonnier, au moment de redevenir libre, signait sur le livre de sortie cette déclaration :

« Avant de sortir du château, je promets, con- formément aux ordres du Roy, de ne parler à qui que ce soit, d'aucune manière que ce puisse être, des prisonniers, ni autre chose concernant le châ- teau de la Bastille, qui auraient pu parvenir à ma connaissance. Je reconnais en plus, que l'on m'a rendu tout l'or, Targent, papiers et effets que j'ai apportés ou fait apporter audit château pendant le temps de ma détention ; en foi de quoi j'ai signé le présent.

« Fait au château de la Bastille, le »


trois, le 19 novembre, Marchiali, âgé de 45 ans ou environ, est décédé dans la Bastille, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse, le 20 du pré- sent, en présence de M. Rosarges, major, et de M. Reilh, chirurgien-major de la Bastille, qui ont signé. »


IX


LE MARQUIS DE SADE A LA BASTILLE


Le 29 février 178/i, à sept heures du soir, l'ins- pecteur de police Surbois, muni d'un ordre du roi qui portait la date du 31 janvier, avait conduit à la Bastille le marquis de Sade (1). Après les for- malités habituelles, le prisonnier avait été installé dans la chambre qui se trouvait au deuxième étage

(i) Répertoire ou Journalier du château de la Bastille à com- mencer le mercredi i5 mai 1782. C'est le titre que porte un re- gistre que possédait M. Alfred Bégis, qu'il a publié en partie dans la Nouvelle Revue (novembre et décembre 1880) et sur lequel une note de lui donne ces curieux détails : « Il se compose de i83 feuilles numérotées, 366 pages de 40 lignes environ, avec une marge sur laquelle se trouvent indiquées les dates des constatations. Il était tenu, jour par jour, par l'un des officiers de la Bastille, sans doute par de Losme- Salbray, major adjoint; il renfermait les éléments de la cor- respondance qui devait être adressée quotidiennement au lieutenant de police. » V. ÇABA^sÈSy Cabinet secret de F histoirCy t. I, p. 338.


198 I^t: MAHQUIS DE SADP:

de la tour de la Liberté, c'est-à-dire à la deuxième Liberté.

Le 3 mars, M, Le Noir écrivait au gouverneur : « M. le marquis de Beauvau, Monsieur, ainsi que M. de Sades et de Solages, nouvellement trans- férés du donjon de Vincennes à la Bastille, jouis- saient de temps en temps de la promenade. Je ne vois point d'inconvénient à continuer de la leur accorder, en observant les précautions d'usage (1)... »

L'interrogatoire, auquel étaient soumis tous les détenus, eut lieu le 5 mars, et, le 16, Mme de Sade vint pour la première fois voir son mari. Le major de Losme note dans son registre qu'elle lui apporta six livres de bougie. Sa permission signée par le lieutenant de police et datée du même jour — elle n'avait pas perdu de temps pour s'en servir — l'autorisait à faire deux visites par mois.

Dès le début de son séjour à la Bastille, la sévé- rité des règlements s'atténua pour le marquis, probablement à la suite des sollicitations réitérées de sa famille. Ainsi, le lli avril, M. de Launay (( trouvait bon » qu'il se servit pendant les repas d'un couteau rond, mais à condition de le remettre chaque fois au porte-clefs qui venait desservir la table.

(i) Bibl. de V Arsenal, M^ 12517, fol. 47-


LE MAROUIS ni: SADK A FA HASTHJJ: \\f[}

Ce traitement do laveur, qu'il méritait si jx'u ci qu'oïl ne lui accordait qu'avec regret, n'adoucissait pas son humeur atrabilair(^ Il ne négligeait au- cune occasion de se montrei' désagréable aux siens, qu'il s'obstinait à rendre responsables de son emprisonnement prolongé. Lorsque le sieur Girard, notaire , délégué par les familles de Mon- treuilet de Sade, lui demanda, le 20 avril, sa signa- ture pour une procuration, il la refusa énergique- ment (1). Son désir de nuire, son esprit défiant toujours porté ta supposer chez les autres, môme chez les personnes qui l'aimaient le plus, des cal- culs honteux et de perfides machinations, devaient contribuer dans une large mesure à accélérer la ruine que ses folies avaient provoquées.

Rien ne pouvait décourager Mme de Sade. Ré- gulièrement, deux fois par mois, avec le même empressement et les mêmes illusions, elle venait voir ce mari dont l'accueil hargneux et les inju- rieux propos ne diminuaient pas sa tendresse, ne lassaient pas sa patience. Elle arrivait chaque fois chargée de linge, des objets divers, qu'elle avait achetés pour lui et dont il n'était jamais satisfait. Elle apportait, le 24 mai 178i, une paire de draps, dix-neuf cahiers de papier,

(i) Il la refusa encore, le 5 octobre 1786, au même Girard escorté d'un notaire de renfort, le sieur Gibert Taîné. Deux notaires pour un refus, c'était beaucoup.


200 LE MARQUIS DE SADE

une demi-livre de pâtes de guimauve, une bou- teille d^encre, une bouteille d'orgeat, une boîte de pastilles de chocolat, le 7 juin, six coiffes de bonnet, six grosses plumes taillées, six plumes de coq, et vingt et un cahiers de papier réglé.

La détention de ce triste sire coûtait cher à sa famille, beaucoup plus cher qu'il ne valait. Le journal du major de Losme fait mention, à la date du 24 septembre 1785, d'un reçu de 350 livres, donné au président de Montreuil « pour un mois et vingt-trois jours de la pension du sieur marquis de Sade, à imputer jusqu'au V^ octobre ».

Il se plaignait perpétuellement et de tout. Le recueil de ses papiers pendant sa détention con- servé à l'Arsenal contient ce placard, qu'il affi- cha peut-être sur la porte de sa chambre :

« A Messieurs les officiers de l'état- major de la Bastille,

(( M. de Sade représente à messieurs les offi- ciers de l'état-major que M. le gouverneur lui fait boire un vin si tellement [sic) frelaté qu'il en est journellement incommodé. 11 imagine que l'inten- tion du roi n'est pas qu'il soit permis au gouver- neur de déranger la santé de ceux dont on veut bien lui accorder la garde, et la nourriture, et cela pour faire meilleure bourse ou à M. Launai ou à ses valets.


LE MAHQUIS I)l-: SADIO A LA IJASTILLi: 201

(( En conséquence, il prie messieurs les officiers dont il connaît la droiture et récjuité d'interposer leur médiation pour que justice soit faite à cet égard (1). »

11 n'est pas probal)le que les officiers de Tétat- major aient interposé leur médiation ; mais le 20 janvier 1787, le g'ouverneur fit écrire à Mme de Sade par le major de Losmepour la prier d'envoyer pour son mari une pièce de vin pareil à celui dont elle buvait elle-même. Elle devait naturellement en payer le prix (2).

Le marquis qui avait à la Bastille des loisirs les employait, en partie, à déguster des liqueurs. Une note rédigée par lui et trouvée dans ses papiers nous fait connaître son opinion sur les produits assez peu réussis d'un vinaigrier du temps :

LIQUEURS DU SIEUR GILET

Eau de vie de Bayomie. Bonne.

Eau des Barbades fa- çon d'Angleterre. . Mauvaise.

Ratafia de Turquie . . Détestable.

Eau d'Angélique de

Bohème Ne vaut rien.

Huile de Vénus . . . Médiocre (3).

(i) Bibl. de V Arsenal, M^ 12456.

(2) Répertoire de M. de Losnie.

(3) Bibl. de F Arsenal, M^ 1257.


202 LE MARQUIS DE SADE

Une autre note, de sa main également, est inti- tulée : Mémoires des dépenses faites par la 2® liberté pendant le mois d'octobre 1787 :

Du 1®'". Envoyé chercher une demi-bou- teille de fleurs d'oranger 3liv. 2 sols

Du 2. Pa3^é à Jean. . . 1 » 6 »

Du 3. Une lettre à la pe- tite poste » 2 »

Du 3. Quatre livres de

bougies et une petite. 15 » 15 »

Du 3. Neuf plumes taillées » 9 »

Du/i. Un panier de fraises. 2 » 9 » — Des fleurs ... 1 » 5 » (1).

Comme à Vincennes, il recevait beaucoup de livres. Sa femme lui apportait, le 7 juin 178/i, <( deux comédies brochées et trois volumes reliés de relations de voyages au Maroc et de voyages pour la rédemption des captifs (2) ». On lui re- mettait par ordre du lieutenant de police, le 29 août 1786, des brochures qu'elle lui envoyait, et le 17 mars 1788, un paquet de livres énumérés dans ce billet de M. de Crosne (3) :


(1) Id.

(2) Répertoire de M. de Losme.

(3) Louis Thiroux de Crosne avait succédé à M. Le Noir comme lieutenant de police, le 11 août 1780.


lAZ MAHOl'IS DE SAOK A l.\ IJASIII.I.i: VOJ

I T) nuu's I 7S(S.

1 (lict. (le snnto, :] volumes in-8", l)rocli(';.

1 Anna, ^ volumes in-l'2'\ broché.

1 Délia, 3 volumes in- 12°, broché.

1 Histoire de la comtesse deRochau, 3 volumes.

1 Emma, 2 vol. volume (.s/c), broché.

1 Clara, 2 volumes in- 12, broché.

l Louise, 2 volumes in-12'*, broché.

« i\I. Decrosne prie M. le gouverneur de la Bastille de faire remettre à M. le comte de Sades les livres dont la note est ci-dessus.

« Ce samedy 15 mars (1). »

Quelques mois après, le 30 octobre 1788, le lieutenant de police écrivait à M. de Launay : « Mme de Sade demande, Monsieur, que son mari puisse prendre lecture des Gazettes et jour- naux. Je ne vois aucun inconvénient à lui procurer cet adoucissement et je vous prie de Ten faire jouir. »

En lui imposant Tamour de la lecture, la déten- tion avait fait naître chez le marquis de Sade une vocation d'homme de lettres. 11 s'était découvert, en lisant les œuvres des autres, de l'imagination

(i) Bibl. de r Arsenal, M^ 12517, fol. 260. On lit au-dessous de ce billet : « Remis le 17 à M. de Sade. » Il m'a été im- possible d'identifier les romans indiqués dans la note.


204 LE MARQUIS DE SADE

et du style. Il écrivait pour se distraire et aussi pour se venger, pour échapper à l'ennui et pour transformer ses rancunes en théories anarchistes.

Presque tout ce qu'il devait publier plus tard, il le composa à la Bastille, à commencer par ses romans de Justine, de Juliette^ etc., remaniés d'ailleurs, mis à la mode du jour, pendant la Révo- lution. Plusieurs de ces pièces de théâtre datent aussi de cette époque. Ce qu'il produisit de 1784 à 1790 est énorme (i). Tout n'a pas été imprimé, heureusement.

Il avait deux sortes de littérature, celle qu'il montrait volontiers et qui n'était qu'ennuyeuse, sans rien présenter de choquant, et celle qu'il ca- chait avec le plus grand soin et sur laquelle il comptait le plus.

A sa femme, plus capable de lui donner des éloges exagérés que des conseils utiles — mais il ne lui demandait pas autre chose — il envoyait en 1787 le manuscrit d'une de ses pièces, Henriette et Saint-Clair (2), et, très heureuse de cette marque de confiance, elle répondait aussitôt :


(i) Il existe à la Bibliothèque nationale (M^ Fr. nouv. ac- quis. 4oio) un gros volume in-4% qui contient vingt cahiers recouvert de papier de tapisserie et sur lesquels le marquis de Sade écrivait le brouillon ou le canevas de ses contes et nouvelles. Voir Bibliographie (Manuscrits).

(2) Henriette et Saint-Clair ou ta Force du sanÇy drame en cinq actes (ne fut ni joué ni imprimé).


m: marquis m-: sadi: a la iusiiilk 205

(( J'ai lu llenriellc et j'y al reconnu raut(Mir (1(î VEcjaremcnl de rfn/orUine (1). J(î la trouve bonne foncièrement et faite [)Our faire le plus grand elfet vis-à-vis ceux qui ont de Tame. Elle ne révoltera que les âmes pusillanimes qui ne senti- ront pas la position et la situation. Elle est assez dilférente du Père de famille (2) pour n'être pas crue calquée dessus. En général, elle a de grandes beautés. Voilà tout mon avis sur une simple lec- ture. Je la relirai encore plus d'une fois parce que j'aime à la folie tout ce qui vient de toi, étant trop partiale pour en juger sévèrement. »

Il avait composé une autre pièce, dont nous au- rons l'occasion de reparler, une pièce patriotique, Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais (3) et il réussit à en imposer la lecture aux officiers de Fétat-major, comme le prouve cette lettre (non datée, mais probablement de 1787 ou 1788), qu'il écrivait au lieutenant du roi, le chevalier du Puget :


(i) LEgaremenl de VInforlane, drame en trois actes. Cette pièce, comme la précédente, ne fut ni représentée ni im- primée.

(2) Comédie en cinq actes, en prose, par Diderot, jouée au Théâtre-Français, en 1761.

(3) Cette tragédie, que l'auteur prenait pour un chef-d'œu- vre, fut refusée au Théâtre-Français en 1791, parce qu'on y faisait l'éloge de Louis XI.


206 LE MARQUIS DE SADE

« Par une complaisance beaucoup trop grande on veut bien écouter demain à la visite cette tra- gédie de Beauvais dont il fut question l'autre jour» 'M. le chevalier du Puget y refusera-t-il son avis? Il serait bien précieux à l'auteur, mais la demande est importune, on le sait... Sacrifier une journée amusante pour de Tennui ! Je ne conçois pas com- ment ces choses-là se proposent et je me souviens au mieux que dans le monde je regardais ces invi- tations comme des guets-à-pends {sic) — auxquels mon médecin répondait pour moi (1). »

Faire avaler à ses geôliers une tragédie, c'était pour un détenu, on en conviendra, un moyen assez imprévu de se venger.

Le travail, nouveau pour lai, auquel il se livrait fatiguait ses yeux — il reçut à plusieurs reprises les soins de l'oculiste Grandjean — et ne l'empê- chait pas de supporter chaque jour avec plus d'irri- tation son séjour à la Bastille. Il s'obstinait à en rendre responsable sa femme. Il s'était montré si dur pour elle (2) qu^on avait supprimé les visites.

(i) BibL de V Arsenal, M^ 12456.

(2) Un des moyens qu'il avait imaginés pour la torturer était de lui demander des nouvelles de sa sœur. Elle lui écrivait à ce propos : « Le silence que je mettais, mon ami, à ne point te parler de ma sœur était bien raisonnable. Puisque de l'avoir rompu par envie de te satisfaire ne sert qu'à te faire tirer de fausses conséquences, c'est pour la dernière fois que je te parle d'elle. Tu exiges que je réponde à tes questions, me jurant de ne plus en ouvrir la


LE MARQUIS DIC SADi: A I,\ nASTM.LK 207

Elles ne furent de nouveau autorisées, une fois par mois, que le 13 juillet 178G; mais le lieutenant depolice,de Crosne, avant de les permettre, voulut avoir l'approbation du baron de Breteuil, ministre de la maison du roi. « J'ai reçu, lui écrivait celui-ci, la lettre que vous m'avez écrite au sujet du mar- quis de Sade. Je ne vois point d'inconvénient à ce que vous permettiez à Mme de Sade de voir son mari, une fois par mois seulement, sauf, si le pri- sonnier n'en abuse pas, à autoriser Mme de Sade à la remise des visites plus fréquentes. »

Sa détention avait fini par agir sur son cerveau. Dans l'état d'exaltation où il se trouvait, il mar- chait rapidement à la folie. Il s'était mis à Vin- cennes et il continuait à la Bastille, avec plus de passion, avec un acharnement de maniaque, à multiplier les calculs mystiques, les combinaisons de chiffres. Il épelait pour ainsi dire toutes les lettres qu'on lui envoyait et dans le nombre des mots, des syllabes, il cherchait et croyait trouver le secret de sou avenir, l'espoir et Tindication de


bouche et de te calmer ! C'est donc pour te calmer que j'écris.

« Quelle est la raison qui la fait sortir de chez ma mère ? Rien qui te regarde et qui la déshonore.

« Est-elle mon ennemie ? Non.

« Quel est le genre de son logement ? Je ne peux désigner ni rue ni quartier. Quel qu'il soit, cela ne peut te nuire. Cette réponse est inutile à faire. »


208 LE MARQUIS DE SADE

sa mise en liberté. Chacune de ces lettres portait, de son écriture fine et aiguë, des annotations à peu près incompréhensibles et qui se rapportent toutes à cette délivrance devenue une idée fixe. Ainsi, au-dessous de la phrase finale d'une lettre de son fils (1) : « Permettez, mon cher papa, que ma bonne ait l'honneur de vous présenter ses res- pects, ))il écrivait, après avoir compté le nombre des syllabes : « 22 sillabes [sic) et encore 22 se- maines jusqu'au 30 mai. » C'était donc le 30 mai 1779 qu'on devait lui rendre sa liberté. Il attendit, de calcul en calcul, jusqu'en 1790.

Cependant, le temps marchait. La réunion des États Généraux portait à l'ancien régime le pre- mier coup, réveillait tous les enthousiasmes, dé- chaînait toutes les rancunes. Autour de la Bastille, menacée par cinq siècles de haine, l'émeute, avant de livrer son formidable assaut, commençait à gronder. Avertis par les journaux, par les indis- crétions des porte-clefs, les prisonniers étaient au courant de ce qui se préparait. L'attente d'une liberté qu'ils savaient certaine et prochaine les rendait désormais incapables de se résigner à leurs dernières heures de détention. Ils frémissaient d'impatience et bravaient leurs geôliers. Ce mou- vement de révolte alla si loin, prit de telles pro-

(i) Du 20 décembre 1779.



Le Carquois épuisé.


Beaudouin.)


portions quo M. de f^auiiay crut (i(3voir interdire aux prisonniers les promenades sur les plat(îs- formes d'où ils essayaient, par leurs cris, par hîurn gestes, d'ameuter le peuple. Aucun des détenus^ d'ailleurs peu nombreux en 1 789, ne fut, plus que le marquis de Sade, irrité par cette mesure (1). Elle venait à peine d'être prise, lorsqu^il réussit, un jour, à s'échapper de sa chambre et essaya, mais en vain, d'écarter les sentinelles qui gardaient l'entrée des tours. On ne put le ramener d'où il était parti « qu'en lui montrant le bout d'un fusil d'un peu près (2) ».

Quelques jours plus tard, le 2 juillet, exaspéré du refus que persistait à lui opposer le gouverneur,, il eut l'idée de se servir en guise de porte-voix d'un long tuyau en fer blanc, terminé à une de ses extrémités par un entonnoir et qu'on lui avait donné pour vider ses eaux dans le fossé (3). A Taide de cet ustensile qui lui permettait de se faire entendre do plus loin, il cria à plusieurs re- prises par la fenêtre de sa chambre, qui s'ouvrait sur la rue Saint-Antoine, « qu'on égorgeait les prisonniers de la Bastille et qu'il fallait venir les

(i) Il avait obtenu, en 178S, l'autorisation de se promener tous les jours une heure le matin sur les plates-formes et une heure le soir dans les cours.

(2) Répertoire de M. de Losme.

(3) Ce détail est donné par Manuel dans la Bastille dévoilée.

U


210 LE MARQUIS DE SADE

délivrer (1) ». Un rassemblement se forma bientôt, attiré par ces furieux appels, et M. de Launay, qui n'ignorait pas à quel point étaient excités les es- prits, éprouva des craintes assez sérieuses. Il dé- pêcha sans retard un courrier à M. de Villedeuil, pour lui rendre compte de ce qui venait de se passer et prendre ses instructions (2).

Dans la nuit du 3 au k juillet^ à une heure, l'inspecteur de police Quidor conduisit le prison- nier récalcitrant de la Bastille à Charenton, et le commissaire Chénon mit les scellés sur sa chambre.

La levée des scellés qui se fit, une quinzaine de jours plus tard, donna lieu à un curieux échange de lettres entre le marquis de Sade, sa femme et le commissaire Chénon.

En même temps que le pouvoir nécessaire, Mme de Sade adressait au commissaire (3) cette lettre de son mari qui est datée du 9 juillet :

(( J'ai l'honneur de vous envoyer, Monsieur, par

(i) Répertoire de M. de Losme.

(2) « Le miaistère de ce temps-là. qu'on n'accusera pas d'avoir été sévère et cruel, répondit au message de M. de Launay qu'il le laissait libre de faire ce qu'il jugerait à pro- pos, et qu'il pouvait même, si les circonstances l'exigeaient, disposer de la vie du prisonnier. Il l'envoya dans une prison moins étroite. '- Note de la Biographie Michaud. — Il y a là une erreur. Ce fut un ordre royal daté du 3 juillet qui envoya le marquis de Sade à Charenton.

(3) « Voilà, monsieur, le pouvoir que vous avez demandés. vue les sirconstances je vous otorise par ce billet à faire


]a: maijouis di: s\i>i: \ i \ i;\-iiiii. 211

Mme do Sadi^ lo pouvoir ([ikî vous dcMnan(l(.*z pour l'ouvortuie du scolli' de ma cliaml)i'(; (h; la Has- tille. Je me suis conformé mot à mot à votre mo- dèle, vous observant seulement que le mot des- cription (pie vous employez me paraît déplacé, h; scellé n'ayant point été mis sur chaque caisse, meuble ou effets particuliers, mais seulement sur la chambre ; la description ou nomenclature parti- culière de chacun de ces effets devient parfaitement inutile et d'autant plus que Mme de Sade, chargée seule par moi de la vérification recette desdits

pour le mieux et redemander ccst eHait et quelle ne soit point exposé o pillage et a la vue de tout le monde.

J'ai riionneur d'être, monsieur

Votre très humble et très obéissante servante,

^lONTREUIL DE SaDE.

Je part pour la campagne juscace qu'il y est une décision qui ramène la tranquilité... » Arch. Nal. 0^596.

Ce billet, non daté — et auquel nous avons conservé son orthographe— doit être du i4 ou du i5 juillet. Lorsque Ché- non le reçut, l'émeute avait envahi la Bastille. « Le pillage des papiers continua pendant deux jours (le i4 et le i5). Lorsque, le jeudi 16, mes collègues et moi (c'est Dusaulx, commissaire de la Bastille, qui parle) nous descendîmes dans l'espèce de cachot où étaient les archives, nous trou- vâmes sur des tablettes les cartons très bien rangés ; mais ils étaient déjà vides. On en avait tiré les pièces les plus importantes : le reste était répandu sur le plancher, dis- persé dans la cour et jusque dans les fossés. Cependant les curieux y trouvaient encore de quoi glaner. » Dusaulx, De l'insurrection parisienne et de la prise de la Bastille. Paris, 1790, p. 99.


212 LE MAKQUIS DE SADE

effets, doit en brûler quelqu'un, qu'il est, d'après cela, superflu de décrire — il ne s'agit pas d'un inventaire, il n'est question que d'une remise.

<( Au reste, vous êtes bon et sage, Monsieur, et je suis bien sûr que vous vous conduirez sur cet objet avec toute la prudence qu'exige votre place, et les recommandations particulières faites par ceux pour lesquels vous allez opérer.

(( Je joins à cette lettre, Monsieur, un écrit impor- tant de ma part, qui trouvera sa place en temps et lieu et que je vous prie de conserver, attendu qu'il viendra une époque où je le réclamerai dans vos mains, et où je relsiierai juridiquement l'ins- tant où il fut consigné.

(( J'ai l'honneur d'être très sincèrement. Mon- sieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

(( LE COMTE DE SaDE. »

Ce 9 juillet 178 (9).

(( Je vous donne également avis, Monsieur, et porte plainte envers vous qu'un des alguasils envoyés pour l'exécution de la violence qui ve- nait de m^être faite à la Bastille quand vous parûtes dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789 m'a volé deux louis dans ma poche ; vous voudrez bien les faire rendre à Mme de Sade et assurer


LE MARQUIS DK SADi: A LA BASTILLE 2i:i

ledit exempt (jif il sera poursuivi })ar moi au cri- minel aussitôt que je serai lil)re.

(( Dl: Sade (Ij. »

La marquise de Sade dut probablement craindre de déplaire à son mari, ou de se compromettre, ou de faire quelque pénible découverte, en se char- geant de ces papiers, car elle écrivit, le 19 juillet, au commissaire Chénon :

(( J'ai réfléchi, Monsieur, à la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire dans un moment où j'étais trop troublée pour en peser les conséquences. Si vous n'avez pas encore fait usage de ma lettre pour retirer delà Bastille les effets de M. de Sade, sans observer les formalités usitées en pareil cas, je vous prie de disposer les choses de manière que je ne puisse pas être regardée comme responsable des papiers et effets de M. de Sade, ayant des raisons personnelles pour désirer de n'en être pas chargée.

(( J'entends trop peu les affaires pour vous pro- poser à cet égard un parti que votre prudence vous suggérera mieux qu'à moy, mais il me semble qu'un moyen qui concilierait tout, et qui en même

(i) Arch. Nat.^o^b^Q. — Au dos de cette lettre le marquis a écrit : « Mme de Sade voudra bien faire remettre les papiers ci-joints à M. le commissaire Chénon. »


214 LK MARQUIS DE SADE

temps s'accorderait avec le désir de mon mary, serait que vous voulussiez bien en retirant ces elFets sans description, puisqu'il le souhaite, les déposer sous cachet dans un autre dépôt sûr, où il resterait jusqu'à ce qu'il ait déterminé l'usage qu'il en veut faire.

(( Tout ce que je demande encore une fois est de n'en pas demeurer chargée, et c'est pour cela^ INIonsieur, que je vous demande vos bons offices. Je suis, Monsieur, avec autant de considération que de confiance, votre très humble et très obéissante servante.

« MONTREUIL DE SaDE.

« Ce 19 juillet 1789,

à la Communauté des Dames de Sainte- Aure^ rue Neuve-Sainte-Geneviève (1). »

Les vainqueurs de la Bastille avaient été très surpris d'y trouver si peu de détenus (2). Le peuple^ qui aime à se sentir ému, supposait qu'il en restait plusieurs enfermés dans de mystérieux cachots^

(i) Arch. A^a/.,o'596. En tète cette annotation : « 19 juil- let 1789. Rep. le 27. »

(2) Ces prisonniers étaient au nombre de sept : La Barte^ Bernard Laroche, Jean La Corrèze et Jean Antoine Pujade, enfermés en 1787, pour avoir fabriqué de fausses lettres de change ; — Claude Tavernier, pour complot contre la vie du roi. Devenu fou, il fut conduit à Charenton ; —le comte de Withe de Maleville, fou également : — le comte de Solange, emprisonné sur la demande de son père pour dissipation.


\a: MAnoiiis i)i: sadi; a i.a has'ulli-: 2ir>

lins [)ar (J(îs chaîiKiS de l\iv^ ('.oiidauiiiùs à d'airrouso.s torlurcs. Le polit iiombr(3 du oos protcuducs vic- times riiumiliait ot le déroutait. Il ne voulait pas y croire. NcuC habitants du district de Saint-Louis- en-lMsle, à la tête desquels s'était mis un certain M. Lamarre, résolurent de tirer la chose au clair. Ils se déléguèrent eux-mémcîs auprès du comité du district (1) et lui exposèrent leurs soupçons. Cer- tainement, des malheureux restaient emprisonnes à la Bastille dans des oubliettes que seuls connais- saient les geôliers. Avec quelle impatience et quelle angoisse ils devaient attendre qu'on les dé- livrât ! Il fallait, pour ne pas les exposer à mourir de faim ou de désespoir, se hâter, ne pas perdre un instant. Ainsi parla la délégation des neuf citoyens, conduits par M. Lamarre, et elle se retira, aussi gravement qu'elle était venue, convaincue qu'une fois de plus, elle avait sauvé la patrie.

Le comité euA^oya un de ses membres, escorté de quelques notables du district, pour visiter, très soigneusement, toutes les chambres et tous les cachots. On ne trouva rien.

Pour plus de sûreté, le comité manda les quatre


(i) Les comités de district, qui siégâient jour et nuit, recevraient les plaintes ou les dénonciations des citoyens, faisaient la police du quartier, ouvraient les ordres adressés par le maire ou le commandant général de la garde natio- nale et veillaient à leur exécution.


21G LE MABQUIS DE SADE

porte-clefs delà Bastille, Trécourt, Lossinote (1), Guyon et Fanfart. Ils se présentèrent le 17 juillet à onze heures du matin.

Interrogés séparément, ils donnèrent, après avoir juré de dire toute la vérité, les renseigne- ments les plus précis sur les tours, les chambres, les cachots et les prisonniers qui y avaient été en- fermés.

Trécourt déclai*a qu'il y avait un cachot à la Basinière, un à la Comté, un à la Bertaudière, deux à la Liberté, un au Coin, un au Puits ; mais que depuis plus de quinze ans aucun détenu n'y avait été mis.

Lossinote, qu'on interrogea sur les deux tours dont il avait la garde, répondit entre autres choses <( que le dernier prisonnier qui a été dans la tour de la Liberté a été le comte de Sade, transféré de- puis environ trois semaines dans la maison des religieux de Charenton; que lors de la translation, il a été apposé des scellés par le commissaire Ché- non, sur la porte de la chambre, pour la conser- vation des différents objets qui y ont été lais- sés (2) ».

(i) Pierre Lossinote, porte-clefs depuis 1781, était chargé de la tour de la Liberté et de celle de la Chapelle. Il logeait, en 1789, après la prise de la Bastile, rue Saint-Antoine, chez le sieur Postien, marchand papetier.

(2) Arch. Nat.^ C. i34, doss. 5. Ce procès-verbal fut im- primé et envoyé à tous les districts de Paris.


Li: MARQUIS I)K SADi: A LA HASIlIIi; 217

'l'aiidis (|ii\)ii s'occupait ainsi de lui, indirecte- ment, le niar(iuis de Sade faisait ses (l(';l)uls dans cet asile-prison de CJiarcinton où sa ]A'dcit était tout indiquée. Malgré les immenses caves, le vaste jardin et la charmante vue, signalés et admi- rés par tous les guides de Paris (1), il n'appréciait pas à sa valeur cette nouvelle résidence dont le régime et la discipline étaient cependant bien plus faciles à supporter que ceux de la Bastille. Latude qui y avait vécu quelques années auparavant n'hé- site pas à en convenir. Il raconte dans ses Mé- moires (2) qu'il y avait à Charenton, vers 1775, plusieurs salles communes dans lesquelles se réu- nissaient les pensionnaires. Ils jouaient au billard, au trictrac, aux cartes, lisaient des livres ou des journaux. Aucune surveillance, ou une surveillance si bénigne, si tolérante, qu'elle n'existait pour


(i) « Les religieux de le Charité ont un établissement con- sidérable à Charenton-Saint-Maurice : leur maison est des- tinée aux malades d'esprit qui ont besoin d'être renfermés. Ils ont aussi une maison de force. Toute leur maison est en très bel air, et jouit d'une charmante vue : leur enclos est immense. On trouve dans la maison de ces Religieux un morceau de maçonnerie fort hardi ; ce sont quatre nefs de caves bâties à cent pieds au-dessous du sol du jardin. Autant de lanternes en forme de puits les éclairent, et en rendent la disposition très saine. Chaque cave a soixante quatre toises de long (120 mètres emiron), quatorze pieds de largeur et douze de hauteur. Elles peuvent contenir quinze cents muids de vin. » Thiéry, Guide des voyageurs à Paris, 1787, p. 527.

(2) Ed. Bertin, p. igS.


218 LE MARQUIS DE SADE

ainsi dire pas. Sauf dans quelques cas exception- nels, les prisonniers jouissaient d'une très grande liberté. Ils pouvaient assister ou ne pas assister à la messe qui se disait à heure fixe dans la chapelle de Tasile. Ils pouvaient faire gras ou faire maigre^ à leur choix, le vendredi et le samedi. Ils n'étaient tenus qu'à obéir à la cloche qui réglait leur vie. A huit heures du matin, h onze heures, à six heures^ à huit heures en hiver et à neuf heures en été, cette cloche leur annonçait le moment des repas — servis dans leurs chambres — et celui du couvre-feu. Ce régime, qui était un peu celui d'une pension de famille, n'avait pas changé depuis 1775.

Le marquis de Sade semblait, au début, assez résigné à son internement dans cette maison de fous, peut-être parce qu'il espérait bien ne pas y séjourner longtemps. « Il avait fait décorer sa prison (c'est-à-dire sa chambre), et y conservait plusieurs habits brodés, galonnés et même des habits de caractère qu'il avait apportés avec lui de Vin- cennes (1). » Très autoritaire et très vaniteux, il régnait sur un petit groupe d'admirateurs, un peu plus fous que lui, et prenait des attitudes de grand homme méconnu.


(i) DuLAURE, Liste des noms des ci-devant nobles..., p. 9/i. Je n ai trouvé ce détail que dans l'ouvrage de Dulaure. Je le reproduis à cause de sa précision, mais l'authenticité m'en paraît douteuse.


Li-: isiAH(juis i)i: sADi: a la hasiim.i: 2I!>

Mine de Sade continuait à s'occuper, j);ir nccjuit de conscience, de sa mise en iihei'tr, mais elle n'avait plus grande conliance. l*eut-etr(î même ne tenait-elle plus beaucoup à réussir. Elle commen- çait à connaître enlinson mari. Elle y avait mis le temps. Elle écrivait, le 16 août 1789, au commis- saire Chénon (1) :

v< Vous voudrai bien, jMonsieur, marquer dans votre réponce que vous este instruit que Ton fait des démarche pour le tirer de Tendrait des fol où il ce trouve, comme de vrai je vai voir le ministre pour voir à ce qu'il soit mieux.

« Vous voudrai bien^ Monsieur, observer dans lettre les terme pour qu'il ne croye pas que ce soit pour avouer sa liberté, ou plus to qu'il nentir pas cette conséquence, parce qu'il partirait delà pour dir que l'on le trompe. Le but est le bien-estre et sa sûreté. Ceci est pour vous seul, Monsieur, c'est une marque de confiance que je dois à votre probité et à la réputation que vous méritée à si juste titre. Je suis très parfaitement, Monsieur,

(( Votre très humble et très obéissante ser- vante.

« MONTREUIL DE SaDE (2). »

(i) Je suppose que c'est à lui que cette lettre est adressée mais elle ne porte pas de suscription. (2) Arch. Nat., o^ 596.


220 LE MAI^QUIS DE SADE

Un mois plus tard, le 16 septembre, (( en exécu- tion des ordonnances, arrêts et règlements, » Louis le Peletier de Rosambo, président au Parlement, le conseiller Dupuis de Marcé, Le Breton, avocat et commis au greffe criminel du Parlement, et Pierre Delaurencet, un des substituts du procureur gé- néral du roi, vinrent visiter la maison de Charen- ton. Ils se firent présenter par le prieur et le pro- cureur les registres et les documents relatifs à chaque prisonnier. Un procès-verbal contient une nomenclature de tous ces prisonniers (150 environ). Voici l'article qui concerne de Sade :

« M. Louis-Alphonse-Donatien, comte de Salde (szc), âgé de quarante-huit ans, entré le !i juillet dernier par ordre du roi de la veille, contre- signé de même. Sorti ledit jour de la Bastille, pour inconduite. Sa famille paie la pension (1). »

Cette visite à Charenton et celles qui furent faites, vers la même époque, dans la plupart des prisons, avaient surtout pour but de se rendre compte des arrestations arbitraires que l'opinion publique re- prochait, en les exagérant beaucoup, à Tancien régime. Le 13 mars 1790, après une discussion très mouvementée, dans laquelle d'Epremesnil prononça un discours qui excita une vive émotion,

(i) Arch. Nal., X*Bi335.


LK MAnQuis i)i: SAi)i<: A r.A nAsrn.r.i: 221

rAssembléo constituante a(loj)ta un projet de décret sur les lettres de cachet, présenté par M. de Cas- tellane (1), et dont le principal article était ainsi formulé :

« Dans l'espace de six semaines, après la publi- cation du présent décret, toutes les personnes dé- tenues dans les châteaux, maisons religieuses, maisons de force, maisons de policé, ou autres prisons quelconques par lettres de cachet ou par ordre des agents du pouvoir exécutif, à moins qu'elles ne soient légalement condamnées, décré- tées de prise de corps, ou qu'il n'y ait eu contre elles une plainte en justice à l'occasion d'un crime emportant peine afflictive, ou renfermées pour cause de folie, seront mises en liberté. »

Le marquis de Sade eut connaissance, le 17 mars, de ce décret qui allait lui ouvrir les portes de sa prison, et le lendemain ses fils, qu'il n'avait pas vus depuis 1773, vinrent lui apprendre, à Charenton, que sa mise en liberté était prochaine. Ils n'avaient pas annoncé cette visite à leur mère,

(i) Député de la noblesse du baillagede Ghàteau-Neuf aux États Généraux. Le 12 octobre 1789,11 se plaignit qu'il existât encore des prisons d'État : « Des citoyens, dit-il, gémissent sous le despotisme ministériel, quoique le despotisme n'existe plus. » Le 2 janvier 1790 il fit décréter que tous les agents de détention arbitraires seraient tenus de donner l'état de leurs prisonniers.


222 LE MARQUIS DE SADE

mais la présidente de Montreuil les avait encoura- gés à la faire, tout en se montrant très sceptique sur les résultats qu'aurait pour son gendre la mesure dont il était sur le point de bénéficier : « Je souhaite, avait- elle dit, qu'il soit heureux, mais je doute qu'il sache l'être. »

Quelque triste opinion qu'on aie de l'âme du marquis, on peut, je crois, supposer qu'il revit ses fils avec émotion. 11 les invita à diner et, pendant deux heures, se promena avec eux dans le jardin de Charentt)n (1). Us revinrent le 23 mars et lui apportèrent le décret de l'Assemblée constituante. Six jours après, le 23 mars, il était libre.

Une de ses premières visites fut pour le couvent de Saint- Aure. Sa femme refusa de le recevoir. Elle était guérie et pour toujours de toute affection pour le misérable qui l'avait si longtemps mé- connue et torturée. Elle ne demandait qu'à vivre loin de lui et à l'oublier. Le mépris avait tué Tamour. Cette âme enfin apaisée, délivrée de ses illusions et de ses faiblesses, se réfugiait en Dieu.

Une sentence du Châtelet, le 9 juin 1790^ pro- nonça, entre les deux époux, la séparation « de corps et d'habitation ». Chacun désormais suivit Savoie. Le marquis prit pour maîtresse la prési- dente de Fleurieu. Mme de Sade, religieuse laïque,

(i) Biographie Michaad.


Li: MARQUIS DK SADi: A I.A HASTILU: 223

s'adonna de plus on plus aux prali([U(\s (I(î [)i(Ho. Elle expia pour son mari, qui avait tant à c;xpier. Elle vécut ses dernières années dans son château d'Echaulfour, et c'est là que la mort la [)rit, hî 7 juillet 1810.


X


LE CITOYEN SADE

l'écrivain. — (( JUSTINE OU LES MALHEURS

DE LA VERTU »


Comme moyen d'améliorer le caractère et d'épurer le sens moral, l'emprisonnement, il faut en convenir, laisse beaucoup à désirer. Pendant les heures de captivité, c'est-à-dire de recueille- ment et de méditation, que leur imposent les juges, les condamnés ne passent pas le temps, comme on pourrait le croire, à déplorer leurs crimes et à s'en repentir. Pleins d'indulgence pour eux-mêmes, ils accusent la société, et ils ont quelquefois raison. La loi qui les a frappés, ils n'hésitent jamais à la trouver inique. Ils attribuent à une misère immé- ritée — quêtant d'autres supportent vaillamment, sans se plaindre — au droit qu'a tout homme de


LE CirOYEN SAOi:. L ECRIVAIN 226

vivre, même aux dépens d'autrui, ou encore aux exigences aussi naturelles qu'invincibles de la passion, et à Tabsence de préjugés, ce qui fut uni- quement provoqué par la grossièreté de leurs instincts.

Sans cesse occupés à se défendre, à s'excuser, à s'admirer, les plus incontestables coquins ne tardent pas à se poser en victimes. Ils jugent ceux qui les ont jugés. Entre leurs vices et les vertus des honnêtes gens, ils établissent des rap- prochements où se complaît leur orgueil. Ainsi, presque inévitablement, l'homme que la société a rejeté de son sein et qui porte avec une rage sourde le poids de la réprobation publique, devient le révolté^ le complice dévoué, ardent, fanatique, de ceux qui, pour d'obscurs desseins, agitent la foule, rirréconciliable adversaire du soldat, du magistrat, du prêtre, de tout ce qui représente la Discipline, la Loi, la Règle et le Devoir.

Cet état d'âme était exactement celui du marquis de Sade quand le couvent pénitentiaire de Cha- renton, en 1790, lui ouvrit ses portes. De ces prisons, d'ailleurs si douces et on pourrait presque dire si confortables, où était entré un aristocrate, un libertin sortait, aigri, exaspéré, plein de haine et de fiel, un révolutionnaire, un anar- chiste.

Ses nouvelles théories — que nous exposerons

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226 LE MARQUIS DE SADE

d'après le roman a philosophique » Aline el Val- cour^ qu'il écrivit à la Bastille et remania sans doute plus tard (1) — il les met au service de ses rancunes.

L'ancien régime l'avait frappé — nous savons avec quelle indulgence — il se déclara l'ennemi de l'ancien régime, à qui sa famille et lui devaient tant d'abusives faveurs. Il salua de ses vœux l'aurore de la Révolution, comme il en salua, pendant la Terreur, avec moins de conviction, je suppose, le sanglant crépuscule.

(( France ! s'écriait-il dans cette première période où l'enthousiasme coulait à pleins bords, tu t'éclaireras un jour, je l'espère : l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du despo- tisme et de la tyrannie, en foulant à tes pieds les scélérats qui servent l'un et l'autre ; tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et le génie ne doit être gouverné que par lui-même (2). »

Un bâtard littéraire de Rousseau, l'ennuyeux Rajmal, àoniV Histoire philosophique el politique des deux Indes avait eu un si retentissant succès, était à cette époque son maître préféré : «  Raynal, disait-il, ton siècle et ta patrie ne te méri- taient pas )) (3). Cet excès d'admiration pour un

(i) La première édition parut en 1798.

(2) Aline et Valcoar, éd. de i883, t. II, p. 33.

(3) Aline el Valcour, t. II, p. 54.


LE CITOYEN SADI!. L KCIUVAIN 227

écrivain aussi déclamatoire et aussi insipide suffit à juger un lionime.

Parce que Louis XV et Louis XVI, monarques assez débonnaires, avaient signé contre lui des lettres de cachet qui n'avaient que trop leur raison d'être, le marquis de Sade, devenu républicain, attaquait tous les rois, môme les meilleurs. Il se montraitparticulièrement sévère pour saint Louis, (( ce roi cruel et imbécile... un fou, un fanatique, qui, non content de faire des lois absurdes et intolérables, abandonna le soin de diriger ses Etats, pour aller conquérir sur les Turcs, au prix du sang de ses sujets, un tombeau qu'il faudrait se presser de faire abattre s'il était malheureuse- ment dans notre pays (1) ».

Comme on en peut juger par cet extrait, Tanti- monarchiste se complétait par le libre-penseur. Hostile au Christianisme, ou plutôt à toute religion, parce qu'il avait souffert de l'obstacle qu'opposent la plupart des religions au déchaînement des sens, il affectait de faire des prêtres les auxiliaires des rois. C'est une théorie qui lui semblait com- mode, puisqu'elle s'accordait avec ses vices, et dans aucun passage de son roman philosophique il ne Ta aussi clairement exprimée que dans celui- ci, qui paraît inspiré par V Essai sur les Mœurs :

(i) Aline et Valcour, t. II, p. 269.


228 LE MARQUIS DE SADE

« Les rigueurs théocratiques étayent toujours Faristocratie ; la religion n'est que le moyen de la tyrannie ; elle la soutient, elle lui prête des forces. Le premier devoir d'un gouvernement libre ou qui recouvre sa liberté doit être incontestablement le brisement de tous les freins religieux. Bannir les rois, sans détruire le culte religieux, c'est ne couper qu'une des têtes de l'hydre ; la retraite du despotisme est le parvis des temples ; persécuté dans un État, c'est là qu'il se réfugie, et c'est de là qu'il reparaît pour enchaîner les hommes quand on a été assez maladroit pour ne pas l'y poursuivre en détruisant et son perfide asile et les scélérats qui le lui donnent(l). »

Naturellement le catholicisme était Tobjet da ses attaques les plus véhémentes. Dans une note de son livre, il en demandait, au nom delà liberté, l'entière suppression, que les sectateurs de la Raison allaient bientôt entreprendre : « Français, pénétrez-vous de cette idée. Sentez donc que votre culte catholique, plein de ridicules et d'absurdités, que C9 culte atroce dont vos ennemis profitent avec tant d'art contre vous, ne peut être celui d'un peuple libre ; non jamais les adorateurs d'un esclave crucifié n'atteindront aux vertus de Brutus (2). » L'éloge des vertus de Brutus ne manque pas de sa-

(i) Aline eî Valcour^ t. II, p. 125. (2) Aline et Valcour^ t. II, p. 271.


Li: CITOYEN SADE. L EGHIVAIN 22'.^

veurnid'imprévusousla{)lume dumarquis de; Sade.

Cet ennemi des prêtres et des rois était, on le pense bien, tout imprègne d'idées liumanitaires. Sur bien des points, il a devancé son temps et se rapproche du nôtre. Les bons juges, ceux (jui remplaceront les arrêts par des homélies civiques, il les réclame, il les prévoit, et il flétrit les autres, ceux qui le condamnèrent, ceux à qui le crime n'inspirait pas une indulgente sympathie : « C'est une affreuse habitude, dit-il, où sont les juges de ne jamais regarder qu'un coupable dans Taccusé, qui leur fait commettre de si sanglantes méprises : tint de causes pourtant peuvent avoir attiré des ennemis à un homme; la médisance, la calomnie sont si fort en usage qu'il paraîtrait que, dans toute âme honnête, le premier mouvement devrait toujours être à la décharge de l'accusé ; mais où y a-t-il aujourd'hui des juges de cette vertu (1). » Combien ces réflexions, excellentes par elles- mêmes, prendraient plus de force si un autre que le marquis de Sade les exprimait !

Cet ancien officier, qui avait montré pendant ses campagnes beaucoup de courage, était devenu, par amour de Thumanité, passionnément antimili- tariste. Il disait à ces Français trop belliqueux qu'il avait pris à tâche de réformer :

(i) Aline et Valcour, t. II, p. 3^9.


230 LE MABQUIS DE SADE

« Renoncez à Tesprit de conquêtes et, n'ayant jamais d'ennemis, ne devant vous occuper qu'à garantir vos limites, vous n'aurez pas besoin de soudoyer une si grande quantité d'iiommes en tout temps; vous rendrez en les réformant cent mille bras à la charrue... Vous n'enlèverez plus au père de famille des enfants qui lui sont nécessaires, vous n^introduirez pas l'esprit de licence et de débauche parmi Télite de vos concitoyens (par la vie de gar- nison), et tout cela pour le luxe imbécile d'avoir toujours une armée formidable (1). »

Ces théories humanitaires, fortement teintées de matérialisme, et qui lui permettaient de trouver le militarisme moins naturel et moins excusable que l'anthropophagie (2), devaient l'entraîner vers les idées nouvelles. Dès sa sortie de prison, il afficha son amour pour le peuple, pour ce peuple qui, en 1790, pillait et brûlait son château de la Coste (3). Révolutionnaire, il le fut, par tempéra-


(i) Aline et Valcour, t. II, p. 3o5.

(2) « Tout est affaire de goût et d'organisation ». Aline et Valcour^ t. II, p. 58. « L'anthropophagie n'est certainement pas un crime; elle peut en occasionner sans doute, mais elle est indilîérente par elle-même ». M., t. II, p. 72.

(3) (( Dans le sac du château, on découvrit, dit-on — mais n'est-ce pas un racontar ? — des instruments de torture qui servaient à ses débauches. En tout cas on n'épargna même pas la célèbre salle des Clystères dans laquelle un peintre de talent avait couvert les murailles des peintures les plus bouffonnes. C'étaient des seringues de toute grosseur, à


TJ£ CITOYEN SADE. l'ÉCRIVAIN 231

ment et par représailles, dans ses écrits comme dans ses actions.

Sa femme s'était pour toujours séparée de lui. Ses fils avaient émigré. Sa fille vivait enfermée et cachée dans le couvent de Sainte-Aure. A peu près privé de ressources, il n'avait d'autre appui — un a})pui qui allait bientôt lui échapper — que Tamitié du comte de Clermont-Tonnerre,avec qui il s'était intimement lié. Il se voyait par suite dans l'obli- gation, à cinquante ans, de vivre de sa plume. Heureusement pour lui, il avait eu le temps, à Vincennes et à la Bastille, d'écrire beaucoup, et ses manuscrits ou du moins ses romans étaient de ceux qui peuvent plaire à un nombreux public et dont le placement ne rencontre pas trop de difficultés.

Sa vanité littéraire, dont celle de quelques écri- vains de notre temps, d'ailleurs médiocres, donne seule ridée, devait l'aider beaucoup. 11 se prenait pour un penseur très original et pour un très remarquable écrivain. A la plus insignifiante de ses phrases, à la plus médiocre de ses inventions, il attachait une extrême importance (I). Cet éroto- mane était aussi un graphomane.

figures humaines, poursuivant dans une espèce de ronde de sabbat, une foule de... dos, à qui elle rendaient les armes. » Cabanes, Cabinet secret de VHisloire^ III, 343.

(i) En voici un exemple. La trente-cinquième lettre de son roman, Aline et Valcour, a pour titre particulier, Histoire de Sainville et de Léonore. Une astérique, à côté du titre, ren-


232 LE MARQUIS DE SADE

Il se tourna d'abord vers le théâtre, qui, alors comme aujourd'hui, rapportait en général beau- coup plus que le livre.

Le bibliophile Jacob, souvent très aventureux dans ses suppositions, croit qu'il composa quel- ques-unes de ces pièces obscènes qui parurent de 1789 à 1793 contre Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe, Mme de Polignac, etc., et qui furent jouées sur des scènes clandestines (1). C'est possible, mais nous n'en avons trouvé aucune preuve. Permettons au divin marquis de bénéficier du doute. Ses fautes trop réelles sont assez nom- breuses pour qu'on ne lui en attribue pas d'imagi- naires.

Il débuta publiquement, comme auteur drama- tique, en 1791. Cette année-là, il eut une pièce refusée au Théâtre-Français — Jeanne Laisné oit le Siège de Beauvais (2) — et une pièce jouée au Théâtre-Molière — Oxtiern ou les Effets du Liber- tinage, La compensation lui parut-elle suffisante ? Je n'oserai pas Taffirmer.

Un personnage très curieux, et qui mériterait une étude spéciale, Boursault-Malherbe, directeur

voie à cette note : « Le lecteur qui prendrait ceci pour un de ces épisodes placés sans motif et qu'on peut lire ou passer à volonté, commettrait une faute bien lourde. »

(i) V. Catalogue Soleinne, i844, t. III, p. 190.

(2) Cette pièce fut refusée, nous lavons vu, parce que l'auteur y fait l'éloge de Louis XI.


m: citoyen sadi:. l kcimvain 23:i

du Thoâtro de Marseille on 1780, lit construire en 1790, rue Saint-Martin, vis.-à-vis la cour du Maure et dans une ancienne maison où avait logé Gabrielle d'Estrées (1), le Théâlre-Molière^ ({ui ouvrit le 8 juin 1791 et ferma un an après « lors de Tévénement du 10 août », (*i) mais pour reprendre quelques mois plus tard, sans grand succès, le cours de ses représentations civiques (3). Ce fut une des scènes les plus révolutionnaires de Paris, et ce fut aussi une de celles où se succé- dèrent le plus de faillites et qui changèrent le plus souvent de directeurs et de titres sans désarmer le destin (4).

Oxliern ou les Effets du Libertinage^ drame

(i) Cette maison appartenait, dans les dernières années du dix-huitième siècle, à la Compagnie des Indes occidenlales- qui y recevait les engagements des émigrants

(2) Notice sur la vie publique et privée de J.-F. Boursault- Malherbe et réponse à quelques pamphlets. Paris, 1819, p. 6.

(3) En 1791 : la Ligue des fanatiques et des tyrans^ par Ron- sin ; la France régénérée^ par Cliaussard, mus. de Scio ; Louis XIV et le Masque de fer, par Legrand. En 1798 : V Aînée des papesses Jeanne, par de Fauconpret. En 1794 : l'Heureuse Nouvelle ou la Reprise de Toulon, par Fabre d'Olivet, etc.

(4) D'après M. Henry Lecomte, ce théâtre malchanceux s'appela tour à tour : Molière (1791-1793), des Sans-Culottes (1793-1794), de la Rue Martin [l'jçjô], Molière pour la seconde fois (1797), des Amis des Arts et des Elèves de l'Opéra Comique (1798-1800), des Variétés Ncdionales et Etrangères (1802), Mo- lière pour la troisième fois (1802), des Variétés Etrangères (1806-1807) {Histoire des Théâtres de Paris, 1905, p. 4o.) — 11 fut fermé par le décret de 1807. Il avait été occupé, pendant quelques mois, en 1799, par le Théâtre des Troubadours.


234 LE MARQUIS DE SADE

en trois actes et en prose, fut joué au Théâtre- Molière dans les premiers jours de novembre 1791. La pièce eut du succès. Le marquis de Sade était plein de son sujet et il racontait un peu son his- toire. Il avait mis en action une des douze nou- velles historiques des Crimes de V Amour ^ com- posées pendant son séjour à la Bastille et qu'il ne devait publier qu'en 1800. Le Moniteur du 6 novembre 1791 constata qu'il y avait dans ce drame très noir « de Tintérêt et de Ténergie », mais que le principal personnage était d'une atrocité révoltante. Le principal personnage, Oxtiern, l'auteur, pour donner quelque satisfac- tion au public, le traitait de scélérat et même de monstre^ mais c'était vers lui qu'allaient d'ins- tinct toutes ses sympathies. Il se reconnaissait dans ce scélérat et ce monstre. Les théories qu'il plaçait dans sa bouche étaient ses propres théo- ries, d'une immoralité pédantesque et déclama- toire, ses éternels panégyriques du crime consi- déré comme la marque d'un esprit supérieur. Ce n'était pas Oxtiern, mais le père de Justine, l'homme de la petite maison d'Arcueil, qui acca- blait de son hautain mépris de philosophe les pauvres hères, les coquins médiocres, capables de scrupules et asservis à de misérables préjugés : « Ces imbéciles-là, disait-il dédaigneusement, n'ont point de principes : tout ce qui sort de la


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LE CITOYEN SADi:. f. liClUVAIN 235

règle ordinaire du vice et d(i la friponnerie les étonne, le remords les effraie. »

La phraséologie empliati([ue et le ton prêcheur de ce drame contribuèrent beaucoup à son succès, qui se prolongea pendant toute la période révolu- tionnaire. Oxliern n'était pas encore oublié, huit ans après sa première représentation. Il parut, le 13 décembre 1799, sur le Théâtre de Versailles, avec ce sous-titre un peu modifié : les Malheurs du Libertinage^ et il y fit assez bonne figure.

Comme beaucoup d'auteurs dramatiques, ou plutôt comme tous les auteurs dramatiques, le marquis de Sade avait eu plusieurs pièces reçues, que les directeurs ensevelirent dans leurs cartons funéraires et que le public, qui les aurait peut- être applaudies, peut-être sifflées, ne connut pas. Le Théâtre-Français accueillit très favorablement, en 1790, le Misanthrope par amour ou Sophie et Desfrancs (1) et donna ses entrées à Fauteur pendant cinq ans — mais il ne donna pas, malgré les engagements qu'il avait pris, ses entrées à la pièce. Si V Homme dangereux ou le Suborneur ["i)^ reçu au Théâtre-Favart en 1791, fut joué en 1792,


(i) Comédie en cinq actes et en vers.

(2) Comédie en un acte et en vers de dix syllabes. Cette pièce déplut tellement au public qu'il refusa de l'entendre jusqu'à la fin. De même que la précédente elle n'a jamais été imprimée.


236 LE MARQUIS DE SADE

r Ecole du Jaloux ou le Boudoir^ reçue également ou Théâtre-Favart en 1791, resta à l'état de manuscrit inutilisé. Déjà à cette époque les direc- teurs promettaient beaucoup et tenaient peu.

Ces déboires dramatiques n'affectèrent que médiocrement le marquis de Sade. Il comptait sur ses romans pour le consoler de la triste destinée de ses pièces, dont une seule, comme on vient de le voir, avait réussi. Depuis sa mise en liberté, il s'occupait d'achever, de revoir, de rendre plus révolutionnaire, en la farcissant de lieux communs démocratiques, de diatribes contre les rois et les prêtres, cette Justine dont on a tant parlé sans la connaître et sur laquelle couraient tant d'absurdes légendes.

On a dit que l'auteur l'imprima lui-même dans une cave. On a dit que Robespierre, Couthon et Saint-Just la lisaient assiduement pour y chercher des leçons de cruauté. On a dit que Napoléon faisait passer en conseil de guerre et impitoyable- ment fusiller les officiers ou soldats qui étaient convaincus d'aA^oir en leur possession ce terrible livre (1). Tout cela est faux et absurde.

Un écrivain très oublié, Charles Villers (2), a

(i) Voir un curieux article de M. Alcide Bonneau sur Jus- Une dans la Curiosité littéraire et bibliographique^ Paris ^ Liseux, i88o, i"^^ série.

(2) Charles Villers, né en 1767, officier d'artillerie, ancien aide-de-camp du marquis de Puységur (le disciple de Mes-


LE CITOYEN SADE. l/ ÉCRIVAIN 237

raconté eu 1797, clans uikî lettre Ibrt intéressante publiée parle Speclalcnr du 7Vorrf(l), qu'il voulut lire entièrement ce volumineux roman et ([U(i ja- mais soldat condamné à passer sous les bacruettes ne fut plus heureux de voir se terminer l'exécu- tion que lui d'arriver à la dernière page. J'ai éprouvé à peu près la même impression. Rien n'est aussi répugnant et en même temps rien n'est aussi ennuyeux que cette littérature où l'érotisme, et un érotisme de maniaque (2), disserte perpétuelle- ment, dogmatise sans trêve, où le vice, pédan- tesque et poncif, monte en chaire, fait la classe, où Pamour n'est qu'un ignoble cuistre détraqué et intarissable. Je n'irai pas jusqu'à prétendre

mer), passa une grande partie de sa vie en Allemagne, où il mourut (à Heidelberg) le 26 février i8i5. Ses ennemis disaient que l'étude de la langue allemande lui avait désap- pris le français. On a réimprimé en 1877 sa Lettre sur te roman intitiité « Justine ou tes MatJieurs de ta Vertu ».

(1) Ce journal parut à Hambourg de janvier 1797 à décem- bre 1802. Réimprimé numéro par numéro en France jusqu'au 18 fructidor, il y fat interdit à partir de cette époque. Ses principaux collaborateurs étaient Baudus, Villers, Rivarol, de Pradt, Delille, Joseph de Maistre.

(2) « Ces récits de l'érotisme le plus noir, pleins de flagel- lations, d'orgies, de sang et de vin, de cadavres poignardés et violés, d'enfants mutilés, ces abominables romans ayant leur morale particulière, leur philosophie et leur doctrine propres, ces manuels compliqués de la débauche et de la cruauté, auprès desquels des petits livres polissons du dix- huitième siècle sont innocents... » Anatole France, notice placée en tête de Dorci ou ta Bizarrerie du sort^ conte inédit par le marquis de Sade. Paris, 1881, p. 16.


238 LE MARQUIS DE SADE

qu'on devrait introduire dans les écoles les livres de ce genre, mais j'estime que la peinture des passions coupables y dégage une telle horreur et un si formidable ennui qu'ils pourraient, au moins par ce côté-là, ramener bien des âmes à la vertu. D'ailleurs, à en croire le marquis de Sade, c'est le but qu'il se proposait (1).

Deux éditions de Justine ou les Malheurs de la Vertu, Tune in-8% l'autre in-12, et formant éga- lement deux volumes, parurent presque en même temps, en 1791, « en Hollande, chez les Libraires associés », c'est-à-dire, croyons-nous, à Paris, chez le libraire qui fut le principal éditeur du marquis de Sade, Girouard (2).

L'éditionin-8^ est généralement considéré comme la première. C'est celle à laquelle il convient de se

(i) « J'ignore l'art de peindre sans couleur; quand la vue est sous mon pinceau, je l'esquisse avec toutes ses teintes, tant mieux si elles révoltent; les offrir sous de jolis dessins est le moyen de les faire aimer, et ce projet est loin de ma tête. » Aline et Valcour, t. I, p. i63.

(2) Ce Girouard était un zélé royaliste qui fut arrêté pour avoir imprimé, au moment du procès de Louis XVI, plu- sieurs pamphlets en sa faveur. « Sa sœur, religieuse, se rendit à l'audience le jour où il devait être jugé, et ayant entendu prononcer sa condamnation à mort, elle se leva avec courage pour accuser les juges et demanda le même sort. On voulait la forcer à se retirer, et elle éleva la voix encore plus fortement en criant : Vive le roi. Fouquier la fit alors mettre en jugement et aussitôt elle fut condamnée et exé- cutée avec son frère, ainsi que Mme Fruscher, amie de Durosoy ». Biographe moderne. Leipzig, 1807.


LK CITOYEN SADK. l/l'XRIVAIN 239

reporter pour avoii* le texte original, souvent modifié depuis, et pas toujours par Fauteur fl).

Le nom du marquis de Sade n'est pas indiqué sur la page de titre, qui porte, avec un pseudo- écusson d'éditeur dans lequel on Vd Eternité^ cette éjûgraphe sentencieuse :

« mon ami, la prospérité du Crime est comme la foudre, dont les feux trompeurs n'embelissent [sic] un moment Tatmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mort les malheureux qu'ils ont éblouis. »

Un frontispice, finement dessiné (par Chéry) représente une jeune femme éplorée entre un jeune homme à moitié nu et une vieille matrone d'aspect assez désagréable. Dans le fond on aperçoit des arbres tordus par le vent et un ciel orageux.

Cette jeune femme, d'après « l'explication de la gravure » donnée par de Sade, c'est la Vertu — une Vertu qui paraît bien ennuyée — entre la Luxure et l'Irréligion. Elle lève les yeux vers Dieu, comme pour le prendre à témoin de ses infortunes, et elle prononce sans doute les vers


(i) Le marquis de Sade se défendit toujours d'avoir écrit Justine. Ce qui est hors de doute c'est qu'il parut de ce roman des éditions clandestines dans lesquelles le texte, sans Taveu de l'auteur, subit des remaniements.


240 LE MARQUIS DE SADE

inscrits nu-dossous de ce groupe emblématique :

« Qui sait, lorsque le Ciel nous frappe de ses coups,

Si le plus grand malheur n'est pas un bien pour nous (1). »

La note explicative du frontispice est précédée d'un avis de Védileur (2) et de cette préface, qui n'existe que dans les premières éditions :

(i) Ces vers sont tirés de VOEcUpe chez Admèîe de Duels. Cette tragédie avait été représentée au Théâtre-Français, le 4 décembre 1778.

(2) « Nos aïeux, pour intéresser, faisaient jadis usage de magiciens, de mauvais génies, de tous personnages fabuleux, auxquels ils se croyaient permis, d'après cela, de prêter tous les vices dont ils avaient besoin pour le ressort de leurs romans. Mais puisque, malheureusement pour Thuma- nité, il existe une classe d'homme chez laquelle le dange- reux penchant au libertinage détermine des forfaits aussi effrayants que ceux dont les anciens auteurs noircissaient fabuleusement leurs Ogres et leurs Géants, pourquoi ne pas préférer la Nature à la Fable? Et pourquoi se refuser les plus beaux effets dramatiques dans la crainte de n'oser souiller cette carrière? Redoutera-t-on de dévoiler des crimes qui paraisssent faits pour ne jamais sortir des ténè- bres? Hélas! Hélas! qui les ignore de nos jours? Les Bonnes les content aux enfants, les filles de mauvaise vie en embrasent l'imagination de leurs Sectateurs et par une bien plus coupable imprudence, les Magistrats, alléguant un très faux amour de Tordre, osaient en souiller les an- nales de Thémis. Qui retiendrait donc le Romancier ? Toutes les espèces de vices imaginables, tous les crimes possibles ne sont-ils pas à sa disposition? N'a-t-il pas le droit de les peindre tous pour les faire détester aux hommes ?

« Malheur à ceux que les tableaux de Justine pourraient corrompre! mais qu'on ne nous accuse pas; quelque voie que nous eussions prise, ils n'en seraient pas devenus meil- leurs : il est une sorte de gens pour qui la vertu même est un poison. »



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LE CITOYEN SADE. l'ÉCUIVAIN 24 1

(( A ma bonne Amie,

(( Oui, Constance (1), c'est à toi que j'adresse cet ouvrage. A la fois l'exemple et Tiionneur de ton sexe, réunissant à Tàme la plus sensible Tes- prit le plus juste et le mieux éclairé, ce n'est qu'à toi qu'il appartient de connaître la douceur des larmes qu'arrache la vertu malheureuse. Détestant les sophismes du libertinage et de l'irréligion, les combattant sans cesse par tes actions et par tes discours, je ne crains point pour toi ceux qu'a nécessités dans ces mémoires le genre des person- nages établis ; le cynisme de certains crayons (adoucis néanmoins autant qu'on Ta pu) ne t'effrayera pas davantage ; c'est le vice qui, gémis- sant d'être dévoilé, crie au scandale aussitôt qu'on l'attaque. Le procès de Tartuffe fut fait par des bigots ; celui de Justine sera l'ouvrage des liber- tins ; je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi n'en seront point désavoués ; ton opinion suffit à ma gloire, et je dois, après t'avoirplu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les cen- sures.

(c Le dessein de ce roman (pas si roman qu'on le croirait) est nouveau sans doute ; l'ascendant de

(i) Quelle est cette Constance ? Probablemer.t la femme avec qui vivait à cette époque le marquis et dont nous par- lerons plus loin.

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242 LE MARQUIS DE SADE

la vertu sur le vice, la récompense du bien, la punition du mal, voilà la marche ordinaire de tous les ouvrages de cette espèce. Ne devrait-on pas en être rebattu ?

« Mais offrir partout le vice triomphant et la v^ertu victime de ses sacrifices ; montrer une infor- tunée errante de malheurs en malheurs, jouet de la scélératesse, plastron de toutes les débauches, en butte aux goûts les plus barbares et les plus monstrueux, étourdie des sophismes les plus hardis, les plus spécieux; en proie aux séductions les plus adroites, aux subornations les plus irré- sistibles ; n'ayant pour opposer à tant de revers, à tant de fléaux, pour repousser tant de corrup- tions, qu'une âme sensible, un esprit naturel et beaucoup de courage; hasarder en un mot les peintures les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceaux les plus énergiques, dans la seule vue d'obtenir de tout cela Tune des plus sublimes leçons de morale que l'homme ait encore reçues : c'était, on en conviendra, parvenir au but par une route peu frayée jusqu'à présent.

(c Aurai-je réussi. Constance ?Une larme de tes yeux déterminera-t-elle mon triomphe ? Après avoir lu Justine^ en un mot, diras-tu : « Oh ! com- (( bien ces tableaux du crime me rendent fière « d'aimer la vertu ! Gomme elle est sublime dans


LI<: CITOYEN SADIi:. L ÉCKIVAIN 2115

les larmes ! Gomme les malheurs rembellissenl ! » « Constance! que ces mots t'échappent, et mes travaux sont couronnés. »

Pénétrons maintenant dans ce livre. Il faut bien que je me résigne à en donner une analyse, aussi exacte que possible.

Les deux filles d'un banquier parisien, Justine et Juliette, la première âgée de douze ans, l'autre de dix-huit, se trouvent, à la mort de leur père — elles avaient déjà perdu leur mère — complète- ment ruinées et livrées à elles-mêmes. Le couvent (de Panthémontj, où elles faisaient leur éducation, s'empresse de les mettre à la porte avec quelques écus et un paquet de vêtements.

L'aînée, Juliette, a vite pris son parti. Elle va chez une « appareilleuse », réussit très bien dans Fhospitalière maison qui Ta abritée et épouse un de ses amants de passage, le comte de Lorsange. Après s'être assurée qu'il l'a inscrite dans son tes- tament, elle l'empoisonne, ruine un certain nombre de hauts personnages et devient la maîtresse d'un des hommes les plus importants du royaume, M. de Corville,avec qui elle se retire dans sa terre de Montargis.

Justine, la cadette, est une charmante per- sonne, comme vous pourrez en juger par le por- trait flatteur, tracé avec une légèreté de pinceau


244' LE MARQUIS DE SADE

qui ne lui est pas habituelle, par le marquis de Sade :

« Douée d'une tendresse, d^une sensibilité sur- prenante, au lieu de l'art et de la finesse de sa sœur, elle n'avait qu'une ingénuité, une candeur qui devaient la faire tomber dans des pièges. Cette jeune lîUe à tant de qualités joignait une physio- nomie douce, absolument différente de celle dont la nature avait embelli Juliette ; autant on voyait d'artifice, de manège, de coquetterie, dans les traits à l'une, autant on admirait de pudeur, de décence et de timidité dans l'autre. Un air de vierge, de grands yeux bleus, pleins d'âme et d'intérêt, une peau éblouissante, une taille souple et flexible, un organe touchant, des dents d'ivoire et les plus beaux cheveux blonds, voilà l'esquisse de cette cadette charmante dont les grâces naïves et les traits délicats sont au-dessus de nos pin- ceaux. »

, Justine se destine à la vertu, carrière assez ingrate. Elle cherche du travail chez une coutu- rière et n'en trouve pas. Elle entre, fatiguée par une longue route et mourant de faim dans un pres- bytère. Le curé, irrité de ce qu'elle résiste à se& avances, lâchasse.

Douze ans après, Juliette, devenue Mme de Lorsange, et fixée à Montargis où elle vit en châ-


m: (:itoyi:n sadi:. l'écrivain 245

telaine, va voir arriver pour se distraire, la dili- gence qui vient de Lyon et se dirige vers Paris. Une jeune fille en descend. Condamnée à Lyon pour vol, incendie, meurtre dans une auberge, on la conduit à Paris où Tattendent de nouveaux juges. M. de Corville obtient de l'interroger. Sous le nom de Thérèse qu'elle a pris, on ne sait trop pourquoi, la pauvre Justine, réduite à cette triste situation, raconte son histoire, depuis son départ de chez le curé.

Un aubergiste à qui elle ne peut payer sa note, l'envoie chez un certain Dubourg qui la reçoit bien mais lui demande, en retour de l'argent et de Ta- sile qu'il lui promet, de ne pas se montrer cruelle : <i On est revenu, dit ce philanthrope, de cette manie d'obliger gratuitement les autres ; on a reconnu que les plaisirs de la charité n'étaient que les jouissances de Torgueil, et comme rien n'est aussitôt dissipé, on a voulu des sensations plus réelles. On a vu qu'avec une enfant comme vous, par exemple, il valait infiniment mieux retirer pour prix de ses avances tous les plaisirs que peut offrir la luxure que ceux très froids et très futiles de la soulager gratuitement. »

Justine (nous lui conserverons ce nom pour plus de clarté) ne goûte pas ce raisonnement. Elle part sans vouloir rien entendre. M. du Harpin, prê- teur sur gages, la prend comme servante. -Elle


246 LE MARQUIS DE SADE

était chez lui depuis deux ans lorsqu'il Tengage à voler, chez un locataire de la maison qu'ils habitent, une montre en or. Elle refuse, malgré ses tirades contre le droit de propriété, et il se venge en la faisant arrêter pour vol d'un diamant de mille écus qu'on découvre dans ses hardes d^autant plus facilement qu'il l'y amis.

Enfermée pour un crime qu'elle n'a pas commis, Justine se lie avec une autre détenue, Mme Du- bois, qui lui annonce très tranquillement qu'elle va mettre le feu à la prison et qu'elles pourront ainsi s'échapper. En eflet, l'opération s'exécute. Vingt et une personnes sont brûlées, mais Mme Dubois et son amie redeviennent libres.

Des bandits, anciens associés de cette femme énergique et qu'elle avait avertis de ses projets, les attendaient. Ils les conduisent dans la forêt de Bondy. Là ces quatre gredins, un peu ivres, font à la malheureuse Justine les propositions les plus outrageantes, et la menacent, si elle essaie de résister, de la poignarder et de l'enterrer au pied d'un arbre. 11 y avait là de quoi ébranler la vertu la plus solide. La jeune fille se préparait déjà à sacrifier avec désespoir mais avec résolution son honneur à sa vie, lorsque, heureusement, une alerte se produit, une alerte qu'on peut qualifier de providentielle. Les bandits, qui ont entendu des bruits de pas, sortent et reviennent bientôt, après


LK CITOYEN SADi:. L KCIUVAIN 247

avoir tiiô trois hommes. Ils en ramènent un qua- trième, nommé Saint-Florent, et s'apprêtent à le tuer. Justine demande sa grâce et l'obtient, à condition qu'il s'enrôlera dans la bande. Pendant que les brigands sont endormis, elle lui fait signe de prendre son portefeuille qu'ils ont oublié de cacher, et à s'enfuir. Elle part avec lui. Ils entrent dans les profondeurs de la forêt, où ils n'ont plus rien à craindre, et Saint-Florent offre à celle qui l'a sauvé son cœur et sa fortune ;mais, quelques pas plus loin, au détour d'un sentier, il lui appli- que un grand coup de bâton sur la tête et, pendant qu'elle est évanouie, il la viole et la vole, puis il s'en va tranquillement. Cette pauvre femme n'a vraiment pas de chance. Tous ceux qu'elle ren- contre sur sa route sont d'abominables coquins. A peine revenue de son évanouissement, l'in- fortunée Justine aperçoit un laquais et son maître, le comte de Bressac, qui se livrent ensemble à des divertissements hétérodoxes. Ils Tentendent remuer dans les feuilles, se précipitent sur elle et l'attachent par les bras et les jambes à quatre arbres très rapprochés. Elle s'attend à être écar- telée ou polir le moins égorgée, mais le comte de Bressac lui propose simplement d'entrer au service de sa tante comme femme de chambre, ce qu'elle accepte sans hésiter. Jamais, je crois, femme de chambre nefutengagée dans dépareilles conditions.


248 LE MARQUIS DE SADE

Ce n'est pas sans raison que ce Bressac a placé Justine près de sa tante. Il veut en faire l'instru- ment de ses crimes. Abusant de l'amour qu'elle a pour lui, il propose à la malheureuse d'empoi- sonner la parente à héritage qui ne meurt pas assez vite, et pour l'y décider il lui tient le dis- cours suivant, qui est du de Sade tout pur :

(( Ecoute, Thérèse (i), je me suis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l'esprit, je me suis flatté de les vaincre, de te prouver que ce crime, qui te parait si énorme, n'est au fond qu'une chose toute simple.

« Deux forfaits s'offrent ici, Thérèse, à tes ^eux peu philosophiques : la destruction d'une créature qui nous ressemble, et le mal dont cette destruction s'augmente quand cette créature nous appartient de près. A l'égard du crime de la des- truction de son semblable, sois-en certaine, chère iille, il est purement chimérique ; le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme : il a tout au plus celui de varier les formes, mais il n'a pas celui de les anéantir. Or toute forme est égale aux yeux de la Nature, rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent ; toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d'autres figures, et quels que

(i) Nous rappelons que c'est le nom qu'avait pris Jus- tine.


I


Li: ciTOYKN SA ni:, i/kchivain ^^î^

soient nos procodés sur cela, aucun no Toutragc sans doute, aucun ne saurait l'offenser. Nos des- tructions raniment son pouvoir, elles entretien- nent son énergie, mais aucune ne Tatténue, elle n'est contrariée par aucune. Eh! qu'importe à sa main toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd'hui un individu bipède se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents ? Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d'un vermisseau et qu'elle y doit prendre un plus grand intérêt?... Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature que nécessairement ses lois s'irritent de cette transformation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime ; mais quand l'étude la plus réfléchie m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la Nature est d'un égal prix à ses yeux, je n'admet- trai jamais que le changement d'un de ces êtres en mille autres puisse en rien déranger ses vues... »

Justine né se laisse pas convaincre, mais elle feint d'accepter de commettre le crime dans le but de l'empêcher plus facilement. Elle avertit la tante qui se hâte d'expédier un courrier à Paris pour réclamer l'arrestation de son neveu, mais


250 I E MARQUIS DE SADE

celui-ci, qui se défiait, intercepte la lettre, attire Justine dans la clairière où ils s'étaient connus pour la première fois, Tattache, avec l'aide de son valet, aux quatre arbres où elle avait déjà été liée, et lance sur elle des dogues furieux qui, en quel- ques minutes, la couvrent de sang.

Ses bourreaux la détachent et le comte de Bres- sac lui apprend qu'il a empoisonné sa tante, qui se meurt en ce moment, et qu'il Ta dénoncée comme coupable de cet empoisonnement.

Elle se réfugie chez un chirurgien, nommé Ro- din (1), qui a une pension des deux sexes. Ce Ro- din est affligé d'une petite manie, celle de dissé- quer des personnes vivantes (c pour éclaircir cer- tains points douteux d'anatomie » et il choisit ses victimes dans sa pension. 11 n'épargne même pas sa propie fille qui, enfermée dans une cave attend (sans impatience) son tour d'être disséquée.

Un ami du chirurgien, Rambeau, le félicite de ne pas se laisser influencer par de pareils scru- pules.

(( Je suis ravi, lui dit-il, que tu te sois enfin déterminé (à disséquer ta fille).

— Assurément, je le suis, répond Rodin ; il est odieux que de futiles considérations arrêtent ainsi le progrès des sciences. Les grands hommes se

(i) Eugène Sue a pris ce nom dans le roman de Justine ainsi que celui de Cardoville.


LK CITOYEN SAIJJ:. I. KCRIVAIN 251

sont-ils laisse'; captiver ])ar (raiissi iiH'prisahles chaînes ?

(hiand Michel-Ange voulut rendicun Christ au naturel, se lit-il un cas de conscience de crucifier un jeune homme et de le copier dans les angois- ses (1). Mais quand il s'agit des progrès de notre art, de quelle nécessité ne doivent pas être ces mêmes moyens, et combien y a-t-il un moindre mal à se les permettre ? C'est un sujet de sacritié pour en sauver un million ; doit-on balancer à ce prix ? Le meurtre opéré par les lois est-il d'une autre espèce que celui que nous allons faire, et l'objet de ces lois qu'on trouve si sages, n'est-il pas le sacrifice d'un pour en sauver mille ?

(( C'est, remarque Rambeau, la seule façon de s'instruire, et dans les hôpitaux, où j'ai travaillé toute ma jeunesse, j'ai vu faire mille semblables expériences. A cause des liens qui t'enchaînent à cette créature, je craignais^ je l'avoue, que tu ne balançasses ».

Rodin s'indigne de la faiblesse que lui suppose son ami.

« Quoi ! s'écrie-t-il, parce qu'elle est ma fille? Belle raison! Et quel rang t'imagines-tu donc que ce titre doive avoir dans mon cœur ? On est le maître de reprendre ce qu'on a doniié ; jamais le

(i) Est-il besoin de dire que le fait est absolument faux?


  • 252 LE MARQUIS DE SADE

droit de disposer de ses enfants ne fut v ' par aucun peuple de la terre. » Et pour le pr il cite les Perses, les Mèdes, les Grecs, el

Justine essaie de sauver la fille du chiru. Rosalie ; mais au moment où elle est sur le de réussir arrivent Rodin et Rambeau. Ils n quent Justine à l'épaule avec un fer rouge, < chassent, et entraînent Rosalie pour la disséqu;

Nous retrouvons notre héroïne, de plus en p malheureuse, dans un couvent, près d'Auxen.> ou trois ou quatre moines lui font subir d'odie traitements. Ils la confient ensuite à une de leu. ^mies, Omphale, directrice d'une maison d'amou soumise à des règlements très compliqués.

Justine parvient à s'échapper ; mais dès le len- demain, pendant qu'elle marche tranquillement le long d'un bois, deux cavaliers se précipitent sur elle et l'emportent chez une espèce d'ogre erotique, M. de Germande, colosse extrêmement gros, qui s. pour principal divertissement de saigner ses femmes avec une lancette jusqu'à ce qu'elles ^n meurent. 11 en a déjà tué trois et il est en train d'achever la quatrième.

Après être restée un an chez ce Barbe-Bleue apo- thicaire, Justine rencontre à Lyon Saint-Florent, devenu fort riche et qui lui propose d'être sa pro- cureuse. Elle refuse avec indignation. Toujours -en quête d'un pays où elle puisse sans danger



LK CITOYEN SADi:. I. IXRIVAIN 2L'3-

e son goût pour la vertu, elle aperur Nicolas, publié de 1794 à 1797.

T. XI. « J'ai tâché de découvrir la cause des goûts atroces des vieillards et je l'ai trouvée dans leur impuissance... J'y ai trouvé la source de la cruauté des exécrables ouvrages composés depuis la Révolution, Justine^ Aline^ le Boudoir (2), la Théorie du Libertinage, Et si j'ai Tair d'en indi- quer Tauteur dans la huitième partie (ou le tome VIII) de cet ouvrage, c'est que j'ai voulu prévenir, enlui

(i) La première édition du Pied de Fanchette ou VOrpheline française, histoire intéressante et morale, est de 1769.

(2) Le Philosoplie dans le Boudoir ou les Instituteurs liber- tins, dialogue, 1795. Cet ouvrage a été attribué au marquis «de Sade, mais n'est probablement pas de lui.


I)i: SADE KT UKTll' l)i: LA liHETONNE 207

montrant qu'il est connu, la publication de la Théorie qui ne paraît pas encore et que j'ai lue on manuscrit... » Il donne ensuite une sorte de résumé analytique de cet ouvrage, probablement supposé et qui en tout cas ne parut jamais, du moins sous le titre qu'il lui attribue.

T. XVI, dans un passage daté de 1796 : « Est-ce un bien que la Presse soit absolument libre ou doit-on la restreindre? Par exemple premièrement pour des ouvrages comme Justine^ Aline, le Bou- doir, la Théorie du Libertinage, et autres du même homme dont il est parlé dans les Nuits de Paris et qui allait disséquer une femme vivante... Le premier (genre d'ouvrages à interdire) est cer- tainement très nuisible, car, non seulement Jus- tine [Aline, etc.), sont du plus imprudent érotisme, mais leur auteur dénature la volupté, en la chan- geant en une exprimable cruauté... Le scélérat a rêvé ses horreurs dans la Bastille où il fut mis pour la femme disséquée vivante. » Il lui reproche tout particulièrement la Théorie du Libertinage : « C'est là que le monstre auteur propose à Fimita- tion duPornographe (1), l'établissement d'un lieu

(i) Le Pornographe ou Idées d'un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées, propre à prévenir les malheurs qu'occasionne le publicisme des femmes; avec des notes historiques et justificatives, 1769. A Londres chez Jean Nourse, Hbraire dans le Shand. A la Flaye, chez Gosse junior et Pinel^ libraires de S. A. S,


2G8 LE MARQUIS DE SADE

de débauche. J'avais travaillé pour arrêter la dégradation de la nature : le but de Finfâme dis- séqueur à vif, en parodiant un ouvrage de ma jeunesse, a été d'outrer à Texcès cette odieuse, cette infernale dégradation... Quel monstre qu'un homme à pareilles idées ! Et c'est un noble ! un noble delà famille delà célèbre Laure de Pétrarque! C'est un homme à longue barbe blanche qu'on porta en triomphe en le tirant de la Bastille (1). O peuple aveugle, il fallait rétouffer... »

En 1798, pour combattre les théories du mar- quis de Sade, ou peut-être pour tirer parti de la vogue scandaleuse du livre qu'il était censé flétrir, Rétif de la Bretonne publia un roman pamphlet qui est le plus rare et un des plus répugnants de tous ses ouvrages, (( V Anti-Justine ou les Délices de r Amour ^ par M. Linguet (2) av. au et en Parlem, Avec soixante figures. Au Palais Royal; chez feue la veuve Girouard. »

(i) Cet homme à longue barbe blanche n'était pas le mar- quis de Sade, mais, d'après les Révolutions de Paris (n° du 12 au 17 juillet 1789), « un vieillard respectable qui y était enfermé depuis quarante ans ». Le journal de Prudhomme ajoute :«0n croit que c'est l'ancien comte de Lorge ». Il n'y avait de vieillard, respectable ou non,à Ja Bastille, le i4 juil- let 1789, qu'un fou, Tavernier, détenu le 4 août 1709, et que Ton fut obligé de conduire à Charenton, quelques jours après sa mise en liberté. Carra dans ses Mémoires sur la Bastille (t. II, p. 357) donne à ce Tavernier le nom de comte de Lorges. (2) Linguet avait de sérieuses raisons pour ne pas pro- \ tester. Il avait été guillotiné le 27 juillet 179^.


IM-: SADK ET U{'/Vll' DIC F. A lUMilONM': 2(V.)

Un vers arrangé par Kétif servait criîpigraplio et in(Ji(juait l'esprit du livre :

Casla placent superis. Mauihus puris sumite (cunnos).

Cet ouvrage, tiré à un très petit nombre d'exem- plaires et vendu sous le manteau, n'était destin('3 qu'à quelques amateurs capables de le payer fort cher. Monselet, dans son étude sur Rétif de la Bre- tonne, prétend que l'/l/i/Z-Ji/s/m^, ne fut pas mis en vente (1). C'est une erreur qui a été justifiée par le bibliophile Jacob : « Il faut constater, dit-il, que les trois exemplaires incomplets qui sont conservés dans Y Enfer de la Bibliothèque Natio- nale proviennent de la saisie opérée en 1803 chez les libraires du Palais Royal et dans les maisons de prostitution, par ordre exprès du premier Consul qui décida que deux exemplaires de chaque ouvrage libre resteraient déposés et sous clef à la Biblio- thèque Nationale et que tous les autres seraient détruits et mis au pilon (2). »

Au verso du titre on lit cet avertissement du pseudo Linguet : « Quelle excuse peut se donner à lui-même l'homme qui publie un ouvrage tel que

(i) « On ne doit pas trop tenir compte à Rétif de cette production trouvée chez lui en paquets et destinée à demeurer enfouie dans le cabinet d'un collectionneur. »

(2) Bibliographie de Rétif de la Bretonne, Il a paru une réimpression de VAnli-Jastine, en 1904. On ne connaissait que six exemplaires de l'édition originale.


270 LE MARQUIS DE SADE

celui qu'on va lire. J'en ai cent pour une. Un auteur doit avoir pour but le bonheur de ses lecteurs. Il n'est rien qui contribue autant au bonheur qu'une lecture agréable. Fontenelle disait : « 11 n'est point de chagrin qui tienne contre une heure de lec- ture (l). » Or, de toutes les lectures, la plus entraînante est celle des ouvrages erotiques, sur- tout lorsqu'ils sont accompagnés de ligures expres- sives. Blasé sur la fomuie depuis longtemps, la Justine de Dsds me tomba sous la main; elle mo mit en feu... Personne n'a été plus indigné que moi des ouvrages de Tinfâme de Sades que je lis {sic) dans ma prison. Ce scélérat ne présente les délices de Tamour qu'accompagnés de tourments,, de la mort même. Mon but est de faire un livre plus savoureux que les siens, et que les épouses puissent faire lire à leurs maris; un livre où les sens parleront au cœur ; où le libertinage n'ait rien de cruel pour le sexe des Grâces; où l'amour ramené à la nature, exempt de scrupules et de préjugés, ne présente que des images riantes et voluptueuses. »

A la fin de la première partie, Rétif ajoute de nouvelles explications qu'il attribue cette fois non pas à Fauteur supposé du livre, mais à rimprimeur: « J'ai longtemps hésité, dit-il, pour savoir si je publierais cet ouvrage posthume du trop fameux

(i) Ce mot n'est pas de Fontenelle, mais de Montes- quieu.


\)\z SADi: i:r kciii di: i.\ r.iu h>n.m, 271

Lin<4'iiet, avocat considéré. Lo cascnient déjà commoncé, je résolus de n'en tirer que ({uel(jues exemplaires pourmettrc deux ou trois amis éclairés et autant de femmes d'esprit à portée de jug-er sainement de son ellet, et s'il ne fera pas autant de mal que l'œuvre infernale à laquelle on veut le faire servir de contre-poison. Je ne suis pas assez dépourvu de sens pour ne pas sentir que VAnli- Jusline est un poison, mais ce n'est pas de ce dont il s'agit. Sera-ce le contre-poison de la fatale Jus- tine? Voilà ce que je veux consulter près des hommes et des femmes désintéressés, qui juge- ront de l'effet que le livre imprimé produira sur eux et sur elles.

(( L'auteur a prétendu éloigner de la cruauté, de la soif du sang et de la mort de la femme pos- sédée; a-t-il réussi? Il a prétendu ranimer les maris blasés pour les faire jouir de leurs femmes avec goût, à Taide de la lecture d'un demi-chapitre de son ouvrage ; a-t-il atteint ce but ? C'est ce que la lecture décidera.

« On a vu, par la table seule, combien cet ouvrage est salace : mais il le fallait pour produire l'effet attendu. Jugez donc, mes amis, et craignez de m'induire en erreur. »

11 serait difficile de juger ce livre plus sévèrement que ne le fait Pauteur, sans s'en douter, dans cette cynique préface. Rétif de la Bretonne, ce Balzac


272 LE MARQUIS DE SADE

plébéien du dix-huitième siècle, a publié des livres qui sont, tout au moins dans certaines parties, presque géniaux. Celui-là est un des plus mauvais, un des plus complètement mauvais qu'il ait écrits. Il ne vaut pas grand'chose au point de vue litté- raire et au point de vue moral, il vaut un peu moins que rien. Gomme le remarque très justement J.-J. Assezat : « Ce n'était pas la lubricité, que Rétif reprochait à l'ouvrage du marquis de Sades, mais la cruauté. Il a cherché à son tour un assaison- nement moins répugnant et il n'a trouvé que rinceste (1). » Ce n'était pas la peine, pour un aussi piètre résultat, de ressusciter Linguet.

(i) Bibliographie raisonnée des œuvres de Resiif de la Bre- tonne (en tête du 3^ volume de la réimpression des Contem- poraines^ publiée chez Flammarion).


XI


LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN. LA

SECTION DES PIQUES. UN ADMIRATEUR

DE MARAT.


Dulaure écrivait en 1790 (1) :

« Le marquis de Sade est resté à (^harenton jusqu'à Fépoque de Texécution du décret qui ordonna la liberté des prisonniers détenus dans les prisons d'Etat par lettres de cachet. Et cet homme, que la prison sauvait deFéchafaud, à qui ses fers étaient une faveur, a été confondu^ on ne sait comment, avec les malheureuses victimes que le despotisme ministériel y maintenait injustement. Cet exécrable scélérat vit parmi des hommes civi- lisés, ose impunément se compter au rang des

(i) Liste des noms des ci-devant nobles, 2^ partie, n° 18 (entièrement consacré au marquis de Sade).

18


274 LE MARQUIS DE SADE

citoyens ; il vient, dit-on, de produire une tragédie qui est déjà reçue aux Français (1).

« On a vu ce monstre, qui fait honte à la nature entière, on Ta vu, pour capter la bienveillance des comédiens révoltés contre le public et contre la municipalité, prendre chaudement leur défense, se ranger dans le parquet de la comédie parmi les vils agents de ces histoires rebelles, et frapper les patriotes qui réclamaient l'exécution des règle- ments de police.

« Le crime exécrable dont ce marquis s'est rendu coupable à Arcueil est connu de tout Paris, et rhistoire des forfaits de la noblesse, dans les temps d'anarchie et d'impunité, offre à peine quelques exemples semblables. Les atrocités de Ro- bert de Bellesme, du bâtard de Bourbon, de Gilles de Laval, etc., sont seules dignes d'être compa- rées à cette race noble du dix-huitième siècle... Et le marquis de Sade est paisiblement parmi nous. »

Dulaure se montre trop sévère pour un homme qui ne valait pas beaucoup moins que la plu- part de ceux qui commençaient, à ce moment, à faire la conquête du pouvoir. Le marquis de Sade avait déjà souffert du régime nouveau qui venait de détruire son château de la Coste, niais il espérait bien en obtenir quelques compensa-

(i) V Homme dangereux ou le Suborneur.


Li-: crroYCN sadk. le roui ic:ii:n 275

lions, (juitte à se contenter d'une place; de l>il)lio- thécaire qu'il sollicita le 27 février 1795.

Ses théories, ses plaintes contre la nionarcliie qui était entrain de disparaître et que menaçaient tant de haines, l'étalage de ses malheurs, sa longue captivité et aussi ses livres ignobles, répu- gnants mais saturés de bons principes et « ana- logues aux circonstances (1) » lui procurèrent assez vite une popularité dont il était très digne. Pour mieux la mériter, le hautain gentilhomme avait pris soin de se démarqiiiser et était devenu, du jour au lendemain, un patriote, un pur, d'esprit et de nom, le citoyen Sade,

Le citoyen Sade ne négligeait pas d'aller régu- lièrement aux séances de la société populaire de sa section, la section des Piques. Il s'y fit remar- quer par ses motions, par ses discours, et finit par en être nommé secrétaire.

La section des Piques, qui s'était appelée de la place Vendôme, comptait parmi les plus démocra- tiques de Paris. On peut la juger par ses élus. Ses commissaires qui entrèrent, le 10 août 1792, dans le Conseil général de la Commune, étaient Mou- lins, Duveyrier,Piron, Laignelot et Robespierre (2).

(i) C'est en 1798 qu'il publia Aline et Valcour.

(2) Les quatre premiers furent ensuite remplacés par Ar- thur, fabricant de papiers peints, rue des Piques, n^ 20 ; Chàtelet (puis Morel); Frenard (puis de Baurillon); Orguelin (puis Tresfontaine).


276 LE MARQUIS DE SADE

Elle avait pour commandant en chef le citoyen Briffaut qui habitait rue Saint-IIonoré, numéro 374. Les collègues de Tex-marquis auraient eu mau- vaise grâce à douter de ses sentiments civiques. Il ne cachait pas son admiration pour Marat. Quand le dieu du jour mourut, il lui dédia ces quatre vers qui respirent, comme on disait alors, un brûlant patriotisme :

Du vrai républicain unique et chère idole, De ta perte, Marat, ton image console. Qui chérit un grand homme adopte ses vertus : Les cendres de Scévole ont fait naître Brutus (1).

Deux mois plus tard, lorsque la section des Piques eut décidé de célébrer une fête en Thonneur des mânes de Marat et de Le Pelletier, il prononça à cette occasion, le 29 septembre, un discours qui excita un vif enthousiasme :

« Le devoir le plus cher, s'écria-t-il, à des cœurs vraiment républicains est la reconnaissance due aux grands hommes ; de Tépanchement de cet acte sacré naissent toutes les vertus nécessaires au maintien et à la gloire de TEtat... » Cette recon- naissance, qui plus que ces deux victijiies des haines royalistes méritait de l'obtenir : « Marat ! Le Pel-

(i) Revue rétrospective, t. I, i833, p. 207. Ces vers furent sans doute composés au moment où on plaça dans la salle des séances de la Société populaire un buste de Marat.


\a: citoykn sadi:. r.i: politicikn 277

letier!... La voix des siècles h venir ne fera qu'ajouter aux hommages que vous rend aujourd'hui la génération qui fleurit, Sul)limes martyrs de la Liberté, déjà placés au temple de Mémoire, c'est là que toujours révérés des humains, vous pla- nerez au-dessus d'eux comme les astres bienfai- sants qui les éclairent... »

Comment a-t-on osé, se demandait ensuite Tora- teur, tuer le meilleur serviteur de la Révolution, le vertueux Marat? « Sexe timide et doux, com- ment se peut-il que vos mains délicates aient saisi le poignard que la séduction aiguisait ?... Ah ! votre empressement à venir jeter des fleurs sur le tombeau de ce véritable ami du peuple nous fait oublier que le crime put trouver un bras parmi vous. Le barbare assassin de Marat, semblable à ces êtres mixtes auxquels on ne peut assigner aucun sexe, vomis par les enfers pour le désespoir de tous

(i) Discours prononcé à la fêle décernée par la Section des Piques aux nidnes de Maral et de Le Pelletier^ par Sade^ citoyende cette section et membre de la Société populaire (1798) A la fin de la brochure se trouve cet avis : « L'Assemblée générale de la Section des Piques applaudissant aux prin- cipes et à l'énergie de ce discours en arrête l'impression, l'envoie à la Convention Nationale, à tous les départements, aux Armées, aux quarante-sept autres Sections et aux So- ciétés populaires.

« Arrêté en assemblée générale, ce 29 septembre 1793, l'an II de la République Française, une et indivisible.

. « Vincent, président; Girard, Mangin, secrétaires, Parès. »>


278 LE MARQUIS DE SADE

deux, n'appartient directement à aucun. 11 l'aut qu'un voile funèbre enveloppe à jamais sa mémoire: qu'on cesse surtout de nous présenter, comme on ose le faire, son effigie sous Temblème enchanteur de la beauté. Artistes trop crédules, brisez, ren- versez, défigurez les traits de ce monstre, ou ne l'offrez à nos yeux indignés qu'au milieu des furies du Tartare... »

Ce fut encore de Sade qui rédigea la pétition ! 1) dans laquelle la section des Piques réclamait la consécration de toutes les églises aux nouvelles divinités, la Raison et la Vertu, et dont les pas- sages qu'on va lire sont particulièrement signifi- catifs :

Législateurs.

(( Le règne de la philosophie vient anéantir enfin celui de l'imposture ; enfin l'homme s'éclaire, et détruisant d'une main les frivoles jouets d'une religion absurde, il élève de l'autre un autel à la plus chère Divinité de son cœur. La Raison rem- place Marie dans nos temples, et l'encens qui brû- lait aux genoux d'une femme adultère, ne s'allu- mera plus qu'aux pieds de la déesse qui brisa nos liens.


(i) Pétition de ta Section des Piques aux représentants du peuple français (1793). Elle est signée : « Sade, rédacteur ».


« L(*;gislatenrs, no nous avcnigloiis pns ; cette marche rapide est bien plutôt Touvraj^e de nos mœurs républicaines que des progrès de notre raison ; ce n'est qu'à Tcnergie de notre gouverne- ment que nous en devons Télan rigoureux. Il y avait longtemps que le philosophe riait en secret des singeries du catholicisme ; mais s'il osait élever la voix, c'était dans les cachots de la Bas- tille où le despotisme ministériel savait bientôt le contraindre au silence. Eh ! comment la tyrannie n'eùt-elle pas étayé la superstition ? Toutes deux nourries dans le même berceau, toutes deux tilles du fanatisme, toutes deux servies par ces êtres inutiles, nommés Prêtres au temple et Monarques au trône, elles devaient avoir les mêmes bases et se protéger toutes deux.

« Le seul gouvernement républicain pouvait, en brisant le sceptre, anéantir du même coup une religion sanguinaire, qui, de ses saints poignards égorgea si souvent les hommes, au nom du Dieu qu'elle n'admettait que pour servir les passions de ses satellites impurs. Sans doute, avec de nouvelles mœurs, nous devrons adopter un nou- veau culte, et celui d'un Juif esclave des Romains ne pouvait convenir aux enfants de Scévole.

« Législateurs, la route est tracée, parcourons- la d'un pas ferme, et surtout soyons conséquents, en envoyant la courtisane de Galilée se reposer de


^80 I^K MARQUIS Di: SADi:

la peine qu'elle eut de nous faire croire pendant dix-huit siècles, qu'une femme peut enfanter sans cesser d'être vierge. Gonj^édions aussi tous ses acolytes ; ce n'est plus auprès du temple de la Raison que nous pouvons révérer encore des Sulpice ou des Paul, des Magdeleine ou des Cathe- rine. Que les monuments précieux souillés par le mensonge se consacrent aussitôt à de plus majes- tueux emplois : adorons les Vertus où nous révé- rions des chimères, que Temblème d'une vertu morale soit placé dans chaque église, sur le même autel où des vœux inutiles s'offraient à des fantômes ; que cet emblème expressif, en embra- sant nos cœurs, nous fasse incessamment passer de ridolâtrie à la sagesse ; que la piété filiale, la grandeur d'âme, le courage, Tégalité, la bonne foi, l'amour de la patrie, la bienfaisance, etc., que toutes ces vertus, dis-je, érigées chacune dans un de nos anciens temples, deviennent les seuls objets de nos hommages... »

L'assemblée générale de la section des Piques, après avoir approuvé cette pétition et arrêté qu'on l'imprimerait à mille exemplaires, nomma pour la présenter à la Convention son président, Vincent, un de ses secrétaire, Artaud, et six de ces membres. Becq, Sanet, Bisoir, Gérard, Guillemard et Sade.

Le 25 brumaire an 11, c'est-à-dire le 15 novem-


m: citoyen sadi:. m: poi iticien 281

bre 179:^, los huit dnlrf^iic'îs so prc'^scntèront dans la matinée, à la barrer do la Convention, (it Tun d'eux lut le factum qu'avait élaboré, en cliangeant un peu sa manière, Fauteur de Jusline. Ces phrases déclamatoires, ces théories subversives eurent le sort qu'on leur réservait d'ordinaire. La pétition de la section des Piques obtint la mention honorable, Tinscrtion au bulletin et le renvoi au Comité d'instruction publique (1).

Sade ne se bornait pas à être, dans des occa- sions solennelles, le porte-parole de sa section. Il avait la prétention de devenir un des théoriciens du nouveau régime. Il préparait, lui aussi, son plan de constitution. 11 rédigeait patiemment, pour les soumettre au gouvernement révolution- naire, deux projets sur lesquels il comptait beau- coup, la création d'arènes publiques où auraient combattu, comme en Grèce et à Rome, des gla- diateurs, rétablissement de lieux de prostitution organisée, entretenus et dirigés par l'Etat (2). Faire de l'État un patron de maisons de tolérance, c'était une idée qui ne pouvait naître que dans la tète du citoyen Sade.

(i) Ce même jour, Perlet écrivait dans son journal : « La plupart des églises de. Paris sont fermées et ne se rouvri- ront que pour servir de temples à la philosophie. »

(2) « Plan qull qualifiait de digne de la philosophie du siècle. » Biographie universelle et portative des contem- porains.


282 LE MARQUIS DE SADE

Tout ce déploiement de zèle civique ne lui servit pas à grand'chose. Suspect comme noble, quoi qu'il se fût amputé de la particule, accusé de modérantisme, impliqué probablement dans les poursuites dirigées contre son libraire le royaliste Girouard, il fut arrêté par ordre du comité de Sûreté générale, le 6 décembre 1793, moins d'un mois après qu'on Tavait vu parader à la Conven- tion et savourer le succès de sa prose anticléricale. Evidemment la Révolution ne lui rendait pas justice. On sait qu'elle méconnut ainsi ses plus fidèles défenseurs.

Sade fut enfermé aux Madelonnettes, puis aux Carmes, et enfin à Picpus. 11 se garda bien de protester trop violemment. Il savait que le nou- veau gouvernement était un peu moins débonnaire que l'ancien et qu'il envoyait volontiers les prison- niers récalcitrants faire une petite promenade sur la place de la Nation, en compagnie du bourreau. Cette promenade ne le tentait pas le moins du monde. 11 tenait à conserver un père à ses enfants et un citoyen utile à sa patrie. Pendant quelques mois, il ne chercha qu'à se faire oublier, puis il se ménagea un protecteur puissant en cédant sa terre de la Coste à un des maîtres du jour, Piovère (1),

(i) Rovère était un compatriote de de Sade. Il élait né à Bounieux (Vaucluse). Officier des gardes dupape à Avignon, il avait été élu par son département député à la Convention.


r.i: rjTOYRN sa dm. li-: i'oijticikn 28:i

qui finit par obtenir, en octobre 1 79/i, sa mise on liberté.

La politique lui avait assez mal réussi. Il se retourna vers la littérature. Le 5 décembre I79/|, il écrivait aux membres du département :

(( Citoyens,

(( 11 existe sous les scellés de Girouard impri- meur^ qui vont être levés à la sollicitation de sa veuve, un ouvrage à moitié imprimé intitulé : Aline el Valcour ou le roman philosophique. Je suis auteur de cet ouvrage et vous prie de vouloir bien mêle faire rendre. Trois motifs m'engagent à cette réclamation.

(( Le premier est que cet ouvrage, livré à l'im- pression depuis cinq ans, quoique dans d'excellents principes, ne porte pourtant pas encore le caractère que doit lui assurer le genre de notre gouverne- ment actuel. Très peu de changements lui donneront cette physionomie mâle et sévère qui convient à une nation libre et je désire faire ces changements. Le second motif est que, bien que payé du manus- crit par Girouard, il me reste néanmoins de grands droits sur les exemplaires. Par arrange- ment tacite et verbal, Girouard devait m'en livrer un grand nombre qui vont se trouver perdus pour moi si l'on ne me remet pas en possession de Tou-^ vrage. Le troisième et le plus fort enfin tient à


284 LE MARQUIS DE SADE

ramour-propre de Tauteur. Cet ouvrage volumi- neux est le fruit de plusieurs années de veille. Je n'en jouirai jamais si on ne me met pas, en me le rendant, en état de le faire paraître. Je réclame donc vivement tout ce qui se trouvera d'imprimé de ce roman dans le cabinet de Girouard, et j'at- tends de votre justice, citoyens, de ne pas me refuser cette demande. (( Salut et fraternité.

« Votre concitoyen,

« Sade, homme de lettres,

(( Bue Neuve-des-MalhiirinSy n° 871, « Chaussée du Mont-Blanc (1).

« Ce \b frimaire de la 3^ année républicaine. »

De la rue Neuve-des-Mathurins, il se trans- porta dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice (2). Il y habitait un appartement luxueux où il recevait une société un peu mêlée et d'autant plus joyeuse, des écrivains plus ou moins célèbres, surtout moins, des gens de théâtre, des gentilshommes déchus, ruinés, réduits à une vie précaire, des poètes sans éditeurs et des gazetiers sans public.

(i) Arch. NaL, t. 1674.

(2) La rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice qui s'était succes- sivement appelée du Verger^ des Jardins-Sainl-Siilpice^ des Jésuites^ allait de la rue du Vieux-Colombier à la rue de Vaugirard.


Li: CITOYKN SADi:. IJC l>()I.I IICIKN 285

Une lerîime, dont on if»norait lu nom et qu(i (l(* Sade appelait sa Justine, faisait les honnciurs du logis. On la disait fille d'un émigré et tout en elle, la dignité de sa tenue, la distinction de ses manières et jusqu'ù son pâle visage voilé de mélancolie, trahissait une origine aristocratique. Un mys- tère planait sur elle. Nul ne put jamais l'éclair- cir (1).

On s'amusait beaucoup chez Tex-marquis, quoique les circonstances n'y prêtassent guère. On y jouait la comédie comme au temps de la Dubarry ou de la Pompadour. De Sade, qui avait reçue des leçons de Mole, était un fort bon comé- dien. 11 réussissait tout particulièrement, bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, dans les rôles d'amou- reux. IL avait, assure-t-on, beaucoup de sensibi- lité dans sonjeu. Quel dommage qu'il n'en ait pas eu autant dans sa vie !

Redevenu littérateur, il publiait, en 1796, Juliette^ et s'occupait avec soin de l'édition collec- tive de ses deux romans sur les malheurs de la Vertu et les prospérités du Vice. « Il faisait dessi- ner, raconte Paul Lacroix, sous ses yeux, une suite de sujets choisis et décrits par lui-même, et il s'attachait, avec un soin minutieux, à régler les )>roportions physiques de ses héros. Nous avons

(i) C'est vraisemblablement à cette femme, comme nous l'avons déjà dit, que de Sade dédia sa préface de Justine,


286 LE MARQUIS DE SADE

VU les programmes monstrueux qu'il fournissait lui-môme à ses dessinateurs (1). »

Cette édition collective (dans laquelle Justine fut de nouveau remaniée) parut en 1797. L'année suivante, de Sade publia un roman très ennuyeux, mais plus moral que les précédents — ce qui n'est pas beaucoup dire — Pauline et Betval ou les Victimes d'un amour criminel^ anecdote parisienne du dix-huitième siècle. Les victimes de cet amour criminel furent surtout ceux qui eurent la mau- vaise idée d'acheter l'ouvrage.

Il cherchait à la même époque à obtenir sa radiation de la liste des émigrés, sur laquelle l'avait tait inscrire, quoi qu'il n'eût pas quitté la France, son incarcération et la faute de la plupart de ses parents.

Le 12 juillet 1799 (22 messidor an VII) le Conseil des Cinq-Cents avait rendu par une loi absolument inique les parents d'émigrés et les ci-devant nobles responsables des brigandages et des assas- sinats qui se commettaient dans les départements du Midi et de POuest. Exception était faite pour ceux qui avaient rempli des fonctions publiques à la nomination du peuple. De Sade, dans une péti- tion envoyée quelques jours plus tard aux repré- sentants, demandait, avec l'espoir d'en bénéiicier

(i) L Amateur d'Autographes, i^^^, p. 278.


Li-: ciTOYKN sADi:. IJ-: l'OLinciiiN 287

lui-mAmc, une aouvolle (iXC(;ptiou eu fnvcMir des sexagénaires (juiavaicnit donné des preuves d'atta- chement à la Uévolution. Cette pétition fut 1u(î le 31 juillet au Conseil d(^s Cinq-Cents rpii se con- tenta de passer à Tordre du jour.

Solliciteur habile autant quo tenace, de Sade •avait compris qu'il ne pouvait avoir quelque chance de réussir dans ses démarches, qu'en hîs faisant appuyer par un personnage important. 11 s'était adressé à un membre du (Conseil des Cinq-Cents, Goupilleau de Montaigu (1), ami de Rovère, par qui il le connut probablement, et qui avait été chargé à plusieurs reprises de missions dans le département de Vaucluse. 11 lui écrivait le à février i 799 :

(( Citoyen Représentant,

(( On ne peut être plus sensible que je le suis à l'intérêt que vous voulez bien prendre au malheur que la plus cruelle injustice me fait éprouver. Je suis sûr maintenant du triomphe dès que vous voulez bien vous en mêler, il ne me reste plus qu'à vous prier de vouloir bien hâter l'instant où je pourrai avoir la satisfaction de vous posséder quelques beaux jours de ce printemps à Saint-

(i) On l'appelait de Montaigu (il avait été notaire dans €ette ville) pour le distinguer d'un autre Goupilleau, dit de Fontenay, et député comme lui.


288 LE MARQUIS DE SADE

Ouen, pour vous témoigner toute ma reconnais- sance. Je remets à cette époque la révélation des grands mystères d'iniquités dont on me rend victime et qui vous surprendront. Vous ne vous imaginez pas comljien les créanciers occasionnés par un séquestre de dix-huit mois me vexent et me tourmentent ; mais je suis consolé de tous les maux que me fait endurer Tinjustice par Tespoir de tenir de vos mains seules tout ce qui doit les faire cesser.

(( Salut, estime et vénération.

(( Sade (1). »

De Sade essaya de se servir de ce Goupilleau non seulement pour obtenir qu'on le rayât de la liste des émigrés mais aussi pour imposer au Théâtre- Français sa pièce, Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais^ au sujet de laquelle il avait adressé, le 21 juillet 1798, aux directeurs du Journal de Paris, cette lettre où il étale une érudition de fraîche date :

« S'il existe un savant dans le monde auquel on puisse pardonner une faible erreur dans Thistoire des événements de la terre, c'est assurément celui

(i) Cette lettre de Sade à Goupillau de Montaigu, de même que les deux autres que nous donnons plus loin, ont été publiées par rAmatear d'Autographes, 1867



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Caricature de la Bastille.


LI-: CITOYEN SADi:. JAl POUTICIKN 289

qui iiKît autant dtî profondeur, dn sa^^acitù, d(î pre'î- cision, dans riiistoire des événements du ciel. Occupé d'objets si sérieux, de calculs intéressants et toujours si justes, le citoyen L(dande n'est-il pas excusable de s'être trompé sur le nom de l'héroïne de Beauvais, quand presque tous les historiens modernes lui tracent la route de cette erreur? Je le prie donc de me pardonner, si, bien moins pour relever cette légère faute que pour rendre à l'immortalité le véritable nom de cette héroïne, je prouve évidemment que jamais cette fille ne porta le nom de Hachette.

« Ayant traité ce sujet dans une tragédie lue au Théâtre-Français, le 2/i novembre 1791, j'ai été prendre les plus exactes précautions pour éclairer les faits historiques qui la concernent. D'après Hainau {sic), Garnier et quelques autres, il fut devenu tout simple que j'eusse pensé, comme le citoyen Lalande, que cette femme s'appelait Jeanne Hachette ; mais pour me rendre plus certain du fait, je crus devoir consulter, à Beauvais même, les lettres patentes accordées par Louis XI à lillustre guerrière de cette ville, et déposées pour lors à la maison commune ; je les transcrivis et elles seront un jour littéralement imprimées à côté de ma pièce. Voici ce que Ton trouve dans ces lettres, et ce que je crois devoir placer ici, pour donner à ce que j'établis toute l'authenticité

19


290 LE MARQUIS DE SADE

que doit avoir la hardiesse littéraire d'un reproche fait à des savants tels que Garnier, Hainault, Lalande, etc.

« Après le protocole d'usage, c'est ainsi que Louis XII s'exprime dans les patentes accordées à l'héroïne dont il s'agit : « Savoir faisons que par « considération de la bonne et vertueuse résistance (( qui fut faite Tannée dernière passée (i/|72) p«ir (( notre chère et bien-aimée Jeanne Laisné, fille de « Mathieu Laisné, demeurant en notre ville de « Beauvaisàl'encontredes Bourguignons, etc. (1)».

« En voilà assez pour faire connaître, d'une manière incontestable, le nom de la fille célèbre qui, à la tête des femmes de la ville, repoussa vigoureusement, des remparts de Beauvais, les troupes du duc de Bourgogne. Le reste de ces patentes n'a pour objet que d'accorder à Jeanne Laisné et à son amant Colin Pilon les récompenses et les honneurs dus à cette courageuse action.

(( Je prie ceux qui voudraient révoquer en doute cette vérité de prendre auparavant la peine d'aller vérifier, comme je l'ai fait, à Beauvais, les lettres patentes que je cite, et ils ne contrarieront plus un fait établi sur d'aussi fortes preuves.

« Sade. »

(i) Le Diclionnoire Encyclopédique de Le Bas fait suivre son article sur Jeanne Hachette de cette note : « M. Four- quel d'Hachette, un de ses descendants, a donné au sujet


LE CITOYEN SADK. Li: POLITICIEN 291

Cotte réclamo, déguisée en dissertation histo- rique, avait évidemment pour but d'appeler Tatteii- tion sur une tragédie dont le placement se heur- tait à des difficultés assez sérieuses. La mauvaise volonté des directeurs ne s'en trouva pas le moins du monde diminuée. Ces gens-là assurément man- quaient de patriotisme et les héroïnes d'autrefois leur étaient bien indifférentes. Peut-être ne se préoccupaient-ils que de l'argent que pourrait leur rapporter, ou leur coûter, la pièce.

De guerre lasse, l'auteur de cette tragédie, dont personne ne voulait, se décida à recourir à son ami Goupilleau. Dans cette lettre, qui est du 1^^ octobre 1799, il fit résolument appel à son intervention.


de cette incertitude (sur le véritable nom de l'héroïne) des détails qui pourraient concilier toutes les opinions s'ils élaient appuyés sur des témoignages authentiques. Suivant lui, Jeanne Fourquet était fdle d'un officier des gardes de Louis XI, tué à la bataille de Montlhéry, et qui avait laissé sa fille, très jeune encore, entre les mains d'une dame Laisné, qui lui prodigua les soins d'une mère. En ce cas, le surnom d'Hachette lui aurait été donné à cause de l'arme qu'elle portait. »

La tragédie historique du marquis de Sade lui avait été sans doute inspirée par celle de du Belloy, le Siège de Ca- lais, jouée au Théâtre-Français, le i3 février 1765, mais dont le succès se prolongea pendant dix ou quinze ans.

Il y avait déjà eu plusieurs pièces sur ce sujet patriotique parmi lesquelles le Triomphe du beau sexe, Jeanne Hachette ou le Siège de Beauvais, par le sieur du Rousset, et le Siège de Beauuais (tragédie réimprimée en 176G) par Araignon.


292 LE MARQUIS DE SADE

(( 9 vendémiaire an V III,

(( Citoyen Représentant,

« Je dois commencer par vous rendre mille et mille grâces de l'honneur que vous avez bien voulu nous faire dernièrement en venant de Saint- Ouen (1), et vous témoigner en même temps mon regret de ne pas m'y être trouvé ; je désirerais bien, et j'ai été chez vous pour vous en prier, que vous eussiès la complaisance de nous faire avertir quand vous voudrès nous dédommager.

(( J ai maintenantune autre choseà vouscommu- niquer, la voici. Vous êtes tous d'avis, citoyens représentants, ettous les bons républicains pensent de même, qu'une des choses la plus essentielle est de ranimer l'esprit public par de bons exemples et de bons écrits. On dit que ma plume a quelque énergie, mon roman philosophique l'a prouvé ; j'offre donc mes moyens à la République, et les lui offre du meilleur de mon cœur. Malheureux sous l'ancien régime, vous savès si je dois craindre le retour d'un ordre de choses dont je serais infailli- blement l'une des premières victimes. Les moyens que j'offre à la République sont sans aucun inté-

(i) De Sade y avait une maison de campagne, mais ce n'était pas une petite maison. Son âge, sa pauvreté et les mœurs du temps ne lui permettaient plus ce luxe.


I.E CITOYEN SADE. LE POLITICIEN 293

rôt, on me tracera un plan, je l'exécuterai, et j*ose croire que Ton sera satisfait. Mais je vous en conjure, citoyen représentant, qu'une affreuse injustict} cesse d'attiédir en moi les sentiments dont je suis embrasé ; pourquoi veut-on que j'aie à me plaindre d'un gouvernement pour lequel je donnerais mille vies, si je les avais? Pourquoi prend-on mon bien depuis deux ans, et pourquoi depuis cette époque me réduit-on à l'aumône sans que j'aie mérité cet horrible traitement? N'est-on pas convaincu qu'au lieu d'émigrer, je n'ai cessé d être employé à tout, dans les plus terribles années de la Révolution? N'en possédé-je pas les certificats les plus authentiques ? Si donc on est persuadé de nion innocence, pourquoi me traite- t-on comme coupable ? Pourquoi cherche-t-on a placer au rang des ennemis de la chose publique le plus chaud et le plus zélé de ses partisans ? Il y a, ce me semblera ce procédé autant d'injustice que d'impolitique.

n Quoi qu'il en soit, citoyen représentant, j'offre donc au gouvernement ma plume et mes moyens, mais que l'iniquité, que l'infortune et la misère ne pèsent plus longtemps sur ma tête, et faites- moi rayer, je vous en supplie ; noble ou non, qu'importe ; me suis-je conduit comme un noble? m'a-t-on jamais vu partager leur conduite et leurs sentiments? Mes actions ont effacé les torts de


2U LE MARQUIS DE SADE

ma naissance (1), et c'est à cette manière d'être que j'ai dû tous les traits dont m'ont écrasé les royalistes et notamment Poultier, dans sa feuille du 12 fructidor dernier (2). ]\Iais je les brave comme je les hais, et quelque tort qu'ait avec moi le gouvernement, il aura jusqu'au dernier moment de ma vie, mon choix, ma plume et tous les senti- ments de mon cœur; je serai avec lui, pardonnes macomparaison^ commel'amant leplus tendre pleu- rant l'infidélité d'une maîtresse aux pieds de laquelle il soupire toujours.

(( En un mot, citoyen représentant, pour premier essai de mes offres, je vous propose une tragédie en cinq actes, l'ouvrage le plus capable d'échaulfer dans tous les cœurs l'amour de la patrie, et c'est, vous en conviendras, bien plus au théâtre qu'ail- leurs où il faut rallumer le feu presque éteint de Tamour que tout Français doit à son pays ; c'est là qu'il se convaincra des dangers qui doivent exister pour lui, s'il retombe sous la main des tyrans ; renthr)usiasme né là dans son cœar, il le rapporte

(i) On a dit que, suivant un exemple fameux, il s'était vanté d'être le fils d'un laquais. C'est là, croyons-nous, une calomnie.

(2;^ Poultier d'Elmotte qui avait été soldat, acteur, commis, bénédictin, député — Brissot l'appela un jour le moine jaseur, — rédigeait en 1799 VAmi des Lois, journal royaliste qui fut supprimé après le 18 brumaire, sur un rapport de Fouché Poultier a raconté certains épisodes de sa vie dans un bien curieux roman, Victoire ou les Confessions d'un BénédicUn.


Li: (:iTovi:.\ sadi:. li: poiiticikn 295

dans SCS foyers, il rins[)ii*e à sa fainille, et les effets en sont bien autrtîment durables, bien autre- ment ardents que ceux qu'allument un instant en lui des articles de journaux ou des proclamations, parce qu'au théâtre ce sont par des exemples que la leçon lui est donnée et il la retient.

« Le sujet de ma tragédie n'est point pris dans les événements du jour. Trop près de nous le spectateur n'apporte jamais à ces événements cet espèce [sic] d'intérêt que lui inspire ceux de l'his- toire ancienne ; d'ailleurs il craint la surprise, il redoute le désir qu'on peut avoir de le tromper et la scène est déserte à la seconde représentation, nous l'avons vu. Mon texte est choisi dans l'His- toire de France, c'est le moyen d'intéresser plus vivement des Français ; il est pris dans le règne de Louis XI, à l'époque où Charles, duc de Bour- gogne, voulut assiéger la ville de Beauvais que Jeanne Laîné, à la tête de toutes les femmes de la ville, défendit avec tant de courage et ravit aux desseins de l'oppresseur. Le seul amour de la patrie inspira ces braves citoyennes et, pendant mes cinq actes, je ne leur prête que ce seul sentiment. Etaient-elles susceptibles d'un autre sous un tyran tel que Louis XI ? J*ai soin de le dire, de le prouver, et mon ouvrage devient par là l'école du patriotisme le plus pur et le plus désintéressé. Le républicain, le royaliste, tous n'y verront que


296 LE MARQUIS DE SADE

cela, tous diront : le patriotisme a toujours été la première vertu des Français, ne démentons point le caractère national. On a aussi aimé la patrie sous les tyrans ; aimons-la donc quand nous en craignons, dira le républicain, aimons-la même en en désirant, dira le royaliste, mais apprenons là quel est le danger qu'ils nous préparent ; aussi ma pièce est essentielle... elle est bonne... elle est utile sous tous les rapports, à tous les indi- vidus, et, comme je viens de le dire, elle a, de plus que les ouvrages de situation, le grand intérêt de Tantique, et la certitude que, ce n'est pas un de ces véhicules payés dont le républicain sourit, et que le royaliste bafoue.

(( Tel est, citoyen représentant, l'ouvrage que je désire vous soumettre. Si la lecture que je vous demande la permission de vous en faire vous plaît, si vous trouvés que mes intentions soient bonnes, je crois essentiel alors d'en hâter la repré- sentation, c'est l'instant... absolument Tinstant, et vous voudriez bien en ce cas faire ordonner par qui de droit, au Théâtre-Français, de rapprendre et de la jouer tout de suite. Cet ordre est indis- pensable pour prévenir les langueurs des comé- diens, qui^ si Touvrage ne leur plaît pas, ou le refusent, ou désespèrent Tauteur par leurs insou- tenables délais.

« Pardbn d'une aussi longue lettre, citoyen repré-


LE CITOYEN SADE. LE POLITICIEN 2j7

sentant, mais je crois que les détails qu'elle con- tient, ne déplairont pas à quelqu'un qui, comme vous, aime autant la République et les arts. Per- mettes que je termine en vous offrant Thommage de ma plus respectueuse reconnaissance.

« Salut et vénération.

« Sade. »

Goupilleau fut très flatté de ce qu'on le supposait capable de bien juger une tragédie et son zèle s'en accrut. Nous n'avons aucune de ses réponses, mais elles durent être très aimables pour son protégé, si nous en jugeons par cette seconde lettre que lui écrivit celui-ci, le 30 octobre :

(( Sade a l'honneur d'assurer le citoyen Goupil- leau de son respect; il le supplie d'avoir la com- plaisance de se charger de ces deux pétitions, l'une pour la commission chargée des radiations, l'autre pour le Ministre de la Police.

« Il attend le jour que le citoyen Goupilleau voudra bien lui indiquer pour la lecture du Siège de Beauvais ; il faut que la pièce soit lue par l'auteur lui-même. Sade sera fort aise que le citoyen Goupilleau réunisse chez lui, ce jour-là, quelques personnes aussi en état d'en juger que le citoyen représentant. Si elle plaît, il faut que le gouvernement la fasse jouer d'autorité^ comme


298 LE MARQUIS DE SADE

pièce patriotique. Sans cela, rien ne finira, et le moment où il est bon de la donner passera : vos victoires la vieillissent déjà un peu.

« Salut et respect.

<( Sade. »

Pendant que Tex-marquis, patronné par un ex-terroriste, s'occupait ainsi de forcer la main au Théâtre-Français, sous prétexte de patriotisme, il essayait plus secrètement de faire jouer sur une scène plus modeste une pièce qu'il s'était bien gardé de signer, mais qu'on peut, jusqu'à preuve du contraire, lui attribuer.

Un certain Jacques-Augustin Prévost, après avoir été entrepreneur de spectacles forains et, en 1788, instructeur géographe des Enfants de France, était devenu d'abord acteur et décorateur, puis directeur de l'ancien Théâtre des Associés (1) auquel il avait donné le nom aussi peu ambitieux que possible de Théâtre sans prétention.

Ce Prévost, au mois de septembre 1799, fit annoncer un drame iniiiuïé Justine ou lesMatheurs


(i) « Théâtre des Associés, installé en 1784, boulevard du Temple, dans une salle qui n'avait jusque-là abrité que des marionnettes; il devint Théâtre, des Amusements Comiques^ en 1787, Théâtre Patriotique^ en 1790, Théâtre Sans Préten- tion, en 1797, et fut comme bien d'autres supprimé en 1807. ** Leconte, Histoire des Théâtres de Paris, i9o5, p. 14. Prévost avait succédé en 1797 comme directeur à Salle.


ri: ciTOYKN SADi:. \a: imx.i iiciicn 29î)

(le la Verlii. 11 avait compté sans la [)oli('('. r|ui so liàta d'interdire la pièce.

Par bonheur pour le fécond écrivain, si ses œuvres dramatiques arrivaient difficilement jus- qu'au public, les manuscrits de romans ou de nou- velles ne lui manquaient pas. vSes tiroirs en étaient pleins. Il avait eu le temps de les accumuler. Il publia, en 1800, chez le libraire Massé, les Crimes de l Amour ou le Délire des Passions^ nouvelles héroïques et tragiques précédées d'une Idée sur les Romans (1).

L^introduction seule dans cet insipide recueil p3ut encore supporter la lecture. Il n'est pas sans intérêt de savoir ce que pensait du roman Tauteur de Justine.

Les trois questions qu'il se pose sont celles-ci :

« Pourquoi ce genre d'ouvrage porte-t-il le nom de roman?

« Chez quel peuple devons-nous en chercher la source, quels sont les plus célèbres ?

« Et quelles sont enfin les règles qu'il faut suivre pour arriver à la perfection de Tart d'écrire ? »

Sur l'origine du roman sa théorie est bizarre et singulièrement bornée : « L'homme, dit-il, est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son exis-

(i) L'Idée sur les Romans a été réimprimée en 1878. Voir Bibliographie.


300 LE MARQUIS DE SADE

tence, qui la caractérisent. Partout il faut qail prie, partout il faut qu'il aime ; et voilà la base de tous les romans ; il en a fait pour peindre les êtres qu'il implorait^ il en a fait pour célébrer ceux qu'il aimait, »

Suit rénumération, avec quelques mots d'ana- lyse vague et banale, des principaux romans antiques et modernes, depuis les Milésiaques jusqu'à C/ar/s5^iyar/oa;e et au 7l/o/ne(l), de Lewis. En parlant de la Princesse de C lèves, de Mlle de Lafayette, il défend les femmes de lettres (voilà un défenseur bien imprévu et un peu compromet- tant !) et il assure que « ce sexe, naturellement plus délicat, plus fait pour écrire le roman (il ne nous le prouve que trop depuis dix ou quinze ans ) , peut, en ce genre, prétendre à bien plus de lau- riers que nous ». Il loue Marivaux, qui « captiva Tàme et fit pleurer ». Voltaire et Rousseau, (( Lorsque Momus dictait Candide à Voltaire, Tamour lui-même traçait de son flambeau toutes les pages brûlantes de Julie » (c'est la première fois qu'on écrit avec un flambeau). En revanche il se montre sévère, jusqu'à l'injustice, pour Marmontel

(i) Publié en Angleterre en 1795, le Moine avait paru en France, en 1797 (chez Maradan), traduit par Deschamps, Des- prez, Benoit, Lamarre, etc. Lewis, par le mélange d'horreur et de volupté qui caractérise certaines de ses œuvres, se rapproche du marquis de Sade. Aussi celui-ci l'admirait-il beaucoup.


Li-: CITOYEN sADi:. m: poi.nn ii;n :^)[

dont il appelle les contes « dos puérilités » et {)our Rétif de la Bretonne, auquel il consacre un pas- sage où se devinent ses rancunes : « R... inond(î le public, il lui faut une presse au chevet de son lit ; heureusement que celle-là toute seule gémira de ses terribles prodaclions ; un style bas et ram- pant, des aventures dégoûtantes, toujours puisées dans la plus mauvaise compagnie ; nul autre mérite enfin que celui d'une prolixité... dont les seuls marchands de poivre le remercieront (1).»

Ce traité passablement pédantesque se termine par des règles qu'on peut résumer ainsi.

Le romancier est « Thomme de la nature ». Il doit éprouver « la soif ardente de tout peindre » et, tout en embellissant ce qu'il peint, ne pas s'écarter du vraisemblable. Sans s'imposer d'autre joug que celui de ce demi-réalisme, qu'il se laisse entraî- ner par son imagination et se garde surtout de s'asservir à un plan, « ce n'est qu'en travaillant que les idées viennent ». Si les personnages <( sont quelquefois contraints à raisonner », qu'ils n'aient pas l'air de n'être que les porte-paroles de l'auteur. On sait comment le marquis de Sade a observé cette règle. Il faut surtout, dit-il pour

(i) Il revient sur Rétif quelques pages plus loin : « On n'a jamais le droit de mal dire, quand on peut dire tout ce qu'on veut; si tu n'écris comme R... que ce que tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par mois, ce n*est pas la peine de prendre la plume. »


302 LE MARQUIS DE SADE

conclure (et c'est là sa théorie préférée), que les héros criminels le soient à un tel point qu'ils n'ins- pirent « ni pitié ni amour ».

L'ouvrage auquel Vidée sur les Romans servait d'introduction eut un succès des plus médiocres. Villeterque en parla très peu élogieusement dans le Journal de Paris et rappela, dans son article, les livras précédents de l'auteur, y compris /«s/me.

De Sade fut indigné de l'outrecuidance de ce journaliste qui prétendait le juger et qui ne s'in- clinait pas, avec toute l'humilité désirable, devant son talent. 11 appartenait à cette variété d'écri- vains — la plus nombreuse — qui ne supportent que la louange et qui la trouvent toujours, lorsque par hasard ils Tobtiennent, insuffisante. Pour répondre à cet article irrévérencieux, dans lequel on ne l'admirait pas autant qu'il s'admirait lui- même, il fît paraître chez son éditeur Massé un mémoire très violent qui a pour titre : V Auteur des Crimes de V Amour à Villeterque folliculaire. Un journaliste qui dit du mal d'un littérateur n'est qu'un folliculaire, s'il en dit du bien, c'est un fin critique.

Le romancier atrabilaire se plaignait surtout que Villeterque osât lui attribuer Justine : « Je te somme, s'écriait-il, de prouver que je suisl'autei r de ce livre. . . 11 n'y a qu'un calomniateur qui jette ainsi sans preuve aucune des soupçons sur la


IJ-: CITOYKN SADi:. F,i: l'OI.iriCIFCN 'Mi'A

probilù (ruii individu... Quoi ([u'il (;n soit, j\n (JiL et afllriuù ([ue jo n'avais [)oint fait de livres immo- raux et que je n'en ferais jamais. »

Il Tavait en efiet affirmé à plusieurs reprises (1 ), mais personne n'en croyait rien et il n'en croyait rien lui-même.


(i) Quelque temps api'ès la mise en vente de la première édition, il publiait une lettre dans laquelle il disait : " il circule dans Paris un ouvrage infAnie ayant pour titre Jus- tine ou les Malheurs de la verlu... Malheureusement pour moi, il a plu à l'exécrable auteur de Justine de me voler une situalion, mais ([u'il a obscénisée, luxuriosée de la plus dégoûtante manière. » En i8oî?„ de sa prison de Sainte-Pé- lagie, comme nous le verrons, il protestait encore avec la même indignation artificielle.


Xll


UN ROMAN A CLEF : ZOLOÉ ET SES DEUX ACO- LYTES. — DE SAINTE-PÉLAGIE A CHAREN- TON. — LES DERNIÈRES ANNÉES DU MARQUIS DE SADE.


Il avait paru, au mois de juillet 1800, sans nom d'auteur — et pour cause — un roman à clef, qui se vendait sous le manteau, et qui, transmis avec précaution de main en main, lu et commenté dans les milieux officiels, recherché par la curiosité et colporté par la médisance, avait bientôt provoqué un énorme scandale, dont se réjouissaient, au fond de Tâme, tous ceux qu'il n'éclaboussait pas.

Dans ce roman, intitulé Zoloé et ses deux aco- lytes^ et où étaient complaisamment décrites les plus répugnantes orgies, figuraient sous des noms d'emprunt qui ne pouvaient tromper aucun lec-


UN ROMAN A CLKI' 306.

teur, Bonaparte (JY>/\s'6'c — anagramme de Corse), Joséphine [Zoloé)^ Mme Tallien {Laureda), Mme Viseonti {Volsa/uje), Barras {Sabar^ encore un anagramme), etc.

L'exactitude des portraits et la minutie des détails permettaient d'identifier, sans erreur pos- sible, les principaux personnages (1).

Dès les premières pages du livre l'auteur écri- vait : « Qu'avez-vous, ma chère Zoloé ? Votre front sourcilleux n'annonce que la triste mélanco- lie. La fortune n'a-t-elle pas assez souri à vos vœux ? Que manque-t-il à votre gloire, à votre puissance ? Votre immortel époux n'est-il pas le soleil de la patrie ? »

Dans cet immortel époux, dans ce soleil de la patrie, qui n'aurait reconnu, en 1800, Bonaparte? Et pouvait-on songer à d'autres femmes qu'à José- phine et Mme ïallien, en lisant ces portraits à peine ébauchés mais d'une ressemblance parfaite :

« Zoloé a TAmérique pour origine. Sur les limi- tes de la quarantaine (2), elle n'en a pas moins la

(i) L'auleur essayait très inutilement de donner le change en reculant son sujet de dix ou quinze ans : « Qu'on se rap- pelle, disait-il, que nous parlons en historiens. Ce n'est pas notre faute si nos tableaux sont chargés des couleurs de l'immoralité, de la perfidie et de l'intrigue. Nous avons peint les hommes d'un siècle qui n'est plus. Puisse celui-ci en produire de meilleurs et prêter à nos pinceaux les charmes de la vertu. »

(2) Joséphine était née le 24 mai lyoS,

20


306: Li: MAIiQUIS DE SADE

prétention de plaire comme à vingt-cinq. A un ton insinuant, une dissimulation hypocrite consom- mée, à tout ce qui peut séduire et captiver, elle joint l'ardeur la plus vive pour les plaisirs, une avidité d'usurier pour l'argent, qu'elle dissipe avec la promptitude d'un joueur, un luxe effréné, qui engloutirait le revenu de dix provinces.

« Elle n'a jamais été belle, mais à quinze ans sa coquetterie déjà raffinée avait attaché à son char un essaim d'adorateurs. Loin de se disperser par son mariage avec le comte de Barmont (le comte de Beauharnais);, ils jurèrent tous de ne pas être malheureux, et Zoloé, la sensible Zoloé, ne put consentir à leur faire violer leur serment. De cette union sont nés un fils et une fille, aujourd'hui attachés à la fortune de leur illustre beau-père.

« Laureda justifie l'opinion que Ton a conçue de la nation espagnole (1) : elle est tout feu et tout amour. Fille d'un comte de nouvelle date, mais extrêmement riche. Sa fortune lui permet de satis- faire tous ses goûts. »

D'autres personnages étaient mis en scène, avec des rôles plus épisodiques, le sénateur D..., pourri

(i) Fille de François Cabarrus (plus tard anobli) et de Marie-Antoinette Galabert, Mme Tallien était née le 3i juil- let 1773 à Saint-Pierre de Caravenchel de Arriba, près de Madrid. La duchesse d'Abrantès assure qu'elle « était à douze ans la plus ravissante de toutes les jeunes filles de Cadix ».


UN noMAN A (:ij:i 807

de vices, 1(3 joiuMir S — cl le r(3[)résGntaiit du peuple C... (1), ([ue le lil)ellisl(3 nous représente dans Texercice de ses fonctions :

« En traversant le Carrousel, dit-il, je rencontre; deux forts qui portaient sur un brancard une es- pèce d'homme couché et enveloppé de la tête aux pieds dans un manteau bleu. Je m'imagine d'abord que quelque affaire d'honneur avait envoyé le personnage dans l'autre monde et qu'on allait le remettre à sa famille pour en disposer. Je demande à Tun des porleurs, avec un air d'intérêt, de quoi il s'agissait : Suivez-nous, me répondit-il, vous en jugerez. Le brancard s'arrête à la maison du citoyen C..., car c'était lui-même qu'on promenait dans cet équipage. Sa figure couperosée, des yeux qu'il roulait pleins de vin, des paroles sans suite, des gestes d'insensé, des restes impurs, qui sortaient de sa bouche, et dont ses habits étaient tout dégouttants, me firent bientôt connaî- tre la cause de l'état où je trouvais un des repré- sentants de la France.

« Comme ce spectacle paraissait m'affecter,run des porteurs me dit : Vous êtes bien bon de plaindre le citoyen C... Cinq fois par décade notre ministère lui est nécessaire. Que diable voulez- vous qu'il fasse ? C'est aujourd'hui un entrepre-

(i) Les véritables noms sont difficiles à trouver pour nous, mais ils ne l'étaient pas pour des contemporains.


308 LE MARQUIS DE SADE

neur, demain un fournisseur, une autre fois un chef de bureau ou tel autre avec lequel il a quelque intérêt à démêler qui l'entraîne chez un traiteur. Ce n'est que là, en vérité, qu'on peut parler affaire.

« Il n'y a que la première bouteille qui coûte à avaler. Trente et quarante la suivent, et il n'en faut pas moins du tiers pour mettre l'officieux G... en belle humeur. »

Quel était l'auteur de ce roman-pamphlet, dont des exemplaires de luxe, imprimés sur papier velin, avaient été envoyés à quelques-uns de ceux qui y figuraient ? Presque tout le monde désigna le marquis de Sade. On le savait très capable de l'avoir écrit, et le style, les détails obscènes, le trahissaient.

Son arrestation fut décidée ; mais il importait, en voulant étouffer le scandale, denepas l'augmenter, et de ne pas signaler davantage au public, par une répression maladroite, un livre qui n'était déjà que trop connu. La police feignit donc d'ignorer Zoloé et ses deux acolytes^ et de ne se préoccuper que de Juliette dont on annonçait, presque ouvertement, une réimpression (1).

Le 5 mars 1801 , de Sade fut arrêté chez son édi- teur, Bertrandet, à qui il devait ce jour-là remet-

(i) Voir le rapport du préfet de police Dubois (i3 sep- tembre i8o3), cité plus loin.


UN noMAN A cm:!- 30Î)

tre son manuscrit (1j. Ca manuscrit fut saisi ot on s'empara également d'un assez grand nombre d'exemplaires des anciennes éditions.

Interrogé, le marquis déclare qu'il n'était pas l'auteur de Julielte, mais que le véritable auteur l'avait chargé de copier l'ouvrage.

Le gouvernement, à cette époque, pour éviter l'intervention de l'opinion publique qui aurait pu le gêner et qu'il jugeait inutile, procédait volontiers à l'égard de ceux dont il avait besoin de se débar- rasser, par voie administrative^ sans bruit, sans éclat, et le plus rapidement possible. Des crimi- nels, parfois même des innocents, disparaissaient ainsiun beaumatin, et on n'en entendait plus parler. Les juges continuaient à juger et les avocats à plaider; maison ne leur laissait que les accusés de droit commun, dont la condamnation ou l'acquit- tement n'intéressait en rien le salut de l'État.

Conformément à cette théorie, qui a ses avan- tages, le marquis de Sade fut enfermé à Sainte- Pélagie, le 5 mars 1801.

Dans ses Souvenirs et Portraits de la Revota- tion (2), Charles Nodier raconte qu'emprisonné en 1802 à Sainte-Pélagie (3) il eut l'occasion d'y voir

(i) Un manuscrit qui devait contenir quelques parties ajo^l- tées ou remaniées.

(2) Publiés pour la première fois en 182G.

(3) Charles Nodier, dont les livres sont plems d'erreurs, assura qu'il vit de Sade au Temple et en i8o3. Il se tron^pe.


310 LE MARQUIS DE SADE

le 27 avril, le lendemain de son arrivée, l'auteur de Justine^ qui se disposait à en partir. « Un de ces messieurs (de ces messieurs les détenus), dit-il, se leva de bonne heure parce qu'il allait être trans- féré (à Bicêtre) et qu'il en était prévenu. Je ne remarquai d'abord en lui qu'une obésité énorme qui gênait ses mouvements pour l'empêcher de déployer un reste de grâce et d'élégance, dont on retrouvait des traces dans l'ensemble de ses ma- nières et de son langage. Ses yeux fatigués con- servaient cependant je ne sais quoi de brillant et de fin qui s'y ranimait de temps à autre comme une étincelle. Le prisonnier ne fit que passer sous mes yeux. Je me souviens seulement qu'il était poli jusqu'à l'obséquiosité, affable jusqu'à l'onc- tion, et qu'il parlait respectueusement de tout ce qu'on respecte. »

Cet embonpoint, après un an de captivité, sem- blerait prouver que de Sade ne s'était pas trop mal trouvé de sa nouvelle prison. En réalité, depuis qu'on l'y avait déposé^ suivant le mot charmant

c'est en 1802 qu'il le vit et à Sainte-Pélagie, où il avait été emprisonné lui-même quelque temps pour son ode satiri- que, la Napoléone. Dans un autre passage de ses Souvenirs il dit du marquis : « Ce n'était pas un conspirateur et per- sonne ne pouvait l'accuser d'avoir pris part aux affaires publiques (Nodier a dû ignorer Texistenee du roman de Zoloé)... Ce de Sade est le prototype des victimes extra- judiciaires de la haute police du Consulat et de l'Em- pire... ))


UN imMAN A c:m:i ;ni

du préfet Dubois (1), il n'avait pas cessé dr. se plaindre. A plusieurs reprises et avec une irrita- tion croissante, il avait réclamé sa mise en liberté en affirmant devant Dieu et devant les hommes — les serments ne lui coûtaient guère — qu'il n'était pas Tauteur de cette Justine (2) pour laquelle il se croyait frappé : « Détenu depuis neuf mois à Pélagie, écrivait-il le 20 décembre 1801 au Mi- nistre de la Justice, Abrial, comme prévenu d'avoir fait le livre de Justine, ({m pourtantn émana jamais de moi, je souffre et ne dis mot, comptant chaque jour sur la justice du gouvernement; mais lorsque les méchants, désespérés de mon silence et de ma résignation, cherchent à me nuire par tous les moyens possibles, je les démasque. »

C/est pour répondre à ses récriminations et à ses plaintes qu'on l'envoya à Bicêtre.

Bicétre qu'on avait appelé, sous l'ancien régime, la Bastille de la canaille, était, en 1801, un hôpi- tal-prison, peuplé de trois mille individus, jeunes ou vieux, honnêtes ou criminels, malades ou bien portants. Les malades surtout y abondaient. Para- lytiques, épileptiques, gâteux, fous furieux, véné- riens, etc., ils offraient le triste spectacle des plus répugnantes infirmités.

(i) Voir son rapport du i3 septembre i8o3. (2) Chaque fois que de Sade désavoue Justine il sous-en- tend Juliette^ les deux romans pour lui n'en faisant qu'un.


312 LE MARQUIS DE SADE

Loger de Sade dans cet hôpital, où se. don- naient rendez-vous toutes les variétés d'aliéna- tion, c'était le traiter comme un fou. Quelques-uns de ses actes ne démentaient pas cette opinion. On a raconté qu'il passait une partie de son temps, à Bicêtre, à traîner dans la boue des ruisseaux des roses qu'il achetait fort cher (1).

Jouissant, à titre de malade, d'une liberté rela- tive, il en profitait pour se faire, dans ce milieu très propre à cet enseignement, professeur d'im- moralité. On fut obligé de l'enlever à ses élèves, que ses leçons intéressaient un peu trop, et un ordre du préfet de police, signé le 26 avril 1803 et exécuté le lendemain, le transféra à Charenton(2).

(i) « En i855, j'allais quelquefois à rhôpital de Bicêtre, où deux de mes amis étaient internes, et je me promenais avec eux dans l'élablissement. Un vieux jardinier, qui avait connu le marquis lors de sa détention, nous contait que l'une de ses distractions était de se faire apporter de pleines corbeilles de roses, les plus belles et les plus chères que Ton pût découvrir dans les environs. Assis sur un tabouret, près d'un ruisseau fangeux qui traversait la cour, il prenait chaque rose l'une après l'autre, la contemplait, la flairait voluptueusement... puis la trempait dans la bourbe du ruis- seau et la jetait au loin, souillée et puante, en éclatant de rire. » Extrait d'une lettre de Victorien Sardou au docteur Cabanes, publiée dans la Chronique Médicale du i5 décem- bre 1902.

(2) De Bicêtre il avait envoyé (le 20 mai 1802) au ministre de la Justice (ce n'était plus Abrial, mais le Grand Juge Régnier) une nouvelle lettre pour protester de son inno- cence : « C'est à vous seul, lui disait-il, qu'il appartient de faire exécuter les lois et d'écarter loin d'elles Tarbitraire


UN HOMAN A CI.IJ' 'M'A

Il (îxistcût à cc^lto (;|)0(|uo dos {ilioiiôs d'iinci ospcîco particuliôrcî, dos fous d'Ktat, c'fîst-à-diro des gens à qui on attribuait un dérangenuîut d'es- prit simplement parce cpTils atta(|uaieni le gou- vernement ou le gênaient. Les A oies hislorirjues de Marc-Antoine Baudot, ancien député à TAssem- blée législative, publiées par Mme Edgar Ouinet, mentionnent quatre de ces prétendus (bus et les peines dont on les frappa pour leur rendre la raison .

Le poète Désorgues, qui se disait ou se croyait républicain (1), avait composé contre Napoléon une chanson satirique qui se terminait ainsi :

Qui le grand Napoléon Est un grand caméléon.

On aiïecta de voir dans celte appréciation une

odieux qui les mine et qui les atténue. On m'accuse d'être l'auteur du livre infâme de Justine : l'accusation est fausse, je vous le jure au nom de ce que j'ai de plus sacré !... Je suis ou non l'auteur du livre qu'on m'impute. Si l'on peut m'en convaincre, je veux subir mon jugement; dans le cas contraire, je veux être libre.. Quelle est donc cette arbi- traire partialité qui brise les fers du coupable pour en écra- ser l'innocent ! Est-ce pour en arriver là que nous venons de sacrifier pendant deux ans nos vies et nos fortunes?... Je veux être libre ou jugé. J'ai le droit de parler ainsi, mes malheurs et les lois me le donnent... »

(i) 11 n'était pas fou mais il avait des idées bizarres : « Bossu, comme Esope, par devant et par derrière, il avait rempli sa chambre de magots chinois et couchait sur un hamac. » Bibliographie Moderne^ Paris, 1816. Ce n'est pas une raison parce qu'un homme est bossu et couche sur un hamac pour l'enfermer à Gharenton.


314 LE MARQUIS DE SADE

marque infaillible de détraquement cérébral et le chansonnier fut expédié à Charenton, où il mou- rut en 1808.

Un ami du général Moreau, de Laage, s'était signalé par son zèle pour lui, pendant tout le cours de son procès. Cette sympathie persistante pour un suspect et un vaincu- parut une chose tout à fait déraisonnable, et de Laage fut enfermé à Bicêtre. 11 n'en sortit qu'au bout de deux ans.

C'est aussi à Bicêtre qu'on avait enfermé, en 180J , Tabbé Fournier, coupable d'avoir prêché des sermons qui ne plaisaient pas au premier consul. Il ne recouvra sa liberté qu'en 1804 (1).

Après avoir signalé ces trois victimes de l'arbi- traire, Baudot arrive à la quatrième, la moins intéressante, de Sade :

« Celui-ci, dit-il, est Fauteur de plusieurs ou- vrages d une monstrueuse obscénité et d'une morale diabolique. C'était, sans contredit, un homme pervers en théorie, mais enfin il n'était pas fou, il fallait le faire juger sur ses œuvres.

« Il y avait là germes de dépravation, mais pas de folie ; un pareil travail supposait une cervelle bien ordonnée, mais la composition même de ses ouvrages exigeait beaucoup de recherches dans la

(i) 11 rentra plus tard en grâce, par Tentremise du cardinal Fesch, devint chapelain de l'empereur, et, en i8o6, évêque de Montpellier.


UN KOMAN A (;F,i:r :nr>

littérature ancienne et moderne, et avait [lour but (l(i démontrer que les grandes dépravations avaient été autorisées parles Grecs et les llomains. Ce genre d'investigations n'était pas moral, sans doute, mais il fallait une raison et du raisonne- ment pour l'exécuter ; il fallait une raison droite pour faire ces recherches qu'il met en action sous forme de romans et qui établit sur des faits une sorte de doctrine et de système... »

Le couvent de Charenton où le marquis de Sade venait d'être admis, raisonnable ou fou, sur la demande de sa famille, avait été supprimé en 1795 et, le 15 juin 1797, réorganisé, avec le titre d'hô- pital de la Charité, par le Directoire qui Tavait placé sous la dépendance du ministère de l'Intérieur chargé de faire les règlements qu'exigeait cette transformation (1).

L'année suivante, la direction avait été confiée à M. de Coulmier, nommé régisseur général. A la même époque, M. Gastaldi, était nommé médecin en chef, M. Déguise, chirurgien, et M. Dumontier, économe-surveillant.

Simon de Coulmier ouDecoulmier — il préférait

(1) Quelque temps après, l'hôpital de Charenton recouvrait ses anciennes propriétés et on lui accordait, à titre d'in- demnité, la concession provisoire de certains immeubles, parmi lesquels ce qui restait des Thermes de Julien. La location de ces immeubles permit de restaurer les bâti- ments et de créer un quartier spécial pour les femmes.


tJ16 T^E MARQUIS DE SADE

le premier de ces noms au second — ancien abbé régulier de Notre-Dame d'Abbecourt (ordre des Prémontrés) avait siégé aux Etats Généraux comme député du clergé de la vicomte de Paris. C'était un homme fort habile, toujours empressé, comme bien d'autres, à se mettre du côté du manche, et qui, très servile à Tégard de ses chefs, aimait assez à faire peser sur ses subordonnés une auto- rité plus brouillonne et naïvement vaniteuse que despotique.

Il se considérait comme un excellent administra- teur et n'admettait pas, dans son petit royaume de Charenton, d'autre volonté, d'autre influence que la sienne. Lorsque le médecin Gastaldi mou- rut, enl805,il essaya d'obtenir qu'on ne lui donnât pas de successeur, et Royer-CoUard (l) ne fut nommé que malgré lui et après une lutte acharnée.

De Coulmier avait sur le traitement des aliénés des théories qui sont un peu celles d'aujourd'hui. 11 préconisait les spectacles, la danse et même les feux d'artifices. Il devait trouver dans le marquis de Sade un collaborateur précieux.

Un fou à demi raisonnable, Villiaume, qui vécut quelque temps à Charenton a tracé de cet établis- sement un tableau des plus engageants. « Des


(i) Royer-Collard fut nommé médecin en chef de Charen- ton en janvier 1806.


UN nOMAN A CLKF 317

secours à toute heure, dit-il, une distribution bien ordonnée dans les diverses classes de maladies ; des corridors parfaitement éclairés et aérés, des chambres proprement tenues ; une nourriture saine et abondante ; une grande quantité d'infir- miers et d'infirmières, sur lesquels l'administra- tion exerce une surveillance sévère ; un immense jardin élevé en forme d'amphithéâtre, d'où l'on découvre un site charmant et un vaste horizon ; des chauffoirs, une bibliothèque, un salon décem- ment meublé ; des damiers, trictracs, jeux de cartes ou d'échecs pour se récréer ; voilà ce que Charenton offre à ses malades, et ce qu'on ne trouve pas dans les maisons particulières de santé, établies par de cupides spéculateurs et dirigées, la plupart, avec dureté et parla plus sordide lési- nerie (1). »

Assurément on devait y être beaucoup mieux qu'à Vincennes ou à la Bastille.

Le marquis de Sade était entré dans cette mai- son modèle le 27 avril 1803. Le préfet de police avait confié au citoyen Bouchon, officier de paix, la mission de l'y conduire (2) et sa famille, comme le préfet, avaient recommandé à de Coulmier de


(i) M. Villiaiime sommeillant à Charenton... Paris, i8i8, p. 5o.

(2) Archives de la Maison de Charenton. Ordre du préfet de police du 6 floréal an II (26 avril i8o3).


318 LE MARQUIS DE SADE

veiller à ce qu'il ne pût pas s'évader ni communi- quer avec personne. En homme avisé, le direc- teur s'était empressé de tirer parti de ces craintes et de demander pour son nouveau pensionnaire (( un prix proportionné aux soins que Ton doit donner et à la vigilence {sic) qu'il faut exer- cer (1) ».

La police attachait avec raison une grande im- portance aux papiers du marquis. On s'empara, pour les cacher ou les détruire, des plus compro- mettants, le 1^^ mai 1804. De nouvelles perquisi- tions devaient avoir lieu quelques annéesplus tard, le 5 juin 1807.

Quoique le régime imposé à de Sade fût très doux et qu'on affectât de le traiter non pas comme un prisonnier, mais comme un malade, il n'avait pas tardé à entrer en guerre ouverte avec le directeur de Thôpital. Dans une lettre du 20 juil- let 1803, deux mois à peine après son arrivée à Charenton, il se plaignait avec une extrême vio- lence des procédés dont usait à son égard M. de Coulmier et terminait ainsi : « Au reste, vous n'ignorez pas que votre conduite avec moi vous


(i) Archives de la Maison de Charenton. Note (3o floréals an II, 2o mai i8o3) de J.-B. Bouchesèche, chef de division à la préfecture de police. Le prix de la pension, payé par la famille, fut fixé à S.ooo livres, qui représenteraient aujour- d'hui à peu près le double.


UN noMAN A ciiii' :ni)

ravale au rang (l(;s plus vils l{M|uais. » CycHait la première fois sans doute qu'on ti'aitait (J(î la([uais un personnage aussi important ({ue M. de Ojul- mier. il en éprouva autant de surprise que d'in- dignation (1).

Avec des malades tranquilles et résignés à leur sort, vivaient à Charenton des fous, qui avaient la manie de la persécution, et des détenus qui aspiraient à être libres. Ils s'intéressaient égale- ment aux événements politiques. La création de l'Empire dut faire naître en eux bien des espé- rances, que justifiaient d'ailleurs ces quatre articles du sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 180/i) :

(( Une commission de sept membres nommés par le Sénat et choisis dans son sein, prend con- naissance, sur la communication qui lui en est donnée par les ministres, des arrestations effec- tuées conformément à l'article 46 de la constitu- tion, lorsque les personnes arrêtées n'ont pas été traduites devant les tribunaux dans les dix jours de leur arrestation ; cette commission est appelée commission sénatoriale de la liberté individuelle


(i) Catalogue d\ine collection d'autographes .vendus le 26 mars 1887. Paris, Et, Charavay, 1887. En marge de cette lettre de Coulmier a écrit : « Correspondance avec M. de Sade le père. On jugera combien il m'a fallu de patience avec lui. »


320 LE MARQUIS DE SADE

Toutes ks personnes arrêtées et non mises en jugement après les dix jours de leur arrestation, peuvent recourir directement, par elles, leurs parents, ou leurs représentants, et par voie de pétition, à la commission sénatoriale de la liberté individuelle.

Lorsque la commission estime que la détention prolongée au delà des dix jours de l'arrestation n'est pas justifiée par Tintérêt de l'Etat, elle invite le ministre qui a ordonné l'arrestation à faire mettre en liberté la personne détenue, ou à la renvoyer devant les tribunaux ordinaires.

Si après trois invitations consécutives, renou- velées dans l'espace d'un mais, la personne déte- nue n'est pas mise en liberté, ou renvoyée devant les tribunaux ordinaires, la commission demande une assemblée du Sénat qui est convoquée par le président et qui rend, s'il y a lieu, la déclaration suivante : « Il y a de fortes présomptions que N... est détenu arbitrairement. »

La commission n'avait commencé à fonctionner que depuis quelques jours, elle existait à peine, lorsqu'elle reçut cette pétition :


UN ROMAN A CLFF 321

D. A. S, Sade, homme de lell/'cs, aux membres de la Commission sénatoriale de la Liberté in- dividuelle.

« Sénateurs,

« Il y a quarante mois que j(3 gémis dans les fers les plus injustes et les plus cruels.

« Soupçonné, depuis le 15 ventôse an IX, d'être l'auteur d'un livre immoral que je vous proteste n'avoir jamais fait, on n'a cessé, depuis cette époque, de me retenir dans différentes prisons sans jamais vouloir me laisser juger, seule chose que je désirasse, puisqu'elle était la seule qui pût faire éclater mon innocence.

c< iVrefforçant à trouver la cause d'un acte aussi arbitraire, je l'aperçois enfin dans une affreuse coalition de parents dont je n'ai jamais voulu par- tager, en Révolution, ni les démarches, ni les opinions : furieux de mon attachement constant et soutenu tant à ma patrie qu'à ceux qui la gouver- nent, désolés de Tordre que je voulais mettre à à mes affaires en satisfaisant tous mes créan- ciers à la ruine desquels ces malhonnêtes gens gagnaient, ils ont adroitement profité du faible instant de crédit offert par leur rentrée en France pour perdre celui des leurs qui n'avait pas voulu les suivre. De là l'époque de mes malheurs. De là

21


^22 LE MARQUIS DE SADE

leurs mensongères inculpations... et mes chaînes. «Sénateurs, un nouvel ordre de choses vous rend les juges et les arbitres de ma destinée ; de ce moment je vous implore, de ce moment, je suis tranquille, puisque cette destinée, si malheureuse^ se trouve maintenant confiée aux mains sacrées- du génie, delà sagesse, de la justice et de la raison.

((Ce 1^^ messidor an P^ de TEiiipire (20 juin 1804 (1). »

Les mains sacrées du génie, de la sagesse, de la justice et de la raison (ce qui était beaucoup pour des mains de sénateurs, même en 1 804) ne se montrèrent pas aussi secourables pour lui que Tavait espéré le marquis de Sade. Sans doute beaucoup de ces illustres vieillards, qu'il prenait pour arbitres de sa destinée, avaient lu sa Jus-^ Une,

Cependant, la pétition ne fut pas tout à fait inu- tile. Il y eut probablement une enquête. Dubois rédigea, sous forme de note, le 13 septembre 180/i,. ce rapport qu'avait réclamé Fouché et qui précise et complète certains détails donnés au début de ce chapitre.

(( Son Excellence le sénateur ministre de la police

(i) Cette pétition a été publiée pour la première fois par M. Henry Lecomte dans llnlermédiaire des Chercheurs et des Curieux, n° du 20 octobre 1905.


UN UOMAN A CLi:r 82.Î

généralo do ronipirc, par sa note du 7 du ce mois, me demande un rapport sur le nommé Sade, déte- nu à Cliarenton.

« Dans lespremiers jours de ventôse an [X, j'avais été informé que le nommé Sade, ex-marquis connu pour être l'auteur de Tinfâme roman de Jusline, se proposait de publier (1) un ouvrage plus affreux encore sous le titre de Juliette, Je le fis arrêter le 15 du même mois (2), chez le libraire-éditeur de cet ouvrage, où je savais qu'il devait se trouver muni de son manuscrit.

« L'auteur et l'éditeur furent amenés à ma préfec- ture. Lasaisiedu manuscrit était importante ; mais Touvrage était imprimé et il s'agissait de décou- vrir l'édition. La liberté fut promise à l'éditeur, s'il livrait les exemplaires imprimés.

((Celui-ci conduisit nos agents dans un lieu inha- bité que lui seul connaissait, et ils en enlevèrent une quantité assez considérable d'exemplaires pour que l'on put croire que c'était l'édition en- tière.

(( Sade, dans son interrogatoire, reconnut son manuscrit, mais il déclara qu'il n'était que le copiste et non l'auteur. 11 convint même qu'il avait été payé pour le copier, mais il ne pût faire con- naître les personnes de qui il tenait les originaux.

(i) C'est-à-dire de réimprimer. (2) Le 5 mars 1801.


^ 324 LE MARQUIS DE SADE

(( Il eût été difficile de croire qu'un homme qui jouissait d'une fortune assez considérable eût pu devenir copiste d'ouvrages aussi affreux, moyen- nant un salaire. On ne pouvait douter qu'il n'en fût Fauteur, lui dont le cabinet était tapissé de grandstableaux représentant les principales obscé- nités du roman de Justine,

(( Le 23 ventôse (1) j'eus l'honneur de rendre compte de toute l'opération à Son Excellence le ministre de la police générale et de lui demander quelle marche j'avais à suivre pour parvenir à la punition d'un homme aussi profondément pervers. Après diverses conférences que j^eus avec Son Excellence, desquelles il résulta qu'une poursuite judiciaire causerait un éclat scandaleux qui ne serait point racheté par une punition assez exem- plaire, je le fis déposer à Sainte-Pélagie, le 12 germinal (2) delà même année, pour le punir administrativement.

« Au mois de floréal suivant, Son Excellence le ministre de la justice me demanda les pièces rela- tives cà cette affaire, pour aviser, m'écrivait-il, aux moyens qu'il serait convenable de prendre, et en référer aux consuls, s'il y avait lieu.

((J*eus l'honneur de rendre compte verbalement à


(i) Le i3 mars. (2) 2 avril 1801.


UN noMAN A ci.i:!' 32r;

Son Excellence qui, connaissant déjàtousles dùlit.s que Sade avait commis avant la révolution, et con- vaincu que les peines qui pourraient lui être appli- quées par un tribunal .seraient insuffisantes, et nullement proportionnées à son délit, fut d'avis qu'il fallait l'oublier pour longtemps dans la mai- son de Sainte-Pélagie.

« Sade y serait encore, s'il n'eût pas employé tous les moyens qui lui suggère son imagination dépravée pour séduire et corrompre les jeunes gens que de malheureuses circonstances faisaient enfermer à Sainte-Pélagie et que le hasard faisait placer dans le même corridor que lui...

« Les plaintes qui me parvinrent alors me forcè- rent de le faire transférer à Bicêtre...

« Cet homme incorrigible était dans un état per- pétuel de démence libertine. A la sollicitation de sa famille, j'ordonnai qu'il serait transféré à Cha- renton, et son transfèrement eut lieu le 7 floréal an XI (1).

« Depuis qu'il est dans cette maison il s'y montre continuellement en opposition avec le directeur, et il justifie par sa conduite toutes les craintes que peut donner son caractère ennemi de toute soumission.

«J'estime qu'il y a lieu de le laisser à Charenton,

(i) 27 mai 1801.


326 lE MARQUIS DE SADE

OÙ sa famille paie sa pension, et où, pour son honneur, elle désire qu'il reste.

(( Le conseiller crEtat^ préfet de police, chargé diiqaalrième arrondissement de la police générale^

(( Dubois (1). »

Quatre ans plus tard, dans une supplique qui porte la date du 17 juin 1808, le marquis de Sade s'adressait directement « à Sa Majesté l'Empereur et roi, protecteur de la confédération du Rhin, en sa commission des pétitions au Conseil d'Etat. »

(( Sire,

« Le sieur de Sade, père de famille dans le sein de laquelle il voit pour sa consolation un fils qui se distingue aux armées (2), traîne depuis près de vingt ans dans trois différentes prisons consécu- tives, la vie du monde la plus malheureuse ; il est

(i) Revue Rétrospective, t. I, ]833, p. 258. Eu marge de ce rapport est écrit : Approuvé.

(2) Louis-Marie de Sade, né en 1767. Lieutenant au régiment de Soubise en 1768, il avait émigré pendant la Révolution et servi dans le corps de Condé. Rentré en France en 1794, il avait été obligé, à cause de la ruine de sa famille, d'exercer la profession de graveur. Il venait en 1808 de reprendre du service et s'était déjà distingué sur plus d'un champ de bataille. Sous-lieutenant du régiment d'Isembourg, il allait, €n 1809, rejoindre son corps lorsqu'il fut assassiné par des brigands. Il laissait inachevé un ouvrage qui n'est pas sans mérite, Histoire de la Nation française.


UN HOMAN A CLKI- -J^?

septuagénaire, presque aveugler, accablé de gouttes et de rhumatismes dans la poitrine et dans Testo- mac qui lui font soulFrir d'horribles douleurs ; des certificats de médecins de la maison de Charenton, où il est maintenant, attestent la vérité de ces faits et Tautorisent à réclamer enfin sa liberté, en pro- testant qu'on n'aura jamais lieu de se repentir de la lui avoir donnée. Il ose se dire de Sa Majesté,

« Sire,

« Avec le plus profond respect, le très humble, très obéissant serviteur et sujet.

(( De Sade. »

Cet incorrigible solliciteur avait trouvé, sans s'en douter, le meilleur moyen d'obtenir qu'on le laissât sortit de Charenton. C'était de s'y rendre impossible. Il remplissait Fhôpital de ses colères furibondes. Il abusait sans cesse de l'indulgence et de la patience de M. de Coulmier, qui n'osait plus lui résister. Cynique et crapuleux sur ses vieux jours, théoricien du vice depuis que la pra- tique lui devenait impossible, il était pour tous un objet de scandale.

M. de Coulmier s'y résignait, mais le médecin en chef Royer-Collard, se montra de moins bonne composition.il crut qu'il était de son devoir d'avertir le ministre de la police, Fouché, et il lui écrivit, le


328 LE MARQUIS DE SADE

2 août 1808, cette lettre qui constitue le docu- ment le plus complet que nous ayons sur le séjour du marquis à Charenton :

(c Paris ^2 août i8o8.

(( Le Médecin en chef de l'hospice de Charenton à Son Excellence Monseigneur le Sénateur, Ministre de la police générale de l Empire,

« Monseigneur,

« J'ai rhonneur de recourir à Tautorité de votre Excellence pour un objet qui intéresse essentiel- lement mes fonctions ainsi que le bon ordre de la maison dont le service médical m'est confié.

« Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice entraîne les inconvénients les plus graves : je veux parler de Fauteur de l'infâme roman de Justine. Cet homme n'est pas aliéné. Son seul délire est celui du vice, et ce n'est point dans une maison consacrée au traitement médical de l'aliénation que cette espèce de délire peut être réprimé. Il faut que l'individu qui en est atteint soit soumis à la séquestration la plus sévère, soit pour mettre les autres à l'abri de ses fureurs, soit pour Tisoler lui-même de tous les objets qui pourraient exalter


UN noMAN A cLi:r 3.'0

ou entretenir sa hideuse passion. Or, la maison de Charenton, dans le cas dont il s'agit, ne rem- plit ni l'une ni l'autre de ces deux conditions. M. de Sade y jouit d'une liberté trop grande. Il peut communiquer avec un assez grand nombre de personnes des deux sexes, encore malades ou à peine convalescentes, les recevoir chez lui, ou aller les visiter dans leurs chambres respectives. Il a la faculté de se promener dans le parc, et il y rencontre souvent des malades auxquels on accorde la même faveur. Il prêche son horrible doctrine à quelques-uns : il prête des livres à d'autres. Enfin le bruit général dans la maison est qu'il vit avec une femme qui passe pour sa fille.

« Ce n'est pas tout encore. On a eu Timprudence de former un théâtre dans cette maison, sous pré- texte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu'un appareil aussi tumultueux devait nécessairement produire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C^est lui qui indique les pièces, dis- tribue les rôles et préside aux répétitions. Il est le maître de déclamation des acteurs et des actrices, et les forme au grand art de la scène. Le jour des représentations publiques, il a toujours un certain nombre de billets d'entrée à sa disposition, et, placé au milieu des assistants, il fait en partie les


330 LE MARQUIS DE SADE

honneurs de la salle. 11 est même auteur dans les grandes occasions : à la f(He de M. le Directeur, par exemple, il a toujours soin de composer ou une pièce allégorique en son honneur, ou au moins quelques couplets à sa louange.

Il n'est pas nécessaire, je pense, de faire sentir à Votre Excellence, le scandale d'une pareille exis- tence et de lui représenter les dangers de toute espèce qui y sont attachés. Si ces détails étaient connus du public, quelle idée se formerait-on d'un établissement où Ton tolère d'aussi étranges abus ? Comment veut-on d'ailleurs que la partie morale du traitement de l'aliénation puisse se concilier avec eux ? Les malades qui sont en communication journalière avec cet homme abominable ne reçoi- vent-ils pas sans cesse Timpressionde sa profonde corruption ; et la seule idée de sa présence dans la maison n'est-elle pas suffisante pour ébranler l'imagination de ceux même qui ne le voient pas?

(( J'espère que Votre Excellence trouvera ces motifs assez puissants pour ordonner qu'il soit assigné à M. de Sade un autre lieu de réclusion que l'hospice de Gharenton. En vain renouvellerait- elle la défense de le laisser communiquer en aucune manière avec les personnes de la maison ; €ette défense ne serait pas mieux exécutée que par le passé et les mêmes abus auraient toujours lieu. Je ne demande point qu'on, le renvoie à Bi-


UN nOMAN A CMil' SM

cêlre, où il avait été précédemment placé, mais je ne puis m'empôclier de représenter à Votre Excellence qu'une maison de sûreté ou un châ- teau-fort lui conviendrait beaucoup mieux qu'un établissement consacré au traitement des malades qui exige la surveillance la plus assidue et les précautions morales les plus délicates.

« J'ai rhonneur d'être, avec un profond respect. Monseigneur, de Votre Excellence, le très hum- ble et très obéissant serviteur.

(( ROYER-COLLARD. »

Cette lettre, communiquée au préfet de police, le décida à ordonner, le 11 novembre 1808, le trans- fert du marquis au château de Ham, mais la famille, avertie aussitôt, réussit à retarder l'exé- cution de cet ordre, quelque avantageux qu'il fût pour elle.

Elle fît agir auprès de Fouché, qui, terroriste repentant et jacobin repu, se laissait facilement influencer par des sollicitations aristocratiques. On lui dépécha une de ces grandes dames, qui étaient mêlées à toutes les choses de la politique, et elle n'alla pas le voir sans profit pour ses pro- tégés, comme le prouve ce billet reproduit dans la Revue Rétrospective.

(i) T. I, p. 263. Ce billet ne porte pas de date.


332 LE MARQUIS DE SADE

« Mme Delphine de Talaru a Thonneur d'en- voyer à Son Excellence Monsieur Fouché, les pé- titions dont elle a eu l'honneur de lui parler ce matin.

(( La première pour M. de Sade, afin qu'il veuille bien donner les ordres les plus prompts pour que M. de Sade reste indéfiniment à Gha- renton, où il est depuis huit ans, où il reçoit des soins que sa santé exige : ses supérieurs sont par- faitement contents de sa conduite.

« Mme de Talaru joint à la pétition un certi- ficat de médecin qui prouve que l'état de M. de Sade demande qu'il reste à Gharenton...

(( Elle a l'honneur de remercier de nouveau Son Excellence d'avoir bien voulu la recevoir ce ma- tin. Ghaque fois qu'elle a l'honneur de le voir elle a une raison de plus d'ajouter à sa reconnais- sance. »

De son côté, M. de Goulmier ne restait pas inactif. Pour des raisons que nous exposerons tout à l'heure, il tenait à son pensionnaire, qui tenait si peu à lui. Menacé de le perdre, il écrivit lui aussi à Fouché (1) :

(i) Il avait déjà écrit à Dubois qui sur une de ses lettres a mis cette note : « Lui dire de s'adresser directement au Ministre, mais certes ce n'est pas en restant qu'il (de Sade) s'acquittera, la dette ne fera qu'augmenter. » En effet les raisons invoquées par de Coulmier sont absurdes.


V:^ ROMAN A CLKF 33:^

« C/iarenlon, le 12 septembre iSocj. « A Son Excellence, le Ministre de In Police,

« Monseigneur,

« Je suis prévenu que Votre Excellence avait décidé, dans sa sagesse, de faire transférer M. de Sade, envoyé par le gouvernement à Gharenton, le 7 floréal an II, au château de Ham. Je vous prie, Monseigneur, d'accorder, avant la translation de ce prisonnier dans sa nouvelle destination, le temps de recevoir des nouvelles d'Arles où sont situés ses biens, et de faire des arrangements avec sa famille pour que les arrérages dus à la maison, qui montent à environ 5.470 francs, soient payés ou assurés, autrement la maison, qui a be- soin de toutes ses ressources, serait exposée à perdre cette créance sacrée, puisqu'elle est pour pension, bois et lumière.

« Désirant faire de la maison de Charenton un établissement qui annonce les bontés paternelles du Gouvernement pour les infortunés en démence et ménager en même temps les charges du trésor public, j'ai consacré pour des constructions indis- pensables pour le traitement des malades, les arrérages des pensions dues, dont je connaissais à peu près le montant, pour faire ces dépenses extraordinaires.


334 LE MAIKJUIS DE SADE

« Los bâtiments sont faits et parfaits. Si l'ar- rière de M. de Sade restait en souffrance, la perte pourrait retomber sur les entrepreneurs, gens parfaitement honnêtes, dont les bénéfices sont très minces, pour la sévérité de la surveillance qu'on y a mise. Je ne m'appesantirai pas davan- tage, Monseigneur, sur cet objet qui ne peut échap- per à la sagacité de Votre Excellence. J'ajouterai seulement que je serais bien malheureux d'avoir compromis mon crédit pour des objets dont l'avan- tage est au profit des infortunés, et pour honorer le gouvernement par un établissement utile.

« J'ai l'honneur d'être avec respect,

« De GOULMIER (1). »

A la suite de toutes ces sollicitations, de toutes ces lettres, amicales ou administratives. Tordre de transfert fut ajourné indéfiniment et on n'en parla plus.

J'ai groupé par ordre de date dans les quelques pages qui précèdent les documents qui se rappor- tent aux efforts très iafructueux du marquis de Sade pour sortir de Gharenton. Il reste à exami- ner plus spécialement comment il y fut traité et comment il y vécut.

(i) Archives de la Maison de Charenton.


UN M()My\N A c:f.i:r 33f>

Sur les égards toul particuliors ([ii'ori lui pro- digua, sur la liberté — rcdativci hiou entendu — dont il jouit, une lettre très caractéristiqu(i du pré- fet de police peut déjà nous éclairer. I.e 17 mai 18()r> — nous revenons sur nos pas pour la deuxième partie de ce chapitre — Dubois écrivait à M. du Coulmier :

. « Je suis informé, Monsieur, que vous avez permis au sieur Desade, détenu par ordre du Gou- vernement dans votre maison, de rendre le pain béni et de faire la quête dans Téglise paroissiale de Charenton, le jour de Pâques dernier.

(( Cet individu n'a été transféré de Bicetreoii il devait rester toute sa vie que pour donner à sa famille la facilité de régler ses affaires. Il est pri- sonnier chez vous et vous ne devez ni ne pouvez, en aucun cas, ni sous quelque prétexte que ce soit, lui permettre de sortir, sans une autorisation expresse et formelle de ma part, et, comment encore, n'avez-vous pas pensé que la présence d'un pareil homme ne pouvait inspirer que de rhorreur et exciter des troubles en public.

« Votre extrême complaisance pour le sieur De- sade a d'autant plus droit de me surprendre que, plus d'une fois, vous vous êtes plaint vivement de sa conduite et surtout de son insubordination.

« Je vous rappelle, Monsieur, les ordres donnés


330 LE MARQUIS DÉ SADE

à son égard et je vous invite à les exécuter désor- mais à la lettre (1). »

Cette excessive indulgence de M. de Goulmier pour le marquis de Sade venait de leur confor- mité d'opinions sur le traitement des aliénés.

Le directeur de Charenton, nous Tavons vu, préconisait la danse et les spectacles comme re- mèdes de la folie, quoiqu'ils l'aient sans doute moins souvent guérie que provoquée. Cette théorie, raisonnable ou non, il s'efforçait de l'appliquer à ses malades.

Au-dessus d'une salle qui était affectée aux folles, il avait fait disposer un théâtre avec or- chestre, parterre, coulisses, etc. En face de la scène, une vaste loge, en saillie sur le parterre, était réservée au directeur et à ses invités. De chaque coté, quinze ou vingt aliénés, les femmes à droite, les hommes à gauche, occupaient les gra- dins, et participaient aux bienfaits de l'art drama- tique. Le reste de la salle était réservé à des étrangers et à quelques personnes de la maison, autorisées à assister au spectacle (2).

M. de Coulmier avait de grandes idées, mais il

(i) Archives de la Maison de Charenton.

(2) Ces détails sont extraits du livre d'EsguiROL, des Maladies mentales, Paris, i838, t. II, p. 562.

Quand il publia cet ouvrage, Esquirol était médecin en chef de Thôpital de Charenton.



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UN H OMAN A Cljn' 337

ne daignait pas entrer dans les détails. L'orga- nisateur de ces représentations thérapeutiques — auxquelles prenaient part des actrices et des dan- seuses des petits théâtres de Paris — Tinfatigahle imprésario, c'était le marrjuis de Sade.

11 choisissait les pièces — il dut en faire jouer plus d'une de lui — il recrutait les acteurs, il ré- glait la mise en scène, il dirigeait les répétitions. 11 se réservait les rôles les plus importants, mais^ il savait être au besoin machiniste ou souffleur. Aucune besogne ne l'arrêtait et ne lui paraissait indigne de son talent.

Directeur et acteur principal du théâtre de Cha- renton, il revivait ses succès d'autrefois. L'ancien élève de Mole, quoiqu'il eût beaucoup vieilli et grossi démesurément, pouvait se croire encore au château de la Goste, avec la Beauvoisin, ou devant son public de la rue du Pot-de-Fer.

Ce n'était pas d'ailleurs un directeur commode. La lettre qu'on va lire, adressée à M. de Goul- mier par un certain Thierry, employé ou pension- naire de Charenton, nous en fournit la preuve :

« Monsieur, « Permettez-moi de me justifier, comme je vous

(i) Cette lettre (non datée et sans suscription) a fait partie de la collection Vattemare. Elle a été publiée pour la pre- mière fois par V Amateur d Autographes, i865, p. 284.

22


338 LE MARQUIS DE SADE

Tai promis, au sujet de la scène que j'ai eue avec M. de Sade.

(( Il me dit devant M. Veillet de faire quelque chose nécessaire pour la décoration; et comme je lui tournais le dos pour aller chercher ce qu'il me demandait, il me prit brusquement par les épaules en me disant : M. le polisson, ayez la bonté de m'écouler; je lui répondis tranquillement qu'il avait tort de me parler ainsi, puisque je me dis- posais à exécuter sa volonté ; il me répondit que cela n'était pas vrai, que je lui avais tourné le dos par impertinence et que j'étais un drôle à qui il ferait donner cent coups de bâton. Alors, mon- sieur, la patience m'est échappée, et je n'ai pas pu m'empécher de lui répondre sur le même ton dont il ma parlé.

(( Je dois vous instruire que depuis quelques jours je n'allais plus chez M. de Sade, parce que j^étais las de ses brutalités ; il a eu des bontés pour moi, j'en conviens ; mais, monsieur, je les ai bien payées par mon zèle à faire tout ce qui pouvait lui plaire et lui être utile.

« La Société est un échange de bienfaits et j'ose dire hautement que j'ai fait autant pour M. de Sade ' qu'il a fait pour moi ; car après tout il ne m'a jamais donné que quelquefois à dîner. Je suis las de passer pour son valet et d'être traité comme tel ; ce n'était qu'à titre d'amitié que je lui ai rendu service.


UN ROMAN A CLEF X\'J

(( Il on l'r.siiltora i\\u) M. de; Sadci ne iiu; doii- ïiera plus do rùlcîs pour la oomôdio... »

Sur iino d(îs reproseiitalioiis — collo du 2«S mai 1810 — (pii furent données au thoàtro d(; (^lia- renton, la Revue anecdotir/neix publié, en 1800 (1), trois documents qui sont du plus vif intérêt et que nous reproduisons ci-dessous :

« A Madame Cochelel^ dame de la veine de Hollande,

spectacle du 28 mai 181o

Madame,

« L'intérêt que vous avez paru prendre aux récréations dramatiques des pensionnaires de ma maison me fait une loi de vous offrir des billets à chacune de leur représentation {sic),

« Des spectatrices telles que vous, Madame, sont d'une si grande puissance sur leur amour-propre qu'ils trouvent, rien que dans Tespoir de vous

(1) P. io3. « Ces documents — entièrement inédits —sont dus, dit la Revue Anecdoîiqiie^ à Tobligeance d'un collection- neur distingué, qui promet de nous en donner sous peu d'au- tres non moins intéressants. L'original de celui que nous publions ici se compose de trois feuillets d'un gros papier bleuâtre couvert d'une écriture serrée, longue, maigre et presque droite. >'


340 LE MARQUIS DE SADE

posséder et de vous plaire, tout ce qui doit exalter leur imagination et nourrir leurs talents.

« Ils donnent lundi prochain 28 du courant VEs^ prit de contradiction (1), Marton et Frontin (2), et les Deux Savoyards (3\

« J'attends vos ordres pour l'envoi des billets que vous pourriez désirer, et vous supplie de vouloir bien présenter mes respects aux dames de la cour de Sa Majesté la reine de Hollande, princesse dont les qualités rares et précieuses réunissent si délicieusement près d'elle le cœur de tous les Français à l'hommnge sacré de ceux qu'elle régit.

.'^ Sade. »

(( A M, de Coulmier, directeur de la maison de Charenton.

(( J'ai l'honneur de saluer Monsieur de Goul- mier et de lui envoyer le répertoire tel que nous l'avons arrêté entre nous.

« Il est instamment prié de vouloir bien l'ap- prouver, personne ne voulant faire aucune sorte


(i) Comédie en un acte en prose, de du Fresny, jouée pour la première fois au Théâtre-Français, le 29 août 1700.

(2) Comédie en un acte en prose, de Dubois (Théâtre-Loun le faisant secrétaire de la Société popu- laire de la Section des Piques ».

Plus heureux que M. Victorien Sardou, Jules Janin — il Taffirme, mais il avait tant d'imagina- tion! — put avoir ce crâne sous les yeux. Un phrénologiste, sans savoir de qui il provenait, l'examina très attentivement, et il y découvrit les bosses de l'amour platonique et de la tendresse maternelle (1).

(0 Jules Janin, le Marquis de Sacfe, Paris, 1884.


APPENDICE

LES FINANCES DU MARQUIS DE SADE EN 1 8o5


Dernières propositions faites à ma famille d'après Pacceptation desquelles je promets de signer sur- le-champ la transaction dont on m'a envoyé le plan. On remarquera en lisant ceci combien je m'écarte peu de ce plan, annexé ci-joint.

On m'accorde pour la cession totale de mon bien, cinq mille francs de pension, je les accepte.

On accorde à madame Quesnel vingt mille francs au lieu de trente-cinq mille qui lui sont dus — elle les accepte ; mais je demande que cette somme porte intérêt à cinq pour cent du jour où l'acte se signera ; en cela seul consiste la difficulté qui

(i) Ce mémoire, écrit par le marquis de Sade, à Charen- ton, le 6 fructidor an XIII {24 août i8o5) et qui fit partie de la collection Vattemare a été publié par V Amateur d Auto- graphes, i865, p. 282.


350 LE MARQUIS DE SADE

m'est j fille ; or^ doit-elle lêtre par des enfants qui connaissent V origine sacrée de cette dette?

J'ai demandé quinze mille francs pour mes créanciers chirographiques, il se monte [sic) à cette somme ; on n'en veut donner neuf, j'y con- sens, mais à condition que c'est la famille qui s'arrangera avec eux et que l'humeur résultative de leur réduction ne rejaillira pas sur moi.

Monsieur de Coulmiers et le peu de dettes que j'ai ici seront payés de suite sur les revenus actuel- lement, en sorte que je serai totalement quitte de €e qui est dû à Charenton, à l'époque de la signa- ture.

Ma rente de 5.000 francs et celle de 1.000 francs faite à madame Quesnel nous seront payées comme on l'a proposé par quartier d'avance tous les trois mois.

Ces deux rentes seront insaisissables et toujours payées en numéraires en tel lieu que j'habite, elles seront exemptes de toute espèce d'impositions et de retenue tant présente qu'à venir.

Je me réserve le château de Saumane et ses dépendances m'engageant à ne le jamais vendre, mais désirant que madame Quesnel puisse y finir ses jours si elle le veut.

Je me réserve les rentes foncières si elles revien- nent.

Je me réserve de disposer à ma mort de


I.KS l'INANCES DU MARQUIS l)i: SADi: KN 1 Hof) :\r,\

800 francs de rente on faveur de l'individu (juel- conque qui soignera mes derniers instants (^t s(îu- lenrient pendant la vie de cet individu.

La rente des vingt mille francs de madame <5uesnel sera réversible à son fils seulement pen- dant la vie de cet enfant.

Madame Quesnel ne pourra dis})oser ni dosa rente, ni de son fond, cesdeux objets seront rendus inaliénables par Tacte et elle sera tenue par le môme acte à manger cette rente avec moi, pendant ma vie, à ce défaut ladite rente cesserait d'être réversible à son fils.

- Il faut que les deux rentes soient saisissables sur les fermiers, avant qu'on ait le droit de retirer un sol desdits fermiers, qu'il soit déclaré dans Tacte que Ton me regarde comme liquidé envers madame de Sade et ses enfants, et ces clauses ainsi que rade seront signés de la mère et des trois enfants.

Les payements seront indiqués chez un notaire probe et connu, Qi je me réserve de rentrer dans mes propriétés au moindre défaut de Vune ou Vautre des clauses de ladite transaction.

Le notaire chargé de ma rente la payera à mon ordre sur un mandat, quel que soit mon sort, ma situation, ou mon domicile.

SiTon veut, on pourrait céder à madame Quesnel une des terres de Beauce, toujours avec la pré-


352 LE MARQUIS DE SADE

caution de la rendre inaliénable. Alors elle se chargerait de ses vingt mille francs et du payement des neuf mille francs des créanciers chirographi- ques. Or, cette terre qui ne vaut guère que vingt à vingt-cinq mille francs, en acquitterait donc vingt-neuf. Madame Quesnel payerait alors les créanciers avec les revenus de la terre, et le fond serait toujours à nous ainsi que les revenus quand les dettes seraient payées. A ces conditions on ne demande plus que les vingt mille francs de madame Quesnel portent intérêt.

On doit voir que cet ultimatum est beaucoup plus modéré que celui de Tan passé, puisqu'il n'existe plus qu'une difficulté, celle de faire porter intérêt aux vingt mille francs de madame Quesnel. Je me mets^ comme on voit, à la raison sur tout le reste mais je ne puis absolument me relâcher sur cette clause.

Sade. Le 6 fructidor an XllI (24 aoûl 1805) (1).

(i) Le marquis de Sade devait, à sa mort, à la maison de Gharenton une somme assez forte, quoique sa pension eût été régulièrement payée. Son fils « Armand de Sade-Mazan, propriétaire, habitant à Valéry, commune du canton de Cheroy, arrondissement de Sens », fut condamné par un jugement du tribunal de la Seine, le i4 niai i83i, à payer 7.534 francs, mais un autre jugement du 24 juillet 1882 débouta la maison de Gharenton de sa demande.



ï 2


— ce


BIBLlOGUAPllIE DES ŒUVRES DU MARQUIS DE SADE


MANUSCRITS


La plupart des manuscrits du marquis de Sade, lettres ou œuvres, ont été, à diverses reprises, saisis et détruits parla police. C'est ainsi qu'après sa mort on brûla soi- gneusement des drames et des comédies trouvés dans ses papiers et qui avaient été apportés de Thôpital de Charenton à la Bibliothèque royale (1).

La dernière, ou une des dernières de ces exécutions, eut lieu en 183^2 par ordre du Gouvernement. « En 1832, dit la Revue Rélro^peclive (2), le manuscrit d'un roman inédit de cet homme, acquis par la bibliothèque du roi pour être livré à la circulation, a été brûlé en présence d'un membre de la famille, qui en avait, avec la plus honorable insistance, sollicité la destruction. Ce manus-


(i) Catalogue de la Bibliothèque de Solelnne, t. II, 184^:, p. 25o. (2) T. I, i833, p. 258

23


354 LE MARQUIS DE SADE

crit (1) portait sur le titre une note signée du marquis dans laquelle il déclarait n'être que le copiste de cette œuvre. D'autres productions du même g?nre avaient été détruites précédemment à la préfecture de police sous Tadministration de M. de Levau. »

La Biographie universelle des conîemporains (art. de Sade), après avoir également parlé de cet autodafé, ajoute : « Nous sommes fondés à déclarer que toute tenta- tive de donner au public quelque nouvelle production sous le nom de l'auteur de Jusline, et nous savons qu'il y en a eu, ne serait qu'une coupable déception, dans Tespoir de spéculer sur les goûts dépravés d'une certaine classe de lecteurs (t). » Cette assertion n'est pas exacte, comme nous le verrons bientôt.

Le catalogue le plus complet qu'on ait dressé des œuvres manuscrites du marquis de Sade, restées après sa mort entre les mains de sa famille, se trouve dans la Biographie Michaiid (3). Nous le reproduisons avec les divisions un peu arbitraires adoptées par Michaud jeune, auteur de l'article :

1" Comédies : Le Prévaricateur ou le Magistral du temps passé, 5 actes en vers. Le Misanthrope par amour ou Sophie et Desfrancs, 5 actes en vers (reçue au Théâtre-Français en 1 790 et non jouée). Le Capricieux ou V Homme inégal, S actes en vers (reçue au Théâtre-Louvois et retirée par l'auteur) (4).

(i) Destiné probablement à une nouvelle édition de Jas- line.

(2) La Biographie universelle des Contemporains a été pu- bliée en 1834.

(3) Biographie universelle ancienne et moderne, 1811-1828.

(4) J-B. Rousseau avait fait jouer au Théâtre-Français, le 17 décembre 1700, le Capricieux, comédie en 5 actes et en vers.


Kiin.iOGRAPiiii: i)i: si:s (Hmjvhhs 355

Les Jumelles, 2 actes en v/m\s. Les Anlifjiiaircs, 1 acte en inose.

t' Drames :

Ilenrieîle el Saint-Clair on la Force du Saru/, o actes.

L'Iujaremcnl de V Inforliine, 3 actes.

Franchise cl Trahison.

Fannij ou les Ejfels du désespoir.

3*^ T H agi': du: s : Jeanne Laisné ou le Siè(/e de Beauuais.

4" L'Union des Arls, ambigu dans le genre de celui que d'Aigueberre donna en 1726 (i) et de celui qui est imprimé dans les œuvres de Morand (2). La pièce du marquis de Sade en comprend cinq, dont le premier sert de prologue ou de liaison aux autres : les Ihises d'anionr, comédie épisodique en 1 acte, en prose; Euphéniie de Melun ou le Siège d'Alger, tragédie en 1 acte en vers; VHomnie dangereux ou le Suborneur, comédie en 1 acte en vers de dix syllabes, reçue au Théàtre-Favart,en 1790 ou 1791; Azelis ou la Coquelle punie, comédie féerie en 1 acte en vers libres, reçue au théâtre de la rue de Bondi, en 1790. Le tout se termine par un divertissement.

o*^ Tancrède, scène lyrique en vers.

La Tour mystérieuse, opéra comique en 1 acte.

La Fêle de r Amitié, prologue.

L'Hommage de la Reconnaissance, vaudeville en 4 acte (3).


(i) Jean Dumas d'Aigueberre, conseiller au Parlement de Toulouse, avait fait représenter au Théâtre-Français, non pas en 1726, mais le 9 juillet 1729, le^ Trois Spectacles, qui comprenaient une tragédie, Polixène, une comédie, V Avare amoureux^ et une pastorale, mise en musique par Mounet Pan el Doris.

(2) Les Muses (au Théâtre-Italien, en 1788).

(3) « Cette dernière pièce, assure la Biographie Michaud,


35G LE MARQUIS DE SADE

6° Un devis raisonné sur le projet d'un spectacle de gla- diateurs à l'instar des Romains, dans lequel il devait être intéressé.

7° Deux romans historiques « qui paraissent avoir été les derniers ouvrages du marquis de Sade» : Isabelle de Bavière, reine de France, 3 volumes; Adélaïde de Brunswick, princesse de Saxe, 2 volumes. « Les sujets en sont noirs et terribles mais non immoraux, pas plus que dans les manuscrits cités ci-dessus. »

C^ Onze cahiers du journal de la détention de l'auteur à Vincennes et à la Bastille, depuis 1777 jusquà sa sortie de Charenton en 1790 (il manque le premier qui conte- nait les années 1777 à 4781, et le douzième qui compre- nait Tannée entière 4 789). Tout ce que le marquis de Sade a dit, fait ou entendu, lu, écrit, senti et pensé pendant treize ans, se trouve dans ce recueil, mais les choses les plus remarquables sont écrites en chiffres dont lui seul avait la clef.

9° Cinq cahiers de notes, pensées, extraits, chansons et mélanges de vers et de prose, composés et recueillis pendant sa dernière détention. Ce recueil a été fait dans la vieillesse de Tauteur; au milieu des fadeurs et des pièces médiocres quil renferme, on voit percer les remords du marquis sur celles de ses fautes qui ont le plus nui à sa réputation et le plus empoisonné ses vieux jours. On y trouve l'extrait fort étendu d'un ro- man intitulé Conrad, tiré de l'histoire des Albigeois, qui fut saisi lorsqu'on le conduisit à Charenton en 1803. On y voit aussi qu'il avait composé un autre roman, Marcel, et des Mémoires ou Confessions qu'il parait avoir écrits dans lintention de se justifier, et dont il fait con- naître la division, l'épigraphe et divers fragments.


a été faite pour être jouée à Charenton. Toutes les autres, ainsi qu'Oxtlern, ont été composées à Vincennes ou à la Bastille. »


HiiiLio(;nAiMiii': DE SES (jr:uvfu:s 357

r* Autres prodiiclioiis f)or(liics ou saisies :

ConleSy A voluiues.

Le Porle feuille cVun homme de le lires, \ volumes. (Ces deux ouvra^^es furent écrits à la Hastille en 17«8.)

CAèonline ou lu Fille mftlheiireuse, dramo en ') actes.

L'Epreuve, comédie en 1 acte en vers saisie en 178-2 par le lieutenant de police Lenoir et non rendue parce qu'elle renfermait quelques passages obscènes.

Le Boudoir, comédie reçue au Théàlre-Favart, en 1791.

L'École des Jaloux j comédie.

« Ouelques-uns de ces ouvrages (de cette 10« catégorie, ajoute Michaud jeune, se trouve peut-être, ainsi que beaucoup d'autres, dans les cartons de la police et du ministre de Tlntérieur, s'ils n'étaient pas du nombre de ceux que M. de Sade le fils fit brûler en sa présence, n'ayant pu obtenir qu'ils lui fussent remis (1). »

Malgré toutes les précautions prises, des manuscrits du marquis de Sade ou qui se rapportaient à lui passè- rent dans les collections particulières, de plus en plus recherchés et prenant chaque jour une valeur plus grande. J'en ai noté quelques-uns dans des catalogues d'autographes :

1° Catalogue de Soleinne, t. II!, 1884, p. 333 :

Julia ou le Mariage sans femme, folie vaudeville en 1 acte, in-4^, écriture contemporaine autogr. « Cette pièce est sotadique, comme son titre l'annonce. L'écriture ressemble à celle du marquis de Sade, qui avait, comme on sait, démoralisé les prisonniers de Bicêtre, en les dressant à jouer des pièces infâmes qu'il composait pour eux. » (Note du bibliophile Jacob, rédacteur du catalogue.)

(1) Ce catalogue des manuscrits du marquis de Sade se termine par rindication d'une épitaphe, composée par lui, et dans laquelle il se représentait « comme une victime de ses contemporains destinée à être vengée par la postérité ».


358 LE MARQUIS DE SADE

2° Catalogue d'autograi hes des xviii^ et xix^ siè- cles (vendus les 3 et 4 juin 188i), Paris, Alliance des Arts, 1881, p. il :

« Pièces relatives çiu séjour de l'auteur de Jiislinr à Charenton en Pan XII. Lettre aut. sig. de Dubois, préfet de police. Lettre aut. sig. de Royer-Collard, médecin de Charenton. Lettre aut. de Mme Delpliine de 1 alaru, sop- posant à la mise en liberté (1). Dossier extrêmement cu- rieux. »

3° Catalogue d'autographes de la collection Ca- PELLE, Paris, Laverdet, 1849', p. 130:

« L. aut. 519, à M. Ouénu-Court. Charenton, 5 avril 4811.

« Fragment inédit d'un recueil de contes philosophi- ques dont il (le marquis de Sade) avait entrepris la pu- blication 48 p. autog. in-4° d'une écriture très fine et très serrée. »

4^ Catalogue d'autographes de la collection Fossé-Darcosse, Paris, Techener, 1861, p. 41(3 (2) :

Une lettre autographe signée et trois fragments auto- graphes.

« La lettre de la page in-4o est datée du 16 pluviôse, an VI (3), et adressée à un négociant de Lyon, pour in- térêts particuliers.

(i) Non pas à la mise en liberté, mais au transfert au château de Ham. Nous avons donné cette lettre ainsi que celles de Dubois et de Royer-Collard.

(2} Le titre exact est : Mélanges curieux et anecdotlques tirés d'une collection de lettres autographes et de documents histori- ques ayant appartenu à M. Fossé-Darcosse^ conseiller référen- daire à la Cour des comptes, publiés avec les notes du collecteur et précédés d'une notice par M. Charles Aschneau. Ce cata- logue, très recherché, est fort important au point de vue documentaire.

(3) !3 février 1798. Un catalogue d'une collection d'auto-


hiniiocHAriiii: di; si:s ()i;ijvni:s 359

« Oiiant aux fra^inculs aul<)^ia[)lirs coinposaul les pages iii-4", ils paraissent s(î rapporter soit au jouinal de sa déteotion à lu /iaslillc cl à Vincennes;, soit ù ses lué moires : «... 1'cin[)s divisé en hi parties, supposition : la prenii(^re division de 33, sans air, ni letlre, ni encre, ni quoi ([uc ce soit au monde... La deuxième de 34, un(; hi'urc de promenade et permission d'écrire une seule fois la semaine... » (^elui sur lequel sont les mots : llis- TOiuH OK MA i)kti:ntion, csl parliciilièrcmml curieux.

« .]oii\[ une noie aulo(jra[}/ie sif/née de M. Xavier de Sade, son parent, député du département de l'Aisne (I). Ladite note est datée du l'^'" décembre 1831.

« Plus une pièce aulographe signée Armand de Sade. »

5*^ Catalogue d'UxNe collection d'autographes,

VENDUE LE 31 MARS 188^2. Paris, Eug. Ctiaravay, 1882, p. 35 :

« l"" Quatorze lettres dont 5 aut. sig., G aut. et 3 seule- ment sig.; 1768, 1793, 33 p. in-4*\ cachets à ses armes. Une de ces lettres est adressée à son oncle et les autres à des amis du département de Vaucluse. — 2° 3 pièces en partie aut. — 3° 4 lettres de Mme de Montreuil, sa belle- mère. — S'^L.a. s. du commandeur de Sade, son oncle. — 6° L. a. s. de l'abbé de Sade, son oncle, auteur des Mé- moires sur Pétrarque. — 7° L. a. s. d'Albaret, son secré- taire.

« Précieux dossier pour la biographie du marquis de Sade... Il est question dans ces lettres de son mariage, de ses affaires avec sa belle-mère, puis plus tard avec sa


graphes vendue le i6 avril 1846 (Paris, Charon) annonce une lettre du marquis de Sade, datée de Saint-Ouen le o.5 oc- tobre 1797 et adressée à M. Peyrond, négociant à Lyon.

(1) Né à Aix, en 1777, il appartenait à la branche de Sade d'Eyguière. Fixé à Condé, puis à Château-Thierry, il avait été nommé en 1822 membre du Conseil général à l'Aisne, et, en 1827, élu député de ce département pour la session 1828.


360 LE MARQUIS DE SADE

femme; de la mort de son père, dont le testament qu'il reproduit en entier doit lui procurer des ennuis avec sa famille. Les lettres de sa belle-mère sont toutes relatives à ses faits et gestes, à ses démêlés avec la justice, dont elle était obligée de s'occuper; on trouve sur la fameuse alïaire de Marseille, entre autres, les détails les plus piquants. »

Manuscrits du marquis de Sade qui se trouvent dans des dépôts publics :

Bibliothèque de V Arsenal :

M^ 12455-12456, 2 volumes petit in-folio contenant les lettres (souvent annotées par lui) écrites au marquis de Sade pendant sa détention à Vincennes ou à la Bastille et les documents relatifs à cette détention.

Musée Carnavalet (dans la salle de la Bastille) :

Lettre de de Sade demandant à la Convention une place de bibliothécaire ou un emploi analogue. Elle est datée du 8 ventôse an III (27 février 1795).

Bibliothèque nationale :

]y|s pr ]\"ouv. acq. 4010, un volume in-4<'de 494 feuillets. Contes, historiettes, canevas, brouillons, écrits par le marquis de Sade. Quelques-uns de ces contes, comme /^ y a place pour deux, sont très rabelaisiens et dans le genre de ceux du seizième siècle.

Le volume commence par une nouvelle intitulée V Heu- reuse Feinte. Il est formé de vingt cahiers reliés en- semble. Au feuillet 98, cette note : « Mettre dans le conte anglais un autre nom que Nelson, Portland par exemple. » Au feuillet 150 : « Commencé le 17 juin au travail du soir, ayant bien mal aux yeux. » Au feuillet 176 : « Changer le nom de Lorsange, il est pris. » Le dix neuvième cahier débute par Juliette et Raunai ou la Conspiration d'Am- boise, nouvelle historique. A côté du titre on lit : « Com-


liinuoGnAi'iiii: di: si:s oicuvrks :ioi

inoncô le I:î avril 1785. » Le vin^Mièrno cl dernier cahier a été coininencé cinq jours |)ius lard, le 18 avril. On peni ainsi mesurer la puissance de travail du marcpiis de Sade. Il écrivait, à cette épocjue, chaque jour, cinq ou six pages d'une écriture très line et très serrée.


II


LIVRES


A. Pièges de théâtre (1) :

Oxliern on les Malheurs du Libertinage, drame en 3 actes et en prose, par D. A. F. S. (Donatien Alplionse François Sadei, Versailles, Blaizot, an VIII, in-8°, de 2 f » et 48 p.

Attribuée au marquis de Sade :

La France f.,., Iragédie lubrique et royaliste en trois actes et en vers. A barbe en c... en F... nianse, l'an des /*... 5796 (1796, date supposée) in-12 de 179 p. et 1 f. non chiffrés (2).

Note du biblioph. Jacob sur l'exemplaire de la biblioth. de Soleinne: « Pièce très rare dont le titre a fait la célé-

(1) Un auteur dramatique très peu connu, de Sade, sans doute un parent du marquis, a composé vers 1740 une pièce qui ne fut ni jouée (sur un théâtre public) ni imprimée, la Double Intrigue.

(2) Barbier pense que cette pièce a dû être imprimée en 1799 ou 1800. Il ne la croit pas du marquis de Sade. Elle a été réimprimée en 1871, à cent exemplaires, avec l'indication supposée de Strasbourg.


hiin.Kx.n.M'iiii: di-: sks («uvfucs 36S

brilé. (loi fxcmplairo provient d(; la bihliotlicrjur; de M. Hoiilai'd. L'auteur, qui dit avoir écrit avec sa plutnc, sans que son coLUir y fut pour rien, était un royaliste dévoué, comme le prouvent les notes historiques et poli- ficfiies de sa tragédie : il s'adresse aux libertins, mais il espère que son ignoble badina^^e produira des fruits hon- nêtes : « Lorsqu'il s'agit du bien, quimporte comment on « Lopère. X'avez-vous jamais pris du poison pour vous « guérir? » C'est du marquis de Sade tout pur. (Jnie re- connaît aussi à ses attaques qui l'avaient fait enfermer à Charenton, sans jugement, pour le punir d'avoir insulté Joséphine dans un roman allégorique et impur, intitulé Zoloé (1) :

Buonaparte règne en maitre. A sa guise il nous fait des lois, Puis en despote il nous les donne. Petit-fils d'un petit bourgeois, Assis sur le trône des rois, (Jue lui manque-t-il ? la couronne.

« Les notes sont remplies de traits satiriques contre les hommes du Directoire : « Notre Brutus de Douai (Merlin), « dit- il, de mauvais mari devint mauvais père, autant qu'il « était mauvais Français. Et notre Caïn (M.-J. Chénier) « dénonça son frère Abel; il le fit assassiner, non par la « jalousie de ses sacrifices, mais pour avoir ses ouvrages « qu'il nous donna comme les siens. » On peut apprécier que cette pièce dégoûtante, dont les personnages sont la France, l'Angleterre, la Vendée, le duc d'Orléans, le comte de Puisaye, le roi de Prusse, l'empereur Fran- çois II, et Charles IV, roi d'Espagne, n'a pas été imprimée en 1796, mais au plus tôt en 1799.


(i) Il y a là une erreur. La France /"...a certainement été publiée avant l'apparition du roman de Zoloé.


364 LE MARQUIS DE SADE

« Cette pièce a été vendue publiquement ciiez Boulard et Saint-Morys (1). »

Malgré les arguments assez spécieux que fait valoir le bibliophile Jacob, il nous semble diflicile à admettre que le marquis de Sade, qui était encore en 1799 ou 1800 à demi jacobin, soit l'auteur d'une pièce à tendances ultra-royalistes.

B. Romans et nouvelles :

Justine ou les Malheurs de la Vertu, en Hollande, chez les Libraires associés, 4791, 2 vol. in -8% le premier de 183 p., le second de 191 p. Frontispice par Chéry.

Première édition (2).

Justine... en Hollande, 1791,2 vol. in 12 de 337 et 228 p.

2^ édition. « Réimpression en 2 vol. dans le format in-I2 de l'édition qui précède. Le frontispice est réduit et gravé par Texter. On trouve quelquefois cette édition ornée de 12 figures libres avec encadrements de têtes de morts, chaînes et instruments de supplice (3). »

Justine,., à Londres (Paris, chez Cazin), 1792, 2 vol. in-16, de 337 et 288 p. Frontispice d'après Chéry et o figures libres.

5^ édition. C'est le plus rare de tous les livres édités par Cazin.

Justine.,, 3^ édition (c'est en réalité la 4^) corrigée et augmentée. Philadelphie, 1794, 2 vol. in-18. Frontispice non signé et 8 gravures libres.

« Cette édition est précédée dun avis de l'éditeur et d'une dédicace : « A ma bonne amie » ; elle est d'une exé-

(i) Elle se trouvait également dans les catalogues Baillct, Lebert et Pixericourt.

(2) V. catalogue de Pixericourt, n*' 1289.

(3) O. Uzanne. Bibliographie en tête de ridée sur les Ro- mans, par de Sade, Paris, Rouveyre, 1878, p. XXX. V. Cohen, Guide de Vamaîeur de livres à figures, 1876, col. 437-


HinMOGRAPiiNj [)i«: si:s ()i:uvnr:s -u]:,

cution comparativement très belle; le papier est idirère- ment bleuté (I). » (Test à notre avis un Cazin.

Juslinc... à [.ondres (Paris) 4797, 4 vol. in-18, G lif^ures. rjo édition.

Juslinc. en ITollandc, 1800, 4 vol. in-18, de 130, llUi, 134 et 13^ p., 4 frontispices et 8 gravures libres.

6° édition (contrefaçon de Tédition Cazin de 1792). C'est probablement cette édition dont la destruction fut ordonnée par arrêt de la Cour royale de l^aris, le 19 mai 1815 (2).

Sous la Restauration, les éditions de Jimlim se ven- daient sous le manteau. Un passage de la Police dévoilce, de Froment (3), nous montre à quels abus leur recherche donnait lieu et le zèle excessif déployé par les agents chargés de ces perquisitions :

(( Le sieur Lavocat, tenant un estaminet place Saint- Sulpice, fut mis en surveillance par ordre de M. Delavau.

« Il était accusé, ainsi que son épouse, de vendre clan- destinement des ouvrages séditieux et obscènes, pour le compte de divers libraires de Paris.

«Comment en acquérir la preuve? Le dénonciateur annonçait le délit, sans fournir les moyens de le décou- vrir. I-^ police se chargea d'y suppléer.

« En conséquence, l'agent Charles se présenta au café avec deux volumes de Justine. Il avait déjà paru plusieurs fois dans cette maison, et il pria Mme Lavocat de lui garder pendant quelque temps les deux volumes qu'il


(i) O. Uzanne. Bibliographie, p. XXXI.

(2) Catalogue des Écrits, Gravures et Dessins depuis 1814 jusqu'au i^^ janvier i85o. .. Paris, i85o, p. 109.

(3) La Police dévoilée depuis la Restauration et notamment sous Messieurs Franchet et Delavau, par M. Froment, ex-ctief de brigade du cabinet particulier du préfet, Bruxelles, 1829, t. H, p. 332.


30G LE MARQUIS DE SADE

venait d'acheter, et qu'il reprendrait dans une heure, ayant une course à faire.

« Cette dame mit les volumes dans son comptoir, sans même y jeter un coup d'œil.

« Plusieurs agents de police étaient dehors, et ils atten- daient que M. Lavocat et son épouse sortissent Tun ou l'autre, pour les arrêter et s'emparer de ce qu'ils porte- raient. Alors ils auraient fait une perquisition dans la maison, et la culpabilité eût été prouvée, puisqu'ils au- raient trouvé dans un tiroir un exemplaire de Jusîine.

« Les agents de police furent trompés dans leur espoir. Le provocateur échoua dans sa perfide machination. Le sieur Lavocat et son épouse avaient été calomniés de la manière la plus infâme. Ils ne s'occupaient que de leur estaminet et des moyens de le faire prospérer.

« L'agent Charles en fut quitte pour reprendre ses deux volumes, et la préfecture vit ses espérances déçues; elle n'eut point de coupables à punir, ni à se plaindre de la démoralisation...

« Si l'infâme ouvrage qui porte le titre de Justine a été répandu, a obtenu une grande publicité, ce fut la police qui assura ce succès... »

Un très médiocre romancier, Haban, l'auteur des Aven- tures de Vidocq et des Fleurs animées, eut Fidée d'ex- ploiter le succès scandaleux des œuvres du marquis de Sade et il publia dans le format et avec les caractères des volumes de cabinets de lecture :

Justine ou les Malheurs de la Vertu, avec préface par le marquis de Sade. Paris, Olivier, impr. Maltesse, 1835' 2 vol. in-8, et Paris, chez Bordeaux, éditeur, hôtel Bul- lion, 1836, 2 vol. in-8^

Il n'y avait du marquis dans cet ouvrage que la pré- face (la dédicace: « A ma bonne amie »), mais comme sur la couverture et sur le titre, le mot préface était écrit en caractères très fins, bien des gens s'y laissèrent tromper.


i{iin.i()(;i{Ai*iMi-: di: si:s ()i:ijvm:s 3^7

r.eltc fausse Jualinr, (jiii iinilail gauclieniont la vraie, mais qui ik^ lui ressem!)lail ^'^uôrc, fut coudaunu^e, à cause (Ir sou litre, par la (lour d'assises de la Seiuc, le il\ uiars IS.'K). Kabau, (jui avaitpréféré garder l'anouviue, ne put être inquiéln, mais un de ses éditeurs, iJordcaux, dut payer 3.000 francs d'amende et faire six mois de prison (I).

Aujourd'hui encore il arrive à des collectionneurs d'acheter à des prix assez élevés la Jiislinc de liahan ri). Ils s'élonnent avec raison de la trouver si morale el la répulalion du n)ar(|uis de Sade leur paraît loul à fait usurpée.

Ce pauvre Raban qui, pour gagner quelques centaines de francs, dont il avait d'ailleurs, grand besoin, trompa plus d'un bibliophile, expia durement sa faute. 11 mourut très vieux rttr.'vs misérable, en 1870, à l'hôpital Necker. Depuis longtemps, raconte Firmin Maillard (o), il désirait, ambition suprême, faire partie de la Société des gens de lettres et il n'avait jamais pu mettre de côté les vingt /francs nécessaires.

Aline el Valcour ou le Roman philosophique , écrit à la Bastille un an avant la Révolution, par le citoyen S... Paris, Girouard, libraire, 1793, 8 volumes petit in-1-2.

« De Sade chargea Girouard de l'impression de son roman, en 1792. Cet imprimeur, compromis dans une conspiration royaliste, fut arrêté ainsi que de Sade. Gi- rouard fut condamné à mort; quant à de Sade, il échappa grâce à des protestations de dévouement à la cause révo- lutionnaire ^ il rejeta la qualification de noble, se disant petit-fils d'un valet et fils d'un parvenu vaniteux ayant

(i) Caîalogiie des Écrits, Gravures et Dessins condamnés, p. i35.

{2} Le catalogue d'un libraire allemand la cotait encore, il y a quelques années, 87 fr. 5o.

(3) La Cité des Intellectuels, Paris, 1905, p. 492.


3G8 LE MARQUIS UK SADE

acheté un titre de marquis, que lui, son fils, ne voulait point porter. Cette thèse était contraire à sa supplique sous I.ouis XVI, alors qu'il sollicitait sa grâce, s'ap- puyant sur sa haute et antique noblesse et sur les illus- tres faits de plusieurs de ses aïeux.

« Après la mort de l'imprimeur Girouard, le roman d'Aline el Valcoiir continua d'être imprimé secrètement jusqu'au jour de son complet achèvement; ce fut alors (lu'il parût avec le nom de la veuve Girouard, en 1793.

« La Révolution était, en ce moment, dans toute sa vio- lence, la tète du roi et de la reine venaient de tomber sous le couperet de la guillotine, nul n'était sûr, ni de sa fortune, ni de sa vie, et, dnns ces circonstances, le ro- man d'Aline et Valcoiir trouva peu d'acheteurs. En 1795, Maradan acquit les exemplaires invendus, il remplaça les titres primitifs par de nouveaux titres et il changea aussi un frontispice. C'est ainsi qu'il existe deux éditions de ce livre qui, en réalité, n'en sont qu'une. Le roman ne tarda pas, dès lors, à s'épuiser et fut frappé, en 1815 et en 1825, d'une condamnation. Il est certain que sous la Révolution ces livres de débauches et de principes révolutionnaires pouvaient faire craindre le réveil de passions à peine éteintes, mais ces ouvrages, peut-être alors dangereux, n'offrent plus aujourd'hui qu'un in- térêt bibliographique.

Pigoreau dans sa Petite Bibliographie Biographie ro- mancière dit que quelques extraits du roman d'Aline et Valcour ont été insérés dans deux autres romans publiés l'un en 1798, sous le titre de Valnior et Lijdia, 3 volumes in-12, l'autre en 1799, Alzonde et Koradin, 2 volumes in-I2.

« En résumé, de tous les ouvrages de de Sade, Aline et Valcour est celui qui caractérise le mieux cet auteur, jugé si diversement... (1) »

(i) Aline et Valcour ou le Roman philosophique^ écrit à la


HIHLIOGRAPIIIK I)K Si:S («CUVRKS lUVà

Sur le frontispice est représentée une lyre surmontée d'une couronne avec des rameaux de laurier de chaque côté et les mots : Verilas impauida (Ouérard, Superche- ries lilléraires,.., à la lettre S).

Aline et Volconr... A Paris, chez la veuve (iirouard, 1795, 8 vol. petit in-12, 1G gravures (la 2« figure de la 5'- partie njanque presque toujours).

2« édition. — C'est la même que la premirre avec un nouveau frontispice. Une épigraphe de sept vers latins, empruntés à Lucrèce, énonce celte idée qu'il ne faut pas craindre de donner aux hommes des remèdes désagréables à prendre mais salutaires :

Nam veliili pneris absinlhia lelra mcdenles,.,

Julielle ou la Suite de Justine (S. L.), 1796, 4 vol. in-8<*. 4^« édition.

La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la Vertu, suivi de Vhisloire de Juliette^ sa sœur, ou les Prospérités du Vice. Hollande (Paris), 1797, 10 vol. in-18 (4 pour Jus- tine, 6 pour Juliette), 1 frontispice et 100 gravures.

i^^ édition collective. « Il existe plusieurs éditions sous la rubrique de Hollande et sous la même date ; les réimpressions modernes exécutées en Belgique conser- vent également le même titre et la même date. La Nou- velle Justine est la troisième rédaction de cet exécrable ouvrage. On doit trouver à la fin du tome IV l'indication au relieur contenant Tordre des gravures. Les mêmes gravures se rencontrent lithographiées ou modifiées presque au trait. »

Pauline et Belval ou les Victimes d'un amour criminel. Anecdote parisienne du xviii® siècle, d'après les cor-

Basiille, un an avant la Révolution de France. Bruxelles, J.-J. Gay, i883, 4 vol. 12 (avec gr.), t. L, avant-propos, p. VI.

24


370 LE MARQUIS DE SADE

rections de l'auteur d'Aline et Valcoiir, Paris, an VI (4798), 3 vol. \n-i'2.

i^° édition. Pauline el Belval ou Suites funestes d'un amour criminel, anecdote récente avec romances el figures, par M. 7?... A Paris, chez Chanibon et Lenormand, i812, 2 vol. in-l"2. Deux figures gravées par Giraud.

Les Crimes de V Amour ou le Délire des Passions. No.u^ velles héroïques et tragiques précédées d'une idée sur les romans el orné de gravures, par D, A. F. Sade, auteur d'Aline et Valcour. A Paris, chez Massé, an VIII 1800)^ 4 vol. in-12 avec 4 gravures..

1^^ édition. Dans cet ouvrage ontété réunies : Juliette et Raunai ou la Conspiration d'Amboise, la Double Épreuve, Miss Henriette Stralson ou les Effets du Désespoir, Faxe- lange ou les Torts de V ambition., Florville el Courval ou le Fatalisme, Rodrigue oulaTourenchintée^ Laurence et Antonio, etc.

Zoloé el ses deux acolythes ou quelques décades de la vie de trois jolies femmes. Histoire véritable du siècle dernier par un contemporain. A Turin (Paris) chez tous les marchands de nouveautés. De l'imprimerie de Tau- teur (1). Thermidor, an VllI (juillet 1800), 1 vol. in-18 de 142 pages, frontispice gravé non signé (1).

P édition (vendue 40 francs à la vente Saint-Morys).

La Marquisede Ganges, l""® édition. Paris, Bechet, 1813, 2 vol. in-12.

Dorci ou la Bizarrerie du Sort, conte inédit par le marquis de Sade, publié sur le manuscrit avec une notice sur Vauteur (par Anatole France). Paris, Charavay frère, 1881, in-12 carré orné d'uue eau-forte par G. Char- pentier (61 pages).

Ce conte devait figurer dans les Crimes de V Amour.

(i) « Je me procurerai à moi-même l'honneur d'être im- primé et n'en aurai d'obHgalion à personne. » {Préface.) '


Hiiu,i()(.i{Ai'im: i>i-: si:.s (>ia;vni:s 371

On ne sait pour (iiielle raison il resta iuc^'dit. ("est une <Kuvrc sontirncntalo et niaise i^cnro (iorjv)(|ui n'a d'intfî- ressantque le nom de son auteur. I,a notice estsi^^née A.I*\

C. l\OMANS ATTlUUUés AU MAHOUIS ])E SaDH !

L'Eloiivdi, romun, à L(unj)Sfi(nir. I88i, 2 vol. in-18 de 115 et 111 pages avec une post-face de 3 pages.

« ('et ouvrage crilique contient des récits libres, mais les termes ne sont point obcènes; on y retrouve les vieillottes métaphores habituelles de ce genre d'écrits : autel, sacrifice, etc. H y a des morceaux qui semblent pris dans de Soupe des pelils mailrcseidsinsla Confefision de Wilforl. M. P. Lacroix a consacré à ce livre une bonne notice dans le Bnllelin du Bibliophile (1853, p. 153). Il n'hésite point à dire qu'il est convaincu que cet ou- vrage est encore le plus honnête de ceux du marquis de Sade qui était alors à la Bastille.

« Ce roman, ajoute- t-il, où les noms des personnages offrent quelquefois des anagrammes à deviner, côtoie, en quelque sorte, les aventures du marquis de Sade lui- même. Le chapitre intitulé « La Comédie > n'est autre qu'un souvenir du théâtre de société que l'odieux mar- quis avait inauguré dans son château de Lacoste, où les médecins l'envoyèrent se refaire de ses fatigues de dé- bauche, et où il amena Mlle Beauvoisin, actrice du Théâtre-Français qu'il faisait passer pour sa femme légi- time. »

Ainsi le chevalier Neiwille-Monlador, fils de M. de Fallon, serait M. de Sade lui-même? Oui découvrira les noms véritables de Serf el Falime, Clolilde, Didon, l'abbé Sainl-Ildeberge, Mme Berle, de Roviri, Cécile^ Mme de Becni, Mlle d'Herbeville, Despras, etc.? »

Quelque sérieuses en apparence que soient les raisons sur lesquelles s'appuie le bibliophile Jacob, il ne nous semble pas du tout démontré que V Etourdi soit du mar- quis de Sade.


372 LF MARQUIS DE SADE

Le Philosophe dans le Boudoir ou les Insliluleurs liber- lins. Dialogue. Ouvrage (prélendu) poslhume de lauleur de Justine. A Londres Paris), aux dépens de la Com- pagnie, 1795, 2 vol. in-18 de 290 et 216 pages. Un fron- tispice et 4 gravures libres.

Valnior et Lydia ou Voyage autour du monde de deux amants qui se cherchent, Paris, Pigoreau, an VII (1799 , 3 vol. in-12.

Alzonde et Koradin. Paris, Cerioux et Moutardier, 1799, 2 vol. in-12.

« Il est essentiel pour nous, dit de Sade dans une note de son Idée sur les Romans, de prévenir que l'ou- vrage qui se vend chez Pigoreau et Leroux, sous le titre de Valmor et Lydia, et chez Cerioux et Moutardier, sous celui d'Alzonde et Koradin, ne sont absolument que la même chose, et tous les deux littéralement pillés phrase pour phrase de l'épisode de Sainville et Leonor^, formant à peu près trois volumes de mon roman Aline et Val- cour. »

D. OEUVRES DIVERSES :

L'Auteur des Crimes de V Amour à Villetorque follicu- laire. Paris, Massé, an XI (1800), in-12 de 19 pages.

Couplets chantés à son Eminence le Cardinal Maury, le 6 octobre 1812, à la maison de santé près de Charen- ton (1812).


TABLE DES CHAPITRES


i. Un officier du roi i

II. Le mariage du marquis de Sade. — Les deux filles de M. de Monlreuil. — Un amour contrarié . 24

in. La petite maison d'Arcueil. — L'affaire Rose Kel- l<*r 47

IV. Dans la maison publique à Marseille. — Les pas- tilles à la cantharide 74

V. Au cliAteau de Miolans 95

VI. Les pensionnaires de M. de Rougemont .... 118

VII. Un roman d'amour platonique. — Le marquis de Sade et Mlle de Rousset i53

VÏII. La Bastille en 1784 174

ÏX. Le marquis de Sade à la Bastille 197

X. Le citoyen Sade. — L'écrivain. — Justine ou les Malheurs de la Vertu 224

Appendice. Lettres de de Sade aux acteurs de la Comédie-Française. — Le marquis de Sade et Rétif de la Bretonne. — L'Anti- Justine 259


374


TABLE DES MATIERES


XI. Le citoyen Sade. — Le politicien. — La section des Piques. — Un admirateur de Maral

XIL Un roman à clef : Zoloé et ses deux acolytes. — De Sainte-Pélagie à Charenton. — Les dernières années du marquis de Sade

Appendice. Les finances du marquis de Sade en 1805

Bibliographie des ouvres du marquis de Sade . . .


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14-2-06. — Tours, imprimerie E. ARRAULT et O'


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La Bibliothèque

Université d'Ottawa

Echéance


The Library

University of Ottawa

Date due


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