Le genre satirique dans la peinture flamande  

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Le genre satirique dans la peinture flamande (The Satirical Genre in Flemish Painting) is a book by Louis Maeterlinck.

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L. MAETERLINCK

CONSERVv««rEVKa*MTJSÉE d»s BEAUX-ARTS <JeSANO


LE GENRE SATIRIQUE


^ DANS LA


PEINTURE FLAMANDE

JOEUXiÈME ÉDixiON AUGMENTÉE,REVUEéc CORRIGÉE



BRUXELLES LIBRAIRI E NATIONALE a'ART<&.d'HÎSTOiRE

G.VAN OEST&C?


LE GENRE SATIRIQUE DANS LA PEINTURE FLAMANDE



JAf-! I c 1968



M '5


AVANT PROPOS

L étude mlsonnée des chefs-d'œuvre de la peinture flamande a été, comme on le sait, le but des recherches et des travaux d'un grand nombre de savants de tous les pays. Les productions géniales de nos plus grands peintres d'histoire religieuse, celles de nos portraitistes et de nos paysagistes, ont fait V objet de recherches persévérantes et minu- tieuses qui ont eu pour résultat les trouvailles les plus précieuses.

Toute une catégorie de peintres et d'enlumineurs appartenant au genre satirique, diabolique ou grotesque, n'avait pas encore trouvé, en Belgique, un auteur qui leur restituât la place Importante qu'Us méritent d'occuper dans l'histoire de notre art national.

Et cependant, comme l'a remarqué fort bien M. Renouvler, < les drôles ne surgissent pas, comme on aurait pu le croire, à Lyon, séjour de Rabelais, ni à Strasbourg, où écrit Sébastien Brandt, ni à Mantoue, la patrie de Merlin Cocaïe, mais à Bols-le-Duc, la ville de Jérôme Bosch, qui comme peintre de monstres, de fantaisies charmantes ou terribles, est le maître unique. » *

Le succès d'une première édition de ce livre, publié en 1903 et enlevé en l'espace de quelques semaines, est venu nous prouver l'Intérêt que portent à ce genre d'études, non seulement les savants et lesfolklo- rlstes de tous les pays, mais même la généralité du public, pour qui la vue des plus divertissantes manifestations de V art flamand présente un vif attrait. Et cependant ce premier essai, du à un artiste, jusqu'alors plus habitué à manier le pinceau que la plume, devait donner des preuves d'Inexpérience que nous sommes le premier à reconnaître.


• Jules Renouvier, Types et manières des peintres graveurs. Les maîtres drôles. Ile partie. XVIe siècle. Chap. XXI, p. 143. Paris, 1854.


AyanÉ eu r occasion de pousser plus avant ces études, — dans lesquelles nous avons cru devoir nous spécialiser — nous croyons le moment venu défaire bénéficier nos lecteurs des fruits de nos dernières recherches, en leur offrant une nouvelle édition de ce livre complètement revu, corrigé et considérablement augmenté.

Tenant compte d'avis précieux, nous avons remanié et complété la plupart de nos chapitres, en nous attachant surtout à pousser plus avant V étude si intéressante des mœurs et des coutumes de nos an- cêtres médiévaux, recueillant leurs « kluchten > ou plaisanteries parfois barbares ; les relations de leurs fêtes populaires de Vâne ; celles du pape des Fous et VEvêque des Innocents, ainsi que les souvenirs de leurs mascarades et cortèges grotesques, oîi figuraient monstres et géants, ribauds et ribaudes avec leur roi. Les parodies bourgeoises des tournois, que les villes flamandes subsidiaient, ne sont pas oubliées, et nous verrons tous ces souvenirs trouver un écho curieux non seulement dans les enluminures de nos premiers manuscrits, mais même dans les peintures comiques et satiriques de nos peintres drôles, qui formèrent une école flamande spéciale dont Jérôme Bosch et Breughel le Vieux furent les maîtres incontestés.

Le chapitre réservé aux mystères, moralités ou spelen van sinne, dont nous avons signalé déjà dans notre mémoire de 1903 V influence considérable sur notre art national a été complété par des exemples nouveaux et judicieusement choisis.

Le nombre des illustrations, qui dans la première édition de notre livre se montait à 194, a été porté à 239 ; la plupart de celles-ci sont complètement inédites. Nous avons encore accru V intérêt de ce travail en y ajoutant une bibliographie complète des ouvrages et des ma- nuscrits consultés.

D'après certains critiques, le titre de ce livre, — qui nous a été donné par V Académie royale de Belgique lorsqu'elle publia notre mémoire en 1903, — devrait nous interdire V étude des diverses mani- festations de l'art qui n'ont pas un rapport direct avec la satire proprement dite. Même les genres qui s'en rapprochent le plus : la caricature, la charge, le burlesque, le grotesque, les diableries amu- santes empruntées aux intermèdes de nos mystères, les tentations


de Saint-Antoine et tant (ïautres sujets comiques dans lesquels excellaient nos maîtres drôles, devraient en être rigoureusement exclus, la satire au sens strict du mot n'y étant pas prépondérante. On comprendra que nous n'avons pas cru devoir suivre une manière de voir aussi exclusive. La question du concours de 1901 demandait de faire « l'histoire du genre satirique tel qu'il se manifeste dans la peinture flamande au moyen-âge et à l'époque de la renaissance > ; elle devait logiquement, selon nous, comprendre tous les éléments qui contribuèrent à la genèse et au développement de V école de nos maîtres drôles.

Il nous reste à remercier V Académie royale de Belgique, V Aca- démie royale flamande, V Académie royale d" archéologie de Belgique, la Société d^ histoire et d' archéologie de Gand, du prêt généreux de divers clichés qui ont servi en partie à illustrer ce livre. Nous exprimons aussi]fiotre vive reconnaissance aux savants belges et étrangers qui ont bien voulu nous guider dans nos études et faciliter nos recherches.

Ces remerciements s^ adressent tout spécialement à M. G. Cohen \ de r Université de Leipzig, qui a bien voulu revoir la partie de ce livre où nous nous occupons des mystères et des représentations religieuses, à M. Diegerick, conservateur des archives de VÉtat, à Gand, qui s'est chargé de la mission difficile de la révision et de la correction des épreuves, enfin à M. P. Bergmans, bibliothécaire-adjoint de V Univer- sité de la même ville, qui s'est occupé de la partie bibliographique de cet ouvrage.

L. M.


' Auteur de Y Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français du moyen-âge. Paris. Champion. 1906.


INTRODUCTION


En recherchant les sources et en tâchant de déterminer la portée du genre satirique, tel qu'il se manifeste dans la peinture flamande, au moyen âge et à l'époque de la renaissance, nous avons cru devoir remonter assez haut dans le passé, parce que notre art national, dont le genre satirique forme une des branches les plus originales et les plus caractéristiques, n'est à proprement parler que la continuation de de l'art antique, régénéré par l'art barbare autochtone. Du mélange de l'art satirique romain ou gallo-romain, avec l'art barbare caractérisé par les bijoux francs trouvés en grand nombre dans nos régions, naquit un art satirique nouveau propre à nos contrées.

C'est à l'influence de l'art franc que nous devons la genèse de ces monstres, serpents et dragons fabuleux, si nombreux dans nos manuscrits primitifs et dont on attribua, à tort selon nous, l'origine exclusive à l'influence irlandaise ou anglo-saxonne.

Ces premiers bégayements de notre art national, nous les trou- verons surtout dans les lettrines enluminées de nos plus anciens manuscrits, et leur étude demandera quelques développements.

Comme nous n'avons pu dans notre livre suivre chronologique- ment l'histoire de la miniature dans nos contrées, devant nous borner à rechercher la portée des sujets enluminés et à examiner leurs rapports avec les mœurs et la civilisation des diverses époques où ils furent exécutés, nous croyons devoir dire ici un mot de l'origine probable du genre satirique dans les manuscrits à enluminures.

Peu de personnes jusqu'ici se sont préoccupées de cette origine;


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marges surchargées d'ornementations étranges ou grotesques, que leur présence paraît toute naturelle et qu'on ne se demande pas d'où vint cet art si intéressant, d'un usage si général? On ne se demande pas, par exemple, pourquoi les livres pieux furent encadrés de sujets hétéroclites, fabuleux ou satiriques et même quelquefois irrévéren- cieux pour la religion ou ses ministres, et cela sans paraître avoir froissé le moins du monde les sentiments si intimement religieux de leurs premiers possesseurs.

Peut-être y aurait-il lieu d'admettre l'hypothèse que c'est tout simplement parce que l'ornementation des manuscrits au moyen âge fut toujours regardée comme un travail à part, n'ayant aucune con- nexité avec le livre à enluminer *.

Les détails si variés des miniatures amusaient ou excitaient l'admiration de celui qui feuilletait le manuscrit, sans que le lecteur primitif songeât le moins du monde à se préoccuper si le texte ainsi illustré était sacré ou profane. M. Lapidoth, en rendant compte de la première édition de notre livre, ajoutait : Le livre, enluminé par sa rareté même, était un ami qui servait à plus, d'un usage; après avoir instruit les érudits par la lecture du texte, les illustrations intéressaient les femmes dans leurs heures de rêveries Elles étaient heureuses de les trouver pour distraire leurs enfants en leur montrant les gamba- des comiques des animaux et les scènes drôles représentées sur les marges du manuscrit.

Comme le dit fort bien Sir E. Maunde Thompson, une tradition ornementale s'établit naturellement dans le cours des générations, et personne, pas même ceux qui se piquaient de la piété la plus exem- plaire, ne se trouvait choqué dans ses sentiments religieux, en priant ou en lisant dans un livre de dévotion, dont les initiales ou les marges étaient le rendez-vous plaisant des jeux et des grimaces des singes, on est si habitué, en étudiant les manuscrits anciens, à voir leurs


' Sir Maunde Thompson (bibliothécaire en chef du British Muséum), The grotesque and the humourous in illuminations of the middle âges. (Bibliooraphica, part. VU. London, pp. 309-332). Nous avons cru devoir suivre en grande partie ce travail pour ce qui concerne l'histoire de l'enluminure dans les manuscrits primitifs.


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des contorsions grotesques des jongleurs (fig. 1 et 2), ou des ébats terribles et comiques à la fois des monstres les plus variés *.

Nous verrons que ces tendances de l'homme pour l'ornementa- tion satirique ou grotesque furent générales et remontent à la plus haute antiquité.

Sans sortir de nos contrées, nous rencontrerons dans nos manus- crits, et cela depuis l'époque la plus reculée, cette tendance à la satire, cette recherche de l'expression dans les physionomies qui furent de tous temps la caractéristi- que de l'art des habitants de la Belgique actuelle. Ce goût général, nous le ver- rons se manifester de toutes façons et en toutes occa- sions; la calligraphie elle- même en offrit les premiers prétextes.

Comme le dit encore l'auteur cité plus haut, qu'y a-t-il de plus tentant que l'intérieur de certaines lettres? De la lettre O, par exemple, où le scribe trouvait un espace tout désigné pour être complété par des yeux, un nez et une bouche, convertissant ainsi la lettre primitive en un visage joufflu d'un aspect comique ou satirique? Une lettre O empruntée à un manuscrit franc du Vlk siècle (écriture carlovingienne) de la Bibliothèque nationale de Paris, n» 626 (ancien fonds latin), nous montre un spécimen fort ancien de ce genre d'or- nementation primitive. Ici la lettre O semble le serre-tête d'un visage qui repose sur un poisson, signe conventionnel et caché, adopté par les premiers chrétiens. La feuille trilobée et la queue se divisant en trois parties complétaient cette composition à la fois satirique, reli- gieuse et symbolique (allusion à la Trinité).

' Les fig. 1 et 2 sont empruntées à un livre d'Heures du XlVe siècle, première moitié, conservé à la Bibliothèque de l'Académie royale d'Amsterdam. (Ms XXXVI). La fig. 1 se trouve dans les rinceaux de l'encadrement d'une miniature représentant le Christ sur la Croix, abreuvé par une éponge.


Fig. 1


FiG. 2



FiG. 3


Une lettre Q initiale, trouvée sur une feuille isolée d'un manuscrit du XlVe siècle (Archives de l'État, à Gand), nous montre qu'à une époque relativement récente, les écrivains ou peut-être même les lecteurs des livres anciens, s'amusèrent à transformer de la même façon les lettres majuscules. Ici la barre de la lettre e a été adroite- ment mise à profit pour figurer la tonsure d'un moine dont le restant de la lettre accuse les contours arrondis et joufflus. Quand les initiales historiées devin- rent d'un usage presque général, un champ plus vaste s'offrit à l'imagination fantai siste de nos enlumineurs anciens. Ce furent d'abord les initiales grossières formées par des animaux divers, oiseaux, quadrupèdes ou poissons auxquels nos artistes s'em- pressèrent de donner une apparence plus ou moins satirique. Ce goût primitif fut presque général, car nous trouvons des initiales de ce genre, presque semblables, non seule- ment dans les écritures mérovingiennes, mais aussi dans les initiales visigothiques ou lombardes (fig. 3) *.

Les ornementations entrelacées (entrelacs) dues à l'influence franque, qui apparaissent aux Vile et Ville siècles, donnèrent naissance aux dragons et serpents bizarrement enchevêtrés ou enlacés, formant es contorsions et les enroulements les plus grotesques. Les grandes initiales dont la mode remonte au X|e et au Xlle siècle, furent formées de combinaisons d'animaux et de feuillages où nos artistes donnèrent un libre cours aux combinaisons les plus fantaisistes et les plus extravagantes. Nous y voyons des dragons, des monstres de toutes sortes, des figures humaines ou à moitié animales, des reptiles, toute's sortes d'animaux et d'oiseaux, tantôt luttant ou se poursuivant, tante dévorant ou dévorés, tantôt grimpant ou se cachant dans les branches enroulées de feuillages conventionnels.

> Manuscrit franc du Vlle siècle. (Abbaye royale de Corbie). Ecriture mérovingienne Bibliothèque nationale de Paris.


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Dans les époques primitives, c'est le grotesque qui prévalut aux dépens du genre satirique, proprement dit, qui ne se rencontre que rarement dans les premières ornementations. Plus tard, quand la miniature prendra sa place à côté de l'initiale ornée, avec elle appa- raîtra dans les marges de nos manuscrits le genre vraiment satirique, précurseur du genre de nos « maîtres drôles ^, tel qu'il se manifestera dans la peinture flamande jusque et au delà de la renaissance.

C'est au XlIIe siècle que ce dernier genre se développe de la façon la plus brillante. C'est alors que nous voyons les longues pendeloques et les enroulements, sortant de l'initiale, envahir les marges des manuscrits, semblant inviter par leur présence les gracieux groupes, les figures variées à venir s'y poser. Les petites niches formées par les enroulements, l'extrémité même de celles-ci, semblent des supports tout indiqués pour quelque petit animal : oiseau, lièvre ou écureuil. L'oiseau ou l'écureuil, perché sur une branche, donne naturellement l'idée de quelque archer au bas de la page qui leur décoche une flèche, puis l'animal prend une forme symbolique ou satirique. Le singe notamment, imitant, en les caricaturisant, les actions des hommes, sera un sujet intarissable pour nos miniaturistes. Enfin nous voyons les figures fantastiques, les sirènes, les bêtes réelles ou imaginaires se mêler à des figures d*hommes, de femmes et de guerriers formant de petits groupes à intentions comiques ou satiriques, où nous reconnaîtrons souvent un écho de notre histoire, de nos chan- sons ou de nos représentations religieuses du temps.

Au XlVe et au XV^ siècle, l'ornementation des bordures devient plus compliquée. Le grotesque reprend une place presque prépon- dérante. Le genre satirique s'exagère et sa portée s'alourdit; l'artiste semble n'avoir eu qu'un but : amuser et dérider les esprits les plus chagrins. On ne retrouve plus dans ces miniatures cette recherche de la satire spirituelle et fine qui caractérisait les enluminures du Xllle siècle. Nous voyons retomber les créations burlesques des miniaturistes de cette époque, dans une trivialité grossière, rappelant jusqu'à un certain point l'art encore barbare du Xlle siècle.

D'ailleurs, les miniatures du XV^ siècle nous intéressent moins,


car c'est l'époque brillante des premiers peintres de triptyques. Van Eyck débutait déjà par des chefs-d'œuvre tels qu'ils ne furent plus surpassés depuis. Le tableau de mœurs, si proche du genre satirique, apparaît alors, et nous verrons son esprit bien flamand, son amour du détail explicatif qui le caractérise, se continuer jusqu'à la renaissance. A cette époque d'engouement général pour les nouvelles formules artistiques venues de l'Italie, Breughel le Vieux, avec l'ancien mode de composition et d'exécution, légué par nos grands primitifs, parvint, par des pages d'un caractère réellement flamand et populaire, à enrayer un moment les progrès du « romanisme », dont l'influence devait devenir bientôt générale, faisant perdre l'originalité de nos artistes, entraînés dans l'orbite des grands maîtres italiens.

Le XVe siècle est aussi l'époque des premiers graveurs allemands, tels que Schoengauer, von Meckene et tant d'autres, connus et inconnus, qui eurent une influence considérable sur les principaux artistes de l'Europe, sans en excepter les nôtres : Jérôme Bosch et Breughel le Vieux.

L'œuvre de P. Breughel le Vieux est trop considérable pour qu'elle puisse être étudiée dans tous ses détails dans cette modeste étude. La vie de ce maître, si éminemment flamand, a d'ailleurs été mise en relief de main de maître par M. H. Hymans, qui lui a consacré dans la Gazette des Beaux-Arts des pages inoubliables.

Nous nous bornerons à expliquer quelques-unes de ses œuvres satiriques peu connues, nous attachant à en faire ressortir la portée en tenant compte de l'époque où elles furent exécutées.

Henri met de Blés, Joachim de Patinir, Lucas de Leyden, Quinten Metzys, Jan Mandyn, Pierre Huys, P. Aertsen d'autres encore marchent sur les pas de nos grands satiriques, les uns habituellement, les autres quand le goût leur en prend.

La brillante phalange de nos « petits maîtres » n'est pas oubliée; car David Teniers et ses nombreux imitateurs constituent les derniers continuateurs de ce genre bien flamand.

Mais que nous sommes loin dans leurs œuvres, faites pour le


plaisir des yeux, de la satire mordante et moralisatrice qui animait les compositions amusantes de nos artistes médiévaux !

L'inquisition avait passé par nos contrées ; la censure ne per- mettait plus que les diableries sans portée, et les satires anodines dirigées contre les humbles et les paysans, où l'on ne reconnaît plus les gueux héroïques, tannés par le soleil, qu'avait créés Breughel le Vieux.

Nos peintres de kermesses étaient mûrs pour la mode des paysanneries enrubannées d'origine française, dont la vogue devait devenir bientôt universelle au XVlile siècle.


CHAPITRE PREMIER. Origines antiques.

Goût général pour la satire figurée. Ses origines anciennes. — Les ancêtres de l'épopée du Renard dans l'art satirique égyptien, grec et romain. — Son influence sur le genre satirique flamand. — Les mimes antiques. — Le masque antique. — La plus ancienne caricature chrétienne. — L'art satirique barbare avant l'occupation romaine. — Les terres cuites gauloises et gallo-romaines. — Persistance des traditions de l'art satirique romain chez les sculpteurs de nos cathédrales (Tournai).


Le goût de la satire et du burlesque a été de tous temps, comme il le sera toujours, une des caractéristiques de l'homme.

A toutes les époques, sous toutes les latitudes, même dans les circonstances qui paraissent les plus défavorables, on peut en observer des manifestations nombreuses. Nous trouvons la figuration de l'homme et des animaux rudement gravée sur les os des pachydermes des époques préhistoriques; on en voit la caricature barbare sur

les rochers du nouveau monde, comme on en découvre les vestiges sur les parois des grottes des Bushmen, tro- glodytes de l'Afrique (fig. 4). L'envers des fourrures du Peau-Rouge porte la peinture caricaturale de ses chasses et de ses combats, où toujours l'ennemi est représenté d'une façon satirique et méprisante; tandis que les Esquimaux malhabiles, incapables de produire par eux-mêmes, conservent comme un trésor précieux les journaux illustrés amusants, délaissés par les équipages des navires égarés dans leurs contrées.

On a souvent, avec raison, comparé les sentiments des peuples primitifs à ceux que l'on observe chez les enfants, au moment où leur



Fig. 4


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esprit et leur raison s'éveillent. Chez les uns comme chez les autres, ce sont les histoires et les images se rapportant à des aventures comiques et populaires, ou à des contes de fées aux péripéties magiques, qui les attirent ou les fascinent.

Nos populations belges ont, dès leurs origines les plus lointaines, montré une préférence marquée pour ces deux genres qui, à première vue, semblent s'exclure : je veux dire le genre satirique et le genre fantastique.

Le premier plut à nos ancêtres, parce qu'il lui rappelait ses habitudes journalières, ses besoins, ses plaisirs et surtout ses travers. Ils aimèrent de tous temps la figuration satirique et comique de leur existence familière, qui présentait pour eux le plus captivant intérêt.

Le genre fantastique les charmait d'une autre manière : il donnait satisfaction à leur goût pour le merveilleux et les manifestations chimériques, si bien faites pour les étonner en éveillant leur imagina- tion, ils se complurent de tous temps à la vue de ces animaux fabuleux, de ces monstres bizarres, de ces géants ou nains difformes et grotesques, — souvenirs ataviques du passé, — que nous voyons encore de nos jours rappelés dans maint de nos récits ou légendes locales \ Comme chez tous les peuples d'origines payennes, nos populations aimaient voir transportés dans le monde fantaisiste et légendaire leurs défauts, leurs vices dont ils voyaient ainsi la satire merveilleusement transformée. Aussi l'art présentant ce double carac- tère acquit de bonne heure une vogue considérable, et son influence fut si grande, que seule, elle put contre-balancer, pendant un certain temps, l'engouement si général de nos artistes du XVle siècle pour les formules nouvelles importées de l'Italie.

Mais, comme le disait fort bien M. Max Rooses, à propos de notre premier mémoire, c'est dans notre génie national qu'il faut chercher surtout la source première du genre satirique tel qu'il se présente dans la peinture flamande.

« Le Flamand est de caractère positif, utilitaire, observateur. Il se

' E. SoENS et J. Jacobs, Handboek voor Qermaansche Godenleer. Gent, 1901, et J. W. WOLF, Niederlandsche Sagen. Leipzig.


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FiG. 5


laisse difficilement entraîner par le sentiment, il a peu de goût pour les idées abstraites, pour les synthèses. Ce qui le frappe immédiate- ment quand il lit un livre de langue romane, c'est la tendance des

méridionaux à généraliser, à quintessen- cier, à tirer des conclusions de longue portée et à bâtir des systèmes de vaste envergure. Ce qui le préoccupe, lui, c'est de constater le fait matériel, de déterminer sa nature réelle, de l'étudier dans ses détails, d'en rechercher l'application pra- tique. Joignez-y son habileté manuelle, sa prédilection pour le travail soigné, fini, solide et délicat à la fois, et vous aurez l'explication d'une bonne partie des caractères distinctifs de notre art en général et de sa face satirique en particulier. En observant minutieusement les hommes et les choses, on apprend à attacher grande importance aux détails; en examinant de sens rassis la valeur réelle de nos semblables, nous apprenons à distinguer leurs côtés faibles, leurs travers, leurs ridicules; en réfléchissant à l'action favorable ou nuisible qu'ils peuvent exercer sur notre destinée, nous nous habituons à nous méfier de leurs défauts et à mettre les autres en garde contre leurs intentions méchantes. Tout cela n'est pas fort chevaleresque; mais nous sommes un peuple éminemment bourgeois, et cette qualification, qui peut renfermer un blâme, nous pouvons la revendiquer avec tout autant de raison comme un titre de gloire *... »

Les autres sources graphiques ou littéraires, où puisèrent nos artistes satiriques au moyen âge, sont nombreuses. A côté des pro- ductions fantastiques et grotesques d'origine barbare et autochtone, qui leur furent propres, nous en observons d'autres qui prirent très problablement leur origine dans des traditions étrangères quelquefois les plus lointaines.

Parmi celles-ci, il faut citer tout d'abord la satire si ancienne qui

' Rapport de M. Max Rooses sur notre mémoire. (Bulletin de V Académie royale de Belgique, Classe des beaux-arts, 1901, no H, pp. 1193-1194).


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consiste à comparer les hommes aux animaux, dont ils possèdent les qualités ou les défauts, montrant ainsi l'homme brave représenté par un lion, l'homme fidèle par un chien, la ruse figurée par un renard, et la saleté ou l'inconduite par un porc. Les Égyptiens, depuis les époques les plus reculées, employaient déjà ces images. Le renvoi d'une âme coupable dans le corps d'un porc, se trouve représenté sur le mur de gauche de la longue galerie qui sert d'entrée au tombeau du roi Rhamses V, .^^

dans la vallée des catacombes royales de ''=^^^;;^ "^5^^ Bilan-el-Molouck, à Thèbes, qui, d'après sir fr^W (^^"^^^^ài^ Wilkinson, date de l'année 1185 avant notre >|^%/ )^^^-^^v ère. ] ii

Cette usage de représenter les hommes m ys. j

sous la forme d'animaux, prit plus tard de c^ iL^ xSx

nouveaux développements et donna lieu à p,o. 5

d'autres applications satiriques de la même

idée. Ainsi l'on représenta des animaux se livrant aux diverses occu- pations de l'homme ou bien nous voyons intervertir les rôles : les animaux traitant leurs tyrans humains de la manière dont ils sont généralement traités par eux. Ces idées très en vogue chez les artistes égyptiens, grecs et romains, nous les verrons reprises maintes fois par nos miniaturistes, même parmi les plus anciens. Dans les débris de papyrus conservés au Musée égyptien de Turin, nous avons pu voir plusieurs représentations de satires par les animaux, notamment un concert exécuté par un âne et un lion pinçant de la harpe; d'autre part, une bête à cornes tranche la tête à un animal captif, tandis qu'une autre bête, armée d'une massue, conduit, attachés à la même corde, un lièvre et un lion. D'après M. Dévéria, ces peintures datent du temps de « Moïse * et seraient la satire des sujets représentés sur les grands monuments, où les Pharaons sont figurés massacrant leurs prisonniers de guerre.

Parmi les antiquités les plus précieuses du Musée britannique, on remarque un long paryrus égyptien, formant anciennement un rouleau, qui est également couvert de compositions de ce genre,


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parmi lesquelles nous citerons un chat (fig. 5) chargé de la conduite d'une bande d'oies qu'il dirige à l'aide d'une espèce de houlette ou bâton à crochet. Un autre dessin représente un renard portant un panier au moyen d'une perche appuyée sur son épaule; il joue en marchant de la double flûte ou de pipeaux (fig. 6). Voilà déjà un ancêtre du Goupil français et du Renard flamand, héros légendaire de la plus ancienne et de la plus populaire de nos satires monacales au moyen âge.

Dans son étude sur VYsengrinus, M. Léonard Willems * a prouvé que les trouvères qui mirent les premiers en cause le renard et ses divers comparses, trouvèrent les fables de Phèdre et d'Ésope tombées

dans le domaine public et faisàht déjà partie 6u folklore du X^ siècle. On sait que Phèdre, bien avant cette époque, était déjà la base de l'enseignement latin dans nos écoles, dans la plupart des cloîtres de la Belgique actuelle et des contrées limitrophes.

Un troisième sujet représente, jouant aux échecs (fig. 7), deux animaux employés maintes fois dans les blasons héraldiques du moyen âge. Je veux dire un lion et une licorne. Le lion ayant gagné la partie, ramasse l'enjeu d'un revers de sa griffe avec un air de supériorité fanfaronne qui contraste d'une façon comique avec la mine surprise et désappointée de son adver- saire battu mais pas content. Cette série de satires figurées, quoique d'origine égyptienne, appartient déjà à la période romaine -.

Les Grecs, on en a des preuves nombreuses, étaient passionnés pour les parodies et satires de tout genre, aussi bien en littérature qu'en peinture ; leurs dieux eux-mêmes n'étaient pas épargnés '.

» LÉONARD Willems, Étude sur PYsengrinus. Gand. 1895, p 130.

= Th. Wright, Histoire de la caricature et du grotesque dans la littérature et dans Part. pp. 7 et 8.

= Salo.mon R^wxcnXourrier de l'Ali Antique (Ga.zt{it des Beaux-Artl893). Caricatures d'Ulysse et de Circée sur vases vestiens primitifs. Voir &uss\ Journal of Hellenic studies 1892, p. 81 fig. 2 et pi. IV



Fig. 7


13 —


r


Aristote appelle le renard caLlidum et malerflcam (fourbe et malfaisant) ; décrivant un carnaval grec, il montre Ganymède sous la forme d'un singe revêtu d'une robe phrygienne ; Pégase et Bellérophon sont figurés, le premier par un âne, ayant quelques plumes collées sur son dos, tandis que l'autre est représenté par un vieillard ridicule, faisant avec l'âne le groupe le plus risible. Arnobe, apologiste chrétien, repro- chait à ses adversaires payens leur peu de respect pour leurs dieux. Les peintures de Pompéi et d'Herculanum nous montrent la même facilité à tourner en dérision les légen- des les plus sacrées et les plus popu- laires.

Tout le monde connaît la compo- sition représentant Énée sauvant son père Anchise et entraînant le petit Ascagne qui se trouvent figurés par des personnages ayant des têtes de singes cynocéphales (fig. 8). On remarquera que ces mêmes singes, qui figurent déjà sur les monuments égyptiens les plus anciens, furent exécutés fréquemment par les artistes gaulois et fourmillent chez nos sculpteurs et miniaturistes médiévaux.

Le masque du théâtre antique, si populaire chez les Romains, était chez eux le symbole de la satire plaisante et buriesque. Notre figure Q, copiée d'après une peinture de Résina, représente des amours se faisant peur à l'aide d'un de ces masques.

Il y a lieu de faire remonter l'origine de ces masques bizarres ou effrayants, ancêtres de nos gargouilles, aux Grecs, qui aimèrent de tous temps les figures de monstres, dont on retrouve des représenta- tions nombreuses dans leurs ornementations comme dans leurs œuvres d'art. M. Th. Wright * croit que le type primitif du masque fut imité du dieu égyptien Typhon, que nous voyons figurer si souvent



FiG. s


Th. Wright, op. dtp. S


14



FiG. 9


sur les monuments, avec quelques modifications dans les formes, mais présentant toujours comme traits caractéristiques, une face large, grosse et hideuse, avec une longue langue pendante.

Ce type du masque monstrueux doit nous intéresser, car, selon toute apparence, il est l'origine d'une longue série de visages ou de

masques satiriques du même caractère que l'on retrouve non seulement dans l'orne- mentation grecque et romaine, mais aussi dans les motifs décoratifs ou architecto- niques de tout le moyen âge. Les têtes connues sous le nom de Gorgones sont encore inspirées du même dieu Typhon et se continuent jusqu'à la fin de la renais- sance. Les auvents {Antefixa) ainsi que les gargouilles romaines em- pruntèrent également la forme du masque dans leur exécution. On sait que cet usage perdura dans les colonies gauloises jusqu'au moyen âge et fut l'origine des gargouilles aux formes monstreuses si usitées par les architectes de nos premières cathédrales.

Le masque comique était le signe distinctif du Sannlo ou bouffon, qui avec les Mlmus romains (fig. 10) furent les ancêtres des histrions et baladins du moyen âge, dont le succès fut si grand dans nos provinces, dès les époques bar- bares. Comme eux ils excellaient à mimer des scènes comiques, empruntées à la vie anecdotique ou scandaleuse contempo- raine, dont ils faisaient une satire ou une parodie des plus risibles. Pendant les trois à quatre siècles de la domination romaine dans la Gaule belge, l'art antique s'introduisit dans les cités, et même dans certaines parties reculées de nos contrées. Les fouilles faites en divers endroits ont mis au jour quelques œuvres d'art, qui prouvent que nos ancêtres ne furent pas inhabiles à s'assimiler l'esthétique romaine.



FiG. 10


15 —



hio. 11


Mais dans ces productions dites gallo-romaines, on reconnaît encore, malgré l'influence puissante de nos vainqueurs, ces caractères spéciaux, propres à notre race, que M» Dehaisnes * définissait fort bien, en rappelant leur * aptitude toute spéciale à reproduire la nature, à individualiser les types, à saisir le vrai, le ridicule et même le grotesque plutôt que le beau et l'idéal. >

Les curieuses statuettes d'idoles en bois trou- vées aux environs d'Abbeville doivent être con- sidérées comme des types très primitifs de cet art qui présente déjà peut-être des intentions sati- riques. Elles semblent d'origine celte ou gauloise.

Ces représentations d'hommes et d'animaux d'origine gauloise, antérieures à l'occupation romaine, sont très rares. On n'en a pas trouvé jusqu'ici dans les fouilles faites dans notre pays. Elles durent se rapprocher d'une curieuse satuette d'homme, en terre cuite blanche, conservée au Musée de la manufacture nationale de Sèvres (fig. 11), qui passe également pour avoir été faite à cette époque. Celle-ci présente un caractère satirique indéniable. L'expres- sion de la physionomie, soulignée par un nez énorme, est d'un comique voulu et semble une caricature faite d'après nature par un artiste qui, avec intention, a voulu ridiculiser un homme généralement connu à son époque.

M. Ed. Tudot a recueilli, il y a quelques années, un assez grand nombre de poteries gauloises ayant un caractère satirique différent. Ici les actions des hommes sont exécutées par des animaux, principale- ment par des singes, emblèmes de la laideur physique et morale chez les Gaulois '.



FiG. 12


' Voir Mgr Dehaisnes, V art dans les Flandres, le Hainaut et V Artois.

  • Tl'DOT, Collection de figurines en argile. Œuvres premières de Vart Gaulois. Paris 1860

Vol. in 8°.


— 16


remoni



Fio. 13


On a ik'couvL-rt près de Moulins (Allier) des ateliers de céramiques itant aux pniiiicrs siècles de l'ère chrétienne, qui offrent égale- ment de curieuses fij^ures en argile blanche, moulées par des artistes gaulois. Ce sont des Vénus Anadyo- mène, des déesses de la Maternité, des dieux du Rire, des bustes et des poteries diverses représentant des caricatures de lions, de chiens, de canards, de lièvres prêtant à ces animaux les diverses passions de l'homme '. La fig. 12 représente un chien analogue conservé au Musée de Namur.

Lors du dernier Congrès de Tongres (IQOl), une exposition archéologique, organisée dans cette ville, nous a permis de voir diverses productions peu connues de cette époque, parmi lesquelles il faut citer : un moule d'une tête satirique, dont l'expression riante, bien observée, montre dans le jeu des muscles des joues une obser- vation et un réalisme bien gaulois. Un petit bronze grotesque, repré- sentant un personnage assis avec les attributs de Mercure, la bourse

et le coq, porte sur la tête une coiffure de forme obscène très caractéristique, tandis que son nez s'allonge en forme de phallus et semblant viser à un aspect satirique voulu (fig. 13). Ces deux pe- tites sculptures appar- tiennent à Mme Ve Ch. Vanderyst, à Tongres.

M. Huybrigts, de la Fia. 14 .

même ville, exposait

Fland^Yn '! IT/'"* '" '^"'" "^^ ^°"^'- ^^■- ^^' Deha.snes, L'art dans les rlandres, le Hainaut et P Artois p. 8.



Planche



FiG. 15.— Un ancêtre d'Uyleiispie<iliel - Statuette oallo-roniaine. Musées royaux des arts décoratifs. Brn.xelles.


17


également diverses statuettes gallo-romaines satiriques, entre autres un animal en terre cuite blanche, chat ou renard, dressé sur ses pattes de derrière, rappelant les nombreuses sculptures analogues, où nous avons vu les actions des hommes parodiées par des animaux.

La figure 14 représente deux fragments de statuettes en terre cuite blanche d'origine gauloise, conservés au Musée de Saint-



FiG. 16


Germain ; elles montrent une intention satirique évidente, unie à un sentiment du comique et du grotesque remarquable \ L'une des deux sculptures représente la satire du parasite glouton s'étranglant en voulant avaler trop précipitamment un gros morceau de nourriture. Ses contorsions et son nez extraordinaire sont des preuves évidentes de l'intention satirique de l'artiste gaulois qui les exécuta. L'autre figure représente un enfant soufflant en riant dans une flûte


1 Salomon Reinach, L'origine et les caractères de fart Gallo-Romain, Gazette des Beaux-Arts, année 1894 (35^, 3* p., t. II, p. 37).


— IS —

de P=r.. Peuî-être doii-on voir : -" ? ^:. :-- mains, ancêtres des trouvères eu îous lemps dans nos conrees,

Panni les plus beaux speci-er.s it romanisés, il faut dier encore le supe-be S\. Errera, représeniani une satire de jeunes garçons et un rj-"/ froruquf, le\-ant son manteau d'une râçon à la fois

L'examen de ces quelques Geu\Te- artisîes, s-^: i — :_ e- qu'à ces époc-.


otrvenir des premiers miines moyen âge, si populaires de

Vit, sar-que de nos ancêtres vcse (THerstal conservé par des philosophes lutinant ancêtre d*U>1enspiegel, sou- comique et grivoise (fig. 15)*. rs. exécutées par nos ..- ^ - ^nnes nos populations



tsQ. \'i


F-;. IS


auîochTC'-^r? sv^ent déjà cette tendance à rechercher le côté comique ou s=: ms les expressions, avec ce soud de réalisme qui ftit

de tous temps la caraaéristique de- stations artistiques de nos

i_i p js andenne image satirique chrétienne est incontestable- ment le curieux dessin (fig. 16) trouvé s. - - --ur des jardins du mont Palatin vers 1S37, au milieu d'autin ^ :tL Le Christ y est représenté avec une tête d'âne, adoré par .■Mexamenus. On sah que les Payëns croyaient que les Juifs ei les Chrétiens adoraient tête d'àne.


" Ceie ~gmene est c:::

BrnxéZes.


rée zns. Musées royzm ùss. zns Z;...—.


— IQ —

M. Th. Wright, dans son ouvrage déjà cité *, nous montre (fig. 17) une console de l'abbaye de Mont-Majour, près d'Arles, en Provence, construite au Xe siècle, qu'il nous donne comme une preuve de la persistance des traditions de l'art satirique romain chez les sculpteurs payens des cathédrales romanes. Cette console, qui a pour sujet une tête mangeant un enfant, devrait avoir eu, croit-il, pour but de faire la caricature de Saturne dévorant un de ses enfants. Or parmi les sculptures de la cathédrale de Tournai exécutées au Xlle siècle, nous trouvons un sujet analogue (fig. 18) qui n'a certainement pas cette signification payenne -. Ce chapiteau qui se trouve au porche latéral nord de la cathédrale serait, d'après une légende tournaisienne, l'illus- tration de la fin tragique de Frédégonde précipitée dans l'enfer en punition de ses crimes. Sur l'autre face, on voit la cruelle souveraine un sceptre à la main, ayant à côté d'elle un roi, qui vainement semble vouloir lui enlever l'insigne du pouvoir.


' Th. Wright, op. cit. pp. 47 et 48.

• D'après les R.R. P.P. Cahier et Martin. Monographie delà Cathédrale de Bourges. 1841-43, p. 175. La gueule de l'enfer s'explique suffisamment par le symbolisme biblique du Léviathan.


CHAPITRE II. Kpoquc de transition de l'antiquité au moyen âge.

La transition lie l'antiquité au moyen âge. — L'art satirique réfugié dans les couvents. - ■ Mclange de l'art romain dégénéré et d'un art barbare nouveau autochtone. — L'art franc du VI' siècle comparé aux enluminures satiriques de nos premiers manuscrits. — La lita sancti Amandi (\I\\\^ siècle). Bibliothèque de Gand. - Le Manuscrit de Maeseyck (VIII* siècle I?]). — Le sacra mentaire de la Bibliothèque de Cambrai (Vlfe siècle). — L'Apocalypse de Valenciennes (IX* siècle). — Les Vitœ sanctorum Belgicorum (X^ et XI^ siècles). Bibliothèque de Gand. — Persistance des ornementations franques dans les manuscrits de cette époque. — Les monstres et le genre fantastique dans notre histoire nationale. — Les bêtes de Y Apocalypse. — L'art byzantin au IX^ et au Xe siècle. — Reprise de l'influence barbare aux X^ et XI^ siècles. — Fréquence des sujets satiriques et grotesques dans les manuscrits de cette époque. — Les destructions des bibliothèques par les Normands. — La plaisanterie et la satire à l'époque de transition de l'antiquité au moyen âge. — Les histrions continuateurs des mimes antiques. — Persistance des pl.iisanteries primitives et grossières chez le peuple flamand. — Les satires par les animaux dressés. — Manuscrit delà Vie de saint Wandrille {X\^ siècle). Bibliothèque de Saint -Omer. — Les premiers sujets du genre satirique flamand. — Le Liber Floridus (1125). Bibliothèque de Gand. — Le démon chevauchant Behemoth, son caractère sati- rique. — Satire des dieux antiques dans les constellations ou les signes du zodiaque. — Les illustrations bizarres et grotesques proscrites par saint Bernard. — Ce que voyait dans ses peintures le moine miniaturiste primitif.

La transition de l'antiquité à ce que l'on est convenu d'appeler le moyen à<^e, a été lente et s'est prolongée pendant une longue période de temps. La civilisation antique avec ses villas confortables, son art et ses mœurs raffinées, tout fut englouti sous le flot des invasions barbares et des incursions pillardes des Normands.

A ces époques de destruction générale, la civilisation romaine disparut peu à peu, et ce qui survécut se transforma pour passer à une vie nouvelle. La science, l'art et même la satire figurée se réfu- gièrent dans les couvents fortifiés, où florissait alors une esthétique formée d'éléments disparates. Comme le dit M. Molinier, l'art romain n'avait pas péri, seulement les ouvriers d'origines diverses étaient devenus malhabiles à interprêter cet art, et ils y introduisirent des


21


éléments étrangers de plus en plus nombreux. D'où vint cette esthé- tique de nos barbares du Ve et du Vie siècle, dont la poussée jeune et populaire consomma la ruine irrémédiable des formules de l'art méditerranéen ? 11 serait difficile de le dire, car il semble commun à tous les rameaux de la race indo-européenne ^ Nous en avons trouvé les éléments constitutifs dans les bijoux ornés, recueillis dans les tombes franques découvertes dans notre pays, comme dans les objets



FiG. 19


de fouilles visîgothiques ou burgondes, qui présentent une analogie si grande avec les lettrines calligraphiées mérovingiennes ou franques -, visigothiques ^ et lombardes.

Une boucle de ceinture franque du Vie siècle, recueillie à Bouvi- gnies en Belgique, représentant selon toute probabilité Daniel dans la fosse aux lions, présente un aspect satirique qui mérite d'être noté (fig. 19). Peut-être même, sommes-nous tout simplemnnt en présence de la figuration d'un dompteur entouré de ses animaux, curieusement dressés sur leurs pattes de devant.

^ A. MoLiNiER. Les manuscrits à ^exposition du Petit Palais. (Gazette des Beaux-Arts, 1900. T. XXIV).

  • Voir le sacramentaire de l'abbaye de Corbie. (Bibliothèque nationale de Paris). Manus-

crit mérovingien, écriture franque, première moitié du VIII^ siècle.

' Voir le sacramentaire de l'abbaye de Gillone, diocèse de Montpellier. Écriture visi- gothique du Vile siècle. (Bibliothèque nationale de Paris, no 163).


— 22 —

Ce que fut notre satire figurée à ces époques troublées de fusions de races, on ne peut s'en faire une idée bien précise, car tous les monuments et manuscrits enluminés, antérieurs au Ville siècle, ont complètement disparu de nos contrées. 11 y a lieu de croire cependant que les conceptions satiriques dans l'art marquèrent une décadence rapide des traditions antiques, pour se rapprocher des goûts peu raffinés de la nouvelle société barbare.

Nous en avons des preuves certaines en étudiant nos manus- crits les plus anciens, tel que la Vita sancti Amandl du Ville siècle (IX?) de la Bibliothèque deOand et surtout Y Évangéliaire de Maeseyck qui, on le sait avec certitude, fut enluminé au Ville siècle par les sœurs Herlinde et Renilde, filles d'Adalard, gentilhomme picard des environs de Valenciennes. On sait qu'elles s'établirent à l'extrémité de notre Limbourg actuel en 730 et qu'elles y fondèrent, à Alden Eyck, un monastère dont elles devinrent successivement les abbesses.

Dans ces deux manuscrits, on remarque une persistance certaine de tous les caractères de l'ornementation barbare que nous rencontrons sur les bijoux, fibules et boucles de ceintures franques, découverts dans notre pays.

On y remarque, en certains endroits, ces mêmes entrelacs, ces mêmes enroulements formés par des monstres, serpents et dragons à becs d'aigles, où l'on ne trouve plus aucun souvenir de l'esthétique si longtemps imposée par leurs vainqueurs aux habitants primitifs de la Gaule Belgique.

La Bibliothèque de Oand possède un recueil, manuscrit enluminé des plus curieux, intitulé Vitœ sandomm Belgicomm, no 308 (260), qui renferme des écritures de mains différentes, toutes antérieures au Xlle siècle. < Du verso du deuxième feuillet de garde jusqu'au folio 22, nous trouvons une Vie de saint Bavon, écrite au Vlh (?) siècle, par un auteur contemporain de ce saint ' » et qui présente un caractère encore plus barbare (fig. 20).

> Voir le catalogue méthodique et raisonné des manuscrits de la Bibliothèque de la ville et de l'Université de Gand, par M. le baron Jules de Saint-Génois, membre de l'Académie royale, etc.


Planche II


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FiG. 20. - Initiale avec Ovpaëte - Vitœ Sunctoriim Ihli^icorimi. Bibliothèque de Gand, No 30S (260/.


23


Comme dans le vénérable manuscrit de Maeseyck, on y reconnaît ces enroulements de monstres, ces dragons à bec d'aigle munis d'ailes, qui semblent une dérivation des nombreuses fibules ornithomorphes




FiG. 21


FiG. 22


FiG. 23


FlQ. 24


franques découvertes dans notre pays (fig. 21, 22, 23, 24 et 25) et où des savants autorisés tels que le baron de Loë, conservateur aux Musées royaux du Cinquantenaire, le Français de Baye, le Roumain Odobesco ont cru reconnaître le Gypaète, oiseau rapace des Scythes iranisés des pays caspiens. Peut-être même faut-il y voir une dégéné- rescence du griffon scythique dérivant lui-même des griffons helléniques antérieurs au V^ siècle avant notre ère \

Les diverses figures d'animaux fantastiques, qui composent les lettrines du manuscrit gantois, présentent parfois un aspect comique où la satire n'est pas étrangère.

Une de ses initiales notamment offre cette particularité, qu'au milieu des enroulements de monstres s'entre-dévorant qui la composent, nous trouvons la repré- sentation rudimentaire et satirique d'une tête humaine portant une espèce de couronne.

La figuration de l'homme est très rare dans l'ornementation fran-



FiG. 25


' s. Reinach, La représentation du galop dans Vart ancien et moderne. 4^ art. de la Revue arch., 3^ sér., t. XXXVIIl, 1901, p. 36. Voir aussi Bulletin des Musées royaux, avril 1902. Antiquités franques, par A. L. (baron A. de Loë), pp. 53-55.


— 24 —


que ; on en trouve cependant quelques exemples conservés dans nos

musées.

Une boucle franque trouvée à Criel \ entourée elle aussi de mon- stres, présente les plus grandes analogies avec la lettrine du ma- nuscrit gantois.

D'autres miniatures de la seconde partie des Vitae sanc- torum Belgicomm présentent des intentions satiriques encore plus évidentes.

Nous y voyons notamment l'expression de rage amusante d'un animal étrange, dont l'arriè- re-train se termine de la façon la plus hétéroclite, et qui mord furi- eusement dans un enroulement de feuillage.

Une autre lettrine nous mon- tre, parmi les enlacements de monstres, un être fantastique étrange (fig. 27) dont le cou démesuré et noué se termine en une tête expres- sive où l'artiste a peut-être voulu représenter d'une façon satirique un des moines de son couvent.

Cette conception primitive mérite d'être mise en parallèle avec la représentation satirique d'un moine prêcheur (fig. 26), recueillie dans un manuscrit gantois du Xlile siècle 2, où nous voyons encore se répéter ces mêmes formes primitives en un art plus avancé, préludant déjà au genre satirique et fantastique flamand, tel que le comprirent nos maîtres drôles » : Jérôme Bosch et Breughel le Vieux.

Plus curieux encore, au point de vue qui nous intéresse, sont



Fig. 26-27


' Reproduite dans la Gazette des Beaux-Arts, année 1893. Vorigine et les caractères de l'art Gallo-Romain de M. L. Reinach, p. 379. M. le baron de Loë nous a montré plusieurs dessins d'après des bijoux francs où l'on reconnaît des visages humains.

' Imperatoris Justiniani Institutiones. Manuscrit 22 (74) de la Bibliothèque de Gand.


25 —


certains dessins à la plume rehaussés de couleurs qui ornent une Apocalypse datant du IX^ siècle et conservée à la Bibliothèque de Valenciennes, où nous croyons discerner une intention satirique certaine. Dans la fig. 28 l'ange lie un faux prophète au démon figuré par un serpent monstrueux ; montrant ainsi les imposteurs religieux en ridicule posture et les assimilant aux pires ennemis de l'humanité. Puis dans l'image suivante (fig. 2Q) ce malheureux brûlant en enfer, toujours lié à la bête infernale qui le torture, devient noir et hideux



Fig. 28. — Image satirique des faux prophètes. (Bibl. de Valenciennes) IX^ siècle.

SOUS l'action des flammes éternelles. On remarquera la gradation, dans les expressions d'épouvantes, du faux prophète, montrant déjà une première tendance vers les peintures des damnés, souffrants et hurlants, que l'on remarque dans les jugements derniers de R. van der Weyden.

Comme on a pu le voir, cet art capricieux et étrange est bien d'origine autochtone, ne devant rien, ou fort peu de chose, aux influ- ences étrangères, romaines ou anglo-saxonnes.

Cette thèse qui doit paraître si naturelle, n'est pas cependant celle


- 26 —

des auteurs qui se sont occupés jusqu'ici des origines de notre art national, car tous ' attribuent la genèse des animaux fantastiques en- lacés que l'on remarque dans nos premiers manuscrits à l'influence des miniaturistes irlandais qui accompagnèrent au VJe siècle, dans nos contrées, les missionnaires venus de leur pays.

Les initiales T et E enlacées, folio 2, commençant les mots te igitur, d'un Sacramentaire, n© 158 de la Bibliothèque de Cambrai, écrit



Fkj. 29. — Image satirique d'un faox prophète aux enfers (Bibl. de Valendennes) K» siède.

vers 785 pour Tévêque de cette ville, Hîldowart, présentent des entre- lacs se terminant en tête d'animaux fantastiques, où M^ Dehaisnes ' croit formellement reconnaître l'influence anglo-saxonne, et qui de- vraient être plutôt considérés comme une continuation de l'art franc ou barbare propre aux habitants de ces régions.

Les bêtes, monstres et géants, semblent devoir caractériser dans nos contrées, ces époques primitives. Nous les voyons figurer nom- breux, terribles ou bizarres, sur les bijoux et boucles de ceintures barbares découverts en Belgique. Les figures reproduites d'après des


• Sauf peut-être M. L. Giurajod dans ses remarquables Leçons professées à r école du Loarre, éditées en 1809.

• .Mgr Dehaisnes, Uart dans les Flandres, le Hainaut et T Artois, (cette initiale se trouve reproduite dans cet ouvrage^.


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ornements francs du Vie siècle, conservés aux musées royaux des arts décoratifs à Bruxelles, peuvent nous donner une idée des bêtes fan- tastiques et presque satiriques qui hantaient les imaginations ^ de nos ancêtres à ces époques reculées. Les fig. 30, 31, 32.

La préoccupation atavique de la force animale, tantôt effrayante, tantôt grotesque, se continua longtemps dans notre histoire. Elle apparaît dès les origines légendaires de nos premiers comtes de Flandre et bientôt l'esprit satirique et frondeur de nos ancêtres s'exerça à leurs dépens.



FiG. 30


On connaît les aventures dramatiques et fantastiques de notre ancien Forestier Liederic ' qui, d'après les chroniqueurs, demeurait < en terre brehaigne, peu valant et plaine de palus, ou tamp de Charlemaine, le très fort roy de France > et dont la terrible épée c Balmung », forgée par lui-même, eut raison du terrible dragon de la Forêt Noire, ainsi que du géant et de l'hydre à six têtes crachant le feu du château de Ségard, où habitait, dans les enchantements, la reine d'Islande.

M. H. Pirenne a fort bien remarqué, que toute notre histoire primitive se mêle à des souvenirs étranges de bêtes et de monstres et qu'elle se complique bizarrement de récits où défilent des démons et des géants, que la puissante dynastie fondée par Baudouin Bras de Fer a honorés comme ses premiers ancêtres K

^ D'après un dessin fourni par M. le B"» de Loé (Musée des Arts décoratifs, Bruxelles.) » H. PiREKNE, Histoire de Belgique, t. I. 2e Édit. p. 47. » ID., rbid., 2e édit., p. 47.


— 28 —

L'Évangile de saint Jean et plus particulièrement X Apocalypse, avec ses descriptions de bêtes terribles, vint donner de bonne heure un sens plus précis à ces monstres transmis par le souvenir atavique des formes barbares, dont l'art fantastique fut si longtemps tributaire chez nos miniaturistes médiévaux.

Ces monstres, on les connaissait ; les livres saints en avaient donné une description exacte. 11 y avait « une bête de couleur écarlate qui avait sept têtes et dix cornes »; une autre avait « deux cornes semblables à celles de l'agneau, mais elle parlait comme le dragon * *.



FiG. 31

Dans la terreur de la fin prochaine du monde, on croyait que l'humanité tout entière, enlacée dans les replis de ces dragons aux mul- tiples corps de serpents, disparaîtrait bientôt sous le souffle de feu et de mort de leurs gueules terrifiantes. Les monstres représentaient le destin fatal, inéluctable ; on voyait en eux tous les dangers, tous les supplices. La « Bête ^ dans l'ignorance générale de l'homme primitif, était l'ennemi caché et d'autant plus effrayant que l'on ne connaissait pas encore les espèces des animaux existants. Les ossements des grands pachydermes préhistoriques, retrouvés par hasard, faisaient croire à l'existence contemporaine de géants et de monstres énormes, embusqués dans les cavernes du voisinage, ou dans les grandes forêts qui couvraient encore alors une grande partie de notre pays l

' Évangile de saint Jean.

• Les légendes flamandes concernant les géants sont très nombreuses, (voir les Nieder- landsche Sagen, par Wolf, Leipzig).


29


M. E. Soens * nous rappelle, d'après M. L. Simons ^ qu'au IXe et au Xe siècle, sur une île à l'embouchure des bouches du Rhin et de l'Escaut, on voyait encore d'énormes ossements qui, selon la tradition popu- laire, auraient appartenu au roi Hunge- lac, le héros légendaire d'exploits merveilleux. M. Kurth considère lui aussi que de pareilles découvertes con- tribuèrent singulièrement à la croyance populaire aux géants dans nos con- trées.

Des tentatives d'une restauration de l'art antique, ou plutôt de l'art byzantin, se produisirent vers le IXe et le Xe siècle. L'influence de cet art figé et hiératique, si peu en rapport avec les goiits réalistes et fantastiques de nos populations, s'éteignit bientôt sans laisser beaucoup de traces. 11 ne se prêtait pas d'ailleurs au genre satirique et réaliste, inhérent à notre race. Sa dis- parition progressive correspond avec une reprise de l'influence que l'on est convenu d'appeler anglo-saxonne, mais où nous avons reconnu plutôt les caractères propres à l'art barbare de nos contrées.

Vers le Xe siècle et surtout au Xle, les peintures satiriques ou gro- tesques, qui étaient l'exception, commencent à devenir plus nom- breuses. On remarque déjà dans l'ornementation des lettrines et des



Fio. 32


1 E. Soens et J. ]acobs, fiandboek voor Gennaansche godenleer, p. 147. Siffer. Gand, IQOl. (Ouv. couronné par l'académie royale flamande). ' L. Simons, Begwulf, p. 73.


30


encadrements une disposition fantastique parfois étrange, mais souvent gracieuse. Au milieu d'enroulements capricieux de plantes et de fleurs,

se poursuivent, se saisissent et se dévorent des êtres impossibles, com- posés des éléments les plus bizarres et les plus disparates. Nous voyons les sujets satiriques et religieux de- venir plus nombreux, le sentiment et l'expression dans les physiono- mies, cette caractéristique de l'art populaire flamand, se dessiner de plus en plus.

Malheureusement les Normands qui, à partir de la fin du IXe siècle, livrèrent nos régions à un pillage systématique, ont épargné fort peu d'ouvrages de cette période intéres- sante. Bien rares sont les couvents qui n'ont pas été saccagés par eux. Presque tous ont perdu leurs biblio- thèques et leurs trésors, dont un inventaire, conservé par bonheur à Saint-Trond, nous permet d'apprécier l'extraordinaire richesse \

Même à ces heures sombres, l'envie de rire et de s'amuser, inhé- rente à l'homme, ne disparut pas de nos contrées ; mais on croira facile- ment que la raillerie et les moyens employés pour faire rire ne furent pas toujours d'une nature bien raffinée. Comme le dit M. Jusserant, tous les procédés étaient bons, pourvu que le résultat fût atteint; les coups de pied au bas des reins en étaient un des meilleurs, beaucoup



FiG. 33


H. PiRFNNn, Histoire de Belgique, IQOO.


31


étaient pires * et d'un succès encore plus grand. Même dans les mystères nous voyons les acteurs chargés des rôles de démons se battre brutalement entre eux ou avec le public et répandre des odeurs infectes, comme nous le dit le mystère flamand : « Sy versprey- den sulck affreuselyck stanck ende dufte » -.

Le rôle d'amuseurs, dans ces temps primitifs, était pratiqué par les histrions, tantôt nomades, tantôt attachés à la personne des grands, dont nous voyons l'existence attestée de siècle en siècle parles blâmes qu'ils ne cessèrent de s'attirer de la part de l'autorité ecclésiastique.

Leur importance dut être consi- dérable, car les miniaturistes primitifs leur empruntèrent un élément sati- rique fréquent, comme le firent d'ail- leurs encore, plusieurs siècles après eux, nos peintres drôles des XVe et XVIe siècles.

Ces troupes d'amuseurs^ « mi- mes, sauteurs, faiseurs de tours et de culbutes, lutteurs et gredins di- vers » (fig. 35) comme les appelle

encore Jean de Salisbury au Xl|e siècle, étaient les continuateurs des mimes antiques, dont nous avons parlé plus haut, et qui traversèrent la période des invasions barbares en amusant le monde nouveau, comme ils avaient amusé les derniers survivants des colonies romaines. Nous les voyons dans notre pays condamnés par l'Église depuis les époques les plus reculées. Lambert le Bègue de Liège, dès le XIl^ siècle, dans ses prédications si pleines de conseils utiles, défend à ses ouailles d'assister le dimanche au spectacle des mimes et des histrions qui s'établissaient sur le parvis des églises et jusque dans les cime-

  • Quodque magis mirere nec tune ejiciuntur quando tuniultuantis, inferius crebo sonitu

aerem fœdant et turpiter inclusum turpius produnt. Jean de Salisbury. (Policratius, liv. I, chap. VIII),

  • Ernest Soens. De rot van het booze beginsel op het middeleemvsch tooneel. p. 135.

(Ouvrage couronné par l'académie royale flamande) Gand, Siffer, 1893.

' Bas de page du Petit Psautier, dit de Gui de Dampierre, à la Bibliothèque royale de Bruxelles (XlIIe siècle).



FiG. 34


— sa-


lières qui les entouraient *. Nous les trouvons encore au XlIIe et au XIV^ siècle, décrits dans les poèmes du temps, tels qu'ils étaient dans les périodes barbares, ne se souciant guère de l'hilarité modeste permise à l'honnête homme, mais, comme le dit J. Jusserand, < excitant le rire brutal, grossier et convulsif, le rire de Rabelais avant Rabelais ' ». Et les mêmes grossièretés qui avaient fait rire à se tordre nos ancêtres à moitié barbares, continuèrent, dans des siècles plus policés, à faire rire les contemporains de van Eyck et des ducs de Bourgogne, comme

elles firent la joie des sujets de Charles V ou de Philippe II. Le monde politique changeait, mais les mœurs restaient les mêmes, et pen- dant des siècles nous verrons ma- nants et gentilshommes se tordre sur leurs escabeaux à la vue d'his- trions abaissant leurs chausses en étalant leur nudité.

Nous en aurons d'ailleurs la preuve en constatant le succès de ces mêmes farces grossières et sou- vent mal odorantes, dans les compositions joyeuses et fantastiques de Breughel le Vieux et des autres peintres qui s'inspirèrent, après lui, de ses œuvres.

Divers manuscrits de Douai, du XJe et du Xlle siècle, contiennent nombre de lettrines où nous voyons dans des enroulements compli- qués, des scènes diverses et burlesques, mettant en action ces amuseurs primitifs.

On remarquera leurs expressions et leurs grimaces les plus drolatiques dans le manuscrit 257 {SAugustus de Trinitatè). Le manu- scrit 253 {Vie de saint Augustin) présente, plus nombreuses encore, dans ses lettrines d'ailleurs très belles, ces mêmes recherches d'ex- pressions comiques. La figure 35 nous montre, entre autres scènes

' H. PiRKNNE, Histoire de Belgique, 1900, p. 333.

• J.-J. Jusserand, Le théâtre. (Revue des Deux Mondes, 1893, p. 835).



FiG. 35


33



FiG. 36


grotesques d'histrions, la satire d'un combat où l'un des combattants perd ses chausses et montre des rotondités charnues à la grande joie des spectateurs.

Les infirmités humaines furent considérées jusqu'à la fin du moyen âge comme un élément comique, rarement négligé. La fi- gure 36 représente une bataille entre deux écloppés à jambe de bois, dont on remarquera les ex- pressions amusantes. Le même manuscrit nous offre, folios 105 et 84, les mêmes histrions ampu- tés faisant des tours et marchant sur leurs mains.

Cette scène comique dut avoir un grand succès, car, nous la voyons encore reproduite parmi les enroulements de la belle initiale qui orne une Vie de 5* Arnaud du Xlle siècle conservée à la Bibliothèque de Valenciennes *■.

Des sujets analogues, d'un dessin plus grossier, se remarquent dans le manuscrit 492 du même dépôt (XII^ siècle). Homélies et sermons, etc., ainsi que dans les numéros 361 de Hago Victore et 381, Epistola Pétri Pictaviensis, etc., par Siger, moine d'Anchin.

La figure 37, empruntée au manuscrit 492, Xlle siècle, de la bibliothèque de Douai, nous montre encore un combat burlesque entre deux invalides à jambe de bois, dont l'un brandit une hache, tandis que tous deux se tiennent comiquement par leurs longues barbes.

L'engouement pour les exercices des histrions et des jongleurs



FiG. 37


» Ms No 460. - Provient de l'ancienne Abbaye de Saint Amand.


— 34



devait être grand, car nous voyons leurs tours d'équilibre et d'adresse imités même dans les couvents.

Diverses miniatures satiriques représentant des moines, recon- naissables à leur tonsure et à leur capuche, nous les montrent tenant en équilibre au bout d'un doigt, soit une verge en fer terminée par un fleuron, comme dans la figure 39, soit un bâton sur lequel est posée une pomme déjà entamée (fig. 38).

Une autre lettrine, empruntée comme les deux dernières au curieux manuscrit de Gand déjà cité \ représente un moine jongleur tenant une des boules qui lui serviront pour ses exer- cices d'adresse (fig. 40).

Les types ainsi reproduits semblent de vrais portraits satiriques de moines qui exis- taient à l'époque où le miniaturiste, lui-même religieux, vivait avec eux. Les satires les plus grossières et les plus grivoises furent popu- laires dans le haut moyen âge, et nous les retrouverons encore sans

la moindre atténuation aux siècles suivants.

Les figures 41 et 42, emprun- tées à un manuscrit de Cambrai de la fin du Xlll^ siècle, nous offrent des images satiriques qui nous don- nent une idée de ces satires et de ces parodies exécutées par des baladins, qui prenaient parfois à partie des personnages contemporains. Nous voyons, figure, 40 que la femme vêtue uniquement de sa coiffe, qui s'expose à la risée d'un être fantastique à sa droite, est une

' Iniperatoris Justiniani Institutiones. Manuscrit 22 (74) de la Bibliothèque de Gand.

  • P. Cahier, Bestiaire de Strasbouro-.


Fio. 38 Fiu. 39



Fig. 40


35



FiG. 41



personnalité connue, car le miniaturiste a eu soin de marquer à l'encre rouge que c'est dame marole le bêle qu'il a voulu prendre ainsi à partie

Ce manuscrit des plus curieux et sur lequel nous aurons à revenir, nous a été signalé par M. Delisle, adminis- trateur général de la Bibliothèque natio- nale de Paris. Il porte le numéro 10435 de ce dépôt.

Dans un grand frontispice du XV^ siècle, présentant tous les caractères de l'art flamand, nous trouvons une satire encore plus risquée (manuscrit 4014 de la Bibliothèque nationale de Paris, fonds latin). Elle représente une femme décochant

une flèche dans la direction d'un grand Phallus volant, peint au naturel et orné d'un grelot. Outre ses ailes, l'étrange volatile est gratifié de deux pattes d'oiseau. Cette gauloiserie n'a d'ailleurs aucun rapport avec le texte intitulé : Épitres de Clément IV.

A leurs farces grossières et à leurs culbutes, les histrions ajoutaient des représentations comiques d'animaux dressés, qu'ils employaient dans leurs parodies et leurs satires, si goûtées par nos an- cêtres au moyen âge. Les figu- res 43 et 44 nous montrent quelques figures satiriques re- présentant des faiseurs de tours avec leurs animaux dressés. La figure 43 représente un ménes- trel accompagnant sur la viole des singes dont l'un joue de

la cornemuse, tandis que l'autre jongle avec des assiettes (Psautier de Tenison, Xllle siècle, British Muséum) de la même façon que le jongleur du manuscrit numéro 5 de Saint-Omer (fig. 45).


Fio. 42



36



FiG. 44


Comme nous l'avons vu par les objurgations de l'évêque Lambert le Bègue de Liège, le peuple allait en foule assister à leurs danses et

écouter leurs chants. C'est peut-être leur "^ succès d'amuseurs, « de gargouilles vivan-

tes* », qui porta le clergé à introduire dans les mystères liturgiques ces farcissures, ou hors-d'œuvre comiques, dont nous aurons à nous occuper bientôt. Rappelons cependant que cette théorie qui était aussi celle de M. Petit de Julleville, a été combattue depuis, non sans de bonnes raisons, par M. Wil- motte ^

Nous trouvons le souvenir des mimes et histrions rappelé par diverses figures bi- zarrement contorsionnées dans le manuscrit dit de la Vie de saint Wandrille, Xle siècle ^, à la Bibliothèque de Saint-Omer, où on peut les observer spécialement au bas du folio 9.

Le manuscrit numéro 5, du même dépôt, contient également des sujets burlesques où nous retrouvons encore des contorsionnistes rappelant les successeurs des mimes antiques.

La Vie de saint Wandrille, provenant du couvent de Saint-Bertin, près de cette ville, doit être considérée comme un des premiers manuscrits contenant des miniatures représentant des sujets, presque des tableaux, où l'influence barbare fait présager déjà les caractères propres à l'art familier des petits maîtres flamands.

Les sept miniatures de ce manuscrit, représentant divers épisodes de la vie du saint, paraissent l'embryon

FiG. 45 ' J.-J. JussERAND, Le théâtre. (Revue des Deux Mondes, 1893, p. 836.) M. WiLMOTTE, La naissance de r élément comique dans le théâtre religieux. Tiré à part des Annales internation, d'histoire. Paris 1900. Voir aussi : J. A. Worp, Geschiedenis van het drama en het tooneel in Nederland. Eerste deel, Wolters, Groningue 1904. 8°.

• D'après le directeur de la Bibliothèque de Saint-Omer, ce manuscrit serait du Xe siècle.



Planche



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FiG. 46. - Le Diable Hcliciiioth du Liber Fluridus (1125). Bibiioliièque de Gaiid


— 37 —

dont sortira le tableau de mœurs si proche de notre genre satirique. Le premier sujet nous montre saint Wandrille donnant la bénédiction ; dans le deuxième, le même saint, revêtu d'une espèce de toge, tient à la main un long bâton, insigne de ses fonctions de comte du Palais ; au troisième, nous le voyons remettant son épée, qu'il tient par le fourreau, à un personnage placé hors de la miniature ; au quatrième, le tableau se dessine plus complet : le saint est monté à cheval, et la robe au vent s'élance, suivi de trois guerriers, sur des cavaliers normands frappés d'impuissance, grâce à l'intervention divine ; dans le cinquième, saint Wandrille vient secourir un homme tombé dans la boue du chemin ; dans le sixième le sujet est tout à fait satirique : on y voit la foule se moquer du saint dont les vêtements ont été souillés et maculés en accomplissant sa bonne action ; Dagobert lui-même réprimande le saint déconfit, tandis qu'un ange, envoyé de Dieu, nettoie la robe violette; enfin le septième tableau nous montre un moine, le miniaturiste probablement, offrant à un abbé assis sur un pliant le livre saint enluminé.

Voilà bien, dans plusieurs de ces sujets, la genèse du genre satirique dans la peinture flamande, montrant un art nouveau dans son enfance.

La Bibliothèque de Oand possède un manuscrit : Liber floridus^ signé par Lambert, fils d'Arnulphe, chanoine de Saint-Omer, qui date de 1125. C'est une compilation indigeste de plusieurs auteurs plus anciens, mais très intéressante à cause de ses miniatures. Nous y trouvons réunies les deux influences artistiques primitives, montrant, exécutées dans le même livre, des peintures tantôt byzantines, tantôt appartenant à l'art nouveau d'origine exclusivement barbare.

Les compositions de cette dernière catégorie nous intéressent seules, car les premières ne présentent pas d'intentions satiriques.

Parmi les miniatures fantastiques et grotesques appartenant à la seconde catégorie, il faut citer: l'Antéchrist, sur un grand lézard vomissant du feu; un grand griffon dévorant un homme nu; le Mino- taure, moitié homme, moitié taureau, se tenant dans le labyrinthe ; un dragon à deux pattes, rappelant étrangement celui du beffroi de Oand.


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Un crocodile « du Nyl » à tête humaine, ainsi que bien d'autres animaux bizarres, forment un de ces curieux bestiaires, dont nous aurons à nous occuper plus tard et oia Ton voit défiler les animaux les plus fabuleux et les plus drôles, considérés alors comme existant dans diverses contrées soigneusement indiquées.

Le côté à la fois comique et terrible nous est fourni, entre autres, par une grande miniature', figure 45, où nous voyons un diable au rictus sardonique. Béhémoth est représenté chevauchant un étrange taureau bleu portant, outre des cornes effilées, une double rangée de défenses pareilles à celles du sanglier. Risible et effrayant, ce démon ne fait-il pas songer déjà aux personnages diaboliques des Enfers et des Ten- tations de saint Antoine de nos maîtres drôles ?

Les signes du zodiaque et des constellations (fig. 48 et 49), représentés par des dieux et des déesses de l'antiquité, montrent également des intentions satiriques probables, il était, en effet, fort naturel de chercher alors à ridiculiser les faux dieux et le diable, ces ennemis de la foi chrétienne. La preuve de cette intention nous est fournie d'ailleurs par le contraste qu'offrent ces figures satiriques, avec d'autres représentant des sujets sérieux, exécutées par le même artiste, comme par exemple la miniature où nous voyons un moine écrivant dans sa cathedra, et qui présente un caractère sérieux très différent.

Tous les types des figures satiriques ou grotesques représentées dans ce manuscrit semblent dénoter une origine flamande; ce qui paraîtra d'autant plus admissible, quand on saura que le texte écrit contient plusieurs mots thiois, trahissant la nationalité de l'auteur.

Ces recherches de la bizarrerie et de l'étrange, caractérisant les miniatures des Xle et XlJe siècles, n'étaient pas faites pour plaire aux esprits austères. Saint Bernard ne manqua pas de les condamner dans une lettre célèbre, vraie satire dirigée contre l'ordre de Cluny, rival de Citeaux. Il y proscrit ces enroulements capricieux de fleurs et de fruits, parmi lesquels s'agitent ou se poursuivent ces personnages grotesques

' La reproduction de la figure 45 est fort réduite.


Planche IV







h'iG. 47. — Satire des dieux payens. — Liber Floridus. — Qand.


— 39 —

et ces monstres effrayants, dont les miniaturistes religieux étaient si prodigues. Et pourtant le moine peignant dans sa cellule solitaire, n'y voyait-il pas la satire vivante du monde troublé qui l'entourait?

Les bêtes et les monstres lui représentaient la mort et la terreur de l'au-delà ; les jongleurs, les démons et les sirènes, c'étaient les passions et les vices déchaînés. Et la mort et le danger étaient partout; les murs de son couvent, après avoir retenti des cris de guerre des Francs et des Normands, tremblaient aussi parfois aux clameurs de révolte, aux chants licencieux des seigneurs chrétiens, des manants ou des moines, qui eux-mêmes, presque encore barbares, secouaient parfois le joug des prescriptions trop sévères de l'Eglise, trouvant des délices particulières à violer ses défenses les plus sacrées.

C'était la bête qui relevait le défi de l'ange.


CHAPITRE III. L'épopée animale et la satire par les animaux.

L'épopée animale satirique. Ses origines lointaines. — Les fables de Phèdre et d'Ésope tombées dans le folklore national au X* siècle. — Les animaux sur les bijoux francs. — Frédé^îaire et les fables franques au VU* siècle. — La formation, au Xle siècle, dans la rég^ion flamande, des récits faisant présager l'épopée du Renard. — Le Roman du Renard tel qu'il parvint à maître Nivardus au Xllc siècle. - Le Reinart de Willem en langue thioise, au Xlil' siècle. Sa portée historique et sociale. Son influence sur nos minia- turistes. — Les majuscules zoomorphes du X^ siècle dans les manuscrits français et espagnols. — L'alphabet de Montfaucon. — Les satires animales reflètent les guerres de classes du XIIU siècle. La situation sociale dans notre pays à cette époque. — La guerre sociale dans les manuscrits enluminés. — Les chats et les rats et le supplice du chien au Musée Britannique. — Le petit Psautier de Bruxelles : le Lièvre chasseur, satires du chevalier et du patricien. — VImperatoris Justiniani Institutiones de Gand et ses satires par les animaux. — La guerre des classes et la satire d'un moine dans les Oude costumen dersiad Gent. — Les animaux dressés des histrions parodiant les actions des person- nages appartenant aux hautes classes de la société. —Satires des jugements de Dieu, dans le Psautier de la Reine Marie (Lonàves) et le Psautier Au Xllle siècle, de Douai. — Les tournois parodiés par les Neering mannen» de Gand en 1445. — Le combat du limaçon et du chevalier dans le Missale Romanum de la Bibl.de La Haye. — Satire des Jongleurs, dans le liber pontificalis d'Utrecht. — Satire de la patricienne, dans les Chroniques de Froissart (Londres); le Ceremoniale Blandiniense, XIV^ siècle, et le Livre des Keures d'Ypres. — Satire des prédicateurs hérétiques et les manuscrits du Musée Britannique et de la Bibliothèque de Douai. — Satires religieuses ou hérétiques dans le Livre des Keures d'Ypres : Saint-Christophe, Saint-Denis et la Trinité. — La satire hérétique du sacré collège et des rois catholiques du poème du loup. — Imago Flandriœ de la Bibliothèque de Gand. — La roue de la Fortune de Renard le nouveau (Bibliothèque nationale de Paris). — Les satires des métiers et des mœurs. — Satires des médecins, Psautiers de Douai et de Cambrai. — Satire des chasseurs, des ménestrels, des marchands ambulants dans la Collection Harléienne (Musée Britannique) — Les fables. — Le Renard et la Cigogne du Diurnale de Bruxelles. — Le Corbeau et le Renard, le Héron, etc. (Petit Psautier de Bruxelles). — Les Vers moraux, autre conte du Renard. — La fable d'Orphée dans le Missale. — Une estampe satirique du maître graveur E. S. (1466). — Satires ani- males amusantes et anodines, dans les manuscrits de Douai. — L'enterrement du Renard, sculpture flamande à Bourges.

Aux époques les plus reculées de notre histoire, circulaient déjà dans nos contrées des contes ou récits populaires, où nos populations manifestèrent leurs tendances si généralement portées vers la satire et la parodie.


Planche V



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Fici. 48. — Satire d'Hercule et de ses travaux. Liber F/oridiis. (jaud.



- 41 —

Les plus anciens de ceux-ci, recueillis par la tradition orale, mirent ordinairement en scène des animaux qui personnifiaient, par leurs qualités ou leurs défauts, les hommes dont on voulait faire la satire. Nous avons vu les origines anciennes de ce genre, pratiqué déjà par les Égyptiens, les Grecs et les Romains, et comment les fables de Phèdre et d'Ésope se trouvaient tombées dans notre folklore national, dès avant le Xe siècle. Le Physiologus de S^-Epiphane signale déjà notamment la ruse du Renard contrefaisant le mort pour attirer ses victimes.

L'épopée animale occupa , ^ -To.w^ « 

dans nos communes la place que l'épopée féodale, d'origine française, remplissait dans les châteaux. Beaucoup d'auteurs l'n'*"2^^^^^'^'^^<*'5CAi.sA

considèrent que les récits qui Fig. 49

donnèrent lieu à l'ancien Ro- man du Renard eurent la même origine française. Il y aurait pourtant lieu d'en douter, car bien des apologues indigènes, « oii les bestes parlaient » avaient eu cours depuis les époques les plus reculées dans notre pays. Les Germains dans leurs forêts, les Francs Saliens dans leurs camps ou leurs résidences rurales, entre la Meuse et l'Escaut, avaient imaginé plus d'un conte où figuraient des loups, des renards et d'autres animaux, dont ils avaient appris à connaître les mœurs dans leurs courses ou dans leurs chasses.

Les grossiers dessins d'animaux que l'on peut voir sur les bijoux recueillis dans des tombes franques du Vl^ siècle, sont une preuve que dès ces époques les bêtes vivantes ou fantastiques préoccupaient vivement les habitants de notre pays.

Une boucle de ceinture, trouvée dans le cimetière franc d'Harmi- gnies (tombe no 14Q), représente un lion qui date du Vie siècle. Cet emblème de la vaillance, destiné à honorer la bravoure du guerrier qui la portait, constitue un ancêtre probable du futur roi <' noble » de l'épopée satirique du Renard \

' Ce qui semblerait en contradiction avec P. Joncbloet, cité par Stecher, qui assure que le lion n'apparaît qu'en 660 et aurait une origine byzantine. — Voir Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique, p. 50.


— 42 —

Dès le Vile siècle, Frédégaire raconte une fable franque où le lion tient sa cour * et où le renard déploie son machiavélisme.

C'est d'ailleurs dans la région flamande, comme le remarque M. Pirenne, à l'époque où se fondèrent les agglomérations marchandes, c'est-à-dire au X|e siècle, que ces récits, qui circulaient épars dans la foule, subirent les transformations qui devaient leur assurer une vogue si extraordinaire. C'est dans nos provinces que les héros de ces récits furent individualisés et baptisés de noms d'hommes; c'est ici, qu'autour de Reinard et dlsengrln furent créés une foule d'acteurs secondaires : Noble (le lion), Grlmbert (le blaireau), Belin (le bélier), Cliantedalr (le coq). Couard {le lièvre), Tibert (le chat), Bernard {Veine), dont les noms, tantôt romans, tantôt germaniques, semblent trahir par leur diversité même l'active collaboration des deux races qui peuplent la Belgique '.

Peut-être sera-t-il utile de rappeler ici le sujet du Roman du Renard, car il résume à lui seul la satire politique et sociale du Xlle siècle. Nous y verrons un écho populaire de ce grand mouvement niveleur dirigé, dès alors, contre le haut clergé et la féodalité, dans lequel se liguèrent nos populations tout entières, sans aucune distinc- tion de classe. Nous y sentons bien l'atmosphère spéciale de notre pays du nord, si parfaitement décrite en quelques mots par M. L Solvay dans son rapport sur notre mémoire ^ : « Pays de petite bourgeoisie, de petits marchands, peinant et souffrant à l'ombre des donjons, et, avec cela, le cœur chaud de liberté et d'héroïsme, ayant l'amour de leur clocher et de leur famille, verbe franc et main lourde, langue déliée et hache rapide, rudes au travail et jaloux de leurs chers privilèges. *

Voici, d'après Petit de Julleville, le résumé de ce récit satirique populaire, tel qu'il se présenta d'abord chez nous, dans sa fraîcheur primitive : D'abord Renard, symbolisant le peuple, s'attaque à quatre

' Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique, p. 46.

' H. Pirenne, Histoire de Belgique, 1900, p. 319.

» Bull, de PAcad. roy. de Belgique, Classe des beaux-arts. Séance du 7 novembre 1901, p. 1203. (Rapport du deuxième commissaire sur notre mémoire, première question de la partie littéraire du concours de 1901), — Le genre satirique dans la peinture flamande.



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animaux plus faibles que lui : au coq (Chanteclair) , à qui il persuade de chanter les yeux fermés, comme le faisait si bien feu son père Chanteclin; puis à la mésange, qui le berne, et à Tiecelin, le corbeau, qui, après avoir été une première fois sa dupe en laissant tomber son fromage, finit par échapper à ses griffes. Enfin, il s'en prend à Tibert, le chat, qui, sous prétexte de sauts, tombe dans un piège dont il ne peut se sauver qu'avec un accroc regrettable à sa fourrure.

ici finissent les mésaventures de notre héros, qui, ayant payé sa dette aux humbles, remportera désormais des victoires répétées sur la violence et la force, symbolisées par son implacable ennemi Isen- grin, le loup. Maintenant com- mence entre ces deux animaux cette interminable ^ noise s, dont les péripéties, d'abord grotesques et comiques, finisstiit par devenir presque tragiques *. L'accord rè- Fig. 50

gne d'abord entre les deux ani- maux. Isengrin, quand il s'en va à la chasse, confie sa femme à Renard, qui s'empresse de lui faire sa cour. Mais l'inimitié ne tarde pas à éclater. Un jour, pour satisfaire la faim enragée û'Isengrin, Renard, contrefaisant l'estropié, attire à sa poursuite un paysan, qui, pour courir plus vite, jette à terre un quartier de porc qu'il portait sur l'épaule. Isengrin s'en empare, mais quand revient Renard, pour réclamer sa part du butin, le glouton, qui a tout dévoré, lui offre ironiquement la « hart ». Renard se venge bientôt, car le loup, bourré de lard, ayant soif, il le conduit dans le cellier d'un couvent, où il s'enivre et, en chantant à tue-tête, attire des paysans, qui le rouent de coups.

Renard se sépare alors de son compère et décide Bernard, l'âne, et Belin, le mouton, à chercher fortune avec lui. Ils s'installent dans la maison du loup et y font bombance. Le propriétaire du logis, voulant rentrer, est mis en piteux état par les trois voyageurs, qui se

  • D'après Petit de Julleville, Histoire de la littérature française, t. II, p. 23.


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sauvent après cet exploit. Hersent, la femme û'Isengrin, les poursuit avec une troupe vengeresse de loups. Les fugitifs grimpent sur un arbre, mais Belln et Bernard, inhabiles à s'accrocher aux branches, se laissent choir et écrasent dans leur chute plusieurs de leur ennemis, mettant les autres en fuite. Bernard et Belin, dégoûtés des voyages, rentrent chez eux, tandis que Renard, redoutant la vengeance d'/sen- grin, qui le soupçonne d'être l'amant de sa femme, s'enferme dans son château de Maupertuis.

Un jour qu'il faisait rôtir des anguilles, Isengrin, affamé, attiré par

l'odeur, lui demande à manger. Renard l'em- mène, sous prétexte de pêche, près d'un étang gelé, où sa queue plon- gée dans l'eau se trou- ve bientôt prisonnière. Isengrin, effrayé par l'arrivée de chasseurs et de chiens, doit rompre sa queue pour se sauver. Une autre fois, Renard le persuade de descendre dans un puits où lui-même est tombé par imprudence. Isengrin reste toute la nuit dans l'eau et n'en est retiré qu'au matin pour être battu à tour de bras.

Outré de colère et toujours torturé par la pensée de son déshon- neur conjugal, le loup en appelle au jugement des autres animaux. Isengrin et Hersent se mettent à la poursuite de Renard, qui attire la louve vers son repaire, où elle veut pénétrer après lui ; mais, trop grosse, elle est arrêtée à l'entrée et ne peut ni avancer ni reculer. Renard, sorti par une autre porte, revient et l'outrage sous les yeux mêmes de son mari.

Nous voilà au dénouement. Le « roi noble >, le lion, est malade, tous les animaux sont réunis, sauf le Renard. Isengrin en profite pour l'accuser. Noble envoie des ambassadeurs pour sommer le rusé animal de comparaître devant lui. Brun, l'ours, et Tibert, le chat, chargés de l'amener, reviennent successivement tous deux fort mal en point.


FiG. 51


— 45 —

Enfin, sur les instances de Grlmbert, Renard se décide à paraître à la cour. Il n'est pas en peine de se disculper, et il dit que s'il a tardé si longtemps de venir, c'est qu'il a voyagé par toute l'Europe à la recherche d'un remède pour la maladie de son roi. Ce remède, il l'a trouvé : c'est la peau d'un loup fraîchement tué, dont Noble devra s'envelopper; la peau de Tibert doit réchauffer ses pieds, tandis qu'une courroie prise à la peau du cerf lui servira de ceinture. Noble suit cette ordonnance, il est guéri, et Renard, vengé de ses ennemis, triomphe à jamais.

C'est cette première version qui est prise pour sujet, dès la première moitié du Xlle siècle « par un prêtre fla- mand, maître Nivardus », peut-être Gantois, mais en tous cas si bien au courant des mœurs, de la langue, des proverbes populaires de nos compa- Fig. 52 ^

triotes wallons, qu'on a

pu soutenir avec vraisemblance qu'il appartenait à la Flandre romane'. Maître Nivardus enchâsse, dans un cadre clérical et satirique, ces histoires d'animaux dont nous avons donné les résumés '. Leur popularité devint bientôt générale lorsque vers 1230 apparut, en langue thioise, une nouvelle paraphrase du même sujet composé par Willems, « physicus » ou médecin gantois, qui, de l'avis de tous, est bien la plus belle expression du génie flamand avant la Renaissance.

L'auteur sut donner à ses récits satiriques une couleur vraiment flamande et localisa son sujet aux environs de Gand, dans le pays de Waes, le Soeteland, qui lui était cher. L'épopée du Renard contribua à rendre plus fréquentes encore les représentations satiriques de bêtes parodiant les actions des hommes, dont nous trouvons des


' H. PiRENNE, Histoire de Belgique, 1900, p. 320.

2 LÉONARD Willems, Études sur PIsengrinus, 1895; l'auteur croit Nivardus originaire de Lille, p. 128.



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exemples si nombreux dans les lettrines et les marges de nos manuscrits médiévaux.

La popularité du Roman du Renard devint si grande, même dans le clergé français, que Gauthier de Coinsy dans ses Miracles de la Vierge, datant de 1323, réprimande les gens d'église qui ornaient leurs chambres à coucher des aventures d'Ysengrin et de sa femme.

En lor moustier ne font pas fere Si tout l'image Nostre Dame Com font Ysengrin et sa famé En leur chambre où ils reponent.

(En leurs moustiers ne font pas faire — sitôt l'image de Notre Dame — qu'ils font Ysegrin et sa femme — en leur chambre où ils reposent).



FiG, 53


Cette épopée animale, devenue une satire des mœurs religieuses et féodales, se généralisa. Le fouet de la satire, reçu de la main des moines, fouailla bientôt indifféremment toutes les épaules. L'anthro- pomorphisme entre dans le Roman, qui devient une satire de la société tout entière. Renard ne sera plus seulement le prêtre hypocrite, vivant en concubinage, le moine débauché et rapace, le prélat simoniaque, il sera aussi le seigneur insatiable, le juge prévaricateur, l'usurier sordide, le marchand improbe.

Comme le dit Rutebeuf dans son Renard le Bestourné (mal tourné) :

Renard est ors, Renard est vils, Et Renard règne.

(Renard est hideux, Renard est vil et Renard règne.)


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Parmi les plus anciennes illustrations calligraphiées ayant pour sujet le Renard, il faut citer une majuscule d'un manuscrit français du Xe siècle \ où nous voyons la lutte satirique et symbolique entre l'aristocratique paon et le renard démocrate; ce dernier se met en devoir d'étrangler le roi de la basse-cour.

Dans la figure 4Q, nous trouvons un dessin très ancien, où le malin quadrupède étrangle cette fois un coq. Une inscription latine accompagne le sujet :

Dum Gallus canit viribus Vulpis capitur fraudibus. Fraudis causa tendit caudam etc. '

Cette miniature, dessinée à la plume, se trouve dans un manuscrit espagnol conservé au Musée Britan- nique et prouve que le Roman du Renard fut rapi- dement connu dans toute l'Europe.

Le moine pillard ou le seigneur rapace se trouvent satiriquement représentés à la lettre T de l'alphabet de Monfaucon, qui date, croit-on, du IXe siècle; Renard y est représenté transportant deux coqs volés, au bout d'une perche transver- y\g. 54

sale. C'est encore et surtout par les parodies ani- males, inspirées par le souvenir du Roman du Renard, que nous verrons, au Xllh siècle, se continuer dans nos miniatures un écho des revendications sociales du peuple, dirigées non plus seulement contre les prélats et les nobles, comme au XlJe siècle, mais cette fois contre tous les riches indistinctement.

On doit constater que le contraste était grand alors entre la poortery patricienne et le reste de la population; la différence de fortune avait mis entre eux une barrière infranchissable, qui rendait tout contact impossible '^.

' Voir le grand ouvrage du Comte de Bastard où cette miniature se trouve reproduite. Initiales zoomorphes, manuscrits français du Xe siècle, écrits en latin. (Bibliothèque nationale de Paris.)

^ Voir P. Cahier, Nouveaux Mélanges d^ archéologie t. 1 p. 144.

' H. PiRENNE, Histoire de Belgique, IQOO.



48 —



FiG. 55


Nos patriciens bourgeois avaient pris le titre de Heeren ou de Damoiseaux ; ils habitent des steenen couronnés de créneaux et élevaient orgeuilleusement leurs tourelles par-dessus les humbles toits de chaume des habitations ouvrières. Dans l'armée, ils servaient à cheval, et la langue fran- çaise qu'ils affectaient de parler, les isolait plus encore du commun « /' Gemene » qui les jalou- sait et les raillait.

Les prêtres et les moines mendiants qui avaient donné au peuple le sentiment de la di- gnité humaine, contribuèrent, involontairement peut-être, à répandre le mépris et la haine du riche \

Quelle indignation ne devait pas soulever, parmi eux, l'impunité dont jouissaient ces patriciens, qui, par exem- ple, d'après la Keure de Gand, pouvaient enlever la fille d'un pauvre (filiam pauperis) pour en faire leur maîtresse * ?

Cette haine du riche qui caractérise le Xllle siècle, devait amener

une révolution. Celle-ci éclata en 1280, et pour la première fois nos

villes flamandes furent témoins de ces combats de

rues, qui devaient se répéter si fréquemment au

XlVe siècle.

La satire de cet état de choses se lit aisément dans les encadrements enluminés de cette époque. Deux miniatures d'un livre d'Heures, manus- crit 6563 du Musée Britannique, datant du XIV^ siècle, présentent, exécutés par des animaux, les principaux épisodes de ces luttes de classes. Dans la première (fig. 50), nous voyons des rats (le peuple) enfermés dans un refuge fortifié devant lequel un chat d'importance a mis le siège. Déjà iin de ses alliés félins qui s'était approché de trop près du rempart, défendu par trois rats, a mordu la poussière, écrasé par un

' H. PiRENNE, Histoire de Belgique, 1900.

  • Warnkœnig-Gheldolf, Histoire de Flandre, t. III, p. 291.



FiG. 56


49



FiG. 57


projectile lancé par les valeureux assiégés. L'autre chat, établi sur une éminence, épaule son arbalète et leur décoche des flèches. Il porte à la ceinture un crochet attaché à une corde, qui entoure plusieurs fois sa taille et qui doit servir, soit à bander son arbalète, soit à jeter le grappin sur le rempart, pour faciliter son assaut par l'esca- lade. Dans la composition suivante (fig. 55), les rats victorieux ont pris l'offensive; ils ont mis à leur tour le siège devant la demeure de leur ennemi séculaire qui, renfermé dans son donjon, fait pleu- voir sur eux une grêle de pierres. Sans s'en in- quiéter, deux rats montent bravement à l'assaut, tandis qu'un troisième manœuvre une catapulte et se prépare à lancer, à l'aide de son engin, un énor- me projectile.

L'artiste semble un partisan des rats, à qui il donne le beau rôle dans cette lutte satirique. Le chat, emblème de la cruauté et de la force, quoique plus fort que chacun de ses ennemis, sera battu sous leurs efforts réunis. Déjà dans la première minia- ture, on voit un des leurs écrasé par une pierre, tandis que dans la deuxième composition, le dernier des chats, enfermé dans son château féodal, y fait grise mine.

Champfleury rappelle que sur une des portes de la ville d'Arras se lisait jadis une inscription satirique où il était également question de rats et de chats :

Quand les rats mingeront les cas (chats).

Le Roi sera seigneur d'Arras.

Louis XI prit la ville et les rats « mingèrent les cas »• Dans une Bible historicale du XlVe siècle (no 517-68298) de la Bibliothèque nationale de Paris * on voit quatre Philistins dont les rats dévorent les tioches (virilia), comme le dit le manuscrit \

C'est le même ordre d'idées qui a inspiré la figure 51 empruntée

' A. De Martonne. La piété au moyen-âge, Paris 1855.



Fia. 58


50


au même manuscrit \ Nous y voyons encore plus complet le triom- phe du faible, représenté par des lièvres, sur leurs puissants oppres- seurs, figurés par un chien enchaîné, conduit au supplice sur une charette. Deux lièvres se sont attelés au véhicule et se dirigent avec empressement vers l'éminence oii se dresse le gibet. Tous les détails des harnais et de la charette sont dessinés avec minutie. Un lièvre plus grand, muni d'un fouet à nœuds, dirige l'attelage, tandis qu'il tient dans une de ses pattes l'extrémité du lien qui garotte étroi- tement le chien. Celui-ci a beau montrer les dents, les temps ont changé ; la revanche des nombreux exploités contre les exploitants a commencé parmi les animaux, comme elle s'achèvera chez les hommes. Cette idée de lutte entre le fort et le faible sera, comme nous le verrons bientôt, un des motifs préférés dans les œuvres de nos principaux peintres satiriques, tels que Bosch et Brueghel le Vieux.

Le petit Psautier de la Bibliothèque de Bour- gogne, à Bruxelles, manuscrit du XIII^ siècle, ayant appartenu, dit-on, à Gui de Dampierre, nous montre de nombreuses figurations d'animaux remplissant des rôles d'hommes, qui rappellent des contes, peut-être oubliés maintenant, mais qui circulaient avant et pendant la formation du Roman du Renard.

Les sujets satiriques, ayant pour but la revanche du faible contre le puissant, y sont nombreux. On y remarque, au folio 51, le lièvre chasseur sonnant de la trompe et lançant son chien contre un homme qui fuit (fig. 53). Dans le bas de la même page, nous voyons le chasseur pris et suspendu à un bâton que porte sur son dos le vaillant rongeur (voir fig. 54).

Le patricien orgueilleux, servant dans l'armée comme chevalier, est représenté d'une façon satirique par un singe qui a enfourché un



FiQ. 59


' Th. Wright, p.


— 51


u


paon emblématique. II se couvre de son écu armorié et de sa lance semble vouloir menacer le ciel (fig. 55).

Nous le voyons, un peu plus loin, couvert de sa cotte d'arme et l'épée au côté, trembler plein d'effroi à la vue d'un lièvre qui débouche soudain et se dresse à ses pieds (fig. 56).

Nos princes n'étaient pas épargnés, car un singe en complet harnais de guerre porte un étendard sur lequel on voit le lion de Flandre se détacher en noir sur un fond d'or (fig. 57).

C'est également au Xllk siècle qu'appartient un manuscrit très curieux de la Bibliothèque de Gand, déjà cité, et intitulé : Imperatoris Justlniani Institutiones (manuscrit 22 [74] du catalogue).

Tandis que dans le petit psautier de Bruxelles, aux miniatures si fines, on serait tenté de reconnaître l'an- cienne influence française, le manuscrit de Gand nous montre une continuation probable de notre art barbare autochtone.

Les figures, qui se présentent en quantités innom- brables dans ce livre si intéressant, affectent pour la plupart la satire

de l'autorité civile ou religieuse dont elles ridiculisent les travers et les vices, en des images brutales, frisant parfois la grivoi- ■ série la plus osée.

Les satires par les animaux inspirées par l'épopée du Renard y sont très nom- breuses. La figure 58 nous montre le cheval prétentieux et aristocratique sym- bolisant le patricien. Plus loin, Isengrin (le loup), grinçant des dents et représenté au naturel, figure d'une façon satirique la colère et la rage des grands (fig. 59). La tête d'âne, surmontant un torse d'homme, en symbolise l'ignorance et la bêtise (fig. 60). Un porc sans corps, image de leur


Fig. 60



Fig. 61


52



FiG. 62


FiQ. 63


hiu. L.4


gourmandise et de leurs vices, dresse (fig. 61) son groin grimaçant et répulsif, sur deux pieds fourchus. Puis nous voyons fig. 62 et 63) les symboles satiriques de leur orgueil et de leur méchanceté, figurés

par un aigle brandissant une épée et

un ours se mordant l'épaule dans sa

rage impuissante; enfin, le loup, se

K k-r\^\ \^ cachant à moitié les dents à l'aide

n flC^k) ^ ^^ ^^ '^^'^ d'homme, et l'âne, le froc

" et la capuche à moitié rejetés sur

l'épaule, caractérisent les vices et les

défauts des moines (fig. 64 et 65).

C'est encore la guerre des clas- ses que nous voyons symbolisée (fig. 66) par un grand oiseau fantas- tique aux prises avec un roitelet qui semble le narguer.

L'intérieur de l'initiale nous offre !a satire d'un moine dont la tête tonsurée a été placée sur le corps d'un dragon. Une grappe de raisin, placée à proximité de la bouche du personnage, semble avoir également une signification satirique.

Ce dessin a été reproduit d'après un manuscrit de la Bibliothèque de Gand : Oude costiinien der stad Ghent, manuscrit 125 (214^'^); première lettre du privilège de 1296 (copie du XiVe siècle).

Ces satires par les animaux, évidemment inspirées par le Roman du Renard, étaient souvent représentées au naturel par les ani- maux des jongleurs et des histrions, qui dressaient leurs artistes à quatre pattes pour leur faire imiter d'une façon satirique les faits et gestes des personnages appartenant aux hautes classes de la société. Une figure, empruntée au bestiaire de Strasbourg, nous a offert déjà une satire curieuse d'un de ces baladins s'exerçant à dresser un âne, en accompagnant ses exercices au son d'un tambourin.



Fig. 65


53


Alexandre Neckam, célèbre savant anglais du Xlle siècle, en parlant des divers animaux apprivoisés de son époque, nous apprend comment on s'en servait dans ce but satirique :

« Un bateleur (histrio) avait cou- tume, dit-il, de conduire deux de ses singes aux jeux de guerre, appelés tournois, afin que ces animaux eus- sent moins de peine à apprendre à exécuter ces mêmes exercices. Il prit ensuite deux chiens qu'il habitua à porter ces singes sur le dos. Ces ca- valiers burlesques étaient équipés en chevaliers ; ils avaient même des éperons avec lesquels ils aiguillon- naient leurs montures. Comme les chevaliers en champ clos, après avoir

rompu leurs lances, ils dégainaient leurs épées et chacun frappait de son mieux le bouclier de son adversaire. Comment ne pas rire à cette vue? » ajoute l'auteur \



FiG. 67


Les satires de la chevalerie et des tournois eurent la plus grande vogue pendant toute la période qui s'étend depuis le Xlle jusqu'au XlVe siècle.

Les joijtes d'armes furent parodiées par les orgueilleux métiers de Gand « de Neeringmannen ». Celles qui eurent lieu au marché aux


' Th. Wright, (op. cit. p. 94-96).


54


Grains en 1445 furent subsidiées par la ville \ et occasionnèrent des grandes dépenses. Un contemporain, Jean Jouffroy, dans son Liber de Virtuttbus Phllippi, fait une description satirique d'un autre tournoi bourgeoise qui eut lieu au marché du Vendredi en 1447. « Dans des joutes, ils se provoquent tantôt avec des gaules, tantôt avec des pieux; ils s'essaient aux tournois inconnus à leurs ancêtres, et s'ima- ginent faire les chevaliers, en montant des cheveaux loués. N'ayant pas d'écussons nobilaires, ils s'attachent des bandeaux sur la poitrine



FiQ. 68


et se frappent d'immenses bâtons en guise de lances. Les éclats de rire, bien plus vite que la portée de leurs coups, abattent les com- pagnons qu'on leur oppose. Assises avec leurs enfants aux fenêtres,

les dames de Gand les encouragent ^ »

Le Psautier de la reine Marie (manuscrit Reg. 2, B. VIII) du Musée Britannique, déjà cité, renferme un certain nombre de miniatures de ce genre. Une de celles-ci semble l'illustration même du récit de Neckam (fig, 67). Elle représente un tournoi de singes identique, à part cette circonstance que les singes chevauchent ici sur d'autres singes et non sur des chiens. On sait qu'au moyen âge le singe per- sonnifiait le mal ou le démon. Dans la miniature dont la reproduction se trouve ci-contre, on remarquera que l'artiste a cru devoir compléter la scène en y ajoutant des musiciens, accessoires obligés de ces


' DePotter. Gent. t. III, pp. 94-95 et comptes com. de 1445-1446.

  • V. Fris. Analyse de Chroniques Bourguignonnes. (Bul. de la Soc. d'Histoire et d'Ar-

chéologie de Gand, 1905), p. 190 et siiiv. et comptes communaux de 1447-1448.


55 —


combats, qui y « sonnaient la charge, comme ils y sonnaient la victoire * ».

C'est le même manuscrit qui nous a fourni l'original de la figure 68, où nous voyons un combat singulier, ou jugement de Dieu, entre un cerf aux pieds de griffon et un singe. Ils sont l'un et l'autre montés sur des animaux fantastiques indéfinissables, dont l'un a la tête et le corps d'un lion avec des serres d'aigle pour pattes de devant, et l'autre une tête assez semblable à celle d'un lion avec les pattes de



FiG. 69


devant du même animal et l'arrière-train d'un ours. Ce sujet est certes une satire d'un de ces combats singuliers dont les romans de chevale- rie sont émaillés, et où l'on voit aux prises un chevalier chrétien avec un Maure ou Sarrasin. Le singe figurant l'esprit du mal, c'est lui qui représente l'infidèle, dont il porte le cimeterre recourbé et la rondache sarrasine très reconnaissable; le cerf porte l'écu et la lance du chevalier chrétien.

L'intention satirique de ridiculiser le chevalier ou le patricien bardé de fer se retrouve dans un psautier du Xlil^ siècle de la Bibliothèque de Douai, no 171, où nous voyons, folio 186, un lièvre à cheval sur un chien sonnant du cor et poursuivant un chasseur qui s'enfuit, tandis qu'un autre lièvre lui décoche une flèche.


  • Cette reproduction ainsi que la suivante se trouvent dans le volume cité de Wright,

pp. 95 et 96.


56


A une autre page, folio 211, nous assistons à un combat dérisoire entre un homme armé et un escargot.

Les combats entre des hommes et des escargots sont fréquem- ment représentés dans les encadrements de pages de nos manuscrits médiévaux. Il faudrait y voir, selon Champfleury, un écho de la colère du peuple et du paysan contre le limaçon, ce grand destructeur des fleurs et des fruits, dont on veut l'éloignement ou la mort.

La grand comport du quinzième siècle nous offre une curieuse composition où le limaçon malfaisant brave sur un donjon féodal la colère du peuple. Elle est accompagnée d'une légende : Le débat des gens d'armes et d'une femme contre le lymasson \ Peut-être peut-on voir ici une satire des puissants qui, dans leur château fortifié, se rient des menaces des pauvres gens qu'ils exploitent.

Quelques vers accompagnent ce dessin :

Vuide ce lieu, très orde beste

qui des vignes les bourgeons mange;

soit arbre ou soit buisson

tu a mangé insques aux branches... -

Un petit tireur à l'arc exerçant son adresse sur un limaçon se trouve représenté cinq fois dans un MS. de la Bibl. Nat., l'histoire de Saint Graal, f. français. No 95.

Plus curieuse est une miniature d'un Mis- sale Romanum du XIV^ siècle « illuminatum per Petrum de Raimbaucourt», provenant d'Amiens et conservé à la bibliothèque royale de La Haye (MS. Y 400) ; nous y voyons un guerrier armé, accompagné de sa femme tenant sa quenouille, soutenir à l'abri d'un bouclier, planté en terre, l'assaut d'un limaçon, représentant cette fois le peuple. (Fig. 6Q). Cette reproduction a été empruntée à l'ouvrage de M. P. H. van Moerkerken^

  • Champfleury. Hist. de la caricature au moyen-âge. Voir une reproduction de ce dessin

p. 256.

' Charles Nisard. Histoire des Livres populaires. 2 vol. in 18. Dentu 1864,

  • Dr P. H. VAN MOERKERKEN jr. De Satire in de Nederlandsche Kunst der Middeleeuwen,

p. 208. S. L. Van Looy, Amsterdam 1904.



Fig. 70


57 —


La femme patricienne n'est pas épargnée, comme on peut le voir dans la figure 70; celle-ci y est irrévérencieusement représentée par une truie habillée à la mode et jouant de la harpe. Pour se faire plus grande, elle s'est juchée sur des échasses et porte sur la tête la coiffure dite en clocher, dont la vogue fut si grande, qu'elle provoqua dès son apparition l'indignation du clergé et surtout celle des prédi- cateurs du temps. On sait que, sous l'effort de cette persécution, la coiffure en question disparut pendant un certain temps pour reparaître de plus belle peu après. Comme le dit un vieux fabliau : « Les femmes, comme les colimaçons effrayés, rentrèrent leurs cornes, mais pour les faire reparaître quand le dan- ger fut passé ». — Cette miniature a été très probablement exécutée par un artiste flamand, car on sait que depuis le XlJe siècle, ce furent surtout nos artistes qui furent chargés de l'enlumi- nure des manuscrits dans la plupart des pays de l'Europe et plus spéciale- ment chez les princes français. Or, cette figure a été empruntée à un manuscrit enluminé du XVe siècle : Les chroniques de Froissart, conservé au Britlsh Muséum^ qui a été fait en Bourgogne, où nos enlumineurs laissèrent tant de chefs-d'œuvre.

La satire de la femme de qualité ou de la courtisanne riche portant le hennin en forme de clocher, se retrouve (fig. 71) dans une miniature du manuscrit gantois intitulé Ceretnoniale Blandiniense du commencement du XlVe siècle [manuscrit 233 (8)], qui, par sa facture soignée, se rapproche du petit psautier dit de Gui de Dampierre, de Bruxelles \ La femme patricienne, représentée ainsi d'une façon

' Ce manuscrit est un de nos rares produits calligraphiques belges au moyen âge dont on connaisse l'origine. Il a été exécuté par " Henri de Saint-Omer et Guillaume de Saint- Quentin en Vermandois », par ordre du frère Maghelin de labbaye de Saint- Bavon à Oand, en l'an 1322. Il traite de différentes cérémonies du culte et des costumes religieu.x de cette époque.



Fio. 71


— 58 —


satirique sur l'extrémité d'un enroulement, avec sa coiffure qui donna prise à tant de critiques, joue d'un instrument de musique à corde se rapprochant de la cithare. Son corps se termine en un arrière- train de bête velue, à longue queue, rappelant peut-être celui du renard.

La même coiffure est satiriquement représentée dans nombre de manuscrits, notamment dans le livre des heures d'Ypres, sous la forme d'une cigogne à visage de femme, dont le bec pointu, tourné en arrière, simule la hennin de la femme de qualité.

La satire des jongleuses nous est fournie notamment par une jolie

femme disloquée en longs jupons qui debout et renversée en arrière touche des deux mains la corde sur laquelle elle fait ses tours *. La fig. 72 par contre nous montre la baladine sous les traits grotesques d'un guenon. Ce croquis est emprunté au Liber ponîificalis ayant appartenu à l'évêque d'Utrecht, église de S'e Marie, actuellement à la Biblio- thèque de l'Université de cette même ville. (Ms No 400).

C'est également dans des scènes animales des manuscrits enlu- minés que nous trouvons une satire probable des prédicateurs hérésiarques si nombreux au XII^ siècle, et dont on retrouve encore des traces aux siècles suivants.

Parmi les Satirical prints and drawings {Political and personal)* du catalogue spécial du Bntish Muséum, M. G. W. Reid cite une composition du manuscrit 2, B, VII, datant de 1320, qui représente le renard sous la forme d'z//? évêque prêchant. Il a pour ouailles une oie, un rouge-gorge, un dragon et une cigogne. Le renard porte la mitre et la crosse épiscopale. L'oie le regarde attentivement le bec ouvert et



Fig. 72


' Ms No XXX\'I (XlVe siècle) Livre d'Heures conservé à la Bibliothèque de l'Académie royale d'Amsterdam. Voir aussi D"" Van Moerkerke (op cit.) pp. 20S et 213. (fig. 26 et 3Si.

  • Catalogue of prints and drawings in the Bntish Muséum. Division 1. Political and

Personal satires, vol. 1 (de 1322 à 16S9), 1870, page 1, London.


59



semble boire ses parole de paix ; la cigogne, un peu à l'écart, semble

avoir moins de confiance dans le faux évêque. Le dragon vole vers son

camarade, tandis que le rouge-gorge,

avec une touche de vermillon sur la

poitrine, se trouve perché sur une

branche, hors des atteintes du perfide ^^a1

animal. ^ ^'^

Ce dessin à la plume, légèrement

teinté de bistre, de rouge et de vert, se

trouve au bas du folio 136 du manus- crit susdit

Un même sujet, presque identique,

se retrouve dans un psautier richement

enluminé, écrit vers la même époque*,

no 171 de la Bibliothèque communale

de Douai. Renard, coiffé de la mitre et

portant la crosse épiscopale, prêche la paix

faibles que lui, dont il compte faire sa proie. Des lièvres, oies, canards et poules semblent l'écouter avec la plus grande componction et s'approchent de lui sans défiance.

A la même catégorie de satires religieu- ses appartiennent diverses miniatures d'un précieux manuscrit conservé à Ypres, inti- tulé : Chest le livre de toutes lea heures de la Ville d' Ypre du XIV« siècle *. Nous y voyons notamment saint Christophe portant l'enfant Jésus, représenté fort irrévérencieusement par un grand singe mordant dans la cuisse FiG. 74 d'un petit singe qu'il porte sur son épaule


FiG. 73


animaux plus



  • D'après M. Rivière, conservateur de la Bibliothèque de Douai, qui nous a âg^ialé ce

manuscrit, il aurait été écrit en 1330.

= Voir: Verkest (M), La Satire dans le < kuerbouc > d' Ypres. (Les arts andens des Flandres) p.p. 95 à 107, Bruxelles 1905.


60 —


et dont les taquineries ainsi que la turbulence semblent l'irriter. Le petit animal, tout en criant à tue-tête, tire l'oreille et pince le nez du grand quadrumane, qui se venge d'une façon si cruelle (fig. 73).

Un autre singe porte d'une main sa tête décapitée, tandis que de

l'autre il tient une épée, allusion très claire au mart)Te de saint Denis.

La Trinité elle-même semble représentée d'une façon choquante

par un personnage étran- ge à longues jambes ve- lues, tenant d'une main un glaive et de l'autre un objet rond qui paraît être un petit bouclier. Sur un cou démesuré, on voit réunies trois têtes sous une seule et même couronne, les vi- sages disposés de telle sorte que les deux yeux de la figure vue de face complètent aussi deux profils formant le con- tour extérieur à droite et à gauche (fig. 74). L'estampe dont la reproduction se trouve ci-dessus, nous montre qu'au XVI^ siècle, la satire par les animaux était encore fort goûtée ; nous y voyons le sacré collège, le pape en tête, représenté par des loups occupés à tendre des filets, oîi des oies couronnées, le chapelet au bec satire des rois catholiques, viennent se faire prendre ^ (fig. 75).

Cette estampe sert de frontispice au Poème du Loup (in-4'^, sans date ni lieu, imprimé vers 1530).

Em. Champfleur}', dans son Histoire de la caricature sous la



FîG.


Chavj»fleukt, Histoire de la caricatare soas la Réforme d. la Ligne, p. 51.


— 61 —



FiG. 76


réforme, etc., remarque, lui aussi, que cette estampe fait penser aux malices du Roman du Renard et qu'elle rend par Timage une satire amusante « plus claire et plus spirituelle que le texte qu'elle doit illustrer k

C'est dans la catégorie des compositions satiriques politi- ques qu'il nous faut ranger en- core un dessin à la plume du XVe siècle, qui se trouve à la bibliothèque de Gand (farde no G. 3840). Cette composition, évidemment inspirée par le sou- venir de l'ancien Isengrinus, por- te pour titre Imago Flandrlae ; nous y voyons la Flandre oppri- mée sous la figure d'une femme nue, allaitant deux loups, qui semblent lui mordre les seins. Un démon vole au-dessus d'elle, tenant

à la main un serpent ailé, qu'il se pré- pare à déposer sur sa tête. A côté de ce groupe bizarre se trouvé marqué le mot c G Y B I D >- (vous mordez?), constituant les premières lettres des principales villes de la Flandre : Gent, Yperen, Brugghe, Insulas (Lille) et Douai (fig. 76).

Ce sujet est connu sous le nom

de la prédiction de Hanschelt, abbé

d'Eeckhoute, près de Bruges (1347-

1417). On croit que ce dessin est une copie d'une composition

plus ancienne datant du XlVe siècle.

La prédiction de Hanschelt dut avoir un grand succès dans nos contrées, car on en retrouve des répétitions nombreuses. S. Muller



FiG. 78


62 —


cite une gravure ancienne, datant de 1468, représentant le même sujet \

La Bibliothèque de Gand possède deux gravures, l'une de 1604, l'autre signée Jacq. Van Oost et gravée par De Brune, ayant encore pour sujet la même composition l

D'après M. Nap. de Pauw : Yprejegen Poperinghe^ le mot mystérieux Gybid dési- gnant la Flandre, d'après le nom de ses principales villes, rappelle aussi le nom sati- rique donné au chef grotesque de la Gilde du « Caillou » à Poperinghe, et serait un écho des luttes industrielles qui surgirent au XlVe siècle entre la puissante ville d'Ypres et sa modeste rivale ^

Le même auteur cite Lubrecht Hauscilt, prieur, puis abbé d'Eeckhoute au XlVe siècle, comme ayant le premier vulgarisé le mot Gybid symbolisant la Flandre.

La figure 76 mérite d'être signalée, car elle nous montre une



dtnnzilz de Incn cour

FiG. 79



FiG. 80


illustration d'une des nombreuses versions de l'épopée du Renard, interprétée en langue française, et intitulée Renard le Nouveau. Nous y voyons la moitié supérieure d'une miniature du manuscrit conservé


' F. MuLLER, Beredeneerde beschryving, etc., t. I, p. 25.

  • Autour de la composition principale se trouvent disposées en cercle douze villes fla-

mandes.

» Nap. de Pauw, Yprejegen Poperinghe. Siffer, Gent, 1901.


Planche VI



W? ^


63


à la Bibliothèque nationale de Paris (fonds français, no 372, fol. 60), représentant Renard sur la roue de la Fortune.

C'est l'œuvre d'un poète lillois, et la miniature porte tous les caractères d'une peinture satirique flamande (commencement du XlVe siècle).

Voici la composition du sujet : La roue de la Fortune occupe le centre ; derrière les rais, on aperçoit cette déesse qui maintient la roue et l'empêche de tourner ; tout en haut, sur un trône, est assis Renard couronné, portant un costume mi-partie de Templier et d'Hospitalier.

1^



\%â <^^



FiG. 81


FiG. 82


Fio. 83


A côté de lui sont placés ses deux fils, vêtus l'un en dominicain et l'autre en cordelier. A gauche, Orgueil à chQwa\, un faucon sur le poing, s'avance vers Renard. A droite, Ghille (Fausseté) arrive sur sa mule Fauvin. Une faucille à la main. Tromperie s'accroche à !a roue et monte vers Renard, tandis que de l'autre côté Foi est précipitée en bas. Sous la roue, écrasée par elle, est étendue Loyauté] dont le corps forme l'obstacle qui empêchera désormais la roue de tourner. Charité et Humilité, les mains jointes et les yeux au ciel, assistent avec douleur à ce spectacle \

Cette miniature est très intéressante, car nous y voyons déjà cette tendance vers les compositions moralisatrices (Speleti van Sinne ou moralités) où l'on voyait les personnifications des vices et des vertus.

Les figures représentant des animaux parodiant les actions des hommes, que l'on rencontre dans nos manuscrits médiévaux, ne


^ Voir Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française, t. Il, p. 47.


64



FiG. 84


constituent généralement pas toutes des satires politiques ou reli- gieuses de l'époque.

Le plus grand nombre de celles-ci présentent une portée plus anodine et semblent avoir eu pour seul but d'amuser et de distraire, tout en reflétant les mœurs de nos ancêtres.

Ainsi dans la figure 78, empruntée à un psautier du Xllle siècle de la Bibliothèque de Douai, nous devons voir une satire amusante des médecins, exécutée par des animaux (fol. 164). Brun, l'ours, est malade; il est couché dans -(^ — un lit au pied d'un arbre, tandis qu'un singe en costume de docteur examine, en faisant la gri- mace, l'urine du patient. A remarquer l'entrelac caractéristique au bas de cette composition rappelant encore les orne- mentations barbares ou franques.

C'est également un singe qui examine fort irrévérencieusement le vase intime de ^ demisele de bien court » (fig. 79), comme nous le montre une miniature du manuscrit de Cambrai, actuellement à la Bibliothèque nationale de Paris, dont nous avons cité plus haut l'importance. (Manuscrit n» 10455 de la Bibliothèque nationale de Paris, Xllle siècle).

Une figure du Ceremoniale Blandiniense, de la Bibliothèque de Gand [manuscrit n» 233 (88)], datant du XlVe siècle, nous montre encore une satire probable d'un médicin, d'un savant ou peut-être d'un moine, que nous voyons représenté par un vénérable vieillard à barbe blanche, dont la tête encapuchonnée se termine par un corps de bête énigmatique, où nous trouvons réunies les ailes de l'oiseau, les pattes de l'ours et une queue de renard.

Une satire des fileurs et fileuses de lin ou de laine nous est fournie par la fig. 80, tirée du Missale Romanum cité plus haut; celle des chasseurs est représentée par un lièvre sonnant du cor, l'arc sur l'épaule et ses flèches passées à la ceinture. Cette miniature a été copiée dans la collection Harlienne, manuscrit 6563, du Musée Britan- nique (fig. 81).


65 —


C'est dans le même livre d'heures (XlVe siècle) que nous trouvons la satire des ménestrels, représentés par un porc jouant de la harpe, celle-ci à moitié enveloppée de sa housse verte (fig. 82) ; nous y voyons



Fio. 85


Fig. 86


celle de l'ours baladin se dressant sur sa tête (fig. 83), ainsi que celle d'un colporteur ambulant, représenté par un singe étalant sa marchan- dise sur un éventaire suspendu à son épaule (fig. 84).

Plusieurs miniatures satiriques sont inspirées des fables de hardi, qui donnent l'avant-goût des sujets religieux tels que les interprétèrent nos maîtres satiriques.

Les scènes de ménage entre Joseph et Marie deviennent de plus en plus curieuses au point de vue des mœurs, mais trop de grossièreté s'y mêle pour qu'on puisse les reproduire. Les colères d'Hérode sont également considérées comme un élément comique des drames reli- gieux, notamment dans le texte très ancien de Bilsen (Limbourg). On en trouve encore des traces maintenant dans le Folklore de la Flandre et de la Wallonie ^ L'opposition entres les fureurs d'Hérode et la douceur de Marie et de son époux est poussée parfois jusqu'au point le plus exorbitant. Joseph, qui tout à l'heure injuriait sa femme en termes intraduisibles, devient tout à coup un saint tellement gentil et

' En'depols, Het dœoratUf in de opvoering van het Middel Nededandscfu drama. Amsterdam, 1003. 8°, Worp, J. A. Geschiedenis van het drama en hettooneel in Nederland. Eerste deel, Groeninghe Waltern. 1904. 8° et Stzches., Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique, p. 130.

« De Wert. Bulletin de Folklore. 1902, p. 136, voir aussi Wilmotte op. dt, p. 9. et G. Cohen.


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suave qu'on a peine à le reconnaître. Les moindres détails portaient : il emporte avec lui en Egypte ses <; petits outils », quoi de plus touchant ! Au moyen âge, on s'attendrissait là-dessus, on pleurait et tout aussitôt on était prêt à se réjouir à nouveau des farces les plus énormes et les plus grossières, dont les mystères étaient émaillés *.

Le Mariage de la Vierge dans les mystères, était également un prétexte à des railleries adressées à Joseph; nous en trouvons un écho même dans les œuvres de nos premiers peintres primitifs des écoles de van Eyck et de van der Weyden.

Dans une œuvre de van der Weyden, conservée à Madrid, les prétendants évincés de la Vierge se moquent ouvertement de l'attitude piteuse de Joseph dont le peintre, fidèle aux traditions des représenta- tions religieuses, souligne la vieillesse et les manières rustiques. Dans d'autres tableaux, notamment dans deux volets d'Anvers, également attribués à van der Weyden, nous voyons Joseph surpris au moment où il veut cacher sous son manteau le miracle de la baguette fleuris- sante, et sa supercherie dénoncée par un assistant à la risée de tous les prétendants ^.

L'épisode de & Martin partageant son manteau était accompagné de l'exhibition payée de toutes sortes d'estropiés, culs de jatte, nains, malingreux difformes et grotesques, dont Bosch et Bruegel le vieux tirèrent si souvent partie dans les compositions religieuses et profanes qu'ils exécutèrent. L'épisode drolatique de l'aveugle et du paralytique, craignant un miracle intempestif du saint qui les priverait contre leur gré des infirmités qui constituent leur gagne-pain, n'était pas oublié et constituait une des parties les plus applaudies d'un mystère.

Nous trouvons une preuve curieuse de l'influence qu'exerçaient les mystères sur nos miniaturistes dans un grand frontispice qui orne la première page d'un manuscrit du XIV^ siècle, n» 3997, de la Biblio- thèque nationale de Paris (fonds latin). Nous y voyons l'image, fort peu idéale, de l'archange Saint-Michel, sous la forme d'un homme d'âge mûr, ventripotent et chauve, rappelant probablement d'une façon

  • J.-J. JussERAND, op. cit. (Revue DES Deux-Mondes, 1893.)

^ Exposé aux primitifs à Bruges.


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satirique l'acteur chargé de remplir ce rôle et que l'artiste dut con- naître personnellement. .

Dans la partie supérieure de cette page, si intéressante pour l'histoire de notre art national, se trouve représenté, d'une façon non moins réaliste, un concile où le pape, sans tiare, est entouré de per- sonnages ecclésiastiques, marquant par leurs physionomies expressives qu'ils ne partagent pas la manière de voir de leur chef hiérarchique.

La figure 94 reproduisant, d'après une estampe de Jean de Gourmont, une farce populaire jouée au XVIe siècle, nous montre la mise en scène sommaire adoptée pour ce genre de représentations. Elle rappelle celle de nos mystères et Spelen van Sinne villageois qui étaient également réprésentés sur des tréteaux avec de simples draperies au fond comme coulisses. On remarquera que les rôles de femmes étaient tenus par des hommes. On verra plus loin dans les reproduc- tions d'estampes de Brueghel le vieux ce même genre de théâtre.

Les noms inscrits sur les vêtements ou sur les manteaux des personnages, que l'on observe si souvent sur les compositions pictu- rales de nos primitifs flamands et même sur certaines estampes faites d'après des oeuvres de Brueghel le Vieux, étaient d'un usage constant dans ce même genre de pièces. Témoin le texte révélé par M. Logeman', d'après l'estampe satirique de VÉgoïsme « Elk » (chacun) de Brueghel. Sur la Tempérance du même artiste, nous voyons jouer une moralité sur des tréteaux. Ces deux compositions sont reproduites plus loin.

Le mystère : De Eerste Blisclap van Maria, joué le 24 mai 1444 au Sablon, à Bruxelles, eut un tel succès que le magistrat décida qu'on jouerait chaque année une des joies de Marie. Cette œuvre, composée par Franschoys van Ballaer, de la Gilde du Livre {Het Boek), fourmille de personnages à la fois satiriques et allégoriques, tels que : Nyt (Envie), Bitter Ellende (Misère amère), tous sujets que nous verrons affectionnés par Breughel le Vieux.

Parmi les pièces alors représentées, celle d'fiérode avec le Mas- sacre des Innocents était considérée comme particulièrement fertile en

» LOGEMAN. Vlaamsche School. (Maart 1901). p. 73.


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éléments comiques et satiriques. L'iiumeur fanfaronne d'Hérode et les injures vulgaires échangées entre les mères juives et les soldats chargés d'égorger leurs enfants, ne manquaient jamais d'exciter le rire des spectateurs !

L'un des bourreaux d'Hérode, dans un de ces drames, a un mot féroce qui devait exciter la risée du public d'alors. En tuant un des innocents, il s'écrie : « Enfant, apprends à mourir ! * »



FiQ. 94. — Vne/arce au XVIe siècle. Estampe par Jean de Gourmont.

La nudité de nos premier parents était toujours représentée avec une grande simplicité et avec une innocence non moins grande : « Adoncques se doit lever Adam tout nud et faire grandes admira- tions en regardant de tous côtés >, dit un écrit du temps ; le moment d'avoir honte viendra plus tard, lorsque le serpent « sorti de son trou » aura fait son office. < Adoncques doit Adam couvrir son humanité, feignant d'avoir honte », et plus loin : « Ici se doit semblablement ver- gogner la femme et se muser (cacher) de la main '. »


^ G. Cohen et Du Méril : op. cit. p. 171.

' J.-J. JussERAND, Le théâtre anglais. (Revue des Deux-Mondes, 1893, p. 850.)


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Ces prescriptions sont très intéressantes, parce qu'elles nous expliquent les poses que van Eyck, dans son polyptyque de Gand, a données à Adam et à Eve se « musant >; également de la main. Nous voyons ainsi que l'influence des mystères fut sensible, non seulement dans les sujets « drôles » mais aussi dans la grande peinture religieuse.

Cette tendance à introduire l'élément burlesque et satirique dans les mystères et les cérémonies du culte fut si grande, que l'autorité ecclésiastique dut s'élever bientôt contre la licence générale qui en fut la suite. Les déguisements, les imitations et les satires de graves per- sonnages ou de cérémonies imposantes du culte, étaient devenus à la mode; on parodiait jusqu'à la messe.

Ce fut l'époque des fêtes des Fous, des Innocents, ainsi que de la messe de l'Ane. Certes l'église n'institua pas toutes ces fêtes, mais il est certain qu'elle usa d'une large tolérance à cet égard. Peut-être comprit-elle qu'il fallait accorder, comme dans l'antiquité, un jour de saturnale aux fidèles si près encore de la barbarie et si peu faits à l'observance rigoureuse de la morale chétienne.

C'est au cabaret que vicaires, chantres et enfants de chœur élisaient dans la Flandre, le Brabant et le Hainaut, dès le XIl^ siècle, leurs Evêques des Fous. Les cérémonies burlesques qui eurent lieu à cette occasion à Tournai au siècle suivant firent scandale \ On bap- tisait à l'aide de sceaux d'eau glacée le nouveau prélat qui était entraîné de force dans une procession satirique où les bons chanoines n'étaient pas épargnés. Supprimées pendant quelques temps, nous voyons ces fêtes choquantes reprendre de plus belle en 1489. Dans une de ces saturnales, en 1498, un chapelain fut saisi à l'improviste dans sa demeure, et entraîné nu au cabaret, par un temps de neige, pour y être baptisé évêque de la façon accoutumée. Sur son refus il fut remplacé par un autre fonctionnaire religieux, qui lui aussi reçut force sceaux d'eau glacée et fut entraîné contre son gré, par la bande en délire.

' F. F. J. Lecouvet, UInstrucUon publique au moyen-âge. (La fête des Innocents à Tournai). Messager des Sciences Historiques etc. Gand 1856. Voir aussi : Bibl. de P Ecole des Chartes, t. III. le série, p. 570.


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A Gand, ce genre de fêtes religieuses n'était pas moins brutal. Les ordonnances des 5 janvier 1337 et 28 décembre 134Q tâchèrent vainement de les réglementer ; elles défendirent les déguisements et les mascarades avant le temps prescrit. Car il faut observer que ces réjouissances commençaient dès le mois de décembre et duraient jusqu'à l'époque du Carnaval^

Pour donner une idée des plaisanteries du temps, rappelons d'après le Memorieboeck de la ville de Gand (an 1482) ^ que les compagnons du pape Ane (Ezel paus) avaient coutume de prendre d'assaut les maisons qui leur étaient inhospitalières.

« Zij moesten het huis beclemmen met grooten aerbeyt ■.

Les curés gantois, les magistrats de la ville et les plus hauts personnages, prenaient part à ces prouesses carnavalesques. Les comptes de la ville mentionnent le banquet qui eut lieu le jour du carnaval religieux « papen vasten avond » en 1483 et nous voyons que le jeune fils de l'empereur Maximilien y assista, ainsi que sa suite, et que ce festin occasionna une dépense de QO livres de gros.

Dans la West-Flandre, les chantres du chœur et les écoliers de la maîtrise figuraient non seulement dans les « mystères », mais ils célébraient aussi les fêtes tumultueuses de VEvêque des Fous ainsi que celles des Innocents et de VAne. Le collège entier de l'église parti- cipait à ces réjouissances satiriques, parfois licencieuses ^. La compta- bilité de la commune d'Oudenbourg,?près de Ghistelles (1465-1468), en fait foi. Le pape des Anes y est appelé d'une façon satirique : « onze ledich Vader Esel paeus » (au lieu de heilich Vader) * et nous voyons que dans le cortège prirent place les collèges des églises de la région, notamment ceux de Zantvoorde, de Westbecke, de Begheem, de Ronuxen, (Bekeghem) d'Ettelghem etc. Les rafraîchis-

^ Nap. de Pauw, De voorgeboden der Stad Gent in de XIV^ euw et P. Claeys, Pages locales gantoises. 2e série, p. 51 et suiv. Vuylsteke, Gand 1888.

  • Archives de la ville de Gand. — Voir aussi P. Claeys, op. cit.
  • Registre de la comptabilité d'Oudenbourg, HgS. — Voir : Messager des sciences etc.

an. 1865 p. 64.

  • jeux de mot flamand qui transforme le nom du Saint-Père en Père paresseux.


— 79 —

sements qui furent servis coûtèrent la somme de 28 livres et 18 sous parisis*.

La vogue de ces fêtes satiriques se continua aux siècles suivants, car le livre des comptes de la ville d'Ostende nous apprend, qu'à la fête de l'Evêque des Innocents, qui eut lieu le 28 décembre 1540, le collège de l'église accompagna officiellement le cortège en voiture, en buvant six grandes cruches de vin qui furent portées en compte, pour une somme de 3 livres 26 sous parisis^.

Le Registre B. B. des archives de la ville de Gand (fol. 92), 18 fév. 1526, nous décrit sous la forme d'une charte sérieuse le cérémonial grotesque qui fut observé lors d'une entrée solennelle de l'Empereur d'Outre-Escaut : « De Keysere van Overschelde ». Le cortège eut lieu selon les anciennes traditions : <^naer de oude costume» et truands et ribaudes furent de la partie. On sait que cette partie de la ville située outre Escaut, était alors spécialement réservée aux tavernes et aux maisons mal famées. Cette fête finit, comme toutes les réjouissances flamandes, par un banquet monstre, où apparurent les figures satiriques des divers quartiers de la ville : Messire de la place de la Calandre; le seigneur de la « Waelpoorte » ; le souverain du Pass ; la noble dame de la rue du Marais, etc. ^, chacun avec une suite princière des plus drolatiques. M. De Potter, dans son ouvrage sur Gand, nous rappelle qu'une fête de VEmpereur des Fous avait eu lieu à Audenarde dès 1412.

Dans une autre charte (de 1538), conservée aux archives de la ville de Gand, nous voyons VAne Rot de la rue des Champs (Veldstraat) ^ avoir les honneurs du cortège et du banquet. Ce monarque était suivi d'une cour nombreuse et sa femme « Ezeler vrouwe, mevrouw van Cattaye» reçut comme tous les ans sa rede-

' <' Voor 't gheheele collège van der kerke, mijnheer de deken van Oudenburg ende andere parochie kerken.... ende meer andre notable personen die metter stede quamen eten en de voorscreven ledich vader ezel paeiis geselschip deden.. overal xviij lib. xvij. 8. p. »

' Livre des comptes de la ville d'Ostende (Année 1540). Archives communales. Voir aussi : Messager des Sciences etc. an. 1865. p. 64.

» » Heere van den Callanderberg ; Heere van de Waelpoorte ; souverein van den Pass ; Mevrouw van de Langhermeere...»

  • A rchives communales de Gand.


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vance, consistant en une carpe et un sceau de moules, qui lui furent apportés avec pompe par une députation burlesque précédée de flûtes et de tambours « met de pijpe en de trommeling ».

Les farces grossières qui accompagnaient ces fêtes populaires n'étaient pas du meilleur goût; une ordonnance gantoise de 1526, réglemente le choix des projectiles à lancer aux passants ; une autre



FiG. 95. — La tentation de Saint Gutlac, Xlle siècle. Musée britannique.

enjoint aux masques (7 janvier 1545) de ne porter aucune arme, ni bâton et de ne commettre sous peine d'amendes aucune vllainie, « zonder eeneghe vilanye te doen ».

Dans tous ces cortèges satiriques ou burlesques, l'élément fantas- tique et diabolique prenait une large part. Géants, dragons et démons y figuraient isolés ou par groupes, ou bien sur des chars qui étaient machinés de la façon la plus ingénieuse. C'est sur un de ces chars


— 81 —

qu'on joua à Louvain, en 1413 un Jugement dernier à l'occasion de la kermesse de cette ville* et l'on y vit représenté l'Enfer avec Satan accompagné de ses nombreux acolytes. Ce genre de représentations portait le nom de * Wagenspelen ».

En 1466, le diable du grand « Omegang > de Louvain* prend une position officielle ; il figure dans les comptes de la ville et reçoit un salaire pour faire ranger la foule « omme plaetse te makene ». En 1470 un nouveau dragon de proportions colossales fut fait ; il avait un aspect monstrueux et crachait du feu et des flammes « vuer ende vlammen ». Un dernier perfectionnement fut inventé en 1485; les comptes de la ville de cette même année nous apprennent qu'un arti- ficier de Malines fut chargé de faire des fusées qui s'allumaient dans l'intérieur du corps du dragon^.

Ces figurations diaboliques se continuèrent fort longtemps dans nos villes flamandes et wallonnes; car en 1840, le diable de la Société de S^ Georges à Gand figurait encore dans tous les cortèges, où cette Confrérie prenait part. Le masque de ce démon a été déposé au Musée d'archéologie de cette ville il y a quelques années et y figure encore. Le dragon de Mons, « le Doudou » reparaît encore de nos jours à toutes les kermesses montoises et les géants dans la plupart des villes de la Flandre.

La gueule, ou puits de l'Enfer, qui était une des parties les mieux machinées des mystères, se trouve déjà représentée sur un chapiteau de la cathédrale de Tournai datant du Xlle siècle. Nous avons vu plus haut qu'une légende tournaisienne croit y reconnaître la fin diabolique de la cruelle reine Frédégonde*.

Une figuration graphique de l'enfer, (fig. 95), datant de la même époque, est conservée au Musée britannique (Harleian Collection). Elle se trouve représentée sur un rouleau manuscrit, contenant une série de scènes se rapportant à la vie de saint Gutlac, ermite du Crowland.

' p. Claes, Op cit. p. 55 et suiv.

  • E. Van Even, UOmgang de Louvain, dissertation historique et archéologique sur ce

célèbre cortège communal. Louvain 1863. p. 27.

» E. Van Even, Op. cit, p. 30.

  • Voir chap. 1.


— 82 —

Ces dessins formés de contours à la plume, tracés avec infiniment de talent, donnent déjà une idée des scènes diaboliques satiriques qui seront représentées dans les premiers mystères. On y remarque tout d'abord la diversité des formes des démons, avec leurs têtes grotesques faites pour inspirer aux uns le rire, aux autres la crainte.

La figure Q5, tirée du rouleau cité plus haut, est curieuse parce qu'elle nous représente l'enfer tel qu'on le concevait à cette époque primitive; on y voit déjà les démons vêtus de peaux de bêtes, tels que les décrira plus tard Rabelais : « les diables estoient tous capparassonez de peaulx de loup, de veaulx et de béliers... ceints de grosses courroies es quelles pendoient grosses cymbales de vaches et sonnettes de mulets à bruit horrifique, tenoient en main alcuns bastons noirs pleins de fuzées, aultres portoient longs tizons allumez sur les quels a chascun carrefour jectoient pleines poignées de parasin en pouldre dont sortoit feu et fumée terrible. » Ce costume était aussi celui que l'on avait adopté pour les démons qui figuraient dans les intermèdes des représentations religieuses en Flandre \ On remarquera dans notre dessin une irrévérence extraordinaire pour tous les personnages qui pendant leur vie inspiraient le respect et qui s'y trouvent représentés d'une façon satirique. Un démon à la peau zébrée enfonce dans l'enfer un évêque mitre, à l'aide d'une fourche; un autre y pousse, la tête en avant, un roi portant la couronne. Entre d'autres démons, on aperçoit des têtes tonsurées de moines qu'un diable frappe à coups redoublés à l'aide d'une discipline ou martinet à nœuds. Enfin, un dernier démon, assis près de l'enfer, ergote et discute comiquement avec ses pareils, fort occupés à tourmenter les damnés de marque qu'ils viennent de recevoir. Ces divers suppôts de Satan rappellent singulièrement le démon Béhémoth (fig. 27) du Liber Florldus de la Bibliothèque deOand; ils font, comme ce dernier, présager les person- nages diaboliques de nos peintres satiriques et fantastiques des XVe et XVJe siècles.

La figure 96, empruntée à un manuscrit flamand de la Bibliothèque

' Voir Ern. Soens, op. cit., p. 14.


83


communale de Cambrai * datant du XlIIe siècle, représente également l'enfer ; on y remarquera une importance plus considérable encore donnée aux gueules des monstres qui en figurent l'entrée. Les têtes effroyables des bêtes de l'Apocalypse, qui entournent l'antre noir où



FiG. 96


nous voyons les damnés, semblent les produits du cauchemar le plus épouvantable. Partout dans les traits déliés de l'artiste calligraphe (le sujet est dessiné à la plume), on retrouve des têtes qui se mêlent en un chaos fantastique, de l'effet le plus saisissant. Le côté comique nous est fourni par un démon placé hors de l'enceinte infernale, qui, avec une baguette, semble s'amuser à taquiner une des sept têtes couronnées de la bête écarlate de l'Apocalypse. Son type velu et

' Bibliothèque communale de Cambrai, manuscrit n» 397», Incipit Libri Salomonis ed est Parabolae eius, t. II.


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sarcastique est assez semblable au diable ergoteur du rouleau manuscrit du British Muséum dont nous venons de voir la reproduction *.

La figure 97, empruntée à un manuscrit (no 5) de la Biblio- thèque de Saint-Omer, représente déjà, étroitement liés, des sujets à la fois religieux, diaboliques et satiriques tels qu'ils étaient représentés dans nos mystères. A gauche, au centre de l'initiale, se trouve figuré le Paradis avec le juge suprême debout sur un arc-en-ciel. On se rapellera que nos grands primitifs flamands et même nos principaux « maîtres drôles » représentèrent toujours le Christ de cette façon dans \euT Jugement dernier. A sa droite, mais plus bas, nous voyons les élus ; ils sont nus et disposés par couples. A la gauche de Dieu le fils se déroule le triste cortège des damnés, voitures dans une brouette ^ Un démon estropié, à jambe de bois, pousse d'un côté, tandis que de l'autre un de ses congénères tire, l'étrange véhicule au moyen d'une corde, passée en bretelle. Tout en s'acquittant joyeusement de sa besogne, ce dernier démon trouve encore moyen de jouer de la corne- muse, comme le faisaient les mendiants ambulants de l'époque.

On remarquera encore ici, que ces démons, comme ceux décrits par Rabelais, sont vêtus de peaux de bêtes. Le vêtement du principal conducteur de la brouette semble être une peau d'âne dont les longues oreilles encadrent son visage d'une façon grotesque.

Quatre anges vêtus de longues robes blanches jouent de la trom- pette et semblent garder le céleste séjour. Le manuscrit dont nous extrayons cette curieuse initiale, porte comme titre : Inclpit Llbrl Salomonis etc., tome II. (Le tome 1 de cette Bible n'existe pas).

D'après le conservateur de la Bibliothèque deSt.-Omer,il doit dater de la fin du XUle siècle, ou bien des toutes premières années du XlVe.


  • Voir Thompson. (Henry Vates). A lecture on some english Uluminated manuscripts.

London 1902, p. 17, pi. XIII. Une composition presque complètement semblable figure dans un manuscrit de l'Apocalypte appartenant à l'auteur (XIII« siècle).

• Du MÉRiL. Origines latines du Théâtre moderne. Nous voyons dans le mystère de V Empereur JusUnien au Liban, le diable s'exprimer ainsi : (page 327).

Ma brouette vueil mener là

Si que dedans le jetterons (Justinien)

Et en enfer l'entraînerons

Sans plus attendre.


— 85 —

M. G. Cohen consulté, croit pouvoir rapprocher dans les dispo- sitions des sujets juxtaposées qui ornent cette initiale, de la mise en scène adoptée pour le Jeu d'Adam qui date du Xlje siècle et où le paradis était également placé dans un lieu plus élevé « loco eminen- tiori > : le porche de l'église y servait de coulisses aux acteurs \



FiG. 97


Rappelons aussi que les démons éclopés apparaissaient souvent dans nos mystères. Ils se montraient ainsi pour donner une idée de la cruauté de leur chef, Lucifer.

Dans le miracle de St.-Trudo (spel van Sint Trudo), les démons qui ont vainement essayé de tenter le saint, apparaissent à la fin de la pièce blessés et geignants. L'un d'entre eux (Baalberith) a la tête entourée de bandages ; il s'écrie :


> Voir éd. Grass. Romanische Bibliothek, 1891.


— 86 —

Ay my ! ay my ! myn hooft ! (Hélas! Hélas! ma tête!) tandis que Léviathan marche à l'aide de béquilles hurlant :

Ay my ! ay my ! myn lancken, (Hélas! Hélas! mes reins!) Ajoutant : « Ah! comme il nous a battus ! Il (Lucifer) finira par nous dévorer ». Et Léviathan d'ajouter : « Al heel onghecokt ». C'est-à-dire « Oui, tout crus ».

La figure 98, tirée d'un Miroir du monde, datant du Xllle siècle et conservé à la Bibliothèque nationale de Paris (fonds français), dépeint l'enfer sous la forme plus prosaïque d'un énorme chaudron simple- ment posé sur les flammes.

Ce détail n'est pas non plus étranger aux Mystères. Dans une de ces représentations, on voyait les diables retirer une femme de la chaudière bouillante, l'examiner, puis la remettre dans la marmite en disant qu'elle n'était pas assez cuite *. (Ongtrouve aussi la chaudière infernale antérieurement dans les mystères provençaux) *.

Dans notre illustration, un démon aux pieds de griffon apporte sur son épaule un damné qu'il jette sans façon, la tête la première, dans le lieu infernal. Ce démon rappelle la forme traditionnelle du satire antique, dont il a le profil de bouc et les cornes. Un autre diable, tenant dans ses griffes le crochet caractéristique, qui semble l'insigne même de ses fonctions diaboliques, voltige au-dessus des réprouvés et attire à lui à l'aide de son engin le nouveau venu. Sa tête est plus hideuse que celle de son compagnon, car sa bouche est armée de défenses pareilles à celles du sanglier, et son corps velu est pourvu d'un aileron bizarrement placé près de sa queue. Les physio- nomies expressives des damnés grinçant des dents et montrant des signes de douleur intense font présager déjà l'art plein de sentiment et d'expression des peintres flamands de l'école de R. Van der Weyden- Au-dessus de l'enfer, on aperçoit un fragment d'un Jugement dernier représentant la Résurrection des morts, sujet favori chez nos premiers peintres de triptyques.

Le miracle de Notre-Dame par Gauthier de Coincy, no 9229 de

» Mystère du roi Advenir. (XVe siècle). Tome I p. 42. Bibl. nat. Paris, Ms. fr. 24334. ^ JuBiNAL. Mystères inédits au XV^ siècle. 1. 1, p. 94.


Planche VII



h'io. 98. — L'Enfer, d'après le Miroir du Monde, nianiiscrit du Xlllf siècle. (Bibliothèque nationale de Paris).


87 —


la Bibliothèque royale de Bruxelles, outre quelques très belles minia- tures peintes sur les premières pages du livre, fait défiler devant nos yeux de curieux petits tableaux, décelant une observation profonde de la vie humaine, jointe à des visions diaboliques hallucinantes de la vie des saints ermites. Malgré leurs prières, des moines sont exposés aux tentations de jeunes ribaudes, mais, grâce à l'intercession de la Vierge, l'ennemi du genre humain ne manque jamais d'être vaincu!

Une des miniatures de ce manuscrit représente la lutte comique de deux dé- mons se disputant une âme, tandis qu'un troisième sem- ble se rire de leurs efforts. Au-dessous d'eux, nous voyons l'enfer qui se trou- ve représenté sous sa forme traditionnelle d'une gueule 4 au bas de la composition \

Ces sujets diaboliques, précurseurs des diableries

satiriques de Bosch et de Brueghel le Vieux, présentent quelquefois une horreur intense, comme par exemple folio 71, la Fin du mondes où nous voyons des anges verser, à l'aide de grandes coupes, du feu et des métaux en fusion sur les derniers survivants des humains.

Le diable apparaît, au moyen âge, dans toutes les circonstances de la vie et spécialement à l'instant de la mort. Dans la figure Q9, il se saisit de l'âme d'un méchant qui vient de mourir, et cela malgré la présence des membres de sa famille, qui l'entourent et semblent vou- loir défendre sa couche funèbre contre les entreprises de l'ennemi de l'humanité. L'âme du mort est figurée, conformément à la tradition médiévale, par un petit enfant qui lui sort de la bouche largement ouverte. Cette petite composition est empruntée à une Rym-Bybel de

  • Ce manuscrit est indiqué dans le catalogue de la Bibliothèque de Bnixelles comme

étant du XlIJe siècle (fin).



Fio. 99


88


Jacob van Maerlant conservée à la Bibliothèque de Bruxelles (manuscrit no 15001, fol. 301). On croit généralement que ce magnifique manuscrit a été exécuté pour quelque opulent patricien de Gand ou de Bruges au XlVe siècle.

Dans la miniature (fig. 100), également empruntée au même manus- crit, nous voyons deux démons égayer la scène si dramatique de la

mort de Jésus. Ici encore, on remarquera que les âmes sont représentées par des petits enfants sortant de la bouche du bon et ainsi que de celle du mauvais larron. Les âmes sont saisies au passage, l'une par un ange penché sur le cadre, l'autre pat- un démon voltigeant également hors de la bor- dure. Les larrons sont tous deux revêtus de cottes de mailles et nous offrent ainsi une satire visible des soldats et des chevaliers, ces ennemis naturels du peuple, représentés ici comme des criminels.

C'était là une pratique constante, dans les mystères, que de repré- senter l'âme par un enfant. On remarque notamment cet épisode dans la Passion de Francfort ^ Dans H et leven van Slnt-Truyden l'âme est figurée par un oiseau. Le côté humoristique et comique de cette composition est complété par un petit diable assis à califourchon sur la bordure du cadre et qui indique d'une façon dérisoire l'inscription placée sur la croix du Christ.

C'est surtout du XlVe au XV^ siècle que se développe de plus en plus, dans la satire figurée, comme dans la littérature flamande, cette goguenardise où l'on vise moins à l'esprit qu'à l'amusement des spectateurs.

  • G. Cohen, op. cit. et Mone. Schauspiele des Mittelalters. pp. 161-163.



FiG. 100


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Les mystères deviennent de plus en plus réalistes. On y observe cependant, comme dans les miniatures des manuscrits, cette fines dans les détails qui fait présager nos grands peintres primitifs. Une de nos représentations religieuses les plus anciennes, eut lieu à Maestricht vers 1330. Elle est connue sous le nom de Maestrische Paaschspel (jeu de la Passion de Maestricht). Les sujets représentés furent, entre autres, la création du monde, la conspiration des anges rebelles, la révolte de Lucifer et la chute d'Adam et d'Eve. Dans les « Bliscappen van Maria » (les joies de Marie), nous voyons Lucifer et les démons, accoutrés de façon burlesque, mettre tout en œuvre pour entraîner le premier homme à sa perte.

La figure 101 du même manuscrit (le Psautier de la Reine Marie, du Musée Britan- nique, XlVe Siècle) semble éga- lement inspirée des intermèdes et joyeux tableaux vivants qu'offraient alors les mystères. Comme nous l'avons vu plus haut, l'entrée des régions infer- nales affectait toujours la forme

d'une gueule de monstre, par où entraient les démons. On les voit ici apportant de toutes parts les âmes des damnés, que d'autres diables reçoivent et précipitent dans un des bouches de l'enfer. Déjà, comme dans les diableries plus tardives de nos maîtres drôles, ces démons s'acquittent fort gaiement de leur besogne \ Nous verrons que cette disposition de l'entrée de l'enfer, figurée par la gueule largement ouverte d'un animal monstrueux, persistera dans les siècles suivants. A remarquer, dans le fond de la composition, certaines constructions généralement usitées dans les mystères et qui s'y trouvent légèrement indiquées.



FiG. 101


' Du Meril. Origines, etc. p. 77. <- Ses cornes, sa large bouche, ses yeu.x fixes, son grand nez, sa barbe rouge, son pied fourchu, sa queue et son esprit impudemment satirique étaient une source inépuisable de gaité. >,


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Lucifer conseille de tenter la femme, elle résiste moins que l'homme :

V. 143 Tempteret dwyf

sie en es soe vast niet als de man van wederstande '.

La figure 102, tirée du Psautier de la Reine Marie (manuscrit, Reg. 2. B, VII), du Musée Britannique, et datant des premières années du XlVe siècle, nous donne une idée de la façon comique dont ce dernier sujet était représenté dans les mystères de l'époque.

Les démons, qui intervenaient souvent dans les intermèdes des

drames sacrés, viennent ici compléter le sujet de la façon la plus étrange. L'un de ceux-ci encourage Eve à commettre sa mauvaise action en lui frappant fami- lièrement sur l'épaule. Un autre vole vers Adam et le pousse doucement vers l'arbre aux fruits défendus, en cachant derrière le dos son harpon, arme ordinaire des diables dans les mystères. Un troi- sième démon coupe la retraite au père de l'humanité, qui s'approche avec une répugnance visible. La pose grotesque de ce dernier démon nous rappelle les plaisanteries d'un goût douteux qui firent rire nos ancêtres primitifs et qui eurent encore un si grand succès dans les compositions satiriques du XVIe siècle.

Déjà dans \^Jeii d'Adam qui est probablement du Xlle siècle, les diables interviennent dans des intermèdes comiques. En Angleterre le côté jovial de leur caractère était encore plus développé. Témoin le rôle que joue le démon dans \ç: Jeu de Noé^.

Plus remplis d'épisodes satiriques étaient les miracles. On y

' E. SoENS, o/} cit. p. 24.

- Cf. le Noa/ispieide Holshausen, p. 19. Voir aussi G. Cohen, op. cit.



FiG. 102


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tolérait une grande liberté d'invention dans les détails, car on y avait surtout pour but de plaire et d'amuser. Le Spel van der Nyeuwervaert (Jeu du Saint-Sacrement) (XVe siècle) nous en offre une preuve cer- taine; on y voit des scènes de diablerie satiriques rappelant les enfers et les tentations de Breughel ou de Bosch, notamment l'épisode où l'évêque de Liège se trouve aux prises avec l'esprit du mal '.

Les diableries les plus drolatiques, souvent même plus que gri- voises, abondaient même là où le sujet ne le comportait pas. Ils appa- raissaient dans la Résurrection de Lazare, dans la Vie des apôtres, la décollation de S^ Jean Baptiste, et même dans la Nativité du Christ. Dans la Mort de Judas on voyait ce traître apôtre essayant de s'es- quiver inaperçu du séjour infernal, tandis que des démons le retenaient en riant, à l'aide de cordes. Cet épisode se" trouve rappelé dans un tableau intitulé V Enfer que Van Mander décrit et considère comme étant une œuvre de Bosch.

Dans d'autres mystères flamands, notamment dans ceux de « Mascaroen » (nom d'un démon) et de Marieken van Nimeghen, c'est le diable qui figure comme personnage principal.

On sait que Marie de Nimègue, séduite par un suppôt de l'enfer appelé « Eenooghe » (le borgne), vécut pendant sept ans dans]jrincon- duite à Anvers avec ce démon, et fut sauvée par un prêtre (son oncle) qui avait voué un culte exclusif à la Vierge. Le même sujet où figurait « Mascaroen », fut joué sur un char (Wagenspel), le troisième jour de Pâques 1475 par les confrères de Petegem (près de Deinze) °.

Une ravissante miniature de Jean Fouquet, conservée à Chantilly, nous donne une image prise sur le vif des mystères et des miracles au XVe siècle. Le sujet représenté, c'est la Vle'jie sainte Apolline. L'action principale jouée par la sainte et ses bourreaux, se passe à terre sur des tréteaux. Tout autour sont disposés des échafauds à un étage dont celui du milieu peut être fermé. La loge supérieure figurait le paradis, et les anges, les bras croisés, sont représentés sur leur escalier attendant leur

' H. E. MoLTZER, Middelnederlandsche Dramatische Poezie p. 419. 1S75. - E. Soens, op. cit. p. 97 et Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique.

- Snellaert. Nederlandsche gedichten uit de veertiende eeuw, Gand 1S69 et E. Soens, op. cit. pp 53-54.


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tour d'entrer en scène. Une autre loge contient les musiciens ; une troisième, le trône du prince. Celui-ci est vide, car Julien l'Apostat, un sceptre fleurdelisé à la main, vient de descendre par une échelle pour prendre part à l'action principale. L'enfer a la forme traditionnelle d'une gueule de monstre largement ouverte. (Souvent celle-ci était



K-.


FiG. 103

machinée et s'ouvrait et se fermait alternativement.) Dans la composi- tion de Fouquet, elle est comme d'habitude posée sur les planches de la scène pour faciliter la sortie des démons qui avaient constam- ment à intervenir dans le drame pour maintenir l'entrain de la foule* L'apparition, au milieu des spectateurs, de ces êtres hideux, velus» hurlants et faisant mille contorsions, ne se passait pas sans cris et et « avecque grande terreur des petits enfants », comme disait Rabelais. La miniature représente plusieurs de ces démons, aux pieds fourchus, sortis de l'enfer. On y remarque aussi un bouffon qui, pendant le mar-


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tyre de la sainte, marque son mépris de la façon décrite par Jean de Salysbury dès le Xlh siècle, en montrant sa personne d'une manière quam erubescat videre vel cynicus et rappelant ainsi les moyens comiques employés par nos premiers amuseurs \

Parfois la gueule monstrueuse de l'enfer, tout en s'ouvrant et en se refermant, jetait des flammes par les naseaux, <^ Et aussy fait en- geter brandons de feu par les narilles de la gueulle d'enfer et par les yeulx et aureilles, la quelle se reclot »l Elle vomissait sur la foule ses démons armés de harpons qui poussaient des hurlements affreux. Des profondeurs de sa gorge s'élevaient des bruits épouvantables : c'étaient les gémissements des damnés que l'on imitait fort bien en choquant entre elles ^ marmites et chaudrons »

Dans la « Maria Bliscap x, Lucifer décrit les instruments en usage dans l'enfer : faites faire, dit-il à ses démons, toutes sortes de grilles, de tisonniers et de pincettes ; des cuves, des chaudrons et des mar- mites ; procurez-vous quantité de poix et de sièges rougis, pour rece- voir selon leur rang les rois et les prélats, ici, dit le texte, il y aura grands roulements et bruits faits avec toutes sortes d'instruments puis... silence.

Doet maken airande instrumint Van ruesters, van craulen en van tangen Van cupen, van pannen ende van ketelen Van pecke ende van gloyende zeetelen Om eygelike na sinen staten Tontfane coninge en prelaten.

V. 659

« Groot gerommel ende geruusch sal men in de helle maken met alrehande geruchte (voorwerpen) ende dan .... silete.

Ce changement soudain d'un bruit sourd en un profond silence constituait un effet déjà connu ^.

La figure 103 représente un fragment du théâtre de Valenciennes où fut jouée la Passion en 1547 (Bibliothèque nationale de Paris, fonds français, no 12536). Elle nous donne mieux encore une idée de

' J.-J. JUSSERAND, op. cit. p. 849.

  • Gustave Cohen. - Histoire de la mise en scène dans le Théâtre religieux français du

moyen-âge. Voir le puits d^ Enfer, p. 92. « E. SOENS. - Op. cit. p. 29.


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la machination employée pour ces intermèdes diaboliques dont le goût fut si général dans nos populations.

Comme on a pu le voir plus haut, les représentations du séjour infernal dans les mystères au XVIe siècle étaient restées sensiblement les mêmes que celles dont les manuscrits des siècles antérieurs nous avaient donné une idée assez complète. La ressemblance de la repré- sentation du mystère de Valenciennes au XVI^ siècle avec la miniature de Fouquet du^XVe siècle, décrite plus haut, est des plus sensibles. Dans la figure 103, nous voyons également les démons velus et

cornus, armés de harpons, sortir de la gueule monstrueuse posée sur la scène et constituant la porte de l'enfer. Celle-ci, largement ou- verte, nous permet de voir à l'in- térieur, dans un bateau, au milieu des flammes, plusieurs damnés hurlant de douleur. L'entrée du séjour diabolique est complétée par une construction bizarre et compliquée, ayant des fenêtres, des balustrades et une tour ouverte, dans l'intérieur de laquelle tournent les roues de supplice. Au-dessus de ces damnés torturés, on voit des dragons et des monstres infernaux vomissant du feu. Tout en haut de la tour, chevauchant sur un dragon, un démon cornu, muni du harpon caractéristique, sert d'enseigne vi- vante au séjour terribles des réprouvés. A côté de l'enfer, on aperçoit une autre construction en flammes, où, anachronisme bizarre familier aux mystères, on remarque des canons. Des malheureux s'accrochent déses- pérément, comme dans les prisons du moyen-âge, aux barreaux d'une large fenêtre. Nous sommes ici en présence des limbes où les Prophètes de l'ancienne Loi attendent la venue du Christ qui doit les délivrer.

Les visions diaboliques hantèrent la plupart de nos anciens miniaturistes; nous avons vu le démon si typique du Liber florldus du commencement du Xlle siècle (Bibliothèque de Gand), dont le carac-



FiG. 104


95


tère à la fois terrible et comique présage d'une façon si curieuse les personnages infernaux des diableries de nos peintres satiriques des XVe et XVIe siècles. La Biblia sacra du même dépôt nous montre (fig. 104 et 105) un démon intimement lié à des sujets religieux, car nous



FiG. 105, 106, 107 et 108.

le voyons supporter un tableau tout en hauteur représentant super- posés les sept épisodes de la Genèse. Aux angles se remarquent les figures symboliques des quatre évangélistes. La figure qui l'accom- pagne est tirée d'une lettrine, du même manuscrit, qui date du Xllk siècle.

\J Imperatoris Justiniani Institutiones{m3.nuscni n» 22 de la Biblio-


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thèque de Gand) contient également un nombre considérable de figures diaboliques les plus variées. L'élément animal monstrueux, dont les peintres des diableries tirèrent un si grand parti, offre ici des conceptions tellement fantastiques que nous ne les verrons guère dépassées, même dans les inventions les plus fantasques de Bosch. Les contorsions et les juxtapositions les plus étranges, les expressions les plus amusantes y foisonnent. La tête et bien d'autres parties du corps humain s'adaptent de la façon la plus inattendue à des parties d'animaux invraisemblables. La figure 105 nous montre, entre autres, un être formé d'une tête de moine, sur laquelle s'emmanche une jambe nue et un bras démesurément long, saisissant un serpent, qui se termine lui-même en une tête barbue finissant en feuillage. A coté, nous voyons un diable presque classique, aux cornes rugueuses, tenant d'une main un objet étrange, ressemblant vaguement à une fleur de lys héraldique, et de l'autre une écuelle. Un être étrange, à tête de cheval décharnée, se roule dans le bas, battant l'air de ses pattes de griffon; à côté se dresse un animal fantastique indéfinissable, à sabots de cheval, ayant à sa partie postérieure une tête humaine, dont la barbe, très longue, finit en un enroulement (fig. 105, 106, 107 et 108).

Un aigle, un âne, un loup et un oiseau fantastique à sabots de solipède, conceptions non moius infernales, se remarquent à d'autres endroits du manuscrit.

Les êtres fantastiques (figures 109, 110, 111 et 112) offrent la même imagination folle. On y remarquera une tête décharnée de guivre emmanchée sur un cou enroulé et se terminant en une draperie com- plétée par une queue étrange. Au-dessous, une tête de bête diabolique, portant sur le front une corne menaçante, se dresse sur une patte de panthère, tandis quelle en soulève une autre à sabot caractéristique et que son corps s'allonge en un arrière-train de lézard fantaisiste. Une tête humaine, montrant une expression effrayée, se voit à côté ; ses deux cornes forment une satire probable des coiffures féminines d'alors, et un cou mince et démesuré la relie à un corps disparate ter- miné par une feuille.


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Les mouvements et les expressions de ces êtres bizarres, sobre- ment indiqués, dénotent un artiste particulièrement doué pour le genre satirique. A noter spécialement le comique d'une espèce de tête d'ours essayant de se mordre dans l'épaule, que l'on remarque à droite (fig. 112).



FiG. 109, 110, 111 et 112

On sait que les démons étaient souvent représentés sous la forme d'animaux et spécialement sous celle du dragon. La figure QO nous en montre plusieurs qui ont été dessinés d'après une miniature qui se trouve dans un manuscrit conservé aux archives du Séminaire de Namur. C'est une Apocalypse qui date du XlVe siècle. Les anges, armés de la lance et protégés d'un écu, attaquent l'esprit du mal, qui a pris ici la forme de dragons. Tous sont frappés au même endroit,


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à la gueule. Le plus grand, en souvenir de l'Apocalypse, est représenté avec plusieurs têtes, dont une grande et plusieurs plus petites.

La démonologie ne se trouve pas moins bien représenté dans divers manuscrits de la même époque, provenant de l'ancienne « librairie » de Bourgogne, à la Bibliothèque royale de Bruxelles.



FiG. 113


Le Diurnale, XlVe siècle, no 9427, renferme des têtes de bêtes effrayantes, semblables au crocodile, dont la gueule, largement ouverte, doit représenter l'entrée de l'enfer. Elles offrent cette particu- larité, qu'elles sont dépourvues de mâchoire inférieure, mais possèdent par contre deux mâchoires supérieures. Dans l'ouverture béante se voient les flammes du séjour des maudits.

Le Missale, n» 9217 (fonds de Louis de Maele), encore du XlVe siècle, contient également la représentation de nombreux dragons et autres bêtes diaboliques. L'entrée de l'enfer, toujours selon la tradition, y est figurée, comme dans le manuscrit cité plus haut, par une double gueule, où l'on aperçoit, au milieu des flammes, les damnés. Même


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FiG. 114


dans les sujets religieux tels que la descente du Saint-Esprit parmi les apôtres, l'artiste a trouvé le moyen d'enlacer la composition dans un serpent énorme, recelant à moitié dans son ventre, élargi en cet endroit, une figure diabolique à deux pattes tenant une fourche.

Le groupe de la figure 114 constitue une scène saisissante et sati- rique du transport d'un damné vers les lieux infernaux, telle qu'elle était probablement mimée dans les intermèdes des mystères. Un dé- mon femelle, aux traits les plus hideux, s'est attelé à une corde passée sur son épaule, et traîne un malheureux tout nu, attaché par la

jambe. La tête et le corps du maudit frôlent rudement le sol. Un autre démon, aux traits ironiques, ajoute à son supplice, en se préparant à s'asseoir sur son visage ou à lui faire quelques autres de ces farces grossières et cyniques alors à la mode. La diablesse, déjà décrite plus haut, porte au bas des reins la figuration d'un visage qui regarde le patient d'une façon à la fois cruelle et comique. Ce dernier trait se trouve aussi dans la miniature de Fouquet représentant un mystère et

décrite plus haut.

Cette composition est empruntée au Bestiaire de Strasbourg, déjà cité, et qui semble avoir eu pour auteur un de nos « imagiers »^ voyageurs, qui répandirent en Europe un si grand nombre d'œuvres flamandes anonymes.

La corde servant à lier les damnés figure dans de nombreux mystères, notam- ment dans celui de S* Gall datant de 1467 et dans diverses autres représentations religieuses du XV^ siècle publiées par Jubinal et qui, selon M. Roy, appartiendraient plutôt au XlVe siècle ^.

1 p.p. Cahier et Martin. Nouveaux Mélanges d'Archéologie. Curiosités mystérieuses. Firmin Didot, Paris, 1874.

^ M. Gustave Cohen a bien voulu nous donner ce renseignement par écrit.



FiG. 115


100 —


Belsibuz tient ja la corde

Pour moy fort lier et estraindre.

La figure 115 est la reproduction d'une autre sculpture flamande qui orne une stalle de l'église de Corbeil, près de Paris. C'est une allusion curieuse aux pratiques de sorcellerie auxquelles nos ancêtres attachaient une si grande importance. Nous y voyons une sorcière qui, grâce à ses incantations, a réduit le démon en son pouvoir et en abuse étrangement en lui sciant la tête avec un instrument de l'aspect le plus terrifiant \

On sait que les sorcières, entre autres pouvoirs, avaient celui de transformer à leur volonté les personnes en animaux. Guillaume

de Malmesbury raconte, dans sa chronique, l'histoire de deux sor- cières qui avaient coutume d'attirer les voyageurs dans leur chaumière et de les tranformer en chevaux, en pourceaux ou en d'autres ani- maux, qu'elles vendaient ensuite et dont elles dépensaient le prix en festins et en orgies. Les anciens contes flamands, où l'on parle de méfaits analogues des sorcières, sont nombreux.

La sculpture de la cathédrale de Lyon (fig. 116) paraît représenter quelque scène de sorcellerie de ce genre '. La femme nue est évidem- ment une sorcière, et le bouc à tête humaine qu'elle chevauche, comme l'animal qu'elle fait tournoyer au-dessus de sa monture, sont des hommes métamorphosés, victimes de ses cruelles incantations.

Le Nef des fous, de Sébastien Brandt, qui eut un si grand succès dans nos contrées, nous offre également quelques figurations de démons qui inspirèrent peut-être nos artistes fantastiques et satiriques du XVIe siècle.

' Nous verrons plus loin que ces sujets de sorcellerie furent fréquents chez nos peintres de diableries au XVIe siècle, et qu'ils se continuèrent au siècle suivant dans les œuvres fan- tastiques de D. Teniers, ainsi que dans celles de ses imitateurs.

"^ La figure 1 16, comme la précédente se trouve dans V Histoire de la caricature, etc. de Th. Wrigth, p. 127.



Fig. 116


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La figure 117 nous en montre un échantillon qui ne le cède en rien, en laideur et en imagination aux êtres, fantastiques et grotesques qui peuplèrent les créations diaboliques de Bosch, contemporains de l'époque des premières éditions de ce livre. Cette estampe fait la satire des avares. Un de ceux-ci, coiffé de la cape des fous, est poussé par le diable, à l'aide d'un soufflet, vers des trésors accu- mulés dans des sacs.

Le curieux dessin à la plume (fig. 118) représente la Nef de V enfer; il date de l'année 1500. Cette composition a été évidemment inspirée par le livre de Séba- stien Brandt. Nous y voyons des fous nombreux, dirigeant un navire sur le mât duquel se tiennent divers démons qui semblent en lutte avec des fous. Ce dessin rappelle un de ces chars qui figuraient, nombreux, dans nos joyeuses entrées et cortèges ou « omgang » flamands \ L'original de cette reproduction est un dessin à la plume

d'un auteur inconnu, qui se trouve conservé à Nu- remberg {Cod. germ. mo- nac, n<^ 208). Le rôle des démons, dans les mystères et cortèges, était difficile et dangereux ; il se con- stitua des sociétés civiles s'occupant exclusivement des exercices, tours de force et artifices que nécessitait cet emploi l

Les figures IIQ et 120 représentent des fragments d'une frise



Fio. 117



Fig. 118


' Van Even. UOmgangde Lotivain, etc. page 30 voir aussi E. Soens, op. cit. p. 134. ^ K. Stallaert. Maria Bliscappen. Introduction à la 7^ Bliscap (Bruxelles ). Voir aussi : Dr Kalff. Met spel van den oiiden Tobias et E. Soens, Op. cit. p. 133.


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sculptée du chœur de l'église Saint-Sébald à Nuremberg, ayant pour sujet \q Jugement dernier. L'ensemble de cette composition, attribuée à Veit Stoss, a été inspiré par un projet de Diirer, 11 y a lieu de croire que le statuaire allemand, en faisant exécuter cette œuvre, s'est souvenu de nos artistes flamands.

Dans la rangée du haut, on remarque, à droite, un épisode satirique familier à nos artistes du moyen âge, notammant la dispute pour une âme qu'un bienheureux veut emmener au ciel, tandis qu'un diable, se saisissant de la jambe, veut l'entraîner en enfer.

Selon la tradition ancienne des mystères (voir plus haut), les dam- nés, liés les uns aux autres par une corde, sont attirés vers la gueule de l'enfer par un démon effrayant, tandis qu'un autre les pousse dans la même direction à grand renfort de coups. Ces démons sont constitués de parties animales et humaines juxtaposées, tels que nous les verrons dans les œuvres diaboliques et drolatiques de Brueghel le Vieux, continuant les traditions de Jérôme Bosch et des peintres d'enfers du XVe siècle.


Planche VIll



CHAPITRE V.

La littérature française et son influence sur les miniaturistes satiriques.

Influence de la civilisation française sur l'art flamand. — Les fabliaux français satiriques. — La satire de la femme. — Le sire Hain et dame Anieuse. — Le combat pour la culotte. Succès général de ces satires. — Le Décrétant Gratiani (Gand). — Les sculptures flamandes des stalles dans les cathédrales françaises. — Les poutres sculptées à Damme.

— Les miracles de Notre-Dame. — Le manuscrit de Cangé à la Bibliothèque nationale.

— Le petit psautier de Bruxelles. — La petite Bible (British muséum). - Les vers Moreaux (Bruxelles). — Le moine couveur. — Le moine sculpteur (British Muséum). — Les Bestiaires. - - Philippe de Taon. — Signification symbolique des animaux dans les manuscrits. — Liber Floridus (Gand). — Anciennes représentations des Sirènes. — Leur signification. — Le Bestiaire de Strasbourg. — Le miroir du monde. — Le manuscrit de l'Apocalypse (British Muséum). — Le Bestiaire de l'évéché de Gand. — Leur analogie avec les anciennes sculptures de l'Inde.

Jusqu'au XlIIe siècle, l'influence de la civilisation française fut considérable dans nos contrées. La France, par ses brillants sculpteurs gothiques, comme par ses poètes, avait été jusqu'alors le grand foyer de lumière vers lequel s'orientaient les artistes de tous les pays et notamment les nôtres. Ses mœurs, son art, ses idées, son genre sati- rique même vinrent s'implanter profondément chez nous et, comme le fit la langue française elle-même, se juxtaposèrent à notre civilisa- tion et à notre art propre.

On serait tenté de croire que !a poésie française, s'adressant sur- tout à la partie la plus instruite de notre pays, sachant seule le fran- çais, fut exclusivement d'un genre relevé et ne célébrait que les hauts faits des chevaliers ou l'honneur de leurs dames.

Nous voyons, au contraire, que nombre de contes ou de fabliaux satiriques, importés par nos voisins méridionaux, quoique émaillés de farces grossières et de détails grivois, eurent autant de succès dans les châteaux, que leurs traductions flamandes dans les maisons de nos artisans et les chaumières de nos campagnes.


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Les contes et les fabliaux français qui remontent aux origines mêmes de cette nation \ eurent une influence incontestable sur nos artistes satiriques flamands, et ils formèrent un fond où puisèrent avant eux nombre de nos miniaturistes.

Les fabliaux avaient d'ailleurs toutes les qualités requises pour être appréciés par les habitants de la Belgique actuelle, ils y rencon- traient, avec une intelligence réelle de la vie courante et familière, un bon sens frondeur, une ironie souvent maligne et surtout cette ten- dance à la parodie et à la satire que nous avons signalée déjà comme inhérente à notre race.

M. Bedier - dit à juste titre que c'est la satire qui a tué les fabliaux. Dans les Miroirs et les Ymaiges du monde, où l'on réunissait un ensemble de ces contes railleurs, nous voyons toutes les classes de la société tour à tour bafouées. Comme le firent nos miniaturistes sati- riques, les maîtres drôles, et plus spécialement Brueghel le Vieux dans certaines de ses estampes, les trouvères français daubent indifféremment les grands seigneurs, les bourgeois, les moines et les vilains. L'école artésienne a des poètes d'un esprit proche de celui de nos Flamands. Comme eux, ils avaient pour idéal le pays de Cocagne, dont nous verrons Brueghel faire une satire mordante à l'adresse de ses contem- porains. Leurs trouvères chantèrent maintes fois ce pays charmant « où plus on dort, plus on gagne; où Ton mange et boit à planté, et où les femmes sont d'autant plus agréables qu'elles ont moins de vertus » ^ Mal faits pour le rêve comme pour la colère, reposés dans un optimisme de gens satisfaits, ils se passionnaient plus que de raison, comme le firent nos Flamands de la fin du moyen âge, pour de petites querelles municipales et des jalousies de métiers.

Dans leurs contes à la fois chevaleresques et grivois, la femme n'est pas épargnée. On y voit souvent percer une sorte de colère méprisante qui dépasse singulièrement les données ordinaires de ces contes. Il ne s'agit plus de ce fonds de rancune que l'homme a

  • J. BÉDiER. Les Fabliaux, t. II. de VHistoire de la littérature française de Petit

DE JULLEVILLE, p. 60.

« ID., ibid. p. 85.

» Id., ibid. pp. 57 à 102.


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toujours eu contre la femme, mais d'un dogme bien défini, profondé- ment enraciné, qui, d'après M. Joseph Bédier, peut s'énoncer ainsi : <■■ Les femmes sont des êtres inférieurs et malfaisants, seul un régime de terreur peut les mater > (comme nous le montrent les fabliaux du sire Hain et Dame Anieuse, le vilain mire, la maie dame) ; et encore, les coups ne suffisent pas, car leurs vices sont vices de nature. Elles sont essentiellement perverses, contre-disantes, obstinées, lâches; elles sont hardies au mal, capables de vengeance froide, où elles s'exposent elles-mêmes au besoin, comme on le voit dans les contes des deux chargeurs et de la dame qui se vengea du chevalier. Elles sont curieu- ses du crime, affolées par le besoin de jouir, comme la hideuse Matrone d'Ephèse du Xllle siècle, le pêcheur du Pont-sur-Seine, le Fèvre de Crécil, le vallet aux douze femmes, \2i femme qui servait cent cheva- liers \

Comme le dit fort bien le même auteur, ces fabliaux s'apparen- tent à l'épopée animale du Renard, car, dans presque tous, on trouve les mêmes satires hostiles, dirigées contre les prêtres et les moines, composées par des auteurs pourtant dévots.

Lç. fabliau d'Estormi ei celui de sire Hain et dame Anieuse se rapportent à un sujet que Breughel le Vieux traita avec beaucoup de complaisance, nous voulons dire les épisodes ayant trait à la lutte pour la culotte, symbole de suprématie dans les ménages.

D'après Barbazon et Wright, dame Anieuse (ancienne forme fran- çaise du mot ennuyeuse) était une femme méchante et acariâtre, tour- mentant à tout propos son mari, à qui elle jouait les tours les plus pendables. De guerre lasse, sire Hain propose à sa moitié de vider le différend d'une façon nouvelle : - De grand matin, dit-il, j'ôterai ma culotte et la déposerai au milieu de la cour ; celui qui saura s'en emparer commandera dans la maison.

Le matinet, sans contredire Voudrai mes braies descliaucier, Et enmi nostre cort couchier ; Et qui conquerra les porra, Par bone reson monsterra Qu'il est sire ou dame du nostre.

  • Id. Ibid. op cit.


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Dame Anieuse accepte avec empressement le combat, et chacun se prépare à la lutte. Toutes les dispositions ayant été prises, deux voisins, l'ami Symon et dame Aussais, sont appelés en qualité de témoins, et l'objet de la lutte, la culotte, est placé sur le pavé de la cour. La bataille commence par quelques légères satires des formalités préliminaires des combats judiciaires. Le premier coup fut porté par la dame; elle était si impatiente de commencer la lutte, qu'elle frappe son mari avant d'attendre le signal. Bien entendu, les langues, pendant tous ces préparatifs, ne restent pas inactives et surtout celle de la com- battante. Elles redoublent leurs efforts pendant la bataille. Profitant d'un moment où son pauvre mari, étourdi d'un horion reçu en plein visage, essayait de reprendre haleine, les regards de dame Anieuse tombent sur l'objet du débat, et la voilà qui se Iprécipite sur la culotte. Le danger ranime l'ardeur de sire Hain, et du malheureux vêtement il ne serait rien resté si la fureur des deux époux ne le leur eut bientôt fait lâcher prise pour s'attaquer de plus belle.

Hains fiert sa famé enini les denz Tel coup que la bouche de denz Li a toute remplie de sancz. « Tiens ore > dist sir Hain ^ an Je cuit que je t'ai bien atainte. Or t'ai je de deux colors tainte. J'aurai les braies toutes voies.

Néanmoins, dame Anieuse tient bon et rend coup pour coup ; la lutte continue encore avec des chances diverses, jusqu'à ce qu'en- fin, saisie par les cheveux et renversée dans un panier, se trouvant par fortune derrière elle, la mégère finit par avouer sa défaite. Le voisin Symon, arbitre du champ clos, proclame vainqueur le sire Hain, qui reprend triomphalement possession de sa culotte avec les avantages y attachés.

Dame Anieuse n'a plus qu'à se soumettre ; elle le fait loyalement et de bonne grâce. Le poète assure même qu'elle se montra pour le reste de sa vie épouse obéissante et dévouée.

L'auteur, Huges Piaucelles, termine son fabliau en recommandant la leçon à tout homme affligé d'une femme acariâtre. Les maris du



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moyen âge prirent la recommandation fort à la lettre, et cela en dépit des lois édictées pour empêcher les mauvais traitements auxquels les femmes étaient trop souvent en butte.

La figure 121 coistitue un sujet en tous points conforme à ce conte. C'est la reproduction d'une partie de Miséricorde d'une des stalles en bois sculptées de| la cathédrale de Rouen. On sait que ces stalles ont presque toutes été exécutées par nos huchiers et imagiers flamands ou brabançons, entre autres par Paul Mosselman, le plus connu d'entre eux, qui avait travaillé déjà dans le Berry et que M. de la Bordes ^ croit né à Ypres ^ Hennequin d'Anvers, Guillon du Chastel, Flamand, et Laurens d'Ypres en Flandre (Lauren d'Ysbre

_ X .,1V . , ^ F"i- 121

rlament) y travaillèrent également. On remar- quera qu'ici le mari, dans la chaleur, de la lutte, a tiré son couteau, avec lequel il semble vouloir mettre en lambeaux l'objet du litige, plutôt que de s'en dessaisir. Ce même sujet avec des variantes se retrouve sculpté en divers endroits en Belgique, notamment sur les miséricordes de stalles de Hoogstraeten en Campine.

Les illustrations mettant en scène l'homme luttant pour la supré- matie dans le ménage, eurent le même succès en Allemagne. Van Meckene, près d'un siècle avant Breughel, représenta le même sujet à plusieurs reprises.

Une illustration d'un manuscrit {Schwànke à Inspruck, 1456) consacre en un dessin satirique à la plume, le triomphe du mari qui brandit victorieusement une grosse trique, tandis que sa femme, à genoux, semble implorer son pardon.

Le curieux Bestiaire de Strasbourg (com. du WM^ siècle), reproduit dans les nouveaux mélanges d'archéologie et de littérature sur le

' M. DE LA Bordes, Ducs de Bourgogne, t. I, p. cxix.

" Joseph Destrée, Étude sur la sculpture brabançonne au moyen âge. (Annales de la Société d'archéologie de Bruxelles, 1899, t. XIII p. 299). Paul Mosselman est considéré par de la Bordes, mais sans preuves, comme étant né à Ypres. Nous penchons à le croire Brabançon. En tous cas, il a été inscrit dans la gilde des Imagiers de Bruxelles.


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moyen âge du P. Cahier, nous offre (fig. 122, 123 et 124) trois autres épisodes de cette éternelle lutte entre l'homme et la femme *,

Dans le premier groupe, la lutte en est arrivée à sa phase la plus animée; les deux adversaires se prennent littéralement aux cheveux. Quoique l'homme se soit en partie dépouillé de ses vêtements pour combattre plus à l'aise, on prévoit facilement l'issue de la rencontre, car la femme frappe avec un entrain qui semble devoir immanquable- ment lui assurer la victoire. Dans le second, l'homme, complètement nu, tient une grosse pierre qu'il soulève de sa main droite pour mon- trer ce que sa force a de redoutable, tandis que la femme, sans crainte, l'a saisi par les cheveux et paraît assurée de l'amener à merci.



FiG. 122, 123 et 124.

Le troisième groupe représente l'homme à genoux ; il demande un pardon que son tyran féminin veut bien lui accorder d'un geste de clémence condescendante.

Ces images satiriques, comme les fabliaux qu'elles illustrent, nous montrent que la femme, malgré sa faiblesse physique, est d'ordi- naire plus dangereuse qu'on ne le suppose, et que son influence surpasse celle qu'elle est censée recevoir de l'homme.

C'est le souvenir de ces querelles de ménage, donnant lieu à des satires souvent comiques, qui inspira aussi les auteurs des mystères où nous avons vu l'antagonisme si humain entre les sexes se repro- duire jusque dans les discussions intimes entre Marie et Joseph, qui aboutissaient parfois aux échanges d'injures les plus choquantes.

Les miniatures satiriques représentant des infortunes conjugales,


' p. Cahifr et Martin. Op. cit. p, 161.


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empruntées probablement à des contes ou fabliaux français, sont nom- breuses. Le Decretiim Gratiani du Xllh siècle (manuscrit no 20-1380 de la Bibliothèque de Gand), nous offre notamment un sujet où nous voyons la femme adultère favoriser l'introduction de son amant dans la chambre conjugale. On voit ce dernier s'approcher doucement de la couche de l'épouse infidèle, tandis que son mari, confiant, dort à ses côtés.

Un dessin conservé au cabinet des estampes de Berlin nous montre un groupe formé par une femme qui serre dans ses bras son mari tandis qu'elle tend la bouche à un galant qui se penche vers elle, derrière le dos de son époux berné.

D'autres sujets inspirés par les fabliaux français se remarquent nombreux parmi les sculptures décorant les stalles de la cathédrale de Rouen; outre le conte du Sire Main et dame Anieuse, dont nous con- naissons l'histoire, on y remarque les lais d" Aristote, et de Virgile, ainsi qu'un défilé satirique des métiers et des corporations \ On retrouve également les légendes é'Aristote et de Virgile sur les misé- ricordes d'Hoogstraeten en Belgique. D'après M. Langlois, chaque parclose des stalles de Rouen était ornée d'une figure en ronde bosse, représentant des moines dans des attitudes grotesques ou satiriques. Celles-ci furent abattues à coups de hache pour faire cesser les saillies qu'elles provoquaient .

Ces sculptures sont des plus intéressantes pour l'histoire du genre qui nous occupe, parce qu'elles nous montrent le cycle des motifs populaires satiriques les plus familiers à nos ancêtres flamands.

Dans l'étude de M. Destrée : la sculpture brabançonne etc., nous voyons quatre reproductions de ce genre (p. 304) : l'une représente un homme coiffé d'un énorme turban tenant une lance; l'autre, deux moines attablés, dont l'un deux, tenant un broc énorme, incite l'autre à boire plus que de raison ; puis un moine encapuchonné marchant à quatre pattes, tandis que plus loin deux jeunes diacres se disputent pour la possession d'un phylactère -.

' J. Destrée, Op. cit. p. 303.

- Tous ces sujets ainsi que les suivants semblent les illustrations de fabliaux ou contes français alors en vogue en pays flamand.


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Des sculptures flamandes satiriques, exécutées dans les églises françaises et dont on connaît les moulages conservés au Musée de Kensington (galerie d'architecture), représentent, entre autres sujets, deux femmes assises devant le feu de la cuisine où bout une marmite. A en juger d'après leurs expressions et attitudes, il y a vive contestation, et l'objet de la discussion semble être un morceau de viande, que l'une d'elles porte sur un plat. La dame au plat se tient sur la défensive, prête à se servir d'une cuiller à pot contre son antagoniste qui brandit un soufflet K

Deux chapiteaux ayant la même provenance ont plutôt trait à la lutte entre les sexes, dont les péripéties variées semblaient spéciale- ment intéresser nos ancêtres. Dans ces deux derniers cas, c'est la femme qui semble victorieuse.

Ces sculptures, en pays flamand, présentaient souvent |les carac- tères d'une grivoiserie bien plus osée, comme nous en verrons un exemple dans les poutres en bois sculpté de l'hôtel de ville de Damme, où, chose curieuse, nous voyons, comme dans les mystères, les sujets profanes juxtaposés à des scènes religieuses. ^

Nous aurons l'occasion d'en parler plus longuement, lorsque nous nous occuperons de curieux bains de femmes qui furent peints par nos grands primitifs flamands.

Le petit Psautier, dit de Gui de Dampierre, de la librairie de Bourgogne (Bibliothèque royale de Bruxelles), contient dans ses amusants encadrements de pages, l'illustration probable de plus d'un conte ou fabliau d'origine française. Parmi les plus curieux, il faut citer celui du moine couveur, dont le texte ne nous est pas parvenu.

Nous y voyons (fol. 120) un religieux, reconnaissable à son froc brun et à sa capuche, couver consciencieusement des œufs, qui se trouvent empilés en grand nombre dans une cuvelle qui lui sert de nid. 11 en soulève un et semble, par une mimique compréhensible de tous, vouloir indiquer que celui-ci n'est pas frais.

' D'après M. Th. Wright, qui reproduit cette scène dans son livre cité plus haut, cette sculpture daterait de 1342.

' H. FiERENS Gevaert, Psycho/ogie d'une vi/le. Essai siir Bruges. Paris 1901 p. 118.


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Ce conte ou fabliau dut avoir un grand succès en pays flamand, car le British Muséum (Département des manuscrits) possède une Bible écrite en Flandre, datant du commencement du XiVf siècle, oij nous trouvons un sujet analogue.

Là aussi, nous voyons un moine couver des œufs ; le geste est à peu près analogue. Mais dans la version du manuscrit flamand de Londres, le moine couveur semble vouloir activer l'éclosion de l'œuf en le rapprochant des effluves brûlantes qui émanent d'une face diabolique, rayonnante comme un soleil dans le ciel *.

La physionomie du moine présente une expression de malice gri- voise, que l'on observe également dans la composition satirique du manuscrit de la Bibliothèque royale de Bruxelles.

Le manuscrit no 10.435, peint à Cambrai (fin du XlIIe siècle), appartenant à la Bibliothèque nationale de Paris (fonds latin), contient (folio 126 verso) un sujet analogue. Un homme couve des œufs dans une cuvelle, et un autre regarde par transparance un œuf frais pris dans un second nid momentanément abandonné.

Sur les miséricordes des stalles de Kempen, on voit un paysan écrasant des œufs avec son fléau. Peut-être sommes-nous en présence d'une satire dirigée contre les moines mendiants qui récoltaient par- tout les œufs pendant le Carême, époque pendant laquelle il était défendu de les manger. Ne pouvant les manger, était-ce pour les couver que les moines les demandaient? Ne valait-il pas mieux les détruire comme le fait le batteur en grange de Kempen ? ^

L'influence qu'eurent les légendes se rapportant à des miracles français sur nos miniaturistes, dut être considérable. Ces contes religieux nous expliquent une fois de plus l'irrévérence qu'osèrent montrer nos enlumineurs envers les plus hauts dignitaires du culte. Les titres seuls sont suggestifs.

Le troisième miracle du manuscrit de Cangé de la Bibliothèque


' Sir E. Maude Thompson, op. cit. p. p. 321, 322.

- Obman Hjalmar. Mideltidens horstolar i Tyskland Scandinavien ocli Finland. Helsing- fors 1900.


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nationale, par exemple, ^ est intitulé De l'évesque qui l'arcediacre murtrit (tua) pour estre évesque après sa mort. ^

La miniature satirique qui accompagne ce récit, nous repré- sente le mauvais prêtre, saisi et enlevé par deux démons à ailes noires, tandis qu'il se prélassait à table, entouré de musiciens et d'un batte- leur en souliers à la poulaine.

Le pape lui-même n'y est point ménagé, témoin le miracle huitième: - D'un pape qui par convoitise vendi le basme (baume) dont on servait deux lampes en la chapelle de S^ Pierre, dont S^ Pierre s'apparut à lui. en lui disant qu'il serait damné. ^^

Ici l'image est encore moins édifiante; nous voyons apparaître dans la composition deux petits anges qui donnent des coups de pied au derrière du pontife, coiffé de la triple couronne, mais vêtu d'une simple chemise.

Les récits miraculeux de ce genre sont nombreux. Citons encore le miracle de - S^ Johan Hermite, qui par temptacion d'ennemi (du diable) occist la fille d'un roi et la jeta dans un puit. ^^ Dans un autre miracle : - Comment la fille d'un roi de Hongrie se coupa la main , on voit un pape, d'accord avec ses cardinaux, autoriser un roi à épouser sa propre fille. Cette étrange légende est tirée du roman en vers de Philippe de Reims intitulé la Manckinc -.

Dans le miracle de Thcophilc, on trouve des passages - na'i've- ment Sacrélèges tels que celui-ci :

Ha 1 .W.iuvais Dieu ! que ne te tien ! Vraiment si je te tenoie, De cops tôt te desromperoie.

Le blasphémateur continue en disant qu'il se fera turc et qu'il reniera sa foi.

Au grand amusement du public, dans cinq au moins des drames contenus dans le manuscrit cité plus haut, des femmes sont prises des douleurs de l'enfantement sur la scène. Le spectateur assiste à

' A. De Martonne. La Piété au moyen âge. Paris. - Dumoulin - 1S55, p. 12 et 13. Voir le MANLSCRrr de Cangé, Les quarante miracles de S'otre Dame. Paris.

  • Francisque Michel. La Manekine, Paris 1S4Û, et De Martonne, o/;. cU. p. 45.


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toutes les phases les plus naïves de la délivrance. Dans la Passion de Jean Michel, on voit l'accouchement de S^e Anne et de la Vierge. Ce ne fut que plus tard, dans les Mystères du XVle siècle, que ces scènes se passèrent derrière des custodes ou rideaux - que l'on tirait pour voiler ces spectacles plus qu'étranges. »

La crudité des détails n'est d'ailleurs sauvée par aucune nécessité scénique. Dans le miracle <' D'une femme nommée Théodore, qui pour son pêchié se mist en habit d'homme, et pour sa penance devint



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FiG. 125

moine -, l'entremetteuse qui paraîtra si souvent dans les tentations de St Antoine, joue un des rôles principaux. Elle est toujours appelée de son nom le plus grossier.

On voit qu'en France comme en Belgique *, la plupart des inter- ventions miraculeuses de Notre Dame furent basées sur une idée immorale : la confiance idolâtre en l'efficacité de l'intercession de la Vierge, qui intervient même en faveur de criminels indignes, à cause


' A. De Martonne. Op. cit. p. 19.


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du culte fervent et unique qu'ils lui rendent. (Voir plus haut nos mystères flamands : Mascaroen et Marike van Nimegue)

Les Puys de V Assomption et de V Immaculée Conception furent vainement condamnés par l'église à cause de leur esprit peu orthodoxe; malgré ces défenses ils se propagèrent partout, notamment dans le Nord de la France. Un épisode satirique d'un Miracle de Nostre Dame, du commencement du XVIe siècle, constitue un curieux exemple des aberrations alors à la mode. Il est intitulé « Mystère d'un chevalier qui donna sa femme au Diable et à dix personnages. »

Le sujet d'un miracle joué le jour de la Nativité de N. S. n'est pas moins digne d'être relaté. Le voici, d'après de Martonne, dans sa simplicité : Comment Salomé, qui ne crédit pas que Nostre Dame eust enfanté virginalement, sans œuvre d'homme, perdit les mains, pour ce qu'elle le voulust esprouver. »

Un compte des dépenses faites à l'occasion d'une de ces repré- sentations de miracles par la confrérie de N. D. du Puy de Valenciennes, nous montre que carmes et dominicains figuraient parmi les acteurs de ces pièces étranges, presque sacrilèges, et qu'ils tenaient à une nourriture abondante :

« Item, aux carmes et aux dominicains la portion de deux reli- gieux », ce qui prouve d'une façon satirique un appétit peu ordinaire.

> Item, un plat de fruits et demi lot de vin pour rafraîchir les apôtres. Item, au mieux faisant (au poète) une couronne d'argent fin. Item, au prédicateur un quartier de mouton,... *

Comme le dit M. Magnin \ < les productions françaises parti- cipaient au plus haut degré de la superstitieuse, presque païenne inspiration qui domine dans la plupart des mystères espagnols. »

Les vers moreaux, manuscrit n'^ 9,411 du catalogue de la Biblio- thèque royale de Bruxelles, contiennent une grande quantité de fabliaux français illustrés par des artistes flamands (XIII^ siècle).

La miniature de la figure 125 représente l'épisode final du conte del unicorne et del serpent \t\ qu'on le trouve dans le Nouveau recueil, etc. de Jubinal.

' Ch. Magnin. Les origines du Théâtre français. Paris. 1 vol. 8°.


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L'homme, réfugié sur un arbre, voit celui-ci rongé à la base par des carnassiers, puis renversé par la licorne qui le fait tomber dans l'enfer, dont nous voyons la gueule, largement ouverte, disposée pour le recevoir.

Ce même sujet est également traité dans une miniature d'un manuscrit (no 7,208) de la Bibliothèque nationale de Paris et dans le Miracle de Notre-Dame, manuscrit 9,229 de la Bibliothèque royale de Bruxelles.

Les encadrements et bas de pages du même manuscrit (no 9,411), fourmillent de sujets satiriques et plaisants, représentant des satires ou parodies assez anodines des jon- gleurs et ménestrels. Un de ceux-ci tient une épée en équilibre sur son menton, folio 138, dans // conte de VAver, et un autre racle à l'aide d'un râteau champêtre un semblant de violon, dans // conte du Pélican, folio 1 14. C'est à ce dernier fabliau que se rattache une miniature sati- rique où nous voyons un homme,

un paysan, brandir une hache pour pourfendre un limaçon à tête diabolique, qui semble le regarder d'une façon ironique. La figure suivante, non moins satirique, met en scène, dans // conte de Héraus, le diable avec son inséparable crochet, qui s'empare d'un méchant malgré tous les efforts qu'il fait pour lui échapper \

Les savants, médecins ou astrologues, furent souvent pris à partie dans les miniatures et sculptures satiriques flamandes. La figure 126, tirée du Ceremoniale Blandiniense de la Bibliothèque de Gand (Manu- scrit no 233 [88] datant du XlVe siècle), nous en offre un exemple entre mille. Des sculptures à l'église de Saint-Martin à Courtrai et à l'abbaye de Saint-Bavon à Gand, sont des plus intéressantes à ce point de vue.



FiG. 126


1 Ces derniers contes ne se trouvent pas dans l'ouvrage de Jubinal.


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Le manuscrit de Cambrai, déjà cité plus haut, de la Bibliothèque nationale de Paris, n^ 10,436 (fonds latin), présente une particularité des plus curieuses. Les scènes satiriques, ou petits tableaux vivants, illustrant les encadrements des pages, se rapportent pour la plupart à des personnalités connues par l'artiste, dont une inscription à l'encre rouge indique ordinairement le nom.

Ainsi nous voyons une dame de Tallncourt faire un geste de pudeur alarmée à la vue d'un cavalier entreprenant, l'implorant à genoux. Des groupes à peu près semblables se rencontrent fréquem- ment ; celui du folio 60 (verso) s'applique à medemlsele de Bailloel; celui du folio 61 v», à medemlsele de Balsselnest \ au folio 115, nous voyons en plus son nom demlsele de Blroncourt accompagné de ses armoiries. Des scènes analogues, où les personnages sont égale- ment reconnaissables par leurs armoiries, nous montrent d'autres dames peu cruelles, recevant à bras ouverts leurs galants.

La miniature du folio 3Q est d'une satire plus gracieuse ; nous y voyons demlselle de Chlngnole et Agnès sa sœur, quoique déjà gran- des, s'amuser naïvement avec des jouets.

La satire didactique, fort en faveur chez nos poètes flamands à partir du Xiile siècle, et dont nous trouverons la continuation dans les œuvres moralisatrices de nos grands artistes satiriques du XV^ et du XV|e siècle, fut pratiquée bien avant cette époque par les artistes et les littérateurs français.

Déjà au commencement du Xlh siècle, Philippe de Thaon (ou de Thaum) écrivit en Angleterre, en se servant de la langue française, le Comput et un Bestiaire dédié à la reine Aelis de Louvain, qui avait épousé Henri 1er, en 1125. Ct Bestiaire ou traité de zoologie sym- bolique, parfois satirique, mérite d'être noté, parce qu'il nous permet de déterminer la portée exacte qu'avaient au moyen âge divers ani- maux et figures fantaisistes, que nous retrouvons dans les nom- breuses compositions satiriques dont nos manuscrits et peintures « drôles » sont émaillés.

Au texte de ce Bestiaire étaient jointes des miniatures explicatives. On y voyait, par exemple, un lion dévorant un âne.


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Philippe de Thaon nous apprend que le lion, qui a le col énorme et le reste du corps plus petit et plus faible, représente Jhesu filg de Marie. Le train de devant, c'est la divinité, le train de derrière « mult gredie » représente l'humanité. Quant à l'âne, c'est l'image satirique des juifs.

Et par l'asne entendum Judeus par grant raisun '.

Après le lion, on voyait le Monosceros ou la licorne, qui a la forme d'un bouc et porte une seule corne sur le front. Nous savons com- ment, par ruse, on captivait cet animal fabuleux.

Thaon nous dit :

La met une pucelle Hors de sein sa mamele Et par odurement Monosceros la sent *.

Dès qu'elle aperçoit la jeune fille, la licorne se laisse prendre sans opposer de [résistance.

« L'unicorne c'est Dieu, la pucelle est Sainte-Marie et la mamelle la Sainte Eglise. »

Dans la plupart des animaux d'ailleurs, l'auteur voit Dieu ou le diable. Le crocodile c'est le démon, et sa gueule ouverte l'entrée de l'enfer. Nous avons vu déjà dans les mystères et dans les manuscrits l'entrée du séjour infernal figurée ainsi par une large gueule menaçante. Philippe le Thaon nous apprend que

Cocodrille signefie

Diable en ceste vie

Quand busche uverte dort

Dune mustre (montre) enfem e mort '.

Le crocodile « du Nyl », dont on trouve des images si curieuses dans le Liber Floridus de la Bibliothèque gantoise (commencement du Xlle siècle), nous montre que les savants et les artistes du temps

' Petit de jvlleville, Histoire de la littérature française. — La littérature didactique, par Arthur Plaget, t. II, p. 168. « ID., ibid. ^ Id., ibid.


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s'en faisaient l'idée la plus étrange; nous le voyons notamment, dans une miniature, gratifié d'une tête ressemblant à celle du lion.

Philippe de Thaon cite l'allégorie de la « Seraine » *, dont on voit des figurations si nombreuses dans nos manuscrits primitifs comme dans les compositions satiriques et fantastiques de nos maîtres « drôles » du XVe et du XV|e siècle.

La « Seraine >, explique-t-il, a « la faiture » d'une femme, les pieds d'un faucon, la queue d'un poisson ; elle pleure par le beau temps, mais chante dans la tempête. Les nautoniers qui l'entendent mettent, à sa voix, tout en oubli.

Les sirènes représentent les richesses terrestres; la mer c'est le monde, la nef le corps de l'homme, le nautonier l'âme.

Comme le chant des sirènes, les richesses pervertissent l'âme, la font « en péché dormir > et la conduisent à sa perte éternelle. Les sirènes saisissent les nautoniers avec leurs griffes de faucon, comme les richesses s'emparent du cœur de l'homme qu'elles ne lâchent plus.

L'homme riche opprime le pauvre; il est la cause de tueries et de ruines; alors, comme pendant la tempête, les sirènes chantent; mais si l'homme riche méprise les trésors terrestres et les répand au nom de Dieu, la sirène se lamente et pleure comme « en bel tens ».

Déjà, dans un manuscrit franc du Vile siècle (n» 168 de la Bibliothèque nationale de Paris, fonds latin de Saint-Germain), nous trouvons une sirène d'un art barbare, qui ne présente aucune trace des traditions antiques -.

Une autre figure de sirène des plus curieuses se trouve dans le manuscrit gantois V Imperatorls Jast'miani Instltutiones, déjà plusieurs fois cité. Conformément à la légende des Bestiaires^ elle est représentée « pleurant et se lamentant par le bel temps ». Le pied de griffon de la « Seraine » est levé, prêt à s'accrocher à l'homme faible. Le miniatu-


1 Petit de Julleville, Histoire de la littérature française. — Le genre didactique Arthur Piaget, t. II, p. 169.

- Elle rappelle notamment les figures étranges que l'on rencontre dans les boucles de ceintures et bijoux de l'époque franque recueillis dans notre pays (Ve et Vie siècles).


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riste lui a ajouté des ailes et un pied de cheval ou de licorne, ce qui la rend plus dangereuse encore, lui permettant de cette façon de tenter l'âme humaine à la fois dans les airs, sur la terre et dans les flots.

Les représentations de sirènes dans le petit psautier de Bruxelles sont très nombreuses : on en voit de toutes façons, notamment avec et sans leurs « siréneaux ».

Le Bestiaire de Strasbourg décrit par le P. Cahier * nous montre un groupe formé par un homme chevauchant un lion qui décoche une flèche vers une sirène portant dans ses bras un « siréneau ». L'auteur



FiF. 127 et 128

croit y reconnaître le symbole de la tentation repoussée par l'homme fort qui, sans hésiter, court sus au péché avec la certitude de le vaincre '.

Dans l'espèce de sirène ailée, portant la lance en arrêt contre un moine à croupe de quadrupède, nous voyons la lutte tourner au désavantage de l'homme, qui se défend au lieu d'attaquer le mal. La figure presque bestiale du moine guerrier nous montre « qu'il en est arrivé au moment où la passion sollicite son cœur et qu'il ne se met en garde que par manière d'acquit de conscience >, faisant prévoir ainsi sa perte certaine.

La femme folle de son corps (baladine, chanteuse ou danseuse publique), est sans doute visée par les groupes des figures 127 et 128


' P. p. Cahier et Martin, Nouveaux mélanges d^ archéologie et de littérature sur le moyen âge. Curiosités mystérieuses. Paris, 1874, p. 159.

" Ce Bestiaire sculpté forme une frise ornant les murs de la cathédrale de Strasbourg. Sculpture présentant, selon nous, les caractères des œuvres de nos statuaires du Toumaisis ou de la Flandre.


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représentant des sirènes chantant ou jouant de divers instruments. Nous avons vu déjà que les prédicateurs et les canonistes du moyen âge n'épargnaient pas les anathèmes aux jongleurs considérés comme suppôts de Satan. La présence de jolies jongleresses, dépourvues de préjugés, parmi les troupes ambulantes d'histrions, était considérée comme un danger encore plus grand pour la moralité publique. Leurs poses lascives et leurs chants grivois excitaient aux plaisirs des sens ; « ils réunissaient, pour le regard comme pour l'ouïe, tout ce qui peut enflammer la luxure, n'oubliant rien de ce qui peut exciter le vice »,


.2^



Fio. 129


disait, dès le Xlh siècle, Jean de Salisbury. On les voit, dans le Bestiaire de Strasbourg *, représentées avec le corps sé- duisant des sirènes, tandis que leurs pattes de griffon ou de porc disent clairement leurs vices et le danger de leurs ap- proches. Elles accompagnent leurs chants en jouant de divers instruments de musique, ajoutant ainsi l'attrait de l'art à leur beauté funeste qu'elles tiennent du démon. La figure 129 semble également inspirée par les objurgations de Jean de Salisbury ainsi que par celles de nos évêques, qui ne furent pas moins empressés à défendre à leurs ouailles les représentations si courues des histrions.

Ce groupe, tiré d'un bas de page du manuscrit (fig. 129) de la Bibliothèque communale de Cambrai, est une satire dirigée contre les descendants des mimes où leur public n'est pas épargné. Le joueur de cornemuse, symbolisant l'histrion, est représenté maigre et long, les cheveux ébouriffés, et il souffle de toutes ses forces dans son instrument. On voit ses joues violemment gonflées; son corps se termine en forme de bête aux pieds fendus, comme ceux du démon. Le public est satiriquement figuré par un animal à deux pattes qui


p. p. Cahier et Martin, (op citi p. 156 et 159.


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écoute religieusement et dont la stupidité béate se lit fort bien sur la physionomie.

Dans les reproductions suivantes (fig. 130 et 131), sirènes et centaures sont aux prises. L'artiste a représenté d'un côté la séduction et de l'autre côté la force brutale, la première voulant subjuguer l'homme fort et bien armé représenté par un centaure. Philippe de Thaon, dans sa description de l'écliptique, parle ainsi du centaure qu'il ne considère pas comme un être fabuleux :

E ceeo dit nostre armaire Que Des fit sagitaires, Ke humaine figure Ad tresque à la ceinture ; Cheval est de derère Un arc tant arrere (slcj.

Les écrivains ecclésiastiques voient communément dans le centaure l'humanité animale, c'est-à-dire l'homme se laissant conduire



FiQ. 130 et 131


par ses passions indomptées. Giotto, peignant à Assise l'obéissance de saint François, place à la gauche du saint un centaure qui semble prêt à se cabrer à la pensée du sacrifice de sa volonté abondonnée à Dieu. Dans le second des deux groupes (fig. 131), le centaure, plein de force pour combattre une autre force physique, comme celle du lion, se trouve, dans le groupe qui le précède, faible et se défendant mollement quand il s'agit de la séduction morale, représentée par une sirène désarmée, tenant un bouclier.

Plus loin nous voyons, d'après notre naturaliste ancien, le hérisson qui se rend à la vigne et se roule

« rond com pelote »


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sur les raisins pour les emporter embrochés sur ses piquants à ses petits; ici encore c'est le diable qui porte en enfer les âmes des hommes qu'il a su prendre.

Le pélican n'est pas oublié :

Cest oisel signefie

Le fiz sancte Marie

E nus si oisel sûmes

En faiture de humes

Le sûmes relevé

De mort recuscité

Par le sanc precius

Que Des laissât pur nus (').

Comme on peut le voir, chaque figure ou animal enlacé dans les enroulements des lettrines ou les marges des manuscrits avait sa signification propre, symbolique ou satirique.

Le Bestiaire d'Amour de Richard Fournival (Xlllesiècle) s'occupe des mœurs du Renard d'une façon plus réaliste. « Le goupil, dit-il, ne vit que de vol et de tricheries. Quand la faim le presse, il se roule sur la terre rouge et il semble être tout ensanglanté. Alors il s'étend dans un lieu découvert, retenant son souffle et tirant la langue, les yeux fermés, et rechignant des dents comme s'il était mort. Alors les oiseaux viennent tout près de lui sans dé- fiance el il les dévore ».

Les vices et les vertus, qui inspirèrent Bosch, Breughel et les miniaturistes du moyen âge, jouent un rôle important dans toute la littérature française; Brunet Latin ou Latini a consacré tout le second livre de son Trésor à disserter sur les vices et les vertus. Un important ouvrage sur le même sujet, la Somme des vices et des vertus, fut complété en 127Q par un dominicain, frère Lorens. Cette compilation porte les titres suivants : Miroir du monde, Somme Lorens, Somme le



FiG. 132


» Petit de Julleville. {op cit) p. 179.


123


Roi on enfin Ll livres royaux des vices et des vertus. Comme dans les bestiaires, on y trouve des « ymages » qui sont identiques dans la plupart de ces manuscrits.

L'auteur y décrit la fameuse bête de l'Apocalypse au corps de léopard, à la gueule de lion, aux pattes d'ours, qui avait sept chefs et dix cornes ». 11 montre comment et pourquoi cette bête est le diable. Chacune des sept têtes signifie un des sept péchés capitaux. La miniature représentant la bête de V Apo- calypse est conservée, chose curieuse, même dans les manuscrits qui ont aban- donné cette figuration pour adopter celle de V Arbre de Vie qui a pour racine Amour, comme l'arbre de Mort Convoitise.

Une miniature très intéressante qui se trouve dans un manuscrit de V Apoca- lypse datant de 1330, conservé au Musée Britannique \ représente un combat ter- rible entre le dragon rouge de l'Évangile et les partisans de la foi, ces derniers équipés en guerre comme l'étaient les soldats de l'époque. Ils attaquent hardi- ment la bête terrible, l'un avec une lance, l'autre avec une hache de combat ; un troisième brandit une lourde épée tout en se couvrant d'un bouclier armorié. Un

autre encore lui décoche les traits de son arbalète, qui se fichent jusqu'aux pennes dans son corps et même dans l'une des sept gueules. La physionomie amusée des combattants prouve qu'ils s'acquittent avec un certain plaisir de cette besogne et que l'artiste, auteur de cette miniature, qui a ajouté à ce dragon aux sept têtes une huitième au bout de la queue, a considéré lui-même ce sujet comme ayant un caractère comique et grotesque. Le démon, pour lequel tout le moyen âge professa une crainte réelle, n'excluait pas, comme nous

' Sir Maunde Thompson, Bibliographica. t. II, p. 9, et t. VII, p. 329.



FiG. 133



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l'avons vu plus haut, le désir d'en rire et d'en faire ressortir les côtés satiriques ou amusants.

La bête image du péché et de la perte éternelle n'est pas toujours représentée sous les formes du vieux serpent symbolique ou du dragon ailé. La figure 132 représente l'homme nu et sans défense en lutte contre le péché figuré par deux énormes carnassiers qui l'ont surpris. L'un d'eux tient dans sa gueule une partie de son bras droit, tandis que l'autre, qu'il a momentanément détourné de lui à l'aide de son bras gauche, semble se rire des vains efforts qu'il fait pour

échapper au sort fatal qui l'attend. Ce groupe est encore emprunté au Bestiaire de Strasbourg, qui nous a donné déjà tant de sujets curieux et intéressants pour l'explication du genre satirique flamand tel que le comprirent nos miniaturistes et nos P,Q 134 peintres primitifs jusqu'à l'époque

de la renaissance. La bibliothèque de la ville et de l'Université de Gand possède dans son précieux Liber Floridus, manuscrit du Xll^ siècle, dont nous avons donné déjà plusieurs reproductions, une partie consacrée à un Bestiaire. Le chapitre intitulé : Des dragons, des serpents et des cou- leuvres ', est surtout curieux, car on y trouve un dragon des plus étranges, dont la physionomie ironique présente un aspect vraiment satirique. Le griffon ailé est compris dans le chapitre consacré aux oiseaux. Les proportions énormes de l'animal représenté ont été rendues sensibles, car il tient dans ses serres et son bec un homme nu, dont il semble vouloir faire une seule bouchée.

Quoique ne présentant pas toujours des côtés satiriques sen- sibles, les images des Bestiaires au moyen âge constituèrent des réserves immenses, où puisèrent incontestablement nos artistes drôles du XVe et du XVIe siècle pour l'exécution de leurs sujets de diableries ou enfers et leurs Tentations de Saint- Antoine.

' De Dragone et serpentibus et colubris.


125 —



FiG. 135


Un Bestiaire peu connu,conservé aux archives de l'Évêché de Gand (XVe siècle), renferme une quantité incroyable de ces bêtes étranges, à l'existence desquelles on croyait si fermement à cette époque. Nous y voyons le Polipo (fig, 133) ayant le corps d'une femme de couleur glauque, et la queue d'un énorme poisson moucheté ; ce monstre a saisi un homme qu'il se met en devoir de manger vivant, et cela malgré ses pleurs et ses contorsions ; le Coruleo (fig. 134) a le visage d'un homme à l'expression effrayante et le corps d'un marsouin avec deux pattes articulées comme celles d'un homard ; le dragon marin, Dracone maris (fig. 135), a la tête d'un poisson et le corps d'un lézard couvert d'écaillés avec deux pattes de griffon ; son dos est couvert d'épines acérées ; le Bytirone (fig. 136) est plus étrange encore : c'est une espèce de poisson couvert d'écaillés, aux pinces de homard, dont la tête ressemble, à s'y méprendre, à celle d'un soldat couvert du heaume,

posé sur une cotte de mailles. Cet animal fantastique serre contre lui, à l'aide d'une de ses pattes, un bouclier sur lequel on distingue comme meuble les vagues de la mer. Un autre monstre marin porte une tête de moine. On ob- serve fréquemment le guerrier ^ marin et d'autres monstres de ce genre sur les miséricordes des stalles de nos églises, notamment dans le Chœur de l'église de Saint- Pierre à Louvain (XV^ siècle), à Hoogstraeten, à Aerschot et à Walcourt.

Les diverses variétés de sirènes ne sont pas oubliées dans ce curieux recueil, dont la faune fantaisiste semble en partie inspirée des



Fig. 136


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anciens. On sait en effet comment Oppien,dans ses fables de La Chasse et la Pêche, parle d'étrange façon de divers animaux. « Souvent, dit-il, l'hymen rapproche les loups et les cruelles panthères, et de leur union naît la race des thons vigoureux... Les panthères étaient autrefois des femmes charmantes... La girafe est formée par l'union de la même panthère (autrefois femme charmante) et du chameau (!).

» L'autruche est le produit du chameau et du passereau...

» Une particularité surprenante que j'ai apprise, nous dit encore Oppien, c'est que les hyènes à robe rayée changent de sexe tous les ans *. »

On pourrait continuer ainsi pendant longtemps les citations du savant grec, dont les enseignements merveilleux contribuèrent peut- être, eux aussi, à la genèse de ces animaux fabuleux du moyen âge, que Bosch et Breughel le Vieux transportèrent des Bestiaires dans leurs compositions satiriques picturales, d'un caractère si réellement flamand.


' Levêque, La peinture monumentale. (Féd. Artistique, 1901, p. 231.)


CHAPITRE VI. Notre littérature nationale thioise et française.

Satire des mœurs par Lambert le Bègue au XII^ siècle. — Le Dietsche catoen, réaction populaire contre les romans de chevalerie d'origine française. — Les œuvres de Maerlant, considérées comme un miroir de la civilisation flamande au Xllle siècle. — Thyl Uylenspiegel. — La lutte des classes. — Les satires des seigneurs et de la chevalerie. — Le manuscrit de St-Omer. — Le Petit psautier àe Gui de Dampierre. - Imperatoris Justiniani Institutiones. — Le Psautier de Luttrel. — La vie intime des moines au XIII^ siècle. — Le manuscrit 22. — Imperatoris, etc. — Leurs défauts et leurs vices. — Exemples donnés par les évêques. — Satires des évêques. — Le Livre des Keures d^Ypres. ~ Les manuscrits du British Muséum: le psautier flamand, la Bible, \e Livre d^heures de Maestricht et le Psautier de la reine Marie. — Les évêques aux tournois et jugements de Dieu — Le Decretum Gratiani. — Le luxe général, celui des femmes, leurs satires. — Les métiers. — Les œuvres littéraires de Boendael. — La lutte des classes au XlVe siècle. — L'arbre des batailles. ~ Le Livre des Keures de la draperie d'Ypres. — Les paysans. — Le vieil rentier d'Audenarde. — Les fictions littéraires nationales. — Le voyage de saint Brandaen. — Le livre des merveilles de Mandeville. Les dragons, centaures, griffons, etc. — Le Trésor de Brunetto Latini. — Le manuscrit 411 de Bruges. — Le Bestiaire de l'évêché de Gand. — Les sculptures d'Ellora.

Nous avons vu que dès le Xlle siècle, Lambert le Bègue de Liège (li Bèghes ou li Bèges) osa, dans des sermons populaires imagés et satiriques, s'élever non seulement contre le péché en général, mais même contre les abus extraordinaires du clergé qui se produisaient sous l'épiscopat de Rodolphe de Zaeringhen en 1167-9L

Les nominations ecclésiastiques simoniaques, l'exploitation des laïques, dont on exigeait des droits pécuniaires élevés pour l'admi- nistration des sacrements, l'opposition du clergé Liégeois à l'obliga- tion du célibat, son luxe somptuaire, furent vigoureusement stigma- tisés par les critiques satiriques du hardi prédicateur wallon.

Comme un contemporain plus jeune que lui, Valdo de Lyon, s'inspirant lui aussi de François d'Assises, Lambert convaincu de sa mission divine exerça par ses poèmes religieux didactiques, malheu- reusement perdus, et ses sermons imagés populaires une influence


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considérable sur ses concitoyens et surtout sur les femmes liégeoises dont la piété s'exacerba bientôt jusqu'au délire extatique dont Jacques de Vitry (') nous a laissé de curieuses descriptions.

N'oulant empêcher la violation du repos dominical, il allait jusqu'à chercher lui-même chez les bateleurs, les dévergondées qui se livraient aux plaisirs profanes et se laissaient entraîner aux danses alors si populaires, pour les faire travailler à la construction de son église relevant du chapitre de S. Paul.

Nous avons vu plus haut le succès de l'épopée bourgeoise du Renard chez nos compatriotes, et les satires nombreuses qu'elle inspira, .^vec le Dietsche catoen, qui remonte aux premières années du Xlll- siècle, apparaît la réaction flamande, toute populaire, contre la littérature célébrant les aventures de chevalerie raffinées, dorigine française -.

Les vues simples. le bon sens pratique de nos rudes travailleurs se trouvaient choqués par les apologies de la noblesse d'épée, dont ils virent de tout temps le côté frivole et cruel, ils méprisaient leur métier de meurtre et de rapines, car « leur métier est pillage et meurtre .

Haje ambacht dât is roef ende moert !

dit une ancienne chanson thioise.

Toute la littérature flamande du .Xllh' siècle semble empreinte de cette réaction populaire dirigée contre l'intluence française, prépon- dérante dans le parti des nobles et des patriciens.

Maerlant, mieux que tout autre, sut caractériser cette époque troublée; divers auteurs considèrent même ses œuvres comme un miroir fidèle où vient se refléter toute la civilisation flamande de son époque. Effectivement, nous trouvons dans ses écrits un esprit de revendications sociales et un écho terrible de cette haine du prolétaire des villes et des campagnes contre les patriciens et les nobles, < ces exploiteurs du pays plat 5, dont nous avons eu l'occasion de parier déjà dans le chapitre 111 consacré à la satire par les animaux.

> Vàii Maria Oigr.:^i-msSs. crsl^gus : Acxu saïutor. Joni tom. ï\' p. 636 et sair. comp. Pregejj. Histoin da Mvîtidsne 1 p. 53 et suiv.

  • Stecher, Histoire de la littérutare méeHamdaisf en Belgique, p. 92.


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La lutte des classes qui devait aboutir au triomphe longuement préparé des métiers et du peuple, est la préoccupation constante de toutes les manifestations de la littérature et de l'art satirique flamand au XIII^- et au XIV? siècle.

Nous la trouverons dans les chansons et les farces dialoguées populaires (softernyen) , ainsi que dans les intermèdes comiques qui égayaient alors les représentations religieuses. Plus visible encore, la lutte des classes apparaît dans les miniatures satiriques des manuscrits, car les artistes religieux qui les exécutaient,appartenaient pour la plupart au prolétariat ecclésiastique, et ils ne se firent pas faute de soutenir les revendications du peuple contre ses riches oppresseurs, tant civils que religieux. Cet esprit de justice et de revanche sociale, tout en faveur des humbles et des opprimés, nous le trouvons traduit en pages terribles dans les œuvres de Maerlant, Il stigmatise les méfaits des grands, prélats, seigneurs et patriciens :

« Hélas! s'écrie-t-il, le monde peut-il encore longtemps durer? Les seigneurs n'ont pas plus de loyauté que les sauvages de la Frise ou de la Saxe. Est-ce que Dieu nous a livrés à l'aveugle fortune? > Comme le fera Breughel le Vieux, il s'attaque avec force aux vices des mauvais bergers. — < Ces hommes de proie, semblables à des fourmis- lions, ne produisent rien, doen ghene nerlnghe^», mais ils s'emparent sans scrupules de ce que le voisin a gagné et épargné. — Et leur mesnie, < haer maisenide >, voyez comme elle dévore le pays plat ' ! »

Die verteeren dat d'arme liedea Souden hebben t'haere noot. Deze hebben de kenebacken so groot Dat si verteeren in overdaden Haer goet te haren scaden *.

(Ils dépensent follement ce dont les pauvres gens auraient besoin pour soulager leur misère. Ils ont de si fortes mandibules, qu'ils dévorent en orgies tous les biens du peuple, à son détriment.)

' Dr Te Winkel, Maerlants Werken, etc. et Stecher, Histoire de la littérature néerlan- daise en Belgique, p. 404.

  • Maerlant, Spleghel historiael, III, v. 36, 106. 129. - D^ Te Winkel, Maerlants Werken

p. 175.


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Les nombreuses peintures satiriques ayant pour objet de ravaler la noblesse et les puissants de ce monde, s'expliquent par les vers de ces poètes flamands, ainsi que par les chants mâles et ironiques des Kerels, auxquels répondaient ceux non moins satiriques des chevaliers.

Un poète gantois de grand mérite, qui vivait à la fin du XlVe siècle \ Baudewyn van der Lore, stigmatise hardiment les nobles et les riches qui vivent dans l'inconduite, car, dit-il, une vie pure et libre vaut plus que l'or et les pierres précieuses :

Suver leven ende vrj'

Gaet voer goût, voer dierbaer stine *■

Il fait, comme le fera aussi Brueghel le Vieux, dans plusieurs de ses compositions, la satire de la soif de l'or qui fait honorer le scandale, tandis que le juste qui reste pauvre est honni et conspué.

Die penninc es der werelt hère Dat scande was, dat 's worde ère, Dat ère was, dat 's worde scande, Gods vriende syn der werelt viande...

Van der Lore nous montre la vie dépravée de son temps. Les enfants même vont armés et tuent, les femmes se déguisent en hommes, les hommes en femmes.

Si gaen ghewapent sonder baert Elc die moert anderen, sonder nijt. Vrouwen draghen mans abijt Die manne gaen ghecleet als wive.

La luxure règne partout, même chez les juges et les prêtres. Les chevaliers donnent le mauvais exemple.

Een ridder wel gheheer, Een maghet van hooger connen, Ende een clerc van wiser leer, Met eenre fressche nonnen Een moenc met eenre baghine Een pape met een gehuwet wijf ^.

' A. Van Werveke, De Ontucht in het oude Gent, p. 2.

  • B. Van der Lore, De Maghet van G/tend. Voir Ph. Blommaert, De Oudvlaamsche

Gedichten der xiie, xiiie en xive eeuwen. Gand, t. II, p. 105 et L. Van der Kinderen, Le siècle des Artevelde, III (Les idées et les mœurs).

' B. Van der Lore, Achte Persane Wenschen, (Ph. Blom.\iaert, op. cit. II p. 111).


131


Ces pamphlets de haine et d'ironie sont comme la préface de toute une série de compositions facétieuses et gaillardes où la gaieté, l'observation, la drôlerie flamande et aussi la satire la plus acerbe vont s'épanouir sans souci parfois de la morale ou de la loi. - C'est à ce moment que Thyl Uylenspiegel, l'intarissable frondeur, après avoir voyagé, comme l'esprit même des Flandres qu'il incarne, dans les différentes provinces de la Germanie et de la France (les disciples de Villon s'en souviendront plus tard dans les Franches Repues),



FiG. 137

vient s'installer à Damme par amour de la liberté, des beuveries et des fastueuses ripailles. 11 est hâbleur, menteur, boit rustrement et sans eau, mange à plaisir. Il pille et laronne sans crainte des horions et n'est content que quand il a mystifié un grand seigneur ou quelque moine à panse pleine * ».

Une miniature (fig. 137) empruntée à une Bible de la fin du Xllfe siècle (manuscrit n» 5 de la Bibliothèque communale de Saint-Omer, France) constitue une illustration curieuse de cet esprit de satire amusante dirigée contre la chevalerie patricienne. Nous y voyons


^ A. Fierens-Gevaert, Psychologie (Tune ville. Essai sur Bruges. Paris, 1901, pp. 74-75.


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cette dernière représentée par une espèce de centaure (l'homme bestial) luttant, armé de toutes pièces, contre un homme nu (le peuple) ayant une hache pour seule défense.

Celui-ci, visiblement un ancêtre d'Uylenspiegel, écarte ironique- ment de son pied la pointe de la lance dirigée contre lui et s'apprête à pourfendre de son arme terrible le puissant chevalier bardé de fer et protégé par son écu.

Cette même satire de la lutte des classes prend le caractère d'une grivoiserie plus grossière et plus flamande peut-être, dans la figure 138, tirée d'un bas de page d'un manuscrit de la Bibliothèque com- munale de Cambrai (manuscrit n» 103), datant du commencement du



FiG. 138

XlVe siècle \ Nous y voyons un sagittaire couvert de sa cotte de mailles et le corps terminé en forme de lion, se précipiter, lui aussi, sur un homme nu, dont nous avons vu plus haut la personnifcation symbolique. Cette fois ce dernier, désarmé, peu désireux d'attendre le choc, fuit à grandes enjambées. Le chevalier (l'homme bestial) bande son arc et s'apprête à tirer sur le fugitif qui, se retournant, montre ironiquement, par un geste digne de notre héros de Damme, le but charnu qu'il aura à atteindre. Peut-être le miniaturiste a-t-il voulu caricaturiser le peuple et prendre une revanche de la bataille de Courtrai, en représentant un vainqueur de la chevalerie française en assez ridicule posture.

Le manuscrit n» 9229 de la Bibliothèque royale de Bruxelles, intitulé : Le miracle de Notre-Dame, écrit par Gauthier de Coincy,

• Ou de la fin du XIII^ siècle. Son ornementation semble de la même époque que la Bible de Saint-Omer.


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présente, lui aussi, des exemples nombreux de ces satires dirigée^ contre les nobles et les puissants.

Dans un encadrement de page, nous voyons un roi représenté par un dragon (la bête ou l'esprit du mal) à tête de singe et portant la couronne, se disputer avec une autre figure simiesque coiffée du bonnet de l'artisan. Cette dernière tête semble se moquer de son souverain et l'accabler d'injures. Dans la miniature suivante, nous voyons un autre dragon à tête humaine, coiffé d'une couronne ducale ou princière, fort irrévérencieuse- ment saisi par le nez. L'animal diabolique qui se permet cette familiarité déplacée, semble se délecter à la vue de la rage impuissante et des grimaces ex- pressives de sa victime aristocratique.

Le manuscrit de Cambrai, fin du Xlll^ siècle, no 10435 (fonds latin) de la Bibliothèque nationale de Paris, déjà cité, semble s'être particulièrement occupé de la chevalerie. Nous avons vu plus haut ses satires animales dirigées contre les dames nobles et les gentilshommes de l'époque, désignés parleurs noms et souvent accompagnés de leurs armoiries. D'autres miniatures nous montrent des satires de chevaliers combattant d'une façon dérisoire ou bien représentés d'une manière fort peu respectueuse. Nous y voyons notamment des bêtes ou dragons ailés, la tête couverte du casque des chevaliers de l'époque, jouter au tournoi, lance au poing, couverts de leur écu armorié. Ce manuscrit contient entre les lignes écrites des milliers d'armoiries qui ont été décrites et commentées par M. Berger \ Les rois et les princes n'y sont pas même épargnés.

La satire des tournois se trouve sculptée fréquemment dans les culs de lampe, les tympans et autres reliefs que l'on observe sur nos édifices flamands civils et religieux au moyen-âge.

Sur une miséricorde d'Hoogstraeten, deux bourgeois à cheval sur un bâton sculpté, fondent l'un sur l'autre la lance en arrêt. A

' E. Berger, Etude sur /e no 10435 f. Lat. (Bull, des ant. de France, 1894.)



134


Aerschot ce sont deux femmes nues qui joutent, chevauchant sur des hommes qui rampent sur les genoux et les mains.

La satire des chevaliers au tournoi est encore représentée par une miniature de < F Histoire du St-Graal, jusqiC à V empire de Néron » (XI V^ siècle), de la Bibliothèque nationale, où nous voyons une femme à cheval fondre, le fuseau en avant, sur un chevalier armé de toutes pièces qui semble vouloir l'éviter.

Le petit psautier de Gui de Dampierre, du Xlil^ siècle, dont nous nous sommes occupés déjà, contient également de nombreuses satires dirigées contre les chevaliers et contre tous ceux qui exerçaient le métier des armes. Nous y voyons entre autres deux combattants à



FiG. 140


pied se mesurant dans un duel. Leur mimique, très menaçante, ne paraît pas fort dangereuse, car ils semblent se tenir prudemment à bonne distance de leurs épées. Un lion, emblème du courage, leur tourne le dos et les regarde avec dérision du coin de l'œil, par-dessus son épaule.

Dans le chapitre intitulé : X Epopée animale, nous avons vu des satires nombreuses de patriciens couverts de leur harnais de guerre et représentés par des singes ou d'autres animaux, tirées de ce même manuscrit.

Un écrit enluminé du XlVe siècle, bien connu des antiquaires sous le nom de Psautier de Luttrel\ nous offre une satire plus cruelle encore : ici le chevalier patricien est représenté par un être grotesque, au type fort peu aristocratique, qui, pour symboliser sa

  • Cette planche figure dans Th. Wright, op. cit. p. 101.


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bêtise, s'est coiffé d'un soufflet, montrant ainsi que sa tête ne contient que du vent. Son casque, emblème de la noblesse dont il semble indigne, est tenu d'une façon dérisoire, derrière lui, à l'endroit où le dos change de nom, rappelant ainsi les plaisanteries chères à nos ancêtres et aux descendants de nos mimes et histrions primitifs.

Ces satires dirigées contre la noblesse trouvèrent des revanches chez les trouvères au service des familles aristocratiques du nord de la France, qui ridiculisèrent à leur tour les métiers et les gildes flamandes marchant au combat.

Une satire conservée à Arras et datant du Xllh siècle, composée en langue hybride, où l'on reconnaît à la fois le picard, le français et le thiois, farcie d'équivoques, représente une de ces épopées burlesques :

« La « bancloque » sonne l'alarme; l'ost est crié par les rues. A cet appel accourent en foule les tisserands de la colonie industrielle. Les paladins de la navette ont revêtu le harnais d'armes et montent en selle. Simon, leur chef, les passe en revue et les harangue. Trois mille communiers s'apprêtent à marcher sur Neuville. Le châtelain Huges et son ménestrel Gradin sont avec eux. Et maintenant à l'assaut du château ! Après divers épisodes comiques de leur marche en avant, celle-ci est brusquement arrêtée par la foudre qui tombe en leur barrant le chemin, » et le conte finit là \

Le manuscrit 22 (74) : Imperatoris Justiniani Institutiones, de la Bibliothèque gantoise, nous montre également les satires du chevalier se cachant, peureux, derrière son bouclier :

Coberto de hierro Tremendo de miedo.

« Couvert de fer, tremblant de peur », comme dit le proverbe espagnol. Nous y voyons aussi l'image d'un porte-étendard qui se carre avec insolence en brandissant son pennon réduit en haillons dans la bataille.

Le même manuscrit présente encore des satires nombreuses et curieuses de la vie intime des moines guerriers au XIII^ siècle. Elles

» A. GuESNON, La satire à Arras au XIH^ siècle, 1900, p. 86. - Introduction au livre rouge de la Vintaine, 1898, p. 25.


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sont d'autant plus intéressantes qu'elles émanent d'artistes religieux toujours enclins à médire de leurs confrères.

Plusieurs figures nous montrent quelques-unes de leurs récréa- tions, où ils font, à l'exemple des jongleurs et histrions, des tours d'équilibre que d'autres moines accompagnent en jouant de divers instruments de musique.

Nous y voyons des moines gourmands et buveurs avec des extrémités de reptiles. D'autres, plus explicites, ont trait aux mœurs dissolues de quelques-uns d'entre eux. Un bas de page nous montre une victime du vice étranglée par le diable, qui indique par une mimique expressive du pouce entre les doigts, les causes de sa mort ignominieuse.

Les œuvres de Maerlant nous expliquent, par la conduite des princes de l'église foulant eux-mêmes aux pieds les préceptes du Christ, les mœurs peu édifiantes du bas clergé et des moines d'alors *. Le poète flamand reproche aux évêques leurs palais trop grands, leurs salles trop somptueuses, leurs vêtements luxueux, leurs bijoux ainsi que leurs chevaux fringants :

So es hi vro so wert hi fier

Hij loept en de ryt hare en de hier '.

11 leur faut, comme aux rois, des tables richement servies, cou- vertes de mets et de vins recherchés.

Willen volgen den heeren naer Sitten en die tafei voren.

Ils demandent à grands cris

Om dieren spise van goede smake Ende waer men copt den besten wyn ".

De ce vin ils boivent plus que de raison ; ils vivent, dit-il, dans la luxure et dans l'orgueil.

Vleselik leven, luxurie, ende fier gelaet *.

» Spieghel historiael, III, v. 36, 106, 129. — Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 175. ' De kerken claghe, v. 115. — D"" Te Winkel, Maerlants Werken, p. 176.

• De kerken claghe, v. 75. — D"" Te Winkel, Maerlants Werken, p. 177.

  • Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 1 75.


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Les fables satiriques et populaires d'Odo de Cirington, qui eurent leur écho dans nos contrées, s'attaquent également à la fausse vertu. Nous y voyons l'escarbot qui traverse sans s'arrêter un délicieux jardin où flottent dans les airs de suaves et pénétrantes odeurs. A la fin il trouve sa femme, qui l'attend sur un fumier immonde. - A la bonne heure, dit-il, c'est ici qu'il fait bon vivre ! »



FiG. 141

« Le moine indigne, ajoute Odo, est semblable à cet insecte qui dédaigne les fleurs et vit de la pourriture. Ni la blancheur des vierges, ces lis vivants, ni la violette des confesseurs, ni la rose em- pourprée du sang des martyrs ne peuvent le toucher. Mais donnez-lui une catin et un cabaret plein de gens qui rient et qui boivent, et voilà le paradis du moine *. »

Ces satires, comme les objurgations de Van Maerlant, nous font comprendre le grand nombre de miniatures satiriques qui existent dans nos manuscrits, prenant à partie les moines et même les plus hauts dignitaires de l'église.

Un psautier flamand du commencement du XlVe siècle, conservé au Musée Britannique (British Muséum, add. manuscrit 30,029), con- tient plusieurs miniatures irrévérencieuses pour nos prélats. Nous y voyons, figure 139, un évêque, sous la forme d'un singe mitre, user de sa crosse pour piler dans un mortier quelque préparation culinaire délectable. D'autres manuscrits du même dépôt nous montrent des moines faisant la cour à la ménagère d'un logis, pendant qu'ils volent derrière elle le lièvre qui mijote sur le feu ; d'autres trouvent leur con-

' Auguste Filon, La caricature en Angleterre. Paris, 1902, p. 19.


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solation dans la dive bouteille que l'artiste ne manque jamais de représenter d'une dimension respectable. D'autres encore, comme certains personnages de nos kermesses, se soulagent et se montrent très malades \ On voit, comme dans une Bible (fig. 140, un moine à tête de perroquet exerçant son éloquence devant un évêque à tête de singe qui le bénit, tandis qu'autour d'eux grouillent des êtres bizarres représentant peut-être, d'un façon satirique, leurs ouailles.

La figure 141, tirée du manuscrit no 10,435 de la Bibliothèque nationale de Paris, nous montre un autre spécimen des nombreuses

satires d'évêques et de religieux qui se trouvent dans ce livre. Ici encore les assistants semblent se moquer d'une façon irrévérencieuse d'un prince de l'église représenté avec un corps de dragon.

Plus choquante est une miniature d'une Bible historicale du même dépôt (XlVe siècle) où « un évêque enlace une jeune fille dans ses bras, tandis qu'un autre prodigue les Dans un autre manuscrit, postérieur d'un siècle, une scène du même genre est reproduite. Un évêque embrasse une femme, tandis qu'un autre évêque, assis à une table abondamment servie, caresse aussi une fille. ^ ».

La fig. 142 nous offre un tableau de mœurs des plus curieux, où nous voyons un moine de belle prestance jouant, dans l'attitude aisée d'un violoniste, sur un soufflet et tenant une quenouille en guise d'archet '^. Une religieuse (béguine ou fileuse) les jambes nues, a relevé ses jupes rattachées à sa ceinture et esquisse, les deux bras levés, un pas seul au son de l'étrange musique.

Peut-être doit-on voir dans cette miniature une illustration de

^ Bible du Musée Britannique. Bibliographica. Londres, 1900, part VII, p. 394. 2 A. De Martonne. Op. cit. p. 160.

  • Musée Britannique, (Stowe M. 17). Livre (VHeures du commencement du XlVe siècle

provenant de Maestricht ou des environs, voir Bibliographica, Londres, part VII, p. 320.



Fio. 142


mêmes caresses a un moine.


— 139 —


l'ancienne chanson flamande : «Van 7 Paterken », la ronde du moine, ou chant de mai, qui est encore populaire dans tout le pays flamand. D'après cette chanson naïve, le jeune religieux choisit sa nonnette, étend devant elle sa cape, l'embrasse trois fois, puis continue joyeu- sement la danse :

Daer ging een pater langs het land

Sa pater spreid uw zwarte kap : Daer uw heilige non op stappt

Sa pater geef uw non een zoen Dat mogdy nog wel driemal doen Sa pater, lieft u nonneken op : En danst weer vrolijk met uw pop.

Le refrain entre chaque couplet dit que « tout cela se passe au mois de Mai » :

Hel 't was in de Mei, zoo zei Het was in de Mei !

Une autre chanson non moins connue commence ainsi :

Wel noneke wiide gy dansen ? Ik zal u geven een paard...

On sait que dans cette ronde, la béguine ou nonnette, après avoir refusé de danser pour obtenir une vache ou un cheval, sous prétexte que telle n'est pas la règle du couvent, finit par danser de tout cœur quand on lui promet un mari.

Ce sont probablement ces mêmes chansons, qui ont inspiré au miniaturiste du Psautier de la Reine Marie du Musée Britannique (XlVe siècle) un groupe de deux moines et de deux religieuses se tenant par la main, dans une pose charmante, et qui dansent au son d'une guitare, pincée par un moine, et d'une cithare, que touche très gracieusement une religieuse.

Le sujet, quoique satirique, est traité avec tant de tact et de charme, que l'on croirait à première vue que la danse figure parmi les exercices liturgiques en usage dans les couvents.

Les danses dans les églises, souvenirs du paganisme, se conti- nuèrent longtemps chez nos ancêtres et furent même regardées tout


— 140


d'abord comme étant de nature à rehausser le prestige des services divins.

Quoique condamnées dès le VIK' siècle par le Concile de Chalons- sur-Saone, ces coutumes perdurent, car le registre de la visite faite par l'archevêque Odon, en 1245, dans le diocèse de Rouen, nous apprend que défense fut encore faite aux religieuses de danser à la fête des fous.

Malgré ces prohibitions, l'usage des danses continua dans les

siècles suivants, car nous voyons, encore en 1535, figurer sur le livre des comptes du chapitre de la cathédrale d'Amiens, soixante sous accordés aux grands et petits vi- caires, pour célébrer des fêtes profanes accompagnées de danses devenues d'ailleurs plus décentes V En Flandre et en Artois, mêmes usages. Nous voyons notamment en 1526, les chanoines de Saint Pierre de Lille se joindre à des vicaires, pour représenter masqués, des comédies avec danses en place publique.

Au milieu du XVlIe siècle, les Pères Jésuites donnèrent encore un singulier ballet, où l'on voyait l'Amour divin dansant un pas de trois avec les divinités de l'Olympe. Dans ses entreprises sur les cœurs rebelles, le Saint-Esprit appelait à son secours les Naïades, Morphée et Vulcain '^. En 1702 les religieuses de l'Artois et du Cambrésis avaient encore l'habitude de se masquer dans leur cloître et de revêtir des habits d'homme, pour se divertir et danser entre elles ^. Cet

' Champfleury. La caricature au moyen-âge, p. 57 et suiv. ^ A. DE Martonne. Op. cit. 80.

  • PÈRE Barnabe Saladw, Journai det savants, Paris, Année 1702, et A de Martonne.

Op. cit. p. 84.



FiG. 143, 144 et 145


— 141 —

usage se continua beaucoup plus longtemps en Wallonie et dans tout le pays flamand, où les danses avaient un caractère parfois liturgique.

Louvain avait ses processions dansantes; celle de 1594 a été décrite par G. Boonen *. Une autre procession, analogue au pèlerinage dansant d'Echternach, reproduit par Breughel le vieux, avait lieu à Liège à la cathédrale de St Lambert, le mardi après la Pentecôte. Après une messe solennelle on dansait autour du maître autel. Les habitants de Verviers < Ceux d'Vervi » arrivaient dès la veille en procession du Pont d'Amer-Cœur et ensemble on quittait l'église en farandole, pour terminer la fête par une ronde dansée devant le palais du Prince Evêque ".

Les gens de Jupille, de S^-Phoiien, de Pont d'Amer-Cœur et d'autres localités voisines venaient également danser à ces fêtes curieuses.

Le manuscrit si curieux de la Bibliothèque de Gand ^, manuscrit 22 (74), déjà plusieurs fois cité, nous montre quantité de satires des moines guerriers qui se mesuraient si volontiers en champ clos avec les chevaliers de la contrée. On sait qu'au moyen âge, la robe ecclé- siastique n'était pas incompatible avec l'épée. Nous avons vu dans le manuscrit de Saint-Omer, saint Waudrille foncer à cheval à la tête de ses guerriers sur les Normands, frappés de stupeur ! Nos évêques de Belgique eurent presque tous à monter à cheval pour soutenir les droits de l'empire de la Lotharingie, dont ils se considéraient les féaux gouverneurs *, et l'histoire nous apprend qu'ils combattirent non seulement pour sauvegarder leurs intérêts, mais encore qu'ils tirèrent l'épée dans les tournois ou dans les jugements de Dieu.

Dans beaucoup de couvents, la licence était grande; les miniatures du manuscrit gantois nous en ont donné des preuves nombreuses. Les figures 143, 144 et 145 nous montrent trois types différents de

' Voir aussi A. D. Reiniers. De optocht van Echternach en de geestelijke dansfeesten. (Dietsche VC'arande. Juni lS93i. = ID. Id.

^ Imperatoris Justinixini Institutiones, XIII^ siècle.

  • H. Pi RENNE, Histoire de Belgique.


— 142 —

moines-soldats portant l'écu ou la rondache et armés d'engins meur- triers de formes bizarres.

Tous ces étranges guerriers ont la partie inférieure du corps terminée par des jambes de cheval avec le sabot caractéristique, ce qui indique d'une façon satirique qu'ils étaient également bons cavaliers. Leurs têtes montrent, sous la capuche du moine, des expressions dures et sévères, qui font songer plutôt au soudard qu'à l'homme d'église.

M. Pirenne, dans son histoire de Belgique, nous fait un tableau saisissant de la vie dissolue de nos moines à cette époque, aimant la société peu édifiante des soldats et des chevaliers avec lesquels ils se mesuraient volontiers en champ clos. Maerlant nous a déjà appris que l'exemple de ces goûts guerriers venait de haut; car nos évêques étaient les premiers à braver les édits et les brefs des papes défendant au clergé les duels et les tour- nois. Parmi ces édits et brefs, on doit citer ceux de Célestin III en 1195, d'Innocent III en 1206, et d'Honorius en 1222. Van Maerlant nous rappelle notamment que Jean l^r, évêque de Liège, défia en champ clos Henri II de Brabant :



FiG. 146


et plus loin


Was des bisscops attente,

Dat hene roepe soude te campen '


En de bisscop mede tervaert Quam met sinen kempe saen ^.


Le combat eut lieu en 1236, et cela malgré les bulles des saints Pères et les ordonnances sévères de Louis IX. Cet exemple fut généralement suivi.

Henri Goethals de Gand, professeur à la Sorbonne au Xll|e siècle, consacra même un article capital de sa Somma Theologtca à la partici-


» Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 172. = ID., ibid., p. 172.


143 —


pation des ecclésiastiques aux duels, et \r\\\\.u\é: De clericis pugnantibus in duello.

Le Decretum Gratiani, manuscrit 20 de la Bibliothèque de Gand, datant du Xllle siècle, représente une curieuse rencontre en champ clos de deux évêques bardés de fer et suivis de leurs féaux. Ils portent la mitre sur leurs cimiers et s'attaquent furieusement, montés sur des chevaux ardents. Le sang a coulé déjà et l'on voit deux cavaliers mordre la poussière; l'un d'eux s'accroche à l'encolure de son cheval tombé avec lui. Un des écuyers a perdu son casque dans la mêlée et, détail comique, laisse voir une tête de moine rubicon portant une large tonsure.

Le manuscrit d'Ypres intitulé: Chest le Livre de toutes les Keures de la vile (sic) d'Ypre renferme également les satires religieuses les plus osées, à preuve le prévôt mitre de Saint-Martin, figuré d'un façon fort irrévérencieuse (fig. 146).

Dans le chapitre concernant la satire par les animaux, nous avons vu saint Denis et saint Christophe portant Jésus, représentés d'une façon satirique dans le même manuscrit.

Le faste des riches bourgeois et surtout celui de leurs épouses n'échappa pas à la satire de Maerlant.

On sait que le luxe de ces dernières était si grand, que Jehane, femme de Philippe le Bel, roi de France, éblouie à la vue des femmes de Bruges en 1301, s'écria : <• Je croyais être seule reine et j'en vois ici plus de six cents ».

La coiffure nommée cornet ressemblant, malgré sa richesse, à une paire de cornes, fut surtout prise à partie.

Un trouvère de l'époque la décrit et la caricaturise comme suit :



144


De chanvre ouvré ou de lin

Se font cornues. Et contrefont les bestes nues, Qui veulent estre conneues

Des pruedes Dames '.


u'elles



Notre grand poète flamand compare les femmes qui les p aux taureaux éthiopiens (les Catablepas de Pline), et il ajoute q puent devant le Seigneur :

Die thoret draghet ghehornet so seere Dattet stinct vor onsen Heeren -.

Le manuscrit de Cambrai déjà cité, no 10,435 de la Bibliothèque nationale de Paris (fin du Xllh siècle), nous offre diverses satires de la même coiffure en re- présentant les femmes qui les portent, avec des extré- mités d'animaux ou de dragons ailés.

Une miséricorde d'église, reproduite dans l'ou- vrage de M. Wright ^, nous montre le visage d'une femme d'une laideur monstrueuse, coiffée de ce même bonnet « à cornes », dont le nom seul, évoquant le souvenir des démons cornus, expliquait la réprobation générale qu'elle avait encourue. La dame ainsi représentée semble exciter l'horreur et l'effroi de deux infortunés passants, dont l'un, à sa vue, se couvre de son bouclier, tandis que l'autre tire son épée, comme s'il avait estimé sa vie en danger.

Un manuscrit du Musée Britannique (fond Cotton, série Néron litt. C, n» IV) représente une satire plus curieuse de la femme à la mode, dont le corps, à moitié retourné, s'offre avec une grâce serpentine que ne désavouerait pas le meilleur de nos peintres de filles à l'époque actuelle. Cette attitude gracieuse fait un contraste étrange avec les pieds palmés et fourchus.


FiG. 149



Fio. 150


' A. JUBINAL, Jongleurs et trouvères, p. 87. — Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 245. • Dr Te Winkel, Maerlants VC^erken. De naturen bloemen, p. 245. ^ Th. Wright, op.cit, p. 99.


PlANCHE IX



FiG. 147. U arbre des Batailles, Manuscrit N" 9079 de la Bibliollièqiie royale de Briixelle?


— 145 —

la queue frétillante et l'horrible tête, moitié rostre, moitié groin, de l'ennemi de l'humanité *.

Une autre miniature du XIV^ siècle (Bibliothèque nationale de Paris) représente une femme jeune et jolie aidée dans sa toilette par divers démons. L'un lui offre un miroir, un autre la peigne avec soin,



FiG. 151


un troisième lui fait de la musique, tandis que d'autres diablotins étalent sa longue robe en des plis gracieux -.

Après avoir stigmatisé les méfaits et le luxe des grands, Maerlant prend hardiment, comme le fit au XVIe siècle Breughel le Vieux, la



FiG. 152

défense des pauvres gens, de ces mendiants et de ces vilains qui jouèrent un si grand rôle dans l'œuvre de notre grand peintre satirique de la vie campagnarde.

  • Auguste Filon, op.cit, p. 23.

' Une reproduction de cette miniature figure dans La femme dans Vart, de Marius Vachon, 1893, p. 105. Elle avait figuré déjà dans V Histoire de la Caricature au moyen âge de Champfleury.


- - 146 —


Chose curieuse, le mendiant loqueteux et pittoresque n'apparaît guère dans les peintures satiriques des manuscrits primitifs sous la forme typique que Bosch et Breughel surent leur donner au XVe et au XVIe siècle. Cependant, déjà Maerlant s'en occupe et les plaint. C'est à tort, dit-il, que l'on considère la pauvreté comme une honte et que l'on mésestime les pauvres gens lorsqu'ils sont vertueux :

Armode es grote scame :

Den arme es lichte mesciet ;

Al doel hi wel men achtes niet '.

Il va même jusqu'à menacer le riche qui le méprise, car, dit-il, un petit animal, le Leontofonay cause la mort du lion :

Ontsiet die cleine ghe grote heeren, An onzen Heere vinden ghenaden Die emmers den armen sal beraden ^.

Celui qui protège les humbles trouvera grâce devant le Seigneur, car le trouvère d'Arras le dit fort bien :

Nus n'est vilain, si de cuer non '.

Après Maerlant, c'est Boendale, qui s'intitula son élève, qui exerça la plus grande influence sur les mœurs du siècle suivant. Son dialogue satirique d^Jans' Testye nous révèle toute la liberté du véritable esprit flamand, dont nous avons trouvé et trouverons l'écho dans les œuvres du temps jusqu'au XVIe siècle.

Avec une audace qui caractérise l'é- poque, Boendale critique les théologiens, raille les trouvères. Il stigmatise même la conduite de nos turbulents artisans, dont les insurrections, souvent non motivées, troublaient si profondément le pays. Cet esprit de lutte générale qui caractérise l'époque de Maerlant reparaît dans les

» Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 248.

^ Maerlant, Der naturen bloemen, II, v, 58, 62. — Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 249.

^ A. GuESNON, La satire à Arras au Xllh siècle. Paris, 1900.



FiQ. 153


— 147



combats d'hommes et de monstres que i'on remarque non moins nombreux dans la plupart des manuscrits du XIV^ siècle. Son expres- sion la plus complète nous est fournie par une grande et superbe miniature (fig. 147) qui orne le manuscrit no 9079 de la collection de Bourgogne, et qui nous est connue sous le nom de : V Arbre des Batailles. Nous y voyons l'arbre maudit porter comme fruit, à chacune de ses branches, l'image d'un combat acharné. En haut, les papes en costumes liturgiques, les rois et les empereurs, couronne en tête, se battent avec acharnement, comme le font hiérarchiquement, sur les branches plus basses, chevaliers et gentils- hommes, médecins, bourgeois et pay- sans. Les femmes ne sont pas oubliées : nous les voyons également aux prises, brandissant des ustensiles de ménage avec lesquels elles se gourment d'im- portance. Pour montrer que la désunion

et la guerre régnent partout, on voit, au-dessus de V Arbre des Batailles, Dieu lui-même en lutte avec les anges rebelles qu'il précipite dans les enfers du haut du ciel. Ce manuscrit fut composé par l'augustin de Salon, Honoré Bonet, alors que le schisme d'Occident venait d'éclater. M. E. Nys en fait remonter le texte original, avec preuves à l'appui, à l'époque de la minorité de Louis II, c'est-à-dire vers 1387. La Bibliothèque royale de Bruxelles en possède quatre copies; la reproduction (fig. 147) a été empruntée au manuscrit calligraphié par le scribe David Auberten 1456.

Cette image de lutte nous fait prévoir déjà ces pages inoubliables des Grands poissons mangeant les petits^ de la Bataille des tirelires et des coffres-forts, où Bosch et Brueghel tra- duisirent, à leur tour, les luttes sociales de leur époque.

Le manuscrit intitulé : Chest li livre de toutes les heures de la vile d'Ypre (1363), déjà cité, présente en de nombreuses miniatures, en


Fig. 154



Fig. 155


— 148 —

grande partie satiriques, l'histoire des artisans de nos diverses corpo- rations flamandes.

La partie concernant la puissante corporation des drapiers yprois est surtout très curieuse. Nous y voyons d'abord la Bresteque ou Gulden Halleke, où un long clerc ou greffier donne, du haut de l'étage, lecture d'une charte ornée d'un grand cachet vert. Il est assisté de deux échevins et du bailli de la ville. Ce dernier tient à la main une baguette blanche, insigne de son pouvoir. La communication lue, probablement relative à la réglementation de la vente des draps, est écoutée avec attention par la foule cosmopolite qui se presse au bas de l'édifice.

Après ce tableau satirique bien flamand et très réaliste, où tous les personnages ont de grandes têtes grotesques et disproportionnées, nous passons à une autre scène dont le décor est constitué par la chapelle des drapiers dite du Saint-Esprit. C'était là qu'étaient vérifiées les laines à leur arrivée d'Angleterre. La



miniature nous montre les experts (warendeerders) en présence du doyen ou chef-homme s'acquitter activement de leurs fonctions. La vérification faite, on pose les plombs (loyen) ; puis des porte-faix (pynders) portent sur leurs robustes épaules les balles énormes qui sont dirigées vers le lieu où se fera la vente publique des laines. Le sonneur (uyt-kUnker) qui les précède et qui annonce, aux tintements redoublés de ses deux grandes sonnettes, l'heure de la vente, est représenté par un singe ; c'était peut-être un ennemi per- sonnel du miniaturiste.

Nous voyons plus loin une curieuse mécanique, qui servait à dévider de nombreuses bobines de laine en un grand écheveau. A côté de la jeune femme chargée de ce travail, se trouve un petit être, diable ou singe, dévidant lui aussi un fuseau. Peut-être est-ce un souvenir des kaboutertnannekes, ces lutins flamands dont parlent nos légendes et qui travaillaient volontiers pour les humains moyennant un léger salaire * ?

' WoLF, Niederlandsche Sagen. Leipzig.


149



FiG. 157


Au-dessus de ce personnage bizarre, on observe sur sa tour, à moitié cachée dans sa guérite, la caricature d'une châtelaine préten- tieuse, au cou démesuré, qui file la laine en laissant pendre son fuseau par-dessus le parapet féodal. Son expression ma- niérée fait contraste avec celle de l'humble ouvrière au type plébéien qui travaille utilement à sa méca- nique. Au pied du donjon, un petit démon tourne un dévidoir. Peut-être l'artiste a-t-il voulu faire en- tendre d'une façon satirique que le travail fantaisiste de la noble dame n'a pas de valeur et qu'il faudrait être le diable pour dévider son fuseau.

Plus loin les draps {schaerlaekens) achevés sont portés aux halles où les plombs communaux sont apposés. La marchandise précieuse sera conservée dans ce dépôt public jusqu'au moment de la foire franche, dite foire de l'Ascension.

Puis les musiciens de la commune annoncent aux sons de leurs longues trompettes, du haut de la tour communale, l'ouverture de la foire où se vendent les draps. Bientôt accourront sans crainte vers la Grand'Place les marchands étrangers de Hambourg, de Londres ou de Venise, munis de leurs sauf-conduits. Enfin, les ventes faites, les drapiers et leurs familles reçoivent la rémunération de leurs peines. Puis, tous les draps étant vendus, le magistrat fait lancer solennelle- ment, du haut de la tour des halles, les chats, gardiens maintenant inutiles, des magasins devenus vides. Les chats, victimes de l'ingrati- tude humaine, étaient, avant d'être précipités, ornés de rubans et couverts de fleurs, et leur supplice, qui attirait tous les ans une foule considérable sur la Grand'Place, connu sous le nom de katte smyting, n'a été aboli qu'au commencement du XIX^ siècle ^

Le paysan, auquel Breughel donna tant d'importance dans ses œuvres, est placé par Boendale au premier rang de l'échelle sociale.

Als ic aenmerke al dat de wereld hout bevaen So gaet die landtman verre te boven *.

' Van den Peereboom, Ann. de la Soc. hist., arcli. et litt. de la ville d'Ypres 1861, t. 1, p. 359.

• H. HAERYNCK,yfl/z Boendale. Zijn leven, zijn werken en zijn tijd, Gand, 1888. v. 3682.



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Le viel rentier d' Aiidenaerde, datant du XlIIe siècle (Bibliothèque

royale de Bruxelles), nous offre diverses représentations de la vie

champêtre et des mœurs de nos anciens villageois, qui semblent de

pâles précurseurs des paysans épiques que notre grand peintre de

kermesses et de moeurs du XVJc siècle évoquera plus

tard en des pages inoubliables. Boendale n'estime

que les princes qui, comme le fit de son temps le

duc Jean, honorent le travail, il dénonce les princes

de l'église, les prédicateurs jacobins et les frères

FiG. 158

mineurs comme s'écartant de la douceur évangélique : « Dussent les prêtres me maudire, ajoute-t-il, je dirai toute mon opinion sur les prélats mondains, les moines mendiants et les intrigues des hypocrites. De terribles jours approchent ; on chassera et cardi- naux et évêques ; ils seront forcés de cacher leurs tonsures pour échapper à la colère du peuple : »

Want hets gheseit van oude dagen. Dat iiien iioch sal die papen jagen '.

Cet état d'esprit ne nous explique-t-il pas diverses miniatures satiriques que nous avons passées en revue? Et le poète, quoique dévot, ne fait-il pas déjà présager les troubles de la réforme?

Si l'esprit de Maeriant et de Boendale s'échauffait ainsi jusqu'au patriotisme le plus pur, l'esprit si flamand d'utilité, le Natschap, s'enveloppait de malice, dans les anecdotes, les épigrammes, les énigmes, les aphorismes, les boutades et les proverbes de tout genre, < où le fou en riant disait sa pensée ».

Al gekkende en al lachende Zegt de zot zyne meening.

In spotten en in erenste, comme disent les Brabantsche Yeesten, le plaisant et le sérieux s'unissaient en un seul et même but: mépriser le vice, exalter la vertu. N'est-ce pas là une devise que l'on aurait cru inventée par les auteurs des compositions à la fois satiriques et mora-

> H HAERYNCK./flrt Boendale. Zii'n leven, zijn werken en zijn tijd. Qand, 1888, v. 3682.



— 151 —

lisatrices de nos peintres satiriques, dont nous aurons à nous occuper au XVeetauXVIe siècle?

Il serait exagéré de chercher une portée philosophique dans tous les sujets comiques que l'on relève en si grand nombre chez nos miniaturistes du XIV^ au XV^ siècle. Plusieurs, comme nous l'avons vu déjà dans les miniatures les plus anciennes, furent inspirées par le goût du merveilleux et du bizarre, qui, de tout temps hanta nos artistes < drôles ».

Les fictions littéraires nationales où nous re- fig. 159

trouvons ces tendances fantastiques eurent d'ailleurs chez nous, depuis les temps les plus reculés, un très grand succès. Une de ces fictions les plus anciennes, c'est le voyage de saint Brandaen, qui date des premières années du Xlh siècle. On sait que les aventures de ce moine irlandais dépassent en merveilleux les voyages les plus extraordinaires d'Ulysse ou de Sindbad le marin '. Pour frapper les esprits, le poète accumule les étrangetés; il les tire aussi bien de la mythologie indienne, grecque, franque ou Scandinave, que des légendes catholiques ou des souvenirs de voyages lointains antérieurs. « Cette légende, dit M. E. Renan, est une des plus étonnantes créations de l'esprit humain au moyen âge. >

Certains auteurs ont cru y reconnaître une imitation de la légende en vers, commandée vers 1125 à un trouvère pour Aliz ou Adélaïde de Louvain, femme de Henri I^r, roi d'Angleterre; mais nous pencherions plutôt avec le Df Brill, d'Utrecht, à y voir une oeuvre des dominicains rivalisant avec les franciscains dans l'art de la propagande romanesque ou attrayante de la religion.

Les anciens voyageurs du XlIIe et du XIV^ siècle contribuèrent, par leurs récits naïfs et merveilleux, à entretenir cette croyance aux êtres et animaux fabuleux, dont nous avons vu des représentations si nombreuses dans les miniatures de nos anciens manuscrits.

Parmi ces voyageurs, il faut citer, en première ligne, un de nos

' Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique, p. 66.


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compatriotes, de Mandeville, qui écrivit pour le duc Jean de Berry, au commencement du XVe siècle, le livre des merveilles. On sait que le succès de ce livre fut si grand, qu'il fut recopié et réédité bien des fois, et cela jusqu'au XYIll^ siècle \ L'auteur, longtemps considéré comme un Anglais, a été restitué récemment à la Belgique et figure dans la Biographie Nationale '.

D'après la notice qui lui est consacrée, nous voyons qu'il naquit à Liège, où il fut enterré, et qu'il habita quelque temps nos contrées.

Les conceptions fantaisistes de Mandeville sont si variées et si merveilleuses, que l'artiste enlumineur qui illustra son livre a été incapable de suivre, comme il l'aurait fallu, son imagination si fertile.

Nous y voyons, entre autres miniatures, Vépreuve des serpents, telle que la pratiquent, dit-il, les habitants du mont Gibel (Etna) en Sicile.

Le volcan est représenté brûlant de haut en bas, à gauche de la composition; au milieu, on voit les serpents, ressemblant plutôt à des dragons à cornes, dévorer les enfants « nés du mal », tandis qu'ils se détournent de ceux dont la naissance fut sans tache. A droite, de nombreux spectateurs assistent au prodige.

Le Combat entre un centaure et un griffon n'est pas moins étrange, car le centaure reproduit par le miniaturiste, n'est pas un être emprunté à la fable antique, mais un animal existant, dont Man- deville précise la demeure. « 11 habite, dit-il, la terre de Bakerie où vivent les Ypodames, qui mangent les gens selon leur nature et qui sont molt cruaux ».

Le griffon était, d'après notre voyageur, un animal terrible; « il était plus grand que le lyon, ayant plus de grandesse et de force que l'aigle, car il peut emporter un cheval avec l'homme au-dessus, ou deux bœufs liés ensemble ». Les pennes de ses ailes offraient des qualités précieuses : « on en fabriquait de grands arcs, armes terribles redoutées de tout l'Occident ».


' La Bibliothèque de Gand possède une édition du Livre des merveilles de Mandeville, datant du XVIIIe siècle.

  • PiRENNE, de Mandeville. (Biographie nationale,)


153



Ayant vu en pays étrangers les belles coupes taillées dans la corne du rhinocéros, l'auteur ajoute: « l'ongle formidable de cet animal (le griffon) est capable de former un hanap ».

Une autre miniature représente les divers dragons volants de l'Asie. Il en donne une description si minutieuse, qu'on croirait qu'il en avait fait sa société fami- lière. D'après Marc Pol, ces beaux serpents à pattes, tout ruisselants d'écume, gardaient les trésors et l'entrée des cavernes adamantines. Les filles des rois osaient seules se présenter devant eux. Sous leurs ordres et protégés par leur auguste présence, ^'°' ^^^

des ouvriers téméraires recueillaient les trésors et les diamants cachés *. Déjà le maître du Dante, Brunetto Latini, l'auteur du Trésor, avait décrit ces mêmes bêtes d'une façon saisissante : <' Le dragon est une des grandes bestes du monde qui habitent en Ynde et Ethiopie, et quand il sort de son espelonce (caverne), il court parmi l'air si ronde- ment et par si grand air, que l'air en resluit après autressi comme feu ardent »> *.

Ordric de Pordenone, frère mi- neur, après avoir visité Ormutz et les îles de la Sonde, s'était dirigé, vers 1321, sur les cctes du Malabar; c'est là qu'il vit descendre de la montagne, jusqu'à deux cents « bes- telettes qui avaient tous visages comme gens >. Le Frère ajoute qu'il ne put croire, comme on le lui

' Il est reconnu aujourd'hui que Marco Polo a dicté la première relation de son voyage à Rustinien de Pise, qui la rédigea en patois français ou roman (wallon) du nord de la France ou de la Flandre française.

  • On croyait encore au XYiii* siècle aux serpents à forme de dragons, car voici ce

qu'écrit l'abbé Guyon en 1744, dans son Histoire des Indes :

« Le dragon n'est dans sa figure qu'un serpent d'une grosseur extraordinaire, et il y en a de trois espèces; les uns habitent dans le haut des montagnes, d'autres dans des cavernes, d'autres dans des marais. Les premiers sont les plus grands de tous; ils ont des écailles dorées, du poil et une espèce de barbe assez longue sur le front; le regard affreux et cruel, le cri extrêmement aigre et perçant; leur crête rouge semble un charbon allumé, etc. >



FiG. 161



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assurait, que ce fussent là « âmes de nobles hommes que l'on nourris- sait par charité . Le Livre des merveilles contient une miniature re- présentant cette descente « de besteiettes » ayant « des têtes humaines tant d'hommes que de femmes *.

La figure 148 présente diverses autres conceptions bizarres em- pruntées à différentes miniatures du même livre. On y remarque rhomme sans tête, avec les yeux, la bouche et le nez disposés au milieu de la poitrine, les monocules ou sciopodes n'ayant qu'un seul pied énorme qu'ils redressaient et qui leur servait d'ombrage pendant la chaleur du jour; l'homme à la tête de bête féroce, emmanchée sur un long cou (fig. 149); l'homme aux oreilles si longues qu'elles pouvaient lui servir de couche (fig. 150), et tant d'autres ' I ~~T créations imaginaires auxquelles le voyageur

assignait un nom et une patrie réels, et qui toutes inspirèrent nos miniaturistes médiévaux et nos peintres drôles du XVe et du XVle siècle.

Un manuscrit de la Bibliothèque de la ville de Bruges, no411 (XVe siècle), contient un grand nombre de miniatures où l'on retrouve l'écho des récits merveilleux de Mandeville. Il est intitulé : De naturis rerunt ; on y remarque un homme sans tête, avec un œil, le nez et la bouche dans le dos; un autre avec dix bras; puis encore de nombreux hommes et des femmes aux parties du corps les plus étranges et les plus disparates. La fig. 151, représentant des êtres hybrides, moitié homme moitié bête conversant ; et le groupe d'hommes et de femmes aux grands pieds, fig. 152, ont été copiés dans ce livre.

Un Bestiaire datant de la même époque, faisant partie d'une série de manuscrits exécutés pour Raphaël de Mercatelles (Marcotelius), abbé mitre de Saint-Bavon, fils naturel de Philippe le Bon, nous offre également une série de miniatures représentant des images d'hommes et d'animaux que l'on croyait exister alors *. Cet ouvrage est d'autant

' Ce manuscrit est conservé, ainsi que trois autres exécutés par le même prélat, aux archives de l'évêché de Gand. La bibliothèque de la ville et de l'Université de Gand en possède une douzaine de même provenance. Ces manuscrits datent de la fin du XVe siècle,



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plus intéressant qu'il fut, comme la plupart des manuscrits ayant appartenu à l'ancien abbé de Saint-Bavon, illustré de superbes minia- tures dues au pinceau d'artistes gantois.

Ce Bestiaire semble s'être inspiré du Livre des merveilles, de Mandeville, car nous y retrouverons la plupart des variétés d'hommes et d'animaux dont il donne une description si complète et si détaillée.

Nous y voyons les races humaines les plus étranges : V onocentaure (fig. 153), « bête mon- strueuse produite par l'accouplement du taureau et de l'ânesse. Elle a la tête d'un âne et le corps d'un homme. Elle cherche à parler, mais n'imite jamais la voix hu- maine ; avec ses pieds de devant, elle lance sur les gens qui la pour- suivent du bois et des pierres * ».

D'autres animaux, appartenant de près ou de loin à la famille des satyres et décrits par A. de Bollstadt, se trouvent également représen- tés dans le Bestiaire de Gand. Nous y voyons celui « moult hydeux à veoir, n'ayant qu'un œil au front et ne mangeant que chair et pois- son, sans pain » représenté (fig. 154) et dévorant paisiblement un homme à deux têtes. On voit dans le fond la demeure creusée dans le roc habitée par l'affreux troglodyte. Un autre (fig. 155) n'a pas de tête, mais ses yeux sont placés entre les deux épaules. Un autre encore nous rappelle (fig. 156) le sciopode au pied énorme, tandis que nous voyons (fig. 157) un homme à trois paires de bras, comme dans le manuscrit de Bruges.

Dans la composition suivante (fig. 158), nous voyons un pygmée ou kaboutermanneke combattant des grues, sujet représenté également dans les miniatures du Livre des merveilles; plus loin (fig. 159), deux


1479 et années suivantes. Ils portent tous les armoiries de de Mercatelles. Elles sont partie aux armes de la seigneurerie de Saint-Bavon, partie à celles de l'évêché de Rhodes, dont il était l'évêque in partibiis.

' Cette figure étrange ainsi que les suivantes sont aussi décrites dans l'ouvrage le plus complet sur les animaux : De natura anitnalium, par Albert de Bollstadt. Dans les Opéra, édit. de 1651, 21 vol. in-fol., le traité des animaux figure t. IV, pp. 576 à 684. La plupart de ces animaux merveilleux sont empruntés aux ouvrages d'Aristote et de Pline.



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hommes velus, ayant des cornes et une longue queue; puis (fig. 160) un autre homme, qui n'a pas de tête, mais bien les yeux, la bouche et le nez placés au milieu du tronc.

Ce manuscrit, conservé aux archives de l'évêché de Gand, a malheureusement été gâté par un pieux chanoine ou évêque, qui, par décence, a fait peindre en rouge le milieu du corps de toutes les figures nues. Dans les croquis ci-joints, il n'a pas été tenu compte de ces retouches regrettables. Pi . Nous y trouvons encore la mercatelle (fig.

161), une variété des sirènes représentées en grand nombre dans ce Bestiaire. La mercatelle a des proportions gigan- tesques, comparées à celles de l'homme dont elle s'est saisie et qui se débat vainement pour échapper à son étreinte. Puis nous voyons une série d'animaux qui mieux encore semblent faire honneur à l'esprit inventif du miniaturiste. La premier et le plus curieux, Valpido (fig. 162), a une vraie tête de démon avec une dent de morse. Son corps, aux vertèbres apparentes, est supporté par deux pattes de griffon. II est représenté se servant de sa queue, dirigée par une de ses griffes, pour gratter sans façon l'intérieur de roreille. Cet animal étrange et fantastique semble certes avoir inspiré une des visions infernales les plus bizarres créées par la folle imagination de Jérôme Bosch ou de Breughel le Vieux. A côté galope (fig. 163) un animal aux pieds fourchus, dont la queue tire-bouchonne d'une façon extra- ordinaire; sa tête est celle d'un homme dont la longue chevelure flotte au vent. Plus loin (fig. 164), nous voyons une tête d'animal qui, au contraire, a de l'homme les jambes et les bras terminés par des mains et des pieds fort bien indiqués. Un animal qui nous semble avoir été bien plus difficile à faire admettre, c'est le suivant (fig. 165), connu sous le nom de moine marin, dont il a la tête d'homme encadrée de la capuche, terminée par le corps d'un gros poisson *' Jusqu'au seizième siècle, on crut au poisson évêque que l'on

' Il figure dans le livre d'Ai.BERT de Bollstadt, De natura animalium, sous le nom de pisce nionachi liabitu.



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représentait revêtu des principaux ornements épiscopaux, y compris la mitre et le camail :

La terre n'a évesque seulement

qui sont par bule en grand honneur et tiltre ;

L'évesque croit en mer semblablement

ne parlent point, combien qu'il porte mitre '

C'est encore dans le Bestiaire Gantois que nous pouvons voir des animaux ailés qui tous mériteraient une place dans les diableries de nos peintres satiriques et fantastiques. Nous y voyons d'abord un de ces dragons terrifiants, dont le manuscrit de Gand du Xlle siècle - donne diverses espèces si curieuses ; puis vient le griffon, fièrement dressé sur ses quatre pattes et les ailes dé- ployées. Un Pégase (?), le Pegaso seminolacre, avec ses grandes cornes et son mufle difforme, donne une idée bien imparfaite du cheval ailé des poètes. Le Galy, combattant un animal féroce, a aussi des formes bizarres, entre autres une queue nouée dont le bout est garni d'un anneau. Tous ces animaux sont enluminés en couleurs voyantes et les espèces les moins familières bariolées de couleurs disparates, où le rouge et le vert dominent. Le miniaturiste du Bestiaire de Gand semble avoir eu une prédilection pour ces deux dernières couleurs.

Chose curieuse, l'art oriental primitif de l'Inde, longtemps consi- dérée comme le berceau de l'humanité, présente des similitudes étranges avec l'art satirique et fantastique de nos peintres flamands. Nous y trouvons ces mêmes assemblages hétéroclites de formes humaines et animales que nous avons pu voir dans les miniatures primitives de nos artistes, comme dans les bestiaires ou dans les anciennes relations écrites de nos voyageurs.

Une sculpture hindoue d'Eliora, reproduite dans l'ouvrage du docteur Wilhelm Lubke ^, nous montre parmi ses multiples person-

' Liber Floridiis (1125). (Bibliothèque de la ville et de l'Université de Gand. i - Descrepz. Recueil de la diversité des liabits, XVle siècle. L'inscription ci-dessus se trouve inscrite sous la gravure. (Bibl. nat. de Paris).

^ Dr Wilhelm LiiBKE, Grtindriss der Kunstgeschichte, p. 62.


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nages ces nains difformes et grotesques, aux corps surmontés de têtes d'animaux, ou terminés par des membres disparates; ces visages grimaçants et sans corps, s'adaptant directement sur des jambes fan- taisistes; ces êtres effrayants, à plusieurs têtes ou à plusieurs bras, que nous avons notés dans les miniatures médiévales et dont nous trouverons la tradition jusque dans les personnages drolatiques des cauchemars de Bosch et de Breughel le Vieux.

Ces similitudes méritent d'être notées, car elles semblent indiquer des réminiscences orientales presque ininterrompues depuis l'époque franque, que nous trouvons plus nombreuses encore dans notre art satirique après le retour des croisades et la publication des relations de voyage dont nous avons parlé plus haut.


CHAPITRE VII.

Nos premiers peintres satiriques tîamands inc<jnnus du XIV siècle.

Rareté des documents relatifs à nos premiers peintres. — Que furent les tableaux de genre satirique chez nos premiers peintres flamands? — Analogie de ces peintures avec les sujets enluminés des manuscrits de la même époque. — Le petit psautier de Bruxelles, XlIIe siècle. — Le manuscrit de Pierre de Raimbeaucourt, XIV* siècle. — La Bible rimée de Maerlant. — La chronique de Gilles le .Muisi. — Le Livre des Keures O'pres, XIV^ siècle) et ses sujets tirés de la vie de l'artisan. — La Bible historiée de Jean de Bruges. — Les très riches Heures du duc de Berr}- par les frères de Limbourg. — Les ateliers de Haineelain de Haquenau et de Jacques Coene à Paris. — Les Politiques d^Aristote. — Les tapisseries de Y Apocalypse iKngtrs). — Les tapisseries de la cathédrale de Tournai. — Les peintures civiles aux châteaux de Bapaume, Lens et Conflans. — La salle le Comte à Valenciennes. — La Fontaine de Jouvence. — Le Merchier as Singes. — Broederlam. — La Fuite en Egypte. — Le château de Hesdin et ses m.achines à plaisanter. — Les peintres flamands gouverneurs du château de Hesdin. — Jean et Colard le Voleur. — Jean Malouel (Malvoel). — Hue de Boulogne. — Pierre Coustain.

Les documents historiques concernant les œuvres de nos premiers peintres flamands sont très rares; ceux se rapportant à des peintures à intentions satiriques sont presque introuvables, les chroniqueurs de ces époques ayant préféré porter leurs investigations sur les révolu- tions et les luttes politiques, dont ils furent les témoins, plutôt que de nous rappeler les manifestations de notre art national ou l'histoire de nos artistes.

D'un autre côté, soumises comme elles l'étaient à toutes les vicissitudes des guerres civiles et des troubles religieux, un nombre considérable de nos œuvres d'art primitives périrent.

Celles qui présentaient un caractère satirique, politique ou reli- gieux étaient plus exposées encore, et bien peu de chose nous en est parvenu.

Que furent les premiers tableaux de nos plus anciens artistes flamands ? Quels furent les caractères des œuvres de Liévin van der


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Most, qui exécuta un Martyre de Saint- Liév in pour l'abbaye de Saint- Bavon de Gand dès 1353 ' ?

Que furent celles de Jean van Woluwe, peintre et enlumineur de la cour ducale, qui exécuta pour Jheane et Wenceslas, de 1378 à 13Q6, des peintures nombreuses et variées, telles que miniatures, décora- tions, tableaux, dont entre autres un diptyque pour l'oratoire de la duchesse à Bruxelles? Il est à supposer cependant qu'elles présen- tèrent les caractères essentiels de notre art national, c'est-à-dire l'indi- vidualisation des types, avec le reflet de nos mœurs et de nos cou- tumes locales.

Il y a lieu de croire aussi que, dès ces époques primitives, le genre satirique, si éminemment flamand, se conserva dans leurs peintures, et que ces compositions se rapprochèrent sensiblement, comme sujet et comme esprit, des miniatures que nous avons obser- vées dans les manuscrits des époques correspondantes.

De cette époque date notamment une traduction de V Apocalypse avec explications (manuscrit n» 7013 de la Bibliothèque nationale de Paris), où nous voyons l'amusante scène représentant St-Jean baptisant une femme nue, par immersion, dans une cave. Au travers des portes et de la serrure, sept hommes cherchent à voir la femme, dont on distingue la moitié du corps. Celui qui a le moins de chance de réussir, s'arrache les cheveux; un autre s'exhausse sur un de ses compagnons.

M. Paulin Paris croit qu'il s'agit du baptême de Ste-Madeleine '. Quant à la composition, elle nous semble due à un de nos miniatu- ristes flamands.

Certaines miniatures du XlVe siècle doivent être considérées comme de vrais tableaux en gouache, rappelant étrangement les œuvres de ces premiers peintres vraiment primitifs.

Comme le dit Waagen, « dans les facéties répandues à travers le petit Psautier de la Bibliothèque de Bourgogne, exécuté vers 1300

' A.-J. Wauters, Histoire de la peinture flamande, p. 23; Alex. Pinchart, Archives des arts, t. III, p. 96.

- M. Paulin Paris (de l'Institut). Les manuscrits français de la Bibliothèque du Roi.


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(dont nous avons cité et commenté plus haut nombre de compositions satiriques), on devine déjà les amusants précurseurs de Teniers ou de Jean Steen » \

Mgi" Dehaisnes reconnaît, lui aussi, dans divers autres manuscrits flamands, tous ces personnages truculents, triviaux et satiriques, comparses plaisants de nos peintres drôles, faisant présager Brauwer, Teniers et Van Ostade^ et à plus forte raison les joyeux auteurs des scènes populaires de Jérôme Bosch et de P. Breughel le Vieux.

Ces caractères distinctifs, nous les retrouvons encore dans un manuscrit enluminé par Pierre de Raimbeaucourt, en 1323, pour une abbaye des prémontrés d'Amiens *.

Un autre spécimen non moins important se voit dans les minia- tures exécutées par Michel van der Bosch, en 1332, pour la Bible rimée de Jacques van Maerlant, qui se trouve au Meermanno-Wes- trenianum Muséum de La Haye, et oii l'on remarque des scènes dignes des productions les plus étranges et les plus terribles de Jérôme Bosch. Le Livre des heures d'Vpres ^ (XIV^ siècle), non cité jusqu'ici dans les ouvrages s'occupant des origines de la peinture flamande, nous offre aussi des scènes de satires réalistes de la vie de nos artisans, probablement analogues à celles que les peintres de cette époque retraçaient sur les murs des halles et des hôtels de ville.

Nous y avons vu notamment des familles de tisserands drapiers à V ouvrage; un jugement devant la chapelle des drapiers; la lecture d'une charte faite par le magistrat d'Vpres du haut de la bretesque du Gouden Halleken, avec des épisodes comiques et satiriques, notam- ment des types exotiques, légèrement caricaturisés et des gamins se battant dans la fouie.

' C. F. Waagen, Manuel de P histoire de la peinture, traduction de MM. Hymans et Jean Petit, 1863, t. I, pp. 44 à 48.

' Mgr Dehaisnes, fart dans les Flandres, le Hainaut et V Artois, p. 543.

^ Mgr Dehaisnes, Uart dans les Flandres, le Hainaut et P Artois, p. 543, et A.-J. Walters, La peinture flamande : '• L'ornementation des pages consiste en ornements chargés de petites scènes d'un esprit satirique où s'enroulent et se démènent des femmes, des singes, des cerfs, des chiens, des oiseaux et des êtres fantastiques, et toute une création qui semble préluder au genre dans lequel ont brillé Jérôme Bosch et Breughel d'Enfer .

  • On se rappellera que ce manuscrit nous a montré déjà les conceptions satiriques les

plus osées.


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Un autre manuscrit des plus importants et des plus curieux à étudier, c'est une bible qui a été enluminée par un de nos plus anciens peintres flamands connus, je veux dire Jean de Bruges, pour le roi Charles V. Ce manuscrit porte la date de 1372 et se trouve conservé à La Haye.

D'après M. Louis Gonse, c'est un chef-d'œuvre de finesse et d'observation; « ce qui frappe au premier regard, dit-il, c'est l'indivi- dualité extrême des figures ». On y remarque des scènes notées avec un réalisme et un luxe de détails qui rappellent les œuvres de nos peintres primitifs et plus encore celles de notre j^;and peintre satirique Breughel le Vieux.

Le manuscrit : les Politiques d" Aristote, également enluminé pour le roi Charles, présente dans ses miniatures une certaine analogie avec les œuvres de Jean de Bruges.

Les quatre miniatures réunies en une seule page (fig. 165) repré- sentent de petites scènes traitées avec beaucoup de finesse et de vérité, où nous retrouvons tous les caractères du tableau de mœurs, dont le genre précéda la peinture des sujets satiriques flamands. Ces compositions reproduisent un petit drame avec des détails familiers dignes d'être notés.

Dans le premier sujet, on voit un roi assis à un festin; on vient l'avertir d'un complot qui se trame contre lui; la miniature suivante représente une conspiration occulte qui offre un caractère satirique curieux. Plus loin, la conspiration est ouverte par un appel aux armes. Le chef du complot harangue ses guerriers. Enfin, dans la quatrième composition, le pauvre vaincu se trouve réduit en captivité, et nous le voyons représenté d'une façon satirique et faisant fort triste figure dans son cachot.

La note fantastique n'est pas oubliée dans cette belle page *, que Mgr Dehaisnes considère comme une des plus parfaites de l'art flamand au XIV^ siècle. Nous y voyons, en effet, en tête de l'enca- drement, dans le haut, à gauche, un animal ailé, à tête de guivre et aux pieds de griffon, qui semble rappeler les dragons de nos

' Mgr Dehaisnes, Uart dans les Flandres, le Hainaut et r Artois, p. 345.


Planche X


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^t^V '^ ^"^H^


Fia. 165. - Miiiiiitiire tirée des Politiques li'Arislote.


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manuscrits primitifs. Cette reproduction a été faite d'après le manu- scrit original conservé dans la riche collection de M. le comte van der Cruyssen, de Wazier, au château du Sart, près le Lille. Ce livre avait appartenu antérieurement aux ducs de Bourgogne.

C'est le même Jehan de Bruges, peintre et variez de Chambre de Monseigneur le Roy Charles V, qui apparaît aussi dans les documents officiels sous le nom de Hennequln de Bruges, peintre du Roy, qui composa en 1376 les cartons des fameuses tapisseries de V Apocalypse d'Angers, exécutées pour le duc d'Anjou, frère du roi, d'après un riche manuscrit appartenant à ce dernier et datant du XIII^ siècle. Le livre était, selon les documents anciens, « tout figuré et ystorié ». On sait que ces tapisseries comprenaient une série de quatre-vingt-dix tableaux ne mesurant pas moins de 150 mètres de long sur 5 mètres de hauteur *. Ce travail ne fut pas copié servilement d'après les modèles du Xlile siècle; notre artiste sut y mettre son cachet person- nel. Les compositions sont simplifiées ; les bêtes fantastiques, tout en gardant leurs formes traditionnelles, sont plus poussées et achevées, et cela avec un tel souci de la vérité et de la nature, qu'il semble en avoir fait des monstres pour ainsi dire « viables ».

Il est à peine besoin de dire que les costumes du siècle précédent sont devenus ceux à la mode à la fin du XlVe siècle, et qu'il a ajouté à la composition maints détails trahissant ses goûts personnels.

Les tapisseries de la cathédrale de Tournai, commencées vers la même époque et achevées en 1402, peuvent également être considé- rées, à défaut des tableaux contemporains disparus, comme des spécimens de notre art pictural à la fin du XiVe siècle. Ces tapisseries, disposées jadis en dix-sept tableaux, dont treize seulement existent encore aujourd'hui, représentent des épisodes nombreux empruntés à la vie de saint Piat et de saint Éleuthère, apôtres de Tournai. Les compositions sont à la fois naïves et savantes, certaines figures de saints présentent une beauté suave qui fait contraste avec d'autres personnages rendus avec une vérité et un réalisme satirique vraiment

' J. GuiFFREY, Histoire générale delà tapisserie de haute lice, pp. 1 1 et suiv.; A.-J.Wauters, Histoire de la peinture flamande, p. 26.


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flamand, comme le dit Ms^ Dehaisnes, que nous aimons volontiers à citer *.

« Il est tels pauvres, avec ses béquilles, ses vêtements en lam- beaux, son bonnet retombant sur le front, sa barbe inculte, son type vulgaire et ses traits rechignes-, qui auraient pu figurer dans la cour des miracles > et qui sont bien, on pourrait l'ajouter, des précurseurs incontestables de ces nombreux gueux, mendiants et écloppés de toutes sortes que nous verrons fourmiller dans les compositions satiriques de nos maîtres drôles flamands '.

Diverses mentions trouvées dans les archives nous font connaître tout au moins quelques sujets de certaines peintures profanes et satiriques qui ornaient les châteaux et édifices civils au Xllle et au XlVe siècle, ainsi que les noms des peintres qui les exécutèrent.

Nous savons que, dès 12Q5 à 12Q8, divers travaux importants de peintures murales furent exécutés au château d'Hesdin, résidence favorite des comtes d'Artois ^

En 129Q apparaît le nom de Jacques de Boulogne, peintre en titre du comte et dont les descendants occupèrent ce poste pendant un siècle et demi. Plusieurs peintres flamands travaillèrent, sous sa direction, à la décoration picturale des chambres du château, dont les noms seuls nous sont restés : la chambre d'inde, la chambre as roses, celles as escus, une autre as fleurs de lis et une quatrième as canchons (chansons).

De grandes peintures civiles furent exécutées pour la comtesse Mahaut d'Artois, dans ses châteaux de Bapaume, d'Hesdin, de Lens et de Conflans. Les scènes représentées étaient très variées ; elles rappelaient la vie anecdotique et les mœurs des grands seigneurs au moyen âge ^ Parfois, comme en 1307, sur les murs du château de Lens et, en 1315, dans une des salles du château de Ruhout, en Artois, ce sont des tournois, des chevaliers joutant, ou même, comme au

' Mgr Dehaisnes, L'art dans les Flandres, le Hainaut et T Artois p. 358. - La tapisserie représentant saint Piat prêchant la foi à Tournai est caractéristique sous ce rapport.

^ Mgr Dehaisnes, Uait dans les Flandres, le Hainaut et V Artois, p. 554.

  • ID.. Ibid.


Planchf XI



I lij. Iliii. 1 .1- tiiK (Il iiirrv II tilliic.

Miniature des Très riches heures du duc de Berry. (Musée Coudé à Chaiitillv .


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château de Conflans, en 1320, une bataille navale avec divers épisodes plus ou moins comiques. Les galères, les armes et les écus des che- valiers durent, par contrat imposé au peintre, être très exactement représentés, dorés et argentés. Parfois, c'est des amusements des seigneurs et des princes que l'artiste s'inspira, comme dans la < salle le comte > à Valenciennes, où nous voyons un prince de Hainaut faire exécuter, en 1375-1376, une peinture représentant \tjeu d'échecs et le pas de Salehadin (Saladin), emprunté à un conte ou fabliau du moyen âge '. Dans le château d'Hesdin, les murs de la chambre as canchons étaient couverts de scènes empruntées au feu de Robin et Marion, d'Adam de la Halle, dit le bossu d'Arras '.

La fig. 166, empruntée aux Très riches heures du duc de Berry, nous montre comme fond une de ces peintures profanes devenues si rares aujourd'hui. On y voit à l'avant plan, représenté d'une façon amusante et réaliste, le repas du duc entouré de ses courtisans, de ses valets de chambre et de ses bouffons, qui circulent joyeusement autour de sa table fastueusement servie. Note comique : deux petits chiens se promènent librement entre les mets et les riches orfèvreries en formes de galères, qui garnissent la table princière.

Dans la salle le comte du château de Valenciennes, se trouvaient représentées, entre autres peintures, deux scènes : la Fontaine de Jouvence et es Parkiel dou Merchier as singes, sujets qui accusaient un caractère satirique incontestable ^

La. Fontaine de fouvence *, comme on peut s'en convaincre par une gravure du XV^ siècle, attribuée par Passavant, au Maître aux Banderoles 86 (conservée au Musée de Vienne), était alors un sujet fertile en épisodes satiriques et grivois, spécialement fait pour plaire à nos artistes flamands (voir fig. 167). La fontaine symbolique, d'une forme hexagonale, contient une demi-douzaine de personnages régénérés, qui, grâce aux vertus miraculeuses de ses eaux, donnent

' Mgr Dehaisnes, fart dans les Flandres, le Hainaut et l'Artois, p. 554.

  • Son nom était probablement Le Bochu.

' Mgr Dehaisnes. op.cit, p. 554.

  • Passavant, La Fontaine de Jouvence, par le Maître aux Banderolles. (Très rare).

Ancienne collection de l'Albertina, actuellement au Musée impérial de Vienne, 46.


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déjà des signes visibles de virilité juvénile. Des vieillards des deux sexes approchent pleins d'espoir en s'appuyant sur leur bâton. D'autres, moins ingambes, se font porter. A gauche de la composition, un vieillard émacié est précipité la tête la première dans le bain mer-



FiG. 167


La Fontaine de Jouvence. Attribué au Maître aux Banderolles. Musée de l'Albertina à Vienne.


veilleux. A droite, nous voyons les patients, revenus à la jeunesse, en user aussitôt, en se livrant à des scènes de séductions amusantes, présentant des détails satiriques d'une si haute grivoiserie, qu'il est impossible d'en donner une description plus complète.

Sachant que les artistes graveurs allemands s'inspirèrent au XV^ siècle de nos artistes flamands, dont ils venaient étudier les œuvres en Flandre, il est permis de supposer que cette curieuse représentation de la Fontaine de Jouvence est une réminiscence de sujets analogues dus à nos artistes primitifs, et peut-être même de la composition sati-


PLANCHh XII



Fio. 168. La Fuite en Egypte.

Fragment du retable de la Chartreuse du Cliaiiipmo!,

par Meldiior Broederlam (Musée de Dijon).


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rique portant ce même titre qui ornait les murs de la chambre as canchons > du château de Valenciennes.

On sait que le second sujet, le Merchier as singes, fut également un des thèmes favoris de nos peintres satiriques, et que son succès se continua jusqu'au XVJe siècle, notamment dans les compositions satiriques de Henri met de Blés (Musée de Dresde) et dans celles de Breughel le Vieux, dont nous verrons plus loin une reproduction.

Ce fut vers cette époque que Broederlam Melchior, né à Ypres, qui nous est connu par des œuvres d'une authenticité incontestable, peignit pour Philippe le Hardi les volets du retable sculpté par Jacques Baers et achevé en 1399. L'œuvre de Broederlam, actuellement à Dijon, présente dans le Joseph de la Fuite en Egypte un caractère presque comique, et l'artiste s'y révèle incontestablement un précur- seur de nos maîtres drôles flamands. Voici la description qu'en fait Mgr Dehaisnes : « Pour Joseph qui conduit l'âne, c'est un lourd paysan à barbe grise. Son large corps, sa pesante démarche, ses habits rustiques, volumineux et pendants, ses bottes molles et affaisées lui donnent tant soit peu Vair d'une caricature. Il a mis son bâton sur l'épaule gauche, puis, sur ce bâton, un manteau et une marmite accrochée par l'anse. Il fait chaud à ce qu'il semble, car de la main droite, Joseph soulève un barillet et se verse à boire dans la bouche. Nous voilà en pleine peinture flamande dès les premières tentatives de l'école » (fig. 168). M. Durand-Gréville, en parlant de ce même tableau, souligne lui-aussi le caractère comique du Saint. «On devine, par exemple, que le Saint-Joseph de la Fuite en Egypte doit avoir été copié d'après quelque habitué bedonnant des cabarets d'Ypres » *■. Effectivement, c'est bien là une satire plaisante et triviale de l'artisan flamand, telle que la comprirent Breughel et plus tard ses continua- teurs, notamment Brauwer et Teniers le Jeune.

Ayant eu l'occasion de revoir récemment cette œuvre, nous avons pu y observer une couleur d'un brun transparent dans les terrains, qui, avec les verts des feuillages et des plantes de l'avant plan, les

' Durand-Gréville. L'Exposition des primitifs flamands à Bruges. Journal de Saint- Pétersbourg, 1903.


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rouges crus des draperies, rappellent étrangement le faire et les colorations qui caractérisent les œuvres picturales de notre plus grand peintre satirique flamand.

Plusieurs artistes du Nord, presque tous de nos contrées, tels que Jacques Coene de Bruges, Haincelin de Hagenau (de Hainaut ?), Jacquemart de Hesdin, les frères de Limbourg, importèrent à Paris dans les dernières années du XlVe siècle notre art réaliste nouveau. Ces artistes au service de princes français fastueux et amis des arts, surent, comme le dit fort bien le comte Durrieu, * crever les anciennes toiles de fond », qui jusqu'alors servaient de repoussoirs aux groupes et figures représentés.

C'est à Jacques Coene, qui florissait à Paris en 13Q8, que nous devons des sujets naïfs et curieux, notamment \e Jardin du Vieux de la Montagne, qui se trouve dans le Livre des Merveilles (No 2810 de la Bibl. nat., fo 16) et plusieurs autres miniatures intéressantes à notre point de vue. Le Livre d'Heures du maréchal de Boucicant (Col. André) en contient également.

Haincelin de Hagenau, qui fonda en France toute une école, propagea plus encore dans ce pays le goût des scènes rustiques finement observées, faisant présager les œuvres analogues de notre plus grand des peintres « drôles », P. Breughel le Vieux. Un manuscrit enluminé, provenant de son atelier et conservé à la Bibliothèque nationale (No 616), nous montre une Garenne de lapins, et surtout un Repas de Chasseurs (fig. 16Q) « très animé, très ordonné, où les gentilshommes s'entretiennent noblement, où les valets à d'autres tables boivent et mangent rustrement, où les chevaux tendent le cou avec impatience, où les chiens sont bien des chiens de chasse, où les arbres sont d'un dessin qui s'individualise * » et, ajouterons- nous, où perce un humour si proche de la satire.

Jacquemart de Hesdin, l'auteur des très belles Heures très riche- ment enluminées du duc de Berry ', qui résidait à Bourges en 1384, exécute des sujets plus sérieux, plus près des artistes de l'Italie. Dans

' Fierens-Geyaert. La Renaissance Septentrionale. Bruxelles, 1906, p. 94.

  • Bibliothèque nationale de Paris (Nos 11,060-61).


Pi.anchp: XIII



Fic}. lOQ. - Ihi Repas de Chasseurs. Atelier de Haincelaiii de Hagiienau, M* Français, N" 616 de la Bibl. Nationale de l'ari


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quelques-unes de ses compositions, telles que la Trahison de Judas, le Christ devant Caïphe, Jésus flagellé, nous voyons déjà apparaître, comme dans les sujets analogues de Jérôme Bosch, ce contraste entre les figures grimaçantes des bourreaux et la figure calme et sereine de Jésus.

Le rôle des trois frères de Limbourg, Pol, Jannequin et Hermann est plus considérable. Leur chef d'œuvre, les Très riches heures du duc de Berry, conservées à Chantilly, où M. Paul Mautz voit « un monument de l'art français ■», doit plutôt, comme l'écrit le comte Durrieu, être considéré comme la « pierre angulaire du magistral édifice de la peinture flamande du XV^ siècle ».

La partie la plus intéressante et la plus originale de ces Heures de Pol de Limbourg et de ses frères, c'est le Calendrier, où chaque mois surmonté du signe du Zodiaque nous fait assister à quelque scène folklorique de la vie champêtre ou seigneuriale d'alors : < Tondaille des moutons, hallali du sanglier (fig. 170), festins magnifiques. Et la plupart de ces évocations vivantes s'encadrent d'un paysage où des architectures vraies s'exhaussent à l'horizon » \ Ici encore, c'est déjà l'art populaire et si réaliste de P. Breughel le Vieux qui se prépare, avec ses rustres et ses trouvailles curieuses, telles que dans ces semailles au mois d'octobre (fig. 171), où nous voyons un épouvantail, simulacre d'archer, fabriqué de vieux haillons flottant au vent et défendant les champs contre les rapines des oiseaux.

Les Heures d'Ailly, de la collection du baron Ed. de Rothschild, que le comte Durrieu vient de nous faire connaître ^, et qui semblent avoir pour auteurs les mêmes frères de Limbourg, présentent le même intérêt dans leurs miniatures et leurs encadrements de pages. La Fuite en Egypte, dont une reproduction se trouve dans Touvrage cité, mérité d'être comparée avec le même sujet exécuté par Broeder- Imm, dont nous avons parlé plus haut. Les analogies sont grandes;

^ Id. id. p. 98. Voir Léopold Delisle. Le Cabinet des livres du château de Chantilly. (Revue de l'art ancien et moderne, 1898) p. 305 et Le Chevallier-Chevignard. Les Styles Français, p. 124 et 125.

  • Comte Paul Durrieu. Les < Belles Heures* de Jean de France, duc de Berry (Gazette

des Beaux-Arts) 1906.


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ici aussi St-Joseph, surchargé de bagages et d'outils, guide l'âne et porte précieusement une grande gourde; il se retourne en rechignant vers la Vierge, qui ne s'occupe que de l'Enfant divin étroitement enroulé dans son manteau. Des idoles nues culbutent et se brisent sur leur passage avec les colonnes qui les supportent.

Dans les Heures de Turin, détruites par les flammes, mais dont les miniatures ont été heureusement reproduites dans une publication luxueuse offerte à M. Léopold Delisle à l'occasion de sa cinquantième année de collaboration à l'Histoire de France et à l'École des Chartes, nous trouvons encore des compositions du même genre.

Le comte Durrieu nous en a donné l'histoire * et sans rien affirmer, incline à attribuer quelques-unes de ses miniatures à Hubert van Eyck. On sait que M. Six lui attribue l'ensemble de ces pein- tures -, qui, si elle ne sont pas de notre grand peintre flamand, sont de son époque et exécutées très probablement par un maître de son atelier ^.

Le comte de la Borde, dans son excellent travail sur les ducs de Bourgogne"*, nous apprend que Philippe le Bon, qui aimait la gros&e gaîté flamande, a employé plusieurs artistes de notre pays à l'entretien et aux perfectionnements des machines « à plaisanter », dont sa rési- dence favorite, le château de Hesdin, avait été largement pourvue par ses prédécesseurs. Ce n'étaient partout que trappes et bascules, mannequins et peintures, qui tous servaient à l'exécution de farces variées, d'un goût souvent douteux.

Nos peintres et artistes flamands, qui furent ordinairement choisis pour remplir ces postes d'honneur, durent probablement justifier, par des œuvres picturales satiriques ou drolatiques, de leurs dispositions à la plaisanterie et à la gaîté.

Parmi ces peintres, il faut citer tout d'abord Jean le Voleur, dont le surnom seul suffit à nous montrer cet artiste complètement

1 Cte Durrieu. Les Débuts des van Eyck. (Gaz. des Beaux Arts 1903).

  • Six. a propos d^un repentir de H. van Eyck. (Gaz. des Beaux Arts, Mars 1904. 1. 1.)
  • Fierens-Gevaert. Op. cit. p. 103.
  • Voir aussi Crowe et Cavalcaselle. Les anciens peintres flamands. An. de Pinchart, etc.,

p. 4, chap. I, et Mgr Dehaisnes, pp. 416-417.


PlANCHh XIV



Fin. 170. — Hallali dit Sanglier dans la forêt de Vincennes. Très riclies lieiiies du duc de fîerrv.


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dépourvu de préjugés. On sait que Jean le Voleur fut le collègue de Jean Malouel, ou plutôt «Maelweh, dont le nom aux consonnances flamandes indique qu'il était originaire de nos contrées'. Après sa mort, en 1417, il fut remplacé par Bellechose de Brabant et Hue de Boulogne, qui devinrent après lui gouverneurs de Hesdin.

Colin ou Colard le Voleur, fils de Jean, fut employé en la même qualité que son père et fut l'inventeur de plusieurs nouvelles machines à plaisanter'.

Ce qu'étaient alors ces farces et ces machines à plaisanter, on le verra par quelques exemples tirés d'écrits du temps, et Ton pourra constater qu'il fallait une robuste constitution pour y résister :

c Un étranger sortait d'une galerie pour entrer dans une salle voisine; tout à coup une figure en bois lui barrait le chemin en vomissant sur lui un large filet d'eau; le promeneur, saisi et mouillé jusqu'aux os, devenait alors le plastron des railleries de la société. Quelquefois on poussait le jeu plus loin : une rangée de brosses surgissaient autour du patient et le barbouillaient en un clin-d'œil de blanc, de noir ou de toute autre couleur. Il y avait aussi des figures mécaniques assez puissantes pour saisir un homme et le rouer de coups .

« Au milieu de la grande galerie, il existait une trappe et tout auprès une figure d'ermite prédisant l'avenir; les dames surtout devenaient ses victimes. Au moment où elles s'en approchaient pour le consulter et savoir ce qui devait leur arriver, le plafond s'ouvrait et il en tombait une pluie torrentielle accompagnée d'éclairs, tandis que des coups de tonnerre se faisaient entendre. Enfin la neige succédait à la pluie. Pour se mettre à l'abri de la tempête, on cherchait un refuge dans une grotte voisine; mais soudain le parquet s'effondrait et l'on était précipité sur un sac de plumes. On vous permettait alors de vous échapper sans autre accident. Le château de Hesdin était rempli de

  • Mgr Dehaisnes, Uart dans les Flandres, le Hainaul et V Artois, p. 500. — « Jean Malouel

ou Maelwel, mort en 1415, fut remplacé par Bellechose de Brabant, qui fut exclusivement employé en Bourgogne. >

t. II p. 2.


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bien d'autres surprises encore. Dans la grande galerie, outre la trappe dont nous venons de parier, il y avait un pont qui faisait tomber à Peau ceux qui avaient l'imprudence de s'y aventurer. En plusieurs endroits, il suffisait de toucher à un ressort pour faire jaillir des jets d'eau; six grandes figures peintes, placées dans le corridor, étaient munies d'un secret analogue. A l'entrée de la grande galerie, on était inondé par l'eau qui jaillissait de huit jets: en même temps, trois autres vomissaient des bouffées de farine qui se mêlaient au liquide. Si la personne effrayée se précipitait vers la fenêtre pour l'ouvrir, un nouvel automate se dressait devant elle, l'inondait de plus belle et fermait la croisée. Le regard était attiré par un magnifique missel historié déposé sur un pupitre; le curieux qui s'en approchait était couvert de suie ou de poussière. Au même instant, des miroirs réflé- chissaient sa figure avec mille déformations grotesques, et tandis que la victime s'étonnait de se voir ainsi toute noircie, des jets de farine la saupoudraient de la tête aux pieds. Ou bien encore un homme déguisé s'élançait au milieu de la galerie, effrayant la société par ses cris. Ceux qui se trouvaient dans les galeries voisines accouraient au bruit, et aussitôt un grand nombre d'autres figures déguisées parais- saient armées de bâtons et pourchassaient pêle-mêle tout le monde vers le pont d'où ils tombaient dans l'eau ^ »

V'oilà, d'après les documents de l'époque, les grossiers passe- temps de princes aussi raffinés que nos ducs de Bourgogne ; on peut juger par là de ce que devaient être les plaisanteries et le genre satirique général à cette même époque. Colard le Voleur, qui avait composé presque toutes ces machines bizarres, fut gratifié de ce chef, pour ses peines, d'une somme de 1.000 livres. Etant donné le goût connu de son maître pour les sujets plaisants, il est propable qu'il dut peindre pour lui, outre les bannières et pennons héraldiques, sa besogne habituelle, certains sujets satiriques ou drôles dont ceux de la Chambre < as canchons > ont pu nous donner une idée.

En 1443, le nom de Colard le Voleur disparaît des comptes de

■ Mgr Dehabxes, L'art dans les Flandres, U Hainaat et P Artois. Voir aussi : Comte de LA Borde, Croate et C.av.ju.c^sell£.


Planche XV



FiG. 171. Les semailles d'automne dexant le Louvre de Charles W par les frères de Liinbourg. Miniature des très riches heures du duc de Berr\ .

I Musée de (Ilianiillv).


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la Cour. Hue de Boulogne continue à y figurer jusqu'en 1449 ; son fils, Jean de Boulogne, lui succéda en qualité de < peintre et varlet de chambre >, mais la place de gouverneur du château de Hesdin fut donnée à Pierre Coustain, qui prit le titre de paintre des princes, nom qu'on lui donne dans les registres de l'École de Saint-Luc, en 1430. Il est à présumer que c'est parmi ces peintres flamands, gouver- neurs du château de Hesdin, qu'il faudra rechercher un jour les auteurs des œuvres satiriques dans le genre de la Fontaine de Jou- vence, décrite plus haut, qui préludèrent aux sujets populaires et amusants de nos peintres drôles du XVe et du XVle siècle.


CHAPITRE Vlll.

Le genre satirique chez nos peintres religieux du XV^ siècle.

Nos peintures satiriques au XV* siècle furent analogues aux sculptures appartenant à ce genre et datant de cette époque. — Pierre Cristus fut-il le premier peintre de genre ? — Les soudards d'Hubert van Eyck. — Le Portrait des Arnolfini, par J. van Eyck. — Ses tableaux de genre. — Les Bains de femmes du même maître. — Une femme au bain de Roger van der Weyden. — Les mêmes sujets traités par Diirer ; leurs côtés satiriques. - Le Bain de femme satirique du Maître aux banderolles, XVe siècle. — Le Sortilège d^ amour àt van Eyck (?) au Musée de Leipzig. — V Annonciation du maître de Flémaiie. — Le Volet de Joseph, partie satirique. — Sainte Barbe du même auteur, au Musée de Madrid. — La Légende de saint Joseph. Hoogstraeten. — Le Triomphe deVÉglise chrétienne sur la Synagogue, au Musée de Madrid. — La Résurrection de Lazare de van Ouwater, au Musée de Berlin. — La Légende de Saint Joseph, par van der Weyden (?). — ^ Portée satirique de ces tableaux. — V Adoration des bergers de Hugo van der Goes, et les précurseurs des paysans de Breughel. — Quentin Metzys ; ses tableaux satiriques. — La Tentation de saint Antoine du même maître, au Musée de Madrid. — Marinus van Reymerswale. — Les fils de Metzys. — Le Cadran d^horloge de Louvain. — Les sujets satiriques de Jean et de Corneille Metzys. — Une fête villageoise, le Moine en goguette, le Panier d^œufs, Jean Sanders dit van Hemessen et VEnfant prodigue du Musée de Bruxelles.

Si Ton ne peut citer avec certitude des peintures du XVe siècle, appartenant au genre satirique proprement dit, on peut supposer qu'il en exista un certain nombre, et qu'elles furent analogues aux sculptures appartenant à ce genre, que l'on trouve encore décorant nos édifices civils et religieux de cette époque.

Parmi ces sculptures, culs de lampe, miséricordes et stalles, tympans et écoinçons, les semelles de poutre de l'hôtel de ville de Damme sont incontestablement les plus typiques. (Voir fig. 172, 173 et 174).

La première de ces semelles de poutre (fig. 172), nous montre deux hommes, dont l'un accroupi regarde très attentivement l'orifice d'une truie (en flamand zw/y/z), tandis que l'animal semble se moquer


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de cette inspection grotesque. D'après une ancienne tradition recueillie sur place et que nous sommes le premier à publier, ce sujet serait une satire dirigée contre le magistrat de Damme (alors port de mer), qui laissa s'ensabler la passe conduisant au bras de l'Es- caut encore désigné sous le nom du Zwijn.

La seconde sculpture (fig.173), constitue une satire des bains ou stoven » considérés alors comme des lieux de plaisir assez mal famés. Nous y voyons dans une grande baignoire en bois un couple amoureux qui se lutine, tandis qu'une baig- neuses'apprête à leurdonner une douche. Un indiscret, caché à moitié derrière une cloison, épie en riant cette scène peu édifiante.

La fig. 174 est plus énigmatique; nous croyons cependant y reconnaître un débat satirique entre un homme et une femme. Cette dernière accusant son mari d'un certain défaut physique, tandis qu'un juge s'apprête à examiner gravement le cas.

Si nos grands peintres primitifs n'exécutèrent pas de sujets aussi franchement satiriques, leurs œuvres re-



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flètent cependant des qualités d'observation et de réalisme, bien près de la satire.

D'après M. A.-J. Wauters \ ce fut Pierre Cristus qui le premier fit pressentir le tableau de genre ou de mœurs, si intimement lié au genre satirique dans la peinture flamande. Effectivement, cet artiste nous montre dans son Saint Elol ou Eligius de Cologne ^ œuvre signée et datée de 1449, un sujet de genre où nous voyons un orfèvre du temps pesant des métaux précieux. Il est dans sa boutique, où se trouvent exposés en vente divers joyaux et bijoux ouvragés.

Un gentilhomme ou bourgeois riche, marchande la bague que sa femme convoite, tandis que celle-ci tend la main pour la recevoir. Cet intérieur, indiqué jusque dans ses moindres détails avec une minutie précieuse, fait certes pressentir déjà nos futurs petits maîtres drôles. Mais ce côté familier si éminemment flamand, ne le retrouvons-nous pas déjà chez d'illustres prédécesseurs de Pierre Cristus.

Dans le beau tableau des trots Maries au sépulcre de la Galerie de Sir Frederick Cook de Richmond, généralement considéré comme une œuvre [authentique d'Hubert van Eyck, ne voyons-nous pas l'épi- sode réaliste et amusant des trois soldats endormis, dont le sommeil profond est rendu d'une façon si drôle. — A remarquer notamment le gros soudard au visage rouge et congestionné « que l'on croit entendre ronfler » comme le disait M. Durand Gréville -^

Jean van Eyck, dans son célèbre Portrait des Arnolfini, de la National Gallery de Londres, nous offre lui aussi un vrai tableau de genre tel que les comprirent nos maîtres drôles flamands. Les époux sont représentés dans la maison même qu'ils occupèrent à Bruges, lorsque, venant d'Italie, ils s'établirent en qualité de mar- chands dans cette ville. L'homme, maigre et maladif, montre sur sa


' A.-J. Wauters, Histoire delà peinture flamande, p. 67. — « Le saint Éioi de la collec- tion Oppenheim à Cologne peut être considéré comme le plus ancien tableau de genre de notre école. »

^ Collection du baron A. Oppenheim ; ce tableau a figuré à l'Exposition des primitifs flamands à Bruges, 1902 (no 17 du catalogue).

  • Durand Gréville. V Exposition des Primitifs de Bruges. (Journal de St-Petersbourg

1903)


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physionomie, rendue avec un réalisme étonnant, une grande douceur unie à une mélancolie due peut-être à l'état précaire de sa santé. Sa femme, d'un geste placide, lui tend la main, tandis que l'autre repose sur sa taille où l'on reconnaît les signes d'une maternité prochaine. Elle semble regarder son mari avec une inquiétude visible. Ils sont



FiG. 175. — Un bain de vapeur, gravure sur bois, par Albert Durer.

dans leur chambre à coucher, entourés de leurs meubles familiers et ce petit monde est traité par l'artiste avec ce soin et cet amour du détail, plein d'intentions, que nous retrouverons plus tard dans les compositions de Breughel le Vieux. A droite, on remarque le lit con- jugal avec une bourse suspendue à un des montants ; au fond est accroché au mur un miroir convexe où se reflète la chambre. Le cadre en est formé par dix scènes de la passion finement indiquées. A côté, on remarque le collier de perles que la femme vient d'ôter;


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sur l'appui de la fenêtre, munie de petits volets, se trouve une pomme qui paraît entamée. Une couronne de lumières garnie de cierges, dont l'un d'entre eux est allumé, est suspendue au plafond. Tout cela, avec le petit chien favori et les patins de bois, jetés au hasard en rentrant, constitue une page charmante de la vie familiale au moyen âge, pleine d'observations amusantes faisant certainement songer à nos inimitables peintres satiriques flamands. Le tableau est signé Joannes de Eyck et porte la date de 1434.

Dans son commentaire du Livre des peintres, de Cari van Mander, M. H. Hymans fait mention de véritables tableaux de genre presque satiriques, exécutés par Jean van Eyck \ Facius parle d'un Bain de femmes peint par ce maître, qu'il a vu chez le cardinal Ottaviano degli Ottaviani bien connu pour son luxe. «On y voyait, dit-il, de belles femmes sortant du bain et à peine voilées; dans un coin (détail sati- rique) se trouvait une vieille duègne, transpirant abondamment et prouvant ainsi que c'était un bain bien chaud. » Le cardinal possédait plusieurs autres tableaux de « nu », et l'on sait que Frédéric d'Urbin, le premier et le seul duc de ce nom, fit orner une salle de bain de peintures analogues qu'il avait pu acquérir -. Les productions de ce genre étaient très recherchées en Italie, où ces tableaux étaient, paraît- il, surtout demandés. James Dennistoun pense même que si Josse de Gand fut invité à la cour d'Urbin, ce fut à cause du renom de Jean van Eyck, dont plusieurs tableaux, entre autres un Bain de femmes, existaient déjà dans la collection du duc ^ Facius cite encore une Femme sortant du bain, conservée à Gênes, qu'il attribue à « Roger le Gaulois », c'est-à-dire à Roger van der Weyden \

Ce que furent ces tableaux d'un genre spécial, malheureusement disparus, on peut s'en faire une idée par la description de Facius donnée plus haut. Peut-être des sujets analogues exécutés par

1 Carl VAN Mander, Le livre des peintres (commentaires de H. Hymansj, p. 48.

2 Vasari, t. I, p. 163 ; Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands, p. 101.

' James DEîm\STOVH, Memoirs o/the Dukes of Urbino, etc., from 1440 to 1630, t. II, p. 237. — Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands, annotations de Ruelens, t. II, CXXVI.

  • Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands, t. II, CLXXV.


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A. Durer, dont nous donnons deux exemplaires différents (fig. 175 et 176), sont-ils une répétition plus ou moins exacte de ces bains de femmes, si appréciés chez les mécènes italiens, car on sait que Diirer voyagea en Italie, et dut y voir les compositions exécutées par nos primitifs flamands, pour lesquels il professait une si grande admira-



Fic. 176. — Un bain de femmes, par A. Durer, d'après un dessin original du maître.


tion. Dans l'une comme dans l'autre de ces planches, on remarquera une intention satirique évidente. Nous voyons dans chacune une vieille femme grotesque, ridiculisée. Dans la figure 175, représentant an bain de vapeur, une très grosse matrone transpire abondamment, tout comme dans le tableau de van Eyck, tandis que deux jeunes femmes semblent se préparer à taquiner leur grasse compagne; l'une d'elles, en l'aspergeant à l'aide d'une espèce de goupillon, l'autre, accroupie près d'elle, en plongeant la main dans un baquet d'eau


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froide, dans un but analogue. Dans la seconde planche (fig. 176) c'est une vieille femme, maigre cette fois et aux seins flétris, qui joue le rôle ridicule. Pour se défendre de ceux qui la taquinent, elle prend l'offensive et vide un petit baquet dans la direction d'un personnage situé hors de la composition, dont on ne voit ici qu'un fragment. Un homme, dont une grosse commère semble se moquer, leur offre des rafraîchissements; la figure manquante, aspergée par la vieille irascible, porte un vase en forme de grande gourde ou de bouteille. Cette dernière composition se trouve à Francfort-sur-Mein ; c'est un dessin original du maître.

Nous avons vu plus haut que les bains ou « stoven - en pays flamand étaient considérés comme des lieux de récréation fort peu recommandables. Il y en avait de trois sortes : pour hommes, pour femmes et pour les deux sexes réunis.

Van den Lore, dans une de ses < bourdes > satiriques, souhaite à un moine accompagné de sa béguine de s'amuser et de banqueter dans les bains et les étuves :

Baden ende stoven Springhen, dansen, lioven, Dobbelen, goet verteren.... '

La fréquentation de ces lieux de plaisir, auxquels étaient assimilés les jeux de paume « caetspelen , les tavernes mal famées <; taveernen ende bordeele of andere dierghelycke loketten », n'était pas sans danger, car Despars raconte qu'en 137Q, en l'espace de dix mois, quatorze cents personnes furent cruellement blessées ou bien tuées dans des établissements analogues, à Gand et dans les environs ". Des lits étaient toujours à la disposition des clients des maisons de bains ou stoven .

La fig. 177 empruntée en partie à une estampe au burin du Maître aux banderolles (XV^ siècle) est contemporaine des œuvres de ce


' B. Van den Lore. Achte Persane Wenschen. Bourde du XlVe siècle. Voir Ph. Blom- MAERT. Oud vlaemsche Gedichten der Xll<^, Xlll^ en XIV^ euwen. et A. Van Werveke. De ontuclit in hetoude Gent. p. 4.

' Despars. Cronycke... van Vlaenderen t. II. p. 497 et A. Van Werveke. op. cit. p. 4.


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Fio. 177 — Un bain cf hommes et de femmes. Fragment d'une gravure au burin du Maître aux banderolles (XV^ siècle).

genre exécutées par van Eyck et van der Weyden. Le sujet est repré- senté d'une façon à la fois satirique et burlesque. Trois femmes se trouvent dans un grossier bain en bois et tâchent d'attirer près d'elles


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un jeune niais coiffé de la cape des fous ; celui-ci semble repousser leurs avances et se dispose à prendre la fuite. Une des joyeuses commères, portant la coiffure à cornes, a mis une jambe hors de la baignoire et saisit à deux mains le long vêtement du jeune fou, dont elle découvre toute la partie inférieure du corps. Dans le haut, nous voyons les lits de repos qui étaient attachés à l'établissement, et dans le bas une table couverte toujours prête pour réparer les forces des baigneurs. Un groupe de deux singes, qui se trouve dans la partie inférieure de la composition, présente également une signification satirique probable *.

Un autre épisode comique également dans le goût de nos ancêtres primitifs, se trouve représenté à gauche de la même estampe. Tandis que dans une salle d'armes, divers jeunes gens s'exercent à l'escrime, l'un d'eux, dans le feu du combat, perd ses chausses et expose ainsi ses parties charnues à la risée des spectateurs.

Antonello de Messine, que nous pouvons presque revendiquer comme Flamand, est l'auteur de Rieurs, si bien typés que d'après Maurolycus, leur rire était contagieux '.

Le Musée de Leipzig possède, depuis 1878, un petit tableau ayant une étroite parenté avec les peintures de van Eyck. Cette œuvre nous donne mieux encore une idée de ce que devaient être les sujets de « nu » de ce maître. Son titre étrange est : Un sortilège d'amour ^ La figure 178, empruntée au livre de M. le Dr Alwin Schultz*, en donne une idée assez fidèle. Ce tableau représente une jeune femme nue, qui semble laisser tomber des gouttes de cire sur un cœur déposé dans une cassette disposée sur un escabeau placé près d'elle. Dans le fond du tableau, un jeune homme entr'ouvre une porte et contemple la scène gracieuse où il est probablement intéressé. De nombreux détails, ayant tous une signification emblématique ou sati-

» Voir Dr Alwin Schultz, Deutsches Leben im XIV. und XV. Jahrhundert. t. I. pp. 68-69, pi. LXXXIV.

- Maurolycus, Sicanicarum. rerum compendium. Messina, 1562. p. 186.

  • Liebes zauber, nach Essenwein. Culturhist. BUderatlas.
  • Dr Alwin Schultz, Deutsches Leben im XIV. und XV. Jahrhundert, t. I, fig. 115

(LiEBES ZAUBER), Prague, Vienne et Leipzig, 1892.


183


rique, se remarquent dans la chambre de la jeune fille : un faucon au bord d'une coupe où se trouve un éventail en plumes de paon ; une pièce d'étoffe à moitié déroulée; un feu clair qui brille dans l'âtre; l'armoire ouverte, dans l'intérieur de laquelle on aperçoit divers vases et aiguières; le sol jonché de fleurs où les roses dominent, jusqu'au petit chien blanc rappelant étrangement celui du double portrait de Londres, tout cela semble avoir un sens pour l'ar- tiste, qui complète ainsi le tableau formé par les gra- cieuses incantations de la jolie sorcière d'amour. De nombreuses banderolles explicatives se remarquent à côté des principaux ac- teurs de cette petite scène charmante.

M. H. Hymans, qui cite dans ses commen- taires du livre des peintres de C. van Mander le ta- bleau de Leipzig \ auquel il trouve un intérêt réel, considère également une Mélusine, au Musée de Douai, comme un échan- tillon très ancien des ta- bleaux de genre exécutés par nos artistes primitifs flamands '.

Deux volets du maître de Flémalle, au Musée de Madrid, pré- sentent également ce caractère intime de l'intérieur flamand. Le mobilier sévère du donateur agenouillé sur le volet de gauche fait contraste avec celui plus coquet et plus féminin de Sainte-Barbe.



Fio. 178 — Le sortilège d^ amour. Attribué à J. Van Eyck. (Musée de Leipzig)


^ Carl van Mander, Le livre des peintres (commentaires de H. Hymans). t. I, p. 43.

  • ID., Ibid.


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Celle-ci lit dans un livre enluminé, paisiblement assise sur un banc sculpté, le dos à l'âtre, où brille un feu clair entre les deux landiers. Tout dans la chambre dénote la propreté minutieuse, l'esprit d'arran- gement et d'ordre de la bonne ménagère flamande. Le bassin de cuivre et l'aiguière de même métal resplendissent sur une crédence ouvragée. A côté, l'essuie-main bien propre est passé sur le rouleau accroché au mur. Sur le manteau de la cheminée, on remarque la statuette de la Vierge et une branche en cuivre portant un cierge. Devant la fenêtre, sur un escabeau, se trouve placé un vase de forme élégante dans lequel trempe la fleur favorite. Par la croisée, les petits volets ouverts laissent apercevoir le paysage, et au fond, l'église où la sainte va prier si souvent.

Le côté anecdotique et presque satirique est plus visible dans le chef-d'œuvre du maître, le tryptique de la comtesse de Mérode, à Bruxelles, où dans le volet de droite, à côté de la chambre dans laquelle se passe la scène mystique de V Annonciation, nous voyons l'atelier où s'occupe Joseph. Celui-ci est représenté travaillant très activement à la confection de... souricières, dont un exemplaire se trouve exposé en vente à sa fenêtre donnant sur la rue. On constatera ici encore le caractère un peu ridicule généralement attribué à Joseph au moyen-âge, caractère que nous avons observé déjà dans les mys- tères ainsi que dans les représentations religieuses populaires qui les précédèrent. On remarquera qu'ici encore, il est entouré de ses petits outils.

Cette œuvre importante forme le trait d'union entre la grande école de van Eyck finissante et celle, plus intime et plus réellement flamande, de van der Weyden, dont Breughel le Vieux fut le dernier représentant.

Dans le tableau représentant Les épisodes de la légende de Saint- Joseph, de l'église d'Hoogstraeten (inconnu, fin du XVe siècle), nous voyons Joseph, dans la 6e scène à gauche, demander pardon à sa femme qu'il a osé soupçonner. Ici encore le mari de la Vierge est muni d'un tel nombre de petits outils, que le peintre a évidemment voulu en faire, comme c'était l'usage dans les mystères, un élément comique.


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Outre les deux grandes taraudières, le vilbrequin, l'évidoir, dans sa gaine, qu'il porte à la ceinture, nous voyons encore une grande règle, deux hachettes, une scie, une pince tombées à ses pieds. Ce tableau a figuré à l'Exposition des primitifs à Bruges (juin-septembre 1902), no 341 du catalogue de James Weale.

Certaines parties du tableau d'autel de Madrid représentant VÉglise chrétienne triomphant de la Synagogue, attribué par divers auteurs à Hubert et par d'autres à Jean van Eyck *, mais qui, en tous cas, fut exécuté par un maître de l'école de ces grands peintres pri- mitifs, présentent également des côtés d'observation humoristique ou satirique faisant songer, jusqu'à un certain point, aux compositions religieuses de Breughel le Vieux. Nous citerons notamment la partie de droite du panneau inférieur à côté de la fontaine symbolique, où l'on remarque un groupe de Juifs légèrement caricaturisés, montrant leur rage et leur colère impuissante à la vue du prodige. L'étendard de la synagogue tenu par le grand prêtre se brise dans ses mains et son aveuglement moral est indiqué par le mouchoir qui couvre ses yeux. Un des juifs qui l'accompagne tombe à la renverse, tandis que d'autres se bouchent les oreilles pour ne pas entendre la vérité, ou prennent la fuite pleins d'effroi. Un autre, au paroxysme de la rage, se déchire les vêtements et montre à nu sa poitrine.

D'après M. G. Cohen, il y aurait là une influence visible des mystères germaniques, qui, dès le XlVe siècle, donnèrent un grand développement aux gestes de fureur des juifs. Tout le thème de la lutte de l'Eglise et de la Synagogue paraît conforme à la démonstration de M. Weber, dans la partie qu'il consacre au drame religieux -.

' A.-J. Wauters, La peinture flamande, p. 46 : « Il est permis de supposer avec Passavent que le Triomphe de P Eglise chrétienne sur la Synagogue est de Hubert van Eyck, d'autant plus qu'il n'est pas possible de le rattacher, ni par le style, ni par la facture, ni par l'aspect de la couleur, à aucun autre maître du XVe siècle. Ce tableau est le seul qui puisse lui être attribué avec quelque certitude ».

M. H. HvMANS, dans son étude savante. Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux-Arts, 35^ année, 3^ pér., t. IX. p 381), n'admet pas de parenté entre le Triomphe de P Eglise chrétienne sur la Synagogue et aucune des œuvres des frères van Eyck. Il ne croit même pas que nous soyons ici en présence d'une copie d'après ces maîtres. Dans VArt espagnol, de Lucien Solvay, Paris, 1887, page 95, on pressent déjà la même manière de voir.

^ Weber, Geistliches Schauspiel in Kirchliche Kunst. Stuttgart, Ebner, 1894, 8°.


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En parlant du tableau de Madrid : Le triomphe de V Église sur la Synagogue, M. Hymans * compare cette œuvre avec la Résurrection de Van Ouwater à Berlin, et signale avec raison des analogies de faire et de sentiment qui paraissent des plus probantes.

Quoique né à Harlem, Van Ouwater, par l'expression qu'il cherche à donner à ses personnages, par son réalisme, sa couleur et son genre même de composition, fait songer à Roger van der Weyden, qu'il dut connaître et dont il semble s'être inspiré.

C'est récemment que la Résurrection de Lazare, la seule œuvre de ce maître dont l'authenticité soit prouvée (elle est citée parmi les principales compositions du peintre, par Cari van Mander), a été retrouvée à Gênes et achetée en 1899 par le Musée de Berlin. On sup- pose que toutes les œuvres de Van Ouwater, sauf celle-ci, peinte peu après 1450, périrent lors du sac de Harlem par les Espagnols en 1573 -.

Un des deux volets représentant des Scènes de la vie de saint Joseph, attribués à Roger van der Weyden, qui se trouvent à la cathé- drale d'Anvers, présente également un caractère satirique dans l'inter- prétation d'une épisode de la légende des Prétendants à la main de la Vierge. Nous y voyons Joseph, vieux et chenu, essayant de cacher sous son manteau le miracle de la baguette desséchée qui fleurit, tandis que, conformément aux traditions des mystères, un des jeunes prétendants soulève son vêtement et découvre la supercherie. Des spectateurs semblent s'amuser de cette scène où le futur époux de la Vierge est présenté dans un rôle ridicule. (Ces volets ont figuré à l'Exposition des Primitifs flamands à Bruges en 1902. No 29 du catalogue) ^.

Ces volets présentent de grandes ressemblances, comme faire, avec la Descente de croix du triptyque d'Edelheer, à Louvain (1443). On sait que cette œuvre, qui se trouve malheureusement en fort

' H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux-Arts, 35e année, 3epér., t. IX, p. 381).

- Ad. Philippi. Die Kunst des XV. und XVL Jahrliundert in Deatschland und Nieder- landen, p. 56. Leipzig, 1898.

3 James Weale, iVo 29 du catalogue des primitifs flamands. Bruges 1902.


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mauvais état et repeinte, est considérée par M. van Even comme la seule œuvre authentique de van der Weyden en Belgique. (Le même sujet a été traité dans une des scènes du tableau d'Hoogstraeten et dans une œuvre du « maître de Flémalle », au Prado, à Madrid, toutes deux décrites plus haut).

Dans la seule composition authentique connue de Hugo van der Goes : le triptyque de sainte Maria-Nuova, à Florence, représentant V Adoration des bergers, on remarque un groupe de paysans ou de pâtres hâves, hirsutes, couverts de vêtements pittoresques, qui rap- pellent à la fois les mendiants de la tapisserie de Tournai du XlVe siècle, citée plus haut, et les paysans de Breugel le Vieux *. On sait que cette composition fut commandée au peintre par Tommasso Portinari, banquier de la maison des Médicis, à Bruges, vers 1468. Il est à remarquer qu'on ne retrouve aucune trace d'influences italiennes dans ce triptyque l

C'est vers la même époque, que nous le voyons employé pour les entremets de Bruges où figurèrent les compositions bizarres que l'on connaît, A une tour crénelée apparaissaient notamment des masques comiques et grotesques. Lors de la Joyeuse entrée de Mar- guerite d'York à Gand, comme comtesse de Flandre, il travaille avec Daniel De Rycke à des figures emblématiques et aux décors de divers mystères imaginés par les rhétoriciens de cette ville. Parmi ceux-ci, il y en eut qui excitèrent de grandes risées. La représentation satirique ^^x Jugement de Paris oiî figurèrent une Vénus grande et énorme, pesant plus de deux quintaux; une Junon plus grande encore mais d'une maigreur exagérée, tandis que Minerve était bossue < par devant et par derrière ». Toutes trois se montraient complètement nues, la tête couverte de riches couronnes ^ Cette dernière scène fut jouée vers la même époque à Lille.

' Dans un sujet analogue du Musée d'Anvers, attribué à Juste de Gand, on voit des bergers visiblement inspirés par ceux du tableau de Florence.

  • Ad. Philippi, Die Kunst des XV. undXVI.Jahrhundert inDeutschland und Niederlan-

den, p. 60. Leipzig, 18Q8.

^ Alfred Michiels, Histoire de la peinture flamande t. III, p. 357. A. Lacroix. Paris 1866 et Barante : Histoire des ducs de Bourgogne.


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Un peintre anonyme flamand dans sa curieuse Fête des tireurs à Parc du musée d'Anvers, présente avec une infinité de détails intimes et finement observés, une étude de mœurs de nos confréries d'archers au XVe siècle qui doit le faire considérer comme le précurseur le plus complet de l'art de Brueghel le vieux.

Quentin Metzys ou Massys (1466-1530) perfectionna et souligna souvent le côté réaliste de certains personnages de ses tableaux religieux. Les deux volets de son chef-d'œuvre d'Anvers, V Ensevelis- sement du Christ, présentent l'un et l'autre, dans diverses parties, les caractères du tableau de genre ou de mœurs et l'on y reconnaît même une intention satirique probable.

Dans le volet de gauche, représentant le Repas d'Hérode, après la décollation de saint Jean-Baptiste, on voit, dans la galerie haute, des courtisans qui commentent, en s'en moquant, les actions de leur souverain devenu le jouet d'une femme.

Dans le volet de droite, les deux bourreaux qui attisent le feu et ajoutent du combustible sous la chaudière où se trouve saint Jean l'Évangéliste, montrent des figures ironiques et grossières, faisant présager les rustres de Brueghel le Vieux. On lit sur leurs physio- nomies tout le plaisir qu'ils éprouvent à faire leur métier de tortion- naires. On remarquera qu'ici encore, tout comme dans les mystères, les martyres de ces deux saints présentent un côté comique presque satiriqne.

Quentin Metzys peignit aussi des œuvres profanes, véritables tableaux de genre et de mœurs populaires, où nous retrouvons une tendance satirique indéniable.

II peignit des bourgeois dans leurs boutiques ; des banquiers, des vieillards lubriques ; des avares ou des usuriers; des peseurs d'or, dont les sentiments et les passions se lisent sur leurs physionomies si bien comprises.

Parmi les principales œuvres appartenant à ce genre, il faut citer: Un vieillard amoureux, volé par sa maîtresse qui partagera le fruit de son larcin avec son jeune amant ; (appartenant à la Comtesse de


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Pourtalês \) le Vieillard et la courtisane et \q. Joaillier pesant des pièces d'or, un de ses chefs-d'œuvre au Musée du Louvre; la Parabole du mauvais Intendant, au Palais Doria à Rome (?) ; les Usuriers, de Stockholm; les Deux banquiers, de Windsor, encore un de ses chefs- d'œuvre ; le Vieillard et la courtisane, de Cassel; le Cabinet du Pro- cureur de Dresde, les Joueurs de la Galerie de lord Pimbroke, probablement dans le genre d^s Joueurs de brelan cités par Fornenberg, et une quantité d'autres tableaux analogues, plus ou moins bien attribués à ce maître, par leur titre seul, montrent une intention satirique visible. D'après Flirt -, plusieurs caricatures de Quentin Metzys passèrenten Italie, pour des dessins satiriques de Léonard de Vinci dont la série de grimaciers est célèbre.

C'est surtout à Marinus Reymerswaele que l'on doit restituer plusieurs œuvres de ce genre attribuées jusqu'ici à Quentin Metzys. Un changeur et sa femme au Musée du Prado à Madrid doit, comme le dit fort bien M. H. Hymans % être restitué à ce peintre néerlandais, dont nous connaissons une œuvre analogue et signée au Musée de Dresde.

Une tentation de saint Antoine, considérée jusqu'il y a peu de temps comme étant de Patenier, a été restituée à juste titre par MM. Hymans et Justi au grand peintre d'Anvers ^. En effet, l'ancien inventaire de l'Escurial cite cette tentation (no 1574) comme ayant « les figures (peintes) par maître Quentin et le paysage par maître Joachim ». Sur le fond de paysage, une vraie merveille, nous voyons saint Antoine dans les plus grandes angoisses. Trois jeunes beautés, vêtues à la dernière mode d'Anvers, ont entrepris la séduction du saint anachorète. Elles s'approchent souriantes, et d'un air candide l'une d'elles lui tend une pomme, allusion visible au premier péché. Le démon, sous les traits d'une vieille proxénète outrageusement

  • James Weale (No 359 du Catalogue officiel de l'exposition des primitifs flamands).

- Flirt. Kunstmerkungen auf einer Reise nacli Dresden und Prag. Cité par A. Michîels, Histoire de la peinture flamande, Paris 1860. — t. IV. p. 336.

  • H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beau.\-Arts, 35^ année,

3e pér., t. X, p. 235).

  • H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux-Arts, 35^ année,

3e pér., t. X, p. 384). - . •


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décolletée, rit d'avance du succès de sa ruse et de la perte certaine du saint. Un singe, une des incarnations favorites du démon au moyen âge, tire à la capuche de l'anachorète pour l'empêcher de se détourner à la vue de ses jolies séductrices. M. H. Hymans dit que « Metzys n'a rien fait de plus beau, de plus délicat, ni de plus chaste », quoique le sujet doive se ranger dans la catégorie des compositions satiriques plutôt scabreuses.

Un curieux cadran d'horloge peint par Quentin Metzys (?), d'après le catalogue de l'Exposition des primitifs à Bruges. \ repréisente dans le quatrième cercle, divisé en vingt-quatre compartiments, des sujets satiriques où nous voyons les joies et les mi- sères de la vie humaine.

D'après M. van Even -, ce cadran fut exécuté vers 1510, pour être placé sur un mou- vement d'horloge forgé par Josse Metzys. La décoration est divisée en six cercles con- centriques. Le premier cercle représente sur fond d'or les signes du zodiaque; le second, en douze scènes, les occupations diverses des mois ; le troisième, les heures ; le quatrième, les joies et les misères de la vie humaine; le cinquième, la division de l'année en 365 jours, tandis que le sixième contient les noms des mois. Aux angles, les quatre planètes sont représentées par des personnages symboliques.

Une chambre de la maison de Quentin Metzys, située rue des Arbalétriers à Anvers, fut décorée par lui de fresques profanes en grisaille. Cet ouvrage, d'après van Fornenberg, qui visita cette salle, était composé de compartiments ronds et ovales avec des figures grotesques, « grotesken grilligen figuren '" », s'entremêlant et se jouant entre des festons et des rinceaux de feuillage. Par-ci par-là voltigeaient



|hiG. 179


^ James Weale, Catalogue de V Exposition des primitifs flamands, section des tableaux, 1902, p. 284.

" E. VAN Even, Louvain dans le passé et dans le présent, p. 206.

' Max. Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche Schilderschool, p. 65, Gand, 1879, et Den Antwerpsclien Proteus, p. 30.


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quelques enfants égayant la composition, qui eut peut-être une portée satirique.

Les fils de Quentin, Jean et Corneille Metzys, très inférieurs à leur père comme peintres, exécutèrent également un nombre considé- rable de sujets profanes, où ils s'inspirèrent à la fois des œuvres de leur père et de celles des maîtres graveurs allemands, qui eurent une si grande influence sur les artistes de leur temps.

La Bibliothèque royale de Bruxelles ^ conserve plusieurs gravures de Cornélis Metzys, parmi lesquelles nous en trouvons quelques-unes représentant les mêmes sujets champêtres que Breughel devait illustrer de main de maître.

Parmi celles-ci, il faut citer Une fête villageoise avec des ripailles et beuveries bien flamandes, ayant comme conséquences les rixes, suites inévitables de l'intempérance. Cette estampe est datée de 1539, (B. 17). La suivante, de la même époque, représente encore un sujet satirique : c'est un moine en goguette avec une vieille femme, B. 16 -.

Le S. 11. 48097 représente un festin où l'on embrasse des femmes; un fou assiste à la fête. Le S. 11. 31280, dont la reproduction au trait se trouve figure 179, nous offre un sujet plus satirique: une femme ayant abandonné un moment son panier d'œufs, le trouve mis au pillage par un couple peu scrupuleux. L'inscription assez énigmatique est la suivante :

My ma syn eyere otlaeyt

Jees aders nest e laet my ot paeyt.

Cette estampe est datée de 1549. Ces dates méritent d'être notées, car elles sont toutes antérieures aux premières estampes de genre satirique exécutées d'après les œuvres de Pierre Breughel le Vieux, dont la plus ancienne porte le millésime de 1553.

D'après M, Vercoullie, professeur de langues germaniques à l'Université de Gand, qui fait autorité dans l'interprétation des textes flamands du XVI^ siècle, l'inscription devrait se lire de la façon sui- vante :

' Cabinet des estampes (petite farde). " Id. (grande farde).


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My(n) ma(n) syn eyere(ii) 0(n)tlaeyt

l(n) ee(n)s ain)ders nest e(n) laet my o(n)t paeyt.

La traduction en serait :

Mon mari décharge ses œufs

Dans le nid d'autrui et me laisse non satisfaite.

Les douze couples de sa suite des Danseurs Boiteux sont, d'après M. Van Bastelaer *, une simple contre partie des Danses de Paysans, gravées à la même époque par l'Allemand Beham, dont nous aurons à nous occuper bientôt. On y voit défiler à la suite de musiciens, éclopés eux-mêmes, la pittoresque farandole des mendiants estropiés, lépreux, paralytiques à béquilles, manchots, aveugles, qui tous se tiennent comme ils peuvent, par une manche vide ou par un coin de leur manteau.

Sanders (Jean) dit van Hemsen -, qui florissait vers 1545 (il était né à Hemixem, près d'Anvers), doit encore être considéré comme un imitateur de Quentin Metzys; il exécuta diverses peintures profanes qui annoncent un précurseur de Brueghel le Vieux, mais avec une mise en page plus Renaissance. L'enfant prodigue du Musée de Bruxelles (no 293) nous montre un spécimen typique de sujet biblique interprété d'une façon franchement satirique. Ce peintre est aussi l'auteur d'une composition portant pour titre les Aveugles se conduisant, sujet qu'interprétèrent Jérôme Bosch et Pierre Breughel le Vieux.


» R. VAN Bastelaer et G. de Loo. P. Bruegel Vancien, p. 16.

' On orthographie aussi son nom : van Heniessem ou van Hemissen.


CHAPITRE IX.

Les peintres-graveurs satiriques allemands du XV et du XVI^ siècle. — Leur influence sur nos peintres dzôles flamands.

Martin Schoengauer fut-il l'élève de Rogier van der Weyden ?Ses peintures et ses gravures. — Les paysans allant au marché. — Le Christ présenté au peuple. — Le meunier et son âne. — Une rixe entre apprentis orfèvres. Leur analogie avec les compositions religieuses et profanes de nos maîtres satiriques du XVJt siècle. — Vogue considérable de ces gra- vures allemandes dans toute l'Europe civilisée. — Israël van Meckene; ses gravures satiriques de la vie amoureuse de son temps. — Le combat pour les culottes. - Le < Maître aux banderolles. » — Les graveurs allemands inconnus : La bataille pour la ce/o^ au Cabinet des estampes à Berlin. — Daniel Hopfer et ses scènes champêtres satiriques; — Nicolaus Mildeman et son Nazentanz zu Gumpelsbrunn; - Hans Sebald Beham avec ses fêtes villageoises, sont des précurseurs de nos peintres de kermesses au XVJe siècle.

Comme nous le disions plus haut, plusieurs peintres et graveurs allemands eurent une influence incontestable sur nos plus grands peintres drôles du commencement du XVIe siècle. Cette influence s'étendit même sur Jérôme Bosch, dont les premières œuvres datent de la fin du XV^ siècle.

Parmi ces maîtres allemands, il faut citer en première ligne Martin Schoengauer. Quoique né à Colmar (1 445-1 4Q1), cet artiste se rattache à notre école flamande, car il s'inspira incontestablement des œuvres réalistes si pleines d'expression de Roger van der Weyden. Certains auteurs croyent même que Martin fut l'élève de cet illustre peintre flamand '.

Dans son livre sur VArt néerlandais, le savant allemand A. Philippi - constate lui aussi que les œuvres de Schoengauer ont

' H. HvMANS a prouvé que cette croyance n'a pas de fondement.

' Ad. Philippi, Die Kunst des XV. und XVI Jahrhunderts in Deutschland und die Nieder- landen, 1898, p. 130 : « Der allgemeine Eindruck einer Schôngauersche Darstellung pflegt sogar mehr Niederlândisch als Deutsch zu sein, und bei seinen Frauen denckt man manchmal an Memling. »


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plutôt le caractère néerlandais et que ses types de femmes font songer souvent à Memling, cet autre continuateur de van der Weyden. Les tableaux de ce peintre sont très rares, et comme il ne les signait jamais, plusieurs œuvres lui ont été faussement attribuées. 11 en est autrement de ses nombreuses gravures, presque toutes monogram- mées et datées, dont l'authenticité est certaine.

Parmi ces estampes, qui seules nous permettent de juger de ce que furent ses tableaux, nous en trouvons plusieurs où l'on reconnaît déjà les sujets humoristiques et satiriques cliers à Brueghel le Vieux. Sa façon de traiter les sujets religieux présente également des ana- logies nombreuses avec celle de notre grand peintre satirique flamand. Parmi ses compositions champêtres humoristiques, il faut citer des Paysans allant au marché (B. 88). La femme est assise à cali- fourchon sur un vieux cheval et porte en croupe son enfant. Devant marche le mari ; il tient, passé sous son bras, un vieux glaive qui semble ne le rassurer qu'à moitié, car les routes sont peu sûres. Il porte en outre un sac de pommes et un panier, trouvant encore moyen de guider la monture de sa femme de la main qui est restée libre. Le pauvre cheval, outre sa charge humaine, porte suspendues à son poitrail de nombreuses volailles et autres provisions. La femme tient à la main une longue gaule avec laquelle elle s'apprête à réveiller le courage de son cheval, ainsi que celui de l'homme, son autre bête de somme. L'expression goguenarde de la femme, celle à la fois peu- reuse et rusée du paysan, achèvent de donner à cette peinture de mœurs villageoises un caractère satirique bien flamand.

Le Musée de Bruxelles possède un tableau attribué à Martin Schoengauer, qui figure parmi les gravures du maître. 11 est intitulé, d'après le catalogue : Le Christ présenté au peuple *. On y voit le Christ, sur la troisième marche d'un escalier, exposé à la risée du populaire qui l'outrage de toutes façons. Les figures grimaçantes des assistants présentent un aspect satirique voulu ; tel notamment le bourreau à l'avant-plan qui pousse la langue d'une façon vraiment

' Ce tableau provient de l'ancienne collection du prince d'Orange; il fut acheté à la vente de M. van den Schrieck, de Louvain, en 1861.


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comique. Celui-ci est en outre affublé d'un costume ridicule, où l'on reconnaît l'intention, déjà signalée et conforme à la tradition des mys- tères au moyen-âge, de représenter le bourreau d'une façon risible, faisant contraste avec le Christ, qui seul présente un aspect sérieux et religieux. L'expression de Ponce Pilate, ainsi que la pose de sa main, en font également un personnage dérisoire.

L'estampe n» 89 de la collection des Estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles, représentant un Meunier avec son âne chargé d'un sac, suivi de son ânon ; ainsi qu'une amusante Famille por- cine ; quelques couples de Danseurs et surtout une Rixe entre deux ap- prentis orfèvres \ se pre- nant aux cheveux dans une dispute très bien ob- servée, doivent être égale- ment rangée dans la même catégorie de ces composi- tions plus ou moins sati- riques.

Plusieurs estampes de Martin Schoengauer, celles que VEcce Homo (B. 13, S. n. 2375) et le Christ bafoué {B. 15. 8956), présentent dans leurs groupes de soldats railleurs et grimaçants et par la présence de nombreux personnages accessoires inutiles à la composition, une

^ Ce sujet, cité par A. Pliilippi, Die Kunst, etc., ne se trouve pas dans la collection des œuvres gravées de Schoengauer, conservées au Cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles.



Fio. ] 80 — Le combat pour la culotte Estampe, par Van Meckene.


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analogie frappante avec les sujets religieux traités par nos maîtres satiriques. L'importance donnée au paysage est également typique et mérite d'être notée.

Ces estampes eurent une vogue considérable en Allemagne et dans la plus grande partie de l'Europe. Leur succès chez nous ne fut pas moins grand, et il est très probable qu'elles eurent une influence considérable sur le développement du genre satirique flamand, tel qu'il se manifesta parmi nos peintres drôles du commencement du XVIe siècle.

Nous aurons encore à nous occuper de Martin Schoengauer quand nous parlerons des peintres appartenant au genre satirique fantastique, notamment lorqu'il s'agira des premières Tentations de

saint Antoine, dont, — il y a tout lieu de le croire, — il créa le genre.

Parmi les meilleurs imitateurs de Schoengauer, on cite généralement Israël van Meckene, né à Mecheln, près de Clèves, en 1440, et mort en 1503. Cet artiste curieux fut à la fois peintre, graveur pj^ et orfèvre, mais ses estampes, heureuse-

ment en assez grand nombre, nous sont seules connues. Leur facture rappelant celle d'oeuvres plus anciennes, on crut longtemps devoir leur assigner une date antérieure à celle de leur exécution. Peut-être peut-on voir, dans plusieurs de ces scènes de mœurs amusantes, des réminiscences de peintures flamandes disparues, appartenant au genre satirique primitif.

La Bibliothèque royale de Bruxelles possède une collection de reproductions faites d'après les principales œuvres de van Meckene '. La plupart ont trait aux joies ou aux infortunes conjugales et aux vicissitudes de l'amour. Parmi celles-ci, nous citerons (B. 181), une gravure où nous voyons dans un intérieur flamand, régner entre les époux ou les amants, une douce union. Le temps passe gaiement en

' Israël van Meckene. Mœurs et costumes, Bruxelles, Simoneau et Toovey, 1872. Fac-similé de douze estampes.



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célébrant le vin et l'amour. Dans presque toutes ses compositions, on remarquera des brocs, des hanaps, des baquets en cuivre pour rafraîchir les breuvages, ce qui nous prouve que l'artiste attachait une grande importance à des libations copieuses et variées.

C'est encore une scène paisible que représente une autre gravure où nous voyons une dame recevoir un visiteur, tout en filant sa quenouille. Le gentilhomme tient son épée, comme une canne, entre ses jambes ; il a la tête ornée d'une énorme coiffure à plumes assez bizarre. Le chat familier ronronne dans un coin, tandis que sur la cré- dence sculptée, on remarque, comme d'habitude, une profusion de brocs et de hanaps, ainsi que deux livres à fermoirs.

Est-ce le même gentilhomme que nous voyons dans la gravure suivante? 11 s'est mis à l'aise en ouvrant son manteau et en se débar- rassant de son épée, mais il a gardé son beau chapeau à plumes. La dame a abandonné son fuseau et tous deux sont familièrement assis sur le bord d'un lit disposé sur une

estrade basse. Sous la couche, on remarque, réunis sans façon, les pantouffles de la dame ainsi qu'un vase intime. A coté du lit, on remarque une table de nuit et un petit flambeau à deux branches garni de ses chandelles. La porte est fermée, le verrou mis, personne ne les dérangera.

L'estampe B. 172 a une portée plus satirique : un jeune homme danse avec son amie, tandis que sa ceinture, à laquelle est attachée sa bourse, se détache et tombe à ses pieds. Preuve certaine que la fréquentation des femmes légères conduit à la perte de la fortune.

Le B. 173 (figure 180), représente le combat pour Les culottes, sujet cher aux artistes du moyen âge et dont nous avons vu déjà des



FiG. 182 — Le combat pour la culotte (Estampe de la fin du XVe siècle).


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reproductions nombreuses. L'objet du litige est à terre ; la femme retenant d'une main celle de son mari, prêt à saisir la culotte, brandit de l'autre sa quenouille avec laquelle elle le frappe à tour de bras. Un monstre affreux voltige au-dessus des combattants, image satirique probable de la discorde conjugale.

Le croquis (fig. 181) exécuté d'après une estampe très rare de cet artiste, datée de 1480, nous montre la femme enfilant d'une main la culotte maritale, tandis que de l'autre elle force à grand coups de quenouille son époux débonnaire à filer à sa place.

Le B. 201 paraît être une apologie de la femme, qui est représen- tée au milieu de rinceaux entre lesquels la poursuivent en dansant des hommes de toutes conditions : gentils-hommes et bourgeois, musiciens ou tambourineurs, et jusqu'à un fou agitant sa marotte.

Beaucoup de graveurs allemands, pour la plupart inconnus ou cités par Passavant sous des dénominations de convention, comme le « Maître aux Banderoles », le Maître E. S., le Maître de 1480, vivant, eux aussi, dans la seconde moitié du XVe siècle, eurent également une influence probable sur nos peintres satiriques flamands.

Nous avons vu déjà des productions satiriques de deux de ces graveurs, notamment : lo la Fontaine de Jouvence du Maître aux Banderoles; 2» une des lettres de l'alphabet du Maître E. S. datant de 1466.

L'influence du Maître de 1480, dit du Cabinet d'Amsterdam, sur nos peintres satiriques fut également indéniable. Il fut le créateur de ce genre de compositions de figures à mi-corps, que Jérôme Bosch et Quentin Matsys, suivis de nombreux imitateurs, introduisirent dans la peinture flamande. On connaît de lui un Vieillard amoureux d'une jeune femme qui se montre pleine d'attention, pour sa bourse pleine. Une vieille femme séduisant un jeune homme par l'appât de l'or lui fait pendant. C'est à lui aussi que l'on doit une composition où il met en scène des miséreux grotesques implorant la charité de S' Martin, sujet emprunté aux mystères du temps et que Bosch et Breughel le Vieux rendirent surtout populaires.

La figure 182, exécutée par un graveur allemand inconnu de la


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même époque (fin du XVe siècle), nous montre un fragment d'une composition plus importante, représentant encore le sujet si populaire de la bataille pour la culotte. Ici ce sont les femmes seules qui prennent X part à la lutte. On les voit se battre, se griffer, s'arracher les coiffes et se prendre aux cheveux. Les coiffures « à cornes > ont fort à souffrir dans la mêlée. L'objet tant envié est placé au milieu de la composition.



FiG. 183 — Nasentanz zu Gumpels brunn. Estampe de Nicolaus Mildeman.


tenu par deux solides commères qui le défendent de leur mieux. Cette gravure sur bois se trouve conservée au Cabinet des estampes à Berlin \

Ce furent encore les graveurs allemands qui, dès le commence- ment du XVe siècle, exécutèrent divers sujets champêtres qui eurent une popularité non moins grande et qui se rapprochent singulière- ment des compositions analogues de nos peintres satiriques ou de kermesse.

Parmi ces graveurs, il faut citer Daniel Hopfer ou Hopser, qui représenta une fête villageoise, « das lândliches Fest » (B. 74) -. Voilà bien déjà la kermesse telle que la comprirent Breughel et ses nombreux

  • Dr Alwin Schultz. op. cit. p. 165.
  • Id. op. cit, pp. 164-165, fig. 209.


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imitateurs. On y voit, comme dans les sujets analogues de notre grand peintre satirique, la bombance générale, la bras partye, qui joua de tous temps un si grand rôle chez nos ancêtres et dont le souvenir atavique ne semble pas prêt à se perdre de nos jours. On y observe aussi les scènes qui accompagnent la ripaille : les danses et les pro- menades amoureuses, les ivrognes que l'on doit soutenir et, dans les coins, les inévitables buveurs qui se soulagent de toute façon et ceîa sans la moindre vergogne.

Nicolaus Mildeman, dans le Nasentanz zu Gumpelsbrunn B. 1 (la danse des nez de Gumpelsbrunn), B. 1 (fig. 183) nous montre également d'autres épisodes d'une kermesse aux allures les plus flamandes, exécutés par un artiste allemand au commencement du XVJe siècle. A côté des beuveries inévitables, nous voyons les danses autour du mat de cocagne, où pendent, comme prix, des objets divers, notamment un jambon ainsi que d'autres comestibles. Les musiciens jouent de divers côtés ; on voit des luttes plus ou moins courtoises. Plus loin, des trouble-fête ont tiré l'épée et sont prêts à se mesurer entre eux, tandis qu'une femme les retient. Dans le lointain arrive la police du temps, la hallebarde au poing ; la perche avec le coq qu'il s'agira d'abattre à coups de flèches, n'est pas oubliée. Tous ces détails ont un aspect éminemment flamand, et l'on croit recon- naître dans ces compositions, les mœurs et les plaisirs des villageois de nos Flandres ou des maraîchers des environs d'Anvers ou de Bruxelles *.

Hans Sébald Beham sut également, avant Breughel le Vieux, montrer en des estampes typiques la vie et les joies du peuple campa- gnard. Ses danses de paysans (fig. 184) semblent empruntées à ces kermesses ou fêtes villageoises, où notre grand peintre satirique flamand sut si bien représenter le côté humoristique de nos réjouis- sances populaires, dans les tableaux pleins de vie qui resteront les spécimens les plus parfaits de ce genre si éminemment national. Dès 1535, la Grande Kermesse nous montre en action divers éléments, tels

' Cette danse de Gumpelsbrunn se trouve reproduite dans l'ouvrage du D^ Alwin SCHULTZ, op. cité, fig. 212, p. 167.


Planche XVI


^ . . 5'fTviON ^X'EiNMO^^,

E-oiniv-j Hfkbstmon. .io.



hiG. 184 — D(///At'i- </t'5 /;«i'.v<'//A', par Hans Sebald lieliain.


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que danses villageoises, rixes, scènes d'ivrognerie, dont Brueghel le Vieux sut tirer un si heureux parti dans ses fêtes champêtres et dans ses kermesses exécutées vingt ans plus tard.

Nous verrons dans le chapitre suivant que ces mêmes artistes allemands contribuèrent aussi à vulgariser chez nous les scènes fantastiques et macabres dont le succès fut si grand, dans tous les pays, dès la fin du XVe siècle, et dont la vogue se continua pendant une grande partie du siècle suivant.


CHAPITRE X.

Les premiers peintres fantastiques flamands et allemands.

Les sujets satiriques et macabres. — Premières œuvres des peintres fantastiques. — Jean de Bruges, auteur de l'Apocalypse, des tapisseries d'Angers. Beaucoup de ces peintures disparues. - V Enfer attribué à Jean van Eyck, à l'église de Saint-Bavon, à Gand. — Le Jugement dernier dt Dantzig. — Détails satiriques de ces tableaux. — Le Jugement dernier et VEnfer du polyptyque de Beaune, par van der Weyden. — Le Jugement dernier de Berlin, par van der Weyden. — VEnfer donné récemment au Louvre. Son auteur probable. — Un dessin représentant VEnfer au même musée. — Martin Schoen- gauer. La première Tentation de Saint Antoine. Son succès dans toute l'Europe. — Michel-Ange. Un prédécesseur de saint Antoine au XII^ siècle : saint Gutlac. — Sa Ten- tation au British Muséum. — Autres œuvres fantastiques de Schoengauer : Le Christ délivrant les âmes du purgatoire. Le saint Georges et le Dragon. Saint Michel et le démon. — L'obsession de la mort et des monstres au XV^ siècle. — Les Danses macabres ou Danses de morts. Leur origine allemande. Les allusions satiriques de Mancel Deutsch. — La danse macabre au Charnier des Innocents, à Paris (1424). — Celle de Chaise-Dieu (Haute- Loire), de Cherbourg, d'Amiens. — Les chapiteaux satiriques d'Arcueil. — La légende des trois morts et des trois vifs. — Le petit polyptyque de Hans Memling, à Strasbourg. — Le squelette du Jugement dernier de Petrus Cristus, à Berlin. — La Mort et r usurier du Musée de Bruges. Les estampes satiriques macabres de Barthélémy Beham, de Daniel Hopfer, de Jacob de Gheyn, d'Anvers, de Melderman et de Diirer.

Nous avons noté déjà le goût général de nos ancêtres pour les figurations de monstres et de démons, à l'aspect terrible ou comique, dont nous avons trouvé des exemples si nombreux dans les sculptu- res et les miniatures primitives aux époques les plus reculées de notre histoire.

Ce goût de l'étrange et du merveilleux, si intimement lié chez nous au genre satirique, s'exerça aux dépens de l'ennemi de l'humanité, pendant tout le moyen âge, alors « que la magie, la superstition, la fièvre de sorcellerie brûlaient les cerveaux et détraquaient les nerfs ^».

' L. SoLVAY. Voir Bull, de VAcad. roy. de Belgique (Classe des lettres, etc.), 1901. Rap- port sur notre mémoire, p. 1203.


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Nous avons vu les conceptions bizarres et diaboliques, qui han- tèrent nos artistes primitifs, prendre un caractère plus terrible à ces époques de chaos qui s'étendent du XIV^ au XVe siècle. Déjà le monde ancien luttait contre le monde nouveau ; la foi aveugle contre la raison, formant un mélange inexprimable de barbarie et de civilisa- tion, d'ignorance et de science, dont des écrivains de talent, comme M. L. Solvay, dans son rapport S et M. Huysmans - surent faire des tableaux saisissants. Cette époque terrible et déroutante, unique peut- être dans l'histoire de l'Europe, devait engendrer ces satires diaboliques et macabres inspirées par la famine, la peste, les massacres, les dé- bauches des rois, faisant croire à des puissances infernales, acharnées à la perte du monde. Les terreurs et les inquiétudes des âmes affolées incarnaient dans le démon, effroyable d'abord, folâtre ensuite, toutes les passions mauvaises, toutes les apparitions, toutes les révoltes, tandis que l'église constante, infatigable et acharnée, disputait à ses ennemis par tous les moyens le pouvoir qu'on tentait de lui enlever. Elle descendait vers les humbles et les moralisait par la peur de l'enfer et de ses démons, dont les images tantôt terribles, tantôt risibles, couvraient les murs des cathédrales.

Ces compositions diaboliques et fantastiques, ces fantasmago- ries étranges, si nombreuses dans l'esthétique de nos artistes des époques romanes et gothiques, se retrouvèrent de bonne heure chez nos premiers peintres de triptyques. Malheureusement, la plupart de ces œuvres disparurent et leurs auteurs sont restés inconnus.

Parmi les manifestations les plus anciennes de ce genre, il faut citer un Enfer qui, d'après les chroniques de van Vaernewyck, se trouvait primitivement sous le fameux polyptyque des frères van Eyck à la cathédrale de Saint-Bavon à Oand.

« Le pied (socle) du retable, dit-il, était un Enfer peint à la détrempe par le même Jean Van Eyck. Quelques mauvais peintres, dit-on, ont voulu le laver ou nettoyer, mais leurs « mains de veau »

' L. Solvay. Voir Bull, de VAcad. roy. de Belgiçue {C\a.sse des lettres, etc.;, 1901. Rapport sur notre mémoire, p. 1204.

' HuYSAUNS. Voir : Sainte Ludvine de Schiedain.


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(sic) ont effacé cette peinture merveilleuse qui, avec le retable, avait plus de valeur que tout l'or dont on aurait pu le couvrir \ »

Van Mander dit la même chose en d'autres termes :

^ Le panneau de V Adoration de V agneau se posait sur un pied ou socle. 11 était peint à la colle ou à l'œuf; dans ce socle était repré- senté un Enfer où l'on voyait les damnés et ceux qui sont sous terre, s'agenouiller devant le nom de Jésus ou de l'Agneau; mais en lavant ou en nettoyant cette œuvre, des peintres ignorants l'ont effacée et anéantie* k

Sachant que cette peinture fut exécutée par l'ancien procédé à la détrempe, procédé que van Eyck détrôna, il est permis de croire, avec Ruelens, que cet Enfer primitif fut peint à une époque antérieure ^ à celle où vivait le brillant fondateur de notre école flamande.

Nous savons par les sculptures de nos cathédrales d'époques antérieures, que les représentations des divers épisodes burlesques et satiriques, caractérisant l'entrée des damnés en enfer, étaient consi- dérées comme pouvant utilement réveiller la foi chez les fidèles et leur inspirer le désir salutaire de ne jamais transgresser les prescriptions de l'église.

Nous avons vu plus haut la satire des péchés capitaux et les sujets diaboliques représentés sur le portail de la porte Mantile et les chapiteaux de la cathédrale de Tournai. Le superbe Jugement dernier sculpté de l'entrée de l'église de Saint-Urbain de Troyes (XlIIe siècle) présente également les plus grandes analogies avec les sujets similaires exécutés par nos peintres de missels. Ces sculptures

' ♦ Item een helle heeft den voet van dezer tafel gheweest, door den selven meester Joannes van Eyck, van waterverw^e gheschildert, de welcke sommighe slechte schilders (soo men secht) haer hebben bestaen te vvasschen oft suyveren, ende hebben dat miraculeus constich werc met hun calvers handen uytgevaecht, de welcke met de voornd tafel meer weert was dan 't goud dat men daer op ghesmeedt soude connen legghen. » (Van Vaerne- WYCK, op. cit., fol. 119.)

^ < De principael tafel hadde eenen voet, daer zy op stand ; dezen was geschildert van lym oft ey verwe, en daer in was een helle ghemaeckt, daer de helsche knien oft die onder d'aerde zyn, hnn knien buyghen voor den naam Jesu, oft het Lam : maer alsoo men dat liet suyveren oft wasschen, is het door onverstandighe schilders uytghewischt en verdorven gheworden. . (Van Mander, op. cit., p. 2.)

  • Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands. An. de Ruelens, etc., t. II

p. LXXIII.


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peuvent nous donner jusqu'à un certain point une idée de ce que furent les peintures de l'enfer et du jugement dernier à ces époques primitives. On y remarque d'un côté le paradis et de l'autre l'enfer, traditionnellement figuré par une gueule largement ouverte. On voit chez les damnés les mêmes expressions angoissées, contrastant avec les physionomies satiriques et sarcastiques des démons, semblant s'acquitter fort joyeusement de leur terrible besogne.

Lt Jugetnent dernier de la cathédrale de Bourges*, sculpté au XlVe siècle, nous montre mieux encore toutes les dispositions usitées dans les compositions diaboliques de nos premiers peintres flamands. Nous y voyons, comme plus tard dans les compositions de van der Weyden, l'archange pesant les âmes, qu'il partage en deux lots, le premier destiné au paradis, le second à l'enfer. Les épisodes satiriques dans le goût flamand y sont nombreux. Dans la partie centrale, on voit un petit diable s'accrocher à un des plateaux de la balance, cherchant vainement à fausser la justice divine. Les démons, com- posés de parties disparates, bizarrement assemblées, montrant des visages grimaçants, disposés sur les reins, le ventre ou sur les seins. Parmi les damnés, on reconnaît, comme nous l'avons vu dans nos premiers manuscrits, des moines, des évêques et des rois représentés d'une façon irrévérencieuse.

V.^ Jugement dernier A^ Dantzig peut être considéré comme une des peintures les plus anciennes connues de ce genre, exécutées par un peintre flamand. Ce tableau superbe fut successivement attribué, par les auteurs les plus autorisés, à van Eyck, à R. van der Weyden et à Memling, sans qu'aucune de ces attributions ait été jusqu'ici définitivement admise. Les expressions dramatiques des visages, les attitudes désespérées des damnés, feraient cependant pencher la balance en faveur de Roger van der Weyden, dont les œuvres montrent généralement ces mêmes études des sentiments et des passions humaines dans les physionomies des personnages. Ici aussi l'archange Michel en armure, la balance à la main, tout comme celui

' Nous avons vu plus haut que de nombreux sculpteurs et « ymagiers de nos contrées travaillèrent à Bourges dès le XlVe siècle.


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de Bourges, pèse les âmes et sépare les élus des damnés. Ces derniers errent en proie au plus violent désespoir; leurs expressions, leurs gestes angoissés inspirent un sentiment d'effroi qui n'a rien de carica- tural. La note comique est visible cependant dans la figure du damné qui rampe à l'avant-plan et qui cherche à se faufiler subrepticement parmi les élus placés à la droite de l'archange. Mais le représentant de Dieu fait bonne garde, ses yeux suivent tous les mouvements du maudit et il s'apprête avec sa lance à le repousser dans le séjour infernal. Quelques diables tortionnaires, poussant et frappant le troupeau de méchants, ont également un aspect gai conforme à l'usage établi dans les représentations religieuses populaires. On sait que ce sujet de la pesée des âmes donnait lieu au moyen-âge à maint épisode satirique amusant. Parfois c'était une dispute burlesque entre un ange et un démon à propos d'une âme réclamée par les deux adversaires, ou bien c'était un petit diable qui attirait à lui le plateau de la balance, comme à Bourges, et que l'ange dans sa supériorité sereine se contentait de repousser dédaigneusement, comme un reptile malfaisant, du bout de la hampe de sa lance surmontée de la croix.

Le sentiment qui caractérise \q. Jugement dernier de Dantzig se reproduit également dans les volets de gauche du polyptyque de Beaune, également attribué à Roger van der Weyden, mais cette fois avec une certitude presque complète.

Comme dans la composition précédente, les damnés sont pesés par l'archange Michel, puis précipités dans l'enfer, où ils tombent dans des attitudes désespérées. On voit leurs angoisses se traduire par le jeu de leurs physionomies, ainsi que par les affreuses contor- sions auxquelles ils se livrent pendant qu'ils subissent les tourments auxquels ils ont été condamnés.

La Résurrection que l'on remarque sur un autre volet du même retable, donne également lieu à une mise en scène dramatique et fan- tastique, rappelant les œuvres les plus terribles de Jérôme Bosch. Un


Planche XVII



FiG. 1S5. — L'Enfer et les lianinés. Dessin d'un iiiaitre inconnu du X\> sièclt (.Wusée du Louvre).


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des épisodes les plus effrayants de cette peinture représente les damnés qui se lèvent de leurs tombeaux entr'ouverts*.

Un autre Jugement dernier jadis attribué au même peintre et conservé au Musée de Berlin (daté de 1452), nous montre encore le même motif principal de l'ange pesant les âmes dans une balance. On y remarque la même étude des physionomies des damnés, dont les souffrances effroyables sont rendues de la façon la plus saisissante. MM. Crowe et Cavalcaselle- voient, eux aussi, dans l'ingéniosité des tortures de ces tableaux, < une horrible imagination qui semble pré- luder aux folles exagérations de Jérôme Bosch ». Ils auraient dû ajouter : comme aussi aux œuvres fantastiques de Breughel le Vieux et de ses continuateurs de la fin du XVIe siècle l

Un superbe tableau représentant V Enfer, donné récemment au Louvre par le duc de la Tremoïlle et provenant de l'ancienne collection du Chastel, nous paraît appartenir à la même époque et à la même école. MM. de la Bordes, Mantz, H. Hymans et quelques auteurs non moins compétents avaient cru pouvoir l'attribuer à Jérôme Bosch, nom sous lequel il figura quelque temps dans la galerie parisienne. M. Guiffrey, dans une étude récente ^ croit avec plus de raison y reconnaître la main du maître du Jugement dernier de Dantzig. Effectivement, en comparant V Enfer de Paris avec \t Jugement dernier de Dantzig, on peut constater des similitudes nombreuses de faire et de sentiment qui rendent l'attribution de M. Ouiffrey très probable.

Malgré la présence de quelques démons aux formes bizarres et hétéroclites présentant des intentions satiriques probables, la compo- sition dégage dans son caractère général un sentiment dramatique intime, montrant des expressions d'effroi et de désespoir vraies, qui


' Ayant eu l'occasion de revoir ce tableau en 1902, j'ai pu constater que les flammes qui jadis sortaient des tombeaux étaient des retouches postérieures, enlevées avec raison, lors de la dernière restauration de cette œuvre remarquable par M. Briotet.

^ Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands, leur vie et leurs œuvres. Traduit, annoté et augmenté de documents inédits par Alex. Pinchart et Ch. Ruelens.

' Cette œuvre est actuellement considérée comme étant due au pinceau de Pierre Cristus.

  • J. Guiffrey, Un tableau récemment donné au Musée du Louvre. (Revue de l'art ancien

ET MODERNE, pp. 135 à 146, 10 aoiît 1898.)


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doivent faire songer aux œuvres les plus incontestées de Roger van der Weyden.

Chose curieuse, le Musée du Louvre conserve un dessin (fig. 185) qui présente les plus grandes analogies avec les personnages princi- paux et certains groupes du tableau de Paris. Ce dessin, signalé dans le travail cité plus haut, a été acquis à Florence, en 1806, et provient de la collection Boldinucci. M. Guiffrey croit y reconnaître la main du même artiste flamand qui, d'après lui, aurait exécuté les deux œuvres.

il y a lieu de croire, selon nous, que ce dessin, d'un haut intérêt documentaire, n'est pas de l'auteur qui exécuta le tableau de la galerie parisienne, il semble se rapprocher plutôt des compositions fantasti- ques de Martin Schoengauer. Effectivement, les démons du dessin (fig. 185), quoique présentant comme poses et comme groupes une analogie incontestable avec ceux du tableau de V Enfer, nous montrent des juxtapositions d'éléments variés empruntés à divers animaux existants, que nous retrouverons avec plus de perfection dans la figure 186, d'après Schoengauer, représentant une des premières, sinon la première de ces Tentations de saint Antoine, qui eurent une vogue si considérable au XVI^ siècle.

Cette attribution paraîtra probable quand on se rappellera que Martin Schoengauer étudia nos maîtres primitifs. A. Philippi, dans son ouvrage : Die Kunst des 15, iind 16 Jahrhunderts in Deutschland und den Niederlanden, remarque que les compositions de ce maître ont plutôt un caractère flamand qu'allemand *. Le dessin du Louvre vient à l'appui de cette affirmation; peut-être y aurait-il lieu de croire que c'est une œuvre de jeunesse du célèbre peintre-graveur allemand, qui l'exécuta dans notre pays, probablement d'après l'œuvre repré- sentant V Enfer, actuellement au Musée national de Paris.

On remarquera que les démons de ce dessin n'ont pas le caractère des créations pouvant être attribuées à van der Weyden. Ces êtres, à

' Adolf Philippi, Die Kunst des XV. und XVI. Jahrhundeiis in Deutschland und den Niederlanden. Leipzig, 1898 : Der ailgerneine Eindruck einer Schôngauerschen Darstellung pflegt mehr Niederlândisch als Deutsch zu sein , p. 130.


I^i.anchp: XVIII



Fui. 186.— La Tentation ch Saint Antoilll',\■i:i\■^\^\^mSc\\otngAnt\■.


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têtes de fauves ou de boucs, armés de cornes, aux ailes de chauves- souris, aux corps de reptiles protégés par des écailles, ou ayant la peau flasque du crapaud, couverts de dards et des piquants de héris- son ou de porc-épic, toute cette fantasmagorie nous montre déjà un acheminement visible vers les êtres plus ou moins comiques qui peuplèrent les premières Tentations de saint Antoine, et notamment celle de Martin Schoengauer, dont nous voyons ci-contre une repro- duction ' (fig. 186).

Les compositions fantastiques du beau Martin eurent un succès non moins considérable que ses sujets de mœurs, dont nous avons vu les tendances satiriques ; sa Tentation de saint Antoine, vint apporter un élément satirique nouveau dans les compositions d'art diaboliques, si goûtées de tout temps par nos ancêtres.

On sait que saint Antoine, dont les tribulations devinrent popu- laires à partir de la fin du XVe siècle, était un moine égyptien né, dit- on, en l'an 251, dans une ville de la haute Egypte, appelée Coma. Son histoire a été écrite en grec par saint Athanase et traduite en latin par l'historien ecclésiastique Evagrius.

Ce moine, plein de foi, sujet à des hallucinations étranges, vendit, pour échapper aux tentations du monde, tous ses biens, dont il donna le produit aux pauvres. Il se retira dans le désert de la Thébaïde pour y vivre dans l'ascétisme le plus rigoureux. C'est là que le démon mit tout en œuvre pour le perdre et l'entraîner dans le vice. On sait qu'il sut résister victorieusement à toutes les embiiches de l'esprit du mal. L'orgueil, la colère, la luxure, tous les péchés incarnés par des démons séduisants ou terribles, cachés sous les déguisements les plus étran- ges; toutes les misères que lui suscita l'ingéniosité malfaisante de l'esprit du mal, acharné à sa perte, ne purent avoir raison de sa con- stance et de sa foi.

La composition de Martin Schoengauer représente une de ses tribulations les plus terribles. La scène se passe dans les airs, où de nombreux démons l'ont transporté. Ceux-ci offrent cette particularité,

  • Cette reproduction a été faite d'après l'exemplaire conservé au cabinet des estampes

(Bibliothèque royale de Bruxelles).

H


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qu'ils sent constitués, comme ceux du dessin du Musée du Louvre, d'une façon rationnelle, par diverses parties d'animaux juxtaposées, et cela avec une entente zoologique vraiment remarquable. On y voit les trompes d'éléphants, les dards des hérissons, les tentacules et ven- touses des pouples ou des pieuvres; des ailes empruntées au règne des insectes, des griffes d'oiseaux de proie, tout cela amalgamé avec ce souci de la vérité et du détail qui caractérisait l'art des peintres primi- tifs flamands, dont il sut si bien s'inspirer *.

Cette estampe est con- sidérée par les auteurs les plus récents et les plus auto- risés comme étant lapremière de cette série de Tentations de saint Antoine, dont les imitations devinrent bientôt nombreuses. Son apparition fit sensation. Des reprodu- ctions, gravées d'après elle, se répandirent en grand nombre, non seulement en Allemagne, mais encore en Flandre, en France et même en Italie ^; Vasari dit même que Michel-Ange, dans sa jeunesse, copia cette œuvre de Schoengauer, dont le type si répandu fut bientôt partout imité.

On ignore généralement que les sujets représentant saint Antoine, dans ses tribulations diaboliques, qui n'apparurent ici qu'au XVe siècle, eurent leur équivalent bien avant cette date, dans l'art Anglo-Saxon, où nous trouvons les tentations analogues de saint Gutlac, représen-



FiG. 187 — La tentation de St-Gutlac Dessin du Xll^ siècle. (Fragment)


' Adolf Philippi, Die Kunst des XV. und XVI. Jahrhunderts in Deutschland und den Niederlanden. Leipzig, 1898.

^ Carl van Mander, Le Livre des peintres. Trad. par H. Hymans, t. I, p. 83; et Adolf Philippi, Die Kunst, etc., p. 131. Leipzig, 1898.


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tées par les miniaturistes anglais bien avant cette époque. Les démons qui persécutèrent ce cénobite dans les marécages de Crowland avaient déjà ces formes grotesques et monstrueuses que nous retrouvons dans les tourmenteurs diaboliques du saint ermite de la Thébaïde. Une nuit que le saint saxon faisait ses dévotions dans sa cellule, des démons fondirent sur lui en grand nombre, « affectant des figures difformes, avec de grosses têtes, un long cou, des joues hâves, des barbes sales, des oreilles droites, des yeux farouches, des bouches fétides et des dents de cheval. Leurs gosiers étaient remplis de flam- mes; leurs voix étaient stridentes. Ils avaient les jambes torses, les genoux cagneux et les orteils tout tordus ; ils poussaient des cris rauques et leur vacarme était si effrayant que le saint crut que tout, entre le ciel et la terre, n'était que clameurs » *.

La figure 187 nous montre une des plus anciennes reproductions de ces scènes de tribulations du saint. Elle est empruntée au rouleau manuscrit du Xlfe siècle, dont nous avons parlé déjà, conservé au British Muséum, et qui contient une curieuse série de scènes de la vie de Saint-Gutlac'. Ici, les démons se sont saisis du saint et semblent s'amuser énormément en le faisant tournoyer dans les airs. Ils pro- cèdent de la façon la plus irrévérencieuse et semblent prendre un plaisir infernal à désespérer le saint moine, en montrant le plus possible de ses jambes nues. Plus loin, nous voyons sa revanche lorsqu'en revenant sur la terre, et après avoir reçu des mains amicales de Saint- Bartholomé une discipline à nœuds, il fustige de main de maître un de ses tourmenteurs qui subit le supplice en donnant les signes de la terreur la plus abjecte.

Cette représentation si ancienne du sujet cher à nos peintres de diableries satiriques, se rapproche jusqu'à un certain point, on le voit, de l'idée que se firent nos artistes des tribulations de Saint-Antoine. Dans la composition de Schoengauer, nous avons vu que la scène se passe également dans les airs. Israël van Mechene, son imitateur, et

' Voir Thomas Wright, o/j. cit, p. 283 et Sir E. Maunde Thomson, Tke grotesque and the humourous in illuminations of the middle âges (Bibliographica, part VII). " Sir E. Maunde Thompson, op. cit., p. 316.


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Lucas Cranach, dont on possède deux gravures différentes de ce même sujet, représentèrent également le saint ermite enlevé dans les airs par des démons grotesques*. La plus ancienne de ces estampes porte la date de 1505; c'est, par conséquent, une des premières oeuvres de Cranach.

Parmi les autres compositions fantastiques de Martin Schoen- gauer, il faut citer l'estampe B. 19. réprésentant le Christ délivrant les âmes du Purgatoire-, où nous voyons un démon terrassé, très effrayant, ainsi que d'autres figures diaboliques affreuses, voler dans l'espace.

A côté du démon, l'idée de la Mort, régna en maîtresse redoutée pendant tout le moyen-âge jusqu'au siècle de la renaissance. Sa venue prochaine, fatale, inéluctable, préoccupe tous les hommes et se traduit dans l'œuvre des artistes de tous les pays. « Le triomphe de la Mort, c'est le triomphe de l'égalité, c'est le grave avertissement à ceux qui se croient au-dessus des lois et des conditions humaines. L'intention satirique est évidente, la leçon est donnée en ricanant et la sarabande macabre s'avance d'un pas joyeux en s'affublant d'oripeaux fo- lâtres^ ».

L'accouplement de la vie et de la mort fut choisi de bonne heure par nos artistes, qui en tirèrent des sujets satiriques et moralisateurs.

Les Danses macabres sont les plus connues. Elles prirent, croit- on, leur origine en Allemagne, où nous les voyons représentées dès le Xlle siècle. On sait le sujet : l'homme dans toutes les conditions sociales, depuis le pape, l'empereur, les grandes dames, les bourgeois et jusque aux mendiants, entrent en branle conduits par la Mort, qui pour la première fois est personnifiée par la forme hideuse et terrible du squelette humain, étalant avec un cynisme railleur « la nudité suprême qui eijt dià rester vêtue de terre », comme le dit Michelet.

Le christianisme, conséquent avec ses principes d'humilité et son mépris de la chair, affectionna de tous temps ces images de la

' Thomas Wright, op. cit., p. 284.

- Bibliothèque royale de Bruxelles. (Cabinet des estampes.)

' Voir Max Rooses, Rapport présenté sur notre mémoire couronné {Bull. deVAcad. roy. de Belgique), 1901, p. 1188.


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décomposition humaine et de la dégradation de la vie terrestre. Ces représentations coïncidaient avec les époques les plus lamentables, alors que la peste, la famine et la guerre rendaient le peuple si mal- heureux, que nous nous expliquons la triste épigraphe d'une de ces danses macabres :

Rien de mieux que la mort ; rien de pis que la vie.

Les allusions satiriques de Mancel Deutsch précédèrent, dans leurs colères peintes, les colères oratoires de Luther. La danse qu'il composa à Bâle, flagelle rudement les mœurs des gens d'église. Nous y voyons la Mort dépouiller de ses vêtements somptueux un pape assis dans sa riche litière ornée de décors, représentant d'une façon satirique le Christ chassant Les trafiquants du temple et la Femme adultère. Il est entouré de princes de l'Église mitres et la crosse à la main, entraînés comme lui par la Mort. Plus loin, la terrible moisson- neuse emporte joyeusement des moines gras et repus accompagnés de religieuses dont la conduite est sévèrement censurée par les vers que l'artiste a cru devoir ajouter à sa peinture.

Le succès des danses de Mort fut si grand, que nous les voyons représentées non seulement sur les murs des églises, mais encore en sujets de tapisseries dont on tendait les appartements. Quelquefois même on essaya de les traduire en mascarades et en tableaux vivants. Dans les comptes des ducs de Bourgogne nous trouvons la preuve que la danse macabre fut dansée à Bruges au XV^ siècle :

« A Nicaise de Cambray, painctre, demourant en la ville de Douay, pour lui aidier à deffroyer au mois de Septembre l'an 1449, de la Ville de Bruges, quant il a joué devant mondit Seigneur, en son hostel, avec ses autres compoignons, certain jeu, histoire et moralité sur le fait de la danse macabre... VIII franc ^\

Celle-ci avait été dansée déjà en 1424, au charnier des Innocents à Paris, digne décor d'un pareil spectacle, devant le duc de Bedfort et le duc de Bourgogne, lors de leur entrée dans la capitale, après la bataille de Verneuil.

' E. H. Langlois. Essai historique, philosophique et pittoresque sur les Danses des morts t. 1. p. 292. (Rouen 1851)


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Quoique nous ne trouvions plus en pays flamand, aucune repré- sentation, picturale ou sculpturale, des danses macabres, il y a lieu de croire qu'il dut en exister. L'habitude de blanchir à la chaux les murs des églises et des couvents, a probablement fait disparaître quel- ques peintures murales représentant ce sujet. En tous les cas nos artistes voyageurs, qui exécutèrent tant de travaux en France, durent prendre une part considérable aux danses macabres qui existent encore assez nombreuses dans ce pays.

Parmi les principales, il faut citer celle de Chaise-Dieu (Haute- Loire), exécutée en peinture au XV^ siècle, mais actuellement presque détruite *. Cette curieuse composition commence par Adam et Eve introduisant la Mort dans le monde sous la forme d'un serpent à tête de squelette. Le bal est ouvert par un ecclésiastique prêchant du haut d'une chaire; la Mort mène avec elle le pape qui figure au premier rang de la danse ; car il est à remarquer que chaque personnage est représenté à sa place hiérarchique, un laïque alternant chaque fois avec un membre du clergé. Ainsi, immédiatement après le pape vient l'empereur, le cardinal est suivi par un roi, le baron par l'évêque; le tout est terminé par un groupe qu'il n'est pas facile de comprendre et où figure un enfant qui vient de naître.

C'est à la même époque qu'appartiennent les sculptures de Cher- bourg, représentant une procession de morts, où nous voyons, en douze panneaux, des gens de toutes conditions conduits par la Mort, tandis qu'un tambour semble battre le rappel.

Amiens possédait une Danse macabre dans le cloître attenant à la cathédrale. Dibdin et Jubinal décrivent une danse des morts à Fécamps. Vienne en Dauphiné et Dijon en possédaient également, mais celle de cette dernière ville a été détruite.

En 1502, Louis XIll fit peindre, dans la cour principale de son château, une procession macabre d'une grande valeur artistique. Trente-et-un chapiteaux du cloître de Saint-Maclou représentent cha- cun un groupe de deux figures où nous voyons réalisée la jurispru-

' Jubinal (Ach.) Les Danses des morts delà Chaise-Dieu expliquées. Paris.


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dence de Louis IX : « Le mort saisit le vif ». Dans ces scènes satiriques et macabres, la Mort, sous les traits d'un cadavre, paraît tantôt violente, tantôt persuasive, tandis que les vivants semblent tristes et résignés. Ces sculptures appartiennent déjà à la renaissance et ont été exécutées vers 1525.

Les chapiteaux de l'église d'Arceuil sont d'un caractère satirique plus folâtre. L'un d'eux représente un homme vêtu du costume de fou et tenant la marotte de la folie. Il fait danser, aux sons de sa corne- muse, l'humanité symbolisée par des bergers et des riches. Un autre sujet nous montre un singe jouant de la flûte, tandis que quatre de ses congénères exécutent les tours les plus grotesques. Il est à sup- poser que le sens de cette composition satirique peut être défini, comme le pense M. Duchalais, de cette façon : « Les singes symbo- lisent les diables qui se rient de la folie des hommes, dont ils paro- dient les excentricités dans ce bas monde » S

Des éditions flamandes et françaises de gravures sur bois, repré- sentant des danses macabres plus ou moins inspirées de celles de l'église de Chaise-Dieu, montrent le succès de ce genre de compo- sitions dans nos contrées. Nous retrouvons également les mêmes sujets dans les lettres initiales et dans les gravures d'encadrements de pages des livres religieux de cette époque.

La légende des trois vifs et des trois morts, d'origine française, inspirée de la danse macabre, fut également interprétée par nos artistes. Plusieurs exemplaires sculptés représentant ce sujet, ont été exécutés par nos sculpteurs brabançons ^ Notamment dans les écoinçons des églises de Hal en Brabant et du Sablon à Bruxelles.

Ce sujet se trouve aussi en peinture sur deux murs S.-E. de l'église de St Martin à Zalt Bommel. Trois rois dévorés par les vers, l'un tenant une bêche, se dressent devant les vivants. Une légende néerlandaise les accompagne. Elle commence par ces mots :


^ Duchalais. Mémoires sur les danses des fous et des singes de V église d Arcueil, 1851. ^ ]. Destrée. La sculpture brabançonne au moyen âge.


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Die doat die heeft ons dus gestelt Conighe waren wi... '

Cette légende surtout populaire en France dès le XlIIe siècle peut se résumer ainsi: le S^ Ermite égyptien, Macaire, rencontrant un jour trois jeunes rois, la couronne sur la tête et le faucon au poing, pleins de la joie de vivre, leur montra à l'improviste trois cercueils où reposaient des cadavres couronnés.

Un ravissant petit polyptyque de Hans Memling, actuellement à Strasbourg, nous montre que nos peintres s'inspirèrent de sujets analogues qu'ils interprétèrent de diverses façons. Ici nous voyons une Vanité, sous les traits d'une jolie femme nue, qui se regarde avec complaisance dans un miroir, tandis que, lui faisant pendant, la Mort apparaît sous la forme d'un cadavre desséché tenant à la main une longue banderole où nous lisons : Ecce finis hominis comparatus sum liito et assimulatus sum f avilie et cineri. A côté de cette figure debout, on remarque une fosse ouverte, sur laquelle est posée en travers une dalle bleue, où se trouve sculpté un squelette, complétant ainsi la portée sinistre de la composition ^.

Déjà Petrus Cristus, dans un Jugement dernier qui se trouve à Berlin, avait fait jouer un rôle important à un grand squelette humain qui supporte toute la partie supérieure de la composition et qui tient ouvertes deux gueules de monstres énormes représentant, selon la tradition, les portes de l'enfer.

Le Musée de Bruges possède un sujet satirique figuré sur un diptyque, où nous voyons la Mort sous la forme d'un squelette présenter une lettre de change à un usurier. Cette œuvre, qui dérive de l'école de Metzys ♦, a été exécutée par un artiste flamand, car sur

' Dr P. H. Van Moerkerken jr. De satire in de Nederlandsche kunst der middeleeuwen. p. 165. Amsterdam 1904.

  • Reproduit dans la Gazette des Beaux-Arts, octobre 1902.

^ Ce tableau a figuré à l'Exposition des primitifs flamands à Bruges en 1902 et se trouve décrit dans le catalogue de M. James Waele, pp. 74-75. Il est aussi considéré comme authen- tique dans le Catalogue critique de M. G-H. de Loo (Gand 1902). Il y figure sous le numéro 176.

  • Dans le Catalogue critique de l'Exposition des primitifs flamands, par G. -H. de Loo

(1902), cette œuvre est attribuée à Jan Prévost. (Nos 157 et 157bis du catalogue de James Weale.)


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le billet fatal, on peut lire en cette langue : le Jan Lanckaert kenne ontfaen hebben van Leunis por.... van Sarck rondragen offreinite XL... dat zoe est ghewyst... wel vernoughet van deze by niy Lanekart *.

Les scènes satiriques où l'on voit des groupes formés par des vivants et des morts étaient fréquentes chez les peintres-graveurs allemands, et leurs estampes eurent probablement une certaine influence sur les artistes flamands qui s'en inspirèrent.

On connaît de Barthélémy Beham, les deux Impudiques et la Mort, ainsi que la Mort avec trois Sorcières. Une autre estampe représente la Mort qui surprend une femme à sa toilette, sujet qui fut aussi traité par Daniel Hopfer, ainsi que par un de nos peintres-graveurs flamands, Jacob de Gheyn le Vieux, d'Anvers. On lui doit un autre sujet satirique analogue : La Mort derrière un vieillard qui offre de V argent à une Jeune fille.

Melderman a représenté la Mort surprenant une grande dame couchée avec son amant; Hans Burgkmaier (1473-1543), Une jeune fille cherchant à échapper à la Mort qui tue son amant, et Cornelis Bos un Moine entraîné par la Mort. Les estampes de Diirer mettant en scène la Mort et le diable, ainsi que les épisodes terribles de V Apocalypse, sont mieux connues et eurent une influence encore plus considérable sur les artistes de notre pays.


' L'écriture de cette inscription est fort effacée ; il est impossible de déchiffrer certains mots. MM. Weale et H. de Loo, dans leurs catalogues respectifs de l'exposition des primitifs à Bruges, en donnent des versions légèrement différentes.


CHAPITRE XI.

Les précurseurs de Breughel le Vieux. — Sébastien Brand. Jérôme Bosch et ses imitateurs.

La Nef des fous de Sébastien Brand et la Nef des folles de Badius Ascensius de Gand. — Jérôme Bosch et ses œuvres. — Ses satires dans tous les genres. — La Parabole des aveugles. — Une satire de la chevalerie. — Ses satires religieuses. — Les Mendiants boiteux et VÉvêque qui ne marche pas droit. — Un saint moine disputant avec des héré- siarques. — V Éléphant armé, symbolique et satirique. — La Soif de Por. — La Baleine éventrée. — Cuisine hollandaise. — Les luttes des classes. — Multœ tribulationes Justorum de omnibus lis liberabit eos Dominus Psal. 35. — Saint Martin et les mendiants, satire de la chevalerie. — V Adoration des mages de Madrid. — Le petit opérateur de Madrid. — Un Faiseur de tours. — Die blauwe schuyte ou la prose et la poésie. — Ses compositions fantastiques. — Un Enfer. — Les Songes. — La Vision. — \^t Jugement dernier. — \J Enfer.

— Les Tentations de Saint- Antoine. — V Enfer et le Paradis. — Les supplices à la fin du XV« siècle. — Le Layenspiegel. — Les imitateurs de Bosch, Henri de Blés ou met de Blés.

— Le Mercier et les singes. — Les Tentations de Saint-Antoine. — Joachim Patenier. — Lucas de Leyden. — Son crucifiement. — Le Christ présenté au peuple. — Le Christ bafoué par les soldats. — Le Christ tenté par le démon et la Tentation de Saint-Antoine. - Virgile et la Courtisane. — Le chirurgien et le dentiste. — Eulenspieghel. — Jean Mandyn.

— Sa Tentation de Saint- Antoine. — Gilles Mostaert. — h& Jugement dernier et les Péchés capitaux d'Anvers. — Jean Provost. — Son Jugement dernier du Musée de Bruges, détails satiriques.

Nous avons signalé, dans un précédent chapitre, l'influence des graveurs allemands sur nos peintres satiriques du XVe et du XVIe siècle. La Nef des Fous de Sébastien Brand eut une influence non moins considérable. Cette satire venait en son temps, car on peut dire que la Folie se partagea avec la Mort cette triste époque du XVe siècle.

Les sociétés joyeuses, qui se multiplièrent en France et en Bel- gique au XVe siècle, inaugurèrent une espèce de culte satirique de la Folie ; mais la grande croisade dirigée contre elle paraît avoir commencé en Allemagne et eut pour promoteur Sébastien Brand. Né à Strasbourg en 1458, il étudia dans cette ville. La Nef des fous, qui immortalisa son nom, a été publiée pour la première fois, croit-on, en l'an 14Q4. II


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s'en fit en peu d'années de nombreuses éditions d'après le texte alle- mand original, et une traduction latine, également populaire, en fut éditée peu après par notre compatriote Judocus Badius Ascensius. Des textes français, anglais et hollandais suivirent de près et n'eurent pas un moindre succès.

La Nef des fous, qui pendant l'époque de production artistique de Bosch et de Breughel eut une si grande popularité, doit certes avoir influencé ces artistes. Ce livre était d'ailleurs illustré par une série de gravures sur bois hardiment exécutées. Prenant pour point de départ les paroles du prédicateur : Stidtorum numerus est infinitus, Brand montre, sous toutes les formes, la folie de ses contemporains et en met les causes à nu. Les gravures qui l'ornent constituent de véritables tableaux satiriques du temps.

La première gravure, dit Wright, représente le grand navire du monde, où des barques viennent déverser des fous de toutes sortes. Puis nous voyons la folie des hommes qui collectionnent des livres, non pas à cause de leur utilité, mais à cause de leur rareté ou de la beauté de leur exécution, et de la richesse de leurs reliures; genre de folie qui n'a pas disparu jusqu'ici. Ensuite viennent d'autres fous, les juges prévaricateurs, qui vendent la justice à beaux deniers comptants ; les diverses folies des avares, des fats, des radoteurs; des pères pous- sant jusqu'à l'absurde l'indulgence pour leurs enfants; puis celle de l'homme qui remet tout au lendemain, qui figure sous les traits d'un fou ayant sur la tête un perroquet et dans chaque main une pie qui répète à l'envie: cras, cras, crus (demain); ceux qui aiment à brouiller les gens; ceux qui méprisent les bons conseils. Nous y voyons ainsi la satire des nobles et des hommes en place; celle des licencieux et des imprévoyants ; des amoureux, des buveurs et des gourmands. Le ba- vardage, l'hypocrisie, les goûts frivoles, les corruptions ecclésiastiques, l'impudicité et, en général, tous les vices dont Breughel devait bientôt faire une satire à la fois cruelle et comique, sont tour à tour pris à partie.

Chose précieuse, nous y voyons défiler successivement d'une façon satirique toutes les classes de la société, jusqu'à ces troupes errantes de mendiants qui, laïques ou ecclésiastiques, infestaient alors


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le pays et que Bosch et Breughel le Vieux surent représenter en pages inoubliables.

Les plaisanteries grasses, chères aux Flamands, n'étaient pas oubliées; la figure 188, représentant un fou les chausses bas et recevant force coups, nous rappelle que les farces de nos anciens histrions étaient encore de mode à cette époque et continuaient à faire rire même les gens de culture intellectuelle, auxquels ce livre s'adressait.

Personne ne contribua plus à faire connaître et à propager l'œuvre de Brand que Judocus Badius Ascencius \ La plupart des auteurs, y compris la Bio- graphie nationale et Wright, font d'Ascensius un habitant d'Assche, localité près de Bru- xelles. Grâce à des études ré- centes dues au savant bibliothé- caire de r Université de Gand (M. Ferd. vander Haeghen), celui-ci a prouvé que Badius est né à Gand en 1462 et qu'il s'appelait van Assche. Il est cité en divers endroits dans des livres du temps comme un poète gantois, et Ascensius serait son nom de van Assche latinisé selon la mode du temps.

Badius était un érudit très distingué , mais il fut surtout célèbre pour avoir établi à Paris une imprimerie universellement connue. On a vu plus haut qu'Ascensius édita la traduction latine de la Nef des fous de Brand avec un commentaire additionnel de son cru. Il ne s'en tint pas là : bientôt il donna une suite à la fameuse nef, en composant, vers 1498, la non moins renommée Stultifera navicula seu scaphœ fatuarum mulierum, c'est-à-dire la Nef des folles.

Les gravures de la première édition de ce livre, imprimé peu après, eurent un succès non moins grand dans nos contrées et contribuèrent à rendre plus populaires encore les sujets mettant en scène des fous



FiG. 188


' Th. Wright, op. cit, pp. 208-213.


Planche XIX



riQ. 189. — La Parabole des aveugles, par Jérôme Boscli.


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ou des folles. Nous verrons Breughei le Vieux faire, lui aussi, une série de compositions ayant pour acteurs des fous des deux sexes représentés dans leur costume traditionnel.

La gravure en tête de la Nef des folles représente la plus grande des folies humaines, dont la première femme, Eve, fut la cause origi- naire. La nef qui porte cette première folle, avec Adam qui en fut la victime, a pour mât l'arbre symbolique où se tient caché le serpent tentateur qui, selon l'usage au moyen âge, porte une tête humaine aux traits séduisants. Deux démons guident la barque à l'aide de rames. Ils ont revêtu le costume des fous, mais malgré ce déguisement, on reconnaît aisément leur origine diabolique, grâce à leurs griffes et à leurs cornes qui percent à travers leur cape à grelots. La nef porte en poupe un pavillon où se dessine la silhouette d'un dragon infernal. La partie satirique de cette composition est soulignée par l'expression ironique des démons, qui semblent heureux de cette première folie, qui sera suivie de tant d'autres, au grand bénéfice de l'enfer.

Le livre est divisé en cinq chapitres, d'après le nombre des sens ; chaque sens est symbolisé par un barque transportant sa catégorie particulière de folles à la grande nef, qui est immobile à l'ancre ^

La première barque, c'est la scapha stultœ visionis ad stultiferam navem parveniens ou barque de la folie de la vue. Une troupe de joyeuses commères prennent possession du bateau, emportant avec elles leurs peignes, leurs miroirs et tous les autres articles de toilette nécessaires à la séduction des hommes.

La seconde barque est la scapha auditionis fatuœ (la barque de la folie de l'ouïe), dans laquelle les femmes jouent de divers instru- ments de musique.

La troisième est la scapha olfactionis stultœ (la barque de la folie de l'odorat). Nous y voyons quelques femmes cueillant, avant d'entrer dans la barque, des fleurs adorantes, tandis qu'à bord, un col- porteur, également coiffé de la cape des fous, débite des parfums

' La Bibliothèque royale de Bruxelles, dans sa section des incunables, possède la Nef des fous, de Brand, en latin, ainsi qu'une version allemande et une version latine de la Nef des folles, de Badius Ascensius.


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variés. Une folle, coiffée de son bonnet caractéristique a acheté une boule de senteur et la fait respirer à l'une de ses compagnes. La boule de senteur était un petit globe percé de trous et rempli de parfums très odorants \

La quatrième barque est celle de la folie du goût (scapha gusta- tionis stiiltœ) ; les femmes s'y trouvent devant une table chargée de mets et de vins, dont elles mangent et boivent à qui mieux mieux. Cette composition, tout à fait dans le goût satirique flamand, est suivie d'une dernière barque : scapha contactionis fatuœ (la barque de la folie du toucher), où nous voyons des femmes au milieu d'hommes, avec lesquels elles prennent de grandes libertés ; une des jolies passa- gères, par exemple, vide la poche de son voisin avec un sans-gêne qui trahit une main bien experte *.

On sait que la folie devint bientôt un thème favori et qu'Érasme (né à Rotterdam, en 1467) sut en tirer V Éloge de la Folie, son œuvre la plus célèbre. Il l'écrivit vers 1508 et la dédia à son ami Thomas Morus. V Éloge de la Folie était destiné à recevoir des illustrations dues à un artiste renommé, car un exemplaire en étant tombé entre les mains de Holbein, celui-ci s'amusa à tracer à la plume, sur les marges des pages, des dessins explicatifs. Ce livre passa ensuite à la Bibliothèque de l'Université de Bâle '% où on le trouve à la fin du XVIIe siècle. Depuis cette époque, nous voyons ces dessins généralement ajoutés à la plupart des éditions subséquentes de cet ouvrage.

Plus encore que les nefs des fous et des folles, les œuvres de Jérôme Bosch * contribuèrent à donner une impulsion nouvelle à l'art satirique et fantastique flamand.

Quoique n'ayant jamais quitté la Néerlande, la réputation de ses compositions satiriques, où les drôleries et les diableries alternaient, s'étendit bientôt au loin, car elles donnaient satisfaction à la curiosité ardente et à l'amour du merveilleux, dont tout le moyen âge fut épris.

En Italie, ses œuvres furent très appréciées, et l'on sait qu'en

' Les œuvres reproduisant ces boules sont très rares, paraît-il.

= Th. Wright, Op. cit. pp. 213-215.

' Th. Wright, Op. cii. p. 217.

  • Né à Bois-le-Duc vers 1460 et mort en 1516. Son vrai nom était van Aken.


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Espagne, Philippe II en réunit seize (pas toutes authentiques), dont la moitié périt dans l'incendie du Prado. Son succès, en Allemagne, ne fut pas moins grand, car plusieurs peintres de pays copièrent ses œuvres, et, honneur rare, de nombreux graveurs reproduisirent au burin la plupart de ses compositions \

Quoique gothique par bien des côtés, Jérôme Bosch doit être con- sidéré comme un novateur. C'est le premier parmi les peintres néerlandais, qui sut transformer l'art religieux jusqu'alors plus ou moins froid et hiératique, et sut donner à ses compositions un aspect de vie populaire, plus conforme aux goûts et aux aspirations de la généralité de ses contemporains.

Comme dans les mystères de son époque dont il dut s'inspirer, notre artiste se complut à « farcir » ses sujets religieux de hors d'œuvre amusants qui y occupent parfois une place prépondérante, reléguant à l'arrière plan les personnages sacrés qu'il voulait mettre en scène.

Doué d'un génie créateur et observateur vraiment admirable, Jérôme Bosch sut joindre à une technique habile, la magie d'une cou- leur transparente et chaude, où se rencontrent les tonalités rares les plus inattendues. Tout un monde profane, que nos peintres primitifs n'avaient fait qu'effleurer, apparaît dans ses compositions religieuses. Il en forme aussi le sujet principal de maint dicton ou proverbe populaire ou drôle, qui nous documente de la façon la plus heureuse sur le « folklore > de notre pays à la fin du XVe et au début du XVle siècle.

« Ses proverbes en tant que tableaux de pur genre, remarque M. F. Schmidt-Degener -, annoncent des temps modernes, où il se montre plus près de Brouwer et de Jan Steen que de Bouts ou de van der Weyden >, dont il répudia les draperies gothiques à plis cassés.

Bien que Pierre Breughel le Vieux soit né après la mort de ce

' Voir. C. JusTi. Die Werke des Hieronymus Bosch in Spanien. (Jahrbuch der Kôniglich Preuszichen Kunstsammlungen. t. X) et H. Dollmayr. Hieronymns Bosch und die Darstellung der vier letzten Dirige, etc. (Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen des Allerhôchsten Kaiserhauses T. XIX.) G. Gluck. Zu einem-BUde von Hieronymus Bosch in der Figdorschen Sammlung in Wisn. jahrbuch der Kôn. Pruez. Kunstsam. Heft III. 1904. A. von Wurzbach. Niederlàndisches Kunst-Lexikon. Wien und Leipsig t. I. 1906.

= F. Schmidt-Degener. ht Jongleur dej. Bosch au Musée municipal de Saint Gennain-en- Laye. (Gazette des Beaux-Arts IQHô. t. I. p. 154.


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dernier, on peut considérer le peintre de Bois-le-Duc comme l'initiateur principal de notre grand et inimitable peintre satirique flamand. Chez Bosch, nous trouvons des spécimens de satires dans tous les genres, et leur portée va bien au delà des compositions analogues exécutées par leurs prédécesseurs.

Beaucoup de ses compositions et tableaux perdus ne nous sont guère connus que par les reproductions gravées qui en ont été faites.

La Bibliothèque royale de Bruxelles possède deux estampes qui caractérisent bien son esprit satirique, philosophique et moralisateur.

La première (fig. 189) représente la parabole des aveugles. Ils sont en costume de pèlerins; l'un d'eux, malgré sa cécité, a assumé pré- somptueusement la tâche de servir de conducteur à l'autre, et nous voyons ce guide dangereux conduire son compagnon vers un fossé plein d'eau, où ils tombent l'un et l'autre. Dans le fond du paysage, on voit une autre de leurs infortunes, les deux pèlerins aveugles man- quant une passerelle établie sur un cours d'eau et y culbutant la tête la première. C'est là un exemple de mise en scène simultanée usité dans nos mystères et spelen van sintien \ Nous verrons que ce sujet fut plusieurs fois reproduit par Pierre Breughel le Vieux, qui mit en scène plusieurs aveugles, tandis que Bosch s'inspira du verset 14 du chapitre XV de l'Evangile de saint Mathieu, qui dit : « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous les deux dans le fossé ».

La composition est accompagnée des vers suivants :

Voyez comment le pauvre aveugle enfin se porte, Qui sur un autre aveugle ignoramment se fie; Il va mal assuré, quoique fort il s'appuie Et se tienne à son homme. Ainsi de maie sorte Tombent dans le fossé et lui et son escorte -.

A voir la malice du pèlerin conducteur qui, jusqu'aux genoux dans l'eau, entraîne son crédule compagnon, vraiment aveugle, on serait tenté de croire que c'est à dessein qu'il s'amuse à jouer ce mau- vais tour à celui qui se fie à sa clairvoyance. Peut-être cette composition

^ Cette reproduction a été faite d'après une estampe originale conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

^ Voir Mâle. Op. cit. p. 390 et G. Cohen, op. cit.


Planche XX



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a-t-elle une portée philosophique et l'artiste veut-il prémunir le peuple aveugle qui se confie souvent à des gouvernants incapables qui l'entraînent à sa perte ?

D'après d'anciens inventaires espagnols, Philippe II acheta un tableau de Bosch représentant des aveugles à La chasse au Sanglier \ Il y aurait lieu de rapprocher cette composition d'une tapisserie du palais de Madrid, où l'on voit l'épisode amusant d'hommes armés et couverts d'armures, luttant « à l'aveuglette » avec un sanglier attaché par un patte, si bien que la corde accroche et fait culbuter ces singuliers chasseurs.

Le second dessin de la même < petite farde est une satire mordante de la chevalerie, dont le métier, d'après l'ancienne chanson thioise, est « rapine et meurtre > (roef ende moert).

Nous voyons (fig. 190), à gauche de la composition, un casque gigantesque, dans lequel diverses personnes sont tenues prisonnières. Au-dessus du casque, à la place du cimier, est assis un manant ayant pour bannière un pot à bière, juché sur un bâton. Il semble indiquer un étal de boucher oii l'on distingue, entre autres pièces de viande, une tête de porc. Un autre personnage, au milieu de la composition, semble enfumer un homme qui se cache sous une cloche ou une ruche, — allusion probable aux châtelains assiégés par le peuple; — plusieurs archers tirent à l'arc et à l'arbalète dans la direction du personnage enfumé qui se cache en vain. A l'avant-plan, un chevalier, bardé de fer, est rôti à la broche pour prix de ses forfaits. Une vieille femme, dans un rouleau, tourne la broche et arrose consciencieusement ce rôti singulier. On distingue, en outre, à droite, plusieurs de ces comparses drolatiques aux formes bizarres, dont l'interprétation formait des rébus variés auxquels les contemporains de l'artiste s'évertuaient à trouver une solution.

C'est bien l'esprit du peuple flamand au moyen âge que l'on retrouve dans cette composition. N'est-ce pas là une revanche de l'opprimé, prédite par Van Maerlant dès le XlIIe siècle ? N'y sent-on

' A. VON WURZBACH. Op. Cit. p. 147. t. i. ^

iS


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pas passer le souffle brutal du Kerelslied du XlVe siècle, ce sanglant défi lancé par la noblesse aux roturiers du parti des Clauwaerts, auquel le peuple répondit par le cri si général, surtout à Gand, de

Slaet den heren, slaet !

On y reconnaît aussi le souvenir de notre chanson niveleuse du moyen âge.

« Quand Adam bêchait et Éva filait, où était le gentilhomme ? »

Als Adam spade en Eva spon, Waar was dan den Edelman ?

On sait que le souvenir des couplets des Jacqueries persista très longtemps en pays flamand, car on en retrouve encore le reflet très adouci dans un recueil de chansons publié à Anvers en 1684, où persiste le souvenir de l'audace du terrible chant des paysans du Roman du Roii :

Nous sommes hommes comme ils sont, Tels membres avons comme ils ont, Et tout aussi grand corps avons, Et tout autant souffrir pouvons '.

La composition de Bosch paraît bien la revanche rêvée par les prolétaires qui, dans leur révolte sauvage, deviennent à leur tour les bourreaux de leurs anciens persécuteurs.

Cet artiste exécuta également des compositions satiriques où les riches prélats et les moines rapaces furent pris à partie ; car depuis le temps de Maerlant, il y avait guerre entre le peuple et le clergé, « tuschen den leeken ende den papen , dont le deuil de l'un faisait la joie de l'autre.

Ooc sachic lachen den leien

Daer die papen moesten schreien *.

Presque toutes les estampes se rattachant à ce genre de satire ont disparu, et cela probablement depuis l'époque de l'inquisition espagnole, qui ne badinait pas avec les critiques, même anodines, de la religion ou de ses ministres.

1 Stecher, Nist. de la litt. Néerl. en Belgique, p. 85. Kervvn de Lettenhove, II, 537. - De nature bloeme (Jacob van Maerlant's werken).


Planche XXI



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Une estampe de Bosch, republiée par Jérôme Cock, n. m. 29, représente une variété très grande de mendiants infirmes, culs-de-jatte, aveugles et estropiés de toute nature. Elle porte une inscription qui lui donne une signification de critique mordante et satirique. On y com- pare la richesse du prélat, mendiant lui-même, avec la misère des malheureux et nécessiteux de toutes sortes qui, dans leur misère, importunaient alors les passants.

Voici cette inscription :

Aidât op den blauwen trughel saek gherne leeft, Gaet mest al cruepel op beyde syden ; Daerom den cruepelen Bisschop veel dienaars heeft Die voor een vette proue, den rechten ghanck m)'den.

La traduction littérale en serait :

Celui qui tient à vivre de la besace,

Boite presque toujours des deux côtés ;

C'est pour cela que l'évêque boiteux a un nombreux entourage,

Qui, pour une grasse prébende, évite de marcher droit ^

D'après M. VercouUie, dont nous avons dit déjà la haute compé- tence, « il y a ici une antithèse entre le sens figuré de marcher droit et de boiter; l'évêque qui vit de mendicité ne peut marcher droit, ni son entourage non plus .

Cette gravure curieuse est conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

Van Mander, dans son Livre des peintres ^, signale un tableau du maître qu'il vit à Harlem et où celui-ci exerça sa verve satirique contre les propagateurs de la foi nouvelle. Le sujet représente un saint moine disputant avec des hérésiarques. Pour leur prouver la supériorité de l'Église catholique, il fait jeter au feu tous leurs livres avec le sien. Par un miracle dû à l'intervention divine, le livre saint est rejeté loin du bûcher. (Ce prodige fut interprété de diverses façons et ne convainquit pas les protestants qui assistèrent à cette scène.) Dans la description que Van Mander donne de ce sujet, l'auteur fait remarquer que le saint

  • Traduction de M. Vercoullie, professeur de langues germaniques à l'Université de

Gand.

  • Carl van Mander, Livre des peintres. Traduction et annotations de M. H. Hymans,

conservateur en chef à la Bibliothèque royale.


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et son compagnon ont des attitudes dignes, tandis que les hérétiques sont représentés de la façon la plus grotesque.

Quoique croyant, Jérôme Bosch fut révolté par l'esprit de lucre qui animait la plupart des moines à son époque. La figure 18Q nous en donne une preuve : c'est un fragment d'une grande estampe repré- sentant V Éléphant armé S n. m. 33. Cette vaste composition, où l'artiste a voulu probablement indiquer la lutte satirique des classes et les combats de la vie, montre des scènes diverses, où le carnage est terrible.

Les efforts de tous, secondés par les machines de guerre les plus bizarres, les engins d'escalade les plus compliqués, ont pour but d'abattre V Éléphant, symbole de la puissance et du pouvoir. On remar- que parmi les groupes de combattants, quelques moines, qui profitent des alarmes générales pour piller impunément. Le groupe le plus typi- que est celui qui se trouve à droite de la composition : un gros homme désarmé est tombé, probablement blessé ; un moine, profitant de sa faiblesse, se jette sur lui et lui arrache sa bourse malgré ses protesta- tions et ses cris. Les expressions des deux personnages sont d'un réalisme incroyable ; d'un côté, le désespoir du bourgeois pillé qui se débat vainement, de l'autre, la haine, l'envie et l'avarice qui se lisent sur la physionomie du moine maigre, qui le vole impudemment.

Un tableau intitulé \ Éléphant figurait dans l'inventaire du palais de Madrid fait après la mort de Philippe II ^ C'est probablement d'après cette peinture que fut exécutée la gravure mentionnée ci- dessus.

On peut voir à la Bibliothèque d'Amsterdam une gravure très rare, représentant une satire bien plus vive de la vie religieuse, égale- ment exécutée par Jérôme Bosch ^.

On y remarque, dans une grande écaille, formant nacelle, une société nombreuse composée de moines et de religieuses qui semblent

' Cette reproduction a été faite d'après l'exemplaire du Cabinet des estampes à la Biblio- thèque royale de Bruxelles.

^ C. JusTi. Die Werke des Hieronimus Bosch in Spanien. Jahrbuch p. 143.

^ F. MuLLER. Beredeneerde beschryving van Nederlandsche historieplaien, etc. Amsterdam, De Roever, etc., no 418 (L) p. 41.


Planche XXII



FiG. 190bis. — l.a Baleine éventrée o\\ les Gniiids poissons niaiioent les petits Composition de J. Bosch.


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se diriger vers une ville située à gauche de la composition. Parmi les passagers, un moine embrasse un religieuse que se laisse faire , un autre vomit le vin dont il a bu avec excès; d'autres religieux montrent leur gourmandise en soulevant et en montrant des plats bien garnis victuailles délicates. On remarquera ici encore que nous ne sommes pas en présence d'une satire hostile à la religion, mais bien d'une critique s'adressant aux seuls aux religieux qui ne vivent pas selon les préceptes du Christ. Cette estampe est signée Hier Bos. (P. A Merica) et porte le millésime de 1562.

En dehors des estampes exécutées par Alart du Hamel, œuvres fort rares qui sont décrites par A. Bartsch * et par Passavant, il existe plusieurs gravures expressément désignées, dès le XVIe siècle, comme reproduisant des compositions de Jérôme Bosch. Les principales sor- tent de la boutique des quatre vents de Jérôme Cock et ont pour graveur P. Merica (van der Heyden ou Myricènes). Parmi celles-ci, il faut citer, outre la Parabole des aveugles et V Éléphant déjà décrits, la Soif de Vor et la Baleine éventrée. Ces deux dernières compositions ont une portée philosophique et moralisatrice incontestable. La figure 190 nous offre une reproduction de la Baleine^, où nous voyons ce gros animal échoué, forcé de rendre gorge. Un homme armé d'un énorme couteau ouvre son flanc, d'où s'échappent quantité d'autres poissons et mollusques qu'il a dévorés. Tous ces poissons présentent cette particularité, qu'ils en mangent eux-mêmes d'autres plus petits.

Deux pêcheurs sont dans dans une barque ; l'un d'eux dit à son fils, lui montrant le prodige : « Vois, mon fils, je le sais depuis long- temps, les gros poissons mangent les petits. »

Cette inscription qui se trouve aussi en langue flamande sous la gravure ^, donne bien la portée de l'œuvre, sans qu'il soit nécessaire

^ Le livre des peintres, Traduction de M. H. Hymans, p. 175. — Bartsch, Les peintres- graveurs, t. VI, p. 354.

" Cette reproduction a été faite d'après l'original conservé au cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles.

^ « Siet sone dit hebbe ick zeer langhe gheweeten dat die groote vissen de cleine eten ».


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d'expliquer davantage cette image symbolique de la lutte inégale entre le faible et le puissant.

Dans cette gravure, comme dans la précédente, nous voyons la préoccupation de lutte sociale dont la superbe miniature du manuscrit de V Arbre des Batailles de la Bibliothèque de Bourgogne nous avait montré déjà une représentation si frappante.

L'estampe dite de Saint Martin, m. 15, (fig. 191), du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles, continue la série des satires des luttes humaines. Ici nous voyons la séquelle des mendiants, estropiés et gueux de toutes sortes, si importuns au moyen-âge, pour- suivre les gens fortunés sur terre et sur eau. Saint Martin, dans sa bonté, leur fait l'aumône légendaire de la moitié de son manteau. Une inscription bilingue accompagne la gravure :

De goede sinte Martens is hier gesteldt,

Onder al dit grue vuy! arm gespuis ;

Haer deylende synen mantele, in de stede van geld ;

Nou vechten om de proeye dit quaet gedruis.

Le bon saint Martin est ici représenté, Au milieu de toute cette engeance sale et pauvre ; Il leur partage son manteau au lieu d'argent ; Et maintenant ils se battent entre eux pour l'aubaine, [cette méchante espèce.

Ce don généreux est le signal d'une bataille générale entre ces malheureux.

Dans le fond de la composition, de nombreux spectateurs regar- dent une barque, où des histrions mendiants font mille tours et contor- sions pour exciter la pitié des spectateurs. Au même plan, on remarque une satire de la chevalerie dont le sens peut se deviner. Deux cheva- liers, bardés de fer et armés de la lance, joutent sur l'eau, placés à l'avant d'une barque. L'un d'eux a reçu un coup qui le fait trébucher. Les combattants sont accompagnés de leurs rameurs et d'un héraut d'armes portant leurs pennons avec leurs armoiries. Celles-ci sont parlantes; sur l'une se trouve un hibou, sur l'autre une main. Peut-être le peintre a-t-il voulu symboliser par l'oiseau, qui en flamand signifie bêtise, et par la main qui donne l'idée de la force brutale, le peu de valeur intellectuelle des chevaliers qui se complaisent aux tournois, où


Planche XXIll



^'^i.?- ft \vv:.'ià.


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seules les mauvaises qualités de rhomme sont mises en action. Il y a lieu de rappeler ici que cet épisode de la vie de Saint-Martin était souvent représenté dans les mystères oi^i figuraient quantité de mendiants payés. On sait que Saint-Martin était le patron de ces malheureux.

L'influence de toutes ces compositions à intentions moralisatrices, dont on pouvait interpréter le sens de diverses façons, fut considérable, et nous trouverons en Breughel le Vieux un continuateur fervent de ce genre particulier.

Les tableaux de Bosch, même ceux où il semble avoir eu les intentions les plus sérieuses, tel le triptyque de V Adoration des mages, son chef-d'œuvre, conservé au Musée du Prado à Madrid, renferment des épisodes satiriques ou humoristiques curieux à observer. Dans cette dernière composition, le côté comique nous est fourni par l'épi- sode des bergers, grimpés, les uns sur le toit de l'étable, les autres regardant curieusement par les ouvertures duc layonnage, tous épiant l'intérieur de la modeste construction flamande oii viennent se pros- terner des rois *.

Le genre des figures profanes à mi-corps, que le maître graveur dit de 1480 vulgarisa dans ses estampes et qui eut tant de succès chez nombre de nos peintres religieux, était fait pour tenter notre peintre drôle. Au lieu de s'en tenir aux classiques Banquiers, avares et teneurs de comptes, il introduisit ce genre dans des compositions religieuses, où il mettait généralement en parallèle la sérénité attristée du Christ, et les passions brutales ou bestiales de ses insulteurs et de ses bourreaux.

Le Couronnement d'épines de Madrid, la Trahison de Judas et la Flagellation de Valence, le Christ devant Pilote du Musée de Prince- ton 2 ainsi qu'un Portement de Croix du Musée de Gand, constituent des exemples variés de ce genre de composition.

' Max Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche Schilderkunst, p. 115. ... In de Aanbidding der Koningen waar alleen de grillige verbeelding van den schilder weer te vinden is in den luiniigen inval, die hem eenige herders op het dak en voor de deur van den stal deed plaatsen, om door de reten te bespieden, wat er daar binnen voorvalt. ■>

^ Un tableau dans le genre de ceux de Valence et de Gand représentant le Christ devant Pilate, a été décrit par M. Marquant (Allan) A painting by Hieronymus Bosch in the Princeton Art Muséum. Princeton University Bulletin V, XIV, no II. March 1903.


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Ces deux derniers tableaux dont nous donnons les reproduc- tions, (Fig. 192 et 193) nous montrent conformément à la coutume usitée dans les mystères, des visages surexcités, des yeux écarquillés, des bouches ouvertes pour le rire ou pour l'injure; des lèvres closes en un rictus cruel, toutes les passions exaspérées qui pou- vaient animer les foules encore barbares du temps.

Comme le dit M. Cohen * « les mystères ont toujours connus ces grimaces affreuses. Ces lèvres sabrées à travers le visage, au nez épaté, aux yeux ronds et moqueurs... » « Les grimaces du rire et les contorsions de la douleur, voilà en deux mots toute la mimique des acteurs des mystères ». C'est aussi ce que peignit Bosch, qui comme les acteurs des drames religieux crut émouvoir et édifier ceux pour qui il exécuta les compositions bizarres appartenant à cette catégorie de peintures ^.

La vie au moyen-âge ne se concevait pas sans le tortionnaire et le bourreau ; il en était ae même dans l'art. Et le pis est, que ces scènes cruelles excitaient en général chez le public plus de joie que de dégoût ou d'horreur.

Certains tortionnaires apparaissant dans les mystères étaient même populaires, tel ce Daru, qui, dans les Actes des Apôtres, se transporte dans divers pays pour exécuter les hautes œuvres des plus affreux despotes payens et qui annonçait sa venue en chantant joyeusement :

C'est Daru Bon pendeur et bon escorcheur, Bien bruslant homme, bon trancheur

De têtes.... ^

ajoutant qu'il avait de quoi tenir; que son grand-père avait été pendu; que sa mère était proxénète, sorcière et avorteuse, que son père avait été brûlé vif et son frère décapité.

Un tableau représentant un Charlatan curant un homme de sa folie et rangé dans le catalogue de Madrid (Prado) parmi les inconnus,

• G. Cohen. Op cit. pp. 234-235.

- Nous avons donné une étude assez complète de ces deux tableaux dans la Revue de Vart ancien et moderne de Paris (No du 10 octobre 1906). L'article est intitulé A propos de Gérôme Bosch du Musée de Qand.

3 G. Cohen. Op. cit. p. 267 — et Actes des Apôtres livre III fol. 34, Vo (Bibl. royale de Bruxelles Incunables II 64427).


Kl


Planche XXIV



FiG. 1Q2. -- Le l'ortiiiunt de Lroi.x de jeiôir.e Boicli au Musée de GauL


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a été restitué à Jérôme Bosch par M. H. Hymans dans son excellente étude *. Le petit opérateur exerce son métier dans une vaste cam- pagne et procède à l'extraction du caillou, synonyme au moyen-âge de la folie ou tout au moins de quelque manie. L'expression pleine d'appréhension du patient voyant s'approcher de son front le couteau de l'opérateur, est d'une observation amusante. Le chirurgien en plein vent, en dépit de sa robe doctorale, semble un joyeux compère, que nous voyons aidé dans son œuvre par deux complices exhortant au courage le patient qu'ils comptent exploiter. Ces deux comparses satiriques, un gros moine et une femme, remplissent leur mission non sans recourir au contenu d'une cruche aux flancs rebondis. Sur le cadre ancien se trouve une inscription flamande engageant l'opérateur à ne pas faire languir le patient ^

D'après le même auteur, le Musée municipal de Saint-Germain possède un tableau analogue présentant le ijiême esprit et la même facture que le tableau de Madrid.

Le sujet de cette peinture, c'est un Faiseur de tours ou Jongleur. Tandis que les spectateurs entourent le praticien en écarquillant les yeux et suivant, la bouche bée, les évolutions de la muscade passant d'un gobelet dans l'autre, ils ne voient pas un tour d'escamotage qu'un complice d'aspect innocent, le nez chaussé de lunettes, pratique parmi eux en enlevant la bourse d'un vieil homme, prouvant ainsi une fois de plus qu'on doit se méfier dans les foules des personnages que l'on soupçonnerait le moins ^.

Ajoutons que l'escamoteur, qui regarde les spectateurs d'un air ironique, porte dans une gibecière en osier une chouette. Cet oiseau figure plusieurs fois dans des œuvres incontestables de Jérôme Bosch et il nous prouve que Henri met de Blés ne fut pas seul à le placer dans ses peintures^ .

' H. Hymans, Les Musées de Madrid {Lq Prado). [Gazette des Beaux- Arts, 35^ année, 3e pér., t. X, pp. 233-234).

^ Ad. C. Justi, Op. cit., considère, comme iM. Hymans, het Snyden van den kei du Musée du Prado, comme étant une œuvre absolument originale de Jérôme Bosch.

' H. Hymans. Les Musées de Madrid (Gazette des Beaux-Arts), 35^ année, 3* pér., t. X, p. 234. Voir aussi Smidt-Degener. Op. cit.

  • L. Maeterlinck. Une œuvre inconnue de Jérôme Bosch. {Gxzetïy. des Beaux-Arts, 1900.

t. I, p. 68.)


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Il se trouve notamment dans le creux d'un mur d'une composi- tion en tous points analogue au Jongleur de S^-Germain que signale M. G, Frizzoni \ Cette dernière œuvre plus complète actuellement dans la collection Crespi à Milan, présente un lointain, oii l'on voit de petites maisons à pignon et de nombreux curieux regardant un pendu. D'autres différences sont à noter : un groupe de trois hommes, dont un ecclésiastique à moitié caché par un dormeur, sont assis près d'une table où se trouvent des poissons étranges ; plus loin un bœuf regarde un livre où il semble lire. La chouette se rencontre encore et plus en évidence dans le superbe petit tondo de la collection Figdor à Vienne, représentant V Enfant prodigue dans un paysage, que l'on peut consi- dérer comme un chef d'œuvre du maître ^

Jérôme composa d'autres sujets comiques et humoristiques ayant peut-être une portée philosophique ou moralisatrice. Parmi ceux-ci, il faut citer die blauwe schuyte (la barque bleue), où nous voyons maints détails grotesques que nous retrouverons dans les compositions de Breughel le Vieux ^

Voici le sujet reproduit sur cette estampe rare : un gros homme se trouve dans une barque qui glisse doucement au fil de l'eau. Il a l'air heureux; des femmes qui chantent l'entourent ; il y en a de jeunes et de jolies, il y en a aussi de vieilles et de laides, mais toutes semblent s'occuper de lui, pour lui faire passer le temps le plus joyeusement possible.

A l'arrière de la barque se trouve le nautonier. Celui-ci est repré- senté sous la forme d'un poète ridicule, maigre et famélique. Les cordes de sa lyre sont disposées en toile d'araignée. Il porte sur la tête un pot et présente aux oiseaux qui voltigent autour de lui deux cerises réunies. Son costume est grotesque. Ses chausses élimées sont vaguement attachées à son justaucorps par des ficelles, qui permet- tent de voir, par les intervalles, la peau nue du pauvre diable.

L'inscription flamande qui accompagne cette composition est fort

' Gvsr Av GLÏJCK.Jakrbuch der kônig. preus. Kunsisamm/ungen. 1904. p. 181.

» GusT. Frizzoni. Le Jongleur (Chronique des Arts. Paris, 25 Août 1906).

  • Cette estampe fait partie de la belle collection de M. Van Assche, architecte à Gand.


Planche XXV



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peu compréhensible. Peut-être cependant doit-on y chercher un enseignement moral, et l'artiste a-t-il voulu établir un parallèle entre le bourgeois riche et jouisseur et le poète pauvre vivant dans Tidéal ou dans <' le bleu ». Ses fonctions de nautonier feraient croire, en outre, que l'auteur a voulu démontrer que, malgré sa misère et ses ridicules, c'est le poète qui imprime sa direction à toutes choses, comme on le voit ici diriger la barque avec les femmes qui s'y trouvent et qui chan- tent ses chansons.

Ses fêtes populaires sont assez rares. On peut cependant en rencontrer une au Musée d'Amsterdam, oii nous voyons dans un intérieur, une femme cuire des gaufres, tandis que d'autres personnages jouent et chantent. L'inscription flamande porte pypt nu vry appe... fis nou al kermis. L'estampe est signée H. Bos, par P.-A. Merica, H. Cock, 1567 ^

Quoique, comme nous l'assure Don Felipe de Guevara dans ses commentarios de la Plntura, il ne faille pas voir en Bosch un peintre exclusif de diableries, ses sujets fantastiques que l'on pourrait quali- fier aussi de « Rêves ou de cauchemars, obtinrent le plus grand succès. Chose curieuse à noter, dans ce genre il se rattache plus parti- culièrement au moyen-âge, « ressuscitant des traditions qui semblaient mortes depuis longtemps » ^ Nous avons vu que Philippe il aima à s'en entourer et qu'il en acquit un grand nombre pour sa résidence favorite à l'Escurial.

L'anonyme de Morelli mentionne,dès 1521, trois tableaux de Bosch (Van Aken) appartenant au cardinal Grimani, à Venise, et représentant des sujets fantastiques. Ce sont un Enfer, les Songes et un fonas englouti par la baleine. Citons encore d'après M. G. Gluck ^ un Juge- ment dernier, commandé par Philippe le Beau, et dont une copie existerait à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne. Dans la Vision du Musée de Madrid, provenant de l'Escurial, on retrouve encore la

' F. MuLLER, Beredeneerde beschiyving van Nederlandsche historle.pl.aten (Volksleven). Amsterdam, De Roever, etc., t. IV, no 418 (m).

'^ F. Schmidt-Degener. Op. cit, p. 154. Voir aussi C. Justi.

' Gustave Gluck. Zu einem Bilde von H. Bosch in den Figdorschen Sammlung in Wien. (Jahrbucli der Konigl. preusischen Kunstsammlungen). T. XXV. p. 181.


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tendance moralisatrice familière à l'artiste, rendue visible par un ange montrant à un jeune homme les divers supplices de l'enfer, réservés à ceux qui mènent ici bas une vie de désordres et de vices. (D'après M. Hymans, l'authenticité de ce tableau serait discutable).

M. Max Rooses considère comme le type le plus parfait de ses tableaux fantastiques une composition du Musée de Berlin, n» 563, représentant un Jugement dernier et un Enfer ^. « Ses démons ont toutes sortes de formes montrueuses et impossibles; des hommes et des animaux réunis étrangement; des animaux constitués de toutes sortes d'objets disparates : tonneaux, boucliers, panniers rentrant et sortant l'un dans l'autre; les créations de la fantaisie la plus échevelée faisant croire que leur auteur, même en plein jour, était suggestionné par le plus affreux cauchemar >. L'Académie de Vienne possède un triptyque analogue avec le Jugement dernier au milieu, V Enfer et le Paradis représentés sur les volets.

MM. van Bastelaer et H. de Loo, dans leur ouvrage sur Bruegel V ancien, citent, d'après M.Justi, le Chariot de Foin de l'Escurial comme offrant des créations fantastiques encore plus extraordinaires. « A côté des figures d'animaux et d'insectes venimeux, scorpions, crustacés, taons, moustiques de proportions formidables, représentant peut-être les mauvais anges précipités du ciel, ou bien les maux terrestres dont sont punis Adam, Eve et leurs descendants, on voit le peintre de Bois- le-Duc utiliser ses croquis de malingreux pour composer d'horribles démons, et les compléter de façon imprévue mais toujours justifiée, d'emprunts faits aux règnes végétal ou animal, et même aux produits de l'industrie. A des formes précises de poissons, de plantes, d'écre- visses, d'oiseaux exotiques, d'insectes, il unit par des comparaisons déconcertantes celles des choses inertes. D'objets de vannerie, de machines métalliques, d'armes, de harnais de guerre, il fait des êtres

' -( Zyne duyvels hebben allerlei onmogelyke monster gedaanten ; menschen en dieren samengekoppeld ; dieren, die aan allerlei dingen geregen en met aile soorten van voorwer- pen samengesmeed, door tonnen, door schilden, door manden gestoken, door elkander geboord, in elkander gevat zyn ; schepselen der wildste en buitensporigste verbeelding, die doen denken, dat hun maker, in vollen lichten dag, onverpoosd door de nachtmerrie bere- den werdt. — Max Roosfs, Antwerpsche schilderschool, p. 114.


Planche XXVI



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vivants couverts de carapaces ou de coquilles; d'ustensiles de ménage, d'outils de métier, il fabrique des instruments de supplice, avec un génie de renouvellement et de pittoresque exraordinaire, une facilité d'assimilation et de comparaison sans égaie.... ^

Le Chariot de Foin commente d'une façon étrange la parole d'Isaïe stigmatisant les vanités du monde en disant : Toute chair est comme foin et sa splendeur comme fleur des champs. » Développant cette comparaison, Jérôme Bosch amplifie le chariot qui devient un symbole satirique du monde, avec sa charge d'herbes et de fleurs flétries. « Il l'a peint entouré de la convoitise de la foule d'humains de toutes conditions qui se trouve habituellement dans les danses de mort, rois et moines, bourgeois et magistrats, élégantes ou paysans; et pour en compléter le symbolisme, il l'a placé sous conduite des démons, en montrant même, dans un volet du triptyque, la grange infernale vers laquelle ils la dirigent » ^

On se rappellera que ces visions fantastiques ne furent pas un fruit spontané de l'imagination délirante de cet artiste. Les personnages les plus hétéroclites, ne les avons-nous pas vus en germe dans les dis- locations et contorsions des histrions et dans les gambades de leurs animaux dressés reproduits dans les manuscrits médiévaux? * N'avons- nous pas vu le succès des monstres dans nos contrées depuis l'époque franque?Et le genre satirique dans toutes ses manifestations, ne i'avons- nous pas observé depuis les débuts de notre art national chez nos sculpteurs et chez nos miniaturistes les plus primitifs ?

Faut-il rappeler les Bestiaires avec leurs illustrations d'hommes et d'animaux appartenant à la fantaisie la plus insensée et considérés comme des êtres existants, jusque bien après les époques de Bosch et de Breughel le Vieux?

Quant aux démons, nous les avons vus apparaître dans les œuvres de nos premiers artistes, pour régner plus que jamais avec la croyance si générale à la sorcellerie, qui caractérisa le XV^ et le XVI^ siècle.

' VAN Bastelaer et H. de Loo. Op. cit. G. van Oest, Bruxelles 1Q05, pp. 21. 2 ID. id. p. 22.

  • Les animaux dressés au moyen âge étaient souvent étrangement bariolés de couleurs

disparates.


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Le Musée de Rouen possède de J. Bosch, dans le genre fantas- tique, un tableau représentant un Sorcier arrivant au Sabat. Cet artiste composa en outre un grand nombre de Tentations de Saint-Antoine, disséminées un peu partout. Madrid en possède trois, mais le no 1778 ne peut certainement pas être considéré comme authentique. Le triptyque de Bruxelles représentant le même sujet, est considéré par M. A. Philippi comme étant également apocryphe *. C'est d'après une Tentation de J. Bosch que Gustave Flaubert s'inspira lorsqu'il composa un de ses chefs-d'œuvre : < La Tentation de Saint-Antoine > '.

La figure 194 constitue la moitié inférieure d'un important panneau représentant les Délices terrestres, milieu d'un triptyque conservé à l'Escurial et dont les volets représentent le Paradis terrestre et les Châtiments de Venfer. Cette composition est des plus curieuses et peut être considérée comme un échantillon des plus intéressants du genre satirique dans la peinture flamande l

Dans ce rêve », les Délices terrestres sont personnifiées par une quantité innombrable de groupes étranges, oii les jolies femmes de toutes provenances, — on en remarque même d'un beau noir, — sont en grande majorité. Parmi les jeux innocents (?) auxquels elles se livrent ces dames, on remarquera un jeu de main chaude où sont rappelées ces plaisanteries primitives risquées, employées par nos mimes et dont la tradition ancienne resta si longtemps en honneur chez nos ancêtres.

A droite, deux amants se sont retirés dans un globe en verre; d'autres dans une espèce de fromage de Hollande; les tours d'équi- libre et de dislocation se rencontrent un peu partout.

Dans le fond de la composition, autour d'une pièce d'eau, où s'ébattent des baigneurs, — souvenir probable des Fontaines de Jou- vence, — galoppent en une ronde folle la plupart des animaux connus emportant en croupe des cavaliers humains, dont ils personnifient

' A. Philippi, Rubens iind die tlamlànder vor Rubens. Leipzig und Berlin, 1900, p. 15.

' F. Schmidt-Degener, op.cit, p. 150.

Une réplique de ce tableau figure au Musée du Prado à Madrid; une autre, celle d'après laquelle cette reproduction a été faite, appartient à M. L. Cardon et a été exposée à Bruges à l'Exposition des primitifs flamands, sous le titre : Diableries, n° 289 du catalogue officiel de M. James Weale. Même luiméro dans le catalogue de M. Q.-H. de Loo. Gand, 1902.


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probablement les défauts et les vices. Inutile de dire que des porcs de grandes dimensions, symbolisant les appétits grossiers, figurent dans cette course bizarre.

Les estampes attribuées au même artiste et représentant des sujets diaboliques et fantastiques ne sont pas moins nombreuses. La plupart proviennent de la boutique des Quatre-Vents (Jérôme Cock). La Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes) en possède plusieurs, où nous retrouvons la caractéristique de ses compositions infernales peintes. Dans celle représentant VEnferei \e Paradis (m. 11),



FiG. 193 — Le Layensplegel. (Les supplices au XVIe siècle.) Augsbourg 1512.

sujet analogue aux volets des triptyques de Vienne et de Berlin, on peut voir dans toute son ingéniosité les supplices que Bosch suppose réservés aux méchants. Plusieurs auteurs considèrent notre artiste comme ayant été un ennemi personnel des hérétiques, qu'il se fit un plaisir de supplicier ainsi en effigie. Son siècle était d'ailleurs prodigue en châtiments cruels. On remarque dans son enfer le supplice de la roue, de l'estrapade, de l'huile bouillante, l'écrasement sous une meule, la pendaison, la suspension par les pieds, la question de l'eau, le poison, les pointes de fer, châtiments variés que des démons nombreux et empressés appliquent de tous côtés aux damnés.


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Une gravure du temps (fig. 1Q5), empruntée au Layensplegel (Augsbourg, 1512), représente la plupart de ces punitions et nous montre qu'elles étaient d'un usage courant dans la réalité. L'imagina- tion fertile de Bosch sut en ajouter quelques autres, et l'on comprend facilement le succès de ces œuvres chez les tortionnaires du XVIe siècle, qui trouvèrent peut-être dans ses compositions des idées nouvelles pour corser les supplices des malheureux condamnés.

Dans un autre Jugement dernier du même maître conservé au Cabinet des estampes à Bruxelles, nous voyons le Christ dominant la scène, assis sur un arc-en-ciel. Cette disposition rappelle des traditions très anciennes. Elle était usitée dans les mystères dont notre peintre, il y a tout lieu de le croire, sut s'inspirer, et elle fut reprise plus tard par Breughel le Vieux *. L'œuvre de Bosch présente ici encore une profusion de luttes effrayantes, de supplices et de carnages avec, en plus, une réminiscence curieuse des mystères, dont nous voyons de côté une des constructions, c'est-à-dire une tour de supplices, analogue à celle que l'on observe dans la reproduction du mystère de Valenciennes (fig. 103). On y remarque en outre le combat burlesque entre un ange et un démon, qui tous deux ont saisi un bras de l'âme qu'ils se disputent. Le Cabinet des Estampes de Paris, fort pauvre en compositions du maître, possède cependant une série de combats terribles numérotés de 1 à 50, avec légende, signés H. B(osch) et gravés par Michel Snyder, dont la Bibliothèque royale ne possède pas d'exemplaire, croyons-nous ^.

Jean Mandyn, né vers 1500 et mort en 1560, doit être considéré comme un élève ou un imitateur de Bosch. Quoique né à Harlem, c'est à Anvers qu'il exécuta la plupart de ses œuvres, et nous pouvons, à

' Voir : Roy. Le Jour du Jugement. Paris Bouillon 1902. p. 112. Dans la description d'un mystère joué à Lucerne, on voit que « le Christ et les apôtres prennent place sur un arc-en- ciel ■■'. Sur le triptyque de l'hôpital de Beaune, attribué à Van der Weyden, et divers autres tableaux primitifs, on observe cette même disposition.

' D'après M. Laloire, Ed., Le livre cf Heures de Philippe de Clèves et de la Marck, seigneur de Ravenstein, ce manuscrit contiendrait une page, où des hommes sauvages poursuivent et se battent avec un chevalier. Cette miniature porterait la signature de J. Bosch.

En tous les cas la manière de peindre que l'on y remarque ne correspond pas avec le genre habituel du peintre. (Les arts anciens de Flandre, pp. 172-187./


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juste titre, le revendiquer comme un Flamand. C'est à Anvers aussi qu'il mourut,après avoir été pendant un certain temps pensionnaire de cette ville. Il fut le maître du célèbre B. Spranger; en 1557, il fut aussi celui de Gilles Mostaert et de Aertsen dit lange Pier. Peu de ses œuvres nous sont connues avec certitude, mais on sait par Van Mander qu'il excella, ainsi que Verbeeck, dans « le genre diableries, bamboches et enfers, qu'il peignit dans le goût de J. Bosch >. On ne cite de lui qu'une Adoration des Mages au Musée de Vienne.

On a restitué depuis peu à Jean Mandyn une Tentation de Saint- Antoine du même Musée, attribuée jusqu'ici à Pierre Breughel d'Enfer. Elle figurait encore sous ce titre dans le catalogue de feu M. Engerth (Vienne, 1882, II, no 753); mais depuis on a constaté qu'elle n'a rien de commun avec les œuvres de Breughel le Jeune, et dans un nouveau guide de cette galerie (Vienne, 1896, t. II, n» 650), on l'a désignée quel- que temps comme devant être attribuée à Jérôme Bosch ou à son école.

Dans une étude toute récente de l'ancien conservateur Dr Doll- mayr, parue dans la publication annuelle viennoise : Jahrbuch der kunst-historische Sammlungen 'des allerhôchsten Kaiserhauses, cet auteur attribue formellement à Mandyn, l'œuvre de la galerie viennoise. Une œuvre signée de ce maître, qui se trouve dans la collection du prince Corsini, à Florence, et que nous avons pu voir dans cette ville, offre les plus grandes analogies avec la Tentation de Saint-Antoine du Musée Impérial, rendant ainsi cette attribution très acceptable S

Cette œuvre, évidemment inspirée de Bosch, présente tous les caractères d'une peinture flamande. On y sent le pastiche du maître et aussi une certaine analogie, dans les constructions fantaisistes du fond, avec celles que l'on remarquera dans des compositions analogues exécutées par Pierre Breughel le Vieux. Quant aux personnages, sauf le saint et trois jeunes femmes nues, ils sont tous, selon la tradition flamande, constitués d'éléments disparates présentant les caractères des visions les délirantes

' H. DoLLMAYR. Hieronimus Bosch und die Darstellung der vier letzten Dinge etc. p. 2Q3. Le docteur Gustave Gluck, un des conservateurs du Musée de Vienne, nous a écrit une lettre où il dit partager la manière de voir du docteur Dollmayr. Voir aussi van Bastelaer et de Loo op. cit. p. 24.

t6


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Nous avons vu plus haut que le numéro 234 de l'Exposition des primitifs à Bruges, représentant un Saint Christophe, a été attribué par M. H. Hymans à Jean Mandyn.

Parmi les principaux imitateurs de Jérôme Bosch, il faut citer Henri de Blés ou plutôt met de Blés. On ne connaît pas la date de sa naissance, mais un acte du 31 mars 1520 nous apprend qu'à cette époque le peintre était marié et achetait une maison \ Blés est sur- nommé le maître à la chouette, dont il fit son monogramme. On retrouve celui-ci dans presque tous ses tableaux. Van Mander rapporte qu'il cachait parfois si bien l'oiseau, que les gens faisaient des paris entre eux, à qui l'aurait le premier découvert.

Dans son Livre des Peintres, le même auteur dit avoir vu à Amsterdam un paysage de ce peintre où, sous un arbre, un mercier se livre au sommeil, tandis que des singes pillent sa marchandise et pendent ses draps et marchandises aux arbres en s'égayant à ses dépens. Van Mander croit y voir une satire contre la papauté. « Les singes seraient les adhérents de Luther qui découvrent les sources de revenus du pape qualifiées de merceries. » Cette explication est certes prématurée, la réforme n'apparaissant que plus tard, mais elle pourrait s'appliquer à plus juste titre à une composition analogue qu'exécuta Breughel le Vieux. Ce tableau de Blés se trouve actuellement au Musée de Dresde, n» 785.

Nous avons déjà vu que ce sujet fut populaire bien longtemps avant cette époque. On se rappellera qu'il se trouvait déjà représenté, en peinture murale, sur les murs d'une des salles du château de Valenciennes, en 1375, sous le nom du Merchier as singes. M. le comte de la Borde, dans son ouvrage sur les Ducs de Bourgogne, mentionne, lors des fêtes données à l'occasion du mariage de Charles le Téméraire, en 1468, une œuvre représentant ce même épisode du colporteur endormi et des singes qui dérobent ses marchandises.

Dans le genre fantastique, Henri met de Blés fit des œuvres qui s'inspirèrent si bien de celles de Bosch, qu'elles sont difficiles à dis-

' Archives communales d'Anvers. Recherches faites par le chevalier L. de Burbure.


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tinguer. Son Enfer, qui se trouve à l'étage supérieur du Palais Ducal, à Venise, passerait pour une œuvre du peintre de Bois-le-Duc, si l'on n'en connaissait l'origine.

A l'exposition des primitifs flamands, à Bruges, un Saint-Chris- tophe lui a été également attribué \ Ce sujet religieux est égayé par divers épisodes satiriques et burlesques où nous devons voir un imitateur de Bosch et un précurseur de Breughel le Vieux. A gauche, sur un rocher, un ermite tire la corde d'une cloche suspendue à un arbre, sur lequel on voit un hibou, sa signature habituelle. Dans l'eau, à gauche, un démon cherche à saisir le manteau du saint, tandis que sur le rivage un singe s'apprête à retenir sa jambe. Près de lui se trouvent une tortue et vers la droite un petit monstre diabolique qui passe sa tête à travers un œuf moucheté, d'où émergent aussi ses jambes à l'autre extrémité. Dans l'eau on aperçoit encore un démon déguisé en ermite chaussant son nez de besicles, tandis que plus loin s'éloigne un bateau monté par des diables ^.

Ses Tentations de Saint-Antoine sont nombreuses; on cite celle du Musée de Bruxelles, no 402, où nous voyons le démon, sous les traits d'une vieille sorcière, accompagné de monstres, présenter deux jeunes femmes nues au pieux anachorète.

Au Musée Correr, à Venise, se trouve le même sujet, mais d'une composition différente. On y voit notamment au pied d'un grand arbre, une femme, la tête ornée d'une paire de cornes de cerf, présenter au saint deux femmes nues. Dans les branches de l'arbre, une chaudière contient le compagnon traditionnel du cénobite. Une tête coupée est placée sur une perche ; une autre en décomposition laisse voir dans la bouche et dans les yeux des lézards qui en sortent, tandis que des chouettes se sont établies dans une fissure du crâne. Une grande oreille coupée rôtit à la broche à droite de la composition. D'autres monstres, ainsi que les flammes de l'enfer, se remarquent à gauche ^

1 No 236 du catalogue officiel de l'Exposition des primitifs flamands, de M. J. Weale, 1902.

  • M. H. Hymans dans son étude sur l'Exposition des primitifs flamands à Bruges, con-

sidère cette œuvre comme devant être attribuée à Jean Mandyn. (Gazette des Beaux-Arts, Paris, octobre 1902.)

' J. Helbig, Histoire de la Peinture au Pays de Liège. Liège, 1873, p. 119.


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Patenier Joachim, considéré comme le créateur du paysage en Néerlande, s'est essayé, il y a tout lieu de le croire, au genre satirique, quoique aucune œuvre, appartenant à cette catégorie, ne puisse lui être attribuée avec certitude.

On sait cependant, par sa signature même, qui consistait en un petit homme accroupi satisfaisant à un besoin, qu'il était partisan du genre grotesque dans ses manifestations les plus réalistes. Van Mander dit qu'à cause de ce singulier monogramme, il fut surnommé le Ch... (de Sch...) K

Un curieux tableau satirique, appartenant au prince de Salm-Salm, exposé à l'exposition des primitifs allemands à Dusseldorf, a été généralement attribué l'école de Patenier. (Fig. 196).

Sur un globe terrestre en verre, l'artiste a peint les joies et les misères du monde, avec ses gibets, ses potences et ses roues de supplice. Le paysage rocheux et fantastique rappelle bien le genre du peintre de Bouvignes. Par une ouverture à gauche, un homme jeune muni d'un long bâton cherche à y entrer. Une inscription flamande nous apprend qu'il voudrait traverser le monde sans plier :

« Met recht soudic geme doer de Werelt commen. »

Nous le voyons sortir à l'âge mûr, de l'autre côté en riant, tenant son long bâton tordu. Il a reconnu qu'il fallait plier :

« le bender doer maar ic moet crommen. »

Les costumes des personnages nous reportent au premier quart du XVIe siècle, c'est-à-dire vers 1520. D'après nous, ce tableau serait bien complètement de Patenier, mais les figures faites d'après des dessins que son ami A. Durer fit pour lui lors de son séjour à Anvers, vers 1520-1521. On sait parle carnet de voyage de Durer, que le grand peintre allemand avait l'habitude d'abandonner aux gens avec lesquels il était en rapport, les dessins faits sur leur demande : «J'ai fait souvent, dit-il, tantôt ici tantôt là, beaucoup de dessins et autres travaux par pure


' Ce renseignement inexact semble se rapporter à un homonyme reçu franc-maitre de Saint-Luc à Anvers en 1535, tandis que Patenier le fut en 1515.


Planchk XXVII



5 I-


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complaisance * ». Il note même qu'il a donné à Joachim une feuille où se trouvait représentée quatre fois la figure de S* Christophe. Il ne cita pas tous les dessins qu'il lui donna, car nous trouvons une autre page, signée et datée de 1521, millésime probable du tableau du Prince de Salm-Salm, où l'on remarque neuf fois traité le même épisode légen- daire du passage de la rivièrre que Patenier exécuta plus d'une fois en peinture d'après ces dessins.

Les costumes et les types des personnages reproduits fig. 1Q5 prouvent d'ailleurs une origine allemande que l'on ne pourrait expliquer autrement dans une peinture si incontestablement flamande. On sait que Durer lui donna aussi l'œuvre gravée de Hans Baldung Grien auteur de sujets profanes et fantastiques, notamment des Sorcières allant au Sabbat, dont il put aussi s'inspirer^.

Nous avons vu plus haut que les figures de la Tentation de Saint- Antoine du Musée du Prado, dont il peignit le paysage, ont été resti- tuées au fondateur de l'Ecole d'Anvers, Quentin Metzys.

Lucas de Leyden, qui vécut de 1494 à 1534, s'inspira peut-être bien de Jérôme Bosch, comme il sut s'inspirer de Durer et des maîtres italiens.

Ainsi que le fera plus tard Breughel le Vieux, il exécuta ses com- positions religieuses sous la forme de scènes populaires où figurent des bourgeois et des paysans notés d'après nature. Il vécut à Anvers,où il fut inscrit sur le registre des peintres de Saint-Luc en 1522. Malgré ses nombreux plagiats, on doit le considérer comme un peintre original par ses idées. Comme nos maîtres satiriques flamands, auxquels d'ailleurs il se rattache, il sut observer la vie jusque dans ses particu- larités les plus infimes, et ses observations s'étendent aussi bien aux hommes qu'aux animaux et jusqu'aux moindres détails du paysage. Il introduisit ainsi un sentiment nouveau dans l'Ecole néerlandaise, tout en acquérant lui-même les qualités de nos primitifs flamands.

Son œuvre comme graveur fut considérable : on en connaît

' MoRiTZ Thausing. Albert Durer, sa vie et ses œuvres, p. 436. (Traduction de Gust. Gruyer.)

' J. Helbig, Biographie Nationale, p. 182, an. 1902.


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encore aujourd'hui 177 numéros. C'est surtout dans ses gravures que l'on peut le mieux l'étudier.

Parmi ses compositions gravées rappelant Bosch et faisant pré- sager Breughel le Vieux, il faut citer un Crucifiement ^ avec un grand nombre de personnages, où se rencontrent ces nombreux épisodes accessoires, inspirés des mystères et chers à nos peintres satiriques. A droite de la composition, on remarque un groupe de routiers et de mendiants écloppés dont nous avons vu et verrons encore si souvent la satire. Les passants et indifférents circulent et se croisent en tous sens, tandis qu'à gauche s'élève une rixe entre les soudards qui se partagent les dépouilles du Christ. Déjà l'un d'entre eux a tiré sa dague, tandis qu'un autre dégaine son épée. Quant à la scène princi- pale, le Christ sur la croix avec sa Mère, entouré des apôtres ainsi que des autres personnages indispensables au sujet, tous sont relé- gués à l'arrière-plan. L'influence de Durer se remarque ici, comme dans la plupart de ses compositions, où il se montre fort préoccupé par le grand mouvement de renaissance auquel sacrifièrent tant de maîtres de son temps.

La Vierge seule montre dans son attitude et dans sa pose un sentiment de douleur vraie, rappelant nos peintres primitifs.

Le Christ présenté au peuple, dans une mise en page presque renaissance, a également des figures et des groupes satiriques rappe- lant Bosch. Cette œuvre est datée de 1510.

Le Christ bafoué par les soldats (non daté) ainsi qu'un autre sujet analogue où l'on voit, au milieu des soldats, un bouffon portant la cape des fous s'apprêtera mettre bas ses chausses devant le Christ aux yeux bandés, appartiennent au même genre satirique à tendances flamandes.

Lucas de Leyden exécuta encore un Christ tenté par le démon et une Tentation de Saint-Antoine qui nous ramènent complètement aux sujets chers à nos maîtres drôles.

Il nous faut encore mentionner du même maître, le Bal de la

' Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).


247


Madeleine, exposé dans une vitrine du Cabinet des estampes à Bruxelles. Marie Madeleine y est représentée donnant la main à un riche seigneur qui la conduit au son de la musique. Cet épisode se retrouve dans certains mystères, notamment le Paaschspel de Maes- tricht. Le tableau, semblable à la gravure du Musée de Bruxelles, attribué à Lucas de Leyden semble une copie de cette estampe.

Le conte de Vir- gile et de la courtisane, où nous voyons le grand poète latin des- cendre dans un panier de la fenêtre de l'habi- tation de cette derniè- re, aux éclats de rire des passants, constitue également un sujet portée satirique indé- niable. Il en est de même d'une série de groupes amoureux en promenade, qui rappe- llent jusqu'à un certain point les scènes analo- gues de van Meckene. D'autres sujets nous rapprochent da- vantage de Breughel le Vieux et même de Teniers ou de Brouwer. Ce sont des joueurs de vielle et de violon ainsi que d'autres sujets campagnards, où il montre ses qualités d'observateur satirique.

Les estampes représentant l'une un chirurgien (B. 156) aux allures chariatanesques faisant une opération derrière l'oreille d'un paysan accroupi et grimaçant, probablement l'ablation d'une loupe, infirmité fréquente au moyen âge, l'autre un dentiste (B. 157) travaillant en plein vent à la denture d'un gueux aux vêtements déguenillés, mais



Fio. 197


Eulenspiegliel, de Lucas de Leyden. Estampe.


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portant un grand coutelas, tandis qu'une jeune voleuse profite du triste état du patient pour lui soustraire sa bourse, nous font songer aux sujets analogues de nos peintres de paysans drôles, qui peut-être s'inspirèrent de ces compositions.

La planche suivante (fig. 1Q7), connue sous le nom & Eulenspiegel (de l'Albertine à Vienne) B. 15Q, représente une bande de ces vaga- bonds nomades comme on en voyait en si grande quantité à cette époque. Ils sont pauvres d'argent, mais riches d'enfants, car un âne en transporte au moins trois comme bagage, le mari deux, dans une hotte, et la mère un sixième sur son épaule; le plus âgé, quoique bien petit, marche en avant avec le chien. Ce septième marmot porte un hibou sur son épaule, et c'est probablement à cause de cette circon- stance qu'on a donné à cette composition à la fois comique et satirique la dénomination (ï Eulenspiegel.

L'homme qui joue de la cornemuse, son gagne-pain probable, porte, outre ses enfants, une quantité d'accessoires destinés à souligner le côté humoristique du sujet.

Gilles Mostaert \ son élève, fut aussi connu comme un peintre satirique ayant exécuté quantité de petits sujets mi-religieux, mi- grotesques. On lui attribua longtemps un très curieux Jugement dernier du Musée d'Anvers, actuellement restitué à Jérôme Bosch. Dans la partie inférieure se trouvent représentés les Sept Péchés capitaux et les Sept œuvres de Miséricorde. Toutes ces petites scènes sont traitées en tableaux de genre, fort intéressants au point de vue qui nous occupe. Le diable, assez bon enfant, comparse obligé des mystères de l'époque, apparaît dans chacune des représentations des péchés capitaux d'une façon plus ou moins drolatique '^. Ce tableau semble dater de 1480 à 1490.

Van Mander nous assure que Mostaert s'est représenté dans un de ses enfers, faisant partie d'un Jugement dernier, jouant joyeusement aux dés avec ses amis. Un épisode analogue se remarque dans un

' Né à Hulst, mort à Anvers vers 1555.

  • POL DE Mont. Catalogue descriptif du Musée d Anvers, t. l ^ Maîtres anciens). J. Bou-

chery. Anvers 1905, p. 33. Voir aussi Prof, von Wurzbach. Op. cit.


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tableau du Musée d'Amsterdam où l'on voit des damnés jouer aux cartes et d'autres se livrer aux plaisirs de la table.

On sait que cet artiste satirique traita parfois des sujets religieux avec un sans gêne incroyable pour l'époque, peignant notamment une Vierge sous les traits d'une courtisane, pour se venger d'un mauvais client espagnol ; ou bien composant une Sainte Cène où le festin dégénérait en rixe, et qu'il pouvait changer en effaçant certaines parties ajoutées à la détrempe.

Jan Provost, natif de Mons, qui vint s'établir à Bruges dès 1494, peignit, dans ses tableaux religieux, des épisodes satiriques où nous devons reconnaître l'influence incontestable de Jérôme Bosch. Son œuvre la plus certaine, représentant un Jugement dernier, lui fut commandée par les magistrats de cette villes, en 1525 ; elle se trouve conservée au Musée de Bruges. Dans la partie réservée à l'enfer, nous voyons une quantité de figures diaboliques des plus étranges et des plus disparates, rappelant en tous points les cauchemars les plus fantasques du peintre de Bois-le-Duc.

D'après M. J. Weale, il paraîtrait que Provost, se conformant ainsi à la manière traditionnelle au moyen âge de représenter \ts Jugement dernier, sxxraW introduit, dans cette composition, un épisode satirique en figurant sur un char, parmi les réprouvés, diverses figures d'ecclésias- tiques connus ; ce qui, quelques années plus tard, donna lieu à des plaintes. En 1550, Pierre Pourbus fut chargé par le Magistrat d'effacer ce char avec les personnages religieux qui s'y trouvaient représentés \

Vin Jugement dernier de ce même peintre, ayant également figuré à l'Exposition des primitifs flamands à Bruges en 1902, présente, lui aussi, des parties satiriques des plus curieuses, notamment parm.i les monstres emportant les damnés, à gauche de la composition ^.

M. Dollmayr nous rappelle aussi d'après van Mander, que Jean Mostaert, frère de Gilles, peignit un Ecce Homo, grandeur naturelle, où il s'attacha, lui aussi, à introduire des personnages grotesques,

' J. Weale, Catalogue de r Exposition des primitifs flamands. Voir pp. xxvi et xxvii, ainsi que p. 71 (no 167).

' Ce tableau appartient à M. Ed.-F. Weber, de Hambourg (no 168 du Catalogue de l'Exposition des primitifs flamands, par Weale, p. 71).


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notamment une figure peinte d'après Pierre Muys, un sergent vivant alors à Haarlem et connu de tous à cause son visage drolatique cou- vert d'emplâtres.

Frans Verbeeck est cité par van Mander comme ayant excellé dans les « diableries, bamboches et enfers dans le goût de J. Bosch >. il dit qu'un de ses tableaux peint pour l'église de Sainte-Catherine de Malines contenait une diablerie oij des démons grotesques et fantasques réunissaient des branches mortes pour alimenter le feu éternel de l'enfer. Cette composition semble inspirée du Chariot de foin de l'Escurial dont nous avons parlé plus haut.

Un peintre de genre des plus caractéristiques pour son époque, Pierre Aertsen \ né vers 1508, à Amsterdam, dut avoir également une certaine influence sur Breughel le Vieux. Il passa ses meilleures années à Anvers (de 1535 à 1566) et a certainement connu notre grand peintre satirique flamand. Lui-même composa des scènes villageoises ayant une certaine analogie avec les compositions rustiques de Breughel le Vieux. Parmi celles-ci, il faut citer une Kermesse cham- pêtre avec procession et une Danse des œufs datée de 1557, qui se trouve au Musée d'Amsterdam, oti l'on retrouve le caractère gai et amusant des intérieurs de paysans de nos futurs * petits maîtres » flamands, avec une technique se rapprochant encore, comme celle de Breughel, des œuvres picturales de nos grands primitifs. Le Musée de Bruxelles possède, on le sait, du même artiste, une Cuisinière hollandaise (no 153) qui nous montre, dans une œuvre de plus grandes dimensions et de caractère plus sérieux, les mêmes qualités de peinture.

Enfin citons, d'après J. de Jongh \ huit planches sur bois repré- sentant des Danseurs rustiques qui devraient être attribués à Lancelot Blondeel (14Q5-1561) et qui doivent avoir précédé de peu les paysan- neries de notre grand peintre à la fois « drôle » et réaliste, Pierre Breughel le Vieux.


^ Surnommé Lange Pier, en Hollande.

' Jacques De Jongh. Het leven der doorluchtige Nederlandsche Schilders etc. Van Mander. Aanmerkingen van J. de Jongh. 1754. t. I, p. 3Q.


CHAPITRE XII. L'époque de Pierre Breughel le Vieux.

Breughel synthétise l'esprit populaire flamand. Il connut son époque. — Ce qu'était une kermesse flamande au XVIe siècle ; ses sujets populaires sont moralisateurs. — Épisodes plaisants ajoutés pour faire passer de dures vérités. — Ses gauloiseries. Situation pénible de nos paysans. — Le paupérisme. — Les édits de Charles-Quint. — Les vaga- bonds et les mendiants. — Les supplices. — Le brigandage. — La lèpre. — Contraste entre le paupérisme d'une part et le luxe et les excès des riches d'autre part. — Le comique devenu cniel sous l'influence espagnole. — Les animaux. — Les tournois sanglants du XVI^ siècle. — Parodies des tournois. — La croyance au démon et au surna- turel. - Breughel fut-il un adepte caché de la Réforme? Sa technique inspirée de nos grands primitifs. — Influence de van Maerlant. — Les dangers de la satire à l'époque de Breughel. — Les persécutions religieuses. — Leurs effets. — Breughel garda sa foi, mais il détesta les Espagnols. — Le mariage de Breughel. — Ses œuvres à Vienne. — Rudolf II. — La Bataille entre le carême et le mardi gras. Le Massacre des innocents (?). — Le Portement de la croix. — Un village pendant la foire. — La Parabole des aveugles de Naples. — La Pie sur le Gilet de Darmst&d. — Rixe entre paysans, Dresde. — Tendances moralisatrices de ses compositions.

On peut dire, à juste titre, que le XVh siècle constitua une ère nouvelle pour la satire dans tous les genres et dans tous les pays. En Espagne, Cervantes tuait sous le ridicule l'enthousiasme chevale- resque; en France, Rabelais, bouffon, philosophe et hardi, commençait en riant cette école sceptique et moqueuse qui devait préluder à Voltaire et aux droits de l'homme \

En pays flamand, ce fut incontestablement Pierre Breughel le Vieux qui caractérisa le mieux le génie satirique populaire de notre race et avec lui, ce genre atteignit une envergure qui ne fut plus dépassée depuis.

Comme les van Eyck personnifièrent la richesse et la somptuosité de l'époque bourguignonne, van der Weyden, son côté mystique et religieux, Pierre Breughel à son tour synthétisa la philosophie intime

  • Bon DE Reiffenberg. Notice sur un tableau satirique lelatif au gouvernement du duc

d'Albe. (Bulletin du Bibliophile, no 1, 3e série). Paris, Techener 1838.


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du peuple flamand, avec un bon sens goguenard, à la fois comique et frondeur.

D'après van Mander, notre peintre naquit à Breughel, près de Bréda. On ne connaît pas la date exacte de sa naissance qu'il faut placer entre 1525 et 1530. Il étudia d'abord chez Pierre Coucke d'Alost, puis chez Jérôme Cock, le graveur et l'éditeur anversois bien connu. Un voyage qu'il fit en Italie, n'infuença en rien sa manière de voir, car il sut conserver pendant tout le cours de sa carrière une couleur et un style tout flamands.

Revenu dans sa chèfe patrie, il s'établit d'abord à Anvers, puis à Bruxelles, où il mourut en 1569.

Peu de gens connurent leur époque comme Pierre Breughel s'appliqua à la connaître. Accompagné de son ami Franckert, vêtu lui- même comme un paysan \ il fréquenta le port d'Anvers, les pèlerinages, les fêtes et les kermesses. Fréquemment, sous le prétexte d'un vague cousinage et de l'offre d'un présent à la mariée, il assista aux noces, dont il nous montra si souvent les péripéties joyeuses prises sur le vif, souvent exécutées d'après des croquis pris au coin même de la table du festin.

Comme le fait fort bien observer M. H. Hymans, dans sa magis- trale étude sur Breughel le Vieux ^ une kermesse flamande n'était pas alors, comme on pourrait le croire à la vue des tableaux de Teniers, un simple prétexte à réjouissances plus ou moins tapageuses. D'abord c'était la fête de quelque patron vénéré, se célébrant avec un cérémo- nial auquel la religion prêtait son prestige. On voyait à cette occasion des processions, des pèlerinages, des spectacles en plein vent et des représentations de mystères dont le programme et les détails étaient minutieusement réglés par la tradition. Saint Georges combattait le dragon, David triomphait de Goliath, les géants populaires se tré- moussaient, il y avait naturellement aussi des joutes de toute espèce.


' Carl van Mander, Le Livre des peintres.

  • H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux, (Gazette des Beaux- Arts, 33^ année, 3e pér.,

t. V, p. 21).


Planche XXVIIl



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des tirs à l'arc, à la perche ou au berceau, des concours de jeu de quilles, des exercices de force et d'adresse, exécutés par de nombreux jongleurs et bateleurs de tous pays, que les paysans parfois cher- chaient à imiter. Comme de juste, les kermesses étaient surtout une occasion de ripailles et de danses joyeuses (fig. 198) ' où accourait la foule nombreuse des gueux, des mendiants, des paralytiques, des aveugles et des culs-de-jatte, grouillant par les chemins et excitant, par leurs clameurs ou l'étalage de leurs infirmités, la pitié ou la risée des passants.

Ajoutons que pèlerinages et kermesses étaient souvent un prétexte que saisissaient les habitants des villes pour se livrer à des plaisirs champêtres, qui dégénéraient parfois en des saturnales dont on ne peut se faire une idée. M. A. van Werveke ' nous rappelle qu'à l'occasion du pèlerinage d'Hauthem, le tiers de la population gantoise se rendait à cette localité. Douze cents voitures et chariots suffisaient à peine à transporter les joyeux pèlerins de la capitale de la Flandre qui esbattaient un jour et une nuit dans cette localité. Ce qui se passait là, dit l'auteur, aucune plume ne pourrait le décrire, et « mainte jeune fille, femme mariée ou veuve portait chaque année le témoignage des dix mille péchés mortels qui s'y commettaient ».

A ces sources diverses, Breughel prit les motifs de quantité de scènes plaisantes ou sérieuses, mais portant toujours la marque de la plus saisissante vérité. En vrai Flamand de son époque, il sut ajouter parfois à ses compositions satiriques les plus drôles, un sens morali- sateur d'une philosophie profonde. Comme l'avaient fait avant lui nos poètes didactiques et comme le fit, après eux, « vader Cats », il se servit, pour instruire le peuple, d'axiomes et de dictons bien connus, souvent empruntés au passé, de proverbes populaires, ainsi que de sujets et versets de la Bible, qu'il jutilisa également dans le même but.

Pour rendre la vérité attrayante, il sut, même dans ses composi-

  • L'original de cette estampe, connue sous le nom de La Kermesse d'Hoboken, par

P. Breughel le Vieux, est conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles, Cabinet des estampes.

^ A. VAN Werveke. Deontucht in het oude Gent, p. 3. Voir aussi Volkskunde (5^ année) et les écrits du temps.


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lions les plus sérieuses, introduire des épisodes plaisants ou badins tournant parfois à la gauloiserie la moins raffinée. Chose à noter, ses personnages, qui nous paraissent maintenant d'une vulgarité parfois obscène, étaient alors, comme ils l'avaient été de tous temps avant lui dans nos contrées, considérés comme des éléments comiques anodins,

d'ailleurs journellement usi- tés dans les représentations populaires des bateleurs et des histrions, fort peu dif- férents, comme grossièreté et comme mœurs, des mimes antiques et barbares dont nous nous sommes occupé aux premières pages de cette étude. La preuve que ces détails ultra-réalistes amu- saient et plaisaient au pu- blic, nous la trouvons dans le succès même des œuvres drolatiques deBreugheI,qui fut incontestablement le peintre et le poète favori de son époque.

La satire plaisante était alors, comme elle l'est en- core aujourd'hui en pays flamand, désignée par un mot ultra-réaliste, uitsch.... C'est ce qui explique la fré- quence, dans ses compositions drôles, de petits personnages accroupis satisfaisant à un besoin.

Ses premiers sujets gais, représentant nos paysans mangeant, buvant, dansant ou courtisant les filles, firent surtout sa réputation, et ils lui valurent le surnom, qu'il garde dans l'histoire, de Breughel



Fio. 199 — Lts Calamités humaines ;

du Mittelâlterliches Hausbuch du prince de

Waldburg-Wolfegg.


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des paysans. Et cependant, combien n'est-il pas plus intéressant lorsque nous le voyons, poussant plus loin ses études de mœurs populaires, dépeindre les persécutions, les peines et les désespoirs de ces mêmes villageois ?

Ses compositions religieuses, ses tableaux d'histoire lui sont autant de prétextes pour évoquer la situation pénible de nos ancêtres au XVIe siècle. Nous y voyons les villages terrorisés par les bandes armées, pillant et ravageant « le plat pays ». Les mercenaires étrangers, hostiles aux habitants, rançonnaient le paysan, et, en cas de révolte, laissaient après eux la ruine et le deuil. Le cœur de Breughel dut saigner plus d'une fois à la vue de nos pauvres campagnards ou artisans, désespérés, ruinés par le fisc ou par la guerre, se trouvant dans l'alternative ou de s'adonner eux-mêmes au brigandage, ou bien, perclus et estropiés, d'aller grossir les rangs serrés des mendiants et vagabonds que nous avons vus déjà attrister par leur présence nos joyeuses kermesses flamandes. La cherté des vivres et le chômage des industries poussaient encore au noir ce triste tableau. D'un autre côté, les nombreux édits de Charles-Quint, promulgués depuis 1535, abolissaient toute liberté. Ils réglementaient tout, imposant aux paysans jusqu'à la nature des vêtements qu'ils devaient porter et même la couleur du pain qu'il leur était permis de manger \ Ces mêmes édits, malgré les malheurs des temps, interdisaient la mendicité < pour ce que présentement les pauvres affluent en nos pays, en trop nombre que d'ancienneté ^ ».

Une estampe du liber vagatorum d'après Muther représente un groupe satirique de ces malheureux, hommes et femmes, dont les haillons ne parviennent pas à cacher la nudité. Il est à noter cepen- dant qu'ici ces pauvres gens ne sont pas des mendiants de profession, mais s'occupent à transporter du bois mort, et semblent appartenir plutôt à la classe des paysans ruinés et réduits à la plus affreuse misère ^.

1 A. Henné, Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique, 5* vol., p. 197.

» ID., ibid.

  • Dr Alwin Schultz, Deutsches Leben in XIV. und XV.Jahrhundert, t. I, p 229, fig.238.


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Une autre estampe du temps représente une bande de ces men- diants nomades ayant organisé la mendicité à la hauteur d'une institution. Elle se trouve dans un livre (incunable) édité par notre compatriote Judocus Badius Ascensius, traduction latine de la Nef des fous de Sébastien Brand, de Strasbourg. Nous y voyons un âne trans- porter toute la fortune de ces mendiants, qui consiste surtout en une grande quantité d'enfants en bas âge. L'homme, un boiteux, qui semble un boiteux pour rire, ouvre la marche en appuyant le genou sur une jambe de bois et tenant en laisseun chien dont les tours serviront, comme sa feinte infirmité, à exciter la pitié des passants. La femme reste un moment en arrière pour donner une forte accolade à une énorme gourde ou broc dont elle boit à la régalade.

Malgré sa tendance satirique, cette estampe nous montre que le vagabondage et la mendicité étaient alors de vraies plaies, préoccupant toutes les classes de la société. Les paysans et leurs infortunes font le sujet de divers dessins à la plume d'un manuscrit du commencement du XVIe siècle {Mittelàlterliches Hausbuch) appartenant au prince Waldburg-Wolfegg. La figure 19Q paraît une peinture navrante de la vie de nos villageois qui, tout en bêchant, labourant et semant, voyaient se dérouler devant eux les plus pénibles tableaux. A l'avant-plan, des vagabonds ont été mis à un pilori, consistant en trois planches entre lesquelles leurs pieds et leurs mains sont emprisonnés. Devant eux passe une pauvre vieille infirme, alors généralement considérée comme une sorcière malfaisante. Dans le lointain, on aperçoit,sur une éminence, la roue et le gibet, tous deux amplement garnis de suppliciés. Au pied de la colline, on voit s'approcher un triste cortège : c'est un malheu- reux suivi de soldats qui le mènent à la pendaison; un moine, muni d'un crucifix, l'assiste dans ses derniers moments. Ce dessin malgré son caractère plutôt satirique, en dit long au sujet des joies des paysans de cette époque.

Dans la figure 200, empruntée également au curieux livre, cité plus haut, le tableau est plus noir encore. Nous y voyons dans toute son horreur la terrible plaie du brigandage dont notre pays eut tant à souffrir. A l'avant-plan, à droite, un changeur ou banquier


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est assassiné dans sa boutique, pendant que des voleurs agiles pillent son or et ses joailleries précieuses. A gauche, un pèlerin voit interrompre son pieux voyage par un brigand qui le tient à sa merci et s'apprête à le poignarder pour le dépouiller plus à l'aise. Plus loin, des routiers à cheval font des prisonniers dont ils demanderont rançon. Un paysan qui fait mine de s'enfuir, est retenu par un pan de son vêtement; une vieille, sa mère peut-être, lance un broc de grès dans la direction du malandrin pour lui faire lâcher prise. Plus loin, sa femme se désespère et lève les bras au ciel en proie au plus violent désespoir. Au fond de la composition, les mêmes cavaliers armés mettent le feu à une ferme, après s'en être approprié les bes- tiaux dont ils ont formé un troupeau qu'ils chassent devant eux, tandis qu'une pauvre vieille désespérée les charge à coups de que- nouille. Terrorisés, les habitants du village se sont sauvés à l'église, où on les voit suivre avec anxiété, du haut de la tour, les diverses phases de leur ruine.

Ces curieux dessins \ mieux que des descriptions, nous font comprendre le triste état dans lequel se trouvaient alors certaines de nos provinces. Les chroniqueurs du temps en font d'ailleurs une peinture affreuse. « La misère générale engendrait de hideuses mala- dies qui frappèrent les riches après avoir frappé les pauvres. Le besoin poussait les hommes au vol et au crime, les femmes à la prostitution, tandis que l'enfance croupissait dans le vice, menaçant ainsi la société des plus effroyables révolutions > ^.

Les villes, impuissantes à enrayer le mal, se contentaient de réléguer les tavernes mal famées, étuves et maisons de prostitution dans un quartier spécial qui leur était spécialement réservé. Des peines afflictives ou infamantes, l'exil pour les étrangers, furent édic- tées pour punir les contrevenants. Dans un espace de soixante ans, de 1528 à 1588, onze ordonnances différentes ayant trait à la prosti- tution furent édictées à Gand ^

1 Alwin Schultz. Op. cit., pp. 149 et 230.

^ A. Henné, Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique, t. V, p. 197. « Archives de la ville de Gand. Registres BB, CC, DD, EE, FF. Voir aussi A. van Werveke, op. cit., p. 17.

17


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Le chroniqueur contemporain, Jan van de Vivere, nous apprend qu'en 1531, un des quartiers qui leur était assigné à Gand, le « Oroene Briele», fut vidé par suite des désagréments que les femmes de mauvaise vie causaient aux moines du couvent des Augustins,

qu'elles poursuivaient

et molestaient detoutes façons, allant jusqu'à casser leurs fenêtres pendant qu'ils chan- taient matines \

< Dat de putiers ende lichte meyssens by nachte de Augustij- nen die haer mattenen ende dienste songhen, molesteerden ende de ghelassen in sticken wierpen ».

L'édit de Charles V, du 7 octobre 1531, réglementant la mendi- cité, visait non seule- ment les vagabonds, mais aussi les ordres mendiants, les prison- niers, ainsi que les lé- preux, qui portaient par ordre un costume par- ticulier et des cliquettes « aiant les dits ladres en la manière accoutumée, leurs chapeaux, gants, manteaux et inscignes ».

' Frans de Potter, Clironycke van Gendt door Jan van de Vivere, p. 55 et A. van Werveke, op. cit., pp. 17 et 18.



FiG. 200 — Les Calamités humaines ; du Mittelàlterliches Hausbuch du prince de Waldburg-Wolfegg.


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La lèpre, qui avait fait tant de ravages en Europe, n'avait pas encore complètement disparu, et les lépreux, reconnaissables à leur costume, étaient seuls autorisés à mendier. Malgré la répulsion qu'ils inspiraient, la misère était si grande que beaucoup de malheureux, pour jouir des immunités qui leur étaient attribuées, usurpaient leurs habits. Il fallut, en 1547, une ordonnance pour défendre le port non autorisé de leur costume.

Pendant que le paupérisme croissait, le luxe des grands augmen- tait dans les mêmes proportions. Les tables étaient servies avec une prodigalité inouïe et les fêtes privées ou publiques étaient l'occasion de dépenses somptueuses, dont le gouvernement donnait lui-même l'exemple. Breughel fit la satire de ce contraste dans plusieurs de ses compositions, notamment dans sa Cuisine des gras et sa Cuisine des maigres, dont nous aurons à nous occuper bientôt. Sous l'influence des mœurs espagnoles, le comique même était devenu cruel. On sait qu'en 1547, lors de la joyeuse entrée de Philippe II à Bruxelles, on vit figurer dans le cortège divers animaux rendus méconnaissables par des coloriages bizarres et par l'enlèvement de leur queue ou de leurs oreilles.

Le plus applaudi des chars renfermait une musique bien singu- lière. C'était un orgue ayant une vingtaine de tuyaux, dans chacun desquels on avait renfermé un matou vivant. Les queues qui sortaient par la partie inférieure étaient reliées aux touches de l'orgue et se trou- vaient violemment tirées quand on touchait la note correspondante, produisant ainsi chaque fois un miaulement lamentable.

C'était un ours ^ qui jouait de cet instrument cruel. Le chroni- queur, Jean Christobal Calvite, ajoute que les chats étaient rangés de façon à produire la succession de la gamme chromatique. Aux sons de cette musique infernale, dansaient des singes, des loups, des cerfs et d'autres animaux déguisés, dont on obtenait les bonds et les trémoussements les plus drôles en les maintenant sur une plaque de fer bien chauffée.

' Probablement un homme déguisé en ours.


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Ces réjouissances urbaines étaient le prétexte de vraies saturnales, beuveries, danses et batailles grotesques, qui empêchaient les gens de se montrer dans les rues. Des ordonnances de police promulguées à Gand, lors des fêtes satiriques de Vâne roi et de Vempereur des fous, tâchèrent vainement de calmer l'entrain de ces fêtes brutales.

Une ordonnance de 1526, conservée aux archives de Gand (Registre BB), défend de jeter à ces occasions des chats crevés, des charognes, des torchons souillés, de la boue, ainsi que d'autres ordures, « ... het werpen van doode catten, of andere pryen, vuyie dweyle, moore, ofte eenighe andere vuylichheden. »

Tout était prétexte à cortège satirique ou grotesque. Les habitants des maisons de prostitution qui s'établissaient clandestinement à Gand, étaient sur ordre de la police conduits sur un char ouvert, précédés de joueurs de chalumeaux ou de flûtes, et accompagnés de tambours, au quartier d'Outre-Escaut (Overschelde), où ils étaient forcés de demeurer *. Les ordonnances de 1541 et de 155Q donnent tous les détails de ces transferts burlesques : « dat de ghone die bevonden zullen zyn zuick vuyl rauot houdende aizo wel de weerden, weerdinnen, als de lichte vrouwen, gheleedt zullen (worden) open- baerlyc, met muselé, pype ofte trommele jnt voornomde gheweste over Schelde. » ^

Les tournois existaient encore, mais ils étaient devenus bien plus brutaux et plus sanglants. Quelle différence entre les brillantes passes d'armes qui, au temps de Jacques de Lalaing, « le chevalier sans doubte et sans reproche » ^ valurent aux gentilshommes flamands l'admiration de l'Europe, et les tueries qui marquèrent l'entrée de Charles-Quint à Valladolid ! Désireux de faire parade du courage et de la force de ses chevaliers belges devant les gentilshommes espagnols qui leur montraient peu de sympathie, ce prince permit le

' A. Van Werveke. De ontucht in het oiide Gent, p. 18, et Archives de la ville de Gand Registre B. B., fol. 281, Voir aussi Jan Van de Vivere. Chronycke van Ghendi, p. 385, et Memorieboek der stad Gent, III, p. 115.

  • A. Van Werveke, op. cit. p. 18, et Archives de la Ville de Gand. Registre CC. f. 391.
  • A. Henné, yac^wgs de Lalaing, le bon chevalier sans peur et sans trouble. Revue trimes-

trielle, t. VII, p. 5.


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combat au fer non émoussé. Les combattants des deux nations mirent une telle ardeur dans la lutte, que bientôt la lice fut couverte de chevaux tués et de cavaliers dangereusement blessés. L'acharnement était si grand, que l'on vit ces derniers, tout sanglants, se relever pour combattre avec plus de rage encore *. Partout le sang coulait à flots, « les gens qui les regardoient combattre crioient Jésus ! Jésus ! Le Roy défendait de frapper ; les dames crioient et pleuroient; quelques cry qu'il y eust, les capitaines rendoient courage à leurs gens et



FiG. 201 — Une satire des Tournois au commencement du XVI^ siècle.


recommenchiaient de plus beau - ». Il fallut envoyer un grand nombre de gardes pour arrêter enfin cette boucherie épouvantable ^

Nous avons vu plus haut combien furent populaires chez nos artistes les parodies satiriques des tournois. On voyait jadis sur une cheminée de l'Hôtel de Jacques Cœur à Bourges (XV^ siècle), où l'on sait que travaillèrent nos imagiers, un carrousel ou tournoi grotesque. Au lieu de chevaliers armés de toutes pièces, montés sur de fougueux coursiers, on voyait ici de simples paysans ayant enfourché des ânes,


  • A. Henné. Le règne de Charles-Quint en Belgique, t. V, pp. 230-231.
  • Robert Maquereau, Chronyck van Brabant : et A. Henné, Le règne de Charles-Quint

en Belgique, t. V, pp. 230-231.

' A. Henné. Le règne de Charles-Quint en Belgique, t. V, pp. 230-231 .


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les rondaches étaient des fonds de paniers et des cordes leur servaient d'étriers. Les varlets étaient des garçons de ferme et des porchers ; l'un portait des bâtons, un autre sonnait du cornet à bouquin. L'un des champions à la figure cachée par une espèce de camail portait à son chapeau une plume de coq *,

Une parodie des tournois, contemporaine de Breughel le Vieux, se trouve reproduite figure 201. Elle est conservée à l'Université d'Erlangen ^ On y voit le chevalier improvisé, à cheval sur une rosse; son bouclier consiste en un van et son casque est remplacé par une ruche. A la partie supérieure de ce casque étrange, il porte une chaussure de femme en guise de cimier. Deux rustres lui servent, l'un d'écuyer, l'autre de héraut d'armes. Le chevalier rustique ayant son râteau en guise de lance, pique des deux et fond au galop sur un adversaire que l'on ne voit pas dans cette œuvre satirique.

C'est de la même époque que date une miniature d'un manuscrit flamand conservé à la Bibliothèque de Cambrai (Recueil de chants religieux et profanes 1542). On y voit des enfants, casque en tête et bouclier au bras, à cheval sur des tonneaux traînés par d'autres gamins, jouer au tournoi ^ Dans un Livre d'Heures du XVe siècle, conservé à la bibliothèque du Vatican, (Latin 2919), nous voyons une femme armée de l'écu et de la lance émoussée, dite de tournoi, chevau- chant sur un monstre *. Les miséricordes des stalles flamandes, notamment celles d'Hoogstraeten et d'Aerschot qui sont du com- mencement du XVIe siècle, représentent également des tournois figurés d'une façon satirique.

Nous verrons plusieurs compositions de Breughel faire des satires moins anodines de la brutalité des chevaliers et de leurs hommes d'armes, dont le souvenir semble l'avoir hanté. Nous y

• Hazé. Notices pittoresques sur les antiquités et les monuments du Berry, in 4°. Bourges, 1840.

- On ne connaît pas l'auteur de ce dessin, qui paraît dater du commencement du XVI« 

siècle.

' Champfleury, La caricature au moyen âge, p. 180.

  • L'encadrement de page, où se trouve cette image satirique des tournois, est reproduit

dans le livre de M. E. Beissel. Miniatures choisies de la Bibliothèque du Vatican. Fribourg (en Brisgau) 1893. Voir aussi dans le même dépôt une Bible du XIV^ siècle. (Cod. Vat. lat. 3550).


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trouverons aussi avec profusion ces peintures de gibets et d'instru- ments de tortures qui hantèrent l'imagination des artistes de son temps. Ces instruments de supplice,il les vitfonctionnerde toutes parts. Il vit ses contemporains torturer, avec des raffinements de cruauté encore barbares, les pauvres et surtout les riches, dont on confisquait les biens, sur une simple dénonciation d'hérésie ou de sorcellerie.

La croyance aux démons et au surnaturel était encore générale; partout on voyait le maudit aux aguets, toujours prêt à perdre l'humanité. Peut-être Breughel, comme Jérôme Bosch, partagea-t-il cette crainte générale et crut-il lui-même aux monstres et aux démons dont ses compositions sont émaillées. Van Mander nous assure que, dans son intimité, notre grand peintre satirique s'amusait parfois à effrayer ses élèves et ses domestiques, en faisant entendre soudain des bruits effrayants ou bien en organisant des apparitions de spectres, dont ils étaient dupes.

La persécution engendrant le fanatisme, Breughel entendit dès 1555, gronder les premières fureurs des iconoclastes, dont il put déplorer peu après les terribles ravages.

Comme van Maerlant au XlIIe siècle, Boendael et l'illuminée Bloemardine au XlVe siècle, Breughel semble avoir pris au XVIe siècle le parti des humbles et des opprimés contre leurs puissants persécu- teurs. Sa satire, moins âpre que celle de ses devanciers, sut se faire goguenarde et gaie pour mieux se faire accepter de tous, même par les censeurs contemporains.

Breughel fut-il un adepte caché de la religion réformée? D'aucuns ont pu le croire. Mais en approfondissant l'idée et le sentiment qu'il a poursuivis dans ses œuvres, on doit plutôt admettre qu'il conserva dans son cœur les traditions naïves si pleines de foi du passé. Comme van Maerlant, que l'on a cru longtemps, à tort, un précurseur de la réforme, Breughel, tout en stigmatisant les mauvais bergers, tant laïques qu'ecclésiastiques, ne prit jamais dans ses satires artistiques la défense des martyrs de la religion nouvelle. Comme notre plus grand poète flamand, qui semble dans ses écrits avoir approuvé les premiers bûchers, Breughel, profondément religieux, paraît avoir admis


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comme justes les punitions, même les plus cruelles, quand il s'agissait des ennemis de sa foi.

Tout semble prouver que notre peintre fut profondémeut attaché aux choses du passé, car malgré l'orientation si générale alors de notre art vers l'esthétique de la renaissance italienne qu'on s'appli- quait partout à imiter, il sut, presque seul au XVle siècle, conserver dans son art les traditions anciennes qui avaient fait la splendeur de notre grande école de peinture gothique, à l'époque de van Eyck et de van der Weyden.

La portée de l'art satirique de Breughel rappelle jusqu'à un certain point celle que nous avons signalée dans les œuvres de van Maerlant et chez les poètes de son école ; car toutes les compositions de notre grand peintre satirique flamand respirent, elles aussi, la haine du vice, ainsi que celle de l'injustice chez les puissants. Dans toutes, on sent percer une pitié et un amour sincère pour les humbles et les opprimés. Nous savons d'ailleurs que l'œuvre si puissante de van Maerlant avait traversé vibrante tout le XlVe et le XVe siècle, sans se faire oublier au XVJe. En 14Q6, les Trois Martins étaient non seule- ment lus, mais nous voyons Hendrlk de lettersnider (Henri le tailleur de lettres), habitant la < Camerstraat naest den Gulden horn » à Anvers, rééditer ce livre sous le titre de Dit is Wapene Martin ^

En 1515, Claes de Graeve, d'Anvers, réédita le Spieghel Historiael du même auteur, dont une seconde édition parut en 1556 ^

Connaissant son attachement au passé, nous devons croire que Breughel dut lire ces œuvres célèbres, où il retrouvait un écho de ses sentiments généreux, et que ces lectures durent avoir une influence incontestable sur son art à la fois satirique et didactique.

Il y avait cependant du mérite à faire de la satire gaie à cette époque où le métier de poète ou de peintre satirique était fort dangereux.

Dès 1533, neuf rhétoriciens avaient été condamnés à un pèlerinage à Rome pour leurs satires dirigées contre des moines; Wilhem Pael-

' Dr Te Winckel, Maerlanfs werken a/s spieghel, etc., pp. 424-425.

  • ID., ibid., pp. 424-425.


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giers, en 1536, devait faire amende honorable pour sa chanson dont le refrain était :

De sotten en synder noch niet al. Die caperoenen draghen... '.

En 1547, Pierre Schattemate est condamné à mort à Anvers pour une ballade ayant pour sujet des frères mineurs ^

Breughel vit nos chambres de rhétorique se fermer tour à tour, sur l'ordre du duc l'AIbe, qui fit payer de leur tête à maints rhétori- ciens, des satires souvent anodines. Puis ce fut le bourgmestre d'Anvers lui-même. Van Stralen, le promoteur du landjw^eel de 1561, qui monta à l'échafaud en prononçant un de ces proverbes si chers aux Flamands :

Voor welgedaen, kwalyk belond '.

Plus tard, Breughel put voir le compromis des nobles, puis la dévastation de nos églises par les iconoclastes, suivi des sanglantes représailles du duc d'Albe, qui, en une seule année, en 1567, fit exécuter dix-huit gentilshommes à Bruxelles \ tandis que l'année suivante ce fut le tour des comtes d'Egmont et de Homes, il dut aussi compter bien des amis parmi les victimes des proscriptions sans nombre qui suivirent. M. V. Gaillard ^ cite deux cent cinquante noms d'émigrés belges, tous appartenant aux lettres ou aux arts, qui furent forcés de s'expatrier vers cette époque.

Malgré son caractère naturellement gai, notre peintre dut avoir l'âme profondément ulcérée en voyant, comme le dit un contemporain, le professeur gantois Gérard de Vivere, « la désolation du Pays-Bas quasi dégorgé et vuydé de tout ce qu'il avait de scavant, de bon et de subtil ».

Les peintres eux-mêmes couraient les plus grands dangers; ne

' Les fous ne sont pas seuis à porter la cape; il y en a de tonsurés, avides, courant de porte en porte, dupant les niais par leurs airs d'innocence, etc.

2 Mertens et ToRF, Geschiedenis van Antwerpen, t. IV, p. 277. — Stecher, La littérature néerlandaise en Belgique, p. 209.

  • Mal récompensé pour avoir bien agi !
  • Mémoires anonymes sur les troubles des Pays-Bas, 1565-1580. Notices et annotations

de J.-B. Blaes, t. I (5 vol.).

  • MÉM. COUR. ET AUTRES MÉM. PUBLIÉS PAR L'ACAD. ROY. DE BELGIQUE, t. VI.


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voyons-nous pas Hieronimus Van der Voort, de Lierre, échapper avec peine aux gibets du duc d'Albe, ainsi qu'aux hasards de la guerre; le peintre et poète gantois, Lucas de Heere, risquer sa vie en devenant calviniste; son élève Gheraerts s'exiler en Angleterre ; et Van Mander, malgré sa philosophie gaie et franche, ne sentit-il pas lui-même à son cou la sensation pénible d'une cravate de chanvre, maniée sans douceur par les suppôts de l'Espagne ?

Si la foi religieuse de Breughel résista au courant du temps, il y a lieu de croire que. Flamand dans l'âme, il ne put voir sans horreur les crimes de nos oppresseurs étrangers. Il dut même, à la fin de sa carrière, exécuter des compositions satiriques politiques ou religieuses imprudentes, car « sentant sa fin prochaine et craignant que leur portée frondeuse ne procurât à sa jeune femme quelques désagréments, il se fit apporter un nombre considérable de dessins qu'il détruisit *. »

Cette supposition est d'autant plus probable, qu'à cette époque furent exécutées nombre de peintures et gravures anonymes, dont un certain nombre sont conservées en Hollande '.

L'historien J. Van Wesenbeke dit, en parlant du mouvement populaire de 1566 : < davantage sont de plus en plus imprimés et produits non seulement plusieurs peinctures, tableaux, pourtraicts, ballades, chansons et pasquilles... ^ s ; or les événements de 1566 sont antérieurs de trois ans à l'époque de la mort de Breughel le Vieux.

L 'histoire de son mariage mérite également d'être rappelée, parce qu'elle nous montre que le caractère jovial et humoristique de Breughel s'alliait au besoin avec une certaine fermeté.

Van Mander ^ raconte que, lorsqu'il habitait Anvers, notre artiste s'éprit d'une jeune fille dont il aurait fait sa femme si elle n'avait eu le vilain défaut de mentir à tout propos. Voulant la corriger, Breughel lui montra une taille de bois, en lui disant qu'il y taillerait désormais un cran à chacun de ses nouveaux manquements à la vérité, ajoutant

1 Carl van Mander, Le Livre des peintres.

  • F. MuLLER, Beredeneerde beschryving van Nederlandsche liistorieplaaten (spotprinten op

de Hervorming), p. 53.

  • ID., ibid., p. 60.
  • Carl van Mander, Le Livre des peintres. Traduction de H. Hymans.


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qu'il la quitterait à jamais une fois la taille remplie. Il faut croire que son amante fut incorrigible, car malgré ses avertissements répétés, la taille fut bientôt pleine et il la quitta aussitôt malgré ses supplications. Après son départ d'Anvers, il alla s'établir à Bruxelles, où il épousa la fille de son premier maître, Marie Koeke, qu'il avait si souvent bercée dans ses bras quand il était apprenti chez son père.

Le nombre de ses œuvres satiriques est considérable, mais bien plus considérable encore sont celles qui lui furent attribuées après sa mort. Comme le dit très bien M. Max Rooses, c'est une preuve de plus delà faveur dont jouissait et jouit après lui son genre satirique et moralisateur parmi nos populations flamandes *.

Le Musée impérial de Vienne possède la plus grande partie de ses principales peintures. L'empereur Rudolf II (1532-1611), qui était un grand admirateur de son talent, réunit à Prague un nombre consi- dérable de ses meilleures œuvres, qui furent plus tard transférées de la capitale de la Bohême à celle de l'Autriche. D'après M. Max Rooses, ses peintures les plus remarquables sont : La Bataille bien connue entre le Carême et le Mardi gras, qui représente une mascarade au XVIe siècle ayant pour théâtre une place publique (datée de l'année 1559) ; le Massacre des Innocents à Bethléem ^ ; une Tour de Babel et un Portement de croix qui, de l'avis de tous, constituent ses œuvres les plus considérables (ces deux dernières œuvres sont datées de 1563) \

Citons encore au même Musée de Vienne, un Village flamand pendant la foire annuelle, où nous voyons une infinité d'enfants de tout âge s'ébattre dans des jeux variés ; les fillettes tiennent boutique, école ou ménage ; les garçons jouent au saute mouton, font des tours sur des barres de bois ou s'efforcent même à imiter les tours des histrions et baladins qui frappèrent de tous temps les imaginations naïves au moyen âge. Ce curieux tableau, satire amusante de la vie


1 Max Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche schilderschool, p. 120. ^ D&ns son onvraige : Riibeiis iind die Flanilànder, page 20, M. A. Philippi considère le Massacre des Innocents AeWenne commt une copie faite par P. Brengliel le Fils. Leipzig, 1900.

  • Max Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche schilderschool, p. 116.


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enfantine, est considéré par M. H. Hymans comme une des créations les plus délicieuses de Breughel le Vieux.

Tout le monde s'accorde à considérer la Parabole des aveugles du Musée de Naples comme son chef-d'œuvre. Nous aurons à nous en occuper plus longuement quand nous examinerons ses compo- sitions satiriques et politiques.

C'est encore parmi ses meilleures peintures qu'il faut ranger, le Dénombrement de Bethléem et la Chute des Anges rebelles du Musée de Bruxelles, le ravissant paysage intitulé la Pie sur le Gibet du Musée ducal de Darmstad, et une répétition des aveugles du Musée de Naples, jadis dans la collection du baron Leys, actuellement au Musée du Louvre.

Un tableau, la Rixe entre paysans, du Musée de Dresde, est éga- lement cité par l'auteur de V Histoire de l'école d'Anvers comme étant un de ses chefs-d'œuvre. Il n'y voit pas seulement et avec raison une scène de la vie paysanne rendue dans toute sa brutalité rustique, mais aussi une satire moralisatrice ayant pour but de mettre ses contempo- rains en garde contre les suites dangereuses de l'ivrognerie et du jeu, dont les rixes sanglantes sont trop souvent la suite.

Cette tendance didactique signalée par divers auteurs dans la plupart de ses tableaux, nous la trouverons plus visible encore dans les nombreuses estampes qui furent exécutées d'après ses dessins et dont on doit nécessairement s'occuper, quand on veut rechercher la portée des œuvres satiriques chez nos peintres flamands.


Planche XXIX



FiCi. 2U2. — Iroiuv \'iiil Saiisc. Attribué à I'. Breiiyliel If \ieux.


CHAPITRE XIII. Les compositions satiriques de Pierre Breughel le Vieux.

Pierre Breughel, miroir de la civilisation flamande au XVIe siècle. — Ses premières composi- tions satiriques dirigées contre les femmes. — Ldi Patineuse de la porte cf Anvers. — Vrouw Vuil Sauce. — Le Coucher de la mariée. — Le Combat pour les culottes. — La Poule qui chante. — La Femme {^io\\€) qui couve des fous. — La fête des fous. — La Soicière de Malleghem. — Marguerite T enragée. — Ses autres satires : V Alchimiste àt Pierre Breughel comparé au même sujet traité par Sébastien Brant dans la Nef des fous. — La Cuisine des gros et des maigres. — 7 Varken moet in H schoot. — Le paupérisme. — Les Vertus cardinales : la Charité, la Foi, V Espérance, la Prudence; Fortitudo, la Justice et les sup- plices; les Routiers pillards. — Les proverbes flamands. — Satire des écoles. VAne qui veut devenir savant. — V Allemode school.

Nous avons vu que certains auteurs considèrent les poèmes de van Maerlant comme un miroir fidèle où vint se refléter notre civilisa- tion au XlIIe siècle. Comme lui et mieux que lui, Breughel fit revivre, dans ses compositions les plus diverses, la plus grande partie du XVIe siècle. Il nous montre cette époque troublée sous toutes ses faces, et cela de la façon la plus saisissante, en la présentant sous des aspects intimes et inconnus.

Ses premières compositions satiriques ne présentèrent pas à l'origine les caractères philosophiques et politiques que nous obser- verons dans ses œuvres ultérieures. Ses œuvres de début reflètent d'abord la jovialité et la gaîté narquoise de son caractère, non encore attristé par la vue des malheurs de sa patrie.

La gravure représentant les Patineurs sur le fossé de la porte Saint-Georges, à Anvers, datée de 1553, doit être considérée comme la première de ses œuvres satiriques exécutées peu après son retour d'Italie ^

  • H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 32e année, t. 111,

p. 366) et A. VAN Bastelaer et de Loo. Op. cit. p. 62.


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On connaît le sujet. Une foule nombreuse se trouve massée sur la berge ou bien accoudée à la balustrade du pont qui conduit à la nouvelle porte de la ville. Les spectateurs suivent des yeux les ébats des patineurs, lorsque, tout à coup, une femme embéguinée, qui s'était imprudemment aventurée sur la glace, tombe montrant à tous les yeux ses rotondités les plus cachées. Cette vue provoque naturellement une grosse joie aux assistants et particulièrement aux méchantes com- mères assemblées sur la rive.

Cette estampe, qui eut le plus grand succès dès son apparition, fut, dans une de ses dernières rééditions par Th. Galle, rebaptisée pour reparaître sous le nom de la Lubricité humaine, soulignant, peut- être à tort, un des côtés satiriques de la composition.

Car si l'on veut chercher une signification moralisatrice à ce sujet, ne faut-il pas plutôt croire que Breughel a voulu démontrer que la femme présomptueuse s'expose à une chute humiliante en s'aventu- rant sans soutien sur un terrain dont elle ne connaît pas les dangers ?

L'estampe (fig. 202) connue sous le nom de Vrouw vuil sause serait cependant, d'après J. Muller, d'une époque antérieure à 1553, Dans sa Beredeneerde beschrijving ^ il considère cette gravure, éditée et signée H. Cock et généralement attribuée à P. Breughel (?), comme ayant été exécutée en 1550.

Nous y voyons la femme malpropre battre de la pâte de farine dans son tablier, tandis qu'elle donne le sein à un de ses enfants. Son mari, bossu et non moins sale, se mouche des doigts au-dessus de la poêle où il fait frire des œufs. Un autre enfant partage son écuelle avec un porc qui court librement dans la maison. Plusieurs personnages attablés dans le fond de la composition se partagent une volaille pen- dant que Lippeloer danse à l'avant-plan. Un diable à deux têtes regarde avec complaisance cette image de désordre.

La gravure est accompagnée d'une inscription en quatre lignes commençant par ces mots :

Zoo vuil sause...

' Cette estampe est décrite dans F. Muller, Beredeneerde beschryving, etc. (Volksleven) no 418 (D).


Planchf: XXX



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L'estampe : Les Noces de Nopsiis et de Misa quoique gravée en 1570 par Pierre van der Heyden, semble avoir été exécutée d'après une composition beaucoup plus ancienne de P. Breughel. On y voit ridiculisée, comme dans la gravure précédente, une femme malpropre et en haillons.

Le Coucher de la mariée d'exécution assez naïve semble appartenir également à ses premières compositions. Elle est d'une observation pleine d'humour et forme une satire amusante des mœurs intimes de nos campagnards. Cette estampe est signée P. B., ce qui a porté certains auteurs à y reconnaître une œuvre de Pierre Balten. Elle porte une inscription bilingue :

Nu schreyt de bruyt, nochtans ik wedde, Sy sal weder lachen, als sy is te bedde.

d'une part, et de l'autre :

Maintenant plorer icy voyez l'espousée, Qui de rire au iict se tient bien asseurée.

Une composition analogue se trouve mentionnée déjà en 1529, dans un compte des menus plaisirs de François I cité par Delaborde. Elle figura dans son cabinet du Louvre et se trouve, décrite ainsi : « Dame d'honneur à la mode de Flandres portant une chandelle en son poing et un pot en l'autre ».

Dans la reproduction suivante, portant pour titre la Bataille pour les culottes (fig. 203), nous voyons la femme présomptueuse et domi- natrice indiquée par les vers suivants :

Waer de vrouw d'overliand heeft en draecht de brouck Daer is dat Jan de man ieeft : naer aduys van den douck.

Ou la feme gouverne portant la banière Et les brayes avec, le tout y va derrière.

A droite, nous voyons une mégère enfiler les culottes qu'elle vient de conquérir de haute lutte sur son mari, qui, subjugué, l'aide docilement ; la femme abuse de sa victoire en lui montrant le poing et en l'invectivant. A gauche de la composition, une autre maritorne, victorieuse, brandit sa quenouille tandis que de l'autre main elle ferme la bouche à son mari débonnaire, qui demande grâce à ses genoux.


^ 272 -

Au second plan, une troisième combattante soulève un étendard ayant pour armes parlantes une main et pour devise d'over hand {la. supé- riorité). Un homme courageux, témoin de cette lutte ignominieuse pour les maris, met l'épée à la main, semblant vouloir prêter main- forte à son sexe opprimé \

C'est bien une paraphrase du fabliau français du sir Hains et de dame Anicuse, dont nous avons vu les succès depuis le Xllh siècle et que représentèrent maintes fois nos peintres, sculpteurs et graveurs.

Chez Breughel, les compositions ayant pour objet la satire des défauts féminins sont nombreuses. Peut-être le souvenir de sa men- teuse amie d'Anvers fut-il pour quelque chose dans son appréciation peu flatteuse pour son sexe.

Dans son histoire de l'Ecole d'Anvers ^ M. Max Rooses cite un autre échantillon des compositions satiriques du maître prenant la femme à partie. Cette gravure n'existe pas malheureusement dans la collection pourtant si nombreuse de l'œuvre de Breughel, à la Biblio- thèque royale de Bruxelles. Cette fois, c'est la satire de la femme querelleuse qu'il a voulu faire.

Une mégère, maigre et laide, dressée sur ses ergots, invective furieusement, avec force gestes, une personne assise, résignée et placide, qui supporte avec calme, les mains enroulées dans un tablier, l'avalanche d'injures que sa douce compagne déverse sur elle. Un singe, symbolisant la folie ou le démon, est assis au foyer; à l'avant- plan, une poule s'évertue à chanter.

Une légende flamande accompagne ce sujet :

Een leekende dak, ende een rookende schouwe, Ja, daer de simiiie (aap) aen den heyrt zit en siet, Een craeyende henné, een kyfachtige vrouwe, Is ongeluck in huis, ja quellinghe en verdriet ^.


1 La reproduction (fig. 203) a été faite d'après une gravure conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

- Max Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche schilderschool, p. 120.

  • Un toit ouvert, une cheminée qui fume; oui, là où le singe est assis au foyer et regarde;

une poule qui chante, une femme querelleuse, c'est le malheur dans la maison, oui, le malheur et le chagrin.


Planchf, XXXI



— 273 —

Une miséricorde des stalles d'Hoogstraeten représente ce même sujet.

C'est encore à la catégorie des satires dirigées contre la femme qu'il faut ranger une estampe citée par F. Muller, représentant un chirurgien faisant l'extraction symbolique et satirique du caillou chez une vigoureuse commère \

L'inscription suivante y est jointe :

Loopt, loopt, met groot verblyden Hier zal men 't wyf van kye snyden.

[Accourez tous avec joie; ici on enlève un caillou (la folie) à la femme.]

La figure 204 ' nous montre dans la femme, l'origine même de la folie. Dans un grand nid en paille tressée, une folle, vieille et laide, coiffée de la cape à grelots, couve de nombreux rejetons portant tous la même coiffure. Ses enfants déjà grands l'entourent en dansant et en faisant résonner les grelots qu'ils ont attachés jusqu'à leurs jambes et à leurs pieds.

L'inscription suivante se trouve inscrite sous cette estampe ^ :

Tis al sot, soo men wel mach aanschouwen hier Ouer sots bestier, broeyt jonghe sotkens dees oude sottinne, Soo douden pypen en singhen, oock dese jonghe sotkens hier Ouer het eyhen danssen, seer liche van sine.

Cette estampe nous rappelle la vogue qu'eurent, au XVJe siècle, les allégories de la folie, qui étaient interprétées de toutes les façons.

II existe toute une série d'estampes exécutées d'après des dessins de Breughel et représentant des fous, isolés ou par groupes, agitant leur marotte ou dansant, et qui n'ont pas à première vue, une signifi- cation ni une portée bien grandes.

Sa composition la plus importante dans ce genre, c'est la grande Fête des fous, où l'on remarque une quantité considérable d'insensés de tout âge et de toute condition, tenant chacun une boule ayant

' F. Muller, Beredeneerde beschiyving van historie-platen, etc. (Volksleven), no 418 (Aa). Amsterdam.

  • Cette reproduction a été faite d'après une estampe ancienne conservée à la Bibliothèque

royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

^ Cette gravure provient de la boutique des Quatre- Vents.

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probablement un sens emblématique. Ils semblent jouer comme des écoliers et, tout en tenant leur boule, s'occupent de musique et d'autres amusements. L'épisode grotesque est fourni par un fou qui perd ses culottes. 11 est vu de dos et court sans sembler s'apercevoir de sa situation ridicule. Cette gravure intitulée : Stultorum infinitus est numerus, existe au Cabinet des estampes à Bruxelles, et se trouve également citée dans la Beredeneerde beschryving, etc.y de F. Muller (Amsterdam), où elle porte le n» 418 (T).

Dans ce catalogue se trouve encore mentionnée une Danse des fous, no 418 (U), où nous voyons une ronde de quinze fous, que regardent deux vieillards. Cette estampe porte une triple inscription : française, flamande et latine.

La Sorcière de Malleghem ^ (fig. 205) est à la fois une satire dirigée contre la crédulité humaine et contre la femme menteuse et orgueilleuse cherchant, malgré le danger qu'il y avait alors à le faire, à s'attribuer un pouvoir magique imaginaire. Cette composition date de 1559.

De tous côtés s'avancent en rangs serrés la foule des malades et des gens crédules qui viennent la consulter : « Venez à moi, dit la sorcière, je vous guérirai tous ». Sa spécialité semble être l'ablation des loupes ou cailloux ', sur la tête des patients, qu'on lie sur un fauteuil pendant l'opération. D'autres malades portant les mêmes excroissances sont apportés, hurlant de douleur ou de crainte. Toutes les classes de la société sont représentées dans la foule qui entoure la sorcière accompagnée de ses aides. On reconnaît un che- valier perclus dans son harnais de guerre qui s'approche chancelant, soutenu par sa femme; des bourgeois avec leurs bourgeoises, des artisans, des paysans également accompagnés de leurs épouses, s'approchent, à leur tour, tous clamant leurs misères et suppliant la sorcière de mettre un terme à leurs souffrances. Les opérations les plus bizarres se succèdent rapidement; l'une d'elles se passe dans un œuf, et par l'incision pratiquée dans le front d'un des patients

  • Cette reproduction a été faite d'après l'estampe conservée à la Bibliothèque royale de

Bruxelles (Cabinet des estampes).

^ Nous avons vu plus haut la signification satirique de cette opération.


Planchf. XXXII



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s'échappent de nombreux cailloux qui sont projetés au dehors par un trou de la coquille. La vente des médicaments et des onguents marche à merveille, l'argent vient à flots.

La sorcière est satisfaite, ainsi que son onder meesterken», qui, sans doute, est le diable.

Dans un coin à gauche, on les voit tous deux rire de la bêtise humaine, tandis que la figure du maudit apparaît encore çà et là, notamment derrière les barreaux de la cave sur laquelle il se trouve placé et sous la table d'opération où nous le voyons figuré, la bouche close par un cadenas, accompagné d'un autre diablotin qui sort à moitié de sa manche. L'artiste aurait pu compléter son tableau en ajoutant la fin inévitable de la sorcière, c'est-à-dire le bûcher qui terminera inévitablement sa carrière.

Voici les vers qui accompagnent ce sujet satirique, dont les détails sont si nombreux qu'il est impossible d'en donner une des- cription complète :

Ghy lieden van Malleghem wilt nu wel syn gesint,

Ick vrouw Hexe wil hier ook wel worden bemint.

Om u te genesen ben ick gecomen hier

Tuwen dienste, met myn onder meesterken hier.

Compt vr}' den meesten met den minsten sonder verbeyen

Heb dy de wesp int hooft, oft ioteren u de keyen.

Le Doyen de Rena'ix (den Deken van Ronse) date de la même époque et commente d'une autre manière ce même sujet.

Dans sa superbe série des péchés capitaux, Breughel fait jouer à la femme un rôle prépondérant.

Dans la représentation satirique de VOrgueil, * Superbla », no- tamment, elle personnifie ce vice *■. Quoique laide, elle se pavane vêtue d'atours somptueux et semble se regarder avec complaisance dans une glace à main. A côté d'elle, le paon symbolique fait la roue. Une jeune fille nue, sollicitée par le péché, lui crie vainement sa misère en la suivant pas à pas. Une autre femme, à gauche de la composition, montre son corps terminé en forme de sirène, ayant

' Cette reproduction a été faite d'après l'exemplaire conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).


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à son extrémité une plume de paon. Son béguin religieux semble indiquer sa position sociale, qui, d'après l'artiste, n'est pas à l'abri des ravages de l'orgueil.

Naturellement la Luxure et les autres péchés capitaux trouvent également dans les femmes leurs plus chauds adeptes. La Colère seule semble ne pas offrir d'allusions méchantes pour ces dernières, qui y semblent même complètement oubliées.

11 est vrai que dans un tableau de Breughel récemment signalé par M. H. Hymans dans la Gazette des Beaux-Arts ^ et intitulé Margot VEnragée, « de dulle Griete >, il a réparé avec usure cet oubli. Toute cette composition semble consacrée à stigmatiser la femme colérique et méchante. Marguerite l'Enragée est représentée au paroxysme de la fureur: elle est figurée de proportions gigantesques quand on la compare aux nombreux personnages qui s'agitent et luttent autour d'elle. Rongée par son vice, elle est laide, maigre, décharnée ; ses cheveux dénoués flottent au vent, sa bouche s'ouvre pour vomir l'injure. De sa main droite, gantée de fer, elle a saisi une épée, tandis que sa main gauche retient un pan de son tablier, dans lequel elle a rassemblé les objets les plus disparates. Sa tête est protégée par un morion d'acier et elle porte, passé à sa ceinture, un grand couteau de cuisine.

Plus loin, près d'un fleuve infernal, une légion de mégères en cornettes et portant des tabliers, sont aux prises avec des êtres hy- brides armés en guerre, attaquant et défendant des forteresses d'une bizarrerie extrême.

Ce tableau, heureusement retrouvé, est une œuvre de Breughel le Vieux, décrite par Cari van Mander qui dit, dans son livre des peintres : < 11 peignit aussi une enragée Marguerite (Dulle Griete), recrutant au profit de l'enfer et vêtue à l'écossaise (?) ». Ce tableau appartient au chevalier Mayer van den Berg, d'Anvers, et provient d'une collection suédoise.


' H. Hymans, Margot T Enragée de Pierre Breughel {GkZYTïz des Beaux- Arts, 3Qe année, 3* période, t. XVHl, pp. 510 à 513).


Planche XXXIII



Planche XXXIV



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On sait par le même auteur * que Breughel, sentant sa mort pro- chaine, légua à sa jeune épouse un tableau allégorique destiné à lui rappeler l'horreur du peintre pour la médisance. Cette circonstance ferait supposer que cette jeune femme, comme bien d'autres de ses semblables, avait souvent la langue trop légère.

Cette peinture existe encore au Musée de Darmstadt. Elle porte le millésime de 1568. C'est, dit M. Hymans, une des pages les plus délicates de notre grand peintre satirique flamand. « Dans un paysage aux riants coteaux et aux lointains estompés s'élève un gibet sur lequel est perchée une pie. Des couples dansent à l'entour. Plus près de nous s'isole un personnage dans une pose ultra-réaliste. » Comme le dit M. Max Rooses, ce tableau serait une preuve du peu de confiance que Breughel avait dans les femmes, dont les bavardages méritent la potence. L'avant-plan, peint avec un goût et une entente parfaite des couleurs, fait songer déjà aux paysages de Breughel de Velours.

On ne pouvait mieux symboliser le danger de la médisance à une époque où un mot malheureux, une simple indiscrétion pouvaient conduire aux pires malheurs.

La recherche de la pierre philosophale par l'alchimie était égale- ment une folie si commune à cette époque, que Sébastien Brand lui consacre un chapitre spécial dans sa Nef des fous, accompagné d'une curieuse illustration. La croyance en l'alchimie donna aussi à Breughel l'occasion de faire un vrai petit chef-d'œuvre comme satire familière.

Ce tableau, signalé dans l'ouvrage de M. Max Rooses comme une de ses meilleures productions picturales, a été reproduit aussi en gravure * et nous est connu sous le titre du Goudsouker (le Cher- cheur d'or).

A droite, nous voyons l'alchimiste d'abord à sa table de travail, compulsant les nombreux grimoires et manuscrits traitant de la pierre philosophale. Puis, sur la foi de ces livres trompeurs, il commence ses recherches. Coiffé de la cape des fous, il attise le feu sous ses premiers

  • Carl van Mander, Le Livre des peintres. Traduction de H. Hymans.
  • Une reproduction de cette estampe se trouve dans l'ouvrage : De Geschiedenis der

Antwerpsche schildtrschool, par Max Rooses, p. 118. Gand, 1879.


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creusets où se fondront bientôt sa fortune et son bonheur. A côté de lui, on remarque sa femme, aussi crédule que lui, vidant en rechignant son escarcelle. A gauche, l'alchimiste pousse plus avant ses expériences, en s'entourant, à grands frais, de nombreuses cornues, d'alambics et d'instruments bizarres les plus variés. Le fourneau de la cuisine ne sert plus qu'à faire des recherches de plus en plus coûteuses. On voit à ses habits percés et troués, à sa maigreur, à ses cheveux en désordre, que la misère approche à grands pas.

Sur le manteau de la cheminée, on lit un jeu de mot flamand : Alghemist (tout perdu) au lieu d'alchimiste \ Derrière lui, ses enfants affamés ont escaladé la huche vide. Un de ceux-ci s'est coiffé de la marmite devenue inutile et fait signe à une plus jeune sœur, demandant du pain, qu'il n'y en a plus. Dans le fond du tableau, se déroule l'épilogue prévu de l'histoire du pauvre chercheur d'or, qui, complè- tement ruiné, se dirige, suivi de sa famille, vers l'hospice, où tous seront heureux de finir leurs jours l

Les pauvres gens affamés, errant presque nus dans nos cam- pagnes, inspirèrent à Breughel une pitié profonde. En peignant leurs misères, il voulut apitoyer ses contemporains sur leur sort. En re- vanche, il ne se fit pas faute de faire la satire des riches, qui restaient sourds à leur détresse.

Les deux estampes représentant la Cuisine des gras et la Cuisine des maigres, forment une satire impressionnante et un plaidoyer éloquent tout en faveur des malheureux.

D'un côté (fig. 206), les gras se gobergent et font chère lie, attablés devant des monceaux de victuailles. Jambons, boudins et salaisons pendent en grand nombre au plafond et forment une réserve respectable. Dans l'âtre, où pétille un grand feu, trois marmites mijo- tent, tandis qu'un porc entier cuit à la broche et que de gros boudins grésillent sur le gril.

Les convives se gorgent à l'envi de nourriture; hommes, femmes,

Ml y en d'autres avec la mention : Alche-mist.

' La gravure de V Alchimiste existe à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).


Planche XXXV



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enfants et jusqu'au moine invité à leur table, tous sont gras et bouffis, prêts à crever. Leurs animaux familiers ne sont pas moins gras et semblent se mouvoir avec peine.

Ils sortent de leur apathie pléthorique pour faire jeter brutalement à la porte, un pauvre musicien ambulant, couvert de haillons, qui se mettait en devoir de leur jouer un air de cornemuse, en échange de quelques bribes de leur festin. Cette reproduction a été faite d'après une gravure du Cabinet des estampes de Bruxelles.

Voici les inscriptions qui se trouvent sur cette estampe :

Hors d'ici maigre dos à une hideuse mine Tu n'as que faire ici, car c'est grasse cuisine.

Wech magher man, hier hoe hongerich gie siet T'is hier al vette cuecken ghi en dient hier niet.

Dans l'autre estampe (fig. 207), nous voyons les « maigres », la peau tendue sur les os, se nourrir chichement d'un pauvre plat de moules. Tous à la fois y plongent une main avide. Une mère au lait tari offre à son enfant émacié un peu d'eau dans une corne de bœuf ; plus loin les petits affamés d'une chienne efflanquée s'épuisent vaine- ment sur ses mamelles vides. Malgré leur misère, ces pauvres gens ont accueilli le pauvre musicien de l'estampe précédente, dont la cornemuse pend près de la porte. Ils voudraient aussi offrir de bon cœur l'hospitalité à un gros homme égaré dans leurs parages, mais celui-ci se débat et se sauve prestement à la vue du sordide festin.

Cette estampe porte également une inscription bilingue :

Où maigre os le pot mouve est un pauvre convive, Pour ce à grasse cuisine irai tant que je vive.

Daer magherman de pot roert is een arme ghasterye Dus loop il< naer de vette ceui<en met harten blye.

Une autre composition : 't Varken moet in Y schoot (kot) consti- tue encore une satire dirigée contre les excès de beuveries et de mangeailles auxquels se livraient les riches, qui se ravalent ainsi au rang des pourceaux et deviennent un objet de dérision et de mépris pour tous.

Ce sujet a été reproduit en gravure par C.-J. Visscher et Wierix.


— 280 —

Il se trouve renseigné n^ 418, dans la Beredeneerde beschnjving, etc. (Volksleven), de F. Muller *.

Riches et pauvres se trouvent en contact, d'une façon plus noble, dans la belle composition suivante (fig. 208), où nous voyons indiquée la solution préconisée par Breughel pour combattre par la Chanté la misère noire qui régnait dans la plus grande partie de notre pays, et dont nous avons vu plus haut les tristes conséquences.

La Chanté fait partie de sa célèbre série des Vertus cardinales, qui elle-même fait suite à celle des Péchés capitaux, dont nous aurons encore à nous occuper bientôt. Le développement de cette vertu constitue un appel éloquent adressé aux contemporains de Breughel, à qui il veut montrer que si le fléau du paupérisme était grand, plus grande encore devait être la bienfaisance. Tout en repré- sentant d'une façon satirique la masse des mendiants qui pullulaient d'une façon effrayante dans le pays, Breughel trouve moyen de faire un plaidoyer chaleureux tout en faveur des malheureux, ses protégés.

Dans la Tempérance (fig. 209), cette vertu, qui porte un mors à la bouche, une horloge sur la tête et foule une aile de moulin à vent, montre dans un coin à gauche de la composition une curieuse repré- sentation d'une moralité flamande où apparaissaient toujours des épisodes satiriques ou grivois.

Dans cette composition, ainsi que dans les autres de la même série, nous voyons notre grand satirique flamand choisir fort heureu- sement des scènes de la vie usuelle, qu'il savait rendre attrayantes par la façon amusante et humoristique dont il les présentait.

C'est bien l'esprit d'utilité (nutscap) de nos anciens poètes qui revit en lui. Déjà ses estampes, à la fois satiriques et moralisatrices, font penser à « vader Cats >>, qui devait personnifier plus tard le génie propre des peuples néerlandais, dont les mots et les proverbes sont encore aujourd'hui dans toutes les bouches flamandes.

Ainsi la Foi, par exemple, nous offre réunies toutes les céré- monies du culte, et cela jusque dans ses moindres détails. A noter

  • Un exemplaire de cette estampe se trouve à la Bibliothèque de Bruxelles (Cabinet des

estampes).


Plancha XXXVI



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cependant un épisode énigmatique ou satirique : un personnage battant du tambour tout contre l'autel où se célèbre un mariage \ A droite de la composition, pour montrer que l'attention est grande, il représente, à l'avant-plan, une bourse tombée avec la monnaie qui s'éparpille, sans faire retourner un seul des assistants.

il nous apprend que V Espérance soutient l'homme en toutes cir- constances, qu'elle donne du courage à ceux qui éteignent un incendie, qu'elle protège le naufragé balloté sur son navire ou secoué par la tempête, accroché à une épave, et qu'elle console aussi le prisonnier.

Quelle observation humoristique dans les scènes charmantes qui viennent illustrer la Prudence! Peut-on donner des conseils plus utiles? Pendant que la maison se répare, on emmagasine le combus- tible pour l'hiver qui approche; d'autres versent l'argent épargné dans un grand coffre; on tue le porc et l'on prépare les salaisons; on pro- cède à l'extinction des feux; enfin, prudence ultime, le malade, tout en recourant aux soins du médecin, se confesse en bon chrétien et dicte son testament. Au milieu de la composition, on remarque la personnification de la Prudence, étrangement figurée, tenant un tamis sur la tête et un cercueil debout à côté d'elle.

La Justice nous donne une image saisissante d'une audience à la cour criminelle (fig. 210). Nous y voyons l'interrogatoire du prévenu suivi des questions de l'eau et du feu; tous les genres de supplices dont ses contemporains du XVJe siècle étaient si prodigues, y sont représentés : l'estrapade, la roue, le bijcher et le glaive.

Sur des tréteaux, la punition par les verges attire un grand nombre de spectateurs amusés par les cris et les contorsions du condamné. Devant l'entrée de la prison, on coupe sur un billot la main d'un parricide, tandis que le fond de la composition montre tout un horizon de potences et de roues, toutes bien garnies de vic- times.

Comme le fait très bien observer M. H. Hymans ', toutes les

1 H. Hymans, Pierre Breiighel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts).

» H. Hymans, Pierre Breugliel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, p. 378).


— 282 —

compositions picturales ultérieures de Breughel sont en germe dans ces estampes, dont il empruntera plus d'un détail en les approfon- dissant, comme, par exemple, les apprêts de l'exécution au fond de la composition décrite ci-dessus, où l'on retrouve les principaux épi- sodes du Portement de croix, du Musée impérial de Vienne, un de ses chefs-d'œuvre, dont nous aurons l'occasion de parler bientôt.

Ces déploiements de la justice et de ses châtiments n'étaient pas inutiles. Le vol et le brigandage étaient, comme nous l'avons vu, généralement pratiqués et nécessitaient une répression sévère. Une gravure de Breughel, conservée au cabinet des estampes de Bruxelles, représente quelques-uns de ces routiers pillards espagnols aux prises avec nos malheureux paysans, mais, cette fois, ce n'est pas impuné- ment qu'ils se seront attaqués à eux.

Une colporteuse, une valise sur le dos et tenant à la main des oies vivantes, est détroussée sur le grand chemin ; elle gît à terre et appelle à son secours. Les habitants de la ferme voisine se sont armés au hasard de divers instruments aratoires ; d'autres brandissent des bancs ou des escabeaux ; l'un d'eux a même déniché une vieille arba- lète qu'il épaule bravement à genoux.

Les routiers, outrés de cette diversion, ont dégainé ; ils se défen- dent avec fureur, tout en parant les coups à l'aide de leurs manteaux roulés autour du bras. L'un d'entre eux ajuste son arquebuse et s'apprête à tirer froidement sur nos paysans. Les femmes se désolent en levant les bras au ciel; les enfants pleurent. Mais la victoire restera aux compatriotes de Breughel, car déjà un des soudards, l'épée brisée, gît à leurs pieds, et l'attaque brutale de l'oppresseur sera repoussée.

Cette estampe est caractéristique, parce qu'elle montre clairement les sentiments patriotiques du peintre faisant la satire des suppôts de l'Espagne.

Les vers flamands qui l'accompagnent constituent pour ainsi dire un conseil à la révolte :

Den armen esel en kans niet al ghedraghen, ( Ghy rooft ghy pliickt hein ; tis tegen reden

Daerom wacht u van de boeren slaghen


Pl-ANCHE XXXVII



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Hy en wetes waer claeghen in dorpen en steden

Hoie sacht inacht moediger niensch, hoe haerter ton u reden '.

C'est surtout dans la représentation humoristique et satirique des proverbes flamands que Breughel s'appliqua à donner à ses contemporains les conseils les plus utiles.

La Collection du chevalier Mayer van den Bergh à Anvers contient une suite de douze proverbes enfermés chacun dans un cercle. Un texte de ces dictons les accompagne. L'homme opportu- niste y tourne son manteau au vent. La femme à qui l'on ne peut se fier « porte d'une main le feu, de l'autre de l'eau; l'hésitant s'assied entre deux chaises » ; un autre remplit le puits lorsque son veau s'est noyé ». Le jaloux ;< veut empêcher le soleil de se refléter dans l'eau » ; et enfin un ancêtre de « manneken-pis » essaie plein de présomption d'éteindre la lune.

Une composition plus complète où tous les proverbes flamands se trouvent réunis dans un vaste paysage, existe en réplique du fils au Musée de Haarlem (Fig. 211). ici encore les conseils abondent : on note ceux qui mettent en garde contre la gourmandise et l'ivrognerie ; d'autres prennent à partie les fous. Les plus nombreux daubent les femmes, leurs bêtises, leur fausseté, leurs mauvaises langues, car :

Distelen, doornen steken veel Maar kwade tongen meer.

[Orties et épines piquent, mais les méchantes longues beaucoup plus.)

Nous y voyons aussi les satires des grands « faisant tourner le monde sur leur pouce >, celles des dévots, « de pilaer byters >, l'hy- pocrisie religieuse symbolisée par des gens allant à confesse auprès du diable « by den duivel te biechte gaen > ou bien & allumant un cierge devant son image > . Il s'attaque même aux moines, qu'il nous représente tantôt « jetant leur froc aux orties » ou même essayant de défigurer le visage du Christ en lui mettant une barbe en filasse « Ons Heer een vlassen baard aen doen » .

' Cette gravure est conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

^ Voir L. Maeterlinck, Nederlandsclie spreekwoorden handelend voorgesteld door Pieter Breughel de Oude. (Koninklijke Vlaamsche Académie voor taal- en letterkunde. ) Siffer. Cent, 1903.


— 284 —

On connaît aussi deux estampes, exécutées d'après des compo- sitions de Breughel, représentant la satire des écoles de son époque. La figure 212 est une de celles-ci; nous y voyons aussi celle des ignorants riches qui ont des prétentions à la science.

Les vers suivants en font foi :

Al reyst den esele ter scholen oin leeren,

Is een esele, liy sal gheen peert weder keeren.

L'âne a beau voyager et fréquenter les écoles, C'est un âne et il ne deviendra pas un cheval.

La représentation de cette école est très curieuse (elle est datée de 1557 et fut éditée par la boutique des Qiiatre-Vents), car elle nous donne une idée de ce qu'étaient l'éducation et l'instruction au moyen- âge. La place principale est donnée au magister en robe, qui se dispose à stimuler par une fustigation bien sentie l'amour de la science et de la vertu chez un jeune écolier, à qui déjà il a relevé les vêtements. La verge, pour être toujours à portée de sa main, fait une espèce de plumet sur sa coiffure doctorale. Les autres écoliers, fort peu impres- sionnés par le châtiment de leur camarade, s'empressent de profiter de ce moment de répit pour faire les imitations les plus bizarres des tours qu'ils ont vu faire par les saltimbanques du temps; d'autres se défigurent le visage par les grimaces les plus épouvantables. Le côté comique et humoristique de cette composition est soulignée par l'âne qui, en personne de qualité, assiste, dans une loge séparée, à l'ensei- gnement du professeur. Il a déposé ses besicles et examine avec attention un papier portant des notes de musique, comptant bien perfectionner sa belle voix. Cette estampe, selon l'usage, contient divers épisodes plus ou moins indécents ou grossiers, destinés à exciter la grosse joie des spectateurs \

L'Aile mode Scliool nous donne une idée d'une école encore moins relevée que celle dont nous venons de parler. Tout s'y passe en famille, car c'est dans le ménage d'un cordonnier que se donne l'instruction. Comme le métier de maître d'école est peu rétribué, les

  • La reproduction est faite d'après l'estampe appartenant à M. Van Assche, architecte

à Gand.



l'ui. 2\\. l ,s /':.'iij:u>J. .::::, mis. Coinposilioii de l'ione Hreii '


Planche XXXVIIl



(D'après la réplique du fils an Musée de Harlem).


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époux, tout en s'occupant de leurs élèves, tâchent de faire quelque gain supplémentaire. La femme montre les lettres en tenant d'une main une verge et en filant de l'autre. Les enfants, en grand nombre, grouillent de tous côtés dans la chambre commune, où ils se battent et s'arrachent les cheveux, ou bien encore font d'horribles grimaces. Dans le désordre général, un porc vient vider les marmites placées par terre, tandis que les élèves en font autant dans les armoires, où ils vident des pots. Le cordonnier, sans lâcher son ouvrage, invective les enfants, qui se moquent de lui de toutes les façons '.


  • Cette gravure fait également partie de la collection de M. Van Assche, à Gand.


CHAPITRE XIV. Les compositions fantastiques de Pierre Breughel.

Origines de la démonoiogie flamande. — Les Alven, Nekkers et Kaboutermannekens. — Les légendes flamandes ayant trait aux démons et aux lutins. — Croyances générales à la sorcellerie. ~ Benvenuto Cellini. — La Grande Diablerie d'Éloy d'Amerval. — Ernest Renan et les Tentations de Saint- Antoine. — Divus Jacob us diabolicis prœstigis ante maguni sistitur. — Idem impetravit a Deo ut magus a demonibus discerperetur. — Les jongleurs et les A'issaouas au XVI^ siècle. — Le Jugement dernier. — Jésus descendu aux enfers. Satires de la chevalerie. — La Série des Péchés capitaux. — La Porte Mantile, à Tournai. — Breughel et van Maerlant. - La Colère et la satire des grands. — La Luxure. — La Gourmandise. — VOrgueil, les côtés occultes de ces satires. — Existe-t-il des Tentations de Saint-Antoine exécutées par Breughel le Vieux ?

Les compositions fantastiques et diaboliques de Breughel le Vieux furent incontestablement inspirées par celles de Jérôme Bosch. M. H. Hymans croit même que nombre de dessins, dans le genre « diableries », édités par Jérôme Cock et gravés par Pierre van der Heyden (P.-A Merica), ont été fournis par Pierre Breughel le Vieux \ Mais bien avant eux, comme nous l'avons vu plus haut, les repro- ductions de monstres et d'esprits infernaux, présentant les formes les plus étranges, pullulèrent dans nos sculptures et nos manuscrits enluminés les plus anciens.

11 y a tout lieu de supposer que cette croyance à la démonoiogie, si générale dans nos contrées, tira son origine de notre mythologie autochtone, tant antique que barbare-, et que les démons des légendes monacales furent les formes nouvelles sous lesquelles se muèrent nos anciens elfes, nixes et lutins {alven, nekkers en kaboutermannekens), qui hantèrent de tous temps nos champs et nos bois, pénétrant même en démons familiers jusque dans les maisons habitées par nos pères.

' H. HvMANS, La vie de Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Béaux-Arts, 33^ année 3e pér., t. V).

'^ E. SoENS et J. Jacobs, Handboek voor Germaansche Godenleer, Gand, 190L


Planche XXXIX



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Généralement, le démon apparaissait sous les traits du satyre antique, et nous lui avons vu conserver cette forme pendant tout le moyen âge.

Nos démons et lutins flamands n'étaient pas d'ailleurs unifor- mément méchants; parfois même ils intervenaient dans les affaires privées des humains et rendaient de très réels ser\'ices.

Les légendes flamandes où l'on parle des kaboutermannekens, nains, lutins ou gnomes familiers, sont innombrables. 11 existe encore un kaboutermannekensberg entre Turnhout et Casterlé. Les habitants racontent que les hôtes en étaient très méchants et très voleurs *. On connaît les nains ou lutins serviables du kabouterberg près de Sel- rode{?), ainsi que ceux d'Aerschot, chez qui les voisins apportaient leurs ouvrages difficiles, qu'ils trouvaient exécutés le lendemain, moyennant le salaire habituel : un petit pain au lait et de la bière-. Les Louvanistes enfermèrent, pour prix de leurs méfaits, ceux qui habitaient, en grand nombre, le château de César ^ La tour de Gertrude fut bâtie par ces mêmes nains *, qui infestaient aussi le village d'Herfelt, près d'Aude- naerde ^ On connaît les nains forgerons wallons : ceux du Trou des nains ou Nutons près de Liège, qui n'étaient pas toujours méchants et aidaient souvent les habitants dans leurs travaux; les nains de la caverne de Remouchamps, qui avaient le même caractère, et tant d'autres disséminés en grand nombre dans tout le pays.

Les récits merveilleux concernant des bêtes fantastisques, avaient également cours dans nos contrées. Le Weerwolf (ioup-garou) et berserker, qui ressemblait d'avantage à un ours, infestaient nos cam- pagnes. Certains hommes pouvaient momentanément prendre cette forme en s'entourant d'une ceinture en peau de loup ou d"ours ^ D'autres êtres étranges, couverts de guenilles, notamment kleede au pays d'Alost et boeman au pays de Waes, grâce à leurs sortilèges, se


' J.-W. WoLF, Niedaiandsche Sagen. Leipzig, p. 574 et E. Soens et J. ].KCOhS, Handboek roor Germaansche Godenleer. Gand, 1901, p. US et suiv.

  • Id., ibid., p. 576.

» ID., ibid., p. 309.

  • Id., ibid., p. 34.

' Id., ibid., p. 34. (Cette localité n'existe pas, croyons-nous, en Belgique.)

  • E. Soens et J. Jacobs, Op. cit., p. 172 et suiv.


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(■ faisaient porter par des gens en sautant à {'improviste sur leur dos et

les faisaient courir jusqu'à ce qu'ils tombassent épuisés de fatigue et

de frayeur.

Les légendes flamandes concernant le diable sont tout aussi nombreuses. On connaît celles intitulées : Comment Baudouin épousa le diable^ et la légende de V Oracle du diable à Courtrai*-; le duve- toren (tour du diable?) de Nieuport a sa légende, ainsi que le mur du diable \)xhs de Pepinster^ On raconte encore l'histoire du laboureur du diable à Hekelghem *; celle de V argent du diable à Baucelle, en Artois ^ et celle du diable au couvent à Gouda ^

La légende des trois nixes dejupille\ ainsi que celle, plus moderne, de la nixe du kermelkbrugge (pont du laitage), à Gand, sont encore dans toutes les mémoires ^

Près de cette dernière ville existe aussi la Neckerbeeke (ruisseau des Nixes), où les danseurs imprudents étaient entraînés au fond de l'eau par des sirènes enjôleuses.

Conformément aux traditions des légendes flamandes, les démons, nains ou gnomes infernaux, imaginés par Breughel le Vieux, présentent en général un aspect comique, nous dirons presque bon enfant, qui les différencie des monstres infernaux créés par les peintres du siècle précédent.

Cette croyance au démon et à la sorcellerie était d'ailleurs géné- rale, et les artistes de tous les pays y ajoutaient foi. Ne voyons-nous pas Benvenuto Cellini, dans ses mémoires, rapporter les conjurations auxquelles il se livra avec son ami le prêtre nécroman? Il avoue ses


  • SoENS et Jacobs, J.-W.Wolf, Voisin et Serrure, Chronique des Évêques deCarnemyck

et le Livre de Baudouin, comte de Flandre.

  • Jean Cousin, Histoire de Tournai, p. 247, et J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen.

Leipzig, p. 80.

3 BovY, Promenades historiques, t. H, p. 49, et J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig, p. 286.

  • J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig, p. 288.

^ ID., ibid., p. 289.

^ Oude Divisie. Cronycke van Holland (1584), et J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig, p. 289.

"' J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig, p. 611. » ID., ibid., p. 655.


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terreurs, ainsi que celles de ses camarades, pendant les incantations qui devaient leur livrer le secret de la pierre philosophale. Ce qui ne l'empêche pas de parler sur un ton plaisant des divers épisodes de cette séance *■. « A la lueur du foyer, dont la flamme s'alimentait de drogues fétides, le Colysée se remplissait de légions d'esprits infernaux et l'enfant qui était sous le talisman, tenu par l'artiste, poussait des cris d'épouvante, assurant qu'il voyait un million d'hommes terribles etmenaçants, ainsi quequatre géants énormes, armés de pied en cap, prêts à pénétrer dans le cercle magique >.

Ces récits nous ex- pliquent la vogue incroyable des compositions fantas- tiques et diaboliques au moyen-âge, si intimement liées au genre satirique, dont le succès eut son point cul- minant au XVe et au XVIe siècle.

La Grande diablerie d'Éloy d'Amerval, si populaire au XVe siècle et republiée avec succès au XVh siècle, semble, comme le dit M. H. Hymans, le texte même dont les diableries de notre grand satirique flamand seraient les illustrations ^

Vouloir attribuer une portée précise à tous les épisodes de cer- taines de ces compositions diaboliques paraît à M. H. Hymans, dans son étude sur Breughel le Vieux, une entreprise sans issue. « On ne cherche pas, dit-il, à coordonner les hallucinations du délire. »

Mais si dans ses diableries étranges, si proches du délire, Breughel ne moralisa et n'instruisit pas toujours, toujours il sut intéresser et, grâce à son imagination féconde, faire oublier, ne fût-ce qu'un instant, les soucis et les malheurs de son temps.

' H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 32e année, t. IV, p. 370 j. ^ H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux- Arts, 32^ année, t. IV, p. 370).



FiG. 213


19


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« L'Imagination, comme l'a dit Ernest Renan ^ cette grande consolatrice de la vie, est un privilège à part qui en fait, tout bien compté, le plus précieux des dons; c'est que ses souffrances sont des voluptés. Elle est la base de la santé de l'âme, la condition essen- tielle de la gaîté. Elle nous fait jouir de la folie des fous et de la sagesse des sages. >

« Les Grecs se plaisaient à l'antre de Trophonius, puisqu'ils y allaient. Si le sabbat était vrai, je ne dis pas que je voudrais y aller, cela est contraire aux règles de conduite que je me suis imposées; mais je tiendrais à ce qu'il y eût des gens pour y aller, et je lirais avec plaisir les tableaux vivement colorés qu'ils en feraient. »

Parmi les compositions diaboliques et fantastiques les plus intéres- santes de Breughel le Vieux, il faut citer une estampe ayant pour titre : Divus Jacobus diabollcis prœstigis atite magum sistitur, qui constitue un spécimen des plus curieux du genre diabolique et une satire amu- sante des sorciers et des démons. A droite de l'estampe, nons voyons une grande cheminée, à travers laquelle se sauvent des sorcières, à cheval sur des manches à balais, tandis que d'autres, demi nues, chevauchent dans les airs sur des dragons ou des boucs. Un chaudron bout sur le feu, autour duquel se chauffe un groupe de singes. Der- rière eux un chat et un crapaud conversent d'une façon très intime. Au fond se dresse le grand chaudron des sorcières. A droite du tableau, le magus ou magicien est assis lisant son grimoire, ayant devant lui, sur un trépied, le pot où sont enfermés les ingrédients magiques. Le saint occupe le centre de la composition; il est entouré par de nombreux démons. Sans manifester la moindre crainte, Saint- Jacques lève la main d'une façon liturgique, en prononçant l'exorcisme. Son effet ne se fait pas attendre, car aussitôt le pot magique fait explosion, frappant d'une consternation visible démons et magicien. Rien de plus bizarre (fig. 213) que la tête de cheval, toute bridée, sur des jambes recouvertes d'une armure articulée, que l'on voit au premier plan. A côté, le crâne-squelette d'un autre cheval se dresse sur des

' Ernest Renan, Feuilles détachées (Lettre à Gustave Flaubert sur sa Tentation de Saint- Antoine), p. 346.


Planche XL



Fio. 214. — V Exorcisme cf un sorcier par saint Jiiaj lies par Pierre Breughel le Vieux.


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jambes d'homme nu; l'animal étrangement excité qui vient ensuite, ainsi que le personnage à tête de cane, affublé de la coule et armé du bourdon du pèlerin, qui a l'air de se moquer du saint, complètent cet ensemble, un des plus comiques de la composition.

A remarquer aussi, à droite de la gravure, une tête énorme, en forme de tortue, marchant sur quatre jambes humaines, et quantité d'autres nains grotesques et disloqués, rappelant les gnomes diabo- liques des légendes flamandes.

A Tavant-plan, à gauche, on aperçoit un être hybride, moitié homme, moitié bête, ayant deux bras en guise de jambes. Dans son bec étrange, il tient une charte avec le sceau encore adhérent. Une de ses mains tient un coutelas ou stylet avec lequel il se met en devoir de se faire quelque horrible mutilation.

Une autre estampe (fig. 214) représente la suite de cet exorcisme; on y retrouve encore, comme d'ailleurs dans toutes les compositions diaboliques et fantastiques de Breughel et de Bosch, quantité de ces nains à la fois drolatiques et hideux, dont le souvenir est encore po- pulaire en Flandre *.

Cette gravure porte comme titre : Idem impetravit a Deo. Nous y assistons à la déconfiture plus complète du même magicien. Le saint, qui occupe la droite de la composition, lève la main et continue ses objurgations avec plus de force et plus d'autorité. Les démons profitent de la circonstance pour se mettre en rébellion ouverte contre leur maître, qu'ils battent comme plâtre et précipitent de son siège, la tête la première. Ils ont l'air de manifester, par toutes sortes de culbutes et de poses comiques, leur joie d'être libres. La chambre du magicien semble transformée en une salle de spectacle forain, oij les démons imitent tous les tours de force, d'adresse et d'équilibre que les bala- dins et jongleurs avaient l'habitude d'exécuter dans les fêtes et les kermesses. On en voit qui imitent les danseurs de corde; d'autres font de la dislocation ou se contorsionnent de la façon la plus effrayante; d'autres encore font des tours de gobelets et de prestidigitation. Pour

' Ces deux estampes se trouvent à la Biblothèque royale de Bruxelles, Cabinet des estampes. La figure 214 a été reproduite d'après l'exemplaire de la Bibliothèque royale.


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que la parodie paraisse complète, sur des tréteaux on fait la parade en appelant l'attention sur une toile, affiche ou programme, représentant les tours les plus curieux qu'ils exécuteront. Cette affiche ancienne nous rappelle celles employées encore de nos jours par les chanteurs de rue, charlatans et montreurs de veaux à deux têtes, que nous ren- controns à nos foires et à nos marchés de villages actuels. Comme on le voit, les tours exécutés alors ne différaient pas beaucoup de ceux représentés dans nos foires. La tête sans jambes à l'avant-plan à gauche, montrant la langue et une main transpercée par des clous et des cou- teaux, rappelle les pratiques des Aïssaouas qui, dans la salle d'Athènes, à l'Exposition de Paris (1900), attirèrent tant de personnes avides de spectacles horribles. Nous y trouvons une preuve de la véracité des chroniques du temps, parlant des faiseurs de tours de l'Inde et de l'Afrique, qui dès le moyen âge fréquentaient nos contrées.

Une estampe ancienne de Breughel, gravée par P.-A Merica, et conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles, représente un Jugement dernier où nous retrouvons encore les dispositions scé- niques usitées dans les représentations théâtrales des mystères au moyen âge.

Cette composition est à rapprocher de celle de Bosch décrite plus haut; elle porte une inscription latine accompagnée de sa traduc- tion flamande.

Conipt ghy ghebenedyde myns vaders hier

En ghaet ghy vermaledyde in het eeuwige Vier.

En haut du Jugement dernier, nous voyons le paradis ; le Christ, au milieu, est assis sur un arc-en-ciel, ayant à ses côtés les saints, les anges et les bienheureux. Les ressuscites sont divisés en deux groupes, à droite les élus, à gauche les damnés. L'entrée de l'enfer est, selon la tradition, représentée par une tête de monstre effroyable, dont la gueule, largement ouverte, livre passage aux flots pressés des maudits. Une « batelée » chargée de damnés s'engouffre dans le passage infernal, A l'avant plan, la résurrection donne lieu à des épisodes à la fois comiques et effrayants. La figure 215 représente un des monstres qu'on y observe; c'est un poisson gigantesque ayant



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deux bras. Il avale d'une bouchée un homme qu'il a saisi par la jambe, tandis qu'il le poignarde à un endroit bizarre de l'autre main. On remarque aussi dans ce Jugement dernier un être fantastique à tête humaine, ayant quatre bras et deux jambes avec une queue de scorpion del'aspectleplusétrange. Diverses figures diaboliques, à la physionomie plutôt comique, sortent des excavations souter- raines, formées par les tombeaux entr'ouverts.

Un autre sujet fantastique Fig. 213

emprunté à un verset de la Bible*,

nous montre également l'enfer représenté par une tête de monstre énorme dont la gueule, tenue ouverte de force, laisse échapper un flot de malheureux sauvés du démon par l'intervention divine. La tête monstrueuse et gigantesque laisse entrevoir, par une énorme brèche dans le front, quantité d'êtres infernaux, tandis que de grosses larmes coulent de l'un de ses yeux. De tous côtés, on voit des monstres affreux gambadant, se culbutant et se disputant. Dans le fond tourne une roue immense, sur laquelle sont fixées, embrochées à l'extrémité de chacun de ses rayons, nombre de victimes. La satire de la chevalerie n'est pas oubliée: elle est représentée par un casque de grande dimension (fig. 216), monté sur deux roues en fer, actionnées par un des bras de l'être étrange qui y est enfermé et qui passe deux de ses autres bras à travers les intervalles des jours de la visière. Une quatrième main, gantée de fer, tient une longue épée sur laquelle est embroché un gros poisson. Le cimier du casque est sur- monté de la plume de paon, symbole satirique de l'orgueil.

Les dislocations, tours de force et d'équilibre que l'on aperçoit dans cette composition, sont encore une satire probable des histrions et baladins qui se montraient en si grand nombre à l'époque de

• Cette estampe, signée Breughel, est connue sous le nom de Jésus descendu aux enfers. Elle a été gravée par P.-A Merica. Le dessin a été fait d'après un exemplaire conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles, Cabinet des estampes.


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Breughel le Vieux. On y remarquera encore un exemple de mutilations feintes ou réelles des Aïssaouas, dont les tours cruels devaient être particulièrement en faveur chez nos maîtres espagnols.

La superbe série des Vices ou des Péchés capitaux, quoique d'un caractère éminemment satirique, possède une portée moralisatrice incontestable. Sous une forme fantastique souvent comique, Breughel nous présente des personnifications fort anciennes du vice, avec leurs

conséquences les plus terribles, dont nous avons rencontré des figurations nombreuses en maintes circonstances. La satire des péchés capitaux se trouve déjà représentée d'une façon saisissante, dès la fin du Xle et au commencement du Xlle siècle, par les tailleurs d' « ymaiges » qui déco- rèrent les montants et les cintres concentriques de la porte du nord de la cathédrale de Tournai (dite F,G 216 porte Mantille) : une femme en robe

longue, armée d'une lance, frappant un guerrier qui cherche vainement à se couvrir de son écu, est intitulée Superbia. Une autre femme tenant un objet détérioré, bruta- lement attirée à l'aide d'un trident par un démon, porte le nom de Luxuria; une troisième, tenant pressée contre la poitrine une bourse, se trouvant entraînée dans l'enfer par un autre ennemi de l'humanité, représente V Avance. (Les autres sujets ont trop souffert pour être reconnaissables.)

Dans ses représentations des péchés capitaux, Breughel semble avoir songé parfois aux visions et aux satires cruelles de van Maerlant qui, au Xllle siècle, s'écriait :

Ik peise dicwils als ic wake,

  • Dat Lucifer, dit helsche drake

Heeft ghestort dit quade venyn . . . >

« Souvent la nuit, quand je veille, je songe que c'est Lucifer,



Planche XLI



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ce dragon de l'enfer, qui a semé le venin du vice. Nul n'obéit plus à son devoir. On n'a souci que de voluptés, de prodigalités et de ven- geances. Les bergers sont devenus des loups *. Pour moi, qui ai vu dans un miroir, avec mes cheveux blancs, le présage de ma mort prochaine, je veux dire toute la vérité...

Comme jadis van Maerlant, Breughel vit au XVh siècle le vice, le crime et l'injustice régner partout. 11 osa, comme notre grand poète flamand du XlIIe siècle, stigmatiser, chez tous ses contemporains, les vices et les crimes dont ils se rendaient coupables.

Les combats contre les vices, que l'homme fort doit savoir vaincre, constitue une des compositions les plus intéressantes de Breughel dans le genre fantastique moralisateur. La figure embléma- tique de « Fortitudo > se dresse fièrement sur un monstre vaincu qu'elle foule aux pieds. Elle tient d'une main une colonne et sur sa tête est posée une enclume où viennent s'émousser les coups. Partout la lutte se déploie âpres et ardente. Les péchés et les vices assiègent vainement les hommes vertueux retranchés dans une citadelle circu- laire entourée d'un large fossé plein d'eau. Partout les sentinelles font bonne garde contre les ennemis de l'humanité qui s'aident de machines de guerre compliquées.

Une sortie des assiégés vient mettre le comble à la déroute de la foule des monstres diaboliques aussi variés qu'affreux qui fuient de toutes part lorsque d'un cœur ferme Thomme résolu et vertueux ose lui faire face.

Cette composition curieuse reproduite fig. 217 porte la signature de Breughel et l'inscription suivante : Anlmiim vincere, iracundiam cohibere caeteraqae vitia et affectas cohibere vera fortitudo est.

Nous trouvons dans la figure 218 une reproduction de son estampe curieuse représentant la Colère. Ce vice est symbolisé par un géant, placé au milieu de la composition ; il a le bras gauche en écharpe et tient, dans sa main droite, une fiole contenant du poison ou du sang. Dans sa bouche est passé un coutelas; il roule du genou

' Cette idée des bergers devenus des loups a inspiré à Breughel une page géniale dont nous aurons à nous occuper bientôt.


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un tonneau ouvert, dans l'intérieur duquel on voit des gens qui s'égorgent. A l'avant-plan, un couteau énorme, manœuvré à grand'peine par deux guerriers bardés de fer, coupe par le milieu plusieurs hommes nus, qui hurlent d'effroi et de douleur. Un de ces derniers, en tentant de s'échapper, est assommé par un homme d'armes à l'aide d'une massue à pointes. Des bêtes aux formes étranges, le couteau au poing, s'entretuent ou dévorent les fuyards. Le carnage est général ; dans une masure, on voit cuire à la broche et à petit feu un être humain, tandis que son bourreau à tête de porc l'arrose consciencieu- sement. D'autres malheureux cuisent et mijotent dans une grande marmite, tandis qu'un oiseau des plus fantastiques, à queue de lézard, assis sur le rebord, semble se délecter à la vue de leurs souffrances. Au loin, une ville est en flammes; et partout, au milieu d'êtres et d'animaux étranges, sortant de terre, se posant dans, les arbres ou volant dans le ciel, on voit se répéter les images de massacres et de carnages, tristes suites de la colère chez les humains. Au bas de l'estampe, on lit l'inscription suivante:

Gramscap doet den mond swillen en verbesterd den moet Sy beroert den gheest en maekt swart dat bloet.

« La colère bouffit la bouche et aigrit le caractère. Elle trouble l'esprit et noircit le sang \ ».

Cette inscription traduit-elle toute la pensée de l'artiste? Ce géant en colère ne nous montre-t-il pas que ce vice chez les grands et les puissants prend une importance bien plus considérable que chez les autres hommes, ceux-là entraînant à leur suite les humbles et les petits qui paient de leur vie la satisfaction de leurs passions furieuses. Les faibles ne sont-ils pas toujours et en toutes circonstances les premières victimes de la colère des grands ? Les hommes bardés de fer dont il dépeint la cruauté, ne représentent-ils pas la chevalerie et les soldats d'alors, qui montraient leur brutalité jusque dans les tournois, où nous avons vu que parfois le sang coulait à flots? Ses composi-


' Traduction de M. Vercoullie, professeur à l'Université de Gand. Rappelle le proverbe flamand : Hij kan zijn bloed drinken ».


Planchi: XLII



Fid. 21S. — Lu Colfie. (Ue la suite des Pèches ca]-)itaiix par l'ieire lireiighel le \ieii.\.


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lions ne respirent-elles pas la haine des suppôts de l'Espagne terro- risant et persécutant de toutes façons nos pauvres compatriotes ruinés et privés de toute liberté ? Les bêtes effrayantes dont il est si prodigue, ne représentent-elles pas le démon, qui bientôt punira, par des châtiments terribles, tous les crimes commis sous l'empire de la colère.

Chacun des péchés capitaux qu'il représenta mériterait d'être étudié en détail, car presque toujours on y trouve une portée plus grande que celle qui s'en dégage à première vue. V Avance, que nous voyons assise avec de l'argent sur les genoux entre deux sacs pleins et un coffre où le diable verse des flots d'or, est aussi symbo- lisée par des arbalétriers tirant sur une bourse pleine (geld schieten); par un usurier qui expose sur son toit un bocal contenant un pois- son, allusion au proverbe flamand : « geld bij de visch > ou (argent comptant) et par, dans le lointain, l'assaut du « spaerpot >> ou de la tirelire sur laquelle se rue la foule des humains. — VEnvie qui se ronge le cœur est à côté du dindon symbolique. Dans le lointain, on voit un enterrement. Ce vice est également accompagné d'allusions étranges, notamment de diverses chaussures où certains auteurs ont cru voir une allusion à des proverbes flamands : « het is geen schoen naer zijn voet » ou bien « in een anders schoenen willen zitten* *. — La Paresse couchée sur un âne et entourée d'emblèmes satiriques ayant trait à ce vice. Une cloche qui sonne (« klok lui ») constitue un jeu de mot flamand, lui signifiant paresseux. On y remarque aussi le proverbe : la paresse est l'oreiller du diable: « de luiheid is den duivels Gorkussen ». — La Gourmandise est représentée par une femme qui boit avidement d'un grand broc, assise sur un porc, tandis que les images qui l'entourent montrent la triste fin des intempérants et des ivrognes. Enfin la Luxure nue, qui se trouve représentée près du démon, est entourée de certains emblèmes et de détails, dont la des- cription est impossible ^ Cette composition nous rappelle notamment

1 Axel Romdahl et Van Bastelaer. Op cit. p. 75.

'^ Cette série des vices se trouve au complet au Cabinet des estampes (Bibliothèque royale de Bruxelles). Elle est aussi renseignée dans le Beschrijving van nederlandsche historié plaaten, etc., de F. Muller, no 418, A. -H. Amsterdam.


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les châtiments infligés au moyen âge, et encore à l'époque de Breughel, à ceux qui se rendaient coupables d'adultères, de viols et d'excitations à la débauche de mineures. L'ignoble monstre brisant un œuf a cer- tainement une signification satirique ayant trait à ce péché qui atteint les sources même de la vie.

Comme on a pu le constater, presque tous les vices sont symbo- lisés par des femmes, et c'est dans les satires dirigées contre elles que Breughel se montre le plus clairement agressif, il dut certes aimer beaucoup le beau sexe, s'il faut en croire le proverbe : « Qui aime bien, châtie bien .

VOrgLieil s'attaquant aux femmes et surtout aux puissants, notre artiste semble avoir voulu entourer sa satire de quelques obscurités.

Dans le fond de cette composition notamment, on observe une rangée de constructions fantastiques (fig. 219), qui représentent à première vue des apparences de chapeaux bizarres et variés. Peut- être Pierre Breughel a-t-il voulu représenter ainsi les mains mortes si envahissantes de l'Église, « les maisnies - des riches et des grands qui couvraient le pays plat ». Il y en a de toutes les formes ; quel- ques-unes semblent une satire des constructions de mauvais goût élevées par les marchands et les patriciens, dont les demeures inso- lentes s'élevaient partout, empiétant les unes sur les autres.

Parmi celles-ci, la plus reconnaissable, c'est < la maisnie du diable », dont la porte, représentée, selon la tradition, par la gueule d'un monstre largement ouverte, attire les humains en grand nombre. A côté d'elle, on voit une autre construction affectant la forme d'une tête de hibou surmontée d'une coiffure qui fait songer à une tiare papale.

Un personnage nu, accroupi, juché sur une construction de l'avant-plan, déverse son... mépris sur les orgueilleux, prouvant ainsi les sentiments personnels de l'artiste envers le plus grand et le premier des péchés capitaux.

Parmi les tableaux les plus authenthiques de Breughel apparte- nant au genre diabolique et fantastique, il faut citer la Chute des anges rebelles du Musée royal de Bruxelles, où l'on voit saint Michel assisté


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^ A. J. ^kl~^'-- Z—--'^€ histotiqiie et descriptif des tableaux ancwns du Musée de Bruxelles, p- 26. 7 rlitjoru Van Oest, BroseDes. 1906.

^ H. HyMAN>. _t: .•..->ées de Madrid — Le Prado. — (Gazette des Beaits-Arts, 3y^ année. 3^ pér., t. X, p. 335). Voir anssi le cfaap. XJ du présent IhTe pp. 234 et 235.


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Cette œuvre poignante et cruelle, si l'on doit la conserver à l'œuvre de Pierre Breughel le Vieux, semblerait se rapporter à l'époque où notre artiste, attristé par les malheurs de sa patrie, sentait déjà sa fin prochaine. Nous sommes en tous cas loin, dans cette peinture, des compositions favorites du maître, des kermesses et des fêtes po- pulaires par lesquelles il débuta et qui lui valurent le surnom de peintre des paysans flamands. C'est à son fils Pierre Breughel d'Enfer, que l'on doit attribuer une répétition de l'œuvre de Madrid, qui se trouve actuellement au palais de Lichtenstein, à Vienne, et que l'on aura reconnue à la description ci-dessus. D'après M. Woerman, une autre réplique de ce sujet se trouve au Musée de Gratz, en Styrie.

Chose curieuse, parmi les œuvres fantastiques peintes par Breughel le Vieux, la Tentation de saint Antoine ne nous est pas apparue.

Cela paraît d'autant plus étrange que ce sujet, si bien fait pour tenter un peintre satirique et fantastique, fut le thème favori que choisirent si volontiers ses devanciers, ses contemporains et ses nom- breux imitateurs *. Les principaux conservateurs des grands musées de l'Europe, consultés à ce propos, ont tous déclaré qu'ils ne con- naissent, ni dans leurs galeries ni dans d'autres collections artistiques, aucune Tentation de saint Antoine que l'on puisse attribuer à Breughel le Vieux d'une façon certaine.

La Tentation de saint Antoine du Palais Doria à Gênes, qui inspira à Flaubert une de ses œuvres les plus célèbres, ne peut être considérée, ainsi que le pense l'auteur, comme une œuvre de Breughel le Vieux, mais bien comme étant du fin pinceau de Jérôme Bosch '. (Voir plus haut).

Une estampe, dont nous avons vu des exemplaires aux Cabinets des estampes de Paris et de Bruxelles, ressemble cependant beaucoup à une Tentation de saint Antoine. C'est celle qui porte la légende suivante : Multœ tribulationes justonim, et de omnibus iis liberabit

' Aucune mention d'une Tentation de saint Antoine ne figure parmi les nombreuses œuvres citées par M. H. Hymans, dans son étude sur Breughel le Vieux, dont nous avons eu l'occasion de rappeler bien des passages.

■^ DuMESNiL. Flaubert. Paris, 1905, p. 67, et Ernfst Renan. Op. cit.


Pi.ANCHf; XLIV



FiG. 22U. - /.(/ Chute des Anges rebelles, par I-'iene Breiiiiiiel le \ieux. Musée royal de Bruxelles.


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de deux anges armés de glaives, précipitant dans l'enfer les esprits révoltés. Comme dans les œuvres les plus curieuses de Bosch, nous y voyons les anges déchus se transformer en monstres les plus bizarres et les plus grotesques. (Fig. 220)

Longtemps attribuée à Pierre Breughel d'Enfer, puis à Jérôme Bosch, la découverte d'une signature originale accompagnée du millé- sime, a fait restituer cette peinture à son véritable auteur.

Elle est signée Bruegel MCCCCCLXII \ No 79 du Catalogue de M. A. J. Wauters.

Le Triomphe de la Mort du musée du Prado, à Madrid, que nous avons attribué à Jérôme Bosch, devrait, d'après M. H. Hymans, être restitué à Pierre Breughel le Vieux -. Cette œuvre n'a d'ailleurs jamais appartenu à Philippe II et ne provient pas de l'Escurial.

« Très certainement, dit M. Hymans, ce tableau macabre est de ceux qu'on ne saurait oublier jamais. La Mort armée de sa faulx, chevauche un' cheval pâle et chasse devant elle ce qui semble être le troupeau des derniers humains, vers le funèbre domaine dont la limite est tracée par une ligne de cercueils dressés, derrière lesquels appa- raissent des hommes d'armes qui sont autant de squelettes. Les mortels affolés s'engouffrent dans une immense souricière. En avant, sous des arcades gothiques, des morts drapés dans leur linceul sonnent la trompette autour d'un catafalque.

» Puis, c'est un chariot conduit par la terrible moissonneuse jouant de la vielle et, dans sa marche, écrasant des groupes d'êtres humains ; ailleurs un roi vêtu de la pourpre à qui la Mort arrache des boisseaux d'or, ramassés par une Mort en armure ; un cardinal que la Mort enlève ; un pèlerin qu'elle égorge. Deux morts endeuillants traînent un cercueil où sont les cadavres d'une femme et d'un nouveau-né. Il y aurait ainsi vingt épisodes non moins lugubres à citer *. »

' A. J. Wauters. Catalogue historique et descriptif des tableaux anciens du Musée de Bruxelles, p. 2H. Deuxième édition. Van Oest, Bruxelles. 1906.

  • H. Hymans, Les Musées de Madrid — Le Prado. — (Gazette des Beaux-Arts, 35« 

année, 3^ pér., t. X, p. 335). Voir aussi le chap. XI du présent livre pp. 234 et 235.

' Id., ibid.


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Cette œuvre poignante et cruelle, si l'on doit la conserver à l'œuvre de Pierre Breughel le Vieux, semblerait se rapporter à l'époque où notre artiste, attristé par les malheurs de sa patrie, sentait déjà sa fin prochaine. Nous sommes en tous cas loin, dans cette peinture, des compositions favorites du maître, des kermesses et des fêtes po- pulaires par lesquelles il débuta et qui lui valurent le surnom de peintre des paysans flamands. C'est à son fils Pierre Breughel d'Enfer, que l'on doit attribuer une répétition de l'œuvre de Madrid, qui se trouve actuellement au palais de Lichtenstein, à Vienne, et que l'on aura reconnue à la description ci-dessus. D'après M. Woerman, une autre réplique de ce sujet se trouve au Musée deOratz, en Styrie.

Chose curieuse, parmi les œuvres fantastiques peintes par Breughel le Vieux, la Tentation de saint Antoine ne nous est pas apparue.

Cela paraît d'autant plus étrange que ce sujet, si bien fait pour tenter un peintre satirique et fantastique, fut le thème favori que choisirent si volontiers ses devanciers, ses contemporains et ses nom- breux imitateurs *. Les principaux conservateurs des grands musées de l'Europe, consultés à ce propos, ont tous déclaré qu'ils ne con- naissent, ni dans leurs galeries ni dans d'autres collections artistiques, aucune Tentation de saint Antoine que l'on puisse attribuer à Breughel le Vieux d'une façon certaine.

La Tentation de saint Antoine du Palais Doria à Gênes, qui inspira à Flaubert une de ses œuvres les plus célèbres, ne peut être considérée, ainsi que le pense l'auteur, comme une œuvre de Breughel le Vieux, mais bien comme étant du fin pinceau de Jérôme Bosch '. (Voir plus haut).

Une estampe, dont nous avons vu des exemplaires aux Cabinets des estampes de Paris et de Bruxelles, ressemble cependant beaucoup à une Tentation de saint Antoine. C'est celle qui porte la légende suivante : Miiltœ tribulationes justonini, et de omnibus iis liberabit

  • Aucune mention d'une Tentation de saint Antoine ne figure parmi les nombreuses

œuvres citées par M. H. Hynians, dans son étude sur Breughel le Vieux, dont nous avons eu l'occasion de rappeler bien des passages.

^ DuMESNiL. Flaubert. Paris, 1905, p. 67, et Ernkst Rhnan. Op. cit.


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Fio. 220. — /-(/ Chute des Anges rebelles, par Pierre Breiii^hel le Vieux. Musée royal de Bru.xelles.


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eos Domlnus, Psal. 33. (Elle a été éditée par Cock et porte le millé- sime de 1556.)

Nous y voyons un saint ermite auréolé, saint Jérôme (?), assis à droite de la composition ; la partie centrale est occupée par une énorme tête, dont l'un des yeux est formé par une petite fenêtre à petits carreaux de plomb gisant, en partie submergée, dans une flaque d'eau. Par la bouche et par l'oreille sortent des barques montées de personnage hétéroclites ; au-dessus de cette tête se trouve placé un énorme poisson dans l'intérieur duquel se passe une scène effrayante. Tout le tableau fourmille de groupes formant de terribles sujets de cauchemar contrastant avec le calme du saint ermite, saint Jérôme (?), qui, d'après le texte, prie Dieu de délivrer les humains des tribulations auxquelles sont soumis les justes, Psal. 33.

L'absence de Tentations de saint Antoine dans l'œuvre de Breughel le Vieux mérite d'être signalée, car le fait n'a pas encore été mentionné, croyons-nous, jusqu'ici.


CHAPITRE XV.

Les compositions religieuses et politiques de Pierre Breughel.

Les compositions religieuses de Breughel ont-elles une portée satirique irrévérencieuse ? — La Mort de la Vierge. — Les mystères du temps. — Les traditions primitives. — L'amour du détail explicatif. - Paul Véronèse. — La Marche au Calvaire (Vienne). — Les sup- plices au XVI« siècle. — Le Massacre des innocents. — Les méfaits de la soldatesque espagnole. — Le Bon Pasteur et les mauvais bergers, satire politique dirigée contre les gouvernants. — L'allégorie satirique des Préjugés; sa portée politique. — Les Mendiants.

— Le Mercier et les singes, rappelant les plaisanteries gauloises primitives. — Le Pays de Cocagne, politique.J— Elk, Elit, satire de l'égoïsme politique au XVI^ siècle. — La Bataille des tirelires et des coffre-forts, satire sociale de la guerre des classes et de la soif de l'or.

— Ryckdom maeckt dieren (Amsterdam). — Le Débat de fortune et de pauvreté, des contes de Boccace (Bibliothèque nationale de Paris).

Quelques auteurs ont cru pouvoir attribuer aux compositions religieuses de Pierre Breughel le Vieux une portée satirique irrévéren- cieuse. Cette manière de voir, croyons-nous, ne peut être admise, car, si l'on étudie, attentivement ses œuvres, on y retrouve tous les ca- ractères d'une foi naïve et la continuation des traditions de nos premiers peintres de triptyques. Si le comique et le diabolique y prennent une part plus grande, cette tendance correspond au goût du jour qui se manifeste aussi dans la manière dont on interprétait alors les mystères, et miracles dont nous nous sommes occupé plus haut. Breughel fut de son temps, et toutes ses compositions religieuses furent traitées avec cette observation du détail que nous avons pu observer déjà dans les peintures de nos grands primitifs.

La Mort de la Vierge ' constitue une scène touchante, où ses intentions religieuses se sont le mieux affirmées, tout en conservant

' Cette gravure est conservée à la Bibliothèque de Bruxelles (Cabinet des estampes).


— 303 —

à sa composition les caractères d'un vrai tableau de mœurs, d'oii les intentions satiriques ne sont pas bannies.

Le sujet se déroule dans une riche ferme flamande, où nous voyons le prêtre, suivi d'un moine sonnant le glas, s'approcher de la couche de la mourante et lui remettre le cierge bénit. Les apôtres au grand complet s'approchent et se prosternent en priant devant celle qui doit les quitter bientôt. Saint-Jean, vaincu par la douleur, s'est affaissé sur un siège près de l'âtre et se livre à un désespoir admira- blement rendu. L'ensemble, par sa simplicité et sa naïveté même, présente un aspect saisissant d'un effet presque grandiose.

Quoique vraiment religieux et croyant, l'artiste a cru devoir ajouter à cet ensemble impressionnant maints détails empruntés au monde inanimé, qui, selon lui, devaient compléter le sujet et le rendre plus émouvant encore. Nous avons vu déjà que quelques-uns de ces détails, qui nous paraîtraient inutiles maintenant, comme les petits outils » emportés par Joseph dans son voyage en Egypte, faisaient pleurer les assistants. Ici, l'âme encore moyen âgeuse des contempo- rains de Breughel pouvait s'attendrir sur des détails bien plus touchants: les restes d'un repas pris à la hâte se confondant sur une table avec les médicaments de la malade; la chandelle de suif oubliée et brûlant jusqu'au bout sans être mouchée dans le chandelier; les pantoufles de la moribonde au pied du lit et, au mur, la bassinoire qui a chauffé son lit; puis, satire amusante des frais qu'occasionne une longue maladie, une bourse vide gisant par terre, d'où un dernier écu oublié s'est échappé. Le chat familier, seul indifférent au milieu de l'agitation générale, ronronne devant l'âtre où brûle un bon feu. Sur la cheminée se trouve, anachronisme amusant, la statue de Saint-Jacques de Com- postelle, devant laquelle on a allumé des cierges. Les chandeliers sont posés sur une crédence placée sous un petit triptyque.

Tout cela forme, comme on le voit, un petit poème intime exécuté et achevé par l'artiste avec un soin au moins égal à celui apporté à l'exécution des figures principales de la composition.

C'est à dessein que nous ferons remarquer ici toute l'importance donnée au détail, car c'était une des caractéristiques de nos écoles


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primitives, que de partager ainsi l'ensemble des choses en deux mondes différents, le premier comprenant les êtres animés, le second les choses inanimées et cela avec une impartialité complète.

N'oublions pas d'ailleurs, comme le disait à juste titre Ernest Renan *, que cette manière de comprendre l'art produisit des chefs- d'œuvre, non seulement dans la peinture flamande, mais encore dans toute une moitié de la littérature grecque ; cette règle du Beau, n'est-elle aussi, que ciselure et imagination. Qui s'aviserait de critiquer les idylles de Théocrite? Et cependant, dans la première de celles-ci, le poète grec consacre trente-cinq vers, adorablement faits, à décrire une simple écuelle, et cela avec un réalisme qui fait songer aux accessoires de nos premiers peintres flamands.

Cette façon de comprendre les sujets religieux parut choquante et caricaturale aux grands artistes de l'Italie. Dans un article de M. Arm. Boschel, rappelé par M. Hymans ^ et intitulé Paul Véronèse appelé au tribunal du saint Office (1575), nous voyons que le grand artiste vénitien, ayant introduit dans un de ses tableaux, la Cène, des personnages considérés comme irrévérencieux, dit pour s'excuser: & N'ignorez-vous point qu'en Allemagne et autres lieux infestés d'hérésie, ils ont coutume, dans leurs peintures pleines de « niaiseries », de tourner en ridicule les choses de la sainte Eglise? »

Peut-être Véronèse pensait-il aux œuvres religieuses de Breughei quand il s'exprima ainsi, car celles-ci fourmillent de naïvetés qui doivent paraître irrévérencieuses pour tous ceux qui ne comprennent pas ce qu'était alors l'état des âmes en pays flamand. Etat d'âme que l'on retrouvait même chez les théologiens sévères de l'inquisition, car on remarquera que toutes les compositions de ce genre exécutées par notre grand satirique flamand, trouvèrent grâce devant la censure ecclésiastique.

La Marche au calvaire du Musée de Vienne ne doit pas être considérée comme un simple tableau religieux. M. Hymans fait très

  • Ernest Renan, op. cit. p. 346.

2 H. Hymans, Pierre Breughei le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 33e année, 3e pér., t. V).


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bien observer qu'on y reconnaît tout l'appareil d'une exécution capi- tale au XVIe siècle en pays flamand *. Peut-être doit-on y voir aussi une satire de l'empressement malsain que mettent les compatriotes de Breughel à assister à ces scènes pénibles et sanglantes.

Un épisode typique du tableau nous montre que si notre popu- lation se portait en foule à ces spectacles, son horreur pourtant était grande pour les bourreaux et leurs nombreux suppôts.

Mais laissons la parole à M. Hymans, qui décrit de main de maître ce tableau d'un si haut intérêt :

« L'heure est matinale. Aux portes d'une ville dont les donjons et les créneaux se perdent dans la brume, les paysans se dirigent vers le marché. Par les chemins boueux qui mènent au Golgotha arrive en courant la foule des curieux. Pour couper au plus court et s'assurer les meilleures places, des gamins ont franchi une fondrière, non sans s'éclabousser. Cavaliers et piétons luttent d'ailleurs de vitesse pour gagner le plateau où déjà la foule, massée en cercle, marque l'endroit du supplice. Tout autour et se profilant sur un ciel oii s'assemblent les nuages, les fourches patibulaires dressent leurs lugubres silhouettes au-dessus desquelles planent les vautours en quête d'une proie nouvellle.

> Plus près s'avance péniblement le funèbre cortège. Une charrette amène les larrons-. Assis l'un derrière l'autre, le crucifix entre leurs mains liées, ils reçoivent, sans les écouter et en subissant inertes les cahots du char funèbre, les consolations spirituelles que leur pro- diguent un moine franciscain et un prêtre séculier. Comme la matinée est fraîche, on a fait aux misérables la grâce d'un vêtement troué. Rien n'efface l'impression laissée par les faces livides et convulsées de ces malheureux voués à la mort.

» Mais voici le point culminant du tableau : presque immédiate- ment derrière l'ignominieuse charrette, se traîne le Christ succombant

1 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 33^ année, 3^ pér., t. V, p. 28).

  • Tout cet ensemble ne doit pas être confondu avec une composition de P. Breughel fils,

très dissemblable, mais où se présentent les mêmes détails. Ce tableau existe à Anvers, à Pesth et encore ailleurs.


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sous la croix. Bien qu'un groupe d'hommes du peuple soit attelé, par ordre, au bois du supplice, la marche est lente au gré des hommes de l'escorte. Le prévôt a arrêté le cortège et donné l'ordre à ses gardes de requérir un passant; ce que voyant, plusieurs ouvriers prennent la fuite pour échapper à la lugubre corvée.

« La femme du campagnard appréhendé n'entend pas que son mari y aille. Jetant là sa cruche de lait et l'agneau qu'elle portait à la ville, elle s'accroche à son mari avec une rage dont l'intervention armée des soldats a peine à triompher.

« En attendant, les spectateurs, bourgeois et gens du peuple, attendent terrifiés l'issue de la lutte. Un ouvrier en tablier de cuir porte la main à ses lèvres, selon l'habitude des hommes du peuple en proie à une émotion profonde et contenue.

« Il y a aussi les indifférents. Ceux-là poursuivent leur route sans même se détourner. Une femme continue tranquillement à brouetter son veau lié dans un panier.

« Le grand prévôt et sa garde, vêtue de hoquetons rouges, ferment la marche. Hommes et chevaux sont irréprochables de mou- vement et de précision. Le plus rigoureux examen ne décèle pas un détail qui ne soit le résultat d'une observation de la nature *. »

Comme on le voit, c'est bien une peinture de mœurs contem- poraines que Breughel a voulu rendre ici, mœurs dont il fait la satire. Les criminels et le Christ, ce sont ses compatriotes qu'il voyait jour- nellement pendre et supplicier, soit à cause de leur foi, soit parce que, poussés à bout par la faim, ils se révoltaient ou se joignaient aux bandes pillardes qui infestaient le pays. Le peuple curieux, hostile ou indifférent, c'étaient encore ses compatriotes, dont il montre la faiblesse à côté de la force armée de la puissante Espagne. Les soldats bardés de fer font un contraste saisissant avec nos ancêtres désarmés et terrorisés. Malgré la crainte qu'ils inspiraient, on a vu la répugnance


' D'après M. Hymans, le Musée de Stuttgart possède une œuvre très proche, du moins par la conception générale, de celle qui est décrite ci-dessus. C'est une entrée du Christ à Jérusalem. Malheureusement, cette œuvre, qui a dû être exquise, a été perdue par des restaurations maladroites.


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du peuple à prêter main-forte à ses persécuteurs. L'épisode satirique de la femme se mettant en rébellion ouverte pour empêcher son mari de se mêler aux bourreaux de l'Espagne, est des plus typiques à ce point de vue.

C'est bien là une page sanglante de l'histoire contemporaine, vue par un cœur patriotique et racontée, sous un prétexte religieux, avec cette pointe d'humour et d'ironie qui seule faisait passer ces peintures satiriques.

Un autre tableau de Breughel tout aussi connu représente le Massacre des Innocents. Outre un original (?) au Belvédère, à Vienne, une copie textuelle par le fils, à Bruxelles, et une variante à Hampton- Court, M. H. Hymans en cite encore une dernière répétition qui se trouvait, en 1891, chez M. V. L R., de Bruxelles *.

Van Mander considérait le Massacre des Innocents comme une des meilleures œuvres de Pierre Breughel et il lui consacra même un passage de son poème sur la Peinture, honneur peu prodigué aux œuvres flamandes.

Dans cette dernière composition, la scène est plus vraie et plus émouvante encore. Ici, sous le prétexte d'un sujet puisé dans les livres saints, Breughel nous montre un village flamand livré à toutes les horreurs d'une occupation ennemie.

Les soldats d'Hérode ont cerné la petite bourgade dont ils occupent toutes les issues, et dont personne ne pourra s'échapper. Sur la grand'place se trouve le gros de la troupe, composée d'hommes à cheval et en armure, commandés par un prévôt. Celui-ci, froid et rigide, porte une barbe blanche; il nous fait songer, comme le dit M. Hymans, à la figure tragique du duc d'Albe l

Dans le village couvert de neige, le héraut vient proclamer le funeste édit, ordonnant le massacre des derniers nés d'Israël. C'est en vain que la foule consternée demande grâce à genoux; déjà de nom- breux cavaliers ont mis pied à terre, et l'œuvre de destruction est

' H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 1891). — Lafenestre, La peinture en Europe (Belgique), p. 13, en cite une répétition au Musée de Wurtzbourg. ^ H. Hymans, Op. cit.


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commencée. La terrible sentence est exécutée avec une férocité en tout point conforme aux récits de meurtre et de carnage accompagnant au moyen âge la prise de possession d'une localité par une troupe ennemie.

La douleur des mères est déchirante et donne lieu aux épisodes les plus touchants.

Une pauvre femme, couchée dans la neige, a dépouillé de ses vêtements son jeune fils pour voir sa blessure et cherche vainement à le ranimer sous ses étreintes. D'autres essaient de se sauver, pour- suivis par les bourreaux; d'autres se lamentent et pleurent au milieu de groupes d'amis consternés. Un épisode dramatique entre tous est celui d'un père accourant vers le soldat, prêt à transpercer son fils, et lui offrant en échange une fillette en âge de marcher. Cette scène sanglante en pays flamand, n'est-ce-pas encore une satire émue de la cruauté des soldats étrangers à notre sol? N'y voit-on pas le tableau émouvant des souffrances de nos pauvres paysans que Breughel nous représentait naguère, buvant et dansant, pleins d'entrain, aux kermesses joyeuses des environs d'Anvers?

Ce sujet est interprété avec un sentiment dramatique intense, on y trouve à peine trace des épisodes comiques ou humoristiques que notre grand peintre satirique flamand aimait à introduire dans ses compositions les plus sérieuses, — à noter cependant dans son genre comique spécial, l'enfant ému qui, de peur, souille la neige qui couvre le seuil de la maison qu'il habite. — Nous avons vu plus haut, que le Massacre des Innocents était souvent traité dans les miracles et les mystères du temps et que la pièce portant ce titre était considérée comme une des plus fertiles en épisodes tragi-comiques. C'était un prétexte à luttes et à querelles burlesques entre les femmes juives et les soldats d'Hérode, où les invectives grossières et grivoises s'entre- croisaient, excitant l'hilarité de tous les assistants ^

Il y a lieu de ranger encore parmi les compositions religieuses de Breughel une superbe estampe (fig. 221 ) représentant le Bon pasteur

» Th. Wright, Op. cit., p. 267.


Planche XLV






FiG. 221. - Le bon Pasteur et les mauvais Bergers, par Pierre Breii.irliel le Vieux.


— 30Q —

et les mauvais bergers. Le Christ sort d'une étable, entouré de ses brebis fidèles; plein de bonté, il porte sur ses épaules l'une d'elles qui, blessée, est hors d'état de marcher. Les mauvais bergers, loin de suivre l'exemple de leur divin Maître, se ruent brutalement sur retable. Parmi ces méchants, on en remarque plusieurs qui portent des vêtements rustiques, montrant ainsi que l'on peut abuser de sa force dans toutes les classes de la société. D'autres, plus richement vêtus, représentent les seigneurs et patriciens non moins âpres à la curée.

Au milieu du groupe des manants à figures patibulaires qui leur prêtent main-forte, on aperçoit à droite un gentilhomme en costume de chasse, le cor suspendu sur le dos, qui entre par une des brèches ouvertes. A gauche, parmi d'autres bandits furieux, un chevalier, reconnaissable à son casque à visière baissée et à son gantelet de combat, manie violemment une pioche, renversant le frêle abri où se trouvent réfugiées les innocentes brebis de Dieu.

Quelques malfaiteurs, le couteau entre les dents, montent à l'esca- lade au moyen d'une échelle et pénètrent par des ouvertures pratiquées dans le toit. De toutes parts, on ravit brutalement les animaux inof- fensifs que les bergers coupables auraient dû protéger.

A l'arrière-plan, pour compléter la portée de l'œuvre, Breughel nous montre d'un côté le bon pasteur s'élançant au devant du loup pour défendre ses brebis, tandis que de l'autre le mauvais berger iuW lâchement, abandonnant son troupeau au cruel ennemi.

Au-dessus de la porte de l'étable, on lit le dixième verset de l'évangile de saint Jean : Ego sum ostium ovium. L'inscription latine au bas de l'estampe met dans la bouche du Christ ces mots adressés à ses brebis :

Hic tuto stabulate viri, succedite tectis ;

Me pastore ovium, ianiia laxa patet.

Quid iatera aut culmen perrumpatis ? ista luponim

At que furum lex est, quos mea caula fugit.

« Séjournez ici en toute sécurité, pénétrez sous ce toit, car je suis le bon pasteur et ma porte est largement ouverte. »


— 310 —

Puis, apostrophant les méchants :

« Pourquoi brisez-vous les côtés et le toit de ce refuge fait pour abriter mes brebis ?

» Pourquoi agissez-vous comme le font les loups et les voleurs. »

Cette inscription est bien une paraphrase de l'allusion faite par Maerlant aux seigneurs et aux puissants qui négligent leur devoir et que, lui aussi, a comparés aux mauvais bergers.

Plusieurs compositions de Breughel ont été considérées de tous temps comme contenant des allusions satiriques, politiques ou reli- gieuses. C'est dans cette première catégorie que l'on doit ranger une eau-forte attribuée au maître et citée par M. Hymans, qui lui a donné le titre à^ Allégorie sur les préjugés, sans en déterminer autrement la portée (fig. 222). Nous y remarquons trois personnages railleurs assis au premier plan : la Science, l'Art et la Rhétorique (?), montrant au loin une scène bizarre d'une compréhension assez diffi- cile, où un arbre énorme ayant une apparence humaine et la partie postérieure creuse, joue un rôle important.

Peut-être doit-on voir ici une satire dirigée contre les gueux des bois soutenus et ravitaillés par les gueux de mer. Effectivement, l'arbre animé et symbolique est soutenu par deux bateaux, et il contient dans sa partie creuse des gens attablés qui ont arboré un étandard portant le croissant. Allusion probable à la devise des gueux : Plutôt Turc que papiste !

Liever Ttirk aïs Paeps !

L'hostilité marquée par l'artiste à ces gueux est visible par la place grotesque qu'il leur a assignée dans son dessin, ainsi que par l'hilarité générale qu'ils excitent chez les nombreux spectateurs qui tous semblent se moquer d'eux en les montrant du doigt.

La délicate petite peinture, les Mendiants * (fig. 223), appartenant jadis à la collection de M. Paul Mantz et datée de 1568, semble avoir la même intention satirique et moqueuse, car ce conciliabule de

' La reproduction des Mendiants de Breughel est empruntée à la Gazette des Beaux- Arts (H. Hymans. Pierre Breughel le Vieux). — On sait que ce tableau fait actuellement partie des collections du Louvre.


Planche XLVl



FiG. 222. — Satire diricréc contre les Gueux, par f'ierre Fkeii<rliel le Vieux.



Fui. 223. — Satire des mendiants ( ou des Gueux?) par I^iene Hrenyliel le Vieux. Musée du Louvre.


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gueux serait non pas, comme le croit M. Renouvier, une adhésion sous une forme déguisée au compromis des nobles, mais bien une satire dirigée contre les gueux hérétiques et briseurs d'images, pour lesquels Breughel, croyant et artiste, ne put avoir aucune sympathie.

Le bizarre tableau de Naples, le Misanthrope, exécuté dans la même année, constitue un véritable rébus ^ M. Lavice, dans sa revue des musées d'Italie, en propose la solution suivante : c Le diable, environné d'un double cercle, vole la bourse que cachait sous son manteau un avare », tandis que M. Rousseau croit y voir le fana- tisme se laissant duper par l'hypocrisie . Le voleur renfermé dans un globe terrestre constitue plutôt, selon nous, une image satirique du monde que Breughel considère comme étant plein de duplicité et de fraudes :

Une estampe de Wiericx reproduisant le même sujet porte une inscription explicative en flamand et en français ainsi conçue :

Je porte le deuil voyant le monde Qui en tant de fraudes abonde.

C'est bien là, faut-il croire, la portée que Breughel voulut donner à ce sujet; elle est d'ailleurs conforme à la strophe saisissante où Maerlant, vieilli et attristé, dit lui aussi, vouloir porter le deuil des vices et des crimes dont se rendaient coupables toutes les classes de la société, promettant de dire la vérité sans aucun ménagement.

Quoique croyant et ne pactisant pas avec les hérétiques, Breughel, comme avant lui notre grand poète flamand, osa stigmatiser, au nom même de la religion, le clergé et les moines lorsqu'ils avilissent la robe qu'ils portent.

C'est ainsi que notre artiste met en scène d'une façon satirique des Moines mendiants, cette plaie du XVJe siècle, et leur fait dire devant une maison close :

Maintenant en vain nous mendions Car à l'huys du sourd nous crions.

  • Gazette des Beaux-Arts, 35^ année, 3^ pér., t. V. p. 37.


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Ou plutôt, comme le porte la version flamande de la même com- position exécutée par Wiericx * :

Hélas les beaux jours sont passés pour nous !

Le moine, gros et replet, figure parmi les convives de la Cuisine des gras, décrite plus haut. Le broc en main, il tourne le dos aux plaintes du pauvre musicien, maigre et famélique, expulsé sans façon de la salle du festin.

Dans une étude vraiment saisissante, conservée au musée de Copenhague, nous voyons un visage d'homme d'église, boursoufflé et pléthorique où un homme et une femme maigre viennent planter leurs dents d'affamés. Cette étude satirique a été faite pour une Bataille entre les gras et les maigres, sujet qui semble avoir hanté notre peintre toujours compatissant aux miséreux.

Dans la série des Vices ou des Péchés capitaux, nous avons vu Breughel prendre à partie, avec plus de hardiesse encore, les indivi- dualités coupables ou indignes appartenant aux ordres religieux.

Dans la Luxure notamment, on remarque un moine, à tête d'animal, se faisant une mutilation défiant toute description.

L'allusion satirique est plus hardie dans la Patience où un per- sonnage énorme, coiffé d'un chapeau de Cardinal, marqué des clefs du pape en sautoir, résiste sans bouger aux attaques dont il est l'objet. On reconnaît généralement le Cardinal Granvelle dans cette figure étrange à moitié emprisonnée dans un œuf que vident ses nom- breux ennemis armés d'un énorme couteau, tandis qu'un monstre brandissant un glaive vole vers sa tête et semble aussi le menacer.

Ces quelques estampes nous donnent une idée de ce que durent être les dessins que Breughel jugea prudent de détruire avant sa mort.

Le Mercier et les singes (fig. 224) a été également considéré par plusieurs auteurs comme une satire dirigée contre les moines simonia- ques, vendeurs d'indulgences, dont on appelait alors les marchandises spirituelles : « merceries ». Cette interprétation paraît peu admissible,

' H. Hymans, Gazette des Beaux-Arts, 35"^ année, 3^ pér., t. V, p. 37.


Planchf XLVll



FiG. 224. — Le Aleirier et les singes, par Pierre Breugliel le Vieux.



Fiu. 225. — Le Pays de Cocagne, par ['ierre F^reugliel le \ieii.x


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la composition n'offrant aucune allusion religieuse sensible. Dans l'inscription qui accompagne l'estampe, Breughel évite d'ailleurs toute insinuation dangereuse; elle est, ainsi conçue:

Quand le mercier son doulx repos veut prendre. En vente les singes ses marchandises vont tendre.

Cette gravure, si l'on admettait son intention satirique anti- religieuse, serait la seule de ce genre que l'on puisse attribuer avec certitude à notre artiste.

Peut-être y a-t-il plutôt lieu de croire que ce sujet satirique ancien fut choisi par Breughel, tout simplement parce qu'il lui parut un excellent prétexte à diverses drôleries et grivoiseries pour lesquelles son époque avait un goût si prononcé.

Comme on peut le voir dans la reproduction ci-contre, les singes ne se contentent pas, comme le dit l'inscription, de tendre les mar- chandises du mercier dans les arbres, mais ils lui font maintes farces grossières devant lesquelles nos ancêtres de tous rangs, depuis les époques les plus reculées, n'avaient jamais manqué de s'esclaffer.

Un des singes notamment abaisse la culotte du marchand en faisant une mimique dégoûtée comprise de tous. Un autre dépose dans son bonnet, en guise de plaisanterie, une trace mal odorante de son passage. Cette dernière action avait d'ailleurs, nous l'avons vu déjà, une signification de raillerie particulière et toute flamande.

La figure 225 constitue une satire amusante des goûts de pa- resse des trois classes principales de la société d'alors : les clercs, les paysans et les soldats. Ceux-ci sont représentés par trois dormeurs gros et repus, couchés à l'avant-plan. Ils sont dans le Pays de Cocagne; un arbre les abrite des rayons du soleil, tandis que les victuailles les plus diverses viennent en foule les entourer, attendant leur réveil. Un poulet rôti vient se poser sur une assiette ; un porc cuit à point, le couteau planté dans le dos, ainsi qu'un œuf à la coque muni de sa mouillette, se dirigent vers eux. Sur une table sont disposés les mets les plus variés ainsi que des gobelets et des gourdes contenant des liquides choisis et appétissants. Le chevalier n'est pas oublié dans


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cette satire des paresseux et des gourmands; au second plan, à droite, on le voit, casque en tête, s'éveiller et, pendant qu'il bâille, recevoir dans sa bouche une volaille rôtie qui vient s'y introduire. Sa demeure est toute couverte de flans au lait (vlaien), friandise favorite des Flamands.

Au fond de la composition s'élève une montagne de brouet par où, d'après la légende thioise, on devait se frayer un passage de sept lieues en mangeant sans discontinuer pour parvenir au pays des délices.

Zeven uren door den breiberg byten.

Un nouvel arrivant, qui vient d'accomplir cet exploit gastrono- mique, apparaît au loin, et une branche d'arbre se tend vers lui pour l'aider à descendre. Bientôt il aura rejoint l'étudiant, le lansquenet et le laboureur, qui tous les trois ont déposé leurs instruments de travail et jouissent sans vergogne des douceurs de la fainéantise.

Le tableau original de Pierre Breughel le Vieux, signé et daté, appartient à M. R. Von Kaufman, de Berlin. Il a figuré à l'Expo- sition des peintres primitifs à Bruges en 1902 *. (La composition est retournée dans l'estampe).

Voici l'inscription curieuse qui accompagne la gravure :

Dier daer luy en lecker syt boer crisman oft clercken Die gheraeckt daerin smaekt daer van aïs sonder werken Die tuijnen zijn worsten, die huijsen met vlaijen Cappuijnen en kieckens t'vlieciiter al ghebraijen.

Ce pays de Cocagne flamand, où « les clôtures sont des boudins », eut certes une portée satirique dans l'idée de l'artiste. Probablement, voulut-il faire la satire de ses compatriotes trop portés à la bonne chère et à la paresse, et démontrer, comme le prouva l'avenir, que le souci trop grand du bien-être physique étoufferait en eux la vigueur et la virilité morale, les laissant mûrs pour l'oppression et la tyrannie.

• No 357 du Catalogue officiel de l'Exposition des peintres primitifs à Bruges en 1902, de M. James Weale ; voir aussi même numéro du catalogue critique de M. Georges H. de Loo, 1902.


Planche XLVIII



<^ =


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Nous avons vu plus haut que le Pays de Cocagne fut chanté dès le XlIIe siècle par les poètes artésiens, assez semblables comme caractère à nos Flamands du temps de Breughel le Vieux.

Le triste état de la Flandre et l'insouciance de ses habitants sont caractérisés d'une façon saisissante dans le beau tableau de Breughel, la Pie sur le Gibet du Musée de Darmstadt. Nous y voyons, dans un ravissant paysage aux lointains vaporeux, tout à l'avant plan un sinistre gibet sous lequel dansent quelques paysans et leurs com- pagnes, revenus de quelque kermesse des environs. L'oiseau bavard juché sur la potence semble vainement leur rappeler que la moindre intempérance de langage peut être punie du dernier supplice. Cette œuvre, une des meilleures du maître, date de 1568.

L'estampe suivante (fig. 226) est également une satire patriotique des plus transparentes. Le riche pays flamand est symbolisé par une profusion de marchandises de toutes natures qui encombrent l'avant plan. Les personnages qui s'agitent parmi ce chaos d'objets hétéro- clites portent tous sur leurs habits la même devise : Elck Chacun . Dans le fond de la composition, à gauche, se trouve accroché un tableau allégorique portant l'inscription : Nlemat-en-kent-he-selv \ «Personne ne se connaît , et à côté une chandelle éteinte dans une niche.

Pendant que des drapiers s'arrachent une pièce de drap qu'un marchand de vin s'occupe dans son tonneau, qu'un mercier, qu'un épicier rangent et soignent leurs marchandises diverses, qu'un marchand de grain se cantonne dans un immense sac de blé, une puissante armée s'approche à droite au fond du tableau. Les lances et les étendards ennemis forment au loin une forêt sombre; déjà leur camp formé de tentes nombreuses s'est établi dans le voisinage, et jusqu'ici personne ne s'en est inquiété. Chacun {Elk), s'isolant dans son égoïsme, ne songe qu'à s'occuper de ses affaires personnelles. Cet égo'isme général, « qui met des lunettes et allume sa lanterne pour soigner son propre négoce ou commerce individuel, semble ignorer le péril général qui s'approche menaçant. On voit clairement

' Niema(n)t-en-kent-ke{m)-selv{en). Voir la reproduction fig. 226.


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que les intérêts égoïstes divisés seront impuissants à se défendre contre l'ennemi commun qui bientôt sera seul à profiter des richesses que « Chacun > a rassemblées, sans se préoccuper d'une défense collective.

M. G. Cohen nous a dit reconnaître dans cette estampe le souvenir d'une Moralité extrêmement populaire en Néerlande, le « Elckerlyk », attribué par le savant germaniste Logeman, à Pieter Dorland van Diest (1454-1507) *. C'était d'ailleurs l'habitude dans les moralités et les mystères d'écrire le nom du personnage sur son vêtement. Nous les voyons notamment figurer sur ceux des acteurs jouant sur les tréteaux que l'on rencontre si souvent sur les compo- sitions de Breughel le Vieux *.

Cette curieuse estampe est accompagnée d'une légende latine anodine en quatre lignes, dont la traduction semble la suivante :

Tout le monde cherche toujours ses aises,

Tout le monde se cherche soi-même en tout ce qu'il fait,

Tout le monde baille après des gains personnels,

Celui-ci tire par ci, l'autre tire par là, chez tous on voit le même amour de posséder*.

Cette estampe, signée P. Breughel, provient de la boutique Aux Quatre-Vents et a été gravée par P. A Merica '\

L'estampe connue sous le nom de la Bataille des tirelires et des coffres-forts (fig. 227) est à la fois une satire de la guerre des classes et de la soif de l'or. Breughel y a symbolisé d'une façon comique l'humanité « possédante », par les divers récipients en usage alors pour contenir les métaux monnayés.

Les tirelires en terre, représentant l'épargne des prolétaires, sont les plus nombreuses; malgré leur fragilité, elles attaquent bravement les tonnes et les coffres blindés de fer symbolisant la richesse des patriciens et des puissants. Les coups les plus terribles s'échangent

' Logeman, Recueil de travaux de la Faculté de Phil. et Lettres de Gand, 1892. — Voir aussi même auteur, même collection : Elckerlyk, 1902.

- Gustave Cohen, Op. cit.

' M. Vercoullie, Professeur de l'Université de Gand, un spécialiste reconnu pour l'interprétation des textes du XVfe siècle, a bien voulu faire cette traduction.

♦ La reproduction ci-jointe a été faite d'après un exemplaire conservé au Cabinet des estampes, Bibliothèque royale de Bruxelles.


-ic XLIX



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de toutes parts; des blessures énormes laissent couler, au lieu de sang, l'or des coffres-forts, ou bien la monnaie d'argent ou de billon des tirelires. Les grosses escarcelles de cuir des marchands, gonflées outre mesure, ont fort à souffrir. Le combat est acharné; on ne peut deviner quelle en sera l'issue.

Déjà van Maerlant avait fait la satire du pouvoir de l'argent, c qui apporte la considération aux fous, aux coquins et aux imbéciles. Qu'est la noblesse sans argent? dit-il. L'or, c'est Dieu sur la terre ».


Et plus loin


Men niag den peninghe gherne sien Want hy is der werelt God Diene scuvvet hy es sod '.


Armen heet men cemmer sod ^.


« On sait qu'un trouvère contemporain de Maerlant (Xllle siècle) dédia à l'argent cette chanson typique de Dans Denier (Dominas Denarius) :


Dans deniers est mult redoutez, Deniers est mult en chambre amez Deniers se couche es lis parez Deniers a bien ses volontez Deniers parole fièrement Deniers va orgueilleusement

Ce est la somme Deniers fit sa besoigne à Rome Deniers fet homme forcenez Deniers fet pontonniers monter Deniers fet putains atroter Deniers fet prestres desréer Et trois messes le jor chanter


Deniers est partout essauciez Mult a honors ^


Breughel montre dans son dessin, comme dans la chanson du trouvère, que l'or est le bien suprême et combien âprement chacun se rue pour en posséder davantage. C'est la continuation de Téternelle lutte des classes que nous avons vue préluder dans les manuscrits


' Dr Te Winkel, MaeiianVs werken, p. 247. 8 Id., ibid., p. 247. — Spieghel Historiael.

  • DE JuBiNAL, Jongleurs et Trouvèree, p. 94.


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primitifs, et notamment dans V Arbre des Batailles. Ici elle dégénère en une mêlée générale, d'une violence et d'une brutalité qui rappellent les tournois cruels et sanglants de Valladolid.

Cette estampe est accompagnée d'une légende en vers en langue flamande :

Wel aen ghy, spaerpotten, tonnen, en kisten,

T' is al om gelt en goet, dit striden en twisten

Al seet men u voe anders, willet niet geloven

Daeroin viieren wy den haec die ons noyt en misten

Men zoekt wel actie voor ons te verdooven

Maer men souwer niet kiygen vvaerder niet te rooven.

D'après le professeur Vercoullie \ la traduction littérale de ces vers devrait être la suivante :

Et bien tirelires, tonneaux et coffres,

C'est pour l'argent et la fortune ces luttes et ces disputes.

Quand même on vous le dirait autrement, ne le croyez pas.

C'est pour cela que nous portons le crochet qui ne nous quitte pas,

On fait bien des efforts pour nous paralyser.

Mais il n'y aurait rien à obtenir si on ne le volait pas.

Le Cabinet des estampes d'Amsterdam possède une gravure de P. Breughel, éditée par J. Galle (P. Ameriginus, graveur), représentant une lutte analogue, où l'on voit aux prises * des créatures étranges, formées de coquilles d'œufs et de coffres cassés qui se ruent au carnage et éventrent les coffres-forts et les sacs d'argent des autres ^ ». Elle est intitulée Ryckdom maeckt dleren (la richesse ravale l'homme au rang des animaux) Ce titre, mieux que les vers précédents, nous donne la portée satirique que Breughel a voulu mettre dans cette intéressante composition ^.

Cette lutte pour la fortune nous rappelle aussi une estampe d'un Boccace imprimé par Dupré (Bibliothèque nationale, à Paris) ; c'est le premier en date des livres français illustrés par la typographie qui ait paru dans la capitale de la France. Nous y voyons le Débat de fortune et de prauveté ; au fond, attaché à un arbre, se trouve le malheureux

  • Professeur des langues germaniques à l'Université de Gand.

- Cette estampe se trouve renseignée dans F. Muller, Beredeneerde beschrijvlng van Nederlandsche historié plaateit, Amsterdam (zinneprinteni, suppl., t. IV, no 418, AFa 3 F. Muller. Op. cit., t. IV, n» 418, AF^.


Planche L



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qui est resté victime de la Richesse; à droite, la Fortune semble con- seiller la résignation à un pauvre homme blotti dans son trou , tandis qu'au premier plan, à gauche, la Pauvreté, devenue agressive, terrasse la Fortune qui tombe et qu'elle maintient à sa merci.

Quoique exécutée à Paris, cette estampe paraît avoir pour auteur un de nos nombreux artistes anonymes flamands qui travaillèrent en France.

La Parabole des aveugles du Musée de Naples (fig. 228, qui, nous l'avons dit plus haut, constitue le chef-d'œuvre pictural du maître, est aussi un chef-d'œuvre d'observation physionomique et satirique. Breughel a-t-il voulu simplement montrer des malheureux dignes de pitié, dans une aventure ou ils courent le plus grand danger par suite de leur confiance mal placée ? Ou bien a-t-il voulu faire une allusion à l'aveuglement moral de ses compatriotes à son époque ? Il y a lieu de croire, connaissant ses autres nombreuses compositions satiriques à intentions moralisatrices, que c'est cette dernière supposition qui est la plus probable et qu'il a voulu mettre ses compatriote en garde contre les dirigeants aveugles et pleins de présomption qui assument à la légère la tâche de guider leurs semblables sans avoir les qualités requises. On se rappellera qu'avant lui, Jérôme Bosch fit la même composition, mais en ne mettant en scène que deux aveugles.

L'œuvre de Breughel est trop considérable pour que l'on puisse, dans une étude comme celle-ci, passer en revue et commenter toutes les compositions satiriques qu'il a faites. L'analyse succinte de quel- ques-unes d'entre elles, prises parmi les principales, suffira, pensons- nous, pour en déterminer la valeur et la haute portée. Elles nous montrent notre grand satirique flamand, non pas, comme on le consi- dérait, il n'y a pas longtemps encore, un simple peintre < drôle >, le Breughel « des paysans > et des kermesses, mais un artiste génial, doublé d'un poète et d'un philosophe, qui, dans le genre satirique, créa une œuvre grandiose, que nous ne verrons plus égalée après lui.

En l'étudiant davantage, on verra de plus en plus augmenter son prestige, car le fouet de la satire, qu'il mania avec tant de maîtrise, fut entre ses mains un instrument de haut enseignement, à la fois mora- lisateur et patriotique.


CHAPITRE XVI.

Le genre satirique chez les contemporains et les conti- nuateurs de Pierre Breughel au XVr siècle.

Les peintres satiriques contemporains de P. Breughel le Vieux et ses imitateurs. — Pierre Huys. — Les Damnés aux enfers (Madrid). — La Tentation de saint Antoine. — Les Amis de Job (Douai). — La Légende du boulanger d^ Eecloo. — Les sujets satiriques de Martin van Heemskerke. — Jean Breughel ; ses tabeaux fantastiques. — La Tentation de saint Antoine (Vienne). — Pierre Breughel (dit d'Enfer ) ; ses répliques d'après les œuvres de son père. — Le Dénombrement à Bethléem (Bruxelles). — Le Triomphe de la Mort (Vienne). — Dégénérescence du genre satirique. — Influence de l'Inquisition espagnole.

— Les satires cachées. — Les jetons satiriques. — La Tentation de saint Antoine, de Martin Devos (Anvers). — La Pacification de Gand. -- Les cinq sens, le Flegmatique, le Sanguin, le Colérique, la Mélancolie. — Met bedorven huishouden, gravure satirique de Horenbault. — La Tabula asinaria, etc., de J. Duchemin (1585). — Autres satires par les ânes. — La Tyrannie du duc d^Albe, estampe satirique politique. — Le triomphe du duc d^Albe, peinture satirique d'un imitateur inconnu de Breughel le Vieux. — Le Corps et VAme, suite de gravures satiriques d'un graveur anonyme. — Hieronimus Wierx :

— Un Exorcisme; — La Tentation de saint A moine; — Le Pendu. - Une Kermesse, de Cari, van Mander. — Fin du genre satirique de l'époque de la Renaissance proprement dite.

Parmi les continuateurs et contemporains de P. Breughel le Vieux, il faut citer en première ligne Pierre Huys, peintre flamand, qui florissait vers 1570. On ne connaît pas les particularités de sa vie, mais il y aurait lieu, croyons-nous, de l'identifier avec le graveur du même nom dont les estampes connues sont datées d'Anvers vers la même époque. Il exécuta en outre des tableaux de mœurs d'une portée satirique assez banale, tel le Joueur de cornemuse volé, du Musée de Berlin, signé Huiis. F. E. 1571, et des compositions fantas- tiques peuplées de figures terrifiantes dans le genre de Jérôme Bosch et de Breughel le Vieux. Parmi ces dernières compositions, il faut rappeler les Damnés emmenés aux enfers par Les démons, qui figurent au Musée de Madrid (Prado). Le tableau est daté de 1570. M. H. Hymans


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a vu chez M. P. Mantz une Tentation de saint Antoine' du même maître absolument remarquable et portant le millésime de 1547 ». On y observe également des apparitions de monstres infernaux, si bien en conformité d'idées avec le goût général de l'époque.

Le Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris possède un album précieux pour Tétude de nos maîtres satiriques, provenant de l'abbé de Marolles, ayant gardé sa reliure du XVI|e siècle, où se trouvent réunies des pièces facétieuses et bouffonnes de 1500 à 1630*. Parmi celles-ci on remarque une estampe rare signée P. Huys et portant le millésime de 1558. Elle représente un Ambulant montreur de singes, s 'apparentant avec le Joueur de cornemuse de Vienne.

La date de 1558 de l'estampe de Paris mérite d'être notée, car la plupart des biographes fixent la date de production de notre artiste vers les années 1570 et suivantes (Vienne, 1571). Elle se rapproche ainsi de l'époque où fut exécutée la Tentation de saint Antoine de M. Mantz, signalée par M. H. Hymans et qui, on se le rappelle, porte la date de 1547.

M. Louis Gonse, dans son ouvrage récent consacré aux musées français, considère un tableau: Job insulté par sa femme et tenté par les démons^, du musée de Douai, catalogué jusqu'ici sous le nom de Jérôme Bosch, comme une œuvre incontestable de Pierre Huys. 11 y aurait lieu cependant de faire remarquer l'analogie qui existe entre cette toile et la Tentation de saint Antoine récemment restituée à Jean Mandyn, dont nous avons parlé plus haut.

C'est aussi à Pierre Huys que nous serions tenté d'attribuer l'original d'une composition curieuse datant de la seconde moitié du XVIe siècle et qui fut reproduite fréquemment après cette époque en pays flamand. Cette composition, d'une portée satirique peu com- promettante, est d'autant plus intéressante qu'elle est l'illustration

' H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux. (Gazette des Beaux-Arts, 35*^ année, Jf pér., t. V.)

  • Bouchot, Catalogue du Cabinet des estampes à Paris, p. 301. Littérature et fictions

diverses.

' Louis Gonse, Les chefs-d'œuvre des musées de France. Peinture. Paris 1900. p. 117.


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d'un iDroverbe ou dicton peu connu, mais populaire en Flandre, et plus particulièrement dans le Meetjes land, où l'on dit encore : < Doet a erbakken in Eeclo ! », (Faites-vous recuire à Eecloo), lorsque le physique des gens laisse à désirer \

Dans une boulangerie de l'époque, des mitrons empressés s'occupent très activement à une étrange besogne. Ils emportent et enfournent les têtes coupées de nombreux clients et clientes dési- reux d'améliorer leur physionomie. Tous sont assis sur des fauteuils en bois ; ceux dont la tête est déjà enlevée reçoivent en attendant sur les épaules un grand chou blanc, dont on voit une provision dans un grand panier à l'avant-plan.

On peut voira droite l'opération délicate du décollement qui se pratique à l'aide d'un grand couperet ; à gauche la tête est soulevée par un des mitrons. Divers clients et clientes attendent leur tour, non sans marquer leur appréhension par « leurs gestes et attitudes -. L'industrie fantastique ne chôme guère, car, par la porte ouverte, on » voit approcher de nombreux amateurs tous désireux de se faire recuire-.

Martin van Heemskerke (son véritable nom était van Veen), qui ■ ' naquit en 14Q8 et mourut en 1574 composa des suites de sujets où percèrent parfois des intentions satiriques inspirées de Breughel le i Vieux. Dans une gravure représentant La Mort délivrant Vhomme ^ ! nous voyons dans un pauvre intérieur flamand, grouillant d'enfants en bas âge, un vieillard et sa compagne tendant les bras vers un mort couronné jouant de la cornemuse. Tous les détails et les accessoires : de cette composition sont faits d'après nature et ils rappellent incon- testablement le faire de notre grand peintre satirique flamand. Sa suite du Pater où nous voyons notamment représentées les œuvres


' Ce tableau, de petites dimensions, se trouve dans la collection de l'auteur de ce livre.

- J'ai pu voir une répétition de ce même sujet à la vente de M. Nelemans, ancien direc- teur au chemin de fer Eecloo-Oand ; elle semblait d'une exécution postérieure à celle du tableau décrit.

^ Cette estampe est reproduite dans l'ouvrage de Marc van Vaernewvck, Troubles en Flandre et dans les Pays-Bas au XVI^ siècle, 1566-1568. Traduction française par H. van Duysse. N. Heins, Gand, 1906.


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de m.séncorde avec des séquelles de mendiants, rappellent également les œuvres analogues de notre grand peintre satirique flamand

La fig. 229, appartenant à la même série du . Pater » intitulée Advenlat Regnam Tuum, est à la fois satirique et diabolique' Nous



Advlniat i\lgxV;H Tvv,n

Fig. 229 — Une des estampes de la suite du Pater Ae Martin van Heemskerk (XVIe siècle).


voyons Satan sarcastique et terrible chevauchant le globe terrestre oîj il se cramponne à l'aide de griffes en forme d'éperons, tenant attachés par de lourdes chaînes les humains qui essayent vainement de se soustraire à son joug humiliant. On remarquera déjà dans cette composition, l'influence prépondérante des formules d'art delà Pénin-


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suie et tout spécialement celles de Michel Ange que ce grand artiste chercha à imiter \

Jean Breughel, dit de Velours, qui naquit en 1568, quelques mois avant la mort de son père, mériterait mieux que son frère Pierre le surnom de Breughel d'Enfer, qui fut attribué à ce dernier, car il exécuta plusieurs œuvres fantastiques et diaboliques où il se montra complè- tement personnel dans ce genre. Ce sont peut-être ces compositions diaboliques, où les lueurs d'incendie des enfers sont si bien rendues, qui ont été erronément attribuées à son frère Pierre et lui ont valu son surnom infernal. La plupart des œuvres de Breughel de Velours ont quitté le pays et se trouvent surtout dans les musées de Madrid, de Munich ou de Dresde. Dans le genre qui nous occupe, le Musée Impérial de Vienne possède une Tentation de saint Antoine, où l'on reconnaît le pinceau délicat de Jean Breughel. On y observe une entente de l'effet remarquable qui met en valeur, d'une façon saisis- sante et très personnelle, les clartés sinistres des incendies et les lueurs de la lune au fond du tableau. Les personnages principaux de cette scène de la tentation sont mis en relief par un éclairage spécial, laissant dans l'ombre tous les monstres étranges et diaboliques qui peuplent cette composition, continuant ainsi la tradition ininterrompue des visions de cauchemar de Bosch et de Breughel le Vieux. Des femmes charmantes, vêtues à la dernière mode d'Anvers, forment un contraste gracieux avec les êtres effrayants échappés de l'enfer Ce tableau présente un grand intérêt pour nous, car il marque la transition entre le genre fantastique primitif et les sujets analogues, expurgés par la censure, que peindra D. Teniers le Jeune, dont nous aurons à nous occuper bientôt.

Pierre Breughel le Jeune, dit Breughel d'Enfer, naquit à Bruxelles en 1564 et mourut à Anvers en 1637, où il obtint la maîtrise dès 1585. Son rôle se borna, en général, à faire des répliques ou reproductions d'œuvres de Breughel le Vieux, dont il ne fut à proprement parler qu'un imitateur ou un copiste.

' L. Maeterlinck. Pieter Breughel de Oude en de prenten van zijnen tijd. p. 20-21. (Uit- gave der Koninklijke Vlaamsche Académie.) Qand, Siffer. 1903.


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Ces copies, exécutées d'après des œuvres conservées jusqu'alors dans l'atelier de son père, tendraient à prouver par leur grand nombre que le genre réaliste et populaire de notre grand satirique flamand eut à lutter longtemps contre les tendances romanistes si générales à son époque.

Toutes les répétitions du fils se trahissent ordinairement par une main moins habile et des tons moins fins. On lui doit cependant de la reconnaissance, car c'est grâce à ses peintures que nous connaissons nombres d'œuvres disparues de son père, qui sans lui n'auraient laissé aucun souvenir.

Parmi les tableaux disparus de Breughel le Vieux, dont les répé- titions seules du fils nous sont restées, il faut citer un Sermon de saint Jean-Baptiste dans la forêt, dont un exemplaire, daté de 15Q8, se trouve à Munich, et un autre, portant le millésime de 1620, à Vienne. On y retrouve bien l'esprit satirique du père, nous montrant les auditeurs du sermon se cachant la bouche de la main pour bâiller plus à l'aise. Des répétitions de cette œuvre se trouvent également à Dresde et à la galerie de Lichtenstein.

Un tableau des plus intéressants au point de vue satirique, celui du Musée municipal de Harlem, représentant les Proverbes et dictons flamands en actions dont nous nous sommes occupé plus haut se trouve dans le même cas. Ces proverbes si curieux, où l'on retrouve le génie intime de notre race, sont représentés en de petites scènes amusantes, constituant parfois de vrais rébus. Les vieilles plaisanteries gauloises n'y sont pas oubliées, car, à l 'avant-plan, un descendant de Thyl Uylenspiegel, ayant mis bas les chausses, verse par la fenêtre son mépris pour le monde, représenté pour la circon- stance par un globe terrestre formant l'enseigne de l'auberge où il est logé.

D'après des auteurs récents, le Massacre des Innocents, cité par Van Mander comme une des meilleures œuvres de Breughel le Vieux, ne nous serait également connu que par les répétitions du fils *■.

' Adolf Philippi, Rubens und die Flamldnder (Vor Rubens), Leipzig (1900), p. 20.


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L'Académie de Vienne n'en aurait qu'une copie, mais repro- duisant mieux que d'ordinaire les qualités des œuvres originales du père. Ce tableau porte une date illisible, tandis que le millésime visible de la répétition de Bruxelles rend le doute impossible.

C'est surtout là où existe encore l'original du père*, comme c'est le cas pour le Portement de croix de Vienne, que l'on remarque la différence sensible existant entre l'œuvre primitive et les copies du fils dont des spécimens existent notamment aux Uffizi (1509), à Berlin (1606) et à Anvers (1607).

Le Dénombrement à Bethléem ou la Fuite en Egypte dont on trouve au musée de Bruxelles les œuvres du père et du fils presque juxtaposées, permettent encore plus facilement cette comparaison entre leurs manières de peindre respectives -.

Sur la place d'un village, par un temps de neige, au milieu de charrettes dételées, s'avance la Vierge Marie, montée sur un âne; elle est enveloppée d'un manteau vert et précédée de Joseph en costume gris. Selon la tradition, ce dernier se trouve légèrement ridiculisé en portant un énorme panier à provisions, ils se dirigent vers la gauche, où, dans une auberge, se tiennent les scribes entourés d'une popu- lation docile, qui vient se faire inscrire pour obéir aux ordres de César. La composition se trouve complétée d'une façon satirique par des groupes d'habitants se livrant à toutes sortes d'occupations vulgaires. A l'avant-plan, on tue un porc, dont on recueille le sang dans une poêle. Les gamins font des glissoires, d'autres se battent ou patinent, etc. Cette œuvre est signée et porte la date de 1610.

Le Musée de Lille possède une répétition de cette même composition.

Même dans le genre fantastique, qui lui valut le surnom de

' Le Musée de Bruxelles a acquis récemment à la vente Huybrechts, d'Anvers, un Dénombrement de Bethléem, qui permet la comparaison avec une œuvre du fils, qui se trouve au même musée.

^ Le Dénombrement de Bethléem de Pierre Breughel le Vieux constitue une des acquisi- tions les plus précieuses que le Musée de Bruxelles ait faite depuis longtemps. L'auteur du Catalogue raisonné de l'Exposition des primitifs flamands considère cette composition comme une œuvre admirable du maître . Elle a figuré à l'Exposition brugeoise sous le no 358.


Planche LI



Fio. 230.


Repas (le Noce viZ/aoro/s en Flandre, par Pierre Breiitihel fils dit d'Enfer. Musée de Qand.


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Breughel d'Enfer, il fut le copiste de son père ou bien celui de Jérôme Bosch (Van Acken).

Effectivement, le Triomphe de la Mort de la galerie princière de Lichtenstein, à Vienne, cité par la plupart des auteurs comme son chef-d'œuvre dans le genre fantastique, ne serait, d'après M. H. Hymans, qu'une répétition du même sujet qui se trouve au Musée du Prado, à Madrid, et qui fut exécuté par son père '.

Nous avons vu que, d'après M. Woerman, le Musée de Gratz, en Styrie, possède une répétition du même sujet, également peinte par le fils.

Un Repas de noce flamand, au Musée de Gand, reproduit fig. 230, constitue une bonne réplique du même sujet qui se trouve au Musée de Vienne. On y remarque une scène ultra-grivoise qui se passe dans la pénombre d'un grenier, pendant que les invités festoyent en mangeant le traditionnel « rijspap » ou riz-au-lait qu'apportent sur une civière deux robustes garçons de ferme.

Comme on le voit, il est difficile de trouver à ce peintre, malgré son talent, d'autres qualités que celles d'un imitateur de son père. Avec lui commence la dégénérescence du genre satirique flamand que Breughel le Vieux et Jérôme Bosch avaient porté à une si haute puissance.

Ce recul chez nos peintres satiriques coïncide, circonstance ag- gravante, avec une diminution sensible de leurs qualités techniques. Comme le remarque fort bien M. Max Rooses, dans son excellent ouvrage sur V Histoire de iécole de peinture d^ Anvers -, nous ne trouvons plus chez le fils ces sujets moralisateurs à haute portée sociale ou philosophique, dont nous avons constaté la présence dans l'œuvre de son père. La satire vulgaire de la vie journalière lui fait place, et cette satire s'applique surtout à l'homme du commun et au paysan, parce que c'étaient les seuls que l'on pût alors attaquer et ridiculiser impunément. Dans le fantastique, nous retrouvons la même

' H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado. (Gazette des Br alx-Arts, 32e année, 3epér., t. X, p.335j.

- Max Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche Schiidei school. Gand. 1S79, p. 123.


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tendance à l'aberration et au drôle, mais n'ayant plus comme correctif des intentions moralisatrices ou didactiques.

A cette école, la grossièreté de l'exécution ' alla bientôt de pair avec la grossièreté de la pensée, qui semble dès lors remonter le courant du progrès et nous reporter à deux cents ans en arrière ^.

Ce vide de la pensée, ce recul de la satire philosophique et reli- gieuse, s'expliquent aisément par la situation politique et sociale de notre malheureux pays.

Effectivement, la date de la maîtrise de Pierre Breughel le jeune à Anvers coïncide avec la prise de cette ville par Farnèse, après un siège mémorable. L'inquisition espagnole, qui avait < dégorgé et vuydé le pays de tout ce qu'il y avait de scavant, de bon et de subtil •' », reprit dans cette ville le cours de ses répressions cruelles avec plus de vigueur que jamais. Les bûchers, ainsi que le sang versé à flots, eurent bientôt raison de toute velléité de résistance et de toute satire intellectuelle, tant politique que religieuse.

Après la prise de ce dernier rempart de la liberté, toute indé- pendance de la pensée fut bannie dans l'art comme dans la littérature.

Ce vide intellectuel que l'on remarque déjà dans les œuvres de Breughel le Jeune, et qui s'accentua chez la plupart des autres peintres de son époque, ne peut paraître étrange dans de pareilles circonstances.

La satire religieuse et politique n'était pas morte cependant, mais les artistes qui s'adonnèrent à ce genre, se sentant en danger, durent prendre, pour la plupart, le chemin de l'exil.

Ce furent surtout les Jetons satiriques du temps de Philippe il (1555-1598) qui, par leurs formes réduites, purent encore pendant un certain temps circuler en cachette dans notre pays.

' Cette réputation de peintre inférieur n'a-t-elle pas été exagérée, et ne provient-elle pas de ce que l'on attribue, invariablement et souvent sans preuves, au fils les œuvres qui paraissent trop mal peintes pour pouvoir être attribuées à Breughel le Vieux ?

^ Max Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche Schilderschool. Gand, 1879, p. 126. " Wy hebben in den laatsten vertegenwoordiger der School, de lompheid der penseeling zien beantwoorden aan de lompheid der opvatting en de kunst op de doeken van den Jongeren Pieter Breughel den stroom der tyden zien heropvaren, en barbaarscher worden, dan zy het twee hondert jaren vroeger was.

^ GÉRARD DE VivERE, professeur à Gand au XVIe siècle. Mémoires.


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Quelques exemples pris au hasard parmi les curieux jetons con- servés par un collectionneur gantois ' peuvent nous donner une idée de ce genre de satire qui emprunte à l'époque où ils furent émis une portée dramatique saisissante.

Le premier de ces jetons porte le millésime de 1578. Sur l'avers, on voit le prince d'Orange, sous la forme de David, aux prises avec le géant Goliath, qui symbolise la puissante Espagne.

Le sujet porte en exergue le verset 10 du psaume LXXXVI :

Tu SOLUS DEUS, ET MAGNA FACIS.

« Vous seul êtes Dieu et faites des miracles. ■»

Le revers montre un combat satirique entre un goret espagnol et le lion néerlandais, et autour :

FiDE DOMINO, ET IPSE EFFICIET, 1578.

« Confiez-vous en Dieu. Il le fera > (verset 5 du Psaume LXXXVII ^).

Le deuxième jeton représente :

« D'un côté un homme d'arme, la massue à la main, qui oblige un chien à dévorer son vomissement. ^ La devise suivante l'entoure :

POTIUS MORI, QUAM UT CANIS AD VOMITUM.

• Plutôt mourir, plutôt que de retourner comme un chien à son vomissement. -

Sur l'autre face, le tyran est percé par une flèche venue du ciel ce qui permet au chien de s'échapper. On lit en exergue :

Perde, gi:i contristant animan meam. » Exterminez ceux qui contristent mon âme ^. >

Un troisième jeton de cette collection est daté de 1588 et fut frappé à l'occasion de la destruction de V Armada espagnole.

D'un côté, on voit un groupe composé d'un homme, d'une femme et de deux enfants à genoux et les mains jointes, remerciant Dieu dans leur reconnaissance.

> Ces jetons ont été décrits par leur propriétaire, M. Mac Leod, dans une brochure récente intitulée : Onze munten en penningen. Gand, 1900.

- Ce jeton est décrit dans le Nederlandsche Historiepenningen, 1723, vol. I, p 249. ^ Id. vol. I, p. 298.


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La devise porte :


Homo proponit, Deus nisi'ONir, 1588. » L'homme propose et Dieu dispose.

Au revers, on voit un navire espagnol en perdition, dont l'arrière s'écroule. On lit en exergue :

HlSPANIl FUaiUNT ET l'EREUNT NEMINE SEQUENTE.

Les Espagnols fuient et se perdent là où il n'y a pas de persécuteur '. >

On peut voir au Cabinet des estampes d'Amsterdam une gravure anonyme éditée en 1560, qui nous prouve que quelques-uns de nos artistes du XVIe siècle osèrent attaquer la religion catholique dans les cérémonies les plus vénérées de son culte. Elle porte en français et en flamand quelques lignes explicatives. Son faire et son titre bilingue : De misse der Ypocriten, la messe des Hypocrites (sic), dénotent une origine nationale des plus probables.

Elle représente un prêtre à tête d'âne qui dit la messe au pied d'un autel où se trouve placé Saint-Judas portant la couronne ponti- ficale, les clefs de l'Église, ainsi qu'une bourse bien garnie. A l'avant- plan, à gauche, deux vieux et deux jeunes ânes chantent en lisant leur livre d'heures, tandis qu'à droite un autre âne joue de l'orgue. Cette gravure est excessivement rare ".

Le Cabinet des estampes à Leyde possède une satire de la Con- fession datant de la même époque; c'est encore par les animaux que nous la voyons représentée.

Quelques moutons vont à confesse près d'un loup qui a pris les vêtements d'un moine ^

L'inscription suivante se trouve au bas de l'estampe :

Wat hebben wy arme schapen gedaen, Dat wy by den wolf te biechten ghaen '.

' Ce jeton est décrit dans le Nederlandsche Historipenningen, 1723, vol. I, p. 392, et Mac Leod, Onze inunteii en penningen. Gand, 1900.

- F. MuLLER, Beredeneerde bescliiyving van Nederlandsche historiepUiaten,spotprenten. etc., t. IV, p. 52, no 443 (B).

^ Ce souvenir du roman du Renard est à noter.

  • F. Mui.i.|-.R, Op. cit., iHistorieplaaten, spotprcnten. etc.), cite cette estampe, p. 53, t. IV,

no 443 (C).


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« Qu'avons nous fait pauvres moutons ? C'est près du loup que nous allons à confesse.

Martin de Vos, d'Anvers (1532-1603), dont on connaît la grande et curieuse Tentation de Saint-Antoine, au Musée de sa ville natale, montre encore dans cette composition étrange la continuation des conceptions infernales et bizarres, ainsi que des réminiscences certaines du genre satirique flamand tel que le comprirent Jérôme Bosch et Pierre Breughel le Vieux.

A côté de cette œuvre satirique, d'une portée assez anodine, on connaît de lui une Allégorie delà Pacification de Gand gravée et con- servée au Cabinet des estampes d'Amsterdam. Cette œuvre présente un caractère à la fois satirique et politique. Elle se trouve décrite, comme les précédentes '.

Dans une intéressante étude de M. Éd. Fétis : Quelques mots sur l'allégorie -, l'auteur nous rapelle que Martin de Vos mit aussi en scène les divers tempéraments humains. Il caractérisa le Flegmatique, le Sanguin et le Colérique d'une façon plus ou moins satirique et amusante ; quant à la Mélancolie, elle fut symbolisée par une jeune fille à l'air triste et ennuyé, à laquelle un cavalier présente de riches bijoux qu'elle ne daigne pas même regarder; ce qui, dans la pensée de l'artiste, nous offre l'exemple le plus frappant de l'état de mélancolie où peut se trouver une jeune file.

Une autre gravure, appartenant au genre à la fois satirique et politique, conservée au Cabinet des estampes de Leyden présente un grand intérêt au point de vue de l'étude de nos peintres flamands peu connus du XVJe siècle. Elle est l'œuvre d'un artiste gantois, Jacques Horenbault, et porte le millésime de 1608 ^

Cette estampe curieuse représente deux débauchés ivres, l'un d'eux en chemise, sortant d'un mauvais lieu. Au milieu de la place, des soldats dorment; parmi eux, un noble ou un patricien adore une image sur le socle de laquelle sont inscrits les noms de Luther,

• iD. ibid.,\- iV.p.lT. no 723 iD).

' Ed. Fétis. Quelques mots sur r Allégorie. Bull, de PAcad. Royale de Belgique (Classe des Beaux-Arts) 1901, n^ 11, p. 1228. - F. MULLER, Op. cit.


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Calvin et Menno. Au milieu de la composition se trouve un chariot chargé de foin, que des diables distribuent aux gens qui les envi- ronnent. La composition, très diffuse, comprend d'innombrables figures, groupées en divers sujets accessoires ayant presque tous une portée satirique.

Comme on a pu le deviner déjà, nous sommes ici en présence d'une satire dirigée contre les adeptes de la religion réformée. Elle porte d'ailleurs l'approbation de la censure.

Jacques Horenbault ou Horenbout appartenait à une famille gantoise qui fournit une nombreuse lignée d'artistes; ceux-ci se succédèrent pendant une longue période de temps; les premiers apparaissent dès le XV^ siècle.

C'est à ce même Jacques Horenbault que nous devons le plan de Gand, considéré comme un de ses chefs-d'œuvre, et portant le millésime de 161Q. Cette œuvre est conservée à la Bibliothèque de la Ville et de l'Université de Gand \

Un triptyque pour ainsi dire inconnu de Luc Horenbault présente également un grand intérêt pour l'histoire de l'art satirique au XVle siècle.

Cette curieuse satire de la Réforme se trouve à l'église de la Présentation (petit Béguinage) à Gand. Quoique datée de 1595, on y retrouve, chose rare, l'ordonnance et le sentiment de nos peintres de retables les plus primitifs. Sa disposition, présentant au centre la fontaine de vie symbolique, au-dessus la Trinité, plus bas les bien- heureux et à terre les humains, rappelle jusqu'à un certain point la composition du célèbre polyptyque des frères Van Eyck, qui se trouve à la cathédrale de cette même ville. La signature du peintre est écrite sur la fontaine au centre du tableau : Lucas (en lettres enlacées) Horenbault.

Sa description complète serait trop longue à faire ici; nous ne nous occuperons que de la partie de droite du tableau (à la gauche de la fontaine), qui abonde en épisodes satiriques et diaboliques.

' V. VAN DER Haeohen, Notice sur le grand plan de Gand dressé en 1619 par le géomètre lacques Horenbault. 1900, Gand.


Planche LU



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Nous y voyons la foule des hérétiques, schismatiques et renégats, à genoux et tournant le dos à la fontaine de vie d'où jaillit en flots' rouges le sang du Rédempteur, qui se détourne d'eux, mais dont s'abreuvent les saints et les croyants.

La foule maudite, parmi laquelle on compte des rois (Henri Vlll ?), des prélats, des moines ' (Luther), ainsi que des personnages en costu- mes orientaux, se prosterne devant une boutique en plein vent, où une figure à double face distribue les honneurs et la fortune sous forme de colliers, bourses et joyaux divers, à ceux qui viennent l'adorer. Le devant de cette figure étrange présente l'aspect d'une femme char- mante, dont l'origine diabolique est cependant indiquée par ses griffes, d'ailleurs fort coquettement dorées, et par sa face postérieure, qui nous montre une forme de démon des plus hideuses à contempler. Cette femme infernale est assistée par un démon à l'expression ironique, qui tient une caisse remplie d'or et distribue d'autres bourses pleines du même métal.

Sur les rayons de l'échoppe, on lit les noms de Mahomet, Calvin, Menno, Luther, etc. Sous la table servant de comptoir, un démon affreux, à corps de dragon, rappelant les plus terribles conceptions du moyen âge, semble se rire de ceux qui viennent ainsi se perdre à son profit. Au-dessus de l'échoppe se trouve l'inscription flamande suivante :

Compt al by En coopt my -

La partie satirique est complétée par des démons, tous ornés de la large fraise ou collerette à tuyaux, qui volent au-dessus de la foule, à qui ils distribuent d'autres fraises de la même forme, ainsi que des emblèmes du pouvoir ou de la fortune, prix de leur perte éternelle".

Il est à remarquer que les fidèles, à genoux à droite de la fontaine, portent tous une petite fraise analogue à celle que Ton remarque sur le portrait du duc d'Albe au Musée de Bruxelles, tandis que les héré-

' Le nom de Luther est inscrit sur la ceinture d'un de ces moines.

  • Venez tous, et achetez-moi.

' V. Van der Haeghen. Fiches 224 à 226 de rinventaire archéologique de Gand. Sept. 1901.


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tiques sont tous gratifiés de larges collerettes. Ce qui ferait supposer que c'est à la dimension de cette partie du vêtement que catholiques et réformés se reconnaissaient à la fin du XVJe siècle.

Parmi les gravures satiriques et politiques rares de la fin du XVIe siècle conservées en Belgique, il faut citer celle intitulée une : Tabula Incitiae Saeculi, viviiin exemplum, reproduite fig. 231 \

Cette estampe, qui nous offre une apologie satirique de l'âne, ou de l'ignorance, constitue un exemple frappant de ce qu'étaient devenus à cette époque, grâce à la censure, les arts libéraux dans notre malheureux pays.

On voit un âne, à l'avan-plant à gauche, piétinant, des instruments de mathématiques et de géométrie, tout en lançant une ruade dans une grande sphère céleste. Plus loin, un de ses congénères mord et écrase de son sabot divers instruments de musique; un autre arrache d'un chevalet le modèle gravé qui doit inspirer le peintre; on voit aussi d'autres ânes s'en prendre aux plantes et au fourneau du médecin et du chimiste, détruire des merveilles d'horlogerie ou se vautrer et écraser la science et les lettres symbolisées par des livres et manuscrits. Deux ânes ailés ont remplacé Pégase. A droite de la composition, l'âne triomphant et adulé est entouré par de jolies femmes qui le lavent et le parfument, aidées par les anciens prêtres des faux dieux.

Dans le fond du tableau, sous un portique, les arts libéraux, au nombre de sept, personnifiés par des nymphes, déplorent ce triomphe honteux et assistent navrés à la destruction générale de tout ce qui est beau et bon ^.

Cette gravure rarissime est signée de la façon suivante :

Isaacus Dticheminius Bruxellensis, Joanis Vesontiny Caroli Quinti Imp. Horologiarij. F. invenit, pinxit et scalpsit (sic) Coloniœ,

et porte le millésime de 1582.

Cette signature est précieuse, car elle nous fait connaître une œuvre inconnue et peut-être unique d'Isaac Duchemin, graveur, né à

• Cette gravure n'est pas citée par F. Muller, Beredeneerde beschryving van Neder- landsche historieplaaten, spotprenten, etc. Amsterdam

- On sait qu'au moyen âge les arts libéraux étaient au nombre de sept : La Grammaire, la Rhétorique, la Philosophie, V Arithmétique, la Géométrie, V Astronomie et la Musique.


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Bruxelles au commencement du XVIe siècle. Quoique considéré comme un de nos artistes les plus habiles, jusqu'à ces derniers temps, ce graveur est resté inconnu et son nom ne se trouve dans aucun dictionnaire ^ Fuessiij le cite cependant dans son catalogue sous son nom latinisé de Ducheminiis, sans ajouter d'antres renseignements. C'est grâce à M. Fétis, lors de ses recherches sur Adrien De Weert, qu'on retrouva trois de ses gravures. Une Résurrection signée Du Chemi{n)us Bruxellensis ainsi qu'une Allégorie et un portrait du poète Van der Noot, également signés". On pense qu'il vivait en exil et que c'est pour cette raison qu'il ajouta à son nom celui de sa ville natale. Une de ses œuvres porte le millésime de 1590 et l'indication qu'elle fut gravée à Cologne.

L'inscription latine portant la signature du Triomphe des ânes, dont nous avons vu le texte, peut se traduire ainsi :

Isaac Diichemin bruxellois, fils de Jean de Besançon, horloger de V empereur Charles-Quint, a inventé, peint et gravé {cette planche) à Cologne, 1582 \

Nous y apprenons tout d'abord qu'lsaac est fils de Jean Duche- min, natif de Besançon, et horloger de Charles-Quint, et que c'est lui qui apprit probablement à ce prince le métier, qui lui devint une distraction si précieuse au couvent de Saint-Just. Ceci nous explique aussi comment il se fait que Duchemin place, contre l'usage, l'horlo- gerie parmi les arts libéraux. Nous apprenons en outre que ce graveur distingué était peintre et qu'il peignit notamment la Tabula asinaria, etc., car l'inscription dit qu'il a non seulement inventé et gravé cette œuvre, mais qu'il l'a aussi reproduite en peinture.

La date de 1582 et l'indication de Cologne comme son lieu d'ha- bitation à cette époque, viennent confirmer la supposition de M. F. Stappaerts, auteur de la notice sur Duchemin dans la Biographie natio-

' Il se trouve renseigné dans l'ouvrage du D"" vox Wurzbach, op. cit. 1906. Mais notre gravure n'y cependant pas citée.

Ces deux œuvres sont signées respectivement J. Du Chemifnlus et Isaak Du Chemin sculpsit.

' Cette Tabula asinaria, Incitiae saeculi, vivuin exemplum, appartient à M. Van Assche, architecte à Gand. La Bibliothèque royale de Bruxelles n'en possède pas d'exemplaire.


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naLe, qui croit qu'il se trouvait à Cologne en 15Q0, et qu'il exécuta la plupart de ses œuvres en exil , ce qui était d'ailleurs prudent pour un artiste satirique lorsqu'il ne désirait pas encourir les châtiments que la censure lui aurait à coup sijr infligés. La gravure est accompagnée d'un long pamphlet en vers latins, donnant l'explication complète de cette satire ; il est signé

STVELLEM

83745621

Ce qui donne, en rangeant les lettres selon les chiffres correspon- dants, METELLUS, pseudonyme qui nous est inconnu jusqu'ici.

Cette composition satirique, met- tant en scène des ânes, semble une continuation des satires animales dont nous avons constaté la faveur chez nous dès le haut moyen âge.

Déjà parmi les illustrations de la Nef des fous de Sébastien Brand (édition de Badius Ascensius), au chapitre : de fortune mutabllllate, figure une roue de fortune où des ânes montent et descen- dent selon les caprices d'une main my- stérieuse sortant d'un nuage (fig. 232). Ce même genre satirique mettant en scène des ânes, comparses principaux de la Messe des hypocrites dont nous avons vu la descrip- tion plus haut, se continua jusqu'au XVIJe siècle. Une curieuse estampe flamande de cette époque représente un étudiant en philosophie aux prises avec les difficultés de diverses formes de syllogismes. 11 trébuche et tombe sur celui qui porte le titre de non fiât. Au bas de l'édifice compliqué formé par les nombreux syllogismes, dont les colonnes trempent dans l'eau, nous voyons quantité d'ânes nageant de tous côtés. Ce sont ceux qui sont tombés du pont aux ânes » ; ils se consolent de leur mieux de leur infortune, l'un en fumant, l'autre en chassant; un troisième tient une raquette de jeu de paume, un autre un



FiG. 232


Planche Llli



■5: i:


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violon. Il y en a aussi qui portent le chapeau du courtisan, chaussent les bottes ou portent l'épée du gentilhomme. Il y a l'âne petit maître aux cheveux frisés, l'âne jouant aux dés, aux cartes, au trictrac et surtout l'âne buveur de bière ou de vin, sans compter tous ceux qui, submergés, ne laissent paraître que les bouts de leurs longues oreilles. Cette estampe est signée : Lovany apud Michaelem Haye prope predi- catoris hybernos. Elle fait partie, comme la précédente, de la collection de M. Van Assche, de Gand.

Les Cabinets des estampes d'Amsterdam et de Leyde possèdent plusieurs exemplaires de gravures de ce genre (Historleplaten en spotprenten) \

Le Baron de Reiffenberg ^ attribue à Breughel une peinture satirique des plus émouvantes conservée au Musée royal de Bruxelles (Rez de chaussée). Elle n'est évidemment pas de notre grand peintre satirique flamand, mais plutôt d'un de ses imitateurs inconnus. Elle mérite d'être décrite parce qu'elle a peut être été inspirée par le souvenir de com- positions analogues que le peintre mourant jugea bon de faire dis- paraître.

On pourrait l'intituler : Le triomphe du duc d'Albe.

Sur un trône noir et rouge, couleurs de deuil et de sang, le duc d'Albe est assis, dominant les Pays-Bas, où se déroulent de toutes parts des scènes cruelles. Il est armé, et sur sa tête descend un démon portant une couronne impériale et une tiare, montrant ainsi l'origine diabolique de son double pouvoir. A sa droite, le cardinal Granvelle est armé d'un soufflet qu'il dirige vers l'oreille du puissant représen- tant de l'Espagne et de Rome; il semble lui conseiller toutes les cruautés qui se passent autour d'eux. A leurs côtés se rangent les comtes d'Arenberg et de Berlaimont, qui se prononcèrent contre les Gueux. Ils foulent aux pieds des lambeaux de chartes et de privi- lèges déchirés par le duc; un vase rempli de sang est déposé près


' F. MULLER, Op. Cit.

- Baron de Reiffenbero. Mém. de l'Ac. Belg. et Inst. France. Notice sur un tableau sati- rique relatif au gouvernement du Duc d'Albe. Bul. du Bibliophile n» I. 3* série (Paris Techener 1838).


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d'eux. D'autres membres du conseil des troubles dont on peut lire les noms, entre autres Louis Delrio, don Juan Vergas et divers person- nages ecclésiastiques complètent ce groupe.

Les dix-sept provinces, à genoux, sont liées par une lourde chaîne dont le duc d'Albe tient une des extrémités. Les nobles confé- dérés et les États, le doigt sur la bouche, assistent impuissants à la scène.

Une balustrade sépare ces divers personnages d'une cour que traverse une rivière de sang. Dame Confiscation y pêche, à l'aide d'un vaste filet, les châteaux et objets précieux délaissés par les victimes de la Régence espagnole. Sur la place publique le comte d'Egmont vient de recevoir le coup mortel, de Horn va suivre le même sort. Van Straelen monte à l'échafaud et Jean Cassenbroot, de la maison du comte d'Egmont, est affreusement torturé. D'autres malheureux sont traînés à la queue d'un cheval; d'autres suspendus à des potences. Dans le fond un incendie dévore une ville.

La figure 232 donne la reproduction d'une gravure satirique analogue, présentant également le plus haut intérêt. L'orginal se trouve dans la collection de gravures de M. Mac Leod à Gand.

Nous y voyons la Belgia, personnifiée par une jeune et belle femme désespérée, que quatre soudards espagnols violentent de la façon la plus cruelle. L'un lui arrache brutalement son opulente chevelure dénouée; un autre lui enlève violemment ses vêtements; un troisième lui arrache le cœur, tandis que le quatrième paralyse les efforts qu'elle fait pour se défendre.

A droite, VAvantia, sous les traits d'une vieille femme, met dans un coffre-fort tout l'or monnayé qui lui a été volé, tandis qu'à gauche, Ambltio se pare de ses autres dépouilles les plus précieuses.

Dans le fond de la composition, on voit des ruines, tandis que l'incendie dévore les villages et les bourgs jusqu'ici épargnés; à gauche, la soldatesque pille et maltraite les habitants.

Dans le haut, Fiducia tâche de renouer le lien qui réunissait les provinces, représentées par leurs blasons, que des démons emblémati- ques s'efforcent de maintenir séparés.


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Peut-être doit-on identifier cette estampe avec le no 520 de la Beredeneerde beschryvlng, etc., de F. Muller S catalogué et décrit sous le titre : Zinne prent op Alva 's tiranny of Beclaginghe der nederland- sche verwoestinghe, etc. (Door Hans Collaert).

L'auteur, cité plus haut, attribue à cette œuvre la date de 1567, c'est-à-dire une époque où Breughel vivait encore. On peut y reconnaître d'ailleurs l'influence de notre grand satirique, et elle rappelle peut-être le genre de quelques-uns de ses dessins détruits peu de temps avant sa mort.

C'est au genre satirique didactique, qu'appartient une série d'estampes datant de la fin du XVIe siècle et exécutée par un graveur flamand inconnu de cette époque. Elle porte pour titre : Die voort Lichaem al te veel hezorgt is, etc. l

Qui de son corps a plus de soing qu'il n'appartient, Du bien de son âme ne sera soigneux.

On y voit le corps représenté par un âne, que l'homme goberge, tandis que l'âme, maigre et délaissée, en est réduite à ronger un os. (fig. 234).

D'après M. H. Hymans, une seconde suite d'estampes, portant le même titre, fut éditée par Théod. Galle.

Nous avons signalé déjà le haut intérêt que présente, au point de vue de l'art satirique flamand, le Recueil de pièces facétieuses et bouf- fonnes de l'abbé de Marolles, conservé au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris, toutes datant de 1500 à 1630 ^. Nous y trouvons effectivement quantité de pièces rares, la plupart inconnues chez nous. Parmi celles-ci, nous citerons : une estampe unique repré- sentant la Mappemonde coiffée du bonnet des fous ; Les gras et les maigres ^ gravés par M. De Vos (Anvers, 1532-1583), dont on connaît la signature satirique; Z.^/;zû^j^/^ss^, par Savery ( Cou rtrai, 1576-1639; Le Bordeau par Corneille Van Dalen, qui florissait vers 1590.

» F. MuLLER, Op. Cit., (Historieplaaten, spotprenten, etc.) Amsterdam, p. 63, n" 520.

  • Une inscription latine et française l'accompagne.

» Voir le Catalogue du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris. Littéra- ture et fictions diverses, par le conservateur M. H. Bouchot, p. 301.

  • Ces compositions des Gras et des Maigres furent probablement inspirées par les sujets

analogues de Pierre Breughel le Vieux décrits plus haut.


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Puis une quantité d'estampes anonymes parmi lesquelles : La ceinture de chasteté; La tutte pour la culotte; La braguette; Le Priape, qui, la plupart, présentent les caractères de la satire flamande la plus osée.

Le graveur Hieronimus Wiercx, d'Amsterdam (1550-1617), semble s'être inspiré également dans nombre de ses œuvres du genre de Breughel le Vieux, dont il présente parfois dans ses estampes des réminiscences curieuses. Quoique vivant tout à la fin de la Renaissance, on sent encore en lui un artiste influencé par le souvenir du moyen âge.

On connaît son Exorcisme où l'on voit, selon la tradition primi- tive, les démons, chassés du corps du possédé, s'échapper par la fenêtre sous la forme de petits dragons ailés.

Le démon du moyen âge apparaît encore dans la scène du Pendu (fig. 235), ainsi que dans la gravure représentant un Enfer, et surtout dans une Tentation de Saint- Antoine, où l'artiste se montre le digne continuateur de J. Bosch et de Breughel le Vieux. Ses démons, con- stitués par diverses parties d'animaux, notamment un petit monstre à droite en forme de crapaud, rappellent certains personnages fantas- tiques de la Chute des anges rebelles de Breughel le Vieux au Musée royal de Bruxelles, reproduite fig. 220.

Le peintre poète gantois, Lucas de Heere, composa des œuvres poétiques et picturales ayant un caractère satirique et politique incon- testable, il introduisit même ce genre dans les décorations des fêtes et joyeuses entrées dont il était, avec ses confrères rhétoriciens, un orga- nisateur hors ligne. Lors de la joyeuse entrée du prince d'Orange à Gand, en 1577, il représenta notamment d'une façon satirique, un personnage en armure, étendu vaincu sur une enclume, ressemblant au duc d'Albe et personnifiant la Discorde, de « Tweedracht ». Dans la seconde édition de sa description de la réception de ce prince, il désigne sans ambage ce guerrier, sous le nom de < Den persoon van Duc d'Alve » *.

' Voir notre étude : Nos peintres rhétoriciens aux XV^ et XVI^ siècles. (Art Moderne 26 août 1906).


Planche LIV



£1 Awnf i^TTw o>»n^ tnpxi ^ô&xuu,Or^r^u If» ^f-" -— ^^^rf^"^ " ' T'T^ 5iine.u:IjVfln.niur„ >um.n«foH'i'W/i'i.ji« .K6«w.^?Mc*"'"f.-^-r «tî"--: ^mu."-.! Mil» fi »uimmM/omn,éttpim<nAruu^^*

Fio. 234 — Z-'fl/«f et le corps Estampe satirique de la fin du XVI<^ siècle. (Auteur inconnu)


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De Martin van Cleef, élève de Frans Floris, on connaît, d'après van den Branden, diverses compositions à sujets rustiques : un Feu de Saint-Martin, le Coucher de la mariée villageoise et Une fête rustique. A Vienne, on possède de cet artiste, dans le même ordre d'idées, un Intérieur villageois. On sait que ce peintre peignait souvent les figures des paysages de son frère Henri van Cleef, de Gilles van Conincxloo et d'autres artistes.

Cari van Mander, né à Meulebeke près Courtrai (1548-1606), a, lui aussi, voulu s'essayer dans le genre de Breughel. On lui doit une kermesse intitulée derbouren (sic) kermis, qui fut gravée et porte une inscription commençant par ces mots : * Na laat ons wesen fraie en fris ... » ^

Dès son jeune âge il montra un goût prononcé pour les satires et les caricatures. 11 dénonçait souvent d'une façon fort gênante, en les charbonnant sur les murs, les rustiques amours des servantes de son père. Ses premières fantaisies picturales furent parfois d'un goût plus que douteux ; il maculait les robes neuves de ses jeunes cama- rades et peignait sur la partie de leur corps la plus charnue, un visage si effrayant et si terrible, que les mères laissaient tomber l'instrument de la correction déjà levé, en découvrant cette monstruosité inat- tendue.

En 1595, il peignit un cartel, placé au-dessous d'une mâchoire de baleine exposée à l'hôtel de Ville de Harlem, où l'on voyait, comme dans les marges de nos anciens manuscrits, des enlacements de tritons, de néréides et d'autres monstres marins les plus étranges *.

Dans le triptyque du Musée de Oand, représentant le Christ prêchant les huit Béatitudes, que nous avons récemment restitué à Van Mander ^ nous voyons dans la mise en action des Béatitudes, quelques intentions satiriques indéniables.

' F. MuLLER, Beredeneerde beschrijving der Nederlandsche historieplaaten, spotprenten, etc. Amsterdam, t. IV, p. 109, no 1118 (N).

  • H. Hymans, Le Livre des peintures. Op. cit. p. 7.

' L. Maeterlinck, VUle de Gand, Catalogue du Musée des Beaux- Arts. Gand, 1905; et VArt et les Mystères en Flandre, à propos de deux peintures du Musée de Gand. (Revue de l'art anden et moderne. Paris, avril 1906).


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Ainsi dans la première, ayant trait aux pauvres d'esprit, nous voyons « Hoogheid » qui offre à l'homme simple, non seulement des honneurs et de hautes situations, mais encore l'échelle pour y parvenir.

Dans la sixième qui a rapport à ceux qui ont le cœur pur, nous voyons « Suyver van herte » en butte aux séductions de jolis démons femelles, tandis que le démon du vice, qu'il foule aux pieds, regarde d'une façon satirique, par en-dessous, si l'homme vertueux ne donne pas encore des signes visibles de sa perte prochaine.

Ces derniers artistes marquent la fin du genre satirique à l'époque de la renaissance proprement dite.


Planche LV


r'


Incîtatv ad ia.qiuum curât Jùfhen iium xmwnffi a. ccrrvfeJjar-iO ,


^33^ Le Pendu, ])ar Hieronymus Wiercx. Comiiienceiiient du XVIJe siècle.


CHAPITRE XVII.

Les continuateurs de Breughel et les petits-maîtres du XVIP siècle Fin du genre satirique dans la peinture flamande au XVI 11^ et au XIX^ siècle.

David Vinckebooms. — Le Golgotha. — La Kermesse de village, à Berlin. — Carnaval sur la glace, à Munich, à Florence, etc. — Gravures satiriques. — Volksmuziek. - De spot met den Oorlog, etc. — Nieulant. - J. Callot. — David Teniers le Vieux. — Les kermesses et la Tentation de Saint- Antoine, à Berlin. — David Teniers le Jeune. — Les Sociétés. — Les Cinq sens, à Bruxelles. — Les paysans de Teniers comparés à ceux de Breughel. — Situa- tion du pays. — La censure. — Plaire aux yeux et épanouir les rates. — Satire du paysan et de l'homme du commun seule permise et sans danger. — Scènes animales. — Le genre fantastique au XVIIe siècle. — Les représentations religieuses. — Séances d'alchi- mie. — Sorcières. — Tentations de Saint-Antoine. — Les bras partijen. — Le rustre chez les petits-maîtres. — Van Thulden, Noce flamande, à Bruxelles. — Rijckaert, Comme les vieux chantaient, à Dresde. — Schoevaerts. — J.-C. van Eyck. — Adrien Brauwer, Rixe de paysans ivres, à Munich. — Jos. Craesbeek. — Expression. — Un déjeunera. Vienne. — Tilborgh. — Le même genre chez les auteurs dramatiques. — Jordaens, Scènes de la vie intime. — Fête des rois. — Concert de famille, etc. — Le Satire et le paysan. — Rubens. — Sa Kermesse flamande. - Sujets champêtres. — Sujets diaboliques et fantastiques. — Micheau et Beschey au XIX^ siècle. — Fin du genre satirique de Breughel. — L'art mo- derne. — Le genre de Breughel renaîtra-t-il ?

Parmi les peintres qui continuèrent au XVIIe siècle les traditions et la manière de composer de Breughel le Vieux, il faut citer tout d'abord le peintre malinois David Vinckebooms, qui naquit en 1578 et mourut à Amsterdam en 1629. On sait qu'il excella dans le paysage où il sut être personnel, mais que dans ses figures aux colorations plutôt criardes, il s'inspira incontestablement de notre grand créateur de scènes champêtres et de mœurs villageoises.

Le Golgotha du musée de Munich, qui rappelle jusqu'à un certain point un des chefs-d'œuvre de Breughel le Vieux, le Portement de croix de Vienne, doit être considéré comme son chef-d'œuvre.

Dans l'une comme dans l'autre composition, on voit le .cortège du supplice du Christ se déployer en une infinité de figures, où l'on


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remarque des épisodes nombreux, souvent tout à fait inutiles au sujet, disposés chez l'un comme chez l'autre dans un paysage immense. Plusieurs autres compositions, même parmi les plus importantes, rap- pellent également des sujets traités par Breughel, dont il semble s'être inspiré.

Parmi ces tableaux, il faut citer les Kermesses de villages, de Berlin et de Munich, ainsi qu'une Fête villageoise sur une pelouse, à Dresde, et aussi des Pauvres estropiés recevant des secours devant la porte d'un couvent *. Une foire au village orne le musée de Hambourg. Un Carnaval sur la glace, celui de Munich, et des Personnages dansant sur la glace, celui de Florence.

Le musée d'Anvers possède de Vinckebooms unes de ses meil- leures peintures, dans le genre fête populaire : c'est une Kermesse aux environs d'Anvers.

On peut également y constater des réminiscences nombreuses et incontestables inspirées de notre grand peintre satirique flamand. On y remarque notamment de nombreux villageois dansant ou attablés au cabaret, des boutiques foraines et des représentations populaires, rappelant celles de la Kermesse d'Hoboken, dont nous avons vu plus haut la reproduction A droite, au fond, une rixe et divers autres épisodes plus ou moins satiriques, rendent la similitude avec l'œuvre du maître encore plus complète. On sait qu'il existe de ce tableau, gravé par Nicolas de Bruyn ^, une copie ancienne au musée de Bruges.

Parmi ses œuvres gravées, il faut citer une Satire de la mauvaise éducation, portant pour devise :

Ongebonden jeucht Selden ouders vreuchl,

qui se trouve au Cabinet des estampes à Amsterdam. On y voit l'in- térieur d'une maison patricienne ; à droite se tient le maître du logis ; il est dans une galerie ouverte au-dessus de laquelle on remarque un


' Le même sujet, exécuté par Vinckebooms, est au Musée de Stockholm. ' On connaît d'autres estampes anciennes exécutées d'après ce tableau.


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bouclier portant la devise: niet zonder loon^\ il montre à sa famille des sacs pleins d'argent. Près de lui sont groupés sa femme avec son nourrisson ainsi que leurs autres enfants, grands et petits, qui jouent entre eux. Dans le lointain, un voyageur tombe avec son cheval sur la route, formant ainsi un contraste voulu avec le calme de l'heureuse famille à l'avant-plan.

Le Cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles est très riche en compositions gravées d'après notre peintre malinois. Elles sont trop nombreuses pour les passer ici toutes en revue. Il suffira de citer les plus intéressantes au point de vue qui nous occupe. Parmi celles-ci, notons le Nid dérobé, où nous voyons deux paysans suivre des yeux un jeune garnement dérobant un nid dans un arbre, tandis qu'un petit voleur profite de leur inattention pour puiser dans l'escarcelle de l'un d'entre eux. Ce sujet a été reproduit en petit avec des variantes qui lui donnent une portée antireligieuse, car le jeune filou s'y trouve remplacé par un moine qui, lui aussi, plonge la main dans une bourse pleine. Cette composition est signée P. V. B (oms) et a été gravée par Visscher. Une série de mendiants joyeux ont été exécutés en 1608. L'une des estampes porte une légende commen- çant par ces mots :

De sieckgens zijn seer verblijt De trommel sijt den reppen...

Une autre avec un aveugle jouant de la vielle :

Siet hoe jorden luystert Naer de blindemans' lier...

Une scène prenant à partie les oppresseurs de nos paysans et montrant des sentiments analogues à ceux que nous avons observés chez Breughel le Vieux, se trouve au même dépôt.

Nous y voyons des gentilshommes avec leurs femmes et leurs enfants installés chez un paysan, où ils font bombance à ses dépens. L'épée ou le poignard à la main, ils se font servir par un malheureux à genoux, tandis que la villageoise, coiffée de la cape des fous, fuit

' Rien sans sa récompense.


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terrorisée. Une scène de brigandage, dans un paysage, gravée par Londerseei, a une portée analogue.

Une boutique de barbier présente également un caractère sati- rique et politique; on y voit un mouton rasé de près. La légende suivante accompagne ce sujet :

Comt Heer en cnaep tôt dat' hier vol is, le scheer het schaep nae datter wol is.

Cette estampe porte le millésime 1605 et les signatures de P,-V. Boins (sic) et Visscher.

Bien d'autres graveurs reproduisirent les compositions de ce maître. De Bruyne en grava plusieurs et en composa lui-même, dans lesquelles on reconnaît également la tradition de Breughel le Vieux. Le Cabinet des estampes à Bruxelles possède une belle série de sujets de Vinckebooms illustrant des sujets de l'Ancien et du Nouveau Testament, où nous trouvons encore cette influence très visible. Parmi celles-ci, il faut citer le Massacre des Innocents, le Golgotha, le Christ présenté au peuple, le Cavalier et la mort, etc.

Dans une autre composition gravée, nous voyons des paysans buvant en plein air, tandis que des mendiants, trois hommes et deux femmes, dansent en rond.

Cette estampe, éditée par C.-J. Visscher et probablement gravée par P. Serwouters, porte une inscription commençant par ces mots :

Deesen ombeschaemden hoop, Dees leege bedelbroeken...

Le catalogue de F. Muller cite également diverses gravures sati- riques, notamment les nos 1713 et 3201, portant le titre : De spot met d'Oorlog, exécutées d'après des œuvres de Vinckebooms.

Le no 1187 (T) notamment, intitulé Volks musiek, qui appartient au même genre et signé Vinckeboins (sic), a été édité par C.-J. Visscher.

C'est probablement à l'époque où il habitait déjà la Hollande que notre peintre fit des compositions satiriques dirigées contre les moines, notamment une paraphrase de l'estampe de Breughel, la satire des Mauvais bergers, dont nous avons vu plus haut la reproduction.


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Comme dans l'estampe inspiratrice, nous y remarquons le verset de la Bible de saint Jean, chapitre X : ^ Ik ben des Schaepstals deur ». Le Christ, représenté en bon pasteur, sort également de la bergerie, tandis que des moines cette fois escaladent le toit où ils font des brèches pour ravir les brebis *.

Cette analogie entre l'art de Vinckebooms et celui de Breughel le Vieux, à près d'un siècle d'intervalle, mérite d'être notée, car c'est le seul artiste de cette époque qui continua véritablement ses traditions et son genre satirique bien flamand. (Il est vrai qu'à Amsterdam, où il passa les dernières années de sa vie, notre peintre malinois se trouvait hors de portée des censeurs ecclésiastiques et de leurs durs châtiments.)

Adrien van Nieulant, né à Anvers en 15Q0, montre dans son tableau du Musée de Bruxelles, n» 367, un Épisode de carnaval sous les murs d'Anvers, où nous voyons, dans un des fossés gelés des fortifications de cette ville, une foule de curieux regardant trois couples de patineurs qui dansent , les dames en brillants costumes, les hommes déguisés en masques italiens -. Dans certains des personnages qui se trouvent parmi les spectateurs, on retrouve des réminiscences incon- testables des comparses que l'on rencontre généralement dans les compositions analogues du peintre-graveur français Jacques Callot, né à Nancy (1592-1635), qui lui aussi s'inspira des œuvres de notre grand satirique flamand, Pierre Breughel le Vieux *.

Dans son ouvrage sur la Caricature sous la réforme et la ligue, M. Champfleury * est très affirmatif à cet égard : Ceux qui con- naissent les vieux maîtres flamands, Jérôme Bosch, Breughel le Drôle, Théodore de Bry, savent d'ailleurs combien Callot a emprunté à leurs planches de détails pour sa Tentation de saint Antoine. Ceux-là, les peintres flamands du XVJe siècle, étaient pleins d'imaginations com-

  • Cette estampe est datée de 1606 et a été éditée par C.-J. Visscher. Elle est, comme les

précédentes, renseignée dans la Beredeneerde besclirijving van nederlandsche historieplaaten, etc., de F. MuUer, Amsterdam, t. IV, supl., n<'431 (a).

  • Voir G. Lafenestrf., La Peinture en Europe. La Belgique. Paris, p. 68.
  • E. Meaume, La vie et les œuvres de Jacques Callot.
  • Champfleury, La Caricature sous la Réforme et la Ligue.


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pliquées, débordantes, confuses. Travailleurs infatigables, ils avaient bourré leur grange d'un tel amas de drôleries, de rêves fantastiques, de symboles étranges, que les artistes qui leur succédaient y trouvaient tous à puiser .

David Teniers le Vieux (Anvers 1 582-1 64Q) continua la tradition des sujets familiers de Breughel le Vieux, mais en apportant dans leur exécution un peu du faire d'Uzheimer de Francfort, qu'il rencontra lors de son voyage en Italie. Il subit aussi l'influence de Rubens dont on dit qu'il fut l'élève.

David Teniers (père) peignit les Sept œuvres de Mise'ricorde, sujet également traité par Breughel le Vieux. Cette peinture se trouve à l'église de Saint-Paul à Anvers. D'après M. Mantz *, « il faut voir dans ce tableau, médiocre peut-être, mais à coup sûr intéressant, une pro- duction très inspirée de la nouvelle manière de Rubens à l'époque où, tout resplendissant de soleil italien, le maître rentre glorieux à Anvers, c'est-à-dire au commencement de 160Q ».

Dans le genre foires, kermesses, sociétés joyeuses, riant et chan- tant au soleil, il est le continuateur de Breughel, tout en faisant pressentir son fils, dont la réputation devait éclipser si complètement la sienne.

Malheureusement, la plupart de ses tableaux appartenant au genre spécial dans lequel David Teniers le Jeune devait exceller, se trouvent à l'étranger. Parmi ceux-ci, il faut citer : deux Kermesses villageoises, à Dresde, un Me'decin assis, une bouteille à la main, à Florence, deux Tabagies, à Stockolm, et une Tentation de saint An- toine, à Berlin. Cette dernière œuvre nous le montre continuant le genre fantastique de Breughel et de J. Bosch, pour lesquels nos com- patriotes continuaient à se montrer portés.

Le Musée de Bruxelles ne possède de ce peintre que les figures dont il anima un paysage probablement peint par van Artois.

Un autre tableau. Une Guinguette, de la collection du duc d'Arenberg, signé David Teniers, nous montre, dans une cour, un

  • Paul Mantz, Histoire des peintres. — G. Lafenestre, La Peinture en Belgique. Paris,

p. 273.


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couple dansant au son d'une cornemuse dont joue un ménétrier monté sur un tonneau, tandis qu'un autre couple sort par une porte. Çà et là d'autres paysans, paysannes et servantes attablés, font présager les sujets analogues qui firent le succès de son fils.

David Teniers le Jeune (Anvers, 1610-16Q0), le plus connu de nos petits maîtres flamands, fut longtemps considéré, avec Rubens et Van Dyck, comme une des trois personnalités artistiques composant la trilogie la plus glorieuse de l'Ecole flamande. Malgré son talent incontestable, il y a certes à en rabattre, car les connaisseurs les plus autorisés, tels Wilhem Bode, A. Philippi \ etc., lui préférèrent non sans raison les œuvres plus sincères et plus vraies d'Adrien Brauwer. Il faut avouer que Teniers, dans ses paysans abâtardis, uwer sut compléter la technique de Breughel le Vieux en reproduisant de main de maître la vie grossière de nos paysans, dont il scruta et nota le caractère dans toutes ses manifestations. Le naïf, l'ignoble, l'atroce furent tour à tour interprêtés et cela de telle sorte qu'il semble impossible d'avilir d'avantage l'homme. Mais aussi quelle satire vraie découvre-t-on sous la grossière écorce de l'abrutis- sement de ses modèles ! Chose curieuse, la femme, dont nous avons trouvé des satires si nombreuses dans les compositions de Breughel, n'apparaît presque jamais comme figure principale dans les œuvres de Brauwer. 11 négligea aussi, croyons-nous, le genre fantastique. Comme

» Schoevaerts (Mathieu), Bruxelles. On croit qu'il naquit vers 1667 ; reçu franc maître à Saint-Luc en 1690, doyen en 1692. Il visita la France.


Planche LVII



I


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tous ses contemporains, il se garda, dans son genre, de toute ten- dance politique ou moralisatrice, se contentant de représenter la satire de l'homme vulgaire tel qu'il le voyait.

Ses œuvres sont très rares. Le Musée de Dresde en possède cependant un certain nombre (sept); le Musée de Munich en conserve quelques-unes, entre autres une Rixe de Paysans ivres, un vrai chef- d'œuvre d'exécution et d'expression. A Saint-Pétersbourg, on remar- que plusieurs de ses Scènes grotesques ; à Bruxelles, deux tableaux, entre autres les Buveurs attablés (signé), provenant de la vente du Bus de Gisignies, et une Dispute (nos 193 et 194 du catalogue); le Musée d'Anvers possède une Partie de Cartes.

La galerie de peintures du palais d'Aremberg possède un Inté- rieur de Cabaret, où, parmi de nombreux buveurs, nous remarquons au fond, chose rare, un homme embrassant une femme.

Joseph van Craesbeek ou Craesbeke, né à Bruxelles en 1608, mort en 1661, imita le genre de son ami Brauwer, dont il fut l'élève. Il renchérit encore sur sa manière réaliste. Lui aussi fit la satire de l'homme dépravé dans tout ce qu'il peut offrir d'ignoble et de mépri- sable. La plupart de ses personnages nous montrent des visages et des expressions vraiment patibulaires. Son chef-d'œuvre, qui repré- sente un Déjeuner, est à Vienne à la galerie Lichtenstein.

Le Musée d'Anvers possède du maître un Intérieur de Cabaret. \J Atelier du Peintre de la collection du prince d'Arenberg à Bruxelles est considéré comme une des meilleures œuvres de Craesbeek. 11 y montre ses qualités principales, facilité de composition, animation de ses personnages dont les têtes semblent vivre, et une mise en scène naturelle, où la lumière circule avec abondance. D'après Burger, la femme assise au premier plan de y Atelier du Peintre, qu'on retrouve dans plusieurs autres tableaux de l'artiste, serait sa femme, et dans le jeune fumeur, il faudrait reconnaître son ami et maître, Adrien Brauwer *.

Cette œuvre est signée à gauche, sur le montant de la porte, J. V. C. B.

• Voir G. Lafenestre, La Peinture en Europe. La Belgique, pp. 187, 18S, 275 et 137.


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Gilles van Tilborgh, né à Bruxelles (1625-1687), doit également être considéré comme un imitateur de Brauwer, dont il n'atteignit cependant pas les hautes qualités. On peut s'en convaincre en exami- nant ses œuvres principales : un Repas à La Haye ; une Noce hollan- daise à Dresde ; un Corps de garde et des Paysans attablés à Saint- Pétersbourg; ainsi que la Fête Villageoise de Lille, où l'on reconnaît cependant les traditions des compositions soignées, au coloris clair du maître qu'il avait pris comme modèle \

Cette observation satirique des mœurs des humbles et des paysans si générales au XVIle siècle, nous la retrouvons également dans les théâtres du temps, qui tendaient alors à succéder aux anciens mystères. Les auteurs des pièces flamandes contemporaines met- taient à étudier leurs modèles vulgaires, la même minutie qu'appor- taient à l'exécution de leurs tableaux nos Brauwer, nos Craesbeek et nos autres principaux « petits maîtres >, dont nous venons de passer en revue les principales œuvres.

Le dramatiste flamand W. Ogier, qui rehaussa les brillantes fêtes de VOlyftak et des Violieren au XVlIe siècle à Anvers, composa dès 1627 une comédie intitulée Droncken Mein, qui plus tard, sous le nom de Gulzigheyt, se maintint plus d'un siècle au répertoire des théâtres Néerlandais d'Anvers et d'Amsterdam. Nous y voyons, comme dans les tableaux de cette époque, la reproduction fidèle du monde des buveurs hétéroclites qui fréquentaient les tavernes et le Werf (le port d'Anvers). Son amour de la vérité était si grand, que nous le voyons, lui, homme grave, aller étudier ses modèles chez eux et même dans les tavernes et les établissements peu recommandables qu'ils fréquentaient. Ses scènes populaires, si bien observées, constituent de vrais photographies < parlantes ■■■, où nous retrouvons tous ces types de buveurs que Brauwer et Teniers illustraient à la même époque. Peut-être crut-il moraliser en mettant ainsi les vices en pleine lumière ? C'est ce que nous apprend W. Ogier dans les préfaces de ses Klachten ou plaisanteries, et c'est ce qui explique la tolérance

  • Le Musée de Bruxelles possède du maître le Cortège des chevaliers de la Toison d^or et

un Intérieur représentant une scène de famille. Ce dernier tableau est signé Tilborgh.


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de la censure à Tégard de ces interprétations de scènes souvent grivoises.

D'ailleurs le clergé lui-même prit souvent dans ses sermons le tour familier qui réussissait si bien au protestant Cats. Nous voyons les jésuites de Bois-le-Duc, placés à la frontière des deux Néerlandes, imiter le style familier et populaire de l'écrivain zélandais en créant ce qu'ils appelèrent le catsiansche trant ou genre de Cats. Adrien Poirters mérita d'être appelé le Cats catholique, et il prêcha avec un succès ininterrompu pendant trente ans à Anvers, Louvain, Lierre, et surtout à Malines, entremêlant ses sermons de vrais tableaux satiri- ques rappelant le genre de Breughel et agrémentant le tout d'anec- dotes, de proverbes et de jeux de mots qui, de tous temps, furent chers à nos Flamands de tous rangs. M. Stecher, dans son Histoire du Théâtre Néerlandais, a parfaitement observé que l'on trouve chez lui de véritables < esquisses d'intérieurs à la Teniers * >.

Le même auteur cite le Masque arraché au monde (1646), nommé quelquefois Ydelheyt (vanité), qui eut trente éditions, comme étant plein de traits analogues < où le poëte excelle à rendre finement les détails d'un ménage flamand, comme le ferait le meilleur de nos petits maîtres nationaux . Le texte, pour mieux plaire, était illustré, nous apprend M. Stecher, par de petits dessins dus aux meilleurs artistes graveurs du temps : Diepenbeek, Natalis, Fruytiers, Mallery, Clouwet et Bouttat.

Cet engouement général pour les sujets rustiques, mettant en scène nos paysans et le peuple flamand, ne fut pas sans tenter nos plus grands artistes. On connaît ces pages inoubliables où Jordaens semble avoir voulu hausser à des altitudes d'épopées, de simples tableaux de genre ou de mœurs flamandes : la Fête des rois, à Munich ; la mise en action du proverbe : Ainsi que chantent les vieux, gazouil- lent les petits, à Vienne^; V Enfant prodigue, à Londres; le Concert de famille, au Musée d'Anvers; le Satyre et le paysan (fig. 238) du

' Quoique son genre didactique le fît plutôt ressembler à Breughel le Vieux, dont Cats ne fut qu'un pâle reflet.

"^ Répliques à Berlin et à Anvers.


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Musée de Cassel, dont une autre interprétation du même sujet existe au Musée de Bruxelles. Dans tous, il montre sa personnalité puissante en interprétant d'une façon intime et grandiose la vie populaire du peuple flamand, dont il semble avoir le mieux compris le type exubé- rant. Le recueil déjà cité de l'abbé Marolles, Cabinet des Estampes, à Paris, contient une gravure d'après une peinture disparue de Jor- daens, où nous voyons représenté au sujet énigmatique, mais certai- nement satirique, représentant une femme, an moine et un hibou *.

Rubens lui-même, dans une œuvre unique, essaya de peindre une Kermesse flamande j certainement en s'inspirant des œuvres de Breughel le Vieux. Ce tableau, conservé au Louvre, nous montre ce sujet populaire, exécuté avec une fougue et un entrain endiablés. On y sent la joie de vivre, et avec cela cette gaîté bruyante et énorme d'un peuple de Titans, hélas ! bien loin, de la réalité.

Quel contraste quand on compare cette composition, si vivante, avec les personnages charmants, mais conventionnels, qui figurent dans les fêtes villageoises et les kermesses de David Teniers ! On croirait que Rubens, en cette circonstance unique, a voulu montrer d'une façon frappante à son ami le châtelain de Perck, de quelle façon on devait s'y prendre pour mettre de la vie et du mouvement dans des peintures ayant la prétention de rendre l'animation de nos fêtes populaires flamandes.

Cette œuvre a dû être exécutée à l'époque où notre grand peintre de l'école d'Anvers avait pris l'habitude de se retirer l'été en sa résidence seigneuriale du Steen, près de Malines ^ acquise en 1635. C'est là aussi que sous prétexte d'un sujet biblique, y Enfant prodigue, Rubens fit la magistrale étude d'après nature d'une étable avec ses serviteurs, ses chevaux, ses vaches et ses pourceaux, qui se trouve au Musée d'Anvers, n» 78L

Rubens qui chercha à vaincre toutes les difficultés, s'est essayé,

' Page 301 du catalogue de M. Bouchot. Le Cabinet des estampes de Paris. Littérature et fictions diverses.

  • Le tableau der Schlosspark (le parc du château) du Musée de Vienne montre une

reproduction de ce moyenâgeux château du Steen. Il est entouré d'eau et accessible par un pont en pierre présentant des arches nombreuses.


Pi.anchp: LVII



Fio. 2'3S Le Siitrir et le puystin, par Jacques Joiiiaen^ Musée de Cassel.


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lui aussi, dans les sujets diaboliques et infernaux. Sa Chute en Enfer ' mérite surtout d'être rappelée, parce qu'elle nous montre toute la différence qui existe entre la façon d'interpréter ce sujet si populaire au moyen-âge et à l'époque où vivait notre plus grand peintre du XVIIe siècle.

Malgré les différences de technique qui caractérisent la peinture prestigieuse de P. Rubens, on reconnaît cependant dans ce sujet dia- bolique, une continuation du sentiment satirique ancien, notamment dans les attitudes tourmentées et ridicules de certains damnés, et la présence parmi eux de personnages d'une obésité visiblement outrée.

C'est avec les derniers imitateurs de Teniers et de Brauwer au XVIIe siècle, tels que Micheau (Théobald), Tournai, 1676-1708, et Beschey (Balthazar), Anvers, 1708-1776, que s'éteint complètement le genre satirique populaire et les scènes champêtres empruntées à la vie réelle de nos paysans.

C'est à cette époque que doit se placer une imitation lointaine et expurgée des Proverbes flamands de Breughel exécutée par un de nos artistes du XVlIIe siècle. (Fig. 239.)

On remarquera que tous les proverbes mettant en scène des religieux ou des dévots : de pilaerbijter, (le pilier d'église) ; le moine qui défigure le christ ; celui qui jette son froc aux orties etc, ont disparu. Par contre nous y voyons le savant een geleerde » ridiculisé et représenté sur une échelle (leer) ayant pour auditoire un ours accom- pagné de son dompteur *.

La mort du genre représentant nos fêtes et kermesses flamandes coïncide avec la naissance d'une esthétique nouvelle, dont la vogue fut bientôt générale. L'art français, qui après l'époque de ses grands sculpteurs romans et gothiques avait été tour à tour tributaire du mouvement artistique flamand et de la renaissance italienne, reprend tout à coup une place prépondérante. Les pastorales et les bergeries enrubannées de Watteau, de Lancret, de Fragonard ou de Boucher

  • Ce tableau se trouve à la Pinacothèque de Munich.

' Ce tableau appartient à M. Lefebvre-de Laval à Gand.


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séduisirent le monde par leurs grâces un peu mièvres mais char- mantes, et nous voyons les artistes de tous les pays de l'Europe, y compris les nôtres, s'évertuer à les imiter.

La République française et le premier Empire remplacèrent cet art pimpant, où dominaient les couleurs de cobalt et de carmin, par les grands sujets académiques empruntés à l'épopée napoléonienne ou bien à l'antiquité, entraînant encore une fois nos artistes à leur suite dans cette évolution nouvelle. En 1830, le réveil de notre natio- nalité donna lieu à une tentative de restauration du genre illustré par nos « petits maîtres * flamands. Ce mouvement factice, qui dura jusque vers 1850, remit un moment à la mode les scènes d'intérieurs rustiques et de cabarets pleins de buveurs, mais on se contenta de plagiats visibles des anciens tableaux de Brauvver et de Teniers.

Ce n'est qu'à la fin du XlXe et au commencement du XXe siècle que nous voyons rentrer en honneur les sujets mettant en scène les humbles et les déshérités. Plusieurs de nos artistes modernes, et parmi eux nous pourrions en citer quelques-uns de la plus haute valeur, refirent et font encore de nos jours, en s'aidant des res- sources d'une technique nouvelle, le touchant plaidoyer que Breughel le Vieux avait fait, avant eux, en faveur des classes souffrantes et malheureuses de la société.

Mais la satire, si éminemment flamande, telle qu'elle fut comprise par nos grands peintres drôles du XVe et du XVJe siècle, doit-elle être irrévocablement considérée comme morte ?

La caricature obscène et l'image « rosse » que des journaux amusants mettent à la disposition de toutes les bourses, leur ont- elles définitivement succédé ?

Voilà des questions auxquelles il serait malaisé de répondre.

11 faut espérer cependant que le genre national, à la fois familier et moralisateur de Breughel le Vieux, renaîtra et qu'il reparlera encore au peuple, comme par le passé, le langage que seul il peut comprendre.

Déjà nous avons vu en France des satiriques de talent, tels que les Forain, les Hermans Paul, les Ibels, les Sterister et d'autres encore, flageller d'une main sûre les vices de leurs contemporains. Nous


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les voyons montrant d'une part le défilé méprisable des « ventres dorés » et des « repus » au cœur vide, à l'esprit étroit, paradant sottement dans un luxe précaire et chèrement acheté ; tandis que, d'autre part, leur faisant contraste, ils représentent la foule des faméliques envieux, des ouvriers abrutis par la misère ou par l'alcool, les sans-places, les gigolos et les filles.

La satire ainsi comprise, avec son exagération caricaturale voulue, semble plutôt faite pour exciter la mélancolie, que le rire énorme d'autrefois ; sa protestation éloquente se dresse même comme un accusateur de la société moderne. « Et, comme le dit fort bien M. Gaultier, * il est peut-être heureux qu'il en soit ainsi, car tout ce que les peintures et le style de la caricature contemporaine révèlent de mécontentement et d'idéal froissé, lui sera un témoin à décharge pour la postérité. >

Peut-être un goût nouveau se développera-t-il et verrons-nous reparaître un jour sur la toile ou sur les murs de nos écoles et de nos édifices publics, ces compositions, à la fois amusantes et morali- satrices de jadis, les illustrations de nos dictons populaires et de nos proverbes, celles des paraboles instructives comme les Aveugles et les Mauvais Bergers.

Les Vertus et les Vices, qui sont de tous les temps et dont Pierre Breughel le Vieux sut faire des incarnations inoubliables, ne seraient pas oubliés : V Orgueil, cette vanité des grands et des faibles ; V Envie obscure et lâche ; la Colère qui tue ; la Luxure et la Gourmandise qui ravalent au niveau de la brute; V Avarice qui tarit la prospérité; la Paresse, cette mère du paupérisme et des autres vices, feraient un contraste saisissant avec les anciennes vertus cardinales ; la Prudence qui guide et qui apprend ; la Force qui permet de vaincre le mal ; la Tempérance qui enrichit et éclaire les idées, et enfin la Justice dont chacun a soif.

La vulgarisation de ces compositions utiles, où nos artistes sauraient mettre toutes les ressources de l'art moderne, contribuerait

' Gaultier (Paul), Le rire et la caricature. Préface par M. Sully-I^rud'homme de l'Aca- démie française. 2e édition. 16 planches hors texte. Paris, Hachette et C'e, (1906).


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peut-être à résoudre, par des exemples peints qui apprennent mieux que des paroles, ces terribles questions, qui déjà préoccupaient Pierre Breughel le Vieux et les penseurs de son époque : l'extinction de l'alcoolisme et du paupérisme ainsi que l'apaisement des luttes des classes, par l'amélioration de la nature humaine, sans laquelle nul progrès durable n'est possible.


LISTE DES MANUSCRIT CONSULTÉS


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TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE


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XVI XVII


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XVIII


» 170 » 171


» 184 » 185

» 186


Un ancêtre d'L'ylenspieghel — Statuette gallo- romaine. Musées royaux des arts décoratifs, Bruxelles 16

Initiale avec Cyparte — Vitœ Sanct())'imi Belgi- corimi. Bibliothèque de Gand, N" 308 (260). . . 22

Le Diable Behenioth du Liber Floridus (1125). Bibliothèque de Gand 36

Satire des dieux payens — Liber Floridus — Gand. 38

Satire d'Hercule et de ses travaux. — Liber Flo- ridus - Gand 40

La Boue de la Fortune (fragment). Manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris 62

L'Enfer d'après le Miroir du Monde, manuscrit du XIII« siècle. (Bibhothèque nationale de Paris) . 86

— Fragments de la frise sculptée de 1 "église de Saint-Sébald à Nuremberg 102

L'arbre des Batailles. Manuscrit N" 9079 de la Bi- bliothèque royale de Bruxelles 144

^unsiiuveXn-ée des I^oliliques d'Aristole . . . . 162

Le duc de Berry à table. Miniature des Très riches

heures du duc de Berry.( Musée Condé à Chantilly) 164

La Fuite en Egypte. Fragment du retable de la Chartreuse du Chainpmol, par Melchior Broeder- lam (Musée de Dijon) 166

Un Bepas de Chasseurs. Atelier de Haincelain de Haguenau, M^ Français, N" 616 de la Bibliothèque National de Paris 168

Hallali du Sanglier dans la forêt de Vincennes. Très riches heures du duc de Berry 170

Les semailles d'automne devant le Louvre de Charles F, par les frères de Limbourg. Miniature des très riches heures du duc de Berry. (Musée de Chantilly) .' . . . 172

Danses des paysans, par Hans Sébald Beham . . 200

L'enfer et les damnés. Dessin d'un maitre inconnu du XVe siècle. (Musée du Louvre) 206

La Tentation de Saint Antoine, par Martin Schoen- gauer 208


— 377 —


Planche

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Fig.


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Id.


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PAGK

La Parabole des ai'eiKjles, pur Jérôme Fîosch . . 220 Une satire de la Cheralerie et des hi mimes il'arnies,

de Jérôme Bosch '22i

— L'Élép/ianl armé, de Jérôme iSnsch. Kragment

de l'estaiTipe -jof,

— La Baleine éventrée uu les Grands poissons mangent les petits. Composition de J. Bosch . . 228

St-Martin, patrondes mendiants, partage son man- teau. Composition de Jérôme Bosch .... 230 Le Portement de Croia-, de Jérôme iiosrh an Musée

de (iatid .... » 232

Le Christ devant Pilate, par Jérôme Bosch. Musée

de Princeton (New-Jersey) 234

Les Délices terrestres. Fragment d'une composition

peinte par Jérôme Bosch 236

Comment doit-on traverser le monde "} par Joachim

Patenier. (Les figures d'après des dessins d'A.

Durer.) Tableau a|)partenant à S. k. .S. le i^rince

de Salm-Salm 244

La Kermesse d'Hoboken (prés d'Anvers), par Pierre

Breughel le Vieux 252

Vrouto Vuil Sause. Attribué à P. Breughel le Vieux 268 La Bataille pour les culottes, par Pierre Breughel

le Vieux 270

La Folle gui couve des fous, par Pierre Breughel . 272 La Sorcière de Malleg/iem, pai- Pierre F3reughel le

Vieux 274

La Cuisine des g rus, par Pierre Breughel le Vieux. 276 La Cuisine des maigres, par P. Breughel le Vieux . 276 La Charité [une des Vertus cardinales), par Pierre

Breughel le Vieux 278

La Tempérance, par Pierre Breughel le Vieux . . 280 La .Justice, par Pierre Breughel le Vieux. . . . 282 Les Proverbes flamands. Composition de Pierre

Breughel le Vieux. (D'après la réplique du fils au

Musée de Haerlem) 284

L'Ane à l'école, par Pierre Breughel le Vieux . . 287 L'Exorcisme d'un sorcier par .saint .lacc/ues, par

Pierre Breughel le Vieux 290

Fortitudo, par Pierre Breughel le Vieux .... 294 La Colère. (De la suite des Péchés capitaux), par

Pierre Breughel le Vieux "-96

L'Orgueil. (De la suite des Péchés capitaux), par

Pierre Breughel le Vieux 298

La Chute des .Anges rebelles, par Pierre Breughel

le Vieux. Musée royal de Bruxelles 300

Le bon Pasteur et les mauvais bergers, par Pierre

Breughel le Vieux 308

Satire dirigée contre les Gueux, par P. Breughel

le Vieux ^"

.Satire des mendiants (ou des Gueux :') par Pierre

Breughel le Vieux. Musée du Louvre .... 310


— 378 —

PAGE

Planche \L\ Il lig. 224 — Le Mercier el les singes, par P. Hreughel le Vieux. 312 » Id. » 225 — Le Pays de Cocagne, par Pierre Breiighel le Vieux. 312

» XLVIII " 226 — Elk. (Satire de l'Kgoi.sme) par P. Breughel le Vieux~" 314 » XLIX " 227 — La Bataille des Tirelires et des coffre-forts, par

Pierre Rreughel le Vieux 316

» L » 228 — Jm Parabole des Aveugles, par Pierre Mreughel le

Vieux. (Musée de Naples) 318

» Ll » 230 — Repas de Noce villageois en Flandre, par Pierre

Breughel fils, dit d'Enfer. Musée de Gand ... 326 » LU )) 231 — Jm Satire des arts libéraux au XV I" siècle, par

Isaac Ducheiuin de Bruxelles 332

» LUI » 233 — l.n Belgique persécutée par le duc d'Albe. EstAxnpe

satirique du XVl» siècle par Hans CoUaert (le

Vieux) 336

w LIV « 234 — L'Ame et le Corps — Estampe satirique de la fin

du XVI» siècle — Auteur inconnu 340

(( LV » 235 — Le Pendu, par Hieronymus Wierex. Commence- ment du XVIP siècle 342

» LVl r 23(i — Ls .Sjngres à Ja (arerne, par David Teniers le jeune.

Musée de Munich 352

)) LVll » 237 — Comme les vieux chantaient, piaillent les petits, \)s.\-

David Ryckaert. Musée de Dresde 356

« LV'III » 238 — Le Satyre et le paysan, par Jacques .lordaens.

Musée de Cassel 360

» LIX )) 23(5 — Les Proverbes flamands XVIII» siècle. École lla-

mande. Appartieutà M. Lefebvre de Laval à Gand. 362


TABLE DES MATIERES


Avant-Propos

Introduction ^.y

CHAPITRE I

Origines antiques

Goût général pour la satire figurée. Ses origines anciennes. — Les ancêtres de l'épopée du Renard dans l'art satirique égyptien, grec et romain. — Son influence sur le genre satirique flamand. — Les mimes antiques. — Le masque antique. — La plus ancienne caricature chrétienne. — L'art satirique barbare avant l'occupation romaine. — Les terres cuites gauloises et gallo-romaines. — Persistance des traditions de l'art satirique romain chez les sculpteurs de nos cathédrales (Tournai 1 8-19

CHAPITRE II

Époque de transition de l'antiquité au moyen âge.

La transition de l'antiquité au moyen âge. — L'art satirique réfugié dans les couvents. — Mélange de l'art romain dégénéré et d'un art barbare nouveau autochtone. — L'art franc du VI^ siècle comparé aux enluminures satiriques de nos premiers manuscrits. — La Vita sancti Amandi (Vlll^ siècle). Bibliothèque de Gand. — Le Manuscrit de Maeseycfc (Ville siècle [?]). — Le sacramentaire de la Bibliothèque de Cambrai (VIU siècle). - - V Apocalypse de Valenciennes (IX^ siècle). — Les Vitœ sandorum Belgicomm (X* et XI» siècles). Bibliothèque de Gand. — Persistance des ornementations franques dans les manuscrits de cette époque. — Les monstres et le genre fantastique dans notre histoire nationale. — Les bêtes de V Apocalypse. — L'art byzantin aux IXe et au X^ siècles. — Reprise de l'influence barbare aux Xe et XI^ siècles. — Fréquence des sujets satiriques et grotesques dans les manuscrits de cette époque. — Les destructions des bibliothèques par les Normands. — La plaisanterie et la satire à l'époque de transition de l'antiquité au moyen âge. — Les histrions continuateurs des mimes antiques. — Persistance des plaisanteries primitives et grossières chez le peuple flamand. — Les satires par les animaux dressés. - Manuscrit delà Vie de saint W 'a nd rille (XU siècle). Bibliothèque de Saint-Omer. — Les premiers sujets du genre satirique flamand. — Le Liber Floridus (1125). Bibliothèque de Gand. — Le démon chevauchant Behemoth. son caractère sati- rique. — Satire des dieux antiques dans les constellations ou les signes du zodiaque. — Les illustrations bizarres et grotesques proscrites par saint Bernard. — Ce que voyait dans ses peintures le moine miniaturiste primitif 20-39


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CHAPITRE 111

L'épopée animale et la satire par les animaux.

L'épopée animale satirique. Ses origines lointaines. — Les fables de Phèdre et d'Esope tombées dans le folklore national au X^ siècle. — Les animaux sur les bijoux francs. — Frédégaire et les fables franques au VII^ siècle. - La formation, au Xl^ siècle, dans la région flamande, des récits faisant présager l'épopée du Renard. — Le Roman du Renard tel qu'il parvint à maître Nivardus au Xll^ siècle. — Le Reinart de Willem en langue thioise, au XllI^ siècle. Sa portée historique et sociale. Son influence sur nos minia- turistes. — Les majuscules zoomorphes du X^ siècle dans les manuscrits français et espagnols. — L'alphabet de Montfaucon. — Les satires animales reflètent les guerres des classes du Xllle siècle. La situation sociale dans notre pays à cette époque. - La guerre sociale dans les manuscrits enluminés. — Les chats et les rats et le supplice du chien au Musée Britannique. — Le petit Psautier de Bruxelles : le Lièvre chasseur, satires du chevalier et du patricien. — V Iinperatoris Justiniani Institntiones de Gand et ses satires par les animaux. - La guerre des classes et la satire d'un moine dans les Oude costumen derstadGent. - Les animaux dressés des histrions parodiant les actions des person- nages appartenant aux hautes classes de la société. — Satires des jugements de Dieu, dans le Psatitiei de la Reine Marie (Londres) et le Psautier du XllJe siècle, de Douai. — Les tournois parodiés par les « Neering mannen « de Gand en 1445. — Le combat du limaçon et du chevalier dans le Missale Ronianuni de la Bibl. de La Haye. — Satire des Jongleurs, dans le Liber pontificalis d'Utrecht. — Satire de la patricienne, dans les Chroniques de Froissart (Londres) ; le Cerenioniale Blandiniense, XIV^ siècle, et le Livres des Keures d'Ypres : Saint-Christophe, Saint-Denis et la Trinité. — La satire hérétique du sacré collège et des rois catholiques du poème du loup. — Imago Flandriœ de la Bibliothèque de Gand. — La roue de la Fortune de Renard le nouveau (Bibliothèque nationale de Paris). — Les satires des métiers et des moeurs. — Satires des médecins. Psautiers de Douai et de Cambrai. — Satire des chasseurs, des ménestrels, des marchands ambulants dans la Collection Harlétienne (Musée Britannique). — Les fables. — Le Renard et la Cigogne du Diurnale de Bruxelles. — Le Corbeau et le Renard, le Héron, etc (Petit Psautier de Bruxelles). — Les Vers moraux, autre conte du Renard. — La fable d'Orphée dans le Missale. — Une estampe satirique du maître graveur E. S. (1466). — Satires ani- males amusantes et anodines, dans les manuscrits de Douai. — L'enterrement du Renard, sculpture flamande à Bourges 40-68

CHAPITRE IV

Les mystères, les fêtes civiles et religieuses, l'enfer et les démons. Leur influence sur lart.

Les représentations religieuses, les mystères, leur mise en scène. — Figuration de monstres et d'animaux fabuleux dans les plus anciennes cérémonies liturgiques. — Les farcissures ou intermèdes plaisants en langue vulgaire introduits au Xl^siècle dans les représentations religieuses. — L'élément satirique à cette époque. Son extension croissante chez les miniaturistes. - - Les dessins du manuscrit 55 de la Bibliothèque nationale de Paris (commencement du Xle siècle). — Les abus. — Les fêtes des fous, des innocents et la messe de l'âne en Belgique. Les Évêques des fous et des innocents en West-Flandre. L'Ane-pape à Gand au XV« siècle; — l'Empereur d'Overschelde > ; l'Ane-roi de la Veldstraet; les « omgangen » et Wagenspelen de Louvain; — le Doudou de Mous. — Les scènes de ménage entre Marie et Joseph. — De eerste Bliscap van Maria. — Les allégories. - Le massacre des Innocents. — Hetleven van Sint-Truyden. — Les intermèdes


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diaboliques dans les mystères au Xlle siècle. — La vie de saint Gutlac, Musée britannique.

— Les Manuscrits de Cambrai et de Saint-Omer. — Le miroir du monde. — Les mystères au XlV'e et au XV^ siècle. — Le Maestrische Paaschspel. Adam et Eve. — Le Psautier de la Reine Marie. Les Spelen van Zinne. — Le mystère de J. Fouquet : La vie de sainte Apolline. — La Passion à Valenciennes, XVJe siècle. — L'enfer et les démons dans nos manuscrits. — Imperatoris Justiniani, etc., Biblia sacra, Diurnale, Missale, le Bestiaire de Strasbourg. — Jugement dernier, Nurenberg 69-102

CHAPITRE V

La littérature française et son influence sur les miniaturistes satiriques.

Influence de la civilisation française sur l'art flamand. — Les fabliaux français satiriques. — La satire de la femme. — Le sire Hain et dame Anieuse. — Le combat pour la culotte. Succès général de ces satires. — Le Decretum Gratiani (Gand). — Les sculptures flamandes des stalles dans les cathédrales françaises. — Les poutres sculptées à Damme.

— Les miracles de Notre-Dame. — Le manuscrit de Cangé à la Bibliothèque nationale.

— Le petit psautier de Bruxelles. — La petite Bible (British muséum). — Les vers Moreaux (Bruxelles). — Le moine couveur. — Le moine sculpteur (British Muséum). — Les Bestiaires. — Philippe de Taon. — Signification symbolique ces animaux dans les manuscrits. — Liber Floridus (Gand). — Anciennes représentations des Sirènes. — Leur signification. — Le Bestiaire de Strasbourg. — Le miroir du monde. — Le manuscrit de l'Apocalypse (British Muséum). — Le Bestiaire de l'évêché de Gand. — Leur analogie avec les anciennes sculptures de l'Inde 103-126


CHAPITRE VI

Notre littérature nationale thioise et française.

Satire des mœurs par Lambert le Bègue au Xlle siècle. — Le Dietsche catoen réaction populaire contre les romans de chevalerie d'origine française. — Les œuvres de Maerlant, considérées comme un miroir de la civilisation flamande au XlIIe siècle. — Thyl Uylenspiegel. — La lutte des classes. — Les satires des seigneurs et de la chevalerie. — Le manuscrit de St-Omer. — Le Petit psautier àt Gui de Dampierre. — Imperatoris Justiniani Institutiones. — Le Psautier de Luttrel. — La vie intime des moines au XIII^ siècle. - Le manuscrit 22. — Imperatoris, etc. — Leurs défauts et leurs vices. — Exemples donnés par les évêques. — Satires des évêques. — Le Livre des Keures d'Ypres. — Les manuscrits du British Muséum : \t Psautier flamand, la Bible, le Livre d'heures de Maestricht et le Psautiei de la reine Marie. — Les évêques aux tournois et jugements de Dieu. — Le Decretum Gratiani. — Le luxe général, celui des femmes, leurs satires. — Les métiers. — Les œuvres littéraires de Boendael. - La lutte des classes au XlVe siècle. — V arbre des batailles. — Le Livre des Keures de la draperie d'Ypres. - Les paysans. — Le vieux rentier d'Audenarde.— hts fictions littéraires nationales. — Le voyage de saint Brandaen. — Le livre des merveilles de Mandeville. Les dragons, centaures, griffons, etc. — Le Trésor de Brunetto Latini. - Le manuscrit 411 de Bruges. — Le 5fô//ai>^ de l'évêché de Gand. — Les sculptures d'Ellora 127-158


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CHAPITRE VII

Nos premiers peintres satiriques flamands inconnus du XIV<- siècle.

Rareté des documents relatifs à nos premiers peintres. — Que furent les tableaux de genre satirique chez nos premiers peintres flamands ? — Analogie de ces peintures avec les sujets enluminés des manuscrits de la même époque. — Le petit psautier de Bruxelles, XlIIe siècle. — Le manuscrit de Pierre de Raimbeaucourt, XIV^ siècle. — La Bible rimée de Maerlant. — La chronique de Gillis le Muisi. — Le Livre des Keiires (Ypres, XlVe siècle) et ses sujets tirés de la vie de l'artisan. — La Bible historiée de Jean de Bruges. — Les très riches Heures du duc de Berry par les frères de Limbourg. — Les ateliers de Hainelain de Haquenau et de Jacques Coene à Paris. — Les Politiques d^Aristote. — Les tapisseries de VApoca/ypse (Angers). — Les tapisseries de la cathédrale de Tournai. — Les peintures civiles aux châteaux de Bapaume, Lens et Conflans. — La salle le Comte à Valenciennes. — La Fontaine de Jouvence. — Le Merchier as Singes. — Broederlam. — La Fuite en Egvpte. — Le château de Hesdin et ses machines à plaisanter. — Les peintres flamands gouverneurs du château de Hesdin. — Jean et Colard le Voleur. — Jean Malouel (Malvoel). — Hue de Boulogne. — Pierre Coustain 159-173

CHAPITRE VIII

Le genre satirique chez nos peintres religieux du XVe siècle.

Nos peintures satiriques au XV^ siècle furent analogues aux sculptures appartenant à ce genre et datant de cette époque. — Pierre Cristus fut-il le premier peintre de genre?

- Les soudards d'Hubert van Eyck. — Le Portrait des Arnolfini, par J. van Eyck. — Ses tableaux de genre. — Les Bains de femmes du même maître. — Une femme au bain de Roger van der Weyden. — Les mêmes sujets traités par Diirer ; leurs côtés satiriques. — Le Bain de femme satirique du Maître aux banderolles, XV^ siècle. — Le Sortilège d amour de van Eyck (?> au Musée de Leipzig. — \J Annonciation du maître de Flémalle. — Le Volet de Joseph, partie satirique. ~ Sainte Barbe du même auteur, au Musée de Madrid. — La Légende de saint Joseph. Hoogstraeten. — Le Triomphe de V Eglise chrétienne sur la Synagogue, au Musée de Madrid. — Résurrection de Lazare de van Ouwater, au Musée de Berlin. — La Légende de Saint Joseph, par van der Weyden (?). — Portée satirique de ces tableaux. — V Adoration des bergers de Hugo van der Goes, et les précurseurs des paysans de Breughel. — Quentin Metzys; ses tableaux satiriques.— La Tentation de saint Antoine du même maître, au Musée de Madrid. — Marinus van Reymerswale. — Les fils de Metzys. — Le Cadran dhorloge de Louvain. — Les sujets satiriques de Jean et de Corneille Metzys. — Une fête villageoise, le Moine en goguette, le Panier dœufs, Jean Sanders dit van Hemessen et VEnfant prodigue du Musée de Bruxelles 174-192

CHAPITRE IX

Les peintres-graveurs satiriques allemands du XV^ et

du XVIe siècle.

Leur influence sur nos peintres drôles flamands.

Martin Schoengauer fut-il l'élève de Roger van der Weyden? Ses peintures et ses gravures.

— Les paysans allant au marché. — Le Christ présenté au peuple. — Le meunier et son


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âne. — Une rixe entre apprentis orfèvres. Leur analogie avec les compositions religieuses et profanes de nos maîtres satiriques du XVJe siècle. — Vogue considérable de ces gra- vures allemandes dans toute l'Europe civilisée. — Israël van Meckene ; ses gravures satiriques de la vie amoureuse de son temps. - Le combat pour les culottes. — Le « Maître aux banderolles >. — Les graveurs allemands inconnus : La bataille pour la culotte au Cabinet des estampes à Berlin. — Daniel Hopfer et ses scènes champêtres satiriques; — Nicolaus Mildeman et son Nazentanz zu Gnmpeisbrunn; — Hans Sebald Beham avec ses fêtes villageoises, sont des précurseurs de nos peintres de kermesses au XVIe siècle 193-201


CHAPITRE X Les premiers peintres fantastiques flamands et allemands

Les sujets satiriques et macabres. — Premières œuvres des peintres fantastiques. — Jean de Bruges, auteur de l'Apocalypse, des tapisseries d'Angers. Beaucoup de ces peintures disparues. — L'Enfer attribué à Jean van Eyck, à l'église de Saint-Bavon, à Gand. — Le Jugement dernier de Dantzig. — Détails satiriques de ces tableaux. — Lt Jugement dernier et V Enfer du polyptyque de Beaune, par van der Weyden. — Le Jugement dernier de Berlin, par van der Weyden. — V Enfer donné récemment au l ouvre. Son auteur probable. — Un dessin représentant V Enfer au même musée. — Martin Schoen- gauer. La première Tentation de Saint Antoine. Son succès dans toute l'Europe. - Michel-Ange. Un prédécesseur de saint Antoine au XIl^ siècle : saint Gutlac. — Sa Ten- tation au British Muséum. — Autres œuvres fantastiques de Schoengauer : Le Christ délivrant les âmes du purgatoire. Le saint Georges et le Dragon. Saint Michel et le démon. — L'obsession de la mort et des monstres au XVe siècle. — Les Danses macabres ou Danses des morts. Leur origine allemande. Les allusions satiriques de Mancel Deutsch. - La Danse macabre au Charnier des Innocents, à Paris (1424). — Celle de Chaise-Dieu (Haute-Loire), de Cherbourg, d'Amiens. — Les chapiteaux satiriques d'Arcueil. — La légende des trois morts et des trois vifs. — Le petit polyptyque de Hans Memliiig, à Strasbourg. Le squelette au Jugement dernier de Petrus Cristus, à Berlin. — La Mort et Vusurier du Musée de Bruges. Les estampes satiriques macabres de Barthélémy Beham, de Daniel Hopfer, de Jacob de Gheyn, d'Anvers, de Meldennan et de Diirer.

202-217

CHAPITRE XI

Les précurseurs de Breughel le Vieux. — Sébastien Brand. Jérôme Bosch et ses imitateurs.

La Nef des fous de Sébastien Brand et la Nef des folles de Badius Ascensius de Gand. — Jérôme Bosch et ses œuvres. — Ses satires dans tous les genres. — La Parabole des aveugles. — Une satire de la chevalerie. — Ses satires religieuses. — Les Mendiants boiteux et VÉvêque qui ne marche pas droit. — Un saint moine disputant avec des héré- siarques. — V Éléphant armé, symbolique et satirique. - La Soif de l'or. - La Baleine éventrée. — Cuisine hollandaise. — Les luttes des classes. — Multœ tribulationesjustorum, de omnibus lis liberabit eos Dominas. Psal. 35. - Saint Martin et les mendiants, satire de la chevalerie. - L'Adoration des mages de Madrid. — Le petit opérateur de Madrid. — Un Faiseur de tours. — Die blauwe schuyte ou la prose et la poésie. - Ses compositions fantastiques. — Un Enfer. — Les Songes. - La Vision. Le Jugement dernier. - L'Enfer. - Les Tentations de Saint- Antoine. — L'Enfer et le Paradis. — Les supplices à la fin du XVe siècle. — Le Layenspiegel. — Les imitateurs de Bosch, Henri de Blés ou met de Blés.


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— Le Mercier et les singes. — Les Tentations de Saint- Antoine. — Joachim Patenier. — Lucas de Leyden. — Son crucifiement. - Le Christ présenté au peuple. — Le Christ bafoué par les soldats. — Le Christ tenté par le démon et la Tentation de Saint-Antoine. —

Virgile et la Courtisane. — Le chirurgien et le dentiste. — Eulenspiegel. — Jean Mandyn. Sa Tentation de Saint- Antoine. — Gilles Mostaert. — Lt Jugement dernier et les Péchés capitaux d'Anvers. — Jean Provost. — Son Jugement dernier du Musée de Bruges, détails satiriques 218-250

CHAPITRE XII

L'époque de Pierre Breughel le Vieux.

Breughel synthétise l'esprit populaire flamand. Il connut son époque. — Ce qu'était une kermesse flamande au XVIe siècle ; ses sujets populaires sont moralisateurs. — Épisodes plaisants ajoutés pour faire passer de dures vérités. — Ses gauloiseries. - Situation pénible de nos paysans. — Le paupérisme. — Les édits de Charles-Quint. — Les vaga- bonds et les mendiants. — Les supplices. ~ Le brigandage. — La lèpre. — Contraste entre le paupérisme d'une part et le luxe et les excès des riches d'autre part. — Le comique devenu cruel sous l'influence espagnole. — Les animaux. — Les tournois sanglants du XVI^ siècle. — Parodies des tournois. — La croyance au démon et au surna- turel. — Breughel fut-il un adepte caché de la Réforme? Sa technique inspirée de nos grands primitifs. — Influence de van Maerlant. — Les dangers de la satire à l'époque de Breughel. — Les persécutions religieuses. — Leurs effets. — Breughel garda sa foi, mais il détesta les Espagnols. — Le mariage de Breughel. — Ses œuvres à Vienne. — Rudolf IL — La Bataille entre le carême et le mardi gras. Le Massacre des innocents (?).

— Le Portement de la croix. — Un village pendant la foire. — La Parabole des aveugles de Naples. — La Pie sur le Gibet de Darmstad. — Rixe entre paysans, Dresde. — Tendances moralisatrices de ses compositions 251-268

CHAPITRE XIII Les compositions satiriques de Pierre Breughel le Vieux.

Pierre Breughel, miroir de la civilisation flamande au XVIe siècle. — Ses premières composi- tions satiriques dirigées contre les femmes. — La Patineuse de la porte dWnvers. — Vrouw Vuil Sauce. — Le Coucher delà mariée. - Le Combat pour les culottes. — La Poule qui chante. — La Femme {M\e) gui couve des fous. — La fête des fous. — La Sorcière de Malleghem. — Marguerite V enragée. —Ses autres satires : L'Alchimiste de Pierre Breughel comparé au même sujet traité par Sébastien Brand dans la Nef des fous. — La Cuisine des gras et des maigres. — H Varken moet in H schoot. — Le paupérisme. — Les Vertus cardinales : la Charité, la Foi, l'Espérance, la Prudence; Fortitudo, la Justice et les sup- plices ; les Routiers pillards. — Les proverbes flamands. — Satires des écoles. — L'Ane qui veut devenir savant. — L'Allemode school 269-285

CHAPITRE XIV

Les compositions fantastiques de Pierre Breughel.

Origines de la démonologie flamande. — Les Alven, Nekkers et Kaboutermannekens. — Les légendes flamandes ayant trait aux démons et aux lutins. — Croyances générales à la sorcellerie. — Benvenuto Cellini. — La Grande Diablerie d'Éloy d'Amerval. — Ernest Renan et les Tentations de Saint- Antoine. — Divus Jacobus diabolicis prcestigis ante magum sistitur. — Idem impetravit a Dec ut magus a demonibus discerperetur. — Les


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jongleurs et les Aïssaouas au XVJe siècle. — Le Jugement dernier. - Jésus descendu aux enfers. Satires de la chevalerie. — La Série des Péchés capitaux. — La Porte Mantile, à Tournai. — Breughel et van Maeriant. - La Colère et la satire des grands. — La Luxure.

— La Gourmandise. — L'Orgueil, les côtés occultes de ces satires. — Existe-t-il des 7i?«/a^/b«5 rfg 5"a/«/-/l/zto//z^ exécutées par Breughel le Vieux ? 286-301

CHAPITRE XV

Les compositions religieuses et politiques de Pierre Breughel.

Les compositions religieuses de Breughel ont-elles une portée satirique irrévérencieuse ? - La Mort de la Vierge. — Les mystères du temps. — Les traditions primitives. — L'amour du détail explicatif. — Paul Véronèse. — La Marche au Calvaire (Vienne). — Les sup- plices au XVI« siècle. — Le Massacre des innocents. — Les méfaits de la soldatesque espagnole. — Le Bon Pasteur et les mauvais bergers, satire politique dirigée contre les gouvernants. — L'allégorie satirique àcs Préjugés; sa portée politique. — Les Mendiants.

— Le Mercier et les singes, rappelant les plaisanteries gauloises primitives. — Le Pays de Cocagne, politique. — Elk, Elk, satire de l'égoïsme politique au XVIe siècle. — La Bataille des tirelires et des coffre-forts, satire sociale de la guerre des classes et de la soif de l'or.

— Ryckdom maeckt dieren (Amsterdam). — Le Débat de fortune et de pauvreté, des contes de Boccace (Bibliothèque nationale de Paris) 302-319

CHAPITRE XVI

Le genre satirique chez les contemporains et les continuateurs de Pierre Breughel au XV!" siècle.

Les peintres satiriques contemporains de P. Breughel le Vieux et ses imitateurs. — Pierre Huys. — Les Damnés aux enfers (Madrid). — La Tentation de saint Antoine. — Les Amis de Job (Douai). — La Légende du boulanger d'Eecloo. — Les sujets satiriques de Martin van Heemskerke. — Jean Breughel ; ses tabeaux fantastiques. — La Tentation de saint Antoine (Vienne). — Pierre Breughel (dit < d'Enfer >) ; ses répliques d'après les œuvres de son père. — Le Dénombrement à Bethléem (Bruxelles). — Le Triomphe de la Mort (Vienne). — Dégénérescence du genre satirique. — Influence de l'Inquisition espagnole.

— Les satires cachées. — Les jetons satiriques. — La Tentation de saint Antoine, de Martin Devos (Anvers). — La Pacification de Gand. -- Les cinq sens, le Flegmatique, le Sanguin, le Colérique, la Mélancolie. — Het bedorven huishouden, gravure satirique de Horenbault. — La Tabula asinaria, etc., de J. Ducheniin (15851. — Autres satires par les ânes. — La Tyrannie du duc d'Albe, estampe satirique politique. — Le triomphe du duc d'Albe, peinture satirique d'un imitateur inconnu de Breughel le Vieux. — Le Corps et VAme, suite de gravures satiriques d'un graveur anonyme. — Hieronimus Wierx :

— Un Exorcisme; — La Tentation de saint Antoine; — Le Pendu. - Une Kermesse, de Cari, van Mander. — Fin du genre satirique de l'époque de la Renaissance proprement dite 320-342

CHAPITRE XVII

Les continuateurs de Breughel et les « petits-maîtres « du XVIIe siècle. Fin du genre satirique dans la peinture flamande au XVIIL et au XIX siècle.

David Vinckebooms. — Le Golgotha. — La Kermesse de village, à Beriin. — - Carnaval sur la glace, à Munich, à Florence, etc. — Gravures satiriques. — Volksmuziek. - De spot met


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den Oorlog, etc. — Nieulant. — J. Callot. — David Teniers le Vieux. — Les kermesses et la Tentation de Saint-Antoine, à Berlin. — David Teniers le Jeune. — Les Sociétés. — Les Cinq sens, à Bruxelles. — Les paysans de Teniers comparés à ceux de Breughel. — Situa- tion du pays. — La censure. — Plaire aux yeux et épanouir les rates. — Satire du paysan et de riiomme du commun seule permise et sans danger. — Scènes animales. — Le genre fantastique au XVIIe siècle. — Les représentations religieuses. — Séances d^alchi- mie. — Sorcières. — Tentations de Saint- Antoine. — Les bras partijen. — Le rustre chez les petits-maîtres. — Van Tliulden, Noce flamande, à Bruxelles. — Rijckaert, Comme les vieux chantaient, à Dresde. — Schoevaerts. — J.-C. van Eyck. — Adrien Brauwer, Rixe de paysans ivres, à Munich. — Jos. Craesbeek. — Expression. — Un déjeuner d. Vienne. — Tilborgh. — Le même genre chez les auteurs dramatiques. — Jordaens, Scènes de la vie intime. — Fête des rois. — Concert de famille, etc. — Le Satyre et le paysan. — Rubens. — Sa Kermesse flamande. — Sujets champêtres. — Sujets diaboliques et fantastiques. — Micheau et Beschey au XIX^ siècle. — Fin du genre satirique de Breughel. — L'art mo- derne. — Le genre de Breughel renaîtra-t-il ? 343-364

Liste des Manuscrits consultés 365-367

Bibliographie 368-375

Table des Planches hors texte 376-378

Table des Matières 379-386



Imprimerie

J.-E. BUSCHMANN

Anvers.


y



See also




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