Les Éleuthéromanes  

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"Abdication d'un roi de la fève ou Les éleuthéromanes"[1] (1796) is a poem by Denis Diderot.

Some have held that certain passages such as "may the last king be strangled in the bowels of the last priest"[2] have been responsible for some of the excesses of the French Revolution.

Exerpt:

J'en atteste les temps; j'en appelle à tout âge;
Jamais au public avantage
L'homme n'a franchement sacrifié ses droits;
S'il osait de son cœur n'écouter que la voix,
Changeant tout à coup de langage,
Il nous dirait, comme l'hôte des bois:
La nature n'a fait ni serviteur ni maître;
Je ne veux ni donner ni recevoir de lois.
Et ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre,
Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois.

Full text[3]

Li:s ÉLEUTHÉROMANES

OU

ABDICATION D'UN ROI DE LA FÈVE

l'an 1772

D I T H Y R A M B E 1

Seu super audaces nova dithyrambos Verba devolvit, numerisque fertur Lege solutis. Horat.


ARGUMENT.


Le dithyrambe, genre de poésie le plus fougueux, fut, chez les Anciens, un hymne à Bacchus, le dieu de l'ivresse et de la fureur. C'est là que le poëte se montrait plein d'audace dans le choix de son sujet et la manière de le traiter. Entièrement

t. « Ce dithyrambe a été imprimé, pour la première fois, dans la. Décade philo- sophique du 30 fructidor dernier (an IV), mais d'une manière inexacte. On a déjà relevé dans notre précédent numéro l'infidélité qui, dans la dernière strophe, a fait substituer, au mépris des lois de la versification et de l'amitié , le nom de Grimm à celui de Naigeon. De plus, on a supprimé le titre de cette pièce, qui signifie les Furieux de la liberté, etc. Enfin, on a omis VArgument que Diderot a placé à la tête de cet ouvrage : morceau précieux par les notions qu'il expose relativement au dithyrambe, et par l'historique de celui qu'on va lire. L'anecdote qui y a donné lieu, l'objet que l'auteur s'est proposé en le composant, le ton de fureur qu'il s'est cru autorisé à prendre dans ce genre de poésie, expliquent, excusent, justifient ces deux vers, qui ont révolté un grand nombre d'esprits :

Et ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre, Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois.

« Rétablir le titre de l'ouvrage et publier l'argument qui le précède, c'est donc ui rendre son véritable caractère ; c'est lui restituer tous ses titres à l'admiration des lecteurs; enfin, c'est assurer à ceux-ci un plaisir sans mélange. » — A cette note, qui est du citoyen Rœderer, je n'ajouterai qu'iui mot : c'est qu'il a eu entre les mains les deux manuscrits autographes de ce dithyrambe, et que l'édition qu'il


10 POÉSIES DIVERSES.

affranchi des règles d'une composition régulière, et livré à tout le délire de son enthousiasme, il marchait sans s'assujettir à aucune mesure, entassant des vers de toute espèce, selon qu'ils lui étaient inspirés par la variété du rhythme ou de cette har- monie dont la source est au fond du cœur, et qui accélère, ralentit, tempère le mouvement selon la nature des idées, des sentiments et des images. C'est un poëine de ce caractère que j'ai tenté. Je l'ai intitulé : J.cs Élculhcrumancs, ou les Furieux de la liberté.

Peut-être suis-je allé au delà de la licence des Anciens. Je regarde dans Pindare la stroj)he, l'antistrophe et Tépode, comme trois personnages qui poursuivent de concert le même éloge ou la même satire. La strophe entame le sujet; quelque- fois l'antistrophe iuterrompt la strophe, s'empare de son idée, et ouvre un nouveau champ ù l'épode, qui ménage un repos ou fournit une autre carrière à la strophe. C'est ainsi que dans le tumulte d'une conversation animée, on voit un interlocuteur vio- lent, vivement frappé de la pensée d'un premier interlocuteur, lui couper la parole, et se saisir d'un raisonnement qu'il se pro-

011 a donnée dans son excellent Journal d'économie publique, du 20 brumaire an V, a été revue et collationnée avec le plus grand soin sur ces manuscrits, beaucoup plus exacts et pluscomplctsquecelui qui a servi de copie aux rédacteurs de la Décade. (N.) — Nous prendrons la parole à notre tour, non pour discuter les deux vers fameux qui rappellent le moyen dont Voltaire voulait qu'on se servit pour terminer la que- relle des jansénistes et des jésuites, mais pour faire remarquer que c'est vraisem- blai)lement Naigeon qui a fourni à Rœdercr le manusci'it iiuliliépar relui-ci.U n'eu résulte pas que celui dont s'était servi la Décade iiliilusuiihiiiueiùt -dltévc. Il existe d'ailleurs, et appartient actuellement à M. nuhrunfaui. 11 est chargé de ratures et de corrections, et il porte ce titre : Dithyrambe, ou Ahdicalion d'un roi de la (ève, l'an 1772. A la fin le vers :

Naigeon, sois mon ami, Seiiaine, sois mon frère. ..

s'y trouve, sous ces deux formes également fautives au pointde vue de la versification et de l'ortliographe, mais excusables par les circonstances dans lesquelles ces vers ont été faits :

Grimm, soyons amis. . .

et

Grime, sois mon ami...

Nous avons rétabli la division en strophe, antistrophe et épode, qui se trouve sur le manuscrit, et signalé les principales variantes. Dans une autre copie, cotte division est remplacée par celle-ci : le premier, le second, le trois'tème.

Pour les lecteurs qui croiraient encore à l'influence des deux vers cités plus haut sur les excès de la Révolution, nous leur rappellerons que la pièce n'a été imprimée et connue qu'en 1795.


LES ÉLEUTHÉROMÂNES. 11

met d'exposer avec plus de chaleur et de force, ou se précipiter dans un écart brillant. La strophe, l'anlistrophe et l'épode gardent la même mesure, parce que l'ode entière se chantait par le poëte sur un même chant, ou peut-être sur un chant donné. Mais j'ai pensé que le récit se prêterait à des interruptions, que le chant et l'unité du personnage ancien ne permettaient pas. Mes strophes sont inégales, et mes Éleuthéromanes paraissent, dans chacune, au moment où il me plaît de les introduire. Ce sont trois Furies acharnées sur un coupable, et se relayant pour le tourmenter. Je me trompe fort, ou ce poëme récité par trois déclamateurs différents produirait de l'effet.

Il ne me reste qu'un mot à dire de la circonstance frivole qui a donné lieu à un poëme aussi grave. Trois années de suite, le sort me fit roi dans la même société. La première année, je publiai mes lois sous le nom de Code Denis. La seconde, je me déchaînai contre l'injustice du destin, qui déposait encore la couronne sur la tête la moins digne de la porter. La troisième, j'abdiquai, et j'en dis mes raisons dans ce dithyrambe, qui pourra servir de modèle à un meilleur poëte.

A Rome, dans une même cause, on a vu un orateur exposer le fait, un second établir les preuves, et un troisième prononcer la péroraison ou k- morceau pathétique. Pourquoi la poésie ne jouirait-elle pas, à table, entre des convives, d'un privilège accordé à l'éloquence du barreau?


LES

ÉLEUTHÉROMANES


ou


LES FURIEUX DE LA LIBERTE


Fabâ abstine '. Pythag.


STROPHE.

Accepte le pouvoir suprême

Quiconque enivré de soi-même Peut se flatter, émule de Titus,

Que le poison du diadème

JN'altérera point ses vertus.

Je n'ai pas cette confiance. Dont l'intrépide orgueil ne s'étonne de rien.

J'ai connu, par l'expérience, Que celui qui peut tout, rarement veut le bien.

Éclairé par ma conscience Sur mon peu de valeur, je l'en crois; et je crains' Que le fatal dépôt de la toute-puissance, Par le sort ou le choix remis entre mes mains.

D'un mortel plein de bienfaisance. Ne fît peut-être un fléau des humains.

ANTISTROPllE.

Ah! que plutôt, modeste élève Du vieillard de l'Antiquité, Dont un précepte très-vanté Défend l'usage de la fève. Du sage Pythagore endossant le manteau,

i. Sur le manuscrit : A fabâ abstine: Va est rayé.

"2. Variame : « J'ai raison quand je crains


LES ÉLEUTHÉROMÂNES. 13

Je cède ma part au gâteau A celui qui, doué de la faveur insigne D'un meilleur estomac et d'une âme plus digne, Laisse arriver ce jour, sans être épouvanté De l'indigestion et de la royauté.

ÉPODE.

Une douleur muette, une haine profonde Affaisse tour à tour et révolte mon cœur, Quand je vois des brigands dont le pouvoir se fonde

Sur la bassesse et la terreur, Ordonner le destin et le malheur du monde. Et mois je m'inscrirais au nombre des tyrans!

Moi, dont les farouches accents. Dans le sein de la mort-, s'ils avaient pu descendre, Aux mânes de Brutus iraient se faire entendre ! Et tu les sentirais, généreux Scévola, De ton bras consumé ressusciter la cendre ^

Qu'on m'arrache ce bandeau-là !

Sur la tête d'un Marc-Aurèle Si d'une gloire pure une fois il brilla, Cent fois il fut souillé d'une honte éternelle

Sur le front d'un Caligula.

STROPHE.

Faut-il enfin déchirer le nuage Qui n'a que trop longtemps caché la vérité,

El montrer de l'humanité

La triste et redoutable image Aux stupides auteurs de sa calamité?

Oui, oui, j'en aurai le courage. Je veux, lâche oppresseur, insulter à ta rage.

1. Variante : Qui? moi?. ..

2. Variante : Du trépas.

3. Variante : De Brutus et de Scévola,

Des Ravaillacs et des Cléments, Auraient ressuscite la cendre ;

t pour le dernier vers :

Non plus pour des forfaits ranimèrent la cendre.


U POÉSIES DIVERSES.

Le jour, j'attacherai la crainte à ton côté; La haine s'offrira partout sur ton passage;

Et la nuit, poursuivi, troublé, Lorsque de ses malheurs ton esclave accablé

Cède au repos qui le soulage. Tu verras^ la révolte, aux poings ensanglantés, Tenir- à ton chevet ses flambeaux agités.

ANTISTROPHE.

La voilà! la voilà! c'est son regard farouche; C'est elle; et du fer menaçant; Son soulfle, exhalé par ma bouche. Va dans ton cœur porter le froid glaçant.

KPODE.

Éveille-toi, tu dors au sein de la tempête;

Éveille-toi, lève la tête; Lcoute, et tu sauras qu'en ton moindre sujet,

Ni^ la garde qui t'environne, Ni* l'hommage imposant qu'on rend à ta personne N'ont pu de s'afli-anchir étouffer le projet.

STROPHE.

L'enfant de la nature abhorre l'esclavage;

Implacable ennemi de toute autorité,

Il s'indigne du joug; la contrainte l'outrage;

Liberté, c'est son vœu; son cri, c'est Liberté.

Au mépris des liens de la société,

11 réclame en secret son antique apanage.

Des mœurs ou grimaces d'usage Ont beau servir de voile à sa férocité ;

Une hypocrite urbanité, Les souplesses d'un tigre enchaîné dans sa cage. Ne trompent point l'œil du sage;

1. Variante: Je veux que...

2. Variante : Promène...

3. Variante : Et...

4. Vakianie : Et.


LES ÉLEUTHÉROMANES. 15

Et, dans les murs de la cité, Il reconnaît l'homme sauvage S'agitant sous les fers dont il est garrotté.

ANTISTROPHE,

On a pu l'asservir, on ne l'a pas dompté.

Un trait de physionomie.

Un vestige de dignité Dans le fond de son cœur, sur son front est resté;

Et mille fois la tyrannie, Inquiète où trouver^ de la sécurité, A pâli de l'éclair de son œil irrité.

ÉPODE.

C'est alors qu'un trône vacille;

Qu'effrayé, tremblant, éperdu. D'un peuple furieux le despote imbécile Connaît la vanité du pacte prétendu.

STROPHE.

Répondez, souverains : qui l'a dicté, ce pacte?

Qui l'a signé? qui l'a souscrit? Dans quel bois, dans quel antre en a-t-on dressé l'acte?

Par quelles mains fut-il écrit? L' a-t-on gravé sur la pierre ou l'écorce? Qui le maintient? la justice ou la force?

De droit, de fait, il est proscrit.

ANTISTROPHE.

J'en atteste les temps; j'en appelle à tout âge ;

Jamais au public avantage L'homme n'a franchement sacrifié ses droits; S'il osait de son cœur n'écouter que la voix, \ Changeant tout à coup de langage, Il nous dirait, comme l'hôte des bois : <( La nature n'a fait ni serviteur ni maître ; (I Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. »

1. Variante : Chercher.


16 POESIES DIVERSES.

Et ses mains oiudii-aient les entrailles du prêtre, Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois.

ÉPODE.

Tu pâlis, vil esclave ! htre pétri de boue,

Quel aveuglement te dévoue Aux communs intérêts de deux tigres ligués? Sommes-nous faits pour être abrutis, subjugués? Quel moment! qu'il est doux pour une muse altière !

L'homme libre, votre ennemi.

Vous a montré son âme fière ; cruels artisans de la longue misère

Dont tous les siècles ont gémi. Il vous voit, il se rit d'une vaine colère : Il est content, si vous avez frémi.

STROPHE.

Assez et trop longtemps une race insensée

De ses forfaits sans nombre a noirci ma pensée.

Objets de haine et de mépris, Tyrans, éloignez-vous. Approchez, jeux et ris;

Que le vin couronne mon verre; Que la feuille du pampre ou celle du lierre

S'entrelace à mes cheveux gris.

Du plus agréable délire

Je sens échauffer mes esprits.

Vite, qu'on m'apporte une lyre. Muse d'Anacréon, assis sur son trépied.

Le sceptre des rois sous le pied,

Je veux chanter un autre empire :

ANTISTROPIIE.

C'est l'empire de la Beauté. Tout sent, tout reconnaît sa souveraineté. C'est elle qui commande à tout ce qui respire.

Dépouillant sa férocité, Pour elle, au fond des bois, le Hottentot soupire. Si le sort quelquefois me place à son côté,


LES ÉLEUTHÉliOMANES. 17

Je la contemple et je l'admire : Mon cœur, plus jeune, eût palpité.

ÉPODE.

Mais à présent que les glaces de l'âge Ont amorti la chaleur de mes sens. J'économise mon hommage. La bonté, la vertu, la beauté, les talents Se sont partagé mon encens.

STROPHE.

La Bonté qui se plaît à tarir ou suspendre

Les pleurs que l'infortune arrache de mes yeux ;

ANTISTROPHE.

La Beauté, ce présent des cieux. Qui quelquefois encor verse en mon âme tendre De tous les sentiments le plus délicieux ;

ÉPODE.

Le Talent, émule des dieux. Soit que de la nature il écarte^ le voile. Qu'il fasse respirer ou le marbre ou la toile.

Que par des chants harmonieux, Occupant mon esprit d'effrayantes merveilles, 11 tourmente mon cœur et charme mes oreilles ;

STROPHE.

La Vertu qui, du sort bravant l'autorité. Accepte son arrêt, favorable ou sévère,

Sans perdre sa tranquillité :

Modeste dans l'état prospère,

Et grande dans l'adversité.


1. Variante : Entr'ouvre. I\.


18 POESIES DIVERSES.

ANTISTROl'IlE.

Celui qui la choisit pour guide, D'un peuple ombrageux et léger Peut, à l'exemple d'Aristide, Soufl'rir un dédain passager : Mais quand l'ordre des destinées,

Qui des hommes de bien et des hommes méchants A limité le nombre des années, Amène ses derniers instants ; Athène entière est en alarmes; De tous les yeux on voit couler les larmes ;

C'est un père commun pleuré par ses enfants.

ÉPODE.

Longtemps après sa mort sa cendre est révérée ; Longtemps après sa mort sa justice honorée, Entretien du vieillard, instruit les jeunes gens.

STROPHE.

Aristide n'est plus; mais sa mémoire dure Dans les fastes du genre humain ;

Et l'herbe même, au temps où renaît la verdure. Ne peut croître sur^ le chemin Qui conduit à sa sépulture.

ANTISïKOPUt;.

D'honneurs, de titres et d'aïeux, Des écussons de la noblesse. Des chars brillants de la richesse.

Qu'on soit ivre à la cour, à Paris, envieux, Laissons sa sottise au vulgaire.

La bonté, la vertu, la beauté, les talents,

Seront pour nous, qu'un goût plus sûr- éclaire. Les seules grandeurs sur la terre

Dignes qu'en leur faveur on distingue des rangs ; Tout le reste n'est que chimère.

1. Variante : Cesse de couvrir. '2. Variants : Juste.


LES ÉLEUTHÉROMANES. 19


EPODE.


Issus d'un même sang, enfants d'un même père,

Oublions en ce jour toute inégalité.

NaigeonS sois mon ami; Sedaine, sois mon frère.

Bornons notre rivalité A qui saura le mieux caresser sa bergère, Célébrer ses faveurs, et boire sa santé.


Variantes : Grimm, soyons amis..

Grime, sois mou ami.

Full text of a microfiche edition[4]

A UTHOR:


DIDEROT, DENIS


TITLE:



ELEUTHEROMANES


AVEC UN...


PLACE:


PARIS


DA TE:


1884



Les Bleuthlromanes, par Diderot, avec un commentaire historique ... Paris, Ofaio, 198U.

±01 p. 155 cm.

U head of title: Édition du centenaire. In ns on cover: Par le Dr. Robinet.

DIDEROT

AVEC UN COMMENTAIRE HISTORIQUE

« La grande et belle expérience d'une république sans dieu est encore à faire. »

Sylvain Maréchal, 1799.

« Réorganiser sans dieu ni roi. «  Auguste Comte, 1848.


PARIS

A. GHIO, ÉDITEUR

GALERIE D'ORLKANS, 5, PALAIS -ROY A 1.

1884


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COMMENTAIRE


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Le centième anniversaire delà mort de Diderot correspond au 30 juillet prochain.

De divers côtés, en France, on s'apprête à le célébrer et à honorer publiquement, à cette date, la mémoire du fondateur de VEncyclopédie.

Aucun penseur, peut-être, n'est plus digne d'un tel hommage dans ce grand xviii® siècle auquel la civilisation générale, et, en particulier, celle de notre pays, doivent une si large part de recon- naissance.

L'œuvre de Diderot, son apport personnel au trésor philosophique de l'Humanité, au progrès intellectuel et social de notre espèce, se compose de deux parts bien distinctes, correspondant aux deux grandes directions du temps où il vécut.

A ce moment, l'ancien régime, — ce système catholique et féodal qui avait succédé à la civili- sation romaine, — était bien près de s'effondrer 1 Les assises du vieil édifice, les bases spirituelles


— 6 —

et temporelles de la société du moyen âge, Tautel et le trône, comme on disait alors, étaient, du moins en France, également ruinées; et les élé- ments qui devaient servir à la reconstruction d'un ordre nouveau, les matériaux avec lesquels on devait élever le monument de la société mo- derne n'étaient pas encore tous élaborés, rassem- blés, et se trouvaient pêle-mêle avec les ruines toujours debout des âges anciens (1).

C'est alors que surgît Diderot.

Doué d'un incontestable génie, de facultés d'as- similation et d'analyse puissantes et d'une force synthétique non moins remarquable, il eût, d'em- blée, l'aperception des besoins immédiats de son temps, la capacité mentale et morale nécessaire pour s'efforcer d'y subvenir. Il eut une vue claire de la double opération échue à son époque : néces- sité de renverser l'ancien régime, nécessité dV substituer un système social reposant sur des bases entièrement neuves; il comprit qu'il fallait, d'ores et déjà, éliminer la théologie et la guerre et remplacer ces modes sociaux provisoires désor- mais épuisés, destitués d'efficacité politique, par les forces spontanées qui s'étaient produites, exercées et développées silencieusement pendant que décroissaient les premières (2).

Voilà comment et pourquoi l'œuvre de Diderot

(1) Voy. Auguste Comte, Opuscules de philosophie sociale (1819-1828); i vol. in-12. Leroux. Paris, 1883.

(2) Auguste Comte, ihidem.


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t% fut double : destructrice à l'égard de l'ancien régime, constructrice envers le nouveau.

Et s'il étendit également la négation à dieu et au roi, si, sous ce rapport, il fut complet, il ne sentit pas moins, pour le présent et l'avenir, l'im- portance de la science et de l'industrie, et parvint à s'assimiler, afin de les coordonner et de les rat- ^^ tacher à un même but : la réorganisation de la

société^ toutes les connaissances abstraites et con- crètes amassées par ses devanciers et par ses contemporains.

Mais, par une fatalité inévitable qui pèse encore aujourd'hui sur le monde, le mouvement de recomposition sociale n'étant pas, il s'en fauti aussi avancé que le mouvement de décomposition de l'ancien régime, — la chimie, la physiologie, qui sont des parties essentielles du nouveau sys- tème mental, n'étaient encore qu'ébauchées, et la science sociale était à peine entrevue ! — Diderot ne pouvait et ne put élaborer la synthèse philo- sophique qui devait servir de base à cette réorga- ê nisation de la société, cependant si urgente.

De là tous les tâtonnements théoriques et pra- tiques, toutes les oscillations, tous les boulever- sements qui accompagnèrent et suivirent la chute de Tancien régime et qui ne cesseront que quand la théologie et la métaphysique auront été rem- placées comme croyance générale, au moins chez tous les esprits actifs, par la synthèse positive ou philosophie des sciences.


— 8 —

De là aussi l'entière efficacité de la partie néga- tive ou destructrice de l'œuvre de Diderot, et Pin- suffisance inévitable de sa partie organique, de beaucoup la plus difficile et la plus durable cependant.

De là, enfin, l'appui que des écoles et des par- tis très opposés ont pu trouver, en se recom- mandant à juste titre du fondateur de VEncyclo- pédie, dans ses écrits si nombreux et si variés.

Les négateurs du gouvernement quel qu'il soit, temporel et spirituel, les ennemis du pouvoir politique et de la direction religieuse, en un mot les adversaires de toute autorité, peuvent en eff'et y prendre des armes, aussi bien que ceux qui, res- pectueux des lois naturelles et immuables de Tordre humain, veulent reconstituer sur des bases positives les deux grandes forces publiques, les deux principales institutions humaines sur les- quelles a reposé jusqu'ici la marche de la civili- sation, savoir, la religion (nous ne disons point la théologie) et le gouvernement.

C'est cette puissance morale, c'est cette supé- riorité intellectuelle dans l'accomplissement de la double lâche qui était échue à son siècle d'après les antécédents sociaux de la France et de l'Occi- dent, qui font la gloire de Diderot et qui élèvent sa magnanimité à la hauteur de son génie.

C'est pourquoi nous avons tenu à honneur, à propos de son centenaire, et quelle que soit notre insuffisance, d'apporter un grain de sable à l'édi-


.


— 9 —

fice de sa glorification, en montrant plus explici- tement qu'on ne l'a fait jusqu'à ce jour comment il se rattache à la Révolution française, à l'œuvre de régénération qu'elle a rendue possible et qu'elle a si généreusement commencée, ainsi qu'aux efforts de ceux qui, de nos jours, en poursuivent l'achè- vement; ce qui le place assurément dans le grand courant du progrès humain.

Nous allons donc rechercher à quel degré il peut être considéré comme républicain , se liant aux hommes politiques qui, à la fin du siècle der- nier, attaquèrent le plus audacieusement l'ancien régime, et, aujourd'hui même, au groupe qui s'efforce de mener à fin l'œuvre philosophique, politique et sociale commencée au xviii® siècle, en réorganisant la société à la lumière des sciences complétées, systématisées, reliées en un corps de doctrine, en une seule et même foi.


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Qui le croirait? la complète émancipation thco- logique de Diderot est encore assez souvent niée, textes en mains, par des gens de très bonne foi qui ne voient que la lettre, et qui, du reste, sont animés dMntentions très opposées : les uns, con- sidérant l'athéisme comme une croyance quasi- criminelle, veulent en décharger le philosophe; les autres, voyant la foi en cette doctrine repren- dre crédit de nos jours, lui reprochent de ne l'avoir point affichée.

Rien n'est plus aisé, cependant, que d'arriver à la certitude sur ce point : il suffit de constater, dune part, que les passages de ses premières œuvres où il incline au déisme, tous ceux, en un mot, où il se sert encore des vocables théistes, ne sont que des concessions inévitables aux habil tudes initiales et surtout aux nécessités de son temps, tandis que sa foi scientifique, sa croyance intime, inébranlable aux lois nntiirelks des choses


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et des (Hres^ qui expliquent le monde et Thomme sans aucune intervention divine quelconque, se dégagent de tous ses écrits en général et de quel- ques-uns en particulier d'une manière qui ne laisse pas de place à l'hésitation.

C'est dans V Encyclopédie, principalement, que l'on peut remarquer ces sortes de compromis, et Ton sait que, encore qu'il y ait fait, en ce genre, les plus grands sacrifices au succès de sa publi- cation, Diderot eût l'extrême douleur, pendant que cet ouvrage s'imprimait, d'y voir le texte de ses articles altéréj mutilé, non seulement par la censure, mais encore par une exécrable trahison de son imprimeur.

La lettre virulente qu'il lui écrivit à ce sujet en fait foi, et Naigeon nous a appris qu'il « ne se rappelait jamais cette circonstance, une des plus critiques de sa vie, sans frémir des excès auxquels un ressentiment, d'ailleurs très juste, peut quel- quefois porter l'homme le plus honnête et du caractère le plus doux. ;> — (Notice du Supplément aux œuvres de Denis Diderot^ édition Belin, p. 30, 1819.)

€ Diderot éia'd' athée, dit encore Naigeon, et même un athée très ferme et très réfléchi. Il était arrivé à ce résultat d'une bonne méthode d'inves- tigation par toutes les voies qui conduisent le plus directement à la vérité : c'est-à-dire par la médi- tation, l'expérience, l'observation et le calcul. »

Quant aux articles théologiques de VEncyclo-


ï


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— 13 —


II


pédie, rédigés par les abbés Morellet, Y von, de Prades, Mallet et par le pasteur Polier, on les a finement et justement comparés à ces animaux sacrés que les peuples qui attaquaient les Égyp- tiens plaçaient, en allant les combattre, à la tête de leur armée.

Dans ses lettres à M"^ Voland, le philosophe écrit de Langres , à la date du 14 août 1759 ; <( J'ai rencontré ici quelques hommes bien décidés et bien nets sur le grand préjugé (Texistence de dieu); et ce qui .m'a fait un plaisir singulier, c'est qu'ils tiennent un rang parmi les honnêtes gens. »)

N'avait-il pas dit ailleurs, dans VEntreUen sur le fils naturel :

« Celui qui ne croit pas en dieu n'en est que plus obligé d'être honnête homme et bon ci- toyen? »

Et dans ses Pensées philosophiques : « La morale peut être sans la religion? (1) »

Enfin, on trouve dans le premier paragraphe du chapitre viii du Système de la nature, par d'Hol- bach et Diderot, tome deuxième, cette conclusion des sections précédentes, où le théisme est ana- lysé à fond : € Tout a dû nous convaincre que

(1) Voy. Naigeon, Mémoires fnêtoriques et philosophique* sur la vie et les ouvrages de D. Diderot \ 1 vol. in-8®. Paris, Brière, 1821.— Sylvain Maréchal, Dictionnaire des athées an- ciens et modernes; i vol. in-go. Paris, an VIII. — Diderot, Œuvres complètes; édition Assézat et Tourneux, 1875-76.


I Vfc ridée de dieu, si généralement répandue sur la terre, n'est qu'une erreur universelle du genre humain. »

Citons aussi, pour mémoire, les Pensées philo- sophiques (1746), qui furent condamnées par le Parlement; la Lettre sur les aveugles (1749), qui fit mettre son auteur à la Bastille; le Dialogue d'un philosophe avec la Maréchale, etc.

Quant à l'émancipation politique de Diderot, elle ne nous semble pas plus équivoque.

Sans parler, entre tant d'autres ouvrages, de VEssai sur les règnes de Claude et de Néron, qui contient des allusions si hardies et des critiques s'adaptant avec un si singulier à-propos aux temps où le philosophe vivait (1), nous rappelle- rons qu'une œuvre bien faible par le volume, un très court poème que d'aucuns regardent comme une boutade regrettable, mais qui nous semble, au contraire, une manifestation de très haute


(1) ■ Pline l'ancien dit qu'il eiît été moins affligeant de voir Néron consulter les esprits infernaux que les favorites. Ce qu'il y a d'hommes pervers dans une cour se presse autour d'elles, fléchit le genou devant elles, et elles avilissent tout ce qui les approche. Elles sont protectrices nées des scélérats, persécutrices infatigables des honnêtes gens. Assises sur le trône à côté du maître, il y a deux autorités : elles ont leur parti, leur conseil, leurs audiences; l'empire du souverain est moins tyrannique, moins capricieux que le leur : elles plient à leur gré la volonté de leur amant; elles déposent les mi- nistres, elles donnent des généraux aux armées, elles en tra- cent la marche sur une carte avec des mouches, et vingt mille hommes sont égorgés. »


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portée, peut servir de point de repère et comme de lien pour rattacher Diderot à la période révo- lutionnaire militante. C'est la pièce'à laquelle il a donné pour titre : Les Éleuthéromnnes, les Fu- rieux de la liberté! qui nous paraît devoir figurer parmi les productions littéraires les plus chaudes qui aient concouru à déterminer Pélan auquel nous devons, en France, l'avènement de la république.

C'est donc beaucoup moins au point de vue de Part, que nous sommes loin de rabaisser, cepen- dant, qu'au point de vue historique et politique, que nous reproduisons aujourd'hui le célèbre «litliyranibe où le philosophe a explicitement mani- festé la nature et l'intensité de ses convictions républicaines; son horreur pour la royauté fran- .;aise en décadence (condamnée en principe par tous les esprits éminents et par les masses so- ••iales, — le tiers état, — qui en supportaient le fardeau) ; la vue nette, vigoureuse, qu'il avait dès lors de la nécessité de la Révolution; enfin, le sentiment qu'il nourrissait assurément du régime à la fois rationnel et pacifique, plus clément et plus éclairé, qui devait remplacer bientôt le sys- tème catholique et féodal en décomposition.

Quelles raisons a-t-on opposées à cette manière de voir?

On a dit • « La preuve que les Éleuthéromanes n'ont aucun rapport avec les excès de la Révo- lution française, c'est que cette pièce n'a été im- primée qu'en 1795. »


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Est-ce vrai?

Mais d'abord, quels excès peut-on légitimement reprocher à une nation qui, venant à briser dos chaînes plus que séculaires, un despotisme exter- minateur qui avait, lui, épuisé tous les excès! ose enfin porter une main vengeresse sur ses bourreaux? Quelle pitié, quelle autre rémuné- ration méritaient les pensionnés du Livre rouge, les entremetteurs du Parc aux cerfs et de la prostitution de Talcôve royale, les trafiquants des lettres de cachet, les bénéficiaires du pacte de famine, les tortionnaires de l'ancien régime. si ce n'est cette justice sommaire que les ma- nants des campagnes et des villes firent aux aristocrates français de juillet 1789 à septem- bre 1792 (1)? Et comment imputer à crime au grand et bop Diderot d'avoir laissé déborder son cœur, sa pitié, son indignation dans des vers dont la fureur est encore restée au-dessous peut- être de ce que méritaient ceux-là qui, pendant tant et de si longues années, avaient pourvu à

(I) D'après la loi naturelle d'équivalence entre l'action et la réaction, ce débordement de vengeances, que l'on doit consi- dérer comme l'application la plus juste de la peine du talion, était inéviuble après la prise de la Bastille et la victoire du 10 août. Rien no pouvait rcmpôcherf Et il est aussi illogique de s'en étonner que d'en vouloir représenter les effets comme étant en dehors de la nature humaine.

Il n'y aurait pas de justice sur terre, si des faits aussi mons- trueux que ceux que nos pères reprochaient avec tant de raison à la royauté agonisante, avaient pu demeurer impunis.


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leurs plaisirs, à leur faste, ù leurs débauches, par d'aussi exécrables attentats?

Maintenant, faut-il conclure de ce que les Éleii- Ihéromanes n'ont été imprimés pour la première fois que le 30 fructidor an IV (1795), dans la Décade philosophique^ et, pour la deuxième fois, par les soins de Rœderer, dans son Journal (Téco- nomie politique f le 20 brumaire an V (1796), qu'ils soient demeurés inconnus depuis 1772, époque à laquelle ils furent composés?

« Il ne me reste qu'un mot à dire, a écrit leur auteur dans V Argument dont il fait précéder son œuvre, de la circonstance frivole qui a donné lieu à un poème aussi grave. Trois années de suite, le sort me fit roi dans la même société... La troisième, j'abdiquai, et j'en dis mes raisons dans ce dithy- rambe, qui pourra servir de modèle à un meilleur

poète Pourquoi la poésie ne jouirait-elle pas,

à table, entre des convives, d'un privilège, etc. »

Ainsi, les Éleuthéromanes , improvisés par Di- derot en 1772, furent alors récités à une table d'amis : sans doute chez le baron d'Holbach, devant Grimm, Naigeon, Sedaine, Georges Leroy et les châtelains du Grandval? peut-être chez M. Legendre, devant Madame, en présence de M"* Voland et d'autres personnes.

Ils ne furent pas imprimés à ce moment, et pour cause!... mais des copies en furent faites, qui circulèrent de main en main.

De ces copies, deux au moins, outre celle de la


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Décade, qui appartint à M. Dubrunfaut, vinrent sous les yeux de Rœderer, par Naigeon peut-être, et servirent à donner au public une édition plus correcte que la première.

Voilà déjà trois textes parfaitement connus et absolument authentiques [1].

Peut-on affirmer que ces copies furent les seules? que jamais elles ne furent transcrites? enfin, qu'au- cun de ceux qui en eurent communication n'appri- rent ces vers pour les réciter, eux aussi, dans les sociétés qu'ils fréquentaient?

Ce serait absurde.

Surtout si Ton songe que le célèbre dystique qui caractérise le paroxysme des Furieux de la liberté était devenu classique pendant la Révolu- tion et qu'on en retrouve l'esprit dans bien des harangues, la trace dans bien des écrits.

Personnellement, nous l'avons entendu pour la première fois de la bouche d'un des témoins de nos fastes révolutionnaires demeuré inébranlable dans son émancipation politique et religieuse malgré son grand âge, M. de Lorbehayo de Mon- tataire, duquel nous tenons en outre un très inté- ressant Eloge philosophique de Diderot par M. de Salverte, son cousin, avec cette suscription auto- graphe : a A Charles Lorbehaye, de la part de son ami Eusèbe. » — Paris, an IX.


(1) Nous empruntons ces détails à la réimpression des Œuvres de l>iderot, si savamment dirigée par MM. Assézat et Maurice Tourneux ; Garnier frères. Paris, 18*5.


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Il nous paraît donc évident que non seulement le fils du coutelier de Langres n'a point hésité à exprimer en termes brûlants ce que ressentait son Ame généreuse et fière au spectacle des maux qui accablaient sa patrie; et que non seulement il n*a pas craint de communiquer à ses aiiais, — au ris- que d'une indiscrétion qui aurait pu lui valoir le traitement de Leprevost de Beaumont, — les plus secrets bouillonnements de son cœur : mais aussi que les Éleuthéromanes ont circulé en manuscrit et de bouche en bouche avant et après 1789, et qu'ils ont, sans aucun doute, contribué à illumi- ner la conscience et à encourager la révolte de nos pères en 1792 et en 1793, sans qu'il y ait à en faire remonter à leur illustre auteur autre choso qu'une haute expression de reconnaissance et d'estime.

Mais il va 'sans dire que ce n'est pas par cette production seule, par cette bluette politique, que Diderot et ses amis avaient attaqué l'ancien ré- gime, le pouvoir absolu des prêtres et des rois. La lutte contre ce double despotisme était devenue, au contraire, le mot d'ordre de tous leurs efforts, l'objectif de tous leurs travaux, et les Éleuthéro- manes n'en avaient été que la note la plus aiguë.

M. Louis Blanc lui-même, si peu clairvoyant et si injuste à l'égard de l'école encyclopédique, ne peut s'empêcher de reconnaître ce fait essentiel dans le premier volume de son Histoire de la Révolution :


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« Le Système de la nature, dit-il, publié en 1770 (par d'Holbach et Diderot, sous le pseudonyme de Mirabaud), signala avec un éclat sinistre cette nouvelle forme de la grande révolte du xvni® siè- cle Que voyons-nous, s'écriaient d'Holbach et

ses collaborateurs, dans ces potentats qui de droit divin commandent aux nations? sinon des ambi- tieux que rien n'arrête, des cœurs parfaitement insensibles "aux maux du genre humain; des âmes sans énergie et sans vertu qui négligent des de- voirs évidents dont ils ne daignent pas même s'ins- truire; des hommes puissants qui se mettent inso- lemment au-dessus des règles de l'équité naturelle ; des fourbes qui se jouent de la bonne foi? » Et ailleurs ; « Parmi ces représentants de la divinité, à peine dans des milliers d'années s'en trouve-t-il un seul qui ait l'équité, la sensibilité, les talents et les vertus les plus ordinaires... (1) >

« L'impulsion était donnée. On respectait tou- jours Voltaire : on ne lui trouvait plus assez d'au- dace. € Si le prince dit au sujet mécréant qu'il « est indigne de vivre, n'est-il pas à craindre que « le sujet ne dise que le prince infidèle est indigne « de régner? (2) >

<f Tel avait été le langage de Diderot dans VEn" cyclopédie, et, ce qu'il avait émis sous forme d'in- terrogation, maintenant, lui et ses amis l'affir-


(i) Sysième de la nature, P. II, ch. viii. (2) Art. Intolérance.


Il


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maient. Dans son Histoire philosophique et politique des deux Indes, Raynal s'écriait : « Peuples lâches î imbécile troupeau I vous vous contentez de gémir, quand vous devriez rugir! » et il s'indignait de voir des millions d'hommes conduits par « une douzaine d'enfants appelés rois, qu'armaient de petits bâtons appelés sceptres. > Le Système social^ par d'Holbach ; le Despotisme oriental^ publié sous le nom de Boulanger; VHomme, par Helvétius, ne parlaient pas autrement. » (1)

Oui I on était loin, avec de pareils hommes, de la demi-négation de Voltaire et de Rousseau, qui, jamais ne furent leurs maîtres. Avec eux, on avait affaire à des négateurs complets de l'ancien régime, du roi et de dieu : mais aussi, ne l'oublions pas, à des ingénieurs instruits, à des maîtres féconds qui voulaient réorganiser la société à la lumière des sciences, sur la table rase de la Révolution.

Leur influence fut donc justement et inévitable- ment prépondérante avant et après 89; c'est eux surtout, et non point seulement Voltaire ou Rous- seau, qui ont soulevé et conduit, pendant les cinq immortelles années qui ont renouvelé de fond en comble la situation désespérée de la France, cet incomparable tiers état auquel est dû un aussi

(l) Histoire de la Révolution française^ t. [«r, p. 463-65. Paris, 1847.

L'auteur aurait pu tgouter que la doctrine de la souveraineté nationale, déjà établie dans la partie politique de ï'Enqfclo- pédie , est soutenue et développée dans tous les écrits de d'Holbach.


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merveilleux changement! Ils ont empêché que notre pays, dans la main de l'Église et de la royauté dégénérées, ne devint une autre Es- pagne ! Et si leurs noms ne sont pas arrivés en tète de ligne à la postérité, on ne doit pas s'en prendre à leur mérite, mais à l'infirmité de nos littérateurs et de nos historiens qui se sont trouvés incapables de saisir l'ensemble de leur œuvre, de s'en assimiler les détails, d'en suivre l'influence sur les phases successives de la grande crise, comme d'en discerner les principaux arti- sans; égarant sans cesse les hommages d'un public incapable de se renseigner lui-même, sur des types secondaires, dont les écrits ou les actes étaient bien mieux à leur portée.

Les Eleuthéromanes, cette œuvre intrépide et si éminemment républicaine, ne restèrent donc pas enfouis, morts-nés, de 1772 à 179o : le ma- nuscrit en circula dans Paris; il se répandit dans les provinces : et partout sa vibrante in- fluence, d'autant plus ardente qu'elle restait cachée, mystérieuse, put s'exercer sur la géné- ration d'hommes qui firent la Révolution fran- çaise : un Fabre d'Eglantine, un Legendre, un Thuriot, un Dubois de Grancé, un Boucher de Saint-Sauveur, un Chaumette, un Momoro, un Brune, un Paré, un Sentex, un Ruhl, un Le- quinio, des Cordeliers, des Jacobins, des Repré- sentants du peuple, des Municipaux, un Danton, surtout , qui 4ie tous les grands révolution-


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naires est celui qui peut le mieux se rattacher à Diderot : Danton , le lecteur acharné de VEncy- clopédie (1) , et qui préférait certainement la phi- losophie du curé Meslier, son compatriote de fait, à la profession de foi du vicaire Savoyard; Dan- ton qui, au moment de monter à Péchafaud, à rheure suprême, envoya tranquillement à ceux qui lui tinrent lieu de juges cette parole deux fois digne de son maître : € Ma demeure sera bientôt dans le néant; quant à mon nom, vous le trouverez au Panthéon de l'histoire. » (2) Il pensait donc comme Diderot sur le lendc-

(1) Mémoire sur la vie privée de Danton^ par le Dp Robinet , se édition. Paris, Charavay, 1884. — Pièce» justificatives, no 1, Fragment historiguey par Alexandre Rousselin :

« Danton, à la suite d'une double partie de natation et d'escrime, fut encore atteint d'une grave maladie. Longtemps retenu au lit, alors que son corps était réduit à l'inaction, il ne pouvait se livrer à ses exercices habituels, mais son ima- gination ne restait point inactive. Avec son infatigable ardeur de lecture, il s'obstina à lire V Encyclopédie tout entière, et il avait achevé ce labeur si considérable avant que la conva- lescence fut terminée. »

La pièce justificative no 7, du même ouvrage (Inventaire chez Danton en 1793), confirme le fait qu'il possédait l'^ficy- clopédie dans sa bibliothèque.

(2) Moniteur, an II, 1794.

Suivant I^kanal (notes autographes inédites), à la de- mande de son nom, Danton aurait répondu au tribunal: «Il est assez connu dans la Révolution... Ma demeure sera bientôt dans le néant et mon nom vivra dans le Panthéon de l'histoire.»

Les Notes de Topino- Lebrun portent seulement : • Bientôt ma demeure dans le néant; quant à mon nom, vous le trou- verez au Panthéon de l'histoire. »

Cette concordance suffit pour que le mot soit certain.


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main de la mort, et, comme lui. jusqu'au dernier soupir, avait souci de la postérité.

C'est pourquoi il nous paraît surprenant que les chroniqueurs et historiens français qui ont écrit sur cette époque de notre vie nationale, aient laissé ce point aussi peu fouillé.

La vérité n'a pas échappé à tout le monde, ce- pendant, ni chez nous, ni à l'étranger.

M. Pascal Duprat, dans le remarquable travail qu'il a publié sur les Encyclopédistes, fait ce pre- mier rapprochement entre le fils du coutelier de Langres et le député d'Arcis ;

Diderot répond à Voltaire, qui l'engage à fuir, à quitter la France pour échapper au péril que sa grande entreprise a appelé sur sa tête : « Que voulez-vous que je fasse de l'existence, si je ne puis la conserver qu'en renonçant à tout ce qui me la rend chère?... Nos entours sont si doux, et c'est une perte si difficile à réparer. » — « Diderot trouvait ainsi d'avance, — ajoute M. Pascal Du- prat, — sous une autre forme, ce mot de Danton, qui n'est guère compris, dans sa sauvage élo- quence, que par les proscrits : « Emporte-t-on la patrie à la semelle de ses souliers (1) ? »

D'autre part, dans le volume qu'il nous a donné sur le conventionnel, M. Lennox a repro- duit le passage suivant, qu'il attribue à un anno-


(l) Lei Encyclopédistes, leurs travaux, leurs doctrines et leur influence; i vol. in- 18. Paris, Lacroix, I866.


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tateur allemand de son propre texte. Il nous paraît assez curieux pour être cité :

« Le Herr Lennox, dit le Ilerr Von Schreier, se contente d'indiquer, en courant, la ressemblance qui existe entre Danton et le plus grand philosophe que la France ait jamais eu, le colossal Diderot. Je ne suis qu'un Allemand, peu versé dans la biographie des écrivains illustres du xvju® siècle; cependant, à sa place, je n'aurais pas manqué d'établir soigneusement les rapports frappants qui existent entre ces deux génies si éminemment français.

« Ainsi, j'eusse fait remarquer au lecteur le parallélisme étonnant d'idées, d'impétuosité, d'ardeur dans la lutte entre ces deux immortels Champenois.

« Je les eusse montrés, à deux époques diffé- rentes : turbulents l'un et l'autre dans leur jeu- nesse, robustes de corps, passionnés pour les exercices violents, fortement enclins à l'amitié et indépendants de caractère jusqu'à l'indiscipline. J'aurais raconté comment tous deux quittèrent leur province pour venir à Paris, la tête bourrée de projets ambitieux et la bourse à peu près vide ; l'un et l'autre débutant par faire leur droit et apprendre la procédure ; épousant, l'un une demoi- selle G. Charpentier qu'il connaît à peine, l'autre une Annette Champion qu'il ne connaissait pas du tout.

« J'eusse comparé V Encyclopédie et les Mélanges


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philosophiques de Diderot au 10 août et à la levée en masse de septembre 1792, de Danton ; j'aurais placé sur la même ligne le philosophe qui avait écrit ces vers prophétiques :

Kt ses mains ourdiraient les enlrailles du prêtre, Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois,

et le révolutionnaire qui, quelques années plus lard, devait faire pâlir tous les porte-couronne et les porte-mitre par cette Oère parole : « Nous jetons à l'Europe, comme gant de bataille, la tête d'un roi ! »

« Je n'aurais pas oublié de faire ressortir l'ori- ginalité, la naïve bonhomie, la générosité de Diderot, sa prédilection pour la démocratie et sa haine vivace et profonde contre les rois et les au- tels de toutes dénominations, et j'aurais placé en regard la bonté du tribun, sa facilité à oublier l'injure, son ardent amour pour le peuple et son aversion innée pour les aristocrates laïques et cléricaux; et, pour terminer, j'eusse cité cette apos- trophe d'un des partisans du révolutionnaire, qui, vingt-cinq ans après sa mort, s'écriait : <f < grand homme ! tu l'as prévu : le Panthéon de This- c toire s'est agrandi pour te donner ta place (1). »

Mais c'est en France, heureusement, qu'un pen- seur des plus autorisés a pu fixer ce point d'his- toire si intéressant :

(IJ Danton, Saiidoz et Fischbaclier ; i vol. in-i2. Paris, 1878.



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« Naturellement organique, dit Auguste Comte, quoique nécessairement vague, faute d'une doc- trine positive, l'école encyclopédique de Diderot avait fourni plus de membres éminents qu'aucune autre. Elle conserva ce privilège en produisant alors deux dignes types, l'un pratique, l'autre théorique : le grand Danton (1), le seul homme d'État dont l'Occident doive s'honorer depuis Fré- déric, et l'admirable Gondorcet, Tunique philoso- phe qui poursuivit, dans la tempête, les médita- tions régénératrices (2) ».

Nous tenons cejugement pour valable et définitif.

D'ailleurs, l'attitude que surent garder pendant la grande crise beaucoup de ceux qui se ratta- chaient à l'école encyclopédique, peut aussi mon- trer ce que fut l'influence de ses chefs sur la génération qui fit la Révolution et la ligne de con- duite qu'ils y auraient eux-mêmes tenue, les ser- vices qu'ils n'auraient pas manqué d'y rendre, s'ils eussent vécu jusqu'à cette époque.

Sans invoquer ici l'exemple de conventionnels

(i) «. C'est le dieu créateur et sauveur de la République... il était d'une fermeté et d'une énergie immuables. ■ — (Notes inédites du conventionnel Lakanal ; communication de MM. Charles Lefebvro et Edouard Mercier).

« Danton, comme membre de la Convention, fut admirable de courage et de ressources en 179« et 1793 ; il avait fait le 10 août; il n'avait pas voulu nominalement le pouvoir.» — Billaud-Varennes, Nouvelle Minerve; Paris, 1835.

(2) Système de politique positive, t. III (philosophie de l'his- toire), p. 596. L'œuvre de Condorcet à laquelle il est fait ici allusion est le Tableau des progrès de Vesprit humain.


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comme Roux-P'azillac, le biographe et l'admira- teur de Georges Leroy; comme Hérault de Sé- chelles et Fabre d'Églantine, les panégyristes de BuflFon ; ou celui de M^^e d'Angivilier, la patronne des Physiocrates, qui refusa d'émigrer; et de J.-D. Garât, ministre en 1793; sans nous reporter, surtout, à l'illustre Condorcet, l'ami du grand Tur- got et de Voltaire, qui tenait Diderot et Danton en si haute estime, nous indiquerons simplement la conduite de Naigeon, le collaborateur intime des chefs de l'École philosophique, si profondément imbu de leurs idées et de leurs aspirations.

Il peut à lui seul fournir la preuve de ce que nous cherchons à établir.

Naigeon montra, en effet, de 1789 à 1810, époque de sa mort, une fermeté patriotique et républi- caine qui ne se démentit pas un seul instant. Il demeura fidèle à son émancipation politique et reli- gieuse si connue. Il embrassa le parti de la Révo- lution avec ferveur, et lui resta attaché jusque dans les mauvais jours.

En 1790, il écrivit à l'Assemblée nationale une adresse des plus remarquables, tendant à obtenir la laïcisation de la politique, comme on dirait au- jourd'hui, et l'entière liberté des opinions. Nous en reproduisons textuellement le titre, qui pour- rait, à lui seul, en indiquer l'esprit: Ac/re^^e à r Assemblée nationale sur la liberté des opinions, sur celle de la presse, etc., ou examen philosophique de ces deux questions : !<> Doit-on parler de dieu, et en général




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fie religion, dans une déclaration desDroitsde l'Homme? 2° La liberté des opinions, quel qxCen soit Cobjet, celle du culte, et la liberté de la presse, peuvent-elles être lé' ijUimement circonscrites et gênées de quelque manière que ce soit par le législateur (1) ?

L'auteur, cela va sans dire, répond négativement à ces deux questions et fournit des raisons solides à l'appui de sa manière de voir, malgré quelques longueurs et des citations latines et grecques à profusion.

Mais, ce qui n'est pas moins intéressant, c'est la relation intime que l'on peut constater entre son écrit et les ouvrages politiques de d'Holbach, notamment la remarque commune sur la quali- fication de « mangeurs d'hommes » affectée aux rois par le divin Homère.

D'Holbach l'avait relevée en 1773, dans le deuxième volume de son Système social ; Naigeon la développa en 1790, dans son Adresse à PAssem- blée nationale :

€ Homère donne aux rois, dit-il, une épithète remarquable ; il les appelle mangeurs de. peuples, ArjaOj^opoç BadiXeùç, populi vorator rex. Les choses n'ont pas changé à cet égard depuis Homère : les rois sont scrupuleusement restés ce qu'ils étaient de son temps « (2).

(1) Brochure in-8o de 140 pages. Paris, VoUand éditeur, quai des Augustins 25, M. DCC. XC (1790).

(2) Ceci, assurément, pouvait s'appliquer aux trois derniers rois do France, sous lesquels la cour dévorait littcraloment


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Puis, il cite, d'après Plutarque, la réponse que fit Caton le Censeur, à propos d'Eumènes, à un in- terlocuteur qui lui vantait la bonté de ce mo- narque : « Cela peut être, mais moi je sais qu'un roi est, de sa nature, un animal qui se nourrit de chair humaine, Zôon, ô basilcus, sarcophagon cstin. »

Ailleurs, à propos de cette formule : « par la grâce de Dieu », conservée dans le préambule de la constitution de 1791, Naigeon dit au roi, par allusion : « Nous ne voulons plus de toi pour notre chef; tu prétends l'être par I9 grâce de Dieu, et tu comptes pour rien le consentement ou le refus de ton peuple : pour te donner des idées plus justes de ce que tu es et de ce que nous sommes ; pour t'éclairer sur nos droits, que tu ignores ou que tu refuses de reconnaître, nous reprenons à l'instant l'autorité que nous t'avions déléguée ; remets en nos mains ton sceptre et ta couronne, et dis ensuite à ce même Dieu de qui

«  la nation, et absorbait à elle seule les deux tiers du budget annuel.— Notons, en outre, que le Pacte de famine avait dé- terminé des disettes cruelles pendant les années 1740 41, 52 68, 69, 75, 76, 78, 88 et 89. Dix famioes venant dépeupler le royaume de France, y décimer et sécher les générations arti- ficiellement, systématiquement, d'après des calculs préconçus. des spéculations préméditées, arrêtées en conseil, perpétrées par les plus hauts fonctionnaires de l'État, de par le roi et à son profit ; voilà, certes, les déportements les plus monstrueux qu'aient jamais pu enregistrer les annales du despotisme, quelque riches qu'elles soient, et que la France, ce pavs auquel on doit sévèrement reprocher d'être à ce point sut ùnmemoi. n'aurait jamais dû oublier!


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seul ton orgueil se flatte en vain de les avoir reçus, qu'il te les rende, et qu'il te replace sur ce même trône dont nous t'ordonnons de des- cendre (1). »

On voit avec quel radicalisme notre philosophe traitait dès lors l'institution monarchique et à quel point la république était entrée dans ses concep- tions.

Du reste, il ne se méprenait pas sur la préémi- nence de la théorie sur la pratique, en politique, et fixait librement, «lans la préface de son Adresse à la Constituante, le doit et l'avoir des deux puis- sances relativement à la Révolution : « C'est aux philosophes, ces hommes dont la raison mûrie par Texpérience et la méditation a devancé^ formé même celle de l'Assemblée nationale, à seconder aujourd'hui les efforts de cette assemblée Ré- parer les maux sans nombre que la superstition a faits à Tespèce humaine ; rendre à la raison opprimée sous le sceptre doublement meurtrier des prêtres et des tyrans tous ses droits trop longtemps méconnus et violés, tels sont en partie les devoirs des représentants de la nation (2). »

Et plus loin :

« De ces réllexions, qu'il serait facile de fortifier par des raisonnements ultérieurs si une simple note pouvait offrir tous les développements que

(l) Adresse à l'Assemblée nationale sur la liberté des opi' nionSf etc., Préface, p. 67, {t) Ibidem, p. 8 et 9.


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l'on doit trouver dans un traité, on peut inférer, ce me semble, que les députés, connaissant mieux toute rétendue du pouvoir de la nation qu'ils re- présentent, n'auraient attribué au roi ni le veto suspensif, ni le droit d'accorder ou de refuser sa sanction à leurs décrets. Le grand principe de son incompétence à cet égard une fois consacré dans la constitution, aurait épargné à l'Assem- blée un temps précieux, beaucoup de sophismes et de longs débats, d'autant moins dignes de lé- 1,'islateurs philosophes, qu'une des erreurs les plus graves qu'on puisse avancer en politique en a été le résultai.

a J'ai suivi avec toute l'attention dont je suis capable les travaux de l'Assemblée nationale; les différentes motions, leur tendance, leurs rapports, les discussions, les débats moines qu'elles ont excités, les décrets qui en ont été les résultats ; tous ces objets si graves, si importants pour tous ceux en qui le désir du bien public est la passion la plus forte et la plus impérieuse, ont été sans cesse présents à mon esprit, et personne peut-être ne s'en est occupé avec un intérêt plus vif et plus con- stant. Je crois donc pouvoir dire sans blesser la vérité, qu'aucune considération particulière ne me déterminera jamais à altérer ou à taire, qu'il y a dans l'Assemblée nationale deux sectes très distinctes et diamétralement opposées de vues, de principes et d'intérêts : Vune est celle des patriotes, composée en grande partie de ces hommes que la


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noblesse dédaigneuse ose encore appeler par mé- pris, le tiers, et qui sont au fond les vrais repré- sentants de la nation; et Ton peut justement appli- quer à l'autre ce que Tacite dit des Romains, qui, sous le règne d'Othon, ressemblaient aux esclaves d'une maison où chacun n'est occupé que de son intérêt particulier, sans se soucier du bien pu- blic...

« C'est à ces derniers qu'il faut presque tou- jours attribuer les fautes et les erreurs que l'on reproche avec raison à l'Assemblée nationale et dont la plupart même ne peuvent plus se réparer; tandis que d'un autre côté tous les principes de liberté religieuse, civile et politique consacrés par la constitution ; tout ce qu'on a dit ou écrit d'éloquent, de judicieux et de profond ; tout ce qu'on a conçu de grand ; en un mot tout ce qui s'est fait d'utile dans l'Assemblée, est presque entièrement l'ouvrage de ces mêmes députés que cette partie des prêtres et des nobles attachés fortement à leurs prétendus privilèges, appellent par dénigrement le coin du Palais-Royal^ et iju'ils ont l'injustice et l'insolence de désigner par l'épi- thète d'enragés.

« Il serait très facile de prouver que c'est de cette portion de l'Assemblée, réunie à plusieurs membres de la noblesse et du clergé, également recommandables par leur amour pour la liberté et par leur zèle constant pour le bonheur du peuple, que sont parties toutes les lumières; sans


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eux, l'Assemblée incertaine, agitée, sans vues, sans idées, sans principes, n'aurait combattu que pour le choix des préjugés et des erreurs. C'est la tendance continuelle et opiniâtre de toutes ces volontés si prononcées, de toutes ces forces par- ticulières, vers le bien public, jointe à la double représentation accordée au peuple dans l'Assemblée nationale, qui a sauvé la France, de même que c'est la garde nationale établie aujourd'hui dans toutes les provinces de l'empire, qui peut seule le garantir de Poppression et des entreprises du despotisme, a

Voilà ce qu'écrivait, en 1790, l'interprète auto- risé de Diderot et de d'Holbach.

On peut différer avec lui d'opinion, mais ce qu'on ne saurait nier, c'est que, en pratique comme en théorie, il ne soit resté inébranlable dans la ligne politique de V Encyclopédie, et de venu énergiquement révolutionnaire.

Ainsi, chose importante, inattendue, mais parfai- tement logique cependant, Naigeon se rallia, en politique, après 1789, à ce foyer du Palais-Royal où dominaient Camille Desmoulins, Linguet, Dan- ton, Marat, Saint-Hurugue, Fabre d'Eglantine, etc., et où venaient se retremper les députés de l'Assemblée constituante siégeant à l'extrême gau- che, les soi-disant « enragés a (1).

(1) Parmi ceux-ci on peut citer Muguet de Nauthon, Dubois de Crancé, Goupilleau de Montagu, Anthoine de Sarregue- mines, plus souvent appelé Anthoine de Metz, Prieur de la Marne, Grégoire et tant d'autres ; Michelet va même jusqu'à

2.



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Aussi, bien des contemporains de Naigeon, le- quel écrivait en 1790 comme si on eût été en 1793, ne se firent pas faute de le combattre ; entre au- tres cet abbé Morellet, l'auteur du Manuel des In- quisiteurs; cependant, le traducteur de Beccaria, et qui avait été de V Encyclopédie ( pour les ma- tières théologiques, il est vrai), mais dont l'ardeur rénovatrice, depuis la perte de son prieuré de Thimers, allait en diminuant à mesure que la Ré- volution grandissait. En 1791, il publiait donc- sous ce titre plaisant : Préservatif conirc un écrit intitulé : Adresse à l'Assendtlée nationale, etc., un pamphlet pour réfuter son ancien coreligionnaire philosophique.

Maintenant, est-ce que Naigeon prit assez de part à la vie publique pour être choisi, en 1793, comme l'un des commissaires chargés d'accompagner à Marseille les. Bourbons proscrits par la Conven-


supposcr des rapports de Mirabeau, Du port, Target et Lameth avec les agitateurs du café de Foy : • C'est là, dit-il, que, le 12 juillet, Desmoulins cria : Aux armes! c'est là que, la nuit du 13 au 14, se firent les jugements de Flesselles et do De- launay, ceux du comte d'Artois, des Condé,des Polignac, etc.-»

La Bévue occidentale du l»»" septembre 1880 contient un très curieux article intitulé : Les avant-coureurs de lu Réoo- ^utioriy où se trouve rapporté le texte do ces jugements et de ceux du prince de Lambesc,du duc du Châtelet, de d'Aligre, Sartine et I^noir, des de Crosne, etc., ainsi que l'approbation des exécutions sommaires de Foulon, Berthier, Delaunay, Flesselles, t et autres scélérats ou traîtres de leur espèce. »

Ces considérations achèvent de mettre hors de doute le rat- tachement politique de Danton avec les Encyclopédistes.


V


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tion nationale et d'abord internés dans les forts de cette ville, ainsi que cela semblerait résulter d'un passage du Moniteur (1)? Nous ne saurions l'affirmer ; et nous laissons la solution de cette question de détail à de plus érudits.

Quoi qu'il en soit, on ne lira pas non plus sans intérêt quelques lignes écrites par le même auteur au déclin du mouvement révolutionnaire, en 1796 (an IV), en tête de la deuxième édition de Tun des

1) Gazette nationale, ou le Moniteur universel, no 147, 27 mai 1793. — Nouvelles politiques. « Voici quelques détails curieux sur le voyage des Bourbons

à Marseille :

' Les commissaires nommés pour la conduite des Bourbons étaient Caycux, Laugier et Naigeon. Chaque voiture était icarnie d'un Bourbon, d'un commissaire et d'un gendarme. Madame Bourbon gardait le silence, Conti frissonnait. Égalité (le duc d'Orléans] sifflait.

« Vers Orgon, à quatre lieues d'Avignon, des coups de fusil furent tirés sur la voiture.

.. Madame Bourbon n'a pas adressé la parole à son frère dans toute la route.

.. Égalité dînait avec ses fils. Aux trois quarts du chemin, il fallut que tout le monde dînât ensemble. Un commissaire observa qu'Égalité disséquait la poularde, se servait, et n'abandonnait qu'un squelette à l'appétit des autres voya- geurs. Ce commissaire commanda deux poulardes; et quand Orléans eut fait le partage du lion, il lui dit, en refusant le plat qu'il rendait : « Croyez-vous que madame votre sœur et .. moi soyons faits pour manger vos restes? — Qu'on apporte « une autre poularde. » Ici Égalité siffla.

.. Madame Bourbon apprit par hasard qu'un des commissaires était gendre du citoyen I^augion (Laujon?), homme de lettres estime par son talent aimable et la douceur de ses mœurs. Cette découverte la tranquillisa sur-le-champ.

« Égalité avait beaucoup d'assignats sur lui. *»


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i )■ i


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ouvrages de d'Holbach les plus prononcés contre l'élément spirituel de Tancien régime : Lu Contai gion sncrce,

« Qui croirait (écrit Naigeon sous le nom de l'éditeur Lemaire) que malgré la révolution iiui vient d'étonner le monde, il soit nécessaire d'aller fouiller encore dans les archives de la sagesse pour en tirer des contre-poisons capables d'arrêter les progrès du mal que cherche à opérer le fana- tisme religieux?

«Nous sommes cependant venus au point où, plus que jamais, il est nécessaire de fournir à la philo- sophie calomniée, abreuvée d'outrages, des armes puissantes contre les fauteurs de la superstition.

<( L'ouvrage que nous réimprimons, devenu très rare parce que le despotisme, dans le temps de sa toute-puissance, en avait arrêté le cours, nous a paru propre à réveiller dans tous les cœurs la haine contre les tyrans sacrés, et à prémunir les esprits contre les efforts redoublés de leur astuce et de leur hypocrisie. L'Europe entière a tremblé devant la valeur de nos guerriers; la France, agrandie par ses victoires, excite l'admiration chez tous les peuples ; mais à peine a-t-elle déposé la foudre avec laquelle elle a frappé les rois conju- rés contre son indépendance, que le fanatisme

se réveille et cherche à rallumer, au nom du

ciel, les torches de la discorde et delà guerre

cl cependant l'olivier de la paix commençait à ombrager nos nombreux trophées !


>»*


V


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«c C'est donc cet infernal ennemi du genre humain qu'il faut attaquer avec audace; c'est lui qu'il faut accabler, anéantir, si l'on veut empê- cher les funestes effets de sa rage.

« Nous croyons que les amis de la liberté nous sauront bon gré d'avoir en quelque sorte ressus- cité les maximes de sagesse répandues dans ce livre sublime, écrit avec autant de force que de raison

«i Poursuivis, vaincus, mais non pas acca- blés, les noirs suppôts de la royauté, dont Tuni- que ambition, dont tous les vœux atroces tendent à ramener les Français au plus stupide esclavage, ont senti qu'il ne leur restait plus qu'un moyen pour parvenir au rétablissement du trône. N'ayant pu les dompter par la force, en armant contre eux des légions étrangères, ils osent se liguer encore et prétendent aujourd'hui les soumettre à la voix du sacerdoce. Ainsi donc, après avoir saintement fait égorger, au nom de leur dieu et de leur roi, plus de 400,000 victimes dans l'épou- vantable guerre de la Vendée, de peur de laisser s'endormir aujourd'hui la vengeance, et pour en- tretenir et prolonger ces longs déchirements, ils soudoyent des assassins et des traîtres, favorisent des prédicants qui s'emparent de la multitude ignorante, l'égarent et l'abrutissent en l'entraînant par l'exemple de la rébellion, en la captivant par la séduction, en l'irritant par des calomnies et des déclamations furibondes.


l


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<( Déjà les peuples, longtemps pressurés par un clergé vorace et dissolu, oubliant les fureurs des inquisitions, les tortures, les bûchers, les ravages, les persécutions qui les désolèrent pen- dant tant de siècles, ne voyant plus que des vic- times dans les anciens apôtres du mensonge que la Révolution a culbutés, les rappellent avec inté- rêt, applaudissent à leurs frauduleuses jongleries, s'agenouillent devant leurs fétiches et sont prêts

i quitter l'étendard de la liberté pour se ranger

.sous la bannière de la servitude (1).

« Oui, bientôt, si le tonnerre de la vérité ne se fait entendre, l'esprit de vertige s'emparera de toutes les tètes, et, d'hommes libres que nous étions, nous deviendrons de malheureux ilotes humblement courbés sous un sceptre de fer, ou

(i) De son côté et dans le même temps un autre ami fies Encyclopédistes et des Danionistes, Sylvain Maréchal, «écrivait :

« Mafçistrats! surveillez les prêtres; soyez sur leurs talons; attachez-vous à leurs pas ; éventez la piste sacerdotale et re- «Iressez la gent ecclésiastique au moindre;écari. C'est surtout à leur égard qu'il faut que la peine suive de près le délit. Le

  • iat lux de la Bible appliqué aux ténébreuses menées des prê-

tres, serait déjà contre eux une terrible sentence. ■ — Pensées libres sur les prêtres, l'an 1er de la Raison et VI do la Répu- hhquo française, p. 14, S viii.

Naigcon avait parfaitement observé, du reste, le phéno- mène de la réaction, qui s'accéléra après le 9 thermidor an II (1794), et qui avait commencé à la mort de Danton; rétrogradation sans exemple, dont la nation qui venait de faire la Révolution française est absolument responsable.

(Note de l'éditeur des Elettthéromanea.)


•\\


— so- dé tristes idiots vautrés aux pieds du souverain pontife osant se dire encore le Vice-Dieu sur la terre. »

C'est exactement ce qui advint : à la Con- vention nationale 'et au Directoire succédèrent Bonaparte et bientôt Charles X...

Au moment où Naigeon écrivait ces lignes clair- voyantes et fermes, la contre-révolution, exaltée par les élections royalistes de l'an V, fomentait déjà ouvertement, au sein de la République, le relève- ment du trône et 9e l'autel; de Maistre publiait ses Considérations sur la France; Camille Jordan, au nom de la liberté des cultes et même des clo- ches, réclamait hautement la restauration du catholicisme ; La Harpe, transfuge de Thébertisme, brûlait avec cynisme ce qu'il venait d'adorer et redemandait à cor et à cris ce qu'il avait brûlé.

Naigeon luttait à outrance contre ce recul me- naçant. Il ne s'abusait par aucune théorie sur rinfaillibilité démocratique; il ne s'abaissait à aucune défaillance, et voyait nettement où était le danger: dans l'ignorance des masses, dans la crédulité et la propension du peuple pour l'an- cien culte, dans son manque de convictions ré- publicaines et d'émancipation théologique. L'ami de Diderot combattait corps à corps, pied à pied, le rhéteur à bonnet rouge et à carmagnole de- venu ermite.

Cette résistance désespérée inspira même à un


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(


juste-milieu pressé de repos, M. J. Chénier, les couplets que voici :

Or, connaissez-vous en France Certain couple sauvageon, Prisant peu la tolérance, Messieurs La Harpe et Naigeon?

Entre eux il s'élève un schisme : L'un étant grave docteur, Ferré sur le catéchisme; L'autre, athée inquisiteur*

Tous deux braillent comme pies; Déistes ne sont leurs saints : La Harpe les nomme impies, Naigeon les dit capucins.

Leur éloquence modeste Amollit les cœui-s de fer; La Harpe a le feu céleste, Et Naigeon le feu d'enfer.

Partout ces deux Prométhées Vont formant mortels nouveaux : La Harpe fait les athées, Et Naigeon fait les dévots.

Beaucoup de ceux qui avaient sucé le lait de V Encyclopédie, de ceux qui, surtout, avaient, comme Naigeon, subi le contact personnel de ses fondateurs, en reçurent donc un élan, une tradition de progrès qui les engagea et les retint inébran- lablement dans la ligne révolutionnaire la plus ferme et la plus complète.


-


Il


Quoi qu'il en soit, c'est en 1772, dans les der- nières années de Louis XV, au plus aigu de la dé- crépitude dePantique et souvent glorieuse monar- chie française, que Diderot, invité à célébrer la Fête des Rois, reçoit du sort la fève légendaire qui le met en devoir, ne fût-ce que pour une heure, de ceindre la couronne. — Il refuse ! et recourt au dithyrambe pour motiver son abdi- cation : la toute-puissance PefFraye, il redoute le vertige de la souveraineté, il préfère le manteau du Sage à la pourpre des Rois.

Le souvenir sanglant et terrible des mauvais princes se dresse devant lui comme un autre Banco ; il s'élève contre les oppresseurs du monde et prophétise la révolte aux poings ensanglantés (la prise de la Bastille, le 20 juin, le 10 août) :

« La voilà! la voilà! c'est son regard farouche; « C'est elle; et du fer menaçant, « Son souffle, exhalé par ma bouche.

« Va dans ton cœur porter le froid glaçant.


1


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« Kveille-toi. tu dors au sein de la tempête-

« EveilJe-toi, lève la tête; « Kcoute, et tu sauras qu'en ton moindre sujet

« Ni la garde qui t'environne, « Ni I hommage imposant qu'on rend à ta nersonn.^ « N'ont pu de s'affranchir élou/îer le projet

'Mais nous voici en 93 :

« C'est alors qu'un trône vacille- - Qu'effrayé, tremblant, éperdu, '

« D un peuple furieux le despote imbécile

<« Connaît la vanité du pacte prétendu.

Oui ! quatre-vingt-treize est tout entier dans ces St " '"TJ '' '^ J-^^' l'horreu de

sang les faits sur lesquels s'appuyait Findi- gnation de nos pères, l'indomptable ifaine qu'L avaient vouée aux « cruels artisans de lalon4e misère dont tous les siècles ont gémi I » "

Ne leur demandons pas de distinguer entre les époques du passé deJ^Humanité, non plus quVnre es bons et les méchants, parmi ceux qli t conduite, ni entre la maturité bienfaisante des grandes institutions sociales et leur décadence oppressive, corrompue, désordonnée! L'anaWse unpartiale est ici trop lente et trop ardue !:

évolution n étant pas trouvée, -. et ce n'est point


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de juger et de rémunérer les représentants des âges écoulés qu'il s'agit pour eux, mais de s'af- franchir, de se venger; l'ennemi est là, impla- cable, exterminateur : le minotaure catholique et féodal, qui arrête la marche de la société et qui dévore la substance des peuples; sus au monstre !... Cependant la colère et la haine, la rigueur du justicier, ne pouvaient convenir toujours à l'âme tendre et généreuse de Diderot. D'aillejrs, il ne renversait que pour reconstruire, il ne détruisait que pour remplacer (1). Donc, après avoir, en pensée, et devançant la justice du siècle, écrasé l'ancien régime, foudroyé le trône et l'autel, sa nature bienveillante et son esprit organisateur reprennent leurs droits :

« Assez et trop longtemps une race insensée

«« De ses forfaits sans nombre a noirci ma pensée.

« Objets de haine et de mépris, « Tyrans, éloignez-vous. Approchez jeux et ris.

«^ Vite, qu'on m'apporte une lyre.

« Le sceptre des rois sous le pied. « Je veux chanter un autre empire :

(i) Cette tendance fondamentale était aussi celle do Danton. Elle fut, chez lui, assez remarquable pour qu'une publication de peu d'importance cependant, la Biographie de tous les ministres (Paris, 1825), l'y ait réellement signalée : « Danton paraissait avoir la conviction de ce principe politique qu'il n'y a de vraiment détruit que ce qui est remplacé, et il faisait consister toute la révolution dans ce svstème. « 


-« 44 -

Ce monde nouveau, c'est la France régénérée, c'est l'Europe, c'est l'univers, où régneraient la bonté, Tamour, la science et les arts, la vertu stoïque, la morale humaine, la religion do la postérité.


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La réimpression des Eleuthéromanes a donc encore un autre but que celui que nous avons d'abord indiqué, et non pas le moindre : c'est de montrer que si Diderot fut un négateur complet, il fut aussi constructeur et voulut remplacer l'an- cien régime par un état social nouveau, d'une mentalité, d'une moralité et d'une activité plus élevées (1).

Au début de sa carrière, en 1748, il avait annoncé cette substitution de la science à la théo- logie et à la métaphysique, sous forme d'allé- gorie, dans un livre indigne de lui certainement, mais où Ton retrouve cependant les traits carac- téristiques de sa puissante nature.

Au chapitre xxix de cette fantaisie regrettable,

0) Voy. Auguste Comte, Système de Philosophie positive t. V et VI, et Système de Politique positive, passiin. - Revue occtdenra/e; Diderot et son siècle (leçons de M. Pierre Laf- fitte rédigées par M. P. Foucart). - Encours de publication.



F;!


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que l'auteur intitule : Le meilleur pent-vtre et lemoim lu de cette histoire, après avoir décrit le temple de la fausse philosophie : un édifice suspendu comme par enchantement, vaste, quoique sans fondations et ne reposant sur rien; pourvu d'une tribune ayant pourdais une immense toile d'araignée; posée surla pointe d'une aiguilleets'ytenanten équilibre; occupée par un vieillard qui trempait dans une coupe remplie d'un fluide subtil un chalumeau qu'il portait à sa bouche et au moyen duquel il soufflait à une foule de spectateurs des bulles que ceux-ci s'efforçaient de porter jusqu'aux nues, Diderot proclame ainsi l'avènement de la science venant remplacer l'ontologie : c J'entrevis dans l'éloignementun enfant qui marchait vers nous à pas lents, mais assurés. Il avait la tôte petite, le corps menu, les bras faibles et les jambes courtes; mais tous ses membres grossissaient et s'allon- geaient à mesure qu'il s'avançait. Dans le progrès de ses accroissements successifs, il m'apparut sous cent formes diverses. Je le vis diriger vers le ciel un long télescope, estimer à l'aide d'un pendule la chute des corps, constater avec un tube rempli de mercure la pesanteur de l'air, et le prisme à la main décomposer la lumière. C'était alors un énorme colosse ; sa tête touchait aux cieux, ses pieds se perdaient dans l'abîme, et ses bras s'étendaient de l'un à l'autre pôle. Il secouait de la main droite un flambeau dont la lumière se répandait au loin dans les airs, éclai-


I.


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rait au fond des eaux, et pénétrait dans les en* Irailles de la terre. — Quelle est, demandai-je à Platon, cette figure gigantesque qui vient à nous?

— Reconnaissez l'expérience, me répondit-il ; c'est elle-même. — A peine m'eut-il fait cette courte réponse, que je vis l'expérience approcher, et les colonnes du portique des hypothèses chanceler, ses voûtes s'afl'aisser, et son pavé s'entr'ouvrir sous nos pieds. — Fuyons, me dit encore Platon, fuyons : cet édifice n'a plus qu'un moment à durer.

— A ces mots il part, je le suis. Le colosse arrive, frappe le portique, il s'écroule avec un bruit effroyable, etc. »

Les Eleuthéromanes, dans leurs strophes fina- les, confirment assurément cette irrévocable ten- dance.

Mais ce n'est pas d'après ces quelques rimes seulement, ou dans les pages que nous venons de citer, tant décisives qu'elles soient, que Diderot a consacré cette révolution de l'esprit humain ; c'est dans celles de ses œuvres que l'on peut appeler organiques : Ses Pensées sur l'interprétation de la Nature, ses Lettres sur les sourds et muets et sur les aveugles, ses Recherches sur le beau, certains arti- cles de l'-Enq/c/o^e(/ie, ses travaux spéciaux de ma- thématique, de physique, de chimie et surtout de physiologie, ses notes et lettres à M"« Voland, à Falconet, à Catherine II, qui mettent hors de doute le caractère positif, rigoureusement scien- tifique et finalement dégagé de négativisme de


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son génie, et «ludions parmi


qui placent ses meilleures pro- les diverses philosophies de son siècle, enveni- ductions parmi celles qui auront été indispensa- mées par d'envieuses rivalités, eussent compromis blés au développement mental de notre espèce, au leur succès final, comme elles avaient jadis tant progrès définitif de Tesprit humain. discrédité le protestantisme (1).

Déjà, pour r£nct/do/>et/i>, qui ne peut cependant ^^i^^ comme nous Pavons déjà indiqué, c'est are considérée, en aucune façon, comme une p^^ ,es travaux originaux qu'il effectua en dehors îQ Sérieuse de synthèse proprement dite, j^ i^beur déjà si énorme de V Encyclopédie, en ma- éléments hétérogènes et même imcompa- thématique, en physique, on chimie, en biologie, en dont elle se compose, le pomt de vuapoiitiqj,eeten morale,et par les conceotions maî-


organique tend à y prévaloir d'une _ ^^^^ p.^uuia.t

ciable sur l'esprit purement critique. jsur la méthode en général et sur la nature intel-

En effet, l'instinct clairvoyant de Diderot trouv^ectuelle et affective de l'homme, qu'il caractérisa dans cette entreprise un expédient précieux pou ^^ tendance positive que nous lui attribuons, imposer un ralliement provisoire aux efforts eâ ^ Ainsi s'annonçait déjà la tendance normale de plus divergents des savants, des pubhcistes et de^a philosophie à dominer la science en la pre- philosophes, sans exiger le sacrifice d'aucun^,ant pour base, quand chacune d'elles se trouvtv indépendance individuelle et de manière à procurait assez régénérée, d'après l'universelle substi- rer cependant à l'ensemble de ces spéculation^ution du relatif à l'absolu, incohérentes, — où la théologie, par exemple, es^ « Cette transformation radicale de l'entende- encore exposée pêle-mêle avec les sciences, qui efcent humain fit alors un pas direct par le con- sont la négation formelle, - l'apparence d ulours spontané de deux dissertations capitales, système philosophique. 'abord celle de Hume contre la causalité, puis

De plus, la durée considérable de ce travail Sblle de Diderot sur les deux cas principaux des trouvait pleinement suffisante pour consommaitelligences privées d'un sens. Le traité de Kant toutes les élaborations de quelque importance» borna réellement à résumer tardivement le sous le couvert d'une telle compilation. isultat systématique de cette double élaboration

H est donc aisé de comprendre quel servi(h instituant les formules les plus propres à carac- Diderot rendit à la rénovation moderne par l ilriser le dualisme fondamental entre le specla-


ution de celle vaste enirepii^^, c,«..o .^^^^.^^^^ profondes dissidences mentales existant entryi.


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leur et le spectacle (le sujet et l'objet), entrevu par Hume et saisi par Diderot (1). »

Comte fait allusion, ici, en ce qui concerne ce dernier, à la Lettre sur les aveugles, à Vusage de ceux gui voient, complétée par la Lettre sur les sounh et muets, à l'usage de ceux qui entendent et 7 ui po rient ^1 744-1 7ol ) .

L'auteur y recherche, du point de vue scien- tifique le plus rigoureux, ce que devient notre intelligence lorsqu'elle est privée du secours des sens, notamment des deux principaux : la vue et l'ouïe. H aborde ainsi et traite d'une façon ma- i^'istrale, en démontrant la subordination étroite de l'esprit aux sensations, ou de notre entendement et de nos idées au monde extérieur, une des ques- tions de pliysiologie cérébrale, — d'autres disent psychologie, — les plus difficiles et les plus déli- cates. Il suffit de l'indiquer pour en faire com- prendre l'importance relativement à la théorie positive de l'intellect.

Mais Diderot ne se montra pas inférieur dans ses Pensées sur l'interprétation de la nature, où il aborda les plus hautes considérations relatives à la méthode, ce que Bacon et Comte appellent la philosophie première, et d'autres encore, croyant innover, les piremiers principes.

Il y soulève, notamment, la fameuse question de la réglementation des recherches scientifiques,

(i) Comte, Système de politique positive^ t. III, ch. vu, p. 388.


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ou de leur discipline, d'après la considération de leur utilité (1).

Ce serait donc manquer à un devoir strict que d'omettre ici l'expression de l'estime et de l'ad- miration qu'impose le constant et complet dé- vouement social que Diderot apporta dans Tac- complissement de sa fonction philosophique et qui égala toujours, s'il ne la dépassa souvent, l'ardeur de son génie. On ne doit pas oublier que c'est au milieu des obstacles et des périls les plus grands qu'il sut remplir sa tâche, au risque per- manent de sa fortune et de sa liberté. Sa lettre à Voltaire pour lui annoncer son inébranlable dé- termination de ne point renoncer à la publication de V Encyclopédie et de ne pas quitter la France pour se soustraire au danger, restera comme un modèle d'intrépidité théorique. C'est ce concours des plus hautes qualités d'esprit et de cœur qui lui confère le premier rang dans le groupe des philosophes.

De même, les principales productions d'hommes tels que d'Holbach, Quesnay,Turgot,Georges Leroy, Condorcet : VEthocratie, le Système social, la Morale universelle, le Tableau économique, les Réflexions sur In formation et la distribution des richesses, le Discours sur les progrès successifs de l'esprit humain, les Let- tres sur les animaux, V Esquisse d^un tableau historié


(I) Voy. la JRevue occidentale, no du !«' mars 1884, p. 193 î le Centenaire de Diderot, par NL Pierre Laffitte.




I


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que des pi ogres de tcsprit humain, seront élorncl- lement étudiées avec profit, parce qu'au lieu d'être limitées à la critique de l'ancien régime, elles constatent des faits et des rapports réels, et re- cherchent les principes positifs nécessaires à la réorganisation du nouvel ordre social.

D'Holbach surtout, quoique moins doué à cer- tains égards, doit être signalé à la reconnaissance de la postérité.

Riche, instruit, voué par vocation naturelle aux sciences et à la philosophie, dévoré de la passion du bien public et servi par une indomp- table énergie, il fut pour Diderot, qu'il égala au point de vue politique, le soutien le plus ferme et le plus dévoué, et se présente à nous comme l'a- pôtre le plus opiniâtre de la régénération so- ciale.

Divulgation infatigable des sciences cosmolo- giques; propagation audacieuse de la critique la plus hardie et la plus complète en religion et en politique ; élaboration directe et originale de la science morale, surtout sous les rapports pu- blics; protection généreuse aux hommes de lettres, aux savants et aux artistes : telle est Tceu- vre du baron d'Holbach, dont la maison hospi- talière fut un foyer ardent où vinrent s'échauffer -les plus grands esprits.

La collaboration habituelle de Diderot à ses principaux ouvrages, surtout à ce Système de la nature qu'il enrichit de ses vues pénétrantes et


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qu'il anima de ses chaleureuses aspirations, four- nit un exemple de la plus intime fraternité litté- raire qui ait jamais peut-être existé.

Dans tous ces glorieux travaux, on retrouve le caractère organique, constructeur, propre à l'œu- vre des Encyclopédistes, et il faut qu'il y soit bien évident pour que Grimm lui-même l'y ait explicitement reconnu et signalé dans sa Corres- pondance, en août 1789 :

€ Son système social et sa Morale universelle, dit- il en parlant de d'Holbach, firent beaucoup moins de sensation que le Système de la nature; mais ces deux ouvrages démontrent également qu'après avoir voulu renverser l'antique barrière que la faiblesse humaine avait cru devoir opposer jusqu'alors aux vices et aux passions qui la dés- honorent, l'auteur n'en sentait que plus vive- ment la nécessité d'en élever de nouvelles ; c'est dans les progrès d'une raison éclairée par une bonne éducation et par de bonnes lois, qu'il se flatte de trouver toutes les ressources qui peu- vent affermir l'empire de la vertu, et, grâce à son heureuse influence, nous procurer tout le repos et tout le bien-être dont notre naturel est suscep- tible. »

Eux immoraux! eux sans vertu! mais toute leur vie s'est usée à cette tâche suprême d'insti- tuer la morale sur des bases naturelles, scienti- flques, démontrables, à l'affranchir de la chaîne du surnaturel, afin de pouvoir solidement, réelle-

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ment lui subordonner la poliliqueella vie privée! En même temps, comprenant la vertu, selon la définition de Duclos, comme « un effort sur soi-même en faveur des autres », ils donnaient individuellement l'exemple du courage civique, de l'abnégation personnelle et du dévouement social.

C'est ainsi surtout que ces hommes illustres purent exercer une influence aussi profonde et aussi étendue sur la génération qui fit la Révo- lution française.

On sait que la plupart d'entre eux, pénétrés de la nécessité prochaine et inévitable de cette grande crisesociale, et exactement instruits des difficultés immenses qu'une pareille réforme ne pouvait manquer de comporter, vu la complication d'un organisme comme la France, vu l'opposition des intérêts et des passions qui s'y trouvaient en jeu, et surtout d'après l'inégalité des lumières, aspi- raient à faire progressivement les améliorations indispensables, par rEtatrégénéré,agissant d'après leurs idées et sous leur inspiration, par la royauté transformée, éclairée par l'évidence des choses et guidée par leurs théories.

Le grand Turgot y avait mis la main pendant son trop court ministère; mais, bientôt abandonné par Louis XVI, il avait dû succomber sous le poids des résistances rétrogrades de tout ordre.

D'Holbach reprit plus tard la même tentative, en 1776, dans VEthocratie (lo gouvernement fondé sur la morale), non point comme ministre ou


fonctionnaire d'Etat, mais comme libre conseiller, et avec le même insuccès.

De leur côté, Quesnay et Georges Leroy y avaient tendu sans plus de résultat.

La Révolution, par la seule faute de la royauté, ne put donc se faire par en haut, systématiquement, comme le voulaient les Encyclopédistes et les Phy- siocrates, elle s'opéra violemment, au milieu des plus terribles orages, et ce fut encore un disciple des philosophes qui, en 1792 et 1793, sauva la France en péril.

Il n'y avait, en effet, qu'un homme d'Etat in- struit à l'école de l'histoire, de l'économie poli- tique, de la haute administration, de la diplo- matie, de la politique proprement dite et des sciences naturelles (sans parler de ses connais- sances en jurisprudence, en économie rurale, etc.), ou piéparé à la manière des Encyclopé- distes, comme Tétait Danton (1), et non pas un

(1) Voir à l'appui : Condorcet, Œuvres, t. I*% p. 602, 603 :

« D'ailleurs Danton a cette qualité si précieuse que n'ont jamais les hommes ordinaires : il ne hait ou ne craint ni les lumières, ni les talents, ni la vertu. »

Consulter aussi : La Révolution française (1789-1815), par M. Pierre Laftitte, Paris, 1880 ; et le Mémoire sur la vie privée de Danton, par le docteur Robinet, pièces justificatives, cata- logue de la bibliothèque de Danton.

Outre les livres de droit et de littérature ancienne et moderne, on y trouve, en histoire : Hérodote; Plutarque; Kollin, Histoire ancienne; une Histoire du Bas-Empire en 28 volumes ; Fleury, Histoire ecclésiastique; Robertson, His- toire d^ Ecosse et d'Amérique ; Rapin, Histoire d'Angleterre ;


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déiste fanatique formé à Pécole de Rousseau, ou des sceptiques exclusivement nourris de Voltaire; il n'y avait qu'un tel politique, disons-nous, qui fut capable de reconnaître et de proclamer la nécessité d'un gouvernement, et d'organiser, pour la défense de la patrie et de la République, une dictature invincible comme fut celle du grand Comité, au milieu du péril que faisait courir à la France Panarchie où elle était plongée dans la première moitié de 1793, en face de la coalition du dehors et de l'insurrection monar- chique du dedans, d'après la décomposition poli- tique produite par la Constitution démocratique de 1791 ou par l'application de la doctrine du Contrat social l

Car tandis que Rousseau assignait à l'inspira- tion populaire, à la volonté générale qu'il grati- fiait d'une prescience et d'une infaillibilité natu*-


une Histoire moderne en 30 volumes; Davila, Guerrea civiles de France; Brantôme ; Velly, Histoire de France; le président Hénault, Idem ; Raynal, Histoire philosophique des deux Indes; Tableau de la Révolution française^ 13 cahiers; Venuti, Rome moderne; Guichardin, Histoire d'Italie ; Denina, RévO' lutions d'Italie; Dolina, Dictionnaire historique^ 8 volumes; Histoire des Voyages^ 23 volumes, etc. En sciences naturelles : la Maison rtistique; Bomard, Dictionnaire en 15 volumes; Bttfibn, 58 volumes. Kn philosophie: Lucrèce, Rabelais, Mon- taigne, Montesquieu, Mably, Rousseau, Voltaire, Helvétius, Boulanger, Condillac, la Philosophie de la nature^ etc. Black- stone, Commentaires; Beccaria, Des Délits et des Peines: Adam Smith; V Encyclopédie par ordre de matières; Bayle, Dictionnaire, etc.


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  • \ l## relies absolument utopiques, un droit exclusif et

une compétence spécifique pour découvrir les principes de l'ordre social et pour gouverner la aation : au contraire, les Encyclopédistes n'accor- daient cette capacité qu'à la connaissance réelle, approfondie du monde et de la société, à la science unie à toutes les qualités du cœur et du caractère, et voulaient que le gouvernement fût fondé sur l'étude positive des hommes et des choses, subor- donnée à l'utilité publique.

Or, nulle application plus importante et plus décisive ne fut faite de leurs théories politiques qu'en 1793, quand Thomme d'État de la grande crise, Danton, en plein délire métaphysique et pendant le triomphe le plus périlleux de la doc- trine de la souveraineté populaire, subordonnant le principe au fait, la croyance au résultat et écartant la politique de Rousseau pour suivre celle des Physiocrates, fit prévaloir le gouver- nement central sur les autonomies locales, la dic- tature du Comité de salut public sur l'indépen- ^ dance communale, par cette admirable création du gouvernement révolutionnaire qui conserva l'intégrité de la France et sauva le pays.

C'est bien là, en effet, ce qu'ont produit de plus précieux pour l'Humanité les principaux repré- sentants du xviiio siècle, en philosophie et à la tête des affaires.

Mais leurs meilleurs travaux établissent qu'ils ne se rattachent pas moins étroitement à l'école

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constructrice du xix® siècle, au positivisme, et que c'est en toute vérité que le promoteur de ce nouveau mouvement philosophique et social, que Ton peut considérer déjà comme ne devant plus s'arrêter, a pu dire :

V Depuis que la situation écarte toute tendance purement négative, il n'y a de vraiment discré* ditées, parmi les écoles philosophiques du dernier siècle, que les sectes inconséquentes dont la pré- pondérance dut être éphémère. Les démolisseurs incomplets, comme Voltaire et Rousseau, qui croyaient pouvoir renverser Tautel en conservant le trône ou réciproquement, sont irrévocablement déchus, après avoir dominé, suivant leur destinée normale, les deux générations qui préparèrent et accomplirent l'explosion révolutionnaire. Mais, depuis que la reconstruction est à l'ordre du jour, l'attention publique retourne de plus en plus vers la grande et immortelle école de Diderot et Hume, qui caractérisera réellement le xvni« siècle, en lo liant au précédent par Fontenelle et au suivant par Condorcet. Egalement émancipés en religion et en politique, ces puissants penseurs tendaient nécessairement vers une réorganisation totale et directe, quelque confuse qu'en dut être alors la notion. Tous se rallieraient aujourd'hui à la seule doctrine (le positivisme) qui, fondant l'avenir sur le passé, pose enfin les bases inébranlables de la régénération occidentale. C'est d'une telle école que je m'honorerai toujours de descendre immé-


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diatement, par mon précurseur essentiel, l'éminent Condorcet (1). »

De nos jours, tous les esprits de valeur, méta- physiques ou matérialistes, ont constaté cette relation nécessaire entre la grande école philoso- phique du xvnio siècle et celle qui, au xix«, pro- fesse la philosophie positive.

Entre autres, M. Pascal Duprat, dans sa remar- quable étude sur V Encyclopédie^ déjà citée, s'ex- prime ainsi : « On a beaucoup parlé d'une phi- losophie positiviste dans ces dernières années, les Encyclopédistes sont les ancêtres de cette philosophie ; seulement, ils sont moins absolus que leurs dis- ciples et ils ne suppriment pas aussi facilement qu'eux toute une province de l'esprit humain (la métaphysique), dépouillé ainsi d'une partie de son domaine (2). »

M. André Lefèvre n'est pas moins explicite ; il n'hésite pas à déclarer qu'Auguste Comte est le « successeur original d'Heraclite, d'Œnésidème, de Bacon, de Diderot et de Condorcet (3). »

Il n'y a donc que les littérateurs et les journa- listes sans portée, les aveugles de parti pris, qui, méconnaissant une filiation aussi évidente, af-


(l) A. Comte, Catéchisme positiviste^ préface, p. 10 et il, Paris, 185S.

(ï) Les Encyclopédistes, leurs travaux, leur doctrine et leur influence. Paris, 1866.

(3) Bibliothèque des sciences contemporaines : La Philo- sophie, par André Lefèvre; in-l2, Reinwald. Paris, 1879.


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firment que Diderot n'aurait pas assez de mépris et d'anathèmes, aujourd'hui, pour la doctrine posi- tiviste.

A ceux-là, qui s'appuyent, en dernière analyse, sur Tantipathie que les grands émancipés du siècle dernier ont toujours témoignée envers la religion, pour les mettre en opposition avec la philosophie et la politique d'Auguste Comte, nous répondrons que Diderot et ses congénères enten- daient essentiellement rejeter toute théologie^ mais non pas une synthèse philosophique à base scien- tifique, expurgée de surnaturel, comme est le po- sitivisme, et pouvant servir de croyance générale commune, de moyen de ralliement spirituel ou de religion à tous les hommes ; autrement dit, la distinction capitale entre la théologie et la religion, effectuée plus tard par Auguste Comte, n^ayant été ni reconnue, ni même pressentie au temps des Encyclopédistes, ils confondaient ces deux choses cependant si différentes : d'où leur éloi- gnement pour tout système religieux quelconque.

Mais on est obligé de constater aussi qu'ils avaient élaboré eux-mêmes, autant qu'il était alors possible, les bases de cette foi démontrable appelée, selon eux et suivant les positivistes, à diriger définitivement notre espèce.

Ne comprenait-elle pas, leur vaste et puissante école, qu'on a traitée quelquefois d'atelier philo- sophique, un groupe cosmologiste (Clairaut, d'A- lembert, Monge, Lagrange, Laplace, Lavoisier,


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Guylon-Morveau, Berlhollet, Vicq-d'Azyr, Buffon, Lamarck, de Lamettrie, Charles Bonnet, etc.) qui avait mené loin déjà la philosophie naturelle, l'étude scientifique du monde? Un groupe sociologiste (Montesquieu, Turgot (1), Condorcet, de Brosses, Chastellux, Raynal, Quesnay, Gournay, Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, Mirabeau le père, Volney, Hume, Adam Smith, Beccaria, etc.) qui avait directement abordé la science politique? Un groupe moraliste (Hume encore, Diderot, d'Hol- bach, Georges Leroy, Duclos, Vauvenargues , Kant, etc.) qui s'était plus spécialement pris à la science de l'homme et à ce que Bacon avait ap- pelé \a philosophie première (2)? Et n'est-ce pas cette phalange admirable de penseurs et de savants qui

(1) Nous n'envisageons ici cet homme éminent que comme philosophe et sans parler de son incomparable valeur comme homme d'État.

(2) Non pas que Diderot et d'Holbach, en particulier, ne se soient préoccupés, nous le répétons, des choses sociales; ils s'en montrèrent, au contraire, le second surtout, constamment et profondément soucieux : mais ils confondaient l'un et l'autre la sociologie, l'élude de l'homme vivant en société , avec la morale, avec l'étude de l'homme individuellement et psycho- logiquement considéré, et ils faisaient rentrer entièrement la première dans la seconde, ils absorbaient la politique dans l'éthique. Ils ne se préoccupèrent, par exemple, comme Mon- tesquieu et Condorcet, ni des conditions fondamentales d'orga- nisation des nations (statique sociale), ni de leurs conditions d'é- volution (dynamique sociale), ne cherchant que les propriétés mentales et affectives pour en tirer, principalement d'Hol- bach, des règles plus ou moins positives de conduite privée ot publique, ce qui constitue bien réellement la confusion que nous venons de relever.


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a produit, outre la critique décisive et complète de Tancien régime (théologie et monarchie), la première ébauche de la philosophie positive, de- [)uis la mathématique jusqu'à la morale, c'est-à- dire l'apport fondamental du xviii" siècle à l'œuvre de la civilisation (1)?

Rien de plus légitime, donc, que de réunir ces trois groupes en une même école, puisque les sa- vants proprement dits, à cette époque, outre qu'ils embrassaient toutes les branches du savoir po- sitif, ne demeuraient étrangers à aucune des théories générales élaborées par les philosophes, et que ceux-ci, à leur tour, s'assimilaient toutes les connaissances scientifiques de leur temps eomme base de leurs spéculations (2).

(i) On remarquera peut-être que parmi tant de célébrités nous n'avons pas fait figurer le docteur Marat, qui s'occupa, lui aussi, de politique et de morale dans ses Chaînes de l'es- clavage, et de psychologie dans son traité de 17/omme, de physique dans ses recherches sur la lumière et sur le feu, et qui, avant d'être un politicien, fut aussi un philosophe ? La raison en est que, bien qu'instruit dans plusieurs sciences, il garda toujours l'esprit et la méthode métaphysiques, ei qu'il appartient, do ce chef, exclusivement, à l'école de Rousseau.

Il en est de même d'Hclvctius, dont nous n'avons point parlé avec détail parce que sa thèse toute métaphysique do Vintérêt comme seul mobile moral de nos actions, annulée par les travaux de Hume, combattue par Diderot, Turgot, et re- jetée par Georges Leroy lui-même, et bien plus encore sa théorie de l'éfjalité des intelligences, le rattachent étroitement à l'école révolutionnaire proprement dite, où Rousseau ne fit que développer ses conceptions principales.

(2) Montesquieu, BulTon, Diderot avaient fait de très fortes


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Et n'est-ce pas la science aussi qui est l'agent le plus ferme et le plus ordinaire de Témanci- pation intellectuelle, le dissolvant irrésistible de la théologie et de la métaphysique, en substituant partout les lois naturelles aux volontés surnaturelles ? Que deviennent les dieux et dieu lui-même quand l'observation et le raisonnement ont découvert et formulé l'explication positive des êtres et des choses, des phénomènes quelconques, cosmologi- ques, biologiques, sociaux et moraux (1)?

L'école philosophique avait tellement conscience de la destination sociale de l'immense synthèse vers laquelle elle avait dirigé tous ses travaux, que l'auteur de la Morale universelle et du Sys- tème social, d'Holbach, dans ce livre si énergique contre les théologies quelconques : La contagion sacrée, que nous avons cité précédemment, n'avait point hésité à écrire, au chapitre traitant du sa- cerdoce et à propos de cette « refonte de toutes les âmes » qu'ambitionnait d'ores et déjà la phi- losophie moderne :

études mathématiques ; Quesnay avait écrit tout un système de cosmologie, qui servait comme d'introduction à ses con- structions sociales ; Lamarck et Lamettrie n'étaient pas restés, il s'en faut, étrangers aux conceptions sociales et avaient écrit sur cet objet ; d'Alembert, un des géomètres les plus illustres qui aient existé, était l'auteur d'éléments de philosophie, du Discours préliminaire de l'Encyclopédie^ et d'ouvrages histo. riques.

(1) Voy. Auguste Comte, Opuscules de philosophie sociale (1819-1828), le livre le plus original et le plus fort en réno- vation qui ait jamais été écrit.


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« Rien n'eût été plus avantageux pour les na- tions que les instructions de quelques citoyens honnêtes, qui, ayant consacré leur temps à l'étude de la nature, à méditer ses voies, à faire des expé- riences, à s'enrichir de sciences réelles et de connaissances utiles, les eussent ensuite commu- niquées avec franchise à ceux que leur travail empêchait de s'occuper des mêmes objets. Si, au lieu de se repaître de chimères extravagantes et dangereuses, un certain nombre d'hommes se fut occupé de la morale, des rapports qui subsistent entre les êtres de l'espèce humaine, des devoirs qui en sont les suites, les gouvernements, la morale, la législation, la physique se seraient perfection- nés, et la somme des maux du genre humain eût au moins diminué sur la terre. La physique et une morale fondée sur la nature sont les seuls objets dignes de l'attention des hommes; l'une leur apprend à multiplier les biens dont ils jouis- sent, à repousser ou du moins à soulager les maux qui les affligent ou qui les menacent (1);

(!) I/importance des sciences cosmologiques ou de la phi- losophie naturelle comme base do la politique et de l'éthi- que était tellement sentie par tous les esprits sérieux à cette époque, que Sylvain Maréchal a écrit dans un opuscule qui n est, du reste, qu'une sorte de résumé de la doctrine de d'Holbach {Culte et lois d'une société d'hommes sans dieu) : « Tous les ans ils décernent une couronne à l'auteur de l'écrit le mieux fait contre le préjugé d'une croyance en

dieu. »

« Chaque année ils appellent en leur enceinte un homme habile dans la science des corps, pour répéter quelques-unes


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^» l'autre leur enseigne la vertu et leur prouve qu'elle est le seul soutien des empires, des sociétés, des familles, et la source unique de la félicité publique

et particulière

« C'est à ceux qui ont médité ces grands objets qu'il appartient d'instruire les peuples, eux seuls méritent le nom de Sages qui devraient être les seuls prêtres des nations. Au lieu de former des su- perstitieux, des lâches, des fanatiques, leurs instructions formeraient des citoyens généreux, industrieux, éclairés, raisonnables. Par là, peu à peu, l'éducation répandrait des lumières, des connaissances, des vertus solides; une jeunesse ainsi formée formerait à son tour une postérité vertueuse, éclairée, libre. Chaque père de famille transmettrait à ses enfants les principes, les sen- timents, les vertus qu'il aurait acquis lui-même; il développerait leur raison; il leur montrerait leurs intérêts les plus réels; il leur ferait de bonne heure contracter l'habitude de se rendre utiles ; il leur ferait sentir le prix de l'honneur véritable;

%k il leur inspirerait le désir de mériter la bienveil- lance de ceux dont l'estime et les secours leur seront un jour si nécessaires; il leur prouverait qu'ils sont intéressés à servir la patrie, à s'atla-


dcs nombreuses expériences qui démontrent la toute-puis- sance de la nature, saris recourir à un agent hors d'elle. >>

14 XLIX.

C'était bien symboliser l'opposition fatal»» qui existe <Mitre la science et la théologie.


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cher à la grande famille dont l'association les a fait membres, à se conformer à des lois qui ont pour but le bien de tous, en un mot, il leur apprendrait à chérir les noms sacrés de vertu et de patrie (1). »

Un autre ennemi personnel de dieu et des rois va plus loin encore dans cette voie : il s'élève jusqu'à prévoir les missions civilisatrices qui se- ront dirigées dans l'avenir par les philosophes et les savants, ces Sages dont parle d'Holbach.

Après s'être élevé en ces termes contre les pompes du culte catholique : — a La vraie reli- gion doit ressembler à la vérité. La seule re- ligion digne de ce titre, c'est-à-dire lu morale, doit être nue, sans voile mystérieux, sans orne- ments postiches, » il ajoute : « Qui empêche- rait une compagnie de philosophes, à l'imitation des prêtres de Jésus, mais mieux intentionnés, sans se servir de vils moyens, d'entreprendre la métamorpjiose des sauvages en hommes, et non en esclaves, (juel mal y aurait-il à ce que plusieurs particuliers se réunissent pour suppléer par leurs lumières et leurs soins à la négligence des métro- poles envers leurs colonies éloignées? etc. (2). »

(1) La Contagion sacrée^ ou Histoire naturelle de la super- stition; tableau des effets que les opinionn religieuses ont produit sur la terre, rremièrc édition en 1767, sous le pseudonyme de Jean Trinchard; deuxième édition en l'an V de la Répu- blique française (1797), avec des notes et une préface de Naigeon.

(2) Pensées libres sur les prêtres, par Sylvain Maréchal , Paris, an VI, p. ii, s vi, et p. si, g xl.


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Tous ces nobles pressentiments de l'avenir de notre espèce ont été systématisés par Auguste Comte, et incorporés dans son Système de politique positive (1).

Il nous semble donc qu'il n'eût guère été pos- sible, à une aussi grande distance, — plus d'un demi-siècle! — de mieux pressentir, de préciser davantage la nature scientifique ou positive du dogme et le caractère strictement social de la religion de l'Humanité.

Quel but se proposent les Encyclopédistes? La refonte de toutes les âmes. Et Auguste Comte ? La réforme des opinions et des mœurs. Et par quels moyens ? des deux côtés , par l'observation et le raisonnement, pour ce qui concerne la con- naissance, par la science étendue à tous les faits, à tous les ordres de phénomènes; par la morale humaine et positive, sans dieu, pour ce qui est du sentiment ou des mobiles de la conduite; en- fin, en politique, sans roi, par la science sociale, directrice suprême des nations, et qui provoque le concours de toutes les volontés à une œuvre commune : l'exploitation de la planète par l'indus- trie substituée à la guerre. — Aussi , mêmes for- mules générales, même drapeau : Substituer à la théologie et à la force militaire une foi démontrable, scientifique, dirigeant une activité pacifique et fra-

f l) Voy. la Politique positive et la question tunisienne, iu-8o» Paris, 1881, et /a Politique coloniale^ in-8o. Paris, 1884, par le Dr Robinet.


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ternelle ; réorganiser sans dieu ni roi^ par le ntUe de r Humanité !

a J'aime la philosophie qui relève rilumanité. La dégrader, c'est encourager les hommes au vice, » écrit Diderot à M"® Voland; « vous ne saurez jamais tout ce que j'ai rêvé pour la gran- deur de rhomme, » dit Auguste Comte à M"® de Vaux.

Mais ce ne sont là, observera-t-on, que des géné- ralités dissimulant à peine les incompatibilités fondamentales.

Sans nous arrêter à V Encyclopédie ^ qui ren- ferme tant de documents et d'aspirations utilisés par le positivisme, le Système de la nature^ par d'Holbach et Diderot, cet ouvrage si considérable où la cosmologie, la politique et la morale sont abordées dans un esprit dégagé de toute théolo- gie, sinon encore de toute métaphysique, n'est- il pas une approximation très éloignée sans doute, mais très reconnaissable cependant du Système de philosophie positive? Et la Morale universelle, VÉtho- cratie, le Système social, ces développements pré- cieux du Système de la nature, n'ouvrent-ils point la voie que Comte a suivie pour arriver à la fon- dation de la science sociale et de la science mo- rale, et à l'établissement de la prépondérance incontestée de cette dernière sur l'ensemble des sciences qui la précèdent, comme sur les actes de la vie publique et de la vie privée?

C'est donc bien en continuant ce que Ton peut


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>• appeler le grand xviii® siècle, l'école constructrice de Diderot, mais sans les recommencer, que le fon- dateur du positivisme a pu, théoriquement du moins, satisfaire à ce besoin de renouveau nfiental et de régénération politique et morale qui s'était emparé, à cette époque, de la société française et même de tout l'Occident, et auquel les Encyclopé- distes s'étaient si glorieusement voués. Aussi a-t-il regardé comme un devoir d'incorporer à sa doc- trine, en motivant chaque détermination, leurs œuvres principales, et les a-t-il recommandées aux méditations habituelles des contemporains et de la postérité : les discours politiques de Hume et ses essais sur l'entendement, les vues de Diderot sur le beau, ses recherches sur l'intelligence et le moral de l'homme, les spéculations de Georges Leroy sur les attributs supérieurs de l'homme et des ani- maux, le livre de Condorcet sur les progrès de l'esprit humain, les pensées de Vauvenargues et les observations de Duclos, les travaux scientifi- ques de Clairaut, de d'Alembert, de Lagrange, de "^ Lavoisier, de Buflfon, de Lamarck, etc., dont il a inscrit les noms glorieux dans le vaste répertoire de commémération publique destiné à tout l'Oc- cident et plus tard au monde entier (1).

Mais il y a plus : la question cultuelle qui, au dire des révolutionnaires de notre temps, sépare-

(l) Bibliothèque positioiste au \ixe siècle, dans le Système de politique positive. — Calendrier positiviste.

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rait irrémédiablement le positivisme de la philo- sophie du xviiie siècle et de la Révolution fran- çaise, et consommerait leur irrévocable divorce, est, au vrai, ce qui les unit le plus étroitement. Il n'est pas douteux, — et des adversaires moins prévenus Tauraient reconnu depuis longtemps,

— il n'est pas douteux que le mouvement d'éman- cipation philosophique de cette incomparable époque n'ait eu son aboutissant normal, inévita- ble et indispensable, son apogée ou son paroxysme, comme on voudra, dans la religion de 93, dans le culte de la déesse Raison ! Et il n'est pas moins certain que cette grande tentative de ralliement spirituel, de synthèse rationnelle et sympathique,

— noble et glorieuse, quoi qu'en aient dit les déicoles de toute robe, — émanée du mouvement encyclopédiste , des entrailles même du tiers état, ne constitue une des deux racines essen- tielles de la doctrine positiviste, relativement au culte de l'Humanité: l'autre plongeant, à tra- vers le moyen âge et les temps polythéiques, jus- qu'au fétichisme initial, afin de réunir en un même faisceau tous les éléments du processus religieux (1).

C'est donc, il faut le redire ici, faute d'avoir pu comprendre la distinction capitale qui existe entre la religion et la théologie — - celle-ci


(1) Voir V Essai sur la prière, par M. J. Lonchampt : Introduction historique; in-32, Leroux. Paris, 1878.


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n'étant qu'un des modes particuliers et provi- soires du dogme, ou de l'explication générale du monde et l'homme, et l'autre, au contraire, for- mant bien réellement le moyen permanent, éternel, du ralliement intellectuel et moral de notre espèce, — que les révolutionnaires de nos jours, déistes ou matérialistes, persistent à contester la filiation aussi évidente que réelle de la grande et inévi- table institution qui assure, à travers les siècles, la coopération volontaire de toutes les forces humaines à l'œuvre de la civilisation générale, et qui va du fétichisme au positivisme, à la reli- gion de l'Humanité, par la théocratie, le poly- théisme proprement dit, le monothéisme, et le culte de la Raison.

Aucune hésitation n'est désormais possible sur ce point, et l'école philosophique de Diderot se relie au moins autant, au xix^' siècle, à l'école positiviste, pour achever la Révolution, qu'elle s'est rattachée, à la fin du xviu^', au parti de Danton, pour commencer l'ébranlement régé- nérateur.

Aussi, tous les disciples de Comte, sans excep- tion, ont-ils continué au fondateur de YEncydo- pédie le culte systématique que l'auteur de la Phi- losophie positive lui avait voué, et n'ont-ils pas attendu le prochain centenaire pour évoquer son image sur la voie publique et la présenter aux bénédictions de la foule.

La lievue Occidentale du 1^' septembre 1882


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contient ù ce sujet une relation curieuse que nous ne devons pas manquer de reproduire ici.

C'est à propos de la fête nationale du 14 juillet de la même année, telle qu'elle fut célébrée à Paris dans le VI^ arrondissement, sous l'impul- sion d'un positiviste, M. G. Robinet, conseiller municipal du quartier de la Monnaie, l'ancieu district des Cordeliers :

«< Une manifestation très remarquable

conmie exécution et surtout précieuse comme symptôme, a eu lieu au carrefour Buci, c'est-à-dire à l'intersection des rues de l'Ancienne-Comédie, Mazarine, Dauphine, Saint-André-des-Arts et de Buci.

« Les citoyens du quartier de la Monnaie y avaient enfin songé au passé, à nos illustres an- cêtres de 1789, ils avaient évoqué les immortels souvenirs.

« C'est, à notre connaissance, la glorification la plus convenable de la grande époque, qui se soit produite dans l'immensité de la fête parisienne.

« Au cœur même de Tantique et glorieux district (les Cordeliers, au centre du vieux Paris, dans le célèbre carrefour, une direction civique et intelli- gente avait disposé les statues et les bustes des citoyens qui ont eu une part aussi considérable qu'incontestable au triomphe de la Révolu- tion, et qui tous ont vécu et produit le meilleur de leur œuvre sur le territoire actuel du sixième arrondissement. Le grand et bon Diderot d'abord,


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dont l'action philosophique fut si élevée et si radicale, qui habitait au coin de Tancienne rue Ta- ranneet de la rue Saint-Benoît; Camille Desmou- lins, le promoteur du 14 juillet, rue de TAncienne- Comédie ; Vami du peuple^ le docteur Marat, le savant publiciste et Tinfatigable argus qui exerça, jusqu'à sa mort, un contrôle civique sur les hommes et sur les choses de ce temps; enfin le président des Cordeliers, Danton, le chef actif de la démocratie parisienne au 10 août, le chef de la défense nationale en 92, l'homme d'État de 93, qui demeurait à côté de Marat, rue de TÉcole- de-Médecine (rue des Cordeliers), à deux pas du club.

« Pourquoi ne l'avouerions-nous pas? Lorsque nous nous sommes vu dans ce lieu consacré, — que les patriotes d'aujourd'hui avaient baptisé, pour la circonstance : Carrefour de la Révolution — en présence des images de ces grands servi- teurs de la France républicaine, de ces libérateurs de l'Humanité, — une profonde émotion nous a saisi, et notre souvenir s'est aussitôt reporté vers les temps héroïques où ils vivaient : quand la phi- losophie du xvm® siècle, si hautement repré- sentée ici par Diderot et si vigoureusement servie et appliquée par nos pères de 89 et de 93, faisait tomber sous son souffle irrésistible les murailles imprenables de la Bastille, les abus de l'ancien régime, et le trône de France lui- même, tant de fois séculaire.


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« Nous revoyions, en pensée, le district et Ir club des Gordelicrs, avec leurs membres les plus illustres, dont lo concours intrépide, prenant l'avant - garde du mouvement révolutionnaire, fonda le prestige de l*aris, fit le succès des cinq grandes journées républicaines, de 1789 à 1793, et assura définitivement les résultats les plus essentiels et les plus fondamentaux de la Révo- lution : le renversement du trône et de l'ancien régime; rétablissement et l'organisation de la République; la défense nationale victorieuse, irré- sistible.

« Quoi qu'ils aient pu commettre, les héros qui ont accompli de si grandes choses ; quoi qu'ils aient fait ou dit qui ne soit plus à la portée des esprits vacillants et des cœurs refroidis qui consti- tuent, en majeure partie, le public de nos jours, ils sont sacrés pour nous ! ceux principalement dont les images glorieuses étaient élevées dans le teuillage, les guirlandes et les drapeaux qui s'en- trelaçaient, le 14, au pourtour du carrefour iJuci, se dressant dans toute leur majesté autour d'une alerte et charmante statue de la République, d'une Marianne décidée et joyeuse, courant porter au monde la bonne nouvelle, et qui, à coup sur, avait pris ses airs et ses modes patriotiques à cette belle Liégeoise (la pauvre Théroigne !) qui enleva nos pères au grand soleil du 10 août et leur apparut comme le symbole de la victoire ouvrant la carrière aux invincibles coliortes qui sortirent


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triomphantes des terribles guerres de l'an II (l).

« Quelle joie nous avons ressentie de pouvoir contempler enfin pour la première fois à la lu- mière de la rue, au grand air de l'admiration pu- blique et de l'enthousiasme populaire, ces immor- tels calomniés qui ont fait la France républicaine, la fière et libre nation qui sortit des mains de la Convention nationale!

M Nous avions bien vu jusqu'ici honorer publi- quement Rousseau, qui, toute sa vie, demeura rivé à la chaîne de dieu; Voltaire et Mirabeau, qui ne surent jamais s'affranchir du joug de la royauté, et tant d'autres types célèbres qui gardèrent tou- jours un pied dans l'ancien régime : mais Diderot,

mais Danton ! Non ! jamais il ne nous avait été

donné de les contempler sur la voie publique, ex- posés à la reconnaissance et au respect des esprits libres, des cœurs sincères, des patriotes vraiment affranchis des servitudes d'antan, et qui veulent,


(l) Les artistes qui avaient concouru avec un cmprosse- mcnt tout civique à la décoration du carrefour Buci sont MM. Ferdinand Taluet, statuaire, auteur du buste de Marat, «•n style décoratif, très applaudi et très enlevé ; Carlos La-

çarriguc, du Chili, auteur du buste très réussi et très

imposant de Diderot (d'après Houdon) : ces deux pre- mières œuvres exécutées en quelques jours pour la circon- stance ; Lefèvre, auteur de la ravissante République dont nous avons parlé ; Doublemare, auteur de la statue si naïve et si vraie, si pleine do foi et d'enthousiasme de Camille Des- moulins; enfin, M. Laoustc, auteur de la statue de Danton, reproduction très consciencieuse et très énergique du grand oonvontionnel.


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avec Auguste Comte, réorganiser sans dieu ni roi, d'après la connaissance des lois de THumanité. » On peut donc, et à bon droit, ériger, le 30 juillet prochain, sur la place Saint-Germain-des-Prés, le bronze du fondateur de ï Encyclopédie; mais cette réparation nécessaire ne peut faire oublier que le percement du boulevard Saint-Germain a fait dis- paraître, du même coup et pour toujours, des ves- tiges sacrés, des témoignages précieux pour l'his- toire et pour le culte de la Révolution : les de- meures de Danton et de Diderot, entre autres ! Elle ne doit pas faire perdre de vue, surtout, que, bien avant le jour du centenaire, le groupe posi- tiviste de Paris a exposé à la vénération publique, en un jour solennel, les bustes et les statues des meilleurs ouvriers de la régénération moderne.


f


IV


Si on veut bien prendre en considération les textes que nous venons de citer, — sans même accepter la manière dont nous les avons interpré- tés et les conséquences que nous en avons tirées, — si on pèse les termes dans lesquels Diderot, d'Holbach, Naigeon,ettant d'autres, ont exprimé leurs opinions essentielles, leurs aspirations les plus chères, et affirmé leur foi, on pourra juger de ce qu^étaient « ces philosophes voués au mépris de tous les siècles » depuis l'année 1794, époque du triomphe officiel de la métaphysique révolutionnaire; on sentira tout ce que valaient ces grands citoyens, ces libres penseurs que nous voulons canoniser aujourd'hui et que le déisme démocratique, TÉglise et rUniversité, le robespierrisme et le cléricalisme ont à Tenvi, pendant trois quarts de siècle, par le journal et par le livre, dans la chaire et à la tri- bune, par le catéchisme et par l'enseignement clas- sique, poursuivi des accusations les plus fausses,


11




I


— 78 —

les plus impudentes, et des insultes les plus lâches : au point de les rendre si méconnaissables et haïs- sables qu'il n'a rien moins fallu que la puissante action écrite et parlée du fondateur du positi- visme et les efforts persévérants de son école, — bien avant que les néo-matérialisles et les nive- leurs actuels n'y eussent mis la main, — pour les replacer à leur rang dans la série des bienfaiteurs de l'Humanité et leur faire regagner auprès du public Testime et la reconnaissance qu'on leur avait enlevées et auxquelles ils ont droit (1).

Celui que, pendant sa sanglante domination, le meurtrier de Danton proclama, devant la Conven- tion nationale: «( le précepteur du genre humain, » Jean-Jacques Rousseau, avait dit dans le Contrat social :

c: Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible iVètre bon citoyen ni

(1) Voir dans le journal l'Opinion du 19 janvier 1884 : La place est prise/ et dans la Revue occidentale du icr mars ; Le Centenaire de Diderot, par M. P. I^ffitte.

Le romantisme a eu sa part dens cette méconnaissance ab- solue du grand xviii» siècle. ^ > '^avu.K

L'auteur de la Fin d'un monde et du Neviu a»' /{ameau est un des meilleurs types de cette ignorance magistrale, de cette débilité intellectuelle, de cette sentimentalité supersti- tieuse trop peu rachetées par la couleur des mots, qui ont condamné les romantiques sans exception à ne rien compren- dre aux Encyclopédistes et à la Révolution française.


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sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes : il a menti devant les lois (1). »

Pénétré du bien fondé de cette déclaration, Ro- bespierre voulut l'appliquer. Dans son discours du 7 mai 1794 à la Convention,- sur les rapports des idées religieuses (lisez théologiques) avec les principes républicains, à propos de la non- croyance en dieu, il dit :

<' Qui donc t'a donné la mission d'annon- cer au peuple que la divinité n'existe pas, ô toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie [2)1 Quel avantage trouves-tu à persuader à l'homme qu'une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu; que son âme n'est qu'un souffle léger qui s'éteint aux portes du tombeau?... Malheureux sophiste ! de quel droit viens-tu arracher à l'innocence le sceptre de la

(1) J.-J. Rousseau : Du Contrat social, ou principes du droit politique, liv. IV, ch. vin : De la religion civile.

(2) Voy. p. 65 et 66 de ce volume la citation de d'Holbach {Note de r Éditeur).


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raison pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer 1»' malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégra- der l'Humanité? »

Voilà pour la doctrine; quanta ses fauteurs, l'Incorruptible ne veut pas les dénoncer et les abattre pour délit de croyance : oh non! mais, comme Rousseau, il les envoie à la mort en tant qu<* mauvais citoyens, incapables de se subordonnerai! devoir, de s'y dévouer et de respecter les lois :

« Je n'ai pas besoin d'observer qu'il ne s'agit pas ici de faire le procès à aucune opinion philo- sophique en particulier, ni de contester que tel philosophe peut être vertueux, quelles que soient ses opinions, et même en dépit d'elles, par la force d'un naturel heureux ou d'une raison supé- rieure; il s'agit de considérer seulement l'athéisme comme national, et lié à un système de conspiration contre la République,

Et quels hommes visait ici Maximilien? La même homélie nous l'apprend :

« .... La plus puissante et la plus illustre (de ces sectes) était celle qui fut connue sous le nom d'Encyclopédistes... Cette secte propagea avec beau- coup de zèle l'opinion du matérialisme, qui préva- lut parmi les grands et parmi les beaux esprits; on lui doit en grande partie cette espèce de philo- sophie pratique qui, réduisant l'égoïsme en sys- tème, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste


.<


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— 81 —

«•t de l'injuste, la probité comme une affaire de goût on de bienséance^ le monde comme le patrimoine

DES fripons adroits (1). »

C'est ainsi que, pour Rousseau ,'et par ^Robes- picrre, ont été voués à une mort imméritée des Français d'un génie et d'un poids d'ailleurs si différents : Danton avec Hébert, Hérault de Sé- chelles avec Ghaumette, Condorcet avec Euloge Schneider! — Olavidès l'encyclopédiste, l'admi- rateur de Voltaire et de Quesnay, l'ami de Gam- pomanès et de d'Aranda,* le pupille de la Conven- tion nationale, victime de l'Inquisition en Espagne avant de l'être de l'Inquisition robespierriste en France, attendait dans les prisons d'Orléans le sort réservé à Gondorcet, quand le 9 thermidor vint à le délivrer

(i) De nos jours, un des plus illustres disciples de Rousseau et du député d'Arras, M. Louis Blanc, a cru devoir consacrer encore ces déclamations à la fois menteuses et meurtrières :

■ L'athéisme est aristocratique, a-t-il dit. L'idée d'un Grand- Être qui veille sur l'innocence opprimée et punit le crime

triomphant est toute populaire On a vu comment le désir

de briser la chaîne des croyances traditionnelles et imposées avait conduit les Encyclopédistes à n'admettre d'autre culte que celui de la Raison. Nous les avons montrés se réunissant, les dimanches et les jeudis, autour de la table du baron d'Hol- bach, pour y fêter, verre en main, leur chère déesse » , etc. {a)m

M. J.-B. Foucart, dans la Politique positive, revue dirigée par le D' Sémérie, a retracé et admirablement jugé l'action politique et religieuse de l'Incorruptible, dans une série d'articles parus en novembre et décembre 1872, sous ce titre : Le Pontificat de Robespierre.

(«) Hi*t. de la Révolution française, t. IX. Paria, 1837.


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83 —


Ne parlons pas des femmes! quoiqu'on ait peine à passer sous silence des meurtres impies comme ceux de Marie-Marguerite-Françoise Goupil (femme Hébert] et de Lucile Duplessis (femme Camille Desmoulins)!...

Mais ne frémit-on pas à penser que s'ils eussent vécu au mois de prairial an II, des hommes comme Montesquieu, d'Holbach, Diderot, Buffon, Voltaire, Turgot, eussent eu à répondre au sanglant sacri- ficateur du culte de l'Être suprême, — au protecteur de dieu— d'avoir travaillé comme ils l'avaient fait à l'affranchissement du genre humain; et que leurs têtes sacrées eussent pu aller rejoindre, dans le fatal panier, celles de Lavoisier et de Danton ?... A tant de calomnies et d'iniquité, à ces assas- sinats juridiques, les grands émancipés du xviii et du XIX» siècle ont répondu par leurs œuvres : ils ont démontré que l'on peut avoir de l'intelligence et même du génie, que l'on peut être bon, juste, honnête, vertueux, désintéressé, sociable, obser- ver les lois et immoler son intérêt à son devoir, sans croire en dieu. Ils ont fait plus: ils ont prouvé les dangers actuels du théologisme, en morale et en politique; ils ont établi la supériorité des croyances scientifiques sur les surnaturelles, pour arriver à une constitution plus haute, plus vraie et meilleure, de l'individu, de la famille, de la patrie, de l'Humanité (1).

(1) Le principal obstacle à l'avènement de leur doctrine, ébauchée et poussée plus ou moins loin dans toutes les direc-


G'est pour contribuer autant qu'il nous était possible de le faire à l'œuvre de réhabilitation que l'on se propose d'inaugurer par les solennités des 27 et 30 juillet, et pour protester de tout notre cœur contre l'opinion fausse, indigne, que la France s'est faite trop longtemps des Encyclopé- distes, contre le traitement honteux qui a été infligé à leur mémoire par tous ceux qui, monar- chistes ou démocrates, se rattachent encore à l'an- cien régime, que nous avons, en le présentant sous son vrai jour, réimprimé un des morceaux sortis de la plume de Diderot qui a provoqué le plus de rage et appelé sur sa mémoire le plus de malédictions, de la part de ses détracteurs.

tiens par les Hume, les Turgot, les Diderot et les Condorcet, achevée et systématisée par Comte, c'est l'apathie et la dé- faillance du public et de ses précepteurs les plus accrédités : à l'Académie, dans le journalisme, à l'Église, à l'Université; c'est la profonde ignorance des masses, pour qui, selon la juste remarque de M. Pierre I^ffitte, les travaux de l'école scientifique restent aussi inconnus que les papyrus^du temps <lo Sésostris.


-•■^


.


LES


ÉLEUTHËROMANES


ou


LES FURIEUX DE LA LIBERTÉ


s


LES


ÉLEUTHÉROMANES


ou


ABDICATION DX^N ROI DE LA FÈVE


l'an 1772.


DITHYRAMBE


Scu super audaces nova dithyrambos Verba devolvit, numcrisquc fertur Lego solutis. Horat.


ARGUMENT


Le dithyrambe, genre de poésie le plus fou- gueux, fut, chez les anciens, un hymne à Bacchus, le dieu de l'ivresse et de la fureur. C'est là que le poète se montrait plein d'audace dans le choix de son sujet et la manière de le traiter. Entièrement affranchi des règles d'une composition régulière, etlivréàtoutledéliredeson enthousiasme, il mar- chait sans s'assujettir à aucune mesure, entassant des vers de toute espèce, selon qu'ils lui étaient


II




i


— 88 —

inspirés par la variété du rythme ou de cette har- monie dont la source est au fond du cœur, et (lui accélère, ralentit, tempère le mouvement selon la nature des idées, des sentiments et des images. C'est un poème de ce caractère que j'ai tent»>. Je l'ai intitulé : Les Eleaihéromanes, ou les Furieux dv la liberté.

Peut-être suis-je allé au delà de la licence des anciens. Je regarde dans Pindare la strophe, l'antistrophe et l'épode, comme trois personnages qui poursuivent de concert le même éloge ou la même satire. La strophe entame le sujet; quel- quefois l'antistrophe interrompt la strophe, s'em- pare de son idée, et ouvre un nouveau champ à l'épode, qui ménage un repos bu fournit une autre carrière à la strophe. C'est ainsi que dans le tumulte d'une conversation animée, on voit un interlocuteur violent, vivement frappé de la pen- sée d'un premier interlocuteur, lui couper la parole et se saisir d'un raisonnement qu'il se promet d'exposer avec plus de chaleur et de force, ou se précipiter dans un écart brillant. La strophe, l'antistrophe et l'épode gardent la même mesure, parce que l'ode entière se chantait par le poète sur un même chant, ou peut-être sur un chant donné. Mais j'ai pensé que le récit se prêterait à des interruptions que le chant et l'unité du per- sonnage ancien ne permettaient pas. Mes strophes sont inégales, et mes Eleuthéromanes paraissent, dans chacune, au moment où il me plaît de les


— 89 —

introduire. Ce sont trois Furies acharnées sur un coupable, et se relayant pour le tourmenter (1).

Je me trompe fort, ou ce poème récité par trois déclamateurs différents produirait de l'effet.

11 ne me reste qu'un mot à dire de la circon- stance frivole qui a donné lieu à un poème aussi grave. Trois années de suite, le sort me fit roi dans la même société. La première année, je publiai mes lois sous le nom de Code Denis. La seconde, je me déchaînai contre l'injustice du destin, qui déposait encore la couronne sur la tête la moins digne de la porter. La troisième, j'abdiquai, et j'en dis mes raisons dans ce dithy- rambe, qui pourra servir de modèle à un meilleur poète.

A Rome, dans une même cause, on a vu un orateur exposer le fait, un second établir les preuves, et un troisième prononcer la péroraison ou le morceau pathétique. Pourquoi la poésie ne jouirait elle pas, à table, entre des convives, d'un privilège accordé à l'éloquence du barreau?

'^ (1) Le coupable, ici, pour Diderot, qu'était-ce? sinon le roi de France ! — {Note de l'Editeur).




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I


LES


ÉLEUTHÉROMANES


ou


LES FURIEUX DE LA LIBERTE


Fabâ abstine.

Pythagorb.


STROPHE.

Accepte le pouvoir suprême

Quiconque enivré de soi-même

Peut se flatter, émule de Titus,

Que le poison du diadème

N'altérera point ses vertus.

Je n'ai pas cette confiance, Dont l'intrépide orgueil ne s'étonne de rien.

J'ai connu, par l'expérience, Que celui qui peut tout, rarement veut le bien.

Éclairé par ma conscience Sur mou peu de valeur, je l'en crois; et je crains


ti


— 92 —

Que le fa lai dépôt de la tonte-pnissance,

Par le sort ou le choix remis entre mes mains,

D'un mortel plein de hienfaisance, Ne fil peut-être un fléau des humains.

ANTISTROPHE.

Ah! que plutôt, modeste élève

Du vieillard de rantiquité.

Dont un précepte très vanté

Défend l'usage de la fève, Du sage Pythagore endossant le manteau,

Je cède ma part au gâteau A celui qui, doué de la faveur insigne D'un meilleur estomac et d'une àme plus digne. Laisse arriver ce jour, sans être épouAanté De l'indigestion et de la royauté.

il

ÉPODE.

Une douleur muette, une haine profonde

Affaisse tour à tour et révolte mon cœur.

<^uand je vois des brigands dont le pouvoir se fonde

Sur la bassesse et la terreur, Ordonner. le destin et le malheur du monde. Et moi, je m'inscrirais au nombre des tyrans!

Moi, dont les farouches accents, Dans le sein de la mort, s'ils avaient pu descendre. Aux mânes de Brutus iraient se faire entendre !


I


— 93 —

Et lu les sentirais, généreux Scévola,

De ton bras consumé ressusciter la cendre.

Qu'on m'arrache ce bandeau-là !

Sur la tête d'un Marc-Aurèle Si d'une gloire pure une fois il brilla. Ont fois il fut souillé d'une honte éternelle

Sur le front d'un Caligula.

STROPHE.

Faut-il enfln déchirer le nuage

Qui n'a que trop longtemps caché la vérité,

Et montrer de l'Humanité

La triste et redoutable image Aux stupides auteurs de sa calamité?

Oui, oui, j'en aurai le courage. Je veux, lâche oppresseur, insulter à ta rage. Le jour, j'attacherai la crainte à ton côté La haine s'offrira partout sur ton passage;

Et la nuit, poursuivi, troublé, Lorsque de ses malheurs ton esclave accablé

Cède au repos qui le soulage. Tu verras la révolte, aux poings ensanglantés, Tenir à ton chevet ses flambeau >l agités.

ANTISTROPHE.

La voilà! la voilà! c'est son regard farouche C'est elle; et du fer menaçant,


kl


I


— 94 —

Son souffle, exhalé par ma bonclie.

Va dans ton cœur porter le froid glaçant.

ÉPODE.

Éveille-toi, tu dors au sein de la tempête;

Éveille-toi, lève la tète; Écoute, et tu sauras qu'en ton moindre sujet,

Ni la garde qui t'environne, Ni l'hommage imposant qu'on rend à ta personne N'ont pu de s'affrancliir étouffer le projet.

STROPHE.

L'enfant de la nature abhorre l'esclavage;

Implacable ennemi de toute autorité,

Il s'indigne du joug; la contrainte l'outrage;

Liberté, c'est son vœu; son cri, c'est Liberté.

Au mépris des liens de la société,

Il réclame en secret son antique apanage.

Des mœurs ou grimaces d'usage Ont beau servir de voile à sa férocité;

Une hypocrite urbanité, Les souplesses d'un tigre enchaîné dans sa cage,

Ne trompent point l'œil du sage;

Et, dans les murs de la cité.

Il reconnaît l'homme sauvage S'agitant sous les fers dont il est garrotté.


^ I


— 95


ANTISTROPHE.

On a pu l'asservir, on ne l'a pas dompté.

Un trait de physionomie,

Un vestige de dignité Dans le fond de son cœur, sur son front est resté;

Et mille fois la tyrannie, Inquiète où trouver de la sécurité, A pâli de l'éclair de son œil irrité...

ÉPODE.

C'est alors qu'un trône vacille;

Qu'effrayé, tremblant, éperdu, D'un peuple furieux le despote imbécile Tonnait la vanité du pacte prétendu.

STROPHE.

Répondez, souverains : qui l'a dicté, ce pacte?

Qui l'a signé? qui l'a souscrit? Dans quel bois, dans quel antre en a-t-on dressé l'acte?

Par quelles mains fut-il écrit? L'a-t-on gravé sur la pierre ou l'écorce? Qui le maintient? la justice ou la force?

De droit, de fait, il est prescrit.


— 96 —


ANTISTROPIIE.

i'eii atteste les temps; j'en appelle à tout âge; Jamais au publie avantage

l/liomme n'a franchement sacrifié ses droits;

S'il osait de son cœur n'écouter que la voix, Changeant tout à coup de langage, 11 nous dirait, comme l'hôte des bois :

<« La nature n'a fait ni serviteur ni maître;

'« Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. '>

VA ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre,

Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois.

ÉPODE.

Tu pâlis, > il esclave ! Être pétri de boue.

Quel aveuglement te dévoue Aax communs intérêts de deux tigres ligués? Sommes-nous faits pour être abrutis, subjugués? tjiiel moment! qu'il est doux pour une muse altièreî

L'homme libre, votre ennemi,

Vous a montré son âme flère; O cruels artisans de la longue misère

Dont tous les siècles ont gémi, Il vous voit, il se rit d'une vaine colère :

11 est content, si vous avez frémi.


r-l




— 97 -


STROPHE.

Assez et trop longtemps une race insensée

De ses forfaits sans nombre a noirci ma pensée.

Objets de haine et de mépris, Tjrans, éloignez-vous. Approchez, jeux et ris;

Que le vin couronne mon verre ; Que la feuille du pampre ou celle du lierre

S'entrelace à mes cheveux gris.

Du plus agréable délire

Je sens échauffer mes esprits.

Vite, qu'on m'apporte une lyre. Muse d'Anacréon, assis sur son trépied.

Le sceptre des rois sous le pied,

Je veux chanter un autre empire :

ANTISTROPHE.

C'est l'empire de la Beauté. Tout sent, tout reconnaît sa souveraineté. C'est elle qui commande à tout ce qui respire.

Dépouillant sa férocité. Pour elle, au fond des bois, le Hottentot soupire. Si le sort quelquefois me place à son coté,

Je la contemple et je l'admire :

Mon cœur, plus jeune, eût palpité.


%.


98


— 99 —


II


EPODE.

Mais à présent que les glaces de *age Ont amorti la ctialeur de mes sens,

J'économise mon hommage. La bonté, la vertu, la beauté, les talents

Se sont partagé mon encens.

STROPHE.

La Bonté (pii se plaît à tarir ou suspendre

Les pleurs que l'infortune arrache de mes yeux ;

ANTISTROPHE.

La Beauté, ce présent des cieux, Oui (|uelquefois encore verse en mon àme tendre De tous les sentiments le plus délicieux;

ÉPODE.

Le Talent, émule des dieux, Soit que de la nature il écarte le voile. Qu'il fasse respirer ou le marbre ou la toile.

Que par des chants harmonieux. Occupant mon esprit d'effrayantes merveilles, 11 tourmente mon ni'ur et charme mes oreilles;


STROPHE.

La Vertu qui, du sort bravant l'autorité, Accepte son arrêt, favorable ou sévère, Sans perdre sa tranquillité : Modeste dans l'état prospère, Et grande dans l'adversité.


ANTISTROPHE.

Celui qui la choisit pour guide.

D'un peuple ombrageux et léger

Peut, à l'exemple d'Aristide,

Souffrir un dédain passager;

Mais quand l'ordi-e des destinées, Qui des hommes de bien et des hommes méchants

A limité le nombre des années,

Amène ses derniers instants :

Athène entière est en alarmes; De tous les yeux on voit couler les larmes ; C'est un père commun pleuré par ses enfants.

ÉPODE.

Longtemps après sa mort sa cendre est révérée; Longtemps après sa mort sa justice honorée. Entretien du vieillard, instruit les jeunes gens.


— 100 —


I


STROPHE.

Aristide n'est plus; mais sa ménioire dure Dans les fastes du genre humain;

Kt riierbe môme, au temps où renaît la verdure. Ne peut croître sur le chemin Qui conduit à sa s(^pulture.


ANTISTROPHK.

D'honneurs, de titres et daïeux. Des écussons de la noblesse, Des chars brillants de la richesse,

Qu'on soit ivre à la cour, à Paris, envieux, Laissons sa sottise au vulgaire.

La bonté, la vertu, la beauté, les talents.

Seront pour nous, qu'un goût plus sûr éclaire. Les seules grandeurs sur la terre

Dignes qu'en leur faveur on distingue des rangs; Tout le reste n'est que chimère.


EPODE.

issus dun même sang, enfants dun ?néme père, Oublions en ce jour toute inégalité.


— lai —

Naigeon, sois mon ami; Sedaine, sois mon frère.

Bornons notre rivalité A qui saura le mieux caresser sa bergère. Célébrer ses faveurs, et i»oire sî\ santé.


V



TABLE


COMMENTAIHK 5

!• Émancipation politique et religieuse de Di- derot. — En philosophie, Danton se rattache

à lui et ^ son école 10

Naigeon, type de ce qu'auraient été Diderot et d'Holbach, en politique, s'ils avaient vécu sous la Révolution 26

II. Analyse des Éleuthéromanes 41

III. Partie organique de l'œuvre de Diderot. . 45 Filiation du Positivisme envers Diderot et son

école 57

IV. Conclusion 77

Les Éleuthéromanks 85


Paris.— Imp. V»« p. Laroussb et C'*, rue Montparnasse, 19.




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