Les Romanciers naturalistes  

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Les Romanciers naturalistes (1881) is a text of literary history by Emile Zola. More particulary, it is a history of the Naturalist novel and its precursors, Balzac, Stendhal, Flaubert, de Goncourts and Daudet.

Full text

LES ROMANCIERS NATURALISTES


G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Éditeurs

11, RUE DE GnENELLE, 11 BALZAC. — STENDHAL.

(GUSTAVE FLAUBERT. — EDMOND ET JULES DE GONCOURT.

ALPHONSE DAUDET.

LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS.


PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

G. CHARPENTIER & E. FASQUELLE, Éditeurs

11, RD E I) E (, R E N E L I. E , 11

1893

Tous droits réservés.




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77553 8


Ce sont encore ici des études qui ont paru d'abord en Russie, dans le Messager de l'Europe, Seulement, je les ai écrites avec une pensée d'ensemble. Mon projet était, en les réunissant un jour en un volume, de donner une histoire du roman naturaliste, étudié dans les chefs qui en ont successivement apporté et modifié la for- mule.

On se souvient peut-être du vacarme que sou- leva mon étude sur les romanciers contempo- rains, qu'on trouvera à la fin de ce volume. Aujourd'hui seulement, elle y prend son vrai sens, sa valeur exacte. Elle n'est, après les autres études, qu'une suite de notes rapides, destinées à rendre mon travail complet. J'espère qu'on voudra bien comprendre.


— II


11 me reste à m'excuser de donner sur Balzac une élude absolument indigne de lui. Ce n'est là qu'une compilation faite à l'aide de sa Corres- pondance. Je comptais reprendre ce travail, l'élargir en étudiant plus particulièrement en lui le romancier. Mais, comme le temps et le courage m'ont manqué, comme d'autre part je ne puis décapiter mon livre en omettant Balzac, je me décide à publier les pages que j'ai sous la main, pour qu'elles marquent au moins, à notre tête, au sommet, la glorieuse place du père de notre roman naturaliste.

Emile ZOLA.


LES ROMANCIERS NATURALISTES


BALZAC


La Comédie Humaine est comme une tour de Babel que la main de l'architecte n'a pas eu et n'aurait ja- mais eu le temps de terminer. Des pans de muraille semblent devoir s'écrouler de vétusté et joncher le sol de leurs débris. L'ouvrier a employé tous les ma- tériaux qui lui sont tombés sous la main, le plâtre, le ciment, la pierre, le marbre, jusqu'au sable et à la boue des fossés. Et, de ses bras rudes, avec ces ma- tières prises souvent au hasard, il a dressé son édi- fice, sa tour gigantesque, sans se soucier toujours de l'harmonie des lignes, des proportions équilibrées de l'œuvre. On croit l'entendre souffler dans son chantier, taillant les blocs à grands coups de mar- teau, se moquant de la grâce et de la finesse des arêtes. On croit le voir monter pesamment sur ses échafaudages, maçonnant ici une grande muraille nue et rugueuse, alignant plus loin des colonnades d'une majesté sereine, perçant les portiques et les baies à sa guise, oubliant parfois des tronçons entiers d'escaiier, mêlant avec l'inconscience et la puissance


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du génie le grandiose et le vulgaire, l'exquis et. le barbare, l'excellent et le pire.

A celte heure, l'édifice est là, découronné, profilant sur le ciel clair sa masse monstrueuse. C'est un en- tassement de palais et de bouges, un de ces monu- ments cyclopéens comme on en rêve, pleins de salles splendides et de réduits honteux, coupé par de lar- ges promenoirs et par des corridors étroits où l'on ne passe qu'en rampant. Les étages se succèdent, élevés, écrasés, de styles différents. Brusquement, on se trouve dans une chambre, et l'on ignore comment on y est monté, et l'on ne sait comment on en descen- dra. On va toujours, on se perd vingt fois, sans cesse se présentent de nouvelles misères et de nouvelles splendeurs. Est-ce un mauvais lieu? est-ce un templo? On hésite à le dire. C'est un monde, un monde de création humaine, bâti par un maçon prodigieux qui était un artiste à ses heures.

Du dehors, je l'ai dit, c'est Babel, la tour aux mille architectures, la tour de plâtre et de marbre, que l'orgueil d'un homme voulait élever jusqu'au ciel, et dont des bouts de muraille couvrent déjà le sol. Il s'est fait des trous noirs, dans cette série d'étages superposés ; çà et là, une encoignure a disparu; les pluies de quelques hivers ont suffi pour émietter le plâtre que la main hâtive de l'ouvrier a trop souvent employé. Mais tout le marbre est resté debout, toutes les colonnades, toutes les frises sont là intactes, élar- gies et blanchies par le temps. L'ouvrier a élevé sa tour avec un tel instinct du grand et de l'éternel, que la carcasse de l'édifice paraît devoir demeurer à jamais entière ; des pans de mur auront beau crouler, des planchers s'effondrer, des escaliers se


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rompre, les assises de pierre résisteront toujours, la grande tour se dressera aussi droite, aussi haute, appuyée sur les larges pieds de ses colonnes géantes ,. peu à peu, tout ce qui est boue et sable s'en ira, et alors le squelette de marbre du monument apparaîtra encore sur l'horizon, comme le profil immense et déchiqueté d'une ville. Même dans un avenir loin- tain, si quelque vent terrible, en emportant notre langue et notre civilisation, jetait par terre la car- casse de l'édifice, les décombres feraient sur le sol une telle montagne, qu'aucun peuple ne pourrait passer devant cet amas, sans dire : « Là dorment les ruines d'un monde. »


I


Balzac est né à Tours, le 16 mai 1799. Il passa sept années au collège de Vendôme, qui jouissait alors d'une grande vogue. Ce ne fut pas, comme Victor Hugo, un enfant prodige; au contraire, ses profes- seurs le regardaient comme une intelligence médio- cre, lourde et paresseuse. A la vérité, tout un travail se passait dans cette tête, aux yeux demi-clos, à l'expression distraite. Quand son indolence l'avait fait mettre au cachot, il y dévorait en secret les livres qui lui étaient tombés sous la main. La pas- sion de la lecture le torturait, et il remuait un monde d'idées si complexe pour son âge, qu'il tomba ma- lade. Personne ne devina la cause de son mal; on le rendit à sa famille, il suivit les classes du collège de Tours. D'ailleurs, les siens le tenaient également en une très petite estime. Aussi riait-on des premières

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ambitions qui lui poussaient. Vers la fin de 1814, il vint avec ses parents à Paris, où il acheva ses études, toujours sans aucun éclat. Successivement, il entra chez un notaire et chez un avoué. Mais son tempéra- ment répugnait à la chicane, et il finit par obtenir de son père l'autorisation de tenter la carrière des let- tres. Sa famille cédait avec beaucoup de mauvaise grâce. Elle lui accordait seulement un an pour faire ses preuves. La pension qu'elle lui servait était cal- culée de façon à l'empêcher de mourir de faim et à le dégoûter de la vie des mansardes. Enfin, comme ses parents voulaient lui éviter la honte d'un échec, cer- tain pour eux, ils avaient exigé que la tentative eût lieu en secret, et que, même aux yeux des amis in- times, Honoré passât pour être à Montauban, auprès d'un cousin.

Le voilà donc à Paris, dans un taudis de la rue de Lesdiguières, libre de rêver et d'écrire à sa fantaisie. D'abord, il voulut tenter le théâtre, il fabriqua avec la plus grande peine une tragédie en cinq actes, Cromwell, qui, lue devant la famille et les amis assem- blés, fut jugée de la dernière médiocrité. Il dut rentrer chez ses parents, l'épreuve étant jugée suffisante et décisive. Cependant, il continua à écrire. C'est alors qu'il produisit cette quantité de romans de pacotille, dont il refusa toujours de se reconnaître le père. En cinq ans, il publia sous des pseudonymes, une qua- rantaine de volumes. Il frémissait sous cette tâche odieuse, son génie s'agitait sourdement et lui faisait trouver abominable un pareil emploi de son temps. S'il avait eu alors une pension de quinze cents francs, il aurait peut-être échappé aux embarras qui écra- sèrent toute sa vie. Pour se soustraire à la dépen-


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dance dans laquelle il vivait chez ses parents, il se résolut à tenter le commerce, il acheta une impri- merie et lança des éditions à bon marché de La Fontaine et de Molière. Il avait alors vingt-cinq ans. L'entreprise fut désastreuse. Sa famille ayant refusé de l'aider dans sa débâcle, il dut se retirer avec un passif assez considérable ; tel fut le commencement de la dette qui pesa sur son existence entière d'une si terrible façon. En 1827, il se trouvait de nouveau sur le pavé de Paris, sans un sou, abandonné de tous, n'ayant plus que sa plume pour s'acquitter et pour vivre. Alors, commença la bataille sans merci qu'il livra jusqu'à sa mort. Il n'y a pas de héros qui puisse se vanter d'avoir accompli autant de prodiges de volonté et de courage.

Balzac avait vingt-neuf ans. Il s'établit rue de Tournon. Tous ses proches le prenaient en pitié et critiquaient amèrement chacune de ses actions. Il faut se le représenter dans sa petite chambre, n'ayant personne qui ait foi en lui, jugé par sa mère et son père eux-mêmes comme un brouillon incapable de se créer une belle situation. Ce fut alors qu'il écrivit les Chouans, le premier roman qu'il ait signé. Gomme il arrive toujours, la presse se montra d'abord bien- veillante pour cet inconnu ; il ne gênait encore per- sonne et gardait la modestie d'un débutant. Mais les choses changèrent vite ; dès les romans qui suivirent, toute la critique se déchaîna contre lui, la bataille s'engagea, on le traîna dans la boue à chaque livre nouveau qu'il publiait. Plus tard, la peinture qu'il fit ' du monde des journalistes, dans les Illusions perdues, ' acheva de le fâcher avec les journaux; et, malgré les chefs-d'œuvre qu'il jetait dédaigneusement, en ré-


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ponse à toutes les attaques, on peut dire qu'il est mort avant d'avoir triomphé. Son apothéose s'est faite sur son tombeau.

Je ne veux pas entrer dans les détails d'une vie très simple et connue de tous. On sait qu'il logea successivement rue de Tournon, rue Gassini, rue des Batailles, aux Jardies, rue Basse, à Passy, et enfin à Beaujon, dans la maison où il est mort. On sait que son existence entière fut prise par la dette, qu'il se débattit dans des billets et des renouvellements de billets, exploité par des usuriers, s'enfonçant à cha- que heure davantage, faisant des miracles de travail, sans arriver à se libérer. Sa vie fut enfermée dans un labeur de géant. Elle avait des côtés cachés, toute- fois. Il échappait par moments à ses amis les plus intimes, était d'une discrétion farouche sur le cha- pitre des femmes. Souvent aussi il disparaissait, il partait en voyage, sans avertir personne. S'il plaçait un de ses romans dans une ville qu'il ne connaissait pas, il tenait à la visiter ; et c'est ainsi qu'il a par- couru à peu près toute la France. Puis, il se lançait dans des aventures plus longues, il allait en Savoie, en Sardaigne, en Corse, en Allemagne, en Italie, en Russie. D'ailleurs, son incessante production ne s'ar- rêtait pas dans ses voyages ; il travaillait partout, un coin de table lui suffisait. Aucun grand fait ne tran- che dans l'existence de cet ouvrier puissant. On a Balzac tout entier, lorsqu'on ajoute que l'homme d'affaires n'était pas complètement mort en lui, et que son imagination de romancier s'exerçait souvent dans le domaine des inventions et des entreprises : c'est ainsi qu'il rêva la fabrication d'un nouveau papier pour l'impression de ses œuvres ; c'est ainsi


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qu'il songea à tirer parti des scories laissées par les Romains en Sardaigne, en s'appuyant sur ce raison- nement que les procédés de la métallurgie étaient très défectueux dans l'antiquité. Des projets surpre- nants naissaient sans cesse dans son cerveau tou- jours en activité. Il voulut aussi être un homme politique, et échoua. Heureusement, pour la gloire des lettres françaises, il dut rester un simple ro- mancier et dépenser son génie clans les œuvres que la nécessité lui faisait enfanter si douloureuse- ment.

Le roman de sa vie fut son mariage avec la com- tesse Hanska. Il avait connu cette dame mariée. Il l'aimait depuis seize ans, lorsqu'il l'épousa enfin, peu de temps avant sa mort. Quand le mariage fut célé- bré, en Russie, il était déjà atteint de la maladie de cœur dont il devait mourir ; et il ne revint en France que pour expirer. Aujourd'hui, la Correspondance donne des détails très intéressants sur cette union, que Balzac avait projetée et contractée dans le plus strict mystère. Je montrerai là un Balzac intime d'une prudence et d'une ambition bien singulières.

Ces quelques détails biographiques suffiront pour me dispenser d'explications compliquées, à chaque fragment des lettres de Balzac que je citerai. De cette manière, il n'y aura pas dans mon analyse de trop grands trous. D'ailleurs, c'est ici un simple résumé de la Correspondance que je veux donner. J'ai lu le recueil avec le plus grand soin, en m'attachant sur- tout aux lettres qui ouvraient des jours nouveaux sur Balzac, ou du moins qui mettaient en lumière les grands côtés de sa vie. Ma besogne va être unique- ment de grouper ensemble les lettres qui se rappor-


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tenl aux mêmes faits et de montrer ainsi le Balzac intime, le Balzac vrai, le grand cœur et le grand cer- veau qu'on ne connaissait pas encore tout entier. Aujourd'hui, au-dessus de sa tour cyclopéenne, au- dessus de ce monument dont j'ai parlé et qui res- tera debout dans les siècles, il faut élever sa statue, la statue du génie héroïque et laborieux.


II


D'ordinaire, on rend aux hommes illustres un bien mauvais service, lorsqu'on publie leur Correspon- dance-. Ils y apparaissent presque toujours égoïstes et froids, calculateurs et vaniteux. On y voit le grand homme en robe de chambre, sans la couronne de laurier, en dehors de la pose officielle ; et souvent cet homme est mesquin, mauvais même. Rien de cela ne vient de se produire pour Balzac. Au con- traire, sa Correspondance le grandit. On a pu fouiller dans ses tiroirs et tout publier, sans le diminuer d'un pouce. Il sort réellement plus sympathique et plus grand de cette terrible épreuve.

Mais ce qu'il faut mettre surtout en avant, c'est sa bonté et sa gaieté. Il était bon et il était gai, deux qualités bien rares dans ce terrible métier des lettres, qui aigrit et qui attriste si vite les meilleurs. Chose plus surprenante encore, il garda jusqu'à la mort son rire d'enfant et sa tendresse de cœur, au milieu des soucis les plus persistants qu'un homme puisse traverser. On lui soupçonnait bien cette sérénité d'âme ; mais on ignorait quel esprit large et pai- sible il était. C'est une véritable révélation que de


, Balzac. it

trouver dans ce géant, dans cette intelligence supé- rieure, une âme si chaude, une humeur si égale. Il avait évidemment une santé morale robuste, Un tempérament superbe de force, de paix et d'amour. Le cœur aura été chez lui aussi vaste que le cer- veau. Pour moi, cela domine tout et le met à part. Ses premières lettres de la vingtième année, écrites à sa sœur Laure, dans la mansarde de la rue de Les- diguières, sont charmantes d'entrain et d'affection. Déjà, on sent l'adorable grammairien des Contes dro- latiques, inventant des mots, trouvant des tournures, se lâchant dans un style d'une vie et d'une abondance extrêmes. Ce sont de vrais éclats de rire, mouillés d'une larme de tendresse. « Laure ! ô ma chère Laure, que je t'aime! Gomment se fait-il que l'on ne puisse pas décrocher le Tacite de papa? Songe que je m'en remets à toi qui es fine comme l'ambre, pour l'esco- fier au profit de ton frère... » (Paris, octobre 1819). Et plus loin : « Mademoiselle Laure, je monte sur mes grands chevaux, je mets mon rabat et mon bon- net carré d'aîné, pour vous gronder. Gomment ! mé- chante, à propos de l'aimable demoiselle du second,, tu me rappelles la demoiselle du Jardin des Plantes. Fi! que c'est laid, mademoiselle. — Laure, je ne plai- sante pas, c'est sérieux. Si on lisait, par hasard, ta lettre, on me prendrait pour un Richelieu qui aime trente-six femmes à la fois. Je n'ai pas le cœur si large, et, excepté vous que j'aime à l'adoration, je n'aime d'amour qu'une seule personne à la fois. Cette Laure ! elle me voudrait voir un Lovelace ; et pourquoi, je vous demande un peu! Si j'étais un Adonis encore !... » (Paris, 30 octobre 1819). Puis, vient la note rêveuse : « J'éprouve aujourd'hui que


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la richesse ne fait pas le bonheur, et le temps que je passerai ici sera pour moi une source de doux sou- venirs ! Vivre à ma fantaisie, travailler selon mon goût et à ma guise, ne rien faire si je veux, m'endor- mir sur l'avenir que je fais beau, penser à vous en vous sachant heureux, avoir pour maîtresse la Julie de Rousseau, la Fontaine et Molière pour amis, Ra- cine pour maître et le Père-Lachaise pour prome- nade !... Je te quitte pour aller au Père-Lachaise faire des études de douleurs, comme tu faisais des études d'écorché. J'ai abandonné le Jardin des Plantes, parce qu'il était trop triste... Me voilà revenu du Père-La- chaise, où j'ai piffé de bonnes grosses réflexions ins- piratrices. Décidément, il n'y a de belles épitaphes que celle-ci : La Fontaine, M asséna, Molière, un seul nom qui dit tout et qui fait rêver ! » (Paris, 1820.) Et il signe « ton grigou de frère».

Tout Balzac était déjà dans ces lettres de jeunesse, dont je ne puis que détacher quelques phrases. On entend son rire puissant, et il possède déjà le style qu'il a tant cherché plus tard, troublé par les magni- ficences romantiques de Victor Hugo, ne s'apercevant pas qu'il avait lui-même apporté un outil d'une rare force. Je veux donner encore deux exemples de sa belle gaieté. Il parle de lord R'hoone, un des pseudo- nymes anglais qu'il avait choisis pour signer ses pre- miers romans. « Chère sœur, je m'en vais travailler comme le cheval d'Henri IV, avant qu'il fût en bronze, et cette année, j'espère gagner les vingt mille francs qui doivent commencer ma fortune... Dans peu, lord R'hoone sera l'homme à la mode, l'auteur le plus fécond, le plus aimable, et les dames l'aimeront comme la prunelle de leurs yeux. Alors le petit bris-


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quet d'Honoré arrivera en équipage, la tête haute, le regard fier et le gousset plein ; à son approche, on murmurera de ce murmure flatteur d'un public ido- lâtre, et l'on dira : « C'est le frère de madame Sur- ville. » Alors, les hommes, les femmes, les enfants et les embryons sauteront comme des collines... Et j'aurai des bonnes fortunes en foule; c'est dans cette vue que j'économise pour user au besoin. Depuis hier, j'ai renoncé aux douairières, et je me rabats sur les veuves de trente ans. Expédie toutes celles que tu trouveras « à lord R'hoone, à Paris. » Gela suffit! Il est connu aux barrières ! — Nota. Les envoyer fran- ches de port, sans fêlure ni soudure ; qu'elles soient riches, aimables ; pour jolies, on n'y tient pas... Le vernis passe et le fond du pot reste ! » (Villeparisis, 4S^2.) Plus tard, dans la lutte, il avait beau être écrasé, son rire d'enfant revenait sur ses lèvres, à la moindre heureuse chance. « Tu vois que j'ai de bon- nes nouvelles à t'annoncer, sœurette : les revues me lèchent les pieds et me paient plus cher mes feuilles ■en janvier. Hé! hé! — Les lecteurs reviennent si bien sur le Médecin de campagne, que Werdet a l'assurance de vendre en une semaine l'édition in-octavo et en quinze jours l'in-douze. Ha! ha! — Enfin, j'ai de quoi faire face aux grosses échéances de novembre et de décembre qui t'inquiétaient tant. Ho ! ho ! » (Paris, septembre 1835.) Ne croit-on pas l'entendre, riant à pleine gorge et oubliant tout dans la santé de sa joie ?

Et remarquez qu'il avait réellement du mérite à être gaL Sans parler de la vie abominable qu'il mena, il fut toujours torturé par ses parents, qui ne le com- prenaient guère. Sa mère surtout, qu'il aima d'un

2


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amour sans borne, élait d'un caractère difficile, dont il souffrit toute son existence. « Je te dirai très con- fidentiellement que cette pauvre mère tend à devenir nerveuse, comme bonne maman, et peut-être pis. Hier encore, je l'entendais se plaindre, comme bonne maman, s'inquiéter du serin, comme bonne maman, prendre en grippe Laurence ou Honoré, comme bonne maman... J'espère que cela te reportera au milieu de nous mieux que toutes les descriptions du monde. Hélas ! comment se fait-il que l'on n'ait pas dans la vie un peu d'indulgence, que l'on cherche en toute chose ce qu'il peut y avoir de blessant? Per- sonne ne veut vivre à cette bonne /languette, comme papa, toi et moi nous vivrions... » (Villeparisis,. juin 1821).

A chaque instant, dans la Correspondance, on trouve la trace des tourments que sa famille lui cau- sait. Je citerai quelques exemples. Voici une lettre navrante, écrite à la suite de sa catastrophe finan- cière, lorsqu'il s'était réfugié rue de Tournon. Sa famille habitait alors Versailles. « On me reproche l'arrangement de ma chambre ; mais les meubles qui y sont m'appartenaient avant ma catastrophe ! Je n'en ai pas acheté un seul ! Cette tenture de percale bleue qui fait tant crier était dans ma chambre à l'im- primerie. C'est Latouche et moi qui l'avons clouée sur un affreux papier qu'il eût fallu changer. Mes livres- sont mes outils, je ne puis les vendre... Un port de lettre, un omnibus sont des dépenses que je ne puis me permettre, et je m'abstiens de sortir pour ne pas user d'habits. Ceci est-il clair?... Ne me contraignez donc plus à des voyages, à des démarches, à des visites qui me sont impossibles; n'oubliez pas que


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je n'ai plus que le temps et le travail pour richesse, et que je n'ai pa^ de quoi faire face aux dépenses les plus minimes... Ne me crois aucun tort, chère sœur; si tu me donnais cette idée, j'en perdrais la cervelle. Si mon père était malade, tu m'avertirais, n'est-ce pas? Tu sais bien qu'alors aucune considération humaine ne m'empêcherait de me rendre auprès de lui... Merci, cher champion dont la voix généreuse •défend mes intentions. Vivrai-je assez pour payer aussi mes dettes de cœur?... » (Paris, 1827). Et il revient toujours sur cette idée que le temps pour lui, c'est de l'argent. « Je souffre bien amèrement d'être l'objet de perpétuels soupçons. Je crois que ma lettre doit répondre à tout. Je suis pourtant assez malheureux! Il me faut, pour gagner de l'argent, la tranquillité du cloître et la paix ! Quand je serai heureux, peut-être me rendra-t-on justice; il sera trop tard, car je ne serai heureux que mort... » (Paris, 1829). Il ne savait pas si bien prophétiser, car il devait mener pendant vingt ans cette abomina- ble vie.

Je saute par dessus ces vingt années, pour ne pas trop multiplier les citations sur ce point secondaire, et j'arrive au mariage de Balzac avec la comtesse Hanska. 11 était alors au fond de la Russie méridio- nale, à Vierzschovnia, en train de préparer cette union dans le plus profond mystère, lorsqu'une lettre de sa mère, restée à Paris, faillit tout compro- mettre. Il écrit à sa sœur : « Il faut que tu n'aies pas su cela, car tu l'aurais empêché, toi qui es si bonne et si conciliante ! Dans les circonstances où je suis, c'était bien fatal. M'écrire une lettre, qui, pour des gens logiques, donnait à penser qu'il en résultait ou


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un mauvais (ils ou une mère d'un caractère difficile, pointilleux, etc. Enfin, c'était la lettre d'une mère à un petit garçon de quinze ans qui a fait des fautes... Cette lettre si inopportune, où ma pauvre mère non seulement ne me dit pas un mot de tendresse, mais termine en déclarant qu'elle subordonne sa ten- dresse à ma conduite (une mère maîtresse d'aimer ou non un fils comme moi ; soixante et douze ans d'une part, cinquante de l'autre !), est arrivée au moment où je vantais les services de ma mère, où je «lisais quelle bonne comptable elle était, quelles peines elle se donnait à son âge en allant au cbemin de fer, etc., etc. Enfin, j'avais amené la comtesse à concevoir qu'il fallait que ma mère eût une bonne à Suresnes, qu'il fallait s'occuper d'elle, la rendre heu- reuse, quand est survenue cette bise en forme de lettre, deux mois après un reproche que j'avais fait à ma mère, et tu sais s'il était fondé ! » (Vierzschov- nia, 22 mars 1849.)

Son mariage avec la comtesse Hanska fut d'ailleurs pour lui toute une affaire laborieuse, qu'il semble avoir menée avec une habileté de tactique extraordi- naire. Il était profondément épris, j'en suis con- vaincu. Mais je le soupçonne d'avoir encore vu là une bataille, d'avoir dramatisé son union, en exagé- rant les quelques difficultés qu'il rencontra. Dans la lettre dont je viens de citer un fragment, il y a des phra- ses singulières : « Bien plus, ma mère me créait des obligations d'écrire et de répondre à mes nièces, ce qui était un renversement des principes élémentai- res de la famille ; et il faudrait que tu susses bien ce que sont les personnes chez qui je suis pour com- drendre le mauvais effet de ces phrases. » Et ce


BALZAC. M

passage est encore plus explicite : « Madame Hanska est ici riche, aimée, considérée; elle n'y dépense rien, elle hésite à aller dans un endroit où elle ne voit que troubles, dettes, dépenses et visages nou- veaux; ses enfants tremblent pour elle! Joins à cela la lettre digne et froide d'une mère qui gronde son petit dernier (cinquante ans !), et tu te diras que, sur des doutes exprimés relativement au bonheur et à l'avenir, un galant homme part, remet la propriété de la rue Fortunée à qui elle est, reprend sa plume et va s'enfouir dans un trou comme celui de Passy. A quarante-cinq ans, les considérations de fortune pèsent d'un poids énorme dans les plateaux du sort. » Enfin, il montre son mariage à sa sœur comme la fortune de toute la famille. «Songe donc, ma bonne chère Laure, qu'aucun de nous n'est, comme on dit, arrivé; que si, au lieu d'être obligé de travailler pour vivre, je devenais le mari d'une des femmes les plus spirituelles, les mieux nées, les mieux appa- rentées et d'une fortune solide quoique restreinte, malgré le désir de cette femme de rester chez elle et de n'avoir aucune relation, pas même de famille, je serais dans une position bien plus favorable de vous être utile à tous... Va, Laure, c'est quelque chose, à Paris, que de pouvoir, quand on le veut, ouvrir son salon et y rassembler l'élite de la société, qui y trouve une femme polie, imposante comme une reine, d'une naissance illustre, alliée aux plus grandes familles, spirituelle, instruite et belle; il y a là un grand moyen de domination. »

Toute la lettre est à lire. J'y trouve un roman entier, un de ces romans profondément humains, comme Balzac savait les fouiller. Gela s'appellerait :

2.


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Le mariage d'un grand homme avec une grande dame. Déjà, à plusieurs reprises, Balzac avait rêvé de se tirer de ses embarras pécuniaires par un riche ma- riage ; on en trouve des traces discrètes dans la Cor- respondance. Certes, je le répète, je crois à la noblesse des sentiments de Balzac et de madame Hanska. Mais comme il est triste d'entendre le grand roman- cier disant que personne de sa famille n'était arrivél Bemarquez qu'il avait écrit tous ses chefs-d'œuvre. On croit comprendre, en outre, que la comtesse mettait comme condition à son mariage qu'elle ne recevrait pas les parents de son mari. Pendant ce temps, la mère de Balzac était chargée de veiller à Paris sur la maison de la rue Fortunée, qu'il avait embellie et qu'il considérait comme un appât pour la comtesse. C'était toute une stratégie de grand général. En lisant ceci par exemple, ne dirait-on pas Napoléon à la veille d'Austerlitz : « Comme j'agis toujours dans le bon sens et en vue du triomphe, dis à ma mère de faire les doubles rideaux de l'al- côve et d'y coudre les dentelles qu'elle a. Dis-lui aussi de faire prendre l'air aux tapisseries qui sont dans un tiroir de la commode de la Beine. » Si l'on ajoute que Balzac, au milieu de cette lutte suprême de son mariage, se débattait dans les premières atteintes de la maladie de cœur dont il devait mourir, et dont il est mort sans jouir de sa victoire, on aura, je le dis encore, un des plus beaux et un des plus tristes romans qu'il ait faits. Il traita le mariage comme il avait traité la dette, en utopiste puissant, en lutteur qui voulait ruser avec les mon- tagnes et qui unissait par les prendre et par les trans- porter.


BALZAC. 19

D'ailleurs, il restait le fils le plus tendre et le plus respectueux. Dès que son mariage est accompli, il écrit à sa mère. : « Ma bonne chère mère bien- aimée... Hier, à sept heures du matin, grâce à Dieu, mon mariage a été béni et célébré dans l'église Sainte-Barbe de Berditchef, par un envoyé de l'évê- que de Jitomir... Nous sommes maintenant deux à te remercier des bons soins que tu as donnés à notre maison, comme nous serons deux à te témoigner notre tendresse respectueuse. J'espère que tu jouis d'une excellente santé. Je te réitère de ne pas épar- gner les voitures pour diminuer les peines que nous te donnons pour nos affaires... A bientôt. Trouve ici l'expression de mon respect et de mon attachement filial... Ton fils soumis... » (Vierzschovnia, 14 mars 1850).


III


J'aborde maintenant ce qu'il y a de plus large et de plus héroïque dans la Correspondance; je veux parler de la bataille sans relâche que Balzac livra à la dette, par un travail acharné de toutes les heures de sa vie. Il n'y a certainement pas de spectacle plus beau que celui de ce lutteur s'épuisant en efforts sans cesse renaissants, fournissant une besogne comme aucun homme avant lui n'en avait faite. Sans doute, on connaît des producteurs infatigables, qui ont peut-être entassé plus de volumes que Balzac. Seulement, il faut songer que son monument fut bâti en vingt années, et que ses ouvrages sont pres- que toujours de bronze et de marbre. Faire beau- coup et faire solide, voilà le prodige.


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Avant tout, dans la Correspondance, on voit le tra- vailleur. Il se dresse de toutes les pages, il emplit ces trois cent quatre-vingt-quatre lettres. Du pre- mier mot au dernier, Balzac travaille et enfante. C\ \s\ comme une épopée, un géant aperçu dans sa forge, ne prenant pas une heure de repos, tapant toujours sur son fer, grisé par son effort. On savait le grand romancier laborieux, mais ce cri continu de l'ouvrier aux prises avec la fatigue, fait de la Corres- pondance un recueil unique, plein de la poésie de l'action. Jamais on ne l'aurait rêvé si puissant. Le rocher qu'il roulait était vraiment d'un poids à écra- ser tout autre homme que lui.

Je vais tâcher de le montrer en pleine bataille, car les commentaires ne suffisent pas; il faut le voir et l'entendre. Je prendrais seulement quelques phrases à chaque lettre, de façon à montrer toutes les phases du long combat.

Cela commence, chez ses parents, lorsque ceux-ci lui refusent la petite pension qui lui permettrait d'écrire à sa guise. Il bâcle de mauvais romans, et il dit à sa sœur: «Avec quinze cents francs assurés, je pourrais travailler à ma célébrité; mais il faut le temps pour de pareils travaux, et il faut vivre d'a- bord ! Je n'ai donc que cet ignoble moyen pour rriin- dépendantiser. Fais donc gémir la presse, mauvais auteur (et le mot n'a jamais été si vrai !) » (Villepa- risis, 1821.) Et cette autre phrase, à une année de dis- tance : « Ah! si j'avais ma pâtée, j'aurais bien vite ma niche, et j'écrirais des livres qui resteraient peut- être ! » (Villeparisis, 1822). Mais la lutte ne commence réellement qu'après sa catastrophe financière. Il devait vivre par son seul travail, vivre et payer des-


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dettes très lourdes. Voici un de ses premiers cris de détresse, adressé à M. Dablin, un ami auquel il avait dû emprunter une assez grosse somme : « Un homme qui se lève, depuis quinze ans, tous les jours dans la nuit, qui n'a jamais assez de temps dans sa journée, qui lutte contre tout, ne peut pas plus aller trouver son ami qu'il ne va trouver sa maîtresse; aussi ai-je perdu beaucoup d'amis et beaucoup de maîtresses, sans les regretter, puisqu'ils ne com- prenaient pas ma position. Voilà pourquoi vous ne m'avez vu que quand il s'agissait d'affaires. Je suis fâché que vous ne m'ayez pas répondu au sujet de l'assurance, car plus je vais, plus les travaux aug- mentent, et je n'ai pas la certitude de pouvoir résister à ce travail sans relâche. » (Paris, 1830.) La lettre suivante adressée à la duchesse d'Abrantès est encore plus explicite : « Écrire ! je ne le puis I la fatigue est trop grande. Vous ignorez ce que je devais, en 1828, au-dessus de ce que je possédais : je n'avais que ma plume pour vivre et pour payer cent vingt mille francs. Dans quelques mois, j'aurai tout payé, j'au- rai reçu, j'aurai arrangé mon pauvre petit ménage ; mais pendant six mois encore, j'ai tous les ennuis de la misère... » (Paris, 1831).

Il faut remarquer cet espoir d'être libéré dans six mois. Toute sa vie, Balzac a espéré ainsi se tirer d'embarras, au bout d'un laps de temps relativement court; et, toute sa vie, la dette est retombée sur lui, plus écrasante. Nous allons, à plusieurs reprises, le voir ainsi : toujours vainqueur, toujours vaincu.

Une de ses plus grosses crises paraît avoir été celle de l'année 1832, lorsqu'il s'était retiré en Touraine, pour échapper à ses créanciers et travailler plus tran-


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quillcment. Il écrivait alors à sa mère, qui s'occupait de ses affaires, à Paris. La série de ces lettres le montre donnant un coup de collier formidable. « 11 me faudrait au moins six semaines de tranquillité parfaite pour te remettre les quatre mille huit cents francs des deux ouvrages que je vais faire... Voilà quatre ans (pie vingt fois j'ai eu l'idée de m'expatrier... Tu me demandes de l'écrire en détail; mais, ma pauvre mère, tu ne sais donc pas encore comment je vis? Quand je puis écrire, je fais mes manuscrits; quand je ne fais pas mes manuscrits, j'y pense. Je ne me repose jamais... Songe donc que j'ai trois cents pages de manuscrit à faire, à penser, à écrire pour la Bataille! que j'ai cent pages à ajouter aux Conver- sations, et qu'à dix pages par jour, cela fait trois mois, et à vingt, quarante-cinq jours, et qu'il est physique- ment impossible d'en écrire plus de vingt, et que je ne demande que quarante jours; et que, pendant ces quarante jours, j'aurai les épreuves de Gosselin... Dans mon désir de nous tirer d'embarras, je ferai l'impossible. Si le bonheur veut que je puisse tra- vailler comme les deux derniers jours de Saint-Fir- min, je vous sauverai... » (Sache, juillet 1832). La lettre suivante est peut-être plus navrante encore : « Que veux-tu que je réponde sur le marchand de fourrages? Bon Dieu! je travaille nuit et jour pour faire de l'argent et le payer... Or, n'ayant de l'argent que dans quarante jours, je ne puis rien faire avant ce terme; c'est une réponse générale; car, à moins de tout vendre pour rien et de me mettre nu comme un saint Jean, je ne vois pas d'autres moyens de faire de l'argent... J'allais ce matin entamer mon travail avec courage, lorsque ta lettre est venue me désor-


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ganiser complètement... Je t'ai dit, les larmes aux yeux et !e cœur serré, qu'il était impossible que mon manuscrit tût prêt avant le 10 août, et, le 10 août, aurons-nous dix-huit cents francs? Vois si tu peux à Paris arranger tout pour cette époque. Si je n'ai pas d'argent, eh bien! je me laisserai poursuivre et je paierai les frais; ce sera de l'argent bien cher! » (Angoulême, 19 juillet 1832.) Et il ajoute dans la même lettre : « Je me lève à six heures du soir, je corrige les Chouans, puis je travaille à la Bataille, de huit à quatre heures du matin, et, pendant le jour, je corrige ce que j'ai fait la nuit ; voilà ma vie ! en connais-tu de plus occupée?... Adieu, ma bonne mère. Fais l'impossible, c'est ce que je fais de mon côté. Ma vie est un miracle perpétuel. Je t'embrasse de tout mon cœur, et avec bien du chagrin, car je te rends aussi malheureuse que je le suis. »

Je trouve dans une autre lettre adressée à sa sœur ces lignes si pleines d'émotion : « Oui, tu as raison, mes progrès sont réels, et mon courage infernal sera récompensé. Persuade-le aussi à ma mère, chère- sœur ; dis-lui de me faire l'aumône de sa patience ; ses dévouements lui seront comptés! Un jour, je l'espère, un peu de gloire lui paiera tout!... Dis à ma mère que je l'aime comme lorsque j'étais enfant. Des larmes me gagnent en t'écrivant ces lignes, larmes de ten- dresse et de désespoir, car je sens l'avenir, et il me faut cette mère dévouée au jour du triomphe ! Quand l'atteindrai-je?... Quelque jour, quand mes œuvres seront développées, vous verrez qu'il a fallu bien des heures pour avoir pensé et écrit tant de choses ; vous m'absoudrez alors de tout ce qui vous aura déplu, et vous pardonnerez, non l'égoïsme de l'homme


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(l'homme n'en a pas), mais l'égoïsme du penseur et du travailleur. » (Angoulême, août 1832.)

El toujours revient le refrain de la délivrance. Il fail des comptes, établit des chilïres, trouve par exemple qu'il aura prochainement neuf mille sept cents francs. « Je serai donc bientôt au-dessus de mes affaires... » (Aix, 30 septembre 1832). Mais il ne tarde pas à retomber sous les rudes coups de la réalité. Il écrit à une amie, madame Zulma Car- raud. « Je n'ai pas encore un volume réimprimé des Chouans, j'ai encore douze à treize feuilles du Médecin de campagne à terminer, j'ai cent pages à fournir ce mois-cins une lettre à madame Hanska, du 15 juin 1838, il juge Scribe de la façon suivante : « Je suis allé hier au soir voir la Camaraderie, et je trouve beaucoup d'habileté dans cette pièce. Scribe connaît le métier, mais il ignore l'art. Il a du talent, mais il n'a pas le génie dramatique, et, d'ailleurs, il manque complètement de style. » Ce jugement est en somme celui que nous portons aujourd'hui nous- mêmes. Je l'ai cité, pour montrer que Balzac, assez mauvais critique d'ordinaire, savait parfois dire le mot juste.

Enfin, nous arrivons au mois de mars 1840, à la veille de la représentation de Vautrin. Il y a quelques billets fort curieux. Entre autres, en voici un adressé à M. Dablin : « Si vous avez dans votre cercle des personnes qui souhaitent assister à la première re- présentation de Vautrin, et qui soient bienveillantes, j'ai le droit de faire louer des loges à mes amis plu-


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tôt qu'àdes inconnus. Je lions à ce qu'ily ait de belles femmes. » Rien de plus charmant et de plus naïf que cette dernière phrase. On y sent le Balzac mon- dain, un étrange mondain qui rêvait le monde comme un Olympe, dont il était ébloui. Les duchesses et les marquises sont des déesses à ses yeux. Son es- prit chimérique lui faisait voir la salle où l'on allait jouer Vautrin, pleine d'épaules nues et de dia- mants ; et, pour lui, très sérieusement, cela devait décider du succès. Pourtant, il était plein de ter- reur, car il écrit à Léon Gozlan : « Vous verrez une chute mémorable. J'ai eu tort d'appeler le public, je crois. » On sait que Vautrin fut défendu à la seconde représentation, Frédéric-Lemaître ayant eu l'étrange fantaisie de se faire la tête de Louis-Phi- lippe, pour jouer son rôle de gredin sublime. Cela donna même lieu à un des traits les plus nobles de la vie de Balzac. On lui offrit une indemnité qu'il refusa. Justement, une lettre à madame de V... fait allusion à ce fait. « Ce matin, j'achevais de vous écrire, chère amie, quand le directeur des beaux- arts est venu pour la seconde fois. Il m'a offert mo- mentanément une indemnité qui ne faisait pas votre somme... J'ai refusé. Je lui ai dit que j'avais droit ou non, et que, si c'était oui, il fallait que mes obliga- tions envers des tiers fussent au moins remplies ; que je n'avais jamais rien demandé ; que je tenais à cette noble virginité, et que je voulais ou rien pour moi, ou tout pour les autres... » (Paris, 1840).

Mais l'aventure la plus curieuse de Balzac au théâ- tre fut la représentation des Ressources de Quinola. On sait qu'il loua la salle tout entière, et se fit cour- rier, pour vendre les places à un taux evagéré. Il y a,


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à ce sujet, deux lettres bien curieuses, adressées à mademoiselle Sophie Koslovski. On le voit en plein enthousiasme de son idée de négoce. « Entre nous, les premières fermées sont de trente francs la place, les premières découvertes de vingt-cinq francs, et je vous veux, vous, aux premières découvertes avec des élégantes. Les deuxièmes découvertes ne sont que de vingt francs la place... Allons, Sophie, à l'œuvre ! ça chauffe ! ça brûle ! » (Paris, 6 mars 1842.) Ces prix sont énormes pour nos théâtres. Le lendemain, il envoie une lettre plus explicite encore. Il veut surtout la colonie russe, et il parle plus que jamais de mettre les belles femmes en avant. « Dites à toutes vos Russes qu'il me faut les noms et les adresses, avec leur re- commandation écrite et personnelle, pour ceux de leurs amis (hommes) qui voudront des stalles. Il m'en vient cinquante par jour sous de faux noms, et qui refusent de dire leur adresse : ce sont des ennemis qui veulent faire tomber la pièce. Nous sommes obligés aux plus sévères précautions... Dans cinq jours, je ne saurai plus ce que je ferai. Je suis ivre de ma pièce... » Tous ces beaux calculs devaient fatalementaboutir à une chute complète. La salle, louée par Balzac, resta vide dès la seconde représentation. Les Ressources de Quinola sont d'ailleurs son œuvre dramatique la plus médiocre. Mais on saisit là admirablement la puissance de son imagination, le besoin qu'il éprou- vait de concevoir des plans extraordinaires de for- tune.

La meilleure pièce de Balzac, avec la Marâtre, est certainement Mercadet, qui est aujourd'hui au ré- pertoire de la Comédie-Française. Cette pièce, dont le titre fut d'abord le faiseur, dut être élaguée


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pour être mise à la scène. Une lettre, adressée à M. Laurent Jan, un des amis fidèles de Balzac, et datée de Yierzschovnia, le 9 février 1849, parle de l'étrange idée du directeur d'un théâtre du boulevard, qui vou- lait transformer le Faiseur en un gros mélodrame. L'auteur s'opposa naturellement à cette fantaisie. Je trouve dans la lettre cette phrase : « Tu auras sous peu le Roi des mendiants, pièce de circonstance en république et flatteuse pour la majesté populaire. Un scénario superbe ! » Ainsi donc, Balzac, à la veille de sa mort, se préoccupait plus que jamais du théâ- tre. J'ignore si le scénario du Roi des mendiants a été conservé, s'il a même existé réellement ; en tous cas, il n'est pas dans les œuvres complètes. Une lettre, du 10 décembre 1849, adressée également à M. Lau- rent Jan, revient sur ses projets de travailler pour le théâtre. « Une maladie de cœur, longue et cruelle, à péripéties diverses, qui m'a saisi depuis l'hiver der- nier, m'a empêché d'écrire, excepté pour mes inex- tricables affaires et les stricts devoirs de famille... Donc, vers les premiers jours de février prochain, je serai à Paris, avec la ferme et nécessaire envie de travailler comme membre de la Société des auteurs dramatiques; car, dansmeslongs joursdetraitement, j'ai trouvé plus d'une petite Californie ihéâtrale à exploiter... » Ce document me confirme dans la pen- sée que, si la mort n'avait pas pris Balzac, nous au- rions sans doute compté un grand auteur dramatique de plus. Il était enfin sauvé de la dette, il allait pou- voir consacrer tout son temps au théâtre; depuis longtemps, mordu de la passion des planches, il n'attendait que cette heure. Son succès, pour moi, était certain. Il avait un talent essentiellement per-


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fectible. Quand on étudie ses romans, on le voit sans cesse s'élever, aller du pire à l'excellent, avec la len- teur et la force d'un homme dont la solide intelli- gence a le besoin de s'échauffer. Dans son théâtre, lemême fait se présente: sa dernière pièce, Mercadet, est de beaucoup la meilleure. Il se serait développé, cela est hors de doute, d'après la loi que j'indique, et il aurait atteint le chef-d'œuvre. Bien que cela puisse paraître paradoxal, Balzac est mort lorsqu'il commençait à voir clair en lui, lorsqu'il allait eniin écrire ses œuvres les plus belles.

Il est une autre question que j'ai étudiée de très près, dans la Correspondance ; je veux parler de l'atti- tude de l'Académie française à l'égard de Balzac. On savait seulement en gros qu'il s'était présenté deux Ibis et que deux fois on l'avait laissé à la porte. La Correspondance donne quelques détails. On peut re- constituer les sentiments de Balzac lui-même sur la question. J'ai noté les moindres phrases qui avaient rapport à la matière.

C'est en 1844, à l'âge de quarante-six ans, qu'il son- gea à se présenter pour la première fois. Je dois citer la courte lettre suivante, adressée à Charles Nodier, et qui explique pourquoi l'Académie le repoussa. « Je sais aujourd'hui trop sûrement que ma situation de fortune est une des raisons qui me sont opposées à l'Académie, pour ne pas vous prier avec une profonde douleur de disposer de votre influence autrement qu'en ma faveur... Si je ne puis parvenir à l'Acadé- mie à cause de la plus honorable des pauvretés, je ne me présenterai jamais aux jours où la prospérité m'accordera ses faveurs. J'écris en ce sens à notre ami Victor Hugo, qui s'intéresse à moi.» Cette lettre,

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très digne, indique l'importance que Balzac donnait au titre d'académicien. On n'avait point encore ridi- culisé l'Académie, et les écrivains les plus révolution- naires tenaient à honneur d'y entrer. Malgré son ser- ment de ne pas courir les chances d'un nouvel échec, Balzac posa d'ailleurs une seconde fois sa candida- ture.

L'année suivante, le 3 avril 1845, il écrit à madame Hanska : « Voici encore un académicien de mort, Soumet; il y en a cinq ou six qui inclinent à la tombe ; la force des choses me fera peut-être acadé- micien, malgré vos railleries et vos répugnances. » En effet, madame Hanska paraît l'avoir toujours détourné de se présenter, car plusieurs fois Balzac revient sur ce fait. Sans doute, étant étrangère, elle ignorait la force énorme que le titre d'académicien avait et a même encore en France. Dans notre pays, où l'on veut que le talent soit patenté pour le recon- naître, les bourgeois ne s'inclinent que devant l'écri- vain qui porte l'estampille de l'Institut. Les livres de cet écrivain s'écoulent à un beaucoup plus grand nombre d'exemplaires, sa personne devient comme sacrée. Il est évident que Balzac avait le désir d'en- trer à l'Académie ; il y a même, dans la phrase que je viens de citer, comme un vague désir de voir la mort vider les fauteuils et lui ouvrir toute grande la porte.

La seconde fois, quand il se présenta, en février 1849, il était à Vierzschovnia, malade et préoccupé de la grande affaire de son mariage. Cet éloignement le dispensa au moins de la corvée fatigante des visites. Il dut se contenter d'écrire aux académiciens. Mais son beau-frère, M. Surville, à Paris, fit certai- nement des démarches, ainsi que cela ressort d'une


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lettre de Balzac, datée du 9 février 1849. Il écrit à son beau-frère : « Tu os bien fait pour toi d'aller chez Victor Hugo ; mais, pour moi, c'était inutile, et c'eût été dangereux, si je n'avais pas l'intention de ne plus me présentera l'Académie. Il a parfaitement deviné que je voulais mettre V Académie dans S07i tort.» Le passage est un peu énigmatique. Mais on comprend que Balzac prétendait se présenter uniquement pour essuyer un échec et montrer ainsi le mauvais vouloir de l'Académie. Est-ce bien vrai? n'avait-il pas un secret espoir d'être élu? En tous cas, il a parfaite- ment réussi à mettre l'Académie dans son tort.

Voici, d'ailleurs, quelques lignes d'une lettre à M. Laurent Jan, qui parle du dénouement de l'aven- ture. « L'Académie m'a préféré M. de Noailles. Il est sans doute meilleur écrivain que moi; mais je suis meilleur gentilhomme que lui, car je me suis retiré devant la candidature de Victor Hugo. Et puis M. de Noailles est un homme rangé, et moi, j'ai des dettes, palsambleu ! » On ne saurait se venger plus spirituellement.

Ces documents établissent très clairement que Balzac a vivement désiré être académicien. L'Acadé- mie ne peut donc alléguer son éternelle raison, le fameux règlement qui lui ordonne d'attendre que les plus illustres viennent à elle. Balzac est allé à elle, et elle l'a repoussé sous le plus vilain des pré- textes. Si le grand nom du romancier manque sur ses registres, c'est qu'elle a semblé croire que ce nom y ferait tache. Elle est seule à porter la respon- sabilité de ce déni de justice, de ce crime de lèse-lit- térature. Gela suffit à juger cette institution cadu- que qui s'entête à vivre dans les temps nouveaux.


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Bile a perdu depuis longtemps toute action sur les belles-lettres. Elle ne peut même pas achever le Dic- tionnaire, que M. Littré a terminé avant elle. Chaque année, elle se contente de distribuer des prix de littérature, comme on distribue des images de sain- teté dans les couvents, aux plus sages et aux plus religieux. Le grand courant moderne, qui doit fatale- ment l'emporter un jour, passe, sans s'inquiéter de ce qu'elle fait ni de ce qu'elle pense. Et il est des années où l'on peut véritablement croire qu'elle n'existe plus, tant elle paraît morte. Pourtant, la gloriole pousse encore nos écrivains à se parer d'elle comme on se pare d'un ruban. Elle n'est plus qu'une vanité. Elle croulera le jour où tous les esprits virils refuseront d'entrer dans une compagnie dont Molière et Balzac n'ont pas fait partie.


La publication de la Correspondance aura déçu la curiosité de ceux qui s'attendaient à des indis- crétions littéraires. Les lettres les plus intéressantes sont celles que Balzac adressait à sa famille et à ses amis. Elles occupent une bonne moitié du volume ; les lettres à sa sœur et à sa mère sont surtout nom- breuses; ensuite, il faut citer les lettres à madame Hanska, qui sont de véritables journaux écrits au jour le jour, et les lettres à madame Zulma Garraud, cette vieille amie du romancier, à laquelle il disait tout. Aussi est-ce la personnalité de Balzac qui occupe la Correspondance. Il se soucie très peu des autres, il ne formule que par hasard, et en quel-


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ques lignes, des jugements sur les personnages et les événements de son temps. Toujours il est en scène, toujours il parle de lui, de son travail, de ses projets, de ses dettes, de ses sentiments. Il se fait le centre de tout ce qui l'entoure. C'est l'idée fixe d'un homme dont l'individualité est sans cesse en enfantement. De là l'originalité profonde du recueil.

J'ignore comment les lettres ont été réunies. Je sais seulement que les éditeurs ont beaucoup tardé à les publier. La famille a-t-elle fait un triage ? c'est bien possible. Il me semble qu'il doit exister d'autres lettres de Balzac, car il est peu croyable qu'en dehors des quatre personnes que j'ai nommées, Balzac n'ait pas eu des correspondants nombreux. Si j'ajoute la duchesse d'Abrantès, la duchesse de Gastries, ses amis Théodore Dablin et Laurent Jan, auxquels quel- ques lettres sont adressées, il n'y a plus dans le vo- lume que des correspondants isolés, qui fournissent chacun un ou deux billets d'intérêt médiocre. J'ex- cepte les lettres aux éditeurs et aux confrères, dont je parlerai tout à l'heure. Maintenant, il est vrai qu'à plusieurs reprises Balzac explique combien le temps est précieux pour lui ; il ajoute même qu'il écrit simplement à ses parents et aux hommes d'affaires. De là sans doute le caractère particulier de la Cor- respondance. Il est une crainte plus fondée, c'est que des mains amies, croyant faire une besogne pieuse, aient singulièrement amputé certaines lettres. Je me borne à émettre cette crainte, sans insister davan- tage.

C'est dans ses lettres à sa sœur, à sa mère, à ma- dame Hanska et à madame Zulma Carraud, que Balzac se livre complètement et nous fait entrer dans

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ses pensées les plus intimes. Comme je l'ai constaté tout d'abord, il s'y montre d'une grande bonté et d'une égalité d'humeur qui se dément rarement. On y retrouve, d'ailleurs, le romancier, avec le grandis- sement perpétuel qu'il donnait aux êtres et aux cho- ses. Tel un géant en belle humeur qui se promènerait dans une nature élargie, faite à sa taille. On com- prend, en le voyant ainsi dans l'intimité, qu'il s'est mis tout entier dans son œuvre. Le père Grandet en- tassant les millions, c'était lui faisant le continuel rêve d'une fortune colossale; le père Goriot mou- rant pour ses tilles, c'était lui écrivant à sa mère et à sa sœur des lettres où la tendresse prend des for- mes épiques ; César Birotteau consacrant sa vie au paiement de ses dettes, c'était encore lui travaillant dix-huit heures par jour pour satisfaire ses créan- ciers. Et on le découvre ainsi partout, et il se révèle très grand, très bon, très brave.

Mais, dès qu'on arrive aux lettres qu'il adressait à ses éditeurs, on trouve un autre homme. Il est chi- canier et rude. Il s'est fâché tour à tour avec presque tous les éditeurs qui ont publié ses œuvres : Marne, Gosselin, Werdet, Souverain, Lévy. Son procès avec Marne est resté célèbre. Et, dans ses lettres, il les traite fort mal, les appelle gredins, sans aucun mé- nagement. Il faut dire que, de son temps, les rapports entre les auteurs et les éditeurs étaient féroces. De part et d'autre, on s'accusait de vol, au premier mot. Cela tenait au mode même de publication des œu- vres, dont les éditeurs achetaient la propriété pour une somme convenue. Aujourd'hui que les auteurs touchent un tant pour cent sur les exemplaires tirés, la paix a été faite et la librairie n'est plus un jeu qui


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ruine ou le libraire ou l'écrivain. En outre, Balzac avait un système compliqué d'épreuves qui lassait los éditeurs les plus patients. Ses ouvrages se vendaient peu, dans les premières années. On comprend donc que ses rapports avec les Marne, les Gosselin, les Souverain, fussent très difficiles. Un seul éditeur, Werdet, se dévoua et resta respectueux; mais il lit faillite.

J'arrive aux rapports de Balzac avec ses confrères. Cette partie de la Correspondance, je le répète, est une véritable déception. Il n'y a guère là que des bil- lets insignifiants. Je relève trois bouts de lettre à Victor Hugo, le premier sur un ton cérémonieux, les deux autres témoignant d'une intimité plus grande; d'ailleurs, il s'agit simplement de convocations pour des séances de la Société des gens de lettres. Il y a encore cinq lignes à Lamartine, pour lui offrir une loge, le jour de la première représentation de Vau- trin ; quelques lignes également à Champfleury, en remerciement de la dédicace d'un livre ; quelques lignes à Charles Nodier, que j'ai citées, à propos de l'Académie ; une lettre à Gautier, la dernière du vo- lume, dictée à madame de Balzac, et où le romancier mourant a seulement tracé ces mots de sa main : « Je ne puis ni lire ni écrire! » Tout cela est d'un intérêt si médiocre, qu'on aurait pu le retrancher. Je citerai encore quelques lettres à Méry, pour lui don- ner la commission de retenir des places aux diligen- ces de Marseille, et des lettres à M. Emile de Girar- din, avec lequel Balzac se fâcha et se raccommoda, comme avec ses éditeurs, au sujet d'une publication. Il faut dire pourtant que Balzac, dans la Correspon- dance, montre plutôt une grande indifférence que de


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mauvais sentiments envers ses confrères. Et cela était beau de sa part, car on doit se rappeler combien il était attaqué et traîné dans la boue. Au milieu de l'injustice dont il souffrait, on ne surprend pas une seule revanche passionnée de sa part. Le plus sou- vent, il ne nomme personne, il n'a que du dédain. Quand il laisse tomber une critique, cette critique est toujours juste et modérée. On ne lui voit guère qu'un ami et un disciple, dans ses lettres. Il écrit assez sou- vent à Charles de Bernard, un romancier de talent, qui le copiait en l'adoucissant et en le mettant à la portée des bourgeois. Les dernières lettres à cet écri- vain montrent qu'une grande intimité s'était établie entre Balzac et lui.

J'ai déjà cité son opinion sur Scribe, à propos de la Camaraderie. Je trouve maintenant dans une let- tre, écrite le 21 décembre 1845 à madame Hanska, le passage suivant sur les Trois Mousquetaires, d'A- lexandre Dumas : « Je comprends, chère comtesse, que vous ayez été choquée des Mousquetaires, vous si instruite, et sachant surtout à fond l'histoire de France, non seulement au point de vue officiel, mais jusqu'aux moindres détails intimes des petits cabi- nets du roi et du petit couvert de la reine. On est vraiment fâché d'avoir lu cela, rien n'en reste que le dégoût pour soi-même d'avoir ainsi gaspillé son temps (cette précieuse étoffe dont notre vie est faite) ; ce n'est pas ainsi qu'on arrive à la dernière page d'un roman de Walter Scott et ce n'est pas avec ce senti- ment qu'on le quitte ; aussi on relit Walter Scott, et je ne crois pas qu'on puisse relire Dumas. C'est un charmant conteur, mais il devrait renoncer à l'his- toire ou, sinon, tâcher de l'étudier et de la connaître


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un peu mieux. » En somme, cela est d'une vérité absolue, et l'on ne sent là que l'opinion sincère d'un homme, blessé par une lecture dans ses convictions littéraires. Il exprime des idées semblables, dans un autre passage, où il parle des Mystères de Paris, d'Eugène Sue. On comprend que l'auteur de la Co- médie humaine devait se montrer très dédaigneux pour ces longs romans où le faux le dispute au mau- vais style. Ce que je saisis moins, c'est la profonde admiration de Balzac pour Walter Scott. A plusieurs reprises, il témoigne un enthousiasme extraordi- naire. Par exemple, je citerai ce dithyrambe : « Voilà douze ans que je dis de Walter Scott ce que vous m'en écrivez. Auprès de lui, lord Byron n'est rien ou presque rien. Toutes les œuvres de Walter Scott ont un mérite particulier, mais le génie y est partout. Vous avez raison, Scott grandira encore, quand By- ron sera oublié. » (Lettre à madame Hanska, Paris, 20 janvier 1838.) Ce jugement est fâcheux, car c'est justement le contraire qui arrive : Byron jette toujours un vif éclat, tandis que Walter Scott n'est plus guère lu que par les pensionnaires. Je parle pour la France. Il est très curieux de voir le fonda- teur du roman naturaliste, l'auteur de la Cousine Belle et du Père Goriot, se passionner ainsi pour l'é- crivain bourgeois, qui a traité l'histoire en romance. Walter Scott n'est qu'un arrangeur habile, et rien n'est moins vivant que son œuvre.

Mais la lettre qui fait le plus d'honneur à Balzac, au point de vue de la confraternité littéraire, est celle qu'il écrivit à Stendhal, après avoir lu la Chartreuse de Parme. On voit là que, s'il était sévère pour les œuvres médiocres, il savait s'incliner, lui si grand,


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devant les belles œuvres. 11 faudrait reproduire tout entière cette lettre, dont je détache les lignes sui- vantes : « 11 ne faut jamais retarder de faire plaisir à ceux qui nous ont donné du plaisir. La Chartreuse est un grand et beau livre ; je vous le dis sans flatte- rie, sans envie, car je serais incapable de le faire, et l'on peut louer franchement ce qui n'est pas de notre métier. Je fais une fresque et vous avez fait des sta- tues italiennes. Il y a progrès sur tout ce que nous vous devons. Vous savez ce que je vous ai dit sur le Rouge et le Noir. Eh bien, ici, tout est original et neuf... Mon éloge est absolu, sincère. Je suis d'au- tant plus enchanté de vous écrire ce qui est dans cette page, que beaucoup d'autres, tenus pour spirituels, sont arrivés à un état complet de sénilité littéraire... Je n'ai pas, dans ma vie, écrit beaucoup de lettres d'éloges; ainsi vous pouvez croire à ce que j'ai le plaisir de vous dire... Vous avez expliqué l'âme de l'Italie » (Ville-d'Avray, 6 avril 1839). Il souffle, dans cette page, un vent qui est bon à respirer, car on y sent Balzac au-dessus de toutes les jalousies mes- quines du métier. Je crois curieux de rapprocher de cette lettre une autre lettre, écrite le 30 janvier 1846, après la mort de Stendhal, à M. Colomb, exé- cuteur testamentaire de ce dernier, qui désirait re- produire, à la suite de la Chartreuse de Parme, l'ar- ticle que Balzac avait publié sur ce roman, dans la Re.vue parisienne. Un passage est particulièrement intéressant : « Stendhal est un des esprits les plus re- marquables de ce temps; mais il n'a pas assez soigné la forme ; il écrivait comme les oiseaux chantent, et notre langue est une sorte de madame Honesta qui ne trouve rien de bien que ce qui est irréprochable,


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ciselé, léché... Je suis très chagrin que la mort l'ait surpris ; nous devions porter la serpe dans la Char- treuse de Parme, et une seconde édition en aurait fait une œuvre complète, irréprochable. C'est toujours un livre merveilleux, le livre des esprits distin- gués... » Cette préoccupation de la forme est carac- téristique chez Balzac. J'ai déjà dit que le style avait dû être l'éternel tourment de sa vie. L'éclat du groupe romantique le désespérait. De là, ses efforts, son la- beur prodigieux sur certains romans. Et le pis est qu'il écrivait d'autant plus mal qu'il cherchait davan- tage la couleur. Il faut expliquer ainsi les phrases alambiquées, les tournures extraordinaires, l'enflure qu'on lui reproche. Le Lys dans la vallée est certai- nement l'œuvre où son effort vers le beau style est le plus visible ; le commencement surtout est intolé- rable. Il voulait lutter avec Victor Hugo. Remarquez que Balzac avait un style superbe et personnel, lors- qu'il consentait à écrire tranquillement et puissam- ment. Il était surtout un grammairien hors ligne. Les Contes drolatiques sont des chefs-d'œuvre de forme, des bijoux ciselés par un grand artiste.

J'ai parlé des attaques furibondes, au milieu des- quelles Balzac avait écrit ses romans. Aucun écrivain n'a été plus nié, plus conspué que lui. D'abord, le novateur épouvantait. Puis, il vivait à l'écart, il ne s'appuyait pas sur la puissante camaraderie du monde littéraire. Enfin, dans les Illusions perdues, il avait fait une peinture des journalistes que jamais ceux-ci ne lui pardonnèrent. Il a grandi ainsi parmi les huées, sans un appui véritable. Quand on lit les articles du temps sur ses livres, on reste stupéfait de tant d'imbécillité et de mauvaise foi. C'est à croire


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que la critique est une mégère acharnée contre tous les créateurs. Le jour où il s'imposa, comme on. ne pouvait plus le nier et que sa haute stature crevait les yeux, on lui jeta le reproche bêle d'immoralité, qui est la dernière injure des critiques effarés. On re- trouve, dans la Correspondance, des traces de ce long - martyre de Balzac. Longtemps, il soupire après la gloire. Il a déjà produit plusieurs de ses chefs- d'œuvre, qu'il se sent inconnu, et qu'il parle de lui comme d'un débutant; qui n'est point encore sûr de sa main. « Peut-être » est son grand mot. Il a la conscience qu'il doit travailler beaucoup, s'il veut arriver au rang des maîtres. Et longtemps il attend son premier succès. Pourtant, — il avait alors trente-quatre ans, — il écrit d'Aix à sa mère, le 27 août 1832 : « Ma mère chérie, il faut que je te console comme je me console moi-même, par des rêves!... Un jeune homme a fait quatre lieues pour me voir, en apprenant que j'étais à la Poudrerie, et les gens du Cercle constitutionnel ont dit que, si je voulais être député, ils me nommeraient malgré mes opinions aristocratiques... Est-ce vrai? m'a-t-on attrapé? je ne sais, mais cela augmente mon espoir; il ne s'agit plus que de faire encore quelques efforts, de ne pas manquer de courage. » Le découragement est rare, chez lui ; pourtant, la Correspondance le montre quelquefois abattu. Il est vrai qu'il se relève aussitôt, et que la moindre espérance lui fait conce- voir les réussites les plus complètes. Peu à peu, il comprend sa force, il n'en est plus à souhaiter la gloire, car il la sent qui flamboie autour de lui. C'est alors qu'il laisse voir tout son mépris pour ses adver- saires. Il écrit par exemple à madame Hanska : « Je


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suis, vous le savez, aussi indifférent au blâme qu'à l'éloge des gens qui ne sont pas les élus de mon cœur, et surtout à l'opinion du journalisme, et en général de ce qu'on appelle le public... » (Paris, 20 juin 1838).

Mais la lettre la plus explicite qu'il ait écrite sur cette matière est la lettre à madame Hanska, datée du 5 février 1844. Là, il dit sa pensée tout entière. « De grâce, ne vous faites pas de chagrin pour les Revues, ce serait même fâcheux qu'il en fût autre- ment. On est perdu en France du moment que l'on s'est fait un nom et qu'on est couronné de son vivant. Injures, calomnies, négations, tout cela m'arrange. Un jour, on saura que, si j'ai vécu de ma plume, il n'est jamais entré deux centimes dans ma bourse qui ne fussent durement et laborieusement gagnés ; que l'éloge ou le blâme m'ont été très indifférents ; que j'ai construit mon œuvre au milieu des cris de haine, des mousqueteries littéraires, et que j'y allais d'une main ferme et imperturbable. Ma vengeance est d'é- crire, dans les Débats, les Petits Bourgeois; c'est de faire dire à mes ennemis avec rage : « Au moment où l'on peut croire qu'il a vidé son sac, il lance un chef-d'œuvre ! » C'est le mot de madame Reybaud en lisant Honorine et David Séchard... En somme, voici le jeu que je joue : quatre hommes auront eu, en ce demi-siècle, une influence immense! Napoléon : Cu- vier, O'Gonnell; je voudrais être le quatrième. Le premier a vécu du sang de l'Europe, il s'est inoculé des armées ; le second a épousé le globe ; le troisième s'est incarné un peuple ; moi, j'aurai porté une so- ciété tout entière dans ma tête. Autant vivre ainsi, que de dire tous les soirs : « Pique I atout I cœur!... »

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50 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

Le jour où Balzac a écrit cela, il a eu la prescience de la place qu'il occuperait dans notre littérature. En effet, il a porté toute une société dans sa tète, et •en outre il a créé le roman moderne, il a le premier dégagé de notre société le beau relatif, qui n'est au- tre chose que la vie.

Et écoutez ce cri joyeux du romancier qui a enfin trouvé des admirateurs. Son pays ne le comprend pas, il faut que le succès lui vienne d'abord de l'étranger. Il écrit à sa sœur : « Je vais hier chez le baron Gérard ; il me présente trois familles allemandes. Je crois rêver, trois familles !... rien que cela ! L'une de Vienne, l'autre de Francfort, la troisième prussienne, je ne sais d'où... Elles me confient qu'elles viennent fidèlement depuis un mois chez Gérard, dans l'espé- rance de m'y voir, et m'apprennent qu'à partir de la frontière de France ma réputation commence (cher ingrat pays !). «Persévérez dans vos travaux, ajoutent- elles, et vous serez bientôt à la tête de l'Europe lit- téraire ! » De l'Europe ! ma sœur, elles l'ont dit ! Flatteuses familles !... Ferais-je pouffer de rire cer- tains amis, si je leur racontais ceci !... Ma foi, c'étaient de bons Allemands, je me suis laissé aller à croire qu'ils pensaient ce qu'ils disaient, et, pour être vrai, je les aurais écoutés toute la nuit. La louange nous va si bien, à nous autres artistes, que celle de ces braves Allemands m'a rendu le courage ; je suis parti tout guilleret de chez Gérard... » (Paris, juin 4833). Je ne connais pas d'épisode plus charmant que celui de ces trois familles étrangères qui appor- tent de bonnes paroles à un grand écrivain traqué dans son pays. Le ton de Balzac veut être plaisant. Mais on sent l'émotion profonde sous la phrase qui


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a l'air de se moquer. Il a été touché aux larmes. Et on le voit s'en aller, léger, s'estimant déjà à la tête de l'Europe littéraire, tapant triomphalement le pavé de ses talons. Ce jour-là, il a dû faire de la bonne besogne. N'est-ce pas profondément triste que les plus nobles enfants de cette France si intelligente soient presque tous condamnés à tenir leur première couronne des peuples voisins?

Comme je cherche à trouver tout Balzac dans la Correspondance, à emprunter à lui-même des docu- ments qui le montrent debout et entier, je ne serais pas complet, si je ne disais un mot de l'homme poli- tique qu'il a voulu être. Il était, selon lui, d'opinions aristocratiques. Rien de plus étrange, d'ailleurs, que ce soutien du pouvoir absolu, dont le talent est es- sentiellement démocratique, et qui a écrit l'œuvre la plus révolutionnaire qu'on puisse lire. Il faut l'é- tudier à ce point de vue, pour remarquer quels coups formidables il a portés dans le vieil édifice de notre société, en croyant peut-être la consolider. Aussi, malgré son étalage de respect pour les idées monar- chiques, n'a-t-il encore trouvé des enthousiastes que parmi la nouvelle génération, amoureuse de liberté. 11 y aurait là une étude curieuse à faire, que je pose- rai ainsi : comment le génie d'un homme peut aller contre les convictions de cet homme. Quoi qu'il en soit, Balzac a longtemps rêvé d'être un homme poli- tique militant. On trouve souvent des traces de cette ambition dans ses lettres. Il souhaitait toutes les gloires, et, grâce à sa puissante imagination, il se voyait déjà à la tribune, domptant ses adversaires, devenant le grand ministre d'un grand roi. Ce rêve l'a obsédé, une des plus grosses souffrances de son


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amour-propre a clé certainement de voir qu'on ne croyait pas en ses capacités d'homme de gouverne-

llKMll.

Dans une lettre écrite à madame Carraud, datée d'Aix, le 23 septembre 1832, il parle très sérieusement de ses opinions. «Je vous aime bien, parce que vous me dites tout ce que vous pensez. Cependant, je ne sau- rais accepter vos observations sur mon caractère poli- tique, sur l'homme de pouvoir. Mes opinions se sont formées, ma conviction est venue à l'âge où un homme peut juger de son pays, de ses lois et de ses mœurs... Je crois voir tout et tout combiner pour un pouvoir politique prospère... Je veux le pouvoir fort... » On sent qu'il a pris là un ton solennel, pour donner du poids à ses convictions. Cela fait un peu sourire, car on s'imagine qu'il avait dû bâtir un bien beau plan de roman, sous cette idée d' « un pouvoir politique prospère ». Une traitait rien simplement, et il aurait été, je crois, un homme politique singulièrement chimérique, outrant les systèmes, inventant chaque matin une nouvelle méthode pour rendre le peuple heureux. Les tempéraments comme le sien ne sont réellement bons que dans l'art, où leurs déborde- ments font merveille. Aussi ma conviction est-elle qu'on lui a rendu service en ne le prenant pas au sérieux. Il se porta candidat àladéputation et échoua. Une des phrases les plus adorables de la Correspon- dance est à coup sûr celle-ci. Je la prends dans une lettre à son éditeur, M. Marne, datée du 30 septem- bre 1832 : « Mon élection est chose arrêtée dans les sommités du parti royaliste, en cas d'élections gé- nérales. » Ah ! le pauvre grand homme ! quelle belle naïveté et quelle tranquille confiance I Une duchesse


BALZAC. 53

lui aura coulé cela à l'oreille comme un compliment, et là-dessus son imagination a travaillé, toutes les sommités du parti royaliste s'occupent de lui. La vérité est que les sommités du parti royaliste en sont encore à comprendre son génie, et que son nom, prononcé dans un salon aristocratique, paraît presque une inconvenance. Réjouissons-nous en égoïstes que le parti royaliste, pas plus qu'un autre, n'ait jamais songé sérieusement à faire un député de Balzac, car nous aurions certainement perdu la moitié de ses chefs-d'œuvre. Il était homme à se griser de l'action et à préférer la tribune au livre.

D'ailleurs, il n'avait nullement abandonné l'espoir de jouer un rôle politique considérable. Pendant qu'il préparait son mariage, en Russie, on devine qu'il rêvait, à son retour en France, d'user de sa situation nouvelle pour dominer enfin son époque. Il se voyait marié à une femme dont il grandissait la noblesse et la fortune ; il rêvait d'ouvrir un salon, de s'entou- rer de toute la belle société russe, de prendre place dans l'aristocratie, et de faire ainsi son chemin jusqu'à une haute situation. S'il n'était pas mort, nous aurions sans doute connu un Balzac bien ex- traordinaire. Gela était dans son sang, et il ne faut pas nous en plaindre, car c'est à ce puissant besoin de rêver de grandes destinées, de combiner sa vie et celle des autres, que nous devons la Comédie hu- maine.

Il me faudrait maintenant descendre dans des détails fort curieux, mais d'une importance secon- daire. J'indiquerai simplement les lettres qu'il écri- vait de Corse et de Sardaigne, en 1838; il était allé dans celte dernière île, pour s'assurer que les scories

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K4 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

des mines exploitées par les Romains contenaient encore du métal ; l'idée lui fut enlevée par des ingé- nieurs italiens. Ces lettres sont fort pittoresques et offrent un vif intérêt anecdolique. Une autre fois, il conçut le beau projet de fabriquer du papier pour ses livres avec une matière nouvelle. Enfin, au mo- ment où il souffrait de sa maladie de cœur, ùWierz- cbovuia, il lui poussa la belle idée de trafiquer sur les forêts que la comtesse Hanska possédait; et il fallut que son beau-frère M. Surville, lui expliquât que les frais de transport du bois mangeraient les bénéfices. Son cerveau travaillait ainsi continuelle- ment. Même il spéculait sur le hasard. On raconte qu'un soir il alla se poster pendant deux heures sur la place du Château-d'Eau, dans la conviction qu'un événement heureux et décisif l'attendait en cet en- droit. Gomme il l'écrit lui-même quelque part, dans la Correspondance, il se levait certains matins avec une grande émotion, tressaillant au moindre coup frappé à sa porte, croyant que le bonheur de sa vie était en jeu. Cette attente nerveuse d'un bienfait du sort devait le conduire tout droit à croire aux mani- festations surnaturelles. Il fut en effet un adepte du somnambulisme, et je lis l'étonnant passage suivant, dans une lettre à sa mère (Genève, 16 octo- bre 1832) : « Maintenant, ma mère bien-aimée, tu trouveras, ci-joints, deux morceaux de flanelle que j'ai portés sur l'estomac, et avec lesquels tu iras chez M. Chapelain. Commence par soumettre à l'examen le morceau n° 1. Fais demander la cause et le siège du mal, le traitement à suivre; fais expli- quer le pourquoi de chaque chose ; le tout très détaillé. Puis, pour le n° 2, demande la raison du


BALZAC. 55

vésicatoire ordonné dans la consultation précédente, et réponds-moi par le courrier même du jour où tu consulteras, et consulte aussitôt ma lettre reçue! Aie soin de prendre la flanelle avec des papiers pour ne pas altérer les effluves. » Le mystique de Louis Lambert devait forcément aboutir là. Et ce n'est pas le côté le moins étonnant de ce tempérament si solide. Il y avait sans doute une lésion dans ce vaste cerveau, la fêlure du génie. Les jours où il ne tom- bait pas dans le sublime, il tombait dans l'étrange. Je crois n'avoir rien omis de ce qui méritait d'être dégagé de la Correspondance et placé en pleine lu- mière. Gomme je l'ai dit, Balzac s'est raconté là tout entier. Pour qui saura le chercher et le trouver, le romancier et l'homme apparaîtront avec leurs allures extérieures et leurs pensées les plus intimes. C'est une confession générale.


VI


En fermant l'ouvrage, je suis tombé dans une grande rêverie. Quels singuliers chemins prend par- fois la destinée pour faire un grand homme ! Aujour- d'hui, Balzac est mort, et nous n'avons plus que son monument sous les yeux; il nous étonne par sa hauteur, nous restons pleins de respect devant un aussi prodigieux travail. Gomment un ouvrier a-t-il pu tailler à lui seul un pareil monde? Et, si nous fouillons l'histoire de cet ouvrier, voilà que nous apprenons qu'il travaillait tout simplement pour payer ses dettes. Oui, ce géant infatigable n'était qu'un débiteur traqué par ses créanciers, achevant


86 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

un roman pour payer un billet, entassant les pages pour ne pas être saisi, faisant ce miracle de produc- tion superbe uniquement en vue de ses échéances de chaque mois. Il semble que, sous des nécessités tou- jours pressantes, dans ses effroyables embarras d'argent, son cerveau se soit élargi était éclaté en chefs-d'œuvre.

Qui sait quelle aurait pu être l'œuvre de Balzac, s'il était né avec une fortune solide, dans une vie tranquille et réglée? On ne se l'imagine pas heureux. A coup sûr, il aurait moins produit. Ne se sentant plus traqué, il se serait peut-être mis à la recherche de la perfection, soignant ses livres, écrivant à ses heures. Nous y aurions gagné des œuvres plus mûries, mieux équilibrées; mais ces œuvres auraient eu for- cement moins de flamme intérieure. Dans ce champ des hypothèses, on peut même aller jusqu'à supposer que Balzac aurait préféré l'action et que nous compte- rions un grand écrivain de moins. Il y avait en lui un homme d'affaires très ardent, qui aurait cédé à la tentation des entreprises, voyages, politique, in- dustrie. D'ailleurs, je me contente d'indiquer ces éventualités possibles.

La vérité est que l'œuvre de Balzac a été réelle- ment faite de la vie abominable qu'il a menée. Des critiques délicats, au nom du bon goût, peuvent commettre la faute de souhaiter un Balzac expurgé et corrigé. Il serait impossible de le modérer, de lui donner une invention plus nette et un style plus châtié, sans aussitôt l'amoindrir et le rabaisser à la taille des romanciers de second ordre. Il faut le prendre dans son ensemble, l'admirer avant tout pour sa force. Quand il passait les nuits pour faire


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honneur à sa signature, sa fièvre descendait dans sa plume, ses phrases gardaient quelque chose de sa volonté. Plus il entendait le fouet de la dette claquer sur ses épaules, et plus son effort devenait magni- fique. De là, la puissance qui se dégage de tout ce qu'il a écrit. Il fait songer à un naufragé qui se noie et qui se transforme en héros, nageant des lieues, décuplant son effort, accomplissant le miracle de marcher sur la mer et de commander aux flots irrités. S'il avait eu le loisir d'être parfait, nous y aurions perdu cette coulée magistrale qui charrie la vie dans la Comédie humaine. Ce sont ses tour- ments, sa propre existence de lutteur, qui roule ainsi au fond de son œuvre, avec un fracas si reten- tissant et si profond.

Mais je veux être plus affirmatif encore. Seul un tel homme pouvait écrire l'épopée moderne. Il fal- lait qu'il eût passé par la faillite pour composer son admirable César Birotteau, qui est aussi grand dans sa boutique de parfumeur que les héros d'Homère devant Troie. Il fallait qu'il eût marché sur le pavé de Paris avec des souliers éculés pour connaître les dessous de la vie et mettre debout les types éternels des Goriot, des Philippe Brideau, des Marneffe, des baron Hulot, des Rastignac. Un homme heureux, digérant à l'aise, coulant ses journées sans secousse, n'aurait jamais descendu dans cette fièvre de l'exis- tence actuelle. Balzac, acteur du drame de l'argent, a dégagé de l'argent tout le pathétique terrible qu'il contient à notre époque ; et il a analysé de même les passions qui font mouvoir les personnages de la comédie contemporaine, il a peint admirablement son temps, parce qu'il souffrait de son temps. C'est


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le soldat, placé au centre de la bataille de la vie, qui voit tout, qui se bat pour son propre compte, et qui raconte l'action, dans la lièvre même de la lutte.

Il est venu à son heure, voilà encore une des rai- sons de son génie. On ne se l'imagine pas naissant au dix-septième siècle, dans lequel il aurait fait un auteur tragique bien médiocre. Il devait se produire juste au moment où la littérature classique se mou- rait d'anémie, où la forme du roman allait s'élargir et englober tous les genres de l'ancienne rhétorique, pour servir d'instrument à l'enquête universelle que l'esprit moderne ouvrait sur les choses et sur leg êtres. Les méthodes scientifiques s'imposaient, les héros pâlis s'effaçaient devant les créations réelles, l'analyse remplaçait partout l'imagination. Dès lors, le premier, il était appelé à employer puissamment ces outils nouveaux. Il créa le roman naturaliste, l'étude exacte de la société, et du coup, par une audace du génie, il osa faire vivre dans sa vaste fresque toute une société copiée sur celle qui po- sait devant lui. C'était l'affirmation la plus éclatante de l'évolution moderne. Il tuait les mensonges des •anciens genres, il commençait l'avenir. Ce qu'il y a de plus étonnant, dans son cas, c'est qu'il ait accompli cette révolution en plein mouvement romantique. Toute l'attention se portait alors sur le groupe flam- boyant à la tête duquel trônait Victor Hugo. Les œuvres de Balzac n'avaient qu'un très petit succès. Personne ne semblait soupçonner que le véritable novateur était ce romancier, qui jetait encore si peu d'éclat, et dont les œuvres paraissaient si confuses et si ennuyeuses. Certes, Victor Hugo reste un homme de génie, le premier poète lyrique du monde. Mais


BALZAC. 59

l'école de Victor Hugo agonise, le poète n'a plus qu'une influence de rhétoricien sur les jeunes écri- vains, tandis que Balzac grandit tous les jours et dé- termine à cette heure un mouvement littéraire qui sera sûrement celui du vingtième siècle. On avance dans la voie qu'il a tracée, chaque nouveau venu poussera l'analyse plus loin et élargira la méthode. Il est à la tête de la France littéraire de demain.

M. H. Taine, dans une étude qu'il a faite ancien- nement sur lui, a dû remonter jusqu'à Shakspeare pour lui trouver un égal. Et cette comparaison est juste. En effet, Shakspeare seul a enfanté une humanité aussi large et aussi vivante. Ce sont deux créateurs d'âmes de même puissance, nés dans deux sociétés différentes. Et l'un et l'autre nous ont laissé leurs œuvres comme de vastes magasins de docu- ments humains. La gloire de Balzac est là. D'autres écrivains, chez nous, ont pu écrire avec plus de cor- rection et d'éclat; d'autres ont pu apporter une imagination mieux équilibrée; d'autres ont pu exceller dans la logique des sentiments, dans la création de figures parfaites ; mais personne n'a fouillé l'humanité plus avant, personne n'en a dit plus long sur l'homme, personne en un mot n'a entassé une masse plus considérable de documents. Imaginez un chimiste qui entre chaque matin dans son laboratoire, qui s'y enferme pour multiplier les expériences; ce chimiste écrit toutes ses trouvailles, découvre à chaque heure des vérités nouvelles et les note dans la fièvre de son travail. Peut-être l'ordre manque-t-il un peu; mais, pour qui lira ces papiers, il n'y en a pas moins là un resplendissement de véri- tés de toutes sortes, des matériaux d'un prix inesli-


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niable. Plus lard, on pourra classer tout cela. Le savant qui a. le premier, dégrossi la besogne, gardera l'éternel bonneur d'avoir fondé une science. Eh bien ! Balzac est ce chimiste du cœur et du cerveau hu- mains, il a fondé une littérature.


VII (1)

Il serait fort intéressant d'étudier Balzac critique. Aujourd'hui, la Comédie humaine seule reste debout, et l'on parait ignorer que Balzac fit du journalisme, qu'il se trouva engagé dans de terribles polémiques, enfin que, devant les attaques honteuses de toute la presse, il répliqua parfois avec une extrême violence. D'ailleurs, ce n'est point sur ses batailles que je désire insister ; je les constaterai, pas davantage. Ce qui me paraît beaucoup plus intéressant, c'est, en étudiant Balzac critique, de chercher quelles étaient ses idées générales en littérature, et de déterminer ainsi s'il a été conscient du rôle considérable joué par lui dans les lettres modernes.

Les éditeurs de la grande édition complète, pu- bliée il y a quelques années, ont réuni les œuvres critiques de Balzac sous le titre : Po?'traits et antique littéraire. La matière fait un gros volume. Ce recueil permet de juger le sens critique du romancier et de se faire une idée de ses doctrines.

Je m'avance un peu , je l'avoue, car les doctrines de Balzac, après une lecture attentive, ne me semblent pas d'une très grande clarté. Certes, il risque théorie

(1) Les deux chapitres qui suivent ont été écrits après l'étude sur la Correspondance qu'on vient de lire.


BALZAC. 6t

sur théorie, il prend feu sur chaque idée et part de là pour régir le monde ; mais, lorsqu'on examine tout cela de près, on se trouve perdu dans un pêle-mêle inextricable. L'idée première manque, il ne s'appuie pas sur une vérité scientifique pour en déduire de& jugements logiques. Sans doute, à chaque page, on rencontre chez lui toutes nos vérités ; seulement, elles^ sont là comme entrevues dans le rêve tumultueux d'un voyant ; elles se heurtent et se perdent au milieu de l'excellent et du pire, rien ne les coordonne, n'en tire des formules exactes et précises. En somme, sans prétendre que Balzac a eu l'inconscience de son œuvre, il est certain qu'il n'en avait calculé ni l'in- fluence littéraire ni la portée sociale.

Je crois bien que celte inconscience venait surtout de son manque de sens critique. Il faut m'entendre, je veux dire qu'il jugeait par coups d'enthousiasme, sans méthode rigide, l'imagination toujours fumante. On trouve d'ailleurs le romancier dans le critique ; c'est le même dormeur éveillé, partant de l'observa- tion pour agrandir tout dans son rêve, incapable de proportions, criant au génie devant Walter Scott, quitte à plaisanter ensuite les vers d'Hernani avec un goût douteux. Le volume que j'ai entre les mains est ainsi plein d'étranges jugements qui nous surpren- nent aujourd'hui.

Par exemple, le roman historique paraît l'avoir fort préoccupé. N'est-ce pas étonnant? Voilà un écrivain qui va créer le roman naturaliste moderne, et il ne paraît s'inquiéter que des guenilles de ces romans prétendus historiques, si faux, d'une lecture si indi- geste, à cette heure. Je lui passe encore son admira- tion pour Walter Scott, bien qu'elle dépasse toute

6


62 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

mesure et qu'elle le montre radicalement inconscient •de son propre génie ; car je ne vois pas comment l'auteur de la Cousine Belle peut admettre l'auteur d'ivcmkoé, jusqu'à le proclamer le grand homme du siècle. Mais il est allé plus loin, il a écrit sur Henri de Latouche des éloges extraordinaires, qui ont l'air d'une plaisanterie.

Lisez ceci : « Il y a du Voltaire et du lord Byron dans son âme. » Et plus loin : « Dire maintenant que, dans ce livre, le style répond à la pensée, que la cou- leur la plus brillante recouvre le dessin le plus large, que les broderies les plus délicates parent l'étoffe la plus solide, ce serait détailler les ornements qui ser- pentent sur les chapiteaux d'un bel édifice. Je résu- merai mon jugement par un mot : Gomme Y Herma- phrodite, Fragolelta restera un monument. » Je crois inutile d'insister sur ce « monument ».

C'est ainsi que, dans les notices bibliographiques assez nombreuses que Balzac a successivement données au Feuilleton des journaux politiques, à la Caricature et à la Chronique de Paris, il risque au pelit bonheur des appréciations, sévères ou élogieuses selon son humeur du moment, sans qu'on puisse les rattacher à une façon de voir générale et raisonnée. Ce vaste esprit qui devait créer un monde, si vivant et si contemporain, ne réclame presque nulle part la vie, l'étude de notre société moderne. Et ce n'est pas largeur, comme on pourrait le croire, ce n'est pas désir de tout comprendre et de tout accepter ; c'est simplement le fait d'un critique qui n'a pas de mé- thode et qui va au hasard, très troublé et très aveuglé lui-même dans sa production.

J'ai fait quelques trouvailles. Balzac s'était montré


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plein d'admiration pour des écrivains qui l'attaquè- rent ensuite violemment. On sait combien Sainte- Beuve l'aimait peu et avec quelle sévérité injuste il le jugea toujours. Pourtant Balzac avait écrit : « Si Volupté, l'un des livres les plus remarquables de ce temps, a coûté six années de travaux, nous affirmons qu'au prix où il a été payé, son auteur n'a pas gagné la journée d'un crocheteur. » De môme pour Janin r qui le maltraita odieusement dans la Revue de Paris, après le fameux procès ; Balzac, parlant de la Confes- sion, disait : « Cette pâle analyse n'est rien auprès du drame, qui s'adapte merveilleusement à un style étincelant de verve et de couleur ; là, c'est Diderot et son langage abrupt et brûlant ; ici, c'est Sterne et sa touebe Une et délicate ; c'est tantôt une sombre et sa- tanique figure, tantôt un pur et frais tableau qui vous repose des élans passionnés d'une psychologie déses- pérante. » Je fais ces citations pour montrer que, dans la guerre déclarée plus tard à Balzac par ses confrè- res et la presse, ce n'était pas lui qui avait commencé. Et, à ce propos, je trouve ce beau cri dans le mé moire qu'il écrivit pour sa défense, lors de son pro ces avec la Revue de Paris : « Depuis longtemps, le parti d'un homme mis au ban de la littérature devait être pris envers tous les malheurs prévus de la guerre littéraire. Un jour vient où les blessures sont cica- trisées, où les lâchetés de ceux qui vous ont frappé par derrière sont oubliées ; et, pour l'honneur de no- tre pays, il faut les laisser dans l'oubli : les injurieux articles passent, les livres restent ; les grands ouvrages font justice des petits ennemis. » Balzac mis au ban de la littérature ! Quelle leçon dans ce fait qu'il constate lui-même, et comme cela doit nous rendre patients I


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J'ai également découvert une note très élogïeuse, écrite le 31 mai 1832, sur Iridiana, de George Sand. C'est même un des rares passages où Balzac se dé- clare nettement pour les sujets modernes. « Ce livre est une réaction de la vérité contre le fantastique, du temps présent contre le moyen âge, du drame intime contre la bizarrerie des incidents à la mode, de l'ac- tualité simple contre l'exagération du genre histori- que. » Le critique était là dans un de ses bons jours de vue limpide ; seulement, il choisissait encore un singulier sujet pour se passionner, cette histoire ro- manesque d'une femme placée entre trois hommes, avec le stupéfiant dénouement du suicide, sur une montagne, en face de la nature. Heureusement que Balzac devait lui-même pousser beaucoup plus loin ce qu'il appelle « la réaction de la vérité ».

L'étude la plus curieuse de tout le volume est cer- tainement celle que Balzac a consacrée à Hernani. On ne s'imagine pas « l'éreintement ». Gela est d'autant plus imprévu, que dans aucun autre article le criti- que ne s'est passionné à ce point. On y sent une co- lère, une révolte qui le pousse à l'injustice et lui fait rendre un arrêt que le public paraît casser aujour- d'hui. Cette étude est sans doute fort peu connue, car on ne l'a rappelée nulle part, lors de la reprise d' Her- nani. Elle s'attaque aux personnages du drame, mon- tre leur déraison, leur invraisemblance, leur ridicule ; et cela sur un ton presque plaisant, comme si le critique refusait de prendre la pièce au sérieux. Tout y passe, les détails d'ameublement et les fautes de langue, les erreurs historiques et les petites impos- sibilités matérielles.

Les citations sont bien difficiles à faire, car c'est là


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de la critique menue, à coups de hachoir, qui met une œuvre en pâtée. Pourtant, j'extrais quelques li- gnes : « Dans le monologue qui termine le premier acte, Hernani est un jeune homme du dix-neuvième siècle, un doctrinaire jugeant les cordons et ce mou- ton d'or qu'on se va pendre au cou, comme pourrait le faire un jeune homme qui n'est pas décoré... Her- nani, qui a soixante brigands déterminés pour le gar- der, a peur de ne pouvoir s'enfuir. Il voit l'échafaud et ne veut pas l'offrir à sa maîtresse, tandis que dona Sol veut héroïquement sa part de linceul. Tout cela est bon en ode, en ballade; mais, à la scène, il faut que les personnages agissent un peu en gens rai- sonnables. Hernani peut dans ce moment se sau- ver très facilement et enlever dona Sol. Mais point. Ils s'asseyent sur une pierre et se bercent de doux propos, hors de propos... La passion de don Ruy pour la poésie est vraiment curieuse. Ce vieil lard semble passer le temps pendant lequel il est hors de la scène, quand il devrait y être, à composer des idylles et des élégies. Il parle en paraboles, quand tous les autres personnages affectent un langage bru- tal... » Je m'arrête. Jusqu'ici, les critiques sont jus- tes, et il faut croire que Balzac, en écrivant l'article, avait cédé à une indignation de grand observateur de- vant un drame fait de documents faux dans la vérité humaine et de puérilités dans le sublime.

Mais Balzac a ensuite perdu pied, en s'attaquant au style. A cette heure, nous restons surpris en lisant les lignes suivantes : « Quant au style, nous croyons devoir ne pas nous en occuper, dans l'intérêt de l'au- teur, quoique cela fût peut-être nécessaire pour l'édu- cation des gens qui y trouvent des pensées d'homme

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et une senteur cornélienne; mais nous croyons de- voir respecter un homme de talent qui n'a déjà été que trop plaisanté. » Et Balzac n'a en effet pas de peine à citer certains vers étranges, des cacophonies, des incorrections, des pensées qui frisent le ridicule. Seulement, ce qu'il ne dit pas, c'est que toute cette écume se perd dans le plus magnifique flot de poésie lyrique qui ait jamais coulé dans une nation.

Nous sommes de l'avis de Balzac, quand il écrit V « Nous résumons notre critique en disant que tous les ressorts de cette pièce sont usés; le sujet, inad- missible, reposât-il sur un fait vrai, parce que toutes les aventures ne sont pas susceptibles d'être drama- tisées ; les caractères, faux; la conduite des person- nages, contraire au bon sens... » Mais nous ne pou- vons le suivre, lorsqu'il conclut par cet arrêt : « L'auteur nous semble, jusqu'à présent, meilleur prosateur que poète. » Ajoutez qu'il parle (ïHernani comme d'un succès « qui pourrait nous rendre ridi- cules en Europe, si nous en étions complices ». Au- jourd'hui, cinquante années ont donné tort à Balzac, et, devant cette erreur, on se prend à douter qu'il eût le sens critique bien net et bien développé.


VIII


Balzac a écrit une étude bien étonnante sur les artistes. Elle est, il est vrai, datée d'avril 1830, ce qui en explique l'allure romantique. Ce grand travailleur, qui n'a jamais rien accepté de l'État, commence par regretter l'époque où Jules II logeait Raphaël dans son palais. Il cite Napoléon qui offrait des millions


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et une sénatorerie à Canova, il donne dans ce lieu commun que l'artiste est un être à part, fait pour être entretenu par des mains royales. Mais ce n'est pas tout, son artiste est le poète échevelé de 1830, le prophète obéissant à une révélation. Lisez ce singu- lier portrait :

«Il opère sous l'empire de certaines circonstances, dont la réunion est un mystère. Il ne s'appartient pas. Il est le jouet d'une force éminemment capri- cieuse... Tel jour, et sans qu'il le sache, un air souffle et tout se détend. Pour un empire, pour des mil- lions, il ne toucherait pas son pinceau, il ne pétrirait pas un fragment de cire à mouler, il n'écrirait pas une ligne... Un soir, au milieu de la rue, un matin en se levant, ou au sein d'une joyeuse orgie, il arrive qu'un charbon ardent touche ce crâne, ces mains, cette langue ; tout à coup un mot réveille les idées; elles naissent, grandissent, fermentent... Tel est l'artiste : humble instrument d'une volonté despoti- que, il obéit à un maître. Quand on le croit libre, il est esclave ; quand on le voit s'agiter, s'abandonner à la fougue de ses folies et de ses plaisirs, il est sans puissance et sans volonté, il est mort. Antithèse per- pétuelle qui se trouve dans la majesté de son pou- voir comme dans le néant de sa vie : il est toujours un dieu ou toujours un cadavre. »

Cela nous fait sourire aujourd'hui . Toute une époque est là; la « joyeuse orgie », le « charbon ardent », l'antithèse du dieu et du cadavre datent nettement le morceau. On croyait alors que les artistes, peintres, poètes, romanciers, ouvraient la fenêtre à l'inspiration; ils l'attendaient comme une maîtresse qui vient ou ne vient pas, selon son caprice


«8 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

de femme. Le génie n'allait point sans le désordre. On travaillait dans un coup de foudre, au milieu des flammes de bengale d'une apothéose, les cheveux hérissés par la tension cérébrale, cédant à une fu- reur de pythonisse visitée par le dieu. Ces attitudes lyriques ne sont plus de mode, et maintenant nous ne croyons guère qu'au travail : l'avenir est aux la- borieux qui se mettent chaque malin devant leur table , avec l'unique foi dans l'étude et dans leur volonté. Remarquez que rien n'était désastreux pour les jeunes écrivains comme cette théorie de l'inspi- ration, qui faisait d'un auteur un tabernacle incons- cient où le dieu habitait par hasard, de loin en loin, €t sans régularité. Dès lors, à quoi bon le travail, l'é- nergie, la continuité de l'effort? Autant vivre dans la «joyeuse orgie », en attendant la brûlure du char- bon divin. J'ai connu des jeunes gens de la queue romantique qui étaient pleins de mépris pour notre travail régulier, cet entraînement de l'intelligence, cette besogne à laquelle se plient le corps et l'intel- ligence, et qu'ils appelaient dédaigneusement une besogne de maçons. Nous sommes des « épiciers», cela est certain; mais cela fait justement notre force ■et notre gloire.

Ce qui m'étonne simplement, c'est de trouver sous la plume de Balzac cette façon romantique d'enten- dre le travail. Il n'y a pas eu de producteur plus réglé que lui; même il poussait les choses au système, choisissant certaines heures, passant les nuits en- tières. Jamais écrivain n'a moins connu le loisir. Et, en celte matière, il faudrait encore citer Victor Hugo. Celui-ci ne devrait-il pas être le type du prophète inspiré, tantôt cadavre et tantôt dieu, chantant au


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gré de l'inspiration? Eh bien! nullement, Victor Hugo, le chef de tout ce mouvement, est un maçon lui aussi, s'enfermant aux mêmes heures, bâtissant pierre à pierre, et d'un effort continu, n'attendant rien du hasard. Le tout se borne à dire qu'il y a des jours où l'on a l'intelligence plus nette. Je conclus •que Balzac, lorsqu'il écrivait de si étranges pages sur l'inspiration, manquait de sens critique et montrait •combien ses idées générales étaient confuses.

Je préfère de beaucoup la lettre qu'il adressa, le 11 octobre 1846, à M. Hippolyle Gaslille, qui débutait alors et qui avait fait une étude remarquable sur la Comédie humaine. 11 s'y défend contre les attaques de toute la presse et y explique certains points de son œuvre. On l'accusait surtout d'immoralité, ce qui l'exaspérait; et, comme M. Hippolyte Caslille lui avait reproché ses gredins , il répondait : « Vous verrez peu de gens, ayant perdu le sentiment de l'honneur, bien finir dans la Comédie humaine ; mais, comme la Providence se permet, dans notre affreuse société, cette affreuse plaisanterie assez souvent, ce fait y sera représenté. » Et il ajoutait avec raison : «Les grandes œuvres, monsieur, subsistent par leurs côtés passionnés. Or, la passion, c'est l'excès, c'est le mal. » Je ne multiplierai pas les citations. Aujourd'hui comme autrefois, cette question de la moralité n'est qu'une arme de la médiocrité et de la sottise contre les écrivains puissants.

Il y a encore, dans cette lettre à M. Hippolyte Castille, un passage bien intéressant. Écoutez Balzac parler de la Comédie hnmaine : « Quel est le sort de ces grandes halles littéraires? De devenir des ruines d'où sortent quelques tiges, quelques fleurs. Qui sait


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aujourd'hui les noms des auteurs qui jadis ont tenté, suit dans l'Indoustan, soit au moyen âge, de sem- blables entreprises dans des poèmes dont les titres à trouver sont déjà l'objet d'une science? Quelles immenses épopées oubliées! » C'est là un cri de doute suprême. Cet écrivain, que l'on accusait d'une im- mense vanité, était au fond plein de franchise avec lui-même, comme tous les forts. Il définissait sa grande œuvre en une phrase : « Une génération est un drame à quatre ou cinq mille personnages sail- lants», et cette phrase disait la grandeur de son am- bition. Mais il ne s'abusait pas sur les dangers de l'entreprise. Il est vrai qu'il ajoutait : « Tous, depuis Bonald, Lamartine, Chateaubriand, Béranger, Victor Hugo, Lamennais, George Sand, jusqu'à Paul de Kock, Pigault-Lebrun et moi, nous sommes les maçons ; l'architecte est au-dessus de nous. Tous les écrivains de ce temps-ci sont les manœuvres d'un avenir caché par un rideau de plomb. Si quel- qu'un est dans le secret du monument, c'est le vrai, le seul grand homme. » Ceci mériterait qu'on s'y arrêtât longuement.

Balzac a raison, l'avenir nous échappe. De tous les écrivains acclamés par une génération, lequel oserait s'écrier avec certitude : « Moi seul vivrai, je suis le maître ». C'est le temps qui classe les hommes, et il les classe selon l'influence qu'ils ont sur l'avenir. Quiconque aura été l'ouvrier de demain, régnera fatalement sur sa postérité. Comme le dit très bien Balzac, nous sommes tous les manœuvres d'un ave- nir caché, et le maître est celui d-'entre nous qui sera reconnu l'architecte le plus puissant de cet avenir. Seulement, est-il absolument nécessaire d'être « dans


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le secret du monument »? L'exemple de Balzac nous prouverait le contraire, puisqu'il affecte, peut-être par modestie, d'ignorer l'avenir. Selon moi, il ne le voyait qu'en partie, et confusément, l'esprit encom- bré de théories douteuses, le sens critique troublé par un continuel grossissement des hommes et des choses. Et il n'en a pas moins été un créateur de génie, l'ouvrier le plus fort de la littérature de de- main.

J'arrive à ma conclusion. Balzac a créé un monde, non pas sans le vouloir, mais sans savoir au juste quelle serait l'action formidable de ce monde. Un détail amusant, et qui prouve combien il était incons- cient parfois, ce sont ses prétentions de catholique et de légitimiste. 11 soutenait Dieu et le roi, sinon en croyant, du moins en politique qui croit à la néces- sité d'une police bumaine de direction et de répres- sion. Or, il a écrit l'œuvre la plus révolutionnaire, une ceuvre où, sur les ruines d'une société pourrie, la démocratie grandit et s'affirme. Cela démolit le roi, démolit Dieu, démolit tout le vieux monde, sans qu'il paraisse s'en douter; et une seule chose reste chez lui, l'affirmation moderne, la croyance au tra- vail, l'évolution scientifique qui est entrain de trans- former l'humanité. Sans doute, cette chose est con- fuse encore dans la Comédie humaine; mais il est certain que Balzac, bon gré mal gré, a conclu pour le peuple contre le roi, et pour la science contre la foi.

Cette confusion dans ses idées générales, nous la trouvons très visible dans l'avant-propos qu'il a écrit après coup pour la Comédie humaine. On sait que l'idée d'un lien commun entre ses romans ne lui vint qu'assez tard. Alors, il voulut s'appuyer sur la science.


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« Il n'y a qu'un animal, dit-il. Le créateur ne s'est servi que d'un seul cl même patron pour tous les êtres organisés. L'animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques rô- sullonl de ses différences. » Et il cite Geoffroy-Saint- Hilaire. Voilà donc son plan : il croit à un homme unique, modifié parles milieux, et ses romans vont donc porter sur les différences que les milieux déter- mineront parmi ses personnages. Mais il ne pousse pas les choses à ces conséquences rigides ; il a touché à la science en passant, et il se perd tout de suite dans des considérations secondaires, il poursuit une comparaison entre les hommes et les animaux, qui, au lieu d'é^claircir, obscurcit la question. « Quand Buffon peignait le lion, il achevait la lionne en quel- ques phrases ; tandis que dans la société la femme ne- se trouve pas toujours être la femelle du mâle.... L'état social a des hasards que ne se permet pas la nature, car il est la nature plus la société. La description des espèces sociales était donc au moins double de celle des espèces animales, à ne considérer que les deux sexes. » Eh ! oui, mais voilà la netteté du plan scientifique par terre. L'avant-propos conti- nue, avec un perpétuel afflux d'idées, et les vues générales s'étouffent, et la confusion augmente. Il semble que Balzac ne puisse s'en tenir à une vue large et simple ; son cerveau produit sans cesse, les pensées s'entassent, souvent contraires; c'est, comme je l'ai dit, la vision colossale d'un homme toujours en enfantement, incapable de synthèse. Tel a été son génie. Il a fondé notre roman actuel,,


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dans la plus superbe, mais dans la plus fumante des productions. Nous ne devons lui demander ni sens critique, ni vues générales complètes et précises. Il a flotté à tous les extrêmes, de la foi à la science, du romantisme au naturalisme. Peut-être, s'il pouvait nous lire, nous renierait-il, nous ses enfants ; car on trouverait dans ses œuvres des armes pour nous com- battre, au milieu du tohu-bohu incroyable de ses opinions. Mais il suffît qu'il soit notre véritable père, qu*il ait le premier affirmé l'action décisive du milieu sur le personnage, qu'il ait porté dans le roman les méthodes d'observation et d'expérimentation. C'est là ce qui fait de lui le génie du siècle. S'il n'a pas été, comme il le dit. « dans le secret du monument», il n'en reste pas moins l'ouvrier prodigieux qui a jeté les bases de ce monument des lettres modernes.


STENDHAL


Stendhal est certainement le romancier le moins lu, le plus admiré et le plus nié sur parole. On n'a rien écrit sur lui de définitif, et il reste un peu à l'é- tat de légende. Très préoccupé par son talent, très désireux de l'étudier, j'ai pourtant hésité longtemps avant de me mettre à ce travail, par crainte de ne pas dresser la figure de l'écrivain sous une lumière franche et limpide. Mais le rôle de Stendhal, dans notre littérature contemporaine, est tellement con- sidérable, que je dois me risquer, quitte à ne pas faire autant de clarté que je le voudrais sur des œu- vres complexes, qui ont déterminé, avec celles de Balzac, l'évolution naturaliste actuelle.

Il faut dire que Stendhal lui-même s'est plu, de son vivant, à s'envelopper de mystère. Ce n'était nas


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un esprit de bonhomie, une nature large et droite, au vieux sang gaulois, produisant tranquillement de- vant tous. Il compliquait sa besogne de toutes sortes de raisonnements et de finesses, avec des airs de di- plomate qui voyage incognito et qui goûte des plai- sirs solitaires à se moquer du public. Il inventait des pseudonymes, il rêvait des supercheries, dont il était le seul à comprendre le sel. Cela, naturellement, n'allait pas sans un dédain affecté de la littérature. Né en 1783, homme du siècle dernier par des atta- ches mondaines et philosophiques, il était blessé de notre grande production littéraire, n'imaginant pas qu'on pût vivre de sa plume, ne faisant d'ailleurs rien pour cela et regardant dès lors les lettres comme un délassement, une récréation de l'esprit, et non comme une carrière. Il tenta tour à tour la peinture, le commerce, l'administration ; puis, après avoir fait la campagne de 4812 à la suite de nos armées, il finit par entrer dans la diplomatie, où l'appelait certaine- ment la structure de son crâne; mais il y garda une situation modeste, il fut pendant longtemps et mou- rut simple consul à Givita-Vecchia. Ses contempo- rains ne nous le représentent pas moins comme plus fier de sa place de fonctionnaire que de son titre d'écrivain ; on raconte que, lorsque le gouvernement de Juillet le décora, il tint à ce que cette croix ré- compensât le consul, et non le romancier. La pose de Stendhal fut d'être un écrivain amateur. Il se dis- tinguait ainsi de ce pullulement d'hommes de let- tres, aux doigts tachés d'encre, dont il avait horreur. Il échappait à l'enrégimentement, montrait pour la rhétorique le dédain de Saint-Simon, restait à ses propres yeux l'homme d'action qu'il avait toujours


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rêvé d'être. A l'en croire, son œuvre demeurait l'ac- cident dans son existence.

Ce que j'appellerai la légende de Stendhal est par- tie de là. Malgré ce qu'il a écrit sur lui-même, mal- gré ce que les contemporains ont pu laisser, l'homme en lui est très peu connu. On se méfie, on craint sans cesse une mystification, avec cet esprit compliqué, qui semble toujours vouloir « rouler » la foule, comme un diplomate « roulerait » un roi, auprès duquel il remplirait une ambassade. J'ai lu tout ce qui a paru sur Stendhal, et je déclare n'en être pas plus avancé. Les contemporains, comme Sainte- Beuve, dont je parlerai tout à l'heure, paraissent l'avoir jugé à fleur d'épiderme. Il ne se livrait guère, et l'on ne faisait pas d'effort pour le pénétrer. Aujour- d'hui, la besogne devient plus difficile encore. Je sais bien que le mieux est de prendre les choses naïve- ment, de ne pas se laisser étourdir par toutes ces finasseries, de se dire qu'en somme les machines les plus chargées de rouages sont souvent celles qui ca- chent le moteur le plus simple ; c'est ce que je vais faire d'ailleurs. Seulement, j'ai voulu d'abord cons- tater l'état de la question, en montrant combien peu, à cette heure, nous possédons Stendhal, par suite des déguisements et des complications où il s'est complu, d'une façon toute naturelle sans doute. Sa nature était là.

Il ne nous reste qu'aie chercher dans ses œuvres. C'est le plus sûr moyen d'arriver à une vérité, car les œuvres sont des témoins que personne ne peut récu- ser. Cependant, il faut bien dire que les œuvres de Stendhal ont jusqu'ici redoublé l'obscurité autour de lui. Jugées avec passion, et dans des sens contraires,

7.


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elles sont niôcs ou acclamées, sans qu'il existe en- core sur elles un jugement exact, qui mette définiti- vement l'auteur en sa place. Nous retrouvons même ici la légende. Dans le camp des artistes, on cite tou- jours ce mot de Stendhal : « Chaque matin, je lis une page du Gode pour prendre le ton » ; et cela suf- fit à le faire exécrer de, la bande romantique, tandis que le mot est applaudi par les rares adversaires de la rhétorique triomphante. La phrase a pu être dite et écrite, mais elle ne suffit vraiment pas pour éti- queter un écrivain. J'estime que l'étude du rôle de Stendhal, dans le mouvement de 1830, éclairerait beaucoup l'histoire de ce mouvement, car Stendhal a commencé par appuyer le romantisme; il ne s'en est séparé que plus tard, lorsque le coup de folie ly- rique des grands poètes de l'époque a définitivement triomphé. Aujourd'hui, on a le tort de croire que Victor Hugo a créé le romantisme de toutes pièces, en l'apportant comme son originalité propre. La vé- rité est au contraire qu'il l'a trouvé tout formé et qu'il l'a simplement conquis, par ses puissantes fa- cultés de rhétoricien ; il en a fait sa chose, il l'a plié à son despotisme. Aussi a-t-on vu s'écarter les es- prits originaux, qui n'entendaient pas être absorbés. Stendhal, qui était de vingt ans l'aîné de Victor Hugo, resta dans les traditions de style du dix-huitième siè- cle, très choqué de la langue nouvelle, plein de rail- leries pour ce flot d'épithètes qu'il jugeait inutiles, pour ces festons et ces astragales sous lesquels la vieille phrase française perdait sa netteté et sa viva- cité. Ajoutons que l'enflure des sentiments et des ca- ractères, la démence et l'humanitairerie des œuvres le blessaient davantage encore. Il voulait bien l'évo-


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lution philosophique, la révolution dans les idées, mais il refusait de toute sa nature cette insurrection de carnaval, déguisant les éternels Grecs et les éter- nels Romains en chevaliers du Moyen Age. De là son mot sur le Gode, qui ameute encore les artistes et qui est demeuré, pour beaucoup de gens, la caracté- ristique de son talent. En vérité, le document est mince. Je le répète, nous sommes toujours dans la légende.

On a fort peu écrit sur Stendhal, surtout si l'on songe à la masse énorme d'articles et même de livres que nous avons sur Balzac. Je ne connais que trois études consacrées à Stendhal, qui comptent réelle- ment : celles de Balzac, de Sainte Beuve et de M. Taine. Or, l'entente est loin de se faire. Balzac et M. Taine sont pour, Sainte-Beuve est contre ; j'ajoute que les trois ne me paraissent pas aller au fond du sujet, que chacun voit le romancier par un côté, sans le montrer dans sa véritable place et dans le rôle qu'il a joué. Après avoir lu les trois études, on de- meure inquiet, on n'est pas satisfait pleinement, on sent très bien que Stendhal vous échappe encore.

L'étude de Balzac est un élan d'enthousiasme. Il ad- mire tout, il loue son rival en phrases superbes. Et cette admiration était sincère, car on la retrouve dans sa correspondance. Le 29 mars 1839, il écrivait à Stendhal, après avoir lu l'épisode de la bataille de Waterloo, dans le Constitutionnel : « C'est fait comme Borgognone et Wouvermans, Salvator Rosa et Walter Scott. » Puis, après avoir lu le livre, le 6 avril, il écrivait de nouveau : « La Chm-lreuse -est un grand et beau livre : je vous le dis sans flatterie, sans envie, car je serais incapable de le faire, et l'on


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peut louer franchement ce qui n'est pas de notre métier. Je fais une fresque et vous avez fait des sta- tues italiennes... Ici, tout est original et neuf... Vous avez expliqué l'âme de l'Italie. » Tout cela est plein de bonne foi et d'élan, mais j'avoue ne pas trop comprendre les statues italiennes opposées à la fres- que; et, d'autre part, le Borgognone et le Wouver- mans, le Salvator Rosa et le Walter Scott, cette étrange salade de noms, me surprennent et me dérangent. En critique, je crois qu'il faut des idées nettes. Bal- zac sentait fortement le génie de Stendhal. Il a tâché de nous communiquer son admiration, sans démon- ter la personnalité du romancier, sans nous faire toucher du doigt le mécanisme de ce rare esprit, fonctionnant, au début du siècle, dans les lettres françaises.

Si nous passons à Sainte-Beuve, nous trouvons une étude pleine d'aperçus ingénieux, tournant autour du sujet sans jamais conclure. Gela est fin et vide. Pourtant, Sainte-Beuve s'est laissé emporter un jour, à propos de Stendhal, jusqu'à lâcher un jugement décisif, ce qui lui arrivait bien rarement. Il a écrit, dans un article consacré à M. Taine : « Une fois, M. Taine nomme Stendhal ; il le citera surtout dans son livre des Philosophes, et le qualifiera dans 7ester mes du plus magnifique éloge {grand romancier, le plus grand psychologue du siècle). Dussé-je perdre moi- même à invoquer de la part de M. Taine plus de sé- vérité dans les jugements contemporains, je dira qu'ayant connu Stendhal, l'ayant goûté, ayant relu encore assez récemment ou essayé de relire ses ro- mans tant préconisés (romans toujours manques, malgré de jolies parties, et, somme toute, détesta-


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blés), il m'est impossible d'en passer par l'admiration qu'on professe aujourd'hui pour cet homme d'esprit,, sagace, fin, perçant et excitant, mais décousu, mais affecté, mais dénué d'invention. » Le mot est lâché, les romans de Stendhal sont détestables.

Ailleurs, Sainte-Beuve déclare préférer le Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre. Il y a évidemment ici un heurt de deux tempéraments dif- férents. Il faut récuser Sainte-Beuve, qui, malgré sa finesse d'analyse habituelle, s'en tient à une appré- ciation de surface. Sans doute Stendhal est décousu, sans doute il est affecté parfois ; mais conclure que ses romans sont détestables, sans fournir d'autres raisons, sans faire un elîort pour aller plus à fond, c'est risquer une condamnation en l'air, c'est tout au moins ne donner que le jugement brutal, en né- gligeant de nous faire connaître les considérants. L'étude de Sainte-Beuve est la causerie d'un lettré, que révolte une nature opposée à la sienne ; elle n'explique rien et ne peut conclure.

Avec M. Taine, nous rentrons dans une admira- tion absolue. Je sais que son étude sur Stendhal, pu- bliée en 1866, dans ses Essais de critique et d'histoire, n'est pas pour lui complète et définitive ; il aurait voulu la reprendre, l'élargir, car il la considère comme indigne de Stendhal. Mais nous n'y trouvons pas moins les raisons très nettes de son admiration. Il débute par ces lignes : « Je cherche un mol pour exprimer le genre d'esprit de Stendhal; et ce mot, il me semble, est esprit supérieur. » Dès lors, il part de là, et en employant son procédé systématique, il rapporte tout à ce mot, ou plutôt il fait découler de lui tout ce qu'il trouve dans la personnalité de Sten-


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dhal. Je me contenterai de la citation suivante. Après avilir dil que Vider Hugo est un peintre el Balzac un physiologiste du monde moral, il ajoute : « Dans le monde infini, l'artiste se choisit son monde. Celui de Stendhal ne comprend que les sentiments, les traits de caractère, les vicissitudes de passion, bref, la vie de l'âme. » Tout est là, l'admiration de M. Taine est expliquée. Le philosophe qui est en lui, a trouvé son romancier dans l'idéologue Stendhal, comme il le non. me lui-même, dans le psychologue et le logicien auquel nous devons le Rouge et le Noir et la Char- treuse de Parme. C'est également de ce point que je partirai ; seulement, je ne concilierai pas comme M. Taine, disant, au sujet de Julien Sorel, que « de pareils caractères sont les seuls qui méritent de nous intéresser aujourd'hui ». La formule littéraire ac- tuelle est plus large, et tout en mettant Stendhal à la tète même du mouvement, il faut déterminer strictement son action et ne pas fermer la route der- rière lui, par suite d'un pur engouement de philoso- phe. Après les louanges débordantes de Balzac, la causerie révoltée de Sainte-Beuve et la satisfaction philosophique de M. Taine, il est temps, je crois, qu'on cherche à dire sur Stendhal la vérité exacte, en l'analysant sans parti pris d'aucune sorte, et en lui donnant sa véritable part du siècle.

A leur apparition, les deux principaux romans de Stendhal : le Rouge et le Noir (1831) et la Chartreuse de Parme (1838 N , n'eurent aucun succès. L'étude si élogieuse de Balzac ne détermina pas le grand pnblic à les lire ; ils restèrent entre les mains des lettrés, et encore furent-ils peu goûtés. Ce fut vers 1850 seule- ment qu'une sorte de résurrection se produisit. Elle


STENDHAL. 83

étonna beaucoup Sainte-Beuve, qui finit par s'en montrer scandalisé. Puis, M. Taine, exprimant sans doute l'opinion du groupe d'amis qu'il avait connus à l'École normale, lança les mots de « grand roman- cier » et du « plus grand psychologue du siècle » Dès lors, on fît profession d'admirer beaucoup Sten dhal, sans le lire davantage et sans le mieux juger. La question en est là, entre les artistes' qui le nient et les logiciens qui l'exaltent.

Je n'étudierai en lui que le romancier, et même je m'en tiendrai à deux de ses romans : le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme, en négligeant ses nombreuses nouvelles et en ne m'arrêtant pas à sa première œuvre : Armance, scènes d'un salon de Paris t qui fut publiée en 1827.


II


Pour faciliter mon analyse, je définirai d'abord le talent de Stendhal, puis je passerai à l'examen de ses livres et j'appuierai mon jugement sur des exemples. C'est renverser la besogne, car je vais d'abord don- ner ici une conclusion des notes que j'ai prises, en relisant, la plume à la main, le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme. Mais j'estime que c'est la seule façon d'être clair.

Stendhal est avant tout un psychologue. M. Taine a fort bien défini son domaine, en disant qu'il s'inté- ressait uniquement à la vie de l'âme. Pour Stendhal, l'homme est uniquement composé d'un cerveau, les autres organes ne comptent pas. Je place bien en- tendu les sentiments, les passions, les caractères.


84 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

dans le cerveau, dans la matière pensante et agis- sante. Il n'admet pas que les autres parties du corps aient une influence sur cet organe noble, ou du moins cette influence ne lui paraît point assez forte ni assez digne pour qu'il s'en inquiète. En outre, il tient rarement compte du milieu, j'entends de l'air dans lequel trempe son personnage. Le monde exté- rieur existe à peine ; il ne se soucie ni de la maison où son héros agrandi, ni de l'horizon où il a vécu. Voilà donc, en résumé, toute sa formule : l'étude du méca- nisme de l'âme pour la curiosité de ce mécanisme, une étude purement philosophique et morale de l'homme, considéré simplement dans ses facultés intellectuelles et passionnelles, et pris à part dans la nature.

C'est, en somme, la conception des deux derniers siècles classiques. Sans doute, les idées premières sur l'homme, les dogmes on* pu changer; mais nous nous retrouvons encore en face d'une métaphysique qui étudie l'âme comme une abstraction, sans vou- loir rechercher l'action que les rouages de la machine humaine et que la nature tout entière exercent évi- demment sur elle. Aussi, M. Taine a-t-il été amené lui-même à comparer Stendhal à Racine. «Stendhal, dit-il, fut l'élève des idéologues, l'ami de M. de Tracy, et ces maîtres de l'analyse lui ont enseigné la science de l'âme. On loue beaucoup dans Racine la connaissance des mouvements du cœur, de ses con- tradictions, de sa folie ; et l'on ne remarque pas que l'éloquence et l'élégance soutenues, l'art de dévelop- per, l'explication savante et détaillée que chaque personnage donne de ses émotions, leur enlève une partie de leur vérité... Stendhal n'a point ce défaut,


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et le genre qu'il a choisi aide à l'en préserver. » Le parallèle peut d'abord surprendre, mais il est stric- tement juste. Chez le poète tragique et chez le ro- mancier, le procédé est le même ; seulement, il est employé avec des rhétoriques différentes. C'est tou- jours, je le répète, une psychologie pure, dégagée de toute physiologie et de toute science naturelle.

Dans un psychologue, il y a un idéologue et un logicien. C'est là que Stendhal triomphe. Il iaut le voir partir d'une idée, pour montrer ensuite l'épa- nouissement de tout un groupe d'idées, qui naissent les unes des autres, qui se compliquent et se dé- nouent. Rien de plus fin, de plus pénétrant, de plus imprévu que cette analyse continuelle. Il s'y com- plaît, il déroule à chaque minute la cervelle de son personnage, pour en faire sentir les moindres replis. Personne n'a possédé à un degré pareil la mécanique de l'âme. Une idée se présente, c'est la roue qui va donner le branle à toutes les autres ; puis, une autre idée naît à droite, une autre à gauche, d'autres en avant, d'autres en arrière; et il y a des poussées, des retours, un travail qui s'organise peu à peu, qui se complète, qui finit par montrer l'âme entière à la besogne, avec ses facultés, ses sentiments, ses pas- sions. Cela emplit des pages ; on peut même dire que l'œuvre est faite de celte analyse. Le logicien con- duit ses personnages avec une rigueur extrême, au milieu des écarts les plus contradictoires en appa- rence. On le sent toujours là, froidemeut attentif à la marche de sa machine. Chacun des caractères qu'il crée est une expérience de psychologue qu'il risque sur l'homme. Il invente une âme avec de cer- tains sentiments et de certaines passions, la jette

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dans une suite de faits, et se contente de noter le fonctionnement de cette âme, au milieu de circons- tances données. Stendhal, pour moi, n'est pas un observateur qui part de l'observation pour arriver a la vérité, grâce à la logique; c'est un logicien qui pari de la logique et qui arrive souvent à la vérité, en passant par-dessus l'observation.

On nomme très souvent Stendhal à côté de Balzac et l'on ne paraît pas voir l'abîme qu'il y a entre eux. M. Taine, qui les compare, reste vague. Il donne à Stendhal la psychologie, la vie de l'âme, et il ajoute pour Balzac : «Qu'est-ce que Balzac apercevait dans sa Comédie humaine? Toutes choses, direz-vous; oui, mais en savant, en physiologiste du monde moral, en docteur « ès-sciences sociales », comme il s'appe- lait lui-même; d'où il arrive que ses récits sont des théories, que le lecteur, entre deux pages de roman, trouve une leçon de Sorbonne, que la dissertation et le commentaire sont la peste de son style. » Je ne com- prends pas du tout la conséquence que le critique éta- blit ici. Un docteur ès-sciences sociales n'a pas besoin de disserter ni de commenter: il lui suffît d'exposer. M. Taine note la nature du tempérament littéraire de Balzac et la donne sans raison comme le défaut fatal de sa formule. Ce qui est vrai, c'est que Balzac par- tait en savant de l'étude du sujet; tout son travail était basé sur l'observation de la créature humaine, et il se trouvait ainsi amené, comme le zoologiste, à tenir un compte immense de tous les organes et du milieu. Il faut le voir dans une salle de dissection, le scalpel à la main, constatant qu'il n'y a pas seule- ment un cerveau dans l'homme, devinant que l'homme est une plante tenant au sol, et décidé dès


STENDHAL. 87

lors, par amour du vrai, à ne rien retrancher de l'homme, à le montrer dans son entier, avec sa vraie fonction, sous l'influence du vaste monde. Pendant ce temps, Stendhal reste dans son cabinet de philo- sophe, remuant des idées, ne prenant de l'homme que la tête et comptant chaque pulsation du cerveau. Il n'écrit pas un roman pour analyser un coin de réa- lité, êtres et choses ; il écrit un roman pour appliquer ses théories sur l'amour, pour appliquer le système de Gondillac sur la formation des idées. Telle est la grande différence qu'il y a entre Stendhal et Balzac. Elle est capitale, elle ne provient pas seulement de deux tempéraments opposés, mais plus encore de deuxphilosophies différentes.

En somme, Stendhal est le véritable anneau qui relie notre roman actuel au roman du dix-huitième siècle. Il avait seize ans de plus que Balzac, il appar- tenait à une autre époque. C'est grâce à lui que nous pouvons sauter par-dessus le romantisme et nous rattacher au vieux génie français. Mais ce que je veux surtout retenir, c'est son dédain du corps, son silence sur les éléments physiologiques de l'homme et sur le rôle des milieux ambiants. Nous le verrons bien tenir compte de la race, dans la Chartreuse de Parme ; il fera ce premier pas de nous donner des Italiens réels, et non des Français déguisés ; seule- ment, jamais le paysage, le climat, l'heure de la journée, le temps qu'il fait, la nature en un mot n'in- terviendra et n'agira sur les personnages. La science moderne n'a évidemment point encore passé par là. Il reste dans une abstraction voulue, il met l'être hu- main à part dans la nature et déclare ensuite que l'âme seule étant noble, l'âme seule a droit de cité


88 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

en littérature. Et c'est pourquoi M. Taine, en logi- cien, le déclare supérieur. Selon lui, il est au-dessus des autres, parce qu'il reste dans la machine céré- brale, dans l'esprit pur. Cela revient à dire qu'il est d'autant plus élevé qu'il dédaigne davantage la na-» ture, qu'il châtre l'homme et qu'il s'enferme dans une abstraction philosophique. Pour moi, il est moins complet, voilà tout.

Il faut insister, car le point intéressant est là. Pre- nez un personnage, de Stendhal : c'est une machine intellectuelle et passionnelle parfaitement montée. Prenez un personnage de Balzac : c'est un homme en chair et en os, avec son vêtement et l'air qui l'enve- veloppe. Où est la création la plus complète, où est la vie? Chez Balzac, évidemment. Certes, j'ai la plus grande admiration pour l'esprit si sagace et si per- sonnel de Stendhal. Mais il m'amuse comme un mé- canicien de génie qui fait fonctionner devant moi la plus délicate des machines; tandis que Balzac me prend tout entier, par la puissance de la vie qu'il évoque.

Je ne comprends pas le haut et le bas, chez l'homme. On me dit que l'âme est en haut et que le corps est en bas. Pourquoi ça? Je ne puis m'imaginer l'âme sans le corps, et je les mets ensemble. En quoi Julien Sorel, par exemple, qui est une pure création spéculative, est-il supérieur au baron Hulot, qui est une créature vivante? L'un raisonne, l'autre vit. Je préfère ce dernier. Si vous retranchez le corps, si vous ne tenez pas compte de la physiologie, vous n'êtes plus même dans la vérité, car sans descendre dans les problèmes philosophiques, il est certain que tous les organes ont un écho profond dans le cerveau.


STENDHAL. 89

et que leur jeu, plus ou moins bien réglé, régularise ou détraque la pensée. Il en est de même pour les mi- lieux; ils existent, ils ont une influence évidente, con- sidérable, et il n'y a aucune supériorité à les suppri- mer, à ne pas les l'aire entrer dans le fonctionnement de la macbine humaine.

Voilà donc la réponse qu'on doit faire aux adver- saires de la formule naturaliste, lorsqu'ils reprochent aux romanciers actuels de s'arrêter à l'animal dans l'homme et de multiplier les descriptions. Notre héros n'est plus le pur esprit, l'homme abstrait du dix-huitième siècle; il est le sujet physiologique de notre science actuelle, un être qui est un composé d'organes et qui trempe dans un milieu dont il est pénétré à chaque heure. Dès lors, il nous faut bien tenir compte de toute la machine et du monde exté- rieur. La description n'est qu'un complément néces- saire de l'analyse. Tous les sens vont agir sur l'âme. Dans chacun de ses mouvements, l'âme sera précipi- tée ou ralentie par la vue, l'odorat, l'ouïe, le goût, le toucher. La conception d'une âme isolée, fonction- nant toute seule dans le vide, devient fausse. C'est de la mécanique psychologique, ce n'est plus de la vie. Sans doute, il peut y avoir abus, dans la description surtout; la virtuosité emporte souvent les rhétori- ciens; on lutte avec les peintres, pour montrer la souplesse et l'éclat de sa phrase. Mais cet abus n'em- pêche pas que l'indication nette et précise des mi- lieux et l'étude de leur influence sur les personnages, ne soient des nécessités scientifiques du roman con- temporain.

Je prendrai un exemple pour me mieux faire en- tendre. 11 y a un épisode célèbre, dans le Rouge et le

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Noir, la scène où Julien, assis un soir à côté de ma- dame de Rénal, sous les branches noires d'un arbre, se fait un devoir de lui prendre la main, pendant qu'elle cause avec madame Derville. C'est un petit drame muet d'une grande puissance, et Stendhal y a analysé merveilleusement les états d'âme de ses deux personnages. Or, le milieu n'apparaît pas une seule fois. Nous pourrions être n'importe où, et dans n'importe quelles conditions, la scène resterait la même, pourvu qu'il fît noir. Je comprends parfaite- ment que Julien, dans la tension de volonté où il se trouve, ne soit pas affecté par le milieu. Il ne voit rien, il n'entend rien, il ne sent rien, il veut simple- ment prendre la main de madame de Rénal et la garder dans la sienne. Mais madame de Rénal, au contraire, devrait subir toutes les influences extérieu- res. Donnez l'épisode à un écrivain pour qui les mi- lieux existent, et dans la défaite de cette femme, il fera entrer la nuit, avec ses odeurs, avec ses voix, avec ses voluptés molles. Et cet écrivain sera dans la vérité, son tableau sera plus complet.

Il ne s'agit pas, je le répète, d'écrire des phrases, mais de noter chacune des circonstances qui déter- minent ou qui modifient le jeu de la machine hu- maine. Eh bien ! cette remarque, je la ferai partout, dans les œuvres de Stendhal. Preuve de supériorité, répétera-t-on. Pourquoi cela? Il n'est pas rhétoricien, et c'est tant mieux pour lui. Mais il reste dans l'ab- straction, et je ne vois pas en quoi cela peut le mettre au-dessus de ceux qui vont aux réalités. Il n'y a au- cune raison pour qu'un psychologue soit d'un rang plus élevé qu'un physiologiste.

Maintenant, quel est donc le coup de génie de


STENDHAL. 91

Stendhal? Pour moi, il est dans l'intensité de vérité qu'il obtient souvent avec son outil de psychologue, si incomplet et si systématique qu'il puisse être. J'ai dit que je ne voyais pas en lui un observateur. Il n'observe pas et ne peint pas ensuite la nature en bonhomme. Ses romans sont des œuvres de tête, de l'humanité quintessenciée par un procédé philoso- phique. Il a bien vu le monde, et beaucoup ; seule- ment, il ne l'évoque pas dans son train train réel, il le soumet à ses théories et le peint au travers de ses propres conceptions sociales. Or, il arrive que ce psychologue, dédaigneux des réalités et tout entier à sa logique, aboutit, par la pure spéculation intel- lectuelle, à des vérités audacieuses et superbes que jamais personne n'avaient osées avant lui dans le roman. C'est là ce qui m'enthousiasme. J'avoue être peu touché de ses subtilités d'analyse, du tic-tac d'horloge continuel qu'il fait entendre sous le crâne de ses personnages ; le mouvement m'en paraît discu- table parfois, et d'ailleurs ce n'est pas là de la vie pleine et franche. Des philosophes peuvent s'extasier, un esprit amoureux de ce qui est, de ce qui se passe journellement sous ses yeux, éprouvera toujours un malaise, en se sentant engagé dans des théories plus ou moins paradoxales. Mais, brusquement, des scènes s'ouvrent et la vie parle. A ce point de vue, je préfère le Rouge et le Noir à la Chartreuse de Parme. Je ne connais rien de plus étonnant que la première nuit d'amour de Julien et de mademoiselle de la Môle. Il y a là un embarras, un malaise, une faute à la fois sotte et cruelle, d'une puissance rare, tant les faits paraissent sonner la vérité. Sans doute, cela n'est pas observé, cela est déduit ; seulement, le psycho-


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logue s'est dégagé de ses complications laborieuses, pour monter d'un bond à la simplicité, je dirai à la bêtise du vrai. Je pourrais citer ainsi vingt passages, où il arrive à des observations extraordinaires de justesse, par la seule logique. Personne avant lui n'avait peint l'amour avec plus de réalité. Quand il ne s'entortille pas dans son système, il apporte des documents qui dérangent toutes les idées re- çues et qui font des clartés subites. Songez aux dis- sertations sur l'amour, aux poncifs des romans, et mettez en regard l'analyse si nette et si cruelle de Stendhal. Là est sa véritable force. S'il est un de nos maîtres, s'il est à la tête de l'évolution naturaliste, ce n'est pas parce qu'il a été uniquement un psycho- logue, c'est parce que le psychologue en lui a eu assez de puissance pour arriver à la réalité, par- dessus ses théories, et sans le secours de la physio- logie ni de nos sciences naturelles.

Donc, pour conclure, Stendhal est la transition, dans le roman, entre la conception métaphysique du dix-huitième siècle et la conception scientifique du nôtre. Gomme les écrivains des deux siècles qu'il a derrière lui, il ne sort pas du domaine de l'âme, il ne voit dans l'homme qu'une noble mécanique à pensées et à passions. Mais, s'il n'en est pas encore à l'homme physiologique, avec le jeu de tous les orga- nes, fonctionnant au milieu et sous l'influence de la nature, il faut ajouter que sa métaphysique n'est plus celle de Racine, ni même celle de Voltaire. Gondillac a passé par là, le positivisme apparaît, on se sent au seuil d'un siècle de science. Aucun dogme n'écrase plus les personnages. L'enquête est ouverte, et le romancier part à la conquête de la vérité ;


STENDHAL. 9J

comme il le dit lui-même, il promène un miroir le long d'un chemin ; seulement, ce miroir ne réflé- chit que la tête de l'homme, la partie noble, sans nous donner le corps ni les lieux environnants. C'est de la réalité réduite par un tempérament de logi- cien et de diplomate, que ni la science ni l'art n'ont touché. Ajoutez un esprit qui s'est dépouillé de tous les préjugés pour tomber souvent dans des systèmes, une intelligence libre et pénétrante, que sa supério- rité rend ironique, et qui, non contente de plaisan- teries autres, se plaisante parfois elle-même.

J'aborde maintenant le Rouge et le Noir. Ce n'est pas, d'ailleurs, une analyse régulière que j'entends donner ici. Je viens de relire le roman, un crayon à la main, et voici les réflexions que cette lecture a fait naître en moi.


III


Mais, avant tout, il faut dire le grand rôle que la destinée de Napoléon joue dans l'œuvre de Sten- dhal. Le Bouge et le Noir resterait incompréhensible, si l'on ne se reportait à l'époque où le roman a dû être conçu, et si l'on ne tenait compte de l'état cé- rébral où la prodigieuse ambition satisfaite de l'em- pereur avait laissé la génération à laquelle apparte- nait Stendhal. Ce sceptique, ce railleur à froid, ce moraliste sans préjugés, cet écrivain qui se garde de tout enthousiasme, frémit et s'incline au seul nom de Napoléon. Il ne prend pas directement la parole, mais on le sent toujours vibrant d'une ad- miration ancienne, et sous le coup des ruines qu'a


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faites en lui et autour de lui la chute du colosse. A ce point de vue, il faut regarder son Julien Sorel comme la personnification des rêves ambitieux et des regrets de toute une époque.

J'irai plus loin. Selon moi, Stendhal a mis beau- coup de lui-même dans Julien. Je me l'imagine vo- lontiers comme ayant rêvé la gloire militaire, dans un temps où les simples soldats devenaient maré- chaux de France. Puis, l'empire s'effondre, et toute la jeunesse dont il faisait partie, tous ces appétits surchauffés, toutes ces ambitions qui croyaient trou- ver une couronne dans une giberne, tombent d'un coup à une autre époque, à cette Restauration, gou- vernement de prêtres et de courtisans; les sacristies et les salons remplaçaient les champs de bataille, l'hypocrisie allait être l'arme toute-puissante des parvenus. Telle est la clef du caractère de Julien, au début du livre ; et il n'est pas jusqu'à ce titre énigmatique : le Bouge et le Noir, qui ne semble in- diquer le règne ecclésiastique succédant au règne militaire.

J'insiste, parce que je n'ai jamais vu étudier l'in- fluence très réelle que Napoléon a exercée sur notre littérature. L'empire a été une époque de production littéraire bien médiocre ; mais on ne peut nier de quel coup de marteau la destinée de Napoléon avait fêlé les crânes de son temps. C'est plus tard que l'influence s'est produite et qu'on a pu voir l'ébran- lement des intelligences. Chez VictorHugo, la lésion s'est révélée par tout un flot de lyrisme. Chez Balzac, il y a eu une hypertrophie de la personnalité ; il a voulu évidemment créer un monde dans le roman, comme Napoléon avait rêvé la conquête du


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vieux monde. Toutes les ambitions s'enflaient, les entreprises tournaient au gigantesque, on ne rêvait, dans les lettres comme ailleurs, que de royauté uni- verselle. Mais ce qui m'étonne le plus, c'est de voir Stendhal atteint, lui aussi. Il ne se moque plus, il semble considérer Napoléon comme un dieu, qui a emporté avec lui la franchise et la noblesse de la France.

Voilà donc Julien, ayant fait en secret son dieu de Napoléon, et forcé de cacher sa dévotion, s'il veut s'élever au-dessus de sa condition. Tout ce caractère, si compliqué et au premier abord si paradoxal, va être bâti sur cette donnée : une nature noble, sensi- ble, délicate, qui, ne pouvant plus satisfaire son am- bition au grand jour, se jette dans l'hypocrisie et dans les intrigues les plus compliquées. En effet, supprimez l'ambition, Julien est heureux dans ses montagnes ; ou bien donnez à Julien un champ de bataille digne de lui, il triomphera superbement, sans descendre à de continuelles roueries de di- plomate. Il est donc bien l'enfant de cette heure historique, un garçon d'une intelligence supérieure obligé par tempérament de faire une grande fortune, qui est venu trop tard pour être un des maréchaux de Napoléon, et qui se résout à passer parles sacristies et à opérer en valet hypocrite. Dès lors, son carac- tère s'éclaire, on comprend ses soumissions et ses- révoltes, ses tendresses et ses cruautés, ses trompe- ries et ses franchises. Il va d'ailleurs à tous les ex- trêmes, il' montre autant de naïveté que d'adresse, il est plus ignorant encore qu'il n'est intelligent. Sten- dhal a voulu montrer l'homme avec ses contrastes, selon les circonstances. Certes, l'analyse est des plu»


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remarquables ; jamais on n'a fouillé un cerveau avec autant de soin. Je me plains seulement de la tension continuelle du personnage; il ne vit plus, il est tou- jours ri partout un « sujet », sous l'œil de l'auteur, à ce point que ses petits actes arrivent à fournir beau- coup plus de matière que les actes décisifs de son existence.

Le début du roman est très intéressant à étudier. On n'est pas encore pris par l'intérêt, on peut se rendre compte du procédé littéraire de Stendhal. Ce procédé est à peu près celui du bon plaisir. Il n'y a aucune raison pour que l'œuvre ouvre par une description de la petite ville de Verrières et par un portrait de M. de Rénal. Je sais bien qu'il faut toujours commencer ; mais je veux dire que l'auteur ne cède pas à des idées de symétrie, de progression, d'arrangement quelconque. Il écrit au petit bonheur de l'alinéa. Celui qui se présente le premier est le bien venu. Même, tant que le récit ne s'est pas échauffé, cela met quelque confusion; on croit à des contradictions et l'on est forcé de revenir en arrière, pour s'assurer que le fil ne s'est pas cassé.

Étudions surtout la façon dont les personnages font leur entrée dans l'œuvre. Ils semblent s'y glisser de biais. Quand Stendhal a besoin d'eux, il les nomme, et ils arrivent, souvent au bout d'une incidente. Aussi sa petite ville de Verrières, à laquelle il revient de temps à autre, reste-t-elle d'une organisation fort embrouillée ; on la sent inventée, on ne la voit pas. En somme, cela manque d'ordre, cela n'a pas de lo- gique. Voilà le grand mot lâché. Oui, ce logicien des idées est un brouillon du style et de la composition littéraire. Il y a là une inconséquence qui m'a frappé


STENDHAL. 97

et qui pour moi est caractéristique. J'y reviendrai, et longuement.

Madame de Rénal estime des très bonnes figures de Stendhal, parce qu'il n'a pas trop pesé sur elle. Il a laissé à cette âme une certaine liberté. Pourtant, je constate qu'il a encore voulu la pousser à la supério- rité. C'est là un des caractères de Stendhal, dont M. Taine croit devoir le louer: il répugne au person- nage médiocre, il le hausse toujours, par un idéal d'intelligence. D'abord madame de Rénal ne paraît qu'une bourgeoise assez nulle ; mais bientôt le ro- mancier lui donne de la femme supérieure, et cela à tous propos. Rien n'est joli comme la première en- trevue de Julien et de cette belle dame ; leurs amours, avec le lent abandon de la femme et les calculs si froidement naïfs du jeune homme, ont un accent de vérité un peu apprêtée, qui en fait un cha- pitre des Confessions: Seulement, j'avoue être bous- culé, lorsque ensuite je les vois tous les deux supé- rieurs, et lorsque madame de Rénal, à chaque instant, parle du génie de Julien. « Son génie, dit Stendhal, allait jusqu'à l'effrayer ; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur chez ce jeune abbé. » Réfléchissez que Julien n'a pas vingt ans et qu'il n'a absolument rien fait, qu'il ne fera même jamais rien prouvant ce génie dont on l'acca- ble. Il est un génie pour Stendhal, sans doute parce que Stendhal, qui est l'unique maître de ce cerveau, y met ce qu'il croit être le fonctionnement du génie. C'est là cette lésion dont Napoléon a fêlé les têtes : pour Stendhal, comme pour Balzac, du reste, le génie est l'état ordinaire des personnages. Nous re- 'rouverons cela dans la Chartreuse de Parme.


98 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

Je citerai cette phrase de Julien sur madame de Rénal : « Voilà une femme d'un génie supérieur ré- duite au comble du malheur, parce qu'elle m'a connu. » Or, le pis est que Julien porte ailleurs sur cette même femme des jugements d'imbécile. Ainsi, il fait plus loin cette réflexion : « Dieu sait combien elle a eu d'amants ! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu'à cause de la facilité des entrevues. » Cela me blesse, parce qu'il faut vraiment que Julien soit bien peu clairvoyant pour ne pas connaître madame de Rénal, et par la petite ville où ils vivent, et par leur contact de chaque jour. Il y a de la sorte des sautes d'analyse singulières, souvent à quelques lignes de distance; ce sont de continuels crochets, qui dérou- tent et qui donnent à l'œuvre un caractère voulu. Sans doute, l'homme est plein d'inconséquences; seule- ment, cette danse du personnage, cette vie du cerveau notée minute à minute, et dans les plus petits détails, nuit, selon moi, au train plus large et plus bonhomme de la vie. On est presque toujours là dans l'ex- ception. C'est ainsi que les amours de madame de Rénal et de Julien, surtout dans le rôle joué par ce dernier, ont à chaque page des grincements de ma- chine, des raideurs de système dont les rouages n'obéissent pas suffisamment. Un seul exemple : Julien est ivre d'avoir tenu dans la sienne la main de madame de Rénal, et Stendhal ajoute : « Mais cette émotion était un plaisir et non une passion. En ren- trant dans sa chambre, il ne songea qu'à un bonheur, celui de reprendre son livre favori; à vingt ans, l'idée du monde et de l'effet à y produire l'emporte sur tout. » On ne saurait croire combien cette distinction philosophique de l'auteur sur le plaisir et la passion


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me gène; et vous voyez que, tout de suite, il a accom- pagné cette distinction d'un exemple, en faisant préférer par Julien la lecture du Mémorial de Sainte- Hélène au souvenir encore brûlant de madame de Rénal. Je ne nie pas le fait, il est possible. Mais il me tracasse, car je le sens mis là, non par suite d'une observation, mais par le désir d'appuyer d'une preuve sa théorie du plaisir et de la passion dans l'amour. Partout l'auteur apparaît de même en dé- monstrateur, en logicien qui note les états d'âme dans lesquels il place ses personnages. Tous les personnages de Stendhal semblent avoir la migraine, tellement il leur travaille la cervelle. Quand je le lis, je souffre pour eux, j'ai souvent envie de lui crier : « Par grâce, laissez-les donc un peu tranquilles ; laissez-les quelquefois vivre de la bonne vie des bêtes, simplement, dans la poussée de l'instinct, au milieu de la saine nature ; soyez avec eux bête comme un brave homme. »

Où apparaît surtout ce caractère voulu de l'œuvre, c'est dans l'étude de l'hypocrisie de Julien. On peut dire que le Rouge et le Noir est le manuel du parfait hypocrite ; et, ce qui est caractéristique, c'est que l'é- tude de l'hypocrisie est longuement reprise dans la Chartreuse de Parme. Une des grosses préoccupations de Stendhal a été l'art de mentir. Comme d'autres naissent policiers, lui semblait né diplomate, avec les complications de mystère, de duplicité savante qui faisaient la gloire légendaire du métier. Nous avons changé cela, nous savons qu'un diplomate est géné- ralement un homme aussi bête qu'un autre. Stendhal n'en mettait pas moins la supériorité humaine dans cet idéal d'un esprit puissant qui se donne le régal de


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tromper les hommes et d'être le seul à jouir de ses tromperies. Remarquez, comme je l'ai dit, que Julien est au fond le plus noble esprit du monde, désinté- ressé, tendre, généreux. S'il périt, c'est par excès d'i- magination : il est trop poète. Dès lors, Stendhal lui impose uniquement le mensonge comme l'outil né- cessaire à sa fortune. 11 en fait un fanfaron d'hypo- crisie, et on le sent heureux, quand il l'a conduit à quelque bonne duplicité. Par exemple, il s'écriera avec une satisfaction de père : « Il ne faut pas trop mal augurer de Julien ; il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal à son âge. » Autre part, comme Julien a une révolte d'honnête homme, l'auteur prendra la parole pour faire cette déclaration : « J'avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve en ce moment, me donne une pauvre opinion de lui. » Nous entrons dans le conte philosophique de Voltaire. C'est de l'ironie, Julien devient un symbole. Au fond, il y a une con- ception sociale ; puis, par dessus, percent un grand mépris des hommes, une adoration des intelligences exceptionnelles qui gouvernent par n'importe quelles armes. Encore une fois, tout cela est tendu, la pente de l'existence est plus aisée. Quand Stendhal écrit : « Julien s'était voué à ne jamais dire que des chose qui lui semblaient fausses à lui-même », il nous me en garde contre le personnage, qui, d'un bout du li vre à l'autre, est plus une volonté qu'une créature. Avec cela, les pages superbes abondent. On trouve partout ce coup de génie de la logique dont j'ai parlé ; la vérité éclate dans des scènes inoubliables, comme la première nuit de Julien et de madame de Rénal. Jamais l'amour, avec ses mensonges et ses généro-


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sites, ses misères et ses délices, n'a été analysé plus à fond. Le portrait du mari est surtout une merveille. Je ne connais pas une tempête dans un homme plus magistralement peinte, sans fausse grandeur et avec le son exact de la réalité, que cette terrible lutte qui se livre chez M. de Rénal, lorsqu'il a reçu la lettre anonyme lui dénonçant les amours de sa femme. J'ai insisté sur ce début du roman, parce qu'il est à coup sûr la meilleure partie de l'œuvre, et qu'il m'a permis d'établir nettement les façons de voir et les procédés de Stendhal. Je vais maintenant pouvoir passer avec plus de rapidité sur les autres parties.

La vie de Julien au séminaire est encore un épi- sode admirable. Ici l'hypocrisie si étudiée du héros ne gêne plus, parce qu'il est dans un milieu où il lutte lui-même contre des hypocrites. D'ailleurs, ce pauvre Julien se sent un bien petit garçon, avec son art du mensonge, devant des gaillards qui apportent le mensonge naturellement, sans un effort. Du coup, il lâcherait l'hypocrisie, si l'ambition ne le talonnait. Stendhal devait se trouver à l'aise dans un séminaire, où régnent l'espionnage et la défiance, de même qu'il s'y est trouvé plus tard à la cour du roi de Par- me. Aussi a-t-il laissé une peinture saisissante, sinon d'une grande observation immédiate, du moins d'une déduction extraordinaire de puissance. L'arrivée de Julien, sa première entrevue avec l'abbé Pirard, la vie intérieure du séminaire, sont parmi les meilleures pages du livre.

J'arrive aux amours de Julien avec Mlle de la Môle, qui tiennent une bonne moitié de l'œuvre. C'est pour moi la moitié inférieure, car nous entrons dans l'aventure et dans la singularité.

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Il ne suffisait pas à Stendhal d'avoir créé un Julien, .Tllf mécanique cérébrale si exceptionnelle; il a /oulu créer la femelle de ce mâle, il a inventé Mlle de la Mule, autre mécanique cérébrale pour le moins aussi surprenante. C'est un second Julien. Imaginez la fille la plus froidement, la plus cruellement roma- nesque qui se puisse voir; encore un esprit supérieur qui a le dédain de son entourage et qui se jette dans les aventures, par une complication et une tension extraordinaires de l'intelligence. « Elle ne donnait le nom d'amour, dit Stendhal, qu'à ce sentiment héroï- que que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. » Et elle part de là pour aimer Julien, dans un coup de tête longue- ment raisonné. C'est elle qui lui fait une déclaration, et quand il arrive dans sa chambre par la fenêtre, l'idée seule du devoir qu'elle s'est tracé, la décide à se livrer à lui, pleine de malaise et de répugnance. Dès lors, leurs amours deviennent le plus abominable des casse-cou. Julien, qui ne l'aimait pas, se met à l'adorer et à la désirer follement par le souvenir. Mais elle craint de s'être donné un maître, elle l'acca- ble de mépris, jusqu'au jour où elle est reprise de passion, à la suite d'une scène dans laquelle elle s'est imaginée que son amant voulait la tuer. Du reste, les brouilles continuent. Julien, pour la re- conquérir, est forcé de la rendre jalouse, en obéis- sant à une longue tactique. Enfin, Mlle de la Môle devient enceinte et avoue tout à son père, à qui elle déclare qu'elle épousera Julien. Je ne connais pas d'amours plus laborieuses, moins simples et moins sincères. Les deux amants sont parfaitement insup- portables, avec leur continuel souci de couper les


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cheveux en quatre. Stendhal, en analyste de pre- mière force, s'est plu à compliquer leurs cervelles à l'infini, comme ces joueurs de billard illustres qui se posent des difficultés, afin de démontrer qu'il n'est pas de position capable de leur empêcher un caram- bolage. Il n'y a là que des curiosités cérébrales.

Du reste, l'auteur l'a parfaitement compris. Il en fait lui-même la remarque, mais avec cette ironie pincée qui se moque à la fois de ses personnages et du lecteur. Il arrête brusquement son récit, pour écrire : « Cette page nuira de plus d'une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées l'accuseront d'indécence. Il ne fait point l'injure aux jeunes per- sonnes qui brillent dans les salons de Paris, de sup- poser qu'une seule d'entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d'imagina- tion et même imaginé bien en dehors des habitudes sociales qui, parmi tous les siècles, assureront un rang si distingué à la civilisation du dix-neuvième siècle. » Voilà qui est piquant et joli ; mais cela n'empêche pas Mathilde d'être beaucoup plus une expérience d'auteur qu'une créature vivante.

Le procédé de Stendhal est surtout très visible dans les longs monologues qu'il prête à ses person- nages. A chaque instant, Julien, Mathilde, d'autres encore, font des examens de conscience, s'écoutent penser, avec la surprise et la joie d'un enfant qui applique son oreille contre une montre. Ils dérou- lent sans fin le fil de leurs pensées, s'arrêtent à cha- que nœud, raisonnent à perte de vue. Tous, à l'exemple de l'auteur, sont des psychologues très distingués. Et cela se comprend, car ils sont tous


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plus les lils de Stendhal que les fils de la nature. Ainsi, voici une des réflexions que Stendhal prête à Ma- thilde, parlant des gens qui l'entourent : « S'ils osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minu- tes de conversation ils arrivent tout hors d'haleine, et comme faisant une grande découverte, aune chose que je leur répète depuis une heure.» Est-ce Mathilde, est-ce Stendhal qui parle? Evidemment, c'est ce der- nier, et le personnage n'est là qu'un déguisement.

Je laisse de côté le milieu parisien dans lequel Ju- lien se trouve placé. Il y a là d'excellents portraits; mais, à mon sens, tout ce monde grimace un peu ; Stendhal nous donne rarement la vie, ses femmes du monde, ses grands seigneurs comme ses parvenus, ses conspirateurs comme ses jeunes fats, ont je ne sais quoi de sec et d'inachevé à la fois, qui les laisse à l'état d'ébauche dans les mémoires. Jamais les mi- lieux ne sont reconstruits pleinement. Les têtes res- tent de simples profils, découpés sur du blanc ou sur du noir. Ce sont des notes d'auteur à peine classées»

Et toujours des scènes éclatantes de vérité, comme dans un jaillissement de la logique. J'ai cité le pre- mier rendez-vous de Julien et de Mathilde. Il faudrait donner ces quatre pages, pour en faire entendre le son juste et profond. Cela ressemble si peu au duo de Roméo et de Juliette, que l'impression première est une secousse désagréable ; puis, on est saisi par la réalité des moindres faits. Lisez ces lignes : « Ma- thilde faisait effort pour le tutoyer, elle était évidem- ment plus attentive à cette étrange façon de parler qu'au fond des choses qu'elle disait. Ce tutoiement, dépouillé du ton de la tendresse, ne faisait aucun plaisir à Julien, il s'étonnait de l'absence du bonheur ;


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enfin, pour le sentir, il eut recours à sa raison. » Voilà le bon Stenthal, le psychologue arrivant à la vérité sur des sujets convenus, par la simple analyse des mouvements de l'âme. Dans une autre scène, lorsque le marquis de la Môle sait tout et qu'il fait venir Julien, j'ai été très frappé de la façon dont il le reçoit. Donnez la scène à un romancier rhétori- cien, et vous, aurez le père en cheveux blancs, vous aurez un sermon, avec un désespoir noble. Ecoutez Stendhal : « Julien trouva le marquis furieux : pour la première fois de sa vie, peut-être, ce seigneur l'ut de mauvais ton : il accabla Julien de toutes les injures qui lui vinrent à la bouche. Notre héros fut étonné, impatienté ; mais sa reconnaissance ne fut point ébranlée. » Et plus loin : « Le marquis était réelle- ment égaré. A la vue de ce mouvement (Julien était tombé à genoux), il recommença à l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de fiacre. La nouveauté de ces jurons était peut-être une distraction. » Tel est le cri humain, la note vraie et nouvelle dans le ro- man. C'est l'étude de l'homme tel qu'il est, dépouillé des draperies de la rhétorique et vu en dehors des conventions littéraires et sociales. Stendhal a osé le premier cette vérité.

On connaît le bel épisode qui termine le Ronge et le Noir. Madame de Rénal, poussée par son confes- seur, écrit au marquis de la Môle une lettre qui rompt le mariage de Mathilde et de Julien. Celui ci, cédant à un mouvement de folie, retourne à Verrières et tire un coup de pistolet sur madame de Rénal, age- nouillée dans une église. On l'enferme, on le juge et on le guillotine. Les cinquante dernières pages ana- lysent les idées de Julien dans sa prison, en face


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de la mort prochaine. Stendhal s'est donné là un régal, une débauche de raisonnements, et rien ne se- rait plus curieux que de comparer l'épisode au Der- nier jour d'un condamné, de Victor Hugo. C'est très pénétrant, très original; je n'ose ajouter très vrai, car un cerveau comme Julien est tellement excep- tionnel, que les points de comparaison manquent complètement dans la réalité, les condamnés à mort de cette structure intellectuelle étant fort rares. Il faut lire cela comme un problème de psychologie, posé dans des conditions particulières et brillamment résolu. Dans ce dénouement surtout, on sent combien l'histoire est inventée, combien peu elle est écrite sur l'observation immédiate. M. Taine dit : « L'histoire est presque vraie, c'est celle d'un séminariste de Besançon, nommé Berthet ; l'auteur ne s'occupe qu'à noter les sentiments de ce jeune ambitieux, et à peindre les mœurs des sociétés où il se trouve ; il y a mille faits vrais plus romanesques que ce roman. » Eh bien ! il est certain que, si un procès a fourni à Stendhal l'idée première de son livre, il a repris et inventé tous les caractères. Sans doute le fond de l'œuvre n'est pas romanesque, quoique les aventures d'un petit abbé devenant l'amant de deux grandes dames, assassinant l'une pour l'amour de l'autre, et finalement pleuré par les deux, jusqu'à la folie et jusqu'à la mort, constituent déjà un joli drame ; mais où nous entrons en plein dans le romanesque ou plu- tôt dans l'exceptionnel, c'est lorsque Stendhal nous explique avec amour et sans arrêt les mouvements d'horloge qni font agir les personnages.

Ceci sort absolument du vrai quotidien, du vrai que nous coudoyons, et nous sommes dans l'extraordi-


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naire aussi bien avec Stendhal psychologue qu avec Alexandre Dumas conteur. Pour moi, au point de vue de la vérité stricte, Julien me cause les mêmes surprises que d'Artagnan. On verse également dans les fossés de l'invention, soit que l'on appuie trop à gauche en imaginant des faits incroyables, soit que l'on appuie trop à droite en créant des cervelles phé- noménales, où l'on entasse tout un cours de logique. Songez que Julien meurt à vingt-trois ans, et que son père intellectuel nous le donne comme un génie qui a l'air d'avoir découvert la pensée humaine. J'estime, pour mon compte, qu'entre le fossé des conteurs et le fossé des psychologues, il y a une voie très large, la vie elle-même, la réalité des êtres et des choses, ni trop basse ni trop haute, avec son train moyen et sa bonhomie puissante, d'un intérêt d'autant plus grand qu'elle nous donne l'homme plus au complet et avec plus d'exactitude.


IV

J'aime moins la Chartreuse de Parme, parce que sans doute les personnages s'y agitent dans un mi- lieu qui m'est moins connu. Et, si l'on veut' tout de suite ma pensée, j'avouerai que j'ai grand'peine à accepter l'Italie de Stendhal comme une Italie con- temporaine ; selon moi, il a plutôt peint l'Italie du quinzième siècle, avec sa débauche de poisons, ses coups d'épée, ses espions et ses bandits masqués, ses aventures extraordinaires, où l'amour pousse gail- lardement dans le sang. Je ne sais ce que pense M. Taine du romanesque de cette œuvre, mais pour


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moi rien n'est plus compliqué comme intrigue, rien ne détonne plus avec l'idée que je me fais de l'Eu- rope en 1820. Je me trouve là en plein Walter Scott, la rhétorique en moins. Peut-être ai-je tort.

J'ai déjà dit, d'ailleurs, que la Chartreuse de Parme est certainement le seul roman français écrit sur un peuple étranger, qui ait l'odeur de ce peuple. D'or- dinaire, nos romanciers, et les plus grands, se con- tentent d'un peinturlurage de couleur locale tout à fait grossier, tandis que Stendhal est allé au fond de la race. Il la trouve moins platement bourgeoise, plus voluptueuse, sacrifiant moins à l'argent et à l'amour-propre. Je le soupçonne bien de l'avoir vue au travers de ses goûts et de sa nature. Mais il n'en a pas moins marqué d'un trait définitif les grandes lignes de ces tempéraments vifs et libres, dont la grosse affaire est d'aimer et de jouir de la vie, en se moquant de l'opinion,

Ici encore nous retrouvons des esprits supérieurs, des génies. J'en compte jusqu'à quatre : la duchesse Sanseverina, Fabrice, Mosca et Ferrante Palla. Nous sommes toujours dans l'intelligence pure.

Cette duchesse Sanseverina, qui emplit le livre, est bien la fille de Stendhal. Il a mis en elle tous les charmes et toutes les complications de la passion. Elle touche à l'inceste, elle va jusqu'à l'empoisonne- ment, et elle n'en reste pas moins l'héroïne sympa- thique que Stendhal adore. On le sent ravi de ses crimes, je crois même qu'il la pousse à l'atroce, par haine de la banalité. Il est fier d'elle, il dirait volon- tiers, dans sa joie d'étonner le monde : « En voilà une comme vous n'en voyez pas souvent 1 » Écou- tez cette biographie. Gina del Dongo épouse le comte


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Pietranera, un officier de Napoléon, qu'elle aime pas- sionnément, ce qui ne l'empêché pas de le tromper avec un jeune homme nommé Limercati. Son mari meurt, elle a d'aulres amants ; enfin Mosca, le mi- nistre du prince de Parme, tombe amoureux d'elle, et elle devient sa maîtresse. Mais, en même temps, elle est prise d'un coup de passion pour son neveu Fabrice, dont elle pourrait être la mère, ayant seize ans de plus que lui ; et, dès lors, c'est cette passion qui va occuper sa vie, sans l'empêcher de continuer ses relations avec Mosca et de subir d'autres amours. Pour sauver Fabrice de la mort, elle se décide à faire empoisonner le prince de Parme par Ferrante Palla, un fou de génie qui l'adore. Ce n'est pas tout : lors- que le prince est mort, elle doit sauver Fabrice de nouveau, et cette fois elle va jusqu'à se vendre à l'hé- ritier du trône. Enfin, elle vit tranquille avec Mosca, après avoir été torturée de jalousie par les amours de Fabrice et de délia. Stendhal a bien voulu lui épar- gner la chute avec Fabrice. J'oubliais de dire que Mosca, avant de l'épouser, la marie au vieux duc de Sanseverina-Taxis, un ambitieux très riche, qui a le bon goût de mourir et dont elle hérite ; marché qui, en France, suffirait à salir une femme. Telle est l'hé- roïne. Ajoutez qu'elle est belle, qu'elle a une intelli- gence extraordinaire, et que le romancier la met dans une continuelle gloire. Je ne suis pas blessé, je ne vois pas la duchesse dans notre époque, voilà tout. Elle a vécu en France, sous la Fronde. C'est une autre mademoiselle de la Môle, avec des diffé- rences de nature. Stendhal me semble toujours dé- crocher des portraits historiques. Il n'a connu ni la femme ni l'homme modernes.

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Quant à Fabrice del Dongo, il a beaucoup de Julien Sorel. Au début, nous trouvons encore la passion de Napoléon, et cela nous donne cet épisode si remar- quable de la bataille de Waterloo, qui ne tient en rien au roman. Puis, vient également la lutte de l'esprit ecclésiastique et de l'esprit militaire. Comme Julien, Fabrice, qui voudrait être soldat, se trouve forcé de prendre la soutane. Les situations et les idées sont identiques. Ensuite, il est vrai, Fabrice sejelte dans la passion ; c'est une âme plus tendre, plus souple, plus méridionale. Un véritable béros, d'ailleurs, à la mode des romans d'aventures. Il court les che- mins en distribuant des estocades. M. Taine, qui cite avec admiration la façon sèche dont Stendhal conte en deux lignes le duel de Julien, dans le Rouge et le Noir, n'a pas songé à la manière toute romantique dont le romancier a dramatisé les duels de Fabrice, dans la Chartreuse de Parme. Il y a d'abord son affaire avec Giletti le comédien, puis l'affaire avec le comte de M...., dans une cour d'auberge. Je passe les lettres anonymes dont l'emploi est très fréquent, les serviteurs déguisés, tout cet étrange milieu qui, pour moi, semble appartenir aux contes de fée ; et j'arrive au délicieux épisode de la tour Farnèse, aux amours de Fabrice prisonnier avec la belle Glélia, fille

  • u gouverneur. La situation est à peu près la même

que celle de Julien dans la prison de Besançon, car Fabrice est également sous le coup d'une mort pro- chaine; seulement, bien que le psychologue ne lâche pas la continuelle analyse des idées, il tourne ici au conteur, et les faits romanesques prennent la plus grande place. Ce sont toutes sortes de détails singu- liers et peu vraisemblables : la façon dont Fabrice se


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voit avec délia, sa correspondance avec la duchesse grâce à un système de signaux lumineux, puis des let- tres envoyées dans des balles de plomb, puis les cor- des introduites, puis cette miraculeuse descente d'une hauteur prodigieuse, sans qu'une sentinelle bouge : et, au milieu de tout cela, des histoires de poison à chaque page, comme au temps des Borgia. Rien n'est d'un intérêt plus vif; mais nous voilà loin de la simplicité et de la nudité du vrai. Plus tard, Fabrice, qui revient se constituer prisonnier par amour, man- quera encore d'être empoisonné, délia se marie; lui, devient archevêque, et il la possède pendant plu- sieurs années, dans une chambre obscure, parce qu'elle a fait vœu de ne pas le voir et qu'elle entend observer la lettre de son serment ; cette casuistique est un trait de mœurs italiennes qui nous fait un peu sourire. Enfin, lorsque Clélia meurt, Fabrice meurt à son tour, et c'est la dernière page du roman.

Le comte Mosca est la figure qui enthousiasmait le plus Balzac. On sait que Stendhal passait pour avoir voulu faire le portrait du prince de Metternich. « Stendhal a tant exalté le sublime caractère du pre- mier ministre de l'État de Parme, écrit Balzac, qu'il est douteux que le prince de Metternich soit aussi grand que Mosca, quoique le cœur de ce célèbre homme d'Etat offre, à qui sait bien sa vie, un ou deux exemples de passions d'une étendue au moins égale à celle de Mosca... Quant à ce qu'est Mosca dans tout l'ouvrage, quant à la conduite de l'homme que la Gina regarde comme le plus grand diplomate de l'Italie, il a fallu du génie pour créer les incidents, les événements et les trames innombrables et renais- santes, au milieu desquelles cet immense caractère


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se déploie. Quand on vient à songer que l'auteur a tout inventé, tout brouillé, tout débrouillé, comme les choses se brouillent et se débrouillent dans une cour, l'esprit le plus intrépide et à qui les concep- 'ions sont familières, reste étourdi, stupide devant an pareil travail... Avoir osé mettre en scène un homme de génie de la force de M. de Cboiscul, de Potemkin, de M. de Metternich, le créer, prouver la création par l'action même de la créature, le faire mouvoir dans un milieu qui lui soit propre et où ses facultés se déploient, ce n'est pas l'œuvre d'un homme, mais d'une fée, d'un enchanteur. »

J'ai tenu à citer toute cette page, parce qu'elle nous renseigne exactement sur l'idée que nos aînés avaient du génie. J'avoue, pour mon compte, que le génie de Mosca ne m'apparaît pas du tout. Il n'y a pas une page dans l'œuvre où je le trouve véritable- ment grand. Comme politique, il ne fait rien. Il se trouve simplement mêlé à des intrigues de cour, au milieu desquelles il louvoie, en homme prudent et habile qui veut conserver sa place et ne pas perdre sa maîtresse. Tout cela me semble d'un aimable homme, pas davantage ; même Mosca commet des fautes, par platitude de courtisan. Il est vrai que le génie de M. de Metternich, pas plus que celui de M. de Choiseul et de Potemkin, ne nous touchent aujourd'hui. Mosca est allé rejoindre ses modèles. Maintenant, si l'on veut se contenter de voir dans Mosca un type curieux et merveilleusement fouillé, sans l'écraser des mots d'homme sublime et d'im- mense caractère, il est certain que Stendhal a dé- ployé le plus grand talent dans la mise en œuvre d'un pareil personnage. Balzac a raison de s'extasier


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en homme du métier sur la peinture de la cour de Parme, sur cet enchevêtrement d'intrigues qui ana- lyse par les faits eux-mêmes le caractère de Mosca. C'est réellement un prodige d'invention, dans le bon sens du mot. On dirait les annales vraies d'une petite cour. Je ne me risque pas à résumer cette action si multiple, cette sorte de journal tenu heure par heure, où passent des portraits si nettement peints, le prince lui-même avec ses nécessités de cruauté et son fond de vanité sotte, et lé terrible Rassi, et la comtesse Reversi, et toute la clique bourdonnante des courti- sans. Mais, encore un coup, je proteste contre le sublime, je ne vois rien de sublime là dedans. C'est comme cette étrange appréciation de Balzac, résu- mant son opinion sur la Chartreuse de Parme : « En- fin, il a écrit le Prince moderne, le roman que Machia- vel écrirait, s'il vivait banni de l'Italie au dix-neuvième siècle » ; je ne la comprends pas davantage, car du diable si l'Ernest IV de Stendhal me représente le prince moderne, avec ses soucis d'un autre âge et son idée fixe de ressembler à Louis XIV ! C'est une piquante caricature de la royauté faite par un homme d'infiniment d'esprit, et rien de plus.

Je m'arrêterai un instant encore à Ferrante Palla, cette figure bizarre dont l'impression reste si vive dans la mémoire du lecteur. Ce Ferrante Palla est un proscrit politique, un tribun condamné à mort, qui en est réduit à voler pour vivre. Voici quelques- unes des phrases qu'il adresse à la duchesse, et qui résument son histoire : « Depuis qu'en remplissant mes devoirs de citoyen, je me suis fait condamner à mort, je vis dans les bois, et je vous suivais, non pour vous demander l'aumône ou pour vous voler, mais

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comme un sauvage fasciné par une angélique beauté. Il y a si longtemps que je n'ai vu doux belles mains blanches... Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j'ai quelque chose, je leur rendrai les sommes volées. J'estime qu'un tribun du peuple tel que moi exécute un travail qui, à raison de son danger, vaut bien cent francs par mois ; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents francs par an. » Et c'est cet étrange voleur que la duchesse charge d'empoi- sonner le prince. La scène du pacte est longue. Quand il a accepté, et qu'il se retire, elle le rappelle : « Ferrante ! s'écria-t-elle ; homme sublime ! » Il re- vient, il repart, et elle le rappelle encore : « Il rentra d'un air inquiet ; la duchesse était debout au milieu du salon ; elle se jeta dans ses bras. Au bout d'un instant, Ferrante s'évanouit presque de bonheur ; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte. Voilà le seul homme qui m'ait comprise, dit-elle, c'est ainsi qu'eût agi Fabrice, s'il eût pu m'entendre. » Telle est une des scènes sur lesquelles Balzac insiste le plus, pour témoigner son enthousiasme débordant ; il est vrai qu'il revient tou- jours à la comparaison avec Walter Scott, ce qui au- jourd'hui nous gâte un peu la louange. Je crois qu'il ne faut pas trop analyser la scène au point de vue de la valeur exacte des faits. L'homme sublime m'é- chappe encore dans Ferrante Palla, et ce voleur ori- ginal qui a l'air d'accomplir une gageure, ce tribun qui se pend au cou des duchesses, appartient beau- coup plus à l'invention qu'à la réalité. Mais ce qui me surprend plus encore, c'est l'admiration qu'il soulève chez la duchesse. Elle est aimée, cela ne devrait pas l'étonner. Bien des républicains, pour un baiser d'elle,


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iraient tuer le prince, d'autant plus qu'ils sont tout disposés à le tuer, même pour rien. Il est vrai que Balzac voit là l'âme de l'Italie, et je m'incline, car il entre dus lors dans une question que je ne sens plus. Selon moi, Ferrante Palla est une des bonnes figures de Walter Scott. Stendhal n'est même plus ici t. grand psychologue ; il devient un conteur, il frappe l'imagination. Aussi Ferrante Palla reste-t-il dans le souvenir comme un héros d'Alexandre Dumas ou de Victor Hugo. Je voulais simplement appuyer cette opinion émise par moi : la Chartreuse de Parme est pour le moins autant un roman d'aventures qu'une œuvre d'analyse.

Si je résumais mon jugement, je dirais que, dans ce livre, je vois surtout une application des thoéries de Stendhal sur l'amour. On sait qu'il avait un sys- tème aussi ingénieux que compliqué. Or, dans la Chartreuse de Parme, on retrouverait sans peine tous les genres d'amour qu'il a classifiés, depuis l'amour- vanité jusqu'à l'amour-passion. C'est comme une vaste expérience, etl'Italie a été particulièrementchoi- sie, parce que cette expérience pouvait s'y faire avec plus de facilité. Sans doute, on retrouve aussi l'idéo- logue ; par exemple, il y a des conversations de la Sanseverina et du comte Mosca, où les deux inter- locuteurs sont évidemment deux compères qui se renvoient l'un à l'autre les idées de Stendhal lui- même. En outre, les personnages procèdent toujours par longs monologues, c'est encore la même méca- nique cérébrale en branle. Seulement, les faits tien- nent ici plus de place.

Ce qu'il faut noter aussi, c'est que Stendhal, tout en affectant le dédain du monde extérieur, a été le


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premier romancier qui ait obéi à la loi des milieux géographiques et sociaux. 11 fait cette remarque dans sa préface de la Chartreuse de Parme, remarque pro- fondément juste : « Il me semble que toutes les fois qu'on s'avance de deux cents lieues du Midi au Nord, il y a lieu à un nouveau paysage comme à un nou- veau roman. «Toute la loi des milieux est là. Compa- rez, par exemple, les amours de mademoiselle de La Môle à ceux delà duchesse Sanseverina: d'abord les tempéramentsne sont pas les mêmes, mais il est cer- tain ensuite queles ravages différents produitspar ces amours, tiennent aux différences des climats et des sociétés où ils se produisent. Il faut analyser les deux œuvres à ce point de vue. Stendhal appliquait en philosophe des théories que nous tâchons aujour- d'hui d'appliquer en savants. Sa formule n'est point encore la nôtre, mais la nôtre découle de la sienne. Il ne faudrait pas croire, d'ailleurs, que Balzac épargnât les critiques à la Chartreuse de Parme. Je résume ces critiques. Le livre manque de méthode; l'auteur aurait dû commencer par sa magnifique es- quisse de la bataille de Waterloo ; tout le début du livre, beaucoup trop long, gagnerait à être résumé en un court récit; faute d'unité, on ne sait trop où est le sujet, s'il porte sur Fabrice ou sur la cour de Parme ; enfin, le dénouement est un autre livre qui commence. Balzac écrit encore cette phrase : « Le côté faible de cette œuvre est le style. » Ces critiques sont justes. Je les résumerai ainsi : la logique man- que, et dans la composition de l'œuvre, et dans le style dont elle est écrite. C'est ce qu'il me reste à étudier, avant de conclure.


STENDI1AL. i 17


Voyons donc la composition et le style, dans les romans de Stendhal.

Pour nous tous, enfants plus ou moins révoltés du romantisme, cette composition lâchée et ce style in- correct de Stendhal sont de grands tourments. Me permettra-t-on de faire une confession personnelle? En expliquant mon cas, je suis au moins certain de porter la question sur un terrain que je connais. Ja- mais je n'ai pu lire Stendhal sans être pris de doute sur la forme. La vérité est-elle du côté de cet esprit supérieur qui aie dédain absolu de la rhétorique? ou bien est-elle du côté des artistes qui ont fait à no- tre époque un instrument si sonore et si riche de la langue française? Et si l'on me répond que la vérité est entre les deux, à quel juste milieu devrai-je donc m'arrêter ? Problème troublant pour les jeunes écrivains qui tâchent de se rendre un compte exact de leur époque littéraire, et qui ont la belle ambition de laisser des œuvres durables.

Je sais bien ce qu'on dit dans un camp et dans l'autre. M. Taine, qui est avec Stendhal, passe sous silence la question du style et de la composition. Même il semble faire un éloge au romancier de ne pas s'arrêter à ces vains détails de rhétorique. Pour lui, si Stendhal est supérieur, c'est justement parce qu'il n'est pas un rhétoricien. Dans le camp opposé, de grands écrivains, qu'il est inutile de nommer ici, nient radicalement Stendhal, parce qu'il n'a pas la symétrie latine et qu'il se flatte d'employer le style barbare et incolore du Gode ; et ils ajoutent, avec


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quelque raison, qu'il n'y a point d'exemple qu'un li- vre écrit sans rhétorique se soit transmis d'âge en âge à l'admiration des hommes. Tout cela est excel- lent. Evidemment, c'est d'un esprit supérieur, que de s'affranchir des mots et de voir simplement dans la langue un interprète docile; mais, d'autre part, l'art, ou mieux encore la science de la langue existe, la rhétorique nous a légué des chefs-d'œuvre, et il semhle impossible de se passer d'elle.

Voilà donc les deux opinions contraires, entre les- quelles nous sommes tiraillés. Que de fois j'ai détesté mes phrases, pris du dégoût de ce métier d'écrivain, que tout le monde possède aujourd'hui ! J'entendais sonner le creux sous les mots, et j'avais honte des queues d'épithètes inutiles, des panaches plantés au bout des tirades, des procédés qui revenaient sans cesse pour introduire dans l'écriture les sons de la musique, les formes et les couleurs des arts plasti- ques! Sans doute, il y a là des curiosités littéraires séduisantes, un raffinement d'art qui me charme en- core ; mais, il faut bien le dire à la fin, cela n'est ni puissant, ni sain, ni vrai, poussé à l'éréthisme ner- veux où nous en sommes venus. Oui, il nous faut de la simplicité dans la langue, si nous voulons en faire l'arme scientifique du siècle. Et pourtant, chaque fois que je me remettais à lire Stendhal, occupé de ces idées, j'étais rebuté presque tout de suite. Je l'accep- tais de tête, par théorie, lorsque je ne le lisais pas. Dès que je l'étudiais, je me sentais pris d'un ma- laise ; en un mot, il ne me satisfaisait point. Je vou- lais bien une composition simple, une langue nette, quelque chose comme une maison de verre laissant voir les idées à l'intérieur; je rêvais même le dédain


STENDHAL. 119

de la rhétorique, les documents humains donnes dans leur nudité sévère. Mais, décidément, Stendhal n'était pas mon homme. Quelque chose me blessait en lui. Je l'admirais dans son principe, et je me re- fusais, dès qu'il passait à l'application.

Eh bien! j'ai compris d'où venait mon malaise. Stendhal, ce logicien des idées, n'est pas un logicien de la composition ni du style. C'est là le trou chez lui, le défaut qui le rapetisse. N'est-ce pas surprenant? Voilà un psychologue de premier ordre, qui dé- brouille avec une lucidité extraordinaire l'écheveau des idées, dans le crâne d'un personnage; il montre l'enchaînement des mouvements de l'âme, il en éta- blit l'ordre exact, il a pour expliquer chaque état une méthode d'analyse systématique. Et, dès qu'il passe à la composition, dès qu'il doit écrire, toute cette admirable logique s'en va. Il donne ses notes au petit bonheur, il jette ses phrases au caprice de la plume. Plus de méthode, plus de système, plus d'ordre d'aucune sorte; c'est uu pêle-mêle, et un pêle-mêle affecté, dont il paraît tirer vanité. Pour- tant, il y a une logique pour la composition et le style, qui n'est, en somme, que la logique même des faits et des idées. La logique de tel fait entraîne la logique de l'ordre dans lequel on doit le présenter; la logique de telle idée, chez un personnage, déter- mine la logique des mots qui doivent l'exprimer. Remarquer qu'il n'est pas du tout question de rhéto- rique, de style imagé et brillant. Je dis seulement que, dans cet esprit supérieur de Stendhal, il y avait une lacune, ou pis encore, une contradiction. 11 re- niait sa méthode, dès qu'il passait des idées àla langue.

Je ne puis m'étendre, et ce sont surtout ici des


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notes jetées. D'ailleurs, il est inutile de prouver le manque de composition logique, dans les romans de Stendhal ; ce manque de composition saute aux yeux, surtout dans la Chartreuse de Parme. Balzac, si en- thousiaste, a très bien senti que le roman n'avait pas de centre ; le sujet va au gré des épisodes, et le livre, qui a commencé par une entrée en matière intermi nable, s'achève brusquement, juste à l'heure où l'au- teur vient d'entamer une nouvellehistoire. Quant au style, il court de même tous les casse-cou. Le juge- ment de Balzac est encore très juste. « Le coté faible de cette œuvre est le style, dit-il, en tant qu'arrange- ment de mots, car la pensée éminemment française soutient la phrase. » Cet arrangement des mots n'est précisément que la logique du style; et, je le répète, je m'étonne de ne pas la trouver chez Stendhal, qui est un maître pour l'arrangement des idées. Je ne lui reproche pas ses négligences, des qui, des que à la pelle, des répétitions de termes qui reviennent jus- qu'à dix fois dans une page, même des fautes gram- maticales usuelles; ce que je lui reproche, c'est la structure illogique de ses phrases et de ses alinéas, c'est ce mépris de toute méthode dans l'art d'écrire,, c'est en un mot une forme qui n'est pas pour moi la forme de ses idées. Il est logicien, qu'il écrive en logicien ; s'il n'écrit pas en logicien, il m'apporte son système d'idéologue en style lâché, il me cause un malaise, parce qu'il n'est pas complet et que quel- que chose grince dans son œuvre. ,

On parle de Saint-Simon. Mais Saint-Simon est un maître de la langue, dans son incorrection superbe. Son style est un torrent qui roule de l'or, à côté du ruisseau de Stendhal, souvent très clair, mais qui se


STENDHAL. 12t

brise et se trouble à chaque accident du terrain. D'ailleurs, je ne veux pas le juger en poète. Il se pique de n'être pas imagé, de n'avoir pas d'épithètes qui peignent, de ne sacrifier ni à l'éloquence ni à la fantaisie. Prenons-le donc pour ce qu'il veutêtre. Or, ce qui n'est pas correct n'est pas clair, ce qui manque de logique ne tient plus debout. Faisons bon marché delà rhétorique, mais dans ce cas gardons la logique. Voilà donc, pour moi, quel serait le rêve : avoir cette belle simplicité que M. Taine célèbre, couper tous nos plumets romantiques, écrire dans une lan- gue sobre, solide, juste; seulement, écrire cette lan- gue en logiciens et en savants de la forme, du mo- ment où nous prétendons être des savants et des logiciens de l'idée. Je ne vois aucune supériorité à patauger dans les mots, lorsqu'on a l'ambition de ne pas patauger dans les idées. Si Stendhal a écrit incor- rectement et sans méthode, pour montrer combien il était supérieur, combien un psychologue de sa force se moquait de la langue, il n'est arrivé qu'à ce beau résultat d'être inconséquent et de se diminuer. Mais je crois qu'on aurait tort de voir là le mépris d'un métaphysicien pour la matière ; il obéissait à ses facultés, rien de plus. Ce que je veux dire, en somme, à notre jeunesse que les questions littérai- res passionnent, c'est que la haine légitime de la rhétorique romantique ne doit jeter personne dans ce style illogique de Stendhal. La vérité n'est pas dans cette réaction. En admettant qu'on puisse se faire un style, il faut chercher à se le faire par la méthode scientifique qui triomphe aujourd'hui. De même qu'un personnage est devenu pour nous un organisme complexe qui fonctionne sous l'influence

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122 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

d'un certain milieu, de même la langue a une struc- ture déterminée par des circonstances humaines et sociales. On a dit avec raison qu'une langue était une philosophie; on peut dire aussi qu'une langue est une science. Ce n'est se montrer ni bon philosophe ni bon savant que de mal écrire. Traitons la forme comme nous traitons nos personnages, par l'analyse logique. Un livre de composition boiteuse et de style incorrect est comme un être estropié. Je rêve un chef-d'œuvre, un roman où l'homme se trouve- rait tout entier, dans une forme solide et claire, qui en serait le vêtement exact.

Avant de finir, je veux faire une remarque qui me tourmente. D'où vient que les personnages de Sten- dhal ne s'imposent pas davantage à la mémoire? On dit qu'il a écrit pour les gens supérieurs et que de là vient le peu de popularité des types qu'il a laissés. C'est une raison, mais elle ne suffit pas, car Stendhal est aujourd'hui assez lu pour que le public le con- naisse. Or, il est certain queni Julien Sorel,ni Mosca, ni la Sanseverina, ne sont dans notre intimité, comme par exemple le père Goriot et le pare Gran- det. Cela vient évidemment, comme je l'ai montré, de ce que les personnages de Stendhal sont beaucoup plus des spéculations intellectuelles que des créations vivantes. Julien Sorel ne laisse aucune idée nette ; il est compliqué comme une machine dont on finit par ne plus voir clairement la fonction ; sans compter qu'il a l'air le plus souvent de se moquer du monde. Ajoutez qu'il n'apporte pas son atmosphère, qu'il se découpe à angle aigu, ainsi qu'un raisonnement. Le père Goriot, au contraire, se meut dans son air pro- pre, nous le voyons vêtu, marchant, parlant; l'ana-


STENDHAL. Ï23

lyse, au lieu de le compliquer, le simplifie; et il est sincère, et il vit pour son compte. Voilà pourquoi il s'impose, pourquoi nous ne l'oublierons plus, après l'avoir rencontré une fois. N'est-il pas singulier que Balzac, si tumultueux et si excessif, soit en somme le génie qui simplifie et qui souffle la vie à ses per- sonnages, tandis que Stendhal, si sec, si clair, n'ar- rive qu'à compliquer ses personnages, au point d'en faire de purs phénomènes cérébraux, qui semblent en dehors de l'existence? Cela m'amène à conclure. Stendhal n'a pris que la tête de l'homme, pour y faire des expériences de psychologue. Balzac a pris l'homme tout entier, avec ses organes, avec les mi- lieux naturels et sociaux, et il a complété les expé- riences du psychologue par celles du physiologiste. Je termine. Il s'est formé, à la suite de Stendhal et de Balzac, tout un groupe d'étranges admirateurs, qui vont chercher dans les œuvres de ces maîtres les parties fantasmagoriques, les exagérations de sys- tème, les enflures du tempérament. Ainsi, de Bal- zac, ils prendront Y Histoire des Treize et la Femme de trente ans; ils rêveront du grand monde singulier que le romancier avait créé de toutes pièces, ils vou- dront être Rastignacou Rubempré, pour bouleverser la société et goûter des jouissances inconnues. C'est le coup de folie romantique qui a fêlé le talent de M. Barbey d'Aurevilly. Quant à Stendhal, il sera pour eux un alchimiste extraordinaire de la pensée hu- maine, qui tire des cervelles la quintessence du génie. Julien et Mosca leur apparaîtront comme des puits de profondeur où ils se noieront, et ils aime- ront la Sanseverina, pour la séduction de sa naïve perversité. Avec ces dangereux disciples, tout pas-


12i LES ROMANCIERS NATURALISTES.

sant devient un homme immense, le sublime court les mes. Ils ne peuvent causer dix minutes avec n'importe qui, sans l'aire du Balzac et surtout du Stendhal, cberchant sous les mots, manipulant les cervelles, découvrant des abîmes. Ce n'est point ici delà fantaisie; je connais des garçons fort intelli- gents qui comprennent de la sorte les maîtres du naturalisme moderne. Eh bien ! je déclare tout net qu'ils sont dans le cauchemar. Peu m'importe que Balzac ait été le rêveur le plus prodigieux de son temps et que Stendhal ait vécu dans le mirage de la supériorité. Leurs œuvres seules sont en cause, et elles n'ont de bon aujourd'hui que la somme de vérité qu'elles apportent. Le reste peut être d'une étude curieuse, notre admiration ne doit pas y aller, surtout si cette admiration se traduit •ensuite en règles d'école. Ce n'est ni comprendre ni aimer Stendhal, que de voir le monde au travers de mademoiselle de la Môle et de prendre Mosca pour un génie extraordinaire. Stendhal est grand toutes les fois que son admirable logique le conduit à un document humain incontestable ; mais il n'est plus qu'un précieux de la logique, lorsqu'il torture son per- sonnage pour le singulariser et le rendre supérieur. J'avoue franchement qu'alors je ne puis le suivre ; ses allures de mystère diplomatique, son ironie pincée, ces portes qu'il ferme et derrière lesquelles il n'y a souvent qu'un néant laborieux, me donnent sur les nerfs. Il est notre père à tous comme Balzac, il a apporté l'analyse, il a été unique et exquis, mais il a manqué de la bonhomie des romanciers puissants. La vie est plus simple.


GUSTAVE FLAUBERT


L'ECRIVAIN


I


Quand Madame Bovary parut, il y eut toute une évolution littéraire. Il sembla que la formule du ro- man moderne, éparse dans l'œuvre colossale de Balzac, venait d'être réduite et clairement énoncée dans les quatre cents pages d'un livre. Le code de l'art nouveau se trouvait écrit. Madame Bovary avait une netteté et une perfection qui en faisaient le roman type, le modèle définitif du genre. Il n'y avait plus, pour chaque romancier, qu'à suivre la voie tracée, en affirmant son tempérament particulier et en tâ- chant de faire des découvertes personnelles. Certes, les conteurs de second ordre continuèrent à battre monnaie avec leurs histoires à dormir debout ; les écrivains qui se sont taillé une spécialité en amusant

11.


1-2C» LES ROMANCIERS NATURALISTES.

les dames n'abandonnèrent pas leurs récits à l'eau de rose. Mais ions les débutants de quelque avenir reçurenl une profonde secousse; et il n'en est pas un aujourd'hui, parmi ceux qui ont grandi, qui ne doiVe reconnaître tout au moins un initiateur en Gustave Flaubert. Il a, je le répèle, porté la hache et la lumière dans la forêt parfois inextricable de Balzac. Il a dit le mot vrai et juste que tout le monde attendait.

Je ne veux faire ici aucune comparaison entre Balzac et Gustave Flaubert. Nous sommes trop près encore, nous n'avons pas le recul nécessaire; puis, les mérites sont trop différents pour qu'un jugement pareil puisse être rendu sans des considérants très compliqués. Mais, tout en évitant de me prononcer autrement, je me trouve forcé de rappeler quels sont les grands traits caractéristiques des œuvres de Balzac, afin de mieux expliquer la nouvelle méthode des romanciers naturalistes.

Le premier caractère du roman naturaliste, dont Madame Bovary est le type, est la reproduction exacte de la vie, l'absence de tout élément roma- nesque. La composition de l'œuvre ne consiste plus que dans le choix des scènes et dans un certain ordre harmonique des développements. Les scènes sont elles-mêmes les premières venues : seulement, l'auteur les a soigneusement triées et équilibrées, de façon à faire de son ouvrage un monument d'art et de science. C'est de la vie exacte donnée dans un cadre admirable de facture. Toute invention extra- ordinaire en est donc bannie. On n'y rencontre plus des enfants marqués à leur naissance, puis perdus, pour être retrouvés au dénouement. Il n'y est plus


GUSTAVE FLAUBERT. 427

question de meubles à secret, de papiers qui servent, au bon moment, à sauver l'innocence persécutée. Même toute intrigue manque, si simple qu'elle soit. Le roman va devant lui, contant les choses au jour le jour, ne ménageant aucune surprise, offrant tout au plus la matière d'un fait divers*; et, quand il est uni, c'est comme si l'on quittait la rue pour rentrer chez soi. Balzac, dans ses chefs-d'œuvre : Eugénie Grandet, les Parents pauvres, le Père Goriot, a donné ainsi des pages d'une nudité magistrale, où son ima- gination s'est contentée de créer du vrai. Mais, avant d'en arriver à cet unique souci des peintures exactes, il s'était longtemps perdu dans les inventions les plus singulières, dans la recherche d'une terreur et d'une grandeur fausses ; et l'on peut même dire que jamais il ne se débarrassa tout à fait de son amour des aventures extraordinaires, ce qui donne à une bonne moitié de ses œuvres l'air d'un rêve énorme fait tout haut par un homme éveillé.

Où la différence est plus nette à saisir, c'est dans le second caractère du roman naturaliste. Fa- talement, le romancier tue les héros, s'il n'accepte que le train ordinaire de l'existence commune. Par héros, j'entends les personnages grandis outre me- sure, les pantins changés en colosses. Quand on se soucie peu de la logique, du rapport des choses en- tre elles, des proportions précises de toutes les parties d'une œuvre, on se trouve bientôt emporté à vouloir faire preuve de force, à donner tout son sang et tous ses muscles au personnage pour lequel on éprouve des tendresses particulières. De là, ces gran- des créations, ces types hors nature, debout, et dont les noms restent. Au contraire, les bonshommes se


128 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

rapetissent et se mettent à leur rang, lorsqu'on éprouve la seule préoccupation d'écrire une œuvre vraie, pondérée, qui soit le procès-verbal fidèle d'une aventure quelconque. Si l'on a l'oreille juste en cette matière, la première page donne le ton des autres pages, une tonalité harmonique s'établit, au- dessus de laquelle il n'est plus permis de s'élever, sans jeter la plus abominable des fausses notes. On a voulu la médiocrité courante de la vie, et il faut y rester. La beauté de l'œuvre n'est plus dans le grandissement d'un personnage, qui cesse d'être un avare, un gourmand, un paillard, pour devenir l'a- varice, la gourmandise, la paillardise elles-mêmes ; elle est dans la vérité indiscutable du document humain, dans la réalité absolue des peintures où tous les détails occupent leur place, et rien que cette place. Ce qui tiraille presque toujours les romans de Balzac, c'est le grossissement de ses héros ; il ne croit jamais les faire assez gigantesques ; ses poings puis- sants de créateur ne savent forger que des géants. Dans la formule naturaliste, cette exubérance de l'artiste, ce caprice de composition promenant un personnage d'une grandeur hors nature au milieu de personnages nains, se trouve forcément con- damné. Un égal niveau abaisse toutes les têtes, car les occasions sont rares, où l'on ait vraiment à met- tre en scène un homme supérieur.

J'insisterai enfin sur un troisième caractère. Le romancier naturaliste affecte de disparaître complè- tement derrière l'action qu'il raconte. Il est le met- teur en scène caché du drame. Jamais il ne se mon- tre au bout d'une phrase. On ne l'entend ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu'il ne se


GUSTAVE FLAUBERT. 129

permet de juger leurs actes. C'est même cet appa- rent désintéressement qui est le trait le plus dislinc- tif. On chercherait en vain une conclusion, une mo- ralité, une leçon quelconque tirée des faits. 11 n'y a d'étalés, de mis en lumière, uniquement que les faits, louables ou condamnables. L'auteur n'est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce qu'il trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs concluront, s'ils le veulent, chercheront la vraie moralité, lâcheront de tirer une leçon du livre. Quant au romancier, il se tient à l'écart, surtout par un motif d'art, pour laisser à son œuvre son unité impersonnelle, son caractère de procès-verbal écrit à jamais sur le marbre. Il pense que sa propre émo- tion gênerait celle de ses personnages, que son ju- gement atténuerait la hautaine leçon des faits. C'est là toute une poétique nouvelle dont l'application change la face du roman. Il faut se reporter aux ro- mans de Balzac, à sa continuelle intervention dans le récit, à ses réflexions d'auteur qui arrivent à toutes les lignes, aux moralités de toutes sortes qu'il croit devoir tirer de ses œuvres II est sans cesse là, à s'ex- pliquer devant les lecteurs. Et je ne parle pas des digressions. Certains de ses romans sont une véri- table causerie avec le public, quand on les compare aux romans naturalistes de ces vingt dernières années, d'une composition si sévère et si pondérée. Balzac est encore pour nous, je le répète, une puissance avec laquelle on ne discute pas. Il s'im- pose, comme Shakspeare, par un souffle créateur qui a enfanté tout un monde. Ses œuvres, taillées à coups de cognée, à peine dégrossies le plus souvent, offrant le plus étonnant mélange du sublime et du


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pire, restent quand même l'effort prodigieux du plus vaste cerveau de ce siècle. Mais, sans le dimi- nuer, je puis dire ce que Gustave Flaubert a fait du roman après lui : il l'a assujetti à des règles fixes d'observation, l'a débarrassé de l'enflure fausse des personnages, l'a changé en une œuvre d'art harmoni- que, impersonnelle, vivant de sa beauté propre, ainsi qu'un beau marbre. Telle est l'évolution accomplie par l'auteur de Madame Bovary. Après l'épanouisse- ment littéraire, la féconde production de 1830, il a trouvé moyen d'inventer un genre et de jeter les préceptes d'une école. Son rôle a été surtout de par- ler au nom de la perfection, du style parfait, de la composition parfaite, de l'œuvre parfaite, défiant les âges. Il semble être venu, après ces années de fécon- dité fiévreuse, après l'effroyable avalanche de livres écrits au jour le jour, pour rappeler les écrivains au purisme de la forme, à la recherche lente du trait définitif, au livre unique où tient toute une vie d'homme.


Il


Gustave Flaubert est né à Rouen. C'est un Nor- mand à larges épaules. Il y a chez lui de l'enfant et du géant. Il vit dans une solitude presque complète, passant quelques mois de l'hiver à Paris, travaillant le reste du temps dans une propriété qu'il possède près de Rouen, au bord de la Seine. Je me reproche même les quelques détails intimes que je donne ici. Gustave Flaubert est tout entier dans ses livres; il est inutile de le chercher ailleurs. Il n'a pas de pas-


GUSTAVE FLAUBERT. 131

sion, ni collectionneur, ni chasseur, ni pêcheur. Il fait ses livres, et rien de plus. Il est entré dans la littérature, comme autrefois on entrait dans un ordre, pour y goûter toutes ses joies et y mourir. C'est ainsi qu'il s'est cloîtré, mettant dix années à ■écrire un volume, le vivant pendant toutes les heu- res du jour, ramenant tout à ce livre, respirant, mangeant et buvant par ce livre. Je ne connais pas un homme qui mérite mieux le titre d'écrivain ; celui-là a donné son existence entière à son art.

Il faut donc, je l'ai dit, le chercher uniquement dans ses œuvres. L'homme, qui vit en bourgeois, ne fournirait aucune note, aucune explication intéres- sante. Les grands travailleurs ont fait de nos jours leur existence la plus plate et la plus simple possi- ble, afin de régler leurs journées et de les consacrer au travail du matin au soir, tout comme des com- merçants méthodiques. Le travail à heures réglées est la première condition des besognes de longue haleine, menées fortement jusqu'au bout.

Gustave Flaubert a le travail d'un bénédictin. Il ne procède que sur des notes précises, dont il a pu vérifier lui-même l'exactitude. S'il s'agit d'une re- cherche dans des ouvrages spéciaux, il se condam- nera à fréquenter pendant des semaines les biblio- thèques, jusqu'à ce qu'il ait trouvé le renseignement désiré. Pour écrire, par exemple, dix pages, l'épisode d'un roman où il mettra en scène des personnages s'occupant d'agriculture, il ne reculera pas devant l'ennui de lire vingt, trente volumes traitant de la matière; et il ira en outre interroger des hommes compétents, il poussera les choses jusqu'à visiter des champs en culture, pour n'aborder son épisode


132 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

qu'en entière connaissance de cause. S'il s'agit d'une description, il se rendra sur les lieux, il y vivra. Ainsi, pour le premier chapitre de Y Education senti- mentale, qui a, comme cadre, le voyage d'un bateau à vapeur remontant la Seine de Paris à Montereau, il a suivi le fleuve en cabriolet tout du long, le trajet ne se faisant plus en bateau à vapeur depuis long- temps. Même, lorsqu'il choisit, pour placer une scène, un horizon imaginaire, il se met en quête de cet horizon tel qu'il l'a souhaité, et n'est satisfait que lorsqu'il a découvert un coin de pays lui don- nant à peu près l'impression rêvée. Et, à chaque détail, c'est ainsi un souci continu du réel. Il con- sulte les gravures, les journaux du temps, les livres, les hommes, les choses. Chaque page, pour les cos- tumes, les événements historiques, les questions techniques, le décor, lui coûte des journées d'études. Un livre lui fait remuer un monde. Dans Madame Bo- vary, il a mis les observations de sa jeunesse, le coin de Normandie et les hommes qu'il a vus pendant ses trente premières années. Quand il a écrit Y Edu- cation sentimentale, il a fouillé vingt ans de notre histoire politique et morale, il a résumé les maté- riaux énormes fournis par toute une génération d'hommes. Enfin, pour Salammbô et la Tentation de saint Antoine, la besogne a été encore plus consi- dérable : il a voyagé en Afrique et en Orient, il s'est condamné à étudier minutieusement l'antiquité, à secouer la poussière de plusieurs siècles.

Cette conscience est un des traits caractéristiques du talent de Gustave Flaubert. Il semble ne vouloir rien devoir à son imagination. Il ne travaille que sur l'objet qui pose devant lui. Quand il écrit, il ne sa-


GUSTAVE FLAUBERT. 133

crifie .pas un mot à la hâte du moment ; il veut cle 1 un tes parts se sentir appuyé, poser les pieds sur un terrain qu'il connaît à fond, s'avancer en maître au milieu d'un pays conquis. Et cette probité littéraire vient de ce désir ardent de perfection, qui est en somme toute sa personnalité. Il refuse une seule erreur, si légère qu'elle soit. Il a besoin de se dire que son œuvre est juste, complète, définitive. Une tache le rendrait très malheureux, le poursuivrait d'un remords, comme s'il avait commis une mau- vaise action. Il n'est parfaitement tranquille que lorsqu'il est convaincu de la vérité exacte de tous les détails contenus dans son ouvrage. C'est là une cer- titude, une perfection, dans laquelle il se repose. En toutes choses, il entend dire le dernier mot.

On comprend les lenteurs fatales d'un pareil pro- cédé. Gela explique comment, en étant un gros tra- vailleur, Gustave Flaubert n'a produit que quatre œuvres, qui ont paru à de longs intervalles : Madame Bovary, en 1856; Salammbô, en 1863; X Education sentimentale, en 1869; la Tentation de saint Antoine, en 1874. Il a travaillé à ce dernier ouvrage pendant vingt ans, l'abandonnant, le reprenant, n'arrivant pas à se satisfaire, poussant la conscience jusqu'à refaire quatre et cinq fois des passages entiers.

Quant à son travail de style, il est également labo- rieux. J'hésite toujours à me pencher sur l'épaule d'un écrivain pour surprendre son enfantement. Pourtant, il y a des révélations instructives, qui sont du domaine de l'histoire littéraire. Gustave Flaubert, avant d'écrire le premier mot d'un livre, a, en notes classées et étiquetées, la valeur de cinq ou six volu- mes. Souvent toute une page de renseignements ne-

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134 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

lui donne qu'une ligne. 11 travaille sur un plan mûrement étudié et arrêté dans toutes ses parties, d'une façon très détaillée. Quant au reste, à la mé- thode même de rédaction, je crois qu'il rédige d'un trait, et relativement assez vite, un certain nombre de pages, un morceau complet; puis, il revient sur les mots laissés en blanc, sur les phrases peu heu- reuses ; et c'est alors qu'il s'attarde aux négligences les plus légères, s'entêtant sur certains tours, s'ap- pliquant à chercher l'expression qui fuit. Le premier jet n'est ainsi qu'une sorte de brouillon, sur lequel il travaille ensuite pendant des semaines. Il veut que la page sorte de ses mains, ainsi qu'une page de marbre, gravée à jamais, d'une pureté absolue, se tenant debout d'elle-même devant les siècles. C'est là le rêve, le tourment, le besoin qui lui fait discuter longuement chaque virgule, qui, durant des mois, l'occupe d'un terme impropre, jusqu'à ce qu'il ait la joie victorieuse de le remplacer par le mot juste.

J'arrive au style de Gustave Flaubert. Il est un des plus châtiés que je connaisse; non que l'auteur ait le moins du monde l'allure classique, figée dans une correction grammaticalement étroite ; mais il soigne, je l'ai dit, jusqu'aux virgules, il met des journées, s'il le faut, sur une page pour l'obtenir telle qu'il l'a rêvée. Il poursuit les mots répétés jusqu'à trente et quarante lignes de distance. Il se donne un mal in- fini pour éviter les consonnances fâcheuses, les redoublements de syllabe offrant quelque dureté. Surtout, il proscrit les rimes, les retours de fin de phrase apportant le même son; rien ne lui semble gâter autant un morceau de style. Je lui ai souvent


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entendu dire qu'une page de belle prose était deux fois plus difficile à écrire qu'une page de beaux vers. La prose a, par elle-même, une mollesse de con- tours, une fluidité qui la rend très pénible à couler dans un moule solide. Lui, la voudrait dure comme du bronze, éclatante comme de l'or. Avec Gustave Flau- bert, nous revenons toujours à une idée d'immortalité, àl'ambition puissante défaire éternel. Et, seul, il peut s'aventurer dans cette lutte corps à corps avec une lan- gue souple qui menace toujours de couler entre ses doigts. Je connais des jeunes gens qui, poussant cette recbercbe de la prose marmoréenne jusqu'àla mono- manie, en sont arrivés à avoir peur de la langue. Les motsles effraient, ilsne savent plus lesquels employer, et ils reculent devant toutes les expressions ; ils se font des poétiques étranges qui excluent ceci et cela ; ils sont d'une sévérité outrée sur certaines tournures, sans s'apercevoir qu'ils tombent, d'autre part, dansles négligences les plus regrettables. Cette tension con- tinue de l'esprit, cette surveillance sévère sur tous les écarts de la plume, finissent, cbez les esprits étroits, par stériliser la production et arrêter l'essor de la personnalité. Gustave Flaubert, qui, en cela, est un modèle bien dangereux à suivre, y a gagné sa haute attitude d'écrivain impeccable. Son rêve a dû être certainement de n'écrire qu'un livre dans sa vie : il l'aurait sans cesse refait, sans cesse amélioré; il ne se serait décidé à le livrer au public qu'à son heure dernière, lorsque, la plume tombant de ses doigts, il n'aurait plus eu la force de le refaire. Il le répète parfois, un homme n'a qu'un livre en lui.

La qualité maîtresse de Gustave Flaubert, avec un pareil travail, est naturellement la sobriété. Tous ses


t36 LES ROMANCIERS NATUHALISTES.

«fforts tendent à faire court et à faire complet. Dans un paysage, il se contentera d'indiquer la ligne et la couleur principales ; niais il voudra que cette ligne dessine, que cette couleur peigne le paysage en en- tier. De même pour ses personnages, il les plante de- bout d'un mot, d'un geste. Plus il est allé, et pins il a tendu à algébriser en quelque sorte ses formules lil- téraires. Il tâche d'escamoter les actions secondaires, va d'un bout à l'autre d'un livre sans revenir sur lui- même. En outre, comme il se désintéresse, n'inter- vient jamais personnellement, se défend de laisser percer son émotion, il veille à ce que son style mar- che toujours'd'un pas rhythmique, sans une secousse, aussi clair partout qu'une glace, réfléchissant avec netteté sa pensée. Cette comparaison d'une glace est fort juste, car son ambition est à coup sûr de trouver une forme de cristal, montrant derrière elle les êtres et les choses, tels que son esprit les a conçus. Ajoutez que Gustave Flaubert n'a pas que ce souhait de clarté. Il veut le souffle. Il a ce vent puissant qui va du pre- mier mot d'une œuvre au dernier, en faisant enten- dre, sous chaque ligne, le ronflement superbe des grands styles. La forme limpide, sèche et cassante du dix-huitième siècle n'est point du tout son affaire. Avec la clarté, il a le besoin impérieux de la couleur, et du mouvement, et de la vie. Nous touchons ici à la personnalité du romancier, au secret même de son talent et de la formule nouvelle qu'il a ap- portée.

Gustave Flaubert est né en pleine période roman- tique. Il avait quinze ans au moment des grands suc- cès de Victor Hugo. Toute sa jeunesse a été enthou- siasmée par l'éclat de la pléiade de 1830. Et il a gardé


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au front comme une flamme lyrique de l'âge de poé- sie qu'il a traversé. Même il doit avoir dans ses tiroirs, s'il les a conservés, des vers nombreux où il est sans doute difficile de reconnaître le prosateur exact et minutieux de l'Éducation sentimentale. Plus tard, à cette heure où l'on regarde en soi et autour de soi, il ■a compris quelle était son originalité, il est devenu un grand romancier, un peintre implacable de la bêtise et de la vilenie humaines. Mais la dualité est restée en lui. Le lyrique n'est pas mort; il est de- meuré au contraire tout-puissant, vivant côte à côte •avec le romancier, réclamant parfois ses droits, assez sage cependant pour savoir parler à ses heures. C'est de cette double nature, de ce besoin d'ardente poésie et de froide observation, qu'a jailli le talent original de Gustave Flaubert. Je le caractériserai en le défi- nissant : un poète qui a le sang-froid de voir juste. Il faudrait descendre plus avant encore dans le mé- canisme de ce tempérament. Gustave Flaubert n'a •qu'une haine, la haine de la sottise ; mais c'est une haine solide. Il écrit certainement ses romans pour la satisfaire. Les imbéciles sont pour lui des ennemis personnels qu'il cherche à confondre. Chacun de ses livres conclut à l'avortement humain. C'est tout au plus si, parfois, il se montre doux pour une femme; il aime la femme, il la met à part avec une sorte de tendresse paternelle. Quand il braque sa loupe sur un personnage, il ne néglige pas une verrue, il fouille les plus petites plaies, s'arrête aux infirmités entrevues. Pendant des années, il se condamne à voir ainsi le laid de tout près, à vivre avec lui, pour le seul plaisir de le peindre et de le bafouer, de l'étaler en moque- rie aux yeux de tous. Et, malgré sa vengeance satis-

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138 LES HOMANCïlillS NATURALISTES.

faite, malgré la joie qu'il goûte à clouer le laid et le bête dans ses œuvres, c'est parfois là une abominable corvée, bien lourde à ses épaules; car le lyrique qui est en lui, l'autre lui-même, pleure de dégoût et de tristesse, d'être ainsi traîné, les ailes coupées, dans la , boue de la vie, au milieu d'une foule de bourgeois st upides et aburis. Quand l'auteur écrit Madame Bo- vary ou l'Éducation sentimentale, le lyrique se désole de la petitesse des personnages, de la difficulté qu'il y a à faire grand avec ces bonshommes ridicules ; et il se contente de glisser çà et là un mot de flamme, une phrase qui s'envole largement. Puis, d'autres fois, à certaines heures fatales, le romancier natura- liste consent à passer au second plan. Alors, ce sont des échappées splendides vers les pays de la lumière et de la poésie. L'auteur écrit Salammbô ou la Tenta- tion de saint Antoine; il est en pleine antiquité, en pleine archéologie d'art, loin du monde moderne, de nos vêtements étroits, de nos chemins de fer et de notre ciel gris, qu'il abomine. Ses mains remuent des étoffes de pourpre et des colliers d'or. Il n'a plus peur de faire trop grand, il ne surveille plus sa phrase, de crainte qu'elle ne mette dans la bouche d'un pharma- cien de village les images colorées d'un poète oriental. Pourtant, à côté du lyrique, le romancier naturaliste reste debout, et c'est lui qui tient la bride, qui exige la vérité, même derrière l'éblouissement.

On comprend, dès lors, l'originalité du style de Gus- tave Flaubert, si sobre et si éclatant. Il est fait d'ima- gesjustes etd'images superbes. G'estde la vérité habil- lée par un poète. Avec lui, on marche toujours sur un terrain solide, on se sent sur la terre ; mais on marche largement, sur un rhythme d'une beauté parfaite.


GUSTAVE FLAUBERT. 13ï)

Quand il descend à la familiarité la plus vulgaire, par besoin d'exactitude, il garde je ne sais quelle noblesse qui met delà perfection dans les négligences voulues. Toujours, en le suivant au milieu de plates aven- tures, on sent un écrivain et un poète à côté de soi ; c'est, à la fin d'un alinéa, au milieu d'une page, une phrase, un seul mot quelquefois, qui jette une lueur, donne brusquement le frisson du grand. Et, d'ailleurs, rien n'est laid dans cette continuelle pein- ture de la laideur humaine. On peut aller jusqu'au ruisseau, le tableau aura toujours la beauté de la fac- ture. Il suffit qu'un grand artiste ait voulu cela. J'ai dit que Gustave Flaubert avait porté la cognée dans la forêt souvent inextricable de Balzac, pour y tailler une large avenue où l'on pût voir clair. J'ajouterai qu'il a résumé dans sa formule les deux génies de 1830, l'analyse exacte de Balzac et l'éclat de style de Yictor Huso.


III


Je passe aux œuvres de Gustave Flaubert, et je les groupe naturellement deux par deux : Madame Bo- vary et F Éducation sentimentale, Salammbô et la Ten- tation de saint Antoine, sans m'arrêter à l'ordre de publication.

Je l'ai dit, la publication de Madame Bovary fut un événement considérable. Le sujet du livre pourtant, l'intrigue, était des moins romanesques. Il tient aisé- ment en trente lignes. Charles Bovary, un médecin de campagne médiocre, après un premier mariage, épouse une fille de fermier, Emma, qui a reçu une


HO LES ROMANCIERS NATURALISTES.

instruction au-dessus de sa classe ; elle est une dame, joue du piano, lit des romans. Le ménage vient vivre à Yonville, bourg à quelques kilomètres de Rouen. Là, madame Bovary est prise du terrible ennui des femmes déclassées. Elle voit quel pauvre homme est son mari, elle meurt de la vie grise de province, elle a des aspirations vagues, extraordinaires. Naturelle- ment, l'adultère est au bout. Cependant, elle lutte ; elle aime d'abord un jeune homme, Léon Dupuis, le clerc du notaire d'Yonville ; elle l'aime discrètement, sans songer seulement à la faute. Et ce n'est que plus tard, lorsque Léon est parti, qu'elle se livre brusque- ment à un autre homme, Rodolphe Boulanger, un propriétaire des environs. Alors, elle est comme folle ; elle est toute glorieuse et vengée; elle devient si exigeante, si embarrassante, rêvant une fuite avec son amant, des aventures, des amours éternelles, que Rodolphe, terrifié dans son égoïsme, la plante là. Sa chute est immense ; elle se traîne, se pose en martyre de ses tendresses, tâte inutilement de la religion, jus- qu'au jour où elle retrouve Léon à Rouen. Celui-ci, fatalement, prend la place de Rodolphe, et l'adultère Tecommence, plus âpre, tout allumé d'une nouvelle sensualité. Celava ainsi tant que Léon, à son tour, n'est pas effrayé et satisfait. Mais Emma a fait des dettes ; quand elle est abandonnée par son amant, par tout le monde, elle prend une poignée d'arsenic dans le bo- cal d'un pharmacien, mange à même. Son pauvre homme de mari la pleure. Plus tard, il apprend ses désordres, et il la pleure toujours. Un matin, il ren- contre Rodolphe, va boire une bouteille de bière avec lui et lui dit : « Je ne vous en veux pas. » Et c'est tout. Cela, dans un journal, donnerait dix


GUSTAVE FLAUBERT. 141

lignes de fails divers. Mais il faut lire l'œuvre, toute palpitante de vie. Il y a des morceaux célèbres, des morceaux qui sont devenus classiques : le mariage d'Emma et de Charles, la scène des comices agri- coles, pendant lesquels Rodolphe fait sa cour à la jeune femme, la mort et l'enterrement de madame Bovary, d'une si terrible vérité. Toute l'œuvre, d'ail- leurs, jusqu'aux moindres incidents, a un intérêt poi- gnant, un intérêt nouveau, inconnu jusqu'à ce livre, l'intérêt du réel, du drame coudoyé tous les jours. €ela vous prend aux entrailles avec une puissance in- vincible, comme un spectacle vu, une action qui se passe matériellement sous vos yeux. Les faits, vous y avez assisté vingt fois; les personnages, ils sont dans vos connaissances. Vous êtes chez vous, dans cette œuvre, et tout ce qui s'y passe est une dépendance même du milieu qui vous entoure. De là, l'émotion profonde. Il faut ajouter l'art prodigieux de l'écrivain. Partout, le ton est d'une justesse absolue. C'est une mise en scène continuelle de l'action, telle qu'elle doit se passer, sans écart d'imagination, sans inven- tion d'aucune sorte. Le mouvement, la couleur, ar- rivent à faire illusion. L'écrivain accomplit ce pro- dige : disparaître complètement, et pourtant faire partout sentir son grand art.

Le personnage de madame Bovary, le type vu cer- tainement et copié par Gustave Flaubert, est passé dans ce monde particulier où s'agitent les grandes figures de création humaine. On dit : « C'est une Bovary », comme on a dû commencer à dire, au dix- septième siècle: «C'est un Tartufe ». Cela vient de ce que madame Bovary, si individuelle pourtant, vivant si ardemment de sa vie propre, est un type général. On


142 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

la trouve partout en France, dans toutes les classes, dans tous les milieux. Elle est la femme déclassée, mécontente de son sort, gâtée par une sentimen- talité vague, sortie de son rôle de mère et d'épouse» Elle est encore la femme promise forcément à l'a- dultère. Enfin, elle est l'adultère lui-même,' la faute d'abord timide, poétique, puis triomphante, gros- sissante. Gustave Flaubert s'est appliqué à ne pas oublier un trait de cette figure ; il la prend dès l'en- fance, étudie ses premières sensualités, montre ses fiertés tournant contre elle ; et que de circonstan- ces atténuantes, en somme ! comme on sent que l'auteur explique et pardonne ! Tout le monde, au- tour d'Emma, est aussi coupable qu'elle. Elle meurt de la bêtise environnante. Dans la réalité seulement, le drame ne vient pas toujours dénouer ces sortes d'histoires ; l'adultère, le plus souvent, meurt dans son lit, de sa mort paisible et naturelle.

Le personnage de Charles est peut-être d'une exé- cution plus étonnante encore. Il faut être du métier pour savoir quelle difficulté il y a à camper debout, en pleine lumière, un héros imbécile. La nullité, par elle-même, reste grise, neutre, sans accent aucun. Or, ce pauvre homme, Charles, a un relief incroya- ble. Il emplit le livre de sa médiocrité ; on le voit à chaque page pauvre médecin, pauvre mari, pauvre et malencontreux en toutes choses. Et cela, sans aucune exagération grotesque. Il reste très vrai et à son plan. Même il est sympathique, ce malheureux. On arrive, pour lui, à de la pitié et à de la tendresse. Il n'est que bête, tandis que les deux amants d'Emma, Rodolphe et Léon, sont d'une vérité d'égoïsme effroyable. Nous sommes loin, avec eux, des amou-


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reux de l'école idéaliste. Voilà l'amour, tel que Tau- leur l'a vu, voilà delà jeunesse, du désir, del'occasion, de tout ce qui fait l'adultère neuf fois sur dix. Com- bien d'hommes, s'ils étaient francs, avoueraient qu'ils ont eu dans leur vie une ou deux Emma? Tout, dans ces deux liaisons qui se suivent, est plat et superbe; c'est un document humain d'une vérité universelle, une page arrachée de l'histoire de notre société. Ce Rudolphe, ce Léon, c'est l'homme, la moyenne de l'homme, si l'on veut. Notre nouvelle école littéraire, lasse des héros et de leurs mensonges, s'est aperçue qu'elle n'avait qu'à se baisser, à déshabiller le premier passant venu, pour faire du terrible et du grand. Je ne connais rien de plus terrible, rien de plus grand, je le déclare, que Rodolphe délibérant s'il couchera ou non avec Emma, puis la plantant là, un jour de satiété ; ou encore que Léon, l'amoureux timide des premiers chapitres, héritant de l'autre, se gorgeant de volupté, jusqu'au jour où la peur de gâter son avenir et une demande d'argent font de lui un homme «érieux. De môme, quel mot épouvantable et atten- drissant, ce mot de Bovary à Rodolphe, après la mort ■de sa femme : « Je ne vous en veux pas! » C'est tout le pauvre homme. 11 n'existe pas, dans notre littéra- ture, un mot d'une profondeur pareille, ouvrant sur les lâchetés et les tendresses du cœur humain un tel abîme. L'acceptation franche des faits tels qu'ils se passent, et le relief exact donné à chaque détail, voilà le secret du charme puissant de cette œuvre, bien autrement empoignante que toutes les fictions imaginables.

Je n'ai malheureusement que peu de place à don- ner à chaque roman. Je reste forcément incomplet.


Mi LES ROMANCIERS NATURALISTES.

De ttds livres sont des mondes. Il y a, dans Madame Bovary, une série de personnages secondaires inou- bliables : un curé de village qui résume les vulgarités du prêtre s'endormant dans le métier du sacerdoce; des maniaques de province, menant des existences de mollusques; une société extraordinaire, curieuse à étudier comme une famille de cloportes et de can- crelats. Mais la figure qui se détache surtout est celle du pharmacien Homais, une incarnation de notre Joseph Prud'homme. Homais est l'importance pro- vinciale, la science de canton, la bêtise satisfaite de tout un pays. Avec cela, progressiste, libre-penseur,, ennemi des jésuites. Il donne à ses enfants des noms célèbres, Napoléon et Athalie. Il a publié une bro- chure :Du cidre, de sa fabrication et de ses effets, suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet. Il écrit dans le Fanal de Rouen. Le type est complet, à ce point que le nom d'Homais passe dans la langue ; il carac- térise une certaine classe de sots. Je ne puis, pour ma part, entrer dans une pharmacie de village, sans- chercher derrière le comptoir le majestueux M. Ho- mais, en pantoufles, en bonnet grec, manipulant ses drogues avec la gravité complaisante d'un homme qui en sait les noms en latin ou en grec.

Dans le gros public, un incident donna à Madame Bovary un retentissement extraordinaire. Le parquet s'avisa de poursuivre l'auteur sous l'inculpation d'ou- trage à la morale publique et à la religion. On était alors dans la grande pruderie des premières années de l'empire. Il me faut absolument dire un mot de ce procès, qui appartient à notre histoire littéraire. Le bruit des débats a empli les journaux ; et Gustave Flaubert est sorti de cette épreuve acclamé, popu-


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laire, reconnu comme chef d'école. Voilà un des beaux coups de la justice. Le réquisitoire de l'avocat impérial, M. Ernest Pinard, est un document fort curieux. Gustave Flaubert l'a publié dans la dernière édition de son roman, et il est difficile aujourd'hui de le lire sans une profonde surprise. Un chef-d'œu- vre de notre langue y est traité comme une mauvaise action; l'avocat impérial en fait une critique bouf- fonne et lamentable, attaquant les pages les plus belles, pataugeant dans l'art en magistrat ahuri, émettant en littérature des idées violentes qu'il au- rait dû garder pour les cas de vol et d'assassinat. Rien n'est plus désastreux qu'un homme grave, croyant avoir la mission d'accourir au secours des bonnes mœurs, que personne ne songe à mena- cer. M. Ernest Pinard, qui plus tard a joué un rôle politique assez pauvre, s'est rendu là ridicule à jamais. La postérité ne saura de lui qu'une chose, c'est qu'il a tenté de supprimer de notre littérature une des œuvres maîtresses de ce siècle. Gustave Flaubert, après une superbe plaidoirie de M. Senard, fut acquitté. L'art sortait triomphant de cette agres- sion. Mais, tout en acquittant, la sixième chambre du tribunal correctionnel de Paris crut devoir donner son opinion sur le naturalisme et le roman moderne. Voici un des considérants du jugement : « Attendu « qu'il n'est pas permis, sous prétexte de pein- « ture de caractère ou de couleur locale, de repro- « duire dans leurs écarts, les faits, dits et gestes « des personnages qu'un écrivain s'est donné mis- « sion de peindre; qu'un pareil système, appliqué « aux œuvres de l'esprit aussi bien qu'aux pro- ie ductions des beaux- arts, conduirait à un réalisme

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H6 LES KOMANCIEUS NATURALISTES.

« qui serait la négation du beau et du bon, et «qui, enfantant des œuvres également offensantes « pour les regards et pour l'esprit, commettrait « de continuels outrages a la morale publique et « aux bonnes mœurs... » Voilà donc le réalisme condamné par une chambre correctionnelle. Dieu merci ! toute notre génération d'écrivains a passé outre. On s'est avancé toujours plus avant dans la recherche du vrai, l'analyse de l'homme, la peinture des passions. Les sentences d'un tribunal n'arrêtent pas la marche de la pensée.

Je me suis attardé à Madame Bovary, je donnerai moins de place à Y Éducation sentimentale. Dans ce second roman, Gustave Flaubert élargissait son cadre. L'œuvre n'était plus seulement la vie d'une femme et ne tenait plus dans un coin de la Normandie. L'au- teur peignait toute une génération et embrassait une période historique de douze années, de 1840 à 1852. Pour cadre, il prenait l'agonie lente et inquiète de la monarchie de Juillet, l'existence fiévreuse de la Ré- publique de 1848, que coupaient les coups de feu de février, de juin et de décembre. Dans ce décor, il mettait les personnages qu'il avait coudoyés pendant sa jeunesse, les personnages du temps eux-mêmes, toute une foule, allant, venant, vivant de la vie de l'époque. L'ouvrage est le seul roman vraiment histo- rique que je connaisse, le seul, véridique, exact, com- plet, où la résurrection des heures mortes soit abso- lue, sans ancune ficelle de métier.

Pour qui connaît le soin que Gustave Flaubert donne à l'étude des moindres détails, une pareille tentative était colossale. Mais le plan du livre lui- même rendait la besogne plus difficile encore. Gus-


GUSTAVE FLAUBERT. 147

tave Flaubert refusait toute affabulation romanesque et centrale. Il voulait la vie au jour le jour, telle qu'elle se présente, avec sa suite continue de petits incidents vulgaires, qui finissent par en faire un drame compliqué et redoutable. Pas d'épisodes pré- parés de longue main, mais l'apparent décousu des faits, le train-train ordinaire des événements, les personnages se rencontrant, puis se perdant et se rencontrant de nouveau, jusqu'à ce qu'ils aient dit leur dernier mot : rien que des figures de pas- sants se bousculant sur un trottoir. C'était là une des conceptions les plus originales, les plus auda- cieuses, les plus difficiles à réaliser qu'ait tentées notre littérature, à laquelle la hardiesse ne manque pourtant pas. Et Gustave Flaubert a mené son projet largement jusqu'au bout, avec cette unité magistrale, cette volonté dans l'exécution, qui font sa force.

Ce n'est pas tout. La plus grande difficulté qu'offrait Y Education sentimentale venait du choix des person- nages. Gustave Flaubert a voulu y peindre ce qu'il a eu sous les yeux, dans les années dont il parle, le continuel avortement humain, le recommencement sans fin de la bêtise. Le vrai titre du livre était : les Fruits secs. Tous ses personnages s'agitent dans le vide, tournent comme des girouettes, lâchent la proie pour l'ombre, s'amoindrissent à chaque nouvelle aventure, marchent au néant : sanglante satire au fond, peinture terrible d'une société effarée, dévoyée, vivant au jour le jour ; livre formidable où la platitude est épique, où l'humanité prend une importance de fourmilière, où le laid, le gris, le petit, trônent et s'étalent. C'est un temple de marbre magnifique élevé à l'impuissance. De tous les ouvrages de Gustave


U8 LES ROM ANCIENS NATUUAI.IS-TES.

Flaubert, celui-là est certainement le plus personnel, le plus vastement conçu, celui qui lui adonné le plus de peine et qui restera de longtemps le moins compris. L'analyse de Y Education sentimentale est impossible. Il faudrait suivre l'action page à page ; il n'y a là que des faits et des figures. Pourtant, je puis expliquer en quelques lignes ce qui a donné à l'auteur l'idée du titre, fâcheux du reste. Son héros, — si héros il y a, — un jeune homme, Frédéric Moreau, est une nature indécise et faible, qui se découvre de gros appétits, sans avoir une volonté assez forte pour les satisfaire. Quatre femmes travaillent à son éducation senti- mentale : une femme honnête qu'il va justement choisir mariée pour perdre à ses pieds les premières énergies de sa vie ; une fille, qui n'arrive pas à le con- tenter, dans l'alcôve de laquelle il laisse sa virilité ; une grande dame, un rêve de vanité, dont il se ré- veille avec dégoût et mépris; une provinciale, une petite sauvage précoce, la fantaisie du livre, qu'un de ses amis lui prend presque dans les bras. Et quand les quatre amours, le vrai, le sensuel, le vaniteux, l'instinctif, ont essayé vainement de faire de lui un homme, il se trouve un soir, vieilli, assis au coin du feu avec son camarade d'enfance Deslauriers. Celui- ci a ambitionné le pouvoir, sans plus le conquérir que Frédéric n'a conquis une tendresse heureuse. Alors, tous deux, pleurant leur jeunesse envolée, se souvien- nent, comme du meilleur de leurs jours, d'une après- midi de printemps, où, partis ensemble pourvoir des filles, ils n'ont point osé passer le seuil de la porte. Le regret du désir et des pudeurs de la seizième année, telle est la conclusion de cette éducation de l'amour.


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Il m'est à peine permis, dans la foule des person- nages, d'indiquer quelques silhouettes : Arnoux, le faiseur de l'époque, successivement marchand de ta- bleaux, fabricant de faïence, vendeur d'objets de sainteté, un Provençal blond, menteur, charmant, trompant sa femme avec attendrissement, glissant à la ruine au milieu des projets de spéculation les plus ingénieux; M. Dambreuse, un grand propriétaire, un banquier et un homme politique, qui résume en lui toutes les habiletés et toutes les lâchetés de l'ar- gent ; Martinon, le triomphe de l'imbécillité, la nullité gourmée et blafarde, le futur sénateur peu scrupu- leux qui couche avec les tantes pour épouser les nièces; Regimbart, l'homme politique en chambre, une figure grotesque et inquiétante du monsieur en gros paletot, sorti on ne sait d'où, se promenant dans les mêmes cafés aux mêmes heures, traînant une mauvaise humeur taciturne, ayant acquis une répu- tation d'homme profond et très fort par les trois ou quatre phrases uniques qu'il prononce parfois sur la situation du pays. Je suis forcé de me borner. Et que de scènes, que de tableaux achevés, peignant un âge, avec son art, sa politique, ses mœurs, ses plai- sirs, ses hontes ! Il y a des soirées dans le grand monde et dans le demi-monde, des déjeuners d'amis, un duel, une promenade aux courses, un club de 1848, les barricades, la lutte dans les rues, la prise des Tuileries, un adorable épisode d'amour dans la forêt de Fontainebleau, des intérieurs bourgeois d'une finesse exquise, toute la vie d'un peuple.

C'est dans X Education sentimentale que Gustave Flaubert, jusqu'à présent, a affirmé avec le plus de parti pris la formule littéraire qu'il apporte. La néga-

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150 LES ROMANCIERS .NATURALISTES.

lion du romanesque dans l'intrigue, le rapetissement des héros à la taille humaine, les proportions justes observées dans les moindres détails, toute son origi- nalité y atteint un degré extrême d'énergie. Je suis certain que cette œuvre est celle qui lui a coûté le plus grand effort, car jamais il ne s'est enfoncé plus avanl dans l'étude delà laide humanité, et jamais le lyrique qui est en lui n'a dû se lamenter et pleurer plus amèrement. Dans ce long ouvrage, le plus long qu*il ait écrit, il n'y a pas un abandon d'une page. Il va imperturbablement son chemin, quel que soit l'ennui de la tâche, ne procédant pas, comme Balzac, par morceaux d'analyse raisonnée, où l'auteur peut encore se soulager, mais par récits toujours drama- tisés, toujours mis en scène. Il a été certainement aussi impitoyable pour lui que pour le monde imbé- cile qu'il a peint.

IV

J'aborde maintenant Salammbô et la Tentation de saint Antoine , les deux coups d'aile de Gustave Flau- bert au-dessus des laideurs du monde bourgeois, l'é- chappée splendide du lyrique, du coloriste ardent, heureux enfin d'être dans son véritable pays de lu- mière, de parfum, d'étoffes éclatantes. Gustave Flaubert est un Oriental dépaysé. On le sent sou- lagé, respirant librement, dès qu'il peut faire puis- sant et libre, sans mentir. Les œuvres chères à son cœur, celles qu'il a dû écrire sans fatigue, malgré les immenses recherches qu'elles lui ont coûté, sont à coup sûr Salammbô et la Tentation de saint. Antoine.


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Dans une lettre qu'il a écrite. à Sainte-Beuve, il donne une indication précieuse, au sujet du premier de ces ouvrages. « J'ai voulu fixer un mirage, dit-il, en appliquant à l'antiquité les procédés du roman moderne. » La marche de l'œuvre, en effet, comme dans Madame Bovary, consiste en une série de ta- bleaux, des épisodes où les personnages se peignent eux-mêmes par leurs paroles et leurs actions. Seule- ment, l'étude du milieu déborde davantage, le drame se rétrécit un peu au milieu de la magnificence du cadre, les descriptions s'étalent et laissent moins de place à l'analyse. C'est toujours de l'humanité étudiée jusqu'aux entrailles, mais un coin d'humanité étrange, s'agitant dans une civilisation dont la peinture devait fatalement tenter un peintre tel que Gustave Flaubert.

Il n'y a pas, dans notre littérature, un début com- parable au premier chapitre de Salammbô. C'est c\ éblouissement. Les Mercenaires célèbrent par uk festin, dans les jardins d'Hamilcar, le jour anniver- saire de la bataille d'Eryx. La rudesse et la glouton- nerie des soldats, l'éclat de la table, les mets étranges, le décor du jardin, avec le palais de marbre au fond, élevant ses quatre étages de terrasses, prennent une splendeur extraordinaire dans ce style puissant et coloré, dont chaque mot a la justesse de ton voulue'. C'est là que Salammbô apparaît, descendant l'escalier du palais, venant pleurer les poissons sacrés que les Mercenaires ont tués dans les viviers. C'est là aussi que commence la rivalité jalouse du Libyen Mâtho et du chef numide Narr' Havas, tous deux fous d'a- mour pour la fille d'Hamilcar.

Cartilage, affaiblie, a peur des Mercenaires qui Vont aidée dans les dernières guerres ; elle ne peut


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les payer et ne sait comment se débarrasser d'eux. Hamilcar, leur chef, a disparu. Après le festin qui ouvre le livre, Cartilage les envoie à Sicca, fermant ses portes sur eux. Et c'est alors que Spendius, un esclave grec que Mâtho a délivré, jette les Mercenai- res contre la ville, par vengeance. Il sert en même temps la passion du Libyen, que Salammbô a rendu fou ; il le fait rentrer dans Garthage, en suivant le canal d'un aqueduc, puis le pousse à voler le man- teau sacré de Tanit, le zaïmph qui rend invincible. Mâtho, enveloppé dans le zaïmph, revoit Salammbô ; elle le repousse, le maudit, et il traverse la ville cou- vert du voile, protégé par lui, au milieu des habi- tants qui regardent s'en aller leur fortune. Les Mer- cenaires battent le suffète Hannon, la République va périr, lorsque Hamilcar reparaît. Il gagne sur les soldats révoltés la bataille du Macar, il tient campa- gne contre eux. Mais ses efforts resteraient vains peut-être, si Salammbô, poussée par Schahabarim, le grand-prêtre eunuque de Tanit, n'allait se livrer à Mâtho sous sa tente ; pendant qu'il dort, elle se lève, s'enfuit avec le zaïmph. Cependant, Spendius met en- core Carthage à deux doigts de sa perte, en coupant l'aqueduc et en privant. ainsi la ville d'eau. Il y a là un épisode superbe, le sacrifice humain à Moloch pour apaiser le dieu ; on vient demander à Hamilcar son fils Hannibal, qu'il élève secrètement et qu'il par- vient à sauver. Heureusement, la pluie tombe, Narr' Havas trahit Mâtho avec lequel il avait fait alliance, Carthage est ravitaillée et sauvée. Au dénouement, Hamilcar a enfermé les Mercenaires dans le défilé de la Hache et les y laisse mourir de faim ; agonie épou- vantable d'une armée, qui est un des morceaux les


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plus merveilleux du livre. Mâtho, fait prisonnier, est condamné à traverser la ville, nu, les mains liées derrière le dos, sous les coups des habitants rangés sur son passage, et il vient, horrible, sanglant, la ■chair en lambeaux, expirer aux pieds de Salammbô, à laquelle Narr' Havas triomphant tend la coupe des fiançailles. Salammbô tombe blême, raidie, les lèvres ouvertes. « Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit. »

Cette figure de Salammbô est l'étrangeté du livre. Dans la lettre dont j'ai parlé, Gustave Flaubert écrit à Sainte-Beuve, qui lui reprochait d'avoir refait une madame Bovary carthaginoise : « Mais non ! madame Bovary est agitée par des passions multiples ; Sa- lammbô, au contraire, demeure clouée par l'idée fixe. C'est une maniaque, une espèce de sainte Thé- rèse. » Et cela est excellemment dit. Salammbô, en effet, n'a qu'une attitude ; on la voit sur sa terrasse, les mains levées vers la Lune, vers cette Tanit qu'elle adore. Si elle va se livrer à Mâtho, c'est sur les con- seils de Schahabarim, ce grand prêtre eunuque qui la pousse à cela, avec le regret vague de sa virilité. Elle entend sauver son pays et ses dieux, rien de plus. Il n'entre nul désir dans son acte ; à peine com- prend-elle. Plus tard, elle est fidèle à celui qui l'a possédée. Elle est tourmentée par son souvenir, elle se sent devenue à lui, et elle meurt sur son cadavre, d'horreur et de désespoir, échappant ainsi àl'étreinte de Narr'IIavas. Cette création demeure donc comme le type du mysticisme païen, de la fatalité et de l'éter- nité dans l'idée de l'amour. Elle est à qui l'a prise. Elle ne quitte l'adoration de Tanit, que pour rester marquée du premier baiser qu'elle a reçu; elle n'a


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pas voulu ce baiser, mais il sera le premier et le dernier, et elle en mourra. D'ailleurs, Gustave Flaubert avoue que cette création lui appartient on propre. « Je ne suis pas sûr de sa réalité ; car ni vous, ni moi, ni personne, aucun ancien et aucun mo- derne, ne peut connaître la femme orientale, par la raison qu'il est impossible de la fréquenter. »

Les autres personnages, de même, n'ont guère qu'une attitude. Mâtho est une brute, lâchée dans son amour ; il est tout secoué, tout aveuglé de son désir, et ses actes s'y rapportent tous. Spendius a la ruse souple du Grec ; il reste plein d'expédients et de rancune secrète. Hamilcar est une baute figure, un peu sombre ; Narr'Havas ne fait que passer ; le suifète Hannon, atteint de la lèpre, offre un des portraits les plus originaux du livre, lâche, cruel, ignoble. Sainte- Beuve, qui a reproché à Gustave Flaubert le carac- tère complexe de ses Barbares, a lu vraiment le livre avec d'étranges yeux. Je trouve, au contraire, les personnages tout d'une pièce, allant à leurs instincts, ayant un seul but. Nous ne sommes plus dans les mille petits riens de l'analyse du monde moderne. Mâtho, foudroyé d'amour à la première page, en de- meure stupide tout le volume et en meurt à la fin. Les autres ont des mobiles semblables qui les jettent d'un trait à la satisfaction de leurs appétits. D'ail- leurs, nous n'avons pas là d'étude suivie sur les dif- férents états d'âme d'un personnage ou de plusieurs. L'œuvre est le vaste tableau d'une situation psycho- logique et physiologique presque unique. Il ne s'y trouve guère que l'analyse des troubles que l'appro- che de l'homme a produits chez Salammbô. Gustave Flaubert, ayant à créer ses figures d'après les docu-


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ments qu'il a fouillés, s'est efforcé de les composer le plus simplement possible, en lâchant seulement de donner à chacune d'elles une individualité qui l'em- pêchât de tourner au type général.

Et que de scènes magnifiques, que de descriptions prodigieuses! J'ai cité le festin; j'ajouterai les invo- cations de Salammbô, blanche sous la lune ; la visite au temple de Tanit par Mâtho et Spendius, quand ils vont voler le zaïmph ; la descente d'Hamilcar dans les souterrains où il cache ses trésors ; la bataille du Macar, dans laquelle il y a une charge d'éléphants restée célèbre; la scène de la tente, Salammbô tom- bant aux bras du Libyen ; le sacrifice à Moloch ; l'ago- nie des Mercenaires dans le défilé de la Hache : enfin la course folle de Mâtho poursuivi par les coups de toute une ville, ne voyant que Salammbô, venant agoniser à ses pieds.

Ces tableaux ne sont pas traités avec l'ivresse lyri- que que Victor Hugo y aurait mise. Je l'ai dit, Gustave Flaubert reste l'homme exact, maître de chaque cou- leur qu'il emploie. Il donne ainsi une solidité d'éclat sans pareille atout ce qu'il peint. L'or, les bijoux, les manteaux de pourpre, les marbres ruissellent, sans qu'il y ait encombrement; les faits extraordinaires, des allées de lions crucifiés, le suffète Hannon trem- pant les mains dans le sang des prisonniers égorgés pour guérir sa lèpre, le python s'enroulant autour des membres nus et adorables de Salammbô, toute une armée râlant de faim, se mettent â leur place d'eux-mêmes et ne détonnent point. L'œuvre est d'un tissu serré, d'un art infini, d'une correction admira- ble. Et on devine des dessous très étudiés, un terrain admirablement connu de l'auteur. Lors de l'appari-


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tion de Salammbô, ce dernier fut attaqué" par un M. Frœhner, un Allemand je crois, qui contesta l'exactitude de la plupart des détails. Gustave Flau- bert se fâcha, disant avec raison qu'il abandonnai! à la critique le côté littéraire, mais qu'il entendait dé- fendre la parlie historique et de pure science. Alors, il cita toutes ses sources. La liste était effrayante. Il a remué l'antiquité entière, les auteurs grecs, les au- teurs latins, tout ce qui de près ou de loin touche à Carthage.Ilaapportélemême soin, la même minutie, à reconstruire cette civilisation morte, qu'à décrire, dans YEducation sentimentale, les journées de fé- vrier, en 1848, dont il a pu suivre les péripéties de ses yeux.

La Tentation de saint Antoine est le dernier livre publié par Gustave Flaubert. C'est le plus étrange et le plus éclatant de ses ouvrages. Il y a mis vingt an- nées de recherches, de retouches, de conscience et de talent. Je vais tâcher, dans une brève analyse, de donner une idée de cette œuvre.

Saint Antoine est sur le seuil de sa cabane, au haut d'une montagne, dans la Thébaïde. Le jour baisse. L'ermite est las d'une journée de privations, de con- tinence et de travail. Alors, dans l'ombre qui vient, il se sent mollir. Le diable qui le guette, l'endort, le pousse aux rêves lâches. C'est toute une nuit d'horri- ble cauchemar, de tentation brûlante. D'abord saint Antoine regrette son enfance, une fiancée, Ammo- naria, qu'il a aimée jadis ; et, peu à peu, il glisse à la plainte, il voudrait être grammairien ou philosophe, soldat, publicain au péage de quelque pont, mar- chand riche et marié. Des voix venues des ténèbres lui offrent des femmes, des tas d'or, des tables char-


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gées de mets. C'est le commencement de la tenta- tion, les appétits vulgaires, la satisfaction de la bête. Il rêve qu'il est le confident de l'empereur, qu'il a la toute-puissance. Il se trouve ensuite dans un palais resplendissant, au milieu d'un festin de Nabuchodo- nosor; et, repu de débordements et d'extermination, il a le besoin d'être une brute, il se met à quatre pat- tes et beugle comme un taureau. Puis, quand il s'est fouetté pour se punir de cette vision, une autre vision se lève, le reine de Saba venant s'offrir, avec ses tré- sors, lui tendant sa gorge, le faisant râler de désir. Tout s'efface, le diable prend la figure d'Hilarion, son ancien disciple, pour l'attaquer dans sa foi. Il lui prouve l'obscurité, les contradictions de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il l'emmène dans un voyage inouï à travers les religions et les dieux: les religions les premières, les cent bérésies plus monstrueuses les unes que les autres, toutes les formes de la folie et de la fureur de l'bomme ; après cela, les dieux, un défilé de dieux abominables et grotesques faisant tous, un à un, le saut dans le néant, depuis les dieux de sang des premiers âges jusqu'aux dieux poétiques et superbes de la Grèce. Le voyage s'achève dans les airs, parmi la poussière des mondes, au milieu de ce ciel de la science moderne, que Satan fait visiter à l'ermite monté sur son dos, et qui terrifie ce dernier par son infini. Satan a grandi démesurément, il est devenu la science. Saint Antoine, retombé sur la terre, entend les terrifiantes querelles de la Luxure et de la Mort, du Sphinx et de la Chimère. Enfin, il s'abîme dans la bande des animaux fabuleux, des monstres de la terre ; il descend encore, il est dans la terre elle-même, dans les végétaux qui sont des

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  • 58 LUS ROMANCIERS NATURALISTES.

ètivs, dans les pierres qui sont des végétaux. Et voici son dernier cri : « J'ai envie de voler, de nager, » d'aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir » des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la » fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me » diviser partout, être en tout, m'émaner avec les » odeurs, me développer comme les plantes, couler » comme l'eau, vibrer comme le son, briller comme » la lumière, me blottir sous toutes les formes, péné- » trer chaque atome, descendre jusqu'au fond de la » matière, être la matière ! » Le poème est fini, la nuit est achevée. Ce n'est qu'un cauchemar de plus évanoui dans l'ombre. Le soleil se lève, et, dans son disque même, rayonne la figure de Jésus-Christ. Antoine fait le signe de la croix et se remet en prière.

Jamais pareil soufflet n'a été donné à l'humanité. Noussommes loin ici delà satire discrète, durire caché de Madame Bovary et de Y Education sentimentale. Ce n'est plus la bêtise d'une société que Gustave Flaubert peint comme pour s'en venger, c'est la bê- tise du monde. Prendre l'humanité à son berceau, la montrer à toutes les heures dans le sang et dans l'ordure, noter scrupuleusement chacun de ses faux pas, conclure à son impuissance, à sa misère et à son néant : tel a été le but caressé et longuement mûri de l'auteur. Le chapitre où il fait passer le cortège des hérésiarques est effroyable ; il n'y a pas une abo- mination, pas une démence, pas une cruauté que ces hommes n'aient inventée et qu'ils ne crient ; la briè- veté des transitions, la rapidité du récit, tant d'hor- reurs et de sottises accumulées en quelques pages, arrivent à donner des nausées et des vertiges. Et le


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chapitre des dieux est plus terrifiant encore ; la pro- cession ne finit pas, l'homme a tout déifié, les dieux se culbutent dans la houe, les uns poussant les au- tres ; des milliers d'années de croyances absurdes et sanglantes passent, des idoles toutes en ventre, des idoles à têtes de bête, de bois, de marbre et de car- ton, se volant leurs dogmes et leurs doctrines, se débattant contre la mort, la mort fatale qui emporte les sociétés avec leurs religions: vaste spectacle, ta- bleau sans précédent de la chute continue de l'homme et de ses conceptions religieuses dans l'inconnu.

Puis, il y a encore le dernier chapitre, cet assou- vissement d'Antoine dans la matière, ce cri de désir en face de la terre noire et profonde, cette conclusion à l'universelle douleur, à l'éternelle duperie de la vie. Même quand le saint se remet en prière, c'est comme une ironie de plus, à la suite de la vision du monde vide de dieux ; il courbe les épaules par ha- bitude, il n'inspire qu'une immense pitié. Gustave Flaubert est là tout entier, avec cet esprit révolution- naire qu'il a en lui, malgré lui. Il cède à un besoin de négation, de doute absolu, condamnant toutes les religions au même degré, ne montrant peut-être quelque tendresse que pour les dieux de beauté de la Grèce. S'il a choisi la légende de saint Antoine pour se soulager et dire aux hommes le cas de folie bête dont ils agonisent, depuis le premier jour de la création, c'est qu'il trouvait là cette antiquité, cet Orient qu'il aime, et où il sent assez d'espace pour faire colossal et lumineux. Dans un cadre moderne, il aurai) fallu tout rapetisser et écrire une comédie au Heu d'un poème.

La Tentation de saint Antoine contient des mor-


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«eaux de premier ordre J'ai cité l'épisode de la reine de Saba, tout parfumé des voluptés orientales, et où les phrases prennent une musique étrange, une ca- dence de cymbales d'or sonnant sous des rideaux de pourpre. J'ai dit un mot également du festin de Na- buchodonosor, une débauche géante, une salle où les mangeailles ruissellent, où la brute, couverte de pierreries, trône. Il faut ajouter une description d'A- lexandrie, d'une reconstruction étonnante d'exacti- tude ; une page sur l'Egypte, où cette terre renaît avec ses temples, ses parfums, toute sa civilisation morte; enfin, la querelle du Sphinx et de la Chimère, des deux bêtes qui emportent l'homme et le dévorent à toute heure, l'énigme sombre clouée à terre, la fan- taisie ailée se cognant aux étoiles.

Une pareille œuvre, je ne parle que de la concep- tion et de la réalisation artistique, sans m'occuperdu côté philosophique qui m'entraînerait trop loin, est d'un grand écrivain, du plus grand écrivain que notre littérature compte en ce moment. Gustave Flaubert, malgré les hésitations des lecteurs et l'ahurissement de la critique, s'y est montré supérieur, plus grand et plus fort, au sommet.


V


Il me reste à indiquer quelle est l'attitude du pu- blic à l'égard de Gustave Flaubert.

Je l'ai dit, le succès de Madame Bovary fut fou- droyant. D'une semaine à l'autre, Gustave Flaubert fut connu, célébré, acclamé. Il n'y a pas d'autre exemple, dans ce siècle, à notre époque où vingt vo-


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lûmes répandent à peine le nom d'un auteur, d'une réputation acquise ainsi du premier coup. Et ce n'é- tait pas seulement de la popularité, mais de la gloire. On le mettait au premier rang, à la tête des roman- ciers contemporains. Depuis vingt ans, il garde au front l'auréole de ce triomphe.

Mais le public lui a fait payer ensuite cette gloire. Il semble qu'on ait voulu se venger de l'ad- miration franche, irrésistible, soulevée par Ma- dame Bovary. Il n'a plus publié un livre sans êlre discuté violemment, nié même ; et cette rancune, cette hostilité de la critique est allée en augmen- tant, à chaque ouvrage nouveau. Salammbô a fait en- core un bruit énorme, où déjà montaient bien des moqueries. L'Education sentimentale, cette œuvre si complexe et si profonde, tombée dans les dernières convulsions de l'empire, a passé presque inaperçue, au milieu d'une indifférence ahurie. Enfin, la Tenta- tion de saint Antoine, dernièrement, a été attaquée avec une violence extrême, sans rencontrer un seul critique qui osât analyser l'œuvre sérieusement et en montrer les merveilleuses beautés. La vérité triste est celle-ci : c'est que les livres de Gustave Flaubert sont trop convaincus et trop originaux pour le public parisien. Les lecteurs frivoles des journaux du bou- levard n'y voient que des sujets de plaisanterie ; la charge s'empare des situations, la caricature, des personnages ; et c'est bientôt un rire universel, à pro- pos des choses les moins risibles du monde. 11 faut connaître cet étrange public, quelques milliers do personnes au plus, qui font le bruit de cent mille, pour se faire une idée des jugements extraordinaires qu'il porte. Un écrivain a travaillé vingt ans à une

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162 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

œuvre; un monsieur quelconque la parcourt en vingt minutes, la jolie en disant : « Elle est ennuyeuse », et c'est fini, le livre est condamné.

Je dois ajouter que le libre développement du ta- lent, de Flaubert n'était pas fait pour lui concilier la foule. On lui demande de donner une seconde Ma- dame Bovary, sans vouloir comprendre qu'un écri- vain se rapetisse en revenant en arrière. Il a obéi à la poussée de son tempérament, il a élargi de plus en plus son analyse. Chacun de ses ouvrages offre une tentative nouvelle, raisonnée, accomplie avec une fermeté admirable. J'ajoute que chacun d'eux a été un pas en avant, une phase de ce talent si net et si consciencieux. On reviendra sur les critiques adres- sées à X Education sentimentale et à la Tentation de saint Antoine. Il faut que ces livres mûrissent.

Gustave Flaubert reste une des personnalités les plus hautes de notre littérature contemporaine. On s'incline respectueusement devant lui. Toute la jeune génération l'accepte comme un maître. Et voyez l'é- trange chose, nous touchons ici du doigt l'infirmité française, Gustave Flaubert vit à l'écart, à peine en- touré de quelques amis, sans tapage, ne traînant pas derrière lui le troupeau de ses admirateurs. Cepen- dant, le génie français, à cette heure, la langue fran- çaise dans sa pureté et dans son éclat, est chez cet écrivain solitaire, abandonné, dont les journaux n'impriment pas le nom une fois par mois. C'est de- vant celui-là que les trompettes de l'enthousiasme public devraient sonner sans relâche, parce que ce- lui-là est réellement l'honneur et la gloire de la France.


L'HOMME


Si j'écrivais jamais mes Mémoires, ceci en serait une des pages les plus émues. Je veux réunir mes souvenirs sur Gustave Flaubert, l'ami illustre et si cher que je viens de perdre. L'ordre manquera peut- être, je n'ai d'autre ambition que d'être exact et complet. Il me semble que nous avons le devoir de dresser dans sa vérité la figure de ce grand écrivain, nous qui avons vécu de sa vie, pendant les dix der- nières années de son existence. On l'aimera d'autant plus qu'on le connaîtra davantage, et c'est toujours une bonne besogne que de détruire les légendes. Songez quels trésors nous aurions, si, au lendemain de la mort de Corneille ou de Molière, quelque ami nous avait conte l'homme et expliqué l'écrivain, dans une analyse scrupuleuse, prise aux meilleures sour- ces de l'observation !


I


La mort de Gustave Flaubert a été pour nous tous un coup de foudre. Six semaines auparavant, le di-


iCi LES HOMAISCIEUS NATURALISTES.

manche de Pâques, nous avions réalisé un vieux pro- jet, Concourt, Daudet, Charpentier et moi; nous étions allés vivre vingt-quatre heures chez lui, à Crois- set; et nous l'avions quitté, heureux de cette esca- pade, attendris de son hospitalité paternelle, nous donnant tous rendez-vous à Paris pour les premiers jours de mai, époque à laquelle il devait y venir pas- ser deux mois. Le samedi 8 mai, je me trouvais à Médan, où je m'installais depuis trois jours, et je me mettais à table, heureux d'être débarrassé de la pous- sière de l'emménagement, rêvant pour le lendemain une matinée de travail sérieux, lorsqu'une dépêche m'arriva. A la campagne, chaque fois que je reçois une dépêche, j'éprouve un serrement de cœur, dans la crainte d'une mauvaise nouvelle. Je plaisantais pourtant ; tous les miens étaient là, je dis en riant que la dépêche n'allait toujours pas nous empêcher de dîner. Et, le papier ouvert, je lus ces deux mots : Flaubert mort. C'était Maupassant qui me télégra- phiait ces deux mots, sans explications. Un coup de massue en plein crâne.

Nous l'avions laissé si gai, si bien portant, dans la joie du livre qu'il finissait ! Aucune mort ne pouvait m'atteindre ni me bouleverser davantage. Jusqu'au mardi, jour des obsèques, il est resté devant moi ; il me hantait, la nuit surtout ; brusquement, il arrivait au bout de toutes mes pensées, avec l'horreur froide du plus jamais. C'était une stupeur, coupée de révol- tes. Le mardi matin, je suis parti pour Rouen, j'ai dû aller prendre un train à la station voisine et tra- verser la campagne, aux premiers rayons du soleil : une matinée radieuse, de longues flèches d'or qui trouaient les feuillages pleins d'un bavardage d'oi-


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«eaux, des haleines fraîches qui se levaient de la Seine et passaient comme des frissons dans la cha- leur. J'ai senti des larmes me monter aux yeux, quand je me suis vu tout seul, dans cette campagne souriante, avec le petit bruit de mes pas sur les cail- loux du sentier. Je pensais à lui, je me disais que c'était fini, qu'il ne verrait plus le soleil.

A Mantes, j'ai pris l'express. Daudet se trouvait dans le train, avec quelques écrivains et quelques journalistes qui s'étaient dérangés : rares fidèles dont le petit nombre nous a serré le cœur, reporters fai- sant leur métier avec une âpreté qui nous a blessés parfois. Goncourt et Charpentier, partis la veille, étaient déjà à Rouen. Des voitures nous attendaient à la gare, et nous avons recommencé, Daudet et moi, ce voyage que, six semaines auparavant, nous avions fait si gaiement. Mais nous ne devions pas aller jus- qu'à Croisset. A peine quittions-nous la route de Gan- teleu, que notre cocher s'arrête et se range contre une haie ; c'est le convoi qui arrive à notre rencon- tre, encore masqué par un bouquet d'arbres, au tour- nant du chemin. Nous descendons, nous nous décou- vrons. Dans ma douleur, le coup terrible m'a été porté là. Notre bon et grand Flaubert semblait venir à nous, couché dans son cercueil. Je le voyais encore, à Croisset, sortant de sa maison et nous embrassant sur les deux joues, avec de gros baisers sonores. Et, maintenant, c'était une autre rencontre, la dernière. Il s'avançait de nouveau, comme pour une bienve- nue. Quand j'ai vu le corbillard avec ses tentures, ses chevaux marchant au pas, son balancement doux et funèbre, déboucher de derrière les arbres sur la route nue et venir droit à moi, j'ai éprouvé un grand


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froid et je me suis mis à trembler. A droite, à gau- che, des prés s'étendenl : des haies coupent les her- bages, des peupliers barrent le ciel ; c'est un coin touffu de la grasse Normandie, qui verdoie dans une nappe du soleil. Et le corbillard avançait toujours, au milieu dos verdures, sous le vaste ciel. Dans une prairie, au bord du chemin, une vache étonnée ten- dait son mufle par-dessus une haie; lorsque le corps a passé,, elle s'est mise à beugler, et ces beuglements doux et prolongés, dans le silence, dans le piétine- ment des chevaux et du cortège, semblaient comme la voix lointaine, comme le sanglot de cette campa- gne que le grand mort avait aimée. J'entendrai tou- jours cette plainte de bête.

Cependant, Daudet et moi, nous nous étions rangés au bord du chemin, sans une parole et très pâles. Nous n'avions pas besoin de parler, notre pensée fut la même, quand les roues du corbillard nous frôlè- rent : c'était le « vieux » qui passait ; et nous met- tions dans ce mot toute notre tendresse pour lui, tout ce que nous devions à l'ami et au maître. Les dix dernières années de notre vie littéraire se levaient devant nous. Pourtant, le corbillard allait toujours, avec son balancement, le long des prairies et des haies; et, derrière, nous serrâmes la main de Gon- court et de Charpentier, échangeant des mots insi- gnifiants, nous regardant de l'air surpris et las des grandes catastrophes. Je jetai un coup d'oeil sur le cortège; nous étions au plus deux cents. Dès lors, je marchai perdu dans un piétinement de troupeau.

Cependant, le convoi, arrivé à la route de Cante- leu, avait tourné et montait le coteau. Croisset est simplement un groupe de maisons, bâties aubord de


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la Seine, et qui dépendent de la paroisse de Canteleu, dont la vieille église est plantée tout en haut, dans les arbres. La route est superbe, une large voie qui serpente au flanc des prairies et des champs de blé ; et, à mesure qu'on s'élève, la plaine se creuse, l'im- mense horizon s'élargit, à perte de vue, avec la cou- lée énorme de la Seine, au milieu des villages et des bois. A gauche, Rouen étale la mer grise de ses toi- tures, tandis que des fumées bleuâtres,, à droite, fon- dent les lointains dans le ciel. Le long de cette côte si rude, le cortège s'était un peu débandé. A chaque tournant de la route, le corbillard disparaissait dans les feuillages ; puis, on le revoyait plus loin, au bord d'une pièce d'avoine, d'où ses draperies flottantes faisaient envoler une bande de moineaux. Des nua- ges traversaient le ciel, si pur le matin. Par moments, passaient des coups de vent qui balayaient de gran- des poussières blanches, volantes dans le soleil. Nous étions déjà tout blancs, et la montée ne finissait pas, toujours l'horizon s'élargissait. Ce convoi, à travers cette campagne, en face de cette vallée, prenait une grandeur. A la queue, une trentaine de voitures, presque toutes vides, montaient péniblement.

Ce fut là que M aupassant me donna quelques dé- tails sur les derniers moments de Flaubert. Il était accouru le soir même de la mort, il l'avait encore trouvé sur le divan de son cabinet, où l'apoplexie l'avait foudroyé. Flaubert vivait en garçon, servi simplement par une domestique. La veille, dans un besoin d'expansion, il avait dit à cette femme qu'il était bien content : son livre, Bouvard et Pécuchet^ était terminé, et il devait partir le dimanche pour Paris. Le samedi matin, il prit un bain, puis remon-


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ta dans son cabinet où il ne tarda pas à éprouver un malaise. Gomme il était sujet à des crises nerveuses, après lesquelles il tombait en syncope et restait écrasé de lourds sommeils, il crut à un accès, et ne s'effraya nullement. Seulement, il appela la domesti- que pour qu'elle courût cbez le docteur Fortin, qui habitait le voisinage. Puis, il se ravisa, il la retint près de lui, en lui ordonnant de parler; dans ses cri- ses, il avait le besoin d'entendre quelqu'un vivre à son côté. Il n'était toujours pas inquiet, il causait, disant qu'il aurait été beaucoup plus ennuyé, si l'ac- cès l'avait pris le lendemain, en chemin de fer ; il se plaignait de voir tout en jaune autour de lui, il s'éton- nait d'avoir encore la force de déboucher un flacon d'éther, qu'il était allé prendre dans sa chambre. Puis, revenu dans son cabinet, il poussa un soupir et dé- clara qu'il se sentait mieux. Pourtant, les jambes comme cassées, il s'était assis sur le divan turc qui occupait un coin de la pièce. Et, tout d'un coup, sans une parole, il se renversa en arrière : il était mort. Certainement, il ne s'est pas vu mourir. Pen dant plusieurs heures, on a cru à un état léthargi- que. Mais le sang s'était porté au cou, l'apoplexie était là, en un collier noir, comme si elle l'avait étranglé. Belle mort, coup de massue enviable, et qui m'a fait souhaiter pour moi et pour tous ceux que j'aime cet anéantissement d'insecte écrasé sous un doigt géant.

Nous arrivions à l'église, une tour romane, dans laquelle une cloche sonnait le glas. Sous le porche, barrant la grande porte, quatre paysans se pendaient à la corde, emportés par le branle. On avait descen- du le cercueil, et il était si grand, que les porteurs




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marchaient les reins cassés. Toujours je me souvien- drai des funérailles de notre bon et grand Flaubert, dans cette église de village. J'étais dans le chœur, en face des chantres. Il y en avait cinq, rangés en: file devant un lutrin détraqué, montés sur des tabou- rets, qui les haussaient du sol comme des poupées japonaises enfilées dans des bâtons; cinq rustres habillés de surplis sales et dont on apercevait les gros souliers; cinq têtes de canne, couleur brique, taillées à coups de serpe, la bouche de travers hur- lant du latin. Et cela ne finissait plus ; ils se trom- paient, manquaient leurs répliques comme de mau- vais acteurs qui ne savent pas leur rôle. Un jeune, certainement le fils du vieux son voisin, avait une voix aiguë, déchirante, pareille au cri d'un animal qu'on égorge. Peu à peu une colère montait en moi, j'étais furieux et navré de cette égalité dans la mort, de ce grand homme que ces gens enterraient avec leur routine, sans une émotion, crachant sur son cercueil les mêmes notes fausses et les mêmes phra- ses vides qu'ils auraient crachées sur le cercueil d'un imbécile. Toute cette église froide où nous grelottions en venant du grand soleil, gardait une nudité, une indifférence qui me blessaient. Eh quoi ! est-ce donc vrai que, devant Dieu, nous soyons tous de la même argile et que notre néant commence sous ce latin que l'Église vend à tout le monde? A Paris, derrière le luxe des tentures, dans la majesté des orgues, cette banalité marchande, cette insouciance née de l'habitude, se dissimulent encore. Mais ici on enten- dait la pelletée de terrre tomber à chaque verset. Pauvre et illustre Flaubert, qui toute sa vie avait rugi contre la bêtise, l'ignorance, les idées toutes faites,

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HO LES ROMANCIERS NATURALISTES.

les dogmes, les mascarades des religions, et que l'on jetait, enfermé dans quatre planches, au milieu du stupéfiant carnaval de ces chantres braillant du latin qu'ils ne comprenaient même pas î

La sortie de l'église a été pour nous tous un vérita- ble soulagement. Et le cortège a redescendu la côte de Ganleleu. Il nous fallait gagner Rouen, traverser la ville et remonter au cimetière Monumental, en tout sept kilomètres environ. Le corbillard avait re- pris sa marche lente, le cortège s'espaçait davantage sur la route, les voitures suivaient. Mais, en entrant dans la ville, le convoi s'est resserré, des amis de Flaubert se succédaient et tenaient tour à tour les cordons du poêle. Nous pouvions être alors trois cents au plus. Je ne veux nommer personne, mais beaucoup manquaient que tous comptaient trouver là. Des contemporains de Flaubert, Edmond de Gon- court se trouvait seul au triste rendez-vous. Il n'y avait ensuite que des cadets, les amis des dernières années. Encore s'explique-t-on que beaucoup aient hésité à venir de Paris ; trente et quelques lieues peu- vent effrayer des santés chancelantes et d'anciennes affections. Mais ce qui est inexplicable, ce qui est im- pardonnable, c'est que Rouen, Rouen tout entier n'ait pas suivi le corps d'un de ses enfants les plus illustres. On nous a répondu que les Rouennais, tous commerçants, se moquaient de la littérature. Cepen- dant, il doit y avoir dans cette grande ville des pro- fesseurs, des avocats, des médecins, enfin une popu- lation libérale qui lit des livres, qui connaît au moins Madame Bovary ; il doit y avoir des collèges, des jeunes gens, des amoureux, des femmes intelligen- tes, enfin des esprits cultivés qui avaient appris par


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les journaux la perte que venait de faire la littéra- ture française. Eh bien! personne n'a bougé; on n'aurait peut-être pas compté deux cents Rouennais dans le maigre cortège, au lieu de la foule énorme, de la queue de monde que nous espérions. Jus- qu'aux portes de la ville, nous nous sommes ima- giné que Rouen attendait là, pour se mettre derrière le corps. Mais nous n'avons trouvé aux portes qu'un piquet de soldats, le piquet réglementaire que l'on doit à tout chevalier de la Légion d'honneur décédé ; hommage banal, pompe médiocre et comme déri- soire, qui nous a paru blessante pour un si grand mort. Le long des quais, puis le long de l'avenue que nous avons suivie, quelques groupes de bourgeois regardaient curieusement. Beaucoup ne savaient même pas quel était ce mort qui passait ; et, quand on leur nommait Flaubert, ils se rappelaient seulement le père et le frère du grand romancier, les deux mé- decins dont le nom est resté populaire dans la ville. Les mieux informés, ceux qui avaient lu les journaux, étaient venus voir passer des journalistes de Paris. Pas le moindre deuil sur ces physionomies de badauds. Une ville enfoncée dans le lucre, abêtie, d'une igno- rance lourde. Je pensais à nos villes du Midi, à Mar- seille, par exemple, qui, elle aussi, trempe dans le commerce jusqu'au cou; Marseille entier se serait entassée sur le passage du convoi, sielle avait perdu un citoyen de la taille de Flaubert. La vérité doit être que Flaubert, la veille de sa mort, était inconnu des quatre cinquièmes de Rouen et détesté de l'autre cin- quième. Voilà la gloire.

Des boulevards à montée rapide, des rues escarpées conduisent au cimetière Monumental, qui domine la


172 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

yille. Le corbillard avançait plus lentement, avec son roulis qui s'accentuait encore. Débandés, soufflant de fatigue, couverts de poussière et la gorge srche, nous arrivions au bout de ce voyage de deuil. En bas, dr< la porte, de grosses touffes de lilas embaument le cimetière ; puis, des allées serpentent et se perdent dans des feuillages, tandis que les tombes étagées blanchissent a soleil. Mais, en baut, un spectacle nous avait arrêtés : la ville, à nos pieds, s'étendait sous un grand nuage cuivré, dont les bords, frangés de soleil, laissaient tomberune pluie d'étincelles rou- ges; et c'était, sous cet éclairage de drame, l'appari- tion brusque d'une cité du moyen âge, avec ses flè- ches et ses pignons, son gothique flamboyant, ses ruelles étranglées coupant de minces fosses noires le pêle-mêle dentelé des toitures. Une même pensée nous était venue à tous : comment Flaubert, enfiévré du romantisme de 1830, n'a-t-il mis nulle part cette ville qui nous apparaissait comme à l'horizon d'une ballade de Victor Hugo? Il existe bien une description du panorama de Rouen, dans Madame Bovary ; mais cette description est d'une sobriété remarquable, et la vieille cité gothique ne s'y montre aucunement. Nous touchons là aune des contradictions du tempérament littéraire de Flaubert, que je tâcherai d'expliquer.

La tombe de Louis Bouilhet se trouve à côté du tombeau de la famille de Gustave Flaubert, et le corps du romancier a dû passer devant le poète, son ami d'enfance, qui dort là depuis dix ans. Ces deux monuments regardent la ville, du haut de la colline verte. On avait apporté le cercueil, à travers une pe- louse ; des curieux, presque tous des gens du peuple, .s'étaient précipités, envahissant les étroits sentiers,


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autour du tombeau ; si bien que le cortège n'a pu approcher que difficilement. D'ailleurs, pour se con- former aux idées souvent exprimées par Flaubert, il n'y a pas eu de discours. Un vieil ami, M. Charles Lapierre, directeur du Nouvelliste de Rouen, a seule- ment dit quelques mots. Et, alors, s'est passé un fait qui nous a tous bouleversés. Quand on a descendu le cercueil dans le caveau, ce cercueil trop grand, un cercueil de géant, n'a jamais pu entrer. Pendant plusieurs minutes, les fossoyeurs, commandés par un homme maigre, à large chapeau noir, une figure «ortie de H an d'Islande, ont travaillé avec de sourds efforts; mais le cercueil, la tête en bas, ne voulait ni remonter ni descendre davantage, et l'on enten- dait les cordes crier et le bois se plaindre. C'était atroce; la nièce que Flaubert a tant aimée, sanglotait au bord du caveau. Enfin, des voix ont murmuré : « Assez, assez, attendez, plus tard. » Nous sommes partis, abandonnant là notre «vieux », entré de biais dans la terre. Mon cœur éclatait.

En bas, sur le port, lorsque, hébétés de fatigue et de chagrin, Goncourt nous a ramenés, Daudet et moi, à l'hôtel où il était descendu, une musique mi- litaire jouait un pas redoublé, près de la statue de Boieldieu. Les cafés étaient pleins, des bourgeois se promenaient, un air de fête épanouissait la ville. Le soleil de quatre heures qui enfilait les quais, allumait la Seine dont les reflets dansaient sur les façades blanches des restaurants, où les cuisines flambaient déjà, avec des odeurs de mangeaille. Dans un cabaret, toute une tablée de reporters et de poètes affamés se commandaient une sole normande. Ah ! les tristesses ■des enterrements de grands hommes !

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174 LES HOMANCIERS NATURALISTES.


II


J'ai peu de détails biographiques. Flaubert était discret sur ces matières ; puis, je l'ai connu très tard, en 1869. C'est à un ami d'enfance, ou à uncon- fident très intime, qu'il appartient de nous dire sa vie. Pour moi, je me contenterai de noter ici ce que je sais bien, et je tâcherai surtout d'expliquer l'écri- vain par l'homme, en me reportant à ce qu'il m'a dit et à ce que j'ai pu observer.

Cependant, il me faut rappeler les grandes lignes de son existence. Il est né à Rouen, en 1831. Son père, Achille Flaubert, était un médecin de talent, dont le large cœur et la stricte honnêteté sont res- tés légendaires. A cette école, le jeune Gustave dut grandir en bonté, en loyauté, en virilité. Nous le re- trouverons plus tard le fils de son père, avec cette nature adorable qui nous le rendait si cher, une na- ture où il y avait du colosse et de l'enfant. Il fit ses études à Rouen et y rencontra très jeune Louis Bouilhet et le comte d'Osmoy, dans une pension dont il nous racontait parfois de bien amusantes his- toires. Son enfance et sa jeunesse paraissent avoir été celles d'un garçon appartenant à une famille aisée et libérale, qui l'élevait fortement sans le contrarier dans ses goûts. Il céda de bonne heure à la passion littéraire, et je ne crois pas qu'il ait jamais eu l'idée d'une profession quelconque ; du moins il n'en par- lait point. Au sortir du collège, il avait perdu de vue Louis Bouilhet, qu'il ne rencontra que dans l'hiver .le 1846; dès lors, se noua entre eux la solide amitié


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qui ne cessa plus. J'ai toujours pensé que V 'Édu- cation sentimentale était dans bien des pages une confession, une sorte d'autobiographie très arrangée, composée de souvenirs pris un peu partout; et il pourrait arriver, en tenant compte des besoins de l'intrigue, que la grande amitié de Frédéric et de Deslauriers fût l'écho de l'amitié de Flaubert et de Bouilhet. Comme Frédéric, d'ailleurs, Flaubert alla faire son droit à Paris, où Bouilhet le re- trouva. Mais avant cette année 1846, à peine âgé de dix-neuf ans, pour la première fois il avait voyagé. Je ne puis dire s'il poussa jusqu'à l'Italie, mais je me souviens qu'il m'a souvent raconté son passage à Marseille, où il eut toute une aventure amoureuse. A Paris, il mena une vie d'étude, coupée de quelques plaisirs violents. Sans être mondain, il menait une existence large. Dès cette époque, il eut du reste un pied à Paris et un pied à Rouen ; son père avait acheté la maison de campagne de Croissetvers 1842, et il y retournait passer des saisons entières. En relisant dernièrement la vie de Corneille, j'ai été frappé des ressemblances qu'elle offrait avec celle de Flaubert. Deux grands faits marquent seulement son existence: son voyage en Orient, qu'il fit de 1849 à 1851, et le voyage qu'il entreprit plus tard aux ruines de Car- tilage, pour son livre de Salammbô. En dehors de ces échappées, il a toujours eu la vie que nous lui avons vu mener dans ces derniers temps, cette vie d'étude dont j'ai parlé, tantôt s'enfermant pendant des mois à Croisset, tantôt venant se distraire àParis, accep- tant des invitations à dîner, recevant ses amis le dimanche, mais passant quand même ses nuits à sa table de travail. Sa biographie est là tout entière. On


176 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

pourra préciser des dates et donner des détails ; on ne sortira pas de ces grandes lignes.

La maison de Croisset est une construction très ancienne, réparée et augmentée vers la fin du siècle dernier. La façade blanche est à vingt mètres au plus de la Seine, dont une grille et la route la sépa- rent. A gauche, il y a une maison de jardinier, une petite ferme; adroite s'étend un parc étroit, om- bragé par des arbres magniûques; puis, derrière la maison, le coteau monte brusquement, des verdu- res font un rideau, au delà duquel, tout en haut, se trouvent un potager et des prés plantés d'arbres frui- tiers. Flaubert jurait qu'il n'allait pas une fois par an au bout de la propriété. Après la mort de sa mère, il avait même abandonné la maison pour se claquemurer dans les deux uniques pièces où il vivait, son cabinet de travail et sa chambre à cou- cher. Il n'en sortait que pour manger dans la salle du bas, car il avait fini par abominer la marche, au point qu'il ne pouvait même voir marcher les autres, sans éprouver un agacement nerveux. Lorsque nous avons passé une nuit à Croisset, nous avons trouvé la maison nue, avec l'ancien mobilier bourgeois de la famille. Flaubert avait le dédain des tableaux et •des bibelots, toutes ses concessions étaient deux chimères japonaises dans un vestibule, et des re- productions en plâtre de bas-reliefs antiques, pen- dues aux murs de l'escalier. Dans son cabinet, une vaste pièce qui tenait tout un angle de la maison, il n'y avait guère que des livres rangés sur des rayons de chêne. Et là les objets d'art manquaient égale- ment; on ne voyait, comme curiosités rapportées de l'Orient, qu'un pied de momie, un plat persan en


GUSTAVE FLAUBERT. 177

cuivre repoussé où il jetait ses plumes, et quelques autres débris sans valeur. Entre les deux fenêtres, se trouvait le buste en marbre d'une sœur qu'il avait ado- rée et qui était morte jeune. C'est tout, si l'on ajoute des gravures, des portraits de camarades d'enfance et d'anciennes amies. Mais la pièce, dans son désor- dre, avec son tapis usé, ses vieux fauteuils, son large divan, sa peau d'ours blanc qui tournait au jaune, sentait bon le travail, la lutte enragée contre les phra- ses rebelles. Pour nous, tout Flaubert était là. Nous évoquions son existence entière vécue dans cette pièce, au milieu des bouquins si souvent consultés, des cartons où il enfermait ses notes, des objets fa- miliers qu'il n'aimait pas qu'on dérangeât de leur place habituelle, par une manie d'homme sédentaire. A Paris, je ne l'ai pas connu dans son apparte- ment du boulevard du Temple. La maison était voi- sine du théâtre du Petit-Lazari. Elle existe encore, dans un enfoncement où sont venues se raccorder les maisons nouvelles. Il l'habita pendant une quin- zaine d'années. Ce fut là que sa gloire naquit et qu'il goûta ses grandes joies. Il y publia ses trois premiers ouvrages : Madame Bovary, Salammbô et Y Education sentimentale. Tout un mouvement avait lieu autour de lui, des admirateurs venaient le sa- luer. Ses familiers d'alors étaient Edmond et Jules de Goncourt, Théophile Gautier, Taine, Feydeau, d'autres encore. II les réunissait chaque dimanche, l'après-midi ; et c'étaient des débauches de causeries, d'anecdotes grasses et de discussions littéraires. L'Em- pire, qui voulait avoir ses écrivains, lui avait fait d'ai- mables avances; il allait à Gompiègne, il était devenu un des hôtes habituels du Palais-Royal, où la prin-


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cesse Mathilde avait réussi à réunir de grands talents, Après la guerre, ilvint habiter la rue Murillo ; son lo- gement, composé de troispetites pièces, au cinquième étage, donnait sur le parc Monceau, une vue superbe qui l'avait décidé. Il fit tendre les pièces d'une cre- tonne à grands ramages; mais ce fut son seul luxe, et comme à Croisset les bibelots manquaient, il n'y avait guère qu'une selle arabe, rapportée d'Afrique, et un Bouddba de carton doré, acheté chez un reven- deur de Rouen. C'est là que je suis entré dans son intimité. Il était alors très seul, très découragé. L'in- succès de X Education sentimentale lui avait porté un coup terrible. D'autre part, bien qu'il n'eût aucune conviction politique, la chute de l'empire lui semblait la fin du monde. Il achevait alors la Tentation de saint Antoine, péniblement et sans joie. Le diman- che, je ne trouvais guère là qu'Edmond de Goncourt, frappé lui aussi par la mort de son frère, n'osant plus toucher une plume et très triste. C'est rue Murillo qu'Alphonse Daudet est, comme moi, devenu un des fidèles de Flaubert. Avec Maupassant, nous étions les seuls intimes. J'oublie Tourgueneff, qui était l'ami le plus solide et le plus cher. Un jour, Tourgueneff nous traduisit à livre ouvert des pages de Gœthe, en phrases comme tremblées, d'un charme pénétrant. C'étaient des après-midi délicieux, avec un grand fond de tristesse. Je me souviens surtout d'un dimanche gras, où, pendant que les cornets à bouquin sonnaient dans les rues, j'écoutai jusqu'à la nuit Flaubert et Concourt regretter le passé.

Puis, Flaubert déménagea une fois encore, et alla babiter le 240 de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Il voulait se rapprocher de sa nièce, pris de l'ennui


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des vieux garçons ; un soir même, lui le célibataire endurci, il m'avait dit son regret de ne s'être pas marié ; un autre jour, on le trouva pleurant devant un enfant. L'appartement de la rue du Faubourg Saint-Honoré était plus vaste; mais les fenêtres don- naient sur une mer de toits, hérissés de cheminées. Flaubert ne prit même pas le soin de le faire déco- rer. Il coupa simplement des portières dans son an- cienne tenture à ramages. Le Bouddha fut posé sur la cheminée, et les après-midi recommencèrent dans le salon blanc et or, où l'on sentait le vide, une ins- tallation provisoire, une sorte de campement. Il faut dire que, vers cette époque, une débâcle d'argent ac- cabla Flaubert. Il avait donné sa fortune à sa nièce, dont le mari se trouvait engagé dans des affaires difficiles ; tout son grand cœur était là, mais le don dépassait peut-être ses forces, il chancelait devant la misère menaçante, lui qui n'avait jamais eu à ga- gner son pain. Il craignit un inslant de ne plus pouvoir venir à Paris ; et, pendant les deux der- niers hivers, il n'y vint pas en effet. Cependant, ce fut rue du Faubourg Saint-Honoré que je le vis re- naître avec sa voix tonnante et ses grands gestes. Peu à peu, il s'était habitué au nouvel état de choses, il tapait sur tous les partis avec le dédain d'un poète. Puis, les Trois Contes, auxquels ils travaillait, l'amu- saient beaucoup. Son cercle s'était élargi, des jeunes gens venaient, nous étions parfois une vingtaine, le dimanche. Quand Flaubert se dresse devant notre souvenir, à nous ses intimes des dernières années, c'est dans ce salon blanc et or que nous le voyons, se plantant devant nous d'un mouvement de talons qui lui était familier, énorme, muet, avec ses gros yeux


180 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

bleus, ou bien éclatant en paradoxes terribles, ert lançant les deux poings au plafond.

Je voudrais donner ici une physionomie de ces réunions du dimanche. Mais c'est bien difficile, car on y parlait souvent une langue grasse, condamnée en France depuis le seizième siècle. Flaubert, qui portait l'hiver une calotte et une douillette de curé, s'était fait faire pour l'été une vaste culotte rayée^ blanche et rouge, et une sorte de tunique qui lui don- nait un faux air de Turc ep négligé. C'était pour être à son aise, disait-il ; j'incline à croire qu'il y avait aussi là un reste des anciennes modes romantiques, car je l'ai connu avec des pantalons à grands carreaux, des redingotes plissées à la taille, et le chapeau aux larges ailes, crânement posé sur l'oreille. Quand des dames se présentaient le dimanche, ce qui était rare, et qu'elles le trouvaient en Turc, elles restaient assez effrayées. A Groisset, lorsqu'il se promenait dans de semblables costumes, les passants s'arrêtaient sur la route, pour le regarder à travers la grille ; une légende prétend même que les bourgeois de Rouen, allant à la Bouille par le bateau, amenaient leurs enfants, en promettant de leur montrer monsieur Flaubert, s ils étaient sages. A Paris, il venait souvent ouvrir lui-même, au coup de timbre ; il vous embras- sait, si vous lui teniez au cœur et qu'il ne vous eût pas vu depuis quelque temps ; et l'on entrait avec lui dans la fumée du salon. On y fumait terriblement. Il faisait fabriquer pour son usage des petites pipes qu'il culottait avec un soin extrême ; on le trouvait parfois les nettoyant, les classant à un râtelier ; puis, quand il vous aimait bien, il les tenait à votre disposition et même vous en donnait une. C'était, de trois heu-




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res à six heures, un galop à travers les sujets ; la lit- térature revenait toujours, le livre ou la pièce du moment, les questions générales, les théories les plus risquées ; mais on poussait des pointes clans toutes les matières, n'épargnant ni les hommes ni les choses. Flaubert tonnait, Tourgueneff avait des histoires d'une originalité et d'une saveur exquises, Concourt jugeait avec sa finesse et son tour de phrase si personnel, Daudet jouait ses anecdotes avec ce charme qui en fait un des compagnons les plus adorables que je connaisse. Quant à moi, je ne brillais guère, car je suis un bien médiocre causeur. Je ne suis bon que lorsque j'ai une conviction et que je me fâche. Quelles heureuses après-midi nous •avons passées, et quelle tristesse à se dire que ces heures ne reviendront jamais plus ! car Flaubert était notre lien à tous, ses deux grands bras pater- nels nous rassemblaient.

Ce fut lui qui eut l'idée de notre dîner des auteurs siffles. C'était après le Candidat. Nos titres étaient : à Goncourt, Henriette Maréchal; à Daudet, Lise Ta- cernier ; à moi, toutes mes pièces. Quant à Tour- gueneff, il nous jura qu'on l'avait sifflé en Russie. nuis les cinq, nous nous réunissions donc chaque mois dans un restaurant ; mais le choix de ce restau- rant (Hait une grosse affaire, et nous sommes allés un peu partout, passant du poulet au kari à la bouil- labaisse. Dès le potage, les discussions et les anec- dotes commençaient. Je me rappelle une terrible discussion sur Chateaubriand, qui dura de sept heures du soir à une heure du matin ; Flaubert et Daudet le défendaient, Tourgueneff et moi l'atta- quions, Goncourt restait neutre. D'autres fois, on en-

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[82 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

lamait le chapitre des passions, on parlait de l'a- mour et des femmes; et, ces soirs-là, les garçons nous regardaient d'un air épouvanté. Puis, comme Flaubert détestait de rentrer seul, je l'accompa- gnais à travers les rues noires, je me couchais à trois heures du matin, après avoir philosophé à l'angle de chaque carrefour.

Les femmes avaient tenu peu de place dans l'exis- tence de Flaubert. A vingt ans, il les avait ai- mées en troubadour. Il me racontait qu'autrefois il faisait deux lieues pour aller mettre un baiser sur \a tête d'un Terre-Neuve , qu'une dame caressait»

àon idée de l'amour se trouve dans X Éducation sen-

timentale : une passion qui emplit l'existence et qui ne se contente jamais. Sans doute, il avait ses coups de désirs ; c'était un gaillard solide dans sa jeunesse et qui tirait des bordées de matelot. Mais cela n'allait pas plus loin, il se remettait ensuite tranquillement au travail. Il avait pour les filles une véritable paternité; une fois, sur les boule- vards extérieurs, comme nous rentrions, il en vit une très laide qui l'apitoya et à laquelle il voulut donner cent sous: elle nous accabla d'injures, en disant qu'elle ne demandait pas l'aumône et qu'elle gagnait son pain. Le vice bon enfant lui sem- blait comique, l'épanouissait d'un rire à la Rabe- lais ; il était plein de sollicitude pour les beaux mâles, il adorait leurs histoires, et déclarait qu'elles le rafraîchissaient. Il répétait : « Voilà de la santé, cela vous donne de l'air. » Arrangez ce goût des dames gaies et faciles, avec son idéal d'un amour sans fin pour une femme que l'on verrait une fois tous les ans, sans espoir. Du reste, je le répète, les


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femmes ne l'entamaient guère. C'était tout de suite fini. Il le disait lui-même, il avait porté comme un fardeau les quelques liaisons de son existence. Nous nous entendions en ces matières, il m'avouait sou- vent que ses amis lui avaient toujours plus tenu au cœur, et que ses meilleurs souvenirs étaient des nuits passées avec Bouilhet, à fumer des pipes et à causer. Les femmes, d'ailleurs, sentaient bien qu'il n'était pas un féminin ; elles le plaisantaient et le traitaient en camarade. Cela juge un homme. Etu- diez le féminin chez Sainte-Beuve, et comparez.

Je donne ici mes notes sur Flaubert un peu au ha- sard. Ce sont autant de traits qui doivent compléter sa physionomie. Tout à l'heure, je parlais de la se- cousse qu'il reçut à la chute de l'empire. Il avait pourtant la haine de la politique, il professait dans ses livres le néant de l'homme, l'imbécillité univer- selle. Mais, dans la pratique, il croyait à la hiérar- chie, il avait du respect, ce qui nous surprenait, nous qui sommes d'une génération sceptique; une princesse, un ministre, sortaient à ses yeux du com- mun, et il s'inclinait, il « gobait », comme nous nous permettions de le dire entre nous. Il est donc aisé de comprendre son effarement, à la désorganisation brusque d'un régime, dont la pompe l'avait ébloui. Dans une lettre écrite à Ernest Feydeau, après la mort de Théophile Gautier, il parle de « l'infection moderne », il déclare que, depuis le Quatre Septem- bre, tout est fini pour eux. Lors de mes premières visites, il m'interrogeait curieusement sur les déma- gogues, qu'il croyait de mes amis. Le triomphe des idées démocratiques lui semblait être l'agonie des lettres. En somme, il n'aimait pas son temps, et je


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reparlerai de cette haine qui influait beaucoup sur son tempérament littéraire. Bientôt, d'ailleurs, le spectacle de nos luttes politiques l'emplit de dégoût, ses anciens amis ,les bonapartistes, lui parurent aussi bêtes et aussi maladroits que les républicains. J'insiste, parce qu'il faut bien établir qu'aucun parti ne sau- rait le réclamer. En dehors de ses instincts autori- taires et de sa croyance au pouvoir, même dans ses représentants les plus médiocres, il avait un trop large mépris de l'humanité. Je trouve en lui un exemple assez fréquent, chez les grands écrivains, d'un révolutionnaire qui démolit tout, sans avoir la conscience de sa terrible besogne, et malgré une bonhomie qui le fait croire aux conventions sociales et aux mensonges dont il est entouré.

11 faut noter ici un autre trait caractéristique : Flaubert était un provincial. Un de ses vieux amis di- sait un peu méchamment : « Ce diable de Flaubert, plus il vient à Paris, et plus il devient provincial. » Entendez par là qu'il gardait des naïvetés, des igno- rances, des préjugés, des lourdeurs d'homme qui, tout en connaissant fort bien son Paris, n'en avait jamais été pénétré par l'esprit de blague et de légère- té spirituelle. Je l'ai comparé à Corneille, et ici la ressemblance s'affirme encore. C'était le même es- prit épique, auquel le papotage et les fines nuances échappaient. On a fait remarquer avec raison que Madame Bovary était son œuvre la plus vécue, et que, dans Y Éducation sentimentale, le côté parisien offrait parfois une touche lourde et embarrassée; le salon de Mme Dambreuse, par exemple, ressemble plus à un sérail qu'à une réunion déjeunes femmes pous- sées sur le pavé de Paris. II voyait humain, il perdait


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pied dans l'esprit et dans la mode. Ce côté provincial se trouvait chez l'homme, disposé à tout croire, man- quant de ce scepticisme qui met en défiance; jamais personne n'a été plus trompé que lui par les appa- rences, il fallait des catastrophes pour lui ouvrir les yeux. Sans aimer le monde, souffrant beaucoup de la chaleur des salons, il se croyait forcé à des visites, il passait son habit noir avec une certaine solennité, tout en le plaisantant ; et, quand il était habillé, cra- vaté et ganté de blanc, il se posait devant vous avec son : « Voilà, mon bon! » accoutumé, où il entrait un peu de la joie enfantine d'un simple romancier qui va chez les grands. Tout cela était plein de bon- homie et nous attendrissait, mais le bourgeois de pro- vince apparaissait au fond.

Oui, le grand mot est lâché : Flaubert était un bourgeois, et le plus digue, le plus scrupuleux, le plus rangé qu'on pût voir. Il le disait souvent lui- même, fier de la considération dont il jouissait, de sa vie entière donnée au travail ; ce qui ne l'empêchait pas d'égorger les bourgeois, de les foudroyer à cha- que occasion, avec ses emportements lyriques. Cette contradiction s'explique aisément. D'abord, Flaubert avait grandi en plein romantisme, au milieu des ter- ribles paradoxes de Théophile Gautier, qui a eu sur lui une influence dont nous étions tous frappés ; je parle ici d'une influence toute d'extérieur, car le seul homme qui ait influé véritablement sur ses œuvres a été Louis Bouilhet. Puis, il faut distinguer, l'injure de bourgeois était dans sa bouche un ana- thème généralisé et lancé à la tête de l'humanité bête; par bourgeois, il entendait les sots, les éclop- pés, ceux qui nient le soleil, et non les braves gens

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qui vivent sans tapage, nu coin de leur feu. J'ajoute- rai que sos grandes colères tombaient commodes soupes au lait. 11 criait très fort, gesticulant, le s\ng au visage; puis, il se calmait brusquement, c'était comme il» i s airs de bravoure que, dans son intimité avec les hommes de 1830, il avait appris à se jouer à lui-môme. A ce propos, on m'a raconté qu'un écri- vain russe, avec qui Tourgueneff nous avait fait dî- ner, a été tellement surpris de cette violence un peu théâtrale de Flaubert, que, dans un article où il a parlé de lui plus tard, il l'a accusé de « fatuité ». Ce mot me paraît si impropre, que je proteste de toute mon énergie. Flaubert était d'une absolue bonne foi dans ses emportements, à ce point qu'il risquait sou- vent l'apoplexie et qu'on devait ouvrir les fenêtres pour lui faire prendre l'air ; mais j'accorde qu'il y avait eu sans doute un entraînement antérieur, que la littérature, l'amour de la force et de l'éclat était pour beaucoup dans son attitude. Ce que je constate, d'ailleurs, c'est que cet homme si violent en paro- les, n'a jamais eu une violence d'action. Il éta pêtres, des pièces de procès curieux, des images en- fantines et stupides, tous les documents de l'imbécil- lité humaine qu'il avait pu rassembler. Remarquez que ses livres sont là tout entiers, qu'il n'a jamais fait qu'étudiercette imbécillité, mêmedans les visions splendides de la Tentation de saint Antoine, il jetait simplement son admirable style sur la sottise hu- maine, et je dis la plus basse, la plus terre à terre, avec parfois de grandes échappées de poète blessé. Son comique n'est pas l'esprit léger du dernier siè- cle, le rire fin et malicieux, le coup de grille qui cin-


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gle; mais un comique qui remonte au seizième siè- cle, de sang plus épais el de patte plus lourde, bonhomme et brutal à la fois, faisant un trou. Gela explique encore son manque de succès dans les sa- lons el auprès des femmes. On lui trouvarl une gaieté de commis-voyageur. Dans l'intimité, il était terrible, quand il se déboutonnait.

Voilà donc des traits de sa physionomie, qui pourront aider à la reconstruire. Pour moi, je me résume en disant qu'il n'avait pas voulu l'évolution apportée dans le roman par Madame Bovary, et qu'il a toujours refusé d'en voir et d'en mesurer les con- séquences. Ce livre a été simplement un produit de son tempérament qui s'est rencontré au confluent de Balzac et de Victor Hugo. Il a mis sa gloire à être un rhétoricien, lorsqu'il a été plus encore un observateur et un expérimentateur. En étudiant en lui l'écrivain, on voit aisément comment ses facultés- diverses, les contradictions apparentes qu'il appor- tait, ont fait de lui le romancier qu'il a été, sans qu'ii ait résolu de l'être.


IV


Je passe maintenant aux livres de Gustave Flaubert.

Il faut se rappeler qu'il débuta seulement à trente- cinq ans, en 1856. Ses amis semblaient même avoir une assez médiocre confiance en son avenir. Cela indiquerait que, jusque-là, il avait hésité, échoué dans des tentatives, montrant les indécisions et les avortements de son Frédéric Moreau ; on m'a en effet affirmé qu'avant Madame Bovary, il avait écrit


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trois ouvrages considérables, dont les manuscrits n'existent même plus. Pourtant, il ne parlait jamais de ses premiers essais; il ne citait guère en plaisan- tant qu'une sorte de tragédie comique sur la vaccine. Sans doute il avait rimé beaucoup de vers médio- cres, qu'on retrouvera peut-être dans ses papiers. Louis Bouilhet était alors le grand homme du groupe, et M. Maxime Ducamp avait déjà un nom presque célèbre, lorsque Flaubert se débattait en- core dans les incertitudes d'un début pénible. Je suis certain que, malgré son large cœur, il souffrit de cette situation, de cette première impuissance où son génie restait paralysé, tandis que des talents inférieurs se produisaient si aisément et parais- saient le tenir en dédain. J'explique ainsi l'admira- tion exagérée qu'il a toujours professée pour Bouilhet, en homme qui avait vu autrefois un maître dans ce poète de second ordre.

L'apparition de Madame Bovary fut donc une surprise. Ce livre, écrit après le voyage en Orient, aurait été inspiré, dit-on, par la lecture d'un simple fait divers, le suicide de la femme d'un médecin que Flaubert connaissait. D'autre part, M. Maxime Du- camp m'a écrit : « Madame Bovary est un livre qu'on lui a imposé, qu'il s'est imposé à lui-même et qui est sorti de circonstances toutes spéciales, fort doulou- reuses pour lui; » et je crois savoir que M. Ducamp se réserve d'expliquer cette phrase mystérieuse dans une étude qu'il compte écrire sur Flaubert. Peu im- porte, d'ailleurs; l'auteur inconnu, travaillant dans son coin, arrivait avec cette note puissamment ori- ginale qui allait transformer le roman : voilà la grande affaire. Je ne crois pas que les amis de Flau-

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198 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

bert aient même alors senti la portée d'une telle couvre. 11 leur en lisait des morceaux, et l'on pré- tend qu'ils lui faisaient faire de nombreuses correc- tions, ce dont je doute fort, car le Flaubert des der- nières années n'était pas un homme à changer une virgule. Du reste, tous lancés dans le mouvement romantique, ils devaient, ainsi que lui, regarder Ma- dame Bovary comme une bonne plaisanterie lyrique faite aux réalistes de l'époque. On connaît le procès ridicule intenté à l'auteur et le succès retentissant du roman. A ce propos, je note que Flaubert, malgré sa bonhomie, n'oubliait pas facilement les injures ; il a toujours gardé rancune à M. Pinard, qui lança contre lui son réquisitoire fameux, devenu aujourd'hui un monument de drôlerie. Le livre rapporta très peu au romancier, huit cents francs, je crois ; il faudrait raconter cette histoire tout au long, car elle est une page curieuse de notre librai- rie. 11 est vrai que, plus tard, il vendit assez cher au même éditeur Salammbô et Y Education sentimentale. Mais ce que je veux nettement établir, c'est la sin- gulière haine que Flaubert conçut peu à peu contre Madame Bovary. Après ses autres œuvres, comme on lui jetait toujours son premier roman à la tête, comme on lui répétait : « Donnez-nous une autre Madame Bovary », il se prit à maudire cette fille aînée qui faisait un pareil tort à ses sœurs ca- dettes. Gela alla si loin qu'un jour il nous déclara sérieusement que, s'il n'avait pas eu besoin d'argent, il l'aurait retirée absolument du commerce, en em- pêchant qu'on en tirât des éditions nouvelles. Peut- être aussi éprouvait-il, dans son cœur de romanti- que, un sourd chagrin, à voir la terrible poussée


GUSTAVE FLAUBERT. 199

naturaliste que son œuvre avait produite dans notre littérature. Je retrouve là l'inconscience dont j'ai parlé.

J'ai peu de notes sur Salammbô. Le succès fut en- core très retentissant ; je me souviens des plaisante- ries de la petite presse, des caricatures, des parodies. Le bruit devint surtout énorme, après qu'une grande dame se fut risquée en costume de Salammbô dans un bal des Tuileries. Le livre avait paru en 1863. Il avait coûté à Flaubert un travail considérable de recbercbes, sans parler du voyage qu'il avait fait à Tunis. Aussi doit-on se rappeler la polémique vio- lente qu'il eut avec un savant, M. Frœhner, qui con- testait l'exactitude de ses documents. Il regimba de même, mais avec cordialité, contre l'article où Sainte- Beuve parlait d'une « pointe sadique». Ce sont les deux seules occasions où il se laissa entraîner à la polémique. Il était alors très intime avec Sainte- Beuve, qu'il rencontrait chez la princesse Mathilde et à leur dîner de Magny, dont on a tant parlé. Ce fut aussi chez Magny qu'il se lia avec les autres con- vives, MM. Taine, Renan, Paul de Saint- Victor, le prince Napoléon, sans parler de Théophile Gautier et des Goncourt. George Sand, je crois, y parut à plusieurs reprises. Elle aimait beaucoup Flaubert, elle le tutoyait et lui écrivait de longues lettres, bien qu'ils ne s'entendissent guère ensemble sur la litté- rature; je me rappelle une discussion entre eux, à propos de Sedaine, qu'elle lui vantait et qu'il décla- rait être de l'eau claire; quand elle mourut, il éprouva un très grand chagrin. Pour en finir avec Salammbô, je le trouvai triste, un jour qu'il achevait de revoir les épreuves de l'édition déiinilive qui a


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paru dernièrement ; et il me dit que l'ouvrage ve- nait de lui paraître d'un bon tiers trop long. Plus il allait, et plus il avait un besoin de sobriété. La sobriété, c'est la perfection.

En somme, le livre dont il a le plus souffert est X Education sentimentale. Il avait mis tout son effort dans cette œuvre, remuant les bibliothèques, con- sultant les journaux et les gravures, se donnant un mal énorme pour reconstituer les lieux, qui ont singulièrement changé depuis quarante ans. Lors- qu'un écrivain passe six ou sept années sur un ou- vrage, etqu'il y emploie une pareille somme de travail et de volonté, il donne naturellement à cet ouvrage une importance considérable. Flaubert était donc persuadé qu'il lançait une œuvre bien supérieure à Madame Bovary, et dont l'apparition devait porter un formidable coup dans le public. Du reste, il n'a jamais publié un livre, sans croire fortement au succès, avec une confiance d'enfant et une ignorance des conditions de la vente en librairie, qui rappe- laient les beaux rêves de Balzac. On le plaisanta beaucoup, à l'époque, sur la prétendue caisse en bois des îles, dans laquelle il avait apporté X Educa- tion sentimentale de Croisset à Paris ; cette caisse était en bois blanc, et Flaubert expliquait qu'il l'avait fait faire par le menuisier de son village, pour trans- porter avec plus de facilité et de sûreté son manus- crit, qui était énorme ; ajoutez qu'il devait en lire des passages chez la princesse Mathilde, et qu'il n'aurait pas su comment se présenter, avec un tel paquet de papier entre les bras. Le roman parut à la. fin de 1869. Le succès de vente fut médiocre, les journaux attaquèrent l'œuvre avec violence, et


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Flaubert tomba brusquement du baut de son rêve. La chute fut si douloureuse, qu'il s'en ressentit jusqu'à la fin. Ce qui lui fut le plus sensible, ce fut le silence qui enterra bientôt Y Education sentimen- tale ; on la déclara ennuyeuse à mourir, et personne n'en parla plus. Il courut s'enfermer à Croisse! ; c'était son refuge, dans les gros chagrins. Lorsque nous allâmes le voir dernièrement, il nous disait en montrant son cabinet : « Voici une pièce où j'ai beaucoup travaillé et où j'ai souffert plus encore.» Cela m'avait vivement ému, car je connais celle souffrance du cerveau qui se dévore dans la solitude. Là-bas, il cachait toutes ses plaies ; il sanglotait sur ce divan où il est mort, il agonisait à cette table où il a raturé tant de phrases rebelles. Il faut savoir ce que lui coûtait une bonne page, lui qui s'était stéri- lisé volontairement, dans son désir toujours inas- souvi de la perfection. C'était un arrachement con- tinu, des couches douloureuses à hurler, des doutes sans cesse renaissants, jusqu'à se traiter de brute, à se croire idiot. Il nous le répétait souvent : « Tou- tes les nuits, j'ai envie de me casser la margoulette. » Songez alors quelle dut être la torture de cet homme, lorsqu'il se trouva seul, avec l'écroulement de son œuvre derrière lui ! Il voyait par terre sept années- de travail, il était ébranlé dans toutes ses convictions. Les grands producteurs se consolent vite, mais lui devait attendre des années pour se remettre à croire» Puis, les temps étaient sombres, l'invasion arriva et acheva de le bouleverser. Ce romancier dont on blâme le scepticisme et l'indifférence, qui n'a jamais écrit les mots de patrie et de drapeau, souffrit abo- minablement de l'occupation étrangère. Quand je le


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revis, il en était absorbé, tout pâle et toul tremblant. Ce furenl ses années mauvaises, celles dont j'ai parlé, et qu'il passa rue Murillo. La blessure de YE- ducation sentimentale «'lait toujours au fond. Souvent, il s'arrêtait brusquement devant un de nous, en s'é- criant : « Mais expliquez-moi donc pourquoi ce bouquin n'a pas eu de succès ! » L'année dernière, à la suite d'un article que je fis à propos d'une nou- velle édition du roman, il m'écrivit une lettre où il le définissait d'une phrase bien juste. « C'est un livre honnête», disait-il. Puis, il ajoutait que peut-être avait-il eu le tort de sortir du cadre fatal de tout roman, en écrivant ce journal de la vie telle qu'elle est. Ainsi, il en était arrivé à douter de lui-même, ce qui annonçait un terrible travail en lui, pour qui le connaissait.

Quant à la Tentation de saint Antoine, elle Ta occupé plus de vingt ans. Avant Madame Bovary il y avait travaillé ; un fragment, la visite de la reine de Saba, parut même dans V Artiste. Mais toujours il remettait l'ouvrage sur le chantier, sans pouvoir se contenter. Le premier texte du morceau de la reine de Saba serait, dit-on, meilleur que celui qu'il a refait depuis, ce qui prouve le côté presque maladif de son besoin de perfection. En 1874, lors- qu'il eut enfin terminé l'œuvre, ce fut pour lui un grand soulagement; non pas qu'il fût absolument sa- tisfait, mais il n'y voyait plus clair, selon son expres- sion, et il avait peur de tout recommencer de nou- veau, s'il ne se décidait pas à publier. Le succès fut encore moindre que pour X Education sentimentale. Flaubert s'en étonna, car il s'était imaginé qu'une telle œuvre de science et d'art pouvait aisément de-


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venir populaire ; mais il n'en souffrit pas autant que nous le craignions. La Tentation de saint Antoine est restée jusqu'à la fin son œuvre favorite.

Des Trois contes, je parlerai peu. Flaubert les re- gardait comme une distraction. 11 avait commencé Bouvard et Pécuchet, le livre posthume qu'il a laissé, lorsque, terrifié de la besogne, accablé par la perte- de sa fortune, il lâcha ce gros travail et s'amusa à écrire les trois nouvelles : la Légende de saint Julien V Hospitalier, Un cœur simple et Hérodias. Chacune lui coûta six mois environ. C'était là ce qu'il appelait se reposer. Maintenant, je devrais dire ce que je sais de Bouvard et Pécuchet; mais je serai bref, le livre n'a pas paru, et je préfère ne pas le déflorer. Bou- vard et Pécuchet, dans l'idée de l'auteur, doit être pour le monde moderne ce que la Tentation de saint Antoine est pour le monde antique : une négation de tout, ou plutôt une affirmation de la sottise uni- verselle. Seulement, la Tentation de saint Antoine est une épopée poussée au lyrisme, tandis que Bouvard et Pécuchet est une comédie poussée presque jusqu'à la caricature. Flaubert a pris deux bonshommes,, deux anciens employés de ministère, qu'il a fait se retirer à la campagne où ils tentent toutes les con- naissances humaines, par manière de distraction et dans le but plus noble de se rendre utiles; naturelle- ment, leurs tentatives échouent, ils sont un continuel avortement, et lorsqu'ils ont passé stérilement de l'agriculture à l'histoire et de la littérature à la reli- gion, ils ne trouvent plus qu'une occupation intéres- sante, celle de copier tous les papiers imprimés qui leur tombent sous la main. Cette copie des deux bonshommes devait former un second volume, dans


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lequel Flauberl aurait publié les âneries échappées aux plumes 1rs plus médiocres et les plus illustres, en commençanl par lui-même; j'ignore si ce second volume était assez complet avant sa mort, pour qu'il puisse paraître. Ce que je sais, c'est que Bouvard et Pécuchet a donné une peine atroce à Flaubert; plu- sieurs fois, il a été sur le point de tout lâcher, telle- ment cotte revue monotone des connaissances hu- maines présentait de difticultés, et tellement il se perdait dans des recherches compliquées. Le seul chapitre de l'agriculture, à peine trente pages, l'a forcé à lire cent sept ouvrages sur la matière. Il s'en- têtait pourtant ; l'œuvre était une vieille idée de jeu- nesse à laquelle il croyait. Je me permettrai ici une anecdote qui montre quelle importance il donnait aux moindres détails. Il nous faisait d'abord à nous- mêmes un mystère du titre de son livre; il disait: « Mes bonshommes » ; plus tard, quand il nous le confia, il ne le désignait encore que par les initiales B et P, dans ses lettres. Un jour donc, comme nous déjeunions chez Charpentier, nous parlions des noms, et je dis que j'en avais trouvé un excellent, Bouvard, pour un personnage de Son Excellence Eugène Rougon, le roman auquel je travaillais alors. Je vis Flaubert devenir singulier. Quand nous quit- tâmes la table, il m'emmena au fond du jardin, et là, avec une grosse émotion, il me supplia de lui aban- donner ce nom de Bouvard. Je le lui abandonnai en riant. Mais il restait sérieux, très touché, et il répé- tait qu'il n'aurait pas continué son livre, si j'avais gardé le nom. Pour lui, toute l'œuvre était clans ces deux noms : Bouvard et Pécuchet. Il ne la voyait plus sans eux.


GUSTAVE FLAUBERT. 205

Je ne puis me dispenser de dire aussi un mot du Candidat, cette pièce malheureuse qui n'eut aucun succès au Vaudeville. La passion du théâtre l'avait toujours tourmenté, mais sans le déranger trop de ses romans. C'était surtout l'exemple de Bouilhet qui l'enflammait. 11 avait fait avec lui une pièce : le Sexe faible, qui fut d'abord reçue au Vaudeville. Puis, M. Carvalho, alors directeur, préféra avoir une pièce de lui tout seul, et ce fut ainsi que Flaubert écrivit le Candidat. Il crut d'abord à sa pièce, mais à la répé- tition générale, qui nous consterna, il sentit la chute fatale. Son attitude fut très belle, très crâne, dans cette occasion. Il assista à ^a défaite sans émotion apparente ; la salle fut froidement respectueuse, à peine y eut-il deux ou trois coups de sifflet. Dehors, il neigeait. Je le retrouvai à la sortie, fumant un ci- gare sur le trottoir, etil rentra à pied, en causant avec des amis. A la quatrième représentation, il retirait la pièce. Il était simplement étonné que le comique qu'il y avait mis, n'eût pas porté davantage. S'il a souffert de cet écroulement, nous n'en avons rien su. Et, à ce propos, je veux montrer ici par un exemple le grand cœur qu'il était, exempt de toute jalousie, même de tout retour personnel, devant le succès d'un ami. Peu de temps après le Candidat, dans celte même salle du Vaudeville qui lui rappelait un si cruel souvenir, il vint applaudir furieusement Fr.omont jeune et Risler aîné, d'Alphonse Daudet. Aux pre- mières représentations de ceux qu'il aimait, il domi- nait ses voisins de sa haute taille, violent et superbe, jetant des regards de défi aux adversaires, gardani su canne, enfonçant le plancher à grands coups, pour appuyer la claque. Jamais je n'ai vu sur son visage

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l'ombre la plus légère, lorsque nous avions un triom- phe, nous ses cadets heureux; il nous embrassait et pleurai! de tendresse. C'est bien rare et bien beau dans notre monde, où les meilleurs sont ravagés par l'humanité souffrante qui est en eux.

Plus lard, il nous lut le Sexe faible, qu'il allait faire jouer au théâtre Cluny. L'idée était ingénieuse, il y avait d'excellentes scènes; mais l'agencement géné- ral nous parut très faible, et devant notre silence embarrassé, il comprit et arrêta la pièce. Je n'assure- rais pas qu'il ne perdit pas, ce jour-là, une illusion encore chère; car, pendant les répétitions du Candi- dat, il nous parlait de cinq ou six sujets de pièces qui lui étaient venus et qu'il voulait mettre à la scène, si le public mordait. Il ne nous en a jamais reparlé, il avait renoncé au théâtre. La seule tendresse qu'il eût gardée était pour sa féerie : le Château des cœurs, faite en collaboration avec Louis Bouilhet et d'Os- moy, et que la Vie moderne a publiée dernièrement. Il disait toujours qu'il voudrait, avant de mourir, voir à la scène les tableaux du Cabaret et du Royaume du Pot-au-Peu. Il ne les y a pas vus, et ses amis pen- sent que cela vaut mieux.

Gustave Flaubert ne laisse, comme œuvre pos- thume, que Bouvard et Pécuchet. Peut-être pourra-t- on trouver dans ses papiers de quoi faire un volume de mélanges. Lors de son voyage en Orient, il avait pris des notes en Egypte, en Nubie, en Grèce, et cer- taines de ces notes sont fort curieuses; les autres notes qu'on a dû trouver dans ses papiers sur la Pa- lestine, la Syrie, la Caramanie, la Lydie, la Turquie d'Europe, auraient été copiées sur celles de M. Maxime Du Camp, après son retour à Paris. En


GUSTAVE FLAUBERT. 207

outre, il y aurait des morceaux de la Tentation de saint Antoine, condamnés par lui, et qui présente- raient un vif intérêt. Je ne parle pas de sa corres- pondance qu'on réunira sans doute un jour, avec quelque peine à la vérité, car pour éviter justement qu'on publiât ses lettres, il y glissait par théorie des mots énormes, difficiles à imprimer; je parle bien en- tendu des lettres à ses intimes, les plus intéres- santes.

Certainement, Flaubert croyait vivre longtemps encore. Il parlait de la mort, y songeait et la re- doutait ; mais cela ne l'empêchait pas de faire souvent devant nous des projets littéraires, qui, pour être réalisés, lui auraient demandé une nouvelle existence, à lui qui mettait en moyenne sept ans à un vo- lume. Notre désir était de lui voir refaire un roman de passion ; nous sentions qu'il avait besoin d'un grand succès, nous le poussions à placer une histoire d'amour dans le cadre du second Empire, qu'il avait vu de très près et sur lequel il avait des notes excel- lentes. Il ne disait pas non, mais il restait hésitant; la besogne l'effrayait, car avec son système il lui au- rait fallu fouiller les documents de toute l'époque; peut- être aussi ne se sentait-il pas très libre, après ses sé- jours à Gompiègne; ajoutez enfin que l'affabulation le préoccupait dans ses romans, dont l'action paraît si simple, et qu'il avait beaucoup de peine à se con- tenter. Cependant, il avait fini par trouver un sujet, il nous l'indiquait d'une façon trop confuse pour que j'en parle nettement ici ; c'était l'histoire d'une pas- sion réglementée, le vice embourgeoisé et se satisfai- sant sous des apparences très honnêtes. Il voulait que ce fût « bonhomme ». Mais, il faut bien le dire, ce


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roman du second Empire, comme nous l'appelions, ne mordait guère sur son esprit. D'autres idées ve- naient toujours en travers, et je doute qu'il l'eût ja- mais écrit. Une de ces idées, celle qui a occupé ses deux dernières années, était une nouvelle sur Léoni- das aux Tbermopyles. Je le trouvai un jour très al- lumé, comme pris de fièvre. Il n'avait pas dormi de la nuit, bouleversé par ce sujet qu'une lecture lui avait inspiré la veille. « J'en fume ! » me disait-il. Il voyait Léonidas partir pour les Thermopyles, avec ses trois cents compagnons; et il parlait d'eux comme de gardes nationaux qu'il aurait connus : c'étaient de bons bourgeois, qui s'en étaient allés, les mains dans les poebes. Puis, il les suivait le long de la route, qu'il avait faite lui-même, lors de son voyage en Orient; ce qui l'arrêtait un peu, c'était son désir de revoir la Grèce, mais à la rigueur il se serait contenté de ses notes anciennes. Je suis certain qu'après Bou- vard et Pécuchet, s'il avait vécu, il se serait mis à son Léonidas; il aurait écrit deux autres nouvelles, et aurait ainsi donné un pendant aux 7Vois Contes. Les sujets de ces nouvelles étaient trouvés, un entre au- tres d'une pbysiologie amoureuse bien bardie.


11 me reste à dire comment Gustave Flaubert tra- vaillait et quelle était pour lui cette perfection qui a fait la joie et le tourment de son existence.

Je prends un de ses livres au début, lorsque le sujet était à peu près arrêté dans sa tête, et qu'il avait jeté un plan sommaire sur le papier. Dès lors,


GUSTAVE FLAUBERT. 209

il établissait des cases, et la chasse aux documents commençait avec le plus d'ordre possible. Il lisait surtout un nombre considérable d'ouvrages ; seule- ment, il faut dire qu'il les feuilletait plutôt, allant avec un flair dont il se flattait à la page, à la phrase qui seule lui était utile. Souvent un ouvrage de cinq cents pages ne lui donnait qu'une note, qu'il écrivait soigneusement; souvent même l'ouvrage ne lui don- nait rien du tout. On trouve ici une explication des sept années qu'il mettait en moyenne à chacun de ses livres; car il en perdait bien cmatre dans des lectures préparatoires. Il était entraîné, un volume le poussait à un autre, une note au bas d'une page le renvoyait à des traités spéciaux, à des sources qu'il voulait dès lors connaître, si bien qu'une biblio- thèque finissait par y passer; et le tout parfois à propos d'un fait douteux, d'un simple mot dont il n'était pas sûr. D'ailleurs, je crois aussi qu'il lui arrivait d'oublier son roman et d'élargir ainsi ses lectures par un plaisir d'érudit. Son érudition s'était en effet formée de cette manière, dans les fouilles continuelles qu'il faisait en vue de ses œuvres ; il avait dû se remettre au latin, il avait remué toute l'antiquité et toutes nos sciences modernes pour Salammbô et la Tentation de suint Antoine, pour Y Education sentimentale et Bouvard et Pécuchet. Donc, peu à peu, les notes prises dans des livres s'entassaient de la sorte et formaient bientôt d'énor- mes cahiers. Il questionnait également les hommes spéciaux, allait consulter des estampes à la Biblio- thèque, courait la campagne et en revenait avec des documents sur les lieux où il plaçait ses person- nages. Tout cela grossissait le tas des notes. Pour

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donner une idée d i sa conscience, il suffit de conter qu'avant d'écrire Y Education sentimentale, il a feuil- leté toute la collection du Charivari, afin de se péné- trer de l'esprit du petit journalisme, sous Louis- Philippe; et c'est avec les mots trouvés dans cette collection qu'il a créé son personnage d'Hussonnet. Je citerai vingt exemples de cette conscience poussée jusqu'à la manie. Enfin, le tas des notes débordait, il avait tous ses documents, ou du moins il s'arrêtait de lassitude et d'impatience; car, avec ses scrupules, les recherches auraient pu durer toujours; il venait une heure, disait-il, où il se sentait le besoin d'écrire. Et il se mettait à sa dure besogne. C'était alors que commençait sa torture.

Je rappelle ici que, lorsqu'il avait pris toutes ses notes, il affectait pour elles un grand mépris. Les notes de Bouvard et Pécuchet, par exemple, faisaient un paquet considérable, une montagne de papiers que nous avons vue sur sa table pendant les dernières années. Il y aurait eu la matière d'au moins dix volumes in-octavo. Chaque page de notes devait souvent se résumer en une phrase. C'était simple- ment de la matière exacte, dont il devait tirer la quintessence. On comprend alors quelle terrible besogne, quel effort il avait à faire pour arriver à ce résumé, d'autant plus qu'il le voulait dans une lan- gue parfaite. Et la langue devenait tout, et les notes n'étaient plus rien. Il méprisait même l'humanité des personnages, il s'enfonçait dans la cruelle rhétorique qu'il s'était faite. Comme il le répétait, être exact, ne pas laisser passer une erreur, c'est simplement de l'honnêteté envers le public. Cela va de soi. Il n'y a que les mauvais esprits aui parlent de ce ou'ils igno-


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rent. Puis, si on le poussait, il criait qu'il se fichait au fond de la vérité, qu'il fallait être un malade comme lui pour avoir le besoin bête de l'exactitude, et que la seule chose importante et éternelle sous le soleil était une phrase bien faite.

Quand il se mettait à rédiger, il commençait par écrire assez rapidement un morceau, tout un épi- sode, cinq ou six pages au plus. Parfois, lorsque le mot ne venait pas, il le laissait en blanc. Puis, il reprenait le morceau, et c'était alors deux ou trois semaines, quelquefois plus, d'un travail passionné sur ces cinq ou six pages. Il les voulait parfaites, et je vous assure que sa perfection n'était pas commode. Il pesait chaque mot, n'en examinait pas seule- ment le sens, mais encore la conformation. Eviter les répétitions, les rimes, les duretés, ce n'était encore que le gros de la besogne. Il en arri- vait à ne pas vouloir que les mêmes syllabes se ren- contrassent dans une phrase ; souvent, une lettre l'agaçait, il cherchait des termes où elle ne fût pas; ou bien il avait besoin d'un certain nombre de r, pour donner du roulement à la période. Il n'écrivait pas pour les yeux, pour le lecteur qui lit du regard, au coin de son feu ; il écrivait pour le lecteur qui déclame, qui lance les phrases à voix haute ; même tout son système de travail se trouvait là. Pour éprouver ses phrases, il les « gueulait », seul à sa table, et il n'en était content que lors- qu'elles avaient passé par son « gueuloir », avec la musique qu'il leur voulait. A Croisset, cette mé- thode était bien connue, les domestiques avaient ordre de ne pas se déranger, quand ils entendaient monsieur crier; seuls, des bourgeois s'arrêtaient sur


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la route par curiosité, et beaucoup l'appelaient r « l'avocat », croyant sans doute qu'il s'exerçait à l'éloquence. Rien n'est, selon moi, plus caractéris- tique que ce besoin d'harmonie. On ne connaît pas le style de Flaubert, si l'on n'a pas « gueulé «comme lui ses phrases. C'est un style fait pour être déclamé. La sonorité des mots, la largeur du rhythme, don- nent alors des puissances étonnantes à l'idée, parfois par l'ampleur lyrique, parfois par l'opposition comi- que. Il a ainsi excellé à parler des imbéciles, avec un roulement d'orgues qui les écrase.

Je ne puis même ici donner une idée de ses scru- pules en matière de style. Il faudrait descendre dans l'infiniment petit de la langue. La ponctua- tion prenait une importance capitale. Il voulait le mouvement, la couleur, la musique, et tout cela avec ces mots inertes du dictionnaire qu'il devait faire vivre. Ce n'était pourtant pas un grammairien, car il ne reculait pas devant une incorrection, lors- qu'elle rendait une phrase plus sobre et plus ton- nante. D'autre part, il tendait davantage chaque jour à la sobriété, au mot définitif, car la perfection est l'ennemie de l'abondance. Souvent, j'ai pensé, sans le lui dire, qu'il reprenait la besogne de Boi- leau sur la langue du romantisme, si encombrée d'expressions et de tournures nouvelles. Il se châ- trait, il se stérilisait, il finissait par avoir peur des mots, les tournant de cent façons, les rejetant, lors- qu'ils n'entraient pas à son idée dans sa page. Un dimanche, nous le trouvâmes somnolent, brisé de fatigue. La veille, dans l'après-midi, il avait terminé une page de Bouvard et Pécuchet, dont il se sentait très content, et il était allé dîner en ville, après


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l'avoir copiée sur une feuille du grand papier de Hollande dont il se servait. Lorsqu'il rentra vers minuit, au lieu de se coucher tout de suite, il voulut se donner le plaisir de relire sa page. Mais il resta tout émotionné, une répétition lui avait échappé, à deux lignes de distance. Bien qu'il n'y eût pas de feu clans son cabinet, et qu'il fit très froid, il s'acharna à ôter cette répétition. Puis, il vit d'autres mots qui lui déplaisaient, il ne put tous les changer et alla se mettre au lit, désespéré. Dans le lit, impos- sible de dormir; il se retournait, il songeait toujours à ces d ables de mots. Brusquement, il trouva une heureuse correction, sauta par terre, ralluma la bougie et retourna en chemise dans son cabinet écrire la nouvelle phrase. Ensuite, il se refourra gre- lottant sous la couverture. Trois fois, il sauta et ralluma ainsi sa bougie, pour déplacer un mot ou ajouter une virgule. Enfin, n'y tenant plus, possédé du démon de la perfection, il apporta sa page, enfonça son foulard sur ses oreilles, se tamponna de tous les côtés dans le lit, et jusqu'au jour éplucha sa page, en la criblant de coups de crayon. Voilà comment il travaillait. Nous avons tous de ces rages; mais lui avait ces rages d'un bout à l'autre de ses livres.

Quand il était à sa table, devant une page de sa première rédaction, il se prenait la tête entre les deux mains, et pendant de longues minutes regar- dait la page, comme s'il l'avait magnétisée. Il lâchait sa plume, il ne parlait pas, restait absorbé, perdu dans la recherche d'un mot qui fuyait ou d'une tour- nure dont le mécanisme lui échappait. Tourgueneff, qui l'avait vu ainsi, déclarait que c'était attendrissant.


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Et il ne fallait pas le troubler, et il avait une patience d'auge, lui si peu endurant d'ordinaire. Il était très doux devant la langue, ne jurait pas, attendait qu'elle voulût bien se montrer commode. Il disait avoir cbercbé des mots pendant des mois.

Je viens de nommer Tourgueneff. Un jour, j'assis- tai à une scène bien typique. Tourgueneff, qui gar- dait de l'amitié et de l'admiration pour Mérimée, voulut ce dimanche-là que Flaubert lui expliquât pourquoi il trouvait que l'auteur de Colomba écrivait mal. Flaubert en lut donc une page ; et il s'arrêtait à chaque ligne, blâmant les qui et les que, s'emportant contre les expressions toutes faites, comme « pren- dre les armes » ou « prodiguer des baisers ». La ca- cophonie de certaines rencontres de syllabes, la sécheresse des fins de phrase, la ponctuation illogi- que, tout y passa. Cependant, Tourgueneff ouvrait des yeux énormes. Il ne comprenait évidemment pas, il déclarait qu'aucun écrivain, dans aucune lan- gue, n'avait raffiné de la sorte. Chez lui, en Russie, rien de pareil n'existait. Depuis ce jour, quand il nous entendait maudire les qui et les que, je l'ai vu sou- vent sourire ; et il disait que nous avions bien tort de ne pas nous servir plus franchement de notre langue, qui est une des plus nettes et des plus simples. Je suis de son avis, j'ai toujours été frappé de la jus- tesse de son jugement; c'est peut-être parce que, à titre d'étranger, il nous voit avec le recul et le désin- téressement nécessaires.

Je citerai encore une phrase que Flaubert écrivait dernièrement à un ami : « J'ai beaucoup aimé Balzac, mais le désir de la perfection m'en a détaché peu à peu. » Yoilà tout Flaubert. Je réunis ici des notes, je


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ne discute pas une théorie littéraire. Mais je veux pourtant ajouter que ce désir de la perfection a été, chez le romancier, une véritable maladie, qui l'épui- sait et l'immobilisait. Qu'on le suive attentivement, à ce point de vue, depuis Madame Bovary jusqu'à Bouvard et Pécuchet : on le verra peu à peu s'absor- ber dans la forme, réduire son dictionnaire, se don- ner de plus en plus au procédé, restreindre davantage l'humanité de ses personnages. Certes, cela a doté la littérature française de chefs-d'œuvre parfaits. Mais il y avait un sentiment de tristesse, à voir ce talent si puissant renouveler la fable antique des nymphes changées en pierre. Lentement, des jambes à la taille, puis à la tête, Flaubert devenait un marbre.

Parfois, je soulevais cette question devant lui, avec prudence, car je craignais de l'affliger. Une critique le bouleversait. Quand il nous lisait un morceau, il n'y avait pas à discuter, sous peine de le rendre ma- lade. Pour moi, dès qu'il poursuivait les qui et les que, il négligeait par exemple les et; et c'est ainsi qu'on trouvera des pages de lui où les et abondent, lorsque les qui et les que y sont complètement évités. Je veux dire que l'esprit, occupé à proscrire une tournure qui estdans le génie de la langue, se rejette dans une autre tournure, dont il ne se méfie pas et que dès lors il prodigue. Dans ce purisme, il entre toujours beaucoup de caprice personnel. Seulement, je le dis encore, il était inutile de vouloir convaincre Flaubert. Un homme qui avait souvent passé une journée sur une phrase, qui était convaincu d'y avoir mis tout ce qu'il croyait bon, ne pouvait lâcher sa phrase sur une simple observation. Il refusait donc de corriger, d'autant plus que changer un mot était


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pour lui faire crouler toute la page. Chaque syllabe avail son importance, sa couleur et sa musique. Il s'effarait, à la seule idée de déplacer une virgule. Ce n'étail pas possible, sa phrase n'existait plus. Lorsque il nous lut Un cœur simple, nous lui demandâmes d'enlever la phrase sur le perroquet, que Félicité prend pour le Saint-Esprit : « Le Père, pour l'énon- cer, n'avait pu choisir une colombe, puisque ces bètes-là n'ont pas de voix, mais plutôt un des ancê- tres de Loulou. » Gela nous semblait, pour la vieille bonne, d'une subtilité d'observation qui frisait la charge. Flaubert parut très ému, il nous promit d'examiner le cas; il s'agissait simplement de couper la phrase ; mais il ne le fit pas, il aurait cru l'œuvre détraquée.

Naturellement, après un tel labeur, le manuscrit terminé prenait à ses yeux une importance considé- rable. Ce n'était pas vanité, c'était respect et croyance pour un travail qui lui avait donné tant de mal, et où il s'était mis tout entier. Il en faisait faire une copie, qu'il revoyait une dernière fois avec soin ; et c'était cette copie qui allait à l'imprimerie. On trou- vera certainement dans ses papiers tous ses manus- crits originaux, écrits de sa main ; il en choisissait même le papier, un papier solide et durable, avec la pensée de laisser un texte exact pour la postérité. Quant à la copie, elle le détachait de son œuvre, di- sait-il; il la lisait en étranger, son livre ne lui parais- sait plus à lui, et il s'en séparait sans souffrance ; tandis que, s'il avait donné son manuscrit, ce ma- nuscrit sur lequel il se passionnait depuis si long- temps, il lui aurait semblé qu'il s'arrachait un morceau de sa chair. Avant de remettre le texte à


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l'imprimerie, il aimait à en lire des morceaux, dans dos maisons amies. C'étaient des solennités. Il lisait très bien, d'une voix sonore et rhythmée, lançant les phrases comme dans un récitatif, faisant valoir admi- rablement la musique des mots, mais ne les jouant pas, ne leur donnant ni nuances ni intentions ; j'ap- pellerai cela une déclamation lyrique, et il avait toute une théorie là-dessus. Dans les passages de force, lorsqu'il arrivait à un effet final, il enflait la voix, il montait jusqu'à un éclat de tonnerre, les plafonds tremblaient. Je lui ai entendu achever ainsi la Lé- gende de saint Julien V Hospitalier, dans un véritable coup de foudre du plus grand effet. Puis, l'impres- sion de son livre était toute une grosse affaire. Il se montrait extrêmement difficile pour le choix d'une imprimerie, déclarant que pas un imprimeur de Paris n'avait de la bonne encre. La question du pa- pier aussi le préoccupait fort ; il voulait qu'on lui montrât des échantillons, il élevait toutes sortes de difficultés, très inquiet également de la couleur de la couverture et rêvant même parfois des formats inu- sités. Ensuite, il choisissait lui-même le caractère. Pour la Tentation de saint Antoine, il a exigé une typographie compliquée, trois sortes de caractères, et s'est donné un mal énorme pour se contenter. Tous ces soins méticuleux venaient, je le répète, du respect qu'il avait pour la littérature et pour son pro- pre travail. Pendant l'impression, il restait agité, non qu'il corrigeât beaucoup les épreuves; il se con- tentait simplement de les revoir au point de vue -typographique, car il n'aurait pas changé un mot, l'œuvre était désormais pour lui solide comme du bronze, poussée à la plus grande perfection possible.

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11 continuait simplement à s'inquiéter du côté maté- riel, il écrivait jusqu'à deux lettres par jour à l'impri- meur et à l'éditeur, tremblait qu'une correction n'échappât, saisi parfois d'un doute qui lui taisait brusquement prendre une voiture pour s'assurer si telle virgule était bien à sa place. Enfin le volume paraissait, et il l'envoyait à ses amis, d'après des listes tenues très exactement, dont il rayait les per- sonnes qui ne le remerciaient pas. La littérature, à ses yeux, était une fonction supérieure, la seule fonction importante du monde. Aussi voulait-il qu'on fût respectueux pour elle. Sa grande rancune contre les hommes venait beaucoup de leur indifférence en art, de leur sourde défiance, de leur peur vague de- vant le style travaillé et éclatant. Il avait un mot qu'il répétait souvent de sa voix terrible : « La haine de la littérature ! la haine de la littérature » ; et, cette haine, il la retrouvait partout, chez les hommes poli- tiques plus encore que chez les bourgeois.

Tel est le Gustave Flaubert que je retrouve dans mes souvenirs, le merveilleux écrivain, le logicien si plein de contradictions. Il s'était donné tout entier aux lettres, à ce point qu'il en était injuste pour les autres arts, la peinture et la musique par exemple, qu'il appelait avec dédain : « les arts inférieurs ». En peinture, il n'avait certainement pas la moindre idée critique ; il ne parlait jamais tableaux, il avouait son ignorance ; je ne l'ai vu se passionner un peu que pour les toiles de M. Gustave Moreau, dont le talent si travaillé avait une grande parenté avec le sien. Quand onlui parlait de faire illustrer un de ses livres, il entrait dans une violente colère, disant qu'il ne faut pas respecter sa prose pour y laisser mettre des


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images qui salissent et détruisent le texte. Une seule fois, et dans un cas particulier, il unit par céder : on se souvient que la Vie Moderne publia sa féerie avec des dessins ; mais il regretta ce qu'il appelait sa lâ- cheté, il écrivit des lettres furieuses, mécontent de cette publication, qui fut un de ses derniers chagrins. Il ne voulait pas davantage qu'on fît son portrait, et, tant qu'il a vécu, il s'est entêté ; pourtant, s'il n'exis- te de lui aucun portrait à l'huile, on a quelques pho- tographies, qu'il avait fait faire pour une dame, dans un moment de faiblesse. Le dessin publié par la Vie Moderne, un dessin de M. Liphart, d'après une de ces photographies, est d'ailleurs d'une ressemblance par- faite. Les vieux amis de Flaubert disaient, en plaisan- tant, que c'était pure coquetterie, s'il refusait de se laisser peindre. Il avait eu, paraît-il, une tête fort belle ; mais, devenu chauve de bonne heure, il regret- tait ses cheveux, il se traitait de vieillard, avec cette passion de la beauté qui a marqué la génération de 1830. Cette passion nous touche si peu aujourd'hui, que nous ne comprenions guère. Gustave Flaubert, avec sa grande taille, son front large, sa longue mous- tache qui barrait sa mâchoire puissante, était pour nous une figure superbe de penseur et d'écrivain.

Avant de finir, je dirai un mot d'un fait délicat, que des adversaires pourraient exploiter plus tard. Lors- que Flaubert se fut dépouillé grandement de sa fortune, pour venir au secours du mari de sa nièce, ses amis le virent si inquiet et si bouleversé, que tous cherchèrent un moyen de le tranquilliser, en lui trou- vant des ressources. On avait songé à une place de conservateur de bibliothèque. D'abord, il refusa hau- tement. Pendant de longues semaines, on le travailla ;


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il était alors au lit, la jambe cassée, et l'on- dut aller le voir à Groisset pour le décider. A Paris, le ministre tenait la nomination prête. C'est ainsi que Gustave Flaubert, pendant les derniers dix-huit mois de son existence, a reçu de l'État une pension déguisée de trois mille francs.

Du reste, il ne doit rien de plus au pays. Il n'était pas de l'Académie et n'en aurait jamais été, par la simple raison qu'il refusait absolument de s'y pré- senter. Toute idée d'enrégimentement lui faisait hor- reur. En 1866, l'empire l'avait décoré. Mais, plus tard, vers 1874, il retira son ruban et ne le porta plus. Quand nous l'interrogeâmes, il nous répondit qu'on venait de décorer X..., un coquin, et qu'il ne voulait plus de la croix, du moment qu'un coquin la portait (1). Selon moi, Flaubert, dans son orgueil lé-

(1) A ce propos, M. Maurice Sand m'a écrit une lettre, dont je détache ces lignes intéressantes : « Ce que vous racontez de la décoration est tellement vrai, que la suppression de son ruban rouge s'est passée à Nouant, devant nous, en 1874, à déjeuner, en recevant la nouvelle de la nomination dans la Légion d'hon- neur de M. X... Il a tout fichu dans son café, cigare, ruban et bouton, en se laissant aller à une de ses colères dont vous parlez. Le lendemain, il n'y pensait plus. Mais le ruban est resté au fond de la tasse et je ne l'ai plus revu. » Je dois ajouter qu'un vieil ami de Flaubert m'a affirmé tenir de lui qu'il avait retiré son ruban en apprenant la mort de Napoléon III, par des raisons sentimentales et compliquées dont il était très capable. Pour qui l'a connu, les deux anecdotes sont vraisemblables, et d'ailleurs elles peuvent aller ensemble. On m'a même dit qu'il n'avait accepté la croix que sur les prières de sa mère, qui venait de mourir lorsqu'il cessa de la porter. Tout cela s'accorde : sa colère de Nohant, la mort de l'homme qui l'avait décoré, et de sa mère qui n'était plus là pour souffrir de son coup de tête. Mais, quelles que soient les causes, je continue à croire que, s'il s'est obstiné ensuite, il l'a fait par un sentiment de légitime orgueil.


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gitime, souffrait surtout de n'être que chevalier, lorsque tant d'autres, qui n'étaient pas de son rang en littérature, avaient le grade d'officier et même de commandeur; et il aimait mieux se mettre à part que d'accepter une pareille hiérarchie. Pourtant, il sentait le côté faible de sa situation. Dans un dîner, chez un de nos amis communs, la conversation étant tombée sur son entêtement à ne plus porterie ruban rouge, un bourgeois lui dit nettement que, puisqu'il n'en voulait pas, il n'aurait pas dû l'accepter ; ce qui le jeta dans une de ces colères dont il ne semblait pas le maître, et qui gênaient le monde, lorsqu'elles éclataient ainsi à table ou dans une soirée. Mais n'est-ce pas un fait étrange et plein d'enseignements? Voilà un illustre écrivain qui restera la gloire de la littérature française ; il s'est donné tout entier à la grandeur de son pays, et son pays n'a su l'en récom- penser que par une croix, dont la banalité et l'injus- tice hiérarchique devaient finir par le blesser dans la conscience de son génie. Aussi a-t-il préféré rede- venir un simple citoyen, et quand il est mort, il n'était rien, ni de rien, il était Gustave Flaubert.


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Il est utile, avant tout, d'examiner ce qu'était le roman chez nous, il y a vingt ans. Cette forme litté- raire essentiellement moderne, si souple et si large, se pliant à tous les génies, venait alors de recevoir un éclat incomparable, grâce aux œuvres de toute une poussée d'écrivains. Nous avions Victor Hugo, un poù'te épique qui modelait la prose de son pouce puis- sant de sculpteur; il apportait des préoccupations d'archéologue, d'historien, d'homme politique, et du pêle-mêle de ses conceptions faisait jaillir quand même des pages superbes ; son roman restait énorme, tenait à la fois du poëme, du traité d'économie politi- que et sociale, de l'histoire et de la fantaisie. Nous avions de orge Sand, un esprit d'une lucidité parfaite, écrivant sans fatigue dans une langue heureuse et cor-


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recte, soutenant des thèses, vivant dans le pays cle l'imagination et de l'idéal ; cet écrivain a passionné trois générations de femmes, et ses mensonges seuls ont vieilli. Nous avions Alexandre Dumas, le conteur inépuisable, dont la verve ne s'est jamais lassée; il était le géant des récits vivement troussés, un géant bon enfant qui semblait s'être donné la mission d'a- muser simplement ses millions de lecteurs ; il sacri- fiait à la quantité, faisait bon marché des qualités lit- téraires, disait ce qu'il avait à dire comme il l'aurait dit à un ami, au coin du feu, avec le laisser-aller de la conversation ; mais il conservait une telle ampleur, une telle abondance de vie, qu'il demeurait grand, malgré son imperfection. Nous avions Mérimée, sceptique jusqu'aux moelles, se contentant, de loin en loin, d'écrire une douzaine de pages sèches et fines, où chaque mot était comme une pointe d'acier longuement aiguisée. Nous avions Stendhal, qui affectait le dédain du style, qui disait : « Je lis cha- que matin une page du Gode pour prendre le ton » ; Stendhal, dont les œuvres donnaient un frisson, par toutes les choses obscures et effrayantes qu'on vou- lait y voir; il était l'observateur, le psychologue dé- gagé du souci de la composition, affichant une haine de 'art; aujourd'hui, on ne tremble plus devant lui, et on le regarde comme le père de Balzac. Et nous avions Balzac, le maître du roman moderne ; je le nomme le dernier, pour fermer la liste après lui; celui-là s'était emparé de l'espace et du temps, il avait pris toute la place au soleil, si bien que ses successeurs, ceux qui ont marché dans l'empreinte large de ses pas, ont dû chercher longtemps avant de trouver quelques épis à glaner. Balzac a


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bouché les routes de son énorme personnalité; le roman a été comme sa conquête ; ce qu'il n'a pu faire, il l'a indiqué, de façon qu'on l'imite malgré tout, même lorsqu'on croit échapper à son impulsion. Il n'y a pas actuellement un romancier français qui n'ait dans les veines quelques gouttes du sang de Balzac. Tels étaient les maîtres. Ils se trouvaient si nom- breux, ils se partageaient à un tel point l'empire des lettres, le souffle épique, l'idéal, l'imagination, l'ob- servation, la réalité, qu'il semblait impossible de tra- cer un nouveau sentier à côté des leurs. Le roman paraissait avoir tout donné. Forcément, les roman- ciers allaient se répéter. Et, en effet, les imitateurs pullulaient, aucun écrivain n'avait la force, mêm°. dans le champ retourné et fécondé par Balzac, de con- quérir un coin de terre et d'y moissonner à sa guise. C'est alors, à l'heure où l'espoir d'une renaissance s'en allait, que se produisit un groupe de romanciers d'une originalité imprévue, et dont les œuvres ont été comme la floraison des vingt dernières années de notre littérature. Sans doute, ces écrivains sont les fils immédiats des auteurs que j'ai cités plus haut. Ils procèdent directement de Balzac dont ils tiennent leur outil d'analyse ; et, d'autre part, ils empruntent à Victor Hugo le sentiment révolutionnaire de la cou- leur. Si leurs devanciers n'avaient pas vécu, peut- être ne seraient-ils pas nés; ils sont nécessairement une continuation. Mais ils n'en demeurent pas moins un épanouissement; l'arbre, qu'on croyait épuisé, gardait, tout en haut, des bourgeons et des fleurs. Il y a eu ainsi un regain d'une saveur exquise. Ce ne sont pas des fruits bâtards, venus hors de saison, ap- pauvris de sève ; c'est, au contraire, comme un raili-


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nemont de couleur, d'odeur et de goût. En face de ce prodige de production, toutes les espérances, désor- mais, paraissent permises.

Les romanciers dont je parle forment un petit groupe très compact. Je ne veux établir entre eux aucune comparaison. Il me suffit de constater qu'ils sont parvenus, dans des conditions d'ap- pauvrissement exceptionnelles, à conserver au ro- man une vie intense. On les a nommés réalistes, na- turalistes, analystes, physiologistes, sans qu'aucun de ces mots indique nettement leur méthode litté- raire; d'autant plus que chacun d'eux a une physio- nomie parfaitement tranchée. D'ailleurs, j'entends uniquement aujourd'hui détacher MM. de Goncourt du groupe, les étudier à part, prendre leur cas per- sonnel pour peindre le moment littéraire tout entier.

MM. de Goncourt, pour leur part, ont apporté une sensation nouvelle de la nature. C'est là leur trait caractéristique. Ils ne sentent pas comme on a senti avant eux. Ils ont des nerfs d'une délicatesse exces- sive, qui décuplent les moindres impressions. Ce qu'ils ont vu, ils le rendent en peinture, en musique, vibrant, éclatant, plein d'une vie personnelle. Un paysage n'est plus une description ; sous les mots, les objets naissent; tout se reconstruit. Il y a, entre les lignes, une continuelle évocation, un mirage qui lève devant le lecteur la réalité des images. Et même la réalité est ici dépassée ; la passion des deux écri- vains la laisse frissonnante d'une fièvre d'art. Ils don- nent à la vérité un peu de leur émotion nerveuse. Les moindres détails s'animent comme d'un tremble- ment intérieur. Les pages deviennent de véritables créatures, toutes pantelantes de leur outrance àvivre.


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Aussila science d'écrire se trouve-t-elle transposée; les romanciers tiennent un pinceau, un ciseau, ou bien encore ils jouent de quelque instrument. Le but à atteindre n'est plus de conter, de mettre des idées ou des faits au bout les uns des autres, mais de rendre cbaque objet qu'on présente au lecteur, dans son dessin, sa couleur, son odeur, l'ensemble complet de son existence. De là, une magie extraordinaire, une intensité de rendu inconnue jusqu'ici, une méthode qui tient du spectacle et qui fait toucher du doigt toutes les matérialités du récit. On dirait la nature racontée par deux voyants, animée, exaltée, les cail- loux ayant des sentiments d'êtres vivants, les person- nages donnant de leur tristesse ou de leur joie aux horizons. L'oeuvre entière devenait une sorte de vaste névrose. C'est de la vérité exacte ressentie et peinte par des artistes malades de leur art.

Pour me mieux faire entendre, j'ajouterai que MM. de Goncourt ne comptent en aucune façon sur l'imagination du lecteur. Autrefois, un écrivain indi- quait, par exemple, que son héros se promenait, le soir, dans un jardin ; et c'était au lecteur à s'imagi- ner le jardin, le crépuscule tombant sur les ombra- ges. MM. de Goncourt montrent le jardin, en jouis- sent, sont trempés par les fraîcheurs du soir. Et ce n'est pas, pour eux, le plaisir que devaient éprouver les anciens poètes descriptifs à aligner de belles phrases bien faites. La rhétorique n'entre pour rien dans l'aventure. Les romanciers obéissent simple- ment à cette fatalité qui ne leur permet pas d'abs- traire un personnage des objets qui l'environnent ; ils le voient dans son milieu, dans l'air où il trempe, avec ses vêtements, le rire de son visage, le coup de


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solei qui le frappe, le fond de verdure sur lequel il se détache, tout ce qui le circonstancié et lui sert de ca- dre. L'art nouveau est là : on n'étudie plus les hom- mes comme de simples curiosités intellectuelles, dé- gagées de la nature ambiante; on croit au contraire que les hommes n'existent pas seuls, qu'ils tiennent aux paysages, que les paysages dans lesquels ils mar- chentles complètent et les expliquent. Certainement, pour reprendre ma comparaison de tantôt, si MM.de Goncourt constataient sèchement que leur héros se promène dans un jardin, ils craindraient d'être incomplets ; leurs sensations sont trop multiples pour qu'ils acceptent cette pauvreté de rendu ; et ils gar- deraient la contrariété de n'avoir pas tout dit, d'être restés en deçà de ce qu'ils ont éprouvé eux-mêmes à se promener dans un jardin, un soir, par un crépus- cule tiède. Ils ont, avant tout, le besoin de satisfaire l'artiste qui est en eux. Alors, en quelques phrases, ils indiquent l'heure, les ombres allongées des arbres, le parfum des herbes ; et leur personnage est réelle- ment un homme qui marche et dont nous entendons le pas sur le sable de l'ailée. Les lecteurs se souvien- nent ; toute la scène est évoquée devant eux ; ils n'ont plus la peine de créer un décor derrière les actes du personnage. A ce propos, j'ai fait une remarque assez curieuse. Les lecteurs qui se plaignent de la longueur des descriptions sont justement ceux qui ont les sens lourds et l'imagination paresseuse ; ceux- là n'ont jamais rien ressenti, sont incapables de re- construire par le souvenir les spectacles devant les- quels ils ont passS; aussi trouvent-ils les poètes menteurs. Est-ce que la nuit a cette douceur mélan- colique? est-ce que les berges d'une rivière déroulent


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des coins d'ombre si adorables? Ce sont des aveugles qui nient les couleurs. Plus un écrivain a une sensi- bilité nerveuse, une façon à lui de sentir et de ren- dre, et plus il court le risque de n'être pas compris. Pour l'être, il faut qu'il rencontre des tempéraments pareils au sien. La grande foule, habituée à des sensations beaucoup moins complexes, crie à l'excen- tricité, à la recherche. Cependant, l'écrivain a, le plus souvent, obéi très naïvement à l'organisme ner- veux qui fait son originalité. MM. de Goncourt sont ainsi de ceux que le public juge mal, parce qu'il y a peu de personnes dans le public qui sentent comme eux.

Ce qui me frappe donc avant tout, dans leurs œuvres, c'est cette façon particulière de sentir. Elle ouvre un monde nouveau. Mais, à cette notation originale de la vie, il fallait une expression originale. J'arrive à leur style, qu'ils ont créé. C'est par leur style surtout qu'ils ont acquis une grande place dans la littérature con- temporaine. Leur idéal n'est pas la perfection de la phrase. En ce moment, il y a en France, j'entends parmi les écrivains de haut vol, une tendance à un purisme extraordinaire. On proscrit les « que », les « qui » ; on écrit en prose avec plus de difficulté qu'en vers; on cherche la musique de la phrase, on sculpte chaque mot; et cela, pour certains jeunes gens, imi- tateurs des maîtres, va jusqu'à une sorte de folie raisonnée. MM. de Goncourt, eux, se moquent des répétitions de mots ; j'ai trouvé le mot « petit » jusqu'à six fois dans une de leurs pages. Ils se sou- cient peu de l'euphonie, ils entassent les génitifs à la suite les uns des autres, ils procèdent par lon- gues énumérations ce qui produit un balancement

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monotone. Mais ils ont la vie du style. Tous leurs efforts tendent à faire de la phrase comme l'image exacte et instantanée de leur sensation. Rendre ce qu'ils sentent, et le rendre avec le frémissement, le premier heurt de la vision, voilà leur but. Ils l'attei- gnent admirablement.

Je ne connais dans aucune langue un style plus personnel, une évocation plus heureuse des choses et des êtres. Sans doute, on peut leur reprocher par- fois un peu de maniérisme; dans leur recherche con- tinuelle de l'expression neuve et précise, il n'est pas étonnant que la phrase, de temps à autre, s'entor- tille et perde de sa santé robuste. Mais quels bonheurs d'expressions! et comme presque toujours la phrase a la couleur du ciel dont elle parle, l'odeur de la fleur qu'elle nomme! MM. de Goncourt arrivent à ce prodige de rendu par des renversements de tour- nures, des adjectifs mis à la place de substantifs, des procédés à eux qui sont la marque inoubliable de leur facture. Eux seuls, à cette heure, ont ces des- sous de phrase où persiste l'impression des objets. Ils peignent jusqu'aux plus fugitives tiédeurs qui cou- rent sur la peau ; ils notent d'une façon définitive, en trois coups de plume, les paysages les plus compli- qués, une averse qui tombe, une rue encombrée de passants, un atelier de peintre plein jusqu'aux solives de bibelots. Tout ce qui est entré dans leurs yeux s'y anime et y prend de leur émotion. De là ce style vécu, amusant comme un album qu'on feuillette, tout chaud de la flamme qui court dans ses membres, et dont on peut dire qu'il est la langue inventée pour traduire un monde de sensations nouvellement dé- couvertes.


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MM. de Concourt tout entiers sont là. Certes, ils ont des qualités dramatiques de romancier, leurs œuvres sont pleines de documents humains pris dans la vérité de la vie moderne, plusieurs de leurs créations sont fouillées par des mains d'analystes puissants. Mais, en ces matières, ils ont des égaux. Où personne ne les surpasse, où ils sont des maîtres indiscutables, c'est, je le dis une fois encore, dans la nervosité de leur sensation et dans la langue inventée par eux pour traduire les impressions les plus légères, qu'ils ont notées les premiers. S'ils tiennent à leurs devan- ciers, ils ne ressemblent à aucun d'eux. Ils leur doi- vent simplement l'élargissement de l'art, qui a rendu toutes les tentatives possibles. Ils sont les romanciers artistes, les peintres du vrai pittoresque, les stylistes élégants qui s'encanaillent par amour de l'art, les instrumentistes les plus remarquables dans le groupe des créateurs du roman naturaliste contemporain.


II


Il est nécessaire de connaître leur histoire littéraire, pour se faire une idée juste de leurs œuvres et de leur rôle.

Ils étaient deux frères ; Edmond l'aîné, et Jules le cadet, à une dizaine d'années l'un de l'autre. Aujour- d'hui, Jules est mort, Edmond a dépassé la cinquan- taine. Jamais ils ne se sont quittés, que le jour abo- minable où le cadet est parti, en emportant avec lui la moitié de l'aîné. Pendant vingt ans, ils ont travaillé à la même table. C'était une collaboration comme


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naturelle, dont il est impossible de retrouver dans leurs livres l'effort et la trace. Le public les avait acceptés comme un être unique. Il n'existait pas une seule ligue signée d'Edmond ou de Jules seul; tou- jours ils apparaissaient côte à côte, nécessaires l'un à l'autre, ayant fait de leurs deux talents un seul talent. La critique s'arrêtait avec respect devant le secret de cette collaboration ; elle ne cherchait pas à faire la part de chacun des deux frères. D'ailleurs, la colla- boration n'entraînait pas pour eux les défaillances qu'elle produit souvent. Les qualités de l'écrivain en deuxpersonnesse développaient naturellement, dans le même sens, sans confusion aucune, comme si une unique volonté eût présidé à la besogne. De la pre- mière ligne qu'ils ont écrite à la dernière, il y a le même tempérament, la même passion ; bien des oeuvres qui ont passé par un seul cerveau, n'ont pas cette admirable unité, cette originalité signant chaque page d'un trait inoubliable. Le jour où la mort est venue, elle a emporté plus qu'un homme, elle en a foudroyé un autre, dans son talent et dans sa gloire.

C'est une histoire affreuse. Les deux frères déser- tant les quartiers populeux de Paris, où ils souffraient du bruit de la rue, venaient de se réfugier à Auteuil, dans un petit hôtel charmant et silencieux, dont ils s'étaient plu à faire un trou de bonheur et de travail. La fortune leur souriait, non qu'ils fussent très riches, mais ils avaient cette aisance large qui permet à l'ar- tiste de suivre son rêve, de travailler à son heure, sans attendre le succès d'argent d'un livre. Leur petit hôtel était leur folie. Ils y avaient mis une grosse part de leur capital. Ils l'embellissaient, en faisaient


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l'asile longtemps rêvé, avec un jardin planté d'un bou- quet de grands arbres, fleuri de roses, des roses jaunes dont un pied superbe s'enroulait à la porte du salon. Ils y étaient au large, à deux pas du bois de Boulogne, dans des pièces claires, toutes pleines d'objets d'art, vivant au seuil de Paris, comme retirés des premières fièvres du métier et prêts à l'éclosion des chefs-d'œuvre. Et c'est là, leur installation à peine terminée, lorsqu'ils avaient enfin satisfait ce désir de mettre du silence autour de leur table de travail, que la mort est venue jeter son suaire entre eux. L'écrou- lement a été effroyable. Depuis huit années, Edmond traîne sa blessure au flanc.

J'entre maintenant dans les particularités qui ex- pliquent, à mon sens, certains côtés du talent de MM. de Goncourt. Ils ont commencé par être telle- ment sensibles au monde visible, aux formes et aux couleurs, qu'ils ont failli être peintres. Jules gravait, faisait de l'eau-forte. Tous deux dessinaient, lavaient leurs dessins à l'aquarelle. Ils ont gardé de ces pre- miers travaux le souci du coup de pinceau exact, la finesse et le pittoresque du trait, l'ensemble techni- que des tons et de leur valeur. Même, plus tard, quand ils ont eu à faire une description capitale, ils sont allés prendre une vue de l'horizon, ils ont rapporté, dans leur cabinet, une aquarelle, comme d'autres rapportent des notes manuscrites sur un agenda. On comprend toute la fidélité qu'un pareil procédé leur donnait. A chaque page, on retrouvera ainsi la touche vive et sentie, le croquis de l'artiste. Et ce ne sont pas des peintres, dans le sens un peu lourd et complet du mot, mais des graveurs dont la pointe reste libre, des aquarellistes qui se contentent

20.


231 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

avec raison de doux ou trois tons posés crânement. pour donner de la vie à un paysage ou à une figure. Autre irait caractéristique. MM. defîoncourt, avant d'aborder le roman, ont fouillé en tous sens le xvnr siècle. Ils étaient attirés vers cette époque d'é- légance, de grâce libre, d'enfantement extraordinaire, par des analogies de tempérament, des regrets vagues de n'être pas nés cent ans plus tôt. Us ont publié des études bistoriques, de la facture la plus originale et de l'intérêt le plus vif, dont voici quelques titres : La Femme au dix-huitième siècle, Portraits intimes du dix-huitième siècle, Les Maîtresses de Louis XV, His- toire de Marie- Antoinette, Histoire de la société fran- çaise pendant la Révolution, Histoire de la société fran- çaise pendant le Directoire. Je ne veux juger en eux que le romancier, et je constate simplement ces grands travaux, les années qu'ils ont vécues dans la préoccupation du siècle dernier. En même temps, ils étudiaient les artistes de cette époque, les maîtres, Watteau, Prudbon, Greuze, Gbardin, Fragonard. Longue cohabitation avec un monde disparu, dont leur art d'écrivains a gardé quelque chose, un ragoût exquis, une façon de dire leste et un peu entortillée, une distinction persistante, même dans les tableaux hardis du pavé parisien. 11 faut chercher leurs racines dans ce xvm e siècle qu'ils ont aimé; ils en descen- dent, ils en sont les fils. Aussi, rien de classique en eux : ils sont de pure tradition française. C'est dans Diderot qu'ils ont appris à lire. On retrouve leur talent tout entier dans les jupes bouffantes de l'époque, les jupes de satin aux cassures miroitantes, parfumées à l'iris, animées du balancement adorable des hanches. Ajoutez que, comme observateurs, ils voientle monde


EDMOND ET JULES DE GONCOURT. 235

moderne, ils sentent en curieux qui connaissent la rue, jusqu'à la boue noire des ruisseaux, et vous au- rez la musique de leurs livres, cette musique si fine sur des thèmes si brutaux. C'est avec les débris du xvm e siècle qu'ils se sont fabriqué un style ; pour rendre le pêle-mêle des idées contemporaines, le dé- braillé de notre société, la vie parisienne remuante, allumée, toute de légèreté et de tapage, ils n'ont trouvé rien de mieux que de puiser à la source fran- çaise par excellence, dans un siècle où le génie de la nation était en enfantement.

Enfin, et ceci est le dernier trait, MM. de Gon- court sont des collectionneurs. Pendant qu'ils étu- diaient le xvm e siècle, ils ont réuni des docu- ments de toutes sortes ; il ne leur suffisait pas de voir, ils voulaient posséder, pris de cette passion du bric-à-brac qui est comme une des formes de l'art, et ils achetaient des tapisseries, des faïences, des dessins , surtout. Leur collection de dessins est une des plus complètes qui existent. Cependant, ils avaient les flâneries des collectionneurs. Ils rôdaient durant des journées entières, ils fouillaient les maga- sins des revendeurs, ils tombaient amoureuxde quel- que gravure qui complétait leurs cartons. On ne fait pas impunément un pareil métier. Il reste dans le cerveau une curiosité de brocanteur, un amour du bibelot. Puis, cela passe dans la conception d'une œuvre et dans le style. MM. de Concourt avouent çà et là leur passion ; ils ont des descriptions toutes chaudes de tendresse pour des tas de vieilleries ; et même cela va plus loin, le goût de l'antiquaille se trahit jusque dans la peinture des choses et des faits modernes, par un certain pittoresque de la phrase, un


236 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

tour particulier qui sent la recherche du détail minu- tieux. Ce ne sont point ici des critiques, mais des explications. Je crois utile de pénétrer toutes les sources de ce style qui a mis MM. de Concourt au premier rang de nos écrivains.

C'est vers 1860 que MM. deGoncourt ont publié leur premier roman. En une dizaine d'années, ils en ont écrit six. L'attitude du public à l'égard de ces œuvres a été pleine d'enseignements amers. Je ne connais pas un exemple plus navrant de la parfaite insou- ciance de la foule pour les œuvres d'art. Et remar- quez que MM. de Goncourt n'étaient pas des incon- nus. On montrait une grande sympathie pour leurs personnes. La critique s'occupait beaucoup d'eux, de véritables tapages se sont même produits autour de certains de leurs romans. Puis, ces romans tom- baient dans l'indifférence des lecteurs. En dix ans, on n'a vendu que deux éditions de leur Germinie La- certeux, celui de leurs livres qui a fait le plus de bruit. Les lecteurs ne comprenaient pas ; ils s'en- nuyaient devant ces pages si curieusement fouillées et animées d'une vie si intense. Cela les dérangeait dans leurs habitudes. En outre, il y avait la grande raison : c'étaient des livres immoraux dont on de- vait défendre la lecture aux personnes honnêtes. A la vérité, les deux frères ne faisaient rien pour atti- rer le public ; ils ne flattaient pas ses goûts, ils lui servaient des boissons amères, très désagréables après les douceurs des livres à succès ; aussi, à bien réfléchir, n'était-il pas étonnant que le gros public se tînt à l'écart. Mais les artistes ont des nerfs de femme; même quand ils ne font rien pour plaire, ils rêvent d'être aimés; et, si on ne les aime pas, ils


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sont très malheureux. MM.de Concourt ont dû beau- coup souffrir, comme d'autres de leurs contempo- rains que je ne veux pas nommer. Le plus jeune, Jules, est mort de l'indifférence de la foule. L'insuc- cès de leur dernier roman, Madame Gervaisais, l'avait frappé au cœur d'une blessure incurable. Ah ! quelle misère, être supérieur et mourir du dédain d'en bas ! refuser la sottise et ne pouvoir vivre sans l'applau- dissement des sots!

Dans la carrière littéraire de MM. de Goncourt, il y a un épisode très instructif. Ils avaient écrit une pièce en trois actes, Henriette Maréchal, d'une allure neuve et personnelle. C'était l'amour de la femme de quarante ans, la passion venue sur le tard d'une bourgeoise pour un tout jeune homme, cette débâcle •qui arrive parfois chez les mères de famille, chez les femmes vertueuses, dont un coin du cœur n'a jamais été contenté. Madame Maréchal a une grande fille, Henriette, qui assiste, muette et rigide, à la passion de sa mère. Au dénouement, le mari ap- prend tout; mais, comme il entre dans un salon où il croit un homme caché, c'est Henriette qui se jette à genoux, au milieu de l'obscurité, et qui reçoit en pleine poitrine le coup de revolver qu'il lâche à bout portant. La grande originalité de cette pièce était surtout le premier acte, dont le décor représentait le couloir des loges de foyer, à l'Opéra, un soir de bal masqué. MM. de Concourt avaient mis là, dans le dialogue, dans les épisodes, leur sens si fin du pittoresque moderne, la verve et l'esprit de Paris aiguisés par leur tempérament d'artiste. La pièce fut promenée dans deux ou trois théâtres ; elle •effrayait les directeurs. Enfin, les auteurs eurent la


238 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

bonne fortune de voir leur œuvre reçue à la Comé- die Française. Le bruit courut dans le public qu'une haute protection, celle de la princesse Mathilde,

i\;iit forcé les portes du théâtre. Et voilà que, le jour

de la première représentation, la cabale la plus ora- geuse qu'on eût vue depuis longtemps, éclata dès les premiers mots dits par les acteurs ; on avait même sifflé avant que la toile fût levée. La jeunesse des Écoles huait les protégés de la cousine de l'empe- reur. J'ajoute que le premier acte scandalisa les vieux habitués de la Comédie Française. Des masques et de l'argot dans la maison de Racine et de Corneille, cela fit crier au sacrilège. Henriette Maréchal, arrêtée par ordre, n'eut que quelques représentations, des batailles qui occupèrent tout Paris. Et voyez l'aven- ture étrange, ce fut alors seulement que le nom de Concourt, connu jusque-là d'un nombre restreint d'admirateurs, se répandit tout d'un coup dans le grand public. Un insuccès bruyant les rendit célèbres. La pièce imprimée se vendit à un nombre plus con- sidérable d'exemplaires que n'importe quel de leurs romans. Ils devinrent et sont restés encore pour beaucoup de personnes les auteurs d'Henriette Ma- réchal. N'est-ce pas une ironie cruelle et qui fait voir de quelle misère est faite la popularité? Il faut qu'on vous casse les reins pour que le peuple se retourne et s'intéresse.

Avant d'aborder l'analyse des romans de MM. de Goncourt, je voudrais dire un mot discret de leur collaboration. Il ne s'agit pas de faire la part de l'un et de l'autre, ce que je regarderais comme une action mauvaise. Mais il est intéressant, au point de vue du métier, d'indiquer quelle a été leur façon de tra-


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vailler en commun. Ils s'isolaient, ils vivaient un sujet longtemps. Ils amassaient surtout un nombre considérable de notes, voyant tout sur nature, se pénétrant du milieu où les épisodes devaient se dé- rouler. Puis, ils causaient le plan, arrêtaient ensem- ble les grandes scènes, jalonnaient ainsi l'œuvre en- tière. Enfin, arrivés à la rédaction, à cette exécution qui ne comporte plus le débat oral, ils s'asseyaient tous deux à la même table, après avoir une dernière fois préparé le morceau qu'ils comptaient écrire dans la journée ; et là, ils rédigeaient ce morceau chacun de son côté, ils en faisaient deux versions, selon leur façon personnelle de voir. Ces deux versions, qu'ils se lisaient, étaient ensuite fondues en une seule ; on conservait de part et d'autre les choses heureuses, les trouvailles ; c'étaient les apports de deux esprits libres, comme le meilleur d'eux-mêmes qu'ils écré- maient et dont ils faisaient un tout solide. On com- prend dès lors l'unité constante des œuvres produi- tes; elles avaient de leur sang, mais de leur sang mêlé à la source de la vie. L'un n'avait pas écrit cette page, l'autre celle-ci. Chaque page était à tous deux. Il faut ajouter ce phénomène fatal: à la longue, dans cette comunauté continuelle d'enfantement, les deux cerveaux s'étaient mis à penser et à exprimer de même ; presque toujours, la même idée, la même image arrivaient aux deux frères à la fois. Il n'y avait plus qu'à choisir les nuances. Cette fraternité dans la production allait si loin, que leur écriture se res- semblait. Touchante absorption de deux êtres, ma- riage intime d'intelligences, cas extraordinaire de talent double qui restera certainement unique dans l'histoire littéraire. Ils ne sont qu'un, il faut parler


240 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

deux comme on parlerait d'un seul grand écri- vain.


m


Les deux premiers romans que MM. de Goncourt publièrent, furent Sœur Philom'ene et Charles De- mailly. Je passerai rapidement sur ces deux œuvres, où toutes les qualités des auteurs se trouvent déjà, mais à l'état d'essai et avec une bien moins grando intensité que dans les œuvres suivantes.

Sœur Philomène est une étude d'hôpital et d'amphi- théâtre. Le drame tiendrait en dix lignes. Un interne, Barnier, se prend d'amour pour une religieuse, sœur Philomène; un jour de brutalité, il la saisit dans ses- bras et l'embrasse ; puis, devant le mépris muet, la colère hautaine de la sœur, il se grise d'absinthe et finit par se faire volontairement une piqûre anato- mique, dont il meurt. A la dernière page, on voit sœur Philomène se glisser dans la chambre de Bar- nier et voler un paquet de cheveux qu'on vient de couper sur la tête du mort pour l'envoyer à sa mère. Les grandes qualités de ce livre sont déjà le décor merveilleux, ces salles d'hôpital peintes avec le fris- son d'horreur qui les traverse. Mais les meilleures pages sont le chapitre où se trouve étudiée l'enfance de sœur Philomène; il y a là surtout une amitié de pension, l'exaltation religieuse de deux jeunes filles, qui estd'une finesse d'observation et d'une énergie de coloris extraordinaires. Tout ce chapitre est trempé d'enfance ; et si, plus tard, sœur Philomène, quand elle est femme et qu'elle a fait ses vœux, échappe


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fatalement à l'analyse des auteurs, ils l'ont possédée là, tout entière, avec sa sensibilité qui s'éveille et la religion qui s'ouvre pour elle comme un grand amour.

Charles Demailly est une satire, l'étude vengeresse delà petite presse en France, vers 18oo.MM.de Gon- court ont rêvé de montrer les coulisses d'un petit journal, avec leurs hontes, leur cynisme, leurs mi- sères et leur esprit. Ils ont peint six ou sept portraits de rédacteurs du Scandale, un titre inventé, sous lequel on pourrait deviner le titre d'un journal qui a eu depuis ce temps une grande fortune. Ces portraits sont peut-être un peu poussés au noir. Quant au drame, il est encore des plus simples. Le meilleur de la bande, Charles Demailly, un de ceux qui a un livre dans le ventre, commet la sottise de tomber amoureux d'une actrice et de l'épouser. Martbe, un. type de méchanceté froide, de bêtise et d'égoïsme, où les deux frères ont mis tous leurs griefs de céliba- taires contre la femme, infligea son mari une torture abominable, le trompe, l'abêtit, finit par faire siffler une de ses pièces et le change, sous le coup d'une maladie cérébrale, en une sorte de brute qui a oublié jusqu à sa langue. Toujours, d'ailleurs, les mêmes qualités de style. Ici même le dialogue prend cette souplesse, cet imprévu, cet air vécu qui fera plus tard d'un dialogue de MM. de Goncourt comme un lambeau d'une conversation véritable. Personne en- core n'a surpris autant qu'eux l'allure de la phrase parlée. Je fais quelques réserves sur le fond même du roman. Les journalistes n'ont pas tant d'esprit qu'ils leur en prêtent. Puis, il semble qu'ils ont seu- lement vu de loin le milieu dont ils parlent. Il n'y a

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2i2 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

pas, à mon sens, assez de solidité, assez de bonhomie dans cette étude d'un monde que les bourgeoises soûles lèvent encore satanique etéchevelé.

J'arrive au troisième roman de MM. de Concourt, à Renée \fauperin. C'est là leur roman le plus roman; je veux dire qu'il s'agit d'une histoire assez compli- quée et de caractères étudiés avec une grande science du milieu et de l'époque. Pour bien des per- sonnes, pour celles que la personnalité artistique effarouche un peu et qui préfèrent la nudité de l'ana- lyse, Renée Mauperin est le chef-d'œuvre de MM. de Concourt. L'intention des auteurs a été de peindre un coin de la bourgeoisie contemporaine. Leur hé- roïne, Renée, la figure la plus en vue, est une étrange fille, à moitié garçon, élevée dans l'ignorance chaste des vierges, mais qui a deviné la vie; une en- fant gâtée par son père, âme d'artiste, tempéra- ment nerveux et exquis, poussée sur le fumier d'une civilisation avancée ; la plus adorable gamine qu'on puisse imaginer, parlant argot, peignant et jouant la comédie, éveillée à toutes les curiosités, et d'une fierté, d'une loyauté, d'une honnêteté d'homme. A côté d'elle, il y a un frère qui est également une merveille de vérité; le jeune homme sérieux, le type de l'ambition correcte, tel que l'ont fait les mœurs du parlementarisme; un garçon très fort qui couche avec les mères pour épouser les filles. Puis vient toute la galerie des bourgeois et des bourgeoises, d'une finesse de touche charmante, sans caricature, peints d'un trait: ce sont les enfants de 1830, les révolutionnaires enrichis, satisfaits, devenus des con- servateurs, et ne gardant plus de leurs haines que la haine des jésuites et des prêtres. Certains chapitres


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sont d'un comique parfait, d'une satire sans violence, très vraie. Dans la seconde partie de l'œuvre vient le drame. Le frère de Renée a pris un titre nobiliaire pour aider à son mariage. Mais il reste un noble de ce nom. Averti par Renée, celui-ci provoque le jeune homme et le tue. Alors, Renée, épouvantée de son action, meurt lentement d'une maladie de cœur; c'est une agonie navrante qui dure près d'un tiers du volume ; jamais l'approche de la mort n'a été étudiée avec une patience plus douloureuse, et tout l'art de style des romanciers, tout leur bonheur d'expressions se retrouve là, pour peindre jusqu'aux plus fugitifs frissons du mal. Je ne connais rien de plus touchant ni de plus terrible.

Moi, j'avoue préférer Germinie Lacerleux, parmi les romans de MM. de Concourt. C'est là qu'ils ont donné la note la plus aiguë et la plus personnelle. J'estime qu'il faut toujours, dans le bagage d'un écri- vain, choisir, pour la mettre au-dessus des autres, l'œuvre qui est la plus intense, en dehors des ques- tions de perfection et d'équilibre. Celle-là seule con- tient tout l'écrivain et mérite de vivre. Dans Ger- minie Lacerteux, MM. de Goncourt ont réalisé cette œuvre maîtresse. C'est l'histoire d'une bonne, de la bonne d'une vieille demoiselle. Je ne puis malheu- reusement entrer dans l'analyse de ce drame d'une chair et d'un cœur. Les faits sont ici purement physio- logiques ; l'intérêt n'est pas dans les incidents, mais dans l'analyse du tempérament de cette fille, de sa chute, de ses luttes, de son agonie ; et il faudrait noter une à une les phases par lesquelles passe son être. Germinie aime un jeune ouvrier, Jupillon, pres- que un enfant, un de ces ouvriers de Paris nés dans


244 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

le vice. Pour lui, pour le garder et l'acheter, elle va jusqu'à voler sa maîtresse. C'est une lente dégrada- tion morale qui la jette à la débauche des barrières, quand son amant la quitte. Elle a besoin de l'amour, ■comme on a besoin du pain qu'on mange. 11 y a là des pages d'une audace cruelle. Puis, un soir, Germi- nie reste sous une pluie d'hiver, pour revoir Jupillon attablé dans un cabaret; et elle meurt de cette der- nière station de son calvaire.

Le roman, à son apparition, produisit un scandale énorme. On le déclara ordurier, la critique prit des pincettes pour en tourner les pages. Personne, d'ail- leurs, ne dit le mot juste. Germinie Lacerteux, dans notre littérature contemporaine, est une date. Le livre fait entrer le peuple dans le roman ; pour la pre- mière fois, le héros en casquette et l'héroïne en honnet de linge y sont étudiés par des écrivains d'ob- servation et de style. En outre, je le répète, il ne s'agit pas d'une histoire plus ou moins intéressante, mais d'une véritable leçon d'anatomie morale et physique. Le romancier jette une femme sur la pierre de l'amphithéâtre, la première femme venue, la bonne qui traverse la rue en tablier ; il la dissèque patiemment, montre chaque muscle, fait jouer les nerfs, cherche les causes et raconte les effets ; et cela suffît pour étaler tout un coin saignant de l'huma- nité. Le lecteur sent les sanglots lui monter à la gorge. Il arrive que cette dissection est un spectacle poignant, plein d'une haute moralité. Les gens hon- nêtes qui ont jeté tant de boue à Germinie, n'ont rien compris à la leçon. Qu'on donne à Germinie un brave homme de mari qui l'aime, qu'elle ait des enfants, qu'on la tire de ce milieu de vice facile où ses délica-


EDMOND ET JULES DE GONCOURT. 245

tesses se révoltent, que ses besoins légitimes soient •contentés, et Germinie restera honnête fille, n'ira pas roder comme une louve sur les boulevards extérieurs pour sauter au cou des hommes qui passent.


IV


Une des tendances des romanciers naturalistes est de briser et d'élargir le cadre du roman. Ils veulent sortir du conte, de l'éternelle histoire, de l'éternelle intrigue, qui promène les personnages au travers des mêmes péripéties, pour les tuer ou les marier au dé- nouement. Par besoin d'originalité, ils refusent cette banalité du récit pour le récit, qui a traîné partout. Ils regardent cette formule comme une amusette pour les •enfants et les femmes. Ce qu'ils cherchent, ce sont des pages d'études, simplement, un procès-verbal hu- main, quelque chose de plus haut et de plus -grand, dont l'intérêt soit dans l'exactitude des peintures et la nouveauté des documents.

Aucun écrivain plus que MM. de Goncourt n'a tra- vaillé à affranchir le roman de toutes les entraves du lieu commun et de l'intérêt bête. Dans leurs deux derniers livres surtout, Manette Salomon et Madame <Ge?'vaïsais, ils n'ont plus témoigné aucun souci des idées reçues sur la forme et la marche des œuvres d imagination. Ils ont obéi à leur poétique person- nelle, avec un dédain croissant de l'approbation du lecteur, et sans paraître seulement tourner la tête pour voir si le public les suivait.

Manette Salomon est une étude libre sur l'art et sur les artistes contemporains. Les auteurs se sont sim-

2t.


246 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

plement souciés de grouper les types de peintres qu'ils ont coudoyés : Goriolis, leur peintre aimé, un grand garçon riche, distingué, amoureux de l'Orient, dont la peinture cristalline et chatoyante a les qua- lités de leur propre style; Anatole, le bohème, leur enfant gâté, une figure qui doit rester du blagueur et du flâneur, couchant au hasard de ses amitiés, héber- geant les inconnus qui passent, goûtant à toutes les aventures, roulant sa bosse au milieu de tous les rêves et de tous les scepticismes, et venant échouer dans un petit emploi, au Jardin des Plantes, où son amour des bêtes lui fait une vieillesse heureuse ; Gar- notelle, le prix de Rome, le peintre correct et médio- cre, qui réussit sans talent, avec une habileté rusée de négociant en vins ; et d'autres types encore, Chas- sagnol, féroce sur l'esthétique, le parleur intarissable des crémeries et des brasseries, l'homme qui accom- pagne les gens qu'il raccroche pour leur expliquer Raphaël ou Rembrandt, et qui pousse les choses jusqu'à coucher avec eux, parlant encore quand la lumière est éteinte ; le ménage Grescent, la femme toute à ses oies et à ses canards, le mari grand pein- tre retiré à la campagne, une sorte de solitaire et de patriarche de l'art; dix autres encore qu'il serait trop long d'énumérer et qui font de l'œuvre une galerie fourmillante de portraits pris sur nature. Puis, avec tous ces personnages, les auteurs n'ont pas cherché à nouer la moindre intrigue ; ils se sont tout uniment donné la tâche, dans de courts chapitres qui sont chacun comme un tableau détaché, de peindre la vie des artistes, des scènes qui se succèdent, à peine re- liées par un mince fil : l'atelier, avec ses farces, ses balbutiements du talent, son peuple d'élèves ; le


EDMOND ET JULES DE GONCOURT. 2i7

concours du grand prix de Rome et l'arrivée de Garnotelle à la villa Médicis ; un voyage de Coriolis en Orient ; les flâneries d'Anatole, ses jours de vache enragée, tous les métiers qu'il fait, cette existence stupéfiante du rapin sans le sou battant le pavé de Paris ; des descriptions d'atelier prodigieuses d'exac- titude et de richesse ; le Salon annuel, le succès de Coriolis, puis les revanches de la critique ; une saison passée dans la forêt de Fontainebleau, à Barbison, cette Thébaïde de Fart parisien ; et des scènes encore, la salle des ventes, la plastique de la femme, les coins pittoresques de Paris et de la banlieue, la bataille des théories artistiques, l'amitié fantaisiste d'un singe et d'un cochon, des soûleries de carnaval, des bals et des dîners de friture, l'existence des personnages lâchés à travers la vie réelle, amenant les faits au petit bonheur. Telle est l'œuvre, le journal fidèle de plu- sieurs vies d'artistes. Seulement, ce journal est rédigé par des maîtres peintres qui animent tout ce qu'ils touchent. Ce roman sans action est le plus in- téressant des romans.

MM. de Concourt, pourtant, n'ont pas osé s'affran- chir complètement de la formule romanesque. Ils ont gardé une héroïne, Manette Salomon, une Juive, un modèle d'atelier, pour laquelle Coriolis se prend d'une passion nerveuse et jalouse. Peu à peu, Ma- nette s'empare du jeune homme, en a des enfants, lui impose ses parents, le brouille avec ses amis, le conquiert jusqu'à l'épouser et le traîne alors dans la vie, diminué, dominé, sans talent. C'est la même thèse que dans Charles Demailly, la femme tuant l'artiste. Je ne la discuterai pas; elle me semble ab- solument fausse, dès qu'on paraît vouloir lui donner


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un caractère général. Les romanciers ont, d'ailleurs, étudié Manette avec une pénétration extraordinaire. Elle restera une de leurs meilleures ligures.

Avec Madame Gervaisais, le cadre du roman se sim- plilie encore. Il ne s'agit même plus d'une galerie de portraits, d'une série de types nombreux et variés, se complétant les uns les autres, se heurtant et arrivant à produire le grouillement d'une foule. Cette fois, c'est une figure en pied, la page d'une vie humaine, et rien autre. Pas de personnages, ni au même plan, ni au second plan ; à peine le profil d'un enfant, qui est comme l'ombre de sa mère, et encore cet enfant est-il presque un animal, une pauvre créature à l'in- telligence tardive, dont la langue reste embarrassée dans les zézaiements du nouveau-né. Il n'y a plus de roman proprement dit. Il y a une étude de femme, d'un certain tempérament, mis dans un certain mi- lieu. Gela a la liberté et la simplicité d'une enquête scientifique rédigée par un artiste. La dernière for- mule est brisée, le romancier prend le premier épi- sode venu d'une vie, le raconte, en tire toute la réa- lité et tout l'art qu'il y trouve, et ne croit rien devoir <le plus au lecteur. Il n'est plus nécessaire de nouer, de dénouer, de compliquer, de glisser le sujet dans l'antique moule ; il suffit d'un fait, d'un personnage. qu'on dissèque, en qui s'incarne un coin de l'huma- nité souffrante, et dont l'analyse apporte une nou- velle somme de vérité.

L'héroïne, ou plutôt le sujet de MM. de Goncourt, est une femme de grand mérite, madame Gervaisais, mal mariée, qui s'est réfugiée dans le travail. Elle a une culture d'homme, latiniste, helléniste, savante «n toutes choses, d'âme artiste, d'ailleurs, et faite


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pour la passion du beau. Elle est allée si loin, qu'elle a traversé Locke et Condillac, pour se reposer en- suite dans la philosophie virile de Reid et de Dugald- Stewart. Depuis longtemps, elle a secoué la foi catho- lique comme un fruit trop mûr. C'est alors que le souci de sa santé la conduit à Rome ; elle emmène avec elle son fils, Pierre-Charles, cette chère créature d'une beauté d'ange et d'une existence ins- tinctive de bête. Là, ses premiers mois sont donnés à l'antiquité, à Rome, à son histoire, à tout ce que l'horizon met d'émotion dans son esprit de savante et dans son cœur de poète. Elle se repose et aime son enfant, ne voit personne, à peine quelques figures qui passent. Puis, commence le drame. Madame Gervai- sais baigne dans ce parfum catholique, dans cette odeur de Rome qui souffle une sorte d'épidémie reli- gieuse. Peu à peu, elle est pénétrée. Il y a en elle une femme qu'elle ne connaissait pas, la femme ner- veuse, que le mariage n'a pas satisfaite. Et elle glisse à l'extase et à la mysticité. D'abord, ce n'est qu'un effleurement charnel, la pompe des cérémonies. En- suite, l'intelligence est attaquée, la raison sombre sous les pratiques, sous la règle imposée. Ma- dame Gervaisais rentre dans la foi ; elle va d'un direc- teur tolérant à un directeur sévère, oublie le monde, descend chaque jour davantage, jusqu'à n'être plus femme et n'être plus mère. Elle se donne entière, vit dans l'ordure, repousse son enfant, elle autrefois si élégante et si passionnée pour Pierre-Charles. Anéan- tissement farouche, peur de la lumière, crise de la chair et de l'esprit qui ne laisse chez madame Gervai- sais rien de la femme qu'elle a été. Tout le livre est là. MM. de Goncourt ont étudié


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avec un art infini les lenles gradations de la conta- gion religieuse. Rome leur fournissait un décor splendide. Leur héroïne lettrée leur a permis de peindre la Home de l'antiquité, et leur héroïne dévote leur a donné la Rome des papes. Au dénouement, ils ont eu ce que j'appellerai une faiblesse. Ils ont voulu finir. Alors, ils ont ménagé une scène dramati- que, qui ôte un peu à leur roman le caractère d'une étude dégagée de toute formule. Madame Gervaisais est très malade de la poitrine. Elle se meurt dans l'égoïsme féroce de sa foi. Son frère, un lieutenant, accourt de l'Algérie, la décide à fuir Rome ; mais il doit lui permettre d'aller, avant son départ, recevoir la bénédiction du pape ; et c'est là, au Vatican, dès que le saint-père apparaît à ses yeux, que ma- dame Gervaisais meurt comme foudroyée, tandis que Pierre-Charles trouve enfin la parole, dans ce cri déchiré : Ma mère ! C'est fort beau, mais cette mort violente, logique pourtant avec l'œuvre, détonne un peu comme vérité. Madame Gervaisais mourant de sa belle mort, dévote, étroite, parcheminée, ache- vait de donner à l'œuvre un caractère particulière- ment original. L'effet y perdait, la réalité y gagnait. Madame Gervaisais n'eut pas de succès. Cette nu- dité du livre, ces continuels tableaux, cette analyse savante d'une âme, déroutèrent le public, habitué à d'autres histoires. Il n'y avait pas le plus petit mot pour rire dans l'œuvre, ni péripéties vulgaires, ni coups de théâtre ; et, avec cela, la langue était étrange, pleine de néologismes, de tournures inventées, de phrases compliquées traduisant des sensations que des artistes seuls peuvent éprouver. MM. deGoncourt se trouvaient isolés, tout en haut, compris seulement


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d'un petit nombre, dans l'épanouissement complet de leur personnalité et de leur talent.


Il me faut conclure. Le jugement peut être com- plet et définitif, car il porte comme sur un romancier mort. Le jour où Edmond de Goncourt a publié une œuvre signée de son nom seul, il a dû être étudié et jugé à part. Les six romans dont je viens de parler, composent ainsi un ensemble sur lequel la critique est appelée à se prononcer avec la compétence et la justice de la postérité.

Dans notre littérature, MM. de Goncourt restent pour moi un cas artistique superbe, un de ces phé- nomènes cérébraux, qui, dans l'ordre pathologique, font l'émerveillement des grands médecins. Au mi- lieu de l'essoufflement général à la chasse de l'origi- nalité, après les romanciers illustres de 1830 qui semblaient avoir laissé le champ vide à leurs cadets, ils ont su, parleur nature même, en s'abandonnant à leur seul tempérament, voir autrement que les au- tres et inventer leur langue. A côté de Balzac, à côté de Stendhal, à côté d'Hugo, ils ont poussé comme les fleurs étranges et exquises d'une civilisation avancée. Ce sont des personnalités exceptionnelles, des écrivains qu'il faut mettre à part, qui demeurent dans une histoire littéraire à l'état de note aiguë, ré- sumant les côtés excessifs de l'art d'une époque. Si la foule ne s'agenouille jamais devant eux, ils auront une chapelle d'un luxe précieux, une chapelle byzan- tine avec de l'or fin et des peintures curieuses, dans


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laquelle tes raffinés iront faire leurs dévotions» J'aurais voulu citer des extraits de leurs œuvres pour montrer à quel frisson de nervosité ils ont con- duit la langue. Ils en ont fait un instrument de musi- que, une personne vivante dont on voit le geste et dont on sent l'haleine. La langue est devenue, comme eux, d'une sensibilité extrême aux moindres impres- sions, riant d'une couleur, se pâmant à certains sons, toujours vibrante aux plus légers souffles de l'air. Et ils ont aussi introduit dans la circulation toutes sortes de formes nouvelles, des tournures inconnues avant eux, des phrases vraies et senties qui doivent mûrir pour être acceptées. Je leur fais là le plus grand compliment qu'on puisse adresser à des écri- vains ; il n'y a que les forts qui enrichissent le dic- tionnaire.

Plusieurs romanciers, je parle de leurs cadets, de ceux qui ont trente et quelques années aujourd'hui, charmés par ce style personnel, remués comme par une symphonie, leur ontemprunté des mots, des ma- nières de sentir. Un groupe s'est formé. Seulement, l'imitation doit s'arrêter à ce que j'appellerai la rhé- torique nouvelle. MM. de Goncourt seraient rapetis- ses par leurs élèves, s'ils en conservaient. Je les pré- fère dans leur chapelle dorée et peinte, sans descendance, pareils à des idoles de l'art tombées du ciel bleu, un beau matin. Poussée trop loin, et par de nouveaux venus forcés de renchérir, leur ma- nière tournerait à la préciosité, au débordement des ciselures artistiques noyant les idées et les faits. Eux- mêmes, dans Madame Gervaisais, sont arrivés parfois à stériliser les documents humains que leur observa- tion si nette et si fine leur avait fournis.


EDMOND ET JULES DE CONCOURT. 253

Je veux finir par une idée consolante. Ce public, si peu sensible aux délicatesses de la forme, a des re- tours qui ressemblent à des actes de justice. Pendant dix ans, les œuvres des deux frères ont dormi, con- nues d'un nombre restreint d'admirateurs. Toujours la presse s'était montrée d'une dureté révoltante. Et, tout d'un coup, sans qu'on sacbe pourquoi, dans ces derniers temps, les journaux ont parlé avec éloge de ces mêmes œuvres, à l'occasion des nouvelles éditions qui ont paru. Les acheteurs sont venus, se sont pas- sionnés, de plus en plus nombreux. C'est enfin la gloire qui grandit à son heure sur la tombe du frère mort, lorsqu'il n'y a plus là que le frère resté seul et mutilé.


ALPHONSE DAUDET


Parmi les conteurs et les romanciers contempo- rains, il est un auteur qui a reçu à sa naissance tous les dons de l'esprit. Je veux parler de M. Alphonse Daudet. J'emploirai pour lui, si usée qu'elle soit, la vieille image de nos contes de fées. J'imagine que toutes les fées se sont réunies autour de son ber- ceau pour lui donner chacune une qualité rare, d'un coup de baguette : une lui a donné la grâce ; une autre, le charme ; une autre, le sourire qui fait ai- mer; une autre, l'émotion tendre qui fait réussir. Et ce qu'il y a de merveilleux, c'est que la mau- vaise fée, celle qui d'habitude arrive la dernière pour détruire tous ces précieux dons par quelque vilain cadeau, s'est tellement mise en retard, cejour- là, qu'elle n'a pas même pu entrer ; oui, la mauvaise


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fée est restée à la porte, il n'est tombé que des bé- nédictions sur la tête du futur auteur des Contes du Lundi et de Fromont jeune et Risler aîné. Je veux donc étudier cbez M. Alphonse Daudet une nature heureuse, un des cas les plus charmants et les plus intéressants de notre littérature contemporaine.

M. Alphonse Daudet est né en Provence, à Nîmes, je crois. Il vint chercher fortune à Paris, tout jeune, ses longs cheveux au vent ; j ignore s'il avait des sabots, comme tous les hommes qui doivent faire fortune plus tard ; mais ce qu'il avait à coup sûr, c'était un petit fifre de poète, la plus adorable mu- sique qu'on pût imaginer, gardant encore l'aigreur champêtre des tambourins et des galoubets proven- çaux. Il faut connaître notre Provence pour com- prendre l'originale saveur des poètes qu'elle nous envoie. Ils ont poussé là-bas, au milieu des thyms et des lavandes, moitié Gascons et moitié Italiens, pleins de rêves paresseux et de menteries exquises. Ils ont du soleil dans le sang et des chants d'oiseaux dans la tête. Ils arrivent à Paris pour le conquérir, avec une naïveté d'audace qui est déjà la moitié du succès ; et, quand ils ont réellement du talent, ils sautent au premier rang, ils montrent des grâces qui font d'eux les enfants gâtés du public. Plus tard, dans ce terrible milieu parisien qui use les carac- tères comme une meule, ils restent eux-mêmes, ils gardent une odeur de terroir, une façon vive de sentir et de peindre, à laquelle on les distingue tou- jours. Ce sont des poètes-nés, dont le cœur de- meure plein des chansons du pays.

Je me souviens de ma première rencontre avec M. Alphonse Daudet. Il y a longtemps de cela, quel-


ALPHONSE DAUDET. 2j7

ques dix ans. Il collaborait alors à un journal très lu ; il apportait un article, touchait l'argent, disparais- sait avec une insouciance de jeune dieu, réfugié dans la poésie, loin des petits soucis de ce monde. Je crois qu'il habitait la banlieue, un coin écarté de faubourg, avec d'autres poètes, toute une bande de joyeuse bohème. Il était beau, d'une beauté fine et nerveuse de cheval arabe, la crinière abondante, la barbe soyeuse, séparée en deux pointes, l'œil grand, le nez mince, la bouche amoureuse; et, sur tout cela, je ne sais quel coup de lumière, quelle haleine de volupté attendrie, qui noyait la face entière d'un sourire à la fois spirituel et sensuel. Il y avait en lui du gamin français et de la femme orientale. Dès son arrivé à Paris, il avait eu une bonne chance, il s'était fait un protecteur et un ami de M. de Morny, qui l'avait attaché à son cabinet. Sa séduction opérait, déjà. Et ce mot de séduction est le mot juste; plus tard, il a séduit ses amis, séduit le public, séduit tous ceux qui l'ont approché. Il ne faudrait pas croire que sa situation près de M. de Morny lui eût donné, une seule minute, une attitude raide et gour- mée. Il gardait ses allures libres, battait alors le pavé de Paris avec l'emportement de passions d'un collé- gien échappé, jetait des vers et des baisers aux quatre coins de la ville. Puis, un matin, il tomba malade ; les médecins parlaient d'une maladie de poitrine, et il dut partir pour l'Algérie. Ce fut encore un bonheur pour lui ; le mal devint un bien, dans ses mains heureuses. Son séjour en Algérie com- pléta sa naissance en Provence ; des horizons de lu- mière s'ouvrirent, dont il a gardé l'éblouissement ; des chants arabes le bercèrent, ajoutant en lui une

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pointe rude à la douceur de la poésie provençale. On peut aujourd'hui retrouver dans ses œuvres les grandes impressions de cette époque de sa vie : les longues traversées, les ports où dorment des navi- res, les parfums des pays exotiques, les couleurs vives et la vie en plein air des contrées du soleil. Enfin, une dernière, une suprême chance attendait M. Alphonse Daudet : il se maria à son retour d'Al- gérie, et dès lors devint un bon bourgeois, un tra- vailleur tout à sa besogne. Le poète qui jusque-là avait jeté ses refrains follement, entra dans une époque de maturité et de production réglée. Le mariage, selon moi, est l'école des grands produc- ducteurs contemporains.

Aujourd'hui, M. Alphonse Daudet est un des qua- tre ou cinq romanciers dont les œuvres nouvelles sont des événements littéraires. Il a été décoré en 1870, à l'âge de trente ans. Il habite Paris l'hiver et passe ses étés à la campagne, dans un de ces adorables coins de verdure, comme il en existe à quelques lieues, au bord de la Seine. Il a devant lui l'espace libre, il peut aller à tous les succès et à toutes les fortunes, avec la certitude de monter aussi haut qu'il voudra. Ce sont les fées de son berceau qui le conduisent toujours par la main. Je ne connais pas, dans notre littérature contemporaine, une figure plus sympathique, un écrivain dont l'avenir soit plus certain, et qui marche par une plus jolie route à une situation plus belle.

Pour faire comprendre tout le charme de cette figure littéraire, il faut l'analyser avec une délica- tesse extrême. C'est un talent complexe, très vivant, difficile à définir d'un mot; d'autre part, il faut


ALPHONSE DAUDET. 259

craindre, en le maniant trop rudement, de lui enle- ver son éclat. La première opération critique est de s'imaginer M. Alphonse Daudet en face des êtres et des choses, et de se demander comment il se comporte. Avant tout, c'est un poète; il a la sen- sation prolongée et vibrante, il voit les foules et les campagnes qu'il traverse avec la demi-hallucination des imaginations vives. Tout grandit, se colore, s'anime, prend une intensité. Ce n'est pas la sé- cheresse de Stendhal, ni la lourdeur épique de Balzac ; ce serait plutôt la surexcitation nerveuse de Dickens, un continuel galop au milieu du réel, avec des échappées brusques dans les champs de la fantaisie. Mais il y a au moins deux façons d'être poète, la façon rude et la façon tendre. M. Aphonse Daudet est un poète attendri. Il n'est pas né dans la ré ellion, dans l'amertume, dans les protestations enfiévrées des esprits révolutionnaires. Quand il sort, c'est avec la joie de trouver le ciel bleu, les femmes belles, les hommes bons. Il marche en ami au milieu de la société. Certes, il n'est pas aveugle, il voit le mal, il le montre au doigt ; mais, s'il a choisi pour personnage un gredin, il peindra plutôt ses ridicules que ses vices, il préférera nous faire rire de lui que de nous en épouvanter. Jamais l'au- teur n'est descendu dans le bourbier humain ; il le laisse parfois deviner, et c'est tout. Nous avons affaire ici à la pente naturelle d'un tempérament, ce que je veux bien établir, pour ne point laisser à ma pensée une portée critique qu'elle n'a pas. M. Alphonse Daudet agit loyalement, envers la na- ture ; il ne ment pas, il ne se farde pas de rose ; il en extrait simplement tous les éléments heureux,


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et les place au premier plan, tandis qu'il recule dans l'ombre les cléments mauvais. C'est en somme la même opération que font les esprits révoltés, lorsqu'ils mettent l'odieux en avant et qu'ils lais- sent en arrière la partie consolante. Dans l'un et dans l'autre cas, il y a une simple question de perspective, une manière d'aimer ou de ne pas aimer l'humanité; au fond, la probité littéraire est égale. M . Alphonse Daudet pense, comme ont pensé d'ailleurs d'autres grands artistes, que le bien est la vive lumière dont il faut éclairer le ta- bleau humain, et que le mal est l'ombre qu'il est habile de répartir avec sagesse, pour ne pas trop assombrir l'ensemble.

Ainsi donc, les deux premiers points sont posés : M. Alphonse Daudet est un poète, et un poète atten- dri. Autrement dit, il a le don d'évocation, et il l'em- ploie à faire vivre devant nous des créations, dans les- quelles il met particulièrement en lumière les belles qualités humaines. Mais ces deux points en détermi- nent immédiatement un troisième. S'il n'a pas de fu- reur révolutionnaire qui brise ce qu'elle touche, il a l'ironie, une ironie fine et acérée comme une épée. C'est l'arme naturelle de son tempérament contre- la sottise et la scélératesse. Il ne se fâche jamais,, cela détonnerait. Il rit, il sourit même, et rien n'est plus aigu, plus meurtrier que ce sourire. Certains de ses personnages sont des pelotes molles dans lesquelles il enfonce une à une toutes les pointes de- son esprit. Il a une cruauté féroce de coups d'épin- gle. Ce sont des satires émues, très gaies, sans- . amertume visible, qui cachent la violence des atta ques sous une continuelle belle humeur. En somme,.


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la vérité est que M. Alphonse Daudet a le sens très vif du comique, non pas du comique débordant tel qu'on le trouve dans Rabelais, non pas du comique pincé et empoisonné à la façon de Swift, mais d'un comique nouveau, moderne, d'un comique nerveux, allumé d'une flamme de poésie, saisissant le ridicule et le mimant, lui donnant des ailes, le bafouant dans le ciel bleu du rêve. Je donnerai des exemples plus loin, je montrerai ce rire de poète faisant son- ner la moquerie dans un grelot d'or, préférant livrer les coquins à la risée de tous que de se salir les mains en les fouillant dans leur nudité.

Il faut ajouter que M. Alphonse Daudet est un écrivain de race. Gomme tous nos grands prosateurs actuels, il a appris le mécanisme de la langue en fai- sant d'abord des vers. On le compte parmi les quatre ou cinq romanciers qui ont le souci du style vivant, d'un dessin précis, d'une couleur éclatante. Il appar- tient au groupe des naturalistes ; il a la passion des larges horizons réels ; il croit à la nécessité des mi- lieux exacts et des personnages étudiés sur nature. Toutes ses œuvres sont prises en pleine vie moderne ; môme il a une tendresse particulière pour les cadres populaires et bourgeois, qui s'allie à une curiosité des petits mondes à part, des mondes déclassés, poussés comme des champignons sur le grand fumier de Paris. Il va ainsi dans ses œuvres, un peu au ha- sard des étranges sociétés qu'il a traversées, ayant tout vu avec ses yeux de myope, jusqu'aux petits dé- tails qui auraient échappé à de bons yeux, racon- tant, peignant, évoquant tout, avec une verve de- Provençal attendri et moqueur. On sent qu'il joue lui-même ses personnages. Souvent, il s'oublie, il


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leur parle, les gourmande ou les approuve. A chaque instant, il t'ait ainsi des irruptions dans son récit, parce qu'il n'a pas assez de froideur pour rester dans la coulisse. Il risque des prosopopées, donne la parole aux choses inanimées, laisse intervenir des figures de conte de fées au milieu des drames les plus réels. Son imagination est sa faculté maîtresse, et tout ce qu'il a observé passe par elle, avant d'arriver au lec- teur ; de là, les sauts brusques, les beaux épanouisse- ments, les larmes qu'on l'entend pleurer lui-même entre les lignes, les rires involontaires qu'il pousse tout d'un coup, au bout d'une phrase. Cela nuit cer- tainement à la belle ordonnance de l'œuvre; on dési- rerait moins d'apostrophes, moins d'exclamations, moins d'attendrissements personnels. Mais qui son- gerait à lui reprocher ces exubérances, cette façon vivante d'écrire, si vivante, que ses amis croient l'en- tendre et le voir, en le lisant! Là, en somme, est son originalité, le secret de sa séduction. Il se donne tout entier, et c'est pourquoi il prend les autres. Au milieu de la sévère ordonnance de certains romans contem- porains, de la méthode impersonnelle et marmo- réenne, les romans de M. Alphonse Daudet ont parfois un laisser-aller charmant, un air bon enfant, un ta- page de nid d'oiseaux, de merles siftleurs etd'alouettes chanteuses. Ce ne sont point les frises du Parthénon développant leurs défilés majestueux. Ce sont des bouffées de style et des bouffées de printemps, de grandes pages et des pages exquises, tout ce que la vie a de bon et de libre.

Une seule qualité semblait devoir manquer à M. Al- phonse Daudet : la force. Eh bien ! par un miracle de souplesse, par un bénéfice de fortune extraor-


ALPHONSE DAUDET. 263

dinaire, il a brusquement grandi, il est devenu fort. Dans le conteur adorable, un grand romancier s'est développé. C'est là une des transformations littéraires les plus merveilleuses que je connaisse. En étudiant maintenant ses œuvres, je le montrerai ainsi gran- dissant, je mettrai debout sa figure de poète, de con- teur, de romancier, d'auteur dramatique, à la fois une, ironique et résolue.


II


M. Alphonse Daudet a commencé par faire des vers. Combien en a-t-il fait ? combien de centaines dor ment-ils encore dans ses tiroirs, de ces heureux vers de jeunesse, acides comme des fruits de plein vent, qu'on ne publie jamais et qu'on relit toujours? C'est ce que j'ignore, caries poètes ont de grandes pu- deurs pour leurs premiers bégaiements. M. Alphonse Daudet s'est contenté de réunir mille à douze cents de ses vers, dans un volume intitulé : les Amoureuses ; et c'est là tout son bagage poétique. Le volume porte les dates 1857-1861. Les pièces qu'il contient ont donc été écrites par l'auteur de dix-sept à vingt et un ans. Il n'y a là qu'une poignée de fleurs cueillies dans la première jeunesse. Mais ces fleurs de l'enfance ont déjà un parfum très doux et môme une pointe d'originalité, où l'on flaire le talent ému et moqueur de l'écrivain. Une de ces pièces est restée célèbre : les Prunes, une suite de triolets, dans lesquels le poète raconte ses amours avec sa cousine Mariette, sous un prunier ; elle a eu une grande vogue et se récite encore dans les salons, comme un morceau classique. Je


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citerai également les Bottines, le Miserere de l'amour, et une adorable fantaisie dialognée, les Aventures d'un Papillon et d'une Bête à bon Dieu; on y voit le Papillon débaucher son camarade, la Bête à bon Dieu, le griser chez les Muguets et le mener au vice chez les Roses. Toutefois, il faut le dire, les vers de M. Alphonse Daudet ne sont que des épaves de jeunesse. Ils restent un commencement, rien de plus.

Plus tard, il prit pour cadre la formule étroite du conte. Sans doute, le conte, avec son ingéniosité, sa discrétion attendrie, ses ciselures de bijou, devait plaire à cet esprit délicat, qui rêvait en prose les perfections de la poésie. Mais il faut aussi croire que la nécessité de gagner quelque argent, le besoin de s'adresser au journalisme, le décidèrent en cette oc- casion, lui firent adopter un genre d'articles courts et complets, d'un placement facile. Son succès fut immédiat et très grand. On était alors en 1866 ; il avait vingt-six ans. Il donna d'abord à l'Événement une série d'articles sous le titre général : Lettres de mon moulin; c'étaient pour la plupart des légendes provençales, des fantaisies, des tableaux du Paris moderne, de véritables petits poèmes traités avec un art exquis. Pendant six ou sept ans, il garda ce cadre, il y déploya des ressources infinies. Aux Lettres de mon moulin succédèrent les Lettres à un absent; puis, vinrent les Contes du lundi. Tous ces articles ont été réunis en volumes et resteront un de ses titres de gloire.

Il faut s'entendre, d'ailleurs, sur le mot conte. Dans les premiers temps, M. Alphonse Daudet s'est enfermé dans les légendes ; mais, plus tard, les fées,


ALPHONSE DAUDET. 265

le monde fantastique, les imaginations symboliques ne sont plus intervenues que de loin en loin, pour varier les sujets. Peu à peu, dans le conteur des veillées de Provence, l'artiste épris de la vie moderne s'est éveillé. Alors, le conte, le plus souvent, est de- venu une page des mœurs contemporaines, une his- toire toute chaude d'actualité, un paysage exotique doré par le grand soleil, tout ce qu'on rencontre et tout ce qu'on voit dans la rue.

C'est ainsi qu'on peut retrouver, au courant de ces recueils, les grosses émotions publiques qui ont agité la France pendant les sept ou huit dernières années ; les suprêmes convulsions de l'Empire, nos désastres de 1870, le siège de Paris, la guerre civile, y ont laissé successivement des larmes de pitié ou de colère. Ainsi compris, le conte n'est plus ce que nos pères entendaient, un récit merveilleux avec une moralité au bout; il est un drame ou une comédie en quelques pages, un tableau vivement brossé, un fragment d'autobiographie, quelquefois même de simples notes prises sur nature et données dans la verdeur origi- nale de la sensation. C'est ici qu'on sent, sous cette production, les tyrannies du journalisme, demandant à jour fixe une quantité réglée de pages.

Toutefois, M. Alphonse Daudet aurait tort de garder au journalisme la moindre rancune. Si les articles qu'il a écrits l'ont écarté du roman pendant plusieurs années, ils lui ont permis de mûrir son talent et de montrer les rares qualités de son esprit. D'ailleurs, il a gardé une grande dignité d'écrivain dans cette be- sogne. Jamais il ne s'est surmené, jamais il n'a glissé à la fabrication hâtive. Chacun de ses contes est une merveille de fini, ou l'on sent la conscience de l'ar-

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2G6 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

tiste, les longues heures passées à chercher et à caresser l'idée, à soigner et à parfaire la forme. Il mettait huit jours pour écrire un de ces petits chefs- d'œuvre. Quand on les étudie de près, on en admire l'habile structure, la langue châtiée, les intentions nombreuses et toujours réalisées ; ce sont comme autanl de pièces de vers, dont toutes les syllabes ont dû être comptées. Certains sont un roman entier, avec une exposition, une péripétie, un dénouement. D'autres affectent des allures plus libres, mais cachent un art extrême dans leur apparent laisser-aller. Et l'auteur se possède déjà complètement ; il est tel que nous le trouverons dans ses grandes œuvres, plein d'une tendresse apitoyée, laissant sonner par- fois son beau rire nerveux et railleur.

Il me faut indiquer deux de ces contes pour en faire mieux comprendre le tour ingénieux et l'heu- reuse perfection. Je prends, au hasard, dans les vo- lumes dont j'ai donné les titres plus haut.

La dernière classe. Nous sommes en Alsace, après la conquête. Un petit Alsacien, qui a des tentations d'aller galopiner dans la forêt, se décide pourtant à se rendre à l'école. Là, il trouve un silence religieux. Le maître, M. Hamel, a sa belle redingote verte, son jabot plissé et sa calotte de soie. Sur les bancs, les élèves sont graves ; au fond de la salle, des vieux du village sont assis, l'ancien maire, l'ancien facteur, le bonhomme Hauser avec son tricorne. Et M. Hamel commence la leçon, en disant : « Mes enfants, c'est la dernière fois que je vous fais la classe. L'ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l'allemand dans les écoles de l'Alsace. » Alors, le petit Alsacien est bouleversé ; lui qui a fait tant de fois l'école


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Lnissonnière, qui peut à peine former ses lettres, il ne saura donc jamais le français ! Aussi, quand le maître l'interroge, et qu'il ne peut répondre, n'ayant pas étudié la leçon, baisse-t-il la tête d'un air hon- teux. Cependant, la leçon continue; le bonhomme Hauser, qui a un vieil alphabet sur les genoux, épèle les lettres avec des larmes plein les yeux. Midi sonne, la dernière classe est finie. « Alors, M. Hamel se « tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, « et, en appuyant de toutes ses forces, il écrivit « aussi gros qu'il put: « Vive la France/ » Puis, il « resta là, la tête appuyée au mur, et, sans parler, « avec sa main, il nous faisait signe : « C'est fini... «Allez-vous-en... »

La partie de billard. L'armée française est en pleine retraite. On se bat depuis deux jours. Les sol- dats sont exténués, et voilà trois mortelles heures qu'on les laisse se morfondre, l'arme au pied, dans les flaques des grandes routes. Cependant, le maré- chal établit son quartier général sur la lisière du bois, dans un beau château Louis XIII. Pendant que les soldats meurent en attendant des ordres, lui a entamé une partie de billard avec un petit capitaine d'état-major, sanglé, frisé, ganté de clair. Le capi- taine est très fort au billard, mais il sait faire des fautes, car il sent bien qu'il joue là son avancement. Pourtant, les bruits de la bataille se rapprochent. t'n obus vient éclater dans le jardin. Les Prussiens attaquent. « Eh bien ! qu'ils attaquent ! » dit le ma- îvrhalen mettant du blanc. Les dépêches suivent les dépêches, les aides de camp se succèdent, tout le monde demande des ordres. Mais le maréchal reste inabordable, la partie continue. Terrible partie qui


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s'échauffe au milieu des cris de mort, qui devient haletante à mesure que les Prussiens avancent. Le dernier coup est joué. « Maintenant, un grand si- « lence. Rien que la pluie qui tombe sur les char- « milles, un roulement confus au bas du coteau, et, « par les chemins détrempés, quelque chose comme « le piétinement d'un troupeau qui se hâte.»

Je pourrais citer dix contes semblables, d'une émo- tion et d'une ironie aussi grandes : l'histoire de ce colonel de cuirassiers paralysé, auquel sa fille, par un pieux mensonge, raconte nos prétendues victoi- res sur les Prussiens, et qui se réjouit de la prise de Berlin, le jour même où les Allemands entrent dans Paris et vont passer sous sa fenêtre ; l'entrevue de deux ouvriers, le père et le fils, qui ne se sont pas vus depuis vingt ans, le père s'étant marié, et qui se quittent pour une nouvelle séparation de vingt an- nées peut-être, après avoir bu un litre et s'être serré la main ; les impressions d'un auteur, le soir d'une première représentation, safièvre, le bourdonnement de ses oreilles, sa fuite et sa longue promenade sous la pluie, pendant qu'on applaudit ou qu'on siffle sa pièce. Il y aurait également des emprunts bien inté- ressants à faire dans un volume que je n'ai pas nom- mé, dans les Femmes d'artistes, de courtes études, des contes encore, où M. Alphonse Daudet a étudié cette classe de femmes si singulière, les femmes ma- riées à desécrivains, des peintres, des sculpteurs, des musiciens ; presque -toutes sont déclassées, les maî- tresses devenues femmes légitimes, les bourgeoises- unies à des poètes, les unes hardies comme des gar- çons, les autres pleurant de ne pas être comprises et de ne pas comprendre. L'auteur a trouvé là la note


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qu'il rend si bien ; seulement, il est bon de dire que ses artistes sont des bobèmes pour la plupart, et que cbez les vrais travailleurs, la femme est presque toujours une brave et digne femme, méritant tous les respects.


III


J'ai parlé du sens nerveux et moderne que M. Al- phonse Daudet a du comique. 11 a écrit un volume : les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon, qui est uniquement une longue raillerie. Parmi ses œuvres, nombreuses déjà, celle-ci a un intérêt parti- culier, parce qu'elle met en pleine lumière un des côtés de son talent. Elle est caractéristique. Je m'y arrêterai donc d'une façon spéciale.

Il ne faut pas oublier que l'auteur est né à Nîmes. Gela donne un piquant de plus à son épopée burles- que d'un héros provençal. Il plaisante la ville voisine,, en homme qui a grandi en face de ses ridicules. Imaginez cela, un Provençal se moquant des Proven- çaux, avec toute la verve, tout l'accent du terroir. 11 emploie à les railler leur propre exagération, leur vivacité de geste et de parole. C'est un faux frère qui rit beaucoup de ses compatriotes et même un peu de lui, avec une finesse charmante, excluant toute cruauté, une bonne grâce et une belle humeur sans pareilles.

Son héros, Tartarin, est le roi de Tarascon. Il ha- bite, dans cette ville, la troisième maison à main gauche sur le chemin d'Avignon, une maison avec jardin, pleine de bonhomie au dehors, mais dont il

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270 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

fait, à l'intérieur, le digne logis d'un héros aventu- reux. Le jardin surtout est extraordinaire, planté uniquement d'arbres exotiques, gommiers, calebas- siers, cotonniers, cocotiers, bananiers, palmiers ; il y a surtout là un baobab qui est célèbre dans toute la contrée, un baobab grand comme une laitue ; car, fatalement, les arbres exotiques refusent de pousser. Tartarina également un cabinet dont on cause beau- coup, une grande salle, tapissée d'armes du haut en bas : carabines, riffles, tromblons, couteaux de tou- tes sortes, krish malais, flèches caraïbes, flèches de silex, casse-tête, massues hottentotes, lazzos mexi- cains. Au milieu, sur un guéridon, il y a un flacon de rhum. C'est là que le héros passe ses journées à lire des récits de chasse. Et il ne rêve que chasse à l'ours, chasse au faucon, chasse à l'éléphant, chasse au ti- gre, toutes les chasses imaginables, les plus dange- reuses et les plus lointaines.

A la vérité, Tartarin n'a jamais chassé que les cas- quettes. Ici, il y a Une raillerie très fine que les Pro- vençaux seuls comprendront. Dans les petites villes de Provence, tous les habitants sont chasseurs. Or, le gibier manque absolument ; il faut faire des lieues pour tuer une demi-douzaine de petits oiseaux. Au- tour de Tarascon, paraît-il, les petits oiseaux eux- mêmes ont pris leur vol, si bien qu'il ne reste plus dans le pays qu'un lièvre, bien connu des chasseurs qui l'ont appelé « le Rapide » ; ils ont même fini par laisser tranquille ce lièvre entêté. Mais, cha- que dimanche, les chasseurs ne s'en mettent pas moins en campagne, par groupe de cinq ou six ; ils vont déjeuner à quelques kilomètres de la ville ; puis, la chasse commence enfin, ils jettent leurs


ALPHONSE DAUDET. 271

casquettes en l'air et la tirent au vol. C'est celui qui met le plus souvent dans sa casquette qui est pro- clamé roi de la chasse. Tartarin, chaque dimanche, était roi, ce qui explique pourquoi Tarascon en avait fait son héros.

Et quel adorable tableau de Tarascon, cette ville où chaque famille a sa romance ! Il faut lire les soi- rées chez le pharmacien Bésuquet, où Tartarin va chanter le grand duo de llobert le Diable, et les lon- gues séances chez l'armurier Gostecalde, dans la boutique duquel se réunissent les chasseurs de cas- quettes. Pourtant, Tartarin n'est pas heureux. Le brave commandant Bravida, capitaine d'habille- ment en retraite, a beau dire de lui : « C'est un lapin », il s'ennuie de n'avoir pas encore donné la mesure de toute sa valeur. Il vit dans l'attente d'un danger qui ne se présente jamais, il brandit le poing dans le vide. Le soir, quand il va au cercle, il s'arme de pistolets et de couteaux, comme s'il partait pour quelque périlleuse expédition ; mais jamais il n'a eu la chance de faire une mauvaise rencontre. Enfin, un jour, un événement se produit dans son exis- tence. Une ménagerie s'est installée à Tarascon, et, parmi son peuple de crocodiles, de chats sauvages et de phoques, se trouve un lion de l'Atlas. Un lion ! quel gibier pour Tartarin ! Voilà donc un ennemi di- gne de lui. Il passe ses journées dans la ménagerie, si bien que, peu à peu, le bruit se répand qu'il va partir pour la chasse au lion. Il n'a pas soufflé mot de ce départ, mais il est flatté de la rumeur qui court, et bientôt il est acculé par toute la ville dont les yeux sont fixés sur lui ; il faut qu'il parte, s'il veut rester un héros. Le départ de Tartarin est tout un poème. Il


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emporte un monde d'ustensiles et de provisions, il s'habille en Turc par respect pour la couleur locale, il se charge d'armes des pieds à la tête. Enfin, Taras- con entier l'accompagne à la gare, et le train l'em- porte.

A Marseille, il produit une grande sensation avec son arsenal. Puis, après une terrible traversée dans laquelle le héros a bien mal au cœur, le voilà qui dé- barque enfin à Alger. Dès le lendemain, il ne dit rien à personne, il sort d'Alger avec ses armes, va le soir se mettre à l'affût des lions, sous les murs mêmes de la ville. Vous pensez quelle nuit d'émotion ! Au petit jour, il croit voir un lion et il tue un âne, que son propriétaire, un cabaretier, lui fait payer deux cents francs. Ce cabaretier lui jure en outre qu'il n'a jamais vu un lion dans le pays. Dans le sud de l'Algérie, il y en a eu, autrefois. Mais Tartarin, revenu à Alger, se plonge lâchement dans une vie de paresse et d'a- mour. Il oublie les grands lions. Il a rencontré un prince du Monténégro, un aventurier, qui s'entend avec une jeune coquine, du nom de Baïa, pour lui ti- rer le plus d'argent possible. Baïa, une « rouleuse » d'Alger, pose pour la femme de harem, ne sachant pas un mot de français. Cependant, Tartarin a un brusque réveil en recevant, par la voie d'un journal, des nouvelles deTarascon, où l'on est singulièrement en peine de sa personne. Il songe à ce que ses com- patriotes attendent de lui, depuis qu'il a promis de tuer des lions. Et, de nouveau, il s'équipe, il se met en campagne avec son arsenal.

Le malheur est qu'il n'y a plus un seul lion en Al- gérie. Jules Gérard vient de tuer le dernier. Mais le prince du Monténégro n'entend pas lâcher ainsi sa


ALPHONSE DAUDET. 273

victime. Il rejoint Tartarin à Milianah, et alors com- mence, dans la plaine du Chéliff, la plus amusante battue qu'on puisse imaginer. Le héros a acheté un vieux chameau mélancolique. On visite les buissons, on va de douar en douar pendant près d'un mois. Enfin, un soir, Tartarin se met de nouveau à l'affût dans un bois de lauriers-roses ; mais il y est pris d'une telle panique en croyant entendre des rugis- sements, qu'il se sauve et cherche le prince resté en arrière. Plus de prince. Tartarin a eu l'imprudence de confier son portefeuille au prince, et celui-ci, qui at- tendait depuis longtemps cette occasion, s'est sauvé avec le portefeuille. Le pis est qu'à ce moment appa- raît un véritable lion, un lion aveugle, une bête sa- crée, qui fait partie d'un grand couvent de lions fondé par Mahommed-ben-Aouda. Tartarin, la tête perdue, tue le lion et manque d'être assommé par les deux nègres qui conduisaient la bête. Il en est quitte pour un interminable procès dont les frais montent à deux mille cinq cents francs. Naturellement, il envoie la peau du lion à Tarascon.

Une dernière désillusion attend le héros à Alger. Il trouve Baïa parlant provençal avec le capitaine du paquebot qui l'a amené en Afrique. Celui-ci offre de le rapatrier, et il accepte bien vite. Ici, se place le dé- tail le plus drôle du livre. Le chameau de Tartarin s'est pris de tendresse pour son maître. Il l'a suivi du fond de l'Algérie, s'entêtant sur ses pas comme un petit chien fidèle. Vainement Tartarin, consterné de traîner ainsi cet animal mélancolique, a voulu le perdre vingt fois. Le chameau, très malin, tendre quand même, l'a toujours retrouvé. Quand il voit son maître s'embarquer, il saute à la mer, et le capi-


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taine le recueille, bien que Tartarin renie cet ami si dévoué. Plus tard, il suit le train de Marseille à Taras- con. A la vérité, Tartarin est plein d'angoisses, en approchant de sa ville natale ; il craint les railleries sur sa déplorable expédition. Et quel est son étonne- ment, quand on lui fait une réception triomphale! L'imagination des habitants s'est échauffée, la peau du lion aveugle a soulevé une émotion extraordinaire, la ville veut voir dans son enfant un héros illustre. Il y a là ce que M. Alphonse Daudet appelle spirituel- lement un effet de mirage, pour ne pas employer le gros mot de gasconnade ou de hâblerie. Mais le mer- veilleux est que le chameau a un succès fou. Tartarin s'écrie d'une voix émue : « C'est une noble bête. Elle m'a vu tuer tous mes lions. »

Telle est cette œuvre dont je n'ai pu donner mal heureusement que la carcasse. Elle vit par un rire continu, tantôt très fin, tantôt éclatant jusqu'aux excès de la bouffonnerie. Jamais les menteurs ingé- nus de la Provence n'ont été peints avec une gaieté plus vive. Et l'ironie reste celle d'un poète, ailée, gardant l'envolement d'une fin de strophe. Même aux endroits où l'auteur perd toute mesure, semble sur le point de glisser dans la charge, il est sauvé par la sensation juste de son œil d'artiste. Ce n'est jamais que du vrai, vu par le côté comique et poussé au lyrisme. J'ai noté également la bonne humeur des plaisanteries ; rien d'amer au fond, rien de trop ru- dement satirique. M. Alphonse Daudet, je l'ai dit, n'est pas un révolté, et il aime les hommes. Son Tar- tarin, si grostesque qu'il soit, est bien le plus digne bourgeois qu'on puisse rencontrer. Tous parfaite- ment ridicules, mais tous braves gens. Ce sont là des


ALPIIONSE DAUDET. 275

traits originaux chez l'auteur qu'on retrouve dans chacune de ses œuvres.


IV


J'arrive enfin aux romans de M. Alphonse Daudet. Je citerai simplement le Petit Chose, qui tient du conte et de la nouvelle. Le premier roman de l'auteur est Fromont jeune et Risler aîné.

La tentative de M. Alphonse Daudet n'était pas sans inquiéter ses amis. En France, la critique vous parque volontiers dans un genre. Si vous avez fait des contes pendant dix ans, il est très à craindre qu'on ne vous condamne toute votre vie à écrire des contes, sous peine de ne vous accorder aucun ta- lent. Remarquez que M. Alphonse Daudet était dans une position d'autant plus délicate qu'on lui trou- vait un esprit adorable, ingénieux dans les détails, habile à ciseler les petits chefs-d'œuvre. Il lui fallait élargir son cadre, sans perdre aucune de ses quali- tés ; il lui fallait surtout garder son public aimable et conquérir le grand public. Gomme je l'ai dit, il lui manquait un seul don : la force, et c'était à la con- quête de la force qu'il partait.

Eh bien ! il a trouvé la force, dans la souplesse même de son talent. Il est parvenu à donner des muscles à son art, grâce à l'intensité de son émotion et de son ironie. On a pu assister à ce phénomène, le conteur se transformant en romancier, par un simple grandissement de ses facultés. Aujourd'hui, il est un des rares écrivains capables d'écrire un roman où passe le grand souffle de la vie moderne. Le poëte, le


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créateur qu'il y a en lui, évoque les personnages et les milieux avec puissance. Il prend, à chaque œuvre nouvelle, une facture plus magistrale.

Fromonl jeune et Risler aîné a le grand mérite d'une action nette et typique. Dès le premier chapitre, les personnages se posent, le drame s'indique. Nous sommes chez Véfour, au repas de noces du bon Ris- ler, un mécanicien, un associé de Fromont, qui pos- sède une des plus grandes fabriques de papiers peints du Marais. Il épouse la petite Sidonie Ghèbe, qu'il avait crue autrefois amoureuse de son frère Frantz, un in- génieur actuellement employé en Egypte aux travaux de l'isthme de Suez. Et le digne garçon est radieux, parce qu'il n'avait jamais songé à ce bonheur, être aimé de cette petite Ghèbe, si rose et si tendre. Mais, dès le bal qui suit le repas, nous commençons à com- prendre : Sidonie passe en valsant au bras de Fro- mont et lui reproche de s'être marié, de ne pas avoir tenu la foi jurée. C'est le premier frisson de l'adul- tère, au milieu de toute cette joie. Les personnages secondaires sont tous là, se peignant eux-mêmes d'un mot, d'une attitude : madame Georges Fromont, douce et tranquille, une haute figure sereine de l'hon- nêteté ; madame Ghèbe, majestueuse, et M. Ghèbe, un type complexe, inventeur, négociant sans négoce, rentier sans rentes; l'illustre Delobelle, un comédien de province échoué à Paris, où il vit depuis des années dans l'espérance d'un rôle, la figure la plus originale et la plus réussie du livre ; le grand-père Gardinois, un vieux paysan millionnaire, malin, égoïste et mé- chant ; le caissier Planus, un Suisse naïf et bon homme, qui n'a qu'une faiblesse, la peur et la haine des femmes ; tout un monde varié de créatures spiri-


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tuellement observées et très canément posées sur leurs deux pieds.

Mais il faut connaître l'enfance de Sidonie pour comprendre les profondeurs humaines et les cotés parisiens du drame qui va suivre. La famille Ghèbe habite une vieille maison du Marais, et a pour voi- sins de palier les Delobelle et les Risler. Le palier est vaste, avec une large fenêtre ouvrant sur les cours voisines, sur une trouée de maisons, au fond de la- quelle on voit la belle fabrique des Fromont, les ate- liers et le jardin. Ce palier est comme un terrain neutre où les locataires se sourient et lient connais- sance. Il y a là un coin parisien très curieusement observé. Naturellement, le palier appartient à la petite Ghèbe ; quand sa mère est lasse de la voir tourner autour de ses jupes, elle lui dit : « Va jouer sur le carré » ; et l'enfant disparait pendant des heures, entre chez les voisins, sert de trait d'union à tous ces ménages. C'est ainsi qu'elle fait la conquête des deux Risler, l'aîné, homme raisonnable déjà, et le cadet, Frantz, encore un écolier, dont elle trouble les leçons ; c'est ainsi qu'elle rôde chez les dames Delo- belle, la mère, une digne femme, et la fille Désirée, une pauvre boiteuse, qui toutes deux se tuent de tra- vail pour entretenir en santé l'illustre Delobelle, à la plus grande gloire de l'art. Mais la joie de la petite Ghèbe est de rester des heures à la fenêtre du palier et de regarder au loin la belle fabrique des Fromont. Elle en rêve, elle voit là toutes les joies de l'existence. Aussi est-elle gonflée de vanité, quand le bon Risler, qui travaille à la fabrique, l'introduit chez les Fro- mont, auxquels elle plaît par sa gentillesse. Elle devient l'amie de Glaire et de Georges; elle ébauche

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278 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

même une amourette avec celui-ci. Mais les nécessi- tés de la pauvreté de ses parents la ramènent dans son milieu noir, et elle est obligée d'entrer en ap- prentissage, elle apprend à monter des perles fausses. Alors, toute une envie furieuse couve dans le cœur de Sidonie ; elle a les appétits de ces petites ouvrières qui battentle pavé de Paris en s'arrêtant, pâles de désir, devant les vitrines des bijoutiers; elle se donne la fièvre des richesses coudoyées, des équipages qui l'éclaboussent, des plaisirs et des amours qu'elle flaire. Tout se vicie en elle ; sous la grâce un peu ma- ladive de son visage de poupée, il n'y a plus qu'une rage froide de jouir, de jouir en faisant le plus de mal possible. C'est un champignon empoisonné poussé dans le ruisseau parisien. Et elle n'a toujours qu'un idéal, l'intérieur des Fromont, leur salon, leur jardin, leur voiture, le château de Savigny, qui ap- partient au grand-père Gardinois. Aussi manque-t- elle mourir, quand elle apprend que Georges épouse sa cousine Glaire, pour obéir aux dernières vo- lontés de son oncle. Elle refuse Frantz, sous pré- texte que Désirée Delobelle l'aime, ce qui est vrai, et qu'elle ne veut pas désespérer une amie. Puis, brus- quement, elle prétend aimer Risler ; c'est lui qu'elle veut, parce que lui seul peut l'introduire dans la fa- brique des Fromont, où il est devenu associé. Enfin, elle entre là en conquérante, en femme qui apporte la ruine et la honte dans les plis de sa jupe.

Le ménage Risler habite le second étage de l'hôtel dont le ménage Fromont occupe le premier. Sidonie commence par vouloir lutter de luxe et de bon ton avec Glaire, qu'elle hait pour son éducation et sa distinc- tion naturelle. Mais ce jeu est encore innocent. Bien-


ALPHONSE DAUDET. 279

tôt, le drame se noue. Sidonie reprend avecGeorges, au château de Savigny, leur amourette de jeunesse, qui devient un adultère. C'est une passion folle, bruyante, sans ménagement aucun. Georges, pris tout entier, possédé, dépense un argent fou, conduit Sidonie dans les cabarets à la mode et dans les petits théâ- tres. Alors, le caissier Planus commence à trembler pour sa caisse ; il devine une femme, il arrive à savoir quelle est cette femme, il soupçonne presque Risler d'une infâme complicité, tant celui-ci est aveu- gle, tout entier à l'étude d'une invention, d'une impri- meuse rotative, grâce à laquelle la maison réalisera des bénéfices considérables. Pendant que les deux amants courent à leurs rendez-vous, Risler descend tenir compagnie à madame Fromont; et rien n'est plus touchant que ces deux bonnes créatures trompées pas- sant la soirée ensemble, avec la sérénité attendrie de leurs sourires. Enfin Planus, tout à fait épouvanté, écrit à Frantz ce qui se passe dans le ménage de son frère, en le suppliant d'accourir pour éviter un malheur. Frantz arrive, avec l'intention de remplir sévèrement son rôle de justicier. Mais, dès qu'il veut avoir une explication avec Sidonie, il est pris d'une lâcheté, il se sent lui-même paralysé parla séduction de cette femme. Autrefois, il l'a aimée. C'est cet ancien amour qui se réveille, rallumé par la tactique savante de sa belle-sœur. Celle-ci a très bien compris qu'elle était perdue, si elle laissait Frantz avertir son mari. Aussi travaille-t-elle à rendre Frantz inoffensif, à lui lier les pieds et les mains pour qu'il ne puisse bouger. Elle est merveilleusement apte à cette besogne, par la perver- sion qu'elle exhale, par la souplesse de sa nature vo- luptueuse. Son plan est très simple : se faire aimer de


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Frantz, obtenir une preuve matérielle de cet amour, et lui rire ensuite au nez, dès qu'elle l'aura mis dans l'impossibilité de lui nuire. Elle exécute froidement cela. Elle a enfin la preuve qu'elle désirait, une lettre où Frantz lui avoue son amour et lui propose de fuir avec elle. Dès lors, le malheureux justicier n'a plus qu'à retourner en Egypte. La tentative faite pour sau- ver Risler du déshonneur et Fromont de la ruine a échoué, devant l'habileté de Sidonie défendant ses plaisirs.

Ici se place un épisode tout mouillé de larmes. Désirée Delobelle, la pauvre petite boiteuse, aime toujours Frantz. Elle a cru, en le voyant revenir, qu'il allait l'épouser; même il lui en avait laissé l'espoir. Aussi, quand il repart, est-elle prise d'une douleur immense. Elle ne peut plus supporter la vie, elle court à la Seine, au milieu des rues noires, et se jette de la berge. Mais la mort ne veut pas d'elle encore. On la sauve, on la mène chez le com- missaire de police. Enfin, elle meurt dans son lit. Son père, l'illustre Delobelle, traîne à son enterre- ment tous les comédiens des petits théâtres. Grisé parla pompe du convoi, où l'on remarque le coupé de Sidonie, il trouve pour la pleurer ce mot stu- péfiant de cabotin poseur : « Il y a deux voitures de maître. »

Cependant, la ruine de la maison est imminente. Sidonie a fait commettre à Georges toutes les folies. Si l'on ne trouve pas cent mille francs, Planus ne peut faire face aux échéances du mois, et la faillite est déclarée. Glaire tente alors une démarche auprès du grand-père Gardinois. Le vieux paysan refuse les cent mille francs, ravi de l'aventure, enchanté de voir


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les Fromont dans la peine ; et, par une méchanceté dernière, il instruit sa petite-fille des désordres de son mari, il lui nomme Sidonie sa rivale. Glaire reste très grande, dans cet écroulement de son bonheur. Elle veut un instant partir avec son enfant; puis, elle sent que le devoir lui ordonne de rester. Mais Risler est encore plus épique. Brusquement, Planus, exas- péré par la pensée de la faillite, lui apprend tout. Risler tombe comme un bœuf assommé. Il se relève, court à son appartement, où justement sa femme donne un bal, amène celle-ci parée de ses bijoux, lui arrache ses diamants qu'il jette à Planus, se dé- pouille lui-même de sa montre, rend toutes ces ri- chesses qui viennent de l'adultère et qui serviront à payer les cent mille francs. Sidonie s'est enfuie en robe de bal. Risler ne veut plus qu'on prononce son nom devant lui. Il n'a pas demandé à Fromont compte de son honneur de mari outragé. Il a voulu n'être plus qu'un simple employé comme autre- fois. Rien n'égale alors la grandeur de cette haute figure d'honnête homme mettant tout son hon- neur à réparer le mal que sa femme a fait. Enfin, son imprimeuse rotative fonctionne, il a donné une nouvelle prospérité à la fabrique, il touche à la tranquillité, sinon à l'oubli, lorsqu'un dernier coup l'achève. Sidonie, en s'en allant, a voulu se venger de son mari, et lui a envoyé la lettre de Frantz. Risler, croyant que c'était une lettre d'elle dans laquelle elle implorait son pardon, a refusé de la lire et l'a confiée à Planus. Justement, le jour où il la réclame au cais- sier, celui-ci l'emmène au Palais-Royal dans un café- concert, où ils trouvent Sidonie, devenue cabotine, chantant sur les planches, au milieu de la fumée des

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cigares. El, le lendemain malin, Risler se pend, après avoir lu la lettre.

J'ai analysé cette œuvre tout au long, pour bien en montrer le côté vivant. Elle contient des morceaux absolument remarquables. Si Risler est trop bon- bomme dans les trois premiers quarts du livre, il prend brusquement une attitude d'une rare éner- gie ; et même sa bonhomie du commencement de- vient une opposition excellente, à côté de son hon- nêteté hautaine de la fin. Le personnage de Sidonie est compris également avec science ; le type est très parisien, étudié sans parti pris d'exagération, suant naturellement le vice. C'est là surtout, dans ces deux créations, que M. Alphonse Daudet s'est révélé ro- mancier puissant. Peut-être doit-on lui reprocher d'avoir trop effacé la figure de Frantz ; il y avait là un cas curieux à étudier, l'empoisonnement d'une âme honnête par la contagion des grâces perverses de Sidonie ; mais Frantz, pour lui, n'est resté qu'un moyen, et il a préféré jeter toute la lumière sur Sidonie et sur Risler. Et que de scènes charmantes, en dehors de l'action principale ! L'auteur a peint les Delobelle avec le meilleur de lui-même ; il a épuisé ses larmes pour la petite Désirée, il a épuisé son ironie pour l'illustre Delobelle, ce type de l'homme auquel les planches et la vanité ont fait une seconde nature, qui ne peut plus trouver une into- nation juste, un geste vrai, qui vit dans le monde faux de ses illusions et de son éternelle pose, au de- meurant gras et bien nourri par sa femme et sa fille, jouant au martyr de l'art, s'attendrissant sur lui- même dans ses grosses douleurs, avec un égoïsme féroce. Les grands romanciers se reconnaissent à


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ceci, qu'ils sont avant tout des créateurs d'êtres vi- vants. Il me faudrait parler aussi des morceaux de facture enlevés par l'artiste avec une verve extraor- dinaire : il y a notamment des promenades le di- manche dans la banlieue de Paris ; la gare de Lyon où Frantz passe une nuit presque entière à attendre Sidonie, une gare avec ses derniers départs, ses bruits qui meurent, son activité qui s'endort, description merveilleuse d'exactitude et de rendu ; enfin, tous les tableaux de la fabrique de papiers peints, des coins du Paris ouvrier, des notes curieuses à force d'être vraies, qui montrent dans l'auteur un amou- reux de l'art moderne, un naturaliste relevant ses observations d'une pointe de poésie. L'école nouvelle est toute dans cette double opération : sentir ce qui est, et dire ce qu'on a senti, en l'animant de la vie particulière de son tempérament.


Dans Jack, M. Alphonse Daudet a encore élargi son cadre. Non seulement l'œuvre a deux volumes, mais elle n'est même plus enfermée dans une action unique. C'est toute une existence d'homme qui se déroule, qui s'en va aux hasards de la vie, en traver- sant des milieux différents. Les épisodes succèdent aux épisodes, les tableaux aux tableaux, et le livre aurait quelque longueur et quelque confusion, si une idée centrale n'en réunissait les diverses parties et ne les faisait converger vers un même dénouement.

Jack est l'enfant d'une « cocotte », une bonne fille à cervelle d'oiseau, toujours rieuse et pétulante,


28i LES ROMANCIERS NATURALISTES.

dont l'auteur laisse le passé dans une ombre peuplée de contes à dormir debout. Ida de Barancy vit pour le moment avec un monsieur riche, que l'enfant ap- pelle du nom discret de «bon ami». Cependant, Ida veut mettre son fils en pension ; et, après avoir tenté vainement de le placer dans un établissement aristocratique tenu par des prêtres, elle le laisse en- trer dans la plus étrange institution du monde, le gymnase Moronval. Les souffrances que Jack y en- dure ne seraient encore rien, si sa mère n'y faisait la connaissance d'un poète, professeur de littérature,, le vicomte Amaury d'Argenton, un impuissant aux poses olympiennes qui, à tous ses ridicules d'auteur incompris, ajoute l'odieux d'un égoïsme féroce. Dès lors, Jack est un enfant condamné. Amaury se met avec Ida qu'il baptise du nom de Charlotte ; et, plus, tard, lorsque l'enfant s'est sauvé du gymnase Mo- ronval, il le tolère impatiemment, il finit par per- suader à la jeune femme qu'il faut faire de lui un ouvrier. Voilà donc Jack envoyé aux forges d'Indret pour apprendre le métier de mécanicien. Mais il est trop faible et il n'a pas la vocation. Alors, il se décide à être chauffeur à bord du Cydnus. Lentement, il glisse à l'ivrognerie, il tombe à une déchéance irré- médiable. Puis, après avoir failli périr dans une tempête, il revient à Paris, il se trouve de nouveau jeté dans le monde de bohème artistique, dont fait partie d'Argenton. Sa mère le soigne, il tousse beau- coup, il a un commencement de maladie de poi- trine. Là, se trouve l'épisode reposant du livre. D'Ar- genton, pour se débarrasser de ce grand garçon qu'il déteste, l'envoie aux Aulnettes habiter une petite maison cachée dans les feuilles, qui lui appartient.


ALPHONSE DAUDET. 285

Et Jack retrouve dans ce pays une amie de sa jeu- nesse, Cécile, la fille du bon docteur Rivais, une en- fant douce et sereine, qui le tire de ses vices d'ou- vrier. Il ne boit plus, il veut la mériter, se remet bravement à l'ouvrage. Un moment même, il a la joie d'arracher sa mère à d'Argenton ; mais la pauvre folle se laisse bientôt reconquérir par son poète. Jack doit jusqu'à la fin porter la peine de sa nais- sance et de sa destinée. Des excès de travail font re- paraître sa toux. D'autre part, Cécile, par un scru- pule exagéré, refuse de l'épouser, en apprenant qu'elle est née à la suite d'un sombre drame. Enfin, Jack, frappé à mort, entre à l'hôpital et y expire sans même avoir vu sa mère. D'Argenton a retenu Char- lotte jusqu'à la dernière heure. Quand la mère arrive près du lit où son fils vient de mourir, elle pousse un cri d'épouvante : « Mort ! dit-elle. — Non... dit le vieux Rivais d'une voix farouche, non... délivré! »

J'ai pu indiquer rapidement l'histoire qui emplit les deux volumes. C'est que cette histoire, en somme, est peu compliquée. L'auteur n'a cherché qu'un cadre large, où il pourrait étaler à l'aise sa science des détails. Toutes les grandes qualités du roman sont dans les développements des épisodes. Cette vie de Jack, qui se déroule au milieu du vaste monde, n'est-elle pas la vie elle-même, ondoyante et diverse, coulant à larges bords ? M. Alphonse Daudet a obéi à cette méthode des romanciers naturalistes, qui font sortir le roman de la carcasse étroite d'unt intrigue, qui retendent à l'universalité des actions humaines.

Le roman traverse deux milieux bien distincts. Le premier est l'étrange peuple des artistes manques et


286 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

incompris, que Jack rencontre au gymnase Moron- val. Ce gymnase est tout un inonde de drôlerie. Moron- val, un créole, et sa femme, madame Moronval, née Decostère, ont eu l'idée d'ouvrir une institution pour les enfants étrangers ; leur programme, un programme extraordinaire, annonce des cours de prononciation française par la méthode Moronval- Decostère, qui consiste dans la position des organes phonétiques. La vérité est que le terrible Moronval bat monnaie avec les malheureux enfants qu'on lui confie et qu'on oublie chez lui. Il a une collection d'élèves venus des quatre coins du monde, de l'Egypte, de la Perse, du Japon, de la Guinée. Même il a un petit roi, le fils du roi de Dahomey, le petit Madoû-Ghézô, un négrillon dont il s'est d'abord fait une réclame, et qu'il a ensuite réduit au rôle de do- mestique ; le petit roi cire les bottes et va au marché chercher deux sous de légumes pour le pot-au-feu. Naturellement, Moronval s'est entouré de professeurs hétéroclites, le poëte d'Argenton, le savant Hirsch, un docteur qui empoisonne ses malades, le chanteur Labassindre, dont tout le mérite consiste dans une certaine note, qu'il émet de temps à autre pour être sûr de ne pas la perdre. Parfois, il y a au gymnase des soirées littéraires, soirées épiques où l'on voit arriver toute la bohème artistique du pavé de Paris. M. Alphonse Daudet a peint ce coin du monde pari- sien avec une verve railleuse d'une grande gaieté, mouillée pourtant d'une pointe de pitié, car tous ces martyrs ridicules de l'art gardent, comme il le dit, une grâce à souffrir que les autres misères ne con- naissent pas. Le second milieu que Jack traverse est le milieu ou-


ALPHONSE DAUDET. 287

vrier. Là, l'auteur a satisfait son amour du monde moderne. Il a décrit les forges d'Indret, les machines en mouvement, les halles du travail emplies de l'ef- fort haletant des mécaniciens, avec une ampleur ma- gistrale, une entente merveilleuse de la description vivante. Je citerai surtout l'embarquement d'une machine, qui est un chef-d'œuvre de facture. Plus tard, à bord du Cydnns, il a des pages ardentes pour montrer Jack dans la chambre de chauffe, en face du brasier qu'il active, courant le monde dans les flancs noirs du navire, sans voir les cieux sous les- quels il passe. Enfin, à Paris, il nous parle des ou- vriers, en observateur qui les a étudiés de près. Le ro- man a, jusqu'ici, dédaigné le peuple, je parle du, ro- man d'analyse, fait sur des notes exactes ; l'auteur de Jack est un des premiers qui aient osé descendre dans ce monde à part, si admirable à peindre pour un coloriste. Les meilleures pages, dans cette der- nière partie de l'œuvre, sont une noce d'ouvriers à Saint-Mandé, une maison habitée par des ouvriers rue des Panoyaux, des tableaux courts de dimanches parisiens, de promenades aux buttes Ghaumont, d'a- teliers en branle aux heures du travail.

Il m'est bien difficile, dans cette analyse rapide, de donner une idée complète de ce long roman. Je voudrais pourtant en indiquer les grandes qualités, de façon à les faire toucher du doigt. C'est pourquoi il me reste à mettre debout les personnages princi- paux. Ida de Barancy est une des figures les plus heureuses de l'auteur. 11 l'a traitée avec une finesse rare. Il s'est bien gardé de faire d'elle une fille odieuse, une figure vulgaire, mauvaise mère et maîtresse vi- cieuse. Non, Ida est une tète à l'envers, qui a jeté un


288 LES ROMANCIERS NATUUALISTES.

beau jour son bonnet par-dessus les moulins, et qui, depuis ce temps, vit décoiffée. Elle tient de la mé- sange, de la perruche et de la pie. Elle adore son fils, mais elle est sans force contre l'existence, et elle laisse tuer Jack, sans trouver autre chose que de petites larmes qui s'essuient d'elles-mêmes. Avec cela, char- mante, coquette et bourgeoise. Rien n'est caractéris- tique comme la première scène du roman, dans la- quelle l'auteur nous la présente. Elle a mené Jack dans un établissement tenu par des jésuites, et elle est là à bavarder, sous l'œil fin du supérieur, qui a compris tout de suite à quel genre de femme il a af- faire. Puis, elle se met à sangloter, quand le prêtre refuse de prendre son fils. Le soir même, elle va au bal, et Jack passe la soirée dans la cuisine, avec les domestiques de sa mère, qui décident de son avenir en trouvant pour lui le gymnase Moronval. Un détail typique est encore les confidences qu'elle fait plus tard à Jack sur son père ; chaque fois, le nom du père change, l'histoire est tout autre ; elle-même, peut- être, ne sait plus au juste le vrai nom ni la véritable histoire. A côté de cette figure de femme folle, si pro- fondément analysée, la figure de d'Argenton est peut- être plus fouillée encore. Ce grand bel homme, à la tête de cire, avec des moustaches de capitan et des yeux de faïence, imbéciles et durs, est un grotesque odieux inoubliable. M. Alphonse Daudet a accumulé en lui toutes les impuissances littéraires, toutes les poses vaniteuses, les aigreurs jalouses, les méchan- cetés taquines, les rêves bêtes et les échecs continus. A Paris, d'Argenton vit dans une haine farouche du succès, au fond d'hôtels garnis borgnes. Plus tard, quand il a fait un héritage et qu'il s'est mis avec Char-


ALPHONSE DAUDET. 2S9

lotte, il habite, aux Aulaettes, la petite maison de campagne de ses rêves, sur le fronton de laquelle il fait écrire en latin prétentieux : Parva domas, magna quies. Là, il a tout ce qu'il a désiré : un cabinet dans un belvédère, une chaire Henri II, une chèvre nom- mée Dalti ; et le génie s'obstine à ne pas venir, il ne peut écrire une ligne, il reste superbe et impuissant. Pour se distraire, il va jusqu'à mettre sur son toit une lyre éolienne ; mais la lyre rend des sons lugu- bres, on doit l'enterrer, la tuer à coups de pied comme un animal enragé. Dans une scène surtout, la figure de d'Argenton prend une profondeur étonnante. On croit que Jack a commis un vol à Indret; il faut six mille francs pour le tirer d'affaire. D'Argenton, qui est avare, ne prête pas l'argent, mais il consent à ce que Charlotte aille le demander à « bon ami ». Même il veut l'accompagner jusqu'à la porte du château de cet ancien amant, qui est en Touraine. Et il piétine sur une route, regardant, par-dessus une haie, la royale propriété de « bon ami ». Je ne connais pas de situation plus forte, au point de vue de l'analyse humaine. D'Argenton représente là les lâchetés de l'amant habitué à une maîtresse dont il a fait sa chose; il est petit et humble, lui si triomphant d'ha- bitude ; toute la vilenie de sa laide nature apparaît sur son masque blafard. Gomme dans Fromont jeune et Risle?* aîné, M. Alphonse Daudet a conquis ici la force, ce don que ses autres qualités semblaient de- voir exclure.

Je me suis appesanti sur les principaux personna- ges. Les comparses sont tous marqués également d'un trait définitif. Il y a encore un épisode, dont je n'ai pas parlé, et qui est tout un drame, dont la

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290 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

touche discrète a un charme poignant; il s'agit d'un adultère dans un ménage d'ouvriers, à In- dret; madame lloudic, une jeune femme pâle, aux cheveux trop lourds pour sa tête faible, aime son ne- veu, le beau Nantais, et se noie dans la Loire, quand son amant s'est fait chasser de la fabrique pour un vol. L'œuvre entière, d'ailleurs, est ainsi trempée de larmes. Comme M. Alphonse Daudet le dit lui-même, dans sa dédicace à Gustave Flaubert, le roman est un livre de pitié, de colère et d'ironie. Il a voulu venger Jack de sa mort atroce, en pleurant sur lui et en clouant ses bourreaux au pilori du ridicule. Quand il échappe à l'attendrissement que lui causent les malheurs de son héros, c'est pour tuer de son rire d'Argenton et ses amis. Je l'ai dit, M. Alphonse Daudet ne peut rester indifférent dans ses œuvres; il se passionne, baise ses personnages sur les joues, ou les égratigne au sang. Jamais il ne s'est plus pas- sionné que dans Jack. On l'entend qui s'amuse, qui se fâche, qui pleure, qui se moque. De là, le souffle individuel animant les pages, la chaleur montant des moindres phrases à la face des lecteurs.


VI


Il y a dans les œuvres de M. Alphonse Daudet tout un groupe que j'ai laissé de côté jusqu'ici; je veux parler des œuvres dramatiques, car l'auteur a touché à tout, au livre et au théâtre. Gomme romancier, il a commencé par le conte; comme dramaturge, il a commencé par la pièce en un acte. Je compte quatre actes de lui, donnés ainsi au Théâtre-Fran-


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çais, à l'Odéon et au Vaudeville, quatre actes dont voici les titres : les Absents, l'Œillet blanc, le Frère aîné et la Dernière idole. Cette dernière pièce a eu un grand succès d'émotion et est restée au réper- toire. Mais M. Alphonse Daudet a voulu élargir son cadre ; il était pris, au théâtre comme dans le ro- man, d'un besoin d'ampleur. Après avoir fait jouer à l'Ambigu un drame en cinq actes, Lise Tavernier, qui était médiocre, il a enfin écrit pour le Vaudeville une pièce en trois actes et cinq tableaux : YArlé- sienne, dont je désire particulièrement m'occuper, parce qu'il y a là un cas caractéristique qui explique la situation faite chez nous aux œuvres dramatiques des romanciers.

Avant tout, voici une analyse exacte de YArlésienne. Nous sommes en Provence, au bord du Rhône, à la ferme de Gastelet. Rose Mamaï, la fermière, est veuve; elle dirige la maison avec son fils Frédéri et son beau-père Francet Mamaï, un vieillard. Il y a en- core dans la maison un second fils de Rose, un pauvre enfant dont l'intelligence ne s'est pas éveillée et qu'on appelle l'Innocent. Ajoutez un vieux berger, qui in- vente des histoires pour l'Innocent, et qui se connaît aux astres. Or, quand la toile se lève, Frédéri s'est pris d'une fièvre d'amour pour une fille d'Arles, qu'il a rencontrée dans une fête. Rose a chargé son frère, le patron Marc de demander des renseignements sur cette fdle. Le patron Marc est allé droit chez les parents del'Arlésienne, a bu du bon ratafia et déclare ces gens- là de l'or en barre. On se réjouit donc à la ferme, on boit aux fiançailles, lorsque apparaît le gardien de che- vaux Mitifio, qui dit au grand-père : «Vous allez don- ner votre enfant à une coquine qui est ma maîtresse


292 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

depuis deux ans. » Et il livre deux lettres que l'Arlé- sienne lui a écrites, pour que Frédéri les lise et soit guéri. Mais Frédéri garde au cœur son amour sai- gnant, il se cache dans la campagne comme une bête^ blessée. Sa mère frissonne à la pensée d'un suicide ; elle le suit, le guette à chaque heure, lui jette presque dans les bras sa filleule, Vivette, avec une tranquille hardiesse de mère qui veut sauver son enfant. Enfin, quand elle le voit, sombre et muet, agoniser de sa rage d'amour, qu'il avive à toute heure par la lecture des deux lettres qu'il a gardées, elle réunit la famille, elle décide résolument qu'il faut donner l'Arlésienne à son fils. Cette fille est une coquine, c'est possible ; mais elle aime mieux laisser entrer une coquine chez elle, que de voir son enfant s'en aller au cimetière. Lorsque Frédéri apprend le sacrifice héroïque que sa mère veut lui faire, il se redresse, il entend être le digne fils de cette femme énergique, et il crie qu'il épousera Vivette. Le jeune homme paraît guéri. Il sourit à la jeune fille, il lui apprend que le matin même il a renvoyé les deux lettres à Mitifio. Et, tout d'un coup, le gardien de chevaux paraît une fois en- core ; il s'est croisé avec les lettres et vient les récla- mer, parce que le soir même il enlève l'Arlésienne. Frédéri, alors, à la vue de son rivai dont on lui avait caché le nom, au récit de ce projet d'enlèvement, est repris d'un accès furieux de passion. Il veut s'élancer sur le gardien et tombe comme assommé. A présent, tout est fini, la mort est fatale. Rose garde la porte de son enfant; mais l'Innocent dont l'intelligence s'é- veille, la rassure, et elle se décide à se coucher, en se rappelant avec un frisson une parole du berger qui a prédit un malheur pour le jour où la maison n'aurait


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plus son Innocent. Rose est à peine couchée que Fré- déri traverse la pièce et monte un escalier qui conduit au grenier; là-haut, il trouvera une fenêtre ouverte, il pourra se précipiter sur les dalles de la cour. Sa mère s'éveille, une lutte terrible s'engage entre elle et lui; il a fermé une porte qui barre l'escalier, et l'on entend la chute sourde d'un corps, et c'est ainsi que Frédéri meurt de sa rage d'amour.

Rien de plus large, de plus simple que cette idylle dramatique. Je n'ai pu en rendre ni les épisodes charmants ni les épisodes terribles. Ainsi, tout le deuxième tableau qui se passe au bord de l'étang de Yaccarès, en Camargue, a un parfum d'églogue an- tique ; c'est là qu'a lieu l'adorable scène entre Fré- déri et Vivette, la jeune fille obéissant aux conseils de Rose et cherchant à séduire le jeune homme avec une maladresse exquise. Le troisième tableau, qui se passe dans la cuisine de la ferme, a de la grandeur, et il faut voir de quel beau mouvement Rose offre à Frédéri de lui donner son Arlésienne pour qu'il ne se tue pas. D'ailleurs, la pièce entière est emplie par ce rôle héroïque de la mère. Rose est la maternité à l'état de passion, comme Frédéri est l'amour à l'état de rage et d'idée fixe. La lutte reste entre l'amour qui tue et la tendresse qui sauve. Cette action, si grande et si humaine, se développe dans un cadre poétique d'un charme pénétrant. Tout annonçait un immense succès.

Eh bien ! Y Arlésienne a été une chute. La poésie de la pièce, les mots les plus charmants, les épisodes les plus touchants, n'ont pas traversé la rampe. Le public parisien s'est ennuyé et le plus souvent n'a pas compris. Tout cela était trop nouveau. De plus, la

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294 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

pièce avait le tort immense d'avoir un accent, une langue à elle. Un fait me fera mieux comprendre : un des personnages ayant parlé des ortolans qui chantent, toute la salle, tous les Parisiens ont ri, parce que les Parisiens connaissent seulement les ortolans pour en avoir mangé, et ne s'imaginent pas que ces oiseaux-là, si gras et si bien cuits, peuvent chanter comme les autres.

L'insuccès de M. Alphonse Daudet a eu ceci de ter- rible, qu'on a condamné en lui l'auteur dramatique, parce qu'il était doublé d'un romancier. Notre critique prétend que quiconque fait du roman ne peut pas faire du théâtre. Les romanciers, paraît-il, ont trop de talent de description ; puis, ils analysent trop, ils sont trop poètes, ils ont en un mot trop de qualités. Ceci n'est pas une plaisanterie. On peut être certain que, si YArlésienne avait été un gros drame ou une comédie habilement fabriquée, elle aurait produit un argent fou ; il s'agissait simplement d'en enlever ce qui en fait un bijou littéraire. Cette pièce n'en reste pas moins une des œuvres les plus heureuses de l'auteur, et j'imagine qu'elle reparaîtra quelque jour sur les planches et que le' public alors l'accla- mera. Certainement, M. Alphonse Daudet n'est pas un auteur dramatique, si l'on entend par là un ouvrier à grosses mains établissant une pièce comme un menuisier établit une table. Mais il a en lui un sens très fin et très pénétrant du théâtre.


ALPHONSE DAUDET. 293


VII


Ma conclusion sera aisée. M. Alphonse Daudet séduit son critique, comme il séduit ses lecteurs. Cette séduction est le trait caractéristique en lui. Je la comparerai à celle de certaines femmes qui ne sont pas absolument belles, mais qui plaisent davantage que les plus belles. A détailler ces femmes, on leur trouverait peut-être les yeux petits, le nez incorrect et moqueur, la bouche grande et rieuse ; elles sont trop vives, trop mobiles, trop nerveuses. Mais elles ont leur âme sur leur face, elles grisent par un charme vivant, une flamme à elles qui semble leur sortir de la peau. Quand on met à côté d'elles les statues irréprochables, les Junons taillées dans le marbre par des artistes sévères, ces statues parais- sent froides et ennuyeuses, d'une beauté trop haute pour l'affection familière et quotidienne des hommes. Et si l'on a une heure à perdre, un désir de tête-à-tête ou de promenade, c'est la femme imparfaite et ado- rable qu'on emmène avec soi, parce que celle-là est plus humaine et plus amoureuse.

Le grand succès de M. Alphonse Daudet s'explique aisément par le genre de son talent lui-même. On prétend que le succès des romans de Balzac a été surtout l'œuvre des femmes, qui lui étaient recon- naissantes de ses analyses profondes et de son adora- tion continue. On peut dire avec plus de raison encore que les romans de M. Alphonse Daudet ont trouvé dans les femmes un enthousiasme et un appui extraordinaires. Il a les femmes pour lui, mot pro-


29G LES ROMANCIERS NATURALISTES.

fond qu'il faut méditer, si l'on veut en comprendre toute la portée. Aujourd'hui, dans notre société, les hommes lisent peu ; la vie actuelle est trop active, trop pleine d'occupations de toutes sortes. A Paris, par exemple, si les hommes répandus dans le monde «h - salons achètent les romans nouveaux, c'est uni- quement pour les feuilleter et pouvoir en dire un mot, le soir; il y a là une simple affaire de bon ton, la mode veut qu'on ait lu le dernier roman paru, comme il faut avoir vu la pièce à succès. Les femmes seules ont du temps à perdre. Elles vont, quand le livre leur plaît, de la première page à la dernière. Elles emplissent ainsi l'oisiveté d'une après-midi, caressées par une foule de petits songes aimables, satisfaisant leur besoin d'idéal, les rêves inavoués de leur existence bourgeoise. Les plus honnêtes ont de la sorte des amours coupables d'une grande douceur. Et l'on comprend quels merveilleux agents de pro- pagande deviennent les femmes, quand elles ont un auteur à pousser dans le monde. D'abord, elles le ré- pandent parmi leurs amies ; puis, comme elles sont les reines des salons, elles y imposent leurs juge- ments, y dirigent le courant du succès ; enfin, elles ont des maris ou des amants qui leur appartiennent à certaines heures, et qu'elles endoctrinent alors, à ce point que maris et amants colportent bientôt les mêmes admirations. C'est comme un chuchotement, qui part du fond des salons et des boudoirs, et qui s'élargit peu à peu en une clameur publique.

Ce qui a fait adopter M. Alphonse Daudet par les femmes, c'est le charme, la séduction dont j'ai parlé, la chaleur de sympathie que le romancier dégage à chaque page. Il prend le chemin de leur cœur de la


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façon la plus directe, il les attendrit en s'attendris- sant lui-même. Ce qu'elles aiment certainement, c'est de sentir toujours entre les lignes l'auteur qui essuie ses larmes, qui rit discrètement, qui est sans cesse là à plaindre ou à railler ses héros. Elles re- trouvent en lui un peu de leur propre sensibilité nerveuse, un peu de leur âme et de leur cœur. Les hardiesses de l'écrivain ne les effraient pas, parce que ces hardiesses restent souples ; et si, par hasard, il arrive à les effaroucher, elles trouvent tout de suite, en tournant la page, quelque coin délicieux où elles peuvent se réfugier.

Sans doute, les femmes, si on les laissait faire, fi- niraient par rapetisser M. Alphonse Daudet. Elles n'admirent en lui que sa grâce, sans toujours pres- sentir sa force. Mais, dans la grande lutte de l'école naturaliste avec le public, il est vraiment heureux que le roman français compte un auteur séduisant, tel que l'auteur de Fromont jeune et Risler aîné. Celui-là marche à l'avant-garde, avec son sourire. Il est chargé de toucher les cœurs, d'ouvrir les portes à la troupe des romanciers plus farouches qui vien- nent derrière lui. Il habitue le public à l'analyse exacte, à la peinture du monde moderne, aux audaces du style. Le bourgeois en l'accueillant ne se doute pas qu'il laisse l'ennemi, le naturalisme, pénétrer dans son foyer ; car, lorsque M. Alphonse Daudet aura passé, les autres passeront. Et M. Alphonse Daudet lui-môme, sans perdre de son charme, grandira cer- tainement en puissance. Il est de ceux qui montent et s'élargissent toujours. De tous nos romanciers ac- tuels, il n'y en a pas un qui ait en face de lui un horizon plus vaste ni plus souriant.


298 LES ROMANCIERS NATURALISTES.


VIII (1)

J'arrive au Nabab et je vais, à propos de ce livre, constater nettement l'évolution que le roman mo- derne me paraît accomplir en ce moment. Jamais je ne trouverai une occasion meilleure pour démontrer quelle place énorme l'histoire tend à prendre de plus en plus dans les œuvres d'imagination.

D'abord, il me faut analyser le Nabab d'une façon précise et détaillée. On ne me comprendra bien que lorsqu'on aura sous les yeux un résumé exact du roman.

Ce fameux nabab, le héros du livre, est un certain Jansoulet, qui a gagné à Tunis une fortune colossale, plusieurs centaines de millions. Jansoulet, né dans un village provençal, au bourg Saint-Andéol, a com- mencé par essayer de tous les métiers ; d'une fa- mille pauvre et humble, il s'est longtemps battu contre la misère, acceptant les besognes les plus ru- des, descendant aux trafics les moins avouables. C'est une bonne chance qui l'a poussé à Tunis ; et là, dans ces pays d'heureux négoce, il s'est mis à tripoter, il est devenu le favori du bey, il a fini par gagner ses millions avec une facilité prodigieuse. Na- turellement, les sources de cette richesse sont un peu troubles, et il est préférable de ne pas trop les sonder. D'ailleurs, quelles que soient les vilenies où il a trempé, le voilà immensément riche. Aussitôt,

(1) Ces pages sur le Nabab ont été écrites lors de l'apparition du roman, plusieurs mois après l'étude générale qu'on vient de lire.


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il est pris du désir de revenir en France, de jouir de sa fortune à Paris, de se faire un honneur et une considération avec son argent. Même il rêve de con- quérir Paris. Mais il va arriver ce qu'il n'a pas prévu : c'est que Paris, si gâté et si peu scrupuleux qu'il soit lui-même, le repoussera de tout son mépris, après l'avoir dépouillé et dupé. Paris le mangera, au lieu de se laisser manger. Je ne connais pas de sujet plus large ni plus original, cette bataille entre un homme et une ville, cet homme enrichi par une ci- vilisation et ruiné par une autre, qui apprend à ses dépens que l'argent ne saurait tout donner, même lorsqu'on l'emploie dans des milieux où tout paraît à vendre.

Voici donc Jansoulet débarqué à Paris, installé dans un appartement splendide de la place Vendôme. Le romancier a fait de ce brasseur d'affaires, de cet aventurier de la finance, un être bon et naïf, avec une large face, de grosses lèvres et un nez écrasé, une de ces excellentes têtes de chien qu'on aime à flatter de la main. C'est là ce qui rend Jansoulet sym- pathique, au milieu de ses millions gagnés plus ou moins honnêtement. Il a, chez lui, une commode bourrée d'argent, dans laquelle il puise sans comp- ter, pour satisfaire tous les appétits qui l'entourent. Il faut assister à un des fameux déjeuners de la place Vendôme. On y voit le Paris affamé qui se rue sur les fortunes complaisantes : Jenkins, un charlatan qui s'est fait une clientèle très aristocratique en inven- tant ses fameuses pilules, des pilules qui rendent des flammes aux tempéraments affaiblis ; le beau Moè's- sard, la plume la plus vénale de la presse parisienne, escomptant chacun de ses articles comme une lettre


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de change tirée à vue sur une vanité ; Monpavon, un? noble monsieur qui a une vilaine histoire dans son passé, mais que sa belle tenue et l'amitié du duc de Mora ont sauvé jusque-là de la police correction- nelle ; le marquis de Bois-Landry, un autre gredin fai- sant encore belle figure dans la société parisienne ; Paganetti, le directeur de la Caisse territoriale, un bandit corse, qui est venu exercer à Paris dans la finance, et qui a toute la souplesse et toute l'imagi- nation italiennes; Schwalbach, un juif dont la spé- cialité est de vendre de faux tableaux de maître aux millionnaires désireux de se donner un vernis d'ama- teurs ; d'autres encore, dont l'énumération serait trop longue. Tout ce monde flatte Jansoulet, dévore à sa table, l'emmène ensuite dans les coins pour lui soutirer des emprunts, le vole impunément, en spé- culant sur son ambition. Monpavon et Jenkins lui promettent de le présenter au duc de Mora ; Moé's- sard lui fait des articles dans le Messager ; Paganetti l'amène à mettre des fonds dans la Caisse territo- riale; les moins hardis emportent quelques louis, à titre d'amis de la maison. Le tableau de cette bo- hème campant au milieu de Paris, mangeant à. même de ce coffre-fort empli à la pelle au pays des sultanes, est une des pages les plus curieuses qu'on puisse lire.

Cependant, l'action s'engage. Jansoulet, au milieu de ses désirs effrénés de considération et d'honneurs publics, a deux ambitions bien nettes. On lui a fait espérer le ruban de la Légion d'honneur, et on lui promet un siège à la Chambre des députés, dès qu'il y aura une candidature officielle disponible. Le doc- teur JenLins l'a présenté, chez lui, au duc de Mora,.


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un personnage historique que tout le monde a aisé- ment reconnu, un viveur aimable qui a joué un rôle considérable sous le second empire. Cet aventurier politique, si fin et si élégant, épuisé par une vie de jouissances, s'est pris d'amitié pour la forte carrure et l'impudente bonhomie de Jansoulet. Il se charge de sa fortune. Pourtant, une première fois, les vœux de Jansoulet sont singulièrement déçus ; il a, sur le conseil de Jenkins, fourni des fonds à une prétendue œuvre philanthropique, l'œuvre de Bethléem, une crèche où l'on nourrit les petits enfants pauvres d'a- près un nouveau système, avec du lait de chèvre, ce qui les fait d'ailleurs mourir comme des mouches ; et, lorsqu'il croit trouver sa nomination au Moniteur, c'est le nom de Jenkins lui-même qu'il lit parmi ceux des nouveaux décorés. Gomme il le dit, il adonné plus de deux cent mille francs pour qu'on décorât Jenkins. Mais ce n'est là qu'un petit déboire de vanité. Il est frappé plus rudement par un coup terrible que lui porte son ancien ami Hémerlingue, enrichi comme lui à Tunis, devenu banquier, et rêvant sa ruine. Jan- soulet a acheté, au bord du Rhône, le magnifique château de Saint-Romans, dans lequel il veut rece- voir le bey, de passage en France, pensant que des fêtes royales assureront tout à fait son crédit. Un de ses familiers, que je n'ai point nommé, Gardailhac, un directeur de théâtre qui a fait déjà deux ou trois fois faillite, se charge d'organiser une réception splendide. Tout est prêt, le pays entier est sur pied, Jansoulet attend le bey à la station du chemin de fer ; mais le train arrive et passe, Hémerlingue est dans le wagon même du bey, qu'il a réussi à fâcher contre Jansoulet. C'est pour celui-ci un soufflet, dont

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il se relèverait difficilement, si le duc de Mora ne venait à son secours, en lui donnant une candidature officielle en Corse. Rien de plus étonnant que ce siège de député, acheté bulletin à bulletin, conquis par tous les moyens dont dispose un homme riche. Enfin, Jansoulet est élu, et c'est là l'apogée de sa fortune, le moment où il peut espérer qu'il a mis le pied sur Paris et qu'il va le dompter.

Je néglige les actions secondaires, les personnages de deuxième plan, pour tout de suite terminer l'a- nalyse du drame. C'est lorsque Jansoulet est député que de tous côtés des ennemis acharnés se dressent contre lui. Ceux qui l'ont volé le plus impudemment, les parasites et les emprunteurs de la place Ven- dôme, se plaignent de ce qu'il ferme ses coffres maintenant. Il a eu l'imprudence de refuser une somme à Moëssard, qui écrit contre lui un article infâme, en l'accusant d'avoir fait les plus honteux métiers. Il ne récolte qu'ingratitude ; il est presque ruiné par la débâcle de l'œuvre de Bethléem et de la Caisse territoriale, par les frais de son élection, par le pillage de sa fortune. Les plus mauvais bruits courent sur son compte, et cela au point que le Corps législatif, si coulant d'habitude, parle de casser son élection pour faire un exemple. Cette élection cassée ne serait rien encore, une simple blessure à son or- gueil, si elle ne devait pas entraîner sa ruine com- plète. Tout ce qu'il lui reste, une centaine de millions, une somme fort respectable, comme on le voit, se trouve en propriétés et en valeurs à Tunis, sous l'ab- solu bon plaisir du bey, avec lequel son ennemi Hé- merlingue est au mieux maintenant. Or, s'il reste député, jamais le bey n'osera toucher aux biens d'un


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représentant de la France ; tandis que, si son élection n*est pas validée, il est à croire que le bey ne se fera aucun scrupule de dépouiller un particulier enrichi par les libéralités de son père. De là l'importance que Jansoulet attache à ne pas être renvoyé devant les électeurs. Il a pour lui le duc de Mora, et il est cer- tain de triompher, grâce à cet appui tout-puissant, lorsque le duc meurt, à la suite de derniers excès. C'est un écroulement. Un seul espoir lui reste, faire la paix avec Hémerlingue, dont il sent la main par- tout dans son malheur. Hémerlingue veut bien se réconcilier, mais il faut avant tout apaiser sa femme. Madame Hémerlingue est une ancienne esclave de sérail, qui s'est convertie et qui joue la dévotion. Elle en veut surtout aux Jansoulet, parce que ma- dame Jansoulet, une Levantine appartenant à une riche famille, n'a jamais voulu lui rendre une visite. Si madame Jansoulet consent avenir lavoir, la paix sera signée. Le malheur, c'est que madame Jansoulet, une masse de graisse que Paris ahurit et qui a des entêtements d'enfant, refuse obstinément de faire une démarche qu'elle considère comme inconve- nante. Jansoulet s'oublie jusqu'à lever la main sur elle ; la scène est fort belle d'entêtement stupide de la part de la femme et de rage impuissante de la part du mari. Dès lors, la perte du Nabab est jurée. Vai- nement il tente une démarche auprès du député charge du rapport sur son élection, un avocat cafard qui le prend à un piège grossier. L'invalidation est demandée et votée ; il est paralysé en apercevant sa mère, une vieille paysanne provençale, dans une tribune, au moment où il va se défendre contre les calomnies infâmes qui courent, en disant la vérité,


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en expliquant qu'on l'a confondu avec son frère aîné, un malheureux qui a traîné autrefois dans tous les ruisseaux de Paris. La pensée qu'il ferait rougir sa mère le rasseoit à son banc, après un très beau dis- cours sur l'écrasement de cette grande fortune, dont il espérait tout, et sous laquelle il meurt accablé. Dès lors, Jansoulet est fini. Un garçon de cœur est bien allé à Tunis tâcher de sauver les cent millions. Mais Jansoulet, souffleté un soir par le mépris de toute une salle de spectacle, ne peut supporter ce dédain qu'on lui jette à la face, et il meurt sur la scène, dans le magasin des accessoires, au moment où son émis- saire vient lui annoncer qu'il lui a sauvé sa fortune. Tel est le drame. Gomme on a dû le comprendre déjà, il vaut surtout par les détails, par les grands tableaux parisiens, dans lesquels il se trouve en- cadré. Je reviens sur les personnages du second plan. Je n'ai point nommé encore Félicia Ruys, une étrange figure de femme artiste, née dans l'atelier de son père, sculpteur de génie, élevée àla diable comme un garçon, et souffrant toute sa vie de cette éducation trop libre. Elle-même devient un sculpteur célèbre, dont les œuvres sont ardemment discutées. Mais elle promène dans l'existence un spleen singulier, une as- piration vague aux vertus bourgeoises qui la ronge. Le romancier a voulu peindre en elle plus encore la femme déclassée que la grande artiste. Enfermée avec une ancienne danseuse, la Grenmitz, elle passe des journées terribles, partagée entre la passion de l'art et l'ennui de sa solitude. Elle ne tient que très peu à l'intrigue. Le docteur Jenkins, ce faux bonhomme si doux et si doctoral*, a voulu la violer un jour; elle a gardé, de cette tentative de violence, un frisson et


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un dégoût. Pourtant, elle se sent mauvaise, elle est poussée quand même au ruisseau. Après avoir rêvé d'épouser Jansoulet, avant de savoir qu'il est marié, elle finit par se livrer au duc de Mora. Son utilité immédiate dans le roman est d'être la dernière dé- bauche du duc, celle qui le couche sur le lit dont il ne se relèvera plus. Au dénouement, elle roule en- core plus bas, elle accepte la passion de Jenkins lui- même, dont elle connaît toute l'infamie. Mais elle fournit des épisodes très brillants, une description superbe de l'ouverture du Salon annuel de peinture et de sculpture, au palais de l'Industrie, et des pages charmantes sur l'intérieur de son atelier et sur l'en- fance qu'elle a eue, auprès de son père, au milieu de la bohème artistique.

Un autre coin du livre me reste à indiquer. Un brave jeune homme, Paul de Géry, qui débarque à Paris avec une lettre de la mère de Jansoulet, entre auprès de ce dernier comme secrétaire. C'est lui qui représente l'honnêteté, qui s'aperçoit du pillage de la fortune et qui plus tard ira à Tunis sauver les cent millions. Mais il a beau vouloir ouvrir les yeux à Jan- soulet, il faut que le destin de celui-ci s'accomplisse. Aussi, Paul serait-il d'une médiocre utilité dans l'his- toire, s'il ne servait de trait d'union entre les autres personnages et la famille Joyeuse, une digne et sou- riante famille, composée d'un père employé et de cinq jeunes filles, dont l'aînée, Aline, est la mère de tout ce petit monde. C'est là le coin aimable du livre, le coin d'innocence et de vertu bourgeoises. M. Joyeuse, employé dans la maison Hémerlingue, perd brusquement sa place, et il cache ce malheur pendant des mois à ses filles pour leur éviter un cha-

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grin, partant tous les jours comme s'il allaita son bureau, passant ses journées dans des courses inter- minables. Il est un très curieux bonhomme, un dor- meur éveillé qui bâtit des histoires à propos de la moindre circonstance. Heureusement, Paul de Géry vient à son secours, et fatalement il tombe amoureux d'Aline. Un instant, il a cru aimer Félicia Ruys, mais le charme pudique d'Aline lui a bien vite ouvert les yeux. Il faut dire que la seconde fille de M. Joyeuse, Élise, est également aimée d'un jeune homme, André Maranne, qui habite la même maison, en haut d'un faubourg. André est le fils de celle qu'on nomme ma- dame Jenkins et qui n'est, en somme, que la maî- tresse du docteur, maîtresse présentée par lui à tout Paris comme sa femme. Il a quitté le toit du docteur, il s'est établi photographe, en attendant qu'un grand drame, auquel il travaille, lui assure la fortune et le succès. Ces deux amours jeunes et purs sont destinés à compenser les autres passions abominables, qui emplissent le volume. D'ailleurs, le drame d'André : Révolte, réussit complètement, et c'est même pendant qu'on applaudit le débutant, que Jansoulet, frappé d'une attaque d'apoplexie, agonise dans le magasin des accessoires.

Je n'aurai rien oublié, lorsque j'aurai dit comment finissent deux des figures secondaires, la prétendue madame Jenkins et le comte de Monpavon. Jenkins se sépare de sa maîtresse avec une brutalité révol- tante ; il est parti, il veut vendre son mobilier, et il se contente de charger un homme d'affaires de signifier à la pauvre femme qu'elle ait à vider les lieux ; il est vrai qu'il lui fait offrir une somme d'argent. Elle re- fuse, elle s'en va, affolée ; et, tout d'un coup, elle se 1


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trouve sur le pavé, chassée de l'appartement où elle a vécu jusque-là, n'ayant plus de domicile, plus pau- vre et plus abandonnée que les misérables qui la heurtent sur le trottoir. Elle n'a qu'une pensée, aller se jeter dans la Seine. Mais elle veut embrasser une dernière fois son fds; André devine un malheur, il la retient, elle est sauvée. La fin de Monpavon est plus tragique. Son protecteur est mort, on va l'appeler en police correctionnelle. Alors, tout son orgueil de gen- tilhomme s'éveille, il préfère en finir. Tranquille- ment, il s'habille une dernière fois avec un soin ex- trême , voulant conserver sa belle tenue jusqu'au bout. Puis, il fume un dernier cigare sur le boulevard et se décide enfin à entrer dans un établissement de bains d'un quartier perdu. Là, il s'ouvre les quatre veines, il meurt, défiguré, au point que personne ne peut le reconnaître. Et ces deux désespérés du pavé parisien, ces deux épaves de la vie moderne, Mon- pavon et madame Jenkins, se sont rencontrés sur le boulevard et ont échangé un salut souriant, tous deux avec la pensée de la mort dans l'âme, quelques minutes avant que cette femme trouvât le salut dans une étreinte de son fils, et que cet homme achevât sa vie proprement en se réfugiant dans le suicide.

En somme, on pourrait dire que le Nabab est un tableau de la corruption parisienne, de la bohème du second empire. L'histoire est, ici, transparente sous la fable.


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J'étudie ce roman, moins encore pour le juger que pour constater où en sont venus les romanciers


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actuels. On comprendra surtout mon intention, lors- que j'aurai expliqué la façon de travailler de M. Al- phonse Daudet.

En l'étudiant, j'ai montré comment il était parti du conte, du tableau en quelques pages, pour élargir son cadre et arriver aux œuvres de longue haleine. Lorsqu'il se contentait d'écrire de courts récits, la méthode qu'il employait était très facile à saisir. Il prenait un fait de la vie réelle, une histoire qui s'était passée sous ses yeux, ou un personnage qu'il avait pu observer, et il s'ingéniait simplement à présenter ce personnage, à conter cette histoire de la façon la plus agréable. On sait combien il excellait à faire ainsi de la moindre chose un petit chef-d'œuvre. Il mettait un art exquis dans l'arrangement de la vérité.

Eh bien ! lorsqu'il est devenu romancier, il n'a point changé de méthode. Cela est très visible. Il s'est uniquement proposé de lier par un lien commun toutes les observations qu'il a pu faire, depuis qu'il regarde autour de lui. On va me comprendre.

J'imagine que M.Alphonse Daudet prenne chaque jour des notes sur ce qu'il a vu dans la journée. Ces notes sont écrites ou non, peu importe. Il suffît qu'il ait dans sa mémoire ou dans ses tiroirs un magasin complet de documents. Tous les événements qu'il aura traversés, tous les hommes qu'il aura appro- chés, lui auront laissé ainsi des impressions très vives, qu'il peut évoquer à sa guise. Il est vrai que ces notes sont éparses, que rien ne les relie entre elles ; ce sont des colliers dont les fils manquent. Maintenant, j'imagine encore que M. Daudet veut écrire un roman, il commencera par être très frappé d'un de ses souvenirs, qui s'éveillera. Il sentira qu'il


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y a là l'embryon d'un livre. Seulement, le sujet sera encore rudimentaire, il n'aura pas la chair suffisante. Et c'est ici que commence le travail véritable de M. Daudet. Il fouillera dans ses documents, il exa- minera toutes les observations qu'il possède, et verra celles qui peuvent aller côte à côte, sans détonner. Peu à peu, il prendra un chapitre là, un type ici, une scène plus loin, utilisant tout, jusqu'à ce qu'il ait assez de matière pour emplir un volume. Gela sem- ble commode, mais soyez persuadé qu'en somme aucune opération n'est plus délicate. Il ne s'agit point de transporter brusquement des faits historiques dans la fantaisie du roman ; il faut savoir trier les éléments fournis par la réalité et les accommoder ensuite, de façon à ce qu'ils ne hurlent pas de se trouver ensemble.

Pour bien se rendre compte de la méthode nou- velle, le mieux est de se rappeler ce qu'était un ro- man d'Alexandre Dumas père, par exemple. Je prends les Trois Mousquetaires, l'œuvre qui est restée la plus populaire chez nous. Évidemment, le roman- cier n'avait qu'un souci, amuser son lecteur, le tenir toujours en haleine, lui fournir des péripéties, de manière à ce que sa curiosité ne fût jamais contentée. Il n'avait garde de placer les personnages dans un milieu contemporain, parce que, dans ce cas, il aurait •dû tenir un plus grand compte de la réalité. En recu- lant de deux ou trois siècles, en plaçant son action sous Louis XIII ou sous Louis XIV, il pouvait mentir à l'aise ; les ignorants, c'est-à-dire le plus grand nombre, ne se trouvaient pas blessés. Rien n'était plus commode en somme, quelques notions histo- riques sur l'époque et sur les mœurs, les anecdotes


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qui circulent, les traditions de la légende, suffisaient à l'auteur pour le soutenir pendant des quinze et des vingt volumes. Il allait, il allait avec le plus mer- veilleux aplomb du monde, entassant les aventures prodigieuses, arrivant à falsifier l'histoire d'une façon si complète, que les vérités chez lui finissaient par devenir des mensonges. Au fond, il s'en souciait bien ! Il n'était qu'un conteur, et plus il mentait, plus il enchantait son public.

Je viens de prononcer le vrai nom des romanciers qui ont précédé Balzac ou travaillé en dehors de son influence. Us étaient simplement des conteurs. Le large domaine de l'imagination leur appar- tenait, et ils s'y mouvaient librement, tirant leur succès de leur force d'invention. Le plus grand éloge que l'on faisait alors d'un romancier, était de dire qu'il avait une imagination puissante. Gela si- gnifiait qu'il créait avec abondance des aventures qui ne s'étaient jamais passées et des personnages qu'on n'avait jamais vus. On le mesurait au degré de mensonge de ses œuvres, on l'admirait d'autant plus qu'il s'écartait davantage de la réalité quoti- dienne et courante. Gomme ce héros ressemblait peu aux gens que l'on coudoj'ait dans les rues î comme cette intrigue s'éloignait de la vie toute plate que menait le lecteur ! On voulait de lui des sensa- tions nouvelles, des sursauts de surprise. A cette époque, ce qu'on appelait le roman de mœurs, ou mieux le roman d'observation, ne tenait encore qu'une petite place ; la mode était tout entière au roman d'aventures.

J'ai pris un exemple frappant, en parlant des œu- vres de Dumas père, qui a été un rêveur éveillé, un


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fumeur d'opium marchant dans le pays de l'impos- sible, comme dans une patrie qui lui était propre. Mais je pourrais choisir des exemples moins tran- chés et non moins caractéristiques. Les romanciers qui, il y a vingt-cinq ou trente ans, se piquaient de tenir compte de la nature, ne la regardaient encore que comme une inspiratrice, dont le bon goût de- vait corriger les écarts. Ils taisaient surtout des types généraux, ils travaillaient de souvenir, d'après des modèles qu'ils respectaient souvent fort peu. Ja- mais la pensée de prendre leur tante ou leur belle- mère, pour les transporter toutes vives dans leurs romans, ne leur serait venue à l'esprit. Ils auraient trouvé le procédé trop cru, ils avaient des idées ar- rêtées sur l'idéalisation nécessaire des personnages, sur le fondu qu'il fallait obtenir en châtrant la réa- lité et en ne disant pas tout. S'ils ne mentaient pas avec la belle aisance des conteurs, ils restaient no- bles et discrets, ils peignaient la nature à la condi- tion de la voiler, de l'arrondir, d'après une for- mule courante. D'ailleurs, le public était complice, les auteurs avaient pour se défendre la ressource de dire qu'ils ne pouvaient pourtant fâcher le public, en le scandalisant, en étalant sous ses yeux des spectacles peu agréables. On semblait alors persuadé que les lecteurs demandaient, avant tout, des lec- tures qui les sortissent de la vie ordinaire. On disait: « Voilà un commerçant qui a vendu toute la journée du drap ou de la chandelle derrière un comptoir; croyez-vous que vous l'intéresserez beaucoup en lui montrant un commerçant comme lui, plongé dans les mêmes soucis du négoce? Voilà une femme qui est dans un adultère banal, dont elle bâille du matin


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au soir, tant son amant lui semble vulgaire, plus vul- gaire encore que son mari; croyez-vous qu'elle se passionnera pour votre livre, si vous lui racontez, avec des détails précis, le même adultère bête et écœurant ? » Et l'on partait de là pour établir que l'idéalisation des faits et des personnages était un principe fatal du roman. Les lecteurs exigeaient qu'on les tirât de la réalité, qu'on leur montrât des fortunes réalisées en un jour, des princes se prome- nant incognito avec des diamants plein leurs poches, des amours triomphales enlevant les amants dans le monde adorable du rêve, enfin tout ce qu'on peut imaginer de plus fou et de plus riche, toute la fan- taisie d'or des poètes. Le succès semblait à ce prix. Mentez, autrement vous ne serez pas acheté.

Maintenant, voyez la méthode de travail em- ployée par M. Alphonse Daudet dans le Nabab. J'ai dit qu'il n'inventait rien. Il n'a pas du tout d'imagina- tion, dans le sens que je viens d'indiquer. Il serait in- capable d'inventer une de ces histoires compliquées^ qui ont passionné nos pères, un Monte-Christo ac- complissant des prodiges, grâce à un trésor im- mense, découvert dans une île, et où il puise à pleine main. Même, il perd pied s'il change le moin- dre détail aux choses qu'il a vues. Il est d'avis que l'aventure arrivée est toujours plus puissante que l'aventure inventée, et son grand chagrin vient de ce qu'il est obligé parfois de ne pas tout dire. Ce res- pect du vrai est chez lui poussé si loin, que le nom du type observé a fini par s'identifier avec le per- sonnage, et que s'il lui faut modifier le nom, le personnage ne lui semble plus complet; aussi, quand il ne peut garder le nom, essaie-t-il d'en


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créer un qui rappelle le véritable par sa tournure et sa consonnance. Et tout cela, ce n'est pas une théorie littéraire, c'est une sensation d'artiste, une pente fatale qui le pousse à donner une importance déci- sive à ce qu'il lui a été permis de toucher du doigt. Il faut un modèle vivant qui pose devant lui et qu'il copie, dontlavue ébranle ses facultés de peintre. S'il n'a pas ce modèle, il se sent les doigts liés, il n'ose travailler, il a peur de ne rien faire de bon. Tout dis- paraît aussitôt, car le modèle ne lui fournit pas seu- lement une figure, il lui apporte encore l'air dont il est entouré, le milieu, la couleur et le son, tout ce qui fait la vie. De là, cette démangeaison de mettre dans ses livres les personnes de son intimité. Quand un être ou un fait l'a frappé, il en a la cervelle han- tée, il est persuadé qu'il possède, sous la main, la matière d'un chef-d'œuvre ; et, dès lors, il est sans force pour résister au besoin de peindre ce qu'il a vu et entendu, aucune considération ne l'arrête, sa passion d'artiste l'emporte quand même, à un mo- ment ou à un autre. C'est là ce que j'appellerai la fièvre de la réalité, maladie toute moderne chez les artistes. Ils ont le tourment de dresser publiquement des procès-verbaux, sans omeltre un détail, quitte à blesser les amis et même les parents qui ont posé devant eux sans le savoir. Un beau jour, on se retrouve dans leurs œuvres, presque avec son nom, avec son geste, ses vêtements, son histoire, ses ver- rues. On est devenu, sous leur scalpel, un document humain ; et ce serait peu intelligent de leur garder rancune, car ils ont agi sans méchanceté, ils ont 'simplement obéi au besoin de mettre le plus de vie possible dans leurs livres.

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M. Alphonse Daudet a donc pris, parmi les noies qu'il a entassées, toutes celles qui lui semblaient pouvoir entrer dans le Nabab. Je dirai tout à l'heure quelles sont ces notes, où il les a puisées dans la réalité, quelle somme de vérité exacte elles contien- nent. Les notes sont sur sa table de travail. C'est alors qu'il intervient comme créateur, car il n'a en somme là que de la matière brute, et il va lui falloir tirer un ensemble de ces documents épars. Le rôle de son imagination commence, imagination toute particulière, humble servante qui se contente de rester au second plan. Il faut une histoire pour re- lier les différents épisodes, et cette histoire sera la plus simple possible, la plus ordinaire, de façon à ce qu'elle n'encombre pas le livre et qu'elle laisse toute la place aux larges tableaux que l'auteur veut peindre. Par exemple, dans le Nabab, l'imagination se contentera de créer le personnage de Paul de Géry et de le promener chez les Joyeuse et chez Félicia Ruys, pour servir de lien à ces différents per- sonnages ; l'imagination inventera encore certains détails, les amours de Félicia et du duc de Mora, la mort foudroyante de Jansoulet, frappé par le mépris du Paris des premières représentations ; mais ces détails seront indiqués par l'observation elle-même, et ils resteront toujours la partie sacrifiée du roman. Ce qui importera davantage, je l'ai dit, ce sont les larges tableaux de la vie que le romancier a résolu de reproduire. Le reste n'est que l'accessoire, les ta- bleaux deviennent le principal. Qu'importe au fond l'intrigue I II s'agit de dérouler, avec tous les déve- loppements nécessaires, ces scènes d'une exactitude si merveilleuse : un déjeuner à la place Vendôme, la


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visite à l'œuvre de Bethléem, les fêtes du bey au châtau de Saint-Romans, le Salon annuel de peinture et de sculpture, la mort et les funérailles du duc de Mora. Ce sont là autant de pages d'histoire qu'il fallait rendre éternelles, en les fixant dans leur vérité.

11 est vrai que le rôle de l'imagination du roman- cier ne s'arrête pas là. S'il n'invente pas de toutes pièces, il a une continuelle invention dans le détail, son imagination s'emploie tout entière à présenter les scènes vraies avec une flamme particulière qui les fait vivre. M. Alphonse Daudet a surtout cette ima- gination de l'arrangement et de la phrase. De la moin- dre scène, il fait un bijou, par l'art qu'il met à la composer. On lui refuse la science de la composition, comme aux autres romanciers naturalistes d'ailleurs ; et je ne connais pas de critique plus injuste, car les œuvres de ces romanciers sont, au contraire, com- posées avec des raffinements infinis, des intentions très curieuses de poèmes mélodiques ramenant les mêmes effets et enfermant la réalité dans une sorte de châsse symbolique et très ouvragée. Plus tard, mérite ou défaut, on verra cela. Enfin, ce qui achève de donner à cette peinture du vrai un caractère su- périeur, c'est la facture, le respect de la langue et la qualité du style.

Sans doute, l'auteur copie la nature et s'en fait gloire, mais il lui ajoute l'intérêt d'une interprétation personnelle. Toute sa fantaisie, toute sa création, il la met dans le rendu, dans cette sensation nerveuse, qui est la sienne, et qu'il ajoute à l'expression des choses. 11 n'emploie pas son imagination à conter en mauvais style des aventures grotesques d'impossibi-


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lité, il l'emploie à décrire en poète un coin de l'im- mense nature.

El voyez le miracle, ce ne sont plus les romans d'in- trigue qui passionnent le public, tout le succès va main louant aux romans d'observation, comme le Na- bab. On ne peut plus mettre en avant la fameuse théo- rie du besoin d'idéal qui tourmente la foule. Au contraire, elle montre une curiosité avide pour tout ce qui la touche de près, pour la peinture de la vie qu'elle mène, des hommes qu'elle a coudoyés, des faits qui ont empli les journaux. D'ailleurs, on pour- rait retourner le raisonnement que j'indiquais tout à l'heure. « A quoi voulez-vous que s'intéresse un com- merçant qui vend toute la journée du drap ou de la chandelle, si ce n'est aux drames du négoce, aux his- toires d'autres négociants plus heureux ou moins heureux que lui? Qu'est-ce qui peut toucher davan- tage une femme coupable, que le récit d'un adultère pareil au sien, ayant les mêmes anxiétés et la même vulgarité écrasante ? »

Je conclurai volontiers que le roman ainsi entendu est devenu de l'histoire, résumée dans des exemples frappants, et écrite par des artistes qui ont le don de la vie.


L'apparition du Nabab a été un véritable événe- ment. Le bruit s'est bientôt répandu que l'auteur avait peint, dans ce roman, un grand nombre de per- sonnalités parisiennes, et tout le monde a voulu re- connaître les originaux. De là, des commérages et un


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tapage sans fin. L'auteur, ennuyé des réclamations, voulant se garantir contre les perfidies d'une cer- taine presse, a dû déclarer, dans le Figaro, qui l'avait précisément attaqué, qu'il répondrait à toutes les accusations dans une préface, dont il annonçait la publication en tête d'une des prochaines éditions de son livre.

Je donnerai quelques extraits de cette préface:

« Pas une page de mon œuvre, dit M. Alphonsf Daudet, pas un de ses héros, pas même un person- nage en silhouette qui ne soit devenu motif à allu- sions, à protestations. L'auteur a beau se défendre, jurer ses grands dieux que son roman n'a pas de clef, chacun lui en forge au moins une, à l'aide de laquelle il prétend ouvrir cette serrure à combinaison. Il faut que tous ses types aient vécu, comment donc ! qu'ils vivent encore, identiques de la tête aux pieds... Mon- pavon est un tel, n'est-ce pas?... La ressemblance de Jenkins est frappante... Celui-ci se fâche d'en être, tel autre de n'en être pas. »

Il ajoute plus loin :

« En feuilletant ses souvenirs, — ce qui est le droit et le devoir de tout romancier, — Fauteur s'est rap- pelé un étrange épisode du Paris cosmopolite d'il y a quinze ans. Le romanesque d'une existence éblouis- sante et rapide traversant en météore le ciel parisien a évidemment servi de cadre au Nabab, à cette pein- ture des mœurs de la fin du second enpire. Mais, au- tour d'une situation, d'une aventure bien connues, que chacun était en droit d'étudier et de rappeler, quelle fantaisie répandue, que d'inventions, que de broderies, surtout quelle dépense de cette observa- tion continuelle, éparse, presque inconsciente sans la-

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quelle il ne saurait y avoir d'écrivains d'imagination î D'ailleurs, pour se rendre compte du travail cristal- lisant qui transporte du réel à la fiction, delà vie au roman, les circonstances les plus simples, il suffirait d'ouvrir le Moniteur officiel de février 1864 et de com- parer la vraie séance du Corps législatif au tableau qu'on en trouvera dans mon livre. »

Je citerai encore les lignes suivantes : « Pour Mora ; c'est autre chose... L'Histoire s'occupera de l'homme politique. Moi, j'ai fait voir, en le mêlant à une action imaginaire, le mondain qu'il était et qu'il voulait être, assuré d'ailleurs que, de son vivant, il ne lui eût point déplu d'être portraicturé ainsi. »

On ne saurait répondre d'une façon plus digne ni plus sincère à la fois à des accusations qui n'ont au- cun fondement sérieux. M. Alphonse Daudet avait absolument le droit d'employer les matériaux que la réalité lui fournissait. Mais, pour comprendre la vé- ritable discrétion qu'il a mise, il faut insister davan- tage qu'il n'a pu le faire et parler des originaux qui ont posé devant lui.

Jansoulet n'est autre qu'un financier dont tout Paris s'occupa, vers 1864. Ce financier avait réalisé une immense fortune, non pas à Tunis, mais en Egypte, où il avait été longtemps le favori et le fami- lier du khédive. Plus tard, voulant se tailler une situa- tion honorable et sérieuse, il posa sa candidature à la députation. Trois fois, il fut nommé, dans le Gard, je crois, grâce à l'argent qu'il répandait à pleines mains, et trois fois la Chambre cassa son élection. Elle ne voulait pas de cette brebis galeuse, elle lui faisait porter les crimes de tous les hommes véreux qu'elle avait déjà dû admettre. D'autre part, la lutte d'Hé-


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merlingue contre Jansoulet a été prise dans la réalité. Un banquier, qui vit encore, a, en effet, poursuivi Jansoulet de sa haine, jusqu'à ce qu'il l'ait ruiné. Où le roman s'éloigne de l'histoire, c'est au dénoue- ment, car le financier n'a pas eu la belle mort de Jansoulet; il n'est pas tombé foudroyé par le mé- pris ; il a, au contraire, traîné une cruelle existence, ruiné absolument, déchu de son ancienne splendeur, écrasé sous le poids de toutes les histoires qui avaient couru.

Comme le dit M. Daudet, il est stupéfiant qu'on lui reproche aujourd'hui de s'être montré ingrat envers l'homme qu'il a étudié. Mettons qu'il l'ait beaucoup connu. Est-ce que tout le livre du Nabab n'est pas une défense , un panégyrique du héros ? 11 faudrait connaître les calomnies répandues sur ce malheureux pour comprendre le service im- mense que M. Daudet a rendu à sa mémoire. A la dernière ligne de son œuvre, il paraît même n'avoir écrit cette œuvre que pour justifier un honnête lu mime méconnu. « Ses lèvres remuèrent et ses yeux dilatés, tournés vers de Géry, retrouvèrent avant la mort une expression douloureuse, implo- rante et révoltée, comme pour le prendre à témoin d'une des plus grandes, des plus cruelles injustices que Paris ait jamais commises. »

Le dirai-je ? M. Daudet s'est montré un peintre si tendre pour son modèle, qu'il m'a même un peu gâté son roman. J'aurais mieux aimé un Jansoulet franchement engagé dans les affaires les plus dou- teuses, les mains pleines d'un or gagné à des trafics inavouables, venant engager avec Paris un duel for- midable, dans lequel Paris, aidé, de ;not son vice


3Î0 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

l'aurait galamment nettoyé en quelques années. Cela n'aurait pas empoché de donner à Jansoulctunc grande bonté, car je connais plus d'un gredin qui a le cœur largement ouvert ; il se serait quand môme montré d'une rude bonhomie, riant d'un gros rire, accueillant pour tous ; seulement, il aurait conservé des reins solides et ne se serait pas laissé « rouler » comme un petit garçon. A vouloir excuser ce million- naire, cette figure d'aventurier venant s'acheter une honorabilité à Paris, je crains que le romancier ne l'ait fatalement diminuée.

Il en résulte que M. Daudet, loin de se montrer ingrat, a fait œuvre de sympathie. Il s'est privé de la joie de pousser son drame aux notes intenses, par suite d'un scrupule qu'on ne peut qu'approuver. Les intéressés lui doivent des remerciements.

Quant au duc de Morny, dont la silhouette est si reconnaissable dans le duc de Mora, il aurait souri lui-même de ce portrait, comme le dit l'auteur, s'il avait pu le lire. Les bonapartistes ont affecté de se montrer d'une sévérité sans égale contre M. Daudet, en l'accusant, eux aussi, d'ingratitude, presque de trahison politique. Gela fait hausser les épaules. Le romancier est loin d'avoir peint un duc de Morny en pied, tel que l'Histoire le peindra un jour. Il a laissé de côté les traits saillants de la figure, la volonté froide, le cynisme tranquille, le manque absolu de sens moral , le besoin de jouir quand même , tout cet ensemble d'énergie et de scepti- cisme qui a fait de ce viveur déjà épuisé l'instrument d'un coup de main politique. Il aurait fallu le mon- trer à l'œuvre, dans l'étranglement du pays et plus tard dans la curée de l'argent et des honneurs ; et


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alors, en effet, si M. Daudet avait fait cela, on aurait pu lui reprocher d'avoir oublié que le duc de Morny lui tendit la main, dès son arrivée à Paris. Mais il n'a point touché à l'homme politique, ni au tripoteur d'affaires qui exigeait des pots-de-vin de tous les financiers qu'il patronnait, ni au complaisant qui trempait dans les vilenies du règne. C'est à peine s'il a indiqué, d'un trait léger et charmant, le profil de l'homme extérieur, les manies aimables de ce ministre qui s'occupait de chiffons et de vaudevilles^ entre deux graves séances du Conseil. Certes, le duc de Morny ne se cachait pas de ce qu'il nommait ses goûts artistiques ; il avouait de son vivant une pièce bouffonne qu'on joue encore; et j'en suis certain, on ne pouvait le flatter davantage qu'en louant les couplets dont il cherchait les rimes, au sortir du Corps législatif. M. Daudet, il est vrai, a ajouté qu'il avait la passion des femmes, et lui a donné, du côté de Neuilly, une maison galante, où il aurait achevé de se tuer. Des passions ne sont pas des crimes. Dans tout cela, il n'y a aucun gros reproche lancé à la tête du duc. Je sais même, et de source certaine, que le romancier s'est encore montré là d'une dis- crétion rare. Il aurait pu, sans s'occuper de l'homme politique, compléter cette figure de mondain tout en surface, d'un vide incroyable, poussant l'ennui de lui-même jusqu'à ne pas vouloir rester seul, se perdant dans les préoccupations les plus futiles et les plus ridicules. Beaucoup de ceux qui ont ap- proché le duc de Morny, après avoir été séduits par sa haute mine et sa bonne grâce aristocrati- que, ont uni par s'étonner de son insuffisance in- tellectuelle et morale, et par se demander quel


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coup d'audace avait pu mettre un tel homme si haut. Au demeurant, le duc de Mora est un Morny paré de toutes les grâces romanesques et placé dans son beau jour, pour réjouir les yeux du public.

Certes, je ne diminue point, en disant cela, la va- leur des notes , mises en œuvre par M. Daudet. Ainsi, son chapitre sur la mort du duc est une des pages les plus larges qu'il ait jamais écrites. Ce morceau a la vie intense, la profondeur d'observa- tion, la vérité saisissante d'un passage de Saint- Simon. L'agonie si courageuse et si correcte de ce viveur qui veut sortir de la vie comme on sort d'un salon ; l'effarement des familiers, autour de lui, sen- tant qu'ils perdent un protecteur tout-puissant, et se cramponnant à sa vie qui s'en va ; la basse cupi- dité des domestiques faisant main basse sur l'or qui traîne ; le souci des amis qui déménagent les papiers compromettants, les lettres d'amour et les lettres d'affaires, voulant les anéantir, ne pouvant les brû- ler et les noyant dans les cabinets d'aisances ; le brouhaha, puis le palais tombant à un grand silence, toute cette peinture est d'une puissance qui sent la vérité, prise sur le fait et rendue avec le frisson même de la sensation immédiate.

J'aime moins le chapitre des funérailles, égale- ment d'une grande exactitude comme détails, mais d'un jet plus maigre et tournant un peu à l'énumé- ration.

D'ailleurs, si le romancier avoue les originaux qui ont posé pour Jansoulet et Mora, nous pouvons être plus indiscret que lui et reconnaître plusieurs figures encore. Ce qu'il a fait pour le duc de Morny et le financier, il l'a également fait pour d'autres physio-


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nomies, prenant le trait général, écartant ce qui ne lui convenait pas, utilisant les modèles selon les besoins de son récit. C'est ainsi que le comte de Monpavon et le marquis de Bois-Landry sont deux types que tout Paris a connus ; les noms sont même à peine modifiés; l'un de ces deux personnages est mort, l'autre est encore vivant, et l'on m'assure qu'il n'est point fâché d'être dans le Nabab. Moës- sard, le journaliste que Jansoulet roue de coups, rue Royale, est mort dernièrement. Paganetti existe lui aussi, et Hémerlingue, et Le Merquier. Je crois même avoir coudoyé le père Joyeuse, cet excellent homme qui rêve tout éveillé les aventures les plus atroces. Quant à Gardailhac, le directeur de théâtre souriant au milieu de ses faillites, il est. mort, et on peut le nommer, d'autant plus que beaucoup de personnes, trompées par une ressemblance de noms, ont voulu voir en lui M. Garvalho, le directeur actuel de l'Opéra-Gomique ; Gardailhac n'est autre que Nestor Roqueplan, cet aimable homme dont on cite encore les mots aujourd'hui. J'ai gardé le docteur Jenkins, qui est certainement fait de plusieurs types fondus ensemble ; je jurerais que l'auteur a pris le portrait physique d'un côté, l'invention des fameuses pilules d'un autre, l'égoïsme et la fausse loyauté du personnage d'un autre encore. Les journaux anglais se sont surtout montrés sévères pour M. Daudet, parce qu'ils ont prétendu reconnaître dans Jenkins un médecin de Londres, qui est allé autrefois soi- gner le duc de Morny ; je cite le fait uniquement pour montrer de quelles étranges réclamations a été accablé l'auteur.

Il est plus délicat de mettre un nom au-dessous


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des portraits de femme. Je me contenterai de dire un mot de Félicia Ruys. On a nommé plusieurs per- sonnes, entre autres madame Sarah Bernhardt, la sociétaire de la Comédie-Française, qui fait en outre de la sculpture. Mais le portrait physique serait bien peu ressemblant, et, d'autre part, les antécédents, la biographie, la façon de vivre, diffèrent absolu- ment. Félicia Ruys sérail plutôt la fille d'un de nos poètes, qui est elle-même un écrivain de talent; bien entendu, tout le drame, autour d'elle, est in- venté ; mais ce sont les mêmes allures, la même édu- cation dans un milieu d'artistes, le même manque d'équilibre dans la vie bourgeoise.

Un dernier détail, l'exploitation que M. Daudet désigne sous le nom d'OEuvre de Bethléem, et dont il a tiré un chapitre si poignant, a existé réelle- ment et existe peut-être encore, sous le nom de la Pouponnière. Les fondateurs faisaient grand bruit de leurs sentiments philanthropiques ; ils voulaient, disaient-ils , assurer aux pauvres petits êtres que leurs mères ne peuvent nourrir une nourriture abon- dante, un air sain, tous les soins imaginables; et ils avaient créé un établissement aux portes de Paris, où des chèvres remplaçaient les nourrices, de belles- chèvres que l'on voyait cabrioler dans le jardin. La maison avait été installée sur un pied de con- fort étonnant : dortoirs, réfectoires, infirmerie, salle de promenade, salle de bain, lingerie, buan- derie, etc., etc. Mais le pis était que les pauvres en- fants mouraient tous. Dans le temps, on alla par curiosité voir la Pouponnière. Je crois que tout le bénéfice de cette prétendue œuvre humanitaire aura été d'avoir fourni au romancier un de ces chapitres.


ALPHONSE DAUDET. 325

pleins d'émotion et d'ironie, comme lui seul sait les écrire.


XI


Il me reste à juger le Nabab. Je commencerai par faire les quelques restrictions que mon propre tem- pérament d'écrivain m'inspire.

Une figure m'a péniblement impressionné, dans le roman : celle de Félicia Ruys. L'auteur a tout donné à cette jeune femme, la beauté, l'intelligence, le génie même, et, par une pente regrettable, il en est arrivé à faire d'elle un des personnages les plus salis de son œuvre. Quand il nous la présente, il la cou- ronne de rayons, il la montre fine etfière, se révoltant devant l'insulte, ambitionnant tout ce qui est beau- puis, il lui prête une suite d'actions plus vilaines les unes que les autres : d'abord, elle rêve d'épouser Jan- •soulet, elle qui est la gloire, et lui qui n'est que l'ar- gent; ensuite, elle se livre au duc de Mora, par lassi- tude, par vanité bête; enfin, elle tombe plus bas, elle finit par céder à Jenkins, qu'elle a jusque-là foudroyé de son mépris. Je n'aime pas beaucoup, non plus, l'effet de désespoir que le viol tenté par Jenkins, au- trefois, a produit chez elle, jusqu'à la dégoûter à jamais de l'amour et à lui faire considérer la vie sous l'aspect le plus sombre. Gela me semble bien mélo- dramatique. La plus chaste jeune fille peut être exposée à une pareille violence ; quand elle s'est défendue et délivrée, comme Félicia, avec une si belle révolte de pudeur, elle n'est point salie, et la vie reste large et gaie devant elle. Sans doute, le ro-

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326 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

mander a voulu étudier les effetsdela mauvaise édu- cation, la chute fatale qui attend toutes les fille* éle- vées dans la bohème artistique. Il est certain qu'une enfant grandie comme Félicia dans l'atelier de son père, peu surveillée par lui, sachant tout de bonne heure, restant plus tard sans soutien avec la seule passion de l'art, ne saurait avoir la marche droite dune bourgeoise. Seulement, le tort est, me sem- ble-t-il, de vouloir juger une pareille femme, à la mesure des autres femmes. Elle n'est plus une femme, elle est une artiste, surtout lorsqu'on pousse les choses jusqu'à lui donner du génie. Dès lors, on lui demande moins et plus à la fois. Il importe assez peu qu'elle ait des amants, il faut surtout qu'elle produise des chefs-d'œuvre. Je n'ai pas be- soin de citer des exemples, tout le monde doit avoir présentes à la mémoire de grandes figures de femmes, dont on admire les œuvres, sans songer à juger leur conduite. Ces choses sont délicates, je n'insiste pas. J'aurais souhaité que M. Daudet mon- trât plus de tendresse pour Félicia, eût pour elle un cœur d'artiste, ne la sacrifiât pas, en un mot, à ces petites filles de la famille Joyeuse, qui ne sont que des poupées.

Justement, cette famille Joyeuse est le coin le moins réussi du roman. Gomme je l'ai expliqué, l'auteur a reculé devant un tableau où la corruption parisienne tiendrait toute la place. Il est de tempérament tendre et équilibré, il a voulu une opposition, un petit bout du tableau où il pourrait mettre de la naïveté, de la pureté, toutes sortes de choses fraîches, qui repose- raient les lecteurs. Par principe, il ne manque jamais de réserver de la sorte une place pour la vertu dans


ALPHONSE UAUDET. 327

tout ce qu'il écrit. Cela lui a réussi d'autres fois, il croit à la nécessité de ce gâteau de miel jeté au pu- blic. Seulement, cette fois, ses notes sur le vice pari- sien étaient si nombreuses et si complètes, qu'elles ont fatalement débordé. Et la pauvre famille Joyeuse disparait presque entièrement, sous l'abondance et sous la puissance des terribles peintures qui l'entou- rent. A côté du relief puissant des choses vues, elle devient toute pâle, elle sent trop l'honnêteté conven- tionnelle. C'est, en somme, aimer fort mal l'honnê- teté, selon moi, que de lui faire jouer un si pauvre rôle. Ainsi, lorsque, au dénouement, Jansoulet reçoit à la face le mépris d'une salle de spectacle, la fa- mille Joyeuse est chargée de représenter uniquement la vertu, dans cette salle où le tout Paris artiste et mondain se trouve entassé. Mon Dieu ! je sais que ce tout Paris-là est fort gangrené ; mais, vraiment, c'est lui donner la partie belle que de vouloir l'écraser sous les mérites de la famille Joyeuse. Cela est un peu étroit. Les demoiselles Joyeuse n'ont pas plus de mérite à être honnêtes que les fleurs à sentir bon. Il en est de même pour une autre partie du Nabab, dont je n'ai point encore parlé. M. Daudet avait eu une idée ingénieuse : il voulait montrer l'envers de certains événements, en les faisant raconter par les domestiques de ses personnages. En un mot, il s'a- gissait de peindre les maîtres, à travers les observa- tions des domestiques. Malheureusement, cette idée était assez difficile à mettre en pratique. M. Daudet a dû inventer un. domestique particulier, Passajon, qui a servi comme huissier dans une Faculté de province, et qui, après avoir amassé quelques sous, a été pris du fâcheux désir d'augmenter sa fortune en entrant


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à Taris, comme garçon, dans les bureaux de la Caisse Territoriale. Ce brave homme, un peu teinté de litté- rature, peut donc écrire ses mémoires. M. Daudet, de loin en loin, en donne des tranches ; et il s'est mûme amusé, par un caprice d'écrivain, à pasticher le style emphatique et plein de phrases toutes faites d'un ignorant qui se serait frotté à des professeurs de lit- térature. Mais c'est là un style fatalement ennuyeux, qui ne peut faire rire que les seuls lettrés, et dont l'ironie échappe ainsi au plus grand nombre. L'au- teur l'a compris et n'a pas trop insisté. Cependant, la forme donnée par lui à cette partie de son livre, ces fragments de mémoires qui reviennent, ont suffi pour gâter l'idée. Et remarquez qu'il y a pourtant là des choses excellentes, d'une observation très vraie et très profonde, dans les derniers fragments surtout. Le cynisme des domestiques, ce monde de l'anti- chambre et de la cuisine qui reproduit les vices du salon en les rendant plus grossiers, demandaient simplement à être traités avec plus de carrure et de force.

On peut dire en somme que les parties supé- rieures du Nabab sont les parties vues et obser- vées. Tout ce que M. Daudet a pris à la réalité lui a fourni des pages magistrales, d'une qualité hors ligne ; tandis que tout ce qu'il a dû inventer pour les besoins de son récit est certainement moins bon, et de beaucoup. C'est là, sous ma plume, un éloge pour M. Daudet. Ainsi que j'ai tâché de le faire compren- dre, il a besoin d'être touché par une scène réelle, un personnage vivant, pour que son talent donne sa mesure. 11 reste froid, lorsqu'il lui faut bâtir de toutes pièces. Et cela était plus sensible encore dans ses


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autres romans, dont l'affabulation est moins large que celle du Nabab. Cette fois, il n'a pas cherché à inventer une histoire, il a laissé les pages se dérouler, comme les faits se déroulent dans la vie. On ne peut guère regretter que la création de son Paul de Géry, le seul honnête garçon du livre, et de sa famille Joyeuse, au sujet de laquelle je viens de m'expliquer. Les uns et les autres font réellement une trop pauvre mine. Le roman aurait gagné beaucoup en largeur, s'il n'était pas gâté par ce coin de convention. Je sais que M. Daudet est encore persuadé à l'heure actuelle que ce coin lui a attiré la sympathie de beaucoup de lec- teurs et qu'il l'a protégé contre bien des attaques. C'est là, à mon sens, une opinion fausse. Il se peut que quelques lecteurs sensibles tiennent à la famille Joyeuse ; mais la grande majorité, qu'elle s'en rende compte ou non, subit le plus ou le moins de puissance d'une œuvre, et c'est la puissance d'une œuvre qui finit par l'imposer à la foule. Tout ce qui retire de la puissance à un roman, que ce soit même des épisodes agréables, doit donc être impitoyable- ment retranché. C'est pourquoi je condamne la fa- mille Joyeuse, à tous les points de vue.

Voilà mes restrictions faites, et je n'ai plus qu'à admirer. M. Alphonse Daudet a conquis définitive- ment avec le Nabab une haute situation de romancier. Malgré ses grands succès de Fromont jeune et Hisler aîné et de Jack, beaucoup de gens lui refusaient en- core la force. On lui reconnaissait toutes sortes de qualités charmantes, un art inimitable de conter les petites choses; mais on s'obstinait à voir en lui un poète qui avait tort de ne pas s'enfermer dans des cadres plus étroits. Aujourd'hui, personne n'oserait

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330 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

le renvoyer à ses contes. Il a prouvé qu'il avait la main assez forte pour remuer des foules de person- nages, pour distribuer les grandes masses de détails. Enfin, il s'est affirmé comme un analyste qui ne craint pas de descendre dans la nature humaine, aussi bas qu'il est nécessaire d'aller, pour tout voir et tout dire. C'est ainsi que son profil de Morny res- tera, et qu'on lira toujours son livre pour y trouver la senteur exacte de la société du second empire, au moment où elle se décomposait.

Je l'ai loué déjà de n'avoir pas inventé un drame pour servir de carcasse à son œuvre. Il s'est contenté de prendre de larges tableaux, en les reliant à l'aide d'une action strictement nécessaire. C'est là un sacri- fice d'intérêt pour le public, dont on ne saurait trop le remercier. Il jouait gros jeu, car il dépaysait ses lecteurs. Heureusement pour lui que son sujet le portait, et qu'il l'avait assez vécu, pour l'animer d'une flamme de vie extraordinaire. La vie, voilà où est l'émotion puissante aujourd'hui. Gomment expli- quer que ce Nabab, sans intrigue, sans aucune des nistoires connues qui séduisent le public d'habitude, ait un succès aussi grand que les anciens romans d'aventures de Dumas père? Une seule réponse est possible : c'est qu'une révolution s'est faite, c'est que les livres vivants prennent à cette heure les lec- teurs aux entrailles. On en est venu à se passionner pour ces livres qui ne sont que des procès-verbaux. Et ce miracle a été accompli par le talent de quel- ques écrivains, qui ont su rendre la vie avec son frisson même, dans un style éclatant d'images. Le mouvement ne fait que de commencer, on ne peut prévoir jusqu'où il ira.


ALPHONSE DAUDET. 331

J'ai voulu saisir l'occasion du grand succès obtenu par le Nabab, pour appuyer ces idées d'un exemple. Evidemment, le roman est entré chez nous dans une période de triomphe qu'il n'avait jamais connue, même du temps de Balzac. On peut dire que les deux grands courants du siècle, le courant d'observation, partant de Balzac, et le courant de rhétorique sa- vante, partant d'Hugo, se sont réunis, et que nos romanciers actuels se trouvent à ce confluent, à la naissance de cet unique fleuve du naturalisme pra- tiqué par des stylistes, qui semble désormais vouloir couler à pleins bords. Le romanesque a vécu, l'his toire commence ; je veux parler de cet amas considé- rable de documents humains qui s'entasse aujour- d'hui dans les œuvres d'observation. On ne saurait croire par exemple quelle quantité énorme de faits, de remarques, de documents de toutes sortes, quelle vitalité débordante il y a dans le Nabab. Qu'on lise l'œuvre à ce point de vue, et l'on restera stupéfait du côté d'universalité que notre époque a donné au roman. Aujourd'hui, le roman est devenu l'outil du siècle, la grande enquête sur l'homme et sur la nature.


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS


Certes, il me faudrait dresser un catalogue, si je voulais simplement nommer tous les faiseurs de romans. Ils pullulent avec une terrifiante fécondité. Pendant l'hiver, de septembre à mai, il n'y a certai- nement pas de jour où deux ou trois romans ne poussent comme des champignons sur le sol français. Et Paris n'est point seul à produire ; la province s'en mêle, c'est une bousculade générale. Des libraires m'ont dit que jamais leurs vitrines ne seraient assez grandes, s'ils voulaient mettre pendant un jour seu- lement les romans nouveaux à l'étalage. J'ignore ce que peuvent devenir ces millions d'exemplaires de livres imprimés ; beaucoup ne se vendent pas et dorment dans les caves des éditeurs. On m'a conté qu'il y avait, à Paris, certaines maisons dont la spé-


334 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

< iulité était d'acheter au poids ces soldes d'exemplai- res invenduset de les expédier en Amérique, dans 'exiréme Orient, dans les colonies, jusque chez les lauvages, où elles s'en débarrassent à de très beaux }>ri\, les lecteurs de ces pays lointains étant peu dif- ficiles et dévorant, tout ce qui vient de France. Sou- vent, j'ai rêvé de ce commerce, m'imaginantees pau- vres bouquins, dédaignés par nous, fêtés là bas, en- thousiasmant de belles filles qui rêvent d'amour le soir, en les cachant sous leurs traversins. Chez nous, en ce moment, la production des romans est évidem- ment trop forte pour la consommation. Nous lisons trop de journaux, nous devons délaisser forcément les livres. Malgré notre passion pour les œuvres romanesques, un auteur a déjà un joli succès, lors- qu'il arrive à écouler un millier d'exemplaires d'un livre. Les éditions sont généralement de mille exem- plaires. Il faut être très connu et avoir déjà un public fidèle, pour atteindre une deuxième édition. Au delà, on entre dans l'exception.

Cet excès de production des romanciers s'explique par l'importance peu à peu envahissante que le ro- man a prise à notre époque. Au siècle dernier, bien que grandi et élargi déjà, il n'était encore qu'un genre léger, dans la rhétorique du temps. Aujour- d'hui, il s'est emparé de toute la place, il a absorbé tous les genres. Son cadre si souple embrasse l'uni- versalité des connaissances. Il estla poésie et il est la science. Ce n'est plus seulement un amusement, une récréation ; c'est tout ce qu'on veut, un poème, un traité de pathologie, un traité d'anatomie, une arme politique, un essai de morale; je m'arrête, car je pourrais emplir la page. On comprend que la grande


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 335

majorité des auteurs aient adopté cette forme si séduisante, espérant être lus, jouissant d'ailleurs de la liberté la plus complète. De son côté, le public s'est passionné, à la suite du grand mouvement dé- terminé par Diderot et Rousseau. On s'est jeté dans l'amour, dans les grands sentiments, dans les grandes aventures. Le romantisme est venu, avec ses béros tragiques et superbes, avec ses inventions ex- traordinaires ; et, dès lors, la fortune du roman n'a fait que croître. Je dois ajouter que, dans ce débor- dement de fables romanesques qui flattaient le goût pervers des lecteurs et surtout des lectrices pour les mensonges aimables, la venue de Stendbal et de Balzac a un moment inquiété et désorienté le public. Ceux-là ne mentaient pas, avaient une saveur amère, désagréable au premier abord. Ils furent peu lus, ils moururent avant d'assister à leur triomphe. Mais ils- apportaient la vérité qui triomphe toujours. A cette heure, ils sont parmi les plus grands, et ce sont leurs continuateurs qui tiennent les hautes situations ac- tuelles dans le roman.

Je n'aime guère les classifications, car il faut tou- jours forcer les choses et les êtres pour les y faire entrer. Pourtant, voulant être clair, il me faut adop- ter un groupement quelconque, de façon à présen- ter nos romanciers avec quelque méthode. Je répète que je n'ai pas la prétention de les citer tous. Je ne prendrai que ceux dont le talent ou la situation me- paraîtra caractéristique.

Les princes du roman, ceux qui tiennent aujour- d'hui la tète, sont MM. Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet. J'ai parlé longue- ment d'eux, et je n'ai pas à revenir sur les éludes


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que je leur ai consacrées. Ils portent haut et ferme le drapeau du naturalisme, ils continuent Balzac, chacun avec une originalité différente. Après eux, je ne puis guère nommer, parmi les descendants de Balzac, que MM. Hector Malot et Ferdinand Fabre.

M. Hector Malot a donné de grandes espérances. Quand il débuta par les Victimes d'amour, vers J H(i i , on crut à la venue d'un fils direct de Balzac. Les Victimes d'amour, publiées dans le Constitutionnel, eurent pour effet immédiat de révolter les abonnés, ce qui est un symptôme excellent en France. Ce fut alors que M. H. Taine se passionna pour M. Hector Malot. Il lui fît un article dans les Débals, qui classa le jeune romancier parmi les écrivains de talent. Malheureusement, après plusieurs autres œuvres, telles <\u'Un beau-frère et la Belle madame Donis, où il y a encore des qualités d'observation précieuses, M. Hector Malot a peu à peu glissé à la production facile. Depuis quelques années, il s'est mis à bâcler des feuilletons pour le journal le Siècle, produisant des romans interminables où tout se délaie, le style, l'observation, la charpente. C'est un écrivain qui se noie.

M. Ferdinand Fabre a également débuté par une œuvre remarquable : Les Courbezon, où un prêtre campagnard et son entourage étaient étudiés avec un souci très fin du réel. Depuis cette époque, il a donné un roman d'une valeur plus grande encore : l'Abbé Tigrane, qui reste jusqu'à présent son meil- leur livre. C'est l'histoire d'un prêtre ambitieux, pliant tout sous l'effort continu de sa volonté. M. Fa- bre a la spécialité des études sur le clergé. Il agrandi parmi les prêtres, il n'a auiourd'hui qu'à évoquer


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 337

ses souvenirs pour peindre ce monde peu connu, où certaines passions et certains sentiments prennent un développement extraordinaire. L'égoïsme, l'or- gueil, le besoin de domination, sont les leviers puis- sants des passions cléricales. Je dois dire toutefois que, malgré ses qualités indiscutables, M. Fabre n'a jamais eu que peu de succès. Son chef-d'œuvre, son Abbé Tigrane, a atteint péniblement une seconde édition, en plusieurs années. La partie faible du romancier est le style, qui, chez lui, est lourd et pro- vincial ; lorsqu'il a le malheur de s'y appliquer, il accouche des comparaisons les plus inattendues, des tournures emphatiques et prudhommesques dont on ne se sert plus que dans les journaux des petites villes reculées. D'autre part, pour expliquer le peu d'empressement du public, il est croyable que la spécialité dans laquelle l'écrivain s'est enfermé, ce monde des sacristies, paraît trop noir et trop sévère aux lecteurs ; naturellement, il n'y a là ni femme, ni intrigue amoureuse, ce qui enlève tout l'intérêt pas- sionnel. Enfin, peut-être M. Fabre n'est-il pas de taille à se mesurer avec ce géant, le clergé ; Balzac, dans sa nouvelle du Curé de Tours, en a plus dit eri quelques pages, que M. Fabre en plusieurs volumes. Dernièrement, M. Fabre, tourmenté sans doute par la fécondité de M. Malot, a écrit un long roman en quatre volumes : la Petite Mère, qui a paru dans le Temps et qui n'a eu aucun succès. Je crois, pour mon compte, que Y Abbé Tigrane restera le chef- d'œuvre du romancier, et qu'il ne fera désormais que délayer cette œuvre.

A côté de l'école naturaliste, qui a pris le haut du pavé, dans ces dernières apnées, le chef de l'école

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338 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

réaliste, M. Ghampfleury, vit toujours; mais, hélasT c'esl un chef sans soldats, et lorsque je dis qu'il vil toujours, je dois ajouter qu'il est mort littérairement, car depuis longtemps il n'a plus fait paraître un ro- man. 11 y aurait toute une étude à écrire sur le mou- vement réaliste que M. Ghampfleury détermina vers 1848. C'était une première protestation contre le romantisme qui triomphait alors. Le malheur fut que, malgré son talent très réel, M. Ghampfleury n'avait pas les reins assez solides pour mener la campagne jusqu'au bout. En outre, il s'était can- tonné dans un monde trop restreint ; par réaction contre les héros romantiques, il s'enfermait obstiné- ment dans la classe bourgeoise, il n'admettait que les peintures de la vie quotidienne, l'étude patiente des humbles de ce monde. Gela était excellent, je le répète; seulement, cela restreignait la formule, et l'on devait étouffer bientôt dans cet étranglement de l'horizon. D'autre part, M. Ghampfleury écrivait d'une façon très incorrecte ; la simplicité est une bonne chose, mais l'incorrection n'est pas utile. L'évolution devait avorter ; il y eut un peu de bruit, puis le public passa à M. Gustave Flaubert et à MM. Edmond et Jules de Goncourt, qui représen- taient la vraie descendance de Balzac. Le pis a été que M. Champfleury s'est découragé lui-même, en voyant les lecteurs se retirer de lui. Il a cessé de produire, il assiste aujourd'hui à sa propre mort littéraire, cette affreuse mort qui est un abominable supplice pour un écrivain, vieilli et oublié. Dernièrement, je sais que de nouvelles éditions de ses romans les plus lus autrefois ne se sont pas vendues à cinq cents exem- plaires. J'ajouterai que le public fait là preuve d'ingra*


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 339

titude et d'injustice. Certaines œuvres de M. Champ- fleury sont exquises de naïveté et de sentiment. Il a droit à une place à part, au-dessous de Balzac, d'est un des romanciers les plus personnels de ces trente dernières années, malgré son horizon borné et les incorrections de son style.

Je rencontre maintenant "sous ma plume le nom de M. Edmond Duranty, et je demande à m'arrèter, car le cas de ce romancier est un des plus intéres- sants que je connaisse en ce moment.


II


Tout jeune, vers 1858 je crois, M. Duranty partit en guerre, avec l'audace de ces belles années où il semble qu'on est appelé à transformer les lettres. Il soutint vaillamment les romans de M. Champfleury, qui étaient alors très discutés. Dès son début, à l'âge de toutes les erreurs, il combattait le romantisme, il voyait clair dans cette crise étrange de notre génie français. Il semble tout naturel aujourd'hui déjuger froidement et sévèrement le mouvement de 1830. Mais il y a vingt ans, c'était là une hardiesse surpre- nante. Victor Hugo en exil avait grandi de cent cou- dées et s'imposait à nous tous comme un maître indiscutable. Les élèves de ce maître tenaient les hautes situations littéraires, le romantisme dans sa victoire apparaissait aux débutants comme l'émanci- pation des esprits, comme une large route désormais ouverte et où les siècles allaient rouler. Certes, venir à cette heure avec des convictions opposées, et at- taquer le colosse dans son succès, cela n'était pas


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d'un esprit banal, cela annonçait tout au moins une nature.

Remarquez que M. Duranty ne reprenait pas la vieille querelle classique. Il mettait clans le même sac l'antiquité et le moyen âge. La polémique se dé- plaçait. Il ne reprochait plus aux romantiques d'avoir massacré les Grecs et les Romains, il les accusait de rompre la chaîne française, d'être les bâtards des lit- tératures étrangères et non les fils légitimes de leurs pères du dix-huitième siècle. En un mot, il remon- tait à Diderot et à ses contemporains, comme aux seules sources vraies de nos œuvres modernes. Point de vue nouveau, qui depuis s'est imposé, mais qui étonnait beaucoup alors.

M. Duranty a donc été un des pionniers du natura- lisme. Tout ce que nous disons aujourd'hui, il en a eu l'intuition avant nous. Son tempérament d'écri- vain le prédisposait singulièrement à cette besogne. Il poussait à part, au milieu de ses contemporains. J'ai rarement rencontré un romancier plus dégagé des circonstances ambiantes. Il faut remonter à Stendhal, cet homme unique, dont la personnalité est restée si tranchée, dans le coup de folie conta- gieuse du romantisme. J'ai souvent confessé que nous tous aujourd'hui, même ceux qui ont la passion delà vérité exacte, nous sommes gangrenés de roman- tisme jusqu'aux moelles ; nous avons sucé ça au collège, derrière nos pupitres, lorsque nous lisions les poètes défendus; nous avons respiré ça dans l'air empoisonné de notre jeunesse. Je n'en connais guère qu'un ayant échappé à la contagion* et c'est M. Du- ranty.

Souvent, lorsque je songe à nous, j'ai une cons-


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 34t

cience très nette du mal que le romantisme nous a fait. Une littérature reste longtemps troublée d'un pareil coup de folie. Toute logique, toute base de- philosophie sérieuse, toute méthode scientifique, toute connaissance analysée des hommes et des choses, ont été balayées par ce brusque accès de lyrisme; et, depuis, nous n'avons pu retrouver notre équilibre. Dans de pareilles épidémies cérébrales, la génération malade n'emporte pas la maladie avec elle ; le virus passe aux générations suivantes, il faut qu'il s'use de lui-même, dans plusieurs générations, pour disparaître complètement. Nous, les premiers venus après 1830, nous sommes les plus infectés ; nos enfants le seront de moins en moins, et j'ai déjà remarqué, chez beaucoup de jeunes gens, une santé meilleure. Mais l'attaque a été si violente, qu'il faudra au moins cinquante ans encore pour débarrasser notre littérature de cette lèpre.

Là est donc, pour moi, la grande, la rare origina- lité de M. Duranty : il n'est pas romantique, il est naturaliste, sans théorie, par tempérament. C'est un fils immédiat du dix-huitième siècle, auquel il se rat- tache, comme si les littératures de l'Empire, de la Restauration et de Louis-Philippe n'avaient jamais existé. Sa seule parenté est Stendhal, un cousinage. Le premier roman qu'il publia, vers 1860, le Mal- heur d'Henriette Gérard, eut un très joli succès. On en tira deux éditions. La critique fut très frappée de- cette simple histoire, les amours contrariés d'un jeune homme et d'une jeune fille, dont l'auteur avait fait tout un drame poignant d'exactitude. Il y avait là un accent de sincérité, une science du détail, une analyse impitoyable, qui annonçaient un talent des

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plus originaux. M. Duranty put donc croire qu'il touchait au succès. Malheureusement, depuis celle époque, il a eu beau renouveler ses efforts, publier d'autres romans d'un accent très personnel, le public est resté froid. C'est une des plus grandes injustices de notre temps. M. Duranty n'occupe pas, dans l'ad- miration de nos lecteurs, la place à laquelle il a droit. 11 est un des cinq ou six romanciers dont les œuvres devraient compter. Je crois connaître les raisons de ce déni de justice. Cela est triste à confesser pour moi qui combats si violemment le romantisme, mais nos succès, à nous tous, sont un peu faits du lyrisme qui s'inliltre quand même dans nos œuvres. L'époque est malade, je (l'ai dit, et elle s'est prise d'un goût pervers pour l'étrange sauce lyrique à laquelle nous lui accommodons la vérité. Hélas ! j'en ai peur, ce n'est pas encore la vérité qu'on aime en nous, ce sont les épices de langue, les fantaisies de dessin et de couleur dont nous l'accompagnons. Chez M. Du- ranty, rien de tout cela; aussi ne plaît-il pas. On lui a reproché de très mal écrire. Je dirai plutôt qu'il écrit sans nos rhythmes, sans nos recherches d'épi- thètes, sans nos prétentions picturales et musicales. Lui ne raffine pas tant, s'inquiète beaucoup plus de la vie que de l'art. A-t-il raison ? Peut-être. Je con- fesse que cela me trouble parfois. En tout cas, il ne faut pas aller chercher ailleurs l'explication de cette carrière décourageante de romancier, un premier succès suivi d'une longue lutte restée sans résultat jusqu'à ce jour.

Un livre de M. Duranty est un régal très fin pour lin cercle de gens lettrés. Il faut aimer sa personna- lité un peu sèche, précise, qui procède par coups


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 343

nombreux et exacts. Il a un sens très développé d'un certain comique pincé, du plus grand effet. Ce n'est pas la coulée énorme de Balzac, ce n'est pas davan- tage la tension systématique de Stendhal ; c'est la vie mise en petits morceaux et reproduite avec son train- train de tous les jours, si naturellement, que l'en- semble arrive à une très grande puissance. Enfin, ce qui fait le mérite rare de ses livres, c'est l'accent. Nous tous, nous nous ressemblons plus ou moins. Lui seul a cet accent. Cela suffît à le classer, quels que soient d'ailleurs les défauts qu'on puisse lui re- procher.

Voici la l : ste complète des œuvres de M. Duranty : le Malheur d' Henriette Gérard, la Cause du beau Guil- laume, les Combats de Françoise Duquesnoy , le Cheva- lier Navoni et les Six barons de Sept- Fontaines. Je demande une justice complète pour le romancier, je conseille de lire les volumes dont je viens de donner les titres. Ils ne sont certainement pas connus à l'étranger, lorsque tant de nos romans médiocres y obtiennent un succès qui est une véritable honte pour nous. On pourra être dérouté d'abord par le goût un peu âpre des œuvres de M. Duranty; mais on s'y habituera vite, on en sentira la fine saveur personnelle. Gela est pur de tout ragoût littéraire, cela est dans la véritable tradition française Je ne sais pas de plus bel éloge.


344 LES ROMANCIERS NATURALISTES.


III


J'aborderai maintenant un autre groupe de roman- ciers, ceux qui tiennent de George Sand et de Lamar- tine, les doux, les élégants, les idéalistes et les mora- listes.

Un vétéran est encore debout, M. Jules Sandeau. Il a débuté, il y a bien des années, par un premier roman fait, comme on le sait, en collaboration avec George Sand. Plus tard, il a produit seul une douzaine de romans dont les plus célèbres sont : Mademoiselle de la Seiglière, Sacs et Parchemins, Madeleine, le Doc- teur Herbeau. Aujourd'hui, il est un des deux roman- ciers que compte l'Académie ; je parlerai tout à l'heure de M. Octave Feuillet, qui est le second. Depuis long- temps, M. Jules Sandeau n'a plus produit de romans. Il s'est absolument retiré de la vie littéraire active, on le rencontre parfois aux abords de l'Institut, fu- mant, se promenant comme un bon bourgeois, l'air paterne et détaché des gloires d'ici-bas. Jamais M. Jules Sandeau n'a eu des succès bruyants. C'est un délicat qui a plu dans le monde lettré par des qualités de demi-teinte. Il a eu surtout un public de femmes et de jeunes filles. Même il a gardé une bonne partie de ce public, car son éditeur me disait dernièrement que, depuis dix années, la vente de ses livres était constamment la même; on ne vend pas un exemplaire de moins. C'est là un succès qui est à remarquer, dans nos temps d'engouement où un au- teur est aussi vite adopté qu'il est oublié.

Le second romancier académicien, M. Octave Feuil-


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 34»

let, a obtenu de véritables triomphes. Il y a douze ou quinze ans, dans les belles années de l'Empire, ses romans s'enlevaient à un nombre considérable d'exem- plaires. Monsieur de Camors, Sybille, Julia de Trécœur, ont passionné un moment toutes les belles dames* On peut évaluer les exemplaires vendus de chacun de ses ouvrages aune trentaine de mille en moyenne. M. Octave Feuillet était alors le romancier aristocra- tique à la mode. On le fêtait aux Tuileries ; l'impéra- trice le tenait en une grande estime et le consullait souvent sur ses lectures. J'avoue ne pas aimer outre mesure le talent de M*. Octave Feuillet, qui est un délayage de Musset et de George Sand ; toute son invention a été de se faire l'avocat du devoir et de la morale, où ses deux aînés s'étaient montrés les avo- cats de la passion. On l'a appelé assez méchamment et assez justement le Musset des familles; depuis, il est vrai, il a voulu montrer qu'il ne reculait pas de- vant les peintures vives, et il a écrit des livres que les mères ne laisseront point entre les mains de leurs tilles. D'ailleurs, j'ai une idée arrêtée sur la prétendue moralité des romanciers mondains ; j'estime que cette moralité est pleine d'immoralité ; rien n'est plus malsain, pour les cœurs et pour les intelligences, que l'hypocrisie de certaines atténuations et que le jésuitisme des passions contenues par les conve- nances. Tel est mon jugement sur M. Octave Feuillet; mais je lui accorde volontiers un talent des nuances, un style correct et d'une distinction un peu cherchée. Dans ces derniers temps, son succès a beaucoup baissé. Les deux derniers livres qu'il a publiés : Un mariage dans le monde et les Amours de Philippe, ne se sont certainement pas vendus comme leurs aînés. Une


3t6 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

secousse a bouleversé la France, l'époque n'est plus la même, l'auteur favori de l'impératrice Eugénie se trouve dépaysé. Puis, les romanciers naturalistes ont fait des pas de géant, Fromont jeune et Rider aîné et le Nabab, d'Alphonse Daudet, ont eu chacun qua- rante éditions, ce qui explique que le public, habitué maintenant à des peintures exactes, à une analyse minutieuse de la vie réelle, ne goûte plus autant les mensonges aimables et les intrigues romanesques de l'école idéaliste. M. Octave Feuillet n'en reste pas moins le soutien de la Revue des Deux-Mondes, qui n'a plus guère que lui pour représenter le roman français. Cette Revue n'a pas voulu ou n'a pas pu ap- peler à elle les romanciers naturalistes; aussi, devant le triomphe absolu qu'ils remportent en ce moment, va-t-elle bientôtsetrouveren dehors du mouvement, avec des romanciers de second et de troisième ordre. Pour risquer une comparaison, elle n'est plus éclai- rée que par le pâle soleil couchant de M. Octave Feuillet.

J'ai nommé l'Académie tout à l'heure, et, puisque l'occasion s'en présente, je veux faire une remarque qui m'a souvent blessé. L'Académie ne compte que deux romanciers, M. Jules Sandeau et M. Octave Feuillet, tandis qu'on y trouve jusqu'à quatre auteurs dramatiques : MM. Emile Augier, Alexandre Dumas, Victorien Sardou et Ernest Legouvé. Je ne parle pas des historiens qui sont encore plus nombreux. Or, je trouve ce partage des fauteuils parfaitement injuste. Le théâtre, à notre époque, est tout à fait inférieur; je veux dire que la moyenne des œuvres jouées est d'une grande médiocrité. Au contraire, le roman tient le haut du pavé littéraire; tout le génie de


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 347

l'époque semble s'être concentré dans le roman, qui restera à coup sûr la caractéristique littéraire du dix- neuvième siècle, comme la tragédie et la haute co- médie ont été la caractéristique du dix-septième siècle. Alors, pourquoi tant d'auteurs dramatiques et si peu de romanciers à l'Académie, qui se pique de représenter exactement la littérature française ? Certes, les hommes ne manquent pas. Est-ce que M. Gustave Flaubert, est-ce que M. Edmond de Gon- courtne devraient pas être de l'Académie depuis long- temps? Si même on ne pèse que le mérite littéraire, sans distinction de genre, ne valent-ils pas dix fois M. Legouvé et M. Sardou? C'est une honte que de laisser de pareils écrivains à la porte, lorsqu'on accueille tant de médiocrités. On reprochera toujours à l'Académie d'avoir refusé Balzac ; elle est en train de commettre de nouvelles fautes. Comme la Revue des Deux-Mondes, elle se met de parti pris en dehors du mouvement. Ce jeu pourrait finir par être dan- gereux pour elle. Si le mouvement s'accentue de plus en plus, comme je le crois, il viendra une époque où elle sera emportée.

J'ai bien peur que le jour où l'Académie aura un romancier à nommer, elle ne choisisse M. Cherbu- liez, qui est un élève direct de George Sand. M. Gher- buliez est une autre colonne de la Revue des Deux- Mondes, et l'on sait que cette publication a la spécialité de fabriquer des académiciens. M. Buloz, s'il payait peu ses rédacteurs, les alléchait par la perspective d'un fauteuil académique, où il les ferait asseoir dans leurs vieux jours. M. Cherbuliez, sans avoir eu les triomphes de M. Octave Feuillet, est également un auteur aimé des dames. Il est genevois, et excelle


348 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

dans l'étude des natures extraordinaires : toutes ses héroïnes sont des anges qui passent par l'enfer ou le purgatoire, des femmes fatales ou des filles énigma- tiques, dont la vertu se dégage quand môme au dé- nouement. Naturellement, les intrigues nagent en plein romanesque, la nature intervient comme toile •de fond, avec des touches poétiques. Je préfère de beaucoup M. Octave Feuillet, qui au moins reste en France, et prend ses sujets dans notre monde; tandis que M. Victor Gherbuliez ne choisit ses personnages que parmi les Polonais, les Hongrois, les Tyroliens, ce qui lui permet de mentir plus à l'aise. C'est une mode qui finit, et il faut se montrer doux pour les romanciers de la queue romantique. Ils seront bientôt assez punis par l'abandon du public. Les symptômes sont certains, les lecteurs se lassent de ces éternelles bistoires à dormir debout, où le drame est fait des sentiments les plus faux et les plus alambiqués. Dès qu'une œuvre de vérité parait, au contraire, dès qu'un roman qui étudie les réalités poignantes de la vie quotidienne est mis en vente, il y a, dans la foule des acheteurs, un frémissement qui indique nettement la victoire décisive des continuateurs de Balzac.

Je dirai encore un mot de M. Louis Ulbach, qui a beaucoup produit, dans des tons neutres. Celui-là dérive de Lamartine, qu'il a connu, et dont il a pris la manière fluide et mollement imagée. Son seul succès a été son roman : Monsieur et madame Fernel, une peinture de la vie de province assez exacte. Ses vingt-cinq ou trente autres, romans se sont vendus raisonnablement, àdeuxou trois éditions en moyenne. Aujourd'hui, il travaille encore beaucoup ; il ne se


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passe pas d'année où il ne jette dans la circulation deux ou trois volumes ; mais la critique ne s'occupe plus de lui, il est en dehors de la littérature mili- tante. J'ai cité M. Ulbach, parce qu*il est le type bien net des romanciers qui passent pour écrire des romans littéraires ; on entend par là des romans qui ont des prétentions au style, où il y a des descriptions et des analyses, par opposition aux romans feuilletons, qui sont bâclés sans aucun souci de la grammaire ni du bon sens. Rien n'est curieux à étudier, comme le style de M. Ulbach ; c'est un style mou, qui s'en va par filandres, avec des intentions poétiques à tous propos. Les comparaisons s'entassent, les images les plus imprévues se heurtent, les phrases flottent comme des mousselines peinturlurées, sans qu'on sente des- sous une carcasse solide etlogique, cette carcasse ré- sistante qui doit tout porter, et qui seule indique un écrivain de race. En somme, il n'y a que des inten- tions de style; le style manque, la façon personnelle de sentir, le mot juste qui rend la sensation. M. Ulbach n'en a pas moins passé pour un écrivain, dans les journaux et dans un certain public. Tout à l'heure, j'étudierai complètement le cas, en parlant de M. Jules Glaretie.

Voilà à peu près les plus connus des romanciers idéalistes. Je ne veux pas descendre encore, en m'oc- cupant par exemple de M. Louis Enault, qui est la caricature du genre. Celui-là a inventé la pommade de l'idéal, le sirop du romanesque. Dans ces bas-fonds de l'idéalisme, je pourrais indiquer encore M. Paul Perret, auquel la Revue des Deux-Mondes aux abois a dû parfois s'adresser. Il est un sous-Cherbuliez, comme M. Gherbuliez est un sous-Feuillet. A ce degré, tout

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350 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

talent s'effondre, la médiocrité coule à plein bord. Les œuvres sont les premières venues, et il n'y a plus d'utilité à les classer.

Je me reprocherais toutefois d'oublier M. André Theuriet. Celui-là aussi est un idéaliste, et il y a dans ses œuvres un ressouvenir de George Sand. Mais je lui fais volontiers grâce, pour le charme exquis qui se dégage du moindre de ses récits. Il est modeste, d'ailleurs, et se contente de courts romans qui ne sont guère que des nouvelles. Paris lui réussit peu ; lorsqu'il y place une scène, il est rare qu'il s'en tire brillamment. Il lui faut la province, il lui faut surtout les grands bois, les forêts où il a vécu des années. Alors, il est tout à fait adorable. Ses personnages, qui appartiennent un peu à la convention, prennent une véritable vie, sous les arbres, le long des allées profondes. On s'intéresse à leurs amours, bien que l'intrigue reste à peu près toujours la même. Gela est frais, cela sent bon. M. André Theuriet est, selon moi, le seul romancier nouveau qu'on puisse lire avec plaisir dans la Revue des Deux-Mondes. Longtemps, il n'a pas eu de succès. Ses premiers livres : Mademoi- selle Guignon, la Fortune d'Angèle, ne se sont pas vendus d'abord à une édition. Il a publié ensuite le Filleul d'un marquis, et le succès est venu peu à peu ; aujourd'hui, ses romans arrivent à une seconde édi- tion. Le cas de M. Theuriet devrait faire réfléchir la Revue des Deux-Mondes. Voilà un romancier dont elle publie les œuvres depuis plusieurs années, et ces œuvres, une fois en volumes chez un éditeur, ne trouvent que de rares acheteurs, malgré leur mé- rite très réel. Que penser alors de la prétention de la Revue des Deux-Mondes, qui croit et déclare bien haut


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 351

qu'elle fait le succès des écrivains dont elle publia les œuvres? Lorsqu'elle imprime un romancier, elle lui insinue que c'est un grand honneur pour lui, et que, dès ce moment, sa fortune littéraire est faite. C'est là une erreur, les faits le prouvent. M. Paul Per- ret, collaborateur de la.Hevue des Deux-Mondes, ne se vend pas du tout en librairie, et M. André Theuriet se vend très peu. La vérité est que la Revue des Deux- Mondes ne lance jamais un écrivain dans le grand public ; il faut conquérir ce public soi-même, par son talent.

Tel est le bilan du roman idéaliste en ce moment. Une seule recrue aimable, M. André Theuriet, et des généraux fourbus, tels que M. Octave Feuillet et M. Gherbuliez. Je n'ai point nommé Victor Hugo, parce qu'il faut le mettre constamment à part; lui, n'a pas écrit des romans, mais des poèmes en prose. D'ailleurs, son influence est nulle dans le mouvement actuel. Je ne lui connais qu'un élève, M.Léon Cladel, dont je m'occuperai tout à l'heure. Le roman idéaliste craque donc et tombe en miettes. On peut prévoir le jour prochain où il mourra de sa belle mort, par faute de romanciers. Je ne vois pas, dans la génération qui grandit, un seul écrivain de talent qui consente à chausser les souliers de George Sand. Je vois, au contraire, toute une poussée de jeunes auteurs prêts à suivre la voie si largement ou- verte par Balzac. C'est là qu'est l'avenir, c'est là qu'est la vie. Avant dix ans, la situation sera tout à fait nette, on n'aura plus qu'à constater le triomphe complet du naturalisme.


352 LES ROMANCIERS NATURALISTES.


IV


Je ne puis faire entrer tous les romanciers dans les casos d'un système. Maintenant, je donnerai donc de courtes notes sur certaines personnalités qui se sont mises en dehors de la querelle des idéalistes et des naturalistes.

Je songe souvent à M. Edmond About avec étonne- ment. Sa carrière d'écrivain a été pleine de surprises. Il faut se rappeler ses débuts, dans les belles années de l'Empire. Il se révéla comme un polémiste de pre- mier ordre, fin, spirituel, sceptique, ayant hérité, non pas peut-être comme on le disait de la canne de Voltaire, mais tout au moins de sa badine. Son livre sur laGrèce, son livre sur Rome, bien qu'un peu vides en somme, eurent un succès considérable, grâce à la légèreté et à la belle humeur du style. En outre, M. About débutait comme romancier avec beaucoup d'éclat. Ses Mariages de Paris, un recueil de nou- velles, eurent presque tout de suite dix à douze édi- tions. Il ne se reposait guère, il lançait coup sur coup Tolla, Germaine, Trente-et-quarante ; enfin, il faisait paraître Madelon, son meilleur roman selon moi, une étude de fille écrite avec une verve endia- blée. Puis, après deux fantaisies qui furent très discutées : l'Homme à V oreille cassée et le Cas de mon- sieur Guérin, il publiait un interminable roman en trois gros volumes : la Vieille Roche, où tout son talent se noyait et s'alourdissait. Et c'était fini, le romancier mourait brusquement en lui. Depuis cette œuvre, publiée il y a plus de dix ans, M. About


LES ROMANCIERS CONTEiMPORAINS. 353

n'a pas, je crois, donné un seul livre à son éditeur. Le plongeon a été complet pendant plusieurs années. On aurait pu croire qu'il était mort. Enfin il a pris la direction d'un journal, le XIX e siècle; il est aujour- d'hui rédacteur en chef, faisant d'excellentes affaires d'argent, retrouvant parfois sa plume alerte des bons jours. N'importe, je ne connais pas de cas plus sin- gulier dans notre littérature actuelle : un homme aux débuts si brillants, un écrivain dont les qualités maî- tresses étaient l'activité et la fécondité, et qui tout d'un coup se retire de la production, comme s'il était vidé et qu'il n'eût désormais plus rien à dire. J'ai cherché l'explication du fait, je crois pouvoir affir- mer que le grand malheur de M. About a été de ne croire à rien, pas même à la littérature. Ils étaient, en son temps, un petit groupe à l'École normale, qui affectait de se prendre d'une belle passion pour Vol- taire. Le pis a été que certains ont dû rêver de re- commencer la besogne de Voltaire. M. About, par exemple, a voulu être polémiste, pamphlétaire, con- teur, philosophe, économiste. Seulement, les temps ont changé, la besogne de Voltaire ne saurait se re- prendre dans les mêmes conditions. Ajoutez que le scepticisme était de rigueur. Un jour, M. About a dû se demander : « A quoi bon ? » Il n'était pas con- vaincu, il n'avait pour lui que son esprit, déjà blasé sur toutes les batailles et sur toutes les victoires. Au- tant se tenir tranquille chez soi et vivre de ses rentes. En outre, l'époque politique devenait obscure ; impos- sible de deviner où allait être l'avenir certain. M. About, de tendances libérales, s'était fait le commensal et l'ami du prince Napoléon, à tout hasard. Dans la tempête de 1870, il a disparu. Actuellement, il a

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ii.ii- LES ROMANCIEUS NATURALISTES.

reparu républicain. Mais si le polémiste est ressus- cité, vieilli et un peu fourbu, le romancier semble être resté pour jamais dans la bagarre. On peut le juger d'une façon définitive. C'était plutôt un conteur. On sentait trop qu'il ne croyait pas à ses personnages ; il les faisait danser au bout de sa plume, pour s'amu- ser lui-même et amuser les autres. Toujours l'auteur était derrière la page qui se moquait. Ce manque de conviction donnait beaucoup de légèreté à l'œuvre, mais lui enlevait tous les côtés profonds. L'analyse restait superficielle, l'œuvre n'était que facile et plai- sante. M. About ne laissera pas un type, pas une page forte et définitive. Il a été l'imprévu, un conteur qui s'est éveillé un matin plein d'esprit, qui a égayé un instant l'honorable société, puis qui, en se cou- chant le soir, a soufflé sa bougie pour toujours.

Le cas de MM. Erckmann-Chatrïan est également très intéressant. Alsaciens tous deux, liés par une sympathie de natures semblables, ils ont commencé par écrire des contes sur leur pays. Au début, ils étaient les élèves d : Hoffmann, ils aimaient à relever d'une pointe de fantastique les peintures réelles des mœurs alsaciennes. Plus tard, ils élargirent leur ca- dre, sans quitter les horizons où ils étaient nés et où ils avaient grandi ; et l'on put dire alors qu'ils étaient les peintres fidèles et émus de l'Alsace, car ils nous en firent connaître les campagnes, les habi- tants, les coutumes, dans des tableaux aussi adora- bles que minutieux. Mais, bien qu'ils eussent allongé leurs récits, bien qu'ils donnassent à leurs ouvrages le titre de romans, ils demeuraient quand même des conteurs, employant toujours les mêmes poupées comme personnages, ne descendant jamais dans la


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créature humaine, faisant défiler leurs scènes ainsi quedes images vivement coloriées, sous les yeux du lecteur. Le succès leur vint tout à coup, et il fut immense. Certes, leur talent si fin et d'une saveur si particulière était pour beaucoup dans l'aventure. Mais il faut dire aussi que les circonstances aidè- rent singulièrement. La politique se mêla à l'affaire. Dans leurs romans : Madame Thérèse et le Conscrit de 1813, qui restent leurs chefs-d'œuvre, ils avaient fait une peinture terrible des guerres de l'Empire, sous une note pleine de bonhomie ; ils avaient sur- tout peint avec une grande justesse le sentiment du peuple sur la guerre, ses répugnances à quitter ses foyers, son patriotisme égoïste, son besoin invinci- ble de paix et de liberté. L'opposition minait déjà sourdement l'Empire, les romans de MM. Erckmann- Chatrian furent accueillis avec enthousiasme comme une protestation anticipée contre des guerres possi- bles. Ces romans avaient un souffle républicain ; d'autre part, ils pouvaient entrer dans les familles, ne remuant aucune passion, aucun adultère, aucune situation trop vive ; enfin, ils étaient d'une lecture agréable. De là, leur immense succès. On allajusqu'à les appeler des « romans nationaux ». Les éditions se succédèrent, dans tous les formats. Une centaine de mille d'exemplaires furent vendus. C'est une des plus belles ventes du siècle. Aujourd'hui, il faut en rabattre. Madame Thérèse et le Conscrit de 1813 res- tent des œuvres aimables ; mais rien de plus. On y cherche en vain l'humanité. Les auteurs n'ont donné qu'une note, et ils ont eu le tort de ne pas imiter le brusque silence M. About. Malheureusement, le suc- cès n'afait que lesrendrc plus féconds. Autre malheur,


356 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

ils se sont jetés de plus en plus dans la politique, en croyant que le succès était là. Alors, ils ont accouché de longs romans, eux qui n'étaient réellement faits que pour le conte, que pour la courte nouvelle sen- timentale. Ils ont écrit Y Histoire du plébiscite, les Mé- moires d'un homme du peuple, d'autres ouvrages en- core dont les titres m'échappent, mais qui tous cher- chaient leur intérêt dans la propagande républicaine. Tout cela est très inférieur. L'élan dans le public était trop grand pour que la vente s'arrêtât sur le coup. Seulement, peu à peu, le bruit qui se faisait autour de MM. Erckmann-Ghatrian s'apaisa, la cri- tique se désintéressa de leurs productions nouvelles, l'indifférence s'élargit autour d'eux. Et cela était fatal, je l'avais même prédit dans une étude, au moment de leur triomphe. Ils ne possédaient pas les qualités solides, qui fixent une réputation; ils n'entraient pas assez avant dans la créature humaine; ils n'apportaient pas un monde vivant, ayant une vie assez intense pour vivre en dehors d'une mode. Tout succès qui se présente dans des conditions pa- reilles, sur des œuvres aimables n'ayant qu'une vé- rité de surface, est fatalement un engouement ; et plus l'enthousiasme a été grand, plus la réaction est violente. On ne parle déjà plus de MM. Erckmann- Ghatrian. J'ignore s'ils produisent encore. Le der- nier bruit qu'ils ont fait a été soulevé par leur comé- die de Y Ami Fritz, au Théâtre-Français, que j'ai beaucoup soutenue pour la note naturaliste qu'elle apportait au théâtre.

A côté de MM. Erckmann-Ghatrian, je dirai un mot de M. Jules Yerne. Celui-là n'écrit pas précisé- ment des romans ; il met la science en drame, il se


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 357

lance dans les imaginations fantaisistes en s'appuyant sur les données scientifiques nouvelles. En somme, ce sont bien des romans, et des romans plus aventu- reux et plus imaginaires encore que les nôtres. Le goût public est à ces vulgarisations amusantes de la science. Je ne discute pas le genre, qui me paraît devoir fausser toutes les connaissances des enfants. Je déclare, quant à moi, préférer de beaucoup le Pe- tit Poucet et la Belle-au-B oh- Dormant. Mais je suis bien forcé de constater le succès, qui est stupéfiant. M. Verne est certainement, à cette heure, l'écrivain qui se vend le plus en France. Chacun de ses livres : Cinq semaines en ballon, le Tour du monde en 80 jours, les Fils du capitaine Grant, d'autres encore, se sont enlevés en librairie à cent mille exemplaires. Ils sont dans les mains de tous les enfants, ils ont leur place marquée dans la bibliothèque de toutes les familles, ce qui explique leur débit considérable. Gela, d'ail- leurs, n'a aucune importance dans le mouvement littéraire actuel. Les alphabets et les paroissiens se vendent également à des chiffres considérables.

Enfin, je terminerai par M. Gustave Droz. Lui aussi a créé un genre. Pendant plusieurs années, il a régné dans la Vie parisienne, ce journal mondain qui a été comme le journal officiel des élégances de l'Empire. M. Gustave Droz était le peintre d'une société un peu factice, qui jouait aux vices aimables, ainsi que le dix-huitième siècle a joué aux bergeries. Il faut lire son chef-d'œuvre : Monsieur, Madame et Bébé pour comprendre toute la grâce fardée de ce monde Sans doute, la note est un peu forcée, on le sept très bien aujourd'hui. Mais le grand mérite du pein- tre a été de dessiner des silhouettes qui resteront


358 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

certainement comme des indications excellentes sur la société du second Empire. On lui a reproché d'a- voir trempé sa plume dans la poudre de riz. Certes, il l'a lait, et ce sera son titre de gloire, car lui seul a donné le tableau d'un intérieur élégant, vers 18G7. M. Gustave Droz produit toujours, mais il n'a pas retrouvé le succès de Monsieur , Madame et Bébé, dont la vente a été considérable.


Il y a maintenant toute une classe de romanciers qu'il serait très intéressant d'éludier. Je veux parler des bâcleurs de feuilletons, des élèves de Dumas père.

D'abord, il faut dire que les conditions du roman- feuilleton ont complètement changé. Autrefois, il y a une quarantaine d'années, lorsqu'on inventa de couper un roman par tranches, et de le débiter quo- tidiennement au rez-de-chaussée d'un journal, l'in- vention eut un succès énorme. Les lecteurs, en ce temps-là, ne mordaient guère aux journaux ; le sys- tème des informations rapides n'était pas né, il fal- lait de la bonne volonté pour avaler les articles sé- rieux et lourds. Le roman-feuilleton fut donc un appât tendu aux abonnés, aux femmes surtout ; il est de règle, en journalisme, que, dans la maison, il faut avoir la femme pour soi, si l'on veut que l'abon- nement se renouvelle. Les femmes mordirent au roman-feuilleton, la vogue fut incroyable. On peut dire que, dans ces temps-là, on donnait le roman- feuilleton d'abord, et le journal par-dessus. C'était


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 359

le roman qui était la raison d'être du journal. De là, l'importance considérable du feuilleton, et la réputation si bruyante de Dumas père, d'Eu- gène Sue, de Paul Féval, d'Elie Bertbet et tant d'autres.

Mais, aujourd'hui, les temps sont changés. Le journalisme a pris une extension formidable, grâce à la rapidité des informations, grâce surtout à la fièvre qui s'est déclarée dans le public, fièvre de cu- riosité qui veut tout connaître, et à l'instant même. L'intérêt n'est plus au rez-de-chaussée, mais dans les colonnes mêmes du journal. D'autre part, les in- venteurs du genre, les conteurs de la première heure ont vieilli, et les romanciers nouveaux, ces terribles romanciers naturalistes qui s'oublient dans des des- criptions et des analyses de dix pages, produisent des œuvres qui entrent malaisément dans le cadre des feuilletons. Eux, ne cultivent plus «la suite au pro- chain numéro », cette suspension de l'intérêt sur une péripétie dramatique, qui était au fond toute la science desfeuilletonnistes. Aussileurs romans font- ils la plus piteuse mine, coupés en tranches, défigu- rés, n'ayant plus le balancement de lignes de leur large dessin.

Les lecteurs des journaux en sont donc venus à

mépriser les romans, ou du moins âne pas les lire,

quitte à les retrouver en volumes, s'ils en valent la

peine. La situation est exactement contraire à celle

de jadis : on vend aujourd'hui le journal pour le

journal, et l'on donne un feuilleton par-dessus le

, marché. Il semble, dès lors, qu'il serait plus simple

• de supprimer le feuilleton. Le malheur est qu'il y a

' toujours la question de la femme, chez l'abonné. Il


360 LliS IIOMAISCIIÎIIS NATURALISTES.

fan 1 un feuilleton pour la femme. On le lui donne au petil bonheur, voilà tout. J'ai souvent causé de cela avec des directeurs de journaux, et je leur disais qu'ils avaient bien tort de publier des œuvres lit- téraires très soignées, que la coupe quotidienne rendait presque inintelligibles et qui n'avaient d'ail- leurs qu'un succès très médiocre. A quoi bon s'en- têter, lorsque la formule du roman a changé ? pourquoi vouloir faire entrer dans un cadre inventé par les conteurs, les œuvres des romanciers na- turalistes qui ont besoin d'espace et qui ne sont guère à l'aise que dans une Revue, pouvant met- tre d'un coup deux feuilles d'impression à leur disposition? A cela, les directeurs m'ont toujours répondu qu'ils n'avaient, il est vrai, aucun gain, quand ils publiaient, par exemple, un roman d'Ed- mond de Concourt ou d'Alphonse Daudet ; seulement, cette publication est honorable pour un journal, et lui donne un bon renom littéraire. Il n'y a qu'à s'in- cliner devant un tel argument. Reste la question de savoir si les romanciers naturalistes n'éprouvent pas un tort véritable à laisser dépecer leurs œuvres dans les cases étroites des feuilletons. Pour ma part, je suis d'avis que nous ne devrions donner nos romans qu'à des Revues. Le malheur est qu'il n'y a pas de Revue en France ; seule, la Revue des Deux-Mondes a pu y réussir, et elle est restée en dehors du mouve- ment littéraire actuel.

Si les œuvres des romanciers naturalistes ne sont pas faites pour la publication en feuilletons, il y a toujours des romanciers qui fournissent exclusive- ment le rez-de-chaussée des journaux. Seulement, la littérature n'est plus en question. Nous descen-


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 361

dons dans la fabrication an jour le jour. Les œuvres ne sont plus médiocres, elles sont nulles. Toutefois, une étude sur le roman français ne serait pas com- plète, si l'on ne disait un mot d'une production qui est considérable. Les romanciers feuilletonnistes pullulent ; on les compte par douzaines, et si l'on additionnait le nombre de lignes qu'ils publient cha- que jour, on arriverait à un total stupéfiant. C'est une consommation courante de la part du public, comme la consommation de l'huile ou des pommes de terre. Il faut aux lecteurs une certaine somme d'aventures romanesques matin et soir, et il y a des entrepreneurs de papier imprimé qui se chargent de la fourniture. Cela va le plus souvent sans aucune conséquence de réputation. L'existence d'un grand nombre de romanciers-feuilletonnistes est profondé- ment ignorée. Pourtant, certains arrivent à une vé- ritable popularité ; à force de voir leurs noms au bas des feuilletons, on les retient. Puis, il en est qui exercent une puissance indiscutable sur la foule. D'ailleurs, je vais étudier les différents cas.

Ce qu'il faut dire avant tout, c'est que les créateurs du genre étaient des maîtres, en comparaison de leurs continuateurs. Certes, au point de vue littéraire absolu, la valeur d'Alexandre Dumas père et d'Eugène Sue reste aujourd'hui très discutable. Mais quelle puissance d'invention, quelle verve, quelle haleine héroïque ! Ils ont gaspillé plus de talent qu'il n'en au- rait fallu pour laisser des chefs-d'œuvre, s'ils avaient consenti à produire moins, en s'appuyant sur un style personnel et sur la vérité des observations. Pen- dant plus d'un quart de siècle, ils ont passionné tous les lecteurs français. Aujourd'hui, il est vrai, leurs

il


362 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

œuvres forment un tas, une charretée de vieux bou- quins de plus en plus illisibles, qui finiront dans les greniers, rongés par les rats. On avait songé un mo- ment à publier les œuvres choisies de Dumas père et d'Eugène Sue ; mais on a dû y renoncer, ne sachant quoi prendre au milieu de ce fastras, comprenant que tout devait être également condamné à l'oubli.

Plusieurs contemporains de Dumas père vivent encore. M. Paul Féval, par exemple, a été un des créateurs du roman-feuilleton. Aujourd'hui, il ne produit plus, ou du moins il produit dans une telle solitude, que depuis longtemps mes yeux ne sont pas tombés sur une nouvelle œuvre de lui. Une singulière évolution a eu lieu dans cet esprit hanté des tableaux les plus romanesques : la dévotion l'a pris tout entier, et il tourne à l'illuminisme. Ce n'était pas une intel- ligence commune, il aurait pu certainement écrire des œuvres littéraires. Son bagage est considérable, mais il est bon dès maintenant à vendre à la livre. Je citerai aussi M. Elie Berthet, qui date des beaux jours du feuilleton. Il est bien vieux, bien cassé ; pourtant, il ne s'est point arrêté, chaque année il publie encore trois ou quatre volumes. Je ne parle pas, bien en- tendu, du mérite littéraire de ses œuvres. Ce sont des récits honnêtes, fabriqués consciencieusement sur les meilleurs patrons du genre.

Un des plus célèbres romanciers-feuilletonnisles, parmi ceux qui ont hérité des procédés des maîtres, a été Ponson du Terrail. Celui-là est venu bien après Dumas père et Eugène Sue, en plein second Empire, et il a eu une vogue tout aussi grande que celle de ses aînés. 11 est mort, pendant la guerre, en 1871. C'était un grand travailleur, tel est le plus bel éloge qu'on


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 363

puisse faire de lui. On raconte qu'il menait à la fois quatre ou cinq romans, dont il écrivait les feuilletons au jour le jour. Les Exploits de Rocambole sont restés célèbres. Il avait créé ce personnage de Rocambole, un être universel, tantôt ouvrier, tantôt gentilhom- me, dont les aventures entre ses mains devenaient inépuisables. Moins scrupuleux encore que Dumas père et Eugène Sue, se lançant gaillardement dans toutes les invraisemblances, multipliant les faits ex- traordinaires, ne s'arrêtant pas une seconde aux questions de style, il avait conquis le gros public, au point qu'un roman de lui assurait la fortune d'un journal.

Aujourd'hui, nous n'avons pas un seul romancier- feuilletonniste qui puisse lui être comparé, comme puissance sur la foule. Je ne puis citer que M. Emile Richebourg qui, dernièrement, a eu un très grand succès dans le Petit Journal. Celui-là a pris le lecteur par la sentimentalité. Il est plein de sensiblerie, il met en scène des mères qui aiment leurs enfants, des amoureux qui s'adorent, des héros qui sanglotent et se dévouent à la fin de chaque chapitre. Le public a tellement mordu à ces douceurs, que, pendant un moment, M. Emile Richebourg a fait prime sur la place. Sa collaboration se chiffrait par un nombre énorme d'exemplaires vendus. On m'a affirmé que, lorsqu'il a quitté le Petit Journal, la vente a baissé brusquement de quarante mille exemplaires ; et, quand il y est rentré, avecunnouveau roman, les qua- rante mille acheteurs sont revenus, augmentés de dix mille autres. Certes, ce ne sont pas les romanciers naturalistes qui font monter ainsi la vente des jour- naux. Il est vrai que, lorsque leurs œuvres paraissent


364 LES R0MANC1EUS NATURALISTES.

en volumes, elles s'enlèvent à de gros chiffres, tandis que les romans-feuilletons n'ont, plus tard, qu'un suc- cès assez médiocre en librairie.

Je n'ai pas la prétention de dresser ici une liste plus ou moins exacte des romanciers-feuilletonnistes. Ils sont d'abord trop nombreux ; ensuite il est peu utile de les dénombrer, car il n'y a pas de différences à établir entre eux, tous ont aussi peu de talent, aussi peu d'originalité. Je nommerai pourtant M. du Bois- gobey qui fait plus proprement que les autres, et M. de Montépin, un auteur qui semblait fini depuis longtemps, et qui, sur le tard, a remporté de grands succès, grâce à l'immense publicité du Figaro.


VI


J'ai voulu garder M. Jules Claretie, pour le prendre comme un exemple typique, et pour expliquer com- ment on peut avoir toutes les apparences du talent, en restant un romancier parfaitement médiocre.

M. Claretie est un cas général, dans notre littéra- ture actuelle ; j'irai jusqu'à dire qu'il est un symbole. Il a débuté tout jeune dans le journalisme. Il n'avait pas dix-sept ans, vers 1857, qu'il écrivaillaitdéjà dans les feuilles littéraires de l'époque. Plus tard, on le trouve au Figaro, où il faisait les Échos parisiens. Et, dès lors, il a inondé la place de sa prose, avec une fécondité, une abondance incroyable. Il n'y a pas de journal où il n'ait glissé de la copie, il n'y a pas de genre qu'il n'ait abordé, critique littéraire, critique dramatique, chronique, article politique, correspon- dance, voyage, roman, histoire, théâtre. C'est une


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 365

fontaine dont le robinet est continuellement ouvert ; l'eau coule toujours avec la même aisance, toujours avec la même vitesse. Si l'on additionnait la somme des pages qu'il a déjà écrites, on arriverait à un ba- gage de livres imprimés plus gros que celui de Vol- taire ; et M. Jules Glaretie n'a pas quarante ans ! On dit, par plaisanterie, qu'il est malade, lorsqu'il n'a pas écrit ses cinq cents lignes le matin, avant de dé- jeuner.

Je ne veux pas examiner ici ses livres d'histoire ni ses critiques littéraires et dramatiques. Cela me mè- nerait trop loin. Je ne m'en prendrai qu'au roman- cier. Il a déjà un joli nombre de romans, une douzaine au moins.

Un des premiers, Joseph Burat, fit quelque bruit. C'est l'histoire du fils d'une femme perdue, un gar- çon qui se fait justicier au dénouement. On crut trouver là des qualités de vigueur, la promesse d'un talent qui allait s'affirmer de plus en plus. Quand, plus lard, Madeleine Berlin parut, on espéra un sty- liste ; le livre contenait des pages écrites avec char- me, des descriptions joliment faites, des scènes adroitement menées. Et il en fut ainsi à la publica- tion de chacun de ses romans : les Femmes de proie, les Muscadins, le Beau Solignac, le Train w° 13 ; tous ces livres étaient proprement écrits, avec un véritable souci littéraire, et montraient çà et là des bouts d'ob- servation, des bouts de talent. Pourtant, les volumes s'entassaient, avec une désespérante monotonie. Ils demeuraient tous semblables, ils étaient aussi bons et aussi mauvais les uns que les autres. Et, à mesure que le tas grossissait, il s'en dégageait de plus en plus une insupportable odeur de médiocrité. M. Jules

31.


30C LES ROMANCIERS NATURALISTES.

Claretie promettait toujours, mais ne tenait jamais.

J'ai souvent réfléchi à ce cas. 11 est un des plus navrants qu'on puisse voir. Je répète que l'écrivain a des allures littéraires, qu'il a une bonne tenue de style, qu'il campe un personnage comme un maître, qu'il possède en un mot tous les caractères de sur- face du talent. Et, quand on l'ouvre, il est vide; c'est un fruit qu'un ver a mangé intérieurement et qui s'écrase, dès qu'on le touche. Il a une facilité déplo- rable, une faculté d'assimilation qui lui permet d'être tout ce qu'il veut, sans jamais rien être par lui-mê- me. Sa plume court sur le papier, et ce n'est pas sa personnalité propre qui la conduit, ce sont les per- sonnalités des autres, les souvenirs que malgré lui, par la force de sa propre nature d'imitation, il em- prunte à droite et à gauche. Il vit grâce à l'air am- biant, il prend les idées qui volent et l'effleurent; jamais une idée ne lui sort directement du cerveau. Il a le procédé de ce maître, puis le procédé de cet autre maître, tout cela naïvement, sans qu'il s'en aperçoive, parce qu'il est né pour cela. Il est et res- tera un miroir : chacun de nous peut aller se regar- der en lui et se reconnaître. En un mot, et pour le résumer par une image, il écrit sous la dictée de tous.

Je le comparerai un instant à M. Alphonse Daudet. Je prends ce romancier, parce qu'il est un des plus sensitifs que je connaisse. Par exemple, M. Alphonse Daudet est mis en présence d'un spectacle, d'une scène. Cette scène le frappera vivement, et s'il la raconte un jour, il l'évoquera à la suite de tout un travail de mémoire et d'imagination. Ce sera bien la scène telle qu'il l'aura vue; seulement, il lui donnera


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 367

une vibration particulière, il s'y mettra tout entier avec sa sensation propre, il la rendra vivante de sa vie personnelle. Et, dès lors, cette scène vivra, elle sera trempée de larmes, ou elle éclatera de verve comique ; elle contiendra, entre les lignes du livre, une émotion profonde qui se communiquera aux lec- teurs comme une électricité. Tel est le phénomène de l'originalité chez l'écrivain, de la sensation origi- nale qui fait les œuvres personnelles. Eh bien ! jamais M. Jules Glaretie n'a eu cette sensation, jamais il ne l'aura. C'est cela qui le condamne sans appel à rester médiocre toute sa vie. Il aura beau produire, entasser livre sur livre, se donner même de la peine à soigner lesintrigues et à polir son style, ses romans n'en seront pas moins aussi mort-nés les uns que les autres. C'est un aligneur de prose, ce n'est rien autre chose.

Je viens d'expliquer le grand succès de M. Alphonse Daudet et des autres romanciers naturalistes. Ils sont vivants, ils donnent à leurs livres une vie qui leur est propre. Aussi les lecteurs se prennent-ils de pas- sion, parce qu'ils sentent les pages se dresser devant eux comme des créatures. L'émotion est contagieuse. Quand le livre est mort, le lecteur reste froid. Il faut que l'auteur ait vécu son roman, en faisant sienne chacune des scènes qui s'y trouvent. Sinon, on lit des yeux, le cœur ni l'intelligence ne sont pris. Je ne donne pas d'autre raison à l'indifférence relative du public pour les romans de M. Claretie. Un tra- vailleur comme lui, un écrivain dont le journalisme a rendu le nom célèbre, devrait se vendre à un grand nombre d'éditions, et c'est à peine si ses ouvrages en ont quelques-unes. Il restera comme l'exemple de ce


3G8 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

que devient dans les lettres une grande production, avec le seul vernis du (aient.

Je pourrais citer beaucoup de nos écrivains qin sont dans le cas de M. Jules Glaretie. Mais il suffit de l'avoir étudié comme exemple. Je préfère terminer, en parlant de M. Léon Gladel, dont le cas est abso- lument le cas contraire. M. Léon Gladel a débuté, il y a quinze ans déjà, par un volume : les Martyrs ridicules, qui fut remarqué. Il débarquait alors de sa province, le Quercy, et venait à Paris pour se faire une place au soleil. Plus tard, il lia amitié avec le poète Baudelaire, dont les théories de styliste im- peccable firent sur lui une impression profonde. Dès lors, il se mit à travailler sa prose avec acharne- ment, et selon certains principes absolus. Il fit la chasse au mot exact, ou du moins .au mot qu'il croyait exact ; il pesa chaque expression pendant des journées, fut sans pitié pour les consonnances qui lui déplaisaient, ne toléra pas une seule répé- tition. Je ne parle point des manies auxquelles il obéit de temps à autre : ainsi, un moment, il décréta que les phrases d'un même alinéa ne devaient pas commencer par la même lettre ; un autre moment, il proscrivit les alinéas eux-mêmes, de façon qu'une œuvre de lui allait du commencement à la fin en un seul bloc, sans passer une seule fois à la ligne. Voilà des symptômes qui sont bien graves, chez un écri- vain. Outre que des soucis aussi puérils stérilisent rapidement les facultés créatrices d'un romancier, ils donnent aux œuvres une raideur voulue, une sé- cheresse et une dureté qui glacent. Les œuvres ne sauraient être vivantes, ainsi travaillées par une main entêtée qui oblige les mots à entrer quand


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS 3G9

même dans des cases préparées à l'avance. Il faut plus de génie libre, plus de véritable émotion. Aussi les meilleurs romans de M. Léon Gladel : le Bouscas- sié et la Fête votive de Saint Bartholomée Porte- Glaive, ne sont-ils que des bijoux littéraires très cu- rieusement ouvragés, dont on admire le travail avec plus de surprise que d'intérêt.

Je sais bien pourquoi M. Léon Gladel se donne une peine si rude à polir le style de ses romans. C'est qu'il a la conviction bien arrêtée qu'une œuvre ne vit que par la pureté de la forme. Il a la belle ambi- tion de laisser des œuvres immortelles et il s'efforce de rendre parfaite chaque phrase qu'il écrit. Seule- ment, il y a là une duperie. Il n'est point vrai qu'il suffise d'avoir un style très soigné pour marquer à jamais son passage dans une littérature. La forme au contraire est ce qui change, ce qui passe le plus vite. Il faut, avant tout, pour qu'il vive, qu'un ouvrage soit vivant, et il n'est vivant qu'à la condition d'être vrai, d'être vécu par un auteur original. Pouvons-nous au- jourd'hui juger de laperfeclion du style d'Homère et de Virgile ? Bien difficilement. Et si, dans notre litté- rature nationale, nous prenons nos grands écrivains, Rabelais, Montaigne, Corneille, Molière, Bossuet, Vol- taire, nous devons passer sur beaucoup de leurs phrases que nous comprenons à peine, tellement la langue a changé. Ce que nous sentons le mieux, ce qui nous brûle et nous enthousiasme encore, c'est leur flamme intérieure, c'est ce souffle du gi nie qui sort toujours des pages qu'ils ont écri- tes. Un romancier qui se dit : « Je vais gagner l'im- mortalité à force de purisme », fait donc le plus faux calcul du monde. On gagne l'immortalité, en


370 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

mettant debout des créatures vivantes, en créant un inonde à son image. Quelques phrases plus ou moins boiteuses ne font rien à l'affaire.

En somme, le grand malheurdoM.Léon Cladel est d'être un rhétoricien, un arrangeur de mots. En- fant du Quercy, il a eu l'idée de peindre surtout les paysans au milieu desquels il a grandi. Ce que MM. Erckmann-Chatrian ont fait pour l'Alsace, il le fait pour sa province. Seulement, il y apporte des allures d'épopée. Victor Hugo, avec son style héroï- que, a passé par là. Dans le dernier roman que M . Léon Cladel a publié et qui lui a demandé six ans de travail, l'Homme de la Croix-aux-Bœufs, il a eu, ainsi qu'il l'explique, l'intention de rendre littérairement le langage et les mœurs des paysans du Quercy. Rude besogne et qui ne pouvait aboutir qu'aune œuvre bâtarde. Gela rappelle la façon dont George Sand faisait parler les paysans du Berry. M. Léon Cladel a plus de vigueur, mais il arrive également à un galimatias poétique. Les paysans ne parlent pas ainsi, ni les poètes non plus ; de sorte que cette lan- gue n'est à personne et qu'elle fatigue horriblement le lecteur au bout de dix pages. Il vaudrait beau- coup mieux étudier les paysans et tâcher de nous les montrer franchement tels qu'ils sont, sans rêver de les rendre littéraires et épiques.

Certes, M. Léon Cladel est un écrivain. Je sais de lui de courtes nouvelles qui sont des chefs-d'œuvre de style. Seulement, il n'a pas le sentiment du vrai, il ne voit pas ce qui est ; de là, les broussailles dans lesquelles il se débat, les caprices de style qu'il mon- tre, les efforts bizarres qu'il tente pour attraper le succès. Le public n'est pas encore venu à lui, rebuté


LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS. 371

par les complications de sa forme, ne sentant pas la vérité au fond de ses œuvres. Il est dans une voie détestable qui le conduira à tous les casse-cou, s'il ne s'aperçoit un matin que le mieux est encore d'é- crire ses œuvres en brave homme, qui dit avec bon- homie ce qu'il pense et ce qu'il sent.


VII


Me voilà amené à terminer cette étude du roman français actuel par un rapide examen de la grosse question du style. Il faut dire où nous en sommes, la chose en vaut la peine. A aucune époque, la forme n'a préoccupé davantage nos écrivains. En face des bâcleurs de besogne, tout un groupe de stylistes a grandi. Il semble que la fécondité effroyable des faiseurs de feuilletons et des faiseurs d'articles, que ces charretées de phrases incolores et incorrectes vidées chaque matin sur la tête du public par les tombereaux de la presse, aient poussé les esprits lettrés à une réaction violente. Ils se sont mis à l'é- cart, ils sont devenus des bijoutiers littéraires, ils ont d'autant plus ciselé leur style que les romanciers feuilletonnistes et les journalistes lâchaient davan- tage le leur. Delà, ce souci delà phrase, qui resteraun des caractères de notre littérature contemporaine.

On trouverait encore d'autres causes. Le mouve- ment romantique a été surtout un mouvement de rhétorique. Il s'agissait de donner du sang et de la force à la langue française, dont les siècles classiques avaient fait une matière sèche et claire, dure et cas- sante, d'un emploi impossible en poésie. Justement


372 LES ROMANCIERS NATURALISTES.

le lyrisme naissait, l'amour de la nature deman- dait une notation nouvelle, il fallait un instrument plus riche et plus souple pour exprimer toutes les sensations raffinées que le siècle apportait. On fouillait donc dans l'ancienne langue, on élargis- sait le dictionnaire, on se battait pour des mots. Toute la révolution littéraire de 1830 est là, dans une nouvelle société cherchant un mode nouveau d'expri- mer ses sentiments. Naturellement, au lendemain de cette insurrection de la forme, de cet apport con- sidérable de néologismes et d'archaïsmes, la pensée des écrivains de talent a été de refaire une police de style, de réglementer les phrases conquises, de tirer parti du dictionnaire si largement augmenté. Tout de suite, on devait aller au précieux et à l'exquis. Personne ne se doute, dans le public, de la science et de la patience que certains auteurs dépensent de nos jours. On les lit rapidement, sans soupçonner quels soins ils mettent jusque dans les virgules ; pendant des heures, ils ont discuté chaque mot en les exami- nant au point de vue de l'oreille et de l'œil ; non seulement ils se sont préoccupés de la phrase en grammairiens, mais encore ils lui ont demandé une musique, une couleur, jusqu'à une odeur. Pas une consonnance heureuse ou fâcheuse ne leur a échappé. Ils ont voulu la perfection de la forme, l'absolu, poursuivant les répétitions de mots jusqu'à cent lignes de distance, déclarant la guerre aux lettres elles- mêmes, pour qu'elles ne reviennent pas trop sou- vent dans une page. On en est arrivé à faire de la prose plus difficilement que des vers. D'ailleurs, le cas est tout aussi frappant en poésie. On a raffiné sur les vers d'Hugo, qui sont souvent rocailleux et incor-


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rects. On lui a volé son procédé, en le limant et en le ciselant d'une façon parfaite. Et il est arrivé que des jeunes gens, d'une grande assimilation, font aujour- d'hui les vers merveilleusement ; l'outillage est connu, des ouvriers adroits se sont formés, tout poète intelligent qui débarque de sa province est un maître. Pour la prose, nous allons bientôt assister à une fabrication pareille, faite sur des patrons con- nus.

C'est là le premier écueil du soin extrême que les maîtres donnent au style. Ils créent fatalement des procédés, qui restent excellents tant qu'ils s'en ser- vent, mais qui deviennent intolérables, lorsque des élèves en héritent. Peu importerait encore, le pis est que tout procédé me semble dangereux, même pour celui qui l'invente. Et j'arrive à la grosse question.

En lisant les écrivains des siècles passés, on s'a- perçoit vite qu'il faut faire deux parts dans leurs œuvres, une partie qui est restée humaine, éternelle, et l'autre partie qui a vieilli. Cette partie qui a vieilli est précisément le jargon littéraire de l'époque, un jargon sentimental, amoureux ou simplement poé- tique. Voyez les dialogues d'amour dans Molière, Corneille et Racine ; toutes les belles choses qui se disent là-dedans nous paraissent aujourd'hui prodi- gieusement froides et prétentieuses ; autrefois pour- tant, elles ravissaient les spectateurs, elles devaient avoir sur le public un effet certain, pour que nous les retrouvions identiques dans toutes les œuvres du temps. Au dix-huitième siècle, la mode change, on aime la nature et la vertu ; mais, bon Dieu ! quel pa- thos ! Je déclare qu'il ne m'a jamais été possible de lire sans bâiller la Nouvelle Iléloïse. Le style en est

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devenu insupportable, ce style qui a fait verser tant de larmes et battre tant de cœurs.

Voilà, certes, qui doit nous donner à réfléchir. 11 y a donc un jargon particulier dans chaque période littéraire, que la mode adopte, qui séduit tout le inonde, qui se démode et qui, après avoir fait la for- tune des livres, les condamne justement à l'oubli. Alors, nous devons avoir notre jargon, nous autres aussi. Le malheur est que, si nous voyons nettement celui des époques disparues, nous ne sommes nulle- ment blessés par le nôtre ; au contraire, il doit être notre vice, notre jouissance littéraire, la perversion du goût qui nous chatouille le plus. Souvent, j'ai ( pensé à ces choses, et j'ai été pris d'un petit fris- son, en songeant que certaines phrases qui me plai- sent tant à écrire aujourd'hui, feront certainement sourire dans cent ans.

Le pis est que ma conviction a fini par être que le jargon de notre époque, cette partie du style pure- ment de mode et qui doit vieillir, restera comme un ■des plus monstrueux jargons de la langue française. Et cela peut se prédire d'une façon presque mathéma- tique. Ce qui vieillit surtout, c'est l'image. Dans sa nouveauté, l'image séduit. Puis, quand elle a été em- ployée par deux ou trois générations, elle devient un lieu commun, elle est une guenille, elle est une honte. Voyez Voltaire, avec sa langue sèche, sa phrase nerveuse, sans adjectifs, qui raconte et qui ne peint pas : il demeure éternellement jeune. Voyez Rousseau, qui est notre père, voyez-le avec ses ima- ges, sa rhétorique passionnée : il a des pages insup- portables. Nous voilà donc bien lotis, nous autres qui avons renchéri sur Rousseau et qui doublons la


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littérature de tous les arts, peignant, taillant les phrases comme des marbres, exigeant des mots le parfum des choses. Tout cela nous prend aux nerfs, nous trouvons tout cela exquis, c'est parfait. Seule- ment, que diront nos petits-neveux? Leur façon de sentir aura changé, et je suis convaincu qu'ils reste- ront stupéfaits, en face de certaines de nos œuvres. Presque tout y aura vieilli. Je ne veux nommer per- sonne. Mais je me suis souvent inquiété de savoir ceux d'entre nous pour lesquels la postérité se mon- trera sévère, et je crois que les plus grands seront frappés à la tête.

Trop de jargon, et un jargon d'autant plus fâcheux qu'il est d'une rare perfection de forme : voilà mon opinion sur notre époque littéraire. Ce n'est pas lorsqu'il est en beau style qu'un livre vit ; c'est lors- qu'il est humain, et d'une forme simple et précise dont les lecteurs de toutes les époques peuvent s'ac- commoder. Il faudrait nous débarrasser de nos pro- cédés, ne pas croire surtout qu'on forcera l'immor- talité parce qu'on aura évité les répétitions de mots ou compté les virgules dans une page. Je confesse d'ailleurs volontiers qu'il n'est pas commode d'échap- per à son temps et qu'il est assez difficile de dire, sans crainte de se tromper : Ceci vieillira, ceci ne vieillira pas. Mais je peux toujours dire quel est pour moi le bon écrivain. Une langue est une logique. On écrit bien, lorsqu'on exprime une idée ou une sen- sation par le mot juste. Tout le reste n'est que pom- pons et falbalas. Avoir l'impression forte de ce dont on parle, et rendre cette impression avec la plus grande intensité et la plus grande simplicité, c'est l'art d'écrire tout entier. 11 est déjà bien beau de


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sentir personnellement, d'avoir des sensations à soi ; j'ajoute même que c'est là le don qui fait les maîtres. Seulement, il faut en outre la rencontre exacte de l'expression. Plus elle sera directe, sans ragoût litté- raire, allant droit à la vie, et plus elle sera puissante et éternellement jeune, dans la vibration même de la vérité !

Veut-on savoir le style que je rêve parfois? Je suis trop de mon temps, hélas ! j'ai trop les pieds dans le romantisme pour songer à secouer complètement certaines préoccupations de rhétorique. Nos fils se chargeront de cette besogne. Je garderais donc tous nos raffinements d'écrivains nerveux, les heureuses trouvailles, les épithètes qui peignent, les phrases qui sonnent. Seulement, dans ce style si capricieuse- ment ouvragé, si chargé d'ornements de toutes sor- tes, je voudrais porter la hache, ouvrir des clairières, arriver à une clarté plus large. Moins d'art et plus de solidité. Un retour à la langue si carrée et si nette du dix-septième siècle. Un effort constant pour que l'ex- pression ne dépassât pas la sensation. En un mot, nous sommes des mélodistes, des exécutants très habiles qui jouons des variations ravissantes sur les airs les plus connus. Nous chantons' : Au clair de la lune, en y ajoutant des trilles d'une telle fan- taisie, des points d'orgue si imprévus, qu'on ne reconnaît pas la vieille mélodie et qu'on applaudit à tout rompre. Eh bien ! je désirerais que nous fussions moins brillants et que nous eussions plus de fond. Tout ce régal est un peu enfantin. Ce sont des frian- dises d'art qui, au point de vue humain, ne tirent pas à conséquence. Certes, c'est exquis, c'est compli- qué, ça laissera de jolis bibelots dans notre littéra-


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ture; mais j aimerais mieux que ça laissât des œu- vres fortes.

Les étrangers ne comprennent absolument rien à nos soucis de style. J'en ai causé avec des Anglais et des Allemands ; jamais aucun mouvement semblable n'a eu lieu dans leurs littératures. Les plus grands romanciers anglais, Dickens entre autres, ont écrit au petit bonheur de la langue, sans raffiner sur la ponctuation. Quant aux Allemands, ils disent tout ce qu'ils ont à dire, longuement, et voilà leur style Nous seuls, nous nous sommes mis martel en tête depuis Rousseau, pour tirer des mots une essence d'art particulière. Avec les idées de nos écrivains pu- ristes, pas un de nos classiques ne tient debout : çà et là, une phrase marche encore ; mais les qui et les que prodigués gâtent le reste, les périodes s'em- brouillent comme des écheveaux, les épithètes se présentent mal et n'ont pas de couleur. Et, voyez l'inconséquence, des écrivains du dix-septième siè- cle, le seul que notre génération, si malade d'art parfait, acclame et salue, est justement Saint-Simon, le plus incorrect, mais le plus personnel des pro- sateurs.

L'amour de la personnalité, voilà ce qui nous sau- vera, je l'espère. Quand on établira le bilan de notre âge, il y aura bien du fatras à mettre de côté. Les bagages de vingt et trente volumes se réduiront peut- être à quelques pages. Mais on trouvera, au fond de cette production affolée, une belle activité artisti- que, une poussée superbe de tempéraments puis- sants. Et ceux qui toucheront encore les généra- tions futures seront ceux-là qui auront senti par eux-mêmes et traduit une sensation nouvelle. Quant

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aux autres, à ceux qui profitent avec plus ou moins d'habileté des procédés à la mode, ils sont certains de mourir tout entiers, car ils n'auront que parlé le jargon courant, sans l'animer jamais du souffle vi- vant d'une personnalité.


VIII (1).

Maintenant que le tapage de la querelle soulevée par l'étude qu'on vient de lire s'est apaisé, il me plaît d'en résumer l'histoire et de dire le dernier mot. Voici les faits, brièvement.

Depuis trois ans, j'envoie à une revue russe, le Messager de l'Europe, environ deux feuilles d'impres- sion chaque mois. Ce sont des chroniques, des nou- velles parfois, le plus souvent des études littéraires. Naturellement, je soutiens en Russie les idées que je défends dans le Voltaire ; et je saisis l'occasion pour témoigner toute ma gratitude à ce grand pays, qui a bien voulu m'accueillir et m'adopter, lorsqu'on me fermait les portes et qu'on me traînait dans la boue en France. Donc, quand j'y ai parlé du théâtre, j'ai repris les articles publiés au Bien public et au Vol- taire; quand j'y ai rendu compte des Salons annuels, j'ai recommencé la campagne faite par moi, en 1866, dans Y Événement ; enfin, quand je suis arrivé au ro- man, j'ai d'abord dit toute mon admiration pour Balzac, Stendhal, Gustave Flaubert, Edmond et Jules

(1) Je donne ici, pour complément à mon étude sur les roman- ciers contemporains, l'article que j'écrivis dans le Voltaire, en réponse aux attaques furieuses que cette étude déchaîna contre moi.


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de Concourt, Alphonse Daudet, dans de longues- études ; puis, j'ai examiné, dans un même article, l'ensemble des autres romanciers contemporains, n'ayant pas la prétention de les nommer tous, accor- dant à chacun d'eux une courte note, les jugeant au point de vue où je me suis toujours placé.

Cette dernière étude sur le roman contemporain avait paru à Saini-Pétersbourg le l or septembre 1878. En octobre, un rédacteur de la Bibliothèque universelle et Revue suisse en résuma le sens général, sans en traduire exactement les phrases. Cela était déjà arrivé pour plusieurs autres de mes études pa- rues dans le Messager de l'Europe, et je ne m'arrêtai pas à cette traduction. Le manuscrit m'était revenu, il dormait dans un tiroir avec les autres, attendant que je lui fisse un bout de toilette pour paraître à Paris en volume, lorsque, le 15 décembre, plus de six semaines après la publication de la traduc- tion, un rédacteur du Figaro lança, à la première colonne de la première page, une dénonciation en règle. Il criait : « Au loup !» contre moi, il appelait ses confrères d'une voix désespérée pour me traquer comme une bête malfaisante. L'article m'accusaitde « vilipender », d' « assommer » les gens sous le masque d'une traduction ; et il finissait en m'appe- lant « zingueur ».

Je fus, je l'avoue, un peu surpris de la violence et de l'imprévu de l'attaque. Zingueur était familier. J'ai pu souvent dire de mes confrères qu'ils n'avaient pas de talent, mais je ne les ai jamais appelés zin- gueurs. Le plus étonnant était que le rédacteur me reprochait de « perdre les traditions polies ». Il me sembla un peu dur de rester sous le coup de cette


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dénonciation ; j'ai pris le parti de ne plus répondre directement aux articles et aux lettres, car cela em- brouille tout et ne fait point avancer la vérité d'un pas ; mais le cas était particulier, il fallait aviser. La seule réponse qui me parut logique et courageuse, ce fut, puisqu'on dénonçait l'article, de ne pas at- tendre davantage et de le mettre immédiatement sous les yeux du public. J'offris donc au Figaro de publier mon étude sur le roman contemporain, ce qu'il accepta. Cette étude a paru dans le supplément du journal du 22 décembre.

Pour tout dire, cela me contrariait. Voilà que j'é- tais forcé de donner mon travail tel que je l'avais fait pour la Russie. Je ne me serais pas permis d'y changer une virgule, par bonne foi. Or, il n'est pas un journaliste qui ne sache comment on fait les correspondances. Parfois et tout naturellement, je lâche le style des études que j'envoie au Messager de l'Europe ; cela doit être traduit, il est inutile de chercher des finesses qui se perdraient dans la tra- duction. Plus tard, lorsque je publierai le texte fran- çais, je me propose toujours de refondre certains morceaux, d'enlever les répétitions, les phrases moins bien venues, toutes les bavures d'un premier jet. En- fin, il fallait me montrer en déshabillé.

D'autre part, il est évident que, lorsque j'écris un article pour la Russie, je le conçois un peu autre- ment que si je le concevais pour la France. J'ai là- bas un public particulier, très au courant, il est vrai, de notre littérature, mais qui exige des preu- ves, des faits, que l'on jugerait puérils et même sin- guliers si je les donnais à Paris. Lorsque je parle d'un homme, on me demande son portrait, ses ha-


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bitudes, des anecdotes ; si je m'occupe de la presse, de la librairie* même des mœurs françaises, on veut de la statistique, des chiffres, des chiffres surtout. Et, je le répète, il n'est pas un journaliste qui ne sache cela ; c'est l'a b c du métier.

Ainsi, on me violentait, on m'obligeait à publier mon étude telle que je l'avais écrite pour l'étranger, sans me permettre de la revoir en rien. Cela ne m'aurait pas touché, si les lecteurs avaient bien voulu se mettre au point de vue logique. Mais je me dou- tais qu'on prendrait la question au rebours, comme il est d'usage.

En effet, mon étude a soulevé, paraît-il, un tapage furieux parmi mes confrères. L'exaspération était telle que, du trou où je vis, je ne comprenais pas bien. Qu'avaient-ils donc à se tourmenter de cette façon diabolique ? Je disais ma façon de penser sur quelques-uns, il est vrai, et je me permettais de les discuter ; mais quel homme aurait droit à la fran- chise, si ce n'était moi, avec qui l'on a toujours été brutal ? Je ne croyais pas être sorti de ma bonne te nue littéraire ; je n'avais appelé personne zingueur. Et il a fallu que des amis eussent l'obligeance de m'ou- vrir les yeux, en m'envoyant certains articles. Mon Dieu ! c'était bien simple, on m'accusait tout bonne- ment d'avoir vendu ma plume à mon éditeur, on prétendait que mon étude était une réclame com- merciale. La question littéraire crevait en une ques- tion de boutique. Vraiment, la chute est piteuse, et j'en suis un peu honteux.

Examinons donc cette drôlerie. C'est comique, mais c'est triste. On a oublié de dire que M. Georges Charpentier m'a donné dix inille francs. Maintenant,


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si un éditeur rival m'offrait vingt mille francs, je me tâterais peut-être et je lui ferais un article. 11 ne s'a- git que d'y mettre le prix. Voilà le zingueur qui de- vient un gredin. Joli procédé de critique.

On comprend qu'il ait fallu six grandes semaines pour couver un pareil œuf. Gela a dû naître en dou- ceur dans quelque boutique. On s'y est aperçu, après un minutieux examen, que j'étais favorable aux ro- manciers dont les œuvres sont publiées par M. Geor- ges Charpentier, tandis que je me montrais sévère pour les auteurs d'un autre éditeur, mettons M. X... Les vanités littéraires blessées qui avaient envie de crier ont alors passé la main aux intérêts pécuniaires menacés. C'était l'abomination de la désolation. La maison X... était en péril. J'allais compromettre la vente. Il fallait vite m'avilir un peu, me clouer en- tre les épaules une étiquette de courtier en librairie, pour arrêter ma propagande. Et toute la maison X... s'est lancée à mes trousses. La galerie doit bien rire.

Eh ! oui, j'admire beaucoup Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet, qui ont écrit des livres superbes, dans mes idées ; je ne déteste pas André Theuriet, la seule recrue char- mante qui se soit produite dans le camp adverse. Tous ces romanciers sont chez M. Georges Charpen- tier. Eh bien ! c'est que M. Georges Charpentier a été très intelligent, lorsqu'il a su se les attacher. Vous dites que je lui fais une réclame ; mais je suis en- chanté delà lui faire. Il a eu l'audace de nous grou- per, au moment où les portes se fermaient encore de- vant nous. Je parle surtout pour moi, qui étais repoussé de partout. Vous me forcez à traiter la question boutique, traitons-la. Aujourd'hui, après


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«ne vente très difficile, l'affaire devient bonne. Nous en sommes ravis, d'autant plus ravis que la maison X... en paraît consternée. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que je trouve mes auteurs favoris chez un éditeur qui a pris la peine d'aller les chercher un à un, risquant sa fortune sur leur talent discuté ? Il faut bien qu'ils soient quelque part, et ils sont là, parce que c'est là qu'il y a le plus de liberté et le plus d'intelligence littéraire.

Maintenant, à qui ferez-vous croire que, moi, je sois descendu à ce vilain métier de faiseur d'affaires? Dans mon étude, j'ai donné des chiffres, j'ai indiqué, pour certains romanciers, le nombre des éditions auquel ils ont vendu leurs œuvres ; et c'est de ces chiffres que l'on part pour m'accuser d'avoir fait une concurrence déloyale à l'étranger. Remarquez que les nombres cités par moi sont presque tous énor- mes : des trentaines de mille, des centaines de mille ; deux ou trois fois seulement, j'ai constaté des nom- bres assez bas. On croit rêver. Je me demande si je me trouve en face du comble de la niaiserie ou du comble de la mauvaise foi.

Gomment ! j'aurai dit ce que tout le monde peut ■constater sur la couverture des romans qui sont à l'étalage des libraires, et par cela seul je me serai rendu coupable d'une vilaine action ! J'aurai fait pour la Russie, qui me demande des chiffres, des preuves matérielles, un travail sur le goût du public en France, travail qui se serait sans doute modifié si je l'avais conçu pour une Revue publiée à Paris, et l'on m'imputera ce travail à crime ! On feindra de ne pas voir le point de vue particulier où je me suis placé, on me refusera le droit de prendre la vente en


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librairie comme une marque certaine des transfor- mations qui s'opèrent dans les engouements des lecteurs ! De qui se moque-t-on ? Cette fois, vraiment, on dépasse le but, en voulant me rendre trop ignoble.

Alors, je me serais tenu ce raisonnement, avant de prendre la plume : « Mon confrère un tel vend à douze mille, je vais dire qu'il ne vend qu'à quatre cents ; j'achèverai de le couler, et ses lecteurs vien- dront à moi. » Gela vous casse les bras. Que répon- dre? J'ai déjà quatorze ans de dur travail derrière moi, j'ai gagné à grand'peine le pain que je mange, j'ai grandi dans le respect des lettres et dans l'ambi- tion de laisser une œuvre.

Vous imaginez-vous un honnête garçon qui suit tranquillement son droit chemin, et derrière lequel éclatent tout à coup des cris : « Au loup I au loup ! empoignez-le ! qu'on nous en débarrasse ! » Ce gar- çon, c'est moi. Je suis resté stupide. En vérité, c'est moi qui suis le loup. Mais pourquoi ? Et l'on me dit qu'il s'agit d'assembler un comité pour juger mon cas. Par exemple, c'est là une chose que je voudrais voir. Après m'avoir fait sauter de surprise, on veut donc me faire mourir de rire ?

Les plus doux sont très dédaigneux. Ils m'accusent de ne voir dans la littérature qu'une question de gros sous. Ces gens ont trouvé ça, me voilà un adorateur du succès. Belle trouvaille, et qui fait honneur à la puissance de leur observation et de leur analyse î C'est qu'il ne fait pas bon avoir de mauvaises pen- sées avec eux : ils ont l'œil scrutateur, ils vous per- cent jusqu'à l'âme. Moi, un adorateur du succès î Eh ! j'ai passé ma vie à combattre le succès, vingt fois je l'ai cloué au pilori. Je sais ce qu'il vaut,


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je ne l'ai jamais flatté, je ne l'ai jamais acheté. Tous ceux qui sont tombés avec du talent m'ont trouvé près d'eux pour les défendre. Quand le succès est venu pour moi, je me suis senti plein de trouble ; et souvent j'ai regretté l'heure où j'avais tout à con- quérir. Aujourd'hui, je constate que la grande ma- jorité des lecteurs vient aux romanciers naturalistes. En faisant cela, je tâte le pouls du public, rien de plus. Je ne suis pas glorieux de cette foule, ni pour mes amis ni pour moi. Seulement, on nous a dit que nos livres ennuyaient et dégoûtaient le public. Et je réponds : « Vous voyez bien que non, puisque le pu- blic se met de notre côté ; c'est vous qui avez fini par le fatiguer. »

En somme, je veux leur pardonner. Ces gens ne savent ce qu'ils disent. Ils n'ont qu'une conscience vague de ce que je fais. Ainsi, je les étonnerais beau- coup en leur apprenant que mon étude sur le roman contemporain, qu'ils m'ont forcé à publier séparé- ment, appartient à un ensemble d'études logiquement enchaînées les unes aux autres, et dont les places sont toutes marquées dans un volume. Balzac et Stendhal sont en tête ; puis viennent Gustave Flau- bert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Dau- det. Dès lors, chaque chose s'éclaire et se met en place. Il devient évident que je me bats au nom d'une idée. L'explication de mon attitude est là. Cette attitude est bien franche pourtant, elle devrait sauter aux yeux de tous.

Mais non, ce qui stupéfie ces gens, c'est précisé- ment que je suis un homme de logique, c'est que j'obéisà un tempéramentde critique oùles jugements sur toutes choses se tiennent et s'enchaînent. On ne

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veut pas me comprendre, parce que je reste endehors des banalités, des complaisances, des formules toutes faites de la critique courante. Depuis douze ans que je fais cette besogne, on pourrait croire qu'ils ont com- pris et qu'ils se sont accoutumés. Pas le moins du monde. Chaque fois, c'est le même sursaut, la même exaspération, le même affolement de vanité blessée. La première fois, c'était en 4866, à propos du Salon de peinture; on faillit m'égorger. La seconde fois, c'était au sujet du théâtre ; mes feuilletons du Bien public ameutaient toute la critique autour de moi, avec des haussements d'épaules, des rires et des sifflets. Aujourd'hui, c'est sur les romanciers. Remarquez que, les trois fois, j'ai répété les mêmes choses. Mon outil n'a pas changé. N'importe, l'effet est certain. Les gens se fâchent et m'accusent des intentions les plus malhonnêtes. Ne serait-il pas temps d'être un peu plus raisonnable à mon égard, de s'apercevoir au moins que j'obéis à ma nature, que je ne calcule pas des infamies dans mon coin, que dans la peinture, dans la littérature dramati- que, dans le roman, j'ai mené la même campagne en faveur d'une idée unique ? Voilà l'homme dont on fait un courtier en librairie.

Je sais, d'ailleurs, pourquoi tant de colère : c'est que j'ai dit tout haut ce que bien du monde pen- sait tout bas. Il y a, dans la presse, des habitudes prises à l'égard de certaines personnalités ; elles sont passées à l'état de sympathiques, je veux dire qu'on répète toujours sur elles les mêmes phrases bienveillantes. J'ai risqué la vérité toute nue sur ces personnalités ; de là l'émotion. Si l'on ajoute mon manque de respect pour les positions acquises, ma


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haine de la convention, mon amour de la vie et de l'originalité, on s'expliquera toute cette fureur. Mais il paraît que les romanciers les plus furieux contre moi sont encore ceux dont je n'ai pas parlé.

Un dernier mot sur une légende qui est en train de se former. On me représente comme crevant de vanité. Si je dis la vérité aux autres, c'est que l'or- gueil m'étouffe. Je veux m'asseoir en triomphateur sur les cadavres de tous mes confrères massacrés par moi. Eh bien I voilà encore un trait d'une bonne observation et d'une fine analyse.

Mon orgueil serait de deux natures : ou je serais convaincu, ou je serais habile. Convaincu, hélas ! j'ai trop de sens critique. Je voudrais bien être convaincu que je suis le premier homme du siècle. L'écrivain qui arrive à cette hypertrophie de per- sonnalité, vit dans une sérénité superbe. Il s'adresse des discours devant sa glace, il devient Dieu. Pour mon malheur, je pleure encore de rage sur mes manuscrits, je me traite d'idiot vingt fois par ma- tinée, je ne lance pas un livre sans le croire très inférieur à ses aînés. Il faudrait donc que je fusse habile, que toute ma campagne fût un travail pour me hausser à une situation. Voyons, de bonne foi, est-ce que les habiles se risquent dans les casse-cou de la franchise? Regardez ceux qui arrivent aux récom- penses et aux honneurs, vous comprendrez que j'ai renoncé à tout. Je ne suis rien, pas même bachelier, et je ne suis de rien, pas même de la Société des gens de lettres.


FIN.


TABLE DES MATIERES


Balzac. 3

Stendhal .... 76

Gustave Flaubert 125

Edmond et Jules de Goncolrt 223

Alphonse Daudet 25ô





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