Les artistes de mon temps  

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{{Template}} Les artistes de mon temps (1876) is a book by Charles Blanc. Artists featured include Félix Duban, Delacroix, Deveria, Calamatta, David d'Angers, Duret, Dupré, Corot, Gavarni and Grandville.

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Full text of "Les artistes de mon temps"

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LES ARTISTES


MON TEMPS


TYPOGRAPHIE FIRMIN-PIDOT. — MESNIL (EURE).


LES ARTISTES


DE


MON TEMPS


M. CHARLES BLANC

DE l'académie FKANÇAISE ET DE l'académie DES BEAUX-ARTS



PARIS

LIBEAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET C'^

IMPRIMEURS DE L'iNSTITUT, RUE JACOB, 56

1876


ITER


Tous les artistes, architectes, peintres, sculpteurs, gra- veurs, qui figurent dans les études dont se compose le présent livre, je les ai connus et pratiqués; tous, dis-je, à l'exception d'un seul, Augustin Dupré, le graveur en médailles. Celui-là est mort lorsque j'étais encore trop jeune pour soupçonner que je regretterais un jour de ne l'avoir point vu. Pour les autres, ce que je dis touchant leur vie, leurs pensées, leur manière d'être et de sentir, je le tiens d'eux-mêmes. Aussi voulais-je d'abord intituler ce livre : Mémoires sur les Artistes de mon temps, parce qu'il est tout plein, en effet, de souvenirs personnels; mais j'ai réfléchi que ce titre, d'après l'idée qu'on se fait des mémoires, n'annoncerait pas au lecteur ce qu'il trouvera dans mon ouvrage : une galerie de portraits, peints d'après nature, chacun sur un fond qui laisse entrevoir les personnages et les faits de l'histoire environnante.

L'exposition universelle de ^867 nous a donné l'occa-


— ^'j — sion de connaître à la fois, sinon tous les artistes, au moins toutes les écoles de l'Europe, et c'est pourquoi j'ai pensé que le lecteur ne me saurait pas mauvais gré d'annexer à mon livre le compte rendu de cette exposition fameuse.

Si nous attachons tant de prix aux Vies des peintres de Vasari, c'est que l'illustre biographe est toujours plus ou moins mêlé aux événements qu'il raconte et qu'il a été ou l'ami, ou le rival, ou l'adversaire de presque tous ceux dont il parle si naïvement et si bien.

Pour mon compte, n'ayant pas moi-même pratiqué les arts qui font l'objet de ces études, j'ai en compensation l'avantage d'être un écrivain parfaitement désintéressé, et de n'avoir jamais eu de partialité que pour les sentiments généreux et les belles choses.


FELIX DUBAN

1797 — 1870


Depuis quelque vingt ans, Félix Duban était connu de ce qu'on appelle, un peu emphatiquement, tout Paris. Lorsqu'il passait sur le quai Voltaire, se rendant à l'Ecole des beaux- arts ou à l'Institut, ceux mêmes qui ne le connaissaient pas personnellement étaient tentés de le saluer, parce qu'ils se sentaient en présence d'un homme supérieur. Il était ou pa- raissait d'une taille avantageuse et il avait en lui quelque chose qui imposait. Son nez aquilin annonçait le commande- ment. Ses traits altérés par la maladie ou par le chagrin respi- raient la noblesse, la droiture et la dignité; sa chevelure longue, léonine, tombant au hasard sur son front et sur ses tempes, contribuait à lui donner un grand air négligé et ra- vagé, celui d'un homme sensible, mais fier.

J'imagine que les physionomistes les plus exercés auraient eu bien de la peine à deviner quelle était la profession de Duban. Son œil couvert, son regard doux et profond, souvent distrait, indiquaient une âme contemplative et méditative, un esprit hésitant et un peu rêveur. On l'eût pris pour un


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philosophe spéculatif, peut-être pour un ancien ministre dé- goûté de la politique, peut-être aussi pour un écrivain rare, dans le goiit de Chateaubriand ou d'Obermann; mais il eût été bien difficile, je crois, de supposer que Duban était archi- tecte.

La vérité est qu'il apporta dans l'architecture une dose de poésie qui aurait pu rompre l'équilibre, absolument néces- saire, en ce grand art, entre le sentiment et la raison; mais cette haute faculté qui ne se concilie pas toujours avec un bon sens ferme et clair, qualité première du constructeur, elle n'a rien que d'excellent quand on regarde les dessins de Duban dont l'exposition a eu lieu tout récemment à l'Ecole des beaux- arts (1). Là peut se donner carrière l'imagination de l'artiste ; là il peut construire les monuments qu'il a rêvés, éclairer des portiques de son invention, restituer des édifices vrai- semblables, et se donner à lui-même le spectacle intime de son génie.

La suite de ces admirables dessins est à elle seule une bio- graphie du maître. Elle commence à son premier envoi de Rome, le portique du Panthéon, qui date de 1825, et elle finit au projet du monument élevé à la mémoire d'Ingres, dans l'Ecole des beaux-arts; elle embrasse donc une période de quarante-cinq années. Dès le principe se révèlent les ten- dances du jeune architecte. Les dessins faits à Pompéi, la restauration du portique d'Octavie et les études de diverses maisons de plaisance aux environs de Kome, trahissent déjà un homme d'un goût fin, un artiste préoccupé de la décoration intérieure , un peintre.

Oui, un peintre, et c'est la première impression qu'on éprouve en parcourant du regard les vues et les compositions de Duban. Jamais encore, que nous sachions, les monuments

(1) Cette notice fut publiée dans le Temjis, au commencement d'avril 1872.


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antiques n'avaient été étudiés, dessinés, rendus avec une fidé- lité aussi merveilleuse, dans tous les accidents de leurs ruines, dans toutes les nuances de leur coloration, de façon à faire re- connaître jusqu'à la qualité des matériaux rongés par le temps ou qui ont résisté à son action, jusqu'à la nature des terrains soulevés autour des soubassements, jusqu'aux moindres dé- tails propres à éclairer l'architecte dans son projet de resti- tution, et à procurer au spectateur la connaissance parfaite de l'édifice. Si la photographie pouvait saisir les couleurs comme elle reproduit les formes et les reliefs, elle ne serait pas plus précise, ni d'une expression plus juste, ni d'une vé- rité plus frappante. Mais, que dis-je? il y a quelque chose de plus vrai encore que la réalité même, dans ce qui se passe au fond de cette chambre obscure qui est l'âme d'un grand ar- tiste.

A l'époque où Duban eut le prix de Rome, c'est-à-dire en 1823 , la Grèce était encore fermée et personne ne la visitait. Les grands modèles de l'architecture grecque qui existaient en Sicile et dans l'Italie méridionale n'avaient pas été explo- rés ou l'avaient été fort peu et assez mal. On se souvenait à peine des ouvrages publiés au dix-huitième siècle, en France par Leroy, en Angleterre par Stuart et Revett, et les voyages que Huyot venait de faire dans le Levant, à la recherche des monuments antiques , n'avaient pas encore porté leurs fruits. Quant aux pensionnaires de l'Académie, à Rome, ils n'étaient guère remontés, dans leurs études, au-delà des monuments romains du siècle d'Auguste, lorsque M. Henri Labrouste, qui avait eu le prix en 1824, entreprit la restauration du tem- ple de Pœstum et en fit l'objet d'un travail plus sérieux, plus approfondi que celui de ses devanciers. Il fut le premier à re- connaître les traces d'une polychromie extérieure, et il les accusa franchement dans son dessin d'envoi, qui causa un grand émoi à l'Institut. De Pœstum, M. Henri Labrouste se


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rendit en Sicile, avec son camarade M. Duc, qui avait eu le prix en 1825, et qui commençait à ouvrir les yeux.

Ce voyage fut pour eux une seconde éducation. L'architec- ture dorique, importée en Sicile par les colonies grecques, leur apparut dans la majesté de ses ruines colossales. Ils visi- tèrent Ségeste, Sélinonte, Agrigente, Syracuse, et ils com- prirent toutes les altérations qu'avait subies cet art impo- sant et mâle, dont la grandeur tenait plus encore à l'esprit du peuple qui l'avait inventé qu'aux dimensions gigantesques des colonnes, des atlantes et des murs. Ils comprirent com- bien cet art avait été affaibli, dénaturé, méconnu par les Ro- mains de l'Empire, et en mesurant ces débris immenses et vénérables, couchés dans la poussière, en les redressant par la pensée, en les restituant par l'étude, ils en dégagèrent les vrais principes de l'architecture antique, aussi sûrement qu'ils l'eussent foit à Athènes devant les Propylées.

De retour à Rome, ils firent part à Duban de leurs décou- vertes, lui parlèrent avec admiration de ce qu'avait été l'art grec avant Ictinus, avant Phidias, et lui communiquèrent leur enthousiasme pour le génie des précurseurs.

Mais Duban, par son tempérament, par son caractère, n'é- tait pas ce qu'on pourrait appeler un dorien. Son esprit était plutôt façonné dans le moule ionique. Il était né pour avoir un talent riche, orné et fleuri. Après qu'il eut dessiné les mo- numents romains anciens et modernes, tels que le temple de Tivoli, les arcs du Forum, les Loges du Vatican, ses premiers pas le portèrent à Pompéi, et c'est là qu'il reçut le baptême de son génie. Pompeia était une petite colonie fondée par des Grecs venus de l'Asie Mineure, et l'art dont ils y avaient ap- porté le germe était un art intime, voluptueux et délicat, un art asiatique.

Cet art, qui s'était développé au fond d'un golfe délicieux, avait fait de Pompeia une ville de plaisance dont l'architec-


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ture présentait des proportions élégantes, des profils recher- chés, et dont les maisons étaient décorées de fines peintures. Tout y était ordonné pour le plaisir des yeux ; tout s'y trouvait ménagé pour les effets de la lumière. Au centre de l'habita- tion, une cour intérieure, entourée de portiques, laissait en- trer la pluie et le jour. La pluie était recueillie dans un bassin de marbre. Les surfaces de l'atrium étaient peintes; les pave- ments se dessinaient en mosaïque. Il régnait dans ces petits cloîtres de la fraîcheur, du luxe, une lumière rompue et mys- térieuse.

L'impression que firent sur Duban ses études à Pompéi fut vive et profonde ; elle ne s'effaça plus. Il reconnut pour ainsi dire, dans ces ruines, une architecture selon son esprit, selon son cœur. Et de fait, il avait naturellement en lui de grandes affinités avec le génie pompéien. Il était né pour la décora- tion, en prenant ce mot dans sa signification la plus haute. Il devait apporter dans l'architecture l'art d'éclairer les inté- rieurs, l'art de tout construire en collaboration avec la lu- mière, de tout achever par la couleur.

C'est surtout dans ses lavis que ce double sentiment se ré- vèle. Voici, par exemple, un tombeau étrusque. Duban le des- sine en peintre ; l'effet de jour qui vient animer cette chambre mortuaire est ce qui frappe tout d'abord. Le rayon tombe sur une patère oubliée là depuis plus de deux mille ans. Des mau- solées d'un style féroce sont accusés seulement par des reflets. Une idole immobile, au sourire éginétique, reçoit la lueur pâle que lui renvoient les marbres tumulaires. Sur la muraille sont peintes de grandes figures d'une barbare élégance. Ce sont des corybantes avinés, dansant et poursuivant des prê- tresses qui sont coiffées d'un serre-tête et jouent de la double ftûte. Rien de plus saisissant que ces images de saltation et de frénésie, contrastant avec la muette magnificence d'une chambre sépulcrale. Mais ce qui est surprenant et nouveau.


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c'est la perfection du coloris, c'est la vérité rare avec laquelle sont reproduits ces tons entiers et violents dont la crudité n'a pas été altérée par les siècles.

Il y a de quoi faire l'admiration de tous les architectes et de quoi étonner bien des peintres dans les aquarelles de Du- ban. Le dessin en est d'une pureté qui n'a d'égale que la finesse du coloris et l'exquise délicatesse de la touche. Il est , dans son oeuvre , des vues microscopiques de peintures pom- péiennes , dont les motifs sont rendus librement dans des pro- portions infiniment petites. Sur un papier grand comme la main, le pinceau a redit tous les tons avec une précision, une justesse, une harmonie telles que si la décoration an- tique ne ressemblait point à l'imitation que l'architecte en a faite, ce serait l'antique qui aurait tort.

Tantôt des figurines, doucement maniérées, se détachent sur un champ noir ; tantôt c'est un fond jaune bouton d'or, un peu fané par le temps, ou bien un fond rouge — de ce beau rouge qu'on dirait venu de la Chine, — sur lequel s'enlèvent des animaux chimériques ou naturels, des griffons, des cygnes, des écrevisses, des fleurons d'une ténuité incroyable, et ces mille ornements qui, par la répétition ou l'alternance, devien- nent significatifs, bien qu'ils soient formés d'images insigni- fiantes, par exemple de ronds, d'ovales, de losanges, de dis- ques inscrits dans un carré, de postes, de rinceaux, servant parfois d'encadrements à un sujet grandiose, comme la Flore du musée de Naples.

Une chose tout à fait remarquable dans la suite des dessins de Duban, c'est la part inattendue et considérable que s'y est faite l'imagination. Il en est deux, \Arno et le Tihre^ qui sont ainsi nommés parce que l'artiste s'est proposé d'y réunir tous les traits qui caractérisent le génie de l'architecture florentine et l'esprit de l'architecture romaine.

Dans l'un, on voit, sur les bords de l'Arno, à gauche, les


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principaux monuments de Florence, la coupole de Brunel- leschi , le campanile de Giotto , le Palais- Vieux avec sa tour, la colonne des Strozzi, Santa Maria Novella, et des chapelles à reposoir, avec des rideaux aux portes, et des maisons avec des stores aux fenêtres ; à droite , le Pont-Couvert des mar- chands, et, au-delà du fleuve, le couvent de San-Miniato , sur la colline.

Dans l'autre dessin, sont étagées et accumulées , au bord du Tibre, des constructions robustes. Ce sont des temples qui se touchent, des palais corinthiens, des arcs de triomphe formant têtes de ponts, des basiliques, des galeries, des arcades sans fin, le tout hérissé de statues, coupé de jardins, mêlé de mai- sons patriciennes, garnies de loges et couvertes en plate-forme. Il va sans dire que chacun de ces monuments est dessiné avec une précision irréprochable, avec une fidélité telle qu'on le croirait estampé sur nature, et pourtant cette agglomération d'architectures n'est qu'un rêve. De même que Raphaël, pei- gnant V Ecole cV Athènes^ suppose rassemblés dans un même palais, dans un même instant, tous les philosophes de l'anti- quité grecque et les fait tous contemporains de par son génie, de même l'architecte représente ici un groupement imaginaire des plus fameux édifices de Rome, des plus beaux monuments de Florence, et compose ainsi avec des éléments puisés dans la seule vérité, un admirable mensonge de l'art. Il nous donne l'essence du génie des grandes cités qu'arrosent l'Arno et le Tibre.

Dégager l'idéal du réel, c'est bien là le travail de l'artiste, et qu'est-ce que l'idéal dans l'art, si ce n'est l'essence du vrai? Avec le même goût , la même délicatesse de choix et dans le même esprit d'épuration, Duban restitue par la pensée une villa antique à Baïa, mais le mot restitution n'est pas ici le vrai mot : c'est divination qu'il faut dire. Tout ce qu'a pu in- venter le luxe des vainqueurs du monde, tout ce qu'a pu se


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procurer l'opulence d'un Crassus ou d'un Lucullus, est là, réuni au bord de la mer Tyrrliénienne , sous le plus beau ciel. La construction est imaginée pour faire valoir les richesses d'une décoration inépuisable. Sur le premier plan s'élèvent en manière de propylées, de hautes arcades superposées, dont les piliers sont revêtus d'ornements dans le goût de Pompéi. Ces arcades laissent voir les eaux du golfe qui baignent des jardins ombreux, le palais du maître et, plus loin, les maisons des serviteurs avec des toitures aux imbrications sculptées et peintes. Les motifs pompéiens se retrouvent sur l'intrados des arcs, sur les piédroits, sur les tympans. Aux entablements sont suspendus des vases précieux; le pavement se compartit en marbres de couleur. Des piédestaux portent des lions et des taureaux de bronze, et un grand siège courbe, en por- phyre, est ménagé à la conversation d'un poëte et d'un mu- sicien. Tout ce dessin merveilleux, plein de soleil et d'ombre, vous donne à la fois la sensation de la fraîcheur dans un cli- mat chaud, et le sentiment d'une volupté poétique à laquelle ont concouru tous les arts. '

Il semble que Duban ait autrefois vécu parmi les Romains ou parmi les Grecs établis en Italie, vers le temps où floris- sait Horace, tant il y a de vraisemblance dans les évocations qu'il sait faire de la civilisation antique, particulièrement au siècle d'Auguste. D'un pinceau magique, il ressuscite non- seulement l'architecture de l'époque impériale, mais la vie romaine dans ce qu'elle avait de plus somptueux et quelque- fois de plus intime. Sur des plans de son invention, il élève des bâtiments magnifiques , disposés de façon à ménager de grandes ombres , soit que de vastes pleins annoncent la vie intérieure, la vie murée qui se défend contre la curiosité et contre la chaleur, soit que de larges ouvertures fassent péné- trer le regard dans le cavœdium, ou bien dans une galerie su- périeure et à jour, toute couverte de fresques, tout ornée de


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statues. Sur les murs qu'entourent les portiques sont peintes (les allusions aux travaux d'Hercule et aux histoires des grands dieux. Un aedicule de l'ordre le plus riche contient les divinités domestiques, la statue d'Isis rapportée du fond de l'Egypte, des armes de prix, des urnes, des icônes. Aux faces de l'architrave sont accrochés de grands médaillons en forme de boucliers, représentant les images en haut relief des ancêtres illustres ou des patriciens vénérés. Ingres aurait, je crois, envié cette manière de reproduire, en leur style héroï- que et superbe, les médailles dont s'est inspiré Duban pour rehausser les boucliers votifs qui sont dessinés dans plusieurs de ses compositions architectoniques.

Lorsqu'il travaillait à ces beaux dessins, Duban était re- venu de Rome à Paris; mais il était encore inoccupé. C'était en 1833. Il avait alors trente-six ans. Le ministre de l'inté- rieur, M. Thiers, averti par deux hommes à qui était due toute créance, Paul Delaroche et M. Vitet, jeta les yeux sur Du- ban et résolut de lui confier quelque noble entreprise. Ce fut même à l'intention de Duban que l'on prit une mesure com- mandée par l'équité et par le bien de l'Etat. Il fut décidé que, pour faire place aux jeunes artistes sans emploi, les architectes du gouvernement, chargés de plusieurs édifices, seraient te- nus d'opter. M. Debret, qui justement avait épousé la sœur aînée de Duban et qui avait été son professeur, conduisait alors, entre autres grands travaux, la restauration de l'église Saint-Denis et la construction de l'Ecole des beaux-arts. Il opta pour Saint-Denis, et Duban fut nommé architecte de l'Ecole. — Il en conserva toujours à Paul Delaroche une grande recon- naissance, et il mit du coeur à dessiner le gracieux tombeau de madame Delaroche-Vernet, morte si belle et si jeune.

Pvien ne pouvait lui échoir qui fût mieux approprié à ses talents et à ses goûts. Il s'agissait d'un travail compliqué qui demandait un génie souple, capable de se plier aux destina-


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tions diverses d'un monument où devaient trouver place des ateliers pour l'étude du modèle , pour l'enseignement de l'ana- tomie, de l'arcliitecture et des autres arts, des chambres d'as- semblée pour les professeurs, des loges pour les concurrents au prix de Rome, une bibliothèque, un cabinet de médailles, un musée où seraient rangés les anciens morceaux de récep- tion, de larges espaces pour l'exposition des moulages d'après l'antique, une salle pour le jugement des concours, une autre pour les ouvrages couronnés , un grand salon pour les envois de Rome, un hémicycle enfin pour la distribution des prix.

Ajoutons que dans le vaste local, autrefois occupé par le Musée des monuments français, Lenoir avait réuni quelques échantillons de l'architecture française au temps de Louis XII et de François P"", le portail du château d'Anet, plusieurs frag- ments du château de Gaillon, et qu'il y avait à ménager bien des raccords délicats entre ces ruines élégantes qu'on voulait conserver pieusement, et les bâtiments neufs qu'on devait construire.

Dans la solution de tous ces problèmes , Duban fit preuve d'un goiit exquis. Le choix du style lui était, pour ainsi dire, imposé par les circonstances environnantes et par les travaux que Debret avait commencés. Il éleva ses nouveaux bâtiments dans le style de la Renaissance italienne, mais avec un sen- timent plus vif de l'esprit de l'antiquité, car la Renaissance n'avait été qu'un retour au style romain du siècle d'Auguste, style bien éloigné de la pureté grecque. Les colonnes chaus- sées de plinthes, hissées sur des piédestaux, engagées dans les piédroits, les arcades percées dans les entrecolonnements, en d'autres termes, l'accouplement de deux systèmes de cons- truction aussi étrangers l'un à l'autre que l'arc et la plate- bande, enfin la superposition des ordres, comme on l'avait pratiquée au théâtre de Marcellus , tout cela peut être criti- qué en principe, mais l'application qu'en fit Duban à l'Ecole


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des beaux-arts fut si mesurée, si discrète, si distinguée, c'est le mot, que depuis le soubassement jusqu'à Fattique, la fa- çade du bâtiment principal se développe à souhait pour le plaisir des yeux.

On ne peut la voir, cette façade , sans vouloir pénétrer dans l'intérieur.

Tout y respire d'abord une heureuse tranquillité : le vesti-


Vv/^v^



Tombeau de W^" Delaroche-Vernet. ( Commimiqué par M" Duban.)

bule est habité par les dieux mutilés du Parthénon. Les esca- liers ouverts dans une cage dont les murs sont finement dé- corés, ont un air de dignité qui impose, grâce à leurs pro- portions bien trouvées, sans inutile ampleur. Le jour tempéré qui les éclaire, le repos qu'offrent les paliers, la coloration du mur, tout y fait pressentir l'étude et le recueillement. Au der- nier degré , on se trouve dans une loge semblable à celle de la cour Saint-Damase, au Vatican, et l'architecte a eu l'ingé- nieuse idée de faire reproduire par les élèves d'Ligres les fres- ques de Raphaël, dans les petites voûtes en arc de cloître qui couvrent la loge.


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L'art de mettre à profit toutes les difficultés que présen- taient les anciennes constructions, les restes du couvent des Petits-Augustins, leur cloitre, leur église, l'art de convertir toute nécessité en beauté (qui est l'art suprême de l'archi- tecte) , il se révèle à chaque pas que fait le visiteur dans l'E- cole. En appliquant ici un mot qui appartient à la peinture, je dirai que le clair-obscur de cet édifice est admirable.

On arrive à l'ancien cloître par des corridors à demi-soui- bres. Un petit jardin monastique ombragé par un seul mûrier, reçoit une lumière vive. Les arcades servent d'encadrement à des statues antiques, choisies de petite proportion pour ne pas obstruer le vide. La cavalerie de Phidias court le long de la frise intérieure. Les piédroits et les parois sont colorés d'or- nements pompéiens; et dans le fond du jardin, sur une muraille haute, brille une faïence émaillée, représentant la GaJatée de Raphaël.

Que si le spectateur se retourne, il voit s'ouvrir devant lui un passage conduisant à un large escalier, orné de statues et tranquillement éclairé d'un jour d'en haut, mais d'un demi- jour mystérieux, et ces degrés le conduisent dans la grande salle de Melpomène, également éclairée par un toit de verre et se terminant à d'autres escaliers où n'arrivent que des re- flets, produisant des pénombres. Ainsi, dans les conceptions de Duban, le génie de l'architecture marche toujours accom- pagné d'une certaine poésie, qui est la poésie de la lumière, et tout son édifice est comme une suite de tableaux, tantôt calmes et doux, tantôt brillants et animés, tantôt nuancés de mélancolie.

Il est impossible de ne pas sentir, en tout ce qu'a fait Du- ban, une âme délicate, fiK-ilement émue, parfois un peu fémi- nine, mais qui était capable aussi, par instants, de s'élever aux accents les plus mâles. Nous avons vu, par exemple, dans la suite de ses dessins une aquarelle de quelques centimètres, qui


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est de la plus fière beauté, et qui, dans sa petitesse, est toute pleine de grandeur. Elle représente la Cella cVun temjile a Neptune.

L'artiste s'est supposé placé derrière la statue du dieu. Cette statue de bronze, assise, colossale et rigide, est tournée vers la porte du temple, qui ouvre sur la mer. Le dieu con- temple son empire. On voit s'étendre au loin cette mer calme, brillante comme un tapis de lumière et sillonnée par des bar- ques à voile. Le trône de Neptune est orné de coquillages et de scarabées aquatiques. Des dauphins bondissent dans les tympans du fronton intérieur; le soubassement du pronaos plonge dans l'eau du rivage. Les marins ont déposé sur les babuts du temple, en matière d^ ex-voto, des armes, des ancres, des patères, des chapelles en miniature, des avirons, des proues. La cella n'est éclairée que par la porte , et la statue du dieu, vue de dos, son trident à la main, se détache sur les clartés du fond et n'en est que plus imposante. Il n'est pas de peintre qui ne fût jaloux d'avoir fait un tableau aussi grandiose, d'avoir inventé une oeuvre aussi forte, aussi homérique.

Cette réunion singulière des délicatesses féminines avec une virilité lacédémonienne, elle s'accuse non.-seulement dans les ouvrages de Duban, mais dans sa vie privée, dans ses let- tres à ses amis, lettres fines et brèves, chefs-d'œuvre de grâce et de laconisme.

Les artistes n'écrivent pas toujours bien, ni toujours en un français correct ; mais il est rare que leurs lettres n'aient pas de l'originalité, de la saveur, du trait. Les billets de Duban, — car il n'écrivait guère que des billets, — sont, au premier chef, d'un lettré. Dans ses allusions aux auteurs classiques, son style est toujours d'une latinité pure, parfois recherchée. Il écrit à un ami dont l'élection l'intéresse : « Il faut nous voir et concerter un plan de campagne, plus sûr que celui de


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Crimée, et enlever cette Sébastopol par des parallèles savan- tes. »

Il envoie au même im de ces ravissants dessins que nous avons vus et il accompagne son envoi de ce billet : a Dans les bêtises du genre de celle-ci , c'est l'intention seule qu'il faut juger. On veut faire mieux qu'à l'ordinaire, on fait plus mal; il faut en prendre son parti. Je me suis livré à un excès de verdure qu'excuse mal la date de cette lettre. C'est un dessin de printemps tracé (ptir trojjpo lo redrai) dans l'hiver de ton vieux et sincère ami , Félix Duban. »

Celui qui écrivait ainsi ne prodiguait pas son amitié ; mais il la donnait tout entière à ceux qu'il avait choisis, et rien ne pouvait l'altérer, pas même ce sentiment d'émulation qui de- vient si aisément de la rivalité. En apprenant que son ami Duc avait eu le grand prix de cent mille francs, il lui exprime sa joie dans une lettre, qui, cette fois, n'est point laconique : a Cher ami, j'arrive seulement hier soir de ma campagne so- litaire où ne pénétrait aucun bruit de la ville, et j'entends encore, par une lecture rapide des journaux, l'écho des accla- mations enthousiastes qui ont célébré ton légitime triomphe. C'est un grand honneur pour toi et aussi pour l'architecture qui a repris, grâce à toi, son vrai rang dans l'esprit du public et des artistes. Jouis de ce triomphe sans précédent, jouis-en pleinement et crois que tes amis, les vieux surtout, en jouis- sent comme d'une unique et éclatante justice.

(( Je pensais cette nuit aux illusions de Ronciglione. — Les voilà dépassées et nos rêves de jeunesse les plus ambi- tieux n'atteignaient pas à une telle hauteur !

« Je songeais aussi que si j'eusse pu prévoir, alors que je décorais le vieux Louvre, que ses voûtes dussent, quelques années plus tard, résonner des acclamations d'une foule en- thousiaste et ravie, célébrant le succès d'un éminent ami, de notre architecte en-fin^ j'aurais trouvé des inspirations moins


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indignes de lui. Mais, cher ami, chacun suit sa voie et trace son sillon selon ses forces... J'ai fait ce que j'ai pu dans ma carrière d'artiste et je me console de mon humble rang, en songeant que nos doctrines communes ont soutenu les faibles et ont ouvert pour les forts une voie on désormais il sera dif- ficile de les suivre. Sois heureux enfin, et heureux sans le moindre nuage à ton brillant horizon... Adieu, cher vain- queur. ))

Quelquefois Duban écrit en italien, et il manie alors l'ita- lien du bon temps, l'italien toscan de Vasari, comme il ma- niait le latin d'Horace. Il n'est pas jusqu'aux inscriptions qu'il copie ou qu'il feint de copier sur les ruines de Pompéi ou ailleurs, qui ne témoignent d'une éducation très-soignée. On lit sur les murs d'un triclinium dessiné par lui : Hîc inno- centis 'pocula Leshii duces suh mnhra; et cette autre, à l'a- dresse de deux amants : Bum loqidmuv^ fugerit œtas. La re- présentation d'un délicieux intérieur motive l'inscription : Hic nescia fallere vita.

La plupart de ces épigraphes sont transcrites par Duban d'une écriture cursive et penchée, parfaitement imitée de l'antique, avec des élisions et des superpositions de lettres finales. A côté de la porte d'une maison de Pompeia, la mai- son de Pansa, nous lisons : Duodecim Deos et Dianani etJo- vem optimum maximum liabeat iratos qidsquis Jiicmhtxerit... Au moyen de ces inscriptions qui sont gravées sur la muraille d'un clou acéré ou bien tracées au charbon, Duban ramène la vraisemblance de la vie dans les rues désertes de la cité antique. Les boutiques sont ouvertes, celles du boulanger, du fruitier, du fromager, casearia; mais les habitants font la sieste, car c'est le moment où une chaleur volcanique brûle le pavé. On aperçoit cependant à une des rares fenêtres de la ville deux femmes qui profitent du silence et de la solitude pour faire signe à l'unique passant de la rue, qui est le spectateur.


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Les illusions de Ronciglione^ dont il est question dans la lettre citée plus haut, ont donné lieu à de bien beaux dessins de Duban et se rapportent à l'histoire de sa jeunesse.

Lorsqu'il eut fini à Rome son temps de pensionnaire, il entreprit avec deux de ses camarades, Duc et Yaudoyer, un petit voyage en Toscane, un voyage comme on les faisait alors (1827), moitié à pied, moitié en voiturin. Je laisse à penser la vie que firent nos trois compagnons, avec les diffé- rences de leurs caractères, rachetées par un commun amour du grand art, par une égale curiosité du beau.

Vingt fois ils avaient disputé ensemble avec cette chaleur, cette vivacité que les jeunes gens apportent dans leurs dé- bats, surtout quand ils sont une pure gymnastique de l'es- prit. Arrivés à Ronciglione, petite ville des Etats de l'Eglise, ils s'arrêtèrent à une auberge et bientôt, animés par le vin d'Orvieto, ils recommencèrent une de leurs éternelles dispu- tes sur le passé et sur l'avenir de leur art. Duc entrevoyait des horizons magnifiques; il pressentait une rénovation de l'architecture, et il s'abandonnait aux illusions du bel âge. Vaudoyer, homme de sens critique et de sens pratique, gau- lois spirituel et avisé, pour n'être pas d'ailleurs du même avis que son ami Duc, Yaudoyer se raillait de lui et traitait de chimères ses aspirations. Il prévoyait qu'à la poésie du rêve succéderait la prose des réalités, et qu'il faudrait bientôt des- cendre du portique d'Octavie au mur mitoyen. Duban était juge des coups; mais il inclinait vers le poëte. Toute la scène était restée dans la mémoire des trois amis. Ils s'en souve- naient, ils en parlaient encore trente ans après, lorsque Du- ban, par un mouvement de tendresse, imagina deux compo- sitions dans le goût antique, deux dessins admirables qu'il serait impossible de comprendre si l'on ne savait ce que nous venons de dire. L'un représente un exèdre encadré de feuil- lage, tel qu'on peut se le figurer quand on y suppose des phi-


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Les illusions de Ronciglione. (Communiqué par M. Vaudoj'er fils.)


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losoplies grecs se disputant par la parole le monde des idées; ■^— celui-là était destiné à M. Duc — l'autre nous montre une chambre décorée de pilastres, que séparent des panneaux couverts de peintures héroïques. Au milieu de la chambre, s'élève un beau vase sur lequel est peinte l'agape remémorée, avec cette inscription : Bondylionenses illusiones^ et la dédi- cace : Amico Vaudoyer^ ne sit immemor.

La destinée a voulu que Félix Duban n'eût aucun monu- ment à construire de son chef, et que sa vie fût employée tout entière à l'achèvement d'édifices commencés par d'au- tres, à des restaurations, à des travaux décoratifs. Même l'Ecole des beaux-arts, qui a été son plus grand ouvrage, 'avait été commencée avant qu'il en devînt l'architecte. Mais, du moins, est-il certain que la fortune, en restreignant son rôle d'artiste, l'a contraint. Ta condamné à montrer dans tout leur lustre quelques-unes des qualités supérieures de son esprit, peut-être même les meilleures. Je veux parler de la compréhension des différents styles d'architecture, de la fa- culté qu'il eut d'entrer plus avant que personne dans Fart de ses devanciers, dans leurs sentiments intimes, dans leurs pensées.

Cette pénétration subtile se fit bien voir lorsqu'il restaura la Sainte-Chapelle de Paris, le château de Blois, la façade du vieux Louvre, du côté de la rivière, et la galerie d'Apollon qui était à refaire entièrement depuis l'incendie de 1661.

11 faut entendre les gens de l'art parler de ces travaux et de la force d'intuition nécessaire pour les mener à bien, et de l'assimilation extraordinaire que Duban y apporta. Il n'y avait pas encore eu dans notre école d'exemple aussi frappant d'une telle restitution ou, pour dire mieux, d'une telle évo- cation du passé. Jamais encore on n'avait poussé à ce point l'art de remonter l'histoire de façon à faire revivre, non- seulement dans leurs détails, mais dans leur essence, et


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selon l'esprit qui les avait conçus, les monuments détruits ou dégradés sur lesquels devait s'opérer le miracle d'une écla- tante résurrection.

Et même, sans être du métier, il est impossible, pour peu que l'on ne soit pas indifférent ou étranger à ce grand art de l'architecture, le plus grand de tous, il est impossible de n'ê- tre pas ébloui à la vue du château de Blois, rendu à la vie et à sa première splendeur, par un artiste qui l'avait trouvé dans le plus triste état de délabrement et d'abandon. Quand on visite maintenant ce château magiquement restauré , avec son magnifique escalier à jour et en avant-corps, dont le noyau est tout brodé d'arabesques, et dont la balustrade se décore de salamandres enflammées; quand on regarde ces balcons historiés , ces fenêtres à doubles croix , ces élégantes lucarnes, surmontées de frontons à niches et de pinacles, et ces grandes salles aux pavements en carreaux de terre émaillée, semés de fleurs de lis, aux murs chaudement cou- verts de tentures, aux lambris et aux solives couverts de peintures, et les chiffres qui brillent sur champ d'or au man- teau des cheminées, et les croisées aux larges ébrasements, et les petits escaliers et les portes dérobées par où descendi- rent, par où passèrent les assassins du Balafré, on ne peut pas ne pas admirer la très-rare faculté par laquelle , se repor- tant au seizième siècle, l'artiste s'est replacé au sein des ha- bitudes, des idées, des mœurs et du luxe qui caractérisaient la Renaissance française, au point d'enchérir encore sur les délicatesses de la construction et de la décoration originales.

Tous ces travaux, patiemment médités, finement conduits et menés à leur perfection dernière, on peut les apprécier et les suivre dans les dessins de Duban , dans ses élévations où ne manque aucune nuance de l'appareil, aucun détail de moulure ou de sculpture, dans ses coupes où l'on entrevoit les voûtes niellées d'or, les caissons réchampis de vives couleurs,


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les panneaux garnis de toiles peintes , et toutes les opulences d'une ornementation abondante avec mesure et toujours ex- quise.

Mais ces facultés divinatrices, elles se retrouvent au même degré dans les autres restaurations de Duban, soit qu'il tra- vaille à remettre en lumière le gothique français, du treizième siècle, soit qu'il fasse renaître de ses cendres la galerie d'A- pollon, avec l'ampleur, la pompe et l'emphatique richesse du style Louis XIV, et la ravissante loge dite de Charles IX, soit qu'il réinvente la façade du Louvre, construite par Henri IV , avec ses frontons , ses niches , ses frises , ses hauts et bas-reliefs , et ses portes ouvragées.

L'on n'est point d'accord sur la polychromie extérieure des édifices, et pour notre compte, cette polychromie nous paraît contraire aux principes et nous répugne ; mais la polychromie intérieure n'a rien qui ne soit avoué par l'esthétique la plus sévère. Celle-là, personne peut-être ne l'a maniée avec plus de noblesse, plus de goût, plus de bonheur que Félix Duban. Je n'en veux pour preuves que la grande salle centrale du château de Dampierre, où devaient être encastrées les peintu- res d'Ingres, V Age d'or et V Age de fer ^ le grand salon du Louvre, dit Salon carré — lequel n'est cependant pas sans reproche et présente quelques défauts inattendus dans les saillies pesantes et les raccourcis des sculptures modelées par Simart, — enfin la salle des sept cheminées, au Louvre.

Rien de plus aimable, de plus gracieux et aussi de plus fier que le sofifite de cette salle des sept cheminées, décoré de Vic- toires superbes, discrètement sculptées en relief par Duret, et revêtues de couleurs unies, aux insensibles nuances.

Mais ce qu'il ne faut pas moins admirer, c'est la suite des compositions, si ingénieuses, dessinées au crayon pour l'or- nement de la même salle. Duban y a symbolisé les arts et les sciences par des attributs supérieurement bien groupés au-


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tour d'une colonne ou d'un trépied ou d'une stèle. Des figures de nymphes dansantes, des animaux héraldiques, les cigo- gnes et les paons de Junon, la chouette de Pallas Athéné, des fruits et des fleurs, des candélabres, des chaises curules, des marteaux, des équerres, des trophées, des lyres, des vases et des bassins d'un grand goût, des masques du plus haut style, tous ces emblèmes sont arrangés avec une suprême grâce, jetés avec un apparent désordre ou disposés avec une pondé- ration qui satisfait la pensée et enchante le regard.

Il est donc vrai que Duban fut un décorateur de premier ordre, peut-être même un décorateur incomparable, et cette qualité a été chez lui si brillante, et de plus elle a eu tant de fois l'occasion de briller, qu'elle a pu éclipser en lui les facul- tés de l'architecte, si rarement appelées à se produire dans une œuvre tout d'une pièce. Quand on songe aux grands tra- vaux qui auraient dû échoir à Duban et dont il fut privé, soit par la fortune, soit par le sentiment de légitime orgueil qui lui fit envoyer sa démission d'architecte du Louvre à un ministre assez mal avisé pour lui donner des leçons, le crayon à la main, l'on s'explique le chagrin qui le minait depuis vingt ans, et la maladie qui avait altéré sa belle figure, et la tristesse qu'il nourrissait dans l'âme et qui le conduisit au tombeau, quand vint s'y ajouter la plus cruelle de toutes les douleurs, celle de voir la France envahie, humiliée, vaincue. Ce fut pendant le siège de Paris que Duban mourut, à Bor- deaux, le 8 octobre 1870, âgé de soixante-treize ans. Il s'é- teignit dans les bras de sa femme et de sa fille unique Féli- cie, dont les noms sont écrits avec amour sur ses dessins les plus précieux. Un an plus tard, on lui fit à Paris des funé- railles dignes de sa renommée. Là, dans un discours prononcé par un de ses élèves, M. César Daly, fut dite une vérité qui achèvera de caractériser le maître éminent que nous avons perdu : (( Son vrai monument, son œuvre de gloire, hélas! ce


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n'est pas à la lumière du soleil, sur les places de nos villes et dans nos campagnes qu'il faut les clierclier, Messieurs, c'est dans l'âme de la génération vivante des architectes. Combien sont-ils aujourd'hui qui peuvent dire qu'ils ne doivent rien, absolument rien, aux enseignements et aux exemples de Du- ban? Amis, si vous cherchez un monument de son génie, re- gardez dans vos âmes. »

C'est, en effet, par l'autorité de ses conseils, par l'influence de ses idées attiques et de son caractère Spartiate que Duban joua un si grand rôle parmi ses confrères. Cet ascendant lui survivra en partie, grâce à ses nombreux élèves qui sont tous distingués. Mais dans son œuvre personnelle, je veux dire dans les édifices qu'il a fini de bâtir ou qu'il a restaurés, il restera des exemples d'un goût parfait et des modèles d'un art qui, je crois, le particularise, et qui consiste à concevoir l'architecture avec le génie d'un peintre, en y ménageant la poésie du clair-obscur et les grâces de la couleur. C'est sur- tout par allusion aux ouvrages de Duban que nous pouvons dire :• L'architecture, dans son acception la plus noble, n'est pas tant une construction que l'on décore, qu'une décoration qui se construit.


EUGENE DELACROIX

1798 — 1863


Trois mois environ avant la mort d'Eugène Delacroix, nous le rencontrâmes dans les galeries du Palais-Royal, sur les dix heures du soir, Paul Clienavard et moi. C'était au sortir d'un grand dîner où l'on avait agité des questions d'art, et la con- versation s'était prolongée entre nous deux sur le même su- jet, avec cette vivacité, cette chaleur que l'on met surtout aux discussions inutiles. Nous en étions à la couleur, et je di- ,sais : « Pour moi, les grands coloristes sont ceux qui ne font pas le ton local, » et j'allais développer mon thème, lorsque nous aperçûmes Eugène Delacroix dans la galerie de la Ro- tonde. Il vint à nous en s'écriant : (( Je suis sûr qu'ils parlent peinture ! — En effet, lui dis-je, j'étais sur le point de soute- nir une proposition qui n'est pas, je crois, un paradoxe, et dont vous êtes en tout cas meilleur juge que personne : je di- sais que les grands coloristes ne font pas le ton local, et avec vous je n'ai pas besoin sans doute d'aller plus loin. » Eugène Delacroix fit deux pas en arrière, selon son habitude, et cli- gnant les yeux : ce Cela est parfaitement vrai, dit-il; voilà un


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ton , par exemple (il montrait du doigt le ton gris et sale du pavé) ; eh bien, si l'on disait à Paul Véronèse : peignez-moi une belle femme blonde, dont la chair soit de ce ton-là, il la peindrait, et la femme serait une belle blonde dans son ta- bleau. )) Et Delacroix se mit aussitôt à exposer sa théorie, non-seulement comme un artiste qui possédait à fond les lois de la couleur, mais comme un homme d'esprit qu'il était.

Les deux peintres avaient évoqué les souvenirs de leur jeu- nesse et les anciennes querelles que notre froide indifférence a laissées peu à peu s'éteindre : l'un et l'autre, ils avaient parlé d'or, Chenavard tenant pour le style , Delacroix s'irri- tant contre ce mot que, dans sa colère, il confondait avec le ponsif académique et qu'il regardait comme une sorte d'ennemi personnel... mais on finit par s'entendre : on se réconcilia sur le terrain de Michel-Ange que Delacroix admirait passionné- ment, et, après une légère déviation, l'on convint que ceux- là seuls étaient dignes de ne pas mourir, qui avaient un style. Il aurait fallu ajouter, ce me semble : qui avaient du style. Au surplus, tout ce qui fut dit ce soir-là entre nos deux artistes touchant la peinture et les choses environnantes aurait mérité d'être consigné par écrit à l'instant même. Il est des causeurs que la police secrète des sociétés choisies devrait faire suivre d'un sténographe.

Hélas ! cette nocturne promenade , qui nous conduisit jus- qu'à une heure du matin , fut notre dernière rencontre avec Eugène Delacroix. Cravaté jusqu'au menton , il se défendait contre la fraîcheur de la nuit 5 mais quoique le siège de sa ma- ladie fut le larynx et qu'il eût une extrême frayeur de parler en plein air, il n'avait pu s'empêcher cette fois de se donner carrière. Sa parole avait été brillante , colorée , un peu sacca- dée, pleine d'imprévu, pleine de feu. En lui serrant la main, nous étions loin de soupçonner que nous ne le verrions plus. La nature, dans son aveugle puissance, ne fait acception de


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personne. Elle traite ceux qui l'aiment et la comprennent tout comme ceux qui l'ignorent; elle est aussi ingénieuse à mettre au jour l'imbécillité, qu'à détruire le génie.

La vie d'Eugène Delacroix avait été une longue fièvre, et presque sans intermittences. Il était né le 26 avril 1709, à Char enton- Saint-Maurice, et depuis sa naissance il avait tou- jours été chétif, nerveux à l'excès. L'on peut même dire que son existence maladive n'avait été soutenue que par l'énergie de ses facultés cérébrales. Sa personne, au surplus, présentait cet étrange contraste d'une crinière de lion sur un corps ma- lingre. Son père avait été de la Convention , et il y avait joué un rôle plus administratif que politique ; sous le Directoire , il fut ministre des affaires étrangères et il eut pour successeur Tal- leyrand. C'était une âme fortement trempée, généreuse, en- tliousiaste et désintéressée, cela va sans dire; aucun de ces bommes-là ne pensait à l'argent. Il sortit donc pauvre des fonctions publiques, et au temps de l'Empire il accepta suc- cessivement la préfecture de Marseille et celle de Bordeaux. C'est à Bordeaux qu'Eugène Delacroix passa son enfance. Il reçut au collège l'éducation classique, alors un peu négli- gée; mais il quitta les bancs avant l'âge, sans avoir entière- ment terminé ses études , ayant toutefois une teinture de latin suffisante pour vivre avec des lettrés. Il était encore mineur, quand son père mourut sans laisser la moindre fortune. Le dé- mon de la peinture commençait à s'agiter en lui, et il lui fal- lut vaincre les vives résistances de son conseil de famille pour avoir la permission de ne pas être clerc de notaire. Recueilli par une sœur qui était mariée à Paris, et qui, plus âgée que lui, pouvait lui servir de mère, il avait obtenu la jouissance d'un galetas qu'il transformait secrètement en atelier. Heu- reusement pour lui, il sut mettre dans ses intérêts, malgré sa soeur, un de leurs parents, Riésener, peintre, élève de Da- vid. Riésener, le père de celui que nous connaissons tous,


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et le fils du fameux ébéniste de ce nom, était un homme du monde, à l'esprit ouvert. Il avait été un Incroyable du Direc- toire, une cadeneite des plus distinguées. Lui peintre, il trouvait absurdes les préjugés de sa famille contre la peinture. Il se porta fort pour son jeune cousin, et, n'ayant pas d'élèves chez lui, il le lit entrer dans l'école de Guérin.

Chose remarquable, il n'y avait alors que trois professeurs célèbres : Guérin, Jean-Baptiste Regnault, et Gros, qui avait succédé à David, réfugié à Bruxelles et proscrit. Or ce fut justement chez Guérin , un classique raffiné , un ultra , que se trouvèrent réunis tous ceux qui devaient révolutionner la pein- ture : Champmartin, Géricault , Eugène Delacroix, Ary Schef- fer. Un jour, à propos d'une biographie de Géricault que nous devions écrire , Delacroix nous raconta ce qu'était l'atelier de Guérin, atelier amusant, travaillé par les idées nouvelles, mais beaucoup moins tapageur que celui de Gros. Champmar- tin y tenait le haut bout; il était le fort en tlihne^ et toute l'ambition de ses camarades était de s'égaler à lui... Géricault lui-même était plus jaloux de l'approbation de Champmartin que de celle du maître. Ary Scheffer jouait le rôle du philosophe ; il cherchait à diriger le moral de l'atelier, il pérorait souvent, et il le faisait avec un accent hollandais, qu'il avait, dans sa jeunesse, très-prononcé. Quant à Delacroix, ses sympathies l'entraînaient vers Géricault. Celui-ci, chassé par M. Guérin pour une mauvaise charge d'atelier, — un seau d'eau destiné à Champmartin et tombé par erreur sur la tète du maître — s'é- tait retiré chez lui et se préparait à peindre le Naufrage de la Méduse. Delacroix l'allait voir fréquemment, et toujours au contact d'un artiste aussi robuste, ayssi fier, il s'enflammait, s'exaltait ; il sentait remuer son propre génie. Tandis que Gé- ricault, morigéné par Scheffer, tournait et retournait de cent manières sa composition, se préoccupant avec naïveté de l'o- pinion qu'en aurait Champmartin , lui Delacroix , dans le ga-


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letas que sa sœur lui avait cédé , il méditait un grand tableau, la Barque du Dante.

Dante et Virgile, conduits par Plilégias sur le fleuve qui entoure la cité infernale , traversent la foule des damnés qui se cramponnent à la barque avec l'énergie du désespoir. Tel est le tableau , et en un temps où toutes les données de la grande peinture étaient puisées dans une mythologie de marbre, c'é- tait déjà une nouveauté qu'un sujet tiré de Y Enfer. Une figure antique devait y paraître, celle de Virgile, mais vue à travers le prisme de la poésie moderne. Ici, en effet, ce n'est plus le poëte timide, ingénu et un peu rustique, que nous avons vu dans le tableau de M. Ingres, récitant V Enéide h Auguste et à la mère de Marcellus ; c'est un héros que la mort a transfi- guré et qui, dépouillant sa physionomie terrestre, ne conserve au séjour des immortels que la sérénité fière du génie. Tan- dis que le Florentin , glacé d'épouvante , regarde ces nageurs qui des dents et des ongles s'accrochent à la barque et vont être replongés au fond de l'abîme, Virgile, calme et grave, montre un visage que les passions de la vie ne peuvent plus altérer. Il est enveloppé dans une draperie d'un rouge profond et sombre, écho de l'incendie qui dévore les rivages éloignés. Cette draperie, soulevée par le vent de l'Erèbe, prête à la figure entière un mouvement qui la met en harmonie avec celles du poëte effrayé, du nautonnier penché sur sa rame, et des malheureux qui se tordent pour échapper à l'éternel sup- plice. Car le peintre , pénétré de l'esprit du poëme et emporté par son propre enthousiasme, a représenté le paroxysme de la vie jusque dans le séjour des morts. Il a galvanisé des ca- davres qui se tourmentent en efforts surhumains et développent des membres convulsés. Sauf le Dante , dont le masque est conforme à la tradition, et dont le costume florentin présente heureusement des lignes simples et grandes, tous les person- nages sont dessinés d'inspiration , avec une sorte de vraisem-


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blance idéale qui n'est pas fournie par l'imitation de la nature, mais qui en est un souvenir frappant et violent. Il convenait ici d'oublier les accents d'une réalité trop palpable et trop connue , qui eût ramené le spectateur sur la terre , et de laisser l'imagination triompher dans le royaume des ombres. Mais une cliose admirable et absolument inattendue alors, c'était la ter- rible harmonie de couleurs qui recouvrait la composition et la faisait vibrer comme un drame, ou plutôt cette harmonie lu- gubre était le fond même de la tragédie. Une sorte de lyrisme se trouvait exprimé dans la seule qualité des tons , qui s'exal- tent par leur hostilité, se rapprochent par l'-analogie des con- traires, et qui, en se heurtant, se réconcihent. Toute une poésie nouvelle venait de naître dans cette école française qui avait été jusque-là si peu coloriste, si peu jalouse des ressources matérielles de la peinture. Et cependant, l'expression ainsi obtenue par Delacroix s'adressait à l'âme autant qu'aux yeux. Ce n'était pas seulement une beauté optique, c'était une beauté émouvante et de l'ordre le plus élevé, qui était produite par ces colorations superbes. En ce premier ouvrage le jeune ar- tiste s'était révélé à lui-même son génie. Déjà il connaissait ou il avait deviné les secrets d'un art qu'il devait porter, comme nous le verrons plus loin, à un degré de perfection inconnu avant lui : l'orchestration des couleurs.

Son tableau fini , Delacroix devait y mettre un cadre sous peine de n'être pas admis à l'examen des juges; mais acheter un cadre de cette dimension était pour lui en ce moment une dépense impossible ; en commander un, c'était contracter une dette dont la seule idée lui faisait horreur. Dans la maison se trouvait un charpentier qui avait paru s'intéresser à lui. Ce brave homme fit présent au jeune peintre de quatre lattes de bois blanc. Celui-ci n'eut besoin que d'un peu de colle de pois- son pour passer sur ces lattes une couche sur laquelle il ta- misa une sorte de poudre jaune qui lui parut faire un joli


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sahlé. Aillai eiiibordiiré, le tableau fut envoyé au Louvre... Quelle fièvre doit s'emparer d'un pauvre artiste lorsqu'il attend cet arrêt suprême ! que d'angoisses, et comment ne pas perdre tout sommeil quand on songe que la vie entière dépend d'un oui ou d'un non légèrement tombé de la bouclie de quelques hommes distraits, blasés, fatigués, ahuris par plusieurs cen- taines de tableaux qu'ils ont dû examiner dans une séance !... Enfin le Salon s'ouvre, Delacroix se précipite, parcourt essouf- fié toute la galerie, cherche des yeux son cadre et , ne le voyant pas, s'assied sur un banc, le désespoir dans l'âme. Ce fut un aff'reux quart d'heure... Cependant un gardien du Louvre, qui connaissait Delacroix, l'aborde en souriant et lui dit : « Vous devez être content, j'espère? — Content? et de quoi? d'être refusé? — Vous n'avez donc pas vu votre tableau dans le Sa- lon carré, avec un cadre magnifique que M. le baron Gros y a fait mettre par l'administration, carie vôtre, voyez-vous , était arrivé en morceaux ? » La Barque du Dante était en effet à une place d'honneur ! Delacroix n'en pouvait croire ses yeux. Et cette gloire , il la devait à un homme qui avait toute son admiration, au peintre de Jaffa et d'Ahouktr^ à celui que Gé- ricault regardait comme le plus grand maître de l'école fran- çaise ! Jamais âme d'artiste ne reçut une plus forte secousse. Il faut se représenter quel émoi dut produire un pareil ta- bleau, apparaissant au milieu d'une école en décadence et qu'a- vait abandonnée le sentiment de la vie. David était vieux, exilé, et dans sa retraite il conduisait la main de Rouget. Pru- dhon était mourant ; ]\L Ingres vivait obscur en Italie et, en attendant sa gloire, il réformait à l'écart et à sa manière la réforme de son maître. Girodet en était aux fiideurs de son Pijgmalion; le baron Gérard, fatigué, trahi par le pinceau, ne conservait plus que les qualités d'un esprit supérieur, la con- ception des grandes ordonnances ; le baron Gros, vaillant en- core , soutenait seul l'honneur d'une école qu'il avait rajeunie


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en y faisant pénétrer la clialeiir du sang qui bouillait dans ses veines. Aussi fut-il le premier à reconnaître Eugène Dela- croix , à le vanter généreusement et sans arrière-pensée. Peut- être, il faut le dire aussi, le prenait-il pour un simple exagé- rateur de ses propres tendances.

Par un sentiment qui l'honore, un classique plus attardé s'associa de bon cœur au succès d'Eugène Delacroix, et ce fut lui, le baron Gérard, qui inspira M. Thiers, quand le jeune écrivain, novice lui-même, porta sur la Barque du Dajite cq jugement remarquable :

(( Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l'avenir d'un grand peintre que celui de M. Delacroix représentant le Dante et Virgile aux enfers. C'est là surtout qu'on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ra- mène les espérances un peu découragées par le mérite *trop modéré de tout le reste. Le Dante et Virgile conduits par Ca- ron traversent le fleuve infernal et fendent avec peine la foule qui se presse autour de la barque pour y pénétrer. Le Dante , supposé vivant, a l'horrible teinte des lieux. Virgile, couronné d'un sombre laurier, a les couleurs de la mort. Les malheu- reux condamnés à désirer éternellement la rive opposée, s'at- tachent à la barque. L'un la saisit en vain, et, renversé par son mouvement trop rapide , est replongé dans les eaux ; un autre l'embrasse et repousse avec les pieds ceux qui veulent l'aborder comme lui; deux autres serrent avec les dents ce bois qui leur échappe. Il y a là l'égoïsme et le désespoir de l'enfer. Dans ce sujet, si voisin de l'exagération, on trouve cependant une sévérité de goût et une convenance locale qui relèvent le dessin, auquel des juges sévères, mais peu avisés ici, pour- raient reprocher de manquer de noblesse. Le pinceau est large et ferme; la couleur vigoureuse quoique un peu crue... L'au- teur jette ses figures, les groupe, les plie à volonté, avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne


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sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l'aspect de ce tableau : j'y retrouve cette puissance sauvage , ardente , mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement'. » Il va sans dire qu'Eugène Delacroix était profondément tou- ché de ces marques de sympathie, surtout de l'approbation voulue et bruyante que le baron Gros avait donnée à ses dé- buts. Au sortir du Salon, il courut rendre visite à cet admira- teur qu'il avait rencontré d'une manière si imprévue dans l'école même de David. Gros demeurait alors rue de F Ancienne- Comédie, vis-à-vis du café Procope. Delacroix sonne à sa porte, ému et tremblant : c'est Gros lui-môme qui vient ou- vrir, la palette au pouce, a Je viens , monsieur, vous remer- cier... balbutiait Delacroix. — Me remercier de quoi ? — D'a- voir fait mettre un cadre à mon tableau. — Ah ! c'est vous, jeune homme , qui avez peint.%. ce bateau? — Oui, monsieur. — Eh bien, vous avez fait là un chef-d'œuvre, et probable- ment sans le savoir, car vous êtes trop jeune pour comprendre le mérite et la portée de votre ouvrage : c'est du Rubens ré- formé... mais vous ne savez pas dessiner, mon ami, vous bou- sillez, il faut venir chez nous ; on vous apprendra à châtier un peu vos contours, à modeler vrai, à voir juste... )) Delacroix s'inclinait et, sans répondre, il parcourait du regard cet ate- lier vénérable 011 resplendissaient la, Peste deJaJfa^ le Champ de Bataille d'.Eijlau^ le Combat d'Ahoiikir. Ces tableaux, achetés et payés depuis longtemps à Gros par Napoléon, lui avaient été renvoyés par le gouvernement de la Restauration qui ne pouvait souffrir de telles images et ne voulait pas voir l'Empire en peinture. Gros avait du recueillir chez lui et répa- rer de son mieux ces glorieuses toiles qu'on lui avait rendues en assez mauvais état, déclouées à la hâte, piétinées, roulées et malmenées. S'apercevant que Delacroix les dévorait des

1 Salon de 1822. Taris, 1822.


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yeux , Gros lui dit brusquement : J'ai à sortir ; si vous voulez regarder à votre aise toutes ces choses, demeurez ici le temps qu'il vous plaira ; vous n'aurez, en vous retirant , qu'à remettre la clef au concierge. »

Resté seul dans l'atelier de Gros , Delacroix se croyait dans le Saint des saints. Il touchait avec respect la palette, les brosses du peintre ; il était tout entier au sentiment moderne de cette peinture chaleureuse et remuée. Il admirait les beaux ims de laPesfe, ces tons cadavéreux si énergiquement osés, €es têtes de désespérés et de mourants touchées avec tant de volonté, tant de fierté, et cette exécution enfin toujours vi- vante, même dans la représentation de la mort... Trois heures «e passèrent ainsi à regarder, à songer, Eugène Delacroix nous a raconté un jour combien il fut frappé des peintures de Gros, jusque dans le détail des uniformes, des chapeaux, des' cravates et des gants. « Lui seul , disait-il , a su coiffer nos gé- néraux et les habiller sans mannequin. On voit bien qu'il a «uivi les régiments, qu'il a vécu à l'armée. » Cependant, Gros rentra dans son atelier vers les quatre heures du soir et ne fut pas peu surpris d'y retrouver Delacroix : (( Mon jeune ami, lui dit-il, voilà trois heures que vous regardez mes ta- bleaux ; on ne leur fit jamais un pareil honneur... Venez chez nous , croyez-moi , nous vous apprendrons à dessiner, et vous étonnerez l'école. »

Tels furent les commencements d'Eugène Delacroix. Une jeunesse ardente s'était levée, qui avait besoin d'un chef; elle le reconnut en lui, le salua son maître et lui confia le drapeau. Justement Géricault se mourait. D'ailleurs Géricault était trop sage et même trop académique en un sens , malgré son apparente audace. Au début de toutes les révolutions , c'est la violence qui désigne les candidats.

Géricault mourut le 18 janvier 1824, et Delacroix apprit

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cette mort comme il peignait, dans le Massacre de Scio^ la fi- gure de l'enfant qui prend le sein de sa mère. Cette mort lui enlevait l'ami de sa pensée, le soutien de sa jeunesse; elle re- jetait sur lui désormais la responsabilité du mouvement ro- mantique, elle le laissait à peu près seul, en proie aux tem- pêtes, oui aux tempêtes ; car l'élite de la nation se passionnait en ce temps-là jusqu'à la fureur pour les choses de l'esprit. On se disputait avec un noble acharnement sur l'art de bien dire et de bien peindre. Amèrement découragé par la mort de Géricault , Eugène Delacroix fut quelque temps avant de se remettre à l'oeuvre. Mais ses convictions étaient profondes, entières, intrépides, et il n'était pas homme à reculer, même devant le danger du ridicule. Le Massacre de Scio avait été conçu par lui sous l'influence de la Peste de Jaffa^ qui l'avait si fortement impressionné. Il n'en fut que plus hardi à peindre tout ce qu'il y avait d'horrible dans un spectacle qui devait exprimer son indignation et soulever celle des autres. Il n'é- tait pas, du reste, une âme généreuse qui ne s'émût au récit des malheurs qui accablaient la Grèce opprimée, ensanglantée, et Delacroix était l'écho du sentiment public quand il peignit ce massacre dont les affreux détails remplissaient alors tous les journaux. Il le fit sans ménagement, avec les accents de la colère. Cependant l'incendie, les monceaux de cadavres, l'ex- termination ne sont pas en montre sur le devant du tableau. Le peintre a rejeté au loin le carnage qui, entrevu et deviné , n'en est que plus terrible. Tout près du spectateur, il n'a re- présenté que la désolation. Ici , un nourrisson se traîne sur la poitrine de sa mère morte; là une jeune femme s'appuie en pleurant sur un moribond. Plus loin se dresse une image du fatalisme oriental, personnifié par un palikare immobile, rési- gné au couteau. Deux amants s'embrassent en attendant qu'on les égorge, et au premier plan, une vieille matrone, au teint livide, une beauté en ruine, affaissée sur le sable, les yeux


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hagards, les bras tombants, semble résumera elle seule tout ce grand désastre. Sa tête, hébétée par la douleur, se détache sur un groupe sombre qui lui-même s'enlève sur l'implacable lumière du ciel. C'est une Sciote en lutte désespérée contre un cavalier turc , qui , monté sur un cheval gris de fer et bondis- sant, traîne à la queue de sa monture une jeune Grecque nue. (( Elle se tord et se renverse en proie aux convulsions de la pudeur torturée ( dit un écrivain qui excelle aux descriptions héroïques) ; son torse virginal a la pureté du marbre incarné ; le désespoir lui imprime les mouvements de la volupté. Belle comme une Niobide mourante, touchante comme une martyre chrétienne, elle prend, au milieu de ces scènes d'horreur, la divinité d'une allégorie. C'est la Grèce dépouillée et violée, se débattant contre l'oppresseur ! ' »

Le Massacre de Scio^ exposé en 1824, fut le signal d'une violente dispute entre les romantiques et l'école de David. Cette fois le baron Gros, abandonnant le novateur à ses pé- rils et se repliant vers les siens, s'écria : «C'est le massacre de la peinture. » Delacroix, l'ayant rencontré au Salon, l'aborde en le saluant avec respect, a. Il ne s'agit pas de saluer les gens, lui dit Gros avec une brusquerie où perçait un reste de bien- veillance , il faut encore bien dessiner et ne pas confondre la bonne peinture avec la mauvaise. » Désormais les deux camps étaient irréconciliables. « C'est un homme qui court sur les toits, )) disait le baron Gérard. D'un autre côté, l'auteur du Massacre de Scio avait pour lui cette jeunesse impétueuse et à tous crins qui devait bientôt se battre au parterre pour le drame ^Hernani. Certains critiques le défendirent moitié par goût, moitié par entraînement politique. c( Je ne connais pas M. Delacroix, écrivait M. Jal, mais, si je le rencontre, je lui ferai la scène la plus extravagante, je l'embrasserai, je le fé-

1 Paul de Saint -Victor, article de la Presse, 8 septembre 1863.


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liciterai et je pleurerai, oui, je pleurerai de joie et de recon- naissance. Brave jeune homme ! la fortune lui soit en aide ! Il a bien mérité des amis des arts ; il a bien mérité des enne- mis du despotisme ; il l'a montré dans toute son horreur ! ' »

Ici se présente une question naturelle et que le lecteur est en droit de nous adresser : Le mouvement qui a porté le nom de romantisme dans les arts comme dans la littérature était-il un mouvement légitime? Nous en sommes aujourd'hui suffi- samment loin, pour en juger sainement ou du moins sans pas- sion.

Louis David a été un grand peintre. Toutes les fois qu'il s'est trouvé aux prises avec la nature , il a été à la hauteur des plus illustres maîtres. Le Serment du Jeu de Paume ^ le Marat que nous avons vu naguère à l'exposition du boule- vard, le Portrait du pape ^ sont des morceaux dignes de figu- rer parmi les chefs-d'œuvre consacrés par l'admiration de trois siècles. Mais dans les compositions où il entendait ressusciter l'antique, David fut à côté du vrai, il fut incomplètement ins- truit. De.même que nos architectes, faute d'avoir vu les monu- ments d'Athènes et d'avoir regardé ceux de la Grande-Grèce et de la Sicile, avaient pris l'art romain pour l'art grec, de même David, ne connaissant pas les frontons d'Egine, les sculptures de Phidias, les fragments de la Victoire Aptère, ne put guère voir, étudier et admirer que des antiques de se- cond ordre, tels que le Laocoon, l'Apollon du Belvédère, la statuaire du temps d'Adrien. Dans les tableaux qu'il peignit pour servir d'exemples à l'appui de ses enseignements et de programme à ses élèves, comme les Sahines^ il commit deux erreurs : d'abord il dépassa les limites qui séparent la peinture de la statuaire, ensuite il n'atteignit pas au vrai style de l'art grec. Tel que Phidias nous l'a révélé, l'art grec tirant son

' U Artiste et le Philosophe, entretiens critiques sur le Salon de 1824, par Jal.


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principe de la vie, avait su concilier la beauté absolue, la beauté divine qui est dans le type, avec la vérité vivante, la vérité humaine qui est dans l'individu. Par un privilège inouï, les grands artistes de Sicyone et d'Atliènes soufflèrent la vie à des figures qui avaient une perfection typique. Ils humanisè- rent l'idéal. Les individus créés par la nature perdirent , dans les créations de l'art , leur personnalité intime ; mais ils con- servèrent les accents de la vérité ; ils dépouillèrent leur vie propre , mais pour entrer dans le fluide de la vie universelle ; ils devinrent autant de types, et de types variés, autant de modèles éternels de majesté ou de grâce , de force ou de déli- catesse, de naïve adolescence ou d'énergie virile, de sévérité ou de douceur, de gravité ou d'élégance. Louis David, n'ayant pas connu ces divins modèles qui eussent éclairé son enthou- siasme et que rien ne pouvait remplacer dans son érudition, ne préconisa et ne comprit que le second art, celui qui , déjà refroidi et altéré, penche vers l'affectation, tend à la monoto- nie, et amène peu à peu les règles étroites, c'est-à-dire la subs- titution d'une généralité abstraite et figée, à cette beauté li- bre, animée, fière et facile où brille la fleur du grand art. Imaginez un homme qui , découvrant dans les livres grecs un beau discours, bien pompeux, bien étudié, bien cadencé, croi- rait posséder une révélation de l'antique éloquence. Que pen- sera cet homme, que fera-t-il, lorsqu'on lui apportera une ha- rangue de Démosthènes?... Il jettera au feu les rhéteurs. Voilà ce qu'aurait fait le grand David, s'il avait connu Phidias.

Est-ce à dire que les romantiques savaient mieux que lui l'art grec le plus élevé et le plus pur? Non, sans doute. Mais quelque chose les avertissait que l'école de David était sur ses fins, qu'il en fallait ouvrir une autre. Après tout, ils ne se trouvaient plus en présence de David lui-même, qui leur eût imposé ; ils avaient devant eux la troupe de ces imitateurs sans sève et sans caractère , qui compromettaient sa doctrine


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en la montrant moins bonne encore qu'il ne l'avait transmise. Si le maître s'était trompé, quelle devait être l'erreur de ses derniers disciples ? Ecrasons la queue du Bernin^ s'écriait Da- vid en réagissant contre l'extrême décadence : le romantisme pouvait s'écrier à son tour « écrasons la queue de David! » Au surplus , en supposant que l'école se fût maintenue à la hau- teur où l'avait élevée le peintre des Sabines^ elle était deve- nue insuffisante ; elle ne répondait plus aux nouvelles aspira- tions du siècle. Au moment où nos poètes évoquaient les sentiments qui ont leur source dans la clievalerie et le cliristia- iiisme , la peinture était impuissante à comprendre ces senti- ments, ou elle dédaignait de les exprimer. Enfin l'ancienne école (Gros excepté) avait un tort encore plus grave : celui d'emprunter ses moyens de la statuaire ; et c'était là une dé- viation condamnable, puisqu'elle tendait à détruire l'essence même de la peinture.

Le mouvement romantique fut donc légitime , non pas dans son exagération, dans ses folies, mais dans son principe. Il fut même plus légitime que ne le croyaient alors ses adeptes , car, d'une part, il protesta contre la peinture sculpturale , qui est presque aussi dangereuse que la sculpture pittoresque, et, d'autre part, lorsqu'il demanda qu'on en finît avec (( la race d'Agamemnon, » il était, sans le bien savoir, dans son droit. Nous pouvons dire en effet , maintenant que la vérité s'est fait jour, nous pouvons dire que cette prétendue race d'Aga- memnon n'était pas la véritable. Dieu nous préserve, toute- fois, de prononcer avec l'école romantique ce blasphème : (( Qui nous délivrera des Grecs? )) Ce sont les faux Grecs, seulement , dont il faut qu'on nous délivre.

Eugène Delacroix qui, plus tard, sut manier la plume d'une manière adroite, souple et incisive, ne songeait pas encore à se défendre sur le papier ; mais Ary Scheffer, le philosophe de l'atelier Guérin, formulait déjà d'un style mrde et con-


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vaincu les griefs de la révolution commencée, et il écrivait, à propos du Salon de 1828 :

(( Cette période de cinquante ans (de 1778 à 1828) em- brasse la vie entière de l'école classique , depuis sa naissance au sein d'une réaction contre le faux goût, la futilité, l'incor- rection et l'indécence, jusqu'à sa décrépitude. Cette école, durant ses années de virilité, ne l'a cédé à aucune autre ; elle a marclié avec une fermeté admirable vers le but exclusif que sa tendance lui assignait ; elle l'a atteint si parfaitement qu'elle -a fait un moment illusion sur tout ce qu'elle laissait en ar- rière, et par la puissance du talent, par l'attrait de la nou- veauté, elle a conduit toute une génération à n'aimer en pein- ture que la correction des contours, à n'être sensible, en fait de beauté , qu'au type des statues et des bas-reliefs antiques. Tout cela ne pouvait durer qu'un temps, parce que l'art de peindre, loin d'avoir pour bornes un certain type de dessin, ne se borne pas au dessin lui-même ; qu'il renferme encore le coloris, l'effet, la reproduction fidèle des passions, des lieux, des temps ; que l'histoire tout entière, et non pas seulement quelques siècles, entre dans son domaine. Après avoir con- templé à satiété des figures romaines et grecques, le public, blasé sur ce plaisir, ne pouvait manquer d'en désirer d'autres...

« D'ailleurs, est-ce la faute du public et des jeunes artistes si l'auteur de la Mort de Socrate a fini sa carrière par le tableau de 3fars et Vénus , si les auteurs d^ Atala et de Marcus Sextus ont produit , sans se douter qu'ils rétrogradaient vers le siè- cle des mignardises , Pygmalion^ V Aurore et Cêphale ? De bonne foi, pouvait-on prendre à ce point, pour la continuer, une école qui, dans les ouvrages mêmes de ses créateurs, don- nait de pareils signes de décadence? Si rétrogader vers 1790 était chose impossible pour David ou pour Girodet, cela de- vait l'être bien plus encore pour les élèves de leurs élèves. En fait d'art , on peut retourner à plusieurs siècles en arrière ; on


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ne recule pas à trente ou quarante ans. Dès qu'une école est tombée au-dessous d'elle-même, il n'est pas donné à celle qui la suit de ramener les beaux jours de la première. C'est une nouvelle ère qui commence , une nouvelle génération qui s'é- lève pour suivre les mêmes phases que celles qui l'ont précé- dée, pour subir les mêmes vicissitudes de faiblesse, de vigueur et d'épuisement. »

Nous avons expliqué de notre mieux dans un autre livre * comment et en quoi M. Ingres a été le réformateur de l'école d'oii il était sorti, en mariant le génie florentin au génie grec, en cherchant l'idéal non pas en dehors mais dans l'essence même de la réalité, et en réconciliant ainsi le style avec la nature. Eh bien , parallèlement à ce progrès immense , il s'en fit un autre très-important, quoique d'un ordre moins élevé, ce fut la réforme de la couleur, réforme entièrement due à Eugène Delacroix. Il semble convenu aujourd'hui , parmi ses admira- teurs les plus proches, qu'on vantera particulièrement son dessin, son modelé savant, son intelligence profonde de l'art grec. A les entendre , personne n'a mieux compris l'antique : témoin les lithographies qu'il a exécutées en 1825 d'après les médailles et pierres gravées appartenant au duc de Blacas. Ces opinions étranges ont trouvé place dans quelques jour- naux. Vieille tactique et bien connue ! Le poëte se donne pour un financier, le danseur veut passer pour fort en mathémati- ques... et ainsi du reste. Mais le bon du sens public ne prend pas le change, et ce personnage qui a plus d'esprit que Voltaire ne se trompera jamais au point de regarder Eugène Delacroix comme le vrai continuateur des Polyclète, des Phidias et des Pyrgotèle. Nous les avons vues , et la plupart des amateurs les connaissent, ces médailles, ces monnaies, ces pierres fines qui ont été dessinées à la lampe et ensuite lithographiées par

^ Ingres, sa vie et ses ouvrages, Paris, Renouard, 1870.


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Delacroix. Elles sont devenues, dans son interprétation, de grossiers reliefs ébauchés au couteau par un pâtre. Leur ado- rable beauté a disparu sous les touches de lumière que le pein- tre y a écrasées sans délicatesse et sans mesure : on y voit des taureaux superbes qui ont avachi leurs contours , des che- vaux qui étaient dignes de s'atteler au char du soleil, et qui ne sont plus que des haquenées, des têtes divines qui ont subi les altérations d'une maladie ou les froissements d'une lutte. Là où Prudhon eut fait saillir des milieux souples , fermes et contenus , des formes d'une élégance abrégée , conservant leur grandeur dans les plus petites dimensions, Eugène Delacroix, d'une main fiévreuse, a injurié toutes les lignes, déplacé les clairs, brouillé les ombres, et transformé ces monnaies, qui valent mille fois leur pesant d'or, en effigies frappées au ba- lancier des barbares.

Non, non , pas d'illusion , pas de paradoxe : Delacroix fut un coloriste incomparable, un penseur aux inventions distinguées et abondantes , un décorateur splendide et passionné , mais il ne fut que cela, et c'était beaucoup. Il y parut clairement, du reste, quand il n'eut pas d'autre champ que la pierre lithogra- phique ou le papier. Après l'exposition du Massacre de Scw, ses succès bruyamment contestés ne l'ayant pas enrichi, il tra- vaillait humblement à gagner sa vie en faisant des lithogra- phies pour le journal le Miroir et pour les libraires. Ses sujets furent tirés de Walter Scott, de Byron, de Goethe, de Shaks- peare. On peut voir au Cabinet des Estampes ces lithographies devenues très-rares, entre autres la suite qui est intitulée : Le Faust ^ tragédie de M. de Goethe^ orné de dix-sept dessins par M. Eugène Delacroix. Le poëte en fut content, dit-on; il y trouva une traduction émouvante des rêveries et des impres- sions de sa jeunesse. La vérité est, cependant, que les com- positions du peintre, émanées d'un esprit compréhensif, sub- til et facilement ouvert à la poésie du moyen âge , perdent


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immensément à être dépourvues du prestige de la couleur. Sortis de l'imagination et jetés du premier coup sur la pierre, sans aucun souvenir de la nature, ces dessins, les premiers surtout, ressemblent aux essais d'un enfant qui aurait l'ingé- nuité et l'aplomb de l'ignorance avec les instincts du génie. Il en est que l'on dirait tracés de la main indécise d'un som- nambule; d'autres paraissent crayonnés par une pensionnaire qui a passé trois mois dans une classe de dessin. Toutefois, de temps à autre, le sentiment du clair-obscur les colore, et ceux 011 l'auteur a traduit avec une sorte de délire les scènes fantastiques, comme Faust et Mépliisto galopant dans la nuit du sabbat , sont rendus tolérables et parfois poétiques par l'é- loignement même de toute réalité. Hâtons-nous d'ajouter que les treize dessins lithographies, dix ans plus tard pour l'illus- tration de Hamlet^ ont plus de résolution, d'accent, de tour- nure, et tiennent la critique à distance. Au surplus, les des- sins et lithographies d'Eugène Delacroix, même lorsqu'ils sont débiles, impossibles,- insoutenables, ne sont du moins jamais vulgaires. On y sent toujours l'ouvrage d'un esprit.

Ah ! si Delacroix était un dessinateur aussi habile qu'on veut bien le dire ou qu'on fait semblant de le croire, il en res- terait quelque chose sur la planche de ses graveurs. D'oîi vient donc que toute gravure d'après lui est impraticable? C'est qu'à l'inverse de M. Ingres, qui invente sa couleur pour sa forme, Delacroix invente sa forme pour sa couleur. Mais la couleur est relative et changeante ; la forme est absolue et soumise à des nécessités invariables. Sans doute le coloriste a besoin qu'on lui laisse une plus grande liberté dans le choix des formes; il ne doit pas être emprisonné surtout dans un contour trop sévère, ni assujetti à une critique rigoureuse pour le détail du modelé. Mais Rubens et , encore plus , Paul Véronèse sont là pour faire voir que le dessin, dans sa haute acception, n'est pas incompatible avec l'éclat et l'opulence de


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la couleur. Le corps humain est le chef-d'œuvre de la création : c'est tout un poëme dont le texte est sacré. Chacun peut le traduire dans sa langue, mais à la condition d'en respecter les lois générales, de n'en pas troubler l'harmonieux mécanisme, de n'en pas outrer les mouvements comme le fait si souvent Delacroix. En forçant les muscles à des actions impossibles, il paralyse ses figures et il en arrête le mouvement par cela même qu'il a voulu le violenter. J'ai présent à l'esprit un En- lèvement de Rehecca^ par Boisguilhert^ oii le héros qui enlève la juive a rompu son épine dorsale pour présenter une tête vue de face sur un corps vu de dos, licence effrénée qui n'est que trop familière au peintre. Tel Arabe monte en selle en élevant son genou à la hauteur de son nez. Tel cheval s'écar- tèle pour plus de furie ; et en somme on peut dire des person- nages du peintre qu'ils s'agitent bien souvent beaucoup plus qu'ils ne se meuvent.

Mais le désir brûlant de réagir contre l'école de David, contre la froide régularité de ses types convenus, contre son idéal de beauté en quelque sorte officielle, exagéra les ten- dances naturelles du romantisme, et le poussa à chercher uni- quement l'expression, même au prix de la laideur. Ce fut une mode dans les ateliers de railler les prétentions au beau et d'opposer à ce prétendu heau des classiques, le caractère. Dès qu'on avait prononcé le mot caractère, les plus affreux mo- dèles étaient absous; toute disgrâce de la forme était pardon- née en faveur du sentiment qu'on s'efforçait d'y trouver. C'est ainsi que des types d'une laideur sauvage s'introduisirent dans le domaine de la peinture, sous prétexte d'en chasser une beauté factice. Pour ne pas ressembler à l'antique, on alla jusqu'à tolérer le grotesque, et parce que les statues grecques ou romaines présentaient de grands yeux profondément en- châssés, mais bien ouverts, exprimant à la fois la concentra- tion de la pensée et la clairvoyance de l'esprit, on affecta de


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les indiquer par une tache obscure qui n'était qu'un trou dans la tête et figurait souvent des yeux crevés. Une laideur sen- timentale était regardée, d'ailleurs, comme répondant beau- coup mieux à l'idée chrétienne que l'on voulait réhabiliter à rencontre des païens. Delacroix, il faut le dire, fut un de ceux qui s'acharnèrent le plus à cette révolte ; mais il le fit avec sincérité, et là où tant d'autres se laissaient emporter par l'es- prit de réaction, il obéissait, lui, à son tempérament person- nel ; il cédait à l'entraînement de son génie qui lui montrait la beauté, toujours dans le tableau , jamais dans telle ou telle fi- gure, toujours dans l'ensemble, jamais dans le morceau. Nous avions vu chez lui le Marino Faliero qui appartient aujour- d'hui à M. Péreire, et à chaque visite nous nous demandions pourquoi l'artiste avait négligé une occasion pareille de re- noncer à ses laideurs. Quelle raison pour ne pas nous repré- senter cette fois les beaux Vénitiens, si fins, si fiers, qui posè- rent jadis pour Titien et pour Tintoret, qui s'assirent aux banquets de Paul Véronèse et dont les portraits forment une rangée si imposante dans la salle du grand conseil au Palais- Ducal. A le prendre toutefois comme il est, ce tableau est étonnant ; il frappe un coup décisif sur le spectateur. Il est en même temps splendide et tragique. Le manteau de drap d'or doublé d'hermine, les simarres de taffetas, les bannières flot- tantes, les vieilles fresques byzantines colorant les murailles, les armoiries encadrant les portes, tout cela prête une pompe théâtrale à un spectacle qui est d'autant plus sinistre dans l'ombre qu'il est magnifique dans la lumière. Le peintre nous ouvre les portes au moment où le doge, convaincu de trahison, vient d'être exécuté au pied de l'escalier d'honneur, sur la marche même où il prêta serment de fidélité à la République. Couché sur le billot , le vieillard octogénaire , à l'instant où le bourreau allait lui trancher la tête, a eu un mouvement de contraction musculaire qui reste visible dans son cadavre et


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qui fait frémir. Un sénateur montre au peuple le glaive ensan- glanté. L'escalier célèbre, qu'on appela plus tard l'Escalier des Géants, à cause des deux statues colossales deSansovino, constitue un grand parti de lumière qui divise en deux le ta- bleau , contrairement aux lois de la composition, mais en y jetant un imprévu qui ajoute à la surprise. On sent que l'artiste a été rigoureusement tidèle à la vérité historique, et cette exactitude locale , dans la représentation d'une scène sanglante et fameuse, a quelque chose de plus terrible. Il nous souvient qu'étant à Venise, comme nous montions l'Escalierdes Géants, l'image du Marino Faliero d'Eugène Delacroix nous traversa l'esprit comme un frisson rapide. C'est que le tableau n'est pas seulement un drame de couleurs, c'est aussi l'ouvrage d'un homme qui l'a profondément senti par l'imagination et par les nerfs.

Tant qu'il resta jeune, Delacroix épousa les passions et les idées de son temps, l'enthousiasme pour les Grecs, le goût de la poésie byronienne, l'anglomanie, et même, pour un ins- tant, le libéralisme. Au lendemain de la révolution de juillet, sa sympathie pour le mouvement populaire se traduisit par la Barricade qui est maintenant au Luxembourg. Vainqueurs et vaincus gisent sur le pavé , reconciliés dans la mort. Des en- fants, des gamins pour qui les combats sont une manière de jeu, font encore le coup de pistolet, mêlés à des figures étranges qu'on croit avoir vues quelque part ; déjà, cependant, la bar- ricade est un rempart inutile qu'a renversé l'insurrection vic- torieuse, et dont les débris sont foulés aux pieds par une fille du peuple, apparue au milieu de la fumée, tenant un fusil d'une main, de l'autre un drapeau tricolore. Mais que dis-je? cette fille aux épaules nues, aux puissantes mamelles^ qui respire si volontiers l'odeur de la poudre et porte un bonnet phrygien sur ses cheveux épars, c'est la Liberté, la Liberté en personne. Ainsi transfigurée parla passion, cette forte fille,


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qui court pieds nus à travers la mitraille , est devenue une al- légorie, ou plutôt rallégorie, descendue des cieux, s'est incar- née dans une figure populaire ; l'idéal a tressailli au sein du réel... Mais ce tableau de la Barricade fut une exception dans la vie du peintre , un éclair. Il est même permis de penser que cette palpitante allégorie était, au fond de son esprit, une al- lusion à la liberté de l'art qui lui était plus clière que toutes les autres.

Exposé au Salon de 1831, la Barricade fut achetée par la direction des Beaux- Arts et bientôt retournée contre le mur. A partir de cette époque, Delacroix se tint complètement en dehors de toute nuance politique, il s'enferma dans son art et ne demanda plus ses inspirations qu'à l'histoire, à la poésie ancienne ou moderne, à la nature. Dès lors commença pour lui une existence toute différente de celle qu'on lui suppose- rait d'après le caractère de ses tableaux. Ce révolutionnaire emporté eut une vie calme , compassée , uniforme. Perpétuel- lement en lutte contre l'Académie, il resta bien avec le pou- voir et en eut toujours les faveurs. Il était avec Ary Scheffer, Decamps et Delaroche, un des amis du duc d'Orléans. Ce peintre dont la passion débordait en images éclatantes et fiévreuses, il était, dans le monde, toujours digne, fin et con- tenu. Il y apportait d'ailleurs une rare distinction de manières, un singulier mélange de vivacité et de diplomatie", un esprit cultivé, une parole courte, mordante, accentuée et pleine d'inattendu. Au miheu de cette bourgeoisie qui commençait à prendre le premier rôle et qui se faisait encore toutes sortes d'idées fausses touchant la peinture et les peintres, il affir- mait constamment son admiration pour Eacine, qu'il savait par cœur et qu'il défendait au besoin contre la jeunesse. Rien ne lui était plus désagréable que de s'entendre appeler le Victor Hugo de la peinture, bien qu'au fond les partisans du poëte fussent les mêmes que ceux du peintre. Il ne voulait


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pas sans doute se mettre sur les bras, et par dessus le mar- ché, tous les ennemis de la révolution littéraire. Au surplus, la comparaison n'était pas fort juste, et c'est plutôt « le By- ron de la peinture » qu'il fallait dire. Victor Hugo, en effet, est dessinateur au premier chef. Il construit ses poésies comme des monuments d'architecture. Il aime à sculpter la forme, à ciseler le vers ; il enserre sa couleur dans un contour exagéré et ressenti , à la Michel-Ange. Il n'a de commun avec Dela- croix que d'être un novateur puissant et hardi, un réforma- teur. Quoi qu'il en soit, il est permis de croire qu'il entrait une pointe d'ironie habile dans l'affectation d'Eugène Dela- croix à professer le goût du classique en littérature, car c'é- tait un moyen pour lui de rompre les préjugés qui le repous- saient, de regagner d'un côté ce qu'il avait perdu de l'autre, et de dérouter, dans leurs opinions préconçues, tous ceux à qui les Samsons chevelus du romantisme avaient donné le nom de Philistins.

La vie régulière d'Eugène Delacroix ne fut accidentée par aucun épisode. Dans les divers ateliers qu'il occupa, rue d'Assas, quai Voltaire, rue des Marais-Saint-Germain, rue Notre-Dame-de-Lorette, et, en dernier lieu , rue de Fursten- berg, il vécut trente ans et plus, retiré en lui-même, silen- cieux, solitaire, inventant, dessinant, peignant sans relâche, et tenant sa porte verrouillée pour avoir la lièvre à son aise. Soutenu par le feu intérieur qui a fini par le dévorer, il a été le plus laborieux et le plus fécond des peintres. Toujours dis- cuté, attaqué, mordu, « livré aux bêtes, )) comme il disait, il ne s'est jamais ni découragé, ni reposé, et cela, en dépit d'un tempérament délicat, d'une santé frêle qui s'altérait à toutes les variations de l'air et à tous les souffles de la critique. Afin de conserver entière la liberté de son esprit, il se nourrissait très-peu le matin, ne faisait qu'un repas par jour, et, pour se mettre en haleine , il feuilletait à son lever ses portefeuilles de


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gravure, particulièrement les estampes de Bolswert, de Vors- terman, de Pontius, et souvent il en copiait, à la plume ou au crayon, une figure, un bras, une main, un bout de draperie, prenant du Rubens comme d'autres prennent du café. Rubens était, avec Véronèse, le seul maître qu'il fréquentait, car la sûreté de son instinct, ou plutôt la sagacité d'un esprit clair- voyant qui ne se faisait point d'illusion sur le caractère de ses hautes aptitudes, l'empeclia d'aller en Italie, où il se fût trouvé face à face avec des hommes dont les ouvrages eussent été, sous quelques rapports, une censure accablante et un ensei- gnement inutile. Que dis-je? un enseignement dangereux, parce qu'il eût certainement compromis ses qualités en voulant s'approprier celles des grands dessinateurs.

Le seul voyage un peu lointain que fit Delacroix, après une courte excursion en Angleterre , ce fut le voyage du Maroc , en 1831. Attaché à une ambassade extraordinaire que le roi Louis-Philippe envoyait à l'empereur du Maroc, il eut occa- sion de voir un nouveau soleil, d'étudier des mœurs et des cos- tumes qui n'étaient pas connus en France, et de vivre quelque temps au milieu d'une race qui devait lui plaire par son intelli- gence de la couleur et par son amour des chevaux. Le cheval a été une des passions d'Eugène Delacroix -, mais il l'aimait pour le peindre, non pour le monter. Il l'aimait surtout lors- qu'il est lancé à fond de train, lorsqu'il bondit de fureur, écume de rage. Au Maroc , il vit souvent les chevaux arabes renverser leur cavalier pour se ruer l'un sur l'autre, se déchi- rer, se mordre, et ce spectacle lui avait plu par son côté vio- lent, héroïque. Jamais il ne s'attacha, comme Géricault, au cheval de camion, à la robuste monture du peuple; il peignit presque toujours des chevaux de sang.

Une chose à remarquer chez lui, c'est qu'il a beaucoup mieux dessiné les animaux que la figure humaine. L'animal sans doute est plus facile à dessiner que l'homme, parce que ses


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formes, offusquées par des poils, cachés par des plumes, enve- loppés de fourrures, n'ont de précision que dans les attaches. Mais encore faut-il en bien saisir le caractère, car si les formes des animaux nous sont moins familières que celles de l'homme, tous du moins nous connaissons les traits généraux du lion, du tigre, du cheval , du chien, de l'âne , assez bien pour être cho- qués par une invraisemblance d'allure ou de construction. La construction et l'allure du cheval , Eugène Delacroix les a très- bien connues, quoiqu'il ait parfois outré le mouvement au profit de l'expression. Quant aux lions et aux tigres, il les a compris et dessinés comme personne ne l'avait fait avant lui , si ce n'est Rembrandt. Sur les pierres lithographiques oii il a crayonné ses étranges illustrations Aq Faust ^ parfois si faibles ou si ex- travagantes, on trouve des croquis de lions qui ont lyie fière tournure , des têtes de chevaux qui ont à la fois du feu et du style, parce qu'il en abrège les formes, en indique la char- pente par quelques accents décisifs , et qu'alors l'imagination du spectateur achève à plaisir ce que l'artiste lui-même eût peut-être mal achevé. Parmi ses lithographies , le- Lion de V Atlas ^ couché dans son antre et dévorant un lièvre, est un morceau tout à fait de maître. Celles qui représentent le jeune tigre jouant avec sa mère et le Tigre royal expriment avec in- finiment de finesse et d'énergie la souplesse des races félines, leur grâce dans la cruauté, leurs voluptés féroces, et la sau- vagerie du désert qui les encadre.

Le voyage d'Afrique fut donc une heureuse diversion dans l'existence unie et casanière d'Eugène Delacroix. Ce voyage nous a valu la plus intelligente, peut-être , des interprétations de l'Orient, et quelques chefs-d'œuvre de couleur : les Gon- vulsîonnaires de 2\mgeî% la Noce juive ^ Muley-Ahd-er-Rah- man entouré de sa garde, les Femmes d' Alger ^ les Exercices militaires des Marocains ^ une Rue à Méquinez^ et plusieurs scènes de la vie arabe. Je vois encore le grand tableau repré-


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■sentant Muley-Abd-er-Raliman qui parade à la porte de son palais de Méquinez, environné de ses officiers, la noble figure du kaïd Mohammed, placé à la gauche du sultan, la tête du Muchtar si bien caressée par un rayon de lumière, l'ensemble pittoresque des soldats rangés en ligne au second plan ; mais ce que je vois surtout au fond de mes souvenirs, c'est un ciel du ton le plus rare , un ciel d'une beauté impossible à qui n'est pas coloriste. Sur ce beau ciel se détachent les vieux remparts de Méquinez que borde comme un ourlet de verdure, char- mante transition entre le ton fauve des murailles et le bleu profond du ciel... Ah ! il faut en convenir, la manière dont Delacroix a vu l'Orient (car l'occident de l'Afrique est encore de l'Orient pour nous) , cette manière est plus large et plus haute que celle de Decamps. Si les murs de Delacroix sont maçonnés d'une façon moins solide , en revanche ils sont peints d'une main plus magistrale. Dans la parade de l'empereur du Maroc, l'architecte des remparts est un poëte. Et même quand la lumière inonde les murailles, comme dans la Noce juive ^ la consistance de la matière, la rudesse du crépi ne sont pas ce qui vient à l'œil. Le prisme d'une pensée s'interpose toujours , chez Delacroix , entre la réalité et le spectateur. Pour les cos- tumes, il les manie également en maître, bien qu'il soit inca- pable d'en détailler les plans, d'en dire les plis, de les formu- ler. Decamps en ferait de superbes oripeaux , un autre en compterait les boutons et les soutaches; lui, il les élève à la dignité d'une draperie. Là, comme ailleurs, voyant tout de haut et avec les yeux de l'esprit, il nous apporte, non pas cette petite vérité superficielle, qui est la prose, mais cette grande vérité d'au delà, qui est la poésie.

Bien des peintres auraient vécu toute leur vie sur les souve- nirs d'un voyage au Maroc. L'impression que leur eût faite un pays inexploré avant eux, l'originalité des costumes et des mœurs, le rôle que joue dans la vie des Marocains le plus pitto-


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resque des animaux, la nouveauté d'une lumière qui est splen- dide sans être aveuglante, tout cela eut suffi à défrayer d'un bout à l'autre une carrière d'artiste, celle par exemple d'un Léopold Robert, d'un Decamps, d'un Marilhat. Mais Dela- croix était capable d'embrasser les horizons les plus divers et d'atteindre à l'universalité, ne fût-ce que par la souplesse et la pénétration. Il avait d'ailleurs l'esprit vaste, parce qu'il l'avait agile et singulièrement élevé : c'était, comme dit Clienavard, une nature ailée.

Il lui fallut une intelligence supérieure pour ne pas succomber à la situation compromettante que lui faisait l'enthousiasme des romantiques. Dans le monde, oîi il figurait, nous l'avons dit, avec tant de distinction, il exerçait un ascendant ou, pour dire mieux, une séduction irrésistible. Il déconcertait ses ad- versaires par l'accent d'une conviction ardente ; il gagnait à sa cause de brillants journalistes ; il subjuguait les femmes in- fluentes ; il avait pour lui la jeunesse, et il n'était pas jus- qu'aux morsures de la critique ennemie qui ne servissent à sa renommée dans un pays comme le nôtre, où l'on ne cède l'ad- miration qu'après l'avoir, longtemps contestée, disputée, où l'on se fait arracher la gloire. Quant au gros du public, il ne comprenait rien aux ouvrages d'Eugène Delacroix, et, voyant l'Académie lui fermer ses portes à double verrou , il se croyait parfaitement justifié dans ses répugnances. Que si l'adminis- tration eût été hostile à Delacroix autant que l'étaient la bourgeoisie et l'Institut, le peintre serait certainement mort de faim, car il ne vendait pas aux marchands ou aux amateurs pour cinq cents francs de peinture par an. Son atelier était encombré de ses ouvrages , toutes ses toiles lui revenant du Salon pour être accrochées l'une sur l'autre, ou tristement re- tournées contre le mur.

Heureusement que la direction des Beaux- Arts vint au se- cours de l'artiste. Elle comprit que la véritable grandeur de


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■son talent était la décoration des murailles, la conception des ensembles. Elle y fut du reste sollicitée par des journaux qui avaient l'oreille du ministre. « Nous comprenons dans M. De- lacroix un temps d'arrêt, un moment d'hésitation, disait •Charles Lenormant, ' mais si le découragement se glissait •dans une âme qui a de si justes motifs de se confier en elle- même, le gouvernement serait bien coupable s'il ne poursui- vait M. Delacroix dans sa retraite, s'il ne l'obligeait, par l'at- trait d'un grand et beau travail, à sortir de l'inaction. J'ai la confiance que le gouvernement ne restera pas longtemps sous le coup d'un pareil reproche. N'allez pas croire toutefois que j'éprouve le moindre embarras à parler de ce que M. Delacroix -a exposé ; à dire que Charles-Quint^ moine de Saint- Just^ dont si peu de gens paraissent se soucier, me semble, à moi, une <ies choses dont je me souvienne, les m'ieux composées, les plus attrayantes d'expression , les plus sensibles de peinture ; èi mettre en lumière ce joli portrait d'un écolier de douze ans, si vrai d'intention, si étourdi, modelé avec si j)eu et si juste, aussi fin de trait, surtout dans la bouche, que quoi que ce soit .au monde; à déclarer enfin que, toujours dans mon opinion, les croquis que M. Delacroix a rapportés de son voyage d'A- frique décèleraient un maître d'un ordre peu commun, quand .bien même nous n'aurions pas par devers nous d'autres raisons ■de l'admirer. Sans doute, il me semble que j'ai un grand procès k instruire contre ce peintre; mais c'est un de ces procès ■comme, au besoin, je voudrais en intenter à Rubens, à Rem- brandt, à Reynolds, je dirai presque à Michel-Ange. Je cite- rais l'art qui veut refaire la nature au tribunal de Fart qui la suit fidèlement ; je réserverais dans l'un comme dans l'autre domaine cette part qui est le produit immédiat du génie et -qui ne s'explique pas plus que le génie, et je pense qu'alors

' Les Artistes coniemporalm, Salons de 1833.


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j'aurais en mol des raisons solides de préférence qui me sépa- reraient de M. Delacroix, à moins qu'il ne consentît à modifier quelques-unes de ses idées ou plutôt de ses habitudes; mais, si jamais je me décide à attaquer M. Delacroix, moi qui en trem- ble d'avance et qui l'admire en attendant, ce ne sera, je vous jure, qu'à son succès que j'oserai me prendre. ))

Ce fut par la décoration du Salon du roi, au Palais-Bourbon, qu'Eugène Delacroix fit ses débuts dans la peinture décora- tive, et peut-être faut-il regarder cet ouvrage comme son chef-d'oeuvre. Il s'agissait de peindre au. plafond huit com- partiments inégaux et de remplir sur les parois latérales les tympans de douze arcades, et l'espace compris entre les ar- chivoltes et le plafond. Les quatre grands caissons du soffite étant de forme oblongue sont occupés par quatre grandes figures couchées qui personnifient la Justice, la Guerre , l'A- griculture, l'Industrie, et, dans les quatre petits caissons des angles, volent les génies de ces divinités symboliques. Rien de plus beau en fait de couleur, rien de plus charmant pour l'œil que ces allégories, partout ailleurs si insignifiantes et si froides. Le jet en est grandiose, le mouvement facile et superbe. Elles sont enchâssées comme des pierres précieuses sur un fond de ciel opulent et profond , qui semble se continuer der- rière les pleins de l'architecture, et qui conserve une richesse indescriptible dans l'apparente uniformité de sa couleur. Sur les quatre murs sont représentées la Justice, la Guerre, l'A- griculture, l'Industrie, non plus en images allégoriques, mais par des groupes animés de personnages vivants et remuants, qui représentent en action, ici les bienfaits de la loi, les cou- pables amenés et condamnés, les crimes poursuivis par le génie des vengeances; là, les malheurs de la guerre, les cy- clopes qui forgent des armes, des héros qui marchent au com- bat, des femmes emmenées en esclavage, des mères éplorées; puis, en regard de ces tableaux sévères, sont peintes, d'un


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côté, les scènes riantes des moissons, et la suite de Bacclius; de l'autre, la navigation qui apporte les trésors d'outre-mer, et la récolte de la soie, et la fabrication des tissus; tout cela revêtu de couleurs qui ne seraient pas plus inagnitiques chez Rubens, plus variées, plus généreuses et ])lus ravissantes chez Véronèse. Sans percer les parois par des perspectives malen- contreuses , sans rompre les lignes de* l'architecture , mais au contraire en obéissant par tous ses mouvements à ses droites et à ses courbes, en les affirmant, le peintre a fait une véri- table décoration murale qui enchante le regard et transporte la pensée dans ces hautes régions où la réalité se confond avec l'allégorie, où la vie raréfiée s'élève jusqu'au symbole. Il semble que les pierres, devenues transparentes, nous laissent entre- voir un monde supérieur, un plus beau ciel que le nôtre , et des figures que divinisent les tons du prisme fondus dans une har- monie violente.

Ici, du reste, se vérifie d'une manière sensible ce que nous disions du dessin d'Eugène Delacroix et de la faiblesse à la- quelle il se condamne quand il peint des figures monochromes, et qu'il abandonne ainsi l'indispensable instrument de son génie, la couleur. Pour mieux faire triompher les peintures qui surmontent l'imposte, il a brossé en grisaille sur les tru- meaux les huit figures colossales des mers qui bordent la France et des fleuves qui la baignent : l'Océan et la Médi- terranée, le Rhône et la Saône, la Loire et la Garonne, la Seine et le Rhin. Mais ces colosses, plutôt charpentés que dessinés, ne présentent ni choix dans les formes, ni grandeur dans le style, ni distinction dans les airs de tête; ce sont de tristes camaïeux dont la pesanteur se peut à peine concevoir quand on lève les yeux sur les belles figures qui se meuvent dans la décoration d'en haut, notamment sur le cyclope qui bat l'enclume, sur la Force accompagnée de son lion rugis- sant, sur les femmes basanées ou blanches qui donnent ou qui


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reçoivent les trésors de l'Inde ; toutes figures, qui, sous le pres- tige des couleurs, échappent à la critique, parce que le ton en masque la forme , parce que la lumière enveloppe les contours et les dévore, parce que l'œil, fasciné par les charmes d'une harmonie incomparable, perd sa clairvoyance.

Une autre qualité d'Eugène Delacroix, qualité de premier ordre, c'est la composition, c'est l'art dagencer les vastes or- donnances, de les pondérer sans affectation, de les développer sans morcellement, et surtout de les concevoir avec une con- venance parfaite, avec une rare intelligence des passions et des idées, des grands hommes et des grandes choses. Oui, un sentiment original de toutes les poésies, une haute compréhen- sion de l'histoire, voilà ce qui distingue Eugène Delacroix parmi les peintres ses contemporains, en comprenant dans ce nombre ceux des autres nations de l'Europe ; c'est par là qu'il rachète les inégalités de son talent, l'incorrection outrée de ses formes, son inaptitude à saisir la beauté individuelle, son im- puissance à modeler un portrait et à s'exprimer autrement que par la couleur, ou ce qui revient au même, par des en- sembles. Des ensembles, disons-nous, car Eugène Delacroix est un maître qui jamais ne pense au morceau, ne s'arrête au détail; toujours il embrasse la synthèse, toujours il voit le tout à la fois.

Ce dut être un l)eau moment de sa vie que celui où on lui confia les décorations de la bibliothèque de la Chambre, dans ce même Palais-Bourbon oîi il avait déjà peint le Salon du roi. Quelle vaste et noble tâche ! cinq coupoles à peindre entre deux grands hémicycles, et pour sujet, l'histoire intellec- tuelle du monde antique, depuis l'aurore de la civilisation jus- qu'aux ténèbres de la barbarie, depuis les premiers chants d'Orphée jusqu'aux rugissements d'Attila! Cependant, com- ment raconter cette histoire de l'antiquité qui est celle du génie de l'homme à la fleur de V^<j;q ? Faudrait-il suivre les événe-


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ments dans leur ordre de succession et de durée? Mais l'esprit a une chronologie qui lui est propre et qui est au fond plus sûre et plus vraie que celle des annalistes. Les faits importants de l'histoire humaine ont pour le philosophe des dates secrètes qui en disent l'origine et la signification beaucoup mieux que ne le font les dates véritables, enregistrées dans le calendrier



Les juifs captifs à Babylone (Bibliothèque du Corps législatif).

des siècles. Eugène Delacroix, se conformant aux divisions de l'architecture, a partagé l'antiquité en cinq zones : les sciences, la philosophie , la législation , la théologie , la poésie. Chacune de ces zones est partagée elle-même en quatre tableaux qui s'encadrent dans les quatre pendentifs de chaque coupole, la partie supérieure de la calotte n'étant qu'un ciel qui a été malheureusement brossé par une main étrangère. Pour le dire


5» EUGÈNE DELACROIX.

en passant, rien de plus ingrat que les surfaces à couvrir for- mant des hexagones plus larges que liants, et serrés en bas par des lignes courbes dont la convexité mange encore une partie de l'espace. Emprisonné dans cette inexorable géomé- trie, le peintre n'en a pas moins développé une aune les phases de son poëme avec une admirable intuition des époques et des races, et en accordant toujours sa lyre au diapason de Ihistoire.

Il ne faudrait pas moins qu'un livre entier pour décrire am- plement ce travail immense, où chaque image est une pensée, où chaque figure personnifie un monde, où apparaissent tour à tour les sociétés égyptienne, grecque, romaine et juive. D'autres ont décrit d'un style magnifique ces vingt-deux com- positions, qui par leur enchaînement n'en font qu'une, et dont les ensembles séparés ne forment qu'un seul et indissoluble ensemble. L'imagination la plus abondante et la plus fiévreuse qui fut jamais s'est fait violence cette fois pour se soumettre à un ordre régulier. L'enthousiasme du peintre a été contenu , réfréné par la sagesse du poëte recueilli. Marquer en quoi consistent la supériorité d'Eugène Delacroix et son infério- rité, dire généreusement ce qui nous paraît de son génie lumineux, météorique , sans voiler toutefois l'énormité de ses défauts; avant tout, faire toucher au doigt, s'il est possible, ses qualités souveraines de poëte et de coloriste, voilà ce que nous voulons ici de préférence.

S'il l'on est doué d'une bonne vue, c'est de loin et en cli- gnant un peu les yeux qu'il faut regarder les ouvrages d'Eu- gène Delacroix, particulièrement les hémicycles et les coupoles de la bibliothèque du Palais-Bourbon ; ainsi placé à une dis- tance relative, le spectateur n'aperçoit plus ce qui affligerait son regard : les contours par trop forcés ou lâchés , les tor- tures de la forme, le déplacement des muscles et surtout la négligence vraiment déplorable de ces extrémités dans les-


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quelles se sont complus les grands maîtres ; il ne distingue plus ces mains crochues et crispées qui ressemblent si souvent à des griffes, ces pieds modelés à la hâte, et pour ainsi dire à la grosse, d'une touche indécise, impatiente et rudimentaire. Au contraire, il ne voit que la beauté de l'œuvre, et avant même de connaître la pensée du peintre, il est préparé à la comprendre par le premier aspect du tableau, ou plutôt par une sorte de mélodie qui s'en dégage comme un prélude, mélodie grave ou légère, mélancolique ou triomphante, douce ou tragique. Quelle action se passe là-bas dans ce tableau d'une harmonie froide et stridente ? C'est la mort de Sénèque regardant d'un oeil stoïque s'échapper sa vie qui se précipite avec son sang. Quel drame s'annonce plus loin par cette lu- mière d'un violet sinistre? C'est la mort de Pline l'Ancien, qui va être englouti par l'éruption du Vésuve. Partout, chez De- lacroix, la coloration est éloquente, d'une éloquence infail- lible. C'est, je le répète, que sans rien savoir encore du sens des figures, de leur pantomime, de leur rôle, on est averti de l'émotion qu'on ressentira, et que le tableau ren- versé, la décoration vue à l'envers, produiraient déjà l'im- pression voulue, ou du moins frapperaient sur l'âme les pre- miers coups.

De plus près, maintenant, vous verrez combien est subtile et pénétrante l'intelligence qui a conçu tant de compositions variées, dont chacune doit répondre à une des étapes de la civilisation antique. Nous voici, par exemple, devant le pen- dentif qui représente Socrate et son démon familier. La pro- fonde méditation du philosophe, le calme qui règne dans son esprit sont exprimés, comme chez Rembrandt, par une pein- ture en quelque sorte silencieuse. Nous sommes au bord de rilissus, au milieu d'un bocage plein de mystère, sous les ombrages oii le maître se plaisait à disputer avec Phèdre sur l'essence du beau. Socrate est enveloppé d'une robe dont le


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ton rouge est grandement rompu par les ombres transpa rentes et multipliées que forme la souplesse des plis. Ce rouge puissant, mais discret, nest rappelé que dans le nu des bras et des jambes où circulent le sang et la vie. A ne voir que son masque écrasé, faunesque et vulgaire, cette figure de Socrate serait sans intérêt, sans dignité aucune, sans noblesse ; mais le peintre l'a représenté accompagné de son génie, et comme la peinture est un art qui doit donner un corps à toutes ses conceptions, il Ta personnifié, ce gé- nie, entourant d'une auréole de lumière le front du philo- sophe, dont il semble faire éclore les pensées, comme un oi- seau divin, sous la protection de ses ailes étendues. La douce lumière qui émane de cet ange encore païen est une lumière surnaturelle, purement idéale et qui vient de l'âme, car ce bocage est fermé aux rayons de soleil , le mystère en creuse les ombres et les tranquillise. Cependant le tableau conserve une intensité sourde par le contraste énergiquement osé d'une grande masse verdoyante avec la robe rouge de Socrate, dis- sonance hardie qui est résolue avec une habileté merveil- leuse. Dans le vert du bocage s'évanouit le bleu nuancé de la draperie qui couvre les jambes de la figure ailée, dont les pieds nus font écho à tous les tons de chair. Les ailes, d'un violet rabattu, renferment un élément secret de rouge, et ainsi les antipodes de la couleur se réconcilient en se péné- trant à l'aide des couleurs médiatrices, et aussi à l'aide des formes que l'artiste a choisies et de la place qu'il leur a donnée dans sa composition. C'est ainsi que la barbe grise, les che- veux gris du philosophe et sa peau colorée préparent la lu- mière tiède de l'auréole dont le ton forme une transition natu- relle à la chevelure, d'un blond ardent, qui couronne la tête du génie.

Nous avons dit dans une des pages précédentes que De- lacroix inventait sa forme })our sa couleur. Cela est vrai de


EUGENE DELACROIX. (jl

tons les grands coloristes, rigoureusement vrai, en ce sens que là oii le coloris doit triompher, il faut lui ménager des es- paces, lui accorder tels accessoires qui seront des prétextes pour répéter en mineur le ton principal ; il faut obéir tantôt à la nécessité de juxtaposer les contraires, tantôt à celle de rapproclier les semblables. Chez les coloristes , en un mot , la couleur, même à leur insu, commande la composition. Elle est obligée d'assurer son empire aux dépens de la forme, et cette supériorité, forcément usurpée, de la couleur, est juste- ment ce qui fait l'infériorité du coloriste , quand il n'est pas autre chose, quand il n'a pas, comme Eugène Delacroix, des qualités d'un autre ordre. Que d'exemples nous pourrions citer de ces empiétements de la couleur sur la forme, sans sortir de la bibliothèque du Corps législatif! Dans la Mort de saint Jean- Baptiste^ une draperie rose violacé a été posée sur la rampe de l'escalier, uniquement pour faire opposition au ton complémentaire du jaune sali qui s'étend sur les murailles du palais ou de la prison; car la rampe dont nous parlons n'appartient ni à une prison ni à un palais, et n'a été mise là que pour porter une draperie nécessaire au jeu des couleurs. Dans le pendentif où l'on voit Nama consultant Fgérie^ une petite masse de lauriers-roses a été placée tout exprès pour être opposée à la grande masse de vert sur laquelle est couchée la figure du roi romain. Dans la composition noc- turne etn nomme la loi du contraste simultané.

Si les couleurs complémentaires sont prises à égalité de va- leur, c'est-à-dire au même degré de vivacité et de lumière, leur juxtaposition les élèvera l'une et l'autre à une intensité si violente que les yeux humains pourront à peine en supporter la vue. Et par un phénomène singulier, ces mêmes couleurs qui s'exaltent par leur juxtaposition se détruiront par leur mélange. Ainsi, lorsqu'on mêle ensemble du bleu et de l'o- rangé à quantités égales, l'orangé n'étant pas plus orangé que le bleu n'est bleu, le mélange détruit les deux tons et il en résulte un gris absolument incolore.

Mais, si l'on mêle ensemble deux complémentaires à pro- portions inégales, elles ne se détruiront que partiellement et on aura un ton rompu qui sera une variété du gris. Cela


1 Nous avons exposé cette théorie dans la Grammaire des arts du dessin, dont la troisième édition vient de paraître chez Eenouard.

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66 EUGÈNE DELACROIX.

étant, de nouveaux contrastes pourront naître de la juxtapo- sition de deux complémentaires, dont l'une est pure et l'autre rompue. La lutte étant inégale, une des deux couleurs triomphe, et l'intensité de la dominante n'empêche pas l'accord des deux. Que si maintenant on rapproche les semblables à l'état pur, mais à divers degrés d'énergie , par exemple le bleu foncé et le bleu clair, on obtiendra un autre effet, dans lequel il y aura contraste par la différence d'intensité, et harmonie par la similitude des couleurs. Enfin, si deux semblables sont juxtaposées, l'une à l'état pur, l'autre rompue, par exemple du bleu pur avec du bleu gris , il en résultera un autre genre de contraste qui sera tempéré par l'analogie. On voit donc qu'il existe plusieurs moyens différents entre eux, mais égale- ment infaillibles, de fortifier, de soutenir, d'atténuer ou de neutraliser l'effet d'une couleur, et cela en opérant sur ce qui l'avoisine, en touchant ce qui n'est pas elle.

Ce sont là, il est vrai , des lois mathématiques, dont l'appli- cation demande un sens délicat, et ce tact, cette mesure qui peuvent s'acquérir par l'expérience, pour peu que le naturel s'y prête. Du moment que les couleurs ne doivent pas être em- ployées à quantités égales, ni à égales intensités, c'est au peintre à mesurer les doses, à calculer les espaces sur lesquels doivent s'étendre ses tons , et on ne saurait arriver du pre- mier coup à l'excellence de ces pondérations et de ces calculs. Eugène Delacroix, bien qu'il eût acquis une étonnante sûreté de coup d'œil, et qu'il fût devenu coloriste en vertu de la théorie, après l'avoir été par tempérament, ne laissait pas d'é- prouver ses couleurs avant de les porter sur la toile ou sur le mur. Pour aller plus vite dans ses tâtonnements, il s'était pro- curé des pains à cacheter d'une grande dimension et de toutes les nuances imaginables, et il en avait devant lui quand il ébauchait son tableau ; et comme il peignait toujours debout, pour pouvoir reculer à chaque instant et ne jamais perdre son


EUGÈNE DELACROIX. 67

ensemble, il plaçait rapidement de son doigt mouillé une suite de tons qu'il regardait à distance, d'un œil clignotant, et il ne les adoptait qu'après en avoir ainsi vérifié la valeur, la qualité, l'harmonie.

L'harmonie, Delacroix ne l'entendait pas comme la plupart des autres peintres. Il la voulait splendide et remuée, aigrie par les dissonances, et, pour ainsi parler, délicieusement amère. Ceux qui n'ont pas reçu l'influence secrète du ciel ou les révélations de l'étude cherchent l'harmonie dans l'atténua- tion des couleurs ou dans leur subordination au clair-obscur. Ils font d'avance la gravure de leurs tableaux, ou bien ils accordent à force d'adoucir et ils arrivent de la sorte ou à l'é- quivalent d'une peinture monochrome, ou à une harmonie languissante, efféminée, qu'elle soit conforme ou contraire à la pensée du tableau. Delacroix, lui, conservait toujours le piquant dans l'accord ; il poursuivait l'unité dans la mutuelle pénétration des contraires. Réunissant par exemple toutes les facettes du vert, toutes les variantes du rouge, il les rompait, les enchevêtrait l'une dans l'autre, leur ménageait des échos affaiblis ou des redoublements de violence, et il en composait une harmonie mordante pour la mémoire, caressante pour l'œil. En voyant préparées sur le champ de sa décoration les couleurs diamétralement opposées, les orangés et les bleus, les violets et les jaunes, vous eussiez dit deux armées prêtes à s'entre-choquer, à s'entre-détruire. Mais, sous la main du maître, ces tons hostiles, retrouvant l'un dans l'autre des ana- logies mystérieuses, se réconciliaient dans la mêlée et formaient bientôt une fraternelle fanfare.

Il est difficile de donner par écrit une idée suffisante de la prodigieuse habileté du peintre à sauver les disparates, à ré- soudre toutes les dissonances. Pour rendre nos observations parfaitement lucides, pour en donner une preuve visible et tangible, il faudrait nous trouver avec le lecteur en présence


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des peintures d'Eugène Delacroix, ou bien pouvoir reproduire ici par une litliochromie extrêmement difficile et compliquée une approximation des effets , si variés et si étonnants , qu'il a devinés par l'instinct naturel du coloriste , et qu'il a obtenus par la science acquise et approfondie de la couleur. Cependant, comme nous ne croyons pas avoir le droit exorbitant d'être cru sur parole, nous ferons de notre mieux une application des lois que l'artiste a si bien connues, en nous transportant au musée du Luxembourg, devant un tableau où il a résumé d'une manière éclatante toute sa théorie : les Femmes d'Alger.

Trois femmes, trois odalisques, sont assises, accroupies ou à demi couchées sur des tapis, occupées à ne rien faire, et te- nant à peine le narghilé de leurs doigts nonchalants. Une né- gresse debout et vue de dos, la tête en profil perdu, vient de les servir et elle sort. L'intérieur de ces femmes est extrême- ment riche. Les murs sont garnis de faïences bleues et jaunes à petits dessins, composant une grande localité d'un vert doux et frais , indéfinissable. Dans le mur s'ouvre une petite niche cintrée en accolade, encadrée de stuc blanc et dont le bas est fermé par les deux battants d'une armoire à dessins géo- métriques d'un rouge vif. Le fond, qui est rempli à gauche par le revêtement de faïences, est enrichi à droite par une por- tière de soie changeant de couleur à chaque lé, et chargée de dessins ou de caractères arabes. Le dallage est composé de pe- tits carreaux violets et verts, formant mosaïque. La scène est éclairée par une lumière oblique venant d'une fenêtre que laisse deviner un commencement d'embrasure.

Tout ce que comporte le luxe de l'Orient meuble le devant de ce riche intérieur : narghilés, babouches, nattes, coussins, tapis et autres menus objets, dont les formes et les couleurs présentent la plus grande variété possible. C'est dans ce tableau que Dela- croix a déployé à la fois toutes les ressources d'un art qu'il a


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porté jusqu'à la magie. Et d'abord, de même qu'il n'y a pas ici défigure principale, il n'y a pas non plus de couleur dominante. Le peintre, voulant donner une idée de la vie orientale, re- présente les femmes du liarem comme de jolies choses, comme de beaux bijoux dans un écrin. Ce sont en effet des êtres sans pensée , qui vivent de la même vie que les fleurs. Le peintre se trouvait donc à l'aise pour étaler en cette occasion les tré- sors de sa palette, d'autant plus qu'il avait une liberté presque entière dans le cboix des couleurs , pouvant à son gré intro- duire les accessoires, les étoffes, les détails de costume et de décoration dont il aurait besoin pour son harmonie. Sa peinture devant être en quelque sorte purement descriptive, puisqu'il n'avait à exprimer que la richesse d'un intérieur de sérail, c'est- à-dire l'éclat, l'opulence et la fraîcheur dans un pays chaud, il a réuni tous ses moyens de coloration et les a poussés à leur maximum de splendeur et d'intensité , en les ramenant à l'ac- cord le plus calme et le plus parfait par l'équilibre de toutes les vigueurs. Pour exalter et harmoniser ses couleurs, il em- ploie tout ensemble le contraste des complémentaires et la concordance des analogues (en d'autres termes la répétition d'un ton vif par le même ton rompu) ; il emploie l'action des blancs et des noirs , qui est tour à tour un repoussoir, un mor- dant et un repos ; il emploie aussi la modulation des couleurs et ce qu'on appelle le mélange optique.

Par exemple (et malheureusement , en l'absence d'une gra- vure en couleurs dont la perfection serait impossible, nous ne pouvons donner ici que des exemples partiels), le corsage orangé de la femme couchée sur le devant laisse voir le bord de ses doublures de satin bleu ; la jupe de soie violet foncé est rayée d'or. La négresse porte un pagne d'un bleu profond à rayures , un corsage d'un bleu clair et un madras orangé, trois tons qui se soutiennent et se font valoir l'un l'autre, à ce point que le dernier, rendu encore plus éclatant par la psau bronzée de la


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négresse, a dû être coupé avec les couleurs du fond, afin de ne pas s'en détacher avec trop de violence. Ces contrastes, on le voit, sont dus à la juxtaposition des complémentaires et des analogues. S'il faut tempérer le contraste sans le détruire , s'il faut pacifier les tons en les rapprocliant, Delacroix sait les rompre l'un par l'autre d'une manière presque invisible. Ainsi la femme qui est assise près de la négresse et qui a une rose dans les cheveux porte un demi-pantalon vert semé de mou- chetures jaunes, tandis que sa chemise rosée présente un ton qui est modifié par un imperceptible semis de fleurettes vertes. Mais ce n'est point isolément, encore une fois, c'est par séries que le peintre oppose ses tons et les entrelace, les fait se pé- nétrer mutuellement, se répondre, se mitiger, se soutenir... Et quelle variété ! quelle souplesse ! quelle aptitude à nuancer les effets de la lumière dans un même pays, là où d'autres ont eu de la peine à saisir un seul effet pour le répéter constamment. A quelques pas des Femmes cV Alger, nous avons la Noce juive au Maroc. Ici le thème change. Deux tons dominants , complémentaires l'un de l'autre, le rouge et le vert, vont être le seul nœud du tableau et caractériser les deux actions principales, la musique et la danse. La lumière, tombant du zénith dans l'intérieur d'une cour, est une lumière diffuse, in- colore et fraîche. Cependant le rouge qui anime le dessous des planchers , et qui exalte les bandes vertes du balcon, et quelques demi-tons orangés qu'on aperçoit dans l'escalier placé adroite, laissent deviner au dehors un soleil incandescent. L'ensemble des tons chauds dérivés du rouge ayant été mis dans l'ombre, et l'ensemble des tons froids dans le clair, il en résulte une sen- sation particulière , celle de la fraîcheur sous un ciel d'Afrique. L'impression est la même que celle des Femmes cV Alger, mais elle est obtenue par des moyens tout autres, notamment par la grande localité de blanc très-légèrement sali de vert que forme la muraille du fond, au beau milieu du tableau. Ce


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grand mur blanc à la cliaiix, uni et tranquille , donne le mou- vement aux figures, tandis que dans les Femmes d'Alger, c'est un mur richement couvert de dessins innombrables qui donne le repos. A ne considérer que la couleur, à l'exclusion des autres qualités, les scènes orientales de Decamps, toujours basées sur l'opposition des ombres bleues à un mur crépi de soleil, deviennent monotones en comparaison des tableaux que Delacroix nous avait rapportés de son voyage au Maroc. Ja- mais Decamps n'a su atteindre à l'étonnante variété d'effets que présentent les Femmes dJ Alger ^ la Noce juive ^ la Revue de Muley-ahd-er-Rahman ^ et les Convulsionnaires de Tanger. Dans ce dernier tableau, le tapage de la lumière répond à l'é- pilepsie des figures. L'exaltation des couleurs , qui est à son comble, est une expression visible de la folie religieuse qui s'empare à certains moments de la population musulmane. C'est un clief-d'œuvre qu'il faut mettre tout à fait au premier rang parmi les tableaux de genre faits dans notre époque, de- puis près d'un demi-siècle.

Une des ressources les plus précieuses d'Eugène Delacroix, c'est l'introduction du noir et du blanc. Le blanc et le noir sont, pour ainsi parler, des non-couleurs qui servent, en sé- parant les autres, à reposer l'œil, à le rafraîcliir, alors surtout qu'il pourrait être fatigué par l'extrême variété autant que par l'extrême magnificence. Suivant les proportions qu'on leur donne, suivant le milieu où on les emploie, le blanc et le noir atténuent ou rehaussent les tons voisins ; quelquefois le rôle du blanc dans un tableau sinistre est celui qui joue en plein orchestre un coup de tam-tam. Ainsi la touche de linge blanc qu'on aperçoit sur le manteau de Virgile, dans la Barque du Dante ^ est un réveil au milieu du sombre : elle brille comme un éclair qui sillonne la tempête. D'autres fois, le blanc est employé par Delacroix pour corriger ce qu'au- rait de brutal la contiguïté de deux couleurs franches, telles


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que le rouge et le bleu. Par exemple, le bourreau qui a tranché la tête de saint Jean-Baptiste, dans le pendentif dont nous avons parlé, est vêtu, depuis la ceinture jusqu'aux pieds, d'un bleu et d'un rouge très-fermes. Eh bien, ces deux tons perdent leur dureté au moyen d'un peu de blanc qui les relie et les adoucit l'un et l'autre en leur conservant un ac- cent énergique, si convenable pour la figure d'un bourreau. Au centre de ce tableau se trouve ainsi réalisée une har- monie très-rare, celle du drapeau tricolore. On a observé — et c'est le peintre Ziégler qui a fait le premier cette observa- tion — que le drapeau tricolore déployé, la hampe horizontale, présente un ensemble discordant et âpre ; mais dès que, par l'effet des plis, une couleur domine les autres, l'harmonie re- naît. (( Le vent qui agite l'étoffe légère en ondulations variées, dit Ziégler, fait passer les trois couleurs par toutes les tenta- tives de proportions que peut faire un artiste intelligent ; de temps à autre, l'effet en est admirable. ))

Parlons maintenant d'un principe de coloration connu des Orientaux et que Delacroix n'a point ignoré : la modulation des couleurs. Même lorsqu'ils font une surface unie en appa- rence, les céramistes et les tapissiers de l'Asie font vibrer la couleur en mettant tons sur tons à l'état pur, bleu sur bleu, jaune sur jaune. Un homme qui sait à merveille les lois de la couleur et du décor, pour les avoir étudiées en Orient avec beaucoup de sagacié et de finesse, M. Adalbert de Beaumont, a été le premier à réagir contre cette égalité de couleur que nos fabriques de porcelaine recherchaient comme une perfec- tion, alors que les Chinois la regardent avec tant de raison comme un défaut. <( Plus la couleur est intense, que ce soit un rouge haricot, un bleu lapis ou un bleu turquoise, plus les Orientaux hi font miroiter, dit M. de Beaumont, afin de la nuancer sur elle-même, afin de la rendre dès lors encore plus intense et d'empêcher la sécheresse et la monotonie ; afin de


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produire, en un mot, ces vibrations sans lesquelles une cou- leur est aussi insupportable aux yeux que le serait un son pour l'oreille aux mêmes conditions. » Instruit de cette loi par l'intuition ou par l'étude, Eugène Delacroix n'avait garde d'étendre, sur sa toile un ton uniforme, lors même qu'il vou- lait avoir l'unité d'aspect dans un ciel ou dans un fond d'ar- cliitecture. Non-seulement il faisait tressaillir sa surface par le ton sur ton, mais sa manière d'opérer ajoutait encore à ce tressaillement. Au lieu de coucher sa couleur liorizontalement, il la tamponnait avec la brosse sur une préparation de la même teinte, mais plus soutenue, laquelle devait transparaître "un peu partout, assez également pour produire à distance l'impression de l'unité, tout en donnant une profondeur sin- gulière au ton ainsi modulé sur lui-même, ainsi vibrant^ c'est bien le mot. Faute d'avoir connu cette loi, des peintres illus- tres nous ont rapporté d'Afrique de grands ciels de papier, balayés proprement et très-également de gauche à droite, avec une monotonie désespérante et une prétendue fidélité de procès-verbal. A ces ciels unis, froids et plats, comparez les fonds de l'hémicycle d' Orphée^ ou le pendentif de Démostlienes haranguant la mer^ ou, sans aller si loin, comparez ces mêmes peintures aux calottes des cinq coupoles de la Bibliothèque, où un peintre décorateur a figuré un ciel d'après les procédés ordinaires, vous sentirez immédiatement quelle distance sé- pare le peintre devenu coloriste de celui qui n'a pas voulu le devenir.

Non, il n'est pas un secret du coloris que Delacroix n'ait possédé, — et pourquoi faut-il appeler secrets des principes que tous les artistes devraient savoir et qu'on aurait du leur enseigner à tous ! — Nous arrivons ici au mélange optique... Lorsque nous regardons à quelques pas un châle de cache- mire, nous percevons le plus souvent des tons qui ne sont pas dans le tissu, mais qui se composent d'eux-mêmes dans notre


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œil, par l'effet des réactions réciproques d'un ton sur l'autre. Deux couleurs juxtaposées ou superposées dans certaines pro- portions (c'est-à-dire suivant l'étendue que chacune d'elles occupera) formeront une troisième couleur que nos regards percevront à distance, sans que le tisseur ou le peintre l'aient écrite. Cette troisième couleur est une résultante que l'artiste a prévue et qui est née du mélange optique. Les tons les plus précieux, les plus fins, les plus rares, Eugène Delacroix ne les apprêtait point sur sa palette avant de les poser sur le mur; il en calculait la composition future et spontanée; il les faisait résulter de sa combinaison. Par exemple, dans les Femmes cTAJger^ telle chemise à semis de petites fleurs donne naissance à un troisième ton indéfinissable, que l'œil perçoit, mais que la langue ne peut nommer avec précision, et que jamais un copiste n'obtiendra s'il veut le composer d'avance et le porter sur la toile au bout du pinceau.

Voyez maintenant la jambe nue de cette même odalisque : à deux pas de distance , elle est entièrement colorée par des tons résultants. Le charme de cette chair vivante, souple et chaude, sous laquelle on sent le bleu des veines et l'ar- deur du sang, est du à l'emploi de nuances diverses appli- quées par un travail libre de hachures légères qui réalisent l'unité de chair dans la complexité du ton, et un tel genre de travail est justement ce qui permet à Delacroix ces re- touches successives qui, à l'inverse des phénomènes ordi- naires, perfectionnent le ton et le ravivent au lieu de le salir. Veut-on un exemple plus frappant encore du mélange optique? Il faut aller voir au palais du Luxembourg, dans la coupole de la Bibliothèque, une figure de femme à demi nue, assise sous les ombrages de l'Elysée des poètes. Rien de plus frais, rien de plus aimable et de plus transparent que le ton de ses chairs ; et comment le peintre l'a-t-il obtenu et maintenu ? Comment se fait-il que sous une coupole aussi dépourvue de


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lumière, où il follait qu'il triompliat de l'obscurité, même pour ses figures principales, l'artiste ait pu conserver dans l'ombre un ton aussi délicat? Parce qu'il n'a pas craint de sabrer brutalement ce torse de femme, avec des hachures d'un vert clair très-décidé, qui, neutralisé en partie par sa couleur complémentaire, le rose, forme avec ce rose dans le- quel il s'absorbe une résultante exquise de fraîcheur, un ton mixte qui, s'il eût été préparé sur la palette, se serait éva- noui par le double effet de la distance et de la pénombre. Voilà comment Delacroix est parvenu à produire ces mirages qui nous éblouissent et dont la magie est due aux jeux de la couleur, comme celle de Rembrandt est due aux phéno- mènes éloquents du clair-obscur.

Elle est personnelle à Delacroix, cette manière de peindre, et il serait dangereux de l'imiter. Son système de hachures et de continuelles retouches répondait au côté faible de son talent, qui arrivait avec tant de peine à préciser la forme. Ses couches successives de couleurs, minces comme de l'aqua- relle, recouvrant un dessous chaud, résistant et solide, il sa- vait les superposer sans altérer la beauté du ton et au con- traire en le ravivant toujours, et il s'en servait pour atteindre son but : la variété extrême dans l'harmonie. Ses tableaux, que l'on croirait exécutés avec fougue, sont des œuvres me- nées à bien avec beaucoup de labeur. Aussi avait-il absolu- ment besoin de collaborateurs intelligents mais volontairement impersonnels (comme MM. Lassalle-Bordes et Pierre Andrieu), qui, préparant son travail sous ses yeux et le poussant loin, lui permissent d'économiser sa flamme. Il conciliait avec eux les deux avantages, la préparation lente et les apparences de l'improvisation. Il est curieux de lire à ce propos, dans un article pubhé sur Charlet en 1862, les lignes suivantes où Delacroix semble trahir son propre secret :

(( Les grands génies, dit-il, ont rarement improvisé. Si


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l'on rencontre quelquefois dans de beaux ouvrages de ces parties dans lesquelles la conception, l'arrangement et l'exé- cution ont marché comme de concert, ces parties sont en petit nombre et se comptent facilement, même chez les hommes privilégiés. Eh quoi! improviser, c'est-à-dire ébau- cher et finir dans le même temps, contenter l'imagination et la réflexion du même jet, de la même haleine, ce serait pour un mortel parler la langue des dieux comme sa langue de tous les jours! Connaît-on bien ce que le talent a de res- sources pour cacher ses e forts? (Ici Delacroix pense évidem- ment à lui-même). Qui pourra dire ce que tel passage admi- rable a coûté?... Tout au plus ce qu'on pourrait appeler improvisation chez le peintre serait la fougue de l'exécution sans retouches ni repentirs ; mais sans l'ébauche et sans l'é- bauche savante et calculée en vue de l'achèvement définitif, ce tour de force serait impossible, même à un artiste comme Tintoret, qui passe pour le plus fougueux des peintres, et à Eubens lui-même. Chez Eubens en particulier, ce travail su- prême, ces dernières retouches qui complètent la pensée de l'artiste, ne sont pas, comme on pourrait le croire à leur force et à leur fermeté, le travail qui a excité au plus haut point la verve créatrice du peintre. C'est dans la conception de l'en- semble, dès les premiers linéaments du tableau, c'est dans l'arrangement des parties que s'est exercée la plus puissante de ses facultés; c'est là qu'il a vraiment travaillé. Son exé- cution , si sûre d'ailleurs et si passionnée , n'était qu'un jeu pour un homme comme Rubens, quand il s'était rendu maître de son sujet, quand l'idée, en quête d'elle-même, si l'on peut s'exprimer ainsi, était devenue claire dans son esprit. »

Ce passage remarquable qui, à le bien prendre, est une confession d'Eugène Delacroix sur sa manière, nous rappelle un mot non moins remarquable qu'il avait coutume de dire : ce Le peintre doit faire son tableau comme l'acteur déclame


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son rôle : quand il le sait par cœur. » Excellente maxime, qui lui était clière. Il y insistait chaque fois que l'on parlait d'art avec lui. Il nous souvient qu'un soir, après avoir quitté deux amis, à la suite d'une causerie dans les rues, qui s'était prolongée jusqu'à minuit, il leur criait encore, à cinquante pas de distance, en mettant ses deux mains en porte-voix : par cœur! oui par cœur!!

(( Tout ce que je sais, disait Delacroix, je le tiens de Paul Véronèse. » En effet, les Noces de Cana^ le Repas chez Simon, le Christ portant sa croix., les Filles de Loth contiennent tous les secrets de la couleur, et sous ce rapport, c'est bien Véro- nèse qui a été le vrai maître de Delacroix. S'il aimait dans Rubens la chaleur, le mouvement, le jet des figures et des draperies, la fraîcheur du ton, la vie des chairs, la magni- ficence et la pompe de la machine entière, il étudiait, il ne cessait d'admirer chez Véronèse sa manière prestigieuse de doubler l'intérêt de son tableau en colorant toutes ses om- bres, de détacher l'une sur l'autre des têtes lumineuses, comme celles qui sont placées à la gauche du spectateur dans le banquet des Noces de Cana, et d'enlever toutes ensemble ces têtes lumineuses sur un fond clair ; d'opposer de grands partis de ciel , d'architecture ou de terrain, à des masses de figures, qui, préparées d'abord comme si elles devaient être dans la lumière , passent ensuite au rang des ombres par la seule puissance du contraste, et conservent dans ces nou- velles conditions, au moyen de quelques raccords, leur qualité première de richesse et de gaieté. Il admirait enfin l'éclat tranquille et imposant de ces tableaux pleins d'air et de soleil, dont la haute harmonie réside dans l'analogie des contraires : les tons orangés, surexcités par le rapprochement de l'ou- tremer, les tons roses relevés par le voisinage de ce vert au- quel le peintre vénitien a donné son nom ; en un mot , le maniement des couleurs que Véronèse avait appris sans doute


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des Orientaux qui de son temps remplissaient Venise et y montraient chaque jour le spectacle des riclies étoffes , des tapis, des poteries, des émaux et des armes de l'Orient.

Pour ne pas l'oublier, disons tout de suite que Delacroix avait tiré de la boîte à couleurs de Véronèse l'effet d'une de ses plus belles toiles, 2Iuïey-ahd-er-Bahman entouré de sagarde^ effet semblable du reste à celui que présente la nature quand on y voit un champ d'épis mûrs se détacher sur l'horizon, et ensuite les deux tons, l'azur et le jaune, se marier près de là dans la verdure d'un pré ou d'un bouquet d'arbres. Il m'en souvient, le ton blond et doré du rempart et le bleu du ciel étincelant, après avoir brillamment contrasté, allaient affirmer et consommer leur alliance dans un parasol vert qui ombra- geait la ligure du sultan , et ce parasol était la clef de tout le tableau, alors que le spectateur n'y voyait qu'un rensei- gnement ethnographique, ou le souvenir d'une vérité locale.

Mais revenons à Véronèse : il avait, ce grand peintre, une qualité qui manquait à Delacroix, la sûreté magistrale du dessin, le constant et inaltérable respect de la forme humaine. Chez lui , pas une touche qui n'indique la construction d'un membre, la présence d'un os, le relief d'un muscle. Il en est de même dans les figures de Rubens : un clair vif accuse toujours une saillie. Delacroix, préoccupé de l'harmonie gé- nérale avant tout, l'achève souvent par des touches arbitraires qui ne tiennent pas compte du dessous. Pour lui, le morceau n'est rien; le tableau est la loi suprême. En revanche, s'il est inférieur à ces maîtres dans la science du dessin, il a une va- leur qu'ils n'ont point, du moins au même degré que lui, c'est le caractère esthétique de la couleur, la poésie. Cette ré- flexion nous vint un jour que nous visitions le musée de Mu- nich. Là sont peut-être les plus étonnants tableaux de Rubens, entre autres un Jugement dernier où le peintre nous montre précipités en enfer des groupes ou plutôt des grappes de


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femmes palpitantes, fraîclies et roses, qui forment, chose étrange, un bouquet de tons superbe et tout à fait ravissant. Plus pénétré de son sujet, plus ému de sa propre pensée, Delacroix eût exprimé ici la terreur à son comble. Pour re- présenter la désolation éternelle, il n'eût pas employé les teintes de la vie, de la grâce et du printemps. Le peintre de la Barque du Dante et du Naufrage de Don Juan eût trouvé sur sa palette des accords lugubres,, de nature à serrer le cœur.

Osons le dire , jamais peintre n'a aussi bien compris les nuances morales d'une scène à peindre, et ne les a rendues aussi bien par les nuances optiques de sa peinture. Il y fal- lait d'ailleurs cette aptitude qui lui était propre, de diversifier à l'infini ses effets, de changer de gamme constamment et à son gré, de mettre une defk chacun de ses ouvrages. Celui- là doit renoncer aux nobles jouissances de l'art, qui verrait le tableau de Hamlet devant le fossoyeur sans être envahi par le sentiment de mélancolie amère, idéale, qui est la dou- loureuse volupté des grands coeurs, et qui, répandue dans le drame de Shakespeare, est concentré sur la toile du peintre et nous arrive à l'âme d'un seul coup.

Si vous entrez jamais dans la petite église Saint-Denis-du- Saint-Sacrement, située à Paris, rue Saint-Louis, au Marais, vous ressentirez là, en voyant le Christ au sépulcre d'Eugène Delacroix, une impression qui ne s'effacera plus de votre mé- moire. Mille autres avant lui ont représenté la douleur de la Vierge tenant son fils mort, et le plus souvent nous sommes restés insensibles à cette douleur ; mais elle est cette fois si profondément sentie , si humaine et si déchirante , que tout homme, chrétien ou païen, en doit être remué au fond des entrailles. Tout ce qui entoure le corps de Jésus, les saintes femmes qui le pleurent avant de l'ensevelir, la courtisane convertie qui se jette aux pieds adorés du Sauveur, oubKant


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sa mondaine parure et sa clievelure en désordre ; les person- nages du second plan, dont les draperies sont agitées par le vent froid du soir, et qui, plus grave mais non moins émus, assistent au suprême adieu ; puis, au fond, les tristes monta- gnes de la Judée qui fuient enveloppées d'une lumière sinistre, le ciel crépusculaire et désolé, la nature en deuil, tout cela ne porte à l'ame qu'une émotion. De sorte que des bords du sépulcre où va 'descendre le Crucifié , on croit entendre s'é- lever une seule lamentation, un seul cri. Ali! cette immense douleur n'est point contenue et drapée à la manière antique, et la pitié qu'inspire le cadavre de ce fils tant pleuré n'est point tempérée à dessein par les convenances d'une pliiloso- pliie qui fut sublime, mais qui n'est plus la nôtre ; au contraire, c'est un désespoir qui éclate et s'abandonne comme s'il était sans témoins ; c'est une mère qui étend ses bras en croix par un souvenir instinctif du Calvaire. La grandeur de la nature apparaît ici dans sa faiblesse même, et il se trouve que l'ex- trême vérité de la passion est plus noble encore que la no- blesse, plus poétique que la poésie.

Poëte religieux, Delacroix comprend le génie du christia- nisme, non pas dans un sens Immain et populaire comme Eembrandt, mais d'une façon non moins toucliante, très-élevée, très-passionnée surtout et avec une sorte de lyrisme étrange. Ses tableaux de sainteté n'ont point le caractère doux et calme d'humilité évangélique et d'austère tendresse que l'on retrouve par exemple dans ceux d'Hippolyte Flandrin; ils sont remplis au contraire d'une émotion violente ; ils sem- blent conçus par un chrétien farouche, irrité, indigné '.


' La crainte de fatiguer le lecteur nous fait passer sous silence bien des œuvres, même capitales, d'Eugène Delacroix. La coupole de la Bibliothèque au palais du Luxembourg, le plafond de la galerie d'Apollon au Louvre, le salon de la Paix à l'Hôtel de Ville (cette dernière dtcoratiou a péri dans l'incendie de l'édifice), mé- ritaient les honneurs d'une critique attentive et détaillée, tandis que nous ne pou-


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Pour ce qui est des données antiques, Delacroix les trans- forme selon sou esprit : il les transfigure et souvent même il les défigure en y faisant passer le souffle d'une âme toute moderne; mais il les voit du moins par un côté toujours hé- roïque, et il les rapproche de nous sans les vulgariser. Faute de pouvoir conserver la beauté sereine de l'antique et ses formes pures, il le mouvementé, il le tourmente, il le fait revivre à sa manière, et lorsqu'il est aux prises avec un sujet où le drame peut palpiter, oii le cri de la passion peut retentir, comme dans la Mêdéc^ il rencontre alors l'accent des grands maîtres. Sans avoir besoin de lire ce vers d'Horace :

Ne paieras comm 2^ojiuIo ]\[eilaa trucidet^

il a choisi le moment qui précède le crime ; il a compris quelle terreur inspirerait cette magicienne échevelée qui regarde au loin les voiles du navire où s'embarc^ue Jason, et qui, sentant monter sa fureur dans une atroce inquiétude, étouffe déjà ses enfants dans les bras qui vont les poignarder. Corrège, s'il n'eût pas répugné aux violences, si jamais il eût été furieux, n'aurait pas autrement peint, j'imagine, une telle scène. Cette fois le dessin est grand de tournure et très-heureusement venu. Il y a du choix, de l'ampleur dans les formes, et dans la tête une fierté tragique. La figure entière respire l'amour au désespoir et la rage sur le point d'éclater. C'est une lionne qui, avant d'être aveuglée par la fureur, aurait léché les pieds du traître qui la délaisse. Je ne parle pas de la couleur, elle


vons pus les décrire, même sommairement, sous peine de dépasser outre mesure les proportions que peut avoir un chapitre de ce livre. Nous aurions à mentionner aussi bien des toiles qui ont fait l'admiration de la jeunesse contemporaine, VÉvéque de Liège, par exemple, la Mort de Valentin, les deux Foscari, la Chasse aux lions. Nous aurions à parler également de la chapelle des Saints-Anges ù Saint-Sulpice, au su- jet de laquelle Delacroix nous écrivit la lettre dont nous donnons ici le fac-similé. Les peintures de cette chapelle ont été judicieusement api)réciées par notre re- grettable ami, Emile Galichon, dans le tome X de la Gazette des beaux-arts.


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est à la fois éclatante et sinistre, et d'une harmonie amère qui donne le froid.

Rarement sans doute Eugène Delacroix fit d'aussi belles rencontres dans le domaine de l'antiquité. Toutefois il ne manqua jamais d'y frapper un de ses grands coups de colo- riste. C'est par là que la Justice de Trajan est restée présente à nos souvenirs. L'empereur romain, dans sa pompe et sa pourpre, sort d'un arc de triomphe accompagné de ses géné- raux, de ses buccinateurs, de ses aigles, lorsque le cortège est arrêté par une femme éplorée qui jette aux pieds de Trajan un enfant mort, en demandant justice. En bas, les tons livides, les notes lugubres ; en haut, les gammes splendides et triom- phantes. L'arc s'emplit d'azur et ce bleu devient éblouissant par l'opposition 'résolue que lui font les tons orangés d'un trophée d'armes. L'éclat du ciel fait passer à l'état de demi- teintes un groupe de figures cramponnées au fût des colonnes et aux saillies de l'arc, groupe qui tout à l'heure était de la lumière et qui maintenant est de l'ombre. Le même prestige a été mis en œuvre pour VJEntrée des croisés à Constanti- nople. Le vert turquoise de la mer, les fabriques blanches de la ville ont changé en une masse de vigueur toutes les figures du second plan, qui étaient d'abord la partie claire du tableau par rapport à l'architecture latérale et aux tons soutenus du devant.

Un peintre qui tire uniquement de la couleur ses moyens d'expression, et qui n'a presque jamais un parti franc de clair- obscur, ne saurait être gravé ni par les autres ni par lui-même. Quel que soit le talent du graveur, une estampe d'après Dela- croix est à peine un renseignement, et le plus souvent c'est une véritable trahison. Dépouillée de sa couleur, la peinture d'un tel maître est un printemps moins le soleil, un héros moins la gloire. Comment reproduire sans monotonie avec du blanc et du noir ce Naufrage de Don Juan où des tons


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dissemblables ont cependant la même valeur, c'est-à-dire la même somme de clair ? Comment dire sans la couleur tout ce qu'il y a de sinistre dans la qualité de la mer et du ciel? Un seul effet persiste sur la planche du graveur : celui de l'immensité qui résulte de l'isolement de la barque. Ces nau- fragés, que la faim a rendus fous et qui tirent au sort à qui sera mangé le premier^ n'ont point pour l'œil du spectateur un point d'appui sur le bord du cadre, comme ceux de la, Méduse; ils voient la mer les envelopper de toutes parts, pontum undiqiie et undique pontum. Mais que d'émotions ajoute ici la couleur, et combien la gravure est inerte, défaite et muette à côté du tableau ! Delacroix serait impuissant lui-même à s'interpréter par l'eau-forte ou par le burin ; aussi avait-il une répulsion mvincible pour toute gravure d'après lui. Ses dessins même les mieux réussis, car il avait quelquefois des veines heureuses, Hercule qui étouffe Antée^ par exemple, ou la Montée du Cal- vaire (premier projet pour la chapelle de Saint-Sulpice), malgré leur chaleur, leur entrain et la distinction exquise de certaines figures, ne sont, dans leur triste monochromie, que de vains fantômes.

Il faut rendre cette justice aux différents ministres qui sous le règne de Louis-Philippe eurent les beaux-arts dans leurs attributions, à M. Thiers, notamment, que jamais Delacroix ne manqua de travaux. Non-seulement on ne cessa de lui confier la décoration des édifices publics, le Salon du roi, les hémicycles et les coupoles du Palais-Bourbon , la coupole de la Bibliothèque au palais du Luxembourg, mais encore on lui demanda de grands tableaux pour les églises de Paris et pour le musée de Versailles ou resplendit un de ses chefs- d'œuvre, \ Entrée des Croisés à Constantinople. Grâce à la sollicitude intelligente d'un gouvernement qui a tant de fois reçu et si souvent mérité la qualification de bourgeois^ l'ar- tiste le moins fait pour plaire à la bourgeoisie (dans le sens


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qu'on attachait à ce mot) ne resta pas un seul moment inactif, ayant toujours eu des tableaux à peindre et des murailles à couvrir.

Toutes les fois qu'il avait mis la dernière main à un grand travail, il lui prenait fantaisie de se reposer par un voyage ; la tentation lui venait surtout d'aller voir enfin l'Italie, d'aller regarder en face, chez eux, dans leur sanctuaire ,' m œdihus vaticanis^ ce Michel- Ange, ce Raphaël dont il avait parlé en homme de l'art, et sur lesquels il avait écrit dans la Bévue des Deux Mondes deux articles, d'ailleurs peu remarquables pour lui. Un jour de septembre, il rencontra le directeur des beaux-arts, M. Cave, et il lui dit : « J'ai une forte déman- geaison de faire le voyage d'Italie et d'y rester un hiver. Voulez-vous m' acheter mon Trajan 9 » C'était le grand tableau dont nous avons parlé et qui avait eu au Salon un succès d'é- clat. Le directeur des beaux-arts, pensant qu'une toile de cette importance valait au moins vingt mille francs, répondit à De- lacroix : « J'en suis désolé, mais notre budget est à peu près épuisé ; à peine nous reste-t-il quatre mille francs sur l'exer- cice de l'année? — Quatre mille francs? c'est justement ce que j'allais vous demander. — Comment! dit M. Cave, vous donneriez le Trajan pour quatre mille francs? mais s'il en est ainsi, votre tableau est acheté : vous pouvez partir. » Le lendemain, l'affaire fut régularisée. Cependant Delacroix eut une nouvelle hésitation; l'Italie" le troublait d'avance, lui fai- sait peur. Il lui semblait que toutes ses qualités allaient se fondre au soleil des grands maîtres. Réflexion faite, il ne partit point.

Un trait de son caractère, qu'il ne faut point oublier, c'est le désintéressement. Dans un temps où des peintres qui étaient bien loin de le valoir mettaient des prix fabuleux à leurs moindres toiles, Eugène Delacroix demandait avec modestie trois ou quatre mille francs d'un tableau qui avait eu l'hon-


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neur d'un brillant salon. Le croirait-on ? à force de travail, après quarante ans d'une vie retirée, fermée aux dissipations et toujours remplie, Delacroix n'a laissé que dix mille francs de rente. Sur la lin, les marchands avertis par la médaille d'honneur qu'il avait obtenue à l'Exposition universelle de 1855, vinrent trouver le peintre et lui offrirent des sommes relativement considérables pour des tableaux qui n'avaient pas eu d'acheteur depuis 1830. A ce sujet, lors de notre der- nière rencontre au Palais-Royal, Delacroix nous disait : c( Il faut prendre garde aux marchands. Ils viennent vous tenter, les scélérats; ils ont une langue dorée et plein leur porte- feuille de billets de banque, et ils seraient capables de vous inspirer le goût de l'argent. Défendons-nous contre de pa- reilles séductions. J'y ai cédé quelquefois, moi qui vous parle... )) Et il nous racontait comment il avait vendu dix mille francs le Marino Faliero^ revendu le lendemain à M. Isaac Péreire. Delacroix ne voyait dans l'argent qu'un moyen de conserver son indépendance. Il le gardait précieu- sement, mais comme un gage de dignité. On peut dire sans paradoxe qu'il fut ménager par désintéressement, et parce qu'il était fier.

La très-petite fortune qu'il devait laisser en mourant, De- lacroix, resté célibataire, en fit le partage à ses amis et à ses proches, par un testament dicté le 3 août 1863, dix jours avant sa mort. Il n'oublia ni ses neveux, MM. Verninac, ni son cousin Riesener, ni son élève Pierre Andrieu, qui avait été pour lui un collaborateur si intelligent et si assidu, ni sa vieille gouvernante aux soins de laquelle il devait, sans nul doute, le prolongement de sa vie, ni ses anciens cama- rades d'atelier, tels que Chenavard et Paul Huet. Il instituait son légataire universel un ami d'enfance, M. Piron, sous-di- recteur général à l'administration des postes. Il donnait à Paul Huet tout son œuvre de Charlet ; à Chenavard une su-


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perbe ccpie, exécutée par Géricaiilt, des Vices foudroyés de Paul Véronèse, plus deux admirables pastels faits par Che- navard lui-même, d'après le Corrège ; à tous les deux il lais- sait un lot de ses esquisses d'atelier peintes chez Guérin. Il priait MM. Pérignon, Dauzats, Carrier, le baron Scbwiter, Andrieu, Dutilleux, et notre confrère de la Gazette^ Ph. Burty, de vouloir bien s'occuper du classement et de la vente de ses ouvrages, dont le catalogue devait être, dans sa pensée, dressé et rédigé par M. Burty, ainsi que ces messieurs l'ont d'ailleurs compris et décidé. Deux cent dix mille francs, dont la moitié venait d'être placée à fonds perdu, et une petite maison de campagne à Cliamprosay, près Paris, voilà tout ce que pos- sédait un artiste d'un si grand renom, à la fin de sa carrière, qui avait été au dehors si brillante, au dedans si laborieuse et si bien réglée. Sa maison de campagne, Delacroix l'a léguée au fils de celui qui l'avait aidé à devenir peintre, à son cousin Riesener. A ce moment suprême, il s'est souvenu que M. Thiers, journaliste, avait encouragé ses débuts, que M. Thiers, mi- nistre, l'avait soutenu de tout son pouvoir : il a fait don à l'illustre amateur de deux bronzes dignes de figurer dans sa précieuse collection. Peut-être devait-il se souvenir aussi d'un écrivain qui avait rompu en son honneur tant de lances, de Théophile Gautier, qui, pour décrire les tableaux de Delacroix en les repeignant, avait composé tout exprès une palette lit- téraire, et avait manié, lui aussi, tous les contrastes et toutes les harmonies de la langue.... Enfin la dernière disposition du testament mérite d'être rapportée :

(( Mon tombeau, dit Delacroix, sera au cimetière du Père- Lachaise, sur la hauteur, dans un endroit un peu écarté. Il n'y sera placé ni emblème, ni buste, ni statue. Mon tombeau sera copié très-exactement sur l'antique, ou Vignole, ou Pal- ladio, avec des saillies très-prononcées, contrairement à tout ce qui se fait aujourd'hui en architecture. »


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Après sa mort, comme durant sa vie, Delacroix voulait être en vue. Il redoutait la délicatesse et l'intimité de cette architecture qui nous est venue des ruines de Pompéi, et dont les surfaces entaillées par la gravure plutôt que rehaus- sées par la sculpture, ne présentaient à ses yeux, ni assez de franchise dans les profils, ni assez d'énergie dans les ombres. Il craignait que sa tombe ne fût effacée parmi les tombes. Il désirait le mouvement et le relief jusqu'au sein de la mort. Par respect pour sa dernière volonté, ses amis lui préparent un mausolée qui sera copié fidèlement sur le sarcophage de Scipion Barbatus, orné de triglyphes et de métopes. Il faut en convenir, le nom d'Eugène Delacroix fera une étrange figure sur le tombeau de Scipion ; car enfin, les idées de sé- vérité grecque peinture pour la lithographie, il se mit à produire, avec une fécondité qui tient du prodige, ces compositions innombrables qui ont retranché de sa gloire tout ce qu'elles ont ajouté au bien-être des siens. Costumes, scènes de théâtres, tableaux de moeurs, intérieurs du monde élégant, conversations d'amour, épisodes historiques, jeux d'enfants, caprices, tout cela se dessinait comme de soi-même avec une facilité rare, et souvent avec un sine:u- lier bonheur, sur les pierres lithographiques de Motte ou de Delpech. Le talent y coulait de source, et l'on ne voyait aux étalages des marchands d'estampes que des Devéria ou des Charlet ; mais les Charlet n'étaient bien compris qu'en France : les Devéria étaient recherchés dans l'univers entier, car ils contenaient l'esprit du temps, la mode récente, l'atticisme du jour : ils représentaient la ph3'sionomie de ce petit coin de la terre sur lequel le monde ne cesse d'avoir les yeux, et qui s'appelle Paris.

Sans sortir de chez lui , Achille Devéria pouvait observer les allures de ses contemporains, leur manière d'être, leur geste, leur façon de saluer, de s'asseoir sur le canapé des sa- lons, de tourner le dos à la cheminée. Il avait sous les yeux un type de femme aimable, un de ces types tout à fait pari- siens , dont la grâce est plus belle que la beauté : poupine et blanche, comme disait Diderot, potelée, la bouche étroite, aux lèvres épaisses, épanouies et provocantes, un petit nez peu saillant aux méplats ébauchés , les joues pleines et en pommes d'api , les cheveux relevés en larges coques , et formant sur le haut de la tête un élégant édifice qui nous semble absurde aujourd'hui, qui était adorable il y a trente ans. Des manches à gigot , d'une ampleur considérable , faisaient ressortir la dé- licatesse d'un bras blanc, charnu, au poignet rond, aux atta- ches fines. Entre ces deux bouffantes énormes, la tête paraissait plus légère et la taille plus mince. Elles dissimulaient à vo-


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lonté le trop ou le trop peu des épaules ; elles tenaient pour ainsi dire la galanterie à distance ; elles étaient la crinoline d'en haut. Du reste, pressé de produire, talonné par les édi- teurs, Achille Devéria s'en tenait fidèlement à son type. La même jeune femme défraie toutes ses lithographies. L'artiste nous la montre, ici, dans sa chambre avec les bébés et les poupées; plus loin, penchée au balcon pour écouter une gui- tare, ou recevant au piano un billet doux.

Non content d'improviser pour son compte mille et mille fantaisies, Achille Devéria s'employait à traduire les ouvrages de son frère , la Naissance cV Henri IV ^ Jeanne Darc en pri- san^ la Sentence de Marie Stuaî^t; il en faisait de grandes et belles estampes, d'un crayon résolu et souple, qui accentuait en glissant, et qui avait parfois le mordant d'une eau forte , la chaleur et le gras d'une peinture. Eugène trouvait donc dans son frère aîné un interprète officieux et des plus habiles, un rival qui avait abdiqué en sa faveur, un conseil, un ami. La carrière s'ouvrait devant lui toute grande ; il n'avait qu'un malheur : celui d'avoir trop bien réussi du premier coup , et d'avoir dans un premier élan donné la mesure de toute sa force !

Après qu'il eut exposé la Naissance cV Henri IV, Eugène Devéria fut constamment inférieur à lui-même. Soit que le succès, en l'enivrant, l'eût dispensé de poursuivre ses études, soit qu'il n'eût vraiment, comme l'on dit à l'atelier, (( qu'un tableau dans le ventre, )) il ne fit plus rien d'égale valeur. Toutefois son plafond du Louvre, Louis XIV et Pujet^ dans les jardins de Versailles, fut une heureuse recrudescence de son talent. Il mit dans ce plafond ce que les autres ne mettaient point dans les leurs, une couleur aimable, un effet décoratif, du pittoresque, du ressort, de l'esprit. Mais sa flamme allait s'éteignant peu à peu ; sa jeunesse était passée avant le temps : il avait débuté comme un maître, il redevenait presque un


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élève. Appelé à décorer une église d'Avignon, il y fit des peintures qui sont, on nous l'assure, peu dignes de sa répu- tation d'autrefois... Quelle fut la cause de cette décadence? D'autres ont entrevu là quelque mystère. Pour nous, la chose n'a rien d'inexplicable, et nous croyons pouvoir l'expliquer. Le romantisme fut, sans aucun doute, une réaction légi- time. L'école de David, dans son ensemble, faisait fausse route. Gros d'un côté, Ligres de l'autre, l'avaient déjà ré- formée, il est vrai, mais sans en avoir la conscience et, en tous cas, sans la condamner dans ses égarements. De ces deux grands artistes , un seul avait en ce temps-là — sous la Res- tauration, — de l'influence : c'était le peintre de Jaffa et d'J.- houkir. A lui se rattachaient Géricault et Delacroix , bien dé- cidés, l'un et l'autre, à pousser leur pointe plus avant. Ce dernier, surtout, entendait accomplir, non pas une simple ré- forme, mais une complète révolution. Et d'abord, l'abus des divinités païennes avait fait revenir le goût du moyen âge. Rassasiée du fluix hellénisme des Abel et des Blondel, la jeune génération, qui avait lu Chateaubriand, voulait d'autres dieux ; elle fut saisie de tendresse pour la poésie que renfer- maient la chevalerie et le christianisme. Chacun se fit un de- voir d'être gothique, ou au moins de prendre ses données autre part que dans la mythologie grecque. On désirait la vérité, et on ne la trouvait point dans ces figures nues et convenues, aussi roides, aussi froides que le marbre. On aimait la nature agreste, la vraie nature, et on la voyait défigurée dans les paysages de tel académicien, dont les arbres ressemblaient à de vieux plumets, dont les pierres étaient en carton et les ciels en papier. Aux nudités académiques , on affectait de pré- férer les pourpoints et les hauts-de-chausses. A l'absolu de la forme , on opposait le contingent du costume , et rien n'était plus favorable à l'impatience d'une jeunesse qui voulait briller par la couleur avant d'avoir étudié le dessin, car il est plus


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facile de peindre un manteau de velours que de modeler un torse, et voilà'pourquoi on dédaignait l'antique mythologie, qui -est nue, pour exalter riiistoire moderne, qui est habillée. Aux compositions en bas-relief, on opposait les effets du clair- obscur, les profondeurs mystérieuses de Rembrandt ; au gris- perle de David, les rouges éclatants de Rubens, les tons orangés de Titien, les verts émeraude de Paul Véronèse. A la manière lisse, inconsistante et porcelaine de Guérin, au faire vitreux de Girodet, qui était justement le maître d'Eu- gène Devéria, on opposait les saveurs de l'exécution véni- tienne, les pastosités de Giorgion et du Corrége, les rehauts de Van Dyck, la touche mâle et robuste de l'Espagnolet. En un mot, l'école de David oubliait de peindre : on le lui prouva, et il faut convenir que, pour des peintres, la peinture avait bien, après tout, quelque importance.

Tout cela était fort bien. Cependant, l'archéologie, le cos- tume, le velours, la soie, les fauteuils en bois sculpté, les vieilles armures, le pelage d'un cerf, le poil d'un chien, si convenables dans le domaine de l'histoire moderne ou des chro- niques nationales, ne suffisaient plus aux décorations héroïques, au grand art, à celui qui, éloignant les figures de ses héros dans la perspective du passé ou les élevant au-dessus du inonde réel, les drape au lieu de les costumer^ et ne laissant voir en eux que la forme idéalisée, nous interdit de regarder aux particularités et aux détails de leur rôle, aux circons- tances purement locales de leur vêtement et de leur vie. Là précisément est la distinction si profonde entre l'histoire et le genre. Au fond, Eugène Devéria, comme Johannot, comme Delaroche, n'avaient guère fait que relever et agrandir le genre en lui donnant l'importance et les proportions de l'his- toire. C'était — pour que nous soyons mieux compris — une innovation assez semblable à celle qui , en matière de journa- lisme, transporterait le feuilleton dans le premier-Paris.


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Voilà comment s'explique, selon nous, la décadence rapide de certains peintres romantiques , de ceux-là qui manquaient d'études sérieuses , ne connaissaient point suffisamment les lois du style, et s'étaient arrêtés à la superficie, au côté voyant de leur art.

Quelques années après avoir peint la, Naissance cV Henri /F, Eugène Devéria disparut de la scène. On n'entendit plus parler de lui. Nous devons dire, au surplus, qu'une sorte de religiosité, qui ressemblait à l'illuminisme, l'avait envahi. Tout entier à ses rêveries mystiques, le raffiné de 1830 avait jeté son pourpoint aux orties; il avait embrassé le protes- tantisme et il ne songeait plus qu'à faire des prosélytes. Retiré aux Eaux-Bonnes , il peignait çà et là quelques por- traits, et crayonnait quelques litliograpliies, comme les Cos- tumes de la vallée d Ossau^ \q Retour cT une chasse à V isard ^ il passait la plus grande partie de son temps à méditer sur les Ecritures , et à morigéner les pauvres malades avec le ri- gorisme d'un quaker et l'exaltation d'un prédicant. Une seule fois (en 1857) , il eut l'idée d'envoyer au Salon un ta- bleau dont nous ne pouvons point parler ici , ne l'ayant point vu, et qui, du reste, passa inaperçu, car depuis longtemps l'esprit de l'école avait changé ; le monde regardait ailleurs.

N'importe : Eugène Devéria a eu son jour. La gloire ne l'a point couronné; mais elle l'a effieuré de son aile, et c'est assez. En lui s'éteint une des illustrations du romantisme. S'il n'en fut pas le chef, c'est qu'il n'était pas assez hardi, assez avancé pour cela; il n'était pas non plus suffisamment en horreur aux classiques. Or il en est de la peinture comme de la politique : a Dans les luttes révolutionnaires, dit Louis Blanc, c'est la haine qui désigne les candidats. » Eugène De- lacroix fut désigné. Quoi qu'il en soit, l'unique tableau du peintre que nous venons de perdre, son unique chef-d'oeuvre, devra tôt ou tard trouver sa place dans la seconde tribune du


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EUGENE DEVEEIA.


Louvre, à côté des Géricault, des Delacroix, des Grauet, de Decamps, des Bonington, et non loin du plafond où il a peint le Puget devant Louis XIV. Il suffit à la consécration d'un artiste que la muse Tait visité, ne fût-ce qu'une fois, ne fût- ce qu'un jour.



GALAMATTA

1802 — 1870


Il y a toujours à côté des hommes forts quelqu'un qui les aime et qui les comprend assez bien pour les faire aimer, ou du moins pour les faire comprendre aux autres. Les grands artistes, en particulier, ont eu des interprètes dignes d'eux. Chaque maître a eu le sien , et une chose qui a été souvent remarquée, c'est que les véritables graveurs d'un grand peintre ont été presque toujours ses contemporains et ont pu recevoir ainsi directement les inspirations de celui dont ils devaient répandre les ouvrages et populariser la gloire.

A côté de Raphaël, dans son atelier et sous ses yeux, Marc- Antoine a gravé des planches dont le trait avait été retouché par Raphaël lui-même. Titien a exercé le burin de Corneille Cort qu'il avait logé chez lui et qu'il dirigeait dans son travail. Martin Rota publia son estampe du Jugement dernier très-peu de temps après la mort de Michel- Ange. Véronèse et Tintoret ont été gravés de leur vivant par Augustin Carrache. Rubens a eu auprès de lui les deux Bolswert et Lucas Vorsterman ; Van Dyck a eu Pontius... Seuls, Albert Durer et Rembrandt


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n'ont eu besoin de personne pour dessiner sur le cuivre les conceptions de leur génie. Eux-mêmes furent les graveurs de leurs sublimes pensées. Mais c'est en France, surtout, que l'histoire des graveurs illustres est écrite en marge, à chaque page de l'histoire des meilleurs peintres. Poussin a été supé- rieurement traduit par le burin de Claudine, fille de son ami Stella. Lebrun a pu donner son approbation aux admirables estampes d'Edelinck et de Gérard Audran. Lesueur a été pieusement rendu par François Chauveau. Philippe de Cham- pagne a été imité à merveille par l'inimitable Morin, qui était son élève. Il y a eu ensuite des Laurent Cars, des Dupuis et des Surugue pour les Fêtes galantes de Watteau, des Cochin et des Balechou pour les Marines de Joseph Vernet. De nos jours, les peintures de Louis David ont été reproduites sous sa di- rection par Alexandre Morel et ]\Iassard ; celles de Gros par Forster, et celles de Paul Delaroche par Henriquel Dupont et Martinet. Enfin, Calamatta gravant le Vœu de Louis XIII a été pour Ligres le plus fidèle des interprètes, le plus parfait des graveurs.

Oui, Ingres et Calamatta étaient faits l'un pour l'autre. Né à Civita-Vecchia en 1802, Calamatta était de vingt-deux ans plus jeune que Ingres ; mais il avait été élevé à Kome dans le temps que ce maître y travaillait ; il avait respiré le même air que lui ; il avait été nourri de la môme substance : les œuvres des grands maîtres italiens ; il y avait entre eux une harmonie préétablie. Luigi Calamatta est un de ces artistes qui n'ont point de biographie, parce que leur vie est tout en- tière dans leurs ouvrages ; c'est là qu'ils ont laissé le meilleur de leurs pensées, le plus pur de leur ame. Issu du peuple, comme la plupart des artistes supérieurs, il dut de bonne heure travailler pour vivre. Il avait reçu avec son compatriote, Mer- 'curi, autre fameux graveur, l'éducation gratuite que l'on donne à Rome à l'école Saint-Michel, entretenue parle gouvernement


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pontifical. Il y eut pour maîtres Griangiacomo, Ricciani et Marchetti. Nous ne savons rien de sa première jeunesse, si ce n'est qu'il fut connu d'Ingres lorsqu'il avait à peine seize ou dix-sept ans, et que le peintre ayant quitté Rome en 1820, pour aller s'établir à Florence, Calamatta l'y rejoignit bientôt et demeura quelque temps dans cette ville. Mais lorsque Ingres vint à Paris en 1824, pour y exposer le Vœu de Louis XlIIy Calamatta l'y avait précédé, à telles enseignes que ce fut chez lui, au passage Sainte-Marie, rue du Bac, que Ingres descendit. Ingres était pauvre : Calamatta lui prêta quelque argent et lui procura un petit appartement dans une maison voisine.

Peu de temps après son arrivée à Paris, Calamatta s'était fait connaître par une planche qui avait produit une vive sen- sation dans les partis hostiles aux Bourbons restaurés, le Masque de ISafoUon. Ce masque avait été rapporté de Sainte- Hélène, en 1821, par le docteur Antommarchi, médecin corse, qui avait assisté Napoléon à ses derniers moments. Graver le masque de Napoléon était alors un acte d'opposition aux Bour- bons, et l'estampe de Calamatta eut presque l'importance d'une œuvre politique ; elle eut un grand succès et on la vit bientôt encadrée chez tous les anciens officiers de l'Empire, et aussi chez les libéraux de la Restauration, qui, par un étrange malentendu , faisaient alors cause commune avec le bonapartisme. La gravure est d'ailleurs fort belle. Calamatta avait arrangé avec un excellent goût le plâtre qu'il voulait dessiner. Il l'avait disposé sur une table et l'avait ceint d'une couronne de lauriers. Un large ruban forme une sorte de cra- vate autour du col, dont les bords éraillés par le moulage sont ainsi heureusement dissimulés. L'épée et la croix d'honneur occupent le devant du dessin, et ces reliques d'une grandeur évanouie accompagnent d'une manière touchante et parlante l'image de Napoléon endormi du sommeil de la mort.


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La gravure de Calamatta est parfaite d'exécution. Le mas- que vu de face et doucement éclairé se détache sur un fond demi-obscur. Le ton ferme des lauriers fait ressortir la pâleur des traits. La taille est conduite avec sobriété, sans aucun luxe d'outil, si ce n'est pour les objets purement matériels, l'épée à poignée de nacre, la moire du ruban et l'émail de la croix d'honneur, dont le graveur s'est appliqué à exprimer les substances par des travaux brillants et choisis. Mais l'attention se porte et se concentre sur le masque, qui, moulé au moment où Napoléon venait d'expirer, semble conserver encore la trace des dernières palpitations de la vie. Ce furent les débuts de Calamatta, et tout y annonçait un maître dans Fart du graveur : le sentiment du dessin, la modération et la dignité de l'effet, et la marche du burin, qui était austère dans l'ex- pression des chairs et n'offrait de travaux séduisants que dans les accessoires d'un intérêt purement optique. Je dis l'expres- sion des chairs, parce que le graveur s'était bien gardé de donner à son masque l'aspect froid du plâtre et qu'il avait supposé le spectateur en présence du masque lui-même, auprès du lit de parade. Pour donner du précieux à son estampe, l'artiste l'avait entourée d'une bordure gravée à teinte grise, qui formait transition entre le noir du fond et le blanc du pa- pier, en même temps qu'elle faisait briller tous les clairs de l'estampe. Cet encadrement léger, d'un goût pur, est orné d'emblèmes feints en très-doux relief : en haut, l'étoile ; sur le côté, le lion et le taureau; en bas, l'aigle ; et aux quatre angles, le serpent roulé sur lui-même, symbole d'immorta- lité.

Dans le volume que nous avons consacré à la vie et aux ouvrages d'Ingres, nous avons raconté comment fut accueilli, au Salon de 1824, le Vœu de Lom's XIII. Ce tableau fit un bruit considérable, et, chose singulière, ce furent les romanti-


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ques, Eugène Delacroix en tête, qui vantèrent le plus haut cette œuvre, pourtant classique, où ils remarquaient un cer- tain accent passionné, quelque cliose de ressenti, de personnel et d'outré, qui leur paraissait trancher sur la froide correction des élèves de David. Plusieurs artistes se présentèrent pour consacrer par la gravure le succès du maître ; mais Ingres, qui avait en peinture des idées italiennes, fut porté à donner la préférence à Calamatta, indépendamment de l'amitié qu'il avait pour lui. Celui-ci fit un dessin du Vceu de L'oins XIII qui est une merveille. Les grandes ombres avaient été pré- parées par un léger dessous de lavis. A cette préparation le crayon était venu donner du gras et du corps en formulant avec la dernière précision et la plus scrupuleuse fidélité les draperies, le fond et l'autel. Le blanc du papier n'était ménagé que dans le modelé des chairs, et la partie lumineuse du ta- bleau paraissait plus lumineuse encore dans le dessin, en s'enlevant sur des ombres qu'une couche de lavis avait tran- quillisées et assourdies, Ingres était plus que satisfait du dessin de Calamatta, il en était fier. Lorsqu'il ouvrit son école rue des Marais-Saint-Germain, dans un atelier contigu à celui qu'il avait loué pour lui-même — et qui est occupé en ce moment par son ancien élève, Paul Chenavard, — il y exposa le dessin du graveur italien, et il le faisait admirer à tous les visiteurs.

Cependant la gravure ne fut pas commencée de longtemps encore. Ingres avait acheté le dessin; mais il n'était pas en mesure de commanditer la planche. Il fallait trouver un édi- teur qui avançât des fonds. L'ouvrage, commencé peut-être dès 1825 ou 1826, demeura sur le chantier. Calamatta s'em- ploya, comme il put, à graver quelques morceaux qui avaient été remarqués au Salon et qui promettaient sans doute aux marchands une vente plus facile. C'est ainsi qu'il fit, en 1827, en collaboration avec Coiny, ou plutôt comme son aide, la


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gravure d'un tableau exposé par Dedreux-Dorcy : Bajazet et le Berger.

Après 1830, Calamatta se trouva en rapport à Paris avec un artiste d'un rare mérite, M. Taurel , qui était le graveur du roi des Pays-Bas, et qui, ayant besoin d'un collaborateur, emmena Calamatta en Hollande avec lui. L'artiste italien passa un ou deux ans à la Haye, et par un singulier effet du climat de la Hollande sur ce tempérament méridional, lui qui était arrivé d'Italie couvert de rhumatismes, il fut en- tièrement guéri de ses douleurs dans un pays humide qui devait, ce semble, les rendre incurables.

A son retour de Hollande, Calamatta se remit sérieusement à la planche du Vœu de Louis XIII. Un ami, je ne sais lequel, avait consenti à lui prêter cinq mille francs. Ingres, n'ayant pu faire par lui-même aucune avance, avait généreusement cédé pour rien son droit de gravure ; il s'estimait heureux de ce que son ouvrage, répandu partout, allait augmenter sa ré- putation naissante. La gloire lui suffisait. Toutefois, s'il ne prétendait à aucun bénéfice pécuniaire, par un incessant désir d'améliorer sa composition, il était devenu d'une exigence fatigante pour le graveur. Chaque jour il venait lui apporter quelques retouches faites sur des calques. Tantôt c'était une draperie dont il voulait changer ou agrandir les plis ; tantôt il prétendait modifier le mouvement delà jambe dans la figure de l'enfant Jésus ou raffiner le contour du bras ; tantôt il désirait corriger le pied d'un des petits anges qui, placés à côté de Louis XIII, tiennent la tablette de l'inscription votive.

Ces calques multipliés, ces continuels repentirs, apportés par Ingres, Calamatta les recevait avec impatience, non-seule- ment parce que tout amendement lui paraissait inutile dans un tableau qu'il trouvait excellent de tout point, mais aussi parce qu'il est extrêmement difficile, désagréable et coûteux, d'exé-


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ciiter des corrections sur une planche de cuivre pour peu que le travail en soit avancé. La seule ressource du graveur, en pareil cas, est de gratter la partie qui doit être soumise aux retou- ches, et comme cette partie ne peut être grattée complètement sans former un léger creux, il est nécessaire de rétablir le niveau du cuivre en le remettant sous l'enclume du planeur, qui le frappera par derrière à petits coups de marteau jusqu'à ce qu'il ait fait disparaître entièrement la dépression causée par le grattage. On conçoit qu'une opération de ce genre ne peut être strictement limitée aux parties que le peintre a remaniées, et que les jDarties environnantes doivent se ressentir des coups de marteau par lesquels on a replané le métal. Ces difficultés matérielles expliquées à Ingres ne l'avaientpas converti. Enfin, Calamatta, après deux ou trois concessions qui lui avaient été arrachées par des cajoleries ou des emportements, s'était refusé à toute amélioration, et avait déclaré net qu'il aban- donnerait sa planche plutôt que de la recommencer ainsi par- tiellement, toutes les fois qu'il prendrait fantaisie à Ingres de perfectionner sa composition. Une déclaration aussi formelle n'empêchait pas le peintre d'apporter encore de temps à autre un nouveau calque, ou, comme l'on dit dans les ateKers, une nouvelle retombe^ qui restait entre les mains du graveur, sans trouver place sur la gravure.

Après sept ans de travail, l'estampe du Vœu de Louis XIII fut terminée : elle parut en 1837. Ingres était alors en Italie, ayant été nommé directeur de l'Académie de Rome en 1835. Ce fut au moment où la planche s'imprimait qu'un ami de Calamatta, un Corse', qui était un peu de mes parents, M. Sil- vestre Poggioli, me fit faire sa connaissance. Quelque temps après, cédant à mes instances, Calamatta voulut bien me re- cevoir chez lui comme élève. — (( Savez-vous dessiner? » ce fut la première question que m'adressa mon nouveau maître.


108 CALAMATTA.

— Hélas! je savais, du dessin, ce que j'en avais appris au col- lège, et rien de plus. On m'avait exercé, suivant l'usage alors universel, à copier les modèles de Lebarbier, qui étaient des gravures à la manière du crayon, et dont il s'agissait d'imiter fidèlement le graine^ les hachures et les coups de force. On nous enseignait à finir avant de nous enseigner à construire. Bref, j'étais un pauvre dessinateur. Calamatta me conseilla d'aller chez Paul Delaroclie, qui venait d'ouvrir une école rue Maza- rine, dans les bâtiments de l'Institut, et de réétudier là le dessin d'après la bosse et ensuite d'après le modèle vivant. Mais comme il fallait bien, avant de savoir dessiner, apprendre à manier la pointe et le burin, le grattoir et le brunissoir, mon maître me mit en présence d'une estampe d'Edelinck. Je devais préparer à la pointe sèclie et discipliner mes tailles, semblables à celles du modèle, et les rentrer ensuite au burin jusqu'à ce qu'elles fussent au ton de l'original.

Je ne me sentais pas beaucoup d'attrait pour cet exercice ; mais il était égayé par les conversations vives de l'atelier, que fréquentaient alors des hommes d'un esprit cultivé, des poètes et des artistes italiens, notamment Giannone, Onofri, Bernardi, et, entre autres Français, un M. Legrand qui avait été, je crois, le premier éditeur des Costumes de Bonnard, gravés par Mercuri, et qui était un causeur spirituel , plein de verve et de bonne humeur.

Mercuri, l'ami d'enfance de Calamatta ', était venu de Rome se loger avec lui et il avait une place, c'est-à-dire une em- brasure de fenêtre, dans l'atelier de son camarade. Cet atelier, situé à l'extrémité du passage Tivoli, au-dessus de la voûte, était éclairé par quatre croisées, donnant, d'un côté sur la rue de Londres, de l'autre sur la rue d'Amsterdam, qui n'était pas

' Il vient d'clrc nommé correspondant de rAcadémic des Beaux-Arts , en remplacement de son ami.


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encore bâtie. Déjà illustre par sa petite gravure si exquise des Moissonneurs de Léopold Robert, Mercuri travaillait à la» planche de la Sainte- Amélie^ d'après Paul Delaroclie. Comme il convenait à mon ignorance et ii ma jeunesse, j'occupais la fenêtre la plus rapprochée de la porte. Calamatta avait encore d'autres élèves, dont deux, particulièrement, ont fait leurchemin. C'était Charles Thé venin — fils du peintre auquel avait succédé Ingres dans la direction de l'Académie de Rome — il gravait ses premiers ouvrages, tantôt chez lui, tantôt chez son maître, et il était alors le souffre-douleur de l'atelier; ensuite un jeune artiste allemand, Charles Nordlinger, depuis graveur du roi de Wurtemberg. Celui-là était venu de Stuttgard tout exprès pour prendre les conseils de Calamatta, et bien qu'il gardât ordi- nairement le silence, dans la crainte de mal parler français, il sortait par moment de sa taciturnité pour s'échapper en sail- hes heureuses.

On voyait venir chez mon maître l'abbé de Lamennais, dès lors en habit bourgeois, amené d'ordinaire par Charles Didier, le brillant auteur de Borne souterraine. M. de Lamennais posait pour un crayon que faisait de lui Calamatta. Je le vois encore, ' avec sa lévite usée, sa culotte de ratine, le dos voûté, le visage parcheminé et jaune, l'oeil étincelant sous un front de génie, semblable aux héros d'Hoffmann, et un peu à Hoffmann lui- même. George Sand venait aussi quelquefois nous rendre vi- site, et il me semblait que sa présence éclairait tout l'atelier. Elle ne manquait jamais de s'approcher de moi — car elle me savait le frère d'un écrivain déjà renommé — et quand elle passait sa tête sous mon châssis, je tremblais comme la feuille. Il me souvient qu'un jour elle aperçut parmi les papiers qui étaient sur mon pupitre une eau-forte de Rembrandt, une pièce libre, et qu'elle en rit de bon coeur, tandis que je rou- gissais naïvement jusqu'aux oreilles. La gravure commencée


110 cala:\iatta.

de la Francesca da Bimini^ d'après Ary Sclieffer, amenait •de temps à autre chez son graveur ce peintre éminent , qui , malgré la dignité de sa tenue et de ses pensées, ne manquait pas de bonhomie. Voyant un jour accroché à la muraille un portrait de Masaccio , dessiné à Florence par Calamatta, d'a- près une fresque du xv" siècle, Scheffer nous disait : « On assure que je ressemble à Masaccio ; cela veut dire que je suis laid; et j'étais en effet bien laid dans ma jeunesse; mais il me semble que ma tête en vieillissant prend du caractère , et je crois. Dieu me pardonne, que, si je vis longtemps, je finirai par être beau. »

A son tour, Paul Delaroche faisait au passage Tivoli quel- ques apparitions, mais fort rares; et lorsqu'il entrait avec son air éminemment distingué, mais un peu gourmé, sa bouche discrète, son œil bridé, sa figure de presbytérien, les plaisan- teries tombaient à l'instant et l'on se taisait. Lui, du reste, il maniait le jargon de l'atelier avec beaucoup d'aisance, et, quand il voulait, il savait attraper ce ton gaulois de gogue- nardise familière qui enchante les écoliers.

Ainsi notre vie sédentaire et calme était animée par ces rayons venus du dehors, et pendant que je labourais pénible- ment mon cuivre, maudissant le solennel burin du sieur Ede- linck, mon esprit était alimenté par celui des autres. Le poëte Giannone, déjà mourant, nous faisait à voix basse d'admirables commentaires sur ShalvS[)eare. Mercuri lui répliquait avec à- propos et avec grâce, en laissant échapper ces fautes de fran- çais qui sont si amusantes dans une bouche italienne. Calamatta écoutait en silence, les yeux fixés sur son dessin de la Joconde^ qu'il gravait dans ses bons jours, dans ces jours où l'on veut s'appartenir et se recueillir.

Je possédais quelques eaux-fortes de Rembrandt, entre autres une belle épreuve du Janus Lutma, et je brûlais de la


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copier*. N'osant avouer ce désir à Calamatta, qui n'aurait pas souffert qu'on négligeât le classique Marc-Antoine et le classique Eclelinck pour le romantique Rembrandt, j'allai voir M. Henriquel Dupont et je le fis parler sur les procédés de l'eau-forte. Dans une lettre à Maxime Lalanne, imprimée en tête de son excellent Traité de la gravure à V eau-forte^ j'ai dit comment j'avais fait secrètement cette copie prohibée d'avance; j'ai raconté les péripéties de ce petit drame, et comme quoi cette contrefaçon du Lutma avait été passable- ment menée malgré les morsures de l'acide et malgré la brû- lure de mes doigts. Calamatta ayant fait un voyage à Mont- morency — c'était presque un voyage dans ce temps-là — j'avais profité de son absence pour mon escapade romantique. Mais, à son retour, je fus trahi par la chambrière, et le maître m'annonça que je n'arriverais jamais à être un graveur. Il ne disait que trop juste.

Cependant, la planche du Vœu de Louis XIII était revenue de chez l'imprimeur Chardon et les épreuves en étaient fort belles, mais un certain nombre présentaient des taches blanches dans les parties noires, sans doute parce que le papier avait été égratigné en certains endroits qui n'avaient pas été suffi- samment ébarbés. Nous fûmes employés à réparer ces défauts avec l'encre de Chine et la pierre d'Italie. La gravure, du reste, fit une grande sensation dans le monde des arts. On reconnut qu'il était impossible de mieux conserver le caractère d'un maître, de mieux exprimer le sentiment d'un peintre. Ingres, disait-on, s'il savait tenir le burin, ne ferait pas mieux ; il ne serait pas plus semblable à lui-même.

Nous avons pu en juger, il y a deux ans, lorsque le Vœu de Louis XIII a été exposé avec tous les ouvrages d'Ingres à l'Ecole des beaux-arts. La franchise de l'effet, dans la peinture

  • Cette planche de Lutma fut publiée par le journal l'Artiste.


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originale, autorisait le graveur à partir d'un ton très-soutenu pour conduire l'œil à la lumière (jclatante produite par le blanc pur. Il est remarquable, cependant, que les ombres les plus fermes, les plus résolues, sont obtenues avec deux tailles seulement ou même avec une seule taille. C'est ainsi que le manteau de la Vierge, qu'il fallait tenir un peu foncé pour faire briller la gloire lumineuse qui environne le principal groupe, est attaqué avec une seule taille, à peine croisée dans quelques ombres, mais d'une simplicité , d'une fierté admira- bles , et qui produit tout le ton voulu , sans étouifer la trans- parence du papier. Les draperies plus fines, la robe de la Madone et ses manches sont traitées avec des lignes et des points de diverses profondeurs, de manière à figurer une étoffe moelleuse et délicate sans trop s'écarter pourtant de la sobriété que s'était imposée le peintre. Pour ce qui est des chairs, le graveur a usé d'un travail fin et précieux, tel qu'il aurait pu convenir même à une peinture plus savoureuse que celle d'Ingres ; il les a exprimées avec des tailles légères, séparées par un chapelet de points , en guise d' entretailles. Il a ainsi évité ce désagréable losange, bouché par un trait, que les graveurs de la décadence italienne ont tant de fois mis en œuvre. En quelques passages, surtout dans les figures secon- daires, celles des deux séraphins qui écartent les rideaux de l'autel, Calamatta, au lieu de faire suivre à son burin les sinuosités de la routine, lui trace brusquement une marche directe, accusant l'austérité mâle de l'original. Quelquefois il arrive au charme de certaines demi-teintes, sans autre ressource que celle de la pointe sèche , procédé peu usité en France , mais familier aux graveurs italiens et heureusement employé par Raphaël Morghen.

Le Vœu de Louis XIII valut à Calamatta la croix d'hon- neur ; mais quand il la reçut des mains de ]\I. de Cailleux, je crois, il refusa de prêter un serment qu'on lui demandait.


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Patriote en Italie et lié en France avec tous les hommes émi- nents du parti républicain , il lui répugnait de prêter serment à un roi. Il s'en expliqua nettement et il se prévalut de sa qualité d'étranger non naturalisé. Cette qualité fut ce qui l'empêclia d'entrer à l'Institut , où sa place eût été marquée. Il ne put être nommé que correspondant de l'Académie des beaux-arts.

Calamatta menait de front plusieurs ouvrages à la fois, et il se trouvait bien de cette habitude. Il évitait ainsi ou du moins il corrigeait, par des diversions continuelles, ce que le travail du graveur a de fastidieux. Dans le temps qu'il tra- vaillait à la planche de la Francesca cla Bimini^ il entamait le portrait de M. Guizot d'après Paul Delaroche, et, bientôt après , celui de M. Mole d'après Ingres. Pour traduire les fonds cendrés d'Ary Scheffer, il se garda bien d'employer des points, parce que les points donnent du gras et du brillant au travail : il se servit de ces tailles qu'il traçait à la pointe sèche du premier coup, avec une sûreté si merveilleuse et tant de souplesse , et il se contenta de les rentrer plus doucement dans les carnations claires de la jeune femme que dans les chairs brunies de Paolo. Mais ce qu'il rendit avec chaleur et même avec un sentiment romantique , ce fut le fond du tableau, ce fond obscur, ou l'on aperçoit, au sein d'une confusion poétique et orageuse, la multitude des ombres inconsolées de l'enfer, (( traînant leurs plaintes ».

Le portrait de M. Guizot par Delaroche est un beau portrait, malgré des différences d'exécution qui sont difficiles à com- prendre dans un même ouvrage. La tête est peinte sèchement comme un Holbein. Le reste est nourri comme un Van Dyck. Doué d'une personnalité forte, Paul Delaroche était né pour comprendre celle des autres. Il a vu M. Guizot là où il fallait le voir, à la tribune. Cette belle tête, bilieuse et pâle, expri- mant la passion contenue et un immense orgueil, il l'a déta- chée sur un fond clair et froid, un fond de marbre. Fermé


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dans son liabit noir, boutonné et cravaté jusqu'au menton , le protestant politique, si bien peint par un autre artiste, l'auteur de Y Histoire de dix ans^ est représenté debout un peu plus qu'à mi-corps; accoudé sur la tribune, tranquille et liautain, il semble attendre , pour parler, que l'assemblée ait fait com- plètement silence.

Calamatta eut quelque peine à enlever une tête claire sur un fond clair, car cela est plus facile avec des couleurs qu'avec des valeurs ; mais il répéta l'expression de l'original par des travaux d'un choix parfait. Sa pointe, avec une rare intelligence, suivait les plans de ce visage sec, de ces lèvres découpées, de ce nez ferme et tendineux : aussi la tête dans la gravure est- elle un clief-d' œuvre. Quant à l'habit noir qui devait occuper la moitié de l'estampe, Calamatta voulut cette fois varier ses travaux par une innovation dans la conduite des tailles. Il les rangea deux à deux en les séparant par une entretaille ; et il croisa les premiers par des secondes, rangées également deux à deux et séparées de même. Cela formait un travail riche , étoffé , mais de nature à attirer l'attention par sa singularité même. Il fallut l'amortir, l'estomper, pour ainsi dire, et rendre aussi peu voyant que possible un système de taille trop curieux pour être mis en œuvre sur une grande échelle.

Calamatta fut, ce me semble, mieux inspiré quand il grava le portrait de M. Mole d'après Ingres. Ici le travail est exquis de tout point. La gravure demeure transparente dans le fond, qui est cependant assez soutenu et suffisamment serré pour faire bien ressortir la tête polie et distinguée du personnage , son masque fort et fin, ses beaux yeux doux, au regard vague, ses mains osseuses , sillonnées de plis profonds et qu'on dirait dessinées par Michel-Ange. Le modèle est posé debout dans son cabinet et il est vu presque de face. Vêtu d'une simple redingote boutonnée haut, adossé à un meuble, il s'appuie léo-èrement sur le dossier d'un fouteuil en damas de soie ,


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fond clair, et il laisse tomber sa main gauche de tout son poids , tandis que de la main droite , ramenée sur sa poitrine , il tient son lorgnon avec l'aisance et la bonne façon d'un gen- tilhomme. Les chairs, les cheveux, les habits, le fauteuil,, tout cela est gravé à ravir, et l'estampe est poussée à sa per- fection. Les tailles, qui formulent les plis multipliés de la redingote et accusent la finesse du drap, sont de ces choses trouvées comme de fortune et qui font la joie des gens du métier.

Au surplus, le portrait de M. Mole est , je crois , le meilleur des portraits d'Ligres — des portraits d'homme, bien entendu — celui ou il a mis le plus du sien, ayant affaire à un modèle qui n'avait pas, à beaucoup près, la physionomie profondément, prodigieusement caractérisée de M. Bertin l'aîné. J'ajoute que la couleur d'Ingres est plus franche, plus aimable, en dépit de son aus'térité, dans le portrait de M. Mole que dans celui de M. Bertin, où elle est sourde et bise. La gravure de ces portraits, du reste, avait à certain moment une importance politique. M. Guizot, M. Mole, en as^aient retenu un grand nombre d'épreuves ; ils les envoyaient, magnifiquement enca- drées , à leurs amis de la Chambre et à ces collègues à demi gagnés ou faciles qu'ils pouvaient, par une politesse venue à propos, achever de séduire ou de ramener.

J'insiste sur le portrait de M. Mole parce qu'il est exempt du seul défaut que l'on puisse relever dans certaines planches- de Calamatta, qui sont les dernières de son œuvre, un peu de pesanteur. Ce défaut provenait chez lui, je crois , de ce qu'il avait passé une partie de sa vie à graver la Joconde de Léo- nard. Pour traduire une peinture aussi efifumée , une peinture dont toutes les couleurs sont fondues et perdues, et dont toutes les lumières sont amorties, comme si elles étaient vues à travers une gaze, Calamatta s'était imposé un travail immense, qui consistait à conduire le modelé depuis les plus fortes om-


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bres jusqu'à la plus haute lumière, sans que l'oeil pût ren- contrer quelque part le blanc pur du papier. Il avait ainsi contracté l'habitude d'estomper sa gravure comme il estompait ses dessins, car, en les préparant au lavis, il en éteignait le blond et la transparence. Pendant que son rival , Henriquel Dupont, s'étudiait à diminuer de jour en jour ses travaux, en laissant de plus en plus transparaître le fond du cuivre , c'est-à-dire le clair du papier, il semblait, lui Calamatta, dé- sireux de couvrir toute sa planche, de manière à en multiplier les demi-teintes et à n'avoir de lumière vive que sur un très- petit espace , ou même sur un seul point. Méthode fâcheuse qui lui dévorait des années entières de labeur, et qui avait de plus l'inconvénient d'attrister la planche, de lui prêter un aspect pénible, d'étendre ça et là des tons sourds et lourds , dans lesquels il est difficile de distinguer les nuances dès que l'estampe a été défraîchie par un tirage de deux ou trois cents épreuves.

Aussi, à partir de ce moment, les meilleurs ouvrages de Calamatta, la Joconde exceptée, furent ceux qu'il fit en croquis, à très-peu de frais, en effleurant le cuivre. Des deux portraits du duc d'Orléans d'après Ingres, le plus aimable , selon nous , est celui qui semble imiter un dessin facile et rapide à la mine de plomb, tel que le peintre aurait pu le faire en se jouant, et les amateurs, j'imagine, le préféreront au premier portrait du même prince , qui , terminé entièrement au burin , manque de légèreté et de brillant.

Même observation touchant le portrait de Fourier d'après Gigoux. En se bornant à modeler la tête avec la dernière pré- cision et en laissant à l'état de croquis les vêtements du per- sonnage qui est en pied au milieu d'un paysage agreste, le graveur a fait une estampe plus intéressante, ce me semble, que l'eût été une gravure absolument finie et dans laquelle l'habit, le pantalon, les souliers, le paysage , le terrain, eussent


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envahi une place énorme et occupé à la fois le burin de l'ar- tiste et l'œil du spectateur, jusqu'à concurrence des dix-neuf vingtièmes de l'estampe.

Il est assez curieux de savoir comment Calamatta se jugeait lui-même dans une lettre intime adressée à son ami M. Marcotte :

(( Commençons par voir si je suis un des graveurs qui ont produit le moins. Cela ne me semble pas , et le nombre des ouvrages est là pour prouver le contraire. Cela doit suffire pour la quantité ; il me reste à prouver que la qualité a été aussi en progrès, autant que mes forces me l'ont permis.

(( Dans tous mes ouvrages , je n'ai jamais négligé la partie art. Dans les portraits de Guizot, de Mole, du duc d'Orléans, la tête et les mains sont mieux gravées et plus finement des- sinées que le Masque de Napoléon^ qu'on me présente toujours comme si c'était mon meilleur ouvrage. Je le conteste, et je prouverai, quand on voudra, les épreuves en main, qu'il y a progrès dans les trois autres. Si le masque fait plus d'effet, c'est à cause de la grandeur. Les parties qui donnent prise à la critique sont les habits et les accessoires. A cela je répondrai que j'ai toujours été tellement pressé pour ces gravures qu'il m'a été impossible de faire ce que je voulais , et puis j'avoue que, quand j'ai su faire le plus difficile et la partie artistique, il me touche peu de lécher un peu plus ou un peu moins un habit ou un fond, et que tout cela soit plus ou moins brillam- ment coupé. Je méprise fort, au contraire, les ciseleurs. Pour la Françoise deRimini, j'ai eu le temps, et aussi j'ai tout soigné, je crois avoir été plus près de l'original que dans la Vierge. Et puis, la difficulté du noir est immense en gravure. Enfin, je conclus que j'ai toujours fait l'art en véritable artiste, le plus et le mieux que j'ai pu. »

Calamatta était fait pour graver des fresques et des pein- tures de style. C'était un charme de lui voir entamer à la


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pointe sèche la délicieuse figure de Botticelli, VInnamoraia di Giidano dé Medici (la maîtresse de Julien de Médicis, à la galerie de Florence). Ce profil un peu sec, mais délié, raffiné, ce buste élégant, ce corsage collant et simple, et la minceur du cou et la douceur du ton des cheveux, tout cela est rendu par des moyens qui semblent primitifs, tant le graveur s'est abstenu des coquetteries de la taille, sans s'in- terdire pourtant d'envelopper la fonne et d'en exprimer le saillant et le fu^-ant. En revanche, lorsqu'il était aux prises avec une peinture moderne, Calamatta se laissait entraîner au noir, témoin la Françoise de Bimini d'après Scheffer, témoin le Galilée et le Christophe Colomb d'après Robert-Fleury, dont la manière portait, il est vrai, le graveur à ressentir les ombres. Je dis une peinture moderne, et cette expression ne s'applique pas dans ma pensée aux tableaux d'Ingres, lequel, se rapprochant des anciens maîtres, se défendait de toutes les modernités du pinceau et de ces recherches d'effet qu'il con- sidérait comme renouvelées de la décadence. C'est Ingres qui a fourni à Calamatta la matière de ses triomphes. Sans parler du Vœu de Louis XIII et du portrait de M. Mole, est-il rien de plus délicieux que les crayons d'Ingres, imités par Calamatta? N'est-ce pas le dernier mot de la gravure que les portraits-croquis de M"" Boimard, de Paganini, de M. Martin, de M""^ Marcotte, d'Ingres lui-même, reproduits en face-simile avec une fidélité si merveilleuse de sentiment et d'exécution qu'il est impossible , à la distance de deux pas , de ne pas pren- dre la gravure pour le dessin original? Personne n'a jamais manié avec autant de dextérité, de franchise et de souplesse l'instrument qu'on appelle roidette^ instrument qui, armé d'une petite roue dentée , et promené sur le cuivre dans le sens des coups de crayon ou des hachures du dessin , peut en imiter la marche, la manière et le grain, de façon à tromper l'œil le plus clairvoyant. Calamatta maniait la roulette d'une main


CALAMATTA. 119

ferme parce qu'elle était sans hésitation, et c'est en attaquant la superficie du métal avec la sûreté d'un maître , qu'il arrivait à cette imitation criante des incomparables croquis d'Ingres. Dieu, pour obtenir le même résultat, se servait d'une suite de points imperceptibles rangés sur une ligne épaisse ou mince, selon le coup de crayon qu'il voulait imiter. Mais il en résulte, pour un œil difficile, quelque cliose de moins léger, de moins libre, et j'aime mieux, à tout prendre, la perfection de Cala- matta que la perfection de Dien.

Peu de temps après la publication du Vœu de Louis XIII^ Calamatta avait été choisi par le gouvernement belge pour fonder et diriger à Bruxelles une école de gravure. Le caractère classique de ses œuvres, la sévérité de ses idées, conformes d'ailleurs à celles d'Ingres , justifiaient parfaitement le choix qu'on faisait de lui. Toutefois, la haute direction de cette école fut plus favorable aux élèves de Calamatta qu'à lui-même. Marié en 1840 à M Raoul Rochette , fille du secrétaire per- pétuel de l'Académie des beaux-arts, il ne pouvait plus donner autant de temps à ses ouvrages. Dans l'impossibilité de suffire à tout ce que lui commandait le gouvernement de Léopold , il se hâta de former des élèves dociles qui pussent l'aider dans ses entreprises. Ses principaux élèves étaient Biot, Léopold Flameng, Desvachez, Meunier, Demannet, Lelli, etc. Il grava par leurs mains les Loges de Raphaël, d'après les copies de Charles de Meulemeester, se bornant à la di- rection du travail et aux grandes retouches. Ces Loges sont traitées dans une manière ample et robuste ; elles ont un aspect mâle, et même rude, qui est d'accord avecle sentiment des peintures originales , ou la couleur est entièrement subor- donnée à la fierté du dessin.

D'autres publications l'occupaient, telles que le Musée helge^ qui était une collection de portraits historiques, et la suite


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des dessins d'après les grands peintres italiens , Masaccio , Raphaël, André del Sarte, Fra Bartolommeo...., dessins qu'il avait exécutés en Italie à plusieurs reprises et qui étaient des morceaux pleins de caractère , marqués fortement à l'em- preinte des maîtres qu'il s'agissait de reproduire. Ces morceaux précieux servaient à deux fins ; ils étaient pour les élèves un exercice de dessin et une leçon de style, en même temps qu'ils devenaient les modèles d'une série d'estampes à l'aqua-tinta, pouvant être employées à l'enseignement. Le plus beau de tous est certainement la Vision cVEzéchiel^ dessinée de la même grandeur que le tableau et dans laquelle le graveur a dû, par exception , faire tout de sa main.

Le nom de Calamatta , suivi du mot direxit , se voit , il faut le dire, sur bien des planches publiées en Belgique et qui ne sont guère dignes de porter ce nom. Ce sont des ouvrages poussés au gros effet et qui semblent travaillés pour le com- merce plutôt que pour l'art. L'estampe intitulée : Oh! d'après un artiste , d'ailleurs fort habile , M. Madou — c'est un tableau qui représente des paysans niaisement ébahis — est exécutée dans des dimensions démesurées. De même qu'il serait absurde de peindre sur une toile de six mètres les sujets habituels de Meissonier, de même il est contraire aux lois du goût d'ac- corder les honneurs d'un in-folio à telle scène familière qui est à sa place dans une vignette , et qui ne vaut pas la peine qu'on lui fasse occuper un pan de muraille dans nos apparte- ments, et des années entières dans la vie d'un artiste supérieur. Les grandes planches n'appartiennent qu'au style.

A vrai dire, Calamatta fut toujours un peu dépaysé en Belgique. Bivé aux idées italiennes et aux principes d'Ingres, il lui était difficile d'apprécier à sa juste valeur la peinture anecdotique , et , malgré les concessions qu'il fit aux artistes des Pays-Bas en gravant leurs œuvres et en se mettant quel-


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quefois à leur point de vue, il ne se pénétra jamais complète- ment de leur esprit. De temps à autre , il allait se retremper en Italie , tantôt pour y dessiner la Madone de Foligno^ tantôt pour répondre aux invitations pressantes que lui adressait, de la part du pape, le cardinal Tosti, tantôt pour entamer la planche delà Dispute du saint sacrement^ de la divine Dispute, comme il l'appelait. Voici, du reste, comment il jugeait l'école belge.

Il écrivait de Bruxelles, le 19 novembre 1860, à M. Mar- cotte :

(( Nous avons une assez belle exposition. Les petits talents augmentent et grandissent. Les grands ici ne font guère dé- faut, parce qu'il n'y en a jamais eu. Le genre historique (l'histoire) est tout à fait nul ; le paysage est en grande pros- périté , non pas le paysage italien et poussinesque , mais le pay- sage anglo-hollandais. Les animaux deviennent la pâture et la parure de toutes les imaginations et de tous les salons. Tout le monde sait faire un bœuf, un chien , un cheval. L'humanité, qui n'était qu'aux dieux et aux saints , tombe dans la basse- cour. C'est très-nourrissant ; mais, hors de table ; cela ne vous relève pas l'esprit. Vous n'avez pas une idée de la quantité de jolis, gentils et charmants tableaux qu'il y a dans cette excellente exposition de petits peintres \ »

Je disais que Calamatta eut souvent le tort de consacrer de grandes planches à des ouvrages qu'il aurait pu reproduire en petites dimensions ; mais il est permis de passer quelques erreurs à un homme qui a laissé tant d'estampes d'une touche magistrale. N'eût-il fait que les fac-similé des crayons d'In-

' Un des artistes belges que Calamatta aimait et admirait le plus , c'était VanMour. «J'ai pensé à vous, écrivait-il à M. Marcotte (18o7), en voyant les magnifiques études faites à Venise par un jeune Belge d'un immense talent. Comme je voudrais vous remplacer votre Joyant par un morceau de ce vérita- ble maître ! »


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gres , Calamatta aurait un nom dans son art. Mais le Vœu de Louis XIII ^ le Portrait de M. Mole ^ la Joconde^ le placent pour jamais au premier rang de nos graveurs , je dis de nos graveurs , parce que le génie de la France est pour beaucoup dans le talent de Calamatta et dans les œuvres qui lui ont valu sa renommée. Sa grande qualité , sa qualité première , celle qui lui a permis de s'attaquer à Léonard dans la Joconde^ à Raphaël dans la Vierge à la chaise et dans la Disimte du saint sacrement (dont il a laissé la planche inachevée), c'est le dessin. Pendant que bien des graveurs travaillent d'après le dessin fait par un autre, Calamatta n'a jamais gravé que des dessins faits par lui.

Le dessin, dis-je, c'est la qualité souveraine du graveur qui ose se mesurer avec les maîtres du style, avec les Léo- nard, les Raphaël , les Michel-Ange. Lorsqu'on est en présence d'une machine à grand orchestre, lorsqu'on doit, avec les seules ressources du noir et du blanc, donner une idée de ces peintures d'apparat où triomphe le génie d'un Yéronèse , où éclate le coloris d'un Rubens, le graveur ne pouvant plus s'en tenir à la traduction littérale , le seul talent du dessinateur n'y suffit plus. Il faut qu'il démêle dans chaque ton sa valeur, c'est-à-dire la somme de clair ou la somme d'obscur qui en résulte, et il arrive alors bien souvent que le burin est im- puissant à suivre le peintre dans les jeux variés de sa palette, dans la finesse inappréciable ou, du moins, intraduisible de ses nuances. Il est nécessaire alors de prendre un parti, de subs- tituer à la vérité rigoureuse une interprétation libre qui pro- duise finalement, sinon la même impression que l'original, du moins une impression analogue. Par exemple, Bolswert, AVorsterman, Pontius, en gravant les Rubens, ont quelquefois détaché les figures en clair sur un fond sombre , tandis que sur le tableau elles s'enlevaient en vigueur sur un fond clair.


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Il n'en est pas de même avec Raphaël. Ce grand homme, quand il peint , ne parle pas une langue bien différente de celle que le graveur emploie. Il peint en grand dessinateur, de sorte qu'il est plus facile de reproduire sur le cuivre l'harmonie de sa fresque ou de son tableau, en la réduisant à la grisaille d'une estampe. Il s'agit donc pour celui qui entreprend de graver Raphaël de dessiner à merveille, démettre de l'inti- mité dans la grandeur, et surtout de laisser parler le modèle, de lui obéir sans y ajouter du sien.

Là est justement le mérite de Calamatta dans la Vierge à la chaise. Tandis que Desnoyers, par une précision savante, voisine de la sécheresse, conserve au peintre d'Urbin, même dans une oeuvre de sa seconde manière, l'aspect primitif de ses ouvrages péruginesques, Calamatta le traduit avec plus de vérité, sinon avec plus de délicatesse, en employant une manière plus nourrie, plus généreuse et plus ample, celle que Raphaël adopta dans son âge mûr. Sans faire abstraction de la patine que le temps a étendue comme un vernis sur la Vierge à la chaise^ il l'a gravée telle qu'elle est aujourd'hui, effumée , enveloppée, gazée , avec ses carnations tendres, qu'il a rendues par un tendre mélange de lignes brisées et de points, accompagnées d'une entretaille , avec ses contours qui peut- être, dans l'origine, étaient plus fiers, mais qui sont maintenant adoucis et perdus. Par opposition à la surface polie et relui- sante de la chaise qui a été coupée d'un burin net , hardi et brillant, les chairs sont gravées d'un ton moelleux, onctueux et assoupi. Toutefois , pour dire la vérité entière , la Vierge à la chaise n'est pas le chef-d'œuvre du graveur ; elle est infé- rieure au Vœu de Louis XIII et à la Joconcle.

La Joconcle , la Vierge d'Ingres , ce sont là les titres de gloire de Calamatta. Quelques artistes ont cru devoir faire certaines réserves au sujet de \di Joconcle et y voir je ne sais quel défaut dans renchâssement des yeux. Voici ce que je puis dire sur


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le dessin que l'artiste a scrupuleusement suivi et qui était sien. Quand il l'eut aclievé , il consulta Ingres qui , tout na- turellement, voulut confronter le dessin avec la peinture. On obtint du directeur des musées , M. de Forbin , que la Joconde serait transportée pour une heure dans une chambre où cette confrontation pût avoir Heu plus à l'aise. Le dessin fut alors examiné avec l'attention la plus soutenue par Ingres , Granet, Mercuri , Calamatta et M. de Forbin. Ingres s'y reprit à plu- sieurs fois : il ne trouva rien à dire. On nous permettra de n'être pas plus difficile que lui.

Cependant, si le dessin est excellent, la gravure est excel- lente aussi , car elle est parfaitement conforme au dessin. On peut dire même que lorsqu'on regarde à distance une épreuve de cette savante estampe, on croit ne voir qu'un vigoureux dessin au lavis ou à l'estompe , tant il y a de discrétion dans la manœuvre, là où d'autres n'eussent pas manqué de faire osten- tation de leur burin ; mais si l'on s'approche, on reconnaît tout un système de travaux variés et choisis, tantôt compliqués, tan- tôt simples, et toujours ramenés à une parfaite harmonie. Pour exprimer l'abondance de la chair sous une peau fine, Calamatta s'est servi cette fois encore de lignes brisées, mêlées de points, et , en guise d'entretailles , d'une suite de traits intercalaires qui donnent du gras au travail. Mais cette précieuse manière de mettre du ton sur le cuivre n'est apparente que dans les parties claires du front et de la joue et sur les saillies de la gorge ; dans la demi-teinte , le travail change et devient moins visible. Pour les petits modelés du coin de la bouche , pour les fossettes de la joue, pour les menus méplats des yeux et des sourcils, le maître a supprimé toute apparence de burin, et son travail, en ces endroits où gît l'expression, n'a d'autre aspect que celui d'une poussière de craj'on noir ; partout ail- leurs, c'est-à-dire sur les parties ombrées, la taille dominante se fait sentir dans le sens où elle enveloppe le muscle , et il


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faut admirer l'habileté avec laquelle sont disciplinés ces tra- vaux qui s'harmonisent à merveille tout en se contrariant dans leur marche. Les draperies sont d'un travail cendré, à l'excep- tion de ces belles manches de taffetas dont les vives cassures sont accusées d'une taille résolue et luisante. Quant aux petites montagnes bleues, rocheuses, taillées en cristaux, coupées de rivières, accidentées de ponts, qui composent le fond de la Joconde^ Calamatta leur a donné dans l'estampe un peu moins de valeur qu'elles n'en ont dans le tableau de Léonard, et cela pour faire mieux valoir les chairs.

La Joconde ne fut pas le dernier ouvrage de Calamatta; mais il faut convenir qu'à dater de cette planche il ne se sou- tint plus à la même hauteur. Plus mâle que celle de Flameng et plus conforme , sous le rapport des valeurs , à la peinture originale, la Source^ du même maître, manque, en plus d'un endroit, de la délicatesse si remarquable dans la gravure de son élève; elle ne rend pas entièrement cette manière d'Ingres qui est légère, subtile et mince, sans être jamais débile, et qui présente des accents énergiques et décisifs sans aucune lourdeur. Il est tels passages de la gravure, — par exemple, sur le visage de la jeune fille, la joue, et, dans son corps, le genou fléchi , — qui trahissent une main appesantie par l'âge ou plutôt par la maladie. Le travail y change d'allure un peu brusquement et laisse à désirer plus de suavité.

Calamatta, du reste , a montré ici une hardiesse, une sûreté de burin extraordinaires. Il a tout gravé avec une seule taille, ou du moins avec une taille tellement dominante que la se- conde se voit à peine. La surface du rocher, tantôt lisse, tantôt refendue , est coupée avec une simplicité élémentaire et magis- trale , en sens vertical , et le burin ne s'est incliné que là où il a rencontré un plan fuyant ou une saillie. La seconde^ don- née à la pointe sèche sur cette large et vigoureuse premia^e^ la croise carrément , ce qui est le procédé le plus convenable


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quand il s'agit de rendre les corps durs et polis. L'eau qui s'échappe du vase ne ressemble pas à de l'eau , pas plus cliez le graveur que cliez le peintre ; en revanche la nappe horizon- tale dans laquelle se réfléchissent les pieds et les malléoles de la jeune fille, portée sur l'écume des ondes, est traduite par une taille fière, qui fait sentir à merveille la fraîcheur et la limpidité de la fontaine et la pureté de l'image qui s'y mire , et qui , pour être moins brillante que la réalité , est estompée par une légère entretaille.

Quand l'Italie fut délivrée des Autrichiens, Calamatta, heureux jusqu'à l'enthousiasme de savoir son pays libre et impatient de s'y retrouver, donna sa démission de directeur à l'Académie de Bruxelles et accepta la place de professeur à l'Académie de IMilan , que lui offrait le ministre Mamiani. Pa- triote exalté , il appartenait toujours au parti de la jeunesse et sa grande admiration était pour Garibaldi. Bien qu'âgé de soixante ans et très-aflfaibli par la maladie organique dont il est mort , Calamatta aurait voulu combattre sous les ordres du conquérant prestigieux de la Sicile et se faire tuer pour l'unité de l'Italie. Bien que ses opinions fussent connues à Rome et qu'il n'en fit aucun mystère , le gouvernement romain le choisit pour graver la Dispute du saint sacrement^ et il en fit un dessin que nous n'avons pas vu , mais que les connaisseurs trouvent admirable. C'est un dessin très-fini et très-précieux où le caractère des têtes est rendu avec la dernière fidélité. La planche fut entamée d'après ce beau dessin , et Calamatta la conduisit avec beaucoup d'ardeur et d'une main que l'expé- rience avait rendue agile autant que sûre. Suivant son habitude de mener de front plusieurs cuivres , il s'interrompait de temps à autre pour graver la Source , qui ne fut terminé e qu'à la fin de 18G8. Après huit ans de travail, sa planche de \?i Dispute du saint sacrement était encore inachevée , lorsque la mort


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est venue le frapper, mais non le surprendre, car il s'y atten- dait de jour en jour, et il la voyait venir avec une lucidité sereine et stoïque, regrettant de ne pas l'avoir reçue le fusil à la main, au service de l'Italie. Il s'éteignit le 8 mars 1869, laissant une fille unique, Lina, qu'il avait mariée, en 1862, avec le fils de George Sand.

Nous le disions naguère avec tristesse : les graveurs s'en vont et avec eux la gravure, cet art classique, austère et digne, qui avait ses lois particulières, ses procédés à lui, sa manière d'exprimer les choses et de traduire l'éloquence des maîtres ; cet art qui était patient parce qu'il travaillait pour l'éternité; cet art qui était le livre des illettrés et des pauvres, qui leur enseignait pour rien l'histoire du beau, et qui devait l'enseigner de même aux générations futures. Encore quelques jours, et les secrets qui consistent à changer en une planche de graveur le négatif du photographe auront été poussés à leur perfection. La gravure est donc menacée de périr, sup- plantée par les imprimeries de la lumière. Cela serait bien étrange pourtant, et bien malheureux, que le plus démocra- tique des arts fût périmé dans un temps oii tout mène à la démocratie , et que la photographie, qui est une sorte de gra- vure mécanique, fût substituée à la gravure, qui est plus qu'une photographie intelligente. Espérons donc que le burin ne deviendra pas un de ces instruments que l'on montre sous les vitrines des expositions rétrospectives, comme une curiosité archéologique. En tous cas , les belles estampes qu'il aura produites n'en seront que plus précieuses, plus recherchées par les amateurs de l'avenir, et l'on peut dire, des quelques chefs-d'œuvre burinés par Calamatta, qu'ils ne périront point, car si la gravure se meurt, ses beaux ouvrages , une fois mis au jour, ont le privilège d'être impérissables. Portée sur ces feuilles volantes, la gloire des maîtres conquiert l'espace et le


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CALAMATTA.


temps, l'étendue et la durée, et il est certain que la dernière épreuve de Marc-Antoine subsistera longtemps encore après que les fresques de Rapliaël auront disparu.



DAVID D'ANGERS


1789 — 1856


SES MEDAILLONS.


Parmi les objets d'art qui sont d'un fiicile maniement et qui se prêtent aux douceurs d'une admiration intime, il est trois choses merveilleuses que notre siècle a produites : les dessins d'Ingres, les litliograpliies de Charlet et les médail- lons de David d'Angers.

Oui, les médaillons de David d'Angers sont, au premier chef, les œuvres d'un maître : le doigt du génie les a marqués d'un sceau impérissable. Pour en saisir la beauté, il ne faut qu'avoir des yeux et les bien ouvrir; mais pour comprendre le mérite extraordinaire de ces sculptures, qui, dans leur genre, sont pour la plupart incomparables, il importe de connaître à fond les conditions de l'art qui les a créées et de savoir une langue que le public en France n'a jamais apprise.

Aux plus belles époques de l'antiquité, la sculpture a dé- daigné le portrait , même dans les ouvrages qui devaient porter l'empreinte d'une tête humaine, et rappeler la personne d'un souverain. L'humanité civilisée ne reconnaissait encore que des grandeurs collectives, et le type des monnaies ne représentait


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qu'une idée, un symbole, ou un dieu. Alexandre lui-même, au nom duquel furent frappées tant de monnaies dans les villes qu'il avait conquises, àTénédos, à Lampsaque, à Eplièse, à Mitylène', n'y figurait que sous les traits d'un Hercule coiffé de la peau de lion ou d'éléphant, ou avec des cornes de bélier, qui le désignaient comme fils de Jupiter Ammon. C'est un homme passé au rang des dieux , et dont la tête n'a plus que les accents génériques de la force calme ou de la majesté. Des effigies particularisées au vif, des physionomies franchement individuelles, on n'en trouve guère qu'au troisième siècle avant Jésus-Christ. C'est alors que les monnaies commencent à nous montrer la ressemblance physique des tyrans de Syra- cuse, des rois grecs de l'Asie Mineure et des Ptolomées.

L'époque romaine fut celle où la sculpture s'attacha le plus au portrait, et c'est aussi l'époque que David d'Angers avait étudiée de préférence, parce qu'il y voyait ce qu'il aimait le mieux dans l'art : le caractère. Les Grecs avaient aussi carac- térisé les dieux et les héros, mais avec douceur et sans jamais sacrifier la beauté à la physionomie.

Hercule ne ressemble pas à Thésée, ni Hermès à Bacchus, ni Pallas à Diane ; mais chacune de ces figures est belle avant tout, parce qu'elle est typique au lieu d'être individuelle. Les Romains, au contraire, descendus de l'Olympe dans le Fo- rum, de la vie divine dans la vie réelle, ont regardé surtout au caractère; ils l'ont accusé avec énergie, d'un ciseau robuste, quelquefois rude, mais toujours vrai. David d'Angers, quand il était jeune, s'éprit de la sculpture romaine, et en particulier des bas-reliefs de la colonne Trajane. Il admirait avec passion cette histoire épique, sculptée ou plutôt écrite en figures sur un papyrus de bronze roulé en spirale.

Dans le temps où il était élève de Roland, il s'était procuré quelques plâtres d'après ces reliefs, et il les copiait la nuit dans sa mansarde, à la lueur d'une chandelle. Un soir, Roland


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rentrant chez lui , passe dans une petite rue tortueuse du fau- l30urg Saint-Germain ; il était près de minuit. La rue était si- lencieuse et nulle part on n'y voyait briller de lumière, si ce n'est à une fenêtre du sixième étage. Roland reconnaît la maison où demeure David, se fait ouvrir et trouve le pauvre jeune homme occupé à modeler en terre deux de ces têtes vivantes qui animent la surface du monument romain. Les larmes lui vinrent aux yeux et il embrassa David, prévoyant dans quelle route son élève se ferait un grand nom.

Le sentiment de la vie est en effet ce qui distingue David d'Angers, comme tous ceux qu'à son tour il a eus pour élèves. Les statues de Condé et de Jean Bart accomplissent ou an- noncent les mouvements les plus fiers ; elles sont agitées au- tant que le marbre l'a permis, et dans leur stabilité, elles sont vibrantes. David a, de plus , tous les instincts du génie mo- derne; il ne lui répugne point de s'attaquer à notre costume si pauvre, si ingrat et si étriqué. Il parvient le plus souvent à lui imprimer une allure intéressante, parfois même à en faire lin auxiliaire de l'expression.

Cependant, le costume a été souvent un écueil pour David d'Angers, et comme ses statues de personnages modernes, tels que Guttenberg, Pierre Corneille , Xavier Bichat , Larrey, sont toutes habillées, il n'a pu éviter le mauvais effet des habits de bronze, effet si contraire au style et au principal objet de la sculpture , qui est le nu. Il en résulte que ses meilleurs ouvrages ne sont pas ceux que l'on voit tous les jours dans nos monuments et sur nos places publiques, mais ceux que l'on voit le plus rarement, les mausolées. C'est au Père-La- chaise que sont les plus belles sculptures de David, notam- ment le tombeau du général Gobert, que surmonte une figure équestre de ce général, représenté combattant et frappé à mort, la célèbre statue du général Foy, en orateur romain, et le bas-relief de la tombe du comte de Bourck, morceau admi-


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rable , plein de dignité dans le choix des lignes et dans le ca- ractère, plein de finesse et de style dans les draperies.

Né en 1789, fils d'un sculpteur en bois qui avait été soldat de la République en Vendée, David d'Angers, enfant délicat et maladif, avait été emporté par son père dans les bagages de l'ar- mée. Il fut ainsi élevé au son du tambour, au brait du canon, au milieu des périls d'une guerre affreuse, et son ame en demeura trempée pour la vie. Elle appartient tout entière aux idées de la Révolution française et aux passions qu'elle fit naître ; mais ces passions, cliez lui, furent toujours généreuses. Bien qu'il soit resté jusqu'à la mort un républicain pur, il n'en a pas moins consacré un de ses chefs-d'œuvre à la mémoire du gé- néral vendéen Bonchamp, un royaliste fanatique ; et pourquoi? parce que Bonchamp avait épargné la vie du père de Da- vid, fait prisonnier avec les hleiis^ qui allaient être fusillés à la suite de la terrible affaire de Saint-Florent. Les convictions indomptables de David d'Angers ne l'empêchèrent donc point de rendre hommage à la générosité d'un héros qui avait été capable de mourir pour d'autres croyances.

Après avoir traversé les guerres de la Révolution, David, âgé de dix ans, voulut être artiste malgré tous les siens. Il avait reçu à l'École centrale d'Angers quelques rudiments d'éducation et de dessin : il part un beau jour avec 50 francs que lui prête un peintre angevin, nommé Delusse, et il ar- rive à Paris avec 9 francs. Là, il se fait ouvrier sculpteur pour gagner sa vie, en attendant que les leçons de Louis David et de Roland l'aient mis en état de gagner sa gloire. Bientôt pensionnaire de la ville d'Angers, il adjoint à son nom celui de sa ville maternelle, voulant associer ces deux noms dans la renommée qu'il espérait acquérir.

Lorsqu'il eut fait le voyage de Rome pour étudier l'antique, il apprit que lord Elgin avait rapporté d'Athènes en Angle- terre les statues arrachées aux frontons du Parthénon. Il




•Bas-relief du mausolée du comte de Bourck.


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partit aussitôt pour Londres, comme les pèlerins partaient autrefois pour Jérusalem. De toutes ses études d'après Phidias comme d'après la sculpture romaine , ce qui lui resta le plus , ce fut justement ce que déjà il possédait, le sentiment de la vie. Sans doute le goût des grandes lignes , la modération du mouvement, la mesure du geste, le choix des formes et les artifices qui les font valoir, il savait à merveille tout cela, et il en parlait comme un Grec; mais dès qu'il s'était mis en présence de la nature et qu'il avait de la terre dans les doigts ouïe ciseau à la main, sa faculté dominante reparaissait avec force : entraîné parla chaleur de son tempérament, il s'adonnait tout entier à l'idée de faire remuer le marbre et le bronze.

Un tel artiste devait être essentiellement propre à modeler des bustes et des médaillons, parce que la qualité première d'un portrait, c'est le caractère, et que là surtout l'imitation est rigoureuse. Aussi le portrait a-t-il été le triomphe de David d'Angers. En lui revivaient les belles traditions de l'école française, celles qui par Houdon, Jean-Baptiste Lemoyne et les Coustou , remontaient au Puget , et par ce grand artiste , aux Romains de la colonne Trajane, à ces sculpteurs des pre- miers siècles, qui avaient si bien exprimé dans leurs marbres la finesse profonde d'Auguste, la gravité d' Agrippa, l'impu- dicité de Julie, la cruauté de Tibère, l'air menaçant de Cali- gula, la stupidité de Claude, la robuste scélératesse de Néron.

Modeler une tête humaine! personne dans les temps mo- dernes n'y a mieux réussi que David. Sans parler ici de ses qualités de statuaire, qui se résument dans deux chefs-d'œuvre, la statue habillée de Condé et la figure nue de Philopœmen, sans parler de cet immense ouvrage , le fronton du Panthéon , qui demanderait à lui seul beaucoup d'écriture, les bustes de Chateaubriand, de Goethe, de Balzac, d'Arago, suffiraient à le placer au premier rang de nos maîtres. Ces bustes sont de dimension colossale ; mais l'agrandissement des proportions y


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est tempéré par une si profonde observation de la vérité qu'on les croirait d'abord grands comme nature. Ils sont à la fois imposants et intimes; ils ne sont plus vivants, mais ils ont vécu. Quand on les regarde à quelque distance, on les entend parler; dès qu'on s'approche, ils apparaissent avec la dignité des êtres qui vivent d'une vie supérieure, dans la région des immortels. Cet art de rendre familière la grandeur des hommes de génie et d'idéaliser en eux ce qui semble encore palpitant, est le trait qui marque la supériorité de David.

Mais le buste, ou, si l'on veut, la ronde bosse, présente des beautés complexes. On y trouve des aspects sans fin , qui peu- vent éveiller à la fois beaucoup d'idées sur le même homme et laisser le spectateur incertain. David, rêvant de faire une galerie de personnages illustres et de donner sur chacun d'eux une seule note facile à saisir et à retenir, s'arrêta au projet d'une série de médaillons ; et bien que le médaillon puisse à la rigueur représenter avec une saillie conventionnelle une tête de face ou de trois quarts, il se livra particulière- ment à la recherche du profil, parce que le profil lui parut être la quintessence de la physionomie humaine. Lui-même il écrivait : (( J'ai toujours été remué profondément par un profil. La face vous regarde ; le profil est en relation avec d'autres êtres : il va vous fuir; il ne vous voit même pas. La face vous montre plusieurs traits, et c'est plus difficile à analyser. Le profil, c'est l'unité. ))

Cette galerie de contemporains fut la grande occupation de sa vie; elle dévora son temps et sa fortune. C'est ce que nous apprend Edmond About , dans la belle et chaleureuse préface écrite par lui, en tête du volume, deux fois précieux, qui a pour titre : les Médaillons de David d' Angers^ recueillis et publiés par son fils.

<( Ce fut, dit l'écrivain, aux funérailles du général Foy que David sentit les premières atteintes de sa noble et sainte


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monomanie. L'assemblée était magnifique. On y voyait l'élite d'une grande et vigoureuse nation , tous ces génies et tous ces caractères que notre époque ensevelit l'un sur l'autre sans les remplacer. David se dit comme Xerxès à la revue de son ar- mée : de tous les hommes qui sont ici , il n'en restera pas un dans cent ans. Mais Xerxès , qui était un fou de la dangereuse espèce, après avoir pleuré sur ses soldats, les conduit à la boucherie. David ne pleure pas ; il choisit dans la foule de ses contemporains ceux qui méritent de vivre après la mort, et il jure de les immortaliser, coûte que coûte. Cela ne lui coûta qu'une moitié de sa vie et la totalité de sa fortune. »

Il faut savoir, en effet , que David ne reculait devant aucun sacrifice pour atteindre son but. Dans un temps ou le moindre voyage était une affaire , il s'en allait à Londres pour Walter Scott, à Berlin pour le statuaire Eauch, son émule; à AVeimar pour Gœthe ; en Lombardie c( pour saisir le grand nomade Byron sur le chemin de la mort ; » à Athènes enfin , pour en rapporter les portraits de Coletti, de Canaris, de Fabvier. (( Je poursuis toujours ma galerie de contemporains célèbres, écrivait-il, malgré les dégoûts à essuyer. Pour obtenir de faire un portrait, il faudrait, pour ainsi dire, se mettre à genoux devant l'homme qui brûle de l'avoir. Je suis étonné que ma timidité disparaisse lorsqu'il s'agit de pareilles choses. Je ne vois plus que l'oeuvre, j'oublie l'auteur. Je deviens indulgent pour cette pauvre carcasse humaine, esclave des moindres accidents de l'atmosphère et des piqûres de la civilisation. Je ne vois que le génie; c'est devant lui que je m'incline, car il est immortel : la carcasse disparaîtra bientôt pour toujours. Ces messieurs ne viendraient pas chez moi : je n'y tiens pas. On me rencontre avec une petite ardoise, courant comme si j'allais voir l'immortalité. Un statuaire est l'enregistreur de la postérité. Il est l'avenir ! L'autre jour, l'abbé de Pradt m'a donné une séance dans une petite chambre d'introduction. Son


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domestique le coiffait; je ne le voyais qu'à travers un nuage de poudre qui m'étouffait. N'importe, mon cœur battait. Je sortis de chez lui tout couvert de poudre, mais j'avais son profil! »

Je ne sache rien de plus intéressant dès aujourd'hui , — et que sera-ce dans deux ou trois siècles? — que de feuilleter le splendide livre où sont réunis, dans l'ordre alphabétique, les médaillons de David, reproduits par la photographie, avec cette vérité criante qui est son triomphe lorsqu'on lui donne à exprimer des ouvrages d'architecture ou de sculpture. Il y



Trois médaillons de David.


en a pour des journées entières à regarder les quatre cent soixante-quinze portraits que renferment les cinquante-trois planches de ce volume. Les idées qui ont ému nos contempo- rains, qui ont agité nos âmes, y apparaissent sous la forme humaine. Les grands mouvements de l'esprit, les prodigieux progrès de la science, les révolutions accomplies en Europe, les sentiments généreux que nous voyons peu à peu s'é- teindre, les élans delà liberté, l'émancipation de l'art : tout cela est représenté par des figures parlantes.

On y voit des philosophes, des poëtes, des orateurs, des


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historiens, des savants, des peintres, des musiciens, des sculpteurs, des architectes, des diplomates, des ministres, d'anciens conventionnels et déjeunes publicistes, enfin pres- que tous ceux qui ont joué un rôle de notre temps, c'est-à- dire avant le second Empire, car depuis l'avènement de ce règne — la chose est bien remarquable et déjà elle a été re- marquée — c'est à peine s'il a surgi deux ou trois hommes nouveaux dignes de figurer dans le panthéon en relief sculpté par David. Ces quatre ou cinq cents portraits appartiennent donc tous à la première moitié du siècle, et bien qu'ils soient infiniment précieux par les souvenirs qu'ils rappellent , par les événements qu'ils personnifient, c'est cependant comme œuvre d'art que nous allons les examiner.

En parcourant les médaillons de David d'Angers, même rapidement, l'on reconnaît tout de suite les étrangers, ceux qui parlent anglais, italien, allemand, espagnol ou slave; et c'est un mérite d'autant plus surprenant que le sculpteur, pour marquer tant de nationalités -diverses, n'avait à sa dispo- sition ni les ressources du costume, ni celles de la couleur qui différencie les carnations et achève de nuancer les races. Au premier coup d'oeil, on distingue dans cette galerie admirable les Méridionaux au teint bilieux, et les blonds du Nord.

Sans savoir les. noms qui sont imprimés au bas de chaque portrait, on retrouve l'accent germanique dans les médail- lons de Goethe, de Schiller, de Schelling, du géographe Rittcr, du publiciste Ludwig Boerne , du littérateur Adalbert de Clia- misso, l'auteur de Y Homme qui a perdu son ombre ^ de Far- chitecte prussien Schinkel, de l'architecte bavarois Louis de Klenze, du phrénologiste Spurzheim. On entend l'accent es- pagnol en regardant Mina et Valdès, et l'accent anglais en regardant les têtes de Flaxman, du capitaine Franklin, de Temple Leader, de Pitt Rivers, de Fenimore Cooper, de lady Morgan, de mistress Beecher Stowe, si célèbre par la Case


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de Fonde Tom^ et de Bentliam, — mort en 1832, — assez tard pour que David ait pu le sculpter, j'allais dire le peindre, parce qu'il y a de surprenantes indications de couleur dans ces profils, tantôt sanguins, tantôt pâles, quelquefois bistrés, quelquefois frais et roses.

Oui, l'on devine toutes ces colorations, rien qu'à la touché rébauchoir ou du pouce.

Dans sa manière d'exprimer la vie et de préciser les carac- tères, David est extrêmement varié, aussi varié que la nature elle-même, et c'est ce qui prolonge le charme et entretient l'admiration, quand on parcourt son œuvre d'un bout à l'autre» Chacun de ses portraits est une variante de l'âme humaine, et bien que l'individuahté y soit poursuivie jusqu'au tuf, la plupart sont des types et prennent une signification générale. Celui-ci, l'œil couvert sous un sourcil violent, est le courage entêté et invincible : c'est Levasseur de la Sarthe. Celui-là est l'intrépidité : il se nom.me Manuel. Cet autre personnifie au plus haut degré l'énergie de l'orgueil : c'est Ingres. Cet autre représente la concentration de l'audace dans une âme de prêtre : il s'appelle Lamennais. On peut écrire au-dessous ce qu'en a dit Louis Blanc dans Y Histoire de dix ans : a II était prêt à tout oser contre les autres et contre lui-même. » Voici une figure en lame d'épée qui affirme la résolution d'un capitaine et le style tranchant d'un écrivain: c'est Armand Carrel. Ainsi, dans un seul ordre d'idées , vous avez là plusieurs têtes qui particularisent un caractère typique et généralisent un carac- tère individuel.

Je ne sais s'il faut croire à la phrénologie autant que David y croyait, mais il est sûr que les grandes vues de Spurzheim et de Gall, et surtout les aperçus physiognomoniques de Lava- ter, recevraient ici des confirmations éclatantes.

En général, les poëtes, les exaltés de l'intelligence, les mu- siciens coloristes , si je puis dire , ont le front légèrement


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fuyant, témoin Casimir Delavigne, Auguste Barbier, Bal- lanche, Lamartine, Alexandre Dumas, Victor Hugo, lord Byron, Hérold, Rossini, Delphine Gay (M""® de Girardin). Les orateurs,' — | David n'a modelé que des orateurs politi- ques, — Alexandre de Lameth, Saint -Just, Boissy d'Anglas, Rœderer, Chateaubriand, Camille Jordan, Manuel, Casimir Périer, Guizot, Thiers, Garnier-Pagès l'aîné, Louis Blanc, ont tous de grands yeux poussés en avant par la faculté du langage ; et cette faculté, elle est aussi extérieurement accusée par l'importance de l'œil, chez les littérateurs, qui n'ayant pas eu occasion de l'exercer par la parole, l'ont exercée par la plume : George Sand, Armand Marrast, Jules Janin en sont des exemples frappants , dans la galerie de David ; et pour ce qui est de Théophile Gautier, son grand œil de Junon, rempli de mots, comme celui de Saint-Victor, est tout un vi- vant dictionnaire.

La vaste et noble tête de Chateaubriand donne raison à la fois aux deux systèmes. L'ampleur d'un front élevé en même temps que développé en largeur, annonce un trésor de pensées, agrandi par les puissances de l'imagination. L'œil bien fendu et bombé, mais logé dans une cavité profonde, est un signe de mémoire et d'éloquence. La sensibilité de l'homme se trahit dans la mo- bilité des ailes du nez ; les lèvres serrées et les coins de la bouche, tombant avec une nuance d'affectation, révèlent cette prudence qui, dans la littérature, amène les effets préconçus, les expressions étudiées.

Jetez maintenant les yeux sur la tête de Gœtlie : son crâne prodigieux , son œil rêveur et couvert , les contractions de sa bouche, dont la lèvre inférieure se relève, ses chairs frémis- santes et pantelantes, ce sont là autant de marques vives et palpables des aptitudes universelles du poëte , de sa capacité à étendre la vie dans tous les sens, de sa tendance à l'ironie et de sa force. Ce front unique au monde peut-être, est à la


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fois vertical et fuyant; il commence par la réflexion et finit par l'enthousiasme ; il est celui d'un pliilosoplie lyrique, d'un Voltaire qui aurait à la fois la rêverie et la raillerie. La pau- pière et le sourcil se projettent en avant comme fait l'écliine du chapiteau dorien; et sur cette tête d'octogénaire, qu'on croirait chauve à le regarder de face, il reste encore une che- velure abondante, mais rude et hérissée comme une forêt de la Germanie.

Après tout , dira sans doute le lecteur, si la nature est si bien d'accord avec elle-même, si les traits de l'homme ne sont que le relief de sa physionomie morale, si son masque n'est autre chose que son intérieur repoussé , oii est donc le mérite du sculpteur? Il a trouvé toute faite la vérité de ses carac- tères; il n'a eu qu'à la transcrire dans l'art qu'il avait appris... Ah! combien elle serait trompeuse et fausse, cette manière d'interpréter les interprétations de David ! quelle énorme dis- tance il faut mesurer entre la photographie et l'art, entre le moulage et la sculpture ! Donnez ces quatre'cents personnages pour modèle à un autre artiste : il sera vrai, lui aussi, il sera intéressant et habile ; mais il n'aura pas cette passion qui échauffe et qui éclaire, cette touche résolue qui insiste sur le trait décisif et glisse sur le reste. A moins qu'il ne soit lui- même un artiste supérieur, il ne saura pas varier à l'infini , comme David, les expressions de ses têtes, les facultés qu'elles proclament, les sentiments qui s'échappent de leurs lèvres, et les paroles qu'elles prononcent. « Je suis le génie de la synthèse, dit Geofi'roy Saint-Hilaire. — c( Moi, je suis le génie de la pénétration et de l'analyse, » dit Balzac. Ici, la superbe tête d'Arago formule le commandement dû à la souveraineté de l'intelligence. Là, sous le jeune profil de Louis Blanc, je lis clairement ces mots : « affamé de justice. »

Il semble bien borné le champ d'un artiste qui n'a d'autre ressource qu'une tête de profil pour nuancer tant de physio-


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nomies, pour accentuer tant de types et faire dire tant de choses aux différentes structures des têtes et des masques! Ce- pendant, la variété est le trait dominant du magnifique ou- vrage que nous avons sous les yeux. Tantôt c'est par la mo- dération ou l'énergie du relief que David varie ses portraits ; tantôt c'est par le mouvement des cheveux et le caractère de la barbe : tantôt par la légèreté ou la fièvre du pouce ; de sorte qu'aux données positives de la nature, le sculpteur ajoute non-seulement sa façon personnelle de sentir, mais la direc- tion du jour, le choix du rayon, et une toilette conforme au tempérament du modèle. Les têtes des jeunes gens et des femmes sont effleurées par la lumière : celles des vieillards sont creusées par l'ombre. Plus une figure est ravagée, plus il la fouille et la veut palpitante. Usant d'un artifice connu des maîtres , il ride encore ce qui est ridé , et polit encore ce qui est lisse.

Arrangées par un coiffeur de génie, les chevelures, dans les médaillons de David, semblent pourtant naturelles et prises sur le fait; et c'est, je pense, la première fois, depuis que l'on modèle des médaillons ou que Ton grave des médailles, que le tour imprimé aux cheveux a été un aussi puissant moyen de redoubler l'expression. Désordonnés, ils expriment, dans le buste d'Ampère, la distraction perpétuelle du savant ; relevés ou rabattus sur le front et rejetés en arrière , ils disent l'en- thousiasme de Schiller et l'exaltation tranquille de Saint-Just. Rangés avec soin, ils certifient dans Robespierre un homme « réglé dans sa vie, dans ses haines, et dans ses desseins, )) comme l'a dit un historien de la Révolution. Incultes , ils dé- notent la rudesse de Dupin aîné et ajoutent à sa laideur. Le poëte Bernardin de Saint-Pierre porte les cheveux longs et tombants ; le corsaire Canaris les a courts et drus. Un jour que je faisais cette observation à David, il en fut charmé, et il alla prendre dans son tiroir le médaillon de Kleber qu'il


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me montra en me disant : « Voyez, sa chevelure rayonne comme le masque du soleil. »

Mais les femmes surtout, David excelle aies coiffer, à les ajuster selon leur caractère. La coiffure de M""^ Récamier est d'un excellent goût, parce qu'elle donne du jeu et du ressort à son profil uni et régulier, et si le sculpteur a montré dans ce médaillon la nuque de son modèle et la naissance des épaules, c'est qu'il fallait racheter par le mouvement de la tête ce qu'il y avait d'un peu de froid dans sa beauté. Eien de plus noble que le profil de M""® Desbordes- Walmore, inondé de cheveux ruis- selants mais doux, mélancoliques et rendus, pour ainsi dire, d'une touche glissante et huileuse. Au contraire, celui de la spirituelle et vivante Delphine Gay est rehaussé de coques et de boucles saillantes, qui accrochent vivement la lumière, tandis que le portrait de M""® Haudeboarg Lescot, avec ses choux de rubans, sa collerette et son béret, forme un petit spectacle avenant et chiffonné.

Dans cette grande collection d'effigies plus ou moins célè- bres, mais toutes intéressantes, la postérité ira chercher la ressemblance des hommes ou des femmes de notre temps dont le nom aura duré, aura grandi. Pour ne parler que des ar- tistes, elle y trouvera les peintres Abel de Pujol, Augustin le miniaturiste, Louis Boulanger, Charlet, Léon Cogniet, Louis David, Paul Delaroche, Eugène Delacroix, Eugène et Achille Devéria, Drolling, Gérard, Géricault , Gigoux, Gra- net. Gros, Guérin, Grandville et Philippon les caricatu- ristes, Paul Huet, Isabey, Ingres, Prud'hon, Ary Schefifer, Schnetz, Horace Vernet; — les sculpteurs Bosio, Cartellier, Callamare, Chaudet, Danneker, Dejoux, Dupaty, Espercieux, Flaxmann, Houdon, Julien, Lemot, Moitte , Rauch, Rietschl, Tieck ; — les graveurs en taille-douce ou en médailles , Cala- matta. Desnoyers, Henriquel Dupont, Godefroy, Sixdeniers, Brandt, Dupré (celui des monnaies de la Répubhque) et De-


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DAVID D'ANGERS.


paulis; — les architectes Alavoine, Achille Leclerc, de Gisors, de Klenze , Percier, Penchaïul , Schinckel ; — les artistes dra- matiques, Talma, M"^ Georges, M"= Mars, M'"'^ Pasta; — enfin les critiques d'art, esthéticiens ou antiquaires, Fortoul, Jal, Lenormant, Théophile Gautier, Goethe, le duc de Luvnes, Letronne, lady Morgan, Gustave Planche, Quatremère de Quincy, Raoul Rochette, Schelling, Schiller, Thoré , Visconti, Voluey.

Et maintenant, il nous sera permis d'espérer, sans doute,

qu'une telle collection de chefs-d'œuvre trouvera enfin sa place là oîi absolument elle doit l'avoir : dans le Louvre.



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FRANCISQUE DURET

1805 — 1865


La vie des artistes n'est d'une haute signification qu'autant qu'elle est en harmonie ou en contraste avec la nature de leurs œuvres et qu'elle sert à expliquer le caractère de leur talent et les variations qu'il a pu subir. Tout ce qui ne se rat- tache pas à la manière dont ils ont compris l'art, tout ce qui ne donne pas la clef des sentiments qu'ils y ont exprimés n'est que d'un intérêt secondaire. Aussi, quoique nous n'ayons presque aucun renseignement sur la vie de Francisque Duret, dont l'existence a été d'ailleurs si laborieuse et si peu acci- dentée, nous n'y avons que peu de regret, puisque rien ne nous a échappé des ouvrages qui ont rempli ses pensées et qui feront sa gloire.

Nous avons sous les yeux tous les papiers laissés par cet éminent sculpteur, et c'est une chose touchante que de les lire. Pas un mot ne s'y trouve qui ne se rapporte à un sen- timent honnête ou à l'amour le plus élevé des belles choses. Les lettres de lui, dont il reste des brouillons, sont toujours pour recommander au ministre, au préfet de la Seine, au su-


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rintendant des beaux-arts, un artiste malheureux et oublié, ou quelqu'un de ces jeunes gens fiers et pauvres qui, malgré une sympathie passagère , meurent obscurément en route et sou- vent même avant le départ. Sa correspondance témoigne des plus honorables, des plus illustres amitiés et, avant tout, de l'estime qu'il méritait par ses qualités personnelles. Ses ma- nuscrits sont tous relatifs à la sculpture. Ce sont des extraits d'Homère, de Sophocle, de Platon, d'Euripide, de Quintus de Smyrne, d'Ovide, de Virgile. On y reconnaît un homme qui se nourrissait continuellement de lectures héroïques, soit pour y puiser des motifs de composition, soit pour maintenir son esprit dans les hautes sphères. Parmi ces papiers qui sont la plus intime révélation d'un caractère, et la plus sûre, il n'en est aucun qui trahisse une autre ambition que celle de bien faire ou de faire le bien.

Plusieurs fois, l'on s'était adressé à Duret pour obtenir de lui des documents biographiques ; mais il répugnait à les fournir, éprouvant un embarras extrême à parler de ses ou- vrages. Les notes qu'on lui arrachait, à force de prières ^ étaient d'une concision désespérante. Elles se réduisent à ces quelques lignes :

c( Je fus élève de Bosio et du peintre Guérin. J'étais fort c( jeune quand je perdis mon père et je ne songeais guère à « faire de la sculpture. Je remportai le grand prix de Rome « avant l'âge de dix-huit ans. Mon prix est un bas-relief re- c( présentant la Douleur cVEvandre sur le corps de son Jils (( Pallas. J'arrivai en Italie en 1824. J'envoyai de Rome une (( tête d'expression et une statue en marbre de Mercure in- (( ventant la lyre^ qui fut exposée au Salon de 1831, et obtint <( la médaille d'or. Deux ans après, je fus décoré pour le (( Danseur napolitain^ figure en bronze. J'ai fait en 183G (( un Improvisateur bachique^ souvenir de Naples qui eut une « mention... » Voilà tout ce que Duret a jamais écrit tou-


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chant sa vie et ses œuvres,. et sur un tel sujet il n'était pas moins avare de paroles que d'écriture. Il me souvient d'en avoir fait plusieurs fois l'épreuve quand je voulais l'amener à parler de lui.

Au surplus, Duret fat un de ces artistes privilégiés qui n'ont pas de biographie. Il n'avait rien à raconter qu'il n'eût exprimé en marbre ou coulé en bronze. Sa vie privée s'est passée calme, unie et heureuse. Cent et cent fois je l'ai vu, et jamais il ne m'a parlé que de son art et de ces statuaires grecs dont l'incomparable génie était pour lui un article de foi. Son atelier de l'Institut, où. l'on entrait par la rue de Seine, était austère et silencieux. La lumière y tombait de haut, et l'on n'y entendait que vaguement les bruits du dehors, qui pa- raissaient éloignés. De grandes armoires y renfermaient les moulages des plus jolis bronzes d'Herculanum , que Duret avait rapportés de ses fréquents voyages à Naples. La frise du Parthénon formait la décoration obligée des murailles, avec une gravure de Pradier d'après le Virgile de M. Ingres. Excepté la statue de Clmctas, peinte en couleur de porphyre, on ne voyait aucun ouvrage de Duret dans l'atelier où il re- cevait ses amis. Ses modèles en plâtre, chargés de poussière et noircis par le temps, étaient relégués dans un vestibule obscur. On y entrevoyait la Tragédie et la Comédie^ le Mer- cure^ le fameux Danseur^ une jolie tête d'expression carac- térisant la Malice, et les grandes Victoires qui, de leurs ailes déployées, remplissent avec tant de dignité et de grâce le soffite de la salle des Sept-Cheminées, au Louvre.

Là vivait le sculpteur. Là nous causions de tout ce qui pou- vait intéresser, je ne dis pas son cœur, mais son esprit, et rien ne l'intéressait vivement que la sculpture. Je me trompe, il avait encore une passion qui se rattachait, il est vrai, à l'art statuaire : c'était la mimique. Un jour, il me demanda de lui dresser une liste des meilleurs livres qu'on aurait écrits sur


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le geste. J'en fis la recherche à la Bibliothèque. Je lui dési- gnai Meursius, Engel, Noverre, Cahuzac, Feuillet, Requeno, ]\Iontabert et vingt autres ; mais je sus bientôt que ces livres ne pouvaient pas lui rendre le service qu'il en attendait, parce que les auteurs que je viens de citer s'étaient placés à un point de vue différent du sien. Duret voulait composer un traité pour les mimes de théâtre , un traité qui eût été sans doute accompagné de figures, et qui aurait fixé les lois de ce que les anciens appelaient Y hypocritique^ à l'usage des mimes de ballet.

Cette prédilection pour le geste parlant, ou, si l'on veut, pour la parole figurée, tenait aux circonstances de sa première jeunesse. Fils d'un sculpteur fort habile, Duret n'avait pas eu dans le principe l'idée de suivre la carrière paternelle. A l'âge d'environ quatorze ans, il avait eu des velléités d'entrer au théâtre, et il s'était présenté au Conservatoire. Il y fréquentait les cours de déclamation et de maintien théâtral, et alors même que, le goût de la sculpture lui étant venu, il fut admis à l'Ecole des beaux-arts, il suivit concurremment et avec la même assiduité les cours de l'Ecole et les leçons de Michelot au Conservatoire.

Une chose à remarquer, c'est combien la génération qui nous a précédés fut précoce. Presque tous les artistes célèbres de notre temps ont commencé très-jeunes et ont produit leurs chefs-d'œuvre à l'âge oii aujourd'hui on les pressentirait à peine. Géricault, Ingres, Delacroix, Scheffer, Bonington, avaient escompté leur gloire dès l'âge de vingt ans. Duret eut le prix de Rome — partagé avec Dumont — en 1823 , c'est-à-dire avant l'âge de dix-huit ans, car il était né en 1805 (d'autres disent le 19 octobre 1804). Son père, François-Jo- seph Durez, dit Duret, était fils de Charles Durez, d'origine espagnole. Né à Valenciennes en 1729, il mourut à Paris, au mois d'août 181G. Il était prince de l'Académie de Saint-Luc,


FRANCISQUE DURET. UO

membre de l'Académie royale de Paris, avant la formation de l'Institut, et sculpteur décorateur de Monsieur, comte de Pro- vence, depuis Louis XVIIL Son morceau de réception à l'Académie, représentant Diogène qui clierclie un homme, est au musée de Valenciennes. Marié avec la fille de son frère Jean-François Durez, cliirurgien-major dans un régiment étranger, Joseph Duret en avait eu plusieurs enfants qui tous moururent avant que leur frère devînt un artiste renommé. Plus d'une fois , en passant par le faubourg du Roule , nous avions regardé le fronton de Saint-Philippe, sans savoir à qui l'attribuer. Ce fronton est de Joseph Duret.

Arrivé à Piome en 1824, Francisque Duret y fut tout de suite remarqué parmi les pensionnaires de l'Ecole. Son pre- mier envoi fut cette tête d'expression dont j'ai parlé, la Malice^ tête charmante qui n'est point connue et qui est cependant un de ses meilleurs ouvrages. Déjà se révélait le caractère de son talent futur, la grâce, une grâce assez naturelle et sans affectation, mais non toutefois sans une pointe de recherche. Elevé dans les principes les plus sévères et dans le respect absolu de la tradition grecque, Duret voulait racheter l'austé- rité du fond qu'on lui avait enseigné par le charme extérieur. La sculpture qu'il rêvait n'était ni frémissante et passionnée comme celle de David, ni chaleureuse, sensuelle et riche comme celle de Pradier ; c'était une sculpture aimable, fine et, par- dessus tout, élégante. L'art lui apparaissait comme le sourire de la vie. Jamais, du reste, il ne fut plus vrai de dire que l'ar- tiste trahit sa personnalité dans ses oeuvres. Mince de corps, agile et souple, doué d'une constitution délicatement solide, robuste en petit, Duret fut, dès le commencement, son propre modèle. Il se prit lui-même pour type de sa statuaire.

Ce type, il le réalisa pour la première fois dans le Mercure inventant la lyre^ qui était un envoi de Rome et qui fut ensuite exposé au Salon de 1831. C'est une excellente figure en marbre,


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et qui toujours plaira. La désinvolture en est gracieuse et d'une séduction irrésistible. Le sculpteur y a montré son goût pour ces formes adolescentes et graciles qui eurent si souvent la préférence de Praxitèle, et dont l'Apollon sauroclitone est un exemple. A cette juvénilité pleine d'attrait, s'ajoute en- core, dans le Mercure inventant la lyre, un certain accent spi- rituel qui s'accorde à merveille avec l'intention du statuaire. Le jeune poëte est représenté au moment où, de ses doigts effilés et féminins, il tire les premiers sons de la lyre qu'il vient d'inventer en adaptant des cornes de bélier à une écaille de tortue, et en faisant vibrer les cordes dans la sonorité de l'écaillé. Les yeux éveillés, la lèvre entr' ouverte, il paraît ému et tout entier au ravissement que lui cause l'harmonie dont il sera le dieu. Son corps léger tient à peine à la terre. Le mouvement en est contrasté avec discrétion, et la hanche de la jambe qui porte, se relève avec une souplesse admirable. La statue entière est d'un modelé très-fini qui ne s'arrête que là où trop d'accent enlèverait les apparences de la jeunesse. Exposé en 1831 , le Mercure y fut regardé comme un des ouvrages les plus remarquables du Salon. Duret, qui avait ob- tenu le prix des envois de Rome fondé par M""^ Le Prince, obtint aussi la médaille d'or et fut porté sur la liste des can- didats à l'Institut. Le roi Louis-Philippe acheta le marbre et le fit placer au Palais-Royal, où la statue était encore en 1848, quand la révolution éclata. Parmi la foule qui avait envahi le palais, il se trouva, comme toujours, quelques sauvages qui crurent faire acte de vertu civique en brisant , avec les insi- gnes de la royauté, des images qu'ils prenaient sans doute pour celles des tyrans. Le Mercure de Duret fut assez griève- ment mutilé, mais il ne fut pas entièrement détruit, comme l'ont affirmé des écrivains trop prompts à médire, et le sculpteur put réparer son œuvre. Il n'est pas de révolution, au surplus, qui ne soit déshonorée par de semblables emportements, dont la


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responsabilité retombe en partie sur les sociétés qui en gémis- sent, parce qu'en laissant pulluler dans leur sein l'ignorance, la misère et la barbarie, elles n'ont fait pénétrer dans le peuple aucune notion du beau, aucun respect de l'art.

11 faut le dire, il y avait encore du Canova dans la statuedément empreinte du sentiment religieux. Les longs


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plis de sa draperie virginale, tombant jusqu'à terre, parallè- lement aux ailes , ne forment que des ombres tranquilles et adoucies. La lumière, en éclairant la statue, n'y rencontre aucune partie anguleuse', ne trouve à y creuser aucun noir. On peut dire, en empruntant ici le langage du peintre, que toute la figure est Monde ^ et l'on doit admirer comment le sculpteur, par le caractère d'un effet purement optique, a su répondre à Tintentiou morale de son œuvre.

Le Christ se révélant au monde est une sculpture d'un sen- timent plus grave et plus fier, sinon plus élevé. Duret est parvenu à traduire par la plastique une pensée qui , au pre- mier abord, paraissait intraduisible. Enveloppé dans son man- teau, jusqu'au sommet de la tête, le Christ s'est avancé, et relevant la draperie qui le cachait, il montre avec beaucoup de majesté et de douceur sa face dévoilée , tandis que son bras gauche étendu laisse voir, sortant des plis du manteau, sa main ouverte et marquée du stigmate. Soit que l'on en- tende cette figure dans le sens général de la révélation, soit qu'on la considère comme représentant Jésus lorsqu'il ap- parut à ses disciples ou qu'il se fit connaître aux pèlerins d'Emmaûs , le geste est saisissant , formel , parfaitement in- telligible. Il est impossible de s'y méprendre ; Jésus n'a be- soin que de découvrir son visage pour qu'on le reconnaisse à la beauté de ses traits, à la divine pureté de son front, à la mansuétude de sa bouche et de son regard.

Au moment où la statue de ce christ allait être placée à la Madeleine , nous fumes chargé de l'aller voir dans l'atelier du sculpteur, pour en dire notre avis dans le National. Nous rencontrâmes chez Daret M. de Genoude, directeur de la Ga- zette de France^ qui était venu là, lui aussi, pour le compte du journal qu'il dirigeait. M. de Genoude fit observer que la tète du Christ se révélant au monde ressemblait à l'image célèbre, et pour ainsi dire consacrée, qui existe à Rome dans l'église


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Saint- Jean de Latran, et que Ton appelle par excès d'admi- ration à/£ipo-Xa(7To; (faite sans la main). Duret avait consulté, en effet, cette image, mais non sans regarder aussi quelques têtes des dieux antiques, et sans en imiter Fenchâssement des yeux et des sourcils, le nez droit et fort, et cette légère saillie des pommettes qui donne de la douceur au visage , en même temps qu'elle diminue la partie inférieure de la face, celle qui correspond aux appétits matériels. Le type choisi par le sculp- teur est du reste, ici, comme à l'ordinaire, d'une constitution délicate qui appartient à la tendresse plutôt qu'à la puissance. Il y a des hommes qui, à l'exemple de Michel- Ange, ne voient dans le Christ que le Jupiter ou l'Hercule du christianisme : ceux-là le veulent terrible et menaçant. Ils lui font une tête courte, un corps ramassé et vigoureux; mais il y a plus d'élé- vation à le comprendre comme l'a compris Duret, c'est-à- dire doux et grave, apportant dans le monde l'idée de sacri- fice, la loi de charité et d'amour.

Il faut convenir que la sculpture, depuis le triomphe du christianisme, a perdu la plus grande partie de ses ressources, et les meilleures. Constamment vêtue, elle n'a guère plus d'autres moyens que le geste et le caractère des draperies, et dès lors elle est forcément rejetée dans la recherche des expressions pittoresques de la lumière et de l'ombre. Le Christ écartant le manteau qui recouvrait sa tête pour montrer son visage et le côté de sa poitrine qui recevra le coup de lance : c'est là un effet de clair-obscur, une idée de peintre, mais heu- reusement ramenée aux conditions sculpturales par le jeu et la distribution des plis , qui deviennent plus pressés ou plus rares, suivant qu'il faut faire avancer ou reculer telle partie du corps pour exprimer l'idée d'apparition.

Duret avait beaucoup pensé aux draperies, et il ne cessait d'en étudier la beauté optique et surtout la signification mo- rale. Depuis que ses deux chefs-d'œuvre, le Danseur et le


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Mercure^ ornaient le foyer d3 l'Opéra, il y avait obtenu ses entrées, et il en profitait presque tous les soirs pour observer comment les draperies d'une danseuse rapide obéissent à son mouvement et le contrarient, par l'action et la réaction de l'air qui les frappe, de telle sorte que si on imite ce double effet dans la sculpture, on doit sentir ce qu'était la draperie avant le mouvement et ce qu'elle sera dans le repos. Il est remarquable, au surplus, que les draperies de Duret sont très-variées, même lorsqu'il s'agit d'une pure décoration et qu'il se borne alors, selon l'usage des sculpteurs, à employer des linges mouillés auxquels il imprime une allure élégante , et des plis qui se serrent, s^évasent, se gonflent ou s'aplatis- sent pour découvrir en les voilant les formes de dessous.

C'est surtout quand le sujet lui interdisait les nus, qu'il poursuivait avec une ardeur infatigable et des soins infinis l'expression par les draperies. Je lui ai vu remanier vingt fois celles de la Tragédie et de la Comédie, qui devaient décorer le vestibule du Théâtre-Français. L'une , sévèrement fermée dans les plis rares de son manteau, semble contenir sa haine comme elle dissimule son poignard, et en attendant d'éclater, elle concentre sa fureur. L'autre, vêtue avec plus d'abandon et plus d'aisance, déshabille sa pensée et laisse voir sa malice épanouie et une gaieté sans fiel , qui n'ira point jusqu'aux morsures de la satire. Que s'il fallait faire un choix entre ces deux figures, c'est à la Tragédie que nous donnerions la pré- férence , parce qu'il nous paraît que le sculpteur y a mieux sauvé la froideur presque inévitable des pures allégories. Et cependant, l'étoffe y semble mesurée avec parcimonie; et il manque à la statue entière un peu de marbre ; mais cela tient à un accident produit par la maladresse du praticien qui , ayant dépassé le point d'un demi-centimètre sur le devant de la draperie, contraignit le sculpteur à diminuer d'autant l'é- paisseur de la figure entière sous toutes ses faces, et à râpe-


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tisser la tête. Le même défaut n'existe pas lieureusement dans les réductions en bronze.

Ce qu'il avait appris par la tradition et par une étude inces- sante, ce qu'il avait accumulé dans sa prodigieuse mémoire, Duret l'enseignait aux autres avec une clarté et une vivacité rares. Devenu membre de l'Institut en 1845, et par suite pro- fesseur à l'Ecole des beaux-arts, il excellait à juger des con- cours et à former des élèves.

Personne ne voyait mieux que lui, et plus vite, le côté faible d'une figure, le défaut d'un groupe, la mauvaise entente d'un bas-relief. Son premier coup d'oeil était sûr, et sa parole brève allait droit au but. Lui qui avait en général une conversation hésitante et entrecoupée lorsqu'il ne parlait point de son art^ il devenait, en présence d'une œuvre de sculpture, incisif, spi- rituel et quelquefois mordant sans le vouloir. Un de ses con- frères, dont j'ignore le nom, l'ayant sollicité à plusieurs re- prises de venir voir un groupe en marbre qu'il voulait sou- mettre à son jugement, Duret se rendit avec peine à l'invita- tion réitérée du sculpteur, sachant qu'il lui serait difficile de taire la vérité, et déplaisant de la dire. Toutefois, pressé d'a- voir une opinion et de l'exprimer : « Eh bien, dit Duret, un groupe doit être en hauteur ou en largeur ; le vôtre est carré! » Le mot était juste ; il ne fut jamais pardonné! Il me souvient qu'un jour, en ma présence , pour faire sentir à un de ses élè- ves qu'il avait mal composé un bas-relief, qu'il n'avait pas su en balancer habilement les pleins et les vides, ou, si l'on veut^ les parties saillantes et les parties lisses, Duret prit un fusain et barbouilla de noir toutes les figures du bas-relief, ce qui mit à l'instant en évidence le manque de pondération qu'il venait de signaler.

Professeur, il disait à ses élèves : « Je m'aperçois que vous avez tous de l'adresse et du métier ; mais il vous manque trois choses pour faire des progrès : l'observation, la comparaison,


160 l••^vA^XISQUE JJURET.

le jugement. Il faut vous exercer à voir juste et vite, pour saisir la pose, le mouvement et le caractère. Il faut observer avec grand soin les lignes et les aplombs, mesurer le mo- dèle, car les proportions varient dans chaque nature , et aller voir souvent les profils, car les plans de la poitrine sont pres- que toujours opposés à ceux du bassin, dans les poses de mouvement. Étudiez attentivement le galbe ou la courbure des membres ; évitez les contours qui se font vis-à-vis , car dans la belle nature un contour enveloppe l'autre. Je connais un peintre célèbre (il voulait sans doute parler d'Horace Ver- net) qui, avant de dessiner d'après nature, étudie son mo- dèle du regard ; après s'être bien pénétré de la pose sur le modèle et sur lui-même, car il pose pour lui, il commence par un contour vague, sans regarder aux détails. Faites de même : occupez-vous de l'ensemble ; bâtissez avant d'ébaucher. As- surez-vous des grands plans; les détails viendront assez tôt. Observez, comparez, mesurez, vous copierez fidèlement. Mais il vous restera ensuite à former votre goût , à savoir choisir, à vous élever de la nature au style , de la prose à la poésie , c'est-à-dire à embrasser l'art tout entier... ))

La perspicacité de Duret, sa promptitude à saisir les im- perfections d'un œuvre d'art, à mettre le doigt sur le défaut le mieux dissimulé, ne le rendirent pas injuste envers ses ri- vaux. Plein de respect pour les maîtres contemporains, il sa- vait mieux que personne leurs grandes qualités , et il les di- sait avec beaucoup de droiture, souvent même avec chaleur, car il était inaccessible au sentiment de la jalousie. Quelque temps après la mort de David, lorsque son éloge fut prononcé par le secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts (c'é- tait alors M. Halévy), Duret trouva trop de sobriété dans l'é- loge ; il pensait du moins que l'écrivain n'avait pas fait assez ressortir un genre de supériorité qui distinguait l'illustre sta- tuaire. Il écrivit le lendemain au secrétaire perpétuel la lettre


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Eachel ( rôle de Phèdi-e ).


11


162 FRANCISQUE DUllET.

suivante qui n'était pas certainement destinée à la publicité, mais que nous publions ici comme un témoignage aussi ho- norable pour Duret lui-même que pour David. Le brouillon que nous avons sous les yeux est écrit de premier' jet, presque sans ratures :

c( Mon cher confrère,

(( Tout en applaudissant à l'intéressante notice de David (( que vous nous avez lue hier, permettez-moi de vous faire (( quelques observations que la famille et ceux qui ont admiré (( les œuvres du grand artiste pourraientpeut-être vous adres- c( ser un jour.

« Outre la vie et l'expression que David mettait dans tous (( ses ouvrages, il avait un sentiment philosophique et tou- (( jours poétique qu'il a souvent très-bien exprimé dans la <( composition de ses sculptures. Ainsi vous avez cité de lui c( le monument du maréchal Sucliet : une Victoire grave sur (( sur un canon, à la pointe d'une baïonnette, les batailles (( gagnées par le général... mais vous auriez dû faire l'analyse (( de ses principales oeuvres qui ont obtenu tant de succès par (( la poésie de la pensée.

(( A Rouen, au monument de la Douane, je crois, il a placé (( deux grandes statues en haut-relief : le Commerce et la (( Kacigation. Voulant caractériser la navigation moderne, (( il l'a représentée sous les traits d'une femme qui tient (( d'une main son attribut consacré, un gouvernail, tandis que (( de l'autre elle soulève le voile qui couvrait une partie du (( globe, sur laquelle est écrit : Nouveau monde. Le Com- (( merce est un dieu colossal qui reçoit le tribut des quatre (( parties du monde, figurées en petit.

« La statue de Cuvier le représente introduisant son doigt (( dans une fissure du globe comme pour sonder la terre et en


FRANCISQUE DURET. 163

« expliquer les secrets. Gutenberg, Bicliat, Casimir Dela- (T vigne, sont aussi poétiquement conçus.

(( Au théâtre de l'Odéon, David a sculpté en bas-relief Mo- (( lière arrachant le masque de la. religion qui cachait les traits (( de Tartuffe. A l'arc de triomphe de Marseille, il a fait en- ce core des statues composées de la manière la plus heureuse. (( Enfin, ce grand artiste avait un sentiment si poétique, qu'il (( est le premier des statuaires modernes pour ceux qui met- (( tent la pensée avant l'exécution, quoiqu'il ait exécuté des (( chefs-d'œuvre quand il était jeune, et qu'il travaillât sans (( l'aide de ses élèves.

« Pardonnez-moi ces observations, mon cher confrère ; mais (( elles viennent d'un ami et d'un admirateur de David qui re- (( cevait ses conseils avec reconnaissance, et qui serait heu- « reux qu'une notice biographique le fît connaître sous tous (( les aspects et dans toutes ses œuvres. ))

Ou je me trompe fort, ou c'est un sentiment bien rare que cette sollicitude d'un artiste pour la gloire de ses confrères.

Les excellentes qualités de Duret comme homme privé étaient malheureusement ce que l'on savait le moins de son caractère. Voué à l'étude dès sa première jeunesse, non-seu- lement il n'avait ni senti, ni même soupçonné le besoin du luxe , mais il ignorait les éléments les plus rudimentaires du confort. Aussi sobre que les pêcheurs napolitains, parmi les- quels il avait cherché si souvent ses modèles et ses motifs de sculpture, il ne comprenait pas qu'au delà du strict nécessaire on pût attacher le moindre prix à la nourriture du corps, et la somptuosité des ameublements lui était aussi inconnue que la bonne chère. Avant qu'il se mariât avec la petite-fille de Cherubini, dont la distinction et la grâce étaient incompati- bles avec l'austérité lacédémonienne, il était logé et meublé comme un étudiant des anciens jours, et cette modestie ex-


164 FEANCISQUE DURET.

trême n'était chez lui qu'un trait de simplicité et de tempé- rance ; elle ne trahissait que son ignorance profonde des dou- ceurs de la vie matérielle ou son indifférence à les connaître. Mais cet homme qui vivait de si peu, et qui considérait comme une abondance ce qui eût été pour d'autres une privation cruelle, cet homme sans besoins ne regardait pas à la dépense dès qu'il s'agissait de perfectionner son œuvre, de faire un vovao^e utile à son instruction, d'aller voir au fond de l'Italie tel bas-relief, tel fragment, tel bronze, qui pouvaient lui four- nir l'autorité d'un exemple antique , ou lui servir de leçon. Lorsqu'il travaillait à un de ces modèles destinés à la fonte et qui l'ont enrichi (car il laisse au moins huit cent mille francs, y compris la propriété de ses œuvres), rien au monde n'aurait pu le résoudre à s'en séparer, s'il ne l'avait pas jugé digne de voir le jour. Tant qu'il ne l'avait pas fini jusqu'au bout, jus- qu'à l'ongle, usque ad unguem, il demeurait insensible aux offres les plus brillantes ; mais une fois qu'il l'avait lancé dans la circulation, il s'occupait fort peu de l'argent qu'il en tire- rait, et je tiens de M. Delafontaine, son fondeur, que jamais il ne demandait ses comptes et que jamais il ne consentit à les vérifier. Du moment qu'on avait touché en lui les cordes de l'art, il devenait d'un désintéressement absolu, et je puis af- firmer qu'il était parfaitement sincère lorsqu'il écrivait à Paul Delaroche le billet que voici :

(( Mon cher Delaroche, j'ai rencontré aujourd'hui M. Cave, (( qui paraît assez bien disposé pour moi. Il m'a dit que « M. Vitet lui avait parlé de moi. Mais M. Cave pense que les (( deux cariatides allégoriques en bronze qui doivent être (( placées à l'entrée du monument de Napoléon ne me con- (( viennent pas, et qu'il vaut mieux me charger du monu- <i ment de Yauban, également placé sous le dôme de l'église.

« Je ne sais, mon cher ami, qui a pu lui mettre en tCte


FEANCISQUE DURET. 1G5

(( de me faire faire un monument rococo : mais fût-il payé (( un million, je ne consentirais jamais à entreprendre un ou- (( vrage contre mon goût. On ne fait bien que ce qu'on aime (( dans les arts. Si vous avez quelque influence sur M. Vitet, (( parlez-lui chaudement, et croyez que si je demande ce tra- ce vail, c'est que ma conscience me dit que je réussirai... »

Ces cariatides qu'il désirait tant, Duret les obtint. Ce sont deux figures.de vieillards; elles gardent l'entrée de la crypte qui renferme le tombeau de Napoléon. Sévères et imposants, ces deux vieillards symbolisent la domination. Ils portent sur des coussins les attributs de la Force civile et de la Force militaire. D.uret s'est inspiré, je crois, pour la conception de ces statues , des figures sculptées par Micliel-Ange dans la chapelle des Médicis, à Florence. Toutefois, il les étudia de très-près sur nature , après avoir choisi un excellent modèle (Galati), remarquable surtout pour la proportion et la beauté des pieds et des jambes. Les conditions architectoniques de la cariatide y ont été parfaitement comprises et respectées ; elles ont, à un haut degré, le caractère de la fermeté calme, et l'expression de l'énergie morale y domine les apparences de la force musculaire.

Dans ces cariatides du tombeau de Napoléon, le sculpteur a mis du reste, avec mesure , une qualité qui souvent lui man- quait : l'ampleur. Cette (:5^ualité, qui n'était pas dans sa nature, toujours portée à l'élégance, il sut l'acquérir par la volonté, et en vert\i d'un sentiment qu'il possédait mieux que per- sonne , celui de la convenance. Une excellente figure de lui , au jugement des artistes , est le Chactas^ représenté en médi- tation sur le tombeau d'Atala. Les formes, cette fois, sont mâles, robustes, puissantes. L'exécution même, bien que souple et comme d'un seul jet, a plus d'énergie qu'à l'ordi- naire et plus de ressort. Duret a senti que la douleur du sau-


166 FRANCISQUE DURET.

vage serait plus touchante dans un de ces hommes forts, qu'on suppose volontiers inaccessibles au désespoir et faci- lement stoïques. Elle est touchante, en effet, autant qu'elle est neuve et moderne, la statue affaissée de cet athlète mélanco- lique , Hercule du désert, en qui le romantisme de l'expres- sion se marie à des formes empruntées de la nature agreste, et marquées à l'empreinte d'un caractère, au lieu d'être rame- nées à la pureté de l'idéal. Son masque élargi, aplati, ses longs cheveux frisés, bouclés et nattés à la manière des femmes, mais qui tombent maintenant, négligés et défaits, sur les reins, sa tête inclinée vers la tombe d'Atala, son torse puis- samment replié, ses jambes rentrantes, tout accuse en lui un barbare, mais un barbare désolé, qui a ouvert son cœur aux tendresses du christianisme. Un trait de moeurs bien observé, c'est l'habitude commune à tous les peuples enfants de mettre un pied sur l'autre , dans les moments de préoccupation et de chagrin ; ce détail, parfaitement rendu par l'énergie du ciseau, me rappelle un trait analogue de la statuaire antique : le pied traînant du Satyre de Praxitèle.

La convenance, disons-nous, une convenance parfaite, long- temps méditée, longtemps discutée, c'est un mérite que Duret a toujours eu. Ses continuelles études sur la pantomime l'a- vaient conduit à préciser le langage du geste et la signification de chaque attitude. Il en fit preuve dans la statue de Cha- teaubriand. La Direction des beaux-arts, à l'époque oii elle nous était confiée, l'avait chargé de cette statue. Le célèbre écrivain entièrement vêtu, et vêtu à la moderne , ne pouvait être caractérisé en marbre que par la pose ou le geste et par le costume. En lui, c'est le voyageur que Duret a voulu re- présenter, le ^oëte de l'Initéraire :

Le pèlerin de Grèce et d'Ionie, • Chantant plus tard le Cirque et l'Alhambra,


FRANCISQUE DURET. 467

l'homme qui avait apporté dans l'ancien et le nouveau monde un sentiment si vif de la nature, et qui avait su y trouver les couleurs de son grand style. Pensif ou plutôt rêveur, accoudé sur un rocher que baignent les flots de la mer, il semble s'être reposé un instant au pied d'un promontoire. Son habit fermé, son manteau, ses bottes molles et hautes, tout annonce en lui un voyageur qui va tout à l'heure reprendre sa route après avoir écrit ses impressions sur le rouleau qu'il tient à la main. Composée, conçue à merveille, la statue de Chateaubriand pèche peur-être par quelque timidité dans le rendu de la vie. La belle tête de l'écrivain-orateur, cette tête si mélancolique et si tière qu'a immortalisée le ciseau de David, elle est exé- cutée ici d'une main un peu languissante, qui n'a pas osé fouiller les plis de la peau , accuser au vif les nobles altéra- tions du visage. J'ai souvenir, cependant , que lorsqu'il tra- vaillait à sa statue, Duret avait placé devant lui un moulage du masque de Chateaubriand sculpté par David , et que je vois encore ; mais ce rapprochement même parut le décou- rager, et il n'eut pas le feu nécessaire pour aller jusqu'au bout, pour écrire dans le marbre tout ce qu'il sentait dans l'âme. Sculpter une tête humaine, lui donner sa physionomie, son expression, sa couleur, j'entends sa couleur morale, c'est une besogne qui exige les plus hautes facultés de l'artiste, et par- dessus tout, de la chaleur et même une certaine pointe d'exa- gération. Pour ciseler dans le marbre les vérités expressives , celles que la peinture rendrait si bien par un clair-obscur de son choix, par le ton, par l'effet, il faut je ne sais quelle dose de mensonge, d'artifice; la seule fidélité de l'imitation y est tellement insuffisante, qu'une tête moulée sur la vie paraît plus petite que nature , — c'est une observation que je tiens de David. — Dans un buste , la vie est plus concentrée ; le sculpteur privé de son grand moyen d'expression , qui est le geste, n'a plus que le caractère des formes à exprimer. Il lui


168 FRANCISQUE DUR ET.

fiiut évoquer ITime sur le visage ; cette évocation veut une certaine magie, et des accents qui parfois fassent violence au marbre. Duret a fait d'excellents bustes ; mais tous ceux qu'il a réussis, entre autres celui de sa femme , qui est charmant , appartiennent à la douceur et à la grâce.

Avant de commencer un buste, il examinait longtemps la tcte du modèle, non-seulement pour en bien saisir le port ha- bituel , les proportions et le caractère, mais pour savoir si elle ne se rattachait point à une grande famille d'êtres, à un type déjà fixé par la statuaire antique. Il cherchait ainsi à ramener l'individu à l'espèce, afin de concilier, s'il était possible, la vé- rité typique qui, en le généralisant, le rehausse et l'ennoblit. C'était bien là une préoccupation de sculpteur ; mais elle ris- quait de le conduire, et plus d'une fois elle l'a conduit au vague de la ressemblance, et, si j'ose le dire, au sommeil du portrait.

Un jour que nous posions dans son atelier pour un buste demi-nature, il nous disait, ou plutôt il se disait tout haut à lui-même, à notre grande surprise : C( Voilà une tête dont la construction rappelle un peu le Bacclius indien; les frontaux sont prononcés; la racine du nez, très-large, écarte les yeux et continue le front ; le profil est droit, la joue a de grands plans... ; ); et le voilà lancé à la poursuite d'un type vénérable, à propos d'une tète qui, au lieu de rentrer dans l'antique, ne demandait qu'à être animée de la vie présente. Aussi, avec une rare bonne foi , Duret admirait-il les terres cuites de M. Carrier-Belleuse, ces bustes si adroitement touchés, si heureusement colorés de lumière et d'ombre, parce qu'il y voyait abonder deux qualités dont il se croyait, lui, faible- ment pourvu : le don précieux de la vie, et le sentiment , d'ail- leurs dangereux, de la couleur.

Les anciens sont j:»! us beaux : nous sommes plus jolis^ disait madame de Sévigné ; le mot est incisif et il est vrai; mais peut-être est-il permis d'ajouter que les anciens eux-mêmes ont


niANCISQUE DURET. 169

connu le joli et nous en ont laissé des exemples; qu'ils ont ex- primé la malice de l'amour, la gentillesse du jeune âge, la grâce spirituelle et ingénieuse, et que le nom de Praxitèle s'attache à cette évolution de l'art, qui, après les grands dieux de Phidias , a produit les Apollons pubères, et les di- vinités charmantes des cycles de Vénus, d'Eros et de Bacchus. La vérité est, cependant, que l'antiquité a pris la meilleure part, en créant les types primordiaux, et en trouvant dans la forme humaine les plus heureuses variantes de la perfection. Elle n'a pas épuisé, sans doute, les trésors inépuisables de la nature ; mais elle a eu la primeur de ses beautés, la fleur de tout. Elle a moissonné et nous glanons. Voilà pourquoi la sculpture moderne s'est jetée dans le pittoresque , ou s'est ré- fugiée dans l'imitation des races et des costumes, ou bien s'est mise à la recherche des nuances.

De nos jours , le romantisme crut trouver la solution en cherchant le style, non plus dans les accents génériques, mais dans la vérité accidentelle, et en descendant, non plus seulement des dieux aux héros, mais des héros aux individus. Deux hommes du plus rare talent, Duret et Rude inaugurè- rent en France, par deux chefs-d'œuvre, le Pêcheur et le Dan- seur^ cette sculpture de demi-caractère qu'on peut appeler le genre ^ bien que le mot n'appartienne qu'au vocabulaire de la peinture. Depuis l'apparition de ces statues célèbres , l'Ecole de Rome, d'où nous viennent presque tous les sculpteurs, hé- sita entre les saveurs du naturalisme et les grandeurs du style. Si elle redevint un instant plus sévère et plus grecque , ce fut dans les statues faites à Rome sous le pontificat de M. In- gres, et notamment dans les ouvrages de Simart. C'est à M. Ingres, je crois, qu'est adressée la lettre suivante que je trouve dans les papiers de Duret, et qui semble répondre au reproche qu'il avait encouru d'avoir réhabilité, par un si grand succès , la sculpture de genre :


170 FRANCISQUE DUR ET.

(( J'aurais été heureux de recevoir vos sages conseils ] mais, (( craignant qu'il n'y ait de l'indiscrétion à vous importuner '(( en ce moment, je me permets de me rappeler à votre bien- tôt veillant souvenir, à vous, Monsieur, qui avez été mon pre- c( mier appui à l'Académie, lors de mon retour de Rome. Mes (( ouvrages et ma personne vous sont également connus. (( Quant à mes principes sur la statuaire , ils se résument en (( deux mots : noblesse et vérité.

(( Si j'ai quelquefois traité des sujets de second ordre, tel « qu'un Danseur, un Vendangeur, c'est qu'avant de m'élever (( à la haute poésie et de tenter des sujets de grand style grec, « je devais d'abord étudier la nature et ne pas être arrêté par (( les premières difficultés de l'exécution matérielle. Si j'ai (( montré quelque mérite, mon but a été rempli. Je ne voulais (( alors présenter que des motifs d'étude : aujourd'hui je dé- c( sire plus. Quant à ma moralité , elle est celle que mon père (( m'a transmise et dont je ne m'écarterai jamais. J'ai agi et <( j'agirai toujours selon ma conscience, l'honneur et la rai- <( son... ))

Pour traiter hardiment la sculpture monumentale , Duret avait peut-être un goût trop délicat, une âme trop sensible aux nuances. Par la réflexion , par une connaissance approfon- die des lois de son art et de toutes les belles traditions , il était capable de concevoir une œuvre colossale et importante ; mais il fallait pour cela qu'il fît violence à sa nature. Son groupe de la fontaine Saint-Michel a été blâmé comme manquant d'é- nergie , d'ampleur et de grandeur. Il semble manquer, en effet, de ces qualités à la place où on le voit , exposé au nord , et ne recevant jamais les rayons du soleil qui en accuseraient les grandes lignes par des tramées de lumière, et qui l'animeraient par des rehauts voyants et brillants. Ce groupe, dont le mo- dèle en plâtre était simple et grand, se trouve maintenant à


FRANCISQUE DURET.


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demi perdu dans la masse d'air, diminué par les couleurs tristes d'un bronze à contre-jour, et affaibli par les nombreux



Victoire (salle des Sept-Cheminées, au Louvre).

détails qui l'environnent. Je suis assuré que le même groupe, placé au fond d'une église, dans une abside éclairée par le haut , produirait une impression cent fois meilleure. La figure du démon demanderait , sans doute , un modelé plus ressenti , un ciseau plus ardent et plus fier; mais celle de l'arcbange où le sculpteur a réuni deux images dont il était impossible de


172 FEANCISQUE DURET.

ne pas se souvenir, le saint Michel, vainqueur du démon, et l'Apollon, vainqueur du serpent, cette figure, dis-je, dans la- quelle ont été fondues des réminiscences de Raphaël et de l'an- tique , était éminemment sculpturale ; elle exprimait en son mouvement mesuré la sérénité facile du triomphe céleste , le dédain calme et souverain d'un envoyé de Dieu ; mais encore une fois , il y manque aujourd'hui de l'ampleur, et cet élan d'exécution qui donne de l'unité à l'ensemble et qui frappe les grands coups. J'ai peur que les dimensions colossales n'aient rapetissé le modèle au lieu de l'agrandir.

Là oii Duret est admirable, c'est dans la décoration inté- rieure et dans les ouvrages qui ne peuvent pas être dévorés par l'immensité de l'espace, comme le sont par exemple ses cariatides et son fronton du Louvre. Eien ne dépasse la noble élégance des Victoires qui ornent le plafond de la salle des Sept-Cheminées , au Louvre. Les draperies sont à la fois uni- formes par le sentiment et très-habilement variées par le jet des plis soumis à l'impulsion d'une main qui joue avec la grâce et qui est habituée à l'habillement des dieux. L'entente du bas- relief est parfaite. Au lieu de heurter le spectateur par une saillie exagérée et de l'effrayer par une pesanteur menaçante , comme celles qui décorent le softite du Salon carré , les Vic- toires de Duret, dans la discrétion de leur relief, ressemblent à des apparitions superbes. Elles passent et glissent devant le regard comme des images éthérées , comme un souvenir adouci des rudes batailles représentées au-dessous, en vives couleurs, par des peintres émus et passionnés.

Nous voici arrivé, enfin, au dernier travail de Duret, sa sta- tue de Bacheï. Depuis qu'il est placé dans le foyer de la Co- médie-Française , chacun peut admirer encore , en la voyant , la fameuse tragédienne, étudiée dans son plus beau rôle peut-être, le rôle de Phèdre.

Qui de nous ne se la rappelle, cette jeune artiste qui , pos-


FRANCISQUE DURET. 173

sédée du génie grec, rliythmait et scandait sur la scène , d'un air si auguste , les gestes de la statuaire antique? Après s'être inspirée de la sculpture , elle a inspiré à son tour les sculp- teurs, et il n'a fallu, pour faire d'elle un beau marbre, que la surprendre au moment oii elle disait avec une douleur si in- time et si profonde, mais avec une involontaire majesté :

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !

OU plutôt lorsqu'elle semblait traduire ce passage du poëte grec : c( Comme les bandelettes sont pesantes sur mon front , déliez-les et que ma chevelure tombe sur mes épaules. Oli! que ne puis-je me désaltérer aux eaux d'une source froide,... conduisez-moi sur la montagne; je veux aller vers la forêt, près des pins... »

C'est un malheur pour la statue , que Duret n'ait pu y mettre la dernière main et que le praticien lui-même ne l'ait pas me- née un peu plus loin. Telle qu'elle est, cependant, la statue de Rachel est touchante, expressive et tragique, bien que l'ex- pression ne soit guère obtenue que par l'abandon de la pose, par le découragement de la tête inclinée que voilent les om- bres de la douleur, et surtout par le mouvement qui écarte l'importunité du voile et dont le geste plein de vérité est aussi plein de noblesse et d'éloquence. Elle est belle d'ailleurs sous tous les aspects , et , comme toutes les figures assises , elle est plus belle encore de profil que de face. En la voyant ainsi , on sent mieux l'affaissement du corps révélateur des troubles de l'âme, le choix des plis, et ce désespoir qui est contenu encore par la dignité du trône.

Le chagrin de n'avoir pu achever son œuvre a certainement hâté la mort de Duret. Appelé à Marseille pour un grand tra- vail, — la Durance, entre Cérès et Bacchus, — il y avait res- senti les atteintes de sa dernière maladie qui fut aussi la pre-


174 FRANCISQUE DURET.

mière. Il était revenu à Paris , tremblant la fièvre , et tout surpris de voir qu'il n'était pas de bronze comme il le pensait, lui qui avait toujours eu une santé inaltérable. Peu de temps avant sa mort, se croyant rétabli , il nous annonçait avec joie son prochain retour à l'atelier, et cette seule pensée le faisait renaître à la vie. La mort vint au moment où il y songeait le moins. Sa femme était auprès de lui. Le voyant pâlir, elle lui tâta le pouls ; mais il lui dit d'une voix très-claire et très- ferme : (( A quoi sert de me tâter le pouls? tu ne t'y connais point... )) et en disant ces mots, il expira... Comment croire que Tâme ne survit pas à la dissolution de son enveloppe, lorsqu'on voit l'esprit demeurer si calme , si présent, si maître de lui-même , dans un homme qui rend le dernier soupir ?

Oui, parmi tant d'ouvrages marqués au coin d'un goût épuré et sûr, il en est deux qui resteront toujours, comme réa- lisant d'aussi près que possible la perfection sculpturale, dans le sentiment de la grâce : le Danseur et le Mercure. Toute sa vie , Duret chercha un pendant au Danseur, comme si Ylm- 'provisateur napolitain .^ figure finement travaillée, mais bien inférieure, ne l'eût pas contenté absolument. Vingt fois il com- mença et recommença un modèle de Danseuse , œuvre pos- thume , qui a fini par être d'un goût parfait et d'une exquise élégance. Mais, lors même que Duret n'aurait produit que ces trois ouvrages : le Mercure^ le Danseur et les Victoires du Louvre; lors même qu'une seule de ses sculptures mériterait d'être appelée un chef-d'œuvre, cela suffirait, je pense, pour consacrer sa mémoire dans l'Ecole française, et rendre à jamais impossible l'oubli de son nom.


AUGUSTIN DUPRÉ


1748 — 1833


Par une coïncidence remarquable, à deux siècles d'inter- valle, le nom de Dupré a été celui de trois artistes qui ont excellé dans la gravure en médailles, et qu'il faut regarder peut-être comme les plus habiles graveurs de notre école, si l'on se rappelle que le célèbre Varin était Liégeois, et que son nom, avant d'être francisé, s'écrivait IVari'n.

.Y a-t-il quelque lien obscur de filiation entre Guillaume et Abraham Dupré, Champenois, qui gravèrent les monnaies de Henri IV et de Louis XIII, et Augustin Dupré, l'auteur des monnaies de la République? Cela est peu probable, eu égard à la différence de leurs conditions et à la distance, alors considérable, qui séparait la Champagne du Forez.

Augustin Dupré, né en octobre 1748, était le fils d'un maître cordonnier de Saint-Etienne ; il n'eut d'autre éduca- tion que celle qu on recevait à l'école des Frères. Son goût pour le dessin s'était prononcé de bonne heure, et, chose bizarre ! les motifs habituels de ses croquis sur les cahiers et sur les murs étaient les exploits de Mandrin, dont l'histoire


17G AUGUSTIN DUPRE.

devenait déjà une légende. Le jeune dessinateur n'était jamais plus heureux que lorsqu'il pouvait crayonner ou cliarbonner les combats des contrebandiers de Mandrin contre les trou- pes du roi.

Eobuste, énergique et trempé comme l'acier de son pays, Augustin Dupré semblait fait pour une carrière tout autre que celle oii il devait s'illustrer. Cependant il possédait une vertu essentielle au graveur : la patience. Après quelque ^ temps passé dans une fabrique d'armes, il en sortit pour suivre les cours de ciselure et de sculpture ouverts à Saint- Étienne par Jacques Olanicr, qui, entre tous ses élèves, le distingua.

Quand il eut vingt ans, iVugustin Dupré, sous prétexte de faire, comme un bon ouvrier, son tour de France, eut envie d'aller chercher fortune à Paris. Son père , ne pouvant lui donner grand argent, le dota de deux belles paires de sou- liers, et le jeune homme entreprit à pied son voyage, por- tant sur son dos un paquet dans lequel sa mère avait glissé un rouleau de six livres en pièces de six liards. Il arriva à Lyon en 17G8. Là, en visitant les écoles de la ville et celles des communautés reHgieuses , qui étaient alors fort riches en ta- bleaux, il crut se sentir une vocation décidée pour la pein- ture, au point qu'il imagina de se faire moine, dans l'inten- tion de peindre un jour les murailles du cloître où il aurait trouvé le vivre et le couvert. Mais ce beau projet n'eut pas de suite, et Dupré se remit en route pour Paris.

A cette époque, on le sait, le travail n'était pas libre. Avant d'exercer un état dans une ville, on devait passer par les épreuves d'un apprentissage plus ou moins long, suivant la coutume locale, et, pour parvenir à la maîtrise, les apti- tudes ne suffisaient point : il fallait l'obtenir à prix d'ar- gent. Augustin entra chez un ciseleur comme apprenti au pair, c'est-à-dire logé et nourri. Il n'eut qu'au bout de six


Augustin dupre, 177

mois une paye mensuelle de six livres. Toutefois le travail fondait dans ses mains. Il attaquait le métal avec tant de sûreté, qu'il y enlevait au premier coup des copeaux à éton- ner les ouvriers les plus hardis. Quant au dessin, il s'y était rendu fort habile ; comment? en étudiant le livre de Jean Cousin , oii il avait appris , sans le secours d'aucun maître , les proportions du corps humain, les noms et offices des prin- cipaux muscles, et les moyens géométriques d'exprimer un raccourci, moyens si précieux dans l'art conventionnel du bas-reliet.

Un jour, l'ambassadeur d'Espagne entra chez le patron de. Dupré pour lui commander la ciselure de deux épées qu'il voulait offrir en présents diplomatiques. Ayant fait le tour de l'atelier, comme pour voir de ses yeux quel ouvrier tra- vaillait avec le plus de talent et le plus de soin, il s'arrêta devant l'ouvrage d'Augustin, prit plaisir à lui voir manier l'outil, et le désigna pour l'exécution de la commande; sur quoi le patron se récria, disant qu'il avait d'autres ouvriers, lesquels devaient passer avant un simple apprenti. Mais l'ambassadeur insista, et le travail fut confié à Dupré.

Nous avons tenu dans la main l'une de ces deux épées. Le pommeau, la poignée, la garde sont ornés de figures qui rehaussent la forme sans trop l'altérer. Celles de la poignée n'ont qu'un relief discret, afin de ménager à la main une prise facile et ferme. Sur le pommeau, l'on voit des cavaliers d'une saillie plus haute, qui sortent de la boule ou s'y en- foncent. La garde se décore de trophées arrangés en désor- dre, et de héros mythologiques, aux prises avec un lion et un taureau. Le style de ces reliefs n'a rien encore d'original ; les enfants sont modelés dans le goût de la Riie et de Clo- dion, avec la morbidesse tant recherchée alors, et les menues dépressions de la chair. Les chevaux ont des têtes fines, de

larges croupes et de l'allure ; les cavaliers rappellent ceux

12


178 AUGUSTIN DUPRE.

qui font le coup de pistolet dans les rencontres de Bourgui- gnon et de Parrocel. Mais tout cela, du moins, est traité d'un ciseau alerte et souple ; les proportions sont excellentes ; le dessin est su et voulu.

Dupré était un assez beau jeune homme, brun, à peau blanche, avec des yeux bleus et des fossettes à la joue et au menton. Sa physionomie énergique et passionnée exprimait à la fois la ténacité et l'ardeur. Dans le temps qu'il cise- lait les épées de l'ambassadeur espagnol, il fut chassé de l'atelier où il achevait son apprentissage, pour avoir plu à la fille de son maitre et avoir obtenu d'elle... un baiser.

Informé de cette mésaventure , qui l'intéressait plus vive- ment à son protégé, l'ambassadeur retire sa commande, règle son compte, et court après Augustin pour lui faire terminer la ciselure des deux épées. Il lui loue un atelier, lui achète des outils et lui avance un peu d'argent. Mais à peine est-il installé, qu'arrivent les sergents de la maîtrise, qui saisissent l'ouvrage et les outils, au nom de la loi, car il était défendu à l'ouvrier, et à plus forte raison à l'apprenti, d'exercer autre part que chez un maître. Il fallut cette fois se cacher, se procurer de nouveaux instruments et travailler seulement de nuit. Le jour était employé à l'étude, au des- sin, au modelage , et surtout à la lecture. Dupré sentait le besoin de s'instruire, et, de son mieux, il suppléait à l'insuf- fisance de son éducation première, en apprenant ce qu'un artiste ne peut décemment ignorer, à commencer par la fable, l'histoire, l'iconologic.

Sur ces entrefaites , Turgot abolit les jurandes et les maî- trises, et la liberté du travail est proclamée par un édit. Augustin Dupré n'est encore qu'un artiste en pleine posses- sion de son métier : bientôt la Révolution fera de lui un maître. En attendant, ce qui est remarquable, c'est qu'il reçoit toutes les impressions de son temps. Au fur et à me-


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sure que les événements marchent, il se modifie, il se for- tifie, et peu à peu son caractère s'affirme, sa personnalité se prononce. Les six corps de marchands lui font graver le jeton qui représente Hercule s'efforçant de briser sur son genou un faisceau inflexible, avec cette devise : Vincit con- cordia jratrum. En 1776, il frappe une médaille en l'hon- neur de la liberté américaine, — la France protège la jeune Amérique (une enfant) contre le léopard. En 1778, Franklin lui commande son cachet : In simplici salus^ et bientôt Du- pré grave le portrait de ce digne philosophe. Ce portrait est d'un relief assez haut, qui ne convient qu'aux médailles; il est traité dans le sentiment de l'école française, qui a tou- jours attaché de l'importance au rendu de la chair. L'artiste en a fait sentir les méplats, la mollesse et, pour ainsi dire, le frémissement, de façon à bien dire l'âge du modèle. Il a franchement accusé les touches que le doigt du temps im- prime sur le visage: mais, par-dessus tout, il a exprimé à merveille la physionomie morale du sage Américain, sa fine bonhomie, sa sagacité profonde, son air de sérénité et d'in- tégrité. Ce fut un vers hexamètre, composé par Turgot, qui forma la légende célèbre de cette médaille : Eripuit cœïo fidmen^ sceptrumque tyrannis (Il arracha au ciel sa foudre et leur sceptre aux tyrans).

Une chose à dire en l'honneur de Dupré , c'est qu'il fut l'ami de Franklin, avant même d'avoir modelé le portrait de cet homme illustre. Franklin habitait Passy, et chaque jour il venait à Paris, le plus souvent à pied, en cheminant le long du quai de Billy. Dupré, qui demeurait à Auteuil, suivait la même route en fumant sa pipe, et c'est ainsi que l'artiste et le savant firent connaissance et se lièrent bientôt d'amitié. Delà, sans doute, les ouvrages consacrés par le graveur à la liberté américaine. Il faut ici rappeler, en effet, que la jeune Amérique , en lutte encore avec le léopard (style lapi-


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daire) , occupa longtemps les pensées de Dupré et son burin.

Déjà, en 1776, sous la légende Libeî'tas americana^ il avait symbolisé à merveille le génie américain par une tête de jeune fille, aux cheveux épars, à l'œil farouclie, qui porte sur l'épaule une pique jetée en travers et surmontée du bon- net phrygien. C'était bien là cette Liberté des savanes , sans aïeux et sans maître, qui allait fonder une civilisation toute nouvelle et forte. Deux ans après, sur le revers de la médaille de Daniel Morgan, l'artiste représentait ce héros couronné par une figure allégorique, assez semblable aux caciques de Le- barbier, tandis qu'au revers de la médaille, dédiée à l'amiral Paul Jones, il retraçait en abrégé le combat de Sérapis.

Dupré, nous l'avons dit, ne devait trouver son style, à lui, que sous l'inspiration du génie révolutionnaire. Son àme était ouverte aux sentiments généreux qui animaient la France, et qui allaient bientôt l'exalter. Mais, jusqu'au jour où la Révolution éclata, il demeura fidèle aux habitudes et aux formes de l'art contemporain. Un moment, il imita la manière pittoresque introduite dans la statuaire par Pigalle. Je parle de ce style antique, un peu chiffonné et gracieuse- ment faux, qui était alors en vogue parmi nos plus habiles sculpteurs. Tantôt Dupré se rapproche de Lagrenée dans la jolie médaille Amoris mutui pùjnus ^ où l'on voit la France recevant un enfant nouveau-né des mains d'un jeune homme, qui est l'Amour lui-même ; tantôt il hésite entre Greuze et Fragonard, en composant le Sacrifice à V Amour ; quelque- fois il incline à la froide sagesse de Vien, ou bien il est sé- duit par la suavité et la grâce tendre de Prud'hon, et il y a dans son œuvre telle pièce d'orfèvrerie, — une broche en forme de bouton, — qu'on prendrait pour un dessin de ce maître, fouillé au oiselet. Deux femmes se penchent timi- dement pour réveiller un Amour endormi. Elles sont revê- tues de draperies aux plis fins, qui enveloppent la forme sans


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trop l'accuser ; la touche du ciseau est douce , grasse , em- preinte de chaleur. C'est un morceau exquis.

Le bas-relief est une convention admirable, et, de tous les ouvrages de l'artiste, c'est peut-être celui où il entre le plus d'art. Les anciens se sont abstenus d'y marquer la perspec- tive. Ils ont toujours considéré le champ du bas-relief comme un plan solide, et non comme pouvant représenter l'air, le ciel, l'espace. Leur goût les avertissait que si le mur de marbre ou le bronze de la médaille nous étaient donnés pour le ciel, il serait inadmissible que les objets en relief y projetassent une ombre. La sculpture, d'ailleurs, non plus que la glyptique, ne sauraient exprimer l'éloignement par la dégradation des teintes, si facile en peinture, parce que le jour qui frappe les premiers plans d'une médaille éclaire avec la même force les derniers, et qu'il manquerait ainsi aux mensonges du bas-relief la complicité de la lumière.

Les modernes ont usé à cet égard d'une liberté dange- reuse, mais qui parfois a réussi. Augustin Dupré est un de ceux qui ont le plus hardiment reculé les limites que l'anti- quité s'interdisait de franchir. Il a parcouru avec une audace qu'il ne faut pas imiter, mais avec la sûreté d'un maître , le champ élargi de son art. Il est même passé d'un extrême à l'autre, variant ses procédés selon qu'il avait à graver une monnaie, dont l'épaisseur doit être exactement maintenue au niveau des bords, ou une médaille commémorative d'évé- nements historiques. Sous sa main, une saillie, à peine sen- sible au toucher, suffit pour modeler la tête de Louis XVI, — celle qui devait être l'avers des écus de six livres, — et cette tête, elle s'accentue, elle ressort avec autant de puissance que si elle était de haut-relief ou de ronde-bosse. D'autres fois, au contraire, Dupré s'est permis de multiplier les plans, mais alors seulement qu'il s'agissait de grouper un grand nombre de figures, soit dans la mêlée d'une bataille, soit


182 AUGUSTIN DUPRE.

dans la perspective d'une revue, comme celle de Frédéric IL Ici, le combat de Cowrens, livré en Amérique par Daniel Morgan, a été le sujet d'une médaille qui semble frémir sous le mouvement des cavaliers qui bondissent et des fantas- sins qui fuient dans un fond, creusé par les plis impercep- tibles du métal, et où la fumée du canon va s'évanouir. Là, c'est la flotte du comte d'Estaing qui déploie ses voiles dans une composition où il n'a fallu qu'une épaisseur de 2 mil- limètres pour que des vaisseaux juxtaposés produisent l'il- lusion des distances, et que l'Océan, figuré par quelques va- gues, nous procure l'idée de profondeur.

Les médailles dédiées à Franklin, à Paul Jones , à Desga- lois de la Tour, et celles qui consacraient les conquêtes de la liberté américaine, l'institution de la mairie de Paris, la confédération des Français au champ de Mars , avaient mis le talent de Dupré en relief et son nom en faveur. Alors que Duvivier était graveur général des monnaies, on lui avait associé le ciseleur de Saint-Etienne, et plus d'une fois on avait marié les avers de l'un aux revers de l'autre. Il avait même été question de remplacer Duvivier par Dupré; mais celui-ci suggéra lui-même l'idée loyale d'ouvrir un concours, qui fut ouvert, en effet, par un décret de l'Assemblée natio- nale du 9 avril 1791. Le comité des monnaies, après avoir entendu Duvivier, Gatteaux, Bernier et Dupré, donna la pré- férence aux projets de ce dernier, qui furent adoptés par l'article 11 du décret, ainsi conçu :

(( Le revers de la monnaie d'or, des écus et des demi-écus, aura pour empreinte le Génie de la France debout devant un autel et gravant sur des tables le mot Constitution^ avec le sceptre de la Raison, désigné par un œil ouvert à son extrémité. Il y aura à côté de l'autel un coq, symbole de la vigilance, et un f^iisceau, emblème de l'union et de la force armée. ))

Les artistes les plus éminents se présentèrent au con-


AUGUSTIN DUPRE. 183

cours : c'étaient Bertrand Andrieu , Pierre Droz, Benjamin Duvivier, Nicolas-Marie Gatteaux, François Vasselon et Au- gustin Dupré. Les essais des concurrents furent exposés pu- bliquement et jugés par l'Académie de peinture et de sculp- ture. Le prix fut décerné à Augustin Dupré, qui avait obtenu quarante suffrages sur cinquante-sept votants. Il fut en con- séquence nommé graveur général des monnaies de France par décret de l'Assemblée législative du 11 juillet 1791.

Dépossédé par ce jugement, Duvivier se présenta au comité des monnaies, et lui offrit les poinçons et matrices de la pièce d'un sou, aux types nouveaux, qu'il avait préparés, et l'As- semblée, appréciant la générosité patriotique de cette offre, déclara qu'elle serait acceptée, et que la menue monnaie se- rait frappée dans les coins de l'ancien graveur général , sur le métal des cloches, avec un alliage de cuivre pur.

Ici commence une phase nouvelle dans le talent de Dupré comme dans sa fortune. Désormais son burin semble conduit par le génie de la Révolution. Son dessin devient plus serré, plus ressenti, et son style plus mâle. La figure qui hante son imagination échauffée est celle de la Force. La République lui apparaît sous la forme d'Hercule ou sous les traits d'une Pallas altière et rigide, appuyée sur la lance antique ou bran- dissant la pique des sectionnaires. Le bonnet phrygien, la massue, le faisceau, le serpent, la couronne et le spectre bri- sés sont les attributs qui se présentent à son esprit et vien- nent, pour ainsi dire, se creuser d'eux-mêmes dans ses coins ; mais ces objets, bien qu'inanimés, ne laissent pas que de porter l'empreinte de sa volonté robuste et le caractère de son temps. Que dis-je? la marque républicaine, il la fait en- trer jusque dans le tissu de métal qui sert à la fabrication du papier, et son filigrane de l'an II, figure d'Hercule , écrite en quelques traits sommaires et superbes, ressemble à un hiéroglyphe de Memphis, retouché par Michel- Ange.


184 AUGUSTIN DUPRÉ.

Tout le monde connaît la pièce de cinq francs à l'Hercule. Elle fut frappée en vertu d'un décret de la Convention, du 28 thermidor an III, dont l'article 4 dit : « Les pièces d'ar- gent auront pour type la figure d'Hercule unissant l'Egalité et la Liberté, avec la légende Union et Force. Sur le revers seront gravées deux branches enlacées, l'une de chêne, l'autre d'olivier, avec la légende Bépuhlique Française. Au centre, on lira la valeur de la pièce. L'exergue exprimera, en chif- fres arabes, l'an de l'ère républicaine; la tranche portera les mots Garantie nationale. »

Selon toute apparence, ce décret avait été préparé par le comité des monnaies, de concert avec le graveur général, de sorte que le programme de la Convention n'était que la des- cription anticipée d'une composition projetée par le graveur. On a dit que le dessin de la pièce de cinq francs, chef-d'œuvre de Dupré, lui avait été fourni par Sergent-Marceau, et Ser- gent lui-même s'en est vanté, sur ses vieux jours, en montrant une esquisse de sa main, conforme au programme. Ce n'est là qu'une assertion dénuée de preuve et même de vraisem- blance, Sergent-Marceau dessinait facilement; il gravait avec esprit et légèreté, dans le goût de Saint- Aubin, son maître; mais il n'est rien dans son oeuvre qui justifie sa revendication. Au contraire, les essais que fit Dupré, avant de s'arrêter au type définitif, sont tous du même style. Or le style, en pa- reille matière, prime la pensée : l'exécution passe avant tout. C'était beaucoup, sans doute, que d'avoir conçu et noué une composition si bien équilibrée ■ et si pleine, d'avoir groupé les trois figures voulues de manière à obtenir une silhouette riche en même temps que des lignes continuées et simples ; mais l'essentiel, encore une fois, était de faire saillir ces figures par un modelé ferme et concis tout ensemble, d'exprimer beaucoup avec peu, d'imprimer enfin à la monnaie républicaine ce style concentré, laconique et fier, qui conserve en petit le


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sentiment de la grandeur. La concision du burin est la pre- mière loi de la gravure en médailles , de même que le laco- nisme est la qualité première des inscriptions.

La pièce de cinq francs à l'Hercule fut frappée dans les premiers jours de l'an IV. 640,000 de ces pièces, formant une somme de 32,000,000, furent émises dans l'espace d'une année. Le décret qui en avait fixé le type et la légende établissait le système décimal et ordonnait la fabrication , en métal de



bronze épuré, des pièces d'un, de deux et de cinq centimes, d'un et de deux décimes. En conséquence, les pièces d'un sou et de deux sous, dont Duvivier avait offert les coins, durent être remplacées par les monnaies décimales de Dupré. C'est alors qu'il grava ces beaux types de cinq centimes et de un décime qui sont, à l'avers, une tête de la Liberté, au revers, une couronne de chêne... Il n'est pas sans intérêt de savoir que ce fut M""^ Récamier, de cbaste mémoire, qui posa pour


186 AUGUSTIN DUPRE.

le profil de la déesse; mais la ressemblance individuelle, transfigurée, s'est fondue ici dans une vérité plus haute, dans cette vérité générique qui est la définition même du style.

Il existait en France, avant la Révolution, trente et un hôtels des monnaies ; mais la plupart de ces établissements n'étaient qu'un asile ouvert aux sinécures. Ils chômaient quelquefois cinq ou six années, ce qui n'empêchait point qu'on n'y payât régulièrement nombre d'officiers nommés par fa- veur. Il n'était pas rare de voir figurer, parmi ce personnel, d'anciens perruquiers de la cour, des jardiniers retirés, des valets de chambre du roi ou de Monsieur. En 1789, le nombre des hôtels des monnaies n'était plus que de dix-sept. Dupré proposa de supprimer encore ces inutiles succursales, et il démontra que le seul atelier de Paris, installé dans un lieu qu'on choisirait à cause de son isolement, l'île Louviers, par exemple, pourrait entretenir la France entière de monnaies d'or et d'argent. Mais il n'obtint que la réduction des dix- sept hôtels à huit, qui furent ceux de Paris, Lyon, Bordeaux, Bayonne, Perpignan, Nantes, Lille et Strasbourg. Il va de soi que de telles réformes lui firent des ennemis irréconci- liables'. Plus d'une fois ses coins cassèrent sous le balan- cier, et il attribuait ces accidents à la malveillance. C'est ainsi que sa médaille du Pacte fêdératif no. donna que trois mille épreuves, tandis que cent mille eussent été distribuées aux citoyens et aux soldats pour être portées à la boutonnière. Un jour, il fut dénoncé comme tenant chez lui, à la Monnaie, un atelier de cartouches, destinées, disait-on, aux chouans, et cela parce qu'il avait occupé cinq ou six femmes à mettre en rouleaux de cinq et dix centimes la somme de quarante mille francs que l'Etat venait de lui payer en pièces de cette monnaie.

Mais, doué d'un tempérament de fer et d'une énergie in-


AUGUSTIN DUPRÉ. 187

domptable, Dupré fit tête à ses ennemis et déjoua leurs intri- gues à force de désintéressement et de droiture. Il en donna un exemple éclatant lorsque la Convention ordonna la re- fonte générale des monnaies. Dupré s'y opposa par de vives remontrances ; il affirma que les paysans ne consentiraient pas à déterrer leurs écus de six livres pour les changer contre les pièces de cinq francs à l'Hercule, et il donna de si bonnes raisons que l'Assemblée abandonna l'exécution de son projet. Le graveur général y perdit, pour sa part, cent mille livres que lui eût rapportées la tolérance légale 5 mais ceux qu'il avait privés de leur bénéfice ne lui pardonnèrent pas facile- ment tant de vertu.

Cependant au stoïcisme de la Montagne avaient succédé l'élégance et les mœurs faciles du Directoire. Le goût du plaisir était revenu à tout le monde, et la folie avait con- verti les plus sages. Dans la maison qu'il possédait à Auteuil, et dont le jardin donnait sur la rue Boileau, Dupré recevait continuellement d'aimables amis. Les soupers s'y prolon- geaient jusqu'aux heures ou il n'était plus possible de re- tourner à Paris, alors éloigné d' Auteuil, qui le croirait? L'am- phitryon retenait ses convives, et sa maison devenait une hôtellerie charmante et joyeuse. Lui, bien que ses besoins personnels fussent modiques, il dépensait gaiement sa fortune, qui était considérable, et sa bourse fut toujours ouverte à tout le monde, jusqu'au jour où il se maria.

Ce fut vers 1801. Déjà se dessinait à l'horizon une figure hâve, au teint bilieux et amer, celle du « Corse aux cheveux plats, )) du premier consul. Dupré en grava le profil avec cet accent d'individualité qu'il avait mis dans les médailles de Franklin, de Lavoisier, du Bailli de Suffren, de Nathaniel Green, cet accent dont s'est inspiré David d'Angers pour modeler ses admirables médaillons. En attendant que les flat- teries du ciseau lui eussent imprimé une physionomie romaine.


188 AUGUSTIN DUPEE.

la tête de Bonaparte n'était, sous le burin dëDupré, que celle d'un méridional aux joues creuses, à l'œil ardent. Un décret de la Convention condamnait à mort quiconque frapperait une monnaie française à l' effigie d'un homme. Dupré refusa donc de livrer au ministre l'avers qu'il venait de graver, et qu'on allait substituer subrepticement aux types républicains. Un jour, le premier consul vint visiter _la Monnaie. Dupré était absent. Ce fut Tiolier qui présenta au visiteur la médaille d'usage ; il reçut en échange le titre de graveur général.

Malgré les instances de Louis David, qui offrait d'obtenir une réparation, Augustin Dupré quitta de bonne grâce l'hôtel des Monnaies, où il avait eu à souffrir d'un formalisme, af- fecté peut-être, qui avait longtemps gêné la liberté de sa vie. A dater de ce jour, il ne travailla plus que pour les orfèvres et pour les sociétés qui lui commandaient jetons et médailles. Il reprit l'habitude d'exécuter en terre cuite les sujets de ses poinçons, tels que Milon de Crotone^ Minerve enseignant la jeunesse; il inventa les repoussés, qui valurent des millions à l'orfèvre Biennais ; il donna aussi aux imprimeurs la. première idée de la stéréotypie ou clichage des caractères mobiles.

Soyons justes : depuis que l'esprit de la Révolution cessait de le porter, pour ainsi dire, Augustin Dupré n'était plus qu'un artiste savant et vénérable. Son génie, d'ailleurs, s'était refroidi avec l'âge. Il conserva néanmoins toute son autorité, et ce fut lui qui, dans un concours ouvert par M. de Villèle, fit triompher IMichaud, Michaud à qui nous devons l'effigie de Louis XVIII, un chef-d'œuvre.

En 1831, Dupré fut décoré, sur la demande de Lafayette et d'Horace Vernet : c'était un peu tard. Il mourut à Armen- tières, le 31 janvier 1833, âgé de quatre-vingt-cinq. ans. Le médaillon qui décore son mausolée a été sculpté par Jaley, et nous avons un beau buste de lui, qui est l'œuvre de notre éminent confrère Augustin Dumont, son filleul. L'empire


AUGUSTIN DUPRE. 189

avait laissé dans l'ombre le graveur général des monnaies de la première République, et, comme pour le faire oublier, on avait pris soin de refondre ses belles pièces d'or, d'argent et de billon : il est temps que la République nouvelle le re- mette en pleine lumière. Qu'on refrappe donc maintenant les coins de Dupré. L'on y verra l'image de ces aérostats qui fu- rent les éclaireurs de Jourdan à la bataille de Fleurus, et dont l'invention, toute française, nous permet en ce moment de braver, du haut des airs, un investissement barbare; l'on y retrouvera l'impérissable souvenir du dévouement de nos pères, lorsque, sur la flotte de l'amiral d'Estaing, ils allèrent combattre pour la jeune république américaine, avec une chevaleresque générosité, qui n'avait pas eu d'exemple et qui reste aujourd'hui sans imitateurs..,, l'on y verra enfin, gravée en traits immortels, cette vérité qui nous est aussi néces- saire que le canon et le pain : T union fait la force.

(Décembre 1870.)



M. GHENAVARD.


Lorsque nous remarquions, lorsque nous disions que la peinture française tombait en décadence, parce que les pro- grès faits par nos artistes dans les genres inférieurs s'étaient accomplis aux dépens du grand art, nous n'étions pas le seul à le remarquer et à le dire *, et ce qui prouve que notre opi- nion n'était pas l'opinion isolée d'un esprit chagrin, c'est que le gouvernement, s'avouant à lui-même cette décadence, ins- tituait le prix extraordinaire de cent mille francs pour relever le niveau de l'art. Nous croyons savoir que, dans le principe, on ne songeait qu'au déclin de la peinture, plus malade , en effet, que les autres arts du dessin ; mais bientôt on crut de- voir étendre à la statuaire et à l' architecture le bienfait de l'institution, et faire concourir à la fois les trois arts, comme s'il était possible d'établir un parallèle entre un architecte et un peintre, entre une statue et un monument!

Quoi qu'il en soit, l'intention était généreuse ; elle ne sera pas improductive, et pour ne parler que de la peinture, le ta- bleau de M. Chenavard semble venu tout exprès pour répon-


192 M. CHEXAVARD.

dre à cette haute et noble pensée, de la manière la plus noble et la plus haute.

Divina Tragedia!.... Qu'est-ce à dire? Il est donc aussi des tragédies dans l'Empyrée? Oui, les dieux immortels sont eux- mêmes sujets à la mort. « Vers la fin des religions antiques, et à l'avènement dans le ciel de la trinité chrétienne , la Mort, aidée de l'ange de la Justice et de l'Esprit, frappe les dieux qui doivent périr. )) Telle est la grande idée du peintre, et voilà comment il l'exprime.

Au centre du tableau, le Christ en croix est soutenu par son Père, qui a pour escabeau l'arc-en-ciel , et dont la face est voilée par un nuage ; car il a paru à l'artiste que peindre l'E- ternel sous les traits visibles d'un homme était un aveu de notre infirmité dans l'art et une inconvenance. A cette appa- rition du Christ, les dieux asiatiques et les dieux égyptiens ont été vaincus. Jupiter Ammon est terrassé et son cadavre est étendu sur le devant de la partie inférieure. A côté de lui vient d'expirer, en lui donnant la main, sa compagne, Isis-Cybèle, à la tête de vache et aux nombreuses mamelles. La vieille Maja, mythe de l'Inde, n'est pas morte encore; mais elle pleure sur ces divinités abattues, qui furent ses contemporaines, et qui eurent, comme elle, les adorations et le culte de l'Orient. Ces trois figures, du dessin le plus sa- vant et le plus énergique, forment, dans le bas, une masse brune, qui sert de base à l'édifice de la composition. Au- dessus, le christianisme naissant est encore environné d'en- nemis redoutables, auxquels il n'oppose que la puissance du sacrifice. Minerve, la poitrine à demi découverte, se distingue dans la mêlée divine en brandissant une épée et en agitant la tête de Méduse. Hercule, monté sur Pégase, et revêtu de la peau de lion, qui laisse voir son torse évasé, robuste et violent, s'arrête étonné devant la force toute morale de celui qui expire les bras en croix, soutenus par des auges , et Pé-


M. CHENAVAED.


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gase, né du sang de la Gorgone, se cabre sous son rude cava- lier. Près d'Hercule et un peu plus haut, Diane-Hécate, la rigide déesse, rompue aux combats de la forêt, arrive du fond des airs pour disputer sa vie au dieu nouveau, et, d'un mou- vement superbe, elle lui lance une flèche. La lutte est par-



venus endormie et sauvée par Bacchus et par l'Amour.


tout; une lutte acharnée, une lutte épique. Les mythes in- carnés fondent l'un sur l'autre : les dieux se prennent au corps et s'entre-tuent. Ici, l'archange Michel se mesure avec Satan ; là, Prométhée se débat sous le vautour. En avant, c'est Thor,

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194 M. CHEXAVARD.

l'Hercule Scandinave, le dieu du tonnerre, qui, armé de sa massue triangulaire et de son gantelet, renverse le monstre Jormur, aux membres athlétiques, aux jambes de serpent. Mais si la lutte est partout, partout le bon principe l'emporte, le bon génie triomphe. D'un côté. Typhon, à la tête de chien, qui personnifie la trahison, est ])récipité dans les ténèbres avec le noir Demiourgos, l'artisan grossier du monde inférieur; de l'autre, Apollon écorche Marsyas, et la bestialité est vaincue par la poésie, comme Jormur, dieu du mal, est vaincu par Thor,

Cependant, au milieu de cette bataille titanique, Vénus endormie est sauvée par Bacchus et par l'Amour, et Mercure emporte dans ses bras Pandore, qui s'est évanouie en ouvrant la boîte fatale, pendant que des astres en feu, des planètes ailées sont condamnés à s'éteindre et plongés dans l'abîme de la nuit. Mais, comme pour redoubler l'expression de sa pen- sée en l'affirmant par une image palpable, le peintre nous montre la Mort en personne, la Mort dont le masque est voilé d'un crêpe, levant sa faux sur les combattants aux pri- ses, et l'ange de la Justice qui, armé du glaive flamboyant, vient exterminer les dieux qui ont mérité de périr.

Ce n'est pas tout. Dans ce tableau formidable, où s'agitent quarante figures colossales, on voit encore Odin, s'avançant avec les deux corbeaux, qui lui disent à l'oreille, l'un le passé, l'autre l'avenir, et, auprès de lui, son fils Hemdale, qui ap- pelle au son du cor les autres dieux du Septentrion. Au des- sus d'eux, on reconnaît les vierges de la Mort, les Parques, filant les jours des dieux comme ceux des simples mortels. En arrière du groupe central que forment le Père Eternel et le Christ, Adam et Eve d'une part, la Vierge et l'Enfiint de Tautre , figurent la chute et la rédemption. Plus haut, sur la gauche, s'élève l'éternelle Androgyne, symbole de l'harmonie des deux natures ; elle est coiffée du bonnet phrygien et mon- tée sur la Chimère, parce que l'essence de l'imagination hu-


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maine est de poursuivre en liberté ses rêveries. Enfin, tout au sommet du tableau, dans le ciel séraphique, des bienheu- reux se retrouvent et s'embrassent ; quelques chérubins ailés ont les traits de la Mort, car elle est partout : c'est la croyance du peintre.

Il y a longtemps que nous n'avions vu de si grandes idées exprimées avec tant de grandeur et de puissance, et par des moyens qui sont tirés , après tout , des entrailles même de Fart. Cela élève l'âme et la fortifie, de se sentir arraché aux vulgarités de la vie pour être transporté dans une sphère que l'imaginatioii peuple de figures héroïques, et où les pen- sées deviennent des spectacles.

Ce n'est pas la banalité du jour, ce n'est pas le soleil qui éclaire ces personnages divins, en lutte contre la mort, ou déjà par elle frappés ; c'est la lumière éthérée d'un autre sé- jour que celui des mortels, une lumière qui ressemble un peu à la lune des poètes, et qui semble faite pour éclairer les ré- gions de la rêverie et le monde des idées. Il ne faut donc pas s'étonner si les chairs de ces personnages n'ont pas le ton de la nature, mais se colorent d'une teinte conventionnelle, comme les figures de V Apothéose d'Homère^ comme la plu- part des tableaux de Prud'hon. Chacun doit le sentir : si la couleur ici rentrait dans la vraie vérité, elle enlèverait à la composition son caractère idéal ; nous retomberions lourde- ment du haut des nues sur la terre, et ce qui est la vision d'un esprit élevé et fort, se changerait en une réalité qui se- rait impossible. Voilà pourquoi il convenait que la peinture de Chenavard se rapprochât du camaïeu, et que la couleur n'y fût employée que comme un moyen de mieux distinguer les actions et les groupes. Une simple grisaille, en son uniformité, eût présenté de la froideur, et aurait eu l'inconvénient de faire paraître plus abstraite la pensée du peintre. Il fallait se tenir à égale distance de la peinture monochrome et d'une


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coloration trop vive, et surtout trop locale. Il serait contraire aux convenances et à toute poésie qu'une tragédie qui se passe dans les plaines du ciel, fût éclairée et colorée comme le serait un pugilat dans la rue.

Ce qui était absolument nécessaire dans un pareil tableau, c'était un grand goût de dessin, une pantomime altière, et l'emploi de formes choisies, mâles, développées par le senti- ment du combat, et de nature à exprimer fortement une idée forte. Voilà ce que nous trouvons ici, et ce qu'y trouveront certainement tous les hommes de bonne foi et de bonne hu- meur, qui voient dans la peinture un moyen et non pas un but, un art d'expression plutôt qu'un art d'imitation. Ceux-là reconnaîtront dans le peintre de la Divine Tragédie un artiste qui, pendant près de quarante ans, s'est nourri des grands maîtres, s'est assimilé leur substance, a respiré l'air qu'ils respiraient, a regardé jusqu'au fin fond de leurs œuvres.

Ingres disait, quand il peignait le Saint- Symphorien : (( J'ai commencé par manger du Michel- Ange. )) C'est aussi ce qu'a fait Chenavard. Il s'est longtemps alimenté cle cette nourriture, dont s 'indigèrent si vite les tempéraments débiles. Il a contracté dans l'étude de ce lier maître un dessin fier. L'Hercule qui s'arrête frappé d'étonnement à la vue du Christ immolé, et dont le torse rappelle si heureusement le marbre antique, est une figure héroïque de mouvement et de formes, et d'un modelé puissant, mais sans boursouflure. Le groupe des dieux Scandinaves, Thor et Jormur, se tenant à bras le corps, et surtout le monstre au dos voûté, à la musculature violente et palpitante, forment un morceau d'une beauté rare et d'une haute allure. La science du peintre s'y montre à nu, et loin de s'envelopper d'une ombre officieuse, elle s'accuse en pleine lumière, sans tricherie aucune, et dans un ton qui touche à la crudité du blanc, plutôt que de ne pas être assez voyant, assez clair.


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Je ne vois, du reste, dans l'œuvre de Chenavard, aucun souvenir direct des maîtres qu'il a tant étudiés, aucune rémi- niscence flagrante, si ce n'est peut-être l'Apollon qui se pen- che sur Marsyas pour l'écorcher vif, et qui rappelle un des sublimes épisodes de la chapelle Sixtine. Le Christ en croix est une très-belle figure, non-seulement comme dessin, mais comme sentiment. Sa tête renversée et endolorie est d'une tristesse touchante ; elle exprime une âme plongée dans un océan d'amertume. J'ajoute que l'oiseau qui symbolise le Saint-Esprit, et qui pouvait facilement devenir une image malencontreuse et presque niaise, est au contraire d'une ex- pression tragique. La colombe battant de l'aile s'approche du Christ et semble vouloir souffler la vie au Dieu expirant, le réchauffer de son duvet et de son haleine. Ainsi le centre du tableau vers lequel le spectateur est sans cesse ramené par le mouvement des autres personnages qui dirigent sur le Christ leurs regards et leurs coups, le centre, dis-je, se trouve dignement occupé, noblement rempli. Quant au Jupiter- Ammon, c'est aussi une figure dans le goût et dans le ton des damnés qu'a précipités en enfer le peintre du Jugement dernier.

Les autres groupes ont un autre caractère. Celui de Pan- dore évanouie dans les bras de Mercure, ne présente point de formes ressenties, et s'enveloppe d'une demi-teinte. La Mi- nerve, qui, au milieu du combat, laisse à découvert ses épau- les et sa poitrine, est un morceau qui, par la suavité de l'exé- cution, la transparence des ombres et l'ampleur du modelé, fait penser au Corrége. Le groupe qui attire le plus l'atten- tion du public est celui de Vénus enlevée par Bacchus et par l'Amour. Une lumière franche tombe sur ce groupe et l'éclairé généreusement, mais toujours de ce ton clair de la lune qui poétise le drame céleste apparu à l'esprit du peintre. Les carnations brunes du Bacchus font ressortir les chairs plus


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tendres de la déesse endormie, dont les formes pleines, l'aban- don voluptueux et la grâce me remettent en mémoire, sans lui ressembler en rien, VAntwpe du Louvre, Il semble que ce groupe, placé le plus près du spectateur, a été exécuté avec complaisance, avec amour, et caressé par le pinceau ; l'art de ramener tous les reliefs et toutes les dépressions à de grands plans, y est poussé à ses limites, manié à ravir. C'est donc entre Corrége et Michel- Ange que l'auteur de la Divine Tragédie a cherché et trouvé sa voie, appliquant une peinture douce à des formes emprisonnées dans des contours résolus, modelant les unes avec énergie, les autres avec délicatesse, mais toujours sans touches, parce que les touches sont con- traires au style. Et quand bien même il n'aurait pas aussi bien réussi à nous élever dans les régions du grand art , la seule ambition de marcher sur les traces de ces maîtres su- prêmes, de faire revivre parmi nous la tradition des Corrége et des Michel-Ange, suffirait pour foire de son tableau un évé- nement dans la peinture moderne, et, comme nous l'avons en- tendu dire à un de nos meilleurs critiques, un maître- tableau. Que la jeunesse le sache bien, au surplus : de pareilles œuvres ne se font pas en un jour, et ce n'est pas trop d'une vie entière pour acquérir l'audace de les entreprendre, et la puis- sance de les mener à bien. Chenavard a aujourd'hui soixante et un ans d'âge (1) , et plus de quarante ans d'études assi- dues et profondes. Ce sont ces longues études qui lui ont per- mis de se réveiller aujourd'hui, après vingt ans de recueille- ment et de silence. Mais pourquoi est-il resté si longtemps à l'écart? Il faut l'expliquer aux générations nouvelles ; et, puis- qu'une occasion si heureuse s'en présente, il faut que nous leur racontions ici des faits qui honorent la République fran- çaise, et qu'elles ne doivent pas ignorer.

(1) Ceci était écrit en 1860.


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Il y a aujourd'hui trente-six ans, un concours fut ouvert par le ministre de l'intérieur, pour deux tableaux dont on vou- lait décorer la salle des séances de la Chambre, au Palais- Bourbon. L'un de ces tableaux devait représenter un épisode célèbre de la vie parlementaire, dans le sein de l'Assemblée Constituante, en 1789 : Mirabeau apostrophant le marquis de Dreux-Brézé, Parmi les esquisses envoyées au concours, celle d'un jeune peintre, M. Paul Chenavard, fit une grande sensa- tion et fut admirée des artistes autant que du public. Eugène Delacroix, qui avait concouru, déclara hautement que cette esquisse méritait le prix, et le baron Gros en fut si frappé, qu'il s'arrêta longtemps devant la toile, en fit les honneurs aux personnes qui l'entouraient, et leur en signala les beau- tés, montrant du doigt combien c'était une heureuse idée que d'avoir exjîrimé la chute prochaine de la monarchie par l'ac- tion des tapissiers qui déclouent les tentures du trône, et ob- servant, par dessus le marché, que tous les personnages du tableau ressemblaient à leurs portraits, tels que lui. Gros, les avait dessinés, en petit, dans sa jeunesse. L'esquisse tant ad- mirée n'eut pas le prix.

Quelques mois après, fut exposé dans l'atelier de l'artiste, un dessin de deux mètres de large : la Convention nationale^ qui appartient aujourd'hui au prince Napoléon. Il ne se peut rien voir de mieux conçu, de plus intelligemment construit, de mieux intrigué que cette vaste composition, où le dessin conserve de la dignité et du style, en dépit de la modernité des costumes. La Convention est représentée dans ce moment terrible et solennel où elle vient déjuger Louis XVI. Le roi est absent, et il devait l'être, parce que sa présence eût divisé l'intérêt du tableau et en eût rompu l'équilibre. La séance est levée, mais avant de sortir, les conventionnels s'entretien- nent avec animation du grand événement qui vient de s'ac- complir. Les principaux Girondins sont là, les uns faisant de


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vives réclamations au bureau, les autres dissimulant leur trouble ou raffermissant leur contenance. Dans le groupe des 'Jacobins, qui occupe le devant de la scène, on remar- que Danton, en bottes de voyage — il revenait de Belgique ; — Robespierre, soigné dans sa mise ; le beau Saint-Just, au profil de camée; David, Billaud-Varennes, Santerre et le duc d'Orléans, vers lequel s'avance Marat, bizarrement coiffé d'un méchant foulard, et vêtu d'une houppelande misérable ; au coin de la gauche, une chaise vide marque la place oii Louis XVI a comparu. Le fond représente une multitude confuse de députés émus, les tribunes agitées dans une demi-ombre, et, en haut, quelques lustres encore allumés, indiquant une séance de nuit. Ce dessin est à la fois anecdotique et histo- rique; il a tout ensemble la tenue d'un tableau d'histoire et la saveur d'un document qui aurait été recueilli sur l'heure et sur place. Il ferait un digne pendant au Serment du Jeu de Paume^ de Louis David.

Par une singulière fatalité, Louis-Philippe, en visitant l'Ex- position de 1833, entra dans la salle des dessins ou l'on n'entre guère, et il fut attiré par celui de Chenavard. Il le regarda longtemps, y reconnut l'effigie de son père, mais fut très mé- content de le voir placé entre Santerre et Marat. Il interdit l'exposition du dessin, et voulant sans doute le considérera loisir, il le fit transporter aux Tuileries. Ce fut quelques mois plus tard seulement que Chenavard retrouva son ouvrage dans le cabinet du ministre de l'intérieur qu'il voyait de près, M. Thiers.

Tels furent les débuts de l'artiste dont nous parlons. Peu en- couragé , il se retira en Italie et s'y plongea dans l'étude, vi- vant là et travaillant, pour ainsi parler, sous l'œil des maîtres. A force de les regarder, à force d'interroger et d'analyser leurs œuvres, il se pénétra de leur esprit plus profondément que personne ne le fit jamais. Non, personne ne connaît Michel-


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Ange , Raphaël , Corrège, Léonard, Titien, André del Sarte, mieux que Clienavard ni peut-être aussi bien que lui. Il les sait , il les voit par cœur. On peut dire que la plus grande partie de sa vie s'est passée dans la chapelle Sixtine , dans les chambres du Vatican , dans les galeries de Florence , sous la coupole de Parme, dans les musées, les églises et les palais de Venise et de Milan.

Pendant quinze années de travail et de voyages, il avait tout vu, tout remué, tout compris. Il avait exploré toutes les contrées de la peinture, étudiant Velazquez en Espagne, Al- bert Durer à Nuremberg, Holbein à Baie, Rubens à Anvers, Rembrandt en Hollande, Van Dyck à Windsor. A le voir amasser une telle provision de souvenirs , peindre d'innom- brables études, prendre des copies innombrables et crayonner d'innombrables dessins, on eût dit qu'il avait formé secrète- ment quelque vaste entreprise, et qu'il s'armait de toutes pièces pour une croisade dans les lieux saints de l'art et de l'idéal. C'était bien là sa marotte, en effet ; il nourrissait une haute ambition, celle de décorer un édifice public, non pas seulement pour y trouver un prétexte à grande peinture, mais pour y développer une suite de pensées , pour y écrire en figures la philosophie de l'histoire humaine.

Chenavard est plus qu'un artiste, et je ne ferai qu'exprimer ici l'opinion de tous les hommes intelligents de Rome et de Paris , qui tous ou presque tous le connaissent , en disant qu'il est un esprit supérieur. L'abondance de ses idées en toute chose, son savoir étendu, ses contradictions ingénieuses, ses paradoxes , le tour particulier de son langage , sa manière de présenter les choses, son geste ^ font un véritable charme de sa conversation ; et la délicatesse de son esprit est d'autant plus remarquable qu'elle contraste avec le poids de son corps robuste. Son vaste front est celui d'un philosophe; ses petits yeux gris bleus sont perçants et incertains, mais pleins de


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franchise. Sa voix , déchirée par la rupture d'une des cordes vocales, se fait pardonner son éraillure. Il est éloquent à voix basse. C'est un de ces causeurs que la police secrète des so- ciétés choisies devrait faire suivre d'un sténographe.

Durant tout le règne de Louis-Philippe, Chenavard ne pro- duisit rien ou parut ne rien produire. Il n'envoya au Salon que deux ouvrages : un grand et vigoureux tableau du Martyre de saint Pohjcarpe^ qui lui avait été commandé par le minis- tère, et qui est placé maintenant je ne sais où, et un Enfer dans le goût de ]\Iichel-Ange (1). Mais quand vint la révolution de 1848 , qui était selon son coeur, il sentit renaître ses ambi- tions et il fit part de ses projets au ministre de l'intérieur et au directeur des Beaux- Arts. Accablé de travaux, ayant une forte partie de la révolution sur les bras, M. Ledru-Rollin, qui connaissait Chenavard, ne put le recevoir que la nuit, dans une petite pièce du second étage, où il se cachait même des huissiers, pour s'appartenir quelques instants. L'artiste mit sur table une quantité de dessins qui étaient des composi- tions historiques et symboliques pour la décoration du Pan- théon français. Il avait conçu le plan d'une palingénésie uni- verselle, où il montrerait les transformations successives de l'humanité, les évolutions morales du monde. Les parois du Panthéon se prêtaient à merveille au développement de cette suite de pensées. Toute la partie gauche serait consacrée aux grandes phases de l'histoire antique ; toute la partie droite serait réservée à l'ère chrétienne , et le fond du temple devait être occupé par une peinture représentant la prédication du Christ sur la montagne. L'Evangile se trouvait ainsi marquer la fin des temps antiques Qt le commencement des temps mo- dernes, qui s'arrêteraient à la Révolution française. On voyait, il m'en souvient, sur cette table, tantôt en esquisses légères,

(1) Ce morceau, qui fut exposé au salon de 1844, est aiijourd'hui au musée de Montpellier.


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tantôt en dessins achevés , une série de scènes héroïques ou historiques, les commencements de Rome, le siège de Car- thage, la Mort de Socrate, qu'il avait fallu recommencer après la fameuse composition de David , et qui est différem- ment belle; César passant le Rubicon, les temps d'Auguste,



Les temps d'Auguste. — Virgile.

retable de Bethléem, les chrétiens dans les Catacombes, morceau dont l'invention est sublime, et le pape Léon arrê- tant Attila aux portes de Rome par la seule force de l'esprit. Puis viennent les poëtes italiens de la Renaissance ; puis Luther à Witte'mberg ; puis le siècle de Louis XIV dans les jardins de Versailles; ensuite l'époque des Encyclopédistes, figurée par l'EscaHer de Voltaire , que montent et descendent les philoso-


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phes de son siècle; enfin, la Révolution française, telle qu'elle est représentée clans le tableau inachevé de Mirabeau apos- trophant Dreux-Brézé, et dans le dessin de la Convention na- tionale, que possède maintenant le prince Napoléon.

Malgré la fatigue que lui causaient tant d'insomnies for- cées, M. Ledru-Rollin écouta jusqu'au bout Chenavard, et considéra une à une les compositions projetées. L'artiste s'ex- pliqua : il s'agissait de trouver à la peinture, c'est-à-dire à un art qui a parcouru le cycle entier de ses développements , qui a épuisé les styles et les manières, et qui n'ayant plus rien à découvrir, en fait de procédés, possède aujourd'hui tousses moyens d'éloquence , il s'agissait de trouver à la peinture un but élevé, un but moral et grand. Ce but, il le voyait claire- ment pour son compte , dans la philosophie de l'histoire , telle qu'il se proposait de la peindre sur les murailles du Panthéon. Le genre humain y devait figurer dans ses personnifications les plus illustres , dans ses actions les plus significatives , avec les diverses physionomies que lui avaient imprimées les cli- mats et les religions, les idées et les choses.

Elève d'Ingres, dont il savait la force, ami de Delacroix dont il admirait les poésies, il rendait justice à l'un et à l'au- tre; mais, i30ur lui, il préférait le dessin et le style aux opu- lences du coloris , aux éclatantes surprises de l'effet. Le des- sin répond en effet à la pensée et la couleur aux sentiments et aux sensations. Cette préférence, dont il apportait tant de preuves, témoignait de son aptitude à entreprendre une dé- coration monumentale qu'il faut, avant tout, penser fortement, et composer de figures choisies, de figures expressives, di- gnes de participer à la majesté de l'architecture et à sa durée. M. Ledru-Rollin, après deux jours de réflexion, et après avoir bien voulu nous consulter, confia la décoration du Panthéon à Paul Chenavard, et lui ouvrit un premier crédit de trente mille francs, au moyen duquel il pût entamer son immense travail.


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Les choses allèrent au mieux durant quatre ans. Chenavard composa quarante compositions et environ dix-huit cartons de 6 mètres de haut sur 3 ou 4 mètres de large, et il les dessina en clair-obscur, assisté successivement de Papéty, de Bézard, de Brémond et de Comairas , anciens pensionnaires de Rome. Bien que ses collaborateurs fussent des hommes d'un mérite connu, éprouvé, on peut dire que leur collaboration n'a pas empêché l'uniformité absolue de ces dix-huit cartons, qui semblent sortir d'une seule main, et qui n'ont pas la moindre ressemblance aveé ce que Papéty et Bézard, notamment, ont produit lorsqu'ils ont travaillé pour leur compte.

La peinture en camaïeu est souvent ce qui convient le plus à l'expression des idées. Non-seulement elle en dit mieux la di- gnité austère et la grandeur, mais elle satisfait l'intelligence par une correspondance naturelle entre l'unité du ton et l'u- nité de la pensée. Plus un ouvrage intéresse l'esprit , moins la couleur y est nécessaire. A l'inverse, la grâce des couleurs est indispensable aux choses dont la raison se désintéresse. Le carton de V Ecole cV Athènes ^ qu'on voit à Milan, est aussi beau que la fresque, et les couleurs que Raphaël y ajouta n'en ont pas augmenté le prix. Chacun sent au contraire qu'un Véro- nèse , un Rubens , un Yelazquez perdent les trois quarts de leur charme dans la grisaille du graveur.

Les cartons en clair-obscur de Chenavard sont exécutés précieusement et très-finis. La suppression des teintes y est rachetée par un modelé sincère, mâle et plein de relief. La va- riété est un des caractères de ce vaste ensemble , et je ne parle pas uniquement de la variété des spectacles , des péripéties du drame humain ; je parle de la variété des formes et des idiomes dont l'artiste s'est servi pour raconter les temps antiques et les temps modernes. Il a observé à merveille le costume mo- ral des époques et des nationsIENAVARD.

J'ajoute que ces dessins qu'on regarde comme des cartons, et que nous avons nous-même appelés ainsi, n'étaient pas autre chose que les originaux qui eussent été marouflés, c'est-à-dire collés sur les murailles, pour être ensuite recouverts d'une sorte de vernis, qui les eût garantis contre l'humidité, après quoi l'artiste, au moyen de légers glacis colorés, eût fait des raccords et eût harmonisé la monochromie de ses compositions avec la polychromie et la dorure des encadrements architectoniques.

Certains cléricaux influents , entre autres M. de Montalem- bert, ne trouvaient pas suffisamment orthodoxes les composi- tions de M. Chenavard , et ils étaient ofl^usqués de voir la re- ligion mêlée à la philosophie. Trois jours après le coup d'Etat, l'un d'eux courut à rEl3'sée montrer son visage. On crut à son adhésion , et on le combla de caresses. Lui , habilement , il profita de ce moment de surprise universelle pour enlever iin décret qui rendait au culte le Panthéon français , ce Pan- théon que décorent les grandes sculptures de David , et qui porte sur son frontispice les images de Voltaire et de Rous- seau. Ainsi fut détruite en un jour l'œuvre de vingt années d'é- tudes, de travaux et de méditations. Sur le crédit de trente mille francs ouvert par M. Ledru-Pollin , seize mille seulement avaient été payés. Chenavard n'en laissait pas moins à l'Etat dix-huit cartons superbes , qui ne coûtèrent pas chacun mille francs, c'est-à-dire une somme moindre que celle affectée aux plus méchantes copies !

Et maintenant, la jeunesse comprendra pourquoi l'auteur de la Divine Trafjédie est demeuré si longtemps à l'écart, et comment il a pu tout à coup reprendre sa place dans la pein- ture moderne avec tant d'énergie et d'autorité.


HENRY LEYS

1815 — 1869


Il y a bien longtemps de cela, un journal de Paris, le Bon Sens^ nous envoyait à Bruxelles pour rendre compte d'une ex- position de peinture qui venait de s'ouvrir dans cette ville. Les choses se passaient alors comme elles se passent aujourd'hui : ce sont presque toujours des novices qui font la besogne. Un jouvenceau qui s'est donné une première couche, très-légère, d'érudition, qui a ramassé quelques mots au hasard dans le langage des ateliers, et qui fait semblant d'avoir un système, ou tout au moins de nourrir un paradoxe, est choisi d'emblée pour écrire les articles Salon. J'étais alors ce jouvenceau, j'é- tais ce novice... Et, après tout, comment devenir forgeron, si ce n'est en forgeant ? Comment arriverait-on à être quelque peu expert, si ce n'est à force de faire des écoles, de recon- naître ses étourderies, de réparer ses bévues? La vérité est au fond du sac aux erreurs.

Donc, j'arrive à Bruxelles avec mon petit bagage d'instruc- tion apparente, pour exercer l'auguste métier de critique, et me voilà en présence de deux hommes qui débutaient eux- mêmes dans la peinture, mais avec beaucoup de distinction et


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d'éclat, M. de Keyser et M. Henri Leys. Le premier avait envoyé au salon la Bataille de Courtrai^ autrement dit la (( bataille des éperons d'or, » qui était, ou qui me parais- sait être, un magnifique morceau à la Rubens. Le second avait exposé une toile qui attirait la foule et faisait émeute, le Mas- sacre des magistrats de Louvain^ en 1373. Ces deux ouvrages furent naturellement le sujet d'un premier article, avec une autre peinture fort remarquée , les Derniers moments de Charles /% par Gustaf Wappers, le Paul Delaroche de la Belgique. Qu'on nous pardonne de reproduire ici le fragment de cet article qui a rapport au tableau de Leys.

(( Si je n'avais jamais vu que des tableaux de l'Empire, et que tout à coup je vinsse à découvrir la Patrouille de Smyrne^ ou tel autre ouvrage de M. Decamps, je ne serais pas plus étourdi que je ne l'ai été par la composition de M. Leys (quoi- qu'il n'y ait, du reste, aucune similitude entre M. Leys et M. Decamps). Figurez- vous une petite place de Louvain, telle qu'elle pouvait être au quatorzième siècle : cette place, rem- plie d'un peuple furieux qui veut venger la mort d'un de ses chefs, Gautier de Leudes, assassiné par les nobles ; le perron du palais de justice, auquel sont suspendues des grappes d'hommes armés jusqu'aux dents ; au haut de l'escalier, les magistrats de la ville allant à la mort, les uns aussi tran- quilles que s'ils allaient rendre la justice, les autres pleurant sur des bourreaux qui ne savent plus ce qu'ils font; en bas, des paysans qui les attendent, le poignard à la main et le sourire sur les lèvres, çà et là des femmes évanouies, des ca- davres que l'on dépouille, des mourants que l'on traîne, et puis une effroyable confusion de bourgeois, de chevaux, d'en- fants, de moines et de soldats, et dans un coin, des citoyens qui se voilent la tête de désespoir ; imaginez maintenant que cette toile est exécutée avec la chaleur et la fougue d'une esquisse de ïintoret ; qu'elle est peinte comme Victor Hugo


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l'aurait écrite, et vous aurez une idée du tableau de M. Leys. Quand la critique a tant de peine à rester dans le calme qui lui convient, on peut sans doute se défier de ses jugements, mais mon sentiment est, je crois, celui de tout le monde. Et qu'importe, d'ailleurs, l'opinion locale, à l'étranger qui arrive sans jalousie et sans prévention, qui reste en dehors de toute coterie et n'a d'autre mobile que l'intérêt de l'art? Assuré- ment, il serait dangereux de prodiguer les éloges à un jeune bomme dont les ailes peuvent se fondre au soleil ; mais quand on a, comme M. Leys, une connaissance si exacte des temps et des mœurs, quand on a tant de verve et d'énergie avec un sentiment si profond, il suffit de discipliner ses emportements, de modérer l'ardeur par la réflexion, de mûrir l'inspiration par l'étude. ))

Il faut convenir que pour un apprenti connaisseur, cela n'é- tait pas encore trop mal vu, et que, de toute façon, c'était avoir la main heureuse que de choisir pour coryphée de l'Ex- position belge un jeune homme obscur, qui était destiné à conquérir une grande réputation. Combien de fois nous est-it arrivé, et nous arrive-t-il encore de consacrer les plus belles pages de notre écriture à des artistes qui, après un l^rillant début , sont restés ou resteront des fruits secs !

Henry Leys avait alors vingt et un ans ; il était né à An- vers, le 18 février 1815, au moment où cette ville venait d'être enlevée à la France pour être donnée au royaume des Pays- Bas. Son père était un marchand d'estampes de sainteté, et son maître fut un peintre de genre assez faible, Ferdinand de Braekeleer. Vers 1830, l'école belge était dirigée par quel- ques professeurs pseudo-classiques, qui appartenaient à la mauvaise queue de David, et qui croyaient enseigner les vrais principes de ce maître illustre, sans avoir aucune de ses qua- lités supérieures. Un dessin froid, convenu et poncif, une cou- leur languissante et pâle, une peinture sans sève, sans vie et


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sans ressort : tels étaient les caractères de l'école flamande à l'époque où Leys y fit son apparition. Mais il est juste de dire qu'il ne fut pas des premiers à rajeunir l'art de son pays. Cet honneur appartient surtout à MM. Wappers, Gallait, de Keyser, qui n'étaient au surplus que des réformateurs très- modérés, dont l'audace équivalait à celle de Paul Delaroclie, de simples Casimir Delavigne, comme l'a dit avec justesse notre confrère Paul Mantz.

Longtemps indécis et devenu timide, confiné dans les petits tableaux de genre, oii il recommençait de son mieux Ostade, Metsu, Pierre de Hooch, Leys demeura dix ans environ sans percer la foule, ou du moins sans se faire connaître en dehors de son pays ; toutefois, ses peintures n'étaient pas sans trouver des acheteurs, même en France, et M. Delessert, particuliè- rement, possédait dans sa galerie trois morceaux de Leys, notamment une Dentelure et une Fileuse, qui rappelaient les vieux maîtres hollandais, et qui n'ont point figuré dans la vente de cette collection célèbre. Chez son maître Ferdinand de Braekeleer, dont il était le beau-frère, il avait contracté l'habitude de certains tons jaunes, clairs et doucereux, qui ont affiidi ses tableaux jusque vers 1840. Mais un jour vint oîi cette tisane débilitante se changea en une liqueur généreuse , et oîi le peintre, jeune encore, voulut s'élever du genre tout pur au genre historique. C'est l'époque oii il envoya au salon du Louvre la Fête bourgeoise^ Y Armurier^ la Partie de mu- sique^ qui lui valurent une médaille de troisième classe et l'honneur d'être discuté par la presse parisienne. Thoré, entre autres écrivains qui s'occupèrent de lui, observa qu'il avait une touche grasse et facile, une couleur variée, des ombres transparentes, et il fit savoir que les œuvres de Leys, déjà très-recherchées en Belgique, y étaient prises souvent pour d'anciennes peintures.

Malgré tout, ce fut seulement à l'Exposition universelle


HENRY LEYS.


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de 1855 que Leys fut connu du public, du grand public, et que nous-même, après l'avoir longtemps perdu de vue, nous le retrouvâmes grandi, transformé par le travail et par quel-



E SQTAINSC,


Marguerite d'Autriche receTçint le serinent des arquebusiers d'Anvers. (Fragment du tableau.)

ques explorations dans le domaine de l'école française moderne, assagi (je ne dis pas refroidi) par les années, sérieux, recueilli et fort. Un sens nouveau s'était révélé en lui, le sens histo- rique. Passant par-dessus Kubens, Van Dyck et Téniers, pour


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remonter jusqu'aux Flamands et Allemands du seizième siècle, et même du quinzième, il s'était retrempé dans la contempla- tion des anciennes images, des enluminures de manuscrits et des peintures indigènes ou tudesques. Il avait étudié Yan Evck, Yan der Weyden, Mabuse, ]\Iemling, Quentin Metsvs, et aussi Lucas de Leyde , Holbein et Albert Diirer, et enfin Breugliel le Paysan, et jusqu'à Yan Orley, dont il aimait les jolies figures de femmes , si délicates de peau, si fines de traits.

Dans le commerce de ces maîtres, Henry Leys, disions- nous, se transforma. D'une part, il se pénétra de leur esprit, au point qu'il crut se reconnaître de la même race qu'eux, et qu'on put le regarder bientôt, non-seulement comme leur compatriote et leur parent, mais comme leur contemporain. D'autre part, son dessin devint plus serré, plus curieux, et il comprit qu'on pouvait obtenir l'harmonie avec les colorations les plus intenses. La Promenade hors des murs, le Xouvel an en Flandre^ les Trentaines de BertaJl de Haze^ tels sont les trois tableaux où ses nouvelles qualités se montrèrent avec une vigueur qui surprit tout le monde à l'Exposition univer- selle de 1855. Ceux qui regardent de près aux choses d'art, et qui s'en occupent avec prédilection, furent frappés de la métamorphose qui s'était opérée dans le talent d'un artiste étranger que, par exception, ils connaissaient.

A voir ces trois ouvrages, on eût dit que l'auteur était né vers la fin du quinzième siècle et avait fleuri au commence- ment du seizième. Son intuition était si juste qu'elle ressus- citait les anciennes époques ; et il les faisait revivre, non pas à coups d'érudition et en vertu de la science archéologique, mais en les créant à nouveau, pour ainsi dire, en les restituant telles quelles, comme si les temps qui sont pour nous au passé, eussent été, pour lui, au présent.

Dans ses tableaux de la Promenade hors des miirs^ du Nouvel an et des Trentaines, Leys n'imitait pas les anciens


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Flamands; il était lui-même un Flamand des anciens jours. On aurait pu croire qu en venant au monde dans le dix-neu- vième siècle, il était en retard de trois cents ans. Aussi ne peut-on rien dire de mieux sur lui que ce qu'en a dit Théo- phile Gautier : (( Leys n'est pas un imitateur : c'est un sem- blable. » Chacun de nous l'a remarqué, il est des moments dans la vie où, par un phénomène qui semble donner raison


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Groupe tiré des Trentaines de Bertall de Ilaze.

à Pythagore, l'on se rappelle clairement les circonstances d'une vie antérieure : on est replacé tout à coup dans un milieu oii l'on retrouve, avec une précision effrayante, les détails d'un spectacle auquel on avait assisté plusieurs siècles auparavant. Mais ces clartés qui , de temps à autre , illuminent les profon- deurs de l'âme humaine ne sont que des éclairs dans la nuit de son passé... Eh bien, chez Henri Leys, il semble que cer-


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taines images d'une existence précédente ont persisté dans son esprit ; de telle sorte qu'il a pu les reproduire , non pas de souvenir, mais comme d'après nature.

La Promenade hors des murs — je la vois encore — me parut être une véritable restitution des hommes et des choses de jadis. Le tableau représente les bourgeois et manants d'une ville allemande, au temps de l'empereur Maximilien et de Wolgemuth; ces braves gens sont sortis le jour de Pâques de leurs maisons basses et enfumées, de leurs rues sales, de leurs églises sombres , i}our aller respirer le grand air et célé- brer, vêtus de leurs habits de dimanche, la résurrection du Seigneur. Une ébauche de végétation commence à poindre sur les troncs noirs des allées. Le jour baisse et les rougeurs du couchant ont déjà pâli. Sur un ciel d'avril se détachent vague- ment les pignons et les tourelles de la cité gothique, fermée de remparts. Deux hommes graves, qu'on peut prendre pour Faust et Wagner, se repgsent sur un banc ; ils regardent passer la file des promeneurs, et cela même invite les spectateurs à la regarder. Ici une jeune fille, la joue encadrée d'une menton- nière, répond avec embarras aux tendresses de son amoureux ; là, un second couple, assis au pied d'un arbre, échange des propos de printemps. D'autres s'enfoncent graduellement dans la perspective, sont effacés par la vaguesse du ton, par l'indé- cision de la touche, et l'on devine leurs paroles à leurs bras enlacés, à leur tête qui penche, à leur abandon; sur le premier plan, au coin du tableau, s'avance un ménage respectable qui résume à lui seul toute la population bourgeoise. Un gros brasseur aux épaules hautes, et sa digne épouse, une femme assez délicate, dont le minois rappelle ceux de Memling, mè- nent avec eux leurs enfants, inégaux de taille et d'âge. Toutes ces figures sont parlantes, et toutes, on les entend parler alle- mand. On est ainsi transporté par la baguette du peintre à l'é- poque de la jeunesse d'Holbein, un peu avant la Réformation.


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Mais ce n'est pas seulement par l'extérieur des costumes, par l'aspect des pignons, par la silhouette des tons dans la brume, que s'opère cette restitution du passé; elle résulte aussi de la résurrection des esprits qui animaient le peuple d'alors. Les bourgeois de Leys ne sont pas des modèles d'au- jourd'hui sous les habits de la Renaissance : ce sont des âmes d'autrefois. Ils portent sur leur visage la trace de pensées qui ne sont plus les nôtres, et de certaines passions qui va- rient, suivant les climats et les croyances, suivant les évolu- tions de l'histoire. On aurait beau être consommé dans l'ar- chéologie, s'entourer des gravures en bois de Schauffelein, de Burgmair, de Grùn, étudier les Simidachres de Holbein, pâlir sur les estampes de Lucas de Leyde, de Durer et de Cranach, on n'arrivera jamais qu'à d'ennuyeux pastiches, si l'on ne possède cette intuition morale , si étonnante dans l'œuvre de Leys, cette connaissance profonde, fouillée, intime, de ce qui se passait dans le cerveau et dans le cœur de nos aïeux. L'ar- tiste d'Anvers a pénétré au fond de leur conscience ; il sent comme ils ont senti ; il croit ce qu'ils ont cru. Là est son ori- ginalité véritable ; là est sa supériorité. Ce qui, chez un autre, paraîtrait une froide marqueterie de figures empruntées, est chez lui une conception sincère, une sorte de révélation his- torique. Toute peinture rétrospective où l'artiste n'a pas com- promis son cœur aura l'air d'une scène jouée par des comé- diens.

Chaque siècle a ses figures, et ce n'est pas uniquement le tailleur qui les fait, ou le coiffeur ou le rasoir *, c'est l'idée do- minante, l'ensemble des croyances d'une époque. La tournure des esprits détermine la physionomie des visages. Lorsque Henry Leys nous peint Albert Dilr&r, à Anvers^ avec sa femme et sa servante, sous l'auvent d'une auberge, en compagnie d'Érasme et de Quentin Metsys, on croit voir une page du ma- nuscrit d'Albert Diirer, illustrée par lui-même. Encore n'est-


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ce là qu'une peinture d'apparat (si l'on peut user à ce propos d'un mot aussi voyant) et comme un prétexte pour faire défiler •devant les spectateurs, qui sont ici les liôtes de l'aubergiste JoostPlanckfeld, la grande procession de Notre-Dame, qui avait lieu le dimanche après l'Assomption, les corps de métiers avec leurs bannières, les gildes d'arquebusiers, avec les tambours et les fifres, vêtus à la mode tudesque, ainsi que le remarque Albert Diirer dans ses notes de voyage (1). Là ou Henry Leys est le plus fort, ou du moins le plus intéressant, c'est dans les ouvrages où il exprime des sentiments d'autrefois, ou même des sentiments d'aujourd'hui. Son tableau des Catho- liques est touchant , et il l'est par l'éloquence du clair-obscur autant que par l'expression des figures qui viennent prier dans la nef latérale d'une église basse et mystérieuse. Deux femmes, dont l'une porte sur son sein une petite fille malade, se font allumer un cierge par l'enfant de choeur. Le recueillement et le silence qui régnent dans ce tableau, coloré de tristesse et voilé d'ombre, en font une peinture qui parle doucement au cœur, et qui cependant, par l'intensité du ton et celle du caractère, entame la mémoire, et pour longtemps.

Si je ne me trompe , le tableau des Catlioliques est une exception parmi les œuvres de Leys , car ce peintre — j'i- gnore s'il appartenait à la communion protestante — est es- sentiellement protestant par la phj^sionomie morale de ses peintures, et du reste, c'est aux souvenirs et aux grands per- sonnages de la réforme qu'il a consacré ses tableaux les plus attachants, le plus fortement sentis. Luther enfant dans les rues d'Eisenach , voilà un morceau de lui qu'il est impossible d'oublier. Comme ses précurseurs flamands ou allemands, comme Holbein en particulier, Henry Leys a le talent de

(1) Elles ont été traduites et publiées par ]\I. Charles Narrey dans im beau et précieux livre : Albert Durer à Venise et dans les Pays-Bas, Paris, Renouard, 18G6.


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nous montrer des figures difformes qui pourtant ne sont ja- mais laides, parce qu'elles sont éclairées, transfigurées par une flamme intérieure. Telle bourgeoise qui a le nez court, les pommettes saillantes , les lèvres épaisses formant une bouche aussi haute que large, est toutefois pleine de charme, parce que sa tête a une expression de naïveté, ou de douleur interne, ou d'amour. Tel échevin, dont la joue est couturée de rides précoces, dont le nez se casse et se retrousse, dont la bouche est poussée en avant par une dentition mal venue, attire nos regards, parce qu'il a un air avenant de bonhomie, de droiture et de fermeté.

Vous voyez un enfant qui est trapu et rougeaud, qui a le nez camard, des cheveux noirs et drus, qui fait une grosse moue et dont les traits communs ne sont pas encore dé- brouillés : eh bien, il vous intéresse autant que s'il était joli de figure , frais et rose , et couronné de cheveux blonds. Vous le considérez avec curiosité, vous analysez sa laideur, sans en être offusqué le moins du monde. Il est debout, sur le pavé, avec trois ou quatre de ses jeunes compagnons, aussi laids que lui-même, et vous voilà retenu, englué par ces figures, avant même de savoir qu'elles représentent Luther et ses camarades chantant des noëls dans les rues d'Eisenach, devant des bour- geois qui ne sont guère beaux non plus, à l'exception d'une gen- tille dame, richement vêtue, qui, assise sur un banc de pierre, regarde, avec un air charmant de compassion chrétienne et de tendresse, ces pauvres chanteurs ambulants, dont l'un troublera un jour sa conscience et peut-être convertira son cœur.

Le peintre anversois nous fait voir maintenant \ Intérieur de Luther à Wûtenherg. L'enfant des rues a grandi; son nom n'est plus inconnu ; les petits garçons qui chantaient avec lui dans les rues sont devenus ses disciples : ils s'appellent Me- lanchton, Pomeranus, Œcolampade. Réunis dans la maison de Luther, ils sont assis autour d'une table, et ensemble ils


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commentent l'Ecriture , que le réformateur explique avec une passion contenue et un air d'autorité. La chambre est éclairée par une lumière qui se clore en traversant les vitraux jaunis, émaillés de plomb, et qui répandent une poésie pénétrante dans cet intérieur paisible, aux tons riclies et mordorés, aux chaudes tentures. Contre la fenêtre, sous ce rayon de lumière, se tient la femme de Luther, Catherine Bora, tricotant sa laine, et ce.tte douce figure, image du bonheur domestique, personnifie la vie de famille qui fut un trait caractéristique du protestantisme naissant. Au-dessus d'une porte, on aperçoit le portrait en pied de Frédéric de Saxe.

Qu'il soit, au surplus, protestant ou catholique, Henry Leys est un peintre chrétien, un peintre pur, je veux dire qu'il est placé au centre de son art, à mille lieues de la statuaire, aux antipodes du paganisme, comme un artiste qui ne saurait pas que l'antique a existé, car la prédominance de la peinture sur les autres arts est particulière aux époques chrétiennes , et cela tient justement à ce que la peinture n'excluant pas la laideur, a pu mettre en lumière une autre beauté que celle du corps, et embrasser ainsi toute la nature, sans con- damner aucun modèle, pourvu qu'il eût une âme. Mais le sentiment chrétien, Henry Leys ne l'exprime pas avec dévo- tion, à la manière de Flandrin ; il l'exprime comme un respec- tueux chroniqueur. H a le sens historique autant et plus en- core que le sens religieux.

Que si nous l'apprécions comme peintre, abstraction faite de son érudition archéologique et de sa fidélité à raconter les choses d'autrefois, Leys est un artiste qui tient le premier rang dans l'école belge moderne, et ce n'est pas pour rien que le jury de l'Exposition universelle lui a décerné deux fois la grande médaille d'honneur, en 1855 et en 1867. Les juges compétents ont admiré, comme nous les admirions, ses cou- leurs montées et opulentes, qui s'harmonisent sous un glacis


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de mystère , la chaleur de ses ombres, la puissance de ses ef- fets, qui ne sont cependant pas concentrés, et l'attrait de ses fonds, qui rappellent parfois ceux de Pierre de Hoocli et de Rembrandt. Sa peinture appréhende le regard et mord sur l'i- magination. Les rouges somptueux y sont surexcités par des verts profonds ; les orangés et les jaunes y éclatent , exaltés par des bleus sombres ; mais ces violences vpnt se réconcilier, s'apaiser et se fondre dans un ensemble chaleureux et roussi , qui ressemble aux splendeurs étouffées des anciennes tapisse- ries façon de Flandre, ou du cuir de Cordoue.

Il va sans dire qu'après de tels honneurs reçus chez les na- tions étrangères, Leys devint prophète dans son pays. Il y fut de plus en plus respecté, consulté, applaudi. Le roi Léo- pold le combla de croix et de rubans, et lui donna le titre de baron. Mais , ce qui valait beaucoup mieux, on le chargea de décorer la grande salle de l'hôtel de ville d'Anvers. Ce noble et in]portant travail, entrepris en 1863, comportait nombre de portraits historiques, depuis Godefroy de Bouillon jusqu'à Philippe le Beau, et six grandes peintures principales destinées à glorifier, par des exemples pris dans l'histoire, les franchises communales de la ville d'Anvers et les libertés voulues par la loi. Voici les motifs de ces six peintures murales et les inten- tions de l'artiste. La Joyeuse entrée de V archiduc Charles en 1514 devait affirmer qu'avant de pénétrer dans la ville, tout souverain avait à prêter serment de respecter les lois ; Y Ad- mission du Génois Pallavicini devait montrer ce qu'était l'an- cien droit de bourgeoisie. La Défense d'Anvers et la Duchesse de Parme remettant les clefs au bourgmestre , rappelleraient que le magistrat avait seul le droit de convoquer la milice et le gouvernement de la cité. La Landjuweel^ de 1561, et l' Ou- verture de la grande foire de 1562, étaient conçues dans le but de faire voir que les arts comme l'industrie vivaient et se dé- veloppaient sous la protection des échevins.


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Les six compositions qui décorent l'hôtel de ville d'Anvers sont peintes à fresque, mais par un procédé particulier qui conserve la consistance et l'onction de la peinture à l'huile, sans en avoir les luisants. Toutes les qualités de Leys y sont à leur plus haut degré, en même temps que ses défauts, qui consistent à donner souvent à ses personnages de grosses têtes et de grands pieds, à ne pas observer la perspective aérienne (pour plus de ressemblance avec les anciens tableaux) et en général à ne pas tenir suffisamment compte des sacrifices nécessaires, indispensables dans l'art du peintre.

Ceux qui ont visité Leys, en sa maison d'Anvers, Victor Hugo , Théophile Gautier, Paul Mantz , Emile Galichon , Burty, parlent avec bonheur de la salle à manger de l'artiste, décorée par lui de peintures aimables, mais toujours archaï- ques par le caractère, et vieillies par le ton. Entre les lambris de la boiserie et le plafond, est ménagée une haute frise qui représente des personnages du seizième siècle en marche dans les rues d'Anvers pour se rendre à un dîner, en hiver. Ils pas- sent endimanchés, gantés, emmitouflés, et précédés d'un joueur de cornemuse; ils font spectacle pour les habitants, qui re- gardent curieusement défiler le curieux cortège. Un joli page sonne à la porte de l'amphitryon, qui va ouvrir, et qui n'est autre que le peintre lui-même — il vivait dans ce temps-là! — le festin est prêt ; la table est dressée ; la lumière brille sur les mets et vibre dans les flacons. Mais voici que les vrais in- vités de Leys demeurent immobiles devant la muraille, et qu'ils oublient le festin réel pour se régaler de peinture.

La mort de Henry Leys, arrivée subitement dans la nuit du 24 au 25 août 1869, va, dit-on, disperser toutes les oeuvres qui remplissaient ou ornaient sa demeure : c'est grand dom- mage, car il n'est pas indifférent pour les œuvres d'art de rester en leur milieu, ou d'être transplantées, dépaysées. Il n'appartient qu'à de rares ouvrages, à ceux, par exemple.


224 HENRY LEYS.

d'un Phidias et d'un Raphaël, qui possèdent la beauté ab- solue, la vérité typique, d'être également admirables dans tous les pays et dans tous les temps. Cette vérité générique , cette beauté parf\iite, qui sont le style par excellence, semblent n'être pas accessibles à certains peuples septentrionaux, à qui la forme ne se montre jamais que recouverte d'un habit vul- gaire ou tout au plus vêtue d'un costume élégant. Ces peuples sont confinés dans le relatif, dans l'ethnographie, dans l'his- toire habillée, et cela fatalement, sans qu'on en puisse donner d'autre raison que le degré d'élévation du pôle, dont parlait Pascal, comme si la besogne humaine eut été répartie entre les divers groupes de nations pour être mieux accomplie en raison de la supériorité que donne à chacune d'elles, dans une branche, son insuffisance dans les autres. Heureusement qu'il est des génies du Nord, tels que Rembrandt, qui ont pu re- trouver par un autre chemin la vérité typique et suppléer au style en faisant apparaître , dans la vérité accidentelle et re- lative, ce qu'il y a d'impérissable et d'éternel, — l'âme hu- maine.

(Septembre 1869.)



LÉON VAUDOYER


1803 — 1872


En l'an 1849, si j'ai bonne mémoire, on voyait s'achever dans la rue Saint-Martin la belle porte d'entrée que Léon Vaudoyer venait de construire au Conservatoire des arts et métiers, et de l'épaisseur des pierres commençaient à se des- siner, en saillie, deux ligures d'un caractère mâle et fier, qui devaient y faire l'office de cariatides. Un jour que je passais dans la rue au moment où un jeune sculpteur, M. Elias Ro- bert, travaillait à ces figures, je remarquai avec quelque sur- prise que, loin de dissimuler les joints, il s'étudiait à laisser évidente la superposition des assises, de façon que la statue, coupée parles grandes horizontales de l'appareil, parût être, non pas un ornement additionnel apporté par la sculpture, pour tenir lieu de colonne, mais une évolution de la pierre elle-même, un relief énergique de la construction, et, pour ainsi dire, une parturition de l'édifice. Ne sachant alors de l'ar- chitecture que ce que tout le monde en sait ou croit en savoir, c'est-à-dire ne sachant rien, je fus frappé comme d'un trait de lumière, et dans ma naïveté profonde, je crus avoir découvert ,

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226 LÉON YAUDOYER.

à moi tout seul, un des grands principes de l'arcliitecture, c'est-à-dire que la décoration doit être engendrée par la cons- truction.

Le sculpteur m'expliqua que ses figures, bâties avec la porte et traversées par les lits des assises qu'il était occupé à dé- grossir, répondaient aux intentions de Vaudoyer, qui l'avait expressément voulu ainsi. Cela me donna une excellente idée de l'arcliitécte, et ne l'ayant encore jamais vu, je me le figurai à l'instant même comme un homme fort , robuste, entier dans ses convictions et maître dans son art. Ce portrait que mon imagination avait ébauclié, se trouva être ressemblant, ce qui n'arrive pas toujours. Vaudoyer était, en effet, un artiste profondément sincère et convaincu , et au physique un homme de belle taille, bien bâti, ferme dans son assiette, ayant le re- gard assuré , les allures franches.

Il appartenait, du reste, à une forte race. Son père, né au milieu du dix-huitième siècle, était de ce tiers-état qui fit la Révolution de 1789. Après avoir servi quelque temps dans les dragons de Lambesc , il était entré à l'école de l'architecte Antoine Peyre. En 1783, il avait eu le grand prix et s'était trouvé à l'Académie de France à Rome, avec Percier et Fon- taine. Son envoi le plus remarquable fut une restauration du théâtre de Marcellus, et c'était alors, le croirait-on, une nou- veauté que l'étude des monuments antiques, car les pension- naires ne portaient leur attention que sur les édifices de la Renaissance , c'est-à-dire sur des exemplaires renouvelés de l'art romain, qui était lui-même, au moins dans les ordres, une grave altération de l'art grec.

De retour en France, en 1787, Vaudoyer père épousa la fille de Lagrenée, son ancien directeur à l'Académie de Rome. Il traversa la Révolution en adoptant les idées qui auraient pu faire de lui un Constituant, et il devint l'ami de Lafayette. Sur la fin du consulat, il fut chargé d'installer l'Institut


LEON VAUDOYER. 227

dans le collège des Quatre-Nations, et vingt ans après, il était nommé de l'Académie des beaux-arts, à la place de son maître. L'ancien dragon de Lambesc était un homme tout d'une pièce, un pur bourgeois, un caractère droit, inflexible, un esprit sentencieux et réglé ; il faisait tout par compas et par mesure, il numérotait ses lettres, il étiquetait ses devoirs. Il éleva son fils sous une discipline sévère, et il lui en- seigna si bien l'arcliitecture, avec l'aide de son beau-frère, Hippolyte Lebas, que Léon Vaudoyer, simple élève encore, concourait pour le monument qu'on voulait élever par sous- cription au général Foy, et remportait le prix, en cette même année 182G où il eut aussi le prix de Eome.

Tout le monde connaît ce monument que la lithographie et la gravure ont vingt fois reproduit. C'est un édicule composé d'une chambre sépulcrale, au-dessus de laquelle un stylobate, orné de bas-reliefs, porte quatre colonnes doriques, un enta- blement à triglyphes et un fronton. L'image consacrée d'un lit à baldaquin avec ses rideaux, était cette fois remplacée par celle d'un petit temple, et l'orateur, au lieu d'être couché sur son lit, devait être représenté debout, agité par l'éloquence, comme s'il eût été réveillé du sein de la mort par le souvenir et le retentissement de ses discours.

L'ordre dorique n'était plus ici cet ordre que les Romains avaient émasculé et corrompu, celui qu'enseigne Vitruve : c'est le vrai dorique sans base, aux cannelures aiguës, aux rainures incisives, à l'échiné comprimée j)ar un tailloir lisse, avec sa haute architrave et des triglyphes à l'angle de la frise, et non cette maigre colonne , à la base molle et à l'astragale lâche, dont le fade quart-de-rond prend sa forme boudinée sous un abaque affaibli par des moulures. Ce fut Vaudoyer le père qui, pendant que son fils était à Rome, fit construire, au cimetière de l'Est, le tombeau du général Foy. La statue avait été confiée à David d'Angers qui, dans sa juvénile et


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chaude ambition, voulait faire une figure plus grande que ne le comportaient les dessins de l'arcliitecte. Yaudoyer père s'en plaint dans ses lettres : « C'est la manie de tous les sta- tuaires , et David en convient. M. Lebas me dit que , par ce despotisme colossal, MM. les sculpteurs tuent notre architec- ture. Il reproche à Bosio d'avoir dépassé les mesures qui lui avaient été fixées pour le monument de Malesherbes. Les figures de Bosio ne sont plus en harmonie avec l'ordre et font paraître la statue principale trop petite. ))

Ce furent de belles années pour la villa Médicis que celles où y vécurent ensemble Duban, Duc, Henri Labrouste et Vaudoyer, ces quatre hommes qui ont fait et qui font un si grand honneur à l'architecture française. Jamais caractères plus différents ne se trouvèrent réunis. Duban y représentait la poésie, une poésie concentrée et rêveuse. Il était disert et gracieux. Henri Labrouste étudiait en silence avec une sorte d'ascétisme protestant. Duc songeait à la gloire et travaillait ardemment pour elle. Yaudoyer, un peu plus positif que ses compagnons, leur lançait de temps à autre des railleries ai- mables , et les égayant par sa bonne humeur, les ramenait avec esprit au sentiment de la prose.

Chacun, du reste , accusait ses tendances par la nature de ses études. Duban avait restauré le portique d'Octavie, et son atticisme le portait vers le style de Pompéi. Labrouste se sen- tait attiré par les temples de Pœstum , dont la rudesse altière lui plaisait. Duc méditait un grand travail sur le Colisée; Vau- doyer projetait une restauration du temple de Vénus et Rome, temple périptère, de la construction la plus robuste, qui avait été bâti sur les dessins de l'empereur Adrien, et qui présen- tait cette singularité que les sanctuaires des deux déesses, adossés l'un à l'autre , formaient deux temples réunis sous un seul et même toit, enveloppés par un seul et même péristyle. C'était le monument le plus magnifique, le plus original et un


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des plus vastes de l'ancienne Rome. Il avait, comme le Par- tliénon d'Athènes, deux files de colonnes sur chaque façade et une sur les côtés. Le comble était en bronze. L'une et l'autre cella de ce temple double était couverte par une voûte en stuc doré ; elle était décorée de colonnes en porphyre ne por- tant que des bustes ou des aigles, et chaque cella se terminait par une grande niche où était placée la statue colossale de la déesse. La restauration de Vaudoyer fut un labeur considéra- ble. Il y apporta une sagacité rare, un jugement sûr, et il ne fit rien qui ne fût autorisé, ou par des textes anciens, ou par des substructions retrouvées, ou par la notion des usages an- tiques et des habitudes que la religion ou les lois mêmes de l'architecture avaient consacrées.

Pendant ce temps , Duc et Labrouste parcouraient la Sicile , et là le style grec leur apparaissait dans toute sa grandeur et toute sa nouveauté. Ce style, en effet, n'était connu alors que très-imparfaitement. Malgré les ouvrages de Stuart et Pievett, malgré les pérégrinations de Huyot en Orient, la connaissance des glorieux monuments d'Athènes n'avait pas encore pénétré dans l'Académie de France à Rome, et Blouet, qui était parti pour la Morée, n'était pas encore revenu de son expé- dition. Mais la bataille de Navarin venait d'ouvrir les portes de la Grèce, et nos pensionnaires allaient bientôt savoir combien était profonde la distinction entre l'art romain et l'art grec.

Une étroite amitié s'était nouée, à la villa Médicis, entre Vaudoyer, Duc etDuban, tant il est vrai que la sympathie des humeurs n'est pas la même chose que leur conformité. Un beau jour, ils partirent de Rome, tous les trois à pied, pour Florence, et ce voyage, dont le récit serait demeuré in- time, a été sauvé de l'oubli par deux dessins merveilleux de Duban, qui en ont rendu le souvenir précieux aux ama- teurs et aux artistes. Tout ce que peuvent dire, tout ce


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que peuvent penser trois jeunes architectes, épris de l'art et accompagnés des muses, fut dit et pensé dans ce voyage. Ar- rivés à Ronciglione, petite ville de Toscane, nos trois amis firent lialte dans une auberge, et là, sous l'influence du vin d'Orvieto, ils se livrèrent aux disputes esthétiques, ils s'aban- donnèrent un instant aux illusions de la jeunesse, celui-ci anticipant sur la vie, celui-là escomptant la gloire et prévoyant l'avenir de l'architecture. Mais comme un voyage serait insi- pide sans les contradictions de l'esprit, Vaudoyer, facilement entraîné par sa verve gauloise, l'exerçait à plaisir sur ses com- pagnons, et voyant ou affectant de voir les choses par un côté plus positif et plus vrai , il leur prédisait le désenchante- ment qui les attendait quand il faudrait se heurter aux réalités de la vie, et passer, des temples majestueux de Rome ou de Sélinonte, aux vulgarités du mur mitoj'en. Duban avait fini par être le juge des coups et il jouait à peu près le rôle du poëte entre Alceste et Philinte. Heureuses disputes qui nous ont valu deux morceaux admirables de Duban, deux dessins allégoriques pleins de grâce, de sentiment et de couleur, II- liisiones Bonciglionenses ^ deux chefs-d'œuvre.

Les lettres écrites de Rome par Vaudoyer sont curieuses à lire , non-seulement à cause des personnages dont il parle , tels que Guérin, Chateaubriand, M. Artaud, M. de Mont- morency, « qui, en fait de beaux-arts, n'aime que la noblesse et les jésuites », mais aussi parce qu'on y trouve d'intéres- sants détails sur la vie cénobitique des pensionnaires, et que l'esprit critique de Vaudoyer s'y révèle à chaque page, à tra- vers les naïves confessions de ses ennuis, de ses passagères nostalgies de jeune homme et « de je ne sais quelles émo- tions dont on ne peut se défendre quand on a un cœur. »

Arrivé à Rome le l'"'" janvier 1827 , et logé dans la chambre de Blouet , il écrivait dès le 12 : « Il est bon de vous dire qu'à l'Académie, avec toute l'apparence de liaison qui y règne,


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chacun garde son quant à soi, ce qui met un peu de froideur dans nos réunions ; elles n'ont lieu qu'au repas. Entre archi- tectes, nous sommes très-unis : on nous trouve fiers, je ne sais pourquoi. Je suis souvent avec Duc, Labrouste et Duban , mais eux-mêmes qui voudraient être plus de temps avec moi, regrettent d'être retenus dans leurs chambres par leurs envois. Quand il fait beau , Duc et Labrouste me conduisent voir les antiquités. Duban m'a mené lundi au Vatican. M. Guérin a ses soirées le jeudi et le dimanche : rien n'est plus triste. Il n'y a que des hommes , et c'est à peine si on ose parler. Com- bien il est pénible, après avoir travaillé toute une journée, de ne pas trouver un motif de distraction!... Enfin, je dois croire ce que l'on me dit : je regretterai cette Rome qui m'at- triste aujourd'hui; mais je n'en serai pas moins bien heureux le jour oii je rentrerai au sein de ma famille et de mes amis. Hélas ! ce sera dans cinq ans ! Je compte les jours : en voilà déjà douze que je suis pensionnaire. ))

Une de ses observations touchant les concours pour le prix de Rome, mérite d'être remarquée. « Dans le programme du grand prix, donné par l'Institut, il y a beaucoup trop de ter- rain , ce qui habitue les concurrents à faire lâche. Leurs com- positions manquent de concision et de fermeté. Si chaque édi- fice eût occupé autrefois , à Rome, la place qu'occupe chaque année le grand prix, Rome et ses monuments auraient envalii toute l'Italie. Voyez les anciens : combien ils mettaient de choses dans un petit espace ! »

Il n'est pas sans intérêt non plus, pour connaître l'esprit du temps, de lire les lettres de Vaudoyer père à son fils. Casimir Périer représentait alors l'extrême gauche, comme qui dirait la crête de la montagne. Le plus exalté des libéraux n'était guère plus avancé que le général Foy, et le tombeau du cé- lèbre orateur, construit par Vaudoyer père sur les dessins de son fils, se voyait dans tous les passages, dans tous les


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bazars, ici, réduit en bronze, là en cristal, ailleurs en albâtre. En apprenant ces détails, le jeune auteur écrivait de Eome : « ]\Ion monument de cristal est trop fragile pour que je m'en occupe ; mais je ne désespère pas de le voir en chocolat ou en sucre. On en fera bien certainement une pendule! Oli ! Pari- siens!... que d'écritures, que d'embarras pour un monument de deux liards! Est-ce comme cela qu'on a fait le Colisée! ))

De retour à Paris, Léon Vaudoyer demeura sans être em- ployé par le gouvernement jusqu'en 1845. Il fut nommé alors architecte du Conservatoire des arts et métiers. Il s'agissait de convertir en une sorte d'Ecole normale pour l'industrie le vieux prieuré de Saint-Martin-des-Champs , et il fallait pour cela le reprendre, le restaurer, y ajouter des bâtiments nou- veaux, et approprier les anciens à une institution tout à fait dissemblable du monastère qu'elle devait remplacer. Quelle différence, en effet, d'une maison abbatiale à une haute Ecole des arts mécaniques ! Comment transformer une église en un musée de machines qui, à certaines heures, seraient mues par la vapeur, et, fonctionnant pour l'enseignement du public, fe- raient entendre, au lieu des notes graves et lentes du chant grégorien, le soufflement des appareils hydrauhques et le bruit des roues tournantes!

Comme il est dans la nature d'un pareil établissement de s'ouvrir aux progrès successifs de la science, progrès journa- liers, et conséquemment de s'élargir sans cesse et de s'étendre, on expropria les maisons sur la rue Saint-Martin , et Vaudoyer dut remplir l'espace de constructions additionnelles, en l'a- daptant, par une apparence de symétrie, aux bâtiments mo- nastiques.

Une chose bien curieuse à observer, quand on visite ce vaste édifice, c'est la marche qu'a suivie involontairement, ou pour mieux dire fatalement, l'esprit de l'architecte. A l'entrée, on reconnaît l'ancien pensionnaire de Rome, tout entier aux sou-


LEON VAUDOYER.


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venirs de l'antique. La porte en plein-cintre est flanquée de deux cariatides et surmontée d'un fronton. Elle est fermée par une grille qui laisse voir la première cour et l'escalier d'hon- neur. La façade sur la rue Saint-Martin ne présente qu'une rangée de fenêtres à frontons triangulaires, séparés par des pilastres doriques sans cannelures. Dès que l'on a dépassé le seuil, on se trouve dans une cour limitée, à droite, par l'ancien



Porte du Conservatoire des arts et métiers.


réfectoire du prieuré; à gauclie, par les bâtiments nouveaux d'administration; en face, par un noble perron qu'il a fallu bâtir pour aller rejoindre le magnifique escalier à double ré- volution, construit par Antoine, et qui répondait à un autre plan, car l'entrée du Conservatoire était autrefois par la rue Vaucanson.

Il est clair que Vaudoyer, au fur et à mesure de l'avance- ment de ses travaux, s'est laissé gagner par le goût de l'ar-


•234 LEON VAUDOYErt.

chitectnre nationale du douzième et du treizième siècle. A force d'étudier les beaux restes de l'abbaye de Saint-Martin, il a ouvert les veux sur les mérites du moven âo-e. En commen- çant, il était Romain; avant de finir, il était devenu Français.

Et comment n'être pas séduit par un art aussi varié dans ses combinaisons, aussi fécond en surprises, en effets inat- tendus et poétiques! Vaudoyer fut touché, comme tant d'au- tres, des beautés de l'architecture ogivale, dont il avait de- vant les yeux un exemple sévère et pur. Le réfectoire qu'il eut à restaurer est une merveille. Il en fit une bibliothèque, c'est-à-dire un réfectoire de l'esprit. Divisé dans sa longueur par une épine de colonnes fines et grêles, qui le fait paraître encore plus long, il est couvert par deux rangs de voûtes dont les retombées sont reçues par ces supports d'une élégance hardie, mais aussi d'une gracilité inquiétante. Là se trouve cette admirable chaire du haut de laquelle on faisait la lecture pendant le repas des religieux , et dont l'escalier à claire-voie est pratiqué dans l'épaisseur de la construction. Portée, à l'in- térieur, par un encorbellement en cul-de-lampe délicatement ouvré, à l'extérieur, par une saillie percée de fenêtres, cette chaire est pour ainsi dire à cheval sur la muraille.

Tant de charmants détails dans un édifice qui d'ailleurs est sobrement conçu, d'un dessin ferme et d'une belle tenue, firent perdre à Vaudoyer les idées qu'il avait rapportées de Rome, et le convertirent à un éclectisme qui se fortifia par la réflexion et se motiva par une étude persévérante du moyen âge.

L'église du prieuré était en ruines, le portail avait disparu et tout le frontispice n'était plus qu'un grand mur, d'une étendue menaçante; l'abside oh l'on remarque cette légère dé- viation de l'axe, qui était, selon toute apparence, une repré- sentation mystique de la tête du Christ inclinée sur la croix, l'abside était dégradée et croulante. Vaudoyer la reprit avec


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soin, la reconstruisit avec plus de solidité et avec toute la perfection désirable dans l'appareil, sauvant ainsi un excel- lent morceau d'architecture auquel il ne manque aujourd'hui que le pavement et le fenêtrage.

Quant au portail , il le refit dans sa pureté primitive , flan- qué de deux tours polygonales, avec une belle rosace dans le pignon, trois fenêtres et trois portes, séparées par des con- treforts qui font un bon effet, bien qu'ils ne répondent pas aux dispositions intérieures de la nef C'est toujours une faute en architecture que d'annoncer au dehors ce qu'on ne trouvera pas au dedans; mais les contreforts, ici, étaient nécessaires, non-seulement pour fortifier le mur, comme font les chaînes de pierre, mais aussi pour diviser et accidenter une surface aussi développée, en y répétant la ligne dominante du style gothique, la verticale, et en y ménageant avec résolution des saillies et des ombres.

Ainsi l'architecte en venait à légitimer son admiration pour le style français du treizième siècle. Arrivé dans les profon- deurs de son édifice, il n'était déjà plus tel qu'il s'était montré sur le seuil, lorsqu'il avait construit, pour ce monument sep- tentrional, une porte classique et un frontispice italien.

L'éclectisme qui, dans l'esprit de Vaudoyer, avait été le ré- sultat de ses observations et de ses travaux, nous a valu un très-intéressant ouvrage de lui , ses Etudes sur l'architecture en France, publiées dans le Magasin pittoresque^ de 1839 à 1850. C'est une histoire concise et lumineuse, où les faits sont présentés simplement, sans pédantisme, et à la portée des innombrables lecteurs qu'avait suscités le plus estimable de nos recueils populaires. Chaque style y est jugé sans passion, avec ce bon sens ferme et clair qui est la première qualité de l'architecte. De même que son éducation romaine n'empêchait point Vaudoyer de sentir la sublimité de l'art chrétien, de même son admiration pour les poésies exprimées par la pierre


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dans les monuments du moyen âge ne lui faisait point fermer les yeux sur les défauts d'un système de construction qui ne maintenait pas suffisamment l'équilibre entre la raison et le sentiment, bien que tous les détails en fussent rigoureusement raisonnes. Il reconnaissait que les formes hardies et prodigieu- sement élancées qui produisent à l'intérieur une impression de recueillement et de terreur mystérieuse , on les a obtenues en rejetant au dehors la masse des constructions, dont l'ordon- nance est ainsi sacrifiée à l'effet du dedans. Il ne dissimulait point qu'une telle combinaison avait le tort grave d'exposer aux injures du temps les parties les plus indispensables à la solidité de l'édifice, et il répudiait les moyens factices qui ont servi à nous étonner, tels que tirants, chaînes et armatures de» fer, inutiles à toute construction saine et franche.

Au moment où nous écrivons ceci, les dessins de Vaudoyer sont exposés à l'Ecole des beaux-arts et l'on peut voir, en suivant la marche de ses études, combien sa doctrine était large, exempte de partialité et d'entêtement. Les dessins dont nous parlons ne sont pas , comme ceux de Duban , imprégnés de poésie, enveloppés de charme, et conduits avec une secrète émotion. La touche en est fort habile, le trait savant et sûr, et le ton juste : rien de plus ; mais cette vérité suffisait à l'ar- chitecte , et il la trouvait assez attrayante quand elle était la vérité vraie, quand elle était parfaite.

Dans ces dessins, ou tout est écrit avec fermeté, ou toutes les peintures murales sont reproduites avec une sincérité irré- prochable, ou revivent en miniature les fresques de Pompéi, de Rome et de Florence, l'imagination ne joue aucun rôle; rien n'est sacrifié à la grâce purement pittoresque. Jamais l'artiste n'invente, comme Duban, de ces vues idéales où l'architecte, évoquant le génie des civilisations de l'anti- quité et du moyen âge, nous donne l'essence de leur architec- ture dans une agglomération imaginaire de monuments réels.


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Aujourd'hui que les pensionnaires de Rome en sont venus à exprimer par les délicatesses de l'aquarelle des nuances qui réjouiraient un peintre consommé, aujourd'hui qu'ils sa- vent faire d'un monument un tableau, les dessins de Vau- doyer, en dépit de leur perfection, peuvent paraître austères; mais les architectes de pur sang les en estimeront encore plus, et les jeunes gens qui se laisseraient entraîner par les séductions du pinceau , par le prestige du clair-obscur et de la couleur, apprendront en parcourant la série de ces mâles et fiers morceaux, que l'architecture est une chose sérieuse, que le dessin, dans ce grand art, est une loyale écriture qui , pour être attachante, n'a besoin ni d'atours ni de fard, et dans la- quelle doivent dominer toujours l'expression des profils et les accents ressentis de la construction.

Esprit gaulois et romain tout ensemble, Vaudo3^er préfé- rait la force à la grâce, et les déductions rigoureuses de la lo- gique aux raffinements de l'atticisme. L'architecture était pour lui l'art des beautés relatives , locales et climatériques. Il ai- mait l'ampleur, la rondeur romaines plus que la subtilité grecque, mais il professait pour Duban une admiration sans limites, et dans sa modestie il parlait de Duban, non en ca- marade, mais en disciple, et cependant il était, lui Vaudoyer, plus constructeur, plus attaché aux pierres vives, comme on disait autrefois, vivis lapidihus. Duban mariait à son architec- ture les qualités d'un peintre, l'âme émue d'un poëte. Il sa- vait ménager le clair-obscur de son art et préparer par des effets mystérieux les effets éclatants. Vaudoyer se laissait conduire par une muse plus sévère. Il rencontrait la poésie et ne la cherchait point.

Bien qu'il dessinât à merveille, il ne voulait pas que l'ar- chitecte se complût à dessiner pour le plaisir d'enchanter les yeux, au risque de tromper l'esprit. A ce propos, Vaudoyer écrivant de Rome à son père, en 1827, lui disait : « Lorsqu'on


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a une liabitude d'exécution et que l'on copie avec une grande facilité, on ne se donne pas la peine de copier juste, et l'on imprime le même caractère à tout ce qu'on fait. Au contraire, lorsqu'on est obligé de se donner un peu de mal, on étudie les formes plus scrupuleusement, et la copie est plus fidèle et moins de convention. Ce défaut est évidemment celui auquel n'a pas échappé M. Percier, malgré tout son mérite. ))

Pour ce qui est de l'exposition des œuvres de Vaudoyer, j'affirme qu'elle doit plaire aux arcliitectes. Ils n'y auront pas vu, en effet', beaucoup de dessins à la manière surannée de tel ou tel, croquis de bas-reliefs, vues de treilles, de jardins, d'avenues, de tombeaux, de madones, mais de la vraie archi- tecture, des études sérieuses. S'il y a de l'attrait dans les élé- gants dessins de Vaudoyer d'après les maisons d'Orléans, c'est par-dessus le marché. Le dessinateur, en lui, est toujours do- miné par l'architecte. Pour nous, après avoir examiné les Edifices publics et liahitations privées d'Orléans, tels que les a dessinés Léon Vaudoyer, nous demeurons convaincu de cette vérité : que la Renaissance française, en fait d'architecture ci- vile, est égale, sinon supérieure, à la Renaissance italienne, dont elle n'est pourtant qu'une émanation. Pierre Lescot, Bul- lant, Trinqueau, Du Cerceau, Viart, sont des maîtres qui ap- pliquent avec grâce aux bâtiments civils les pratiques vi- cieuses renouvelées de l'art romain par les architectes italiens les plus illustres. Les décorations d'applique, le mélange des colonnes et des entablements avec les arcades, la superposi- tion des divers ordres, qui leur donne en dépit de leurs diffé- rents caractères, un seul et même entre-colonnement, les pié- destaux inutiles , là où ils ne sont pas autorisés par une diffé- rence de niveau, l'inconvenance des plinthes à la chaussure des colonnes, l'abus des pilastres et des corniches sans motif, tous ces défauts qui déparent la Renaissance et qui n'ont rien à voir avec l'art antique, tous ces défauts sont rachetés, dans


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les œuvres de rarchitecture française au seizième siècle , par un tact, un goût, une bienséance, qui les font pardonner. Il y a dans l'esprit de nos artistes un sentiment de la mesure et du rhytlime, une intelligence des proportions et une discré- tion dans la richesse qui sont les qualités les plus propres à faire d'eux, non pas de grands peintres, parce qu'il faut à ceux-là une vive imagination, mais des architectes , parce que ceux-ci ne doivent pas faire un pas sans être escortés, à droite et à gauche , par ces deux conseillers inséparables et qui l'un Taulre se corrigent, le sentiment et la raison.

Dans les études charmantes faites par Vaudoyer sur les mai- sons d'Orléans, il y a plaisir à voir ce qui a disparu mainte- nant des façades de nos habitations : la variété des ouvertures les pondérations habiles substituées aux froides symétries, et cette distribution ingénieuse des pleins et des vides qui ré- pond aux convenances de l'habitation intérieure autant qu'elle satisfait les regards du passant. Les ornements délicats y sont toujours suivis d'un repos qui les fait valoir.

Ce sont des œuvres élégantes et d'un excellent goût que l'hôtel de Diane de Poitiers, attribué à Du Cerceau, les mai- sons dites de François P" et d'Agnès Sorel, celles des rues de rOrmerie et Eoche-aux- Juifs, de la rue Pierre-Percée et de la rue de Tabourg. A l'extérieur, la disposition des fenêtres indique l'escalier, et l'œil du spectateur y monte ; les croisées les plus larges sont réservées pour les appartements oii l'a- bondance de l'air et du soleil est plus nécessaire que dans l'es- calier. Les cours sont, eu général, plus ornées que les façades extérieures, de sorte que la politesse due aux autres se concilie avec la charité que l'on a pour soi. Les pierres sont bien choi- sies, bien appareillées, les moulures sont fines, et aux parties lisses, qui appellent la lumière, succèdent des parties saillantes et fouillées, qui appellent l'ombre.

Tout parle dans ces maisons, tout nous apprend quelque


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chose sur les mœurs et les habitudes d'esprit de nos ancêtres. Dans leur civilisation déjà raffinée, régnent encore, avec une apparente urbanité, le goût du mystère et la défiance. Les boutiques, par exemple, ne sont pas toujours ouvertes : il en est dans lesquelles le chaland n'entre pas ; c'est par-dessus le mur à hauteur d'appui qu'on passe les marchandises à l'ache- teur et qu'on reçoit son argent. Les rez-de-chaussée sont éclairés au dehors par des fenêtres petites, très-élevées au- dessus du sol et du regard, toujours grillées. Quelquefois, on remarque au niveau du premier étage un petit cabinet en sail- lie sur la rue , et percé sur les côtés de barbacanes d'où Ton pouvait voir sans être vu. Ces petits judas sont évidemment ménagés non-seulement à la curiosité , mais à la prudence.

Les mêmes précautions sont accusées plus nettement en- core dans les édifices publics. L'ancien hôtel de ville d'Or- léans, et celui de Baugency, qui sont du même architecte, le célèbre Viart, avaient aux angles de leurs façades des gué- rites pour les guetteurs, et une corniche très-saillante avec sa balustrade , qui servait de chemin pour y parvenir, ce qui don- nait à ces moyens de défense un caractère décoratif. Toutes ces saillies, en effet, avaient encore un autre but, qui était de donner de la saveur aux surfaces, d'accidenter la construction. De là, les tourelles formant la cage des escaliers à vis; de là, les encorbellements de tout genre, échauguettes, lanternes, balcons, portés sur des assises profilées ou sur des trompes; de là aussi, les cartouches qui ornent les trumeaux, les niches à dais, réminiscence du moyen âge, et ces arcatures sous les corniches , traduction adoucie des mâchicoulis militaires, qu'on aimait à rappeler à cause de leur signification féodale.

Quand il se livrait à ce travail sur les maisons d'Orléans, Léon Vaudoyer était membre de la Commission des monu- ments historiques, dont le promoteur fut M. Vitet, et il pre- nait ainsi une belle part aux travaux de cette commission qui,



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avec de faibles ressources, a rendu au pays des services im- menses, et qui, en arrachant à l'oubli ou à la destruction les plus beaux exemplaires de l'architecture nationale, a opéré une révolution dans les études et créé ou fomenté toute une école d'architectes.

Mais une occasion se présenta pour Vaudoyer de montrer l'étendue de son talent, la clarté et l'élévation de son esprit robuste, et tout ce qu'il avait acquis de savoir et d'expérience dans une vie entièrement vouée au culte de l'art. Je veux parler ici de la cathédrale de Marseille , dont il jeta les fonde- ments en 1855.

C'est le plus vaste monument religieux de ce siècle que la cathédrale de Marseille. Aussi grande, pour le moins, que Notre-Dame de Paris, — elle mesure 142 mètres de long sur 54 de large et GG de hauteur sous la coupole, — si elle eût été construite dans les murs de cette capitale , elle eût fait à Vaudoyer une réputation bien autre que celle dont il a joui.

Et premièrement, la situation en est admirable : c'est en vue de la mer, sur les terrains élevés de la Joliette, qu'elle se dresse, imposante, colossale et mouvementée. C'est de là qu'elle fera briller de loin aux yeux des navigateurs ses quatre coupoles, ses campaniles, ses tourelles, et la diversité de ses matériaux, et le contraste de ses voûtes extradossées avec des couvertures à angles aigus.

Le plan est d'une beauté rare et il peut se résumer ainsi : en façade, un grand porche, haut de vingt mètres, et deux clochers presque aussi élevés que les tours de Notre-Dame de Paris; une grande nef à trois travées, avec contreforts in- térieurs, et qui se distingue en ceci : qu'elle n'aura aucune chapelle latérale et qu'elle sera occupée uniquement par les fidèles. De cette manière, le culte est tout entier au-delà du transs(f[)t , dans le sanctuaire et autour du chœur. Mais une cathédrale étant un édifice à la fois diocésain, canonical et


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paroissial, doit répondre à ces trois destinations. C'est pour cela qu'à partir du transsept, la basilique est divisée en trois églises : celle de l'évêque au centre , celle de la paroisse à gau- che, et à droite, celle du chapitre. Ces trois églises sont en même temps distinctes et réunies. Le choeur plus élevé de sept marches, se termine par le rond-point du sanctuaire autour duquel rayonnent des chapelles absidales, au nombre de six, et la septième, placée dans l'axe de la basilique et plus profonde que les autres, forme comme une petite église an- nexée au chevet de la grande.

Les voûtes de la nef sont sphériques et se marient aux pen- dentifs. Leur hauteur sous clef est de 27 mètres. Le chœur et chacun des bras du transsept sont couverts par une coupole à douze fenêtres, et le dôme central, qui est octogone, s'élève, sur quatre pendentifs, à l'intersection de la nef et du transsept. Il a quinze mètres de diamètre intérieur, et soixante-dix mè- tres de hauteur, y compris la lanterne qui le surmonte.

Le style d'architecture adopté pour cette cathédrale de la cité phocéenne est le style byzantin. Ainsi l'origine orientale des Marseillais leur est rappelée par le principal et le plus beau monument de leur ville. Le navigateur qui a quitté na- guère les ports de l'Asie Mineure ou le Bosphore, ou les eaux du Pirée , reconnaîtra de loin, de la pleine mer, une ville fondée par des voyageurs venus de l'Orient ; il se souviendra de Sainte- Sophie et reverra dans des proportions gigantesques les johes églises d'Athènes.

Ce style byzantin , dont les trois caractères dominants sont l'arcade sur colonnes, la coupole sur pendentifs et la pluralité des coupoles, est bien celui qu'il convenait de choisir pour la cathédrale d'une ville placée au bord de la Méditerranée comme un point de communication entre la France et l'Orient. Vu du côté de l'abside, l'édifice ressemblera à une agglomé- ration de monuments , et pour ainsi parler, à une montagne


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d'architecture. Vu de la mer, il présentera des lignes plus sim- ples, des surfilées plus tranquilles, dominées par une coupole de 70 mètres d'élévation, et par les hautes tours qui flanquent la fiiçade. Vue du côté de la ville, la cathédrale montrera ces deux tours, et à distance, dans l'intervalle qui les sépare, cette même coupole centrale qui rappellera le dôme florentin deBru- nelleschi.

Toutes les qualités voulues par le sentiment et par la tra- dition sont réunies dans cette œuvre monumentale et immense. Et d'abord l'alternance des matériaux, qui est un des traits distinctifs de l'art oriental (les assises en pierre blanche alter- nent ici avec des assises de marbre verdâtre , venu de Toscane, et employé à Florence dans la charmante église de Santa-Ma- ria-Novella). Puis, dans la disposition de la nef, c'est l'alter- nance des piliers massifs avec deux colonnes portant la retom- bée de trois arcades. Ensuite, dans la couverture, c'est l'alter- nance ou plutôt le contraste des coupoles latérales rondes avec des toitures en pavillon , des pignons avec les cintres , et des petites parties avec les grandes, les premières étant toujours enveloppées dans les secondes. Ainsi les fenêtres géminées sont inscrites dans une archivolte, qui elle-même est inscrite dans un fronton. De cette manière, l'impression que doit pro- duire la forte unité de l'ensemble, est assaisonnée de variétés suftisantes pour retenir le spectateur après l'avoir saisi.

Enfin, sur le frontispice, l'arc plein-cintre du porche enve- loppe dans sa courbe tout un vestibule ouvert et spacieux, au fond duquel est placée la porte de la basilique, surmontée de trois fenêtres et d'une rose. Par là se trouve conservée la tradition du narthex de la primitive église, c'est-à-dire de cette avant-nef, où les catéchumènes faisaient comme le stage de leur conversion. De la sorte, le temple a, pour ainsi dire, une porte idéale et une porte réelle , l'entrée de Dieu et celle des hommes.


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En étudiant la cathédrale de Marseille , on y trouve à chaque pas la trace d'un sentiment toujours raisonné, ou d'une raison toujours bien sentie. Si parmi les six cent soixante colonnes qui supportent les tribunes de la nef et la retombée des arcs, au dedans et au dehors, il n'y en a pas une qui soit engagée, c'est parce que, entre autres raisons, l'architecte les ayant faites de marbres précieux, — granit rose, granit gris du lac Majeur, marbre griotte, vert de Corse, vert des Alpes, Le- vante — il eût été mal à propos de les mêler à l'empâtement de la construction, et que l'isolement d'une colonne, en lui donnant plus de grâce, lui laisse tout son prix comme ma- tière, et tout son rôle comme support. C'est là du reste, l'es- prit de l'art grec dans l'architecture byzantine.

Si une suite de frontons triangulaires s*e dessinent à la nais- sance des coupoles, ce n'est pas seulement pour opposer des formes anguleuses et des lignes droites à un ensemble de formes et de lignes rondes, c'est pour diviser la chute des eaux pluviales en les ramenant, à droite et à gauche de chaque ou- verture cintrée, sur un point oii elles sont rejetées par des mufles de lion. Si la courbe de la grande coupole polygonale est ellipsoïde, c'est que la perspective devant dérober une partie de cette courbe, la coupole aurait paru d'en bas ramas- sée et déprimée.

On peut remarquer d'ailleurs , dans les dessins qui en re- présentent la coupe , que l'architecte n'a pas fait , comme Bru- nelleschi et Michel- Ange, sa coupole à deux voûtes séparées par un vide , l'une pour la vue intérieure , l'autre pour satis- faire le regard au dehors. La courbe de l'intrados ne diffère point où diffère à peine de la courbe extérieure. Elle est , dans sa forme ovoïde, plus allongée que celle de Saint-Pierre de Rome , et moins surhaussée que celle de Florence.

Le parti pris pour la construction de cet énorme édifice est très-franc et très-simple : à l'intérieur, l'ossature, — c'est-à-


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dire toutes les piles et tous les arcs doubleaux , — est en pierre dure de Cassis et en marbre rouge du Var, disposés par assises alternées. Le marbre rouge est remplacé par du marbre jaune dans les grandes cliapelles, et par du vert des Alpes dans la cliapelle de la Vierge. Les voûtes sont en brique et seront re- vêtues de mosaïques ou de peintures, comme à Saint-Marc de Venise. La couverture des chapelles, du cbœur, des bas-cô- tés et des clocliers est en dalles de pierre : les coupoles et la grande nef seront couvertes en plomb.

L'aspect intérieur produira certainement une impression forte de grandeur et de puissance, due aux belles' proportions, à la sobriété des lignes, à la richesse des matériaux et à la bonne disposition des fenêtres. Mais un effet imposant est ce- lui du transsept, dans lequel s'ouvrent et se développent les trois grandes arcades du chœur, de la chapelle paroissiale et du chapitre. Cela est noble, majestueux et fier.

Pendant dix-sept ans, la cathédrale de ]\larseille fut presque l'unique pensée de Vaudoyer. Ne pouvant quitter Paris, où il s'était bâti dans la rue Lesueur, sur le chemin du bols de Boulogne, une maison bien conçue, dont l'escalier est un petit chef-d'œuvre, il se reposait sur son très-habile élève, M. Es- pérandieu , du soin de conduire les travaux. Mais très-souvent il y allait voir, et c'était pour lui une joie, car il adorait la Méditerranée parce qu'elle avait vu éclore sur ses rivages toutes les civiHsations et tous les arts qu'il aimait. Lorsque du haut des tours de son monument il apercevait cette belle mer, il exprimait le désir violent de revoir la Sicile et de voir le Caire. Mais ces voyages ne furent que des rêves. Quoique en possession de toutes ses forces et de toutes ses facultés, il avait la conviction intime qu'il ne verrait point la fin de ce monument, oîi il avait mis son âme. La dernière fois qu'il monta au sommet des tours pour assister à la pose du cou- ronnement, il eut le pressentiment qu'il n'y remonterait plus.


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Cependant , de retour à Paris , il nous paraissait destiné à vivre longtemps encore. Il était, en effet, debout, plein de santé, plein de vie, et occupé avec ses confrères Duc et Le- fuel à juger un concours à l'Ecole des beaux-arts (le 9 fé- vrier 1872), lorsqu'il tomba foudroyé parla mort, sans avoir eu le temps de proférer une parole, de pousser un cri. Il ne faut pas l'en plaindre, mais au contraire, il faut se rappeler ce que dit Montaigne : (( Heureuse la mort qui ôte le loisir aux ap- prêts d'un tel équipage ! »

Fost-scnjitmn. — Après la mort de Léon Vaudoyer, l'achève- ment de la cathédrale de Marseille avait été confié à son élève, M. Espérandieu, qui avait été son inspecteur des travaux, et son collaborateur dans la construction de Notre- Dame de la Garde. Mais M. Espérandieu est mort lui- même dans la force de l'âge, et il a fallu lui choisir un suc- cesseur. On ne pouvait en trouver un plus capable et plus digne que M. Révoil, qui avait rendu tant et de si beaux ser- vices comme architecte des monuments historiques, et qui pos- sède une connaissance si profonde de son art et en particu- lier de l'architecture byzantine, de celle que Vaudoyer avait imitée en maître dans la cathédrale de Marseille. Auteur du savant ouvrage sur Y Architecture romane du midi de la France^ M. Révoil était désigné au choix du ministre de l'ins- truction publique, non-seulement par la Commission des monu- ments historiques , instituée près la Direction des beaux-arts, mais par le comité qui préside aux travaux des architectes dio- césains ; il a donc été nommé, à la grande satisfaction de tous les amis de l'art, et il ne dépendra pas de lui que la cathé- drale de Marseille ne soit dans sa décoration intérieure ce qu'elle est dans ses plans et dans ses élévations, c'est-à-dire un mo- nument marqué à l'empreinte de la durée, orné sur ses mu- railles et dans ses pavements de mosaïques indestructibles,


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selon le caractère des édifices élevés par les empereurs d'O- rient. Déjà M. Révoil s'est procuré des copies d'une parfaite exactitude et de la plus fidèle coloration d'après les célèbres mosaïques de San-Vitale, de Eavenne (1), et en passant na- guère dans cette ville toute pleine encore des souvenirs de Justinien, nous avons pu vérifier la perfection de ces copies desquelles pourront s'inspirer les mosaïstes qu'emploiera M. Révoil à la décoration du monument byzantin érigé par Vaudoyer.

(1) Elles sont exécutées par un jeune architecte plein de talent et de goût, M. Charles Errard, celui qui a fait tous les dessins d'architecture dans notre Gram- maire des arts du dessin.



EDOUARD BERTIN

1797-1871


Deux hommes se sont éteints dans la personne de M. Edouard Bertin , un journaliste et un peintre; mais, de ces deux hommes, le public, depuis longtemps, n'en connais- sait qu'un, le directeur àw Journal des Débats.

Par sa seconde éducation , par le tour qu'avaient pris dès sa jeunesse toutes ses pensées, et par une inclination que rien n'a pu refroidir, Edouard Bertin aurait pu être jugé tout à fait impropre à diriger cette puissante machine qu'on appelle un grand journal, et cependant il n'y parut point lorsqu'à la mort de son frère Armand Bertin , il prit en main la direction des Débats .1 car il y montra sur-le-champ un jugement ferme et une habileté qui n'était pas seulement une grâce d'état, mais une tradition de famille.

Lui qui depuis trente ans , amoureux de la peinture , avait voyagé dans toutes les contrées de l'art et du soleil, en Ita- lie , en Sicile , en Grèce , en Asie Mineure , en Egypte , et y avait passé ses heures à dessiner et à peindre des arbres, des ruines, des montagnes rocheuses et de beaux ciels, il se trou-


250 EDOUARD BERTIX.

vait contraint de se dédoubler tout à coup et de partager sa vie entre deux choses, en apparence inconciliables, l'art et la politique. Il s'y était du reste un peu préparé sans le vouloir et sans le savoir par d'immenses lectures , ayant toujours mêlé à la passion de peindre la passion de lire. Durant sa vie en- tière, il s'était tenu au courant de toutes les publications du jour, il n'ignorait aucun ouvrage des littérateurs, des poëtes, des historiens , des publicistes et des philosophes contempo- rains. Déplus, il avait dévoré des bibliothèques entières de romans, mais plus gourmand qu'il n'était gourmet, bien qu'il fît une distinction entre les auteurs exquis et les écrivains à la grosse, de plain-pied il passait de George Sand^ à MarcoJ le Maloin^ ou de Cherbuliez k RocamhoJe. Sur sa table étaient entassés pêle-mêle les livres graves et les brochures frivoles. On y voyait se toucher les extrêmes , Proudhon et Veuillot, le Devoir^ de Jules Simon , et le roman le plus grivois de Paul de Kock , About et Dupanloup, les Farfums de Rome et YA- iwlogie d'un incrédule.

A l'école de son père, Bertin l'aîné, dit Bertin le Superbe^ sorte de lord-maire qui portait avec majesté les grands vices et les fortes qualités de la classe moyenne, il avait appris qu'un journal peut faire et défaire les ministres. Il ne voulait donc pas laisser tomber en des mains étrangères une feuille qui, fondée et conduite par son père , avait été pour lui un instru- ment de fortune et l'avait rendu si considérable dans l'Etat , oii il n'était rien. Voilà donc un peintre, un paj^sagiste, à la tête du Journal des Débats : et pourtant, chose singulière, ce peintre saura mener à bien son entreprise; il saura tenir di- gnement une place qui semblait pour lui si difficile à remplir.

Imbu de l'esprit qui avait animé son père et son frère , Edouard Bertin demeura fidèle à leurs habitudes et il continua leurs pensées. Toutefois, il ne laissa point de marquer son journal à l'empreinte de son caractère personnel, qui était plus


EDOUARD BERTIN. 251

porté encore vers l'autorité, que ne l'avait été celui d'Armand Bertin et de Bertin l'aîné. A ses yeux, le gouvernement était une force qu'on devait toujours fortifier, un soutien qu'on de- vait toujours soutenir, et il fallait que le pouvoir eût trois fois tort pour qu'il ne lui donnât pas raison. Mais lorsqu'il vit éclater l'horrible coup d'État de décembre, lorsqu'il vit tant de personnages, la plupart ses amis , les de Broglie, les Tliiers, les Yitet, les Dufaure, passer entre deux rangs de fusiliers comme des malfaiteurs qu'on mène au Dépôt , il dut se rappe- ler l'opposition courageuse faite par son père au commencement du premier Empire et sous la Restauration. Le soir même du 2 décembre, les colonnes du Journal des Débats s'ouvrirent, non sans péril , aux protestations de M. Mole , réclamant sa part dans l'outrage fait à ses collègues et dans leur malheur.

Néanmoins, tant que dura le second empire, Edouard Ber- tin fut prudent et mesuré. Il contint plus d'une fois l'indigna- tion de ses collaborateurs ; il en vint même peu à peu à une espèce de tolérance à l'égard du gouvernement impérial, si bien que lorsque Prévost-Paradol , aiguisant la satire , résolut d'attaquer l'ennemi dans les œuvres vives , il dut aller cher- cher un poste de combat au Courrier du Dimanche.

A l'exemple de ses devanciers, Edouard Bertin fut le di- recteur plutôt que le rédacteur en chef du Journal des Débats. Il savait que la meilleure condition pour conduire un journal est de n'y pas écrire, parce qu'on ne peut être à la fois l'ac- coucheur et l'accouchée, et que le plus habile est de faire ex- primer par les autres les opinions que l'on a, en les induisant à penser ce que l'on pense soi-même. Entouré d'écrivains ex- cellents et d'intelligences façonnées à peu près dans le même moule que la sienne, il leur avait fait accepter une discipline qu'il exerçait avec fermeté. Avant que le Journal des Débats fût mis sous presse , il le lisait depuis la première jusqu'à la dernière ligne, sans en excepter les réclames et les an-


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nonces. Jamais de sa plume il n'ajoutait rien , mais souvent il effaçait, et toujours ses ratures étaient dictées par l'esprit qu'il avait hérité de son père et qui est, en France, celui de la haute bourgeoisie. Voltairien irréconciliable et de pur sang , libéral , malgré son goût pour l'autorité, — qu'il voulait maniée par la classe moyenne , — il était hostile aux entreprises du clergé comme aux excès du pouvoir. Et si jamais sa pensée ne prit un vol bien hardi ni bien haut, jamais non plus elle ne descendit au-dessous des régions tempérées de l'esprit. Sous sa direction, le Journal des Débats fut sensible au talent, et bien qu'il mit quelquefois de la mauvaise grâce à le reconnaître dans les camps opposés, il n'entra jamais dans les basses cons- pirations du silence, bien différent en cela de certaines feuilles gourmées qui se défendent d'être touchées par l'éloquence de leurs adversaires, ou qui affectent d'ignorer quiconque n'est pas des leurs.

Mais le rôle politique d'Edouard Bertin n'est pas ce qu'il importe ici d'apprécier. Assez d'autres le feront, et bien mieux que nous. C'est du peintre surtout qu'on nous demande de parler.

Toutefois il serait difficile de comprendre ce que nous al- lons dire, sans jeter avec nous un coup d'œil préalable sur ce qu'était le paysage en France , au commencement du roman- tisme, quelques années après 1830. Et d'abord, il faut bien l'avouer, l'amour de la nature, de la simple et adorable nature, est un sentiment tout moderne, tout récent même, dans l'Ecole française. La Fontaine n'avait pas réussi à l'introduire dans notre littérature : ce fut Jean-Jacques qui eut cet honneur. De son temps florissaient quelques paysagistes sincères, tels que Lantara et Bruandet. L'un était le Claude Lorrain de la banlieue ; l'autre en était le lUiysdaël. Un jour Louis XVI, chassant dans la foret de Fontainebleau, rencontra un artiste qui avait eu l'idée singulière de peindre en pleine foret. Il de-


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manda le nom de cet original, et au retour, il dit à ]\Iarie-An- toinette : « Nous n'avons rencontré que des sangliers et Bruandet », tant il paraissait curieux de trouver un peintre parmi les demeures du sanglier. Aussi les quelques artistes amoureux de la campagne ne firent-ils pas fortune. Ils vécu- rent dans les bois et moururent dans l'obscurité.

Quand vint la réforme inexorable de David, l'Ecole française, encombrée de héros, n'eut aucune place à donner aux sujets qui n'étaient pas liéroïques. Le paysage fut enveloppé dans la disgrâce des petits genres ; l'on aifecta un dédain superbe pour ce qui avait été la gloire des Hollandais, et le professeur ferma toutes les fenêtres qui donnaient sur la campagne. Si Demarne et Taunay furent tolérés , ce fut à la condition d'as- saisonner leurs paysages de quelques ruines augustes, et leurs fêtes villageoises d'une ou deux bergères au profil grec.

Bientôt parut Valenciennes , qui enseigna dans un docte livre comment le paysagiste se ferait pardonner son art en peignant des villas dignes d'être habitées non par des hommes, mais par des mortels ,

Si canimus sylvas, sylvœ sint consule dignoî.

<( Le plus sûr mo^^n , disait-il , — je cite textuellement, — « est de faire des études d'après Homère, Théocrite, Longus, (( Virgile, le Tasse, Montesquieu, la Fontaine. Tous ces (( grands hommes , qui ont traité des sujets champêtres , s'é- (( talent monté l'imagination à l'aspect de la nature ; mais en <( lui ôtant ses défauts pour ajouter à sa perfection, ils lui ont (( donné une expression sentimentale, douce et simple, qui (( n'est entendue que par l'homme sensible. ))

Au risque de passer pour n'être pas un homme sensible, j'aimerais mieux , si je voulais devenir paysagiste , faire des études d'après nature que d'après Montesquieu ; j'aimerais


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inieiix dessiner les liOtres de la forêt et les joncs du ruisseau que de lire Virgile ou Longus, et puisqu'il s'agit ici du bon la Fontaine, j'irais plutôt, comme Jeannot lapin, faire ma cour à l'aurore, parmi le tln/m et la rosée. On le voit bien, les doc- trines en faveur dans l'école de David ne sauraient s'appliquer au paysage. C'était bien mal comprendre les ouvrages de Claude et de Poussin que de les croire conçus de propos déli- béré, de parti pris, car le Poussin et Claude n'ont vu la nature si grande et si noble que parce qu'ils avaient eux-mêmes l'âme noble et grande, et l'un et l'autre ont été naïvement solennels. Valenciennes enseignait donc un sûr moyen d'arriver à la fausse grandeur, à la sensibilité fausse, et à ce qu'il y a de pire dans l'art, la fousse naïveté, quand il recommandait d'é- voquer tout exprès sous le ciel de Paris la pastorale de Lon- gus, et de peindre les cliamps d'après Virgile,

Le paysage en était là, lorsqu'il se fit, dans l'école, un mou- vement qui était une sorte de compromis entre la nature et le style. Aligny, Edouard Bertin et Corot, — ce dernier élève de Victor Bertin qui n'était point parent d'Edouard, — tentè- rent de concilier la dignité classique avec un peu plus de fran- chise et d'émotion. Chacun s'y prit à sa manière. Aligny croyant voir que ce qui manquait aux paysagistes , c'était la conception de l'ensemble, poussa le sentiment de l'unité jus- qu'au sacrifice violent du détail. Il employa les lignes, les rochers, les masses d'arbres, les plans de terrain, comme au- tant de signes algébriques, pour ainsi dire, au moyen desquels il espérait frapper fortement le spectateur. Mais, à force de dédaio-ner l'accident, il tomba dans l'abstraction ; à force d'être simple et d'abréger la poésie des campagnes , il perdit même le charme qu'aurait pu avoir sa peinture triste et farouche. Corot, qui était un paysan très-fin et plein d'ame, sacrifia aussi les ac- cidents à l'ensemble. En jetant un voile sur la nature, il l'éloi- gna de la prose, et ainsi éloignée , elle put donner asile aux an-


EDOUARD BEKTIN. 255

tiques pasteurs et aux demi-dieux. Edouard Bertin, plus rap- proché par ses goûts d'Aligny que de Corot, voyait noblement comme eux, mais il n'était pas homme à dégager le beau d'une nature ingrate. Il ne portait pas en lui la poésie; seu- lement il la comprenait dans les choses. Il aimait à la chercher et il comptait la trouver dans un heureux choix des sites, des végétations pittoresques, de la lumière et du ciel.

Assez riche pour se passer la fantaisie de voyager, alors plus coûteuse qu'aujourd'hui, Edouard Bertin alla d'abord se hxer en Italie , et il y dessina sans fin ni trêve tout ce qu'un paysagiste y peut dessiner. Les lignes sont là naturellement fières, les arbres naturellement épiques, et le style est tout fait; mais encore faut-il des yeux pour le A'oir. Or, Edouard Bertin possédait une qualité précieuse, celle que les peintres appellent le talent de s asseoir^ c'est-à-dire l'art de choisir le point de vue le plus favorable, et la meilleure place où l'on puisse planter son chevalet.

Une fois installé au bon endroit, il dessinait à merveille ce qu'il avait sous les yeux. Mais son caractère qui, dans le monde était un peu bourru, le portait, dans le paysage, à une cer- taine sauvagerie. Sa première jouissance avait été de peindre les grès austères de la forêt de Fontainebleau, et d'en faire le tableau qui est au musée du Luxembourg. Les sites femiliers , les grâces rustiques, la douceur des coteaux modérés et des vallons tranquilles ne l'attiraient point. Il n'aimait que les ar- bres noueux et tourmentés , ceux qu'a tordus leur résistance aux tempêtes. Il lui fallait des terrains cahotés^ des rochers âpres, des ravins, des précipices et, avec un enthousiasme concentré, il les retraçait sur le papier, d'un crayon ressenti, d'une écriture énergique.

Dessiner, c'était là son fort. Il excellait surtout à manier le fusain, et il le maniait avec aisance, non sans maestrie, produisant des effets pleins de résolution et de force et des


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morceaux qui rappelaient parfois les mâles accents du Guas- pre. Mais, dès qu'il voulait peindre, on sentait, à le voir opérer, qu'il n'y avait plus la main. Son énergie devenait de la pesan- teur. L'effet qu'il avait obtenu dans son dessin, avec le blanc du papier et le charbon, était, sur la toile, étouffé sous des ombres noires. La peinture d'Edouard Bertin semblait faite pour prouver, à l'encontre des affirmations d'Ingres, que des- siner et peindre sont deux. Partout oii pénètre un rayon de jour sur la terre, il rencontre des corps colorés qui ne perdent pas complètement dans l'ombre la teinte qu'ils avaient dans la lu- mière ; seulement, cette teinte se modifie, elle reçoit des re- flets , et si obscure qu'elle soit, elle est encore une couleur. Ceux qui font de la peinture comme un dessin , se contentent de noircir leurs ombres et rompent ainsi l'accord entre les par- ties claires qui sont colorées et les parties sombres qui ne le sont plus. Edouard Bertin n'épargna ni peine, ni travaux, ni fatigues pour arriver à produire un bon tableau, une vraie peinture ; jamais il n'y parvint. Il ne fit que de bons dessins; mais souvent, et le plus souvent, il les fit très-beaux.

A l'égard de Valenciennes, Edouard Bertin, à tout prendre, était un romantique, tant il est vrai que lorsqu'une école s'est égarée et le reconnaît, la vérité y rentre par toutes les portes à la fois. Oui, ce bourgeois fieffé, dont le journal raillait le ro- mantisme de Delacroix et des autres, était lui-même relati- vement un romantique. Et, à ce propos, une chose qui n'a jamais été remarquée, je crois, et qui est bien digne de remar- que, c'est que les premiers élans des novateurs se portèrent vers la Grèce. Avant de se plonger dans le moyen âge pour y évoquer la chevalerie et l'idéal gothique , les révolutionnaires de l'art s'éprirent d'amour pour la patrie de Phidias , de Pé- riclès, de Platon, du grave Aristotc et du sage Socrate. De là les poésies de Byron, les Orientales de Victor Hugo, le Mas- sacre de Scio d'Eugène Delacroix, les Femmes souliotes ^ d'Ary




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258 EDOUARD BERTIN.

Sclieffer. Il se trouva que la terre classique par excellence , le pays du marbre , après avoir inspiré les dessinateurs les plus dévots, inspirait encore les coloristes les plus révoltés.

Saturé de l'Italie et de la Sicile, Edouard Bertin partit pour la Grèce. Une telle contrée devait lui plaire : les plaines déso- lées de l'Attique, avec leurs oasis de verdure et de lauriers-roses, ses oliviers au tronc rabougri , au feuillage pâle , ses mon- tagnes dénudées, dont le squelette, encore superbe, montre des os d'ivoire, cela formait une nature conforme à son talent et à son humeur. Tout ce voyage en Grèce est comme résumé dans un magnifique dessin, dont Maxime Lalanne a gravé une eau-forte pour la Gazette des Beaux-Arts. On y voit dés ro- chers qui rappellent ceux du Parnès et du Corydalle, des végé- tations intermittentes et généreuses comme celles qui colorent le mont Hymette, de sauvages arbrisseaux, et tout au fond, à la cime d'un précipice, un temple abandonné où conduisent sans doute des degrés taillés dans le roc ; et sur le premier plan , un palmier avec de nobles pans de murailles à la Thémistocle, fendus par des plantes qui ont pris racine au sein du penté- lique. Chacun de ces éléments étant étudié sur nature avec l'a- mour du vrai et même avec naïveté, il en résulte que le pay- sage, tout composé qu'il est de pièces de rapport, est à la fois héroïque et vraisemblable, et qu'il retrouve son unité dans l'unité même de l'intention et du style.

D'Athènes, notre voyageur se rendit à Constantinople ;. puis à Jérusalem, ensuite en Egypte , et de ses pérégrinations il rapporta non-seulement quelques tableaux, tels que le Christ au mont des Oliviers^ la Tentation de Jésus ^ et une Vue d'an- ciens tombeaux sur les bords du Nil^ mais une provision, ou, pour mieux dire, une véritable cargaison de dessins, à défrayer l'illustration de cent volumes. Si l'on faisait un choix habile dans ces portefeuilles innombrables, il serait facile de publier, par les moyens que fournissent aujourd'hui la photographie et


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la lithographie combinées, un ouvrage qui ferait grand hon- neur à la mémoire d'Edouard Bertin, un ouvrage rempli d'inté- rêt et de couleur, je dis bien, de cette couleur qui, en dessin, se nomme l'effet.

Que, si nous avions à diriger un tel choix, nous désigne- rions de préférence les paysages où il n'y a point de figures, et ceux où elles ne jouent qu'un rôle très-secondaire. L'art de mettre une figure sur ses pieds, notre paysagiste ne le posséda jamais bien, et pourtant on ne saurait croire tout ce qu'il usa de volonté et d'efforts pour s'en rendre maître. Il dessina long- temps des figures de moines, mais sans pouvoir atteindre à la tournure, à l'aplomb et au naturel excellent que savait y mettre un Granet. Quelquefois il empruntait ses figures du moyen âge, et il leur donnait alors des accoutrements d'une archéo- logie douteuse. Dans un de ses derniers tableaux, Inès de Castro^ il avait mis à contribution le vestiaire de Révoil et de Forbin, de façon à provoquer, j'imagine, le sourire d'un ortho- doxe comme Viollet-le-Duc. En tout cas, il ne sut point pré- senter ses personnages avec cette intensité d'intérêt qui marque tout ensemble la supériorité du paysagiste historique et l'in- fériorité de 'ce paysage, car, il faut en convenir, pour peu que la figure humaine ait de l'importance, pour peu qu'elle ait un nom, que ce soit Diogène cassant son écuelle, ou Polyphème qui jette au vent ses amoureux soucis^ ou Giotto gardant ses moutons, il est impossible que la nature ne soit pas subordonnée par la seule présence d'un homme historique , ou tout au moins que l'intérêt ne se divise point, et l'on tombe alors dans un dé- faut auquel le grand Poussin lui-même n'a pas échappé.

On citerait peu d'artistes qui aient eu l'amour de l'art au point où l'a eu jusqu'à son dernier jour Edouard Bertin. Chaque matin , en dépit de son infirmité , il montait pénible- ment à son atelier du quai Voltaire, — le même qu'ont occupé successivement Eugène Delacroix et Ingres, au sixième étage ,


260 EDOUARD BERTIN.

— et nulle part il n'était plus heureux que là. Egalement ami de ces deux peintres illustres , il se j)laisait dans leur compa- gnie, mais ne voulant pas sacrifier l'un des deux à l'autre , il évitait soigneusement de les mettre en présence et il les in- vitait séparément. Le magistral portrait de Bertin l'aîné, qu'il avait dans son salon, rue des Saints-Pères, était souvent l'oc- casion d'une dispute sur les choses d'art. Eugène Delacroix, quand on le lui montrait, disait en pinçant les lèvres et en clignant les yeux : (( Cela est bien tendu. » Alors commençaient des discussions animées et interminables qui faisaient les dé- lices de Bertin et qui étaient même pour lui une condition de bonne santé. Ce politique n'aimait rien tant, après le plaisir de peindre , que le plaisir de causer peinture , surtout avec Chenavard, dont il recherchait et redoutait la contradiction. Entre eux la causerie dégénérait bien vite en querelle , grâce aux emportements des deux lutteurs qui se jetaient les argu- ments à la figure comme on se jetterait des carafes à la tête. Mais Chenavard, de sa voix sourde et voilée, se défendait à merveille, quelquefois avec une modération accablante. Il me souvient qu'un jour, le paysagiste critiquant VAntiope deCor- rége : « Prenez garde, lui dit Chenavard doucement, ne dites pas de mal du Corrége , cela porterait malheur à votre pein- ture. ))

En effet , cela porta malheur à la peinture d'Edouard Ber- tin, sans l'empêcher pourtant de tenir un rang honorable dans le paysage, entre ceux qui avaient laissé vieillir cette branche de l'art et ceux qui l'ont renouvelée. Aujourd'hui, sans doute, les œuvres du journaHste-peintre nous paraissent un peu su- rannées. D'autres sont venus , qui ont dégagé de la nature un idéal nouveau, et depuis le jour où Paul Huet, qui avait vu en Angleterre les ouvrages de Constable et de Boningtou, com- mença en France la révolution du paysage, faisant frissonner les arbres dans ses tableaux et vibrer la lumière dans ses eaux-


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fortes, de jeunes novateurs, qui à leur tour deviendront clas- siques, Cabat, Decamps, Jules Dupré, Théodore Rousseau, transportèrent leur atelier en pleine campagne, se firent les élèves de la simple nature, et retrouvèrent au fond des bois la poésie du panthéisme, cette poésie agreste qui n'a pour dra- perie que l'écorce des chênes et pour asile que le creux des ro- chers et les grottes mystérieuses. On fut alors tout surpris de voir que les spectacles de la terre et du ciel pouvaient être touchants sans aucun épisode sensible; qu'ils pouvaient être héroïques sans héros, historiques, même sans trait d'histoire, parce qu'il suffit à la grandeur du paysage que le peintre , au lieu de s'attacher à l'imitation rigoureuse des vérités acciden- telles et des grâces locales, s'élève, comme firent Claude et Poussin, à l'expression des beautés génériques de la nature, et de ses vérités éternelles.



HIPPOLYTE FLANDRIN

EXPOSITION DE SES ŒUVRES


C'est déjà une habitude prise que celle des expositions pos- thumes, et cette habitude est bonne. Elle est bonne pour le public, parce qu'il peut ainsi rassembler ses idées; résumer ses impressions et se faire une opinion d'ensemble sur l'œuvre des artistes qui, par intervalles et durant une vie entière, ont obtenu ou sollicité son admiration 5 elle est bonne aussi , le plus souvent, pour la mémoire des maîtres illustres dont les ouvrages réunis se fortifient l'un l'autre, présentent le même talent sous différents jours, et forment, en dehors de tout objet de comparaison, une imposante unité.

Par une exception regrettable, l'exposition des œuvres d'Hippolyte Flandrin ne sera pas aussi utile à sa renommée qu elle aurait dû l'être. Flandrin ayant excellé dans la peinture murale, dans la peinture d'église, le meilleur de son âme est absent là où nous allons chercher son souvenir. Sa véri- table supériorité nous échappe dans ce salon qui ne renferme que des portraits, deux ou trois tableaux, quelques envois de Rome, de simples études , et une suite de dessins qui nous


264 HIPPOLYTE FLANDRIN.

montrent à l'état d'ébauche, et figures par figures, la pensée des grandes décorations de Saint- Germain des Prés et de Saint- Vincent de Paul , de sorte que le côté le plus important et le plus élevé, le côté réellement original de ce rare talent n'est représenté à l'exposition que par des croquis , des litho- graphies et quelques gravures.

C'est là sans doute un malheur inévitable, mais encore faut- il que le public en soit averti.

Hippolyte Flandrin, dit M. Henri Delaborde, a été c( le plus grand peintre religieux que la France ait vu naître de- puis Lesueur. » C'est beaucoup dire, et au fond ce n'est pas trop dire. Il faut avouer, en effet que l'école française a été peu religieuse. Depuis plus de trois siècles , elle a produit en grand nombre les peintures d'église, mais sans y laisser la trace d'une émotion vraie. A l'exception de Lesueur et de Phi- lippe de Champagne, les peintres de notre école n'ont vu dans les sujets religieux qu'un thème comme un autre , un motif de décoration propre à mettre en relief les qualités pittoresques. Les uns, comme Mignard, ont percé les coupoles pour y pein- dre la béatitude et les gloires du paradis, non pas avec le désir d'y avoir un jour leur place, mais dans l'espoir d'obtenir les applaudissements de la terre et les faveurs de la cour. Les au- tres ont retracé la vie de Jésus , mais simplement comme une série de faits historiques. Poussin dans ses Saintes Familles, et même dans ses Sacrements^ n'a été guère qu'un philosophe respectueux , un moraliste grave et mâle , peignant les scènes du christianisme comme les eût racontées un Plutarque, comme aurait pu les sentir un Marc-Aurèle. Lebrun, Jouvenet, Lafosse sont des historiens assez froids qui ont donné à leur narration un ton déclamatoire , faute d'avoir la chaleur et les accents de chrétiens convaincus et attendris. Louis David a été un païen pur, et Prudhon un poète amoureux. M. Ingres, peu fait pour l'art religieux, parce qu'il est tout entier à la re-


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ligion de son art, est un Grec, qui fut un jour baptisé à Flo- rence, mais qui est retourné dans la patrie d'Homère. De nos jours, la tendresse et l'humilité évangéliques n'ont été peintes que par un Allemand, Frédéric Overbeck. Il est vrai que la tragédie du Calvaire, l'ineffable mélancolie de Jésus à la dernière heure, la poésie plutôt humaine que divine du chris- tianisme, ont été profondément senties par un artiste passionné jusqu'à la fièvre, et remué jusqu'aux entrailles, Eugène Dela- croix.

Il ne faut pas croire cependant qu'Hippolyte Flandrin n'a eu qu'un mince mérite à briller dans une carrière où il avait si peu de rivaux. Tout au contraire, le très-petit nombre des peintres directement inspirés par l'Evangile est une circons- tance qui rehausse encore sa gloire. Quand on songe que la grande école italienne a été elle-même si féconde en tableaux d'église et si pauvre de peintures vraiment religieuses; que, dans un intervalle de quatre grands siècles, elle n'a pro- duit en ce genre que cinq ou six peintres capables de parler à l'âme, tels que Fra Angelico à Florence, Pérugin à Pé- rouse , Jean Bellin à Venise, on en vient à placer très-haut l'auteur des peintures si touchantes, si austères et si tendres qui décorent l'église Saint-Séverin , le sanctuaire de Saint- Germain des Prés, la nef de Saint- Vincent de Paul. La vérité est que ces peintures sont d'une beauté rare et doublement précieuse. Flandrin y a résolu un problème qui, au premier abord, paraît insoluble, celui de représenter les naïvetés de la foi primitive avec les moyens et les ressources d'un art ac- compli, d'un art qui a trouvé toutes ses ressources et tous ses moyens.

Dans le christianisme, qui se défie de la chair, qui enseigne le mépris du monde, le dédain de la forme, et qui ne reconnaît d'autre laideur que celle de l'âme, dans le christianisme pur, il y a bien peu de place pour un art consommé comme celui d'un


2G6 HIPPOLYTE FLAXDRIN.

Raphaël, pour un art achevé qui puise à pleines mains dans la nature, qui veut le rendu de la vie, la plénitude des formes, et qui, non content de la beauté naturelle et individuelle des corps, y ajoute la beauté générale et idéale. Arrivée à sa ma- turité complète, la peinture devient forcément riche, magni- fique et triomphante; elle s'attaque au nu, elle modèle les chairs, elle glorifie la nature, la couleur, la lumière; elle est assujettie à l'imitation des phénomènes physiques, et dès lors il lui est bien difficile, pour ne pas dire impossible, d'exprimer les sentiments d'abnégation prêches dans l'évangile, de célé- brer convenablement le dieu des pauvres et des bergers, le dieu né dans une étable. Les spectacles qui attirent la charité ne sont pas ceux que recherche la grande peinture. (( Mon royaume n'est pas de ce monde, )) a dit Jésus ; mais Raphaël ne peut pas en dire autant : son royaume à lui est bien de ce monde , au contraire , et voilà comment il est si malaisé de rester évangélique par le sentiment, sans abdiquer la majesté de l'art épanoui, sans oublier les enseignements d'une école savante, sans remonter volontairement aux époques où la peinture, n'ayant encore que le bouton de sa fleur, était douce et timide comme l'innocence , ingénue comme la foi.

Ce problème, Hippolyte Flandrin l'a résolu. Elevé par M. Ingres dans l'admiration de l'antiquité païenne, il a su donner une forme au sentiment qui a détruit le paganisme. Il a été humble par le cœur et digne par le style. Quand il n'aurait fait que sa frise de Saint- Vincent de Paul et les deux peintures qu'il a exécutées sur fond d'or dans le chœur de Saint- Glermain des Prés , Ventrée à Jérusalem et la Marche au Cal- vaire^ ces morceaux admirables suffiraient à lui créer une si- tuation originale, oui, originale, car ce qui nous frappe le plus dans ces peintures, c'est justement cette conciliation inat- tendue, surprenante et réussie, entre la science plastique et la foi religieuse, c'est-à-dire entre la beauté voulue de la forme.


HIPPOLYTE FLANDRIN. 267

et le sentiment chrétien qui lui est hostile. Chose singulière, ce peintre catholique est dans sa peinture un réformé.

L'ampleur de ses figures et de ses draperies n'empêche point qu'il ne conserve un air d'austérité et de jansénisme, qui tran- che sur toutes les décorations religieuses, et néanmoins il est de son temps; il ne s'efforce point, comme Overbeck, de re- venir aux formes graciles et délicates de Fra Angelico, de faire transparaître l'âme à travers la mince enveloppe de sa demeure. Au contraire, il exprime la foi dans des corps sains et robustes ; il imprime le caractère du renoncement à des per- sonnages qui n'ont pourtant rien de grêle, de pauvre ni de maladif.

Comment s'est opéré ce mélange si imprévu et si remar- quable? Par la force, par la vertu des enseignements de M. In- gres. Ce maître, car c'en est un et de race, a été le premier, non pas à comprendre , mais à enseigner les vraies conditions du style. Il a résolument sacrifié l'effet des nuances à la ma- jesté de l'ensemble. Amoureux de la nature, il a su la voir en grand, en la ramenant à l'unité de sa couleur. Au lieu d'être diaprée de tons variés, comme chez Rubens, elle se cache à demi et se généralise derrière la poésie d'une gaze. Ses figures tiennent à la vie, mais elles se séparent de la prose. Chacun de ses personnages semble vu à une distance où, perdant les apparences du réalisme, il garde les accents de la vérité. Une exécution décidée et ferme, mais transparente et lisse, vient ajouter encore à la dignité de ses peintures qui ne pré- sentent plus ni empâtements épais, ni grumeaux de couleur, ni même les traces matérielles de la touche. De cette manière, la figure s'idéalise ; et ce qu'on lui ôte de charme en effaçant les détails d'une riche coloration, profite à l'harmonie austère qui l'éloigné du regard en l'élevant dans une région supé- rieure. C'est là le secret de cette grandeur monochrome, sim- plifiée et imposante, qui permet à Flandrin de conciher l'am-


268 HIPPOLYTE FLANDRIN.

pleur avec la mélancolie, et le paganisme du style avec le christianisme des pensées. Aussi bien, lorsqu'il représente l'Entrée à Jérusalem, la Marche au Calvaire, Flandrin se trouve sur la Hmite de deux mondes ; il est en présence des Juifs convertis et des Romains qui n'ont pas voulu se convertir. Il veut donc exprimer chez les uns une évangélique modestie, chez les autres la fierté et l'énergie antiques. C'est ce qu'il a fait à merveille dans ces deux peintures, qui sont des chefs- d'œuvre en leur genre ; il y a été supérieur à lui-même, ainsi que dans cette longue frise de Saint- Vincent-de-Paul , dont les figures, à la fois semblables et différentes, passent lentement sur la muraille comme les ombres heureuses des saints et des martyrs.

De telles expressions au surplus ne se trouvent que dans les profondeurs de la conscience. Il y faut l'intimité d'une convic- tion entière. On ne saurait peindre la foi si on ne l'éprouve, et lorsque Vasari nous assure que Pérugin était un mécréant qui , froidement , peignait de pratique des anges d'une grâce si touchante et si adorable , son témoignage nous paraît sus- pect, et pour mon compte, il me répugne de croire que l'art puisse être jamais remplacé par une habile jonglerie. C'est la vérité du sentiment qui nous émeut, et non pas la grimace de l'émotion. Flandrin a été sincère, et il me semble que Pérugin a dû l'être. c( J'entrai l'autrejour à l'église Saint-Germain des Prés, dit Daniel Stern ; mes yeux furent attirés par deux com- positions empruntées de la passion du Christ. Je les contemplai longtemps, non sans quelque surprise. Il y avait là un senti- ment profond des divines nouveautés de l'Evangile, uni à je ne sais quelle placidité forte qui révélait l'étude de la nature an- tique. Quand je demandai le nom de l'artiste auquel nous de- vons les pages harmonieuses de ce christianisme virgilien, ma surprise fit place au respect. J'appris que ce jeune maître, digne d'un temps meilleur, avait su mettre dans sa vie l'ac-


HIPPOLYTE FLANDRIN. 269

cord que je voyais dans ses peintures, et que cette œuvre touchante qui exhalait comme un parfum de sincérité, c'était la fervente invocation d'une âme chrétienne (1). »

Que si maintenant, de l'art monumental nous passons à la peinture de portraits, Hippolyte Flandrin va perdre une partie de ses avantages. La frugalité de son pinceau, la chasteté de sa manière simple et sobre, sa couleur attristée et volontairement réduite à cette monochromie solennelle qui convenait si bien aux décorations religieuses et murales , vont être pour lui un embarras lorsqu'il se trouvera face à face avec la nature , avec la chair, avec le soleil. C'est en effet ce qui arrive. Les portraits de Flandrin accusent un côté faible, je ne dis pas dans son ta- lent, mais dans son tempérament de peintre. Le rideau léger et transparent à travers lequel il apercevait les saints du paradis et les chrétiens de la Galilée , s'interpose encore entre lui et son modèle. Dès qu'il est en présence de la vie qu'il faut expri- mer, de la chair qu'il faut rendre en la colorant et en l'éclairant, son pinceau réservé et pudique n'est plus à l'aise. Ce n'est pas tout. Le portrait veut une intelligence souple, variée, éten- due et pénétrante, un esprit fertile en ressources ; il veut l'ex- pression des caractères par la couleur, par le clair-obscur, par la touche aussi bien que par l'attitude. Il ne suffit pas que le personnage paraisse avoir la plus haute condition de la vie , qui est la pensée, il faut encore qu'il soit baigné dans l'atmosphère, plongé dans la vie universelle. Il faut que tout vive autour de lui, et que le fluide de son âme s'attache à ses vêtements , à toutes les choses environnantes et ambiantes, même aux choses inertes , commme le parfum au vase.

A vrai dire, ces qualités voulues, indispensables, qui ne manquent jamais dans les portraits d'un grand maître, se rencontrent rarement dans ceux de Flandrin. Sous les rayons

(1) Esquisses morales, par Daniel Stern (M'"'= d' Agonit).


270 HIPPOLYTE FLANDRIN.

trop discrets d'une lumière uniforme et assoupie, ses mo- dèles languissent ; leur vie sommeille et leur pensée n'est qu'un songe. Quelquefois cette manière de comprendre a bien sa grandeur; mais quand on la voit se reproduire partout et toujours, quand on retrouve, l'une après l'autre, tant de personnalités différentes sur un même fond de serge verte ou sur une tenture de papier bleu qui donne du froid, on re- grette la monotonie engendrée par le seul rapprocbement de tant de portraits, et l'on mesure alors la distance qui existe entre ce talent si délicat, si honnête et si pur, et les grands maî- tres dont le souvenir se présente de lui-même à l'esprit : les Van Dyck, les Vélazquez, les Antoine More, les Rembrandt, les Titien, les Rubeus... sans parler de M. Ingres, auprès du- quel Flandrin pâlit, faute d'énergie et d'invention, faute de flamme, faute de burin pour creuser les caractères. Je me re- présente ces maîtres illustres venant regarder les portraits de Flandrin, et j'imagine que ses toiles ne seraient à leurs yeux que des préparations très-avancées qui attendent les dernières touches, les derniers coups. L'un y trouverait trop peu de va- riété, l'autre trop peu de relief. Celui-ci désirerait une lumière plus enveloppante ou des ombres plus mystérieuses et plus profondes. Vélazquez demanderait plus d'air ; Van Dyck plus de distinction et de charme dans les figures de femmes , moins de bourgeoisie dans les portraits d'hommes. Le coloriste serait offusqué de voir un fauteuil vert-chou détonner sur un fond chocolat, et faire tache sur un ensemble de couleurs cuites et roussies ; il effacerait la banalité de ces rouges pesants, la froi- deur de ces grands tapis en drap de billard qui prennent tant et tant de place. Holbein chercherait à soulever le voile qui empêche de regarder de près à l'intimité de l'être, aux plis de sa peau , à la transpiration de l'âme par les pores. Titien vou- drait plus de santé, une touche plus fière, et que le peintre eût accusé la présence des os et des tendons, la chaleur de la


HIPPOLYTE FLANDRIN. 271

chair. M. Ingres, enfin, engagerait son élève à pousser plus avant la poursuite de l'individualité, à scruter plus au vif les caractères. Tous diraient qu'il manque à ces portraits deux choses : l'accent de l'esprit, l'accent de la main.

Quelques-uns pourtant sont des morceaux de prix, réussis à merveille. La Jeune fille à l'œillet est une œuvre consacrée par l'admiration publique, et qui est admirable, en effet, sans ressembler à rien de ce qu'on admire. Le portrait de M. Broël- mann est excellent. Celui de Flandrin lui-même , avec une to- que, rappelle la manière passée, fine et tendre d'André del Sarte. Celui du prince Napoléon, un des meilleurs, et celui de M. Walewski, 'présentent, le dernier surtout, des mains qui ressemblent quelque peu à des gants soufflés. Le portrait de l'empereur, beaucoup trop vanté selon nous, demeure triste et endormi avec toutes les variantes du ton le plus éclatant et le plus gai, qui est le rouge. L'air rêveur, l'intention prophétique d'un regard vague et noyé, nous paraissent appartenir au peintre plutôt qu'au modèle, et gâter par la prétention une figure modelée net et ferme , un front dont les méplats sont bien touchés, parfaitement rendus. Le portrait de M. de Rothschild a un grand succès et un succès mérité. La nature y est attaquée avec une franchise qui plaît, avec une vérité qui parle et qui saisit. Les portraits de femmes n'ont pas assez de séduction ; quelques-uns manquent d'élégance et de monde. Il en est où Ton remarque des mains d'une exquise délica- tesse, celui de M™^ Oudiné, par exemple. Enfin la petite fille de M. Baltard, avec ses grands cheveux qui s'échappent d'un bon- net de nuit, montre ce qu'aurait pu faire un peintre moins re- tenu par la pudeur du pinceau.

En somme, c'est dans les églises de Paris, de Lyon, de Nî- mes qu'il faudrait aller voir les plus belles œuvres de Flandrin; c'est là qu'il est personnel et supérieur. Les nobles pâleurs de la fresque auraient convenu à son talent sévère : il a mieux


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aimé la peinture à la cire, dont le ton mat et blond laisse à tous les pleins de rarcliitecture leur signification et leur fermeté. Parmi ses tableaux à l'huile, le plus savant, le plus robuste, le mieux peint , est certainement le Saint Clair gué- rissant des aveugles, que nous venons de revoir à l'exposition. Les expressions en sont belles et fortes. La foi tranquille du saint qui impose les mains aux aveugles sans les regarder, l'aveugle qui lève son bandeau et qui est stupéfait plutôt que ravi du miracle qui lui rend la vue, l'individualité curieuse des physionomies, deux charmantes têtes de femme, l'une plus émue que surprise, l'autre caressée par un reflet de lu- mière, une exécution mâle et sûre et une certaine verve due à la jeunesse de l'auteur : tout cela fait de ce tableau le chef- d'œuvre de Flandrin, celui qu'on pourrait hardiment placer au Louvre, où la peinture contemporaine s'arrête à Géricault. Dans une de ces lettres pleines de bonhomie et de naturel, de grâce involontaire et de cœur, que M. Henri Delaborde vient de publier et dont il a peut-être grossi le nombre avec trop de com- plaisance, Hippolyte Flandrin écrit, à propos du Saint Clair : (( M. Ingres est venu le voir. Oh! si vous saviez comme il a été encourageant! Mais oui, il faut que je vous dise tout, à vous, à condition pourtant que ce sera à vous seul. Il est entré, il s'est placé en face du tableau. Assis depuis un mo- ment, il ne disait rien; j'étais embarrassé, Paul aussi! Enfin il se lève, me regarde, et en m'embrassant avec cette effu- sion, ce sentiment que vous lui connaissez, il me dit : « Non, (( mon ami, la peinture n'est pas perdue : je n'aurai donc pas (( été inutile. ); A ces mots, dont je suis si peu digne d'être l'objet ou l'occasion, je suis devenu petit, et je n'ai pu ré- pondre que par des larmes. »

L'exposition des œuvres de Flandrin se trouve ainsi com- plétée autant que possible par la publication de ses lettres. Il est là tout entier, naïf et convaincu, à la fois expansif et timide



Saint Clair guérissant les aveugles.


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HIPPOLYTE FLANDRIN.


comme un enfant. Peu littéraire si l'on veut, Hippolyte Flan- drin a pourtant une forme qui se ressent des bonnes lectures et qui, à travers des ingénuités quelquefois puériles, abonde en rencontres heureuses. Il est capable de bien dire parce qu'il écrit et qu'il parle comme il peint, de sentiment. Il y a nombre de passages dans ses lettres où, avec une éloquence incon- sciente, pour ainsi dire, il fait voir ce qu'il a senti. Les œuvres d' Hippolyte Flandrin sont une pure émanation de son âme ; ses lettres en sont la naïve histoire.




GRANDVILLE


1803 — 1847


Il n'est pas indifférent de savoir que Grandville est né dans la patrie de Callot , car il a plus d'un trait de ressem- blance avec l'illustre graveur de Nancy : et d'abord de l'es- prit, de l'observation, l'humeur polémique; puis un mélange tout à fait imprévu de réalisme et d'idéal, une forme correcte et positive , aride même , mise au service des plus fantastiques inventions ; un contour net, enfermant une idée souvent indé- cise ; un contraste perpétuel, enfin, entre l'élévation de la pen- sée et la prose du crayon.

Le véritable nom de Grandville était Gérard. Son père, peintre en miniature , était le fils d'un comédien distingué qui, sous le nom de Grandville, avait longtemps charmé la cour de Stanislas et les bourgeois de Nancy. Ce comédien avait eu deux enfants et en avait adopté un troisième qui eut bientôt un nom, et se trouva être Fleury, de la Comédie française. Moins heureux que leur frère adoptif , les fils de Gérard furent l'un et l'autre de modestes peintres en miniature, qui menè- rent à Nancy une vie laborieuse et austère. Le plus jeune,


276 GRANDVILLE.

pour se distinguer de son aîné, prit le nom de Gérard-Grand- ville : ce fut le père de notre artiste.

Jean-Ignace-Isidore Gérard, dit Granclvilïe^ vint au monde le 15 septembre 1803 ; il naquit délicat et débile, et n'en fut que plus aimé par sa mère. Il montra dès ses premières années un caractère doux, taciturne et réfléclii, jouant peu, écoutant beaucoup, et observant toute chose avec de grands yeux légè- rement voilés d'une teinte de mélancolie. A douze ans, on le mit au lycée de Nancy : mais il en sortit bientôt pour apprendre le dessin chez son père, qui, d'accord cette fois avec la destinée, voulait faire de lui un artiste. Malheureusement, tandis que le père flattait de son mieux ses modèles, — cela est de rigueur chez un peintre en miniature, — le fils refaisait le portrait du patient, mais avec unejustesse de coup d'oeil et une fidélité tel- lement inexorables, qu'il passait pour ne faire que des carica- tures. Du reste, il dessinait du matin au soir, il dessinait tout, personnes et choses , et il accrochait ses charges aux murailles de sa chambre , comme Téniers accrochait les siennes aux murailles de son cabaret.

Un miniaturiste parisien très-connu , Mansion , passant à Nancy, alla voir son confrère, et, frappé de l'esprit du jeune des- sinateur, il proposa de l'emmener avec lui. On promit d'y pen- ser, et , à quelque temps de là , M. Gérard se décida en effet à envoyer son fils à Paris. Cent écus , une lettre pour Mansion, une autre pour M. Leméteyer, régisseur général de l' Opéra- Comique, son parent : voilà de quoi se composait tout le ba- gage de Grandville. Mais il eut bientôt trouvé des ressources dans son esprit ingénieux. Chez Mansion, qui l'avait pris dans son atelier, il imagina un jeu de cartes fantastiques de cinquante-deux pièces, que Mansion trouva si remarquables qu'après les avoir corrigées... du regard, il les publia sous son nom , avec le titre de Sibylle des Salons.

Cependant Grandville passait ses soirées à l'Opéra-Co-


GRANDVILLE. 277"^

mique , et les entr' actes dans le cabinet de M. Leméteyer, où il avait connu déjà quelques artistes en renom : Vernet, Pi- cot, Hippolyte Lecomte, Léon Cogniet, et parmi eux un deuxième ténor, Féréol, qui chantait bien et peignait mal, mais qui se croyait plus de talent pour peindre que pour chan- ter, genre de méprise assez fréquent chez les artistes. Hippo- lyte Lecomte surprit un jour Grandville dessinant à nouveau, sur le bureau de son oncle , une composition que Féréol ve- nait de peindre, et critiquant à coups de crayon toutes les fausses notes que le ténor avait laissé échapper dans son ta- bleau. Le lendemain, Grandville devient l'élève d'Hippolyte Lecomte, qui bientôt le fait peindre à l'huile ; mais ce genre de peinture l'embarrasse , lui parait compliqué et d'une diffi- culté superflue , inutile à vaincre. Par un nouveau trait de ressemblance avec Callot, Grandville répugne à ce procédé; il le trouve trop chargé d'entraves matérielles , et pas assez net pour sa pensée. D'un coup de plume, il avait dit tout ce qu'il voulait dire : pourquoi ces mélanges, ces préparations, ces toiles qui doivent sécher quinze jours, et sur lesquelles il faudra revenir, quand on aura peut-être jeté ailleurs tout son feu ou changé d'idée, à moins de peindre au premier coup, ce qui n'était guère possible à un homme qui avait comme lui l'inquiétude de son art? Grandville faisait ainsi le procès à la peinture à l'huile, impatient qu'il était d'en venir aux moyens les plus simples d'épancher sa verve, car il avait l'esprit plein de pensées, l'imagination pleine de rêves!

Découragé, l'élève de Lecomte veut retourner à Nancy, lorsqu'un sociétaire du théâtre lui propose de dessiner des costumes pour les troupes de province, lui donne un peu d'ar- gent, lui demande beaucoup de croquis, et en somme le laisse bientôt aussi abattu, aussi pauvre que devant.

Dans ce temps-là, pourtant, on venait d'inventer un art qui semblait créé tout exprès pour Grandville : la lithographie.


278 GRANDVILLE.

On n'entendait chanter partout, dans les salons, dans la rue, que la ronde suivante, en mécliants vers tirés de je ne sais quel vaudeville :

Vive la lithographie !
C'est une rage partout :
Grand, petit, laide, jolie,
Le crayon retrace tout.
Nos boulevards tout du long
A présent sont un salon
Où , sans même avoir posé ,
Chacun se trouve exposé.
On tapisse les murailles
De soldats et de hauts faits ;
On ne voit que des batailles ,
Depuis que l'on a la paix ;
Sur les assiettes , les plats ,
On dessine les combats ;
Jusqu'au fond des compotiers ,
On va placer des guerriers.
Sur nos indiennes nouvelles
On voit prendre des remparts.
Et sur les fichus des belles
On voit charger des hussards.
Les paravents , les écrans ,
Sont ornés de combattants ;
Mille canons en travail
Font feu sur un éventail.
Là , des villes assiégées
Sur les foulards les plus beaux ,
■ ■ Ou des batailles rangées
Sur des schalls de mérinos.
Nos mouchoirs de poche aussi
Ont leurs combats, Dieu merci !
Grâce à cette nouveauté ,
Une sensible beauté
Peut , quand la douleur l'attaque ,
Essuyer ses yeux très-bien
Avec le bras d'un Cosaque ,
Ou la jambe d'un Prussien.


GRANDVILLE. 279

La lithographie , pour un artiste qui était pressé de pro- duire, qui avait d'ailleurs le côté populaire de la verve, et sen- tait le besoin d'agir sur l'esprit des autres, c'était une mer- veilleuse invention. Cependant, comme si le crayon écrasé sur la pierre eût donné des contours trop mous , comme si l'im- pression eût été moins incisive que le trait, Grandville voulut exécuter la lithographie à la manière d'une gravure : au lieu de grainer son dessin ou de l'estomper, il arrêta vivement ses contours, ombrant avec des hachures, précisant de plus en plus ses formes au moyen des tailles, et faisant entrer ses figures dans la pierre avec son crayon , comme il les eût ren- trées dans le cuivre avec un burin. C'est absolument l'histoire de Callot , lorsqu'il imagina de substituer au vernis mou, dont se servaient les graveurs à l'eau-forte, le vernis des luthiers, qui , étant ferme et dur, donne plus de netteté au travail de la pointe et permet au graveur de sculpter, pour ainsi dire , son dessin sur la planche (1).

Dessinateur lithographe , Grandville n'avait plus qu'à in- venter, et c'était là précisément sa supériorité naturelle. Il pensait beaucoup, il avait beaucoup observé. Des travers du monde, de ceux que l'on coudoie chaque jour sur le pavé ou sur les tapis, pas un ne lui avait échappé. Il commença la Suite des Dimanches d'un bon bourgeois, ou les Tribulations de la petite propriété. Il était d'ailleurs assez disposé à railler la vie, dont il connaissait déjà les petites misères... en atten- dant les grandes. Il occupait alors dans l'hôtel Saint-Phar, sur le boulevard Poissonnière , une petite chambre , la même peut-être qui fut habitée depuis par un écrivain dont la plume a certains rapports frappants avec le crayon de Grandville, Alphonse Karr. Là il se mit à l'œuvre, conseillé, dit-on, par

(1) Voyez les curieuses Recherches sur Jacques Callot, — que M. Meaume a publiées à Nancy, en 1854, — et la biogi-aphie de ce peintre-graveur que nous avons donnée dans V Histoire des Peintres.


280 GEANDVILLE.

Duval-Lecamus,fit des dessins remarquables, tomba aux mains d'un éditeur en déconfiture, dut se débattre avec les créan- ciers , vit saisir ses dessins , et perdit son temps à courir après son argent.

Au milieu des tribulations qu'il peignait si bien et de celles qu'il éprouvait lui-même, il fit heureusement la rencontre d'un futur ami, M. Falampin, alors avocat, depuis un des ad- ministrateurs de Y Illustration. Cet ami habitait la rue des Pe- tits- Augustins. Il était d'une sorte de club, dont le fondateur avait dû être Achille Ricourt, club d'artistes qui, chaque jour, sur les cinq heures, se réunissaient rue Saint-Benoit, dans les salons d'un Yéfour à 13 sous, oii l'on dépensait beaucoup d'esprit. On y voyait venir Paul Huet, Jules Janin, Chenavard et vingt autres. Grandville fut invité à quitter l'hôtel Saint-Phar et à venir se loger près de son ami.

(( Il avait, au cinquième étage, dit M. Clogenson (1), dans une maison située en face du palais des Beaux- Arts, une man- sarde spacieuse, dont son esprit inventif savait tirer un rare parti. Outre le lit, la table et les six chaises qui composaient son ameublement, ses amis se rappellent un vaste rideau vert qui servait à partager en deux son appartement. Une partie, non éclairée, était sa chambre à coucher; l'autre, or- née d'une fenêtre en tabatière, par laquelle le soleil envoyait libéralement ses rayons, constituait l'atelier. Quand les visi- teurs étaient nombreux , on relevait le rideau , et le tout for- mait un vaste salon.

(( Quelques jeunes artistes avec lesquels Grandville était lié habitaient le même quartier. Dans la maison contiguë à la sienne, rue des Marais Saint-Germain (actuellement rue Vis- conti), demeurait Paul Delaroche, qu'il avait connu chez son oncle, et qu'il voyait alors assez souvent ; puis , dans le voi-

(1) Dans une notice intéressante sur Grandville, publiée par V Athœneum frau' çais des 12 et 19 mars 18'i3.


GRAND VILLE. 281

sinage, il y avait Guiand le paysagiste, Renou le peintre d'in- térieur, Pannetier le miniaturiste, Horeau l'arcliitecte, Drulin, Eugène Forest, Delange, qui tous vivaient de leur pinceau ou de leur crayon, puis Philippon, Charton, Taschereau, puis enfin M. Falampin, son ami le plus intime, qui a eu la bonté de nous aider de ses souvenirs. ))

Grandville était alors assez gai, du moins en apparence; il causait timidement, mais finement, faisait peu de bruit et plaisantait le plus souvent le crayon à la main. Le soir, quand, au sortir du fameux salon de cent couverts , on s'était groupé autour d'une lampe chez le président du club, Grandville pre- nait une plume et se mettait à dessiner. Pendant que la con- versation s'échauffait ou qu'on faisait de la musique, il tra- duisait sur le papier les idées que lui suggérait la mélodie, les bons mots qui se croisaient, les aventures qu'on venait de raconter; puis, s'égarant peu à peu dans sa propre pensée, oubliant ce qui l'entourait, il paraissait se plonger dans une méditation solitaire; il rêvait, et machinalement sa plume donnait une forme à ses rêves ; mais son dessin devenait vague, décousu, inintelligible comme un songe. Chose bizarre! cet esprit si positif, si bien façonné à la critique de toutes les folies, était lui-même enclin aux chimères. Il côtoyait cons- tamment les abîmes de la fantaisie.

Ses publications, pourtant, ne révélaient pas encore cette tendance. En 1827, il avait mis au jour les Quatre Saisons de la Vie humaine^ recueil de dix planches où il peignit les divers passe-temps de l'homme, depuis l'âge de deux ans jus- qu'à celui de soixante-dix. Rien de bien nouveau dans cet ou- vrage , rien de brillant ; le dessin en est roide et la pensée très-banale : le gros des humains y est représenté tout bon- nement, en proie à la bêtise bien connue de ses goûts. Pauvre humanité! vous pouvez la suivre tout le long de sa carrière ; vous la retrouvez à la fin telle qu'au début ; elle a


282 GRANDVILLE.

seulement changé de poupée. Le héros commence par marty- riser son chat, par monter un cheval de bois ou une girafe de carton. Ensuite il vole des pommes; mais du moins, à l'in- verse de l'avare de Florian, il respecte les mauvaises et ne mange que les bonnes. A douze ans, il aligne des régiments en papier et joue au soldat, absolument comme les souverains. A seize ans il fait la cour, non pas aux femmes encore, mais à leurs robes, et trouve que V étoffe en est moelleuse. De vingt à vingt-cinq, il chasse sans port d'armes sur les terres des fermiers et des maris. A trente ans, il se déguise en poissarde et va par- ler l'argot au bal masqué. Plus tard, il pêche à la hgne, chante Frétillon, cultive le vin muscat, compromet sa perruque dans les coulisses... que sais-je? Enfin, il termine sa vie d'une ma- nière vraiment sinistre, en lisant devant son poêle le Consti- tutionnel!

Aux Quatre Saisons de la Vie Immaine succède une sorte de danse macabre tout à fait inconnue aujourd'hui, entière- ment oubliée du moins , et qui est cependant^la mise en scène imprévue et originale d'une idée d'ailleurs bien commune. On sait que les peintres du moyen âge se plaisaient à re- présenter, sur les murs d'enceinte des lieux de sépulture, une sorte de ronde fantastique menée par des trépassés de toute profession et de tout âge, comme celle qui fut peinte au quinzième siècle, dans le cimetière de Bâle et de laquelle s'est inspiré Holbein dans sa fameuse Danse des morts. Grand ville a repris cette allégorie funèbre, qui cadrait, mieux peut-être que la plaisanterie, avec la tournure sérieuse de son imagination. Il intitula le Voyage iiour V Eternité une série de planches où il avait dessiné la Mort empruntant tous les visages pour nous attirer à elle, changeant à chaque pas de costume pour nous séduire. Ici, elle s'affuble d'un immense bonnet à poil , prend une canne et une allure de tambour-ma- or, et conduit dans son empire tout un régiment de pauvres


GRANDVILLE. 283

conscrits qui partent, en emboîtant le pas, pour le grand voyage. Là, elle s'est déguisée en cocher de tilbury, s'est fait suivre d'un groom ce qui porte la cocarde et l'habit galonné, )) et de l'air le plus charmant, elle montre son équipage à une jeune dame, en l'invitant à aller au bois... d'où l'on ne revient plus. Une autre fois, sous le masque d'une prostituée , elle appelle d'une voix doucereuse de jeunes étourdis , et leur pro- pose de monter dans son bouge pour lui acheter l'amour. Le crayon de Grandville a cette fois l'énergie d'un hémistiche de Juvénal. Plus loin , elle se fait garçon apothicaire , et ca- chée dans l'officine où on lui voit piler ses poisons dans un mortier, elle sourit en écoutant le maître assurer à ses prati- ques que ses drogues sont pures, de bon aloi, et selon V or- donnance. L'artiste, en composant cette série de dessins, s'est relevé des faiblesses et des banalités précédentes ; il a taillé dans le vif.

Mais le titre le plus sérieux de Grandville à la popularité, son oeuvre la plus remarquable, la plus originale, c'est la série des Métamorphoses du jour. L'idée était neuve, par une face, du moins, et piquante : elle fit fureur dès le début; aussi l'artiste n'eut-il pas besoin d'aller chercher les éditeurs : il les vit venir. Sans doute l'apologue qui prêtait notre langage aux animaux était aussi ancien que le monde, et Aristote, qui a remué toute chose, avait dit, il y a quelque deux mille ans, les rap- ports de la physionomie humaine avec celle des animaux ; mais la nouveauté consistait à leur faire endosser nos habits, à les introduire en escarpins dans nos salons , à les transfor- mer en personnages vraisemblables, en leur assignant un rôle à chacun dans l'éternel vaudeville du monde. Grandville a rendu l'homme inséparable de l'animal ; il les a soudés l'un à l'autre comme la fable avait fait les deux êtres qui composaient Ghiron ; mais, à l'inverse du centaure, ses acteurs ont des hures de bêtes sur des épaules humaines.


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Les Mêtamorplioses dit jour eurent un succès prodigieux. Parmi ces satires toutes morales , il s'était glissé un trait po- litique, et ce fut la fortune de l'auteur; je me trompe, de lé- diteur. Il n'était bruit, dans ce temps-là, que d'une liistoriette de coulisses, assez ordinaire d'ailleurs, mais rendue piquante par la qualité des personnes. Le liéros de l'aventure était le jeune duc de Chartres, depuis duc d'Orléans, le fils de Louis- Philippe ; l'héroïne était une ingénue du boulevard qui amu- sait les bourgeois par son talent et ennuyait les beaux fils à force de vertu. On disait alors, et sans horreur je ne puis le redire, que M. le duc avait été heureux comme il convient à un colonel de hussards, et que c'était le père de la belle ingé- nue qui avait lui-même conduit le jeune colonel à la victoire. Grandville, vengeant d'un seul trait la morale outragée et les soupirants jaloux, représenta Monseigneur en son beau costume de colonel de hussards, tête de grand-duc^ pose élégante; le père, sous les traits d'un poisson indigeste, dont la chair n'est bonne qu'en mai, et l'Iphigénie en coulisses sous les formes d'une jeune dinde rougissante, dont le bec convexe, recou- vert de sa caroncule, devait se prêter malaisément aux baisers de l'oiseau de nuit. Tout Paris voulut voir cette planche , et l'on raconte que la duchesse de Berri, — c'était en 1829, — se fit un malin plaisir d'oublier sur sa table, un jour de récep- tion, quelques épreuves de cette métamorphose^ trouvée char- mante par le comité de censure au service de la branche aî- née. Ce fut, on le pense bien, à qui rirait le plus haut des malheurs de l'amant heureux. A partir de ce jour, les Méta- morphoses de Grandville devinrent l'objet de toutes les conver- sations ; on les trouvait sur tous les guéridons, dans toutes les mains. Deux auteurs , MM. Paul Lacroix et Ozanneaux , im- provisèrent pour rOdéon une pièce dont l'ouvrage de Grand- ville leur fournit la pensée et le titre : les personnages de- vaient changer de tête, et l'on se demandait qui peindrait ces


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physionomies de carton. — Naturellement Grandville. — Mais où est cet homme depuis hier si célèbre? — On le cherche partout, et on le découvre en son cinquième étage de la rue des Petits- Augustins , n" 10, dans une petite chambre sans meubles. « Vous êtes sans doute un habitué du Jardin des Plantes, dit le bibliophile à l'artiste. — Monsieur, reprit modestement Grandville, je n'ai vu les animaux que dans Buf- fon. C'est là que je les étudie (et il montrait une petite édi- tion anglaise de l'Histoire naturelle : Extracts from Buffon^ in-12) ; voilà le livre d'où je suis sorti. ))

Les bêtes de Grandville me rappellent que j'étais un jour avec un homme d'infiniment d'esprit, M. Prosper Mérimée, le même qui fut de l'Académie Française, à examiner des croquis d'animaux qu'il venait de dessiner d'après nature (1). C'étaient des rhinocéros, des hippopotames, des mastodontes et autres pachydernes. « Comment expliquer, lui dis-je, l'existence de ces êtres difformes, monstrueux? ne dirait-on pas d'un cauchemar de la nature? — Pour moi, reprit froi- dement l'académicien, j'ai toujours pensé que, vers le sixième jour de la création, il avait été ouvert un grand concours, pour la formation d'un être digne de vivre sur la terre. De toutes parts, comme vous le pensez bien, on produisit des modèles, et Dieu seul peut savoir ce qu'on envoya d'ébauches informes, d'animaux biscornus et grotesques. La galerie dut rire beaucoup, non-seulement de la conformation des figures, mais des énormes différences qui se rencontraient dans leurs proportions relatives ; lorsque après VéléjjJiant, par exemple, un des compétiteurs apporta modestement le rat. Le lion et le singe furent remarqués ; mais l'un , ayant ouvert la gueule


(1) C'était à la fin d'une séance du conseil d'État, où nous avions été appelés l'un et l'autre, pour donner notre avis sur la loi des théâtres , avec Charton , Bixio et Bazenerie , tous ces messieurs comme membres de la Commission des théâtres , et moi particulièrement, comme Directeur des théâtres et des beaux-arts.


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mal à propos, eifraya les juges, et l'autre compromit son succès par une grimace intempestive, de sorte que les in- venteurs de ces ouvrages n'eurent que l'accessit. Le prix fut donné à V homme. Malheureusement, après la distribution, on oublia de détruire les modèles, de sorte que, toutes ces betes prenant pour elles le croissez et multipliez., crurent et mul- tiplièrent. Voilà ma Genèse. »

Il semble que les Egyptiens aient voulu réhabiliter tous ces animaux hors de concours, en mariant leurs formes avec celles de l'homme. C'est ainsi qu'ils virent un emblème de prudence dans le monstre auquel ils donnaient la tête d'une femme et le corps d'un chat. Mais Grandville parut avoir une autre pensée en croisant les races. Il voulut châtier l'homme en lui rappelant que, malgré le premier prix qu'il avait jadis obtenu, il n'était pas si éloigné des concurrents qu'il mépri- sait, et que son visage, par ses déviations fréquentes, trahis- sait la bestialité de leur commune origine. Il imagina donc et mit à la mode ces burlesques personnages que vous savez, hommes par le corps, animaux par la tête, et sur leur dos il se plut à fustiger les ridicules humains. On peut dire que nul ne l'a surpassé dans le talent de vêtir, de faire parler, de mettre en scène les acteurs de cette comédie universelle. Il savait trouver dans chaque animal la personnification d'un sentiment, d'une pensée, et de la physionomie du moindre insecte dégager une signification morale. Le costume, la cor- pulence, l'attitude, tout se rapportait chez lui à une idée do- minante. L'homme violent et querelleur, le duelliste, avait la tête d'un hérisson sur un corps membru ; l'écrevisse carac- térisait naturellement le poltron qui rompt sans cesse la me- sure. La luxure du bouc, la gloutonnerie du loup, la mena- çante gourmandise du crocodile, la vanité du paon, n'ont été nulle part saisies, consacrées, pour ainsi dire, par le dessin, comme elles le furent dans les Métamorphoses du


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jour. Grandville a rais tant de justesse dans l'emmancliement, tant d'accord dans l'assemblage des parties, et dans l'inten- tion tant de finesse, qu'il nous serait aujourd'hui bien difficile de représenter aux yeux un vice quelconque de l'humanité autrement que sous les formes qu'il a si spirituellement adap- tées à ce vice. Chacun de nos travers a maintenant son image stéréotypée dans ce Buffon de la satire. Voyez mon- sieur un tel, le misanthrope, le bourru, qui parle à ses gens en leur tournant le dos , qui cache sa mine renfrognée et dé- clare (\\iil ri y est pour persojine : dites-moi si l'on peut lui prêter une autre tête que celle de l'ours? Et ce gros homme, tout appétit et tout ventre, qui crève son gilet, entr' ouvre un jabot sale, et promène sa grosse patte poilue et poisseuse sur le museau d'une jeune modiste qu'il appelle ma petite chatte^, quel autre groin peut-il loger dans son immense cra- vate, que celui d'un pourceau?... En vérité, au-dessous de chacune de ces têtes , on peut écrire le ne varietur.

Les d'Orléans eurent un instant leur tour. La révolution de 1830 ayant donné carrière aux caricatures , on en fit d'a- bord contre les vaincus. Grandville , Eugène Forest crayon- nèrent des calembours qu'assaisonnait le sel de l'à-propos. Mais bientôt, laissant là \q pieu-monarque^ V ex-et-lent roi^ ils tournèrent leurs armes contre la dynastie nouvelle. Phi- lippon créa le journal la Caricature; il s'y retrancha, lui troi- sième, avec Forest et Grandville, et fit feu de toutes ses fenêtres.

Grandville fut le héros de cette guerre qui dura cinq ans. Il y déploya, dans le détail surtout, de l'originalité et une verve infatigable. Si sa pensée maiiquait parfois de grandeur, de portée ou d'imprévu, il y suppléait par une prodigieuse fécondité d'inventions partielles ; il taillait tant de facettes à son idée, qu'elle brillait d'un éclat extraordinaire. Ce qu'il lui fallait, c'était une donnée générale, un cadre où il pût faire


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entrer tous ses personnages. Il aimait à passer en revue sa ménagerie d'hommes d'Etat, parce qu'il y trouvait roccasion de les peindre un à un, de les prendre à partie, de faire, en un mot, leur portrait moral et physique. C'était là son triom- phe. Tantôt il imagine une Chasse à la Liberté... et alors chacun use de ses armes : les gens de haute cour mettent la bombe dans le mortier et le maréchal Lancelot, prince de Seringapatam , braque ses pièces d'artillerie (1); M. Thiers charge un petit fusil pour rire ; puis vient une chevauchée de ministres et de robins qui renverse, dans son élan, M. d'Argout et ses énormes ciseaux, l'étalon le Valmy et son obèse cavalier ; puis c'est la meute des aboyeurs féroces,

Chiens courants et limiers, et dogues et molosses , Tout se lance et tout crie : Allons !

Tantôt la scène représente une Salle cTarmes. Un homme masqué, mais reconnaissable à ses gros favoris et à son toupet , fait assaut avec une belle et forte fille , aux durs appas, qui se bat sans gants et sans masque, la poitrine dé- couverte ; elle a pour ceinture une écharpe tricolore, pour coif- fure un bonnet phrygien. Rien de plus fièrement dessiné que ces deux figures. Mais la noble fille qui engage le fer si bra- vement, elle ne s'aperçoit pas que son perfide adversaire s'est plastronné de la Charte, et qu'il cache dans sa main gauche... un poignard! Les tenants sont deux maréchaux : honneur à eux! Derrière la Liberté, se tient le grand Madier de Montjau en bonnet rouge, et entre ses jambes apparaît un petit mi- nistre en lunettes qui s'efforce de piquer la déesse à hauteur du mollet. Quelques épisodes égayent le tableau : on aperçoit, au second plan, M. d'Argout essayant de faire assaut avec un

(1) Soit dit pour les nouvelles générations, le maréchal Lobau avait eu la sin- grilière idée de dissiper une émeute en la faisant inonder au moyen de pompes à incendie. Depuis, les caricatures le représentèrent une seringue à la main.



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tireur, qui proteste contre les chances inégales d'un tel com- bat, attendu que le nez de M. d'Argout, plus long que son fleuret, donne à la passe un caractère choquant de déloyauté.

Tantôt c'est une assemblée des Faux Dieux de V Olympe^ où du premier coup d'oeil vous reconnaissez le petit Mercure, dieu de l'éloquence, et le maréchal Neptune et son trident à triple jet; la déesse Thémis portant les favoris de M. Barthe, et n'étant que borgne là où il convient d'être aveugle ; le vieux Vulcain pied-bot (1) forgeant des protocoles, les Furies du parquet , le dieu Mars (2) , si intraitable en matière de traitement, enfin Jupiter qui boit à la coupe de flatterie, et dont l'aigle s'est changé en coq et la foudre en baïonnettes... J'oubliais le champêtre dieu Pan, ministre des travaux pu- blics et' des beaux- arts ; une palette protège sa pudeur, il joue du chalumeau, et dans sa nudité chaste il serait impos- sible de le reconnaître, s'il n'était trahi... encore par son nez!

On ne peut nier sans doute que les caricatures de Grand- ville, je parle de celles qui ont trait à la politique, n'aient beaucoup perdu, à l'heure qu'il est, du sel que nous y trou- vions jadis dans la chaleur du combat. Chacun, en ce temps-là, y mettait du sien. On prêtait à l'artiste d'autant plus d'esprit qu'on était soi-même plus en colère ; on riait de fureur, on admirait par indignation. Avec quelle joie on suivait de l'œil ces processions fantastiques, le Convoi de la Liberté^ par exemple, où défilaient tous les héros du jour, chacun avec son indélébile signalement, les Persil, les Soult, les Barthe, les Guizot, les Dupin, les Thiers! En voici un qui est en Achille; il porte en manière de bouclier, ou plutôt en guise d'écu, une énorme pièce de cinq francs. Cet autre, monté sur un mulet d'Espagne, a pour étrier la grammaire,


(1) TallejTand.

(2) Le maréchal Soult.


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pour couvre-chef un casque surmonté du fameux cierge, et si vous n'avez pas encore appliqué un nom à sa figure, regardez au bord de la selle de cuir cette frange sur laquelle est écrit Murillo^ vous apprendrez son nom, vous saurez où le bât le blesse... La plupart sont transformés en canons qui lancent des nuées de bêtes malsaines -.l'un s'allonge en couleuvrine revêtue d'un habit de laquais, vomissant des assommeurs et des gourdins ; l'autre est un mortier auquel le canonnier en chef va mettre le feu, en approchant la mèche de cet orifice que les diables de Callot nous ont montré tant de fois , en des appa- reils si divers et des postures si différentes.

Aujourd'hui que nos vieux griefs sont presque oubliés, que nos passions, un instant refroidies, se sont rallumées pour d'autres objets, c'est à peine si nous comprenons ces images qui nous parurent autrefois si incisives; c'est à peine si nous retrouvons le sens de cette mordante ironie qui châtiait les coryphées de la tribune : celui-ci, lorsque, foulant aux pieds l'honneur et la grammaire, il prononçait quelque discours trop peu français ; celui-là, lorsque après avoir tracé le tableau de la Pologne égorgée, d'une capitale inondée de sang et en- vahie par le silence de la mort , il laissait tomber ces tristes paroles : Tordre règne a Varsovie. Grandville tenait alors le crayon pour le compte de la France entière. Il était le plus ardent et le plus désintéressé des secrétaires de l'opinion publique. Dans chacune de ces feuilles qui, sur l'aile de la satire , passaient toutes les frontières , trompaient toutes les douanes, et allaient provoquer partout la protestation des cœurs généreux, nous retrouvions nos pensées de la veille traduites en vives images , sculptées eu relief. Il me souvient de la formidable sensation que produisit une de ces caricatures qui représentait un sergent de ville essuyant son épée rouge de sang, et disant : V ordre règne aussi à Paris. La muse de Grandville, on le voit, laissait de temps à autre ses grelots


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pour saisir les lanières vengeresses de Némésis. Mais, encore une fois, ces souvenirs sont déjà loin de nous ; beaucoup d'im- pressions qui nous firent battre le cœur, commencent à s'ef- facer sous le poids d'émotions plus poignantes. D'ailleurs, que de personnages ont depuis disparu de la scène! Et que sont les coups de plume du journaliste, à côté des grands coups de faux de la mort!

Grandville était au plus fort de son succès , lorsqu'il fit un voyage à Nancy, en juillet 1833. Il avait quitté sa ville na- tale à vingt ans, pauvre et obscur; il y revenait au bout de dix ans, toujours sans fortune, mais avec un des noms les plus populaires de la presse et de l'art. Il épousa à Nancy une de ses cousines, M"® Marguerite-Henriette Fisclier, femme in- telligente et dévouée, d'une beauté calme, bien faite pour le comprendre, l'aimer et le mener doucement. De retour à Paris, il prit un appartement rue des Grands- Augustins , tout joyeux de pouvoir savourer les douceurs de la vie intime. Simple comme un enfant, naïf comme un rêveur, il n'aimait rien tant que la vie privée , le travail aux lueurs du foyer do- mestique. S'il avait à représenter la France^ il prenait sa femme pour modèle. Il avait ainsi enfermé toute la patrie dans sa petite maison de poëte. Il eut trois enfants de ce ma- riage , et ce fut un indicible bonheur pour lui que de les avoir autour de son clievalet , de les entendre babiller, de les voir dormir pendant qu'il ébauchait sur une ardoise, non plus des satires politiques, mais des dessins pour les Chansons de Béranger^ dont l'éditeur Fournier préparait la publication. La Caricatare^ en effet, venait de mourir sur la brèche, tuée avec la presse libre par cette horrible machine de Fieschi qui avait vomi le meurtre et les lois de septembre ; mais une autre carrière se présentait : l'illustration des livres. Cet art nouveau, ou du moins renouvelé, avait été récemment inauguré en France par Gigoux, dans une magnifique édition de Gil Blas,


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avec une originalité, une couleur, un esprit, qui n'ont pas encore été surpassés. Grandville admirait beaucoup ces croquis pleins de saveur, d'autant plus qu'il y voyait des qualités qui n'étaient point les siennes. Je parle du feu graphique, de cette perception rapide des formes qui n'est pas précisément la facilité, mais plutôt le sentiment devenu science. Timide à l'excès dans son dessin, aussi bien que dans les relations de la vie, Grandville n'était jamais content de lui. On ne sau- rait imaginer la peine que lui coûtait la moindre de ses figures ; il y dépensait un temps incroyable, une patience de bénédictin. Il y a telle de ses vignettes qu'il a recommencée dix fois, toujours armé contre lui-même de ce génie de la satire qui était son tourment et sa force. Nous avons vu de lui, chez M. Philippon, son camarade, des dessins qu'il avait découpés soigneusement pour les coller sur une autre feuille , où il les corrigeait plus à l'aise, ajoutant, par exemple, une rallonge au nez de M. d'Argout, retouchant le faux-col d'un éléphant, mettant des sous-pieds au pantalon d'un lapin. Mais aussi, plus il a pris de peine, plus il nous fait de plaisir : c'est le propre de tous les ouvrages de l'esprit.

Je dis de V esprit^ car c'est de là que procèdent les compo- sitions de Grandville. Elles sont pensées plutôt que senties. Il n'y laissait pas voir la tendresse de son cœur, comme s'il l'eût réservée tout entière pour les épanchements de la vie inté- rieure. Mais du moins, lapensée qui avait jailli de son cerveau, il savait la préciser, l'approfondir, la fortifier en l'accompagnant d'accessoires sobrement ménagés, et dont pas un n'était su- perflu. (( Ce n'est pas à première vue, dit M. Charton (1), ni d'une seule fois, qu'en feuilletant ses œuvres, on peut saisir et comprendre tout ce que cette intelligence laborieuse savait


(1) Voyez sa trop courte notice sur Grandville dans V Illustration de la fin de mars 1847.


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rassembler, en un cadre étroit, d'intentions fines et spirituelles se rapportant toutes à une unité rigoureuse, toutes à l'idée principale pour l'animer, l'éclairer et la développer jusque dans ses nuances les plus délicates et les plus subtiles. Con- denser le plus possible d'observation et de critique de la vie contemporaine dans le moindre espace, exprimer beaucoup avec un petit nombre de lignes : telle était son étude assidue , sa règle, on peut dire son ambition. Ce n'est rien exagérer que de le considérer comme un des artistes les plus concis et les plus expressifs de notre temps. Il lui suffisait souvent d'un seul trait de la physionomie humaine, d'un simple détail de vê- tement, d'un objet quelconque à l'usage de l'homme, pour peindre au vif tout un caractère, toute une manière d'être, toute une personnalité. »

Pour en revenir aux Chansons de Bérangei\ Grandville était certes capable d'en dessiner les illustrations ; car il avait justement les qualités gauloises de notre chansonnier : la rail- lerie naïve, l'esprit, la sobriété, le fin bon sens, une cer- taine gaieté philosophique à la manière d'Horace, tournant quelquefois à l'amer, et enfin la concision de la forme pénible- ment poursuivie, mais atteinte avec un rare bonheur. Le soldat désarmé de la Caricature se retrouvait parfois sur son terrain lorsqu'il traduisait ces chansons où se mêlaient si heureusement le lyrisme de l'ode et le mordant du pamphlet, et alors il faisait merveille; mais le côté sensible, comme on disait autrefois, la grâce, la tendresse, lui échappaient sou- vent ; je veux dire que son crayon était moins habile à les rendre que son cœur à les sentir. La grâce , en peinture, est le mouvement de la beauté. On la rencontre en ne la cherchant point. Elle est spontanée ; elle vient d'elle-même embellir les vers du poëte ou se poser dans le tableau du peintre. Le des- sinateur la voit sortir de quelques lignes mariées presque au hasard, comme Vénus sortit un jour du sein de l'onde.


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G randville atteignit rarement à cette qualité souveraine ; ra- rement il l'enferma dans la prison de ses contours. Ses lignes positives, ses formes trop fidèles à la réalité, se refusaient à exprimer, sinon l'énergie de l'amour, du moins'sa tendresse et sa poésie.

Une fois cependant il fut plein dé charme lorsqu'il dessina les funérailles du poëte, telles que celui-ci les a si gaiement chantées dans ce qu'il appelle Mon Enterrement. Qui ne la sait par cœur cette chanson , drame en cinq couplets, ou mieux en cinq tableaux? Un essaim de petits Amours va former le convoi du chansonnier, qui les voit en songe procéder à la cérémonie. Mais, avant de partir, les ingrats lui font mille traits : l'un caresse la chambrière, l'autre boit à plein verre le meilleur vin du défunt. Pourquoi ménager du vin pos- thume? Grandville assiste au service, il a vu tous les tours de ces petits traîtres. Celui-ci, en chasuble et bonnet carré, psal- modie, sur l'air du De Profundis, un couplet de Frétillon; celui-là, revêtu d'un surpHs trop court, laisse voir ses mollets dodus et ses formes rebondies ; le plus grave porte l'uniforme du suisse, et, tenant en main la hallebarde de l'Amour, qui est une flèche, il veut guider le corbillard. Le drap, où les pleurs tombent en lames d'argent, porte un verre, un luth et des fleurs... Mais quoi! le mort n'est qu'endormi, et, avant que Lise vienne l'arracher à la tombe , deux Génies s'appro- chent de l'oreiller aux songes funèbres : l'un mesure avec un compas la phrénologie du poëte, et l'autre sur ce vaste front va déposer une couronne de laurier.

Sans doute , il est des artistes qui ont mieux rendu le côté poétique des Chansons. Dans les sujets gracieux ou pathétiques, Johannot, de Lemud, Daubigny, Jacque, ont imaginé des vignettes qui donnent un grand prix à la récente édition de Bé- ranger, et il ne serait pas surprenant qu'enrichie des admira- bles compositions dues au génie de Raffet, ou à la verve


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humoristique dePenguilly, cette édition n'emportât la préfé- rence. Mais il est certain que, sur d'autres points, Grandville conserve sa supériorité, même avec ses modestes gravures sur bois. Lorsque les animaux jouent un rôle dans la chanson, lorsque tout l'intérêt doit se concentrer dans l'expression des physionomies, Grandville est incomparable. La Requête des chiens de qualité pour rentrer aux Tuileries après la chute de l'usurpateur, est un chef-d'œuvre que lui seul pouvait exécuter et concevoir. La vignette de Madame Grégoire est le sublime du genre, et il y a telle physionomie de ruffian où le burin de Grandville s'est montré aussi fort que la plume de Bé- ranger, sans parler des splendides carnations de madame Gré- goire, dont le gros rire va jusqu'aux larmes, et qui déploie, sous sa croix d'or, « l'ampleur de ses pudiques charmes. » Il est un recueil où Grandville aimait à publier ses plus dé- licates fantaisies : le Magasin pittoresque. Cette publication populaire, instructive, pleine de choses, frappée au coin du bon goût et de l'art, et où la morale a trouvé le moyen d'être charmante, plaisait par-dessus tout à notre satirique ; il l'ap- pelait son cher magasin, et l'aimait d'autant plus qu'elle était dirigée alors par un homme d'élite dont il appréciait la dis- tinction et l'amitié. Plus que personne, M. Charton pouvait exercer une bonne influence sur Grandville, élever son talent, lui donner un peu plus de noblesse, lui conseiller la poésie. Comprenant, en effet, tout ce qu'il y avait de puissance d'ob- servation dans le génie de l'artiste, M. Charton le poussait de plus en plus vers les hauteurs de la satire morale, lui parlait de Greuze, d'Hogarth, de Callot, d'Abraham Bosse, lui fai- sait entendre que, même en restant dans les données du drame bourgeois, il pouvait s'immortaliser par la peinture, non des dehors de la vie, mais des secrets de l'âme. Molière n'avait-il pas lui-même commencé par Scapin et Sgana- relle avant d'en venir aux grandes figures d'Alceste et de


GRAND VILLE.


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Tartuffe? Molière ! voilà l'homme dont il faudrait illustrer les œuvres, car les illustrer c'était en comprendre toute la gran- deur, c'est-à-dire passer soi-même au rang des maîtres. Le projet d'une édition nouvelle de Molière flatta Grandville. Il



l.rHOMP!""'


était ravi de la seule idée qu'on l'en supposât capable. Lui- même il confessait que pour mériter un nom illustre , il fau- drait marcher, le crayon à la main, du pas de ces grands hommes et à côté d'eux ; il nommait aussi La Bruyère comme le modèle du comique sérieux et délicat.

En attendant, Grandville faisait au Magasin pittoresque ses plus précieuses confidences. De temps à autre il accompagnait son envoi de quelque billet qu'on ne manquait point d'im- primer tout vif, parce qu'il savait y remplacer le jargon de


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l'atelier par le langage original d'un liomme d'esprit. II fit un jour une leçon curieuse sur les formes du visage, qu'il rame- nait toutes à des figures géométriques. Tête carrée, tête pointue, disait-il; si les passe-ports s'exprimaient ainsi, ils trahiraient beaucoup mieux leur homme qu'avec ces formules consacrées : nez gros, bouche moyenne. Aux yeux de l'enfant, les têtes humaines sont toujours rondes, et pour beaucoup d'hommes, les visages ne diffèrent que du cercle à l'ovale; mais le caricaturiste , dont les yeux sont exercés à surprendre les nuances de formes qui constituent le ridicule propre à cha- que physionomie, connaît encore plus de lignes, de coupes et de contours que le langage n'en peut définir. Les plaisants contrastes qui provoquent notre hilarité sont le résultat d'une méthode non apparente... Grandville disait là son secret. A la façon de Lavater, il avait classé les visages dans un certain nombre de figures géométriques, où il avait encadré chacune de nos passions. Le cercle, le carré, le triangle ou le cœur, le losange ou le carreau, la pyramide, le rectangle, l'ovale parfait, l'ovale écrasé, l'ovale allongé, c'était pour Grandville autant de caractères. L'entêté, le bourru, le poltron, le niais, chacun avait sa case dans cette autre phrénologie, et le crayon de l'artiste venant illustrer sa doctrine, on voyait ces visages bien connus s'amincir en pyramide, se gonfler en cercle, se ma- niérer en ovale, et changer évidemment d'expression morale suivant la déviation du contour physique.

L'expression! c'était le côté fort de Grandville. En quelques traits patiemment calculés, trouvés avec peine, mais trouvés juste, il faisait dire à une physionomie tout ce qu'il voulait. Vous connaissez le monologue de Baptiste lorsqu'il monte se coucher : « Que je vais bien dormir...! Eh! ma-porte est ou- verte... Euh! le vilain bruit... Ouch! on approche... Qui va là?... Au voleur...! Eh mais, si c'était... ce serait drôle... Eh! oui, c'efft Minettte... hi! hi! hi! pauvre bête, comme je lui ai fait


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peur!... )) Voilà une figure qui monte et qui descend toutes les gammes de la frayeur. Croirait-on qu'avec ses croquis le des- sinateur a mieux rendu ces fines nuances que ne l'a fait l'é- crivain avec les ressources du langage ?

Je ne parle pas de Gargantua au berceau , ni des Barbes à la vapeur^ ni d'une certaine Physionomie du chat que Balzac n'aurait point désavouée, ni de tant d'autres fantaisies dissé- minées dans notre recueil populaire ; mais il faut rappeler ici quelques idées vraiment ingénieuses , de la pure invention de Grandville, entre autres celle de la musique animée. Il s'a- gissait de marier le dessin avec l'écriture musicale , c'est-à- dire de prêter à telle mélodie un sens intelligible , même pour celui qui ne saurait pas lire la musique. Telle valse^ telle bar- carolle que le musicien lit à livre ouvert , devait présenter une signification pour les yeux, se traduire en figures humaines dont l'action répondît à l'idée du compositeur. Les notes de musique, ces signes inertes, abstraits, conventionnels, Grandville vou- lut leur donner la vie. Il imagina des personnages intercalant leurs têtes dans les lignes de la portée, se courbant en re, se levant en s/, et jouant par leurs gestes une sorte de mélodie en action. Dans ces bluettes se révélait le prodigieux talent de Grandville pour faire parler chaque détail. Si c'est une bar- carolle par exemple, tous les signes de musique seront em- pruntés du même ordre d'idées. Les soupirs seront figurés par des oiseaux de mer, la liaison sera un arc-en-ciel, la mesure un phare. Les triples croches se balanceront comme des bar- ques sur l'onde agitée, et si quelque note descend bien bas, elle entraînera im homme à la mer. Cette valse que vous pou- vez jouer et danser, elle danse elle-même. Les notes saluent , s'invitent, s'embrassent, s'élancent, tournent, s'arrêtent et font des grâces. La clef est formée par un tambour sur lequel un chef d'orchestre bat la mesure. Une mouche énorme , at- tirée par les lumières, vient bourdonner : c'est un dièse. Une


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danseuse se trouvant mal , son cavalier lui offre une chaise : c'est un bécarre. Et pendant que l'action dramatique se poursuit dans son unité, la mélodie conserve la sienne. Grand- ville, par un même coup de plume, écrit pour l'œil du dessi- nateur et pour l'oreille du musicien.

De même que Jacques Callot créa des diableries à défrayer tous les Charivaris du monde, de même il n'est sorte de mo- tifs que Grandville n'ait inventés et mis en circulation à l'u- sage des journaux pour rire. On dirait que Grandville, après avoir longtemps observé la création , a fermé les yeux et a vu se confondre dans sa tête de songeur les différents degrés de l'échelle des êtres, les divers étages de la vie, depuis l'homme jusqu'au mollusque. La danse qu'exécutaient tout à l'heure les notes en personne est devenue tout à coup un bal d'insectes. Les variétés infinies du bupreste composent un or- chestre animé : clochettes, campanelle, chapeau chinois, trom- pette à piston, hautbois, cymbales et timbales. Les femmes élégantes , riches de diamants , se changent en étincelants sca- rabées ; les jeunes filles court-vêtues, les damoiseaux ma- niérés, les maris, les lourdauds, se transfigurent subitement et prennent la forme de cochenille, de sauterelle, de chryso- mèle, se couvrent des élytres du hanneton, se coiffent des signes du capricorne , et sautent avec la cigale , qui , ayant chanté tout Fété^ danse maintenant.

(( Vers la fin de 1837, dit Grandville (dans une lettre citée par M. Clogenson ) , M. Fournier vint me proposer cent vingt vignettes pour orner (je ne sais si on disait alors illustrer, ce mot si ambitieux!) les fables de La Fontaine, qui pouvaient bien s'en passer. Cette tâche m'épouvanta d'abord, m'étourdit ; mais comme l'âne des Animaux malades^ la faim, l'herbe tendre, quelque diable aussi me poussant, je finis par accep- ter; j'essayai mes forces sur la Belette et le petit Lapin... Voici le mode d'exécution que j'ai constamment employé : d'abord


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esquisse de la pensée sur la papier, et dans les premiers temps sur l'ardoise, ce qui me permettait d'effacer et de redessiner, jusqu'à ce que j'eusse trouvé ma composition et le mouvement que je voulais donner à mes personnages. »

Interpréter les fables de La Fontaine semblait devoir être plus facile que toute autre besogne à un artiste aussi familia- risé que l'était Grand ville avec la physionomie des animaux. Quelquefois, cependant, l'interprète a éclioué. Le plus souvent il a réussi , et non-seulement , alors , il rend sensible et pal- pable l'intention du moraliste , mais encore il répète avec in- finiment d'esprit le sens de la fable dans des scènes épisodi- ques dont il garnit le fond de soq tableau, ménageant, pour ainsi dire , un écho lointain à la pensée du poëte et à la tra- duction du dessinateur. La fable le Renard et le Corbeau^ par exemple, a inspiré à Grandville une de ces vignettes où la scène principale est expliquée, complétée par des figures accessoires qui sont rejetées au second plan du tableau , de même que les corollaires d'une idée s'enfoncent plus ou moins dans les perspectives de l'esprit. Sur le devant, c'est le cor- beau qui , pour montrer sa belle voix, laisse tomber le fromage dont l'odeur avait alléché maître Renard ; dans le fond, vous apercevez ce même renard sous la forme d'un chasseur qui enjôle une jeune paysanne, plus près de glisser sur le gazon que sur la glace. Les Voleurs et VAne nous présentent encore une ingénieuse répétition du sujet. La Fontaine avait écrit sa fable à l'adresse de tel ou tel prince, comme le Transylvain, le Turc et le Hongrois,

Dont l'âne est quelquefois une pauvre province :

Grandville représente , au second plan de sa petite compo- sition, deux fantassins en querelle pour la possession d'une chambrière : survient un sergent des plus madrés , peut-être


302 GRANDYILLE.

le satané farceur de Charlet , qui enlève la Dulcinée aux deux combattants : tertius gaudet.

Il arrive aussi que les animaux de La Fontaine deviennent chez Grandville des personnages connus du siècle présent. Le Loup et le Renard., plaidant pardevant le Singe ^ comment se les représenter de nos jours avec plus de force que sous la figure de Robert Macaire et de Bertrand? N'est-ce pas d'un comique de haut goût de voir les animaux du fabuliste mettre sur l'o- reille le chapeau défoncé du héros de la comédie moderne, s'encravater dans son ignoble foulard, se draper dans ses gue- nilles aux basques pleines de vols, d'où sort une queue révé- latrice, assez voyante pour que le magistrat puisse leur dire :

... Je vous connais de longtemps, mes amis, Et tous deux vous paierez l'amende ; Car toi, loup, tu te plains, bien qu'on ne t'ait rien pris, Et toi, renard, as pris ce que l'on te demande.

J'imagine que La Fontaine eût été charmé de voir la Ci- gale et la Fourmi^ ces deux bêtes qui ouvrent si modestement son premier livre , nous apparaître sous les traits et dans le costume que Grandville leur a prêtés : celle-ci en bonne grosse fermière , chaudement vêtue et cousue de poches bien garnies ; l'autre comme une aventurière à la voix enrouée, qui n'a pour toute provision d'hiver qu'une guitare, un pet-en- l'air et un ridicule... Mais, à ce propos , il convient d'avertir le lecteur que la plupart des vignettes de La Fontaine, aussi bien d'ailleurs que les autres gravures sur bois exécutées d'a- près les croquis de Grandville, ont souvent trahi l'inventeur en le traduisant. Il faut l'entendre lui-même exhaler ses plaintes à l'endroit de ses confrères :

<( Que de fois j'ai pesté et envoyé mon dessinateur à tous les diables! Je passais souvent mes journées à redresser ses erreurs, réparant ses lourdeurs, refondant ses hachures, les


GRANDVILLE.


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recroisant, détruisant par ici , ajoutant par là... Que de visages de femmes il m'a enlaidis, que de mains il m'a allongées, gros- sies!... Mais je me plains du moindre de mes maux! La mise sur bois finie, il me restait à subir la plus terrible des tor- tures : passer sous l'outil impitoyable du graveur!...



"UU^


(( Je me rappelle, à ce propos, qu'à la vue du premier des- sin qui fut gravé (celui qui représente la cigale) , je sautai en l'air, tant le travail avait été changé : deux pattes de l'animal avaient été supprimées ! Mais le graveur me donna tant d'ex- cellentes raisons, que je baissai la tête et me résignai. Le public, me disait-on, n'ira pas voir cela! Il me restait à en voir bien d'autres...

« Préoccupé de l'objection et du reproche que l'on m'avait faits sur le parti que j'avais cru pouvoir prendre de ne rendre


304 GRANDVILLE.

dans certaines fables que le sens moral, et non la scène exacte, littéralement, matériellement, j'étais revenu à essayer de mettre en scène les animaux de ces fables en restant dans la donnée exactement; mais je n'ai pas cru devoir me borner toujours à cette traduction du texte. Ai-je eu tort ou raison? c'est une question entre ceux qui aiment les animaux habillés et ceux qui les veulent posés sur leurs quatre pattes , au na- turel, comme on dit dans les restaurants. Je n'ai pas eu de parti absolu ; j'ai fait des compositions textuelles, et d'autres interprétées, pour tous les goûts. La Fontaine ayant fait parler les animaux , le crayon pouvait bien les faire marcber et gesticuler en humains ; tant pis pour qui ne se rendra pas à ce simple argument ! »

C'est à Saint-Mandé que Grandville a composé la plus grande partie des dessins des fables de La Fontaine, à telles enseignes que l'on voit encore, rue des Charbonniers, où il demeurait , des animaux de grandeur naturelle peints ou des- sinés par lui sur les murs du jardin.

La mort, cette mort que Grandville avait peinte si hideuse dans les sinistres plaisanteries de son Voyage pour V Eternité^ vint s'abattre tout à coup sur la maison du pauvre artiste. En quelques années il perdit ses deux premiers enfonts, frappés de mort subite, l'un et l'autre à l'âge de quatre ans. L'un d'eux périt à table, étouffé en quelques minutes, sous les yeux de ses parents, par un morceau de pain tombé dans les conduits de la respiration. Le 27 juillet 1842, Grandville vit mourir sa femme... Ce fut un coup terrible et le commencement d'une incurable douleur. Lui qui ne vivait que pour sa famille, qui n'avait de joie que par elle, il se trouvait atteint aux sources de la vie. Il était d'ailleurs incapable de réagir contre le malheur ; il n'avait pas cette force stoïque qui fait tête à la destinée. Mais sa femme , qui le connaissait, qui savait la fai- blesse de son cœur, quels étaient les penchants de son âme


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simple, et combien il avait besoin d'être aimé, entouré de soins et livré aux douceurs de la vie domestique , sa femme, au mo- ment de mourir, exigea de lui la promesse qu'il se remarierait; elle alla même, par un admirable mouvement de généreuse tendresse, jusqu'à lui désigner la compagne qu'il devrait choisir.

Grandville obéit un jour à cette dernière volonté de sa femme. Il fit un voyage à Nancy et demanda en mariage la personne qui lui était si impérieusement indiquée : c'était M'"" Lliuillier ; il l'épousa en 1843. Il lui restait du premier lit- un enfant qui s'appelait Georges, qu'il aimait du fond des en- trailles, et sur lequel il avait reporté toute l'affection qu'il avait vouée à sa première famille. En 1844, il était installé rue des Saints-Pères, avec cette femme qu'il avait aimée d'avance, la considérant comme un don testamentaire de celle qui venait de mourir.

Les grandes douleurs ont quelquefois d'étranges répits, et nous trompent comme pour nous mieux accabler. Lorsque le peintre Prud'hon eut perdu la femme qu'il aimait, il vécut en- core une année entière. Après les déchirements de la sépara- tion, il avait paru se calmer, se rasséréner un peu, et le sou- rire avait effleuré ses lèvres. Mais il n'est rien d'aussi cruel que le chagrin caché , renfermé au fond de l'âme : Prud'hon en mourut. Grandville se crut aussi réconcilié avec la vie ; il n'aperçut pas ou feignit de ne pas apercevoir l'abîme creusé dans son cœur. Il se remit à l'œuvre, et, par un singulier rap- prochement, il se trouva que la fortune vint jeter sur sa table un livre de bouffonneries grosses et surannées, Jérôme Pa- turot! Grandville éprouvait de la répugnance à entreprendre l'interprétation de ces railleries. « Je ne suis pas satisfait de cette besogne, écrivait-il à M. Fischer en 1844 ; l'ouvrage date : c'est une revue un peu trop rétrospective , et les traits de sa- tire y sont émoussés à force d'avoir été redits. Revenir en ar-


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rière sur ces temps passés sera très-ennuyeux et très-difficile , et le public restera froid, car c'est un ogre auquel il faut de la chair fraîche. Je redoute cette illustration. Je crains d'être mal à l'aise, je ne sais enfin... cela me sourit beaucoup moins qu'au moment où j'acceptai de lire l'ouvrage. » 11 faut en con- venir, ' JeV^TTze Paturot n'était pas fait pour donner aux con- ceptions de l'artiste la distinction, la grâce auxquelles il as- pirait.

En revanche, quelle perfection dans les Animaux yeints par eux-mêmes! Un tel livre n'était possible qu'avec Grand- ville et par lui. Qui aurait compris l'esprit charmant des écri- vains de ce livre, sans ces vignettes adorables où l'on ne sait qu'admirer le plus, de la finesse de l'intention ou de la justesse du trait? Le naturaliste en serait aussi ravi que le philosophe. L'un reconstruirait le corps de l'animal sous les habits hu- mains dont il paraît si humainement revêtu ; l'autre retrouve- rait l'âme, le caractère et les passions de l'homme dans la phy- sionomie de la bête. Les Ariwiaux peints par eux-mêmes et les Métamorplioses du jour sont les deux chefs-d'œuvre de Grandville, et, l'on peut ajouter, deux petits chefs-d'œuvre.

Toutefois il est un ouvrage de lui qui eut dans ce temps-là presque autant de succès qu'en avaient eu , sous la Restaura- tion, les Métamorphoses du jour : ce sont les Fleurs animées. Idée singulière qui ne pouvait tomber que dans la tête de Grandville — ce bourgeois si enclin aux poétiques chimères — et qui devient bien plus singulière encore sous la forme que lui a donnée son crayon!

Les fleurs animées!... il suffit de ces trois mots pour évo- quer tout un monde fantatisque , pour nous transporter dans le pays des rêves. On se représente un poëte conduit par la fée Gracieuse dans quelque jardin enchanté où des filles-fleurs viennent à lui, le saluent, l'environnent, l'appellent par son nom, se penchent sur lui, comme pour lui donner un baiser,


GRANDVILLE. 307

et disparaissent. Déguisés en bergères , le coquelicot et le bleuet lui content fleurettes; le liseron des champs lui fait mille coquetteries; la pensée parle; la rose triomphe; la sen- sitive s'enfuit effarouchée , et la scabieuse , qui s'était triste- ment cachée derrière une charmille, lève la tête pour voir si le sort lui envoie un nouveau mari. Heureux visiteur ! toutes les pensionnaires du jardin magique, en émulation de lui plaire, sollicitent ses regards et se disputent ses faveurs. L'é- glantine lui récite des vers, l'œillet de poëte l'embrasse en le nommant son frère, la fleur d'oranger lui assure qu'elle est sa fiancée, la verveine veut lui raconter l'histoire de Velléda, la pervenche veut lui dire la jeunesse de Rousseau, et la mar- gueritelle va lui tirer la bonne aventure des amants. Le myo- sotis lui défend l'oubli , et l'immortelle lui promet un éternel souvenir. Tandis que le souci boude dans un coin, jaunissant d'une jalousie d'amour, le lin se promène sagement en filant sa quenouille ; la tulipe s'est renversée pour former le jupon d'une sultane , et le lis ouvre ses pétales pour décolleter les épaules d'une reine.

Mais bientôt la fée Gracieuse mène le poëte au fond du jardin, dans un salon de cristal, et elle l'invite au bal des fleurs. Le palais diaphane est illuminé par des milliers de lu- cioles; l'orchestre sera composé des oiseaux chanteurs. La campanule appelle les danseuses. La reine-marguerite , entou- rée de chrysanthèmes, va présider la fête ; le soleil s'est éclipsé, et c'est la belle-de-nuit qui ouvre le bal. Alors, au bruit des grelots qu'agitent les fuchsias, toutes les fleurs, à l'exception du camélia qui fuit les parfums, se rangent en guirlandes, forment des valses et des quadrilles, exécutent des farandoles , follement coiffées de leurs calices et rafraîchies par le zéphyr avant qu'elles aient eu le temps de se faner ; puis elles font le rond pour assister à un boléro dansé par des grenadilles rou- gissantes. Pendant ce temps, la fleur de café s'occupe de ser-


308 GRANDVILLE.

vir une infusion de la liqueur chère aux poètes ; une jeune fille, qui s'est échappée d'une tour de porcelaine, vient s'of- frir elle-même dans des tasses impondérables, et le pocte aper- çoit une capucine qui s'est évadée du couvent pour embrasser un muguet.

Une heure délicieuse s'est écoulée quand l'héliotrope, tour- née vers la porte de cristal, annonce l'arrivée du soleil. Les lumières s'éteignent, les danseuses se dissipent, les parfums s'évaporent, l'orchestre s'est envolé... et le poëte réveillé court après son rêve.

Croirait-on que cette idée à la Shakspeare , Grandville l'a mise en scène dans ses Fleurs animées^ comme Boileau l'au- rait mise en vers? Voyez-le qui dessine en effet toutes les formes de sa pensée d'un crayon aride ou plutôt d'une plume acérée et ferme, précisant les fantômes créés par son imagi- nation en délire, incarcérant ses images dans un contour inexorable, et faisant toucher du doigt comme des corps so- lides ces tuniques de feuilles, ces panaches de pistils, ces amours de fleurs. Une chose qui m'étonne aussi dans cet ou- vrage de Grandville , c'est qu'il ait dessiné de pratique , sans consulter la nature, toutes les femmes de sa flore imaginaire; c'est qu'il n'ait pas pris soin de varier ses airs de tête, de par- ticulariser chacune de ses figures selon le génie de la fleur d'où elle est éclose, d'accentuer enfin les caractères de sa bo- tanique humaine , suivanit les physionomies de la botanique naturelle , et avec le même esprit qui lui a fait si bien varier les mouvements et les attitudes. Mais cette variété, du moins, se retrouve à souhait dans le texte des Fleurs animées^ où Alphonse Karr, Taxile Delord et le comte Fœlix ont épuisé les variantes ingénieuses pour illustrer avec grâce, d'une prose colorée et spirituelle, les étranges dessins de Grandville, ses inventions à la fois si positives et si poétiques.

L'illustration est un commentaire figuré qui occupe ordi-


GRANDVILLE.


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nairement la seconde place dans un livre ; c'est un accessoire qui suit le texte humblement, de même que la note se place avec modestie au bas de la page. Mais Grandville a su parfois intervertir les rôles , devenir le principal auteur à son tour, et faire passer le texte à l'état de commentaire. Il a fallu tout



l'esprit de l'écrivain qui se cache sous le pseudonyme d'Old- Nick (]\I. Forgues) pour qu'il conservât son rang dans l'ou- vrage si étonnant de vérité et de verve qu'on appelle les Pe- tites Misères de la vie humaine. Old-Nick et son compagnon nous ont fait rire deux fois , chacun à sa manière , en nous rappelant ces innombrables coups d'épingle dont se hérisse la vie de chaque jour. Ils nous ont amusés de nos ennuis. Comp- tez, s'il est possible, nos petites misères, et demandez- vous


310 GRANDVILLE.

quel est donc l'instant où l'homme peut regretter la vie? si c'est quand il a ses pieds dans des bottes neuves qui ne veu- lent ni se laisser mettre entièrement, ni, à moitié mises, se laisser ôter? ou quand une porte-PuNj^har le retient, nouveau Joseph, par le pan de son habit? ou bien lorsqu'un mouche- ron a eu l'absurde fantaisie de le faire pleurer? ou bien encore lorsqu'il est aux prises avec un crayon trop friable, impossible à tailler, avec une encre qui ne marque pas , avec une plume qui crache... Mais, que dis-je? ce sont là les petites misères de l'écrivain : n'y ajoutons pas celle de fatiguer le lecteur.

Pauvre Grand ville! il commençait à se rattacher à la vie; il s'était recomposé une famille ; il appelait sa femme celle qui fait vouloir le h on Dieu; mais il avait au cœur une blessure profonde qui paraissait fermée; elle se rouvrit tout à coup et de la façon la plus cruelle : le seul fils qui lui restât de sa pre- mière femme, celui qui représentait et résumait toutes ses anciennes tendresses, le petit Georges mourut, comme ses frères, subitement. « Je n'ai jamais vu d'enfant aux traits plus charmants et plus expressifs, dit M. Clogenson. Je le vois encore avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, les bras autour du cou du pauvre artiste! Le père et l'enfant ne causaient entre eux qu'à voix basse; souvent même un re- gard leur suffisait pour s'entendre. » Un mois à peine après la mort de son enfant, Grandville tomba malade. Sa pensée com- mençait à se perdre dans un monde chimérique. Il esquissa douze études à' Etoiles animées; il y figurait les astres sous les formes déjeunes femmes rayonnant sur le fond du ciel, au- dessus des groupes humains soumis à leur influence. Une sorte de vertige s'empara de son esprit égaré. Déjà il avait imaginé de trouver une logique à ses rêves. Il essaya dans le Magasin inttoresque Aq montrer la filiation des idées les plus dis- parates, les plus monstrueuses; il voulait ressaisir le fil de la raison dans le labyrinthe du sommeil!... Atteint d'un simple mal


GRANDVILLE. 311

de gorge, qui n'inquiétait ni sa famille ni le médecin, il affirma d'une voix ferme que sa mort était proche. En montrant ses Etoiles animées à M. Guiaud , son ami le plus proche , il lui disait : « Croyez-moi, je le sens, j'irai bientôt étudier de plus près mes Etoiles. » Quelques jours avant sa mort, il fit appe- ler M. Cliarton, voulut être seul avec lui, et il l'étonna par la mystérieuse grandeur de ses pressentiments. Laissant là ses habitudes de raillerie et son langage d'atelier, il lui ouvrit toute son âme, parla sérieusement de la vie future, lui de- manda de l'entretenir de sa foi dans notre immortalité. Il sen- tait le besoin de se fortifier aux paroles de ce croyant. M. Char- ton passa plusieurs heures auprès du malade, bien loin de le croire en danger, et à son insu il remplit en quelque sorte la fonction sacrée d'un dernier consolateur. Le lendemain Grand- ville tomba dans le délire de la folie ; il fallut le transporter dans la maison de santé du docteur Voisin, à Vanves, où il expira quarante-huit heures après, le 17 mars 1847. Il était alors dans sa quarante-quatrième année.

Les restes de Grandville ont été transportés dans le cime- tière de Saint-Mandé , où reposaient déjà sa première femme et ses trois enfants. Sa tombe est ainsi voisine de celle d'Ar- mand Carrel.

Artiste, Grandville a été, comme Callot, un véritable Lor- rain , un enfant de cette province un peu champenoise, un peu allemande, où l'on rencontre à la fois l'ironique bon sens des Gaules et l'imagination philosophique de la Germanie. Il ap- porta dans l'art un esprit net, profond, des plus fins, sinon des plus élégants, un talent prodigieux d'observation, un sen- timent énergique de la réaHté , combiné avec des pensées in- génieuses qui ne s'élevaient point jusqu'à la poésie, et une puissance de fantaisie qui fait contraste avec le positif de ses formes et la précision pénible de sa manière.

Mais ce n'est pas tout; Grandville, on ne l'a pas dit assez,


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GRANDVILLE.


fut un liomme honorable. S'il consacra sa vie à la critique des immoralités et des laideurs de tout genre, c'est qu'il avait au plus haut degré le sens du beau et de l'honnête. Sa vie fut ir- réprochable, sa probité rigide, et il eut toujours ce noble dé- sintéressement qui est la dignité de l'artiste. Républicain sin- cère , il fut armé par ses convictions du fouet de la satire. De tant de caricatures sanglantes dont la signification politique pourra s'oublier, il restera quelque chose : le côté moral. Sur ces fronts que la disgrâce ou la mort ont découronnés, on verra longtemps encore le stigmate imprimé par le moraliste. Grandville fut un moment le Juvénal de ce règne fameux qui eut le malheur, nous le voyons bien, d'énerver la société fran- çaise en lui enseignant beaucoup trop le culte des intérêts , et en lui faisant abdiquer le mâle et utile courage du citoyen, pour ne lui laisser que le courage le plus funeste à l'humanité et à la liberté, le courage du soldat. Mais du moins ce règne nous laissa libres de penser tout haut , de protester tout haut contre ses erreurs , et il put se reconnaître dans les pages que fouillait le crayon de la satire ou que burinait déjà la main de l'histoire.



TROYON

1810 — 1865


Troyon a été un de ces heureux artistes qui n'ont pas de biographie, et qui ne laissent après eux que le meilleur de leur âme : leurs ouvrages. Sa vie s'est passée presque toute entière au milieu des champs et des bois, obscure , ignorée, dans un dé- licieux tête-à-tête avec la nature. La poésie, que d'autres sont allés chercher bien loin, aux environs de la ville éternelle, dans les campagnes labourées de souvenirs et traversées par les héros de l'histoire, Troyon l'a trouvée tout près d'ici, en se promenant sur le petit chemin qui conduit à la forêt prochaine, en battant les buissons de la banlieue. Il n'a eu que deux pas- sions : sa mère et la nature. Sa mère , bien qu'elle fût plus qu'octogénaire, a eu la douleur de lui survivre, et quant à la nature, éternellement infidèle, elle accordera ses faveurs à d'autres amants. Elle n'en aura point cependant de plus assidu que Troyon, ni de plus tendre.

Oui de plus tendre, car, malgré son apparente rudesse, Troyon , en présence de la nature, était doux, docile, facilement subjugué, facilement ému. A le voir, vous auriez pu le prendre


314 TROYON.

pour un braconnier ; à l'entendre , vous n'auriez jamais soup- çonné en lui qu'une bonhomie rustique et les instincts d'un homme du peuple ; au fond, c'était une âme remplie d'amour. Sous des formes mâles et un peu rudes, il cachait une sensi- bilité qui ne se traduisait ni par des paroles ni par des écrits , mais qui, heureusement, se trahit dans sa peinture et qui est le secret de l'espèce de fascination qu'elle a exercée sur la jeu- nesse contemporaine.

Tout ce qu'il savait ou à peu près, Troyon l'avait appris de lui-même dans son commerce intime et direct avec la nature. De maître, il n'en eut point. Il reçut seulement ses premières ' leçons de dessin et quelques conseils de M. Riocreux, son par- rain, qui est mort conservateur du Musée à la manufacture de Sèvres, et qui était alors peintre de fleurs, attaché à l'é- tablissement. C'est à Sèvres que Troyon était né, le 28 août 1810, et c'est dans la manufacture de porcelaine qu'il fut élevé. M. Riocreux qui, par suite de je ne sais quel accident, avait dû renoncer à la peinture , rêvait alors de fonder ce beau Musée céramique dont la pensée, la formation et l'honneur doivent lui appartenir, et il se plaisait à encourager le jeune Constant Troyon qui déjà sentait remuer en lui les instincts et le tempérament d'un peintre futur.

Le père de Troyon avait un emploi et un logement dans la manufacture de Sèvres. Il mourut en 1817, laissant deux gar- çons en bas âge, dont le cadet était Constant. La mère de ces deux enfants ne perdit pas courage. Elle avait imaginé de faire de petits tableaux avec des assemblages de plumes d'oi- seaux d'Amérique, plumes véritables qu'elle avait le secret de rapprocher, d'ajuster, de manière à en composer des motifs de peinture pour épingles, broches, bagues, bracelets et autres parures. En arrachant le plus fin duvet de l'oiseau mort, M°* Troyon le faisait revivre sous une autre forme, dans de plus petites proportions, et, revêtu à nouveau de ses barbes


TROYON. 315

et de ses barbules, l'oiseau reparaissait en miniature sous les couleurs du rubis, du saphir et de l'émeraude. Les étrangers qui venaient visiter la manufacture de Sèvres, les Anglais surtout et les Américains, se montraient ravis de ces broches, de ces épingles, et les achetaient fort cher, les prenant pour des ob- jets d'art. Heureuse et charmante industrie à laquelle nous devons de compter dans notre école un peintre de plus , un vrai peintre dans toute la force du mot, car c'est avec le pro- duit de ses plumes d'oiseaux que M""® Troyon put élever ses deux fils.

Vivant au milieu des peintres , dans une maison où ils enten- ' daient parler chaque jour de dessin et de couleur, de formes élégamment dessinées, de beaux galbes, de décorations gra- cieuses, les frères Troyon se firent peintres ou plutôt le devin- rent sans le savoir. Chose bien singulière , — il faut en remer- cier sans doute M. Riocreux, — ces deux jeunes gens qui de- vaient être conduits si naturellement à peindre des oiseaux, des amours, de jolies bergères enrubannées à la Watteau et de ces bouquets qui fleurissent autour des vases, furent lancés dans une tout autre voie ; ils prirent la clé des champs et ils se mirent à dessiner simplement d'après nature. Il faut le dire, pour des paysagistes, c'est là une bonne méthode, à la condition toutefois que le débutant ne se passera point des conseils d'un maître, qui peuvent abréger le travail, en ap- prenant ce que les Italiens appellent Varie divedere^ l'art de voir. Je ne connais pas un seul peintre de paysage qui ne se soit bien trouvé, par exemple, des avis de Corot, et qui ne m'ait dit : « Corot m'en a enseigné en deux heures beaucoup plus que je n'en avais appris à moi seul en deux ans. » Cette précieuse assistance des bons conseils ne fit pas défaut à Troyon. Un jour qu'il avait planté son chevalet sur la lisière d'un bois , du côté de Saint-Cloud , il se vit aborder par un homme qui avait un portefeuille sous le bras et la physionomie


316 TROÏON.

d'un artiste : c'était Camille Roqueplan. Frappé des études de Troyon et du caractère de sincérité qu'il y remarquait, à tra- vers un déluge de petits détails, Roqueplan encouragea son jeune confrère et lui fit quelques observations qui lui ouvrirent les yeux. Il n'est rien de plus ordinaire que de perdre la tête quand on se trouve face à face avec la nature; la grande en- chanteresse a ce pouvoir d'enivrer les peintres ; malheur à celui qui ne sait pas l'aimer en restant maître de son cœur. Elle est l'infini , et facilement on s'y perd ; elle est mystérieuse, elle est obscure ; il faut la pénétrer et la comprendre ; elle est silencieuse ; il faut la deviner et lui prêter un langage. Troyon avait jusque-là beaucoup tâtonné ; les quelques mots que lui dit Eoqueplan furent pour lui des traits de lumière. Il de- manda la permission de l'aller voir à Paris , et la fréquenta- tion d'un artiste aussi avancé dans les secrets de son art fut pour son nouveau camarade une bonne fortune.

Vers 1842, Troyon vint s'établir à Paris, rue de la Tour- d'Auvergne. C'était le temps où resplendissait une admirable école de paysagistes, je dirais la plus belle qui ait jamais paru dans le monde, si ce n'était manquer de respect aux ombres sa- crées des Paul Potter, des Van de Velde, des Karel Dujardin, des Berghem, des Hobbema et du sublime Ruisdaël. Tandis que Diaz rapportait du Bas-Bréau et des gorges d'Apremont des études dont on ne surpassera jamais la couleur pleine d'enchantements, tandis que Decamps et Marilhat revenaient d'Orient avec des trésors de poésie et de soleil, Jules Cabat, Dupré, Rousseau, Paul Huet, Fiers, Français et d'autres en- core, sans oublier Roqueplan et Eugène Isabey, déchiraient le voile qui jusque-là nous avait caché les grâces et les naïvetés de la nature, le voile dans lequel l'avaient drapée d'abord les génies majestueux de Poussin et de Claude, et dans lequel l'a- vaient ensuite étouffée les faux classiques. Au milieu de ce groupe d'artistes nouveaux , Troyon s'était fait jour ; il s'était


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frayé sa route et déjà il était maître ; mais personne encore n'en savait rien. Plusieurs fois il exposa au salon de ravissants tableaux , sans que le public en fût averti. Quelques amateurs seulement s'en aperçurent, et les peintres ne s'y trompèrent point. Ils remarquèrent à l'exposition de 1844 un morceau tout à fait pittoresque : c'était une mare, ou pour mieux dire un fossé , dont la vase était recouverte d'une verdure abondante. Ce fossé était vu au travers d'une vieille charpente détraquée qui enjambait le fossé en formant cadre , et sous lequel le peintre avait représenté un de ces fouillis de végétation hu- mide , 011 l'on entend coasser les grenouilles. Troyon procé- dait alors de Jules Dupré, qui lui-même s'était inspiré du paysagiste anglais Constable ; car, il faut en convenir, Cons- table fut le premier qui, jetant au panier tous les maniérismes, s'attaqua de haute lutte à la nature et lui arracha du même coup sa réalité et son prestige, tandis que Bonnington, d'une main légère, en cueillait la fleur, en exprimait le parfum.

L'année suivante , les Troyon étaient placés , il m'en sou- vient, dans une obscure galerie en pans de bois qu'on avait accolée à la grande galerie du Louvre. Chargé d'écrire les articles Salon pour un journal, je cherchai longtemps les pay- sages de Troyon et j'en découvris un qui me parut vraiment délicieux : c'était un chemin creux, bordé de haies et de quel- ques arbres, dans lequel passaient deux enfants , dont l'un s'é- tait arrêté pour grapiller des mûres ou grimper à un arbuste, pendant que l'autre attendait , entre les ornières de ce chemin qui allait se perdre dans le vague d'un bocage, sous un ciel à demi couvert et nuage de blanc. Il y avait là un sentiment des choses agrestes qui éveillait tous nos souvenirs d'enfance et nous remuait au fond de l'âme, en nous rappelant ces prome- menades que l'on fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on cherche quelque chose, sans vouloir trouver rien.... charmantes divagations du corps et de l'esprit, durant


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lesquelles il semble que la personnalité du rêveur va peu à peu se fondre dans l'infini. La nature était rendue, non pas avec ce réalisme indifférent et grossier qui en est la prose, mais avec cette vérité sentie et voulue, qui en est la poésie. La pierre était pesante, le buisson hérissé, le terrain gras ; les nua- ges blancs étaient chassés par un vent frais.... Je demeurais ap- puyé sur la rampe de fer, absorbé dans la contemplation de ce petit tableau, quand je m'aperçus que deux promeneurs étaient à côté de moi, qui me regardaient regarder : c'étaient Chena- vard et Troyon, Troyon que je ne connaissais point et que Chenavard me nomma. « Vous voyez , monsieur, dis-je au pay- sagiste, que vos peintures ont pour moi bien du charme, puisque, sans connaître l'auteur, j'oubliais à les contempler tout le reste du salon. ))

Peu de temps après, une révolution éclata. Le gouverne- ment de la République nous fit l'insigne honneur de nous con- fier la direction des Beaux-arts. Troyon avait grandi encore : il envoya pour être exposés au salon de 1849 de superbes pay- sages , qui furent achetés par le ministère, entre autres, si j'ai bonne mémoire , un grand Bouquet de chênes^ et le Retour de laferme^ oîi l'on voit sortir d'un brouillard lumineux et s'a- vancer vers le spectateur un troupeau de moutons conduit par une fermière, montée sur un âne dont les naseaux respirent la vapeur du matin. Comme les paysagistes faisaient en ce moment l'honneur de notre école, nous prîmes la résolution de demander la croix pour Troyon ; mais auparavant il fallait la demander pour Jules Dupré, qui était l'aîné de Troyon, et qui, sans l'avoir eu pour disciple , avait été un peu son maître. Un matin à sept heures, deux ou trois jours avant l'ouverture du salon, l'honorable M. Dufaure, alors ministre de l'intérieur, me fit prévenir, par une ordonnance à cheval , que le Prési- dent de la République se trouverait au salon à huit heures. Pour ne pas envahir et encombrer le Louvre, j'avais de-


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mandé et obtenu à grancVpeine que les appartements des Tui- leries fussent consacrés à l'exposition des œuvres de peinture et de sculpture. C'était la première fois que le Louvre était délivré des toiles modernes qui venaient périodiquement et indécemment nous masquer les vieux maîtres. Le Président de la République n'ayant pas le loisir de tout voir, se fit dési- gner seulement les meilleurs ouvrages. Les tableaux de Troyon figuraient à une place d'honneur : (( Voilà, m'écriai-je, une peinture mâle, vaillante et corsée, comparable à ce qu'ont fait de mieux les Hollandais les plus illustres... » Je m'arrêtai court, m'aperce vaut que cet élan d'enthousiasme n'avait au- cun succès. Le Président de la République répondit froidement, mais avec douceur, que cette peinture heurtée , à la grosse, lui produisait l'effet d'une tapisserie et ne lui paraissait pas autrement digne d'admiration. Comme je refusais de me rendre à un sentiment qui, du reste, avait bien sa raison d'être, eu égard au côté fruste de cette peinture épaisse et roman- tique, le Président eut la bonhomie de chercher du renfort au- tour de lui, et, naturellement, l'officier d'ordonnance, converti sur l'heure à la manière lyonnaise, crut devoir donner au Di- recteur des Beaux-arts une leçon de peinture. Le mieux était de se taire. Nous fîmes savoir à Troyon que , selon toute ap- parence, il ne serait pas décoré. Cependant, quand vint le moment de distribuer les récompenses , le ministre de l'inté- rieur laissa le nom de Troyon inscrit sur la liste des croix d'honneur, après Jules Dupré, avec Séchan, Muller, Raffet. Au premier coup d'œil jeté sur la liste, le Président de la Ré- publique ébaucha un sourire : c( Il paraît , dit-il à M. Dufaure, que décidément je ne me connais pas en peinture... » et le dé- cret fut signé de bonne grâce.

A partir de ce jour, les tableaux de Troyon qui se payaient cent écus se vendirent six mille , huit mille , dix mille francs. Les journalistes avaient beau crier que Troyon était un peintre


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supérieur ; le public , les amateurs et les marcliands ne cru- rent à sa supériorité que lorsqu'ils lui virent un ruban rouge à la boutonnière. Aussitôt les agents de change vantèrent Troyon ; il reçut le baptême des enchères illustres , et chacun déclara que depuis longtemps il avait reconnu en Troyon un artiste hors ligne ; sa fortune fut faite en quelques années, une fortune qui s'élève à beaucoup plus d'un million.

De même que Troyon n'a pas de biographie, de même ses tableaux n'ont aucun nom, aucune histoire. Ils ne s'appellent point, comme ceux de Claude et de Poussin, les Funérailles de Phocion, le Sacre de David, l'Embarquement de Cléopâtre, Orphée et Eurydice, Puth et Booz. On les nomme le Grand chêne, l'Intérieur de forêt, les Bœufs au labour, la Vache au pré, le Moulin, la Mare, l'Abreuvoir, ou bien la Vallée de la Tou- que, les Hauteurs de Suresnes. Ce sont les premiers sites ve- nus, des arbres comme il y en a partout, des prairies, des ruisseaux, des sentiers sous bois que l'on rencontrerait en se promenant à pied hors Paris. Mais dans tout cela quel charme il a su mettre! On ne voit chez lui ni colonnes , ni monuments, ni ruines augustes, ni les dieux de la fable, ni Daphné. Ses hé- ros, ce sont des rustres qui chassent des bœufs ou mènent un chariot, et dont les pieds enfoncent dans la boue des chemins. Ses nymphes , ce sont des fermières qui portent leurs denrées à la ville, assises sur un âne, en cotillon simple et souliers plats^ ou bien des gardeuses de dindons qui poussent leur trou- peau devant elles , ignorant leur beauté rustique et leur jeune fraîcheur. Elles cheminent avec tant de vérité que tout à l'heure nous les verrons disparaître au tournant de la route. La lumière de Troyon est ordinairement septentrionale, grise, vaporeuse ; rarement elle éclate , si ce n'est pour exprimer les drames du soleil couchant. Son ciel, d'un bleu embrumé, est traversé par des nuages ambulants , et volontiers il le sacrifie au relief du troupeau. Il s'en sert comme d'un fond pour en-

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lever le pelage de la vache fauve aux raies noires, la robe rousse d'un taureau taché de blanc, ou l'épaisseur grumeleuse des toisons, ou le plumage des canes qui vont aux champs. Du jour où il a été un peintre d'animaux, Troyon a pris dans l'école une place à part. Quoique paysagiste excellent, il a su- bordonné la campagne aux personnages qu'il voulait mettre en scène, les bœuts, les moutons, les chevaux.de labour, les chiens de chasse. Sa manière de les peindre n'est ni caressée comme celle de Vandevelde , ni précise et brodée comme celle de Paul Potter, ni indicative et assaisonnée d'une pointe d'es- prit comme celle de Berghem ; elle est plutôt remarquable par un sentiment d'ampleur, d'énergie et de plénitude, qui rappelle parfois les animaux d'Albert Cuyp dans leurs gras pâturages. Les grands bœufs qui se penchent sur l'abreuvoir ou qui ru- minent, l'œil à demi clos , sur le pré, ils sont grandement vus et solidement construits ; ils sont forts, ils sont lents, pesants et patients. Ses moutons sont rendus avec une vérité palpable et bêlante. A l'inverse de Decamps, qui peint toujours les ani- maux et les hommes, vus de dos, pour les mieux enfoncer dans la toile, Troyon préfère les peindre de face, pour les en mieux faire sortir. Son talent incomparable consiste à exprimer la présence de l'air, à plonger ses figures dans un bain de lu- mière. Sa touche pâteuse, habilement indécise, dévore les con- tours et les habille d'atmosphère, de façon que chez lui on voit toujours le tableau, jamais le morceau. C'est le triomphe de Troyon. Tout ce qu'il représente participe de la vie univer- selle et de l'universelle nature. Ce qu'il nous rapporte du fond des bois , c'est \ impression des bois ; ce qu'il a pris à la nature, c'est son arôme pénétrant et fort, son essence. A ce trait vous reconnaissez ce qu'il est dans le paysage, un maître.

Grâce à la fortune qu'a laissée Troyon, ses nombreuses étu- des, ses nombreux dessins, ses tableaux, resteront chez lui, sous les yeux de sa mère, dans l'atelier où il les peignait, dans


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la maison qu'il avait gagnée à force de talent et dont chaque pierre représente une heure de ses émotions et de son travail. Il en sera formé un petit musée intime, ouvert aux amis, ac- cessible aux amateurs, et le cri des enchères publiques ne viendra pas troubler le triste repos d'une mère et le recueille- ment de la douleur. En le parcourant, ce musée si curieux, si familier, si divers, les amants de la nature pourront se remé- morer les plus doax moments de leur vie, ceux que l'on passe à promener ses rêveries à travers champs, à s'enfoncer dans les bois rafraîchis par un courant d'eau que recouvrent des branches inclinées et d'où s'échappe un canard sauvage, à ru- miner dans les allées subobscures à l'insu du soleil, ou bien à suivre de l'œil, tantôt les meutes inquiètes, tantôt les brebis et les agneaux serrés autour de la bergère qui les mène, tan- tôt les bœufs qui rentrent pesamment à l'étable, aux rayons du soir.

P. S. Ce morceau fut écrit au lendemain de la mort de Troyon : depuis, les tableaux, études, et dessins qu'il avait laissés furent vendus aux enchères et produisirent une somme considérable, plus de cinq cent mille francs.



GAVARNI.


1801 — 1866


Il y a bien longtemps de cela, presque au sortir du collège, nous allions rendre visite à un camarade d'enfance, originaire de r Aveyron , qui demeurait rue Monsigny, dans une maison faisant face au théâtre de M. Comte, devenu celui des Bouffes- Parisiens. Ce camarade occupait là un bel appartement qu'il avait loué en commun avec deux amis dont nous fîmes natu- rellement la connaissance , et qui devaient être diversement célèbres: l'un s'appelait Peytel, l'autre Chevallier. Un jour, pour passer le temps, Peytel acheta un jeu d'échecs, et, ne connaissant pas la marche du jeu, il nous pria de la lui ap- prendre, pendant que Chevallier montrait à notre camarade des travestissements qu'il avait dessinés et lavés à l'encre de Chine ou en couleurs, et précieusement finis. Peytel, y jetant un coup d'oeil, disait d'un air léger : « En voilà qui me sem- blent assez bien tournés, assez heureux... » Quelques années après, ce même Peytel ayant tué sa femme — il disait, lui, dans un accès de jalousie — fut condamné à mort et exécuté.


326 GAVARNI.

Quanta Chevallier, après l'avoir perdu de vue, nous le re- trouvâmes bientôt illustre sous le nom de Gavarni.

Ce nom, il l'avait emprunté du Cirque de Gavarnie, dans les Pyrénées , vallée admirable dont la beauté s'était gravée au fond de son souvenir. Les circonstances qui l'avaient con- duit dans ce pays ne nous sont pas bien connues. Nous sa- vons seulement qu'il était élève du Conservatoire des arts et métiers, et qu'étant allé à Tarbes à l'âge de vingt-quatre ans environ, il y fut mis en rapport avec l'ingénieur en chef du cadastre, M. Leleu, qui lui donna de l'emploi et s'attacha tout d'abord à lui par le côté de l'art.

Gavarni, en eifet, quoique géomètre, commençait à dessi- ner des costumes, des modes, des paysages, .ou plutôt des vues. Il prenait note de tout ce qui avait de la grâce. Par un singulier contraste, cet artiste qui devait exceller aux raffine- ments de la désinvolture, il avait débuté par dessiner des machines au Conservatoire. Il passait sans transition de la mé- canique à l'élégance, de la précision mathématique au désha- billé de la galanterie et de l'amour. Autre contraste : cet homme, qui a mêlé à ses lithographies la plus fine littérature, n'avait pas reçu l'éducation classique ; il n'était rompu qu'à la géométrie et au calcul. Mais chez lui les extrêmes, en se touchant, se fondirent l'un dans l'autre par une alliance heu- reuse et imprévue. Gavarni nous en fit lui-même la remarque un jour que nous regardions chez lui la suite des Actrices^ où les décors et les accessoires sont si bien en place et si bien en perspective. « Vous voyez, nous disait-il, que cela m'a servi à quelque chose de commencer par dessiner des engrenages. )">

A cette époque — c'était vers 1842 — Gavarni était très-lié avec Gigoux qui possédait un magnifique atelier dans l'hôtel du prince de Chimay, quai Malaquais. C'est là que nous revîmes Gavarni, sans avoir l'air de l'avoir jamais connu et sans lui rappeler, bien entendu , la rue Monsigny,


GAVARNI. 327

dont le nom seul eût évoqué uu souvenir tragique. Il de- meurait alors rue Fontaine-Saint-Georges, n° 1, et de temps en temps les deux ateliers, celui de Gigoux et celui de Ga- varni, entassés dans deux ou trois fiacres, se déversaient Fun dans l'autre et composaient des soirées bruyantes et amusantes. Français, Baron, de Lemud, de Longpérier, Laviron et Théophile Gautier en étaient; Clésinger aussi, qui avait été fourrier au 1" régiment de cuirassiers et qui en avait conservé certaines habitudes militaires. On regardait beaucoup aux eaux-fortes et aux aquatintes de Goya, dont les Caprices étaient alors une nouveauté, ou du moins une ra- reté. On parlait du Salon, on s'exclamait sur le jury, on van- tait les premières sculptures de Clésinger qui ressemblaient à des Kubens en marbre, et les portraits lithographies de Gi- goux qui faisaient particulièrement l'admiration de Gavarni.

Lui , parmi les tapages de la conversation et le décousu des allures , il gardait de la tenue dans les manières et dans l'es- prit. Il restait élégant et bien mis jusqu'en son négligé, et tou- jours gentleman. Je le vois encore : il était mince , distingué ; il avait une tournure agréable, une tête intelligente et bien construite, le front couvert par une abondante chevelure d'un blond ardent et profond, l'œil calme, clair et froid, la lèvre épaisse mais réservée, la barbe rousse. Ce souvenir de sa personne m'est encore très-présent et il n'a pas été altéré de- puis par l'image de ce qu'il était devenu dans la dernière pé- riode de sa vie , qui appartint à la tristesse , au décourage- ment, à la solitude.

Le jour même oii il mourait à Auteuil — nous étions bien loin de nous y attendre! — nous regardions au Cabinet des estampes, avec le conservateur M. Henri Delaborde et M. Ma- hérault, un des plus intimes amis du peintre, un portefeuille de lithographies renfermant des modes et des costumes mo- dernes, tels qu'on les voit exhibés à la montre des boutiques.


328 GAVARXI.

Ce sont des chapeaux en cuillère, des toquets à plumes comme en portait la duchesse de Berri, aux jours de gala, des corsages avec manches à gigots, des collerettes, des bro- dequins, des écharpes. Et dans le nombre, M. Mahérault nous faisait remarquer plusieurs épreuves où il reconnaissait, à n'en pas douter, la main de Gavarni.

On sait, en effet, que Gavarni a beaucoup dessiné pour les journaux de modes, et d'abord pour le Journal des Darnes^ que dirigeait un ancien professeur de philosophie au collège de la Flèche, M. de la Mésangère, tombé du haut d'Aristote dans les chiffons. Gavarni dessinant ce que renferment les de- vantures des marchandes de modes, cela me rappelle Prud'hon (toute proportion gardée) quand il historiait les cartes d'a- dresse de M. Mesler, graveur sur métaux, et qu'il compo- sait des vignettes pour des boîtes à bonbons. La Mode., la Silhouette eurent la primeur de ce talent encore anonyme. Ce fut dans Y Artiste., dirigé par Eicourt, que parurent les pre- mières inventions de Gavarni, celles où il accuse un esprit d'observation, qui n'allait pas pour le moment jusqu'à la sa- tire, et le talent, déjà exquis, de saisir les lignes caractéris- tiques d'un mouvement, d'une attitude, d'une démarche, non pas seulement dans leur ensemble, mais dans leurs nuances les plus fines.

Passons i^Ve .'murmure une jeune femme habillée en homme, au bras d'un dandy, et il n'est pas un coup de crayon qui ne motive la légende. Ils traversent le jardin des Tuileries , par une journée grise et pâle de février ou de mars. On voit poin- dre le petit pied de la dame sous le large pantalon que sa jambe ne peut remplir. Elle a la taille pincée dans une re- dingote à châle et à collet de velours, boutonnant à la hau- teur du nombril. Dans l'entre-deux du sein s'étale le nœud aplati d'une amplissime cravate, semblable à un cache-nez rabattu. Pour racheter sa petite taille, elle s'est coiffée d'un



LES GENS DE PARIS. — Politiqueurs. Je l'ai dit au feu roi, j'ai dit : « Sire, cause qui méconnaît des hommes comme nous est une cause perdue ! »


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chapeau très-haut et sans bords d'où s'échappent deux bou- cles révéhxtrices.

Le dandy est mis dans le dernier genre d'alors : habit noir boutonné jusqu'à la cravate, pardessus blanc, ouvert ; chapeau à bateau. Les promeneurs du haut d'un perron suivent de l'œil ce couple ému et pressé que trahissent l'embarras de mon- sieur et la gaucherie gracieuse de madame, surprise dans ses petits souliers. C'est là un menu chef-d'œuvre. Il a une date précise et cependant il exprime une chose de tous les temps , cette politesse du plaisir qui est la pudeur, ou au moins le qu'en dira-t-on?

Pour nous , les premiers dessins de Gavarni dans V Artiste ont une saveur particulière. Ils fixent une heure du siècle où nous avons vécu, ils particularisent la grâce d'un moment, et chose remarquable, la mode qui est toujours trouvée si ridi- cule quand elle a passé, la mode est toujours charmante dans les lithographies de Gavarni. Elle n'a rien qui détonne. Ces coques hérissées sur la tête, ces chapeaux en capote de cabriolet, ces manches à gigots qui paraissent maintenant aussi anciens que le costume des Pharaons ont le privilège de ne pas exciter la surprise, de ne pas faire rire aux dépens de nos mères, d'être surannés sans être grotesques. D'un re- gard aussi prompt que les photographies instantanées, l'ar- tiste a saisi l'entrain de la Valse, et d'un seul trait il a dit tous les pas de la mesure. Il a vu glisser et bondir sur -le parquet, plus rapide que l'éclair, un beau danseur, passionné et fluet, coiffé en coup de vent par l'élan de la Galope^ et l'image qu'il en a tracée résume tous les mouvements qui ont pré- cédé et tous ceux qui ont suivi.

Ils appartiennent à la première manière de Gavarni, les dessins dont nous parlons. Le style en est délicat, un peu mièvre , l'exécution est attentive et soignée ; rien n'y est aban- donné à la simple indication : tout y est fini et fin. Bientôt


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un faire plus large, une marche plus délibérée succéderont à ces jolis débuts. Le crayon sera plus hardiment écrasé sur la pierre et le maître y écrira sa pensée avec résolution , en n'in- sistant qu'aux endroits décisifs. Son type de femme changera aussi. Au commencement, c'était une brune au nez long et futé, à la bouche aussi haute que large, aux sourcils minces, aux yeux étirés : elle fera place à une blonde : grands yeux écartés , face élargie , tête plus courte, expression plus douce.

Je dis un type de femme , car il n'y a pas à proprement parler de portraits dans les scènes de Gavarni ; pas un per- sonnage n'est dessiné directement sur nature. Ses héros, qui semblent si individuels et si vrais, sont crayonnés pourtant de souvenir et pas autrement. Si les amis de l'artiste y figurent, c'est à l'état de pures réminiscences. Dans les Balivernenes parisiemies^ÎQ reconnais Nadar disant à un monsieur déconfit : (( Oui, mais si vous vous querellez comme çà avec tous les amants de votre femme, vous n'aurez jamais d'amis. 3) Je re- trouve la ressemblance du poëte Lassailly, avec son nez aigu et débordé , dans le promeneur qui regarde passer une femme à portée de lorgnon; mais c'est un Lassailly d'exception, ren- contré par hasard, un jour qu'il avait dîné. Je retrouve aussi le masque de Laviron — ce brave garçon qui se fit tuer sur les remparts de Rome , au service de la république romaine — dans une estampe publiée par le Figaro de ce temps- là. Il est au Salon avec un fruit sec des ateliers, un vieux rapin, qui lui dit : ce Voilà un triste Salon... c'est dégoûtant. Vous n'avez rien ici, vous? — Bon Dieu, non! et vous? — Ni moi non plus... )) N'est-ce pas là peindre d'un seul trait le gros de la troupe?

Mais j'en reviens à mon dire. Gavarni n'a jamais su regar- der la nature en face ; je parle de la nature vivante. Faire un portrait lui était impossible. Celui des frères Goncourt, par exemple, est d'une faiblesse inattendue. On n'y trouve qu'un


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semblant de modelé , des plans confondus. Il y manque le fré- missement de la vie, le sentiment ferme de la vérité. Au con- traire, quand le peintre met en scène des figures qu'il observe avec les yeux de la mémoire, il y fait palpiter la vie et la chair. Il exprime d'un crayon gras et résolu les méplats du visage, les joues pendantes et tremblantes de la lorette vieillie, la trogne reluisante du vaurien, les attendrissements de la peau, les carnations martelées. Par exemple, on ne saurait mieux rendre la cliair en pomme cuite de ce Lovelace, à qui un pauvre diable, humble et déjeté, dit en soupirant : c( Oh! mais vous, monsieur Pigeonnet, dans les affaires vous avez tou- jours été poussé par les femmes. » Il faut voir comment elle est bien touchée, la tête de ce bouledogue satisfait! Les pas- sions l'ont ravagé!... qu'y faire?

Ce qu'il crayonne de souvenir ou de pratique, ce qu'il dessine de chic^ comme disent les artistes, est justement ce qui, chez Gavarni, paraît fait d'après nature, et à l'inverse, ce qu'il foit d'après nature est justement ce qui manque de vérité et d'ac- cent. Il y a là une contradiction étrange et qui serait inexpli- cable si elle ne se rencontrait pas chez un grand nombre de peintres français , et précisément dans l'œuvre de ceux qui ont été dans notre pays le3 plus populaires : Callot , Moreau, Ho- race Vernet, Charlet lui-même, n'ont jamais été vrais que par le vraisemblable. Horace , après avoir regardé quelque temps son modèle, se retirait dans une autre chambre pour le dessi- ner ou le peindre. Les lithographies de Charlet qu'on dirait estampées sur le vif, sont exécutées en l'absence des indivi- dus représentés. Callot a gravé à merveille ce qu'il avait vu, mais non ce qu'il voyait. Et voilà pourquoi ces artistes ont été si Français et ont eu en France une si grande vogue. Devant la nature, les hommes d'esprit se troublent. La formidable bruta- lité du fait les heurte et les domine. Ils y aperçoivent un monde de pensées qui ne sont pas les leurs. Ils ont dans la tête un type


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qu'ils ont dégagé de leur temps , celui du troupier, je suppose, ou du gamin, ou de la débardeuse, ou du bolieme, et quand ils viennent à se rabattre sur la réalité , ils y trouvent l'infini des différences, au lieu d'y trouver ce qu'ils cherchent et ce qu'il leur faut, la généralité des ressemblances. De là, leur embarras, en présence de la nature individuelle qui s'impose à eux et les entraîne oii ils ne voudraient pas aller. Les maîtres qui traduisent le génie de leur époque, sérieusement ou en ca- ricature, ont besoin de généraliser, et conséquemment de res- ter les maîtres de la nature, de peur d'en être les esclaves. Aussi le réalisme n'est-il nulle part plus mal venu qu'en France, parce qu'à tort où à raison (à raison suivant nous), on ne comprend ici que la photographie qui a passé par l'objec- tif de l'esprit. Si Charlet a sou grognard, si Daumier a sa grimace terrible, quelquefois sublime, si Gavarni a sa désin- volture inaltérable , c'est que ces artistes, heureusement incor- rigibles , ont tiré d'eux-mêmes l'essence de leurs créations, ce qui est le véritable secret de leur renommée. Ils ont pris le réel, sans doute, mais pour y frapper la monnaie de leur gloire.

Oui , — chose impossible à croire au premier abord, — Ga- varni est vrai, mais seulement quand il imagine. Ses person- nages sont frappants de ressemblance , mais seulement quand il cesse de copier. Ils ne sont jamais plus individuels que lorsqu'ils sont empruntés de la nature générale. Il eût été fort en peine de faire à la Van Dyck un portrait de Déjazet, par exemple : en revanche il aurait su peindre à merveille Frétillon. Ce qu'il traçait sur la pierre ou sur le papier procé- dait tellement de son esprit, que pour n'avoir pas à consulter la nature dans les accessoires significatifs qui devaient com- pléter sa composition, souvent même y jouer un rôle essentiel, il les avait étudiés une fois pour toutes et parfaitement dessi- nés. Habits et gilets de coupes diverses; gants, bottes et


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chapeaux, bonnets de velours, espadrilles de maroquin, guê- tres de cuir, houppes de chenilles, charivaris de satin, il s'é- tait amassé une provision de toutes ces choses, il les avait co- piées d'avance, de face, de profil, en raccourci, de bas en haut, de haut en bas , de façon à les avoir sous la main comme des matériaux tout prêts. Les objets purement réels, il les dessinait à ravir et avec une justesse incomparable. Ici la géométrie descriptive le servait à point. Il excellait à mettre en perspective d'un seul trait et à main levée , les divans sur lesquels la femme médite ses fourberies en njatière de senti- ment , l'armoire à glace qui sert de public aux répétitions de l'actrice, le château de cartes construit par l'enfant terrible, le canapé qui porte M. Coquardeau et son infortune. Et ce n'est pas là un petit mérite pour qui sait que des maîtres, même illustres, ne l'ont pas eu.

Du reste, les notions de la géométrie se reconnaissent chez Gavarni jusque dans ses figures. Voyez cette femme couchée sur une ottomane (comme on disait alors) : un vieux pair de France qui a du ventre, des jambes tout d'une venue et un gazon sur la tête , lui dit avec mignardise : « On aime donc un peu sa biche? » Elle répond, en cachant derrière ses doigts un sourire de mépris : « Trop, mauvais sujet! » Eh bien, cette petite scène que je prends au hasard en feuilletant l'œuvre immense de l'artiste, elle est comme les autres, secrè- tement enfermée dans un système de verticales et d'horizon- tales ; la perspective la plus rigoureuse encadre les figures, en commande l'attitude, en fixe le mouvement, en assure l'é- quilibre. Personne, sous ce rapport, n'a égalé Gavarni.

11 faut convenir toutefois que deux choses lui ont fait dé- faut comme artiste : la connaissance du nu et l'art de mode- ler le tableau, c'est-à-dire d'y mettre de l'unité par la distribu- tion de la lumière : cet art qui fait que Daumier, dans une simple lithographie, est un peintre. De la forme humaine, Ga-


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varni ne voit et ne sait que le vêtement. Il écrit l'histoire de son temps, mais l'histoire liabillée, travestie, l'histoire exté- rieure; et quand il pénètre au fin fond des choses, quand le dessinateur aspire à devenir moraliste , sa supériorité véritable n'est que dans le génie de la légende. Là il est inventeur, il est maître. Il descend dans les profondeurs les plus ténébreu- ses du cœur humain et il y voit clair : cependant la lumière qu'il y apporte est sans chaleur ; c'est un scepticisme froid, desséchant , méprisant, non pas pour tel ou tel homme, mais pour l'espèce entière ; car dans son indifférence Gavarni ne va pas jusqu'à la personnalité. — Une seule fois il crayonna une ca- ricature politique , le Ballon perdu^ et il s'en repentit. — S'il n'a pas de haines vigoureuses, il n'a pas non plus ce chaleu- reux amour de l'humanité qui anime les grands moralistes, ceux qui la conçoivent et qui l'espèrent meilleure. Gavarni n'est pas un moraliste, à vrai dire, c'est un satirique de pre- mier ordre, et nous allons voir que ses légendes, étincelantes d'esprit, font bien rarement battre le cœur.

La vie de Gavarni se divise en deux périodes bien distinctes. La première fut brillante, élégante, éclairée par l'amour, embellie par les succès de salon et par les promesses de la gloire ; la seconde fut triste , austère et à la fin douloureuse. En 1844, il s'était marié avec une jeune personne qui était excellente musicienne, qui avait de la fortune, et dont il em- ploya la dot à acheter une belle villa au Point- du- Jour, près d'Auteuil. Il y prit le goût du jardinage, comme Alphonse Karr, et le dégoût du travail. Doué d'un génie fécond et d'une prodigieuse facilité de main, il pouvait faire plusieurs dessins en un jour, et il lui arriva d'envoyer à son ami, M. For- gues , si connu sous le pseudonyme d' Old-Ni'cJc, un cahier de trente-six pièces exécutées en une semaine ; mais le plus souvent il ne travaillait qu'à la dernière extrémité, quand la nécessité absolue le voulait. Riche, il aurait pu l'ctre sans


33G GAYARNI.

beaucoup de peine, car on se disputait ses croquis, ses dessins sur bois, ses lithographies, ses aquarelles, ses goua- ches, et cependant il vécut dans une g^ne constante.

Une passion d'ailleurs s'était emparée de lui, qui dévora le plus précieux de son temps : la passion des mathématiques. Sur la pierre de ses dessins, il écrivait des calculs, il alignait des chiffres et griffonnait le mécanisme du mouvement perpé- tuel dont il ne cessait, dit-on, de poursuivre l'utopie. Le petit livre des Masques et Visages contient un feuillet curieux qui a été supprimé à la seconde édition : c'est la liste des ou- vrages mathématiques de Gavarni. En voici un extrait :

(( Théorie du travail des forces tournaiit sur leur point d'ap- plication aux corps d'ailleurs libres dans l'espace. — Propriété du segment , ou trigonométrie mixtiligne , comprenant le calcul intégral et le différentiel, expliqués sans le secours de l'al- gèbre et en géométrie générale. — Le Tour optique^ instru- ment à l'aide duquel les corps en mouvement sont visibles, quelles que soient leurs vitesses. — De la transmission des quantités de mouvement entre les masses supposées absolu- ment dures et rigides ; aperçu d'une loi nouvelle au point de vue de laquelle le choc, tel qu'il est discuté, peut être con- sidéré comme le résultat ordinaire, mais non nécessaire, de la rencontre des corps... »

J'ignore si de telles élucubrations sont de nature à ébranler le cerveau d'un artiste, comme l'assurent quelques experts; mais il est certain que ces problèmes nous jettent bien loin de la Comédie bourgeoise, des propos de Thomas Vireloque et du bal Chicard. En tous cas, quelle que soit la valeur de ses calculs, ce n'est pas comme mathématicien que Gavarni nous intéresse et qu'il restera.

Ouvrons son œuvre. Il remplit environ vingt gros volumes au Cabinet des estampes et c'est par milliers qu'on y compte les lithographies, les dessins gravés et les bois. Mais, parmi


GAVARNI. 337

tant de séries , il en est cinq ou six qui ont été plus admirées que les autres et qui sont en effet plus dignes d'admiration. Ce sont les Débardeurs, les Fourberies de femmes en matière de sentiment, le Carnaval, les Enfants terribles, les Maris vengés. Gavarni est là tout entier, avec le tour propre de son crayon et de son esprit , avec sa verve humoristique , sa finesse incisive et sa grâce. Ailleurs il nous parait affecté et dévoyé. Ses excursions dans le domaine de la philosophie générale, ses digressions politiques , ses traits sur le bohème et le popu- laire sont entachés çà et là d'observations banales et de ca- lembours sans portée.

En revanche, quand il nous introduit dans les coulisses de la vie conjugale, quand il touche aux intimités du ménage, aux nuances qui naissent d'une civilisation raffinée et corrom- pue, Gavarni est un artiste hors ligne. Pour nous montrer cette vie qui lui apparaît comme un éternel travestissement, il n'a pas besoin de savoir modeler un torse, articuler une rotule , attacher un muscle. Il lui suffit de posséder ce qu'il possède dans la perfection , le sentiment des tournures, l'intel- ligence de l'habit, la connaissance profonde du masque, et par dessus tout, le génie du geste. Rien ne lui manque donc de ce qui est indispensable à sa besogne et à sa gloire. Les têtes et les mains , il les sait par cœur. Il a une provision considérable de minois en pommes d'api et de visages en poi- res tapées, et il leur donne à volonté l'expression de la malice, de la jobarderie, du ricanement, de la surprise, de l'embarras, de l'ennui, de la ruse.

Ses mains sont toujours dessinées avec adresse et toujours éloquentes, même dans l'ébauche, soit qu'il fasse dire aune lorette vieillie. (( Et de la beauté du diable , voilà ce qui me reste : des griffes; » soit qu'il mette ces paroles dans la bouche et dans la personne entière d'un postillon : c( Doux Jésus! où (.( que je vas me sauver?... Vl'à Féhcité qui fait des maniè-

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338 GAVARNI.

res!.. )) soit qu'il souffle ce dialogue admirable à ses personna- ges : c( Lequel de tes deux amants choisiras-tu? — Celui qui me quittera. »

Mais où il est vraiment supérieur, c'est dans l'attitude , la posture, la pantomime, le geste; c'est dans la contenance du mari trompé, dans l'allure de l'amant déçu, dans la démarche des Invalides du cœur. L'attitude? Voyez celle de la débar- deuse qui , prenant une pose de statue antique, dit à un grin- galet, nouvellement échappé du collège : « Va dire à ta mère qu'a te mouche. » La posture? Comme elle est expressive, amusante et juste dans la figure de ce héros qui s'écrie : (( Voilà un gueux de petit pékin qui se divertit au bal comme un grain de plomb dans du Champagne! » La pantomime? L'a- t-on jamais trouvée plus naturelle et plus vive, et plus par- lante que dans le dessin si souple et si coloré de la canotière, qui répond à son partenaire sans le reconnaître : « Moi, mon pierrot? Il n'y a pas de danger ; il est attaché à l'ambassade. — Il est bien attaché? )) Le geste? Comme il est saisi partout et en particulier dans la petite scène qui a pour légende : (( C'est comme ça que tu montes ta garde, toi? — C'est comme ça que t'as la migraine? » Ici le geste est d'autant plus admirable que les deux époux conservent dans leur sur- prise un reste du cancan que tout à l'heure ils dansaient l'un et l'autre, et l'un sans l'autre.

Oui, le langage des lignes et des formes, chez Gavarni, est toujours clair et frappant, quoiqu'il ne soit jamais gros. Il est sensible à tous les regards, en dépit d'une finesse qui semble ne s'adresser qu'aux délicats. L'invalide du sentiment qui n'a plus (( sa terre de Chéverailles , ni ses bois , ni son moulin d'Orcy, mais qui a la goutte, )) vous arrache l'exclamation que vous n'avez pas encore lue : (( Fichue bOte ! » Tel Faublas rhumatisant, édenté, écroulé, dont la constitution a été dé- rangée par toutes ces hêtises-là , se distingue au premier



LES GENS DE PARIS. - aux champs. Mon mur.


340 GAVARNI.

coup d'œil comme étant la ruine d'une ancienne élégance.

Du reste, la série des Invalides du sentiment marque la dé- cadence de Gavarni , ainsi que les propos de Thomas Virelo- que, les Lorettes vieillies, le Paris- Journal , les Androgynes. L'esprit du mot y est encore, un peu recherché quelquefois, et presque toujours bien trouvé; mais on sent, à la marche du crayon , tantôt la lassitude du maître, tantôt une hâte exces- sive. Un certain mépris de son œuvre se trahit dans sa ma- nière lâchée et strapassée, qui brutalise la pierre et y promène des plis sans motifs ou des parafes insignifiants. Toutefois, là même où l'art décline, la littérature persiste. Sous des images qui ne sont plus qu'une sorte de phraséologie crayonnée, on admire encore la ciselure du texte, et quand le dessin devient diffus, la parole reste concise.

La décadence que nous signalons se produisit un peu avant le voyage de Gavarni en Angleterre, qui eut lieu en 1848. Ar- rivé à Londres, il y reçut la visite du célèbre romancier Thacke- ray, qui s'empressa de l'inviter chez lui et ailleurs, et lui pro- posa de le présenter dans les salons de l'aristocratie. Le croirait- on? cette démarche, inspirée par un bon coeur, fut mal jugée et mal accueillie. Gavarni était alors susceptible au dernier point, et irritable parce qu'il était irrité. Toute sa vie , au sur- plus, il avait été réservé et fier jusqu'à la raideur, et à ses manières distinguées il avait manqué ce qui en eût achevé la distinction : le naturel. Mais depuis qu'il avait mis le pied sur la terre anglaise, il était plus ombrageux que jamais. L'idée d'être montré lui faisait horreur, et surtout l'idée que les An- glais pourraient soupçonner sa gêne et deviner les motifs de son voyage.

Un jour il se rencontra chez un rédacteur du Times ^ Cork street, Burlington arcade, avec l'un des anciens membres du gouvernement provisoire, Louis Blanc ; et comme il lui faisait, sans mot dire, un salut gourmé : <:( Monsieur Gavarni, luiditson


GAVARNI. 341

compatriote, j'ai bien peur de n'être pas dans vosbonnes grâces...

— Vous l'avez dit, répondit-il froidement. — Eh bien, mon- sieur, aidez-moi, je vous prie, à m'en consoler, en me disant pourquoi? — Pourquoi? n'étiez-vous pas membre du gouverne- ment provisoire, et ce gouvernement n'a-t-il pas aboli l'em- prisonnement pour dettes? — Est-ce donc là un si grand crime ?

— C'est un acte de tyrannie abominable. Je voudrais bien sa- voir de quel droit on m'ôterait la liberté d'engager ma liberté pour me procurer de l'argent. — Ah! je comprends : vous ne voulez pas qu'on vous ôte d'avance l'occasion d'un voyage à Londres. )) Cette réplique, loin d'offenser Gavarni, l'amusa. (( Parlons d'autre chose, dit-il, avec un commencement de sou- rire. Après tout, on tire en général ses opinions de son expé- rience. Vous ignorez, je le vois, combien il est parfois néces- saire... et difficile d'avoir des créanciers... je vous en fais mon compliment. » La glace était enfin rompue ; Gavarni devint très-aimable.

Durant son séjour à Londres, il y eut dans son talent une recrudescence brillante et momentanée. Les scènes de mœurs qu'il publia dans Y lUustrated London News^ les dessins sur bois qu'il composa pour illustrer une Physiologie de la co- quette^ par Albert Smith, ceux qu'il fit pour le journal Pup- pet-Shoio, et surtout les tableaux — je dis bien — les tableaux qu'il dessina de la misère anglaise, la plus horrible de toutes les misères de ce bas monde , sont des morceaux de grand prix, non-seulement parce qu'ils sont fort rares, mais parce que l'artiste, un instant retrempé, y a mis un accent, un carac- tère, une coloration, une énergie et en même temps une dé- licatesse dont il avait déjà perdu le secret.

De retour en France, il y fonda le Paris- Journal ^ où fu- rent publiés (( les Messieurs du feuilleton, » c'est-à-dire les portraits, en général assez faibles, de Henri Monnier, de Louis Leroy, des frères Concourt, d'Alphonse Karr et du très-


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spirituel Old-Nyck (M. Forgues). A cet écrivain, qui fut l'ami intime de l'artiste, il appartiendrait plus qu'à tout autre d'é- crire la biographie que nous avons seulement esquissée , une biographie qui grouperait autour de Gavarni tout ce qui , du- rant quelque trente années, a passé sous ses yeux et a relevé dé son crayon.

Sur la fin de sa vie, retiré au Point-du-Jour, il s'y livrait avec passion à l'horticulture, et il y avait arrangé un joli bosquet d'arbres verts. En ses moments de belle humeur, il se moquait volontiers de lui-même et de ses manies d'arboricul- teur. On connaît le dessin où il a représenté un propriétaire montrant à son ami un cèdre dans un petit pot. Faisant allusion à ce dessin, il disait à Bracquemond, le peintre-graveur : « Mon cèdre du Liban! » Et il lui montrait un cèdre pas plus haut que la main. Exproprié par la ville de Paris, Gavarni en res- sentit un grand chagrin, malgré les avantages qui devaient lui en revenir. La somme de cent cinquante mille francs (je crois) qui lui fut allouée, il ne put jamais la toucher, faute d'a- voir des titres de propriété bien en règle. Cette somme , chose singulière, resta fort longtemps déposée à la Caisse des consi- gnations. Ce qu'était Gavarni, en ses derniers jours, un de nos confrères, M. Jules Claretie , l'a peint en vives couleurs dans le Figaro. Enveloppé d'une vaste houppelande de velours noir, cloué à son fauteuil et triste même dans son sourire, Gavarni avait l'air, sous ses cheveux blanchis, de quelque rabbin de Rembrandt. Mais laissons là l'image de Gavarni devenu vieux. Il est des artistes, comme lui, et des poëtes, comme Alfred de Musset, qu'on ne peut se figurer autrement que jeunes.

Aussi bien que Henri Monnier, Gavarni a l'oreille fine. Il écoute les menus propos de Paris. L'esprit des autres vient natu- rellement à lui ; mais en y mettant sa frappe, il le fait sien. Il n'est pas jusqu'aux petites hérésies de la prononciation ou de l'orthographe qui ne tournent au profit de son art. S'il dessine


GAVARNI. M?,

une virago qui prend un cliinois sur le comptoir, il l'appelle une brune à Veau-de-vie. Si la langue a fourché à une lorette des quartiers savants, il lui entend dire : (( Oh! combien je le regrette, ce monsieur qui a traduit les Orgies de Virgile. »

Inutile de dire que le dessinateur qui a formulé tant et tant de légendes, si mordantes, si finement sculptées, fut à cer- tains moments un homme de lettres, un écrivain délicat. M. Sainte-Beuve, dans ses Lundis ^d^ cité de Gavarni des vers charmants, et il a mis en lumière un roman que l'artiste avait écrit en secret, et qui n'a jamais été fini. La littérature de l'auteur ressemble à son dessin ; elle est élégante, recherchée, assaisonnée de fantaisies, semée de traits voulus et calculés. Sa phrase est bien mise ; elle s'adapte avec bonheur aux sen- timents nuancés qu'elle exprime; elle convient aux menues analyses du cœur où se complaisent lé héros et l'héroïne du roman , Michel et Marie ; mais en somme , ces amoureux me semblent plutôt des curieux d'amour,, qui se chauffent à l'alam- bic. Pour ce qui est des tirades philosophiques auxquelles s'a- bandonne Fauteur, elles ne sont ni bien neuves, ni marquées au coin d'un esprit transcendant. Dire que le bien n'est qu'un fait , la morale un mot , le devoir une mesure , le beau une mode, ce n'est pas là précisément un trait de lumière philo- sophique.

Par malheur, ce sentiment de mépris continuel se retrouve constamment dans l'œuvre de Gavarni. Si par hasard il ren- contre la morale sur son chemin , il la regarde passer comme une des mille manières d'être de la société humaine. Il a même consacré une série de lithographies , la plupart bien venues , à venger la morale dans la personne de Messieurs les maris, tout comme Scribe avait mis en scène les Malheurs d'un amant heureux. Parmi les braconniers du mariage , il en est un qui est particuKèrement comique : c'est le jeune homme qui , pour justifier sa présence chez la femme d'un dentiste, se fait ar-


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radier une dent. Il faut voir avec quelle énergie le mari soup- çonneux opère lui-même l'extraction d'une superbe molaire, en renonçant pour cette fois à l'arracher sans douleur. Ce n'est pas que les maris intéressent autrement notre satirique , mais il lui a plu d'intervertir les rôles dans le personnel de sa, troupe et de changer de victimes : voilà tout. De quel côté seront les rieurs, il lui importe peu, pourvu qu'il y en ait, et que lui-même ait sujet de rire, ou plutôt de sourire.

C'est une chose nouvelle en France que l'indifférence en matière de morale dans les manifestations de l'art, particuliè- rement de l'art populaire. Callot, Abraham Bosse, Duplessis- Bertaux, Charlet, Raffet, Traviès, Daumier, Cham, tous ces artistes d'une inégale valeur, qui avec le crayon, la pointe, le burin, ont écrit la chronique ou le journal de leur temps, ils ont tous révélé dans leurs œuvres une intention, une philoso- phie, une foi politique, une espérance ou une indignation.

Callot a rempli de moralités naïves ses Misères de la guerre^ ses histoires de bohémiens, ses Supplices. De nos jours, la li- thographie a été dans les mains de Charlet une arme aussi re- doutable que pouvait l'être alors une chanson de Béranger, un discours du général Foy ou de Manuel. Raffet a eu le cœur d'un troupier. Daumier a mordu jusqu'au sang les corrompus, et il y a un fond sérieux dans les fantaisies les plus grotesques de Cham. Seul, Gavarni a regardé avec une dédaigneuse in- différence les vices et les travers de son temps. Aucun cri ne lui est échappé du fond des entrailles ; aucune émotion ne s'est trahie dans ses froides satires. Quand on a feuilleté les lithographies de Charlet, on se croit meilleur ; on aime quel- qu'un; on sympathise avec le gamin, avec le grognard et l'on rit franchement parce que l'on a conservé une croyance au bien, une foi quelconque dans une vertu quelconque.

Au contraire, quand on a parcouru l'œuvre de Gavarni, quand on a vu défiler cette longue procession de jolies rouées,


GAVARNI. 345

(le niais incurables , d'invalides piteux, et de lorettes vieilles, devenues les servantes de leurs filles jeunes, il n'en reste qu'une impression pénible. On est désillusionné, désenchanté; on ne rit plus que d'un rire jaune , d'un rire amer. On se sent gagner par le froid. Après avoir rendu hommage à la supé- riorité du talent de Gavarni, on lui en veut d'être par lui si" constamment désabusé, déconsolé. Il faut en effet une force de réaction peu commune pour croire encore, malgré lui, que toutes les tendresses ne sont pas postiches, que tous les amours ne sont pas en cartcm ; que tous les visages ne sont pas des masques, tous les serments des mensonges, et toutes les grâces des ironies.



HENRI RÉGNAULT


1843 — 1871


Le jour même de la capitulation de Paris, jour à jamais néfaste, nous assistions aux funérailles de Henri Régnault. Nous n'avions pas alors et nous n'avons pas encore aujour- d'hui le courage et la présence d'esprit nécessaires pour écrire autre chose qu'une simple notice nécrologique sur ce jeune peintre qui a eu la fleur de tous les talents, sur ce jeune citoyen qui fut plein de patriotisme et de cœur.

De tous les artistes éminents, parmi nos contemporains, Henri Régnault est le seul peut-être que nous n'ayons pas per- sonnellement connu, mais nous connaissons le meilleur de lui-même, ses ouvrages, et c'en est assez pour que nous pleu- rions sa mort. Jamais carrière ne fut annoncée avec plus d'é- clat. Jamais peut-être un peintre de notre école n'eut à ce degré le don de la vision, je veux dire la faculté de tout voir juste et vite, de tout appréhender, de tout pénétrer par un re- gard sûr, perçant et ferme. Les reliefs et les contours, les formes et les couleurs, les jeux francs ou délicats de la lumière


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348 HENRI REGNAULT.

sur les corps et dans l'espace, Régnault les saisissait avec une égale puissance , les rendait avec une égale énergie. Il ex- cellait à faire le portrait des hommes et des choses. Il réunis- sait en lui à la sensibilité de l'instrument photographique la volonté de choisir et la volonté d'exprimer l'objet vu, sans y attacher encore une pensée, mais selon son tempérament, selon l'humeur de son esprit, si l'on peut associer de pareils mots. L'imitation était pour lui tout ensemble le moyen et le but.

Ce qui est surprenant en vérité et, je crois, sans exemple, c'est le parfait équilibre de toutes les qualités de Régnault. On a toujours vu les peintres incliner, soit par naturel, soit par une préférence conseillée et réfléchie , les uns vers le des- sin, les autres vers le coloris. Celui-ci est plutôt frappé de la silhouette, comme Ingres; celui-là est entraîné parles vibra- tions de la couleur, comme Delacroix; un autre recherche les effets de la lumière comprimée, des jours de souffrance, comme Granet, ou perçoit le relief des milieux, comme Prud'hon; un autre, à la manière de Decamps ou de Troyon, se préoccupe du matériel de son art et poursuit l'expression par le ma- niement de la brosse, par la touche, par le rendu.

Lui, Régnault, il est à la fois, et aux mêmes doses, un co- loriste extraordinaire et un dessinateur excellent. Il met tout en œuvre avec une supériorité qui étonne , la mine de plomb , le fusain , le crayon ferme ou gras , le pastel , la peinture à l'huile, et il est impossible desavoir si c'est la forme ou le ton qui triomphe dans son œuvre, car si l'on ne regarde qu'à ses dessins, on le trouve de première force, et si l'on ne voit que sa couleur, on est forcé de convenir qu'elle réalise l'harmonie dans la plus vive intensité, et le charme de l'ensemble dans l'exaltation des teintes qui le composent , ce qui est le dernier mot du coloriste et l'art suprême des Orientaux. Aussi jamais plus magnifique avenir ne fut assuré à un jeune artiste. La


HENRI REGNAULT. 349

nature avait accablé celui-là de ses bienfaits. Il avait apporté dans le monde tout ce qui peut exciter l'envie et tout ce qui la désarme, car il savait, par la grâce de ses manières et de son esprit, se faire pardonner l'universalité de ses aptitudes et sa supériorité facile. Au collège Henri IV, maintenant lycée Corneille, il n'était pas seulement un brillant élève, il laissa voir un goût précoce pour la peinture en improvisant des compositions remplies d'une verve surprenante; et pour la sculpture, en modelant, d'instinct, des motifs semblables à ceux qui avaient occupé la première jeunesse de Géricault. Comme ce maître, qui fut sitôt enlevé lui aussi, Henri Ré- gnault avait la passion des animaux en général, surtout des chevaux ; il prenait plaisir à les dessiner ; il les aimait en fu- tur peintre, et il les faisait entrer presque toujours dans les inventions dont il charbonnait les murs du collège ou qu'il écrivait sur le papier.

Ses dispositions étaient si heureuses, si connues, que ses camarades lui apportaient leurs cahiers pour qu'il dessinât sur les marges tout ce qu'il imaginerait, et l'on m'a cité un lycéen , fort en thème et en coups de poing , qui avait fait in- terfolier ses livres de classe, et qui forçait le petit Eégnault, sous peine de recevoir une roulée^ à illustrer les fables de La Fontaine ou le De Vins.

Au sortir du lycée Corneille, Henri Régnault entra dans les ateliers de M. Lamothe, élève et ami d'Hippolyte Flan- drin ; mais il ne reçut là que des préceptes froids et un ensei- gnement de nature à décourager son instinctive audace. Il ap- prit dans ce milieu à mépriser ce qu'il devait adorer plus tard, la couleur; à ne jurer que par Ingres; à passer, en se voilant la face , devant les Rubens ; à regarder Paul Véronèse comme un génie dangereux, et Delacroix comme un talent empoi- sonné. Il était encore sous cette impression lors de son pre- mier concours d'entrée en loge. Aussi ce concours n'offre-t-il


350 HENRI REGNAULT.

rien de remarquable, si ce n'est qu'il témoigne de la violence faite à l'humeur du concurrent.

Par bonheur, Troyon , qui était , pour ainsi dire , un enfant de la manufacture de Sèvres, y avait connu le jeune Ré- gnault — dont le père était, comme on sait, directeur de l'éta- blissement — et s'était efforcé de réagir contre l'influence de Flandrin. Je dis par bonheur, parce que le style , en sa rigou- reuse dignité , ne convient pas atout le monde, ni l'austérité il tous les tempéraments ; cependant , les avertissements et les conseils de Troyon furent d'abord tolérés plutôt qu'ils ne furent écoutés; ils ne portèrent leurs fruits que plus tard. L'éducation, d'ailleurs, n'est-elle pas impuissante à refaire les tempéraments que la nature a marqués de sa plus chaude em- preinte, ceux qu'elle a prévus, ceux qu'elle a voulus! Dela- croix, sorti de chez Guérin, ou Voltaire, élevé parles Jésui- tes, ne sont pas plus singuliers que Régnault, ayant d'abord pour maître un disciple de Flandrin, Régnault enfanté par l'école du gris! Ce n'est pas tout : la transformation qui s'est opérée dans son talent, elle correspond à une transfiguration de sa personne.

Le portrait de Henri Régnault, tel qu'il était quand il sortit du collège, à l'âge de seize ou de dix-sept ans, c'est celui que, dans le beau buste en bronze de Barrias, nous retrouvons tel qu'on le vit à Buzenval, quand les Prussiens nous le tuèrent , l'œil fier et même assez dur, les cheveux cré- pus et rebelles, la face accidentée de méplats et déjà modelée par la vie, ressemblant un peu à Lucius Verus et un peu à Caracalla. Une fois devenu lui-même, Régnault n'est plus re- connaissable. Il saisit la nature, il l'étreint avec une vigueur sans pareille. Grand prix de Rome , il est aussi Romain à l'A- cadémie que l'ait jamais été aucun pensionnaire , témoin ces dessins d'un tour si vrai, d'un trait si incisif: les Domestiques (les cardinaux^ le Défié des séminaristes^ \q& Joueurs de houles.


HENRI REGNAULT. 351

En Espagne, il est autant et plus Espagnol, peut-être, que ne le furent les Ribera et les Zurbaran, témoin les aquarelles à outrance et les peintures si furieusement touchées qui repré- sentent .de rudes Aragonais, des muletiers de la Manche, des Andalous basanés , des Madrilènes , des Basques. Au Maroc, il est plus Africain encore que Delacroix, plus Arabe, plus Bé- douin, plus Maure.

Mais puisque le nom de Delacroix revient si souvent et de lui-même quand on parle de Régnault, il faut bien dire en quoi diffèrent ces deux artistes et combien sont profondes les différences qui les séparent. Ce qui se passe chez Régnault est à la surface, sa compréhension est toute en dehors ; son âme est constamment aux fenêtres. Chez Delacroix, au con- traire, le travail du peintre s'accomplit intérieurement, dans l'intimité de son être, intus et in cute. Il ne fait son tableau que lorsqu'il l'a longtemps senti et ressenti, lorsque (( il le sait par cœur, » comme il nous disait. Régnault est plein de sérénité et de santé ; Delacroix est toujours conseillé par la fièvre , toujours conduit par la passion. L'un peint pour repro- duire les phénomènes de la création extérieure, et comme pour lutter avec la nature éclairée, modelée et colorée par le so- leil ; l'autre peint pour exprimer ce qui est au fond de lui- même, ce qu'il a vu dans son imagination échauffée par la lec- ture des poètes , émue par le récit des tragédies antiques ou des drames modernes. Celui-là possède, au plus haut degré, la vision de l'œil ; celui-ci est possédé, à la plus haute puis- sance , par les visions de l'esprit.

Ce n'est pas à dire pourtant que Henri Régnault fût un pur matérialiste. Il a, lui aussi, de l'imagination dans la façon de voir la nature et de la présenter ; l'on sent qu'on a devant soi un homme cultivé, un artiste dans la plus noble acception du mot. Il y a de l'invention, par exemple, dans la figure de Thétis apparaissant à l'entrée de la tente d'Achille, et d'une main


352 HENRI REGNAULT.

écartant le rideau qui laisse voir la mer... figure fière, élégante etsvelte; telle que l'auraient conçue le Parmesan ou le Pri- matice. Il y a des intentions de poésie et comme un renouveau de romantisme dans ces deux tableaux : V Arrivée du maréchal Prim à Madrid et une Exécution sans jugement sous les rois Maures.

Henri Régnault ayant quitté M. Lamothe pour s'adresser à Cabanel, les leçons du nouveau maître devinrent, pour l'é- lève, comme une transition entre les sévérités de l'école in- griste et les franchises d'une complète émancipation.

Semblable à tous ceux qui trouvent inaccessibles ou en- nuyeuses à gravir les hauteurs du style, Henri Régnault se jeta éperdument dans le sein de la nature , de celle que nous appellerons extérieure, parce qu'elle ne possède point la pen- sée. Il avait loué, sur le boulevard Saint-Michel , un vaste ate- lier, d'où il faisait de fréquentes excursions, tantôt au Jardin des Plantes pour y dessiner les plantes exotiques dans les serres, ou les animaux devant les grilles de la ménagerie, tantôt à Meudon pour y faire des études peintes dans les che- nils du château.

C'est, en effet, la tendance commune à tous les coloristes que de rechercher les animaux et le paysage , parce que la na- ture , prodigue de sa couleur dans ses créations végétales ou animales , en a été beaucoup plus sobre à mesure qu'elle s'é- levait à des créations plus nobles et plus fières. Elles étaient, au surplus, fort remarquables les études dessinées ou peintes par Henri Régnault au Muséum d'histoire naturelle. Tous les artistes en furent frappés ; ils crurent y reconnaître la griffe du maître, et lorsqu'il entra en loges pour la seconde fois, en 18G5, chacun s'attendit à le voir triompher. Mais il n'eut le prix de Rome que l'année suivante, à l'âge de vingt-trois ans, sur le sujet de Thétis apportant les armes d'Achille. C'est une œuvre assez originale , dont la composition avait été vingt



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Salomé.


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354 HENRI REGNAULT.

fois tournée et retournée, mais qui fut peinte en dix jours.

Au moment où il aurait fallu partir pour Rome , Henri Ré- gnault s'attarda quelque temps ici à brosser de grandes na- tures mortes, qui figurèrent à l'exposition, et qui trahissaient dans toute son intensité sa nouvelle passion pour la couleur et pour l'effet. Une fois arrivé en Italie, il fut fort surpris de n'être pas étonné. L'austère Florence le séduisit peu , et Rome ne lui plut jamais. La ville éternelle lui parut triste , et il ne fut pas averti de ce qu'il y avait de solennel dans cette tris- tesse. Lui , si vivant , si remuant et si jaloux d'être nouveau , il trouva la campagne romaine banale; il trouva surannés ces types, ces costumes, qui avaient eu pour nous tant de sa- veur, lorsqu'ils nous furent apportés par Schnetz, Léopold Robert etBodinier, mais qui, à force d'être exploités, commen- çaient à devenir aussi poncifs que les Grecs de David.

C'est à Venise qu'il aurait voulu, qu'il aurait dû aller, mais il n'y alla point, et, s'étant rendu à Naples , il tourna ses yeux vers le Maroc. Possédé qu'il était du besoin de rajeunir la peinture, et persuadé que l'etlinograpliie était un excellent moyen de renouveler son art, il songeait à visiter des pays inexplorés. Le Maroc n'avait été, pour ainsi dire, qu'effleuré par Eugène Delacroix, tandis que l'Espagne, la Sicile, les Abruzzes, la Grèce moderne, l' Asie-Mineure, l'Egypte avaient été pour l'école française, depuis Decamps jusqu'à Gérome, une mine pittoresque, qui allait bientôt s'épuiser.

Mais, non content de rechercher des côtés inattendus de la vie arabe , Henri Régnault projetait de pousser jusque dans l'Inde, de parcourir la Chine, de porter ses pas à travers le monde entier, pour faire provision de souvenirs et d'impres- sions, et pour revenir ensuite avec une cargaison d'études à défrayer toute une vie de peintre. « J'ai bien le temps, » di- sait-il, et il avait bien le temps, en effet. Jeune, vigoureux, plein de gaieté et de santé, il pouvait, à loisir, prolonger ses


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préparatifs, il pouvait ajourner ses grandes conceptions. Com- ment prévoir qu'une balle stupide viendrait en un seconde détruire tant de facultés , trancher une vie si abondante et si belle?

Ce fut par l'Espagne que Régnault prit le chemin du Ma- roc. Madrid lui sembla une ville plus curieuse que Florence , plus amusante que Rome, et il va sans dire que Vélazquez et Goya le fascinèrent, l'un par le caractère de sa couleur et de sa touche, l'autre par son étrangeté, son humeur som- bre et fantasque, son extravagance. Il en fut grisé tout d'a- bord ; mais il ne tarda pas à se désenivrer, nous allons dire pourquoi. Il est impossible assurément que Vélazquez ne sé- duise pas un peintre par la seule puissance de la vérité. Au premier abord, on doit se dire et l'on se dit : « Quel incom- parable coloriste! » Et cette exclamation est échappée sans aucun doute à Régnault comme aux autres. Pourtant , à y re- garder de près, Vélazquez n'est pas précisément un grand co- loriste, en ce sens qu'il ne possède pas la qualité essentielle au coloris, la variété. C'est un gourmet qui ne mange guère que d'un plat, mais qui le veut exquis. Sur sa sobre palette, les principaux tons sont le blanc d'argent et le noir d'ivoire , et sa peinture, dont un gris délicieux forme la base, serait presque monochrome, s'il ne la réveillait, ça et là, par quelques ac- cessoires d'un rouge léger, par quelques touches d'un bleu évanoui.

Tant de sobriété n'était pas pour plaire longtemps à un ar- tiste comme Henri Régnault, qui, naturellement épris de la couleur, y cherchait des tons curieux et précieux, des nuances rares, des valeurs superfines, et rêvait d'y introduire des har- monies à grand orchestre. Il ne tarda pas à revenir sur le compte de Vélazquez , et il alla même jusqu'à se demander ce qui l'avait tant séduit chez le peintre espagnol. Mais pendant qu'il était encore sous l'empire de son admiration pour cet


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admirable maître, il peignit le Portrait équestre dePn'm^ qui parut au salon de 1869, et qui a mordu sur notre mémoire comme ferait une eau- forte de Goya.

Juan Prim, petit homme au visage pâle, aux yeux escarbou- clés, est représenté tête nue, monté sur un cheval noir, grand, trop grand, qu'il retient fortement par la bride , en se rejetant en arrière, pour jouir du triomphe que lui font les habitants de Madrid, accourus sur son passage. Le masque da maréchal, injecté de bile, jauni par l'ambition, a quelque chose d'épique dans sa pâleur, et, comme pour mieux faire triompher la figure de son maître, le cheval de Prim, cheval à tous crins, assez semblable aux chevaux héroïquement vrais de Vélazquez , s'ar- rête brusquement et baisse la tête en repliant son encolure. A quelque distance , la soie des drapeaux agités et la foule , bi- garrée de vives couleurs, qui acclame son héros, forment un entourage brillant au triomphateur, dont l'uniforme, sali par la poussière, et la monture noire, s'enlèvent en vigueur sur l'éclat du fond. En voyant cet ouvrage, inspiré par une sorte de fièvre i^ittoresque , nous fîmes observer que l'Académie de France à Rome n'était pas toujours coupable de refroidir les génies remuants, ni toujours mortelle aux coloristes.

Après quelques mois de séjour à Madrid, le pensionnaire, déjà bien émancipé, de l'Ecole de Rome, se dirigea vers le Maroc, en passant par l'Andalousie. Ce fut un continuel ra- vissement que ce voyage. L'Alhambra de Grenade le rendit fou. Il y vit tout de suite une source inépuisable de motifs pittoresques et le théâtre possible des scènes les plus volup- tueuses et les plus tragiques. C'est là qu'il conçut le tableau d'une exécution sous les rois de Grenade. Ici, la beauté de l'horrible tient lieu d'idéal et la couleur est poussée jusqu'au lyrisme. Les rayons orangés qui embrasent l'intérieur du pa- lais des Abencerrages , l'opulence infinie de l'ornementation arabe, compliquée de lotus, de triangles, de trapèzes, de cer-


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des brisés, de polygones rompus, de gauffrures , de fleurons, d'entrelacs et de mille autres signes abstraits d'où l'image de la vie est absente, ces innombrables détails, dispersés avec symétrie, embrouillés avec un méthodique désordre, enfin l'in- différence du soleil , qui verse des torrents de lumière sur le théâtre du supplice , tout cela rehausse le spectacle et en ra- chète l'horreur. Il se dégage même une sorte de poésie sau- vage de l'extrême réalité des choses, du sang qui jaillit, de la tête coupée et convulsée , et de la lame du yatagan que l'exé- cuteur essuie avec tranquillité, d'un geste majestueux et dé- daigneux.

Un critique à l'œil perçant, Paul de Saint- Victor, a remar- qué, chose remarquable en effet, que Henri Régnault, ce jeune homme dont le caractère était affectueux et dont la bonté fut chère à tous ses amis, avait une prédilection singulière pour les sujets de meurtre. D'un pinceau délicat jusqu'au raffinement le plus subtil, il aimait à peindre des drames pleins de sang, et l'éclair des épées tranchantes et le hideux des têtes tran- chées. D'un coloris triomphant et gai, acide et savoureux tout ensemble, il représentait à plaisir le bourreau more, essuyant son cimeterre après l'exécution de sa victime , et la danseuse Salomé attendant avec un sourire lascif la décapitation de Saint-Jean.

Par malheur, les modernes ne peuvent pas se guérir d'un goût pour l'étrange, et ceux de nos jeunes peintres qui déjà regardaient Régnault comme leur chef de file, préfèrent de beaucoup la bizarrerie à toute sagesse qui passerait pour ba- nale. Régnault, séduit par ce côté, se préoccupe le plus sou- vent d'étonner le spectateur. Plutôt que d'obéir ici à la loi des complémentaires qui voulait en opposition avec les fonds orangés de l'Alhambra, une tache bleue sur le devant, Ré- gnault s'est plu cette fois à juxtaposer des couleurs similaires, à revêtir son bourreau d'une longue robe dont la teinte feuille-


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morte, ou à peu près, se confond comme valeur avec la cou- leur générale de l' architecture moresque.

J'oubliais de dire qu'avant de quitter Madrid, Henri Ré- gnault qui, dans la quatrième année de son pensionnat, de- vait fournir une copie peinte d'après un tableau de grand maître, à son choix, Henri Régnault choisit, pour le copier, un fameux morceau de Vélazquez, las Lanças^ les Lances. C'est le tableau qui représente le marquis de Spinola au mo- ment ou il met pied à terre devant le front de ses troupes pour recevoir les clefs de Bréda, que lui remet le général as- siégé. En vrai gentilhomme, — il y en avait dans ce temps- là, — en vainqueur généreux, qui veut épargner au vaincu, par une familiarité courtoise, l'humiliation de la défaite, il semble le féliciter de s'être bravement défendu. D'un côté, sont rangés les Brabançons, bien nourris, blonds, grands de stature et hauts en couleur; de l'autre, les Espagnols, au teint bilieux, aux formes grêles , mais rachetant par la dignité de leur contenance la petitesse de leur taille. Parmi eux, sous un large feutre, on distingue une tête de caractère, celle de Vélazquez lui-même. Les deux groupes se détachent sur le fond lumineux d'un paysage qui fuit à perte de vue.

Régnault enleva sa copie avec un entrain extraordinaire. Profondément imbu alors de l'esprit qui avait animé le peintre espagnol, il exécuta cette copie de verve ; il la peignit d'une touche résolue et d'un ton qui était, si je ne me trompe, plus robuste et moins fin. L'original fut reproduit tel qu'il avait dû être au moment où il sortit des mains de Vélazquez, c'est- à-dire quand il n'avait encore rien perdu de sa verdeur, de sa fraîcheur.

Le ciel du Maroc avait enchanté Delacroix : Régnault fut ébloui à son tour de cette splendide lumière. Il en eut un coup de soleil. Tout ce qu'il aimait , il le trouvait là, porté à la plus haute puissance. Il avait chaque jour sous les yeux les pre-


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miers cavaliers du monde, des chevaux de pure race, des cos- tumes aux harmonies voyantes, du mouvement, des jeux d'ombre et de couleur, et ces caractères de plein relief qui tiennent lieu de style dans les contrées romantiques. Pour mieux étudier le Maroc, il s'y établit. Il acheta un terrain à Tanger, s'y fit construire un atelier immense, et prit ses dis- positions pour fondre toutes ses études et résumer toutes ses émotions de voyage dans un seul grand tableau.

Mais ici devait se vérifier le proverbe arabe : « Quand la maison est bâtie la mort arrive. » La mort alla chercher Ré- gnault, sous les traits de la patrie. En apprenant nos pre- miers revers , le jeune peintre revint en toute hâte à Paris. C'était quelques jours avant le désastre de Sedan. Bien décidé à défendre son pays, quoiqu'il fut exempté par la loi de tout service de guerre , il s'engagea dans les francs-tireurs et choi- sit une certaine compagnie, uniquement parce que le capi- taine avait une jolie tête, une figure énergique et à peindre. Au commencement, son humeur aventureuse s'accommodait à merveille des combats d'avant-postes et de la vie des irré- guliers. Mais bientôt il s'aperçut qu'il s'était glissé parmi ces partisans, des hommes d'une tout autre éducation que la sienne, et même quelques gens tarés. Un jour, il entendit un de ses compagnons dire un mot cruellement ignoble sur le corps d'un camarade qui venait d'être tué ; il en ressentit un tel dégoût qu'il rompit brusquement avec les francs-tireurs.

Justement, on s'occupait alors de former les compagnies de marche. Régnault s'y engagea volontairement. Il partit avec Baudry, avec Boulanger et quelques autres anciens pension- naires de Rome, plus âgés que lui. Eux aussi étaient exemptés par la loi; mais chacun voulait faire son devoir, et Régnault ne fut certes pas le moins méritant, car ce qu'il allait risquer dans la première rencontre, ce n'était pas seulement la vie, c'était le bonheur. Fiancé à une jeune fille dont nous avons vu


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au salon un charmant portrait, peint par M""" Jacquemart, il était promis à l'amour et à la gloire. Il nourrissait l'espoir (Vetre un grand peintre, et tous ses amis lui avaient persuadé qu'il le deviendrait. Par sa fortune , ses relations , son talent inné et la grâce attachée à sa personne, on pouvait croire que tous les genres de succès lui seraient faciles. Mais il semble qu'il y ait un fond d'ironie dans le caractère de cette divinité obscure que nous appelons la Destinée.

Le 19 janvier 1871 — date cruelle — Régnault fut un de ceux qui s'élancèrent bravement, à Buzenval, contre l'ennemi qui se retranchait derrière des murs crénelés. Jusqu'au soir, il se battit avec son ami Clairin, qui ne le quittait point. Quand la retraite eut sonné, il voulut brûler ses dernières cartouches, et entraîné par une témérité fatale, il retourna vers une des murailles conquises du parc de Buzenval , tira deux coups de fusil au-delà, et, comme sa tête dépassait la hauteur du mur, il reçut la mort, une mort sans agonie, une mort foudroyante, et, par cela même, heureuse. On le trouva le surlendemain étendu sur la face au milieu des feuilles mortes. Il portait sur sa poi- trine une petite médaille bénite que lui avait donnée sa fiancée,, et qui constata l'identité de son corps parmi tant de cadavres.

Henri Régnault serait-il devenu un grand peintre? Il est permis de le croire. Toutefois, ses tendances décidées vers le réalisme et le colorisme auraient pu l'égarer, ou l'empêcher du moins d'atteindre aux plus hauts sommets. Il faut le dire, Régnault était bien de son temps. Il appartenait à cette gé- nération d'artistes qui, follement éprise de la nature extérieure, s'arrête au vêtement de l'homme, au costume des diverses na- tions, àla façade des palais, au premieraspect des choses. Comme si l'âme humaine n'avait plus rien qui fut digne d'intéresser notre art, on aime mieux rendre la superbe défroque d'un Arabe ou la guenille voyante d'un P^spagnol, que d'exprimer un senti- ment quelconque.


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Ail! ce n'est pas ainsi que l'ont entendu les grands maîtres, je dis les plus grands. Chez eux, que voyons-nous? Un dessin fier, un effet tranquille , un procédé simple. Les formes , em- preintes du caractère voulu sont choisies dans leur galbe et dans leur mouvement, et dignes d'appartenir à des héros où à des dieux. Le coloris dont ces formes sont revêtues ne sert qu'à les faire mieux voir. Tout au contraire, l'école qui pous- sait Régnault et dont il allait être le chef brillant et célébré , préconisait un art semblable à ces littératures de décadence dans lesquelles la dignité du fond disparaît sous les paillettes du style.

Voué à une peinture qui avait été jusqu'à ce jour purement descriptive, et qu'il maniait avec une habileté incomparable, Régnault peignait avec un égal amour une créature vivante ou un lambeau d'étoffe , un modèle de femme ou une faïence asiatique. Je vois d'ici comment il dut faire son tableau de Salomé^ qui fut exposé au salon de 1869 et dont raffolait tout Paris. J'imagine qu'il rencontra sur son chemin au Maroc une charmante fille, à la beauté singulière, une aimée dont la peau claire et fine formait un contraste imprévu avec une cheve- lure violente, d'un noir sauvage. D'abord, il la peint en buste avec une souplesse, une sûreté de pinceau prodigieuses et d'une exquise couleur. Puis, ayant agrandi sa toile pour faire sa figure en pied, il la représente assise sur un coffret de nacre tenant dans ses belles mains un bassin de cuivre. A la mu- raille de l'atelier est pendu un yatagan : le peintre l'en dé- tache et le place en travers sur le bassin. Il se donne alors le régalant plaisir dé rendre, comme personne peut-être ne les eût rendus , le luxe des carnations, la nacre du coffret, les re- flets chatoyants du bassin de cuivre, et les ciselures du yata- gan, et la jupe de gaze rayée d'or, dont il a fallu revêtir la jeune fille, du moment qu'on voulait substituer à un simple buste une figure entière.


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Maintenant que signifiera cette figure et de quel nom l'ap- }3eler? C'est la dernière préoccupation de l'artiste. Grâce au bassin de cuivre, il pense à faire une Salomé de sa danseuse, et à nous donner son yatagan, ciselé à Tanger, comme ayant coupé la tête de saint Jean-Baptiste. C'est ainsi que Ré- gnault et ses amis, amoureux de tout ce qui reluit et se colore au soleil , fous de la nature , étaient conduits à considérer le sentiment comme secondaire, et à reléguer la pensée au rang des accessoires qu'on peut indifféremment tolérer ou exclure.

Il y a là une sorte d'affectation de renverser les problèmes de la peinture , en faisant de la personne humaine une superbe cliose, une plante aimable et splendide, un bijou comme un autre dans l'écrin universel. Un expert dans l'art de juger en peinture, mon confrère Paul Mantz, a écrit au sujet de cette Salomé, assise sur un coffre aux incrustations d'ivoire : « Bien qu'elle tienne sur ses genoux des instruments de mort, bien que sa main distraite joue avec la poignée d'un cimeterre , elle est sans pensée, comme un animal plein d'une grâce farouche qui ne sait pas qu'il est redoutable et charmant. »

Rien de plus juste, et c'est précisément le sacrifice de la pensée, la subordination de l'être vivant à la nature inférieure et la prédominance de la sensation sur le sentiment qui cons- tituent le travers et le danger de l'école dont Régnault eût été le chef involontaire. La même observation s'applique aux res- plendissantes aquarelles représentant des tapis de Caramanie, des mousselines rayées, des étoffes de soie, des armes, des plateaux , des babouches et, par-dessus le marché , des Arabes et des aimées. Car s'il est vrai que la plus robuste des pein- tures à l'huile, la plus corsée, la plus montée en couleurs, n'atteindrait pas à la consistance , à la solidité de ces aqua- relles, n'en égalerait pas l'intensité inouïe, le prodigieux éclat, il faut reconnaître aussi que la figure humaine, malgré son


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expression et sa tournure, n'est ici que l'occasion d'un riche intérieur, le prétexte d'un splendide tapis.

Cependant une chose me frappe et me fait croire que Ké- gnault aurait pu devenir un peintre de premier ordre : c'est qu'après tout, la plus belle de ses qualités était encore le des- sin, le dessin qui est la vraie pierre de touche des maîtres. A mes yeux, le dessinateur le dispute au coloriste , et peut-être même l'emporte sur lui. Il faut voir Régnault dessiner les fa- laises du Finistère, le panorama d'Alicante, les montagnes de Guadix, les bancs de rochers qu'ont soulevés les catastrophes du globe, accusant tout d'un crayon sobre, éloquent à peu de frais , et magistral en son laconisme ! Il faut le voir aux prises avec les lions et les tigres, dont il écrit les- formes et les mou- vements , non pas d'un trait violent, ému et irrité comme les écrivait Delacroix, mais avec la placidité d'un belluaire accou- tumé à ces mines féroces !

Il faut suivre le jeune peintre dans les cours et les chambres de l'Alhambra, dans la mosquée de Cordoue, dans l'Alcazar de Séville, dessinant, au pied levé, ce que personne, je crois, n'oserait attaquer sans équerre ni compas, les colonnettes si grêles et si fermes de l'architecture moresque, avec leurs cha- piteaux cubiques et brodés, les arcs en fer à cheval, les voûtes arabes, avec leurs triangles sphériques, leurs sections de cou- poles et de berceaux, leurs pendentifs en miniature, à l'imi- tation des stalactites-naturelles. Non-seulement Régnault les as- sied, les construit avec la sûreté d'un géomètre, avec le coup d'oeil d'un architecte , mais il parvient à procurer au specta- teur, sans se donner beaucoup de peine et par le seul prestige du crayon, l'idée d'une richesse profonde, d'une complication infinie, d'une confusion apparente et secrètement pondérée, qui produit l'effet d'un mirage , d'un éblouissement , d'un rêve.

Mais le triomphe de Régnault, c'est le portrait, non pas tant le portrait peint que le portrait dessiné. Celui de Bida, ap-


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HENRI REGNAULT.


puyé sur ime chaise,et le même en uniforme de garde national, sont des chefs-d'œuvre qu'on peut mettre à côté de ce qu'on vou- dra. J'imagine que les artistes les plus difficiles en ces matières, à commencer par Ingres, eussent été charmés des portraits de la famille Duparc; qu'ils eussent admiré sans réserve le portrait de femme âgée, au crayon noir, daté de 1867 , le spirituel cro- quis d'après M^" Nélie Jacquemart, et l'effigie parlante de M. Breton et celle de sa charmante fille , qui fut la fiancée du peintre, et dont l'image traverse le papier, légère et un peu


vague comme un songe.


De même qu'à l'ongle on connaît le lion , de même au des- sin l'on reconnaît les élus de la muse. Régnault entrait dans la lutte, armé de toutes pièces, et il ne lui manquait, pour monter aux cimes, qu'une émotion douloureuse, une rude épreuve du sort, car les fortes âmes n'achèvent de se trem- per que dans les pleurs amers. Doué comme il l'était, une fois le cœur atteint par quelque blessure , Régnault eût peint autre chose que des spectacles pour le plaisir des yeux, autre chose que les fêtes du soleil. Il aurait fini par comprendre que, selon le mot de Michel- Ange, il est absurde de préférer le soulier d'un homme à son pied; et non content de parader magnifi- quement à la porte du temple, il aurait voulu, il aurait su pénétrer dans le sanctuaire.



COROT


1796-1875


Peu de jours avant de mourir, et comme averti de sa fin prochaine , Corot disait à Français : « En vérité , si mon heure est venue, je n'aurai pas à me plaindre. Depuis cinquante- trois ans, je fais de la peinture ; j'ai donc pu être tout entier à ce que j'aimais le plus au monde; je n'ai jamais souffert de la pauvreté : j'ai eu de bons parents, d'excellents amis ; je n'ai qu'à remercier Dieu. » C'est en effet une bien belle exis- tence que celle de Corot, et quoiqu'on dise souvent que la lutte contre les difficultés de la vie est une épreuve salutaire qui rend les hommes plus forts , et dans laquelle se trempent les âmes , il est certain que l'artiste qui a senti « du ciel l'in- fluence secrète )) peut se passer parfaitement des étreintes de la misère et se consoler de n'avoir pas été malheureux.

Fils d'honnêtes bourgeois que le commerce et le travail avaient enrichis , Camille Corot serait devenu facilement riche lui-même s'il avait voulu s'adonner au négoce; mais il avait grandi avec d'autres pensées et il ne fut pas contrarié dans sa


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vocation. Sa mère était sous le Directoire une marchande de modes fort achalandée : elle possédait et habitait la maison qui fait face au Pont-Royal , sur le quai Voltaire , au coin de la rue du Bac, et dont le mur portait encore, il y a quelque trente ans, l'enseigne Mme Corot^ marchande de modes^ peinte en lettres jaunes, sur fond noir. Elevé dans cette mai- son, entre son père, homme positif, assez froid, et sa mère dont la tendresse était contenue et grave, Corot fut de bonne heure façonné au respect de ses parents, si bien que jus- qu'à l'âge de cinquante ans et plus, il avait conservé chez eux la timidité et la soumission de son enfance. On le traita tou- jours comme un petit garçon.

Au sortir du collège de Rouen, où il acheva peut-être ses humanités, il fut placé à Paris chez M. Delalain, marchand de draps, rue Saint- Honoré ; mais il n'y gagna point les goûts que son père aurait voulu lui inspirer. Tout en remplissant ses devoirs de commis au rayon, il ne se cachait point de sou penchant irrésistible pour la peinture, même en présence de ses parents, qui s'en affligeaient et en ressentaient, je crois, un peu de honte. Un jour, son père lui dit avec solennité : (( Camille, si tu veux t'établir marchand de draps, je te mets dans la main cent mille francs. Si tu ne veux pas, tu seras peintre, puisque c'est ton idée, et tu t'amuseras, mais je ne te ferai qu'une pension de deux mille francs. Du reste, tu auras ici le vivre et le couvert. » Il va sans dire que M. Corot père fut à l'instant pris au mot. Être peintre et s'amuser, c'était là le double rêve de son fils, ou plutôt son rêve unique, puisqu'il regardait la peinture comme inséparable du bonheur.

En ce temps-là, justement, Camille avait lié connaissance avec un jeune paysagiste du même âge que lui, — ils étaient nés l'un et l'autre en 1796, — et qui s'appelait Michallon. Prix de Rome, Michallon était revenu de la villa Médicis avec une âme ardente, et avec un sentiment de la nature quelque


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peu gâté par les conventions du paysage académique ; mais, à peine de retour, il s'était improvisé une réputation considé- rable. Devenu son élève au commencement de 1822, Corot eut la douleur de voir mourir subitement, en cette même année, le camarade qu'il avait choisi pour maître.

Bien qu'il fût lui-même assez peu naïf, Micliallon conseilla d'abord la naïveté à son élève. L'ayant mené avec lui à la campagne, il lui recommanda de regarder avec attention et de copier fidèlement ce qu'il voyait, comme il le voyait. Tou- tefois , chemin faisant , il lui parlait de l'Italie , il lui racontait ses excursions pittoresques dans le royaume de Naples et dans les Etats de l'Eglise, il lui montrait des vues d'Amalfi, des études qu'il avait peintes à Castellamare et sur le doux rivage de Sorrente , puis dans la belle vallée de la Cava, ensuite aux cascades de Terni. Pendant qu'ils allaient ensemble dessiner les plus beaux arbres du parc de Neuilly ou du bois de Meu- don , la conversation portait sur les contrées historiques ou ar- cadiennes qu'avaient tant de fois parcourues le Poussin et Claude, et sur les sites désolés de la Calabre qu'avait aimés Salvator.

Avec Michallon, Corot avait entrevu le paysage romanti- que. Dressé par Valenciennes , le pensionnaire de Rome était resté fidèle à la tradition académique. Ce n'était pas pour rien qu'il avait reçu au baptême ces deux prénoms, l'un homéri- que, l'autre volcanique : Achille-Etna! mais, du moins, il avait changé de héros. Il avait cherché des arbres tels qu'on pût les croire du temps de Charlemagne ^ des gorges sinistres où il convînt de représenter les exploits de Durandal et la mort de Roland, et, bien qu'on l'appelât le Poussin moderne, il s'était aimoncé comme un Salvator Rosa.

Michallon mort, Corot se sentit trop faible encore pour n'a- voir plus besoin de conseils : il en alla demander à Victor Bertin. C'était retomber en plein dans le paysage historique, je


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veux dire dans ce paysage oîi la nature, servant de cadre aux actions humaines , se prête aux enseignements de l'histoire et à l'évocation des grands souvenirs. Victor Bertin ne connais- sait que la terre classique de Minerve. Il composait avec des morceaux vrais une nature fiictice. Lui, Bidault et ceux qui leur ressemblaient, ils avaient une qualité : ils étaient studieux, consciencieux ; ils dessinaient avec fermeté ; ils se préparaient par de belles études à faire de mauvais tableaux : mais ils ne montraient que leurs tableaux et cachaient pudi- quement leurs études. On peut juger maintenant quelle fut l'éducation de Corot, entre Michallon et Victor Bertin, surtout quand on sait qu'il demeura jusqu'à trente ans un écolier chez ses maîtres, comme il était toujours un petit garçon dans la maison paternelle.

Enfin, en 1826, il s'émancipa et il partit pour l'Italie, fort de ses deux mille francs de pension qui, en ce temps-là, il est vrai, en valaient bien quatre mille d'aujourd'hui. A Rome, il trouva toute une pléiade d'artistes dont quelques-uns étaient déjà renommés : Schnetz, Léopold Robert, l'Allemand Rei- nart, Bodinier, Paul Chenavard, Dupré, Pierre Guérin, qui était alors directeur de l'Académie de France; mais lui, Co- rot, modeste au possible, il ne fraya guère qu'avec les paysa- gistes. Ceux qui étaient sur le bon pied s'appelaient Aligny, Reinart, Edouard Bertin (du Journal des Débats)^ qui n'était pas sans ressembler à son homonyme Victor Bertin. Il n'est certainement pas de compagnie plus gaie, plus amusante, il n'en est pas où il se dépense plus d'esprit qu'une société d'ar- tistes, surtout quand ces artistes sont des peintres, surtout quand ce sont des peintres français , surtout quand ils sont loin de leur pays. Corot, bien que Parisien de pur sang, était un homme simple, un peu rustique, d'ailleurs très-vivant et très- bruyant. On l'aimait pour sa bonhomie , sa bonne humeur et ses chansons, mais on le raillait volontiers, et personne ne



Idylle.


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faisait la moindre attention à sa peinture. Aligny, qui te- nait le haut bout, affectait envers le nouveau venu une po- litesse ironique; il le saluait toujours avec un air de respect, et Corot en était facilement décontenancé. Ce Parisien qui en- tendait la plaisanterie sans savoir y répondre , il se troublait pour peu, il était gauclie, non pas ftiute d'esprit, mais parce qu'il était amoureux.

Il était amoureux de la nature. Il trouvait un bonheur inef- fable à s'en aller tout seul de grand matin , avec sa boîte à couleurs, dans quelque endroit désert, au milieu des ruines en végétation. L'architecture occupe une si grande place dans la campagne de Rome qu'il fallut apprendre à la dessiner, et Corot la dessinait bien, avec l'exactitude et la sûreté d'un ar- chitecte, corrigées par la liberté d'un peintre. Un jour, Ali- gny l'aperçut qui s'était installé sur le mont Palatin, dans les jardins de César, et qui de là prenait une vue du Colisée. Ayant demandé la permission de regarder, Aligny fut frappé d'admiration et, plus encore, d'étonnement. Quoi! ce brave jeune homme, qui passait, chez le traiteur Lèpre ^ pour un Roger-Bontemps et un mauvais peintre, c'était lui qui avait peint ce beau ciel profond , ces ruines si bien senties , ce pay- sage plein d'air, ce tableau qui avait à la fois le caractère de la naïveté et l'accent d'un maître! Aligny n'en revenait pas, et il exprimait sa surprise dans les termes les plus flatteurs, les plus vifs. Corot, qui de sa vie n'avait reçu un compliment , crut d'abord que de tels éloges n'étaient qu'une nouvelle forme donnée par Aligny à ses plaisanteries ordinaires. Mais quand il vit qu'il était pris au sérieux, il fut fort étonné à son tour de s'entendre dire : (( Si cela vous plaît, monsieur Corot, nous travaillerons quelquefois ensemble; j'ai peut-être quelque chose à vous apprendre, et j'aurai certainement à gagner, moi aussi, dans votre fréquentation. »

A partir de ce jour, en effet, les deux paysagistes se virent


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plus souvent et de près; ils se communiquèrent leurs obser- vations, leurs impressions, et si Corot n'eut pas d'influence sur Aligny, celui-ci en revanche exerça sur son camarade un ascendant dont les marques ont été longtemps visibles dans les œuvres de Corot. Pendant quinze ans et plus, il rechercha le style par le dessin , par de grandes lignes résolument écri- tes, par une sobriété voulue dans les détails; il choisissait des arbres bienvenus, peu tourmentés, des rochers simples, aux cassures continuées; il opposait aux troncs dépouillés, des bouquets gracieusement arrondis, et aux feuillages minces, des frondaisons touffues. Il faisait contraster la rigidité des pins droits et lisses comme des colonnes, avec les courbes des plantes souples et grimpantes, les contours planes ou tran- quilles qui asseoient l'horizon avec des premiers plans cahotés et ravinés. Toutefois, ce qui était rude, solennel et un peu emphatique dans les dessins d' Aligny et dans ses peintures nifUes, austères, hardiment mais sommairement modelées, se présentait, chez Corot, moins abrupte, plus enveloppé, plus pénétré par la chaleur de la vie, non pas de la vie qui circule en chaque plante et lui imprime son mouvement, ses allures, mais de la vie universelle, qui transpire mystérieusement sous les larges colorations de la grande nature , quand la lumière l'anime, l'embrase et la féconde. Corot avait quelques chose de plus qu' Aligny et Victor Bertin : c'était l'amour. Dans son âme émue, tout se peignait avec harmonie. Ses yeux humi- des, attendris, voyaient les accidents noyés dans l'ensemble. Adoucissant l'âpreté des sites les plus sauvages , il les hu- manisait du regard.

La Vue du Colisée rappelait à Corot la circonstance la plus heureuse de son séjour à Rome ; il ne voulut jamais s'en séparer, la considérant d'ailleurs comme une étude finie. Ses premiers paysages , sous les titres de Vue prise à Narni^ Campagne de Borne ^ furent envoyés au Salon de


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1827. Ils y passèrent presque inaperçus, et cela s'explique par deux raisons. Corot ne différait point assez de ses maîtres et des autres peintres de son temps pour faire sensation, et puis , le vrai sentiment de la nature agreste n'était pas encore éveillé dans l'école française. Notre littérature le possédait de- puis Jean- Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, mais la peinture n'avait pas contribué, sous ce rapport, à l'é- ducation du public. Les vrais amants de la campagne étaient rares, et ce qu'il y avait déjà de vérité et de cliarme dans la Vue de Nanii, dans la Campagne de Bome^ ne pouvait séduire des spectateurs et des écrivains qui n'avaient pas vu l'Italie. Au fond, les toiles de Corot appartenaient toujours au pay- sage historique ou idyllique. L'influence d'Aligny et des deux Bertin persistait dans son œuvre et l'empêchait de porter les grands coups que frappent seuls les novateurs.

Du reste, quelques années plus tard, au moment oii l'on commençait à parler de Corot, il parut un jeune homme de seize à dix-sept ans , appelé Cabat, qui allait renouveler de fond en comble le paysage. Lui, Jules Dupré et Rousseau firent éclater à l'improviste des peintures qui causèrent un saisissement. Le voile de gaze et de poésie que l'aimable Corot avait jeté sur la nature fut déchiré par cette brillante jeunesse. On fut tout à coup transporté en pleins champs. On voyait les arbres frissonner, on entendait coasser les grenouil- les, on sentait la fraîcheur de ces terrains humides et gras oii le pied enfonce; on respirait la senteur des bois, on touchait du doigt les écorces grisonnantes , les feuilles lustrées et les feuilles rugueuses; on était surpris de s'intéresser à un filet d'eau brisé par des cailloux, à un petit ourlet de verdure cou- rant au bord des sentiers. Il se trouva que la nature , même prise au hasard, portait en elle-même sa poésie, une poésie intime, familière, touchante, une poésie que la peinture pou- vait faire passer dans nos cœurs par le langage naturel de la


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prose, sans avoir besoin de ces arbres majestueux, de ces ro- chers sublimes, qui sont comme les alexandrins du paysage.

Il faut en convenir, à côté de ces toiles imbibées de lumière, où la vérité était vivante et vibrante, à côté de ces prés verts, de ces broussailles épineuses, emmêlées et fouillées, de ces arbres traversés par le fond du ciel et frémissants, les pein- tures de Corot semblaient pâles, grises, et dans leur délica- tesse, elles ne pouvaient attirer que les délicats. Ceux-ci du moins étaient touchés de ses tableaux parce qu'on y sentait une âme , une âme de poëte. Là oii ses jeunes confrères nous charmaient par la saveur pénétrante du détail, il triomphait, lui, par l'ensemble. Là oîi ils ne peignaient aux arrière-plans qu'une gardeuse de moutons, un pécheur à la hgne ou un bra- connier, il évoquait les souvenirs de la Bible, les personnages de la table ou de la légende. Un lieu désert qu'il avait jadis parcouru dans le Tyrol italien et dont il avait lait une vive étude, lui paraissait propre à rappeler l'histoire d'Agar. Un site sévère, dans l'île volcanique d'Ischia, lui semblait digne d'avoir été la retraite d'un saint Jérôme. S'il entendait sourdre une fontaine dans quelque endroit rocheux, solitaire et boisé, il imaginait que les nymphes de Diane avaient pu s'y baigner sans crainte d'être vues par les chasseurs, et il rehaussait son tableau de ces mythologies, comme s'il eût voulu conciHer son respect pour ses maîtres avec sa passion pour la nature agreste.

Par là, Corot se distinguait des chefs delà nouvelle école, Cabat, Rousseau et Jules Dupré, qui, rompant avec le pay- sage académique, disaient dans leur cœur : « Soyons vrais : la nature se chargera d'être belle, sans avoir besoin de naïades ni de héros. )) Et comme le courant du monde et de l'opinion allait maintenant de leur côté, les ouvrages de Corot ne se vendaient point ou se vendaient peu. A vrai dire, quoiqu'il eût des prétentions à bien dessiner les figures , il y apportait


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une certaine gauclierie, des traits sans finesse, un modelé gros. Lui qui s'entendait si bien à idéaliser la campagne, il ne savait pas se défendre de la vulgarité que présentent les mo- dèles nus ou à demi nus , qui posent à l'atelier, du moins quand il leur donnait des proportions inusitées sur le devant de la toile. Il avait beau s'en tenir aux grands plans , n'exprimer au- cun de ces détails qui sont le plus souvent des pauvretés, on sentait toujours dans ses figures d'apôtres le modèle à barbe. Les nymphes qui dansaient en chœur et les Grâces décentes qui se joignaient à q\\q^ ^ junctœque nymphis gratiœ décentes^ trahissaient quelque chose de la jeune paysanne qui ne serait admise à Orchomène que le dimanche. Tout cela heureuse- ment se trouvait racheté par une harmonie à la fois optique et morale , par un admirable accord entre le paysage et les figu- res qui l'habitent. Jamais, au grand jamais, Corot n'aurait commis en ce genre une invraisemblance ; jamais il n'aurait placé les personnages de la Bible dans une contrée virgilienne, ni les pasteurs de Théocrite dans les Etats de l'Eglise. Il sa- vait par cœur ou plutôt il devinait par son cœur cette géogra- phie du sentiment que l'on n'enseigne point, et il se doutait bien, sans l'avoir lu dans les livres, que Daphnis et Chloé avaient dû. s'aimer quelque part, dans une île de la mer Egée, non loin de Mitylène.

Qui aurait dit, cependant, que tant de vénération pour l'anti- que et d'aussi délicates préférences se rencontreraient chez un homme si peu fait, en apparence, pour les sentir? Grand et fort, Corot était taillé comme un Hercule. Aie voir vêtu d'une blouse, coiffé d'un bonnet de coton, sa pipe de terre à la bouche, on l'eût pris pour un roulier bon enfant qui aurait fait de son fouet un appui- main. Plus vieux de vingt ans que tous les pay- sagistes en renom, il avait parmi la jeunesse ce double privilège de lui parler sa langue familière et de garder avec cela l'autorité de l'âge. Il était aimé comme un camarade et respecté comme


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un maître. Ajoutez qu'il chantait agréablement les airs du Ca- life de Bagdad et des Rendez-vous bourgeois^ et qu'il y a^-ait plaisir à entendre , au dessert, cet Elleviou athlétique rou- couler avec sentiment, et entraîner les applaudissements des convives par des appoggiatures de son invention, à faire pâ- mer de rire.

Un jour vint toutefois où Corot prit le dessus. Le succès se déclara, les marchands l'adoptèrent. Il vit se quintupler le prix de ses œuvres, mais ce fut à l'âge d'environ soixante ans, justement lorsque, étant devenu riche par héritage, il aurait pu se passer de vendre sa peinture. Le nombre des paysages , toujours pleins de charme, quelquefois adorables, qu'il en- voyait au Salon depuis quarante ans , avait rendu son nom po- pulaire. Du reste, on ne sait point assez de combien de choses se composait la popularité de Corot. Sa droiture, sa bonne humeur y étaient pour beaucoup, et son air rustique, sa phy- sionomie franche, au regard fin et tendre, et la jovialité de ses propos. Nous lui disions : « Vous, Corot, bâti comme vous l'êtes, vous vivrez cent ans. — Moi, cent quatre ans, disait-il, cent quatre ans... J'espère obtenir du bon Dieu les quatre au cent. )) Il ne les obtint point, mais n'importe, il fut aimé jusqu'à la fin, surtout pour sa libéralité inépuisable, connue de tous les ar- tistes. Prompt et ingénieux à foire le bien, il avait pour cela des stratagèmes qu'invente seule l'industrie du cœur. Il feignait parfois de trouver sublime le tableau d'un camarade malheu- reux et de l'acheter par entraînement, afin de cacher une as- sistance généreuse sous la forme d'une admiration qui relevait le moral. Il faisait des pensions qu'il croyait secrètes. Il alla jusqu'il payer une maison de campagne à un dessinateur de gé- nie. Corot eut d'ailleurs, comme Ingres, les avantages que procure une longue vie. Il lui arriva ce qui arrive à ces femmes prudentes qui conservent dans leur garde-robe les costumes démodés, et qui, un beau jour, par suite des variations du


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goût et de ses retours prévus ou imprévus, se retrouvent à la mode. Voué durant un demi-siècle au paysage historique, il traversa une époque où Ton n'en voulait plus, mais, cliose étrange! il fut aimé, il fut prôné par l'école réaliste, lui qui en était si peu, lui dont les peintures exquises n'étaient guère que l'aurore d'un tableau ou le crépuscule d'un autre.

Corot, le père Corot ^ comme on l'appelait, quoique inimi- table, a eu des imitateurs. A son exemple, beaucoup de jeunes gens ont mis l'impression à la place du rendu ; ils ont oublié que les oeuvres des maîtres, un buisson de Ruisdael, un bo- cage de Claude, nous procurent le sentiment de l'idéal par la sensation du vrai. Des masses légèrement frottées de brun ou de gris, un ciel fin, qui semble toujours rare, quelques touches claires et clair-semées pour exprimer le tremblé des feuilles, l'écorce d'un bouleau mince, le bord d'un nuage, c'est là ce qui caractérise presque tous les paysages de Corot. Les va- riétés de la couleur y tiennent si peu de place qu'on peut en jouir pleinement encore dans les belles lithographies de son ami Français. Ah! s'il a pu se contenter, l'aimable maître, d'une exécution sous-entendue, c'est sans doute parce que la nature et lui se comprenaient à demi-mot. Il n'y a, dit-on, qu'un souffle dans ses ouvrages — oui, mais c'est le souffle de la muse. Heureux le paysagiste qui n'a jamais voyagé à tra- vers les champs et les bois, sans avoir pour compagne la poésie î



BARYE


1796 — 1875


La vie d' Antoine-Louis Barye peut se raconter en quinze lignes ; mais il faudrait un livre pour rendre compte de son œuvre, qui est immense. Ceux qui visitaient l'artiste dans sa demeure du quai des Célestins, traversaient un vaste magasin de bronzes , et ils devaient être grandement surpris en recon- naissant ou en apprenant que tous ces bronzes étaient des ouvrages de Barye. On y voyait des figures mythologiques, des amazones, des liéros grecs, des chevaliers du moyen âge, des cavaliers modernes, Thésée, Charles VI, Charles VII, Gaston de Foix , le général Bonaparte , toutes figures perdues dans une grande ménagerie d'animaux fabuleux ou familiers, domestiques ou féroces. C'étaient des centaures, des lions, des tigres, des éléphants d'Asie, des panthères, des léopards, des chevaux terrassés, des crocodiles dévorés, des chiens dévo- rants, des chevreuils ou des cerfs aux abois, et quantité de bêtes qui jamais encore n'avaient été admises aux honneurs de la sculpture : des ours , des lynx , des boas , des lièvres ,


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des lapins, des lierons. Ordinairement, quand on entre dans l'atelier d'un sculpteur, on est saisi d'une sorte de recueille- ment; on n'y voit que des statues tranquilles et Llanclies, des fantômes; on n'y entend que le silence. Chez Barye, au con- traire, on était comme arrêté à la porte par un grand bruit; on croyait entendre rugir les lions et les chevaux hennir, les liardes glapir : tout paraissait vivre et remuer. Puis, lors- qu'on pénétrait dans l'appartement du sculpteur, on se trou- vait en présence d'un homme profondément calme, avare de ses paroles et de ses gestes, mais d'une figure expressive et légèrement animée d'un fin sourire.

Nous n'avons guère connu Barye d'un peu près que dans sa vieillesse ; mais ceux qui l'ont connu jeune nous assurent qu'il était à vingt-cinq ans aussi réservé , aussi peu expansif, aussi fermé qu'à soixante. Né à Paris en 1796, Barye fut des- tiné d'abord à n'être qu'un ouvrier, et à quatorze ans, il commença son apprentissage chez un graveur sur métaux, nommé Fourier, qui avait obtenu au ministère de la guerre la fourniture des coins dont on se servait pour estamper tous les ornements en métal des équipements militaires, plaques de ceinturons, hausse-cols, aigles, boutons, grenades.

L'apprentissage de Barye n'était pas fini en 1813, lorsqu'un sénatus-consulte mit à la disposition du ministre de la guerre cent soixante mille hommes à prendre parmi les Français nés en 1796. Barye, attaché à la brigade topographique du génie, fut employé à modeler quelques-uns des plans en relief qui sont aujourd'hui conservés, du moins en partie, dans les dé- pôts de la guerre, notamment les plans du mont Cenis, de Cherbourg, de Coblentz. Il fut ensuite incorporé dans le deuxième bataillon des sapeurs du génie, mais il fut licencié en 1814 et il reprit ce métier de ciseleur qui, dans ses mains, allait bientôt devenir un art.

Ses premières études et ses goûts le portaient à la sculp-


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tiire. Cependant, après avoir été pendant six mois l'élève de Bosio, il se sentit découragé, attristé, refroidi, et comme pour tenter autrement la fortune, il entra chez Gros au prin- temps de 1817. Il se trouvait là dans un milieu plus conforme à sa manière de sentir. La vie, le mouvement, l'expression étaient les qualités qu'il aimait et qu'il voulait dans la sculp- ture, et peut-être avait-il compris instinctivement qu'il était bon de passer par un atelier de peintre pour se rendre propre à récliauffer l'art statuaire qu'il avait abandonné un instant parce qu'il le trouvait compassé et glacé ; car au fond du cœur il n'avait pas renoncé à la sculpture, ni à la glyptique, et il y parut bien lorsqu'en 1819, il concourut pour le prix de Eome comme graveur en médailles. Le sujet du concours était Milon de Crotone dévoré par un lion. Trois prix furent décernés : Barye n'eut que le troisième. L'année suivante, il se présenta au concours de sculpture et il n'eut que le second prix : on lui préféra M. Jacquot comme ayant mieux rempli le programme, Gain maudit par V Eternel. L'année d'après, Barye n'eut pas même une mention honorable.

Tels furent les commencements de Barye. Quelques-uns pensent que s'il avait eu le prix de Rome , il eût ajouté à ses qualités natives quelque chose qui lui a toujours manqué, je veux dire une plus grande pureté de goût dans le choix des formes humaines et une recherche de la beauté qui ne risquait pas de le conduire au poncif, lui, trempé comme il l'était, mais qui l'eût élevé plus encore au-dessus du naturalisme, sans lui faire abandonner la nature. Peut-être aussi est-il per- mis de croire qu'il aurait perdu à Rome une partie de cette originalité puissante, de cet air peuple, mais robuste, passionné et fier, qui ont fait de lui le Géricault de la sculpture.

Redevenu ouvrier ciseleur, il se mit au service de l'orfèvre Fauconnier, établi rue du Bac, un de ces hommes dont tout le savoir consiste à discerner les aptitudes et à travailler par


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l'esprit et la main des autres. Barye inventait des bijoux, gra- vait des pierres dures, ciselait des colliers, des pendants d'o- reilles, des breloques, et ses petits ouvrages, toujours finis avec soin, étaient vendus par Fauconnier à la duchesse de Berry, qui les montrait et les vantait à la cour. Marié, et ins- tallé avec sa famille dans une maison du passage Sainte-Marie, rue du Bac, Barye ne perdait pas un instant pour achever son éducation d'artiste. Il dessinait chez Suisse d'après nature, il peignait au Louvre d'après les maîtres, il s'essayait au por- trait en commençant par celui de ses deux filles, et de plus, familier avec les dissections de l'amphithéâtre , il étudiait l'a- natomie de l'homme et celle des animaux, mesurait les lon- gueurs invariables, comparait les proportions, et accomplissait ainsi patiemment et obscurément les travaux qu'avait accom- plis Michel-Ange avant de peindre la Sixtine. Enfin il s'infor- mait curieusement des meilleurs procédés de moulages, des meilleures méthodes à suivre pour la fonte au sable et pour la fonte d'un seul jet, à cire perdue, laquelle, soit dit en passant, fut remise en pratique et en ûiveur par lui et par Honoré Gonon.

La vie des artistes n'était pas alors ce qu'elle est aujour- d'hui. Loin de rechercher le monde, ils s'en éloignaient, et on les recherchait d'autant plus. Aussi étaient-ils moins préoccu- pés de leur bien-être, moins esclaves du luxe et plus inquiets de leur art. Ils se réunissaient volontiers dans des cabarets dont ils faisaient, sans y songer, la célébrité et la fortune. Char- let, Poterlet, Paul Chenavard, Abel Hugo et le capitaine Bi- lioux, le plus gros et le plus fin des hommes, — celui que les li- thographies de Charlet ont inmiortalisé, — avaient fondé à la barrière du Maine, chez la mère Saguet-Bourdon , un dîner qui devait se composer d'artistes et de gens de lettres. Barye et Sainte-Beuve y furent admis des premiers. Vinrent ensuite le vaudevilliste Van der Burch, Alexandre Dumas, Villemarest,


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l'auteur des Mémoires de Bourienne^ Denne-Baron, traduc- teur de Properce, l'éditeur Charpentier, et un homme froid, pincé et mordant, un « Neveu de Rameau » qui s'appelait La Halle. Charlet avait introduit là un de ses amis les plus pro- ches , le général de Rigny, qui amenait quelquefois l'amiral son frère, mais il fallait de grandes protections pour être reçu quand on n'était ni artiste ni littérateur. Béranger y venait aussi, à de rares intervalles , restant fidèle à la société du Ca- veau. 11 va sans dire qu'à une table ainsi composée, il se fai- sait une grande consommation d'esprit : c'est là que fut pré- parée la grande bataille des romantiques pour le triomphe de Victor Hugo dans Hernani.

Barye parlait peu, toujours discrètement et toujours bien. Il écoutait, il observait , il saisissait le profil des convives et il s'en servait pour modeler des médailles dans le goût des Pi- sans. Sous des dehors flegmatiques , il cachait un cœur ardent, passionné, et il paraissait froid parce qu'il était à la fois mo- deste et fier. Ses grands yeux , pleins d'attention et de fran- chise, révélaient son âme et pénétraient celle des autres. Son nez légèrement retroussé lui donnait un air futé et spirituel; tout ce qui s'échappait de sa lèvre mince était plein de finesse et de bon sens. On peut se faire une idée de Barye jeune, de sa physionomie, de sa tournure, de sa mise soignée d'après une excellente lithographie de Gigoux, qui fut publiée par \ Artiste quelques années plus tard, lorsque déjà Barye avait un nom.

Les premiers morceaux qui commencèrent sa renommée fu- rent le Tigre dévorant un crocodile^ le Lion étouffant une vi- père, le Cerf terrassé "par deux lévriers de grande race^ le Che- val terrassé par un lion. Je ne sais ce que pensa de ces mor- ceaux le bon public ; mais toute la jeune école en fut étonnée et ravie. Les artistes retrouvaient là ce qu'ils reprochaient tant à leurs aînés de ne plus avoir, le sentiment de la vie, l'accent


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de la vérité, de la liberté. Depuis des siècles, on n'avait pas vu des animaux, en marbre ou en bronze, qui ne fussent de pure convention, qui eussent même la moindre vraisemblance. Je parle des animaux féroces. Les tigres étaient inconnus aux sculpteurs. Les lions étaient modelés d'après des copies, de plus en plus boudinées , du Lion de Florence^ jamais d'après le vif. L'idée bizarre d'étudier les animaux à la ménagerie n'était venue à personne.

Il ne fallait rien moins que l'apparition des ouvrages de Ba- rye pour ouvrir les yeux de la jeunesse. Elle sentit alors toute l'étrangeté des lions de la sculpture officielle, de ces lions bé- nins, niais et empaillés, dont la crinière lai parut avoir une vague ressemblance avec la perruque de Boileau. On imnginc sans peine quel dut être le saisissement des jeunes artistes quand ils virent le Tigre dévorant un crocodile^ ce tigre souple, frémissant, au crâne aplati, aux babines sensuelles, faisant craquer sous ses dents les écailles et les vertèbres du rep- tile qu il tient sous son ongle. On voyait pour la première fois le style se dégager de la vérité même, de la vérité bien vue , fortement sentie, lièrement exprimée. Il a quel- que chose d'héroïque, en effet, le caractère de cet animal cruel avec élégance et voluptueux dans le carnage. Peintre en même temps que sculpteur, Barye avait cru devoir expri- mer non-seulement les principales aspérités, mais les colora- tions du pelage ; il avait indiqué par des stries les rayures de la robe, et c'était là pour les vieux classiques une nouveauté qui touchait au scandale.

Quand je dis que la nature était bien vue, je veux dire qu'elle était vue par le coté où elle présentait une grande ligne, un sens clair, de sorte que ce groupe d'animaux était aussi beau par la grandeur de la silhouette que par les détails poursuivis avec résolution, rendus avec énergie.

C'est une loi de la sculpture que tous ses motifs doivent se


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débrouiller facilement , et ne laisser, de loin comme de près , aucune incertitude sur leur signification. Barye n'avait pas ob- servé cette loi dans le modèle du lion qui est maintenant placé aux Tuileries, sur la terrasse du bord de l'eau. A quelque dis-


Le Centaure et le Lapithe.

tance, l'animal ne se distingue pas bieïi, on ne sait si c'est un être vivant que l'on aperçoit ou un rocher ; mais dès qu'on s'approcbe, on a devant soi un animal pantelant, à l'échiné re- courbée, qui, ouvrant sa gueule et secouant sa crinière avec fureur, va écraser une vipère comme le génie écrase ses envieux.

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Il est probable que Barye sentit lui-même que son Lion se tlébrouillait mal pour qui le regardait d'un peu loin, car il ne tomba plus dans ce défaut, qui eût été plus choquant encore dans une sculpture monumentale. Le lion qu'on lui demanda de modeler pour le piédestal de la belle colonne élevée par M. Duc sur la place de la Bastille, et si bien couronnée par la Liberté de M. Dumont, ce lion, dis-je, ne présente que des li- gnes simples, nettes, des plans larges, écrits avec une fermeté qui les fait voir à cent pas comme à dix. Sculpté en haut re- lief, presque de ronde-bosse, il marche avec lenteur, d'un pas pesant et puissant, comme la sentinelle d'un monument dont il semble qu'il va faire continuellement le tour. Image du peuple gardant ses morts.

Il faut remonter bien haut dans l'histoire de l'art pour re- trouver des animaux qui aient à la fois autant de naturel et autant de style. Dix ans avant qu'on eût apporté en France les moulages des étonnants bas-reliefs découverts par Layard sur l'emplacement de Ninive, de ces bas-reliefs où palpitent des animaux si fiers, où bondissent des lions si héroïques, Barye avait eu le secret de retremper le style dans la nature , de ré- concilier l'idéal avec la vie, de s'élever au-dessus du vrai sans jamais être en dehors de la vérité.

Barye n'aurait pas été de son temps s'il n'avait pas évoqué des figures du moyen âge, telles que Charles VI dans la forêt du Mans, un cavalier du quinzième siècle, autrement dit Char- les VII. Ces morceaux témoignaient de son attention à étu- dier tout ce qui touchait à son art : l'ethnographie, le cos- tume, le caractère moral des diverses époques, les divers mas- ques de l'histoire. Il arrivait alors (comme il arrive bien sou- vent encore) que les héros d'un autre âge étaient représentés dans la peinture ou dans la statuaire sous les traits d'un homme de nos jours, grimant le personnage voulu et n'ayant d'ancien que le pourpoint ou le haubert, le casque ou le cha-


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pel. Barye, qui n'observait rien superficiellement, qui scrutait toute chose, ne s'en tenait pas au vêtement, à l'extérieur. Ses airs de tête sont du temps où vivaient ses héros. Charles VI, saisi de la frayeur qui le rendit fou, n'est pas le moins du monde un acteur jouant le rôle de ce roi; c'est un prince dont le masque porte l'empreinte des pensées du moyen âge outre qu'il exprime la terreur d'un esprit faible. En son attitude im- périeuse, Charles VII, monté sur un cheval caparaçonné et piaffant, semble modelé en petit d'après un monument du quinzième siècle , et le cheval lui-même appartient à une épo- que où la monture des hommes d'armes, choisie dans les fortes races, aurait pu, moins stylée , traîner le camion d'un brasseur. Enfin , le masque de Gaston de Foix n'a rien de commun non plus avec la physionomie générale de nos contemporains.

C'est là une qualité rare, et Barye la montre partout, même dans les sujets antiques, bien qu'il les traite avec une liberté, un mouvement et un sentiment que n'y mettaient point ses devanciers. Chose remarquable, ce sculpteur d'abord si roman- tique, si impétueux dans ses chasses , dans ses combats d'hom- mes et de bêtes , il a su exprimer aussi sans froideur la séré- nité des demi-dieux, le calme des héros antiques lorsqu'ils sont aux prises avec les chimères, les brigands, les barbares. Je ne connais rien de plus beau en ce genre que le Thésée com- battant le Mî'notaure. Le type grec y est respecté, non pas un type copié sur d'autres statues, mais un type vivant. Le fils d'Egée a déjà vaincu Scinnis, Scyron et Procuste, quand il s'attaque corps à corps avec le monstre de l'île de Crète. De- bout, ferme, opposant la résistance de ses membres agiles et athlétiques à l'étreinte du Minotaure qui s'efforce de le sup- planter, il le regarde d'un air de mépris ; et avec quelle con- fiance en lui-même il saisit la tête du taureau par une oreille! avec quelle sûreté il va lui plonger l'épée dans la gorge! Et comme elle est frémissante de fureur, la tête de ce taureau


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humain qui , repliée violemment sur le fanon, se prête aux ac- cents les plus énergiques et à tous les ressentiments du ciseau!

Les anciens faisaient une distinction qui s'est perdue dans V imprécision de notre langue, entre le statuaire et le sculpteur. Le premier est celui qui modèle ses figures pour les couler en bronze ; le second est celui qui taille le marbre, qui le sculpte avec l'acier. Pour les anciens, Barye eût été un sta- tuaire. Il excellait, du reste, dans l'art de composer les fontes, de les jeter en moule, de les réparer. Il s'entendait mieux que personne à faire disparaître par la ciselure les accidents du moulage, les traces de la coulée, à purger le métal des croûtes que peut y laisser le contact de la fonte avec le sable. Il sa- vait aussi à merveille modeler en vue du bronze : cela veut dire mettre à profit la densité, la légèreté du métal, pour se permettre plus d'élan dans l'action , plus d'écart dans les mem- bres, plus d'indépendance dans la manière de représenter le drame conçu. Cela veut dire aussi prévoir la couleur que don- neront les évidements , et profiter de l'extrême finesse de grain que présente le bronze (car ses molécules sont plus contrac- tées que ceux du cuivre et de l'étain qui le composent) pour serrer l'exécution, affirmer les plans, acérer les arêtes, creuser plus vivement les sillons, pousser jusqu'au bout la rigueur des formes, le rendu, le fini.

On dit quelquefois que les bronzes de Barye pourraient être exécutés en grand. Presque toujours ils y gagneraient; mais il en est plusieurs qui ne sont pas traduisibles en marbre, et c'est une erreur de croire que le Centaure et le Lapithe^ mis au point dans un bloc de Carrare, aurait pu figurer de gran- deur naturelle au milieu d'un de nos jardins. Des mouvements aussi violents ne sont pas possibles avec une matière aussi pe- sante que le marbre. Un tel groupe ne serait solide ni en réafité ni en apparence. Mais si les modèles de Barye con- servent leur beauté dans des proportions accrues, en revanche


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ils la perdent souvent dans les réductions. Les habitants de Paris peuvent s'en convaincre en allant voir au quai des Cé- lestins, ou plus facilement chez Barbedienne, le groupe du Centaure et du Lapitlie^ qui, composé d'abord de la hauteur d'un mètre et demi, tel qu'il fut exposé en 1851, a été réduit, avec quelques changements, aux dimensions des statuettes. Ce qui n'était en grand que de l'énergie, affecte, en petit, un ca- ractère d'exubérance et d'exagération. Le modelé devient montueux, la musculature cahotée. Au surplus c'est un coup de génie que la conception de ce groupe. Le Lapithe qu'on peut prendre pour un Thésée, a bondi sur la croupe du Cen- taure , de sorte que le poursuivant va marcher maintenant de la même vitesse que le poursuivi. De ses jambes repliées à angle aigu , le héros serre les flancs du cheval humain, et ra- menant à lui, de la main gauche, la tête de son ennemi, re- jetée en arrière, il va le tuer d'un coup de massue. Cependant le vainqueur est calme et son impassible visage contraste avec la force irrésistible de son mouvement.

Bien que mal vu des sculpteurs ancien régime , Barye était devenu si populaire qu'il fallait compter avec lui. Le duc d'Orléans, dont il avait modelé le buste, lui commanda, vers 1832, un surtout de table qu'il eut à composer en collabora- tion avec un ornemaniste, Aimé Chenavard, — celui-ci n'avait rien de commun avec Paul Chenavard, l'auteur des cartons pour le Panthéon. — Ce surtout est demeuré célèbre ; il faudrait cent pages pour en écrire la curieuse histoire. Barye fit les modèles de quatre groupes d'hommes et d'animaux et de cinq chasses qui devaient y figurer : chasses au tigre, au lion, au taureau, à l'élan et à Tours, et il les fit d'un pouce fiévreux, avec une animation, une ardeur qui rappelaient en sculpture la furie de Rubens. Mais l'architecture encombrante d'Aimé Chenavard, ses co- lonnades, ses arcades, ses tours, dans lesquelles il prétendait encadrer les groupes de Barye , rendirent impossible l'accom-


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plissement de cette œuvre énorme pour laquelle il aurait fallu construire une salle tout exprès et une table pouvant porter neuf mille kilogrammes. Inachevé encore en 1848 , le surtout du duc d'Orléans fut vendu par morceaux. Heureux qui pos- sède les chasses de Barye !

Cependant, M. Thiers, alors ministre des beaux-arts, son- geait à employer le talent de Barye, pour lequel il avait un goût très-vif. Il se fit fondre pour lui-même à cire perdue le modèle d'un tigre que l'artiste avait exécuté en pierre, et qui est aujourd'hui à Lyon. Il lui demanda, vers 1840, de présen- ter un projet pour le couronnement de l'Arc de triomphe de l'Étoile.

Barye ébaucha une aigle aux ailes éployées qui aurait eu vingt-trois mètres d'envergure ; mais les événements politi- ques mirent obstacle à l'exécution de ce projet. Gros fit obser- ver en plaisantant que cette aigle n'était pas regrettable parce qu'elle aurait eu l'air d'un immense presse-papier. L'artiste reçut en dédommagement la commande d'un lion monumental, et il modela ce lion accroupi, si calme, si puissant, si su- perbe, si terrible dans son repos, et d'un si grand aspect, qui est placé maintenant sur le quai des Tuileries, à la porte du palais, ayant pour pendant un moulage de ce même lion, ha- bilement inversé.

Ceux qui ont dit souvent que Barye n'était, après tout, qu'un sculpteur d'animaux, sont de bonne foi sans doute, mais ils se trompent. On peut le certifier depuis que l'architecte du Lou- vre, M. Lefuel, a eu l'heureuse idée de confier au sculpteur ordinaire des bêtes fauves, les groupes de la Force et de l'Or- dre, de la Paix et de la Guerre, qui décorent les pavillons Denon et Richelieu. Bien que placés sur des entablements pro- filés à une grande hauteur, ces groupes se font voir de loin et tranchent sur la décoration générale par l'ampleur des formes, par l'importance donnée aux grandes divisions du


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corps, par le gras du modelé et par une certaine autorité de style qui fait paraître d'autres figures jolies, mesquines et car- toimées. Je tiens d'un sculpteur éminent, arbitre-expert dans son art, qu'ayant vu les groupes de Barye, lorsqu'ils étaient encore sur le chantier, il fut si frappé du caractère qu'il y trouva, que son impression le reporta en pensée aux sculptures du Parthénon.

Quoi qu'on en dise, Barye n'eut pas trop à se plaindre de son temps. La justice qu'on lui a rendue à l'Institut, comme partout, a été tardive, sans doute, mais éclatante. Ce fut seu- lement en 1848 , sous le ministère de M. Dufaure (quand j'a- vais l'honneur d'être directeur des beaux-arts), que le Ticjre dévorant un crocodile fut acheté par l'Etat. Ce fut seulement lorsque Barye avait environ soixante-cinq ans, que deux sta- tues équestres lui furent commandées, l'une pour la ville d'A- jaccio, statue dont nous ne parlons pas, faute de la connaître; l'autre, pour le Louvre, et celle-là n'était pas un des meilleurs ouvrages de l'artiste. Il disait lui-même : « J'ai attendu les chalands toute ma vie, et ils m' arrivent au moment où je ferme les volets! »

Bref, tôt ou tard, la gloire lui est venue, et la fortune. Pp- pulaire en France, et même en Europe , Barye est le premier, le plus savant , le plus fier des sculpteurs d'animaux qui aient paru depuis les temps antiques. L'art égyptien, dans son lan- gage solennel, algébrique, souvent sublime, avait élevé les animaux féroces jusqu'au symbole. Les Assyriens en avaient énergiquement ressenti le caractère; Barye, en simplifiant les formes sans diminuer les accents de la vie , a trouvé la vérité typique dans la vérité individuelle.

Ce que nous disons ici de Barye s'est vérifié dans l'Exposi- tion posthume que l'on a faite de ses œuvres au mois de novem- bre 1875. Elle était imposante, cette exposition des œuvres de Barye, autant par le nombre que parla qualité des morceaux qui


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la composaient. Elle était touchante aussi parce qu'elle témoi- gnait d'un labeur immense et de cette conscience infatigable qui est la probité de l'art. L'éminent artiste s'y révéla d'ailleurs sous de nouveaux aspects, et ceux qui ne connaissaient Barye que comme un statuaire furent bien surpris de voir avec quelle énergie, quelle volonté, quel sentiment il maniait la peinture. Ils apprirent aussi que ce fougueux sculpteur était un patient anatomiste ; que ce romantique hardi était un clas- sique plein de savoir ; qu'il avait étudié à fond les proportions de l'homme et celles des animaux ; que les mouvements de ses figures, même les plus violents, étaient calculés sur la con- naissance parfaite des lois de la pondération et de toutes les divisions du squelette; qu'il avait mesuré tous les os en lon- gueur et en largeur, disséqué un grand nombre d'animaux, moulé séparément tous leurs membres, et coté minutieuse- ment les rapports des parties entre elles et de chaque partie avec l'ensemble. Ainsi, de cette exhibition, ressortit cet en- seignement précieux : que même dans les arts où l'imagination joue un si grand rôle, le génie, c'est le travail.

Barye n'avait jamais montré, que nous sachions, ses pein- tures à l'huile. Elles étaient empilées à Barbizon dans une ar- moire. Il n'avouait que ses aquarelles , et encore en voyait-on très-rarement aux vitrines des marchands de tableaux. Ces peintures, du reste, ne représentent que des animaux et des paysages. Tout sculpteur qu'il était, Barye aimait la couleur autant que la forme. La robe des animaux , leurs taches , leurs mouchetures, leurs rayures, lui paraissaient sans doute une ex- pression harmonique de leur caractère. Dans la panthère, par exemple, des anneaux noirs sur un ton fauve présentent cette opposition du noir au jaune qui est la couleur distinctive des ani- maux dangereux ou féroces, et que l'on remarque aussi dans le tigre, le jaguar, le léopard, le guépard, la hyène, la guêpe. Le milieu dans lequel vivent les animaux, le fond sur lequel ils se


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détachent par la teinte de leur pelage ou avec lequel ils se confondent quelquefois , au moins par places , la physionomie des contrées qu'ils habitent, les terrains qu'ils affectionnent et qu'ils recherchent, les cavernes où ils se retirent, les brous- sailles où ils se cachent, les forêts ou le creux des montagnes qui leur servent de repaire, tout cela intéressait Barye au plus haut degré. Il n'était pas seulement le sculpteur attitré des ani- maux, il en était le peintre d'affection, et il semblait croire qu'on ne peut les bien connaître et même les bien modeler, si l'on n'est capable de les peindre.

Mais, pour les peindre, il lui fallait être aussi paysagiste, car il fallait bien trouver dans la nature des sites qui eussent un rap- port vrai ou vraisemblable avec les animaux qu'il y voulait re- présenter, et comme il n'était pas d'humeur à voyager dans les déserts de l'Afrique ou dans la presqu'île du Gange, encore moins dans les savanes de l'Amérique, Barye avait pensé que la seule forêt de Fontainebleau lui offrirait de quoi suppléer à d'impossibles voyages. Il fut un de ceux qui allèrent s'éta- blir pour un temps à Barbizon et y fondèrent une école de paysagistes en donnant le goût de la vraie campagne à cette peinture française qui, depuis Lantara et Bruandet, s'était te- nue renfermée dans les villes, sans prendre un seul jour de va- cances. Alors que florissaient en plein bois les meilleurs élèves de Jules Dupré, de Decamps, de Diaz, de Rousseau, Barye, comme s'il eût été le plus obscur et le plus jeune d'entre eux, s'en allait, sans mot dire, dessiner à l'aquarelle des arbres, des rochers , des fouillis de buissons, des coins de bois, et ses étu- des naïves , mais robustes, étaient faites pour servir de cadres aux animaux qu'il voulait peindre en les plaçant au milieu d'un paysage convenable à l'humeur naturelle de chacun d'eux.

Dans cette vaste forêt de Fontainebleau, la plus belle peut- être qui soit au monde , sont réunis tous les genres de beauté : des lieux austères et des ombrages frais ; des gorges d'un as-


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pect grandiose et sinistre, et des terrains unis, richement boisés; des grès bouleversés, déchirés parles cataclysmes du globe, sur une colline découverte, et des parties dont le sol rocailleux se couvre de genêts et de genévriers ; des chênes ri- gides, solennels, druidiques, et des bouleaux à l'écorce blan- che et lisse, aux branches inclinées, au léger feuillage; des clairières et des labyrinthes ; des massifs d'épines et de ronces, et des sentiers doux, tapissés de sable. Après des landes, des fondrières, des vallons obscurs, viennent des passages secrets conduisant à des grottes mystérieuses ou aboutissant tout à coup à un désert.

C'est là que Barye aimait à se promener seul et à s'égarer. Plongé au sein d'une nature agreste et primitive, dans les en- droits où nul pied d'homme n'est marqué , il se plaisait à ren- contrer des bêtes fauves, à trouver au milieu d'une solitude la trace du lièvre en fuite ou de la biche poursuivie par un loup. Il apercevait des chevreuils, il entendait bramer les cerfs. Quelquefois il les surprenait à la reposée, au milieu de leur sérail endormi. Quant aux animaux féroces qui vivent sous d'autres latitudes que les nôtres, il se les figurait volontiers dans les lieux sauvages de la forêt. Avec les yeux de la pen- sée, il y voyait une panthère noire à l'affût, un lion endormi sur le dos, au pied d'un rocher, ou bien tapi en embuscade, parmi les hautes herbes , sur les bords d'un ruisseau oii les antilopes viennent boire. Ces bêtes de l'espèce féline qu'il con- naissait si bien, les tigres d'Asie et d'Amérique, les couguards, les léopards, les guépards et les loups-cerviers, dont il savait les allures, les habitudes, les mœurs, il les voyait, je dis bien, il les voyait passer dans les déserts de Franchart, souples, cauteleux, perfides, marchant sans bruit sur les tubercules élastiques dont le dessous de leurs pattes est garni, se diri- geant vers quelque proie aperçue de loin et déjà, peut-être, fascinée par leur regard.


BAKYE


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En parcourant cette suite d'animaux que Barye a peints dans ses paysages et pour lesquels il s'est fait paysagiste, on se demande si la nature n'est pas autre chose qu'une grande scène de carnage, ou si c'est le tempérament de l'artiste qui l'a porté à étudier les combats que se livrent les bêtes féroces et l'horrible spectacle de l'extermination des faibles par les forts. Le fait est que, des trois cents peintures de Barye qui furent exposées dans la salle de Melpomène, à l'Ecole des



beaux-arts, il en est fort peu qui ne représentent des épisodes de guerre, des festins sanglants, des massacres. Un chevreuil enlacé par un boa, un gnou saisi à la gorge par un serpent python, un tigre dévorant une antilope avec un frisson de jouissance, une lionne mangeant une gazelle, un caracal qui dépèce un faisan, un jaguar qui s'élance sur une biche, un couguard qui guette un oiseau, un lion qui fait craquer sous ses dents les vertèbres d'un sanglier..., tels sont les sujets or- dinaires des tableaux de Barye et de ses aquarelles.

Et lorsque l'animal Carnivore est tranquille et seul, lors-


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qu'il n"est pas aux prises avec son semblable, ou en train de s'acharner sur un lièvre mort, sur un chamois expirant, son attitude, son mouvement, sa posture indiquent le carnage qui va commencer ou le carnage qui vient de finir. Quand la bête se repose, c'est qu'elle est assouvie ; elle cuve le sang qu'elle a bu, elle digère sa proie dans un état de somnolence déli- cieuse. Si elle est couchée sur le ventre, les yeux ouverts, c'est qu'elle épie sa victime et s'apprête à la broyer. Mais pourquoi la nature a-t-elle mis dans les animaux des idées in- nées de destruction? Pourquoi leur a-t-elle inspiré des rages sans cause , xles haines sans offense , des industries de mort sans apprentissage? Le sentiment qu'on éprouve devant les paysages de Barye est un sentiment d'horreur, mitigé, il est vrai, par le prestige de l'art. Aussi trouve-t-on un singulier plaisir au spectale de certaines revanches de ce que l'on croit être la justice , lorsque, par exemple, on s'arrête à une grande aquarelle qui représente le tigre saisi à son tour par la trompe de l'éléphant qui va l'écraser sous ses pieds , pendant que les Indiens, montés sur le pachyderme, ont le courage de com- battre à coups de lance une bête qui , d'un coup de griffe, peut les mettre en pièces.

Assurément, les peintures de Barye ne sont point parfaites — je parle de ses peintures à l'huile — mais elles ont beau- coup de vigueur, de caractère et de vérité. A distance, on pourrait les prendre, tantôt pour des études de Diaz, tantôt pour des morceaux de Decamps , de Dupré , de Rousseau. Ce- pendant son exécution n'est pas aussi habile, il s'en faut, que celle de ces maîtres du paysage moderne. Elle est un peu lourde, uniforme, d'une force égale partout et d'un empâ- tement monotone qui détruit la perspective aérienne et laisse à désirer la finesse des transitions. L'artifice qui consiste à superposer le ciel en épaisseur sur les feuilles à travers les- quels on est censé le voir, n'est pas suffisamment dissimulé et


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sauvé. Mais comme l'impressiou est juste! comme elle est sin- cère, profonde et variée !

En présence de ces robustes tableaux de Barye , on respire la senteur des forêts , l'acre parfum des genévriers ; on sent la fraîcheur du brouillard sur les bois jaunis, et le désir d'errer à l'aventure parmi les accidents d'une terre libre. On savoure la mélancolie des solitudes. Il est à remarquer d'ailleurs que presque tous les paysages de Barye sont empreints de tris- tesse , et d'une couleur qui attire. Il a une prédilection pour les arbres roux , les feuillages fanés , les intermittences de vé- gétation dans les sables. Ses verts sont profonds, jamais ten- dres. Il réussit à merveille le gris ferrugineux des rochers et quelquefois, au lieu d'opposer le pelage de la bête au fond du terrain ou de la montagne, il fait ce fond de la même valeur, ou à peu près , que la robe de l'animal , et il obtient alors un effet pâle et froid, plus saisissant peut-être que les contrastes décidés de couleur.

A vrai dire , c'est dans les aquarelles seulement que Barye excelle en tant que peintre. Il y montre les finesses et les sou- plesses qui lui manquent dans la peinture à l'huile. Toutefois, il les veut nourries, corsées, un peu comme Decamps les vou- lait, et il lui arrive même de les pousser trop loin. Je veux dire que, pour obtenir cette consistance, cette fermeté, il vaudrait mieux, à tant faire, employer un autre procédé que le lavis. L'aquarelle est en elle-même un commencement, un pré- lude. Elle annonce seulement ce qu'une autre peinture réali- sera. Si l'on y met une vigueur tout à fait inusitée, on lui fait perdre son caractère de légèreté , de délicatesse , de douceur. Ou peut dire que Barye en savait trop pour peindre à l'aqua- relle et pas assez pour peindre à l'huile. Les qualités que de- mande ce dernier genre de peinture, il les apportait dans le premier, et à mon sens il eût mieux fait de s'en tenir là. J'es- time que ces aquarelles plairont beaucoup aux artistes et aux


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amateurs et qu'elles plairont plus que ses toiles , dont quelques- unes sont toutefois d'une fière beauté, notamment celles qui contiennent des lions et des tigres. Tous ses dessins lavés en couleurs, le sont à plusieurs couches, et souvent avec des reliants de clair obtenus au grattoir ; ils ont tous la saveur d'une exécution généreuse et d'une belle couleur, d'une cou- leur qui, par moments, rappelle Delacroix. Les animaux y sont chacun dans leur élément. Ils semblent être , comme les plantes et les rochers, une parturition de la nature environnante.

Il faut convenir, cependant, qu'une chose fait défaut dans les paysages de Barye : c'est la qualité juste du ciel par rap- port à la terre où il représente des animaux qui n'habitent point nos climats. Les ciels qui dominent les zones torrides, patrie des éléphants, des tigres et des lions, Barye ne les a point vus, et il n'était pas de ceux qui inventent ce qu'ils ne savent point. Il lui est donc arrivé de placer quelques-uns de ces grands animaux sous des ciels chargés de pluie, sembla- bles à ceux que Troyon peignait si bien dans les gras pâturages de la Normandie ou du Nivernais. Ayant passé toute sa vie à Paris et à Fontainebleau, Barye ne connaissait pas d'autre ciel que celui qu'on peut voir en allant du Jardin des Plantes à Barbizon. Faute d'avoir une idée du soleil d'Afrique, des nuits d'Orient et de ces merveilleuses transparences de l'air qui, dans ces contrées, dévorent les distances et rapprochent de l'œil ce qui en est loin , il n'a pas su donner à sa couleur le degré de cuisson qu'il y faudrait pour peindre les régions tro- picales où vivent les panthères et les crocodiles , et lorsqu'il a estompé ses lointains pour les faire fuir, il n'y a pas suffisam- ment accusé la présence de l'air.

Depuis que M. Edmond Fremy et M. Joseph Decaisne avaient eu l'excellente idée de faire nommer Barye professeur de dessin au Muséum d'histoire natarelle — on m'assure qu'ils eurent beaucoup de peine à y parvenir, — l'artiste avait


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sans cesse dessiné , modelé et moulé sur nature des quadru- pèdes, des oiseaux, des reptiles, qui jamais encore n'avaient eu les honneurs du bronze, tels que la girafe, l'ours, le singe, le rattel, la genette , le zibet ou civette d'Asie, l'ocelot ou chat-tigre , la grue , la cigogne , le marabout , la perruche , le pélican , le cormoran , le vautour, le caïman , le python , le ga- vial, la tortue. Ces animaux, il ne se contentait pas de les dessiner, de les modeler, il en disséquait la beauté, il les me- surait à l'état d'écorchés et à l'état de squelette, et avec toutes ces notions il faisait de l'anatomie comparée.

Nous avons passé une demi-journée à regarder les dessins intimes où il se rendait compte à lui-même des proportions, et qui sont presque tous accompagnés de notes et de chiffres, dont l'ensemble formait une règle, ou, comme, l'on dit, un ca- non à son usage. Rien de plus curieux que ces croquis au crayon, finement repris et corrigés à la plume et sillonnés de lignes droites avec des divisions et des nombres. Les mesures sont prises, non pas en mètres et en centimètres, mais en pieds et pouces. Or cette méthode n'est point philosophique, parce que dans un corps proportionné, il doit y avoir un mem- bre qui sert de commune mesure à tous les autres, sans quoi le corps, au lieu d'avoir des proportions, n'aurait que des di- mensions. Barye, en choisissant son échelle de mesure en dehors de l'animal , a trouvé des règles qui ne pouvaient être utiles qu'à lui-même.

Quelquefois, pourtant, il a mesuré l'animal comme il faut le mesurer, c'est-à-dire en comparant une certaine partie, la tête ou le pied, par exemple, avec les autres parties et avec le tout. En étudiant les proportions du bœuf, Barye constate qu'il y a trois longueurs de tête, de l'épaule à la pointe de l'os coxal, deux largeurs de tête dans la largeur de la croupe et deux dans celle du poitrail. C'est aussi en prenant la tête comme terme de comparaison, et en rapprochant des crânes, qu'il re-


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marque clans les variétés du genre chat ce que produit la dif- férence des grandeurs. La tête du chat domestique mesure le cinquième de la tête du lion , le quart de celle du tigre , le tiers de celle du jaguar, les deux cinquièmes de celle de la panthère. Sur un dessin de la plus fine précision d'après la statue anti- que du Discobole^ Barye a marqué en pieds et pouces les pro- portions de l'homme, et je remarque dans ce dessin quelques particularités intéressantes, à savoir que l'épaisseur du cou, au-dessous du menton et au-dessus de la pomme d'Adam, est égale à la distance, en ligne droite, du bas de l'oreille à la ra- cine du nez ; qu'elle est égale aussi à l'épaisseur du mollet vu de profil, et qu'elle est comprise deux fois dans la longueur du pied.

Plus de cinquante dessins cotés et annotés sont là qui té- moignent des patientes et constantes études de Barye , et qui disent combien il était jaloux de savoir à fond tout ce qui pou- vait le rendre plus habile, plus vrai, plus sûr de lui-même, plus maître des ressources de son art. Je lis dans ces papiers intimes qui n'étaient pas destinés à voir le jour, ce que l'ar- tiste écrivait en marge de ses croquis pour se rappeler les ob- servations faites par d'autres ou par lui sur le caractère phy- sique des animaux. Voici une petite page tracée d'une écri- ture cursive et que je transcris sans y rien changer :

(( Le cheval de race a les oreilles courtes et mobiles , les os lourds et minces, les joues dépourvues de chair, les naseaux larges, les yeux beaux, noirs et à fleur de tête, l'encolure lon- gue, le poitrail avancé, le garrot sortant, les reins ramassés, les hanches fortes, les côtes de devant et celles de derrière courtes, le ventre évidé, la croupe arrondie, les rayons supé- rieurs longs comme ceux du chameau, les saphènes peu appa- rentes, la corne noire d'une seule couleur, les crins fins et fournis, la chair dure, et la queue très-grosse à sa naissance, déliée à son extrémité.


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(( Il doit avoir en résumé quatre choses larges : le front, le poitrail, la croupe, les membres; — quatre choses longues : l'encolure, les rayons supérieurs, le ventre et les hanches ; — quatre courtes : les reins, le paturon, les oreilles et la queue. ))

Les travaux incessants de Barye, ses continuelles vérifica- tions, sur le réel, des formes qu'il avait conçues, nous expli- quent pourquoi sa sculpture est si facile en apparence et si re- muante. Le savoir est, dans les arts du dessin, le prix de la liberté. On n'y devient un maître qu'à force d'avoir été l'es- clave du travail. Autant l'ignorant est embarrassé et timide devant son œuvre commencée, autant l'artiste qui connaît les plans de la nature, la construction des êtres qu'elle enfante, les conditions de leur existence et de leur mouvement, autant, dis-je, celui-là est hardi dans ses pensées et libre dans son exé- cution. Michel- Ange avait acheté par douze années d'études anatomiques le droit d'avoir un dessin fier et la faculté d'être sublime. C'est aussi par la connaissance- péniblement acquise de la proportion des animaux vertébrés et de leur myologie , étudiée sur le mort, observée sur le vif, que Barye a pu mettre tant d'animation dans ses groupes, tant de chaleur dans l'ac- tion de ses figures.

Lorsqu'il modèle ce tigre qui se tord comme un serpent au- tour du cheval qu'il va terrasser, le sculpteur n'est si violent, si fougueux, que parce qu'il a mesuré les membres de ce quadru- pède élastique , parce qu'il a compté les os du squelette et les a vus jouer dans leurs emboîtures, parce qu'il sait toute la souplesse que peuvent avoir les vertèbres cervicales et lombai- res, et toute la fermeté que les vertèbres dorsales conservent au corps de l'animal dans ses mouvements les plus prononcés. Aussi voit-on dans les dessins cotés de l'artiste plusieurs squelettes de tigre dessinés avec beaucoup de soin et avec un tel sentiment- des intentions finales de la nature que, même dans son ossature, la bête paraît déjà construite pour l'é-

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lancement, organisée pour la tuerie et faite pour dévorer.

De la liberté qu'il avait conquise à force de patience, est résulté chez Barye un modelé qui, dans ses petits bronzes, semble parfois montueux et cahoté, un modelé qui a souvent effarouché les classiques , parce qu'ils le trouvaient entaché de l'hérésie pittoresque. Mais les sculptures de cet artiste supé- rieur ont cela de particulier qu'elles peuvent supporter l'a- grandissement, et même devenir meilleures sur une autre échelle, en devenant plus calmes. A l'inverse des grandes sta- tues antiques lesquelles perdent de leur dignité et de leur valeur, quand on les réduit à des proportions moindres, surtout lorsqu'on en fait des statuettes, les petites sculp- tures de Barye gagneraient considérablement à être agran- dies, par la raison que les détails en seraient tranquilHsés , et que les touches fiévreuses de l'ébauchoir ou du pouce n'auraient, dans l'amplification de la figure, que la vigueur désirable. Ce qui, sur un bronze de cheminée ou sur un seii^e-papier^ comme disent quelques-uns avec dédain, est maintenant tourmenté, serait seulement accusé avec résolu- tion; ce qui est frémissant sous la main, n'aurait plus en grand que le caractère de la vie.

Le style ici ne résulte pas d'une convention épurée de lon- gue main, d'un raffinement des formes les plus choisies ou les plus châtiées , il sort tout uniment du caractère. Il tient à une vérité fortement voulue et vivement sentie. Un simple labou- reur appuyé sur un bâton, avec une dignité dont il n'a pas conscience , un petit pâtre qui joue de la flûte avec une grâce involontaire, et un bœuf couché, lui suffisent à exprimer une de ces froides allégories que dans les écoles on apprend par cœur. Un homme vigoureux et nerveux, qui fait le geste de tirer l'épée, un bel enfant du faubourg qui sonne du clairon, un cheval qui hennit, se trouvent caractériser la guerre avec plus de nouveauté qu'une Pallas drapée et casquée, renouvelée


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de l'antique ou empruntée d'une médaille. Ali! sans doute, Baiye n'est pas un Grec d'Athènes : c'est un Eginète de Pa- ris. La noblesse de ses figures porte l'empreinte populaire et leur beauté a quelque chose de celle que l'on voit se déployer parmi les travailleurs de la campagne et de la cité. Son Olympe n'élève pas ses cimes jusque dans la nue ; ses dieux sont sur la terre. C'est surtout dans ses animaux féroces qu'il a imprimé un sentiment héroïque. Ses tigres pourraient sortir de la mé- nagerie pour s'atteler au char du conquérant de l'Inde, et figurer dans les fêtes dyonisiaques. Barye est, comme sta- tuaire, ce que Géricault fut comme peintre. L'un et l'autre, ils savent relever tout ce qu'ils touchent par un accent fier. L'un et l'autre, pour peindre ou pour sculpter un héros, ils n'auraient eu besoin que d'un cuirassier.



EXPOSITION UNIVERSELLE


DE 1867.


COUP D'ŒIL GENERAL.

Au premier regard jeté sur le plan de l'Exposition uni- verselle du Champ de Mars , il est facile de voir qu'il a été tracé par des ingénieurs occupés de l'utile , plutôt que par des artistes préoccupés du beau. Quelle que soit la longueur ma- térielle des rayons qui les ont engendrées, les lignes courbes ont pour effet immanquable de rapetisser ce qu'elles envelop- pent, parce qu'en tournant sur lui-même un édifice circulaire ou elliptique nous dérobe une partie considérable de son étendue ; tandis que des lignes droites agrandissent le monu- ment, en le rendant visible d'un seul coup d'œil, en le présen- tant dans son indivision, dans son tout.

Bien que la ligne droite soit le plus court chemin d'un point à un autre, cette ligne, lorsqu'elle se continue eans inter- ruption entre deux extrémités, ouvre des profondeurs ou des- sine des élévations qui paraissent facilement considérables. Pouvant dissimuler la petitesse des petits bâtiments , la ligne droite marque à plus forte raison la grandeur des grands, et


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elle l'augmente. Mais il y a moins d'espace perdu dans une figure ovale ou ronde que dans un tracé rectangulaire ; et voilà sans doute pourquoi les ingénieurs de l'Exposition univer- selle ont préféré aux droites les courbes, au risque de produire des efifets compliqués au lieu de les obtenir débrouillés et simples. Que parlez-vous de beauté à des gens qui ont à ranger des millions de colis , des montagnes d'objets de toute espèce, des machines sans nombre, des ballots sans fin! Vous le voyez tout d'abord, ce qui domine ici, et ce qui doit fata- lement dominer, c'est l'utile. Les quantités positives, la réalité cubique vont s'imposer à l'architecte, et lui laisseront bien peu de liberté pour calculer des effets imposants, et faire triompher des combinaisons de nature à frapper un grand coup sur l'imagination du spectateur. Il semble donc que nous ayons été condamnés d'avance à une baraque monstre, à une tente colossale en tôle et en verre, sous laquelle viendront camper et se promener des armées de marchands et des armées de vi- siteurs, accourues de tous les points du globe.

Et cependant, il faut bien le dire, quoiqu'il nous en coûte de l'avouer, les architectes anglais qui construisirent à Lqn- dres, dans Hyde-Park, le premier palais devant servira une Exposition universelle, avaient résolu le problème de mé- nager de vastes espaces à l'industrie , sans sacrifier à ce point la dignité de l'art. Il nous souvient encore de ce palais de cristal, aux simples et grandes lignes , qui a été depuis imité à Sydenham. Il ressemblait à une serre immense, couvrant de ses vitraux, suivant des courbes élégantes, les plantes les plus rares, les plus belles fleurs de l'industrie humaine. Il nous souvient aussi de l'Exposition universelle de 1855, telle qu'on la fit dans le palais agrandi des Champs-Elysées. L'art n'avait pas été étranger à la conception de l'ensemble ; le beau n'en avait pas été proscrit. On sentait que des hommes de goût avaient présidé à l'arrangement méthodique de tant de ri-


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cliesses. Séparés des machines, logés à part, dans un asile préparé tout exprès pour eux, les arts du dessin avaient pu se montrer au monde entier, sans aucune mésalliance avec les grossièretés inexorables de la matière.

Il n'en est plus de même aujourd'hui. Non-seulement rien n'a été donné, ni dans le plan, ni dans les élévations, au res- pect des lois esthétiques, au sentiment du beau; mais, sans nécessité et conséquemment sans excuse, on y a mêlé aux produits de l'industrie les choses d'art, on les a logés sous la même clef; de sorte que, par un assemblage adultère, l'idéal se trouve confondu dans le positif; les utopies du poëte, les images rêvées par l'artiste sont coudoyées et rudoyées par la matière pesante et encombrante. La grâce est bousculée par l'utile. Et quelle pauvre hospitalité reçoivent ici les plus nobles ouvrages du génie plastique, ceux en vertu desquels la France est aujourd'hui la première nation du monde! Avec quelle par- cimonie on leur a mesuré l'espace! Avec quel sans-gêne ont été placées les sculptures en particulier! Combien peu l'on s'est mis en peine du jour qui les devait éclairer, du fond qui devait les faire valoir, de l'effet qu'elles devaient produire, serrées les unes contre les autres, comme les soldats d'un régiment de marbre!

Certaines statues de nos sculpteurs, par exemple le beau groupe à'UgoUn^ exposé par M. Carpeaux, sont employées à la décoration de la cour centrale, cour si triste et si laide, qu'un financier la trouverait indigne de ses écuries, et que les chartreux n'en voudraient pas pour leur cloître. — Imagine- t-on (pour ouvrir ici une parenthèse) que cette cour à demi gazonnée et colorée par la nature d'un vert tendre, soit en- tourée d'une marquise à rideaux verts et d'un vert fané, pâli et jauni, quand la plus simple notion de la théorie des cou- leurs indiquait ici l'emploi du ton complémentaire, qui eût rehaussé le vert du gazon par le rouge des rideaux ou des


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portières , à supposer que portières et rideaux soient de mise dans une cour à ciel ouvert.

Les autres sculptures, au lieu d'enlever leur silhouette sur un champ tranquille , uniforme , et d'un ton assez soutenu pour leur donner du relief et du prix, se dessinent sur un fond de cartes et plans d'architecture ; de sorte que sur le blanc cru et cruel de ces vastes feuilles de papier, le carrare paraît sale, et la statue, devenue grise, s'aplatit et se déforme, faute de pouvoir accuser nettement aux yeux du spectateur ses con- tours mobiles, faute de pouvoir écrire franchement ses formes, ses galbes et ses mouvements.

Il est enfin une troisième partie de la sculpture que l'on a placée devant une rangée de tableaux , dont les cadres multi- pliés et superposés coupent chaque figure de la façon la plus déplorable, et ne laissent à l'œil aucun repos, aucune liberté de jugement, aucun moyen de saisir les lignes de la composi- tion générale.

Quant aux peintures , elles sont mieux logées, sans doute, et dans des chambres séparées , où elles se détachent sur des murs peints en détrempe à la couperose; mais, hélas! l'exi- guïté de la place obtenue a forcé les directeurs du placement de superposer les tableaux sur quatre ou cinq rangs, de façon que ceux des étages supérieurs écrasent les toiles du rez-de- chaussée ou de l'entresol. Il en résulte que les tableaux ex- posés ont à souffrir d'un double voisinage, et se font la guerre de bas en haut ou de haut en bas , aussi bien que de droite à gauche ou de gauche à droite.

A nos remontrances, la commission répondra, ou plutôt elle a déjà répondu : « L'espace est limité : il ne dépend pas de nous de l'agrandir. Nous n'avons guère que cent mètres à donner pour la sculpture française ; la peinture et la gravure auront quelques mètres de plus, et c'est tout. Arrangez-vous du possible, sans demander l'impraticable, et songez à l'abon-


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dance des matières, comme disent les journaux. » En vain, M. le surintendant des beaux-arts a-t-il plaidé la cause des ar- tistes et disputé pied à pied le terrain : le cercle primitivement tracé ne s'est pas élargi. L'art français a été mis à la portion congrue, et il a du s'en contenter.

Cela étant, pourquoi n'a-t-on pas renoncé à faire figurer les beaux-arts dans l'Exposition universelle? Etait-il bien néces- faire que les muses allassent froisser et déchirer leur tunique dans cette cohue? Y avait-il presse à exhiber des œuvres d'art sous le même toit que les machines à coudre , les Meissonier avec les charpentes en fer, les sculptures de nos maîtres avec les brouettes et les râteaux, les estampes de nos graveurs avec les cartes à jouer, et les médailles avec les boutons de livrée. Pourquoi ces promiscuités qui, sans rehausser l'indus- trie , rabaisseront l'art? N'était-il pas aisé de prévoir — et nous en étions averti par un secret pressentiment — que les artistes joueraient là un rôle secondaire , un rôle d'accompa- gnateurs? Est-il convenable cependant que l'art, dont la mis- sion est de manifester le beau, et de rappeler parmi nous l'idéal vienne figurer dans une fête comme un appoint agréable, comme une gentillesse additionnelle?

Non, l'utile et le beau ne sauraient être confondus, parce que le beau est essentiellement inutile, en ce sens qu'on ne peut pas consommer les choses d'art, de même que l'on con- somme les produits de l'industrie, et c'est là ce qui constitue la supériorité absolue de la peinture , de la statuaire, de la gra- vure, de la glyptique. Si quelqu'un s'avisait de mettre dans un vase grec du beurre ou des confitures , immédiatement ce vase utihsé. perdrait sa dignité d'objet d'art, et ne serait plus qu'un meuble embelli. Au lieu de le consacrer par l'admiration , on le détruirait par l'usage.

C'est pour cela qu'il n'est pas permis de loger un musée dans un bazar, non plus qu'un bazar dans un musée. Qu'on se


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figure, par exemple, les galeries du Louvre, compliquées tout il coup d'une exposition de roues, de poulies, de minerais, de poêles, de savons, de pétrole, que sais-je encore?... et l'on aura une idée de l'impression que produit la montre des œu- vres d'art dans ce palais de fonte , de zinc et de verre qui est immense , et qui n'a pas de grandeur.

Ce n'est pas tout. Puisque l'on voulait absolument que les beaux-arts fussent mêlés à cette fête de l'industrie, et que tous les peuples fussent appelés à concourir dans ce pacifique cliamp-clos, en y envoyant leurs marbres , leurs bronzes, leurs tableaux, leurs médailles, leurs monnaies, leurs gravures, au moins fallait-il égaliser les chances du combat, et ne pas pousser la politesse française, notre incorrigible politesse, jus- qu'à placer nos artistes dans des conditions fatales d'infério- rité. Le Belge, le Hollandais, l'Anglais, le Prussien (c'est-à- dire l'Allemand) , le Suédois, le Russe, l'Autrichien, l'Italien, l'Espagnol, le Portugais, le Turc, l'Egyptien, ont organisé leur exposition chacun selon ses convenances , et suivant les règles qu'il s'est à lui-même imposées. Je suis assuré que les Belges, par exemple, ont composé un salon de tout ce qui a été fait de meilleur dans leur pays depuis vingt ans, depuis trente ans peut-être. Nous, au contraire, nous avons dû, tou- jours faute d'espace, interdire l'exhibition des peintures ou statues qui auraient une date antérieure à l'année 185G, et par cela même restreindre la liberté du choix dans l'école fran- çaise, alors que nous ne pouvions imposer aux autres écoles des restrictions pareilles. C'est là sans doute combattre à ar- mes courtoises ; mais la courtoisie commande-t-elle de s'ex- poser à une défaite?

Heureusement que la France est encore, et de beaucoup, et sans conteste, à la tête des nations en ce qui touche les arts; et tout d'abord on s'en aperçoit, rien qu'en étabhssant une comparaison géométrique entre les écoles étrangères et l'école


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française. Tandis que nous étouffons dans les deux salles qui nous ont été réservées, les Russes, les Danois, les Espagnols, les Portugais, les Bavarois, les Prussiens et messieurs les an- nexés n'occupent pas, tous ensemble, plus de place qu'il n'en a fallu au petit nombre de nos sculpteurs ou de nos peintres qui ont passé sous les yeux du jury, ou qui en ont été dispen- sés, les uns parla notoriété de l'estime, les autres par la gloire. Et il va sans dire que dans cette comparaison, ce n'est pas de la seule quantité qu'il s'agit, mais aussi de la qualité.

Il est à remarquer, au surplus , que les œuvres d'art ne sont jamais plus abondantes que là où elles sont belles. La fécon- dité est partout et a toujours été la compagne de la force. C'est ainsi que l'Egypte, l'Asie, la Grèce, l'Italie antique et l'Italie de la Renaissance n'ont jamais tant produit qu'aux époques où elles enfantaient leurs chefs-d'œuvre. De même qu'en éco- nomie politique, la dépopulation est un signe d'appauvrisse- ment, de même, dans les régions de l'art, l'infécondité est un signe infaillible d'impuberté ou de décadence.

Du seul fait qu'il y a plus d'artistes en France que partout ailleurs, il nous serait donc permis de conclure la supériorité de notre pays dans la peinture, la statuaire et les autres arts du dessin ; mais il suffit d'un coup d'œil jeté sur la nature des ou- vrages exposés pour vérifier la justesse de cette induction et la confirmer pleinement. Nous n'avons pas encore vu le petit pa- lais que la Belgique a édifié à ses frais pour y faire son expo- sition nationale, laquelle sera probablement la plus remarqua- ble après la nôtre; mais, dès à présent, nous avons le droit d'affirmer que la France laisse bien loin derrière elle toutes les autres nations, non-seulement parce qu'elle leur est supérieure dans la décoration murale et dans la grande peinture , mais en- core parce qu'elle les surpasse dans l'art anecdotique, per- sonne en Europe, ne pouvant s'égaler à Meissonier, par


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exemple , pour ce qu'on appelle les tableaux de genre, ou l'his- toire en petit.

Pour ce qui est de la sculpture, on peut dire qu'il ne s'en fait guère autre part qu'en France. L'Italie commence, il est vrai, à renaître, ou du moins elle en donne l'espérance, et bien que son affranchissement ne date que d'hier, elle sollicite déjà un certificat de vie, rien que par les marbres de M. Vêla, qui a envoyé une statue très-remarquable de Napoléon mourant^ et par les œuvres de M. Dupré, qui est un Français naturalisé Florentin, mais qui appartient bien à l'Italie comme ayant été l'élève de Bartolini. Rien de mieux entendu que l'exhibition italienne. Les statues sont placées dans des niches peintes en brun-rouge, ou suffisamment isolées pour qu'on en puisse faire aisément le tour. Avec leur finesse accoutumée, les Italiens ont fait paraître à l'Exposition universelle le David colossal de Michel-Ange, sous prétexte de nous montrer un bel échantillon de fonte à cire perdue, obtenue d'un seul jet. C'est une ma- nière délicate et indirecte de nous dire que l'Italie avait ac- quis le droit de se reposer après avoir donné au monde un Michel-Ange, un Raphaël, un Léonard. C'est aussi une façon de nous rappeler que l'indépendance d'un peuple est une con- dition de sa grandeur.

Libre, l'Italie peut se relever et fournir une nouvelle car- rière. L'histoire, du moins, nous autorise à le penser, car elle nous enseigne que toutes les écoles célèbres se sont épanouies au souffle de la liberté. Athènes, Florence, Amsterdam qui ont été les trois grands centres de l'art, les trois glorieuses pa- tries de l'architecture, de la statuaire et de la peinture, ont étonné le monde par leurs chefs-d'œuvre lorsqu'elles étaient libres. Dans ces trois républiques, celle de Phidias, celle de Léonard de Vinci et de Michel-Ange, celle de Rembrandt, ont brillé d'un éclat incomparable les trois manières vraiment ori- ginales d'envisager la nature et de comprendre l'art. Les Grecs


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ont choisi les formes les plus belles pour en composer des mo- dèles impérissables, des types éternels. Les Florentins, par l'observation des individualités heureuses, ont introduit dans l'art les accents de la physionomie. Les Hollandais, portés d'un amour naïf pour la nature ont tiré des merveilles du seul prin- cipe de l'imitation. Ainsi , ces trois grandes conceptions de l'art, le type, le caractère et le portrait, c'est-à-dire la représentation des dieux, des héros et des hommes, sont nées dans des pays indépendants de l'étranger et libres chez eux. Il faut donc re- noncer à cette opinion propagée par la courtisanerie : que les beaux-arts ne sauraient fleurir qu'à l'ombre de la monarchie absolue. Opinion fausse qui est un outrage à la philosophie et un démenti à la vérité de l'histoire. Aujourd'hui encore, n'est- ce pas en Angleterre et en Belgique, chez les peuples les plus libres de l'Europe, que les arts sont en floraison et en vigueur? Voyez, à l'Exposition universelle, ce qu'ont produit les Rus- ses, les Turcs, les Autrichiens, les Prussiens, et dites-nous s'il n'est pas vrai que l'asservissement des nations les rend inca- pables de s'élèvera l'intelligence du beau; que leur grandeur morale et esthétique se mesure à la liberté qui les fait vivre , et que même dans les pays où les beaux-arts ont le plus de vi- talité et de sève, ils inclinent vers la décadence dès que leur manque l'insolation de la liberté.

On sait que les membres des divers jurys des beaux-arts, réunis en assemblée générale, avaient décidé à une faible ma- jorité qu'ils s'interdiraient de concourir aux récompenses qu'ils avaient mission de distribuer. C'était un hommage bien natu- rel à ce principe indestructible que nul ne doit être juge dans sa cause, et l'on pouvait croire que sur une question qui re- lève uniquement de la conscience, le jury serait omnipotent, et sa décision irrévocable. Toutefois la minorité ayant fait ap- pel devant la commission impériale , celle-ci a jugé, en der- nier ressort, que les membres du jury ne devaient pas s'ex-


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dure du concours, parce que la question de délicatesse person- nelle était primée, ici, par un intérêt d'un ordre supérieur, l'intérêt de la France , qui, engagée dans une joute solennelle, ne pouvait souscrire d'avance à sa défaite, en autorisant l'ab- dication de ses plus habiles jouteurs. C'est la raison que Ton a donnée, je crois, et qui a prévalu, bien que, dans les divers jurys de l'industrie, l'on ait respecté le principe qui impose le désintéressement au juge, pour première condition, pour pre- mier devoir.

La chose une fois résolue par un tribunal suprême, les membres du jury international n'avaient que deux partis à prendre : ou envoyer leur démission, ou se résigner à remplir leurs fonctions, sans se récuser. Le premier de ces deux partis avait des inconvénients graves , et le plus grave de tous était de livrer le jugement d'une si grande cause à des juges qui , selon toute apparence , seraient moins éclairés, et qui n'étant liés par aucun précédent , et se trouvant délivrés de tout scru- pule par la commission impériale, pourraient faire trionq^her les rangs inférieurs. Cette considération n'était pas sans force, étant donné un jury qui contenait justement la plupart de ceux que l'opinion publique aurait désignés pour les récom- penses. On a donc renoncé à l'idée d'une démission collec- tive, et les jurés se sont soumis enfin au jugement qui les con- damnait à décerner les médailles, dussent-ils au besoin se les voir attribuer à eux-mêmes.

Assurément, quand on jette les yeux sur la liste des mé- dailles d'honneur, et que l'on y voit figurer en première ligne Meissonier, Cabanel, Gérôme et Théodore Rousseau pour la France, puis Knauss et Kaulbach pour l' Allemagne, Leys pour la Belgique, on ne peut pas dire que le jury se soit égaré dans ses choix, mais on éprouve un regret, c'est qu'un plus grand nombre de médailles n'ait pas été mis à la disposition du jujy, car si la récompense décernée en cette occasion so-


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lennelle doit être considérée comme le couronnement glorieux de tonte une vie, il est permis de penser que Théodore Rous- seau, par exemple, lui si liabile d'ailleurs, et depuis si long- temps fameux, n'était pas le seul paysagiste qui eût mérité une distinction aussi éclatante, à supposer même que le pay- sage dût concourir avec une peinture plus élevée en grade, c'est-à-dire avec celle où la figure humaine joue le principal rôle.

Ici se présentent deux observations d'une haute importance. La première, c'est que l'Ecole française, bien que supérieure à toutes les autres, révèle aujourd'hui une tendance très-mar- quée à délaisser la grande peinture ; la seconde, c'est qu'il y a des inconvénients énormes à décerner des récompenses aux individus, à la suite d'une Exposition universelle qui est, à vrai dire, un concours de nations.

La tendance de notre école à préférer l'art anecdotique , fa- miher et purement descriptif, nous l'avons signalée depuis quelque temps , et nous n'étions pas les seuls à nous en aper- cevoir, puisque le gouvernement lui-même a fondé naguère un prix de cent mille francs pour restaurer la plus haute sculpture et la peinture de style.

Combien nous avions raison, et jusqu'à quel point le gou- vernement des beaux-arts avait été bien inspiré en instituant un prix aussi extraordinaire, aussi magnifique , on en peut ju- ger, à l'heure qu'il est, par le résultat même de l'Exposition universelle, et par la nature des œuvres qui viennent d'y être récompensées avec tant d'éclat.

On le voit clairement aujourd'hui : douze années ont suffi pour nous désintéresser de la grande peinture , et pour en faire perdre le goût à ceux qui seraient le plus capables d'en faire, comme à ceux qui seraient le plus dignes d'en sentir les beau- tés. Les hommes qui ouvraient la liste des médailles d'hon- neur, en 1855, s'appelaient Ingres, Eugène Delacroix, Horace


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Vernet. Ce qu'ils avaient exposé, c'étaient des tableaux d'his- toire, des portraits superbes, des décorations illustres, ce qu'il y a de plus difficile , de plus noble et de plus fier dans là pein- ture. Aujourd'hui, les médailles d'honneur sont décernées à quatre peintres excellents, sans aucun doute, mais dont un seul, Cabanel, se rattache à la haute tradition représentée, il y a douze ans, par celui qu'on appelait alors M. Ingres, et que l'on appelle maintenant Ingres tout court.

Laissons de côté pour un moment les personnes ; pour un moment, oublions que Meissonier est, en son genre, un artiste incomparable; que Gérôme, entre autres mérites, n'a pas son pareil dans l'art de particulariser les races et de transformer en types saisissants les physionomies le plus profondément in- dividuelles ; que Théodore Rousseau est un des inventeurs du paysage moderne, et que, dans la personne de Cabanel , a été honoré l'art le plus sérieux, le plus élevé, le plus digne, et posons-nous cette question : Y avait-il lieu de décerner ce qu'on nomme des récompenses aux peintres, sculpteurs, archi- tectes et graveurs ayant concouru à l'Exposition universelle?

Dans les Salons annuels, on distribue des médailles aux ar- tistes exposants, et nous n'y voyons pas grand mal, — si ce n'est pourtant que ces médailles leur donnent un peu l'air de grands écoliers. — De toute façon , en récompensant les der- niers venus, on ne porte aucune atteinte aux anciens. Quel- ques-uns montent aux premières places, personne n'en des- cend. Et s'il en est qui maudissent la légèreté des jugements humains, ils ont l'espoir et la ressource d'en appeler, l'année suivante, à un jury qu'ils supposeront plus éclairé ou moins prévenu. Au contraire, dans cette Exposition universelle des beaux-arts, toutes les renommées sont remises en question, toutes les gloires sont discutées à nouveau et soumises à un ballottage effrayant. Les hommes qui occupaient le premier rang peuvent en être tout à coup précipités par un coup de


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scrutin , et cela sans qu'on puisse dire que le tribunal qui, au- jourd'hui, les destitue , présente plus de garanties que le tri- bunal qui les avait proclamés il y a vingt ans.

Pour nous faire mieux comprendre, choisissons un exemple : tous ceux qui ont suivi la marche de l'Ecole française depuis quelque trente ans, savent que Jules Dupré a toujours par- tagé avec Rousseau les honneurs rendus au paysage ; qu'il a rajeuni et fertilisé ce rameau de notre peinture , en y greffant quelque chose du robuste génie de Constable; qu'il a été le contemporain de Corot, de Cabat et de Paul Huet ; qu'il a été le précurseur de Troyon, de Français, de Palizzi, et que ses pacages du Limousin excitèrent l'enthousiasme de toute une génération, aussi charmée de voir apparaître la vraie nature dans le paysage , qu'elle avait été surprise de rencontrer, pour la première fois, cette même nature dans quelques peintures écrites et à jamais admirables de la Kouvelle Héloïse et des Confessions.

Eh bien, je le demande , comment se fait-il qu'un paysagiste qui était de premier ordre dans la première école du monde, soit descendu tout à coup au second ou au troisième rang, le jour où il a été jugé par une majorité d'artistes étrangers à notre pays, à nos traditions et à nos souvenirs? Comment l'or a-t-il été changé en plomb?... Et ce que nous disons ici de Ju- les Dupré, s'appliquerait à plusieurs autres artistes tout aussi éminents que lui dans d'autres genres. De telle sorte que, sous prétexte d'avoir plus de lumières réunies et plus d'impartialité dans un jury international, on s'est exposé à des jugements inacceptables, à des iniquités naïves, mais scandaleuses.

Après tout, de quel droit un jury quelconque viendrait-il interrompre la prescription acquise à certaines gloires et, au mépris de la chose jugée, refaire le passé et s'imposer à l'ave- nir? Est-il permis de classer un peintre quand il est jeune, et de le déclasser quand il ne l'est plus? Pourquoi cette usurpa-

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tion des privilèges de la postérité, qui seule a le droit de cas- sation sur nos jugements? Imagine-t-on rien de plus terrible que ce trouble jeté subitement dans la conscience d'un artiste, qui se voit en un jour dégradé par un vote obscur; je veux dire par une sentence qui est indiscutable, parce qu'elle est b'ans motifs, par un arrêt qu'il est impossible d'attaquer parce' qu'il émane d'un pouvoir anonyme , et partant irresponsable? Est-ce à dire qu'il faille supprimer aussi les croix d'honneur dans les Salons annuels? Nous n'allons point jusque-là et voici nos raisons. Quand l'Etat distribue des récompenses^ comme l'on dit, il le fait d'abord sous la responsabilité de quelqu'un. Ensuite, il ne se pose pas en connaisseur infaillible, et ses décisions ne signifient point qu'il a tranché la question esthé- tique. Au contraire, son droit est de garder une haute impar- tialité en présence des écoles rivales, et de ne pas compro- mettre sa dignité dans des querelles qui ne sont pas d'ailleurs de sa compétence.

Pour juger les arts, l'Etat a un point de vue qui lui est propre, et les artistes le savent bien. Il encourage, ou, du moins, il doit encourager de préférence les hommes qui se sont rendus capables de travailler à la décoration des édifices pu- blics, ceux qui s'adonnent à la statuaire typique, à l'étude du style, à la gravure d'après les maîtres, et à la gravure en médailles; tous ceux enfin qui s'engagent dans une carrière où ne les suivraient point le goût du public , les fantaisies de- la vanité ou de la mode. Les récompenses décernées par l'Etat ont donc une valeur et une signification qui ne sont pas pure- ment esthétiques. Il est censé qu'elles s'adressent à ceux qui font de l'art pour les multitudes qui ne paient point, et non pas pour un très-petit nombre d'amateurs qui paient très-cher. Le gouvernement peut donner sans doute la croix d'honneur à un artiste pour consacrer un succès éclatant obtenu dans l'opinion pubhque; mais il la doit surtout aux peintres, aux


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sculpteurs , aiîx graveurs , dont le talent peut servir au triom- phe des idées générales, qui sont toujours les plus généreuses.

Au surplus, sans trancher la question des médailles à don- ner dans les Salons annuels, médailles qui ont peut-être fait leur temps , nous avons à examiner ici de quel genre étaient les récompenses à décerner dans l'Exposition universelle.

Les artistes étrangers ayant quatorze voix dans le jury, lorsque les Français n'en avaient que douze, se trouvaient avoir la majorité par avance, et ils pouvaient, soit par une habile entente, soit par quelques concessions mutuelles, nous faire absolument la loi. C'est là justement ce qui est arrivé. Après avoir concédé à la France la moitié des médailles d'hon- neur pour la peinture — on en comptait huit — les jurés étran- gers ont attribué les quatre autres aux nations étrangères. Il semble au premier abord, que cette conduite était modérée, courtoise et généreuse de la part de ceux qui, en vertu de leur nombre , se sentaient les plus forts. Et cependant , il est clair que les quatre médailles d'honneur étaient trop ou trop peu, pour récompenser les nôtres : trop, s'il s'agissait unique- ment de proclamer la supériorité de la France ; et trop peu, si l'on voulait reconnaître le mérite supérieur des artistes français.

Que devait-on faire dans la circonstance présente? Il conve- nait, suivant nous, de considérer l'Exposition universelle non comme un concours d'individus, mais comme un concours de nations. C'est aux peuples et non aux artistes qu'il fallait distribuer des couronnes. Il eût été beau pour nous de voir un conseil amphyctionique décider que la France est encore le premier artiste de l'univers. C'eût été un acte plein de gran- deur que cet appel à la conscience des peuples, et, sans avoir besoin de nous porter juges dans notre cause, nous eussions été, devant ce jury universel, les témoins silencieux d'une victoire légitime. Que si, au contraire, l'on prétendait s'en tenir aux for- mes accoutumées, et considérer l'Exposition universelle simple-


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ment comme un Salon agrandi, l'on était dispensé d'honorer par des récompenses nouvelles des ouvrages et des artistes déjà de- puis longtemps récompensés. Il suffisait, comme cela se pratique dans les Salons annuels , d'apprécier les nouveaux venus, c'est à-dire les étrangers comme s'ils eussent été des Français ex- posant pour la première fois, et c'était à eux seuls qu'il fallait offi'ir des remercîments, des distinctions et des honneurs. Il eût été de bon goût de la part d'une nation qui ouvrait son hospitalité à toutes les autres, de garder le silence sur son propre mérite ; et la France, de cette manière , eût été fidèle aux antiques traditions de sa politesse. Une telle conduite, en édifiant l'Europe, nous eût éloignés du terrain brûlant des noms propres à satisfaire, des réputations à réviser et à clas- ser, et, n'ayant à distribuer que des louanges impersonnelles dans cette fête des récompenses, qui va être, pour beaucoup de compétiteurs , le grand jour des châtiments, nous eussions ménagé la dignité des artistes , si étroitement unie à la dignité de l'art.


LES MEDAILLES D'HONNEUR. PEINTURE.

MEISSONIER, CABANEL , GÉRÔME.

On se plaindra peut-être que nous ayons consacré jusqu'à présent trop peu d'écriture à l'Exposition universelle, et que nous n'ayons encore touché qu'aux idées d'ensemble, aux considérations purement générales, et l'on nous demandera de parler un peu des peintres et des sculpteurs à qui le jury in- ternational a décerné les plus hautes récompenses et les plus éclatantes, de donner notre avis sur ce qui a valu la médaille d'honneur à MM. Meissonier, Gérôme, Cabanel, Théodore Rousseau ; à MM. Perraud et Guillaume , et aux étrangers dé-


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sormais illustres qui sont les Allemands Knaus, Kaulbach et Drake, le Flamand Leys, les Italiens Ussi et Dupré. Entrons donc en matière, sans autre préambule.

L'exposition de Meissonier n'a pas d'égale en son genre, ni en France, ni ailleurs. Il semblait que le peintre de la Rixe^ des Bravi\ des Joueurs de boule n'eût aucun progrès à faire, et cependant, parmi les tableaux qui lui ont valu cette année, pour la seconde fois, la médaille d'honneur, il en est quelques-uns qui nous paraissent supérieurs encore, s'il est possible, aux peintures déjà couronnées. Ce sont les cavaliers à la porte d'une auberge, ou la Halte ^ ce délicieux morceau dont Flameng a fait une si délicieuse eau-forte, le Général Desai'x., à l'armée deRliin-et-Moselle, V Ordonnance^ V Empe- reur à Solferino^ la Campagne de 1814.

Autrefois , Meissonier peignait le plus souvent des intérieurs meublés dans le goût Louis XV, avec des tables à colonnes torses et des fonds de vieilles tapisseries de haute lisse. Mainte- nant, il aborde plus volontiers les effets en plein air, qui sont infiniment plus difficiles, surtout quand, au lieu d'être observés sous un franc rayon de soleil, ils sont étudiés à cette lumière diffuse qui, en apparence, confond les valeurs, et qui exige un œil si pénétrant et si vif, du peintre qui veut enlever les objets les uns sur les autres, par le discernement du plus clair parmi les clairs, et du plus sombre parmi les vigueurs. C'est une petite merveille que les Cavaliers à la porte d'une au- berge. Il va sans dire que ces cavaliers ont le costume du der- nier siècle, tricornes légèrement déformés par l'usure, grands gilets à ramages, culottes courtes, bottes fortes à genouillères, grands habits aux tons voyants, tels que rouge cerise, vert cé- ladon, bleu de roi, car Meissonier possède une garde-robe par- faitement montée ; mais ce qu'il ne trouve point chez le costu- mier, ce sont les airs de tête, les mines, les allures de tous ces personnages d'un autre siècle. Leurs physionomies ne sont


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plus de notre temps : d'autres pensées les agitent, et ont creusé d'autres plis sur leurs visages. Ils sont parlants, et leur langage est bien différent de ce qu'il serait aujourd'hui.

Les propos que leur tient la fille d'auberge, en leur servant le coup de l'étrier, la manière dont ils vont lui dire bonjour en reprenant leur chemin, l'attitude de l'aubergiste qui les re- garde, impassible, en fumant sa pipe : tout cela appartient à une époque déjà bien éloignée de nous, mais qui avait laissé quelques traces encore au fond de nos vieilles provinces, quand nous étions enfant, et qu'il nous arrivait de voyager en patache ou en diligence. On voyait s'arrêter, à la porte des anciennes hôtelleries, des cavaliers qui, sauf l'habillement, res- semblaient quelque peu à ceux de Meissonier, et qui conser- vaient les idées et les tournures du temps jadis. Les chevaux eux-mêmes. Dieu me pardonne! semblaient avoir une autre physionomie, d'autres tempéraments, d'autres instincts; leurs gros yeux ombragés de ces longs cils que Meissonier ac- cuse d'une touche superfine, paraissaient exprimer d'autres sentiments, s'il est permis d'emploj'-er ce mot pour les sim- ples bêtes du bon Dieu. Ce spectacle ne durait que quelques moments ; mais le voilà fixé sur la toile, et devenu ineffaçable sur le cuivre du graveur.

Toutes ces choses sont dites au bout des poils du pinceau , avec une délicatesse inénarrable, mais sans trahir la moindre peine. Et combien sont charmants tous les détails : le vieux perron de l'auberge, les vitraux à petits châssis, les corbeaux en bois sculpté qui portent un étage en surplomb , la croisée aux meneaux de pierre , et la charrette dételée , et les poules qui picorent dans la basse-cour! Une qualité admirable de Meissonier, et capitale dans son art, c'est la finesse de l'obser- vateur, la perspicacité étonnante du physionomiste. J'ignore si son geste est longtemps cherché ; mais il est toujours trouvé juste et d'une expression décisive. Ajoutez que ce qui est vrai,


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avec lui , du geste animé , est vrai aussi de l'attitude , qui est le geste de l'iiomme au repos. On en trouve de nombreux exem-



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pies dans son œuvre, particulièrement si l'on examine, soijs ce rapport, sa Lecture chez Diderot et son tableau de l' Ordon- nance. ' ■


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Un vieux général de la République, qui n'a pas encore quitté la queue pour les cheveux courts, et qui porte l'uniforme vert et blanc des dragons, lit un papier que vient de lui re- mettre un hussard. Il est debout, les jambes écartées, devant une cheminée où brillent quelques tisons, tournant le dos à l'âtre, et tenant dans ses doigts une grosse pipe. Sa posture sans gêne est celle d'un homme habitué au commandement, et son sourire est celui d'un troupier accoutumé à vaincre. Il a le teint haut en couleurs, le nez rouge, l'œil ferme et vif, mais baissé en ce moment, et tempéré par une certaine bonhomie.

Le hussard qui a porté le pli est aussi debout, les jam- bes un peu fléchies, comme un soldat qui passe sa vie à cheval, et il attend, sans penser à rien, l'instant de remonter en selle. La chambre où la scène se passe est meublée dans le goût Louis XVI. A une table où l'on a servi du café , est assis, avec aisance et nonchaloir, l'aide de camp du général, un jeune officier rougeaud, qui, le pied droit sur la jambe gauche observe la figure de son chef, et cherche à deviner dans ses yeux le sens du papier lu.

Quand on possède à ce point les qualités qui s'adressent à l'intelligence du spectateur, et qui sont après tout les qua- lités essentielles, il est permis de pousser aussi loin qu'on le veut l'imitation des accessoires, et d'entrer dans les menus détails qui achèvent de caractériser les intentions du peintre et la signification de son tableau. Ces jolis détails, qui inté- ressent le regard à force de perfection dans le rendu , qui sont d'ailleurs toujours à leur place, et qui remplissent le tableau sans l'encombrer, il faut renoncer à les décrire. La plume de Théophile Gautier y suffirait à peine, tant ils sont fins, ténus, subtils, poursuivis délicatement et légèrement, à l'extrémité du pinceau et à la pointe de l'esprit.

On écrirait facilement un volume sur les tableaux de Meis-


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sonier, car ils sont pleins de choses, et ils renferment un monde d'observations. Sur une toile de quelques centimètres, repré- sentant une Lecture chez Diderot^ il vient à bout de nous montrer, dans un cabinet de travail, tout un groupe de phi- losophes du dix-huitième siècle, parmi lesquels on croit reconnaître le baron d'Holbach, Grimm, d'Alembert; et l'on reconnaît Diderot lui-même avec sa figure'sympathique, son œil prompt à s'allumer et plein de génie. Elles sont trouvées à merveille et comme prises sur le fait, la physionomie du li- seur et la mimique de ceux qui Fécoutent. Les nuances de l'attention y sont marquées clairement et finement. Diderot est debout sur le premier plan, tenant une chaise qu'il balance; un autre est penché vers le manuscrit et semble dévorer le dis- cours qu'il entend; un troisième, distrait, se renverse sur son siège, en se mettant le petit doigt dans l'oreille. Un quatrième, placé derrière la table, s'appuie sur les rayons de la biblio- thèque, 011 l'on distingue diverses reliures fatiguées et fanées, et une série de petits volumes, brochés en rouge, avec pièces d'un blanc écru, légèrement sali par l'usage. Ces intimités du logis, ces accessoires qui ailleurs seraient peut-être insigni- fiants, mais qui chez lui sont toujours significatifs, Meissonier excelle à les rendre, et comme il opère sur de très-petites surfaces, il n'a pas besoin de sacrifier la couleur générale, c'est-à-dire l'effet d'ensemble, à la justesse exquise du ton local.

Mais il y a, dans l'exposition de Meissonier, deux morceaux surprenants par leurs dimensions relatives : la Campagne de 1814 et V Empereur à Solferino.

La première de ces grandes toiles, qui ont environ soixante- dix centimètres de large sur quarante de hauteur, est celle qui fit tant de sensation au Salon de 1864. Dans un chemin raboteux, défoncé, sillonné d'ornières et tout détrempé de neige à moitié fondue. Napoléon s'avance au pas de son cheval


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blanc, suivi de son état-major. Ils marchent tous lentement, se dirigeant vers le spectateur et vus de face, ils marchent abattus et vaincus, sous un ciel lugubre. Pâle, l'œil cerné, la bouche contractée, le regard fixe, Napoléon tient à la main une cravache. Son menton bleuâtre témoigne qu'il n'a pas eu le temps de se raser. Il est fermé tristement dans sa redingote grise, et il porte dans toute sa personne le sceau de la fatalité qui l'écrase. Ses maréchaux, cepnedant, le suivent toujours, avec une patience qui bientôt, peut-être, se lassera. Neyfait en- core bonne contenance ; mais Berthier est morfondu de froid et de stupeur; d'autres sont transis de honte et se traînent, con- duits par la routine de l'obéissance. Il en est un qui s'endort sur sa selle, comme bercé par la marche cadencée de son cheval.

Au loin, une colonne bat en retraite et se perd dans un fond plein de tristesse ; mais le spectateur, après avoir regardé une à une ces figures, dont chacune exprime une situation de l'âme, le spectateur, dis-je, en revient à la tête de Napoléon, qui résume à elle seule tout un grand désastre. Voilà un tableau d'histoire, s'il en fut, et Meissonier y a fait voir qu'il savait au besoin s'élever de l'imitation rigoureuse du réel à l'interprétation poétique du vrai, à la beauté idéale. Il a prouvé que la grandeur n'est pas une mesure dimensionnelle , mais une qualité de l'esprit.

Par une exception singulière, ce tableau présente quelques défauts de perspective, quelques inégalités dans le dessin de chevaux, ordinairement si juste, et môme dans l'exécution; mais si l'on veut retrouver le peintre revenu à ses habitudes d'observation pure, il faut étudier de préférence le tableau de Solferino.

Il représente l'empereur et son état-major en vedette sur un tertre, au bas duquel on aperçoit des canonniers à leurs pièces. L3 génie de l'infiniment petit n'est jamais allé plus-


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loin. Sur des têtes qui sont moins grandes qu'une lentille^ Meissonier a su exprimer, sans minutie , les creux et les re- liefs de la forme, les méplats imperceptibles de la joue, du nez,, du front, de la bouche, les plis de la peau, les verrues, les poils bruns ou grisonnants, blonds ou roux, de cha- que personnage; il a rendu sans petitesse, dans chaque cheval, les plus délicates nuances de la robe; il a fait sentir les os, les tendons et les veines; il a su frapper juste le point lumineux de l'œil aussi bien que le luisant de l'étrier; il a touché avec une finesse inouïe les boucles de la têtière de cuir, aussi bien que les soutaches de l'uniforme et les passemente- ries du képi.

11 a tout dit : les aiguillettes, les gants et leurs coutures et leurs déchirures, et les moindres plis du pantalon garance, fatigué par la marche et crotté par la victoire. Pas un bouton, aperçu à un quart de lieue , qui ne soit en perspective, pas un bout de courroie qui ne soit tout ensemble parfaitement rendu et à son plan. Les Hollandais les plus illustres n'ont pas eu cette ténuité de touche, cette religion du petit morceau, ce scrupule microscopique, cette perfection de l'invisible. Et ce qu'il y a déplus surprenant en vérité, c'est qu'une peinture aussi serrée est faite librement, avec facilité, avec largeur, oui, je dis bien, avec largeur. Tout ce que le peintre a vu de si loin , par un oeil qui semble à la fois presbyte et myope, l'air am- biant l'éloigné, le sentiment des distances l'atténue, le confond et le noie dans l'ensemble. Tout se mêle dans la masse et ce- pendant tout s'en distingue. C'est le dernier mot de l'art de peindre grandement en petit.

Tout autre est la peinture de M. Cabanel. Distinguée par l'intention, remarquable par la noblesse de ses tendances, elle est, dans l'exécution en grand, faible et inconsistante. Elle manque de corps et de saveur. Si David voyait la Nymphe enle-


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vée par un Jaune ^ il dirait sans doute : « En voilà encore un qui fait français. )) Ces êtres mythologiques, dont les formes sont d'ailleurs choisies et les tons délicats, n'ont pas été élevés dans les forêts de la fable ; ils viennent de la ville, ils sont de Paris. Par le caractère du dessin, ils appartiennent à l'école française du siècle dernier; par sa coloration blonde et rose, mais pâle et délavée, la nymphe a quelque parenté avec celles de Natoire.

On peut dire aussi, de la Naissance de Vénus, que ce tableau, d'ailleurs charmant, rappelle, par certains côtés, les Amphi- trite et les Galatée de Noël-Nicolas Coypel. Ce n'en est pas moins une heureuse échappée de vue sur le monde idéal. La déesse est encore couchée sur son lit flottant, frangé d'écume. Les vagues la soulèvent et la bercent doucement. Son premier regard est un sourire, sa bouche promet un baiser. Ses che- veux ruissellent; son corps se balance et s'abandonne, en- fermé dans des courbes harmonieuses. Elle est déesse, et, tou- tefois, un certain accent d'individualité trahit en elle une femme; elle est vierge et voluptueuse, cliaste et provoquante. Au dessus d'elle, voltigent un groupe d'amours, qui sont comme les images de ses pensées. Les uns soufflent dans des conques marines, annonçant au monde que la beauté vient de naître; les autres l'admirent, l'adorent et s'appro- chent pour la caresser; mais repliant son bras sur sa tête, elle cache à demi son visage par ce mouvement gracieux, et n'en laisse que mieux voir son sein jeune, sa poitrine fré- missante. On a trouvé que ces amours étaient une redite inutile, et que la figure principale, qui était tout dans le sujet, devait être tout dans le tableau. Il nous semble, en ef- fet, que Vénus couchée sur la mer blonde, et s'éveillant sous un beau ciel, pouvait remplir à elle seule tout le spectacle, spectacle délicieux, s'il était rehaussé, et comme épicé par la présence de quelques vigueurs.


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M. Cabanel aime son art. Il en a conçu une haute idée, une idée juste. Il pense que l'art est avant tout la manifestation du beau, que sa mission est de nous révéler l'essence des choses, leur caractère primitif, leur beauté originelle et impérissable ; que, loin d'être la redite du réel, la peinture, dans son ac- ception la plus élevée , doit être le mirage de l'idéal.

Cette manière d'envisager l'art est la plus noble, la plus vraie, mais elle veut être servie par une puissance énergique d'imitation. Chez M. Cabanel, le tempérament du peintre est au dessous des ambitions du poëte, au moins dans les grandes toiles. Témoin le Paradis perdu ^ qui a été peint pour le roi de Bavière. Sous couleur de renouveler les attitudes contras- tées et les grandes tournures de Michel- Ange , sous prétexte de rappeler aussi la Vision de Raphaël, ce tableau conserve un parfum du dix-huitième siècle, et reste français par le fond du style. Et, à ce sujet, que M. Cabanel nous permette de lui présenter quelques observations qui, du reste, ne s'adressent pas à lui seul. Les artistes en général , ceux-là même qui ont l'esprit cultivé et le goût des lettres , dédaignent les livres de philosophie, et sont disposés à croire que toute science est in- fuse, que toute œuvre d'art doit sortir complète de leur cer- veau. Aussi accueillent-ils volontiers avec un sourire supé- rieur ceux qui leur parlent d'esthétique. Il est cependant des circonstances où il serait bon de consulter ces parents de l'art qu'on appelle les critiques et les dilettantes, et de les admettre dans les conseils du génie, pour tirer quelque profit de leurs études désintéressées, de leurs lumières. Voyez, par exemple, dans le Paradis perdu de M. Cabanel, combien lui a manqué le sens esthétique des grandes lignes et la connaissance de ces termes irréductibles qui constituent la philosophie de l'art , et qui en sont les signes inconditionnels.

Les idées de calme , de sérénit é , de fatalité , de durée sans fin s'expriment, dans la composition, par la prédominance


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bien marquée des lignes horizontales et verticales , qui ont un rapport direct avec la signification des architectures les plus imposantes, de celles qui touchent au sublime. En peignant l'Éternel, qui apparaît dans TEden pour en chasser Adam et Eve, le peintre du Paradis perdu n'a pas songé au mauvais «ffet que devait produire, surtout en grand, l'obliquité des li- gnes de la jambe pliée, obliquité qui caractérise un mouvement humain, familier et variable, le mouvement d'un danseur. Un peu de réflexion lui aurait appris, lui aurait du moins rappelé qu'il n'est pas indifférent de faire dominer dans telle ordon- nance les perpendiculaires , dans telle autre les horizontales , dans celle-ci les courbes qui se continuent et se marient entre elles, dans celle-là, au contraire, les lignes brisées, ou les li- gnes expansives , ou les convergentes.

Ces notions primordiales, elles n'existent chez les peintres d'aujourd'hui qu'à l'état d'instinct non défini, de vague intui- tion, et c'est le plus souvent par hasard qu'on en trouve les traces dans les ouvrages bien inspirés et réussis.

En poursuivant l'analyse du grand tableau de M. Cabanel, nous pourrions y relever encore d'autres défaillances, et même une faute contre le goût, qui est justement la qualité dont l'ar- tiste est le plus doué, — je veux dire l'idée malheureuse de re- présenter sur le premier plan cette colossale figure de démon qui, avec ses griffes obligées et ses yeux injectés de sang, rap- pelle un peu trop les diables dont l'apparition est machinée sur les scènes de nos boulevards. Pour ce qui est de l'exécution, elle est facile, souple, d'une ampleur convenable, et ferme par morceaux ; mais l'ensemble manque de plénitude , de concen- tration ; de sorte que le tableau est plutôt une composition agrandie qu'une œuvre vraiment grande.

Kesserré dans le cadre d'un portrait, M. Cabanel reprend tous ses avantages. Encore est-il plus habile, plus maître, quand il s'agit d'un portrait à mi-corps. Celui de M'" de Clermont-


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Tonnerre est excellent. Une robe de velours noir, un fond sobre et à peu près neutre, font valoir à merveille une tête qui est vivante, intelligente, et des mains qui sont d'une par- faite distinction. La distinction, c'est le trait dominant chez M. Cabanel ; mais ce don, qui le rend propre à réussir cer- tains portraits de femmes élégantes, selon l'élégance du temps, ce don lui ôte une vertu précieuse, la naïveté, et l'empêche d'entrer dans le vif du caractère. Une sorte de con- venance mondaine et d'urbanité lui fait laisser dans le vague des accents qu'un maître aurait accusés avec énergie. Là où le pinceau d'Ingres eût buriné une médaille de bronze, celui de M. Cabanel ne nous donne qu'une effigie pâte tendre. Son dessin manque de résolution et sa touche de fierté. Dans le portrait de l'empereur, comme dans celui de M. Rouher, la tête est peu formulée, mollement écrite. Le personnage semble avoir pris- sa physionomie du dimanche, celle qu'arrangent le cosmétique, la politesse et le cold cream. Les angles sont obli- térés, les reliefs adoucis, les défauts dissimulés et perdus; de «orte que la franchise de la nature s'efface sous le compliment de la peinture.

J'arrive à l'exposition de M. Gérôme, qui se compose de treize tableaux, tous connus, quelques-uns célèbres.

Au commencement de sa carrière, M. Gérôme appartenait à la phalange des néo-grecs, et il débuta par un Combat de coqs^ dont la scène se passait quelque part aux environs de l'Acropole. Il y a vingt ans, il envoyait à l'Exposition uni- verselle le Siècle d'Auguste^ vaste et noble machine, où se pressaient, au pied du trône d'Auguste divinisé, des centaines de figures de tous les états et de toutes les nations, caractéri- sées au plus vif par le geste et le costume. Cet effort sou- tenu pour s'élever et se maintenir dans la région du style fut récompensé par la croix et par la renommée. Mais, au lieu de


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persévérer dans cette voie qu'il aurait pu suivre, puisqu'il pos- sédait quelques-unes des qualités requises , la distinction d'un esprit orné et le sentiment du style, M. Gérôme ne fit plus que des tableaux de chevalet. Il descendit des hauteurs de l'histoire dans les familiarités de l'anecdote, et des peintures héroïques à l'ethnographie.

L'ethnographie, c'est là qu'il excelle. Autant Meissonier est capable de particulariser toute une époque dans une figure, autant M. Gérôme est habile à particulariser telle ou telle race dans un seul personnage, surtout en petit, car sa peinture, qui est trop mince pour une grande composition, de- vient plus serrée, plus précise et plus précieuse à mesure que sa toile se rétrécit. Lui-même, voyageur intrépide, tempé- rament sec et nerveux, caractère mobile, esprit ouvert, avisé, fin, et prompt à saisir le fait au passage, il a l'air d'un palikare, et l'on est tout surpris de ne pas lui voir porter le bonnet grec et la fustanelle. Personne n'est entré plus avant que lui dans l'observation des mœurs , de l'extérieur et des al- lures qui distinguent les Egyptiens du Caire, les Juifs de Pa- lestine, les Russes de Crimée, les Grecs modernes. Il les a étudiés avec une sagacité, une conscience rares, et tout en re- gardant les choses par le petit côté , il a su voir les traits es- sentiels des familles orientales.

Son Boucher turc, un peu trop fini à la façon de Miéris, n'en est pas moins un morceau de nature à plaire à tous les raffinés. Son Prisonnier est un petit chef-d'œuvre. Couché et garrotté en travers d'une barque égyptienne, le captif est porté sur le Nil à sa destination dernière, qui est sans doute la décol- lation par le sabre. Lancée par deux rameurs , dont un Nubien aux bras vigoureux , la barque glisse comme une flèche sur le flot tranquille, aux lueurs du soir. Le maître, cousu de poi- gnards et de pistolets, rumine sa vengeance, et regarde devant lui d'un œil à demi fermé, où perce un éclair de joie féroce,



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SOUS les longs sourcils qui le couvrent. lime rappelle Richelieu traînant Cinq-Mars à l'écliafaud, sur un bateau du Rhône. Pendant ce temps, un jeune gars au regard mourant, à la mine équivoque, un éphèbe efféminé de bas étage, chante en ra- clant sa mandohne, comme si, pour insulter aux douleurs du prisonnier, il lui récitait par ordre une chanson de mort. Le ciel est pur, la nature calme et heureuse; des temples pha- raoniques décorent la rive éloignée du fleuve, et dessinent sur un fond de crépuscule encore clair, leur silhouette solennelle , éternelle... Oui, ce tableau est un petit chef-d'œuvre. Il n'y faut rien changer, absolument rien : ne varietur.

Mais dès qu'il aborde les données antiques, M. Gérôme les comprend avec un esprit essentiellement moderne, trop mo- derne. Veut-il peindre la J/or^t/e Cèsar^ les passions qu'il s'agis- sait d'exprimer sont étouffées sous la science archéologique. La distribution des lieux , les détails d'architecture et d'ameuble- ment, les accessoires qui intéressent la curiosité historique, et qui appartiennent à la mise en scène telle que la concevrait un directeur de théâtre, tout cela usurpe une trop grande place dans la préoccupation du peintre. L'événement est représenté comme il le serait par un narrateur qui l'aurait vu de ses yeux et qui se souviendrait surtout des petits accidents de la tra- gédie. La grandeur de la scène est altérée par ces menus dé- tails, qui rapetissent, en le rapprochant de nous, ce drame qu'il aurait fallu tenir à distance, dans la perspective de l'his- toire, en lui conservant le prestige des choses qui ont été vues seulement par les yeux de la pensée.

Combien il est moderne aussi l'esprit du peintre qui nous montre Pliryné devant V Aréopage ! Quelle idée scandaleuse que celle de nous faire voir de vieux juges ragaillardis par la vue d'une beauté jeune, quand ces juges sont ceux de l'Aréopage! N'est-il pas scandaleux, en eifet, de voir un tribunal aussi au- guste oublier sa dignité jusqu'au point de regarder, avec un


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sourire de concupiscence , non pas une déesse nue , mais une courtisane déshabillée? Tourner en ridicule la majesté de l'an- tique, c'est là un vice dirimant, une erreur de conception que ne rachètent suffisamment ni la grâce de Phryné, ni la vénusté de ses formes, ni l'élégance du dessin dans les autres figures, ni l'intelligence de l'effet général. Elle est d'autant plus déplorable, cette erreur, que le talent renommé de M. Gérôme se trouve consacrer ainsi en quelque manière les infâmes railleries de nos vaudevillistes à l'endroit des héros et des héroïaes d'Homère. Le peintre de Phryné^ et plus encore celui des Augures^ qui les représente à peu près comme Of- fenbach a mis en scène les Deux Aveugles^ donne raison, sans le vouloir, assurément, à ces plates bouffonneries par lesquelles on a voulu dégrader ce qu'il y a de plus vénérable au monde et de plus beau. L'antique est sacré : malheur à qui le pro- fane!

THÉODORE ROUSSEAU , DE KAULBACH , USSI, KNAUS , LEYS.

J'en viens au quatrième des artistes français qui ont obtenu la médaille d'honneur, Théodore Rousseau. Quelle révolution a dû s'opérer dans notre Ecole depuis trente ans pour qu'un paysagiste qui était le plus souvent refusé au Salon, soit de- venu un des coryphées de cette même Ecole, et qu'il ait réha- bilité en sa personne, par un seul coup d'éclat, non-seulement les paysages de sa peinture, mais toute la peinture de paysage? Qui aurait prévu un tel revirement dans les idées, et qu'il suf- firait à un amateur de vivre trente ans pour voir un peintre passer de la plus cruelle disgrâce à la plus haute faveur?

Et ce changement de fortune ne s'explique point par les pro- grès imprévus qu'aurait faits le peintre dans la pratique de son art. Théodore Rousseau a été, dès le commencement de sa car- rière, ce qu'il a été vingt ans plus tard, et peut-être fut-il


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mieux inspiré que jamais dans ces premières années de la jeu- nesse où Ton sent la nature plus vivement, oii on l'aime plus tendrement. Ce qui est vrai de tous les peintres, à savoir qu'ils produisent leurs meilleurs ouvrages de vingt-cinq à trente ans, est encore plus vrai des paysagistes. A vingt-cinq ans , Théo- dore Rousseau était dans toute sa force. Avec Jules Dupré, Paul Huet, Fiers, Cabat, il marchait à la conquête de la na- ture. Les paysagistes de l'Empire l'avaient sophistiquée, en revenant de parti pris à une convention malheureuse qui avait pourtant son origine dans les majestueux chefs-d'œuvre de Ni- colas Poussin. On ne voulait plus dans la campagne que des héros , des philosophes ou des nymphes , et , pour la rendre habitable à de tels hôtes, on l'avait défigurée. Si nous pei- gnons les forêts, disait-on, qu'elles soient dignes d'un consul, sint consule clignœ. De cette préoccupation exclusive était née une sorte de peinture un peu factice qui arrangeait froidement le paysage, et dont l'exécution était fausse, sans énergie et sans finesse, sans variété et sans vérité.

Les romantiques eurent cette gloire de restaurer l'étude naïve de la nature rustique, de la bonne et simple nature. Rousseau la prit d'abord par ses grands aspects et il exposa un jour une Allée de châtaûjmers qui est restée fameuse et qui était à sa manière un poëme.

Sans révéler aucune intention historique préconçue, sans protéger de leur ombre aucun personnage illustre, ces châtai- gniers étaient solennels ; de leurs branches croisées et noueuses, ils formaient une voûte naturelle, une voûte à jour, traversée par l'air et par le soleil, et toute frémissante de ses feuillages. Pendant que la tradition poussinesque était continuée, ou plu- tôt renouvelée avec talent par MM. Desgoffe, Paul Flandrin, Edouard Bertin, Chevandier, Benouville , Lapierre, Prieur, et que ces peintres conduisaient dans leurs paysages les trou- peaux d'Admète, ou y baignaient des naïades antiques.


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Rousseau avait planté son chevalet en pleine forêt de Fontainebleau, et il dévorait des yeux les coins et les recoins des gorges d'Apremont, que son ami Diaz peignait de son côté, d'une couleur prestigieuse, ravissante, éblouissante.

Ce qui tout de suite distingua Rousseau de Jules Dupré, et plus tard de Troyon, c'est qu'il entrait plus avant dans le dé- tail , chercliant à exprimer le fouillis des broussailles , la va- riété infinie des plantes, des lierbes et des mousses, les innom- brables accidents du terrain, jonché ici de feuilles mortes, plus loin semé de petites pierres que le gramen a soulevées, que le lichen a verdies. Là où d'autres simplifient, Rousseau analyse ou plutôt il ftiit semblant d'analyser, et ne pouvant reproduire ces détails infinis dont se compose le moindre spectacle de la nature, ces détails qui creusent et approfondissent le tableau, il nous donne au moins l'impression de cette profondeur, de ce mystère des choses sans fin.

Je dis qu'il nous en donne l'impression; c'est bien le mot, et, sous ce rapport, il redevient semblable à tous les paysa- gistes de son temps, qui ont, comme lui, substitué l'impression juste à l'imitation rigoureuse. Les grâces du paysage sont imi- tées par eux, en effet, plutôt dans leur aspect que dans leur vérité ; ils les rendent non pas telles qu'elles sont, mais telles qu'elles paraissent être. Ce système a des dangers. Il engage le peintre dans la voie des à-peu-près , des semblants ; il le déshabitue des études partielles qui doivent être toujours très- serrées; il l'accoutume à se contenter de l'effet d'ensemble, à ne voir que le décor. Cependant si l'on veut exprimer le côté intime du paysage, celui qui s'adresse aux sentiments les plus délicats, il faut que certaines parties du tableau, sinon toutes, soient dessinées très-consciencieusement, dans leur caractère particulier, dans leur contexture propre ; que tel feuillage, par exemple, soit reconnaissable à son air souple ou rigide , à l'élégance ou à la rudesse de ses allures, à ses découpures ai-


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guësou arrondies, à ses rameaux, à ses bouquets : de telle façon que l'œil supplée ensuite l'imitation dans les parties ina- clievées , où le peintre a indiqué seulement ce qu'il ne pouvait pousser jusqu'au bout.

A l'exemple de Rembrandt, Théodore Rousseau ne com- mence son paysage qu'au second plan, et c'est le meilleur parti. Le travail très-fini du premier plan suppose un homme qui regarde à ses pieds, ou qui est couché sur le gazon, et ne peut conséquemment voir le lointain ; au lieu que le paysage doit supposer un spectateur qui vague par les champs, et pro- mène ses regards, au moins à quelque vingt pas devant lui. Compris de cette manière, qui n'est pas, il est vrai, celle de Claude Lorrain, le paysage paraît faire partie d'un globe qui tourne, et appartenir à une terre qui est ronde. C'est donc à une petite distance de la ligne inférieure du cadre que com- mence le tableau de Théodore Rousseau ; de là il s'étend quelquefois à perte de vue, quelquefois jusqu'à la lisière d'une forêt prochaine , à travers laquelle on voit transparaître les feux du couchant, ou les clartés amorties d'un ciel attristé.

Les ciels sont admirables chez Rousseau, surtout quand il s'y passe des drames de lumière joués par le soleil et par les nuages. Souvent, quand le fond de la toile est très-boisé, le peintre repique des bouts de ciel sur le feuillage , mettant ainsi par dessus ce qui devrait être par dessous ; mais ces lumières pâteuses, superposées, ne font pas le mauvais effet auquel on pourrait s'attendre ; elles brillent par leur épaisseur même, qui accroche le jour, et l'illusion du lointain est ainsi produite au moyen d'une touche qui pourtant rapproche de l'œil ce qui doit en être le plus loin. C'est là un procédé que tous les pay- sagistes modernes, depuis Decamps et Jules Dupré, ont mis en œuvre, mais dont il ne faut pas abuser dans les petites toiles qui veulent toujours être vues de près.

Plus varié que les autres, Rousseau a osé peindre ce qui


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n'avait encore été représenté par aucun de ses contemporains, que je sache, les fraîches verdures du printemps, les arbres



Inili


de la fin d'avril, les feuillages tendres, les gazons nouveaux Il nous souvient qu'au Salon de 1849, qui fut organisé par


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nous dans les appartements des Tuileries, sous le ministère de M. Dufaure, Rousseau avait exposé un Intérieur de forêt tout vert, mais de ce vert gai, jeune et clair qui caresse la vue et réjouit la pensée : quelques vaches blanches ou fauves étaient à paître dans la clairière; d'autres ruminaient, pares- seusement couchées sur l'herbe naissante. Ce paysage fit scan- dale. On eût dit que la primeur des verdures printannières avait quelque chose de bljessant pour les yeux des Parisiens. Nos paysagistes avaient tellement habitué le public aux ar- bres roux, aux gazons salis, que toute autre couleur dans le paysage paraissait inconvenante. Les teintes automnales étaient seules de mise, et si quelqu'un osait s'en écarter, le Philistin ne manquait pas de crier aux épinards^ afin de passer pour un connaisseur. On avait pour ainsi dire fructidorisé le paysage. Rousseau eut donc le mérite de réhabiliter le printemps, de peindre la nature blonde aussi bien que la nature brune, de rendre les paysages humides, doux et frais du Berri, aussi bien que les grès austères de la foret de Fontainebleau ; d'ex- primer avec le même bonheur les terrains arides et les che- mins égayés par des ourlets de verdure, les feuilles qui pous- sent et les feuilles qui tombent. Parfois il lui est arrivé de lâ- cher son exécution, jamais son dessin, car c'est justement par le dessin qu'il est fort; c'est par le dessin, plus peut-être que par la qualité du ton , qu'il a donné du caractère i\ toutes ses œuvres, qu'il a été tour à tour imposant dans le Chcne de la Roche^ mélancolique dans ses Gorges d' Ajpremont^ familier et gracieux dans ses Rives d'un étancj et ses Bords de la Bou- zaime, âpre dans ses paysages de la Sologne; et s'il n'était pas le seul paysagiste qui fût digne de la médaille d'honneur, il a du moins mérité, et bien mérité la sienne.

L'urbanité française voulait sans doute que nous fissions d'abord les honneurs de la critique aux étrangers ; mais les de-


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voirs de la justice sont encore plus étroits que ceux de la po- litesse.

Cette fois , comme il y a douze ans , M. de Kaulbach nous a envoyé un de ces grands cartons qui font la joie et l'orgueil des écoles germaniques , parce qu'ils sont pleins d'idées et de symboles, d'allusions ingénieuses, d'intentions plus ou moins obscures, plus ou moins profondes, et qu'ils plaisent par là au peuple allemand , qui passe si facilement du réalisme à la rê- verie, du terre à terre aux nuages. Le carton de M. de Kaul- bach représente YEjjoque de la Béformation. L'auteur a com- posé son sujet à peu près sur le modèle de V École d'Athènes. A l'exemple de Raphaël, il a imaginé une réunion idéale de tous les personnages qui ont pris une part considérable à la Réforme, qui ont joué un rôle actif ou spéculatif dans le pro- testantisme, et de tous ceux qui ont illustré le temps où la pensée de Luther s'empara d'une partie de l'Europe. Ces per- sonnages, le peintre les suppose contemporains pour nous les montrer tous ensemble, comme nous les verrions dans l'Ely- sée où se promènent leurs ombres.

La grande difficulté de ces vastes machines, c'est de les nouer par un lien visible, et d'en faire autre chose qu'un as- semblage de figures juxtaposées ou rangées par groupes. Là est le problème. Raphaël lui-mcme ne l'avait pas entièrement résolu dans son École cV Athènes^ qui n'est qu'un concile ima- ginaire de tous les philosophes de la Grèce et de l'Asie , se li- vrant à la méditation, à la dispute, ou à l'enseignement de la jeunesse. Mais du moins Raphaël , par une ordonnance qui est restée un incomparable modèle, avait imprimé une sorte d'u- nité optique à sa fresque , en y ménageant un vide pour con- duire l'œil aux deux personnages qui occupent le centre de la composition, Platon et Aristote, personnifiant en eux les deux termes de la philosophie antique, l'idéaHsme et l'expérience. Au contraire, M. de Kaulbach ayant encombré tout le devant


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de sa toile, n'a laissé aucun dégagement au regard pour aller du premier plan à la figure de Luther, qui est à elle seule toute la Réforme. Cette figure, d'ailleurs, est isolée. Elle tient l'É- vangile ouvert, mais aucun des assistants ne paraît y prendre garde.

La chambre, ou plutôt le petit temple dans lequel sont as- semblés tous les illustres du seizième siècle , se divise en trois compartiments : au centre , une tribune en hémicycle où l'on aperçoit une peinture murale, la Cène de Léonard; à gauche, une chapelle qui réunit les savants; à droite, une autre cha- pelle réservée aux artistes. Ici, Albert Durer, monté sur un échafaud, est occupé à peindre la muraille, tandis qu'au des- sous de lui se pressent, sans le regarder, les grands artistes de la Renaissance, Michel- Ange adossé contre le mur et vu de profil, Léonard de Vinci vu de face, et paraissant patroner le jeune Raphaël, qui tient à la main son carton de Y École (TA- thenes. Là, c'est Copernic qui dessine sur les parois son sys- tème astronomique aux yeux des savants qui l'entourent. Dans l'hémicycle on remarque les précurseurs de la Réforme, entre autres Jean Hus, des sacramcntaires tels que Zwingle, et quelques-uns des souverains ou princes qui ont favorisé le pro- testantisme, notamment Frédéric, électeur de Saxe, le protec- teur de Luther. Plus près du spectateur, divers groupes atti- rent son attention. Erasme, de son air prudent et futé, parle à ses auditeurs, parmi lesquels on reconnaît Shakespeare. Au- dessous de ce groupe un antiquaire paraît ravi de la décou- verte d'une statue. Au miheu de la zone inférieure est assis un théologien qui médite , une plume à la main, ses contro- verses. Mais ces figures du premier plan sont colossales, eu égard à celles du fond, non pas que M. de Kaulbach ait com- mis une faute de perspective , mais parce qu'il a été, je crois, trop rigoureusement fidèle à des lois qui admettent quelques habiles tricheries et certaines concessions au sentiment. Un


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autre inconvénient inévitable de ces peintures symboliques, c'est la froideur inliérente à un spectacle uniquement fait pour l'esprit et pour la mémoire.

Je dis qu'une peinture dont chaque personnage résume un système ou rappelle une idée a nécessairement de la froideur. Comme le théâtre, la peinture veut l'action , et si elle en est dépourvue, elle manque de vie, elle devient emblématique, abstraite, sculpturale. C'est le tort de ces grands cartons phi- losophiques imaginés par les Allemands pour symboliser une époque , un événement compliqué et mémorable , ou bien pour exprimer une pure spéculation de la métaphysique. Nous avons en France un artiste, un esprit supérieur, qui se plaît à ces grandes machines, et qui est doué d'une aptitude singulière pour les penser et les mettre en scène. Je veux parler de M. Chenavard, qui fut chargé par le gouvernement de la Ré- publique, en 1848, de composer une série de dessins pour ser- vir à la décoration du Panthéon français. Voulant dérouler sur les murailles du temple une philosophie de l'histoire, il avait songé, lui aussi, à figurer dans un des compartiments de son immense décoration, l'époque de la Réforme : mais au lieu de la représenter par des personnifications d'idées, il l'avait re- présentée par une action significative, animée et essentielle- ment pittoresque : l'action de Luther faisant brûler la Bulle qui l'excommuniait, ainsi que les décrétales des papes et tous les livres canoniques. C'était rester dans le vrai domaine de la peinture, telle que la veut le génie moderne, et remplacer des symboles obscurs par une action pleine d'énergie, de mou- vement et d'éclat.

Moins bien inspiré, moins pénétré des conditions de son art, et plus allemand , M. de Kaulbach a fait une composition plus froide, parce qu'elle manque de liaison, et qu'au lieu de s'unifier, elle se divise. Celle du peintre français était pleine ,


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remuée, frappante et une; celle de l'artiste allemand est sur- chargée, languissante et décousue.

Du reste, le dessin de M. de Kaulbacli, savant, ferme, cor- rect jusqu'à la pesanteur, précise les formes , définit les cos- tumes, particularise les physionomies, et, sans reproduire bien exactement les portraits connus d'Erasme, de Luther, de Léonard, de Michel- Ange, de Shakespeare et de tant d'au- tres, il les rend reconnaissables par cette ressemblance géné- rale, exempte de minutie, qui est peut-être plus conforme à la dignité du grand art, parce qu'elle suppose des personnages, vus à distance, aperçus par le souvenir dans les lointains de l'histoire, ou sur les hauteurs de la poésie.

Une remarque affligeante à faire, c'est qu'à l'étranger, comme en France, la peinture historique ou héroïque n'a guère qu'un seul représentant parmi les artistes auxquels le jury a décerné la médaille d'honneur, y compris M. Ussi, qui n'est qu'un Paul Delaroche de seconde qualité, et dont le ta- bleau n'est pas même inscrit dans le Catalogue, plein d'er- reurs, publié par la Commission impériale. A Munich, à Ber- lin, à Vienne, aussi bien qu'à Paris, les peintres de genre sont au pinacle, et, après M. de Kaulbach, c'est M. Knaus qu'il a fiillu honorer de la distinction la plus éclatante.

La gravure a popularisé , en France , les charmants tableaux de M. Knaus, les uns empreints du sentimentalisme allemand, les autres assaisonnés de gaieté, et naïvement spirituels. Nous n'avons pas à l'exposition universelle le chef-d'œuvre de Knaus, la Cinquantaine^ mais nous avons d'excellents mor- ceaux de sa main , le Saltimbanque entre autres , et un Inva- lide. La première de ces toiles est amusante par la finesse de l'observation, l'expression trouvée des physionomies, la vérité du geste, l'entrain qui règne dans l'ensemble. Un honnête


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charlatan s'est installé dans l'intérieur d'une grange pour y faire ses tours. Le peintre a choisi le moment où, en présence de la foule émerveillée, le saltimbanque déniche une compa- gnie d'oiseaux dans le chapeau d'un paysan badois. Toutes les nuances de l'étonnement, toutes les variantes de l'admiration sont rendues avec bonheur dans ce tableau, dont il faudrait diminuer le cadre : les gamins rient aux éclats , les mères ou- vrent de grands yeux , les jeunes filles montrent leurs jolies dents, de gros villageois se tiennent les côtes de rire, et tan- dis que le patient, qui avait un nid dans son chapeau, s'épa- nouit d'aise et de surprise comme un homme qui est l'objet d'un miracle, les plus malins semblent dire que, s'ils le vou- laient bien, ils découvriraient le pot aux roses.

Il est bien difficile de pousser plus loin l'expression des visages, le langage de la mimique, l'éloquence familière des postures, des attitudes et des mouvements. Ce sont là du reste les qualités premières et indispensables d'un peintre voué aux sujets anecdotiques, à ce qu'on appelle le genre. Les figu- res de M. Knaus n'ont pas seulement une individualité vive- ment saisie, qui rend chacune d'elles impossible à confondre avec aucune autre 5 elles ont aussi une empreinte locale, un air de famille et de race , par lequel se trouve indiquée, mieux encore que par la facile ressource du costume , l'exacte géo- graphie du tableau.

A vrai dire, les peintres de l'Allemagne ont à leur disposi- tion une plus grande variété de modèles et un plus grand nombre de physionomies originales, ce qui leur donne sur nous un avantage, que les nôtres avaient racheté jusqu'à ce jour par les qualités d'un esprit plus fin; mais je commence à croire, en vérité, ce que me disait un jour Alexandre Weill, à la suite d'une dispute ethnographique : c( Calmez-vous, mon ami , l'esprit est toujours français ; mais aujourd'hui, c'est en Allemagne qu'on le fait. » Par contre , l'exécution, qui avait


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toujours été assez faible dans notre école, y est devenue, de- puis trente ans environ , serrée , précieuse et diversement ad- mirable, tandis que les meilleurs Allemands, Meyerbeim et Knaus, par exemple, en sont encore à un faire mince, qui se délaie sur des toiles relativement trop étendues, ou qui man- quent souvent du fini nécessaire aux ouvrages anecdotiques. Car, de même que les confidences ne se font pas à voix haute, de même les petits tableaux ne doivent pas être traités avec largeur, d'un pinceau leste et cursif. Demandez à Meissonier. Mais les peintures de M. Knaus nous suggèrent une autre observation que nous n'avions jamais eu l'occasion de faire, c'est que l'art est, en somme, peu propre à la plaisanterie, et que de sa nature il n'est pas drôle. On peut l'appliquer sans doute à des caricatures ou à des satires de moeurs, comme en ont usé de nos jours Carie Vernet, Cbarlet, Gavarni, — en- core n'y ont-ils employé que l'instrument le plus familier, le crayon , — mais il y faut alors un condiment d'esprit qui al- tère l'essence de l'art, en y introduisant un élément étranger, l'élément littéraire. Cette combinaison de l'esprit, qui peut s'é- crire, avec la peinture qui se montre, est contraire à la plus rigoureuse des lois de l'art , qui est l'unité. Si les deux quali- tés se balancent, le spectateur hésite, ne sachant laquelle ad- mirer le plus ; et dès que l'attention se divise, l'intérêt dimi- nue. Que si le mordant de l'esprit l'emporte sur le talent du peintre, le spectateur se désintéresse de l'art et s'impatiente de s'entendre dire dans une langue ce qu'on devait lui expri- mer dans une autre. Il en résulte que rien n'est plus dange- reux que la plaisanterie en peinture ; j'entends la plaisanterie qui fait rire, et non pas cette plaisanterie amère et sanglante qui est une forme du tragique. Poussez un peu loin l'esprit de Knaus, et vous tomberez dans le vulgaire ; vous descendrez aux grosses facéties de Biard : c'est là le danger.


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Oui, l'art est une chose sérieuse ; et plus il est sérieux, plus il s'élève. Le recueillement profite à l'artiste en donnant de la profondeur à sa pensée et de l'austérité à ses œuvres. Voyez les peintures de M. Leys : même lorsqu'elles sont de simples tableaux de conversation ou de moeurs, elles ont une certaine gravité sévère qui incline à la tristesse , et qui commande im- périeusement l'attention. Des bourgeois qui sortent d'une église : ce n'est là, pour un membre de l'Institut et pour nous autres pédants, qu'un tableau de genre, et cependant, par le caractère profondément accusé d'un autre âge, par le sérieux et l'expressif des figures, par une divination rétrospective des mœurs et des idées de l'ancienne Flandre, l'artiste flamand prête une importance historique à ce simple épisode de la vie commune. Ces personnages qui passent, ce sont des âmes d'autrefois. Et voilà pourquoi, dans le spectacle le plus ordi- naire, ils s'élèvent presque à la dignité de l'histoire. Cela nous fait penser que le style n'est peut-être pas seulement la vérité typique, ainsi que nous l'avons défini dans un livre destiné à l'enseignement, mais que la vérité individuelle peut aussi quelquefois revêtir le style par la présence flagrante de ce qui est impérissable et éternel , l'âme humaine.


SCULPTURE.

PERRAUD, GUILLAUME, DRAKE (dE BERLIN) , DUPRÉ (dE FLO- RENCE), CARRIER-BELLEUSE.

La plus belle sculpture se fait encore en France, et pour- quoi? Parce que la sculpture est un art formaliste, qui vit de tradition, et qui ne saurait fleurir autre part que là où il est bien enseigné. On a pu voir des pâtres ratisser un bâton pour y tailler à la pointe du couteau, avec un rudiment de génie, des figures remarquables par le naïf du sentiment et du trait ;


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mais on ne verra jamais des sculptem's là où n'existent point de grandes écoles de sculpture -, le goût de la gymnastique , l'habitude de voir le nu et la faculté de se familiariser avec la forme humaine , n'y suffisent point.

Il y faut des études assidues, et dont le résultat se trans- mette de génération en génération ; il y faut cette longue épu- ration du goût qui permet de s'élever peu à peu du natura- lisme à l'idéal. Même sur le sol de la Grèce , il a dû s'écouler trois cents ans de progrès continus avant que l'art- grec en vint à produire Phidias, Aujourd'hui, s'il y a des statuaires à Paris , à Florence , à Rome , à Berlin , c'est que ces quatre villes sont à peu près les seules où l'on conserve le dépôt sa- cré des principes qui éclairent l'art du marbre et l'art du bronze, et s'il n'y a plus de sculpteurs ni en Egypte , ni dans l' Asie- Mineure, ni en Grèce, ni en Sicile, ni en Espagne, c'est que la tradition s'est perdue, et qu'il faut des siècles pour la dé- couvrir à nouveau, pour la restituer. Non, quel que soit le génie d'un homme, il ne saurait à lui seul inventer toute la sculpture.

La supériorité de la France dans ce grand art, — je parle de la supériorité du moment, — tient sans doute à plusieurs causes, par exemple à ce sentiment exquis de la mesure, qui est naturel au génie français ; mais elle tient aussi à la suite non interrompue des fortes études, laquelle a produit une suc- cession non interrompue de maître^ illustres. Aussi, jamais la statuaire française n'a-t-elle été sans faire voir quelque ou- vrage digne d'admiration. De nos jours, une des plus belles sculptures assurément, — une de celles qui ont obtenu et mé- rité la grande médaille d'honneur, — c'est le Faune de M. Per- raud.

Tout à l'heure ce faune jouait de la syringe ou dansait avec les dryades en frappant ses cymbales. ]\Iaintenant il est assis sur un rocher, et il se défend contre les lutineries de Bacchus


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Enfance de Bacchus.


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enfant. Aussi l'auteur a-t-il appelé son œuvre Y Enfance de Bacchus. Grimpé sur les épaules du faune, le jeune dieu veut d'une main le frapper de son tliyrse , et de l'autre main il lui tire une oreille. Les bras levés, le faune retient les deux bras de l'enfant et sourit à ses malices. Malgré les écarts de mem- bres auxquels donne lieu le mouvement de ces deux figures , le groupe conserve son assiette sans avoir besoin de tenons^ c'est-à-dire de ces épaisseurs de marbre étrangères au corps de la statue, et que l'on conserve pour donner plus de soli- dité aux parties détachées de la masse; et c'est déjà un mérite que cette stabilité rassurante dans un ouvrage aussi animé, aussi remué. Car, bien que les lignes en soient anguleuses et très-variées, elles se rachètent avec bonheur et se pondèrent.

Que si nous en venons maintenant à l'analyse des figures, nous y trouverons, avec de grandes beautés, un défaut d'har- monie et une certaine hésitation dans le choix des formes. Le sculpteur voulait caractériser une de ces divinités champêtres qui ont conservé quelques vestiges de bestialité primitive avec tous les signes de la vigueur et des habitudes rustiques. Mais son satyre a des bras maigres, dont le coude pointu paraît veule, et qui sont déparés par des fossettes de chair qu'on ne s'attend pas à rencontrer dans les natures mâles. Le torse pré- sente un beau développement; il est plein, ferme, évasé, un peu sec dans les pHs du ventre , mais écrit avec largeur et pré- cision. Il est bien enveloppé de ses muscles, ou plutôt il en est bien revêtu, car les muscles sont les draperies du squelette; il respire, enfin, il palpite. Les jambes, pliées et posées l'une sur l'autre, sont admirables, sauf la rotule de la jambe gauche, à laquelle il semble manquer un morceau de marbre. Elastiques, nerveuses, dessinées à merveille sous toutes les faces, ces jam- bes sont parfaites de mouvement, de galbe, de modelé.

En somme, c'est la partie supérieure du groupe qui laisse à désirer. Le Bacchus enfant, si gracieux d'intention et de geste.


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a le ventre boudiné et comme rembourré de plumes. La tête, plus détaillée, est intéressante par son expression de mutine- rie et de fine malice. Quant à la tête du faune, le caractère en est moderne. C'est un type de paysan calabrais plutôt qu'un demi-dieu rustique, et sa physionomie est celle d'un démon qui sourit, plutôt que celle d'un satyre qui s'amuse. Je ne lui trouve en effet ni les cheveux plantés assez bas , ni l'os fron- tal serré, comme celui des animaux bondissants, ni la pom- mette assez haute, ni les lèvres assez épaisses, ni le nez court et plat, — toutes particularités de la forme qui distinguent les dieux agrestes, ceux que l'artiste grec avait cru entrevoir dans les profondeurs du bois sacré, et qui doivent nous appa- raître comme les précurseurs mystérieux de l'humanité qui al- lait venir. Il faut que leur attitude ou leur geste , leur muscu- lature, l'agilité de leurs membres, la construction de leur tête, encore marquée à l'empreinte de l'animalité originelle, leur chevelure drue et hérissée comme le poil du sanglier et de la chèvre, il faut, dis-je, que tout en eux rappelle les exercices de la vie rustique, d'une vie heureuse qui s'est passée à cou- rir avec les centaures, à danser au son des crotales avec les bacchantes, à bondir parmi les rochers, ou à imiter naïvement sur la flûte les plaintes du vent et le murmure des ruis- seaux.

Ah! c'est un grand art que la sculpture, et, par moments, l'on est ■ tenté de le croire le plus grand de tous , parce qu'il est à la fois semblable à la réalité et bien supérieur à la na- ture, consistant et idéal, palpable et divin. Voyez ce faune qui joue avec un enfant! il se meut; mais son mouvement est devenu immobile. Il parlait ; mais on n'entend plus ses paroles. Il est vêtu de chair; mais cette chair, durcie pour toujours, est entrée dans l'éternité du marbre. Il a dépouillé sa couleur na- turelle avec toutes les nuances que produisait le jeu de la vie organique, et son corps, maintenant monochrome, nous aver-


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tit qu'il appartient à un autre monde que le nôtre , qu'il dif- fère des êtres réels et des existences finies. Le piédestal sur lequel il est placé l'empêclie de toucher à la terre, l'élève au- dessus de nous et symbolise la région supérieure où l'artiste a vu son image. Il est vivant enfin , mais de la vie des immor- tels, de la vie des demi-dieux. Et c'est ce contraste frappant de vérité et de mensonge , cette impression alternative de réa- lité et d'illusion, de mouvement et d'immobilité, qui est la poé- sie même de la sculpture.

Il est donc vrai que la statuaire manque de poésie et de grandeur là oii ne s'est point fait jour une certaine idée d'im- mortalité sublime ; quand elle n'exprime que la nature indivi- duelle et périssable, les palpitations de la vie organique et les morbidesses de la chair, comme on disait au siècle dernier, elle se condamne à une vulgarité inévitable ; elle n'a plus les accents humainement divins qui en font un art vénérable et imposant ; elle n'est guère que le perfectionnement sur une grande échelle des ivoires qu'on travaille à Dieppe, ou des bois sculptés par les montagnards suisses.

Sans doute ce que nous disons ici, les maîtres le savent, mais uniquement par instinct et sans avoir pris la peine de s'en rendre compte; j'allais dire qu'ils le savent à leur insu. Quelques-uns en ont conscience et n'en sont que plus habiles. De ce nombre est M. Guillaume, le digne directeur de l'Ecole des beaux-arts. M. Guillaume n'est pas seulement un artiste rompu aux difficultés de la plastique , c'est un sculpteur dont la main est toujours conduite par la pensée ; un lettré au pre- mier chef, un esprit ouvert à la philosophie de son art et dé- veloppé par une haute culture. Il comprend à fond le génie grec, et les principes que nous écrivons sur le papier, il les écrit dans le marbre. Sa statue de Napoléon, faite pour déco- rer le petit palais pompéien de l'avenue Montaigne, lorsqu'il


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appartenait à un prince, n'est que de grandeur naturelle, et par cela même elle paraît petite de dimensions sous les vastes voûtes en verre de l'Exposition universelle. Mais dans ses rap- ports avec une demeure privée , cette statue est d'une propor- tion parfaite et comparativement grande.

Le personnage est représenté avec une intention d'apo- théose, le front ceint d'une couronne de lauriers, debout, drapé du manteau impérial qui couvre une épaule et laisse l'autre à découvert. De sa main droite levée, il tient le sceptre triom- phal, long comme une haste, et de la main gauche, l'épée dans son fourreau. A ses pieds se dresse une aigle, portant à son bec une couronne. L'attitude de la figure est majestueuse, héroïque, La tête , d'un modelé bien senti, mais vue en grand, a un caractère de sérénité fière et de calme éternel, conve- nable aux héros que la folie des hommes met au rang des dieux. L'épaule droite et le bras droit sont de la plus grande beauté. Quant à la draperie , elle forme des plis sans froisse- ments, des plis empesés , semblables à ceux d'une étoffe ou- verte pour la première fois. Les dorures qui bordent le man- teau , les pieds chaussés de cothurnes rehaussés d'or, font al- lusion à la pompe des cérémonies d'apparat , qui tiennent tant de place dans la vie du commandement. Mais l'aigle qui bat de l'aile aux pieds de la statue, nous ramène à cette idée d'a- pothéose, si favorable à la sculpture quand elle usurpe sur les droits de l'histoire,

La tête de Napoléon, M. Guillaume doit la savoir par cœur aujourd'hui, car il l'a sculptée jusqu'à sept fois pour un prince qui désirait posséder le portrait de son oncle tel qu'il fut aux divers âges de sa vie et dans les différentes périodes de sa for- tune. Indépendamment de la statue dont nous parlions tout à l'heure, six bustes nous montrent Napoléon, d'abord adoles- cent à Brienne, puis général en chef de l'armée d'Italie, en- suite premier consul, ensuite empereur, ensuite dans une an-


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née de désastres, en 1812, enfin dans l'année de sa mort, en 1821, Il a donc fallu nuancer la ressemblance d'une figure si connue, de manière à marquer non- seulement les variations ap- portées par l'âge dans les traits d'un homme qui eut toutes les fatigues de la gloire, mais encore les pensées, ou plutôt les sentiments d'orgueil, d'inquiétude, de découragement qui ont altéré sa pliysionomie.

Cependant, dominé par la dignité de son art, M. Guillaume n'a point voulu se laisser aller trop librement aux accents de vérité intime que pouvait autoriser ici la destination du tra- vail , et qu'un Lemoyne , un Houdon auraient osés. Il a craint, en modelant sa terre, de tomber dans le pittoresque, c'est-à- dire dans l'excès de coloration que donnent les ombres sous l'insistance du ponce, et il a ainsi conservé, même à des bustes biographiques, l'ampleur de l'histoire. Et, toutefois, le pre- mier, le second et le dernier de ces bustes, plus particularisés que les autres, ont une saveur plastique, un surcroît de phy- sionomie et d'intérêt qui font voir jusqu'où peut aller l'inti- mité du ciseau sans compromettre la gravité sculpturale, sans rendre trop famihère l'image de quiconque est digne du marbre.

Pour en revenir à la statue de M. Guillaume, il s'y trouve, au bord de la draperie et sur les cothurnes, des ornements dorés qui donnent bien raison à notre répugnance \)Ouy la po- lychromie en sculpture. C'est à regret, d'ailleurs, j'en suis sûr, que le savant statuaire s'est prêté à l'addition de ces dorures, car il a dû sentir et il a senti qu'elles empiétaient sur la lon- gueur des plis et affaiblissaient la figure en ce sens que, par- tout oii le marbre se couvre d'or, la draperie paraissant finir là où l'or commence, est diminuée d'autant et semble écour- tée. En effet, le changement de ton produit par le mélange des matières rétrécit les nappes de lumière que l'artiste avait ménagées; de sorte qu'à tout prendre, en employant les do-


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rures, même avec mesure et discrétion, l'on risque d'appau- vrir une statue au lieu de l'enrichir.

Après M. Guillaume la médaille d'honneur a été donnée à M. Drake, de Berlin, pour la statue équestre, en bronze, du roi de Prusse, de celui que nous avons vu naguère à Paris. Rien de bien frappant ne distingue cette statue. Elle est sa- gement conçue, bien mesurée dans ses proportions , mais on y sent plutôt le savoir d'un professeur que la chaleur et la volonté d'un maître. L'auteur semble avoir pris pour mo- dèle la statue équestre d'Henri IV, que l'on voit à Paris sur le terre-plein du Pont-Neuf, et qui est de Lemot. Le hé- ros de M. Drake est monté sur un cheval à peu près sem- blable à celui qui porte la figure d'Henri IV. C'est la même allure d'un cheval de brasseur, la même pesanteur de for- mes, la même jambe levée en parenthèse; mais le modèle est ici moins souple, il est même, dans la tête et les jambes, raide et sec.

A la vérité, le costume du roi de Prusse était fort ingrat, et ne présentait pas des lignes aussi heureuses que l'armure du roi de France ; le manteau court, jeté sur les épaules, n'of- frait que des plis en tuyaux , sans style et sans grâce, et, eu égard aux difficultés de son œuvre, l'artiste a fait preuve d'ha- bileté, sans s'élever pourtant au-dessus du succès d'estime. Le frémissement de la vie manque à son cheval, et pour ce qui est du cavalier, dont la tête a beaucoup de vérité et d'ac- cent, il laisse à désirer plus de résolution dans son mouvement, moins de banalité dans les plis de son costume et dans la silhouette générale , enfin un peu de cette physionomie impré- vue que Rauch a su donner à la figure équestre du grand Frédéric.

C'est la première fois depuis bien longtemps que l'on voit


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en France de la sculpture italienne , faite par des contempo- rains. Sauf quelques bustes de Bartolini, rien n'était parvenu jusqu'à nous de ce qui a illustre ou distingué, depuis un demi- siècle, l'école florentine et l'école milanaise, les seules qui aient été un peu florissantes. C'est un élève de Bartolini, Jean Dupré (un Italien dont le nom est pourtant bien français) qui a mérité et obtenu la médaille d'honneur.

Ce serait une histoire curieuse à écrire que celle de la révo- lution opérée à Florence par Bartolini, vers 1820. On peut s'en faire une idée d'après la réforme introduite en France par Ingres, qui a été vraiment le Bartolini de la peinture. L'ambition du célèbre statuaire fut de reprendre l'art au point où l'avaient laissé Donatello, Ghiberti, et ceux qu'on appelle en Toscane les quattrocentisti^ c'est-à-dire les artistes du quin- zième siècle. Cela revenait dans sa pensée à ruiner l'art de convention, le beau officiel et autorisé, le poncif, en un mot, pour y substituer l'étude assidue de la nature , et prendre l'empreinte du vrai, improntare il vei-o, comme disait le maître.

Avant lui, les professeurs faisaient copier les statues, sous prétexte que les jeunes gens doivent d'abord tirer au gîte, pour ensuite tirer au vol. Bartolini s'élevait avec force contre ce système qui, en dressant des élèves à imiter des imitateurs, les rendait incapables de tirer au vol, c'est-à-dire de créer eux-mêmes des œuvres originales, parce que la première ha- bitude devenait chez eux une seconde nature. Dans la violence de sa réaction contre l'art dégénéré et froid, qu'on enseignait alors à l'Académie de Florence, Bartolini, devenu professeur à son tour, était allé jusqu'à proposer à ses élèves, pour sujet de concours, Esope méditant ses fahles^ de sorte qu'au grand scandale des vénérables de la loge académique, on l'avait vu poser sur la table du modèle... un bossu! Ce fut, on le pense bien, le signal d'une tempête. L'Académie protesta, les jour-


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naiix s'en mêlèrent, et une polémique ardente fut engagée , dans laquelle Bartolini, qui avait de l'esprit et du nerf, se défendit vigoureusement, d'un style sculpté en relief.

Au beau milieu de ces disputes, parut un jeune homme, natif de Sienne , qui présenta, pour être admis à l'exposition publique de l'Académie, une figure en terre, représentant Abel mort. Les professeurs refusèrent d'abord de la recevoir, la prenant pour un simple moulage sur nature, et, par con- séquent , pour un travail de manœuvre. Le jeune homme , ainsi repoussé avec dédain, était justement Jean Dupré. Par bonheur pour lui, Bartolini, saisi d'admiration, y vit plus clair que ses collègues, et il s'écria : Ahhiamo vinto^ nous avons vaincu! Et en effet, quand on eut fait venir le modèle dont Dupré s'était servi pour son Ahel., on reconnut que les me- sures de l'homme vivant ne correspondaient pas exactement à celles de la statue.

Après ce brillant début, Jean Dupré exposa un Caïn qui était un ouvrage au-dessus de l'ordinaire, sans doute; mais comme les Florentins attendaient de lui un miracle , ils furent désappointés, et, prompts à l'épigramme, ils dirent que l'ar- tiste ayant interverti les rôles, c'était Ahel qui, cette fois, avait tué Gain.

Il y a quelques années, nous trouvant à Florence , nous fû- mes conduit par M. Giudici dans l'atelier de Dupré, et nous vîmes là un de ses plus beaux ouvrages , un de ceux qui figu- rent à l'Exposition universelle, la Base de la Coupe E(jyp- tienne. Cette coupe colossale en porphyre, prise en Egypte par les Romains, avait été portée à Rome, où elle demeura jusqu'au pontificat de Clément VII, lequel fit présent de la coupe à la famille de Médicis, qui était la sienne, et l'envoya à Florence. Il s'agissait de poser la coupe égyptienne sur une base dont le tambour serait orné de bas-reliefs. Dupré imagina, pour rappeler les diverses migrations de ce


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magnifique objet, une composition en quatre groupes, formés cliacun d'une femme et d'un génie, et représentant Alexan- drie, Rome païenne, Rome chrétienne et l'Etrurie. L'habile sculpteur se donnait ainsi à exprimer, en quatre figures prin- cipales et quatre figures accessoires , non-seulement les carac- tères des peuples égyptien, romain antique, romain moderne et toscan, mais les principales phases de la civilisation du monde. Les meilleurs de ces quatre groupes nous paraissent être ceux de Borne j^ ci ienne et de Home chrétienne. Celle-ci est représentée dans une pose pleine de dignité et d'austère douceur, revêtue des habits pontificaux, dont les lignes ver- ticales conviennent à l'architecture de la base. Son génie , figuré par un jeune acolyte, exprime avec délicatesse l'hu- milité du sentiment chrétien.

L'école florentine, et plus encore l'école milanaise, à la- quelle se rattache l'auteur de Napoléon mourant^ M. Vêla, affectent aujourd'hui une tendance au luxe de l'exécution, à la perfection de l'outil, et, sous ce rapport, les ouvrages de MM. Vêla et Jean Dupré seront d'un utile enseignement pour nos artistes, qui, par un excès contraire, négligent précisément le travail du marbre, et abandonnent volontiers leurs œuvres, une fois modelées en terre et moulées au plâtre, au ciseau banal du praticien.

La Déposition de Groix.^ de Jean Dupré, — cela s'appelle en Italie une Pietà^ — est surtout remarquable par cette beauté de l'exécution matérielle qui , chez lui , heureusement, ne va pas jusqu'à la puérilité. Une telle dextérité de la main, lorsqu'elle est au service d'un solide savoir, et qu'elle vient en aide à un sentiment vrai , devient une qualité de premier ordre. Il faut pourtant qu'elle ne soit pas exagérée au point d'accuser les pauvretés de la nature, à force d'en rendre les vérités, vues de près. Le Christ mort, de M. Dupré, n'est pas exempt de ces défauts, qui sont surtout sensibles dans



Rome païenne, base de la Coupe Egyptienne, par M. Jean Dupré.


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les plis du ventre, comme dans le modelé des pectoraux et des fausses côtes.

Il en est de même des mains, qui, portées à ce degré de fini, deviennent vulgaires. Quant à la Vierge qui soutient sur un de ses genoux le corps de son fils, elle est belle par son expression d'angoisse humaine et de douleur, sans contraction violente et sans grimace ; mais l'ensemble du groupe présente une composition mal entendue, des distances impossibles et une invraisemblance de mouvement qui est maintenant irré- parable.

Une chose à noter, c'est que les lois du bas-relief, qui est, par excellence , un art de convention, mais dans le noble sens du mot, sont partout mal connues ou mal observées. N'est-il pas choquant, par exemple, de voir dans le vaste bas-relief du Triomphe de la Croix^ exposé par M. Dupré, les figures supérieures , qui ont peu de saillie, se modeler néanmoins avec autant de fermeté et de précision que les figures d'en bas, qui sont presque de haut relief, comme si la vaguesse de l'exé- cution n'était pas obligée, là où une saillie plus légère an- nonce des figures séparées du spectateur par une plus grande couche d'air.

Ici s'arrête la liste des médailles d'honneur décernées pour la sculpture à l'Exposition universelle. Mais on vient d'exhi- ber aussi dans le palais du Champ de Mars la statue qui a obtenu la médaille d'honneur au Salon de cette année, le Mes- sie^ de M. Carrier-Belleuse, et nous devons en féliciter à la fois l'administration et l'artiste.

M. Carrier-Belleuse est un des rares sculpteurs qui ont le tempérament de leur art. Il pétrit l'argile avec une facilité, un feu, une souplesse de main, une finesse de tact extraordinaires. Tous les amateurs connaissent ses bustes de Théophile Gau- tier, de Victor Viel, d'Edmond About, de M'"'^ Viardot, de M. Le- fuel, de M"" Lefucl, de M. Renan et de vingt autres; ils sont


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vivants et parlants. L'auteur se rattache à la tradition qui nous a valu les admirables bustes de Jean- Jacques Rousseau, par Lemoyne, de Voltaire, de Diderot, de Franklin, de Chénier, par Houdon. Sous ses doigts, la terre frémit et respire. Il y troue des ombres ; il y fait jouer la lumière ; il y cherche et il y trouve la couleur. On reconnaît si le modèle est blond ou brun, si l'oeil est clair ou noir, humide ou sec, brillant ou voilé. En un mot, il peint ses bustes au bout du pouce, et quand il s'attaque au marbre, le marbre devient chair. Il l'a prouvé surtout dans son joli groupe Entre deux Ainours, qui figurait au Salon, à côté du Messie. Pour tout dire, sa sculp- ture, conseillée par le génie moderne, est une sculpture es- sentiellement pittoresque.

Quand l'art statuaire vise au grand, quand il doit caractéri- ser les héros ou les dieux, quand il recherche la pureté origi- nelle des formes typiques, le pittoresque est un défaut et un danger, parce qu'il entraîne le sculpteur à tourmenter les for- mes, à y fouiller des ombres qui les cachent, à oser des mou- vements que désavoue la dignité du marbre et que sa pesan- teur contredit. M. Carrier-Belleuse n'a pas toujours échappé à ce défaut : il n'a pas toujours évité ce péril. Sa sculpture a été quelquefois remuée jusqu'à la violence , comme dans son Angélique au rocher; quelquefois aussi, elle a manqué d'é- lévation et de distinction par une tendance trop marquée à rendre la vérité individuelle, dans laquelle on retrouve tou- jours les imperfections morbides du modèle vivant.

Mais, cette année, M. Carrier-Belleuse, mieux inspiré, a voulu exprimer une grande pensée , et il l'a fait de la manière la plus heureuse, avec beaucoup de noblesse, de sentiment et de caractère, dans son Messie. La Vierge élevant l'enfant dans les airs, le montre au peuple, et par ce mouvement elle se dérobe elle-même aux regards, elle se cache, pour ainsi dire, à l'ombre de son fils. C'est une belle idée, qui touche au su-


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blime de l'art plastique, et l'artiste l'a rendue clairement, fortement, sans affectation et sans effort. La modestie de la Vierge, dont la tête n'est éclairée que par les reflets du mar- bre, n'est pas seulement une allusion à l'humilité chrétienne : c'est l'abnégation d'une mère dont le fils est un Dieu. L'en- fant ouvrant ses petits bras en croix, semble accuser ainsi comme le pressentiment de sa destinée.

Les draperies de la madone, celles de la tunique, sont chastes et simples, d'une grâce timide et austère. Elles sont modelées dans leurs plis avec souplesse, avec tendresse; et, ne formant que des ombres adoucies, elles semblent impré- gnées d'une chaleur maternelle. Les draperies du manteau ga- gneraient à être jetées plus simplement, avec un peu moins d'élégance. Tel qu'il est, ce beau groupe a valu à M. Carrier- Belleuse la médaille d'honneur du Salon. J'imagine que, placé dans quelque chapelle éclairée d'en haut, dans quelque abside mystérieuse, au fond d'une église, ce marbre sera d'un effet saisissant, et produira une grande et forte impression de poé- sie religieuse.

Il y a d'autant plus de mérite dans cette œuvre inattendue, que l'auteur, dès sa première jeunesse, a été au service des fabricants de bronze et de toutes les industries qui ont besoin de la sculpture. D'une verve inépuisable , avec une fécondité qui aurait pu si facilement dégénérer en abus, il a défrayé toutes les fonderies, enrichi tous les bronziers. Cariatides, fontaines, candélabres, torchères, pendules, décorations de cheminées, encadrement de glaces, il a répandu dans le com- merce une quantité innombrable de modèles charmants, diver- sement maniérés, marqués au coin d'une liberté facile, et re- produisant à volonté les divers styles de la sculpture française ou italienne, la Renaissance, le rococo, le Louis-Seize, et il faut vraiment s'étonner que la nécessité de créer toujours et d'improviser constamment, ne lui ait pas gâté la main et



Le Messie.


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faussé le goût. Aujourd'hui que M. Carrier-Belleuse est entré dans une voie meilleure, qu'il s'est élevé à un style plus noble, à des pensées plus hautes, il est heureux que le jury, en lui décernant la plus éclatante des récompenses, l'ait contraint de se souvenir que l'honneur oblige.

EMILE LÉVY, HENNER, DELAUNAY, JULES LEFEBYRE, TIMBAL, GUSTAVE MOREAU, GIGOUX, PILS, YVON , BONNAT, BRANDON, PATROIS, LAUGEE, TONY-ROBERT FLEUR Y, JOURDAN, JALABERT, DUBUFE , HENRIETTE JÎROWNE, BONNEGRACE.

Ce sont des volumes qu'il faudrait écrire sur l'Exposition universelle, si l'on voulait apprécier à la fois les individus et les groupes, les artistes de toutes les écoles et les écoles de tous les pays. Nous ne pouvons ici que donner au lecteur une teinture des beaux- arts de l'Europe, tels que nous les voyons se produire au palais du Champ de Mars, nous réservant d'é- tablir à la fin de ce travail une sorte de parallèle entre les di- verses écoles , de résumer ainsi en quelques pages nos impres- sions générales et particulières, de dégager enfin, s'il est possible, la philosophie de ce grand spectacle.

Pour être juste, c'est toujours par la France qu'il faut com- mencer, car notre pays, bien que les arts y soient affligés d'une maladie morale , compliquée de mercantilisme et de servilisme, notre pays est encore à la tête des nations, par- ticulièrement dans la grande peinture, qu'il ne faut pas con- fondre , bien entendu , avec la peinture spacieuse , puisqu'on peut faire du grand sur des toiles petites, et du petit sur des toiles grandes : cela va sans dire.

Que doit-on entendre, cependant, par la grande peinture? car il ne faut pas qu'on accuse la critique, aujourd'hui qu'elle s'est fortifiée par l'étude , d'employer des mots au hasard, sans les bien comprendre elle-même, et sans les avoir avec précision


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définis. Pour notre compte , nous appelons (( grande )) la pein- ture qui peut se faire admirer chez tous les peuples civilisés et dans tous les temps, celle qui, au lieu d'avoir une signification lo- cale, a un sens absolu, qui est humaine et universelle, avant d'être française, allemande, belge ou espagnole. Que l'on accepte ou non cette définition, on reconnaîtra du moins qu'elle est claire, et l'on saura ce que nous voulons dire, quand nous nous plain- drons d'être envahis par la petite peinture , et de voir le grand art inconnu à la plupart des nations et abandonné par la nôtre. Abandonné, ce n'est pas le mot rigoureusement vrai; il se fait encore chez nous quelques tableaux de style, grâce à l'exis- tence d'une école qui entretient tant bien que mal le feu sacré, et qui permet à notre peinture de n'être pas seulement l'ex- pression de nos moeurs, de notre société et de notre histoire, le reflet de notre climat, la chambre claire de nos campagnes, le miroir de nos physionomies et de nos habits.

En dehors de l'école de Rome, il faut bien le dire, on pra- tique fort peu parmi nous l'étude du nu et de la draperie, et l'on ne s'attache guère qu'à l'histoire moderne, qui est vêtue, et au genre, qui est costumé. Oui, ce senties pensionnaires de l'école de Rome qui nous font encore quelques tableaux de style, tels que YAmymone^ de M. Giacomotti ; la Mort âJ Orphée, de M. Emile Lévy ; la Suzanne^ de M. Henner ; le Jeune homme peignant un masque^ de M. Jules Lefebvre ; la Vénus^ de M. Delaunay, et sa Communion des Apôtres^ et d'autres dont nous parlerons. Ces jeunes peintres ne sont pas tous à la hauteur de leurs ambitions, mais ils en ont de nobles, et ils aspirent à autre chose qu'à peindre la défroque d'un Egyptien ou d'un Basque, ou d'un Bas-Breton.

Avec une composition mieux entendue , M. Emile Lévy eût fait un tableau charmant qui, même tel qu'il est conçu, nous transporte dans le monde des pensées antiques, et nous pro- cure un moment de plaisir raffiné. Le Doëte qui chanta les

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mystères de Bacclins, succombe sous les coups des Ménades, en proie au délire sacré. Elles l'ont frappé de leurs tliyrses, elles l'ont traîné furieuses au bord d'un ravin , et lui, amaigri, épuisé, incapable de se défendre , il se laisse accabler de coups, et il semble savourer les douceurs de la mort qui va l'arracher à ces furies.

C'est grand dommage que les lignes de la composition soient mal agencées ; qu'elles se coupent durement à angles droits , qu'il s'y trouve des vides démesurés, et du décousu. L'ac- tion, plus concentrée, serait plus Saisissante. Malgré tout, nous nous sommes arrêté longtemps devant ce tableau , parce qu'il appartient au domaine de l'imagination , et qu'il y a tou- jours du plaisir à s'arracher pour un instant au monde réel, à ses platitudes, à ses banalités, à sa prose.

Il fut un temps sans doute — l'époque du premier empire — oîi la mythologie devenait écœurante, et pour deux rai- sons : d'abord, elle était prise au pied de la lettre par des pein- tres qui en avaient perdu la signification poétique, c'est-à-dire le sens humain. Semblables à des enfants qui récitent des fa- bles sans les comprendre, ils ne voyaient plus dans ces beaux mythes de l'antiquité que des motifs de nu, des prétextes pour ajuster des draperies, et pour orner de colonnades et de tem- ples des fonds prétendus héroïques. En second lieu, leurs figures étaient figées ; elles étaient de marbre ou de plâtre , et , fciute d'avoir quelques accents de la nature, elles traduisaient par des formes froidement abstraites des pensées vivantes. Aujourd'hui, la mythologie, mieux présentée, redevient plus attrayante : c'est un mirage de la vie, et un mirage qui a bien son charme.

Cette Amymone , si j'ai bonne mémoire, — et au besoin le dic- tionnaire est là — était une des cinquante filles de Danaiis qui, mariées de force à leurs cousins, trouvèrent leur union inces- tueuse et tuèrent bravement leurs époux, la première nuit des


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noces. Ce trait plut à Neptune. Il résolut d'épouser Amymone, et il la fit enlever par des tritons sans scrupule. Vous les voyez qui la portent sur leurs humides épaules. Elégante et ravie de son impuissance à leur résister, elle abandonne son beau corps aux fraîcheurs caressantes du vent de mer.

L'auteur du tableau, M, Giacomotti, doué d'un vrai tempé- rament de peintre, met des épices dans sa couleur, et dans sa peinture du mordant. Il nous fait voir qu'on peut avoir été pensionnaire de Rome sans être pour cela insapide, incolore, rivé au poncif. Et M. Giacomotti n'est pas le seul coloriste que l'Ecole de Rome n'a pas étouffé. On trouve encore de belles intentions de couleur dans les ouvrages de M. Henner et dans ceux de M. Jules-Joseph Lefebvre. Tous les amateurs se rappellent la Jeune fille endormie de ce dernier peintre. Elle était vue de dos, et son corps souple, délicat, était plein de grâce, de vérité discrète et de chaleur. Dans une gamme plus froide, M. Lefebvre a peint un Jeune liomm? coloriant un masque de tliéâtre , un de ces masques tragiques dont l'ex- pression invariable représentait l'unité du drame et le sauvait de toute fausse interprétation.

Que chacun garde ses prédilections en peinture. Pour nous, il nous est singulièrement agréable de voir dans les tableaux ce que nous ne voyons pas chaque jour dans la vie commune, et nous savons gré au peintre qui nous ouvre quelquefois des fenêtres donnant autre part que sur la rue. Voilà pourquoi nous regardons avec plaisir la Muse et le poëie^ de M. Timbal, cette muse aimable qui semble avoir élargi le paysage et exhaussé la foret pour y déployer librement ses grandes ailes. Et si, de préférence, nous aimons les tableaux de style, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont plus difficiles à faire et qu'ils exigent de plus fortes études, c'est encore parce que le style est la vérité agrandie, simplifiée, dégagée de tous les détails qui ne sont pas significatifs , et concentrée


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dans l'essentiel, telle enfin que l'ont comprise tous les grands maîtres de la Grèce et de l'Italie. Aussi avons-nous toujours fait nos réserves en présence des peintures de M. Gustave Moreau, qui a pourtant les plus hautes visées et un goût pro- noncé pour la poésie, pour les données épiques ou lyriques. C'est une surprise dont nous ne pouvons pas revenir, que de voir le même artiste poursuivre le grand et se noyer dans le petit, s'amuser à la puérilité du détail et s'élever à des ré- gions où l'œil ne peut apercevoir que les ensembles. Car enfin, ils sont bien loin, bien loin de nous, ces poètes que l'on nomme Orphée, ces héros et ces héroïnes qui s'appelaient Ja- son, Médée, Œdipe ; et à la distance ou ils nous apparaissent dans les temps antéhistoriques, il est impossible que nous connaissions d'aussi près les incrustations de la lyre qui leur servait à charmer les bêtes féroces, le détail des armures qu'ils ont revêtues pour combattre les monstres, les objets dont se composaient leurs trophées, les petites fleurs qui ornaient leur jardin, les petits oiseaux qui voltigeaient autour d'eux.

Je me demande comment un artiste si bien doué, un ar- tiste qui vise hardiment aux cimes de l'art, peut prétendre t\ conciher le luxe des colorations romantiques avec l'austérité du style, la naïveté du quinzième siècle avec les roueries de l'é- cole moderne, Pérugin, je suppose, avec Chassériau, Mantè- gne avec Delacroix.

Retranchez de son tableau d' Orphée^ où l'on voit une jeune fille qui tient tristement la tête du poëte rejetée par les flots de l'Hèbre; retranchez, dis-je, toutes les inutiles broderies de l'exécution, tous ces petits tons d'une coquetterie opulente qui distinguent les franges de la ceinture, les fleurs de la tunique et les dessins qui décorent la lyre , et les détails d'un paj^sage rocheux, d'ailleurs charmant et poétique, vous aurez peut- être un morceau plein d'émotion, de style et de grandeur. De même, en supprimant dans le tableau du Jeune homme et la


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Mort quelques taches de couleur, qui ont morcelé et compli- qué le spectacle, en rendant plus légère cette image de la mort qui attend sa proie, on aurait, je crois, une peinture d'un goût un peu raffiné, mais d'un sentiment fier. L'éplièbe vain- queur qui, de ses propres mains, va se couronner et qui est déjà couvert des couleurs du cadavre, est une belle figure, ferme de dessin , savante de modelé. Derrière lui , la Mort , sous les traits d'une femme somnolente, qui se balance dans les airs, attend l'heure que le sablier marquera. Plus légère d'exécution, moins endormie par la manière estompée dont elle est peinte, cette figure serait aussi belle que celle du jeune homme. C'est une allégorie sans banalité, un fantôme triste, qui n'a rien de la hideur obligée d'un spectre funèbre.

Combien est grande la part de l'éducation dans le talent des artistes, quoi qu'on en dise! L'art d'idéaliser le vrai, de sim- plifier les spectacles de la nature, et de les agrandir en les ra- menant à une forte unité ; cet art supérieur que nous appelons le style, ce n'est point une grâce infuse, une faculté innée. On l'enseigne quand on est un maître ; on l'apprend quand on veut le devenir. Ingres en eut le secret , et il le transmit à des élèves qui, par malheur, ne sont pas tous présents à l'Expo- sition universelle ; car, il faut bien le dire : si l'école moderne était représentée au palais du Champ de Mars par tous ceux qui l'ont honorée, notre supériorité sur les autres peuples se- rait bien autrement accablante. Mais, grâce à notre système de récompenses , et aux surprises qui peuvent sortir du scrutin , quand les concurrents sont leurs propres juges, bien des ar- tistes, parmi les plus éminents, se sont retirés du concours, pour n'être pas exposés à l'injure de telle récompense qui les aurait injustement amoindris.

Ceux-là, cependant, auraient pu faire acte de présence, que leur réputation et leurs états de service ont mis depuis long- temps hors concours. Du nombre de ceux qui en ont donné


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l'exemple, est M. Gigoiix. Travailleur infatigable, artii^te in- trépide , et de plus en plus maître de son art,

Dans un camp périlleux, inconnu des poltrons , Son liai lit de combat s'est couvert de chevrons

Gaulois, il continue les maies traditions de Géricault; mais sa peinture, si robuste lorsqu'il peint iVapo/éW la veille cVAus- terlitz^ devient souple, onctueuse et tendre quand il repré- sente la Poésie du Midi^ sous les traits d'une jeune femme qui s'est réfugiée dans la solitude, oîi un rayon de soleil l'a pour- suivie. Attaché à la nature, M. Gigoux ne la perd jamais de vue, dans la conviction que la conscience est le meilleur guide et la vérité le plus court chemin, non pas cependant la vé- rité littérale et photographique, mais la vérité du modèle vu à distance et en grand. Il y a quelques années, nous reve- nions de Passy par le quai de Billy, lorsque nous vîmes s'é- lever dans l'air des tourbillons de flamme et de fumée sortant d'un grand édifice qui était, je crois, la Manutention. Le bâ- timent, quand nous arrivâmes, était déjà à moitié consumé, et on désespérait de sauver le reste. Comme la nuit tombait, on voyait passer sur le quai des pompiers et des hommes du peuple munis de torches : c'était un spectacle poétique et un drame de couleur tout à fait à peindre. Justement, parmi les personnes accourues au secours, nous rencontrâmes un pein- tre, c'était Gigoux. Il étudiait en artiste les effets de lumière que produisaient ces flammes, ces torches, ces fumées, et cela pour s'en souvenir quand il en viendrait à peindre un ta- bleau que le ministère lui avait commandé : Napoléon inspec- tant le bivouac la veille d' Austerlifz. La scène est éclairée par des torches que les soldats ont formées de toutes parts avec la paille de leur bivouac, improvisant ainsi dans tout le camp une illumination inattendue et fantastique. Ce tableau est pré-


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cisément celui que M. Gigoux a exposé au Champ de Mars. L'effet en a été pris sur nature, aussi est-il d'une vérité frap- pante, qui n'est pas détruite par la lumière surabondante dont on a inondé la toile , en la liissant au troisième étage. Il faut, toutefois, une énergie d'exécution peu commune, et une rare puissance de pinceau pour résister à ces malices du sort, d'au- tres diraient à ces méprises d'un ordonnateur, qui doit être , après tout, moins aveugle que la Fortune.

On conviendra sans peine que de pareils morceaux valent un peu mieux que la grande machine officielle de M. Pils : Fête donnée par les chefs hahyles a V empereur et a V impéra- trice. L'auteur y a étalé, sur une échelle immense, tous les scandales du vert et du rouge, de l'orangé et de l'outremer, et il les a étalées sur des figures banales et insignifiantes. Il a dessiné des colonnes sur le premier plan , pour tenir de gran- deur naturelle les personnages qu'il s'agissait de célébrer.

Décidément, la commande ne réussit pas aux peintres, sur- tout quand elle est dictée par une intention courtisanesque , et lorsque la flatterie exagère les dimensions du tableau.

Qui sait? La toile de M. Pils, réduite aux proportions de chevalet, eut formé peut-être un agréable bouquet de tons, parce que l'effet des couleurs dépend aussi beaucoup de l'es- pace qu'elles occupent; en tous cas, elle serait plus conforme à la dignité de l'art. Un simple épisode de voyage , lors même qu'il s'y trouverait un grand nombre de Majestés, ne vaut pas une toile de 15 ou 20 mètres de long.

Et pourquoi une telle docilité dans les peintres? L'auteur du Serment des Horaces écrivait un jour à M. d'Angivilliers : « Pour la grandeur de mon tableau, j'ai changé la mesure que l'on m'avait donnée ; mais ayant tourné ma composition de de toutes les manières, voyant qu'elle perdait beaucoup de son énergie, j'ai abandonné de taire un tableau pour le roi, et je l'ai fait pour moi. » Que nous sommes loin aujourd'hui


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de cette mâle fierté ! Pourquoi faut-il que nous ayons à rap- peler aux artistes que l'art n'est pas fait pour ramasser le mou- choir? Autrefois, c'était le contraire. Quand le vieux Titien laissa tomber son pinceau, ce fut l'empereur Charles-Quint qui le ramassa.

Horace Vernet a laissé en mourant une place vide que personne encore n'est venu remplir. Pour être juste, nous devons dire que M. Pils, dans sa Bataille de F Aima ^ s'est le plus rapproché du maître que nous regrettons. Son tableau a du nerf, du mouvement, de la lumière, de la gaieté, et cette fois, loin d'obéir au programme officiel, M. Pils en a usé avec une liberté qui dégénère en licence, comme disent les réqui- sitoires. Il a peint tout simplement le passage d'une rivière par une division de l'armée française, et il a supposé la ba- taille dans le lointain. Il faut pourtant bien se résigner à tuer son homme quand on est peintre de batailles ; autrement, on ne représente que des manœuvres semblables à celles qui, chaque jour, s'exécutent au camp de Clmlons ou au polygone

de Vincennes.

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Vernet a eu cette qualité précieuse de rester toujours Fran- çais, et dépeindre nos combattants, cavaliers ou fantassins, braves avec gaieté, courageux avec esprit, et capables de lancer un bon mot parmi la mitraille. M. Yvon les conçoit au- trement. Ses zouaves, ses turcos ne sont que féroces. La bou- che écumante, les yeux injectés de sang, nos soldats, dans ses tableaux, ont l'air de sauvages. Se peut-il, cependant, que quelques années aient suffi pour changer le caractère de nos armées, et que les modèles de Vernet, de Paflfet, de Charlet, se soient transformés au point qu'on ne distingue qu'à l'uni- forme un Français d'un Moscovite?

A dire vrai, c'est un genre faux que la bataille ainsi con- çue ; car du moment que les figures sont de grandeur plus que naturelle, une douzaine de personnages, composant deux ou


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trois fiiits épisodiques, remplissent les premiers plans, et la bataille, c'est-à-dire le principal, se passe au loin, comme elle peut , à demi cachée par une fumée officieuse. De sorte qu'à moins de prendre son point de vue très-haut, ou de faire des figures petites dans un tableau grand, le peintre de ba- tailles est condamné à l'anecdote , et ne peut peindre le tout que par quelques détails caractéristiques de l'ensemble, heu- reux quand il le fait avec moins de matérialité et moins de pe- santeur que M. Yvon dans la Toui' Malahojf. Sa Gorge de Ila- Mo/f' est beaucoup meilleure.

Quelques peintres se sont levés depuis quatre ou cinq ans, qui promettent de fortifier l'école ou de l'enrichir. Ce sont , entre autres, MM. Bonnat, Brandon, Patrois, Tony-Robert Fleury, Laugée, Jourdan, l'auteur des Secrets de F amour. Celui de ces messieurs qui a le plus de peinture est certainement M. Bonnat. Le plus distingué, c'est, je crois, M. Jourdan, et le plus original est M. Patrois, qui avait débuté, il y a quelques années, comme M. Yvon, par des scènes de mœurs russes tout à fait remarquables. Un dessin solide , une forte imita- tion de la vie, des colorations curieuses, des tons intenses qui mordent sur la mémoire, c'est là ce qui me paraît caractériser la Jeanne d' Arc de M. Patrois. M. Brandon est un artiste sa- vant et sérieux, qui a su donner un accent nouveau et un nou- veau tour à ce qu'il y a de plus difficile à rajeunir : les sujets religieux, si j'en juge par les peintures murales qu'il a exé- cutées à Rome dans l'oratoire de Sainte-Brigitte , et dont il nous montre ici de précieuses aquarelles.

M. Laugée, l'auteur de Sainte ElisabetTi lavant les pieds des pauvres.! est un peintre dont l'imagination se trouve heureuse- ment réglée. Les choses se peignent à son esprit sous des formes simples et toutefois pittoresques. Il sait donner du jeu et du ressort à des compositions tranquilles et peu compliquées. Il se tient très-près de la nature et, néanmoins, c'est par le


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sentiment surtout (|ue ses ouvrages se distinguent. Il est vrai sans réalisme, et touchant sans effort. Quant à M. Tony-Ro- bert Fleury , qui porte si dignement son nom , tout le monde se rappelle la sensation que produisit son tableau de Varsovie, le 8 (ivn'l 1861. Sinistre sans déclamation, terrible sans phrases pittoresques, ce tableau représentait l'infiinterie russe faisant feu sur une foule de quatre mille personnes, parmi lesquelles beaucoup de femmes et d'enfants, foule cernée de toutes parts sur une place de Varsovie. Il est telle cause célèbre où l'ex- hibition d'une pareille peinture, image affaiblie des récits du Moniteur, eût plaidé les circonstances atténuantes plus élo- quemment encore que l'éloquente parole du défenseur.

Elève de M. Jalabert, M. Jourdan a beaucoup de la grâce et de la distinction de son maître. L'un et l'autre sont des es- prits délicats, élevés, compréhensifs ; du reste, des esprits modernes. De tels esprits conviennent aux portraits. Encore faut-il que le portrait n'ait rien de vulgaire. Comme certains avocats qui n'acceptent que les bonnes causes, M. Jalabert ne peint que les bons portraits, ceux qui ont de la physionomie, du caractère, et de préférence un caractère de finesse , de sen- sibilité, de douceur. Les deux portraits de femme exposés par M. Jalabert sont exquis. La peinture y joue sans doute un rôle un peu mince, mais elle suffit à exprimer à merveille ce que l'artiste a voulu qu'elle exprimât : la présence de l'âme. Si j'étais un financier opulent, je donnerais des sommes considé- rables pour posséder le portrait de M™" Ch..., parce que ce portrait, tl'une personne qui m'est inconnue, est un type attachant de douceur, de tendresse profonde et de mélancolie contenue. La tête n'est pas précisément belle ; mais c'est ici que l'on peut voir la différence qui existe entre la beauté, qui est un ensemble de formes génériques, et le caractère, qui est la saveur des formes individuelles, et souvent une heureuse harmonie de leurs défauts.


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Il serait malséant de ne pas mentionner quelques autres bons portraits , les uns qui peuvent passer pour des études de fantaisie, comme la Vittona de M. Saintin, bien qu'elles aient été saisies dans le vif d'une personnalité choisie; les autres qui sont des effigies aimables, très-élégantes par la mise, comme le portrait de M""^ de Lucy, par M. Edouard Dubufe, ou très- séduisantes par le naturel de l'expression, comme le portrait de M"^ H. d'O., par M"^^ Henriette Browne. La vérité n'y est pas serrée de bien près, mais, au contraire, enveloppée d'une légère gaze, et baignée dans l'air qui, sans dévorer les con- tours, les adoucit, les estompe, et fait gagner en distinction au modèle ce qu'il perd en fermeté de plans et d'accents.

A l'opposé de la manière mondaine, passée et gracieuse- ment bourgeoise de M. Dubufe , se place la manière de M. Bonnegrâce, dont la peinture abondante, généreuse et sa- voureuse, dit franchement et fortement ce qu'elle veut dire. Ce sont, en somme, de beaux portraits que ceux de Théophile Gautier et de M. Thoumakoff. Ils ont de la vie, du corps, du relief, et l'on va se heurter contre. Quand ils furent exposés pour la première fois au boulevard des Itahens, ils furent goûtés de tout Paris; mais au palais du Champ de Mars, ils paraissent bien sombres, et pourquoi? parce qu'on les a placés entre quatre toiles légères et blondes comme des aquarelles. — Ce sont les réductions des peintures exécutées au musée d'Amiens par M. Pu vis de Chavannes, peintures dont nous aimons les belles pensées et la charmante pâleur , mais qui, à leur tour, paraissent plus pâles encore à côté d'une si puis- sante et si mâle brosse. — Combien il serait facile, par un simple déplacement, de rendre leur véritable caractère aux ouvrages de ces deux artistes , de restituer à ceux de M. Pu- vis de Chavannes leur délicatesse vaporeuse qui n'irait point jusqu'à l'inconsistance d'un rêve, et à ceux de M. Bonnegrâce leur robuste franchise, leur aspect nourri, profond et fort!


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Quoi qu'il en soit, le portrait, qui est une des plus hautes difficultés de la peinture , est aussi une des gloires de l'école française : Poussin, Rigaud, Largillière, Latour, Gérard, Gros, Prudlion, Ingres ont été en ce genre des maîtres. In- gres est celui qui a su donner à ses portraits le plus de style tout ensemble et le \:)\\is de naturel, en triomphant, par-dessus le marché, de l'ingratitude extrême de nos habits. Cet art pro- digieux qu'il eut quelquefois de généraliser l'individuel, c'est- à-dire de faire apparaître toute une race d'hommes dans la physionomie d'un seul, cet art il l'a emporté avec lui, ou du moins ce n'est pas Hippolyte Flandrin qui le lui a dérobé, car son portrait de Napoléon III n'est qu'une eftigie molle, éteinte et sans caractère , bien que le peintre ait mis beaucoup de pré- tention dans le regard rêveur et noyé.

Mais il est un autre élève d'Ingres, un des plus fidèles, M. Henri Lehmann, qui aurait pu exposer ici des portraits excellents , ceux , par exemple , de M""^ Henri Lehmann et de M™" Joubert , ceux de M. Deguerry et de l'archevêque de Paris. De tels morceaux eussent primé, sans aucun doute, dans cette lutte internationale oh ils eussent ajouté beaucoup d'éclat à une victoire assurée.

LA TEINTURE ANGLAISE.

Pour un homme savant et profond qui serait philosophe, ethnographe et versé dans la connaissance des histoires et des langues, ce serait une belle recherche à faire que celle des causes qui font que telle race est artiste et que telle autre ne l'est point, et ne le sera jamais, car il est certain que les efforts de la civilisation et tout ce qui dépend de la liberté de l'homme n'y peuvent rien. Il semble que tel degré d'élévation du pôle en ait décidé sans appel; et si ce n'est pas le chmat, est-ce la religion, est-ce l'ensemble des idées et des moeurs, est-ce


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le caractère des institution*? Je ne sais; mais il est clair que certains peuples sont absolument rebelles au sentiment de l'art, comme si la grande besogne humaine avait dû être ré- partie entre les divers groupes de nations pour être mieux ac- complie, en raison même de l'incapacité de chacune d'elles à progresser dans telle branche de l'esprit humain. L'Exposition universelle nous ojfïre une belle occasion, sinon de découvrir les causes, au moins de constater les effets de cette grande loi, qui a distribué les aptitudes de l'homme aux différentes races de l'humanité.

En dehors de la France et de la Belgique et de quelques par- ties de l'Allemagne, l'art est peu de chose. Mais l'on sent bien que, s'il y en a peu en Itahe et en Espagne, et s'il n'y en a pas en Grèce, cela tient à des causes qui ne sont pas abso- lues , et qui peuvent disparaître avec le temps. De ce que les habitants de ces contrées ont déjà eu parmi eux de très-grands artistes, on peut en conclure que leur race comporte à un haut degré le sentiment de l'art, et qu'il suffirait d'une conjonction de circonstances favorables pour ranimer chez eux ce senti- ment et le féconder à nouveau. Au contraire, quand on voit que l'Angleterre, par exemple, n'a jamais eu ni peintres ni statuaires vraiment supérieurs, même depuis qu'elle possède les marbres de Phidias , même depuis qu'elle est entrée dans une ère de prospérité et de richesse inouïes, on peut croire que l'acclimatation du grand art dans cette région est une chose impossible.

De petits tableaux de genre, des scènes de romans anglais, incompréhensibles pour qui n'a point lu ces romans, des por- traits faibles auxquels il manque le je ne sais quoi pour être excellents, des paysages peints sans idéal, sans émotion, en flagrant délit de réalité, et que j'appellerais volontiers des pay- sages à sensation, sensation landscapes^ des aquarelles d'une adresse prodigieuse et d'une dimension absurde des bustes


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en marbre ou en plâtre qui s'élèvent à peine au succès d'es- time : voilà ce que nous montre l'Angleterre à l'Exposition universelle.

Ce n'est pas, du reste, qu'elle n'y soit représentée par les plus habiles de ses enfants, par ceux qui ont le plus de répu- tation ou qui en méritent le plus, tels que sir Edwin Landseer, Everett Millais, Erskine Nicol, Clarendon, Thomas Faed, Thomas Webster, Richardson, George Leslie, Frédéric Leigh- ton, et d'autres que nous nommerons plus loin, et dont nous n'avons pas, dit-on, les chefs-d'œuvre; mais lors même que des ouvrages meilleurs auraient été retenus à Londres ou dans les comtés par les amateurs anglais qui les possèdent, nous n'aurions pas à changer nos conclusions, et il nous serait per- mis de dire : l'Angleterre n'est pas faite pour la grande pein- ture, pour ce qu'on appelle classiquement la peinture d'his- toire. Quelle en est la raison?

Ce n'est pas pour rien que l'Angleterre est une île. Jamais nation insulaire ne le fut plus que celle-là. Quand il y aurait, entre la Grande-Bretagne et le reste de l'univers, trois fois- la largeur de l'Océan, elle ne serait pas plus séparée de nous qu'elle ne l'est par ce petit bras de mer qui est la Manche, et pourtant, chose singulière, les Anglais sont bien plus que nous au courant de la tradition. Ils connaissent mieux que nous l'histoire de la peinture et les contrées où elle a fleuri. Ils ont tous beaucoup voyagé et beaucoup vu.

L'Italie leur est aussi familière que Regent's street. Ils savent par cœur Naples, Rome, Florence, Milan, Venise, Padoue et Parme, c'est-à-dire Léonard, Michel-Ange, Ra- phaël, André del Sarte, Titien, Corrége. Mais tout cela ne leur sert de rien. Une fois rentrés dans les brouillards de leur île, ils ne se souviennent plus de ce que leur ont enseigné les grands maîtres ; ils redeviennent de purs Anglais , et les voilà désormais incapables de comprendre les principes du beau.


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de s'élever aux idées générales et aux formes génériques; les voilà confinés dans le relatif le plus étroit, et rivés à ce qui est justement l'inverse de la tradition, le rebours du style.

Assurément, si l'on ne savait pas ce qu'il faut entendre par ce mot ((. le style, )^ ce que signifie dans les arts plastiques l'i- déal, on l'apprendrait bien vite envoyant les tableaux et les marbres de l'école anglaise, car ils nous font voir, du moins, bien clairement ce que le style n'est pas, ce que n'est pas l'idéal.

Mais, il faut être juste, les Anglais semblent avoir sage- ment renoncé à la haute poésie de la peinture ; leurs efforts se portent uniquement sur l'individualité, sur le petit art, ou sur les bizarreries de l'imagination, ou sur des données qui sont tellement locales qu'elles sont îmj)ossibles à comprendre jiour tous ceux qui vivent, comme nous, en deçà de là Manche. Ou bien encore, ils s'appliquent à peindre des idées qui tiennent à Tordre des choses littéraires, et dont l'expression appartient à l'écrivain ou au poëte.

Que signifie, par exemple, pour les cinq sixièmes des spec- tateurs, la Jument domptée^ de sir Edwin Landseer? Quel est le sens et le sel de cette composition? Une jument est couchée sur l'herbe et semble admirer, comme ferait une personne na- turelle, la jeune écuyère qui l'a domptée, et qui, assise elle- même sur le gazon, se repose de son triomphe. Ce petit ta- bleau, qui, pour être compris, a besoin de la légende impri- mée au catalogue, ne saurait avoir de l'intérêt que par le charme de l'exécution. Malheureusement, la peinture en est vide et le modelé mou. Le cheval et l'écuyère semblent de carton, et les chairs sont en cire, de sorte que l'œil n'est pas plus satisfait que l'esprit. On se demande pourquoi la mode, c'est-à-dire l'aristocratie, a fait de Landseer un si grand peintre.


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La Jument domptée n'est pas, il est vrai, le clief-d'œuvre de sir Edwin, et l'on connaît de lui, par la gravure, des idées plus heureuses, telles que le Sanctuary^ ou le Cerf dans l'eau, peinture qui est imprégnée de la poésie des solitudes , et tou- cliante par l'expression de la douleur dans une bête sauvage. Mais, lors même que nous aurions sous les yeux tout ce qui a fait en Angleterre la renommée de Landseer, nous serions forcés de reconnaître que l'on a surfait sa gloire , parce que les dames du Drawing room le voulaient ainsi.

Cela nous donne déjà une idée de l'école anglaise, et justifie le destin qui la condamne à vivre dans les régions inférieures de l'art. Sir Edwin Landseer devenu le peintre le plus cé- lèbre de l'Angleterre, c'est comme si Alfred de Dreux ou Brascassat avaient tenu le haut bout de la peinture française.

Le principe que le fini et le précieux de l'exécution doivent être en raison de la petitesse du tableau, ce principe, les pein- tres anglais l'ont quelquefois méconnu, car on voit à l'Expo- sition certains morceaux hachés, inconsistants, indigestes, qui rappellent tantôt les premières pochades de nos romanti- ques, tantôt la peinture des demoiselles en pension; mais il faut convenir que ce n'est pas le défaut général de leur école. Pour en citer tout de suite un exemple, je nonnnerai M. Ers- kine Nicol, qui pousse le rendu aussi loin que possible, avec une patience qui est une passion de son esprit. Il poursuit le détail à outrance, et un peu plus ce serait l'accessoire qui l'em- porterait. Heureusement que le caractère de ses curieuses figu- res, et l'individualité de ses impayables physionomies, sont exprimés avec une intensité d'observation et une énergie de volonté qui en font encore la partie la plus intéressante de ses tableaux, et la mieux réussie.

Le Paiement du loyer est le plus important, le meilleur de ses ouvrages. Le caissier du /a?icZ-^o?YZ, jeune homme aux cheveux rouge carotte, qui, « sévère mais juste, » fronce le sourcil pour


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mieux compter, le teneur de livres obèse et bonasse qui taille sa plume, après avoir donné un tour à sa perruque fauve, le tenancier économe , aux lèvres serrées, qui, d'un air sérieux, vient apporter la rente qu'il a ramassée à la sueur de son front, le fermier en habits de velours et souliers ferrés, qui se mord la langue en plongeant au fond de sa poche une main tardive et qui a tant de peine à y atteindre sa bourse de cuir ; celui qui, dans le fond du tableau, arrive essoufflé et s'es- suyant le visage avec son mouchoir : tous ces personnages sont autant de types particularisés au plus vif, scrutés jusqu'au tuf, et qui triomphent dans le tableau, malgré le soin donné aux registres, papiers, portefeuilles et autres accessoires traités de main de maître.

La seconde médaille, décernée à M. Erskine Nicol, est parfaitement méritée ; mais une chose nous afflige , c'est que le jury international ait oublié un artiste que nous ne connais- sions point, et qui nous paraît, avec des qualités différentes, au moins l'égal de M. Nicol et des autres récompensés. Cet artiste est M. Thomas Faed, coloriste brillant et charmant, dont l'exécution enchante le regard et plaît à l'esprit , parce qu'elle est spirituelle autant qu'habile. Ses tons riches, variés, lumineux, fins et vifs, qui, dans leur éclat, se soumettent à l'harmonie , ne forment pas seulement un agréable bouquet de couleurs; ils couvrent des intentions aimables, ils éclairent des figures ravissantes de fraîcheur, des peaux conservées par le brouillard et satinées par la jeunesse ; ils remplissent de leur opulence des intérieurs pauvres ; ils rehaussent des hail- lons; ils donnent du prix à des ustensiles sans valeur, à une faïence ébréchée, au fer-blanc bossue d'une boîte à lait; ils nous intéressent à la courte chemise du petit garçon qui , ju- ché sur un établi, les jambes, pendantes et nues, attend, pour buissonner, que sa mère ait raccommodé la seule paire de cu- lottes qu'il possède.

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On entrerait dans la demeure de ces braves gens, qu'on éprouverait un serrement de cœur à les voir si peu ou si mal vêtus, si déshérités, si misérables; mais quand on les visite dans le tableau, on n'éprouve aucun sentiment pénible : toute cette misère est habillée de chaleur et de couleur ; elle est dorée par le soleil qui transparaît dans les ombres, fait tourner les figures, caresse les joues des enfants, se reflète sur le vi- sage de la mère, et se joue avec grâce dans les détails riches de cette demeure pauvre.

Père et mere^ Toute musique a ses charmes, ce sont les ti- tres des autres tableaux de M. Faed. Le dernier est un peu fran- çais parla manière, mais très-anglais parles types. Un petit garçon souffle dans un flageolet, devant la porte de la maison paternelle, tandis que sa sœur, une blonde jeune fille, fraîche et tendre comme la rosée, prête l'oreille à une mélodie que lui chante son imagination. J'envie les heureux possesseurs des peintures de M. Faed, parce que la réalité y est tantôt vive- ment exprimée , tantôt légèrement sous-entendue , et que le luxe de l'exécution y est engendré par le sentiment, et d'ac- cord avec l'esprit.

Moins avare que le jury international, nous distribuerons aux artistes anglais les médailles qu'il a épargnées ; nous en donnerons une à M. Henri O'Neil, l'auteur du Départ pour la Crimée^ composition bizarre qui a l'air d'un fragment, mais dont toutes les figures sont d'une vérité criante et touchante , qui rappelle les bons jours de Millais et son Ordre d'élargis- sement. Un vaisseau de guerre qui va lever l'ancre et qui est couvert de soldats anglais en habits rouges , est embossé dans la toile. Des enfants, des ouvrières, des filles de ferme, des mères et des fiancées, viennent de dire adieu à ces robustes garçons qui vont se faire tuer à Inkermann, et on les voit descendre, diversement émues, jolies et malheureuses, dans la chaloupe qui va les ramener au rivage, et d'où elles jettent


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un dernier regard à ces jeunes amis qui les saluent encore : Salutant morituri.

Nous voterons également une médaille, mais pas de pre- mière classe, à M. Henri Wallis, l'auteur de la Mort de Chat- terton; à M. Henri Wells, l'auteur des Volontaires au th\ mor- ceau trop grand pour ce qu'il exprime; à M. James Morgan, à M. Thomas Webster, à H. Horsley, à M. Burg^rs pour nous avoir remis sous les yeux, dans son Bravo toro^ tout un groupe de ces physionomies espagnoles et de ces jeunes madrilènes que nous avions regardées à Madrid beaucoup plus curieuse- ment que le spectacle des taureaux abattus et des chevaux é ventres ; à MM. Yicat Cole et Charles- John Lewis, pour avoir jeté à pleines palettes le soleil de la canicule sur le Champ fTorge et la Couronne de Vété^ deux paysages éblouis- sants d'audace et d'éclat ; à d'autres peintres qui ont poussé l'aquarelle aux dernières limites de sa puissance et de son in- tensité, tels que MM, Cattermole, Cari Haag, Gilbert Rowbo- tham, Tidey, Topham, Warren et Mawley, sans parler de feu David Cox , un maître aquarelliste, dont les paysages sont inondés de poésie ; enfin à M. Leslie, pour sa charmante Cla- risse^ lisant une lettre de Lovelace , dans un jardin à la Pierre de Hoogli.

Maintenant, nous ajouterons notre boule blanche à celles qui ont valu la première médaille au tableau de M. Calderon, Très-haute^ noble et puissante grâce ^ dont il a publié un cro- quis de sa main , dans la Gazette des Beaux-Arts. C'est une pe- tite poupée monarchique, qui sérieusement joue son rôle de reine , un petit chiffon d'enfant qui,

Précédé de clairons sonnant des tintamarres, Marche tout harnaché d'ordres et de charaan-es.

Des courtisans se prosternent devant elle ; des femmes char- mantes l'adorent en portant la queue de sa robe, et un sourire


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d'ironie vient aux lèvres du spectateur en présence de ce petit orgueil confit et de tous ces gens en émulation de bassesse. Il y a de la distinction , de la finesse et de la grâce dans le ta- lent de M. Calderon, et une louable aspiration à s'élever au- dessus du terre à terre; mais j'aurais aimé qu'il ne fût pas le seul à obtenir la première médaille, et que M. Francis Leigli- ton fut réconipensé , lui aussi , pour avoir essayé de dire autre chose que des réalités positives, pour avoir tenté une excur- sion dans le domaine du style, en peignant les Fiancées de Sy- racuse^ qui mènent en procession des bêtes fauves au temple de Diane. Je les soupçonne d'habiter le West-End, ces jeunes Siciliennes; mais il faut en prendre son parti : jamais la pein- ture anglaise ne cessera d'être britannique au premier chef. Aussi fait-elle bien en somme de ne pas entreprendre les su- jets mythologiques ou religieux, parce que, chez elle, les dieux ressembleraient de près ou de loin à des gentlemen ; le Christ aurait l'air d'un membre du Parlement, et la Vierge, d'une miss.

Pour ce qui est de la médaille accordée à M. Orchardson, nous n'y trouvons rien à redire. Différent de M. Nicol, qui est un Anglais de pur sang et qui vit de son cru, bien qu'il pro- cède de Wilkie, M. Orchardson recommence dans son pays une peinture qui a eu beaucoup de vogue dans le nôtre, il y a quelque trente ans. C'est de l'époque où florissaient les Johannot et les Roqueplan, où Eugène Isabey et Lepoittevin se faisaient un nom, que M. Orchardson a emprunté, ce nous semble , sa manière leste et spirituellement négligée par pla- ces, ses tons brillantes et curieux, ses pommades lumineuses, ses traînées de pâte.

En regardant le Défi^ où il a représenté une espèce de gen- tilhomme — non pas le capitaine, mais le lieutenant Fracasse — adressant un cartel à son adversaire, sous la forme d'un billet attaché au bout d'une épée, je crois voir une peinture




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Frédiric Leiûh:ûïLpijis.Sc sculp


Rayai Aca.de ]Xj7 lu 67.


Pastorale.


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française de nos jeunes romantiques, une de celles qu'applau- dissait l'opposition d'alors, les indépendants de la gauche. Mais ce morceau bizarre, qui ne manque pas de saveur et d'humour, est un peu refroidi par la prédominance d'un jaune crayeux et opaque, moins heureux et moins riche que les tons mordorés, chaleureux et transparents des maîtres en question ; et cette craie jaune, mal broyée, on la retrouve dans le ta- bleau, d'ailleurs plein d'esprit et de gaieté, Christoforo Shj. C'est une scène de Shakespeare, celle oîi un pauvre chau- dronnier, transformé en grand seigneur, comme Sancho Pança, est assis sur son lit, recevant les salutions respectueuses des intendants, et les friandises que lui apportent les valets sur des plats d'argent , et tout ébahi de faire un rêve si magnifique après s'être éveillé.

Bien éclairée d'ailleurs, vivement enlevée, spirituelle jus- qu'à friser la charge, comme il convient à une scène prise sur le théâtre , la composition de M. Orchardson n'est pas indigne du succès qu'on lui fit à l'exhibition de Pall-Mall, ou l'auteur remporta, il y a deux ans, le prix de cent livres sterling. Mais il faut pourtant que l'école anglaise soit descendue de plus d'un cran, pour que ces jolis tableaux aient eu les honneurs de la médaille; ils ne l'auraient pas obtenue, croyons-nous, dans l'Exposition universelle de 1855, lorsque ceux qui tenaient la corde étaient Mulready, Everett Millais, Holman Hunt, et les premiers préraphaélites dans la ferveur de leur conversion.

Celui de tous qui étonna le plus l'école française par son ori- ginalité plus qu'étrange, par l'acre parfum de nouveauté à la fois et d'archaïsme qui s'exhalait de ses ouvrages, ce fut M. John Everett Millais, le préraphaélite par excellence. Le public , qui s'occupe superficiellement de peinture , ne sait peut-être pas encore ce que signifient au juste ces mots, j^?-e'- raphaélite^ préi^aphaéliiisme^ bien qu'on les lui ait expliqués quelquefois dans les revues spéciales. Les préraphaélites sont


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ceux qui, remontant l'iiistoire, auraient voulu reprendre l'art au point oii il en était avant Raphaël. Ils représentent en An- gleterre la même évolution qui s'était accomplie déjà, dans la critique italienne, par les quattrocentisti ., c'est-à-dire par ceux qui ont reporté leur admiration sur les maîtres du quinzième siècle — ayant vécu dans le siècle mille quatre cent — pré- curseurs de Raphaël, tels que Masaccio, Donatello, Ghiberti, Veroccliio, Gliirlandajo, Mantegna, Jean Bellin, Luca Signo- relli, Piero délia Francesca, Pérugin et autres.

Cette réforme date de loin en Italie. Ingres et Bartolini en avaient été les promoteurs au commencement de ce siècle, et depuis, les études historiques et esthétiques avaient remis en lumière les qualités naïves et fortes de ces précurseurs, leur fidélité au vrai, le respect religieux qu'ils professaient pour la nature, au point d'en aimer jusqu'aux laideurs, et ce quelque chose enfin de pénétrant, de mordant, déjeune, qui distingue les avant-coureurs de toute perfection.

L'archaïsme italien, après avoir gagné la peinture et la cri- tique en Allemagne, oii il avait produit Overberk et le baron de Rumohr, s'introduisit en Angleterre, et y fut préconisé par un écrivain brillant, hardi et paradoxal, M. Ruskin, dont les affirmations tranchantes et le ton ironique imposèrent à la jeu- nesse. L'opinion se répandit dans l'école anglaise, ou plutôt parmi les jeunes artistes anglais, — car je ne suis pas bien sûr qu'il y ait jamais eu d'école anglaise, — que le manié- risme commençait à Raphaël , et que l'art avait été , dans cet homme trop célèbre, comme ces fruits mûrs qui déjà ont reçu les piqûres de la corruption ; qu'il fallait, sans hésiter, en re- venir à la délicieuse amertume des fruits verts ; que Raphaël n'avait été, atout prendre, qu'un Carrache anticipé, un maître supérieur du style académique, et, pour parler bien franche- ment, le roi des poncifs, — que Dieu leur pardonne!

Là-dessus quelques jeunes gens, pleins d'ardeur, en tête


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desquels se faisaient remarquer M. Holman Hunt et M. Mil- lais, prenant au pied de la lettre, exagérant même ce qu'avait écrit M. Ruskin , résolurent de pratiquer dans l'art ce qu'avait osé Descartes dans les régions de la philosophie, c'est-à-dire de faire table rase, et de se remettre en présence de la nature, comme si toute tradition eût été non avenue. Cette absolue sincé- rité enfanta d'abord des singularités piquantes et des morceaux intéressants au plus haut degré. Les amateurs se rappellent notamment l' Ophélia envoyée par M. Millais à notre Exposi- tion universelle de 1855. La jeune fille follement confiante qui s'abandonne à l'onde perfide, était représentée là, déjà noyée dans une fourmilière de détails gracieux , exprimés un à un avec une patience de bénédictin, et un réalisme cent fois plus avancé que celui de nos réalistes.

Pas une feuille ne manquait au saule, pas un roseau à la rive. Le cresson, le nénufar, l'iris, l'églantine, le myosotis, que sais-je encore? se disputaient l'attention et la captivaient tour à tour. On se perdait et on se retrouvait à plaisir dans un fouillis prodigieux de plantes aquatiques et de fleurettes : le liseron des fontaines contrastait avec le coquelicot dans le col- lier de l'ondine insensée, et ce contraste était renouvelé par un rouge-gorge et un martin-pêcheur aux ailes d'azur. Le peintre avait tout dit : le plus petit brin de paille, le moindre brin d'herbe, et les pâquerettes, et les boutons d'or que la pauvre fille tenait encore à la main, et le mouillé de sa che- velure, et les dents de son sourire, et le gonflement des linges que l'eau a touchés, et les jupes imbibées et aplaties, et les dentelles surnageantes.

En un mot, dans ce tableau surprenant, le peintre avait entrepris de lutter corps à corps avec la nature, de pousser le rendu jusqu'aux bornes de l'impossible, et de fouler aux pieds cette loi écrite par les maîtres et proclamée par le bon sens, que le tout est plus important que la partie; que des


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myriades de détails ne sont pas un ensemble; que l'extrême fini de chaque fraction est incompatible avec la puissance de l'effet général : en un mot , que l'art est une chose et que la nature en est une autre, car la nature est complexe et l'art est un.

Toutefois ces premiers résultats, si imprévus, tenaient du prodige et promettaient d'autres merveilles. Par malheur, c'est le contraire qui est arrivé. Les préraphaélites avaient juré d'être naïfs : ils n'ont pu tenir jusqu'au bout leur serment. Privés de boussole , affranchis de ces traditions qui sont le ca- pital accumulé par tous les grands hommes du passé, ils ont dû naturellement se perdre. La Veille de sainte Agnes est le dernier terme de ces déplorables égarements. Il est advenu aux préraphaélites ce qui advint à Turner qui , enivré par la nature , espérant surpasser Claude Lorrain, égaler la lumière, imiter le soleil , fut pris de délire et se noya dans l'atmosphère. Une sorte de vertige s'est emparé aussi de nos préraphaélites. Ils ont voulu creuser l'insondable, et, abdiquant la supériorité de l'esprit pour s'attacher à vaincre le réel par une impossi- ble imitation, ils y ont perdu la santé morale et le talent même. Comme Ophélia, ils se sont noyés... dans les eaux de l'infini. La nature est une sirène qui peut conduire ses amants au fond des abîmes : il ne faut l'aborder qu'après avoir mis dans ses oreilles la cire d'Ulysse.

BELGIQUE, ESPAGNE, POETUGAL, ITALIE.

Comment se fait-il qu'il y ait toujours eu dans les Pays- Bas un noyau d'école, un groupe de bons peintres, tandis qu'à deux pas de là, de l'autre côté de la Manche, il y a si peu de peinture, de vraie peinture? Un écrivain qui a émis récemment des idées généreuses et justes dans un petit livre intitulé In-


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Jiiience de la liberté clans les arts (1), IM. André Albrespy, nous répondrait que la liberté est ici luie des causes les plus actives. Il faut reconnaître, cependant, que si cette cause suffisait à elle seule pour produire un art, pour engendrer une école, l'Angleterre aurait depuis longtemps une forte école et un grand art.

Quoi qu'il en soit, l'Exposition organisée à Paris dans le Champ de Mars, pour le compte de la Belgique, est , après la nôtre, la plus sérieuse de toutes et la plus riche. Déjà nous avons parlé longuement du peintre qui, dans l'école belge, a obtenu la médaille d'honneur, M. Leys. Maintenant nous n'a- vons plus rien, ou presque rien à voir, dans cette école, qui touche il la peinture d'histoire, ou même à la peinture histori- que, deux choses qui ne doivent pas être confondues, celle-ci étant le diminutif de celle-là. M. De Bief ne fait exception, et cela n'est pas surprenant, car il a été élevé en France, où la pein- ture historique est en si grand honneur depuis un demi-siècle. Les plus beaux épisodes de l'histoire des Pays-Bas ont été la matière des grandes toiles qui ont fait la réputation de M. De Biefne. Son amour pour son pays et pour son art, l'aisance de sa manière savante et libre, sa parenté avec l'école française, nous retrouvons tout cela dans le tableau de la Comtesse (.T Eg- mond au couvent de la Cambre. M. Ferdinand Pauwels fait exception, lui aussi, par quelques tableaux tirés des chro- niques flamandes : la Veuve de van Artevelde ^ les Gantois de- vant Pldlippe le Hardi .^ le lietour des proscrits du duc d'Alhe^ morceaux habilement peints dans une manière mixte qui ne s'élève guère au-dessus du genre, et qui est attristée par une trop grande place donnée aux tons noirs. Prix de Rome, M. Pauwels a lesté son talent de tout ce qui peut s'acquérir par les études que l'on f^iit en si bon lieu, à cela près qu'il n'y

(1) Paris, à la Librairie internationale de Lacroix et Verboeckhowen, 1867.


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a pas contracté ce quelque chose qui a tant de peine à fleurir dans les pays du nord, et qui s'appelle le style. Nommé pro- fesseur à l'Académie grand-ducale de Weimar, M. Ferdinand Pauwels y apportera , du reste , un savoir solide et les quali- tés nécessaires à l'enseignement , car les aptitudes pour pro- duire ne sont pas les mêmes que pour enseigner.

Comme l'école anglaise, l'ensemble de l'école belge s'est donc confinée dans la peinture de genre, de paysage et d'ani- maux ; mais , du moins , elle y réussit à merveille. Ceux qui l'honorent le plus sont bien un peu Parisiens , et si l'on voulait chicaner là-dessus, on pourrait soutenir que M. Alfred Ste- vens, M. Willems appartiennent à la France; mais d'autre part, il est juste de dire que beaucoup des nôtres ayant été façonnés par les vieux maîtres des Pays-Bas, nous devons restituer à la Belgique et à la Hollande les peintres qui sont venus apprendre chez nous comment on pouvait recommencer leurs ancêtres. C'est un prêté pour un rendu.

A l'inverse de M. Leys , qui ne vit que dans le passé et qui mourra contemporain de Holbein et de Van Orley, M. Alfred Stevens est aussi moderne que possible. Il peint la femme qu'il a vue hier, et la robe qu'elle porte aujourd'hui. Se mettre ainsi face à face avec la nature et savoir lire dans ce livre-là, sans aide, sans truchement, c'est une grosse difficulté. M. Alfred Ste- vens s'en tire avec une dextérité consommée; il y emploie un pinceau souple et sûr, un coloris varié, fin, étoffé, recherché, un coloris aux tons rares et puissants. Le spectacle d'une femme élégante, surprise dans son intérieur, occupée à ne rien faire, lui suffirait à composer un tableau attachant ; mais, de temps à autre, il y glisse l'expression légère d'un sentiment tendre. Jamais, toutefois, il ne va jusqu'à la passion, jusqu'à l'an- goisse. Que deviendraient la grâce du visage , la douceur de la peau ? On ne regarderait plus suffisamment la grenadine rose du négligé, et la soie violette de la jupe, et le cachemire, et le


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soplia, et les bibelots, ravissamment inutiles, dont s'entoure la beauté. Or, il faut que tout cela triomphe à la fois. Et ces jo- lies mains, si délicates, si blanches, comment seraient-elles crispées par la colère, l'impatience ou la jalousie, sans perdre leur délicate blancheur, alors que le peintre les veut douces au toucher, tièdes et polies, gantées d'amour et de volupté? Aussi le sentiment, quand il se montre ici, n'est-il qu'à la sur- face : il effleure le regard, il frise le cœur.

Une femme, en fouillant dans les papiers de son mari, trouve la preuve écrite d'une infidélité soupçonnée : cela s'appelle la Douloureuse certitude; on pourrait aussi bien dire la Curiosité punie^ car cette jolie curieuse ne vous inspire d'autre intérêt que celui qui s'attache à l'élégance de sa personne, à sa robe, au délicieux confort de son intérieur. Quel est donc le mari assez malavisé pour tromper une femme aussi charmante, pour aller chiffonner d'autres soies, caresser d'autres cheveux? Voilà ce qu'on pense, et l'on passe à la Bentrée du monde ^ tableau bien senti, où l'on voit une jeune coquette vêtue d'une robe bouton d'or, qui, revenue du bal et assise sous la lampe, détache lentement son bracelet, et, toute rêveuse, s'aban- donne au souvenir d'une intrigue ébauchée , d'une main serrée peut-être, ou d'une valse entraînante.

Puis, l'on jette un coup d'œil sur la Dame rose^ en regret- tant que son visage soit attristé par des demi-teintes d'un gris lourd qui touche au noir. On regarde un peu plus longtemps la Visite^ c'est-à-dire deux femmes habillées d'un goût exquis, dont l'une, après s'être levée pour partir, trouve encore quel- que chose à dire ou à murmurer, et noue un dernier ruban à sa causerie. On sourit à Miss Fauvette et l'on s'arrête ensuite devant un autre tableau de M. Stevens, qui représente une toute jeune femme, étonnée et légèrement émue d'une lettre qui a été glissée sous la porte de sa chambre, et qu'elle hésite à ramasser. Elle est habillée à ravir et meublée à souhait.


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pour ceux qui aiment ces chaises de bois peint, avec une lyre pour dossier, qui rappellent dans le second empire la roideur prétentieuse du premier... Mais pourquoi, me direz-vous, nous parler des chaises et des meubles, quand il s'agit de savoir si la lettre sera ramassée, si le cœur a battu? C'est que dans le talent de M. Stevens, les sentiments vont de pair avec les choses et les tentures avec les pensées. Aussi bien, nul ne sait rendre avec autant de force , de vérité et de charme, sans au- cune ficelle apparente, les accessoires de la vie aisée et con- fortable, les bahuts, les étagères, les porcelaines de la Chine, les paravents en laque du Japon, et les cornets pleins de fleurs, et le jade, et le vieux Saxe, et le Sèvres.

Une fois , pourtant, M. Alfred Stevens a voulu parler au coeur en peignant la Consolation: deux femmes en deuil, la mère et la fille, assises sur un divan et consolées par une jeune personne en robe blanche et ceinture rose. La veuve cache ses larmes ; l'orpheline est épuisée de douleur, la consolatrice essaie de souffrir. Tout ce tableau, hardiment composé de noir et de blanc, sur fond jaune, date d'une époque où le peintre se piquait d'être plus sentimental qu'aujourd'hui.

Le défaut qu'on reproche à M. Stevens de tomber, ça et là, dans le noir, on ne peut pas en accuser M. Willems qui , au contraire , s'en tient aux tons clairs et froids, aux gris-perle , aux blancs crayeux, ou bien à ce rose que produiraient des fraises écrasées dans du lait; quelle délicatesse de pinceau! quelle propreté! quelle adresse! les robes brillent, les satins reluisent, les parquets font miroir. La Visite^ la Veuve ^ la Sortie^ le Messager^ les Intimes : autant de morceaux peints délicieusement, mais d'une parfaite insignifiance. La femme n'est que le prétexte de la robe ; le cavalier n'est que l'occa- sion du pourpoint. Ces personnages ne sont pas eux-mêmes ; ils posent pour leurs habits. Ceux que M. F. Willems a repré- sentés en costume Louis XIII n'ont pas le moins du monde


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le caractère et les airs de tête qui appartiennent au temps de d'Effiat et de Bassompierre. Je crois voir des acteurs jouant sur le théâtre du Parc, à Bruxelles, ou sur les planches de l'Ambigu, à Paris. Pas de vérité rétrospective, aucun senti- ment vrai des mœurs, des habitudes, des physionomies qu'il entêté facile d'étudier dans l'oeuvre de Callot, dans les gra- vures de la Belle, d'Abraham Bosse et de Saint-Igny.

Chaque siècle a ses figures, et ce n'est pas seulement le tailleur qui les fait, ou le coiffeur, ou le rasoir; c'est l'idée dominante, c'est l'ensemble des croyances, et, pour ainsi par- ler, la tournure des âmes. Quand Meissonier nous peint des raffinés ou des petits maîtres , des philosophes de l'Encyclo- pédie ou des soldats de l'armée de Rhin-et-Moselle , il leur donne les têtes qu'ils ont dû avoir ; il les habille de leur es- prit autant que de leur costume ou de leur uniforme. Au con- traire, M. Willems revêt du satin d'autrefois les femmes d'au- jourd'hui, et s'il lui arrive, comme dans le tableau de V Accou- chée^ d'ailleurs si prestigieux et si précieux d'exécution, de rencontrer quelque belle tcte pensive, grave, une tête que Philippe de Champagne eût remarquée, il place, tout à côté, des visages sans caractère , qui ne sont d'aucun temps , pas même du nôtre, quelquefois.

Non, il ne suffit pas pour recommencer Terburg, Metsu, Gaspard Netscher, d'avoir un pinceau de fée, une adresse prodigieuse , une manière caressée et caressante ; il faut mêler aux friandises de la peinture quelque chose qui touche à la vie morale, et qui invite l'esprit. L'homme qui ne pense à rien n'est qu'un mannequin vêtu. Autant vaudrait en prendre la photographie et la colorier.

Nous avons dit que la peinture belge s'était reléguée dans le genre , le paysage et les animaux. Il convient cependant d'excepter M. Verlat — un fort animalier^ comme disent les néologistes — qui s'essaie aux compositions religieuses, et


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M. Guffeiis , qui nous a envoyé les cartons des peintures mu- rales dignement exécutées par lui dans l'église Saint- Geoges, à Anvers; mais ces ouvrages, cartons et peintures, sont mal- heureusement empreints de je ne sais quel inévitable poncif. Toutes ces grisailles sortent de l'atelier des Flandrin, et ces Christ, ces Madones sont les mêmes qu'on a vus partout. Com- bien il serait préférable d'être le premier dans son village!

Lorsqu'il s'attaque aux animaux, M. Verlat est plein de verve et d'entrain; il est peintre, il pousse parfois le rendu d'un mouton jusqu'à l'énergie de Ribera. Il se fait ainsi pardonner les proportions insolites qu'il donne à ses tableaux de chiens et de loups. D'ailleurs, il se dispense d'y mettre de l'esprit, ce qui est toujours déplacé quand on représente les bêtes du bon Dieu. Decamps s'est amusé à mettre en scène des singes, et rarement il a su nous intéres- ser à leurs singeries, bien qu'il fût Decamps. Ce n'est pas la peine que M. Joseph Stevens vienne, après lui, reprendre ces grimaces, et qu'il y emploie son talent robuste et sa touche généreuse. 11 faut lui répéter ce que lui a si bien dit, dans la Gazette des Beaux-Arts^ M. Paul Mantz : a II est inutile d'être aussi spirituel. Un artiste qui sait son métier de peintre aussi bien que M. Joseph Stevens, aurait vraiment grand tort de faire la cour aux Phihstins, qui, en arrivant devant une image, y cherchent tout d'abord le mot pour pleurer et le mot pour rire. Nous croyons qu'un tableau est toujours assez amusant quand il est bien peint. » Puisqu'il s'agit d'animaux, M. Paul Mantz a parfaitement raison. Mais il ne faudrait pas que M. Willems entendît de cette oreille , ni M. Alfred Ste- vens, l'autre Stevens.

Passe encore de dire aux peintres de marines et aux pay- sagistes que bien peindre suffit, parce que la nature agreste, le ciel, la mer font les frais de la poésie. Le mariage d'un rayon de lumière avec l'eau du fleuve ou la verdure des fo-


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rets, enfante à lui seul un spectacle ravissant. Il n'est que de le voir et de le rendre. De même que les femmes aimées sont toujours charmantes, de même la nature ne manque jamais d'être belle pour ceux qui l'aiment. En présence du paysage ou de la mer, l'artiste n'a pas autre chose à exprimer que la sensation qu'il a éprouvée, ou l'émotion qu'il a ressentie.

C'est un excellent peintre de marines que M. Clays. Il nous rappelle Albert Cuyp. Comme lui, sans avoir recours aux drames des tempêtes et des naufrages, il est intéressant, il nous attire et il nous arrête. Il se plaît , comme lui, à peindre des navires mouillant dans l'Escaut ou voguant sur la Meuse, et, comme lui, il aime les eaux calmes , tantôt profondément endormies, tantôt frissonnantes sous la brise. On y voit se re- fléter en tremblant les flancs bruns des navires, avec leurs voilures d'un blanc écru , d'un orangé sale ou d'un ton canelle. L'impression de M. Clays a toujours été juste et forte; il la redit avec justesse et avec force.

Qu'il y ait encore des peintres de marines dans le pays de Bonaventure Peters et des arcMtectunstes — pardon de cet autre néologisme — dans la patrie de Neefs et de Steenwyck, il ne faut pas s'en étonner. M. Bossuet et M. van ]\Ioer, qui exercent ce dernier genre avec beaucoup d'éclat , ont visité les contrées du soleil. Ils sont allés en Portugal, en Espagne, à Venise , chercher des motifs aux jeux de la lumière sur les ar- chitectures et sur les ruines. En présence des monuments qu'ils veulent peindre, ils n'en ont pas compté une à une les pierres ou les briques avec la patience miraculeuse d'un Yan der Heyden. Ils les ont vus grandement, largement , avec fermeté, avec ensemble , comme de magnifiques décors , dont la nature est le théâtre et dont le luminaire est le soleil.

Ainsi, dans toutes les branches de l'art second, — car il y a un art premier, — la Belgique a de fort belles œuvres à nous offrir. Elle a des paysagistes, tels que M. Lamorinière, M. Four-


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mois, M. de Knyff, qui ne seraient pas déplacés en compagnie de nos illustres, sans parler de M. de Cock, dont l'absence est regrettable, puisqu'il touche au premier rang; elle a des peintres qui expriment le sentiment tout moderne des inéga- lités sociales, comme M. de Groux dans les tableaux de YHos- yitalité et de la Visite du médecin^ tableaux estimables, mal- gré leur ton dar et leurs taclies noires, et qui nous rappellent, sans déclamation, les tristes scènes de la misère décente et propre , peintes à Lyon par un canut de génie , Trimolet. La Belgique possède encore de bons peintres d'animaux, par exem- ple , M. Van Kuyck, dont les intérieurs d'écurie auraient ob- tenu, je crois, l'approbation de Géricault, et M. Ver^Yée, qui voit les pâturages à peu près comme Troyon. La Belgique enfin possède un autre Jalabert, un Jalabert légèrement di- minué, peut-être, dans la personne de M. Liévin de Winne, dont les portraits ont de la grâce, de l'intimité, de l'attrait, accusent la ressemblance morale, et commandent l'attention, non pas impérieusement, mais doucement.

En somme, l'école belge est, sous le rapport de l'art, une sœur de la France, une sœur qui était jadis l'aînée, mais qui est devenue la cadette, pour avoir mal exécuté le testament de Rubens.

Il n'y a pas non plus de grandes différences entre l'école française d'aujourd'hui et les peintures qui nous viennent de l'Italie, de l'Espagne et du Portugal. En dépit des Alpes et des Pyrénées, les peuples de race latine se ressemblent par une fidélité commune à certains principes. Quand nous regar- dons le Testament d'Isabelle la Catholique, par M. Posalès ; la Chapelle Sixtine, par M. Palmaroli , V Intérieur de M. Pablo Gonsalvo; YExjyulsion du duc d'Athènes, par M. Stefano Ussi, et les ouvrages de ]\BI. Faruffini, Zona, Toma, Blanchi, Ray- perez, les portraits de MM. Miguel- Angelo Lupi et da Fon- seca, nous nous sentons en famille. La chaîne des traditions

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n'est pas rompue. C'est toujours la même langue qui se parle, avec moins de pureté sans doute, moins d'éclat, et avec un peu d'accent provincial; mais nous sommes tous des colons originaires de la même patrie.

Le jury international a décerné une médaille d'honneur à M. Eosalès, et vraiment c'était justice, car il y a chez lui de la vraie pieinture, saine et de bon aloi. Une certaine froi- deur solennelle règne dans le Testament cT Isabelle la Catho- lique^ dont l'ordonnance a de la grandeur parce qu'elle est simple. Même dans le moment où l'égalité leur est ensei- gnée par le droit divin de la mort , les rois sont condamnés aux sécheresses de l'étiquette ; ils ont une cérémonieuse ago- nie , et leur mort ressemble à l'accomplissement d'une haute formalité. De là le calme et le décorum qui entourent cette reine mourante , et qui donnent au tableau de M. Rosalès une dignité castillane , là où l'on s'attendait peut-être à un spec- tacle plus humain et plus émouvant. Le tempérament espagnol est beaucoup plus accusé dans l'auteur du Sermon à la Cha- pelle Sixime. Les couleurs locales, les couleurs voulues y sont abordées avec une fierté qui touche à la violence. La pourpre des cardinaux et le velours grenat des baldaquins y sont exaltés par le vert vigoureux du tapis. Les fresques décora- tives de Luca Signorelli, de Ghirlandajo, de Cosimo Roselli, de Pérugin , et celles de Michel-xVnge, sans être serrées d'aussi près qu'elles le sont dans la Chapelle Sixime^ peinte par In- gres, ont bonne figure et ne font que décorer le tableau, comme elles décorent le monument. Mais les princes de l'E- glise, les monsignori, les enfants de chœur, les sacristains et autres assistants qui écoutent le sermon du frère dominicain, ne sont pas peut-être particularisés au point où on le vou- drait, lorsqu'on a vu la peinture d'Ingres, bien que toutes leurs figures aient un accent parfaitement italien.

Il y a aussi du sang espagnol dans M. Pablo Gonsalvo,


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dont Y Intérieur est si imposant et si sombre. Bien que peuplé de figures, cet intérieur semble désert et silencieux. Les fe- nêtres qui l'éclairent sont larges et hautes, mais par leurs em- brasures il ne pénètre qu'une lumière mystérieuse et terrible. Quelques personnages, qui reçoivent ce jour de souffrance, ont l'air de comparaître devant un tribunal à peine visible, que l'on croit distinguer, ou plutôt deviner dans l'ombre, où il se confond avec des boiseries sculptées de cliêne noir et de vieilles tapisseries.

On ne peut quitter les expositions espagnole et portugaise sans saluer au passage M. de Madrazo, le plus habile portrai- tiste de l'Espagne; M. Antonio Gisbert, l'auteur du Débarque- ment des Puritains en Amérique^ morceau qui eut beaucoup de succès, il y a deux ans, et sans regretter l'absence de quel- ques peintres espagnols, à demi naturalisés français, MM. Ri- cardo de los Rios, Zamacoïs, Ramon Rodriguez 5 enfin, sans exprimer l'espérance que le Portugal fera des efforts pour ne pas rester à ce point en arrière des autres nations latines.

L'Académie de Lisbonne a pour président le roi don Fer- nando, père du roi régnant, un dessinateur spirituel, un ha- bile graveur, qui est sculpteur aussi, bon musicien, et capable de parler sept langues. Son appartement est le seul musée du royaume , et ce musée va devenir public, car sa préoccupation la plus chère est de faire revivre les arts en Portugal, et, pour cela, d'en restaurer l'enseignement. Sur sa proposition, l'Académie nous fit l'honneur, il y a quelques années, de nous inscrire au nombre de ses membres, et, à cette occasion, M. le marquis de Souza-Holstein nous annonça une prochaine tra- duction en portugais de la Gi^ammaire des arts du dessin^ dont il n'avait paru encore que quelques fragments dans la Ga- zette des heaux-arts. Pareille ouverture fut faite, je crois, à M. Maxime Lalanne pour son excellent Traité de la, gravure à T eau-forte. Tout cela prouve que l'art peut renaître dans la


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patrie de Gran-Vasco, de Sequiena, de Viera. Ce qui manque aux artistes en Portugal, ce n'est pas le talent, c'est un pu- blic. MM. Miguel- Angelo Lupi , Annunziâo, Fonseca, Cliris- tino, Henriques da Silva, professeurs à l'Académie de Lis- bonne, M. Rezende, qui est un élève de M. Yvon, M. Pe- drozo, professeur de gravure sur bois, sont des hommes qui, pour créer une tradition nouvelle, ont besoin de mieux con- naître l'ancienne, et de persuader aux indolents Portugais que l'art, loin d'être une dérogation, est la plus noble de toutes les noblesses.

On parle beaucoup des arts de la paix ; cependant, pour rendre hommage à la vérité historique , il faut reconnaître que les belles époques de la peinture et de la statuaii'e ont été bien souvent des temps de crise, et que les révolutions n'ont jamais été défavorables à l'épanouissement des arts. C'est au sein même des troubles qui bouleversaient l'Italie, et des guerres qui la traversaient en tous sens, que sont éclos les gé- nies de Léonard et de Michel-Ange. En France, les Eévolu- tions de 89 et de 1830 ont suscité la grandeur de David et les brillantes nouveautés du romantisme.

Voyez l'Italie moderne : son indépendance, qui date d'iiier, a déjà porté ses fruits. Il y a dix ans, une Exposition ita- lienne eût été ce qu'il y avait au monde de plus triste à voir. Aujourd'hui, une rénovation se manifeste partout, à Naples, à Milan, à Florence, à Venise. Il n'y a que Rome qui ne pro- duise rien ou presque rien, Rome qui, du reste, n'a jamais produit un seul grand artiste, je dis un artiste de prime saut et de tout premier ordre. Nous avons parlé trop sommairement de M. Stefano Ussi, faute d'avoir connu le sujet de son tableau, qui n'était pas imprimé au catalogue de la commission impé- riale, — ce catalogue est un tissu d'erreurs, de négligences et de bévues , — nous savons maintenant que le tableau de M. Ussi est Y Expulsion du duc d'Athènes^ et qu'il le montra


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aux Florentins, en 1860, dans le moment oîi la cliute du grand- duc donnait à cet ouvrage la saveur d'une allusion fla- grante. Pour ne juger ici que le mérite du peintre, nous pou- vons dire que, depuis longtemps, il ne s'était pas vu en Italie un tableau de cette qualité. C'est beaucoup que de s'élever si promptement à la dignité du genre historique, représenté cliez nous avec tant d'éclat par Paul Delaroche.

Après M. Ussi vient M. Faruffini, peintre spirituel et ori- ginal, qui a conçu avec originalité et avec esprit son En- trevue de Machiavel et de César Borgia^ mais en lui prêtant des dimensions démesurées. Viennent ensuite MM. Pagliano et Gastaldi, qui, pour peindre des batailles, manquent un peu d'humeur guerrière, et n'ont pas assez « le diable au corps ; » puis, M. Toma, de Naples, qui semble avoir assisté à une scène de l'Inquisition , tant il a su mettre de vraisem- blance dans ses figures, principalement dans celle du patient, qui, décharné, exténué, étendu par terre, pieds et poings liés sur un instrument de torture, fait un suprême effort, avant de s'avouer coupable, c'est-à-dire de s'avouer vaincu par la dou- leur. Avec plus d'énergie, la Scène de V Inquisition serait digne de Robert Fleur}^

La Veille de la fête est aussi un petit ouvrage fort remar- quable ; il est touché avec cette liberté sûre qui vient du sa- voir; il est intéressant au possible par la naïveté des attitudes, surtout par la pantomime du vieux jDrofesseur de chant, qui sur son violon donne le la aux enfants de chœur, et dont le corps tout entier vibre à la note, comme celui d'un A^irtuose qui est musicien des pieds à la tête. A tous ces noms il con- vient d'ajouter celui de M. Dominique Morelli, l'auteur du Bain ]pompéien; celui du Vénitien Zona, qui a peint la Ren- contre de Titien avec Véronese; celui de M. Pasini, qui nous a rapporté de ses voyages en Perse des cavaleries si brillantes, de si curieuses caravanes et des paysages si imprévus ; enfin,


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ceux des frères Palizzi, deux Siciliens, dont l'un est depuis longtemps de Paris, et qui, dans la peinture d'animaux, sont les égaux des plus forts.

On le voit, l'Italie se réveille. Peut-être l'unité lui sera- t-elle moins propice que ne l'eût été le fédéralisme, parce qu'elle effacera peu à peu les physionomies des provinces qui, par le relief même de leur caractère, devinrent jadis illustres ; mais il est sûr qu'à peine libre, l'Italie semble nous annoncer une seconde Renaissance, comme s'il était dans la destinée des arts de ne jamais être plus florissants, ou mieux en état de grandir, qu'au milieu des mâles agitations de la liberté.

RETOUR A LA SCULPTURE.

La sculpture a deux grandes sœurs, dont l'une est son aînée, l'arcliitecture ; l'autre, sa soeur puinée, la peinture. Depuis ses commencements; la sculpture a inégalement partagé ses af- fections entre ses deux sœurs. Quand elle était toute jeune, elle s'appuyait sur l'architecture, qui la portait, la protégeait, l'abritait, et alors elle lui était soumise. Occupée aux petits soins de la maison, elle taillait des lotus dans le cavet des cor- niches évasées; elle ornait les sarcophages, elle ciselait les tores ; elle écrivait des figures sacrées sur les murailles. Quel- quefois, emmaillotée dans un pilier, elle ne laissait voir que sa tête, et ainsi incorporée aux pierres de l'édifice, elle sem- blait être une parturition de l'architecture. Ou bien, dégagée de sa gaîne , elle faisait l'office de colonne , mais en serrant ses membres rigides, pour se donner l'air d'un support.

Cependant à mesure qu'elle grandissait, la sculpture rom- pait une à une les attaches qui l'enchaînaient au temple. Bien- tôt elle secoua ses bandelettes de granit, elle s'échappa sous la forme d'une statue, et, devenue libre, elle essaya de con- quérir pour elle seule l'admiration des hommes, tandis que la


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peinture, émancipée à son tour, cherchait à se former un royaume à part et vouhiit, elle aussi, être adorée pour elle- même.

Longtemps, clans cette rivalité des deux soeurs, la sculp- ture l'emporta; mais les siècles s'écoulèrent, et elle finit par vieillir comme vieillissaient les idées qui avaient assuré son empire et la religion qu'elle avait servie. L'humanité renou- velée trouva la sculpture trop matérielle, trop nue pour son âge et trop peu décente. On lui conseilla de se cacher ; on lui enjoignit de se vêtir : tout cela parce qu'on lui préférait sa plus jeune soeur, qui paraissait avoir plus de spiritualité et qui était jugée plus propre à exprimer les sentiments de la reli- gion nouvelle. Ainsi, après avoir triomphé dans la Grèce païenne et dans l'Italie hellénique, la sculpture se vit délais- sée. Elle devint pauvre, maigre, décharnée; elle dissimula sa décrépitude sous les draperies ascétiques, sous les longs man- teaux des âges obscurs, et l'on put croire qu'elle terminerait sa vie parmi les barbares.

Un jour vint, pourtant, qui éclaira la renaissance de la sculpture. Mais elle ne put remonter au premier rang. Se voyant primée par la peinture, elle se rapprocha de sa triom- phante rivale, se promettant de l'imiter dans ses mouvements, de produire des effets comme elle, de s'assouplir à ses maniè- res, de se colorer d'ombres. Oubliant l'architecture qui l'avait jadis protégée, nourrie, associée à toutes ses grandeurs, elle devint pittoresque pour plaire au monde, et dans l'espoir de prolonger son rajeunissement. En vain, de temps à autre , quelques sages lui rappelaient son origine, son berceau, sa dignité première, son antique prépondérance : un attrait ir- résistible la portait à sortir de son étroit domaine, à empiéter sur le territoire voisin, à briller enfin par l'innovation, autant que pouvaient le lui permettre la gravité de la pierre , la ré- sistance du bronze, la majesté du marbre.


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Dans l'état présent des choses, la sculpture est toujours en- traînée par le penchant qui la domine depuis la Renaissance. Néanmoins , contre ces tendances, une protestation existe, qui ne manque pas de force ni d'autorité : c'est la protestation de ceux qui pensent qu'il y a dans l'art statuaire plus de spiri- tualisme encore que dans la peinture , parce que celle-ci ex- prime tous les phénomènes visibles de la matière et toutes les réalités de la nature, tandis que la statuaire ne peut repré- senter avec vérité que les formes qui correspondent à l'esprit, les formes humaines. Le paysage, le ciel, la mer lui sont in- terdits.

Les animaux eux-mêmes sont, pour la plupart, en dehors de sa puissance imitative, puisqu'il lui est impossible de ren- dre ce qui les distingue autant que leurs formes, la variété et le ton de leur pelage, la douceur de leurs plumes, le cha- toyant de leurs écailles ; de sorte que, plus il s'avance dans le domaine du peintre, plus le sculpteur rencontre d'obstacles : à chaque instant, il est averti de son impuissance ; il se sent ramené aux carrières.

Il est toutefois des artistes que la difficulté stimule, et qui se roidissent contre la prétendue impossibilité de vaincre la fierté du marbre. Pour séduire la foule, que toute imitation en- chante, et qui est toujours ravie des tours de force, ils es- saient de traduire en marbre ce qui, par le marbre, est in- traduisible. Ils se disent : j'exprimerai non-seulement les pal- pitations de la chair, la souplesse et le grenu de la peau, mais la qualité des substances , la nature des étoffes, la finesse du linge, la soie des cheveux , et, avec mon ciseau, j'accomplirai la besogne du peintre.

C'est là évidemment ce qu'a du se dire M. Vêla, lorsqu'il a modelé la statue qu'il appelle les Derniers jours de Na- poléon. Le héros est assis, ayant sur ses genoux une carte dé- ployée. Le bas du torse et les jambes sont enveloppés d'une


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couverture. Une chemise ouverte laisse voir une partie de la poitrine et le cou tout entier. La tête est nue. Légère- ment inclinée sous le poids des pensées tristes et de la mort qui approche, elle doit rester dans l'ombre, pour peu que la lumière ne vienne pas horizontalement l'éclairer. Cette ombre, tempérée par les reflets du marbre, devient une demi-teinte. Il n'y a de noir que sous l'arcade sourcilière, qui est fortement creusée, et sous l'épaisseur des paupières , ce qui donne à l'œil l'expression, d'ailleurs facile à saisir, de la rêverie et de la douleur.

Malheureusement, la tête ne ressemble pas, ou ressemble fort peu. Les yeux, pour se prêter à l'effet de lumière prémédité par le sculpteur, ont été rendus plus saillants qu'ils ne l'é- taient dans la nature. La construction du crâne et celle du vi- sage présentent quelques exagérations phrénologiques , et des inexactitudes qui dérangent l'harmonie si connue d'une tête bien équilibrée, régulière et assez semblable à certains bustes antiques. Quelques mèches de cheveux trop détaillées ont l'air de fils d'archal. Les mains, pour être trop minutieusement fouillées, n'ont pas la distinction désirable, ni cette minceur élégante qui leur vient de la maladie , quand elles sont d'ail- leurs bien faites et de race.

En revanche , la couverture est travaillée avec un soin qui tient du prodige ; le tissu et le pelucheux en sont rendus avec une perfection qui va jusqu'à la puérilité. Le petit jabot de la chemise est aussi fort bien exprimé; on y sent la souplesse du linge qui a perdu son empois. La poitrine, le cou, les coins de la bouche sont modelés avec beaucoup d'attention, de dé- licatesse et de savoir. Il est regrettable que le grand succès de ce marbre tienne justement au luxe matériel de l'exécution, au talent miraculeux du praticien , et que le sculpteur ait con- quis par le dramatique du sujet et par les roueries du métier, ce qui ne doit récompenser que les efforts de l'art.


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Les mêmes observations s'adressent à toute la sculpture italienne. Le genre y abonde ; le style y manque. Elle est trop soigneuse du détail insignifiant, trop petitement imitative, trop adroite. Elle veut tout dire, mais elle omet justement de dire l'essentiel. Ici, par exemple, dans la figure de Charlotte Coj'dai/, par M. IMiglioretti, les dentelles ont tant d'importance et sont si bien ouvrées, qu'elles font ressortir l'insuffisance des parties principales. Là, dans une Scène du Déluge, par M. Luccardi, l'écume du flot est imitée d'une façon inatten- due et l'emporte sur l'exécution, d'ailleurs fort habile, des figures; mais ces figures, qui sont là pour représenter la dé- tresse universelle du genre humain, loin d'avoir quelque ac- cent d'une beauté typique , n'ont que les marques d'une vérité vulgaire. Passe encore de s'abandonner au naturalisme, quand il s'agit de modeler une figure familière comme la Liseuse de M. Petro Magni , parce que l'intimité de la pensée y appelle l'intimité du travail ; mais du moins M. Magni est plus qu'un praticien consommé dans cette statue, dont la grâce a du na- turel, et dont l'attitude naïve a du charme.

Il est remarquable que la sculpture italienne s'exerce à Mi- lan et à Florence plus activement qu'ailleurs. Sur cinquante- deux sculpteurs italiens, il y a vingt-six Milanais, six Turi- nois et dix Florentins ; à Pome , on en compte, il est vrai, une trentaine ; mais ce sont presque tous d'ingénieux praticiens , rien de plus. Sauf le groupe de M. Succardi, sauf un buste de Bianca Capello , par la personne connue sous le pseudonyme de Marcello, buste qui, par la fierté du caractère et de la tou- che, rappelle Clésinger, la sculpture romaine est d'une fai- blesse affligeante. L'École de Milan et de Turin est celle qui pousse le plus loin la dextérité de l'outil. Elle est représentée par M. Argenti, l'auteur du Sommeil de r Innocence^ morceRn délicat , qui a toujours le privilège de grouper une émeute de spectateurs; par M. Strazza, qui a obtenu un second prix pour


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son Aminte et Sylvie; par MM. Magni, Miglioretti, Dini, Bergonzoli, et par M. Tantardini, qui s'élève au-dessus des pures séductions de la pratique, dans sa gracieuse statue de la Fa?iz'(fé, marquée aux empreintes de la vie.

Plus sérieuse est l'école florentine, en ce sens qu'elle vise moins aux tours de force du ciseau. Mais elle s'adonne trop encore à la sculpture de genre, comme si elle n'avait pas cons- tamment sous les yeux ce qu'il y a de plus hardi et de plus grandiose dans l'art statuaire : le tombeau des Médicis. Elle se plaît aux motifs jolis, aux statuettes. Heureusement qu'elle se maintient à la hauteur de l'art dans les ouvrages de Jean Dupré, dont nous avons parlé assez longuement, et que la plus illustre des récompenses a consacrés.

Si M. Jean Dupré ne dépassait pas de beaucoup ses collè- gues à l'Académie de Florence, MM. Fantacchiotti, Cambi, Costoli, cette Académie formerait un milieu propice à l'éclo- sion possible d'un artiste de génie. Telle que nous la voyons, l'école de Florence empêche que le feu sacré ne s'éteigne, et il est toujours plus facile de l'attiser, assoupi, que de le rallu- mer, éteint.

Malgré ses défauts, ou plutôt à cause de ses défauts même, l'exposition italienne aura une salutaire influence sur les ar- tistes français, en leur enseignant à ne pas négliger le travail du marbre, comme ils le font depuis si longtemps. Nos maîtres, même les plus célèbres, sont pour la plupart des statuaires, et non pas des sculpteurs. Par ce mot sculpteur^ les Grecs et les Romains désignaient l'artiste qui taille ses figures dans le marbre ou dans la pierre , et ils appelaient statuaire celui qui, ne travaillant ses figures que pour les couler en bronze, ne les sculpte pas en effet, mais se contente de les modeler.

Presque tous les artistes que nous regardons aujourd'hui comme des sculpteurs pourraient , à ce compte , être appelés statuaires, non pas en ce sens qu'ils ne travaillent que pour le


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bronze, mais parce qu'ils ne font guère autre chose que pétrir leur statue en terre, et qu'ils en livrent ensuite le modèle, moulé en plâtre, au praticien chargé cle le mettre au point, et de le reproduire en marbre. Quand nos sculpteurs ont modelé leur terre, quand ils l'ont façonnée avec les doigts et l'ébau- choir, ils pensent avoir dit à peu près leur dernier mot, et il semble que le ciseau soit indigne d'eux. C'est à peine s'ils con- sentent, lorsque leur modèle a été dégagé du bloc et littérale- ment répété dans toutes ses mesures, grandes ou petites, de hauteur, de largeur et de profondeur, c'est à peine s'ils consen- tent à prendre un moment la râpe ou le ciseau pour mieux accuser un plan, pour adoucir un contour, pour ajouter un accent d'expression ou de caractère à la copie froidement exacte de leur modèle.

Tandis que l'Italien — que ce soit le praticien ou l'artiste — fait montre d'une habileté inouïe à fouiller le Carrare , à le manier comme une cire molle, à y laisser l'empreinte des subs- tances les plus diverses, les plus rebelles à l'imitation, le Français se contente d'un rendu sommaire, d'une exé- cution sans chaleur et sans nerf. Soit qu'il dédaigne, soit qu'il ignore le maniement du ciseau, il abandonne son marbre à l'état de copie, au lieu de le pousser à l'état d'original.

Souvent, dans le jury de sculpture, nous avons ouï dire à nos collègues : ce Voilà un joli modèle et qui mérite bien la médaille, d'autant plus qu'à l'exécution en marbre il ga- gnera. )) Eh bien, le plus souvent, c'est le contraire qui ar- rive. Il y avait dans le plâtre le sentiment, le coup de pouce, la touche émue et voulue du maître qui dit sa pensée : dans le marbre, il n'y a plus que le travail estimable de l'ouvrier qui répète la pensée d'un autre.

Michel- Ange, Puget, les Anguier, les Coustou, et, de nos jours Pradier, ont pris en main le maillet du sculpteur, et leurs œuvres s'en ressentent. Maintenant la plupart de nos statuaires


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ne touclient que la terre ou la cire, comme si le ciseau leur brûlait les doigts. J'en excepte pourtant quelques-uns , tels que Clésinger, Carpeaux , Carrier-Belleuse ; aussi vont-ils loin, ceux-là , plus loin que les autres , dans l'expression de la chair et de la vie.

Le premier de ces trois artistes n'a pas envoyé ses ouvrages à l'Exposition universelle ; il les a exhibés à part , dans un magasin de la rue Royale. Quels que soient les motifs qui lui ont fait déserter la grande arène, à l'exemple des Cour- bet et des Manet, nous regrettons sincèrement que VAn'ane de Clésinger, entre autres morceaux de sa main, n'ait pas figuré au Champ de Mars. Il y a bien longtemps que nous n'avions vu un marbre d'une exécution aussi précieuse et aussi mâle tout ensemble, d'une aussi fière allure.

Les Allemands, si entichés de VAn'ane de Danneker, au- raient été contraints, cette fois, de réviser leur jugement et de déplacer leur admiration. Légèrement assise et accoudée avec élégance sur sa panthère, dont le pelage fait contraste à la douceur des chairs compactes et polies de l'héroïne, la fiancée de Bacchus relève sa belle tête , et développe dans la grâce superbe de son mouvement, un corps souple, élastique, jeune et fort; les attaches n'en sont pas indiquées seulement ou sous-entendues, elles sont lisiblement, résolument écrites, et même ressenties en mémoire de Michel-Ange. Ce n'est pas pour rien que M. Clésinger a pris de bonne heure l'habitude d'entamer le marbre, et d'y imprimer directement son senti- ment personnel, son tempérament robuste et sa volonté. Grâce à l'exercice vigoureux et sain de tous les instruments de son art, cet artiste conserve dans ses marbres l'originalité qui distingue toutes ses créations et le feu qui les anime. Si VAi'î'ane ne s'était pas produite en dehors de l'Exposition uni- verselle, nous aurions dû consacrer à cet ouvrage beaucoup d'écriture.


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C'est aussi un surprenant virtuose que M. Carpeaux. Il ex- celle à exprimer la vie. Sous ses doigts le Carrare est vibrant et cliaud. Tous les amateurs connaissent son Pêcheur napoli- tain à la coquille. C'est une petite figure d'enfant, gracile, délicate, travaillée avec amour, et de tout point réussie. Le jeune pêcheur a ramassé un coquillage sur la grève et il le porte à son oreille pour y entendre mugir la mer. Son masque, joli et court, aux pommettes saillantes, aux narines dilatées, à la bouche ouverte, est animé par un sourire naïf, que font briller dans ses yeux des touches d'ombre et de clair. La frêle juvénilité du corps, le tendre des muscles, l'enveloppe des ge- noux, encore légèrement engorgés , l'emmanchement du poi- gnet, la ténuité souple des doigts : tout cela est exprimé avec un sentiment fin et une dextérité attentive , qui ont conduit le sculpteur tout prgs de la perfection. M. Carpeaux a renouvelé, sans imitation , le fameux Pêcheur de Rude.

Mais autre chose est de mener à bien une seule figure, de la châtier, de la finir usque ad unrjuem ; autre chose est de tirer d'un gros bloc de marbre, un groupe de quatre ou cinq figures. Ce- lui d' JJcjolin et ses enfants pèche parla construction générale des lignes, qui n'offre pas une suffisante pondération, et ne peut être regardée que d'un côté. Cet ouvrage est moins un groupe qu'une suite de morceaux exécutés de verve , avec beaucoup d'énergie et de savoir, mais de morceaux enchevêtrés plutôt qu'agencés les uns dans les autres. Lorsque M. Carpeaux ex- posa son Ugolin en bronze, il produisit un meilleur effet, parce que sur le fond sombre du métal, la violence uniforme du mo- delé se perdit ou s'atténua. Aujourd'hui, le fond clair du marbre laisse mieux voir, et laisse voir trop bien, les dépressions et les saillies que le sculpteur a multipliées sur toutes ses figu- res, les trous qu'il a creusés sur le dos montueux d'Ugolin, sur sa poitrine qui, au lieu d'être amaigrie par la faim, est garnie de muscles abondants et renflés; sur ses bras, qui ne


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sont pas ceux d'un liomme affaibli, mais d'un atlilète ; enfin, sur les vertèbres de la région lombaire, qui ressemblent à des nœuds de cordes.

Mettre trop d'accent partout, cela équivaut à n'en mettre assez nulle part. S'il eût enveloppé les détails du modelé dans les grands plans, s'il eût réservé pour les principales attaches les touches ressenties du ciseau, ces coups de vigueur qu'il sait si bien frapper, le sculpteur aurait rendu ses figures plus grandes, en les rendant plus simples. Il les eût montrées plus endolories, plus exténuées, et partant plus intéressantes, en n'y prodiguant point, de la tête aux pieds, les marques de l'abattement et de l'angoisse.

Le secret de dire trop est celui de tout dire. M. Car- peaux n'en est pas moins en première ligne, parmi les sculp- teurs de notre temps. Avec plus de réflexion gt de mesure, avec cet appoint de goût qui se puise dans les conseils éclairés, il peut créer des œuvres surprenantes. Les traditions naturalistes de Rude, auxquelles il se rattache, sont celles qui ont le plus besoin d'être tempérées par le style et sévèrement contrôlées.

Oui, les conseils d'un dilettante sont souvent profitables au sculpteur plus encore qu'au peintre ; et cela, parce que les ar- tistes regardent surtout à l'exécution et sont touchés de la beauté du morceau, tandis que le critique studieux, qui repré- sente le futur jugement du public, est frappé de l'ensemble; il est mieux averti , au premier coup d'œil , du défaut que peu- vent présenter les Hgnes générales, de ce qui touche aux con- venances du sujet et à la justesse des pensées. Un sculpteur abandonne difficilement une partie bien venue dans un groupe mal agencé, et il arrive souvent qu'il ne se résigne pas à sa- crifier tel heureux morceau, lors même que ce sacrifice est impérieusement commandé par un intérêt supérieur.

J'imagine, par exemple, que le beau groupe de M. Ottin, la Lutte moderne ^ aurait dû être révisé dans sa silhouette avant


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d'être livré au fondeur. Ces lutteurs qui clierchent à se ren- verser ou plutôt à se tomber l'un l'autre (pour parler le lan- gage du jour dans sa pureté), ces lutteurs, dis-je, les hercules du fameux (( coup de hanche , )) sont des modèles bien choisis , profondément étudiés dans leurs mouvements contraires, et dans le jeu des muscles que prononce l'effort du combat; mais, pour peu que l'on s'éloigne du groupe, on le voit se terminer carrément, dans la partie supérieure, par une ligne horizon- tale qui l'aplatit , sans doute parce que la nature observée of- frait ce plateau sur la montagne formée par les deux corps en lutte. Mais il est des cas où la sculpture doit passer avant la nature, c'est-à-dire, que les vérités qui ne sont pas suscepti- bles d'être taillées dans le marbre ou coulées en bronze, doi- vent être partiellement omises , ou abandonnées en entier.

Nous crions quelquefois à la décadence. Il faut con- venir, cependant, que Fart statuaire est beaucoup moins à plaindre que la peinture. Quelle armée de sculpteurs ! quelle féconde et généreuse école ! et combien les étrangers ont dû être surpris de voir ce grand jardin peuplé de statues, toutes remarquables par quelque qualité supérieure, et quelques- unes excellentes! Esprits chagrins, nous cherchons noise à des artistes puissants, abondants, maîtres de leur art; mais que dirions-nous si nous étions à Berlin, à Vienne, à Mu- nich, à Stuttgard, à Madrid, et même à Florence!

Supposez que V Angélique de M. Carrier-Belleuse soit ex- posée en Allemagne ou en Italie, et jugez de l'effet que pro- duirait, dans une école moins riche que la nôtre, ce marbre palpitant et coloré, ample et fier! A^ous faites les difficiles, pourraient nous dire les artistes, mais allez voir s'il existe en Europe beaucoup de figures comme le Faune de M. Crauck, si bien pondéré dans ses mouvements, si heureux de formes et si expressif; comme le Vainqueur au combat de coqs^ de


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M. Falgiùère ; comme le Danseur desaltarelle^ de M. Sanson ; le Narcisse et le Saint Jean ^ de M. Dubois; la Cérès, de M. Cugnot ; le Moissoïineur^ de M. Giimery; le Virgile^ de M. Jules Thomas.

Eh ! que serait-ce donc , si chacune de ces œuvres était mise dans son jour, séparée des autres, bien édairée et bien entou- rée, au lieu d'être noyée dans la lumière diffuse, qui absorbe les finesses du modelé , confond les plans et dévore les nuan- ces? Le Virgile de M. Thomas, noble souvenir du Virgile d'In- gres, appartient à M. de Rothschild, qui l'a placé au bas d'un escalier, dans un vestibule de son château de Ferrières , dont les splendides décorations ont été dirigées avec tant de goût par Eugène Lami. Sous une lumière unique et tranquille, qui agrandit les formes en massant les ombres, ce Virgile est d'un effet si puissant et se revêt d'une telle poésie , que l'auteur lui-même, voyant son œuvre ainsi éclairée et la reconnaissant à peine, en a été ému jusqu'aux larmes. Combien d'autres statues seraient admirables , si elles se détachaient sur un fond sombre, et sous le rayon comprimé d'un jour mystérieux, surtout quand le sentiment de la figure est grave, triste, ou empreint de l'idéal mystique !

Comme il serait imposant, le Saint Augustin de M. Cave- lier, si on l'apercevait au tournant d'un cloître, au fond d'une église subobscure, ou sous le demi-jour d'une salle de monas- tère ! Serré dans son manteau comme il convient à un homme qui se retire et se ferme dans le monde intérieur de ses pen- sées, l'illustre rêveur lève la tête, et, tout entier à l'extase, il contemple les apparitions célestes évoquées par sa foi et son génie. Que d'expression s'ajouterait à cette figure, dessinée, drapée, exécutée par un maître, si elle n'était pas livrée aux banalités dugrandjour, à la prose du voisinage malencontreux que lui font les supports d'un hangar, enfin à la disgrâce d'un fond qui , au lieu de le faire valoir, lui est hostile !

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On en peut dire autant de beaucoup d'autres statues; et c'est pour cela que les Expositions où l'on entasse pêle-mêle tant et tant d'ouvrages, confondus parmi les choses de l'in- dustrie, sont, à tout prendre, des institutions barbares. La sculpture est-elle religieuse, comme la belle figure, si chré- tienne et si ascétique, de saint François, par M. Montagny? le spectateur qui passe ne peut se mettre à l'unisson de l'ar- tiste. Sollicité par des sentiments divers, en proie à mille im- pressions différentes , il n'a pas le temps de contempler à loi- sir, d'admirer en paix ce qui lui demande du calme et un cer- tain recueillement. La statue est-elle intime et familière, comme le Chanteur florentin^ si gracieux et si aimable, de M. Du- bois? elle devient trop grêle, trop mince, au milieu de ce vaste capharnaùm, et, dans ses proportions que le grand air ra- petisse, elle n'est plus qu'une statuette. Il faut avoir chez soi, dans l'étroitesse relative du logis, ce joli bronze, pour bien apprécier le naturel exquis , la physionomie si vivement indi- viduelle de cet adolescent, digne de figurer parmi les sculptu- res de Lucca délia Robbia, et pour bien suivre les lignes de son corps frêle, délicat, jeune, accusé dans tous ses membres par une soubreveste et par des chausses collantes , qui chan- gent en élégance ce qui eût offert certainement des pauvretés de nature.

Elle est si riche , la sculpture française , que le seul inven- taire de ses richesses nous conduirait à dépasser de beaucoup nos infranchissables limites. On ne peut faire dix pas dans le jardin de l'Exposition universelle sans être arrêté par quelque morceau d'un travail précieux ou d'une belle invention. Ici, c'est le groupe de Iléro et Léandre^ par feu Diébolt. — Pourquoi M. le surintendant des beaux-arts n'a-t-il pas acheté ce beau groupe à la veuve d'un artiste qui a emporté en mou- rant tant de regrets, d'un artiste qui appartenait à la renom- mée, et qui était promis à la gloire ? — Là, c'est le Coryhante


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de M. Cugnot, un bronze supérieurement dessiné, qui me procure chaque jour un plaisir nouveau, et dont l'héroïque tournure rappelle si heureusement certains bas-reliefs antiques du musée Campana. Plus loin, c'est la Charité fraternelle par M. de Conny, ouvrage savant et fort, que Cortot aurait signé; puis \q Jeune èquilihriste de M. Blanchard, étude excellente; ensuite, le Fetit Faune de M. Hubert Lavigne, et VAhelmort de M. Feugère.

Mais les amateurs assidus, les visiteurs acharnés qui con- naissent à fond le vaste musée du Champ de Mars, ne nous lais- seront pas finir cette revue trop rapide sans nous montrer deux bronzes superbes, le Chef gaulois^ et le Cavalier romain de Frémiet, qui méritaient bien, ce me semble, une médaille d'honneur. Ils nous reprocheraient vivement d'avoir oublié la jolie Studiosa, de M. Mathurin Moreau, la charmante Févi- deuse de M. Salmson, le Marins de M. Vilain, le Nègre de M. Lequesne, Y Ariane si connue d'Aimé Millet, la Geneviève de M. Maindron, son meilleur ouvrage la Velléda, et les œu- vres de M. Leharivel-Durocher qui, toujours guidé par un sen- timent, ne fait jamais de l'art pour l'art, je veux dire de la plastique pure.

Les bustes demanderaient aussi qu'on en parlât un peu longuement, au moins pour mentionner les plus habiles sculpteurs dans ce genre : M. Carrier-Belleuse , qui est en possession d'exprimer à merveille le tempérament, le ca- ractère, la vie de ses modèles; M. Oliva, qui sait y mettre de la chaleur et de la vérité, mais qui drape uniformément ses portraits d'un manteau redondant et emphatique ; M. Ise- lin, M. Doublemard; et enfin un étranger, un Belge, M. Guil- laume de Groot, qui est arrivé à la perfection du vrai dans un buste en marbre de M. van Volxem , ancien bourgmestre de Bruxelles.

Il est encore parmi les œuvres allemandes des sculptures


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dignes de critique et d'attention : nous en dirons notre avis en écrivant le compte rendu qu'il nous reste à faire des expo- sitions germaniques.

Quelques-unes de ces sculptures sont disséminées dans l'im- mensité du jardin extérieur. En nous y promenant, nous avons remarqué le ChampolUon de M. Bartlioldi, statue destinée à la ville de Figeac.

L'attitude de l'illustre égyptologue est expressive ; elle marque l'intensité de la méditation , et cet effort persistant de pensée qui, dans Champollion comme dans Newton, a été du génie. Ayant à lutter contre l'ingratitude du costume mo- derne, l'habile artiste a franchement abordé la difficulté, et c'est peut-être le meilleur parti.

Ses talents, du reste, ont pu se montrer avec plus d'éclat lorsqu'il a élevé, sur un piédestal historié de sa composition, le monument de Martin Schoen, au musée de Colmar, et celui de l'amiral Bruat, sur une place de la même ville. M. Bar- tholdi réussit en particulier les statues symboliques, celles qui informent \a. pensée, comme disaient autrefois les philoso- phes. Sur le mausolée qu'il a construit pour le fils d'un homme qui nous est cher (celui qui dirige la feuille où nous écrivons ces lignes) (l),il a placé une figure assise, inclinée sous le poids du souvenir, fermée dans sa draperie , et laissant tomber une main découragée : c'est l'image saisissante d'une douleur con- centrée, profonde et noble. Le symbole est en sculpture ce qu'il y a de plus grand, lorsque la froideur de l'abstraction y est corrigée par des accents humains, et surtout lorsque l'idée qu'il exprime a son retentissement dans le cœur.

(1) Il s'agissait ici de notre ami Nefftzer, qui vient de mourir (20 août 1876).


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PEINTURE ET SCULPTURE.

PRUSSE, BAVIÈRE, AUTRICHE, DANEMARK, SUEDE, HOLLANDE, SUISSE, ETC.

Avant de porter un jugement sur la peinture et la sculpture germaniques, telles qu'elles se comportent à l'Exposition uni- verselle, nous devons, pour être juste, avertir le lecteur que les diverses écoles de l'Allemagne, notamment celles de la Prusse et de la Bavière, n'ont pu se révéler à nous dans ce qu'elles ont de plus honorable et de plus méritoire. Il se fait, en Allemagne, à Stuttgard, à Pestli, à Vienne, mais surtout à Berlin et à Munich, beaucoup de peintures murales ; et bien qu'un certain nombre de ces ouvrages soient ici représentés par les cartons qui ont servi à les peindre , nous ne sommes pas complètement en mesure de savoir et de dire oii en est,, en Allemagne , l'art décoratif.

Cependant, d'après les cartons que nous ont envoyés les maîtres allemands, et d'après leurs tableaux d'histoire, il n'est pas difficile de voir que l'art germanique, dans sa région la plus élevée, manque d'une qualité essentielle, l'étude de la nature ; qu'il vit de conventions et d'emprunts ; qu'il se contente d'une dignité monotone ou d'une noblesse glacée; qu'il est abstrait ; et que sans atteindre à la vérité typique , c'est-à-dire à la beauté, il n'a pas non plus ce qu'on puise dans l'observation des vérités naturelles, le caractère et la vie.

Je ne parle pas de Cornélius, dont la dernière œuvre, le Christ ressuscité apparaissant à ses disciples^ m'avait échappé, suspendue qu'elle était dans une salle à part. La bienveillance fait partie de la justice, et il serait bien dur de relever tout ce qu'il y a de faible dans le dessin d'un vieillard qui a donné- jadis tant de preuves de sa virilité et de sa force. Voltaire a


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dit : (( On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. )) Si je ne me trompe, le contraire serait aussi bien dit : On doit la vérité aux vivants, parce qu'ils peuvent en profiter; on doit des égards aux morts, parce qu'ils ne peuvent plus se défendre. Laissant donc à l'écart le carton de Cornélius, que les Prussiens ont modestement couronné d'un laurier d'or, — ce n'est pas nous, Français, qui aurions de ces idées-là, ni à l'étranger, ni chez nous! — disons la vé- rité aux vivants, si tant est que nous possédions la vérité.

Qui croirait que l'Allemagne en est encore, en fait de grande peinture, au point où en était, il y a quarante ans, la queue de David? Par exemple, le Siècle de Péncles^ de M. Philippe Foltz , nous reporte à 1825.' Ce sont les mêmes figures qui nous ont tant ennuyés dans les tableaux de Blondel, c'est le même dessin, propre, académiquement sage, froid et insa- pide ; ce sont les mêmes draperies connues et archiconnues, les mêmes casques d'Agamemnon, les mêmes temples, les mêmes ciels en papier, la même diffusion d'une lumière uni- forme , sans accidents et sans ressorts. Cela tient à l'éducation du peintre, ou bien à ce qu'il a forcé son talent. Autrefois, il était signalé par M. Fortoul comme un peintre de genre historique, un Johannot bavarois; aujourd'hui, pour faire du style, le directeur des galeries royales de Munich est tombé dans les conventions les plus rebattues, et il ne s'est pas donné la moindre peine pour les rajeunir.

Ingres a passé sa vie à réagir et à s'irriter contre cette ma- nière de comprendre le style, qui consiste à s'en approvision- ner, sans le retremper incessamment dans les eaux de la na- ture. Il voulait que le peintre ne sût rien par coeur, et que chaque jour il recommençât à étudier le vrai pour y découvrir le beau ; que rien ne fût dans le tableau qui n'eût d'abord été dans l'impression venue directement du réel, quod pn'us non fuissetin sensu. Il pensait que de ce fonds, « inépuisable, disait-


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îl, comme la variété des objets que renferme la mer, » il sor- tirait constamment des beautés nouvelles, si l'on avait soin d'en accentuer énergiquement le caractère, jusqu'à faire ex- primer à une forme individuelle , agrandie par l'intention du peintre et par une abréviation de tous les détails sans impor- tance , quelque chose de généreux et de générique. C'est ainsi, par exemple, que, dans la haute comédie, un individu, nommé Tartuffe, devient le type de l'hypocrisie, et qu'un certain ava- re, nommé Harpagon, représentant et résumant en lui tous les avares, devient la définition de l'avarice. Un semblable phénomène doit se passer dans la peinture, si l'on veut qu'elle soit autre chose qu'une vérité accidentelle, photographiée avec esprit, ou la redite monotone d'un certain beau officiel, auto- risé et certifié authentique.

• Voilà ce qu'il faudrait faire entendre à l'Allemagne artiste et en particulier à M. Charles Piloty, professeur à l'Académie royale de Munich, lequel a d'ailleurs de hautes visées, de l'in- vention parfois et un talent aguerri. Il nous souvient d'un grand tableau de lui : Néron cqwes V incendie de JRome^ où il y avait de la saveur, de l'imprévu, et beaucoup moins de ces nobles banalités qui se retrouvent dans la Mort de César^ un morceau qui rappelle on ne peut mieux le Blondel italien, Ca- muccini. Ainsi la peinture d'histoire, à Munich, est en arrière d'un demi-siècle environ sur la nôtre, et pourtant la Bavière est, de toute l'Allemagne, le pays le plus riche en monuments •et en traditions antiques, le pays où le style avait le plus de chance de fleurir.

Je préfère à ces tableaux d'apparat un ouvrage plus sincère, plus indigène, moins appris et mieux senti, la Martyre de M. Gabriel Max. C'est une jeune femme que ses bourreaux ont crucifiée, et qui a été abandonnée sur sa croix, au milieu d'un paysage sombre, rendu solennel par l'isolement de ce •cadavre. Quoique vêtue de blanc, elle forme, enveloppée des


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ombres du soir, une image mystérieuse, que le mystère agran- dit. De ces ombres qui couvrent la terre, sort un jeune homme nu à mi-corps, qui vient déposer une couronne aux pieds de la morte , en jetant sur elle un regard plein de foi et de pas- sion, un regard qu'illumine l'exaltation intérieure du croyant. Ce jeune homme ressemble à Schiller, et le tableau paraît être inspiré par une élégie de ce poëte. On ne sait où la scène se passe ; elle est antique par l'action , et par le sentiment elle est moderne. En tous cas , elle a été imaginée par un cerveau allemand ; elle est empreinte d'une poésie étrange et brumeuse ; elle est d'une originalité attachante , et cela vaut mieux, encore une fois, que le sublime manqué des toiles pseudo-classiques.

Un peintre parisien qui visitait avec nous l'exposition de la Bavière, nous a fait remarquer, parmi les tableaux du troi- sième étage, un Héro et Léandre, de M. Victor Muller, oii sont, en effet, des qualités de peinture propres à toucher un homme du métier. Mais nous n'y trouvons guère autre chose, et ce n'est pas assez que de bien peindre, même dans un ta- bleau de nature morte, où il faut encore une combinaison quelconque, un arrangement, et une manière de présenter le spectacle, qui à plus forte raison est de rigueur là où sont mis en jeu les sentiments humains.

A tout prendre, sauf le grand carton de M. de Kaulbacli, c'est dans les sujets de second ordre que les Bavarois se dis- tinguent le plus , et qu'ils ont mérité les récompenses du jury décernées à M. Franz Adam et à M. Théodore Horschelt, deux peintres de batailles modernes. Transportées dans les salons consacrés à notre école, ces deux batailles n'y feraient pas la moindre disparate , car elles sont peintes l'une et l'autre dans une manière toute française. La Boute de Solfenno à Valeg- gio^ par Franz Adam , est le plus spirituel des deux tableaux. Il est clair que le peintre a cheminé lui-même sur cette route.


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le 24: juin 1859 , jour de la bataille. Les épisodes pittoresques y abondent : la chaussée est sillonnée de charrettes chargées de blessés , les uns à demi nus et plaintifs ; les autres couchés et assoupis ; elle est couverte de fantassins et de cavaliers au- trichiens, marchant en désordre, et s'éparpillant dans la poussière qui salit leurs uniformes blancs , et jette une har- monie officieuse sur ce tableau confus, remué, amusant à voir, peint avec liberté, avec esprit, et dans lequel se re- trouve quelque chose d'Horace Vernet, et aussi quelque chose deCharlet et de Bellangé. Quant à la bataille de M. Horschelt, Prise d'un retranchement de Schamyl^ c'est de Raffet plutôt que l'auteur procède. L'individualité des modèles y est pour- suivie : les nuances qui distinguent la race des Caucasiens de celle des Russes y sont observées à fond. Le dessin est ferme, l'exécution serrée, et le tableau est accidenté de lignes heu- reuses. Des groupes de combattants, échelonnés dans une gorge étroite , y font monter et descendre le regard. La ba- taille est d'autant plus sérieuse qu'elle n'est pas bruyante : Circassiens et Moscovites se fusillent avec précision, s'égor- gent en conscience et en silence. La guerre a ses mœurs, qu'elle varie autant que ses costumes. Il y a pour chaque peu- ple une manière originale de tuer ses semblables.

On s'en aperçoit bien à la différence qui existe entre la Prise du retranchement^ de M. Horschelt, et la Bataille de Choczim^ peinte par M. Brandt. Autant la première de ces batailles est sévère, autant l'autre est brillantée. Tandis que les Circassiens et les Russes se battent sans éclat et pour tout de bon, les Lithuaniens et les Turcs caracolent avec une gra- cieuse fierté et se manièrent pour mourir. Par un renversement des lois ordinaires du clair-obscur, qui veulent qu'on éloigne du cadre les lumières principales, le tableau de M. Brandt est divisé en deux par une fumée obscure qui en occupe le centre. Et comme s'il était dit que l'école française aura une influence


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décisive sur tous les peintres allemands qui ne visent point au grand style, la Bataille de Choczim rappelle assez bien les chocs de cavalerie qui ont illustré Casanova , lequel peut bien passer pour nous appartenir, ayant été l'élève de Parrocel.

Aujourd'hui que l'unité allemande est faite aux trois quarts, nous pourrions nous dispenser de connaître les frontières des- sinées sur la carte avant Sadowa, et mêler sans scrupule la confédération germanique du Sud à celle du Nord. Ainsi l'ont pratiqué quelques-uns de nos confrères dans le Zollverein de leur critique. Cependant, nous ne sortirons point de l'exposi- tion bavaroise sans en finir avec les peintres de ce pays, sans mentionner avec honneur les paysagistes Grunewald et Schuets ; M. Voltz, peintre d'animaux, qui tend à la manière abondante et généreuse de Troyon ; M. Liezenmayer, habile aux sujets anecdotiques ; M. Eberle, M. Zimmermann , et un portraitiste fort remarquable, M. Lenbach, qui a étudié Titien avec profit.

En somme, la Bavière possédant Kaulbach pour l'opposer à Cornélius, on peut dire que la balance est à peu près égale entre Munich et Berlin. La Prusse présente, il est vrai, une exposition plus nombreuse et plus riche, mais il faut recon- naître que plusieurs des artistes prétendus prussiens sont des Parisiens de pur sang, ou tout au moins des Français ; M. Bren- del, par exemple, qui peint les troupeaux à Barbison, et M. Schenck, qui étudie les moutons à Ecouen. A ces deux ar- tistes qui sont des maîtres dans les bergeries de la peinture, il convient d'ajouter M. Heilbuth, qui est très fort des nôtres; M. Schlesinger, un habitué de Paris, s'il en fut, et le paysa- giste Charles Hoguet qui, si je ne me trompe, fréquente de- puis longtemps nos ateliers et nos salons.

De tous ceux qui sont allés à Rome depuis des siècles, M. Heilbuth est le premier, et le seul peut-être, qui ait songé à y voir le côté comique des petites rencontres et des inci-


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ilents journaliers de la rue ou de l'antichambre, la physio- nomie impayable des laquais de cardinaux qui ont fini par prendre leur livrée au sérieux, la béate figure des sé- minaristes confits en dévotion , et non encore déniaisés , l'al- lure du capucin d'aujourd'hui qui passe avec un parapluie d'au- trefois, enfin le pittoresque des choses familières et de la vie commune, observé dans les faits et gestes des monsignori et des princes de l'Eglise. Un cardinal monte en voiture, ou se promène sur le Pincio : quoi de plus simple? Et pourtant, il n'en faut pas davantage à M. Heilbuth pour composer une scène amusante, une espièglerie de bon goût, qui ne va pas jusqu'à la charge intentionnelle, jusqu'à la grimace, et ne dé- passe pas l'honnête caricature du vrai, le grotesque involon- taire de la nature prise sur le fait. Quand on entend parler des cardinaux, de leur Eminence, de leur pourpre, on se figure des personnages majestueux, à la démarche hautaine, à l'œil fier, comme qui dirait les Richelieu du Vatican; mais pour qui prend la peine d'y regarder d'un peu près, les cardinaux sont presque tous des hommes vieux, cassés, blasés sur leur gran- deur, et la cachant sous les dehors d'une parfaite bonhomie. On dirait qu'ils ont laissé tomber leur orgueil , et que les la- quais l'ont ramassé; car ceux-ci, en revanche, ont des airs pé- nétrés, sérieux, profondément catholiques; ils sont d'Eglise plus que le pape. Il me souvient qu'étant à Rome, un artiste italien me raconta comme quoi un cardinal de ses amis l'avait amené, par toutes sortes de ruses, à venir de grand matin en- tendre sa messe. Au déjeûner qui suivit, le prélat, tout en ré- galant le voltairien, s'amusait fort d'avoir attrapé un tel mé- créant, et du bon tour qu'il lui avait joué. Voilà un trait de la vie romaine, et qui peut mettre sur la voie ceux qui veulent comprendre M. Heilbuth et l'esprit tout à fait original de ses tableaux.

Quoique Parisien, M. Schlesinger a des hardiesses de cou-


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leur que n'ont pas les nôtres. La moyenne du coloris français est beaucoup plus tempérée. IJ Enfant volé, les Cinq Sens sont des peintures adroites au superlatif, où le ton est attaqué vi- vement dans toute son intensité, sans souci présent de l'iiar- monie , qui plus tard se retrouve ; M. Sclilesinger se plaît à peindre le teint basané des bohémiens, l'œil brillant des An- dalouses (( au sein bruni, » leurs cheveux noirs aux reflets bleus et les violentes colorations de leur manta. Les Cinq Sens n'ont été pour lui qu'un prétexte à varier les couleurs des chairs se- lon les races, à exprimer la diversité des substances, à faire toucher au doigt les détails d'un costume bien rendu, les toi- lettes d'une coquetterie bien ajustée. Par malheur, les gants sont aussi bien faits que les mains , et les têtes n'ont guère plus d'importance que les habits. C'est là le côté faible de cet habile homme.

Quant aux Prussiens incontestables, ils nous viennent en assez grand nombre de Dusseldorf, école fameuse que nous avons vue se transformer dans l'espace de quelque vingt ans. Vouée à la plus haute peinture, du temps qu'elle était dirigée par Cornélius, ensuite par Schadow et par Bendemann, cette école est descendue peu à peu , comme les autres, au culte de l'anecdote et du paysage. Les œuvres qu'elle nous envoie sont, il est vrai, de première force, et je doute qu'on puisse trouver parmi nous des paysagistes plus robustes que M. André Achen- bach, plus capables de lutter corps à corps avec la nature ex- térieure , avec tous les phénomènes de la couleur et de la lu- mière.

La Vue cV Amsterdam est une grande toile un peu trop dé- cousue, et inutilement composée de plusieurs tableaux; mais quelle énergie d'exécution! quelle puissance de coloris! comme il faut posséder à fond les ressources les plus secrètes de son art pour faire passer de grandes parties claires à l'état d'om- bres, en leur opposant l'éclat prodigieux d'un coup de soleil


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sur des pignons blancs et roses, dont le ton est surexcité par le voisinage d'un vert humide et franc! Tandis qu'un rayon du couchant enflamme la couleur de ces pignons et fait briller la voilure d'une chaloupe engagée dans un des canaux de l'Ams- tel, la rue qui longe le canal et les maisons qui bordent la rue sont éclairées par les reflets de ces voiles et par la lumière ambiante. Parmi les figures d'hommes et d'animaux, dont le peintre a étoffé sa peinture, un cheval blanc, vu de croupe, forme la note la plus haute de cette ombre transparente et gaie. Un artiste plus prudent que M. Achenbach et plus ha- bitué aux sacrifices , nous aurait donné trois tableaux avec ce qui entre ici dans la composition d'un seul ; mais aussi , quel opulent spectacle, et, pour le regard, quelle fête!

Après M. André Achenbach et son frère Oswald, qui font l'un et l'autre beaucoup d'honneur à la Prusse, je signalerai comme le meilleur paysagiste de ces contrées, M. Georges Saal, qui est un Prussien du grand-duché de Bade, et que je soupçonne même d'être un Badois de Paris. De même après M. Knaus, dans la peinture de genre, vient M. Lasch, de Dusseklorf. Il n'existe du premier au second qu'une nuance, un rien ; mais ce rien est considérable. C'est le même talent d'observation, la même aptitude à particulariser les physiono- mies expressives , avec moins de variété toutefois , et moins de légèreté. Si la peinture de Knaus est mince, inconsistante, et parfois égratignée , celle de M. Lasch est solide, pesante et opaque, au point que la peau de ses figures tourne au cuir. Quant à M. Meyerheim, lorsqu'il lui arrive de réussir pleine- ment, il ne saurait être mis au dessous de M. Knaus : c'est au moins notre avis.

Cependant les meilleurs tableaux ne sont pas toujours sur la cimaise ; et nous avons au-dessus de nos têtes de grandes toiles qui, dans la hiérarchie de l'art, passent avant le pay- sage, comme dans la nature l'homme est supérieur à la plante.


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Il y a dix ans, nous vîmes exposé à la devanture d'un mar- chand d'estampes, sur le boulevard Montmartre, le Féroce chasseur de M. Henneberg. C'est la mise en scène et en mou- vement d'une ballade de Biirger. Lancés à fond de train, les chasseurs traversent la campagne comme un ouragan , dessi- nant sur le ciel des silhouettes farouches , et revêtus de cou- leurs sauvages.

Le génie d'Eugène Delacroix, autant que la ballade du poëte semblent avoir soufflé cette inspiration romantique au peintre de Brunswick; mais l'Allemand, plus ferme de dessin, plus précis de contours, écrit mieux ses figures violentes, et les grave aussi plus profondément dans le souvenir. Encore une fois, quelle idée malencontreuse que d'exposer ensemble des milliers et des milliers de peintures pressées, entassées, amoncelées! Nous l'avons à peine reconnue , cette toile su- perbe, qui jadis, exposée en plein boulevard, tranchait si for- tement sur les physionomies effacées et les douceurs de la vie moderne, et apparaissait comme un lambeau de tapisserie féo- dale, retrouvée brillante parmi les ruines de quelque donjon du moyen âge.

Oui, chaque œuvre d'art représente l'unité d'une pensée ou d'un sentiment, l'unité d'une âme qui s'est isolée pour un mo- ment de tout l'univers. Comment donc une telle œuvre ne se- rait-elle pas déformée, altérée, méconnaissable, quand on la replonge dans cette complexité sans fin, dans ce pêle-mêle de pensées et de sentiments ou elle perd son essentielle unité?... Au dessus de M. Henneberg se trouve placé un ouvrage tout différent, de M. Adolphe Menzel, le Grand Frédéric à Hocli- hirch. C'est une bataille par un effet de nuit , et un morceau digne d'éloges, sauf la taille démesurée des personnages, qui pouvaient être réduits aux dimensions d'un tableau de cheva- let, car il n'y a que le nu qui soit vraiment digne des propor- tions héroïques. Les hommes en tricornes, en habits et en


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bottes, ne méritent pas qu'on les peigne de grandeur naturelle. David exagérait sans doute, mais il disait une chose admirable et profonde, lorsqu'il écrivait à Gros, après Jciffa^ après Ahoukir : ce Vous n'avez pas encore fait un tableau d'histoire ! » Demandez à Meissonier s'il voudrait peindre sur un panneau qui aurait trois mètres de hauteur son tableau de F Ordon- nance ou le Général Desaix^ à V armée de Rhin-et-Moselle. Et, si je parle ici de Meissonier, c'est que M. Menzel est une sorte de Meissonier allemand, qui a montré de l'esprit, du savoir, et le sens historique dans les excellents dessins dont il a il- lustré Y Histoire de Frédéric.

En somme, et avec le regret d'avoir omis quelques noms de marque, nous pouvons dire que la Prusse a facilement vaincu l'Autriche dans le champ clos de l'Exposition univer- selle. La maison de Habsbourg n'a guère à nous exhiber de bien saillant que cinq ou six ouvrages : les Batailles de MM. Fritz et Sigismond Lallemand , qui sont fort habiles à peindre les charges de uhlans, les combats d'avant-poste, et ces engagements de cavalerie qui ne font ni grand'peur ni grand mal ; le Portrait équestre de V empereur d Autriche par M. Otto von Thoren, dont la peinture si mâle, si originale et si corsée, quand il représente des chevauchées de paysans hongrois, s'est affaiblie en se délaj^ant sur un plus grand es- pace ; le joli portrait de M""^ de Keller, par M. Boutibonne, qui aurait dû faire un chef-d'œuvre d'après une tête aussi dé- licate, aussi intelligente, aussi pure, une tête qui eût provo- qué le pinceau d'André del Sarte et qui eût ravi Léonard.

Mais dans l'exposition autrichienne se trouve un tableau qui, à lui seul, la relève : c'est la. Diète de Varsovie en 1773, par M. Ma- tejko, sans doute la séance dernière où fut consommé le partage de la Pologne. Si nous comprenons bien le sens du tableau , qui n'est pas expliqué le moins du monde au livret, la trahison est au sein de la Diète : tous les visa^-es sont émus, ravas^és

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par des passions diverses. Un seigneur s'est roulé par terre, a déchiré ses habits , et il offre à la mort sa poitrine nue, tan- dis que le grand-maréchal, vêtu de rouge et sa canne à la main, fait un geste de menace en montrant les soldats qui vont pé- nétrer dans la Diète , et que l'on aperçoit derrière la porte entrouverte. Le peintre a fortement caractérisé chaque figure, les vieillards indignés, les jeunes gens timides, quelques sei- gneurs effarés , et les grandes dames qui assistent à cette tra- gédie du haut d'une tribune. Il a enlevé tout son tableau avec un entrain extraordinaire , le tenant dans un ton général acide et violacé, mais peignant le tout d'une brosse hardie, résolu- ment , et haut la main.

LES DESSINS DES GRANDS MAITRES,

PHOTOGRAriIlQUEMENT REPRODUITS PAR M. ADOLPHE BRAUN, DE DORNACH.

Dans l'immensité de cette immense Exposition universelle qui vient de se clore, beaucoup de choses ont échappé aux amateurs, parce qu'elles étaient dispersées dans les compar- timents innombrables ménagés à l'industrie française ou étran- gère, entre autres des suites de photographies anglaises d'après des dessins appartenant aux grandes collections du British Muséum, de Kensington, de Windsor, de Berlin, de Vienne, de Venise, de Milan, de Florence... mais selon notre sentiment, aucune de ces suites ne vaut celle que M. Braun, de Dor- nach, a entreprise, et dont il poursuit la publication de la façon la plus brillante. Pour mener à bien ses opérations, pour ar- river à tous les perfectionnements possibles du procédé de ti- rage c( au charbon, )) inventé par M. Poitevin, M. Braun a fondé, à Dornach, un établissement modèle, une sorte d'im- primerie photographique, où tout ce qui a besoin de mouve- ment est mû par une machine à vapeur.


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Après avoir beaucoup travaillé pour les curiosités du stéréos- cope , M. Adolphe Braun a compris que le meilleur usage de la photographie et le plus noble était de l'appliquer à la repro- duction des ouvrages d'art, et particulièrement à répandre les dessins des grands maîtres, qui sont à la fois les plus précieux de ces ouvrages et ceux qui se prêtent le mieux à une imita- tion identique de l'original.

Tout le monde en a fait l'observation : la photographie est sujette à bien des erreurs quand elle s'attaque à l'expression delà vie, c'est-à-dire quand il s'agit d'obtenir, par la ressem- blance physique, la physionomie morale des individus, le ca- ractère de leur pensée , les habitudes de leur âme. En revan- che, la photographie est un procédé souverain lorsqu'elle est employée à nous transmettre une contre-épreuve des choses immobiles, surtout des objets monochromes, car la juste inter- prétation des couleurs par l'objectif est un secret qui n'est pas encore absolument trouvé. Ce sont les monuments de l'archi- tecture, les statues, les bas-reliefs, les dessins, les estampes qui revivent avec une vérité irrécusable dans les épreuves positives que produit le cHché photographique.

Mais les bas-reliefs , les statues et les membres de l'architec- ture peuvent être reproduits plus exactement encore par le moulage, tandis que les dessins et les estampes ne sauraient être parfaitement copiés que par la photographie. Copiés n'est pas le mot, à vrai dire, puisque la photographie, telle que la pratique M. Adolphe Braun, est une seconde création par la lumière. Pour peu que le jour et le moment soient bien choi- sis, le dessin se répète sur le négatif avec ses contours, ses clairs et ses ombres, et de plus il sera imprimé avec la couleur même du papier qui a concouru à former les demi-teintes, avec les touches de blanc dont la composition est rehaussée , avec les couches d'encre de Chine, de sépia ou de bistre que le peintre y a étendues ; enfin , avec les taches de fusain ou de pierre noire

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qu'il y a écrasées intentionnellement an bout de son doigt.

Ainsi ce n'est pas seulement l'esprit du dessin qui nous est donné dans son essence et dans toute sa virginité ; c'est aussi la matière même qui a servi à écrire la pensée , à lui donner un corps, un relief, ou pour mieux dire, les apparences d'un relief. Et, bien que le procédé mis en œuvre par l'artiste ne soit qu'une chose secondaire, il n'est pas indifférent qu'on nous le fasse connaître d'une manière aussi précise, qu'on nous le rende sensible et comme tangible.

Une tête d'enfant, dessinée par Léonard de Vinci, avec ce sentiment exquis de la forme, cette délicatesse infinie et ce goût suprême qui caractérisent tout ce que sa main a tou- ché, devient plus aimable lorsque, sur un fond de papier vert, on sent le doux noir qui a estompé les ombres, et qui est allé insensiblement se perdre dans le ton du papier. Ce ton vert suffit à exprimer les clairs d'un front bombé, d'une joue bouffie et d'une grosse lèvre, parce que tout le reste de- meure assoupi sous une salissure de crayon. Une Madone des- sinée, ou, comme disaient nos pères, desseignée (projetée), par Fra Bartolommeo, une Madone qui serre son enfant dans ses bras, et que deux évangélistes accompagnent avec une reli- gieuse symétrie, tandis que le petit saint Jean montre à Jésus l'emblème de sa croix future, cette ]\Iadone, dis-je, abien plus de charme lorsque, sur un papier rosé, l'on voit se détacher les formes de l'enfant, cernées par un contour perdu et fondu, lorsque les figures, encore vagues, mais déjà expres- sives, sont tour à tour noyées dans un fond de couleur tendre, ou saillantes par places, ou enveloppées d'une teinte mysté- rieuse.

Tel croquis de Watteau, représentant un Mezzetin, un Al- mânzor ou un autre personnage de la comédie italienne, a bien autrement de saveur, lorsque l'on sent le gras de la san- guine et les coups de crayon blanc qui expriment le satin du


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haut-de-chausses étroit et serré , sous lequel notre faquin fait, belle jambe. Telle scène de jardin que Fragonard a lavée à. l'encre de Chine est bien plus intéressante lorsqu'on nous la rend telle quelle, non pas traduite en hachures de pointe ou en, tailles de burin , mais avec ses belles coulées de pinceau qui s'ar- rêtent brusquement là où il faut accuser les cassures du taffetas, avec ses noirs résolus qui laissent deviner l'ombre épaisse d'un dessous de terrasse , et ses blancs purs appliqués à la gouache sur le luisant des cheveux et le satin de la peau ; car la scène se compose de deux femmes : l'une âgée (la mère, sans doute), qui, la tête embéguinée et le cou fermé dans un fichu noir, tourne le dos au spectateur et fait une lecture ; l'autre, jeune, blonde, jolie, élancée, mignonne et poîi^ine^ comme aurait écrit Diderot, qui semble écouter avec complaisance, tandis qu'elle songe intérieurement à autre chose!

On peut dire, il est vrai, que l'instrument photographique nous rapporte bien des menus détails qu'on ne lui demandait point ; que l'oeil de cet instrument aperçoit avec une pers- picacité inexorable les plus petites déchirures du papier, les moindres altérations de la teinte , et les maculatures du temps , et les taches d'eau, et les taches d'encre; mais il n'en ré- sulte pas moins un effet d'ensemble qui triomphe de ces petits accidents. Il y a plus : l'excès même de cette fidélité a un avantage qui consiste à rassurer complètement le spectateur sur l'exactitude irréprochable du principal.

Nous n'avons sous les yeux qu'une vingtaine d'épreuves ti- rées de la grande collection photographique de M. Braun. Déjà pourtant nous pouvons deviner quels inappréciables tré- sors auront été accumulés par cet ami des arts , lorsqu'il aura livré au public les quatre mille dessins de maîtres dont se com- posera sa collection, unique au monde (1). Dans le petit nombre

(1) Cette collection est maintenant faite et parfaite.


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d'échantillons qui sont entre nos mains, figurent des artistes de tous les pays, des morceaux de tous les genres, de tous les styles, et même de toutes les manières. Nous y avons long- temps regardé une longue frise tirée du musée de Baie , et qui représente une danse de paysans d'après une fresque peinte par Holbein à l'hôtel de Ville , ou sur une maison voisine de la Poissonnerie. Ce sont les mêmes matrones aux formes épaisses et courtes, dont il ornait les livres imprimés par Froben, Valentin Curio, Cratander, Adam Pétri, et notamment l'édition latine de Galien.

Rien de plus curieux que ce cancan germanique du seizième siècle. Dans la nature il serait ignoble, tant les figures sont pesantes, ramassées, laides, courtaudes et rustaudes; mais l'art a ce privilège qu'il se fait pardonner, même l'impardon- nable. Ainsi, la danse rustique de Holbein, telle que nous la voyons bondir sur le papier, intéresse le regard par le mouve- ment extraordinaire des figures , par les incroyables saltations auxquelles se livrent les meneurs de la bande, par l'entrain des maritornes avinées qui montrent leurs poitrines en encor- bellement et leurs mollets énormes.

Que si maintenant vous tournez la feuille, vous êtes en pré- sence d'un Michel- Ange! Vous passez de la bouffonnerie rus- tique à une élégance olympienne ; vous êtes transporté dans un monde très-élevé au-dessus de la terre, dans un monde habité par des figures d'une vérité naturelle , mais surnatu- relle, d'une beauté humaine, mais surhumaine. Vous montez aux régions de l'idéal, qui ne sont pas celles de l'imaginaire, comme tant de gens affectent de le croire , mais qui sont au contraire le domaine de la vie à sa plus haute puissance , de la vie qui s'est purifiée de ses vulgarités et de ses souillures, pour animer des corps plus sains, plus robustes, plus beaux et plus fiers.

Quelle leçon pour un artiste! Quel objet d'étonnement et


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d'admiration pour un simple dilettante, que ces dessins de Michel- Ange ! Tantôt ce sont des vierges hautaines qui n'ins- pirent pas la prière, mais plutôt une sorte de respectueuse ter- reur ; tantôt ce sont des griffonnements prodigieux pour des compositions qui ont traversé l'esprit du peintre ; par exem- ple , un Christ ressuscité qui se dégage violemment des langes du tombeau ; tantôt ce sont des statues futures , que le sculp- teur dessine et modèle sur le papier en leur donnant une dé- sinvolture superbe, des proportions légèrement allongées, des reliefs ressentis, une force élégante. Par une frappante nou- veauté, ces figures de héros que le peintre-sculpteur étudie d'avance sur les quatre faces, et autour desquelles tourne déjà sa pensée, elles ont la beauté des dieux mais non pas leur sérénité; elles sont l'image corporelle d'une âme supérieure et triste : elles sont à la fois émues et divines.

Ah! c'est un magnifique présent que nous fait la photogra- phie en multipliant les épreuves de pareils dessins ! Et comme si ce n'était pas assez qu'une feuille de papier contînt un chef- d'œuvre, il faut encore que l'exécution pratique, la touche at- tentive et précieuse du maître, viennent s'ajouter au sublime du geste, du mouvement et du contour. Il est, dans la collection qui nous occupe, trois dessins de Michel- Ange qui sont des merveilles de gravure, antérieures de quinze ou vingt ans à Marc- Antoine. Celui-ci , nous l'avons toujours admiré, et nous admirerons encore sa manière mâle et concise de couper le cuivre, sa taille expressive et résolue ; mais à côté de Michel- Ange burinant sa figure avec une plume de roseau, Marc- An- toine a l'air d'un commençant timide ; il n'est plus qu'un en- fant. Tout ce que la gravure inventera plus tard, ces tailles variées, souples, ondoyantes, enveloppantes^ qui par leur marche , leurs virements brusques , leurs atténuations et leurs renflements, accusent la présence des os et des tendons, l'élas- ticité des muscles et leurs attaches, tous ces travaux de burin


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qui se contrarient d'abord pour se marier ensuite, tous ces moyens ingénieux d'expression qui un jour illustreront les Gol- -tzius, les Bolswert, les Edelinck : tout cela se trouve écrit d'une main magistrale sur le dessin de Michel- Ange, et y forme une merveille qui est par dessus le marché.

Il faut en convenir, quand on a contemplé de tels morceaux, il est difficile de s'arrêter longtemps à quelques-uns des autres de la collection Braun, et l'on se demande si le très-habile photographe n'eût pas mieux fait de s'en tenir aux grands maîtres, et de ne pas descendre au-dessous de l'excellent. Les sanguines du cavalier Josépin, les crayons d'un Lanfranc, les lavis d'un Luca Giordano ou d'un Solimène , paraissent bien faibles et bien entachés de banalité parmi les Léonard, les Cor- rége, les Titien, les Michel- Auge, les Raphaël. Les peintres , même renommés, ne sont pas tous dignes d'éveiller la sensi- bilité du collodion, et d'être envoyés aux imprimeries de la lu- mière.

Passe encore pour ceux qui , ne relevant que d'eux-mêmes, ont une originalité quelconque et se sont fait une place à part, si petite qu'elle soit. J'aime mieux un Watteau, un La Belle, un Fragonard, que ces décadents italiens, comme disent mes confrères, qui ont remplacé l'éloquence du dessin par les phrases du crayon-, et changé en ronflants paraphes la sérieuse écriture du génie.

J'ajoute que certaines attributions, mises au bas de ces photographies, sont douteuses ou décidément erronées. Par exemple, auprès d'une Elévation de croix^ de Rubens, dessi- née d'une verve incomparable par un maître qui la modifie à mesure qu'il l'invente, et qui, çà et là, macule son papier de repentirs, on rencontre des dessins évidemment faits pour la gravure , par Lucas Vostermann ou Paul Pontius , ou l'un des Bolswert. La Nuit^ de Michel-Ange, est aussi un dessin mal attribué, et doit être regardé comme un ouvrage de quelque


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élève de ce grand homme, de Daniel de Volterre, peut-être, copiant la statue de Florence dessinée par Michel-Ange.

Mais, pour être juste, nous devons dire que la grande ma- jorité des dessins choisis a été jusqu'à présent d'un bon choix. André del Sarte figure dans la collection sous diverses formes. On a de lui des études au crayon rouge, et des tableaux en- tiers, lavés et rehaussés de blanc; entre autres, la fameuse grisaille de l'Annunziata, cette Naissance de la Vierge^ où il a peint sa femme, la cruelle Lucrezia del Fede, parmi les visi- teuses de l'accouchée. A côté d'André del Sarte se trouve Lo- renzo di Credi, en compagnie de Léonard de Vinci, dont il fut l'ami, le condisciple et le second. Vient ensuite une tête de vieillard, que l'on peut dire peinte au crayon par Titien, et qui est une rareté. On y a joint quelques paysages de sa main, librement dessinés à la plume , et dont la seule imitation a suffi pour rendre illustre le nom de Campagnola.

Primatice, dont l'imagination heureuse et inépuisable in- venta des formes et des sveltesses inconnues à la nature , créa des jardins enchantés, évoqua les nymphes de Fontainebleau, et changea les fables antiques en romans modernes, Prima- tice est représenté ici par des dessins curieux, jetés avec un savoir étonnant, pleins de nobles raccourcis et de tournures imprévues, et qui se laissent voir après ceux de Jules Ro- main, comme Jules Romain se laisse regarder après Ra- phaël.

Raphaël! on connaît ses dessins, ceux de Venise, ceux de Florence, de Londres, de Vienne. Nous même nous eûmes l'i- dée autrefois de faire graver en fac-similé les dessins de Ra- phaël que possède le Louvre , et l'on nous félicita de ce ser- vice rendu aux arts. Mais quelle supériorité dans les photo- graphies de M. Braun ! Et combien il est difficile de traduire un grand maître sans le trahir au moins sur quelques points! On a pu juger admirables les fac-similé de Butavant et d'Al-


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phonse Leroy, et pourtant ils sont, il faut le dire, bien dépas- sés par la photographie de M. Braun.

Rien de plus beau, de plus ravissant, que les dessins de Raphaël pour ses fresques de la Farnésine et pour ses vier- ges. C'est la monnaie de son génie, mais c'est une monnaie d'or. Il serait même malaisé de dire lequel est le plus précieux de l'esquisse dessinée ou du tableau peint, de la composition rêvée ou du projet accompli. Voici que, sous un léger crayon, apparaît une vierge, que le peintre n'a fait qu'entrevoir en songe , et dont la divinité ne s'est pas encore débrouillée. Peut- être y a-t-il encore plus de charme dans l'ébauche , que notre esprit doit achever, que dans la peinture finie dont la perfec- tion même nous accable. Soit que la plume effleure leur image, une plume tombée des ailes d'un ange , soit que la pointe d'ar- gent les enveloppe d'un pâle contour, soit enfin que la pierre noire ou la sanguine les modèle vivantes et palpitantes , les figures de Raphaël commencent par le vrai, pour s'élever à la beauté. D'autres hésitent par insuffisance ou par caprice , et souvent ils gâtent ce qu'ils corrigent; chez Raphaël, chaque nouveau trait est dicté par un sentiment exquis des plus hautes convenances : chaque repentir est un perfectionnement, et les fautes qu'il a lui-même aperçues dans sa première inspi- ration nous en apprennent sur l'art plus encore que ses chefs- d'œuvre.

L'école de Hollande est représentée aussi dans la collection de M. Braun, par des paysages de Van de Velde, des animaux de Paul Potter, des portraits de Rembrandt, et plusieurs cro- quis de ce grand maître où l'on voit des lions rugissants, des lions couchés, et un homme dévoré par un lion; l'école fran- çaise, par Poussin, Lesueur, Géricault, Prudhon ; l'école espa- gnole, par quelques dessins de Murillo, rapidement griffonnés et rehaussés d'une éclaboussure de couleur. Mais, de toutes les écoles étrangères à l'Italie, c'est l'école allemande qui a


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fourni le plus de modèles à l'établissement photographique de Dornacb.

Albert Durer, Holbein, Cranacb y remplissent à eux seuls deux gros portefeuilles, et l'on peut se donner avec eux un plaisir nouveau en changeant de point de vue et d'admiration. C'est surtout en dessins de Holbein que ces portefeuilles sont riches. On y remarque le célèbre croquis représentant toute la famille de Thomas Morus, avec les noms de chaque person- nage écrits par le peintre; puis des portraits attachants dans leur naïve intimité et leur individualité profonde ; puis la fa- mille de Holbein lui-même, d'après une peinture que nous avons vue au musée de Bâle, et qui est d'une tristesse poi- gnante ; enfin une figure de Christ mort, étendu sous la pierre d'un sépulcre étroit , et qui ferait pâlir celle de Philippe de Champaigne, car elle est bien autrement accentuée et sentie, bien autrement tragique.

Oui, voilà un noble usage de la photographie et le meil- leur qu'on en puisse faire , parce qu'on est sûr qu'ainsi em- ployée, elle ne se trompe jamais. Plutôt que d'affliger nos re- gards en nous offrant le spectacle de tant de laideurs officielles, de tant de physionomies triviales, saisies par l'objectif en fla- grant délit d'insignifiance ou de difformité, que la photogra- phie nous fasse connaître les chefs-d'œuvre de l'art; qu'elle les répande sans les vulgariser : elle aura été alors une des plus belles découvertes de ce siècle. Surtout qu'elle s'attache à reproduire les dessins des maîtres, non-seulement parce que chacun de leurs dessins est une pièce unique , mais parce qu'ils renferment la quintessence de leur âme. « Un dessin de maître, dit Paul de Saint- Victor, c'est le génie à l'état de pur esprit, créant d'un trait comme Dieu d'un mot, et se mouvant en plein idéal. ))

Pour quiconque est digne d'aimer les arts , c'est en effet une friandise morale qu'une collection de beaux dessins. On y sur-


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prend la pensée à l'état embryonnaire, pour ainsi dire; on la voit hésiter, se corriger, se développer, s'affirmer, grandir : on est dans la confidence des maîtres; on tient les autographes de leur génie. Ceux-là auront donc bien mérité de tout le monde, qui, ramenant à son véritable usage une invention que l'on a détournée de son objet, auront mis au jour tant de trésors, et les auront livrés pour un prix modique à des miUiers d'ama- teurs, répandus sur toute la surface du globe.

Echappées des prisons où elles étaient closes depuis des siècles , ces feuilles volantes iront porter la gloire des artistes supérieurs dans les pays les plus éloignés , mieux encore que ne le faisaient les estampes de Butavand, de Paul Chenay, d'Alphonse Leroy, de Vacquez, de Lefman et des autres, car ici les planches sont gravées par un graveur infaillible , qui est la lumière. Chose admirable ! l'astre qui avait éclairé en secret les œuvres du génie, les popularise aujourd'hui, en les traversant de ses regards. Le démocratique rayonnement de la beauté nous vient du soleil !



EXCURSION A MUNICH

A M. NEFFTZER, RÉDACTEUR EX CHEF DU Temps.

26 septembre 1869.

Mon cher ami ,

J'avais promis de vous écrire un compte rendu de l'Exposi- tion internationale de Munich; mais quand je me suis aperçu que cette exposition se composait de tout ce que nous avons vu et revu, cette année même, au salon des Champs-Elysées et, en 1867, au Champ de Mars, j'ai reculé devant la néces- sité d'une redite fastidieuse, et j'ai pensé qu'il valait mieux mettre l'occasion à profit pour vous entretenir un peu de l'é- cole allemande et du malaise qui la travaille aujourd'hui. Aussi bien, en arrivant à Munich, j'étais curieux surtout de bien savoir où en était cette école, et quels avaient été les fruits de la révolution mémorable opérée, il y a environ soixante ans, par deux artistes supérieurs, Cornélius et Over- beck. J'avais hâte, pour mon compte et pour vous, de voir les fresques de l'église Saint-Louis, à Munich, et celles delà Glyp- tothèque, qui sont, les unes et les autres, les ouvrages les plus respectables de Cornélius , et dont nous avions tant de fois entendu parler.

Le Jugement dernier^ qui décore le maître-autel de l'église Saint-Louis, est une immense composition, dont toutes les parties viennent à l'œil en même temps avec une égale force ; de telle sorte qu'au premier abord et à distance, on a quelqu e


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peine à s'y reconnaître. Aucun parti d'ombre ne subordonne tel groupe de figures au profit de tel autre. Tout est principal ; tout est en relief. Chaque forme est voulue avec intensité, montrée avec ostentation, venue et revenue avec énergie. Re- montant à une époque où le clair obscur n'était pas encore inventé, dédaignant les ressources que les coloristes ont tirées du contraste, méprisant l'effet, parce qu'il lui paraît être un expédient des artistes de décadence, Cornélius ne veut rien sa- crifier, rien effacer dans l'ombre. Quand il a exprimé sa pen- sée par le dessin, il est satisfait, et s'il trempe son pinceau dans un ton de brique rose ou de jaune clair ou d'un bleu rompu par l'orangé et presque évanoui, c'est uniquement pour que la couleur fasse mieux percevoir la forme, et qu'elle em- pêche de trop confondre ce que d'autres auraient distingué par la distribution des ombres et des lumières.

Vous vous souvenez que, devant l'aréopage d'Athènes, il était interdit de s'abandonner à des mouvements oratoires. Ces juges austères regardaient l'éloquence, qui est le coloris de la parole, comme une séduction dangereuse. Ils ne permettaient pas à l'orateur d'employer d'autres armes que le langage de la simple raison, c'est-à-dire le dessin pur de la pensée. Eh bien! Cornélius était entré dans l'art avec les idées d'un ma- gistrat de l'Aréopage ; mais ce qui pouvait être, dans le tri- bunal antique , une sévérité légitime , était, chez le peintre, un parti pris féroce. Exprimer l'idée était tout pour lui; parler à l'intelligence du spectateur, cela lui suffisait amplement. Il ne consentait pas à jeter quelque chose en pâture à ces cerbères de l'âme humaine, qui sont les yeux. On aurait pu dire à Cor- nélius à peu près ce que disait Grétry à Méhul, en lui par- lant d'un de ses opéras : (( Ta musique est savante et pro- fonde , mon ami , mais tu n'a pas assez travaillé pour le portier. » Et il montrait du doigt son oreille.

Oui, la peinture de Cornélius a quelque chose de farouche,


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et la foi du peintre dans son système est celle d'un fanatique.

Mais il y a une incontestable grandeur dans ce parti pris , qui vous étonne d'abord et vous blesse. L'invention des grou- pes, le sentiment des figures et leur mouvement, l'expression des têtes, la dureté d'un dessin écrit avec la dernière vigueur, tout cela frappe à coups redoublés sur l'esprit ; et cette grande machine, sans sacrifice, sans ombre, vous reste dans la mé- moire comme un spectacle compliqué , serré , plein , fatigant même par sa plénitude, mais imposant par la hauteur de la pensée, par la fierté du contour, par les formes qui s'y mêlent, s'y heurtent, s'y enlacent, et se partagent l'attention en se combattant. Une chaîne de figures montantes et de figures pré- cipitées joint la terre au ciel, et conduit le regard, de la tombe ouverte des ressuscites , à la gloire du Dieu qui les juge.

Ici, des moines tremblants attendent leur sort et le devinent. Là, des femmes éperdues s'abandonnent à la fatalité de la sen- tence qui les foudroyé. Il me souvient d'une figure de jeune fille qu'un démon veut entraîner dans l'abîme, et qui, les bras suspendus au cou d'un ange , va être sauvée par un sentiment qui ressemble à l'amour. Cependant, au milieu de l'espace, tandis que l'archange exécuteur, à l'œil hagard et fixe , agite l'épée flamboyante, des êtres humains se révoltent contre le souverain justicier ; et marchandant leur âme , disputant leur corps, remplissent l'air de leurs formes tourmentées , saillantes et violentes.

Il va sans dire que le nu et la draperie font tous les frais de cette vaste peinture. Les nus sont savants, mais inutile- ment accentués dans tous les détails de leur musculature. Quant aux draperies, elles sont en vérité trop convenues, trop poncwes; elles offrent partout la même multiplicité de plis , et une certaine uniformité dans la manière dont l'artiste les jette, les soulève ou les casse. Enfin, à l'abondance des contours et des muscles, qui tous sont voyants, se joint l'abondance des


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plis, qui tous sont détaillés, et il en résulte une confusion malheureuse ; mais, encore une fois , quand on entre dans l'es- prit du peintre, quand on accepte pour un moment des inten- tions qui sont le rebours des nôtres , on se sent en présence d'un homme ; on est en commerce avec un artiste fortement trempé, dont l'ambition est haute, la volonté intense, la foi intraitable, le savoir ferme et sûr.

A la Glyptothèque , les fresques de Cornélius, dans les- quelles il a été aidé par ses élèves, Schlotthauer et Zimmer- mann, ne sont pas moins surprenantes, et il faut convenir que ce n'est pas là une surprise agréable. Celles de la salle Troyenne nous ont le plus vivement impressionné. Leurs âpres et sauvages colorations ressemblent à la musique saccadée d'une armée de barbares. Toutefois, cette sauvagerie même de la couleur et l'accent d'un dessin dur vous transportent dans les temps homériques, à plus de trois mille ans de distance, à mille lieues des Romulus élégants et des Brutus damerets. Le corps de Patrocie, que Ménélas emporte sur ses épaules et autour duquel se battent, acharnés, Hector et le fils de Téla- mon; la colère d'Achille, qui, du haut des murs, menace les Troyens, et qu'accompagne Minerve, armée de la foudre ; puis, la conquête d'Ilion, Priam égorgé, Hécube évanouie, Andro- maque dans les bras de Polixène, qui veut l'arracher à la ser- vitude, Hélène qui s'appuie contre une colonne, Cassandre échevelée, Astyanax précipité du haut des murs, et Anchise emporté par son fils à travers les flammes : ce sont là des images et des figures qu'il me sera impossible d'oublier, parce qu'elles sont conçues par un être puissant, imbu des idées hé- roïques, et aussi parce qu'elles sont expressives, quelquefois jusqu'à la grimace, et qu'étant peintes, pour ainsi parler, à l'eau-forte, elles ont une acidité qui pénètre dans la mémoire pour n'en plus sortir.

Il y a encore, dans la salle des Dieux, beaucoup de choses


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trouvées, et qui, rendues par un graveur sobre, à la Marc- Antoine, seraient dignes d'attention et d'admiration, entre autres la figure de Pluton qui, passant son bras sur l'épaule de Proserpine, penchée vers Eurydice, tient dans sa noire main la main fine de la Junon infernale. Oui, un burin aux al- lures simples et fermes, une gravure vive, mais sommaire, donneraient de ces fortes peintures une plus forte idée que les peintures elles-mêmes, et feraient parmi nous un grand bien à la renommée de Cornélius. On le jDrendrait alors pour un Luca Signorelli allemand, ou pour un Michel-Ange devenu tudes- que, et refait par un Sadeler ou un Goltzius.

Après avoir visité la Glyptothèque, où nous avons passé une heure devant les marbres vénérables d'Egine et une autre heure devant le célèbre Faune et la statue du Niobide Ilioneus, — qui est belle à faire pleurer, — nous sommes allé voir, au palais de la Résidence, les fresques de Schnorr, qui représen- tent, sur les murs des plus grandes salles, les trois périodes germaniques du moyen âge : le cycle de Charlemagne, le cycle de Barberousse, et celui de Rodolphe de Hapsbourg, fondateur de la maison d'Autriche, au treizième siècle, qui est l'époque où finit, pour les Allemands, le moyen âge. Ce n'est pas ici le lieu de décrire ces peintures colossales, où s'est dépensée une verve heureuse et abondante, et qui sont sorties d'une ima- gination pittoresque. Un volume suffirait à peine à la descrip- tion et à la critique de ces ouvrages. On y voit l'histoire d'un temps obscur se dérouler en figures innombrables, s'éclairer de couleurs limpides et présenter les ordonnances les plus va- riées : tantôt des cérémonies imposantes où l'architecture joue un rôle, tantôt des batailles de cavaliers ou des prises de villes, tantôt des scènes dont la signification n'est bien comprise que par des Allem ands ; le tout est surmonté de belles frises triomphales , sur fond d'or. Sans doute les fresques de Schnorr laissent à désirer plus d'unité dans le coloris, plus d'égalité


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dans l'exécution, qui est quelquefois serrée et forte , quelque- fois délayée ; mais l'impression générale n'en est pas moins celle de la grandeur. Ici encore, l'artiste vous parle un lan- gage élevé ; il vous montre des spectacles mémorables ; et d'un pinceau que l'esprit n'a pas cessé de conduire, il vous raconte des faits dignes de la muse.

Partout, dans cette ville de Munich, improvisée par un prince vraiment artiste, le roi Louis, et venue en serre chaude, partout, du moins, l'architecture, la statuaire, les décorations murales se rattachent aux traditions les plus hautes, et rap- pellent les chefs-d'œuvre d'an autre pays et d'un autre temps. Les Propylées, la Glyptothèque, la basilique de Saint-Boni- face, les obélisques, les fontaines, les arcs de triomphe, le colosse de la Bavaria et les colonnades qui l'entourent, les imitations franches du palais Pitti et de la Loge d'Orgagna; tout vous reporte aux belles inventions de l'art grec, de l'art byzantin et de la Renaissance ; tout vous invite à penser aux grands maîtres. Et une chose remarquable, c'est que l'ennui que pourrait engendrer l'imitation, là où tant de monuments sont des copies, est compensé par la variété des réminiscences qu'elle procure, et, pour mon compte, j'aime encore mieux trouver reproduits et réunis, dans une même cité, les édifices les plus célèbres des pays lointains, que d'avoir à subir un style indigène qui serait barbare, et qui est déjà barbare, en effet, dans les palais de carton peint qu'on vient de bâtir à droite et à gauche du Maximilian-Strasse.

A mon sens, la plus belle chose à voir dans Munich, c'est l'église de Tous-les-Saints, construite par un architecte sa- vant et raffiné, Léo de Klenze , et décorée par Henri Hess, — le même qui a orné de fresques la basilique de Saint-Boniface. — L'architecture de cette petite église est absolument by- zantine ; la nef est couverte par deux coupoles basses, sans ouverture, que sépare un arc plein cintre dont l'intrados pré-


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sente une bande large et lisse. L'église se termine par une ab- side en cul-de-four. Les deux coupoles sont flanquées de tri- bunes dont les arcs se dessinent parallèlement à la nef, et qui reçoivent le jour par des fenêtres cintrées. Une tribune. sem- blable surmonte la grande porte et renferme l'orgue. L'église est sombre, revêtue, en bas, des plus beaux stucs, et comme étamée d'or dans la partie supérieure. Son resplendissement dans l'obscurité nous a remis en mémoire Saint-Marc de Ve- nise.

Sur les fonds d'or des arcs, des coupoles, des berceaux et des surfaces verticales qui sont percées de fenêtres, ont été peints par Henri Hess les sujets les plus connus de l'Ancien et du Nouveau Testament, les uns en correspondance avec les autres ; par exemple, le Sacrifice d'Abrabam en regard du Crucifiement. La niche du chœur est remplie par des figures d'une proportion traditionnelle et d'un caractère purement byzantin. Les personnages deviennent beaucoup plus petits dans les coupoles et sur les bandes des arcs doubleaux; mais ces différences n'ont rien de choquant : elles sont voulues, convenables et archaïques. Il est impossible de mieux com- prendre et de mieux conduire la décoration d'une église. Ega- lement éloigné de la rudesse de Cornélius et de la délicatesse un peu chétive d'Overbeck, Henri Hess a conçu et exécuté son immense travail dans un style excellent, qui peu à peu s'écarte , il est vrai, du byzantin pur, pour devenir giottesque et florentin , mais qui toujours reste profondément religieux ; grave, même dans le naïf, austère, même dans la grâce, et imposant par une douce et tranquille majesté. La couleur est charmante *, elle est tempérée dans son éclat , elle est intense avec harmonie.

En somme , il y a dans ce grand ouvrage une force d'in- vention qui est propre à l'Allemagne , et une mesure qui sem- ble appartenir au goût français. Aussi, pourrait-on vous don-

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ner une idée assez juste des peintures de Hess par l'assimila- tion de son rare talent avec celui de quelques-uns des nôtres. Il y a telle Adoration des Bergers, par exemple , qui rappelle le naturalisme ingénu et fort de Schnetz, telle composition du NoUme tangere ou du Sinite parvulos ^ qui, sous le rapport du sentiment, rappelle Hippolyte Flandrin, et parfois Leli- mann.

Nous en étions là de nos promenades dans Munich, lorsque nous sommes retournés à l'Exposition internationale. Il faut avoir le courage de le dire : l'Allemagne n'y brille guère. Kaulbacli, cependant, y soutient encore l'honneur de l'Ecole et y représente les traditions de la peinture monumentale. Son carton de la Bataille de Salamine est conçu avec grandeur. La distribution des lumières et des groupes y est savante et d'un homme exercé. Des épisodes intéressants, surtout celui d'une troupe déjeunes filles qui se sauvent à la nage et vont s'accrocher aux débris d'un navire désemparé, attachent le regard. La confusion inévitable, et même convenable dans un pareil sujet, se trouve ici adroitement rachetée par de grands plans, bien distincts : sur le devant, le vaisseau où com- mande Thémistocle ; au second plan , celui qui porte les offi- ciers du roi de Perse aux prises avec les soldats d'Eurybiade. Il y a là — si j'ai bien vu et bien compris — deux actions , deux héros, et l'esprit, incertain, cherche l'unité de ce grand drame, sans la bien saisir. Au fond, sur la gauche, dans un lointain estompé, s'agite un combat qui ressemble à une dé- route, mais la victoire serait encore indécise pour le specta- teur, s'il ne voyait, sur la droite, apparaître, au haut des airs, les dieux protecteurs d'Athènes. Légères comme des fantômes, calmes et sereines comme des divinités de l'Olympe, ces trois belles figures, vêtues de lumière , planent sur la bataille et en décident. Dans sa monochromie , cette vaste composition est bien entendue; le dessin en est fort remarquable. Comme


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pour répondre au reproche de préférer le convenu au naturel, Kaulbach a cherché à mettre ici de la variété dans ses mo- dèles , de l'individualité dans ses expressions , et il a ainsi mi- tigé le défaut inhérent à tout ce qui est fait de pratique et su par cœur.

En somme, c'est encore M. de Kaulbach qui est à la tête de l'école allemande ; et, si on le compare aux autres professeurs, il a, au moins relativement, la valeur et la force d'un maître. Ses rivaux et ses collègues sont en général de tristes peintres. Ceux-ci recommencent les figures qui nous ont jadis tant de fois ennuyés dans les tableaux de Blondel, avec des casques de pompiers et des ciels en papier ; ceux-là ne s'élèvent pas au-dessus de ce qu'étaient, chez nous, les Deveria et les Johannot. Le dessin et l'invention étant leurs qualités dominantes, ils font presque tous de bonnes grisailles, et je ne connais rien de plus intéressant, par le caractère des physionomies et l'excellence du rendu, que les compositions peintes en clair-obscur par M. le baron Ramberg, pour l'il- lustration d'Hermann et Dorothée. Celles de M. Charles Piloty, sur des sujets tirés de Shakespeare, Bornéo et Juliette^ Ophe- lia^ ont aussi de la distinction, de la saveur et du ressort. Il faut enfin mentionner M. Feuerbach, qui a mis en scène le Banquet de Platon , comme aurait pu le faire un excellent élève de Couture, dans une grande toile peinte à l'huile et à la gouache, en mémoire de Véronèse.

Mais, encore une fois, je n'ai pas la prétention de vous écrire un compte rendu de l'Exposition de Munich ; je tiens seulement à vous dire que le Paradis perdu de Cabanel , le Prométhée de M. Bin , la Divine Tragédie de Chenavard, sont à peu près les seuls morceaux de style qui soient venus de France, car le Hallali de Courbet n'est pas de la grande peinture ; ce n'est que de la belle peinture grande. J'ignore si le tableau de Chenavard a été recommandé au prône, et si,


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dans la capitale de la très-catholique Bavière, le peintre-phi- losophe n'a pas eu à souffrir de quelque influence occulte et cléricale; toujours est-il que son tableau, sous prétexte qu'il était arrivé un peu tard à Munich, avait été exposé, ou pour mieux dire caché, dans un couloir où l'on ne pouvait pas même en soupçonner l'existence. Après une première visite, croyant qu'on n'avait pas exposé la toile de Chenavard, j'ai adressé une plainte à la Direction , et je dois dire que, dès le lendemain, la Divine Tragédie a été placée dans le salon d'honneur, en pleine lumière. Cette œuvre forte et vraiment grande, cette ordonnance magistrale, nombreuse et imposante, spectacle d'idées, où un dessin fier, un modelé savant et res- senti font palpiter les symboles, les rendent sensibles et clairs, on la voit maintenant, en son jour, et l'on s'étonne qu'une pa- reille œuvre ait été mise, un mois durant, sous le boisseau. Ceux qui l'avaient cachée en seront pour leur courte honte, et quoi qu'en aient pu dire tel critique éminent, mais fâché, ou tel écrivain qui n'est pas dans le secret du grand art, elle triomphera de la mauvaise humeur des uns et de l'incompé- tence des autres.

J'ai regret à le dire : la politesse est décidément une qua- lité française. L'Exposition prétendue internationale de Mu- nich a été, pour ces messieurs , une affaire purement locale. Malgré la supériorité de nos peintres , et bien qu'elle soit re- connue par tout le monde, le jury de Munich, composé uni- quement d'artistes bavarois, s'est adjugé charitablement vingt- huit médailles sur quarante-huit, et en a gracieusement ac- cordé sept à la France, qui avait fourni, en nombre , le quart des envois, et, en qualité, les meilleurs ouvrages. Après tout, de telles inconvenances ne sont à déplorer que pour ceux qui les ont commises. Les récompenses se donnent aux écoliers ; un véritable artiste doit être au-dessus de ces mi- sères.


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Au sortir de l'Exposition, notre bonne fortune nous a fait rencontrer, dans la première salle de la Pinacothèque , un de nos illustres peintres, M. Auguste Couder, dont la conversa- tion a été pour nous un long charme, d'autant que c'était Che- navard qui lui donnait la réplique. Avec sa vivacité et son esprit ordinaires, M. Couder nous a raconté des anecdotes pi- quantes du temps où il était élève de David, et camarade de Gros, de Girodet, de Prudhon. Finalement, il nous a parlé d'une visite qu'il avait rendue, la veille , avec M™^ Couder, au peintre Kaulbach, dans son atelier. On pilerait dans un mor- tier tous les paysagistes et les genvistes du jury de Munich, que l'on n'en tirerait pas la causerie étincelante dont nous avons joui, ce jour-là, sur le sofa de la Pinacothèque, à deux pas des Albert Durer et des Holbein, pour un moment oubliés. Voyez, mon cher ami, quelles bonnes gens nous faisons, nous autres Français ! Nous allons au loin nous informer de ce que produit l'art étranger; nos mains sont pleines d'éloges, pour les Allemands surtout, et nous les ouvrons toutes grandes. Si nous ne reconnaissons pas de prophètes dans notre pays, en revanche, nous avons hâte d'en proclamer dans le pays des autres. Eh bien! croiriez-vous que l'on a demandé à M. Cou- der s'il était peintre, et que cette injure lui a été adressée par M. de Kaulbach lui-même! Ainsi, voilà des artistes pour lesquels nous avons l'extrême bonté de battre le tambour, qui ignorent ou font semblant d'ignorer l'auteur des plus belles peintures du musée de Versailles, de ces admirables tableaux de la Révolution, les Etats généraux^ la Fédération^ la Si- gnature du serment, au Jeu-de-Paume ^ sans parler de la Ba- taille de Lawfeldt et de la Prise de Lérida^ tous morceaux de maître !

A cette question saugrenue , M. Couder, en homme d'es- prit , s'est contenté de répondre par une inclination et un sou- rire. Il n'en a pas moins complimenté M. de Kaulbach sur ses


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ouvrages, et il l'appelait, en le quittant, le premier peintre de l'Allemagne. — c( Le premier? a dit modestement l'artiste prussien, dites le second. — Mais si vous n'êtes que le second, vous connaissez donc quelqu'un qui est le premier? — Je ne connais personne, )) a répondu M. de Kaulbacli avec douceur. Cela rappelle le mot de Mélml à un confrère jeune, qui lui di- sait qu'il était le premier musicien de son temps : c( Le premier, c'est beaucoup dire... — Mais qui donc, selon vous, serait le premier?... — Ce serait... Chérubini... s'il avait fait Joseph. ))

L'atelier de Kaulbacli est situé dans les bâtiments de l'A- cadémie, au fond d'une cour solitaire où Tlierbe pousse entre les pavés. Cet atelier est immense : il s'élève du rez-de-cliaus- sée à la hauteur d'un quatrième étage, et les colosses de Monte-Cavallo y tiennent à l'aise. De neuf à dix heures, Kaulbach ouvre sa porte au public, sans demander leurs noms aux visiteurs. Nous y sommes entrés un matin , avec Chena- vard, et nous y avons trouvé l'artiste vaquant à ses crayons. Kaulbach a aujourd'hui (en 18G9) soixante-cinq ans. Sa figure est fine et son œil vif. Il porte une petite casquette de soie noire et des lunettes. Ne sachant pas, nous l'allemand, lui le français, nous ne pouvions nous entendre qu'en italien; mais, bien qu'il ait vécu assez longtemps en Italie, Kaulbach a perdu l'usage de cette langue, et il nous a répondu en allemand, de manière à nous faire comprendre qu'il ne nous comprenait point.

Nous avons donc parcouru en silence ce vaste atelier, tout plein de toiles commencées, tout encombré de chevalets. La lumière , qui entrait par un vitrage élevé, tombait sur un car- ton de sept à huit mètres , représentant V Inquisition en Espa- gne. La scène se passe au seizième siècle , du temps de Phi- lippe IL Le grand inquisiteur, un vieillard édenté et aveugle, est conduit sur le perron du Saint-Office, et on lui fait tou- cher, du bout de son bâton, des gentilshommes, des femmes et des enfants qui vont être livrés aux flammes. Il marche à


EXCURSION A MUNICH. 551

tâtons sur les victimes. A quelque distance, on voit des bû- chers qui s'allument, des bourreaux qui besognent, ou qui se préparent à besogner. Après avoir clierclié sa composition au fusain sur la muraille, Kaulbach l'avait reportée sur la toile, et il était occupé, quand il nous l'a montrée, à en préciser les figures, à en rechercher les contours , à en particulariser les physionomies.

Dessinateur savant et souple, rompu dès longtemps à la connaissance de la forme humaine, Kaulbach se sert fort peu du modèle vivant ; mais il emploie le mannequin pour ses dra- peries. De là un poncif inévitable que l'artiste corrige de son mieux en donnant, d'idée, un caractère individuel à ses prin- cipaux personnages ; et comme il n'est pas facile de remplir d'aussi grandes machines, le peintre apar-devers lui quantité de choses, emmagasinées dans ses portefeuilles ou dans sa mémoire, qu'il place adroitement pour boucher les trous; de façon que tel épisode de son drame pourrait en être enlevé sans que l'expression de la pensée en souffrît, ce qui n'a ja- mais lieu avec les grands maîtres. Prenons pour exemple la Dispute du Saint-Sacremeni ou \ École cV Athènes. Ce sont des ensembles si bien construits, si bien noués, qu'il serait impos- sible d'y rien ajouter ou d'en retrancher rien. Pourquoi? parce que tous les groupes, toutes les figures ont été engen- drés par la conception même du sujet donné. Aucun morceau qui fasse remplissage, ou du moins qui en ait l'air. La pen- sée et ses développements forment une ordonnance tout d'une pièce , et par cela même indestructible. Toutes les pierres de l'édifice font un monolithe. Au contraire, dans les vastes cadres de Kaulbach, on s'arrête à des épisodes qui sont en eux-mêmes intéressants, mais qui jouent un rôle seulement optique, et qui, ne sortant pas des entrailles du sujet, peu- vent en être détachées sans dommage.

La Bataille de Salamine^ exposée à l'état de carton dans


552 EXCURSION A MUNICH.

le Palais de verre, est peinte en couleurs ; mais Kaulbacli n'a pas voulu nous la montrer ainsi. C'est en effet dans la gri- saille qu'il triomphe, et il le sait bien. Aussi n'expose-t-il au- cune peinture. Dépourvu du sens de la couleur, il gâte in- failliblement ce qu'il a dessiné en le voulant peindre. Il y paraît bien, à la nouvelle Pinacothèque , dans son grand ta- bleau de la Destruction de Jérusalem , dont le dessin tour à tour fin, délicat, énergique, mais partout sec, voulu et résolu, perd ses qualités virtuelles sous le coloris faux qui le recou- vre, sous l'exécution fade qui l'arrondit. Je ne parle pas des colossales fresques peintes par Kaulbach sur le mur extérieur de la nouvelle Pinacothèque : elles sont d'un ridicule colos- sal, et le temps, qui les efface, paraît l'avoir compris.

Dans un coin de l'atelier figurait un carton représentant la persécution des chrétiens sous Néron. Vêtu d'une robe longue, comme l'Apollon musagète, le césar histrion chante, une coupe à la main, entouré de ses affranchis, tandis que saint Paul le menace de la colère divine, et que saint Pierre est crucifié, la tête en bas. Dans un autre coin , nous avons aperçu un portrait en pied de Listz, qui, la veille encore, était venu chez Kaulbach. Vous croyez peut-être que le célèbre pianiste s'est fait peindre en soutane et en petit collet? Non ; il a posé en poseur, comme un poëte nomade, comme un héros voya- geur. Il tient à la main un chapeau civil, à larges bords, et il a des bottes comme celles que portait Chateaubriand quand il écrivait ses notes pour Y Itinéraire. De plus , il se drape dans un manteau, jeté majestueusement sur l'épaule, et dont tous les plis sont prévus, connus et convenus. Impatient de voir mon compagnon regarder de près cette figure, finement dessi- née sous une très-mince couche de couleur, Kaulbach s'écriait : Prima! prima! voulant dire que c'était là une simple ébauche, et pourtant tout y était déjà, si ce n'est la consistance d'une vraie peinture de peintre.


EXCURSION A MUNICH. 553

Malgré tout, l'art, tel que le pratique l'élève de Cornélius, exige un grand savoir et se maintient dans les hauteurs. Au- jourd'hui, malheureusement, l'école allemande abdique vo- lontairement sa dignité, et cherche à effacer en elle désormais ce qui la rendait originale parmi toutes les écoles de l'Europe. Elle s'était proposé pour but d'exprimer des pensées fortes, de créer des poëmes en figures , de retourner aux symboles et aux mythes qui ont fait la grandeur des arts primitifs. Elle s'était donné pour mission de réhabiliter la fresque , le dessin et le style. Maintenant, poussée d'un excès dans l'autre, elle n'aspire qu'à descendre. Elle est jalouse de ressembler à nos peintres de genre et à nos paysagistes. Aux terribles cava- liers de l'Apocalypse, aux caravanes des races humaines, dé- filant dans la Tour de Babel ^ aux héros farouches des Nie- belungen, aux dieux d'Homère, aux anges de Jéhovah, elle préfère les petites scènes sentimentales, dont nos marchands de la rue Laffitte ne veulent déjà plus. Elle désirerait se con- finer dans cette observation de la vie réelle oii nos artistes savent mettre de la grâce et de l'esprit, tandis que le génie tudesque y frise souvent la niaiserie et la platitude ; sa plus haute ambition , enfin, est d'avoir de la pâte, de manier bril- lamment, non plus le crayon, comme Cornélius, ou le pinceau, comme Henri Hess, mais le couteau à palette , comme Cour- bet. La voilà donc en extase devant les Hallali et les Casseurs de pierres : ne vous semble-t-il pas voir Jean-Jacques Rous- seau ébloui par le sublime Venture?


FIN.


TABLE DES MATIERES


Pages . Préface vij

Félix Duban, architecte 1

Eugène Delacroix, peintre 23

Eugène Deveria , peintre 89

Calamatta , graveur 101

David d'Angers, sculpteur 129

Francisque Duret , sculpteur 145

Augustin Dupré, graveur en médailles 175

Paul Chenavard, peintre 191

Henry Leys, peintre 209

Léon Vaudoyer, architecte 225

Edouard Bertin, peintre et journaliste 249

Hippolyte Fiandrin, peintre 263

Grand ville, caricatu.riste 27 5

Troyon, peintre 313

Gavarni, aquarelliste-lithograph e 325

Henri Regnault , peintre 347

Corot , peintre 36 4

Barye, sculpteur 379

Exposition Universelle de 1867 405

Lea bâtiments. — Considérations générales.

Les médailles d'honneur. — Meissonier, Gérôme , Cabanel , Théodore Eousseau , Perraud, Guillaume.

Knaus, Kaulbach , Drake, allemands; Henri Leys, belge; Ussi, Jean Dupré, ita- liens.

Carrier-Belleuse ; la médaille d'honneur du salon de 1869.

Giacomotti, Emile Lévy, Henner, Jules Lefebvre, Delaiinay, Timbal, Gustave Mo- reau , Jean Gigoux , Pus, Yvon.

Bonnat, Patrois, Brandon, Laugée, Tony Eobert-Fleury, Jalabert, Jourdan, Emile Saintin, Edouard Dubufe, Bonnegrâce, Henri Lehmann, Puvis de Chavannes.

Les Anglais : Edwin Landseer, Everett MUlais , Erskine Nicol , Calderon, Tho- mas Faed, Thomas Webster, Richardson, George Leslie, Frédéric Leighton, Henri O'Neil, Orchardson.


556 TABLE DES MATIERES.


Les Belges : Ed. de Biefve, Ferdinand Pauwels, Alfred Stevens, Florent Willems, Guffens, Ch. Verlat, Clays, Joseph Stevens, Bossuet, Van Moer, Lamoriniére , Foixrmois, de Knyff, de Groux, Van Knyck, J. Verwée, Lié vin de Winne.

Les Eqmf/nok : Eduardo Eosalès, Pablo Gonsalvo , Palmaroli, deMadrazo, Anto- nio Gisbert, Ruiperez.

Les Portiiffais :le roi Don Fernando, Lupi, Annunziao, Fonseca, Chi-istiuo, da Silva, Reseade, Pedro Zoa.

Les Italiens : Stefano Ussi, Faruffini , Toma, Domenico Morelli, Zona, Biancbi, Pasiai, les deivx Palizzi, 2)€iiitres. — Vincent Vêla, Miglioretti, Liiccardi, Petro Magni, Succardi, Marcello, Argenté, Strazza, Tantardini, Dini , BenganzoU, sculpteur,

I^es sculpteurs fi-an<;ais : Clésinger, Carpeaus, Carrier-Belleuse , Crauck, Falguière, Sanson, Paul Dubois, Gumery, Jules Thomas, Cugnot, Cavelier, Montagny, Diébolt, de Conny, Blanchard, Hubert La vigne, Feugère, Frémiet, Mathurin Moreau, Salmson, Victor Vilain, Lequesne, Aimé MiUet, Maindron, Leharivel-Durocher, Oliva, Iselin, Doublemard, Bartholdi. — Guillaume de Groot, belge.

Les Bavarois : Philippe Foltz , Charles PLloty , Gabriel Max, Victor MuUer, Franz Adam, Théodore Horschelt, Brandt, Gruuewald, Schnets, "Woltz, Liesenmayer, Eberle, Zimmermann, Leubach.

Les Prussiens : Cornélius, Brendel , Schenck , Schlesinger, Charles Hoguet , Heil- buth, André Achenbach, Georges Saal, Lasch, Meyerheim, Henueberg, Adolphe Menzel.

Les Autrichiens : Fritz, Sigismond Lallemand , Otto Von Thoren , Boutibonne , Matyko.

Les dessins des grands maîtres , photographiquement reproduits par M. Adolphe Adam, de Domach.

Excursion a Munich .• 53y

Fresques de Cornélius à l'église Saint-Louis. — Décoration de la Glyptothéque par le même. — Fresques de Schnorr au palais de la Résidence. — Monuments de Munich.

Peintures de Henri Hess à l'église de Tous-les-Saints. Exposition de Munich : Kaulbach, le baron Ramberg, Charles Piloty, Feuerbach ; envois de MM. Bin, Ca- banel, Courbet, Chenavard.

Rencontre d'Auguste Couder. Visite à Kaulbach, avec Couder et Chenavard. — L'Ecole allemande en 1869.


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


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