Les dîners du Baron d'Holbach  

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Les dîners du Baron d'Holbach (1822) is a book by French writer Madame de Genlis on the salons by baron d'Holbach, a volume in which she set forth with a good deal of sarcastic cleverness the intolerance, the fanaticism, and the eccentricities of the philosophes of the 18th century.

Full text

PREFACE

J *Ai écrit , il y a quelques anne'es, dans un de mes ouvrages {a)y la phrase suivante : il ne faut plus peindre désormais les philosophes que par leurs propres aveux, par les lettres quils nous ont laissées, et par des citations de leurs propres ouvrages; mais cet ouvrage alors n'eût pas été entièrement complet, nous n avions pas encore les scandaleux Mé- moires de mesdames d'Epinay, de Graffigny, de Vahhé Morellet, et le Supplément a la Correspondance de MM. de Voltaire et de d'Alembert,

A présent rien ne nous manque pour pein-

(fl5)Mon Dictionnaire critique et moi al des Etiquettes^ de la Littérature , des Mœurs , etc. , dont on va faire une nouvelle édition, sous son véritable titre : Dic- tionnaire anti'philosophiste , titre qu'il auroit àû tou- jours avoir,

a


dre avec une exactitude scrupuleuse et une effrayante vérité les philosophes du dix-hui- tième siècle.

Les écrivains les plus estimables ont pu- blié successivement, dans l'espace d'un de- mi-siècle , d'excellentes réfutations des er- reurs en tous les genres de M. de Voltaire et de ses sectateurs ; mais ces réfutations, qui n'étoient soutenues par aucune cabale , sont malheureusement tombées dans l'oubli ; d'ailleurs , comme on l'a dit , ces critiques ne pouvoient être complètes ; et , disséminées dans un grand nombre de volumes, elles n'offrent point un ensemble assez frappant pour désiller les yeux abusés des partisans de ces pernicieuses doctrines, que l'esprit de parti n'a pas entièrement corrompus. J'ai imaginé de renfermer ce déplorable tableau dans un cadre historique , car les dîners du baron d'Holbach ne sont point une fiction (a). J'ai connu (à l'exception de MM. Helvétius et Diderot)tous les littérateurs qui se trouvoient à ces réunions , et j'ai passé toute ma jeu- nesse dans la société la plus intime avec les

(a' Voyez les Mémoires de Vahhé Morellet^


gens de la Cour que j'ai [)laces daHs cet ou- vrage, dont les uns alloient en effet quel- quefois ehez le baron d'Holbach et les au- tres chez mesdames Necker et du Def'fant : comme ma mémoire est fidèle, et que j'ai toujours eu d'ailleurs l'iiabitude d'écrire tout ce que j'ai entendu dire de remarquable , je puis assurer que j'ai conserve à tous ceux qui n'ont laissé ni mémoires, ni livres, leur caractère, leur ton, leurs sentimens, et jus- qu'au genre de leur esprit ; quant aux ency- clopédistes, je ne }:^îice dans leur bouche que ce qu'ils ont écrit dans leurs lettres, leurs mémoires , leurs ouvrages , et toujours avec les citations du volume, de la [)age, etc ; ainsi, tout est vrai dans ce livre; je ne place qu'un seul personnage anonyme (le mar- quis de **), mais auquel je ne donne que des sentimens que j'ai entendu mille fois exprimer à des gens de sa classe : je pour- rois citer entre autres MM. de Vaudreuil, d'Escars , de Thiars , de Damas , de Serent , d'Osmond; les ducs de Nivernois, deVille- quier, de Gontaut et ses neveux, de Broglie, de Coigni et ses frères; les maréchaux de Balincour, d'Estrée, de Castries; les mar-


vil]

quis de Puisieux , de Durf ort , de Donis- san, etc., etc, {a).

Non-seulement je n'ai fait dire aux phi- losophes que ce qu'ils ont écrit; mais je n'ai point cite les impiétés , les blasphèmes et les obscénités que la main d une femme chré- tienne (quel que soit son âge) ne pourroit copier; je ne me suis pas même permis de faire mention des anecdotes scandaleuses et très -authentiques qui se trouvent dans la vie de M. de Voltaire ; je n'ai parlé ni de ses procès avec des libraiî*es , ni de la ruine du malheureux Jore, ni de celle du juif de Ber- lin, qui eut tant d'éclat et de publicité, etc.; et cependant, malgré ces suppressions et tant de retenue, les principes philosophiques du dernier siècle , rassemblés dans un seul volume, offriront à tous les lecteurs une doctrine hideuse et révoltante. Que seroit- ce donc, si j'avois tout dit ?...

Maintenant, je demanderai aux partisans passionnés de M. de Voltaire, d'oii peut ve- nir cette adoration exclusive qu'ils ont pour lui ^ Est-ce parce que vous le regardez comme

(d) On en trouvera encore quelques autres sou5 leurs noms, au dernier chapitre.


IX

un génie universel ? e'est une phrase qu'on a beaucoup répétée , mais qui nu persuadera personne aujourd'hui. Est-ce comme histo- rien que vous admirez M. de Voltaire?

Tout ouvrage qui n'a pas le ton qu'il doit avoir, manque de goût, et ce seul défaut em- pécheroit M. de Voltaire d'être placé au rang des bons historiens. Outre le ton épi- grammatique qu'on s'accorde à lui reprocher, il manque sans cesse, en écrivant l'histoire, aux convenances les plus connues et les plus généralement suivies; par exemple, dans l'his- toire de Charles XII , il se cite lui-même , non en note, mais dans le cours de l'ouvrage et de la narration , qu'il interrompt pour ra- conter ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu dire dans sa première jeunesse. Mais, quand son style seroit aussi parfait à cet égard qu'il l'est d'ailleurs par le naturel et la clarté, il n'en mériteroit pas moins d'être exclu de la liste des historiens estimables ; car nul autre n'a fait des bévues historiques plus étranges, et des mensonges aussi audacieux et aussi multipliés; écoutons le lui-même sur ce point: en envoyant à son ami Damilaville un mor- ceau d'histoire manuscrit , il lui dit :


X

<( Nous étions convenus, malgré la loi de y) l'histoire , -de supprimer des vérités; par- » courez ce manuscrit , et si vous y trouvez » quelque vérité qu'il faille encore immoler, » ayez la bonté de m'en avertir, y) (Lettres de Voltaire?)

Ici toute réflexion seroit inutile ; nous n'en ferons point.

Ce n'est assurément pas sur ses opéras, ses poésies lyriques , ses odes et ses comé- dies que votre admiration est fondée; ses poésies fugitives, fort au-dessous de la répu- tation que "VOUS leur avez donnée, sont très- inférieures à celles de Gresset : ce n'est pas non plus ce poème si froid, la Henriade, qui peut causer de l'enthousiasme ; il a fait sans doute de belles tragédies, mais outre les plagiats sans nombre qu'elles contiennent, vous conviendrez, que, sous ce rapport, le gé- nie du grand Corneille et celui du grand Racine sont bien supérieurs au sien. Com- me vous nous assurez, que vous êtes tous éminemment français, vous devriez tous dé- tester l'écrivain qui fut éminemment anti- français; l'écrivain qui élevoit sans cesse la nation anglaise au-dessus de la* nôtre; l'écri-


vain qui appeloit ses compatriotes des J^'el- ches, et la France, le pays des singes cl, des tigres; l'écrivain qui s'est moque mille fois ouvertement de Vamour de la patrie, et qui dit, dans son Dictionnaire (niotpatrie\qii on ne doit pas être plus attache à son pays , que le joueur ne peut Fêtre à une table de jeu à laquelle il reste tant qu'il gagne, et qu'il quitte sans regret dès qu'il perd.

Ce n'est pas, quoi que vous en disiez, son ardent amour pour Vhuraanitéy qui vous at- tache si fortement à lui. Un philantrope pourroit-il forriier le projet d'anéantir^ dans son pays et dans l'Europe entière, la Religion chrétienne , les gouvernemens établis , et de corrompre les mœurs? (a) Vous n'ignorez pas que M. de Voltaire fut le plus intolé- rant de tous les hommes; qu'il soUicitoit sans cesse des lettres de cachet pour faire enfermer ses adversaires; qu'il fut un persé- cuteur implacable; qu'il méprisoitle peuple qu'il appeloit de la canaille ( et ce qui pour- ra vous paroître plus criminel encore), qu'il


(a) Tous ces faits sont prouvés dans le cours de l'ouvrage par des citations irrécusables.


se déclara formellement contre le système de Xégalitéy entre autres dans le siècle de Louis XV, page 27g , où il appelle les maxi- mes du système de Tègalité , des impertinen- ces dignes de V Hôpital des Fous.

Vous savez aussi qu il prodigua les flat- teries les plus basses et les plus viles aux gens en place et aux princes, avec lesquels il eut quelques rapports. Il est vrai qu'il a dit et répété , dans son Dictionnaire et dans beaucoup d'autres ouvrages , qu'on doit re- procher aux auteurs religieux du siècle de Louis XIV de n'avoir point parlé contre la guerre. Tous en ont parlé, entre autres Mas- caron (<:?), Bossuet , Fénélon, et même Boi- leau dans ses satires, et avec une énergie qu'on n'a point eue depuis; et voici ce que le philosophe Voltaire écrivoit à l'impératrice de Russie, Catherine II: .ce Mes consolations sont vos victoires^ et


{a) Qui , prêchant devant le Roi , après la conquête de la Franche-Comté, dit que les voleurs de grands chemins sont beaucoup moins coupables que les con- qwrans ( Voyez les Sermons de Mascaron et les Lettres de madame de Maintenon),


xiij » ma crainte est que Votre Majesté ne fasse )> la [)aix l'hiver prochain (<7'). »

Iletoitdii'licile, au commencement du dix- huitième siècle, d'étonner et de subjuguer l'admiration d'un public qui ge'missoit en- core sur la perte récente des plus grands hommes que la France ait produits. Il sem- bloit que ces génies sublimes eussent mois- sonné tous les lauriers immortels que peu- vent obtenir la raison et la vertu réunies au talent. Frappés de ces considérations ef- frayantes, les beaux esprits de ce temps pri- rent un parti désespéré. Eh! bien, dirent-ils, frayons-nous une autre route, confondons toutes les idées , bouleversons tous les prin- cipes, flattons les passions, détruisons la Re- ligion, et nous appellerons cette nouvelle doctrine , de la philosophie. Nous ferons des

{a) C'est le même philosophe qui écrivoit au Roi de Prusse, sur le partage de la Pologne : « On prétend que » c'est vous, Sire, qui avez imaginé le partage de la 5* Pologne; et je le crois, parce qu'il y a là du génie. >

Dans sa réponse , le Roi reçut très-mal ce compli- ment; dans toutes ses réponses, ce prince est infini- ment supérieur à Voltaire, par la politique, la droi- ture et la morale.


XIV

tragédies philosophiques, en y insérant une certaine quantité de maximes séditieuses et une multitude de vers contre les prêtres et la Religion. Nous ferons des contes philo- sophiques, des contes licencieux et remplis d'impiétés. Nous serons aussi moralistes : pour cela , nous pillerons Fénélon , Pascal , Massillon et autres , et nous y joindrons un fond de philosophie , c'est-à-dire du pyr- rlîonisme et des peintures libres et volup- tueuses., qui puissent séduire la jeunesse. Nous écrirons l'histoire, non comme Bos- suet, mais en philosophes, en apostrophant insolemment les rois, en outrageant l'auto- rité souveraine et les nations entières, en calomniant le clergé , les papes et la Reli-


gion.


Vous répondrez sans doute à ces questions pressantes, qaele geni^e liwnain doit à F ol- taire le mépris du fanatisme : je pourrois vous objecter, qu'il nous a été prouvé que Le fanatisme philosophique est le plus perni- cieux et le plus cruel de tous; mais je me contenterai de vous faire encore les ques- tions suivantes : en supposant , ce qui n'est pas, que le fanatisme eût encore alors pro-


XV IJ

gné (le tant d'impostures et de duplicité.

Je réitère ma qiMstion : quelle est donc la cause de votre enthousiasme pour cet écri- vain? Je ne vous ferai point l'injure de croire qu'il soit fondé sur des libelles atroces, dont le mensonge et la plus noire, la plus grossière méchanceté font tout le sel , ni sur des écrits d'une exécrable impiété et d'un cynisme affreux, aussi dégoûtant qu'effronté; j'aime mieux trouver votre exclusive et véhé- mente admiration, incompréhensible, que d'y découvrir des motifs odieux qui désho- noreroient également votre goût, vos senti- mens et vos principes.

Cet ouvrage , malgré sa médiocrité , est à l'abri de toutes réfutations, parce qu'il est entièrement fondé sur des faits incontesta- bles et sur des citations de la plus parfaite exactitude ; il faudra donc se borner à dire vaguement que l'ouvrage est détestable, et vraisemblablement certains journalistes ne manqueront pas d'ajouter que j'y soutiens

nettement que M. de Voltaire est inepte ,

et que j'ai découvert qu'au fond il n est qu un sot; si j'avois fait une telle découvertey elle vaudroit la peine d'être publiée, car elle se-


xviij

roit très-étonnante ; maisje ne puis in attri- buer cette gloire. M. (re la Harpe, quon n'accusera pas ( même dans son Cours de lit- térature) d'avoir cherché à rabaisser les vrais talens de M. de Voltaire, dit que l'esprit su- périeur de cet écrivain ne l'a pas préservé du ridicule d'écrire beaucoup d'inepties et de hétisesy assertion qui est prouvée par un grand nombre de citations ; et voilà ce que j'ai rapporté dans ce livre. Ainsi, non-seule- ment je n'ai pas dit que M. de Voltaire fut inepte ^vciai\?> ce n'est pas moi qui me suis ser- vie du mot ineptie, en citant des passages auxquels cette épithéte convenoit si bien; je n'ai fait en cela que copierM.de la Harpe. Comme j'ai, depuis 46 ans, le mérite d'a- voir bravé dans tous mes ouvrages , et mê- me les plus frivoles , les ressentimens si re- doutés des philosophes modernes et de leurs partisans, je ne fais nullement un acte de courage en publiant les Dîners du baron d'Holbach; d'ailleurs, je suis persuadée qu'il existe de belles âmes dans tous les partis , et celles-là seront sûrement frappées de la masse d'erreurs, de sophismes monstrueux, d'in- conséquences, de noirceurs, de grossière-


\IX

tés, de mensonges calomnieux et de basses méchancetés, que, dans un seul volume, j'of- fre à leur méditation ; je ne risque point dr m'attirer la haine des cœurs nobles et géné- reux; il est facile de mépriser l'animosité des autres.

J'ai vu de bien près la mort , il y a neuf mois ; mais, à mon âge, quand la tombe se re- ferme, elle reste toujours entrouverte!

C'est dans les langueurs d'une pénible con- valescence que j'ai fait plus des trois-quarts de cet ouvrage : j'ai cru souvent que je suc- comberois à ce travail prodigieux , et cette idée, loin de le ralentir, me donnoit de nou- velles forces pour le continuer J'aurois vi- vement regretté, en mourant^ de n'avoir pu payer cette dernière dette à mon pays et à la jeunesse que j'ai tant aimée!..... J'aurois eu néanmoins une puissante consolation, en pen- sant que je laissois en France d'illustres dé- fenseurs de la bonne cause , dont les talens sont mille fois supérieurs aux miens.

Comme auteur, je tiens si peu de place dans ce livre , que je n'y puis mettre un grand intérêt d'amour-propre : je n'y suis qu'un éditeur laborieux, infatigable. Ce n'est pas


XX

dans rabattement naturel de la vieillesse, et quand toutes les illusions de la vie s éva- nouissent, que l'on peut, maigre des souf- frances habituelles, composer un livre pour briller et pour obtenir des éloges; je n'ai été guidée , soutenue et fortifiée que par le de- sir et l'espoir d'être utile ; si ce vœu est exau- cé, je serai, en dépit des nouveaux libelles, pleinement satisfaite.


LES DINERS

nu

BARON D'HOLBACH.

CHAPITRE PREMIER. Introduction et Plan de V ouvrage.


Un a donné successivement au public, les histoi- res delà /ûc<^wme, delaZ/^M^jde \di Fronde^ etc., mais on n'a point encore donné une histoire sui- vie et complète de la j?lus grande conjuration qu'on ait jamais formée en France et même en Europe, celle dont les philosophes modernes ont été les chefs. Elle commença sous la régence ; l'hypocrite Fontenelle, en fut le premier insti- gateur (a), et M. de Voltaire le premier chef. Les

[a) Ce fut Fontenelle qui ^ sur la fin du règne d j Louis XIV , fit imprimer son pieux discours sur la Patience ^ qui est ter- miné par une prière au verbe incarné; et ce fut lui qui, sous la régence, lit paroitre son Histoire des Oracles, dânf laquelle la Religioû est continuellement outragée l

ï


( o.

matériaux de cette histoire contemporaine, sont disséminés dans une multitude d'ouvrages ; on les a rassemblés et mis en ordre dans un seul volume. Il est assurément très-cnrieux de con- noître les motifs et de suivre le fil. d'une conju- ration qui a bouleversé l'Europe entière, et dont les ramifications se sont étendues jusque dans les autres parties du Monde. Cette immense et surprenante influence n'est nullement à la gloire de la fausse philosophie , elle ne prouve que la corruption de la nature humaine qu'il est toujours plus facile de séduire que d'éclairer : le mal se propage avec une effrayante rapidité sur cette terre malheureuse, tandis que le bien n'y jette que des germes profonds, indestructibles à la vérité, mais que presque partout les passions em- pêchent d'éclore; nulle nation ne communique à une autre l'esprit de paix et la santé, et le démon de la guerre allume sans peine les flam- beaux de la discorde , et la peste est contagieuse !... Ce livre déplaira beaucoup aux infortunés dis- ciples des faux sages du siècle dernier, car les philosophistes n'y seront jugés que par leurs propres écrits et leurs imprudens aveux. Leurs plus grands admirateurs frémiront en voyant leurs maximes fondamentales réunies et formant le code mpral et politique qu'ils nous ont laissé ; il sera également impossible de justifier ces„ll«i)r-


(i )

rihles maximes et ladnplicité de leurs auteurs, ou (le nier des atrocités, des actions et d(,'s ca- bales qui ne seront (|ue des citations scrupuleu- sement exactes , tirées de leurs ouvrages et de leurs lettres.

il y a presque toujours quelque chose de bi- zarre et d'inexplicable dans la gloire purement humaine : si M. de Voltaire, n'aspirant point au titre d'historien, njeùt pas publié des ouvra- ges historiques remplis d'erreurs, de mensonges et dans un style à la fois épigrammatique, incor- rect et toujours négligé, s'il n'eût pas fait de mauvaises comédies, de mauvaises odes, des opéras détestables , une multitude innombrable de pamphlets, de satires et de libelles , dont la ca- lomnie, Timpiété la plus révoltante , le cynisme le plus effronté font tout le sel , on ne l'auroit jamais proclame génie universel (a). Le grand

{a) On ne parle point de la Henriadc , parce qu'ua poème, fiit-il meilleur que la Henriade, ne pourroit être l'un des titres à Winivcrsalité , pour l'auteur de plusieurs belles tragédies. Tout poëte , capable de faire de bonnes tragédies , le seroit aussi de composer un bon poème épi- que. Si les grands auteurs tragiques ne s'en avisent pas , c'est qu'ils aiment mieux consacrer leurs talens au théâtre , où, suivant l'ingénieuse expression de M. Delille, ils' en- tendent toute leur renommée. Qui pourroit douter que Ra- cine , s il Teût voulu, n'eût fait un poème épique égal au

1..


( 4 )

Racine a fait des tragédies sublimes, des poésies lyriques admirables, une excellente comédie,

moins à la Henriade, par la versification, et très-supérieur par le plan, l'imagination, les épisodes et la manière de tracer et de soutenir les caractères? «Voltaire, dit M. de La )) Harpe (dans son excellent Cours de Littérature) , Voltaire » est bien loin d'avoir été un génie universel, puisqu'il n'é- » toit pas même (et il s'en faut de beaucoup) un poëte uni- « versel. Il a. primé, il est vrai, dans deux genres très-op- » posés, la tragédie et la poésie légère , mais le lyrique et le » comique lui ont manqué absolument ; et dans l'épopée , » et dans le poème héroï-comique , il est à peine au second » rang. 11 ne peut soutenir le parallèle , ni avec le Tasse , » ni avec Milton, ni avec l'auteur du Lutrin; que seroit- » ce si nous mettions en avant Homère et Virgile? Je ne V parle pas encore des genres de prose; nous y viendrons , ») et certes il n'y figurera pas comme en poésie. Un homme » me paroît avoir été plus magnifiquement partagé que per- » sonne , puisque seul il s'est élevé au plus haut degré dans » ce qui est de sciences et dans ce qui est de génie , c'est Bos- M suet. Il n'a point d'égal dans l'éloquence; dans celle de » l'oraison funèbre, dans celle de l'histoire , dans celle des af- » fcctions religieuses (voy. ses Méditations sur l'Évangile), » dans celle de la controverse (voy. les Variations) , ei en » même temps personne n'a pas été plus loin dans une science 5) immense qui en renferme une foule d'autres , celle de la re- » ligion. C'est l'homme qui fait le plus d'honneur à la France M et à l'Église des derniers siècles ; cependant ce n'étoit point » un esprit universel; les sciences exactes, la jurisprudence >* et la poésie lui étoient fort étrangères. Ecartons ces chi- D mères d'universalité, le premier rêve de l'orgueil philo-


(5) (les lettres sur Port-Royal (jue Ton peut compa- rer aux Provinciales ; mais on ne Ta point loué sur son f^ênie universel'^ il a vu prrférer la Pliè- (IrcdePraflon à la sienne; il a vu tomber Athalie, le chef-d'œuvre de la scène française et de tous les théâtres anciens et modernes !... Il ne fut point chef de ^)arti, il ne répondit jamais aux satires dont il fut l'objet , il dédaigna du fond de sa grande âme le vil métier de libelliste , et loin de faire des cabales , il fut la victime de celle que l'envie forma contre lui!...

M. de Voltaire, ne pouvoit dominer et régner que sur un siècle corrompu , il le forma! Les doc- trines alors étoient encore bonnes, les traditions du grand siècle, la juste admiration pour les grand:> hommes qui l'illustrèrent, en maintenoient l'influence et la pureté ; on avoit de la raison , du goût, un sentiment vrai du beau , on respec- toit la religion, l'autorité , les lois; on aimoit ses souverains. Il falloit renverser tout cela ; toutes les carrières de la véritable gloire avoient e'té parcourues, avec un éclat désespérant pour l'orgueil et l'ambition. On voulut donc ouvrir des routes nouvelles, et ne pouvant surpasser


» sopLique , qui croyoit relever l'esprit humain par de nou- )) velles prétentions et qui le rabaissoit en effet par de nou- « velles erreurs. »


(6) ni même égaler des modèles parfaits, on prit la résolution de contester leurs droits , d'anéan- tir leur doctrine, de tourner en ridicule leur croyance et leurs maximes, de jeter une extrême confusion dans toutes les idées morales, de tout brouiller, de tout confondre, d'usurper la louange et de braver le mépris, enfin, de corrompre l'es- prit public afin de le séduire, et de régner sur une multitude égarée. Un seul homme ne pou- voit suffire à un tel dessein; M. de YoUaire, après avoir obtenu un équitable et grand succès au théâtre, fit paroître l'épître la plus infâme et la.plus impie; ensuite il pubha plusieurs libelles, c'étoit tout ce qu'il pou voit faire tout seul; il sentit bientôt le besoin d'une grande association , mais il étoit fort difficile, surtout alors , de la for- mer. Les clubs (si favorables aux conspirateurs ) n'étoient pas encore connus en France , notre nation avoit la préséance sur toutes les autres et n'en copioit aucune; elle étoit même le modèle des autres qui croyoient atteindre le j^lus haut degré de civilisation en adoptant ses modes , ses coutumes et ses usages. Nous nous contentions dans ce temps , de nos brillantes voitures à sept glaces , de nos coursiers à superbe encolure ; nous aimions beaucoup mieux dans nos fêtes des carousels et des tournois que ces courses merce- naires où la seule vîtesse tient lieu de noblesse et


( 7) iVélégance aux chevaux, et dont l'amour de l'ar- ffent, formant tout l'inlérèt, j)r()faMe la nature en transiormant les gazons fleuris et les pelouses eu tapis de jeu ; nous préféridns la conversation, au thé, au punch et à la cohue, enfin nous étions François! Nous admirions les magnifi- ques jardins de Lenôtre ; on n'y voyoit point de palais placés dans des prairies, des ponts sans nécessité , des ruines et des toriibeaux sans souvenirs; nous pensions que des parodies mes- quines et ridicules ne sont point d'ingénieuses imitations de la nature; les beaux-arts portés alors au plus haut point de perfection, n'offroient rien de puéril , de faux et d'imposteur , et s'ils vouloient produire des illusions, le bon goût, toujours ami du vrai , exigeoit qu'elles fussent parfaites , il prescrivoit des bornes à l'idéal et des règles à la fiction («).


(a) Il faut observer qu'en Angleterre, l'apostasie a été très-favorable aux jardins que nous appelons à l'anglaise , puisque ces jardins sont remplis de tombeaux véritables et de débris d'églises , d'hermitages , d'abbayes , de prieurés et de couvens , qui ont en effet existé , et le ciel nébuleux de la Grande-Bretagne est toujours en harmonie a\ec les idées mélancoliques et les scènes lugubres. D'ailleurs , la magnifi- cence anglaise surpasse infiniment la nôtre en ce genre : on voit dans les jardins de Waller, auprès de Londres, des pré- cipices de plus de trois cents pieds de profondeur; on peut


(8) Dès ses premiers pas dans la vaste et tortueuse carrière d'une ambition démesurée, M. de Vol- taire marcha tantôt avec audace, tantôt avec pusillanimité , au milieu des applaudissemens et des sifflets , des succès, des chutes (a), des louaiir ges , du mépris (J?) et des affronts (c) ; ses écrits

côtoyer, dans ceux de lord Scarsdale , une belle rivière , sur laquelle on a jeté un grand pont de marbre : les jardins de Blenheim et beaucoup d'autres présentent la même sonip-' tuosité. Les Anglais qui ont bouleversé leur religion et leur gouvernement, ont conservé soigneusement tous leurs mo- numens antiques , ils n'auroient pas souffert que des bandes noires les eussent détruits ; c'est pourquoi on trouve dans le parc de la duchesse de Portland , toutes les fortifications d'un camp retranché du temps de Jules-César; et dans les jardins de Stourhead, près de Bath , la fameuse tour antique, sur le haut de laquelle Alfred-le-Grand arbora l'étendard de la gloire et de la liberté , après avoir délivré son pays du joug des Danois, etc. etc. De telles fabriques qui rappellent d'intéressans souvenirs, donnent une âme aux paysages, dont les eaux, les rochers et les arbres ne sont alors que le matériel.

[a) Un grand nombre de comédies , ses opéras , ses odes, etc.

[b) Voyez les Mémoires de Dangeçu.

[c) M. de Voltaire fit contre un grand seigneur la satire la plus insolente et la plus calomnieuse ; ce grand seigneur s'en vengea d'une manière bien indigne, en lui faisant don» jier des coups de bâton par un de ses gens, ce qui équivaut à un assassinat ; la vengeance étoit atroce , mais elle tomboit §W U» îibelliste, et personne ne prit intérêt à la victime,


impies et licencieux indignoicnt tous les ^ens de bien, en même temps qu'ils lui gagnoient les suffrages d'une classe nombreuse dans tous les pays, celle des libertins et des femmes sans mœurs ; et ce grand nombre de productions pitoyables , mais dans plusieurs genres , prépa" roient ses prétendus titres à V universalité et je- toient toujours plusieurs germes de corruption dans le public; c'est ainsi que, sans autre se- cours que celui du mauvais génie de la France, il ébauchoit dès-lors le grand ouvrage qu'il ter- mina dans la suite, avec le secours d'une asso- ciation digne de lui , et formidable par le nom- bre. Ainsi s'écoulèrent les jours de sa jeunesse et de son âge mur.

Il forma ensuite des liaisons utiles à ses des- seins , prodiguant, jusqu'au ridicule, la flatterie aux gens de lettres , qui n'avoient pas assez de talens pour exciter sa jalousie, mais dont l'au- dace et la présomption pouvoient servir mer- veilleusement à ses projets: il dénigra tous les hommes de génie, se brouilla avec eux, et les outragea dans ses livres» Crébillon, Piron, le grand Rousseau , Pompignan , Buffon, Gresset,

M. de Voltaire eut le singulier courage cVallcr porter ses plaintes à M. le régen*, en lui demandant justice 5 ywjr/ce , reprit M. 1^ régent, elle e&t faite.


( >o) J.-J. Rousseau; mais il se lia intimement avec Helvélius, Damilaville, d'Alembert ,( qui grand géomètre , n'a pourtant rien inventé et dont les talens littéraires ne pouvoient assurément causer d'ombrage), Diderot, St-Lambert, Grimm, l'abbé Morellet , Thiriot : « Le reste ne vaut pas l'hon- » neur d'être nommé (i). »

Cette société formée s'occupa sérieusement , sous l'inspection de M. de Voltaire, de la grande idée de régénérer la morale, la littérature, et l'État ; mais on sentit , comme on l'a dit déjà , que, pour atteindre ce but, il falloit nécessaire- ment une immense association, et qui pût même s'étendre jusque dans les pays étrangers. Après beaucoup de réflexions, on enfanta le projet de faire une encyclopédie ; l'idée n'étoit pas neuve, l'encyclopédie de Ghambers existoit déjà en An- gleterre; elle étoit même traduite en français, mais elle ne contenoit ni verbiage, ni déclama- tions séditieuses, ni impiétés; les philosophes s'en emparèrent pour en prendre tout ce qui pouvoit leur épargner du travail et des re- cherches, ils y ajoutèrent toutes les idées phi- losophiques; en la faisant prodigieusement vo- lumineuse, ils se flattoient, avec raison, d'y don- ner une importance qui feroit tout à fait tomber celle de Ghambers. Cette entreprise promettoit un succès complet , aux desseins des ^premiers


( '■ )

chefs pljiloso[)lK\s , cl leurs savantes eoinl»inai- soiis, i\ cet éj^ard , ne prouvent que trop com- bien ils en sentirent l'importance; elle leur donnoit la facilité de répandre rapidement et partout leurs opinions. Elle ne paroissoit être qu'une entreprise laborieuse et purement litté- raire , dont le projet n'alarma pas d'abord- le gou- vernement, et qui obtint le suffrage et la re- connoissance du public; néanmoins les noms des chefs donnèrent des inquiétudes très-fondées à tous les gens religieux.

Sans avoir l'air d'intriguer, on fit ouvertement des enrolcmens dans toutes les classes; pour travailler à ce grand ouvrage, on comprit que plus on emploieroit de monde et plus on auroit de partisans: aussi multiplia-t-on à l'infini, et sans nécessité , le nombre des coopérateurs. On savoit bien que chaque individu qui auroit seu- lement l'honneur de mettre dans cette énorme compilation un seul petit article, se passionne- roit pour l'ouvrage entier, et qu'il procureroit des preneurs dans sa famille et parmi ses liai- sons et ses amis; on gagna plusieurs hommes de la cour à force de flatteries , mais en leur montrant de la hardiesse et quelques opinions particulières^ qui ne tendoient , disoit-on, qu'à déraciner des préjugés intolérables. On eut soin de leur cacher le véritable fond des choses.


( '^ )

c'est-à-dire le projet formel de mettre toutes les passions à Taise, et d'ouvrir un vaste champ aux ambitions les plus désordonnées, en anéan- tissant la religion, la morale, et en renversant le gouvernement. Ce secret n'étoit bien connu que de huit ou dix personnes qui furent les véritables conjurés. Voltaire, d'Alembert, Hel- vétius , Diderot, Condorcet , Raynal, Damila- Tille , l'abbt' Morellet, ces fameux conspirateurs, dans de petits comités particuliers, arrêtèrent le plan le plus détaillé de la grande conju- ration ; ils* convinrent unanimement qu'il fal- loit pour préliminaire à l'Encyclopédie, et pen- dant la durée de l'entreprise, répandre succes- sivement dans le public un nombre prodigieux de satires contre les prêtres, contre les gens religieux et contre toutes les autorités, et en outre, multiplier les brochures impies et licen- cieuses. Dans ces petites assemblées ténébreu- ses , furent conçus et arrêtés les plans du livre de V Esprit^ de Candide^ d'une infinité de contes de ce genre; de Zadig^ de \ Histoire phûoso- phique des Indes ^ du Dictionnaire philosophi- que ^ de V Essai sur les Mœurs des Nations^ du poème sur la Loi naturelle ^ etc. Ce fut encore là que l'on inventa les titres des pamphlets intitulés : les Si, les Quand, les Pourquoi^ dont on confia l'exécution à des auteurs subalternes : qu'on ne


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manqua pas d'ériger parla suite en beaux-esprits, cpii lurent loués à outrance par toute la cabale, <*ar (lès-lors il fut unanimement décidé cpie Ton feroit une réputation d'hommes de génie, à tous les écrivains, (juelque dépourvus de talens qu'ils fussent, quientreroient dans le parti philosophi- que , et que par les mêmes motifs on déclareroit que tous ceux qui combaltroient la légion (Tes- prits forts ^ n'éloient que des hypocrites et des sots. Ce qui raj)})elle des vers ingénieux de Pa- villon (neveu de l'évéque d'Alet) auquel l'abbé de Francheville avoit demandé ce que c'étoit que le bel espfit.

Voici la réponse que lui fit Pavillon :

De l'air dont on vit aujourd'hui , Il importe fort peu de l'être , Mais si vous voulez le paroître, faites des partisans et clierchez de l'appui.

Tâchez donc à former une petite brigue , Joignez quelques })ourgeois , à force gens de cour ; Que tous ceux qui seront entrés dans voire intrigac A.vec empressement vous prônent tour à tour.

Et que sur lliôfel de la ligue

En grosses lettres soit écrit :

Hors la cabale point d'esprit.


^e désespérez point , allez , je vous en quitte , Tâchez de ne point croire en Dieu,


( '4)

Et cela vous tiendra lieu De toute sorte de mérite.

Enfin, en s'engageant à saper tous les fondemens des trônes , on se promit , quand l'intérêt de la bonne cause l'exigeroit, de flatter sans mesure les souverains , leurs maîtresses , les ministres et tous les gens en place , en un mot , on fit le ser- ment ( le seul qui ait été respecté dans cette so- ciété ) , de mentir , non-seulement souvent , mais toujours, pour le bien général (a). N'oublions pas d'ajouter qu'il fut expressément recommandé à tous \^% frères de faire distribuer gratis les pam- phlets et les brochures dans les petites villes , les gros bourgs , surtout aux foires , et d'en faire circuler à Paris un grand nombre parmi les jeunes gens et les jeunes femmes (^). Les encyclopé- distes sentirent aussi qu'il falloit, pour le succès de leur dessein , ôter toute influence à la religion

(a) C'est ce que M. de Voltaire répète sans cesse dans ses lettres à ses amis, auxquels il dit, mentez , mentez j mentons, mes amis : quelles flatteries n'a-t-il pas prodiguées à Louis XV, qu'il a comparé à Trajan , à madame de Pompadour (2) , et depuis à madame Dubarri, au maréclial de Richelieu, quil appelle toujours dans les lettres qu'il lui adresse, son héros , et qu'il désigne dans d'autres Içttres de la même date , écrites à ses confidens , le tyran du tripot ou le tripotiej\

[h] Voyez les Lettres de Voltaire.


( '7 ) X) et l'ouvrage tombera clans l'oubli (a)... Enfin, » une dernière sorte de renvois, qui peut être » ou de mots ou de choses, ce sont ceux que j'aiv » pellerois volontiers satiriques ou épigrammati- » ques : tel est , par exemple , celui qui se trouve » dans un de nos articles, où, à la suite d'un éloge » pompeux, on lit : voyez Capuchon, Le mot bur- » lesque Capuchon , et ce qu'on trouve à l'arti- » cle Capuchon , pourroient faire soupçonner , » que l'éloge pompeux n'est qu'une ironie, et » qu'il faut lire l'article avec précaution , et en » peser exactement tous les termes. Je ne vou-

(a) Voilà le grand secret de la secte et de toute secte ;tl s'agit de faire du bruit , de bouleverser , d'opérer une révo- lution ; c'est ainsi qu'on se rend célèbre à peu de frais , c'est- à-dire sans talens. Le caractère d'un bon dictionnaire est de changer la façon commune de penser. Eh! si cette façon de penser est utile et raisonnable ? U n'est pas question de cela ; il faut faire un ouvrage assez hardi pour qu il ne puisse jarhais tomber dans l'oubli. Le dictionnaire qui ne sera que savant et sage , sera mauvais : on le consultera toujours r mais qu'importe ! On n'en parlera point, ce n'est pas là le compte des philosophes. Si les éditeurs de V Encyclopédie n'avoient pas les talens de Bayle , du moins ils avoient le même but et les mêmes idées sur la manière qu'on doit em- ployer pour composer un bon dictionnaire. Bayle auroit bien pu nous donner lui-même cette définition ; mais il avoit trop d'art et trop d'esprit pour se démasquer avec cette sur- prenante maladresse.


( '8) 2) drois pas supprimer entièrement ces renvois , » parce qu'ils ont quelquefois leur utilité. On » peut les diriger secrètement contre certains ri- » dicules , comme les renvois philosophiques » contre certains préjugés. C'est quelquefois un » moyen délicat et léger , de repousser une in- » jure sans presque se mettre sur la défensive , jo et d'arracher le masque à de grands person- » nages. » Voyez dans V Encyclopédie , le mot En- cyclopédie (a). Conçoit-on que des auteurs puis- sent ouvertement montrer de telles intentions , et se dévoiler avec autant d'imprudence ? Ce qui rend cet article aussi ridicule qu'il est révoltant, c'est que l'auteur s'y vante de son adresse , de ses ménagemens , et s'y glorifie de n'employer que des moyens délicats et légers. A quoi servent toutes ces précautions , toutes ces finesses si bien conçues ,si subtilement imaginées , lorsqu'on en donne une si positive et si longue explication {b\ Les premières livraisons de l'Encyclopédie con-

(a) Voyez surtout les Lettres de Voltaire à d'Alembert , et Toyez aussi les Mémoires de M. Griram.

(6) Les lettres d'un ami des phflosopliistes , celles de M. Grimm ne laissent plus le moindre doute sur les inten- tions perverses des encyclopédistes. Qu'on lise dans ce mau- vais ouvrage la lettre de Diderot, écrite à l'imprimeur de X Encyclopédie. Nous en donnerons par la suite un frag- ment.


( '9) tonoient en tous genres une infinité de choses extrêmement repréliensibles , mais néanmoins les éditeurs employèrent des ménagemens et une sorte de décence dont ils s'affranchirent entière- ment par la suite. D'ailleurs on n'étoit pas encore dans le secret des renvois , l'R ne pouvant se trouver dans le premier volume : ou fut assez content du mot Ame qui, lu sans renvoi , n'offre rien de condamnable, et grâce à l'hypocrisie, le premier volume ne parut pas révoltant aux yeux: des gens irréfléchis, qui forment toujours le plus grand nombre. Tous les frères se réunirent pour élever aux nues le Discours préliminaire de d'A- lembert; on répéta, on écrivit dans mille bro- chures , que ce discours , aussi profond que bril- lant, étoitun chef-d'œuvre d'éloquence, et qu'on y trouvoit des pensées sublimes et un style tou- jours parfait. On ne pouvoit nier que le plan sur l'enchaînement des connoissances humaines ne fût tout entier de Bacon , l'auteur du discours en convient lui-même ; on pourroit très-justement critiquer plusieurs parties de ce plan , quoiqu'en général il soit bon; mais enfin cette partie es- sentielle de tout ouvrage n'appartient point à d'Alembert , qui ne peut revendiquer que le style , toujours glacial , souvent incorrect , et rempli d'affectation ; cependant les nombreuses voix des encyclopédistes retentissant dans toute


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la France , eurent pour échos tous les lecteurs superficiels et tous les gens qui ne jugent que sur parole ; l'ennui même que cause la lecture de ce discours contribua à sa réputation ; les per- sonnes ignorantes et timides qui avoient quel- ques prétentions à l'esprit , et qui n'avoient pas eu le courage de le lire, se joignirent à ses admi- rateurs , uniquement pour se donner un bon air : ainsi cette renommée s'étendit ; l'intrigue l'avoit formée, le préjugé la conserva : l'abbé Céruiti, dans son langage ridicule, écrivit : quil nyavoit dans le monde que deux belles façades , celle du Louvre et celle de V Encyclopédie , et cette belle pensée fut presque généralement applau- die. Voici quelques passages de ce fameux dis- cours : ft A la tête des connoissances , qui consis- )) tent dans l'imitation , doivent être placées la )7 peinture et la sculpture. On peut y joindre cet w art , né de la nécessité et perfectionné par le » luxe , l'architecture , qui s'étant élevée par de- » grés des chaumières aux palais , n'est aux yeux » du philosophe , si on peut parler ainsi, que le » masque embelli d'un de nos plus grands be- » soins. L'imitation de la belle nature y est moins » frappante et plus resserrée que dans les deux » autres arts dont nous venons de parler ».

Le masque embelli d'un besoin!.... Quel lan- gage et quel galimathias baroque! D'ailleurs,


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ctommenl l'archiUîClurc est-elle une imitation de la belle nature, ci coninienl un palais iniitc-i-ij un paysage, ou une belle créature humai/ie? W est impossible de déraisonner d'une manière ])lus ridicule avec un ton plus doctoral; l'auteur dit ensuite que la musique tient le dernier ranj^ dans l'ordre de V imitation : ainsi , suivant l'au- teur, l'architecture imite mieux la belle nature que la musique , ce qui est tout aussi faux que le reste , car l'architecture n'imite rien, et la mu- sique ( d'une manière abstraite ) peut imiter les acrens de la mélancolie , de la douleur , de la joie. L'auteur ajoute que la musique dans soji origine n'étoit peut-être destinée à représenter que du bruit ; on n'est point étonné que l'auteur ne reconnoisse pas , d'après les saintes écritures , que l'origine de la musique est céleste (a) ; mais il auroit dû savoir qu'elle est dans la nature, et c'est une des découvertes de notre célèbre Ra- meau , qui a su trouver dans la base fondamen- tale, le principe de l'harmonie et delà mélodie, mérite immense dans ce bel art, et que les Ita- liens ne lui contestent pas. Dans ses heureuses


(a) Aussi, comme le dit ingénieusement dans ses Pensées , un écrivain suédois , le chancelier Oxenstiern , la musique est le seul des plaisirs terrestres que l'on ait osé metire. dans le Ciel,


et profondes recherches sur ce point , il a le pre- mier découvert , que tout corps sonore , lors- qu'on le frappe , rend aussitôt naturellement , par l'émission d'un seul son, les trois notes de r accord parfait ^ et dans cet ordre : la tonique, la douzième et la dix-septième majeures, c'est ce que Rameau appelle la trinité musicale (a),

D'Alembert prétend qu'il doit y avoir dans inie république plus d'orateurs (Z'), d'historiens et

(rt) Rameau n'a pas étendu cette comparaison , à laquelle nous allons donner un développement qui nous paroît of- frir quelque chose de neuf et de curieux : i ^ , il est singu- lier qu'avant la découverte de Rameau , tous les musiciens se soient accordés à appeler cet accord de la nature , cette trinité musicale , accord parfait; et 2°, qu'il y eût aussi une convention universelle de commencer et de finir toute composition musicale , par ce même accord. Je suis l'alpha et V oméga; 3° , enfin , par une règle aussi antique qu'inva- riable, toute dissonance en musique seroit un crime irré- missible , c'est-à-dire une faute intolérable, si l'accord par- fait ne la sauvait pas : le mot sauver est dans ce cas en mu- sique le mot technique ; observons encore que la musique n'étant créée que pour célébrer les louanges de Dieu , cet accord parfait de la nature est toujours majeur , parce que ce ton triomphant est le seul qui puisse chanter la gloire et exprimer les transports de la joie. L'homme dans son triste exil inventa le lugubre ton mineur.

(fe) Oui , on en convient , surtout si cette république a une chambre de députés, et si l'on appelle orateurs un prodigieux nombre de personnes , autorisées à dire tous les


(.3) de philosophes, et dans une monarchie, phisde poètes, de théologiens et de géomètres. L'au- teur fait, dans ce singuher jugement, l'aveu in- direct qu'il préfère les républiques aux monar- chies, puisqu'il assure qu'il s'y trouve plus de philosophes , et comme il méprise les théolo- giens qui, selon lui, sont en grand nombre dans les monarchies, il doit haïr cette forme de gouvernement. Cependant il nous apprend qu'on y trouve aussi plus de géomètres^ ce qui doit tempérer son aversion; il auroit bien dû nous dire pourquoi les géomètres fuient les répu- bliques pour se réfugier dans les monarchies; c'est une chose qu'il est difficile de comprendre sans explication.

jours en public , tout ce qui se présente à leur imagination. On vivoit dans une monarchie sous Louis XIV, et l'on y vit de véritables orateurs : Bossuet (que d'Alembert veut bien, dans ce même discours, placer à côté de Démos- thène), Fénélon , Bourdaloue, Nicole, Massillon, sur la fin du même temps ; non-seulement ils prêchèrent la Religion avec une éloquence admirable ; mais ils épuisèrent tous les sujets les plus utiles sur la morale ; ils osèrent parler avec énergie contre les conquêtes et la guerre, et sous un roi conquérant ; ils parlèrent avec la même force , sur les de- voirs des souverains , sur ceux des pères , des enfans , des époux, etc. Enfin, ils n'employèrent leurs rares talens et leur génie, qu'à maintenir l'ordre, la paix, et à faire fleurir la vertu.


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Le ton hypocrite et la profonde duplicité qui régnent dans tout ce discours , suffiroient pour le rendre odieux à toutes les personnes qui ont de la droiture ; nous n'en citerons que quelques traits: « Quelqu'absurde (dit l'auteur) qu'une 3j religion puisse être, (reproche que l'impiété » seule peut faire à la nôtre) («) ce ne sont ja-

» mais les philosophes qui la détruisent [b).

[a) Il n'étoit pas nécessaire qu'un philosophe prît la peine de nous apprendre dans cette prudente parenthèse que Vim- piété seule peut dire des blasphèmes.

[b] Es n'oseroient î Ils sont pour cela trop amis de Tordre , de ïa paix et de la morale ; et les événemèns dont nous avons été témoins, prouvent assez combien les philosophes res- pectent la Religion ; et qui ne sait pas qu'ils sont incapables dé l'attaquer dans leurs écrits !.. . Cependant il est de fait que les philosophes , dans l'antiquité même , furent souvent re- gardés comme très-dangereux, et qu'ils fiirent chassés de Rome, sous le gouvernement doux et modéré de Vespa- sien; ils furent les seuls, remarque un écrivain moderne (M. Crévier), qui le contraignirent d'user à leur égard d'une sévérité opposée à son inclination ; il y a plus : les empereurs , en chassant les philosophes , ne faisoienty dit Suétone, que se conformer h d anciennes lois portées contre eux. En effet, dès l'an i6a, avant l'ère vulgaire , ils avojient étQ bannis de Rome par un décret du sénat , parce qu'on les regardoit comme des discouieups dangereux, capables par leurs sophismes de répandre parmi la jeunesse des opinions funestes à la patiie. Ce fut sur les mêmes prin- cipes que le vieux Caton fit congédier proroptement trois


( 25 )

î/auteur proteste que les encyclopédistes 'f sans cabale et sans intrigue, n'attendent d au-

> Ire récompense de leurs soins et de leurs eF-

» forts que la satisfaction d'avoir bien mérité de » la patrie (a). »

D'Alembert termine son discours en formant le souhait que cet ouvrage ( l Encyclopédie ) puisse étendre sur les cœurs l'empire de la vertu! (^)... Dans un supplément à ce discours, dans la préface du troisième volume, d'Alembert, après avoir prodigué de pompeux éloges à tous ses associés, ajoute modestement :^^ Nous croyons » pouvoir nous appliquer ce mot de Crémutius » Cordus : Non-seulement on se souviendra de )) Brutus et de Cassius , on se souifiendra encore » de nous. » Il faut savoir, pour sentir la beauté de cette citation, que, par un ordre du séiiat ro- main, les ouvrages de ce même Crémutius Cordus, furent brûlés : Ainsi nous conviendrons que l'ap-

ambassadcurs philosophes , etc. i f^oy . sur le même sujet le chapitre suivant.)

ia) Ils en attendoient aussi ce qu'ils ont obtenu, le plaisii de faire beaucoup de bruit , celui de produire une grande révolution, et enfin l'avantage plus solide de gagner beau coup d'argent.

[b) On sait combien les articles Population , Atistippe , Abbé, Pythonisse , Genève y etc. , et tant d'autres , sont faits pour étendre V empire de la vertu !.,,


(.6)

plication de ce mot aux philosophes modernes est parfaite, car il est certain que Ton se sou- viendra toujours des principaux encyclopédistes^ ainsi que de Roberspierre et de Marat.

L'indignation générale , après la publication du second volume , retarda de deux ans la pu- blication du troisième. Les encyclopédistes pro- mirent d'être plus sages à l'avenir , et le Gou- vernement eut la foiblesse de permettre la con- tinuation de cette pernicieuse compilation ! D'A- lembert , dans la préface dont nous venons de parler , assure le lecteur , que les éditeurs ne re- prennent cette entreprise que parce que la na- tion a usé du droit qu'elle avoit de l'exiger. Comme la nation n'avoit point alors de représen- tans , comment s'y prit-elle pour exiger ce pré- tendu droit? L'auteur ajoute dans cette même préface , cette phrase si humble : nous n'aspi- rions point au succès y nous ne demandions que de V indulgence.

Tout le monde sait , à quel point les encyclo- pédistes méprisoient les succès et la gloire elle- même ; cette phrase s'accorde mal avec la cita- tion de Crémutius Cordus , mais ces petites in- conséquences de la philosophie ne sont que des bagatelles aux yeux de ses admirateurs.


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NOTES

DU CHAPITRE PREMIER.


(x) D'Alembert , abandonné en naissant par sa mère, avoit été exposé sur les marches de l'église de Saint-Roch : recueilli par des prêtres , éleré par la charité ecclésiastique , ce qui donne le caractère le plus odieux d'ingratitude à la haine constante et envenimée qu'il a depuis montrée contre tous les pr^fares, et à son impiété. Rien n'égale le cynisme et la duplicité de sa correspondance avec Voltaire : aussi acharné que le chef contre la Religion , il lui recommande sans cesse des jncnagemens , des précautions , des tour- nures et de la dissimulation , et c'est ce qu'il a constamment pratiqué dans ses écrits. L'abbé Morellet lui reproche la' mauvaise habitude de jurer continuellement dans ses en- tretiens familiers et philosophiques , et dans ses lettres à ses amis ; c'est ce qu'on trouve en effet dans ses lettres à Vol- taire, qui lui répond sur le même ton. Tels étoient les sages qui ont excité tant d'enthousiasme. Il n'y a dans les lettres de d'Alembert à Voltaire, qu'une bonne chose; ce sont les conseils qu'il lui donne relativement aux commentaires sur Corneille ; ces conseils sont remplis d'esprit et de raison : il est dommage, pour l'intérêt de Tart dramatique et delà littérature , que la plus basse jalousie ait empêché Voltaire


( 28 ) d'en profiter. Dailleurs , les calomnies sur tous les défen- seurs de la Religion, les expressions grossières en tous genres , et l'esprit haineux et persécuteur, souillent à chaque page cette correspondance , et la rendent aussi dégoûtante qu'elle est scandaleuse. D'Alembert a soutenu toute sa vie son ani- mosité contre les ecclésiastiques , et son acharnement contre la Religion ; cependant il paroît certain qu'au lit de la mort il eut quelques mouvemens de repentir , puisque M. de Con- dorcet dit dans ses ouvrages , qu'il arriva à temps , et que sans lui d'Alembert eût fait le plongeon.

L'abbé Morellet assure nettement dans ses Mémoires que Diderot et le baron d'Holbach étoient ouvertement athées , la plus grande partie des autres étoient déistes ; ce qui re- vient au même quant au résultat, puisque le dieu des déistes ne veut ni culte ni prière , et qu'il est si bon qu'il ne s'of- fense jamais et pardonne toujours. Diderot aussi fut tenté, avant de mourir , de se jeter dans les bras de la Religion; le même M. de Condorcet, pour prévenir ce scandale , l'em- mena sur le champ à sa maison de campagne , où il mourut le lendemain. Quelle a été la mort de celui qui empêcha ces deux conversions ? Victime des principes philosophiques et des disciples de la philosophie , pour se soustraire à l'écha- faud, il s'empoisonna!...

L'abbé Morellet recevoit de l'Église un bon prieuré, et sous le voile de l'anonyme déclamoit contre l'Église et la Reli- gion; on sait, et il l'avoue lui-même dans ses Mémoires, qu'il outragea , dans un infâme pamphlet , madame la princesse de R*** , parce qu'elle protégeoit Palissot , auteur de la pièce des Philosophes ; madame de R*** étoit malade, et cette insulte hâta sa fin et la fit mourir subitement; elle avoit déjà été insultée et plus grossièrement encore (mais elle l'avoit ignoré ), dans un écrit de d'Alembert ; il faut avouer que ces


( ^9)

]>roC(;dcft philo!iophiqiic.'S ik; sont ni pliilanti'opiqueA , ni che- valeresques.

Damilavillc et 'J'Iiiriot ctoient 1rs personnages suhallcrnes, employés surtout à colporter et répandre les libelles, à ca- baler en tous genres , et à faire de temps en temps quel- ques articles et quelques petits écrits.

(2) Voici des vers que M. de Voltaire ne rougit pas d'a- dresser à madame de Pompadour , après la prise de Berg- op-Zoom; et qu'on ne rapporte que pour citer la réponse remarquable qu'on y fit •'

Les esprits et les cœars et les remparts terribles , Tout cède à votre amant , tout fléchit sous sa loi , Kt Berg-op-Zoom et vous , vous êtes invlacibles :

Vous n'avez cédé qu'à mon roi. Il vola dans vos bras du sein de la victoire ;) Le prix de ses lauriers n'est que dans votie cœur ;

Rien ne peut augmentei- sa gloire ,

Et vous augmentez son bonheur.

Quelle bassesse! quelle révoltante et grossière indécence .' On fit à cette honteuse flatterie la réponse suivante , au nom de madame de Pompadour , et en employant les méme= rimes et dans les mêmes mesures :

En célébrant Louis et les remparts teriibles , Qui , malgré leurs efforts , ont fléchi sous sa loi , C'est à toi de chanter ses aimes invincible^ ,

Non les foiblesses de ton roi ; Mon amour ne fut point le prix de sa victoire . H fut , sans ses travaux , le maître de mon cœur .

Et c'est mal célébrer sa gloii-e ,

Que de parler de mon bonheav.


(3o )

Je vais transcrire ici le jugement qu'à porté sur M. de Voltaire, un homme de génie, et l'un des premiers écrivains de ce siècle , M. le comte de Maistre.

« L'admiration effrénée dont trop de gens entourent Vol- » taire, est le signe infaillible d'une âme corrompue. Qu'on » ne se fasse point illusion ; si quelqu'un » en parcourant sa » bibliothèque , se sent attiré vers les Œuvres de Ferney , )) Dieu ne F. ime pas. Voltaire a prononcé contre lui-même , « sans s'en apercevoir , un arrêt terrible; car c'est lui qui a « dit : un esprit corrompu ne fut jamais sublime. Rien n'est » plus vrai, et voilà pourquoi Voltaire, avec ses cent volumes, » ne fut jamais que joli; j'excepte la tragédie où la nature » de 1 ouvrage le forçoit d'exprimer de nobles sentimens » étrangers à son caractère ; et même encore sur la scène , » qui est son triomphe , il ne trompe pas des yeux exercés. » Dans ses meilleures pièces , il ressemble à ses deux grands » rivaux , comme le plus habile hypocrite ressemble à un » saint. Je n'entends point d'ailleurs contester son mérite » dramatique , je m'en tiens à ma première observation ; dès » que Voltaire parle en son nom , il n'est que joli; rien ne » peut l'échauffer , pas même la bataille de Fontenoy, Du >) reste , je ne puis souffrir l'exagération qui le nomme uni- ■^y versel. Certes , je vois de belles exceptions à cette univer- » salité. Il est nul dans l'ode; et qui pourroit s'en étonner? » L'impiété réfléchie avoit tué chez lui la flamme divine de >i l'enthousiasme ; il est encore nul , et même jusqu'au ridi- » cule , dans le drame lyrique , son oreille ayant été absolu- i) ment fermée aux beautés harmoniques , comme ses yeux » Fétoient à celles de l'art. Dans les genres qui paroissent 1) les plus analogues à son talent naturel , il se traîne ; ainsi •i il est médiocre , froid , et souvent (qui le croirait?) lourd 5) et o^rossicr dans la comédie ; car le méchant n'est jamais


(. 3. )

comique. Par la m^me raison , il nu pas su faire un«  » rpigramme , la moindre gorgée de son fiel ne pouvant » couvrir moins de cent vers; s'il essaie la satire, il glisse » dans le libelle; il est insupportable dons l'histoire, en dé- M pit de son art, de son élégance et des grâces de son style; u aucune qualité ne pouvant remplacer celles qui lui man- » quent et qui sont la vie de l'histoire, la gravité , la bonne u foi et la dignité. Quant à son poème épique , je n'ai pas » droit d'en parler; car pour juger un livre, il faut l'avoir " lu, et pour le lire, il faut être éveillé. Une monotonie as- " soupissante plane sur la plupart de ses écrits, qui n'ont » que deux sujets , la Bible et ses ennemis : il blasphème ou il insulte. Sa plaisanterie si vantée , n'est cependant pas » irréprochable; le rire qu'elle excite n'est pas légitime; » c'est une grimace. Semblable à cet insecte, le fléau des jar- » dins , qui n'adresse sa morsure qu'à la racine des plantes » les plus précieuses , Voltaire , avec son aiguillon , ne cesse j» de piquer les deux racines de la société , les femmes et les » jeunes gens ; il les imbibe de ses poisons qu'il transmet » ainsi d'une génération à une autre. C'est en vain que, » pour voiler d'inexprimables attentats , ses stupides admi- » rateurs nous assourdissent de tirades sonores où il a parlé » supérieurement des objets les plus vénérés. Ces aveugles » volontaires ne voient pas qu'ils achèvent ainsi la condam- » nation de ce coupable écrivain. Si Fénélon, après avoir » écrit Télémaque, eût fait le livre du Prince ^ il seroit mille, » fois plus vil et plus coupable que Machiavel. Voltaire ne •> sauroit alléguer, comme tant d'autres, la jeunesse, rinçons » sidération , l'entraînement des passions , et pour terminer »> enfin, la triste foiblesse de notre nature. Rien ne l'absout; » sa corruption est d'un genre qui n'appartient qu'à lui; » elle s'enracine dans les dernières fibres de son cœur et se


(32)

» fortifie de toutes les forces de son entendement. Toujotirs

  • alliée au sacrilège , elle brave Dieu en perdant les hommes.

» Avec une fureur qui n'a pas d'exemple , cet insolent blas-

» phémateut en vient à se déclarer l'ennemi personnel du

» Sauveur des Hommes ; et cette loi adorable que l'Homme*

» Dieu apporta sur la terre , il l'appelle X Infâme. Aban-

> donné de Dieu, qui punit en se retirant, il ne connoît

j) plus de frein. D'autres cyniques étonnèrent la vertu , Vol-

» taire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s'y

» roule , il s'en abreuve ; il livre son imagination à l'entbou-

)> siasme de l'enfer qui lui prête toutes ses forces pour le

» traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente des prodiges,

» des monstres qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome

» Teût banni. »

[Soirées de St.-Pétersbourg, tom. I«', pag. 271 etsuiv.)


(33)


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CHAPITRE II. Suite du précédent.


On vient de voir une partie des moyens et des choses qui contribuèrent aux succès des en- cyclopédistes; leurs cabales, leurs "intrigues et leurs complots se trouvent parfaitement détail- lés dans leurs lettres , et surtout dans la corres- pondance que nous possédons complète depuis peu de temps; on en citera plusieurs fragmens dans cet ouvrage ; mais Voltaire et ses amis durent leurs plus grands triomphes à un mot véritable- ment magique, par l'effet qu'il produisit sur un nombre infini de personnes de toutes les classes ; ce grand mot de ralliement fut : tolé- rance.On confond volontairement, depuis 60 ans, l'indifférence sur le relâchement de la morale et l'oubli de tous ses principes, avec la tolérance; il faut être toujours tolérant pour les person- nes (a), et ne jamais l'être pour les erreurs. On

{a) A moins qu'elles n'eussent la folie d'attaquer ouver-

3


(34;

ne compose point avec la morale, et l'on ne doit pas , par bonté de caractère^ s'accommoder d'un mauvais principe ; il faut au contraire le com- battre avec toute l'énergie d'une juste indigna- tion.

Veut-on voir des échantillons de la tolérance philosophique^ en voici quelques-uns : Lorsque M. de Voltaire donna la tragédie de Sémiramis , on en fit une parodie, et on pouvoit la faire bonne, parce que, malgré le mérite et l'éclat de cette belle pièce, elle est remplie d'invrai- semblances* et que le plan en est défectueux. M. de Voltaire fit agir tous ses amis , pour que le pouvoir arbitraire empêchât la représenta- tion de cette parodie; il écrivit à la duchesse de Luynes. pour engager la Reine à la faire dé- fendre ( la pièce étoit dédiée à cette princesse). La Reine fit répondre par madame de Luynes , que les parodies étaient d'usage^ et qi£on auoit travesti Virgile. Dans le temps où \ Année litté- raire avoit un grand nombre de souscripteurs, M. de Voltaire écrivoit à ses amis :

cf Ce n'est pas assez de rendre Fréron ridicule, » l'écraser est le plaisir; mais toutes ces pas-

tement la religion , le gouvernement ou la morale publique. Il y a chez toutes les nations des lois qui punissent des dé- lits si graves ; il faut espérer, pour l'intérêt de la société , que la philosophie ne parviendra jamais à les faire abroger.


( 35 ) » sions s'anéantissent devant la liaine cordiale » que je porte à l'iuipudent Onier (M. Onierde » Fleuri). Cependant la violence de cette juste » haine peut céder à la raison; et puisque je ne » puis lui couper la main dont il a écrit sou in- » fàme réquisitoire (a), je l'abandonne à son » hypocrisie, à sa méchanceté de singe, et à » toute la noirceur de son caractère. Mes anges w (M. et Mad. d'Argental), si j'avois cent mille » hommes, je sais bien ce que je ferois; mais >i comme je ne les ai pas, je communierai à Pâ- » ques , et vous m'appellerez hypocrite tant que » vous voudrez (Lettres de Voltaire ). C'est dom- » mage que les philosophes ne soient encore ni » assez nombreux , ni assez zélés , ni assez riches, » pour aller détruire avec le fer et la flamme » cette secte abominable ( les chrétiens. ) » (Ze/- tres de Voltaire). « Si mon cher ange ( M. d'Ar- » gental) parvient à faire chasser le iponstre j> Fréron, qui déshonore la littérature depuis si » long-temps, les gens de lettres lui élèveront

» une statue Jetez le diable dans l'abîme et

» tirez les Scythes du tombeau ?> (i>) (^Lettres du

{a) Ouvrage plein de force, de raison et d'éloquence, contre des brochures exécrables que venoit de publier 31. de Voltaire.

(b) Tragédie qui venoit de tomber , et que toutes ses ia-»^ trigues ne purent relever.

3..


(36)

même). En 1767, il écrivit à Marin, censeur- royal : « On dit qu'on a ôté à Fréron ses feuilles ; » mais quand on saisit les poisons de La Voisin, » on ne se contenta pas de cette cérémonie (a) » . La même année , il dénonce M. de la Beau- melle au maréchal de Richelieu, parce que la Beaumelle avoit écrit un trait contre la famille de Richelieu. Voltaire engage le maréchal à chasser la Beaumelle de son gouvernement , ce qui eut lieu. Il fit chasser J.-J. Rousseau de Genève , et il écrivoit à la maréchale de Luxem- bourg : quV/ plaignait beaucoup M, Rousseau, Dans le même temps, il attisoit en secret les troubles de Genève , et il écrivoit aux indifférens qu'il ne s'en méloit en aucune manière. Voici sur ce sujet sa lettre au duc de Choiseul, alors ministre :

yti« Sij'osois, je vous supplierois d'engager M. de » Hauteville à demeurer, en vertu de la garantie, » le maître de juger de toutes les contestations y> qui s'élèveront toujours à Genève. Vous seriez » en droit d'envoyer un jour à V amiable une » bonne garnison pour maintenir la paix , et de » faire de Genève , à X amiable^ une bonne place

{a) D vouloit donc qu'on le brûlât tout vif? Dans son Dic- tionnaire il dit que M. de la Beaumelle mérite ie .c^rçan.


I


(3? ) a d'armes ; quand vous aurez la guerre en Italie, i) Genève dépendroit de vous à V amiable , mais.. »

Cette lettre infâme finit là, et ainî>i,avec des points (a).

Il ocrivoit au roi de Prusse pour l'engager à persécuter les jésuites qui l'avoient élevé [b). Dans une autre occasion , croyant la ville de Thorn au pouvoir du roi de Prusse , il l'exhorte à venger sur les prêtres de cette ville , un acte de rigueur , commis cinquante ans auparavant contre des écoliers impies. La réponse du roi fut admirable ; il se refuse à cette vengeance ; il dit qu'il se contente de faire élever un monument

(a) Genève lui accordoit l'hospitalité la plus généreusç , et il faisoit en secret tous ses efforts pour la perdre , pour l'asservir. H faut voir, dans ses Lettres, les détails de cette basse duplicité ; ils sont horribles , et trop longs pour les rapporter ici.

(6) Il fut puissamment secondé , dans cette persécution secrète, par d'Alembert, qui détestoit aussi les jésuites, et qui , dans toutes ses lettres au roi de Prusse , employoit tout son crédit sur l'esprit de ce prince à tâcher de l'engager à repousser de ses États ces malheureux fugitifs. Mais ce fut en vain ; le roi de Prusse eut le bon esprit de les recevoir, de les accueillir, de les établir dans une province catholique de la Silésie , de leur permettre d'y fonder des écoles , des- quelles sont sortis les hojnmes de l'Alleaiagne les plus dis- tingués de ce temps.


(38)

sur la tombe du fameux Copernic , qui se trou- voit enterré dans une petite ville de la Varmie, et il ajoute : « Croyez-moi, il vaut mieux, quand » on le peut , récompenser que punir ; rendre » des hommages au génie , que de venger des » atrocités depuis long-temps commises. » Vol- taire intrigua vainement pour faire enfermer ou du moins chasser l'anti-philosophe satirique Clé- ment.

Comme il détestoit les parlemens qui avoient flétri ses ouvrages, il dit et répète dans ses lettres, que lorsqu'ils font des représentations au Roi , ils sont des insolens. Quand le parlement fut exilé à Grenoble , il écrivoit que le Roi mêloit à sa bonté des actions de fermeté , et il applau- dit fort à cet acte , que dans ses principes il de- voit trouver si tyrànnique , et contre le seul corps qui eut le droit d'opposer de la résistance à des volontés despotiques. Et quand , par une violence inouie , le parlement fut cassé, il ap- prouva entièrement cette violence, et il écrivit au nouveau chancelier Meaupou des lettres rem- plies des jiius basses flatteries {a).

[aj II s'est beàtrcbup moqué du grand Corneille , parce qu'il avoit dédié une dé ses tragédies du sieur Montaujon , trésorier dé l'épargne. Il ajoute qu'il est fâché qu'il he Tait pas appelé Monseigneur (je le crois biônjj mais est-il impos- sible d'aimer un trésorier de l'épargne? Et si ce trésorier est


(39) Dans loiites ses lettres aux grands seigneurs, il affecte des sentimens pleins de douceur et de modération , et il montre à ses amis une âme hai- neuse jusqu'à [a fureur. Il leurecrivoit qu'il vou- droit voir tous \kt^ jansénistes jetés dans la mer uK^ec un jésuite au eou. Belle pensée que Diderot a pillée, lorsqu'il a souhaité que le dernier roi fût étranglé av^ec les boyaux du dernier prêtre {a). Telle étoit la tolérance des philosophistes ; aussi telle a été celle des jacobins. Qu'entendoient-ils

un honnête homme , comme je le suppose d'un ami de Cor- neille , ne Yaut-il pas mieux lui donner celte marque pu- blique d'attachement , que de rendre ce même hommage à la plus scandaleuse concubine de la France , comme l'a fait M. de Voltaire, en dédiant un de ses ouvrages à M»"^ de Pompa- dour ? Et depuis il prodigua les flatteries à M™*' du Barri , qui venoît de faire exiler le duc de Choiseul, bienfaiteur de M. de Voltaire; le duc, pour cette bassesse, se brouilla ayecle philo- sophe. C'est aussi M. de Voltaire qui, dans son Dictionnaire, au mot Ivettc f rivière d'J, compare M. de Sartine, lieutenant de police, à Agrippa. Le grand Corneille n'a jamais fait ni de telles actions , ni de telles comparaisons. Au reste , IVL de Voltaire a dédié sa tragédie ^Alzire à un négociant, dont l'état n'est pas supérieur à celui de trésorier-général.

(a) On voit même , dans les Lettres de Voltaire et de d'A.- Icmbert , qu'ils s'unirent tous les deux pour engager l'impé- ratrice de Russie à faire chasser honteusement de Pékin un vertueux missionnaire de la Chine ; mais l'impératrice ae se prêta point à cette étrange animosité.


(4o)

donc par tolérance"^ Liberté entière de tout écrire et de tout faire pour eux et leurs partisans; mais violences , despotisme et cruauté contre leurs ennemis.

Les détracteurs de la religion ont soutenu que les guerres religieuses n'ont été connues que parmi les chrétiens. Cette assertion répétée dans tous leurs ouATages , et particulièrement dans ceux de M. de Voltaire , est d'autant plus extraordinaire , que l'histoire ancienne et moderne en démontre évidemment la fausseté. La religion musulmane est, de toutes les religions, celle qui a causé le plus de guerres et de sanglans démêlés, par les longues divisions des sectes Alide et Omniade ; et l'his- toire prouve encore que les lois des Grecs et des Romains ont été décidément intolérantes sur le culte. Cependant M. de Voltaire a écrit : que de tous les anciens peuples , aucun na gêné la li^ berté de penser j que chez les Grecs il n'y eut que le seul Socrate ^ersécwié pour ses opinions ; que les Romains permirent tous les cultes , et qu'ils regardèrent la tolérance comme la loi la pltis sacrée du droit des gens, {a)

Je trouve dans le savant auteur des Lettres de quelques juifs, une excellente récapitulation des


(a) Traité de la tolérance ; article : Si les Romains ont été tolérans.


(4i )

traits qui prouvent l'intolf'iaiicc des aucu^iis ; voici cet extrait rapide et détaillé :

« L'intolérance étoit un principe de législa- » tien, une maxime de politique reçue chez les » peuples anciens, même les plus vantés. En effet, M quand on voit Abraham persécuté pour sa reli- » i^ion dans la Chaldée,et le célèbre Zoroastre, l<^ » feretlefeuàlamain,persécutantdansleroyaume » de Touran; quand on voit les Hébreux n'oser ' offrir des sacrifices dans l'Egypte, de peurd'ir- » riter le peuple contre eux; les Perses briser les )) statues des différens dieux de l'Egypte et de la w Grèce; et les différens nomes égyptiens s'ar- » mer tantôt contre leurs vainqueurs, tantôt les » uns contre les autres, pour défendre ou ven- » ger leurs dieux ; il me semble qu'on peut bien )) ne pas les regarder comme indifférens sur le

» culte Ne citons point ici les villes du Pélo-

» ponnèse, et leur sévérité contre l'athéïsmc , les » Ephésiens poursuivant Heraclite comme impie, » les Grecs armés les uns contre les autres par le » zèle de la religion dans la guerre des Amphic- » tions. Ne parlons ni des affreuses cruautés que M trois successeurs d'Alexandre exercèrent con- » tre les juifs, pour les forcer d'abandonner leur » culte ; ni d'Antiochus , chassant les philoso- » phes de ses États ; ni des Épicuriens bannis de » plusieurs villes grecques, parce qu'ils corrom-


(40

» poieut les citoyens par leurs maximes et par » leurs exemples. Ne cherchons point des preuves » d'intolérance si loin : Athènes, la polie et sa- » vante Athènes, nous en fournira assez de preu- » ves. Tout citoyen y faisoit un serment public » et solennel de se conformer à la religion du )) pays et de la défendre ; une loi expresse y pu- » nissoit sévèrement tout discours contre les » dieux, et un rigoureux décret ordonnoit de » dénoncer quiconque nieroit leur existence. La » pratique y répondoit à la sévérité de la législa- » tion. Les procédures commencées contre Pro- » tagore; la tète de Diagore mise à prix; le dan- » gerd'Alcibiade; Aristote obligé de fuir;Stilpon » banni ; Anaxagore échappant avec peine à la »mort; Phryné accusée; Aspasie ne devant son » salut qu'aux larmes et aux prières de Périclès ; » Périclès lui-même, après tant de services ren- » dus à la patrie, et tant de gloire acquise , con- » traint de paroître devant les tribunaux , et de » s'y défendre (û) ; des poètes, même de théâtre, » en péril , malgré la passion des Athéniens pour » ces spectacles ; le peuple murmurant contre » l'un , et sa pièce même interrompue jusqu'à ce


(a) Périclès , disciple et ami d' Anaxagore , devint suspect d'athéisme pour avoir pris la défense de ce philosophe.

( Note de l'auteur des Lettres.)


(/.^ )

» qu'il se fut justifié; l'aulre jiigi' , traiuc au sup- » plice, et près d'otrc Japidé, lorsqu'il fut Ikmi- » reusement sauvé par son frère (a); tous ces phi- » losophes , ces femmes célèbres par leur esprit » et par leurs charmes, ces poètes, ces hommes » d'État poursuivis juridiquement pour avoir écrit )) ou parlé contre les dieux; une prêtresse exécutée » pour en avoir introduit d'étrangers; Socrate » condamné et buvant la ciguè, etc. ; ce sont des » faits qui annoncent assez que la faveur, la di- y> gnité, le mérite, les talens, même les plus ap- » plaudis, n'y furent pas pour l'irréligion un abri » sûr et tranquille. . . Les lois de Rome n'étoient » ni moins sévères, ni moins expresses. . . On n'a- » dorera point de dieux étrangers , disent -elles >i formellement... L'intolérance des cultes étran- M gers, chez les Romains , remontoit aux lois des » douze tables, et même à celles des rois. Suivez i> l'histoire de ce peuple fameux , vous y verrez » les mêmes défenses portées par le sénat , l'an 2> de R. 3^5 , et les édiles chargés de veiller à leur » exécution , l'an 329 ; les édiles vivement répri- "0 mandés pour avoir négligé d'y tenir la main ^

(a) C'est Eschyle. Son frère le sauva en se dépouillant le^

bras et montrant avec larmes aux Athéniens qu'il avoit perdu

la main en combattant pour eux. L'autre poète estEuripide.

Tous deux accusés d'avoir parlé des dieux avec irrévérence.^

{Note de l'auteur des Lettres. \


(44)

)i et des magistrats supérieurs nommés pour les » faire observer plus sûrement. Vous y verrez le » culte de Sérapis et d'Isis interdit, et les ora- » toires de ces nouvelles divinités démolis par » les consuls , Tan 536 ; des décrets des pontifes » et des sénatus-consultes sans nombre contre )) les religions étrangères, citées au sénat Fan 565, y> et un nouveau culte proscrit l'an 623. Cette » intolérance ne discontinua point sous les em- » pereurs , témoins les conseils de Mécène à Au- » guste (rt), non- seulement contre les athées et » les impies , mais contre ceux qui introdui- » soient ou honoroient , dans Rome , d'autres » dieux que ceux de l'empire , témoins les su- » perstitions égyptiennes proscrites. Les dieux

[a) Les Conseils de Mécène à Auguste, Voyez Dion Cas- sius , lib. XLII. «Nous croyons, dit l'auteur des Lettres de » quelques juifs , devoir rapporter ici en entier le passage îjde cette histoire. Nous le traduirons littéralement, d'après » le texte grec . Honorez vous-même , dit Mécène à Auguste , «honorez soigneusement les dieux selon les usages de nos »pères , et forcez les autres de les honorer. Haïssez ceux «qui innovent dans la religion, non - seulement à cause »des dieux; (qui les méprise ne respecte rien) , mais parce «que ceux qui introduisent des dieux nouveaux engagent «plusieurs personnes à suivre des lois étrangères, et que de »là naissent des unions par serment, des ligues, des asso- sciations, toutes choses dangereuses dans la monarchie. Ne » souffrez point les athées, et c . » {Note de l'auteur des Lettres, y


( 45 )

« étrangers, que le relâchement de la discipline » avoit introduits , chassés sous Claude; les juifs » bannis pour leur religion, sous Tibère; mais j) témoins surtout les chrétiens exilés, dépouillés » de leurs biehs, et livrés si long-temps, et en si » grand nombre, aux plus cruels supplices, uni- » quement pour leur religion , sous les Néron , » les Domitien, les Maximien, les Dioclétien , » et même sous les empereurs les plus humains , » sous Trajan ,sous Marc-Aurèle. Les lois mêmes, » que les philosophes d'Athènes et de Rome écri- » virent pour des républiques imaginaires , sont » intolérantes. Platon ne laisse pas aux citoyens » la liberté du culte , et Cicéron leur défend ex- » pressément d'avoir d'autres dieux que ceux de » l'État. »

On voit si les anciens peuples n'ont jamais gène la liberté de penser, si chez les Grecs Sa- crale fut seul persécuté y si les Romains permis rent tous les cultes et regardèrent la tolérance comme un droit sacré. Conçoit-on que l'on puisse faire imprimer, avec cette confiance, des men- songes si grossiers et dont la réfutation étoit si facile à faire ? C'est ainsi que M. de Voltaire a écr^t dans tous les genres. C'est encore lui, qui en écrivant du fanatisme dans l'histoire du siècle de Louis XIV, dit: Cette fureur fut inconnue au paganisme; il couvrit lor terre de ténèbres j


■(46)

mais il ne V arrosa guère que du sang des ani- maux. Et le sang de tant de victimes humaines, immolées en l'honneur des faux dieux , et cette multitude de captifs , que la superstition immo- loit sur les tombeaux, et ces suicides si fréquens, si nombreux , autorisés par la religion des païens, tous ces faits et ceux que j'ai déjà cités pouvoient- ils être inconnus à M. de Voltaire ? Il n'igno- roit même pas que son héros, ce prince si joA^- losophe qu'il a tant vanté, Julien l'Apostat, souilla dans le sang humain son bras victorieux , en con- sultant l'avenir dans des entrailles palpitantes!... « Mais quelle fut Torigine des persécutions con- » tre les chrétiens? étoit-ce comme dans les guer- )) res du seizième siècle, la cabale, la révolte , la » politique, la faction des seigneurs puissans? » Non , les chrétiens étoient soumis aux empe- » reurs , ils remplissoient tous les devoirs de ci- » toyens, la superstition seule versa leur sang , » et leur fit subir d'affreux supplices ; et cette » cruelle persécution , qui dura trois siècles, ne » put jamais les forcer à la révolte , lors même » qu'ils auroient pu troubler et renverser l'em- pire (a)? » Et cette fureur, dit M. de Voltaire, fut inconnue au paganisme ! Quelle confiance peut inspirer un écrivain qui montre une telle

(a) Lettres critiques de l'abbé Gauchat.


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partialité:^ L'excès de son inconséqueuct; n'est pas moins cHrange. Le zèle pour la religion , même le plus modéré , lui paroît absurde et cruel, et cependant il déifie les princes païens, il les appelle des sa^^cs y des bienfaiteurs adora- ùL's y et ces mêmes princes Marc-Aurèle , Trajan, Adrien, ont joint aux superstitions les plus ex- travagantes, un esprit de persécution , qui a fait couler des flots de sang. Ils ont ordonné le mas- sacre d'une multitude de chrétiens. Amsi les fa- natiques païens pouvoient être aux yeux de M. de Voltaire des Z>/cvz/^i/^e«/'.y de l'univers, des princes adorables y et pour détester véritable- ment les fureurs de ce genre , il falloit qu'il les pût attribuer au fanatisme des chrétiens.

Nous n'entrerons point ici dans le détail des au- tres mensonges historiques de M. de Voltaire; il est enfin universellement reconnu que jamais historien et jamais auteur n'a fait des mensonges aussi multipliés et aussi impudens. L'un des plus odieux, est celui dont l'abbé de Caveirac fut l'ob- jet; cette calomnie est si remarquable dans toutes ses circonstances, que je crois de voir la rapporter ici : Jean Novi de Caveirac , né à Lille en 1 7 j 3 , embrassa l'état ecclésiastique et publia beaucoup d'ouvrages estimables relatifs à la théologie, à la morale et à la politique. L'un des meilleurs a pour titre : U Accord p ai fait de la nature , de la


(48)

raison , de la révélatioji et de la politique, lue titre seul annonce la conception la plus morale et le plan le plus étendu; si cet ouvrage eût eu la réputation qu'il devoit avoir, il eût servi de pré* servatif contre le système philosophique moder- ne. Voltaire et ses sectateurs le sentirent, le génie du mal leur inspira ce qu'ils dévoient faire dans cette occasion : La génération , qui s'éteignoit , connoissoit l'ouvrage et l'estimoit ; les philoso- phes travailloient pour la jeunesse, et par leurs nombreuses brochures s'étoient emparés de tous ses loisirs. Il s'agissoit de Tempécher de lire cet excellent ouvrage de l'abbé de Caveirac : Le cri- tiquer étoit difficile et hasardeux, et d'ailleurs c'étoit un moyen sûr de le faire lire. On prit un autre parti : les calomnies ainsi que les délations ne coûtent rien aux chefs de parti et même à ceux qu'ils font agir. Voltaire et ses sectateurs, n'osant attaquer le livre de l'abbé de Caveirac , ré- solurent de déshonorer l'auteur, et de le rendre un objet de mépris et d'exécration. L'abbé de Caveirac avoit fait anciennement un Mémoire sur le Mariage des Cahinistes , à la suite duquel il avoit ajouté une Dissertation sur les journées de la Saint-Barthélemi. Le titre n'annonçoit rien qui dût piquer la curiosité ; on ne lut point cette brochure qui resta à peu près ignorée; l'édition, au bout de douze ou quinze ans, fut dispersée; on


( 49 ) ne la trouvoit plus dans le commerce; lauteui' mourut .-alors Voltaire s'empara de l'ouvrage pour le travestir, dans un extrait calomnieux, avec la plus impudente lausseté. il écrivit , ré- péta dans tous ses pamphlets, et fit répéter par toute sa secte, (jue Tabbé de Gaveirac étoit un monstn^ qui 3L\oït (ait ,dans cet ouvrage, la plus infdme apologie de la Saint-B arthélemi. On le crut , et l'auteur et ses ouvrages, non-seulement perdirent toute réputation , mais tombèrent dans un profond mépris sur la parole de tant de ca- lomniateurs réunis. Quel triomphe pour la secte d'avoir ainsi couvert d'ignominie un homme plein de talens, qui étoit pieux et qui étoit prêtre, et de plonger dans l'oubli des ouvrages lumi- neux contre le philosophisme î... Cependant le temps qui tôt ou tard dévoile la vérité, fit con- noitre à quelques gens de lettres (mais depuis la mort de Voltaire) cet ouvrage de l'abbé de Ga- veirac, et ils virent, avec autant d'indignation ([ue de surprise, que toutes les déclamations contre cet ouvrage n'étoient que d'atroces ca- lomnies. Le seul but de l'auteur dans cet écrit , a été de prouver qu'il périt moins de monde dans ces horribles journées qu'on ne l'avoit cru d'abord. Voici à ce sujet comment il s'exprime: « Éloignés de deux siècles de cet affreux évé- » nement , nous pouvons en parler, non sans hor-

4


( 5o )

» reur , mais sans partialité. On peut répandre » des clartés sur ses motifs et ses effets tragiques , » sans être l'approbateur tacite des uns ou le<:on- » templateur insensible des autres; et quand on » enleveroit à la journée de la Saint-Bartbélemi, » les trois quarts de ses excès , elle seroit encore » assez affreuse pour être détestée de ceux en » qui tout sentiment d'bumanité n'est pas en- » tièrement éteint. »

Ajoutons à ceci, que les philosophistes n'ont jamais parlé de la véritable apologie de la Saint- Bar thélemi, faite par Naudé , dans son livre in^ titulé: Des coups d'État , dans lequel il loue ce massacre comme l'action de la plus haute sagesse politique, en n'y blâmant qu'une seule chose, c'est qu'on n'ait pas exterminé tous les calvinistes sans en épargner un seul. L'ouvrage de Naudé fit du bruit, et étoit fort connu. Néanmoins Voltaire et ses amis gardèrent à cet égard le plus profond silence. Pourquoi ? Naudé étoit impie et séditieux; il fut, dans ses ouvrages, le précur- seur de la philosophie moderne!

Toute la secte philosophique s'accordoit à mentir avec cette impudence dans les libelles et dans les ouvrages historiques (a). Leur chef le

(a) Quand les amis mêmes de Voltaire le lui reprocboient , et Im représentoient qu'il étoit sans exemple d'écrire ainsi


( 5. ) rcroTnmandoit sans cesse : « JVnn pas timide- > ment , disoit Voltaire , non pas pour un tomps ; ') mais hardi nient et t()uji>urs.., Mentrz mes amis, » rnenfrz , je ixnis L' rendrai dans ï occasion (a). )^

Avec cet esprit de mensonge et d'i m posture, qui fut parfaitement secondé par d'AIcmbert , on n'est pas étonné de l'atrocité des c ilomnies qu'ils ont publiées contre tous ceux qui coni- battoient leurs principes; la même duplicité les fît recourir sans cesse à la plus basse hypocrisie, on en citera plusieurs traits dans les dialogues; nous allons seulement ici rapporter un frag- ment de la préface d'Alzire et 'deux lettres cu- rieuses en ce genre :

« On m'a traité dans vingt libelles ( dit-il ) rt d'homme sans religion ; on renouvelle souvent >> cette accusation cruelle d'irréligion , parce que » c'est le dernier refuge des calomniateurs (J?). » Je ne ferai qu'une seule question: je demande » qui a plus de religion, ou du calomniateur qui ^> persécute , ou du calomnié qui pardonne ? Ces ^7 mêmes libelles me traitent d'homme envieux


des livres sérieux d'histoire, il répondoit qu'il falloit aux Français non des histoires , mais des historiettes.

(a) Lettre àThiriot, 21 octobre 17 35.

{b) En effet , il est bien calomnieux d'accuser M. de Vol- taire d'impiété î

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(52 )

» de la réputation d'autrui. Je ne connois Tenvie 3) que par le mal qu'elle m'a voulu faire (a). J'ai » défendu à mon esprit d'être satirique (b) et il » est impossible à mon cœur d'être envieux (i). ^> Examinons maintenant sans partialité, ainsi que sans enthousiasme, s'il est vrai que grâces à \sL philosophie , le xvIII^ siècle ait été un siècle de lumières, et que, si les grands auteurs du siècle de Louis XIV eussent connu les idées lumineuses et les opinions des philosophes modernes , ils n'auroient pas manqué d'adopter leurs systèmes. Ce siècle philosophique n'a certainement produit, ni dans la littérature , ni dans les arts , des ou- vrages supérieurs à ceux qui ont illustré le siècle de TiOuis XIV; et cependant ce beau siècle nous a laissé des modèles admirables dans tous les genres , et n'en a trouvé aucun dans celui qui l'a précédé. Il a réformé et fixé jusqu'à notre lan- gue; il a tout créé et tout perfectionné , et nous,

^a) Quelle autre injustice criante , d'accuser d'eni^ie l'au- teur des Commentaires des pièces de Corneille , le détracteur de Boileau , de La Fontaine (il a dit que ce grand fabuli^e n'avoit que le seul charme du naturel) et même de Racine (vovez son Dictionnaire philosophique) ^ de.T.-B. Rousseau^ de Gresset, de Crébillon , de Pompignan, etc. , et le persé- cuteur de J.-J. Rousseau.

[b] Ici l'hypocrisie est poussée jusqu'au ridicule le plus ri- sible.


( 53 ) imitateurs heureux quelquefois , mais toujours imitateurs , et si souvent au-dessous de nos mo- dèles* nous appelons exclusivement notre siècle UJi sicclc de luinièrcs !....

Malgré toutes ces réflexions, on répète encore par habitude, que la philosophie a répandu des lumières qui manquoient absohimenl aux au- teurs du siècle de Louis XIV. Que signifie cette phrase ? Personne n'en ignore le véritable sens, le voici : Les idées hardies des philosophes sur la Divinité y sur la nature de V homme , sur l'éga- lité , sur la fatalité , sur le culte , sur la reli- gion naturelle y ont appris à raisonner^ a penser j les auteurs du siècle dernier nont pu connaître ces opinioTi s : s'ils les eussent connues , ils n'au- roient pas manqué de les adopter. Mais ^ privés de ces lumières , ils ont été livrés aux préjugés, enfin ils n'étoient point philosophes.

Il est vrai qu'on ne trouve , dans les écrits des plus célèbres, aucunes traces delà philosophie moderne ; il est encore vrai que s'ils en eussent eu les principes , ils auroient composé des ou- vrages absolument différens de ceux qu'ils nous ont laissés. Cette idée doit-elle faire regretter qu'ils n'aient pas cultivé la philosophie ? Par exemple , cet admirable discours de Bossuet sui^ l'histoire universelle , nous ne l'aurions pas ; la Religion en est la base , et c'est elle seule qui


( 54.

peut donner cette force majestueuse, et cette su- blime éloquence qui a fait dire , même à un phi- losophe , que ce discours n'a eu ni modèles , ni imitateurs : son style n'a trouvé que des admi- rateurs (a). Et ce livre immortel , Télémaque , s'il existoil , ne seroit plus qu'un roman philo- sophique ! Au lieu de cette ravissante peinture de rÊtre-Suprérae , puisée dans les écritures saintes , on nous y diroit que Dieu pardonne tout, pardonne toujours et ne punit jamais. Et Cor- neille et Racine , que p'étoient-ils philosophes ! Nous n'aurions ni Polyeucte ni Athalie {b) : on en peut dire autant de tous les ouvrages de ce siècle : il est incontestable que d'autres senti- mens , d'autres idf es, d'autres opinions , eussent produit des ouvrages absolument différens. Ainsi nous serions privés de tous ces chefs-d'œuvre qui fciront à jamais la gloire de notre littérature et de notre nation. Il n'y a guères de réflexions qui puissent inspirer davantage le dégoût de k

(a) M. de Voltaire : remarquons, en passant, qu'on ne dit pas qu'w/î discours n'a pas eu d'imitateurs.

[b) Il falloit certainement de la piété pour faire Polyeucte , el une très-grande connoissance des écritures saintes pour faire Athalie ; et si par hasard ces sujets eussent tent;^ un philosophe, il" n*est assurément pas douteux qu'ils auroient été traités dans un esprit tout différent , et par conséquent ces chefs-d'œuTre n'existeroient pas.


( 55^ j ululosophie. Jùifin , lorsqu'on prOtend que ces grands hoinnics du siècle dernier n'avoicnt au- cune coiHioissance de nos opinions philosophi- ques, est-on bien assuré de ce fait ? Songeons que les littérateurs de ce temps étoient infiniment plus instruits que 1rs nôtres ; l'étude des langues savantes paroissoit alors indispensable. On savoit par cre >r tousles auteurs grecs et latins. On con- noissoil parfaitement tous les systèmes des an- ciens philosophes ; c'étoit déjà connoîlre la plus grande partie des idées et des opinions des phi- losophes modernes; quant à l'irréligion, ne con- noissoit - on pas les principes du philosophe Hohbes^ né dans le xvl^ siècle {a)\ Nos esprits forts n'ont fait que répéter tout ce qu'avoit écrit ce fameux athée •contre la Providence , contre la Divinité , et sur le bonheur , la vertu , etc. Ils ont encore renouvelé ses opinions : que tous nos sentimens et nos idées viennent des sens s que le vrai et le faux ne sont que des impres- sions dont nous ne pouvons constater la j-éalité... ; qu'il n'j a aucune propriété légitime , ni rien d'injuste ou de juste par soi-même. Hobbes passa beaucoup de temps en France ; il avoit de grands talens , et ses opinions n'y causèrent que de l'in- dignation ; tous les savans , tous les gens de lettres

[a) En i588.


(.56) lurent ses ouvrages , qui furent même traduits : on trouva ses principes détestables , et ses rai- sonnemens absurdes; la curiosité lui procura des lecteurs , mais il n'eut , dans ces temps d'igno- rance ^ ni disciples, ni partisans. Spinosa vint ensuite, il attaqua la Religion avec acharnement ; ingénieux autant que hardi, ce fut avec beaucoup d'art , d'esprit et de subtilité qu'il confondit et renversa tous les principes de la morale , et qu'il forma son affreux système d'athéisme ; son siècle n'était pas assez avancé pour lui , il ne séduisit personne ; on se récria sur son inconséquence , sur sa mauvaise foi ^ et ses erreurs parurent éga- lement odieuses et méprisables. Cependant nous avons \u ces mêmes erreurs , après un long ou- bli , se renouveler et s'étendre : on nous les a données pour des raisonnemens neufs et pro- fonds , des lumières utiles au genre humain !.... Peu de temps après Spinosa, et toujours dans le siècle dernier , parut ce fameux dictionnaire , ouvrage étonnant , non d'une société nombreuse, mais d'un seul homme. Fénélon , Bossuet ^ Ra- cine, Boileau , etc., ex :stoient, lorsque Bayle pu- blia son dictionnaire {a) , et tous ces grands

(a) Fénélon et Boileau ne moururent que près de vingt ans après la publication de cet ouvrage , dont on connois- soit d'ailleurs les morceaux les plus célèbres long-temps avant qu'il fût imprimé.


^ 57 )•

hommes ne tombèrent point dans le sej)licisme pliiIoso|)hi([iie , devenu si commun de nos jours. Le septicisme de hayle ne futpas pluscontai^ieux pour eux que ne l'a voit été celui de Montaigne , dont les Essais éioient entre les mains de tout le monde, depuis plus de cent ans, cpiand Bayle donna son ouvrage {(i).

Les philosophes modernes ont puisé dans ce dictionnaire, comme dans toutes les autres sour- ces de cette espèce; et il est exactement vrai qu'on ne trouve pas dans leurs écrits une seule opinion hardie , un seul trait contre la Religion, qui ne se trouve aussi dans les ouvrages ou de Montaigne, de Hobbes, de Spinosa, de Bayle, ou de Collins , de Tindal , de Shafresbury (b) , au- teurs victorieusement réfutés dans les siècles précédens. Mais ce n'est pas tout : ces philoso- phes des seizième et dix-septième siècles, copiés par les nôtres , ne faisoient eux-mêmes que re- nouveler d'anciennes folies , de vieilles erreurs , soutenues déjà par des hérésiarques fameux, qui, en attaquant les dogmes de la foi, se mèloient aussi de moraliser et de former des systèmes. Les pères de l'Église combattirent ces erreurs,

[a) Montaigne mourut en 1592.

[b) Auteurs anglais dont M. de Voltaire a pris toutes les idées , ainsi que celles de Bolingbroke et de plusieurs autres.


\ 58 ) et en montrèrent rabsurdité ; Bossuet, lui-même, en a réfuté un très-grand nombre (a). Il n'a donc tenu qu'aux savans et aux grands hommes du siècle dernier , de devenir philosophes ; mais ils avoient trop d'instruction et des idées trop jus- tes, pour se laisser séduire par des mensonges et des citations fausses , et pour ne pas mépriser des raisonnemens inconséquens, des opinions absurdes et des principes pernicieux. Ils ont con- servé une foi vive et pure , et ils ont connu tous les vains argumens qui la combattent (2). L'ha- bitude constante de soutenir de mauvaises opi- nions, rend l'esprit subtil et faux, et gâte néces- sairement le goût. Quand on ne cherche jamais la vérité, on finit par la mépriser, on n'estime plus que les beautés de convention , on ne sent plus le charme des grâces ingénues et touchan- tes; on s'éloigne de la nature, on l'oublie, et n'ayant plus pour bien juger , ni règle certaine, ni le sentiment qui peut suppléer aux connois- sances , on décide en aveugle , et souvent au hasard, ou l'on n'est frappé que de ce qui paroît brillant; l'on n'admire que des lueurs trompeu- ses et des productions bizarres. Aussi presque


[a] Voyez , dans les notes de ce chapitre , tontes les opi- nions y sans exception , des philosophes modernes , tirées du Dictionnaire des Hérésies, de Pluquet


( 59) tous les (écrits philosophiques de ce siècle, sonl- ils entièrement dépourvus de raison et de goni On ne trouve ni génie dans les plans, ni vérité dans les peiïilures et dans les caractères. I.e style emphatique et négligé, le ton impérieux et hau- tain des chefs de la philosophie moderne , ont eu long-temps des admirateurs qui prenoient de Tenflure pour de l'élévation , et de l'insolence pour de l'enthousiasme. Quand Fénélon , Bour- daloue, Bossuet, Massillon , donnent aux rois et aux peuples de sublimes leçons, ils ont le ton du respect et de la modestie, et cette modestie est sincère; ils ne sont point les inventeurs de la morale qu'ils enseignent , ils ne font qu'en déve- lopper les principes; mais quand l'auteur des Pensées philosophiques et ses adhérens instrui- sent V univers , ils nous déclarent que leurs opi- nions sont les seules raisonnables, qu'ils ont enfin découvert des vérités inconnues avant eux; ils nous proposent de mépriser tout ce qui, jus- qu'alors , nous avoit paru le plus digne de notre vénération et de notre amour , et chacun d'eux s'écrie : voilà mon système y voilà mes idées , voilà mes décisions , et qui refuse d'y croire , de les adopter et de s'y soumettre, montre autant de stupidité que de préjugés et d aveuglement. Tel est le fond de toutes leurs instructions mo- rales et philosophiques. Il n'est pas étonnant que


( 6o ) des beaux-esprits , qui ont cette confiance en leurs propres lumières , et qui regardent leurs jugemens comme ceux d'une suprême sagesse, parlent en maîtres, en législateurs et sévissent rigoureusement contre les réfractaires. Cet in- concevable orgueil a gagné tous les disciples; le plus obscur, comme le plus célèbre, a joint à la prétention de propager les lumières, celle d'écrire avec chaleur , avec énergie j de là ces déclamations sur les préjugés, ces pompeux élo- ges de la philosophie, ces exclamations dé- placées , ces apostrophes violentes aux souve- rains, aux peuples, aux nations; de là, cet en- thousiasme forcé , ce ton dogmatique et cette insipide monotonie qu'on retrouve dans les écrits de ce genre. Il faut penser avec profon- deur^ s'exprimer avec force et sentir vivement. Il faut encore montrer des passions violentes , un ardent désir de gloire et le goût des arts. Quant au style , on exige qu'il soit piquant et brillant. Du reste , on compte pour rien l'har- monie , la vérité , le naturel , la raison et le mé- rite si rare de savoir combiner et tracer un bon plan. Autrefois on consultoit son talent et ses forces en écrivant, on choisissoit un genre , on suivoit l'impulsion de son caractère et. de son génie; aujourd'hui on se croit obligé de montrer toutes les qualités que je viens de détailler dans


(6. ) quelque genre de composition que ce puisse être; dans un poème, dans une ëpitre, dans une tragédie, dans un éloge, dans un voyage , dans un billet, il faut de la philosophie, il ïdiuiéclairer le genre humain. Il en résulte que tous les genres sont confondus, que tous les ouvrages se res- semblent, que toutes les convenances sont négli- gées, que très-peu d'auteurs sont à la place qui leur convient , et savent profiter des talens réels qu'ils ont reçus de la nature ; cependant les phi- losophes nous répètent que leurs om'rafjçes sont dans les mains de tout le monde , et quils font V instruction et les délices de tous les peuples de ^Europe,

Je vois très-clairement le mal que les préten- dus philosophes ont fait; pour le bien , de très- bonne foi, je l'ignore. Je vois qu'en attaquant la Religion , ils ont détruit les moeurs; je vois que l'audace et la licence de leurs écrits ont fait per- dre à leurs nombreux imitateurs cette délica- tesse , ce ton de noblesse* et de simplicité que donnent la raison, la sagesse, la modestie et la décence. Je vois qu'ils ont ébranlé le respect dû à l'autorité souveraine , préparé tout ce que nous avons vu depuis , et substitué le plqs fi'oid égoïsme à ces grands sentimens de patriotisme qui distinguoient particulièrement notre nation. Je vois le suicide, fruit de l'irréligion, plus com-


(62 )

mun parmi nous depuis vingt ans qu'il ne le fut jamais chez aucun peuple. Je vois une multitude de gens d'esprit, des sociétés entières adopter et croire des folies dont on se seroit moqué dans des temps que nous appelons barbares; la Ba- guette divinatoire y les Mystères de la cabale , le Somnambulisme occupent de grands personna- ges. Tels sont les résultats de ces lumières phi- losophiques si vantées. M. de Voltaire a voulu être universel; tous ses disciples avoient aussi la prétention d'être à la fois législateurs , politiques ^ littérateurs , savans , amateurs des beaux-arts et philosophes. Cette manie a gagné tout le monde; on veut parler des choses qu'on entend le moins , et à l'aide de quelques mots scientifiques , rete- nus par hasard et toujours placés mal à propos, on croit démontrer des extravagances par d'ex- cellens raisonnemens de physique et de chimie. Quand les ignorans sont devenus vains et pré- somptueux, qu'ils se croyent des philosophes profonds, ils ne peifvent être éclairés par les vrais savans. Toute décision contraire à leurs préjugés les révolte, et l'amour-propre rend leur obstination insurmontable.


( 63)


NOTES

Ul) CflAPITRE II.


(i; Voici ce (juc Voltaire ccrivoit au P. Tournernint ^ jésuite.

« L'auteur du libelle pourra m'imputer des sentimens que » je n'ai jamais eus , des livres que je n'ai jamais faits ou qui vont été altérés indignement par les éditeurs, je lui répon- »drai, comme le grand Corneille : Je soumets tous mes ^^ écrits au jugement de l'Eglise. Je déclare à lui et à ses 'Semblables que si jamais on a imprimé sous mon nom une ' page qui puisse scandaliser seulement le sacristain de leur » paroisse, je suis prêt à la déchirer devant lui; que je veux «vivre et mourir tranquille dans le sein de l'Église catho- »lique, apostolique et romaine.» (Voyez les Lettres de Vol- taire.)

Il dit encore (mais ironiquement), dans une autre lettre à M. d'Argental : « Si l'on m'attribue le Dictionnaire philo- » sophique , }Ç: me bâterai de le désavouer avec mon inno- »cence ordinaire »

Voici uue autre lettre très-curieuse qui se trouve d^ns ses Lettres inédites , lettre ^"i^ , à M. Vévéque de Mirepoix^ .« Je s^is assez que depuis les 3ocrate jusqu'aux De^cartes „ .Mtou&£<eiuiL qui ont eu un pe^ de succès ont eu à combattre làles fureiHTS de l'envie; quf»nd on n'a pu attaquer leurs ou-


(64)

» vrages ou leurs mœurs , on s'en est vengé en attaquant leur «religion. Grâce au Ciel, la mienne m'apprend qu'il faut w souffrir. Le Dieu qui l'a fondée fut , dès qu'il daigna être •.)homme , le plus persécuté des hommes. Après un tel «exemple, c'est presque un crime de se plaindre. Con'igeons )>nos fautes, et soumettons-nous à la tribulation jusqu'à la >> mort. Je puis dire devant Dieu qui m'écoute que je suis un «bon citoyen et bon catholique. Je le dis uniquement parce » que je l'ai toujours été dans le cœur. Je n'ai pas écrit une «page qui ne respire l'humanité ; j'en ai écrit beaucoup qui »sont sanctifiées par la Religion. Le poème de la Henriade »n'est , d'un bout à l'autre , que l'éloge de la vertu qui se » soumet à la Providence. J'espère qu'en cela ma vie res- » semblera toujours à mes écrits [a). ^>

[i) Le Dictionnaire des Hérésies va me fournir le tableau fidèle de tous les systèmes et de toutes les opinions philo- sophiques qui ont paru à tant de gens d'une nouveauté si piquante (è).

(a) Ce poème est rempli de choses non effrontées , mais indirectes contre la Pieligion , entre autres dans ces vers corrupteurs où l'on veut justifier et même autoriser les égaremens les plus coupables de l'aftiour.

Êtes-vous dans ces lieux faibles et tendres cœurs , etc.

On voit dans une lettre de J. B. Rousseau que , dans la seconde édi- tion , il reti'ancha le personnage de Rosny pour y substituer celui de l'aniiral Colignv, le boiite-Jeii de la France^ dit J.-B. Rousseau, et qui par là prêtoit davantage aux déclamations contre les catholiques et la cour , que ne le pouvoit faire le sage et vertneiix Rosny.

{b) je ne puis présenter dans une note que le fond des opinions , mais ces opinions furent soutenues avec beaucoup d'art et cfé siibtîtité , comme on peut s'en convaîûcTe en lisant l'ouvTage que j'indique et VHistoire ecclédastique de M. de Fleuri. Ei» retranchant seulement de YHutoire des Hérésies tous les systèmes de religion ( car tous ceà ehefe


( ^'i )

Les .■tdainistfs , dont la s(»cle se fonn.i vers l'an 7^,^> , t'nseignoi«;ri! que l'Aine humaine est une rnianatiori de !*in- ti'iligence suprcine, rt (j n'étant une porflon de la Divinité, toutes les actions do Pànie, unie au corps, ne doivent être regardées rpie confime des niotiveincns irtdiflfércns en eux- mêmes , et qui ne portoient aucune atteinte à la di^^nité na- turelle de riiomine. Cette secte rejetoit la prière et le culte. Ses principes l'entraînèrent dans les excès les plus horribles en tout genre [a).

Les Albanais^ secte du viii siècK; , nioient le péché ori- ginel et le libre-arbitre. Ils croyoient le monde éternel. Ils condamnoient le mariage.

Amauri , sectaire du xii*" siècle , enseignoit que Dieu n'é- toit point différent de la matière première.

Hutter et Gabriel qnseignoient que tous les biens doivent être en commun ; qu'on doit regarder comme impies les so- ciétés où cette égalité ne se trouve pas ; que Xv. culte doit être dans le cœur seulement (6).

de parti vouloleat conserver une religion ) et ne supprimoit d'ailleurs ni les détails ni les raisonnemens , on formeroit une longue suite de vo- lumes qui n'ofi'riroient qu'une répétition exacte et fidèle de tout ce que nos livres philosophiques contiennent. Si l'on ajoutoit à cela plusieurs passages tirés des philosophes païens , et quelques morceaux choisis tirés de Montaigne , de Hobbes , de Spinosa et de Bayle, nos prétendus philosophes modernes se trouveroient absolument et entièrement dé- pouillés. Cet ouvrage seroit certainement très^piquant et très-utile.

(a) Mémoires pour servir à l'histoire des égaremens de l'esprit humain ou Dictionnaire des Hérésies, par M. Pluquet , tome 1", pag. 3o. Je n'indiquerai plus la page ; je suis l'ordre du Dictionnaire : si l'on veut vérifier l'exactitude des citations , on pouiTa chercher dans le Dic- tionnaire le nom de la secte ou des sectaires : quand je romprai cet ordre.

'indiquerai la page.

(b) Page 70. On trouve dans ce paragraphe le système à" égalité de,*

5


(66)

Les Anabaptistes ont formé diverses sectes fameuses par leur folie et leurs déréglemens. Les unes soutenoient que toute espèce de servitude est avilissante ; les autres que la joie et la bonne chère étoient l'hommage le plus parfait qu'on pût rendre à l'auteur de la nature ; d'autres encore préten- doient qu'on peut indifféremment choisir la religion qui con- vient et qu'on aime le mieux [a).

Arabes ou Arabiens» C'est le nom qu'on donne à une secte qui dans le iii*= siècle attaqua l'immortalité de l'âme. Il se tint sur ce sujet , en Arabie , une grande assemblée , à laquelle Origène assista. Il y parla avec tant de solidité et de modération , que ceux qui étoien"; tombés dans l'erreur des Arabiens l'abandonnèrent entièrement.

Les Arméniens soutenoient qu'on ne devoit croire que ce qu'on peut comprendre , et qu'on ne devoit pas chercher à ramener les autres à sa croyance.

Arnaud de Bresse et plusieurs autres sectaires se rendirent célèbres par leurs déclamations contre le clergé. Ils prétcn- doient que les prêtres , les évêques ne dévoient point possé- der de biens fonds , etc.

Arnauld de Villeneuve , autre sectaire , prétendoit que Dieu n'a point menacé de la damnation éternelle ceux qui pèchent.

Les Athociens ^ hérétiques du xiii« siècle, enseignoient que l'âme mouroit avec le corps.

Les Beguards soutenoient qu'on ne devoit rien refuser à la nature, et que tout ce qu'elle demande, tout ce qu'elle

philosoplies ; beaucoup d'autres sectaires ont soutenu cette opinion ; et nous avons vu les philosophes Roberspierre et Marat la mettre en pra- tique.

(a) Page 8r. '


( <>7 )

inspire ne suuroit iHn; criiiiiiuL L^îs excès dv cclUt secte fareiit aboiuinabh-s.

Les Ncstaricns de Syrie iiioiciit l»'s peines éternellc-s. Leurs mœurs servirent à prouver l'utilité de la croyance contraire.

Consciencieux est le nom que l'on donna à d'anciens hé- rétiques , qui ne connoissoient pour règle et pour législa- teur que la conscience. Cette erreur fut renouvelée dans 1(î xviie siècle par un Allemand, nommé Matliias Knutzer, qui, de cette erreur, passa à l'athéisme.

La fainilLc ou la maison d'ainour étoit une secte qui fai- soit consister toute la perfection dans l'exercice de la bien- faisance. Elle prétendoit être au-dessus des lois , et elle avoit sur la tolérance illimitée toutes les idées des philosophe, modernes [a). Les premiers hérétiques prirent le nom de Gnostiques y ce mot signifie homme savant et célèbre ; et en effet , ces hérétiques se vantoient d'avoir des connoissances et des lumières extraordinaires. Ils s'attachèrent à prouver qu'il y a dans le monde une infinité de désordres , d'irrégu- larités , de contradictions. Enfin , il y eut des Gnostiques qui crurent que les hommes n'étoient en effet que des animaux ; que cette supériorité dont ils s'étoient enorgueillis étoit une chimère , et qu'ils ne différoient des reptiles , des volatiles et des quadrupèdes que par la configuration de leurs orga- nes. Telle fut cette branche de Gnostiques que l'on nomme Borborites.

Hermias, chef des hérétiques nommés Hermiliotes, adopta l'erreur d'Hermogène sur l'éternité du monde. Il enseignoit que le monde étoit le seul enfer qui existât.

Pelage nia le péché originel ; il flatta l'orgueil humain ; il étoit éloquent. Il eut une multitude de sectateurs.

« Ce n'est point sur la corruption de la nature, disoit-il,

(a) Tome II , page 56.


( 68 )

qu'il faut rejeter nos imperfections. La nature humaine est V sortie pure des mains du Créateur. Nous prenons, pour une » corruption attachée à la nature, des habitudes vicieuses » que nous contractons , et nous tombons dans une injustice >; que les païens ont eTitée, etc. (42). « 

Vigilance , fameux hérétique du v*" siècle , attaqua avec emportement le célibat et les vœux.

^ic/^ soutint que tout arrive nécessairement. Il remonta jusqu'aux idées primitives du droit des hommes sur la terre, et prétendit prouver que les droits établis de propriété et de puissance sont injustes et chimériques.

Zwingle prétendit que l'on peut assurer afiîrmativeraent que tous les païens qui ont montré des vertus sont sauves ; tels que Thésée, Hercule, Socrate , Antigone , etc»

Voici encore quelques opinions d'hérétiques que j'ai trou- vées dans \ Encyclopédie.

Bazilide , qui mourut vers l'an i3o de Jésus-Christ , en- seignoit que l'âme étoit punie en cette vie. Il enseignoit en- core que , loin d€^,,combattre ses passions , il falloit leur obéir et leur céder.

Bayus , qui vivoit sous Charles V , soutenoit que toute bonne œuvre est, de sa nature , méritoire du Ciel , indé- pendamment des mérites de Jésus-Christ.

Robert Brown , chef de la secte des Brownistes , éfoit Anglais. Il mourut en i63o. Il condamnoit la célébration religieuse des mariages. Il rejetoit toute forme de prières.

Les Caïnistes nioient la résurrection; ils exhortoient les hommes à se li%-rer à tous leurs penchans.

Les Chercheurs étoient des hérétiques sceptiques , qui ne (a) Voilà tout le but à' Emile , dont on a trouvé les idées si neuves.


(69 )

ncannoissoiiînt ni nr nioiont J'autlicnticiti: des llcriturcs, et s<* bonioit'iit à prior I)i«'u de leur n'vcl«T 1.» vérifr. Enryctv- pédie , mot Chvrclivm .

Voilà certaincmcnl tous los principes, toutes les idérs , toutes les opinions renouv<;l«s et soutenus par les piV'U^ndu>. philosophes ujoilernes [a]. Ces honmies ort;ueilleux ont été les mêmes dans tous les siècles, ce qu'il est facile de prouTer par les portraits que leurs historiens nous en ont tracés. En voici deux que je copie littéralement, et qui ne paroîtront pas nouveaux : « Donnât fut bientôt l'oracle et le tyran des » Donatistes; ils devinrent, entre ses mains, des espèces

  • > d'automates , auxquels il donnoit la direction et le mou-

» vement qu'il vouloit. Donnât avoit la plus haute idée de » sa personne , et le plus profond mépris pour les hommes, » pour les magistrats et pour l'empereur même. Ses secta- » teurs prirent tous ses sentimens ; les Donatistes ne voyoient » que Donnât au-dessus d'eux , et se croyoient nés pour do- » miner sur tous les esprits, et pour commander au genre « humain. Les Donatistes animés par cette espèce de fana- i> tisme d'amour-propre , qui ne se montroit que sous l'ap- » parence du zèle,... séduisoient beaucoup de monde (è). >•

L'hérétique Vigilance dont j'ai déjà parlé, vivoit sur la fin du iv siècle.

« Vigilance étoit un homme qui aiguisoit un trait , et qui » ne raisonnoit pas ; il préféroit un bon mot à une bonne )> raison; il attaqua tous les objets dans lesquels il remarqua )' des faces qui fournissoient à la plaisanterie (c). -»

(ci) A l'exception de Vapologie du suicide, on tronre tontes les idtes philosophiques dans l'Histoire des Hérésies , et l'apologie de ce crime est donc la seule lumière qui soit due à la philosophie moderne.

(fi) Dictionnaire des Hérésies de M. Pluquet, tome U. pajf. S.

(c) Dictionnaire des Hérésies , tome II , pa^e 9. t6.


( 70)

Tous ces sectaires , en renversant les principes de la mo- rale, produisirent des désordres et des maux infinis; ce- pendant leur projet n'étoit pas de détruire la religion; ils se contentèrent d'en attaquer quelques dogmes , ils en conser- vèrent le fond. S'ils eussent eu le dessein insensé de l'a- néantir, l'empire qu'ils avoient usurpé sur les esprits, eût été mille fois plus funeste encore, et leurs sectes infiniment plus dépravées.


i


( V )


CHAPITRE III.


Portraits de madame Geqffrin , du baron d^ Hol- bach et de plusieurs autres personnages.


Il manqiioit aux encyclopédistes un point de réunion pour se rassembler d'une manière à la fois agréable et utile ; une bonne femme , trop ignorante pour connoître la différence qui se trouve entre un sophisme séduisant et une vérité morale , mais qui avoit assez d'esprit pour aimer l'esprit , madame Geoffrin, s'enthou- siasma pour les encyclopédistes , dont les chefs lui faisoient une cour assidue ; elle eut la mal- heureuse générosité de donner deux cent mille francs pour les frais de l'entreprise, elle in- trigua pour le succès ; on lui cacha tous les se- crets révoltans, elle crut n'agir que pour avancer les progrès de la raison humaine ; et , subjuguée par la flatterie , abusée sur les choses et se faisant illusion sur les conséquences, elle servit puis- samment les encyclopédistes, sans être elle-même


( 7^ ;

tout-à-fait philosophe ; ses intentions furent, si- non pures, du moins excusables. Comme on ne disoit pas tout à madame Geoffrin , on étoit un peu gêné chez elle. On désira, et on chercha un protecteur en état de donner de grands dîners philosophiques; on trouva cet homme dans le baron d'Holbach, très-enticbé de la philosophie moderne, qui s'accordoit parfaitement avec tous ses goûts, ayant d'ailleurs de grandes prétentions à l'esprit, et cet amour-propre, aveugle et véhé- ment, qui rend si sensible aux adulations les plus fades et les plus grossières (a). Un tel per-

[a] Voici ce que l'abbé Morellet dit du baron d'Holbach, dans ses Mémoires : « Le baron d'Holbach , ainsi que le pu- V blic l'a su depuis , étoit l'auteur du Système de la Nature , ^) et de la Politique naturelle , et du Christianisme dévoilé , » l'éditeur des ouvrages de Bouîlanger et de la plupart des •^ écrits imprimés chez Marc-Michel Rey, libraire d'Amster- wdam. Le Systèine de la Nature^ surtout, est un Cathé- » chisme d'athéisme complet , où , chemin faisant , les gou-

vernemens et les rois sont fort mal traités. »

On trouve un fait très -curieux dans un livre fort bien écrit qui a pour titre : Particularités sur la Vie et la Mort de Voltaire^ p. 28. Le voici : « Il y avait chez le baron de petits comités secrets entre les principaux chefs , et dans lesquels on préparoiî les manœuvres contre la religion et le gouver- nement. Ils appeloient entre eux ces réunions clandestines le cluh d'Holbach. M. Leroi en étoit secrétaire, chose qu'il a avouée depuis dans rémigra.tion , avec beaucoup de remords, à M. le comte de Vaudreuil. »


( 73 ) sonnap* étoit un trésor pour l(v^ j)liilosoplios, d'aulant |)lus ({ue le baron avoit de la lortuneet un cxcclicnl cuisinier; il fui décidé qu'il ras- sembleroit régulièrement à dîner chez lui, les pliilosoplies, deu\ ou trois fois par semaine. Ce qui sVxécuta ponctuellement. Ce fut à ces dîners que l'on parla, sans léinle et sans déguisement, de tous les secrets de la secte, lorsque toutefois des étrangers suspects ou dos gens de la cour . toujours très-timorés sur certains points, ne s'v trouvoient pas.

Voici les hommes du grand monde qui al- 1 oient quelquefois chez le baron d'Holbach : le chevalier de Jaucour (ci) , qui passoit pour un homme très-instruit, mais qui avoit lusanschoix, sans discernement et surtout sans réflexion , se laissant toujours séduire par le titre des Uvres , et beaucoup plus frappé des mots que des choses; il a fait dans l'Encyclopédie plusieurs ar- ticles qui ne sont ni remarquables, nirépréhen- sibles; incapable d'enthousiasme, sa froideur, qui

(a) Oncle d'un autre chevalier do Jaucour, qui fut éga- lement brillant par sa figure , son habileté , son courage à la guerre et ses succès dans la société, qu'il sut allier à de bonnes mœurs et à une pureté de principes en tout genre, qui ne s'est jamais démentie. Il a porté depuis le titre de marquis "de Jaucour. Ce fut lui que , durant sa jeunesse , on appeloit dans le monde le Clair de lime.


( 74 )

lessembloit à la sagesse, donnoit du poids a son approbation; captivé par les mots àe philosophe et de philosophie , il estima l'entreprise , qui de- voit, lui disoit-on, illustrer à jamais la patries, il contribua à lui donner de la considération , par des éloges faits avec laconisme et d'un ton calme; il persuada tous les gens auxquels la véhémence et l'emphase sont suspectes. Les comtes de Tressan et de Schomberg furent aussi de grands partisans de l'Encyclopédie ; le pre- mier qui joignoit à des connoissances fort éten- dues dans les sciences , des talens littéraires fort agréables, vouloit être des deux grandes acadé- mies; d'ailleurs la morale de Voltaire et de ses amis convenoit à ses mœurs, il devint philoso- phe; son commerce étoit rempli d'une douceur qui avait toujours de la grâce, parce qu'elle étoit naturellement inspirée par le désir de plaire ; il avoit néanmoins beaucoup de malignité dans l'esprit, mais il ne l'a montrée que dans ses vers satiriques ; il ne la portoit jamais dans la société, il n'étoit caustique et dangereux que dans son cabinet ; il ne faisoit point d'épigram- mes en prose , ni par conséquent dans la con- versation ; il disoit de lui-même , que le grand monde lui paroissoit si aimable , qu'il s'y trou- voit toujours séduit et désarmé, et que ses sou- venirs seuls étoient malins.


( l'> )

l.e comte i\c Scliomberg, qui, iit; avec la plus belle âme, et célèbre par sa conduite militaire, et de grands traits de bravoure et de générosité, avoit laissé pervertir sa raison par sa passion dé- mesurée pour les poésies de M. de Voltaire, et par les flatteries de cet écrivain avec lequel il entretenoit un commerce de lettres très-régulier. On parlera des autres dans la suite («).

Il manquoit à la société un homme de la cour, très-important, par sa famille, ses liaisons, son esprit , et son instruction en tous genres.

(rt) L'abbé Morellct , dans ses Mémoires , fait , avec une inconcevable nahetc ^ ce singulier éloge de la société philo- sophique du baron d'Holbach.

« C'étoit là que Diderot, le docteur Roux, et le baron >' lui-même, établissoient dogmatiquement l'athéisme absolu. » celui du Système de la Nature ^ avec une persuasion , une w bonne foi , une probité édifiantes, même pour ceux d'entre » nous qui , comme moi , ne croyoient pas à leur enseignc- » ment.

» Car il ne faut pas croire que , dans cette société , toute » philosophique qu'elle étcit, au sens défavorable qu'on donne » quelquefois à ce mot , ces opinions libres outre mesure î) fussent celles de tous. Nous étions là bon nombre de » théistes , et point honteux , qui nous défendions vigoureu- M sèment , mais en aimant toujours des athées de si bonne » compagnie. »

La probité édifiante de l'athéisme est assurément une phrase curieuse ! Il est impossible de pousser plus loin et à la fois, la niaiserie et l'impudence philosophiques.


^. 7^ ; Cetoit le marquis de ****^ et dont le baron d'Holbach, son ami intime, avoit promis la con- quête. Le marquis, voyageoit depuis six ans; plus jeune que le baron d'Holbach , il avoit un caractère beaucoup plus solide et toui-à-fait dif- férent ; le marquis inaccessible aux séductions de l'orgueil, avoit une droiture incorruptible, un cœur sensible et un esprit parfaitement juste; il aimoit la vérité^ et l'ayant cherchée de bonne foi , il Tavoit trouvée tout eutière dans la reli- gion , à laquelle il étoit attaché, avec toute la sensibilité de son âme et toute la puissance d'une raison supérieure. Il avoit fait un long voyage de six années , par un motif beaucoup plus in- téressant que le désir de s'instruire : son ami le plus cher, le vicomte de ***, atteint d'un mal que les médecins ne pouvoient ni connoitre, ni guérir (mais dont le marquis n'ignoroit pas la cause secrète ) , fut envoyé aux eauxde Pise, en Italie : le marquis le suivit; des raisons extraordinaires les forcèrent de se séparer au bout de quatre ans. Le marquis vovagea seul ensuite, pour se distraire du chagrin d'une séparation qui laissoit pour le pré- sent et pour l'avenir un vide immense dans sa vie. Sa liaison avec le baron d'Holbach étoit sur- tout fondée sur des services mutuels qui ne s'ou- jjlient point; d'ailleurs, lorsque le marquis partit pour l'Italie, le baron n'avoit aucune opinion


iranchanle, !r marquis l'avoit laissé peiu liant pour le déisme, et il le retrouva athée. Noui» verrons IVfl'ef (jiic j^roduisit sur lui cette triste «lécou verte.


( 7^ )


CHAPITRE IV,


Retour du marquis ; son premier entretien avec le baron d' Holbach.


Enfin le baron d'Holbach reçut un matin, en s'éveillant, un billet du marquis de ***, qui lui annonçoit qu'il étoit arrivé dans la nuit , et qu'il se rendroit chez lui à midi. Le baron l'attendit avec impatience , et le reçut à bras ouverts ; après une demi-heure d'un entretien tumultueux , composé de questions réciproques , faites sans suite et sans ordre , le baron , voyant que le marquis ignoroit absolument ses liaisons philo- sophiques, dont il n'avoit jamais osé lui parler dans ses lettres , lui dit avec un peu d'embarras , qu'en son absence , il avoit renouvelé et fort étendu sa société ; tant pis , répondit le marquis, V étendre doit causer une grande perte de temps, et souvent beaucoup d'ennui , et la renouveler est un malheur ; du moins étes-vous content de la nouvelle? — Enchanté; elle est formée


C 79 ^ tout eiilKMe (le rditc dos esprits l(;s plus dis- tingués de Paris. — Coiimit'iit , vous rassenibk*/. donc chez vous une Mcadcniie ? — Et mieux en- core , c'est un ciioix des hommes supérieurs de IWcadémie ; maisil est impossible que, tout en voyageant, vous n'ayez pas entendu parler de d'Alembert , le plus grand géomètre de l'Europe.

— Après Eider toutefois. — Après personne , mon ami, soyez-en sur. Vous devez coimoître de ré- putation Diderot , Tauteur du Père de Fatndle.

— Et diiFds Naturel {a). — Helvétius.., — Hel- vétius! Ce n'est donc pas l'auteur d'un livre que je n'ai pas lu, mais qui, dit-on, est affreux, par la déraison et les principes ? — Pure calomnie , langage des sots, des hypocrites ou des envieux. Je vous prêterai ce livre , lisez-le sans prévention, il vous étonnera. — Pendant mes voyages, je n'ai point eu de correspondance suivie, et j'ignore presque entièrement l'état actuel de la littéra- ture en France. — Il est tres-florissant ; si vous voulez le connoître avec détail , venez dîner ici deux fois par semaine , les jours où les gens de lettres s'y rassemblent. —Très- volontiers.... — Ah çà , mon ami, je dois vous prévenir d'une chose ; c'est que mes convives sont des hommes

[a] Pièce ridicule (pii tomba dès la première représenta- tion.


( 80) sans aucun préjugé ; il faudra , pour les écouter avec intérêt , ou vous dépouiller de ceux que je vous ai vus jadis ( si les années et les voyages ne vous en ont pas débandasse), ou dii moins ne pas leur rompre en visière. — Vous devez bien pen- ser que je ne ferai pas de scène chez vous ; je n'ai point de mission, je ne suis point prédica- teur , j'écouterai et je me tairai. — Je vous aver- tis qu'ils ont une manière de penser très-hardie, des opinions particulières et tout-à-fait neuves.

— Je vous le répète, je les écouterai attentive- ment et en silence. — Vous avez de l'imagination^ de l'esprit , je suis sur qu'ils vous entraîneront.

— Me permettrez-vous de vous rendre compte de mes impressions ? — Oui , tète à tète , j'en se- rai charmé. — Et bien , voilà qui est dit. — Mais quand vous viendrez dîner chez moi, écoutez- nous aussi avec quelque attention; notre parfaite tolérance sur tous les genres d'opinions , le mérite. — Mon ami, je n'entends pas trop cette phrase ; si les opinions sont pernicieuses , impies, sanguinai- res, contre les bonnes mœurs , comment peut-on les tolérer? — Oh î ceci demande des explications que nous vous donnerons par la suite. En atten- dant, permettez-moi d'être persuadé que l'on doit beaucoup de tolérance aux personnes, qu'on n'en doit aucune aux mauvaises opinions. On ne compose point avec les principes, ils sont inflexi-


( 83 )

LF MARQUIS.

Qu'est-ce donc pour vous qu'une créature raisonnable ? Qu'est-ce que la raison ?

LE BARON.

C'est une étendue plus ou moins grande de lumières, faites pour nous guider dans le cours de la vie.

LE MARQUIS.

Quand le doute est partout, la lumière n'est nulle part. On ne doute, que parce qu'on ne voit pas.

LE BARON.

On ne voit pas clairement, mais on entrevoit.

LE MARQUIS.

Dès qu'on entrevoit , on pourroit voir ; il ne s'agit, pour cela, que d'approcher de plus près l'objet qu'on examine; mais lorsqu'on craint cet objet, on reste à la distance qui semble au- toriser le doute; vous doutez de tout !...

LE BARON.

Oui, je vous l'avoue.

LE MARQUIS.

Quoi , mon cher baron , vous doutez de l'exis- tence de Dieu?

6..


( 84 )

LE BARON.

Je ne suis ni déiste, ni athée, je vous le répète, je suis sceptique.

LE MARQUIS.

Douter de l'existence de Dieu ou n'y pas croire, revient au même ; la ferme croyance en Dieu peut, seule, triompher de nos mauvaises incli- nations, et sanctifier nos projets et nos espé- rances : Vous avez une belle âme , mon cher ba- ron, l'irréligion ne vous rendra ni sanguinaire, ni méchant; mais la piété orneroit votre carac- tère et votre cœur d'une infinité de vertus ad- mirables qu'elle seule peut donner. Ceux qui, livrés entièrement à leurs passions, s'obstinent à méconnoître Dieu qu'ils outragent . convien- dront néanmoins que , s'ils croyoient à son exis- tence, ils penseroient et se conduiroient d'une manière bien différente; ainsi, il est évident que cette croyance ramène toi ou tard à la vertu. L'ordre , la paix et le bonheur sont les fruits de la vertu : il est donc nécessaire à la félicité du genre humain que les hommes soient persuadés de l'existence de Dieu. Les athées sont forcés de convenir qu'il est impossible de prouver que Dieu n'existe pas. Cette grande question est donc poiu^ eux-mêmes au rang des choses incertaines et douteuses. Tous leurs raisonnemens se bor-


(85)

nent, quant au fond, à ceci : il nous parnit boaur coup plus prohdble quil nj a point (h* Dieu ; ainsi nous prenons le parti de croire qu'il n'y en a point. Mais pour preudre un parti si dange- reux, une probabilité, quelque forte qu'elle puisse paroître, est-elle suffisante? Et ne fau- droit-il pas raisonnablement une démonstration claire et sans réplique ? En effet , dès qu'on ne sauroit prouver que Dieu n'existe pas, cela seul prouve qu'il peut exister. Voilà donc, pour le plus incrédule, un doute que nul autre raison- nement ne peut lever; et dans ce doule, com- ment ose-t-on s'exposer au risque affreux d'of- fenser, d'outrager l'Étre-Siiprême? On ne court aucun danger en se soumettant aux lois d'une religion , dont l'impie même est forcé d'admirer les préceptes et la morale; au contraire, en les suivant , on reçoit , dès cette vie , les récom- penses les plus précieuses auxquelles les hom- mes puissent aspirer , la paix de l'âme et l'estime publique ; et, en rejetant ces lois divines , on s'ex- pose à la colère d'un Dieu vengeur qui peut im- poser des châtimens éternels. Ainsi , il est donc vrai que l'impiété seroit, de tous les égarement, le plus imprudent et le plus absurde, même en supposant que l'existence de Dieu ne fut que problématique. Que paroitra-l-elle donc si l'on recherche et si l'on approfondit les vérités im-


( m )

mij;ihlfîs, sur lesquelles la Jieligion est étaljiie^

l.P. BAKOW.

Je vous i'v.<)\iU: avec patience ; j es|>ere que rie votre côlé, vous ne nous interrompiez jioint, qîjanrî nous vous ferons part de nos méditations

|Wi)lr;sfjphiques.

LE MARQUIS.

Je n*ai pas tout dit sur ce grand sujet; il faut me prêter encore un moment d attention.

LE iJAJ'.ov.

Mlofjs, je me résigne.

I.h M\RQL'IS.

T>es preuves de l'existence de Dieu sont si

Tri Plaintes, qu'oîi doute (encore que cethi qui paroi«isent lesméconnoître, soient véritablement alliées au fond rlu C(fUT. Le hasard ne peut rien produire que d'informe et de bizarre; tout ou* vraf(e oh Ton trouve des proportions exactes et de la ré^jlarité , suppose nécessairement un ou- vrier int< Iligent et habile; où je vois de» lois uniformes et invariables, je suis forcé de recon- noîfrc un législateur ia)-, et c'est ainsi qu'en rtiuli.int 11 uatufc. en réfléchissant sur ces lois


(a) Fût-il jamai» àc% Ims Mns un légUlatcur?

(Racivv. fiU, Pof'me tir la Hilif^on.)


< «7 ) iniiijuabUs <jiii <liri|^(:nl \r couis des a^lirs, cl ïjui, sur l;i Irnr, (Icviloppcrit et perpétuent le» l^rrriU's (le l.i r((;()ii(Jit< «l de la vie, en ronlmi- plant les mcrvcfillcs qui nous <'n\ironn(iit ^ I.i si'\\\v raison nous découvre et nous prouve l'exi.s- teîiee d'un 1^1 rc su|)réme, créateur de riyniver. Le cri de la conscience s'accorde sur ce |)oiut avec les lumières naturelles de Tcspril. l'jdin , tout se réuiiil poiiidriiinnirer a riioimiM («Ih- importante vérité. Prétendre cpie les <;ieM\, le monde et les créatures n'ont été- formés fpie par un certain arran|^emenl fortuit des j)arlies de; la matière mise en mouvement, est une idée ah- tiUrde , «prune suMune <lo(pieii« <• el l.i j»!ms sul»- lile méta|»liysi(jue ne pourron ni rendre suppoi table.

Il fnjlt la K'uiiioM dun ili.ui;^» .ivrij;^li nienl et d'une ignorance hicn grossière, pour n<! trou- ver dans l'ouvrage de la création ni dessein , ni l)ut , m intelligence, (^u'on demande à Tanato- miste s'il ne trouve ni (Irs.scin, ni saf^esse^ dans la structure du corps iiumain ; qu'on fasse la même* question, relativement aux astres, à l'astrono- me; (pion interroge le botaniste sur les plantes, el !<• naturaliste sur les annnaux et les insectes ; tou»*ces liommes éclairés par une profonde mé- ditation, s'accorderont à répondre que l'étude rie la nature embrasse une udinilé de sciences


(86) muables, sur lesquelles la Religion est établie?

LE BARON.

Je vous écoute avec patience ; j'espère que de votre côté, vous ne nous interromprez point, quand nous vous ferons part de nos méditations philosophiques.

LE MARQUIS.

Je n'ai pas tout dit sur ce grand sujet ; il faut me prêter encore un moment d'attention.

LE BARON.

Allons, je me résigne.

LE MARQUIS.

Les preuves de l'existence de Dieu sont si frappantes, qu'on doute encore que ceux qui paroissent les méconnoître, soient véritablement athées au fond du cœur. Le hasard ne peut rien produire que d'informe et de bizarre; tout ou- vrage où l'on trouve des proportions exactes et de la régularité , suppose nécessairement un ou- vrier intelligent et habile; où je vois des lois uniformes et invariables , je suis forcé de recon- noître un législateur (a); et c'est ainsi qu'en étudiant la nature, en réfléchissant sur ces lois

{a) Fût-il jamais des lois sans un législateur?

(Racine fils. Poème de la Religion.)


( 87 ) immuables (|ui (liriii;(;iit le cours des aslns, cl qui , sur la terre, développent et perpétuent les germes de la fécondité et de la vie , en contem- plant les merveilles qui nous environnent, la seule raison nous découvre et nous prouve l'exis- tence d'un Ktre suprême, créateur de l'Univers Le cri de la conscience s'accorde sur ce point avec les lumières naturelles de l'esprit. EnHn , tout se réunit pour démontrer à l'homme cet le importante vérité. Prétendre que les cieux, le monde et les créatures n'ont été formés que j)ar un certain arrangement fortuit des parties de la matière mise en mouvement, est une idée ab- surde , qu'une sublime éloquence et la plus sub- tile métaphysique ne pourroient rendre suppor- table.

Il faut la réunion d'un étrange aveuglement et d'une ignorance bien grossière, pour ne trou- ver dans l'ouvrage de la création ni dessein , m but , ni intelligence. Qu'on demande à Tanato- miste s'il ne trouve ni dessein, ni sagesse^ dans la structure du corps humain ; qu'on fasse la même question , relativement aux astres , à l'astrono- me ; qu'on interroge le botaniste sur les plantes, et le naturaliste sur les animaux et les insectes ; tous -ces hommes éclairés par une profonde mé- ditation , s'accorderont à répondre que l'étude de la nature embrasse une infinité de sciences


( 88 )

Utiles et sublimes , dont l'attrait le plus grand est de découvrir sans cesse de nouveaux sujets , d'admirer l'auteur de l'Univers. Aussi le système abominable du matérialisme est si extravagant , qu'il n'y a jamais eu de peuple qui l'ait adopté. Les nations les plus avilies par l'ignorance ou les ténèbres du paganisme et de l'idolâtrie , n'ont jamais poussé la folie et la dépravation , jusqu'à professer l'athéisme , et à ne voir dans la créa- tion que le fantastique ouvrage du hasard. Il est vrai que l'esprit humain ne peut concevoir l'exis- tence d'un être éternel , qui n'a jamais eu de commencement ; mais , si Dieu n'existoit pas , il faudroit nécessairement que la matière n'ayant point été créée, fût éternelle. Il faut donc admettre ici ( comme en tant d'autres choses ), ce qui est absolument incompréhensible à notre foible rai- son , c'est-à-dire , qu'il existe un être ou une substance qui na jamais eu de commencement. Car , je le répète, s'il n'y avoit point de Dieu , la matière seroit incontestablement éternelle. Ainsi, quoique je ne puisse concevoir l'éternité, cet attribut essentiel du Créateur, je suis en même temps forcé de la reconnoître.

Ce sont ces réflexions si simples qui ont assu- jetti les impies mêmes à la nécessité de reconnoî- tre un Dieu. Ils s'affranchissent d'un joug aus- tère, que nesauroient supporter le vice et là li-


( «9 ) cerice , ils rejettent le culte et la loi , mais ils n'osent cependant nier l'existence d'un Etre-Su- préme.

Enfin, si j'étudie le cœur liumain , je trouve encore de nouvelles preuves de l'iinniortalité de l'âme. En effet , il est des scntimens profonds qui ne sont l'ouvrage ni de l'éducation , ni de l'opi- nion. C'est Dieu lui-même qui a gravé au fond de tous les cœurs ces senlimens ineffaçables qui formeiit la loi naturelle , c'est lui qui nous ins- pire le remords et la pitié , l'amour de la justice, l'horreur du crime, et ce désir ardent et insatia- ble d'jne félicité qu'il est impossible de trouver sur la terre (<:/), enfin, ce goût naturel à tous les htmmes pour le merveilleux , qui nous dis- pose i croire des mystères incompréhensibles. Ceperdant , si l'âme n'est pas immortelle , si tout périt 2vec nous , la vertu n'est qu'une pure chi- mère , Tine convention fragile à laquelle on ne peut se soumettre qu'extérieurement , et par la seule crainte des lois. Dieu nous tromperoit donc en nois donnant un instinct et des sentimens contrares à notre nature î Car, s'il ne nous des-

(a) C'S idées ont été développées et très-étendues, et avec une extrême clarté , dans un ouvrage qui a paru il y a peu d'année;, et qui a pour titre : De l'Étude du cœur humain. Nous y «viendrons, et nous citerons quelques passages de ce livre.


(9°) tine après la vie ni punitions , ni récompenses , le seul instinct qui nous convienne est celui des brutes. Ne vivre que pour jouir , doit être notre seule philosophie ; combattre nos penchans , quels qu'ils soient , n'est qu'une extravagance ; chercher et désirer une gloire qui puisse nous survivre , est le comble de la folie. La vertu, l'hé- roïsme, ne sont que des mots vides de sens; créés pour n'exister qu'un instant , précipités dans le néant après une vie si courte , la raison humaine, la voix de la nature doivent nous crier également : Hâte-toi de goûter tous les plaisirs , tu tas pour toujours cesser d'être j tu n'es pas né pour combattre , tu n'es fait que pour cédir à tes désirs; il nest quun mal réel ^ la couleur^ qiiun bien véritable, le plaisir....

LE BARON.

Ecoutez donc mon ami.... Ce raisomement n'est pas peut-être si mauvais que vous le:royez...

LE MARQUIS.

Oui , sans doute , pour un athée. « Sipposons » ( dit l'un des plus zélés défenseurs de la Reli- » gion ((2), supposons l'âme mortelle ; tous les " liens de la société sont brisés, parce que 'homme w n'a plus de prochain ; plus de liens ivec mes » contemporains, que ceux qui me serait dictés

[à) M. l'abbé Gauchat, docteur en tbéologi. Voyez :


(()' )

>' par mon propre intérêt. Mt'nil)r(' d'une société » fugitive, je n'ai avec elle que des rapports ira- » giles, et dont seul je suis l'objet : s'ils me gé- ' nent, jepuis les briser; nulle autorité n'est en » droit de m'y astreindre ; ce n'est que la volonté » de l'bomme, sa politique qui a formé nos )) rapports, et i\ ne peut m'y obligei . En vain pré- » textera-t-il le bien public , étalera-t-il des titres; » époux, père, magistrat, patrie, grands mots >» sans réalité. L'univers assemblé ne pourroit » former des devoirs. Ils supposent essentielle- » ment Tordre et la volonté de Dieu. Ainsi on » ne prouvera jamais dans le matérialisme, qu'on ' doive obéir au prince , servir sa patrie , aimer » ses parens , ses amis. Ces devoirs n'auroient » plus qu'une source humaine, et dès lors se- » roient aussi fragiles que nos caprices et nos » goûts. Mais n'est-il pas des règles de bienséance, " des égards mutuels , que la probité nous pres- » crit? Eh ! qu'est-ce que la probité , si vous ren- » versez le principe qui la consacre ? Anéantir 3î la loi éternelle , et vouloir y substituer le suf- î> frage des hommes , la politesse, l'intérêt ! j i> pense-t-on ? Quand on a brisé les liens du Créa- >î teur , nul autre motif n'est capable de fixer

Lettres critiques , ou Analyse et réfutation de divers écrits modernes contre la Religion. Vol. I^*^ , Lettre première.


( 9^ » l'esprit, de soumettre le cœur. C'est agir con* " séquemment que de braver dans ses capricesv » les regards et les usages du monde entier : « tels étoient les cyniques.... Si l'âriae est mortelle , » les punitions imposées par les lois sont injus- » tes. Les crimes quels qu'ils soient , ne sont » que des crimes prétendus , que des jeux de j' la matière , des penchans légitimes de la na- » ture, des droits de chaque membre de la so- " ciété. Une âme terrestre ne peut se devoir à » la patrie , sa durée rapide , suivie du néant , » l'autorise à ne chercher que son bonheur; Tu- » nivers entier ne peut ni exiger, ni mériter le " sacrifice de ses intérêts. Supposons cependant » ces punitions justes; elles sont stériles et sans M force, la même politique qui inspira à la so- » ciété le projet de punir les membres inquiets ^ » inspire à ceux-ci l'adresse pour se dérober à M la peine. Ainsi , ensevelir dans le siknce et le w secret , l'injustice , la calomnie y le meurtre, ce ^) n'est pas hypocrisie et noirceur , c'est prudence M et sagesse. Il y a plus : de ce qu'on n'évite le » crime que par la crainte des lois , il suit que , w si on peut les violer impunément , la force au- w torise tout : le crime devient succès, titre de » gloire ; même droit dans chaque méchant , rien » ne sera à l'abri de ceux qui réuniront la puis- )) sance à la fureur. ^^


( 9^ )

11 est iiiapossible de nier que ces horribles principes ne soient les résultats et les consé- quences nécessaires du matérialisme.

l*ourquoi donc le cœur le moins pur se révolte- t-il à cet affreux langage ?

Pourquoi cette admiration subite, involontaire, que la vertu fait éprouver même aux méchans ? Pourquoi l'homme plongé dans le vice , endurci contre les remords, ne pourra-t-il s'affranchir de ce premier mouvement? Pourquoi, dans aucun temps, dans aucun lieu, en dépit des préjugés, des folles opinions , de l'ignorance et de la bar- barie, la vertu ne s'est-elle jamais montrée sans obtenir l'hommage ou du moins la vénération des hommes? On peut la négliger, l'abandonner; mais lorsqu'on la rencontre , on est forcé de la reconnoitre. Semblable à l'astre brillant qui dis- sipe les ténèbres , les fantômes et les ombres fan- tastiques qui troublent durant la nuit l'imagina- tion égarée , la vertu paroît-elle , aussitôt les vains sophismes qui la combattent, sont oubliés, anéantis , et l'admiration qu'elle inspire , détruit les erreurs et toutes les illusions funestes , pro- duites par le vice et les passions (2).


LE BAROIV.


Il seroit trop long,mon cher marquis , de ré- pondre dans le même entretien à toutes ces ob-


(94)

jections; d'ailleurs, avant d'entrer dans une dis- cussion aussi grave, je désire que préalablement vous ayez assisté à quelques-unes de nos confé- rences philosophiques. Nous nous rassemblons les jeudis et les dimanches , mais ne revenez que d'après demain en quinze, afin que j'aie le temps d'inviter quelques personnes de votre con- noissance ; tâchez toujours de revenir me voir les matins quand vous pourrez.


(95 )

NOTES

DU CHAPITRE V.


(i) Voici une remarque de M. deMaistre, bien frappante par sa justesse et par la manière piquante dont elle est expri- mée. Après avoir parlé de l'hypocrite modestie des philoso- phes modernes, il ajoute: «Toutes les fois que vous voyez » uu philosophe du dernier siècle s'incliner respectueusement » devant quelque problème, nous dire , que la question passe » les forces de l'esprit humain; qu'il n'entreprendra point » de la résoudre j etc. , tenez pour sur qu'il redoute au con- » traire le problème comme trop clair, et qu'il se hâte de «passer à côté, pour conserver le droit de troubler l'eau. » Je ne connoîs pas un de ces messieurs à qui le titre sacré » à! honnête homme convienne parfaitement. ( Soirées de « Saint-Pétersbourg y tome I^"^, page i58. ) »

(2) Voici encore des réflexions de M. de Maistre, qu'on ne peut s'empêcher de rapporter ici : « L'essence de toute « intelligence est de connoître et d'aimer. Les limites de sa >* science sont celles de sa nature. L'être immortel n'apprend » rien ; il sait par essence tout ce qu'il doit savoir. D'un autre » côté , nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement 'j ou en vertu de son essence : il faudroit pour cela que Dieu » l'eut créé mauvais , ce qui est impossible. Si donc l'homme » est sujet à l'ignorance et au mal, ce ne peut être qu'en vertu


(96)

» d'une dégradation accidentelle qui ne sauroit être que la X suite d'un crime. Ce besoin, cette faim de la science, qui » agite l'homme, n'est que la tendance naturelle de son être, » qui le porte vers son état primitif, et l'avertit de ce qu'il >) est. // gravite , si je puis m' exprimer ainsi, vers les régions » de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille, » n'en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les » êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont » dégradés, mais ils l'ignorent; l'homme seul en a le senti- w ment ; et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa gran- » deur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son in- i> croyable dégradation. Dans l'état où il est réduit, il n'a pas » même le triste bonheur de s'ignorer; il faut qu'il se con- w temple sans cesse , et il ne peut se contempler sans rougir : w sa grandeur même l'humilie , puisque ses lumières , qui » rélèvent jusqu'à l'ange, ne servent qu'à lui montrer dans lui w des penchans abominables , qui le dégradent jusqu'à la » brute. Il cherche dans le fond de ^on être quelque partie » saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé , et » l'homme entier n'est qu'une maladie (a). Assemblage in- » concevable de deux puissances différentes et incompatibles, » centaure monstrueux , il sent qu'il e.» t le résultat de quel- » que forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a i> vicié l'homme jusque dans son essence la plus intime. Ra- » cine a dit :

» Je ne fais pas le bien que j'aime , » Et je fais le mal que je hais (i). »

(Soirées de Saint-Pétersbourg , tora. T*^ pag. 86 et fcuir. )

(fl) Hippocrate , lettre à Démagete.

(b) Voltaire a dit beaucoup moins bien :

« On fuit le bien qu'on aime ; on hait le mal qu'on faii. y,


( î)7 )


CHAPITRE VI.

Preniièie réunion des Philosophes,


LE BARON, DIDEROT, D'ALEMBERT, L'abbé GA- GLIANI, L'abbé MORELLET, DUCLOS.

( La scène est après diner. )

l'abbé GAGLIANI. Mon illustre philosophe (a) , mon cher Dide ^ rot , vous venez de parler en faveur de l'a théisme, avec l'éloquence, la chaleur et la lu- cidité qui vous caractérisent : mais j'ai un petit argument à vous faire que je vous prie d'écouter avec quelque attention.

TOUS A LA FOIS.

Oui , parlez , parlez.

{a) Ces messieurs , dans leur commerce intime , se pro- diguoient mutuellement cette épithète, comme on peut le Yoir dans leurs lettres.


(98)

L ABBÉ GAGLIA.NI tire un fauteuil au milieu de la chambre; ou se rapproche pour former un cercle autour de lui ; l'abbé prend sa perruque d'une main et gesticule de l'autre (a).

« Je suppose, Messieurs, celui d'entre vous ^ qui est le plus convaincu que le monde est » l'ouvrage du hasard, jouant aux trois dés, je » ne cRs pas dans un tripot , mais dans la meil- » leure maison de Paris , et son antagoniste ame- » nant une fois, deux fois, trois fois, quatre « fois , enfin constamment rafle de six.

» Pour peu que le jeu dure, mon ami Diderot, « qui perdroit ainsi son argent, dira sans hési- y> ter, sans en douter un seul moment, les dés » sont pipés, je suis dans im coupe-gorge.

» Ah, philosophe! Comment? parce que dix » ou douze coups de dés sont sortis du cornet , » de manière à vous faire perdre six francs, vous » croyez fermement que c'est en conséquence » d'une manœuvre adroite, d'une combinaison » artificieuse, d'une friponnerie bien tissue; et » en voyant dans cet Univers un nombre si pro- » digieux de combinaisons mille et mille fois plus » difficiles, et plus compliquées, et plus soute- » nues, etplu s utiles, etc., vous ne soupçonnez pas » que les dés de la nature sont aussi pipés (i)?... »

(a) Mémoires de l'abbé Morellet, pag. i36, tom. I", seconde édition.


( <.)<.) )


DIDEROT


Vous raisonnez, mon ami, de la manière du monde la plus piquante [a)\ mais il faut revenir au simple. « La véritable manière de philoso- " pher, seroit d'appliquer l'entendement à l'en- » tendement, l'entendement et Texpérience aux » sens, les sens à la nature, la nature à Tinvesti- » gation des instrumens, les instrumens à la re- » cherche et à la perfection des arts, qu'on jet- » teroit au peuple pour lui apprendre à respec- » ter la philosophie (^). » {Pensées sur Tinter^ prétation de la Nature y par M. Diderot. )

d'alembert. Cela est très-profond.

LE BARON.

oh! il a une profondeur!.. Ah ça, M. d'Alembert^ vous nous aviez promis la dernière fois de nous apporter une lettre du patriarche de Ferney.

d'alembert. Il faut vous satisfaire ; en voici une qui vous

[a) C'est le jugement de M. Morellet, sur ce discours.

(^) Je ne sais pas si cela peut s'appeler la véritable manière de philosopher ; mais ce n'est certainement pas la véritable manière de raisonner juste et avec clarté.

7-


( 100 )

égayera. (il tire une lettre de sa poche, la déploie et lit tout haut. )

'< Je vous demande en grâce, mon cher maître, » de me dire ce que c'est qu'un livre contre ces » pauvres déistes, intitulé la Religion vengée ^ » et dédié à M. le Dauphin, dont le premier » tome paroit déjà, et dont les autres suivront » de mois en mois , pour mieux frapper le pu- y> blic.

y> Savez-vous quel est ce mauvais citoyen , qui » veut faire accroire à M. le Dauphin que le » royaume est plein d'ennemis de la Religion ? » Mandez-moi le nom du coquin, je vous prie, » et le succès de son pieux libelle. Votre France » est pleine de monstres de toute espèce {a). ( On rit. )

d'a.LEMBERT continuant.

» Je ne conçois pas comment tous ceux qui » travaillent à V Encyclopédie ne s'assemblent » pas, et ne déclarent pas qu'ils renonceront à » tout, si on ne les soudent : faites un corps, » Messieurs; un corps est toujours respectable.

(a) Supplément aux OEuvres de Voltaire , correspon- ilance de d^Alemhert, tom. XX de l'Ouvrage, et le tome I»"^ de la Correspondance.

Le mauvais citoyen , le coquin , le monstre eut bien tort, t-n effet, de dire que les philosophes attaquoient la Religion.


( «"' )

» Je sais bien que ni Cicéron, ni Locke iront » été obligés de sounieltre leurs ouvrages aux » commis de la douane des pensées (a). Je sais » qu'il est honteux qu'une société d'esprits su- » périeurs, qui travaille pour le bien du genre » humain , soit assujettie à des censeurs indignes » de vous lire; mais ne pouvez-vous pas choisir » quelques reviseurs raisonnables? Ameutez- » vous, et vous serez les maîtres; je vous parle » en républicain , mais aussi il s'agit de la répu- » blique des lettres. Moquez-vous de tout et M 'soyez gais.» (^Correspondance, etc., même tome, lettre 19.)

DIDEROT.

Cette lettre a bien le cachet du patriarche de Ferney !

l'abbié gagliani^

Il est inimitable.

d'alembert.

Voulez-vous voir ma réponse !*

(a) Appeler les censeurs, les commis de la douane des pensées! — Si cette phrase se trouvoit dans les Lettres de Voiture , elle y paroîtroit bien ridicule. Cette expression rap- pelle ce passage de Barthélémy Gracian , un ancien auteur : « Les pensées partent des vastes côtes de la mémoire,

s'embarquent sur la mer de l'imagination, arrivent au port


( «02 )

LE BARON.

Assurément.

d'alembert.

La voici : (Il lit tout haut.)

et La Religion vengée , mon cher et illustre w philosophe , est l'ouvrage des anciens maîtres » de François Damiens ia). Quelqu'un qui lit le » Journal de Trévoux me dit hier que dans le M àevniQY journal vous étiez nommément et in- >> décemment attaqué. Ce poète, dît-on, qui s' ap- w pelle Vami des hommes , et qui est V ennemi 3j du Dieu que nous adorons (b). Voilà comme

•^ de l'esprit pour être enregistrées à la douane de l'entende- )j ment. »

[a) C'est ainsi qu'il désignoit les jésuites , parce que Da- miens servit quelques mois dans leur maison; la calomnie est aussi absurde qu'elle est atroce j mais il est bien certain , bien avéré, que les régicides de 98 étoient des disciples pas- sionnés de la philosophie moderne. Au reste, cet acharne- ment inouï contre les jésuites, prouve combien ils étoient utiles à la Religion , par leur talent et par l'éducation qu'ils donnoient à la jeunesse.

[b) Conçoit-on qu'on se plaigne sérieusement de cette ac- cusation, quand celui qui en est l'objet ne s'occupe dans toute sa correspondance , que des moyens de détruire la Re- ligion et toute religion , qu'il ne donne de conseils que rela - tivement à ce projet, et qu'il termine toutes ses lettres par \ui çxécrable blasphème?


( n»:^ )

>i il» vous habillent, et \o\\k ce que M. de Afa/es- .) herbes^ le j)rotecteur (iéciaré de toute la ea- »» naille littéraire , laisse imprimer avce appio- » bation et privilège.

DIDKROT.

Il est vrai que ce procédé est baroque.

DUCLOS.

Mais, pas trop dans les principes du j^ouver- iiement

LE EAROiV.

Oui, d'un gouvernement imbécille.

l'abbé gagliani.

Comme tous les gouvernemens actuels qui vieil- lissent dans les idées gothiques , au milieu d'une régénération qui fermente; mais écoutons notre ingénieux lecteur.

d'aLEMBERT lisant.

» J'ai donné à Thiriot le peu d'anecdotes que je » savois sur les différens personnages dont vous

» me parleZc J'y ajoute (rt).... (Tout le monde rit aux éclats. )

[a) Nous laissons ici une lacune , parce qu'il est impos- sible qu'une plume décente puisse copier les infâmes anec- dotes , les calomnies obscènes et ineptes qui se trouTent

dans cette lettre.

[Correspondance , tom. XX, lettre i3.}


( io4 )

d'aLEMBERT continuant.

» Je VOUS remercie de m'avoir envoyé votre » charmante épître sur l'agriculture , qui ne parle ?) guères d'agriculture, et qui n'en vaut que » mieux; des gens de votre connoissance , qui » ne sont pas descendus à' Israël, car ils sentent » et Baal et le Dieu cV Israël , l'ont trouvée si y> bonne qu'ils ont voulu la lire à la Reine ; mais 3j il y avoit deux vers, mal sonnans et ojfensans 3* les oreilles pieuses , qu'il a fallu corriger pour )) mettre votre épître en habits décens, et pour » la rendre propre à être portée aux pieds du » trône, et croiriez-vous que c'est moi qui ai fait » cette correction? Mais cela est encore trop bon » pour Versailles {a).

» Oui , en vérité , mon cher maître , notre théâ- » tre est à la glace , vos pièces seules ont du mou- » vement et de l'intérêt, et, ce qui vaut bien cela, » de la philosophie (Z>). Corneille disserte , Ra- » cine converse et vous nous remuez (c).

{a). Correspondance j tom. XX, lettre 84^.

[b) C'est-à-dire beaucoup de traits contre la Religion et les prêtres.

(c) Cinna, Rodogune, le Cid^ les Horaces, Polyeucte, etc., ne contiennent que de froides dissertations !. . . . On ne trouve dans Aihalie ^ dans Bajazet, Andromaque , Britannicus ,

Phèdre, Iphigénie , que de froides conversations ! On

n'a jamais poussé plus loin l'adulation et l'infustiçe.


( 105 ) » Savcz-voiis (jiie les Paiidours ne laissent pas w de faire encore (|uelques incursions par-ci, par- » là sur nos terres. Un curé de Saint-Ilerbland » de Rouen, nommé Leroi, (jui prêche à Saint- » Eustachc, vous a honoré , il y a environ w quinze jours, d'une sortie apostolique, dans » laquelle il a pris la liberté de vous mettre en » accolade avec Bayle. N'oubliez pas cet hon- j> nête homme à la première bonne digestion » que vous aurez ; son sermon mérite qu'il soit » recommandé au prone. (On rit.) En voilà assez » sur les sots et les sottises (a)... » ^

DUCLOS.

Pardon, si je vous interromps, mais cela est aussi trop fort.

d'alembert. Comment ?

DUCLOS.

Que diable, pourquoi cette colère contre ce prêtre; vous raffolez tous de Bayle; vous le prô- nez sans cesse; ainsi T accolade dont vous parlez n'est nullement injurieuse.

Ces passages se trouvent dans la Correspondance , t. XX ^ lettre 94.

(à) Correspondance , tom. XX, lettre 99.


( '06 ) d'alembeut.

Mon cher Duclos , soyez sûr qu'il est toujours utile de dauber la prétraille (2). (On rit. }

DUCLOS.

Oui , mais l'inconséquence...

LE BARON.

Laissez-le donc achever sa jolie lettre.


l'abbé morellet.


Oui , oui , et ne l'interrompez plus.

d'alembert. Ne gênons point la liberté.

l'abbé GAGLIA1N7.

On la gène beaucoup, en nous empêchant de vous écouter.

d'ale3ieert.

Alors donc , je poursuis.

« Savez vous ce que dit Astruc ? Ce ne sont M Y)oint des jansénistes qui tuent les Jésuites , cest » r Encyclopédie^ morbleu^ cest V Encyclopédie! » Il pourroit bien en être quelque chose , et ce » maroufle d' Astruc est comme Pasquin, il parle « quelquefois d'assez bon sens. (Rire général. ) î) Pour moi, qui vois tout en ce moment couleur V de rose, je vois d'ici les jansénistes mourant » l'année prochaine de leur belle mort; je vois


( '^7 ) » la tolérance s'établir , les prêtres mariés , la » confession abolie , cl le fanatisme écrasé {a^,

l'aiuu: gag liant. Rravo , bravo.

DIDIROT.

Excellent.

d'alT.MBERT poursuivant.

» Avez- VOUS entendu parler d'une nouvelle >» feuille périodique intitulée : la Rcnominéc lit- » tétaire^ où on dit que vous êtes assez maltraité? n Que de chenilles qui rongent la littérature ! w On dit que l'auteur de cette infamie est un » <:ertain Lebrun , à qui vous avez eu la bonté « d'écrire une lettre de remerciement sur une » mauvaise ode qu'il vous avoit adressée [h). Lais- » sons-là toutes ces vilenies et dites-moi où vous » en êtes de Corneille {c).

y> Permettez-moi , mon cher et illustre niai- •» tre , d'ajouter quelques réflexions bonnes

{a) On sait que sous la plume des philosophes , fana- tisme et superstition signifient leligion.

Ce passage se trouve dans la Correspondance , tom. XX. lettre loo.

(6) C'est ce même Lebrun qui depuis..».

Les Encyclepédistes , par des menaces et des flatterie^, trouvèrent le moyen de le subjuguer.

{ç) Correspondance, tom. XX, lettre i3.


( io8 )

» OU mauvaises à celles que je vous ai déjà faites. » Les juifs, cette canaille béte et féroce f3), les » juifs , les chrétiens ,rabins et sorbonistes,tous » ces polissons consentent à se partager entre >j eux sur quelques sottises ; mais tous crient de » concert haro sur le premier qui osera se mo- » quer des sottises , sur lesquelles ils s'accor- » dent {a). Mon avis seroit donc de faire à ces >> pauvres chrétiens beaucoup de politesses, de » leur dire qu'ils ont raison , et qu'il est impos- » sible que tout le monde ne finisse pas par pen- » ser comme eux ; mais qu'attendu la vanité et l'o- » piniâtreté humaine , il est bon de permettre à » chacun de penser ce qu'il voudra , et qu'ils » auront bientôt le plaisir de voir tout le monde » de leur avis ; qu'à la vérité il s'en damnera » bien quelques-uns en chemin jusqu'au mo- » ment marqué.... (b) pour cette réunion et con- » viction universelle , mais qu'il faut sacrifier » quelques passagers pour amener tout le reste » à bon port. ( On rit. ) Voilà mon cher et grand » philosophe, sauf votre meilleur avis, comment 3J je voudrois plaider notre cause commune ; je « travaille, en mon petit particulier et selon mon


[a) On voit l'injustice calomnieuse de ceux qui osoient accuser ces messieurs d'irréligion.

[b) On supprime ici un blasphème.


( ^9 ) " |)L'lil esprit, à doiiiicr de la considérai ion ai* •> petit troupeau ; je viens de faire entrer dans » l'académie de Berlin Hcivctius.

)i Vous avez écrit une lettre charmante au » prince Louis, (pii en est ravi et la montre à » tout le n)()nde, et en vérité il mérite ce que » vous lui dites par la manière dont il traite les » gens de lettres (a).

» Vous ne voulez donc pas, mon cher et illustre » maître être l'auteur de cette abomination al- » phabétique qui court le monde , au grand » scandale des Garasse de notre siècle (b) ? Vous » avez assurément bien raison de ne vouloir » pas être soupçonné de cette production d'en- » fer (c) , pour moi j'y ai reconnu au moins » quatre mains : celle de Belzébuth , ïS! Astaroth^ » de Lucifer et à'Jlsmodée ; après tout , puis- j) qu'il faut bien trois pauvres chrétiens , pour » faire le Journal chrétien , ( car ils sont tout

[a) C'est-à-dire les philosophes. Correspondance ^ tom. XX, lettre i3i.

[b) Son Dictionnaire philosophique , qu'il auroit dû tou- jours désavouer, non-seulement pour l'intérêt de son carac- tère , mais aussi pour celui de sa gloire littéraire ; car ce livre infâme est à tous égards le plus mauvais et le plus plat qu'on ait jamais fait.

[c) Remarquons en passant, que soupçonner d'une pro- duction ^ n'est pas français.


(1,0)

» autant à cette édifiante besogne), je ne vois pas " pourquoi il faudroit moins de trois ou quatre » pauvres diables , pour faire un dictionnaire dia- » bolique (^). ( On rit aux éclats. )

d'alembert , continuant.

» Je ne m'aperçois pas que cette abomination » alphabétique cause autant de scandale que vous M l'imaginez ; les pédans à grands rabats {b) , les » seuls à craindre dans cette circonstance , sont w allés voir leurs confrères les dindons (c) , et » quand ils reviendront de leurs chaumières , le » mal sera trop vieux pour s'en occuper , ils « n'ont rien dit à Saûl (d).

» Adieu, mon cher et illustre confrère, vous » me comblez de satisfaction , par tout ce que » vous me dites de mon ouvrage. Je le recom- M mande à votre protection , et je crois qu'en » effet il pourra être utile à la cause commune ^ » et que la superstition^ avec toutes les révérences

(a) Correspondance , tom. XX, lettre 144.

(b) Les magistrats du parlement,

(c) Tournure noble et délicate qui signifie qu'ils sont par- tis pour la campagne.

(d) Pièce en prose de M. de Voltaire, aussi mauvaise qu'impie.

Ces passages se trouvent dans la Correspondance , t. XX, lettre 545.


( ... )

>y que je fais semblant de lui faire, ne s'en irou- " vera pas mieux. Si j'étois comme vous assezi « loin (le Paris, pour lui donner des coups de »j bâton , assurément ce seroit de tout /no/i » cœur y de tout mon esprit et de toutes mes Jbr- r ces.... (a) ; mais je ne suis posté (jue pour lui » donner des croqiiignoles , en lui démandant » pardon de la liberté grande ^ et il me semble » que je ne m'en suis pas mal acquitté (/>>). » (Rires prolongés. )

d'alembeRT poursuivant. » Adieu, mon cher maître, moquez-vous tou- > jours de tout; car il n'y a que cela de bon (c). »» l'abbé mobellet. Voilà des lettres ravissantes.

DIDEROT.

On y trouve de tout; une grande profondeur de philosophie , et la gaieté la plus piquante.

l'abbé gagliani.

Des mots dignes de passer en proverbes.

d'alembert.

Il faut observer que tout cela est écrit d'un trait de plume.

{a) On supprime ici un blasphème.

[h) Correspondance ^ toni. XX, lettre i5i.

(c) Correspondance , tom. XX, lettre iS-.


( II. )

LE BARON.

Oh ! oui, d'inspiration, on le sent. Ah çà , Mes- sieurs , je vous préviens , que j'aurai l'honneur de vous présenter, dans quinze jours, un de mes anciens amis, le marquis de *** ; c'est une con- quête à faire.

DUCLOS.

Elle sera difficile ; on dit qu'il est dévot.

d'alembert. Dévot!.... A-t-il de l'esprit?

LE BARON.

Il en a beaucoup ; il a fait d'excellentes études. d'alembert.

C'est donc un hypocrite ; il est impossible au- jourd'hui qu'un homme d'esprit soit dévot.

DUCLOS.

Ma foi, je suis moins incrédule sur le$ dévots; à quoi pourroit mener l'hypocrisie ; cela étoit bon dans le siècle dernier, mais de nos jours....

LE BARON.

Je vous assure qu'il est de bonne foi. Ses opi- nions viennent du cercle où il a vécu ; c'est un homme qui a été bercé avec tous les préjugés de famille , toutes les idées chevaleresques d'a- mitié , de fidélité aux vieux principes.


( M^ )

l'aïjbk gagliani.

s'il y a du grandiose dans son caractère , nous viendrons à boni de réclairer; nous lui feroiis Jiaïr la senntude et chérir la philosophie tou- jours noble et tolérante.

DUCLOS.

En général , méfiez-vous des gens de la Cour , ils ont plus de finesse que vous ne pensez.

d'alembekt.

Bah ! avec des éloges on en fait ce qu'on veut.

DUCLOS.

Je sais bien que c'est ainsi que vous avez capté le bon chevalier de Jaucourt ; mais il y en a de plus rétifs.

d'alembert.

Le fait est qu'il faut cacher à ces Messieurs les grands desseins et l'étendue de notre plan. L'esprit superficiel et léger des courtisans seroit incapable de comprendre, de sonder, et d'ap- profondir ces idées véritablement hardies; on ne peut même fronder devant eux le gouverne- ment ( et encore jusqu'à un certain point ), que lorqu'on sait qu'ils sontmécoritens du Roi ou des ministres ; mais on leur inspire assez facilement le mépris de la superstition.

8


(ii4)

DUC LOS.

Fort bien , mais ne vous y trompez-pas : ils ne veulent point du tout la destruction du culte et de la Religion ; dès qu'ils sont dans leurs terres, ils vont à la messe avec la régularité la plus édi- fiante.

d'alembert.

Sans doute , afin de ne pas perdre l'habitude de la fausseté, et pour ne pas se rouiller loin de Versailles.

l'abbé morellet.

A propos des gens de la Cour, que pensez-vous, Messieurs, de l'ouvrage du chevalier de Chas- telux?

d'alembert (en souriant).

La Félicité publique? mais nous pensons que c'est un chef-cCœu\>re.

l'abbé morellet.

L'auteur n'est pas ici ; nous ne sommes qu'en- tre nous : parlons sérieusement.

DIDEROT.

Eh bien, cela manque de chaleur, cela n'a ni plan , ni but ; cependant on y trouve quelques idées philosophiques.

d'alembert.

Oui, oui, l'auteur mérite d'être encouragé.


( «"S ).

DIDEROT.

Ses iiitenlioiis sont bonnes, mais son sl\le nian([ue dVclat, et ses pensées de j)rofondeiir!... Il est si difficile de bien écrire! « On a une idée ajuste de la cliose, elle est présente à la mé- » moire ; clierclie-t-on l'expression , on ne la » trouve pas. On combine les mots de grave et » d'aigu, de prompt et de leiii, de doux et de )> fort; mais le réseau, toujours trop lâche, ne

o retient rien Un musicien saisira le cri de

« la nature, lorsqu'il se produit violent et inarti- » culé; il en fera la base de sa mélodie ; c'est sur » les cordes de cette mélodie^ qu'il fera gronder la w foudre, etc , etc., etc (a).

LE BARON.

C'est raisonner en homme qui a long-temps médité sur l'art d'écrire.

d'alembert. Et qui sait joindre l'exemple au précepte.

LE BARON.

Le chevalier de Cliastelux est aimé dans le monde. On lui reproche de faire, dans la con- versation, un usage trop fréquent des pointes et

(a) Fils naturel de Diderot. Il est inutile d'insister sur le ridicule visible d'un tel galimathias.

8..


( i'6 )

des calembourgs ; mais il a de la politesse , de la grâce; il plaît aux femmes; il a des mœurs douces

DIDEROT.

Tant pis : les passions sobres font les hommes

communs [a) C'est le comble de la folie, que

de se proposer la ruine des passions (b)


l'abbé gagliani.


Oui, comme le dit fort bien l'auteur de Y Es- prit (c) : « Loin de nous tous ces pédans épris » d'une fausse idée de perfection. Rien de plus » dangereux dans un Etat , que tous ces mora- » listes déclamât eurs et sans esprit , qui , concen- » très dans une petite sphère d'idées, répètent » continuellement ce qu'ils ont entendu dire à » leurs mies, recommandent sans cesse la mo- » dération des désirs, et veulent, en tous les

[a) «Passons, dit M. de La Harpe , sur l'expression sobre

  • que l'auteur croit neuve, et qui n'est que forcée. Il est faux

X) que les passions modérées ( comme l'auteur Touloit et de- » voit dire) fassent toujours des hommes communs. Aris- )) tide , Marc-Aurèle , Phocion étoient très-modérés dans » leurs passions , très-sobres dans tous les sens pour répéter » le terme de l'auteur : étoient-ce des hommes communs? » et combien j'en pourrois citer d'autres î » ( Cours de Lit- térature. )

[b) Pensées philosophiques de Didewr.

[c) Helvétius.


( '-7 ) V cœurs, anéantir les passions. Le sentiment est » Tàme des passions. Or, le sentiment n'est point » libre ; ce n'est point parce qu'on le veut , qu'on » aime ou qu'on hait ; il ne peut donc être cri- » minel [a). »

DUCLOS.

Eh bien, Messieurs, je trouve que c'est aller trop loin. Certes, Fénélon, Corneille n'étoient pas des hommes communs; ils avoient assuré- ment des passions tr^s-sobres (b).

d'alembert.

Les écrits philosophiques ont exalté toutes les grandes imaginations , et c'est un bien qui doit produire des actions éclatantes , de nouveaux chefs-d'œuvre httéraires , et d'utiles réformes dans la politique et dans le corps social. Le génie françois commençoit à s'éteindre, il falloit le ra- nimer; on n'acquiert point d'ascendant par la douceur sur une nation usée ; on ne l'entraîne

[a) De V esprit.

(b) Dans ces derniers temps, on a vu en Allemagne une secte d'illuminés y qui avoit pris ces mots pour devise : Rien par raison, tout par passion. Il est résulté de cet engagement ce qu'on devoit en attendre, des suicides et une horrible dé- pravation de mœurs. L'article passion dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, est exécrable; son obscénité et son infamie sont telles , qu'il est impossible d'en rien citer.


( 'i8 ) que par la force ; celle des passions est la plus puissante de toutes, puisqu'elle est puisée dans la nature. La»:ssons donc agir la philosophie; elle ne peut alarmer que ceux qui manquent de prévoyance et de profondeur.

DUCLOS se levant brusquement , et prenant son chapeau pour s'en aller.

Messieurs , j'ai l'honneur de vous souhaiter le

bon soir. ( Il dit à part en s'en allant. ) lls en feront

tant qu'ils me rendront dévot !... {a) ( Il sort préci- pitamment. )


d'alembert.


Quel original !

DIDEROT.

Je vous l'ai toujours dit , c'est un esprit très- dangereux,

LE BARO]\".

Il a de la franchise.

DIDEROT.

C'est-à-dire que par fois il a de la brutalité. l'abbé morellet.

Il a bien peint les courtisans dans ses Consi- dérations sur les mœurs (b),

[a) Propres paroles de Duclos.

[h) C'est tout le contraire. Il n'avoit jamais connu la Cour^


( "9) d'alembert.

Fort bien , mais on pcul lui reprocher quel- ques petits ménagemens inutiles pour certains préjugés : eu tout, il n'est pas franc du collier. (Il regarde à la pendule. ) Que vois-je? Il est six heu- res passées! J avois promis à mademoiselle d'Es- pinasse detre chez elle à cinq heures; comme le temps passe ici !

LE BARON.

C'est vous qui l'abrégez ; mais il passera phis vite encore pour vous où vous allez.

d'alembert.

Adieu, Messieurs; à demain chez Madame Geof- frin.

ni vécu dans le grand monde , et ses tableaux, dans ce genre, manquent absolument de vérité , et sont d'un mauvais ton ; mais, dans le reste de ^ou^Tage , on trouve, au milieu de quelques erreurs, des remarques judicieuses et beaucoup d'esprit et de finesse ; enfin , on ne peut lui reprocher les ga- limathias de Diderot, les principes odieux d'Helvétius, la pédanterie de d'Alerabert , son acharnement contre la Reli- gion , et les grossièretés en tous genres , et les calomnies qui ont tant de fois souillé la plume de Voltaire.


( 120 )


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NOTES

DU CHAPITRE VI.


(i) M. de Voltaire, dans ses lettres à d'Alembert, montre un profond chagrin sur quelques articles de \ Encyclopédie , qui sont raisonnables, parce qu'ils ont été faits dans les commencemens de l'entreprise par deux ou trois hommes es- timables qui écrivoient de bonne foi; ces articles ont été philosophiquement corrigés, par les renvois imaginés par Di- derot, et dont nous avons déjà expliqué l'artifice dans les chapitres précédens. Le mot athéisme fut ainsi corrigé , mo- difié et détruit par le stratagème des renvois. L'article étoit bon ; le voici :

«Le mouvement n'étant pas essentiel à la matière , et la » matière n'ayant pu se le donner à elle-même, il s'ensuit

> qu'il y a quelque autre substance que la matière , et que » cette substance n'est pas un corps... Le mouvement n'étant i> pas de l'essence de la matière , il faut nécessairement qu'elle » l'ait reçu d'ailleurs. Elle ne peut l'avoir reçu du néant , car » le néant ne peut agir. Il y a donc une autre cause qui a » imprimé le mouvement à la matière , qui ne peut être ni « Matière, ni corps ; c'est ce que nous appelons esprit... Si

> le monde s'étoit formé par le seul mouvement de la ma- » tière, pourquoi se seroit-ellc si épuisée dans ses copupei^


( '•-«> )

»' comens , qu'elle ne puisse plus et n'ait pu depuis plusi<'ur» « siècles former «les astres nouveaux? Pourquoi ne pro<lui- o roit-ellc pas tous les jours des animaux et des homines X. par d'autres voies que par celles de la génération, si elle «» en a produit autrefois? Il faut donc croire qu'une cause » intelligente et toute-puissante a formé , dès le commence- > ment, cet Univers en cet état de perfection où nous le i> voyons aujourd'hui. On fait voir aussi qu'il y a du des- >' sein dans la cause qui a produit l'Univers ; c'est la der- » nière des absurdités de croire et de dire que l'œil n'a pas » été fait pour voir, ni l'oreille pour entendre. Il faut, dans w ce malheureux système , réformer le langage le plus rai- » sonnable et le mieux établi , afin de ne pas admettre de V connoissance et d'intelligence dans le premier auteur du » monde et des créatures. Il n'est pas moins absurde de » croire que si les premiers hommes sont sortis de la terre , » ils aient reçu partout la même figure de corps et les mêmes » traits , sans que l'un ait eu une partie plus que l'autre ; » ou dans une autre situation. Mais c'est parler conformé- » ment à la raison et à l'expérience , de dire que le genre » humain soit sorti d'un même moule , et qu'il a été fait d'un » même sang. »

Si l'on admet un Dieu , on ne peut se le représenter que sous les traits augustes qui conviennent au souverain ab- solu, au créateur de tout ce qui existe. Source éternelle de la justice et de la vérité , Dieu ne peut nous tromper , et tous ses décrets doivent être équitables. Ces notions si naturelles, me suffiroient seules pour me convaincre de l'immortalité de rame. En lisant l'histoire , en jetant les yeux sur la terre , je vois souvent le crime impuni , le vice triomphant , l'inno- cence opprimée et la vertu malheureuse. Je sais que l'homme "viciçux ne goûtera jamais le bonheur et le repos ; mais il


( 122 )

peut à force de corruption , s'endurcir contre les remords , obtenir des succès éclatans, et s'enivrer d'une fausse gloire. Je sais que l'homme vertueux trouvera toujours des consola- tions au fond de son âme ; cependant s'il est persécuté , ca- lomnié, s'il perd les objets de son affection, si la misère et les maladies se joignent à tant de maux , je le vois périr vic- time infortunée d'un sort si funeste. Puis-je croire alors que la justice éternelle ne lui tiendra compte , ni de ses sacrifices vertueux , ni de sa résignation , ni de ses souffrances ? et qu'a- près cette vie déplorable , le créateur replongera dans le néant cet être malheureux? Puis-je croire que le scélérat auquel tout a prospéré , l'usurpateur heureux , Cromwel , par exem- ple, l'assassin de son roi, n'ait eu après la mort qu'un destin semblable à celui du monarque infortuné qu'il conduisit sur l'échafaud ? Comment concilier avec cet affreux système , l'idée d'un Dieu , d'un être souverainement équitable ? « Dieu, dit M. « l'abbé Gauchat , Dieu peut abandonner les siens pour un i> temps ; cette épreuve passagère devient un précieux avan- » tage ; mais il faut enfin qu'il les justifie , qu'il les venge , » qu'il les couronne. Cette protection est essentiellement ren- » fermée dans l'idée de la justice. Ainsi, nier l'immortalité ^> de l'âme , c'est nier les perfections de l'Etre-Suprême , c'est » anéantir sa loi ;... ôter à Dieu l'attribut essentiel d'être la » source , la règle du bien , l'ennemi du mal , c'est le dé- w truire... Dieu est la vérité et la puissance; ses promesses » et ses menaces sont réelles ; la conscience qui les exprime » est vraie; ainsi, lumières, attraits, remords, tout ce qui » nous annonce sa loi, annonce l'iminortalité.

(2) On a tant déclamé sur Vinutilité et sur Voisiveté des prêtres , que souvent les meilleurs esprits, par habitude et sans réflexion , répètent quelques-unes de ces phrases. Le Voyage d'Espagne de l'imp artial et véridique M. de Bourgoing , offre


( >^^ )

»in(* I lîtlsantc distrartlon de ce genre. Fn parlant de la fa- iiiensc cliartreiist' de Xcrès, à la vue de Cadix, il dit que ces religieux donnent/? trente pauvres en/ans leur première rducation , et qu'en outre ils donnent aussi un asile à douze paui'res vieillards infirmes^ qu'ils nourrissent, qu'ils ser- vent et qu'ils soignent d'une manière touchante; ce qui^ ajoute M. de Bourgoing , doit leur faire pardonner leur pieuse oisiveté. Tous les jours servir et soigner douze vieil- lards , instruire trente en/ans , est une vie assez bien em- ployée , et qu'il est plaisant d'appeler une pieuse oisiveté.

D'où vient cette animosité contre les ecclésiastiques? De- puis vingt-cinq ans ils sont martyrs ou dépouillés !... Qïiand ils eurent des richesses et de la considération, le culte reli- gieux avoit de l'éclat et de la majesté; les pauvres étoient soulagés; les hôpitaux mieux administrés; le peuple et les villageois contenus , instruits de leurs devoirs ; l'éducation publique fondée sur d'excellentes bases ; la jeunesse docile et modeste , et la nation florissante ; il y avoit alors une mo- rale uniforme, non-seulement bonne, mais sublime; c'étoit celle de l'Evangile. Quand leur influence a diminué, tous les liens sociaux se sont relâchés ; quand la haine et le mépris ont remplacé le respect et l'estime qu'on avoit pour eux , on a renversé les autels et les trônes , et on a couvert la France d'^chafauds!... Les ecclésiastiques ont eu de grands biens, mais rien n'a jamais été plus pur et plus respectable que l'o- rigine de ces fortunes , dont au reste, on a fort exagéré l'é- tendue ; ils dévoient leurs richesses aux dons particuliers de la piété , et à leur travail , à des défrichemens de terrains in- cultes et abandonnés.

« Dans les vii^ et vni^ siècles, dit, en parlant d'eux, un » célèbre historien (a) , ils ne se lassoient point de réparer le§

{a) M. Gaillai-d, Histoire de François /"'.


( «24 ) » ravages que des brigands guerriers ne se lassoient point i) d'exercer. Les champs que ]e démon de la destruction ve- » noit de parcourir la flamme à la main , renaissoient et f ruc- )j tifioient par les efforts du zèle et de la charité. Tandis que X) les soldats pilloient et brùloient, les religieux défrichoient ; « par eux , les landes produisoient , le sable devenoit fertile ; )j les marais se changeoient en jardins, les eaux mortes et crou- X) pissantes en canaux , vivifiant les déserts qui se couvroient » de bâtimens nécessaires à la culture ; le travail étoit pour » les moines le fruit du travail pour les pauvres. Ces ri- » chesses arrachées à la terre dans ces temps de calamités » publiques , la charité les répandoit dans le sein des mal- » heureux ; on rendoit la liberté au prisonnier, on assuroit >j la subsistance à l'infirme , des soulagemens à la veuve , des » secours à l'orphelin ; on nourrissoit jusqu'au barbare , dont » les bras énervés par l'âge n'avoient plu» la force de dé- fi truire j la charité se vengeoit de la fureur par des bieur » faits. »

Dans aucune autre classe , on n'a fait de la fortune un usage plus humain et plus utile. Lorsque jadis on voyageoit en France, on reconnoissoit à l'instant, par la beauté delà culture , la propreté des chaumières et l'aisance des paysans , que l'on étoit sur les terres d'une abbaye. Leur état leur interdisoit l'usage des brillantes superfluités d'un luxe rui- neux; et, en même temps, il leur prescrivoit des aumônes que les moins charitables parmi eux ne pouvoient se dis- penser de distribuer; et, dans les besoins de l'État, on trouvoit en eux de grandes ressources, par les dons gratuits les plus magnifiques.. Les religieux de la Trappe, au nombre de cent vingt , n'avoient que trente mille livres de rente , et , avec ce revenu , ils achetoient tous les ans pour mille écus de blé , qu'ils distribuoient aux pauvres de la campagne { en,


( '-5)

outre , ils cntrftonoicnt des f;imillrs entières dans l«'s villageg voisins, et ils rcccvoiont plus de quatre iiiille hôtes par an. Si, parmi ces voyageurs, il y en avoit de malades, on les i^ardoit tout le temps de leur maladie, et l'on donnoit de l'argent à ceux qui n'en avoient pas assez pour continuer leur route.

Comment avec un tel revenu, une maison de cent vingt personnes pou voit-elle faire ces immenses charités? C'est que tous ces religieux cultivoicnt eux-mêmes leurs terres, leurs bois , leurs jardins ; qu'ils ne mangeoient que des légumes à l'eau, ne buvoient point de vin; n' avoient pour toute chaussure ordinaire que des sabots ; pour vétemens, que des robes de laine, qui duroient quatre ans; pour meuble, qu'une paillasse, etc. Malgré le malheureux succès de tant de calomnies atroces répandues pendant près d'un siècle contre les prêtres, il n'en est pas moins vrai que nous leur devons tout. Ce sont eux qui , par l'instruction évangélique, ont formé la véritable civilisation , qui n'est autre chose que la perfection des idées morales. Ce sont eux qui ont défriché des terrains immenses , et donné les premiers d'utiles leçons d'agriculture. Ce fut une société de frères réunis sous le nom de Frères des Ponts , qui éleva en France les premiers pontg d'une solide et savante construction.

La plus grande partie de nos hôpitaux a été fondée par des prêtres , ainsi qu'un grand nombre de manufactures. La littérature , les sciences et les arts leur ont les mêmes obliga- tions. Ce sont des ecclésiastiques , qui , par les plus labo- rieuses et les plus savantes recherches , ont seuls débrouillé le chaos de l'histoire. Ce sont des prêtres missionnaires qui nous ont fait jouir des plus précieuses richesses des autres parties du monde , de la soie , du quinquina , de la coche- nille et d'une infinité de plantes bienfaisantes. Que ne doi-


( ia6)

vent pas aux périlleux voyages des missionnaires , la bota- nique , la géographie et l'histoire naturelle ? Que ne leur a pas dû l'éducation publique et même les éducations particu- lières , dont les prêtres étoient presque toujours chargés? Ce sont encore eux qui ont rapporté de la Grèce et de l'Asie les plus précieux manuscrits , en nous conservant , malgré la guerre et le pillage , tous ceux que nous possédions , et qui , dans tous les temps , ont rétabli les études et les lettres tombées en décadence, et même en oubli. La littérature n'a jamais dû sa renaissance qu'aux ecclésiastiques. Dans le iî« siècle, sous Charlemagne et Louis-le-Débonnaire , on ne voit de science que parmi les prêtres.

Dans le x^ siècle , surnommé le siècle de fer ^ où les Hon- ^ois , les Normands et les Sarrasins inondèrent et ravagè- rent la France ; où la barbarie anéantit les monumens du génie; où les monastères furent pillés et abandonnés, on ne vit que des désordres , des répudiations , des mariages cas- sés. Quelques religieux conservoient seuls le dépôt sacré de la morale , et celui des livres dérobés à la fureur des Bar- bares : Hervé , archevêque de Reims , Albon , abbé de Fleury, et quelques autres. Mais dans ce même siècle parut un phé- nomène , Gerbert , ecclésiastique qui Woit été en Espagne , en rapporta des manuscrits rares qu'il tenoit des Sarrasins. Ce fut lui qui introduisit en France les chiffres arabes ou in- diens que les Sarrasins lui avoient fait connoître. Gerbert étoit mathématicien et mécanicien ; ce fut encore lui qui cons- truisit la première horloge à roues. Il fut archevêque de Reiras, puis de Ravenne , et enfin pape sous le nom de Silvestre II. Il eut un illustre disciple , le roi Robert , auquel il inspira l'amour de la vertu et le goût des lettres.

Au xii« siècle , un célèbre théologien , Pierre Lombard , se fit une prodigieuse réputation par le livre fameux qui lui


( "7 )

a mérilé \o nom de inaitre dos sentences. On regarde Pierre Loiid)ard roiuine h- \rai fondateur de runiversilé de; Paris. AKuin, sous (^Ijarleniagne , n'avoit fond»* <|uc des écoles j)ai ficulières : d'illustres prélats furent tians ce siècle les plus ardens proterlcuis des Irltres et des aris. A cette épofjue, de vastes édifices , <le {grandes églises s'élevèrent do toutes parts dans la capitale et dans les provinces. Pour les bâtir et pour les décorer, on vit renaitn-, à la voix de la Religion, tous les arts à la fois, l'architecture, la sculpture , la pein- ture, l'orfèvrerie. Dans ce temps, ces arts étoient exercés par des ecclésiastiques. L'architecte d'un pont bâti sur la Saône, en io5o, fut l'arclievèquc de Lyon. Des religieux prenoient le titre de maîtres-maçons; d'autres, comme nous Pavons déjà dit, celui de Frères des Ponts : un ëvéque d'Auxerre destina trois ])rébendes de sa cathédrale pour un peintre, pour un vitrier, pour un orfèvre (a). Enfin, dans ce même siècle, l'abbé Suger , grand homme d'Étal, mi- nistre intègre , ecclésiastique vertueux , écrivoit ses ouvrages historiques, faisoit de grandes fondations : Saint-Bernard composoit ses éloquentes oeuvres sacrées; plusieurs prêtres cultivoient avec succès la poésie latine ; et un moine, nommé Geoffroi, donnoit aux nations modernes la première idée du théâtre, par les tragédies pieuses de sa composition, qu'il faisoit représenter à ses écoliers.

Dans le xiii^ siècle , l'université fut entièrement établie (b),

(a) Voyez sur tous ces faits historiques , Félibieu , Fies des illustres Architectes ; et l'abbé Lebœuf, Etat des Sciences en France , depuis Ro- bert jusqu'à Philippe-le-Bel.

(J>) Elle fut nommée université, parce qu'elle contenoit tous les sa- rans , et qu'elle enseignoit tontes les sciences. Ses premiers statuts fu- rent dressés au commencement du xin^ siècle , par Robert de Courcon ,


( 1^8)

L'on ne trouvoit presque plus de savans que dans son seîn ^ et tous ces savans étoient ecclésiastiques- Ce corps de savans et de gens de lettres, reconnoissant le souverain pontife pour chef, il en résultoit que le pape étoit à la fois le modérateur universel de la littérature ainsi que de la Religion. C'étoient aussi les ecclésiastiques qui exerçoient la théorie de la mé- decine sous le nom de physique : ils abandonnoient aux laïcs la composition et l'emploi des remèdes. De là viennent les apothicaires : en prescrivant les opérations manuelles , ils ne les faisoient pas ; de là viennent les chirurgiens.

On trouve dans tous les siècles suivans , un nombre égal d'ecclésiastiques d'un mérite supérieur : c'est encore à des ecclésiastiques que Ton doit l'éclat que les lettres et les arts répandirent sur le xvi^ siècle et sur le règne de François I*"" ; ce prince attira en France le Génois Benoit Tagliacarne , si distingué par son talent pour la poésie latine : François l*"" lui confia l'éducation des princes , ses fils , et lui donna l'é- véché de Grasse. Etienne Poncher, évêque de Paris, avoit seul eu le courage , dit M. Gaillard («), de combattre la co- lère aveugle de Louis XII contre les Vénitiens , et de s'op- poser à la ligue de Cambrai : il fut disgracié ; François I^"^ lui donna l'archevêché de Sens , et le chargea du soin d'at- tirer en France les savans étrangers. Ce fut par le conseil de ces gi*ands hommes que François I*"" , malgré les désastres de la guerre , immortalisa son règne par son amour pour les lettres et par la fondation du collège royal.

Le vertueux évêque de Lisieux qui , sous Charles IX sauva sa ville et son diocèse des fureurs de la Saint-Barthélémy;

dit le cardinal de Saint-Etienne , légat du Saint-Siège. Les papes et nos rois la comblèrent de faveurs. (a) Histoire de François I'^ .


( '^9 )

les cardinaux d'Ossat et du Perron , dont le [)rof«»iHl savoir vt los rares (alcns furent si utiles à iienri-le-Grand rt a la l'rance , le cardinal de Rambouillet, célèbre par son babi- Icté dans les affaires , a])partienncnt à ce siècle.

Le xvii« siècle offre des noms et des ecclésiastiques plus célèbres encore, parce que la langue française, perf<?ction- néc et fixée ])ar des cbefs-d'œuvre, assure aux bons écrits de ce temps uth' immortelle renommée, et que l'histoire des personnages illustres de cette époque si récent<', est connue de tout le monde. Saint-Vinccnt-dc-Paul qui établit les pères de la mission , qui fonda deux hôpitaux pour les vieil- lards , l'un pour vingt hommes, l'autre pour vingt femmes, qui rétablit l'Hôtel-Dicu , fonda celui des Enfans-Trouvés , institua les Sœurs de la Charité , qui fut le protecteur des émi- grés de la Lorraine, le bienfaiteur, pendant la guerre, des pau- vres habitans de la Champagne et de la Picardie , celui de la ville d'Ktampes, des pestiférés et des galériens de Mar- seille, etc. Dans ce siècle où la Religion sanctifia les talens les plus éminens , on vit briller ensemble dans la chaire évangélique, Bossuet et Bourdaloue ; l'illustre archevêque de Cambrai, appartient à ce siècle. Santeuil, chanoine de Saint-Yictor , illustra son nom par ses poésies latines et sa- crées ; on pourroit citer une foule d'autres littérateurs aussi distingués dans la" même classe, et un nombre égal de sa- vans dans tous les genres de négociateurs et d'hommes d'É- tat. Mais en voilà peut-être assez pour justifier les prêtres de V inutilité et de la. pieuse oisiveté qu'on leur reproche avec tant d'acharnement et d'animosité depuis soixante-dix ans.

(3) Le chef des prétendus philosophes modernes , pour attaquer les lois données par Moïse , s'est permis , suivant sa coutume , une foule de mensonges et de citations fausses. Le savant auteur de l'excellent ouvrage intitulé : Lettres de

9


( i3o ) quelques Juifs à M. de Voltaire , a réfuté ses erreurs avec une clarté et une précision qui ne laissent rien à désirer, et il a prouvé que ces lois , attaquées par l'ignorance réunie à la mauvaise foi, étoient d'une admirable sagesse. Les lois rituelles , qui défendoient de manger certains animaux mal- sa'ns (fl), furent sans doute très-sages. «Où est le ridicule, » dit l'auteur des Lettres, que des nourritures malsaines aient » été interdites , et que d'autres , qui peuvent paroitre agréa- » blés à quelques peuples , aient été prohibées pour desrai- » sons particulières qu'on ne peut condamner quand on les » ignore. Parmi ces lois rituelles , les unes avoient pour ob- » jet d'inspirer aux Hébreux une horreur invincible pour les «superstitions abominables de leurs voisins. De là ces dé- » fenses de passer leurs enfans par le feu (è) ^ de les stygma- » t!ser(c). D'autres lois étoient destinées à leur retracer les

«merveilles opérées pour eux par l'Eternel D'autres,

» comme autant d'emblèmes et de paraboles utiles , cachoient » un fonds admirable d'instruction.. . D'autres furent l'effet » d'une sage politique. ... Il est même des lois qui paroissent » avoir été spécialement destinées à servir de preuves sub- » sistantes et palpables d'une providence continuelle de Dieu » sur son peuple, et de la mission divine de son premier » conducteur. Telle fut , entre autres , la loi du repos de

) toutes les terres pendant Tannée sabbatique \ loi singulière,


{a) Tels que les poissons sans écaîUes , les porcs , les hérissons , les hiboux, les sauterelles, les rats , les lézards, les seipens. On mangeoit des sauterelles en Orient ; on en mange encore dans l'Arabie, ainsi que des lézards et de certains rats.

{h) Comme faisoient les adorateurs de Moloch,

(c) Quelques idolâtres s'imprimoient sur la peau diverses figures en rhonneur de leurs dieux.


( '3. )

«unique, et qui naturellement ne devoit venir à l'esprit •' d'aucun législateur. Klie étoit fondée sur une promesse «expresse: Faites ce que je vous commande , dit le Sei- w gneur ; que si vous dites : que mangerons-nous la sep- » tième année , si nous ne semons pas et si nous ne recueil- » Ions pas ? Je vous donnerai ma bcncdirtion la sixième n année, et cette année produira pour trois. Lcvit. 25 , i8, » 21. Celte loi ne peut élre fondée que sur la certitude que « dut avoir le législateur que chaque sixième année produi- M roit abondamment pour trois. Sans cela , Moïse couroit » risque de faire périr ses concitoyens de famine , et d'atti- M rer sur sa mémoire la malédiction publique. Or, cette ccr- )titude,de qui pouvoit-elle venir que de Dieu? Concoit-on >' qu'il eût osé porter une pareille loi , s'il n'eut été qu'un lé- » gislateur ordinaire ? Mais ce qui auroit été le comble de la » folie dans un politique qui n'auroit eu que des ressources >> humaines, est une démonstration qu'il en avoit d'autres , » et que le Seigneur, dont il se disoit le ministre , l'assistoit » effectivement et veilloit sans cesse sur Israël... Toutes les « parties de la législation mosaïque annoncent la haute et » divine sagesse du législateur («). Ses dogmes sont raison- w nables et sublimes ; ses préceptes religieux et moraux , >) sains et purs ; ses lois politiques , militaires et civiles, sont

  • sages , équitables et douces ; ses lois , même rituelles , fon-

i> dées en raison; toutes, en un mot, sont admirablement •> calculées sur les desseins et les vues du législateur, sur les >' circonstances des temps , des lieux , des climats ; sur les » inclinations des Hébreux et les mœurs des peuples voi- »sins. Dans cette législation, rien qui contredise les lois >^ de la nature ou celles de la vertu. Tout y respire la

(a) L'auteur de cet ouvrage prouve cette vérité en entrant dans le plus grand détail sur toutes les parties de la législation mosaïque.

9-


( i32 )

» piété, la justice, l'honnêteté, la bienfaisance. Son ob- » jet , son ancienneté , son origine, sa durép, les talens , le » génie et les vertus du législateur, le respect de tant de peu- » pies , tout concourt à en prouver l'excellence. Vos plus » grands hommes [a) l'ont admirée et l'ont regardée comme » la première source du droit divin et humain [b) ; et vous , » Monsieur, vous n'y voyez qu'absurdité et que barbarie!..» Monsieur de Voltaire a surtout déclamé contre les lois mi- litaires des Juifs. Il a répété qu elles étoient inhumaines et barbares. Écoutons encore là-dessus l'auteur que je viens dô citer. Je me bornerai à quelques exemples frappans.

« La législation juive défendant d'enrôler la jeunesse au- » dessous de vingt ans... Elle ordonne que quand les trou- » pes sont rassemblées les chefs déclarent que quiconque » ayant bâti une maison , ne l'a point habitée , ou ayant y> planté une vigne ^ n'en a pas recueilli le fruit , ou ayant ^y pris une épouse , n'a point habité avec elle , soit libre de » s'en retourner dans sa maison , et dispensé du service y> pendant cette année [c).... Que si l'armée étoit obligée de » passer sur les terres des citoyens ou des alliés, la loi défend » d'y faire aucun dégât. . . Tu paieras tout , dit-elle , jusqu'à w Veau que tu boiras Les lois ne permettoient d'cn-

(a) C'est un Joif qni paiie à M. de Voltaire.

(i) « Nous pouvons citer entre autres le chancelier qui , de nos jours , » a Élit à la France un honneur immortel par ses vertus et ses talens. Ce » grand homme avoit tant de respect pour la législation mosaïque ; il es- » timoit le droit des Juifs si sage , qu'il s'étoit fait extraire et rédiger par » ordre de matières, un corps des lois juives. Mais les d'Aguesseau, les » l'Hôpital, les Bacon, petits légistes , foihles génies en comparaison de » nos philosophes ! »

( Note de l'auteur des Lettres. )

(c) Deutéronome.


( '33)

» trcprondrc aucune guerre par caprice, par ambition

u On ne pouvoit prendre les armes que j»our se (l.fcndre » contre d'injustes invasions, ou pour tirer satisfaction des ). torrs qui avoient été faits ; et ce n'étoit que sur le refus » de réparations qu'il étoit permis d'entrer dans le pays m- .. nenii ; la loi même alors ne vouloit pas qu'on y fit de dé- ^> gàts inutiles;... elle dtfrndoit d'en couper les arbres frui- u tiers... Lorstju'après avoir défait l'ennemi on mettoit le » siège devant une de ses villes, la loi obligeoit de faire aux M habitans des offres de paix («)... Si parmi les prisonniers » de guerre, dit la loi , tu vois une captive qui plaise à ton ). cœur, et que tu veuilles l'cpousery tu l'emmèneras dans >^ ta maison ; là , vêtue de deuil et les cheveux coupés , elle ^pleurera pendant un mois son père et sa mère ; alors tu » viendras vers elle , et tu seras son mari , et elle sera ta ^ femme (b). »

Voilà ces lois militaires que M. de Voltaire appelle des lois à'\xn.t cruauté , d'une barbarie détestables. Il est vrai quil ne les a pas citées, et qu'il leur a imputé des cruautés qui n'étoient en usage que chez les païens , des cruautés qui ont été exercées par son héros, un empereur philosophe , Julien l'apostat , dont les troupes , comme le remarque V auteur des Lettres, aux sièges de Najora , Malcba et Dacires , firent un massacre général, sans distinction d'âge ni de sexe. M. de Vojtaire a écrit que l'usage des Juifs était de tuer les mâles dans les villes prises d'assaut , et qu'il leur étoit toujours ordonné de tuer tout , excepté les filles nubiles ; tandis que la loi ne permettoit de tuer que ceux qui portoient les ai*- mes , et qu'elle prescrivoit d'épargner les femmes et les en- fans ; et M. de Voltaire , et ses partisans , et ses copistes ont

(a) Dentéronome. {b) Deutéronome.


( i34 )

répété et écrit mille fois que la loi ordonnoit de tuer les en- fans , les femmes mariées , tout, enfin , excepté les filles nu- biles. «N'est-il pas clair, lui demander l'auteur des Lettres, » que c'est calomnier grossièrement nos lois , ou montrer 1) évidemment à toute la terre que vous ne les avez jamais » lues ? »


( '35)


CHAPITRE VII.


Les mêmes personnages, HELVÉTIUS kt i.'abbk RAYN AL- LE BARON à l'abbé Raynal et Helvctius.

Enfin vous revenez donc; vous avez manqué au moins trois ou quatre dîners.

HELVÉTIUS.

Croyez qu'il faut autant de philosophie , pour avoir le courage de s'abstenir de venir ici , qu'il en faut pour s'y plaiie.

l'abbé r.AYNAL.

Moi, j'ai pour mon excuse , mes excursions par-delà les mers ; quand je n'ai pas le bonheur d'être avec vous , je suis aux Grandes-Indes.

DIDEROT.

Et vous gourmandez vigoureusement les rois^ les mkiistres , les nobles et les prêtres.

l'abbé rayxal. Ah ! de toutes mes forces.


( i36 )

d'alembert.

Voire talent et la vérité vous en donnent d'im- menses.

l'abbé raynal.

Je ne suis qu'un soldat ^ et je nai que du zèle.

d'alembert.

Des soldats tels que vous nont des chefs qu'en

idée! (a).

HELVÉTIUS.

De quoi a-t-il été question dans la dernière séance ?

d'alembert.

J'ai lu une lettre du patriarche.

l'abbé gagliawi.

Elle étoit d'une originalité !

LE baron.

Et la réponse de M. d'Alembert étoit digne d'une telle correspondance.

l'abbé morellet. Voltaire est inépuisable en plaisanteries.

DUCLOS.

C'est-à-dire, en sarcasmes; il assure lui-même qu'il n'est pas né plaisant (^).

(a) Vers de Corneille.

{b) Dans ses lettres au maréchal de Richelieu.


( -^7 ) t'abbi: morfxlet.

Une chose certaine, c'est qu'il fait rire tout le inonde.

DUCLOS.

Le rire de la malice n'est pas du tout celui de la gaieté.

d'alembert.

Souvenez-vous , Messieurs , quon est désarmé dès qu'on rit.

DUCLOS.

Je ne suis point armé,

d'alembert.

J'espère que jamais philosophe ne le sera con- tre Voltaire.

LE BARON.

Ah! de grâce, M. d'Alembert, encore une lettre de Voltaire , c'est aujourd'hui jour de poste.

l'abbé morellet. Ah ! oui , encore une lettre. d'alembert.

Non , causons , causons : Que dites-vous , Mes- sieurs , de la brouillerie de M. Hume et de Jean-Jacques ?


( i38)

DUC LOS.

Elle est inconcevable !

LE BARON.

Elle est atroce pour Rousseau. d'alembert.

(c Pour le COUJ3, Jean-Jacques fait bien voir ce » qu'il est ; un fou, et un vilain fou ; dangereux » et méchant; ne croyant à la vertu de personne, )) parce qu'il n'en trouve pas ie sentiment au jî fond de son cœur, malgré le beau j^a^/zo^ avec » lequel il en fait sonner le nom; ingrat , et qui » pis est, haïssant ses bienfaiteurs (c'est de quoi w il est convenu plusieurs fois lui-même) et ne » cherchant qu'un prétexte pour se brouiller » avec eux , afin d'être dispensé de la reconnois- » sance («). »

duclos.

Je crois qu'il est plus insensé que méchant.

HELVJÉTIUS.

Voilà une pauvre excuse ; la susceptibilité et la manie ne font faire des méchancetés qu'aux méchauà.

d'alembert.

« Jean-Jacques est une bête féroce, qu'il ne faut

[a] Correspondance, lettre de d'Alembert , tom. XX, lettre 193.


( '39) " voir qu'A travers des barreaux, et ne toucher » qu'avec un bâtou. Il est risible de voir les rai- «» sons d'après lesquelles il a soupçonné et ensuite »> accusé M. Hume d'iritelli<;ence avec ses eiuie- » mis. M. Hume a parlé contre lui m dormant ; » il logeoit à Londres dans la même maison, » avec le fils de Tronchin ; il a voit le regard yZre » et surtout il a fait trop de bien à Rousseau pour » que sa bienfaisance fut sincère {a). »

DUCLOS.

Cela est extravagant.

HELVÉTIUS.

Et surtout odieux ; son Vicaire Savoyard pou* voit faire quelque bien , mais ce n'étoit qu'une étincelle de philosophie.

l'aBBJK RA.TNAL.

Il n'a pas de quoi soutenir ce grand caractère. DUCLOS regardant à sa montre.

Malgré l'intérêt de la conversation, je suis forcé de vous quitter.

LE BARON.

Tant pis pour nous.

ia) Tout cela est exactement vrai. Voyez même lettre de la Correspondance.


( >4o)

Dr CLOS en souriant.

Je crois que vous vous passerez fort bien de moi.

LE BARON.

Voilà une mauvaise pensée.

DUCLOS.

Je voudrois qu'elle fut fausse; mais adieu, Mes- sieurs. (Il sort.)

d'alembert.

Le voilà parti. Je n'en suis pas fâché : il ne m'aime pas , je le sais depuis long-temps.

DIDEROT.

Je suis dans le même cas.

HELVÉTIUS.

Il est aussi trop caustique.

DIDEROT.

Et trop morose.

d'alembert.

A présent je puis vous avouer que M. d'Ar- gental m'a apporté ce matin une lettre du pa- triarche.

le baron.

Quelle bonne fortune!


( «4' )

l'abdiS raynal. Silence, silence....

l'aBBK MORELLF/r.

Nous ne sommes qu'entre nous , cela sera charmant.

dVlembert.

D'autant plus qu'on ne pouvoit lire celle-là qu'en très-petit comité ; mais je regrette que frère Damila ville ne soit pas ici. Il est occupé, avec son zèle ordinaire, à colporter sous le man- teau deux nouvelles brochures du patriarche (a).

l'abbé gagliani.

Qui j'espère ne sont pas sous son nom.

d'alembert.

Ah! soyez sans inquiétude : ses actions sont aussi prudentes que ses écrits sont audacieux.

HELVÉTIUS.

Et voilà ce que le despotisme enseigne aux gens d'esprit.

{a) C'étolt en effet son emploi. Ce frère Damilaville mou- rut banqueroutier, laissant à l'aumône un vieux domes- tique auquel il devoit tous ses gages. Cest d'Alembert lui- même qui , dans ses lettres , le dit à Voltaire en lui annon- çant sa mort.


( i40

LE BARON.

Lisez-nous clone la lettre. d'alembert.

La voici : ( il la déploie et lit tout haut.) « Mon cher » et illustre philosophe , vous avez {a) des articles » de théologie et de métaphysique qui me font » bien de la peine (Z?); mais vous rachetez ces « petites orthodoxies par tant de beautés et de » choses utiles , qu'en géiiéral le livre sera un » service rendu au genre humain (c). »

DIDEROT.

Sans doute , mais quel service incalculable , si on nous eût laissé faire!....

d'alembert continuant de lire.

ce On dit , mon cher et sublime philosophe , )i qu'il y a dans la canaille de Paris , une secte » de Margouillistes , dérivés des Jansénistes ^ les- » quels sont engendrés des Augustinistes. (On rit.)

» Eclairez et méprisez le genre humain (d).

(a) Dans V Encyclopédie.

[b) Parce qu'on n'y trouvoit rien de contraire à la Reli- gion.

(c) Correspondance y tom. XX, lettre 27.

[d) Éclairez et méprisez : voilà une singulière exhortation. Ces passages se trouvent dans la Correspondance , t. XX,

lettre 25.


( «43 )

» Je vous demande en grâce, mon cher et grand » philosoplic, (le me diic poiinjiioi Duvlos en » a mal usé avec vous. Est-ce là le temps où les

) ennemis de la superstition devroient se biouil-

» 1er ? Ne devroient-ils pas au contraire se réu- » nir tous contre les fanatiques et les fripons ? » Quoi! on ose, dans un sermon devant le Roi, » traiter de dangereux et d'impie, un livre muni » d'un privilège du Roi, un livre utile au monde » entier [ci). Et tous ceux qui ont mis la main y> à cet ouvrage, ne mettent pas la main à l'épce )) pour le défendre? Ils ne composent pas unba- » taillon carré! Ils ne demandent pas justice 1 » M. de Malesherbes n'a - 1 - il pas été attaqué » comme vous et vos confrères dans ce discours » de harengère, appelé sermon, prononcé par » G aras se- Chapelain ? (li)

» Quels sont les cuistres , les faquins , les mi- » sérables, les théologiens, qui osent dire, que » j'ai approuvé ce qu'on a vomi contre YEncy- » clopédie ? c'est-à-dire contre moi ? fc)

» Que dites-vous de Maupertuis ^ mort entre

(a) On ne concevra jamais l'impudente folie de se plaindre en particulier de l'accusation d'impiété aux mêmes hommes, auxquels on recommande sans cesse d'attaquer, sans relâche^ la Religion et de faire tous leurs efforts pour la détruire,

(b) Correspondance , tom XX, lettre 41.

(c) Même ouvrage et tome , lettre 46:


( i44 )

» deux capucins ? Je ne le croyois ni hypocrite » ni inibécille {a).

» J'ai entendu parler d'un frère VArn^^ée , jé- » suite , qui est à la Cour en grand crédit , et » confesse, dit-on, Mesdames ; on dit que c'est le » plus pétulant idiot.... (b) Ne trouvez- vous pas » que le nom de l'Arrivée est celui d'un valet » de comédie. (On rit. ) On dit que ce maroufle » se mêle d'être persécuteur (c). (Nouveaux rires. )

» Le Dictionnaire encyclopédique^ continue-t- » il , sera-t-il défiguré et avili par de lâches com- » plaisances pour des fanatiques , ou bien sera- » t-on assez hardi pour dire des vérités dange- » reuses ? {d) Qui est l'auteur de la farce contre » les philosophes? ie) Qui sont les faquins de » grands seigneurs et les vieilles catins dévotes M de la Cour qui la protègent ? (/)

» Il pleut des monosyllabes : on m'a envoyé » les que^ on m'a promis les oui ^ les non^ les » pour , les qui ^ les quoi ^ les^/. Il est très-bon » de rire aux dépens des faquins.qui font les im-

[a) Correspondance , tom. XX, lettre 55. (è) Ici , suppression d'un blasphème.

(c) Correspondance j tom. XX, lettre 57.

[d] Exhorter à dire des vérités dangereuses , voilà de la candeur.

e^ La comédie intitulée les Philosophes ^ de Palissot. (/) Correspondance , tom . XX , lettre 6 1 .


( ■4'; )

rt poi'lans , et des absurdes faiseurs de rc(|uisi- " loiri's (u). Ne pourrois-je point avoir (|uel([ues » anecdotes {ù) sur GaucJiat , Moreau _, Clmu* » mt'ijc, Hayeiy Trublet et leurs complices? (c)

» Il faut que je vous conte, pour votre édifi- « cation, que j'ai lait un sifi«^ulier prosélyte. Un " ancien officier , homme de grande condition , w retiré dans ses terres à cent cinquante lieues » de chez moi, m'écfit sans me connoître, me j) confie qu'il a des doutes , fait le voyage pour » les lever , les lève , et me promet d'instruire sa » famille et ses amis. La vigne du Seigneur n'est » pas mal cultivée. Vous prenez le parti de rire » et moi aussi. ( On rit. ) [d)

» Sachez encore , pour votre édification , que » vous verrez paroître incessamment une petite » lettre al sigîior Marchese Albevgati Capacelli, » senatore di Bolognala grassa. Je rends compte « dans cette épître , de l'état des lettres en France, M et surtout de l'insolence de ceux qui préten- " dent être meilleurs chrétiens que nous ; je » prouve que nous sommes incomparablement » meilleurs chrétiens qu'eux. ( Rire universel. ) Je

{ci) Correspondance ^ toiu. XX , letti'e 63.

{h) C'est-à-dire quelques absurdes calomnies.

{c) Correspondance , tom. XX, lettre 68.

{d) Correspondance ^ tora. XX , lettre 73.

10


( i4C)

prie M. Alber^ati Capacelli d'instruire le pape » que je ne suis ni janséniste, ni moliniste ; mais » catholique romain, sujet du Roi , attaché au w Roi, et détestant tous ceux qui cabalent contre » le Roi, je me fais encenser tous les dimanches » à ma paroisse, j'édifie tout le clergé, et dans ?> peu l'on verra bien autre chose. Voilà pour ^> les faquins de persécuteurs de l'église de Paris ; -j venons aux faquins de Genève.... {a) Marchez » toujours en ricanant, mes frères, dans le che- » min de la vérité {b),

» Vous êtes un franc savant dans votre char- » mante et drôle de lettre ; vous concluez dans « votre cœur pervers , que je n'ai point été à la » messe de minuit ; sachez que vos bonnes plai- » sauteries nem'ôteront pas m a dévotion. ( On rit. )

» M. deMalesherbes avilit la littérature; il fait » payer le Journal des Savans , qui ne se vend « point , par le produit des infamies de Fréron » qui se vendent ; c'est le dernier degré de Top- » probre {c).

(a) On supprime ici un torrent d'injures très-grossières et très-insipides sur la ville de Genève et sur ses prêtres.

(b) Conespondance ^ tom. XX , lettre 78.

(c) Ces infamies de Fréron consistoient à défendre avec beaucoup de sel , d'esprit et de raison , la cause de la Reli- gion , des mœurs et de la bonne littérature , dans un excel- lent journal , V Année littéraire y qui se vendoit parfaitement.


( «47 )

» .r.ii bien (le la peine à vous dire (jui i'eni- ' jxjile die/ moi du pKiisir que m'a fait votre » dissertation, ou de la rcconnoissance que je »j vous dois d'avoir si noblement combattu en » ma laveur. Cela est d'une âme supérieure (a). » Yuuloz-vous me permettre d'envoyer votre dis- » cours un Journal encyclopédie ue ? Il faut que » vous permettiez qu'on publie ce qui dobit ins- » tiuire et plaire, je vous le demande en grâce, » pour mon pauvre siècle qui en a besoin (^).

» Mon très-digne et ferme philosophe , vrai » savant, vrai bel esprit; homme nécessaire au » siècle. ( Voyez dans mon Épitre à Madame De- '^ nis , une partie de mes réponses à votre éner- » gique lettre. )

» Mon cher archidiacre et archi- ennuyeux » Trublet est donc de l'Académie ( c ) ( Tout le » monde rit. ). Ce qu'il y a de désespérant pour la

malgré les calomnies et les injures de Voltaire. Corres- pondance , tom. XX , lettre 8i.

[a] A.ssurément, dès qu'on louoit M. de Voltaire, on avoit du génie et une âme supérieure.

(è) Correspondance , tom.. XX, lettre 82.

[c) Cet archi-ennuyeux a fait un livre fort agi'éable de Maximes et de Pensées , dans lesquelles on trouve des re- marques très-fines et très-justes sur les gens du monde , mérite que n'ont eu , ni les philosophes , ni les gens de lettres du dernier siècle.

10..


( i48) i: nature humaine est que ce malheureux a tra- » vaille au Journal chrétien , pour entrer à TAca- " demie par la protection de la Reine (a) ;les phi- « losophes sont désunis, le petit troupeau se » mange réciproquement, quand les loups vien- » nent le dévorer. C'est contre votre Jean-Jac- » ques que je suis le plus en colère , cet archi- » fou écrit contre les spectacles , après avoir fait » une mauvaise comédie {b). Il écrit contre la » France qui le nourrit ; il trouve quatre ou cinq )^ douves pourries du tonneau de Diogène , il se » met dedans pour aboyer. ( On rit aux éclats et à plu- >j sieurs reprises. ) Il abandonne ses amis, il m'écrit » la plus impertinente lettre ; M. de Ximenes a » répondu pour moi et a écrasé son misérable » roman. Quant aux courtisans de Pompignan » et de Fréron , il n'est pas mal de plonger le » museau de ces gens-là dans le bourbier de leurs » maîtres., (c) A l'égard de Jean- Jacques, s'il n'étoit » qu'un inconséquent, qu'un petit bout d'homme M pétri de vanité , il n'y auroit pas grand mal ^

[a) Tout le monde sait que l'abbé Trublet étoit aussi sin- cèrement religieux qu'estimable par sa conduite et par ses talens.

[b) Si c'eût été le fruit d'une conversion , on n' auroit pu que l'approuver; mais il a fait depuis ses infâmes Confcs^ dons.

[c) Correspondance ^ toin. XX, lettre 83.


( '% )

  • maisqiril ail ajoiilé, à l'impcitinencede salet-

» Ire, l'iiilaniic do cabaler du iond de son villuiie » avec des pédaiis , pour m'empècher d'avoir im » théâtre a Tournay, c'est Tactioii d'un coquin, » et je ne lui pardonnerai jamais; j'aurois tâché » de me veno^er de Platon , s'il m'a voit joué un » pareil tour, a plus lorlc raison du laquais de M Diogène ; l'auteur de la Nouvelle Aloïsia , n'est » qu'un polisson malfaisant ; que les philosophes » véritables fassent une confrérie comme les » francs-mâoons , qu'ils s'assemblent , qu'ils se » soutiennent , qu'ils soient fidèles à la confré- » rie {a) : cette académie secrète vaudroit mieux )) que l'académie d'Athènes et toutes celles de i » Paris (b). 5>

DIDEROT.

L'idée est excellente !

HELVÉTIUS.

Mais bien difficile à mettre en œuvre. Les n- nemis de la raison s'y opposeroient. d'alembert.

Avec le temps, les philosophes en viendront à bout.

[a) Ce conseil, comme on l'a déjà dit, a été à peu prè* suivi , et dans la suite il l'a été ouvertement par les Jacobins.

(b) Correspondance , tom. XX, lettre 85 ►


( i5o)

LE BARON.

Oui, oui, jetons toujours des semences clans l'avenir.

HELVÉTIUS.

Elles germeront un jour.

d'alembert.

Comme le patriarche nous l'a plus d'une fois écrit : IVos neueux verront un beau train (a),

HELVÉTIUS.

Oui, Messieurs, nous préparons l'âge d'or dfi la civilisation.

DIDEROT.

Il est certain que la tolérance philosophique doit établir le plus libre et le plus doux de tous les gouvernemens : des déistes, des sceptiques et même des athées ne sauroient être persécuteurs ou sanguinaires (b).

LE BARON.

Voilà le fond et le but utile de tous nos ou- vrages et de tous nos travaux.

d'alembert.

Mais c'est ce qu'il ne faut pas se lasser de ré- péter.

(a) Phrase qu'il a répétée plusieurs fois dans ses lettres, (b) Comme on l'a vu sous Roberspierre.


( '5, )

l'adbé morkllet.

Et sous toutes les formes.

d'aliîmbfrt.

Car on ne mène les hommes que par le ra~ bâchage.

l'abbé GA.CLIANÏ.

Le mot est excellent.

l'abbé uaynal. Il est digne de Voltaire.

DIDEROT.

Il le met si bien en pratique \ l'abbé raynal.

Mais voilà une longue interruption à la lec- ture si piquante qui nous occupoit.

d'alembert.

Je vais la reprendre : ( Il continue. ) « M. le pro- w tée , M. le multiformes, mon cher philosophe, » vous vous déclarez l'ennemi des grands et de » leurs flatteurs , et vous avez raison ; mais comme » ces grands protègent dans l'occasion , ils peu- » vent faire du bien ; ils ne persécuteront jamais » les philosophes , pour peu que les philosophes » daignent s'humaniser avec eux {a). Notre Aca-

(a) Le philosophe d'Alembert daignait s'humaniser avec


( i5a) M demie a donné pour sujet de son prix les louan- » ges d'un chancelier , persécuteur de toute vé- » rite ; passe pour le maréchal de Saxe , qui ai- » moit les filles et qui nepersécutoit personne (a). w ( Oh rit. ) Je ne connois que vous qui puissiez ven- w ger la raison. » (D'Alembert s 'interrompant. ) Voilà une exagération qu'il faut pardonner à l'amitié ; tous ceux qui m'écoutent ici sont d'illustres vengeurs de cette raison outragée par tant dépo- lissons, ( Il continue. ) « Dites hardiment et forte- 53 ment tout ce que vous avez sur le cœur ; frap- » pez et cachez votre main (b) , on ne pourra 5) vous convaincre, et vous aurez détruit l'empire » des cuistres dans la bonne compagnie (c). »

LE BARON.

Quoi ! la lettre est finie ?

d'alemeert. Oui , et même elle étoit longue.

le prince Louis de Rohân et le comte de Scbomberg , aux- quels il prodiguoit sans cesse des flatteries de tous genres.

(a) Ainsi aimer les filles est un grand mérite aux yeux des philosoplies modernes. Cet aveu n'étoit pas nécessaire ; leurs écrits le prouvent assez.

(b) Il nV a pas une grande hardiesse à frapper en ca- chant sa main.

(c) Correspondance , tom. XX , lettre ^^.


( '■" )

On ne s'en est assurément pas apcrrii.

l'aUIM': MOIW.JAAT.

Connue il écrit !

l'abbé gagliani. Comme il est gai!

DIDEROT.

Ail! ça, Messieurs, je veux aussi vous lire une lettre de ma façon ; elle est d'un autre genre ; ne vous effrayez pas , elle sera courte , mais elle me justifiera du reproche de foiblesse, de condes- cendance déplacée que M. de Yohaire m'a fait lui-même plus d'une fois.

LE BARON.

Au sujet de VEncjcloj?édie?

DIDEROT.

Oui, justement.

d'alembert.

Il est certain que dans les dernières livraisons, nous avons trouvé plusieurs articles tronqués , mutilés, affoiblis; pour moi, je m'en lave les mains ^ je ne suis point en rapport avec l'im- primeur.

DIDEROT.

Eh bien , vous allez voir si c'est ma faute.


( >54)

Voici ce que j'écris à cepolissoji. Il est déjà tard; je vous passe le commencement de ma lettre, dans lequel , après lui avoir exprimé l'excès de mon indignation , je lui déclare c\ail sera cou- vert d infamie aux yeux de la postérité ^ ^t je poursuis ainsi : « Vous vous repentirez de vos » terreurs paniques , et d'avoir suivi les lâches » conseils des barbares et stupides ostrogoths » qui vous ont secondé dans le ravage que vous » avez fait. Vous devriez vous souvenir que ce » n'est pas aux choses courantes et sensées que » vous avez dû vos premiers succès (des premières » livraisons); car personne n'a lu une ligne d'his- w toire, de géographie, et même d'arts, et que » ce qu'on y a lu et recherché, c'est une philo- » Sophie ferme et hardie. Vous l'avez châtrée , » dispersée, mutilée ; vous nous avez rendus in- » sipides et plats ; vous avez banni de ce livre » ce qui en auroit fait l'attrait, le piquant et l'in- » téressant. Votre femme entend mieux vos in-

» téréts , elle sait ce que nous devons aux per-

» sécutions et aux arrêts qu'on a criés contre 33 nous dans les rues ; elle n'eût jamais fait » comme vous [a). »

Eh bien, trouvez-vous cela de la foiblesse?

[a) Mémoires de Grimm , qui rapporte ce fait avec la plus profonde indignation, contre le barbare eîstupide ostrogoth


( «55)

Non certes; vous avez bien raison; le procédé de l'imprimeur est infâme.

d'alembert.

Absurde , et de la dernière lacbeté.

DIDEROT.

Ce monstre inepte nous a retranché des choses admirables sur la liberté, la servitude, les sou- verains et la superstition.

l'abbé ratnal.

Il faudra prendre sa revanche dans le reste du Dictionnaire et dans d'autres ouvrages; je vous promets de l'énergie dans les miens ; oui , j'oserai m'écrier : « Peuples de la terre , » voulez-vous être heureux ? Démolissez tous

d'imprimeur qui supprima de véritables infamies. Il est cer- tain qu'il n'en avoit pas le droit , et qu'il auroit dû se bor- ner à refuser d'imprimer de tels articles. Mais la lettre de Diderot n'en est pas moins curieuse : elle nous apprend , I** que les articles de ces volumes épurés , qui indignèrent néanmoins très-justement tous les gens de bien, n'étoient que des bagatelles en comparaison de ceux qpie l'imprimeur supprima ; i^ que le projet ëtoit déjà formé de soulever tous les esprits contre la Religion et le gouvernement , et de bou- leverser toutes les idées morales, afin de détruire sûrement la Religion qui en est la base ; et 3", en favorisant toutes l»\s passions , tous les penchans vicieux, d'obtenir une multitude innombrable de partisans.


( i56) " les temples, et renversez tous les troues (a). » C'est la philosophie qui doit tenir lieu de divi- » nité sur la terre (J?) ; elle seule éclaire et sou- y> lage les humains , parce qu'elle leur fait con-

» rioître et haïr la tyrannie et l'imposture

» Fuyez , fuyez les temples , c'est l'imposture 3) qui y parle ; n'écoutez plus vos maîtres ; la flat- » terie qui les a corrompus , les rend indignes » de votre hommage ; substituez aux uns et aux » autres l'écrivain de génie ; la nature l'établit » seul prêtre de la vérité , seul organe incorrup- » tible de la morale. Il est le magistrat né de » ses concitoyens (c). La patrie est son temple, )) la nation son tribunal , le public son juge , et 5j non le despote qui ne l'entend pas, ou le mi- » nistre qui ne veut pas l'écouter. Non , ce n'est » qu'aux sages de la terre qu'il appartient de » faire des lois , et tous les peuples doivent s'em-

» presser de leur obéir Ile fortunée de Cey-

» lan ! Tu étois digne de la félicité qui a régné » dans ton sein , car tu assujettissois ton souve- 3i rain à l'observation de la loi , et tu le cou- rt) Révolution de VAménque.

(6) Il faut donc sur la terre une divinité , une puissance. On nous apprend seulement que les pldlosophes seuls doi- vent régner.

(c) Cependant il faudra choisir entre les philosophes, A-insi , il est sous-entendu que le royaume sera électif.


( '^7 ) »' (lanmois à la mort comme le plus obscur des

> réfiaclaires, s'il osoit la violer Peuples, ne

» eoiinoîtrez-voiis jamais vos prérogatives? Et ^) cet usage si ancien, si véuérablc, ne devroit- » il pas subsister dans toutes les coulrées de la )) terre ? Songez donc que c'est - là la base » de tout gouvernement où Ton ne veut pas » abrutir et dégrader les hommes , et que la » loi n'est rien , si ce n'est pas un glaive qui se » promène indistinctement sur toutes les tètes , » et qui abat tout ce qui s'élève au-dessus du » plan horizontal sur lequel il sèment (a).

» Faut-il que les sages de la terre aient si long- » temps différé de faire retentir le cri de la vé- » rite , et que de lâches ménagemens leur aient

» ôté le coiu'age d'éclairer leurs frères Levez-

» vous donc, philosophes de toutes les nations... » Révélez tous les mystères qui tiennent l'Uni- » vers à la chaîne {p) ».

LE BARO^^

Voilà parler en digne philosophe.

d'alembert.

Mais il faut avoir la courageuse hardiesse de publier hautement ces grandes vérités.

(a) Histoire philosophique et politique de rétablisse- ment des Européens dans les deux Indes.

[i) Histoire philosophique et politique , etc.


( ï58 )


l'abbé raynal.


Elles seront publiées.

LE BARON.

« Apprenez à tous les peuples que le gouver- » nement n'emprunte son pouvoir que de la so- )) ciété, et que n'étant établi que pour son bien , » il est évident qu'elle peut révoquer ce pouvoir » quand son intérêt l'exige , changer la forme » du gouvernement, étendre ou limiter le pou- » voir qu'elle confie à ses chefs , sur lesquels elle » conserve toujours une autorité suprême (a). »

DIDEROT.

Et comme le dit très-bien l'auteur du Sj sterne social : « Dévouez surtout à l'exécration de toute » la terre ces frénétiques qui vont verser leui* » sang aux ordres de celui qui , pour de vils in- » téréts, conduit ses citoyens au carnage. Il est « beau, disent-ils, de mourir pour la patrie! Mais » est-il rien de plus bas , de plus lâche , de plus » déshonorant que de s'immoler à la vanité » méprisable d'un tyran inhumain! Est-il rien » de plus abject que de lui servir de marche-pied « pour atteindre au pouvoir dont il ne peut » qu'abuser. »

(a) Système de la Nature . du baron d'Holbach.


( i59 )


d*alembi:kt.


Ceci me rappelle ce beau passage de Micrormî- f^as . {il) a Ce qu'il faut punir ce sont les princes , > ees barbares sédenlaires qui, du fond de leur )) cabinet, ordoiuient, dans le temps de leur di- » gestion, le massacre d'un million d'hommes, » et qui ensuite en font remercier Dieu solen- " nellement. »

l'abbé gagliani.

Et cet admirable morceau du Prophète philo- sophe :

a Vous donc qui vous faites insolemment » adorer du haut de ces trônes qui n'en impo- ^> sent qu'à l'ignorance , fléaux du genre hu- » main , illustres tyrans de vos semblables , » hommes qui n'en avez que le titre ; rois , prin- " ces, monarques, empereurs, chefs, souve- » rains; vous tous enfin qui, en vous élevant » au-dessus de vos semblables , avez perdu les » idées d'égalité , d'équité , de sociabilité , de » vérité , je vous assigne au tribunal de la rai- » son , écoutez : Si ce globe malheureux a été » votre proie , ce n'est point à la sagesse de vos » prédécesseurs, ni aux vertus des premiers hu- )» mains que vous en êtes redevables ; c'est à la

f«i De Voltaire.


( i6o ) » stupidité , à la crainte , à la barbarie , à la su- » perstition; voilà vos titres!.... Mais ne vous »> prévalez pas de la longue impunité de vos » crimes , ni du profond silence où vous avez » réduit toutes les victimes de votre intolérable

» orgueil Tant de milliers d'hommes dépouil-

» lés de tout par votre dureté, enhardis par le » sentiment de la liberté , encouragés par le vrai » droit naturel , dont la philosophie leur expli- » quera les immuables principes, oseront enfin » un jour réclamer hautement leurs droits (a),,. » Ils ont des bras ; s'ils ne peuvent s'en servir à » cultiver une portion de terre , en pro- » priété, qu'ils s'en servent à purger cette même « terre des monstres qui la dévorent. Que ris- » quent-ils ? de mourir ? Eh bien , il vaut mieux » mourir que de servir de trophée à des hom- » mes stupéfiés d'orgueil et pétris de vices (p).

l'abbé raynal.

î» Les hommes ont banni la Divinité d'entre » eux : ils l'ont reléguée dans un sanctuaire : les » murs d'un temple bornent sa vue , elle n'existe a point au-delà ; insensés que vous êtes , détrui- » sez ces enceintes qui rétrécissent vos idées î

(«) Les Jacobins , comme on sait, ont fait cette réclamation. [b] Le Prophète philosophe.


( >^" )

>' l'Jar^nssez Dieu , voyez-le |)ait(iut où il est, ou » dites qu'il n'est point (a). Malheureuse France, j> tous les sages qui vivent dans ton sein loni » gloire de te renier pour leur patrie ; ce n'est » plus sous le nom que tu portes, que tu pour- » ras de nouveau te rendre célèbre ; tu es aujour- » d'iiui la plus avilie des nations et le mépris » de ri'urope , nulle crise salutaire ne te rendra » la liberté , et c'est par la consomption que tu » périras (^j. »

d'alembert.

Courage , courage , voilà de la véritable phi- losophie ! J'espère que nous retrouverons toute cette énergie dans V Histoire philosophique des

Indes.

l'abbé raynal.

. N'en doutez pas : tous les préjugés y seront pulvérisés.

{a) Pensées philosophiques. « Voilà (dit l'auteur d'excel- » lentes Lettres critiques) un moyen singulier pour former w les hommes à vivre en présence de Dieu ! Quoi î parce w qu'on élève des temples pour s'y réunir, s'y édifier, y offrir » un culte public , on pensera que Dieu n'existe point au- wdelà?» ]\îais qui pense cela? Ce n'est assurément pas un chrétien qui prie dans sa maison, ainsi quà l'église, et qui sait que Dieu le voit et le juge dans tous les momens de sa vie.

{Jj) De l'homme j de ses facultés et de son éducation.

II


( l62 )

d'^lembebt.

ïl faut vous attendre aux déclamations absurdes des cuistres et des polissons , mais nous soutien- drons vigoureusement TouATage ; soyez siir qu'il aura un prodigieux succès.

l'abbé BAYNA.L.

Vous en partagerez la gloire, car vous y recon- noîtrez, Messieurs, une grande quantité de pages de votre propre composition ; je vous ai promis de les y insérer toutes, et je tiendrai parole....

LE BARON.

Paix, on vient : je n'attends ce soir que le che- valier de Chastelux. Ah ! çà, Messieurs, modérons un peu notre ardeur philosophique ; un homme de la Cour est toujours un profane.

d'alemeeht.

Alors même qu'il se croit philosophe.

DIDEROT.

Servons-nous des philosophes de Versailles, mais gardons-nous de leur accorder une entière confiance.

HELVÉTIUS.

L'homme qui vise slu cordon bleu et qui marche sur un talon rouge y n'est jamais qu'un fat ou qu'un esclave mitigé.


( >fi3 )

LK BAROiV. Chut ! le voici. ( On annonce le chovaliircl«;njasteluxj d'at-FIMBERT , se levant et allant à lui les bras ouverts. Ah! l'illustre auteur de la Félicité publiqucl

II-: UAHON.

Et (le la particulière , lorsqu'il vient ici.

d'alembert. Oui, certes de la noire.

LE CHEVALIER DE CHASTELUX.

La mienne sera toujours d'obtenir de tels suf- frages, je n'ose dire de les mériter. .

LE BARON.

Votre livre est admirable.

HELVÉTIUS.

Rempli de vues profondes.

DIDEROT.

Et d'aperçus pleins de finesse.

d'alembert.

Le morceau sur les Lacédémoniens est d'un véritable penseur.

l'abbé morellet.

Vous avez anéanti, avec autant d'esprit que d'é- loquence, la réputation usurpée de ces farouches républicains.

II..


( 164)

l'abbé GAGLIA-TÎ!.

Sans doute, leur vertu gigantesque étoit hors de la nature; mais j'ai entendu des dévots triom- pher du mal que vous en dites.

LE CIIEVALIEB.

Je ne m'attendois pas à ce genre de succès.

DIDEROT.

Il n'en est que plus glorieux de l'avoir obtenu. d'alembert.

Vous avez fait comme M. Jourdain, de la prose sans le savoir.

LE chevalier.

Et même <r//V/>2e, puisqu'elle est religieuse; mais expliquez-moi donc cette énigme.

l'abbé GAGLIAiyi.

Les dévots en concluent que la vertu la plus renommée du paganisme étoit fausse, et que l'E- vangile seul a donné l'idée et fixé les principes de la véritable.

LE BAROîf.

Laissons cette discussion et bornons-nous à dire une vérité que personne n'osera contester; c'est que le livre en général est très-philosophi- que.


( i65 ) d'alembfrt.

Parfaitement écrit , et qu'il fera époque dans la littérature.

LE BARON.

Pourquoi donc, chevalier, n êtes -vous pas venu dîner?

LE CHEVALIER.

En ma nouvelle qualité Ac: flatteur des dévots, j'ai été forcé d'assister à un sermon prêché de- vant le Roi.

d'alembert. Le Roi feroit beaucoup mieux de profiter des nôtres.

le chevalier. Pour que la vérité soit admise à la Cour, il lui faut une autorité plus qu'humaine.

HELVÉTIUS.

Il est vrai que pour les princes l'autorité de la raison n'est qu'une bagatelle.

LE CHEVALIER.

Rendons justice aux prédicateurs, et corrv^e- nons que les prêtres ont un noble langage dans les chaires des chapelles royales , et même sans avoir les talens des Bossuet , des Bourdaloue , des Massillon.


( i66)

d'alembert.

Nous ne voyons pas que ces discours soient fort utiles (i).

LE CHEVALIER.

Ils le sont toujours jusqu'à un certain point , et nous ne savons pas ce que les rois seroient et f croient, s'ils ne les entendoient jamais.

DIDEROT.

Ils ne deviendroient certainement ni cagots, ni persécuteurs.

LE CHEVALIER.

Oui, avec des ministres philosophes; mais où les trouver ?

d'alembert. En vous nommant.

LE CHEVALIER.

C'est ce qu'on ne fera sûrement pas.

d'alembert. Tant pis pour l'État et pour les lettres.

HELVÉTIUS regardant à sa montre. Comme on s'oublie dans de tels entretiens ! je me sauve , car j'ai déjà manqué deux rendez- vous.

LE BARON.

Le troisième est donc bien intéressant ?


( '67 )

IIELVÉTIUS.

Jugez-en, puisque j'ai le courage de vous (iiiiltcr. (Il sort.)

LE BARON.

M. le chevalier , avez-vous lu son ouvrage ? le livre de l'Esprit,

LE CHEVALIER.

Assurément, et ses ennemis mêmes convien- nent que Fauteur étoit plein de son sujets mais les critiques n'en sont pas moins sévères.

l'abbé gaglïani.

Il est certain que le censeur a perdu sa place pour avoir approuvé l'ouvrage.

DIDEROT.

Quel infâme et sot despotisme (2) !

LE CHEVALIER.

Vous savez que ce censeur étoit un commis des affaires étrangères, et Ton a fait là- dessus un couplet qui est assez plaisant et que voici :

Admirez cet écrivain-là , Qui de l'Esprit intitula Un livre qui n'est que matière , Laire , là , etc.


( i68 )

Le censeur qui l'examina , Par habitude imagina Que c'étoit affaire étrangère , Laire, là, etc (3).

d'alembert. Le fonds de l'ouvrage est excellent.

LE CHEVALIER.

Mais il scandalise iQsfoibles et toutes les dames sentimentales , et si ce n'est pas un grand mal c'est du moins une petite maladresse. Que pen- sez-vous, Messieurs, de la réponse de J.-J. Rous- seau au mandement de M. l'archevêque? Les gens du monde ne la trouvent pas de bon goût : ils pensent qu'elle n'a pas le ton qu'on doit avoir lorsqu'on répond à un vieillard aussi respectable par son état , son rang et ses vertus (4).

d'alembert à part à Diderot. Respectable; ce monstre mîtrél (a).,. L'entre- tien n'est plus supportable. { il se lève, tous les autres en font autant. )

{à) C'est ainsi que d'Alembert désignoit le vertueux et saint archevêque de Paris, M. de Beaumont! Dans toutes ses conversations intimes^ et dans toutes ses lettres au roi de Prusse, il l'appeloit constamment ce monstre mttré. On n'a jamais poussé plus loin l'insolence de la plus extravagante calomnie.


( '«<) )

DIDI IlOT.

ISous reprendrons cette conversation jeudi , M. le baron, c'est aujourd'hui votre jour de loge; il est près de six heures, il y auroit de l'indiscré- tion à vous retenir plus long-tennps.

LK BARON.

Il ne licndroit qu'à vous de me faire oublier rOpéra.

LE CHEVALIER.

Puisque M. Diderot a eu la générosité de vous le rappeler, nous devons prendre congé de vous.

LE BARON.

Ainsi, nous allons donc sortir ensemble.


( -70)


NOTES

DU CHAPITRE VII.


(i) Un philoso] ')he (Montesquieu) a dit que, sans la Religion, une grande part ie de ceux qui gouvernent , princes , rois , souverains, devi. endroient des tigres , a>, lis que la Religion les enchaîne et leur coupe les griffes. On peut dire aussi que les sermons prêcl lés dans les Cours n'y peuvent jamais être inutiles , et qu'ils ont souvent produit des ejffets admirables. On ne sauroit trop louer la hardiesse évangélique , à la fois courageuse et ïnodeste, avec laquelle les prédicateurs ont osé détailler a^ox rois , aux princes et aux ministres , les de- voirs sacrés de ces places éminentes ; ils étoient écoutés avec respect, avec fruit , parce que leurs exhortations étoient fon- dées sur une autorité divine , et qu'il ne s'y mêloit ni per- sonnalités ,^ ni sentimens séditieux. Ils n ont point craint de prêcher avec la plus grande force contre la guerre et les conquêtes , et même sous un roi conquérant (sous Louis XIV) j ils n'ont point eu la lâcheté (comme tous les philosophes modernes) de n'oser parler contre le duel et le jeu. Ce n'est que dnns leurs sermons et dans leurs écrits que se trouve la Téritable morale , c'est-à-dire la morale toujours pure, su- blime 5 parfaite, parce qu'ils l'ont puisée dans l'Évangile; il


( '7' )

y a m^me parmi eux une; foule d'.iutiMirs pru connus, qui nu rifcroicril do riHro sous le rapp(ut du talrnt , et dont I<s p)iilosophcs ont ctouflc la réputation ou ridiculisé les noms estimables, que l'on ne craindra pas de citer ici : Cauchat , Nonottej Fclery Nourt , Berthier ^ \e ^kre Alcdaille , etc.

Nous terminerons cette note en rappelant un exemple bien frappant de l'utilité des sermons, et tout ce morceau sera tiré de l'excellent Cours de Littérature de M. de La Haipe. Nous ne pouvons mieux faire que de le copier littéralement.

<« L'abbé de Besplas avoit été long-temps chargé du rai- » nistère douloureux d'exhorter à la mort ces malheureuses w victimes des lois , qui ne sont pas toujours celles de la jus- -» tice. Il avoit entendu parler la conscience , qui ne trompe » guère à la vue de l'échafaud , et avoit été à portée d'ob- » server les méprises funestes , suite d'une procédure vicieuse. » Il étoit descendu souvent dans l'horreur des cachots; elle X» avoit passé tout entière dans son âme honnête et sensible, i> et, oppressé de ce poids affreux, il n' avoit pu s'en soulager » qu'en promettant au Ciel et à son cœur de révéler des vé- » rites effrayantes à la bonté reconnue d'un jeune roi, qui » dès-lors ne demandoit qu'à connoître le bien pour l'exé- M cuter. L'occasion se présenta; et, nommé pour prêcher de- » vant le monarque , il s'acquitta de son vœu de la manière «que vous allez entendre.

«Pardonnez, Sire, la confiance et le poids de notre mi- » nistère; notre cœur déchiré nous force à vous révéler ici » le plus grand sujet de notre tristesse : on n'offense pas votre » clémence quand on met votre cœur magnanime sur la route » des bienfaits et de la vérité. Pauvres infortunés ! que ma » bouche n'a-t-elle l'éloquence de Chrysostôme pour défen- » dre vos droits! Si le trait qui perce notre âme arrive à celle » de ce grand prince, quel soulagement à notre douleur ! Oui ,


( «7^ )

«Sire, l'état des cachots de votre royaume arracheroit, des » larmes aux plus insensibles qui les visiteroient; un lieu de » sûreté ne peut, sans une énorme injustice, devenir un sé- » jour de désespoir ; vos magistrats s'efforcent d'y adoucir » l'état des malheureux; mais, privés des secours nécessaires » pour la réparation de ces antres infects^, ils n'ont qu'un » morne silence à opposer aux plaintes des infortunés. Oui, » j'en ai vu, Sire (et mon zèle me force, comme saint Paul, à X honorer mon ministère) , oui j'en ai vu qui, couverts d'une » lèpre universelle , par l'infection de ces repaires hideux , » bénissoient mille fois dans nos bras le moment fortuné où » ils alloient subir le supplice. Grand Dieu! sous un bon » prince, des sujets qui envient l'échafaud! Jour immortel, » soyez béni; j'ai acquitté le vœu de mon cœur, de déchar- » ger le poids d'une si grande douleur dans le sein du meil- » leur des monarques ! — Et soit bénie aussi la charité évan- » gélique et à la fois patriotique de cet apôtre de l'humanité! « C'est l'humanité , en effet , c'est la Religion , qui n'est que « l'humanité élevée jusqu'à Dieu , qui lui inspira le beau mou- » vement qui termine ce beau morceau. C'est ainsi qu'avec » un bon cœur et de la piété on ne peut manquer d'être élo- » quent , et que l'on est sûr d'émouvoir quand on est puis- » samment ému. Le Roi le fut autant qu'il est possible de l'être; » l'impression qu'il éprouvoit fut marquée et devint géné- » raie : il s'écria , dès qu'il lui fut permis de parler après l'o- » rateur, qu'il avoit toujours ignoré ces abominations ; que » son intention n'étoit pas que ses sujets, même les plus cou- » pables , fussent traités avec tant d'inhumanité ; et ce ne fut » pas le mouvement passager d'une pitié stérile : des ordres » furent donnés sur-le-champ au grand aumônier de France, » de remédier à cet horrible abus ; une commission fut éta- i) blie pour veiller, sous ses ordres, à l'inspection et à la ré-


( '73 )

♦^ paralion des prisons publiqui-s; des cachots furent comblés; »* d'autres furent au moins rendus supportables."

Voilà, et la vraie j)hilosophie même en convicndn)il , v<nla un discours utile; et tant (i'autres de ce genre l'ont été! Ceux de tous les pères de rÉ^»lisc, ceux de saint François de Sa- les , ceux de saint Vincent de Paul , ceux de tous nos fjrands orateurs chrétiens, vvux d'une multitude de missionnaires anciens <'t modernes, etc., etc.

(a) A propos de la liberté indéfinie de la presse, nous ne nous permettrons point de détailler ici nos propres opi- nions, celles d'une femme n'ont aucun poids en politique; mais nous allons transcrire sur ce sujet un passage remar- quable tiré du Cours de Littcrature de M. de La Harpe ; le voici fidèlement copié :

«On sait que les médians aiment à faire la guerre dans la »nult; mais l'autorité doit la faire au grand jour. Elle ne » sauroit leur ôter la volonté de nuire ; il faut donc leur en ôter "les moyens, et c'est pour cela même qu'elle a de son côté « tous ceux de la loi; si elle néglige d'en faire usage, elle sera ') toujours méprisée , même de ceux qu'elle aura épargnés ; si » elle s'en sert avec vigueur, elle sera toujours applaudie de »> tous les bons citoyens , et obtiendra des mauvais la seule » chose quelle en doive attendre , la crainte et la haine, qui «l'honorent par leurs motifs, et qui rassurent tout l'État, » en attestant l'impuissance de ses ennemis.

») Quant aux intérêts mercantiles de la librairie, peuvent- )^ ils jamais entrer en comparaison avec ceux de l'Etat , tous » évidemment exposés par une licence impunie qui en sape "Continuellement les premières bases? La librairie n'est-elle » pas tombée avec le reste , quand les mauvais livres qu'elle

avoit multipliés eurent tout renversé? Est-il permis, pour » favoriser le commerce, d'autoriser la vente des poisons? De


( '74 )

• plus, qn*étoit-ce que cet intérêt de commerce? Celui de )> rendre aux presses françaises ce qu'on ôtoit aux presses étran- )) gères , ou d'en regagner une partie par l'introduction et le » débit des livres imprimés ailleurs. Comment un si mince » calcul a-t-il pu séduire le ministre d'un royaiune tel que la » France , et nommément un homme si respectable par son » courage et son infortune , Malesherbes ? Ce fut pourtant le » prétexte politique de cette tolérance si peu politique , et » qui ne prouvoit que ce qui a été dit ci-dessus de ce fu- » neste règne de l'argent. L'argent peut servir à tout, comme M moyen ; mais s'il est avant tout, comme principe, il détruira M tout et ne réparera rien. Pourquoi le trafic des mauvais » livres étoit-il si lucratif? Parce qu'ils étoient à la fois pro- >; hibés et soufferts , et par conséquent mieux vendus. Qu'ils » eussent été absolument écartés par une vigilance sévère et » des exemples de rigueur, ce qui étoit aussi aisé en France » que dans les États de la maison d'Autriche ; que Males- » herbes eût pensé comme Van-Swieten , bientôt le débit des « bons ouvrages eût gagné ce que celui des mauvais eût }> perdu , par cette pente naturelle qui pousse l'activité com- i> merçante d'un côté, quand elle est repoussée d'un autre.

» A l'égard des gens de lettres , le talent , qui est un don de la » nature , n'a de prix réel que par l'usage qu'on en fait : digne » de récompense et d'honneurs , si l'usage est bon ; il ne mé- » rite que flétrissure et punition , si l'usage est mauvais.

M Ce n'est alors qu'un ennemi d'autant plus à craindre, )' qu'il est mieux armé; du reste, jamais il ne sera ni cruel, « ni odieiLs de dire à un homme de talent , quel qu'il soit : j> sortez d'un pays dont vous haïssez les lois, et n'y rentrez ja- » mais. Que de maux on auroit prévenus, si l'on avoit su » parler ainsi 1

(3j M. Helvétius n'est point l'inventeur du mauvais sys-


( «75 )

tèmc qui formo le fonds de son livre intitul/^ de [Esprit. Ou tronv»' iv\U' idée dans plusieurs vieux ouvrages, et, «.'iiire autiTs , dans quelques niuxinies d<; Laroehefouc auhl , et <lans mu- odf de LaMothc, adressée à M. de Urulart, évoque do Soissons. En voiei quelques vers :

Mortels, nous n(»us aiiuon.s nous-mêmes , Et nous n'aimons rirn que pour nous. De quelfjue vertu qu'on se pique , Ce n'est qu'un voile chimérique Dont l'amour-propre noua sëdoit ; etc. Que nos amis , que nos maîtresses , Objets apparens de nos vœux , Ne pensent pas que nos tendresses Et que nos vrais soins soient pour eux ; Nos plaisirs fout notre constance. Pourquoi de leur reconnoissance , Exigeons-nous l'injuste honneur ? Que doivent- ils à notre ivresse? Leur bonheur ne nous intéresse Qu'autant qu'il est notre bonheur.

Après ces mauvais vers qui contiennent towt le fonds du livre de V Esprit^ il explique religieusement ce pitoyable sys- tème (a).

Toi qui dsis aux vertus fardées Livrer des combats assidus, Docte Biodart, dans ces idées , Ne crois pas les saints confondus ; Je connois la source étemelle D'où coule la vertu réelle ,

\a) Si bien combattu dans le Cours de Littérature de M. de L:i Harpe.^


( 176)

Et j'en respecte en toi Teffet ; Mais j'ai peint de notre ànie impure Ce qu'elle tient de la nature Et non ce que la grâce en fait.

(4) Voici un portrait de J.-J. Rousseau, tracé par M. de Maistre (a).

« J.-J. Rousseau est l'un des plus dangereux sophistes de son » siècle ; et cependant il est en même temps le plus dépourvu » de véritable science , de sagacité, et surtout de profondeur, « avec une profondeur apparente qui est toute dans les mots.

w Le mérite du style ne doit pas être accordé à Rousseau » sans restriction. Il faut remarquer qu'il écrit très-mal la « langue philosophique, qu'il ne définit rien, qu'il emploie » mal les termes abstraits , qu'il les prend tantôt dans un j> sens poétique , et tantôt dans le sens des conversations. ); Quant à son mérite intrinsèque, La Harpe a dit le mot : a tout, Jusqu'à la vérité , t?x>mpe dans ses écrits, »

M. de Maistre pouvoit ajouter que Rousseau, qui a écrit beaucoup de pages très-éloquentes , est souvent emphatique , puéril et incorrect : on trouve dans ses écrits un grand nombre de fautes de langage et des phrases du plus mauvais goût.

(a) Soirées de Saint-Pétersbourg, tom. I*'^ . ' .Xotes du second entre^ tien. )


( '77


CHAPITRE VIII.

Entretien du Baron et du Marquis de*


LE BARON.

Ah ! vous voilà donc enfin! je vous revois au bout d'un mois , et vous m'aviez promis de re- venir le lendemain !

LE MA.RQUIS.

Songez donc à la juste exigence d'une mère, d'une sœur, et d'une famille entière, après une absence de cinq ans.

LE BARON.

Et puis Versailles, et puis la société, et puis...

LE MARQUIS.

D'ailleurs, j'ai voulu me mettre au courant de tout ce que j'ignorois.

LE BARON.

Je suis sûr que les gens que vous voyez d'ha-

12


( ^7« ) bitude , vous ont dit bien du mal des encyclo- pédistes et des philosophes.

LE MARQUIS.

Je VOUS ai promis, mon cher baron , de vous écouter avec calme , ainsi je ne porterai de ju • gemens positifs qu'après vous avoir entendu.

LE BARON.

Yoilà parler en homme sage.

LE MARQUIS.

Kxpliquons-nous franchement : vous avez en- vie , n'est-il pas vrai , de faire de moi un philo- sophe ?

LE BARON.

Oui , parce que vous êtes digne de le devenir.

LE MARQUIS.

Je VOUS déclare que vous n'en viendrez pas à bout avec des complimens ; il me faut des dé- finitions. Qu'est-ce qu'un philosophe?

LE BARON.

C'est un homme sans préjugés.

LE MARQUIS.

Si je vous demandois ce que c'est qu'un homme sans préjugés , vous me répondriez que c'est un philosophe; ces définitions là ne sont pas


( '79 ) fort instructives ; (ictaillez-moi les ruialilés ([ui constituent un vrai philosoplie.

LE BAROX.

Mais.... un vrai philosophe.... est un ami de la sagesse.... comme l'exprime le mot; c'est un homme qui ne pense point comme le vulgaire.

LE MARQUIS.

Un ami de la sagesse a des mœurs austères, maîtrise ses passions , et je sais que dans tous les livres de philosophie moderne les passions sont déifiées. J'entends 3Lppe\er philosophes une mul- titude de personnes qui n'ont entre elles aucune conformité de principes, de conduite, d'opinions. Je vois qu'on accorde indistinctement ce titre à l'athée, au déiste , au misanthrope, à l'homme du monde et même à celui quibrave toutes les bien- séances et qui montre le plus audacieux mépris pour les mœurs; ainsi je vois évidemment que la sagesse et les qualités de l'âme n'ont rien de commun avec votre philosophie ; la diversité d'opinions des philosophes me prouve encore que , 3'ds cherchent la vérité , ils ne sont pas à cet égard plus avancés que le commun des hommes; et j'en conclus que les préjugés et l'i- gnorance peuvent seuls inspirer l'estime de la philosophie , puisqu'elle n'a pour base ni la vertu, ni la vérité. Cependant, cherchant toujours quelle

12..


( i«o ) peut être sa marque caractéristique, j'ai cru un moment que cette qualité distinctive consistoit dans l'élude des sciences en géne'ral^ car on ap- pelle philosojjhes des gens uniquement connus par leurs travaux en ce genre , des chimistes , des géomètres, des physiciens, des astronomes, des antiquaires, etc. , mais j 'ai bientôt reconnu mon erreur en réfléchissant que certains poètes et cer- tains beaux esprits très-superficiels et très-igno- rans , sont universellement appelés philosophes. Qu'est-ce donc que la philosophie , qu'est-ce qui la constitue, qu'est-ce qui la distingue? Ce n'est ni la sagesse, ni la vertu, ni un genre de vie par- ticulier, tel par exemple que celui de la soli- tude, ni la science, ni les talens. Qu'est-ce donc? Si vous voulez que je l'estime, donnez-m'en donc une idée précise, et surtout ne répétez pas qu'un philosophe est un homme sans préjugés , car vous serez forcé de convenir que même im très- grand philosophe peut adopter ou créer des systèmes extravagans , et se livrer aux plus monstrueux préjugés. Sénèque et Pline étoient de fameux philosophes , et croyoient aux songes et aux pré- sages; Julien l'apostat, votre philosophe par excellence , fut avili par les plus abominables su- perstitions.

LE BAROr<^.

Et bien un philosophe.... C'est un moraliste^


( lis. )

c esl lin lioininc (|iii |)iijt se rondiiiro m.il, mais ({ui donne de bons préceptes de (Conduire

r,i: M \ HO ri s.

Tousceu\ (jue, dans les temps modi'rnes, noiis appelez philosophes , ne sont nnllemoiil de;» fnonilistcs. Le philosophe Spinosa , le philosophe llobbes , le philosophe Bayle, et tous les j)hilo- sopLes leurs pailisans , nous ont laissé et nous donnent chaque jour d'exécrables piéceulcs ([ui tendent à bouleverser et à détruire touj^ les prin- cipes de la morale; d'ailleurs , s'il éloit vrai qu'un philosophe fût un moraUstc ^ tous nos grands prédicateurs seroient donc mis au rang des phi- losophes, et j'entends répéter au contraire que Bossuet , Fénélon, Bourdaloue , Massillon , etc., n'étoient point philosophes , j'en suis fâché pour la philosophie ; car elle seroit respectable à tous les yeux , si elle offroit dans quelques-uns de ses disciples, cette admirable réunion de talens su- périeurs et de vertus sublimes ; et j'oserai dire que le titre qu'on a refusé à de tels hommes , ne sauroit être un titre honorable.

Enfin , mes lectures m'ont fait connoîlre qu'iui homme déshonoré, comme le fameux Bacon («),

[à) François Bacon de Vérulam, mort en 1626. Il fut chancelier en A.ngleterre , et accusé de malversation , con- damné à une amende, privé de toutes ses charges, etc.


( 1^2 ■;

peut conserver le titre de philosophe ; que la sot- tise , rigiiorance , la méchanceté , la dépravation des mœurs peuvent s'allier et s'accordent en effet tous les jours avec la philosophie.

LE BARON.

Voilà des objections très-spécieuses , mais je ne suis point embarrassé d'y répondre.

LE MARQUIS.

Avant tout; répondez à ma première (juestion. Qu'est-ce qui constitue un philosophe ?

LE BARON.

Il faut reprendre les choses de plus haut et d'abord vous expliquer....

LE MARQUIS.

Mon cher baron , vous allez divaguer ; moi je serai plus franc , et je vais vous dire ce qui ca- ractérise un philosophe dans votre opinion ; c'est l'impiété et l'esprit séditieux : il faut afficher l'ir- réligion , nier hautement la révélation et les peines éternelles : on n'exige de l'incrédulité que sur ce seul point , car d'ailleurs il est permis aux philosophes modernes d'ajouter foi à toutes les extravagances produites par la charlatanerie ; un philosophe doit rejeter les prophéties et les miracles de l'Évangile, mais il est le maître de croire aw^l prédictions des somnambules^ et de ne


( i8?> )

pas rc'voquer vu tloute les prodij^cs <j|)( r^s |»ai les charlataneries les j)lus grossières et les j)liis extravagantes du magnétisme et des autres folies de ce genre. Enfin , lorsqu'on joint k la haine des prêtres, celle des rois , on est philosophe.

LR BARON.

Voilà de l'exagération.

LE MARQUIS.

Votre ami Diderot n'a-t-il pas dit qu'il vou- droit voir étrangler le dernier des rois avec les hoyauoc du dernier des prî'tres ? Tous vos philo- sophes n'ont-ils pas dit et répété mille fois que c'est la philosophie seule qui doit régner ? Pou- vez-vous nier que les philosophes les plus re- nommés exhortent les peuples de toutes les na- tions à détruire les temples et le culte , à détrô- ner les rois, les souverains, et à ne souffrir au- cune autorité, excepté celle àes philosophes? Zq demande à toute personne impartiale, si ce fana- tisme horrible n'est pas mille fois plus dange- reux que le fanatisme inspiré par la Religion ? Le faiiatisme philosophique n'est que le résultat des opinions extravagantes et licencieuses , ré- pandues dans les ouvrages les plus modérés des prétendus philosophes modernes, tandis que le fanatisme religieux , loin d'être une conséquence ou même une exagération des principes du chris-


( j84) tianisme , offre la plus complète et la plus frap- pante opposition avec les maximes de l'Évangile. Le fanatisme philosophique est , si l'on veut, un abus de la philosophie ; le fanatisme religieux, ne peut être un abus de la Religion ; les plus no- bles sentimens du cœur humain n'ont produit que trop souvent des égaremens et des crimes^ parce que tout excès est essentiellement vicieux ; mais l'excès de la véritable piété ne sauroit le devenir; l'excès de Vhumilité^ de la -patience, du désintéressement y de la charité^ l'abnégation de soi-même, le dégoût de tous les biens péris- sables ne produiront jamais des révoltes, des meurtres et des parricides. L'Évangile prescrit, non les vertus brillantes qui peuvent dégénérer en vices , mais les vertus douces et bienfaisantes, que l'excès même rend plus touchantes et plus sublimes. Si des furieux ou des insensés com- mettoient des violences positivement défendues par des lois claires et précises, et que, pour en- traîner la multitude, ils prétendissent obéir aux lois qui les condamnent formellement, faudroit- il crier au peuple séduit : Abolissez vos lois, cessez de respecter le législateur, n'écoutez et ne croyez que nous qui vous défendons ces violences ? Ne seroit-il pas plus juste et plus utile de dire : On vous trompe, consultez vos lois ; elles vous pres- crivent l'humanité , la patience , la soumission ,


( '«5 ) la ficK'litc pour vos maîtres (a) ; elles vous mtci- (liseiil le zèle persécuteur et la vengeance; et de plus, des chrétiens, parlant au nom de la Reli- gion, peuvent ajouter: Si, de notre; ])ropre auto- rité, nous vous exhortions à la douceur, à Tin- dulgence, vous pourriez dédaigner nos repré- sentations; nous ne sommes que des hommes sujets, comme vous, à Terreur; mais vous de- vez croii^e le divin législateur que vous révérez depuis si long-temps; instruisez-vous donc de ses lois, et vous connoîtrez que, loin de les suivre, vous les violez toutes.

Il est certain que le fanatique religieux n'est qu'un insensé qui agit en aveugle , sans avoir l'idée la plus superficielle de la Religion qu'il croit défendre, ou bien un hypocrite qui fait d'un nom sacré le prétexte de ses fureurs. Vous pouvez avec l'Evangile éclairer l'un et confondre l'autre. Mais avec quel livre de philosophie mo- derne détruirez- vous le fanatisme philosophique, puisque tous ces ouvrages contiennent les opi- nions incendiaires et les principes pernicieux dont ce fanatisme terrible est l'affreux résultat ?


(a) Et dans l'Évangile, sans en excepter ceux-mêmes qui auroient le nialheur d'errer dans la foi , puisque Jésus-Christ a dit , en parlant d'un empereur païen : Rendez à César ce qui appartient à César,


( 1^6 )

Remarquons encore que le fanatisme religieux n'a qu'un objet ou un seul prétexte, la Religion; par conséquent il ne sauroit produire des maux permanens; il ne peut troubler l'État, que dans des temps d'hérésie et de disputes de contro- verse , et même alors la discorde qu'il excite ne se répand point dans l'Lnivers entier ; il n'a ni l'intention, ni le pouvoir redoutable de soulever tous les peuples à la fois. Il n'en est pas ainsi du fanatisme philosophique , qui brave toutes les bienséances , qui offre l'exemple de l'audace la plus effrénée, qui déïiie les auteurs des ouvrages les plus licencieux , qui donne à ces corrupteurs des mœurs publiques les noms augustes de bienfaiteurs du genre humain ! . . . Traiter de pré- jugés la décence et la pudeur, flatter et favoriser toutes les passions , vanter le luxe , insulter les rois, leurs ministres et les magistrats, déclamer contre le gouvernement , proposer aux nations l'abolition totale, et du culte, et des lois, exhor- ter tous les peuples de la terre à la révolte , au parricide, tel est le fanatisme philosophique. Ce n'est là , ni un vice local et passager, ni un mal produit par une cause particulière ; c'est un feu dévorant et destructeur qui peut embraser la terre entière , et qui ne manquera jamais d'ali- ment , tant que les hommes auront du goût pour la volupté et pour l'indépençjance.


( .87 )

LE BARON.

Je VOUS le répète, vous avez des raisonnemcns Irès-spécieux ; mais la simple raison en trouve (le si forts contre ce que vous appelez la Pro- vidence^ la justice divine et la vertu, qu'il est impossible d'y répondre.

LE MARQUIS.

Je sais que dans \ Encyclopédie on a rapporté d'horribles maximes d'un ancieri philosophe (a), et que l'éditeur les approuve sans restriction, en- tr*autres celle-ci : qu'// nj a rien en soi de juste ou d* injuste, d^ honnête ou de déshonnête^ etc. {b). Heureusement , comme je crois vous l'avoir déjà dit, que l'on n'anéantit pas la vertu, en soutenant qu'elle n'est qu'une chimère. Point de paix pour le méchant^ a dit la sagesse éternelle; cet oracle, toujours vrai dans tous les siècles, suffiroit seul pour justifier la Providence.

LE BARON.

Cependant un concert général nous montre d'une extrémité de l'Univers à l'autre ,

L'innocence à genoux tendant la gorge au crime [c).

[a) Au mot Aristippe.

[b) La fin de cet article est si infâme , qu'il est impossible de la citer ici.

[c) Vers de Voltaire.


( 188) On diroit que la vertu n'est dans ce mondt^ que pour y souffrir, pour y être martyrisée par le vice effronté et toujours impuni. On ne parle que des succès de l'audace , de la fraude et de la mauvaise foi ; tout se donne à l'intrigue , à la ruse , à la corruption , etc.

LE MARQUIS.

Premièrement pour ceux qui n'ont aucune religion, il n'y a ni fraude, ni mauvaise foi, ni corruption; secondement, il n'est nullement vrai que le vice soit toujours impuni et la vertu toujours malheureuse; il est certain au contraire: « que, dans toutes les professions, dans toutes » les entreprises, dans toutes les affaires, l'avan- » tage, toutes choses égales d'ailleurs, se trouve » toujours du côté de la vertu ; que la santé , le » premier des biens temporels, et sans lequel )> tous les autres ne sont rien, est en partie son » ouvrage ; qu'elle nous comble enfin d'un con~ » tentement intérieur, plus précieux mille foivS » que tous les trésors de l'Univers (a). »

Enfin, par un accord véritablement unanime, on a toujours vu et l'on verra toujours la vertu universellement applaudie avec transport , lors- qu'on sera forcé par des preuves positives de la reconnoître; « ce n'est point assez que Dieu ait

(a) Soirées de Saint-Pétersbourg, tom. I'^, pag. 218^.


( i«0 )

  • at!;i(*lic un hoiilicur incfïahle à l'exercice de

la vertu; ce n'est pas assez qu'il ait promis le plus grand lot sans comparaison dans le par- » lage général des biens de ce monde; ces tètes » folles , do/U le niisonncnic/Lt a banni la raison^ n ne seront point satisfaites; il faudra absolu- » ment cpie leur juste imaginaire soit impas- » sible ; qu'il ne lui arrive aucun mal; que la )i pluie ne le mouille pas; que la nielle s'arrête » respectueusement aux limites de son champ, » et que, s'il oublie par hasard de j)ousser ses » verroux , Dieu soit tenu d'envoyer à sa porte ') un ange avec inie épée flamboyante , de peur » qu'un voleur heureux ne vienne enlever l'or » et les bijoux du juste (a). »

LE BARON.

Comment donc? de la plaisanterie ! cela n'est guère digne de la gravité de votre cause....

LE MARQUIS.

Vous me citez souvent Voltaire; me permet- tez-vous de vous rappeler quelques paroles de Tertullien, rapportées par Pascal?

LE BAROiV.

Fort bien, vous vous comparez à Tertullien et à Pascal; je m'en souviendrai.

(a) Soirées de Saint- Pétershourg , tom. I^*", pag. 241.


( ï9« )

LE MARQUIS.

Cela feroit un fort joli effet dans m\ journal , quoique vous sachiez très-bien que, citer un auteur, ne soit pas se comparer à lui.

LE BARON.

Voyons donc la citation?

LE MARQUIS.

La voici : « Il y a beaucoup de choses qui mé-

» ritent d'être moquées et jouées, parce que

» rien n'est plus dû à la vanité que la risée ; il

» est vrai qu'il faut prendre garde que les rail-

» leries ne soient pas basses et indignes de la

» vérité; mais, à cela près, quand on pourra s'en

» servir , c'est un devoir que d'en user {a). »

LE BARON.

Et avec ces risées, ces plaisanteries, que de- vient la charité chrétienne? Y ousscaiidaLliseriez les dévots austères.

LE MARQUIS.

Point du tout, si j'attaque seulement des écrits et des principes hautement professés.

LE BAROIV.

Mais les dévots ne doivent-ils pas tout souf- frir comme des agneaux ?

la) Lettres, provinciales.


( '9» )

LK MAUQIIIS.

Je sens bien que vous clesirez sincèrement cette |)erfection aux écrivains religieux ; sans doute ils doivent supporter Tinjuslice sans aigreui- et sans ressentiment; néanmoins ils doivent défendre la vérité avec toute la force de leur raison et de leur caractère. Mais nous parlions de la vertu et de la Providence ; encore un mot sur ce sujet. Comme je l'ai déjà dit , « le malheur n'est jamais » extrême avec une espérance ravissante et fon- » dée. Il est donc certain que toute la félicité que » l'on peut goûter sur la terre , est réservée à la » vertu, et c'est une chose si vraie, qu'elle est gé- » néralement reçue. Quoique la vertu soit si sou- » vent opprimée, on confond toujours le bon- » heur avec elle , comme le prouvent ces expres- » sions vulgaires : Il a un heureux naturel, il » est heureusement né , ce qui signifie qu'on a na- '^ turellement des inclinations vertueuses.

» Le stoïcisme n'étoit qu'une charlatanerie et » qu'une pantomime de la vertu ; les stoïciens » nioient la douleur; toute leur force consistoit » à soutenir un orgueilleux mensonge; la véri- » table vertu (celle qui est fondée sur l'Évangile) » peut seule posséder le véritable courage, parce '^ qu'elle a seule un motif aussi raisonnable que >) puissant et sacré.

« La fausse vertu ne fortifie qu'en apparence:


( 192 ) » elle enfle le cœur et le laisse vide; la vertu vé- « ritable pénètre l'âme et la remplit tout en- » tière; elle supplée à tout, tient lieu de tout, » et se suffit à elle-même.

» Le vice ne jouit de rien avec sécurité; la » source des plus nobles espérances est tarie par » lui, et s'il est dépouillé du vain éclat de la for- M tune, il trouve toujours l'ignominie dans l'ad-, » versité {a). »

Enfin , il n'y a point de véritable juste , et lors- qu'un homme « est assez juste pour mériter les » complaisances de son Créateur , qui pourroit » s'étonner que Dieu, attentif sur son propre » ouvrage^ prenne plaisir à le perfectionner? Si » la tendresse ne pardonne rien , c'est pour n'a- » voir plus rien à pardonner. En met tant l'homme » de bien aux prises avec l'infortune, Dieu le » purifie de ses fautes passées, le met en garde » contre les fautes futures, et le mûrit pour le » Ciel. Sans doute , il prend plaisir à le voir » échapper à l'inévitable justice qui l'attendoit y> dans un autre monde. Y a-t-il une plus grande » joie pour l'amour que la résignation qui le » désarme {b).

» Qu'elle est divine , cette morale qui n'a

[a) Etude du Cœur humain , p. 91.

{b) Soirées de Saint-Pétersbourg, tom. Il, pag. 174.


( <0^ ) » (l'austérité ({ue pour- les giaiids de la icire, » que l'orgueil il Us sucées cnivreut , et qui est » si cousolauLe pour le pauvie et pour l'Iufor- » tuué; qui leur parle uu si doux langage; cpii » leur eiiseigue , non à mépriser, mais à ne i)oiut » envier les riches et les heureux ilu siècle , et » qui leur fait des litres de gloire, dans l'éternité, •> du malheur, de la résignation et de l'obéis- » sance ! Sublime aux yeux de l'homme éclairé , »> facile à comprendre pour le vulgaire , toujours ») conséquenle dans tous ses préceptes , répri- » mant l'homme puissant , encourageant le foi- » ble, réprouvant l'oppresseur sans armer l'op- » primé, effrayant les tyrans, et donnant au >i peuple l'esprit de paix et de soumission , j) anéantissant les passions dangereuses en exal- » tant au plus haut degré la pitié , l'humanité, » le courage et tous les sentimens généreux , » répandant avec abondance un baum.e bien- » faisant dans tous les cœurs profondément bles- » ses, telle est la morale évangélique.... [a) »

En un mot , je vois dans tous les événemens, les effets d'une Providence divine. Le vice en général ne peut échapper tôt ou tard à la puni- tion qu'il a méritée, punition toujours équitable, et merveilleusement assortie aux fautes et aux

{a) Etude du Cœur humain, pag. 95.


( '94) crimes. Dieu l'a voulu ainsi ; c'est la leçon morale qu'il donne aux hommes par l'expérience. Que chacun se rappelle avec détail sa vie passée ; il trouvera que toutes ses bonnes actions , ses sa- crifices vertueux ont eu leur récompense ,• que tous ses égaremens ont été punis. Qu'on lise l'histoire ; ces grands exemples y sont présentés d'une manière plus frappante encore. Tel est Tordre des choses ; mais cette loi n'est que gé- nérale , elle n'est point absolue ; et c'est encore ici que brille avec éclat la sagesse divine du su- prême législateur. Il a voulu que dans tous les temps il y eût des exceptions à cette loi , afin de prouver aux hommes de tous les siècles qu'il existe une autre vie, où le criminel impuni dans celle-ci trouvera des châtimens , et l'innocent opprimé des récompenses. Et par un décret de la Providence, digne de toute notre admiration , ces exceptions sont assez fiéquentes pour dé- montrer dans tout leur jour ces importantes vé- rités, et en même temps elles sont trop rares pour pouvoir troubler l'ordre général , et pour détruire ces grands principes si vrais et si salu- taires, que le vice est nuisible autant que mépri- sable , que le seul intérêt personnel devroit en éloigner, et que la vertu est aussi utile qu'elle est belle.


( "JS )

LF BAIIOIV.

Mon ami, je vous ai ciitendu faire de lonj>ues déclamai ions snr ce que vous appelez CiiiloUt- rance philosoplivjuc ; vous conviendrez pourtant que je suis un pliiloso|)lie très-tolérant, puisque je vous écoute avec tant de patience.

LE MA.11QUIS.

C'est que vous avez un projet , celui de me gagner.

LE BARON.

Et bien , vous trouverez constamment dans notre société des avis très-différens , et jamais vous ne verrez entre nous la moindre chose qui puisse ressembler à l'aigreur et à la dis- pute {ci).

LE MARQUIS.

Je le crois bien; vous êtes tous, au fond, de la même secte , sous des noms divers ; les uns sont sceptiques, les autres sont athées ou déistes, et tout cela revient au même. Le déiste ne s'oc- cupe pas plus de la Divinité que s'il nioit son existence ; vous ne voulez ni les uns ni les au- tres qu'il y ait des prêtres, et par conséquent un culte; je vous l'ai déjà dit, pourvu qu'on ne

[a] Voyez Mémoires de Morellet.

i3..


( 196) soit pas chrétien , vous êtes tolérans sans aucun effort.

LE BARON.

Mais celte immortalité de l'âme qui fait le fon- dement de votre doctrine est un dogme nouveau que les Juifs n'ont jamais connu ; il n'en est pas question dans l'Ancien-Testament.

LE MARQUIS.

Qui vous a dit cela ? c'est Voltaire : Malgré vo- tre admiration pour cet auteur , vous devez être néanmoins assuré qu'il n'a jamais écrit une demi- page , même étrangère au christianisme , sans mentir, et avec une impudence qui n'eut jamais d'exemple ; et quant à la Religion, il n'a jamais tracé six lignes sans faire au moins un mensonge. Il y eut parmi les Juifs une secte méprisée (les Saducéens) qui nioit l'immortalité de l'âme , cela seul prouveroit que la croyance contraire exis- toit parmi les Juifs ; mais d'ailleurs mille pas- sages , dans les livres de Moïse , établissent la permanence des âmes et la croyance d'une vie éternelle ; entre autres les apparitions des anges , les défenses d'évoquer les morts {a) , les discours de Jacob sur la perte de Joseph [b). Dans tous

(a) C'étoit UDe des lois de Moïse qu'on enfreignit souvent. {h) Les anciens Hébreux, dit l'auteur des Lettres de quel- ques Juifs j appeloient le séjour des morts le Sheol, et le


É


( '!)7 ) les .iiitrcs livres (le l'Ancien- rest.imenl, rininior- lalité tic Fàinc est aussi clairement reconnue et enseignée. Dès le commencement de la captivité (les Juifs, Danieldéclare que ^ de cette foule de niorls (jUL donnent dutis Iti poussière de la terre ^ les uns se réveilleront pour une vie éternelle et les autres pour un éternel opprobre.

On lit dans les Proverbes : « N'épargnez point » la correction à l'enfant , et vous délivrerez son )) ame de l'enfei*. » (Chap. 23.) Dans rEcclésiaste : « Dieu fera rendre compte eu son jugement de )) toutes les fautes, et de tout le bien et le mal » qu'on aura fait,» (^Chap. 19. et dernier.)

Dans la Sagesse : « Si les justes ont souffert des » tourmens devant les hommes , leur espérance " est pleine de l'immortalité qui leur est pro- » mise. " ( Chap. 3. )

Job frappé de la main du Seigneur s'écrioit : « Je sais que mon Rédempteur est vivant ; que » je ressusciterai de la terre au dernier jour; que » je serai encore revêtu de cette peau ; que je » verrai mon Dieu dans ma chair , et que je le » comtemplerai de mes yeux. »

tombeau le Kaher. Cette seule distinction montre évidem- ment qu'ils croyoient à l'immortalité de l'âme. Voyez sur ce sujet l'instructive et courte dissertation qui se trouve dans le second volume des Lettres de quelques Juifs,


( 19»)

On retrouve ce même dogme aussi formelle- ment énoncé et très-souvent dans les Pseaumes de David , qui sont entre les mains de tout le monde {à). Entre autres dans les passages sui- vans ; David parlant au Seigneur dit : « Qui est » celui qui vous louera dans l'Enfer. » Ps. 6. « Que » les pécheurs soient précipités dans l'Enfer et » toutes les nations qui oublient Dieu. » Ps. 9. « Celui qui aime l'iniquité hait son âme. » Ps. 10.

Après avoir dépeint les vertus du juste, le pro- phète ajoute : a Quiconque pratique ces choses, w ne sera point ébranlé dans toute l'éternité. » Ps. 14.

a Seigneur vous ne laisserez point mon âme » dans l'Enfer. » Ps. 1 5.

« Le Seigneur rachètera les âmes de ses ser- » viteurs. » Ps. 35.

(c Le Seigneur connoît les jours de ceux qui » vivent sans tache, et l'héritage qu'ils possède- » ront sera éternel. » Ps. 36.

{a) J'ai déjà cité dans plusieurs ouvrages ce beau passage : « Où fuirai-je , Seigneur, pour me dérober à votre colère ? Irai- je au Ciel ? vous y régnez. Descendrai-je aux Enfers? vous y étendez votre main vengeresse, etc.» Ce beau passage est imité dans la Phèdre de Racine :

« Où fuir? où me cacher? Dans la nuit infernale? etc. »


( ^99 )

Dans le Psaume 4^ » ie prophète prédit que les pécheurs seront placés dans V Enfer.

ce O Dieu , qui êtes le Dieu de mon cœur et » mon partage pour toute l'éternité. " l\s. 72 , etc. , etc.

LK BA.RON.

J*admire votre mémoire.

LE MARQUIS.

Il est bon d'en avoir avec les auteurs que vous citez, puisqu'ils ne disent pas un mot de vrai.

LE BARON.

Je vous avoue que tout ce déchaînement contre les philosophes me déplaît beaucoup.

LE MARQUIS..

On ne se déchaîne pourtant pas contre Socràte, Platon, Epictète , et tous les fameux philosophes de l'antiquité. On relève un grand nombre d'er- reurs qui déparent leurs ouvrages ( car nulle mo- rale n'a été parfaite avant celle de l'Évangile ) '■> mais on admire ce qu'ils ont de bon , et on les cite sans cesse avec éloge. On ne se déchaîne même pas contre les philosophes modernes qui ont gardé quelques mesures , on ne les réfute qu'a- vec le ton de l'estime....

LE BARON.

Depuis long-temps on atout dit sur la Religion.


( 200 ) LE MARQUIS.

On n'a rien écouté , il faut redire ; d'ailleurs la vérité est comme la nature , elle est inépuisable.

LE BARON.

Je conviens qu'il peut se trouver quelques mauvaises choses dans les livres des philosophes ; il faut les laisser et s'attacher seulement à ce qu'il y a de raisonnable.

LE MARQUIS.

Proposez- vous ce triage aux jeunes gens qui ont des passions impétueuses? Espérez-vous qu'ils mépriseront ce qui favorise, ce qui autorise tous leurs penchans ? D'ailleurs, quand on écrit que les ouvrages que vou s aimez sont dangereux, vous pré- tendez qu'on les /iecAi/e; quand on relève les torts, les bévues, et qu'on se moque justement des so- phismes pernicieux de certains auteurs, vous ap- pelez cela des méchancetés , des c«/o^?z/2/e^ ; quoi- que cependant les gens religieux ne se permet- tent ni personnalités , ni injures grossières. Quels cris ne jetteriez-vous pas, si l'un d'eux, en par- lant au philosophe le moins célèbre s'avisoit de lui d re: Vous êtes une cruche ^ une tête à per- ruque (a), et s'il appeloit tous ses ennemis des

[a) M. de Voltaire au Père Berthier, excellent écrivain, aussi savant qu'ingénieux et spirituel.


» ( 20I )

polissons , des marauds , de la canaille , de la i^ermine , des sols , des coquins , à^^ faquins, des f^nclouards {a), i\Qs ôc litres ^ des cuistres, (lc*s monstres, etc. ? ne soiit-ce pas là de johes épi- grammes ; tel est |Kjiirlant le ton de Voltaire, de d'Alembeit et de leurs amis. Quoi donc, les opi- nions littéraires ne sont-elles pas libres? Cha- cun, sans aucune méchanceté peut juger à son gré les ouvrages imprimés des auteurs morts % ou vivans. Quand le critique paroîtroit trop ri- goureux, personne, pour cette seule raison, n'au- roit le droit d'attaquer son caractère, pourvu qu'on ne pût lui reprocher de fausses citations. Répondez aux critiques littéraires, si vous ne les approuvez pas , vous en êtes bien le maître ; mais songez que des sarcasmes insolens, sans esprit, et des invectives de la halle, ne sont ni des raisons, ni de bonnes plaisanteries.

LE BARON.

Convenez que nous n'aurons jamais la paix que lorsque les gens religieux cesseront de dé- clamer contre les philosophes.

LE MARQUIS.

Déclamer! voilà encore une de vos expres-

[a) Gadouards est le noble nom que, dans ses lettres, M. de Voltaire donnoit aux écrivains qui csoienl critiquer les plus infâmes articles de \ Encyclopédie.


( 202 )

sions. Répondre aux plus indécentes attaques , réfuter les mensonges les plus effrontés et les plus odieux , c'est ce que vous appelez déclamer.

LE BAROir.

Puisque vous savez par cœur l'Ancien et le Nou- veau-Testament, vous allez sans doute me prouver que les lois militaires des Juifs étoient remplies d humanité ?

LE MARQUIS.

Oui, je vous prouverai, la Bible à la main, ce que vous me proposez ironiquement ; et si on lisoit avec attention ce livre divin, on n'auroit nul besoin des ouvrages qui réfutent ceux des phi- losophes modernes. Il est vrai, on trouve dans l'histoire du peuple de Dieu des traits particu- liers de cruauté. Quelle est l'histoire qui n'en offre pas [a) ? On voit aussi dans les livres sa-

{a) M. de Voltaire n'a jamais cité des livres sacrés que les traits de ce genre, et toujours en y joignant des circonstances aggravantes de sa propre invention. Très-souvent même il invente, et le fait, et les détails. Il a calomnié de la manière la plus grossière tous les grands hommes de cette nation, et tous les prophètes , sans jamais citer un trait à leur avan- tage. Un seul exemple peut donner une idée de l'excès de sa partialité. Quelles impiétés n'a-t-il pas dites au sujet d'Eli- sée , ce prophète si bienfaisant ! Cependant c'est ce même pro- phète qui , à l'exemple d'Élie , son maître, fit un miracle en faveur d une pauvre femme près de périr de misère. Ce fut


( ^.o^ )

crés, (jiic (k's nations impics ont été extermi- nées par les ordres du Seifjjneur. Mais Dieu n'a- t-il pas le droit de juger et de punir les créatures (|u'il a formées? Afin de rendre odieuse l'ancienne loi, les détracteurs de la Religion ont affecté de confondre deux choses très-différentes, les or- dres particuliers que Dieu donnoit lui-même ( dans ces temps où il daignoit se manifester par des prodiges éclatans), et les lois générales qu'il prescrivoit ; et c'est d'après ces lois seules, d'après ces préceptes invariables , qu'on doit juger la Religion. Les lois sont sages, douces, bienfaisantes , les préceptes admirables , les dogmes sublimes ; voilà des vérités incontes- tables. Cette Religion mérite donc le respect et la vénération des incrédules mêmes, quand ils seront exempts de partialité. C'est un grand triomphe pour la Religion qu'on n'ait jamais pu


lui qui multiplia des pains pour la nourriture d'un grand nombre de personnes ; ce fut lui qui obtint , par ses prières , un fils à la Sunamite dont il avoit reçu l'hospitalité ; et qui quelque temps après ressuscita cet enfant. Ce fut lui qui rendit saines les eaux de Jéricho ; qui guérit de la lèpre un général ennemi et qui refusa tous ses présens i ce fiit lui qui ayant en son pouvoir l'armée des Syriens , une armée enne- mie , non-seulement ne voulut pas que l'on tuât un seul de ses ennemis , mais leur fit servir un festin , n'en retint aucun prisonnier et les renvoya tous à leur maître , etc.


( 2o4 ) l'attaquer'qu'eii la calomniant. On ne citera pas un seul de ses détracteurs , qui n'ait eu re- cours à ces indignes moyens. Et quoi! préten- dus sages , qui voulez , dites -vous , m'éclairer, montrez-moi du moins quelque apparence d'im- partialité ; convenez qu'il y a de belles choses dans cette législation que vous critiquez ; ayez l'air d'admirer quelques-uns de ses préceptes ; mêlez adroitement l'éloge à la calomnie ; cet air de candeur séduiroit peut-être. Mais non , vous montrez un acharnement inconcevable , vous dénaturez tout, vous condamnez tout, et je ne vois dans vos déclamations que des mensonges grossiers et un emportement furieux. Vous pen- sez donc que vos lecteurs vous croiront sans aucun examen? Vous êtes donc persuadés qu'ils n'ont jamais lu les livres sacrés, et qu'ils ne liront de leur vie la réfutation de vos pernicieux ou- vrages? Vous avez compté sur leur ignorance et leur crédulité, sur le pouvoir des passions que vous favorisez !... Hélas ! vous pourrez re- cueillir un moment le funeste fruit de ces odieux calculs ; mais vous ne détruirez point l'empire éternel de la vérité , et vous laisserez après vous des noms souilles et des réputations flétries.

LE BAEON.

Vous parlez avec une chaleur et une volubi-


( 9.o5 )

lilc, qui ne nie permettent pas de suivie le fil (le vos raisoni>einens.

LE MA.RQL'IS.

C'a qui vous dispense d'y répondre.

LK BARON.

Dites-moi, avez-vous lu le petit livre que je vous ai prêté ?/e Système de la JSature (a).

LE MARQUIS.

Oui , et puisque vous aimez cet ouvrage , vous m'avez ménagé en me disant que vous étiez sceptique.

LE BAROX riant.

Comment?

LE MARQUIS.

Un partisan de ce système est certainement un athée.

LE BAROIN'.

Ce livre a eu un succès prodigieux; il est eu effet rempli d'esprit et de talent.

LE MARQUIS.

Quoi! vous avez le front de trou\?er cela beau!..

[a) Sans nom d'auteur ; mais ce méprisable ouvrage étoit du baron d'Holbach. Ce qui n'a été su , avec certitude, qu'a- près sa mort. (Voyez Mémoires de l'abbé Morellet. )


( io6 )

LE BAROIV.

3e ne suis en cela que l'écho du public.

LE MARQUIS.

Quel public ?

LE BAROW.

La grande majorité de- Français. Tenez, mon ami , les cagots auront beau faire, ils ne persua- deront jamais aux penseurs que la nature ne soit pas le meilleur de tous les guides, et que l'on puisse raisonnablement croire au péché originel , à la révélation, aux peines éternelles ; enfin , c'est dans notre propre cœur que nous devons chercher et trouver la vérité.

LE MARQUIS.

Cette dernière phrase me plaît.

LE BARON.

Ah! vous devenez traitable.

LE MARQUIS.

Oui, je pense qu'il doi*t y avoir de l'accord entre les principaux penchans de l'homme et sa destination.

LE BAROjV.

Donc nos passions ne doivent point être ré- primées?


( 207 ) TJ-: Mviiyns. Je conclus t(3iit (liflcTemmeiit.

LE BA.RON.

Cela est curieux.

LE MARQUIS.

« Si l'homme pouvoit trouver le bonheur en » s'attachant passionnément à des êtres périssa- » blés , et si ses plus fortes affeclions venoicnt » de son amour-propre, je uereconnoîtrois j)ius >» sa destination immortelle et céleste ; mais je » vois que les passions violentes ne produisent » jamais le bonheur. Je vois que les sentimens » les plus vrais et les plus vifs sont désintéressés, » tels que la pitié , l'amour maternel; je vois que » les émotions les plus ravissantes sont causées » par le sentiment qu'on éprouve , et non par » celui qu'on inspire ; je vois qu'un des plus » doux sentimens du cœur humain est l'admi- » ration (quoiqu'un de vos philosophes ait gros- " sièreuient nié cette vérité ) [a) ; on se lasse >j d'être admiré ; qui le seroit long-temps de » suite , universellement et sans contradiction » ( si cela étoit possible), n'en sentiroit plus le » charme , et finiroit par trouver insipides , les >» hommages et la louange. Ne voit-on pas les

(a) Diderot Encyclop., mot Passions.


( 208 ) •

rois se blaser sur la flatterie , alors même qu'ils n'en connoissent ni l'exagération , ni la fausseté? Si la folle ivresse de l'orgueil pou- voit être durable , verroit-on l'ennui s'insinuer et se fixer si souvent sous la pourpre et sur le trône ?

» Mais quand nulle jalousie ne combat nos mouvemens naturels , nous ne nous lassons point du plaisir d'admirer ce qui est ou ce qui nous paroit sublime. C'est ce sentiment qui fait aimer le merveilleux et qui porte à y croire; on voudroit créer des prodiges , afin d'admirer sans mesure. Le cœur de l'homme a besoin de croire quelque chose qu'il ne puisse compren- dre , c'est l'infini de l'admiration ; cet humble instinct l'avertit que ce besoin vague et sublime de la reconnoissance , sera satisfait dans l'éter- nité; il est dans cette vie la preuve et le dé- dommagement de l'insuffisance de nos lu- mières. C'est parce que nous devons adorer l'Etre incompréhensible par sa grandeur, sa puissance et ses perfections; c'est parce qu'il nous réserve des secrets impénétrables pour nous, tant que nous serons enchaînés dans un corps mortel; c'est parce que des mystères merveilleux nous seront dévoilés , que nous avons un goût si naturel pour les prodiges. L'orgueil nous dit : N'admets que ce que tu


( ^^9 ) » conrnis, un charme secret, plus j)uissant que » r;iiu()Cjr-propre , nous attache avec une force » irrésislihle à ce cjui r>ous paroît surnaturel ; " il est bien remar([uahle (jue rhomme , cette >i créature si vaine, (jui s'enorgueilht tant de son » intelligence , puisse trouver un tel attrait à » voir sa raison confondue ; c'est un aveu de sa » misère actuelle et de son ignorance, et un hom- » mage qu'il rend, malgré lui^ à l'auteur de toutes " choses , à celui qui seul possède la science.

» Je ne vois point d'égoïsme dans le cœur » humain qui n'est point perverti ; tous ses » premiers mouvemens sont sublimes ; on se » jette dans l'eau , dans le feu , pour secourir un M inconnu; on supporte souvent sans beaucoup " d'efforts des maux dont le spectacle dans les " autres seroit déchirant. Qui n'a pas dans sa vie »' éprouvé plus d'attendrissement pour les peines » d'autrui que pour les siennes? La pitié, l'amitié, « l'amour maternel ont fait répandre mille fois « plus de larmes que les douleurs personnelles; » souffrir seul , c'est peu souffrir , le cœur n'est jj véritablement brisé que par contre coup. A ce w besoin d'admirer , dont nous venons de parler, w l'homme joint une insatiable curiosité ; cepen- îj dant , ni l'intelligence , ni la mémoire ne peu- " vent y suffire ; il voudroit tout savoir, et il ne " peut rien approfondir. Cette ardente curiosité,

i4


( ^lo )

« toujours déçue dans cette vie , n'est en lui " qu'un pressentiment et ne sert qu'à lui prou- « ver qu'il existe de grands secrets dont la ré- " vélation pourra faire un jour sa gloire et sa » félicité.

» Enfin , l'inconstance si naturelle au cœur » humain est justifiée par la destination de " l'homme. Une âme immortelle n'est pas faite » pour s'attacher à des objets périssables.

>j Si tel est le cœur humain , pourquoi a-t-il été » créé avec cette sensibilité profonde , quand » rien ne peut la fixer et la satisfaire, et quand » elle ne peut que le rendre infortuné , s'il atta- » che à cette vie ses plus chères affections ? » Pourquoi a-t-il ce besoin si vif d'admirer, » quand rien sur la terre ( à l'exception des ou- » vrages du Créateur ) , ne mérite une admiration » vive et constante ? Pourquoi voudroit-il tout jj savoir , quand il ne peut rien comprendre par- » faitement ?.. Qu'est-ce que cet être, dont les w penchans naturels et les plus nobles inclina- it tions sont en contradiction avec sa destination » apparente?.... Mais tout s'explique, lorsqu'on » croit que le Créateur l'a formé pour lui, et que " Dieu , modèle unique de perfection , est aussi la «seule source du vrai bonheur. Alors, l'homme, » en s'élevant jusqu'à l'auteur de son être , re- » prendra sa dignité primitive; il pourra rem-


( a.l )

»» plir sa destination et satisfaire tous ses senti- >> mens ; connoUre ^ conifjmndre , sejixci'y aimer » cl admirer sans mesure (a).

» Formé, s'il sait la iiicritcr , pour une gloire M immortelle, l'iumime doit être ambitieux ; n'é- » tant point à sa |)lace, il doit toujours en de- » sirer une plus élevée ; et quand il n'est pas i> éclairé par la Keligion, il doit rechercher avec » ardeur la gloire humaine, puis([u'il tend iia- » turellement à la grandeur; mais cette gloire )) trompeuse ne lui suffira jamais, ses désirs croî- » tront toujours , on le verra toujours insatia- » ble , parce qu'il n'aura jamais obtenu ce qui » peut remplir et satisfaire une âme immortelle. » Ce ne seroit rien pour lui de conquérir le » monde , s'il n'y joignoit l'idée d'éterniser son » nom , il lui faut un avenir plus étendu que son » existence. Jouiroit-il d'avance d'une gloire qui » doit lui survivre , s'il ne sentoit pas qu'il doit » lui-même survivre à ce passage rapide, à cet » exil d'un moment? Pourquoi faut-il qu'un si » noble sentiment soit si souvent mal dirigé! » Quelle petitesse dans l'homme mondain , si on » compare son ambition à celle de l'homme re- » ligieux! L'un se consume pour obtenir, quoi? » des biens frivoles, qui ne lui seront que

[a) Étude du Cœur humain , pag. 25 et suiv.

14..


( 212 )

» prêtés , et pour iiu temps si court! L'autre 5) dédaigne tout ce qui n'est pas la grandeur » suprême, tout ce qui n'est pas éternel ; c'est le » Ciel auquel il aspire , c'est Dieu qu'il veut pos- » séder!.... Hélas! il sembleroit que la sensibilité » dut suffire pour réprimer l'ambition humaine! » Peut-on inspirer l'admiration, peut-on obtenir » de grands succès, sans exciter l'envie!.... La » gloire coûte souvent si cher!.... Plaignons l'am- » bitieux.... Il vient d'obtenir des triomphes ,

» mais il vient peut-être de perdre un ami !

» Des indifférens l'admirent , l'applaudissent. » Ah! qu'importe, si son ami l'envie en se- « cret {a). ! »

LE BAROIS^,

Avec ces merveilleux penchans que vous trouvez dans le cœur de l'homme , que faites- vous du péché originel?

LE MARQUIS.

Ce dogme s'accorde parfaitement avec ces pen- chans qu'une main divine imprima dans nos âmes. Comme le dit Pascal , si nous suivons nos mouvemens , si nous nous observons nous-mê- mes, nous trouverons en nous les caractères vi- vans de deux natures , l'une bonne et l'autre mauvaise. Cette duplicité de l'homme est si vi-

{a) Etude du Cœur humain ^ pag. 35.


(a.3)

siblc qu'il y eu a qui oîit pensé que nous avons deux âmes, car nVst-il pas plus clair (jue le jour que nous sentons en nous-mêmes des caractères ineffaçables d'excellence; et n'est-il pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les effets déplorables de notre condition? Que nous crient donc ce chaos et cette confusion mons- trueuse? Sinon la vérité des deux états, avec une voix si puissante qu'il est impossible d'y résister. Et pour vous citer une autorité qui doit vous plaire davantage , Platon nous dit : « quen se » contemplant lui-même , il ne sait s'il voit un » monstre plus double , plus mam^ais que Ty- ii phon , ou bien plutôt un être moral, doux et V bienfaisant qui participe de la nature divine. » Il ajoute que l'homme, ainsi tiraillé en sens contraire, ne peut faire le bien et vivre heureux, « sans réduire en servitude cette puissance de » rame où réside le mal , et sans remettre en li- i> berté celle qui est le séjour et V organe de la. w vertu {a). »

Ainsi donc nos heureux penchans ne sont plus pour nous , sans la Religion , qu'un instinct qui peut produire quelques belles actions , de pre- mier mouvement , mais qui n'ont point d'in- fluence sur le cours uniforme de la vie.

{a) Soirées de Saint-Pétersbourg,


( 2i4 )

LE BAROîf.

Je ne puis croire que ce que je conçois facile- ment. Pourquoi Dieu exigeroit-il le sacrifice de la raison qu'il m'a donnée ? Si la Religion n'est point une invention humaine , ne doit-elle pas avoir des caractères frappans qui puissent faire connoître la vérité ; et enfin , si ces preuves exis- toient, et qu'il me fut impossible d'en com- prendre la force , Dieu pourroit-il me punir , parce que je manqueroisde pénétration et d'in- telligence ?

LE MARQUIS.

Il est bien facile de répondre à ces questions. L'ignorant, l'incrédule et le savant sont égale- ment forcés de croire à la réalité d'une multi- tude de choses que l'esprit humain ne concevra jamais. Dieu n'exige donc point le sacrifice de notre raison , quand il nous ordonne de recon- noître qu'elle ne peut, ni le juger, ni le com- prendre, puisque, sur les objets les moins im- portans , nous sentons tous les jours combien notre intelligence est bornée. La Religion atous les caractères de vérité qui peuvent convaincre un homme sincère et raisonnable. Ces preuves existent; elles sont solides et frappantes; sans étendue d'esprit et sans pénétration, on en con- çoit aisément toute la force. Il ne faut, pour être


( '^^'^ )

chrétien, fjNc de l.t droiliirc et l'anioiir de la vérité. Dieu voil sans indignation rij^norance et la sottise, il né punit que l'orgueil et la in.iii- vaise foi, surtout lorsque ces vices sont réunis aux lumières naturelles et aux talens. Quicon- que aura fliit quelqu'étude des livres saints , ne pourra conserver des doutes sur la certitude de la révélation (i); cette connoissance doit nous suffire , c'est la seule qui nous soit utile. Assurés de la vérité de la Religion, que nous importe de n'en pouvoir comprendre les mystères? L'incré- dule voudroit que les vérités évangéliques fus- sent géométriquement démontrées. Si tel étoit leur degré d'évidence , la liberté donnée à l'homme ne seroit plus qu'une chimère; n'ayant plus la possibilité de s'aveugler, il feroit sans mé- rite tout ce que la foi sait inspirer à ceux qu'elle sanctifie. Dieu, en créant l'homme libre, a du par une conséquence nécessaire , lui laisser la fa- culté de pénétrer ou de repousser la vérité, de se corrompre par de faux calculs ou de résister aux illusions. C'est cette liberté, qui donne à la vertu des droits aux récompenses, et qui fait que le vice , et souvent même l'erreur , doivent être punis. L'impie , qui ne méprise la Religion que parce qu'il ne la connoît pas, est aussi cou- pable qu'insensé ; il sait , à n'en pouvoir douter , que, dans tous les temps, des hommes d'un génie


( 2i6 ) supérieur et d'une érudition profonde, ont été convaincus de la vérité de la Religion. Il ne sau- roit donc imaginer que de tels hommes se soient laissés éblouir par des preuves frivoles ou des raisonnemens méprisables. Une chose de cette importance vaut bien la peine d'être examinée ; et rester à cet égard dans une ignorance volon- taire , en prenant le parti de l'incrédulité , c'est le comble de la stupidité ou de la dépravation. Ainsi, l'homme peut encore, quoique déchu de sa grandeur primitive , sentir tout le prix de la vertu ; et , par la force de sa raison et de ses lumières, se décider pour elle et triompher des passions qui l'en éloignent. Mais , dans tout ce qui concerne directement son salut, sa liberté ne lui suffit pas , il a besoin du secours de la grâce. Il ne faudroit qu'un esprit juste et un amour-propre bien entendu, pour être ce que le monde appelle un homme de bien , tandis que les saints et les élus ont besoin d'une vertu sur- naturelle. Si rhomme n'a pas en lui cette vertu , il peut avoir le mérite de la désirer , de la de- mander ; et alors , si sa vie est pure, si ses prières sont ardentes , elle lui sera accordée. Dieu ne re- fuse point sa grâce à ceux qui éprouvent un vrai désir de l'obtenir, et souvent il la répand dans les cœurs qui paroissent le moin§ susceptibles de la recevoir.


M- HAl'.OiN.

Tout ccl.i c'sl fort l)i(Mi , mais vous eu ( oii- venez voiis-menic, la foi est im don du Ciel ; on ne peut pas se la doiuior, Id fol nr se commande pus.

LE MARQUIS.

Cet argument n'est pas neuf pour moi; mais à cela je vous répondrai ce que la Religion répète constamment aux incrédules : renoncez à vos mauvaises habitudes , à vos liaisons coupables, portez vos doutes aux pieds d'un prêtre , con- duisez-vous et vivez comme il vous le prescrira, ne faites que de bonnes et utiles lectures, et soyez très-persuadé que la foi vous sera donnée.

LE BARON.

Ce ne sont là que des conjectures.

LE MARQUIS.

Ce sont des vérités dont nous voyons tous les jours des preuves incontestables. Comment pourriez-vous croire des vérités qui combattent, qui réprouvent tous vos penchans , toutes vos passions et votre genre de vie? Vous, qui lue trouvez de charmes que dans les entretiens les plus corrupteurs ; vous qui n'avez lu que les ou- vrages de Voltaire et ceux de ses complices et de ses disciples; vous, dont l'imagination est


( '-'8 ) souillée par tant d'extravagances, d'erreurs el de mensonges. Oh! qu'il est affreux de profaner cette noble faculté, qui étend jusqu'à l'infini les limites bornées de notre existence!.. « C'est par l'imagi- » nation que nous pouvons nous figurer ce que » nous n'avons jamais vu , et nous retracer ce )) que nous ne voyons plus. L'imagination peut » même nous créer des objets qui n'existent pas, )) et, par un prodige plus heureux, elle adoucit » les peines de l'absence en nous offrant la par- » faite image de l'ami regretté , dont les vastes » mers nous séparent ; elle ne nous le peint pas » seulement tel que la mémoire nous le retrace, » elle nous le montre tel qu'il doit être, suivant » les diverses situations où l'on peut le sup- » poser ; et si c'est une mère à laquelle le sort » ait ravi son fils encore enfant, elle le voit » croître , grandir, arriver à l'adolescence et aux » jours brillans du bel âge; l'imagination lui » fait perdre le souvenir du passé pour la faire )> jouir du présent ; ce n'est plus un enfant que )) cette tendre mère s'attache à contempler, » c'est le jeime homm.e le plus accompli, et ce » jeune homme peut-être est de tous les mortels » le moins aimable ou le plus médiocre. Pres- » que toutes les jouissances terrestres procurées y> par l'imagination sont des illusions ; Dieu ne i> nous a-t-il donc accordé cette étonnante fa-


( 'M) ) » culte que j)oiir ik^us décevoir on pour nous » amuser? Un don si magnifique n'auroil-i! » d'autre résultat que l'erreur? Ah î devons-nous » abaisser et fixer sur la terre cette vue inté- }) rieure et merveilleuse qui, réunissant la triple » faculté de créer, d'éclairer et de voir, peut » également pénétrer dans les gouffres profonds » de l'Enfer, et s'élevant jusqu'au séjour des » anges , découvrir les rayons éblouissans de la )) majesté divine , et les champs immenses de )) l'Eternité !....

» Oui, c'est pour ennoblir notre existence, i> pour la détacher de la matière et des sens , )) pour nous assurer de notre immortalité, que i) l'imagination nous fut donnée ; malheur à celui )} qu'elle égare! Un juge, justement irrité, nous » demandera compte un jour de ce bienfait ines- » timable , de ce don surnaturel ; et si nous » l'avons indignement profané , nous subirons » les châtimens terribles réservés à l'ingrati- » tude («). »

Enfin, mon cher baron, pour vous dire les prin- cipales choses que j'ai sur le cœur contre la philo- sophie moderne, je vous avouerai que je ne lui pardonnerai jamais les ouvrages obscènes qu'elle

(a) Etude du Cœur humain , pag. 41.


( 220 )

répand depuis trente aus avec tant de profusion dans le public.

LE BARON.

Il est vrai qu'on peut reprocher aux philoso- phes quelques petites brochures indécentes ; mais en général ils respectent les mœurs....

LE MARQUIS.

Comment ils respectent les mœurs !... Mais tous , sans exception, montrent le projet formel de les corrompre , et dans tous leurs écrits. D'a- bord Voltaire , dans son Essai sur les mœurs des nations , ouvrage très-volumineux et dont tous les principes sont exécrables. Son Dictionnaire philosophique^ en 6 volumes , dont le titre pro- mettoit au moins un ouvrage sérieux , et qui con- tient des articles d'une telle obscénité , que la main , je ne dis pas seulement d'un chrétien , mais d'un homme de bon goût, ne pourroit les citer (a). Et tous ses contes, ses poèmes, des millions de brochures infâmes....

LE BARON.

Voltaire est véritablement cynique, c'est une chose qu'on ne peut nier ; mais....

[d] Entre autres articles : mots Passions, Déjections , etc.


( ^-^î )

LK MARQUIS.

llcivclius ne Tost pas moins , et dans un livre à grandes prétentions, V/i.sprit , ne fait -il pas Tapologie de Tadiiltère ?....

LE BAROIV.

Oh ! V apologie I ....

LE MARQUIS.

Je sais , à n'en pouvoir douter , que Voltaire même le lui areproclié comme une maladresse («). Et ne dit-il pas, dans ce même livre, quune/èmme galante, qui, par son luxe et sa parure, fait tra- vailler des ouvriers, est plus utile à l'État et plus estimable qu'une dévote qui porte des secours dans des hôpitaux et qui va dans les cachots délivrer des prisonniers ?

LE BARON.

Cela est un peu fort.

LE MARQUIS.

Diderot est encore U7i peu plus fort; car il ap- prouve et même il loue comme une belle action,

(a) Dans une lettre imprimée depuis ( Voyez Lettres de Voltaire)^ dans laquelle Voltaire le gronde d'avoir parlé sé- rieusement en faveur de l'adultère , en ajoutant qu'il n'étoit pas encore temps d'en parler ainsi , et qu'il falloit chercher à ne l'excuser que sous le voile de la plaisanterie.


( 222 )

dans certains cas , le plus exécrable de tous les incestes [a).

Et ce conte méprisable , sous tous les rap- ports {b) , où les mœurs sont si indignement ou- tragées, et qui est d'ailleurs, d'un bout à l'autre, l'ouvrage de la plus basse , de la plus vile adu- lation (c). Et Raynal! quelles infamies dans son Histoire philosophique !

LE BARON.

D'Alembert a beaucoup de retenue.

LE MARQUIS.

Il est moins effronté , parce qu'il est très-pol- tron , mais tout le monde sait qu'il est aussi im- pie et tout aussi peu moral que les autres ; et dans les Mémoires de Christine , reine de Suède , on trouve un singulier trait de morale philosophique^

[a) Supplément au Voyage de Bougaimûlle .

(b) Les Bijoux indiscrets.

(c)Pour Louis XV et madame de Pompadour, sa maîtresse. a Que l'on dise après cela , s'écrie M. de La Harpe ( Cours de » Littérature ) , que nos philosophes ne savent pas au besoin v> louer un Roi tout comme ils savent se louer les uns les autres. » S'ils n'ont pas le mérite de la mesure , on ne peut nier du ) moins qu'ils n'excellent dans l'hyjierbole ! Il est vrai que » ce n'est pas celle qui est oratoire ou poétique ; cela étoit > bon pour un Bossuet, un Despréaux , quin étoient , comme » on sait , que des flatteurs et des courtisans ; les petits com- « plimens de Diderot sont tout autrement tournés.


( ^-23 )

il (lit : « (jue la célèbre Ninon (que Christine vou- » lut voir en passant à Senlis) , fut la seule femme » iranroise à (jiii cette princesse donna des mar- ») ques d'estime.... H lant louer Ninon (ajoute » Fauteur) de l'accueil qu'elle reçut; mais il » ne faut pas blâmer Christine (a). »

Ainsi donc, aucun de vos philosophes n'a res- j^eclé les mœurs , ce qui me paroît tout simple dans des hommes sans religion ; nul attrait n'entraîne vers la cruauté , toutes les séductions portent au vice. «L'infortuné qui nie la Divinité, » ou qui doute de son existence , ne sauroit être

(a) On ne loue point une personne de l'accueil qu'elle a reçu; on ne peut la louer que d'avoir mérité cet accueil, s'il est honorable; mais voilà comme les encyclopédistes écri- voient ! Enfin , il ne me paroît pas absolument nécessaire de louer Ninon. Je sais bien que tous les philosophes, depuis Saint-Évremond jusqu'à nos jours, ont excessivement loué Ninon; mais elle n'en est pas plus estimable. Qu'on lise les Lettres de madame de Sévigné-y on verra que iXinon joi- gnoit à la dépravation des moeurs une méchanceté basse et réfléchie ; on verra que madame de Sévigné empêcha son fils de lui sacrifier des lettres dont elle vouloit faire le plus in- digne usage. Tout l'odieux détail de cette noirceur se trouve dans le premier volume des Lettres de madame de Sévigné. Ainsi l'on peut donc blâmer Christine de n'avoir donné des marques d'estime qu'à une telle femme qui ne fut célèbre que par son impiété , ses vices , son audace et des agrémens frivoles, et qui n'eut d'ailleurs ni des talens extraordinaires, ni une véritable supériorité d'esprit.


( 224 )

» chaste , alors même qu'il avoue que l'adultère » trouble l'ordre social ; la prudence et le mys- » tère le mettront à l'abri de tout reproche. Dès » qu'il n'a pas un témoin invisible de ses actions » les plus cachées , un témoin tout-puissant qui )) connoît ses plus intimes pensées , il doit regar- » der comme une folie le soin continuel et si gê- » nant de dompter ses passions et de régler son » imagination. Mais s'il n'a pas cet empire secret » sur lui-même , et si ses penchans sont violens, » il en sera infailliblement l'esclave. Et alors , » quelles mœurs et quel affreux désordre !.... » Que l'on se figure ce que seroit la société , ce » que deviendroient la morale, la littérature et ^) les beaux arts, si l'on parvenoit à détruire parmi >i les hommes toute idée de pudeur et de chas- « teté. Une vertu si nécessaire n'est donc point >i un préjugé , la chasteté n'est donc point une » vertu de convention. Puisque la société ne » pourroit subsister sans elle , et puisque cette » vertu ne sauroit exister sans le rapport de » l'homme avec la Divinité , ceci seul prouve » qu'il est un Dieu, et que l'homme est fait pour » correspondre avec lui , par un hommage con- » tinuel, une confiance aveugle et une obéis- » sance sans bornes («).

(o) Étude du Cœur humain , pag. 62.


( 11^ )

»> Dieu qui nous prescrit la chasteté , nous a »> donné un sentiment de pudeur si naturel qu'il >» se trouve cliez les peuples les plus grossiers et » les plus barbares , et malgré les religions les » plus extravagantes ; les païens qui adoroient >i tant d'infâmes divinités, avoient élevé des tem- w pies à la pudeur ; et quelle vénération n'avoienl- " ils pas pour les vestales! Une femme sans pu- )) deur est aussi loin de la nature qu'un homme » inhumain et cruel. Dans quelle contrée et dans » quelle langue le mot impudique n'est-il pas in- » jurieux pour les êtres même les plus dépravés! » et quand la Sainte-Ecriture dit : qu une femme » pleine de pudeur est une grâce qui passe toute y> grâce , elle ne nous dit que ce que nous sen- » tons. La chasteté est à la fois la vertu la plus >^ angélique , la plus noble et la plus généreuse ; » le courage qui fait braver la mort n'a que peu » d'occasions de se manifester; il n'est beau que » lorsqu'il est utile , et dans beaucoup de cir- » constances il est insensé et même criminel ; » et lorsqu'on peut le trouver héroïque , il a » sa récompense dans un éclat . éblouissant et w en brillant à tous les yeux. Combien est plus » grand , plus méritoire , le courage de la chas- » teté! Quoi de plus magnanime que de s'élever » au-dessus des sens et de toutes les ^séductions » du vice , de combattre sans cesse et toujours

i5


( 226 )

» solitairement , de triompher en secret et de » se contenter constamment du seul témoignage » de sa conscience ! Heureux , mille fois heureux » l'être noble et sensible qui a su conserver tou- )) jours cette admirable pureté ! Que ses pensées » sont élevées, que ses sentimens sont dél cals, » que ses plaisirs sont délicieux ! Rien n'a souillé » son imagination ; ses rêveries sont célestes , son î^ silence cache des trésors {a)l C'est en vain » qu'on a voulu donner au vice le nom defoi- y> blesse aimable , de passion intéressante ^ invin- » cible. Une voix puissante a dit : Soyez chastes , » et le vice reste déshonoré ; tous les sophismes )) duUbertinage et de l'impiété n'ont pu, ni dimi- j> nuer son opprobre , ni ternir l'éclat immortel » de la chasteté. Oh ! combien l'âme s'agrandit » lorsque , méprisant la volupté terrestre , elle » maîtrise les sens qui ne tendent qu'à l'asservir ! » C'est à cette âme pure que Dieu se communi- " que tout entier ; car elle a brisé ses liens ma- » tériels , et elle jouit d'avance de sa glorieuse » immortalité [b). »

LE BARON.

Je vous l'ai déjà dit , vous parlez avec une telle vivacité , vous passez si rapidement d'un sujet à

[a) Etude du Cœur humain j pag, ôg.

[b) Même ouvrage, pag. 64.


( ^27 ) lin autre , (jn'il est impossible de vous répondre sur-lc-chainp; vous nïo faites perdre le fil de mes idées.

LE MARQUIS.

Le fil de vos idées! IVexpression est plaisante.

Li: BARON.

Que voulez-vous dire ?

LE MARQUIS.

Mon cher baron , les mauvaises doctrines ne produisent dans tous les genres que des mons- tres, surtout lorsqu'on veut improviser. Car en littérature , pour les soutenir d'une manière éblouissante ou du moins spécieuse , il faut se livrer à un travail plus fatiguant et beaucoup plus assidu que lorsqu'il ne s'agit que de se ré- gler sur les bonnesiç parce que tout ce qui est faux n'a ni suite ni liaison; on chercheroit en vain le /il des sopliismes^ ils n'en ont point, et il fau- droit un art prodigieux et des peines infinies pour pallier les inconséquences et les contradic- tions sans nombre qui naissent nécessairement d'un système erroné.

LE BARON.

Il est pourtant certain que , sans renchaîne- nient imprévu de vos phrases et de vos lon-

35.


( 2^8 )

gués périodes , je vous aurois fait cinq ou six ré- ponses très-embarrassantes.

LE MARQUIS.

Cela est malheureux pour vous , car je suis per- suadé que vous ne les retrouverez jamais.

LE BAROW.

Avec votre douceur et votre politesse , vous êtes très-goguenard et très-moqueur.

LE MARQUIS.

Moi, me moquer de la philosophie!....

LE BARON.

Fort bien, continuez.... Mais puisque vous me donnez un moment de relâche , je vous ferai à mon tour une petite question. Dites-moi, je vous prie, ce que devient Yâme immortelle dans l'im- bécillité , la folie et le sommeil ?

LE MARQUIS.

« L'homme déchu , la pureté de Touvrage de » Dieu fut souillée , et le corps de l'homme de- •» vint matériel ;son âme, associée à cette enve- » loppe, fut assujettie, durant la vie , à dépendre » souvent extérieurement de son organisation ; » un certain dérangement d'organes dut suspen- y> dre et tenir engourdies toutes ses facultés spi- « rituelles. L'organisation de l'homme , quelque


( '^■'>9 ) » admirable quVIIc nous paroisse et quVUe soit » en efiel , n'est cependant qu'une iiiia^^c dvfi- » gurée du premier modèle ; car le crime de » l'homme , en rendant périssable ce corps fait » pour l'immortalité, altéra etgâta le chef-d'œuvre » sorti d'une main divine. Et telle est la seule » cause des imperfections et des défectuosités » que l'on remarque quelquefois dans la struc- » turc humaine.

» Une statue couverte d'une gaze légère , » laisse distinguer , quoique d'une manière af- )) foiblie, ses traits et ses formes; un tissu moins » transparent la voileroit davantage, une grosse » étoffe bien épaisse la cacheroit tout-à-fait. On » peut comparer l'âme à cette statue voilée ; car » l'âme est toujours voilée dans un corps mortel: » ce n'est que dans l'éternité qu'elle aura l'in- M telligence parfaite. Il m'est aisé de concevoir » qu'une organisation, plus ou moins grossière » par sa nature , la voile davantage ou entière- » ment , ce qui explique aussi la diversité qui se « trouve dans les esprits. Et dès que je com- j> prends que notre enveloppe mortelle nuit à » l'intelligence , et que , lorsque nous en serons » délivrés, nous aurons plus de lumière, pour- » quoi ne concevrois-je pas que cette enveloppe » devenue épaisse et grossière au dernier excès, » par un dérangement particulier, obscurcisse


( 23o )

» tout-à-fait la raison? Mais cette âme immor- » telle n'en existe pas moins sous ces enveloppes » qui la dérobent à nos sens; il n'en est pas moins » vrai que l'imbécille de naissance, délivré de ce » corps de mort , recouvrera à l'instant même îj toutes ses facultés divines. C'est ainsi que par M un procédé chimique , un invisible feu se » trouve renfermé dans un fragile tube de verre; >3 mais aussitôt que le tube est brisé, la flamme î> s'échappe, s'élève, s'allume et devient une écla- » tante lumière. Ainsi l'âme de l'homme qui , w sur la terre, aura passé pour le plus grand « génie , ne sera ni plus intelligente , ni plus î> éclairée dans ce moment; celui qui n'aura joui w dans cette vie d'aucune de ses facultés intel- » lectuelles, s'en applaudira sans doute au pied » du trône éternel ; il y portera une entière in- M nocence ; il n'aura abusé d'aucun don , heu- jj reux de ne connoître la vérité que lorsqu'elle » paroîtra sans nuages! heureux de jouir, pour » la première fois, de l'idée de la perfection, en w voyant Dieu environné de tout son éclat, de » toute sa puissance suprême! heureux de con- » noître et d'adorer sans avoir douté, sans avoir » erré ! Oh ! quelle naissance que celle de cette » âme qui, neuve à toutes les impressions, reçoit » à la fois toutes les lumières et toute la félicité )i céleste , et qui ne sort des ténèbres absolues


( ■^.'il )

) que pour posséder Dieu, et pour s'élancer

» dans l'éternité!... Et quand elle entendra j-iger )) les superbes de la terre , combien elle bénira » son ignorance passée !.... Tel est le sort de l'ai- » mable enfance qui n'a vécu que pour rece- j) voir les caresses maternelles , et qui , exempte » de combats et de fautes , après un songe léger, » plein d'innocence et de douceur, se réveille )) tout-à-coup dans les bras de Dieu, connoissant » en même temps les dangers auxquels elle e^t » échappée, et la gloire et le bonheur qui lui » sont assurés pour jamais.

» La folie accidentelle , qui survient dans Tâge » de raison , est une véritable mort aux yeux » de Dieu, lorsqu'elle est incurable; l'âme sera » jugée d'avance dans cet instant, parce qu'elle » ne pourra plus expier, réparer et se repentir!... » Réflexion effrayante , car nul n'est à l'abri » d'une révolution soudaine , capable de pro- » duire ce malheur. Il est à remarquer qu'il faut » avoir éprouvé les passions humaines , pour » être susceptible de folie; il faut que les pas- » sions aient agi sur nous, pour arriver à cet » excès de désorganisation. Quelle est donc l'é- » tendue funeste de leur dangereuse influencé ? » On peut naître imbécille , on ne naît point » fou ; la tranquille imbécillité , n'est que l'im- » possibilité de raisonner ; c'est une complète


(230

» nullité ; la folie est le dernier degré de la dé- » pravation des faux raisonnemens.

» Dieu a permis que l'homme coupable et » déchu fut assujetti aux maladies , à l'imbécil- » lité, à la folie ; cependant il a voulu, pour lui » conserver toute sa supériorité sur les animaux, » que ses facultés morales ne dépendissent point » de sa constitution physique et de sa confor- » mation extérieure ; car l'homme privé d'un de » ses sens , ou difforme , rachitique , mutilé , » peut avoir autant de génie que Pascal ou Nev^^- » ton. Dieu a voulu encore que la vertu fut » tout-à-fait indépendante de l'esprit et de l'in- » telligence. L'homme le plus borné , s'il n'est k pas imbécille, peut être aussi vertueux que le » plus spirituel; et c'est un triomphe éclatant » de la Religion , car sa morale, seule à la portée » de tous les esprits, peut seule produire cet » admirable résultat. Il n'y a rien de physique i) dans une infinité de vertus , la reconnois- » sance, la libéralité , la noblesse , la délicatesse » de sentimens , etc. Il y a du physique dans » tous les vices ; et l'esclave de ses sens n'a plus » qu'une existence entièrement animale. En ad- » mettant, ce qui n'est assurément pas, que la » morale des philosophes anciens et modernes » pût se passer de l'autorité sacrée qui lui man- » que , qu'elle fût toujours uniforme dans ses


( 233 ) » enseigneniens , conséquente et pure dans ses >) principes, les esprits vulgaires ne pourroieut » comprendre des livres de métaphysique, écrits » avec si peu de simplicité ; et la multitude vi- » vroit sans pratiquer la vertu , faute d'avoir pu » la connoître. Avec l'Evangile, tout le monde y » peut atteindre ; il suffiroit de croire et d'obéir; » mais un enfant même peut concevoir la beauté » de la morale évangélique {a). »

LE BARON.

Il est dangereux de vous questionner, vous ne vous piquez pas de laconisme dans vos ré- ponses.

LE MARQUIS.

Je n'ai qu'une prétention , celle d'être raison- nable.

LE BAROjY.

Vous m'avez promis de venir passer une jour- née avec nous, je vous ai arrangé un joli petit dîner; venez donc après demain.

LE MARQUIS.

Et d'Alembert, Helvétius et Diderot sont-ils invités à ce joli petit dîner ?

LE BAROSf , en souriant. Non, nos chefs sont trop forts pour vous.

(a) Etude du Cœur humain, pag, loi.


( 234 )

LE MARQUIS.

Je VOUS remercie de ce ménagement pour ma foiblesse. MM. Gaillard et Duclos en seront-ils?

LE BARON.

Assurément.

LE MARQUIS.

Tant mieux; je suis loin d'approuver beau- coup de choses qui se trouvent dans leurs écrits; mais je pense qu'on doit en général estimer leurs talens et même leur caractère.

LE BAROiV'.

Ainsi donc, à jeudi.

LE MARQUIS.

A jeudi.


( -3:î)


NOTES

DU CHAPITRE VIII.


(i) L'authenticité des prophéties est telle, que Les plus ardens détracteurs de la Religion ont été forcés de convenir que ces prophéties étoient frappantes et extraordinaires. En effet, «dès le commencement du monde, Dieu a prédit la » venue du Messie j il l'annonça lui-même à Abraham ; il Ta » depuis annoncée par ses prophètes, qui n'ont laissé ignorer » aucune circonstance considérable de sa vie ; ils ont décou- » vert sa génération éternelle , et l'ont fait connoître comme w Dieu; ils ont prédit qu'il devoit naître, dans le temps, d'une » vierge mère; ils ont marqué le lieu de sa naissance, l'ado- » ration des Mages , sa fuite en Egypte , son retour et sa de- » meure dans la ville de Nazareth ; ils ont dépeint ses mœurs ; « ils ont parlé de ses instructions , de ses miracles , de sa » mort, des insultes qu*il a essuyées, des différentes plaies «qu'il a reçues, de sa résurrection, de son ascension, delà » réprobation des Juifs , de la vocation des païens , de son » Eglise établie sur les ruines de la synagogue , etc. ; rien n'a » été omis. Les apôtres n'ont rien dit de sa via qui n'ait été » annoncé par le* prophètes. Si cet admirable concert des « uns et des autres, qui ont écrit dans des temps si différens, » n'est pas divin, qu'est-il donc.^ La destruction de Tem-


( 236 )

^ pire, du Temple et des sacrifices des Juifs, a été prédite plu- » sieurs siècles avant, par leurs prophètes, dans toutes ses » circonstances , confirmée par Jésus-Christ, soit par des pa- » raboles , soit par des paroles si simples , si expresses , qu'elles w ne peuvent souffrir aucun autre sens. Ce fut en vain que 3) les Juifs tentèrent depuis de se réunir. Julien l'apostat, afin î» de démentir les saintes écritures , voulut rétablir Jérusa- » lem , le Temple , et ses anciens sacrifices ; rien n'y fut épar- »gné et tout fut inutile. Les vents, les feux, les tempêtes, « toute la nature s'arma contre cette entreprise, et, ruinant » tous ses projets, laissa les Juifs dans l'état où ils étoient, » où ils sont encore , et où ils seront toujours (a). » On voit, dans l'histoire , des auteurs et juifs et païens reconnoître eux-mêmes la vérité des antiques prophéties qui ont annoncé la destruction de Jérusalem et l'éternelle réprobation de son peuple. Cette réprobation, qui dure depuis tant de siècles, est un miracle toujours subsistant. En effet , peut-on con- cevoir qu'il y ait encore une multitude de Juifs , et que ces Juifs si nombreux , si unis entre eux , si riches , ne puissent, ni se réunir, ni former un État ? Mais il a été prédit qu'ils subsisteraient , qu'ils seroient dispersés ^ et qu'ils n'auroient ni villes y ni rois. Et Us subsistent; ils sont dispersés sur toute la surface de l'Univers , et ils n'ont ni souveraineté, ni chef. Depuis l'époque de la destruction de Jérusalem , depuis Ti- tus jusqu'à nos jours , des révolutions plus ou moins rapides ont détruit , anéanti ou formé tous les empires de la terre ; les Juifs seuls sont demeurés dans la même situation. On n'a pu les exterminer; ils n'ont pu se relever. Haïs, pros- crits, méprisés, ils ont subsisté sans lois, sans rois, sans états , sans chefs. Avec des richesses immenses , avec le goût du travail , des mœurs austères , un attachement passionné

(a) Réflexions sur la Religion chrétienne, par le père Falla.


( '>-l )

pour leur religion, et ])ar roiiscqucnt un ardent di*sir dr former un corps de nation et de se rétablir , afin de dt'inen- tir les prophéties qui les flétrissent aux yeux de tous les peuples; avec tant de motifs et de moyens , ils ont vu tout changer sur la terre ; et au milieu de tant de boulevcrseraens, et dans cette longue succession de siècles, ils ont conservé leur nom , leurs usages , leurs cérémonies , sans pouvoir ja- mais changer leur immuable destinée. Ils sont exactement aujourd'hui ce qu'ils étoient à la mort de l'empereur Titus. Ce phénomène est si contraire à l'ordre naturel des choses , que l'histoire n'en offre aucun exemple. Ce seul fait renferme une multitude de caractères véritablement divins. Une pré- diction accomplie dans tous ses détails, quelque simple, quelque naturel que soit l'événement, est toujours une chose frappante et même miraculeuse , si cette prédiction étoit ac- compagnée d'un certain nombre de circonstances; elle le sera bien davantage encore , si elle annonce un événement très- eloigné. Et que sera-t-elledonc, si de plus elle révèle des faits qui paroisscnt impossibles , et que la raison humaine ne peut concevoir ? . . . La réprobation des Juifs contient toutes ces miraculeuses conditions. Les plus incrédules , les plus im- pies , sont forcés d'avouer que les prophéti. s relatives aux Juifs sont authentiques , sont de l'antiquité la plus reculée , sont très-détaillées et sont accomplies dans toutes leurs cir - constances. Comment pourroit-on nier ces vérités , consa- crées et prouvées par le témoignage même des auteurs païens, et par l'état où nous voyons ce peuple infortuné ? L'im- piété est réduite à dire que cet accord est extraordinaire , inexplicable ; et si la Religion le lui explique par des rai- sonnemens auxquels il est impossible de répondre , décidée à ne pas croire , elle refuse d'écouter. Tel est son langage , telle est sa droiture , sa bonne foi î


( 238 )

a II est prédit que les Juifs réprouveroient Jésus-Christ , » et qu'ils seroient réprouvés de Dieu , parce que la vigne » élue ne donneroit que du verjus (Js. 5, 2, 3, etc.); que i) le peuple choisi seroit infidèle, ingrat, incrédule (Is. 64, aj; » que Dieu le fr'apperoit d'aveuglement [Deuter. 28, 29); » que les Juifs subsisteroient [Jérém. 3i, 36); qu'ils seront verrans [Amos ^ 9, 9); sans rois, etc. (Osée, 34); sans î) prophètes (Ps, 739); attendant le salut et ne le trouvant «point (59, 9. Je/'. 8 , i5); etc. etc. («). »

Après cette courte énumération des prophéties .qui con- cernent les Juifs , je vais passer à celles qui ont annoncé le Messie , et je ne citerai que les plus frappantes.

« Dieu a suscité des prophètes durant seize cents ans , et » cependant , quatre cents ans après , il a dispersé toutes ces •» prophéties avec tous les Juifs qui les portoient dans tous les )> lieux du Monde... L'Evangile devant être cru par tout le » Monde , il a fallu , non-seulement qu'il y ait eu des pro- » phéties pour le faire croire ; mais encore que ces prophé- » ties fussent répandues par tout le Monde pour le faire em- » brasser par tout le Monde. Quand un seul homme auroit » fait un livre des prédictions de Jésus-Christ , pour le temps » et pour la manière , et que Jésus-Christ seroit venu con- » formément à ces prophéties , ce seroit une force infinie : « mais il y a bien plus ici; c'est une suite d'hommes qui , du- « rant quatre mille ans , constamment et sans variations , )> viennent , l'un ensuite de l'autre , prédire ce même avéne- »ment. C'est un peuple tout entier qui l'annonce, et qui » subsiste pendant quatre mille années , pour rendre encore « témoignage des assurances qu'ils en ont , et dont ils ne » peuvent être détournés par quelques menaces et quelque

(ff) Pensées de Pascal.


( »^9 )

persécution qu'on l«'iir fasse : ceci est tout autrement con- sidt rahic.

. T.p tenjps est prédit par l'état du peuple juif, par l'état

(lu peuple païen, par l'état du Temple , par le nombre des

années.

V) Il est prédit que le Messie viendroit établir une nouvelle

» alliance qui feroit oublier la sortie d'Kgypte. (Jc/cr/i. 23,

» 7); qu'il metlroit sa loi, non dans l'extérieur, mais dans

w les cœurs {Is. 5i , 7); qu'il mcttroit dans le milieu du

» coeur sa crainte , qui n'avoit été qu'au-dehors ( Jcrém. 3i ,

« 33 et 32, l\o.)',

« Que l'Eglise seroit petite dans son commencement , et » croîlroit ensuite [Ezech. 47, i etsuiv.):

» Il est prédit qu'alors l'idolâtrie seroit renversée ; que ce >' Messie abattroit toutes les idoles et feroit entrer les bom- » mes dans le culte du vrai Dieu {^Ezech. 3o , i3.) ;

V Que les temples des idoles seroient abattus, et que, >^ parmi toutes les nations , et en tous les lic'ux di Monde , » on lui offriroit une hostie pure et non pas des animaux » [Malach i, 11.) ;

» Qu'il enseigneroit aux hommes la voie parfaite ( Is. 2, 3; » Mich. 4,2, etc.);

•> Qu'il seroit roi des Juifs et des Gentils ( Ps. 1,6 a 8 , w 71, 8, etc.) :

» Et jamais il n'est venu , ni devant , ni après , aucun ■> homme qui ait rien enseigné approchant de cela.

» Les Juifs , en tuant Jésus-Christ , pour ne pas le recevoir » pour Messie , lui ont donné la dernière marque de Mes- » sie En continuant à le méconnoitre, ils se sont rendus » témoins irréprochables , et en le tuant , et en continuant à ' le renier , ils ont accompli les prophéties.


( ^40 )

j) Qui ne reconnoîtroit Jésus-Christ à tant de circonstances » particulières qui en ont été prédites ! car il est dit :

» Qu'il aura un Précurseur {^Math. 5 , i) ;

» Qu'il naîtra enfant ( /j-. 9 , 6) ;

» Qu'il naîtra dans la ville de Bethléem [Mich. 5,2);

w Qu'il sortira de la famille de Judas [Gen. 49, 8 et suiv.); « et de la postérité de David (2 Rois ^ 7, 12 et suiv. (Is. 'j, i3 et suiv.);

3> Qu'il paroîtra principalement dans Jérusalem ( Math. 3 ,

» Qu'il doit aveugler les sages et les savans [Is. 6 , 10); » annoncer l'Évangile aux pauvres et aux petits [Is. 61 , i); » ouvrir les yeux des aveugles , et rendre la santé aux in- » firmes (/^. 35 , 5 et 6) ; et mener à la lumière ceux qui « languissent dans les ténèbres [Is. 42 , i6);

)> Qu'il doit enseigner la voie parfaite (/j-. 3o, 21) , et » être le précepteur des Gentils [Is. 55 , 4) ;

» Qu'il doit être la victime pour les péchés du Monde « [Is. 53, 5) ;

» Qu'il doit être la pierre fondamentale etprécieuse [Is. 28, »i6);

» Qu'il doit être la pierre d'achoppement et de scandale

»(i^. 8, 14);

» Que Jérusalem doit heurter contre cette pierre [Is. 8, x5);

« Que les édifians [a) doivent rejeter cette pierre [Ps. 117^ 22) ;

>> Que Dieu doit faire de cette pierre le chef du coin et ;


{a) C'est-à-dire les bâtisseurs , ceux qui travaillent à 1 édifice du temple spirituel oii Dieu veut habiter.


( •>4. ;

. i\uo. rcili' pierr*' ilnit croître en une montagm,- immense et ') remplir toute la terre i fhi/t. 2, 35).

» Qu'ainsi il doit être rejeté (Ps. 117, 22); méconnu > [Is. 53, 2 et 3); trahi {Ps. 40, 10}; vendu {Zac/t. 11, 12]; «souffleté (Is. 5o, 6); moqué ( /j. 84, 16]; affligé en une -> infinité de manières ( Ps. 68, 27) ; abreuvé de fiel (Ps. 68, » 2'Jt); qu'il auroit les pieds et les mains percés (Ps. 21, 17 ; » qu'on lui cracheroit au visage (/.$•. 5o, G); qu'il seroit » tué ( Dan. 9 , 26 ) ; et ses habits jetés au sort ( Ps. 21 , 19';

» Qu'il ressusciteroit (Ps. i5, 10) le troisième jour (Osee^ •6,3).

M Qu'il monteroit au Ciel {Ps. 46, 6 , et 67, 19 pour s'as- « seoir à la droite de Dieu (^Ps. 109, i).

« Que les rois s'armeroicnt contre lui (Ps. 2 , 2;.

» Qu'étant a la droite du Père, il seroit victorieux de ses ennemis ('Ps. 109, 5).

» Que les rois de la terre et tous les peuples l'adoreroient. « (Ps. 71, II) («).

(a) Pensées de Pascal


î6


(M^)


CHAPITRE IX.

Dîner chez le Baron.


LE BARON, LE MARQUIS DE **% LE CHEVALIER DE CHASTELUX , LE COMTE DE TRESSAN , M. GAILLARD, DUCLOS, L'ABBÉ MORELLET, L'ABBÉ GAGLIANI.

{ La scène est après dîner. }


LE BARO]>r.

En vérité , Messieurs , vous avez été à table d'une sagesse exemplaire.

LE COMTE DE TRESSA IV.

Les entretiens que nous nous permettons en- tre nous seroient très-imprudens devant des do- mestiques.

l'abbé morellet.

« On a reproché aux philosophes d'avoir étar « bli en principe que toutes vérités sont bonnes a


( '^f(i )

•» ihre\ mais cotte proposition pont avoir plus » d'un sens , et n'est pas même une vérité , si on » ue l'accompagne de quelques restrictions que » les philosophes raisonnables n'ont jamais ex- » dues. Celle qui me paroîl la plus nécessaire, )) sera empruntée de la circonstance du temps. » Toute vérité sera bonne à dire en un temps )> opportun et suffisant^ et non e?i tout temps et » tout à coup {(Cl). »

LE C03ITE.

Je crois qu'il n'y a pas de temps opportun pour ôter tout sentiment de religion aux do- mestiques.

LE CHEVALIER.

Ni aux peuples. ^

DUCLOS.

Il me semble que certains principes outrés sur la liberté ne seroient pas meilleurs à publier dans les antichambres que dans les rues.

l'abbé morellet. Il y a quelque quarante années (b) que les vrais philosophes sont convenus de ne parler à cœur ouvert que dans le secret de l'inti- mité.

(a) Mémoires de Tahhé Morellet, tom. P"", pag. 149. {b) Manière de parler que l'on trouve fréquemment dans les Mémoires de l'abbé Morellet.

16..


(244)

LE MA.RQUIS.

Pourquoi donc font-ils imprimer tous leurs secrets les plus intimes ? toutes les déclamations les plus dangereuses contre la royauté , l'o- béissance des peuples , et sur ce qu'ils appellent la liberté?

l'abbé gagliani.

La raison et la philosophie n'approuveront jamais le despotisme , la tyrannie et Tescla- vage.

LE MARQUIS.

Raynal et quelques autres philosophes mo- dernes ont en effet déclamé avec véhémence contre l'esclavage; mais l'Évangile réprouve cette oppression barbare. Plusieurs écrivains religieux ont parlé sur ce sujet d'une manière admirable. J'ai par hasard dans ma poche un volume des Hehiennes ; me permettez-vous de vous en lire deux pages?

LE CHEVALIER.

Je serai charmé de les entendre.

PLUSIEURS VOIX.

Et nous aussi.

LE MARQUIS.

Voici comment s'exprime sur l'esclavage le respectable auteur des Helviennes. (il Ut tout haut.)


( A^ )

(( Si TEiirope entière est libre, si la seule peri- » sëe (le riioinine sons le joui; nous révolte, sile T) colon avilie est lorcé de cacher dans un autre » hémisphère les fers qu'il a forgés j)our ses » semblables , reconnoissez au moins à quelle » école ce cri de la nature a repris son énergie. y) Quel homme , avant le Christ et son Evangile, » entendoit cette voix si puissante et si impé- » rieuse parmi nous ? Quels philosophes même , » avant le Christ, en réclamoient les droits? Ils » ont gémi eux-mêmes sous le joug, et Tout )> cru légitime (a); pas un seul n'avoit dit : Un M esclave est un homme , et tout homme est mon » frère. Et qu'étoient-ce alors que les villes , les » sociétés et les familles? Un mélange odieux, « inconcevable d'infortunés vendus, de tyrans a acheteurs, d'esclaves dans les fers et de maî- » très dont la verge et le fouet étoient le scep- » tre ; d'infortunés opprimés qui ne pouvoient » pas même dire : Mes bras sont à moi ; et de » riches oppresseurs qui, sans remords et du » même sang-froid , calculoient dans leurs pos- » sessions des hommes et des bœufs! c'étoit-là 3) le monde et tout le genre humain , avant » l'école évangélique. Ces crimes étoient ceux


(a) Épictète fut esclave d'Epaphrodite. Beaucoup dauti't eurent le même sort.


(246) » du Grec , du Romain , de l'É^ptien , du " Perse , de l'Indien , du Germain , du Gaulois, » du Sarmate, de toutes les nations. Ce crime » nulle part n'alarmoit les consciences; nulle » part , ni la philosophie , ni la loi ne défen- » doient à l'homme d'acheter l'homme , de » le fouetter , de l'opprimer , de le tuer , » de l'immoler. Je le sais, et j'en frémis. Il

V est encore des esclaves ; mais au moins le " chrétien ne les jettera pas , vieux ou infirmes , » dans une ile déserte , pour prix de leurs ser-

V vices (voyez Plutarque sur Caton). Il est eri- » core des esclaves; mais au moins il n'en est » plus en Europe; et celte soif forcenée qui » vous pousse au-delà des tropiques, ne les " soustraira pas à la protection du Dieu de l'E- » vangile ; il vous suit sur les mers , jusque sur » les rives du Niger et dans vos colonies les y> plus lointaines ; il vous crie : cet esclave , c'est » moi qui l'ai créé , je suis son père ; si tu es sou » bourreau , si tu n'adoucis pas la rigueur de son )> sort, j'aggraverai le tien par les feux allumés » dans ma colère {a). »)

[a) J'avoue que , malgré mon respect pour la philosophie moderne , ces paroles prononcées , l'Évangile à la main , me paroissent plus solennelles et plus persuasives que lorsqu'on les dit au nom de Diderot , d'Helvétius , de Kaynal , de Danton , de Marat et de Roberspierre.


(^47 ;

Cela est très-beau, et je dirai de plus cjuc tous les verbiages de nos confrères les philoso- phes contre les prêtres sont fort injustes et fort dangereux.

Voici sur ce sujet un beau passage de M. de La Har|)e. (Cours de Littérature).

« Suffît-il de s'indigner contre l'oppresseur pour légiti-

H mer tout dans l'opprimé ? Si nous n'avions que le crime

) à opposer au crime , le poignard à l'injure, et le massacre

1' à l'usurpation, où en seroit le monde? A ce qu'il étoit

) dans l'enfance des sociétés, au seul empire de la violence;

w et c'est toi qui veux nous y ramener? — Je suis l'ami des

» noirs. — Non , tu es l'ennemi de leurs maîtres. — Je veux

i> punir les maîtres et venger les esclaves. — Tu as tort; il

■> faut délivrer ceux-ci et éclairer ceux-là , tu feras le bien de

) tous ; autrement tu ne réussiras qu'à les perdre le« uns par

^> les autres . Quoi , ces esclaves sont sous la verge , et tu leur

  • mets le fer à la main? C'est là tout ce que fait la philoso-

') phie. Ma raison n'auroit pas même besoin de ma religion

» pour m'apprendre à ne pas combattre le mal par le mal,

u mais à vaincre le mal par le bien ; et c'est ainsi que je ferai

« tomber la verge sans aiguiser le fer; que je ferai du maître un

.) homme sans faire de l'esclave un assassin; que j'appellerai

» la justice sans déchaîner la vengeance; et n'en connois-tu

î> pas les effets ? Ne sont-ils pas toujours plus ou moins réci-

M proques ? Ces esclaves tueront ou ils seront tués ; ils incen-

» dieront les terres et ils mourront de faim ; ils raviront i'or

y> de leurs maîtres et s'extermineront en se le disputant.

» N'auras-tu pas fait un bel ouvrage ? »


( 24S )

l'abbé morellet.

« Celte mauvaise opinion des prêtres énoncée 3) comme un fait général , est bien anti-philoso- M phique. L'estime que nous devons tous à la y) culture de Tesprit , à Tinstruction , conduit » bien plutôt un homme sensé à avoir des prêtres » une meilleure idée que de tout autre classe ?j également nombreuse de la société. Leur édu- » cation est en général plus sévère et surtout » plus longue; la plupart acquièrent des connois- » sauces qui les mettent fort au-dessus du com- » mun des hommes. Les principes de la morale » religieuse ^ qui est presque en tout la même » que la morale purement civile , leur sont plus » familiers. Pour peu que les motifs religieux se » joignent dans leur esprit à ceux-là , il doit en » résulter en eux une tendance plus forte à être » justes, bons,, vrais; en un mot, ou il faut » penser que Tinstruction ne tend qu'à corroru- » pre les hommes, ce qui est bien peu philoso- » phique, ou il faut croire que, toutes choses » égales d'ailleurs, la classe des citoyens parmi » lesquels il y a le plus d'inslruction est celle où » il y a aussi le moins de corruption (a).

(«) Le même abbé Morellet dit encore , dans le même ou- vrage (ses Mémoires) ^ que les études du séminaire de la Soi'bonne étoient excellentes, et qu'on y discutoit les plu&


( *^'»9 ;

y» 11 est vraiment absiirtle de prétendre (jifun

- il. il (|ui proscril des devoirs sévères, inie vie

i|)|)liquée, des pratiques journalières de reli-

i;ion cl de bienfaisance, et qui, d'un autre

>' roté, ne fournit par lui-même et directement

» aucune occasion , auauie tentation de violer

> les lois de la morale, qu'un état semblable, dis-

« je, donne à ceux qui le professent, le caractère

» général d'immoralité que leur attribuent leurs

» ennemis (a). »

LE MARQUIS.

Avec une façon de penser si raisonnable, voun devez être bien indigné , Monsieur l'abbé, de la constante animosité et de l'injustice clioquante, contre les prêtres, de MM. de Voltaire, Diderot, Ilelvétius et d'Alembert; car dans tous leurs ou- vrages elles sont bien révoltantes (b),

grandes questioiis de la métaphysique , de la morale, et même de la politique.

Il faut lire dans les Soirées de Saint-Pétersbourg l'éloge des études religieuses , et celui de saint Thomas , qui fut sur- nommé l'ange de V école. «■ saint Thomas, dit M. dejMaistre. » qui vivoit dans le xiii« siècle , fut l'une des plus grandes tètes « qui aient existé dans le monde , w et M. de Maistre le prouva par les citations les plus intéressantes.

(a) Mémoires de l'abbé Morellet ^ tom. II, pag. l^oiy.,

{b) Et dans leurs lettres.


• (25o) l'abbé morellet. Je n'aime rexagération dans aucun genre.

DUCLOS.

Il n'est pas question d'exagération. Monsieur vient de citer un fait, et qui est très- scandaleux, sur la publication des secrets intimes.

LE BARON.

Ah! ça, Messieurs, j'espère que cette discus- sion très-oiseuse ne sera pas poussée plus loin.

DUCLOS.

Oiseuse! pas du tout

LE MARQUIS.

A propos de prêtres, il est une: distraction philo- sophique qui m'a toujours paru très-plaisante : « à » entendre les philosophes, ce sont les prêtres qui » ont imaginé pour leur intérêt la Divinité, la » Religion, le culte; ce sont eux qui ont trompé » le monde ; il n'y a pas de lieu commun plus >' rebattu dans la philosophie moderne , et qui » revienne plus souvent dans le Système de la >:• nature : il y a pourtant une petite difficulté ; » c'est qu'avant d'avoir des prêtres , il a fallu » nécessairement avoir des dieux; avant d'avoir >3 des prêtres , il a fallu convenir généralement » de la nécessité d'un culte ; il faut donc que les » déclam ateurs avouent que l'idée de la Divinité


» f t le besoin d'une Religion ne sont pas des in- »> veillions des prêtres ; qu'au contraire nous » n'avons des prêtres que parce que tous les j> peuples ont cru à la Divinité et même à une » Reliiçion; et certainenieni cette croyance, cette )) volonté, ce besoin ne pouvoient venir dcsprê- » très qui n'existoient pas encore (a). »

M. GAILLARD.

L'argument est un peu fort.

LE CHEVALIER.

Il ne tombe pas sur vous, M. Gaillard, car vous avez toujours parlé avec ménagement de la Reli- gion et avec impartialité des prêtres; et nommé- ment dans votre excellente histoire de Fran- çois F' , quand vous citez le beau discours de cet évéque qui, au Conseil de Charles-Quint, fut d'avis de renvoyer généreusement François P' sans rançon et sans imposer une seule condition ; on se moqua de cette proposition évangélique ^ et vous remarquez très-judicieusement que si

[a) Cours de Littérature de M. de La Harpe : « Jugez » maintenant, dit M. de La Harpe, du degré d'impudence » ou d'ineptie que suppose une diffamation habituelle , tel- » lement absurde et contradictoire, que, pouf l'appuyer, il » faut soutenir une impossibilité de principes et de faits ; il » faut soutenir que l'effet a existé avant la cause , ou en » d'autres termes, que deux et deux ne font pas quatre, et -y qu'il fait jour à minuit ; c'est tout un.


( 252 )

l'on eût suivi ce noble conseil, on auroit évité tous les maux que l'on a soufferts.

LE BARON.

Cela est fort bien; mais M. Gaillard n^ignore pas que son dernier ouvrage, si estimable et si brillant à tant d'égards, la R'w alité delà France et de V Angleterre ^ excite dans ce moment une grande rumeur, et ce qu'il y a de pis, parmi les gens raisonnables.

LE MARQUIS.

Je me flatte de n'être pas insensé, et je ne suis nullement du nombre de ces gens raisonnables.

M. GAILLARD.

Je sais qu'on me reproche d'avoir dit naïve- ment qu'il y a du merveilleux dans l'histoire de Jeanne-d'Arc.

LE BARO».

Convenez que la naïveté est un peu forte.

l'abbé morellet. Et à quoi bon dire une telle folie ?

M. GAILLARD.

Je l'ai dite sans système , comme un fait.

LE BARON ET l'aBBÉ MORELLET.

Comme un fait!


( a53 )

M. GAILLARD.

Oui, Messieurs , comme un fait qu'il m'a paru impossible de nier ; /isez mes vieilles chmni- ijues (a).

LE BARON.

Vous verrez que des vieilles chroniques ne peuvent pas mentir.

M. GAILLARD.

Non, quand elles sont d'une infinité d'anteurs, la plupart de différens pays, et qui tous s'accor- dent parfaitement sur le fait et sur tous les dé- tails.

LE BARON.

Cette excuse, si on l'admettoit, nous meneroit loin.

LE MARQUIS.

Oui, mais elle nous meneroit bien.

M. GAILLARD.

On veut bien m'accorder le mérite de ne jamais négliger une recherche historique ; et il est certain que j'en ai fait d'immenses pour écrire celle histoire ; et , après tout ce travail , j'ai été convaincu malgré moi, je vous assure,

(«) Phrase que répétoit toujours M. Gaillard aux reproches que les philosophes lui faisoient à ce sujef.


(254) qu'il y a réellement eu quelque chose de mira- culeux dans la vie de Jeanne-d'Arc;ainsij ai dû le dire.

LE BARON.

Le miraculeux est que vous ayez pu penser ainsi.

M. GAILLARD..

Lisez mes vieilles chroniques.

l'abbé gagliani.

Au reste, il y a de si belles choses dans cet ouvrage , il est si instructif et si attachant , qu'il faut pardonner à Fauteur ce jugement anti-phi- losophique.

l'abbé morellet.

On y a remarqué de très-grands sentimens contre le despotisme et sur la liberté.

le marquis.

Oui, car ses sentimens sont sages, modérés, et ne tendent point à bouleverser les empires.

le baron. On ne sauroit parler avec trop de véhémence contre les tyrans.

LE MARQUIS.

Mais en respectant les gouvernemens et les souverains.


( 255 )

LE BA.R01V.

Tout souverain qui n'est pas un tyran peut le devenir.

LE MARQUIS.

On peut dire aussi que tout homme qui n'est pas un scélérat peut le devenir; faut-il, dans cette supposition, désirer qu'il soit pendu?

LE BARON.

Assurément, s'il avoit tous les moyens et tout le pouvoir qui assure la possibilité d'abu- ser de l'autorité et de la force.

LE MARQUIS.

La conclusion est sévère! Ainsi vous ne vou- lez ni autorité , ni pouvoir ; comment gouver- nerez-vous ?

LE BARON.

Par les lois.

LE MARQUIS.

Il faut une autorité forte et respectable pour les faire suivre , car elles contrarient sans cesse les passions et les intérêts particuliers; il faut donc un chef, et quand il ne s'appelleroit que consul , il peut , tout comme un roi , devenir un despote.

LE COMTE.

On ne tarit point sur ce sujet, et je vous avoue,


( a56 )

Messieurs , que ces disputes me paroissent bien vaines ; me permettez-vous de vous citer , sur cette matière, des vers d'un de nos anciens poètes, qui, dans son genre, ne manquoit pas de philosophie.

l'abbé morellet.

Vous embellissez les vieux poètes en les res- suscitant (a) : nous vous écoutons. *

JLE COMTE.

Voici ces vers :

Oui , penser s'affranchir , c'est une rêverie ;

La liberté par songe en la terre est chérie y

Rien n'est libre en ce monde , et chaque homme dépend ,

Comtes, princes, sultans (è) , de quelque autre plus grand.

Tous les hommes Tivans sont ici bas esclaves ;

Mais suivant ce qu'ils sont, ils diffèrent d'entraves;

Les uns les portent d'or et les autres de fer ,

Et , n'en déplaise aux vieux , ni leur philosopher ,

Tsi tant de beaux esprits qu'on voit en leurs écoles,,

Pour s'affranchir , crois-moi , ne sont que des paroles.

Au joug nous sommes nés , et n'a jamais été

Homme qu'on ait vu vivre en pleine liberté.

En vain me retirant enclos en une étude ,

Penserois-je laisser le joug de servitude ,

(à) Le comte de Tressan a remis en nouveau langage, avec beaucoup d'agrément, plusieurs Fabliaux.

(6) Les sultans dépendent des janissaires ou d'un voisin re- doutable, etc.


( '-«57 )

l'i.iiit serf (lu tlcsir d'apprendre cl de savuu , .le ne ferois si non que changer de devoir; CVcsl l'arrêt de nature, et personne en ce monde, Ne sauroit contrôler sa sagesse profonde (rt^\

DUCLOS.

Eh bien ! je trouve plus de hou sens dans ces vers-là que dans toules les diatribes de Raynal.

i/abbé morellet.

Tous les vrais philosophes désapprouvent ses déclamations(Z>);seriez-vous curieux, Messieurs, de voir le jugement qu'un illustre philosophe porte de cet ouvrage ?

l'abbjé gagliani.

Assurément.

l'abbé morellet, tirant de sa poche un papier.

Voici une lettre que j'ai reçue hier de M. Tur-

gOt. ( On se rapproche pour écouter. ) Je VOUS passe le commencement qui ne parle que vaguement de l'ouvrage et de l'auteur, et j'arrive à l'opinion positive sur l'un et l'autre. ( il lit. ) « J'ai été un y) peu choqué de l'incohérence de ses idées, et de }) voir tous les paradoxes les plus opposés mis

[a) Régnier le satirique.

(6) Et tous ces vrais philosophes . comme on l'a vu, y av ilent travaillé; mais on parloit ainsi devant les ^ens de la Cour.


( ^58 ) » en avant et défendus avec la même chaleur, le w même fanatisme. Il est tantôt rigoriste comme » Richardson, tantôt immoral comme Helvétius, » tantôt enthousiaste des vertus douces et ten- )) dres , tantôt delà débauche (a), tantôt du cou- » rage féroce ; traitant l'esclavage d'abominable, » et voulant des esclaves ; déraisonnant en phy- » sique , déraisonnant en métaphysique et sou- » vent en politique ; il ne résulte rien de son li- « vre {b)^ sinon que l'auteur est un homme de » beaucoup d'esprit, très-instruit, mais qui n'a w aucune idée arrêtée et qui se laisse emporter M par l'enthousiasme d'un jeune rhéteur. Il semble » avoir pris à tâche de soutenir successivement î> tous les paradoxes qui se sont présentés à lui « dans ses lectures et dans ses rêves. Il est plus 3> instruit, plus sensible qu'Helvétius; mais il est V en vérité aussi incohérent dans ses idées et aussi » étranger au vrai système de l'homme (a) (c). »

LE CHEVALIER.

Voilà un jugement très-remarquable, et, à dire le vrai, c'est celui de tous les bons esprits.

[d) Enthousiaste de la débauche!...

{b\ D'après cet extrait, fait par un philosophe, il devroit en résulter une juste indignation et un profond mépris. (c) Mémoires de l'abbé Morellet, tom. I", pag. 222.


LR I)A.RON.

Il fauL j)ouil.iiit convenir que l'on trouve dans l'ouvrage des morceaux de la plus hante élo- quence.

LE MAHQLIS.

Mon cher baron , si vous preniez la peine de relire avec un peu d'attention ces morceaux rfune haute éloquence , vous n'y trouveriez, je vous assure, que de rempliaseet du galimathias.

LE BARo:v.

Vous avez beaucoup de goût , mais tout écri- vain philosophe vous paroît ridicule.

LE MARQUIS,

Il y a de la philosophie moderne dans les ou- vrages de Montesquieu , ce qui ne m'empêche pas de regarder cet auteur comme un grand écri- vain ; les gens religieux peuvent faire les mêmes reproches aux écrits de MM. Duclos et Gaillard, et personne ne rend plus sincèrement que moi justice aux talens de ces littérateurs si justement célèbres. Mais il est vrai que ces Messieurs ont gardé des mesures ; qu'ils ont rendu de grands hommages à la Religion (2); qu'ils ne Toni ja- mais attaquée avec insolence et blasphème , et que l'on sent, en les lisant, qu'ils n'eurent jamais le dessein de corrompre les mœurs , ni de ren- verser les trônes.

17..


( 26o )

M. GAILLARD.

Quant à ces projets insensés, je suis convaincu qu'ils ne sont jamais entrés dans la tête de Vol- taire et de ses amis (3).

DUCLOS.

Moi , je n'ai pas un si bon caractère ; je crois fermement qu'ils veulent faire une secte, et par conséquent une révolution.

LE BARON.

Quelle folie !

l'abbé morellet.

Voilà une imputation, qui, j'ose le dire , est bien peu réfléchie. Rien n'est plus innocent que la philosophie te qui demeure contenue dans l'en- '> ceinte des spéculations, et ne cherche dans ses » plus grandes hardiesses qu'un exercice pai- » sible de l'esprit ; tel est manifestement le ca- » ractère de la philosophie de ceux de nos amis, » qui même vont le plus loin , comme Diderot » et les autres (a).o

DUCLOS, avec colère , et frappant du pied.

Mais encore une fois, comme on vous l'a déjà dit , ne faites donc pas imprimer vos Exercices

(a) Mémoires de l'abbé Morellet, tom. I", pag. 139.


( 2<i3 )

» lion qui cède à la main qui le flatte ou à la voix qui l'a- i> paisc. Celui qui craint la Religion et qui la hait , est comme » les bêtes sauvajj^'s qui mordent la chaîne qui h*s empùche » de se jeter sur ceux cjui passent. Celui qui n'a point du u tout de relij;ion , est un animal terrible qui ne sent sa li- wbcrté que lorsqu'il déchire ou qu'il àc\ove [Montes-

Voilà, en faveur de la Religion, d'éclatans témoignages qui ne sont pas suspects. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que J.-J. Rousseau , qui s'est livré à tous les excès dans lesquels peuvent enti-ainer l'orgueil et l'inconséquence , a cependant rendu les mêmes hommages à la Religion. C'est lui qui a écrit les pages suivantes. « Nous sommes tous , dit-il , » devenus docteurs , et nous avons cessé d'être chrétiens. w Non , ce n'est point avec tant d'art que l'Kvangile s'est y étendu par tout l'Univers, et que sa beauté ravissaite a h pénétré les cœurs. Ce divin livre , le seul nécessaire à un » chrétien, et le plus utile de tous à quiconque ne le seroit » pas, n'a besoin que d'être médité pour porter dans l'âme l'a- w mour de son auteur et la volonté d'accomplir ses préceptes. » Jamais la vertu n'a parlé un si doux langage, jamais la plus » profonde sagesse ne s'est exprimée avec tant d'énergie et w de simplicité; on n'en quitte point la lecture sans se sentir

» meilleur qu'auparavant (a'^ On dit que le calife Omar,

w consulté sur ce qu'il falloit faire de labibliotlèque d'Alexan- » drie, répondit : Si ces livres contiennent des choses oppo- M sées à l'Alcoran , ils sont mauvais il faut les brûler ; s'ils » ne contiennent que la doctrine de l'Alcoran, brûlez-les ■o encore , ils sont superflus. Nos savans ont cité c-e raison-


(a) Réponse de J.-J. Rousseau au roi de Pologne , sur la critique dt son Discours sur les Sciences,


( 264 )

» nement comme le comble de l'absurdité. Cependant , sup- •i> posez Grégoire le Grand à la place d'Omar, et l'Évangile » à la place de l'Alcoran , la bibliothèque auroit été brûlée , » et ce seroit peut-être le plus beau trait de la vie de cet il- » lustre pontife... Que devons-nous penser de cette foule "» d'écrivains obscurs et de lettrés oisifs, qui dévorent en pure y perte la substance de l'Etat? Que dis-je, oisifs! et plût à » Dieu qu'ils le fussent en effet ! les moeurs en seroient plus » saines et la société plus paisible; mais ces vains et futiles » déclamateurs vont de tous côtés , armés de leurs funestes » paradoxes, sapant les fondemens de la foi et anéantissant i> la vertu; ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de 5) patrie et de religion , et consacrent leur philosophie à dé- » truire et avilir tout ce qu'il y a de saeré parmi les hommes. » O fureur de se distinguer, que ne pouvc z-vous point (a) ! » C'est encore ce même écrivain quia fait, dans Emile ^ un si bel éloge de l'Évangile. Ce discours est trop célèbre et tiop digne de l'être pour ne pas le placer ici.

« Je vous avoue que la majesté des Écritures m'étonne ; » la sainteté de l'Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres » des philosophes , avec toute leur pompe ; qu'ils sont petits x> près de celui-là ! Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime i) et si simple soit l'ouvrage des hommes. Se peut-il que » celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même ? » Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sec- 5> taire ? Quelle douceur! quelle pureté dans ses mœurs ! quelle

»> grâce touchante dans ses instructions! quelle élévation dans

D ses maximes ! quelle profondeur de sagesse dans ses dis- » cours ! quelle présence d'esprit î quelle finesse , quelle jus- V tesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions ! Où

(fl) J.-J. Rousseau. Kscours qni a remporté le prix à rAcadémiede Dijon.


( 265 )

e.>>t l'Iioinuif , où est lo sage qui sait agir, souffrir, mourir V sans foibicsse et sans ustcntation ? Quan<l Platon point son fiisfr imaginaire couvert de tout l'opprobre du crime , et (ligne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Irsus-Christ. La ressemblance est si frappante , rpie tous » les Pères l'ont sentie , et qu'il n'est pas possible de s'y trom- "pcr... Avant que Socrate eût loué la sobriété, avant qu'il i> eût défini la vertu , la Grèce abondoit en hommes vcr- » tueux ; mais où Tésus-Christ avoit-il pris chez les siens cette » morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et ' l'exemple? Oui , si la vie et la mort de Socrate sont d'un » sage, la vie et la mort de Jésus-Christ sont d'un Dieu. Di- ') rons-nous que l'histoire de l'P^angile est inventée à plai- u sir ? Mon ami , ce n'est pas ainsi qu'on invente , et les fait^ » de Socrate sont moins attestés qtie ceux de Jésus-Christ. Au 3) fond, c'est reculer la difficulté sans la détruire : il seroit » plus inconcevable que plusieurs hommes d'accord eussent « fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le ') sujet... Et l'Évangile a des caractères de vérité si grands. « si frappans , si inimitables , que l'inventeur en seroit plus i> étonnant que le héros. -»

(3) Il y a encore un petit nombre de personnes dans le monde littéraire j qui rient de pitié lorsqu'on dit que ce sont les philosophistes qui ont fait la révolution. Cependant il est certain ( et on peut le voir dans les collections de journaux) , que toutes les motions les plus odieuses faites aux Jacobins , sont tirées des ouvrages de MM. de Voltaire , de J.-J. Rous- seau , d'Helvétins , de Diderot, de Condorcet, de Saint- Lambert, de Raynal et de d'Alembert (a).


(rt) En efFot, on a conseillé on presciit dans ces écrits, tout ce que nous avons vu, et même le costume transparent des femmes, durant le


( ^66 )

Il est certain que l'on voit, dans les lettres de ces écri- vains, la conjuration la plus clairement formée contre la Religion, la monarchie et les mœurs. Enfin, il est certain encore que les Jacobins , dans le temps même de la terreur , n'ont pas été aussi loin que les philosophes : voilà ce que prouvent, à ne laisser aucun doute, toutes les citations si exactes , si fidèles que l'on a réunies dans ce volume , et les lettres de Voltaire, où il répète sans cesse, d'un ton de triomphe, que tout annonce une révolution.

règne de RoberspieiTe. L'article Nudité, dans îe Dictionnaire pJiiloso- phiqite, est fait pour prouver que nous devrions aller tout nus.


( ^67)


CHAPITRE X.


Entretien du Baron et du Marquis de *'


LE BARON.

Savez-vous, mon cher marquis, que vous n'a- vez pas très-bien tenu votre promesse hier, et que vous avez été très-véhément?

LE MARQUIS.

Je me suis pourtant bien contenu.

LE BARON.

Joliment ! vous autres dévots , vous êtes d'une intolérance!...

LE MARQUIS.

Et vous autres philosophes, vous êtes d'une déraison, d'une inconséquence, d'une injustice,., mais laissons cela. Je vous ai apporté deux pe- tits extraits que j'ai faits pour vous, et que voici :


( 268 )

Celui-ci contient toutes les lois des Juifs, les mi- litaires (a) et les autres (i).

LE BARON.

Comment! vous me condamnez à lire ces deux gros rouleaux ?

LE MARQUIS.

Vous m'avez bien condamné à lire un ou- vrage tout entier.

LE BARON.

Oui, mais un ouvrage tout neuf.

LE MA^RQUIS.

Il est certain que celui-ci ne Test pas, cepen- dant il le sera pour vous. M. de Voltaire vous a persuadé que ces lois étoient cruelles, sangui- naires, abominables, et vous verrez qu'avant l'Evangile il n'y en eut jamais sur la terre d'aussi douces , d'aussi humaines et d'aussi touchantes.

LE BARON.

Il est pourtant avéré que l'on trouve de gran- des cruautés dans l'Ancien-Testament.

LE MARQUIS.

On en trouve dans toutes les histoires ; nous ne parlons que des lois générales , qu'il ne faut confondre , ni avec les faits historiques , ni avec

(a) On les a déjà données ( Foj. les notes du chap 6).


( '69 ) les ordres particuliers donnés par le Maître sou- verain et rArbitre suprême des destinées hu- maines ; je veux: seulement vous prouver que M. de Voltaire a calomnié la législation mosaï- que avec une incompréhensible impudence. Li- sez ces deux cahiers , et v(jus en serez convaincu comme moi.

LE BARON.

Ah! ça, vos citations sont-elles bien exactes ?

LE MARQUIS.

Le doute d'un philosophe à cet égard me paroit très -naturel, mais tout ce que je désire, c'est que vous preniez la peine de vérifier toutes mes citations ; songez que l'artifice en ce genre seroit doublement coupable pour les gens reli- gieux ; songez enfin , que lorsqu'on reproche avec indignation des infidélités de cette espèce, il faudroit être bien sot et bien maladroit pour s'en permettre de semblables ; d'ailleurs on ne m'a jamais reproché le mensonge et l'inexactitude.

LE BARON.

Mon ami, vous aurez beau dire, vous tour- menter et prouver que Voltaire a calomnié, vous n'empêcherez jamais son siècle et la posté- rité de le trouver l'auteur le plus fécond et l'homme du plus grand génie qui ait existé.


( ^7^ )

LE MARQUIS.

Fécond! Je le crois bien, il a écrit tant de sot- tises et même d'inepties!...

LE BARON.

D'inepties! Ah ! par exemple, Voltaire inepte!..

LE MARQUIS.

Oui, inepte , c'est le mot; et c'est une grande leçon morale, que l'excès de l'impiété, de la méchanceté, de l'envie et du cynisme, ait pu mille fois rendre un homme tel que Voltaire, véritablement inepte (a) (^2).

LE BARON.

Inepte! Y songez-vous?

LE MARQUIS.

Et son poème de la Guerre de Genève ^ le trouvez-vous spirituel ?

LE BARON.

Cela est mauvais, j'en conviens.

LE MARQUIS.

Et ses drames intitulés : Chariot ou la com- tesse de Givrj' ^ le Droit du Seigneur^ le Dépo- sa) Tels furent les funestes fruits de cette maxime qui di- rigea sa jeunesse. Le plaisir est le but universel; qui l'at- trape , a fait son salut. (Lettre à Berger, 10 octobre ï733.)


( ^7» ) sitairr, rifuto et t Hôtesse y la Princesse de Na- vanv^lii Femme qui ti va- son, Trajan ou le Tiinnle de la Gloire (a\ et ces vers du diver- tissement de la comtesse de Givry, en parlant d'une belle persoinie :

Ello donne des lois Aux bergers, aux rois,

A son clioix. Qui pourroit l'approcher Sans chercher Ce danger? On meurt à ses yeux sans espoir, On meurt de ne L>s plus voir.

Voici encore de la galanterie :

Vous seule ornez ces lieux. Des rois et des dieux Le maître est dans vos yeux. Ah! si de votre cœur Il étoit vainqueur! Quel bonheur! Tout parle en ce beau jour Damour.

{a) Flatterie pour Louis XV , qui déplut également au prince et au public. Après la représentation, Voltaire en- tr'ou\Tit sa loge pour dire à son oreille : Trajan est-il con- tent? Le silence du roi, dit M. de La Harpe [Cours de Lit- térature ) j fut une réponse qui marquoit plus d'une sorte d'in- dulgence.


( 27^ )

Un roi brave et galant ,

Charmant , Partage avec vous L'heureux pouvoir de régner sur nous.

( Même Divertissement, )

M. de Voltaire a prodigué , dans ses poésies lyriques, c^tte harmonieuse mesure (des vers de neuf syllabes) , comme dans ce chœur de Tanis et Zélide.

Demeurée , régnez sur nos rivages j Comioissez la paix et les beaux jours ; La nature a mis dans nos bocages Les vrais biens ignorés dans les Cours.

Ce n'est pas ainsi que Racine et Quinault ont fait des chœurs et des vers lyriques; et tous ceux de M. de Voltaire, en ce genre , sont de la même force. Dans son Trajan ou le Temple de la Gloire , ouvrage à grande prétention , on trouve cette tirade :

Tout rang , tout sexe , tout âge , Doit aspirer au bonheur (a).

{a) Ce n'est pas tout-à-fait un devoir, surtout pour le bonheur dont il s'agit ; mais , au fond , la pensée est d'une si incontestable vérité, qu'elle rappelle ces deux vers de M. Sédaine :

Les pères seroient trop heureux , Si le Ciel combloit tous leurs voeuy.


( »73 )

Le printemps volage ,

L'étf plein d'ardeur,

L'automne plus sage,

Raison, bndinage,

Retraite , grandeur. Tout rang , tout sexe , tout àg< Doit aspirer uu bonheur.

Si J.-B. Rousseau, M. de Pompiguan, (ires- set, Pirou eussent fait de tels vers et de telles pièces, comme M. de Voltaire s'en seroit moqué, et qu'il auroit eu raison ! Que l'on compare toutes ces productions lyriques au De^'in du village; et le vrai talent de J.-J. Rousseau n'étoit pas celui de la poésie.

LE BARO]y.

Parbleu , vous avez une mémoire bien mali- cieuse.

LE MARQUIS.

Que seroit-ce si je vous citois les vers de ses opéras ! De Satnson , de Pandore , etc. , de Tanis et Zélide , de la Fête de Bélébat, etc.

LE BAROX.

Ses opéras sont détestables; nous savons cela.

LE MARQUIS.

Et ses opéras comiques, genre si facile que tout le monde y réussit. Les deux Tonneaux et

t8


( =74 ) le Baron d'Otrantel Le baron est un jeune sei- gneur de dix-huit ans , qui ouvre la scène par ces jolis vers :

Je prétends qu'on me réjouisse , Dès que j'ai le moindre désir ; Holà, mes gens, qu'on m'avertisse, Si je puis avoir du plaisir.

Quand M. de Voltaire n'est pas satirique , voilà dans le genre comique , son naturel et sa gaieté : le reste de la pièce répond parfaitement à ce début.

LE BARON.

Il n'a pas le genre lyrique , voilà tout.

LE MARQUIS.

Ni le genre comique.

LE BARON.

Il a deux comédies restées au théâtre.

LE MARQUIS.

Mais qui sont excessivement inférieures à celles de Destouches et de la Chaussée.

LE BARON.

Ah ! Nanine !

LE MARQUIS.

Oui , prise dans les œuvres de Fontenelle , pla-


( »75) giat d'autant plus inexcusable que la pièce n'a réellement pas le sens commun.

Ll-: BA.RON.

Vous trouvez cela, parce que le comte tl'Olban brave le préjugé de la naissance.

LE MARQUIS.

Point du tout, car nous voyons tous les jours, sans nous scandaliser , des grands seigneurs épou- ser d{.'s/i/les sans naissance^ parce qu'elles sont riches; et quant à moi, je trouverois beaucoup plus excusable de se mésallier par un sentiment fondé sur l'estime et sur l'admiration. Ce que je désapprouve dans Nanine, c'est l'invraisemblance du fonds et des détails; c'est un jardinier qui vient demander en mariage une belle demoi- selle , couverte de diamans , et mangeant à la table de ses maîtres ; c'est l'héroïne qui doit tout à la baronne , et qui la supplante sans éprouver le moindre remords ; c'est le héros qui dit à son valet de chambre d'aller tout de suite à Paris , et d'y acheter six chevaux, une superbe voiture, des pierreries et de magnifiques étoffes ; c'est le valet de chambre qui revient au bout d'une demi- heure , ayant fait toutes ces commissions de deux ou trois cent mille francs ; c'est ce même héros qui , trompé par un billet , qui lui fait croire que

i8..


( =^76 ) Nanine donne tous ses présens et son argent à un jeune paysan, ordonne sur-le-champ que cette Nanine , qu'il a tant aimée , soit chassée sans délai du château, et conduite et abandonnée sur le grand chemin!... Voilà les froides et ridicules extravagances qui rendent cette pièce l'une des plus mauvaises du Théâtre-Français, et d'autant plus que le style en est plein d'incorrections , et que le dialogue n'en est jamais naturel.

LE BA.RON.

Et V Enfant prodigue trouve-t-il grâce à vos yeux?

LE MARQUIS.

Pas davantage; et vous même pourriez-vous aimer une jeune fille qui déclare nettement qu'elle veut, dans le mariage, de la joie à table et de V amour pendant la nuit.

LE BARON, souriant.

C'est de la naïveté.

LE MARQUIS.

Ce n'est pas du moins de l'innocence ; et les rôles de madame de Croupignac et de Fierenfat vousparoissent-ils bien plaisans et d'un bien bon goût ?


( '-77 )

LK lJ\RON.

Pardoniions-lui ses comédies, en faveur de ses admirables tragédies {a).

LE MARQUIS.

Le comte de Foix ^ ZuUme^ les Scythes^ Érj- phile, y4<^athocle j les Guèbres ^ le Triurm'irat ^ le Catilina (b) n'obtiendront pas ce pardon ; ainsi, convenez que si l'on retranchoit toutes les infamies , tous les mauvais ouvrages , tous les li- belles et toutes les platitudes qui composent une grande partie des œuvres de Voltaire , cette immense collection se trouveroit tellement ré- duite, qu'il ne seroit plus possible de s'extasier sur l'étonnante fécondité de l'auteur (c).

[a) Racine a fait des tragédies parfaites, et n'a point laissé d'ouvrages obscènes ou méprisables par leur ineptie.

[b) Irène , etc.

(f) Et l'on povrroit même retrancher encore une très- grande quantité de petites pièces de vers qui grossissent le célèbre recueil de ses poésies fugitives ; entre autres , les mauvais vers suivans , adressés au roi de Prusse , qui lui avoit envoyé des piluUes purgatives :

J'aurai l'honneur d'être purgé ,De la main royale et chérie Qu'on vit , bravant le préjugé ; Saigner l'Autriche et la Hongrie.

S'égayer sur le sang versé dans les batailles , appeler pré-


( V-8 )

LE BABON.

Enfin , vous voulez bien admirer ses tra- gédies.

LE MARQUIS.

Oui , mais en les plaçant infiniment au-des- sous de celles de Corneille et de Racine.

LE BARON.

Vous ne lui préférez pas Crébillon?

jugé l'horreur de le répandre : quels sentimens ! quel goût î On n'a rien dit de plus atroce dans la tribune des Jacobins. Et quels mauvais vers ! . . .

En voici d'autres dans le genre tout-à-fait hadin :

Adieu , ma pauvre tabatière ! Adieu , je ne te verrai plus. Ni soins , ni larmes , ni prière Ne te rendront à moi ; tous mes soins sont perdus. Adieu , ma pauvre tabatière ! Adieu , doux finit de mes écus ?

Le premier quatrain est tiré de ses œuvres, et le second de sa correspondance avec Thiriot; on pourroit même retrancher de cette fameuse collection plusieurs pièces beaucoup plus con- sidérables , mais qui manquent également de décence et de vérité. Par exemple , celle qui est intitulée les Tu et les Fous. Ces vers ne peignent rien, et, par cette seule raison, ne peuvent plaire qu'à ceux qui trouvent toujours du sel et de la grâce aux productions licencieuses.


( 279 )

Li: MARQUIS.

Non, cette préférence seroit une injustice.

LK «AHON.

Voilà une impartialité héroïque.

LE MARQUIS.

Je dirai cependant qu'il y a beaucoup plus de génie dans Y Electre de Crébillon que dans ÏOresle de Voltaire ; et que Voltaire n'a ja- mais fait une tragédie dans laquelle il y ait au- tant d'originalité qu'on en trouve dans Bka- damiste,

LE BARON.

Je m'attendois bien à quelque restriction.

LE MARQUIS.

Et dans ses meilleures pièces , Voltaire a pillé avec autant d'audace les auteurs français que les étrangers (3).

LE BARON.

Votre acharnement contre lui est véritablement inconcevable.

LE MARQUIS.

Je ne me possède pas, il est vrai, quand je songe à tout ce qu'il a fait, et à ce qu'il auroit pu faire!.... Quand je songe qu'il auroit pu être le premier


( 28o ) critique de son siècle , et qu'il en a étç le plus mauvais (a)....

LE BARON.

Je vous arrête ici, car il y a de lui des critiques générales qui , de Faveu de tout le monde , sont excellentes.

LE MARQUIS.

Oui , certainement, lorsque, dans ce genre , il parle sérieusement et en général, il parle su- périeurement, parce qu'alors ses animosités par- ticulières ne l'en empêchent pas. Mais ces mor- ceaux sont malheureusement rares dans ses ou- vrages , et se réduisent à quelques articles de \ Encyclopédie (4).

[a) Comme lorsqu'il dit, dans le Siècle de Louis XIV ^ que La Fontaine VLa que le seul charme du naturel ; lors- qu'il dit que la Métromanie n'est une bonne pièce en aucun sens ; et qu'il dénigre J.-B. Rousseau avec une si ridicule injustice ; qu'il dit que Boileau n'est qu'tt/z versificateur ; que Gresset n'est Q;vi un fat et qu' un plat fanatique ; que l'au- teur de Didon et d'un grand nombre de belles odes , n'est qu'un sot ; que le roman de Clarisse est assommant et ne se peut lire ; que Shakespeare n'est qvCun bateleur; lorsqu'il dit que les caractères des pièces de Racine ont de la foi- blesse et de l'uniformité , un amour qui tient de l'idylle ( apparemment celui de Phèdre , de Roxane , d'Hermione , d'Oreste , etc. Voyez le Dictionnaire philosophique); enfin , lorsqu'il commente le grand Corneille. . . .


( '^8' ) M. (lo Voltaiiv seroit infiniment moins mé- prisable, s'il avoit mêlé à ses nionstruenx écarls qnel(jues pjrandes vues politiques, et qu'il se lût abusé lui-même pai un système spécieux. La po- lilicjue, fut-elle fausse, ennoblit en quelque sorte les principes erronés d'un liomme d'esprit; elle ne les justifie pas, mais elle leur donne ce motif imposant d'amour du bien public et d'un tendre intérêt pour les générations futures ^ dont renthousiasmc réel ou factice excuse toujours, aux yeux de la multitude , tout le mal qu'on peut faire à la génération présente. M. de Voltaire a l'esprit trop frivole pour l'appliquer à la poli- tique; il ne s'eu est jamais occupé. En prépa- rant un bouleversement universel, il n'a ni plan, ni système; il méprise naturellement le peuple et les idées d'égalité révoltent son orgueil {a).


[d] « Il faut (dit-il dans ses Lettres) séparer le sot peuple w des lionnêtes gens pour jamais , et il me semble que la )j chose est assez avancée. On ne sauroit souffrir l'absurde » insolence de ceux qui vous disent : Je veux que vous pen- » siez comme votre tailleur et votre blanchisseuse. » Par conséquent, si votre tailleur est un honnête homme, qui pense qu'il faut avoir de bonnes mœurs, de la probité, de l'humanité, il ne faut pas s'aèazV.ver à penser comme lui.... Au reste , ceci et toutes ses lettres prouvent (car il y répète plusieurs fois qu'il ne veut point du gouvernement de la ca- naille) qu'avec le projet de faire une révolution , il n'avoit


( 282 )

Il hait les grands seigneurs , parce qu'il n'est pas né dans leur classe. Loin de dédaigner les richesses, les distinctions, les honneurs et les décorations , il en est fort avide ; mais il voudroit qu'on les prodiguât aux poètes et aux gens de lettres. Il adoreroit la royauté , s'il étoit favori d'un roi. Il abhorre la Religion , les prêtres et les parlemens qui condamnent ses ouvrages et ses mœurs. Tout est abject et puéril dans ses er- reurs et sa conduite, parce qu'un orgueil ef- fréné et le plus profond égoisme en sont uni- quement les mobiles et la cause.

Toute sa vie, jusqu'à l'âge de soixante ans , n'a été , comme celle des Sarrasins , dont parle Am- mien Marcellin , qu'w/ze longue fuite. Toujours chassé, toujours poursuivi; attaquant sans cesse et fuyant; se déguisant, se masquant pour se ven- ger, et se trahissant toujours par le cynisme de ses écrits ; tour-à-tour et souvent à la fois flatteur et calomniateur, impudent et lâche, épuisant en même temps toute l'effronterie de l'impiété et du libertinage , et toute la bassesse de l'hypocrisie ; inconséquent autant que perverti ; soutenant al-


nullement des sentimens démocratiques. Tous les philosophes vouloient renverser les autels et les trônes ; mais , à l'excep- tion de Rousseau , ils ne vouloient point du gouvernement démocratique.


( •^•83 ) icrnalivcment le pour et le contre; persécuteur cruel (le ses ennemis, et déclamant sans cesse contre l'intolérance ; affectant le plus profond mépris pour les rois, et leur prodiguant en se- cret l'adulation ; jouant continuellement les rôles si vils d'espion et de délateur; ambitieux, dé- voré d'orgueil et d'envie; dédaignant l'eslime, parce ([u'il n'y peut prétendre ; mais cependant aspirant à la domination universelle, et voulant tout corrompre pour diriger l'opinion générale, pour être admiré avec enthousiasme et pour régner sans contradiction.

Infortuné, qui ne connoît ni la destination de ses talens supérieurs, ni l'ascendant sublime qu'il pourroit prendre sur son pays et sur son siècle! Ah ! si de nobles idées exaltoient son imagina- tion! Si de grands sentimens et une véritable phi- lantropie animoient son cœur! S'il faisoit autant pour les intérêts de la morale et des mœurs qu'il fait contre ! Quel nom il laisseroit ! Et quel sur- croit de gloire il répandroit sur la littérature française et siir sa patrie !...

LE BAliON.

Enfin vous reprenez haleine ! cela est heureux. Mais juste Ciel ! que tirez- vous donc encore là de votre poche ?

LE MARQUIS.

C'est un cahier imperceptible !....


( 284 )

LE BARON.

Oh ! c'est trop fort , j'en ai bien assez de deux.

LE MARQUIS.

Vous m'avez envoyé , il y a quelques jours , les Mœurs, de M. Toussaint; je les ai lues, et je vous demande à mon tour de me permettre de vous lire quelques maximes détachées.

LE BARON.

Cela sera-t-il long ?

LE MARQuis.

Non ; et je vous promets , si vous m'écoutez attentivement , de ne vous plus proposer désor- mais de lectures , et de ne vous plus donner d'ex- traits.

LE BARON.

A cette condition , je vais être tout oreille.

LE MABQUIS.

Ce sont quelques maximes tirées de l'Ancien et du Nouveau-Testament.

LE BARON.

Si je ne suis pas converti à la fin de cet en- tretien , ce ne sera pas votre faute.

LE 3IARQUIS.

A présent écoutez : « La crainte du Seigneur


( ^'SS ) >. l'sl \v commencement de la sagesse ( Prow, " cliai). (i) (a).

(a) Et raiiiour en est le complément. 11 faut reniarqu(;i (ju'aucune religion, excepté la véritable, n'a fait un com- mandement de l'amour de Dieu. Les païens recommandoienl de craindre h's dieux ; ils n'ont jamais prescrit de les aimer «;t de les prier ; ils leur rendoient des hommages , mais ils ne les ])rioient point. M. de La Harpe (dans son Coun de Littérature) cite une phrase du philosophe Toussaint , qui prescrit daimer Dieu et ses semblables. M. de La Harpe ajoute : « Remarquons, avant tout, ce larcin fait au christia- >) nismc par un ennemi du christianisme. Aimer Dieu ! Voilà w bien le chrétien qui se montre dans le déiste , sans que le » déiste ait l'air de s'en douter. Aimer Dieu ! Il eût été cu- •» rieux de demander à Toussaint où il avoit pris ce précepte «fondamental. Qu'auroit-il répondu si on lui eût dit : Un » homme aussi instruit que vous ne peut pas ignorer qu'on w parcourroit toute l'antiquité païenne sans rien rencontrer » qui ressemble ou qui conduise à ce dogme de l'amour de » Dieu ; tous les moralistes , tous les philosophes , tous les » législateurs ont voulu qu'on honorât les dieux avant tout , » mais pas un n'a parlé d'aimer Dieu, pas même Socrale, ni ^ Platon. Cela n'est donc pas, à coup sûr, dans votre religion, naturelle , puisque personne au monde ne l'y a jamais vu,

') et qu'il n'y a rien de semblable dans toutes les religions » dont la loi naturelle a été le seul fondement. Vous ne pou-

» vez pas ignorer non plus l'immense latitude de ce pre-

« mier dogme, ni son extrême importance.

» L'amour de Dieu est par lui-même un sentiment sou-

Dverain auquel tout doit être subordonné; un sentiment

» pur, seul capable d'épurer tous les autres. Comment encore


( 286 )

» Le Seigneur est patient , il est grand en puis- » sance , il diffère à punir ; mais il punil à la fin » (^ISahiun , chap. i ).

« Celui qui est incrédule n'a point 1 ame droite, « mais le juste vivra de sa foi. Comme le vin » trompe celui qui en boit avec excès , ainsi le » superbe sera trompé , et il ne demeurera point » dans son éclat, parce que ses désirs sont vastes w comme l'enfer, qu'il est insatiable comme la » mort , et qu'il travaille à réunir sous sa puis- » sance toutes les nations, et à s'assujettir tous » les peuples ( Habacuc. chap. i ).

» Ecoutez, mon fils, les instructions de votre » père(Pro^. chap. i). Celui qui honore sa mère " est comme un homme qui amasse un trésor. Ce- » lui qui honore son père trouvera sa joie dans ses >> enfans , et il sera exaucé au jour de sa prière. » Il jouira d'une longue vie. Celui qui craint le » Seigneur honorera son père et sa mère , et il » servira comme ses maîtres ceux qui lui ont D donné la vie ; honorez votre père par actions, » par paroles et par toute sorte de patience.

» La bénédiction du père affermit la maison


» a-t-il mis ce précepte , à l'abri de toute interprétation abu- » sive ? en nous l'expliquant de manière à ne pas laisser lieu » à l'erreur? Celui qui ni aime, garde mes commandemens . ■> Il n'y a pas d'autre amour de Dieu. »


( ^87 ) » (les ciifans, et la malédiction delà mere la dé- " lu lit juscju'aux foiulemcns.

» Mon fils , soulagez votre père dans sa vieil- » lesse, et ne l'attristez pas durant sa vie. Que » si son esprit s'alïoiblil, sup[)orlez-le et ne le mé- » prisez pas à cause de l'avantage que vous avez » sur lui ; car la charité dont vous aurez usé en- » vers votre père, ne sera point mise en oubli.

» Dieu vous récompensera pour avoir sup- »> porté les défauts de votre mère. Il vous établira » dans la justice , il se souviendra de vous au » jour de l'affliction , et vos péchés se fondront » comme la glace en un jour serein.

» Combien est infâme celui qui abandonne »j son père, et combien est maudit de Dieu celui » qui aigrit l'esprit de sa mère ( Ecclésiastique , » chap. 3 ).

» Enfans , obéissez à vos pères et à vos mères, » en ce qui est selon le Seigneur , car cela est » juste. Honorez votre père et votre mère afin » que vous soyez heureux, et c^ie vous viviez " long-temps sur la terre (saint Paul aux Ephé- » siens , chap. 6 ).

« Enfans, obéissez en tout à vos pères et mères, » car cela est agréable au Seigneur ( saint Paul , » aux Colossiens, chap. 3). Profitez de mes le- » çons , dit le sage , de peur que vous ne disiez >i un jour: Pourquoi ai-je détesté la discipline.


( 288 )

» et pourquoi mon cœur ne s'est-il point rendu y> aux remontrances qu'on m'a faites ? Pourquoi » n'ai- je point écouté la voix de ceux qui m'en- » seignoient , ni prêté l'oreille à mes maîtres » ( /^roi^. de Salomoji, chap. 5 ) ?

w Celui qui aime la correction, aime la science ; » mais celui qui hait les réprimandes est insensé » ( Pro^^. chap. 12).

LE MAKQUIS , s'interrompant.

Croyez- VOUS qu'il soit indifférent aux pères , aux mères et aux instituteurs, que les enfans connoissent ces maximes en les regardant comme sacrées.

LE BA.RON.

Vous les avez bien choisies.

LE MARQUIS.

Il n'y a point de choix dans l'Écriture-Sainte. Les préceptes ne s'y contredisent jamais, et sont tous également bons. En voici maintenant sur les devoirs des pères et des époux : ( 11 lit tout haut.)

« Élevez bien votre fils , et il vous consolera » et deviendra les délices de votre âme ( Proi^. » chap. 29).

^> Celui qui instruit son fils y trouvera sa joie w et se glorifiera en lui parmi ses proches ( Ec- » clésiastique , chap. 3o ). »


( 2«9 )

»» Corrigez votre enfant et n'en désespérez pas » ( Prov., chap. ug ).

» N'irritez point vos enfans ; mais ayez soin de » les bien élever en les corrigeant et les inslnii- f) sant selon le Seigneur ( St. Paul aux Ephé- » siens y chap. G).

>» Celui qui a trouvé une bonne femme a re- » çu du Seigneur une source de joie ( Prow.., » chap. j8).

» Que les femmes soient soumises à leurs ma- » ris , comme au Seigneur. Et vous maris, aimez « vos femmes comme Jésus-Christ a aimé l'Église, » jusqu'à se livrer pour elle.

» Que chacun de vous aime donc sa femme » comme soi-même , et que la femme révère son « mari ( St. Paul aux ÉpJi. chap. 5 ).»

Voici les conseils à la jeunesse : « Ce qui rend » la vieillesse vénérable , n'est pas la longueur » de la vie , ni le nombre des années ; mais la '^ prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux » blancs , et la vie sans tache est une heureuse '/ vieillesse ( La Sagesse , chap. 4 )•

» Ecoutez en silence, et votre retenue vous ac- >j querra beaucoup de grâces ( Ecclésiastique , » chap. 32 ),-

» Ne parlez, jeune homme, qu'avec peine dans » ce qui vous regarde. Quand vous aurez été w interrogé deux fois, répondez en peu de mots.

19


( 290 )

» Conduisez-vous, en beaucoup de choses,comme » si vous les ignoriez, et écoutez en silence ou » en faisant des demandes.

» Lorsque vous êtes avec les grands y ne pre- » nez point trop de liberté ; et ne parlez pas » beaucoup où il y a des vieillards. On voit l'é- » clair avant que d'entendre le tonnerre; et il y » a sur le visage de l'homme modeste une grâce » qui le fait estimer avant qu'il parle. »

Ecoutez ce que l'Écriture enseigne aux sou- verains :

« Le prince qui écoute favorablement les faux » rapports , n'aura que des méchans pour mi- » nistres (^a).

i> Le prince qui foule les peuples excite des » séditions et des révoltes. La miséricorde et la » vérité sont la garde des rois , et la justice est l'or- » nement des trônes. La justice illustre les peu- >^ pies. Un roi juste rend ses États florissans. Un

[a) Et tout rapport qui accuse sans preuves positives ^ incontestables, non - seulement /?e«^ être ^ mais est vraisem- blablement faux. Les orateurs chrétiens ont admirablement parlé contre la guerre et les conquêtes ; et dans un de ses sermons , après avoir fait une peinture terrible de l'injus- tice des conquêtes et de la barbarie de la guerre , Bossuel ajoute : « Un prince doit faire des conquêtes dans son propre y) Etat , en gagnant les peuples a soi , en les gagnant à Dieu » et à la justice , en déracinant les vices. Bossuet. »


y p(Mij)le nombreux fait la gloire du sijiivcr.im.

•> /Voi'.

» Vou^ devez le trihut aux princes, parce

» qu'ils sont les ministres de Dieu Rendez

» donc à chacun ce qui lui est dû ; le tribut à qui « vous devez le tribut , les impots à qui vous de- ») vez les impots , la crainte à qui vous devez la » crainte , l'honneur à qui vous devez l'honneur w ( iSV. Paul aux Romains , chap. 1 3 ). »

Et ces admirables préceptes pour les maîtres et pour les domestiques :

« Serviteurs, soyez soumis à vos maîtres, avec » toute sorte de respect, non-seulement à ceux » qui sont bons et doux, mais même à ceux qui » sont d'une humeur difficile ( Première Ép. de » St. Pierre , chap. i ).

» Serviteurs , obéissez avec crainte et respect, » dans la simplicité de votre cœur , à ceux qui » sont vos maîtres selon la chair, comme à Jésus- » Christ même. Ne les servez pas seulement lors- » qu'ils ontl'œilsur vous, comme si vous ne pen- » siez qu'à plaire aux hommes ;mais faites de bon M cœur la volonté de Dieu comme étant serviteur » de Jésus-Christ et servez-les avec affection , re- » gardant en eux le Seigneur et non les hommes; » sachant que chacun recevra du Seigneur laré-

» compense du bien qu'il aura fait Et vous,

) maîtres , ayez de même de l'affection pour vos

IQ..


( ^92 ) » serviteurs , ne les traitant point avec rigueur » et avec menaces , sachant que vous avez les uns » et les autres un maître commun dans le Ciel , » qui n'aura point d'égard à la condition des per- w sonnes. ( Epître de saint Paul aux Éphésiens , » chap. 6 ). »

LE BARON.

Voilà sans doute des sentences très-morales; mais il y a d'ailleurs dans la Religion une sé- cheresse qui en éloigne naturellement les âmes sensibles.

LE MARQUIS.

11 faut connoître bien peu la Religion pour l'accuser de sécheresse. Premièrement , vous avez vu la tendre humanité qui règne dans toutes les lois et tous les dogmes de l'Ancien-Testa- ment; vous avez vu que l'Evangile est surtout, <l'un bout à l'autre , une loi d'amour.

LE BARON.

Oui , d'amour divin , mais qui exclut toutes les affections humaines.

LE MARQUIS.

où prenez-vous donc cela ? La Religion règle toutes ces affections, et loin de les exclure lors- qu'elles sont légitimes , elle les fortifie en les sanctifiant. Elle ordonne aux époux de se sacri- fier l'un pour l'autre , quand ce dévouement est


( •^)^ )

nécessaire. C/esl elle encore qui prescrit les plus touchaiis devoirs de l'amitié fraternelle et de la simple amitié. C'est elle encore qui dit :

« Le frère qui est aidé par son frère est comme » une ville forte {Prou. , chap. i8).

M Qu'il est avantageux et qu'il est doux a » des frères de vivre dans l'union {Ps. de Da- » vid , 1 33 ).

» Ne dites pas à votre ami : Allez et reve- » nez ; je vous donnerai demain , lorsque vous » pouvez lui donner à l'heure même ( Prov. , » chap. 3 ).

)^ Celui qui est ami, aime en tout temps, et » le frère se connoît dans l'affliction ( Prov. , » chap. 17).

» Le parfum et la variété des odeurs sont la » joie du cœur, et les bons conseils d'un ami » sont la joie de l'âme. N'abandonnez point » votre ami , ni l'ami de votre père ( Prov. , » chap. 27).

» L'ami fidèle est une forte protection ; celui » qui l'a trouvé possède un trésor {Ecclésias.^ » chap. 6 ).

» Rendez à tous l'honneur qui leur est dû ; » aimez vos frères , craignez Dieu , respectez le » Roi [Première Ép. de St. Pierre). »

Et tant d'autres traits admirables sur tous nos devoirs , et sur toutes les vertus ; sur la


bonté , la charité , la vérité , la sagesse , la vieillesse, la chasteté , et contre l'avarice et l'or- gueil.

« Achetez la vérité, et i:e la vendez point; )) et faites de même à l'égard de la sagesse , » de la doctrine et de l'intelligence ( Prov. , » chap. i6).

)) La vieillesse est une couronne d'honneur, » lorsqu'elle se trouve dans la voie de la justice w (^Prov., chap. 3).

» La femme sainte et pleine de pudeur est » une grâce qui passe toute grâce ; tout le prix « de l'or n'est rien au prix d'une femme vrai- » ment chaste ( Ecclés. , chap. 26 ).

» La femme modeste sera élevée en gloire » ( Prov.^ chap. 11). Comme le soleil , s'élevant » dans le Ciel, qui est le trône de Dieu, éclaire, » embellit l'Univers, ainsi le visage d'une fem- » me vertueuse est l'ornement de sa maison.

» La grâce est trompeuse, et la beauté est vaine;

) la femme qui craint le Seigneur est celle qui

» sera louée ( P/ot^. , chap. 3i ). La bonne con- » duite de la femme est un don de y)ieu. Une >j femme de bon sens est amie du silence {^Ecclés., y> chap. 2 5).

» Abstenez-vous de tout ce qui a l'apparence » du mal {St. Paul aux Thessaloniens, chap. 5).


( '>-9 > )

)) f.a toi qui iTa pas Us oL'uvrcs est morte en » e\\c-invinc(Éj). de St. Jacques^ chap. 'j.k

» Que votre vie soit exempte d'avarice (Sf. Paii/ » aux Hébreux^ chap. 3).

» A.yez soin de vous procurer une bonne ré- » putation , car ce vous sera un bien plus stable » que mille trésors grands et précieux ; laboime w vie n'a qu'un certain nombre de jours , la ré- » putation demeure éternellement ( Ecclcs. , » chap. i4 ).

w Où sera l'orgueil , là aussi sera la confusion; )> mais où est l'humilité, là est pareillement la » sagesse. Le Seigneur détruira la Maison des » superbes (P/'or. , chap. ii et i5).

' >i Le commencement de l'orgueil de l'homme » est de commettre une apostasie à l'égard de » Dieu , parce que son cœur se retire de celui qui » l'a créé ; car le principe de tout péché est l'or- ^>' gùeil. L'orgueil n'a point été créé avec l'homme, » non plus que la colère avec le sexe des fem- » mes (^cc/e.y., chap. i8).

» J'ai vu l'impie aussi élevé que les cèdres du » Liban ; j'ai repasse , et il n'étoit plus [Ps. 36).

» Aimez vos ennemis , faites du bien à ceux » qui vous; haïssent, et priez pour ceux qui vous » persécuteht et qui vous calomnient , afin que » vous soyez les enfans de votre père qui est 31 dans les cieux , qui fait lever son soleil sur les


(^96) » bons et sur les méchans , el fait pleuvoir sur » les justes et sur les injustes {E\^, St. Mathieu , » cliap. 5 ).

» Ne négligez pas l'hospitalité , car c'est en M l'exerçant que quelques-uns ont reçu chez eux » des anges sans les connoître. Souvenez- vous 5} de ceux qui sont dans les chaînes , comme si j> vous étiez vous-mêmes avec eux ; et de ceux M qui souffrent, comme étant vous-mêmes dans » un corps mortel ( Ép. de St. Paul aux Hé- 3j breux , chap. 1 3 ).

» Quand je parlerois toutes les langues des » hommes et des anges mêmes, si je n'ai point la « charité, je ne suis que comme un airain son- » nant et une cpnbale retentissante ; quand » j'aurois le don de prophétie, que je pénétre- oî rois dans les mystères, que je posséderois » toutes les sciences, et quand j'aurois toute la » foi possible, jusqu'à transporter les monta- » gnes , si je n'ai pas la charité , je ne suis » rien

» La charité est patiente, elle est douce et » bienfaisante ; la charité n'est point envieuse ; 3j elle n'est point téméraire et précipitée; ellenç « s'enfle point d'orgueil ; elle n'est point dédai- y) gueuse ; elle ne cherche point ses propres in- y> téréts; elle ne se pique et ne s'aigrit point; elle »> ne pense point le mal ; elle supporte tout ; elle


( '-^97 ) »> espère tout ( St. Paul aux Thcssalonlens , » chap. 5 ) ».

m; baron. Enfin, vous avez entrepris de me faire enten- dre toute rÉcritiire-Sainte.

LK MARQUIS.

Pas du tout , car il faudroit la lire d'un bout à l'autre pour en connoître toute la sublime beauté.

LE BARON.

On pourroit faire aussi , et dans votre genre , "un magnifique recueil de sentences philoso- phiques.

LE MARQUIS.

Je le sais ; mais toutes ces belles sentences se- roient pillées de la Bible, et formeroient d'in- compréhensibles contradictions avec d'autres préceptes qui se trouvent aussi dans vos ouvrages philosophiques ; voyez donc combien la morale évangélique est admirable , utile et nécessaire , et combien la vôtre est inconséquente , insensée et pernicieuse.

LE BARON.

Mon cher marquis , il y a plusieurs points ca- pitaux sur lesquels vous ne ramènerez jamais les âmes fortes , élevées et courageuses.


( ^98 )

LE MARQUIS.

Quels sont donc ces points capitétiix ?

LE BARON.

Par exemplt*, la crainte, qui fait le fondement de votre doctrine; F humilité^ que tout ^eVo^doit pousser à l'excès , et qui n'est au fond qu'un langage et qu'une pure hypocrisie; car, comme le dit fort bien le grand Corneille :

Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous?i> LE MARQUIS.

Je vais vous répondre par ordre : D'abord, sur la crainte y qu'il ne faut pas confondre avec la terreur , « il peut y avoir une sorte d'abaissement » dans la terreur qu'inspirent les tyrans, parce >^ qu'on ne sauroit s'en affranchir par la pureté )^ de sa conduite et par la vertu. La crainte fon- w dée d'un mal affreux , auquel on peut se sous- jj traire par une conduite vertueuse, non-seule- » ment n'est point une foiblesse, mais est au >i contraire la preuve de la raison la plus esti- )j mable. Une telle crainte est le seul garant so- » lide du devoir et de l'obéissance légitime, celle » que nous devons à Dieu, aux lois et aux chefs >^ des nations. Si la crainte n'existoit pas parmi » les hommes , la licence et l'anarchie seroient au » comble. Si l'on craint avec raison les rois éclai-


( ^91) ) n lés ol viijilans, est-il donc insensé dr ( raiiulit; j» le Souverain suprême qui sonde les cœiiis , et » qui sait découvrir jusqu'à nos plus secrètes

pensées (a) ?

Ouant à Vliumiliti' ^ voici ma réponse : « T.ors- " que rEvaui:;ile nous recommande Thumilité , » c'est-à-dire de ne point aimer les louanges et « de cacher nos bonnes œuvres, il ne nous de- » mande rien qui ne soit parfaitement conforme » à la justice. Nous sommes sans cesse obliges » par bienséance, et même, pour éviter le scan- » dale de dissimuler nos foiblesses; ainsi, celui » qui dit tout le bien qu'il fait, quoiqu'il ne » mente pas, n'est qu'un hypocrite, parce qu'il » cache, autant qu'il le peut, beaucoup d'actions » et de sentimens condamnables, de sorte qu'il » ne se montre jamais qu'en beau , et qu'il doit » donner de lui une opinion avantageuse que l'on » n'auroit pas, si Ton connoissoit ses fautes se- >j crêtes. Ce même raisonnement doit faire sup- ^j porter la calomnie, non-seulement sans aigreur. » mais avec une parfaite résignation. Nous de- » vous toujours la regarder comme un juste châ- 5> timent que \ious inflige la Providence; car, si » l'on dit de nous le mal qui n'est pas, nul ne

[a] Etude du Cœur humain ^ pag. 85.


■ ( 3oo ) » peut dire ou savoir tout le mal qui existe (a). ^

LE BARON.

Enfin, vous êtes donc bien persuadé qu'il n'y a de l'esprit et du génie que dans la Bible.

LE MARQUIS.

Certes, et savez-vous pourquoi? c'est que je l'ai lue , relue et méditée.

LE BARON.

Ainsi, à vous entendre, ce siècle-ci ne doit rien à la philosophie?

LE MARQUIS.

Il lui doit le renouvellement de beaucoup d'erreurs , et une épouvantable confusion d'idées morales.

LE BARON.

Vous niez donc les progrès inouis dans les sciences, dans l'histoire naturelle par exemple? Buffon n'est pour vous qu'un esprit médiocre.

(a) Étude du Cœur humain , pag. 98.

D'ailleurs le véritable chrétien ne peut jamais être orgueil- leux , puisqu'il sait que tout ce qu'il a de bon lui vient de Dieu , et ne peut être obtenu que par la foi , la prière et l'humilité ; et que la présomption lui feroit perdre ce don de la grâce. Admirable et sublime doctrine qui rend la vertu la plus parfaite, inséparable de la modestie î


( it"' )

LE MARQUIS.

liulion est le plus grand écrivain de ce siècle, un observateur admirable.

LE BARON.

Il est philosophe pourtant.

LE MARQUIS.

Ne vous en flattez pas; il n'a voulu être d'au- cun parti , et tout le monde sait qu'il méprise beaucoup les philosophes modernes.

Le BARON.

Ah ! Buffon est dévot !

LE MARQUIS.

Non , il n'a pas ce bonheur ; mais du moins il n'est point impie. Il est vrai qu'il a imaginé quelques mauvais systèmes qui ne s'accordent point avec la Genèse ; les savans s'en sont mo- qués, et la Sorbonne les a censurés : alors il s'est rétracté avec toute la bonne foi qui est dans son caractère. Il a sans doute fait un bel ouvrage , mais cette éloquente histoire pourroit avoir une grande supériorité de plus ; l'auteur n'a pas tou- jours la verve, l'abondance et la chaleur qu'on y desireroit; la piété manque à son génie!...

Combien il seroit à désirer qu'un Bossuet , profond naturaliste , entreprit de nous donner l'histoire des minéraux, des végétaux et des ani-


( 3o2 )

maux , en ne perdant jamais de vue , ainsi que ce grand homme, Dieu et la Providence ! Il n'au- roit à redouter, ni l'éloquence , ni le talent des écrivains qui, de nos jours, ont traité cette ma- tière ; il suivroit une autre route ; son ouvrage n'auroit rien de commun avec les leurs, et sur- tout avec ceux de quelques botanistes modernes. Combien d'idées nouvelles naîtroient naturel- lement de ce plan! car la vérité seule donne tout; profondeur et finesse d'observations, ré- sultats neufs, utiles et lumineux; c'est elle uni- quement qui peut donner à l'imagination toute sa force , à l'âme toute l'élévation dont elle est susceptible , et au style d'un écrivain cette éner- gie qui entraîne et ce ton qui persuade.

LE BAROIN".

Mon ami, vous avez de l'esprit et de l'imagi- nation , je suis bien sûr que vous deviendrez au- teur ; mais je vous avertis que, si vous conservez lamanie de vouloir mettre la Religion à tout, vous n'aurez point de succès; croyez-moi, cette mode est passée ; il faut écrire pour le temps où l'on vit, et soyez persuadé qu'on se moqueroit beau- coup d'une histoire naturelle écrite d'im bout à l'autre dans l'esprit dont vous parlez.

LE MARQLIS.

Cependant , si , dans le récit des actions des


( WS )

hommes, un historien n'envisageoit ses j)er- sonnagcs que comme desmacliiues, dirigées par une invisihle falahté , gui<lées vers le hien par une pente irrésistihle, entraînées dans le crime par (les passions insurmontables, que résulte- roit-il d'urie semblable lecture? (Quelle impres- sion produiroit-elle sur le cœur et sur l'esprit , et quel fruit en pourroit-on retirer? Ceux mêmes qui ont tout fait pour propager ces déplorables doctrines , en ont si bien senti l'odieuse absur- dité, qu'ils les ont toujours abandonnées dès " qu'ils ont écrit l'histoire.

Mais lorsqu'on veut nous expliquer les mer- veilles de la Création, a-t-on le droit de nous in- téresser davantage en oubliant toujours le Créa- teur , que dis -je, en révoquant en doute son existence ?

Comment l'étude des cieux et de l'Univers ne conduit-elle pas à l'idée sublime de la Divi- nité ? Est-il rien de plus étrange , de plus révol- tant qu'un astronome impie, qui, les yeux sans cesse élevés vers les cieux, ne contemple les as- tres que pour blasphémer? qui, se privant lui- même du bonheur d'admirer, et dépouillant cette science majestueuse de son charme et de sa grandeur , la réduit aux froides combinaisons des calculs?

Eh! que m'iniportent tous ces prodiges qu'on


( 3o4 ) me découvre dans les trois règnes de l'histoire naturelle , s'ils ne sont pas produits par une sa- gesse infinie , et par une puissance protectrice et sans bornes? Pais-je admirer avec enthou- siasme des phénomènes sans résultats, un ouvrage sans plan et sans but, un spectacle où rien n'est fait pour l'âme , puisque rien ne s'y rapporte à l'homme ?

En vain voudroit-on , par un appareil scienti- fique , ennoblir ou déguiser la sécheresse et le vide d'une si vaine étude; si, dans tous ces objets créés, on ne montre pas la Providence qui les protège et qui les conserve ; si l'on ne cherche pas à m'initier, non dans les mystères de la su- prême intelligence , mais dans tous les secrets de sa bonté , je méprise la science; car en suppo- sant qu elle ne fût pas corruptrice, il est toujours évident que, ne pouvant élever mon âme et con- tribuer à mon bonheur , elle m'est au moins inu- tile. Alors je ne vois dans la botanique qu'une assommante et fastidieuse nomenclature. Le règne animal, ainsi que le règne minéral, ne m'offre plus que des modifications de la matière et l'idée stupéfiante du néant; j'aime mieux m'en- dormir doucement d-ans le sein d'une paisible ignorance , que de consumer ma vie par de mal- heureux efforts d'imagination ( qui ne produi- roient que des monstres ) ; par des recherches


( 3o5 ) pénibles sans résultats bienfaisans , et par des veilles et des travaux sans gloire. Oui , la gicjire dans la littérature et dans les sciences ne sauroit s'allier avec l'irrélii^ion bautenîent professée. L'impiété est ('gaiement vile et stérile; elle n'a pu dans ces derniers temps que répéter ce qu'elle a dit dans les siècles les plus reculés. Conament pourroit-elle être ingénieuse? Elle flétrit le cœur et dessèche l'imagination ; elle a même trop de bassesse pour inspirer une véritable audace. L'impie se tait , se cache ou se déguise lâche- ment, quand il croit qu'il seroit dangereux pour lui de se montrer à découvert ; mais lorsqu'il pense qu'il peut impunément lever le masque, jI étonne par son manque de pudeur et par l'excès de son effronterie; il fait du bruit alors; l'indignation, la surprise, et l'approbation du vice et de la folie forment sa célébrité passagère. Son orgueil jouit pendant quelques instans d'une honteuse réputation; mais il n'a jamais eu, il n'aura jamais de renommée durable.

C'est la contemplation de l'Univers qui ,méme dans la littérature , a fait naître toutes les idées du beau, et ces lois si justes qui prescrivent la simplicité dans les moyens , l'unité dans le plan , la variété dans les détails, la liaison dans les diverses parties, l'harmonie , l'accord , la majesté dans l'ensemble, la morale et l'utilité dans le but.

20


( 3o6 ) La Création entière fut Toiivrage d'une seule pensée {a), mais d'une pensée divine qui, par son étendue et par sa profondeur, en fait naître une infinité d'autres. Dieu voulut que ce grand ouvrage offrît toujours à l'homme coupable et déchu le souvenir ou la réalité d'une punition paternelle. Dieu mit sur tout l'Univers l'em- preinte auguste et touchante de sa justice, de son amour pour ses créatures, et de sa bonté suprême. Il répandit sur la terre beaucoup moins de maux que de biens ; il y prodigua les riches- ses réelles, il y sema les maux avec mesure , et, toujours à côté d'eux, il plaça les remèdes ou les dédommagemens. La classe des animaux pai- sibles est infiniment plus nombreuse que celle des bétes féroces; et il est bien remarquable que les animaux qu'il étoit le plus facile de sou- mettre au joug , soient précisément ceux qui pouvoient rendre le plus de services à l'homme, tandis que les animaux farouches, incapables de prendre de l'attachement pour un maître, ne hii seroient d'aucune utihté dans la vie domes- tique. Ainsi , Dieu ne s'est pas contenté de don- ner à l'homme tous les moyens de force , d'a-

(a) L'Homogénéité qui se trouve dans les trois règnes , et la chaîne qui les unit, causeront toujours la plus vive ad- miration à tous ceux qui auront fait de l'histoire naturelle une étude un peu approfondie.


( -^^1 )

dresse cl criiiciusli ie nécessaires pour se ressaisir (le son j)iimilif" empire sur les animaux. Il a clai- <^nv lui |)réparer des conquêtes faciles, vérita- blement utiles et sans danger, et les lui désigner eu douant tous les animaux devenus domesti- ques d'un instinct doux el trancjuille ; et si i'ammal le plus sensible n'offre rien d'utile à nos besoins physiques, c'est pour lui un bienfait de la nature ; il falloit que l'homme ne dût jamais être tenté de faire une victime du chien fidèle , son compagnon , son gardien , son dé- fenseur.

Parmi les végétaux, le nombre des plantes salutaires surpasse de beaucoup cehii des plantes vénéneuses; et, dans les heux où se trouvent ces derniers , on trouve aussi leurs antidotes. Par exemple, le contre-poison certain du fruit du mancenilier, est l'eau de la mer bue sur-le-champ, et ces arbres ne viennent jamais que sur le bord de la mer. C'est ainsi que , sur le sommet des Alpes, croissent toujours ensemble le thora , dont le suc est un venin mortel , et X antl-thoi a^ son contre-poison , le seul efficace que Ton con- noisse ; et c'est ainsi qu'au Choca^ dans l'Amé- rique méridionale , où les serpens les plus veni- meux se rencontrent par milliers , se trouve cette plante miraculeuse , le guaco - dont le suc e^t un

20,.


( 3o8 ) préservatif certain contre le danger de leurs morsures.

Sur la terre, les précipices, les volcans, les antres affreux n'occupent qu'un petit espace , ainsi que les écueils et les gouffres dans la vaste étendue des mers.

La divine Providence ne se manifeste pas moins dans les soins qu'elle prend pour con- server tout ce qu'elle a créé : l'anatomiste , le botaniste et le naturaliste l'admirent également ; Tun en examinant la structure du corps humain, et les autres en étudiant l'organisation des végé- taux et celle des insectes et de tous les ani- maux. Ceux qui sont assez malheureux pour ne voir dans ce grand spectacle que l'effet d'une puissance aveugle et du hasard , sont privés de tous les senlij/^ens éleve's que cette contempla- tion inspire naturellement aux âmes religieuses. Quelle idée noble et grande a jamais pu naître d'une telle croyance ? L'impiété , absurde dans ses erreurs, est toujours abjecte dans ses sys- tèmes. Ici la foi devient une lumière ; seule , et dépouillée des secours des sciences humaines, elle peut découvrir, dans l'étude de la nature, des rapports admirables , des desseins sublimes que l'orgueilleuse incrédulité n'apercevra ja- mais.


( 3oç)) Li: B\noiT.

Au milieu de toutes vos lumières, il faut con- venir que vous montrez un orgueil peu com- mun , en pensant boiuiement que l*Univers en- tier n'a été fait que pour vous.

LE MARQUIS.

Ah! vous voilà humble; mais on sait ce qu'on doit penser de l'humilité des philosophes. La Providence n'agit que relativement pour les bru- tes , et elle cesseroit d'agir , si elle n'avoit pas, pour objet de s^^s soins, une créature raisonna- ble , animée dune âme immortelle; car cette Providence , n étaut autre chose que la justice et la bonté divine, toujours indispensablement unies ensemble , qu'auroit-elle à punir ou à récompen- ser sur la terre , si l'homme n'existoit pas ? L'homme est donc fait pour y régner , puisque non-seulement il y est nécessaire, mais que, sans lui, toute l'harmonie, toutes les beautés en se- roient anéanties. Le seul être qui puisse connoître Dieu , peut seul vivifier la Création. Sans la con- noissance de Dieu, il n'y auroit ni morale , ni lois raisonnables; et, sans culte, ni liens, ni rapports entre Dieu et l'homme, qui ne peut jouir de la souveraineté qui lui est confiée, qu'en puisant à la source intarissable de la perfection et des lu- mières, et qu'en méritant, par la reconnoissance,


( 3.0 ) tous les bienfaits de l'amour et tous les secours d'une protection suprême.

LE BAROiV.

Vous parlez très-bien, mon cher marquis ; mais je vous avoue qu'il me semble que, dans votre propre système , vous rabaissez infiniment la ma- jesté divine, en la supposant sans cesse occupée d'une multitude de petits détails , la conserva- tion des plantes, des insectes

LE MARQUIS.

Ce sont au contraire les philosophes modernes qui n'ont pas d'idée de la suprême puissance. Sans doute le souverain d'un vaste empire ne doit s'occuper que de l'ensemble du gouverne- ment , parcequ'il ne pourroit suffire aux détails. Dieu voulut borner l'ambition de l'homme sur la terre , en lui refusant la possiljilité de gou- -verner seul un grand État.A mesure que l'homme étend sa domination , il est forcé de confier à d'autres le pouvoir de régir et de commander : il conserve les honneurs de l'autorité souveraine ; mais il en perd le véritable droit , celui d'ordon- ner tout lui-même.

Dieu suffit à tout : d'un seul regard, il voit l'ensemble et les moindres détails de ses ouvrages; il n'a besoin ni d'effort , ni d'application , pour veiller sur tous les êtres qu'il a créés , et pour


( 3..)

préparer en même temps les révolutions drs cm- piivs.

1/histoire naturelle cessera d'être une science aride , quand on y cherchera les traces si mul- tij)hées de la bonté divine ; la science alors pro- duira le plus noble, le plus doux sentiment du cœur humain , Tadmiration fondée sur la recon- noissance ;et l'histoire de la nature, en montrant toujours l'homme en rapport avec Dieu, donnera la vie à tous les objets créés , et l'intérêt le plus j)uissant à toutes ses descriptions. Quel charme alors dans cette étude ! Voir Dieu partout dans l'Univers , c'est anticiper sur les joies du Ciel où l'on ne verra que lui.... Ces vérités seront toujours combattues par une aveugle impiété ; mais , aux yeux mêmes des incrédules, qui ont conservé de l'élévation d'âme , elles valent mieux, à ne les considérer que comme une hypothèse, que le système ignoble et dégoûtant qui nous représente l'homme comme un animal perfec- tionné, qui peut et qui doit dégénérer et rede- venir , avec le temps , un quadrupède ou le plus vil insecte.

LE BAROX.

Je vous le répète, mon ami, vous dissertez à merveille ; mais si vous vouliez bien mettre un terme à toutes ces déclamations anti-philo- sophiques , vous obtiendriez facilement la bien-


veillance d'une société nombreuse éclairée et puissante , et je vous en réponclrois. Vous avez de l'instruction , du talent , et vous desirez sans doute de la célébrité.

LE MARQUIS.

Moi! point du tout ; et celle que je vois à de certaines personnes suffiroit pour m'en dégoûter.

LE BAROIN.

Parlons franchement : tout homme d'esprit aime la gloire. Je ne vous demande point ce que vous appelleriez une apostasie; mais cessez de dé- clamer contre les philosophes et surtout contre leur chef; employez votre belle imagination a faire des ouvrages d'un genre agréable , et ne TOUS érigez point en réformateur. Alors je vous promettrai d'éclatans succès; car, il ne faut pas s'abuser, ce sont les philosophes, et uniquement eux , qui font aujourd'hui les réputations. Con- tentez-vous de plaire; soyez moraliste , si vous voulez, mais sans attaquer et sans offenser des gens redoutables et pleins de génie. Prenez avec moi cet engagement , et nous vous élèverons aux nues.

LE MARQUIS.

Je préfère votre estime à votre indulgence.

LE BARON.

Vous vous en repentirez.


( ^'^ )

le ( nurhrr du soleil; car r'cxt sa seiilo couverture ^ e'est ^nn vêtement pour couvrir sa peau; dans quoi cnucheroit- ^ il? Rends-la lui donc ^ afin que ^ donnant dans son vete- » ment, il te hêniise , et que tu sois trouvé juste devant VK- V ternel ton Dieu. Si au contraire , // vient à crier vers moi, ^j'e l'entendrai ; car je suis miséricordieux («)... Le légis- ï> lateur veut que les pauvres soient invités aux réjouiss-inccs des fiâtes, aux festins religieux. Dans ces fctcs ^ dit-il, tu ^Jcras des festins , et tu mangerai devant F Éternel ton Dieu, > toi et ta famille , et le lévite ciui est flans tes portes , et la " veuve , V orphelin et l'étranger qui demeurent avec toi (b). » Ainsi plusieurs fois , chaque année , les riches et les pau- • vres se trouvoient assis à la même tabie , unis par les liens ') des bienfaits et de la reconnoissance... L'étranger , dit le » Seigneur, qui habite parmi vous, sera comme celui qui » est né parmi vous : vous l'aimerez comme vous-mêmes ; V) car 7)0us avez été aussi étrangers en Egypte. Je suis VE- )' ternel votre Dieu (c)... Le législateur prcscrivoit de traiter »les animaux mêmes avec douceur. Il défend de présenter » à l'autel la mère avec le petit, et de tuer le petit sous les » yeux de sa mère. Tu n'enlèveras point à In mère , dit-il , » le petit qu'elle allaite; tu ne tueras point l'animal pour- » suivi qui se réfugie comme un suppliant dans ta mai- « son {d\.. Jamais les tortures barbares de la question ne » furent connues dans la législation mosaïque (e\ Les pères » et mères doivent apprendre à leurs enfans les principaux » statuts et les ordonnances de la législation ; c'est une obli-

(n) Exod. Peut. (h) Lévit. (< ) Lévit.

(d) Dent.

(e) Deut.


( 3.6)

» galion que le législateur leur impose , dans les termes les «plus forts. La loi ordonnoit à celui qui avoit séduit une » fille, de l'épouser et de lui faire un douaire; et, si le père » de la fille refusoit de la donner au séducteur , ce dernier ^ étoit obligé de payer au père une somme considérable... » Les lois sur la pudeur é toi ent très-sé-v ères. La femme ^ > disent-elles, ne portera point l'habit d'un homine , et » Vhomme ne se vêtira point de la robe d'une femme. Ho- ■D nore ton père et ta mère , afin que tu prospères et que tu •vives long-temps sur la terre que l'Éternel , ton Dieu, va te )> donner («)... Que chacun de vous craigne son père et sa » mère [Eœod., Levit., Deut.). Maudit soit celui qui a » méprisé son père et sa mère, et tout le peuple répondra ^^ Amen [Exod., Levit. j Deut.). Quiconque maudira son >) père ou sa jmère, sera puni de moït [Exod.). Vous ne » ferez aucun tort à la veuve ni à l'orphelin ; si vous les of- » fensez en quelque chose, ils crieront vers moi, j'écouterai "leurs cris [Exod. ). Lorsque vous verrez le bœuf et la bre- » bis de votre frère égarés, vous ne passerez point votre » chemin ; mais vous les ramènerez à votre frère , quand il » ne seroit pas votre parent, et quand même vous ne le w connoitriez pas. Vous les mènerez à votre maison , et ils » y demeureront , jusqu'à ce que votre frère les cherche et M qu'il les reçoive de vous. Vous ferez de même à l'égard de « l'âne ou du vêtement, ou de quoi que ce soit que votre » frère ait perdu ; et, quand vous l'aurez trouvé, vous ne le -'> négligerez point , comme étant à un autre et non à vous.

(a) Ce fiit nn des coinmandemens que Dieu dicta de vive voîx à son peuple , et qu'il écrivit sur la pierre. C'est le seul coruiuandement au- quel il attache une promesse de récompense particulière dès cette vie, dans lancienne et la nouvelle loi , et la promesse qui intéresse le plus les hommes.


( '^'7 )

"Si VAiis voyez l'àne ou h; bœuf de votre fnn- tombé dans " lo rhcmin, vous ne passerez point sans vous en nuifrc en » j>eine ; mais vous l'aiderez à le relever [Dent. , cbap, xi . .. Vous ne livrerez i)as l'eselave qui s'«'st réfugié vers vous, w entre les mains de son ni.iirre ; il dc.'nicurera auprès de vous >. où il lui ]>laira ; et il se tiendra en repos en l'une de vos «villes, sans que vous l'attristiez en aucune ehosc [Deut. cliap. i?t ).

» Lorsque vous aurez coupé vos grains dans votre champ , w et que vous y aurez laissé une javelle par oubli , vous n'y w retournerez pas pour l'emporter; mais vous la laisserez «prendre à l'étranger, à la veuve, à l'orphelin, afin que le » Seigneur vous bénisse dans toutes les (cuvres de vos mains. » Dieu fait le même commandement pour les fruits des oli- Mviers , pour la vigne, etc. [Deut.).

» Quand vous scierez les grains de votre terre , vous ne » les couperez point jusqu'au pied , et vous ne ramasserez «point les épis qui seront restés; mais vous les laisserez » pour les pauvres et les étrangers [Lévit, chap. 23).

» Le prix du mercenaire qui vous donne son travail , ne ■> demeurera point chez vous jusqu'au matin.

» Vous ne parlerez point mal du sourd (Z<?W^., chap. lo). u On pourra juger , d'après cet extrait, si c'est avec jus- tice que les détracteurs de la Religion répèlent , depuis trente ans, que ces lois sont absurdes, barbares et féroces. Mais ce n'est qu'en lisant ce Code divin tout entier, qu'on peut connoître à quel point ces calomnies sont extiava- gantes. Les lois qui assurent les propriétés , ne sont pas moins admirables. «Dans quelle législation ancienne, dit » l'auteur des Lettres de quelques Juifs ^ trouve-t-on rien de •» comparable à ces lois en faveur des pauvres , et à ces ex- ' hortations de secourir les malheureux? Quand on se les


( 3i6)

» galion que le législateur leur impose , dans les termes les îjplus forts. La loi ordonnoit à celui qui avoit séduit une » fille, de l'épouser et de lui faire un douaire; et , si le père » de la fille refusoit de la donner au séducteur, ce dernier ii étoit obligé de payer au père une somme considérable... » Les lois sur la pudeur é toi ent très-sé-v ères. La femme ^ > disent-elles , ne portera point l'habit d'un homme, et » V homme ne se vêtira point de la robe d'une femme. Ho- » nore ton père et ta mère , afin que tu prospères et que tu w vives long-temps sur la terre que l'Éternel , ton Dieu , va te » donner («)... Que chacun de vous craigne son père et sa » mère (Exod., Levit., Deut.). Maudit soit celui qui a » méprisé son père et sa mère, et tout le peuple répondra ^^ Amen {^Exod.y Levit. j Deut.). Quiconque maudira son » père ou sa mère, sera puni de mort [Exod.). Vous ne » ferez aucun tort à la veuve ni à l'orphelin ; si vous les of- » fensez en quelque chose , ils crieront vers moi , j'écouterai "leurs cris (Exod. ). Lorsque vous verrez le bœuf et la bre- » bis de votre frère égarés , vous ne passerez point votre » chemin ; mais vous les ramènerez à votre frère , quand il « ne seroit pas votre parent, et quand même vous ne le » connoitriez pas. Vous les mènerez à votre maison , et ils » y demeureront , jusqu'à ce que votre frère les cherche et «qu'il les reçoive de vous. Vous ferez de même à l'égard de

» i'àne ou du vêtement, ou de quoi que ce soit que votre

» frère ait perdu; et, quand vous l'aurez trouvé, vous ne le » négligerez point , comme étant à un autre et non à vous.

{a) Ce fut un des commandemens que Dieu dicta de vive voix à son peuple , et qu'il écrivit sur la pierre. C'est le seul commandement au- quel U attache une promesse de récompense particulière dès cette vie , dans lancienne et la nouvelle loi , et la promesse qui intéresse le plus les hommes.


( :i'7 )

^> Si vous voyez l'âne ou le bœuf de voire frère tombé dans » le rliemin , vous ne ])asserez point sans vous en mettre en » ])eine ; mais vous l'aiderez à le relever [Driit. , chap. 0.1 '. ») Vous ne livrerez pas l'esclave qui s'est réfugié vers vous, » entre les mains de son maître ; il demeurera auprès de vous on il lui plaira; et il se tiendra en repos en l'une de vos «villes, sans que vous l'attristiez en aucune chose [Deut. chap. 2 3).

» Lorsque vous aurez coupé vos grains dans votre champ , w et que vous y aurez laissé une javelle par oubli , vous n'y » retournerez pas pour l'emporter; mais vous la laisserez » prendre à l'étranger, à la veuve, à l'orphelin , afin que le » Seigneur vous bénisse dans toutes les œuvres de vos mains. » Dieu fait le même commandement pour les fruits des oli- » viers , pour la vigne, etc. [Deut. ).

» Quand vous scierez les grains de votre terre , vous ne » les couperez point jusqu'au pied , et vous ne ramasserez « point les épis qui seront restés ; mais vous les laisserez » pour les pauvres et les étrangers [Lévit, chap. aB).

» Le prix du mercenaire qui vous donne son travail , ne '> demeurera point chez vous jusqu'au matin.

» Vous ne parlerez point mal du sourd (XeViV., chap. ig). u On pourra juger , d'après cet extrait, si c'est avec jus- tice que les détracteurs de la Religion répètent , depuis trente ans, que ces lois sont absurdes, barbares et féroces. Mais ce n'est qu'en lisant ce Code divin tout entier, qu'on peut connoître à quel point ces calomnies sont extiava- gantes. Les lois qui assurent les propriétés , ne sont pas moins admirables. «Dans quelle législation ancienne, dit » l'auteur des Lettres de quelques Juifs ^ trouve-t-on rien de » comparable à ces lois en faveur des pauvres, et à ces ex- >> hortations de secourir les malheureux? Quand on se les


(3i8)

«rappelle, ces exhortations et ces lois, où l'humanité, la i> bonté du cœur le plus tendre se font si vivement sentir , » peut-on , sans souffrir , voir ce grand homme et toute sa » législation taxés de férocité et de barbarie par un écri- » vain célèbre qui se dit impartial !...»

Après avoir prouvé avec autant de clarté que de profon- deur, que les sciences, dans l'antiquité, n'ont pu venir que d'une révélation divine^ et non de la succession des siècles, M. de Maistre ajoute :

« Observez qu'il est impossible de songer à la science œo- » derne, sans la voir constamment environnée de toutes les w machines de l'esprit et de toutes les méthodes de l'art. Sous » l'habit éti'iqué du Nord, la tète perdue dans les volutes » d'une chevelure menteuse , les bras chargés de livres et )) d'instrumens de toute espèce , paies de veilles et de tra- )> vaux , elle se traîne , souillée d'encre , et toute pantelante , » la rouie de la vérité, baissant toujours vers la terre sur 5) son front sillonné d'algèbre. R.ien de semblable dans la « haute antiquité. Autant qu'il nous est possible d'apercevoir » la science des temps primitifs à une si énorme distance, » on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu'elle ne » marche, et présentant, dans toute sa personne, quelque 3) chose d aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des » cheveux qui s'échappent d'une mitre orientale; Véphod 5> couvre son sein soulevé par l'inspiration; elle ne regarde que » le ciel , et son pied dédaigneux semble ne toucher la terre » que pour la quitter. Cependant , quoiqu'elle n'ait jamais « rien demandé à personne, et qu'on ne lui connoisse aucun w appui humain , il n'est pas moins prouvé qu'elle a possédé M les plus rares connoissances ; c'est une grande preuve que

» la science antique avoit été dispensée du travail imposé à

» la nôtre, et que tous les calculs que nous établissons sur


( 3.9 )

^ i'eiprricncc moderne, sonf <e qu'il esl possihlo «l'imaginer ■ i\r pliis faux. (Soirt'cs ilc Saint^Pctersiour^ ^ hnu. \'^ ^

vpag. lo/,.) ^

» ..

» l^a barbarie du peuple hébreu est une des tlièses favorit<*$ u du xvui siècle ; il n'est permis d'accorder à ce peuple » aucune science quelconque; il ne connoissoit pas lamoin- » dre vérité physique ni astronomique; pour lui , la terre n'é- » toit qu'une platitude, et le ciel, un baldaquin ; sa langue, « dit-on , d('rivc d'une autre , et aucune ne dérive d'elle ; il » n'avoit ni philosophie , ni arts, ni littérature; jamais, avant w une époque très-retardée , les nations étrangères n'ont eu la » moindre connoissancc des livres de Moïse ; et il est très- ^> faux que les vérités d'un ordre supérieur qu'on trouve dis- » séminées chez les anciens écrivains du paganisme, dé- » rivent de cette source. Accordons tout par complai- » sance {a). Copiment se fait-il que cette même nation soit » constamment raisonnable, intéressante , pathétique , très- » souvent même sublime et ravissante dans ses prières? La ' Bible, en général, renferme une foule de prières dont on a !j fait un livre dans notre langue; mais elle renferme de plus , ') dans ce genre, le livre des livres, le livre par excellence, » et qui n'a point de rival , celui des psaumes. ( Soirées de

^> Saint-Pétersbourg ^ tom. II, pag. 55)

» ,

» Les odes de Pindare sont des espèces de cadavres dont


(a) C'est ea effet une extrême complaisance , car il est certain ' i», que l'hébreu est la plus belle des langues, et qu'elle a produit deg chefs-d'œuvre; les sublimes poésies d'Isaïe , de Job, d'Habacuc, d'Osée, la Sagesse, les Proverbes de Salomon, les belles Élégies de Jérémie, les: Psaumes sublimes de David, V Ecclésiastique , etc.


( 3ao )

» l'esprit s'est retiré pour toujours. Que vous importent les » chevaux de Hléron ou les mules d'Agésias ? Quel intérêt » prenez- vous à la noblesse des villes et de leurs fondateurs, « aux miracles des dieux , aux exploits des héros , aux » amours des nymphes ? Le charme tenoit aux temps et aux M lieux ; aucun effet de notre imagination ne peut le faire «renaître. Il n'y a plus d'Olympie, plus d'Élide, plus d'Al- » phée ; celui qui se flatteroit de trouver le Péloponèse au Pé-

V rou , seroit moins ridicule que celui qui le chercheroit dans » la Morée. David , au contraire , brave le temps et l'espace. w parce qu'il n'a rien accordé aux lieux, ni aux circonstances : » il n'a chanté que Dieu et la vérité immortelle comme lui. » Jérusalem n'a point disparu pour nous : elle est toute où > nous sommes j et c'est David surtout qui nous la rend )) présente ( Soirées de Saint-Pétersbourg , tom. II , p. 59). » Il faut lire dans l'ouvrage même les explications admirables des psaumes, dont le texte latin est toujours cité.

(2)' « Quand on aura mis à nu toute la pauvreté d'esprit » de nos soi-disant philosophes (et ce n'est pas celle de l'É- ))vangile), tout ce qu'il y a, dans leurs écrits, de profondé- « ment inepte, caché sous un vain appareil de mots abstraits » et de phrases ampoulées , qui en imposoient à l'ignorance » et à l'inattention; quand on aura détaillé , au moins en » partie , l'incroyable quantité de bêtises , proprement dites ,

V enfermées souvent dans une seule phrase (et je dis bêtises, «par respect pour le mot propre, qui est de devoir, et sur- » tout ici), on aura honte pour le siècle où nous vivons , » qu'il ait pu être si long-temps la dupe de charlatans si » méprisables , qu'ils n'étoient pas même en état de défendre -û leur masque , leur enseigne et leurs tréteaux , s'il y eût eu » quelqu'un pour faire la police en philosophie , comme on la

V faisoit au Parnasse. Il faudra expliquer toutes les causes


( 3-.' )

>* (le celte tranquille et imperturbable possession de l'absurde «pendant laiit d'années, de cette longue et ineomprébcn- » sihie inipniiitc, dont le vertige rcvolutionnain; a été la » suite, et dont il doit vive aussi !<• iLinède ( Cours de LU- » tératut-e de M. de La Harpe). »

Il est bien certain <jU(; IVl. de Voltaire a écrit des inepties qui eussent couvert de ridicule tout autre que lui. Peut-on concevoir que , pour nier scicntijiquement le déluge univer- sel , il ait prétendu (avec gravité) que les énormes coucbes de coquillages que l'on trouve sur le sommet des plus hautes montagnes, ne sont que des débris et des dépouilles de quelques pèlerins (a).

M. de Voltaire n'a mis le mot patrie dans son Diction^ naire que pour se moquer de l'amour de la patrie ; l'auteur n'y croyoit pas davantage qu'à l'amour de la vertu. Au mot Bannissement il dit :

« Ceux qui ont écrit sur le droit des gens se sont fort tour- » mentes pour savojir au juste si un homme qu'on a banni » est encore de sa patrie ; c'est à peu près comme si on de- » mandoit si un joueur qu'on a chassé de la table du jeu est » encore un des joueurs. » Voilà une comparaison bien ri- dicule et bien fausse; car des joueurs n'ont pas pris, de- puis leur enfance , des engagemens sacrés avec la table de jeu. Quand il seroit possible que la patrie entière nous fît une injustice , il fjiudroit encore conserver de l'attachement pour le pays où l'on a reçu le jour, et c'est un sentiment naturel à toutes les belles âmes. Mais si l'on est injustement banni , c'est seulement l'iniquité d'un tribunal ou d'un gou- vernement ; la patrie n'y est pour rien. Ainsi ce ne seroit donc pas une raison de l'aimer moins.

(a) Ou sait que M. de Buffon se moqua de cette absurdité avec autant de sel que de justesse.

21


( 32^. )

Une des choses que l'on doit le moins pardonner aux phi- losophes, c'est leur dénigrement pour la France : tantôt Voltaire appelle les Français des Welches , tantôt il s'écrie que ce siècle en France est dans la boue ; et , en disant du mal de toutes les autres nations, il les élève sans cesse , et surtout l'Angleterre , au-dessus de la nôtre. En 1766, il écrivoit à d'Alerabert : « Je mourrai bientôt, et ce sera en » détestant le pays des singes et des tigres , où la folie de ma » mère me fit naître il y a bientôt soixante-treize ans [a). »

Peut-on exprimer le mépris et la haine avec plus d'animo- sité ? D' A-lembert lui répondoit : « Il est sûr que cette France » m'est bien odieuse ; et si ma raison est pour elle , assuré- 2) ment mon cœur n'y est pas [b). v

Ainsi , dans les innombrables inconséquences de Voltaire, on peut compter ce vers de Tancrède :

« A tous les cœurs bien nés , que la patrie est chère ! »

On pourroit citer une infinité d'autres traits de ce genre , je n'en rapporterai plus qu'un seul , mais tiré d'un ouvrage sérieux, et que les partisans de M. de Voltaire ont loué outre mesure le Siècle de Louis XIV.

En parlant de l'exécrable Brinvilliers , M. de Voltaire ra- conte que le mari de cette femme eut l'imprudence de loger chez lui l'Italien nommé Sainte-Croix (qui , par la suite , en devenant l'amant de la Brinvilliers , l'engagea à empoisonner toute sa famille), et M. de Voltaire ajoute : qu'zV en résulta ce qui devoit naturellement arriver avec une femme jeune , belle et sensible ï

Xjnt femme sensible ^ qui , sous prétexte de charité , es-

(a) Lettre de Voltaire , 1 766. (*) Lettre de d'Alembert , i7('.r,.


( 3-^3 )

saya ses poisons sur lotis les maladies de l'HôtcI-Dieu , pour finpoisoiirur nisiiilc sou pt-rc , sa mère, ses frères et son jiiari!. .. Il est plaisant aussi (Icfablir en maxime (jue tout mari qui loge un liommc chez lui s'expose à être le t<'rnoin et la victime de ses crimes. Je ne crois pas qu'on ait jamais fait imprimer une inoptic aussi extraordinaire et aussi extravagante. Que seroil-ce, si l'on ajoutoit à ces incompré- hensibles distractions de M. de Voltaire, non-seulement ses innombrables mensonges historiques , mais ses bévues dans ce genre? comme, par exemple, lorsqu'il transforme en homme le titre d'un ouvrage (du Sadder) , ce qui prouve que M. de Voltaire n'a jamais lu le Sadder. Ce fut M. l'abbe Foucher qui lui apprit que le Sadder est un poème et non un homme.

On trouve dans la Philosophie de l'Histoire cette savante remarque : « Jean Castriot étoit le fils d'un despote , c'est- » à-dire , d'un prince vassal ; car c'est ce que signifioit » despote , et il est étrange que l'on ait affecté le mot de » despotique aux grands souverains qui se sont rendus ab- » solus. »

M. Larcher , et beaucoup d'autres auteurs , n'ont pas manqué de relever cette méprise, qui est en effet fort étrange; car le mot despote a toujours signifié , non un prince vas- sal ^ mais un maître absolu qui commande à des esclaves.

On lit dans la Raison par alphabet , que les Juifs em- pruntèrent le nom de Jehovah des Syriens, et dans le Dic- tionnaire philosophique ., qu'ils empruntèrent ce mot de Jéhovah des Phéniciens, et dans la Philosophie de l'His- toire , qu'iVi" empruntèrent ce mot des Egyptiens. Tout lec- teur verra dans ces diverses opinions au moins deux bé- vues; mais les savans en ont trouvé trois, et l'ont prouvé, ce mot étant hébreu , et par conséquent n'ayant été em-

•2 1..


( 3a4)

prunté ni des Syriens , ni des Phéniciens , ni des Égyp- tiens. Le même auteur a écrit, dans sa Bible enfin expli- quée , qu'«wcM« prophète n'a dit que le Messie serait ap- pelé Nazaréen , parce que, ne sachant pas l'hébreu , il igno- roit que le nom de Nazaréen , Notzzi , a la même racine et la même signification que celui de Notzcr, qu'Isaïe donne au Messie [a^. C'est avec la même érudition que M. de Vol- taire appelle la ville de Cariât de Sépher, un pays , et qu'il dit ( Défense de mon Oncle ): « Si l'on cultivoit alors les » sciences dans la petite ville de Dablr , combien dévoient- » elles être en honneur dans Sydon et dans Tyr, qui étoient » appelées le pays des Livres, le pays des Archives. » Et, au contraire , jamais les villes de Sydon et de Tyr n'eurent ces noms; c'étoit la ville de Dabir qui s'appeloit la ville des Livres , la ville des Archives.

Le même auteur, par une distraction difficile à concevoir, dans la Philosophie de l'Histoire _, met le Livre de Josué , et d'autres encore , dans le Pentateuque, oubliant jusqu'à la signification du Pentateuque , qui lui auroit rappelé que ce recueil ne contient que les cinq livres du législateur, et que ni le Livre de Josué , ni d'autres , n'en firent jamais partie. Forcée de me borner à un très-petit nombre d'exemples , je ne puis citer une infinité d'auti^es méprises , tout aussi sin- gulières ; mais on peut , sur ce point , consulter les critiques que j'ai indiquées ; on y trouvera dans ce genre une foule de traits véritablement curieux.

M. de Voltaire a fait beaucoup de plaisanteries sur l'in- conséquence et les contradictions de J.-J. Rousseau , et


{a) Réfutation de la Bible enfn expliquée , savant ouvrage en un vo- lume , où l'on relève une foule de mensonges , d'erreurs et de méprise» inconcevables de M. de Voltaire. Cet ouvrage a paru en 1781.


( ■i^'î )

c'est un droit qu'assurément il n'avoit pas , lui qui sn con- ti'cdit si souvent , cl d'une manière si fraj)j)ante et si p^os- sière; lui qui dit que/r/y/vv Dunirl nr j/a.s.w j)(is jtoiir un his" toricn assez profond et assez hardi , mais qu'il passe j>()ur un historien trvs-veridique ; qu'il peut errer quelquefois , mais qu'il n'est pas pertnis de l'appeler un menteur. Et ce- lui qui porte cf juj^emirnt , dit ailleurs quo le père Daniel est un indigne historien , qui insulte à la vèrilc et h ses lecteurs. M. de Voltaire a été un des j,'rands panégyristes de Pope ; c'est-à-dire du fonds de sa doctrine , qui consiste à prouver que tout est bien. M. de Voltaire appelle Pope un philosophe sublime , qui a porte le flambeau dans l'abtme de l'être; et dans plusieurs ouvrages , entre autres dans le poème sur la destruction de Lisbonne, le poëte français re- jette formellement ce même axiome.

M. de Voltaire a écrit que la croyance de l'immortalité de l'àmeest une croyance utile , salutaire, sainte, nécessaire aux hommes; et, dans une multitude de volumes, il a nié cette vérité, entre autres dans ses Lettres de Memmius , et son A B C ^ où l'on trouve cette conclusion si formelle : Parlons plus franchement ^ il n'y a point d^âme ; ce système est le plus hardi, le plus étonnant de tous , et au fond le plus simple.

On lit dans plusieurs ouvrages de M. de Voltaire, les plus pompeux éloges de Zoroastre , qu'il appelle un grand homme , un sage législateur. Il assure que ses écrits sont admirables et fort supérieurs à tous les livres des Juifs. Et dans d'autres ouvrages , il dit que Zoroastre n'est qu'un fou dangereux , et que JSostradamus et le Médecin des urines sont des gens raisonnables en comparaison de cet énergu- mènc. Il ajoute que ses écrits ne sont qu'un fatras abomi-


( 326 )

nahle , dont on ne peut lire deux pages sans avoir pitié de la nature humaine.

Dans ses lettres au roi de Prusse , l'auteur réfute avec force le système de la fatalité ; et dans les articles Chaîne des évé- nemens , Destinée y Liberté.^ du Dictionnaire philosophique , il y soutient la^ fatalité absolue.

Son inconséquence a été la même avec une infinité de gens de lettres; entre autres J.-B. Rousseau , Pompignan , Maupertuis et le président Hénaut, qu'il a commencé par louer excessivement , et qu'il a ensuite déchirés et calomniés sans relâche. Desmahis , auquel il adressa d'abord une de ses plus jolies pièces fugitives , qui commence ainsi :

Tos jeunes mains cueillent les fleurs Dont je n'ai plus que les épines ;

et qu'il appelle ensuite un fat et un polisson ; Gresset qu'il a traité de même, et tant d'autres.

(3) Page 3i8. Dans aucun siècle il n'y a eu autant de pla- giaires que dans le xviii<^ siècle et dans celui-ci. J.-J. Rous- seau s'est approprié sans scrupule les idées d'une infinité d'écrivains, particulièrement de Locke , qu'il eut l'injus- tice de critiquer avec mépris ; de Richardson , de Sénèque , de Montaigne , et de beaucoup d'autres qu'il ne cite jamais.

Nos philosophes (comme on l'a déjà dit) n'ont inventé aucun de leurs systèmes [a). Fontenelle prit celui des Mondes dans Jordanus Brunus , un Napolitain antérieur à Gassendi,


(a) Helvétius a trouvé le sien dans de vieux livres; d'AIembert a em- prunté de Bâcou tout le plan de son Discours préUminaire de l'Ency^ chpédie, etc.


( 3^7 )

Hobbcs , etc. , tt qui le premier a (Ut que les planètes étoicnt des mondes habités {a),

l.rs plaj;Iats de M. de Voltaire sont iniioiiibr.iblcs. C'est apparemment pour les expier qu'il a tant inventé quand il a écrit l'histoire ; mais d'ailleurs , dans tous ses autres ouvra- ges , il met à contribution tous les auteurs , les anciens , les modernes, et même les contemporains; M. de la Baumelle a relevé les nombreux plagiats de la Hcnrîude ; ceux de ses tragédies sont encore plus audacieux ; car il a osé piller les tragédies les plus célèbres et les plus dignes de l'être. Po- lieucte , par exemple, dont il a fait l'Orphelin de la Chine {b)', Bajazet qu'il a eu la prétention de refaire sous le titre de Zulirne ; Atrée et Thyeste , qu'il a refait avec aussi peu de succès ; sa Mérope , composée de la Mérope de Maifei , et de la tragédie à'Amasis de la Grange-Chancel ; Oreste , Sémi- ramis et Rome sauvée , pillées des tragédies de Crébillon ; Alzire , sujet dérobé , dit-on, à M. de Pompignan [b) ; les plus ingénieux traits de Zadig ^ pris dans Y Histoire des Cé- rémonies religieuses , et le chapitre entier de V Ermite ^ tra- duit littéralement de l'anglais , du docteur Parnell. Ce qui est moins connu , c'est qu'il a volé en totalité le sujet de Nanine à Fontenelle. Cette pièce volée se trouve sous le titre


{a) Jordanus Briinus fut matérialiste : aussi est-il loué à l'excès dans l 'Encyclopédie.

(J) Je suis le premier écrivain qui ait remarqué cet étrange plagiat, il y a trente-sept ans , dans les Annales de la Vertu ; et tout le monde convint alors qu'il n'en est point de plus frappant. M. Geoffroy en a parlé depuis dans le Journal de l'Empire , peu de mois avant sa mort.

(c) Il fut d'abord très-lié avec M. de Pompignan. auquel il écrivit les lettres les plus flatteuses sur ses talens. Plusieurs écrivains assurent que M. de Pompignan lui confia une pièce dont le sujet étoit les Améri ' cains et que Voltaire en fit Alzire.


( 3a8 )

à' Henriette dans les OEuvres de Fontenelle. Il y a dans iVa- nine une tirade qui ne pouvoit convenir qu'à un sujet my- thologique , et qui est bien déplacée dans une comédie fran- çaise ; c'est dans la première scène entre le comte d'Olban et la Baronne.

Je vous l'ai dit (répond le comte) , l'amour a deux carquois j L'un est rempli de ces traits tout de flamme , etc.

La Baronne trouve cette comparaison fade , et elle n'a pas tort ; c'est une singulière manière de se justifier dans une explication sérieuse; mais tout ce morceau est pris à' Iphigénie en Aulide , d'Euripide : le chœur dit que l'a- mour a deux sortes de traits [a).

« Par l'un , il fait le bonheur de la vie ; par l'autre il jette » le trouble et la confusion. Écartez, charmante Vénus, î) écartez de nos cœurs ces traits empoisonnés ; faites-nous i) goûter vos douceurs ; garantissez-nous de votre ivresse. »

M. de Voltaire s'est beaucoup moqué des tragédies an- glaises , surtout de celles de Shakespeare ; cependant il en a pris une infinité de choses : plusieurs des beaux traits du rôle d'Orosmane sont empruntés iï Othello. Il doit à Dryden un grand nombre d'idées qui se trouvent dans la pièce de Jules César.

Dans la pièce de Brutus , il n'a pas dédaigné de prendre mot à mot une réponse très-frappante qui se trouve dans la tragédie de mademoiselle Barhier_, sur le même sujet ; et il termine cette pièce par des vers imités de Rotrou. Le dé- nouement de Brutus et celui de fVcnceslas offrent la même

(a) Ce qui vaut mieux que dtux carquois qui seroient fort em^rras- sans à porter.


( ^^) )

situation ; ri «laris frcnreslas , \c malheureux pi-K! , en en- voyant son fils à la mort , lui dit :

Ailicii, sm r«'cli;if.iii»l porlr/. h; cœur il'im piinto, Kl failrs y douter à fout»* la pioviurc , Si, nr pour coinniiimlnr «M drslinr si ii.iut. Vous uioiitPz sur uu Irôut* ou sur un «•cli.tlauii.

Les beaux vers que dit Gusman (dans Jlzirc) avant d'expi- rer, sont dus à l'histoire. Le duc de Guise , assassiné par Pol- trot (un calviniste) lui dit en mourant :

« Des deux religions que nous professons , rcconnoissez » laquelle est la meilleure. La vôtre vous a commandé de >» m'assassiner; et la mienne m'ordonne de vous pardonner. ■

Des dieux que nous servons connois la différence ; Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance, Et le mien , quand ton bras vient de m'assassiner , M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

Il seroit trop long de détailler les plagiats de ses contes et de ses pièces fugitives ; il a même pillé les Lettres de Voi- ture ; il en a copié une presque d'un bout à l'autre ; il a tiré d'un roman de madame de Villedieu toutes les idées du mondain.

Sa jolie pièce de vers qui commence :

De desseins en erreurs, et d'erreurs en désirs, Les mortels insensés promènent leui- folie ,

est une traduction littérale d'un monologue d'Aureng-Zeb , tragédie de Dryden; et traduire est piller, quand on n'indique pas la source où l'on a puisé.

Nous avons dit que M. de la Baumelle , dans ses notes sur la Henriade^ cite un grand nombre de plagiats de M. de


( 33o )

Voltaire. En voici quelques-uns qui lui sont échappés , et que M. de La Harpe rapporte dans son Cours de Littérature» Agrippine, dans Bntannicus ^ dit :

««J'appelai de l'exil, je tirai de l'armée,

» Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,

»Qui depuis... Rome alors estimoit leurs vertus.»

Voltaire imita ces vers dans la Henriade :

«Et Biron, jeune encore, ardent, impétueux, » Qui depuis... ; mais alors il étoit vertueux. »

La description du cheval , dans la Henriade , est imitée d'une belle stance de l'ode de Sarrazin, sur la bataille de Lens.

M. de Voltaire a imité, aussi dans ce même poème ^ une strophe entière d'une ode de J.-B. Rousseau.

Dans son poème sur la loi naturelle, on trouve les trois vers suivans :

"Dans nos jours passagers de peine et de misères,

>> Enfans d'un même Dieu , vivons du moins en frères ,

» aidons-nous l'un et l'autre à porter nos fardeaux.»

Voltaire ne se doutoit peut-être pas (ajoute M. de La Harpe) qu'il traduisoit ici mot à mot saint Paul : «Portez les far- » deaux les uns des autres , et c'est ainsi que vous accom- « plirez la loi de Jésus-Christ («), »

(a) Combien les auteurs des siècles derniers ont profité dans leurs ouvrages , même profanes , des beautés sublimes de rÉcriture-Sainte ! L'admirable monolog;ae de Phèdre :

où fuir? où me cacber? Dans la nuit infernale !...

est tiré mot à mot d'an psaume de David,


( ^'i' ) Voici encore un plagiai cll«- par M. do La llaipc :

Nul limons n'a vécu sans coiiiioîtir 1rs l.nnirs. Dr la .s(»cit'tc' les sefourables flianiics Ciiusolcnt nos d()ulc'ur.s au moins (jueUjUPs instans , Remède encor trop foiblc à tlos maux si constans. Ali! n'empoisonnons pas la douceur qui nous reste! Je crois voir des forçats dans leur cachot funeste Se pouvant secourir, l'un sur l'autre acUamés, Combattre avec les fers dont il--» sont enchaînes.

Celte lieureusc comparaison est de Pope , et ce n'est pas le seul emprunt que l'auteur ait fait à cet illustre Anglais.

M. de Voltaire a même pillé un obscur et mauvais au- teur, Scévole de Duryer. M. de Voltaire en a pris des vers , que dit Jocaste , dans Œdipe.

(4) i^<^S^<^ 3'20. Voici d'excellentes réflexions sur le goût , par M. de Voltaire : « Comme le mauvais goût , au physique, » consiste à n'être flatté que par des assaisonnemens trop » piquans et trop recherchés ; aussi le mauvais goût , dans » les arts, est de ne se plaire qu'aux ornemens étudiés , et de » ne pas sentir la belle nature. Le goût dépravé, dans les ali-

Le dialogue si frappant dans Iphigénie :

irHIGÉNIE.

Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille ?

A.GAMEMNOK.

Hélas !

IPHIGÉME-

Vous VOUS taisez !

AGÀMEMNOÎT.

Vous y serez ma fille.

Ce dialogue est pris de l'entretien d'Abraham et d'Isaac snr la mon- tagne , où le saint patriarche se disposoit à sacrifier cet enfant chéri.


( 33. )

» allmcns, est de choisir ceux qui dégoûtent les autres hommes. > Le goût déprave dans les arts , est de se plaire à des sujets ■» qui révoltent les esprits bien faits , de préférer le précieux » et Taffecté , au beau , au simple et au naturel. On dit qu'il » ne faut pas disputer des goûts ; on a raison , quand il n'est i> question que du goût sensuel. Il n'en est pas de même dans u les arts. Comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon 3) goût qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore (a). V Le goût peut se gâter chez une nation. Ce malheur arrive » d'ordinaire après les siècles de perfection.

y Les artistes craignant d'être imitateurs, cherchent des •» routes écartées , ils s'éloignent de la belle nature. Le pu- » blic amoureux des nouveautés court après eux ; il s'en dé- » goûte bientôt , et il en paroît d'autres qui font de nouveaux » efforts pour plaire ; ils s'éloignent de la nature encore plus » que les premiers ; le goût se perd , on est entouré de nou- » veau tés qui sont rapidement effacées les unes par les autres. •» Le public ne sait plus où il en est : il regrette en vain le » siècle du bon goût qui ne peut plus revenir; c'est un dépôt » que quelques bons esprits conservent alors loin de la foule. » ( Encyclopédie, mot Goût.) lime semble que cet article n'est pas complet et qu'on pourroit y ajouter les réflexions suivantes:

Le goût dans les arts est un sentiment vif et naturel de l'harmonie , de l'accord et des proportions d'un ouvrage ; et de plus , en littérature , c'est une délicatesse exquise sur tous les genres de convenances. Le goût est pour les artistes et les gens de lettres une qualité d'autant plus nécessaire, que

(a) Comment concevoir que l'auteur de cet article soit aussi celui du poème intitulé la Guerre de Genève , des six volumes du Dictionnaire philosophique, de tant de brochures infâmes dont le cynisme le plus dé- pravé , et les fictions les plus baroques font tout le sel ; et de tant de li- belles où les injm-es les plus grossières sont prodiguées à chaque pag^


( m )

prosquo en tout il lii'iit à la morale ; la raison ilcsaprouve fout ce qu(î le goût condamne. Des colonnes trop fn'les pour soutenir un lourd bAliment forment un rdiflce de mau- vais goût, et la raison dit que cette structure paroit manf|uer de solidité , défaut qui la choque le plus. Le goût est blessé si les figures d'un groupe de sculpteur ou d'un tableau ont des attitudes forcées , et la réflexion suffiroit pour faire con- noitre que ces attitudes sont fausses ; c'est ainsi que le goût est toujours l'instinct de la raison. Dans la société , dans la littérature, le goût prescrit la simplicité , le naturel , la modé- ration , la modestie ; toujours sage, il n'en est pas moins op- posé à la fadeur et à l'insipidité ; ennemi de tout excès vi- cieux , il réprouve également les lieux communs et la bizar- rerie , l'enflure et la bassesse , l'insolence et la lâcheté , le bur- lesque et le sérieux pédantesque , la sécheresse et la prolixité. C est lui qui grava sur les portes du temple de Delphes , cette sentence : Rien de trop.

Le goût n'est donc pas une chose frivole ; il ne donne pas seulement 1 élégance , il donne encore l'aversion de tout ce qui est faux , de tout ce c[ui manque de convenance, d'hon- nêteté , de délicatesse. On a reconnu pendant long-temps que les Français étoient le peuple de l'Europe qui avoit le plus de goût : c'étoit reconnoitre qu'ils possédoient aussi les qualités les plus sociables , les plus aimables et les plus atta- chantes...

Nous ne pouvons terminer cette note sans rapporter en- core une excellente page de M. de Voltaire , sur l'afTectation du style ; ce passage se trouve malheureusement dans un ou- vrage infâme, de l'aveu même de ses amis.

Voici ce passage :

"■ Que seroit-ce qu'un ouvrage rempli de pensées recher-


( 334 )

i> cliées et problématiques? Combien, sont supérieurs à toutes >' ces idées brillantes ces vers simples et naturels :

» CInna , tu t'en souviens , et veux m'assassiner ! etc.

» L'envie de briller et de dire , d'une manière nouvelle , ce » que les autres ont dit , est la source des expressions nou- » vclles comme des pensées recherchées. Qui ne peut briller » par une pensée, veut se faire remarquer par un mot... Si » l'on continuoit ainsi, la langue des Bossuet , des Racine , » des Pascal , des Corneille , des Boileau , des Fénélon , de- » viendroit bientôt surannée. Pourquoi éviter une expression » qui est d'usage , pour en introduire une qui dit précisément 1 la même chose? Un mot nouveau n'est pardonnable que » quand il est absolument nécessaire, intelligible et sonore; » on est obligé d'en créer en physique ? Mais fait-on de nou- » velles découvertes dans le cœur humain? Y a-t-il une autre w grandeur que celle de Corneille et de Bossuet? Y a-t-il >' d'autres passions que celles qui ont été maniées par Ra- » cine(fl), effleurées par Quinault? Y a-t-il une autre mo- « raie évangélique que celle de Bourdaloue ; ^etc. ( Dic- V tionnaùe philosophique , mot Espjit^. )j

(a) Des passions maniées ne sont pas une heureuse expression.


( 335 )


CHAPITRE XI.


LE BARON, DIDEROT, D'ALEMBERT, GRIMM , M. DE CONDORCET , TOUSSAINT , L'ABBÉ MO- RELLET, HELVÉTIUS, L'ABBÉ RAYNAL, DAMI- LAVILLE, THIRIOT.


GRIMM.


Vous avez sans doute lu, Messieurs, le der- nier Sermon de Voltaire sur la tolérance ?


d'ale3ibert.


J'espère que vous n'en doutez pas

DAMILA.VILLE.

J'en ai distribué de ma main plus de cinq cents exemplaires

l'abbé morellet.

Il est d'une grande force.

GRIM3r.

« Mais Voltaire rabâche trop à présent. Sa Ca- i> iherine est une maîtresse femme , parce qu'elle


( 336 ) » est intolérante et conquérante; /ow^ les grands » hommes ont été intolérans, et il faut V être ^ et » si l'on rencontre sur son chemin un prince dé- » bonnaire, il faut lui prêcher la tolérance , afin » qu'il donne dans le piège j que le parti ait )) le temps de s'élever par la tolérance qu'on lui » accorde et d'écraser son adversaire. Ainsi le » dernier sermon de Voltaire sur la tolérance , )) est un sermony^^'^ aux sots et aux gens dupes ^ » ou à des gens qui n'ont aucun intérêt dans la » chose {ci). »

DIDEROT.

Voilà de ces vérités qu'il ne faut dire que bien entre nous

GRIMM.

Aussi ne vois-je point ici de profanes, ni de demi -philosophes

l'abbé RAYNA.L.

Non, non , nous n'avons point aujourd'hui de seigneurs de la Cour.

LE BAROiy.

Je me suis plu à rassembler à ce dîner l'élite de la philosophie; je n'y ai même admis qu'un seul déiste , M. Morellet (^) , et je me flatte que

[a) Correspondance de Grimm ^ i^"^^ partie, tom. II, pag. 242 et 243. Voilà enfin de la franchise! {a) "Voyez Mémoires de Vahhé Morellet.


( 337 ) M. (iriium lie tlcsapproiivcra |)as cette espère de tolcraiice.

GIUMM.

Certainement , car elle est sans aucune consé- quence ; (les déistes et des athées sont d'accord sur tous les poinis essentiels, ils ne se chamail- leront jamais. ( On rit. )

M. DE CONDORCET.

Messieurs, je dois vous faire une dénonciation. Je ne sais quel imbécille, dont j'ai oublie le nom, s'est avisé déjà de faire une critique de ce dernier écrit de Voltaire.

l'a-BBÉ morellet.

Oui, je le sais; un mien -parent [a) m'en a averti ; je connois l'auteur et je me suis chargé de lui donner sur les oreilles {h>). ( On rit. ) Ma ré- ponse est prête.

d'a.lembert.

La reconnoissance et notre propre intérêt nous obligent à soutenir const imment, et de toutes nos forces, le chef de la philosophie et le Nestor

[a) Agréable manière de parler, qui se trouve sans cesse dans les Mémoires de c ibbé MorelU ,

[b) Autre expression, remplie de noblesse, qui se trouve aussi dans ces Mémoires .

22


( 338 ) de la littérature française, enfin celui qui esi, comme Ta si bien dit M. de Saint-Iiambert ,

« Vainqueur des deux rivaux qui régnent sur la scène (a). >

HELVÉTIUS.

Il est certain qu'il a une grande imagination.

d'alembert.

« Ne seroit-il pas facile de comparer ensemble » nos trois plus grands maîtres en poésie (Z»}, ?) Despréaux, Racine et M. de Voltaire (c)? Ne

(a) Comme l'a si mal dit M. de Saint-Lambert ^ ce vers passera toujours pour une exagération ridicule et une flat- terie absurde ; car assurément , quoique Voltaire ait fait de belles tragédies , comme elles sont remplies de plagiats , que tous les plans en sont mauvais , et que la versification en est excessivement inférieure à celle de Racine , sa place sera toujours marquée fort au-dessous de celles de ces deux grands maîtres.

{b) Eloge de Despréaux.

(c) L'auteur observe , dans une note , que M. de Voltaire vivoit, quand ce discours fut prononcé. Ne pouvroit-on pas observer encore qu'il est singulier de ne pas placer au rang de nos plus grands maîtres en poésie , J.-B. Rousseau ? Est-ce parce qu'il n'avoit point fait de tragédies? Mais Des- préaux n'étoit pas un auteur dramatique. On dit qu'on peut faire des tragédies brillantes sans être un grand poète , et qu'il faut, au contraire, être né pocte pour faire de belles odesj et M. de Voltaire n'a jamais pu faire une bonne ode,.


( ii'J ) » j)ourioit-on pas dire, pour exprimer les diffé- » ronces qui les caractérisent , que Desprëaux y> fraj)pe vl ral)ri([ue très-hcurcusement ses vers; >» iiuc Racine jette les siens dans une espèce de » moule paifait, qui décèle la main de l'artiste, » sans en conserver l'empreinte; et que M. de » Voltaire, laissant comme échapper des vers » qui coulent de source, semble parler, sans art » et sans étude, sa langue naturelle ? Ne pour- ') roit-on j)as ol)server qu'en lisant Despréaux, » on conclut et on sent le travail ; que dans Ra- » cine on le conclut sans le sentir, parce que, si ) d'un côté la facilité continue en écarte l'appa- » rence , de l'autre la perfection continue en » rappelle sans cesse l'idée au lecteur; qu'enfin, » dans M. de Voltaire, le travail n,e peut ni se )) sentir , ni se conclure , parce que les vers moins )) soignés , qui lui échappent par intervalles , » laissent croire que les beaux vers qui précè- » dent et qui suivent n'ont pas coulé davantage » au poète? Enfin, ne pourroit-on pas ajouter, » en cherchant dans les chefs-d'œuvre des beaux- » arts un objet sensible de comparaison entre » ces trois grands écrivains , que la manière de

et celles de Rousseau sont sublimes. Enfin, comme poète , ie nom de Rousseau est un des premiers qui se présentent à la mémoire ; mais ]\I. de Voltaire vU'oit encore l . . .

22..


( 34o ) 5) Despréaux , correcte , ferme et nerveuse , est » assez bien représentée par la belle statue du » Gladiateur {a) ; celle de Racine, aussi correcte, )) mais plus moelleuse et plus arrondie, par la ^) Vénus de Médicis; et celle de M. de Voltaire, » aisée , svelle et toujours noble , par l'Apollon » du Belvédère (b) ? »


[a) Est-ce le Gladiateur mourant ou le Gladiateur com- battant ? Ces deux statues sont également belles. L'auteur n'auroit pas dû nous laisser dans cette incertitude ; mais il n'avoit jamais été à Rome , et peut-être n'avoit-il entendu parler que d'un gladiateur.

[b) De toutes les statues antiques , V Apollon du Belvé- dère est la seule dont on n'ait jamais fait une belle copie. L'auteur n'avoit vu que des copies de ces statues ; ainsi , en supposant qu'il eût du goût, il est clair qu'il place ici M. de Voltaire au-dessous de Racine. Au reste , il est agréable de savoir que la manière d'écrire de Racine est arrondie , et que la manière d'écrire de M. de Voltaire est svelte.

A-t-on jamais écrit un galimathias plus singulièrement dif- fus, plus ennuyeusement pesant, avec des expressions plus bizarres et dans un langage plus dissonant ?

Despréaux qui frappe çX fabrique, représente à l'oreille ce que ce poëte a voulu peindre en se moquant de Chapelain ; et cette espèce de moule parfait àeV^diCine^ et cette étrange définition que l'on conclut et l'on sentie travail de l'un , que l'on conclut sans le sentir le travail de l'autre , et qu'on ne peut ni conclure, ni sentir le travail du troisième : tout cela est d'un tel ridicule, qu'il n'est pas véritablement conee-


( 34i )

HELVÉTIIIS.

Voilà une (KWinilioii très-neuve.

DIDEROT.

I!t livs-iiii^oiiioNsc.

d'alkjMbert.

a llest certain qnelesenlimentétoit une espèce » de tact qui nianquoit à Despréaux , car si le )) poète doit avoir le tact sur le goût sévère pour » connoître ce qu'il doit saisir ou rejeter; si » Timagination , qui est pour lui comme le se/is )> de la vue y doit lui représenter vivement les » objets et les revêtir de ce coloris brillant dont n il anime ses tableaux; la sensibilité^ espèce » cV odorat d'une finesse exquise (a), va chercher » profondément dans la substance de tout ce qui » s'offre à elle ces émotions fugitives , mais dé- » Ucieuses, dont la douce impression ne se fait » sentir qu'aux seules âmes dignes de l'éprou- » ver [b). » {^Éloge de Despréaux. )

vable qu'avec de l'esprit ou seulement du bon sens, on puisse écrire ainsi,

\ii) On diroit que l'auteur définit la sensihililé du chien ^ qui s'attache et qui reconnoît par l'odorat; ce qui fait qu'on pourroit dire, en parlant de cet animal : sa sensibilité ^ cs-^ pèce d'odorat a' une Ji nés se exquise, etc.

ib) L'imagination qui est comme le sens de la vue; la sensibilité qui est une espèce d'odorat , qui va cherche v


( 342 )

DAMILAVILLE.

Excellent ! excellent !

d'alembert.

« Un de nos plus célèbres confrères a re-

» marqué avec grande raison , quoi qu'en ait dit » le bas peuple des critiques , que les deux illus- » très fondateurs de la Tragédie , parmi nous , » sembloient s'être plus attachés à peindre les » hommes que les nations; que Racine n'en 5) avoit peint L\aune seule ^ les Juifs j et Cor- » neille que deux, les Romains et les Espagnols; 5j que M. de Voltaire seul, avoit peint tous les » peuples, Grecs, Romains, Français,Espagno]s, » Américains , Chinois et Arabes (a), » {Éloge de CTébilloji.)

profondément dans la substance de tout ce qui s'offre a elle y des émotions fugitives , ne paroissenl pas des compa- raisons fort heureuses (i)!

[a) Croit-on de bonne foi que les auteurs tragiques s'at- tachent à nous peindre les nations ? Croit-on que V Orphelin de la Chine nous donne une juste idée de ]a nation chi- noise ? Que Zaïre nous retrace les mœurs des Turcs et les usages du sérail ? Cette pièce , au contraire , présente d'un bout à l'autre, des mœurs, des usages, des sentimens dont l'histoire de ce peuple n'offre pas un exemple. Croit-on que ces Américains que l'Histoire nous représente si doux , si faciles à épouvanter, à subjuguer, soient fidèlement retracés dans ces caractères énergiques et violens de Zamore et d'Al-


(343 ) l'abbk mouellet. Cela est parfaitement vrai.

DMT.MTiKlKT.

a Avez-vons entendu parler d'une nouvelle > feuille périodique , intitulée /a Renomînée

zire ? Mais en admettant que M. de Voltaire ait en efkt peint tous ces peuples j comment osc-t-on dire <7«e Racine n'a peint qu'une seule nation ^ les Juifs? Oui, il a peint les Juifs, et avec une admirable Yeritc, parce qu'il avoit fait une étude particulière des Ecritures ; mais n'a-t-il faitqu'^i"- ther et Athalie ? IN'a-t-il pas aussi peint les Turcs? Bajazet donne certainement mieux que Zaïre l'idée de leurs moeurs et de leur caractère. M. de Voltaire a peint les Grecs et les Romains ; et Racine n'est-il pas l'auteur de Phèdre , d'Iphi- gênie , ^Anclromaque, de Britannicus , de Mithridate, de Bérénice, etc.? Quand tous les confrères de l'^.'ît^ur des Eloges se réuniroient pour nous soutenir que llcicine n'a peint qu'une seule nation , les Juifs , nous serions forcés de nous joindre au bas peuple des critiques, et de ré- pondre avec respect , mais par des faits positifs tels que ceux que je viens de citer.

Si l'on veut appeler peindre des nations , faire paroître sur la scène des personnages auxquels on donne différens noms, nous dirons aussi ({ue Corneille a peint les peuples de l'Egypte (dans la MoH de Pompée) , les Parthes (dans Rodogune), les Espagnols et beaucoup d'autres nations. Et si nous parlons raisonnablement, nous dirons qu'il n'a peint que les Romains , dans le temps de leur grandeur et de leur gloire , mais que lui seul a su les peindre.


( 344 ) » littéraire^ où l'on dit que Voltaire est assez » maltraité {ci) ?

HELVÉTIUS.

)» Que de chenilles qui rongent la littérature !

d'alembert.

» On dit que l'auteur de cette infamie, que je « n'ai j3as eu le temps ni le courage de lire , est w un certain Lebrun , à qui Voltaire a eu la bonté » (l'écrire une lettre de remercimens sur une » mauvaise ode qu'il lui avoit adressée {b) (2). » ( Correspondance , tom. XX, pag. 238.)

LE BARON.

Il faut que ce Lebrun soit bien sot pour oser, en entrant dans la carrière des lettres, écrire contre le doyen du Parnasse.

D AMILA VILLE.

J'ai vu ce matin M. d'Argental, qui m'a montré une lettre ravissante qu'il venoit de recevoir de Voltaire. Cette lettre feroit jeter les hauts cris à toute la canaille hypocrite.

TOUSSAINT.

Vous en rappelez-vous quelques traits ?

{o> Coirespondance de d' Alemhert et de Voltaire , t. XX pag. îSS.

[b] C'est ce même Lebrun qui depuis. . .


( 345 )

DAMILAVILLE.

Oui, entre autres, celui-ci : « Notiv. unie un- w mortelle a besoin de la garde-robe pour bien " penser. C'est dommage que La Métrie ait fait » un assez mauvais ouvrage* sur l'homme ma- )) chine \ le titre étoit admirable ('c:^). -»

TOUSSAINT.

Comme cela est originalement dit '

DAMILAVILLE.

Et profondément vrai.

d'alembeut.

« A propos , INIessieurs , savez-vons qu'il y a

•> actuellement à Berlin un fort honnête circon-

» cis qui est venu voir l'ancien disciple de Voltai-

» re (^j, de la part du sultan Moustapha; j'écrivis

» l'autre jour en ce pays-ià , que si le Roi vouloit

» seulement dire un mot , ce seroit une belle

H^ occasion pour engager le sultan à faire rebâtir

» le temple de Jérusalem. Que pensez-vous de ce

» projet ? »

[a] Quel dommage ^ en effet, de n'avoir pu nous prouver que nous ne valons ])as mieux qu'une huître ou un porc ! Comme une telle conviction éleveroit l'âme et perfection- neroit la vertu! et combien une idée si noble et si riante contribueroit à notre bonheur î

ip) Le roi de Prusse.


( 346 )

TOUSSAINT.

L'exécution en seroil fort divertissante. (On rit.)

DAMILAMLLE.

(( Je m'c tonne que ces bons Turcs n'y aient » pas encore pensé {a). »

HELVÉTILS.

« Nous détruirons le temple de l'erreur à moins » de frais {b\ ^>

l'abbé raynal.

Quel service à rendre au genre humain ! c'est alors qu'on verra naître un véritable âge d'or, lorsque nous serons débarrassés des princes, des nobles , des prêtres et du culte.

d'alembert.

cf Fanatiques papistes , fanaticjues calvinistes , ^j tous sontpétris de la même boue détrempée de » sang corrompu (c). »

LE BARON.

^f C'est dans l'atelier de la tristesse que l'hom- y> me malheureux a façonné le fantôme dont il

j a fait son Dieu La même cause a formé

n ses tyrans et son esclavage Le véritable

[a] Correspondance ^ tom. XX, pag. 261.

[h) Même ouvrage et même Tolume , pag. 263.

[c] Même ouvrage et même volume, pag. 60. •


( 3/(7 ) - aiiii dos hommes (/^ Philosophe) vient à son • secours, et l'encourage à briser l'un et Taulr»

^ joug [il).

DAMILAVILLK.

» Sitôt qu'on peut désobéir impunément , on le peut légitimement (h).

f

IIELVÉTIUS.

') L'homme n'est presque en tout climat qu'un

captif dégradé , dépourvu de grandeur d'àme,

'^ de raison , de vertu , à qui des geôliers in-

» humains {les rois et les prêtres ) ne permettent

» jamais de voir le jour (c). »

CONDORCET.

On ne verra naître et briller l'âge d'or philo- sophique que lorsqu'on aura supprimé toutes les fondations. « Point d'hôpitaux qui ne peuvent

) servir qu'à entretenir la fainéantise Ul). Point

j) de médailles , point de ces honneurs subalter- 'j nés, avec lesquels la charlatanerie cherche à » payer la vanité ; il faut encourager et non cor- » rompre ; on ne devroit donner que des grati-

[a] Système de la Nature.

[h) Contrat social de J.-J. Rousseau.

(c) De l' Esprit.

[d) La fainéantise des Liesses , des vieillardi , des estro- piés, des irapotens , des enfans au maillot!...


■; 348 )

» ficalions et des pensions (a). Remarquons )> encore que la bienfaisance n'est qu'une foi- » blesse , à moins qu'elle ne serve à l'utilité pu- » blique (d).

HELVÉTIUS.

» Cependant il faut convenir que l'homme

o qui sacrifie ses plaisirs , ses habitudes et ses

» plus fortes passions à l'intérêt public est

» imxpossible ; et , en s'abandonnant à son ca- » ractère, on s'épargne au moins les efforts inu- » tiles qu'on fait pour y résister (cj. (On rit.)

TOUSSAIIVT.

D'ailleurs, convenons-en , « une âme mortelle » n'a point de devoirs ; on croit lui faire beau-

(«) Cela est en effet plus solide ; mais il nous semble que l'argent corrompra toujours beaucoup plus que des marques de distinction.

(è) Quoi ! ces actes isolés de charité qui n'ont aucune in- fluence générale, comme, par exemple, de soigner en se- cret des individus inutiles et souffrans , et tant d'autres ac- tions de cette espèce, ne sont pas vertueuses et ne prouvent que de lâ/oihlesse ? Voilà une idée neuve, elle ne séduira pas les bons cœurs. Quel homme seroit-ce que celui qui , lorsqu'il s'agit de donner, de secourir, de faire du bien, calculeroit froidement si ce qu'on lui demande peut servir à l'utilité publique ? Tout ce que vient de dire M, de Con- dorcet , est tiré de son Eloge de M. Turgot.

[c) De V Esprit.


( 349 ) » coup (i'Iioniicur (Je vouloir la décorer d'une jjrctenduc loi née avec elle , coinnie de tant » d'autres idées acquises; elle n'est point la dupe )) de cet honneur-là. Une âme l)ien orgaiiisée , » contente de ce ([u'elle est , et ne poussant pas » ses vues plus loin, dédaigne tout ce qu'un lui » accorde au-dessus de ce qui lui appartient en » propre , et se réduit au sentiment (a). »


d'A-LEMBERT, Qn riant.


C'est parler un peu crûment.

GRIMM.

Crûment est le mot.

l'a-bbé morellet.

C'est parler très-conséquemment, lorsqu'on ne croit point à l'immortalité de l'âme.

COiVDORCET.

On peut cependant combattre de telles idées , qui anéantiroient Tamour de la patrie.

d'alembeut.

Bon ! la patrie , c'est un mot bien vide de sens (b).

[à) Discours sur la Fie heureuse.

[b] C'étoit l'opinion des principaux phiiosoplies ; d Alem- bert répète dans ses Lettres qu'il ne va pas en Russie, parce qu'il craint le froid j il ajoute toujours qu'il déteste la


( 35o )

HELVÉTIUS.

« Au fait , Messieurs , l'intérêt est l'unique juge

» de probité On doit regarder les actions

)) comme indifférentes en elles-mêmes, sentir que » c'est au besoin de l'Etat à déterminer celles n qui sont dignes d'estime ou de mépris , et en- " fin au législateur, par la connoissance qu'il doit » avoir de l'intérêt public , à fixer l'instant où » chaque action cesse d'être vertueuse et devient » vicieuse (^a).

TOUSSA TÎNT.

» Le bonheur est une sensation agréable , un » bien-être , un plaisir , en un mot tout ce qui )) flatte le corps : voilà le seul pilote qui conduise » à la félicité. Les objets étrangers , la vérité , le » savoir , la vertu ne sont que des biens d'idée . )) des causes intrinsèques (^).

DIDEROT.

ii II faut au philosophe , outre le nécessaire

France^ le pays des singes ; lui et M. de Voltaire n'appel- lent jamais les Français que des IVelches ^ et ils se plaisent à les rabaisser en toute occasion , en élevant sans cesse au- dessus d'eux les Anglais. M. de Voltaire traite ouvertement de sottise l'amour de la patrie, dans son Dictionnaire phi- losophique (Voyez dans cet ouvrage le mot Patrie^.

(a) De l'Esprit.

(b) Les Mœurs.


( 35, )

«précis, un honnête superflu nécessaire, par '> lequel seul on est heureux. La pauvreté nous jj prive du bien-être , qui est le paradis du philo- » sophe (f/) (3). »

l'abbé raynal.

Parlons un peu de ce (jui nous intéresse tous. Savez-vous , M. Diderot, que tous les gens de goût se moquent de plusieurs articles de l Ency- clopédie , et franchement, ils n'ont pas tort. La hardiesse réussira toujours , il n'en faut rien rabattre; mais il ne faut pas prêter au ridicule , il faut plaire aux gens du monde , et surtout aux femmes.

DIDEROT , avec emphase.

Ah! oui aux femmes!....

LE BARON, en souriant.

Ce nom seul excite son enthousiasme.

DIDEROT.

fc Lorsqu'on veut parler des femmes , il faut

(d) Voilà du moins un st) le bien assorti aux sentimens ; de telles idées doivent être exprimées ainsi. Le passage se trouve dans V Encyclopédie.

Nous possédons de madame du Chàtelet (qui étoit une femme philosophe) , un Traité du Bonheur^ dans lequel l'auteur place au rang des choses qui contribuent le plus au bonheur l'état de santé qui fait aller régulièrement a la <(arde~robe.


( 352 )

» tremper sa plume dans rarc-eii-ciel, et jeter sur " salignela poussière des ailes d'un papil Ion (^zj.^

l'abbé MOBELLHT, parlant à son voisin , en regardaiit Diderot.

Il est admirable par ^o/z abondance^ sa fa- conde , son air inspiré l [b)

l'abbé RAYIN'AL.

Revenons à l'Encyclopédie ; songez, M. Dide- rot , à ce que je viens de vous dire: il ne faut assurément pas céder aux criailleries des bigots et des prêtres ;, je le répète; usons toujours avec courage de la liberté de penser , en même temps ne choquons point dans les choses indifférentes ce que les esprits superficiels appellent le boa goût.

DIDEROT.

Que voulez- VOUS mon ami , « l'Encyclopédie >i est un gouffre où des espèces de chiffonniers

[a] iCEuvj^es de Diderot.) Le conseil n'est pas facile à suivre ; car il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir tremper sa plume dans Varc-en-ciel; mais les écrivains qui n'auront pas le génie de Diderot, se boi'neront à jeter sur leur ligne la poussière des ailes d'un papillon , ce qui cer- tainement doit suffire pour parler des femmes avec beaucoup d'agTcment.

{h) Propres paroles de l'abbé Morellet sur Diderot ( Voy . ses Mémoires , tom. I«'"jpag. i34, seconde édiûon).


( 353 )

)) jettent péle-mèle uue infinité de choses mal » vues, mal digérées, bonnes, mauvaises , détes- » tables , vraies , fausses, iriccrtaines, et toujours » incohérentes et disparates (a). » Il n'en est pas moins vrai que cette entreprise immortalisera ses auteurs.

d'alembert.

« Sans doute, mais on a employé trop de ma- » nœuvres à cet ouvrage , et on y a mis trop de » déclamations ; c'est un habit d'arlequin , où il » y a quelques morceaux de bonne étoffe et trop » de haillons (^). »

DAMÏLAVILLE.

Elle rendra du moins l'important service d'a- néantir la superstition (c).

(a) Encyclopédie, mot Encyclopédie , de Diderot.

(6) Correspondance , tom. XXI , pag. 38.

(c) C'est ainsi que ( par un reste de respect qu'ils ne s'a- vouoient pas), ils étoient convenus d'appeler la Religion. «C'est une remarque qui n'échappera pas à l'Histoire, dit » M. de La Harpe ( Cours de Littérature ) , que quand les » philosophes sans -culottes apportoient tous les jours à la «barre, les vases sacrés et les ornemens du culte, jamais » ils ne se sont avisés de dire les dépouilles du culte; ils s'en wgardoient bien. C étoient toujours les dépouilles du fana- h tisme ; que de choses là-dedans pour quiconque est en état >j de réfléchir !»

^3


( 354 )

TOUSSAINT.

Tous les hommes dowent être égaux ^ tous les biens doivent être en commun , toute propriété est une usurpation , tout maître est un tyran. Les peuples qui souffrent cette tyrannie sont des imbécilles {a),

DAMILAVILLE.

« Le christianisme n'a pas proprement pour » objet de peupler la terre.... Ce culte proscrit le y> divorce que permettoient les anciens, et en cela » il devient un obstacle aux fins du mariage [h), » Le dogme de l'immortalité de l'âme pouvoit » être utile à l'humanité ; il est pourtant d'ex- » périence qu'il lui a toujours été funeste: cela i> prouve que , dans le sens où ce dogme a été » reçu parmi les hommes, son seul effet est de » flatter leur orgueil ; il les rend ingrats envers » la nature (c) , ils croient ne tenir d'elle que

[a) Voilà les grandes idées que donne la philosophie (Voy. le Discours sur l'Origine de l'Inégalité des Hommes , de Rousseau ; le Code de la nature , les ouvrages intitulés de T Esprit, Révolution de l'Amérique , et tant d'autres ou- vrages de ce genre, non-seulement remplis d'impiété, mais encore des déclamations les plus séditieuses.)

[b) (Encyclopédie , mot Population , article de Damila- ville. ) C'est ce que les Jacobins ont répété d'après leurs maî- tres , et c'est à quoi ils ont remédié.

[c) Qu'est-ce donc que cette respectable nature? qu'est-ce


( 3.M )

^> des choses méprisal)les qu'ils ne doivent cher- » cher, nia conserver , ni à transmettre. Quel in- » térét des êtres pénétrés de ces idées pouiroient- » ils prendre au maintien et à la propagation w d'une société dans laquelle ils ne se considèrent " que comme des passagers ; qui ne regardent ce » monde que comme un vaste caravansérail dont h ils ont grand'hâte de sortir ? Pour eux la Pro- y> videncefera tout ; ils ne se mêleront de rien (a).

que cet être abstrait , qui n'est pour les athées que le ha- sard? et comment lui doit-on de la reconnoissance ?

(fl) Ils ne se mêleront que de soulager les infortunés , de les chercher, de les découvrir, de se dépouiller pour eux ; il est vrai qu'ils attendent dans une autre vie le dédommagement des injustices et des absurdes calomnies que souffre si souvent sur la terre la piété parfaite d'un véritable chrétien ; mais ils savent que les récompenses immortelles, destinées à la vertu, ne seront accordées qu'à la bonté , à la charité constante et au dévouement généreux pour ses semblables , pour la pa- trie et pour ses ennemis mêmes. Prétendre que la loi des chrétiens ne peut que rendre insensible , égoïste , indifférent au bien public , c'est pousser l'animosité jusqu'au dernier degré de l'aveuglement et de la démence. On a déjà vu dans cet ouvrage , par des faits irrécusables, que l'on doit au chris- tianisme , l'abolition de l'esclavage , la civilisation euro- péenne , et que , particulièrement en France , on doit à des religieux la restauration des lettres , le défrichement des terres , tous les établissemens de bienfaisance et les progrès de tous les arts utiles. Quoi! cette foule de saints se dé- vouant , dans les calamités publiques , au soulagement de

23..


(356) ^ Le plus grand des vices est de tromper la na- 7> ture (a).

DIDEROT.

» Plus d'excellence en poésie, en peinture, » en musique, quand la superstition aura fait )) sur le tempérament , l'ouvrage de la vieil- li lesse [b). »

de leurs frères î Quoi ! les frères et les sœurs de la Charité , et les prêtres qui vont porter des secours et des consolations divines aux pestiférés abandonnés de leurs parens mêmes ! Quoi ! tous ces héros de la Religion et de l'humanité ne sont que des égoïstes qui ne prennent awcun intérêt au bien de la société ? Exposer sa vie , donner ses biens , se refuser souvent le nécessaire , compatir à toutes les douleurs , même à celles du vice , passer les mers ou parcourir les villes et les campagnes , pour répandre les lumières d'une morale an- gélique , sacrifier le sommeil et le repos , pour aller re- cueillir les derniers soupirs du mourant ; voilà ce que la philosophie appelle de l'égoïsme !... Il est vrai que ces hommes apostoliques , loin de respecter la nature , combat- tent les passions désordonnées qu'elle inspire ; et c'est là le plus grand crime aux yeux des philosophes modernes , puis- que (comme ils le disent eux-mêmes) le bien-être person- nel sur la teire est le seul paradis réel,

[a) Encyclopédie , mot Population.

[b) a Je défie, dit M. de La Harpe, qu'on trouve dans » cette phrase de Diderot , l'ombre de bon sens. S'il s'agit w de la superstition proprement dite , je ne vois pas pour- » quoi dans ce cas même , un poète , un peintre, un musicien >; perdroit son talent avant le temps , parce qu'il seroit supers-


(357i

CONDORCET.

Il est certain que toute doctrine religieuse est contraire au bonheur des nations , et que la ino- raie nest corrompue que par son mélange avec

» titieux ; et quand Raphaël et Pcrgolèse auroient été supers-

i) titieux , je ne crois pas que cela eût empêché le premier

M de faire son tableau de la Transfiguration , ni l'autre son

5) Stabat; si la superstition signifie (comme on a droit de le

» penser , et comme tous ces philosophes-là , sans exception ,

M veulent qu'on le pense ) , la P«.eligion , c'est encore ( il faut

» trancher le mot ) une bêtise ; car qu'y a-t-il de plus bête ,

» que de démentir des faits sans nombre , qui vous écrasent

» dès qu'on les articule; de démentir tous les cîiefs-d' œuvre

» de tous nos grands artistes en tout genre , dans le siècle

ï» dernier , et leur invariable attachement à la Religion qui

» n'est pas plus douteux que leur mérite ? Il faut avoir un

» front de philosophe pour s'exposer à cet inévitable excès

» de confusion : mais je vais plus loin , et je vais montrer un

» effet tout opposé dans ce qu'il plaît à cette tourbe insolente

» d'appeler superstition . Je veux montrer dans le progrès

» de la piété , le progrès du génie ; ce qui est si loin de son

» affoiblissement. Jusqu'à Phèdre , Racine avoit toujours été

» très-bon chrétien , cela n'est pas équivoque ; mais il étoit

•» plus , il étoit dévot et dévot jusqu'à renoncei au théâtre

w quand il fit ( ce qui est universellement reconnu pour son

» chef-d'œuvre , et celui de la scène , de l'aveu même de V6Î-

» taire) Athalie ; quicroiroit, si un philosophe ne nous l'ap-

» prenoit pas , qu'un homme est si prodigieusement déchu

i> quand il fait ime Athalie; et Descartes ? Vous verrez qu'il

y> étoit devenu imbécille| , quarïd il laissa un ex-voto à Notre-

» Dame-de-Lorette. »


(358)

la Religion («); mais j'ai là-dessus, Messieurs, un problème fort extraordinaire à vous proposer, et qui mérite toute votre attention : dites-moi, je vous prie, pourquoi « la Religion de Mahomet, » qui est la plus simple dans ses dogmes , la moins » absurde dans ses pratiques, la plus tol.3rante » dans ses principes, semble condamner à une )) incurable stupidité , toute cette vaste portion w de la terre où elle a étendu son empire , tandis « que l'on voit briller le génie des arts et des 3^ sciences sous les superstitions les plus absur- « des (U) , et au milieu de la plus barbare intolé- ïj rance. (c) . « 


{a}j (Vie de Turgot^ pag. 178.) Les maximes de l'Évan- gile qui corrompent la morale!... Est-il concevable que la Laine de la Religion puisse conduire un liomme d'esprit à cet excès d'absurdité? mais il est juste qu'un sentiment si dé- pravé , si exécrable puisse priver celui qui l'éprouve des lu- mières les plus communes de la raison , et c'est ce que nous trouvons continuellement dans les écrits des plus célèbres philosophes modernes.

[b] Parmi les chrétiens.

[c) f Esquisse sur les Progrès de l'Esprit humain, par M. le marquis de Condorcet. ) L'auteur de l'un des plus beaux ouvrages que l'on ait publiés dans ce siècle ( la Légis- lation primitive } , cite ce passage , et il ajoute : a II n'y a qu'à y> lire le Coran , pour savoir ce qu'on doit penser de la sim- ■i plicité de cette croyance , de la sagesse de ce culte^ de lit


(359)

d'alembert.

La question est en effet difficile à résoudre.

HELVÉTIUS.

Ce qui est évident , c'est que nous sommes courbés sous les préjugés les plus intolérables ; par exemple , dans les grands principes de Tinté- rct de la patrie y il seroit utile d'anéantir l'amour paternel et filial. « Tous ces liens de père et d'en- '> faut peuvent nuire à ceux des citoyens , et pro- w duisent seulement des vices sous l'apparence » de vertus de petites sociétés , dont les intérêts » presque toujours opposés à l'intérêt public y » éteindroient à la fin dans les âmes, toute espèce » d'amour de la patrie !.... On ne peut soustraire » les peuples à ces calamités , qu'en brisant entre » les hommes tous les liens de parenté , et en dé- )j clarant les citoyens enfans de l'Etat; c'est le seul y) moyen d'étoufïer les vices {a). Les sentimens « de la nature ne sont que des illusions, des pré-

» tolérance j etc. Condorcet ne donne point l'explication de » ce prétendu phénomène. »

M. de Bonald fait encore sur cet étrange paragraphe d'ex- cellentes réflexions qu'il termine ainsi :

« J'ose dire qu'on chercheroit en vain un autre exemple de » préjugés philosophiques plus absurde, et d'une déraison «plus complète. »

{a) De l'Esprit.


(36o)

» jugés ; on n'aime plus ses enfans dès qu'ils ont 3) atteint l'âge de l'indépendance.... Alors le père y> ne voit en eux que des héritiers avides.... et s'il » aime ses petits-fils, c'est qu'il les regarde comme M les ennemis de ses ennemis {a). D'ailleurs toute 5j espèce de dépendance étant injuste , le fils ne » dépend pas plus du père que celui-ci de sa » progéniture (^).

TOUSSAINT.

w L'amour filial n'est pas d'une obligation si 3J générale qu'il ne puisse être susceptible de dis- » pense. Un père dont on n'éprouve que des té- )) moignages de haine , toute la distinction qu'on

» lui doit, c'est de le traiter en ennemi respec-

» table (c). « 

HELVÉTIUS.

Conçoit-on l'indignation qu'inspirent aux es- prits vulgaires des maximes fondées sur l'expé- rience et sur des faits.

GRIMM.

Et ils croyent bonnement renverser cet ordre

(a) De V Esprit.

(b) Code de la 'Nature.

(c) (Les Mœurs.) Comparez tous ces préceptes philoso- pliiques à ceux de TAncien et dû Nouveau-Testament re- cueillis dans le chapitre précédent.


invariable de choses , par quelques phrases sot- teuient sentimentales.

HELVÉTIUS.

Rien n'est stupide comme leurs thèses sur l'a- mitié. « Il n'en est pas moins vrai qu'un homme )i d'esprit, on prédisant l'instant où deux amis » cesseront de s'être utiles , peut calculer le

> moment de leur rupture, comme l'astronome

> calcule le moment de l'éclipsé {a). »

COIVDOIICET.

Ajoutons à tout ceci une grande vérité : c'est que « les grandes âmes sont les seules qui ne se » réconcilient jamais ; les fripons savent nuire V ou se venger , mais ils ne savent pas haïr {b\ y^

(a) De V Esprit.

(b) fVie de M. de Turgot. par M. le marquis de Con- dorcet. ) Quels sentimens ! quelles maximes!... Il y a de la noirceur et de la cruauté dans la haine, puisque toutes ses pensées , tous ses désirs sont barbares. Quel état qut; celui d'une âme qui maudit constamment une créature hu- maine, qui s'afflige du bien qui lui arrive, qui ne lui sou- haite que du mal , et dont les vœux secrets sont des atten- tats ! La haine n'est jamais exempte de bassesse, parce qu'elle ne sauroit l'être de perfidie ; car alors même qu'elle se déclare, elle est toujours forcée par les bienséances so- ciales , de dissimuler ses mouvemens les plus coupables ; elle feroit horreur, si elle se niontroit sans déguisement. En sup • posant qu'elle s'interdise de mauvaises actions, elle est tou jours une férocité concentrée. Il n'existe point de haim-


( 362 )

LE BA.RON.

Ceci rappelle naturellement la belle épitaphe de Sylla , qui ordonna de tracer sur sa tombe ces paroles remarquables :

« n rendit toujours au centuple le bien et le mal qu'on lui fit, »

l'abbé morellet.

Avouons pourtant que , si chacun rendoit le mal au centuple^ le monde deviendroit un théâ- tre de vengeance et de carnage, et la clémence cesseroit d'être une vertu.

damila ville.

Le mal ne seroit pas grand , car c'est la vertu des dupes.

LE BAROIV.

Le pour et le contre peuvent se soutenir, comme dans toutes les discussions philosophi- ques, mais nous pouvons employer mieux notre temps , si M. d'Alembert a reçu des nouvelles de Ferney.

THIRIOT.

Assurément il en a reçu , car je lui ai porté ce

platonique. Quand on se livre à cette affreuse passion , 'û est possible de ne pas faire des crimes dignes de mort , mais on fait toujours des méchancetés.


malin doux gr(^)S pacjuelsdoiit l'un a Irainc ïou*^- tenips eu route.

RA.YNAL.

Ainsi donc , il en a une provision toute fraîche.

LK BAROIV.

Quel bonliCLU* !

D'ALEMBr.RÏ.

J'en ai apporté cinq ou six bien choisies , dont je vous Urai des fragmens.

LE r.ARor«r.

Rapprochons-nous de hii.

d'alembert.

Ecoutez donc : (II déploie une lettre. ) Je VOUS ai

prévenu que je ne hrois que des morceaux dé- tachés , afin de vous faire part dans ime seule séance de ce qu'il y a de plus saillant dans ces lettres, (il lit tout haut.) « Mlle Corneille est bien » élevée ; il faut remerciei- Dieu d'avoir arraché M cette âme à l'horreur d'un couvent (4).

)) O mes frères, travaillez sans relâche ; semez » le bon grain {a).

» Sans doute, il faut se réjouir que Jean-Jac- » ques ait osé dire ce que tous les honnêtes gens M pensent, et ce qu'ils devroient dire tous les

(a) Correspondance y tom. XX, pag. 199..


( se,', )

> JOUI S (a) ; mais ce misérable n'en est que plus » coupable d'avoir insulté ses amis, ses bien fai- » leurs ; sa conduite fait honte à la philosophie. » Ce petit monstre n'écrivit contre vous et con- M tre les spectacles, que pour plaire aux prédi- » cans de Genève , et voilà ces prédicans qui » obtiennent qu'on brûle son livre et qu'on dé- « crête l'auteur de prise de corps. Voiis m'a- 5> vouerez que le magot s'est conduit comme un

>ï fou (b). ( On rit. )

» A l'égard de Luc (c), tantôt mordant, tantôt ■>i mordu, c'est un bien malheureux mortel, et » ceux qui servent ces Messieurs- là, sont de ter- » ribles imbécilles. Gardez-moi ce secret avec « les rois et avec les prêtres (cl).

» Ma mission va bien , et la moisson est assez » abondante; tâchez de votre côté d'éclairer la » jeunesse autant que vous le pourrez (e). (On rit). » Comment donc , ce Lebrun me pique de ses

(a) Les impiétés qui se trouvent dans Emile , quelques pages après les plus grands éloges donnés à la Religion , à sa morale et a la vérité frappante des preuves de la révéla- tion...

(è) {Correspondance, tora. XX, pag. 20).) Quel style et quelle bassesse d'expressions!

(c) Le roi de Prusse.

\d) Correspondance y tom. XX, pag. 60.

(e) Même volume, pag. 214.


(365)

" épines, lui qui m'a fait une si belle ode pour " ni'engager à prendre la nièce à Pierre? mon » cher |)hilc)Soj>he , jr vous embrasse de tout » mon cœur, et je vous serai attaché tant que je >' végéterai sur notre globule lerraqué {ci). »

d'aLEMBKRT , continuant.

En voici une autre. ( il déploie une autre lettre. ) (( Moncheret grand philosophe, il faut que je vous »> parle morale ; il y en a tant dans ce diaboli- » que dictionnaire (Z>), que je tremble que Tau- » teur et l'ouvrage ne soient brûlés par les en- » nemis de la morale et de la littérature. Le plus j> grand service que vous puissiez me rendre est )) de bien assurer sur votre part de Paradis , >i que je n'ai aucune part à cette œuvre d'Enfer; » il y a trois ou quatre personnes qui crient, que » j'ai soutenu la bonne cause , que je combats » dans l'arène jusqu'à la mort contre les bétes » féroces (c). Ces bonnes âmes me bénissent et » me perdent; c'est trahir ses frères que de les » louer en pareille occasion; il faut agir en con- » juré et non pas en zélé (d). Si jamais vous ren-

(a) Correspondance , tom. XX, pag. 242 et suiv.

(è) Son Dictionnaire philosophique.

(c) Les bétes féroces combattoient de leur côté contre les obscénités et les turpitudes de tous genres , les plus in- fâmes.

(J) £n conjuré est un mot précieux.


(366)

» contrez quelque pédant à grand rabat on à petit » rabat,ditesleurbien,je vousen prie, que je renie

« tout dictionnaire («) Je crois qu'il y a dans

il Paris très-peu d'exemplaires de cette abomina- » tion alphabétique , et qu'ils ne sont pas entre » des mains dangereuses; mais dès qu'il y aura » le moindre danger , je vous demande en grâce w de m'avertir, afin que je désavoue l'ouvrage w dans tous les papiers publics avec ma candeur » et mon innocence ordinaires (^). J'attends cer- w tains papiers dont vous ne me parlez pas , et yi dont je vous rendrai bon compte, quand ils » me seront parvenus (c) ; on gardera le secret » comme chez des initiés et des conjurés.

>i Je crois que les malins et les gens à réquisi- M toires, sont trop occupés de finances pour » brûler de la philosophie. C'étoit, comme j-e » vous l'avois dit, cet honnête abbé d'Estrées, » qui avoit été le premier délateur. Vous savez » qu'il est généalogiste ; c'est une belle science. » Il étoit à la campagne en qualité de généalo- w giste et de polisson , chez M. de la Roche-

[a) On supprime ici une impiété.

[b) Phrase banale qu'il répète souvent dans ses Lettres. Se glorifier de la lâcheté, de la duplicité , quel excès d'avilis- sement! [Correspondance, tom. XX, pag. 3i6.)

[c) Ce mystère n'est point expliqué dans la Lettre.


( 367 ) » Aynujji , (loiil la terre touche à celle du j)ro- < ureiir-géiiéral (a), y*

(;iini!Nr. Polisson est charmant!

l'abbé morellet. Il est unique !

d'aleMBERT, continuant.

« Ma reconnoissance est vive , je Tavoue (Z>) , » mais ce n'est pas elle qui fait mon enthou- » siasme pour vous; c'est votre zèle aussi intré- » pide que sage; c'est votre manière d'avoir » toujours raison ; c'est votre art d'attaquer le » monstre, tantôt avec la massue d'Hercule, w tantôt avec le stylet le plus affilé; et puis, n quand vous l'avez mis sous vos pieds, vous » vous moquez de lui fort plaisamment. Que » j'aime votre style ! que votre esprit est net et » clair (c)\

d'alemberT , s'interrompant. C'est l'amitié qui parle.

LE BARON.

Et la vérité.

(a) f Correspondance , tom. XX, pag. 33 1.) Qu'est-ce que l'emploi de Polisson chez un archevêque ?

(b) Sur un éloge public de Voltaire fait par d'Alembert.

(c) Suppression d'un blasphème.

{Correspondance , tom. XX, pag. 2 5i.)


(368)

d'alembert, continuant.

w Le monde se déniaise furieusement; une » grande révolution dans les esprits s'annonce M de tous côtés; vous ne sauriez croire quels 3> progrès la raison a faits dans une partie de " l'Allemagne (a). Je ne parle pas des impies » qui embrassent ouvertement le système de " Spinosa; je parle des honnêtes gens qui n'ont » point de principes fixes sur la nature des >> choses, qui ne savent pointée qui est, mais » qui savent très - bien ce qui n'est pas ; voilà » mes vrais philosophes {b).

» Mon cher appui de la raison, foumissez- ^) nous souvent de ces petits stylets mortels , à » poignée d'or, enrichie de pierreries (<:)... Vous ^1 avez bien raison de citer le vers des Plaideurs : î) Que de fous! etc.; mais il ne tiendra qu'à vous » de dire bientôt : Que defousi^dS. guéris ! Tous » les honnêtes gens commencent à entendre w raison ; il est vrai qu'aucun d'eux ne veut être » martyr, mais il y aura secrètement un très- )) grand nombre de confesseurs , et c'est tout ce » qu'il nous faut. Frère Helvétius, réussira sans

[a) Ce qui a produit les sociétés secrètes.

(Jb) (Correspondance ^ tom. XX, pag. 352.) Le reste de cette lettre est d'une telle impiété , qu'on ne peut le trans- crire.

(c) Suppression d'un blasphème.


( ~^C9 ) n iloiitc auprès de Frédéric (a); s'il pouvoit » partir dcbi quelques traits (jui secondassent » les vôtres, ce seroit uiie bonne affaire (^).

» J'aime à vous voir rire au nez de vos poli- » chinelles (c) à qui vous donnez tant de nasar- M des </.... Les a'oquignoles aux cuistres théo- w logiens sont, je crois, parties (e). Courage, » Archimède ; le ridicule est le point fixe avec le- » quel vous enlèverez tous ces maroufles, et les » ferez disparoître (/).

» Je suis bien sûr que vous approuverez qu'on j> estime, qu'on méprise, qu'on aime ou qu'on » haïsse , très-indépendamment des titres ; je » vousaimerois et je vous louerois, fussiez-vous » pape ; et tel que vous êtes , je vous préfère à » tous les papes , ce qui n'est pas coucher gros. » (On rit.) (^). Mais je vous aime et vous révère » plus que personne au monde (5).

THIRIOT.

Il a des expressions si plaisantes (h) ?

(rt) Il alloit à Berlin.

[b) Correspondance j tom. XX, pag. 356 et suiv.

(c) C'est ainsi qu'il désigne les Jésuites-

[d) Suppression d'un blasphème.

(e) Des libelles contre les Jésuites.

(/) Correspondance , tom. XX, pag. 35g et suiv.^ (o') Même volume, pag. 362. (h) Et de si bon goût.

a4


( 370 ) « Le petit-fils de mon maçon , devenu évéqiic » d'Annecy, joint aux fureurs du fanatisme

i> une mauvaise foi consommée (a) Vous sa-

>i vez qu'il écrivit contre moi au Roi Tannée » passée ; mais ce que vous ne savez pas , c'est

w qu'il écrivit aussi à (b) Rezzonico ; il y eût

" un bref du pape , dans lequel je suis très-clai- )) rement désigné (c), de sorte que je fus à la fois » exposé à une lettre de cachet et à ime excom- )) munication majeure, w

l'abbé raynal. Quelle horreur!

GRIMM.

Et quelle niaiserie !

DAMILAVILLE.

Et dans le xvm® siècle.

COIfDORCET.

Cela fait pitié.

d'alembert, poursuivant. « Mais que peut la calomnie contre l'inno-

(a) Cet évêque d'Annecy étoit Tun des plus respectables prélats qui aient existé; on a de lui des lettres à M. de Vol- taire , qui sont des modèles parfaits de douceur , de raison et de dignité.

(6) On supprime une épithète infâme.

(c) Pour avoir publié des écrits obscènes remplis d'im- piété. Quelle injustice!...


», ceiice ?(On rit.) Je reçois dans mon lit le viali- » (juo que m'apporte mon cure, devant tous Jes » coqs de ma paroisse, et je déclare que l'évéque » d'Annecy est un calomniateur, et j'en j)asse » acte par-devant notaire. Voilà monmaron d'An-

» necy, furieux , désespéré conime un damné

» menaçant mon pieux confesseur et mon no- )j taire. Quoique cet énergumène soit Savoyard, » et moi Français , cependant il peut me nuire » beaucoup , et je ne puis que le rendre odieux » et ridicule : ce n'est pas jouer à un jeu égal. » Toutefois , j'espère que je ne perdrai pas la » partie; car, heureusement , nous sommes au w dix-huitième siècle , et le marouffle croit être » au quatorzième. Vous avez encore à Paris des » gens de ce temps-là ; c'est sur quoi nous gé- » missons. Il est dur d'être borné aux gémisse- » mens ; mais il faut au moins qu'ils se fassent » entendre, et que le bœuf-tigre (a) frémisse. On » ne peut élever trop haut sa voix en faveur de w l'innocence opprimée (d).

» L'évéque d'xinnecy, soi-disant prince de » Genève , a voulu non-seulement me damner » dans l'autre monde , mais me perdre dans ce-


(a) C'est ainsi qu'il désignoit l'évéque. (6) Tome XXI de l'ouvrage et tome II de la Correspon- dance, pag. 10.

24.^


(37.) 5j lui-ci. Il m'a calomnié auprès du Roi; il â » conjuré Sa Majesté très - chrétienne de me » chasser de la terre que je défriche ; il a ii employé contre moi , sa truelle , sa crosse , sa « croix , sa plume , et tout l'excès de son ab- >j sur de méchanceté ; c'est le calomniateur le » plus béte qui soit dans l'Eglise ; je n'ai pu le » chasser d'Annecy , parce que je n'ai pas douze » mille hommes à mon service. Je n'ai pu com- » battre l'excès de son insolence et de sa bêtise, » qu'avec les armes défensives dont je me suis » servi. J'ai agi en citoyen , en sujet du Roi , qui » doit être de la religion de son prince , et je » braverai les scélérats persécuteurs jusqu'à mon » dernier moment (<2).

» Je ne dois pas être content du procédé de(^).... » Je lui pardonne, à condition qu'il assommera. » un bœuf-tigre, quand l'occasion s'en présentera; » mais je ne lui pardonne qu'à cette condition (c).. (Rire général.)

» Vous savez peut-être que non-seulement » j'ai reçu mes lettres-patentes , de frère Amatus )) de Lamballa , notre général, résidant à Rome ^ » mais que je suis père temporel des capucins

[à) Scélérat , parce qu'on lui avoit demandé une rétracta- tion de ses infamies [Correspondance y tom. XXI, p. 14). (h) Le nom de la personne n'est pas dans la lettre. (c) Correspondance , tom, XXI, pag. 32.


« lie mon petit pays. Je vous donne ma malédic- » lion si vous ne mVcrivcz pas et si vous ne nie » niîinclez pas ce que vous savez de l'assemblée » du clergé (r/). (On rit aux éclats.)

» Je me regarde dans votre entreprise illus- » ire (l?) comme votre prèle-nom ; on veut dres- » ser un monument contre le fanatisme, contre la » persécution ; c'étoit vous , c'étoil Diderot qu'il » falloit mettre là ; mais je me tiens pierre d'atten- » te ; il ne seroit pas mal que Frédéric se mit au » rang des souscripteurs ; cela épargneroit de » l'argent à des gens de lettres trop généreux » qui n'en ont guère ; il me doit cette répara- » tion (c) , et vous êtes le seul qui soyez à portée

» de lui proposer cette bonne œuvre philoso-

» phique (d). :»

d'alembert, s'interrompant.

Ce n'est pas sans dessein , Messieurs , que je vous lis de swite les passages de ces lettres ,

(a) [Correspondance , tom. XXI, pag. 40.) Il eut en effet très-sérieusement cette ridicule hypocrisie ; il sollicita vivement ce titre, et il obtint les lettres-patentes.

(b) La statue que les amis de M. de Voltaire vouloient lui faire élever par souscription.

(c) Du tort d'avoir trouvé mauvais que l'homme qu'il avoit comblé de bienfaits , l'eût déchiré de mille manières dans ses lettres et ses libelles.

(d) Correspondance , tom. XXI, pag, 53 , 64.


•( 374 ) relatifs à sa statue; il est bon que vous connois- siez l'intérêt extrême qu'il y met , car c'est un coup de partie pour la philosophie. Cette im- posante statue donnera le plus grand éclat à la cause de la raison, et en la contemplant , l'ima- gination de tout penseur verra autour d'elle tous les préjugés enchaînés et terrassés , et tous les cuistres de l'Europe démasqués et confon- dus.

LE BA.RON.

Oui , c'est un coup départie.

D ALEMBERT, reprenant sa lecture.

« Vous êtes ami de l'archevêque de Toulouse , ^) je suis persuadé que vous l'avez mis au rang y> des souscripteurs ; mandez - moi , s'il vous

>3 plaît , si M. et madame de Choiseul ont sous-

» crit , ou s'ils l'ont oublié ; il est très-nécessaire y) qu'ils souscrivent {a). Je vous recommande « surtout Frédéric , non pas patce qu'il est roi , » mais parce qu'il me doit une réparation.

)) Il ne me sied pas d'en parler à Catherine , 3> l'héroïne ; ce seroit à Protagoras Diderot d'en » écrire à cette amazone , mais surtout il faudroit >j dire qu'on ne recevra que peu ; on doit ména- » ger sa bourse, que Mustapha épuise {b). Le roi

[a) Correspondance ^ tom. XXI, pag. 65 et suiv.

{h") flMême volume, pag. 71. ) Ce qui signifie qu'on n'o-


(375) » pliilosoplic de Daiicinarck a-t-il fait ce qu'il » cl i soit (^/j? »

DALEMBERT, s'intciTompant.

J'ai fait tout ce qu'il desiroit : j'ai écrit plu- sieurs fois au roi de Prusse; je viens enfin d'ob- tenir une réponse; il donnera 9.00 louis. Le roi de Daneniarck souscrira. J'ai fait encore beau- coup d'autres démarches , et vous devez tous vous unir à moi, pour une chose d'un si grand intérêt.

LE BARON.

Assurément.

GRIMM.

C'est ce que nous ferons certainement , et j'ai déjà commencé (b).

soit pas demander beaucoup d'argent , dans la crainte de ne pas avoir la souscription.

[a) f Correspondance j tom. XXI, pag. 90.) C'est-à-dire a-t-il souscrit pour la statue ?

[b) Tous ces détails et beaucoup d'autres se trouvent dans le même volume de la Correspondance. La gloire humaine est bien peu de chose, mais qu'elle est méprisable lorsqu'on emploie, pour l'acquérir, des intrigues aussi viles!... On voit dans cette Conespondance les mêmes manœuvres pour obtenir des pensions du ministère français et des princes étrangers , et pour les places à l'Académie , qu'on vouloit ne donner qu'aux y^ère^ et amis. On cabaloit avec fureur, pour en écarter tous les gens religieux, quelque mérite qu'ils


(376)


d'alEMBERT, continnant.


a II s'élève une génération nouvelle qui a le » fanatisme en horreur. Les premières places w seront un jour occupées par des philosophes , » le règne de la raison se prépare ; il ne tient » qu'à vous d'avancer ces beaux jours, et de faire » mûrir les fruits des arbres que vous avez )) plantés. Confondez donc ce maraud de Cré- 5j vier {a) ; fessez cet âne qui brait et qui » rue (b).

» Cinq ou six personnes de votre trempe suf- » firoient (c) et pour éclairer le monde.

» C'est une pitié que vous soyez dispersés,

eussent , entre autres le savant et respectable président de- Brosses , l'un des hommes qui a fait le plus d'honneur à sa proyincc (la Bourgogne \ Comme il avoit réfuté quelques mauvais ouvrages de M. de Voltaire , ce dernier en con- servoit , suivant sa coutume , un ressentiment implacable , qu'il poussa jusqu'à déclarer à l'Académie , par l'organe de son coniîdent d'ilembert, qu'il renonceroit à son titre d'a- cadémicien, si l'on recevoit le nazillonneur ; c'est ainsi qu'il désigne le président. L'Académie eut la foiblesse de -céder à cette menace, et, malgi'é le cri public, le président ne fut pas reçu.

{a) Continuateur de V Histoire romaine, qui avoit eu l'au- dace de parler avec beaucoup de raison et de talent comn> l'impiété.

(b) Con^espondance , tom. XX, pag. 290.

(r) Ici l'on supprime uu horrible bla&phèmc.


( '.77 ) » sans élondard cl sans mot de ralliement. Si ja- »' mais vous (ailes eneore quelqu'ouvra«^t' en la- » veurde la bonne cause , frère Damilavillc me » le fera tenir avec sûreté.... >»

DAMILWILI.r.

Oui , j'en réponds ; j'ai pris des mesures certaines contre la féroce inquisition des cuis- tres.

LE BARON.

Nous nous en rapportons à vous. d'alembert.

C'est une confiance qui lui est bien due. (il reprend sa lecture. )

« Vous ne serez point compromis par des M bavards comme vous l'avez été. On mettra le » nom de feu M. Boulanger à la tête de l'ouvrage. » Vous êtes comptables de votre temps à la rai- » son humaine (a) (6).

» Avez-vous entendu parler de ce nouveau lé- » gislateur de la littérature, nommé Clément [b)} w J'ai lu cet animal ; j'admire ce ton décisif que » prennent aujourd'hui les gredins de la littéra- » ture. Ce polisson qui juge si impérieusement

[a) Suppression de plusieurs blasphèmes [Correspond dance , tom. XX, pag. 3o2 ).

[b) Qui , par ses excellentes critiques , excita dans le pu- blic une si vive sensation.


( 37» ) 3î ses maîtres , présenta, il y a deux ans , une tra- » gédie aux comédiens qui ne purent en lire que » deux actes. Ne pouvant parvenir à l'honneur » d'être jugé, il s'est mis à juger les autres ; c'est » un petit élève de Fréron (a).

« Tous les philosophes sont trop tièdes; ils » se contentent de rire des erreurs des hommes, 3> au lieu de les écraser (b). Les missionnaires » courent la terre et les mers ; il faut au moins ï) que les philosophes courent les rues , il faut 3i qu'ils aillent semer le bon grain de maisons en >) maisons. Acquittez-vous de ces deux grands » devoirs , mon cher frère ; prêchez et écrivez ; » combattez , convertissez ; rendez les fanatiques » si odieux et si méprisables, que le gouverne- « ment soit honteux de les soutenir. On pensera » un jour en France , comme en Angleterre , où M la Religion n'est regardée par le parlement que » comme une affaire de politique; mais pour en 5j venir là , mon cher frère , il faut du travail et >î du temps (c).

» Je prie l'honnête homme qui fera matière ,

(a) Les comédiens n'ont jamais fait l'impertinence de re- fuser d'entendre une pièce jusqu'au bout , et Clément n'a jamais été l'élève de Fréron.

[Correspondance, tom. XXI, pag. qS. )

{b) Sont-ce les eireurs ou les hommes qu'il faut écraser ?

(c) Correspondance ^ tom. XX. pag= 398.


( ^7!) ) » (on rit) tle bien prouver que le je ne sais quoi, » qu'on iionime matievc^ peut nussi-bieti pen- ») scr que le je ne sais (pioi qu'on nomme » esprit (a). »

d'aLEMBERT, s'iiitcrrompanl, et s'adressaut à l'abbé Morellet.

Voici quelque chose de joli pour vous : « Je Tai vu ce brave Mords-les , qui les a si bien » mordus; il est du naturel des vrais braves , » qui ont autant de douceur que de courage ; il )) est visiblement appelé à Tapostolat (b). »

l'abbé morellet. Il est bien 'doux d'être désigné avec un tel éloge dans de telles lettres.

(a) Dans d'antres lettres et dans pinsieurs de ses ouvrages, il déclare nettement qu'il croit le monde éternel , c'est-à-dire qu'il n'a point eu de commencement et qu'il n'aura point de fin : qu'ainsi la matière n'ayant pas été créée (ce qui anéantit toute idée de l'existence de Dieu), c'est le hasard qui a tout fait , et qui , en se jouant , a produit les cieux , les astres, la terre, les végétaux , les animaux et l'homme : sys- tème qui rappelle ce mot de Pascal qui , à propos du pou- voir merveilleux que l'impiété attribue au hasard , dit que l'on pourroit aussi-bien soutenir qu'il seroit très-possible qu'un cornai d'encre tombé accidentellement sur des feuilles de papier blanc , formât , en très-belle écriture le Discours de trente pages , prononcé par M. le premier Président, a la dernière séance du parlement.

(b) Correspondance, to"m. XX. pag. 3 97.


( 38o )

Je ne puis me refuser à la petite vanité de rappeler une de celles où il a écrit à Thiriot (a) : « Embrassez pour moi l'abbé Mords-les j je ne » cojinois persojuie qui soit plus capable de ren- » dre service à Ici raison.

» Voilà certes lui éloge dont je puis être vain, îj et je le conserve pour que mes amis et ma » famille, en fassent honneur à ma mémoire, " quand je ne serai plus {b). »

DAMILAVILLE.

Cela en vaut la peine.


d'alembert.


Je reprends ma lecture, qui sera bientôt finie.

LE BARON.

Tant pis.

d'alembert, lisant.

ce Je vous prie de me dire le nom d'un an- » cien recteur du collège du Plessis, auteur des » trois volumes de Lettres sous le nom de quel- » ques Juifs. Cet homme est un des plus mau- » vais chrétiens et des plus insolens qui soient 3* dans l'Église (c). (On rit.) »

{a) Lettres qui ont été recueillies en date du 19 nov. 1 760.

[h] [Mémoires de Vahhé Morellet, tom. I*"*" , pag. 241.)

(c) {^Correspondance ^ tom. XXI, pag. 261.) C'c-'st ainsi

qu'il désigne l'abbé Guénée, auteur des savantes et spiiituelle»


( "'B' )

d'aLKMBCRT, s'intcrrOinpant.

Je lui ai rcpondii que « l'auteur, secrétaire de )) ces Juifs, est un pauvre chrétien nommé Gué- » ncr , ci-devant professeur au collège du Plessis, » et aujourd'hui balayeur ou sacristain de la cha- » pelle de Versailles (a). (Nouveaux rires.) On as- » sure que ce saint Ambroise (b), qui, par hu- » milité, a oublié d'apprendre l'orthographe (ce » qui nous a empêché de lui donner un de » nos fauteuils dont il avoit grande envie , et » nous fort peu) ; on assure donc que ce Chry- » sostôme non lettré a représenté au gouverne- » ment que , choisir pour ministre des finances » un homme qui ne va pas à la messe est un » crime qui tient de la bestialité ; on lui a ré- » pondu que sa remontrance tenoit de la bêtise^ » et on Ta renvoyé dire la messe, et Guéndela. ser-

» vir (c). (On rit.) »

Lettres de quelques Juifs; ouvrage qui a eu tant d'éditions, et qui est encore aujourd'hui si universellement estimé. L'au- teur étoit aussi distingué par ses vertus que par ses talens, et il a laissé la mémoire la plus justement honorée.

{a) Sacristain ou balayeur!... Ecclésiastique qui occupoit les places les plus honorables!

{b) Il parle du cardinal de la Roche-Aymon. Le style de l'académicien est si obscur et si incorrect que cette expli- cation est nécessaire.

(c) [Coirespondance , tom. XXI, pag. 2o3.) On sait ce


( 382 )

b'alembert , s'interroropant.

Mais à présent , venons à la fin de la lettre. (Il Ut.)

« Mon adorable philosophe , vous me comblez » de joie, en me faisant espérer que vous ne » vous en tiendrez pas aux Jésuites. Un homme » qui a des terres près de Citeaux, me mande » que le chapitre général va s'assembler : on " donne à chacun six bouteilles de vin pour sa >» nuit (a) : ces moines-là ne vous paroissent-ils » pas plus habiles que les Jésuites ? Détruisez , » détruisez tant que vous pourrez , mon cher " philosophe , vous servirez l'Etat et la philoso- » phie (p),

^j Dieu vous maintienne , mon cher destruc- » teur , dans la noble résolution où vous êtes w de faire main-basse sur les fanatiques , en fai- » sant patte de velours.

j> Mon cher philosophe , utile et agréable au

qu'on doit penser de ces jolies moqueries ; tous les vieillards de ce temps se rappellent que le cardinal de la Roche- Ay- înon n'avoit pas adopté l'ortluDgraphe de Voltaire; mais qu'il avoit beaucoup d'esprit , et que même on citoit de lui une infinité de bons mots.

(a) On ne sait à quoi se rapporte chacun , cela signifie à chaque moine. Conte absurde qu'il seroit ridicule de ré- futer sérieusement.

{b) Correspondance , tom, XX, pag. 342 et suiy.


r 38S )

» iiioiidc, sachez (JIK* votre oiivrai»c; e>l connue >* vous , etqifaucun eiilant n'a jamais si bien res- ») semblé à son père. Sachez que dès qu'il parut >' dans (ienève , entre \cs mains de quelques >• amis , tous dirent : il écrit comme il parle ; » le voilà, je crois l'entendre. Quand on l'avoit ^j lu , on le relisoit ; on en cite tous les jours des » passages. J'écrivis à mon ami , M. de Cideville^ " que je le croyois déjà répandu à Paris ; je lui » parlai du plaisir qu'il auroit à le lire, et je lui » recommandai, dans deux lettres consécutives, » de ne vous point nommer, précaution entre » nous fort inutile ; il est impossible qu'on ne » vous devine pas à la seconde page. Vous aurez )> à la fois le plaisir de jouir du succès le plus )) complet, et de nier que vous ayez rendu ce ser- » vice au public , devant les fripons et les sots, qui « ne méritent pas même la peine que vous pre- y) nez de vous moquer d'eux {a).

» Il y a un déchaînement aussi violent que » ridicule , à la Cour , contre les philosophes ; » j'ignore si vous quitterez cette nation de singes, » et si vous irez chez les ours {b) ; mais si vous » allez en oursie , passez par chez nous (c).

» Savez-vous bien que nos ennemis sont dé-

{a) Correspondance , tom. XX, pag. 846 et suiv.

{b) C'est-à-dire en Russie.

(c) Correspondance ^ tom. XX, pag. 87 t.


( 384 ) » chaînés contre nous d'un bout de l'Univers à » l'autre ?Connoissez-\ous le jésuite Iro^ résidant » actuellement à Pékin ? C'est un petit Chinois , )V enfant trouvé , que les Jésuites amenèrent , il y a » environ vingt-cinq ans, à Paris. Il a de l'esprit , » il parle français mieux que chinois, et il est )) plus fanatique que tous les missionnaires en- » semble; il prétend qu'il a vu beaucoup de phi- » losophes à Paris, et dit qu'il ne les aime, ni ne » les estime, ni ne les craint; et où dit-il cela? dans )) un gros livre dédié à monseigneur Berlin ; tout » cela est plus dangereux qu'on ne pense {a).

» Mon cher et grand philosophe , je vous con- » jure encore d'affirmer, sur votre part du Para- » dis, que votre frère n'a nulle part au Portatif (b)i » car votre frère jure, et ne parie pas, que jamais » il n'a composé cette infamie ; et il faut l'en » croire , et il ne faut pas que les frères soient » persécutés. Ce n'est point le mensonge officieux » que je propose à mon frère , c'est la clameur » officieuse , le service essentiel de bien dire que » ce Uvre, renié par moi, n'est point de moi ; c'est » de ne pas armer la langue de la calomnie et la » main de la persécution (c).

(«) CôiTespondance ^ tom. XXI, pag. aSg. {h) Dont il ëtoit l'auteur. C'est son Dictionnaire qu'il ap- pelle ainsi.

(c) {^Correspondance , tom. XXI, pag. 3i7 et suiv.) II


( 385 )

^ Je suis tombé aujourd'hui sur l'article Dic- » tionnaire, où vous parlez de Bujiv en votre » Encyclopédie : Heureux s'il a^f oit plus respecté n la Religion et les mœurs! ou quelque chose d'ai>- ») prochant.. Ah! que vous m'avez contristé! il » faut que le démon de Juricu vous ait possédé » dans ce moment-là. Vous devez faire pénitence » toute votre vie de ces deux lignes. Qu'auriez- » vous dit de plus de Spinosa et de LaFontaine{a)? » Que ces lignes soient baignées de vos larmes! » Ah! monstres ! ah ! tyrans des esprits! quel des- » potisme affreux vous exercez , si vous avez con- » traint mon frère à parler ainsi de notre père (^)! »


ne re/ï/o«> pas et ne pouvoit renier -ce livre en parlant à son digne confident , qui partageoit toute sa haine contre la Re- ligion et, avec ce même confident, il appelle calomnie l'opi- nion universelle, très-fondée, qui lui attribue cet ouvrage !..

[a) La Fontaine ici n'est cité que comme licencieux , et Spi- nosa comme impie. M. de Voltaire a , dans ce genre, ren- chéri sur l'un et l'autre, et tous les chefs des philosophes modernes ont soutenu mille fois l'affreux système de Spinosa.

[b) (Correspondance , tom. XX , pag. 3i8. ) Ainsi , voilà Bayle déclaré, d'une manière solennelle ^t pathétique , père des philosophes modernes , et par le chef de la secte I Ce- pendant le lecteur doit se rappeler que d'Alembert, dans une de ses lettres, s'écrie, avec une véhémence qui va jus- qu'à la fureur, qu'un prêtre, un cuistre^ un calomniateur a osé , dans un de ses écrits , mettre en accolade Bayle et Voltaire,

25


( 386 )

d'alembert, s'interrompant.

Je lui ai répondu qu'il me faisoit une querelle (le Suisse (a) : « Premièrement , je n'ai point dit :

  • > Heureux s'il eût respecté la Religion et les

» mœurs! Ma phrase est beaucoup plus modeste; » mais d'ailleurs qui ne sait que, dans le maudit "pays où nous écrivons , ces sortes de phrases >y sont stjle de notaire , et ne servent que de pas- »> se-port aux vérités qu'on veut établir d'ail- » leurs [h) ? ( On rit. )

HELVÉTIUS.

Voltaire est sujet à faire ainsi des querelles de Suisse. Il m'a écrit aussi pour me gronder de ce que '^ dc^d^s conseillé gravement V adultère, en ajoutant : « quHl nest pas temps encore de » dire sérieusement ces choses ; que cela choque » trop les idées reçues ; mais qu il faut les dire » gaiement aç'cc le voile de la plaisanterie (c). y* Pour moi je trouve qu'il ne faut ménager aucun préjugé.

DAMILAVILLE.

C'est bien mon avis.

(a) Ses propres paroles dans sa réponse.

(é) Correspondance, tjm. XX, pag. 323.

(c) ("Voyez les Lettres de Voltaire a Helvétius.) Il ne faut qu'un peu de droiture pour être profondément indigné de tant de duplicité et de corruption.


( 387 )

TOUSSAINT.

Et le micii aussi.

DIDEROT.

Et clans une do ses lettres, qu'on m'a commu- niquée, il me reproche aussi de laisser éle\ er ma fille par ma femme , qui lui donne tous les prin- cipes du christianisme (a) , qu'il appelle plaisam- ment le lait des furies {l>), ( On rit. ) l'abbé morellet.

L'injustice est ici poussée jusqu'au ridicule.

TOUSSAINT.

Je ne trouve pas cela.

l'abbé RAYNAL à Tabbé Morellet. Ah! Voltaire vous scandalise?

l'abbé MORELLET.

Je suis son partisan le plus zélé et son plus sincère adorateur; mais cette phrase me déplaît.

d'alembert. Au fait , un mari est le maître et doit l'être ;

[a) Qu'elle a fidèlement conservés.

[b) Les maximes de l'Évangile , le lait des furies \.., Voici cet exécrable paragraphe littéralement copié : « On dit que » Diderot élève sa fille dans des principes qu'il déteste : c'est » Orosmade qui livre ses enfans à Arimane. Ce péché contre » nature est horrible. Je me flatte qu'il sévrera enfin une en- » faut qu'il a laissé nourrir du iait des furies. « ( Correspon- dance générale, lettre du 3 janvier 1767.}

25..


( 388 ) et M. Diderot n'auroit pas dû abandonner en- tièrement à sa femme l'éducation de sa fille.

HELVÉTIUS.

Je ne pourrois le désapprouver sans me con- damner moi-même ; car j'ai eu la même com- plaisance (a) pour une femme digne de tout mon attachement.

d'alembert.

Eh ! bien , c'est une foiblesse.

HELVÉTIUS.

Vous êtes célibataire, et vous ne savez pas l'empire que peut avoir une femme, belle , sen- sible, sur un mari dont elle est aimée, surtout lorsque cette femme a toujours eu la conduite îa plus parfaite et la plus exemplaire.

LE BARON.

Oui , oui , voilà ce que des célibataires , tels que Voltaire et M. d'Alembert , ne concevront jamais.

DIDEROT.

Pour vous , M. le Baron , vous devez nous excuser, puisque madame d'Holbach est une très-bonne chrétienne.

i (û) Heureuse complaisance qui a perpétué dans ses pe- tites filles les principes les plus purs et les plus vertueux.


( 389 )

LE BARON.

Et à VOUS dire le vrai, je m'en trouve fort bieu.

GRIMM , en souriant.

C'est un secret de ménage qu'il ne faudroii pas divulguer; d'ailleurs la chose est si rare, les dévotes en général sont si acariâtres !....

LE R/VRON.

Soyez tranquille , nous serons discrets sur notre bonheur ; et nous n'en soutiendrons pas moins que toutes les dévotes sont des épouses insupportables.

Mais, M. d'Alembert, auriez- vous par mal- heur fini votre lecture ?

d'alemrert.

Oui, je n'ai plus rien.

THIRIOT.

Ces lettres-là sont faites pour passer à la pos- térité.

GRIM3I,

Avec un choix.

DIDEROT.

M. Grimm a raison : Voltaire s'est livré à une correspondance trop étendue; et, dans ce grand nombre de lettres , il y en a certainement qui ne sont pas dignes d'une telle plume.


( 390 )

THIRIOT.

Toutes ont son cachet.

DIDEROT.

Cachet^ cachet] voilà ce qu'on répète toujours en parlant des écrits de Voltaire, ce qui pourroit fort bien finir par devenir une critique au lieu d'un éloge.

DAMILAVILLE.

Je soutiens aussi que le moindre billet de lui a du sel et du charme.

l'abbé raynal. Du charme n'est pas, je crois, le mot.

DIDEROT.

Je me rappelle que , pendant que j'étois en B-Ussie, j'ai entendu plusieurs fois l'impératrice se moquer de quelques passages des lettres de Voltaire.

GRIMM.

J'en ai été témoin.

DIDEROT.

Entre autres , de ce paragraphe qui m'est resté dans la tête : « Montrez-vous seulement à votre » armée, et je vous réponds qu'il n'y a pas un » de vos soldats qui ne soit un héros invincible ; » que Mustapha se montre aux siens , il n'en


»fcrajaniais(juc de^ros cochons comme lui(<^/j.» (On rit.)

THIRIOT.

C'est une saillie de naturel.

LE BARON.

Mais quel ton, en parlant à une impératrice !

HELV]ÉTIUS.

Et même à quelque femme que ce puisse être. d'alembert.

Pardonnons lui ces petits écarts, en faveur du bien incalculable qu'il a fait à la raison, dont il a véritablement établi le règne.

DIDEROT.

II a couvert de ridicule les fanatiques , qui ac- cusent si légèrement d'impiété des auteurs qu'ils n'entendent pas. « L'impie est celui qui médit » d'un Dieu qu'il adore au fond de son cœur (^); )) il ne faut pas confondre l'incrédule et l'im- » pie (c).»

(a) Lettres de Foliaire à l' impératrice de Russie.

(b) Adorer est bien fort : qui jamais a seulement médit de ce qu'il aime ?

(c) Appeler un blasphème U7ie médisajice , est une expres- sion /?Âï7o^o/?^i^z/e qui seroit bien risible, si elle n'étoit pas si odieuse ; car médire n'est pas mentir , c'est dire le mal qui est. Cependant , quand on reconnoît un Dieu , on ne peut Tad-


(390

LE BARON.

Celte définition est d'une grande justesst?. d'alembert.

Comme Tarticle dévot dans le Dictionnaire de Voltaire ; il dit que « Ce titre signifie dévoué \ » qu'ainsi il n'appartient qu'à ceux qui se con- » sacrent à Dieu par des vœux ; aux moines et y> aux religieuses {a). »

mettre que parfait. Médire de Dieu, comme on médit de son voisin! Quelle idée! quel langage! quel délire !. . Mais revenons à la définition de l'encyclopédiste. Il y a une extravagance incompréhensible à prétendre gravement qu'un impie n'est pas le contraire d'un homme /?ïewj7; alors r intolérant nç^ l'est pas du tolérant; l'imprudent ne l'est pas du prudent. Mais ce n'est pas sans un motif secret que Diderot a voulu chan- ger la signification du mot impie. C'est que ce mot ( et c'est ime chose rcma^-quable ) , malgré tous les efforts de l'agis- sante impiété, est resté affreux et déshonoréj Fennemi le plus effronté du christianisme ne le donnera point sérieusement à son héros. Ce nom est demeuré constamment injurieux en dépit de l'irréligion. Aussi les prétendus philosophes n'en veulent point ; il faut , lorsqu'on est poli , se contenter de les appeler incrédules; d'un autre côté, les vsxtiis, pieux et piété ont toujours toute la pureté de leur signification. Ils ont conservé , depuis la création du monde , un charme in- téressant et, je ne sais quelle élégance, que rien ne leur ôtera jamais. Non, l'erreur et le mensonge n'ont point de tels privilèges. ( La définition de l'impie , par Diderot , se trouve dans X Encyclopédie. )

(a) D'après cette logique , celui qui rapporte toutes Ses ac^


( ^9i )

DAMILAVILLE.

La définition est admirable.

TiriRIOT.

Quelle finesse d'esprit !

LE BARON.

Il est joli d'oler le titre fastueux qui les rend si vains, aux imbcciiles qui nous appellent si im- proprement des impies.

DAMILAVILLE.

Voilà de ces traits de génie qui les écrasent.

LE BAROIV.

Vous nous aviez promis , M. d'Alembert , de nous apporter une de vos réponses , et M. Thi- riot nous a dit qu'il ne pourroit faire partir le paquet pour Ferney, que dans quatre jours.

d'alembekt.

Je n'ai sur moi qu'une lettre remplie de plai- santeries ; voulez-vous l'entendre ?

tions à Dieu , et qui n'agit que pour lui obéir et pour lui plaire ; celui qui , dans tous les momens , seroit prêt à lui sacrifier sa vie, ne lui est pas dévoué? M. de La Harpe a bien raison de s'écrier, comme nous l'avons vu, qu'on ne reviendra pas du plus profond étonnement , lorsqu'un jour on réfléchira de sang-froid à toutes les inepties que les phi- losophes modernes ont débitées impunément pendant plus, d'un demi-siècle.


( 394 )

TOUS A LA FOIS.

Certainement.

THIRIOT.

Ses plaisanteries sont si piquantes !


l'abbé morellet.


Et si agréablement malicieuses!

d'alembert.

Comment n'être pas gai en écrivant à Voltaire ? Voici donc cette lettre : Il faut vous rappeler la fable de La Fontaine.

le baron.

Oui , les marrons tirés du feu.

d'alembert.

Et que souvent Voltaire prend le nom de Ra- ton et moi celui de Bertrand : tout ce que je vais vous lire n'est qu'une suite et une imitation de ce badinage ingénieux , qui remplit une partie de ses lettres, il lit. « Il est nécessaire que Bâton » vienne au secours de Bertrand; mais je puis » bien vous répondre que Bertrand ne man- » géra pas les marrons tout seul , et qu'il en » laissera même la meilleure part à Raton , pour » la peine de les avoir si bien tirés [a). Bertrand » a reçu tous les sacs de marrons que Bâton

ia) Correspondance , tom. XX, pag. i5i.


( .^95 ) » lui a envoyés; mais, quelque plaisir qu'il ait ou » à les manger, il n'a guère en ee moment » plus (Kenvie de rire que Raton : cette slran- » giiric maudite l'inquiète et l'alarme. Tous les )) Bertrands aimeroient bien mieux {a)... ( On rit.) M que de croquer tous les marrons du monde;

» ils ont beau bénir la patte de Raton (Jb)

( On rit aux éclats. )

' » Bertrand ne sait pas précisément quels sont » les auteurs des l^ois siècles ; mais il est sûr, et » même évident , en parcourant cette rapsodie , » que plus d'un polisson y a travaillé, quoi qu'en » dise le polisson qui a bien voulu barbouiller » son nom de toute l'ordure des autres. Bertrand y> a entendu nommer Clément , Palissot ^ Lin- i) guet^ l'abbé Bergier^ Pompignan^ le jésuite » Grou, auteur d'une mauvaise traduction de « Platon , auquel on ajoute beaucoup d'autres » jésuites , sans les nommer.

» A l'égard de la lettre sur mademoiselle Rau- » cour^ il s'en faut bien que l'histoire de la lec- " ture soit telle que la vieille poupée (c) l'a man-

{a) On supprime la plaisanterie la plus basse et la plus dé- goûtante.

[b) Suppression du même genre.

(c) Le maréchal de Richelieu , surnom que Voltaire et ses amis lui donnoient, en y ajoutant de temps en temps celui de tyran du tripot; mais dans des lettres de la même date,^


(396) » dé a{>ec candeur à Raton. Ce qu'il y a de sûi. » c'est que X Histoire de V Académie ne sera pas » dédiée à la vieille poupée , et qu'il y sera lait » mention d'elle comme elle le mérite (a).

w Bertrand a reçu successivement, et avec une >j exactitude édifiante , tous les marrons que Ra- w ton a si délicatement tirés. Tous les Bertrands » les croquent avec délices , et répètent en les » croquant : Dieu bénisse Raton et ses pattes ! » Les marmitons (b) qui avoient enterré les mar- » rons afin de les garder pour eux , voudroient » bien étrangler Raton ; mais Raton a tiré les » marrons si promptement , que les maîtres de » la maison disent que Raton a bien fait , et se 5J mocquent des marmitons, qui en seront pour 5) leurs marrons et pour leurs juremens (c). (Rires prolongés. )

« Allons , courage , mon cher Raton ; je ne » sais si le cœur vous en dit comme à Bertrand , » mais ce gourmand de Bertrand sent déjà de y> loin l'odeur des marrons qui cuisent , comme

adressées au même maréchal de Richelieu, M. de Voltaire l'appeloit toujours mo7i héros.

(a) Correspondance, tom. XXI, pag. 167.

(b) Les philosophes donnoient ce joli surnom aux ecclé- siastiques.

(c) Les juremens des ccclésiastic^ues ! . , . Quelle rage et quelle bêtise !


(397 ) ■ M. Guillaume sent qu'on apprête Toi e (\[xe Fw » teliii lui a promise. Gepeiidant, tout eu cro- » quant les marrons déjà tirés , et tout en en- » courageant Raton à en tirer d'autres, Bertrand » seroil presque tenté de le gronder de ce qu'il » fait patte de velours au détestable marmiton » Alcihiade (a), le vil et l'implacable ennemi des » marrons , des Bertrands , des Ratons et du Ra- » ton même, qui ne devroit lui présenter la patte " que pour l'égratigner. Il est vrai que le mar- ii miton Alcibiade a plus la rage que le pouvoir » de nuire , grâce au profond mépris dont il est » couvert parmi les marmitons mêmes; mais c'est » une raison de plus pour que Raton ne lui laisse » pas croire qu'on le craint , et encore moins » pour qu'il le flatte. Après tout, Raton sert si » bien les Bertrands ^ qu'il faut lui pardonner » quelques complaisances pour les marmitons ; » mais les Bertrands se croyent obligés d'avertir M Raton que ces complaisances sont en pure perte " pour lui et pour la cause commune. Sur ce , » Bertrand embrasse et remercie Raton de tout » son cœur ib).

» Vos ordres seront exécutés , mon cher et il- » lustre maître ; je vous lirai à l'assemblée de

[€l) C'est «ncore un surnom du maréchal de Richelieu. {b) Correspondance , tom. XXI, pag. i6o et suiv.


( 398 ) » dimanche prochain (a) , et je vous lirai de mon » mieux ; je regarde ce jour comme un jour de " bataille, où il faut lâcher de n'être pas vaincu, » comme à Crécy et à Poitiers , et où le sous- » lieutenant Bertrand secondera de ses foibles » pattes, les griffes du feld-maréchal Bâton. Ber- » trand est seulement bien fâché qu'on ait été » obligé de couper quelques-unes de ses griffes » par révérence pour les dames ; mais Fimpri- » meur les rétablira , et Raton est prié de les » aiguiser encore. Enfin, mon cher maître, voilà M la bataille engagée et le signal donné ; il faut » faire voir à ces tristes et insolens anglais {h) , » que nos gens de lettres savent mieux se battre » contre eux que nos soldats et nos généraux; » malheureusement, il y a parmi ces gens de let- )) très , bien des déserteurs et des faux frères , » mais les déserteurs seront pris et pendus. Ce » qui me fâche , c'est que la graisse de ces pen-

[a) A l'assemblée de l'Académie , où il devoit lire une sa- tire de M. de Voltaire, pleine de faussetés contre Shakes- pear.

(è) Malgré ces injures grossières, les philosophes, avant et depuis , ont tâché mille fois d'élever la nation anglaise au- dessus de la nôtre. Ils ont constamment tour-à-tour prodi- gué aux nations étrangères l'insulte et l'adulation ; mais ils ont avec persévérance décrié leur propre nation , et ne se sont jamais démentis sur ce point.


( 399 ) » (lus ne sera bonne à rien, car ils sont bien »> secs et bien maigres (a).

»» Je suis à la veille de faire une perte qui » mVst bien sensible, celle de madame GeoJJrin^ » et d'autant plus sensible , que niadame de la » Ferté'lmbaut^ qui joue la dévote , a écarté du « lit de sa mère tout ce qu'on appelle philoso- w pbes [b). Madame de la Ferté-Irnbaut est ven- » due à la cabale dévote, dont elle est la servante; " elle m'a écrit une lettre qui est une pièce rare » pour l'insolence et la bêtise (c). « 

LE BARON.

Eh ! bien , voilà tout ?

d'alembert. C'est bien assez.

l'abbé morellet. On ne se lasse point d'entendre la raison s'é- gayer sous des formes si piquantes.

[à) Correspondance, tom. XXI, pag. 273.

[b) Même volume, pag. 279.

(c) (Même volume, pages 287 et suiv. ) Madame de la Fcrté-Imbaut étoit une personne célèbre dans la société , par son naturel et les agrémens de son esprit ; mais tel étoit le langage des philosophes sur toutes les personnes qui ne partagcoient pas leurs opinions. Telle étoit leur gaieté , leurs bons mots et le sel de leurs plaisanteries ; voilà les saillies ingénieuses et de bon goût qui enchantent encore leurs dis- ciples et leurs partisans.


( 4oo )

LE BARON.

Quand nous réunirons-nous? car je n'appelle réunion que la petite assemblée cCélus qui se trouvent ici.

CONDORCET.

A la quinzaine , si vous voulez.

LE BARON.

Soit.

CONDORCET.

Mais point d'intrus , point de courtisans,

LE BARON,

Soyez tranquille; je n'admettrai pas une per- sonne de plus.

DIDEROT.

Dans ce cas , nous discuterons à fond sur les moyens à prendre pour achever d'abattre la canaille fanatique.

HELV]ÉTIUS.

Il faut se distribuer les brochures sous toutes les formes , et les ouvrages plus considérables.

l'abbé raynal.

N'oubliez pas les chansons; cela est essentiel avec des Français.

DIDEROT.

Et les épigrammes.


( 4oi ) d'alembert.

Nous avons tout ce qu'il nous faut , des chan- sonniers , des poètes , tout l'attirail nécessaire dans le pays des singes.

THIRIOT.

Habité par les WclscJies.

DA.MILA.VILLE, en se frottant les mains.

Et V Encyclopédie , servant de base à ce grand édifice....

DIDEROT.

Oui , oui , tout ira bien.



( 4^2 ;


NOTES

DU CHAPITRE Xi.


(i) On trouve, dans les OEuvres de cl' yllembert un nom- bre infini de passages aussi ridicules , et, entre autres, celui- ci , dans ce même Eloge de Despréaux.

« Despréaux, qui ne vouloit pas o^ on fût tiède pour les » anciens, ne vit , dans l'ami de Perrault, que leur ennemi » déclaré ; il le traita comme le voyageur traite la cigale qu'il M rencontre parmi des sauterelles , et qu'il écrase avec elles » impitoyablement , par la seule raison qu'elle a le malheur > de se trouver dans une compagnie qui lui déplaît. »

Aucune relation de voyage ne parle de cette mortelle an- tipathie des voyageurs pour les sauterelles : il est possible qu'en marchant, un voyageur écrase des sauterelles et des cigales , mais sans les poursuivre impitoyablement, et comme on écrase des fourmis, des araignées et d'autres insectes. D'ailleurs , cet ami de Perrault , qui étoit Fontenelle , ne fut nullement écrasé par Despréaux. Les satires de ce dernier n'ont fait tort , ni à la fortune , ni à la réputation de Fon- tenelle. Enfin Despréaux ne haïssoit pas Fontenelle , par la seule raison qu'il avoit le malheur de se trouver dans une compagnie qui lui déplaisoit ; mais il le haïssoit parce que Fontenelle n'aimoit pas les anciens.


( 4o3 )

Voici une autre comparaison, plus ridicule encore, au sujet de la pièce de Pyrrhus (par Crébillon } , qui fut bien reçue du public :

« Mais l'accueil fut passager, et l'ouvrage a disparu tle M dessus la scène , comme un collatéral éloigné , intrus dans " une succession qui ne lui appartient pas, est obligé de re- »' noncer au partage qu'il prétendoit faire avec les héritiers

  • > légitimes (a). »

Quel goût î quel style ! . . . Dans l'Eloge de Bernouilli , M. d'Alembert , pour annoncer qu il ne parlera , ni de l'an- née de sa naissance , ni de celle de sa mort, prend cette ingénieuse tournure : « Je laisse à des chercheurs de dates « et à des compilateurs, le soin de le faire naître et mourir. » Je ne crois pas que l'on puisse trouver dans Voiture une phrase plus singulièrement ridicule.

Dans l'Eloge de Destouches , il dit que telle pièce qui a du succès à Paris est peu goûtée en province , « parce que » l'auteur y a peint les mœurs de Paris plus que celles de la » nation ; celles du moment plus que celles de \ année , et le

  • > jargon du jour plutôt que celui du lendemain. » Voilà

une plaisante critique ! A moins d'une révélation, on ne peut peindre que ce qui existe ; et si les mœurs doivent changer le lendemain , il faut être prophète pour pouvoir peindre cette révolution. Ces petits écarts, ce manque total de sens commun , se retrouvent continuellement dans ces Eloges. On a dit que Thomas avoit commencé à gâter la langue française , par les galirnathias emphatiques répandus dans ses écrits. On peut sans doute lui reprocher quelques faux brillans , et souvent des pensées trop recherchées; mais du moins cet auteur a plus souvent encore de la candeur

(a) Éloge de Crébilloi?.

26..


(4o4)

dans ies idées. Il est toujours noble; il est quelquefois su- blime ; il n'est jamais extravagant , comme Diderot , ou puéril , comme d'Alembert : l'exagération peut être excu- sable, \di platitude ne sauioit l'être. On pardonne tout, et même avec estime , à l'élévation d'âme ; mais la fausseté des sentimens , unie à la prétention et à la petitesse , ne peu- vent exciter que le mépris.

(2) L'ode que Lebrun adressa à M. de Voltaire, avoit pour unique motif de l'engager à tirer de la misère la pe- tite nièce du grand Corneille. Celte ode étoit noble et tou- chante ; elle annonçoit un talent que l'auteur a gâté depuis, en le profanant avec indignité.

(3) Diderot , dans tous ses ouvrages , montre la même dépravation de principes. C'est lui qui , dans V Encyclopé- die , a donné les extraits de la doctrine des anciens philo- sophes j et toutes les idées du juste et de l'injuste , du bien et du mal, y sont bouleversées. L'éditeur y joint, par ses propres réflexions , tout ce qui peut tendre à diminuer le mépris du vice et le respect pour les idées morales. Partout il insinue , ou même il professe le système affreux de la fa- talité. Tous ces articles sont révoltans. Il suffira de citer celui ^ Aristippe , dans lequel l'éditeur trouve tout simple qu'un philosophe aime des courtisannes , et qu'il aille à la Cour pour y flatter, y dissimuler, etc. Dans ce même ar- ticle , il rapporte d'horribles maximes d'Aristippe , qu'il ap- prouve sans restriction ; entre autres^ celle-ci : que la vertu n'est à souhaiter qu'autant qu'elle est un plaisir présent y ou une peine qui doit rapporter plus de plaisir; qu'il n'y a rien en soi de juste et d'injuste ^ d'honnête et de déshon- néte. La fi^n de cet article est si infâme , qu'il est impossible de la transcrire dans cet ouvrage.

(4) A l'occasion des déclamations de Voltaire contre les


( 4o5)

religirux et religieuses , voiri la Uitrc que lui « rrivit la sœur (Ifs Anges, religieuse de l'Annonriade, et sa tantr.

a Que vous tenez mal \otre parole , mon cher neveu : 1 vous m'aviez promis de respceter la Religion et ceux qui la >; pratiquent , et vous leur faites sans cesse de nouveaux ou- » trages ! Que voulez-vous à ces religieuses que vous calom- » niez dans toutes vos brochures , et que vous peignez (très- » faussement) comme des esclaves infortunées? Vous qui » vous piquez d'être Iiumain , pourquoi insultez-vous au » malheur, dont vous supposez qu'elles sont les victimes ? >j Si elles supportent le joug avec résignation , on doit les w admirer ; si c'est avec impatience , il faut les plaindre et w non les outrager. Vous parlez sans cesse de faire du bien, »et vous ne cessez de faire du mal; nos villes sont remplies •» de vieilles filles , et vous vous plaignez continuellement du » mal que font les monastères. Commencez à sacrifier une V partie de votre fortune à faire établir les célibataires du » siècle , et puis vous parlerez de rendre utiles les célibataires 5> de la Religion. Mais je vous connois, mon cher neveu j » vous êtes bien éloigné de proposer ce projet, et de le faire » valoir à vos dépens. Il s'agit bien moins de l'intérêt de la î> population , dont vous vous souciez fort peu , que de celui » de votre commerce typographique ^ qui vous tient fort à i) cœur. Il faut plaire aux gens du monde , et vous cherchez »des ridicules hors du monde. A-t-on jamais vu, dans au- »€un siècle (grâce à vos apologies du luxe), autant de co- » médiens , de baladins , de farceurs , de musiciens , de par- » fumeurs, de perruquiers , de courtisannes , qu'on en voit » à présent? L'Egypte n'avoit pas autant de sauterelles. '■> Soyez reconnoissant au moins une fois dans votre vie , et » convenez que, si vous ne devez pas beaucoup aux religieuses,


(4o6 )

» VOUS avez de grandes obligations aux roligieut. Les Jésuites

> vous ont inspiré le goût des Belles-Lettres et de la vertu ; » et si vous n'avez profité que de la partie la moins impor- •» tante de leurs leçons , ce n'est pas leur faute. Comment un

a auteur pourroit-il écrire l'histoire , sans le secours des re-

» cherches pénibles et savantes des solitaires , dont vous en-

> viez tant les richesses et si peu les vertus ? Mais il y a plus : » les mains laborieuses de ces vertueux cénobites n'ont-elles » pas défriché et fertilisé les cantons les plus stériles , et » peut-être celui que vous habitez ? Leurs domaines ne sont- 5) ils pas encore la portion de l'État la plus peuplée et la » mieux cultivée ? Leurs maisons ne sont-elles pas la res- » source de tant d'autres , qu'elles soulagent du poids d'une 5> trop nombreuse famille ? Beaucoup de familles illustres 5» n'ont-elles pas été relevées dans leur chute par elles , et 39 soutenues dans une splendeur utile au service du Roi et » au bien du royaume ? Quand on a de la raison et de l'hu- » manité) peut-on être jaloux des biens ecclésiastiques? Ne 3» sont-ils pas le patrimoine de ces communautés où la plus » pure charité s'exerce avec une vertu si héroïque? N'en a- » t-on pas donné une partie à ces hôpitaux, où l'indigence » est secourue par un sexe délicat , qui sacrifie la beauté et » la jeunesse , et souvent la haute naissance , pour soulager •» ce ramas des ruisères humaines ^ si humiliantes pour notre » orgueil et si révoltantes pour notre délicatesse ?

» Les biens ecclésiastiques ne sont-ils pas encore le par- » tage de ces collèges , de ces séminaires, de ces écoles , plus » que jamais nécessaires à l'éducation de la jetmesse ?L'avan- » tage de l'État, celui delà Religion, se réunissent pour vous >i imposer silence. Voyez le bien où il est , et ne vous pi-

  • > quez pas de chercher un mieux qui seroit peut-être le pire.

V Qu'il est mal adroit de se plaindre sans cesse que l'Église


( 4o7 )

n dt^euplo l'Ktat ! Il y a soixante ans que fh.iquo maison » religieuse ( ({uoique le nuinlue er» fût plus ^'ian«i alors; u comptoit au raoins le double de sujets plus qn'aujoard'hnt ; »lc royaume n'en avoit pas moins plusd'iin million d'hommes » qu'il n'en possède. Avom-z que ce n'est pas le clergé sécu- )>licr qui nuit à la population ; et tous, qui voulez qu'on » tolère les erreurs monstrueuses des idolâtres, des Turcs, » des quakers , tolérez les vertus de vos concitoyens ; adon- » cissez lacreté de vos déclamations contre les religieux. » Tandis que vous vomissez votre bile contre eux , il y a «peut-être trois mille solitaires vertueux qui lèvent des » mains pures au Ciel pouT détourner les fléaux prêts à fon- w dre sur vous... Je me joins à ces bonnes âmes, mon cher "neveu; et comme je m'intéresse toujours à la vôtre, je dois » finir par quelques avis , qui, peut-être , ne seront pas inu- » tiles.

» Vous déclamez sans cesse contre des personnes que vous » supposez être malheureuses , cela n'est pas humain; vous 5>les injuriez , cela n'est pas noble; vous opposez au tableau » de Teurs vertus celui des bienfaits que vous dites répandre » sur des infortunés , cela n'est pas modeste. Le chrétien 5' cache le bien qu'il fait, le sage n'en parle pas... Gardez , » surtout , le silence sur Téglise que vous avez réparée ; car » il vaudroit beaucoup mieux ne pas déchirer le sein de «l'Église universelle, que d'embellir des chapelles de vil- i) lagc.

» Je suis tout à vous , etc. , etc. « 

Soeur \)Es Anges (a).


(a) Cette lettre est tirée d'an livre intitulé : Voltaire , Particularités curieuses de sa vif et de sa mort . par M. EUe HareL


(4o8 )

Tous les ptilosophistcs , tous les républicains , et les jaco- hins leurs disciples , répètent successivement , et sans inter- ruplion , depuis quatre-vingts ans , que toutes les religieuses sont des imbécilles et des victimes. Qu'en savent-ils , puis- qu'ils n'ont jamais pénétré dans les cloîtres? Ils ont vu néan- moins que ces victimes , lorsqu'on leur a déclaré qu'elles pouvoient quitter leurs cloîtres , ont refusé d'en sortir, et qu'il a fallu les en chasser avec violence pour les mettre en liberté; et qu'enfin les regrets d'un très-grand nombre ont été si courageux, qu'après les avoir débarrassées de la re- traite et des grilles , on a cru devoir aussi les affranchir de la vie. (a). Quant à l'imbécillité, il est certain que les reli- gieuses n'avoient pas une conversation brillante , et qu'elles eussent fort mal soutenu celle des gens du monde ; mais pourquoi ne seroit-il pas possible qu'une religieuse eût , comme tout autre personne , de l'esprit naturel ? On répond que leur genre de vie doit les abrutir. Il est cependant bien dégagé de toute idée matérielle et grossière. Il sembleroit que les véritables causes qui peuvent corrompre le goût et gâter l'esprit , se trouveroient plutôt dans la dissipation fri- vole et continueUe qui prive de toute réflexion, dans les vices qui dégradent l'âme. Une femme qui a passé toute sa jeu- nesse à ne s'occuper que de sa toilette , de sa parure et du bal y doit-elle avoir l'esprit plus cultivé qu'une reli- gieuse ? N'est-il pas , au contraire , beaucoup plus simple de penser que la solitude et le silence , l'exercice constant et l'habitude de toutes les vertus , le mépris du faste et des grandeurs humaines , l'amour de la retraite , de la fru-


(fl) C'est ce qn on avoit déjà vn à Genève , à la prétendue réforma- tion faite par Calvin. Toutes les religieuses refusèrent de sortir de leurs couvents, alors on les persécuta et on les chassa.


( /iog )

galitë , de la paix et d'une sainlo ëf,Mlitc, doivrnt naliirellc- nicnt élever l'iiino et perfectionner la raison. On se n'crie sur la profonde ignorance des religieuses; cependant toutes les maîtresses de classes des Ursulines et des Filles-Sainte- IVIarie, savolent parfaitement l'iiistoire sainte, la chronolo- gie de l'histoire profane , la géographie et l'arithmétique ; plusieurs savoient le latin (a). 11 n'y avoit point de couvent où il n'y ciit une bibliothèque. Les gens du monde , qui n'ont jamais étudié l'Ecriture-Sainte , savent du moins com- bien le style et les pensées en sont sublimes. Les religieuses lisent , d'ailleurs , continuellement les ouvrages immortels tie nos grands orateurs chrétiens ; et l'on croit qu'une per- sonne qui , dans la retraite et la méditation , nourrit sans cesse son esprit par de telles lectures , a bien autant d'idées morales et d instruction que les femmes qui n'ont lu que des brochures , des feuilles éphémères , et quelques discours académiques.

(5) Il faut voir, dans la Correspondance , avec quels ar- tifices et quelle suite M. de Voltaire , d'Alcmbert et les autres chefs, se faisoient valoir mutuellement. Il faut voir comment d'Alembert, qui, dans ses écrits et sa conversation, affectoit un sa grand désintéressement , employoit en secret le crédit de Voltaire et de ses amis pour se faire donner des pensions par le roi de Prusse , l'impératrice de Russie , le gouvernement français , même madame Geoffrin (6). Vol- taire exigeoit les mêmes intrigues pour se faire élever une


(a) Entre autres , madame de Lamoignon , supéiietu^e des Fillcs- Sainte-Marie , une véritable sainte, et l'une des femmes les plus spiii- tuelles et les plus savantes que j'aie connues.

(b') De i,5oo liv. viagères; elle en avoit assuré de semblables à MM. Morellet et Thomas. ( Tdémoires de ?ioreUet. )


( 4io )

Statue, et se faire louer à rA.cadémie et dans tous les ou- vrages de ses partisans. On peut dire que le soin de sa ré- putation a beaucoup plus exercé son activité que la com- position de ses ouvrages.

(6) Il est remarquable que M. de Voltaire^ qui avoit une grande fortune , et qui montre à d'Alembert une amitié si vive, un attachement si tendre, ne lut ait jamais offert de lui prêter de l'argent, quand d'Alembert se plaignoit sans cesse de sa pauvreté. D'Alembert lui écrivit qu'il dé- siroit passionnément , pour sa santé et pour son instruction ^ de faire le voyage d'Italie ; mais qu'il manquoit d'argent , et qu'il le supplioit d'engager le roi de Prusse à faire le» frais de ce voyage. M. de Voltaire lui répondit :

« Je souhaite que Denis {a) fasse ce que vous savez ; mais T> je doute que le viatique soit assez fort pour vous procurer » toutes les commodités et tous les agrémens nécessaires ij pour un tel voyage ; et si vous tombez malade en chemin ,

  • que deviendrez-vous {V) ?»

Et après cette réflexion , M. de Voltaire parle d'autre chose !

Il faut avoir l'âme bien basse et bien insensible pour écrire ainsi à son ami intime , alors raéxftç. qu'on auroit une fortune bornée, et M. de Voltaire avoit 100,000 livres de rentes! Dans le siècle précédent , Voiture écrivoit à son amir J'ai besoin de i5,ooo livres ; si vous ne les avez pas , ven- dez et mettez en gage ; car il me Jaut absolument cette somme sous trois jours. La somme fut envoyée dans les vingt-quatre heures. Pour qu'un tel langage soit noble et touchant , il faut une amitié bien sincère et bien éprouvée ;

(c) Le Roi de Pmsse,


(4.1)

jiials avant que la philosophie uiodcvnc etit f'i /t/ùr /'{.nivrrs^ K's («xemplos tic rcttc cspè( r d'aiTiitién'rtGionf pas laivs. Los liitrigans n'ont que dcspr^nrnrsy la vertu seule est la base de la véritable aniitii-.


(4.2)


L-%*.'».^ '«/«^'«•«^-«.'«.I


CHAPITRE XII. Dîner chez madame ISecker.


MADAME NECKER, MADAME D'ANGEVILLERS, L'AB- BÉ MORELLET, M. GRIMM, M. SUARD, LE COMTE D'ALBARET («), L'ABBÉ ARNAULT.

f La scène est avant le dîner. ) 31 AD AME IVECRER.

Je dois vous prévenir que nous dînerons au- jourd'hui plus tard que de coutume : une affaire imprévue a forcé M. Necker de sortir, il ne rentrera qu'à deux heures et demie au plus tôt.

MADAME d'aNGEVILLERS.

M. Necker vous doit, Madame, un moyen certain de se faire attendre chez lui sans im- patience.

[a) Italien et homme de beaucoup d'esprit qui alloit sou- vent chez madame Necker,


( 4«3 )

MADAMK NECKER.

C'est sans doute, Madame, de vous inviter à vous y trouver pendant son absence.

MADAME d'aNOEVILLERS.

Votre modestie seule pouvoit interpréter ainsi ma pensée.

LE COMTE b'alBARET à madame Necker.

Oserois-je vous demander, Madame, si vous avez enfin pris un parti entre les Gluckistes et les Piccinistes ?

madame necker, en souriant.

C'est une résolution qui exige un grand cou- rage , car il en faut beaucoup pour s'exposer à la haine de tout un parti passionné ; mais il est vrai que , si, au fond de l'âme . je préferois l'au- teur A\4mude à son rival, j'aurois une belle occasion de l'avouer dans ce moment, puisque je ne vois ici que des Gluckistes.

l'abbé AR?fAULT.

Nous n'oserions certainement pas hasarder une telle question en présence de iNI. de Mar- montel.

madame necker.

Je l'attends à dîner.


(4i4)


M. SUARD.


Hâtez-vous donc, Madame, de vous expliquer; nous vous garderons le secret.

MADAME NECKER.

Je ne le demanderois pas. La prudence peut engager à taire son opinion, il y a toujours de la lâcheté à la désavouer. Ce que je puis dire , c'est que toutes ces querelles si vives et même si violentes sur les arts ne me plaisent pas, surtout parmi les gens de lettres qu'elles divisent en deux partis ennemis l'un de l'autre , et pour des choses , convenons-en, très-frivoles, puisqu'elles n'ont aucun rapport avec la morale

l'abbé morellet.

Et que d'ailleurs elles sont étrangères à la lit- térature.

LE COMTE.

Je prendrai la liberté d'ajouter, qu'il faudroit être excellent musicien, pour oser disserter en public sur le mérite de deux grands compo- siteurs.

l'abbé arnault.

11 ne faut que du goût et de l'âme pour juger Gluck; cependant j'avoue qu'il faut aussi quel- ques connoissances en musique. Nous n'avons pas , M. Suard et moi, approfondi cet art, comme


( 4. s ) M. lo comte d'Albaret, dont la musique a tou- jours clé la passion doniiiiante (a) ; mais nous l'avons cultivée autant que nos occupations ont j)u nousle permettre, tandis que M. (le Marmonld ne connoît pas une note de musique et ne seroit pas en état de déchiffrer un pont-neuf.

LE COMTE.

Ce qu'il y a de certain , c'est que tous les vrais amateurs sont Gluckistes ^ et même les Italiens comme moi, quoique Gluck soit allemand, ce qui produit naturellement une rivalité nationale. M. le prince de Conti, le bailli de Chabrillant , le vicomte de Jarnac , le marquis de Clermont- d'Amboise ( qui chante si bien ) , le baron de Back , le marquis d'Adhémar iU) , le comte de Guines {c) et toutes les dames qui ont en musi- que des talens supérieurs sont Gluckistes. Avez- vous entendu parler, Mesdames, de la scène plai- sante qui , avant-hier , eut lieu au Palais-Royal, à propos de Gluck entre le marquis de Clermont et le chevalier de Chastelux , ardent Picciniste}


[a) Co qui étolt vrai : il avoit une fois par semaine cîiez iui une musique ravissante j et, comme tous les vrais connois- seurs, il étoit Gluckiste.

{b) Il chantoit et jouoit de la harpe.

(t) Depuis duc de Guines , qui jouoit supérieuremeut de

flùle.


(4i6)

MADAME NECKER.

Non; et comme je suis sûre qu'elle n'est pas à l'avantage du chevalier que je vois souvent et que j'aime beaucoup , je vous prie de ne pas la conter.

LE COMTE.

C'est dommage! elle est charmante (a).

GRIMM.

On reconnoît à ce procédé la délicatesse dé' principes de madame Necker ; car un petit tort musical n'empécheroit certainement pas le che- valier de Chastelux de passer, au jugement de tous ceux qui le connoissent, pour un homme aussi instruit et aussi spirituel qu'il est estimable à tous égards.

MADAME NECKER.

Oui ; mais, lorsqu'on se permet de sourire au plus léger trait de moquerie sur un de ses amis,

on en vient bientôt à tolérer des médisances

(tf) La voici. Le chevalier soutenoit, en s'adressant au marquis de Clermont, que la partition des opéras de Gluck étoit barbare; et comme M. de Clermont gardoit le silence, et que le chevalier le pressoit de répondre, M. de Clermont lui dit enfin : «mon cher chevalier, je vais, si on mêle permet, » vous chanter un air très-connu, et quand vous m'aurez dit » si la mesure en est à deux ou à trois temps , nous entrerons u en discussion musicale ; » le chevalier refusa la proposition.


( .'7 ) plus fâcheuses. Eiifiii, je voiidrois (|ii'oii se ))()rnât k jouir des grands talens sans les com- parer et les rendre rivaux, c'esl-à-dire sans les peser avec partialité dans inic balance infidèle; car le goût, toujours varial)le dans les arts, et l'enthousiasme ne sont jamais des juges équi- tables.

l'abbé aanault.

Que dites-vous, Madame, de la plaisanterie du Journal de Pans (a) sur V Orlandino et le Roland (b)}

MADAME NECKER.

Elle a fort-bien réussi , et l'intention en est en effet très-jolie... Mais j'entends du bruit; on vient, je vous en conjure, parlons d'autres choses...

M. SUARD.

Soyez tranquille, Madame, nous savons trop ce qui vous est dû , pour entamer chez vous une querelle.

MADAME d'aINGEVILLERS.

c'est un égard qu'on auroit pour quelque femme que ce put être , et à plus forte raison pour celle qui nous rassemble ici. (On annonce IVf. de Marmontel. )

{a) Que faisoient alors M. Suard et l'abbé Amault. [b) On y disoit que Piccini alloit donner V Orlandino , et que Gluck se disposoit à faire le Roland.

27


(4i8 )

BIAIJMOPfTEL.

J'arrive un peu tard

MADAME NECKER.

C'est ce qu'on trouvera toujours; mais, défait^ aujourd'hui vous venez de bonne heure pour le diner ; M. Necker n'est pas encore rentré.

MARMONTEL, regardant l'abbé Arnault.

« Que pensez-vous, Madame, de la sotte et » mauvaise plaisanterie {a) qu'on a eu la lâcheté » de répandre contre Piccini; contre un homme )) à qui on cherche à nuire , lorsqu'il fait tout » pour nous plaire ; contre un étranger, père de y> famille , qui a besoin de son travail pour nour-

» rir ses enfans ; il n'y a que des marauds qui

y> puissent.... (l>). »

MADAME mECKER.

Voilà une singulière manière de défendre un artiste ; il me semble qu'ils ont tous le mé- rite de faire tous leurs efforts pour plaire au public, et cette intention bannale n'a jamais été dans ce cas un droit à la bienveillance, et d'ail- leurs les artistes en général vivent de leurs tra- vaux , et pères de famille , ou non , ils se livrent

[a) De XOrlandîno et du Roland.

{h) Mémoires de l'abbé Morellet^ sec- éd. t. I", p. aSS.


( 4i9 ) également ?i la critique, dès qu'ils publient leurs productions.

M. S[JA1U).

On na rien à reprocher à un journaliste., quelle que soit son opiiiicMi, lorsqu'il s'interdit les personnalités oti'ensantes.


MARMONTEL.

« Et moi je soutiendrai toujours qu'il n'y a » que des marauds , et de véritables marauds j> qui puissent s'exprimer de la sorte , en parlant » d'un ouvrage de Piccini. »

l'abbé arnault.

Je crois que le nom de maraud conviendroit mieux à un homme qui auroit assez peu d'usage du monde pour se livrer à l'emportement le plus grossier, en présence des personnes les plus respectables.

MARMONTEL^

J'aurais pu employer un mot beaucoup plus fort encore que celui de marauds..., (a).

MADAME INECKER.

De grâce , changeons d'entretien (i).

{a) Toute cette scène se trouve littéralement dans les Mé- moires de l'abbé Alorellet, et celui qui la conte , étoit l'aini et l'oncle de M. de Marmontel. On a cité le tome et la page*

27.


MADAME d'angevillers à Madame Necker.

Avez-vôus lu, Madame , le beau discours de M. de Noé , évéque de Lescar , pour la bénédic- tion des drapeaux du régiment du Roi.

MADAME INTECKER,

Oui, et je l'ai même là sur ma cheminée.

GRIMM.

On parle beaucoup de ce discours ; est-il beau en effet ?

MADAME NECKER.

Il m'a paru admirable.

MARMONTEL.

Ce jugement prononcé par vous^ Madame , est déjà un grand succès.

l'abbé ARTfAULT.

Et doit inspirer la curiosité de le lire,

MARMONTEL.

Cependant, admirable est bien fort !

MADAME NECKER.

Je rends compte de l'impression que j'ai reçue.

GRIMM.

Croyez-vous réellement , Madame , que le- A éque de Lescar soit un grand orateur ?


( 4'*' )

M\DVME IVKCKER.

Il en a la réputatioii , et ce discours la coufirnic.

G R 131 M.

Cette réputation est un peu contestée.

MADAME NECKER, souriant.

Oui , par M. de Voltaire ; mais vous convien- drez que celui qui appelle le père Berthier une cruche et une tcte a perruque , n'est pas une au- torité dans ce genre ; car certainement le mérite du père Berthier est universellement reconnu (2). Voulez-vous parcourir le discours de M. de Noé?

MADAME d'aNGEVILLERS.

Oui, mais tout haut.

l'abbé arnault. Volontiers. ( Il prend le discours. ) MADAME NECKER.

J'ai marqué les passages qui m'ont paru les plus éloquens.

l'abbé arnault.

Ils sont certainement les meilleurs ; nous nous bornerons à ceux-là.

M. SUARD.

Nous écoutons.


( 422 ) l'abbé ARINAULT, lisant.

« Edifiés de votre piété (^a) , autant que péné- » très de vénération pour vos vertus guerrières, » nous allons immoler une victime pure au Dieu » des armées , prononcer des paroles de bénédic- » tion sur vos étendards et sur vous, et demander

» au Ciel pour nous tous, ou une paix glorieuse ,

>j ou de justes triomphes.... Soldats de Dieu , sol- » dats du Prince , guerriers et chrétiens tout en- » semble , vous n'avez pas une seule et unique » obligation à remplir ; vous ne devez donc pas » vous borner à une seule et unique vertu ; mais » réunir celles des deux milices , sous les ensei- » gnes desquelles vous êtes enrôlés. Ces vertus , 3> ces devoirs , loin de se croiser et de se nuire ,

>î se prêtent un mutuel secours, et, pour leur plus

>) grande sûreté , doivent toujours marcher en- » semble. La valeur , cette vertu si nécessaire à » un guerrier , cette qualité brillante dont vous >j avez tant de droit d'être jaloux, puisque vous ^ en avez donné tant de preuves, je viens vous » montrer que la Religion la fortifie et la perfec- « tionne ; qu'elle lui donne une base solide, un « intérêt puissant , des règles sures ; en un mot, » qu'elle l'anime par ses motifs , qu'elle l'épure » par son esprit et par ses maximes.... Si la Re-

(a) L'orateur parle aux troupes.


(4-3)

» ligioii irinfliioit en rien sur les vertus gucr- » rières, ou si, comuic Tout prétendu (juelques » faux sages, elle ne pouvtjit (ju'affaihlir la va- » leur^ rabaisser les senlimens, rétrécir Tauie du >» guerrier, elfrayé de leur c)|)positi(>n , je ne tcn- » terois pas de rappioelier deux milices incon- wciliables; j'aurois lui comme profane ce mé- )) lange d'armes, de prêtres et de soldats intro- » duiis dans le lieu saint , et, loin d'avoir regardé )) comme mi honneur de concourir à cette cé- » rémonie, je n'aurois senti que la honte, ou de »> n'oser parler de Religion , en parlant à des » chrétiens , ou de n'oser louer la valeur, en par- » lant à des braves. Mais , grâces au Ciel , je n'ai » pas à séparer deux professions qu'un lien sa- » cré a réunies, ni à vous proposer une vertu , » dont la Religion ne seroit pas le principe et le » terme. Oui, le Dieu de nos temples est le Dieu » de nos armées ; il règne sur les camps comme » sur les cloîtres , et préside à tous les états qui » partagent la société des hommes , les animant » par un même principe , les soutenant par un » même espoir , leur assurant la même récom- )♦ pense. Eh! quoi, une Religion qui, par les » mêmes moyens , a formé des hommes de tous » les états, et foit voir des vertus de tous les » genres , des monarques humains , des sujets » fidèles ,de saints législateurs, de pieux pontifes,


(4^4)

» de glorieux défenseurs de la foi, ne sauroit for- » mer de généreux défenseurs de la patrie! Que » dis-je ! une Religion qui a élevé au-dessus de » la foiblesse de leur sexe , au-dessus de la foi- » blesse de leur âge, des vieillards, des femmes» » des enfans , au point de leur faire affronter les » supplices les plus cruels ; cette Religion , dé- » gradant le guerrier de la noblesse de son ori- » gine ou de sa profession, pourr oit lui faire re- 3) douter des périls honorables , et une mort glo- » rieuse qu'il s'est fait une loi de nepascrain- )) dre, et une habitude de braver!....

» Pour juger à quel point la Religion anime » la vertu guerrière, voyons quel grand intérêt, )) quel mobile puissant , quel digne prix elle lui « offre. Ce prix , c'est Dieu lui-même ; Dieu qui, » maître absolu delà vie des hommes, ordonne " au guerrier d'exposer ses jours; Dieu qui, lui » ayant juré son appui, le soutient dans les pé- » Tils , et peut le ramener vainqueur du com- w bat où il veut qu'il s'engage; Dieu qui juge; w et témoin de ses actions , tient en ses mains la » récompense de son courage et le châtiment de » sa lâcheté....

» Tout homme , en naissant, contracte l'obliga- » tion d'aimer sa patrie ; et , en se nourrissant » dans son sein, il ratifie l'engagement de vivre A et de mourir pour elle. Mais la patrie, ayant


( /|'.5 ) » divers besoins, n'exige pas île tuiis ses cnfiiiis » les mêmes sacrifices : les uns versent leur » sang clans les combats ; les autres arrosent nos » campagnes de leurs sueurs; d'autres, levant les » mains au Ciel, prient })Our notre prospérité j) ou pleurent sur nos crimes ; tandis tpie d'au- » très, veillant sur le dépôt des lois, mainlien- » nent, parmi les citoyens, les droits de l'équité » et de la justice. Mais si tout-à-coup, fondant » sur nous , !un ennemi cruel ravageoit nos pos- » sessions , enlevoit ou égorgeoit nos frères , » renversoit nos temples, nos lois, nos autels, » et menaçoit l'Etat d'une subversion entière ; au » premier cri d'effroi et de douleur de la patrie » éplorée, descendant de leurs tribunaux, sus- » pendant leurs sacrifices, s'arracliant de leurs » cloîtres, accourant de leurs déserts, juges, » prêtres, cénobites , solitaires, viendroient gros- » sir la troupe des guerriers , donner l'exemple » du zèle et du courage, et s'ils ne savoient con^ » battre , du moins ils sauroient mourir.

» Tout liomme naît donc soldat , quoique tout » soldat ne porte point les armes. Mais le jour » que la patrie, croyant avoir besoin de son » bras , appelle un citoyen à son secours , ou » que ce citoyen venant s'offrir de lui-même, » elle veut bien agréer ses services , il reçoit le » caractère de ministre armé pour sa défense,


r 4^6 )

» il devient une victime honorable , dévouée à )) la sûreté publique ; et, par un engagement so- » lennel, il resserre ses premiers nœuds et re-

» tourne à sa destination originaire

» En effet, quelle hardiesse pour entrepren- » dre, quelle force pour exécuter ne doit pas )) inspirer le commandement d'un tel maître (de » Dieu ) , el la présence d'un tel guide ! combien 5) l'intervention du souverain législateur doit » ajouter à la sanction des lois de la nature, et » fortifier l'engagement pris avec la patrie ! com- » bien l'ordre du dieu des armées doit élever , » agrandir l'âme , ennoblir les fonctions du sol- )) dat , et donner d'autorité au chef qui le com- » mande! Dès ce moment, tout change de face » aux yeux du chrétien : un dépôt qui n'étoit y) que respectable devient sacré, une profession )) qui n'étoit que noble devient sainte ; les signes

» des combats contractent sous la main du

» prêtre une vertu 'divine comme les instru-

» mens destinés au culte des autels , et de pro-

)> fane qu'eût été le guerrier , il devient un per- » sonnage religieux. Pour lui, l'abandon du dépôt » qui lui est confié seroit un sacrilège ; la crainte » en présence de l'ennemi , un renoncement à » sa foi ; la fuite , une apostasie qu'il redoutera » plus que les périls les plus certains et que la >> mort la plus cruelle.... Oui, dira quelqu'un, la


( 'V'-I ) i> crainte (run J)lcii ([ni j)Oiirsint le làclie des

('(•tic vie cl (|ui iUni le punir si rigonrenseineiit ■ dans l'antre, retiendra bien dans lain(l(je, )> sous le feu, au milieu des coups, le guerrier > qui d'ailleurs n'auroit rien à se reprocher; mais » si, p(;ciieur jus(]u'alors intrépide, la crainte » réveille sa foi au moment du combat; si, au w milieu du péril, le remords l'accuse; si sa cous- » cience le condamne, pourra-t-il soutenir la )) vue du danger? Ira-t-il affronter le trépas au )) risque de tomber en des mains qui ne font » grâce à aucun coupable , et ne fuira-t-il pas » plut(Jt devant l'ennemi, pour avoir le temps de » pleurer ou d'expier ses crimes ?

» Religion sainte, venez au secours de cette il âme qui s'agite et qui s'abuse. Vous seule » avez excité , vous seule pouvez calmer ses y craintes; vous avez ouvert l'abîme sous les pas » du pécheur, refermez- le devant les yeux du » pénitent. Dites-lui que, de tous ses crimes, le » plus grand , îe plus irrémissible seroit la fuite )) et le désespoir; que fuir, ne seroit pas un » moyen d'apaiser , mais un nouveau grief ca- » pable d'irriter la justice suprême ; que Dieu 5> préfère l'obéissance au sacrifice; et qu'affronter » ia mort pour lui plaire, c'est la marque la plus )> sûre d'un cœur contrit , et l'offiande la plus » puissante sur le cœur d'un Dieu irrité. jMe


( Ixl^ )

» voici donc grand Dieu, dira-t-il, je sais que, » par ma fuite et par ma honte, je pourrois » peut-être échapper au péril qui m'environne, » mais il faudroit toujours retomber entre vos » mains; quand je le pourrois, je ne voudrois » pas m'y soustraire. Frappez, grand Dieu ! cou- y> vert de mon sang répandu pour la patrie et » pour mes frères , j'oserai paroître devant vous. y> Oui , Messieurs , il peut se présenter avec con- )) fiance ; la parole de Dieu nous est garant » que son espérance ne sera pas confondue^ » et que la grande miséricorde du Seigneur )) lui est réservée. Comme il est un baptême » de sang , dans lequel , au défaut des eaux sa- » lutaires de la régénération , l'enfant d'Adam » est lavé de la souillure du premier père et de y> la sienne propre, et d'enfant de colère qu'il » étoit, devient l'enfant de Dieu , l'objet de ses » complaisances et l'héritier de son royaume, » il est aussi une pénitence de sang, qui, au » défaut des eaux amères de la réconciliation , » efface en un instant la tache , expie la peine 5J du péché, et rend au pécheur lavé et régénéré » dans son sang, la première intégrité de son » baptême; tel est le prix inestimable que la « Religion offre au guerrier ; de manière qu'une » grâce qui coûtera de longues larmes au pé- » nitent , de rudes austérités au solitaire, le


( 429 ) » guerrier pcni. la ravir par un heureux effort » dans un instant; et (jue le royaume de Dieu, » (|ui, de tout temps, a souffert violence, peut » encore cire a[)pelé la conquête du soldat, le » prix de sa valeur, le fruit de son sang et de

)> sa victoire

» Oui, vous ('tes les martyrs du devoir, les » martyrs de la charité chrétienne et nationale, » les dignes rivaux des martyrs de la foi, géné- » reux martyrs de la patrie; et j'oserois vous )) adresser, au fort de la mêlée, les paroles que » Saint-Cyprien adressoit aux défenseurs de la » foi, au milieu de leurs tourmens : C'est ici un » grand et glorieux combat , où le prix du

» vainqueur n'est pas moindre qu'une gloire

» immortelle. Dieu vous voit, généreux combat- » tans , ses anges vous contemplent ; quelle » gloire ! quelle félicité ! un Dieu pour témoin » du combat! Jésus-Christ pour juge de la vic- » toire , attendant le vainqueur au bout de la

w carrière pour le couronner!

» La valeur, cette force de l'âme qui s'exerce » contre les obstacles et les périls, qui les ap- » pelle pour les combattre, et ne cherche que « la gloire d'en triompher, ressemble au glaive, V qui, tantôt instrument et tantôt vengeur du )) crime , frappe indifféremment sur l'innocent 5) et le coupable , selon le bras qui en dirige les


( 43o )

» coups. Guidée par la raison et la justice, elle " fait les héros ; égarée par l'ambition , elle fait )) les conquérans, les ravisseurs injustes; pous- » sée par la vengeance , par l'avarice et par l'or- » gueil, elle rend le général cruel, le soldat » féroce , à charge aux alliés , difficile avec ses » concitoyens , plus difficile encore avec ses » égaux ; engourdie par la mollesse, elle tombe » dans la langueur qui dégrade le guerrier , et » perd les plus florissantes armées ; enivrée par » la présomption qui ne compte que les bras , » elle dégénère en un instinct aveugle qui suc- n combe bientôt sous les efforts mesurés d'une » valeur fortifiée et dirigée par l'instruction.

» Mais sitôt que la Religion s'empare d'un )) cœur, elle détruit ou empêche de naître, par » son esprit, les vides d'où proviennent les dé- » sordres et les abus ;elle oppose un esprit de mo- » dération à la soif des conquêtes , un esprit de » douceur à la violence, la sévérité des mœurs » à la molesse , le désir et le devoir de s'instruire, » à l'ignorance présomptueuse qui rejette toute » instruction; et, par la réunion dérègles aussi )) sages que saintes , elle conserve à la valeur son » activité et son éclat, et la rend une vertu di- y> gne de l'admiration de la terre et du ciel... »

LE COMTE.

Cela est beau, et très-beau î


( 43. )

in A n A M F 1/ \ lyGKVILI-Kn*».

Voilà certainement un ikjMc lun^'aj^r.

M Al) A. MF. NKCKEH.

Va (|N('l ]>()itls la Religion donne à de telles le- vons! Il y a souvent de Ventraiiicnicnl dans la pliilosopliie; mais il y a de la puissance dans la Keligion.

MADAMK d'aNGEVILLIIIS.

La puissance religieuse est à la fois calme et véhémente; une autorité sans bornes doit don- ner une sévérité majestueuse, et l'exaltation pro- duit toujours l'énergie.

MARMONTEL.

Si tous les prêtres parloient comme l'évéque de Lescar, ils ne s'attireroient pas tant de criti- ques si bien fondées.

M. SUABD.

C'est comme si l'on disoit, que si tous les au- teurs écrivoient avec justesse et avec éloquence, les journalistes ne seroient pas forcés de censurer leurs productions.

MARMONTEL, avec aigreur.

Ainsi M. Suard trouve que je viens d'exprimer une vérité triviale.


l'abbé arnault.


Madame Necker veut-elle que je continue k lecture ?


( 432 )

MADA3IE TfECKER.

Oui^ certainement.

l'abbé ARNAULT, lisant.

ce Comme la Religion arrête l'ambition du mo- » narque , et le détourne d'une guerre injuste , la » Religion réprime la violence du général et du » soldat dans une guerre, même légitime. Vous » n'exigez pas y Messieurs, que je vous retrace » les maux sans nombre, les uns forcés , les au- » très inutiles , qu'entraîne une guerre après soi : » les ravages , les incendies , les meurtres de sang- » froid , et toutes ces horreurs qui demandent » vengeance au Ciel quand la justice est refusée » par les hommes : vous aimez mieux , sans » doute , le spectacle plus touchant d'un guer- » rier tempérant par sa douceur la rigueur d'un » ordre nécessaire , suspendant la fureur du com- » bat, pour accueillir un ennemi qui rend les y> armes, le relevant quand il est abattu, étan-/ » chant son sang et fermant ses blessures ; épar- » gnant les édifices publics , les monumens des » arts, l'humble toit du laboureur et ses travaux ; » tous ces objets qui, n'étant pas coupables de » la guerre, ne doivent pas en être les victimes, » et tel est le spectacle que donne le chrétien » vainqueur de l'ennemi par son courage, et de » lui-même par la charité. Il sait qu'enfans du


( 433 )

» même Dieu, tous les hommes sout frères; que » leurs droits peuvent rire suspcrwlns , et nr » sont jamais détruits.

» Rien n'est plus connu que la force et l'a- » dresse quétaloient dans les jeux ces athlètes, ); si honorés chez les Grecs , achetés à si grand » prix , entretenus à si grands frais chez les Ro- » mains : on sait quelle vigueur dans les com- » bats , quelle constance dans les travaux, mon- » troient les soldats des temps heureux de Rome, » de Sparte et d'Athènes, et par quelles dures M leçons ils s'élevoient à ce degré de force d'âme » et de corps auquel nous n'osons plus préten- » dre. Voyez , disoit saint Paul aux fidèles de Co- » rinthe qu'il vouloit prémunir contre les dan- » gers de la mollesse, voyez comment ces athlè- » tes, pour la gloire frivole de briller à vos yeux » et de vous plaire, travaillent |sans relâche à » se rendre plus forts et plus agiles ; ils endurent » la faim , ils supportent la soif, ils combattent » contre les délices , et se défendent , comme » d'un poison mortel , de tout ce qui pourroit » altérer leur force et leur souplesse.

» Ces athlètes, ces soldats, ne sont plus; nous » ne pouvons donc pas vous les proposer pour » modèles ; mais , au défaut de l'art et du régime » qui les avoient formés , au défaut des exercices


( 434 ) » du Champ de Mars , des lois du Cirque et du » Gymnase, il nous reste un code saci^é, qui )) les supplée et les remplace; il nous reste les » maximes de l'Evangile, les préceptes de Jésus- j> Christ, ce recueil de lois sages et saintes qui, M prescrivant la tempérance et la frugalité, l'em- )) pire sur les sens , l'amour du travail , la fuite » des plaisirs, préservent un guerrier de la mol- o lesse , qui trop souvent éteint en lui l'amour » de la vraie gloire , et qui, plus souvent encore, » lui. ôte les moyens de l'acquérir. Suivez ces » lois, guerriers magnanimes, et vous n'aurez » plus à regretter les maîîres et les leçons qui » avoient formé ces invincibles soldats et ces fa- » meux athlètes : suivez ces lois , soyez chrétiens, >) et bientôt votre troupe, aussi distinguée par j) la force que par le courage, supérieure à la fa- » tigue et aux périls, ne redoutera, ni la cha- j) leur des plus longs jours, ni les frimats des 3> plus longues nuits, ni l'influence des climats » les plus contraires , ni la faim, ni la soif, ni les >i travaux, que, sans la force , le plus mâle cou- » rage ne sauroit soutenir; et pour mettre en » fuite un ennemi à moitié vaincu par sa mol- » lesse , vous n'aurez qu'à vous montrer; comme, » pour triompher d'un ennemi aussi robuste que » courageux, vous n'aurez qu'à vous rendre de


( /i:^. )

M plus en |)l US liabilt's dans la science (les combats. )i Suivez donc une religion sainte, guerriers vail- » lans et chrétiens, une religion si favorable à M la valeur, et si contraire aux vices qui la dé- w gradent; défendez-vous des maximes pcrver- » ses qui gagnent tous les états et qui mena- » cent le vôtre; attachez-\ous de plus en plus » à la foi de vos pères, et n'en rougissez pas » en présence des lâches qui l'abandonnent et » des ennemis qui l'attaquent; opposez un visage » d'airain à l'audace des uns; arrêtez, par votre » fidélité, la défection des autres; et que vos œu- » vres, répondant à votre croyance, et votre » courage égalant votre piété, les plus grands » détracteurs de la loi que vous avez prise pour » règle , soient forcés de vous rendre ce témoi- » gnage, et de dire : Ces hommes que vous voyez » si recueillis dans les temples, si austères dans » leurs mœurs, si fermes dans leur foi, sont en- » core plus fidèles dans leurs promesses, plus » patiens dans les fatigues, plus intrépides dans » les combats.

» Voilà les guerriers que la patrie avoue pour )) ses défenseurs, que la Religion reconnoît pour » ses enfans et pour ses élèves ; et c'est alors que » la Religion et la patrie, unissant leurs voix » et leurs prières, demandent au Ciel de re- » vêtir d'une force victorieuse ces héros chré-

28..


( 436 ) » tiens , et de les ramener vainqueurs de tous les » périls (a). « 

l'abbé abivaULT, ayant fini la lecture.

J'ai lu toutes les pages marquées; je n'ai passé que les citations latines.

MADAME d'aNGEVILLERS.

c'est un égard dont je remercie M. l'abbé; car il ne peut être que pour moi, puisque madame Necker sait le latin , comme elle sait le grec , l'anglais et le français.

MADAME WECKER.

Un mérite acquis seulement par la mémoire est bien inférieur aux dons heureux de l'esprit et à la grâce, qui vous rendent si sûre de plaire et de charmer, dans tous les temps et dans tous les lieux.

GRIMM.

Ces dames ont-elles entendu lire les Confes- sions de Rousseau?

MADAME NECKER.

Oui, et cette lecture m'a fait mal; il est péni- ble de voir un homme de génie avouer sans né- cessité de telles bassesses.


(a) Discours tiré d'un volume in-8° , intitulé Œuvres de Marc- Antoine de Noé , évêque de Lescar, édit. de 1818.


( 437 )

MADAME dVnGKVILITRS.

Surtout lorsqu'il finit par se proclamer lui- même le meilleur des hommes.

l'abbé arnault.

Si celte proclamation est sincère, il faut par- donner à l'auteur sa profonde misanthropie.

LE COMTE.

En effet, celui qui a eu de mauvaises moeurs, qui a changé de religion par des vues d'intérêt, qui a été ingrat pour tous ses bienfaiteurs, qui a volé, et mis tous ses enfans à l'hôpital, ne doit pas avoir bonne opinion de l'espèce humaine, s'il croit être le meilleur des hommes.

M. SUARD.

Il me semble que l'ouvrage le plus scandaleux qu'il ait fait, est son Héloïse.

l'abbé morellet.

« Ce livre est , d'ailleurs , un mauvais ouvrage. » Héloïse est souvent une foible copie de Cla- » risse: Claire est calquée sur miss Howe. Le ro- y> man , comme composition dramatique , ne » marche pas. Quelle comparaison peut-on faire » d'une composition pareille avec Clarisse? cette » grande machine dans laquelle tant de ressorts » sont employés à produire un seul et grand ef- ï) fet, où tant de caractères sont dessinés avec


(438 )

y> tant de force et de vérité! Quelle différence )) encore dans le but moral des deux ouvrages! » Quel intérêt inspire l'héroïne anglaise, et com- » bien est froid celui que nous prenons à Ju- » lie (a) ! Elle est séduite comme Clarisse {b) ; mais » elle ne se relève pas comme elle ; au contraire , » elle s'abaisse davantage encore en épousant n Yolmar, sans l'aimer, tandis qu'elle en aime » un autre (c). »

MA.DAME d'aNGEVILLERS.

J'ai lu , hier , une pièce satirique et burlesque de M. de Voltaire : on parle beaucoup en ce moment de cet ouvrage nouveau.

M. GRIMM.

La Mort de Socrate?

(a) Vn froid intérêt, quel langage!

(b) Point du tout : Clarisie est entraînée , abusée ; mais elle conserve toutes ses vertus.

(c) [Mémoires de l'abbé Morellet ^ tom. I^"^, pag. ii5. ) Il falloit ajouter que les principaux personnages du roman sont odieux et méprisables. L'héroïne est une fille sans moeurs ; le héros est un vil séducteur qui manque à tous les devoirs de l'hospitalité ; et M. de Volmar, représenté comme un sage parfait, est un athée, et de plus un homme sans dé- licatesse, qui épouse une fille déshoacrée, dont il connoît les égaremens.

Le jugement de M. de Voltaire sur la Nouvelle Hé lois e , est d'un laconisme remarquable : « Ce loman, dit-il, est » sotj bourgeois et dégoûtant. »


( 43y ) M4n\ME i)\NGi:vir,r.i-ns. J'avoue que celte pièce me p.jroît hie/j mau- vaise.

GRIMM.

Vous avez hieii raison, Madame, et malgré mon adminiration pour l'auteur, je su^s forcé d'en convenir, » on trouve à tous momens dans » ce drame , des expressions familières et basses : a tout le rôle de Xantippe est dans ce mauvais )) goût. Elle dit de son mari : Cela na point de

» malice // est têtu comme une mule Xan-

M tippe gronde Sophronime et Aglaë, etSocrale » leur dit : mes enfcins ne la cal?rez pas.... Anytus « qui veut perdre Socrate dit, en à-parlé : Nom ! » que je voudrois tenir ce coquin d'aréopagiste » sur un autel , les bras pendans d'un coté et les » jambes de Vautre, lui ouvrir le verUre avec » mon couteau d'or et consulter son /oie tout à « 7non aise (a)!....»

MA.DAME ÏNECKER.

Quelles images exécrables !

GRIMM.

« Tout est froid dans cette pièce; le tort de "M. de Voltaire est d'avoir choisi un sujet qui » n'est point de sa compétence. »

{a) Correspondance littéraire de Crîmm , t. II, p. 433!


' ( 44o ) l'abbé arnault.

M. de Voltaire n'a jamais su dans ses comédies faire parler convenablement les personnages qu'il met en scène; son dialogue est presque toujours faux , par exemple : dans V Ecossaise ^ que l'on joue maintenant, lady Alton et Frelon


gâtent tout.


GRIMM.

ce En effet , Frelon n'est qu'un fripon subal- « terne, qui ne fait et ne dit rien qui vaille , » et ladj Alton une extravagante moulée sur madame de Croupillac. Voici comment M. de Voltaire fait parler Frelon lisant la gazette : que de nouvelles affligeantes]... Des grâces répandues sur plus de vingt personnes!... Au- cune sur moi I cent guinées de gratification à un bas officier! le beau mérite!.... Une pension à V inventeur d'une machine qui ne sert quà soulager des ouvriers !... Une à un pilote /.. des places à des gens de lettres!... et à moi rien!.... Encore!.,, encore!... et à moi rien!... Cependant je rends service à F État ^f écris plus de feuilles que personne., je fais enchérir le pa- pier!... et à moi rien!.... Jevoudrois mevenger de tous ceux a qui Von croit du mérite. Je gagne déjà quelque chose à dire du mal; si je peux parvenir à en faire ^ ma fortune est faite. Tai loué des sots^ j'ai déni gré les talens ; à peine y


( 441 )

» a-t-il là de quoi nnure; ce n est pas à médire^ » cest à nuire quon fait fortune.

» De bonne foi , jamais personne s'est-il parlé j) il soi-même aussi bêtement (a) ? Y a-t-il là une » seule de ces finesses, avec lesquelles la mé- )) chancelé et l'envie savent si bien défigurer le » mérite des choses et des personnes {b) ? Mais i) le génie de M. de Voltaire est trop beau , et î) l'humanité lui doit trop , pour ne point lui » pardonner ces petits écarts (c).»


LE COMTE.


\J humanité lui doit tropl je ne sens pas bien l'étendue de cette dette ; et sans parler ici en dévot ^ je dirai que le plus grand mal qu'on puisse faire à la société, est de corrompre les mœurs, et d'ébranler tous les principes et tous les ap- puis de la morale.


GRIMM.


Il est trop licencieux , j'en conviens ; mais on trouve dans ses ouvrages des traits de morale admirables.


{a) C'est un admirateur passionné de M. de Voltaire qui dit , sans tournure , que cet écrivain parle bêtement,

[b) Correspondance littéraire de Grimm , tom. III, p. 36 et 37.

(c) Même ouvrage, tom. II, pag. 434 et suiv.


( 44^ )

MADAME NECKER.

Quelle influence peuvent-ils avoir, quand il sont démentis de la manière la plus audacieuse et la plus cynique dans la plus grande partie de ses œuvres.

M. SUARD à madame Necker.

Quelle est votre opinion , Madame , sur la ré- tractation du livre de \ Esprit, par son auteur ?

MADAME NECKER.

Je voudrois qu'elle fût sincère, car le livre est affreux.

GRIMM.

« Il a été supprimé par arrêt du conseil d'État » du Roi , comme scandaleux , licencieux , dan- » gereux. »

LE COMTE.

Ce qu'il est en effet.

GRIMM.

« On a obligé l'auteur qui possède à la Cour » une charge de maître d'hôtel de la Reine, de se » rétracter publiquement : il l'a fait dans une » lettre adressée à un jésuite, et cette rétracta- » tion n'ayant pas paru suffisante , on lui en a w fait signer une seconde si humiliante, qu'on « ne seroit point étonné de voir un homme se


( 44'i )

» sauver plutôt chez les Ilottentots, que de sous^ i> CI ire à de pareils aveux (a). »

MADAME NECKER.

L'humiliatiou seroit surtout dans la mauvaise foi : pourquoi supposer à l'auteur le tort inex- cusable de faire seuleuieiit par lâcheté la rétrac- tation d'un livre pernicieux.

GRIMM.

« Quoi qu'il en soit, voilà bien du bruit; je ne » sais si la gloire littéraire sera assez considéra- " ble pour dédommager l'auteur de tous les dé- » sagrémens qu'il a essuyés. Il ine semble que " ceux qui jugent le plus favorablement cet ou- » vrage, lui refusent la qualité la plus précieuse, » qui est le génie (b). »

LE COMTE.

On s'est enfin déterminé à sévir contre les mauvais livres ; on vient de brûler , par arrêt de la Cour du parlement, le Dictionnaire philos o^ phique

MADAME NECKER.

Je n'ai point d'avis là-dessus ; on m'a dit que cet ouvrage contient des articles si grossièrement révoltans, que je n'ai pas voulu le lire (3).

[a) Correspondance littéraire de Grimm, t. II, p. 349- {h) Même volume, pag. 349.


(444)


M. SUARD.


Voilà une condamnation qui seroit peut-être plus sensibJe à l'auteur que celle du parlement.


MADA3IE D ANGEVILLERS.


Ces messieurs ont-ils lu les Essais historiques sur la ville de Paris , par Sainte-Foix ?

GRIMM.

Oui ; « et cette rapsodie me paroit instructive » et amusante (a). »

MARMONTET..

L'auteur est tout-à-fait dépourvu de philoso- phie.

MADAME WECKER

On peut le lui pardonner, en se rappelant certains principes des ouvrages de MM. de Vol- taire 5 Rousseau, Diderot, Helvétius, Raynal.

MARMONTEL.

Votre politesse, Madame, vous engage à res- treindre cette nomenclature d'auteurs dange- reux

GRIMM.

La Religion, qui rend par fois madame Necker

[a) H est plaisant d'appeler rapsodie un ouvrage que l'on trouve instructif et amusant.


( 445 )

un peu intolcraiilc, maigre son excellent esprit', la Religion, dis-je, est sans donte lrès-res[)ectable ; a mais clic laisse les peuples dans l'état où elle » les trouve (rt). La philosop\iie, au contraire, » ne peut jamais prendre racine parmi les hom- » mes, sans les éclairer et sans les rendre meil- » leurs; car on ne croit pas aux décrets de la phi- » losophie comme aux dogmes de la loi ; on ne les » prêche point; sa lumière, ou disparoît entière- » ment, ou bien pénètre les esprits capables de » la recevoir; et, dès ce moment, il ne dépend » plus d'eux de ne la point apercevoir, comme M il ne dépend pas de moi de dire qu'il fait nuit » lorsqu'il fait jour {b). »

MADAME NECKER.

Il est impossible que les maximes admirables de l'Evangile ne soient pas les plus utiles de toutes les instructions, pour des nations plongées dans la barbarie. « D'ailleurs , la philosophie n'arrive » que dans les siècles de lumières , et n'a point » de prise sur un peuple barbare : ce n'est donc >j point par la philosophie , qui n'existoit pas en-

(a) Non ; car , annoncée par de dignes et de vrais mis- sionnaires , elle ôte aux peuples barbares toute leur férocité , et leur donne toutes les vertus et les lois morales dont elle offre le seul code parfait qui ait jamais existé sur la terre.

{b) Correspondance littéraire de Grimm , t. I^' , p. 277.


( 446 ) » core 5 que les peuples sont sortis de la barba- » rie ; ainsi , la civilisation n'est due qu'à la Reli- » gion («).))

MADAME d'aNGEVILLERS.

Quelle est l'opinion de ces messieurs sur le dernier discours que M. d'Alembert a prononcé à la séance publique de l'Académie française? Il me semble qu'il n'a aucun succès.

GRIMM.

« Je trouve qu'en général le public a raison » de dire que le discours de M. d'Alembert » n'est pas bien écrit ; mais , ce qui me choque » bien davantage, c'est qu'il n'est pas fait et qu'il » n'a pas de plan {b) ; d'ailleurs , il soutient , dans » ce discours, que la Religion doit à la philoso- » phie l'affermissement de ses principes {c).

[a) Ces idées se trouvent dans une note de l'éditeur de la Correspondance littéraire de Grimm, tom. I^'^ , pag. 277. On les a mises dans la bouche de madame Necker, parce que tel a toujours été le noble langage de cette personne, si respectable par sa conduite et ses vertus.

{b) Correspondance littéraire de Grimm, t. I^', p. 274.

(c) C'est le même auteur qui , dans le même temps , écri- voit à Voltaire sur un article qu'il venoit de faire dans V En- cyclopédie :

« Je crois que cet article pourra être utile à la cause com- » mune , et que la superstition , avec toutes les révérences )» que je fais semblant de lui faire, ne s'en trouvera pas


( 447 )

LE COMTE.

Cela est d'un ridicule comique.

GRIMM.

« c'est tomber dansTexcès. Ne donnons point M à notre drogue une vertu qu'elle n'a point....

« On rit {(i).

MADAME NECKER.

J'entends une voiture; il est tard; c'est sans doute M. Necker : allons au-devant de lui, dans la salle à manger.

« mieux. Si j'étois comme vous , assez loin de Paris pour » lui donner des coups de bâton , assurément ce seroit de » tout mon cceur , de tout mon esprit et de toutes mes forces ; M mais je ne suis posté que pour lui donner des croqui- » gnôles , en lui demandant pardon de la liberté grande , et » il me semble que je ne m'en suis pas mal acquitté. »

{Lettres de Voltaire et de d'Alembert, î. XX, p. 333.) {a) Correspondance littéraire de Grimm , t. I«*^, p. 274.


(448 )


NOTES

DU CHAPITRE XII.


(i) Les littérateurs célèbres du dernier siècle, Voltaire, Diderot , Marmontel et leurs partisans , ont très-ridicule- ment disserté sur la musique ; car on ne peut bien parler sur cet art sans l'avoir cultivé dès son enfance. Les gens qui ne jouent d'aucun instrument , qui ne savent ni la composition , ni la musique, sont hors d'état d'écrire des dissertations sur une œuvre musicale; car ils ne peuvent raisonnable- ment dire que l'une de ces deux phrases : Cela me plaît, ou cela m'ennuie. Il n'y a pas là de quoi faire un livre. Les lit- térateurs que nous venons de citer , n'ont pas mieux parlé de la peinture. Voltaire place Lemoine et Vanloo au rang du Poussin et de Lesueur, et tous ses jugemens dans ce genre sont de cette force. Tous ces littérateurs se sont accordés à prodiguer des éloges à un mauvais tableau qui se trouvoit à Chantilly, et qui représentoit la Muse de l'Histoire, déchirant, de celle du grand Condé , les pages où se trouvoient les dé- tails de sa rébellion. D'abord, comme on l'a dit, le tableau ne vaut rien; ensuite, il est étonnant que de si beaux esprits se soient extasiés sur la prétendue beauté d'une allégorie si fausse. UHistoire ne pouvoit déchirer ces pages, puisque c'est elle qui nous transmet toutes les actions vertueuses ou coupables. Il £alloit représenter la Muse de l'Histoire écri- vant, et le Génie de laFrance arrachant ces feuilles indignes,


( 449 )

«le se trouver tluiis iiiic si IxlN- vie. Les mh^hh-s liltérateurs, k propos d'un tableau de ranlicjuilé, dontnouK n'avons que la descri|)tion , ont montré une profonde admiration tout aussi mal (ondée, pour ce fameux tableau de Tiiiianllie, repré- sentant le sacrifice dlplji:,'énie , et dans lerjuci Af^aini inrion se voile le visaiçe; id'e r(ui j)aroît sublime à MM. de Voltaire et de Marmontcl , parce cjuc , disent-ils , le peintre sentit qu'il ne ])ourroit donner au visage de ce malheureux père l'expression (|uil dut avoir dans ce moment ; mais le génie consiste à surmonter une difficulté, et non à l'éluiler. Si Timanthe eût eu l'idée qu'on lui suppose, il eût mis l'artifice et l'adresse à la place de Tliabilcté, ce qui n'est , au fond , qu'une cliarlatanerie spirituelle très-commune parmi les ar- tistes modernes , mais dont on ne trouvera peut-être pas un seul exemple parmi les anciens. Ces derniers ont excellé surtout dans l'art sublime de donner aux tètes de leurs sta- tues l'expression des scutimeus les plus pathétiques, les plus énergiques , sans altérer la noblesse et Ja beauté des figures. Ils n'ont pas voilé le visage de l'infortunée Dircé , attachée aux cornes d'un taureau indompt;^ ; sa tête est d'une atimi- rable beauté , elle fait frémir. Ils n'ont pas craint de mon- trer le visage de Niobé (qui sera toujours le tyoe de la beauté) , qui voit tous ses enfans percs des flèches inévi- tables d'Apollon et de Diane. Ils n'ont pas craint de repré- senter Laocoon, dont le visage exprime à la fois les angoisses de la plus horrible agonie, et la douleur plus cruelle encore de voir périr avec lui ses enfans. Ainsi , l'un des plus grands peintres de l'antiquité n'auroit pas couvert le visage d'Aga- meranon , s'il l'avoit pu sans enfreindre des usages qu'il fal- loit respecter. Il n'étoit pas permis (dans les idées reçues alors) à un personnage héroïque, quand il fixoit sur lui les regards, de laisser voir sur son visage les marques d'une vive émotion. OEdipe, sentant qu'il va mourir, se couvTe

^9


. ( 45o )

le visage , en disant à sa fille Antigone le dernier adieu. Ulysse , inconnu chez Alcinoùs , met sur son visage un pan de sa robe, afin de cacher son attendrissement , lorsqu'il en- tend conter ses propres aventures. Ce fut par la même rai- son que Timanthe posa un voile sur la tête d'Agamemnon ; car. au milieu des Grecs qui avoient demandé la mort d'I- phigénie , Agamemnon avoit plus d'une raison de cacher les pleurs que lui faisoit répandre le sacrifice qui sauvoit l'armée.

Les littérateurs du dernier siècle n'étoient nullement la- borieux ; jamais des hommes de lettres , avec de la célébrité , n'ont eu moins d'érudition et n'ont été plus superficiels. Us n' avoient que des notions très-confuses sur les mœurs et les usages de l'antiquité.

(2) On ne revient pas d'étonnement quand on a lu les œu- vres de M. Lefranc de Pompignan, que M. de Voltaire ait pu faire passer /?ottr un sot un auteur si digne d'obtenir la plus honorable célébrité. L'auteur des meilleures poésies sacrées et des plus belles odes qu'on ait faites depuis J.-B. Rous- seau j l'auteur d'une excellente tragédie , restée au théâtre, et J'épîtres en vers remplies d'esprit et de raison ; l'auteur d'un voyage charmant en Languedoc, etc. , etc. , a été accablé de libelles , de satires et d'injures , sans avoir jamais trouvé un seul défenseui^ ; mais il eut le courage de défendre constam- ment la cause de la Religion et des mœurs , contre une secte impie et puissante ; il combattit seul contre une troupe en- nemie ; il succomba sous le nombre , mais la postérité ho- norera sa mémoire , et couvrira d'opprobre les noms de ses détracteurs. Je ne puis me refuser au plaisir de citer quel- ques-uns de ses beaux vers : tout le monde sait par cœur la strophe suivante :

Le Nil a vu

Des noirs habitans des désert


( 4^^ )

CHAPITRE XIII ET DERNIER. Une soirée chez madame la marquise du Dejfani.


MADAME DU DEFFANT , LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG, LA COMTESSE DE BOUFFLERS, LA DUCHESSE DE GRAMMONT , LE MARÉCHAL DE RICHELIEU , LE MARÉCHAL DE BIRON , LE DUC DE LAVAUGUYON, LE CHEVALIER DE BOUFFLERS, M. DE MALESHERBES, M. DE PON- DEVESLE.

( La scène est après souper. ) LE DUC DE LAVAUGUYON.

On m'a dit , Madame la Maréchale , que M. Clément devoit faire chez vous une lecture de ses Lettres critiques adressées à M. de Vol- taire.

LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.

Oui , l'abbé de Mably m'a promis de me l'a- mener samedi prochain {a).

[a, D'Alembert, dans sa Correspondance, tom. XXI,


( 456 )

LE MARÉCHAL RICHELIEU.

Malgré les cris , les dénigremens et les injures des philosophes , les vers de M. Clément ont le plus brillant succès.

LE CHEVALIER DE BOUFFLERS.

Ils sont en effet pleins de verve , de sel et d'esprit.

LE DUC.

Et l'auieur joint au talent de poète celui d'é- crire en prose avec autant de mesure que de force et de raison.

MADAME DU DEFFAJNT.

Ses estimables productions n'en seront pas moins oubliées dans six mois ; les Encyclopé- distes ont un talent merveilleux pour étouffer les réputations qui leur déplaisent, et les ouvra- ges qui les critiquent.

pag. 121 , dit à Voltaire : « Vous ignorez sans doute qu'un » polisson nomreé Clément, va de porte en porte, lisant une j» mauvaise satire contre vous ; on ajoute que la plupart de i) vos amis y sont maltraités; il s'introduit sur le poing de » l'abbé Mably , son protecteur, etc. »

Ce polisson étoit un écrivaia d'un très-grand talent, qui fit d'excellentes satires en vers contre la philosophie mo- derne , et qui nous a laissé , en outre , dix volumes de Lettres ciitiques qui ont acquis un double intérêt, j-ar les événe- mens que nous avons vus se succéder depuis.


( 457 ;

LK CnEVALICR.

Leurs moyens ne sont pas délicats ; car les plus efficaces consistent à soutenir que leurs adversaires sont des sots , et à leur prodiguer les agréables épithètes dépolissons, dénerguniè' nés y de Jripons , de coquins , de cuistres , de boucs , etc. , etc.

LE MA.RÉCHA.L.

Il y a une telle finesse dans ces sarcasmes , qu'il n'est pas étonnant qu'on en soit séduit.

LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG , au maréchal de Richelieu.

Vous devriez , M. le maréchal , protéger ce genre d'écrire , si rempli d'urbanité ; car dans les disputes , c'est surtout celui de votre ami Voltaire.

LE 3IARÉCHAL.

Je vous assure , Madame , que malgré toutes les cajoleries de mon ami T^oltaire, je lui ai dit cent fois les vérités les plus dures ; d'abord , sur ses mensonges historiques, notamment sur son obstination à soutenir* que le testament du cardinal de Richelieu est une pièce supposée lorsqu'il sait par moi que nous possédons l'ori- ginal de ce fameux écrit; et enfin , sur l'esprit sé- ditieux de sa secte, je lui écrivois encore ces jours passés : « La nouvelle philosophie amènera


(458)

H une révolution terrible , si on ne la prévient » pas (a). »

Ainsi, Madame la Maréchale, je suis beaucoup plus sévère pour mon ami Voltaire que vous ne Fêtes pour votre ami Rousseau , qui , certaine- ment, n'est pas le moins séditieux des philo- sophes.

LA MARÉCHALE.

Il n'en est pas du moins le plus impie et le plus licencieux; mais , d'ailleurs, ma liaison avec lui est rompue; je suis forcée de vous avouer que mon ami Rousseau est aussi ingrat qu'il est inconséquent.

LE MARÉCHAL DE BIRON.

Eh bien. Madame, j'en suis charmé; car je ne concevrai jamais que des personnes attachées à la Religion et au gouvernement puissent ac- corder leur protection et leur amitié à de tels personnages.

LA COMTESSE DE BOUFFLERS.

Mais la Cour elle-même ne les protége-t-elle pas en mille occasions ? Elle en nomme un his- toriographe , elle ne les exclut point de l'Aca- démie, elle leur donne des pensions


[a) Lettres imprimées du maréchal de Richelieu à Vol- taire.


( 459 )

tA DUCHESSE.

Malgré les flatteries de Voltaire, toutes ces choses sont faites contre Tavis de M. de Choiseul.

LE MARÉCHAL DE BIRON.

Mais , qui leur donne donc cet ascendant sur la Cour ?

LE CHEVALIER.

Leurs phrases continuellement répétées sur la tolérance, et le peu d'importance qu'on at- tache à cette quantité de petits ouvrages mépri- sables qu'ils répandent sans interruption dans le public , et qui cependant corrompent toutes les classes inférieures. J'ai entendu un grand sei- gneur soutenir qu'il falloit bien se garder de les empêcher de publier ces indignes libelles , parce que rien ne pouvoit mieux les déjouer et les avilir.

M. DE MALESHERBES.

« Je ne m'éloigne pas trop de cette idée, car je » pense qu'il est heureux que l'extravagance soit » si générale ; elle ne fait plus de bruit : il faut » espérer qu'on en viendra à vouloir se singu- » lariser par le simple bon sens (a) ».

LE CHEVALIER.

Mais, avez-vous bien calculé, Monsieur, le (a) Pensées recueillies et imprimées de ylf. de Malesherbes,


( 46o ) temps que peut durer cette extravagance géné- rale ? Si , par hasard , elle pouvoit , en s'augmen- tant toujours , se prolonger pendant une cin- quantaine d'années, onverroit d'étranges choses»

LA DUCHESSE.

En vérité, chevalier, je vous trouve ce soir bien moraliste.

LE CHEVALIER.

Je le suis toujours, Madame, quand on parle des grands intérêts auxquels le bonheur de la France est attaché.

MADAME DU DEFFANT.

Oui, c'est une justice qu'il faut lui rendre ; il a, dans les choses frivoles , toute la grâce et toute la légèreté françaises ; mais , lorsqu'il faut parler raison, on croiroit qu'il a profondément médité toute sa vie, et l'on se rappelle avec étonnement les folies aimables qu'il a rendues si célèbres.

LE MARÉCHAL EE BTRON.

Ce qui me console, c'est que, grâces au Ciel, une véritable révolution dans le gouvernement est désormais impossible.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Il seroit facile de la prévenir; mais rinsou- ciance et la sécariié que je vois à cet égard me paroissent bien effrayantes.


( 46i )

M. ni: PONDKVESLE.

J.a loyaiiU- naturelle à notre nation , l'amour (les Français pour leur Roi , la fid lité de l'armée la plus belliqueuse de l'Europe nous préserve- ront toujours d'un bouleversement général.

LE IVI\RÉCH\L DE BIRON.

Je réponds des gardes françaises.

LE MARÉCHA.L DE RICHELIEU.

Fort bien , M. le maréchal, vous les maintien- drez dans le devoir tant que vous vivrez ; mais après vous

LE MARÉCHAL DE BIRON.

Comment se figurer que de braves soldats, que de valeureux militaires puissent jamais tra- hir l'honneur en manquant à leur serment ?

MADAME DE BOUFFLERS, au maréchal de Richelieu. Vous voyez trop en noir.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Je le désire; mais je vous avoue que l'excès d'insolence des e7icyclo:::édistes m indigne et m'é- pouvante. Quand je lis leurs productions , quand j'entends d'Alembertdire à haute voix, en public, que tous les courtisans sont rampans et vains; quand j'apprends que ce même d'Alembert , dans une séance académique et publique , a osé


( 46a )

insulter une princesse du sang , aussi respectable par ses vertus que par son rang (a) (qui assistoit à cette séance ), et qu'il a dit, en parlant de ma- dame la duchesse du Maine : quoique femme et princesse , elle aima les lettres. Je ne comprends pas que Ton puisse souffrir une telle arrogance.

LA MARÉCHALE.

Ce mot, quoique femme et pnncesse^ elle aima les lettres , est à la fois une fausseté et une insolence ; presque toutes les princesses ont pro- tégé les lettres , et beaucoup trop de femmes les ont cultivées (b).

LE CHEVALIER.

En fait d'impertinences, M. de Voltaire sur- passe tous ses amis : dans sa réponse à l'abbé Cogé , auteur d'une excellente critique du Béli" saire de M. Marmontel , critique faite avec autant de douceur et de politesse que de raison , M. de Voltaire appelle cet ecclésiastique un maraud , un coquin^ un cuistre^ un imposteur; il ajoute que, s'il et oit à Paris , il iroit se plaindre au Roi et lui demander justice de cette critique , qu'il qualifie de libelle : à tout cela l'abbé Cogé s'est

(a) Feue madame la duchesse d'Orléans.

(b) Qu'on lise les discours de d'Alerabert ; ils sont remplis d'impertinences grossières sur les grands, les nobles, les


( 463 ) coiitcnté lie icpoiidre, avec beaucoup d'esprit et de sel , par deux vers de M. de Voltaire , que ce dernier a faits nouvellement dans un véritable libelle contre M. de Pompignan ; les voici :

Los bourgeois

Doivent très-rarement importuner les rois :

La Cour te croira fou ; reste chez toi , bon homme.

M. DE PONDEVESLE.

On n'a jamais fait une application plus heu- reuse et plus spirituelle.

LA. DUCHESSE.

Cette réponse est charmante; je ne la con- noissois pas.

LE CHEVALIER.

Je le crois bien; je suis, peut-être, la seule personne de la société qui l'ait lue ; on a en vain de l'esprit contre M. de Voltaire; malgré l'incon- cevable grossièreté et l'impudence de ses libelles, par un prestige inconcevable on appelle toutes ses injures de la gaieté, et, comme il a déclaré que tous ses adversaires sont des hypocrites, des monstres et des sots, on est persuadé du moins qu'ils sont des imbécilles, et jamais on ne daigne lire leurs réponses.

LA COMTESSE.

On finira par ouvrir les yeux.


( 46/, )

LE DUC.

En attenclant, les mœurs se dépravent, l'im- piété fait d'horribles progrès , et les athées se multiplient (i).

M. DE MALESHERBES.

et Une société d'athées peut-elle subsister ? 3) Cette question a ^été souvent agitée, et j'y ré- » pondrai par cette autre : Une poignée de sa- >j ble que n'unit aucun ciment peut-elle être » dispersée par un ouragan {a) ?»

MADAME DU DEFFANT.

Je suis persuadée que nos philosophes passe- ront de mode; je ne vois, dans leurs écrits, qu'une vieille friperie [b), et je n'y trouve pas une idée neuve. Il est certain que Voltaire a gâté la critique par les injures et les grossièretés de tous genres.

LA COMTESSE.

Il est vrai que l'on chercheroit en vain , dans ces querelles littéraires , la délicatesse , la grâce et la finesse françaises.

{a) {Pensées de Malesherbes. ) Voltaire a dit et répété mille fois dans son Dictionnaire et ses autres ouvrages, que le règne de l'athéisme seroit , de tous les gouvernemens , le plus tolérant et le plus doux : on a pu en juger par le gou- vernement de Roberspierre.

[b) Mot que madame du Deffant répétoit souvent.


( /ifis )

TA DUCHESSE.

Ils se (Ic'triiiront oiix-mêmcs par leurs propres ouvrages, où l'on trouve contiiiuelleniefit le jmiu' cl le contre sur les personjii'^, sur les choses, sur les doctrines (2).

LE M.IRKCHAL DE RICHELIEU.

On y trouve même aussi leur propre condam- nation. Voltaire a dit, dans son Dictionnaire, que la vie cV un forçat est préférable à celle cVan faiseur de libelles ; car^ ajoute-t-il , Vun peut avoir été condamné injustement aux galères ^et Vautre les mérite.

LE CHEVALIER.

Et J.-J. Rousseau n'a-t-il pas écrit queThomme^ qui y dans un livre ^ attaque la Religion établie^ mérite d'être pendu ?

M. DE PONDEVESLE.

Il faut rendre justice à M. de Voltaire , il n'a jamais prêché la chimère de l'égalité.

LA COMTESSE.

Jamais ^ c'est trop dire; car on trouve un grand nombre d'idées de ce genre dans la comédie de Nanine et dans quelques autres ouvrages du même auteur.

LE CHEVALIER.

Voici, sur ce sujet , un passage de lui qui m'a

3o


(466) paru si raisouiiable, que je l'ai retenu par cœur.

LE MARÉCHAL DE BIRON.

r Un passage raisonnable de Voltaire en valoit

la peine.

LE CHEVALIER.

« La prétendue égalité des hommes , dit-il , J3 que quelques sophistes (a) mettent à la mode ^ » est une chimère pernicieuse. S'il n'y avoit pas 3> trente manœuvres pour un maître , la terre ne » seroit pas cultivée. Quiconque possède une M charrue a besoin de deux valets et de plusieurs » hommes de journée ; plus il y aura d'hommes » qui n'auront que leurs bras pour toute for- w tune, plus les terres seront en valeur (3). »

LA MARÉCHALE.

Une des choses qui me déplaît le plus dans les écrivains modernes , c'est leur mauvais ton dans leurs contes et dans leurs romans , lorsqu'ils font parler les gens du monde.

LA COMTESSE.

Comment , Madame la Maréchale , vous n'êtes pas charmée des conversations de la comédie du Cercle , où l'on voit le jeune homme le plus à la

[a) Il vouloit ici désigner J.-J. Rousseau , et non assuré- ment SCS amis les sophistes encyclopédistes qui , avec beau- coup moins de talent, ont dit les mêmes choses sur Végalité.


( /.«7 ) mode faisant de la tapisserie ? (jli l'on entend des femmes de la Cour se tutoyant (4).

LA DUCHESSE DE GRAMMONT.

On m'a parlé de Tarticle Femme ÔRns» VEnciy- clopêdie^ cjtii? dit-on , surpasse tout cela.

MADAME DU DEFFANT.

On me Ta lu avant-hier ; il est charmant : on y dit que, dans un salon, Chloé chiffonne les manchettes d'un petit mai'tf^. (a), ce qui peint à merveille une jeune personne de la Cour et du meilleur air. (On rit.) (h)

LA MARÉCHALE.

Cette agréable peinture de mœurs n'aura peut- être plus de sel dans quelques années ; car nos jeunes a/iglomanes , pour mieux imiter les An- glais , ne porteront peut-être phis de manchettes, et alors on ne sait pas trop ce que la brillante Chloé pouTT2L chiffonner.

(a) Les écrivains du siècle dernier désignoient ainsi et sous le nom de roués , les jeunes gens qu'on appeloit dans le monde les hommes à la mode , c'est-à-dire qui avoient 1«  plus de grâce, d'élégance et le meilleur ton.

[b) M. de Voltaire , dans ses Lettres à d'Alembert , se moque de cet article, qir'on a réformé dans les dernières éditions ; quand une chose de mauvais goût ne contenoit ni calomnie, ni obscénité, ni impiété, M. de Voltaire en sen- toit le ridicule dans les autres, et la condamnoit toujours.

3o..


( 468 )

LA COMTESSE.

Quel dommage si cette mode passoit! il est si agréable de se rejjrésenter des femmes aussi re- cherchées et aussi charmantes que mesdames de Lauzun , de Poix, d'Héoin, de Simianne, de Sa- bran, de Laval, etc. , chiffonnant les manchettes du chevaher de Coigni et de MM. de Yaudreuil , de Fitz-James , d'Archambaud , etc.

LA DUCHESSE.

Madame la maréchale, voyez-vous madame de Lauzun dans le salon de l'Ile- Adam ou du Pa- lais-Royal , se précipitant sur les manchettes du chevalier de Coigni?

LA MARÉCHALE.

C'est en effet un joli tableau.

LA COMTESSE.

Plein de h'aîcheur et de vérité.

LE DUC

Si nos petits neveux jugent les mœurs ac- tuelles sur ces jolis tableaux, ils en auront une idée bien juste!...

M. DE MÀLESHF^BES.

Et les iàts, comme nos romanciers, les pei- gnent mal !...


( 4C<) )

LF MAIl^:cnAL DE RICHELIEU.

Parce qu'ils ne siivent pas dislinguer l'uii de l'autre, l'impertinent Je mauvaise compagnie et l'impertinent de Cour; le premier, bruyant, con- fiant, bavard, parlant liaut , est souvent ridicule, et toujours importun ou déplacé; ce caractère se confond avec celui de l'insolent , car l'inso- lence n'est autre chose que l'effronterie d'une impertinence habituelle et sans art.

LE CHEVALIER.

L'impertinent qui n'a pas vécu dans le grand monde et à la Cour, n'a été que rarement ré- primé; il est actif. L'impertinent de Cour est passif : ce n'est point la vivacité qui le décèle, c'est le dédain ; il a tout le calme de l'insou- ciance, toute la distraction affectée du mépris; tout en lui vous déplaît et vous blesse, et vous n'en pouvez rien citer de choquant. Ce n'est point avec brusquerie qu'il vous repousse , c'est au contraire avec une politesse glaciale : il n'est jamais offensant par ses réponses ou ses dis- cours, ou même par ses actions; mais il l'est à l'excès par son indolence , son sourire , son si- lence et toute l'expression de sa physionomie. Vous ne pouvez ni le supporter, ni vous plain- dre de lui.

LE MARÉCHAL DE BIROIS.

A quoi bon tant d'art?


( 470)

M. DE PONDEVESLE.

X se rendre odieux et à se faire haïr.

MADAME DU DEFFAWT.

Comment l'orgueil qui donne Fimpertinence, ne dit-il pas qu'il vaudroit mieux plaire et se faire aimer?

M. DE MALESHERBES.

On doit avouer, à la louange de la noblesse, qu'en général l'impertinence est plus rare dans sa classe que dans les autres , et que , parmi les gens de la Cour, ceux-mêmes qui, à leur ma- nière, sont quelquefois impertinens avec leurs égaux, ne le sont jamais avec leurs inférieurs; mais il faut convenir que , depuis un grand nombre d'années, les gens de lettres, dans leurs préfaces, dans leurs satires, dans les journaux et dans leurs discours académiques , ont poussé l'impertinence et la grossièreté de l'insolence aussi loin qu'elles peuvent aller.

LE CHEVALIER.

On peut faire ces reproches surtout à M. de Voltaire ; il faut pourtant en excepter ses préfa- ces ; il est étonnant que ses admirateurs les plus passionnes n'aient jamais loué en lui la qualité la plus rare dans un auteur, celle de toujours parler de lui et de ses ouvrages avec une con- venance parfaite. Nul écrivain n'a autant intri-


( hV ) «riid et cabale pour se faire des jirôneurs et pour assurer ses succès dans tous les genres; mais luil aussi , après de tels succès , n'a eu un langage si com|)létement exempt d'orgueil et de vanité, en parlant de ses productions.

M. DE PONDKVKSLE.

Rien n'est plus vrai ; que l'on compare, sous ce rapport ^ les préfaces de M. de Voltaire à celle de La Grange-Chancel , de M. de La Harpe (a) et de tant d'autres , et l'on sera surpris du ton de mo- destie d'un homme si justement célèbre à tant d'égards.

LE CHEVALIER.

M. de Voltaire, ne faisant pas des préfaces pour se vanter , a aussi le mérite de les rendre très-intéressantes sous les rapports littéraires.

LA MARÉCHALE.

Comme le bon goût est utile î

LE CHEVALIER.

A propos de bon goût, ou du moins poui- égayer la conversation, je voudrois bien pou- voir citer les mots Carnation et Bosquet de l'Eii- cyclopédie ; mais je les ai lus rapidement , et je ne me les rappelle pas mot à mot.

(a) Avant sa conversion.


( 470

MADAME DU DEFFANT.

Il ne tient qu'à vous de nous les lire , l'Ency- clopédie est là sur une grande table auprès de la fenêtre.

LA DUCHESSE.

Ah! chevalier, lisez-nous ces articles.

LE CHEVALIER.

Ces dames me l'ordonnent-elles ?

TOUTES A LA FOIS.

Oui , oui.

LE CHEVALIER se lève, va feuilleter V Encyclopédie , et lit tout haut.

Carnation. « Les filles brunes qui sont sages , ^> et qui cependant aiment à plaire, ne portent » ni les blondes, ni le linge, ni les coéffes d'un )^ beau blanc, parce qu'il les feroit paroîlre d'un » coloris incarnat , noir et terne. »

LA DUCHESSE.

Mais quelle folie!... Les filles brunes et sages portent du linge sale par coquetterie?

LA COMTESSE.

Je crois qu'elles savent au contraire que les reflets d'un beau blanc sont très-favorables au teint des brunes.

LE CHEVALIER, continuant la lecture.

« Les femmes coquettes qui comptent plus


( 47^ ) j» sur leur intrigue que sur la l)eaul( de leur car- )' nation, doivent [xnter les couleurs (jui jurent » avec le doux incarnai de la pudeur. Parexem- » pie, un lard de carmin pur, barioler leur vi- » sage de mouclies, noircir de couleur de jai )) leurs sourcils; en un mot, mettre sur toute » leur figure des enseignes qui appellent à grands » cris les passions. »

LA MABÉCHALE.

Cela est charmant.

M. DE PONDEVESI.E.

Vous allez nous lire à présent l'article Bos- quet.

LE CHEVALIER.

Assurément; c'est l'article à grandes préten- tions, et les éditeurs le trouvent si beau, qu'ils Tout fait précéder de Téloge de la brillante ima- gination de l'auteur , qui est M. le baron de Tschoudy ; voici ce petit chef-d'œuvre, et madame la maréchale va sûrement retrouver dans ce mor- ceau tout ce quelle a pensé mille fois, en se promenant dans la foret et dans les bosquets de Montmorency : (Il Ut.) « Où est celui qui n'a ja- » mais essuyé son front à la fraîcheur des forets, » et ouvert l'oreille à leurs concerts?.., »

LA MARÉCHALE.

Je dois vous avouer. Chevalier, que je n'ai jamais sué dans la foret de Montmorency.


(474)

tA. DUCHESSE.

D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi \di fraîcheur invite à s^ essuyer le front.

LE CHEVALIER.

N'importe ; écoutez , Madame , et vous allez sûrement vous reconnoître dans la description suivante :

« Ne voulez-vous que recueillir au frais des » oiseaux et vos pensées ?.... »

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Recueillir des oiseaux et ses pensées /....

LE CHEVALIER , lisant.

a Jetez des masses d'arbres et d'arbustes entre )) des sentiers sinueux , tels que ceux où les amans » et les poètes vont rêver si volontiers »

M. DE PONTDEVESLE.

Si volontiers ! comme cette expression vul- gaire s'accorde bien avec le ton poétique de ce morceau !....


MADAME DU DEFIANT.

Ainsi, quand on jette des masses d'arbres entre des sentiers sinueux , on recueiUe au frais des oi- seaux et ses pensées /....

LA MARÉCHALE.

Cela est bon à savoir quand on a un jardin


( 475 )

r.F. cnKVALIKR , lisant.

« Offrez, pour raisance de leur nit'naf;e , l'aubé- •) pine au rossignol, et le genêt au linol.... Là, » j'aimerois aussi à trouver la terre jonchée de » prunes bicarrées, à écarter du pied la pomme » et la poire, et à contester la cerise aux loriots.... » Les contrastes sont la coquetterie de la nature

» et le charme de l'art Je mèlerois jusqu'aux

» caractères des odeurs ; je chargerois les vents » de m'apporter leurs flots légers; elles éveillent » l'imagination.... Peut-être elles ouvrent l'âme à » la bienveillance par l'attrait du plaisir.... Moi, )) j'aime à écarter les branches en marchant et à )) cacher ma tête dans les fleurs.... Il est gracieux » d'apercevoir cette architecture svelte et ajou- » rée, où des cordons de verdure s'élancent en » colonnes w

LA COMTESSE.

Comparer des coixlons de verdure à des co^ lonnes ! cela est neuf.

LE CHEVALIER , lisant.

« Je me plairois à voir la pâquerette entourer » le pied des arbres , et la jacinthe expirer sur le » sein entr'ouvert du narcisse...., tandis que le » chardonneret chante sur la flèche d'un arbre » comme un bouquet harmonieux.... ; une de ces » belles soirées, où un jour tendre caresse la vue.


(476) » OU les vapeurs odorantes ondoient mollement 3> dansun air tiède, et lorsque le soleil qui baisse » pénètre de ses rayons , rasant les pétales dia- » phanes, au centre du bosquet qui les réunit, » s'élèvent les arbres dont le vêtement est le plus 7) étoffé!... Une chaleur sèche et brûlante m'en- » vironne et m'accable : où fuir quand mes libres » sont relâchées , que ma poitrine manque de res- » sorts?... Voyez par-là ces bergères assises dans » l'eau , sous la voûte des saules ; et , par ici, leurs

» génisses à moitié cachées dans les roseaux qui

» s'y tiennent immobiles , tandis que , sur la roche » voisine , à l'ombre de cet orme dont ses brebis M couronnent le pied, ce berger a jeté ses véte-

» mens et s'est couché près de son chien , dont

» la langue sort pantelante Ce bosquet est le

5) sanctuaire des ombres et l'urne des eaux ; il » sera aussi le temple de l'air »

LE DUC.

Il me paroît difficile que le sanctuaire des om- bres , qui doit être celui de l'obscurité, soit le temple de Vair.

LE MARÉCHAL DE P3IRON.

Quelle extravagance et quelle puérilité !

LE CHEVALIER, lisant.

« Qui m'empécheroit de jeter dans un coin la » courge rampante, de fouler, parmi les herbes.


( 477 ) » le fraisier des Al|)es; de cueillir, en passant, sur )) k's rameaux qui s'inclinent, l'abricot, la prune » el la griotte?.... C'est vous que j'aimerois alors, » cèdres iminortcls, dont les branches' fourrées » nagent dans les airs comme des nuages î


» D'autres phis légères voltigent en banderoles » auprès de ces touffes épaisses qui se relèvent » comme les pans d'une robe enflée d'air; ainsi » on fait jouer les formes et badiner les acci- » dens.... n

LA MARÉCHALE.

Des accidens qui badinent^ ^\ folâtrent ; quelle image gracieuse !....

LE CHEVALIER.

Permettez-moi de vous citer encore un article d'un genre badin , plus charmant , s'il est pos- sible , que celui que vous venez d'entendre.

MADAME DU DEFFANT.

Quel est ce mol ?

LE CHEVALIER.

Calentbourg.

MADAME DU DEFFAKT.

Je ne le connois pas.

LA MARÉCHALE.

Ni moi non plus.


(47») .

LA. DUCHESSE.

J ai entendu dire qu'il est stupide.

LA COMTESSE.

Et atroce.

LE CHEVALIER.

Vous en allez juger ; le voici :

<f Ce seroit une platitude bien froide de dire: » cet homme-là mérite d'être cm; il ne faut pas le » cuire. Mais on sera sûr de faire rire avec la » même équivoque , en supposant un homme » condamné à être brûlé , qui , au moment où » l'on va mettre le feu au bûcher, veut parler » encore pour sa justification, et en admettant » un interlocuteur qui lui adresse ces mots : Va , » mon ami^ ce que tu dis là et rien y cest la même » chose ; tu ne seras plus cru. »

LE MARÉCHALE.

Quelle horreur !

LA DUCHESSE.

Cela est véritablement exécrable autant qu'ab- surde.

LA COMTESSE.

Cependant les éditeurs étaient sûrs de nows faire rire avec cet article.

LE CHEVALIER.

Permettez - moi de vous lire encore le moi


(479) Caractère peint , clans lequel il est dit que raies » têtes de TNéioii, de Cali<^ula, d'CJlliori et de » Commode (dans les médailles), semblent nous » décrire jusqu'à quel point les petits-maîtres » peuvent devenir scélérats.... »

LE MARÉCHAL DK RICHELIEU.

Néron , pctU-rnaitrel

LA COMTESSE.

On ne sait pas pourquoi on place Othon dans la classe de ces monstres. Othon fut peut-être un petit-maître, mais il ne fut point un scélérat.

LE CHEVALIER , continuant de lire.

« Dans les médailles de Vespasien, on croit » mesurer l'étendue de son avarice.... »

LA MARÉCHALE.

Cela n'est pas facile à représenter dans une gravure.

M. DE MALESHERBES.

On s'étonneroit que Vespasien , l'un des meil- leurs et des plus grands empereurs , ne fut dé- signé ici que d'une manière injurieuse, si l'on ne savoit pas que ce prince si clément , si géné- reux, et qui protégea avec éclat les arts, les lettres et les sciences , fut obligé de chasser de Rome trois ou quatre philosophes insolens et séditieux.


( 48o_ )

LE CHEVALIER , continuant de lire.

« Marc-Aurèle paroîl être violemment attentif » à remplir tous ses devoirs. » oirmio: > »

LA MARÉCHALE.

Voilà encore une chose qu'il est merveilleux de pouvoir représenter dans un profil; on a rai- son de louer le talent extraordinaire des anciens artistes.

LE CHEVALIER

Assurément, car l'un des nôtres pourroit à peine , dans une tête , nous donner seulement l'idée d'un prince médiocrement attentif à rem- plir un de ses devoirs.

LE MARÉCHAL DE BIROIN'.

On ne conçoit pas comment des hommes qui ne sont pas imbécilles , peuvent insérer de telles choses , dans un ouvrage sérieux qu'ils appellent national.

M. DE pondevesltï:.

Il y a bien d'autres bizarreries dans ce siècle- ci , que l'on ne concevra pas un jour.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Heureux les jours où l'on s'en étonnera !

M. DE MALESHERBES.

Quoi de plus surprenant que toutes les folies et les bêtises que les encyclopédistes se permet-


(4Hi ) tent dans loiis les genres, et même a commencer j)iir Voltaire ; je m'en ra|)pelle une de lui ([ui n'a jamais été relevée et qui me paroît inouie.

« La langue prirniUvc^ dit -il, n'est-elle pas » une plaisante cliimère? que diriez-vous d'un » lionmie f|ui voudroit rechercher quel a été le » cri primitif de tous les animaux, et comment » il est arrivé que, dans une multitude de siècles, » les moutons se soient mis à bêler , les chats y> à miauler, les pigeons à roucouler, les linottes » à siffler {a) ? »

MADAME DU DEFFANT.

Quel raisonnement inconcevable !

M. DE MALESHERBES.

On en pourroit citer bien d'autres de la même force , du même auteur ; j'avoue que ce qui m'irrite le plus contre nos beaux esprits célèbres, c'est l'orgueil insupportable, qui leur donne une partialité, une injustice, une dupli- cité dont on n'a jamais, je crois, vu d'exemples : j'ai eu la satisfaction d'exprimer à cet égard ma façon de penser à M. d'Alembert d'une manière non équivoque dans une réponse à une de ses lettres {b).

[a] Dictionnaire philosophique de Voltaire, mot ABC ou Alphabet.

(h) Cette lettre imprimée est véritablement admirable;

3i


(482 )

LE DUC.

On n'a jamais vu une secte entière aussi scan- daleusement impie , obscène , séditieuse , et en même temps aussi burlesquement ridicule à tant d'égards.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Cependant cette secte, si tous les bons esprits ne se liguent pas contre elle, cette secte auda- cieuse et turbulente bouleversera l'Europe : il y a déjà tant de gens corrompus par eux , et tant de sots

M\DAME DU DEFFAIVT.

Ah ! M. le maréchal , c'est voir trop en noir ; et cette crainte exagérée rappelle l'étonnante prédiction de l'abbé de Beauregard.

LA COMTESSE.

Qu'est-ce que l'abbé de Beauregard ?

MADAME DU DEFFAINT.

Comment, Madame, vous n'avez pas entendu parler du sermon réellement insensé, prêché à Notre-Dame par l'abbé de Beauregard?

LA COMTESSE.

J'arrive de File-Adam , où l'on ne parloit que d'amusemens et de fêtes.

elle fait le plus grand honneur à M. de Malesherbes , et se trouve dans la Correspondance de cL' Alembert,


( m )

L4 MA.RÏ:CIIALE.

On m'a bien dit quelque chose de cet ahbé, qui a toujours été, dit-on, très-vertueux et très- sage; mais qui a eu eu chaire luie espèce d'accès de folie.

MADAME DU DEFFANT.

Son sermon imprimé a paru hier; il est sur le coin de ma cheminée.

M. DE MALESHERBES.

Le voici.

MADAME DU DEFFANT,

Le passage est marqué par une corne; de grâce. M, de Malesherbes, lisez-le tout haut.

M. DE MALESHERBES , lisant.

« Oui , c'est au Roi et à la Religion que les phi- » losophes en veulent! la hache et le marteau » sont dans leurs mains ! ils n'attendent que » l'instant favorable pour renverser le trône et » l'autel! »

LE 3IARÉCHAL DE RICHELIEU.

Je suis tout-à-fait de cette opinion.

LE DUC.

C'est la mienne aussi.

M. DE MALESHERBES , lisant.

« Oui, VOS temples, Seigneur, seront dépouil-

3i..


( 484 )

» lés et détruits, vos fêtes abolies, votre norrt » blasphémé , votre culte proscrit!.... »

LE MARÉCHAL DE BIRON.

Cela est impossible.

M. DE MALES BERBES , lisant.

« Mais que vois-je !.... le pontife de Baal dans M la chaire de vérité {a) !.... »

L4 DUCHESSE.

Ah ! c'est trop fort.

MADAME DU DEFFANT.

Il va VOUS en dire bien d'autres ; je vous eu prie, poursuivez.

M. DE MALESHERBES, lisant.

ce Aux saints cantiques qui faisoient retentir » les voûtes sacrées, succèdent des chants pro- » fanes!.... Et toi divinité infâme du paganisme, » impudique Vénus , tu viens ici même prendre » la place du Dieu vivant , t'asseoir sur le trône » du saint des saints , et recevoir l'encens exé- » crable de tes nouveaux adorateurs {b). »

(a) Le comédien Monvel qui, dans la chaire de Notre- Dame, joua le rôle de grand-prêtre de la Raison. Il est à remarquer que, huit ans après, il devint fou-furieux, qu'il vécut deux ans dans une démence complète , et qu'il mou- rut dans cet état.

(b) Mademoiselle Aubry, actrice de l'Opéra qui,, presque


( 485 ) M-, r.irKvvLiF.n.

Voilà une cxagcTatioii ridicule qui va jusqu'à la folie.

LE MARÉCHAL DF RICnELTEC.

Les philosophes ne manqueront pas de crier 2i\x fanatisme.

nue et en déesse Raison , fut posée sur le grand autel de Notre-Dame , pour y recevoir solennellement les hommages du peuple. L'un des journaux du temps, en rendant compte de cette auguste cérémonie , disoit que la déesse jetoit sur le peuple des regards fiers et doux. Ce fut celte même ac- trice qui, sept ans après, jouant dans un opéra, le rôle ds Minen>e ^ et placée d^ins une gloire^ tomba du haut du cintre (toutes les cordes de la machine rompirent à la fois) : elle se brisa toutes les dents, se cassa une épaule, une jambe , et se défigura horriblement le visage. Deux petits enfans qui dévoient représenter aux pieds de la déesse , les génies des arts , furent arrêtés par un embarras dans la rue des Lombards ; ils entrèrent dans une boutique , et y res- tèrent un demi-quart- d'heure. Mademoiselle Aubry voulut les attendre pour monter dans sa gloire : le public ne le souffrit pas. On lui demanda quelques minutes d'à x'^nte; il les refusa : les enfans n'arrivèrent quà l'instant même de la chute. Nous étions à Paris , et nous vîmes le soir même trois personnes qui s'étoient trouvées à cette représentation : d'ail- leurs tous les journaux en rendirent compte. Le pontife de la Raison devenant ybz^ , la déesse punie dans le même rôle , l'innocence épargnée dans les enfans,... et la prédiction de- l'abbé de Beauregard!... Quel sujet de réflexions!.*.


( 486 ).

LA COMTESSE.

Et, au fait, en ceci, ce ne sera pas sans raison.

MADAME DU DEFEANT.

Cependant M. l'archevêque a lui-même hau- tement blâmé cette étrange extravagance ; l'abbé de Beauregard devoit prêcher à Versailles, et n'y prêchera point; enfin il est interdit pour six semaines de toutes fonctions ecclésiastiques : tout cela est très-fâcheux pour la Religion , car cet inconcevable sermon sera pour les encyclo- pédistes un véritable triomphe.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU

Ce bon prêtre sans doute extravaguoit : on ne verra sûrement rien de semblable. \^t pontife de Baal ne montera point dans la chaire de vérité et l'on dira toujours la messe sur le grand autel de Notre-Dame.

LE DUC

Je connois un homme de finances , qui dîne quelquefois chez le baron d'Holbach et qui a entendu de ses oreilles la phrase suivante qui se trouvoit dans une lettre de ' ^oltaire adressée à d'Alembert : « Ce n'est pas assez que les servan- ii tes n'aillent ni à la messe ^ ni aux prêches \ il » faut engager la bonne compagnie à n'y plus i^ aller [a). » Ainsi vous voyez qu'ils ne veulent

id^j Correspondance de Voltaire et de d' AlemherL


( 487 ) ni (le la rcli^^ion catholique, ni de la protes- tante : c'est Vat/iêisine , sous le nom adouci du déisme^ qu'ils ont le projet d'établir dans toute riùirope.

LE MVRi'crrvL m: riciiilieu.

Je vous assure, M. le duc, que je ne doute nullement de la bonne volonté de ces Messieurs à cet égard ; je suis très-persuadé, comme je l'ai dit mille fois , que, si on n'agit pas fortement contre eux , ils amèneront une révolution qui changera la forme du Gouvernement; mais ils conserveront \\n fantôme de royauté, et ils ne parviendront point à abolir le culte public.

LE MARÉCHAL DE BIRON.

Depuis l'invention de la poudre à canon, une révolution est impossible ; nos places fortes se- ront toujours vaillamment défendues et nos trou- pes toujours fidèles; d'ailleurs , notre nation est loyale et généreuse ; le peuple français est plein d'humanité; on ne verra jamais parmi nous les cruautés qui ont souillé l'Angleterre; les Fran- çais sont belliqueux, mais ils sont sensibles; ils aiment leurs Rois ; ils ne deviendront jamais par- jures, barbares et féroces.

LE CHEVALIER.

Les nations, comme quelques individus, peu- vent quelquefois quitter leur caractère naturel.


(488)

Il est vrai qu'ils y reviennent facilement; mais, comme les arbres qu'un orage violent force à ployer avec impétuosité jusqu'à terre, ils ne se relèvent qu'après avoir écrasé ceux qui se trou- voient sous leur abri.

LE DUC

Le symptôme le plus effrayant de notre dé- cadence est l'esprit novateur qui gagne tous les États.

M. DE MALESHERBES.

« Surtout lorsque cet esprit remuant veut » changer les lois ; car la vieillesse des lois ( qui » ne sont point barbares ) est sacrée comme celle » des hommes est vénérable. On a un grand » avantage quand ce que l'on présente comme

» de plus conforme à la raison et à la justice ,

» se trouve appuyé de l'autorité des siècles pas- » ses. La prévoyance est une qualité si rare L.. » et cependant l'avenir est le meilleur des con- » seillers : les fous le dédaignent. Ah ! si les hon- » nétes gens pouvoient un jour se liguer!... Mais » ils craindroient par là de cesser d'être hon- » nétes (a). »

LA MARÉCHALE.

Cela est tout simple ; toutes les ligues jusqu'ici

[a) Pensées de Maleshcrhes ^ '


( 48o ) iTont été que des complots ténébreux inventés et dirigés par de /nal/io/i/n'lcs g('n,s\, des factieux, des impies....

LE CHKVALirn.

Quand verra-t-on une limite magnanime for- mée par des génies bienfaisans et des âmes ver- tueuses ?...

LA COMTESSE.

Elle nous seroit bien nécessaire dans le mo- ment actuel.

M. DE MALESHERBES.

«Quel temps, en effet, que celui où Thon- )) néte homme se trouve heureux de pouvoir î> faire le bien impunément (aj, »

LA DUCHESSE.

Avouons , pourtant , qu'il y a dans nos mœurs quelques changemens favorables; par exemple, nous sommes plus rapprochés de la nature , nous avons des goûts plus champêtres, nous ai- mons davantage la campagne.

LA MARÉCHALE.

Oui , le goût de l'agriculture est , comme toute autre chose , une prétention ; tous les hommes , dans leurs terres ou dans leurs maisons de cam-» pagne, se croient des Cmcinnatus.

(a) Pensées de Malesherbes.


( 490)

LE CHEVALIER.

Il leur suffit, pour cela, d'avoir des chapeaux et des souliers gris et de se promener le matin ime heure dans les champs {a).

LA COMTESSE.

A propos de cAawyP^, madame la maréchale sait- elle si madame de la Ferté-Imbault est revenue de ses terres?

[a) Depuis la révolution , l'amour universel de l'argent n'a pas réformé les mœurs , mais cet amour matériellement solide a mis , à certains égards , quelque règle dans les con- duites. Nos grands propriétaires ont calculé qu'il valoit mieux s'occuper du soin de faire valoir ses terres pour en mettre le revenu dans ses coffres, que d'y recevoir avec agrément et magnificence sa famille , ses amis et les étrangers. D'ail- leurs, comme il n'y a plus de vassaux, et que l'homme est, libre, comme il n'y a plus de seigneurs , on n'est plus obligé de fonder dans ses terres des écoles pour les petits enfans , et des hospices pour les vieillards et les malades ; les pay- sans meurent souvent faute de secours , mais libres comme l'air. Ils sont rendus à la nature ; ils jouissent pleinement de la dignité àe leur être : que faut-il de plus pour être heu- reux? Dégagés de toute obligation envers cette classe réta- blie dans tous ses droits d'hommes , les ci-devant seigneurs ne s'occupent plus que de leurs propres intérêts; ils sont devenus très-instruits dans l'art d'élever , non des orphelins, mais des mérinos : on n'a jamais en France tant parlé de troupeaux l Sans la politique , l'agiotage , la hausse et la baisse delà bourse , nos conversations seroient de véritables idylles.


( 49' )

I.\ M VU LC HALL.

Elle iTest point encore de retour. Elle restera dans son château jusqu'à ce que son grand deuil soit passé; elle est toujours dans une grande af- fliction de la mort de sa mère (a)\ elle a eu du moins la consolation de la voir mourir très- chrélieiuiemenl.

LA. DUCHESSE

Grâces aux précautions prises très-sagement pour éloigner de son lit de mort tous les enc)' clopéclistcs.

LE CHEVALIER.

Aussi jettent-ils feu et flamme contre madame de la Ferté-Iiiibault, qu'ils appellent une hypo- crite , une imbécille, une fille barbare et déna- turée.

LA MARÉCHALE.

Voilà un portrait bien ressemblant de la per- sonne la plus spirituelle, la plus naturelle et la plus parfaitement honnête.

LE MARÉCHAL DE BIRO]X.

Nous avons déjà parlé des inconséquences des philosophes; mais il en est deux surtout qui sont particulièrement frappantes parmi eux; l'une qui n'admet jamais l'exaltation religieuse, lors-

[a) Madame Geoffrin.


(490 qu'entièrement d'accord avec l'Évangile, elle pro- duit des vertus sublimes....

LE DUC.

Il est vrai que ces admirables dévouemens ne sont, aux yeux des impies, que de l'extravagance et surtout de l'hypocrisie.

LE MARÉCHAL DE BIRON.

Néanmoins , ces mêmes incrédules admettent tous les jours une exaltation religieuse, lorsque, par ignorance, elle produit des excès coupables que l'Evangile réprouve. Tant de mauvaise foi unie à tant d'absurdité se retrouve dans le juge- ment qu'ils portent sur ceux qui montrent des sentimens véritablement monarchiques : ils pré- tendent qu'il faut avoir l'imbécillité et la bas- sesse d'âme d'un vil esclave^ pour se soumettre avec une inviolable fidélité à l'autorité royale; cependant ils admirent, dans l'ordre commun de la société, le serviteur loyal véritablement dévoué à son maître.

LE CHEVALIER.

Ils admirent encore, dans les situations diver- ses de la vie, l'homme passionné , qui fait le sacri- fice de sa volonté, pour adopter celle de l'objet qu'il aime.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Ils accordent les plus grands éloges au soldat


( 41)3 )

(|ni ()l)oitavcui,'I('ment à son i^rru'ral, et fjui, ton- joins sons Ir jon^^ de la «liscipline la plus dcsno- liqnc, porte jnsqn au fanatisnriC 1 attacUemciit et la soumission pour tu Ini (pii le commande.

LF 3i\ui'r,ii\r- Di: buion.

Ils conviennent enfin que le sentiment enno- blit tout (a), jusqu'à la servitude d'un véritable esclave.

AI. DE MALESIIEREES.

En effet, en lisant l'histoire ancienne, qui pourroit refuser son admiration à tous ces traits d'une héroïque fidélité , qui, dans ces temps anti- ques, et surtout pendant les proscriptions du triumvirat, illustrèrent tant d'esclaves? qui pour- roit ne pas trouver de la grandeur d'âme dans l'action sublime de l'esclave de Panopion, qui prit le nom de son maître, se mit dans son lit pour se faire tuer par ses assassins , afin de don- ner à Panopion le temps de s'évader!...

LA DUCHESSE.

Quel homme libre pourroit porter plus loin l'héroïsme de l'attachement?...

(à) Et de plus ils ont répété mille fois que la passion ex- cuse tout, autorise tout, et même les égaremens les plus criminels. Cette maxime si fausse et si pernicieuse, mais adoptée par leurs disciples , forme le fond et l'intérêt d'une grande quantité de romans modernes .


( 494 )

LE CHEVALIER.

La classe de la noblesse a produit, depuis des siècles, une foule de généraux d'armée et de mi- nistres d'État , de grands magistrats , d'ambassa- deurs, etc. Esl-il donc étonnant que , justement enorgueillis des hauts faits de leurs ancêtres qui, par leurs talens et leurs services, ont répandu tant d'éclat sur la patrie et sur leurs familles , les no- bles soient passionnément attachés à la race au- guste des Bourbons, la plus ancienne et la plus illustre de l'Europe, et qui compte parmi ses ayeux des souverains si dignes d'exciter l'admi- ration et l'enthousiasme.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Et voir avec indifférence une odieuse conjura- tion attaquer ce trône antique, entouré 'de si glorieux souvenirs , ne seroit-ce pas renoncer au noble titre de Français? car si la nation française est la plus célèbre de l'Europe, elle le doit à ses rois.

LE MARÉCHAL DE BIRON.

La lecture de notre histoire suffiroit pour nous maintenir dans la fidélité.

LA MARÉCHALE.

Malheureusement on ne la lit plus guère.

M. DE MALESHERBES.

Pour moi , je puis assurer que, s'il falloit sa-


( /los )

riiiicr nia vie pour le Jloi, je \v fcrois s;nis !).«- lancer (a).

LA COMTESSE.

On reviendra aux bonnes lectures.

M. DE PONDEVESLE.

Oui , quand le ncologisine aura fait tant de progrès, que le langage des bons auteurs sera deveiui si suranné , qu'on ne l'entendra plus, et que Ton comprendra moins encore leurs senti- mens et leurs doctrines.

M. DE MALESHERBES

Je me souviens d'avoir écouté ici, dans ce même salon, et avec le plus vif intérêt, M. le pré- sident Hénault , faisant une courte et rapide énumération des grands bommes qui ont régné sur la France.

MADAME DU DEFFANT.

Je me le rappelle aussi.

M. DE MALESHEREES.

Ma mémoire est fidèle, et, si je ne craignois d'être accusé de pédanterie , je pourrois rap- porter presque mot pour mot tout ce qu'il a dit.

LA MARÉCHALE.

Nous serons cbarmés d'entendre à la fois

(a) 1793!...


(496) M. de Malesherbes et le président Hénault. (Tout

le monde presse 1\I. de Malesherbes de parler.) M. DE MALESHERBES.

Pour ne pas abuser de vos bontés, je tâcherai que ma citation soit bien exacte. Voici le début de mon auteur :

« Qu'il doit être cher à tous les Français ce trône le plus ancien de l'Europe , ce trône au- guste sur lequel ont régné depuis le valeureux Pharamond, Clovis, Clotaire II, Dagobert (si grands pour leurs siècles ) {a) , Pépin , Charle- magne, Hugues Capet, le juste et pieux Ro- bert , Louis VII , Philippe Auguste , Louis VIII ,

{a) Voici encore une inconséquence philosophique : les philosophes reconnoissent qu'un prince né dans une nation dépourvue de civilisation , peut être un grand homme, quoi- qu'il ait fait des actions cruelles (pourvu toutefois qu'il n'ait rendu aucun service éclatant à la Pveligion) , c'est ainsi qu'ils ont prodigué de pompeux éloges au Czar Pierre le Grande en reconnoissant qu'on ne devoit attribuer qu'à la barbarie de son siècle et de sa nation les actions cruelles qui ont souillé sa vie , et s'ils n'ont pas eu la même et juSte indul- gence pour le grand Clovis , c'est que ce prince fut le pre-- jnier Roi chrétien; et ces mêmes philosophes se passionnent pour Julien l'Apostat , livré aux plus abominables supersti- tions , pour ce prince barbare qui faisoit égorger les vieilles Jemmes y pour consulter l'avenir par l'inspection de leurs entrailles , qui fit mourir son gouverneur Ursule , etc. j mais cet empereur abjura la Religion chrétienne...


( '\[)1 )

Louis IX, lMiili|)|)c le Hardi, l'intrépide Louis X, le loyal et véridi(jiie roi Jean V'\ le sage Char- les V, le brave et clément Cliarles VII, Char- les Vlll, surnommé le Victorieux, Louis XII, Père du peuple, le chevaleresque François T*^, surnomnié le Restaurateur des lettres et des sciences, Henri le Grand, Louis XIII, dont le règne fut si éclataiit (//), Louis XIV, et tant de princes et princesses du sang royal , aussi re- nommés j)ar leur goût éclairé pour les arts et par l'élévation de leur âme et de leurs actions , que par celle de leiu' naissance. Le souvenir de tant de gloire dans tous les genres, et la rccon- noissance d'une longue suite de bienfaits , doi- vent porter au comble l'attachement de la no- blesse pour la monarchie. Tous les souverains qu'on vient de nommer avoient d'autres droits, mais aussi puissans, à.J'amour de tous les Fran- çais ; car ces rois ont protégé avec éclat, les sciences, les lettres, les arts, les manufactures , le commerce et la navigation. Il est à remarquer que, dans cette longue nomenclature, on n'a point parié des princes qui, sans être brillans , furent

{oj Et par d'admirables établissomens de charité : THôtel- Dieu, les Enfiins-Trouvés, los Sœurs de la Charité, l'amé- lioration des prisons, les infirmeries pour les galériens, des d.(sséchemens de marais, de grandes plantations et d'autres ouvrages publics , de nouvelles jiianufactures , etc.


( 49» ) néanmoins de bons rois , et que dans celte liste, unique dans l'histoire, on ne pourroit citer que deux souverains dont la mémoire soit véritable- ment souillée : celui dont le nom retrace le sou- venir du plus déplorable événement, Charles IX, irrité des cruautés et des profanations des cal- vinistes, faîigué des intrigues du factieux Coli- gnv, eut la foiblesse de céder à d'affreux conseils et de permettre le massacre de la Saint-Barlhé- lemi!.... Mais son caractère ne fut point cruel : il aima les arts, protégea les lettres, et les cultiva lui-même avoc un grand succès {a). L'autre mo- narque , indigne de régner sur une nation géné- reuse , Louis XÏ, a laissé un nom détesté , parce qu'il fut cruel, vindicatif, avare, dissimulé, et qu'enfui il n'eut rien de Fiançais; cependant, il eut la réputation d'un grand politique, et il fut un roi populaire, si l'on pouvoit honorer de cette belle qualification, non l'ami, mais le flatteur du peuple; il affecta de dédaigner le faste, la représc utàtion , et de mépriser la noblesse ; il entroil souvent, sans aucune suite, dans les mai- sons dv's simples artisans et s'ei^tretenoit fami- lièrement avec eux ; il fit souvent manger à sa table des négocians et même des marchands {b),

{a) Il nous reste de lui des vers adressés à Ronsard , et fort supérieurs à tous ceux de ce poète si fameux de son temps. [b) Henri IV fut un Roi populaire , et Louis XI un Roi


( ^l'JÎ) )

LT- MAIu'iClIAL DK lUCiUiLIEU.

De quehjiie parli (uToii puisse être, il faut reconnoîlro cju'iiii aUachement à toute épreuve pour son maître , ou sou chet, ou sou sonverain, est toujours respectable , louchant et digne d'é- loges.

LE CHEVA.LIE11.

Toutes les actions humaines ont pour cause deux sentimens très-diiférens par leur nature , et qui se ressemblent ([uelqueiois par leurs ré- sultats; l'un vient de l'Ame et l'autre n'est pro- duit que par l'imagination : le premier , est la source inépuisable du véritable héroïsme ; le se- cond, formé par l'amour-propre et l'égoïsme , a souvent fait faire alternativement des bassesses, des crimes et des actions éclatantes, suivant le caractère ou la situation de celui qu'il domine ; il fait ramper ou il inspire la passion de s'élever; mais seulement pour étonner et pour subjuguer, car il n'a jamais fi\it connoître la véritable gloire, puisqu'il n'a pour base que la cupidité, l'orgueil et l'ambition.

LA COMTESSE.

c'est ce sentiment impérieux et turbulent,

libéral^ dans le sens qu'on attache aujourd'hui à ce mot, qui , comme on sait , n'a rien de commun avec les idées de désin- téressement y de mépris de l'argent, de magnificence bien- faisante, etc.

32..


( 5oo )

qu'on appelle espjit de parti dans les temps de rébellion, et qui, dénué de toute affection par- ticulière, s'envenime et s'exalte seulement pour des opinions et pour des nouveautés, qui sem- blent promettre aux intrigans des changemens brilians dans leur situation.

M. DE MALESHERBES.

Ce n'est pas là en effet Y esprit de parti de ceux qui sont attachés aux anciennes lois et à un gouvernement établi depuis long -temps; car il se mêle nécessairement à ce dernier esprit de parti une affection que l'habitude , les traditions et la reconnoissance peuvent rendre très-pas- sionnée {a).

(a) Point de liens sans devoirs réciproques, et par consé- quent sans vertus. On n'a jamais dit les devoirs de l'amour, mais bien de l'amour conjugal. Le devoir et la vertu sont donc les bases de toute société. L'amitié étant un sentiment pur , fondé sur l'estime , est un lien, tant que les devoirs eu sont réciproauement remplis.

Il n'y a point de liens entre un tyran et ses sujets ; ces der- niers n'ont que des chaînes. La force , le crime , le vice peuvent forg r des chaînes ; la crainte ou l'attrait du plaisir peuvent les recevoir, mais la vertu seule peut former des liens: les chaînes n'asservissent que matériellement; elles n'ont aucun empire sur les esprits et sur les âmes ; on brise sans scrupule des chaînes ; on ne rompt J^^ liens qu'avec re- mords; la réciprocité des devoirs entre le souverain et les sujets affermit les trônes.


( Sor )

M. Dl- PONDEVFStE.

Nos philosophes et surtout Raynal, en exhor- tant à renverser letroiu! et les autels, se vantent d'être inspirés par lUi ardent amour pour le genre humain.

LE MARÉCn\L DE BIRON.

c'est-à-dire pour les générations futures'^ car il faudroit immoler à ce sentiment la génération présente.

LE CHEVALIER.

Cette courageuse philantropie est d'autant plus extraordinaire, qu'il n'en résulteroit que des sé- ditions, des révoltes, des guerres, des massa- cres et des bouleversemens universels.

31 AD A ME DU DEFFANT.

Et le tout, pour le bonheur de la postérité.

M. DE ZVIALESHERBES.

Dans tous les temps, les factieux ont tenu ce langage; c'est toujours, à les entendre, pour nos arrière-neveux qu'ils travaillent, qu'ils complo- tent , qu'ils détruisent, qu'ils dépouillent etqu'ds s'enrichissent, s'ils le peuvent.

LE DUC

Mais comment se fait-il que cette ardente passion pour le genre humain n'ait jamais enga- gé cette espèce àe philantropes à se dévouer per-


( 5oa )

sonnellement, dans les calamités publiques, au soulao^ement de leurs semblables , comme les François de Sales, les Vincent de Paul, les Bel- zunce, les Lagaraie, les Luigi (a), et cette foule de saints se sacrifiant pour les autres (mais qui, à la vérité , n'étoient que leurs contemporains) ? Comment se fait-il encore que, parmi ces mê- mes hommes, toujours prêts à tout entreprendre pour nos arrière-neveux, on ne puisse citer des fondateurs d'hospices, d'hôpitaux, et enfin des sacrifices entiers de fortune et d'ambition, dont la charité chrétienne a donné tant d'exemples?...

LA COMTESSE.

C'est que la charité^ et ce que les déistes ap- pellent la bienfaisance ^ sont deux choses très- différentes.

LE DUC

Cela doit être ; car la bonté naturelle ne peut être stable et fixée que par la Religion ; et, en agis- sant toujours avec la certitude de plaire à Dieu,

[a] C'est un vertueux prêtre qui , de nos jours , a fondé à Smyrne , pour les pestiférés , un Lôpilal qu'il dessert lui- même, ayant consacré toute sa vie à ce pieux et sublime dévouement.

Ce trait est rapporté par un écrivain non suspect en ce genre, par \q philosophe Morellet, dans son voyage de Si- cile.


( 5o:; ) elle atteint le plus haut point do perfection et (le sublimité où elle puisse parvenir. Il est cer- tain (Tailleurs, cpie la lleligion est le plus grand frein des rois, des chefs des nations et des peu- ples (a).

LE MAl\ÉCH\L DE BlCHELlEU.

Cela est incontestable , et c'est pour cette rai- son que les philosophes Tattaquent avec tant d'acharnemejit; ils sont déjà parvenus à Tafloi- blir ; si ce mal augmente, on verra, je le répète, une révolution terrible.

LA^ DUCHESSE.

Je suis très-frappée d'une altération déjà fort visible dans les moeurs de la bourgeoisie et des artisans; les marchandes commencent à porter des plumes et des fleurs, et, dans ma politique, c'est un bien mauvais signe.

LE CHEVALIER.

Que dites-vous donc. Madame, d'une danseuse de l'Opéra, qui vient de prendre un valet de cham- bre , qui n'a point l'habit de ses autres domesti- ques, et qui, chez elle, annonce les visites *

[a] Dont elle assurera toujours la fidélité. Aussi, dans la révolution , a-t-on vu une province où la Religion s'étoit conservée dans toute sa pureté , la Vendée , donner l'exemple le plus héroïque du courage et de l'attaclicment à la monav- ctiie.


( 5o4)

MADAME DU DEFFAWT.

Une danseuse de l'Opéra!

LE CHEVALIER.

Oui, Madame, et c'est mademoiselle Dervieux.

LA MARÉCHALE.

Voilà , soyez en sur, de très-mauvais présages.

LE MARÉCHAL DE BIRON.

On reproche aux vieillards de regretter tou- jours le temps passé; mais ce sentiment est au- jourd'hui hien excusable; par exemple, la classe des domestiques dégénère visiblement ; un seul trait du siècle de Louis XIV suffiroit pour le prouver. Lorsqu'on établit l'impôt de la capita- tion, on en exempta toute la Iwrée de France; si pareille chose arrivoit à présent , qu'en résul- teroit-il ? que toute notre livrée sei oit charmée de ne rien payer. Eh ! bien alors toute la livrée du grand siècle fut excessivement choquée de cette exception ; dans toutes les villes , tous les domes- tiques se rassemblèrent, représentèrent qu'ils étoient citoyens comme les aulres sujets du Roi, et qu'ils dévoient payer l'impôt : on leur accorda ce qu'ils demandoient, et l'on reçut leur argent.

M. DE MALESHERBES.

Voilà un trait devenu bien gothique.


( 5o5 )

LE DUC.

Dans ce temps- là on vivoit beaucoup plus clans ses terres, on y donnoit de grands exem- ples de piélé et de cliarilé. Tous les grands sei- gneurs avoient non-seulement, comme nous le voyons encore, des chapelles dans leurs châ- teaux, mais ils en avoient aussi dans leurs hôtels à Paris ; enfin la magnificence des processions publiques et de toutes les cérémonies religieuses avoit beaucoup plus d'éclat que de nos jours; l'instruction chrétienne étoit plus répandue, et le peuple connoissoit mieux ses devoirs.

LA COMTESSE.

Nous avons toujours de si belles processions à la Fête-Dieu! Quoi qu'en dise l'abbé de Beaure- gard, on ne parviendra point à nous les oter.

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Je n'en répondrois pas.

LE CHEVALIER.

Et nous possédons encore un admirable mo- nument de la foi catholique.

MADAME DU DEFFAjNT.

L'église de Saint-Pierre de Rome?

LE CHEVALIER.

Je n'avois pas l'intention de désigner cet in-


( 5o6 )

comparable édifice, où tous les arts ont déj3osé leurs chefs-d'œuvre les plus parfaits. Je voulois parler de l'île de Malthe, ce rocher que la Pro- vidence a placé au sein des flots orageux , com- rae pour apprendre à tous les navigateurs, que les héros qui l'habitent sont accoutumés depuis des siècles à braver tous les genres de dangers.

M. DE PONDEVESLE.

Oui, ce phare religieux rappellera toujours, par son aspect ou son nom seul, les plus nobles idées de l'antique chevalerie et des vertus chré- tiennes et guerrières (a).

LE CHEVALIER.

Puisse-t-il être à jamais heureux et triomphant au milieu des orages et des tempêtes!

MADAME DU DEFFAIVT.

^ous p^Tlions de pj^ésages : il en est un encore qui me paroît très-mauvais; nousavons déjà beau- coup perdu de notre gaieté.

LE CHEVALIER.

C'est une grâce française qui tient au carac- tère national ; car la gaieté s'allie naturellemen t avec la franchise.

[a] Les lois et les statuts de l'oidre de Malte étoient admi- rables.


( 5o7 )

LA MARÉCHALF au Chevalier.

Si la notre s'altère, vous n'avez rien à cet égard à vous reprocher; ce n'est pas votre faute.

LK CHEVALIER.

Je n'ose plus aujourd'hui me livrer à cette gaieté que je regrette, puisqu'elle savoit vous plaire; je deviens distrait et rêveur.

LE MARÉCHA.L DE BIRON.

On a substitué à la gaieté innocente et fran- che , une gaieté factice et de mauvais goût qui ne se manifeste que par des sarcasmes, des jeux de mots et des calembourgs.

LE CHEVALIER.

La méchanceté exclut naturellement la gaieté.

31. DE PONDEVESLE.

Je suis persuadé que si les^ charmans contes d'Hamilton paroissoient aujourd'hui pour la pre- mière fois^ ils n'auroient aucun succès.

M. DE MALESHERBES.

Ils ne contiennent aucune satire, ils ne sont ni licencieux, ni impies, ni séditieux; on les trou- veroit trop frivoles.

LE CHEVALIER.

La remarque est très-juste : nos beaux-esprits ont décidé qu'il y a une profonde philosophie


( 5o8 )

dans l'esprit de révolte , dans la licence et dans l'irréligion ; ils ne peuvent soutenir sérieusement de telles choses quepardesgalimathias et des am- phigouris; ils ne peuvent plaisanter dans le mê- me sens qu'en prenant un ton burlesque, et en employant continuellement les mensonges , les calomnies et les injures les plus grossières; s'ils parviennent à rendre cette mode générale, on ne parlera plus de l'urbanité et de la gaieté fran- çaises....

M. DE POINDEVESLE.

Et la littérature tombera dans la plus entière décadence.

M. DE MALESHERBES.

Joignez à tout cela le néologisme....

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

Et l'Anglomanie, qui nous fait joindre à cette fausse gaieté dont nous venons de parler, le goût des scènes les plus lugubres et la passion des tombeaux : nous en avons dans nos jardins, dans nos poésies, dans nos romans, dans nos ta- bleaux....

LE CHEVALIER.

Nous devons surtout cette mode aux ISuits d*Young^

LA C03ITESSE,

J'ai été en Angleterre, et je puis vous assurer


( '>oo) que les Anglais sont fort loin ( l'être aussi tristes que nous nous les représentons; nous ne con- noissons en général de leur littérature que ce qu'elle a de sombre; ils ont pourtant d'exccliens ouvrages d'un très-bon comique.

M. DE PONDE VESLE.

D'abord le Spectateur {a), et le poème d'Hu- dibras.

LE CHEVALIER.

Un grand nombre de comédies charmantes , entre autres celles de Farquhar, qui n'ont point été traduites.

LA COMTESSE.

Et des poésies fugitives remplies de grâce et de gaieté; enfin je ne leur trouve en ce genre un mauvais goût que dans leurs débats politiques ; il est ridicule, et même inconcevable, de vouloir mettre de la gaieté dans des choses aussi graves et aussi importantes.

LE CHEVALIER.

On voit en effet, dans leurs journaux, que beaucoup d'orateurs de la Chambre des Com- munes se permettent souvent des plaisanteries et des épigrammes, chose assurément bien déplacée

[a) Le meilleur journal à tous égards qu'on ait jamais fait , mais ti'ès-mal traduit en français.


(5io)

dans une telle assemblée, quand il s'agit de dis- cuter les intérêts d'une grande nation.

M. DE MALESHERBES.

C'est manquer à la fois de dignité nationale et de respect pour le public. -

M. DE PONDEVESLE.

C'est qu'il est ]»lus aisé de faire rire les oisifs et les sols , que de pai 1er avec assez d'éloquence, de sagesse et de noblesse pour satisfaire tous les gens raisonnables qui pensent bien.

LA. COMTESSE.

J'avoue que rien ne m'a jamais paru plus cho- quant que le compte rendu de leurs séances publiques, où l'on trouve sans cesse ces phrases : (On rit éclats de rire rires prolongés etc. )

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU

Quelle indécence!... de tranformer en théâtre bouffon un sénat respectable. Eh ! bien , notre nation, que l'on peint si légère, seroit incapable de s'abaisser ainsi. Oui, si jamais le gouvernement représentatif pou voit s'établir en France , je suis persuadé que le seul bon goût sulfiroit pour préserver nos orateurs d'un ridicule si révoltant.

LA MARÉCHALE.

A propos de bon goût , M. le Maréchal , con-


( ^'t )

noissez-voiis I;i liste des spectacles qu'on nous donnera celte aimée à Fonlaiiiehlcau?

Li: MARÉCHAL Di: RICHELIEU.

Non, Madame; mais M. le duc de Duras, qui est un fort bon juge, m'a dit ([ue l*on joueroit une tragédie de Debelloy, qui auroit sûrement du succès.

LA MARÉCHALE.

Tant mieux : j'aime Debelloy; il a des senti- mens véritablement français.

M. DE PONDEVESLE.

On n'accorde pas toujours à son style cette excellente qualité.

LE CHEVALIER.

Oui ; mais, depuis Racine, on n'est pas fort dif- ficile sur le style en poésie, et les plus foibles vers de Debelloy valent bien ceux-ci :

Ma rigueur implacable,

En me faisant plus craint , m'a fait plus misérable (a).

Et du nœud de l'hymen , l'étreinte dangereuse Me rend infortuné, s'il ne vous rend heureuse [b).


(a) Marianne j de Voltaire. (h) H faudroit j-{ elle. [Zaïre.


(5i2)

De votre esprit la naïve justesse ,

Me rend surpris autant qu'il m'intéresse (a).

Mon front mal déguisé fit parler mes ennuis [b).

D'où viens-je ? où vais-je ? où suis-je et d'où suis-je tiré (c) ?

J'en pourrois citer une grande quantité d'au- tres de la même force et du même auteur.

M. DE PO-NDEVESLE.

Il est certain que , dans ce genre, Debelloy auroit de la peine à surpasser ceux-là.

LA DUCHESSE.

On ne se doute pas ici de l'heure qu'il est, et je crois que la pendule vient de sonner deux heures.

3IADAME DU DEFFAINT.

Eh! bien, c'est l'heure de la confiance et des entretiens intimes.

LA COMTESSE.

Oui, pour vous. Madame, qui vous couchez à trois ou quatre heures.

(fl) Jeanine. Au lieu de qu'il, il falloit qu'elle ; il s'agit de la naïve justesse.

[b) Èriphiie, du même. Un front mal déguisé qui fait parler des ennuis !

(c) Monologue de Caton, du même.


( 5.i )

iMADVMI 1)11 DEFFAIVT.

Kt VOUS VOUS en aile/ tous à la fois! Quelle cruauté !

LE MARÉCHAL DT- PICHELIEU.

Je suis forcé d'aller coucher ce soir à Ver- sailles !

LE DUC

Et moi aussi !

M. DE MALESHERBES.

Et les affaires du lendemain!...

LA COMTESSE.

Et les billets du matin î

LE CHEVALIER.

Et les rendez- vous donnés aux créanciers!

MADAME DU DEFFATfT.

Quel malheur d'y manquer!...

LE MARÉCHAL DE BIRON.

Et la revue des gardes françaises!....

MADAME DU DEFFAWT.

Quelle diversité de motifs et de raisons!...

LE MARÉCHAL DE RICHELIEU.

il en faut tant pour vous quitter (5)!....

EIN DU DERNIER CHAPITRE.

33


(5,4)


NOTES

DU CHAPITRE XIII ET DERNIER.


(i) En ipsirlant de V Encyclopédie , M. de La Harpe (Cowri^ de Littérature) , dit que les intentions séditieuses des phi- losophes commencèrent à se manifester dès le premier vo- lume, et que le seul article autorité étoit assez scandaleux pour justifier les réclamations qui s'élevèrent de tous côtés. M. de La Harpe continue ainsi : '< Un événement qui fit » beaucoup de bruit peu de temps après , et où les encyclo- » pédistes furent notoirement impliqués , devoit encore ouvrir »les yeux sur leurs machinations et sur le progrès de leur » pernicieuse influence , et ce fut la thèse de l'abbé de Prades , )yqui avoit fourni ou signé plusieurs articles importans du » Dictionnai/'e , thèse où l'impiété étoit en même temps si «audacieuse dans les dogmes, et si artificieusement enve- 'loppée dans les formes, que la communauté de travail y «étoit visible entre le bachelier de Sorbonne qui osoit sou- tenir la thèse , et le philosophe Diderot, qui se crut obligé i> d'en publier l'apologie. Il étoit clair que le philosophe avoit j) fourni la doctrine de l'incréduJité , et le bachelier la rédac- »tion théologique. On n'oubliera jamais, dans l'histoire de » ce siècle , ce premier attentat public de l'impiété , affichée » et soutenue avec toute la solennité de ces sortes d'actes , au


(5..'-, )

» milieu (l(»s écoles <le Sorbonne, et, cnlr.- autres blasphèmes, «les miracles (rKsculape , mis en parallèle avec ceux de » Jésus-Christ : qu'on juge coinhicn avoientétc déjà travaillés «tous les moyens de la secte, pour venir à bout , dès i75r , «défaire arborer l'étendard d«' la révolte cointre lu Religion, «dans le sein même de cette Sorbonne, appelée le Concile "Subsistant des Gaules. Mais il n'étoit pas possible non plus y que cette provocation sacrilège fût impunie; elle avoit, il »est vrai, échappé aux censeurs mêmes de la thèse, aux » juges naturels du répondant, et l'on ne peut guère le con- Jtcevoir qu'en supposant qu'ils ne l'avoient pas lue; car, » tous les fonderaens de la Religion révélée , et ceux-même »de la Religion natilreUe y sont , ou renversés par des as- » sertions sophistiques , ou ébranlés par un impudent scepti- Mcisme : la thèse excédoit de beaucoup par sa longueur la » mesure ordinaire du format , et pour sauver cette dispropor- » tion , l'on avoit eu recours à la finesse des caractères ; ce »> qu'on y avoit laissé de christianisme apparent , servit pen- » dant quelques heures à dérober l'irréligion , car ce ne fut uqu'assez tard qu'un des théologiens présens, qui venoit de «la j)arcourir , se leva en prononçant ces paroles qu'on n'a- »voit peut-être jamais entendues dans un acte de Sorbonne : rtcausam Christi et Religionis deffendo coniîii atheurn. On «imagine sans peine quel effet produisit dans l'assemblée ce «peu de paroles, et quelle attention elles attirèrent aussitôt »sur la thèse. Bientôt l'indignation devint générale , et le ré- «pondant, sommé par ses supérieurs de faire cesser le scan- «dale en se retirant. L'examen n'étoit pas difficile, et le ré- w sultat n'étoit que trop clair ; mais les magistrats se crurent » aussi obligés de venger l'insulte faite à la Religion , qui «est loi de^ l'État. Le censeur négligent fut dépouillé de sa » place de professeur ; le bachelier , décrété de prise de corps,

33..


(5,6)

vs'enfult à Berlin-, où la protection , l'accueil même de Fré^ »€lenc ,' qui ne vit d'abord en lui qu'un philosophe persé- o cuté pour ses opinions , heureusement n'étouffèrent point );les remords que la bonté divine fit naître dans le cœur d'un V) chrétien et d'un ecclésiastique qui avoit déshonoré ces > deux caractères. L'abbé de Prades publia en 1754, une ré- » tractation formelle de toutes ses erreurs , où il protesti qu'il Du'avoit pas assez d'une vie pour pleurer sa conduite pas- >;sée , et. pour remercier Dieu de la grâce qu'il lui avoit faite, V de lui inspirer le repentir de sa faute. »

(1) Dans le temps où M. de Voltaire étoit lié avec M. de Porapignan , voici ce qu'il lui mandoit sur la satire : « La » satire ne paroît jamais dans un jour plus odieux, que quand D elle est lancée contre des personnes qu'on a louées aupa- \ ravant. Cette rétractation n'est une flétrissure humiliante y> que pour son auteur. S'il n'est pas content des procédés y de celui dont il a fait l'éloge , il doit se taire ; mais il ne faut » pas chanter la palinodie et se condamner soi-méme(â).»

Et puis M. de Voltaire, après avoir prodigué les plus grands éloges à M. Lefranc de Pompignan , a fait contre lui les plus sanglantes satires. Il a eu les mêmes procédés pour J.-B. Rousseau, pour Desmahis, pour Maupertuis , après avoir hit poux lui ces quatre vers, que l'on mit au bas de son portrait :

Ce globe mal connu qn'il a su mesurer Devient un monument où sa glohe se fonde ; Son sort est de fixer la figure du monde , De lui plaiie et de l'éclairer.

Quelque temps après il le déchira de la manière la plus cruelle ; car Maupertuis étoit alors dangereusement ma-

^n^ lettre à M. dje Pomniunan ■ i\ avril 1739).


ladc. M. (lo Voltaire a p.issr sa vit- à chanter ainsi la pali- iiodie sur une infinité d'autres ; mais la plus in«'xcus.«ble de ces honteuses rétractations fut celle qu'il fit contre le roi de Prusse, qui favoit comblé de bienfaits. Rousseau, comme on l'a déjà dit, n'a pas été moins inconséquent : il a écrit, dans /i'//ï//t', de foit hclles choses en fav<ur d-- la Religion ; et, dans ce m^nie ouvrage, il a inséré lui morceau très-im- pie; il a dit et répété, dans ses écrits, qu'un athée est un sot lorsqu'il se refuse un crime qui lui paroi t utile à ses in- térêts , ou qui favorise ses passions. Et dans son roman (V Hé- loi'se j il a représenté un athée sous les traits de l'homme le plus sage et le plus vertueux. Il a beaucoup disserte sur les devoirs sacres des pères et des mères ; il a mis tous ses en- fans aux Enfans-Trouvés. Quoiqu'il eut adopte tous les principes philosophiques , voici le portrait qu'il trace des philosophes :

« Ils sont fiers, affinnatifs, dogmatiques, n'ignorant rien , » ne prouvant rien , se moquant les uns des autres ; et ce 1) point commun m'a paru le seul sur lequel ils aient tous i> raison. . . . Jamais , disent les philosophes , la vérité n'est » nuisible aux hommes. Je le crois comme eux ; et c'est , à )) mon avis , une gi'ande preuve que ce qu'ils enseignent » n'est pas la vérité. . . Un des plus familiers sophisracs du » parti philosophique , est d'opposer un peuple supposé de » bons philosophes , à un peuple de mauvais chrétiens. . > . M Reste à savoir si la philosophie, à son aise et sur le trône . » commanderoit bien à la gloriole , à l'intérêt , à l'ambition M et aux petites passions de l'homme , et si elle pratiqueroit » cette humanité si douce qu'elle nous vante la plume à la » main (a). . . Par les principes ^ la philosophie ne peut faire

(à) C'est une chose qui ne reste plus à savoir. Depuis la révolution nous ne aommes que trop éclairés à cet égard.


( 5.8 )

» aucun bien que la Religion ne le fasse encore mieux , et la M Religion en fait beaucoup que la pliilosophie ne peut faire. . . » Tous les crimes qui se font , dans le clergé comme ailleurs , 5) ne prouvent point que la Religion soit inutile , mais que « très-peu de gens ont de la religion. Nos gouverncmens » modernes doivent incontestablement au christianisme leur » plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquentes. » Il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires. Cela se " prouve par les faits , en les comparant aux gouvernemens w anciens. La Religion, mieux connue, écartant le Fana- » tisme , a donné plus de douceur aux mœurs chrétiennes. ) Ce changement n'est pas l'ouvrage des lettres ; car. partout » oii elles ont brillé , l'humanité n'en a pas été plus respec- » tée. Les cruautés des Athéniens , des Égyptiens , des cm- « pereurs de Rome et des Chinois, en font foi. Que d'œuvres jj de miséricorde sont l'ouvrage de l'Évangile! Que de resti- » tutions, de réparations, la confession ne fait-elle pas faire » chez les catholiques!... Quand les philosophes seioient en •» état de découvrir la vérité , qui d'entre eux prendroit in- )j térét à elle ? Chacun sait bien que son système n'est pas » mieux fondé que les autres ; mais il le soutient parce qu'il » est à lui ; il n'y en a pas un seul qui , venant à trouver le V vrai et le faux , ne préférât le mensonge qu'il a trouvé , à » la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe » qui, pour sa gloire , ne tromperoit pas le genre humain ?... » L'essentiel est de penser autrement que les autres. Chez -» les croyans il est athée ; chez les athées il seroit croyant... » Fuyez ceux qui , sous le prétexte d'expliquer la nature, sè- » ment dans le cœur des hommes de désolantes doctrines , » et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif >; et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. »Sou.s le hautain prétexte qu'eux seuls sont éclairés, vrais.


( 5a3 )

<Viiii aulcur (H^iic «Trlre cite roinui»' iinf autorité viTÏtable , j)anM' qu'il a toujourn dans sos < rrits autant il»- pun-tr que (le profond»!!!-. Voici vv paraj^iaplic tiré de la Ij-^isUition primitive : Que celui qui vrut rire le plus ç^r and parmi les hommes y ne soit que leur serviteur. « Mot sublime dt^venu musucI dans les lanj,'ucs chrclicnnos, où il a cté appliqué au «ininistèi'e politique ainsi qu'au ministère religieux, puisque "les fonctions les plus tilevées s'y nomment un senuce , et que Juger et combattre s'appellent sen>ir. »

Un monarque dévoué à s('s au£;ustes devoirs , sert à la fois la Religion , ses sujets et l'Etat.

(4) La jeunesse est, de tous les âges, celui 011 l'on peut être le plus aimable, ou le plus complètement insupportable et ridicule. Je lis dans les Mémoires de Sully , que ce grand homme, dans sa vieillesse, étant retiré dans son château, y rassembloit autour de lui sa nombreuse famille , et que ses petils-enfans et ses en fan s , âgés de plus de quarante ans, ne s'asseyoient jamais en sa présence sur des fauteuils.

Je lis dans les Lettres de madame de Sévigné, que le fils de madame de Grignan revenant de l'armée, après s'y être distingué de la manière la plus brillante, écrivoit à sa mère une lettre qui fmissoit ainsi : « Quel sera mon bonheur de i>me trouver à vos pieds , de baiser votre main et d'oser as

»pirer à votre joue!... >^ Qu'ils sont touchans pour une mère

ces nobles sentimens si délicatement exprimés, et que la seule maternité peut inspirer! Il n'est fait que pour elle , il ne peut s'adresser qu'à elle ce langage de si bon goût, qui exprime à la fois la plus tendre affection et le plus profond respect ! Quelle admirable civilisation que celle qui contribue, par ce genre de grâce et d'élégance, à exalter, à perfectionner insi les sentimens les plus purs et les plus sacrés ! Les pères les mères n'ont-ils rien perdu de leurs droits , lorsqu'ils


( ip-4 )

ont permis à leurs enfans de substituer a ce langage de la piété filiale, celui d'une amitié vulgaire , et enfin celui d'une révoltante égalité ? A^ujourd'hui , on termine une lettre à sa mère en disant : adieu, mon amie ^ je V embrasse. J'avoue que , dans ce genre , j'aimerai toujours mieux la manière d'é- crire de M. de Grignan.

(5) Je ne puis mieux terminer cet ouvrage qu'en citant quelques fragmens d'un excellent discours d'un homme de beaucoup d'esprit ( M. Lin guet ). Ce discours parut en 1788, un an avant la révolution, par conséquent l'auteur n'avolt pas vu les résultats de la philosophie moderne. Ce discours me paroît le chef-d'œuvre de la logique et de la modéra- tion, et le sublime du ton calme, froid, et justement sévère. M. Linguet suppose que Voltaire existe encore, et, lui adressant la parole , il lui dit :

« Je laisse aux théologiens , aux pasteurs honorés de ce «ministère le soin de justifier la révélation, d'en établir la » vérité ; mais je vous demande , au nom de cette même rai- Mson dont vous croyez défendre les droits, ce que vous ï> trouvez d'humiliant pour elle dans ces mystères ! ils sont •» incompréhensibles , comme l'ont déjà observé des écrivains »plus éloquens que moi; mais s'ensuit-il de-là nécessaire- »ment qu'ils sont absurdes? Tout n'est-il pas mystère pour i> vous dans la nature , et tout y est-il extravagant , impos- » sible , absurde ?. . . .

)) La foi ne dépend pas de vous ! soit ; mais le silence est •» en votre pouvoir : encore une fois , qui vous force à le » rompre ? On n'exigeroit pas d'un aveugle né qu'il crût aux » prodiges de la lumière; l'organe nécessaire pour en avoir -> quelque idée lui manque. S'il se contentoit de les nier tout «bas, on se contenteroit de le plaindre; si même, en éle • .-Tant la voix , il se bornoit à dire dans sa chambre que ce


( 5.5 )

wsonl dos absunritrs , el qu'il faut Mrr imlx'cllN; pour Ipr »)a(IiiK'ltir ; (juaiid il pro(Jij,'u<;r()if les ])lais;mlcrin.s , et les ub(»niu'.s Hiêmo , ce qui ik* lui scroit pas (lifficilc , T)()ur îip- wpiiy»'»' son système, l'indulireiice acconipagneroit encon- la «pitié. Mais s'il se inetloit à crier dans la rue que ceux qui » souffnnt des fenêtres à leurs appartemens sont des dupes , »ct les archirectcs qui les pratiquent des scélérats ; si, avec u des pierres et son bâton , il commencoit à les briser ; si , à » ses cris , d'autres aveugles et même des clairvoyans mal in- » tjntionuésseramassoicnt, et que tout annonçât le désir avec »' les symptômes d'une émevitc , ne fauJroit-il pas accourir , »ne faudroit-il pas user de sévérité envers le prédicateur et » ses prosélytes ?

»Si les cérémonies religieuses entrainoient aujourd'hui, »> comme autrefois, dans le paganisme , cet appareil sangui-

»naire et effrayant qui souilloit les temples , votre ré-

v>pugnance seroit excusable... Mais le christianisme a purgé » ses sanctuaires de cette barbarie affligeante ; il a substitué à vces massacres une offrande douce , paisible , qui ne choque »ni les yeux , ni l'esprit; physiquement même elle est le sym- wbole de la paix et de l'union ; à ne l'envisager que du côté »j politique , elle ne peut inspirer que la concorde , l'amour »des hommes et la reconnoissance pour la Divinité. Quand »ce culte n'auroit que ce seul avantage, c'en seroit assez «pour mériter les égards d'un philosophe humain ; et sa puis- wsance actuelle*, la profondeur de ses racines, l'impossibi- M lité de l'arracher sans ébranler toutes les constitutions ci- » viles auxquelles il est maintenant incorporé , sont d'autres «considérations décisives qui suffîroient pour interdire le «désir même de sa destruction, quand elle seroit possible. «Et combien d'autres motifs encore, même en admettant


( 526 )

«cette possibilité , se réuniroient pour imposer silence à de w véritables philosophes !.^.

» Je n'examine point si ce théisme tant vanté aujourd'hui » n'est pas réellement un athéisme déguisé par ce léger adou- '>cissement de nom ; si ce Dieu relégué sans prêtres et sans «ministres dans le ciel intellectuel où il se cache , est un « être beaucoup plus effectif que le dieu sourd , muet , aveu- »gleet insouciant d'Epicure. Je n'examine pas si cette com-^ «munion volontaire, spirituelle et secrète, cet hommage in- wtérieur rendu tacitement à Dieu , sans influence sensible, et i)indiqué uniquement par la raison, est un frein aussi sûr, » aussi efficace pour les passions et les désirs contraires à w l'ordre général , qu'une Religion soutenue par l'appareil ) de ses cérémonies , par la pureté de sa morale , par la ma- »jesté de ses dogmes , par la pompe même qui entoure ses «ministres; je Iç suppose.

» Je suppose encore que son ascendant sera le même sur tous »les hommes, sur tous les esprits, sur toutes les classes de la «société; je suppose que le philosophe, parlant froidement » au nom de la raison , et, discutant loin de l'occasion , l'a- » vantage ou le désavantage qu'il y auroit , soit à résister , » soit à succomber , prendra sur les cœurs autant de pouvoir »que le pontife promettant , de la part de l'Être tout-puis- » sant , des châtimens et des récompenses ; réitérant à chaque «instant ses menaces et ses promesses pour l'avenir; et, » exerçant dès le présent une juridiction sévère et redou- V table par le rapport qu'elle a avec les jugemens futurs ; je i. suppose tout cela.

w Eh bien , dans ce cas-là même , entre deux manières d'as- i^surer Tordre, qui auroient une efficacité pareille, la préfé- ^rençe ne seroit-elle pas due à celle qui est établie ?


( 5.7 )

• Voilà un t'dificp qui m'assun' un alui suffisant pour tous » mes besoins ; sericz-vous excusable de 1<î renverser , uni- »quement parce que vous en pourriez substituer un autre A qui auroit le même avantage?

«C'est le bon ordre, c'est l'amour de la vertu, c'est la K fraternité entre les hommes qui va faire régner le théisme, »je le veux ; mais la Religion a-t-elle un autre but? Ses mi- wnistres ont des passions; mais vos philosophes en seront-ils «exempts? Elle a un appareil gênant, elle a des pratiques B fatigantes , elle exige une docilité peu agréable; ses prêtres «veulent non-seulement qu'on les croie, mais aussi qu'on «les respecte. Cela est vrai; mais quand on ne la regardcroit «toujours, ainsi que vous le voulez, que comme un établisse- »ment purement civil , comme une institution politique des- "tinée à consolider l'édifice social , à assurer le repos général « de toutes les peuplades qui se réunissent pour vivre en com- »mun, cet appareil, ces pratiques, cette soumission, ce »respect , ne seroient-ce pas des choses nécessaires ?

M Contestez-vous à un souverain le droit d'avoir des gardes , «à un magistrat celui d'avoir des licteurs, des appariteurs, des » huissiers , etc. Regardez-vous comme une usurpation de leur » part , les hommages qu'on leur rend et la vénération qu'ils «exigent? Pourquoi donc cet acharnement à les trouver in- 1* justes , humilians , quand c'est à une mitre ou à une étole «qu'ils s adressent , lorsque vous les approuvez envers un "diadème ou un cordon bleu , jaune ou rouge ? Assurément , »rien n*est moins philosophique, rien n'est plus puéril que «celte distinction... Vous rougissez d'être contraint à des dé- «féreuces pour un curé, pour un évêque; mais bientôt vous "trouverez incommodes celles qu'il faut avoir pour un shé- «riflf, pour un alderman, pour un bailli, pour un chancc- » lier , pour un roi : toutes ces gradations de robcissonce se


( 523)

î> touchent et se soutiennent l'une par l'autre : votre philoso- »phie seroit même inconséquente, si, ayant une fois brisé «un de ces jougs, elle respectoit plus scrupuleusement le se- wcond... C'est donc réellement le plus affreux désordre que >)VOus tendez à introduire, même sans le vouloir; c'est donc >;de la société entière que vous vous déclarez ennemi , en pu- «bliant que vous n'en voulez qu à ses tyrans.

»Et que seroit-ce, si je suivois , jusque dans les classes «inférieures, les funestes effets de cette indépendance que »vous réclamez au nom de l'humaiiité, et pour soutenir, » dites-vous , la dignité de notre espèce? Je continue à «ne contester à votre réforme aucun des avantages que »vous lui attribuez; je consens toujours à supposer que »le théisme, une fois reçu, accrédité universellement, vau- »dra pour le bien public, autant que tout autre culte; » qu'un philosophe , de son cabinet , échauffera autant les » esprits par un bon traité de morale, qu'un prédicateur h OU un curé , par des sermons publics ou des exhorta- )>tions particulières et verbales; qu'un coupable, ou un i>homme foible et tenté de le devenir , sera rappelé à ses » devoirs à l'aspect d'un lycée comme à celui d'un temple ; V qu'il se formera même des académies de vertu, comme il » y en a de langage , de manipulations physiques ; et que ces ^ » beaux esprits , en dissertant élégamment et à leur aise sur » les bonnes mœurs , travailleront avec autant de succès à )Jeur maintien, qu'un clergé nombreux et régulier, dont ce «ministère est la principale et même l'unique profession. ^^Mais, pour passer de l'ancienne servitude des esprits à leur «nouvelle indépendance , il s'écoulera nécessairement un M certain temps. Ce n'est que par le mépris de ces rites , de uces pratiques de l'esclavage, que vous parviendrez à l'élé- .>Yation sublime et épurée dont se berce votre philosophie.


( 5a!))

toCct iiilervallr srra franclii , p(îut-«*trc sans danger, par «quelques Aines plus sensibles, mieux oif^'anisécs, fjarantics »>d«'s teiilatioMs , par une fortune suffisante , ou par le «lé- )'faut d'occasions. Celles-là ne croiront pas leurs devoirs Manéantis avec les accessoires qui en avoient j)récédeninient raccompagné la théorie. Soit : mais le peuple , ce peuple que xvous croyez essentiel d'éclairer, et qu'il est au moins très- » important de contenir; cepeuple pour qui tout est tentation , kparcc que dans sa vie tout est privation^ cepeuple qui n'a »pas une minute sans besoins, et un mouvement sans con- vtrainte, sera-t-il capable des mêmes réflexions et des mêmes wménagemens ? Quand tous les hommes seront devenus phi- »losophes et théistes, ils n'auront plus besoin d être chré- i>tiens : je le veux; mais dans le temps de leur éducation, »dans l'intervalle employé à les désabuser des vieux préju- «gés , à les imprégner de ces nouvelles lumières , que seront- )àls?

» Distingueront-ils la vertu qu'il faut aimer r t pratiquer »toujours, de l'organe qui la préchoit, organe que vous leur «apprenez à détester et à fuir? Sauront-ils restreindre aux i^accompagnemens extérieurs le mépris que vous rccom- ijmandez pour les objets de leur adoration passée , et se » trouver encore liés par les devoirs , quand ils ne le s( ront j> plus par les pratiques visibles , destinées à leur en rappeler >d'observancc ?

»Si vous hésitiez sur la réponse , tous les honnêtes gens , «plusieurs de vos partisans mêmes, plusieurs de ceux que »vous avez le plus accusés et pervertis, ne la feroient-ils pas «pour vous? Voyez ce qui se passe dans cette société où ))Vous jouissez d'un triomphe si flatteur en apparence , où »vous avez réellement formé une école, non pas d'élèves, » mais de prédicans aussi zélés , aussi hardis que vous. Tout

^4


( ,«o )

«y est apprécié, tout y est discuté, tout y est détruit; mais «qu'en arrive-l-il? Demandez-le aux magistrats chargés du ); ministère rigoureux institué pour punir les crimes com- »mis , et vous saurez s'ils ne gémissent pas d'en voir multi- » plier le nombre, en raison de ce que s'affoiblit le pouvoir » du ministère pacifique destiné à les prévenir.

» Quant aux délits que la loi ne peut frapper, parce qu'ils » sont , ou secrets , ou d'une espèce pour laquelle elle n'a » point de châtimçns : quant à ceux qui ne troublent que »r intérieur des familles par la destruction des sentimens qui » en font le bonheur, consultez le cri universel pour savoir X) si le théisme est plus propre que la Religion à les réprimer. •» Oseriez-vous assurer que ce soient les familles philosophes «où se trouvent des enfans plus respectueux, des époux » plus unis , des amis plus fidèles , des domestiques plus sûrs ; » et , si vous le disiez , votre propre conscience , votre propre » expérience peut-être n'arréteroient-elles pas cette assertion «mensongère avant que votre bouche eût fini de lapronon- » cer ?

«Et encore, si ces tristes effets d'une licence vainement » décorée par de trop beaux noms, se bornoient à l'enceinte » des maisons où elle se développe avec le plus d'impunité , » les vrais amis des hommes pourroient se contenter d'en gé- «mir; mais ils s'étendent à toutes les classes comme à tous les » esprits. Le laquais qui sert à table voit des hommes réputés «honnêtes, se réunir pour trouver ridicule le pasteur qui « lui prèchoit la fidélité et le culte , qui seul lui en assuroit » la récompense. Il seroit bien imbécille , s'il ne se trouvoit «pas lui-même ridicule de persister à être fidèle

« C^^tte épidém'e , cependant , gagne de toutes parts ; elle » pénètre jusqu'à l'ouvrier tapi dans les galetas , jusqu'au » paysan mourant de faim et de désespoir dans sa chaiimière ;


( 53. )

^\U apprennent à comparer leurs besoin?» et lenr misère avec >. la valeur des scrupules qui les perp«'luriit ; ils cessent «l'aller >i cntcntlre le curé , qui , au prône , leur en faisoit espt'rer »unc indemnité^, qui balançoit dans le confessional les pro- "grès delà tentation de s'y soustraire : et quel est le résultat "de ce terrible afïiancliisseinent ? N'est-ce pas de toute né- »cessité, le crime ou le désespoir 7 Et l'un ne doit-il pas «presque aussi nécessairement naître de l'autre [a) ?

» C'est ici , surtout , que l'on scnl la prodigieuse différence » entre les spéculations arbitraires de la philosophie , et les » services de la Religion, qui, réunissant une théorie su- i>blime à des pratiques usuelles, est réprimante et conso- wlante tout à la fois

'^ • • »

»Que rend la philosophie à l'indigent, en échange des ))fers dont elle le charge à l'approche des possessions du )»riche?Va-t-elle pénétrer dans sa chaumière, au milieu de » la fange qui l'entoure ? Va-t-elle s'asseoir près de ce lit de î) douleurs, où le mointtre des maux du moribond est souvent » la maladie qui le dévore? Lui offre-t-elle , dans le visiteur » compatissant qui l'exhorte , l'image du Dieu juste qui va » l'indemniser, dans une autre vie , des souffrances de celle- -ci? Impose-t-elle à ce dissertateur éloquent l'obligation de » seconder, par des discours temporels , effectifs , les espé- 1) rances verbales et futures qu'il prodigue 7

» Le philosophe qui rempliroit quelquefois , dans sa vie , » ce ministère de bienfaisance , seroit un prodige de vertus : »la Religion en fait, pour ses ministres, le plus commun de «leurs devoirs et une fonction journalière; ils ne peuvent

(a) Et c'est en effet ce qm arriva un an après la publication de cet écrit

34..


( 53. )

>js'y refuser sans crime, même le différer sans prévarica-


»tion.


» Cessons donc , encore une fois , de décrier , d'attaquer wla Religion : quand il seroit vrai qu'on pût se flatter de » parvenir à la détruire , ce seroit le plus grand des crimes );de le tenter. )>

(Examen raisonné des ouvrages de Voltaire ^ par Linguet.)


FIN.





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