Madame Putiphar  

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"[ Marquis de Sade ] étoit une des gloires de la France,—un martyr qui n’arriva à son calvaire qu’après avoir été tour-à-tour enfermé au château de Chaufour, au château de Saumur, à la Conciergerie, au château de Miolans, deux fois à Pierre-Encise, exilé à la Coste, incarcéré à Vincennes, puis, au temps où nous sommes, transféré à la Bastille."--Madame Putiphar (1839) by Petrus Borel


"Et voyez où vous mène le paradoxe ! C’est du marquis de Sade que l’auteur a pitié ! Lui, cet atroce et sanglant blasphémateur ; cet obscène historien des plus formidables rêveries qui aient jamais agité la fièvre des démons, le marquis de Sade, il se montre dans cette histoire comme une intéressante victime des lettres de cachet. Mais si jamais les lettres de cachet ont pu être justifiées par un certain côté, mais si jamais les prisons d’État ont été utiles, mais si jamais l’autorité a eu raison d’enlever un homme et de le confisquer corps et âme, c’est justement cet homme-là qui devrait servir d’exemple ! Un martyr ! Un martyr ! Le marquis de Sade un martyr!"--Jules Janin, Journal des Débats, 3 juin 1837

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Madame Putiphar (1839) is a novel by French writer Petrus Borel.

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           TABLE DES MATIÈRS



 TOME PREMIER
                                Page
 PRÉFACE.                         ix
 PROLOGUE.                         1


 LIVRE PREMIER.
 CHAPITRE       I.                 9
 CHAPITRE      II.                13
 CHAPITRE     III.                18
 CHAPITRE      IV.                27
 CHAPITRE       V.                33
 CHAPITRE      VI.                52
 CHAPITRE     VII.                59
 CHAPITRE    VIII.                63
 CHAPITRE      IX.                67
 CHAPITRE       X.                70
 CHAPITRE      XI.                78


 LIVRE DEUXIÈME.
 CHAPITRE     XII.                87
 CHAPITRE    XIII.                94
 CHAPITRE     XIV.               102
 CHAPITRE      XV.               107
 CHAPITRE     XVI.               115
 CHAPITRE    XVII.               119
 CHAPITRE   XVIII.               129
 CHAPITRE     XIX.               134
 CHAPITRE      XX.               145
 CHAPITRE     XXI.               149
 CHAPITRE    XXII.               154
 CHAPITRE   XXIII.               157
 CHAPITRE    XXIV.               162
 CHAPITRE     XXV.               168
 CHAPITRE    XXVI.               173
 CHAPITRE   XXVII.               200
 CHAPITRE  XXVIII.               203
 CHAPITRE    XXIX.               206
 CHAPITRE     XXX.               209
 CHAPITRE    XXXI.               215


 LIVRE TROISIÈME.
 CHAPITRE   XXXII.               229
 CHAPITRE  XXXIII.               236
 CHAPITRE   XXXIV.               242
 CHAPITRE    XXXV.               261
 CHAPITRE   XXXVI.               265
 CHAPITRE  XXXVII.               269
 CHAPITRE XXXVIII.               273
 CHAPITRE   XXXIX.               276
 CHAPITRE      XL.               280



 TOME SECOND


 LIVRE QUATRIÈME.
 CHAPITRE       I.                 1
 CHAPITRE      II.                 7
 CHAPITRE     III.                12
 CHAPITRE      IV.                17
 CHAPITRE       V.                20
 CHAPITRE      VI.                25
 CHAPITRE     VII.                40


 LIVRE CINQUIÈME.
 CHAPITRE    VIII.                47
 CHAPITRE      IX.                65
 CHAPITRE       X.                70
 CHAPITRE      XI.                75
 CHAPITRE     XII.                76


 LIVRE SIXIÈME.
 CHAPITRE    XIII.                77
 CHAPITRE     XIV.                92
 CHAPITRE      XV.               148
 CHAPITRE     XVI.               158
 CHAPITRE    XVII.               178
 CHAPITRE   XVIII.               187


 LIVRE SEPTIÈME.
 CHAPITRE     XIX.               203
 CHAPITRE      XX.               211
 CHAPITRE     XXI.               221
 CHAPITRE    XXII.               241
 CHAPITRE   XXIII.               251
 CHAPITRE    XXIV.               257
 CHAPITRE     XXV.               261
 CHAPITRE    XXVI.               264
 CHAPITRE   XXVII.               267
 CHAPITRE  XXVIII.               271
 CHAPITRE    XXIX.               281
 CHAPITRE     XXX.               286
 CHAPITRE    XXXI.               291
 CHAPITRE   XXXII.               295
 CHAPITRE  XXXIII.               297
 ÉPILOGUE.                       306



                               MADAME
                              PUTIPHAR



                PARIS. TYPOGRAPHIE DE H. DEURBERGUE,
                    Boulevard de Vaugirard, 113.

[Illustration: La femme d’un charbonnier est plus estimable que la maîtresse d’un Roi.]



                               MADAME
                              PUTIPHAR
                                 PAR
                            PETRUS BOREL
                          (LE LYCANTHROPE)
      Seconde édition, conforme pour le texte et les vignettes
                         à l’édition de 1839
                    PRÉFACE PAR M. JULES CLARETIE
                            TOME PREMIER

[Illustration]

                                PARIS
                        LÉON WILLEM, ÉDITEUR
                         8, RUE DE VERNEUIL
                                1877

[Illustration]



PRÉFACE.


JE me suis toujours proposé de faire, pour quelques individualités curieuses, originales et bizarres de ce temps-ci, une étude analogue à celle qu’un lettré de race choisie, M. Monselet, a menée à bonne fin sur les _Oubliés et les Dédaignés du XVIII^e siècle_. J’avais commencé par le portrait du _Lycanthrope_ cette galerie tout à fait étrange, et je ne réponds pas de ne point la reprendre bientôt en étudiant ces méconnus ou ces excentriques qui s’appellent Elim Metscherski, Charles Lassailly, Aloïsius Bertrand, et, plus près de nous, ce poëte d’un grand talent et d’une existence si aventureuse, Albert Glatigny.

Pour aujourd’hui il ne s’agit ici que d’une préface à l’un des livres les plus particuliers de ce genre de littérature que Nodier appelait le _genre frénétique_. Je renverrai, pour ce qui touche à la vie même de Petrus Borel, au petit volume que je lui ai consacré[1] et ne m’occuperai que de l’œuvre même qu’un éditeur artiste, M. Léon Willem, aidé de la piété _filiale_ de M. Borel d’Hauterive, le frère de Petrus, remet en lumière en la revêtant d’une forme plus digne de la faire apprécier des bibliophiles.

La première édition de _Madame Putiphar_ date de 1839; elle forme deux volumes in-8 à couverture bleue (Paris, Ollivier, éditeur), avec deux gravures sur bois, reproduites ici: la première, celle du tome I^{er}, représentant Patrick le volume de J.-J. Rousseau à la main et tenant tête à madame de Pompadour; la seconde (tome II), signée Louis Boulanger, montrant Déborah à genoux, les cheveux en désordre, devant Patrick décharné, à demi nu, un crucifix sur la poitrine. Sur la couverture du livre un cadran d’horloge, sans aiguilles, avec deux os de mort entre-croisés et une larme.

Ce livre, Petrus Borel l’avait écrit loin de Paris, au Baizil, en Champagne, près du château de Montmort, dans un moment de sa vie où il se sentait entraîné vers la production, emporté par la fièvre créatrice. Il avait promis deux ou trois autres romans à Ollivier, son éditeur; il avait composé, à la même époque, un drame en cinq actes, _le Comte Alarcos_, encore inédit et qu’on pourra publier un jour. La dureté de son éditeur eut facilement raison de cet accès d’espérance et de foi.

Dans une lettre mise aux enchères lors de la vente des autographes appartenant à l’éditeur Renduel, Petrus Borel se plaignait amèrement de l’éditeur qui lui avait acheté cette _Madame Putiphar_. La lettre est cruelle et vaut la peine d’être citée. Elle montre en quel état se trouvait alors le Lycanthrope. «Je vous écris de mon désert, dit Petrus Borel. J’ai vendu mes deux volumes de _Madame Putiphar_ 200 francs à Ollivier et il me refuse le troisième quart (50 francs) quand la totalité de la copie est achevée. Ma misère est affreuse: je suis obligé de sortir de ma _caverne_ du Bas-Baizil pour glaner ma nourriture dans la campagne. Débarrassez-moi de cet homme.»

Ainsi, on le voit, le Lycanthrope ne souffrait pas seulement de maux imaginaires, et il lui était bien permis de se plaindre.

Les exemplaires de cette édition _princeps_ de _Madame Putiphar_ sont devenus, comme ceux des _Rhapsodies_ et de _Champavert_ des raretés que se disputent les amateurs de _romantiques_. Singulière fortune des livres! C’est à la Bibliothèque, où ils étaient depuis vingt-cinq ans, que j’ai trouvé les deux volumes de _Madame Putiphar_. Depuis vingt-cinq ans ils dormaient là, et nul ne les avait lus, et personne ne les avait coupés! Le premier j’ai mis le couteau d’ivoire entre ces feuillets que pas une main n’avait tournés! Et pourtant, il valait d’être étudié, ce volume, ne fût-ce que pour le prologue en vers qui précède le roman,—superbe portique d’une œuvre étrange. Cette introduction est assurément ce qui est sorti de plus remarquable de la plume de Petrus Borel.

Le ton navré est réellement touchant, et pour cette fois les grincements de dents de Champavert ont cessé. Hésitant et non plus irrité, inquiet, troublé, le poëte s’interroge, résiste tour à tour, et s’abandonne au doute, à ses instincts divers, à cette _triple nature_ qui compose son idiosyncrasie. Nous avons tous au fond du cœur deux ou trois de ces cavaliers fantastiques dont parle Borel, et que nous entrevoyons, dans les heures troublées, comme des visions apocalyptiques.

Faut-il analyser ici ce singulier roman de _Madame Putiphar_, précédé par une si éloquente introduction en vers? Au début du livre, mylord et mylady Cockermouth sont accoudés à leur balcon, regardant le soleil couchant. Milady sème mal à propos son bel esprit, comme le lui reproche son mari; elle compare les trois longues nuées éclatantes aux trois fasces d’or horizontales des Cockermouth, et le soleil au milieu du ciel bleu au besant d’or parmi le champ d’azur de l’eau. Milord laisse là cette conversation sentimentale. Il revient des Indes et demande sévèrement à sa femme pourquoi certain fils de fermier, Patrick Fitz-Whyte «étudie les arts d’agrément avec Déborah, l’héritière des Cockermouth». Non-seulement ce Patrick est un petit paysan, mais il est catholique, et lord Cockermouth a pour juron favori: «Ventre de papiste!» Il ne badine pas avec ses convictions. La mère défend sa fille de son mieux; mais elle n’est pas bien persuadée non plus de l’innocence de Déborah. Que faire? Elle interroge la jeune fille. «Déborah, mon enfant, êtes-vous une fille à commerce nocturne?» Déborah rougit, se jette à genoux et demande grâce. Elle aime M. Patrick Fitz-Whyte (elle l’appelle _monsieur_); chaque nuit, elle sort par la poterne de la Tour de l’Est, elle va causer avec lui près du _Saule creux_, mais causer, rien de plus. «Nos entretiens n’ont jamais été qu’édifiants!» D’ailleurs, elle promet de cesser toute relation avec ce Patrick et d’épouser l’homme que son père lui présentera.

Mais quoi! miss Déborah est de la religion d’Agnès. Le soir même, elle sort par la poterne de la Tour, elle va jusqu’au Saule creux et crie le mot de ralliement habituel:

«TO BE!

—OR NO TO BE!» répond Patrick, qui connaît Shakespeare.

Les deux amoureux se font rapidement leurs confidences. Ils ont eu, l’un et l’autre, à subir les brutalités de leurs tyrans. Patrick a le visage balafré, Déborah a l’épaule démise. Lord Cockermouth a brisé sa cravache sur le front du jeune homme en le saluant d’un seul mot: «Porc!» et au déjeuner il a lancé un pot d’étain à sa fille. Décidément tout cela ne peut durer. Aussi bien les amants conviennent qu’ils partiront, qu’ils iront en France pour y vivre heureux et libres. Leur fuite aura lieu «le 15 du courant», le jour même de la fête de lord Cockermouth.

Hélas! on ne s’enfuit pas facilement du manoir paternel. Nos tourtereaux sont surveillés. Un certain Chris, qui en veut beaucoup à Patrick, parce que celui-ci a refusé de trinquer avec lui, les espionne et les dénonce à lord Cockermouth. Le jour de la fuite venu, et pendant que les hôtes du lord en sont au dessert, Cockermouth et son complice, armés jusqu’aux dents, s’en vont vers le Saule creux, se jettent sur une ombre qu’ils aperçoivent et qui doit être Patrick,—et l’égorgent.

Quant à Cockermouth, il essuie son épée et rentre dans la salle du banquet. Il cherche alors Déborah des yeux, ne l’aperçoit pas, s’inquiète. On court aux appartements.

«Mon commodore, dit Chris, je ne trouve pas mademoiselle!»

On devine que ce n’est point Patrick, mais Déborah qu’ils ont assassinée. Patrick la trouve ainsi baignée dans son sang, la remet sur pieds, et la reconduit jusqu’au château. Ils conviennent qu’il s’enfuira et qu’elle le suivra dès que ses blessures seront guéries. «Mais, dit-elle, comment te retrouverai-je à Paris?»—Ce Patrick est rusé!—«Il faut avoir recours à un expédient, mais lequel?... (C’est lui qui parle.) Sur la façade du Louvre qui regarde la Seine, vers le sixième pilastre, j’écrirai sur une des pierres du mur mon nom et ma demeure.»

Après une telle trouvaille, il est bien permis de s’embrasser,—ce qu’ils n’ont garde d’oublier. Puis on se sépare.

Cela fait, Déborah se présente aux invités de son père, pâle, sanglante comme une autre Inès de las Sierras. Les invités se lèvent et se retirent. Lord Cockermouth essaie de les retenir, puis les menace de son épée,—que dis-je!—de sa _flamberge_, et la brandit sur ses convives. Mais un vieillard, marchant vers lui, «d’un faux air mystérieux lui dit: Milord, vous avez du sang à votre épée!»

Le livre I^{er} s’arrête sur ce coup de théâtre; il contient,—outre certaines particularités de style, comme cette singulière expression pour dire que Déborah but un verre d’eau: «Elle jeta un peu d’eau sur le feu de sa poitrine»,—un passage à noter, le portrait de lord Cockermouth, évidemment fait d’après une épreuve de sir John Falstaff. On le cherchera et on le trouvera dans ces pages, et voilà certes une excellente caricature. Daumier ne l’eût pas mieux crayonnée. Ce livre de _Madame Putiphar_ abonde en rencontres semblables. Je n’analyserai point la suite de l’ouvrage aussi scrupuleusement que le début. D’ailleurs le lecteur de ces pages n’a-t-il pas le livre entre les mains et ne peut-il laisser là le _préfacier_ pour courir au conteur? Petrus se fera bien connaître lui-même. On remarquera, soit dit en passant, l’orthographe fantaisiste du Lycanthrope, qui tenait à ses systèmes comme cet autre original, Restif de la Bretonne. C’est ainsi qu’il écrit _abyme_, _gryllon_, _pharamineux_, etc. «Je ne peux me figurer, sans une sympathique douleur, dit M. Charles Baudelaire, toutes les fatigantes batailles que, pour réaliser son rêve typographique, l’auteur a dû livrer aux compositeurs chargés d’imprimer son manuscrit.»

Revenons à _Madame Putiphar_. Patrick donc a quitté l’Irlande, ainsi qu’il a été convenu. Il arrive en France et entre d’emblée dans le régiment des mousquetaires du roi. Il n’a garde d’oublier le sixième pilastre du Louvre, et il y écrit son adresse. Précaution excellente, puisque Déborah le cherche déjà. Elle le rejoint. Leur folle joie remplit une quinzaine de pages. Petrus Borel n’a pas trouvé de meilleur mode pour exprimer leur ivresse que de les faire agenouiller dans toutes les églises de Paris. Mais voyez la fatalité! Patrick a été jugé en Irlande comme assassin contumax de miss Déborah; jugé, autant dire condamné, et mieux que cela, puisqu’il a été pendu en effigie, ce dont-il se moque au surplus profondément.

Ah! que vous avez tort d’être dédaigneux, ami Patrick! Justement, un mousquetaire de son régiment, Irlandais comme lui, Fitz-Harris, apprend la nouvelle de cette pendaison et en confie aussitôt le secret à tous ses camarades. Patrick se défend comme il peut, proteste de son innocence, et pour prouver qu’il n’a pas tué miss Cockermouth, il présente à ses compagnons Déborah, Déborah vivante et devenue sa femme. On s’incline profondément, et tout serait pour le mieux si le régiment des mousquetaires n’avait pas de colonel. Il en a un, _vertubleu!_ et _habillé de vert-naissant, têtebleu!_ et qui se nomme le marquis de Gave de Villepastour, _mille cornettes!_ Or, ce colonel est amoureux de la femme de Patrick. Il veut la séduire, elle ne l’écoute pas; l’enlever, elle le repousse. Il a beau mettre Patrick aux arrêts pour causer plus librement avec Déborah, Déborah résiste. Il a des menaces, soit! Elle a des pistolets.

Sur ces entrefaites, Fitz-Harris, l’Irlandais qui est poëte par échappées, est convaincu d’avoir publié un libelle contre _Madame Putiphar_, lisez _Madame de Pompadour_. Petrus Borel appelle aussi Louis XV _Pharaon_. Maître Fitz-Harris est mis à la Bastille, et Patrick, toujours généreux, va demander sa grâce _à la marquise_.

Ici, j’aurais grande envie de reprocher à Petrus Borel sa sévérité excessive pour cette reine de la main gauche qui profita de sa demi-royauté pour faire un peu de bien, quand les autres, par habitude et par tempérament, font beaucoup de mal. Dieu me garde de me laisser entraîner par ce courant de réhabilitations érotiques qui, parti d’Agnès Sorel, ne s’est pas arrêté à la Dubarry! Mais enfin, lorsque je songe à Madame de Pompadour, c’est à son petit lever que je la revois, souriante, entourée d’artistes, ses amis, tenant le burin et demandant à Boucher un avis sur la gravure qu’elle vient d’achever. Muse du rococo, elle ne se contenta pas de publier des estampes ou de peindre des nymphes au sein rosé, elle protégea les Encyclopédistes,—et cette petite main si forte pouvait seule peut-être arrêter la persécution; elle _philosopha_, elle fit un peu expulser les Jésuites. Bref, il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a légèrement aimé la liberté de l’art et de la pensée[2].

Mais Petrus Borel ne nous la présente pas ainsi. C’est une louve affamée, une Cléopâtre sur le déclin, et quand madame du Hausset introduit Patrick dans le boudoir de Choisy-le-Roi, la Putiphar saisit à deux mains,—et quelles mains!—le manteau de ce Joseph irlandais. Ce diable de Patrick résiste au surplus éperdument. Elle parle amour, séduction, ivresse; il répond langue irlandaise, _Dryden_, _minstrel_, légendes de son pays. A cette femme éperdue et enivrée il réplique par un cours de grammaire comparée, et quand elle lui déclare en face son amour, il va froidement dans la bibliothèque prendre un livre du citoyen de Genève et met sous les yeux de la Pompadour cette pensée de la _Nouvelle Héloïse_:

«LA FEMME D’UN CHARBONNIER EST PLUS ESTIMABLE QUE LA MAÎTRESSE D’UN ROI.»

La Pompadour ne répond rien, mais elle fait mettre mon Patrick à la Bastille, pendant que le colonel marquis de Villepastour fait transporter Déborah au Parc-aux-Cerfs. Mais si Patrick est un loup, Déborah est une lionne. _Pharaon_ a beau prier, supplier, se traîner à ses genoux, elle résiste, elle est superbe. «Vous finirez, dit le roi, par me rendre brutal!» Le tome I^{er} de _Madame Putiphar_ se termine par la lutte et la résistance dernière de Déborah.

Dans le tome II de son ouvrage, Petrus Borel sème avec prodigalité les cachots ténébreux, les escaliers humides, les geôliers farouches, les souterrains sanglants et les oubliettes, toutes les fantasmagoriques des mélodrames. Déborah est enfermée au fort Sainte-Marguerite, et parvient à s’en échapper. Patrick et Fitz-Harris, réunis par le hasard, croupissent dans des culs-de-basses-fosses, à la Bastille ou à Vincennes. Au surplus, il y a vraiment là des pages saisissantes et effroyables. Les longues heures des deux martyrs sont comptées avec une cruauté sombre qui commence par faire sourire et qui finit par terrifier. Telle scène ou Fitz-Harris meurt en maudissant ses bourreaux, où le délire le gagne, où il revoit, moribond en extase, son comté de Kerry, Killarney la hautaine, le soleil, les arbres, les oiseaux; où Patrick demeure bientôt seul dans l’ombre, avec le cadavre de son ami, cette scène vous étreint à la gorge comme une poire d’angoisse. Petrus prend ainsi comme un violent plaisir à vous inquiéter et à vous torturer.

Quant à la fin même de l’histoire, la voici. Déborah a eu un fils, le fils de Patrick. Elle l’a appelé _Vengeance_. C’est une façon de désespéré taillé sur le patron d’Antony, ou de Didier, un des mille surmoulages pris sur les statues des bâtards romantiques. Déborah, poussée par les lamentations de son fils, lui confie le secret de sa naissance, lui montre son père emprisonné, torturé, maudit, et lui met une épée à la main en lui disant: «Va le venger!» _Vengeance_ descend à l’hôtel du Villepastour et l’insulte, le frappe au visage, le contraint à se battre. Le marquis prend son épée, tue d’un coup droit ce jeune imprudent, fait attacher le cadavre sur le cheval qui à amené Vengeance vivant, et lâche le nouveau Mazeppa à travers champs. La course nocturne du cheval de _Vengeance_ vers le château où attend Déborah est un des bons, des beaux morceaux du livre. C’est une façon de ballade où, comme un refrain, passe le cri de l’auteur au coursier: «Va vite, mon cheval, va vite!»

Lorsque Déborah voit son fils mort, elle sent soudain sont cœur se fendre, la vie lui échapper, le doute l’envahir. Elle désespère de Dieu après avoir désespéré des hommes.

Ici la plume semble tomber brusquement des mains de Borel. Un accent de sincérité poignante traverse son livre et le démenti final donné à son roman, la justice envahissant ce foyer d’horreurs, la revanche des bons sur les méchants,—c’est la prise de la Bastille par le peuple, le renversement du trône par les faubourgs, le meurtre du passé par la liberté. Il a réussi, ce Petrus Borel, à peindre en couleurs fortes, et sous un aspect nouveau, les triomphants épisodes du 14 juillet. Sa plume s’anime, court, étincelle, maudit, acclame, renverse; son style sent la poudre. Il y a là quelques pages vraiment dignes des écrivains embrasés qui vivaient dans la fournaise même, oui, dignes de Loustalot ou de Camille Desmoulins.

Au fonds d’un puits, dans la boue, dans la nuit, le peuple retrouve enfin un vieillard balbutiant des paroles d’une langue inconnue. C’est Patrick, Patrick hâve, décharné, lugubre. Déborah le reconnaît, elle se jette à son cou, elle lui parle, elle l’appelle par son nom. Il n’entend pas. «Fou! dit-elle. Il est fou!...» Elle se recule effrayée, tombe de toute sa hauteur et meurt.

Le livre s’arrête. Un meurtre de plus était impossible.

Je viens de nommer Camille Desmoulins. Ce n’est pas seulement le style même de Camille que le dénouement de _Madame Putiphar_ nous rappelle: l’idée même de ce roman a été fournie au Lycanthrope par l’histoire.—Petrus Borel (ceci paraîtra intéressant aux curieux), a emprunté son livre aux _Révolutions de France et de Brabant_ de Camille Desmoulins. Je lis, en effet, dans le n^o 40 des _Révolutions_[3], page 34, une lettre d’un certain _Macdonagh, gentilhomme irlandois, capitaine_, lequel se plaint d’avoir été persécuté, offensé par son colonel, mis en prison, non pas à la Bastille, mais dans la tour des îles de Sainte-Marguerite, absolument comme dans _Madame Putiphar_ Petrus Borel nous montre l’Irlandais Patrick offensé par son colonel, persécuté et jeté dans un cul-de-basse-fosse. Même caractère et même aventure. Le colonel enlève la femme qui s’appelle Déborah dans le roman, Rose Plunkett dans l’histoire.

La lettre de Macdonagh à Desmoulins est datée du 15 Juillet 1790. L’auteur raconte comment Rose Plunkett, qu’il a épousée en Irlande et qu’on lui a enlevée pendant qu’il était dans le cachot de l’Homme au Masque de Fer, est aujourd’hui la femme du marquis de Carondelet. Aussitôt, le Marquis d’écrire à Camille: «Monsieur, quelle a été ma surprise de voir dans votre journal une lettre signée Macdonagh, contenant une histoire infâme sur ma femme, dont il n’y a pas un mot de vrai! A peine cet homme l’a-t-il vue au travers des grilles d’un couvent, etc., etc.» A cela, Desmoulins répond qu’il ne regrette pas d’avoir publié la lettre de l’Irlandais, que la publicité est la sauvegarde du peuple et des honnêtes gens. «La dénonciation, dit-il, si elle est vraie, démasque des fripons; et si elle est fausse, un calomniateur; dans tous les cas, elle tourne ainsi au profit de la société, sans faire de tort à son client, car quel mal vous fait une imposture dont il vous est si facile de confondre l’auteur et de lui en faire porter la peine?»

Il y avait eu grand bruit à la suite de la lettre de Macdonagh, et le marquis de Carondelet, chevalier de Saint-Louis avait adressé aussitôt contre «l’intrigant» une requête à Messieurs de l’Assemblée nationale, au roi, à ses ministres, à tous les tribunaux du royaume: «C’est un scélérat qui file sa corde», y était-il dit en parlant de Macdonagh. A cela Macdonagh répond par une visite à Camille Desmoulins et lui conte l’affaire _qui est atroce_, dit l’auteur des _Révolutions de France et de Brabant_, Macdonagh a épousé Rose Plunkett qui, après lui avoir vainement offert une somme d’argent pour obtenir son désistement, «a trouvé,» dit Desmoulins, «qu’il lui en coûterait bien moins de se démarier par lettre de cachet, et moyennant 24,000 livres, a fait enfermer son mari,—non son futur, mais le passé—aux îles Sainte-Marguerite pendant douze ans et sept mois.» Et, comme pièces de conviction, Desmoulins insère dans son journal des lettres de la marquise de Carondelet où Rose Plunkett appelle le capitaine irlandais: «Mon cœur et mon âme.»

On pourrait chercher ce qu’il advint de cette affaire Macdonagh; toujours est-il que Petrus Borel y a trouvé le sujet de _Madame Putiphar_, et que modifiant le rôle de Rose devenue Déborah, agrémentant son récit d’une visite à la Pompadour et d’une prise de la Bastille, il a choisi, ce jour-là, Camille Desmoulins pour collaborateur.

Le public sera heureux, je n’en doute pas, de retrouver, dans une édition faite pour les bibliothèques choisies, un livre aussi célèbre et aussi caractéristique que _Madame Putiphar_.

Celui qui l’écrivit fut un homme de conviction et de talent qui eût pu marquer plus profondément encore sa trace dans l’histoire des lettres si la fortune lui eût souri. Comme il rêvait de grandes choses! Je retrouve dans la collection de _l’Artiste_ ces vers non réimprimés qui montrent bien ce qu’étaient ses espoirs et ses rêves:

 9 octobre.
 Tout ce que vous voudrez pour vous donner la preuve
 De l’amour fort et fier que je vous dois vouer;
 Pas de noviciat, pas d’âpre et dure épreuve
 Que mon cœur valeureux puisse désavouer.
 Oui, je veux accomplir une œuvre grande et neuve!
 Oui, pour vous mériter, je m’en vais dénouer
 Dans mon âme tragique et que le fiel abreuve
 Quelque admirable drame où vous voudrez jouer!
 Shakspeare applaudira; mon bon maître Corneille
 Me sourira du fond de son sacré tombeau!
 Mais quand l’humble ouvrier aura fini sa veille,
 Éteint sa forge en feu, quitté son escabeau,
 Croisant ses bras lassés de son œuvre exemplaire,
 Implacable, il viendra réclamer le salaire!
 PETRUS BOREL.

C’est à madame Paradol, la belle madame Paradol de la Comédie-Française, mère de Prévost-Paradol, que ce sonnet était adressé et Petrus lui dédiait en outre le roman que M. Willem réimprime aujourd’hui. Ces vers décèlent bien un fier état d’âme, un courage tout prêt à tenter l’_œuvre grande_, un immense désir d’escalader les sommets. Ces folies et ces ardeurs vaillantes, ces explosions et ces fumées du romantisme valaient mieux encore que les fanges du réalisme, dont on sourira tout autant quand la mode en sera passée, et qui rentrent aussi dans le «genre frénétique» dont parlait Charles Nodier.

A propos du romantisme et de ses fièvres, M. Philarète Chasles écrivait un jour. «C’était une belle époque éperdue. Elle voulait trop, elle espérait trop, elle comptait trop sur ses forces, elle jetait trop de sa séve aux vents du midi et du nord. Elle ne s’arrêtait pas pour s’écouter vivre; mais elle vivait. Elle avait l’ardeur, la séve et l’élan. Partout singularités et phénomènes: femmes émancipées, phalanstériens, vintrassiens, saint-simoniens; on faisait des drames en trente actes et des vers de quarante pieds. _Trialph_ jaillissait de la plume de Lassailly, et le pauvre Petrus Borel, qui est allé mourir de douleur en Algérie, se disait lycanthrope. On imaginait qu’une loi votée pourrait ouvrir le paradis sur la terre; un seul noble discours allait de la tribune retentir dans toutes les poitrines....» Ah! le beau temps et le temps des glorieuses chimères! C’était folie? Soit. Nous sommes devenus trop sages. Nous analysons, critiquons, cherchons, fouillons çà et là: nous sommes des chimistes, des médecins, oui; mais nous ne sommes plus des créateurs. L’imagination s’est enfuie. La folle du logis a mis la clef sous la porte. Il nous reste des conteurs qui décrivent,—mi-partie peintres de genre et commissaires-priseurs. Il ne nous reste plus de génies qui inventent. Et il y avait certes plus de salpètre chez le dernier de ces insensés d’autrefois que chez plus d’un homme célèbre d’aujourd’hui.

Et voilà pourquoi nous disons aussi en feuilletant le livre éperdu du Lycanthrope: «_Poor Yorick, alas!_—Hélas! pauvre Yorick!»

Il y avait quelque chose là!

 JULES CLARETIE.
 Février 1877.

[Illustration]



 A
 L. P.
 CE LIVRE
 EST A TOI ET POUR TOI
 MON AMIE.

[Illustration]



PROLOGUE.


 _Une douleur renaît pour une évanouie;
 Quand un chagrin s’éteint c’est qu’un autre est éclos;
 La vie est une ronce aux pleurs épanouie._
 _Dans ma poitrine sombre, ainsi qu’en un champ clos,
 Trois braves cavaliers se heurtent sans relâche,
 Et ces trois cavaliers, à mon être incarnés,
 Se disputent mon être, et sous leurs coups de hache
 Ma nature gémit; mais, sur ces acharnés,
 Mes plaintes ont l’effet des trompes, des timbales,
 Qui soûlent de leurs sons le plus morne soldat,
 Et le jettent joyeux sous la grêle des balles,
 Lui versant dans le cœur la rage du combat._
 _Le premier cavalier est jeune, frais, alerte;
 Il porte élégamment un corselet d’acier,
 Scintillant à travers une résille verte
 Comme à travers des pins les crystaux d’un glacier,
 Son œil est amoureux; sa belle tête blonde
 A pour coiffure un casque, orné de lambrequins,
 Dont le cimier touffu l’enveloppe et l’inonde
 Comme fait le lampas autour des palanquins.
 Son cheval andalous agite un long panache
 Et va caracolant sous ses étriers d’or,
 Quand il fait rayonner sa dague et sa rondache
 Avec l’agilité d’un vain toréador._
 _Le second cavalier, ainsi qu’un reliquaire,
 Est juché gravement sur le dos d’un mulet,
 Qui feroit le bonheur d’un gothique antiquaire;
 Car sur son râble osseux, anguleux chapelet,
 Avec soin est jetée une housse fanée;
 Housse ayant affublé quelque vieil escabeau,
 Ou caparaçonné la blanche haquenée
 Sur laquelle arriva de Bavière Isabeau.
 Il est gros, gras, poussif; son aride monture
 Sous lui semble craquer et pencher en aval:
 Une vraie antithèse,—une caricature
 De carême-prenant promenant carnaval!
 Or, c’est un pénitent, un moine, dans sa robe
 Traînante enseveli, voilé d’un capuchon,
 Qui pour se vendre au Ciel ici-bas se dérobe;
 Béat sur la vertu très à califourchon.
 Mais Sabaoth l’inspire, il peste, il jure, il sue;
 Il lance à ses rivaux de superbes défis,
 Qu’il appuie à propos d’une lourde massue:
 Il est taché de sang et baise un crucifix._
 _Pour le tiers cavalier, c’est un homme de pierre,
 Semblant le Commandeur, horrible et ténébreux;
 Un hyperboréen; un gnôme sans paupière,
 Sans prunelle et sans front, qui résonne le creux
 Comme un tombeau vidé lorsqu’une arme le frappe.
 Il porte à sa main gauche une faulx dont l’acier
 Pleure à grands flots le sang, puis une chausse-trappe
 En croupe où se faisande un pendu grimacier,
 Laid gibier de gibet! Enfin pour cimeterre
 Se balance à son flanc un énorme hameçon
 Embrochant des filets pleins de larves de terre,
 Et de vers de charogne à piper le poisson._
 _Le premier combattant, le plus beau,—c’est le monde!
 Qui pour m’attraire à lui me couronne de fleurs;
 Et sous mes pas douteux, quand la route est immonde
 Étale son manteau, puis étanche mes pleurs.
 Il veut que je le suive,—il veut que je me donne
 Tout à lui, sans remords, sans arrière-penser;
 Que je plonge en son sein et que je m’abandonne
 A sa vague vermeille—et m’y laisse bercer.
 C’est le monde joyeux, souriante effigie!
 Qui devant ma jeunesse entr’ouvre à deux battants
 Le clos de l’avenir, clos tout plein de magie,
 Où mes jours glorieux surgissent éclatants.
 Ineffable lointain! beau ciel peuplé d’étoiles!
 C’est le monde bruyant, avec ses passions,
 Ses beaux amours voilés, ses laids amours sans voiles,
 Ses mille voluptés, ses prostitutions!
 C’est le monde et ses bals, ses nuits, ses jeux, ses femmes,
 Ses fêtes, ses chevaux, ses banquets somptueux,
 Où le simple est abject, les malheureux, infâmes!
 Où qui jouit le plus est le plus vertueux!
 Le monde et ses cités vastes, resplendissantes,
 Ses pays d’Orient, ses bricks aventuriers,
 Ses réputations partout retentissantes,
 Ses héros immortels, ses triomphants guerriers,
 Ses poètes, vrais dieux, dont, toutes enivrées,
 Les tribus baisent l’œuvre épars sur leurs chemins,
 Ses temples, ses palais, ses royautés dorées,
 Ses grincements, ses bruits de pas, de voix, de mains!
 C’est le monde! Il me dit:—viens avec moi, jeune homme,
 Prends confiance en moi, j’emplirai tes désirs;
 Oui, quelque grands qu’ils soient je t’en paierai la somme!
 De la gloire, en veux-tu?... J’en donne!... Des plaisirs?...
 J’en tue—et t’en tuerai!... Ces femmes admirables
 Dont l’aspect seul rend fou, tu les posséderas,
 Et sur leurs corps lascifs, tes passions durables
 Comme sur un caillou tu les aiguiseras!_
 _Le second combattant, celui dont l’attitude
 Est grave, et l’air bénin, dont la componction
 A rembruni la face: Or, c’est la solitude,
 Le désert; c’est le cloître où la dilection
 Du Seigneur tombe à flots, où la douce rosée
 Du calme, du silence, édulcore le fiel,
 Où l’âme de lumière est sans cesse arrosée:
 Montagne où le chrétien s’abouche avec le Ciel!
 C’est le cloître! Il me dit:—Monte chez moi, jeune homme,
 Prends confiance en moi, quitte un monde menteur
 Où tout s’évanouit, ainsi qu’après un somme
 Des songes enivrants; va, le seul rédempteur
 Des misères d’en bas, va, c’est le monastère,
 Sa contemplation et son austérité!
 Tout n’est qu’infection et vice sur la terre:
 La gloire est chose vaine, et la postérité
 Une orgueilleuse erreur, une absurde folie!
 Voudrois-tu sur ta route élever de ta main
 Un monument vivace?... Hélas! le monde oublie,
 Et la vie ici-bas n’a pas de lendemain.
 Viens goûter avec moi la paix de la retraite;
 Laisse l’amour charnel et ses impuretés;
 Romps, il est temps encor; ton âme n’est pas faite
 Pour un monde ainsi fait; de ses virginités
 Sois fidèle gardien; viens! et si la prière,
 La méditation ne pouvoit l’étancher,
 Alors tu descendras dans la sombre carrière
 De la sage science, et tu pourras pencher
 Sur ses sacrés creusets ton front pâle de veilles,
 Magnifier le Christ—et verser le dédain
 Sur la Philosophie outrageant ses merveilles
 Du haut de ses tréteaux croulants de baladin;
 Tu pourras, préférant l’étude bien aimée
 De l’art, lui rendre un culte à l’ombre de ce lieu;
 Sur ce dôme et ces murs, fervent Bartholomée,
 Malheureux Lesueur, peindre la Bible et Dieu!..._
 _Le dernier combattant, le cavalier sonore,
 Le spectre froid, le gnôme aux filets de pêcheur,
 C’est lui que je caresse et qu’en secret j’honore,
 Niveleur éternel, implacable faucheur,
 C’est la mort, le néant!... D’une voix souterraine
 Il m’appelle sans cesse:—Enfant, descends chez moi,
 Enfant, plonge en mon sein, car la douleur est reine
 De la terre maudite, et l’opprobe en est roi!
 Viens, redescends chez moi, viens, replonge en la fange,
 Chrysalide, éphémère, ombre, velléité!
 Viens plus tôt que plus tard, sans oubli je vendange
 Un par un les raisins du cep Humanité.
 Avant que le pilon pesant de la souffrance
 T’ait trituré le cœur, souffle sur ton flambeau;
 Notre-Dame de Liesse et de la Délivrance,
 C’est la mort! Chanaan promis, c’est le tombeau!
 Qu’attends-tu? que veux-tu?... Ne crois pas au langage
 Du cloître suborneur, non, plutôt, crois au mien;
 Tu ne sais pas, enfant, combien le cloître engage!
 Il promet le repos; ce n’est qu’un bohémien
 Qui ment, qui vous engeole, et vous met dans sa nasse!
 L’homme y demeure en proie à ses obsessions.
 Sous le vent du désert il n’est pas de bonace;
 Il attise à loisir le feu des passions.
 Au cloître, écoute-moi, tu n’es pas plus idoine
 Qu’au monde; crains ses airs de repos mensongers;
 Crains les satyriasis affreux de saint Anthoine:
 Crains les tentations, les remords, les dangers,
 Les assauts de la chair et les chutes de l’âme.
 Sous le vent du désert tes désirs flamberont;
 La solitude étreint, torture, brise, enflamme;
 Dans des maux inouïs tes sens retomberont!—
 Il n’est de bonheur vrai, de repos qu’en la fosse:
 Sur la terre on est mal, sous la terre on est bien;
 Là, nul plaisir rongeur; là, nulle amitié fausse;
 Là, point d’ambition, point d’espoir déçu...—Rien!...
 Là, rien, rien, le néant!... une absence, une foudre
 Morte, une mer sans fond, un vide sans écho!...—
 Viens te dis-je!... A ma voix tu crouleras en poudre
 Comme aux sons des buccins les murs de Jéricho!—_
 _Ainsi, depuis long-temps, s’entrechoque et se taille
 Cet infernal trio,—ces trois fiers spadassins:
 Ils ont pris—les méchants pour leur champ de bataille,
 Mon pauvre cœur, meurtri sous leurs coups assassins,
 Mon pauvre cœur navré, qui s’affaisse et se broie,
 Douteur, religieux, fou, mondain, mécréant!
 Quand finira la lutte, et qui m’aura pour proie,—
 Dieu le sait!—du Désert, du Monde ou du Néant?_

[Illustration]

[Illustration]



LIVRE PREMIER.

I.


JE ne sais s’il y a un fatal destin, mais il y a certainement des destinées fatales; mais il est des hommes qui sont donnés au malheur; mais il est des hommes qui sont la proie des hommes, et qui leur sont jetés comme on jetoit des esclaves aux tigres des arènes; pourquoi?... Je ne sais. Et pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là? je ne sais non plus: ici la raison s’égare et l’esprit qui creuse se confond.

S’il est une Providence, est-ce pour l’univers, est-ce pour l’humanité, et non pour l’homme? Est-ce pour le tout et non pour la parcelle? L’avenir de chaque être est-il écrit comme l’avenir du monde? La Providence marque-t-elle chaque créature de son doigt? Et si elle les marque toutes, et si elle veille sur toutes, pourquoi son doigt pousse-t-il parfois dans l’abyme, pourquoi sa sollicitude est-elle parfois si funeste?

Les savants, pour qui rien n’est ténébreux, diront que la destinée de l’individu dérive immédiatement de son organisation; que l’homme sans perspicacité sera dupe, que l’homme fin sera dupeur, et saura éviter les pierres d’achoppement où le premier trébuchera.—Mais, pourquoi celui-ci est-il rusé, et celui-là est-il simple? Être simple et bon est-ce un crime qui vaille le malheur et le supplice?—A quoi les savants répondront: Celui-ci est simple, parce qu’il a la protubérance de la simplicité; et celui-là est fin, parce qu’il a la protubérance de la finesse.—Bien, mais pourquoi celui-ci a-t-il cet organe qui manque à l’autre? Qui a présidé à cette répartition? Quel caprice a donné à l’un la bosse du meurtre, et à l’autre la bosse de la mansuétude? Si dès la procréation, ce caprice a départi les bonnes et les mauvaises qualités des êtres, il a départi leurs destinées: les destinées sont donc écrites; il y a donc un destin! L’animal n’a donc pas son libre arbitre: il n’a donc pas le choix d’être doux ou d’être féroce, de souffrir ou de faire souffrir, d’aimer ou de tuer.—Les savants se lèveront et répondront encore:—Il n’y a ni bonne ni mauvaise passion: c’est la société qui postérieurement est venue, et qui a dit: Ceci est mal, ceci est bien. Ceci est bon parce que ceci m’est profitable; ceci est mauvais parce que ceci m’est nuisible.—Soit: mais si les hommes doivent vivre en société, pourquoi la Providence en fait-elle d’insociables, pourquoi va-t-elle contre son but? Est-elle donc extravagante? Une Providence ne sauroit l’être. D’ailleurs cette raison n’explique rien, car il est des hommes sociables victimes de la société; car il est des hommes bons dont l’existence est affreuse; car il est des hommes victimes d’événements indépendants de leur volonté, d’événements que leur esprit ne pouvoit prévoir, que nulle vertu humaine ne pouvoit parer.

Pour détourner du désespoir, on a, il est vrai, inventé la vie future, où le juste est récompensé, et le méchant puni; mais pourquoi récompenser le juste, qui n’a pas eu à opter entre la justice et l’iniquité? mais pourquoi châtier le méchant, qui n’a pas eu à choisir entre le crime et la bienfaisance? On ne doit récompenser et punir que les actes volontaires. C’est Dieu, et non pas le créé qu’il faudroit glorifier quand il a fait une bonne créature, et qu’il faudroit supplicier quand il en a fait une mauvaise. Il étoit bien plus simple, au lieu de faire deux existences, une seconde pour redresser les torts de la première, d’en faire une seule convenable.

Si le péché originel est une injustice, la destinée fatale originelle est une atrocité. La loi de Dieu seroit-elle pire que la loi des hommes? seroit-elle rétroactive?

Je ne m’arrêterai pas plus long-temps à ces pensées fatigantes et révoltantes: je ne chercherai point à expliquer ces choses inexplicables: si je m’y appesantissois longuement, je me briserois le front sur la muraille. J’étourdis ma raison toutes fois qu’elle interroge, et je m’incline devant les ténèbres.

Souvent j’ai ouï dire que certains insectes étoient faits pour l’amusement des enfants: peut-être l’homme aussi est-il créé pour les menus plaisirs d’un ordre d’êtres supérieur, qui se complaît à le torturer, qui s’égaie à ses gémissements. Beaucoup d’entre nous ne ressemblent-ils point par leur existence à ces scarabées transpercés d’une épingle, et piqués vivants sur un mur; ou à ces chauve-souris clouées sur une porte servant de mire pour tirer à l’arbalète?

S’il y a une Providence, elle a parfois d’étranges voies: malheur à celui marqué pour une voie étrange! il auroit mieux valu pour lui qu’il eût été étouffé dans le sein de sa mère.

C’est à vous, si vos cœurs n’y défaillent point, d’approfondir et de résoudre: quant à présent, pauvre conteur, je vais tout simplement vous développer des destinées affreuses entre les destinées. Bien plus heureux que moi vous serez, si vous pouvez croire qu’une Providence ait été le tisserand de pareilles vies, et si vous pouvez découvrir le but et la mission de pareilles existences.

[Illustration]



II.


MYLORD, venez donc au balcon: le beau soleil couchant! Ah, vous êtes fortuné, mylord! tout jusques au ciel même qui se fait votre vassal et porte votre écusson au flanc. Regardez à l’occident; ces trois longues nuées éclatantes ne semblent-elles pas vos trois fasces d’or horizontales? et le soleil, votre besant d’or, au champ d’azur de votre écu?

—Mylady, vous semez mal à propos votre bel esprit: vous voulez, suivant votre coutume, détourner une conversation qui vous pèse, par un incident, par quelque mignardise; mais, vous le savez, je ne me laisse pas piper à vos pipeaux, et vous m’écouterez jusqu’au bout.

Je vous disois donc que si vous n’y prenez garde il arrivera malheur à votre fille. Je vous disois que dès l’origine j’avois prévu tout ce qui est survenu, que j’avois pressenti ce que vous auriez dû pressentir; et ce que toute autre mère à votre place eût pressenti. Vos flatteurs vous appellent naïve, mais vous êtes obtuse. Comme un nouveau-né, vous ignorez toutes bienséances. Sur mon épée, madame! vous n’avez de noble que mon nom.

Avant mon premier départ pour les Indes, ayant déjà remarqué en eux une lointaine inclination, et un commencement de liaison, je vous avois fortement recommandé et fait bien promettre de ne plus leur laisser aucun rapport; en tout point vous m’avez désobéi. Plus tard, lors de mon entrée en campagne, je vous renouvellai formellement le même ordre et vous me désobéîtes encore plus formellement. A mon retour de l’armée, je trouvai Déborah compagne de Pat; je trouvai Pat presque installé ici; Pat traité comme vous eussiez traité un fils; Pat assistant à toutes les leçons des maîtres de Déborah, et étudiant avec elle les arts d’agrément. Étiez-vous folle! Vous avez fait un joli coup en vérité! vous avez rendu un bon service à ce pauvre père Patrick! Aujourd’hui, il ne sait que faire de son garnement de fils, qui s’en va labourer un solfége à la main, un Shakspeare sous son bras. N’eût-ce été que par respect pour ma maison, vous n’eussiez pas dû attirer ici, et traiter de telle sorte, l’enfant d’un de vos fermiers, et d’un de vos fermiers irlandois et papiste!

—Cher époux, vous savez combien je vous suis soumise en toutes choses. Ce n’étoit point pour braver vos commandements, ce que j’en fis, mais purement pour l’amour de votre fille: seule, avec moi et quelques domestiques grondeurs, sans distraction aucune dans ce beau, ce pittoresque, mais taciturne, mais funèbre manoir, la pauvre enfant se mouroit d’ennui, et ne cessoit de redemander son Pat, qui l’égayoit de sa grosse joie, qui l’entraînoit dans le jardin et dans le parc; qui inventoit, pour plaire à sa noble petite amie, toute espèce de jeux et d’amusements.

Partageant ses jeux, ne devoit-il pas partager ses études? N’auroit-ce pas été cruel de le renvoyer à l’arrivée des professeurs de Debby? Puisqu’il étoit son compagnon, ne devois-je pas prendre à tâche de l’instruire et de le polir pour le rendre plus digne d’elle? Il avoit si bonne envie d’apprendre, et tant de facilité, le pauvre garçon! Cela donnoit de l’émulation à la paresseuse Debby. Puis, vous le savez, il étoit si gentil, si doux, si prévenant! Ah! que je souhaiterois à beaucoup de gentilshommes d’avoir de pareils héritiers!

—Toujours vos mêmes parades de générosité, toujours vos belles idées sur les gents de basse condition; vous aurez beau argumenter, un mulet et un cheval de race feront toujours deux, comme un Irlandois et un homme.

Où toutes ces prouesses de vertu vous conduiront-elles? Vos largesses envers les mendiants et les paysans vous feront, à la première rencontre, couper les jarrets par ces infâmes catholiques. Votre conduite à l’égard du petit Pat, où vous mènera-t-elle, où vous a-t-elle poussée? Debby et Pat, grandissant ensemble, se sont pris d’étroite amitié, puis à l’amitié a succédé l’amour: la jeune comtesse Déborah Cockermouth est amourachée du gars de votre fermier: mademoiselle en feroit volontiers son époux! Dieu me damne! cela me fait dresser les cheveux sur la tête! Mademoiselle refuse tout brillant parti; mademoiselle repousse tout noble requérant: J’ai fait vœu de chasteté, dit-elle. Ventre de papiste! quel est ce catholique baragouin? Dieu me damne! ça tourne à mal....

—Pourquoi vous enflammer ainsi? à quelle occasion tant de violence? Cette fantaisie de garder le célibat n’est qu’une lubie de jeunesse, qui lui passera, et tout d’abord qu’elle aura rencontré un cavalier de son choix et de son gré. Quant à Patrick, vous savez bien que tout est rompu entre elle et lui depuis long-temps; et que depuis votre farouche sortie contre lui, il n’a pas remis le pied au château.

—Tout est rompu entre elle et lui!... Il n’a pas remis le pied au château!... Qui vous a si bien informée? Madame, relâchez de votre surveillance, elle est vraiment trop rigide. Ah! tout est rompu entre elle et lui?... parole d’honneur?... C’est pour cela que mon fidèle Chris, maintes fois, l’a vu rôdant près du château; c’est pour cela qu’il a entendu plusieurs fois ce que vous eussiez dû entendre, la nuit, Déborah se relever, sortir et descendre du côté du parc. Ah! tout est rompu entre elle et lui!... vraiment?... C’est bien, restez dans votre quiétude: pour moi, je vais redoubler de sévérité; Chris l’espionnera; et si le malheur veut que cela soit, je prendrai des mesures qui ne seront pas douces à votre pimbêche de fille.... Quant au paysan, c’est la moindre affaire.

—Vous êtes maître, mylord, et surtout maître de vos actions; je ne suis que votre humble servante, et je m’incline. Faites à votre guise; on recueille ce qu’on a semé.

—A vos souhaits, comtesse.

[Illustration]

[Illustration]



III.


LE lendemain, après sa toilette, lady Cockermouth fit prier Déborah de vouloir bien se rendre auprès d’elle, par l’escalier dérobé, le plus secrètement possible, pour ne point attirer l’attention de son père.

Aussitôt Debby, très-inquiète, arriva mystérieusement; d’un pas craintif et d’un air caressant, elle s’approcha de sa mère pour la saluer d’un baiser, mais ses lèvres ne pressèrent que ses deux mains qui soutenoient son front abattu.

—Je vous remercie, mademoiselle, d’avoir bien voulu vous rendre avec empressement à mon invitation, lui dit la comtesse en découvrant son visage mélancolique; cédez toujours ainsi à mes douces et sages prières, vous ferez le bien, et vous épargnerez à vous et à votre mère infortunée de grands chagrins et de grands remords. J’ai tant besoin de consolation!... et toute consolation ne me peut venir que de vous.

Une seule fois, dans votre enfance, Debby, je cédai à un de vos caprices: cette foiblesse maternelle, bien pardonnable, a déchiré ma vie, déjà tant empoisonnée: vous vous étiez éprise de belle amitié pour Pat, le fils du granger Patrick, vous recherchiez toujours sa société, vous l’invitiez à vos récréations, vous lui offriez vos jouets, vous agissiez avec lui comme avec un frère, vous deveniez maussade quand on l’éloignoit de vous; au lieu de m’opposer rigoureusement, et comme je l’eusse dû, à votre fréquentation de ce petit rustaud;—fréquentation tout à fait messéante et blessant violemment votre père, qui plusieurs fois m’avoit intimé l’ordre, de l’empêcher durement. Pour ne point vous enlever votre compagnon unique, pour ne point vous affliger, j’écoutai vos désirs instants, et je favorisai vos entrevues. J’avois pensé que ce n’étoit qu’un enfantillage de peu de durée, mais vous vous êtes montrée tenace en vos goûts; et, plus tard, je ne pus jamais vous convaincre qu’il étoit opportun et décent de rompre avec ce paysan devenu jeune homme; vous ne voulûtes pas comprendre que vous dérogiez à votre rang.

Vous n’avez pas oublié, sans doute, mon cœur en saigne encore, toutes les tempêtes que cette condescendance m’a fait essuyer, toutes les fureurs qu’elle a fait tomber sur vous et sur moi; n’étoit-ce pas assez?...

Je croyois mon péché expié, je croyois cette guerre lasse; je croyois éteint ce brandon de discorde; hélas, me serois-je abusée grossièrement?

Voici que la colère de votre père s’est réveillée plus véhémente que jamais: hier, affirmant que vous avez toujours des rapports avec M. Pat, il a invectivé contre vous, il m’a chargée de blâmes. J’ai tâché de l’appaiser, en témoignant de toutes mes forces de votre innocence. J’ai essayé de lui prouver que par méchanceté, sans doute, quelqu’un avoit égaré sa bonne foi. Je l’ai prié de ne point calomnier ma Déborah. J’ai repoussé loin cette perfide accusation. Non, Déborah, vous n’êtes point une fille à commerce nocturne: c’est une calomnie! Me démentirez-vous?... Non, Déborah, vous n’avez pu prolonger, au péril de votre avenir, une liaison impardonnable, une liaison funeste à l’orgueil de votre père, une liaison funeste à mon repos! Me démentirez-vous?...

—O ma mère, ma mère, pardon!... s’écria Déborah, tombant alors à ses genoux et cachant sa figure dans les plis de sa robe.

—Cessez vos cris, Déborah, craignez qu’ils n’attirent votre père, sortez de devant moi. Est-ce ainsi, mauvaise âme, que vous faites ma joie?

—O ma mère, pardon! ne me chassez pas, ce seroit me maudire, et je ne suis criminelle que de vos chagrins.... Veuillez m’entendre?...

—Debby, ma fille, que vous êtes cruelle! Déjà ne m’aviez-vous pas assez causé de tourments? En quoi ai-je donc si peu mérité votre pitié? N’eût-elle pas été coupable votre inclination, que du jour où elle appesantissoit sur moi le bras de plomb de votre père, et sur vous sa malédiction, vous eussiez dû en faire le sacrifice. Prenez garde, qui ne sait pas faire un sacrifice souvent est sacrifiée.

—C’est qu’aussi souvent il est plus facile d’être immolé que de s’immoler. On ne tient pas compte des efforts vains, des luttes impuissantes, des combats secrets: en vérité, croyez-vous qu’il soit si aisé de s’arracher du cœur une amitié qui date du berceau, un amour développé avec la vie, une passion se reposant sur un être parfait, sur un être d’élection? Croyez-vous qu’un amour sans bornes, soit si commode à arracher, quand il est basé sur une profonde estime, et surtout quand le bien-aimé n’a d’autre crime que celui d’être né dans une crèche?

S’il en est qui peuvent à un signal donné désaimer ou prendre de l’amour, ce n’est pas moi. J’ai tout tenté; je me suis tout dit pour surmonter ma passion; et tout ce que j’ai fait pour la détruire n’a fait que la consolider. Enfin, j’ai cessé ce duel inégal avec la nature; et je me suis abandonnée au courant; dût-il m’entraîner dans un gouffre, résignée à tout, je le suivrai.

—A quelle école, s’il vous plaît, avez-vous appris un langage aussi odieux? Est-ce à l’école de votre paysan?

—Mon paysan n’est point un homme de scandale; et si mon langage est odieux, c’est que mon cœur est odieux, car il part de mon cœur. D’ailleurs je ne suis plus une enfant, je touche au tiers de la vie, et j’ai eu pour maître le malheur.

—Quels malheurs?... Dieu du ciel! si votre père vous entendoit, vous seriez morte!...

—Ne suis-je pas résignée à tout?

—Les soupçons du comte votre père sont donc fondés?

—Oui, ma mère.

—Vous revoyez donc le garçon Pat?

—Oui, ma mère, je revois M. Patrick Fitz-Whyte.

—Depuis quand?...

—Depuis un an environ.

—Effrontée!... Où pouviez-vous voir ce garçon?

—M. Patrick est venu quelquefois au château, en votre absence; mais habituellement nous nous rencontrons la nuit dans le parc. Je prends ici Dieu à témoin que pourtant nous n’avons jamais forfait à nos devoirs, et que nos entretiens n’ont jamais été qu’édifiants! M. Patrick est un noble homme, croyez bien!

—S’il m’étoit venu à la pensée que vous eussiez pu faillir, je serois plus coupable que vous ne le seriez vous-même, ma fille, si vous eussiez succombé: j’ai de l’estime pour vous, ma fille; ôter son estime a quelqu’un, c’est applaudir à ses vices, ou c’est le mettre dans le cas de se jeter au mal par dépit.

Votre père n’a encore que de vagues soupçons, et il est déjà possédé d’une colère outrée; prenez garde de les confirmer, je ne sais à quelle rigeur il pourroit être conduit. A la prolongation de vos liaisons avec Patrick, il attribue, fort justement sans doute, vos refus des divers gentilshommes qui vous ont été offerts. Prochainement il vous présentera un nouvel époux: si vous répondiez encore par un refus, son projet est de vous faire emprisonner dans une maison de correction d’Angleterre, jusqu’à ce que vous soyez revenue à des sentiments plus sociaux.

—Emprisonnée!... Est-ce à dire que je sois une folle, une prostituée!... Quant à un époux, seroit-ce Charles-Edward, je le repousserai! J’ai fait ce vœu que je tiendrai, ou d’être à mon Patrick ou d’être à Dieu.

—Déborah, vous êtes une mauvaise femme! Si vous respectez l’amour, vous ne respectez guère la piété filiale. Vous avez peu d’égards pour moi, pour moi votre tendre mère.

—Quoique je sois aigrie, ô ma mère! croyez à ma piété profonde. Mais il est inconcevable qu’on puisse se figurer que l’amour filial ne vive pas d’échanges et de soins; que dans l’amour filial les charges soient toutes pour l’enfant qui ne peut l’entretenir en bon point que par l’abnégation de soi-même, que par l’abnégation de sa raison, et, souvent, par la destruction de sa jeunesse et la ruine de sa vie. Croyez-vous qu’un amour puisse tenir, puisse exister à de pareilles conditions?

—Je ne pense pas que ces réflexions s’adressent à votre malheureuse mère: les charges entre nous deux ont été mutuelles, j’espère? Même, sans vous faire de reproche, je crois ma mesure plus comble que la vôtre. Que n’ai-je pas supporté, que n’ai-je pas souffert à cause de vous!

Parce que dans votre bas âge, involontairement j’avois favorisé vos rapports avec un enfant, on m’a fait coupable de ce qui s’en est suivi jusqu’en votre âge mûr. Ah! Déborah, vous aussi n’accusez pas votre malheureuse mère! oh! très-malheureuse!... Vous parlez d’amour filial acheté par l’abnégation de soi-même, et par la ruine de son existence: c’est moi qui l’ai acheté à ce prix. Oh! tous mes rêves dorés de mon enfance!... oh! la Providence fait bien de nous taire l’avenir!...

—Si vous pouviez lire en mon cœur, ma pauvre mère, vous verriez à quel point je vous aime. Laissez-moi baiser vos pieds, laissez-moi pleurer sur votre front! car il est des faits bien atroces dans la vie: vous que j’aime profondément, vous à qui je n’aurois voulu apporter que joie et bonheur; vous dont j’aurois voulu alléger les tortures; par un funeste sort, par je ne sais quel hasard, quelle fatalité, je vous ai toujours plongée dans le chagrin et le remords. C’est affreux à penser!

—Ma bonne fille, combien tes caresses épanouissent mon âme. Qui sait si des jours heureux ne nous sont pas réservés? Tu peux encore me faire goûter à la félicité. J’ai tant souffert, prends pitié de moi, ne me fais pas souffrir davantage, j’y succomberois! Promets-moi, c’est l’unique et dernier sacrifice que je te demande, promets-moi de ne plus revoir M. Patrick.

—Ne plus revoir M. Patrick!... répéta Déborah consternée.

—Je sens bien qu’il est douloureux de renoncer à l’objet de ses affections; je sens bien que je vous demanderois là une chose difficile, si la renonciation étoit toute volontaire; mais n’est-il pas bien séant de prévenir une rupture inévitable et de la préparer soi-même? mais n’est-il pas habile de faire d’un événement, tout à fait en dehors de notre pouvoir, un acte de notre volonté plénière. Votre père, sachez bien, vous fait surveiller scrupuleusement depuis quelques jours, depuis qu’on lui a donné du soupçon. Vous ne tarderiez pas à être surprise par ses espions;... que Dieu vous en garde! vous seriez perdue, et votre mère aussi.

—Hélas! que ne me demandez-vous une chose possible.

—Je n’exige rien de vous, ma fille; je vous prie seulement d’éviter un piége, je vous prie seulement de vous garder d’un abyme de maux; je vous supplie d’avoir pitié de moi!

Oppressée et sanglotante, Déborah tomba aux pieds de sa mère, et, dans cette pose, demeura taciturne et morne comme une sculpture. Après ce long silence, relevant la tête et soulevant ses paupières, elle dit froidement: Je ferai selon votre désir, ma mère, je me garderai de cet abyme de maux; accordez-moi seulement une grâce?

—Parlez, ma fille.

—Permettez-moi de revoir encore une seule fois M. Patrick, pour lui dire adieu, pour lui apprendre son arrêt au moins de ma bouche? Cette nuit, nous avons rendez-vous dans le parc: j’irai, je lui dirai tout!...

—Déborah, laissez que je vous presse sur mon cœur! je savois bien que vous étiez bonne. Ainsi, dorénavant, vous cesserez toute entrevue?

—Je vous le jure.

—Puissiez-vous toujours vous maintenir en aussi sage disposition; puisse ce changement ne pas être passager, votre mère sera bien heureuse! Ainsi vous ne démentirez pas mes dénégations? J’ai répondu à votre père de votre bonne conduite. Bientôt ses soupçons tomberont, et, honteux de vous avoir accusée faussement, peut-être reviendra-t-il à la douceur.

Il est juste, en effet, de prévenir ce pauvre garçon, et de le prévenir avec ménagement; ce seroit mal en effet de rompre malhonnêtement avec lui, et de le jeter dans l’inquiétude. Allez, une dernière fois, à votre rendez-vous; mais prenez garde de vous laisser surprendre par les gents de votre père.

Voici la cloche du déjeûner. Vite, retournez dans votre appartement: de là, comme de coutume, vous vous rendrez à la salle. Évitez d’avoir l’air embarrassé; il faut que votre père ignore ce qui vient de se passer entre nous.

Durant ces dernières paroles la comtesse Cockermouth tenoit embrassée Déborah, qui, préoccupée, restoit froide, semblant souffrir de ces caresses, et les recevoir de l’air paterne avec lequel on reçoit des félicitations non méritées.

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IV.


DÉBORAH passa quelques instants devant son miroir à rajuster sa robe froissée et ses attifets en désordre; elle s’en éloignoit, elle s’en rapprochoit; elle se regardoit et se regardoit encore; elle cambroit sa belle taille, et tournoit sa tête sur l’épaule pour voir si sa démarche se rassuroit. Elle essuyoit ses joues rayées par les larmes. Enfin, au second appel du déjeûner, croyant avoir assez bien dissimulé les traces de son émotion, elle prit le chemin de la salle. Pour gagner plus de calme, elle marchoit lentement encore et s’arrêtoit à chaque degré de l’escalier, échauffant de son haleine son mouchoir et l’appliquant sur ses yeux comme un collyre pour boire l’humidité de ses paupières.

—Vous vous faites attendre, Debby, dit la comtesse, lorsqu’en entrant elle faisoit la révérence à son père, qui, tout en affectant de ne pas s’occuper de son arrivée, laissoit tomber sur elle un regard lui enjoignant de supprimer ses politesses.

Sans plus de présages, Déborah pressentit la tempête; et, tremblante comme un oiseau surpris par l’orage, vint se blottir sur sa chaise.

Le comte Cockermouth acheva de la décontenancer en la considérant sévèrement, et en chuchotant tout bas à l’oreille de la comtesse:

—Ne remarquez-vous pas, mylady, l’extérieur fatigué de mademoiselle votre enfant? ses yeux ternes, ses paupières rouges? Tout cela sent la veille. Je suis sûr, quoique Chris ne l’ait pas entendue, qu’elle a passé cette nuit à la belle étoile. Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise. Ventre de papiste! ça tourne à mal!...

Vous n’avez donc pas appétit, mademoiselle? vous ne mangez pas, vous pignochez.

—Il est vrai, je n’ai pas faim, mon père.

—Cela est très-simple, dit tout bas le comte à son épouse, quand on a fait un médianoche.

Êtes-vous malade, mademoiselle?

—Non, mon père.

—Alors, quel train menez-vous donc, vous avez la mine d’une déterrée.

—Je ne suis pas malade, mais je suis indisposée. Tout à l’heure il m’a pris une défaillance dont je ne suis pas bien revenue.

—Cela est très-simple, dit encore tout bas le comte à la comtesse: tant va la cruche à l’eau qu’enfin.... Ventre de papiste! ça tourne à mal! Si je ne me retenois j’écraserois cette petite....

Ah! mademoiselle a des défaillances!... Madame, faites sortir votre fille; je ne veux pas de cette catin à ma table! Allons, sortez! Je vous défends de remettre les pieds n’importe où je pourrois être; je vous défends de reparoître ici. Sortez donc!

—Mon père! mon père!... répétoit Déborah baignée de larmes.

—Sortez donc!... répétoit Cockermouth.

—Mais, que vous a fait ma fille, monsieur le comte?...

—Vous tairez-vous, madame la souteneuse!...

En criant ses dernières injures, il lançoit contre sa fille, à l’instant où elle sortoit, un pot d’étain qui l’atteignit à l’épaule et lui fit pousser un long gémissement. Dans sa fureur, il se leva de sa chaise avec tant de violence que la table soulevée par sa panse énorme fut renversée. Puis, il se précipita hors de la salle en brisant tout sur son passage, et s’enferma dans son appartement.

Échappée à cet esclandre, Déborah se retira chez elle. Là, accablée de douleur, elle tomba sur un canapé, où l’obsession des fantômes du désespoir l’assoupit. Ce n’étoit pas cependant qu’un pareil spectacle fût chose nouvelle pour ses yeux et pour son cœur; dès son enfance elle avoit assisté au martyre de sa mère; mais ici, elle étoit plus que figurante, elle se voyoit au premier acte d’un rôle dont elle redoutoit le dénouement.

Le valet qui vint lui apporter son dîner la trouva dans le même désordre, encore endormie sur le canapé. Sous sa serviette elle découvrit un billet non signé, mais de la main de sa mère, contenant ceci seulement:

«Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le-moi demander par qui vous apportera votre nourriture? Si vous allez cette nuit où vous devez aller, vous ne sauriez trop prendre de précautions: vous risquerez beaucoup. Ne seroit-il pas prudent de vous en abstenir, et demain de faire parvenir votre congé à M. Patrick? Au nom du ciel, faites cela!»

—Ton congé!... Patrick, mon amour, ma vie!... Te donner congé, Patrick!—s’écria Déborah en achevant de lire ce billet.—Oh! c’est là de ces choses auxquelles mon esprit se refuse, c’est là de ces devoirs que ma foible intelligence ne peut comprendre, c’est là de ces pensées dont mon âme s’effarouche!... Te donner congé, Patrick! conçois-tu?... Contremander ma passion: on contremande ce qu’on a commandé? qu’ai-je commandé? dites-moi? On congédie ce qu’on possède, ce dont on est las. Mais donner congé au vautour qui nous tient dans sa serre, au geôlier qui nous charge de chaînes; mais donner congé à la puissance qui nous possède, non!...—L’enfant peut briser son jouet, mais le jouet peut-il briser l’enfant?... Eh! que suis-je!...—Une meule peut-elle se broyer elle-même? Un arbre peut-il se déraciner? Une vallée peut-elle dominer le mont qui la domine?... Et moi! puis-je engouffrer l’abyme qui m’engouffre?...—Oh! c’est là de ces choses auxquelles mon esprit se refuse! Oh! c’est là de ces pensées dont mon intelligence bornée s’effarouche?—Moi! te donner congé, Patrick! comprends-tu?

Après avoir rongé un morceau de pain trempé de ses pleurs, et jeté un peu d’eau sur le feu de sa poitrine, Déborah s’enveloppa d’un manteau, et suivit un long corridor aboutissant à une antique tourelle, encastrée dans des constructions modernes et nommée pour sa position _Tour de l’Est_; de fortification qu’elle avoit été, elle étoit devenue belvédère, et ses créneaux avoient cédé place à une riche balustrade. On découvroit de cette terrasse excessivement élevée un sombre et lugubre paysage: au midi et à l’est, une plaine infinie, noire et rouge; noire à l’endroit des tourbières, rouge à l’endroit des _bogs_; peu d’arbres, des genêts et des bruyères et quelques huttes informes à demi enterrées.—Au nord et à l’ouest des chaînes de rochers chauves, semblant de hautes murailles ébréchées par la foudre, bordoient l’horizon; çà et là des ruines de tours, d’églises et de monastères, charmoient le regard et plongeoient l’âme dans le passé.

De ce côté un déchirement dans les rochers, forme une gorge profonde, étourdissante à voir. Dans le creux de cette _Gorge du Diable_, comme on l’appelle, coule un torrent étroit, n’ayant qu’une seule rive, ou passeroit à peine un chariot. A mi-hauteur des roches il s’élance avec fracas de la bouche d’une caverne, ce qui ajoute encore au caractère infernal de ce lieu.

L’eau de ce torrent, froide en été, chaude en hiver, jouit d’une grande célébrité parmi les villageois des environs, qui lui attribuent toutes sortes de cures merveilleuses. Mais sa propriété la plus incontestable est celle, quand on a l’imprudence de s’y baigner, de guérir de la vie.

La description ne pourroit donner qu’une idée ingrate du bel effet d’un soleil couchant apparoissant à l’extrémité de cette gorge rétrécie encore par la perspective, du bel effet de ce long corridor sombre, terminé par un portail d’or resplendissant, dont le disque étincelant du soleil semble la rose gothique.

C’est là le merveilleux spectacle que Déborah se plaisoit à venir contempler du haut de la _Tour de l’Est_, spectacle dont, autrefois avec Patrick, elle ne s’étoit jamais rassasiée.

Que d’heures ils avoient passées là, touts deux, dans la méditation et l’exaltation! Quels lieux auroient pu lui être plus chers? Pas une pierre, pas une dalle où Patrick n’eût gravé leurs chiffres entrelacés, ou quelques dates pleines de souvenirs et de regrets.

Là haut, montés sur cette tour, ils ne pouvoient être entendus que du Ciel: le Ciel est discret confident, le Ciel n’est pas railleur, le Ciel n’est pas perfide.

Et puis, du haut de cette tour, l’œil de Déborah tissoit une toile de rayons d’or pareille à une toile d’araignée: un rayon partoit de la grange de Patrick, un autre du _Saule creux du Torrent_, un autre des ruines du Prieuré devenu cimetière, cent autres de cent autres lieux où ils avoient herborisé ensemble, où ils avoient lu quelque livre de prédilection.

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V.


LE timbre fêlé du manoir ayant dit une heure du matin, Déborah, jetée toute vêtue sur son lit, se leva sans bruit et sans lumière, longea le grand corridor de la _Tour de l’Est_, et descendit jusqu’à une poterne ouvrant sur les fossés à sec du château. Vers l’entrée du parc, à l’aide de quelques arbustes, elle gravit sur la contrescarpe, puis, pour n’être point dépistée, au lieu de suivre la route ordinaire, menant directement à la _Gorge du Diable_, elle prit un sentier tortueux et presque impraticable.

Plusieurs fois il lui sembla entendre un léger bruit sur ses traces, et s’étant retournée, et n’ayant rien apperçu, elle imagina que ce pouvoit être quelque animal sauvage, ou simplement l’écho de ses pas. Le ciel étoit clair, mais il étoit impossible de rien distinguer à travers les buissons de ce sentier inculte. Parvenue au torrent, elle reconnut dans le lointain la voix de Patrick, qui chantoit une ancienne mélodie sur l’attente. A ce chant elle tressaillit de joie, et quand elle ne fut plus qu’à peu de distance du _Saule creux_, leur rendez-vous, elle cria le mot de ralliement habituel:

—TO BE!...

—OR NOT TO BE!...

répondit la voix qui chantoit. Et aussitôt un grand jeune homme enveloppé d’une cape sortit des halliers et lui vint au-devant.

—Je vous salue, Déborah pleine de grâce et d’exactitude, dit-il affectueusement en lui prenant une main, qu’il baisa.

—_My lord_ est avec moi, répliqua-t-elle en s’inclinant, je suis bénie entre toutes les femmes.

Pat, mon doux ami, qu’il me tardoit de vous revoir! Oh! si vous saviez! j’ai tant de choses à vous apprendre! tant de choses se sont passées depuis notre dernière entrevue! Pauvre ami, vous chantiez, vous aviez du contentement au cœur. Pourquoi faut-il que je vienne troubler cette félicité! Haïssez-moi, Patrick; je suis votre mauvais Génie.

—Non, vous êtes mon Ange, et je sais tout. Ce soir j’errois à l’entrée du parc, tourné vers la _Tour de l’Est_, où je croyois vous appercevoir, quand, dans l’allée d’Ifs, je rencontrai madame la comtesse votre mère, qui se promenoit seule. Après m’avoir fait le plus gracieux accueil, peu à peu, avec de grandes préparations, elle en vint à me parler de ce qui se passoit, et à me prier de rompre à jamais avec vous, puis, elle en vint à me faire de violents reproches pour avoir conservé des rapports secrets, et pour avoir trompé sa vigilance; puis, enfin, elle m’intima, elle m’ordonna solemnellement de cesser nos relations. «Je ne suis pas insolente, je ne veux pas vous humilier, m’a-t-elle dit en me quittant, mais quand on s’oublie jusqu’au point où vous vous oubliez, il est bon de faire ressouvenir! Pat, ajouta-t-elle en me tutoyant d’un air de mépris, où en veux-tu venir? Déborah, c’est ma fille! c’est la comtesse Cockermouth! Et toi, Pat, tu n’es qu’un lourdaud!»

—Vous, maltraité ainsi, Patrick! Oh! je vous demande pardon des calices amers que je vous fais boire. Et c’est pour moi, et c’est à cause de moi que vous souffrez de telles angoises!... Mais, grand Dieu! qu’avez-vous donc, Patrick? votre visage est tout balafré?

—Madame la comtesse votre mère venoit de s’éloigner: je m’enfonçois plus avant dans le parc, tête basse, marchant plongé dans de fâcheuses rêveries, quand j’entendis le galop d’un cheval remontant la même avenue: c’étoit le comte, qui faisoit manœuvrer Berebère, sa belle cavale. Aussitôt qu’il m’apperçut; il piqua des éperons, vint droit à moi, me frôla au passage en me saluant d’un seul mot, _porc_! et me brisa sa cravache sur le front.

—Pauvre ami!... De grâce, Patrick, ne vous appuyez pas sur cette épaule; je suis blessée.

—Vous aussi, Debby?...

—Ce n’est rien: une chute.... Non, Pat, je vous trompe, c’est aussi une violence de mon père. Ce matin, au déjeuner, il m’a lancé un pot d’étain, qui, heureusement, ne m’a frappé que l’épaule.

—Noble amie, vous le voyez, c’est de moi que découlent touts vos maux; il est temps enfin que je tarisse la source de vos douleurs.

—Non, en vérité, vous n’êtes point la source de mes maux, non plus que moi la source de vos souffrances. Maux et souffrances, joie et bonheur nous sont communs comme à toute double existence confondue, comme à toute vie accouplée. Ma destinée s’est mêlée à la vôtre, la vôtre s’est mêlée à la mienne; si l’une des deux est fatale, elle entraînera l’autre: tant pis! Qui vous frappera me heurtera, qui vous aimera m’aimera; tout est doublé et allié par l’amour, mal et bien. L’orage qui renverse le chêne renverse le gui; le chêne ne dit pas au gui, je suis cause de tes maux; le gui ne dit pas au chêne, j’ai enfanté ta ruine; ils ne disent point, je souffre et toi aussi: ils disent, nous souffrons.

Patrick, ne demeurons pas en ce lieu touffu; ma mère m’a fait promettre que nous nous tiendrions sur nos gardes. Si par hasard nous avions été suivis, on pourroit, se glissant parmi ces taillis, nous approcher et surprendre notre conversation. J’ai des choses à vous demander qui veulent un profond secret. Gravissons sur le coteau, montons à la clairière, nous nous y assiérons sur ce roc isolé, où nous ne pourrons être ni approchés, ni trahis.

—Nous ne sommes encore que dans l’adolescence, Debby, et voici déjà que, semblables aux vieillards, désormais nous n’allons vivre que de souvenirs. Depuis long-temps notre bonheur déclinoit; aujourd’hui, il a passé sous l’horizon; aujourd’hui, notre astre s’est couché. La nuit et toutes ses horreurs va descendre en notre âme.—Mais l’avenir comme le présent est à Dieu: que sa volonté soit faite!

Combien il est déjà loin de nous ce temps où nous pouvions ensemble prendre librement nos ébats; ce temps où l’aristocratie n’avoit point encore tracé un sillon entre nous, et n’avoit point dit: Ceci est noble, et ceci est ignoble; ceci est de moi, et ceci est du peuple; ce temps où mes caresses n’étoient point une souillure, où ma compagnie n’étoit point un outrage; combien il est loin de nous aussi ce temps postérieur où, durant les absences de votre père, quoique avec réserve et discrétion, il m’étoit permis de vous aimer, de vous voir, d’étudier dans vos livres et d’herboriser avec vous par les bois et par les montagnes. Qu’avec plaisir je me rappelle nos petites querelles botaniques, nos controverses sur le classement de nos herbiers, sur le genre, la famille et les vertus pharmaceutiques de nos simples. Que de soins nous apportions à nos jardinets, que de sollicitude pour nos pépinières!...

Aujourd’hui, un fossé est creusé entre nous! fossé que la noblesse a tracé autour d’elle, comme Romulus autour de sa ville naissante; fossé que l’on ne peut franchir comme Rémus qu’aux dépens de sa vie. Ce n’est pas que je reculerois devant un abyme, si je n’entraînois une femme en ma chute, et si cette femme, Debby, n’étoit vous! Que Dieu me garde à jamais d’être pour vous une pierre de scandale!

—Mais, c’est maintenant que nous sommes dans le profond de l’abyme, et qu’il faut que nous en sortions touts deux; me comprenez-vous Patrick?

—Aussi bien que vous m’avez compris.

En disant cela il se leva, et se mit à marcher à grands pas et silencieusement dans la bruyère. Déborah, silencieuse aussi, resta accoudée sur le roc.

A la pâle lueur de la lune, errant dans les broussailles, il apparoissoit comme une figure cabalistique, ou comme l’inévitable voyageur pittoresque dont les peintres animent la solitude de leurs paysages.

Mac-Phadruig, ou Patrick Fitz-Whyte, étoit grand et d’une noble prestance; il avoit de beaux traits, des yeux bleus, un teint blanc, une chevelure blonde; des manières polies et bienséantes; rien de rustique, ni dans son port, ni dans sa voix. Pour posséder tout à fait l’allure d’un fils de château, il ne lui manquoit qu’une seule chose, un peu de grossière impudence.

Son costume simple, mais d’une riche tournure, se rapprochoit de l’ancien costume du pays. Il portoit de longues tresses blondes, en manière de _gibbes_ ou _coulins_, et un bouquet de barbe sur la lèvre supérieure, en manière de _crommeal_. Ces modes irlandoises, proscrites depuis Henri VIII et depuis long-temps abandonnées, lui donnoient un air étranger au milieu de ses compatriotes _dressés_ à l’angloise.

Cette chose si louable, de se rapprocher le plus possible de ses ayeux qu’on aime, de se faire le culte vivant d’un temps qu’on regrette, n’étoit ni comprise ni goûtée; loin de là, elle le faisoit passer pour un fou. Déborah seule l’applaudissoit en cela; pour tout au monde elle n’auroit pas voulu voir son _Coulin_ affublé en Londrin, en _cokney_.

Les jeunes filles, autrefois, appliquoient ainsi le nom de _Coulin_ à leur bien-aimé. Déborah, éprise de ce vieux mot d’amour, se complaisoit à le donner à Patrick; et ce mot, dans sa bouche, devenoit une caresse. Celui qui a surpris sur les lèvres d’une Provençale le doux nom de _Caligneiro_, celui-là seul peut concevoir touts les charmes de _Coulin_ dans la bouche de Debby. Il y a de certains mots si suaves, modulés par une amante, que nul instrument ne pourroit soupirer une note plus mélodieuse. Ce sont de dangereux parfums qui enivrent. Ce sont les plus terribles armes des Dalilah.

Autant les petites modes hebdomadaires, créées à l’usage des mirliflores et des muguets, sont pitoyables choses, autant les modes autocthones ou indigènes, patrimoniales et nationales, sont de hautes et de graves questions. Les tyrans et les conquérants les ont toujours envisagées ainsi, et ils les ont justement envisagées. Un peuple en captivité qui ne parle point la langue de ses vainqueurs, qui garde religieusement le costume de ses pères, est un peuple libre, un peuple invaincu, un peuple indomptable. Ce ne sont pas les citadelles qui défendent un territoire, ce sont les mœurs de ce territoire. Si les législateurs avoient eu la finesse des tyrans, ils auroient classé dans les traîtres à la patrie, et puni de mort, quiconque change et modifie le costume de sa nation ou singe celui des peuples étrangers. L’incorporation du peuple conquis au peuple conquérant ne se fait point par l’alliance et le croisement des races, mais par l’unité du costume et du langage. Quand les Moscovites défendoient leur barbe et leur robe contre le czar Pierre, ce n’étoit pas leur barbe et leur robe qu’ils disputoient, mais leur liberté. L’abandon de leur costume, où a-t-il conduit les Polonois? Quand Henri VIII proscrivoit les _gibbes_ des habitants de la verte Erin, quand il proscrivoit leur langue et leurs _minstrels_, ce n’étoit pas cela qu’il proscrivoit, c’étoit la liberté de l’Irlande qu’il assassinoit sans retour. Quand aujourd’hui le sultan Mahmoud se morfond à _russifier_ et à _franciser_ ses Turks, il ne s’agit pas de turban ou de chapeau, de redingote ou de caftan, d’hydromel ou de vin, il ne s’agit rien moins que du meurtre de l’Orient!

Si le plus grand soin d’un tyran est de niveler les aspérités nationales et locales qui enrayent les roues de son char, le premier soin aussi d’une nation qui se réveille, d’une nation qui s’essaye à briser ses fers, est de reprendre ses dehors primitifs: ainsi les Moréotes évoquèrent jusqu’à leur nom d’Hellènes.

Lorsque les étudiants allemands cherchèrent à ressusciter l’ancienne allure germanique, ce que blâmoit fort M. de Kotzbue, ils frappèrent au cœur la tyrannie; et les tyrans, à ce manifeste, tremblèrent sur leurs trônes augustes, et décrétèrent de par Dieu la tonte des longues chevelures et des fines moustaches.

Le costume est la plus frappante manifestation des sentiments et de la volonté de l’individu et de la nation, c’est une permanente réclamation de leur valeur et de leurs droits.

Patrick avoit tout le bon du caractère des Irlandois, doux, polis, hospitaliers, généreux, patients à la souffrance, hardis à l’entreprise, courageux et impétueux à l’exécution; d’une naïveté spirituelle, et parfois satirique; plus faciles à tromper qu’à détromper; aimants, attachés, fidèles et vrais; ne se tenant jamais pour battus, ne pactisant jamais avec l’iniquité; la gorge sous le pied de leur ennemi rêvant encore l’insurrection. Pâte mauvaise à faire des esclaves, mais plantureuse à faire des commensaux. Religieux par désespoir, comme touts les opprimés; n’appréciant pas la vie, comme touts les misérables; de là, soldats inappréciables.

Le séjour de Patrick au château pendant son enfance, son contact avec des gents de qualité, l’éducation féminine qu’il avoit partagée avec son inséparable Déborah, lui avoient donné l’exquis du bon ton: une élocution facile et choisie, de la représentation et de la réserve: toutes choses contrastant avec ses vêtements rustiques.

Son amour pour Déborah n’étoit point le fruit de l’orgueil ou d’une sotte présomption. Il étoit fort antérieur à tout raisonnement, il datoit des premiers pas dans la vie. Une attraction fortuite, magnétique, avoit rapproché deux êtres isolés et frêles, voilà tout. Ils étoient passifs et sympathiques d’amour, mais non pas savants en amour. L’aimant subit sa loi naturelle sans plus de malice, sans savoir un mot de magnétisme: ce sont les savants, et non l’aimant, qui raisonnent. Quoique leur sentiment fût inaliénable, ils n’avoient eux-mêmes aucun document sur son intensité: ce n’est que par l’expérience et la comparaison qu’on arrive à fixer en son esprit la valeur des choses: toute valeur n’est que relative.

Leur amour n’avoit point les dehors d’une passion; il n’avoit point de symbole extrême et violent; c’étoit un état doux, égal, constant; c’étoit une affection stagnante qu’ils croyoient sans doute inhérente à leur nature, et, comme le souffle et la nutrition, une condition absolue de leur existence. Mais, non, à parler plus simplement, ils ne croyoient rien; nonchalants du _pourquoi_? ils n’analysoient rien; c’est moi rétheur, qui crois et qui analyse. Ils étoient passifs d’amour, et voilà tout!

Si la compagnie de Déborah avoit efféminé Patrick, celle de Patrick avoit donné à Déborah un peu de ce maintien cavalier, qui, bien loin de déparer les grâces pudiques, les rend plus amènes.

Déborah s’exprimoit mieux que Patrick, mais elle comprenoit moins bien; mais elle ne saisissoit pas un ensemble, mais elle ne résumoit pas. Elle s’enflammoit et exécutoit tout d’abord: Patrick pesoit tout d’abord, exécutoit quelquefois, et s’enflammoit à la longue. Toutes ses sensations étoient extrêmes, joie et douleur; elle se laissoit abattre volontiers: toutes les sensations de Patrick étoient profondes; le doute pouvoit l’atteindre et l’affecter, mais nulle chose au monde n’avoit puissance de l’abattre. De la sensibilité spontanée et exclamatoire de Déborah découloit sa raison: la raison de Patrick engendroit sa sensibilité tardive et froide: l’une étoit concrète et l’autre abstraite.

Les lignes des traits de Patrick étoient tangentes à la terre; celles des traits de Déborah tangentes à l’opposite. Son incarnat étoit brun pour une Anglo-Irlandoise, ses yeux et ses sourcils étoient noirs; et si ses cheveux n’avoient pas été échafaudés, saupoudrés, enrubanés, elle auroit eu le plus beau diadême, une longue chevelure de jayet.

En somme, elle étoit plus constamment active que Patrick, plus déterminée par moins de prévoyance et, comme lui, rêveuse d’aventures.

Après un long intervalle silencieux, Patrick, cessant d’errer dans les genêts, s’approcha de sa noble amie, toujours immobile et toujours accoudée sur le roc, comme une pleureuse de marbre sur un cénotaphe, comme une des lugubres statues des tombeaux de Canova.

Et, lui prenant doucement la main, il s’assit auprès d’elle.

—Oh! combien la nuit et l’ombre portent au recueillement, Debby! Oh! qu’à regret on trouble de ses causeries son beau silence! L’influence des scènes extérieures sur notre âme est telle, que, dans le calme des nuits, involontairement on parle à voix basse, comme, sous les voûtes sombres d’une église, un impie saisi malgré lui de respect par la majesté du lieu.

—Oui, cela est vrai, l’obscurité nous fait rentrer en nous-mêmes, notre corps s’y amoindrit, s’y resserre, et l’expansion même y prend un caractère mystérieux.

—Tantôt, Debby, lorsque je vous parlois par figures, lorsque je vous faisois de belles phrases, je vous disois que la morgue de la noblesse avoit creusé entre nous deux un fossé que nous ne saurions franchir qu’au prix de notre vie comme Rémus; je ne parlois pas juste: n’est-il pas toujours quelque moyen d’éluder la loi la plus textuelle? Obliquité et longanimité font plus qu’emportement et bravade. Si nous comblions ce fossé au lieu de nous risquer à le franchir, n’agirions-nous pas beaucoup plus sagement?

—Oui, sans doute.

—Je partirai, Déborah!

—Nous partirons!... Béni soit Dieu, qui nous a inspiré à touts les deux la même résolution! Oui, Patrick, il faut que nous partions!

—Ce qui me fait un devoir de partir, me fait aussi le devoir de partir seul. S’il seroit mal à moi de ne pas m’éloigner de vous maintenant, il seroit encore plus mal à moi de vous entraîner, de vous arracher à votre famille, de vous enlever à l’opulence, pour ne vous offrir en échange que le sort hasardeux d’un malheureux exilé, et les chances de misère qui m’attendent peut-être. Je me sens capable de tout endurer, excepté de vous voir souffrir.

—Ceci, Phadruig, est une fausse générosité: vous ne pourriez endurer me voir souffrir, dites-vous? et vous pourriez endurer me savoir souffrante. Votre générosité ressemble fort à celle de l’assassin qui frappe en détournant la vue.

—Avant de me juger si sévèrement vous auriez dû au moins me laisser achever ma proposition, et vous auriez compris alors que, si dans mon fait il n’y a pas de générosité, au moins y a-t-il de la sagesse. Un enlèvement, un rapt est certainement une fort belle aventure de roman; mais, je vous en prie, devenons graves. Nous voici conspirateurs, mon amie, laissons le merveilleux de côté. Au point où en sont les choses aujourd’hui, l’heure de prendre un parti est venue. Il nous seroit impossible dorénavant de conserver sans périls le plus rare et le plus secret rapport, et toute rupture nous est impossible tant que touts deux nous habiterons cette terre; quittons-la; nos pas n’y fouleroient plus que des ronces. J’avois donc pensé qu’il seroit bien que je partisse seul et le premier, et que je me rendisse en France, où les gents de notre pays sont aimés et accueillis; où je compte quelques compatriotes amis dans l’armée, dans les régiments irlandois surtout, et dans le clergé. Avec leur secours et leur recommandation je trouverai facilement place dans une compagnie, où, avec la grâce de Dieu et mon épée, je tâcherai de faire mon chemin. La France n’est pas ingrate envers ces adoptifs, envers ceux qui comme moi lui vouent leur courage et leur sang. Aussitôt que j’aurai un emploi, aussitôt que je me croirai solidement établi, je vous le ferai savoir secrètement, et vous pourrez alors venir me rejoindre en toute sécurité.

—Non, Patrick, non; quelle que soit la sagesse de cet arrangement, je n’y consentirai jamais. Nous partirons ensemble, je ne puis être séparée de vous; je vous en supplie, ne me laissez pas ici, je mourrois! D’ailleurs, je ne puis pas! c’est impossible! il faut que je m’arrache à cet enfer! Mon père doit prochainement me présenter encore un futur, un prétendu de son goût. Si je jette mon refus à celui-là comme aux autres, il a le projet de me faire incarcérer dans une maison de correction d’Angleterre. Vous le voyez, ceci ne nous laisse pas le choix; il faut absolument que je parte et bientôt.

—S’il en est ainsi, Déborah, je n’ai plus qu’un seul mot à dire: fuyons!

—De mon côté, aussi, j’avois fait maints projets, et quand je demandai à ma mère à venir encore à ce rendez-vous, qui seroit le dernier, c’étoit pour y dresser avec vous le plan de notre fuite. Je m’étois dit! si mon bien-aimé Pat veut consentir à s’exiler avec moi, quand j’aurai pu rassembler mes bijoux et mes objets les plus précieux, quand lui-même sera prêt, et que nous n’aurons plus aucun obstacle, une belle nuit, nous nous évaderons de Cockermouth-Castle et nous ferons voile pour la France. J’avois aussi pensé à la France. Là, nous vivrons d’abord du peu que nous aurons pu emporter. Quand nous aurons épuisé nos ressources, nous donnerons des leçons d’anglois; nous ferons n’importe quoi, jusqu’à ce que je sois majeure pour demander compte à mon tuteur des donations de biens de mon grand-père.

—O Debby, ma Debby, quel bonheur! conçois-tu?... Comme sous un beau ciel notre amour va déployer ses ailes!... Là du moins nous serons tout à nous; là du moins notre amour ne sera plus un crime commis dans les ténèbres; nous pourrons nous aimer devant touts; nous pourrons sortir tête haute dans la ville, nous pourrons paroître touts deux aux fenêtres. Tu pourras dire: Celui-ci, qui s’en vient, est mon époux. Je pourrai dire: Cette mère si belle qui allaite un enfant est mon épouse, et cet enfant est notre fruit. Là ton amour portera sur un homme, et non sur un hilote abject. Là, qui me coupera la face de sa cravache, je lui couperai la gorge! A ces seules espérances, je sens déjà mon âme qui se redresse avec la violence d’un peuplier courbé jusqu’à terre par une rafale.—Hélas! je ne puis croire que tant de joie me soit réservée! Tout cela n’est qu’un rêve: attendons le réveil; tout cela n’est que de la poésie que le moindre vent balayera comme des fanes d’automne...

—Taisez-vous, Patrick, pourquoi ces doutes injurieux envers l’avenir? Pourquoi, au moment où notre bonheur se réalise, le traiter de faux espoir? Qu’avons-nous fait à Dieu, pour qu’il nous refuse cette félicité?

L’horloge sonne; écoutons: déjà deux heures. Le temps nous presse, Patrick, hâtons-nous de nous occuper de notre fuite: vous le savez, c’est notre dernière entrevue. Quand partirons-nous?

—Je suis prêt et tout à vos désirs: quand vous voudrez; dans huit jours, plus tôt même.

—Nous partirons la nuit, pour plus de sûreté.

—A minuit: voulez-vous?

—Patrick, une bonne pensée me vient! Maintenant que nous allons être espionnés rigoureusement, nous ne saurions prendre trop de soin pour ne point faire échouer notre entreprise à l’instant de l’exécution; le quinze de ce mois est l’anniversaire de la naissance de mon père; ce jour-là le château est tout en fête: comme tu sais, il y a grande affluence d’étrangers: les domestiques ont de l’occupation à en perdre la tête: la surveillance sur nous sera impossible. Je pourrai à mon aise dresser mes préparatifs. Le soir, il est d’usage de servir un grand souper à toute la noblesse de la contrée.... Prenons ce moment pour notre fuite, elle sera sûre: dans la foule on me perdra de vue, et nous serons déjà loin sur la route quand on s’appercevra seulement de mon absence.

—Bien, Debby, très-bien! merveilleusement pensé.

—Ainsi, Phadruig, le quinze de ce mois, à neuf heures précises, trouve-toi à l’entrée du parc: j’y serai.

—Oui, à l’entrée du parc, au pied de la terrasse, dans le chemin des saules.

—Cela est entendu?

—Irrévocablement.

—Patrick, me voici à toi, je me donne à toi!... A genoux, inclinons-nous:—Dieu, qui habitez en notre cœur, bénissez notre union, bénissez notre amour; bénissez Déborah, qui se fait devant vous servante de Patrick, de Patrick, votre fidèle serviteur, son époux d’élection parmi les enfants des hommes! Dieu, protégez-le! dirigez-le et emplissez-le de votre esprit; car l’épouse suivra l’époux, mais l’époux, qui suivroit-il!

—Nature, terre, ciel, soyez témoins: pour la vie et pour l’éternité, que Déborah soit mon épouse et ma compagne; que je sois l’époux de mon épouse: ce sont nos vœux! Dieu, défends-moi! Dieu, protége-moi! et je défendrai et je protégerai celle qui se donne à moi sans défense.

—Donne-moi ton doigt, Patrick, que j’y passe cette bague: mon grand-père la portoit, et en expirant il me l’a léguée comme dernier, comme suprême souvenir: c’est une relique sacrée pour moi; j’y tiens comme à ma vie, et c’est pour cela que je te la donne: porte-la.

—Je vous remercie, mon amie. Oh, maintenant que je suis glorieux! Dans la vie et dans la tombe, que cette alliance demeure à mon doigt, où vous l’avez rivée! Oh! je suis fier de cette emprise comme un paladin.

—Voici déjà le ciel qui se blanchit à l’orient; ne nous laissons pas surprendre par l’aube; séparons-nous, Patrick: adieu, mon ami, adieu! jusqu’au jour où nous romprons nos fers.

—Adieu, Debby, adieu ma grande amie! adieu, mon amante; veillez bien sur vous. Si nous avons à nous écrire, nous déposerons nos lettres toujours au même lieu.

Solitudes, c’est pour la dernière fois que nous sommes venus vous troubler; vous ne serez plus éveillées par nos gémissements. Merci à vous, qui nous avez prêté tant de fois vos discrets ombrages! Nous vous délaissons à jamais pour une terre lointaine, qui comme vous nous sera hospitalière, et où notre amour trouvera, même au sein des villes et de la foule, le désert et la liberté que nous venions chercher au milieu de vos roches!

Un baiser, Debby.

—Mille!... Patrick! Patrick, mon beau Coulin!

Déborah, éplorée, avoit jeté ses bras autour du col de Patrick, qui la pressoit sur sa poitrine palpitante, et qui promenoit ses lèvres, encore timides, mais brûlantes, sur son front rejeté en arrière. Ils ne pouvoient rompre leur étreinte; ils ne pouvoient surmonter une attraction qui les lioit.

C’étoit leur premier embrassement, il fut long: entrelacés de leurs bras, bouche à bouche, ils descendirent la clairière dans un si fol enivrement qu’ils dépassèrent le rivage, et entrèrent dans le lit du torrent jusqu’à mi-jambes. Ce péril détruisit le charme qui les possédoit.

Patrick s’enfonça dans le parc, et Déborah reprit le sentier inculte par lequel elle étoit venue. Plusieurs fois, encore, il lui sembla entendre marcher sur ses traces; elle s’arrêtoit pour écouter, mais le bruit cessoit: comme, dans les prés, les cris des gryllons cessent aussitôt que des pas approchent. Plusieurs fois ce froissement la précéda, et des cimes de buissons parurent agitées d’une façon surnaturelle. Une ronce qu’elle frôloit lui enleva son écharpe flottant sur ses épaules: elle rebroussa chemin pour la reprendre; la ronce se balançoit, mais l’écharpe avoit disparu. Sa frayeur devint grande, et précipita sa marche. Arrivée aux derniers taillis du sentier, une explosion d’arme à feu éclata sur sa tête; l’étonnement lui fit jeter un cri et fléchir les genoux: mais, reprenant aussitôt courage, elle descendit dans les fossés du château pour regagner la _Tour de l’Est_. Là, grands dieux, quelle fut sa stupeur! la poterne qu’elle avoit refermée sur elle, en sortant, se trouvoit ouverte.

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VI.


A huit heures du matin Chris entra dans la chambre du comte Cockermouth, lui apportant, suivant l’ordinaire, son dentifrice, c’est-à-dire un carafon de rum, qu’il vidoit avant le déjeûner. C’étoit là le seul cosmétique dont son maître faisoit usage.

—Eh bien, Chris, cette nuit, avons-nous fait vigie?

—Mon _commodore_, depuis que vous m’avez donné des lettres-de-marque, je n’ai pas cessé ma croisière; aussi, ai-je fait bonne chasse et bonne prise.

—Ventre de papiste! est-ce que...?

—Le doute n’est plus possible, mon commodore. Vers une heure du matin, j’entendis marcher dans le corridor de la _Tour de l’Est_, puis ouvrir et refermer la poterne; je m’élançai aussitôt à la poursuite de qui ce pouvoit être, suivant la même direction, mais à quelque distance. Quand, après avoir descendu par le sentier, j’arrivai à la grille du parc, je vis clairement, et de près comme je vous vois, mademoiselle Déborah qui côtoyoit le torrent. Lorsqu’elle fut proche du _Saule-creux_, un jeune homme parut tout à coup, et lui vint au-devant: c’étoit, je reconnus de suite sa chevelure et sa voix, monsieur le bouvier Pat!—Ah! mille trombes! si je ne m’étois retenu, mon commodore, sauf votre respect, j’aurois volontiers logé quelques balles dans les reins de ce mirliflore!... A travers les broussailles, je m’approchai d’eux le plus possible, et j’écoutai: au bout d’une séquelle de choses qui n’étoient pas très-claires pour moi, j’entendis mademoiselle Déborah dire à Patrick: «Ne restons pas ici; ma mère m’a recommandé de nous tenir sur nos gardes: si, par hasard, nous étions espionnés, on pourroit, caché dans ces taillis, nous écouter et nous entendre; montons à la clairière.»

—Ventre de papiste! as-tu bien ouï cela?

—Oui, mon commodore, mot à mot. Ils montèrent donc sur la colline et allèrent s’asseoir sur la roche, au milieu des genêts; là, obligé, pour ne pas me découvrir, de rester assez loin, j’entendois mal leurs dialogues; cependant je puis vous affirmer, mon commodore, que ce brigand de Pat.... Ah! si je ne m’étois retenu!...

—Ventre de papiste! ça tourne à mal...

—Voici, mon commodore, le mouchoir de _my lord_ Pat, oublié dans la bruyère, et l’écharpe de mademoiselle Déborah. Je suivois de près mademoiselle à sa rentrée, et, avec votre excuse, mon commodore, je lui ai fait une fameuse peur: caché dans un buisson au moment où elle passoit, j’ai tiré en l’air ma carabine: quelle frayeur! mon commodore, je crois que ça la dégoûtera des maraudes nocturnes.

—Chien-de-mer! imbécile! au lieu de Déborah, c’est Pat qu’il falloit suivre pour lui décharger ta carabine dans la tête....

—Mon commodore, je ne fais rien sans votre ordre; si je n’avois craint de vous déplaire, volontiers, très-volontiers, j’aurois étranglé _master_ Pat, à qui je garde rancune depuis long-temps. Tout à votre service, mon commodore!

Le comte rugissoit de colère, ses pieds rompoient les panneaux de son lit; ses poings frappoient la muraille.

—God-damn!... Et tu n’as pas tué Patrick!... hurloit-il. Lâche! va-t’en, va-t’en!

Tout à coup, il se jeta à bas du lit, en brisant sa table de nuit sur le plancher. Il ne se possédoit plus; son sang avoit reflué vers sa tête; ses regards étoient des coups de lance; il arpentoit la chambre traînant ses draps à sa suite; il agitoit ses jambes comme s’il eût voulu écraser quelque chose. Chris demeuroit pétrifié.

—Et tu ne l’as pas tué, Chris! hurloit-il de plus en plus avec rage; il écumoit. Va-t’en! te dis-je, va-t’en! je te briserois!... Ne vois-tu pas ma colère? Va-t’en, je te tuerois!...

Chris sortit.

Lord Cockermouth, resta immobile un instant, puis soudain se saisit d’un cordon de sonnette, et l’agita violemment en se laissant tomber sur un fauteuil.

Presque aussitôt la comtesse accourut; appercevant le désordre de son époux et le désordre de la chambre, elle demeura stupéfaite à l’entrée.

—Ne m’avez-vous pas sonnée, mylord? Grands dieux! que vous est-il arrivé? Qu’est-ce donc que tout ceci?

Cockermouth, à la voix de son épouse, releva sa tête abattue sur sa poitrine; vainement, il essaya de s’arracher à son fauteuil, la violence l’avoit exténué; sa voix, cassée par la colère, étoit sourde et rauque.

—Ah! c’est vous, madame!... Bien! toujours votre petit air candide qui vous sied à ravir. Je crois qu’à la potence même vous feriez l’ingénue. Bien! maintenant, prenez l’air patelin, _Saint hearted milk-soup!_

—Milord....

—Mylady.

—Qu’avez-vous, mon ami, parlez?

—J’ai à me louer de vous, _mistress_; vous êtes franche, sincère, soumise, obéissante; vous avez de nobles manières de voir et d’agir; vous ne sauriez déroger à votre rang ni à vos devoirs, vous ne sauriez forfaire à l’honneur de ma maison; vous êtes bonne mère, et de bon conseil et de bonne vigilance; recevez mes félicitations empressées.

Toutes ces congratulations étoient dites avec emphase et ornées de rires outrageants.

—Comte, vos plaisanteries sont amères.

—Qui se sent blessé porte la main à sa plaie.

—Expliquez-vous.

—Vous comprenez très-bien.

—Mylord, c’est de l’apocalypse.

—Ah! vous vouliez me jouer, madame l’ingénue! Vous vous êtes toujours fait une loi d’enfreindre mes commandements; vous vous êtes toujours ri de mes désirs; vous n’avez jamais voulu conserver la moindre dignité, ni observer la plus populaire bienséance; prenez garde! vous me poussez à bout!

—Mylord, je ne sais en quoi j’ai pu pécher.

—Ah! vous vouliez me jouer! Ah! vous vous êtes fait une loi de prostituer ma fille! Vous ne la prostituerez pas!... Combien l’avez-vous vendue?

—Mylord, je suis mère! vous parlez d’une façon exécrable.

—Combien l’avez-vous vendue à M. Pat? Vous complotiez avec lui, vous facilitiez ses attentats, tandis que vis-à-vis de moi vous protestiez de son innocence, et repoussiez loin mes trop justes soupçons. Vous appelez cela de la finesse, sans doute. Madame, cette finesse-là mène à Newgate.

—Comte, vous m’outragez!.... vous m’accusez à faux!...

—Vous mentez, madame!

—D’où vous viennent ces idées monstrueuses?

—Monstrueuses! vous l’avez dit... Chris, cette nuit, a suivi votre fille dans le parc, et l’a vue avec Pat faire la tourterelle; il l’a entendue disant à ce bouvier: «Ne restons pas ici, ma mère m’a bien recommandé de nous tenir sur nos gardes...» Voici, mylady, d’où viennent ces idées monstrueuses! Qu’en dites-vous?

—Je vous supplie seulement de m’écouter, monseigneur; et vous verrez, malgré ces apparences, que ma conduite à été pure.—Quoique je ne pusse croire aux rapports de Chris, votre valet, craignant toutefois que vos soupçons ne vinssent à se confirmer, par foiblesse maternelle, j’avertis Déborah de vos doutes à son égard pour lui épargner les peines que lui feroit porter votre juste colère. Je l’interrogeai; elle m’avoua toute sa faute: depuis un an elle revoyoit Patrick, surtout au parc, dans des rendez-vous nocturnes: mais, en tout respect et tout honneur.

—Vous croyez!... Baste!...

—Ne calomniez pas ma fille, mylord; faites le joli plaisant, n’avez-vous pas honte de votre esprit grossier? Jamais vous n’avez pu comprendre le chaste commerce de deux âmes; pour vous l’amour n’a jamais été qu’un faune ou un satyre.

—Un faune ou un satyre, en tout respect et tout honneur, mylady.

—Après les reproches et les avis que mes devoirs de mère me dictèrent, je la suppliai de rompre avec Patrick: elle me le promit à une seule condition: celle d’aller pour la dernière fois à un rendez-vous qu’elle avoit hier au soir même, afin de lire à Patrick son arrêt et de lui dire un éternel adieu. Elle m’accordoit tant que je ne pouvois lui refuser si peu. Je lui recommandai donc de se tenir sur ses gardes pour éviter vos espions, et ne pas perdre, par maladresse dans cette dernière entrevue, le fruit de ses bonnes résolutions. Voilà tout mon crime, j’en prends Dieu à témoin! jugez-le dans votre cœur. Quant à Déborah, je réponds d’elle, sur ma tête, à l’avenir.

—Sur votre tête!

—Elle a rompu à jamais ses relations avec Patrick; pour ce qui est de ses liens moraux,... je ne sais: Dieu seul peut lire en notre âme!

—Elle a rompu à jamais ses relations!

—Oui, mylord.

—Vous croyez?

—Pour certain!

—Je suis ravi de cela, comtesse.

—On obtient plus par la douceur et les prières, que par les menaces et les mauvais traitements.

—Vous croyez?

—Pourquoi ces airs goguenards, mylord, je vous parle sérieusement: vous riez.

—Je souris du contentement que j’éprouve à penser que voici Déborah changée tout à mes vœux, tout à la gloire de ma race.

—Vous avez été mauvais fils: vous êtes mauvais époux, vous serez mauvais père, mylord.

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VII.


LORD Cockermouth avoit touts les dehors d’un vrai pourceau d’Épicure. Quoique grand, il étoit d’une circonférence inconnue sur le Continent: deux hommes n’auroient pu l’entourer de leurs bras. Sa panse retomboit comme une outre énorme et lui battoit les jambes: il y avoit bien quinze ans qu’il ne s’étoit vu les genoux. Sa tête, tout à fait dans le type anglois, sembloit une caboche de poupard monstrueux. La distance de sa lèvre supérieure à son nez, court et retroussé, étoit hideusement démesurée, et son menton informe se noyoit dans une collerette de graisse. Il avoit le visage violet, la peau aduste et rissolée, les yeux petits et entrebâillés; et suoit le _roastbeef_, le vin et _l’ale_ par touts les pores. En un mot, cette lourde bulbe humaine se mouvant encore avec assez d’aisance et d’énergie, étoit un de ces polypes charnus, un de ces gigantesques zoophytes fongueux et spongieux, indigènes de la Grande-Bretagne.

Pour raviver ses revenus, épuisés par une jeunesse crapuleuse, lord Cockermouth, sur le retour de l’âge, quoique Anglois de pur sang, avoit épousé la fille d’un riche Anglo-Irlandois.

Sir Meadowbanks, son beau-père, s’étoit promptement repenti de lui avoir livré sa fille par vanité d’une _alliance honorable_; et pour réparer ses torts avoit déposé une généreuse affection sur Déborah. Durant les absences de son gendre, plusieurs fois il étoit venu habiter Cockermouth-Castle, et plusieurs fois il avoit emmené ses enfants dans son manoir de Limerick. Il avoit été long-temps consul des marchands anglois à Livourne, parloit parfaitement l’italien, et s’étoit plu à l’enseigner à Déborah, qui l’avoit à son tour enseigné à son ami Patrick. A sa mort, par testament olographe, sir Meadowbanks lui avoit fait la donation de touts ses domaines et le legs de sa bibliothèque italienne et de sa collection de tableaux, dont quelques-uns, des grands-maîtres, valoient leur pesant d’or. Enfin, sans déférence pour lord Cockermouth, il avoit donné la curatèle de cet héritage à un membre du barreau irlandois, M. Chatsworth, jeune homme d’un caractère probe et d’une fermeté inflexible, dont le nom seul faisoit trembler le vieux commodore.

Depuis son mariage, lord Cockermouth avoit été nommé gouverneur de plusieurs places dans les Indes, et, plusieurs fois, commandant ou commodore de petites escadres. Ces années d’absence avoient été les seules années de trêve et de consolation de son épouse. Dans touts ses gouvernements, il s’étoit fait abhorrer, lui, son nom et sa mémoire. Non pas qu’il fût injuste, mais parce qu’il avoit, au suprême degré, le caractère national, parce qu’il étoit inhumain. Il n’auroit point frappé l’innocent, mais il éprouvoit une joie sourde et féroce à suivre la loi le plus littéralement possible. Il n’auroit pas poussé au crime; mais, quand on avoit failli, il n’y avoit pas d’échappatoire possible, il poussoit à la mort. Dans touts les cas, il infligeoit le maximum des peines et des supplices.—Sur mer, il s’étoit acquis une réputation non moins effroyable. La seule vue de sa cornette rouge au grand mât, donnoit l’horripilation aux écumeurs. Malheur aux forbans qui se laissoient capturer par lui!—Aussitôt pris, aussitôt pendus. En vérité il étoit rare de voir son brick, en chasse ou en croisière, sans quelques douzaines de squelettes flottants parmi les vergues et les mâtures. Son fidèle Chris, ancien corsaire converti, et rentré dans le sentier de la vertu, étoit, par goût naturel, un de ses plus fervents pendeurs de pirates. Souvent, aussi, pour se donner quelques plaisirs, lord Cockermouth s’étoit fait octroyer des lettres-de-marque, et à ses frais et risques avoit armé en course.—Il posoit en principe philosophique que la race humaine est la race la plus féconde, et par conséquent celle de moindre valeur, et que sa fécondité étant toujours en raison du sang humain versé, il faut regarder à deux fois, non pour abattre un homme, mais un chêne.—Au demeurant, comme tous les êtres cruels envers les autres, il était fort complaisant pour sa personne et d’un égoïsme qui le faisoit remarquer même par ses compatriotes, passés maîtres en égoïsme. Éternellement gorgé de bonne chair, et presque toujours entre deux vins, dans ses moments d’abandon et de fines facéties, quelquefois, avec un rire, véritable onomatopée d’une serrure de prison de mélodrame, il se frappoit sur la panse en disant: Maudit ventre! déjà tu me reviens à plus de cent mille livres sterling.

Ajoutez à tout cela des prétentions aristocratiques outrées; un orgueil impudent; une morgue insoutenable; et une gravité phlegmatique, qui l’eût fait prendre pour un penseur, à ceux qui estiment profonds les gents taciturnes, et qui, à ce prix, sans doute, eussent faits moins de cas de saint Anthoine que de son compagnon.

Voilà, tout au juste, le brutal auquel on avoit donné à pâturer la pauvre miss Anna Meadowbanks, à peine âgée de seize ans;—mon esprit répugneroit à s’arrêter aux maux qui l’accablèrent.—Sans expérience aucune, ignorante de ses droits, douce, bonne, timide, l’âme emplie de terreur, cette enfant s’étoit courbée sans retour sous le sceptre, ou plutôt la massue de son époux. Et son cœur ardent, qui n’avoit pas trouvé à user ses passions, avoit répandu tout son amour concentré sur Déborah, seul lien qui le rattachoit à l’existence.

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VIII.


UNE semaine s’étoit écoulée depuis leur dernière entrevue dans le parc; et, chaque jour, Déborah n’avoit pas manqué de diriger sa promenade vers le _Saule-creux du Torrent_, où, vainement, elle avoit déterré et ouvert un petit coffret d’acier, dépositaire habituel de leurs messages. Ce silence de Patrick l’auroit jetée dans une grande inquiétude, si, du haut de la _Tour de l’Est_, elle ne l’avoit apperçu plusieurs fois dirigeant sa charrue dans les terres en labour de la plaine.

Le 10, en approchant du saule, son cœur tressaillit de joie: la terre, à l’endroit du coffret, étoit fraîchement remuée; Patrick venoit d’y déposer ce billet.

«J’admire votre silence; et j’en tire bon augure: les bavards ne sont pas gents d’honneur. Si jamais on publioit votre correspondance, elle seroit certainement authentique.»

Le 11, Déborah confia au coffret cette lettre.

«Si vous admirez _votre silence_, moi, j’admire votre épigramme; et je trouve, dans ses monologues, votre esprit trop sévère envers lui-même.

»Loin de trembler maintenant à l’heure de l’exécution, je demeure inébranlable convaincue que notre vie et notre bonheur ne dateront que de notre fuite, comme l’islamisme n’a daté que de l’hégire de Mahomet. Vous le voyez, je vous rembourse votre sel attique en fleur d’Orient; quitte à quitte.

»A parler plus sérieusement, j’ai presque des remords, quand je pense à tout ce que je vais faire à ma pauvre mère. Souvent, lorsqu’elle me prodigue ses caresses, je me détourne pour laisser tomber quelques larmes arrachées par l’idée de ma trahison. Pourquoi n’est-elle pas cruelle comme mon père? on souffre moins à tromper un méchant. Je l’avouerai, dussiez-vous me traiter de folle ou de foible, tellement poussée à l’effusion par ses épanchements, tellement touchée de sa résignation, maintes fois, la pensée m’est venue de me jeter à ses pieds, et de lui dire: Ma mère, je suis bien criminelle envers vous.... Il me semble que cela me soulageroit d’un poids énorme qui m’étouffe; mais soyez tranquille, Patrick, je n’en ferai rien. Croyez bien que j’ai assez de force pour résister à l’impulsion d’un sentiment qui nous perdroit, et qu’une impression passagère ne détruira pas l’œuvre délibérée de ma raison.

»Je suis toujours enfermée dans ma chambre, et ne vois point mon père, que maman espère bientôt appaiser. Il doit, assure-t-elle, m’accorder une amnistie générale pour sa fête; d’autant plus qu’il y est presque obligé pour la présentation de mon nouveau prétendu.»

Le 12, Déborah trouva ce mot.

«J’accuse réception de votre lettre. De grâce, noble amie, si vous avez quelques préparatifs à faire pour votre départ, faites-les dans le plus grand secret: craignez l’activité des espions de votre père, puisque vous êtes toujours en guerre ouverte. Vous savez à quel jeu nous jouons et vous connoissez notre enjeu.

»Ma vie n’est plus qu’une palpitation continuelle; mon âme est comme une hirondelle qui se balance sur un rameau flexible, battant des ailes, essayant son vol, avant de prendre son essor pour un rivage sans hiver.

»La face tournée vers l’Orient, je demeure debout comme un Hébreu mangeant la Pâque; les reins ceints, appuyé sur un bourdon.»

Le 13, Déborah répondit:

«_My dear Coulin_,
»Mon esprit reste ébahi, quand je songe à ce que peut une volonté
invincible; et quand je songe que l’homme ne fait aucun usage de sa
volonté, qui pourroit toujours être invincible. Sans doute cela est
pour le bien de la société, car, si chacun de ses enfants avoit une
volonté formelle, individuelle, spontanée, demain la société seroit
morte.
»Les trompettes au son desquelles s’écroulèrent les murs de Jéricho,
sont les symboles parlants de la volonté; sonnez-là, et les plus
épaisses murailles tomberont.
«Après demain, les fers qui doivent enchaîner notre vie, les murs du
cachot où elle devoit pourrir crouleront au son de notre volonté, et
combleront l’abyme qui nous sépare.»
      *       *       *       *       *

Le 14, Déborah ne put sortir qu’à la tombée du jour: entre-chien-et-loup, elle se glissa par les avenues détournées jusques au _Saule-creux_, et, avec l’empressement de la joie, elle s’agenouilla pour exhumer le coffret d’acier; mais son couteau entra dans la terre tout entier, sans aucun choc:—point de coffret!

Cette déception fut d’autant plus stupéfiante que la joie pressentie avoit été vive. Ses bras s’appesantirent, sa tête s’abandonna à son propre poids, son regard immobile resta fixé sur la terre; le travail de sa pensée, comme une horloge dont la chaîne s’est brisée, s’arrêta.

Revenue de ce premier étonnement, cette disparition s’expliqua simplement à son esprit:—Patrick, se dit-elle, n’aura pas voulu laisser enfoui ce coffret auquel il tenoit beaucoup, il n’aura pas voulu abandonner ce confident fidèle et secret, ce bijou qui pour nous exhalera toujours un doux parfum de souvenirs! Patrick sera venu le déterrer, Patrick a bien fait!

Et, satisfaite de la bonne action de son ami, elle regagna le château.

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IX.


QUI va là?—s’écria lord Cockermouth entendant marcher dans son appartement, où, depuis le dîner, il s’occupoit avec lady de l’ordonnance du banquet du lendemain. Qui va là?

—C’est moi, mon commodore.

Et Chris, s’approchant par derrière, se pencha à l’oreille du comte.—Il y a du nouveau, dit-il, j’ai quelque chose à vous communiquer.

—Madame, voulez-vous me faire la faveur de vous retirer? j’ai besoin d’être seul avec Chris.

La comtesse, qui avoit remarqué le chuchotement mystérieux et insultant du valet, se leva avec un geste d’indignation et sortit.

—Mon commodore, tout à l’heure, en promenant Bérébère, votre cavale, j’apperçus, rôdant sur les bords du torrent, _master_ Pat: je descendis aussitôt de cheval, et je me glissai dans les broussailles pour l’épier; je le vis s’arrêter sous le _Saule-creux_, fouiller la terre, en retirer une boîte, puis la remettre en terre et s’éloigner.

Alors, avec précaution, je me glissai au pied du saule, je creusai au même endroit, et je déterrai ce coffret d’acier que voici: le fermail est à secret, il m’a été impossible de l’ouvrir.

Après bien des efforts, à coups de hache, ils parvinrent à effondrer le couvercle. Un billet fraîchement cacheté s’y trouvoit seul: Cockermouth s’en saisit avidement. Pendant qu’il le parcouroit du regard sa figure changea plusieurs fois d’expression; la curiosité fit place à la surprise, la surprise à la rage étouffée.

      *       *       *       *       *

Le soir, lorsque Chris vint pour le débotter du comte, il le trouva au milieu de sa chambre, debout, immobile comme un Hermès dans sa gaine, la tête penchée et les yeux engloutis sous ses sourcils refrognés; il fumoit.

—Chris, tu as donc de la rancune, tu as donc une rancœur contre Pat?

—Oui, commodore, un vieux levain de haine que je garde là, et qui n’en démarrera pas!

—Et d’où vient cette haine?

—D’un affront sanglant, mon commodore. Il y a bien de cela deux ans; un dimanche, j’offris à Pat, d’entrer avec moi à la taverne. En pleine place, Pat me fit un refus, prétendant qu’il avoit pour habitude de ne boire qu’à ses repas, et de l’eau.—Tu ne veux pas boire avec un vieux matelot? lui dis-je, tu fais bien le gros-bonnet, mon bouvier!—Monsieur Chris, puisque vous faites l’insolent, me répliqua-t-il, je vous déclarerai que je n’ai jamais bu et ne boirai jamais avec un Anglois, si ce n’est dans son crâne.—Là dessus, mon commodore, enflammé par ces injures, oubliant que le temps étoit loin où je brisois un François sur mon genou comme une baguette, je m’élançai sur lui et je le frappai violemment; mais lui, jeune et vigoureux, de deux ou trois coups de poing m’assomma, aux grands applaudissements de tout le village, qui crioit: Mort à l’Anglois!

Oh! j’ai cela sur le cœur! ça m’y pèse comme un boulet, mon commodore. Chris, avaler un pareil affront! Chris, un ancien flibustier! Chris, _le tigre d’abordage_! Chris, _l’anthropophage!_ comme on m’appeloit. Dieu me damne! je ne veux pas qu’on enterre ma haine! je ne partirai pas de ce monde sans avoir mis le genoux sur sa poitrine et mon couteau dans sa chienne de gorge!

—Veux-tu associer ta haine, Chris?

—Vous me faites trop d’honneur, commodore.

—Veux-tu associer ta vengeance?

—Vous me faites trop d’honneur, mon commodore.

—Va chercher deux bouteilles de rum et ta pipe.

—Chris revint aussitôt garni de provisions, et le comte referma sur lui les portes aux verrouils....

      *       *       *       *       *

Les gents du château remarquèrent de la lumière, toute la nuit, dans la chambre de leur seigneur.

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X.


LES extorsions du comte, sa haine publique pour les Irlandois, la cruauté avec laquelle il avoit traité les malheureux tombés entre ses mains, dans les soulèvements du midi de l’Irlande, ne lui avoient pas gagné les cœurs des montagnards de Kerry, que le clergé entretenoit chaleureusement dans leur mauvaise disposition; car le clergé de toute l’Irlande exécroit Cockermouth, et pour bonne raison: en 1723, au Parlement, soi-disant Irlandois, c’étoit lui qui avoit proposé, sérieusement et tenacement dans un long discours, de faire revivre le supplice de castration contre les prêtres catholiques. Cette motion, accueillie avec transport, adoptée par le Parlement, transmise en Angleterre _et fortement recommandée à sa majesté_, n’avoit été rejetée que par l’interposition du cardinal Fleury auprès du ministre Walpole.

Aussi la journée du 15, anniversaire de la naissance du _Head-landlord_ de Cockermouth-Castle, fut-elle comme à l’ordinaire un jour de calme et de travail. Les villageois ne prirent aucune part aux fêtes du château, les cloches ne fatiguèrent point l’écho de leur tintement solemnel. Seulement, les fermiers, tenanciers et ouvriers vinrent, dès le matin, faire leur indispensable salutation; seulement, une centaine de mendiants de la contrée vinrent au son de la cornemuse, rendre hommage-lige à la cuisine.

La comtesse fit dresser une table dans une salle basse du château, et servir à ces derniers un déjeûner copieux, dont elle et Déborah firent les honneurs. C’étoit d’un bel exemple: cette noble dame et sa belle jeune fille élégamment vêtues, mais simples de manières, dans cette salle enfumée, au milieu d’une horde de misérables, veillant avec sollicitude à ce que chacun eût une égale pitance; réservant les pâtisseries aux enfants et les pièces délicates aux vieillards; répondant à touts avec bonté; donnant aux plus souffrants des paroles de consolation, et des vêtements aux plus dénués.

Durant tout le festin, bruyant comme un festin de gueux, des tostes fréquents furent portés à lady Cockermouth et à miss Déborah. Au dessert les cornemuses recommencèrent à sonner de plus belle; et un vieux d’entre ces truands, qui avoit qualité de _minstrel_, chanta des chansons populaires et des chants à la gloire de leurs nobles hôtesses.

Dès la nuit tombante, l’avenue et la grande cour du château furent illuminées; et les piétons, et les cavaliers, et les carrosses arrivèrent en foule.

Les conviés se composoient des châtelains et des gentilshommes des environs et de quelques villes à la ronde. Le falot à la main, une troupe de valets attendoient sur le porche, et introduisoient dans le grand salon d’été où recevoient le lord comte Cockermouth, en grand costume de commodore, et la comtesse, belle encore et d’une beauté intéressante même à travers une forêt d’atours. Déborah, belle comme sa mère, mais sans chamarrures, pour échapper aux simagrées de bon ton dont son âme préoccupée auroit eu beaucoup à souffrir, se perdoit le plus possible dans la foule, et s’y tenoit modestement cachée comme une violette sous une touffe de feuilles.

Mais à l’arrivée de l’époux de convention, elle fut arrachée à sa solitude et présentée à toute sa future famille, venue pour conclure le marché. Déborah, d’une façon affable, les salua touts sans dire mot, et paya simplement en révérences leurs congratulations et les madrigaux de son prétendu.

C’étoit un gentilhomme du comté, jeune premier de quarante ans, issu d’une famille qui avoit été recommandable, autrefois, sous Charlemagne, et qui jadis avoit suivi Guillaume le Conquérant. Ce noble rejeton n’avoit pas dégénéré; l’ambition de ses ayeux l’animoit toujours; seulement, au lieu de conquérir des nations, il conquéroit des filles. Sa vie étoit vouée aux bonnes fortunes. Depuis peu d’années, il étoit revenu de Londres habiter dans le sein de sa famille pour rétablir santé, fort détériorée par ses travaux; et, depuis son retour, la population à l’entour des domaines paternels s’étoit presque doublée. Les paysannes le fuyoient comme la peste, ou comme Daphné fuyoit Apollon; mais, comme Daphné, les pauvres bergères ne se changeoient pas en lauriers. Pour mettre fin à ses débordements, on avoit avisé de lui donner Déborah, qui, en vérité, n’étoit considérée que comme un liniment; et notre graveleux gentillâtre s’étoit prêté volontiers à cette manigance qui lui livroit entre les mains une femme admirable, et de l’argent pour prolonger ses conquêtes sur son déclin. L’argent est le nerf de la guerre.

Déborah ne le connoissoit que par les renseignements qu’on lui avoit insinués. Mais à la première vue de ce galant, qui exhaloit une forte odeur de libertinage, la plus novice enfant eût ressenti un dégoût insurmontable. Notre nature se révolte d’elle-même au contact de ce qui peut lui être funeste, comme les lèvres répugnent au poison.

A peine soustraite à l’impertinence obséquieuse de son _préposé_, Déborah se glissa hors du salon, et courut à son appartement. Là, en grande hâte, elle arracha ses fanfreluches de fête, alluma plusieurs bougies, qu’elle plaça près des croisées, s’enveloppa d’un manteau, et, marchant sur la pointe des pieds et retenant son haleine, descendit au jardin, où elle disparut au milieu de l’obscurité.

De temps en temps, au salon, lord Cockermouth tiroit sa montre: il étoit dans son fauteuil comme dans un siége de torture, et ne prenoit aucune part aux conversations. A huit heures trois quarts sonnées il se leva, et se promena parmi les groupes de causeurs, laissant errer ses regards sur l’assemblée, qu’il paroissoit dénombrer tacitement; puis il sortit, et se rendit dans la seconde cour intérieure.

—Qui marche par ici? Est-ce vous, mon commodore?

—Ah! c’est toi, Chris, parlons bas. Es-tu prêt? l’heure approche.

—Oui, mon commodore.

—As-tu ta carabine?

—Chargée jusqu’à la gueule, mon commodore.

—L’as-tu vue?

—Non, commodore.

—Elle n’est plus au salon.

—Regardez, son appartement est éclairé: sans doute elle fait ses préparatifs.

—Va fermer le guichet de la _Tour de l’Est_ et la porte du grand corridor, et nous la tenons prisonnière. Pas de bruit. Fais vite. Je t’attends ici.

—Maintenant tout est fermé, mon commodore.

—Bon! suis-moi: prenons l’allée des ifs.

—Bombardement de sort! mon commodore, le ciel économise sur les chandelles, cette nuit: j’y vois autant par-devant que par-derrière.

—Tais-toi.

Arrivés à l’extrémité du clos, il montèrent sur une terrasse ronde qui flanquoit une de ses encoignures; c’étoit une ancienne tourelle presque rasée et remblayée de terre à l’intérieur; à ses pieds se croisoient deux sentiers.

—J’entends marcher, mon commodore, là, dans le chemin de Killarney.

—Ne vois-tu pas quelque chose qui passe de long en large?... Chris, ne te penche pas tant sur le parapet, tu pourrois nous trahir.

—C’est lui!

—Le voici qui s’approche. Vois-tu assez clair?

—Assez pour le frapper au cœur!

—Va donc! as-tu peur, Chris?

—Oui, mon commodore, de le manquer.... Ouf!... Il l’a dans de ventre!

—Bien joué! bravo!

—Allons, le coup de grâce! dit Chris en sautant dans le chemin.

Mylord resta penché sur le parapet, lorgnant son valet à la besogne, outrageant sa victime et blasphémant Dieu.

—God-damn! mon commodore, que les papistes ont la vie dure!—Ah! monsieur Pat, vous ne voulez pas boire avec les Anglois, mais vous voulez.... Tien! entends-tu!... c’est Chris qui t’éventre!...

—De la part de lord Cockermouth.

—De compte à demi. En as-tu assez?

—Tu ne l’acheveras jamais à coups de crosse. Tiens, Chris, prends mon épée.

—Va donc! va donc! va donc! En veux-tu encore?

—Assez, assez, Chris! tu fais comme harlequin, tu t’amuses à tuer les morts.

Neuf heures sonnent: ou m’attend pour le banquet. Essuye mon épée: rends-la-moi; et va changer de vêtement.

      *       *       *       *       *

Lord Cockermouth rentra au salon, s’excusa de son absence, et pria ses hôtes de vouloir bien passer dans la salle du festin. Immense galerie de toute la profondeur du château, aboutissant au jardin, et y communiquant par un vaste perron en éventail. La voûte en tiers-point étoit ornée entre les nervures d’un semis d’étoiles sur fond d’outremer. Les parois étoient revêtues de lambris de chêne sculptés grossièrement. Des débris d’armures et de pertuisanes rouillées couvroient les piliers alternant les grandes fenêtres à meneaux de pierre et à vitraux coloriés.

Dans la longueur de cette galerie une table de cent cinquante couverts se trouvoit dressée avec un luxe royal. Au milieu lord comte Cockermouth étoit placé vis-à-vis de lady; à la gauche de laquelle on avoit réservé une place pour Déborah, que redemandoit sans cesse son aimable futur. Comme la comtesse s’inquiétoit fort aussi de cette absence, le comte appela Chris, et lui dit, en faisant quelques signes d’intelligence:—Allez voir si ma fille ne seroit point en son appartement, et blâmez-la de son impolitesse.

Chris, la mine ébahie, revint presque aussitôt, en s’écriant:—Mon commodore, je n’ai point trouvé mademoiselle!

Cockermouth fit un mouvement de surprise. Chris s’approcha de lui, et ajouta tout bas:—Pourtant les portes étoient fermées, et les bougies brûloient encore....

A ces mots, il pâlit, et son bras, avancé pour saisir un flacon, tomba inerte sur la table.

Toute l’assemblée remarqua le trouble étrange de son hôte.

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XI.


A peine lord Cockermouth et Chris s’étoient-ils éloignés de leur victime, que Patrick arriva au rendez-vous par le chemin creux de Killarney. En approchant de la terrasse, son cœur gros d’inquiétude, tressaillit d’ivresse: dans le silence, un léger bruit d’haleine et de soupirs venoit caresser son oreille.

—TO BE!... dit-il alors: mais nulle voix n’acheva la phrase de ralliement. TO BE! répéta-il avec plus de force.

Un râlement partit à ses pieds, et une voix mourante murmura: OR NOT TO BE.

—Qui donc m’a répondu? est-ce l’ombre d’Hamlet, ou est-ce vous, Déborah?

Alors, il apperçut un corps étendu en travers du chemin, et s’écria, tombant à deux genoux:—Debby assassinée!

Baignée dans son sang, elle avoit encore la face tournée contre terre. Il la releva et la fit asseoir sur l’herbe, en la soutenant dans ses bras, et cherchant par ses baisers à ranimer ses paupières closes.

—Debby! ô ma Debby! jette un dernier regard sur Patrick. C’est moi! c’est ton bien-aimé! M’entends-tu? Parle, où sont tes blessures?

—Patrick? Hélas! c’est toi! Va-t’en, ils te tueroient aussi les cruels!...

—Qui?

—Va-t’en! ne les vois-tu pas? ils vont te tuer! Fuis!... Ils ont juré ta perte.

—N’aie pas peur. Dis où sont tes blessures, que je les étanche!... Dis, connois-tu tes meurtriers?

—Tes soins seront vains, Patrick, je n’ai plus qu’à mourir.... Ne me demande pas le nom de mes assassins! Il est de ces choses qu’on ne peut dévoiler: c’est un secret entre le ciel et moi.—Mon ami, avant que j’expire, pardonne-moi et bénis-moi! Pardonne-moi! Tout à l’heure, quand je suis tombée atteinte d’un coup de feu, mon esprit a conçu une horrible pensée dont le souvenir me glace de honte: oui! il faut que je te le dise!... Je t’ai accusé de mon meurtre: oh! que je suis ingrate et coupable envers toi! et si mes égorgeurs m’eussent frappée en silence, j’aurois cru mourir par tes mains. Patrick, ne me maudis pas!

—Abomination! moi t’égorger, Déborah! vous n’avez pas foi en moi, Debby; cette pensée est l’œuvre du doute qui règne en votre âme.

—Non, Patrick, elle fut l’œuvre de mes esprits éperdus et de mes douleurs.

—Ce n’est pas l’instant, ce n’est pas l’heure des reproches, Déborah, je t’aime et te pardonne. A toi mon âme! à toi mon sang! à toi ma vie!... Dis, que faut-il que je fasse?... nomme-moi donc tes assassins! Pour la première fois mon cœur comprend le meurtre! pour la première fois la vengeance le déborde!... J’ai besoin d’anéantir!... je tuerai!...

—Vous oubliez Dieu, Patrick.

Ces simples mots éteignirent subitement sa passion, et chassèrent son délire.

—Votre voix est un baume qui calme, Debby, et vos paroles sont de la rosée.

Il me semble, Debby, que vos forces reviennent? Sans doute vos blessures sont moins graves que vous ne le pensiez? vous ne pouvez rester plus long-temps sans secours: dites, où faut-il que je vous conduise.

—En effet, je me sens mieux; la balle ne m’a frappée qu’à la jambe; l’obscurité m’a sauvée presque entièrement des coups d’épée. Aidez-moi seulement à me relever, je suis encore assez forte pour me traîner jusqu’au château. Mais, toi, mon Patrick, au nom du Ciel, je t’en supplie, va-t’en! tu n’es pas en sûreté ici: on en veut à tes jours, te dis-je! c’est toi qu’on a cru frapper en me frappant. Fuis!...

—Fuir! Et quoi donc?... La mort? Non, qu’elle vienne! je la recevrai avec joie. Sans toi que me peut être la vie?

—Patrick au nom de Dieu cède à mes prières. Sur une terre étrangère, on a besoin d’or: prends cet écrin plein de joyaux que j’emportais; et pars en France, comme nous devions le faire touts deux. En cet état, je ne puis te suivre; mais crois à mon serment: sitôt que j’aurai recouvré quelque vigueur, je t’y rejoindrai.

—Fuir sans toi! plutôt la mort!

—Écoute mes prières: tu ne peux demeurer en ce pays plus long-temps, tu te perdrois et tu me perdrois. Si ce n’est ce soir, demain tu serois immolé! Que t’importe de me devancer en France de quelques jours. Pars; va tout préparer pour ma réception, pour la réception de ton épouse.

—Ne peut-il pas être des obstacles qui t’empêcheront de me rejoindre en mon exil?

—Il n’en peut plus être, Patrick; tout est changé, je ne m’enfuirai plus, je partirai devant touts, en plein jour. Je n’ai plus à trembler, maintenant c’est devant moi qu’on tremblera.

Tu viens de trahir ton secret, Debby, je connois ton meurtrier, qui devoit être le mien: tu me l’as nommé: c’est celui devant qui tu tremblois.... Celui-là même a versé son propre sang! celui-là même a assassiné sa fille! C’est ton père!...

—Aide-moi à marcher, mon ami, et reconduis-moi jusqu’à l’entrée du clos.

—Tu souffres affreusement, pauvre amie, ne fais pas d’efforts pour me cacher tes douleurs; laisse passer tes soupirs, laisse couler tes pleurs. Mon Dieu! jusques à quand amoncelerai-je sur sa tête malheur sur malheur!—Je te l’avois bien dit, je suis maudit et funeste. Mes bras amoureux n’ont enlacé à toi qu’une lourde pierre qui t’entraîneroit d’abyme en abyme. Crois-moi, divisons nos destinées: que la tienne soit heureuse! que la mienne soit atroce!... Je veux bien fuir loin de cette patrie, mais oublie-moi, mais ne viens pas me rejoindre, ne viens pas recoudre le tissu brillant de ta vie à mon manteau de deuil!

—Quand j’aurois besoin de tant de consolations, ce sont là vos paroles de reconfort: accablez-moi, Patrick, abreuvez-moi d’idées amères!

Pat, on pourroit te voir, ne m’accompagne pas plus avant; me voici dans la grande avenue. Vois-tu là-bas les croisées de la galerie resplendissantes du feu des bougies? Entends-tu le choc des verres et les éclats de joie?... Je marcherai bien seule jusque-là. Donne-moi seulement une branche d’arbre pour assurer mes pas.—Adieu, Patrick, adieu! Sois tranquille, ni l’absence, ni le temps, ni l’espace n’auront pouvoir sur mon amour. Mon âme te suivra en touts lieux. Adieu! bientôt je serai près de toi.

—Adieu, Debby! A toi seule pour la vie! et, si Dieu veut, à toi seule pour l’éternité!...

—Comment te retrouverai-je à Paris?

—Il faut avoir recours à un expédient: mais lequel?... Sur la façade du Louvre qui regarde la Seine, vers le sixième pilastre, j’écrirai sur une des pierres du mur mon nom et ma demeure.

Leurs lèvres se rencontrèrent alors, et restèrent long-temps accolées. Déborah, évanouie sous ce baiser déchirant, étoit renversée dans les bras de Patrick, qui chanceloit et s’appuyoit contre un des tilleuls de l’avenue. Enfin, ils s’arrachèrent à cet embrassement.

Patrick remonta la salle d’ombrage; il pleuroit abondamment, il se soulageoit; car il avoit refoulé dans son cœur touts ses sentiments de désespoir, pour ne pas accabler son amie.

Pleure, pauvre Patrick! soulage-toi!... Pleure sur ton sort, il n’en peut être de plus affreux. Pauvre ami! à vingt ans t’enfuir seul de ta patrie, trempé des pleurs et teint du sang de ton amante!...

Déborah, courbée sur un bâton, se traînoit péniblement vers le château. Elle avoit renfermé ses souffrances et épuisé ses forces morales pour dissimuler à Patrick l’horreur de son état. Ses blessures saignoient toujours. Sa foiblesse augmentait à chaque pas.

      *       *       *       *       *

Le festin s’avançoit. Lord Cockermouth affectoit une gaîté et une affabilité maladroites, qui faisoient transpirer d’autant plus sa préoccupation et son désappointement. Plusieurs fois il avoit été remarqué parlant tout bas à Chris. Lady s’agitait dans la plus violente inquiétude: elle étoit allée elle-même à la recherche de Déborah, dans son appartement et dans tout le château, et l’avoit fait appeler plusieurs fois dans le jardin et dans le parc. Touts les convives s’étoient apperçu de son absence, et prenoient un air mystérieux pour en causer. Beaucoup de propos méchants et moqueurs se promenoient de bouche en bouche. Le futur, accouplé à une chaise vide, paroissoit assez décontenancé: il ne savoit quoi penser de la disparition de sa prétendue, et se travailloit l’esprit pour découvrir en sa personne ce qui avoit pu lui inspirer une si énergique aversion.

Tout à coup, dans un intervalle de silence, on entendit à l’extérieur des pas sourds sur le perron: touts les regards se tournèrent de ce côté, et le calme devint général.

La porte agitée et ébranlée se ployoit comme sous le poids d’un corps.

—C’est elle!... s’écria-t-on de toutes parts, c’est elle! ouvrez donc!

Chris alors se précipita sur la porte et l’ouvrit à deux battants.—Des cris d’horreur et d’épouvante retentirent dans la salle.

Déborah, pâle et couverte de sang, dans un désordre affreux, entra, fit quelques pas encore, et tomba de sa hauteur sur les dalles.

La terreur étoit au comble.

La comtesse, éperdue, poussant des plaintes et des cris désespérés, s’étoit jetée sur le corps de sa fille, qu’elle étouffoit sous ses embrassements.

Le comte appela les valets, et fit emporter Déborah.

La consternation régnoit dans l’assemblée: pleins d’effroi, les convives désertoient leurs places, et s’enfuyoient avec tant de hâte qu’ils se blessoient l’un l’autre.

Lord Cockermouth, lui seul, manifestoit du calme et du sang-froid, et vouloit retenir les fuyards.

—Messieurs, remettons-nous à table, s’il vous plaît? Ce n’est qu’un accident fâcheux qui n’aura point de suites graves: qu’il ne trouble en rien notre fête. Allons, mesdames, de grâce, à vos sièges.

Sans avoir égard aux prières de mylord, la foule se retiroit toujours.

—Messieurs, je vous en prie, à table! qui fuyez-vous? qui vous chasse? est-ce le malheur de miss Déborah? vous m’en voyez comme vous pénétré de douleur. Pauvre enfant!—Mais achevons le festin. A table, vous dis-je! M’entendez-vous, messieurs! Je suis touché de vos marques de condoléance pour ma fille; mais votre déférence, mais votre sensibilité va trop loin. Me laisserez-vous seul au milieu de la fête que je vous donne? Vous ne partirez pas, messieurs! Trembleriez-vous pour vos chers personnages? Vous n’êtes point ici dans un coupe-gorge, je crois! Vous êtes chez le _Head landlord_ de Cockermouth-Castle, un vieux soldat, que vous outragez! Ah! vous me faites, messieurs, l’affront le plus insigne, l’affront le plus cruel: vous reniez votre hôte, vous repoussez son pain et son sel! C’est insulter à mes cheveux blancs, c’est insulter à la gloire de ma race! Vous ne partirez pas, vous dis-je, moi, je vous le défends, sans avoir rendu raison d’un tel outrage à votre hôte!... Mais non: vous êtes touts des lâches! Sortez! sortez donc! je vous l’ordonne; vous souillez ma demeure, j’ai honte de vous!

Hurlant ces derniers mots, le comte, écumant de rage et de dépit, dégaina sa flamberge et la brandit autour de lui en s’avançant sur les convives retirés vers la porte; l’un d’eux, un vieillard, lui vint au devant d’un pas assuré, et lui dit, avec un faux air mystérieux: Mylord, vous avez du sang à votre épée....

A ces paroles, frappé en sursaut comme de la foudre, Cockermouth, refroidi, s’arrêta court, et de sa main laissa choir son épée, rouge encore du sang de Déborah.

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LIVRE DEUXIÈME.

XII.


APRÈS avoir quitté Déborah, Patrick s’abandonna au désespoir: il désespéroit d’elle, il désespéroit de lui-même, il désespéroit de l’avenir et de la vie. Devoit-il partir, devoit-il demeurer? Quoi résoudre? C’étoit d’un lâche de délaisser son amie mourante, c’étoit d’un lâche de fuir le couteau des assassins, et cependant, si elle devoit succomber, il ne pourroit l’approcher à son lit de mort, il ne pourroit veiller et pleurer à son chevet; ce n’est point dans ses bras, ce n’est point sous ses baisers qu’elle exhaleroit l’âme: il ne pourroit que hurler dans le chemin comme un chien au seuil de la maison où son maître agonise. Et cependant, s’il tomboit sous le poignard et que Dieu la sauvât.... Cruelle alternative! quoi faire? quel parti prendre?

Indécis, irrésolu, en proie à ce doute angoisseux, il alloit, et rôdoit à l’aventure, comme un loup, dans les champs de Killarney. Ses forces, épuisées, tout à coup lui manquèrent, ses genoux fléchirent, il s’évanouit sous le poids d’un sommeil de plomb.

A son réveil, l’éclat du jour l’éblouit: le soleil doroit déjà la cime des rochers de la _Gorge du Diable_, et les tours et les hautes murailles de Cockermouth-Castle. Ses regards étonnés s’égarèrent autour de lui: glacé de froid dans son manteau humide des brumes de la nuit et ruisselant de rosée, il étoit couché au pied d’un arbousier sur le bord du lac profond. Peu à peu ses membres engourdis sur le sol se déroidirent, et, chancelant, il se releva tout brisé et tout endolori.

La nuit avoit porté conseil: sans hésitation il tourna le dos à Cockermouth-Castle, et s’éloigna.

Le surlendemain, à la même heure, il étoit penché à la proue d’un _sloop_, sortant du port de Waterford; il envoyoit ses adieux à la verte Érin, à l’Irlande, sa mère infortunée, qui s’effaçoit à l’horizon, comme elle s’efface du livre des nations, et de ses yeux, attachés aux rives natales, tomboient de grosses larmes qui se noyoient dans l’Océan.

      *       *       *       *       *

Sitôt qu’il fut arrivé à Paris, Fitz-Whyte alla saluer la plupart de ses compatriotes au service de France: ils étoient nombreux. Depuis deux siècles, depuis sa réunion à l’Angleterre, l’Irlande gémissoit écrasée par les persécutions les plus inhumaines; toutes ses tentatives pour briser ses fers n’avoient fait que les river et les souder plus profondément; pour échapper à ce joug odieux, au bourreau ou à la misère, ses malheureux enfants émigroient. De là, cette foule d’Irlandois aventuriers, dont l’histoire du continent et du Nouveau-Monde proclame la valeur et le génie.

Celui de touts qui l’accueillit le mieux et qui prit le plus vif intérêt à son sort, ce fut monseigneur Arthur-Richard Dillon, qui depuis peu venoit de passer de l’archevêché de Toulouse à celui de Narbonne, mais qu’il eût été plus juste de nommer, _in partibus infidelium_, archevêque de l’Opéra.

Ce beau prélat n’étoit guère plus connu de ses ouailles, que le prince Louis-René-Édouard-de-Rohan-Guéméné, évêque de Canople, de ses Égyptiens de Bochir.

Monseigneur Arthur-Richard étoit né à Saint-Germain-en-Laye, d’une famille originaire d’Irlande; et conservoit pour la terre infortunée trempée du sang de ses ayeux, une affection sentimentale, si naturelle à tout cœur aimant et sensible.

Aussi, lorsque Fitz-Whyte se présenta pour la première fois à son hôtel, se faisant annoncer comme un jeune pélerin du comté de Kerry, quoiqu’il fût de fort bonne heure, et que monseigneur ne fût point encore visible, il le fit introduire aussitôt dans sa chambre à coucher, et le reçut familièrement en peignoir de basin.

Les courtines de l’alcôve étoient soigneusement tirées, et sans quelque bruit d’haleine qui s’en échappoit, sans de jolies petites babouches et d’élégants vêtements de femme épars sur les meubles, on auroit pu le croire en dévote oraison.

Son affabilité chassa promptement la timidité et l’embarras de Patrick.

—Vous arrivez de notre chère patrie, mon jeune ami, lui dit-il, en lui prenant affectueusement la main et le faisant asseoir près de lui sur un canapé;—c’est bien à vous, et je vous en remercie, de vous être ressouvenu de moi comme compatriote et de m’avoir présumé de l’attachement pour mes frères d’Irlande; votre démarche auprès de moi est un témoignage d’estime qui m’honore et qui me pénètre. Parlez sans crainte, je vous suis tout dévoué.

Monseigneur étoit ce matin-là plus que jamais en disposition de tendresse et de générosité: vous le savez, et le plus brave poète l’a dit: _Le plaisir rend l’âme si bonne._ Fitz-Whyte parla longuement de ses malheurs d’une façon naïve et touchante qui le captiva tout à fait.

Durant son récit, ses regards émerveillés se promenoient sur le luxe et l’ameublement mondain de cette chambre. Quel constraste, hélas! avec l’abjection des prêtres irlandois! Ce qui surtout lui jetoit du désordre dans les idées, c’étoient ces parures féminines étalées au milieu des aumuces, des mîtres et des rochets, c’étoit une mantille jetée sur une crosse, et des jupons mêlés avec un _pallium_; il trouvoit bien une solution à ce problême, mais comme elle entachoit la chasteté de monseigneur Dillon, sa candeur ne pouvait l’admettre.

Tout à coup l’énigme s’expliqua d’elle-même, les rideaux de l’alcôve se soulevèrent, une jeune fille folâtre en sortit; et frappée d’étonnement à l’aspect de Patrick Fitz-Whyte, demeura en contemplation devant sa belle figure d’Ossian.

—Monsieur, s’écria-t-elle, vous êtes aussi beau que votre cœur! Le récit de votre infortune m’a touchée jusqu’aux larmes; et sur cette terre où vous êtes étranger vous pouvez déjà compter une amie, qui vous sera sincèrement dévouée.

—Et un ami, reprit aussitôt monseigneur de Narbonne, qui vous offre son appui et sa sollicitude.

—Dillon, dit la jolie fille en le caressant et le baisant au front, tu viens de faire une promesse, par-devant moi, qu’il faudra que tu tiennes; c’est un engagement sacré, je t’en ferai ressouvenir si tu l’oublies. Monsieur dès ce moment est mon favori....

—Et votre heureux esclave, madame, murmura timidement Patrick.

Monseigneur l’engagea à revenir incessamment, en lui assurant qu’à toute heure sa porte lui seroit ouverte. Alors Patrick fit une génuflexion pour baiser son émeraude archiépiscopale, et pour lui demander sa bénédiction, qu’il reçut avec recueillement.

Les bonnes grâces de monseigneur Dillon ne se démentirent pas dans les visites suivantes: Patrick le trouva toujours aussi empressé à le servir. Il est croyable, à la vérité, que la Philidore qui s’étoit éprise pour Fitz-Whyte d’un véritable intérêt, ne fut pas sans influence dans cette conduite.

Il n’est pas d’âmes plus généreuses, plus sensibles, plus compatissantes, que celles des pécheresses: habituées à suivre sans calcul, sans restrictions, touts leurs penchants, toutes leurs inclinations, touts leurs mouvements de nature; à subir la loi de leurs impressions, et à s’abandonner à touts leurs sentiments; elles font le bien comme elles font le mal. Si elles livrent leurs corps en péage à des bateliers, elles versent des parfums et des larmes sur les pieds de Jésus.

Quoique fils d’un paysan, Patrick, appartenant à une famille noble d’origine, ruinée par les saccages et les confiscations, entra peu de temps après dans les mousquetaires avec les plus ferventes recommandations au colonel et la protection distinguée de monseigneur Arthur-Richard Dillon, de Fitz-Gérald, brigadier d’armées; d’O-Connor, d’O-Dunne, du comte O-Kelly; de lord comte de Roscommon, de lord Dunkell, du comte Hamilton, de lord comte Airly-O-Gilvy, maréchaux-de-camp; et du duc de Fitz-James.

Sous un pareil patronage, il trouva son colonel, M. de Gave de Villepastour, plein d’égards, de dispositions favorables, de prévenances et de petits soins.

Étranger, parlant à peine le françois, jeté sans aucune étude préalable dans une carrière nouvelle, et si différente de sa vie passée, Patrick eût été très-isolé, très-décontenancé, et auroit eu sans doute beaucoup à souffrir de toutes les roueries soldatesques, si le hasard n’eût fait qu’il trouva dans ce même régiment un de ses anciens camarades d’enfance, Fitz-Harris, neveu de Fitz-Harris, abbé de l’abbaye de Saint-Spire de Corbeil.

Cette rencontre inattendue fut une grande joie pour Patrick; il accabla de caresses et de témoignages d’amitié ce vieux compagnon, qui les reçut aimablement et lui promit son dévouement et ses conseils.

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XIII.


QUELQUE temps après l’épouvantable scène du festin, lady Cockermouth mourut étouffée par une congestion sanguine. La commotion de son cerveau avoit été si violente qu’elle avoit aliéné sa raison.

Déborah, dont on avoit d’abord désespéré, se rétablissoit lentement, et, avec instance, redemandoit sa malheureuse mère, dont elle ignoroit la perte:—Une indisposition grave la retient alitée, lui disoit-on; aussitôt qu’elle sera mieux vous aurez sa visite.

L’air faux et embarrassé de ceux qui lui répondoit ceci l’avoit jetée dans le trouble, et avoit fait naître en son esprit un sombre soupçon qu’elle n’osoit pas manifester, mais qui la dévoroit. Chaque jour elle appeloit sa mère avec plus d’impatience, chaque jour on lui faisoit la même réponse. Quelques domestiques en habit de deuil ayant eu l’imprudence de se présenter en son appartement, elle vit clairement qu’on la trompoit, dissimula son chagrin, et saisissant un instant où par hasard sa garde s’étoit éloignée et l’avoit laissée seule, elle s’arracha de son lit, et malgré sa grande foiblesse, se traîna en s’appuyant contre les murailles, jusqu’à la chambre de sa mère. En entrant son anxiété l’oppressa: son cœur battoit à fracasser sa poitrine, elle ne respiroit plus.... Des meubles _poussiéreux_, du froid et du silence.... Personne!... Les courtines du lit fermées!... Dort-elle!... Doucement elle s’approcha de l’alcôve, doucement elle souleva les rideaux: le lit désert!... Personne!... Elle poussa un cri d’horreur et tomba évanouie.

On ne la retrouva, glacée et mourante, sur ce parquet, qu’après de longues recherches dans tout le château. Ses blessures s’étoient rouvertes; son mal se compliqua dangereusement, et sa guérison devint plus languissante encore.

La disparition de Patrick Fitz-Whyte et les traces de sang trouvées dans le sentier de Killarney firent penser sans aucun doute qu’il avoit été assassiné. Cet événement répandit l’effroi aux alentours de Cockermouth-Castle. Quel pouvoit être l’auteur de ce meurtre? Les paysans n’ignoroient pas les rapports de leur frère avec la fille de leur seigneur; et leur bon gros jugement leur ayant toujours fait pressentir une fin malheureuse à cette liaison, ils savoient parfaitement à quoi s’en tenir dans le secret de leur cœur: un seul homme avoit pu avoir quelque intérêt d’assassiner Patrick; mais ils n’osoient qu’en frémissant murmurer le nom exécré de cet homme.

La scène du banquet fut promptement divulguée: la plupart des gentilshommes qui s’y étoient trouvés professoient pour lord Cockermouth non moins de mépris et de haine que les paysans; mais, comme rien ne leur commandoit la même circonspection, le bruit se répandit bientôt que, le comte, ayant surpris Patrick et Déborah en un rendez-vous d’amour, avoit tué celui-ci et blessé dangereusement celle-là; et qu’à la face de l’assemblée, dans un accès de colère, il avoit, au retour de son embuscade, dégaîné son épée encore tachée de sang. Ce récit confirma les paysans dans leur opinion, et les enhardit à parler.

Un ancien usage des Celtes s’est conservé jusqu’à ce jour dans les campagnes d’Irlande, comme dans celles d’Espagne: chaque personne qui passe près d’un lieu où quelqu’un a été tué ou enterré, ramasse une pierre, et la jette religieusement à cette place: petit à petit, cet amas de cailloux forme un tertre élevé qui, souvent, à la longue, finit par se couvrir de terre et de végétations, et ne plus sembler qu’un monticule naturel. Il n’est pas rare, même en France, de rencontrer, surtout dans les provinces armoricaines, de ces témoins de la piété de nos pères. Les savants les classent parmi les monuments gaulois, keltiques ou druidiques; et bien qu’en les fouillant on y ait souvent retrouvé des débris d’ossements humains, ces messieurs s’accordent fort mal entre eux sur l’origine de ces _tumulus_.

On voit encore aujourd’hui, dans ce sentier de Killarney, le monceau de pierres jetées au lieu trempé du sang de Déborah; et on le nomme encore la tombe de Mac-Phadruig, ou la tombe de l’amant.

Les clameurs qui s’élevèrent alors contre lord Cockermouth devinrent si générales et si directes, qu’il crut ne pouvoir sans danger les supporter plus long-temps, et qu’il falloit par n’importe quel moyen qu’il se lavât et se blanchît solemnellement aux yeux du public du crime atroce qu’on lui imputoit. On poussoit l’animosité jusques à l’accuser d’avoir empoisonné lady, et il ne pouvoit plus se montrer hors du château sans essuyer les huées des enfants, qui lui crioient, sans miséricorde: _Mylord Caïn, qu’as-tu fait de Patrick?_

Par des pratiques insidieuses, ayant arraché à Déborah le secret de l’existence et de la retraite de Fitz-Whyte, il déposa contre lui entre les mains de la Justice, le dénonçant et poursuivant comme assassin de sa fille.

La cause devant être jugée aux sessions qui alloient s’ouvrir à Tralée, dans les premiers jours de mars, il y entraîna la pauvre Debby, à peine convalescente.

Et justement ils arrivèrent à Tralée le jour de l’entrée des juges venus pour la tenue des Assises.

La besogne qui attendoit ces magistrats étoit assez honnête: sans compter la cause de Patrick, ils avoient à dépêcher une sixaine d’homicides, et une bonne douzaine de voleurs: ces formidables meurtriers irlandois n’étoient autres, les malheureux, que de bons paysans papistes qui avoient eu la monstruosité de se revancher sous les bastonades de leurs tenanciers anglois, et ces insignes larrons, que d’infortunées familles, plongées dans la misère par les dernières confiscations, qui, poussées par la faim et le froid, avoient dérobé quelques paniers de tourbe et quelques boisseaux de patates.

Déborah se trouvoit avec son père au balcon de l’hôtellerie, lorsque passèrent, se rendant à la Cour, les deux juges—_justices_—master Templeton et master Gunnerspoole, en grand et coquet costume de satin blanc à falbalas couleur de rose, et perruques colossales saupoudrées à blanc. Leur cortège se composoit du maire, des officiers municipaux, et de laquais en livrée blanche, portant de gros bouquets à leur boutonnière. Il ne manquoit plus qu’un tambourin et un galoubet pour achever de donner un air grivois à cette mascarade.

Toute la ville, l’œil caressant, le sourire sur les lèvres, étoit en mouvement comme par un jour de fête, et les rues, endimanchées, étoient pleines d’élégantes blanches, de bourgeois bleus et de soldats rouges.

La durée des sessions dans les petites villes, par le grand concours que les affaires civiles et criminelles occasionent, est un temps de foire et de réjouissance.

Lorsque les deux juges apperçurent à la croisée le comte Cockermouth, ils lui firent une gracieuse salutation. Pour se ménager leur prévarication, il étoit allé, dès leur arrivée, les visiter et leur faire sa cour assidûment. Une sympathie d’ivrognerie et de gloutonnerie avoit aussitôt établi entre eux une espèce de compagnonage; et presque chaque soir ils soupoient ensemble et plantureusement.

La coquetterie et l’air jovial de ces magistrats frappèrent d’étonnement Déborah, qui pour la première fois voyoit des juges: elle ne pouvoit se figurer que ce fussent là des _pourvoyeurs de la mort_. M. Templeton et Gunnerspoole étoient fleuris, replets, obèses, patus et râblus. Il faut, se disoit-elle, que ces messieurs aient une bien parfaite estime de leur infaillibilité, car assurément ni appréhension, ni regrets, ni remords ne les rongent. La gaîté du peuple, engendrée par la seule présence d’hommes venus pour le décimer, ne surprenoit pas moins péniblement Déborah. La foule veut des spectacles; tout ce qui fait spectacle lui est bon: prêtres, soldats, bateleurs, juges, rois et bourreaux.

La seconde cause appelée par la cour fut celle de Patrick.—Lord comte Cockermouth l’accusoit d’avoir séduit sa fille, de l’avoir engagée à s’enfuir avec lui, munie de ses bijoux et de ses pierreries, de l’avoir assassinée au rendez-vous fixé pour le départ, et de s’être enfui en France chargé de ses dépouilles pour échapper _au glaive de la Justice_.

Les faux témoins, achetés avec profusion, ne manquèrent point à leur devoir; ils mirent en vérité une conscience scrupuleuse à mériter leur salaire.

Deux faits évidents venoient fatalement à l’appui de ces accusations; la disparition des bijoux et des diamants de Déborah, et le billet renfermé dans le coffret d’acier déterré par Chris, que Cockermouth déclara avoir trouvé dans l’appartement de sa fille. Il ne contenoit que peu de mots, mais si accablants!

«Encore quelques heures, et nous n’appartiendrons plus qu’à Dieu: nous serons libres!

»A demain, _my dear_ Déborah, comme il est convenu, quoi qu’il arrive, à neuf heures précises au pied de la terrasse dans le sentier creux de Killarney; venez sans crainte, votre Patrick y sera.

»N’oubliez pas, dans le trouble du départ, ce que vous possédez de précieux; pour vous j’ai horreur du besoin.»

Placée dans la plus douloureuse alternative, ne pouvant justifier son amant qu’en dévoilant son père, et ne pouvant sauver son père qu’en immolant son amant, Déborah se renferma inexpugnablement dans cette obscure dénégation: «Patrick est innocent, Patrick ne m’a ni volée ni assassinée. Mon père n’a pas tué Patrick, car Patrick est en France.» Il fut impossible de lui arracher une syllabe de plus.

Après quelques débats insignifiants, la Cour, trouvant sa religion assez éclairée, entra lestement en délibération, et lestement, l’heure du dîner approchoit, prononça la sentence condamnant par contumace Patrick, convaincu de séduction, de rapt, de vol et d’assassinat, à la peine capitale.

A la lecture de cet arrêt, Déborah se jeta à genoux au milieu du tribunal, en criant: Grâce pour Patrick, il est innocent!...

Les juges levèrent la séance, et le comte fit emporter sa fille évanouie.

      *       *       *       *       *

Sur le soir, MM. Templeton et Gunnerspoole accoururent au souper magnifique que lord Cockermouth avoit fait préparé pour célébrer l’arrêt mémorable de leur justice éclairée et pure. Il poussa la barbarie jusqu’à vouloir y faire assister Déborah, mais elle se révolta ouvertement, et n’y parut point.

Toute la nuit, cependant, elle fut dans la nécessité d’entendre, de son lit, où elle gémissoit, leurs éclats de rire, leurs propos effrénés, leurs joies de bas lieux.

Au point du jour elle se leva sans bruit. Pour sortir, il falloit passer par la salle de l’orgie: le spectacle qu’elle y rencontra n’ébranla pas sa résolution, mais il remplit son âme d’une douloureuse pitié. Les deux juges, ivres-morts, avoient roulé sous la table; Chris était enveloppé dans la nappe parmi un monceau de bouteilles; et son père, tout couvert de sanies, dans le désordre de Noé, dormoit étendu sur le carreau.

Ayant trouvé place dans un carrosse public qui partoit, elle y monta pour s’éloigner au plus tôt de Tralée, et se rendre à Dingle-i-Couch, où on lui avoit fait espérer qu’elle trouveroit plusieurs bâtiments appareillant pour les côtes de France.

Peu de temps après son départ de Tralée, à la clôture des Assises, sur la grande place, Patrick Fitz-Whyte fut pendu en effigie.

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XIV.


ABSORBÉE par la joie inquiète de revoir Patrick, Déborah, les yeux bandés, traversa la Normandie comme un amoureux mélancolique traverse la ville pour aller saluer sa bien-aimée. Que lui importoit Dieppe, son Saint-Jacques, ses Poletois et ses ivoiriers! que lui importoit la vallée d’Arques, son château et ses ruines! que lui importoit Rouen, son Saint-Ouen et son Bourg-Théroulde! que lui importoit Gisors, son église et sa tour! que lui importoit les odorantes pommeraies, les maisons de bois, les collines solitaires, le beau ciel bleu-turquin de ces vallées! Son âme n’aspiroit qu’à Patrick; son regard immobile ne cherchoit à percer le désespérant horizon que pour venir mourir à ses pieds. Voir sans Patrick, éprouver sans Patrick, admirer sans Patrick, c’eût été mal, si c’eût été possible. Il n’y a qu’un cœur désert ou un cœur meurtri qui puisse seul s’en aller voyageant et musant par le monde: le cœur désert pour combler son vide, le cœur meurtri pour essayer à oublier.

Comme une heure du matin sonnoit, le coche arrivoit aux portes de Paris: du sein de la nuit Déborah entendit alors s’élever la voix du rossignol qui chantoit. Ce gazouillis mélodieux, semblant fêter sa bienvenue et de la part de Dieu lui présager du bonheur, caressa voluptueusement son âme, et chassa les rêveries chagrines qui l’agitoient. Depuis ses derniers rendez-vous nocturnes, depuis que toute félicité lui avoit été enlevée, depuis l’excès de ses maux, elle n’avoit point ouï chanter le rossignol, le _rossin-ceol_; elle se crut retournée au temps où elle avoit passé de si belles nuits avec Patrick, assise au bord du torrent, parmi les rochers de _la Gorge du Diable_, ou errante dans les genêts épineux de _Dove-Dale_, le val de la tourterelle, élevant son âme par la contemplation de la nature et par le culte de l’amitié.

Dès les premières lueurs du jour, Déborah, dévorée d’inquiétude, et que les fatigues même du voyage n’avoient pu assoupir sur le lit où elle s’étoit jetée, sortit, accompagnée, pour la conduire, d’un garçon de l’auberge des Messageries. En arrivant au quai du Louvre, elle ressentit une violente émotion, à l’aspect de cette galerie qui borde au loin la Seine; cette longue façade insignifiante, à quelques mensonges près, se dérouloit pour elle comme un immense papyrus: elle le parcouroit du regard, elle y cherchoit l’hiéroglyphe dont elle seule avoit la clef. Ces murailles, muettes pour la foule, avoient une voix pour elle, une voix douce ou déchirante, une parole arbitre de son sort.

Une, deux, trois, quatre, cinq.... Elle compte les pilastres: soudain sa joie éclate, elle apperçoit près du sixième, comme il avoit été convenu, des caractères tracés sur une des pierres du soubassement; elle s’approche, elle lit: PATRICK FITZ-WHYTE, _hôtel des Mousquetaires_.—Dans l’enivrement, elle chancelle, elle balbutie; elle n’a plus ni raison, ni bienséance, elle couvre de baisers ce mur dépositaire fidèle, elle passe sa main douce sur cette inscription, elle la caresse; elle pleure, elle sourit; elle parle irlandois; elle s’agenouille, elle prie.... Puis, crayonnant quelques mots sur un portefeuille, elle le donne au domestique, ébahi:—Allez, s’il vous plaît, lui dit-elle, et de suite, à l’hôtel des mousquetaires; vous demanderez M. Patrick Fitz-Whyte, et lui remettrez ceci, à lui-même; tâchez de l’amener avec vous, je retourne à l’hôtellerie.

S’étant égarée plusieurs fois dans son chemin, en rentrant elle trouva Patrick, qui depuis long-temps l’attendoit; follement, ils s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre, et confondirent, dans un savoureux baiser, leurs pleurs et leur ivresse. Ils se couvroient des plus tendres caresses, ils échangeoient les mots du plus pur amour. Patrick, après ces premiers transports, s’apperçut du deuil de Déborah; sa joie en fut troublée, des sentiments tristes, des regrets s’y mêlèrent. Déborah demeuroit en admiration devant l’élégance de son ami; la soubreveste de mousquetaire rehaussoit sa riche taille, et faisoit paroître dans touts ses avantages sa belle tête blonde.

Pendant le déjeûner, tour à tour, ils se racontèrent tout ce qui avoit marqué leur existence, tout ce qui leur étoit survenu depuis leur séparation. Déborah, pour détourner l’affliction et le désespoir du cœur de Phadruig, passa sous silence un seul fait,—priant Dieu qu’il fît qu’il l’ignorât toujours,—le jugement des juges de Tralée, et sa condamnation au gibet.

Ce jour même Patrick instala Déborah dans un petit logement de l’hôtel Saint-Papoul, situé rue de Verneuil.

Leur soin le plus empressé fut d’aller remercier le Seigneur, qui avoit protégé leur fuite et leur réunion, et de le prier de bénir leur alliance, de veiller sur eux, jeunes, sans appui, jetés sur une terre étrangère et dissolue, et de les confier à la vigilance de ses Anges, afin qu’ils les détournassent de tout scandale, et qu’ils les gardassent dans touts leurs chemins. Ils passèrent ainsi toute la soirée en dévotion, dans une chapelle obscure de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés; l’église étoit placide et solitaire, une seule lampe veilloit comme eux.

Patrick consacroit à Déborah touts les instants, touts les loisirs que lui laissoit son service militaire: il les employoit auprès d’elle à savourer les voluptés inépuisables de l’amour, de l’amitié, de la vie domestique, de la retraite. Fitz-Harris venoit très-rarement dîner avec eux, ou passer quelques heures en leur compagnie. Depuis long-temps il s’étoit fait un grand refroidissement dans leurs rapports. Les faveurs du colonel pour Patrick, et les marques publiques d’estime qu’il lui donnoit, avoient envenimé le cœur de Fitz-Harris, naturellement envieux. Il le jalousoit pour sa beauté, son esprit, son savoir, et même aussi pour Déborah. D’un autre côté, Patrick n’avoit pas été long à sentir qu’on ne pouvoit faire son ami qu’avec beaucoup de restriction et de réserve d’un homme aussi parleur, aussi conteur que Fitz-Harris: bavard mystérieux, ayant toujours quelque secret à promener d’oreille en oreille, s’épenchant à tout venant, honorant l’univers de ses confidences, et divulgant souvent même à son grand dommage, entraîné par sa monomanie de récit, ses plus délicates intimités, qu’il eût dû enfouir dans le plus profond de son cœur.

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XV.


QUAND le ciel étoit serein, ils sortoient, ils s’en alloient prier dans quelque église qu’ils ne connoissoient point encore, ou visiter quelque monument, quelque musée, quelque promenoir: ils se plaisoient surtout à parcourir les environs de Paris, leurs bois, leurs palais, leurs châteaux.

Un jour, comme ils entroient dans le jardin des Tuileries, ils furent apperçus par M. de Gave de Villepastour, le colonel de Patrick, qui se promenoit sur la terrasse des Gardes.

—Quel heureux mortel que ce Fitz-Whyte! manger du pain des dieux!... Le voyez-vous passer là-bas,—dit-il à Fitz-Harris, qui se trouvoit auprès de lui,—avec cette corbeille de fleurs au bras?

—Quelle corbeille, mon colonel?

—Quelle corbeille?... lourdaud!... Cette Égérie! cette Dryade qui l’accompagne toujours. Vous devez savoir, sans doute, Fitz-Harris, vous qui êtes son Pylade, quelle est cette nymphe aux cheveux d’ébène.

—Aux cheveux d’ébène?... Mon colonel, le signalement n’est pas très-positif: la famille des ébénacées est très-nombreuse; les naturalistes, mon colonel, distinguent l’ébénier, l’ébénoxyle, le plaqueminier, le paralée, le royen,..... et de plus, mon colonel, l’ébène rouge, l’ébène verte, l’ébène grise, l’ébène noire, l’ébène blanche. Entendons-nous, la nymphe a-t-elle des cheveux d’ébénier, d’ébénoxile, de plaqueminier, de paralée ou de royen? la nymphe a-t-elle les cheveux rouges, verts, gris, noirs, ou blancs?

—Fitz-Harris, vous faites à pure perte le mauvais plaisant: vous postulez sans doute la place de fou de la Cour? mais, depuis la mort de l’Angely, et du stupide Maranzac, bouffon de feu monseigneur, fils de Louis XIV, l’économat des folies est supprimé.

—Les princes, mon colonel, font aujourd’hui leurs affaires eux-mêmes.

—Déjà plusieurs fois, je les ai rencontrés ensemble. La beauté de cette créature est _enchanteresse_! Un col blanc comme un cygne!...

—Pardon, mon colonel, si je vous interromps, mais vous n’avez donc pas vu, au château de Choisy-le-Roi, les cygnes noirs de madame Putiphar?

—Si fait: mais ce sont des cygnes mauvais teint, ce sont des cygnes de Cour.

Plaisanterie à part, cette fille est une Vénus!...

—Une Vénus!... Alors, mon colonel, elle est bonne à faire des pipes turkes.

—Que veux-tu dire?

—Je veux dire des pipes d’écume-de-mer.

—Oui! tout en elle est séduisant: taille fine, petits pieds, peau d’albâtre!...

—Entendons-nous encore, mon colonel, les naturalistes distinguent l’albâtre qui est brun, de l’alabastrite, qui est blanche: si vraiment elle avoit une peau d’albâtre, je vous en demande pardon, elle auroit là un détestable parchemin!

—Mauvais Scaramouche! vous m’assommez avec vos pasquinades! Vous oubliez, je crois, que vous parlez à M. de Gave de Villepastour, votre colonel? Vous me manquez de respect!

—C’est vous qui me manquez,... mon colonel; suis-je votre proxénète! Vous vouliez me faire trahir l’amitié: j’ai fait la sourde-oreille. Mais puisque vous le prenez ainsi, après tout, elle est assez grande pour se défendre, je m’en lave les mains: voici donc ce qu’à tout prix vous voulez savoir;—c’est une jeune Irlandoise, d’une haute et noble famille, qui s’est amourachée de Patrick, et l’a suivi en France; elle a vingt ans, elle est belle, elle est chaste:—vous y perdrez votre mythologie, mon colonel; passez outre;—elle habite l’hôtel Saint-Papoul, rue de Verneuil; et si vous désirez la voir, la chose est simple: elle est touts les dimanches à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, à la messe de midi.

—Tout en faisant le Romain, Fitz-Harris, vous êtes un perfide! A votre œil je vois la secrète joie que vous éprouvez à trahir un homme qui vous aime; plus que moi de savoir, vous brûliez de me dire ce que vous feigniez vouloir me taire. C’est une mauvaise action que vous avez faite là. Ce n’est pas la première fois que, sous le masque de l’amitié, vous avez cherché à nuire à Patrick ou à le perdre en mon esprit. Vous êtes un lâche envieux! Ce n’est pas ainsi que Patrick a acquis mon estime, que vous n’aurez jamais.

En disant cela, le colonel lui tourna le dos et s’éloigna.—La leçon étoit dure: Fitz-Harris se mit à siffler en la dévorant.

M. le marquis de Gave de Villepastour étoit le produit incestueux d’un amour de la Régence; la chronique scandaleuse disoit que du sang superfin couloit dans ses veines. Pour certain, un bras puissant, un bras presque royal, dans l’ombre, l’avoit poussé et protégé, et, quoique à peine âgé de vingt-cinq ans, en avoit fait un colonel. Bon chien chasse de race; aussi chassoit-il bien, mais avec un voile et des mitaines, c’est-à-dire qu’il conservoit, jusques en ses déréglements, un décorum que les courtisans fouloient aux pieds. Il lui restoit encore dans ses débauches une façon de pudeur dont les francs roués auroient rougi, et quelques traditions,—je n’ose dire sentiments,—du bien et du mal, du juste et l’injuste, entièrement perdues à la Cour; et qu’il devoit à son précepteur, homme du grand règne, dont, après tout, les leçons rigides n’avoient abouti qu’à faire une espèce d’hypocrite.—En somme, M. le marquis n’étoit qu’un fat, un gentillâtre, plein d’afféterie dans ses manières et dans ses paroles, cérémonieux, complimenteur, faux, ridicule et musqué; un exemplaire bipède du _Voyage en Italie_ de Dupaty, ou des _Lettres à Émilie sur la Mythologie_, de Dumoustier.

Fort satisfait des renseignements que lui avoit donnés Fitz-Harris, il ne l’avoit gourmandé si rudement que pour ne lui point avoir d’obligation de sa trahison, et pour faire de la dignité avec un homme qui ne savoit point mettre de frein à ses goguenarderies.

Le dimanche suivant, à midi précis, tout odoriférant comme un bouquet, tout emmitoufflé de dentelles, tout habillé de satin vert-naissant, emblême de son amoureux espoir, il accourut à Saint-Germain-des-Prés, et fut se placer contre un pilier de la nef, auprès de lady Déborah.

A force de minauderies, il parvint bientôt à attirer un de ces regards. Ce premier succès l’enivra et le rendit plus obséquieux encore. Ses Heures lui ayant échappé des mains, il s’agenouilla précipitamment pour les ramasser, et ne les lui rendit qu’après les avoir couvertes de baisers. Il se penchoit sans cesse à son oreille, en murmurant:

—Vous êtes adorable! je vous adore! vous êtes un Ange! vous êtes divine!... D’autres fois, avec une ferveur indécente, il lui adressoit presque directement des strophes de psaumes ou des passages de prières pouvant faire allusion. _Rosa mystica_, rose mystique! lui disoit-il; _Turris eburnea_, tour d’ivoire! _Domus aurea_, habitacle doré! _Vas insigne devotionis_, vase éclatant de dévotion! _Janua cœli_, porte du ciel! _Stella matutina_, étoile matinière, étoile du berger, étoile de Vénus! _Fœderis arca_, arche d’alliance!... _Columba mea_, ma colombe!... _Sic lilium inter spinas, sic amica mea inter filias_, tel un lys parmi des ronces, telle mon amie parmi ses compagnes!...

Déborah, de peur de se faire remarquer, n’osoit ni se plaindre ni changer de place, et supportoit avec une résignation évangélique toutes les impudences et touts les manèges du marquis; elle affectoit de n’y faire aucune attention, et y demeuroit aussi insensible et aussi froide qu’une statue aux agaceries d’un enfant.

A la sortie de la messe, M. de Villepastour la poursuivit, et l’accosta sur le porche:

—Mille pardons, mademoiselle, mais ne seroit-ce pas à votre jolie main ce joli gant que je viens de trouver à votre place?

—Pardon, monsieur; vous me l’avez dérobé pendant le lever-Dieu.

—Trouvé ou dérobé, qu’importe!... veuillez croire seulement que la restitution de ce talisman seroit pour moi un douloureux sacrifice, si ce sacrifice ne m’avoit pas fait ouïr le son mélodieux de votre voix.

—De grâce, monsieur, passez votre chemin; laissez-moi.

—Vous laisser! hélas! l’acier peut-il s’éloigner de l’aimant qui l’entraîne?

—Ayez pitié de moi, monsieur; ne me couvrez pas de honte. N’étoit-ce donc pas assez de vos impiétés dans la maison de Dieu!

—Mes impiétés?... je vous adorois, je me croyois au temple d’Amathonte!... A deux genoux, faut-il que je vous en supplie, ne me repoussez pas. Dès la première fois que je vous vis, miss, votre beauté me frappa, me ravit, m’embrasa du plus ardent amour; j’ai fait de longs efforts pour l’étouffer; je n’étois pas assez présomptueux pour oser aspirer à vous, trésor de perfections; lutte inutile! je n’ai fait qu’enfoncer plus avant la flèche que je voulois arracher. Je le sens bien maintenant, l’amour ne peut se guérir que par l’amour. Ne soyez pas inhumaine, ne soyez pas sourde à tant de passion! un sourire, qui ne soit pas de mépris, un regard, qui ne soit pas de dédain, un mot, qui ne soit pas de colère, et vous verserez un peu de calme et de joie dans l’âme d’un désespéré, et du plus infortuné des amants vous ferez le plus heureux.

—Monsieur, de grâce, je vous le répète, retirez-vous! Me voici dans la rue que j’habite: voulez-vous me perdre aux yeux du monde, aux yeux de mon époux? Il n’est qu’un homme dangereux et pervers qui puisse ainsi se faire un jeu de l’honneur d’une femme!...

—Votre honneur m’est aussi cher que le mien, mademoiselle: Dieu me garde de jamais l’entacher, j’en aurois un remords éternel! Je me retire, espérant que cette déférence sera appréciée à son prix, et rendra votre cœur plus miséricordieux pour moi, qui dépose à vos pieds mystère, amour, obéissance.

Toutefois, le marquis de Villepastour ne s’éloigna point entièrement; il la suivit à quelque distance pour s’assurer de la vérité des rapports de Fitz-Harris. Après l’avoir vue entrer à l’hôtel Saint-Papoul, il continua sa route d’un air de parfait contentement, d’un air presque badin.

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XVI.


A cette même époque, Fitz-Harris reçut de Killarney une lettre de son frère, dans laquelle il lui étoit conté que leur ancien camarade Patrick Fitz-White, disparu du pays, venoit d’être, aux assises, condamné à mort par contumace, et d’être pendu en effigie sur le port de Tralée, pour séduction, assassinat et vol de la fille de lord Cockermouth. Cette affreuse nouvelle, bien loin de causer de l’affliction à Fitz-Harris, je répugne à le dire, n’éveilla en son cœur plein d’envie qu’une secrète joie. Il s’empressa d’acquiescer au jugement calomnieux des juges de Tralée: il éprouvoit trop de plaisir à trouver Patrick coupable pour ne pas ajouter foi à cette incroyable condamnation.

Aussitôt il communiqua cette lettre à ses camarades intimes, disant à chacun qu’il l’honoroit seul de cette confidence, et qu’il eût ainsi à en garder le secret. Mais, comme lui, touts avoient des confidents, et ces confidents en avoient touts d’autres; si bien qu’en peu de jours ce secret devint, au régiment, le sujet général de la conversation, et parvint aux oreilles de Patrick, qui en fut navré de douleur.

A la pension des sous-officiers, au dîner, devant touts ses compagnons, il ne put se défendre d’adresser de vifs reproches à Fitz-Harris.

—Que vous ai-je donc fait, lui dit-il, pour avoir mérité tant de haine ou si peu d’égard? Moi, votre compatriote, moi, votre ami, vous m’avez traité bien méchamment! Ce n’est pas à ces messieurs que vous eussiez dû faire connoître premièrement la lettre que vous avez reçue d’Irlande, c’étoit à moi. Vous eussiez dû mettre au moins plus de circonspection, et ne point vous en rapporter si témérairement au dit-on d’une correspondance. Le fait est-il controuvé, le fait est-il faux? vous l’ignorez. Je dois à la vérité de vous dire, messieurs, qu’il ne l’est pas. Mais il est une chose que vous n’ignoriez point, vous, mon ami, vous, introduit dans mon intimité.... Ici, messieurs, pour me laver de l’infâme condamnation qui pèse sur moi, il faudroit que je vous fisse des révélations que l’honneur me défend et me défendra toujours de faire. Il doit être suffisant de vous dire pour vous faire sentir toute l’énormité de ce jugement, que la femme qu’on m’accuse d’avoir assassinée et volée, miss Déborah, comtesse de Cockermouth-Castle, est ma bien-aimée et mon épouse.—La plupart de vous, messieurs, l’ont vue à mon bras.

Je sais que pour le meurtrier il n’est pas de pitié; je sais que rien n’excite plus notre dépit et notre indignation, que les déceptions d’estime; quand nous sommes désabusés sur le compte d’un homme que nous honorions et que nous cultivions comme vertueux, je sais combien est grande notre colère; je sais que notre devoir est de le démasquer et d’appeler sur lui la réprobation: mais, Fitz-Harris, vous n’avez pu douter un seul instant de moi; vous n’avez pu et vous ne pouvez me croire criminel, non, cela est impossible! Vous à qui mon cœur étoit ouvert comme un livre, quelque effort que vous fassiez pour vous aveugler, pour étouffer la voix qui dans le fond de votre conscience, vous crie que je suis pur et juste!—Je croyois à votre amitié, Fitz-Harris!

—Messieurs, que pensez-vous de cette complainte? s’écria alors Fitz-Harris d’un air moqueur.

—Messieurs, que pensez-vous de cette perfidie?... Harris, je vous accuse de trahison!

—N’avez-vous pas une épée, Patrick?

—Messieurs, ceci est un cri de sa conscience: on provoque en duel qui on estime pour son égal, et non point un homme d’opprobre digne de l’échafaud qui le réclame, un assassin!

Je ne me venge pas avec le fer, Fitz-Harris!

—Vous vous battrez!

—Je ne me bats pas.

—Alors vous m’égorgerez au détour d’une rue.

—Je ne me venge pas avec le fer.

—D’une heure à autre, Fitz-Harris, l’estime et l’amitié que je porte à un homme ne se détruisent pas: mon amitié se fonde sur de l’estime, mon estime sur de nobles qualités, et les nobles qualités, vous le savez, ne sont ni passagères ni volages. Parce qu’un ami dans un moment d’erreur m’a blessé, cet ami n’est pas moins, en dehors de cette faute toute personnelle, avant comme après, à mes yeux comme aux yeux de touts, un galant homme, rempli de bons sentiments et digne d’être estimé. L’amour et l’amitié ont un flux et reflux de peines et de plaisirs, de maléfices et de bénéfices: j’aurois le plus profond mépris pour moi-même, si mon amour ou si mon amitié croissoit et décroissoit suivant ce flux et ce reflux, s’ils n’étoient pas, une fois donnés, inaltérables.

Fitz-Harris, déconcerté, ne répliqua pas à ces dernières paroles; il se fit seulement quelques chuchotements indécents autour de la table.

Le bruit se répandit bientôt dans la caserne, et Fitz-Harris contribua de touts ses efforts à l’accréditer, que Patrick avoit refusé de se battre, que Patrick étoit un lâche qu’il étoit impossible de faire aller sur le terrain. Non content d’en faire un poltron, on en fit un sot: la scène du dîner fut falsifiée et ridiculisée et devint un thême de dérision.

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XVII.


LE marquis de Gave de Villepastour étoit fort inconstant dans ses goûts satisfaits, mais très-fidèle à ses désirs. Quelques jours après la messe de Saint-Germain-des-Prés, résolu à faire une nouvelle algarade, et sans autres justes motifs, ayant condamné Fitz-Whyte aux arrêts, il s’enveloppa d’un manteau qui le déguisoit parfaitement, et vint à l’hôtel Saint-Papoul, sonner à la porte de lady Déborah.

Elle attendoit Patrick, elle ouvrit précipitamment.

—M. Mac-Whyte, s’il vous plaît? dit-il en contrefaisant sa voix.

—Il est absent, monsieur, mais il ne tardera pas à rentrer.

—En ce cas, veuillez me permettre de l’attendre, j’ai grand besoin de le voir et de lui parler.

—Entrez, monsieur.

A peine la porte refermée sur lui, M. de Villepastour, faisant l’agréable, s’écria:—Ma belle miss, vous avez introduit le loup dans la bergerie; il n’est plus besoin de houlette ni de hoqueton!—Et, rejetant au loin son chapeau et son manteau, il se montra comme la première fois, dans son brillant costume vert-naissant.

A cette vue, Déborah poussa un cri de frayeur, et s’enfuit au fond de son appartement: il l’y suivit, et se jeta à ses genoux.

—Par votre petite babouche que j’embrasse, et votre joli pied qui l’habite, et pour lequel je donnerois touts les trônes et touts les sceptres des rois, ne me fuyez pas, mademoiselle! Ne craignez rien, vous êtes avec moi en noble et sûre compagnie. J’aimerois mieux perdre la vie à l’instant que vous causer la moindre douleur. Ne vous offensez pas de la ruse que j’ai employée pour pénétrer auprès de vous; je sais bien tout ce que ma conduite a d’effronté et d’indélicat; mais quand la passion commande, quand la raison est foulée aux pieds, pourroit-on écouter la froide bienséance? Je languissois; il falloit que je vous visse, que j’entendisse votre voix; que je m’enivrasse de vos émanations, car vous êtes une fleur de beauté, cruelle miss, une tulipe emplie de nectar: heureux les frelons qui boivent à votre calice!... Hélas! où m’entraîne mon délire?... Hélas! hélas! je suis fou, fou d’amour....

Non, M. de Villepastour n’étoit ni délirant ni fou; il jouoit seulement la comédie avec assez d’adresse. Il n’avoit pas le plus léger sentiment pour Déborah, son âme étoit froide, sa tête brûlante. Son pouls battoit, les désirs sensuels l’entraînoient: l’ardeur de la volupté l’animoit; il caressoit en imagination un corps admirable, que ses regards de faune devinoient; toute sa pensée étoit là; étreindre ce beau corps, labourer de baisers ces charmes nus.

L’innocente Déborah, trompée par ces faux-semblants, fut émue un instant, la force lui manqua pour repousser durement un beau jeune homme qui lui paroissoit plus malheureux que coupable. Quelle que soit la candeur d’une femme elle ne peut se défendre d’un secret orgueil lorsqu’un amoureux courbé à ses pieds lui révèle la puissance de sa beauté.

—Relevez-vous, monsieur, lui dit-elle alors avec un accent d’émotion; elle étoit si troublée qu’elle ne put en ajouter d’avantage.

—Qui relève, pardonne. Oh! vous me pardonnez. Oh! vous êtes bonne, comme vous êtes belle! Tant d’attraits, tant de perfections ne sauroient recéler une âme inhumaine. Oh! je vous remercie; laissez que je vous baise les mains! J’avois par l’excès de ma flamme mérité tout votre courroux; mais vous avez daigné comprendre, vous êtes si bonne, que la faute en est à vos charmes séducteurs, et qu’il seroit mal de punir en moi un tort qui procède de vous.

—Si je vous ai prié de vous relever, monsieur, c’est parce qu’il m’étoit importun de vous avoir à mes genoux, dit sèchement Déborah, blessée profondément de l’air déjà triomphant et du chant de victoire du marquis; et si je vous prie de vous retirer, c’est parce qu’il m’est importun que vous soyez ici. Sortez, je vous en prie!

—Oui, je le sens, je dois vous être importun, je vous suis tout étranger encore. En effet, rien n’est plus insipide que de se trouver seul à seul avec un être indifférent; mais de cet être indifférent et étranger que je vous suis, tel est le pouvoir de l’amour: avec un seul regard, un seul mot vous pouvez, sublime métamorphose! faire un esclave, un ami, un amant lié à vous par des chaînes de fleurs. Allons, laissez tomber sur moi ce regard initiateur, dites ce mot magique, que je change de sort!

—Monsieur, vous perdez auprès de moi votre merveilleuse jactance; soyez-en plus ménager; un muguet comme vous doit souvent en avoir besoin. Croyez-moi, je ne vous serai jamais rien, pour cent raisons, et parce que, vous ne devez pas l’ignorer, je suis liée non par des liens de fleurs, mais par des liens indissolubles.

—Des liens indissolubles, _my dear miss_, sont de lourdes chaînes, qui pour être supportables ont besoin d’être cachées sous des guirlandes de roses.

—Mais, c’est tout franc, du Marmontel! Monsieur fait sans doute un poème d’opéra?

—Dont vous êtes l’héroïne farouche, ma belle dame.

—Et vous, sans doute, le héros galantin non moins que fastidieux. Mais, je vous en supplie, monsieur, vous m’obsédez, retirez-vous! Vous le savez, j’attends mon époux; je tremble à chaque instant qu’il ne vienne; partez! je vous en supplie, qu’il ne vous trouve pas ici. Épargnez-vous un esclandre, épargnez-moi une scène horrible à voir: il est si violent, si jaloux, il vous tueroit!

—Ho! ho! mais vous en faites un ogre: je suis curieux de savoir comment il me dévorera, et je demeure....

—Partez, de grâce, je vous en supplie à genoux, monsieur.... Grands-Dieux! on sonne.... C’est lui! vous êtes perdu! je vous l’avois bien dit....

—Qu’il soit le bien-venu céans.

—Que faire?...

—Ouvrez.

—Non, monsieur; je serai plus généreuse que vous n’en êtes digne, j’aurai pitié de vous: tenez, voici la porte d’un escalier secret, prenez-le; partez, fuyez!

—Partir? fuir?... Non, merci: à d’autres votre escalier dérobé, pour moi, je me plais fort ici, et n’en bougerai pas. Ouvrez à l’ogre.

—Vous le voulez? soit! Mais ne vous en prenez qu’à vous de ce qui va suivre.

—Ouvrez à l’ogre.

—Assez, monsieur!...

Un moment après, seule, d’un air chagrin, Déborah reparut tenant ouverte une lettre décachetée.

—Hé bien! qu’avez-vous donc? ce n’étoit donc pas lui, ma belle mylady?

—Non, pas encore.

—Mais ce billet est de sa main, je reconnois l’écriture. Il vous annonce, sans doute, qu’il est empêché de venir. Il ne viendra pas effectivement. Je gage que le libertin aura été _bloqué_ aux arrêts.

—Vous savez donc?... Seriez-vous aussi mousquetaire?

—En ai-je l’air?

—Non pas, mais l’insolence.—Mon Dieu! mon Dieu! faut-il qu’il ne puisse venir, quand j’aurois tant besoin de lui! Mais, Saints du Ciel! qui me délivrera de vous?...

—Personne.

—J’ai reculé long-temps devant un scandale, vous me poussez à bout: sortez, ou j’appelle au secours, par la croisée.

—Vous n’appellerez pas.

En disant ceci, M. le marquis la repoussa de la fenêtre, puis ferma les serrures au double tour et mit les clefs dans ses poches.

—D’ailleurs, vous voici enfermée avec moi; on n’entrera ici qu’en effondrant les portes: résignez-vous.

Déborah, désespérée, se jeta presque évanouie sur un sopha.

—Mais vous êtes un enfant de vous faire tant de mal pour si peu; mais vous êtes une folle de vouloir faire une scène nocturne, voici neuf heures bientôt, une scène qui vous perdroit de réputation. Nous sommes seuls ici, tout à nous, rien qu’à nous! Personne au monde ne sait ni ne saura que je suis auprès de vous: jamais amours furent-elles plus secrètes, jamais amours furent-elles plus environnées de nuées, et promirent-elles plus de plaisirs! car il n’y a de plaisirs vrais que dans le mystérieux et le soudain. Allons, ma Diane, laissez-vous aller, laissez aller ce beau corps au spasme du plaisir! le plaisir est rare et infidèle, souvent on se donne beaucoup de peines et de fatigues pour le goûter enfin: vous l’avez à vos pieds, qui se consume, cueillez-le!... Follement, vous combattez contre vous-même: je vois bien que vous êtes enflammée aussi; votre front est pâle, vos yeux étincellent de désirs, votre sein bat doucement dans sa prison, vos mains comme des charbons brûlent mes lèvres, vous frémissez à mes attouchements! Ah! je meurs! rendez-moi caresse pour caresse!... mêlons notre âme, notre vie, notre jeunesse!... Un baiser, un seul,... et je serai un demi-dieu!

Que vous êtes cruelle, madame!...

—Que vous êtes dangereux!

—Que vous me faites souffrir! Caresses, pleurs, menaces, désespoir, rien ne peut donc sur vous?

—Rien; Dieu m’assiste, je ne succomberai pas.

—Vous êtes une muraille!

—Contre laquelle vous vous brisez, monsieur.

—Je vois avec peine que vous avez votre éducation à refaire, madame; vous avez toujours vécu éloignée de la Cour, vous êtes garnie de préjugés bourgeois et de mœurs provinciales; vous auriez un beau succès de ridicule à Versailles.

—C’est le seul qu’une honnête femme puisse envier en ce lieu.

—Pourtant si ce n’étoit votre sauvagerie, votre beauté vous y donneroit de tout autres droits, ce n’est que là que vous pourriez paroître dans toute votre splendeur.

—Recevez mes compliments, votre luth de séduction n’est pas monotone: sans résultat vous avez touché la corde de la passion, maintenant vous essayez celle de l’orgueil.

—Votre amant, ou votre époux comme vous le nommez, n’est qu’un simple mousquetaire; je suis mieux que cela: ma parole est de poids, mon bras est puissant; si vous lui portez quelque intérêt, à ce pauvre garçon, si votre destinée est liée à la sienne, pourroit-il vous être indifférent de le voir prospérer, de le voir monter au faîte des faveurs et de la fortune?

—A merveille! Maintenant, voici que résonne la corde de l’ambition.

—Auriez-vous fait, par hasard, des projets de fidélité conjugale, en quittant votre île? Mon Dieu! qu’on est arriéré dans votre Irlande! Mais ce seroit un meurtre que tant de perfections, tant de beautés, si bien faites pour être célèbres, passassent incognito sur cette terre. La femme est le plus bel instrument créé; mais abandonnée à elle-même, c’est le meuble le plus morne et le plus insignifiant. Pour mettre en jeu la poésie et l’harmonie qu’elle recèle, il faut, comme au clavecin, qu’une main habile se promène sur son clavier d’ivoire; il faut qu’une bouche amoureuse l’anime de son souffle, comme un haut-bois.

—Vous êtes infatigable.

—Ce n’est qu’un titre de plus, mylady.

—Vous êtes impudent!

—Qui n’est pas impudent ne sera jamais seigneur en amour.

—A ce compte, vous devez y être roi.

—Roi et roué, madame.

Petit à petit le marquis s’étoit glissé doucement sur le canapé, aux côtés de Déborah, et cherchoit à lui saisir la taille et les mains.

—Laissez-moi, monsieur, ne m’approchez pas; je vous le dis, touts vos efforts sont vains. Allez-vous recommencer vos assauts? Vous êtes un fou!

—Ah! que n’êtes-vous une folle, nous serions plus sages touts les deux: moi, je ne m’acharnerois pas à vouloir attendrir un cœur de marbre, et à semer mon grain parmi les pierres; vous, mistress, vous ne laisseriez pas s’écouler en paroles et en simagrées, un temps qui, pour notre bonheur mutuel, pourroit être si délicieusement employé. Que de caresses déjà nous eussions dû échanger! que de baisers déjà nous eussions dû cueillir, que de pâmoisons!... A propos, aimez-vous les estampes, belle miss? Tenez, j’ai là sur moi un livre plein d’excellentes gravures, dont les dessins sont attribués à Clodion. Approchez la bougie, tenez, voyez.

Le marquis de Villepastour avoit tiré de sa poche un petit livre richement relié, et il le présentoit ouvert à Déborah; c’étoit une de ces compositions dégoûtantes d’obscénité, ornées de dessins, pour l’intelligence et l’illustration du texte, comme il s’en fabriquoit et s’en consommoit tant à cette époque immonde. Elle laissa tomber dessus un regard confiant, qu’elle détourna aussitôt, en jetant un cri d’horreur, et en repoussant au loin cette ordure. Le marquis courut la ramasser soigneusement, en riant jusqu’aux larmes de sa fine plaisanterie.

—Voilà donc le cas, belle dame, que vous faites des _Heures de Cythère_?...

—Monsieur, vous avez tout mon dégoût et tout mon mépris!

—Ces gravures sont vraiment fort belles; à la Cour, elles ont été très-goûtées: les Dames du Palais de la Reine en ont fait leurs délices; et je tiens celui-ci d’une Dame d’honneur.—M. le maréchal prince de Soubise, maréchal surtout en cette matière, avoit souscrit, à lui seul, pour deux cents exemplaires.

Si madame veut en accepter l’hommage?...

—Vous me faites horreur! Ne m’approchez pas, ou je crie au feu. Partez, laissez-moi, vous vous êtes fourvoyé; vos pareils n’ont que faire ici. Je vous l’ai dit: je ne vous serai jamais rien!

—Pardon, vous me serez une victime.

Il est déjà dix heures passées, volontiers je coucherois en votre lit, si, auprès d’une inspirée Judith comme vous, je n’avois à redouter la parodie d’Holopherne. Bonsoir!

Le marquis, s’étant renveloppé de son manteau, fit plusieurs salutations dérisoires et se retira, gonflé de colère et de dépit, qu’il s’étoit efforcé à déguiser.

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XVIII.


QUAND le lendemain Patrick vint visiter Déborah, il la trouva agitée et désolée encore des affronts et des terreurs de la veille.

—Qu’avez-vous, que vous est-il donc arrivé, mon amie? lui dit-il en la baisant au front; vous avez l’air chagrin.

—Hier, mon bon Pat, j’ai bien souffert de votre absence.

—J’aime votre tendresse, et pourtant je la blâmerai: vous n’eussiez pas dû vous alarmer à ce point, la chose n’avoit rien de grave: pour un mot, pour une peccadille, M. de Gave de Villepastour m’avoit consigné au quartier, et mis aux arrêts pour vingt-quatre heures, comme je vous l’ai écrit: c’est là tout, en vérité!

Déborah se garda bien de rendre franchise pour franchise, et de dévoiler l’attentat dont elle avoit été l’objet. La sensibilité de Patrick en auroit été trop affectée; son esprit ombrageux en auroit conçu trop de crainte et de colère, et se seroit consumé dans de mortelles angoisses. A quoi bon d’ailleurs troubler la paix de son âme? Une amante peut être excusable de semer de la jalousie dans un cœur, pour réveiller un amour qui s’y éteint, mais en semer à plaisir dans un cœur exalté et pénétré d’une passion profonde, c’eût été d’une barbarie dont les femmes légères ne se rendent que trop coupables, mais impossible à Déborah. Au surplus, non par calcul, mais par devoir, se fût-elle crue dans l’obligation d’en faire l’aveu, qu’elle ne l’eût pas fait en ce moment, de peur de l’accabler; car lui-même paroissoit soucieux.

—Vous êtes préoccupé de quelque sombre pensée, Patrick: quelqu’un ou quelque chose vous a blessé? Quand vous avez l’âme froissée, vous le savez, cela se lit couramment dans vos yeux.

—Je suis, il est vrai, encore tout consterné d’un événement qui m’a rempli de tristesse: Fitz-Harris hier a été arrêté par lettre-de-cachet, et conduit à la Bastille.

—Pour quel crime?

—Fitz-Harris, vous êtes injuste envers lui, n’est point capable d’un crime. Son forfait est assez imaginaire, mais probable. Vous savez combien il est indiscret, bavard, médisant; vous connoissez son application à colporter des épigrammes et des anas scandaleux; il appelleroit, je crois, un bon mot, une parole même qui lui feroit tomber la tête. Dernièrement, à s’en rapporter à l’accusation, il auroit dans un salon récité un quatrain diffamatoire sur madame Putiphar; ce quatrain sans doute depuis long-temps traînoit à la Cour et à la ville. Malencontreusement un agent secret de M. de Sartines se trouvoit à cette soirée, et l’a vendu.

—Je ne vois pas là de quoi vous désoler. Il manquoit aux fables de Fitz-Harris une morale qu’il a trouvée enfin: la Bastille. Il y gagnera peut-être un peu de réserve: c’est une leçon salutaire.

—Dites une leçon terrible: une fois entré, nul ne sait s’il en sortira.

—Ah! ce seroit affreux!...

—Au déjeûner, ce matin, j’ai été déchiré de l’air facétieux avec lequel nos compagnons, et ses soi-disant amis même, ont parlé de sa mésaventure. Ils ont poussé la lâcheté jusqu’à le blâmer d’avoir poursuivi de ses sarcasmes la candide madame Putiphar, qu’ils ont plainte tendrement; ils sont allés jusque-là d’en faire l’apologie, eux qui avoient l’habitude de la couvrir chaque jour de la fange de leurs injures. Oh, mylady, que les hommes sont méprisables!—Je sais bien qu’il n’en est peut-être pas un seul que l’esprit envieux de Fitz-Harris n’ait blessé dans quelque coin du cœur: mais a-t-on jamais droit d’être féroce? Ces messieurs, qui se font une loi de se venger par l’épée, se vengent aussi fort bien par la langue. Ces messieurs, qui se font une loi d’honneur de chercher à arracher la vie à quiconque, même à un ami, qui par hasard les froisseroit, ne se sont pas fait, à ce qu’il paroît, une loi d’honneur de ne point accabler un absent, et de ne point frapper un homme abattu. Pas un n’a exprimé un regret, pas un n’a eu la moindre pensée louable en sa faveur. Malheur à celui qui ne s’est fait des amis que par la terreur que son bras ou sa bouche répand! S’il fait une chute on applaudira. A peine les bûcherons ont-ils abattu un chêne sous lequel venoit se ranger au moindre orage le bétail craintif, qu’il accourt aussitôt brouter et détruire les rameaux qui tant de fois lui avoient prêté un généreux ombrage.

Cette méchanceté, cette hilarité, ce délaissement général, ont fait sur mon cœur de douloureuses impressions, qui m’ont déterminé à prendre le ferme parti de sauver Fitz-Harris.

—Je vous reconnois là, Patrick, toujours noble et grand; mais je doute que cette bonne œuvre soit couronnée de succès.

—Vous savez parfaitement ce que peut la volonté et l’opiniâtreté; vous me l’exprimâtes fort bien autrefois dans un billet. Si je ne réussis pas à lui faire recouvrer sa liberté entière, peut-être réussirai-je à lui abréger sa captivité, et si j’échoue complètement, j’aurai au moins une satisfaction intime; je serai sans reproche.

—Que vous êtes généreux, Patrick!

—Demain, sans plus de retard, j’irai à Choisy, me jeter aux genoux de madame Putiphar: je ferai tant, je l’implorerai si bien, qu’il faudra que son cœur vindicatif se laisse toucher, et qu’elle pardonne, pour la première fois, peut-être.

—Que vous êtes généreux, Patrick! je vous loue; mais ne le faites bien que pour votre satisfaction intime, comme vous disiez tantôt. N’attendez pas que jamais votre générosité soit payée de retour; la générosité n’est pas une monnoie de change: c’est un écu d’or sans effigie; celui qui le reçoit le met à la fonte; c’est une clef d’or qui ouvre aux hommes notre cœur, et qui nous ferme le leur impitoyablement. Quand j’entends une personne en dénigrer ou en calomnier une autre, je suis toujours tentée de lui dire: Vous êtes son obligée, sans doute?... Ce n’est pas que je veuille détruire en vous un haut sentiment, celui de touts qui rapproche le plus la créature du Créateur: la générosité c’est une parcelle de la Providence. Allez! sauvez Fitz-Harris! mais soyez convaincu que nul au monde ne feroit pour vous ce que vous allez faire pour lui; et Fitz-Harris moins que tout autre assurément.

—Grands-Dieux! Sauriez-vous donc?...

—Je ne sais rien. Mais Fitz-Harris est un être de la pire espèce, un bavard, un homme qui met la lampe sous le boisseau, et qui dit _racha_ à ses frères.

—Qui vous a donc appris?

—Je ne sais rien, vous dis-je; que ce que me dicte mon cœur.

—Alors vous avez une perspicacité qui tient de l’astrologie; vous êtes éclairée par de divins pressentiments; Dieu vous a douée d’une seconde vue.

—Non: Dieu a seulement emprisonné mon âme dans un instrument frêle et sensitif; tout ce qui le heurte l’ébranle et le fait résonner longuement, et ce sont ces vibrations que mon âme écoute.

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XIX.


EN effet, le lendemain matin, Patrick, plus résolu que jamais dans sa courageuse entreprise de tirer Fitz-Harris de sa basse-fosse, se rendit de fort bonne heure au château de Choisy-le-Roi, qui avoit, comme beaucoup d’autres choses royales, passé des mains de feu mademoiselle de Mailly, marquise de Tournelle, duchesse de Château-Roux, aux mains de la Poisson, femme Lenormand, dame Putiphar.

La favorite n’étoit pas encore levée: on vint lui annoncer qu’un mousquetaire du Roi lui demandoit audience. Surprise et intriguée de cette visite si matinale, elle envoya aussitôt sa femme de chambre, madame du Hausset, voir ce qu’il pouvoit être et ce qu’il pouvoit désirer.

—Je n’ai point de message à remettre à madame Putiphar, dit Patrick, je n’ai rien à demander pour moi, si ce n’est qu’il lui plaise de me faire la faveur de la voir et de lui parler un moment, faveur dont je lui garderai une reconnoissance éternelle, moment qui sera le plus doux de ma vie.

Madame du Hausset courut reporter de suite à sa maîtresse ces paroles mêmes. Il m’a dit cela, ajouta-t-elle, avec un ton d’onction et d’excellente courtoisie qui m’a séduite. Il est tout jeune, vingt ans au plus; il est beau, d’une beauté rare, plus beau que M. de Cossé-Brissac, que M. le comte de Provence; plus beau que vous! beau d’une beauté inconnue, beau à se mettre à genoux devant; c’est un Ange! c’est un mousquetaire du _Paradis-Perdu_.

—Quel enthousiasme, madame du Hausset, mon Dieu! Ce matin vous êtes tout salpêtre! dit madame Putiphar, affectant une profonde indifférence.

—Je n’exagère rien, vous verrez, madame.

Faut-il le faire introduire?

—Non, ma bonne; dites-lui que je suis indisposée et ne peux recevoir personne.

C’étoit une fausse nonchalance pour déguiser ses désirs impatients, car elle brûloit de le voir.

—Quoi, vous seriez assez cruelle, madame!...

—Je gage que c’est encore quelque jeune sot amoureux de moi, comme il m’en est si souvent tombé des nues, quelque jeune fat qui vient me faire une déclaration à la Don Quichotte.

—Oh! non, madame, il y avoit sur sa figure de la raison et du chagrin.

—Assez. Qu’on l’introduise!

Quand Patrick entra, madame Putiphar, étendue gracieusement sur son lit, fit un mouvement d’admiration, et demeura quelque temps à le contempler d’un regard langoureux.

—Madame, je vous demande pardon à deux genoux, dit alors Patrick avec une sensible émotion et avançant de quelques pas timides, si je viens vous troubler jusqu’en la paix du sommeil, et effaroucher de mes tristes prières vos rêveries du matin.

—J’accepte votre visite, mon cher monsieur, comme un heureux présage de la journée qui se lève.

—Je vois avec attendrissement, madame, que j’étois loin d’avoir trop présumé de votre bonté en osant espérer d’arriver jusqu’à vous. Veuillez croire que ni l’orgueil ni une vaine présomption ne m’ont guidé en cette démarche.

—De grâce, monsieur, approchez, prenez un siége et asseyez-vous près de moi.

Sur le velours rouge d’un vaste fauteuil où il s’étoit assis, la belle figure blanche et blonde de Patrick se dessinoit merveilleusement et se coloroit de reflets de laque qui sembloient donner à son incarnat la transparence d’une main présentée à la lueur d’une bougie. Près de lui, sur un petit meuble de Charles Boule, étoient semés, pêle-mêle, des crayons, des pastels, des dessins, quelques planches de cuivre, quelques burins, et _Tancrède_ de M. le gentilhomme ordinaire, ouvert à sa _courtisanesque_ dédicace.

En ce moment, madame Putiphar travailloit à graver une petite peinture de François Boucher. Déjà elle avoit gravé et publié une suite de soixante estampes d’après des pierres-fines intaillées de Guay, tirées de son cabinet. Aujourd’hui ce recueil in-folio est fort rare, n’ayant été imprimé qu’à un petit nombre d’exemplaires d’amis.

Ainsi, elle s’étoit toujours fort occupée aux beaux-arts, surtout à la peinture. Et c’est ce qui lui avoit attiré, certain jour que M. Arouet de Voltaire l’avoit surprise dessinant une tête, ce madrigal si _trumeau_:

 PUTIPHAR, ton crayon divin
 Devait dessiner ton visage,
 Jamais une plus belle main
 N’aurait fait un plus bel ouvrage.

Patrick paroissoit fort embarrassé; pour le rassurer et pour lui épargner les ennuis d’une première phrase d’ouverture, elle lui dit avec affabilité:—Vous êtes étranger, sans doute?

—Je suis Irlandois, madame, et j’ai nom Patrick Fitz-Whyte.

—J’avois cru le reconnoître à votre accent. Vous revenez sans doute des guerres de l’Inde, avec le baron Arthur Lally de Tollendal?

—Non, madame; je n’ai quitté ma patrie que depuis un an.

—Comment cela se fait-il que vous ne soyez point dans le régiment irlandois du comte Arthur Dillon?

—Pour ne point m’éloigner de Paris, j’ai préféré entrer aux mousquetaires; et cela m’a été facile, avec l’auguste protection de mes seigneurs François Fitz-James et Arthur-Richard Dillon.

—Si vous êtes ambitieux, si vous voulez arriver à de hauts commandements, vous agiriez sagement de vous faire naturaliser, comme feu le duc James de Berwick.

—Oh! non, jamais, madame. On peut avoir deux mères comme deux patries; mais renier les entrailles qui nous ont conçu, la terre qui nous a donné le jour, ce ne peut être que d’un cœur dénaturé. A l’Irlande mes souvenirs, mes larmes et mon amour; à la France mon dévoument, ma fidélité, ma reconnoissance; mais je décline devant la prostitution, car c’en est une, de feu M. le maréchal duc Fitz-James de Berwick, Irlandois, francisé, grand d’Espagne.

—Je vous loue de ces nobles sentiments, qui pourtant seront trouvés austères.

—Je n’ignore pas, madame, que l’on traitera cela de préjugé. Si toutes les impulsions et touts les penchants spontanés de l’âme sont des préjugés, je reconnois sincèrement en avoir beaucoup, et quoi que puissent dire nos sophistes et leur vaste philanthropie, un Irlandois sera toujours pour moi plus qu’un Italien; un genêt de Macgillycuddy’s-Reeks, plus qu’un marronnier des Tuileries, les belles rives du Loug-Leane, où s’essayèrent mes premiers pas, me seront toujours plus chères que les rives du lac de Genève. Et c’est ce sentiment indéfinissable, mêlé à de l’amitié et de la commisération, madame, qui m’a conduit à vos pieds.

—Parlez sans trouble, mon jeune ami, pour vous je ne suis que charité.

—J’avois aux mousquetaires un seul compatriote, un seul compagnon, un seul ami; madame, il vient par vos ordres d’être plongé dans les cachots de la Bastille.

—Qui donc?

—Un nommé Fitz-Harris, neveu de Fitz-Harris, abbé de Saint-Spire de Corbeil.

—Fitz-Harris.... Ah! je sais, cet homme infâme!... Comment pourriez-vous, sans honte, vous intéresser à un scélérat?... s’écria la Putiphar, avec un accent de colère et de rancune.

—En effet, madame, vous jugez bien de mon cœur, il ne pourroit s’intéresser à la scélératesse; aussi vient-il vous demander grâce pour Fitz-Harris.

—Grâce pour un pamphlétaire, un libelliste, allant partout souillant par ses insultes la majesté du trône! un vil calomniateur, qui pousse la lâcheté jusques à outrager une foible femme que Pharaon daigne honorer d’un regard de bienveillance! Non, point de grâce pour cet homme!... Les assassins ne sont pas les criminels les plus dangereux pour une monarchie: le coup de canif de Damiens a gagné autant de cœurs à Pharaon, que les coups de plume de Voltaire lui en ont aliéné. C’est Damiens qu’il eût fallu envoyer à la Bastille, et monsieur votre ami qu’il auroit fallu écarteler.

—On a égaré votre justice, madame: je vous atteste, par Dieu que j’adore, et par tout ce que vous vénérez, que Fitz-Harris n’est point un malfaiteur, un suppôt ignoble et dangereux, un libelliste, un odieux pamphlétaire. Votre police, sans doute, pour faire la zélatrice et faire valoir sa capture, vous l’a dépeint sous des couleurs atroces; mais Fitz-Harris est un homme pur et un fidèle serviteur du Roi.

—Vous niez donc qu’il m’ait outragée publiquement, en déclamant contre moi un poème injurieux.

—Vos agents, madame, sont à coup sûr de Gasgogne ou de Flandre? car ils ont un goût prononcé pour l’amplification et l’hyperbole: ce long poème, cette Iliade diffamatoire se borne simplement à un quatrain, qu’on m’a dit plus mauvais que méchant. Non-seulement, comme vous le voyez, je ne nie pas la faute, mais je ne cherche pas même à l’atténuer: l’atténuer ce seroit la détruire.

Fitz-Harris, il est vrai, et je l’en blâme violemment, a eu un tort, qui, si vous n’étiez pas si bonne, pourroit être impardonnable, celui de répéter dans un salon une épigramme, partie dit-on de la Cour, et qui depuis long-temps couroit le monde; mais il l’a fait, comme on répète une nouvelle, sans intention hostile, sans arrière-pensée, inconsidérément, follement, comme il fait tout. Ayant la vanité d’être des premiers au courant des bruits de ville, il va quêtant des nouvelles à tout venant, et va les remboursant à tout venant, comme on les lui a données; il n’est, vous me passerez cette bizarre comparaison, qu’une espèce de porte-voix, de cornet acoustique, transvasant machinalement tout ce qu’on lui confie; pour être juste, ce n’est pas lui, instrument, qu’il faudroit punir, mais ceux qui l’embouchent.

—A merveille, vous faites de sir Fitz-Harris un parfait perroquet, un fort aimable vert-vert.

—Je vois avec satisfaction, que vous avez daigné me comprendre, madame, et j’ose espérer que vous ne ferez pas Fitz-Harris victime, comme Vert-Vert, de la grossièreté des bateliers.

—Votre générosité si flexible, monsieur, vous ouvre mon cœur et mon estime. Parlez de vous, tout vous sera accordé; mais oubliez cet homme: un trucheman semblable, à une époque de _vilipendeurs_ comme celle-ci, est un être pernicieux qu’il est bon de séquestrer du monde.

—Au nom de Dieu, madame, au nom de votre frère, que vous aimez!...

—Vous n’obtiendrez rien. Ne suis-je pas déjà assez environnée d’ennemis, ameutés pour me perdre! Si non quelques artistes et quelques poètes qui m’ont voué à la vie, à la mort, leur affection intéressée, je ne compte pas un seul cœur qui batte pour moi; je n’entends au loin que les aboiements de la haine, je n’ai autour de moi que des chiens muets.

—Ah! madame, ne vous laissez pas abattre ainsi par la mélancolie. Sans doute, les hommes sont ingrats et injustes, mais il vous reste encore tout un monde d’amour et d’amis.

—Vous croyez?... Hélas! ce que vous dites là me fait du bien! soupira-t-elle, en lui prenant la main, et la lui serrant tendrement. Quel sort plus cruel! être déchue de tout, de la jeunesse, de l’amour, du Pouvoir.... Ah! ce que vous m’avez dit là m’a rafraîchi le cœur! Si vous pouviez sentir ce que l’on souffre à être l’exécration de tout un royaume? car, je le sais bien, la France m’abhorre: elle se prend à moi de touts ses malheurs, elle m’en fait la source. Pauvre France! tu verras quand je ne serai plus, si tu seras plus heureuse! C’est à moi qu’on reproche les désastres de la guerre de sept ans; tout m’accuse, tout m’accable, jusques à ce cardinal de Bernis!... C’est un serpent que j’ai réchauffé dans mon sein!... Ne réchauffez jamais de serpent dans votre sein, mon beau jeune homme.

En ce moment, la Putiphar, ayant peu à peu rejeté son édredon, se trouvoit sur son lit presque entièrement à découvert. Sa fine chemise de batiste et de dentelle, en désordre, laissoit se dessiner voluptueusement l’ampleur de ses hanches, et sa belle taille dont elle étoit si fière. Bien qu’elle eût à cette époque quarante et un ans, son col avoit encore un galbe majestueux, et ses seins étoient blancs et fermes; ses traits seuls avoient subi plus d’altération, non pas l’altération de la vieillesse, mais la décomposition du remords. Appuyée sur son oreiller, elle avoit la tête penchée vers Patrick: son sourire constant, sa contemplation langoureuse avoient une expression de convoitise qui eût fait douter si son regard étoit humide de regrets ou de désirs.

Patrick crut l’instant favorable pour un dernier effort: il se jeta à genoux, couvrant de baisers le bras que la Putiphar laissoit pendre au bord du lit avec coquetterie.

—Au nom de Dieu, madame, au nom de touts ceux qui vous aiment, pardonnez à Fitz-Harris, ne soyez pas inexorable.

—Hélas Dieu! où me ramenez-vous?... Non! ne me parlez pas de cet homme.

—Quoi! madame, oh! non; c’est impossible! vous êtes si bonne! Quoi! pour un mot, pour un rien, pour une inconséquence, pour une erreur, vous arracheriez à la nature, à l’amour, à l’existence, un enfant, un fou?... Quoi! vous feriez pourrir dans un cachot un bon et beau jeune homme, entrant à peine dans la vie? Non, non, c’est impossible! votre cœur n’a pu concevoir cette vengeance, votre âme n’a pu se faire à cette idée: grâce, grâce pour Fitz-Harris!...

—Non: tout pour vous, rien pour lui.

—Ah! vous êtes cruelle, madame, vous me déchirez, vous me faites un mal horrible. Grâce, grâce, sauvez-le!...—Hé bien, oui, cet homme vous a blessée, cet homme est un lâche, un assassin, que sais-je? Il ne mérite que le bourreau! Mais soyez grande, pardonnez-lui. Le plus bel apanage, le plus beau fleuron de la couronne, c’est le droit de clémence; vous l’avez, ce droit! Pardonnez-lui, soyez royale! car Dieu vous a donné un sceptre; car Dieu vous pèsera dans la balance des rois; car Dieu vous a fait Souveraine!

—Tout à vous et pour vous, Patrick; qu’il soit libre!... Vous avez sa grâce; mais dites-lui bien que ce n’est pas à lui que je la donne, mais à vous.

—Merci, merci, madame! merci à Dieu! Je ne sais, dans mon délire, comment vous exprimer ma reconnoissance.

—Point de reconnoissance, Patrick. En m’épanchant dans votre sein comme je ne l’avois fait avec personne au monde, je n’ai point fait de vous un serviteur, mais un ami.

—Bien indigne de vous, madame.

—Laissez Dieu en être juge.

Au revoir, monsieur. Venez après-demain à Versailles où je serai, et je vous remettrai la lettre de grâce de cet homme.

Alors, la Putiphar sonna madame du Hausset et fit éconduire Patrick.

Il étoit dans un état d’émotion indéfinissable, tout ce qui venoit de se passer lui revenoit en foule dans la tête. Une pensée, qu’il chassoit loin de lui, reparoissoit toujours au milieu de ce vertige; il lui sembloit, mais cela répugnoit à sa raison, qu’au moment où, dans son transport de reconnoissance, il avoit couvert de baisers les bras de la Putiphar, deux lèvres brûlantes s’étoient posées sur son front.

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XX.


LA bienfaisance est la seule volupté de l’âme qui soit sans mélange.

Dans cette plénitude d’esprit, dans cette satisfaction douce qui rayonne dans le cœur après une bonne action, Patrick accourut à son retour apporter à Déborah la nouvelle de ses succès.—Il est sauvé! s’écria-t-il en se jetant dans ses bras; demain, j’aurai sa grâce, demain il sera libre!

Déborah partagea sincèrement sa joie. On est si heureux de voir ceux qu’on aime faire le bien; on est si sensible de leur sensibilité; on est si grand de leur grandeur.

Il n’en fut pas de même à la Compagnie: quand, au dîner, Patrick annonça qu’il avoit obtenu la liberté de Fitz-Harris, ces messieurs, tombés dans la stupéfaction, s’efforcèrent, à l’envi l’un de l’autre, d’en montrer du contentement; mais ce contentement étoit froid et guindé. Cette noble action faite par un homme qui leur prenoit de vive force leur estime, pour un homme qu’ils redoutoient, leur étoit profondément douloureuse; d’ailleurs elle leur reprochoit leur dureté et leur fainéantise.

Dans l’après-dîner, M. le marquis de Gave de Villepastour fit appeler Patrick. Il le reçut dans son bureau avec une froideur glaçante et lui parla d’un ton hautain et sec qu’il n’avoit pas coutume de prendre avec lui.

—Monsieur Fitz-Whyte, lui dit-il, depuis quelques jours il court dans la Compagnie des bruits infamants sur votre compte. La source de ces bruits est une lettre écrite du comté de Kerry à Fitz-Harris. J’en ai là une traduction, qu’il a bien voulu me faire.

En effet, Patrick reconnut l’écriture de son ami.

—Les faits sont flagrants. Vous avez vingt-quatre heures pour votre justification. Si dans ce temps vous ne vous êtes pas lavé de ces accusations ignominieuses, vous serez chassé des mousquetaires. Je ne saurois sans manquer au Roi laisser plus long-temps un malfaiteur parmi ses gardes-gentilshommes.

Voyons, qu’avez-vous à répondre?

—Rien. Je ne me suis jamais abaissé et je ne m’abaisserai jamais jusqu’à me laver d’une calomnie. La conduite de l’honnête homme est une permanente justification, et c’est la seule qui lui convient.

—Ainsi vous traitez de calomnie ces rapports?

—Ce ne sont point ces rapports que je traite de calomnie, mais c’est le jugement des juges de Tralée que je dis calomnieux. J’en appelle à Dieu, notre Seigneur.

—Comme il vous plaira; pour moi, je m’en rapporte à la justice des hommes.

—C’est-à-dire, monsieur, à la justice qui a condamné Marie-Stuart, Thomas Morus, Jane Grey, Enguerrand de Marigny, Jeanne d’Arc, Charles I^{er} et qui a crucifié Jésus.

—Assez; vous avez encore vingt-quatre heures.

Plongé dans une profonde tristesse, Patrick alla s’enfermer dans sa chambre. En son abattement, plein encore d’espoir en la bonté de Dieu,—qui souvent, pour éprouver la grandeur de leur foi, se plaît à frapper ses plus justes serviteurs,—bien loin de blasphémer, à peine osoit-il se plaindre de son sort. Il se résignoit; il songeoit à ceux accablés doublement de plaies d’âme et de corps, et remercioit Dieu, qui le ménageoit jusqu’en son affliction. Parfois, pourtant, le courage lui défailloit; et il versoit des torrents de larmes lorsque son esprit, assailli par les fantômes du souvenir, lui montroit dans le chemin de Killarney Déborah ensanglantée, expirante sous le fer de ses assassins, et lui dressoit sur le port de Tralée une potence rouge où pendoit son effigie. Il passa toute la nuit dans l’agitation, sans pouvoir goûter le plus léger sommeil: quand, affaissé par la fatigue, il se jetoit sur son lit, ses paupières demeuroient ouvertes et ses yeux fixes comme les yeux des oiseaux nocturnes; son sang bouilloit de fièvre comme s’il eût été emporté au loin par un cheval. Quand il se relevoit, il alloit à grands pas dans sa chambre, ouvroit sa fenêtre, s’agenouilloit et prioit la face tournée vers les cieux, promenant ses regards dans les étoiles. La prière de l’homme n’est jamais plus pure et plus douce que lorsque, sur la terre où il gémit, rien ne le sépare des cieux, où il aspire; que lorsqu’entre lui et le firmament, il n’y a rien que l’immensité.

Il lut aussi, pour tuer le temps, quelques _Nuits_ d’un poème qui depuis peu venoit de s’élever tout à coup des brumes de la Tamise. Méditations lugubres sur la mort, le néant, l’Éternité, qui flattoient le marasme de son esprit.

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XXI.


EN s’éveillant, Déborah trouva Patrick assis au pied de son lit.—Il la contemploit.

—Vous, déjà ici, Phadruig! s’écria-t-elle, vous m’avez fait peur!

—Levez-vous, et habillez-vous, mon amie; j’ai besoin que vous veniez avec moi.

—Vous avez l’air abattu! comme vous êtes pâle! Phadruig, vous souffrez?

—Oui.

—Qu’avez-vous, mon amour?

—J’ai, hélas! que si Dieu ne me soutenoit, j’aurois le désespoir et la mort dans le cœur.... Ah! ne me baisez pas au front! Mon front est couvert d’ignominie! les juges l’ont souillé, le bourreau l’a marqué de son fer! Je suis un meurtrier, un lâche assassin, un contumax!...

—Non! non! mon Patrick, vous n’êtes rien de cela.

—Si! vous dis-je; demandez-le au peuple de Tralée, qui m’a regardé pendre.

—Quoi! vous savez donc? Maudit soit celui qui vous l’a dévoilé!...

—Encore, s’il ne l’avoit fait qu’à moi!... Je sais tout depuis quelque temps, ma bien-aimée, et je vous le taisois, et j’espérois vous taire toujours ce que vous n’ignoriez pas vous-même: qui donc vous en avoit instruite aussi?

—Je ne quittai l’Irlande qu’au moment de cet attentat. J’ai assisté aux Assises et j’ai entendu la sentence des juges. Et à mon arrivée je vous l’avois caché pour vous épargner le chagrin où vous voici.

—Mais qui me poursuivoit à ce tribunal?

—Mon père.

—Ah, l’infâme!

—Et qui est venu vous l’apprendre, Patrick?

—Le bruit public. Il y a quelques jours, Fitz-Harris reçut une lettre de son frère qui l’en informoit; vite, il la communiqua à touts ses camarades; et M. de Villepastour, chez qui nous allons de ce pas, en a même une traduction.

—Ah, l’infâme!... Patrick, je vous le disois bien avant-hier, que vous étiez généreux et que vous alliez faire quelque chose que nul au monde ne feroit pour vous, et Fitz-Harris moins que tout autre.

Irez-vous encore, après cela, aujourd’hui, chercher à Versailles sa lettre de grâce?

—Oui.

—Patrick, Patrick, vous êtes trop généreux.

—Et vous, Debby, pas assez chrétienne.

—Oh! je ne le serai jamais jusque-là, de tendre une joue après l’autre; jusque-là, de lécher la main qui me frappe; jusque-là, d’embrasser tendrement l’ennemi qui m’étouffe.

Tout en causant des détails du procès et du jugement, ils arrivèrent à l’hôtel du marquis de Villepastour.

En entrant Déborah le reconnut aussitôt pour son impudent, son inconnu, son fat au costume vert-naissant; et ne put retenir un cri de surprise et d’effroi. Pour en dissimuler la cause à Patrick, elle feignit s’être heurtée contre un meuble.

—Qui vous amène, monsieur Fitz-Whyte? lui dit le marquis d’une façon brutale.

—Vous m’avez donné vingt-quatre heures pour me justifier, monsieur, si j’ai bonne mémoire.

—Te justifier devant cet homme?... Non! va-t’en, va-t’en!... s’écria Déborah se pendant au bras de Patrick et l’entraînant vers la porte.—Te justifier, mon agneau, devant la gueule béante de ce loup!... La vertu est ici à la barre du crime.—Non! non! viens-t’en, Patrick; viens-t’en, mon ami!...

—Debby, laisse-moi parler, je t’en supplie.

—Parler! Et à qui?... Mais il n’y a personne ici, Patrick, personne qui puisse t’entendre. Cet homme n’est pas un homme; il n’a ni foi, ni loi, ni Dieu, ni cœur, ni âme! C’est moins qu’un tigre, moins qu’un singe, moins qu’un chien! C’est un serpent qui souille de sa bave venimeuse.... Viens-t’en!

Pendant que Déborah, égarée par son ressentiment, crioit ces mots terribles, poignante réprobation du crime par l’innocence, qui auroit déchiré un cœur moins vieilli dans la débauche, le marquis de Villepastour, accoudé nonchalamment sur sa table, accueilloit chacune de ses paroles d’un sourire injurieux.

—Je vous demande pardon, monsieur, de la sortie que madame vient de faire contre vous; j’en suis dans l’étonnement et la douleur. Son esprit est troublé sans doute.

Bien que l’orgueil, l’honneur et d’affreuses conjonctures me défendent toute justification, monsieur le marquis, comme un seul mot renverse et détruit de fond en comble l’échafaudage de ma condamnation, et montre toute l’énormité d’un jugement si absurde qu’il répugne à la raison la plus sotte, j’ai cru devoir vous le dire ce mot; le voici:

Cette femme qui pleure à mes côtés, jeune, belle, bonne, fidèle et pure; cet Ange, que Dieu, dans sa bonté infinie, m’a donné pour guide et pour amie dès mes premiers ans; cette parcelle du Dieu qui me l’a donnée, pour laquelle je verserois goutte à goutte mon sang, et pleur à pleur ma vie, pour laquelle j’expirerois lentement dans les tortures de la question, seulement pour lui épargner la plus légère douleur; cette femme que j’avois, que j’ai, que j’aime, que j’adore, mon idole, mon culte; cette femme-là, ma colombe, ma bien-aimée, mon épouse, vase sacré, dont mes lèvres n’approchent qu’en frémissant, c’est celle-là même dont on m’a fait le meurtrier, l’égorgeur! C’est celle-là même, miss Déborah, comtesse Cockermouth-Castle, que j’ai tuée, que j’ai lâchement assassinée, et dans le sang de qui, farouche cannibale, j’ai lavé mes mains et abreuvé ma soif!... Ah! c’est atroce!... Oh! cela me brise et m’anéantit!...

—Rien ne me dit, monsieur, que ce soit en effet la comtesse Déborah de Cockermouth-Castle.... Pardon, mon travail m’appelle, je ne puis vous entendre plus long-temps.

Et d’un air importuné M. de Villepastour, passant dans une autre chambre, dont il referma la porte sur lui, laissa grossièrement Patrick et Debby, qui pleuroient et se tenoient embrassés.

Patrick fit quelques interrogations à Déborah sur ses emportements contre M. de Gave; mais elle n’y répondit que d’une façon vague et obscure.

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XXII.


MIDI sonnoit comme Patrick entroit au château de Versailles, dans les appartements de madame Putiphar.

La séance du conseil venoit d’être levée, et les ministres se retiroient en grande agitation.

—Il fut aussitôt annoncé et introduit auprès d’elle. Entourée d’écritoires, de rouleaux de papiers et de paperasses, elle étoit seule, en riche toilette; atournée avec ce soin recherché qui ne peut être celui de touts les jours; ce soin de parure qui trahit le premier sentiment de la jeune fille, comme le dernier sentiment de la femme.

—Monsieur Patrick, lui dit-elle avec l’air le plus affectueux, voici les lettres de grâce que votre voix et vos paroles touchantes m’ont arrachées pour M. Fitz-Harris, votre ami; si vous avez le désir de me plaire, comme j’ai celui de vous être agréable, il doit perdre à jamais ce titre qui vainement l’honore, et qui à mes yeux vous compromet gravement. Cessez, croyez-moi, toute relation avec cet insensé.

C’est la première fois que je signe le pardon d’une semblable injure: il est vrai de dire, puisque c’est pour vous que je le fais, que si c’eût été vous qui m’eussiez demandé les autres, celui-ci sans doute ne seroit point le premier.

Mon cœur, qui souffriroit de vous faire un refus, vous avoit accordé la liberté de ce petit monsieur Fitz-Harris, sans condition aucune; mais la sûreté de l’État et la mienne exigent que sous huit jours il ait quitté la France.

—Vous aviez fait une digne et large action, madame; pourquoi fallut-il qu’un remords vînt la restreindre? Mais vous avez agi selon votre sagesse, devant laquelle mon esprit se prosterne, comme je me prosterne à vos pieds.

Tandis qu’ainsi à genoux, Patrick exhaloit comme il pouvoit sa gratitude, et couvroit de baisers la robe de madame Putiphar, une voix d’homme cria d’une chambre voisine:—Pompon! le conseil est levé, je crois! ne vas-tu pas venir! tout mon déjeûner est prêt.

Puis, une porte s’entr’ouvrit.

La même voix dit alors avec un accent satirique:—Ah! pardon, madame; je ne vous savois pas occupée.

—Non, non, entrez sans gêne; il n’y a point d’étranger ici, répliqua la Putiphar, monsieur est mon ami, comme vous voyez, et tout à fait digne d’être le vôtre.

Ensuite, elle ajouta tout bas à Patrick: J’aurois encore beaucoup de choses à vous dire, mais venez demain au soir à Trianon: vous souperez avec moi. Adieu, partez.

—Ma friture est faite, reprit la même voix, et je venois pour vous faire goûter à mes œufs au jus.

Patrick alors, se relevant et se retournant pour se diriger vers la porte, fit un mouvement de surprise et une génuflexion, en appercevant Pharaon, en costume royal, cordon-bleu, croix et plaques, avec un tablier de toile blanche, une cuillère dans une main et dans l’autre une énorme casserole.

—Relevez-vous, monsieur, dit gaîment Pharaon à Patrick; et sur ce, je prie Dieu qu’il vous tienne en sa sainte-garde.

Je vois avec plaisir, Pompon, que mon image est si bien gravée dans le cœur de mes sujets, qu’ils me reconnoissent même en marmiton!

Ainsi Pharaon, pour égayer sa vie privée, toute vide et toute nulle, se plaisoit quelquefois à faire.... ma plume se refuse à l’écrire.... la CUISINE!

Sitôt que Patrick fut dehors, de grosses larmes coulèrent de ses paupières! sensible et grand, il avoit été remué jusqu’en ses entrailles, en voyant ce qu’on avoit fait de son Roi.

Et son cœur se brisa, et ses pleurs redoublèrent, lorsqu’en traversant une galerie ornée de peintures, il rencontra du regard Louis IX et Charlemagne!

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XXIII.


MUNI de son exprès, Patrick se rendit sur-le-champ à la Bastille, et pénétra dans le ventre de ce taureau de pierre, semblable au taureau d’airain de Phalaris, où les victimes étoient jetées vivantes.

Il se fit conduire à Fitz-Harris, qu’il trouva dans une petite cave, si basse, qu’il falloit s’y tenir courbé; humide, sale, n’ayant d’autre air que les exhalaisons putrides des fossés, et d’autre jour qu’une foible lueur s’échappant d’une meurtrière.

Il étoit couché sur quelques brins de paille moisie, la face tournée contre terre. Assoupi ou engourdi par le froid, il n’entendit pas ouvrir ses verrouils. Patrick lui adressa quelques mots en irlandois: à cette voix amie qui faisoit retentir ce lieu d’horreur de son langage natal, il tressaillit et souleva la tête.

—Lève-toi, Fitz-Harris; tu es libre!

—Toi ici, Patrick! Ah! malheureux, plutôt mourir!...

—Je viens te chercher, tu es libre; m’entends-tu? lève-toi, te dis-je!

—Moi libre! Oh! non, c’est un rêve! C’est une folie!... Je ne puis croire?... Plus de fer, plus de pierre, plus de bourreaux? De l’air, du ciel, des fleurs, des femmes?... Oh! non, cela ne se peut pas, cela ne m’est pas réservé!... Je sais bien que je suis un homme perdu; cette nuit j’ai entendu l’horloge de la mort!

—Allons, viens, Fitz-Harris; partons sans retard. Le vent capricieux qui ouvre les portes les referme souvent aussitôt: hâtons-nous!

—Mais elle est donc morte?

—Qui?

—L’infâme! La Putiphar!

—Tais-toi, Fitz-Harris; deviens plus sage. Tu viens d’en dire encore assez pour que si tu en étois sorti, on te rejetât dans ce cul-de-basse-fosse; et, n’en étant point dehors, pour qu’on te plonge dans la citerne-aux-oublis.

Allons, viens; suis-moi, je t’en supplie! Tiens, voici ta lettre de grâce.

—Fitz-Harris la lui prit des mains et la froissa sans la regarder. Puis, en chancelant, il s’avança jusqu’à la porte; et là s’arrêta court, en disant:

—Te suivre, Patrick?... Oh! non pas! La raison me revient: je t’ai offensé; je t’ai trahi; j’ai été lâche envers toi; tu es mon ennemi! tu m’en veux! tu as soif de te venger!... Non, non, je ne te suivrai pas!... Geôlier, refermez mon cachot; je ne sortirai pas d’ici.

—Fitz-Harris, je ne suis point ton ennemi, tu ne m’as point offensé, ou si tu l’as fait, j’en ai perdu mémoire. Nous sommes enfants malheureux de la même terre; je suis ton compagnon, ton frère dévoué. Ah! tes doutes me déchirent le cœur!... Viens, suis-moi sans crainte; viens, ami, viens avec ton frère.

—Non! non! Les murs d’un cachot sont de bons conseillers, qui font soupçonneux et prudent: je ne te suivrai pas, mon ennemi!... Qui me dit que ce n’est point un piège, et qu’au bout de ce long corridor sombre ne sont pas quelques affidés qui m’attendent la hache au poing?... Ah! tu sais te venger, Patrick!...

Tu seras sans doute allé dire à ceux qui m’ont plongé dans ce repaire: «Vous avez là un homme qui vous gêne, il me gêne aussi; voulez-vous que ma haine serve la vôtre? voulez-vous de mon bras? je m’en charge.» Puis tu viens m’annoncer ma liberté, et c’est la mort qui m’attend derrière cette muraille.... Ah! tu sais te venger, Patrick!

Après tout, tu es loyal, tu ne me trompes pas; car si la mort m’attend derrière cette muraille, derrière la mort m’attend la liberté. Oui! c’est là, seulement, que l’homme peut concevoir quelque espérance de la rencontrer; si toutefois, comme tant d’autres prestiges, ce n’est point un creux simulacre. Va! je te suis!... Survienne ce qu’il voudra! Je ne serai point un lâche; plutôt vingt coups de poignard dans ma poitrine que pourrir en ce cachot! Va, je te suis!

Avec l’anxiété d’un esprit empli de fantômes et de visions par l’exaspération de la souffrance, il suivit Patrick, et vit en effet, avec un étonnement toujours croissant, toutes les grilles, toutes les portes tomber devant eux. Quand ils eurent passé le dernier pont-levis, ses craintes s’étant tout à fait évanouies, sa joie éclata en transports fous.... Alors, portant les yeux sur sa lettre de grâce qu’il tenoit encore froissée dans ses mains, et lisant: _A la requête de M. Patrick Fitz-White, et en sa seule considération, nous octroyons_.... il se jeta aux genoux de Patrick en criant:—Patrick, Patrick! que vous êtes généreux! Oh! je vous dois la vie! Oh! comment vous témoigner assez de reconnoissance! Je vous ai tant outragé!... Que je suis indigne! que je suis misérable! Je doutois de vous! Je ne pouvois croire.... L’enfer peut-il comprendre le Ciel!

Pardon, pardon de tout le mal que je vous ai fait! Ma vie entière désormais ne sera consacrée qu’à me laver de mes crimes envers vous. Je ferai tout pour rentrer en votre estime; car celui qui est estimé de vous doit l’être de Dieu. Quant à votre amitié, ne me la rendez jamais, ce seroit la profaner! Gardez-la pour des cœurs plus droits que le mien. Oh! vous avez ma reconnoissance éternelle!

—Fitz-Harris, point de reconnoissance. Vous ne me devez rien, je vous ai dit que je ne me vengeois point avec le fer; mais je ne vous ai point dit que j’étois sans vengeance; la voici donc ma vengeance: un bienfait pour un outrage. Celle-ci est plus cruelle, je crois, que la vengeance avec le fer, qu’en dites-vous? forcer quelqu’un qui vous hait à vous bénir, même malgré lui, dans le for de sa conscience; forcer un homme à rougir, à crever de honte devant son semblable; c’est là, si je ne me trompe, une vengeance! Qu’en dites-vous, Fitz-Harris? Nous sommes quitte à quitte, ce me semble?

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XXIV.


PENDANT que Patrick étoit à Versailles auprès de madame Putiphar, M. le marquis de Grave de Villepastour, pour tenter nouvelle aventure, se hasarda de retourner à l’hôtel Saint-Papoul.

Contre son attente, Déborah le reçut avec une politesse, une aisance, un aplomb élégant qui le déconcerta quasi au premier abord.

Elle l’introduisit avec cérémonie, en le qualifiant de touts ses noms, prénoms, seigneuries, grades et titres, dans le même petit salon, peu de jours auparavant témoin de ses assauts et de sa courte honte.

—Je n’ai pu résister au besoin que j’éprouve de vous remercier, mylady, de votre indulgente discrétion à mon égard, dit-il d’un air patelin en s’asseyant sur le sopha; car si j’ai bien compris ce matin, M. Fitz-Whyte m’a semblé ignorer tout à fait mes poursuites et ma petite algarade de l’autre jour; votre surprise en me reconnoissant avoit failli me trahir; mais votre générosité et votre présence d’esprit ont racheté aussitôt ce mouvement involontaire; comtesse, c’est plus de bonté que je n’avois lieu d’en attendre de vous, qui m’aviez traité tant inhumainement. Cela vient de me verser un peu de baume dans le cœur; je me crois, dans ma joie, moins dédaigné, et mon orgueil et ma présomption ont poussé leur audace jusque-là de rallumer le flambeau de mon espérance à l’autel de l’amour qui n’avoit pas cessé et ne cessera jamais de brûler pour vous en mon sein!

—Monsieur, si j’avois caché à mon époux les affronts dont j’ai été abreuvée par vous, et si ce matin même je ne lui ai point montré du doigt l’homme qui s’est fait un devoir assidu de m’outrager, c’est pour lui et non pour vous, pour lui seul, que j’ai craint d’accabler de ce nouveau chagrin dans un moment où le cœur lui défailloit sous le désespoir. Veuillez, s’il vous plaît, ne point interpréter autrement ma conduite, surtout ne point l’interpréter en votre faveur; ce qui, non-seulement seroit injurieux pour moi, mais ce qui vous rendroit merveilleusement ridicule, ce à quoi vous devez être plus sensible.

—Savez-vous, inhumaine, que ce matin, devant Fitz-Whyte, vous m’avez maltraité, vous m’avez interpellé avec beaucoup d’aigreur. A vous entendre, moi, si naïf et si candide, je suis une montagne de crimes.... Soit! toutefois reconnoissez au moins que je ne suis pas avare, car je donnerois volontiers touts les crimes qui chargent ma conscience pour vous voir ma complice dans certain petit péché mignon.... Mais on perd son langage avec vous.

Vous êtes une petite déesse, mais une déesse de marbre, bonne à mettre dans un temple de marbre. Vous ne voulez point du temple vivant de mon cœur; pourtant dans ce sanctuaire vous seriez aussi à l’ombre, puisque vous tenez à sauver les apparences, que Joas dans le temple du Seigneur; et peut-être comme lui, passeriez-vous de ce sanctuaire au trône. Je vous l’ai déjà dit, si belle! partout ailleurs qu’à Versailles vous serez toujours déplacée; maintenant, vous y auriez belle chance; laissez-moi faire seulement; madame Putiphar est surannée; elle a perdu sa faveur; son crédit branle dans le manche; Pharaon en a par-dessus les épaules; une étrangère auroit bien de l’attrait pour lui; un peu de chair exotique feroit bien à son palais blasé.

—Allez, monsieur le marquis de Villepastour, allez!... Voyons jusqu’où vous descendrez! Je vous tenois pour infâme, maintenant je vous trouve ignoble!

—Vous agissez cavalièrement avec moi, mylady; vous me menez à la hussarde. Je ne vois pas pourquoi, quand vous retroussez vos manches, je mettrois des mitaines; allons, guerre pour guerre, et cartes sur table!

Vous n’ignorez pas le jugement qui vient de flétrir en Irlande M. Fitz-Whyte votre ami, votre amant ou votre époux, n’importe! vous n’ignorez pas non plus sans doute que la place d’un contumax n’est point parmi les gardes gentilshommes de sa majesté? Il faut que M. Fitz-Whyte parte, il faut que pour l’exemple je le chasse solemnellement.

Vous n’ignorez pas, d’autre part, mon amour ou mon caprice pour vous! caprice que vos dédains ont irrité et rendu persévérant; caprice dont les obstacles ont fait une passion véhémente. Je vous aime, _my fair lady_, je vous aime! et voyez jusques à quel point: voulez-vous sauver Fitz-Vhyte?...

—Assez, assez! monsieur; je comprends de reste. Que ne doit-on pas espérer d’un aussi noble cœur que le vôtre! Vous êtes venu ici pour maquignonner de la vertu d’une malheureuse femme? Peine vaine, monsieur! Vous êtes venu pour m’envelopper, moi crédule et foible, dans les replis d’un marché tortueux? Je ne serai point abusée, Dieu m’éclaire!

Vous voudriez que dans l’espoir de sauver mon âme de l’opprobre que vous lui préparez, car Patrick est mon âme, je me livrasse angoisseuse......... Je ne comprends pas le dévouement jusque-là. Et quand vous m’auriez souillée et que je vous réclamerois le salaire de ma honte, vous me ririez à la face, satan!

—Ce n’est point un marché que je vous propose, _my fair lady_, c’est simplement un échange de déshonneur contre déshonneur.

Pour vous rendre à mes désirs, il faut que vous manquiez à votre honneur d’épouse; moi, pour sauver Fitz-Whyte, il faut que je manque à mon devoir de capitaine: forfait pour forfait, nous n’aurons point à rougir l’un devant l’autre.

Croyez-moi, soyez sage; descendons ensemble dans l’abyme du mal, et descendons-y en habit de fête; descendons-y joyeux. On dit que tout au fond il est jonché de fleurs où s’enivrent des plus rares plaisirs, des plaisirs proscrits, ceux qui ont osé franchir ses abords épouvantables et descendre ses ravins affreux. Ne faisons pas fi du crime: il est, comme certaines femmes au masque laid, repoussant pour le vulgaire; mais souvent aussi comme elles il a des beautés secrètes qui recèlent des plaisirs ineffables.

—Avec votre duplicité, vos sophismes, vos cajoleries, pour toute femme abandonnée de Dieu, vous pourriez être dangereux; mais pour moi, je vous le répète, vous n’êtes qu’un importun. Sortez, monsieur le marquis!

—Alors, avec de l’audace et de la violence, voyons ce que je vous serai....

—Arrêtez, monsieur!... ce cas je l’ai prévu: je ne suis plus seule ici comme l’autre jour; ma tranquille contenance auroit dû vous l’apprendre.

Disant cela, Deborah s’étoit saisie de deux pistolets cachés sous un coussin du canapé.

—Si vous faites un pas vers moi vous êtes mort! Sortez, vous dis-je; sortez, je vous l’ordonne!... Allez ailleurs traîner vos vices! Ne revenez jamais ici. Veuillez me croire femme de résolution. Aujourd’hui je m’en suis tenue aux menaces, une autre fois je les supprimerois....

—Ma belle, puisque vous le prenez ainsi, je me retire. Calmez-vous, je vous prie; ce que j’en voulois faire c’étoit pour votre bien; c’étoit, comtesse, pour vous tirer de la bourgeoisie où vous êtes embourbée, et sauver généreusement M. Fitz-Whyte de l’opprobre qui l’attend.

Soyez tranquille, je ne vous importunerai plus désormais; ou si par hasard la fantaisie belliqueuse m’en prenoit, je ne le ferois que dans l’armure d’un de mes ayeux, la dague d’une main et la lance de l’autre.

—Monsieur le marquis, le fait me paroît aventuré, si j’en crois la chronique; vos ayeux nettoyoient les armures, mais n’en portoient point.

Monsieur de Gave marquis de Villepastour n’attendoit pas si bonne réplique à sa gasconnade; bouche clouée et l’air assez penaud il se retira; et lady Déborah le reconduisit avec ses pistolets aux poings et beaucoup de politesse.

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XXV.


EN rentrant chez lui, notre merveilleux reçut une lettre fort aimable de madame Putiphar: elle le prioit de venir la saluer le plus tôt possible. Ceci le remit un peu de sa déconvenue.

Le lendemain, en courtisan heureux, il accourut à son petit lever.

—Ah! marquis, lui dit-elle, je suis enchantée de l’empressement que vous avez mis à vous rendre à ma semonce.

—Puissé-je, madame, n’en recevoir jamais que d’aussi douces.

—Dites plus vrai, que de moins indifférentes. Un gentilhomme à bonnes fortunes, comme vous, n’a pu trouver ce billet fort tendre, ou s’il l’a trouvé tel, ce ne peut être qu’en en pressurant le texte et tout à fait contre mon bon plaisir. Je vous proteste, marquis, que je ne suis point amoureuse de vous! Ceci vous surprend, sans doute, vous que toutes les femmes adorent! Mais veuillez, je vous prie, faire exception de moi; les exceptions font valoir les règles. Rassurez-vous marquis; mettez-vous à vos aises! Sur l’honneur, je n’aie point l’intention de vous séduire! S’il n’y avoit eu que moi pour vous débaucher, assurément vous mourriez comme Newton ou comme sainte Agnès ou sainte Rose de Lima.

—Mais est-ce là, madame, car je suis peu docte en ces matières, ce qu’on entend _par le système de Newton_. En ce cas, M. Arouet de Voltaire aurait fort bien pu se dispenser d’en donner un abrégé à l’usage des dames. D’ailleurs, en thèse générale, les dames ne sont pas pour les abrégés.

—Marquis, vous allez trop loin; vous mettez les pieds dans le plat et la mariée sur les toits!

—C’est vous, madame, qui tout-à-l’heure avec vos sarcasmes impitoyables me cassiez mes vitres d’une façon tant soit peu effrontée.

—Pardieu! marquis, de quoi vous plaignez-vous? n’êtes-vous pas un fat, et tout fat ne mérite-t-il pas d’être _persiflé_?

—Non pas touts par une bouche aussi jolie que la vôtre.

—Voici une flatterie qui me coûtera cher, n’est-ce pas, _maître renard_?

—Non, madame; une lettre de cachet au plus, elle est tout à fait désintéressée.

—Marquis, venons au fait; car ce n’est point pour baguenauder ainsi que je vous ai prié de venir.

Vous avez dans vos mousquetaires, je crois, un jeune Irlandois nommé Patrick Fitz-Whyte?

—Oui, madame.

—Quel est cet homme?

—Un grand _dégingandé_.

—Baste! il m’avoit semblé fort beau.

—Une espèce d’idiot dans le sens grec et françois de ce terme, c’est-à-dire, un niais et un _ours_.

—Tant pis; je le trouvois d’un esprit séduisant.

Et ses beaux cheveux blonds, marquis, de quelle couleur sont-ils?

—Laids et roux.

—Oh! pour le coup, marquis, sous la peau du lion je vois les oreilles de l’âne. Vous avez l’esprit antiché. Que vous a fait ce pauvre garçon? Qu’avez-vous contre lui?

—Moi, quelque chose contre lui! non, madame, au contraire c’est lui qui a une fort belle femme contre moi.

—Une femme?

—Femme ou fille.

—Fort belle?

—Oui.

—Tant pis.

—Après vous, madame, c’est la personne la plus accomplie que j’aie vu.

—Avant ou après vous, marquis, c’est le plus bel homme et le plus aimable homme que je connoisse. Vous êtes amoureux de sa maîtresse?

—Juste. Et vous amoureuse de l’amant de cette maîtresse?

—Juste.

—C’est un mauvais garnement.

—C’est une pimpesouée.

—Avant ou après vous, madame, c’est la fille la plus digne et la plus pleine de chasteté.

—Chasteté!... Comprenez-vous ce mot marquis?

—Ma foi! pas trop; mais cependant plus que la vertu qu’on lui fait signifier.

—Marquis, croyez-moi, cette vertu n’est qu’un mot.

—Alors, madame, si ce mot exprime une vertu qui n’est qu’un mot elle-même, ma pauvre raison commence à perdre pied; de grâce, c’est trop de métaphysique!

—Je vous déclare donc ce jeune homme mon protégé. Vous le traiterez avec distinction; vous lui accorderez toutes faveurs possibles.

—Madame, je le chasse demain.

—Non, vous me mettriez dans la nécessité de lui donner asyle.

—Mais c’est un meurtrier; mais c’est un contumax! Il vient d’être pendu en Irlande pour avoir assassiné la fille du comte de Cockermouth-Castle.

—En effet, si cela étoit, marquis, ce seroit un jeune homme de mauvaises mœurs; ce seroit un amant périlleux. Il l’a tuée, dites-vous?

—Oui, tuée; mais un peu comme on tue à la comédie; car c’est pour elle que je me meurs.

—Marquis, je vous défends de l’expulser; je vous défends de lui faire la plus légère avanie.

—Mais, madame, je ne puis garder, quel que soit mon désir de vous plaire, un assassin dans ma compagnie un homme flétri par les lois: l’honneur du corps s’y oppose.

—L’honneur des mousquetaires!... Voyez-vous ça!... Marquis, ces deux mots hurlent de se trouver ensemble. D’ailleurs, si l’honneur de ce corps s’y oppose, l’honneur d’un autre vous l’ordonne; entendez-vous, marquis!

—Madame, je suis votre plus humble et votre plus dévoué serviteur; mais cependant....

—Pas de restriction; attendez au moins quelques jours que je vous l’abandonne, ou que je pourvoie à son sort. Jusque là, entendez bien ceci, vous m’en répondez sur votre tête.

Sur ce, monsieur le marquis je prie Dieu qu’il vous tienne en sa sainte garde. Allez et faites ce que je vous ai dit.

Et M. le marquis de Gave de Villepastour, après un baise-main, se retira.

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XXVI.


A neuf heures précises, Patrick arrivoit à Trianon.

Un valet guettoit sa venue; il fut aussitôt conduit par lui dans un petit salon, où madame Putiphar, abandonnée nonchalamment sur un divan, promenoit plus nonchalamment encore ses doigts sur les cordes d’une mandoline.

A ses pieds brûloient des parfums d’Arabie.

La fenêtre, tapissée de clématites et de liserons, étoit ouverte à la brise embaumée du soir, ou pour parler _synchroniquement_ un langage contemporain, à la tiède haleine de l’amant de Flore.

Le divan, le sopha, l’ottomane, faits sur les dessins de François Boucher, étoient assurément ce qu’avoit produit de plus fantasque l’école du Borromini, c’est-à-dire l’école de la ligne tourmentée.

Pour arriver à _chantourner_ et à _tarabiscoter_ ces surfaces et ces galbes,—qu’on me passe ces mots techniques,—la puissance d’imaginative qu’il avoit fallu devoit tenir de fort près au génie, en étoit peut-être.

Ce que je n’oserai affirmer jusqu’à ce qu’un concile, composé de Sophocle et de l’abbé de Voisenon, de Théocrite et de Vadé, de Leonard de Vinci et de Watteau, de Michel Cervantes et de saint Augustin, ait décidé irrévocablement sous quelle forme invariable le génie se révèle, et si cette forme est la ligne droite ou le _tarabiscot_.

La table, le guéridon, les consoles et les jardinières étoient chargées de vases en porcelaine de la manufacture de Sèvres de madame Putiphar, touts remplis de fleurs rares et odorantes. Un lustre de crystal de roche, des bras de vermeil, plus _tarabiscotés_ encore que les meubles, et chargés de bougies guillochées, illuminoient ce _harem_ délicieux. Oui, _harem_, et non pas boudoir, car tout cela avoit quelque chose d’oriental, peu dans la forme, mais beaucoup dans la pensée.

Ce n’étoit pas comme dans Crébillon fils, du _rococo_, sous un dehors oriental, c’étoit de l’oriental sous un dehors _rococo_.

Nous avons vu quelquefois rechercher ce qui à cette époque si peu orientaliste, avoit pu tourner les regards des François vers l’Asie; ce qui avoit pu imprimer à leur esprit une direction si générale; ce qui avoit pu donner naissance à un engouement tel, que toute production de l’imagination, de l’esprit ou de la pensée, toute œuvre d’art ou de luxe pour obtenir un peu d’accueil, étoient dans la nécessité de s’empreindre ou de s’imprégner plus ou moins d’une couleur ou d’une forme persane, chinoise, hindoue, turke ou arabe.

Les uns attribuent cette monomanie à la traduction des _Mille et une Nuits_ de l’abbé Galland; les autres à la guerre de l’Inde, ou à quelques causes équivalentes.

Cette question, pour être bien éclaircie, demande des recherches et un examen que nous ne saurions faire et surtout en ce lieu. Il me semble toutefois que ce n’est point dans les faits éventuels qu’il faudroit chercher une raison que la nation et la Cour avoient en elles-mêmes.

Un relâchement tout à fait asiatique dans les mœurs avoit fait seul ce rapprochement et cette sympathie.

La mollesse, les voluptés, l’inceste, la polygamie, la pédérastie, la joie, la galanterie mauresque et non plus chevaleresque; l’esclavage et enfin le sans-souci de l’esclavage, avoient assimilé ainsi deux peuples si différents en tant d’autres points.

Jusques à Pharaon même qui avoit sa sultane favorite, son Parc-aux-Cerfs, ses lettres-de-cachet, tout aussi bien que Mustapha son _harem_ et ses cordons.

Le dogme chrétien qui avoit réhabilité Ésope étoit anéanti. Hercule et Vénus, la force et la beauté physique, étoient le seul objet du culte. Plus de mélancolie, plus de chasteté, plus de modestie, plus de méditation, plus de rêverie; plus rien de grand, de profond, de triste, de sublime! La contemplation éternelle de la splendeur de Dieu, ridicule! mais, Mahomet et sa joie, Mahomet et sa sensualité, Mahomet et ses houris.

L’Islamisme pur régnoit de fait: en vérité, sous les perruques et les paniers on étoit aussi musulman que sous le turban et la basquine.

Des fleurs, des bougies, des parfums, des canapés, des vases, des rubans, du damas, une voix mélodieuse, une mandoline, des miroirs, des joyaux, des diamants, des colliers, des anneaux, des pendants d’oreille, une femme belle, gracieuse, languissamment couchée!... L’imagination pourroit-elle concevoir rien de plus séducteur? et n’étoit-ce pas assez pour jeter le trouble dans une jeune âme, si facile à l’enthousiasme, et pour la première fois se trouvant dans un boudoir? Qui de nous, assez heureux pour pénétrer dans ce lieu le plus secret du gynécée, n’a ressenti sous la puissance d’un charme inconnu une voluptueuse émotion?

Frappé, ébloui, par tant d’éclat, d’apparat et de magie, Patrick demeura quelques instants dans l’admiration et l’hésitation; puis, tout d’un élan, il vint s’agenouiller aux pieds de madame Putiphar et coller ses lèvres tremblantes sur ses babouches indiennes, brodées d’or et de pierres fines.

Jouissant de ses transports enfantins et de l’agréable impression qu’elle avoit faite sur son esprit, elle laissa tomber sur lui, du haut de sa nonchalance, un regard aussi riant que sa bouche.

Un sentiment suave, dont elle avoit perdu le souvenir et qui pour cela lui sembloit aussi nouveau que le premier battement d’amour au cœur d’une jeune fille, humectoit son âme décrépite. Son corps, usé par les débauches, pour qui le plaisir n’avoit même plus d’assez fortes titillations, se pâmoit aux chastes attouchements d’une bouche posée sur son pied.

Il n’y avoit plus de doute possible; un amour qui par les sens s’étoit timidement approché du cœur de cette femme, venoit tout-à-coup d’y pénétrer profondément, et d’y éclater en maître.

Sur le déclin du jour, à l’heure où les ténèbres descendent, quelquefois le ciel semble renaître soudainement à la splendeur; ces derniers feux sont plus étincelants et plus embrasés que les feux du midi.

Ce n’étoit pas un amour plein de confiance, d’illusion, de folie, d’enthousiasme, semblable à celui qui s’éveille dans la jeunesse. C’étoit de l’amour jaloux, de l’amour inquiet, de l’amour savant, de l’amour goulu de jouissances; c’étoit de la passion matérielle. Cet amour-là est si loin des premiers, qui élèvent la pensée, qui déroulent l’intelligence, qui ennoblissent, qui dévouent, qui émancipent, qu’il n’a pas une sensation assez noble, assez délicate pour qu’elle puisse être exprimée; pas une idée qui puissent s’exhaler comme un parfum; pas de vague, point de rêverie; les sens seuls y parlent d’une voix rauque; enfin c’est un amour creux, inerte et stupide quand il n’agit pas; éhonté, persévérant, implacable quand il est blessé ou dédaigné.

Patrick, lui ayant donné les marques d’un respectueux hommage, se releva; elle lui commanda, avec un air de grandeur familière, de s’asseoir à ses côtés, et Patrick obéit en disant:

—Tout-à-l’heure, entrant dans ce séjour de fée, au milieu de mon enivrement, des sons harmonieux de voix humaine et de guitare ont caressé mon oreille. Vous chantiez, madame? Pourquoi faut-il que je sois venu, comme un grossier pâtre, troubler du bruit de mes pas la vallée solitaire et le chant de philomèle!... Pardonnez-moi, madame, cette idylle et le rôle malencontreux que j’y joue.

—A la fois poète et galant, poète comme M. Dorat, galant comme M. de Richelieu. Vous êtes un esprit accompli, sir Patrick.

—Vos louanges et votre indulgence ont autant de largesse que votre cœur, madame; mais permettez-moi de décliner le diplôme de poésie et de chevalerie que vous daignez m’octroyer; si Dieu m’eût fait de semblables dons, ce n’est point, veuillez le croire, M. Dorat ni M. de Richelieu que j’eusse pris pour émules. Plutôt Yung et Bayard.

—Yung, ce nouveau songe-creux?

—Oui, madame.

—Et Bayard, cette bégueule?

—Sans peur et sans reproche, madame.

—Vous avez d’étranges idées sur la vie. Je ne sais, monsieur, quel lucre vous pourrez en tirer, répliqua la Putiphar d’un ton de dépit, froissée qu’elle étoit par ces paroles austères.

—Toutefois, madame, je ne serai point déçu; je n’ai jamais songé à tirer un lucre de mes sentiments ni de ma conduite; je demeure simplement convaincu que le bien mène à bien.

La conversation prenoit une teinte sérieuse qui contrarioit les desseins de la Putiphar; elle l’interrompit tout net par une brusque interrogation.

—Vous êtes musicien, sans doute, sir Patrick?

—Moins que je le voudrois pour mon contentement.

—Oh! dites-moi quelque chant de votre pays!

—Quoique souvent, ainsi qu’un Hébreu sur les bords du fleuve de Babylone, je m’asseye et je pleure quand je me souviens de Sion, je n’ai point suspendu ma harpe aux saules, et je ne vous répondrai point, madame: _Comment chanterois-je un cantique du Seigneur dans une terre étrangère?_ car je ne suis point ici auprès d’une ennemie de mon Dieu. Je vous chanterai tout ce qui pourra vous plaire, madame; mais je crains que nos airs populaires, simples, lents, expressifs, ne vous soient insupportables, accoutumée comme vous l’êtes aux ariettes d’opéra.

En retour, je ne vous demande qu’une seule faveur, celle de daigner achever la romance que mon arrivée a interrompue.

—Oh! ce n’est que cela, sir Patrick?... Je vous avertis qu’il ne me restoit plus qu’un seul couplet, que voici:

Madame Putiphar, ayant préludé sur sa mandoline, se mit à soupirer d’une voix perlée, pleine de sentiment, de cadence et d’afféterie:

 Iris, de tant d’amants qui vivent sous vos lois,
       A qui donnez-vous votre voix,
       A la perruque blonde ou brune,
       Au plus chéri de la fortune?
       Hélas! que je serois heureux
       Si c’étoit au plus amoureux.

Cette musique est pleine d’agrément, n’est-ce pas? elle accompagne merveilleusement la délicatesse de cette poésie.

—Pourtant, s’il m’étoit permis de m’exprimer, à moi profane, elle m’avoit semblé mieux dans l’éloignement. N’est-elle pas un peu fade et maniérée? Ne trouvez-vous pas ces paroles assez sottes.

—Ouais! que dites-vous là, mon cher? vous vous feriez un tort considérable si le monde vous entendoit. Une romance de notre poète le plus distingué et de notre compositeur le plus comme-il-faut et le plus en vogue!

—Madame, je vous l’ai dit, je ne suis que le paysan du Danube.

—Je ne sais quel fut le choix d’Iris, mais le mien en pareil cas ne seroit pas douteux, sir Patrick; mon cœur ne balanceroit pas long-temps entre la perruque blonde et la perruque brune. Fi de la perruque brune!

—Fi de la perruque blonde!

—Ah! Patrick, ne traitez pas ainsi votre belle chevelure de Phœbus! Vous n’êtes pas assez infatué de vous-même. Je vois bien qu’il faut qu’on vous aime pour que vous soyez aimé. Laissez au moins qu’on vous aime.

—Madame, je ne me défends pas de l’amour.

—Il fait ce soir une chaleur accablante, n’est-ce pas?

—Moins accablante cependant que ces soirées dernières.

—J’étouffe pourtant, et, tenez, je suis à peine vêtue de ce mince peignoir.

En disant cela, madame Putiphar faisoit des minauderies engageantes: elle soulevoit, elle entr’ouvroit comme par étourderie son peignoir, et complaisamment laissoit voir à Patrick ses épaules potelées, ses beaux seins, sa belle poitrine et ses jambes blanches, jeunes et gracieuses de formes, qui depuis vingt ans faisoient les délices de Pharaon.

A ce spectacle Patrick en apparence demeuroit assez froid; cependant ses regards subitement enflammés s’arrêtoient parfois amoureusement sur ces éloquentes nudités; et la Putiphar, qui devinoit son émotion, souffloit sur cet embrasement par les poses les plus excitantes et l’abandon le plus coupable. Il y avoit en lui un combat violent entre sa fougue et sa raison, entre son appétit et son devoir. Il comprenoit parfaitement toutes les invitations tacites de la Putiphar; ses sens y répondoient, son sang bouilloit, il trembloit de fièvre. Comme une main invisible le penchoit sur elle ainsi qu’on se penche sur une fleur pour en aspirer le parfum. Lorsque, l’esprit éperdu, il se sentoit sur le point de se jeter sur ce corps ravissant et de lui appliquer de longs baisers, ses mains s’agrippoient au canapé, et il se retenoit avec violence.

Puis, lorsqu’un peu de calme lui revenoit et qu’il songeoit à toutes les souillures qu’avoit dû subir ce corps, sur lequel il n’y avoit peut-être pas une seule place vierge pour y coller ses lèvres, un rideau de fer tomboit entre elle et lui, ses sens se glaçoient, sa raison comme un marteau brisoit et pulvérisoit ses désirs, et l’image de Déborah s’élevoit alors comme une apparition au-dessus de ces ruines.

Fatigué par cette lutte, craignant à la fin de foiblir et de se trouver enlacé dans une séduction irrésistible, pour trancher brusquement le charme, il se leva et se mit à se promener au pourtour du boudoir, en examinant un à un les tableaux et les peintures des boiseries.

Mais pour ramener à l’autel et au sacrifice la victime qui s’échappoit, madame Putiphar dit à Patrick:—Revenez, s’il vous plaît, auprès de moi, monsieur; je ne vous tiens pas quitte: payez-moi de retour, rendez-moi ariette pour ariette, vous m’avez promis une chanson irlandoise.

—Madame, je n’ignore point tout ce que je vous dois.

—Allons, venez ici, lutin!...

Patrick ne pouvoit sans une impolitesse manifeste se tenir plus long-temps éloigné. Il revint donc s’asseoir sur le divan à la même place, prit la mandoline, et chanta une longue ballade.

Durant tout le temps de cette psalmodie, madame Putiphar, dans une sorte d’extase, lui donna toute son attention et touts ses regards: elle le contemploit avec l’air de satisfaction d’une mère ravie des gentillesses de son enfant, ou d’une amante qui se félicite en son esprit du bel objet de son heureux choix. Elle étoit fière de sa conquête, pour sa beauté, pour sa jeunesse; elle se complimentoit de ce que, sur le retour de l’âge, le sort lui avoit réservé une si fraîche proie.

Quand Patrick eut achevé son chant, elle le remercia avec des démonstrations presque phrénétiques, lui serrant les mains et les appuyant sur sa poitrine, qui bondissoit.

—Tout est parfait en vous, mylord, votre voix captive et séduit; elle est suave et facile; vous la modulez avec un goût, un talent vraiment exquis. Avant d’avoir éprouvé le plaisir de vous entendre, je croyois qu’un gosier semblable ne pouvait être que Napolitain.

—Les Irlandois, madame, ont toujours eu une très-grande aptitude à la musique, et l’ont toujours honorée et cultivée. Dans les temps les plus antiques, comme le rapporte Dryden, ils excelloient à pincer de la harpe, et il n’y avoit pas une maison où l’on n’apperçût en entrant cet instrument suspendu à la muraille, soit à l’usage du maître du logis, ou à celui des visiteurs et des hôtes.

Les paysans les plus grossiers sont encore au plus haut point sensibles à ses charmes. Tout honneur et toute hospitalité pour celui qui se présente au bruit d’un luth à la porte d’une cabane; la famille ouvre aussitôt son cercle; tout pélerin chanteur est un enfant de plus, il prend place autour du chaudron de patates, et a sa part de lard et de lait. Le _minstrel_ est comme l’alouette, on ensemence pour lui.

Avec cette mandoline, je ferois, madame, le tour de l’Irlande dans l’abondance, et chaque hutte seroit pour moi un capitole où j’aurois un triomphe, non aussi théâtral que ceux d’Italie, mais plus touchant et plus doux à mon âme, simple, modeste, ombrageuse.

—Votre langue est harmonieuse et pleine de voyelles et de désinences sonores. Je la croyois, dans mon ignorance, maussade et crue comme le patois anglois; je vous en demande pardon, sir Patrick.

Effectivement la langue irlandoise, qui ne tardera pas à disparoître comme tant d’autres,—l’anglois a déjà envahi plusieurs comtés,—est une langue superbe, elle a tout le génie d’une langue méridionale; ce n’est que dans l’espagnol qu’on peut trouver des mots aussi beaux, aussi sonores, aussi majestueux. Voyez seulement les noms propres; connoissez-vous rien de plus pompeux que ces mots de Barrymore! Baltimore! Connor! Magher esta Phana! Orrior! Slego! Mayo! Costello! Burrus! Killala! Ballinacur! Kinal-Meaki! Pobleobrien! Offa! Iffa! Arra! Ida! Killefenora! Inchiquin! Rossennalis! Banaghir! Corcomroe! Tunnichaly! Clonbrassil!...

Toutefois, c’étoit moins parce qu’elle étoit frappée de ces beautés, que par une pensée insidieuse, que madame Putiphar flétrissoit l’anglois, et réchauffoit par sa flatterie dans le cœur de Patrick l’amour glorieux de la patrie. Elle savoit que touts les amours sont frères, et qu’une âme où s’agite l’enthousiasme est un navire ordinairement peu difficile à capturer.

—Si je ne craignois, mon bel ami, de trop exiger de vous, je laisserois paroître une curiosité, que vous me pardonneriez sans doute, vous êtes si courtois; je vous laisserois voir combien je désire de connoître le sens de ces paroles que vous venez de chanter si langoureusement: ce doit être de l’amour? quelque amante brûlant d’enlacer dans ces bras un insensible, un ingrat, qui semble la dédaigner, qui semble ne point comprendre ce que lui dise ses regards enflammés, et ce que lui révèlent ses caresses.... Pauvre Sapho, qui rêve à Leucade! pauvre nymphe, pauvre naïade, qui s’épuise à briser la glace d’un étang!...

Patrick crut pouvoir, sans témérité, par l’accent de reproche avec lequel elles avoient été dites, soupçonner ces gratuites suppositions de madame Putiphar de faire directement allusion à sa position et à sa conduite. Blessé d’une pareille impudeur, il répondit sèchement à ses agaceries: Madame en voici la traduction:

      *       *       *       *       *

«Mac-Donald passa de Cantir en Irlande, avec une troupe des siens, pour assister Tyrconel contre le grand O’Neal, avec lequel il étoit en guerre.

»Mac-Donald, en traversant le _Root_ du comté d’Antrim, fut reçu avec amitié par Mac-Quillan, qui en étoit le maître.

»Mac-Quillan faisoit alors la guerre aux peuples qui habitoient au-delà de la rivière du Bann.

»L’usage des habitants de cette contrée étoit de se dépouiller réciproquement; et comme le plus fort avoit toujours raison, le droit ne servoit de rien.

»Le même jour que Mac-Donald partit pour joindre son ami Tyrconel, Mac-Quillan rassembla ses _Galloglohs_, pour se venger des outrages que lui avoient faits les puissantes peuplades du Bann.

»Mac-Donald, qui avoit été accueilli avec tant d’hospitalité par Mac-Quillan, crut qu’il ne seroit pas bien d’abandonner son hôte dans cette expédition périlleuse, et lui offrit ses services.

»Mac-Quillan accepta cette offre avec plaisir, en déclarant que lui et sa postérité en seroient reconnoissants. Les deux guerriers réunis attaquèrent l’ennemi, qui fut forcé de restituer au double tout ce qu’il avoit enlevé à Mac-Quillan.

»Ainsi se termina cette campagne, qui fut très-heureuse pour Mac-Quillan: il n’y perdit pas même un seul homme, et les deux partis rentrèrent chargés d’un butin considérable.

»L’hiver approchoit, et l’Irlandois invita l’Écossois à hiverner avec lui dans son château, et à loger sa troupe dans le _Root_. Mac-Donald y consentit; mais cette invitation devint funeste pour l’hôte.

»Car sa fille fut séduite par l’étranger, qui l’épousa en secret, sans son consentement. De ce mariage viennent les prétentions des Écossois sur les biens de Mac-Quillan.

»Les soldats d’Écosse furent logés chez les fermiers du _Root_; on les plaça de manière que dans chaque maison il y avoit un Écossois et un _Gallogloh_.

»Les paysans de Mac-Quillan donnoient à chaque _Gallogloh_, outre sa pitance, une jatte de lait. Cet usage fit naître une rixe entre un Écossois et un _Gallogloh_.

»L’étranger ayant demandé la même chose au fermier, le _Gallogloh_, prenant la défense de l’hôte, lui répondit: _Comment osez-vous, gueux d’Écossois, vous comparer à moi ou à un des_ Galloglohs _de Mac-Quillan_!

»Le pauvre paysan, qui désiroit se voir débarrasser de touts les deux, leur dit: _Mes amis, je vais ouvrir les deux portes; vous irez, dans le champ, vider votre querelle, et celui qui reviendra vainqueur aura le lait._

»Cette lutte fut terminée par la mort du _Gallogloh_, et l’Écossois revint tranquillement chez le fermier, et dîna de fort bon appétit.

»Les _Galloglohs_ de Mac-Quillan s’assemblèrent immédiatement après ce meurtre pour venger le sang de leur frère. Ils examinèrent la conduite des Écossois, leur prépondérance dangereuse, et l’affront que leur chef avoit fait à leur chef en séduisant sa fille.

»Il fut arrêté que chaque _Gallogloh_ tueroit son compagnon pendant la nuit, et qu’on n’épargneroit pas même leur capitaine. Mais la femme de Mac-Donald, ayant découvert le complot, avertit son époux, et les Écossois s’enfuirent dans l’île de Raghery.

»Depuis cette époque, les Mac-Donald et les Mac-Quillan se firent une guerre qui dura près d’un demi-siècle, et qui ne fut terminée que lorsque les deux partis portèrent leurs plaintes à Jacques I^{er}.

»Jacques favorisa son compatriote l’Écossois, et lui donna quatre grandes baronnies, et touts les biens de Mac-Quillan: mais, pour voiler cette injustice, il accorda à Mac-Quillan la baronnie d’Enishoven, et l’ancien territoire d’Ogherty: cette décision royale lui fut portée par sir John Chichester.

»Mac-Quillan, mécontent de ce jugement, et plus encore des difficultés de transporter tout son clan à travers le Bann et le Lough-Foyle, qui séparoient ses anciennes possessions des nouvelles, accepta l’offre du porteur des offres du Roi, qui lui proposoit ses propres terres.

»Mac-Quillan céda son droit sur la baronnie d’Enishoven contre des possessions plus à sa portée; et depuis lors les Chichester, qui par la suite obtinrent le titre de comtes de Donegal, sont possesseurs de ce pays considérable; et l’honnête Mac-Quillan se retira dans des terres de beaucoup inférieures aux siennes.»

Comme il achevoit la dernière strophe, on heurta à l’une des portes et l’on avertit madame Putiphar que le souper étoit servi.

Elle se leva aussitôt, et prit Patrick par la main pour le conduire.

—Je vous demande pardon, lui dit-elle avec coquetterie, si je prends la liberté de demeurer en un pareil négligé, mais je suis si paresseuse que je n’aurois pas le courage de faire une toilette.

Elle se mit donc à table comme elle étoit vêtue sur le canapé, c’est-à-dire nue dans une espèce de peignoir ou de robe-de-chambre de satin blanc que les dames du temps appeloient un _laisse-tout-faire_.

J’ai tort, peut-être, de rapporter ici ce mot impudique, mais il exprime si bien le dévergondage régnant à cette époque. N’est-ce pas, il dit plus, à lui tout seul, et résume mieux ses mœurs négatives que dix in-folio. C’est un de ces mots renfermant en eux-mêmes toute la chronique d’un autre âge, et qui demeurent à travers les siècles comme des monuments accusateurs des temps qui les ont fait naître. Celui-là porte en outre son étymologie en évidence, et n’est pas de ceux qui préparent des tortures aux Pierre Borel et aux Ménage futurs.

Étoit-ce une salle, un boudoir, un salon ou une chambre, la seconde pièce où ils se rendirent pour le souper? A quel usage étoit-elle destinée? Cela étoit difficile à reconnoître. Il y avoit de toute espèce de meubles, jusques à un lit dans une alcôve, jusques à une petite bibliothèque que Patrick un instant s’amusa à fouiller du regard pendant que la Putiphar faisoit quelques préparatifs. Tout au pourtour s’étaloient de larges sophas couvrant presque tout le parquet, et laissant à peine de quoi circuler autour de la table. Si en se balançant sur sa chaise ou sur ses jambes, troublé par un léger surcroît de boisson, on venoit à se renverser, on ne pouvoit faire qu’une chute délicieuse.

Patrick avoit imaginé qu’au souper il trouveroit nombreuse compagnie; quand il se vit, dans ce cabinet mystérieux, enfermé seul, en tête-à-tête, il commença à croire sérieusement, ce que son peu de présomption jusque là lui avoit empêché de faire, que madame Putiphar avoit sur lui des projets, et qu’il étoit en partie fine.

Son cœur se serra, son esprit s’emplit de dégoût en découvrant ce manège effronté pour circonvenir un homme, et pour le placer dans une nécessité. Il comprit alors toute sa position fausse et dangereuse. Il se maudissoit d’avoir accepté cette invitation. Se retirer étoit chose impossible: comment? pas de portes visibles, elles étoient cachées sous des tentures; où? Il ignoroit les aitres et les alentours de cette demeure. Puis les affidés le laisseroient-ils s’enfuir? Mille aventures galantes et sinistres lui repassoient alors dans l’esprit; d’ailleurs fuir ne le sauveroit pas du ressentiment de cette femme. Il se résigna donc puisqu’il étoit tout à fait à sa merci, déterminé à s’abandonner pour sa conduite à l’inspiration du moment, et se confia à la garde de Dieu.

Madame Putiphar étoit ce soir-là d’une amabilité obséquieuse et d’une facile gaieté, un courtisan l’auroit trouvée divine. Par tout ce qu’elle avoit d’agréable en son pouvoir elle essayoit à dérider le front soucieux de Patrick, et à lui mettre au cœur un peu de joie communicative.

Retranché derrière une douce politesse et une affabilité pleine de réserve, il conservoit toujours une dignité désespérante, que ne purent lui faire perdre ni les mets aphrodisiaques dont elle l’appâtoit, ni le vin-rancio qu’elle lui versoit à rasades. L’aisance et l’aplomb de Patrick la dépitoient surtout, ne lui permettant pas d’attribuer sa froideur à de la timidité ou de l’ingénuité.

Habituée, à grand renfort d’anecdotes et d’aventures licencieuses, à bercer et à mettre en belle humeur Pharaon, amateur de contes comme Scha-Baham, mais de contes bien scabreux, elle essaya du même procédé sur Patrick. Toute la cour fut passée en revue; maison du Roi, maison de la Reine, maison de la Dauphine, maison de Madame et de Mesdames, maison de monseigneur le duc d’Orléans; enfin tout le clergé et toute la ville.

Justement, la veille, elle avoit reçu le journal que lui tenoit de tout ce qui arrivoit d’étrange et de célèbre en son _abbaye_ la Gourdan—_alcahueta_—de la rue Saint-Sauveur; le journal que M. de Sartines lui dressoit pareillement de touts les faits scandaleux et atroces ressortissant de la police de Paris et du Royaume; et le journal de sa police à elle, particulière, occulte et non moins active que celle du charlatan M. de Sartines.

Les drôleries les plus divertissantes, les historiettes les plus libidineuses, les énormités à faire tomber le feu du ciel ne manquèrent pas; mais, loin de produire le même effet sur l’esprit de Patrick que sur le royal esprit de Pharaon, ces turpitudes lui soulevèrent le cœur de dégoût, et l’affectèrent douloureusement.

Ainsi, tout le repas s’écoula en ces causeries entremélées de propos fort lestes, et d’agaceries sans ambiguïté.

Au dessert elle demanda cinq ou six flacons de champagne mousseux à madame du Hausset, qui seule avoit fait le service.

—Cinq ou six flacons de vin de champagne!... répéta Patrick d’un air émerveillé; madame, que voulez-vous faire de cette provision?

—Qu’est-ce que cela, mon bel ami, pour un grand garçon comme vous! Vous avez si peu voulu boire en mangeant que vous devez être oppressé?

—Bien loin de là, madame, j’ai bu, plus qu’à ma suffisance; j’ai accoutumé de vivre fort sobrement.

—N’allez-vous pas me faire accroire qu’avec deux bouteilles de champagne on vous avineroit comme feu le Régent. Allons, tendez votre verre; ne seriez-vous pas honteux de me laisser boire seule?

—Madame, vous allez m’enivrer, je ne suis point buveur.

—Vous n’êtes point buveur: qu’êtes-vous donc? qu’aimez-vous donc? Car un homme, un jeune homme surtout, impétueux, ne peut être sans aucune passion. Cela ne se voit point, cela n’est pas possible, cela seroit monstrueux! Mais quoi vous ronge! quoi vous domine? qu’aimez-vous? que faites-vous enfin! Seriez-vous joueur?...

—Joueur!... madame, je n’ai jamais mis les pieds dans un brelan.

—Vous n’êtes pas buveur, vous n’êtes pas joueur.... Aimez-vous les spectacles?

—Je ne m’y ennuie pas; mais ce n’est point un besoin pour moi.

—Vous n’êtes ni joueur, ni buveur, ni friand de spectacles... Aimez-vous la danse et le bal?

—Madame, je ferois le sacrifice de danser pour une femme que je chérirois, si le premier sacrifice que j’exigerois d’une femme semblable n’étoit pas celui de renoncer à la danse.

—Êtes-vous chasseur?

—Madame, je n’ai point en moi d’instinct féroce à assouvir. J’éprouve un trop constant sentiment d’admiration pour les fauves et les oiseaux, ces parfaites créatures, louanges vivantes de Dieu, pour prendre jamais à tâche de les anéantir. Je ne me crois pas meilleur bûcheron que chasseur: je rêverois sous un tilleul; j’écouterois chanter une alouette, mais je ne saurois les frapper, j’ai horreur de toute destruction.

—Vous faites par trop la bégueule, mon pastoureau; sans être, je pense, plus sanguinaire que vous, cette main, que vous avez couverte de baisers si tendres, aux chasses de Pharaon a plongé le couteau dans le cœur de plus de mille cerfs aux abois.

Récapitulons: vous n’êtes ni buveur, ni chasseur, ni joueur, ni amateur de bals et de spectacles.... Mon Dieu! qu’êtes-vous donc? qu’aimez-vous donc? parlez?... Ouvrez-vous?... Cela ferait venir de laides pensées.... auriez-vous de ces goûts honteux?... Non, c’est plutôt quelque penchant secret que vous n’osez avouer. Courage! parlez: on est bonne, on vous pardonnera, on vous pardonnera tout. Cela est bien pardonnable en effet: un jeune homme plein d’ardeur et de vie peut bien s’éprendre d’amour pour une femme, non sans quelques charmes encore, qui s’est laissée aller à lui, qui s’est plu à nourrir en lui un espoir peut-être orgueilleux; mais, non, ce jeune homme n’a point porté ses vues trop haut: il est aimé: tout est dit. Qu’il soit heureux!... Mais parlez donc; confiez-vous à moi, dites enfin quelle est cette passion?...

—J’aime....

—Qui?

—J’aime les femmes.

—Les femmes? Ah! c’est bien heureux!... Les femmes?... mais cela est fort vague. Les femmes, c’est un univers; n’y avez-vous point de patrie?

—Pardon, madame, j’en ai une qui remplit mon cœur, et qui le remplira à jamais.

—Belle?

—Belle!

—Noble et riche?

—Noble et riche.

—Jeune encore?

—Toute jeune.

—Vous êtes un adroit flatteur, Patrick. Allons, ce compliment vaut bien du champagne sans doute; allons, donnez votre verre.

Vertugadin! quelle bague avez-vous donc au doigt? quelle antiquaille! d’où sortez-vous cela? Mon Dieu! c’est quelque anneau trouvé dans le ventre d’un requin!

En poussant ces exclamations, madame Putiphar se leva de table, alla fouiller dans un coffret de laque de Chine, et revint auprès de Patrick.

—Donnez votre doigt, lui dit-elle; laissez que je vous ôte cette ridicule bague, et que j’y passe celle-ci plus digne de vous.

—Madame, tout-à-l’heure, ne vous ai-je pas dit qu’entre les femmes j’avois une amie?

—Oui.

—Jeune, belle, noble?

—Oui.

—Eh bien, madame, cette femme....

—Quoi! cette femme?...

—Pardon! il faut donc vous le dire, madame?... Eh bien, cette femme n’est pas marquise.

—N’est pas marquise!

—Et elle se nomme Déborah!

—Déborah!... Patrick! ah! vous êtes cruel!

—Cette bague, que vous vouliez m’arracher, est le signe de notre alliance; c’est son ayeul qui en expirant la lui donna. Déborah tenoit à ce gage autant qu’à sa propre vie; elle m’a confié l’un et l’autre.

La nuit, sous le ciel, en présence de Dieu et de la nature, j’ai tout accepté, femme et gage; et j’ai fait un serment que vous ne voudriez pas me voir parjurer.

—Autrefois, une petite fille vous a donné cette breloque, c’est bien; vous y tenez, gardez-la; mais qu’importe! Est-ce une raison pour que moi, aujourd’hui, à mon tour, je ne puisse vous offrir cet anneau précieux? Laissez, ils tiendront bien touts deux.

—Madame, je ne puis; je ne saurois avoir deux amours.

—N’en ayez qu’un, et faites-en deux parts.

—L’amour que j’ai, madame, ne se partage point.

—Qui vous parle d’amour? prenez seulement cette bague.

—Une bague est une alliance, madame.

—Hé, c’est bien pour cela.

—C’est un serment.

—Hé, c’est bien pour cela.

—L’un et l’autre sont faits, madame. Il est une femme, vous dis-je, à qui j’ai donné un amour éternel; ne vous obstinez pas, vos prières seroient vaines.

—Comprenez-vous que vous me faites un affront, jeune homme? Qui vous parle d’amour? qui vous demande de l’amour? imbécille!—Vous m’outragez, entendez-vous? vous m’outragez doublement en refusant cet anneau, et en me prêtant des intentions qui me couvrent de honte! Vous allez sortir, monsieur!

Mais c’est vraiment une pitié! Qui a pu vous faire croire que je voulois de vous, malheureux?... Moi, moi! vouloir de vous! m’abaisser, m’avilir jusque là!...

Bientôt on ne pourra plus faire l’aumône à un mendiant sans qu’il ne croie qu’on lui veuille acheter son amour!

Vous allez sortir, monsieur.

D’Hausset! d’Hausset! holà! faites monter mes gents, qu’on me jette cet homme à la porte!

J’étois folle, je crois!... Un mauvais Anglois, un petit mousquetaire, un homme de rien, de néant, un homme d’où je ne sais où, sur qui je répandois mes grâces, que j’élevois jusques à moi, que je voulois sauver!... car je voulois te sauver, misérable! car ton infamie n’est pas à terme!

Qui pouvoit donc me donner tant de dévouement et de confiance? Je savois tout. Je m’aveuglois sur toi. Lâche, tu fais donc le métier d’égorger et d’outrager les femmes! Tu es un assasin! Ton effigie pend sans doute encore au gibet de Tralée. Baisse donc ton front ignominieux, misérable contumax!

—Contumax!... Il est vrai, madame, que je suis aussi malheureux que juste. Contumax!... mais ce mot n’a-t-il pas d’écho en votre cœur? n’éveille-t-il point chez vous de souvenirs, et ne vous commande-t-il point de la pitié? Avez-vous donc perdu la mémoire, mademoiselle Poisson, madame Lenormand? Ne vous souvient-il plus de votre père le boucher des Invalides, qui, chargé de vols et de déprédations, s’enfuit on ne sait où pour éviter le glaive de la loi? Si vous savez si bien qui je suis, je sais quel il est et quelle vous êtes: vous savez que je suis innocent, et je sais qu’il ne l’est pas....

—Mon Dieu! mon Dieu! personne ne me délivrera donc de cet infâme! me laissera-t-on briser toutes les sonnettes!

Ah! vous voilà, messieurs, arrivez donc! entrez, et jetez-moi cet homme dehors.

En ce moment se montroient à l’une des portes quatre grands molosses en livrée.

—Ho! ho! messieurs, tout beau! Attendez, s’il vous plaît, j’ai encore un mot à dire à madame, leur cria Patrick! et, prenant dans la bibliothèque un volume de la _Nouvelle Héloïse_, il en feuilleta quelques pages, et ajouta: Ce mot que j’ai à dire n’est pas de moi, il est du citoyen de Genève; le voici:

LA FEMME D’UN CHARBONNIER EST PLUS ESTIMABLE QUE LA MAÎTRESSE D’UN ROI.

—Mon Dieu! mon Dieu! on ne me chassera donc pas cet homme!...

Les quatre valets s’avancèrent alors pour se saisir de lui.

—Holà, messieurs les laquais, ne m’approchez pas! Je suis entré ici avec les honneurs de la guerre, et je n’en sortirai qu’avec les honneurs de la guerre! s’écria Patrick, en tirant son épée: Ne m’approchez pas; le premier qui s’avance, je le tue!

Allons, laquais, des bougies!—Éclairez-moi,—montrez-moi le chemin,—je vous suis.

[Illustration]

[Illustration]



XXVII.


PATRICK avant de sortir fit une profonde salutation à madame Putiphar.

Pantelante de colère, l’œil hagard, elle s’étoit renversée sur un sopha, où elle demeura assez long-temps dans la plus morne immobilité.

Puis, subitement, l’énergie lui étant revenue, comme une effarée elle alla s’asseoir à un bureau; mais son agitation étoit encore si forte que sa plume trembloit dans sa main comme un panache au vent. D’impatience elle la rejeta au loin, et appela sa femme de chambre.

—Du Hausset! asseyez-vous là, lui dit-elle; allons, écrivez, s’il vous plaît, sous ma dictée.


_A M. le marquis de Gave de Villepastour._

 «Marquis,

»Vous aviez raison, ce petit M. Fitz-Whyte est un niais, un ours, un assassin, tout ce que vous voudrez.... Vous me l’aviez abandonné, je vous le rends; je vous avois défendu de l’expulser de votre Compagnie, je vous enjoins de le chasser au plus tôt ignominieusement.

»Tel est, marquis, notre bon plaisir à cette heure.

 »Votre servante»

D’autre part, maintenant.


_A M. Phélipeaux Saint-Florentin de la Vrillière._

 «Mon petit saint,

»Venez me voir aussitôt réception de la présente. J’ai besoin de vous, c’est-à-dire de votre ministère affectionné. Il me faut deux lettres-de-cachet; je révoque la révocation en grâce du mousquetaire Fitz-Harris, et je veux la prompte incarcération au Donjon du mousquetaire Patrick Fitz-Whyte.

»Venez vite, mon bon petit; pour tout cela il est nécessaire que nous nous concertions.

 »Votre fidèle amie.»
      *       *       *       *       *

Donnez, que je signe.

Vous allez les cacheter de suite, et les faire remettre à mon coureur, pour que, dès le matin, il ait à les porter à leur adresse.

Ceci fait, elle se sentit quelque peu soulagée. Déjà elle éprouvoit cette satisfaction qui survient après la vengeance, satisfaction bien douce au cœur de l’offensé, mais satisfaction féroce.

Importune à elle-même, désappointée, comme on l’est à un rendez-vous où l’on se trouve seul; désorientée, comme on l’est lorsqu’une partie longuement préméditée vient à faillir à l’heure de son exécution, et qu’il reste un loisir à tuer; d’une humeur _massacrante_, sans besoin de sommeil, elle se mit au lit, où elle ne goûta point un repos qu’elle ne cherchoit pas.

Sur le feu de sa poitrine embrasée sa haine bouillonnoit dans son cœur, chaudron d’airain!

Dans le dépit on aime à grossir encore ses souffrances, on se plaît au mal qu’on a et qu’on se fait, on a du bonheur à ronger son frein; on veut le ronger long-temps; on veut de l’insomnie; la pensée y fermente à l’aise et cette fermentation est un courant rapide d’idées sur lequel on se laisse dériver, ainsi qu’une barque sans voiles et sans rames.

C’est ainsi que s’écoula toute une nuit qu’elle avoit marquée à l’avance pour ses débauches.

Quien cuenta sin huesped, cuenta dos.

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XXVIII.


PATRICK, de son côté, passa cette nuit dans une grande agitation, mais qui n’avoit ni la même source ni le même caractère.

Après avoir été éconduit si brutalement de Trianon, au lieu de rentrer dans la ville, où, à cette heure avancée, il n’eût point trouvé d’auberge ouverte, il se résigna très-volontiers à errer dans la campagne en attendant le jour.

Ayant pris à l’aventure un chemin, il se trouva, après un peu de marche, sur la lisière d’un bois où il s’enfonça avec ce saint frémissement qui saisit toujours une âme rêveuse pénétrant dans un lieu profond, sombre, silencieux; et il alla s’asseoir sous un orme touffu, dont les branches, inclinées jusqu’à terre, formoient un pavillon de verdure sur le bord escarpé d’un étang.

Perdu dans l’obscurité sous ces branchages il se plaisoit à voir passer et folâtrer, et brouter autour de lui dans une sécurité parfaite, les lièvres, les biches, les chevreuils; il ressembloit à ces frontispices de fables où se voit Ésope, Phèdre ou La Fontaine, environné de bêtes en familiarité.

Quand son esprit n’étoit point dissipé par un follet glissant à fleur d’eau, par un effet de lune à travers le feuillage, par la société de quelque fauve, ou par le chant de quelque oiseau nocturne, il tomboit dans une grande tristesse.

A peine au tiers de la vie, comme un voyageur lassé, déjà il faisoit halte, et se retournoit pour mesurer la route qu’il avoit parcourue. Il se sondoit pour voir ce qu’il lui restoit de force pour achever son douloureux pélerinage.

Touts ses maux, toutes ses douleurs, toutes ses peines, toutes ses fatalités lui revenoient en foule à la mémoire. Il essayoit de les peser avec ses joies et ses bonheurs, mais en vain; les poids étoient trop inégaux.

Son passé étoit horrible; et son présent douloureux ne lui promettoit rien de bon pour l’avenir.

Mon Dieu! mon Dieu! s’écrioit-il dans son désespoir! Que ne m’avez-vous fait semblable à ces hommes qu’on appelle méchants! Au lieu d’être ici à gémir, solitaire, je m’abreuverois de plaisir et de volupté dans les bras d’une espèce de reine; et, demain, au lieu d’être courbé, comme je le serai sans doute, sous le poids de son ressentiment; au lieu peut-être de voir retomber sur moi la trappe d’un cachot, je monterois quatre à quatre les degrés de la fortune.

Mon Dieu, ne seroit-il pas possible que je pusse être heureux sans changer de sentiments?

Mon Dieu, que me réservez-vous donc en l’autre vie pour me faire celle-ci tant cruelle?

Puis, quand il avoit beaucoup pleuré, il se consoloit, comme cherchent à le faire touts les malheureux en comparant leurs misères à des misères plus affreuses. Sa dernière infortune surtout lui paroissoit bien légère lorsqu’il songeoit au roi Lear, ce bon vieillard, jeté par ses enfants dénaturés à la porte de son palais; durant une nuit orageuse, sans abri, errant dans la campagne, à demi-nu, transi de froid; son front chauve et ses cheveux blancs battus et trempés par la pluie.

Dès l’aube du jour il rentra dans Versailles où, sur la place d’armes, il apperçut le coureur de madame Putiphar qui partoit en dépêche.

De retour à la caserne, il donna ses ordres à son brosseur, et se jeta sur son lit pour prendre enfin un peu de repos.

Son sommeil fut peu long, son réveil peu affable: au nom de M. le capitaine, sans motiver autrement son arrestation, on vint l’arracher de sa chambre pour le mettre au cachot et au secret.

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XXIX.


LE lendemain, sur le midi, du fond de sa prison, il entendit les trompettes sonner trois fois une chamade; cet appel extraordinaire le jeta dans un grand étonnement, et comme il se creusoit la tête pour s’en expliquer la cause, la grille de son cachot s’ouvrit. On le pria d’en sortir et de monter à son logement pour endosser son habit et son fourniment de grande tenue.

Quand il fut prêt, l’officier et les deux gardes qui, mousquet au bras, l’avoient accompagné le conduisirent dans la cour d’honneur.

Là, quelle fut sa stupéfaction, en voyant la Compagnie en armes, rangée tout au pourtour et formant un carré évidé.

A son arrivée les trompettes sonnèrent de nouveau, et on l’amena dans le milieu réservé, où se tenoient à cheval le capitaine-colonel et son état-major.

Il comprit seulement alors ce qui alloit se passer, et que c’étoit pour lui que la scène se préparoit.

A cette pensée, son âme se révolta; et, promenant autour de lui ses regards hautains, il fit un geste de défi comme pour appeler au combat, et porta la main à son épée; mais subitement un froid glacial parcourut ses veines, et un tremblement visible le saisit. Une sueur de moribond transpiroit sur son visage pâli; il chanceloit, ses oreilles bourdonnoient et siffloient, ses yeux ne voyoient plus, son esprit étoit anéanti.

C’est à ce moment qu’on le fit mettre à genoux.

M. de Villepastour ordonna au lieutenant rapporteur de faire la lecture de l’arrêt expulsant, lui, Patrick Fitz-Whyte, des Mousquetaires de la Garde comme un homme flétri par les lois, convaincu d’assassinat et pendu par contumace en Irlande.

Pendant le rapport de cette sentence la perception et le sentiment lui étant revenus, il avoit caché sa face dans ses mains. De grosses larmes filtroient à travers ses doigts, et des sanglots déchirants s’échappoient de sa poitrine oppressée.

—Mon Dieu! mon Dieu! murmuroit-il comme la nuit précédente dans la forêt, que me réservez-vous donc en l’autre vie, pour me faire celle-ci tant cruelle!

Après la lecture de l’arrêt, le lieutenant qui l’avoit faite s’avança vers Patrick, et lui enjoignit de se relever pour procéder à sa dégradation.

D’abord, on lui ôta par les pieds son sabre, ses aiguillettes et son baudrier; puis on lui arracha ses parements et ses revers, et un à un ses boutons aux armes royales. Puis on le dépouilla de son habit; puis on lui coupa les cheveux ras, comme à un condamné au dernier supplice, et on le revêtit d’une blaude et d’une capuce de grosse toile.

Les trompettes firent retentir l’air de leurs insultantes fanfares.

Et M. de Villepastour alors s’approcha de lui, et du haut de son cheval le frappa trois fois sur les reins du plat de son épée en criant trois fois:—Va-t’en,—sois banni!

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XXX.


HONTEUX de se trouver par la ville dans cet ignoble costume, Patrick accourut en toute hâte à l’hôtel Saint-Papoul.

—Me reconnois-tu? dit-il en entrant à Déborah, qui demeuroit consternée. Regarde, vois ce que les hommes ont fait de ton époux!...

L’ont-ils assez avili? l’ont-ils assez souillé, dis?...

Il n’en put proférer davantage, et tomba évanoui.

—Eh! que vous est-il donc arrivé, mon bon ami? Parlez, Patrick, qu’avez-vous? que vous ont-ils fait, ces méchants? Qui t’a revêtu ainsi de ce bonnet et de ce sac?... Parle-moi, réponds-moi, mon ami!

—Votre ami!... pauvre femme!... Gardez-vous bien de me donner ce nom, que je ne saurois plus accepter; je suis trop chargé d’opprobre! L’infamie est contagieuse, laissez-moi, fuyez-moi désormais!

Vous, noble et pure; moi, bas et ignominieux; moi flétri et flétrissant, nous ne pouvons être liés touts deux. Séparons, il en est temps encore, nos destinées: que la vôtre soit heureuse! que la mienne soit ce qu’il peut plaire à Dieu!... Autrefois, déjà, je vous l’avois bien dit de renoncer à moi; je suis funeste, voyez-vous! Laissez-moi seul rouler d’abymes en abymes; n’enlacez pas votre vie, qui sans moi seroit belle, à ma vie, qui ne sera qu’affreuse jusqu’au bout.

—Pas de désespoir, Patrick, calme-toi. Sois bon pour moi; ne dis plus de ces vilaines choses qui me font tant de mal, et que plus que toi peut-être j’aurois droit de dire. Va, si l’un de nous deux est funeste à l’autre, je ne suis pas assez aveuglée pour ne point sentir que c’est moi: c’est moi qui te nuis; c’est moi la cause première et unique de tes maux; c’est moi qui te suis fatale! Sans moi tu serois encore content et paisible aux bords du Lough-Leane, auprès de ta vieille et tendre mère, qui, sans doute, pleure ton éternelle absence!...

D’ailleurs, que penserois-tu d’un amour qui s’éteindroit avec le bonheur de l’objet aimé? Crois-moi, ce n’est point de l’amour profond et véritable celui qui tombe devant le dévouement. Mon amour pour toi, tu le sais, est durable; il est à l’épreuve de l’adversité; ne le repousse pas.

Va, il n’est pas de plaie dont le ciel puisse frapper l’humanité, qui auroit le pouvoir de m’éloigner de toi. Si tu dois être malheureux, si ton existence doit être à toujours dévorée par les chagrins, comme tu le dis, ce que je répugne à croire, ce qui ne peut être, laisse-moi près de toi. La Providence m’a placée là pour essuyer tes larmes, pour te soutenir dans tes abattements, pour alléger le faix de tes maux en les partageant. Garde-moi!... La solitude double le malheur.

Une compagne c’est un vase que Dieu donne à l’homme pour y verser le trop-plein de ses afflictions.

—Seigneur, répétoit Patrick en se heurtant le front, que je suis coupable! Frappe-moi, sois sans miséricorde! Tu m’as fait le don le plus grand et le plus beau que tu puisses faire à l’homme; tu m’as donné un de tes Anges; et je t’accusois, et je te blasphémois! Pardon, pardon, c’est la dernière fois!... Va, que tes saintes volontés s’accomplissent, je m’incline. Désormais tu peux m’accabler, tu me trouveras résigné à toute heure.

—Écoute, Patrick; après tout, j’aurois tort peut-être de m’imposer à toi, de vouloir m’attacher à ta suite. Si je pouvois penser que mon éloignement te rendît le bonheur, je m’éloignerois, non sans douleur, mais sans murmurer.—Écoute, si tu veux tu me laisseras, tu m’oublieras quand tu seras dans la joie et la félicité; mais, seulement, chaque fois que tu seras malheureux, tu reviendras te jeter dans mes bras, dans les bras de ton amie; je te consolerai.

—Mais toute joie, toute félicité ne me peut venir que de toi, généreuse amie!

Puisque tu veux bien t’immoler, demeure, demeure auprès de moi; ne m’abandonne pas; n’écoute pas ce que je te dis; quand je souffre, alors, vois-tu, je suis fou! Je te dis de me quitter, parce que je voudrois mourir; sentant bien que c’est toi seule le chaînon qui me rattache à l’existence; sentant bien qu’il n’est au monde que toi, mon amie, dont mon âme ne soit pas lasse.

—Si, par un mouvement de générosité que je blâme et que je repousse, tu avois pu exiger notre séparation, tu avois pu désunir notre sort, je ne t’aurois demandé qu’une grâce, une seule que j’aurois implorée à deux genoux: la grâce de venir de temps en temps apporter à tes baisers le fruit de notre amour, l’enfant que je porte en mon sein.

—Terre et ciel! mais que dis-tu,... Déborah?...

—Il ne m’est plus permis d’en douter, Patrick, je suis mère!

—Ah! béni soit Dieu, Déborah, béni soit Dieu! qui m’envoie tant d’allégresse; béni soit Dieu, qui me donne un fils!... s’écrioit Patrick, qui venoit soudain de passer des larmes à la plus folle joie. Il arrachoit et déchiroit son sarrau, et le fouloit aux pieds, il se jetoit dans les bras de Debby, il se pendoit à son col, il l’étreignoit, il lui baisoit le front, il lui baisoit les pieds.

—Ah! je ne croyois pas, ma chère Debby, que tant de bonheur me fût réservé. Insensé que j’étois!... car Dieu m’a-t-il jamais fait un refus! N’est-ce pas lui qui m’a donné une amie et des amours; une amie que les hommes ont voulu m’arracher; des amours qu’ils ont traversées et empoisonnées?

Je le vois bien, maintenant, Dieu est la source de toutes voluptés; le monde, la source de toutes tribulations. Toute la lutte, toute la fatigue est là, vois-tu!—Défendre et sauver des atteintes des hommes les biens que Dieu nous a donnés.

Oh! ce bien-là, je saurai mieux le défendre, ils ne me le détruiront pas!... D’ailleurs, le monde n’a que faire entre un père et son fils: nous le cacherons, nous le déroberons à ses regards comme un trésor qu’on enfouit; nous le tiendrons dans l’ombre et à l’abri de tout contact.

Mon Dieu! mon Dieu! que je suis heureux!... et toi, Debby, l’es-tu heureuse?

—Heureuse et fière, Patrick!

—Tu ne comprends pas peut-être, Déborah, toute l’étendue de ma joie? tu me trouves peut-être léger, puéril; mais, vois-tu, mon plus ardent souhait vient de s’accomplir, mon plus beau rêve se réalise; mon vœu, mon désir constant étoit celui d’avoir un fils dans ma jeunesse. Oh! que m’importeroit d’être père sur le tard de l’existence, d’avoir des fils qui ne me connoîtroient qu’ennuyeux et caduc, qui entreroient dans la vie quand je descendrois dans la tombe; à qui je manquerois juste à l’heure où ils auroient besoin de ma sollicitude; des fils que je ne verrois jamais hommes, que je ne pourrois point suivre en leur carrière, que je ne pourrois point soutenir dans l’adversité.

Je ne veux point de fils qui tremblent à ma voix austère, et qui prennent en pitié mes cheveux blancs, et fassent feu éteint devant moi. C’est un ami que je veux, un compagnon de ma vie qui m’aime et me suive en touts lieux; qui soit jeune comme moi, moi fougueux comme lui; qui partage mes jeux, mes travaux, mes illusions, mes peines, mes plaisirs et même mes débauches; enfin qui n’ait rien de secret pour moi en son cœur, et moi rien dans le mien de secret pour lui.

Comprends-tu mon bonheur, maintenant? Vois, quand j’aurai quarante ans il en aura vingt.

Grand merci, mon Dieu! merci! tu me vois satisfait. Voilà de quoi compenser bien des peines.

Il sera beau comme toi, Déborah; il sera beau comme ton âme! Vous jouerez ensemble; ce sera ta poupée; nous jouerons touts les trois, sans nous contrarier jamais.

Et si le Seigneur fait que ce soit une fille, cela te donnera une amie, une compagne; j’en serai joyeux également; nous la nommerons Kentigerne, autrement ce sera Kildare.

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XXXI.


APRÈS le dîner, Patrick dit à Déborah: Te plais-tu en cette ville, mon amie? te plais-tu en ce pays? regrettes-tu l’Irlande?

—Non, mon ami, je ne regrette point l’Irlande, mais je regrette le ciel, l’air, les arbres et les rochers de Cockermouth-Castle; les courses dans les bois, dans les montagnes; les promenades sur le lac de Killarney; les soleils-couchants de la _Tour de l’Est_, et surtout nos nuits dans le parc et sous le _Saule-creux du Torrent_. Je ne regrette que ce que l’on regrette toutes les fois qu’on quitte les campagnes pour les villes; je ne regrette que ce que j’aurois regretté également à Dublin, si pour y habiter j’eusse quitté nos âpres montagnes de Kerry.

Le séjour des villes est rétrécissant; ces boîtes, ces cages où l’on s’étiole emprisonné, compriment et sanglent l’âme comme un corset: notre esprit se borne entre deux planchers et quatre murailles; notre regard, qui ne peut percer au-delà, se brise et se rabat sur nous-mêmes; nous prenons l’habitude de nous complaire en nous, de nous satisfaire de nous, nous nous amoindrissons, nous nous raccornissons. La vue continuelle des ouvrages des hommes nous rend mesquin et bourgeois comme eux: nous oublions les grands spectacles de la nature, nous oublions l’univers, nous oublions l’humanité, nous oublions tout, hormis nous, et quelques goûts à satisfaire: toute la création n’est plus représentée pour nous que par quelques meubles, quelques chaises, quelques tables, quelques lits, quelques morceaux de toile ou de soie, dont nous nous amourachons, auxquels nous nous attachons comme l’huître au rocher, sur lesquels nous végétons et rampons comme un lichen.

Mon ami, demande-moi si je me plais avec toi, et je te répondrai oui, partout, en touts lieux; mais jamais, je le sens bien maintenant, ni le séjour de cette ville, ni d’aucune autre, ne saura me plaire.

—Ainsi, Déborah, s’il falloit que tu quittasses Paris, tu le ferois sans peines?

—Partant avec toi, je le ferois volontiers, je le ferois joyeuse même, car mon corps languit ici dans l’inertie, et mon âme dans le trouble. D’ailleurs, quoi veux-tu qui m’attache à cette terre? elle m’est aussi étrangère que les steppes de l’Ukraine; je lui suis aussi étrangère qu’un Indien: elle ne porte ni la tombe de mes ayeux, ni le berceau de mes enfants; elle ne me garde pas un seul souvenir.

—Que je suis content, chère amie de te trouver en cette bonne disposition: car, vois-tu, je ne suis plus en sûreté ici; il faut que nous quittions Paris en toute hâte; comme nous nous sommes enfuis d’Irlande, il faut que nous nous enfuyions encore de France.

—S’il en est ainsi, partons, partons, sauvons-nous! J’accepte cette fuite avec joie. Partons, laissons cette terre inhospitalière; je suis prête, Patrick; mais dis-moi, quel danger nous environne, quel péril nous menace, qui nous proscrit?...

—Aujourd’hui, à midi, tu sais, quand j’accourus couvert de ce sarrau de toile me jeter à tes pieds, je venois d’être expulsé ignominieusement des Mousquetaires; et la nuit dernière, cette nuit même, madame Putiphar m’a chassé de Trianon.

Depuis quelque temps, M. de Gave de Villepastour étoit changé pour moi: même avant l’arrivée de la lettre de Fitz-Harris j’avois remarqué cette altération. Tantôt il m’accabloit de caresses, tantôt il me parloit et me traitoit brutalement. Puis, il avoit fini par n’être plus que dur et cruel, et par me poursuivre impitoyablement de sa haine, que je ne sais pas avoir méritée. Il sembloit éprouver une secrète joie à me faire souffrir; il sembloit goûter une vengeance. Et de quoi se vengeoit-il sur moi? l’avois-je jamais blessé, cet homme? Aussi saisit-il avec empressement et colère l’occasion si belle qui vint s’offrir à lui de me persécuter. Il y a un mois il auroit mis autant de soins à étouffer ces accusations qui couroient contre moi, qu’il a mis d’acharnement à les proclamer, à me faire un esclandre ignominieux, à me couvrir d’infamie; mais ce n’est pas là tout encore, mais ce n’est pas là le plus affreux.

En implorant la grâce de Fitz-Harris j’avois eu, chose flatteuse et fort honorable, le don de plaire à madame Putiphar; en un mot, j’avois fait son avantageuse conquête. D’abord je m’étois refusé à croire à tant de succès malgré ses manifestations non équivoques; mais cette nuit mes doutes scrupuleux se sont envolés à tire d’aile pour faire place à la plus solide conviction.

Mon rendez-vous d’hier au soir n’étoit rien moins qu’une partie fine, un souper fin, un bec-à-bec, un duel d’amour. Tout étoit parfaitement combiné pour ma séduction: rien ne manquoit au guet-apens. Je ne sais vraiment comment ma vertu a pu s’échapper saine et sauve à travers tant de pièges, de filets, de traquenards, de collets, de miroirs, de pipeaux, de nasses et de gluaux. Je surmontai tout, je résistai à tout: ma résistance négative l’enflamma: elle voulut me forcer comme on force une fille d’honneur. Peine vaine! je demeurai inexpugnable. Dépitée, ses chaudes amours se métamorphosèrent en colère, en rage, en fureur; elle sonna et fit monter quatre laquais pour me jeter à la porte; mais, grâce à mon épée, j’ai fait une sortie plus triomphante.

Je le sens bien, mais la droiture de mon cœur ne m’a pas laissé libre de ma conduite, j’ai fait à madame Putiphar un de ces affronts que les femmes ne pardonnent jamais: à plus forte raison elle, si haineuse, si rancunière, si vindicative, si inhumaine. Non-seulement je lui ai fait un affront, mais je l’ai bravée dans sa colère; je l’ai narguée; je lui ai rendu sarcasme pour sarcasme. Sans nul doute ma perte est jurée maintenant; je suis un homme détruit, je suis sous le poids de son ressentiment, et son ressentiment est toujours terrible. Cette femme a tout pouvoir en main, tout se ploie à sa parole; elle n’a qu’à daigner faire un signe, et sa volonté est faite; elle n’a qu’à dire, cet homme me gêne, et cet homme disparoît du monde ou de la scène du monde.

Ce qu’il y a de plus fatal pour moi, c’est qu’elle connoît le jugement de mes juges d’Irlande et ma condamnation. Dans son emportement, elle m’a poursuivi du mot de contumax, et m’a rappelé le gibet de Tralée.

Comment cela est-il déjà parvenu à ses oreilles? Il faut qu’elle ait une police bien active, des espions bien aux écoutes, ou plutôt qu’elle en ait été informée par M. de Villepastour: plusieurs choses qui lui échappèrent dans la conversation me porteroient à le croire avec assez de fondement. Elle avoit des projets sur moi; elle sera allée aux renseignements, comme on fait lorsqu’on veut mettre un garçon en ménage.

Grâce à cette circonstance, elle pourra, ce n’est pas qu’elle y tienne, masquer sa vengeance d’un masque honnête; elle pourra sévir contre moi avec plus d’effronterie, sinon avec plus de rigueur.

Tu pleures, Déborah!... N’aie pas peur, mon amie, ne t’effraie point: je ne cherche pas à nous dissimuler le péril où nous sommes; mais quelque proche et quelque imminent qu’il soit, il n’y a pas lieu à désespérer. Devançons le mal qu’assurément on nous prépare dans l’ombre. Sans retard quittons cette ville, fuyons: fuyons! c’est là notre seule ressource, mais elle est infaillible. Il est facile encore de nous soustraire; il ne faut pour cela qu’une prompte détermination et du courage; nous avons l’un et l’autre. Ne pleure pas, ne t’affecte pas, ma bien-aimée; prends confiance en Dieu, qui nous envoie cette tribulation; sa bonté est un océan, n’ayons pas le ridicule de vouloir la sonder avec notre courte intelligence. A qui a-t-il été donné jamais de comprendre ses desseins? Qui sait si le malheur n’est pas un bienfait caché? Qui sait si le pire n’est pas le précurseur du mal, si le mal n’est pas le précurseur du bien, si le bien n’est pas le précurseur du mieux?

—Je te remercie, Patrick, des soins que tu apportes à me consoler, lorsque toi-même as l’esprit plein de désolation. Je te sais gré des efforts que tu as faits tout-à-l’heure pour prendre légèrement, indifféremment, une douloureuse et funeste aventure; tes souffrances ont transpiré à travers ton faux enjouement, et ton sourire contraint m’a fait mal à voir comme un spasme.

Tu ne veux pas que je pleure, Patrick, tu veux, cela est-il possible? que je demeure froide aux maux qui t’accablent, et dont je suis la source, car c’est encore de moi que te viennent tes nouvelles infortunes.

—Toi, Debby, la cause de mes infortunes! quelle folie!...

—Oui, sans moi, sans l’amour que tu crois me devoir, tu te serois laissé aller à la passion que ta beauté, que tes grâces, que ton bien-dire avoient fait naître si violemment en cette femme; au lieu d’être aujourd’hui poursuivi de sa haine, tu serois son jeune favori; tu goûterois à toutes les voluptés, à touts les plaisirs raffinés d’une Cour somptueuse; tu serois le plus honoré et le plus caressé de Versailles; à tes pieds bourdonneroit la troupe flatteuse des courtisans qui viendroient becqueter dans tes mains les faveurs de ta maîtresse. Gloire, fortune, titres, joies, tu aurois tout acquis, tout conquis: ton avenir seroit fait, ton avenir seroit beau! C’est moi qui t’ai détruit tout cela! c’est encore pour moi que tu es immolé!...

—Vous venez, Debby, de me supposer deux sentiments, l’un me rend glorieux et l’autre me fâche tout-à-fait. Il est vrai que pour vous, comme vous m’avez fait l’honneur de le pressentir, je repousserois la femme la plus belle du monde, la plus riche, la plus puissante, l’intrigue la plus _avantageuse_ et qui me feroit le sort le plus brillant; mais il n’est pas vrai, pardonnez-moi cette dureté, que sans vous je me fusse laissé aller à cette Putiphar, que je lui eusse vendu ma jeunesse pour la distraction de ses remords, mes baisers au poids, au marc d’argent, et ma pauvreté, dont je suis fier, pour une opulente infamie. Je ne nie pas que vous ayez développé le bon de mon cœur, que votre amour exquis ne l’ait ennobli; mais j’ai la présomption de penser qu’il y avoit en moi assez de noblesse native pour que, sans vous, sans votre influence, je n’eusse pas été vil et méprisable.

—Vous êtes acerbe avec moi, Patrick.... Veuillez croire que je sais vous estimer; je ne suis point assez impertinente pour me supposer l’auteur de votre délicatesse et présumer que sans vos rapports avec moi vous eussiez été un malhonnête homme; mais, sans fatuité, il m’étoit bien permis de penser que, livré à vous-même, sans liens, sans serments, sans dilection emplissant votre cœur, placé dans la fatale alternative où vous vous êtes trouvé, vous auriez pu préférer manquer à l’exigence de vos vertueux principes et forcer votre répugnance plutôt que de faire un affront sanglant à cette Frédégonde, dont la haine n’est pas d’un assouvissement facile. Eussiez-vous donc été si coupable de préférer des débauches aimables, du faste, des honneurs, à des persécutions cruelles? jeune comme vous l’êtes, de préférer la Cour à un cachot! la vie à la mort, peut-être!

Quoi que ta bonté puisse me dire, elle ne pourra m’ôter la conviction que c’est moi la source unique et funestement féconde de touts tes maux: si tu viens d’être expulsé ignominieusement des Mousquetaires, n’accuse que moi, c’est encore moi la cause de cet atroce supplice; ce n’est point une folie! écoute: Il est une chose que, jusques ici, j’avois cru devoir te taire pour ne point détruire la paix de ton âme, pour ne point te mettre de trouble en l’esprit et de colère au cœur; tu me pardonneras ce silence, qu’il étoit de mon devoir de garder comme il l’est aujourd’hui de le rompre.

Tu ne savois à quoi attribuer le changement survenu tout-à-coup chez M. de Villepastour, son empressement à s’emparer de la lettre de Fitz-Harris, son acharnement à te trouver coupable, à te condamner à la dégradation, à te chasser de sa Compagnie? tu ne savois comment t’expliquer son inhumanité envers toi, qui, si long-temps, avois été l’objet de sa prédilection et de sa protection? tu ne savois d’où pouvoit venir la joie qu’il sembloit goûter à te punir et l’esprit de vengeance qui sembloit l’animer contre toi? Eh bien, Patrick, tout cela venoit de moi seule!... Où, comment et pourquoi, je ne sais; depuis quelque temps il s’étoit épris de désirs et de passion brutale pour ma personne et il me poursuivoit sans cesse de ses honteuses propositions....

—Grand Dieu! que dis-tu? lui, aussi, infâme!... Grand Dieu, n’as-tu donc plus de colère!...

—Ici même, là, sur ce sopha, il m’a livré plusieurs fois d’impudents assauts, il m’a violenté; mais, grâce à Dieu, grâce à mon courage, je l’ai vaincu, je l’ai chassé plein de dépit et de ressentiment, et c’est sur toi qu’il a passé sa rage, et c’est sur toi qu’il s’est vengé!

—Le lâche!...

—Maintenant, tu dois comprendre ces cris d’étonnement que je jetai lorsque tu me conduisis à lui; tu dois comprendre mon emportement et mes invectives contre ce monstre de luxure qui se posoit en juge austère et qui faisoit avec toi de la religion et de la majesté.

Maintenant, tu dois comprendre l’empressement que j’ai mis à accepter ton projet de départ: pouvois-je accueillir indifféremment un moyen si opportun de mettre fin à une intrigue qui commençoit à m’effrayer, qui m’enveloppoit, qui se jouoit de ma résistance et de moi; lutte pénible dans laquelle je pouvois succomber, dans laquelle j’avois tout à perdre, soit que par générosité je te la tinsse secrète, soit que je t’appelasse à mon secours. Ton esprit honnête ne peut se faire une idée de cet homme, d’autant plus redoutable qu’il est têtu; c’est un de ces déterminés pour lesquels il n’est rien de sacré que leurs désirs, et que ni prières, ni pleurs, ni pitié, ni foiblesse, ni justice, ni honneur, ne sauroient toucher et arrêter.

Oui! oui! Patrick, partons, partons en toute hâte! tu as bien résolu; ne demeurons pas plus long-temps en cette Babylone, en cette Capoue; nous nous sommes fourvoyés, nous n’avons que faire ici.—Il faut hurler avec les loups, qui bêle parmi eux sera leur proie!

—Ne crains pas, chère Déborah, que ma détermination s’ébranle; aujourd’hui que je sais que nos ennemis nous sont communs et peuvent se liguer pour mieux nous perdre; aujourd’hui que je te sais mère et que ma tutelle a doublé, aujourd’hui que nous ne nous devons plus à touts les deux seulement, mais au fils que Dieu nous envoie.

Partons, allons chercher au loin une terre moins dissolue, où, si les hommes n’y sont pas meilleurs, au moins y sont-ils moins puissants; une terre où nous n’aurons point à rencontrer d’hommes de notre patrie, de Fitz-Harris, qui viendroient divulguer mon infortune, m’appeler contumax et me reprocher mon gibet de Tralée; où nos enfants n’auront jamais à rougir de leur père et ne seront point flétris de sa flétrissure. Vois-tu même, pour leur faire perdre toute trace de leur origine, nous changerons de noms et nous les tromperons sur le pays de leurs ayeux.

Pour accomplir de pareils desseins il faut une force, une volonté, un courage rare: mais Dieu nous l’a donné ce courage.

Ceux qui en ont eu assez pour s’arracher du toit où ils étoient nés, pour s’arracher aux bras de leur mère, aux rives du lac de Killarney, aux solitudes de Kerry, en auront encore assez pour renoncer au monde, pour divorcer avec tout ce qu’ils avoient connu jusque là, pour renoncer à ce qu’ils ont été et à ce qu’ils pourroient être, pour aller demander une part de soleil, de terre et de fraternité à une de ces peuplades ignorées que la société d’ici appelle sauvages.

Nous puiserons alors en nous-mêmes et dans la nature sublime qui nous entourera des joies et des consolations qui compenseront touts nos sacrifices, qui compenseront toutes nos renonciations, et nous ne demanderons plus à la société des plaisirs faux pour nous étourdir sur les maux qu’elle fait.

La haine est vigilante; sans délai mettons à exécution notre départ. Il faut, Déborah, que demain ne nous trouve plus ici.

—Ordonne, mon ami, je suis prête à te suivre en touts lieux.

—Avant qu’il soit plus tard, huit heures viennent de sonner à l’Abbaye, je vais courir aux Messageries; je retiendrai n’importe quelles places, dans n’importe quel carrosse, pourvu qu’il parte au point du jour, et se dirige vers le midi. Nous nous rendrons à Marseille, ou à Gênes, ou à Livourne; et là nous nous embarquerons pour le lieu de l’univers que nous aurons choisi.

—Va, mon Patrick, et reviens promptement. Montre-toi le moins possible; couvre-toi de ton manteau.—Pendant ce temps, pour distraire mon inquiétude, je préparerai toutes nos valises, que nous clorrons à ton retour. Va, veille bien sur toi, et que Dieu t’accompagne.

—Un baiser, Debby?

—Non, cela donne à la plus brève séparation l’air d’une longue absence. Sois prompt, et tu l’auras au retour.

—Ta main au moins, mon amie?

—Non, tout au retour.

—Partir! sans avoir baisé ce front qui pense à moi, ces mains qui me caressent, Debby; oh non! tu ne le voudrois pas! Cela me porteroit malheur.—On dit que le fer n’entre pas où se sont posées les lèvres d’une amante.

—Oh! alors, que je t’embrasse partout, Patrick, laisse-moi, que je te rende invulnérable! Laisse-moi que je te baise sur la place du cœur.

Déborah s’étoit jetée au col de Patrick; elle l’étreignoit avec passion; elle écartoit, elle ouvroit ses vêtements, et promenoit sa bouche accolée sur sa poitrine.

—Va, pars, maintenant, je suis sans crainte; je t’ai couvert de talismans.

A peine Patrick venoit-il de sortir, à peine la porte de l’hôtel s’étoit-elle refermée sur lui, qu’un bruit confus et des cris répétés au secours! à l’assassin! frappèrent l’oreille de Déborah.

Elle ouvrit précipitamment la fenêtre, et elle reconnut la voix de Patrick et des cliquetis d’épées.

Mais dans la profondeur de la rue obscure elle ne distinguait rien.

Une idée soudaine jaillit en son esprit: elle arracha un rideau, l’embrasa au flambeau, et le jeta par la croisée; sa chute l’enflamma encore; il éclairoit horriblement le lieu de la scène.

Elle apperçut quatre hommes acharnés sur Patrick, quatre fers étincelants dirigés sur sa poitrine; il se défendoit comme un lion.

Déborah à ce spectacle poussa un cri déchirant, et appela Patrick.

—Adieu, Debby, adieu!... Je suis perdu, lui répondit-il!... Adieu pour la vie! Debby, songe que tu es mère!...

—Oui! d’un fils qui te vengera!

Courage, tiens bon; frappe, frappe! je vole à toi, je descends!...

A ce moment Patrick recevoit un coup d’épée dans les reins, et tomboit la face sur le pavé.

Tout cela se passa avec la rapidité de l’éclair.

Quand Déborah sortit à la tête des gents de l’hôtel, le rideau, brûlant encore, jetoit une foible lueur; la rue étoit silencieuse: personne!...

Seulement, dans l’éloignement, un carrosse fendoit l’air.

Elle voulut s’élancer à sa poursuite: mais l’effroi l’avoit brisée, elle tomba évanouie.

Dans sa chute elle heurta et fit sonner un fer; c’étoit une épée ensanglantée: celle de Patrick.

On ramassa l’une et l’autre.

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LIVRE TROISIÈME.

XXXII.


REVENUE de son évanouissement, Déborah avoit été transportée en son appartement.

Elle exigea qu’on la laissât seule, pour trancher court à ces insipides consolations, que peuvent prodiguer des personnes étrangères, consolations aussi banales que les salutations consacrées par la politesse; et elle refusa, malgré toutes sollicitations, les soins d’une garde, pour éloigner d’elle un témoin auquel il auroit fallu qu’elle donnât sa douleur en spectacle, si sa présence ne l’avoit comprimée péniblement.

Elle passa toute la nuit dans un trouble voisin de la folie, accusant de ses malheurs le monde, la Providence, le Destin; leur adressant tour à tour d’amers reproches, les maudissant; et quand elle avoit bien promené sa colère du Ciel à la terre, des hommes à Dieu, elle la tournoit contre elle-même, et faisoit retomber un à un sur sa tête les blasphêmes qu’elle avoit proférés. Elle regrettoit d’avoir reçu l’existence, d’être entrée dans la vie; elle invoquoit la mort. Par un mouvement naturel dans le désespoir, elle se heurtoit le front comme pour le briser, et en laisser échapper les pensées horribles qui s’y entrechoquoient, et elle se frappoit la poitrine comme un prisonnier frappe le mur de son cachot, pour la briser et ouvrir un passage à son âme captive, révoltée contre le corps qui la forçoit à la vie.

Une fois même, dans un paroxysme de délire, elle ouvrit une fenêtre pour s’y précipiter; mais un tressaillement dans ses entrailles lui ayant rappelé subitement qu’elle étoit mère, elle avoit ressenti une profonde horreur de son action, et étoit revenue se jeter sur son lit trempé de larmes.

Toutefois elle se disoit:—Mon fils me saura-t-il gré dans l’avenir du sacrifice que je lui fais aujourd’hui. Après tout, est-ce un don si désirable que l’existence? ne me maudira-t-il pas de lui avoir donné ce jour qu’il ne m’a pas demandé, et pourtant qu’il seroit un crime de lui ravir? et ne me dira-t-il pas, comme je dirois à ma pauvre mère, pourquoi plutôt ne m’avez-vous pas étouffée dans votre sein?

Sur le matin, accablée de lassitude, elle étoit dans un léger assoupissement, quand le bruit de sa sonnette agitée avec force vint l’arracher à ce repos. Craignant que ce ne fût quelque importun personnage; d’ailleurs, étant dans un désordre et dans une absorption d’idées à ne pouvoir faire même le moins faux accueil, elle hésita à ouvrir; mais la pensée, tout absurde qu’elle lui sembloit, que ce pourroit être Patrick sauvé de la mort, lui fit surmonter cette répugnance, et lui donna assez de force pour se traîner jusques à la porte.

Son étonnement fut grand de trouver là Fitz-Harris.

—Quoi! c’est vous, misérable! lui cria-t-elle. Venez-vous chercher encore une victime? Vous n’entrerez pas!...

Elle voulut alors refermer la porte; mais Fitz-Harris plaça son corps dans l’ouverture et l’en empêcha.

—Madame, par pitié ne me chassez pas ainsi!... je suis condamné à quitter la France, je pars; mais avant je viens dire à Patrick, mon vieil et véritable ami, un adieu, peut-être éternel! je viens, le cœur plein de honte, de remords et de reconnoissance, lui embrasser au moins les pieds, lui demander une dernière fois pardon de tout le mal que je lui ai fait, et le remercier de tout le bien qu’il m’a fait en échange. Je lui dois la vie!

—Et lui vous doit la mort!... Fourbe, c’est cela, outragez-moi dans ma douleur! Tournez à plaisir le fer dans ma plaie!... Quel raffinement de barbarie! venir à l’épouse demander à saluer son époux qu’on a tué: car assurément vous en étiez, vous, digne ami, de ceux qui l’ont égorgé?

—Patrick assassiné!... que dites-vous?... O mon Dieu!...

—Lâche, tu joues bien la surprise; tu ne le savois pas, n’est-ce pas, misérable hypocrite, que tu l’as tué, toi ou les tiens, hier, sous mes fenêtres!—Mais tu vas bien toi, tu n’as pas de blessures; ce n’est donc pas dans ton sang qu’il a teint son épée que voici? Ah! pourquoi plutôt ne te perça-t-elle pas au travers de ton cœur perfide!

Fitz-Harris, dès ces premiers mots qui lui confirmoient la mort de Patrick, avoit ressenti une violente commotion; ses jambes avoient fléchi sous lui, et presque en défaillance il étoit tombé à genoux.

La tête abattue sur sa poitrine, il demeura quelque temps silencieux; puis, la relevant et fixant sur Déborah un regard attendri, il lui dit avec un léger accent de reproche:—Je sais que j’ai été très-coupable envers votre époux, madame; que j’ai été mauvais ami, mauvais frère; que j’ai appelé sur lui la dérision et le malheur. Il est vrai que je l’ai trahi, lui si bon et si loyal.—Ma perfidie m’a fait connoître l’étendue de sa générosité! Oh! si du mal que je lui ai fait vous saviez quel remords va sans cesse me déchirant!... Je sens que je porte avec moi un regret qui empoisonne ma vie dans sa source et qui sans doute avant peu la tarira!—Il est vrai que, poussé par mon instinct envieux, j’ai été traître, bassement traître; mais est-ce une raison, madame, pour me charger de son meurtre? Du méchant à l’assassin n’y a-t-il pas quelques degrés?...

Moi, ton meurtrier, Patrick! horreur!... Oh! le ciel m’est témoin que je n’avois autre désir que de racheter ma conduite passée envers toi, que d’expier ma trahison par toute ma vie!

Pauvre ami, je ne te reverrai donc plus! Quoi! je t’ai perdu sans que tu m’aies accordé un solemnel pardon! Mais du haut du Ciel, comme de la terre, tu peux me pardonner, et je t’implorerai si bien que tu m’exauceras!...

Il y a de ces cris du cœur, de ces accents de vérité auxquels on ne peut être trompé, parce qu’ils ne sauroient être contrefaits: aussi, Déborah sentit-elle à ces paroles prononcées avec effusion qu’elle étoit allée trop loin dans sa colère contre Fitz-Harris, et lui dit-elle avec plus de modération:—J’en conviens, monsieur, j’ai mis sans doute trop de véhémence dans mes suppositions; mais vos actions antérieures n’y avoient-elles pas donné lieu, et ne les justifient-elles pas? L’assassin n’est pas celui-là seul qui se sert d’un poignard ou qui frappe le coup; et dans l’horrible catastrophe qui vient de me ravir mon époux, votre noirceur à son égard n’a certainement pas été sans influence.

Fitz-Harris fit alors quelques questions sur la mort de Patrick; mais Déborah n’y répondit point.

—Pourquoi faut-il, madame, que je sois proscrit à cette heure, et que je ne puisse, dans cette pénible circonstance où vous restez tout à fait isolée sur une terre étrangère, peut-être même environnée d’ennemis, vous offrir ce que tout homme peut et doit offrir à une femme: appui et défense! Cependant, dans ma disgrâce, si vous aviez le désir de quitter la France, je pourrois, ce me semble, vous rendre quelques services; je serois heureux et glorieux que vous daignassiez les accepter.

Je retourne en Irlande; votre intention seroit-elle d’y retourner aussi? Je pourrois vous accompagner durant le voyage, et vous épargner touts les soins matériels, et surtout toutes les positions désagréables où se trouve quelquefois en pareil cas une jeune et belle personne comme vous.

Souhaiteriez-vous de vous retirer ailleurs? Pour vous je renoncerois avec joie à revoir ma patrie; je vous suivrois n’importe en quel lieu pour vous plaire; je m’attacherois à vos pas, à votre destinée!... Tout mon orgueil et toute ma félicité seroient d’être votre esclave humble et obéissant!...

Disposez de moi, je me livre à vous en expiation.

—Je l’avoue, il me seroit doux, abandonnée, esseulée comme je le suis, d’avoir un ami qui m’aideroit à me retirer de l’abyme où me voici plongée; j’avoue que cet ami me seroit bien agréable, ayant le projet de me rendre à Genève pour soustraire à la rage des ennemis de Patrick, qui sont les miens, moi et l’enfant que je porte. Dieu veuille que ce soit un fils, et qu’il soit le vengeur de son père! Mais je ne puis rien accepter de vous, que j’abhorre. Toute relation avec vous seroit criminelle.

Portez ailleurs votre perfidie. Je vous défens formellement, en quel temps et en quel lieu que ce puisse être, de vous représenter devant moi, et de me souiller de votre voix et de votre regard.

—Au nom de Dieu, madame, soyez plus humaine! Jetez un voile épais sur mon passé, dont je gémirai secrètement toute ma vie! Acceptez sans scrupule mon dévouement; ne m’ôtez pas ce seul moyen en mon pouvoir de réparer mes torts si grands envers vous.

—J’ai dit; je n’en ferai rien; ne vous obstinez point; partez, vous avez toute mon exécration!

—O mylady, que vous êtes loin d’avoir la générosité de votre époux!

—Je ne pardonne jamais.

—Au nom du ciel, mylady, pardonnez-moi. Pardonnez une faute dont je suis repentant! Ne me laissez pas partir chargé de votre ressentiment. Grâce! grâce!

—Non, jamais!... Si j’étois homme, je vous frapperois de cet épée; je suis femme, je n’ai que les armes des vieillards; je vous maudis!... Sortez!... Abomination sur vous!

—Mêler aux remords qui me rongent, mylady, votre malédiction, c’est me tuer!... Vous répondrez de ma vie devant Dieu.

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XXXIII.


APRÈS l’expulsion de Patrick, M. le marquis de Gave de Villepastour vint trouver madame Putiphar.

—Bonjour donc, adorable marquis, lui dit-elle agréablement en lui tendant à baiser une main si chargée de bagues qu’elle sembloit un écrin.

—Je vois avec plaisir, madame, que je ne suis point encore tombé en votre disgrâce: vous faites si lestement toilette neuve de sentiments qu’avec vous on est toujours dans l’anxiété de savoir si l’on est dessus ou dessous le pavois.

Ce pauvre Patrick a fait promptement une rude cascade de votre tendresse à votre haine. Savez-vous que vous n’avez pas été longue à vous en désenamourer. Que peut donc vous avoir fait ce brave garçon?

—Marquis, foi de Reine, il m’a manqué de respect.

—Fi, le vilain!... Jusques où, madame?...

—Jusques à la ceinture.

—Ah! l’éhonté.... Vous avez fort bien fait, madame, de châtier ce libidineux: c’est une carie pour la Cour et la ville que ces gents contagieux. Il est temps, ou le monde va tomber en dissolution, de mettre un frein aux mœurs équivoques, et de les arrêter dans leur débordement. Avant peu, madame, si tout marche des mêmes erres, on n’osera plus, par n’importe quelle anse, toucher à une femme, croquer des pastilles, ouvrir un livre, s’asseoir dans un fauteuil; et, pour n’être pas violé, il faudra s’enfermer dans une cuirasse. Dernièrement dans un prône, voyez jusques où s’étend la perversité de notre âge de fer,...

—Marquis, dites plutôt de vif-argent.

—....un frère prêcheur crioit:—C’est par pur libertinage que les enfants d’aujourd’hui vont en nourrice.

—Qu’y faire? Ce sont nos philosophes qui perdent tout.

—Surtout nos philosophes économistes.

—Il faut se donner de garde en échenillant un arbre d’en faire choir les fleurs: en secouant les préjugés, ils ont secoué la vertu.

—Ils ont tout secoué, madame.

Ma visite, noble Reine, je ne veux point biaiser, n’est pas tout à fait désintéressée: je vous ai aidée avec dévouement à venger les mœurs, je viens vous prier de daigner m’aider à les venger à mon tour.

—Que voulez-vous?

—Une lettre de cachet.

—Pour qui?

—Pour une femme.

—Sans doute, l’amante de notre sauvage? Vous auroit-elle aussi manqué de respect, marquis?

—Justement.

—Jusques où, marquis?

—Jusques où vous voudrez, madame.

—Et vous voulez faire claquemurer cette bégueule, sot que vous êtes, maintenant qu’elle est libre? Qui vous gêne? Un homme ne peut-il pas toujours vaincre une femme? Du cœur, marquis, et vous en viendrez à honneur.

—Merci, madame; qu’un plus habile marin débouque ce pertuis; pour moi j’en ai donné ma part aux chiens, j’y renonce.

—Mais c’est donc une forteresse?

—Oui, madame, et sans pont-levis. C’est une impénétrable forêt de préjugés et de vertus provinciales à égarer et à lasser la plus rude meute de chasse.

—Ah! la belle fait ainsi l’inviolable.... Nous la formerons, marquis.

Dites-moi, est-elle vraiment belle?

—Très-belle, madame, pleine de grâce et d’esprit.

Tenez, voici son portrait, qui a été trouvé à la caserne dans la chambre de Patrick.

Elle a surtout cette hypocrisie angloise qui a tant d’attraits pour nous autres François blasés du dévergondage de nos femmes.

—Si cette miniature ne ment pas, c’est tout de bon une charmante enfant. Marquis, je me charge de votre vengeance, et j’y ajoute la mienne: car je ne suis pas pour elle sans quelque rancune. Laissez-moi faire, et vous serez bien vengé.

—Madame, je vous baise les mains, et me repose sur vous: vous êtes experte en cette matière: ma cause ne sauroit avoir meilleur défenseur; mais seroit-ce une indiscrétion de vous demander quel châtiment vous réservez à la coupable?

—Oh! ceci, mon beau, est un secret.

—Un secret, bellissime, entre vous et moi?

—Que vous importe? vos mœurs seront vengées!

—Ma présomption m’avoit poussé à me croire plus près de votre confiance; madame, ne vous complaisez pas à vous faire des demi-amis: les demi-amitiés, c’est ce qu’il y a de plus funeste au monde.

—Tout doux, marquis, ne vous blessez pas; vous savez que nous vous aimons, on vous dira tout, vilain curieux!

Mes ennemis, et ils sont nombreux, outrés de la faveur et de l’empire que, malgré la perte de son amour, j’ai conservés chez Pharaon, chaque jour font de nouveaux efforts et de nouvelles trames pour me perdre auprès de lui. Depuis un mois surtout ils se sont acharnés de plus belle, et ont imaginé, c’est la vingtième fois peut-être, pour le détacher de moi, de lui ménager des rapports avec une certaine jolie intrigante. J’en ai d’abord pris de l’alarme, mais aujourd’hui j’ai presque l’assurance qu’elle ne me supplantera pas: Pharaon m’en a mal parlé; il la trouve sans esprit; elle l’ennuie. Pour l’en dégoûter parfaitement, la moindre nouveauté suffiroit; mais nous sommes dans la disette; au Parc il n’y a que deux ou trois petites filles que l’on élève à la brochette, mais rien de mur à cueillir. Ne vous semble-t-il pas....

—Oh! la délicieuse idée! Oh! la divine inspiration, madame!

—Vous ne pensez pas que cette fille puisse être ou puisse devenir dangereuse pour moi? Ce n’est pas une personne habile, dissimulée, ambitieuse?

—Soyez tranquille, madame, c’est une enfant ignorante de tout; d’ailleurs, pauvre, étrangère, abandonnée, que voulez-vous qu’elle fasse? Je redouterois plutôt son sot orgueil.

—Que ceci ne vous inquiète point: c’est l’affaire de _La Madame_, elle la dressera. Allez, beau merveilleux, on en a dompté de plus rebelle.

Madame Putiphar sonna, et fit alors appeler le valet de chambre Lebel, intendant secret des plaisirs honteux et royaux, et lui dit: Nous avons enfin trouvé chaussure à notre pied! Vous ferez dès aujourd’hui même prendre....

Marquis, la demeure?

—Hôtel Saint-Papoul, rue de Verneuil.

—Une jeune personne, Irlandoise ou Angloise.... Son nom, marquis?

—Elle se nomme Déborah de Cockermouth-Castle: mais, là, elle doit être appelée simplement lady Patrick Fitz-Whyte.

—Vous entendez bien ceci, mon cher Lebel; allez, et ne laissez pas échapper cette proie: vous m’en répondez sur la vie.

—Madame, nos ordres seront ponctuellement exécutés.

—Eh bien, marquis, êtes-vous satisfait?

—Madame, je suis aux Anges! et ne sais comment vous exprimer ma gratitude. Permettez que j’embrasse vos pieds!...

—Non: donnez votre bouche discrète, que je la baise; et pour l’amour qui depuis si long-temps vous brûle, venez ce soir souper avec moi.

—Oh! J’en mourrai, madame!...

—Non, marquis, vous n’en mourrez pas.

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XXXIV.


AYANT définitivement arrêté son projet de se retirer à Genève, Déborah se rendit à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, son église de prédilection, pour prier Dieu de bénir son dessein ou de lui en inspirer un autre si celui-là ne lui pouvoit être agréable.

A l’entrée du chœur, agenouillée, prosternée jusques à terre, le front appuyé sur ses doigts entrelacés, elle pleuroit, et le pavé devant elle étoit mouillé de ses larmes.

Quatre hommes à mine sinistre rôdoient à l’entour, et de temps à autre chuchotoient entre eux. Celui qui sembloit le capitaine promenoit sans cesse ses regards de lady Déborah à une miniature qu’il tenoit à la main, comme s’il eût été occupé à faire une confrontation.

Une querelle s’étant élevée entre eux, le bruit de leur voix arracha Déborah à son abstraction; elle se releva, jeta les yeux de leur côté et les détourna aussitôt avec un mouvement de surprise et d’effroi.

A peine s’étoit-elle prosternée de nouveau contre les dalles, afin de cacher son trouble, qu’un des hommes s’approcha doucement et lui jeta dessus un vaste manteau. Ils la roulèrent dedans, l’enveloppèrent comme on fait d’un cadavre, et l’emportèrent sur leurs bras malgré ses cris et ses sanglots étouffés.

Au portail, ils la jetèrent dans un carrosse qui les attendoit, et les chevaux partirent au galop.

Ensevelie ainsi, Déborah seroit morte; ils la désenveloppèrent aussitôt, et lui mirent seulement un bandeau sur les yeux.

Quand ses esprits lui furent revenus, elle demanda en quels lieux on la conduisoit; les hommes ne lui répondirent point, et durant toute la route ils ne proférèrent pas une parole.

Après avoir fait mille détours et mille circuits, sur la fin du jour le carrosse s’arrêta; une porte et la portière s’ouvrirent; on invita Déborah à descendre, en la guidant par la main, mais elle s’y refusa en disant: Je ne bougerai pas que je ne sache où vous m’entraînez.—On l’emporta de force jusque dans un vestibule; là, entendant un lourd guichet se refermer derrière elle, épouvantée, elle poussa un cri déchirant, et tomba défaillante sur les genoux.

—Au nom de Dieu, répétoit-elle, joignant ses deux belles mains, ayez pitié de moi, ne me tuez pas sans m’entendre! car je sais bien que je suis destinée à la mort, car je sais bien qu’elle est suspendue sur ma tête; j’ai senti le vent de la hache. De grâce, ayez pitié de moi! Ce n’est pas que je redoute le trépas, ce n’est pas que je tienne à la vie maintenant qu’on m’a tué mon époux! Ce n’est pas que je sois lâche; non! non! j’ai assez de courage pour mourir! ce n’est pas pour moi que j’implore pitié, c’est pour l’enfant que je porte en mes entrailles, car je suis mère!... ayez pitié de lui!...

Tout resta muet autour d’elle, et sa voix seule, grossie par l’écho, gronda long-temps dans l’escalier sonore.

—Suis-je au désert que rien ne répond à mes larmes, ou parlé-je à des tigres!... On ne vous a point commandé un double meurtre; grâce pour mon enfant! Vous n’avez pas à craindre que votre proie échappe; jetez-moi dans un cachot jusques à l’heure de ma délivrance, et sitôt que mon fruit sera sorti de mon sein, vous y plongerez vos couteaux!

Comme elle achevoit les derniers mots, un bras entoura ses épaules, une bouche se posa sur la sienne et couvrit ses joues de baisers. Déborah poussa un cri, et ce long râlement guttural expression violente du dégoût. Alors une voix de femme lui dit:—Ne craignez rien, madame, on n’en veut point à vos jours, on ne vous conduit point au supplice; vous n’êtes entourée ici que de gents qui vous aiment. Relevez-vous et calmez-vous, ma bonne amie. Allons, valets, conduisez mylady en son appartement.

Après avoir monté l’escalier et entendu crier plusieurs serrures, tout-à-coup son bandeau fut enlevé, et elle se trouva au milieu d’une chambre, face à face avec deux vieux domestiques en livrée verte, si laids et si difformes qu’elle recula épouvantée et fut se jeter le visage sur un sopha.

—Mademoiselle, nous vous appartenons, nous avons l’honneur d’être choisis pour votre service, lui dirent alors ces deux magots en lui faisant la révérence, nous vous sommes dévoués à toute heure. Lorsque vous aurez besoin de nous, vous n’aurez qu’à sonner. Désirez-vous quelque chose en ce moment?

—Oui. Je vous somme de me dire en quel repaire je suis, et quels animaux vous êtes?

—Appaisez-vous, mademoiselle, vous n’êtes point ici en péril. Nous sommes d’honnêtes serviteurs.

Dans une heure nous vous apporterons à souper.

—C’est inutile, messieurs; à d’autres votre poison!

Au bout d’une heure, en effet, les mêmes valets servirent à Déborah un excellent souper; malgré leur instance, elle ne voulut pas s’en approcher, et quoiqu’elle fût mourante de soif elle n’accepta pas même un verre d’eau. Le couvert enlevé, une duègne vint l’inviter à se coucher; et l’ayant aidée à se déshabiller et à se mettre au lit, elle lui souhaita une bonne nuit, et emporta la bougie.

La fatigue et le chagrin l’assoupirent bientôt; mais dans le milieu de la nuit elle s’éveilla au dénouement d’un rêve pénible, et dans la solitude tout l’affreux de sa position se peignit à ses yeux et la replongea dans la plus vive inquiétude. Elle se creusoit la tête pour découvrir en quel lieu, en quelles mains, et au pouvoir de qui elle pouvoit être. Le luxe des meubles, les valets, les soins, l’égard avec lequel on sembloit la traiter, ne lui permettant pas de se croire en une prison, et en outre un air pur de campagne, et une odeur de vacherie, qui plusieurs fois l’avoient frappée dans le carrosse durant le trajet, lui ayant donné la presque certitude qu’elle étoit éloignée de Paris, elle s’étoit mis en l’esprit qu’elle avoit été enlevée par les ordres de M. de Villepastour, et transportée dans une de ses maisons de plaisance.

D’heure en heure, elle s’attendoit à le voir paroître, et se préparoit à la plus opiniâtre résistance. Résolue à subir la mort plutôt que le moindre outrage, elle étoit désolée de se trouver sans armes, et poursuivie du regret de n’avoir point dérobé un couteau sur la table du souper.

Pour éviter toute surprise, et se tenir mieux sur ses gardes, elle se leva, ouvrit la fenêtre, qui donnoit sur un jardin, passa toute la nuit à faire le guet contre la porte de sa chambre et à écouter attentivement sonner les heures pour voir si elle ne reconnoîtroit point le timbre de quelque horloge. Personne ne vint: et dans la profondeur du silence, elle n’entendit au sommet des tours que des voix étrangères mesurer le passé, qu’elle maudissoit, et annoncer l’avenir qui l’emplissoit de terreur.

Le matin, quand les duègnes entrèrent dans sa chambre, elle la trouvèrent endormie sur le sopha, où, sans doute, le sommeil l’avoit surprise; elles lui mirent au pieds de jolies pantoufles brodées, en la priant de vouloir bien descendre avec elles, ce qu’elle ne fit pas sans hésitation.

Après avoir passé par un bel escalier et des corridors ornés de sculptures et de fleurs, elle se trouva dans une petite salle de bain revêtue de stuc et de marbre d’Alep.

Une baignoire de marbre pareil fut aussitôt emplie d’une eau tiède et parfumée, et les duègnes l’y plongèrent.

Peu d’instants après, en riche négligé du matin, entra une dame, sur le retour de l’âge, dont la figure étoit commune mais les manières fort distinguées. A un signe qu’elle fit les deux servantes se retirèrent, et alors elle vint s’asseoir tout à coté du bain.

Dès les premières paroles qu’elle prononça Déborah reconnut sa voix pour être celle de la femme qui la veille lui avait parlé en l’embrassant.

D’abord elle s’informa d’un air affable de l’état de sa chère santé, et comment elle avoit passé la nuit, puis elle l’engagea à se défaire de toutes ses craintes.

—Vous êtes ici en sûreté, ma charmante comtesse, vous n’avez pas à redouter la plus légère égratignure, lui disoit-elle d’une bouche mielleuse, je suis la surintendante de cette maison, et je vous le jure sur l’honneur; bien loin de là, vous ne trouverez ici que des gents empressés à vous plaire et à satisfaire vos caprices et vos désirs.

Avez-vous quelque soupçon de la ville que vous habitez et du lieu où vous êtes?

—Non, madame.

—Êtes-vous allée quelquefois à Fontainebleau ou à Versailles?

—A Versailles, seulement, madame.

—Avez-vous été présentée à la Cour? Connoissez-vous le Roi? l’avez-vous vu?

—Jamais, madame.

—Puisque vous vous prétendez enceinte, vous avez sans doute un amant?

—Avant-hier on me l’a tué!

—Pauvre enfant!... allons, courage, nous ferons tout pour vous consoler.

—Permettez-moi de récuser à l’avance toutes consolations, je les considérerois comme autant d’outrages.

J’ai répondu avec franchise et complaisance à vos questions, madame; j’espère que vous voudrez bien me traiter avec un pareil égard, et que vous daignerez répondre à celle que je vais vous adresser. Suis-je accusée ou coupable de quelque crime?

—Non pas, que je sache, mylady.

—Alors de quel droit, contre toute justice, s’est-on emparé de moi et m’a-t-on entraînée et emprisonnée dans cette demeure?

—Pour vous sauver de l’abandon où vous étiez, isolée et étrangère; et du besoin où vous auriez pu tomber, et où il n’est pas séant de laisser tomber une fille de noble et haute famille.

—L’intérêt qu’on me porte est trop violent, madame; c’est un zèle indiscret et insultant que je blâme et repousse. Mais pourrois-je au moins savoir qui professe une si exorbitante bienveillance pour moi? Au nom de qui m’a-t-on conduite en ce refuge? quel est ce refuge et quel sort m’y attend?

—Vous le voyez, j’en suis désolée, mylady, mais je ne puis encore vous satisfaire sur touts ces points. Dans quelques jours vous saurez tout.

—Ce mystère ne sauroit être que ridicule ou criminel, et je vous fais l’honneur de vous estimer trop grave pour prendre part à une stupide mascarade, ou trop honnête pour vous prêter à un infâme complot. Suis-je ici, répondez-moi, en une prison d’État?

—Ce séjour, mylady, a-t-il l’air d’un donjon? et moi, ai-je l’air d’un geôlier?

—Serois-je dans un couvent?

—Peut-être.

—Je vous en prie, madame, ne me laissez pas dans cette mortelle inquiétude. C’est un tourment affreux. C’est une angoisse que je ne pourrois supporter long-temps. Vous prétendez n’avoir rien à cœur que mon bien-être et ma joie: je ne vous demande qu’un peu de pitié. Votre silence confirme mes soupçons: allez, je sais tout; faites du secret tant que bon vous semblera!—Je suis ici au pouvoir de votre sieur le marquis de Villepastour.

—Non, mylady, il n’est rien de cela.

Ici, _La Madame_, feignant l’indécision, se tut et parut se recueillir quelques instants. C’étoit une fine bohême. Depuis long-temps elle brûloit d’impatience de faire un de ces mensonges ordinaires dont elle usoit avec ses _élèves_; mais elle tardoit, et se faisoit prier et supplier afin de lui donner un air plus grand de vérité et de confidence. Enfin, elle reprit:—Écoutez, ma chère amie, j’éprouve pour vous un sentiment de tendresse que dès l’abord vous m’avez inspiré; vous me semblez bonne, je veux l’être avec vous. Mais promettez-moi une entière discrétion; car, en révélant ce qu’il seroit de mon devoir de vous taire encore long-temps, je cours le plus grand danger. Pour vous complaire je vais commettre une grosse faute, ma noble amie, mais je vous aime trop pour vous faire un refus. Un riche seigneur françois, le comte de Gonesse, vous ayant vue plusieurs fois je ne sais où, et ayant conçu pour vous l’amour le plus ardent et le plus généreux, afin de vous soustraire à la méchanceté de vos ennemis, et de vous mettre hors des périls qui vous environnoient, vous a fait amener ici mystérieusement; vous êtes aux Trois-Moulins, aux portes de Melun, dans une de ses retraites d’été dont j’ai la garde et l’intendance. Il seroit impossible de vous découvrir en ce lieu aussi secret qu’inviolable. Vous pourrez maintenant dans cette paix profonde goûter une vie délicieuse, et abandonner votre âme à toute la volupté du regret et de la mélancolie.

—Madame, vous me permettrez de ne point croire à cette fable.

—Mylady, je vous proteste devant Dieu et sur les cendres de mon père que cela est la vérité pure.

—Refuser de me rendre à un pareil serment ce seroit vous accuser d’une perfidie et d’une scélératesse dont la pensée seule m’épouvante: je préfère, madame, ajouter foi à votre histoire. Mais quelles vues a-t-il sur moi, ce comte de Gonesse? Que me veut-il?

—C’est un homme sensible et magnifique, il n’a d’autres désirs que de vous couvrir de sa protection.

—Les hommes pleins d’un pareil désintéressement ne sont pas abondants aujourd’hui. J’ai l’orgueil de me croire capable d’apprécier à son prix tant de vertu et de lui vouer toute l’admiration et la reconnoissance qu’elle mérite. Mais me donner sa protection n’est pas un but: quels sont ses projets?

—Son ambition est de vous faire partager son amour.

—Je ne le partagerai jamais! mon âme est descendue dans la tombe de mon époux.

—Et par la suite, lorsqu’il en sera digne à vos yeux, il vous offrira sa fortune et sa main.

—Que je repousserai. J’ai fait des vœux que je ne parjurerai point. J’ai mon époux à venger, et je me dois à l’enfant que je porte.

—Quelle que soit l’excellence de vos sentiments austères, vienne le temps et ils seront modifiés. On ne peut demeurer toujours en un triste et déraisonnable veuvage.

Allons, ma belle, si vous ne voulez vous affoiblir, il est temps de sortir du bain.

Reposez-vous sur ma bienveillance. Ma bonté et ma prévenance pour vous seront sans borne. Mon cœur et ma main vous sont ouverts. Soyez en paix, il ne vous arrivera rien de fâcheux tant que vous serez auprès de moi. Je vous aime tant! vous êtes si jolie! Laissez que je dérobe un baiser sur votre front candide. Que votre col est gracieux! vit-on jamais épaules plus blanches?

_La Madame_ pour capter son amitié s’efforçoit ainsi de paroître affable. Elle la traitoit avec touts les soins possibles et touts les égards imaginables pour se ménager ses faveurs dans la suite, et la mettre dans la nécessité de faire sa louange auprès de son maître.

Alors elle l’aida à sortir de l’eau, et quand elle fut levée elle voulut lui faire tomber le linge qui l’enveloppoit, mais Déborah le retint de ses deux mains.

—Allons, ma fille, rejetez ce linge humide, pour que je vous essuie. Auriez-vous peur de paroître nue devant moi, devant votre mère? Que vous êtes enfant!

Déborah devint pourpre et baissa les paupières.

—Fi donc! rougir! la pudeur est faite pour les laides, mais non pour vous. Soyez glorieuse de tant de beautés. Ne craignez pas de faire connoître touts vos avantages. Quel dommage d’ensevelir tout cela dans un fourreau de toile! quel dommage de cloîtrer dans un corset ce beau sein, qui glisse sous ma main et lui résiste comme un marbre poli! Je ne puis m’empêcher d’y porter mes lèvres! Pardonnez-moi ces baisers, c’est l’admiration qui me les arrache.

—Je vous en prie, madame, laissez-moi me vêtir; et calmez, s’il vous plaît, cet excès d’admiration. Vos regards s’arrêtent sur moi avec trop de complaisance. Vous me couvrez de honte.

—Mylady, vous êtes faite d’une façon divine, vous êtes faite comme un vase précieux: votre taille est semblable à son col évasé, et vos hanches à son renflement. Vos hanches sont si amples, que c’est tout au plus si je puis les entourer de mes bras....

—Laissez-moi, madame! vous vous oubliez, arrêtez! vous dépassez toutes bornes!...

Déborah, la main appuyée sur le front, repoussoit la tête de _La Madame_, qui s’étoit agenouillée devant elle, et l’étreignoit comme si elle eût imploré une grâce.

—Ne vous fâchez point, ma bonne amie, je n’ai pas le moindre désir de vous blesser. Le hasard seul a égaré ma bouche. Je vous en demande pardon. Je sais trop le respect qu’on doit aux jeunes filles, pour jamais chercher à en abuser. Mais ne défendez pas au moins quelques privautés sans conséquences à votre surintendante prête à se consacrer entièrement à vous; mais ne lui défendez pas au moins les regrets. Hélas! que ne suis-je ce que je voudrois être, un beau jeune homme aimé de vous. Heureux comte de Gonesse! que de charmes délicieux vous sont réservés! quel choix plus délicat eussiez-vous pu faire? Oh! je suis jalouse de ce choix!...

A quoi bon ce vœu stérile d’être un beau jeune homme? les jeunes hommes qui n’ont pas en leur pouvoir touts les amours, toutes les voluptés. Mon souhait devoit être de vous plaire. Je vous en avertis, je tiens à votre affection, et je ferai tout pour la gagner.

—Je n’ai jamais refusé mon affection à quiconque m’en a semblé digne, et j’ose espérer, madame, que vous y aurez beaucoup de droits.

—Si vous voulez, mylady, de votre gardienne que je suis vous ferez votre esclave. Au revoir, ma belle, j’irai vous rendre visite incessamment, peut-être ce soir. Appelez vos suivantes, qu’elles vous reconduisent chez vous, où votre déjeuner doit être servi. Vous aurez aujourd’hui la compagnie de mes deux sous-maîtresses.

Déborah trouva effectivement dans sa chambre une table de trois couverts abondamment pourvue de viandes froides, de hors-d’œuvre et de bouteilles. En attendant ses deux convives elle s’accouda pensive à la fenêtre. Réfléchissant à ce qui venoit de lui être révélé, elle se demandoit si elle devoit croire à ce comte de Gonesse; ce que pouvoit être cet homme; si réellement, dans son abandon, le ciel lui avoit envoyé un protecteur puissant, et, si ce n’étoit par générosité, quel sentiment avoit pu pousser cet inconnu à la faire enlever; quel sort lui étoit préparé, et quel salaire lui seroit demandé en retour de ce dévouement.

La conduite de _La Madame_ au sortir du bain lui repassoit aussi dans l’esprit. Ses caresses, ses compliments outrés, ses attouchements, ses regards enflammés, ses baisers indiscrets, son trouble, ses spasmes, ses galanteries, tout cela lui sembloit bien étrange. Dans son souvenir, elle ne pouvoit le comparer qu’aux caresses amoureuses de Patrick, et pour elle ce n’en devenoit que plus inexplicable; la noble enfant étoit ignorante de toute dépravation.

Rarement celui qui plante et qui sème a les prémices de la récolte. Les fruits et les graines qui se vendent en nos marchés ne sont que les restes des insectes, des bêtes fauves et des oiseaux. C’est ainsi que Pharaon, en se fondant, à grands frais, un _harem_, n’avoit fait autre chose que d’en élever un à _La Madame_, qui prélevoit une grosse dixme anticipée sur ses odaliques. Il n’arrivoit à sa couche royale que le dessert de la servante.

Après un moment de rêveries, il vint dans l’esprit de Déborah la fantaisie soudaine d’examiner son appartement, qu’elle n’avoit point encore visité. Les murailles étoient couvertes de gravures encadrées et de peintures; elle s’en approcha, et recula d’étonnement et de dégoût; ce n’étoient que des nudités, des débauches, des scènes lascives, dont une lui donna l’intelligence des manières de _La Madame_ à son égard, et de ses paroles ténébreuses.

Ces ordures ne lui permirent plus de croire à la vertueuse générosité du comte de Gonesse. Elle comprit qu’elle étoit tombée entre des mains infâmes, et peut-être même en un lieu de prostitution. A cette idée, son âme se révolta; son énergie naturelle lui revint, elle résolut de tout braver, d’opposer à tout une volonté opiniâtre et indomptable, et de lasser tellement par son humeur farouche qu’on fût dans la nécessité de lui rendre son indépendance.

Pleine de colère et de désespoir, elle courut à la porte d’entrée, la ferma au double tour et au verrouil, puis décrocha un à un les tableaux et les précipita par les fenêtres. Leur chute et le bruit des glaces qui se brisoient firent un vacarme effroyable. Sur la cheminée et sur les meubles étoient des statuettes et des groupes de biscuit de porcelaine représentant aussi des obscénités, elle les brisa avec non moins de fracas. Dans un des coins du logement se trouvoit une armoire vitrée emplie de livres licencieux; lorsqu’elle en eut parcouru les intitulés, elle les envoya touts rejoindre les tableaux en débris sur le pavé de la cour.

A ce vacarme extraordinaire, les domestiques et _La Madame_ accoururent à la porte de l’appartement de Déborah, et heurtèrent à coups redoublés.—Ouvrez, mylady, dit _La Madame_; que vous est-il donc arrivé, ma belle enfant? qu’avez-vous? ouvrez-moi donc, à moi, s’il vous plaît!

—Je n’ouvrirai point! répondit-elle.

—De grâce, dites-moi, que voulez-vous? on vous obéira. Si quelque chose vous déplaît en votre logement, on vous le changera. A-t-on manqué aux égards qui vous sont dus? Je vous en supplie, ne jetez plus rien par les croisées. Appaisez-vous. Mais répondez-moi donc, mylady! ouvrez-moi!

—Oui, je vous répondrai que vous êtes une femme abominable, et que vous faites un métier aussi abominable que vous! Vous êtes mal venue avec moi, vous n’aurez pas toutes vos aises. Je vous foule aux pieds vous et vos piéges! Vous avez beau entourer ma jeunesse d’images obscènes, vous ne la corromprez pas! Vous m’avez menti, je ne suis point chez le comte de Gonesse, un honnête homme, je suis chez un gueux! Je suis dans une de ces maisons qui n’ont point de nom pour une bouche pudique, et vous me destinez sans doute au trafic de mon corps et aux plaisirs des passants.

—Au nom des saints Anges, mylady, je vous l’affirme, croyez-moi, toutes vos appréhensions sont fausses et injustes. Vous êtes impitoyable pour moi; je suis une femme d’honneur au service d’un homme d’honneur, qui vous a donné asyle en son domaine: voilà la vérité devant Dieu! Qui a pu vous mettre au cœur si grande colère et si affreux soupçons? Est-ce l’indécence de ces tableaux que vous avez brisés? Ils appartenoient à la personne qui occupoit dernièrement votre chambre. J’avois tant recommandé à vos valets de les ôter, mais les maudits exécutent si mal mes ordres! je vous en fais mes humbles excuses. Pourquoi, mylady, ne voulez-vous pas ouvrir, à moi, si bonne pour vous? Oh! vous feriez perdre patience! Ouvrez donc, vous dis-je!...

—Madame, je n’en ferai rien.

—On ouvrira de force.

—Peut-être.

Voyant qu’il n’y avoit rien à obtenir d’un esprit si irrité et si ferme, _La Madame_ se retira.

Le bain et la colère avoient épuisé les dernières forces de Déborah, qui depuis la veille dans l’après-midi n’avoit pris aucune nourriture: elle se mit à table. Malgré son grand appétit, elle mangea avec beaucoup de réserve, pour ne point trop attaquer le peu de provisions qu’elle se trouvoit avoir, et d’où devoit dépendre la durée du siège qu’elle se préparoit à soutenir. Plusieurs fois, dans la journée, _La Madame_ revint heurter à la porte et renouveler ses instances. Déborah ne répondit point. Le lendemain matin trois coups frappés très-violemment la réveillèrent en sursaut.—Qui est là? demanda-t-elle. Cette fois une grosse voix d’homme cria: De par le Roi et la Justice, ouvrez! Déborah répliqua de son lit: Le Roi et la Justice sont-ils tout-puissants?

—Oui, certes! répondit _M. de Cervière_, car c’étoit lui.

—Eh bien, alors qu’ils ouvrent, et qu’ils entrent.

—Mylady, soyez plus raisonnable, ne me contraignez pas à agir avec rigueur.

—Qui êtes-vous pour avoir de la rigueur à votre service?

—Je suis le gouverneur de ce château.

—Le gouverneur de ce château ne sera jamais le mien.

—Trève de plaisanterie, mylady.

—Alors trève de vous, monsieur.

—Mais, dites-moi, dans quel but vous enfermer ainsi?

—Vous auriez pu, monsieur le gouverneur, vous dispenser d’une question aussi sotte.

—Que gagnerez-vous à cette résistance? vous serez tôt ou tard dans la nécessité de baisser le pont. Vous êtes une folle, de vouloir sans munitions soutenir un siège: et un siège contre qui? contre des gents qui vous chérissent. Cédez enfin, je vous en prie, il ne vous sera fait aucun reproche, aucune punition, je vous le jure sur l’honneur: vous pouvez croire un vieux soldat.

—Jeune ou vieux, soldat ou citadin, je vous crois, monsieur, mais veuillez croire aussi que je ne me rendrai point à vos harangues. Je vous le déclare, je suis inébranlablement résolue à ne sortir d’ici que pour sortir de ce repaire, et je n’ouvrirai qu’à M. Goudouly, le maître de l’hôtel Saint-Papoul, que j’habitois. Allez rue de Verneuil, chercher M. Goudouly, ou laissez-moi en repos.

—Corps-Dieu! voilà comme vous répondez aux ménagements qu’on apporte avec vous! cria alors M. de Cervière avec un accent de colère brutale! Vous voulez qu’on vous maltraite, on vous maltraitera! Croyez-vous donc qu’il soit si difficile de pénétrer jusques à vous et d’effondrer votre porte? Nous allons voir....

Il se tut, et Déborah l’entendit s’éloigner dans le corridor et descendre l’escalier; un moment après des pas lourds et réglés ébranlèrent le plancher et s’arrêtèrent contre la porte: là, plusieurs mousquets résonnèrent en tombant sur le carreau.

—Encore une fois, mylady, au nom du Roi et de la Loi, ouvrez!

—Encore une fois, monsieur, au nom du Roi et de la Loi je n’ouvre pas, le Roi ne peut vouloir l’infamie de ses sujets, et la Loi ne peut prêter appui à l’injustice.

—Soldats! faites votre devoir....

A ce commandement, on donna de violents coups de crosse qui agitèrent à peine la porte massive, et soutenue par des meubles que Déborah avoit amoncelés contre.

—Monsieur le gouverneur, écoutez-moi, dit-elle, se voyant ainsi poussée à bout; je me ris de vous, je vous brave et je braverai la mort. Si c’est pour vous emparer de moi que vous prenez toutes ces peines, il est inutile, vous ne me toucherez point; quand vous aurez renversé la porte et les barricades qui me défendent, et que je n’aurai plus d’autre refuge, j’implorerai Dieu, et je me précipiterai par la fenêtre la tête la première sur le pavé.

On frappa encore quelques coups, mais avec moins de force et d’acharnement. La voix de _La Madame_ se fit entendre au milieu de cette rumeur; le bruit cessa; elle disoit à M. de Cervière:—«C’est une enfant capable de tout; je vous en prie, ne l’exaspérez point. S’il arrivoit malheur, c’est à moi qu’on s’en prendroit; ne faisons plus rien sans ordre supérieur.»

Après quelques chuchotements les assiégeants se retirèrent, et le corridor redevint silencieux.

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XXXV.


IL y avoit déjà trois jours que Déborah se tenoit insurgée dans sa forteresse, lorsqu’en rôdant par sa chambre elle apperçut tracés au crayon sur la boiserie, ces mots italiens: CERCA QUI, TROVERAI. Le ton mystérieux de ces paroles la frappa; il lui sembla qu’elles n’avoient pu être écrites là sans une intention formelle, et qu’elles devoient contenir un sens secret. Minutieusement elle examina touts les lambris de la chambre, pour voir si elle ne trouveroit point quelque autre phrase explicative de la première; mais n’ayant rien rencontré, elle revint à sa sentence «CERCA QUI, TROVERAI.» Cherche ici et tu trouveras.—Est-ce simplement une maxime évangélique? Est-ce une pensée figurative ou positive? CERCA, cherche. L’ordre n’est pas ambigu. QUI, ici. Est-ce en ce logement? en cette maison? en ce bas-monde? ou dans cet endroit même? TROVERAI, tu trouveras. Tu trouveras quoi? c’est là le gros du mystère; c’est là la récompense de l’esprit heureux ou subtil qui pénétrera la proposition. Cherchons donc....

Alors elle promena ses regards sur touts les alentours, en frappant sur la boiserie pour s’assurer s’il n’y avoit point quelque endroit creux qui résonneroit sous le choc. Tout-à-coup elle apperçut, juste au-dessous de l’inscription, un panneau de la frise disjoint près du parquet. Elle introduisit ses doigts dans la fissure; le panneau flexible s’entr’ouvrit; sa main passa tout entière et heurta quelque chose qu’elle saisit en tremblant et tira dehors. C’étoit simplement un petit livre italien, les rimes de Petrarca; elle en secoua la poussière, et le parcourut sans rien trouver parmi les feuillets. Quoique cette découverte lui fît plaisir, et vînt fort à point pour la distraire dans cette solitude et lui parler une langue dont elle raffoloit, elle ne put croire que ce fût là le mot entier de l’énigme, et de nouveau glissa la main derrière la boiserie, mais cette fois sans y rien rencontrer. Elle reprit son Pétrarque, et alla s’asseoir sur le sopha pour relire ses sonnets favoris. En l’ouvrant ses regards tombèrent sur la garde blanche qui précédoit le frontispice: elle étoit chargée d’une petite écriture serrée et ronde semblable à l’inscription du lambris. A grande peine voici ce que peu à peu elle déchiffra:

«Qui que tu sois, toi qui as compris le secret de mes paroles, je t’aime et je te demande ton amitié. Je souhaite que ce livre puisse te donner tout le plaisir que j’y ai puisé, et te faire oublier quelquefois le chagrin qui te ronge peut-être. Sans doute tu es ici captive comme je le fus quatre années. Demain je pars, demain je serai libre! Sans doute tu ignores quel sort t’est réservé, et l’inquiétude ne te laisse aucun repos. Va, sois tranquille; jouis en paix, ta destinée est belle, bien belle! Un valet indiscret m’a tout révélé et m’a faite bien heureuse; je veux à mon tour te faire le même bonheur: Tu as dû, comme moi, avoir été enlevée à ta famille; et l’on a dû te dire, comme à moi, que c’est un riche seigneur épris de bel amour qui te retient cachée dans un de ses manoirs, jusques à ce qu’il puisse t’épouser? Rien de tout cela n’est vrai: Tu es ici à Versailles, dans la maison du Parc-aux-Cerfs; le seigneur que tu as déjà reçu, ou que tu dois recevoir dans ta couche, est Pharaon, Pharaon lui-même! Comprends toute ta félicité. Moi, je suis enceinte de lui, enceinte d’une Majesté, quel bonheur! Pauvre Maria, qu’as-tu fait pour mériter tant de gloire? Le ciel m’a exaucée, j’ai tant prié pour avoir ce bâtard! Que le ciel t’en accorde un aussi, je te le souhaite de toute l’ardeur de mon âme! Fais semblant d’ignorer ce que je viens de te dévoiler: si l’on venoit à te soupçonner si savante tu serois perdue, ton sort brillant seroit détruit sans ressource. Cache bien ce livre et déchire ce feuillet.

»Ne m’oublie pas dans tes prières, n’oublie pas _Maria-degli-Angeli_, c’est le nom qu’on me donnoit à Ferrare; je ne t’oublierai pas non plus, ma belle inconnue, car tu dois être belle comme moi, puisque comme moi tu as été choisie. Que ne puis-je te donner des baisers!»

Étonnée, épouvantée de ce qu’elle venoit d’apprendre, Déborah versa beaucoup de larmes et demeura long-temps dans un triste abattement. Après de trop sombres réflexions, tout-à-coup, comme après un orage, le ciel de ses pensées s’éclaircit, et elle s’estima moins infortunée, après tout, que d’être au pouvoir du marquis de Villepastour. A la fin même il lui sembla que c’étoit une circonstance favorable et qui devoit la sauver, et elle prit la résolution soudaine de changer totalement de conduite, de faire l’enfant soumise, bonne, aimable, honorée, pour hâter autant que possible le jour de la venue de Pharaon.

Ayant arraché et déchiré en menus morceaux le feuillet du Pétrarque, qu’elle cacha prudemment dans la cheminée, elle se mit à genoux et remercia Dieu de ne l’avoir point abandonnée dans son affliction, de lui avoir fait connoître les embûches dressées sous ses pas, et le supplia de bénir la folle Maria-degli-Angeli, instrument généreux de ses volontés.

Puis elle se releva et sonna pour appeler les domestiques.—Une duègne accourut japper à la porte.—Déborah lui ordonna d’aller prier la surintendante de vouloir bien se rendre auprès d’elle.

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XXXVI.


MARIA-DEGLI-ANGELI disoit vrai: l’infortunée Déborah étoit en lieu royal et impur.

Pour garder ainsi qu’en Orient les femmes du _harem_, là, pour garder les _élèves_, c’est le nom qu’on donnoit aux captives du Parc-aux-Cerfs, on avoit, en place d’eunuques-à-fleur-de-ventre, une certaine quantité de vieux monstres, de vieux phœnomènes démesurément laids.

Les _halvagis_ employés à servir les filles de qualité, étoient vêtus de vert comme des cigales. Les _baltagis_ ne portoient simplement que des livrées grises. Pharaon lui-même avoit réglé ceci, et tout ce qui concernoit l’étiquette, suivie en cette maison plus strictement qu’à la Cour.

En outre de ces affreux _agiam-oglans_, il y avoit le _kislar-aga_ ou kutzlir-agasi,—le gardien des vierges—nommé dérisoirement _M. de Cervière_, et marchant presque de pair avec le capou-agasi, capiaga. C’étoit un ancien major d’armée, un croque-mitaine, chargé du gouvernement de la place et de la surveillance supérieure des _bostangis_, des _capigis_, des _atagis_, des _halvagis_, des _baltagis_. Son devoir étoit d’appaiser les séditions des sultanes, de repousser les tentatives extérieures, de s’emparer des _sélams_, et de chasser et de punir les audacieux qui oseroient pénétrer jusqu’aux odaliques. En cas de besoin, il pouvoit requérir assistance d’un poste de _spahis_ placé dans le voisinage, et qui avoit la consigne d’obéir à son premier commandement.

Pour régler les dépenses, maintenir le bon ordre, veiller à ce que les odaliques n’employassent pas leur loisir d’une manière inconvenable, et surtout ne se fréquentassent pas entre elles, il y avoit un _Kutzlir-agasi_ femelle, nommée, je crois, madame Dumant, mais qu’on n’appeloit jamais que _La Madame_. C’étoit une femme de bas lieu, douée d’un esprit d’ordre si rare, que Pharaon en faisoit le plus grand cas, et disoit souvent:—Si jamais en sautant un fossé elle se fait homme, j’en ferai mon _Chaznadar-baschi_.

Après elle venoient immédiatement deux sous-madames, pour tenir compagnie aux odaliques adultes, pour dîner parfois avec les nouvelles et leur enseigner les belles manières et assister aux leçons de danse, de musique, de littérature, de peinture qu’on leur donnoit.

Une douzaine de duègnes, créatures d’un rang inférieur, à toute fin et à tout service, espionnoient les _élèves_ rigoureusement.

Les viles travaux et les travaux de peine étoient faits par des servantes et des _baltagis_, choisis aussi par prudence vieux et hideux.

Toute cette valetaille immonde étoit largement salariée; mais à la moindre indiscrétion on l’envoyoit pourrir dans un cul-de-basse-fosse.

Il y avoit des odaliques de tout âge, depuis neuf ou dix ans jusques à vingt. Lorsqu’elles avoient atteint leur quinzième année on ne leur faisoit plus mystère de la ville qu’elles habitoient; mais on les détournoit le plus possible de croire qu’elles fussent destinées à la couche de Pharaon. Quand on les soupçonnoit de connoître leur destination, qu’elles avoient apprise, soit par hasard, soit par des confidences, on les renvoyoit en les faisant entrer dans un cloître ou dans un chapitre, ou, lorsqu’elles étoient enceintes, en les mariant.

La dépense de ce sérail étoit d’environ cent cinquante mille livres par mois, seulement pour la nourriture et l’entretien du _harem_ et les émoluments des employés et des domestiques. On soldoit à part les Bachas-recruteurs, les indemnités accordées aux familles ou le prix de la vente des enfants, la dot qu’on leur donnoit, les présents qu’on leur faisoit et la prime des bâtards. Tout cela faisoit un gaspillage de plus de deux millions par an. Chaque année le Parc-aux-Cerfs coûtoit à la France aux environs de cinq millions.

Il a duré trente-quatre ans.

La surintendante qui succéda à madame Dumant, peu de temps après la mort de madame Putiphar, appartenoit à une des meilleures familles de Bourgogne, et étoit une ci-devant chanoinesse d’un chapitre noble.

Dès que les courtisans avoient connu la formation de ce _harem_, ils avoient brigué à l’envi le titre de _capiaga_; mais Pharaon avoit pris en pitié leur prétention et leur bassesse, et, à leur grand crève-cœur, en avoit laissé la direction au fondateur Lebel, son _hazoda-baschi_, sous la suzeraineté du Bacha Phélipeaux de Saint-Florentin.

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XXXVII.


PEU d’instants avant l’arrivée de Déborah au Parc, madame Putiphar avoit adressé cette lettre à _La Madame_:

«Vous recevrez sans doute ce soir, ma chère surintendante, une jeune comtesse irlandoise, nommée Déborah, que je vous envoie pour élève. Je n’ai vu que son portrait; elle m’a paru bien, très-bien. Quelqu’un qui la connoît plus particulièrement m’a donné l’assurance qu’elle a mille grâces et mille attraits, et qu’elle doit plaire à coup sûr à Pharaon. Donnez-lui touts vos soins; _formez_-la de suite; mon désir est qu’elle lui soit offerte avant peu. Son _éducation_ vous coûtera sans doute beaucoup d’assiduité; j’aurai égard à vos peines, car, m’a-t-on dit, elle n’a pas le caractère aisé, et de plus, c’est une fille bouffie de vertu et à cheval sur le devoir. Il faut que vous la retourniez complétement. Ne négligez rien pour la séduire; ni flatteries, ni mensonges, ni promesses. Tâchez surtout de détruire en elle tout sentiment de pudeur. Peut-être est-elle froide par l’ignorance où elle est de touts les plaisirs qu’on puise dans la débauche; découvrez-les lui touts. Attisez continuellement en elle l’appétit de la chair en ne l’environnant que de tableaux excitants, et en ne lui mettant entre les mains que des livres corrupteurs, et des aliments prolifiques. Par ces moyens, je l’espère, vous la vaincrez et vous opérerez une heureuse révolution en son tempérament. Le jour convenu pour la première visite de Pharaon, faites en sorte de mêler à sa boisson quelques substances aphrodisiaques.

»Je vous demande pardon de vous envoyer tant de besogne. Veuillez, pour me plaire, user en cette occasion de toute la patience, de toute l’adresse, de tout l’esprit que je suis heureuse de vous reconnoître, et que vous déployâtes tant de fois.

»Agréez, à l’avance, touts mes grands remercîments.»

Pour faire réponse à cette lettre d’envoi, et informer madame Putiphar de l’insurrection de Déborah, _La Madame_ se hâta de lui faire parvenir ce message:

«J’ai reçu avant-hier au soir, affectionnée maîtresse, votre jeune Irlandoise. Elle est vraiment jolie, je l’ai vue nue, dans le bain; son corps est beau, parfaitement fait; sa taille est élégante, le son de sa voix agréable, ses manières on ne peut plus distinguées. Assurément elle charmera Pharaon, si je puis la subjuguer; mais j’en désespère quasi. C’est une vierge alarmée et récalcitrante, il sera difficile de la dresser. En ce moment elle est en pleine rébellion. Suivant votre désir, j’avois garni son logement de figures, de tableaux et de livres obscènes; mais hier, à l’heure du déjeuner, la pudibonde ayant apperçu ces objets scandaleux, entra en si grande fureur qu’elle s’enferma et se vérouilla, et les jeta touts par les fenêtres. Mes prières, mes supplications n’ont pu ni l’appaiser, ni la décider à ouvrir. M. de Cervière vient à l’instant d’éprouver le même échec. Ni ses raisons, ni ses menaces n’ont pu l’ébranler dans sa résolution, elle s’est moquée de lui. Dépité, il a fait venir la force armée pour l’effrayer et enfoncer la porte barricadée par derrière avec des meubles; la porte et la fille sont restées inexpugnables, et mylady a déclaré que si on pénétroit par violence dans sa chambre, plutôt que de se rendre elle se précipiteroit par la croisée. J’ai suspendu le siège à ce point, et coupé court à l’ardeur belliqueuse de M. de Cervière; car, poussée à bout, la luronne auroit été capable d’exécuter sa menace. Dans une circonstance aussi périlleuse, je n’ai voulu rien prendre sur moi; j’attends donc vos conseils et vos ordres.»


_Réponse de madame Putiphar._

«Prenez-la par la famine; avant peu, exténuée d’inanition, elle se trouvera dans la nécessité de se rendre à votre merci. Ayez pour elle une bonté démesurée, ne la grondez pas, ne la punissez pas. Désormais ne contrecarrez plus ouvertement ses opinions honnêtes; ne rompez plus en visière avec sa vertu. Vous ne capterez cette virago que par la ruse et le subterfuge. Ayez recours aux moyens obliques et occultes. Biaisez, dupez-la, subornez-la; mais n’entrez pas en lice avec elle.»

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XXXVIII.


AUSSITÔT que Déborah l’eut fait prier de venir _La Madame_ accourut, et fut fort émerveillée de trouver la porte débarricadée et toute large ouverte.

—Si je me rends, ce n’est point par disette, voyez, madame, cette table est encore chargée de provisions, lui dit Déborah doucereusement, mais par un bon sentiment qui part de mon cœur, et que vous daignerez apprécier, je l’espère. Je vous demande humblement pardon de la colère où je me suis laissée emporter, et du scandale que j’ai donné en cette maison. Mais élevée comme je l’ai été dans un farouche rigorisme, et pleine de dégoût, comme on m’en a emplie, pour l’impudicité, j’ai été blessée profondément des images dont on avoit orné ces murailles. Désormais, je vous le proteste, je serai moins fanatique.

—Ce retour que je ne saurois trop louer, mylady, m’enchante plus qu’il ne me surprend; j’étois fermement persuadée que vous étiez bonne, et que ce n’étoit qu’une heure d’égarement produit par une colère bien justement motivée. Je vous prie de m’excuser pour les objets inconvenants que vous avez trouvés en cet appartement, et que vous avez fort bien fait de briser; comme je vous l’ai déjà dit, ils appartenoient à un vieillard qui occupoit ce local il y a quelques mois, et j’avois ordonné aux domestiques de les enlever; mais on est si mal obéi. Je vous demande surtout de vouloir bien n’en jamais parler à M. le comte de Gonesse; c’est un homme si sévère pour les mœurs, il ne me pardonnerait pas de sa vie cette malencontreuse négligence.

—Madame, vous pouvez compter sur ma discrétion.

—Votre pauvre ventre depuis trois jours a dû beaucoup souffrir de votre bouderie? Vous allez me faire l’amitié de l’amener dîner avec moi; en compensation je veux le traiter somptueusement comme un enfant prodigue; mais avant, il faut que nous nous parions. Vos beaux habits sont déjà prêts.

_La Madame_ fit alors apporter une robe de _triomphante_ couleur de pain brûlé, faite dans un goût charmant; Déborah la passa, elle lui alloit et lui seyoit à ravir. Dans l’enivrement _La Madame_ tournoit et retournoit à l’entour en l’ajustant, en l’agitant pour le faire bouffer; elle sembloit jouer à la tour-prends-garde. Elle lui prenoit la taille entre les doigts, elle lui passoit une main voluptueuse sur ses hanches et sur sa poupe arrondie; elle lui baisoit les bras, les épaules et le dos dans ce vallon formé par la saillie des omoplates et sur la ravine des vertèbres. Toutes ces minauderies étoient entremélées de flatteries et d’exclamations. Quand elle eut épuisé son catalogue admiratif:—Il ne vous manque plus qu’un joyau, lui dit-elle, et vous serez le plus beau des chérubins.—Une servante à qui elle avoit parlé bas, revint aussitôt et lui remit une capse à bijoux. Elle en tira une longue chaîne d’or, qu’elle lui mit au col; à cette chaîne pendoit un médaillon, celui de Pharaon en costume de galant aventurier.—Ceci, ma charmante, est un cadeau du comte de Gonesse; cette miniature est son portrait; il a voulu, puisque lui-même en ce moment est éloigné de vous, que son image vous fût sans cesse présente, et il a passé procuration à ce bijou pour reposer sur votre cœur, en attendant qu’il puisse y reposer lui-même.

—Monseigneur le comte a trop de courtoisie et de bonté; je suis confuse de tant de faveurs, en vérité, je suis indigne de lui et de ses sentiments.

—Ses traits vous plaisent-ils? Comment le trouvez-vous?

—Il me semble beau et bien, sa figure est noble et douce, et son regard plein d’amitié.

—Venez, venez, ma chère mylady, vous êtes divine! vous êtes un amour!

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XXXIX.


DÉBORAH joua si bien la bénigne, qu’elle rentra promptement dans les bonnes grâces de _La Madame_, beaucoup plus avant même qu’elle ne l’auroit souhaité. Elle étoit poursuivie sans cesse de ses petits soins obséquieux, de ses prévenances, de ses flatteries, et accablée de sa compagnie, de sa cour; car c’étoit une vraie cour d’amant, une cour assidue, faite avec une galanterie exquise; cette galanterie chevaleresque dont aujourd’hui les hommes ont perdu toute tradition. Elle goûtoit un plaisir très-grand dans touts ces riens qu’un amoureux dérobe au corps de sa bien-aimée; elle recueilloit précieusement toutes ces babioles que Déborah laissoit à l’abandon, et touts les bouquets qui s’étoient fanés à sa ceinture et dans ses cheveux. Plusieurs fois, s’étant laissée aller à une expression trop passionnée de sa tendresse, elle avoit été sèchement rudoyée; aussi, n’osant plus espérer de faire partager son inclination, elle s’étoit retranchée dans des bornes respectueuses, et s’en tenoit à une espèce de culte plus que contemplatif et moins que platonique. Déborah, souvent le matin, étoit réveillée par de doux gémissements, de gros soupirs, et trouvoit une main posée sur son sein, et à côté d’elle _La Madame_ tout en émoi, assise comme sur un rivage et penchée sur elle en extase comme si elle se miroit dans des flots.

On s’empressa d’informer madame Putiphar de l’issue de l’insurrection de Déborah et de sa conversion. Dès lors, Lebel commença à entretenir son maître de la nouvelle élève du Parc, jeune comtesse irlandoise, charmante, accomplie, ravissante, et à en faire l’éloge le plus pompeux et le plus propre à l’en rendre curieux. Elle fut peinte plusieurs fois dans différents costumes; ces portraits furent placés sous ses yeux, et eurent le don de lui plaire. Ainsi émoustillé et alléché, Pharaon manifesta le désir de la posséder incessamment.

Comme la grossesse de Déborah devenoit de plus en plus apparente, on fut enchanté de l’empressement de Pharaon, et l’on se rendit de suite à sa velléité. Tout fut préparé pour sa réception. Le matin du jour fixé pour leur première entrevue, mylady fut priée de descendre à la salle de bain, et là ses duègnes passèrent plusieurs heures à la peigner et à la parfumer. _La Madame_ l’invita à déjeûner avec elle, et durant tout le repas l’exhorta à se conduire de la façon la plus gracieuse, à user de toutes les ressources de son esprit et de sa beauté pour enivrer son adorateur; elle lui exaltoit son bonheur, et la congratuloit d’avoir fait la conquête d’un homme si noble, si riche, si puissant, et lui peignoit touts les plaisirs, toute la fortune et toute la gloire qui l’attendoient; enfin elle termina par ces conseils qu’une mère glisse, au coucher des nouveaux époux, dans l’oreille innocente de sa fille.

Après déjeûner elle la reconduisit dans son appartement, qu’on avoit délicieusement décoré, et la vêtit légèrement d’un surtout de satin rose, sans oublier la chaîne d’or au médaillon. Lorsque deux heures approchèrent, c’étoit le temps que Pharaon avoit choisi pour sa visite, _La Madame_, pour obscurcir le grand éclat du jour et jeter du mystère, baissa les stores, en souhaitant mille félicités à la pauvre Debby, dont le cœur battoit douloureusement et qui trembloit comme une feuille morte, et frémissoit comme une liqueur sur un feu ardent; puis elle la baisa sur le front en lui serrant tendrement les mains et sortit.

Aussitôt qu’elle fut seule, Déborah attacha à son bras gauche un long crêpe noir.

Elle étoit dans la plus cruelle angoisse, et presque défaillante, quand tout-à-coup elle entendit un craquement d’escarpin dans le corridor et heurter foiblement du doigt sur la porte; elle accourut ouvrir, et Pharaon entra vêtu d’une façon magnifique, qui rappeloit le commencement du siècle et plus encore les beaux temps de l’amant de La Vallière. Il portoit une casaque de velours noir chargée de brandebourgs d’or, une veste de brocart de soie à ramage d’argent, des hauts-de-chausses amples comme des brayes de matelots et un feutre gris ombragé de plumes et entouré d’un large bourdaloue.

Sa figure étoit superbe, sa prestance majestueuse; éblouie, subjuguée par cet abord imposant, et sans doute par la pensée prestigieuse qu’elle étoit là, face à face avec un de ces hommes que le crime ou l’hérédité du crime fait berger d’une nation, Déborah se mit à genoux et inclina le front jusques à terre; mais Pharaon lui prit la main et lui dit:

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XL.


SUIS-JE donc l’aquilon, que je courbe ainsi les fleurs? Relevez-vous, mylady, et permettez à mes lèvres de restituer à votre bouche touts les baisers infidèles que, dans la tristesse de l’absence, elles ont prodigués à cette effigie, qui loin de vous brilloit sur ma poitrine comme une étoile dans l’ombre, et qui vient de s’évanouir devant le soleil de vos charmes.

Qu’il me tardoit d’être à vous! qu’il me tardoit d’être débarrassé des affaires diplomatiques, et surtout insipides, qui me retenoient aux frontières quand mon âme étoit auprès de vous.

Enfin, je vous vois, je vous presse en mes bras; je vous parle d’amour; je suis heureux!

Vous êtes généreuse, mylady, vous comprenez à quoi peut entraîner l’excès de la passion; vous me pardonnerez ce qu’il y a pu avoir de tyrannique dans ma conduite envers vous. Je vous ai ravie au monde; je vous ai faite ma prisonnière: c’est mal! très-mal! mais je vous aime tant! Toute ma vie désormais sera une expiation.

Vous avez dû sans doute vous ennuyer beaucoup dans cette morne demeure?

—Je languissois. J’espérois ardemment après votre venue.

—Naïve enfant! Mais quelle est donc cette écharpe noire que vous avez au bras?

—C’est le deuil de Patrick, mon époux infortuné; de mon époux, qu’on m’a assassiné la veille de mon rapt. Et qui me l’a assassiné? un marquis de Villepastour, un capitaine du Roi; parce que je n’avois pas voulu de lui, et la concubine du Roi, parce qu’il n’avoit pas voulu d’elle! C’est une abomination! Monsieur, j’attends de vous justice. Ah! vous me vengerez!

—Je ne suis pas puissant.

—Vous parlez au Roi, vous le lui direz!

—Et le Roi me répondra:—Que ces dames gardent mieux leurs amants, si elles y tiennent. D’ailleurs, pour un de perdu deux de retrouvés. Je n’y puis rien. Quand un chien est égaré on l’affiche; quand il est mort on n’en parle plus.

—Fi, monsieur! vous le calomniez, le Roi! Le Roi est justicier; il a le cœur droit et la parole noble; le Roi hait le crime et le punit.

—Je suis flatté de l’opinion avantageuse que vous avez de lui. Soyez tranquille, vous aurez satisfaction. Mais oublions un moment toutes ces choses pénibles: j’ai l’esprit ombrageux, la moindre pensée sombre m’affecte et m’emplit de terreur. La mélancolie est un poison et la joie un élixir.

Venez, Déborah, venez, mylady; venez sur ce sopha, et causons d’amour.

Laissez vos mains dans les miennes, et laissez-moi m’asseoir plus près encore de vous.

Vous êtes bien tout ce que j’avois pressenti, une personne divine! Je suis fou de vous! Si toutes les Irlandoises avoient votre beauté et votre grâce, et que je fusse Roi de France, je troquerois vite ma terre ferme contre votre île.

—Que Dieu préserve ma patrie d’un fléau tel que vous! Subir le joug de l’étranger victorieux, obéir à la loi du plus fort, c’est un malheur! Mais avoir pour maître un mauvais homme sorti du sein de la nation, ou choisi par elle, c’est un opprobre!

—En vérité, mylady, vous me faites trop d’honneur de me croire un fléau; quand vous me connoîtrez plus, assurément vous m’estimerez moins.

Oh! ne bougez pas de comme cela! la tête ainsi penchée, vous êtes ravissante. Que vos épaules sont blanches et belles! Oh! j’ai besoin de toute ma civilisation pour ne les dévorer que de baisers. Avec ces épaules-là, ma mignonne, je ne vous conseille pas d’échouer à l’île de Tovy-Poenammou.

Ce sont de vrais pièges à hommes que ces robes ainsi décolletées. Certes, les robes _décolletées_ sont bien, mais des collets _dérobés_ seroient encore mieux; ce seroit à coup sûr plus commode. Je n’aime pas les obstacles; mais chez nous on a la manie des enveloppes; et une femme seroit mal réputée si elle n’étoit pas enveloppée de linges comme une plaie.

Dernièrement deux belles dames descendirent de carrosse et entrèrent dans le jardin des Tuileries; elles s’étoient avisées d’un moyen délicieux de satisfaire à l’usage et à la raison: entièrement nues, elles n’étoient seulement vêtues que d’une robe de la gaze la plus claire, qui laissoit apparoître leurs formes parfaites et leur bel incarnat. On les voyoit comme on voit les melons au travers de leurs cloches de crystal; cela étoit délicieux!...

De ma vie je n’ai éprouvé ce que je ressens auprès de vous; je le vois bien, l’amour véritable m’étoit resté jusques à ce jour tout-à-fait étranger. Oh! mylady, si vous saviez quelle passion votre candeur a fait éclore en mon sein, et de quel feu je brûle auprès de vous! Ma raison se trouble,... j’étouffe.... Restez, restez enlacée dans mes bras!... Cette résistance est puérile et vaine. O ma belle, mourons de plaisir!

—Arrêtez! de grâce, monsieur! N’avez-vous pas de honte! Vous jouez ici un rôle indigne de celui que Dieu vous a confié.

—Dieu m’a fait homme.

—Et vous vous faites chien!

—Vous êtes impolie, mignonne, et traitez mal ce pauvre comte de Gonesse.

—Grâce! grâce! monsieur! Je sais qui vous êtes; vous n’êtes point le comte de Gonesse;—Sire, vous êtes Pharaon!

—La belle, vous rêvez.

—Sire, ah, laissez-moi! c’est infâme! vous me brisez! Vous n’obtiendrez rien!...

C’est donc là l’hospitalité qu’une fille étrangère trouve en votre Royaume! on lui tue son époux, et puis on la traîne en un lieu sans nom, et on l’engraisse pour les plaisirs du Roi, et le Roi la viole.—Mais c’est une abomination!—Majesté, n’en crevez-vous pas de honte?—Oh! vos ayeux n’étoient pas ainsi, ils ne répandoient pas la corruption sur leur Empire; ils gouvernoient leur peuple, et vous, Sire, vous le polluez! Ne craignez-vous pas de voir surgir ici, échappés à leur sépulcre et pleurant, les ombres de saint Louis, de Robert ou de Charlemagne!...

Mais Pharaon sans l’écouter l’enveloppoit de ses bras et la courboit sous lui.

—Sire, ayez pitié de moi! Mon Dieu! pourquoi tant désirer une pauvre enfant maussade? N’avez-vous pas à votre merci les mères, les sœurs, les femmes et les filles de vos courtisans, qui hennissent après vous comme des cavales? N’avez-vous pas toute la Cour? n’avez-vous pas toute la ville? n’avez-vous pas cette maison toute pleine d’odaliques qu’on vous dresse, qui se meurent dans l’attente, qui me jalousent sans doute pour mes cris de désespoir qu’elles prennent pour des cris de bonheur? Ah! Sire, Sire, grâce! grâce!...—Vous voulez de la volupté: je ne suis qu’une ronce, qu’un buisson épineux dont les feuilles et les fleurs sont tombées au souffle de l’infortune. Je ne suis qu’une étrangère sans agrément et sans bien-dire, triste, morne, fanée, le cœur plein de fiel et de dégoût et d’abattement, regrettant ses montagnes natales, pleurant sa mère dont la fosse est encore fraîchement remuée, et son époux dont le sang fume encore.—Grâce, grâce, Sire! laissez-moi: vous demandez des plaisirs à une urne, vous demandez des caresses à un cyprès! Voyez! je suis froide et glacée comme un mort!—Pitié! pitié! humanité, Sire! mes entrailles sont pleines: ne donnez pas à l’orphelin que je porte pour mère une prostituée!...

—Ma belle hautaine, mon amour anoblit, ennoblit et ne prostitue pas. Que votre orgueil soit tranquille; allez, si l’un de nous déroge, assurément ce n’est pas vous;—car, tu l’as dit, je suis Pharaon, et je donnerois volontiers mon Royaume de France pour celui de ton cœur. Mais, non, je puis unir ces deux couronnes. Prends-moi pour amant, et touts tes rêves de félicité et de grandeur se réaliseront. Justice, vengeance, réparation te seront faites. Ton présent et ton avenir seront si beaux, qu’ils obscurciront ton passé. Je puis tout, tu le sais? eh bien, tu domineras ma puissance! Je possède tout, et tout sera pour toi! Opulence, bruit, courtisans, esclaves, fêtes, spectacles, triomphes, festins, volupté, jours de plaisirs et nuits d’orgie, parfum, musique, amour, ivresse!... tout ce que l’univers produit de suave, de précieux et d’envié viendra s’abattre à tes pieds; ton nom retentira dans le monde, et la foule à ton passage s’écrasera et battra des mains.—Tu regrettes tes montagnes, on t’en fera de pareilles.—Tu regrettes ton vieux château, on le transportera à la place que tu marqueras du doigt!...

—Se vendre pour un royaume ou pour un écu, Sire, l’opprobre est le même. Sire, vous m’outragez!—Vos séductions se noyent dans ma tristesse: je n’envie que la solitude des forêts ou la paix de la tombe. Sire, justice et protection! Sire, vous me le devez! Sire, rendez-moi la liberté et sauvez-moi l’honneur!...

—Cédez, vous serez Reine!

—Et votre épouse?...

—Je ne l’ai jamais aimée.

—Et votre concubine?...

—Je ne l’aime plus.

—Et moi, Majesté, je vous hais.

—Rien n’est si près de l’amour que la haine.

—Grâce, grâce, Sire! épargnez-moi!... Mais que faut-il vous dire?... Peut-être m’exprimé-je mal? Mes paroles sont peut-être de perfides truchemans? Je ne sais pas votre langage; je suis une pauvre étrangère. Oh! si vous compreniez la langue de ma patrie, je vous dirois de ces choses si bonnes et si douces que vous seriez attendri; mais vous êtes féroce comme un sourd qui frappe sans entendre les cris de sa victime.

—Allons, soyez plus raisonnable. La résistance est vaine, ma mignonne, et ne fait que m’embraser.—Vous finiriez par me rendre brutal!

—Majesté! ah! c’est mal de frapper et de tordre ainsi une veuve débile, une mère souffrante!—Grâce! grâce! à deux genoux, mon Roi!—Grâce! grâce! Oh! vous n’êtes pas chevalier!...

Voilà donc ce que c’est qu’un représentant de Dieu sur la terre! mon âme se révolte et ma raison s’intervertit.—Roi, vous êtes infâme! malheur sur vous et sur votre race! abomination!

—Ah! vous faites la Romaine, je me vengerai de vous, Lucrèce!

—Tarquin! quelqu’un me vengera!

—Qui?

—Dieu et le peuple.


                        FIN DU TOME PREMIER.

[Illustration]

[Illustration: Fou!!! répéta lentement Déborah, en poussant un cri terrible.]



                               MADAME
                              PUTIPHAR
                                 PAR
                            PETRUS BOREL
                          (LE LYCANTHROPE)
      Seconde édition, conforme pour le texte et les vignettes
                         à l’édition de 1839
                    PRÉFACE PAR M. JULES CLARETIE
                             TOME SECOND

[Illustration]

                                PARIS
                        LÉON WILLEM, ÉDITEUR
                         8, RUE DE VERNEUIL
                                1878

[Illustration]



LIVRE QUATRIÈME.


I.


UNE grande cheminée de marbre blanc en arc d’Amour. A gauche, madame Putiphar brode; à droite, Pharaon s’ennuie.

Il bâille.

Elle bâille.

Quelle sympathie!

—Sire, allons, déridez-vous un peu. Si vous n’êtes pas plus gentil que cela, mignon, je ne vous conterai pas les grosses histoires que je sais.—Qui a pu, bon Dieu! vous plonger dans une si profonde mélancolie?... Vous avez au dîner mangé comme un goulu. Avez-vous une indigestion?

—Oui, une indigestion de la vie!

Puisque vous demeurez là comme un catafalque, je vais envoyer chercher mes musiciens pour vous jouer une messe de _requiem_.

—Non, s’il vous plaît; laissez mes oreilles en repos.

—_Requiem_ à part, je veux que vous entendiez plusieurs nouvelles _ariettes_ languedociennes de Mondonville; elles sont délicieuses! cela vous distraira.

—Non, vous dis-je, point de musique! Cela fait mal à ouïr et pitié à voir: des hommes à l’état de raison, des hommes mûrs qui sur différents tons vagissent comme des enfants en sevrage, ou frottent avec un grand trémoussement et un grand sérieux une queue de cheval sur des boyaux de mouton, ou tapent sur une peau d’âne ou soufflent dans un bâton troué.

—Majesté, que vous êtes bourrue!

A propos de bourru, M. le duc d’Ayen vous a-t-il parlé de la plaisante anecdote qui a fait tant de bruit aujourd’hui? L’aventure est vraiment merveilleuse.—A ce qu’on rapporte, la semaine dernière, madame de Flamarens et madame de Combalet vinrent à parler des avantages de leur personne. La première vantoit beaucoup ses seins, et la seconde prétendoit en avoir tout autant. Là-dessus il s’éleva un violent débat entre elles. Pour mettre fin à cette contestation elles parièrent, et convinrent de s’en référer à MM. de Brissac, de Chaulnes, de Cucé et de Rochechouart. Ces messieurs acceptèrent cette mission; et le jour du jugement fut fixé pour le surlendemain chez la Flamarens. Chacune envoya des circulaires à touts ses amis pour les prier de se trouver à la séance et d’assister à son triomphe. A l’heure précise touts s’y trouvèrent. En outre des quatre juges, il y avoit, dit-on, une vingtaine de gentilshommes, clercs et laïques. De part et d’autre, comme à une course de chevaux, on établit des paris; et il fut convenu que la perdante donneroit à toute la compagnie présente un magnifique souper. Le signal est donné, ces dames ôtent leur corps-baleiné, et mettent leurs seins au vent.

      *       *       *       *       *

La comtesse de Flamarens est à grands cris proclamée vainqueur, non pas à la satisfaction du plus grand nombre.—Cinq, trompés par les apparences du corset, avoient gagé pour votre grande louvetière, et quinze pour la Combalet.—On dit que monseigneur l’archevêque de Toulouse, Richard-Arthur Dillon, à perdu à ce jeu trois mille livres; et que monseigneur l’archevêque d’Orléans, Sextius de Jarente, qui vouloit gager six mille livres pour madame de Combalet, a été évincé sous prétexte qu’il parioit à coup sûr.—Le souper a eu lieu hier, et a été, assure-t-on, prodigieusement fou. Madame de Flamarens a rempli avec beaucoup de grâce les formalités prescrites, et madame de Combalet a fait faire à son corset contre mauvaise fortune bon cœur.

Sire, allons donc, laissez-vous sourire. L’invention de la cuillère à potage n’est-elle pas divine? Oh! pour moi, quand on me l’a contée, j’en ai été ravie, et j’en ris encore jusqu’aux larmes!...

Ici la Putiphar ricana et Pharaon gémit.

—Mignon, dites, est-ce que vous êtes fâché?... En quoi vous ai-je déplu; parlez, je vous en demande pardon?

Ici Pharaon se leva nonchalamment et se promena avec indolence.

—Oh! gouverner un peuple! quel supplice! quel enfer! Quel fardeau qu’un sceptre! Je romprai sous le poids.

—Mignon, ne suis-je plus là pour vous aider à supporter votre couronne? Vos ministres vous ont-ils donc touts abandonné?

—Oh! l’Espagnol Charles-Quint fit bien d’abdiquer l’Empire!... Je l’abdiquerai comme lui!

On empoisonne mes jours. Cette nuit, on avoit oublié mon _en-cas_; ce matin j’ai fait un _déjeûn_ détestable.

La royauté est chose dure et cruelle en ces temps mauvais! Tout se regimbe contre elle, elle n’a plus de _subjects_, elle n’a plus de serviteurs. Où chercher du respect et de l’obéissance?

Le _thrône_ a perdu son prestige, ce n’est plus rien: maintenant un _thrône_ est un _thrône_, un Roi est un Roi, pas plus!

Désormais qu’on ne me serve plus à dîner de la rouelle de veau; le veau est une viande visqueuse; elle me fait mal.

Le présent est sombre, mais l’avenir m’effraye plus encore. La _philosopherie_ a corrompu le peuple. Tout me brave!... Je suis malheureux!...

Ma personne inviolable et sacrée a été outragée.... Pompon, toi qui es soigneuse de ma gloire, venge-moi!

—Sire, vous outragé! Eh! par qui?

—Oh! par rien, par une enfant, une sotte, une élève du Parc, une pimbêche!

—J’en étoit sûre. Une Irlandoise, n’est-ce pas?

—Elle savoit que j’étois le Roi, et elle m’a repoussé et m’a maudit.

—L’indigne! ce ver de terre vous dédaigner? Ah! vraiment j’en sue de colère!... Et qu’avez-vous dit à _La Madame_?

—Que je la chasserois si jamais pareille avanie m’arrivoit; qu’elle ait à mieux dresser ses élèves, et qu’on marie de suite cette virago avec une forte dot pour l’appaiser.

—Sire, cela ne se peut pas. Une femme semblable est un être dangereux. Elle ne peut plus rentrer dans le monde, il faut que pour la vie elle soit enfermée dans une prison d’État, et la plus secrète! Reposez-vous sur moi, Sire, votre affront sera lavé.

—Vit-on jamais prince plus malheureux en peuple?

—Sire, vous oubliez que cette fille n’est point de votre peuple. C’est une étrangère, une sauvage! Vos _subjects_ valent mieux que cela.

—Mon Dieu! mon Dieu! que de soucis rongent la royauté! C’est un métier pénible aujourd’hui que le métier de Roi. La vie me pèse; qu’un autre prenne soin de la France, elle m’ennuie; tout m’ennuie, je ne veux plus gouverner, il faut que j’abdique!

—Mignon, sois tranquille; allons, calme-toi: cette fille impudente sera punie. Chasse toutes ces pensées noires. Ce n’est rien que cela! Le lion a été piqué par un insecte! nous l’écraserons cet insecte! Sire, allons, égayez-vous, amusez-vous. Pourquoi ce soir ne faites-vous pas du café? Tenez, voici votre marabout et votre moulin, et du moka dont le parfum est suave. Tenez, flairez, n’est-ce pas qu’il fleure délicieusement?

Allons, mignon, ne faites plus la moue; soufflez le feu, je vous conterai encore une histoire.

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II.


LE lendemain matin, madame Putiphar fit appeler _La Madame_ et M. le comte Phélipeaux de Saint-Florentin de la Vrillière; et ils eurent ensemble une longue conférence où il fut décidé que lady Déborah seroit envoyée au fort Sainte-Marguerite.

En quittant Déborah, Pharaon, furieux de sa mésaventure, avoit fait les plus violents reproches à _La Madame_ sur la mauvaise éducation de son élève.

—Sire, pardonnez-moi, répétoit-elle, en lui embrassant les genoux, j’ai été trompée comme vous. C’est une femme fausse; elle m’a jouée. C’est une hypocrite! Sire, cela n’arrivera plus. Oh! la catin, elle me paiera cela!...

Aussitôt après qu’il fut parti, elle vint trouver Déborah, et quoiqu’elle fût étendue sur le parquet et sans connoissance, elle l’accabla d’injures en la secouant brutalement comme pour l’éveiller. Sa tête, abandonnée à son poids, heurtoit lourdement sur le plancher et jetoit le bruit sourd d’un crâne humain qui se choque sur une muraille.

Sur ces entrefaites, M. de Cervière accourut ayant encore sur le cœur l’insuccès et la courte-honte de son siége. Il ajouta aux invectives de _La Madame_ des injures de corps-de-garde, et relevant de terre Déborah, il la força à coups de canne à se tenir debout malgré sa défaillance. Puis, leur première furie passée, il lui ôtèrent ses beaux habits et l’entraînèrent et l’enfermèrent dans un caveau servant de prison, n’ayant de lumière que la foible lueur qui pénétroit à travers les toiles d’araignées du soupirail, et d’autre couche qu’une litière de paille et de foin.

Il y avoit plusieurs jours que Déborah languissoit en cette cave et sans avoir vu personne, et sans aucun espoir d’en sortir,—on lui jetoit sa nourriture par un judas,—quand un matin, de très-bonne heure, elle fut réveillée en sursaut par un bruit de pas et de voix. A travers les planches mal jointes de la porte elle apperçut une lumière assez vive qui projetoit des taches et des filets étincelants sur les murs noirs de son cachot. Ces flammes phantasmagoriques grandissoient et rapetissoient et vacilloient de l’aire à la voûte, et passoient sur elle et la zébroient de lames de feu. L’effroi la saisit; elle se ramassa sur elle-même, se cacha la face dans la paille, et recommanda son âme à Dieu comme si sa dernière heure étoit venue. La porte s’ouvrit alors tout-à-coup, et M. de Cervière, portant une lanterne, entra suivi de _La Madame_ et de quelques valets, et lui dit brusquement, en la touchant du pied: Levez-vous, mylady, et suivez-moi.

Déborah, reconnoissant la voix du Kislar-Aga, fit un effort pour se mettre sur les genoux; mais la force lui manqua, ses jambes s’étoient enroidies sur cette terre humide, et elle retomba pesamment.

Au commandement de M. de Cervière, deux domestiques l’enlevèrent et la portèrent dans un carrosse qui stationnoit à la porte extérieure du Sérail.

En entr’ouvrant les paupières Déborah vit deux hommes armés qui lui prirent les bras et les lui attachèrent sur le dos. Une bise glaçante souffloit; à demi vêtue, Déborah grelottoit comme un agneau; elle demanda des habits. On lui répondit:—vous vous chaufferez au soleil.—La portière se referma, le fouet claqua comme des baguenaudes, les chevaux agitèrent leurs sonnettes et partirent au galop.

Quand Déborah se vit au milieu de la nuit, et jetée dans un carrosse, en la compagnie de deux hommes, à figure sinistre, basse, ingrate et louche, faite exprès pour la police ou pour le bagne, elle ressentit une terreur profonde, et le froid de la peur se glissa jusque dans ses entrailles.

Ne voulant point entrer en communication avec ses gardes, elle ne les questionna point, et lors même qu’ils essayèrent de lui adresser la parole elle feignit de ne point comprendre, et ne leur répliqua qu’en irlandois. Toutes précautions furent inutiles; ces hommes, dont le cœur étoit aussi ignoble que la figure et l’emploi, ne furent pas long-temps seuls avec elle sans l’assaillir de mauvais propos et d’agaceries, qui peu à peu devinrent outrageux. Ils l’asseyoient de force entre eux; et là, comme Suzanne entre les deux vieillards, la pauvre Déborah étoit contrainte de subir leurs dialogues infâmes, leurs baisers et leurs attouchements.

Après une semaine et plus de tortures et d’affronts, de froid, de faim et d’insomnie; après avoir traversé la France dans presque toute sa longueur, enfin elle arriva à Antibes, _άντὶπολις_, _άντὶϐιος_, la vieille colonie marseilloise, assise à l’extrémité de la Provence, au pied des Alpes maritimes, sur le beau rivage de la mer de Ligurie.

Le carrosse traversa la ville en grande hâte, et se rendit sur le rivage. A la simple exhibition de leur mandat, le capitaine du port mit à la disposition de nos deux agents de police quelques rameurs et une barque où Déborah fut contrainte de prendre place. Lorsqu’elle vit s’éloigner les rives de Provence, une vive inquiétude la saisit: elle ne pouvoit s’expliquer ce qu’enfin elle alloit devenir. Comme il n’étoit pas présumable que dans une embarcation si frêle et sans vivres, on pût faire un assez long trajet pour l’exporter jusque dans une terre étrangère, il lui vint naturellement en l’esprit qu’on alloit la noyer au large. Résignée, elle attendoit le moment avec calme, mesurant du regard l’étendue de son linceul; mais, après avoir traversé le golfe de Juan et atteint le cap de Croisette, tout-à-coup sa destinée s’expliqua: elle étoit face à face avec une forteresse qui s’élançoit d’une corbeille de verdure et se dessinoit carrément sur le bleu de ciel. La barque voguoit droit; elle atteignit bientôt au pied de ce château-fort une petite baie où se trouvoient mouillées quelques barques de pêcheurs de corail.

Là, ils prirent terre. Le pont-levis se baissa, on introduisit les deux exempts auprès du gouverneur, et aussitôt un guichetier emmena Déborah dans un cachot qui attendoit sa proie, comme une gueule vide.

C’étoit un cabanon de pierre nue. Dans un coin il y avoit un châlit, sur ce châlit il y avoit un sac de paille et une couverture de laine, couleur d’ocre, trouée comme un crible. Dans un autre coin gisoient consternées une table à jambes torses, et deux chaises de bois semblables à une boîte à sel. Percés et ruinés, ces meubles tomboient du haut-mal, et pour peu qu’on les ébranlât ils répandoient autour d’eux une poussière jaunâtre, comme des étamines de maïs. Une petite fenêtre placée très-haut, fermée par un châssis et des barreaux de fer éclairoit foiblement cet affreux intérieur: Déborah traîna la table tout auprès, et monta dessus pour regarder d’où venoit ce jour.

La vue plongeoit au loin, elle étoit grandiose, mais morne; on ne voyoit que deux ciels ou deux mers, car le ciel est l’image de la mer, car la mer est l’image du ciel.

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III.


LORSQUE le gouverneur vint le lendemain visiter Déborah, elle étoit accoudée sur sa table et pleuroit abondamment. Il la salua d’une façon gracieuse, et lui dit: Ne vous laissez point abattre par le chagrin, vous n’aurez point à souffrir en ce lieu.

—Si je pleure, répondit-elle, c’est sur mes maux passés, et non sur le présent ou l’avenir; trop de douleurs m’ont rendue insensible, je suis faite au malheur comme on est fait à un climat, il n’a plus de pouvoir sur mon âme.

—Je suis venue, mylady, pour vous prier de me faire connoître ce dont vous pouvez avoir besoin. Demandez sans crainte, tout le possible vous sera accordé.

—Monsieur, je n’ai besoin de rien.

—Mais, ma belle dame, vous manquez de tout.

—Ah! c’est vrai, monsieur.

Il prit alors la liberté de s’asseoir, et lui dit, après beaucoup de paroles de consolation:

—Ne vous effarouchez point, mylady, de l’intérêt vif que je vous porte: j’aime touts mes prisonniers. Veuillez ne point voir en moi un geôlier, mais un bon châtelain hospitalier. Quoique ce soit le Roi qui me fasse ma famille, elle n’en a pas moins touts mes sentiments paternels. Je tiens beaucoup, mylady, à ce que vous ne refusiez pas mes soins, et à ce que vous m’accordiez votre confiance et votre affection, que je tâcherai de mériter de toutes mes forces. En cette île déserte, dans ce château, sans épouse et sans enfants, je n’ai d’autres liens qui me lient à l’existence que l’attachement des infortunés confiés à ma garde. Tout mon bonheur est là; répandre la satisfaction autour de moi. J’éprouve une joie profonde à me voir aimé de gents qui devoient me haïr. Ceci montre qu’il n’est pas de position dans la vie qu’on ne puisse ennoblir et sanctifier. Le Roi m’a fait argousin; eh bien! avec l’aide de Dieu j’ai revêtu le caractère le plus beau: celui de patriarche. Quelquefois dans mes instants d’orgueil je me dis, peut-être suis-je un humble instrument de la Providence, qui m’a placé ici pour réparer un peu du mal qu’on fait là-bas.

Vous intéressez fortement mon cœur, mylady, vous êtes jeune et belle.... Ne vous troublez point, je puis vous dire cela, moi, pauvre vieillard qui descends au tombeau. Vous êtes femme et infortunée, et par-dessus tout pour moi vous êtes Irlandoise. J’ai l’estime la plus haute, mylady, pour les gents de votre nation. Autrefois je fus attaché à la personne du comte de Thomond, aujourd’hui maréchal de France, chevalier de l’ordre du Saint-Esprit et commandant en Languedoc. Je ne puis songer à lui sans que mes yeux ne se mouillent d’attendrissement et d’admiration. Je suis tout chargé de ses bienfaits! Grâce à Dieu, qui vous envoie auprès de moi, peut-être pourrai-je acquitter un peu envers vous la dette de soins, d’égards, de générosité que j’ai contractée envers lui. C’est un doux espoir dont je me flatte, ne le détruisez pas.

Déborah le remercia avec beaucoup d’affabilité, et lui dit que jusques alors, ayant eu fort peu à se louer des hommes, elle étoit maîtresse de son affection entière; qu’ainsi il lui seroit facile de l’acquérir et grande et sans partage.

—Si ce n’étoit pas trop exiger de vous, mylady, je vous prierois de vouloir bien me faire connoître la cause de votre incarcération, qui n’est nullement motivée dans votre lettre-de-cachet. Mais pour peu que cela vous attriste, ne le faites point.

—Comme je suis aussi jalouse de votre estime que de votre pitié, permettez-moi, monsieur, de reprendre les faits à leur origine. Il ne seroit pas bien que vous ne me connussiez qu’à demi. Je tiens à vous dévoiler mon passé tout entier, assurée que je suis que je ne vous en paroîtrai pas moins digne. L’amitié est plus délicate que l’amour, elle ne se donne pas à l’inconnu, elle n’est pas implicite. A la face de Dieu et par l’enfant que je porte en mon sein, je jure que la vérité seule va sortir de ma bouche. Croyez-moi, monsieur.

Et elle lui narra avec une grande simplicité toute sa vie.

Durant le récit, plusieurs fois il s’arrêtèrent touts deux pour pleurer, et, en le terminant, Déborah perdit connoissance. Quand elle fut revenue de son trouble, M. le gouverneur lui prodigua toutes les consolations les plus vraies, et lui renouvela ses protestations de bienveillance.—Oubliez que vous êtes prisonnière, lui disoit-il, ce n’est pas moi qui vous en ferai ressouvenir. Vous pouvez vivre ici dans le calme, le repos et l’aisance. Vous êtes libre ici, aussi libre que les oiseaux du ciel qui suspendent leurs nids à ces murailles. Ici bas, ne faut-il pas que toujours nous soyons captifs en quelque lieu? Ici ou ailleurs, qu’importe!... L’aigle même n’a-t-il pas son aire? l’ours n’a-t-il pas sa caverne? En France il y a dix millions d’hommes libres qui naissent, vivent et meurent sous le même toit. Ce ne sont pas les lettres-de-cachet qui font le plus de prisonniers, ce sont les liens de famille, la pauvreté, les travaux mercenaires, le ménage, la nonchalance, les préjugés.

Vous ne sauriez habiter, mylady, un plus vaste et plus romantique manoir, une île plus délicieuse, une mer plus belle sous un ciel plus pur.

—Monsieur, j’admire les ressources de votre esprit: il me semble que vous n’êtes pas loin de prouver qu’il n’y a d’hommes libres que dans les cachots. Cela me rappelle ce que Horace Walpole écrivoit à un de ses amis, avec autant de finesse que vous, monsieur, et non moins d’exagération:

«Depuis long-temps j’ai pour opinion que les externes de Bedlam sont si nombreux, que le plus court et le mieux seroit d’y enfermer le peu de gents encore dans leur bon sens, qui par ce moyen seroient en sûreté, puis de donner carte blanche à touts les autres.»

Mais, dites-moi, si cela vous est possible, pour combien de temps suis-je condamnée à être libre en cette bastille?

—Madame,... à perpétuité.

—A perpétuité?... Les hommes poussent la cruauté jusqu’au ridicule! ils condamnent l’avenir comme si l’avenir leur appartenoit. A perpétuité!... comme si on ne pouvoit s’étrangler avec sa chaîne ou se briser le front sur le pavé. A perpétuité!... Pendant que le juge épèle ce mot, le patient glissant sa main sur sa poitrine, peut s’enfoncer son couteau dans le cœur et rendre le dernier soupir avant le juge la dernière syllabe. A perpétuité!... Il n’est donné qu’à l’homme d’être sot et barbare tout à la fois, tout ensemble!

M. le gouverneur essaya de calmer Déborah en lui donnant l’agréable espérance qu’à la mort de la Putiphar, à coup sûr elle recouvreroit la liberté.

C’est-à-dire l’esclavage, reprit-elle en souriant. Vous vous êtes coupé, monsieur; la vérité trouve toujours moyen de sortir de son puits, il est inutile d’y mettre un couvercle.

Et M. le gouverneur, lui ayant rendu sourire pour sourire, lui serra tendrement les mains et se retira.

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IV.


PEU d’instants après un porte-clefs vint lui offrir de la part de M. le gouverneur une corbeille de figues et d’oranges fraîches cueillies; puis ensuite il lui apporta un matelas et du linge, un miroir, une écritoire complète, quelques menus objets de toilette à l’usage d’une femme, des parfums de Grasse et quelques bonbonnières en bergamote.

Ainsi que Déborah, vous venez de faire connoissance avec le gouverneur de Sainte-Marguerite, et, comme elle, vous devez être touché de ses nobles et bonnes manières. J’aurai peu de chose à ajouter pour vous parfaire son portrait: le caractère des hommes sans duplicité apparoît de lui-même: Je ne vous prendrai point la main pour vous guider et vous faire descendre avec moi dans les replis tortueux de son cœur; nous ne nous égarerons point à la recherche de ses sentiments ténébreux.

Monsieur de Cogolin, tel étoit, je crois, le nom de cet officier du Roi, quoique alors âgé d’environ soixante-cinq ans, étoit encore pétulant et vigoureux. Sa perruque rousse sur sa mine verdâtre le rendoit bizarre au premier aspect. Deux grands yeux noirs, pleins de vivacité, animoient ses traits, gros et ronds et assez insignifiants. La gaieté et l’insouciance faisoient le fond de son humeur. Il avoit du bon esprit et de l’esprit de saillie; de la culture, beaucoup d’usage et de politesse, et, parfois, lorsqu’il s’oublioit, un peu de cette brusquerie commune à touts les Provençaux. Il étoit réellement bon, et mettoit touts ses soins à alléger le sort des malheureux confiés à sa garde. Jamais il ne leur faisoit sentir son sceptre, dont il est si facile à un gouverneur de faire une massue. Autant que possible il éloignoit d’eux tout ce qui pouvoit leur rappeler qu’ils étoient captifs, et leur procuroit toutes les distractions que le lieu et sa fortune lui permettoient. Il leur donnoit des jeux, des journaux et des livres; pour promenoir, son jardin et tout le Fort; et souvent il les emmenoit en pleine mer faire des parties de pêche jusque dans les eaux d’Asinara.

Aussi touts les prisonniers et touts les habitants du fort le chérissoient-ils sincèrement, et avoient-ils pour lui une révérence et un attachement qui, aux yeux de personnes étrangères à ses bienfaits, auroient pu sembler du fanatisme.

Dans sa jeunesse il avoit beaucoup aimé, peut-être trop aimé les femmes, et c’étoit dans leur commerce qu’il avoit contracté ses formes amènes et ses manières exquises qui le distinguoient. Son regard en avoit conservé une expression tendre, sa voix un accent flatteur et ses gestes quelque chose de caressant. A l’amour avoit succédé en son âme la vénération, et il rendoit aux dames un vrai culte de dulie et d’hyperdulie. Cependant, et il en ressentoit un grand chagrin, depuis qu’il étoit gouverneur de Sainte-Marguerite il étoit privé totalement de leur compagnie. Il considéroit cette privation comme un châtiment de Dieu en expiation des fautes qu’il avoit commises envers elles. Mais pour atténuer son affliction, il s’entouroit de tout ce qui pouvoit lui donner de douces souvenances et flatter son idolâtrie. Il faisoit ses lectures favorites de Brantôme, de Bussy-Rabutin, de madame de Sévigné;... sans parler de Voltaire, son pain quotidien. Les murs de son appartement étoient couverts de portraits de femmes antiques et modernes célèbres par leurs talents ou leur beauté. Dans le milieu de son salon, sur un piédouche de portor, s’élevoit un buste en marbre de Ninon-de-Lenclos, que touts les jours il couronnoit d’une couronne de fleurs nouvelles et cueillies de sa main. Mais, par la suite, Déborah ayant emporté toutes ses affections et troublé sa religion solitaire, Ninon fut quelquefois oubliée, et porta quelquefois durant plusieurs jours un chapel de roses fanées.

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V.


PEU de temps après sa première visite, M. de Cogolin offrit à Déborah, si elle étoit curieuse de connoître le séjour et le pays qu’elle habitoit, de faire une excursion dans l’île, et de l’accompagner pour lui servir de guide et d’explicateur, ou, comme on dit à Rome, de _cicerone_. Elle accepta volontiers.

Ils montèrent premièrement sur la plate-forme la plus élevée du donjon.

Après avoir long-temps promené ses regards, Déborah dit à M. de Cogolin: maintenant, je connois les lieux qui m’environnent, me seroit-il possible de savoir où je suis?

—Mylady, ce n’est point un mystère; si j’avois pu penser que vous l’ignorassiez, je me serois empressé de vous dire que nous sommes ici dans l’île Sainte-Marguerite. Cette autre petite île, au Sud de celle-ci, dont elle n’est séparée que par un canal étroit, est Saint-Honorat, où, si cela peut vous plaire, je me ferai un plaisir de vous conduire. Ces deux islettes qui sont ici tout proche se nomment la Fornigue et la Grenille; toutes deux sont incultes et inhabitées.

Ils redescendirent ensuite dans l’intérieur de la forteresse, et le visitèrent minutieusement. Déborah ne put se défendre d’une forte émotion lorsqu’elle pénétra dans le cachot qui autrefois avait été habité par le Masque de Fer.

La garnison de cette citadelle ne consistoit en temps de paix qu’en quelques centaines d’invalides. Les degrés des escaliers, les parapets, les terrasses et le rivage étoient semés de ces vestiges humains étendus au soleil.

—Que font ici ces vieux braves? demanda Déborah.

—Ils font, répondit M. le gouverneur, ce que font touts les hommes, rien! et ils attendent ce que nous attendons touts, la mort!

Alors M. le gouverneur invita Déborah à faire un tour dans son jardin, la seule partie de l’île qui ne fût pas inculte; puis ils s’assirent à l’ombre d’une yeuse, et, tout en égrainant et mangeant une grenade, M. de Cogolin causoit.

—Cette île se nommoit anciennement _Lerinus_, et celle de Saint-Honorat _Lerina_. D’où leur venoient ces noms? Je ne le sais pas, madame, et tiens à ne le pas savoir, parce que j’ai à honneur d’être un savant, et que n’en sachant rien, j’en sais autant que Strabon, Pline, Bouche et Moréry.

Remarquez que par une bizarrerie de l’instabilité des choses humaines ces deux îles ont changé de sexe, Lerina est devenue Saint-Honorat, et Lerinus Sainte-Marguerite, vierge et martyre. Cette dernière a appartenu aux moines de l’autre jusques en 1611, que Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, leur abbé, se la fit céder je ne sais plus pourquoi.

Autrefois le cardinal de Richelieu fit mettre en état de défense toutes les côtes de Provence, craignant une invasion des Espagnols. Ce qui ne les empêcha pas de se rendre maîtres de ces îles et de s’y fortifier autant que put leur permettre le séjour qu’ils y firent. Dans celle-ci, qui compte à peine en longueur deux tiers de lieue, et un quart de lieue de largeur ils élevèrent cinq forts dont tout-à-l’heure nous pourrons voir les ruines. Dans celle de Saint-Honorat, ayant un quart de lieue de longueur sur quelque six cents pas de largeur, et qui étoit auparavant _le Paradis terrestre en gentillesse et rareté de fleurs, de vignes et de jardinages, comme jadis en sainteté_, ils convertirent en forts et bastions les cinq chapelles de la Trinité, de Saint-Cyprien et Justine, de Saint-Michel, de Saint-Sauveur et de Saint-Capraise, répandues en divers endroits de l’île. Ils les remplirent de terre par dedans, les terrassèrent par dehors, et placèrent au-dessus de chacune deux pièces d’artillerie.

Comme M. de Cogolin achevoit ses précis historiques, auxquels Déborah avoit pris peu d’intérêt, ils sortoient du jardin et longeoient le rivage du côté du golphe de Juan, où ils trouvèrent à peu près en décombre le moindre des ouvrages élevés par les Espagnols, appelé le Fortin. Plus avant dans les terres, ils rencontrèrent les ruines du fort Monterey, où ils s’arrêtèrent quelques instants. Puis, à travers les bosquets de pins, de phylarias, de bruyères, de garous, de lentisques, de romarins, et d’alaternes, et les landes de thyms, de cistes, de stecas, de petites bruyères et de lavandes, dont le sol inculte étoit couvert, ils revinrent au couchant visiter la tour du Baliguier et le fort d’Aragon.

—Mais le cinquième et le plus considérable des ouvrages des Espagnols, dit alors M. de Cogolin, étoit le Fort-Réal, que les François ont continué et perfectionné: c’est la citadelle que nous habitons. M. de Saint-Marc, qui en fut gouverneur avant de l’être de la Bastille, eût l’idée d’y faire construire des prisons pour les criminels d’État, et il en obtint l’autorisation. Ce sont les plus sûres de la France.

—Jamais je n’aurois pensé que sous un si beau ciel; reprit Déborah, il existât un lieu aussi morne. Ne vous semble-t-il pas que tout ce qu’il y a de douloureux au monde s’y soit assemblé? Une terre plate, abandonnée, stérile et sauvage; des plantes de cimetière, couleur du sol qui les nourrit; des décombres et des ruines partout attestant la fureur sanguinaire des hommes, et la loi désespérante du Temps; une forteresse et des vieillards mutilés; une bastille et des geôliers, des chaînes, des captifs, des gémissements. N’est-ce pas en vérité, l’île de la désolation?... Mais cette désolation me sourit, elle répond à celle de mon âme.

—Mylady, vous me faites frémir!

—Mon esprit se plaît ici....

—Un vallon amoureux vous conviendroit mieux, ma tourterelle.

—Oh! de la tourterelle les hommes ont fait un oiseau de nuit et de proie.

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VI.


PRÈS de l’ancien LOGIS-AUX-CHEVAUX, un batelier les attendoit et leur fit passer le Frioul: bras de mer d’un quart de lieue environ, séparant Sainte-Marguerite de Saint-Honorat. Sur le rivage opposé, un Bénédictin, qui se promenoit solitairement, s’approcha d’eux, et offrit galamment sa main à Déborah, pour descendre de la barque. M. de Cogolin l’ayant salué et lui ayant dit qu’il venoit avec cette dame étrangère pour visiter l’Abbaye, le saint homme demanda la permission de les accompagner. Il les conduisit d’abord à la chapelle Saint-Capraise, située à la pointe occidentale; puis à celles Saint-Sauveur, Saint-Michel, et Saint-Cyprien et Justine, semées le long de la rive Nord et se mirant dans le Frioul. Un peu plus à l’Est ils rencontrèrent la chapelle de la Sainte-Trinité.

Déborah fut frappée de la différence si tranchée entre deux îles aussi voisines, du complet abandon de l’une et de l’état florissant de l’autre. Celle-ci étoit presque vivante et passante. Des pélerins alloient d’église en église faire leurs oraisons. Dans les vignobles, les vergers, les champs, les prés, les jardins, des moines et des journaliers travailloient. De grandes avenues d’arbres de haute futaie sillonnoient le sol plat, dont des bocages et des fourrés d’arbustes odoriférants varioient l’uniformité. Des plantes et des fleurs les plus rares et les plus exquises diaproient la verdure et charmoient la vue. Un air pur et embaumé caressoit l’odorat. A chaque pas que faisoit Déborah et qui agitoit l’herbe, il s’élevoit des bouffées de parfums qui montoient comme d’une cassolette. Cette nature inconnue qui tout-à-coup se révéloit à ses regards habitués à la végétation septentrionale la remplissoit d’étonnement et d’admiration. Elle alloit d’arbre en arbre, d’herbe en herbe, s’arrêtant, contemplant, flairant, cueillant, savourant, et comme un enfant demandant le nom de chaque plante nouvelle.

—Ces arbrisseaux rampant sur le sol et le long de ces murailles, sont des câpriers, répondoit le Bénédictin, charmé d’avoir une occasion d’étaler son savoir; les Provençeaux l’appellent encore en grec _tapenos_, de l’adjectif _ταῶεινος_, qui veut dire bas, humble ou rampant.—Voici le lentisque et le térébinthe, qui touts deux laissent fluer une résine, et sur lesquels on greffe le pistachier, qui appartient au même genre.

—Ici, sur le bord de la mer, vous voyez le myrthe, dont les côtes maritimes de Saint-Tropez sont couvertes, et la belle Barba-Jovis aux feuilles argentées.—Ceci, c’est l’elæagnus, le chalef des Turks, que les Provençaux nomment _saule muscat_. Ceci, c’est le cassie de Saint-Domingue, aussi frileux qu’odorant: les parfumeurs de Grasse le recherchent beaucoup pour leurs essences. Voici l’agnus-castus, dont le nom est un pléonasme, et que plus sottement encore on appelle vulgairement poivrier.—Oh! pour cette plante bizarre qui vous fait pousser des cris d’étonnement, c’est l’aloès! _aloe folio in oblongum aculeum abeunte_; sa fleuraison est très-curieuse, mais extrêmement rare; on assure qu’elle n’a lieu que touts les cent ans, quoique, par un phœnomène inexplicable, en très-peu de temps sa tige s’élève jusqu’à trente pieds et jette quelques rameaux terminés par des bouquets de fleurs. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est la détonation qui précède la naissance de sa tige, détonation tout-à-fait semblable à un violent coup de tonnerre, ou une décharge d’artillerie.

A ces mots, M. de Cogolin partit d’un si énorme éclat de rire, que mylady fit un soubresaut, et crut un instant que c’étoit une tige d’aloès qui tout-à-coup jaillissoit.—Votre rire est impie, monsieur le gouverneur, reprit le cénobite; est-il quelque chose d’impossible à Dieu? N’est-ce pas une pitié de voir l’impuissance humaine vouloir circonscrire l’omnipotence du Créateur?

Puis il continua avec le même calme sa nomenclature et ses dissertations.—Ceci, madame, c’est l’amelanchier,_ mespilus folio rotundiore fructu nigro_, qu’il ne faut pas confondre avec le _mespilus folio rotundiore fructu rubro_, et le _mespilus folio oblongo serrato_; celui-là, c’est l’ilex _aculeata cocciglandifera_, espèce de chêne vert sur lequel se cueille la graine de kermès ou d’écarlate; voici la camphrée, excellent vulnéraire, et le carthame d’Égypte, d’où l’on extrait le fard végétal, dont les femmes folles de leurs corps souillent leurs visages faits à l’image de Dieu. Voici le jasmin d’Arabie, le sumach, l’aligousier, le bois-puant, le mahaleb et le micocoulier. A genoux, madame, ne portez point la main à cet arbuste sacré, c’est l’argalou, en provençal _arnavéou_, et en latin _paliurus_. Son port et ses fleurs le font ressembler au jujubier, mais voyez, sa tige est hérissée de deux sortes de piquants. Il croît en abondance aux environs de Jérusalem, et a servi au temps de la Passion à faire la sainte couronne d’épines que les Juifs enfoncèrent dans le front de notre Sauveur. Enfin, voici l’azedarach, arbre de la Syrie, dont on a conservé le nom arabe. C’est lui qui produit ces graines grisâtres, dures, lisses, coriaces, appelées larmes de Job: elles servent à faire de jolies chapelets. Voyez combien son feuillage est beau; ses fleurs, disposées en bouquets, répandent une odeur suave. Il est cultivé dans toutes les contrées méridionales de l’univers. Les Américains l’appellent l’orgueil de l’Inde.

En s’avançant vers la tour du monastère, ils trouvèrent presque réunies en un groupe la chapelle Notre-Dame, la grande église Saint-Honorat et la chapelle Saint-Porcaire.

Le bénédictin, laissant alors de côté sa science botanique, dit à Déborah:—Il y a ici, depuis l’Ascension jusqu’à la Pentecôte, un concours immense de personnes pieuses qui viennent visiter ces sept chapelles pour gagner les indulgences accordées par les Souverains Pontifes, de la même manière qu’on les gagneroit à Rome en visitant les sept églises basiliques.

Puis il l’emmena entre la chapelle Notre-Dame et les ruines de la chapelle Saint-Pierre, pour lui montrer un puits miraculeux creusé dans le roc, et dont l’eau très-limpide est excellente à boire. Ce puits, affirmoit-il, n’a jamais plus de trois seaux d’eau, et quelque quantité qu’on en puise, il n’en a jamais moins.

Là-dessus, M. le gouverneur sourit et railla un peu notre moine:—Si votre miracle est curieux, lui disoit-il, toutefois il n’est pas unique, il a quelques degrés de parenté avec les cinq sous éternels du juif errant.

Sans répondre à cette attaque, Dom Fiacre continua en lisant à haute voix et avec emphase une très-ancienne inscription, gravée sur une table de marbre, et placée au plus haut d’un mur voisin du puits.

 Isacidûm ductor lymphas medicavit amaras,
 Et virgâ fontes extudit è silice.
 Aspice, ut hic rigido surgunt è marmore rivi,
 Et falso dulcis gurgite vena fluit;
 Pulsat Honoratus rupem laticesque redundant,
 Et sudis ad virgæ Mosis adæquat opus.

Sans doute, madame ne sait pas le latin?... Ces vers comparent Saint-Honorat à Moyse, pour avoir fait sourdre de l’eau d’un rocher et rendu potables des eaux amères. _Lymphas medicavit amaras!..._ Saint Honorat chassa aussi de cette île les bêtes venimeuses qui la rendoient déserte....

—Chasser les bêtes venimeuses pour y mettre des moines; pardieu! mon révérend, s’écria M. Cogolin, c’est tomber de Nègre à Maure, de fièvre en chaud-mal, ou de Carybde en Scylla.

—Et il y fonda notre abbaye, la première de tout l’Occident. La réputation de sa vertu se répandit bientôt, et attira tant de solitaires des pays les plus éloignés, que l’île devint bientôt aussi peuplée que les déserts de la Thébaïde. Du temps de Saint-Amand, abbé, on y comptoit plus de trois mille solitaires.

Ce fut, madame, vers l’an 375, que saint Honorat fonda cet illustre monastère.

—Je vous demande pardon, mon révérend, mais Baillet prouve clairement que ce ne fut qu’en l’année 391; Tillemont, que ce ne fut qu’en 401, et l’abbé Expilly en 410. Mais, qu’importe! j’ai tant de foi, mon révérend Dom, que je puis en ajouter à ces quatre dates, et vous assurer qu’il m’en restera encore assez pour l’usage que j’en fais. Encore un mot: il me revient à l’instant que Bouche dit quelque part que saint Honorat naquit en 425. Son sentiment seroit donc qu’il fonda votre monastère cinquante ans environ avant sa naissance: cette opinion me semble la plus raisonnable, et je m’empresse de m’y ranger.

—Monsieur le gouverneur, je vois avec un grand chagrin, lui dit alors Dom Fiacre d’un air pénétré, que vous êtes rongé de la lèpre philosophique. Vous avez bu votre part de Voltaire; vous suez l’Encyclopédie. Croyez-moi, retenez votre raison à deux mains; l’esprit de la France est en orgie. Si ce n’est point pour moi, que ce soit pour madame, taisez-vous! que Dieu vous garde d’être une école de scandale.

En sortant de l’église de la Sainte-Trinité, ils se dirigèrent vers une haute et grosse tour bâtie sur le rocher, dont les pierres étoient taillées en pointe de diamant, et la porte tournée vers le Nord.

—Mais, est-ce bien là votre abbaye? demanda Déborah à Dom Fiacre; en honneur, je ne l’aurois jamais deviné; cette tour n’a pas le moindre caractère abbatial.

—Ce n’est pas non plus le caractère qu’on a voulu donner à cette merveille de la chrétienté. Elle fut commencée au dixième siècle, pour servir tout à la fois de logement et de rempart à ses religieux contre les Sarrasins et les corsaires, qui faisoient des courses le long du littoral. Ce fut sous le règne de Raymond-Béranger I^{er}, comte de Provence, qu’elle fut bâtie; mais elle ne fut amenée en perfection que par une bulle du pape Honorius II, exhortant touts les chrétiens à venir demeurer trois mois dans l’île, pour assister et défendre les moines de Lerins contre les attaques des infidèles, ou à contribuer, par leurs aumônes, à la construction de la tour, leur accordant les mêmes indulgences plénières que ses prédécesseurs avoient accordées aux Croisés. Cette bulle enjoignoit en outre à ceux qui s’étoient emparés de quelques églises et de quelques biens dépendant du monastère, de ne pas différer de les rendre.

—Sans vouloir faire le philosophe, vous me permettrez de vous dire, mon révérend Dom, que la bulle qui renferme ces privilèges est fort suspecte, et ne peut pas être d’Honorius II, à qui elle est attribuée, car le pape qui est censé l’avoir donnée y parle d’Eugène son prédécesseur: et il n’y a point de pape Honorius qui ait succédé à un Eugène. Secondement: Vous auriez dû dire à madame que ceux à qui il étoit enjoint de restituer les églises et les biens dérobés au monastère n’étoient rien moins que des évêques. Pendant que nos braves moines s’amusoient à se faire une citadelle pour garantir leurs biens du pillage des Sarrasins, les évêques les leur voloient.

Quant à l’injonction faite à touts les chrétiens de se rendre pendant trois mois dans une île qui n’a pas une lieue de superficie, vous conviendrez, mon Révérend, que c’étoit une mauvaise plaisanterie.

Tout en causant, ils avoient passé deux portes, et monté quelques degrés au haut desquels se trouvoit un pont-levis qui menoit au portail de la tour. Là, il se présenta un escalier étroit et obscur. Comme Déborah mettoit le pied sur la première marche, un gémissement se fit entendre, elle recula. Et voyant venir à elle un monstre énorme, qui descendoit en rampant, elle s’enfuit épouvantée. Dom Fiacre, pour la rassurer, lui prit le bras et la ramena auprès de l’animal qui avoit causé son effroi.

—N’ayez pas peur, lui disoit-il, c’est un de mes bons amis, un veau-marin, qui depuis quelque temps vit avec nous dans le monastère, sans avoir peur des hommes, comme vous voyez, et sans leur faire aucun mal. Caressez-le, madame; il est très-sensible aux flatteries. Nous l’avons pris ici, sur le bord de la mer. On en voit beaucoup, sur le rivage de ces îles, qui s’endorment au soleil.

Après avoir visité quelques cellules, un réfectoire immense, le logis de la garnison, une plate-forme munie de pièces de canon, et à l’extrémité du second dortoir la bibliothèque célèbre par le grand nombre de manuscrits et d’imprimés précieux qu’elle possédoit, ils entrèrent dans l’église de la tour, sous le vocable de sainte Croix, où reposoient les corps de plusieurs saints.

Dom Fiacre les conduisit premièrement devant la grande et magnifique châsse de saint Honorat, tout incrustée de pierreries, toute sculptée merveilleusement: ensuite, il leur présenta trois fleurs-de-lys d’argent, où se trouvoient enchâssés des ossements de saint Pierre, de saint Paul, de saint Jacques le majeur, de saint Jacques le mineur, et de presque touts les apôtres; une épine de la couronne de Jésus, du bois de la vraie croix, et plusieurs autres reliques insignes; enfin une caisse dorée, qui contenoit les ossements de cinq cents religieux tués par les Sarrasins, du temps de l’abbatiat de saint Porcaire, et une autre caisse de trente religieux martyrisés avec saint Aigulfe.

—Mon révérend, de peur de vous blesser encore, je ne me suis point permis de vous interrompre, dit alors M. de Cogolin, mais je vous prie maintenant de vouloir bien me permettre quelques remarques. Vous auriez dû ajouter, en parlant de saint Aigulfe, que son martyre et celui de ses compagnons n’est point l’ouvrage des Sarrasins, comme vous le donnez à penser à madame. Ne calomniez pas ces pauvres Sarrasins, on leur en a déjà assez mis sur le dos. Vous auriez dû lui dire que les moines de Lerins ayant élu pour leur abbé Aigulfe, moine de Fleury, celui-ci voulut réformer les désordres qui régnoient dans le monastère, et proposer la règle de Saint-Benoît, dont il avoit apporté le corps en France; que le pieux abbé ne trouva pas un esprit docile dans ses religieux, qui se portèrent à des excès horribles contre lui, excès qui auroient révolté le plus farouche Sarrasin; qu’ils tournèrent leur fureur même contre le monastère, et le ravagèrent, à faire honte à des Vandales; qu’ils enlevèrent Aigulfe et quelques autres moines attachés à lui, qu’ils leur coupèrent la langue, qu’ils leur crevèrent les yeux, et qu’après les avoir laissés deux ans dans l’île de Capreria, ils les massacrèrent dans une autre île déserte, l’an 675.

Mon Révérend, vous ne pouvez nier le fait. D’ailleurs, il n’est pas unique, et ce _Paradisus terrestris_, ce _quies piorum_, ce _solamen dulce_, ce _sinus tranquillissimus_, comme vous l’appeliez tout-à-l’heure, avec Dom Vincent Barral, fut souvent un affreux repaire.—Ce ne sont, mon Révérend, que de simples remarques historiques, faites sans malice; ne vous en fâchez pas, je vous en prie, et n’en accusez surtout ni Voltaire, ni l’Encyclopédie, ni les pauvres Sarrasins!

—S’il est des gents, monsieur, assez abandonnés de Dieu pour faire le mal, il en est d’autres qui n’ont d’autre œuvre que de le mettre en évidence; qui voilent les parties saines, et étalent les plaies; qui usent toute leur vie et toute leur intelligence à la recherche de tout ce qui peut couvrir de honte l’humanité, et à déterrer les pourritures qu’ils devroient recouvrir d’une montagne. Lequel des deux sera le plus coupable devant Dieu, de celui qui aura fait le mal dans l’effervescence de la passion, ou de celui qui se sera plu à le dévoiler, dans le plat sang-froid d’une âme sans enthousiasme et d’un cœur pervers? Je vous le laisse à juger.—Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le gouverneur; vous êtes un homme bon, généreux, vertueux, que j’aime et j’honore; vous n’êtes point dans la classe des premiers, mais vous êtes sous l’influence des seconds; et c’est ce dont je suis grandement affligé. N’est-il pas douloureux de voir que même les hommes les plus justes et les plus nobles n’ont pu se garantir de la contagion; et que quelques vers seulement ont suffi pour vicier et corrompre la France, comme quelques vers suffisent pour détruire le plus beau fruit!

Après un moment de silence, se tournant vers Déborah, et lui montrant le maître-autel, Dom Fiacre reprit: Madame, là repose le corps de saint Vénant, frère de saint Honorat, celui de saint Vincent de Lerins, si célèbre par sa doctrine et par sa vertu.

Voici encore un très-beau reliquaire, contenant des restes de saint Patrice, apôtre de l’Irlande. Le désir de se perfectionner dans la vie religieuse qu’il avoit embrassée, le porta à se retirer dans le monastère de Lerins: il y demeura neuf ans.

Dom Fiacre ne put achever: Déborah, qui tout-à-coup avoit pâli et chancelé, s’étoit agenouillée lourdement et renversée sur le pavé de l’église.

Son évanouissement fut long.

On la transporta sous une tonnelle du jardin.

Lorsqu’elle rouvrit les paupières, M. le gouverneur lui exprimoit sur les lèvres le jus d’une orange, et le Bénédictin étoit à genoux devant elle, les bras étendus en croix. Un sentiment de pudeur et d’embarras colora ses joues, et lui fit jeter un cri timide et porter ses doigts à son corset délacé. Mais ses premières paroles furent des remercîments pour les soins qu’on lui prodiguoit.—Ne vous alarmez pas, mes bons seigneurs, ajouta-t-elle; ce n’est qu’une violente émotion. La vue de ces reliques de saint Patrice a réveillé tout à la fois dans mon âme des souvenirs douloureux de patrie et d’amour, qui m’ont brisée et suffoquée.... Je suis Irlandoise, mon Révérend, et mon époux, qui a été assassiné il y a quelques mois, se nommoit Patrick.... O mon pauvre Patrick!... Tenez, mon père, le voici! c’est son portrait qui pend à cette chaîne. N’est-ce pas, qu’il étoit beau? Eh bien! il étoit encore plus pur et plus juste. Les cruels me l’ont tué sans me tuer!...

—Ma fille, adorez les décrets de Dieu; que savez-vous pourquoi il vous a ôté votre époux à l’entrée de la vie? que savez-vous quel sort il vous garde?... Vous connoissez les maux qui vous ont atteinte, mais connoissez-vous ceux dont il vous a préservée, et dont il vous préserve?

—Maintenant, je me sens mieux mon Révérend, beaucoup mieux; je puis me lever et marcher: achevons notre pélerinage.

M. de Cogolin, soutenant Déborah, la conduisit alors à la _calanque de Saint-Colomban_: caverne au pied de laquelle la mer bat continuellement. Elle étoit grosse à cette heure, ils ne purent y pénétrer sans se mouiller à mi-jambe.—C’est ici, dit gravement Dom Fiacre, le lieu sauvage où se cachèrent saint Eleuthère et saint Colomban, lorsque les Sarrasins massacrèrent les cinq cents religieux dont nous avons vu tantôt les ossements. Mais ayant apperçu les âmes de ces saints cénobites monter au ciel, sous la forme d’étoiles brillantes, saint Colomban sortit de cette spélonque, et alla s’offrir à la hache des infidèles pour s’associer au martyre de ses frères.

A ces mots, M. le gouverneur éclata de rire, et comme un esprit fort, regardant d’une air malicieux notre sérieux mystagogue:—Ah! par la mort-Dieu! mon Révérend, s’écria-t-il, vous nous en baillez de bonnes!... Oh! pour cette bourde-là, elle ne passera pas.—Vraiment, si surtout ce massacre s’est fait pendant la nuit, jamais girande et bouquet de feu d’artifice n’ont produit un plus beau spectacle que ces cinq cents et une âmes montant au ciel, comme des fusées volantes, en manière d’étoiles de feu. J’avoue que je serois curieux de voir un pareil feu d’artifice d’âmes, et surtout de savoir si pour les faire monter ainsi elles ont besoin d’une baguette d’osier comme les pétards?

En sortant de la _calanque_, profanée par les dérisions de M. le gouverneur, à la pointe Sud-Est de l’île, ils montèrent dans une nacelle, pour passer le pas étroit qui sépare Saint-Honorat d’un îlot, nommé Saint-Féréol. Lorsque sous l’abbatiat de Saint-Amand, où l’on comptoit plus de _trois mille solitaires_, ne pouvant touts se loger dans Lerina, une partie de ces saints personnages allèrent habiter Lerinus, Sainte-Marguerite, qui compte entre ces plus célèbres anachorètes saint Eucher de Lyon, il s’en établit aussi dans les autres petites îles d’alentour, à la Fornigue, à la Grenille, et dans celle-ci, qui doit son nom à Saint-Féréol, dont ont voit encore la cellule, qui contient à peine un homme.

Après avoir fait une assez longue station sur ce rocher sauvage, semblant de loin une feuille morte flottante, et d’où le regard, effleurant la surface de la mer, fuit sur son étendue, avec la vitesse d’un lutin, jusque dans le golphe de Gènes, ils regagnèrent le Frioul et la barque qui les avoit amenés.

Déborah adressa d’aimables remercîments à Dom Fiacre, puis elle se mit à genoux, et lui demanda sa bénédiction.

—Soyez bénie, lui dit-il, au nom de Celui qui est le refuge des affligés; soyez bénie à la face des trois immensités, foible image de l’immensité de Dieu, la terre, l’océan et le ciel. Ma fille, ne vous laissez point maîtriser par la désolation; le désespoir ne doit point souiller une âme chrétienne; le désespoir est un grand blasphème contre Dieu.—Priez, il ne vous abandonnera pas.—Qu’est-ce pour le Tout-Puissant qu’une chaîne et qu’un verrouil?... Celui qui tira Daniel de la fosse aux lions saura bien tirer sa servante,—_ancilla sua_,—de la fosse aux hommes.

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VII.


DEUX ou trois fois par semaine M. le gouverneur réunissoit dans son salon touts les prisonniers, et leur donnoit des espèces de soirées, où l’on causoit et jouoit à la bassette et à l’hombre. Déborah s’y montroit rarement; elle n’y paroissoit que lorsqu’elle n’étoit point en disposition de tristesse. Le vrai chagrin ne veut point de distraction: il se renferme, il demeure face à face avec lui-même, et s’y complaît, comme une femme devant le miroir qui répète son image; tout autre que lui-même est laid, grimaçant et repoussant. Le chagrin, a-t-on dit, est pareil à ces verres d’optique qui, par un jeu étrange, bouleversent, rabougrissent ou prolongent les plus belles formes, et font une figure grotesque d’une admirable statue. Mais peut-être, au contraire, n’est-ce qu’un verre éclaircissant, qui nous découvre tel ce que l’éducation, les préventions, les illusions, le trouble des passions et l’orgueil nous présentent sous un jour faux.—Le chagrin pourroit être comparé à la balance de la Justice, si la balance de la Justice pesoit juste.

La forteresse ne recéloit alors que huit ou dix prisonniers. Parmi eux se trouvoient deux vieillards en pleine santé et en pleine raison, que leurs enfants, puissants en Cour, avoient fait interdire et enfermer comme aliénés, pour s’emparer et jouir de leurs biens par avancement d’hoirie.

Quoiqu’il manquât peu de chose au bien-être matériel de Déborah, elle étoit plus sombre et plus abattue que jamais. Elle étoit poursuivie de désirs étranges, elle aspiroit à un état autre et lointain; et comme elle étoit captive, elle se disoit:—C’est la liberté qui me manque. Mais ce besoin vague, l’homme le porte avec lui en tout temps et en touts lieux: libre ou captif, en deuil ou en joie, son âme est toujours troublée par ses élancements, vers un infini et un inconnu inexplicables. Est-ce l’oscillation de la flamme qui brûle en notre lampe d’argile, et qui s’essaye à remonter au foyer d’où elle a été distraite? Est-ce l’arrière-souvenance d’une vie meilleure et passée, ou le pressentiment d’une vie meilleure et future?... Celui qui le premier compara la vie à un voyage et l’homme à un pélerin, jeta une de ces grandes lueurs qui rarement s’échappent du génie humain, et qui, comme la foudre, étalent une nappe de lumière dans les ténèbres. L’homme en effet n’est-il pas comme le voyageur qui aspire toujours? mais à quoi aspire-t-il?... Pour certain, ce n’est pas au néant de la tombe.

La solitude dans laquelle vivoit Déborah exaltoit sa sensibilité, et dégageoit en elle ces vapeurs noires qui assaillent les femmes durant leurs gestations. La mémoire de ses maux soufferts ne désemparoit pas de son esprit, et son cœur étoit plein de remords et de regrets. Elle s’accusoit du trépas de sa mère et du trépas de Patrick. Il lui sembloit que leurs ombres erroient sans repos autour d’elle et la frôloient. Dans le grincement du verrouil de sa porte agitée, dans le bruit du vent, dans les pulsations des psoques et des psylles, qui frappent et percent les vieux meubles de leur tarière, elle croyoit entendre leurs pas ou des plaintes et des gémissements. M. de Cogolin venoit bien de temps à autre passer quelques loisirs auprès d’elle, mais sa conversation étoit si frivole, que Déborah y goûtoit peu de charmes et y puisoit peu de force. Dom Fiacre la visitoit aussi assez fréquemment; mais comme il la travailloit sans miséricorde de dogmes et de doctrines, il étoit plutôt importun qu’agréable, et jouoit plutôt le rôle d’un persécuteur que d’un saint paraclet. Pour les autres prisonniers, elle les fuyoit le plus possible. La vue de beaucoup de ces victimes, qui, comme elle, jeunes avoient passé la porte de cette forteresse, et dont les cheveux avoient blanchi sous ses voûtes, l’attristoit profondément, lui présageoit sa destinée; destinée contre laquelle tout ce que son âme avoit de puissance se roidissoit. Elle soutenoit rarement une conversation, ses réponses étoient brèves, et quelquefois même insensées. Son plaisir le plus vif étoit de se promener dans le jardin du gouverneur, de s’y promener seule, et dans la partie la plus sombre.

Il y avoit quatre mois que Déborah avoit été transférée à Sainte-Marguerite, quand elle accoucha d’un enfant mâle. Sa joie fut grande, et elle le nomma _Vengeance_. Ce nom fit trembler M. de Cogolin; et Dom Fiacre employa tout ce que ses moyens oratoires purent lui suggérer de persuasif pour faire substituer à ce nom impie le nom patronal d’un saint apôtre. Mais Déborah demeura inflexible.

La naissance de ce fils lui rendit toute son énergie et tout son courage. Dans les soins et les sollicitudes maternels elle trouvoit l’oubli de ses malheurs. C’étoit pour elle une grande consolation que d’être mère, et de voir revivre Patrick, dont cet enfant étoit déjà l’image; d’être tutrice d’une créature encore plus foible qu’elle-même; d’avoir une existence dépendante de la sienne, d’avoir une éducation à faire. Son avenir, qui lui apparoissoit vide, sombre et sans but, venoit tout-à-coup de se remplir. Elle avoit une tâche longue et douce, des travaux, des devoirs, une compagnie, toutes ses affections prises, toute sa vie occupée. Il lui sembloit qu’il pourroit être encore pour elle quelques félicités vraies, en se livrant au culte d’un souvenir vivant, mais pour cela il falloit s’arracher du cachot où elle étoit condamnée à languir et à mourir, il falloit qu’elle recouvrît sa liberté. Depuis long-temps c’étoit là ce qui la préoccupoit. L’heure de l’exécution lui paroissant enfin venue, elle écrivit cette lettre à son tuteur Sir John, Chatsworth, avocat à Dublin:

 «Mon cher et honorable ami,
»J’ai besoin de vous, vous êtes mon seul refuge, ne me manquez pas,
tout me manqueroit. Souvenez-vous avec plaisir de cette pauvre
Debby, votre fille, comme vous l’appeliez et comme vous l’aimiez,
dont les petits bras s’enlacèrent tant de fois à votre col, et que
vous berçâtes tant de fois dans votre grande robe noire. Vous m’avez
connue au berceau, vous m’avez chérie dès mon enfance; chérissez-moi
toujours, chérissez-moi au moins encore une fois, je vous en prie
au nom de ma malheureuse mère, je vous en prie au nom de son père,
mon ayeul, qui vous portoit tant d’amitié. Il m’a placée sous votre
protection, il m’a faite votre pupille, il vous a confié ma défense et
mes biens, sauvez-moi, vous êtes maître de ma fortune et de ma vie.
» Lorsque je quittai l’Irlande, il y a dix mois environ, je vous
adressai un mémoire de tout ce qui venoit de se passer dans ma
famille, et des motifs qui me forçoient à m’expatrier; ce mémoire
étoit triste, ce mémoire étoit déchirant, votre cœur bon en a été
très-affecté sans doute; je vous demande pardon du chagrin que je vous
ai fait. Je croyois que l’exil alloit mettre fin à mes souffrances,
et me donner le bonheur dont mon âme étoit avide, parce quelle
avoit avec qui le partager. Je croyois trouver en France liberté et
hospitalité!... Hélas! jamais déception fut-elle plus grande que la
mienne! Que n’allai-je plutôt me jeter dans le désert de Barca!...
Vous trouverez ci-inclus un nouveau mémoire, exact et vrai, de tout ce
qui m’est advenu depuis ma fuite sur le Continent. Le premier étoit
déchirant, celui-ci est affreux! Si votre cœur répugne aux tableaux
sombres, si l’injustice vous fait mal, prenez-le, lacérez-le, jetez-le
au feu.... Alors qu’il vous suffise de savoir qu’aujourd’hui je suis
emprisonnée dans une bastille d’État, d’où je ne dois plus sortir que
sur l’épaule d’un fossoyeur. Mais avec votre secours et votre aide,
cela ne sera pas. J’ai longuement mûri des projets d’évasion, voici le
plus sûr et le plus simple, auquel je m’arrête. Il coûtera sans doute
des sommes considérables; allez, que ceci ne vous ralentisse point,
Dieu merci, j’ai assez de richesses, et depuis trois jours je suis
majeure.

_(Ici se trouvoit un plan de fuite très-hardi et parfaitement circonstancié.)_

»Quoique toutes ces recommandations puissent vous sembler des
minuties, qu’aucune ne soit négligée, le sort de l’entreprise en
dépend.
»Je prends à ma charge touts les frais d’armement, d’équipage et de
voyage. Si vous trouvez un sujet convenable, qui vous demande plus de
vingt mille livres, donnez plus, n’hésitez pas. Je suis prête, s’il
étoit nécessaire, à faire le sacrifice entier de mes biens, pour me
tirer du lieu où je suis. Pour payer une vie, même la vie la plus
infortunée, il n’y a pas de rançon trop chère.
»Tout cela va vous donner beaucoup d’ennui et de peine, mon bon
tuteur, mais croyez bien que j’apprécie l’immensité du service que
vous allez me rendre, service au-delà de toute reconnoissance. J’en
conserverai à tout jamais une inaltérable gratitude, qui, jointe à
l’affection dont mon cœur est possédé, fera de vous l’homme le plus
aimé, comme vous êtes le plus digne de l’être.»
      *       *       *       *       *

Quand Déborah eut achevé cette lettre, elle courut la porter à M. de Cogolin, que déjà très-adroitement elle avoit entretenu de son projet d’écrire à son tuteur, pour lui demander compte des biens que lui avoit légués son grand-père: projet qu’il avoit approuvé et encouragé de tout son cœur. Et elle la lui présenta toute ouverte, en le priant de vouloir bien en prendre connoissance, certaine à l’avance de son refus, par galanterie, par délicatesse, et surtout parce qu’il savoit à peine quelques mots d’anglois.

—Cachetez votre lettre, ma belle amie, je vous rends confiance pour confiance, lui dit-il, en lui prenant et lui baisant les mains, cachetez-la et remettez-la moi de suite, quelqu’un de mes gents va partir tout-à-l’heure pour Antibes, je l’en chargerai.

Déborah le remercia poliment, mais avec une extrême réserve, crainte de trahir tout ce qu’elle éprouvoit de joie de ce premier succès.

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LIVRE CINQUIÈME.

VIII.


HOLA! sentinelle, veillez-vous?

—Qui vive?

—Ordre du Roi. Faites baisser le pont.

Il se fit un long silence. Onze heures de la nuit sonnèrent au château. L’obscurité était profonde.

—Qui vive? s’écria de nouveau une voix dans l’éloignement.

—Ordre du Roi! Jean Buot!

—Ah! c’est vous, monsieur Buot! votre serviteur très-humble. Vous nous amenez sans doute du gibier? toutes nos cages à poulets sont pleines, à quel croc voulez-vous que nous le logions?

Les chaînes du grand pont-levis grincèrent, il s’abaissa lourdement et un carrosse s’avança: deux hommes en descendirent, l’un avoit une épée au côté, l’autre des fers et des boulons aux pieds et aux mains; et ces deux hommes en suivirent deux autres, le sergent de garde et le concierge du donjon.

Arrivés à une enceinte de muraille d’une hauteur excessive, percée d’une seule entrée, défendue par deux sentinelles, trois portes énormes, scellées de distance en distance dans l’épaisseur d’un mur ayant plus de seize pieds, s’ouvrirent et se refermèrent sur eux.

Une lampe de fer, vraiment sépulcrale, éclairoit de sa lueur mourante leurs pas, qui retentissoient sous les voûtes et se mêloient aux cris des verrouils et des grilles, pivotant sur leurs monstrueuses crapaudines. Partout où l’œil perçoit il ne rencontroit, à travers les ténèbres, qu’un effroyable spectacle de serrures, de verrouils, d’écrous, de cadenas et de barres de fer.

Après avoir passé par un escalier à noyau, tortueux, étroit, escarpé, allongeant le chemin, multipliant les détours, de toise en toise obstrué de portes rigoureusement closes, au premier étage un guichet, semblant une muraille qui va et vient, s’ouvrit, et ils pénétrèrent dans une vaste chambre, voûtée en ogive, avec un seul pilier au centre.

Le jeune homme chargé de chaînes, soulevant alors sa tête inclinée en victime, lut au-dessus de la porte cette inscription: CARCE TORMENTORUM, _Salle de la Question_; et apperçut les parois des murs et le berceau des voûtes couverts d’instruments de torture, étranges et inconnus. Tout au pourtour se trouvoient des stalles de pierre, environnées d’anneaux scellés dans des blocs, servant à assujétir, au moment des épreuves, les membres des malheureux placés sur ces sièges de douleur. Çà et là se voyoient aussi quelques lits de charpente, où l’on enchaînoit le patient, lorsqu’anéanti par le surcroît de la souffrance et près d’expirer, on lui donnoit un peu de relâche pour le rendre à la sensibilité, afin de lui faire subir de nouveaux supplices.

Le lieutenant du Roi au Donjon ne tarda pas à paroître. M. Jean Buot lui ayant remis les ordres et la lettre-de-cachet du ministre Phélypeaux de Saint-Florentin de la Vrillière, il considéra un instant son nouvel hôte, et, selon l’usage, ordonna aux guichetiers de le fouiller. Pour qu’ils le fissent avec plus de zèle, il commença lui-même par leur en donner le bon exemple. Ayant retroussé les parements de ses manches, il introduisit ses mains dans les goussets et dans toutes les poches; et, comme un chirurgien qui veut sonder une hernie, il promenoit ses doigts jusque dans les lieux les plus secrets.—Honte et dégoût!... Le prisonnier fit un mouvement d’indignation, et détourna la tête et cracha sur la muraille. On lui enleva son argent, sa montre, ses bijoux, ses dentelles, son portefeuille.... On lui détacha ses fers: ses bras et ses jambes étoient écorchés par leur frottement et bleuis par la compression qui, arrêtant la circulation de la sève, avoit fait lever tout au tour des bourrelets comme à un cep étranglé par des liens. Quand notre infortuné fut débarrassé de ses entraves, M. Jean Buot s’écria avec une emphase vraiment risible: Messieurs, cet homme est un forcené redoutable, tenez-vous sur vos gardes; et vous, commandant, tirez s’il vous plaît votre épée hors du fourreau.—A cette exhortation, le prisonnier ne fit que sourire, mais d’un sourire amer.

Enfin on le dépouilla de ses vêtements, et on le recouvrit de haillons, sans doute imbibés des pleurs et des sueurs d’agonie de quelque infortuné mort à la chaîne.

De grosses larmes tomboient des yeux de ce pauvre jeune homme, ses jambes fléchissoient; il se renversa sur un des sièges de torture. Profitant de son évanouissement, deux porte-clefs le traînèrent hors de cette salle; et, redescendant l’escalier tortueux, et traversant au-dessous un repaire à peu près semblable, paroissant servir de cuisine, ils le firent passer dans un affreux cachot, à rez-de-chaussée, où on l’étendit sur un peu de litière, après l’avoir enchaîné à la muraille. Puis comme s’il eût été en état de l’entendre, M. le lieutenant du Roi lui fit alors l’injonction brève et hautaine de ne pas se permettre le plus léger bruit, car c’est ici, lui dit-il, _la maison du silence_.

En effet, c’étoit la maison du silence, mais c’étoit aussi celle de la faim et de la mort.

Peu de temps après, il commença à reprendre possession de ses esprits; mais à mesure qu’il recouvroit le sentiment ses larmes redoubloient. Pour tâcher de découvrir en quels lieux il pouvoit être, il se dressa sur son séant, palpant de ses doigts à l’entour de lui et cherchant à déchiffrer quelques formes dans l’obscurité.—Tout-à-coup, il lui semble entendre un bruit de respiration pénible, il écoute:—le même bruit se prolonge.—Plus de doute, c’est un souffle!... Mais est-ce le souffle d’un être humain ou d’une bête fauve?—L’effroi le saisit, il se penche, il écoute encore.... Cette fois, son oreille distingue un froissement léger et un craquement de membres étirés qui se disloquent.

—L’obscurité est si épaisse que j’échappe à mes propres regards. Quelqu’un autre n’est-il pas en ce lieu? dit-il alors, presque à voix basse.

Pas de réponse. Seulement un objet se mut, et un long soupir s’exhala.

—Soyez sans crainte, vous qui pouvez être près de moi! je ne suis qu’un misérable prisonnier. Au nom de Dieu! ayez la pitié de me répondre!

—Qui donc a parlé ici? est-ce vous, guichetier?... Qui donc, à cette heure, vient troubler la paix de mon cachot?

—_Spiorad-naom!_ Mais cette voix ne m’est pas inconnue!...

—Suis-je donc éveillé, ou suis-je en rêve!... murmura sourdement la même voix, un accent familier a frappé mon oreille!...

—_Dia-an-mac!_ Quelle vision funèbre passe et repasse devant moi, et abuse mon âme? Je suis fou! Ce n’est pas lui,... il est mort.... Qui sait si l’on demeure en la tombe?... Patrick, Patrick, mon frère, seroit-ce toi! Est-ce toi, Mac-Phadruig?...

—Fitz-Harris!... Ah!... malheureux, toi aussi dans cet abyme!

—Patrick, Patrick, mon frère, ah! je te retrouve!... Bonheur affreux!... Si tu le peux, viens que je me jette dans tes bras, pour que je sente, pressé sur mon cœur, que tu n’es point un fantôme! car mon esprit troublé ne peut croire à toi; car tout ceci ne lui paroît qu’une illusion de fièvre.

Et s’élançant dans les ténèbres, de toute la longueur de leurs chaînes, ils se heurtèrent poitrine contre poitrine, et tombèrent à genoux, les bras entrelacés.

Dans cette étreinte de serpent, ils se couvroient de baisers et de larmes.

Enfin Fitz-Harris s’écria:—Patrick, j’ai tant pleuré sur ta mort!... Je te retrouve.... Et il faut encore que je pleure sur toi!...

—Mon frère, reprit Patrick, puisque touts deux nous sommes destinés à la souffrance, béni soit le Ciel, qui nous fait un sort jumeau, et nous lie au même malheur comme deux esclaves à la même chiourme!—Frère, c’est une joie de se retrouver, même sous la hache du bourreau.

Et ils s’embrassèrent de nouveau, et ils pleurèrent, et il se fit un long silence.

—Mais Harris, tu ne me dis rien de Déborah, ne l’aurois-tu point vue depuis ma disparition? Ne sais-tu point ce qu’elle est devenue? Va, parle, ne crains pas d’accroître mon affliction; j’ai tout le pressentiment de son infortune, assurément affreuse comme la nôtre! Pauvre enfant!...

—Avant d’abandonner la France, je voulois, mon frère, te dire un long adieu, et te demander une dernière fois le pardon et l’oubli de tout le mal que si lâchement je t’avois fait; dans ce dessein je me rendis à l’hôtel Saint-Papoul; mais Déborah vint m’ouvrir, seule, éperdue, échevelée, et, m’accusant de choses dont la pensée me fait frémir, elle me dit que tu avois été tué, et que j’en étois de ta mort!—Quand elle fut revenue de cette idée atroce, je lui offris, pour réparer mes torts envers toi, de me donner à elle en expiation; mais elle me repoussa, et appela sur ma tête l’abomination. Oh! cette malédiction tomba sur moi comme un manteau de plomb. Elle me suit partout comme une louve; elle me mord, elle me ronge, elle surnage au-dessus de toutes mes pensées et les empoisonne.—Je la quittai, enfin; je partis, et depuis je ne l’ai plus revue.

—Je te tiens compte, Fitz-Harris, de cette démarche qui montre l’excellence de ton cœur, dont je n’ai jamais douté. Je te remercie de tes bons offices offerts à Déborah; je suis désolé qu’elle se soit montrée si dure envers toi. Je sais qu’elle a peu de penchant à l’oubli des injures, qu’elle garde rancœur.... Mais aussi n’étoit-elle pas dans un moment terrible? On pardonne péniblement quand les blessures sont ouvertes, quand le fer est dans la plaie. Ne t’afflige pas de sa malédiction: la malédiction lancée dans la colère n’a point de fruits. Si jamais il nous est donné de rentrer dans la vie, ou de revoir Déborah, sois tranquille, je la ferai revenir à des sentiments meilleurs. Quant aux miens pour toi, ils ne sont pas altérés, veuille le croire. Jetons dans l’oubli pour toujours ce qu’il y a eu de mauvais entre nous; ressouvenons-nous seulement des jours où nous nous sommes aimés, et que nous sommes compagnons d’enfance, de jeunesse, d’infortune et de patrie.—Frère, conservons bien notre amitié, nous en aurons besoin.

—Frère, l’amitié ne peut plus exister entre nous; la mienne n’honore pas, et je suis indigne de la tienne: je n’aspire qu’à regagner ton estime, et je ne te demande que pardon et pitié.

Et ils s’embrassèrent encore, et ils pleurèrent, et il se fit encore un long silence.

—Patrick, où sommes-nous ici? car le ciel étoit si noir que je n’ai pu reconnoître où j’entrois.

—Nous sommes au donjon du château de Vincennes.

—Et quel est donc ce bruit sourd et régulier?

—Silence. C’est la ronde qui passe sous les fenêtres. Elle rôde ainsi toutes les demi-heures, et le matin et le soir elle fait le tour des fossés.

Mais, Patrick, apprends-moi donc, car je l’ignore encore, quelle circonstance a pu faire croire que tu as été assassiné?

—Le jour même où je fus expulsé de la compagnie, ayant pris la résolution de quitter la France pour des raisons que tu n’ignores pas, et pour d’autres que je te ferai connoître plus tard, comme, sur le soir, je sortois pour aller aux Messageries, je fus assailli au nom du Roi par quatre hommes armés. Je fais un bon en arrière pour saisir mon épée, déterminé à ne point me rendre: je crie à l’assassin, et j’en frappe plusieurs. Une croisée s’ouvre, et Déborah, reconnaissant ma voix, m’appelle et me crie: Courage! frappe, frappe! je vole à toi, à ton secours!... Mais en ce moment un des quatre sbires me tourne et me plonge par derrière un fer dans le flanc; je tombe, ils me relèvent aussitôt, et me jettent avec eux dans un carrosse qui attendoit à quelques pas.... Et voici quatorze jours que je suis dans ce cachot. J’ai voulu écrire à Déborah pour l’informer de mon sort, mais on m’a refusé impitoyablement du papier et de l’encre, mais on m’a tout refusé hors un peu de pain et d’eau.

Mais toi-même, Fitz-Harris; explique-moi, par quelle fatalité es-tu venu me rejoindre à ce donjon?

—Il y avoit trois jours que j’avois quitté Paris, j’étois à Calais, et j’attendois à l’auberge le départ d’un paquebot, tout-à-coup un petit homme fleuri comme un amour entra dans ma chambre et me demanda M. Fitz-Harris. Ayant l’esprit occupé d’une idée plaisante, et n’augurant rien de bon de cette visite, je lui rendis interrogation pour interrogation, et lui dis:—Est-ce à lui-même que vous désirez parler?—Oui, monsieur.—Alors, adressez-vous à lui-même.—C’est aussi ce que je fais, monsieur, me répondit-il.—Je suis Jean Buot....—Monsieur, vous m’en voyez charmé.—Je suis agent de police.—Monsieur, recevez-en mes félicitations.—Au nom du Roi, de la Loi et de la Justice, M. Fitz-Harris, je vous arrête.—Dites plutôt au nom de celle qui couche avec le Roi, la Loi et la Justice.... Et comme il s’approchoit pour m’empoigner, je l’enlevai de terre et le portai dans un coffre vide que j’avois remarqué dans un coin. A l’instant où je baissois le couvercle, il donna un coup de sifflet; trois hommes de sa suite se précipitèrent dans la chambre, délivrèrent leur capitaine et me garrotèrent pour me conduire à la prison. Ils me firent traverser la ville à pied; durant tout le trajet, j’essuyai les huées et les insultes de la foule. C’est une joie pour les hommes que de voir succomber leurs semblables. Quelquefois, à défaut d’autres choses, ils font bien des ovations et des triomphes, mais ce qu’ils préfèrent à tout, c’est de voir mener pendre. Je demeurai huit jours dans cette prison où m’avoit déposé mon exempt. Le geôlier me souffla en confidence, que M. Jean Buot avoit fait une conquête en rôdant par la ville, et qu’il m’oublioit ainsi que l’honneur auprès d’elle dans un surcroît de volupté. Enfin, échappé des bras de son Agnès Sorel, M. Jean Buot reparut, me mit des fers aux pieds et aux mains, et je montai en carrosse. Se rappelant l’aventure du coffre, ne se trouvant point en sûreté auprès de moi, il me passa une chaîne sous les genoux et autour du col, qui me tenoit courbé en deux, et ne voulut jamais me délier les mains durant tout le voyage; il aima mieux avoir la peine de me nourrir à la brochette comme un oiseau.—Tu dormois sans doute, mon frère, quand je fus introduit dans ce cachot? Pour moi, j’étois dans un trouble si grand qu’il ne m’en reste aucun souvenir.

Le jour commençoit à paroître. A la foible lueur qui pénétroit peu à peu par une sorte de meurtrière, Fitz-Harris put faire alors connoissance avec la fosse où il étoit plongé. L’examen n’en fut pas long: en outre d’un sol fangeux et de quatre murailles pourries, couvertes d’un suint graisseux et noirâtre, de traînées luisantes de limaçons, et de toiles d’araignées épaissies par la poussière, semblables à des membranes de chauve-souris, il ne découvrit autres choses qu’une sorte de lit creusé comme un évier dans la pierre, sur lequel Patrick étoit étendu, et au pied ou à la tête de ce lit ou de cette auge, un trou de latrines d’où sortoit une puanteur infecte: c’étoit le seul endroit de cet égout où les chaînes des prisonniers leur permissent d’atteindre.

Ce qui n’ajoutoit pas peu à la triste horreur de ce cachot, c’étoit la voix monotone des sentinelles du dehors qui, ayant la consigne d’ordonner aux passants de détourner les yeux de dessus le Donjon, depuis l’aube du jour ne cessoient de répéter: _Passez votre chemin!_

Malgré ses prières réitérées, Patrick n’avoit pu obtenir les soins d’un chirurgien pour sa blessure, restée sans aucun pansement; elle le faisoit horriblement souffrir. Il pria Fitz-Harris de la visiter. Le sabre avoit pénétré à une grande profondeur dans le flanc, et avoit fait une large déchirure. La plaie étoit vive, envenimée et purulente. Fitz-Harris la nettoya légèrement avec un brin de paille et de l’eau, et déchira son linge pour faire des compresses et des bandes à panser. Plein de patience et d’attention, il continua jusqu’à entière guérison, c’est-à-dire pendant au moins six semaines ce pénible office, n’ayant pour tout médicament que de l’eau impure et des cataplasmes de mie de pain qu’il mâchoit.

Vers le milieu du jour, Fitz-Harris entendit au dehors les hurlements d’un chien, qui sembloient partir du pied de la tour, au-dessous de la meurtrière du cachot. D’abord il ne les remarqua que pour en plaisanter:—Entends-tu ce chien qui hurle? disoit-il à Patrick; ce pronostic m’annonce que je perdrai ma liberté et que je serai enfermé dans un donjon. A la bonne heure! voilà un chien qui se respecte, ne voulant pas faire de prophéties téméraires, il attend que mes malheurs soient accomplis pour les prédire. Ne trouves-tu pas qu’il ressemble un peu à ces tireuses d’horoscopes qui disent avec un air de perspicacité aux jeunes filles dont le ventre énorme saille comme un balcon:—Le valet de pique, mademoiselle, m’annonce que vous avez perdu votre fleur?

Le chien infatigable continuoit ses cris. Tout-à-coup, frappé comme d’étonnement, Fitz-Harris s’arrêta coi, prêtant l’oreille....—Est-il possible! il me semble que c’est la voix de mon pauvre Cork, que le farouche M. Jean Buot n’a jamais voulu laisser monter avec moi dans le carrosse, disant pour raison, le railleur, qu’il n’avoit mandat que pour une tête. Est-il croyable qu’il ait pu nous suivre depuis Calais, où cet homme l’a fait perdre? Cependant... n’est-ce pas que c’est bien son organe tragique? le reconnois-tu? Alors il le siffla et l’appela de touts ses poumons: Cork! _my friend Cork!_ Le chien répondit par des aboiements de joie qui ne laissèrent plus de doutes. Transporté d’allégresse et d’admiration pour tant d’instinct et d’attachement, il ramassa quelques morceaux de pain sec et les lui jeta par la lucarne, le chien se tut, et on l’entendit gruger. En ce moment, le porte-clefs entra; il apportoit à déjeûner. Fitz-Harris lui manifesta le vif plaisir qu’il lui feroit en lui permettant d’avoir son chien avec lui, et le pria de le lui amener. Le porte-clefs lui répondit rudement: _Cela ne se peut pas._ Fitz-Harris le supplia comme on supplieroit une amante cruelle: le porte-clefs lui tourna le dos et se retira. Fitz-Harris essuya une larme, appela Cork, lui jeta la moitié de sa ration, et lui cria un triste adieu en l’engageant à se chercher un nouveau maître moins infortuné. Mais le lendemain, qu’elle fut sa surprise, à la même heure il revint aboyer au pied du Donjon. Fitz-Harris, comme la veille, partagea encore avec lui son déjeûner, et supplia le porte-clefs, qui lui répondit encore: _Cela ne se peut pas._

Ainsi chaque jour, par le froid et la pluie, le fidèle Cork vint gémir et s’entretenir avec son maître, captif et invisible; ainsi chaque jour Fitz-Harris brisa son pain avec lui, ainsi chaque jour il implora pour lui le porte-clefs, qui, inexorable, rendit toujours le même croassement: _Cela ne se peut pas._

C’étoit en septembre qu’ils avoient été plongés dans ce sale cachot: sans feu et sans couverture, ils y passèrent tout l’hiver, qui fut long et rigoureux. Dans les premiers jours de mars, M. le lieutenant pour le Roi au Donjon vint les visiter. De Guyonet étoit assez bon, assez juste et assez agréable pour ses prisonniers. Par méfiance il se tint d’abord l’épée à la main hors de leur atteinte; mais ayant causé quelque temps avec eux, ses préventions tombèrent tout-à-coup; il avoit cru avoir affaire à des furieux, et il ne trouvoit devant lui que deux jeunes hommes pleins d’esprit, de dignité et de résignation.

—Mes bons amis, je suis profondément chagrin de vous avoir traité avec tant de dureté, leur dit-il, je suis vraiment désolé de ma méprise. La résistance, que lors de votre arrestation, vous fîtes aux agents de la police et leurs rapports m’avoient trompé. Vous m’aviez été dépeints comme de dangereux forcenés. Je vous demande pardon de ma conduite si mauvaise envers vous; je tâcherai de la réparer par tout ce qui est bon en moi et en mon pouvoir. Je suis émerveillé, et je me félicite surtout de cet heureux hasard qui m’a fait vous réunir dans le même cachot, vous amis et compatriotes. Ce que le hasard a si bien fait, je me garderai de le défaire; soyez sans crainte, vous ne serez point séparés l’un de l’autre. Allons, mes amis, levez-vous et suivez-moi.

Débarrassés de leurs ferrements, nos deux infortunés le suivirent.

Après avoir tourné long-temps par la vis de l’escalier, ils arrivèrent au quatrième étage, dans une grande salle semblable à celle de la torture. A l’un de ses angles, trois portes, armées chacune de deux serrures, de trois verrouils et d’énormes valets pour les empêcher de couler, et s’ouvrant à contre-sens l’une de l’autre, de manière que la première étoit barrée par la seconde, qui l’étoit par la troisième, toute doublée de fer, les introduisirent dans une chambre octogone, très-lugubre, qui au prix de la fosse d’où ils sortoient leur parut un lieu de plaisance. Elle avoit une cheminée, deux chaises, un grabat, une table, une cruche égueulée, et quatre vitres obscures qui laissoient passer quelques rayons de lumière tamisée par une lucarne étroite garnie d’un grillage, d’une rangée de barreaux et de deux treillis de fer.

M. le lieutenant leur fit donner du feu, des livres, du papier, des plumes et de l’encre, et les mit au régime ordinaire des prisonniers, au vin, à la viande et aux harengs. Par un surcroît de faveur rare, il leur accorda, pour le rétablissement de leur santé, la promenade du jardin, de trente pas de long, entre leur geôlier et quatre sergents de garde. La constance de Cork l’avoit touché; il permit à Fitz-Harris de l’avoir auprès de lui, et plusieurs fois même il le caressa. Chose inouïe!

Le soin empressé de Patrick fut d’écrire pour tâcher d’obtenir quelques nouvelles de Déborah. Trois jours après, il reçut un coffre et une lettre de M. Goudouly, son ancien hôtelier. Après lui avoir témoigné beaucoup d’étonnement et de satisfaction de le savoir prisonnier à Vincennes, lui qu’il croyoit depuis si long-temps mort, bien mort, le brave homme ajoutoit dans sa réponse, que le lendemain du soir où il avoit été attaqué et enlevé en sortant de l’hôtel, lady Déborah étoit sortie et n’étoit point rentrée, et que depuis, malgré toutes ses recherches, il n’avoit pu découvrir ce qu’elle étoit devenue; enfin, que si jamais il parvenoit à recueillir quelque chose sur son sort, il se hâteroit de le lui faire connoître.

Lorsque Patrick eut achevé la lecture de cette lettre, il ne proféra pas un mot; les deux mains plaquées sur les yeux, il demeura anéanti. Fitz-Harris, qui lui avoit passé un bras autour du corps, le serra affectueusement contre son cœur, et lui dit doucement: Crois-moi, elle est à Genève.

Silencieusement et froidement Patrick, alors, s’agenouilla devant le coffre et l’ouvrit: il étoit plein de touts les vêtements de Déborah; il les prit et les jeta aux pieds de Fitz-Harris en criant:—Tiens! voici ses dépouilles!... Eh bien! est-elle à Genève?... Pourquoi donc auroit-elle abandonné tout cela? Ses robes, ses bijoux?... Non, va, elle est perdue sans retour!... Pauvre Déborah! où es-tu maintenant? Les barbares! qu’ont-ils fait de toi?... N’est-ce pas, Fitz, tout cela répand un parfum d’elle? Il me semble que tout cela respire, qu’elle est près de moi. Ah! Fitz, que je souffre!... O mon Dieu!... pour qu’un homme dise qu’il souffre, Fitz, tu sais, il faut qu’il souffre horriblement.

Alors il s’abattit sur ce monceau de parures, et, la face enfouie, long-temps il demeura immobile, cachant ses larmes et étouffant ses sanglots.

Quand il eut bien pleuré, il se remit à genoux, et, prenant un à un touts ces voiles, ces velours, ces satins, ces rubans, touts ces objets qu’il venoit de fouler sous le poids de son corps énervé, il les agitoit, il les montroit à Fitz-Harris, il les couvroit de baisers, il les pressoit, il les répandoit autour de lui.—Tiens, mon Harris, voici, disoit-il avec douleur, l’écharpe qui battoit sur ses épaules comme les ailes d’un Ange, à notre dernier rendez-vous nocturne au torrent. Tiens, voici tout son deuil pour sa mère, sa malheureuse mère!... Tiens, regarde cette robe; elle est encore empreinte de ses formes. Oh! baise-la par amour pour moi!... Voici les gants de soie de ses petits pieds. Voici le peigne qui mordoit sa chevelure. Ces manches ont emprisonné ses bras si beaux, si blancs, qui se mouvoient avec tant de grâce. Ce corsage a environné sa taille ronde comme l’écorce environne l’aubier; il a palpité des battements et des gonflements de son cœur. A touts ces chiffons mornes et informes que de vie et que d’élégance elle prêtoit! Tout cela appartenoit à sa pudeur; tout cela en étoit le feuillage. La pudeur est un arbre que seulement l’hiver de l’âme et la mort dépouillent de sa feuillée.

Je ne veux pas laisser ces dépouilles dans ce coffre; ce seroit les mettre dans la tombe et planter un jardin au-dessus; ce seroit fermer le livre de mon amour. Je veux que ce livre demeure ouvert pour y lire à toute heure.

Il prit alors touts ses vêtements, toutes ses parures, et les suspendit çà et là aux murailles et aux barreaux de sa lucarne.

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IX.


M. le lieutenant pour le Roi étoit curieux et questionneur, et avoit une habileté singulière à provoquer des conversations, à faire naître des récits, à soutirer des souvenirs. Comme il venoit assez souvent visiter nos deux captifs pour leur faire parler de l’Irlande, il ne tarda pas à concevoir pour eux une véritable estime, et à s’éprendre d’un sincère intérêt, inspiré par leur jeunesse et leur bon caractère.

Ce n’est pas, comme assurément on a pu le remarquer, que leurs caractères fussent également beaux, mais ils étoient également bons. Fitz-Harris, inconsidéré, inconséquent, léger, éventé, évaporé, superficiel, brouillon, désordonné, avoit touts les défauts d’une tête qui ne se possède pas, d’un esprit naturel et transparent, et c’est justement à cause de cela, à cause de ces défauts mêmes, qu’on lui pardonnoit tout, même ce qui étoit tout-à-fait mal. Le mal fait par lui sembloit moins mal; on l’appeloit étourderie, et il trouvoit des sourires, de l’indulgence, des pardons où une âme réfléchie, grave, sage, uniforme comme celle de Patrick, n’auroit trouvé que de l’indignation et du mépris.

Fitz-Harris étoit variable comme l’atmosphère; et, comme certaines contrées, il n’avoit que deux saisons, le printemps et l’hiver, mai et décembre, joie et _spleen_. Il sautoit brusquement de la plus folle gaieté à la plus stupide hypocondrie. Patrick étoit son pondérateur. Tour à tour il réprimoit ses excès; tour à tour il lui ôtoit ou lui remettoit des sentiments. Le pire, c’étoit que Fitz-Harris ne savoit point employer son temps. Patrick lisoit beaucoup dans les livres et dans son cœur, écrivoit, recueilloit, prenoit des notes, dessinoit. Fitz-Harris parloit, chantoit, dansoit, marchoit, rioit, balivernoit, musoit, baguenaudoit, flagnoit, barguignoit et batifoloit avec Cork dans ses heures de félicité parfaite; dans ses quarts-d’heure d’abattement, il geignoit comme un caïman; il heurtoit tout et tout le heurtoit; il se gonfloit de colère née sans semence, prenoit un livre, en examinoit la reliûre et le rejetoit, s’étendoit sur son lit, s’adossoit à la table, ou se promenoit de chaise en chaise ridiculement silencieux. De jour en jour, toutefois, ses mouvements de gaieté devenoient plus rares et de plus courte durée, et, à l’époque où nous touchons, il étoit en proie à un désespoir presque permanent.

Le 13 avril, plus morose que jamais, il rôdoit, il tournoit dans sa prison octogone, allant de pan en pan, d’angle en angle, lisant et déchiffrant, pour la centième fois peut-être, les noms, les dates, les inscriptions, les sentences, les vers tracés sur les murs par les mains presque toujours innocentes des infortunés qui, dans d’autres temps, avoient été plongés dans ce cachot.

HIEMS ÆTERNUM.—1680.
L’HORLOGE NE SONNERA JAMAIS POUR MOI L’HEURE DE LA LIBERTÉ.—1701.
O PUR AMOUR DE DIEU!... VOICI UN MOIS QUE J’AI ÉPOUSÉ JÉSUS-CHRIST.
DEPUIS CETTE ALLIANCE CONSIDÉRABLE, JE NE PRIE PLUS LES SAINTS,
PAS MÊME LA VIERGE MARIE, PARCE QUE LA MAITRESSE DE LA MAISON NE
DOIT IMPLORER LES SECOURS NI DE LA MÈRE NI DES DOMESTIQUES DE SON
ÉPOUX.—1695.—JEANNE-MARIE BOUVIÈRE-DE-LA-MOTTE, GUYON DU QUESNOY.
LE COMTE DE THUNN.—1703.
LE COMTE DE THUNN.—1713.
LENGLET-DUFRESNOY.—1725.
1734.—CLAUDE-PROSPER JOLIOT-DE-CRÉBILLON.—_Désormais je serai
vertueux; je ne ferai plus de_ TANZAI ET NÉARDANÉ.
DIDEROT.
HENRY MASERS DE LATUDE.
_Mon esprit, soyez tranquille et souffrez en paix vos douleurs._
MARQUIS DE MIRABEAU.
_La vie s’enfuit, les enfermeurs d’hommes et les enfermés passent.
Dieu seul demeure et juge._
JE SORTIRAI QUAND CE CADRAN MARQUERA L’HEURE ET LE MOMENT.
[Illustration]


Fitz-Harris n’avoit pas achevé cette dernière inscription, que M. de Guyonnet entra d’un air joyeux et empressé.—Bonne nouvelle, messieurs, s’écria-t-il, bonne nouvelle.... Voici le fait. Je viens à l’instant d’apprendre que madame Putiphar est malade dangereusement, très-dangereusement; abandonnée des médecins. J’ai pensé que si vous lui écriviez pour lui demander votre grâce, en ce moment suprême, près de descendre dans la tombe et de paroître devant Dieu, elle ne sauroit vous refuser pardon et pitié.—Allons, il n’y a pas une minute à perdre; faites vite vos suppliques, et je les ferai partir en toute hâte.... Faites vite; la mort est à son chevet.... Peut-être n’est-elle déjà plus.

—Mille remerciements à vous, M. de Guyonnet; que vous êtes bon! s’écria Fitz-Harris en lui baisant les mains.

—Bien, bien, Fitz; vous me rendrez grâce plus tard. Écrivez; je reviendrai dans un instant chercher vos lettres. Eh bien! Patrick, allons donc, mon ami; que faites-vous là; allons donc.... Les secondes sont comptées.

—Merci, M. de Guyonnet, répliqua Patrick froidement.—Vous êtes généreux, vous; mais cette femme ne l’est pas. J’aurois la certitude d’obtenir ma délivrance, que je ne voudrois pas la lui demander. Je suis juste, pur, innocent; le crime m’a chargé de chaînes: quand mes chaînes tomberont, je louerai Dieu! mais la vertu n’a point de jointures pour se ployer devant le crime.—Allez, monsieur, mon corps et mon cœur savent souffrir; ma bouche ne dira jamais grâce.

—Vous êtes un fou, mon ami.

—Peut-être; mais, pour certain, je ne suis point un lâche.

—Laissez-le, M. le lieutenant; qu’importe, je parlerai pour deux.

—Non, Fitz; je te le défends.

—_Ne faites pas à votre frère ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît._ Un jour tu as demandé grâce pour moi, et tu m’as tiré de la Bastille; aujourd’hui, moi, je veux m’acquitter de cette dette, je veux prier pour toi, je veux te sauver; je veux t’arracher du Donjon. Frère, je le veux; frère, j’en ai le droit.

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X.

_Supplique de Fitz-Harris à madame Putiphar._


 Madame,

VOUS souffrez par Dieu dans un palais; je souffre par vous dans un cachot; j’implore Dieu pour vous et je vous implore pour moi, et je viens en esprit me prosterner à vos pieds. Madame, celui qui ne fait que de naître est assez vieux pour mourir; vous, qui avez passé l’âge de vingt ans[4], la mort peut vous surprendre. Une fois venue, vous ne seriez plus à loisir de me rendre une justice que je ne dois demander qu’à vous, et vous me persécuteriez après votre trépas, dont Dieu nous garde! Madame, on doit pardonner: voulez-vous que je ternisse votre souvenir, et que je dise que vous avez été inébranlable?—Il est un temps où nous cessons d’être injustes et barbares; c’est celui où notre dissolution prochaine nous force à descendre dans les ténèbres de notre conscience, et à nous apitoyer sur les chagrins, les peines, les malheurs et les infortunes que nous avons causés à nos semblables; peut-être touchez-vous à ce temps, madame; or, vous savez que voilà déjà bien des mois que vous me faites pâtir et endurer mille morts au Donjon, où les plus déloyaux sujets du Roi seroient encore dignes de pitié et de compassion; à plus grave raison, moi, qui vous ai offensée légèrement, involontairement, et qui vous en demande mille et mille fois pardon, et qui implore la miséricorde de votre bon cœur. Ah! si vous pouviez entendre les sanglots, les plaintes et gémissements que vous me faites produire, vous me feriez bien vite envoyer en liberté de ma personne. Madame, on doit pardonner. J’ai toujours eu un cœur humble et respectueux à votre égard, encore plus l’aurois-je aujourd’hui, si je devois ma chère liberté à vos bonnes grâces.

Madame, on doit pardonner. Mort, être déposé dans la tombe, c’est la loi commune; mais, vivant, être plongé, comme vous m’avez plongé, dans un tombeau de pierre, que cela est cruel!... Madame, je suis un enfant; j’ai vingt ans; je suis un fou: bien et mal, tout ce que j’ai fait jusqu’à ce jour, je l’ai fait par puérilité; ne me prenez pas au sérieux. Je ne suis rien, rien! pas plus qu’un son achevé, ou qu’une étincelle éteinte, pas plus qu’un fil de la Bonne-Vierge, qui voltige en automne; pas plus qu’un fétu de paille.... De quel poids voulez-vous que je sois dans la balance de votre destinée? Le beau lévier que je fais pour renverser un thrône!... Madame, dites qu’on jette ce fétu de paille à la porte... et le vent l’emportera, et il se perdra dans le tourbillon du monde.

Madame, on doit pardonner. J’ai vingt ans. Ah! si vous sentiez combien je tiens à la vie, vous me l’accorderiez. Je ne suis pas dangereux à laisser vivre, croyez-moi; touts mes sentiments sont bons. J’ai vingt ans. Si vous saviez combien j’aime les femmes; si vous saviez que mon culte pour elles va jusqu’à l’idolâtrie, que ma révérence et ma courtoisie s’étendent même aux femmes viles et déchues, vous ne pourriez croire que pour vous, si noble, si belle, si grande, si admirée, si admirable, j’aie pu trouver en moi de la méchanceté. Non, madame, les mouvements que vos beautés et votre vaillance ont fait naître en mon esprit ont toujours été les plus contraires à la haine.

Madame, on doit pardonner. Au nom du Dieu éternel qui nous jugera touts les deux, qui sera votre juge comme vous êtes le mien; si vous voulez qu’il ait pitié de vous, ayez pitié de moi! ayez pitié de ma pauvre âme! ayez pitié de mon pauvre corps! ayez pitié de mes souffrances!...

Au nom de Dieu qui vous a faite si belle, madame, donnez mandement pour qu’on m’ôte mes chaînes!

Madame, on doit pardonner.—Sous la même voûte, lié à la même chaîne, souffre en silence mon ami, mon frère, mon Patrick, ce même Patrick à qui vous accordâtes autrefois la rémission de ma faute; veuillez, madame, reverser sur lui toutes les prières que je viens de vous adresser en mon nom! veuillez faire comme si deux voix unies vous eussent implorée! Je voudrois m’acquitter envers lui. Jetez-moi sa grâce, madame, au nom de votre frère que vous chérissez, au nom du marquis de Marigny! Soyez généreuse; pardonnez-lui! Si vous daignez être bonne pour moi, soyez meilleure encore pour lui, je vous en supplie! Si je l’osois, si je ne craignois de vous blesser, je vous dirois ce qu’il vaut.... Grâce! grâce pour lui, madame! Au nom de votre frère, grâce pour mon frère, madame! Si ces deux bonnes charités vous étoient impossibles; si votre cœur ne pouvait faire ce double effort; si votre pitié ne devoit couvrir de son manteau que l’un de nous deux et laisser l’autre nu, je vous en prie, madame, oubliez-moi et soyez toute pour Patrick.

Madame, attachez à mon pardon la condition que vous voudrez; quelle qu’elle soit, je m’y soumettrai comme à un arrêt du Ciel: je serai votre esclave fidèle, et vous servirai à genoux, et je coucherai en travers de votre porte.—Je quitterai à jamais la France.—Si vous succombiez au mal qui vous possède, je porterai ma vie durante votre deuil, et j’irai touts les jours que Dieu fera prier à deux genoux sur votre tombe!...

Grâce! grâce!... La face contre terre, grâce!... Madame, la prison me tuera; le chagrin m’a déjà ruiné.... Oh! qu’il me seroit doux de revoir un arbre, de revoir une herbe des champs, un oiseau, un cheval;... d’entendre un clavecin, de presser la main d’une femme!... d’une amante!...

Madame, on doit pardonner. J’ai une pauvre mère de soixante et onze ans, qui a besoin de mon secours, et qui compte comme moi ses moments par des larmes. Madame, daignez mettre fin à notre désolation; je vous ai toujours souhaité du bien, et, en reconnoissance, je vous en souhaiterai toute ma vie.

Grâce pour Patrick, madame, grâce pour moi! grâce au nom de votre frère!

Je suis, avec vénération, respect et soumission,

 Madame,
 Votre très-humble et très-obéissant
 serviteur et sujet,
 FITZ-HARRIS.

Au donjon, ce 13 avril 1764.—Le 29 de ce mois, à onze heures de la nuit, il y aura, madame, cinq mille quatre-vingt-huit heures que vous me tenez dans la souffrance.

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XI.


ENFIN, le surlendemain, M. de Guyonnet entra accompagné d’un prêtre: c’étoit le curé de la Magdelène. Ce prêtre avoit assisté à Versailles, aux derniers moments de madame Putiphar, qui, peu d’instants avant d’expirer, lui avoit remis une lettre.

L’espoir de Fitz-Harris se ranima. Tremblant d’émotions diverses, il en brisa le sceau, y jeta un prompt regard, et tomba de sa hauteur à la renverse.

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XII.


DU CHATEAU ROYAL DE VERSAILLES, CE 14 AVRIL 1764.
A MESSIEURS FITZ-HARRIS ET PATRICK FITZ-WHYTE.
NON.
 VOTRE TRÈS-DÉVOUÉE SERVANTE,
 PUTIPHAR.

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[Illustration]



LIVRE SIXIÈME.

XIII.


IL y avoit près d’une année que Déborah avoit écrit à sir John Chatsworth, son tuteur, et sa lettre demeuroit sans réponse.

D’abord elle avoit attendu avec la patience d’un prisonnier; mais, à la longue, la crainte et le découragement, goutte à goutte, avoient filtré dans son cœur. Elle ne trouvoit à ce silence qu’une explication triste et désespérante: ou la lettre n’étoit point parvenue, ou sir John Chatsworth l’avoit abandonnée, ou sir John Chatsworth étoit descendu dans la tombe. M. de Cogolin s’efforçoit de la soutenir dans son affliction. Généreux Samaritain, il versoit du baume sur les blessures de son âme et de l’huile dans la lampe mourante de son espoir. Mais c’étoit surtout dans les soins et dans les sentiments maternels qu’elle puisoit de la force et des distractions à ses maux.

Vers cette époque, inopinément, un homme, se disant lord Cunnyngham, se présenta à la forteresse, et se fit conduire au gouverneur.

Et après que M. le gouverneur et cet étranger eurent eu ensemble un assez long entretien, Déborah fut priée de venir.

Je ne sais si un pressentiment l’éclairoit, elle accourut avec joie en toute hâte, et se précipita sans hésitation dans les bras de cet inconnu en pleurant, et l’appelant mon oncle, mon bon oncle!...—Ah! sir John m’a fait beaucoup souffrir en me laissant si long-temps sans réponse!... Mais vous voici, tout est oublié.—Mon oncle, mon bon oncle, je vous remercie d’avoir daigné vous ressouvenir de moi, d’avoir daigné trouver un peu de pitié pour une femme dans l’infortune!

Bien loin de concevoir le moindre soupçon, M. de Cogolin étoit lui-même fort ému de leur attendrissement.

Après les premiers transports et les premiers épanchements, le lord Cunnyngham cria: John! Thom!... et deux valets rouges, chamarrés et galonnés, entrèrent portant chacun un ballot: c’étoient des objets destinés à faire des présents que Déborah avoit demandés avec instance. Elle fit don, sur-le-champ, des plus précieux à M. le gouverneur, et réserva le surplus pour le distribuer aux prisonniers et aux guichetiers. Son désir étoit de reconnoître par ces présents les soins et les bontés de M. de Cogolin, les services des geôliers, les égards que les malheureux qui gémissoient sous ces voûtes avoient eus pour son propre malheur, et par-dessus tout elle vouloit par là se disposer favorablement les esprits, et se les rendre faciles à gagner si la nécessité l’exigeoit.

Le gouverneur baisoit les mains de Déborah, et lui prodiguoit les expressions les plus aimables pour témoigner de toute sa gratitude. Il saluoit aussi de mots respectueux lord Cunnyngham, et finit même par se risquer à lui dire, tout tremblant, que si nulle obligation ne le forçoit à quitter l’île aussi tôt, il se regarderoit comme on ne peut plus honoré qu’il daignât être son hôte. Il est déjà tard, ajouta-t-il, veuillez accepter à dîner, et l’hospitalité pour cette nuit.

Cette proposition s’accommodoit trop avec leurs projets pour être repoussée. Déborah accepta tout, et demanda, en revanche, à M. de Cogolin, la permission de lui offrir, ainsi qu’à touts ses prisonniers, le lendemain, avant le départ de son oncle, un déjeûner splendide, dont elle souhaitoit faire les frais. Puis, ayant pris une poignée d’or dans une bourse que venoit de lui remettre lord Cunnyngham, elle la jeta sur la table, en priant M. le gouverneur de donner cela à son majordome, et de vouloir bien le lui envoyer pour concerter avec elle tout le service.

M. de Cogolin s’inclina gracieusement en signe d’adhésion.

Déborah prit la main de l’inconnu, et le conduisit dans son cachot.

Là, elle se jeta à ses pieds, dans l’ivresse de la joie, et lui dit avec effusion: Permettez-moi, monsieur, de vous manifester sincèrement les sentiments vrais que votre dévouement fait naître en mon âme, et que tout-à-l’heure j’étalois par comédie.—Monsieur, vous êtes mon sauveur, vous êtes le sauveur de mon fils!... Ce pauvre enfant, né dans l’esclavage, n’oubliera jamais, non plus que moi, la dette qu’aujourd’hui nous contractons envers vous. J’ignore, monsieur, les promesses que M. Chatsworth peut vous avoir faites, mais soyez sûr, quelles qu’elles soient, que je les tiendrai au double. Nulle chose au monde ne pourra m’acquitter envers vous.

—Mylady, je suis pauvre; mais Dieu dans sa grâce m’a doué de sentiments assez riches, dont je suis fier. Je n’ai mis aucun prix à l’action que je fais en ce moment: pour votre délivrance, madame, je ne veux aucun salaire. Ce n’est point l’appât d’un gain qui m’a envoyé près de vous; ce sont vos malheurs. Madame, j’ai lu le mémoire que vous avez adressé à sir John Chatsworth, et j’ai été touché.—J’aurai usé bientôt les deux tiers de ma vie, madame, et jusqu’ici, cependant, je suis demeuré sans avoir fait une action louable. Ma vie étoit vide; je ne savois vraiment pourquoi je passois sur la terre: ma vie s’explique enfin. Un enfant naquit, il y a quarante ans, dans une cabane du comté de Sligo pour être aujourd’hui le marteau qui va briser les chaînes d’une jeune mère captive.—Madame, un salaire détruiroit le beau de mon action: ne me le détruisez pas, je vous en prie; j’ai tant besoin de cette expiation.

—Monsieur, vous avez toute mon admiration, et je suis ravie d’engager avec vous une lutte de générosité; mais remettons à plus tard ce beau combat. Maintenant occupons-nous sans relâche de l’issue matérielle de notre aventure.—Avez-vous, monsieur, les limes que j’ai demandées?....

—Les voici, mylady.

—Bien.—C’est sur elles qu’est fondée toute l’entreprise, qui n’en est pas moins sûre pour cela. Voyez, et dites-moi à quoi tiennent les destinées? Sans les rugosités presque imperceptibles de ce frêle morceau d’acier, au lieu de reconquérir le monde et la vie comme je vais le faire, je serois condamnée peut-être à pourrir dans ce cachot.—Devroit-on s’étonner que la nécessité enfreigne l’honneur et la justice quand la nécessité intervertit tout, quand elle trouble la raison, la valeur, le rapport des êtres et des choses?—Elle fait placer au pauvre qui a faim le pain avant l’honneur, comme elle me fait en ce moment placer la grossière intelligence de l’artisan qui, le premier, eut la pensée de faire ronger l’acier par l’acier, bien avant, bien au-dessus du génie du Dante et de Shakspeare. Cette mèche de fer est plus pour moi que Milton!—Ce blasphême, devant des juges libres qui n’ont que faire d’une lime, ne mériteroit-il pas de me faire passer par les bourreaux, comme devant des juges pleins de sucs de viandes exquises, le malheureux qui a préféré un morceau de pain à l’honneur et à l’équité?—Rétablissez chacun en sa place, et tout sera redressé. Ou donnez-moi des juges prisonniers, et je serai absoute; ou rendez-moi la liberté, et je replacerai Milton avant la lime, le poète avant le forgeron; ou donnez au pauvre des juges qui aient faim, et il sera absous; ou rassasiez-le, et il replacera le pain après l’honneur.

Voici, mylord, le plan d’évasion que j’ai mûri longuement dans le loisir, préférablement à tout autre: il est simple. Veuillez le suivre strictement, et nous aurons un plein succès.

Demain, aussitôt après déjeûner, mylord (c’est avec plaisir, monsieur, que je vous donne ce nom), vous partirez et vous retournerez sur-le-champ à La Napoule. Vous mettrez à la voile, et louvoyerez de façon à n’arriver ici, pour plus de sûreté, que vers le milieu de la nuit; vous descendrez sur le flanc de l’île, à l’entrée du chenal, où vous ferez prendre terre à tout l’équipage en armes, que vous laisserez sur le rivage, faisant le guet, prêt à venir au premier signal. Et seulement accompagné de quelques hommes chargés des échelles, dans le plus grand silence, vous vous glisserez à pas de loup jusqu’aux murailles du château qui regardent le couchant. Ma fenêtre sera facile à reconnoître dans l’obscurité; j’y suspendrai une écharpe. Pour atteindre jusqu’ici, il faut que votre échelle ait environ quarante pieds.... Le reste me regarde.... Cette nuit je scierai un de ces barreaux assez profondément pour qu’il cède au premier choc.—Agissez adroitement, mais avec la plus grande assurance. N’ayez pas de crainte; la garde de cette forteresse n’est pas forte, comme vous pourrez le voir. Elle se compose de quelques vieillards invalides. La nuit, il n’y a que deux sentinelles; l’une sur la plate-forme, l’autre au pont-levis. Habituellement leurs mousquets ne sont point chargés; et souvent l’une est aveugle et l’autre sourde. Si, contre toute chance, elles faisoient une alerte et crioient qui-vive? ne répondez pas. Si elles menaçoient, ne bougez pas. Si le corps de garde s’éveilloit et sortoit contre vous, prenez-le et faites-en ce que vous voudrez. Seulement, ne tuez pas ces bonnes gents, je vous en prie; que le sang ne coule pas. Mais, allez, vous pouvez être tranquille, nous ne serons point troublés. Croyez bien que ce ne sera pas le bruit de notre fuite qui les éveillera.

      *       *       *       *       *

Notre faux lord Cunnyngham se nommoit simplement Icolm-Kill.

C’étoit un ancien cabaretier du comté de Sligo, qui, pour avoir trempé dans quelques troubles des _Boys_, je ne sais si c’étoit dans ceux des _White_, des _Steel_, des _Oak_ ou des _Peep-of-day_, avoit eu sa taverne rasée, et avoit été contraint de s’enfuir pour n’être pas pendu sans jugement, comme cela se pratiquoit. Afin d’échapper à la pauvreté, il s’étoit fait homme de mer, et tour-à-tour on l’avoit vu marchand de chair-noire, corsaire et pêcheur de baleines. Avec ses manières de cabaretier et sa tournure de marin, il faisoit un personnage mixte assez grotesque dans son habit de velours et sa veste de drap d’or. Mais sa qualité d’étranger sauvoit tout, et même en auroit fait pardonner bien davantage. Être étranger est bien la chose du monde la plus commode!

Sir John Chatsworth le connoissoit depuis long-temps pour un homme de bon cœur et de bon courage, et, plein de confiance en son habileté, il n’avoit pas hésité à le charger d’une mission si délicate, et à remettre le sort précieux de sa pupille entre ses mains.

      *       *       *       *       *

Dans une transe continuelle, et dans la posture la plus gênante, courbée sur l’embrasure de sa lucarne, Déborah passa toute la nuit à scier dans le haut et dans le bas un énorme barreau de fer, qu’elle avoit enveloppé de flanelle comme un malade, pour assourdir le bruit de la lime. Ses flancs si frêles furent brisés par ce travail long et pénible, et ses belles mains douces furent impitoyablement déchirées.

Le lendemain, dès l’aube du jour, tout dans la forteresse était en mouvement. Les prisonniers, parés de leurs plus belles hardes, rôdant de corridor en corridor, de cachot en cachot, s’appeloient l’un l’autre, échangeoient de joyeux propos. Craignant de manquer d’appétit, quelques-uns même étoient allés cueillir de la faim sur les terrasses et sur les plates-formes les plus élevées. Dans la vie droite et lisse de la cellule, dans la vie morne et stupide du cachot, le plus vulgaire incident cause une émotion profonde.

Avant le déjeûner, M. de Cogolin invita lord Cunnyngham à visiter le Fort-Réal, et à faire dans l’île un tour de promenade.

Icolm-Kill profita très-habilement de cette occasion pour reconnoître les êtres, les abords et le site du château, et pour choisir sur le Frioul le lieu le plus commode pour opérer son débarquement nocturne.

A table, le ci-devant cabaretier fut contraint de se placer sur une sorte de thrône qu’on lui avoit fait préparer magnifiquement. Il étoit traité comme une majesté, et il en avoit même tout le prestige: son geste le plus gauche, son mot le plus lourd, émerveilloient.

On buvoit sans relâche à sa santé, et dans ces brindes, bien glorieux étoit celui qui pouvoit choquer son verre à son gobelet. Au dessert, après avoir proposé un toast à la prospérité de la France et de sa trop malheureuse sœur l’Irlande, toast qui fut chaleureusement accueilli, il demanda la permission de se retirer, et dit à M. de Cogolin qu’il avoit résolu, au lieu de retourner de suite à Sinigaglia, où il étoit consul des marchands anglois, de se rendre en toute hâte à Versailles, pour implorer du Roi la liberté de lady sa nièce, et que, bien qu’il ne reviendroit pas sans l’avoir obtenue, il espéroit sous peu de jours se retrouver son hôte.

Chacun se leva, et, pour lui faire honneur, voulut obstinément l’accompagner.

Les vétérans de la forteresse, qui avoient eu grande part aux largesses de Déborah, vinrent aussi chancelants, titubants, l’arme au bras, se mêler à ce cortége.

Au moment où lord Cunnyngham, un pied sur la rive et un pied sur l’arrière d’une nacelle où il s’élançoit, déposa un baiser sur le front de Déborah, l’air retentit d’une salve de mousqueterie et des cris répétés de vive lord Cunnyngham! vive lady Déborah! vive l’Irlande!...

Vive la France! répondit Icolm-Kill.

La barque cingla à l’Est dans le golphe de Juan, doubla le Cap-Gros, et disparut bientôt derrière le promontoire.

      *       *       *       *       *

A la nuit tombante, déjà tout reposoit dans le château, Déborah, pour conserver son activité, n’avoit touché aux viandes et aux boissons qu’avec la plus grande réserve. Son porte-clefs, qui apparemment n’avoit pas donné dans cette sagesse, oublia, dans son trouble, de clore la porte de son cachot, et, pour éviter toute surprise, elle fut dans la nécessité de la barricader à l’intérieur avec ses deux escabelles et son châlit.

Pendant les premières heures de la soirée, elle acheva de scier le barreau qu’elle avoit fortement entamé la nuit précédente, et le lima jusqu’à ce qu’il ne tînt plus, pour ainsi dire, que par un cheveu de fer.

Elle prit ensuite son écharpe, et la fit flotter à la fenêtre comme une voile, pour servir dans l’obscurité de signalement et de fanal.

Puis, elle écrivit et déposa sur la table ce billet, à l’adresse de M. de Cogolin.

      *       *       *       *       *

«Que Dieu soit en aide à sa servante!...

»Le plus saint devoir du captif est de briser ses chaînes: Vous avez, mon noble et généreux ami, le cœur trop haut pour trouver mal que j’aie accompli ce devoir. Croyez-moi, ce n’est pas sans chagrin que je l’ai fait. Il y a des souffrances inouïes à tromper un homme de bien comme vous. Personne au monde est-il plus digne d’égards? mais, en cette occasion, je n’ai pu agir selon mon cœur. Possédée du démon de la liberté, pour qui fers et murs sont vains, pouvois-je ne pas aller à travers des considérations? D’ailleurs, je ne m’appartiens pas: une mère se doit à son fils.

»Je l’avoue, cela est vrai, vous aviez tant de soins pour moi; vous m’environniez de tant de galanteries; votre humanité allégeoit si généreusement le faix de mes maux et voiloit si bien la face hideuse de mon sort, que ma condition n’étoit pas absolument insupportable. Hélas! les hommes semblables à vous sont exceptionnels et ne se succèdent point. Ce n’est pas que je veuille vous amener à une pensée triste et vous montrer du doigt vos cheveux blancs: non; que Dieu fasse votre vieillesse la plus longue et la plus belle, c’est mon souhait!—Mais d’une heure à autre, n’est-il pas dans la loi commune que vous puissiez succomber? Eh! si après Trajan étoit venu Tibère, eussé-je donc été à la merci du crime comme j’étois à la merci de vos bienfaisances?...

»J’emporte de vous un doux, un précieux, un vénéré souvenir, qui ne s’effacera jamais de ma mémoire fidèle.

»Vous avez toute la reconnaisance que peut concevoir le cœur de votre fille, mon père; bénissez-la.»

      *       *       *       *       *

Ceci fait, elle se mit à genoux près du berceau de son enfant, et pria le bon Pasteur de veiller sur la brebis et sur l’agneau, sur la veuve et sur l’orphelin: elle implora Dieu afin de trouver grâce devant lui comme Agar et Ismaël, et le supplia de lui envoyer un bon Ange pour conduire son entreprise et la couronner de succès.

Debout, palpitante d’inquiétude, immobile, l’oreille collée à la fenêtre et la main roulée en porte-voix et collée à son oreille pour en élargir la conque et doubler la finesse de son ouïe, elle compta onze heures, minuit, une heure.... Vaine attente! son libérateur ne paroissoit point. Elle n’entendoit d’autre bruit que le clapotement et le flottement de la mer que fouettoit un violent maëstral, et les meuglements des phoques, qui se jouoient sur le sable et plongeoient.

Le rossignol vint enfin promener ses mélodieuses broderies sur cette pédale monotone. A ces accents elle se troubla, et se remit à genoux, pour se rassurer en priant.

Son esprit s’étoit empli subitement de sombres appréhensions: depuis que cet oiseau avait chanté à son arrivée aux portes de Paris, où tant d’infortunes l’attendoient, il étoit devenu, pour son âme superstitieuse, un objet de funeste présage.

Tout-à-coup elle jeta un cri d’épouvante.

En soulevant les yeux, elle avoit aperçu une ombre noire qui s’agitoit et se dessinoit entre la fenêtre et l’azur du ciel.

—Silence, mylady, silence; n’ayez pas peur, c’est moi, Icolm-Kill.

—Ah! c’est vous, mylord!... Bénie soit votre venue!...

Dans son transport, Déborah s’élança contre la fenêtre et couvrit de baisers la main de Cunnyngham qui ébranloit le barreau scié. Le barreau se rompit au premier choc d’un maillet.

—Tout marche à souhait, mylady. Nous n’avons vu ni entendu âme au monde. La nuit est obscure: allez, vous êtes sauvée! Conservez bien le calme de votre esprit; vous avez besoin de sang-froid et d’agilité pour sortir par ce sabord, pour descendre par cette longue échelle flexible, qui tremble sous le poids du corps, et vacille comme des haubans.—Courage, mylady, courage, hâtons-nous!

Déborah tira doucement son enfant hors de son berceau, et l’enveloppa tout entier dans un manteau pour étouffer ses cris s’il venoit à s’éveiller; et elle le remit à Icolm-Kill, avec les recommandations maternelles les plus tendres.

Puis, elle se glissa sur l’échelle, et descendit avec une légèreté et un aplomb indicibles; et, plus prompte qu’une gazelle, et plus emportée qu’une lionne qui suit le ravisseur de son lionceau, elle traversa, sur les traces de Cunnyngham, des fourrés de phylarias, de lentisques et d’alaternes; et, après avoir franchi une clairière de lavandes, elle arriva vers _l’ancien-logis-aux-chevaux_.

Là, une troupe de matelots, comme des Maures, appuyés sur leurs longues carabines, faisoient le guet sur le bord du rivage.

A la vue de Déborah, ils ne purent retenir un cri de joie. Touts se prosternèrent, et Déborah se jeta la face sur le sable.

Jamais cantique ne fut plus solemnel, jamais encens ne s’éleva jusqu’à Dieu plus pur et plus suave, que ce silence d’actions de grâces.

Puis on s’élança dans les canots, on joignit le sloop, on mit à la voile, et, avec la vélocité d’un pirate, on gagna la haute mer.

Déborah ne voulut prendre aucun repos, et, avec tout l’équipage, elle demeura sur le pont du navire, épiant l’aube, pour solemniser le jour de sa délivrance et voir le soleil levant éclairer de ses rayons sa liberté.

Vingt siècles auparavant, après l’expulsion de Denys le Tyran, les Syracusains avoient rendu ce touchant hommage à cet astre, et étoient allés le saluer à son lever, pour lui apprendre qu’il éclairoit enfin, et lui jurer que désormais il n’éclaireroit plus qu’un peuple libre.

Dès que les vigies eurent crié du haut des huniers: Soleil! Soleil! Soleil! et que le roi des cieux eut levé sa tête à l’horizon et secoué sa crinière d’or sur les mers, Déborah prit son fils dans ses mains, et, le suspendant fièrement au-dessus de sa tête, elle le lui présenta face à face.

Et touts les matelots, agitant leurs chapeaux et faisant flotter leurs ceintures, entonnèrent d’une voix grave cet hymne à la patrie:

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes; mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

Il t’a plongé un couteau entre les deux mamelles, et sans cesse il retourne ce couteau dans la plaie; ton sang se mêle à ton lait, et tes larmes à ton sang.

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes; mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

A l’horizon, un jour se lève sur la verte Erin, où la Liberté plongera son bras dans la gueule du lion britannique, et ira jusqu’en son ventre lui arracher le cœur.

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes; mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

[Illustration]

[Illustration]



XIV.


FITZ-HARRIS ne savoit pas, le pauvre fou, ce que c’est que le cœur d’une femme blessée, et surtout le mauvais cœur d’une mauvaise femme blessée. Il s’étoit avisé de croire, le pauvre fou, que madame Putiphar ne seroit pas inexorable à son égard. Il s’étoit dit: ma supplique est si suppliante, elle se prosterne si bien à ses pieds, qu’il est impossible que son cœur, que le cœur d’une femme, de la femme la plus implacable même, n’en soit pas touché. Le pauvre fou! Aussi, comme nous l’avons vu, la réponse brève et féroce de la favorite expirante le frappa-t-elle, comme à l’improviste, d’un coup de poignard. Quant à Patrick, il avoit, lui, trop de sens et savoit trop bien son monde pour s’être leurré un seul instant d’un pareil espoir. Chez lui, le monosyllabe fatal n’apporta pas le plus léger dérangement. On eût dit, tant il se montroit peu désappointé, que sa bouche l’avoit proféré et que sa main l’avoit écrit.—Rien ne pouvoit ramener au calme et à la raison l’esprit égaré de Fitz-Harris: il demeuroit inconsolable. Il lui sembloit, quoi qu’on pût dire, que c’étoit fait de lui, que c’en étoit fait de sa liberté. Il lui sembloit, affreux pressentiment! que la porte du Donjon venoit de se murer; il lui sembloit qu’il venoit de contracter avec les pierres de son cachot, avec ses fers, un hymen indissoluble, un hymen éternel, ne devant rompre qu’à la mort.

La conduite de l’honnête M. de Guyonnet, honorable en général, fut on ne peut plus louable en cette occasion. Vivement affecté du grand chagrin de Fitz-Harris, il s’empressa d’unir ses soins aux soins fraternels de Patrick, pour l’ôter à sa désolation. Il n’est sorte de bonnes paroles qu’il n’ajoutât aux caresses et aux bonnes paroles que Patrick lui prodiguoit. Les promesses sembloient ne lui rien coûter, et cependant les promesses de M. de Guyonnet n’étoient pas vaines, il tenoit toujours plus qu’il n’avoit promis, sans compter qu’il promettoit moins encore qu’il ne faisoit spontanément. A partir de cette époque surtout, je ne sache pas que nos prisonniers aient jamais sollicité de lui quelque grâce qu’ils ne l’aient obtenue, ni qu’il fût une seule faveur dans le domaine de sa charge et de ses devoirs, dont il ne les ait fait jouir. Il alloit même quelquefois au-devant de leurs désirs, et passoit même à Fitz-Harris ses caprices d’enfant, comme l’eût fait un père dans sa foiblesse. Lorsqu’il avoit retiré nos deux victimes du premier cachot où elles avoient été ensevelies, pour hâter leur rétablissement il leur avoit accordé une heure, chaque jour, de promenade dans le jardin. Cette attention étoit rare et délicate; cependant il fit plus encore: il permit à Fitz-Harris, pour le distraire dans son abattement de se promener sur la plate-forme du Donjon, d’où l’on avoit la vue la plus étendue et la plus superbe. Quelquefois il le grondoit doucement; pour le rendre au courage il l’accusoit d’en manquer, et lui prouvoit, ou tout au moins s’efforçoit de lui prouver, que l’heure de désespérer n’étoit pas venue, que le refus de Madame Putiphar devoit être sans conséquence, puisque son règne étoit passé, et qu’il étoit impossible, quelque persévérante que fût sa haine, qu’elle lui survécût, et qu’elle étendît ses effets au-delà de la tombe.—Un jour, même, pour ces dernières raisons, il voulut engager Patrick à écrire à son tour à M. le lieutenant-général de police; mais Patrick n’en voulut rien faire.

Et il fit bien.

Qu’auroit-il obtenu? Par un mauvais charlatan en manière de magistrat, M. de Sartine, si toutefois, contre toute vraisemblance, cet homme eût dérogé jusque-là de lui répondre, il se seroit fait dire pour son compte:—Bien que madame Putiphar soit descendue dans la tombe, vous n’en devez pas moins expier jusqu’au bout l’outrage que vous avez fait au Roi en la personne de sa servante.—Puis, pour le compte de son ami, il se seroit fait appliquer sans doute ces tristes et honteuses paroles répétées depuis onze ans à un loyal gentilhomme courbé sous le poids des années et sous le poids de ses fers, qui s’éteignoit sous ces même voûtes, pour un crime tout semblable au crime de Fitz-Harris:—Ou vous êtes l’auteur des vers en question, ou vous connoissez celui qui les a faits; dans le second cas, votre silence opiniâtre vous rend aussi coupable: nommez-le, et vous êtes libre.—Fitz-Harris eût-il été capable d’un pareille indignité, qu’il lui auroit été aussi impossible de faire cette délation qu’à Pompignan de Mirabel: c’étoit le nom de ce vieillard.

La mort de madame Putiphar n’apporta pas, chose atroce, absurde, inouïe! le plus léger adoucissement au sort affreux des infortunés qui pourrissoient à cause d’elle, dans toutes les bastilles d’État. Pas un au Donjon ne secoua ses chaînes, pas un ne vit tomber ses verrouils, pas un, dis-je! ni le baron de Venac, capitaine au régiment de Picardie, qui depuis dix ans expioit le tort de lui avoir donné un avis, qui, tout en intéressant son existence, pouvoit aussi humilier son orgueil; ni le chevalier de la Rocheguerault, natif de la province de Galles en Angleterre, et arrêté dans Amsterdam, que depuis dix-sept années, ô mon Dieu! on détenoit dans cette sombre forteresse, parce qu’il avoit été soupçonné d’être l’auteur d’une brochure, _la Voix des Persécutés_, qui avoit déplu autrefois à madame la favorite; brochure que le malheureux ne connoissoit même pas; ni je ne sais plus quel certain gentilhomme de Montpellier, dont le nom m’échappe; ni vingt autres que je ne saurois même indiquer du doigt.... La tyrannie a des secrets impénétrables.

Combien Patrick dut-il se féliciter de ne s’être point laisser aller au conseil de M. de Guyonnet! Combien dut-il s’applaudir de son silence, quand, à quelque temps de là, il vint à apprendre, sans doute, la translation de la Bastille au Donjon, et l’étroite et cruelle réincarcération, par l’ordre de M. le lieutenant-général, de HENRY MASERS DE LATUDE.

Ce qui fut plus efficace que les douces raisons de Patrick, et le zèle de M. de Guyonnet, ce qui contribua le plus à tirer Fitz-Harris de son état de mélancolie, ce qui l’en sortit même décidément, ce fut un envoi de son oncle, l’abbé de Saint-Spire de Corbeil, qu’il reçut vers la fin de cette année. Peu de temps après le refus et le trépas de la Putiphar, dans le plus fort de sa douleur, Fitz-Harris, pour l’informer de son sort, lui avoit écrit une magnifique lettre toute échevelée.

Cet abbé d’abbaye, ce vrai abbé, étoit un simple et digne homme, qui avoit pris soin de Fitz-Harris dès son enfance, et qui l’aimoit beaucoup. Touché mortellement des malheurs de son neveu, il lui avoit donc fait remettre, en réponse, une lettre pleine d’affection et de consolations pressantes: car il est quelques rares cœurs, ceux-là Dieu ne les prodigue pas, sur lesquels le malheur d’autrui fait une incision, comme un outil sur l’écorce du palmier, et qui, comme le palmier, laisse fluer, par cette incision, un vin généreux. L’amitié de cet homme, comme tant d’amitiés, ne tenoit pas seulement table ouverte de paroles: elle avoit la bouche plus sobre que les mains. Sa lettre, en un mot, dans laquelle il promettoit de s’employer sans repos, et d’user de tout son crédit et de toutes ses forces pour arracher Fitz-Harris aux harpons de la haine, où, pauvre enfant, sa vie s’étoit fatalement accrochée; sa lettre, dis-je, étoit éloquemment accompagnée d’un petit sac de quinze cents livres.

Dans sa joie, Fitz-Harris prit cette somme, la mit en un monceau et en fit trois parts: une pour sa vieille mère, une pour Patrick, une pour lui. Celle de sa mère fut promptement envoyée. Patrick, avec sa délicatesse accoutumée, refusa la sienne.—Rien, mon doux ami, dit-il à Fitz-Harris, ne divise notre amitié ni notre sort; ne partageons donc point le champ de notre misère, n’y plantons point de haies. Ce que j’ai, ce que je voudrois avoir est à toi; ce que tu as, ce que tu voudrois avoir est à moi: cela suffit. Assis au même feu, à la même table, emprisonnés sous la même voûte, va, sois tranquille, quoi que tu fasses, mon frère, tu me trouveras toujours ton convive, là, inévitablement.

Resté maître de deux parts, voici Fitz-Harris embarrassé sur l’emploi de son argent, comme un enfant qui, au milieu d’une foire, a quelques sous à lui dans sa main. Cette grave affaire l’occupa si fortement qu’il en devint tout silencieux. Après y avoir rêvé tout le jour, les deux coudes appuyés sur son trésor, il y rêva encore toute la nuit. Enfin, le lendemain:—Mon choix est à peu près fixé, dit-il tout joyeux à Patrick, sauf meilleur avis; voici ce que j’ai arrêté et ce qu’il nous faut acheter avant tout. D’abord, un collier d’argent pour Cork, une grande buire en grès de Flandre, deux pots du Japon, quelques tableaux et un clavecin. A cette nomenclature, Patrick, qui n’avoit pu s’empêcher de sourire, prit la main de Fitz-Harris, et, la serrant affectueusement:—Merveilleusement trouvé! Tout cela est charmant, dit-il, délicieux! Mais, mon bon ami, ne seroit-il pas bien de songer aux choses essentielles dont notre corps et notre esprit peuvent avoir faute, avant de nous donner touts ces objets de luxe? Ce mot, objet de luxe, parut traverser les idées de Fitz-Harris et le contrarier.—Objets de luxe! reprit-il, qu’appelles-tu objets de luxe? Un collier pour Cork? Il y a si long-temps que je lui en ai promis un magnifique! Une buire en grès de Flandre, pour remplacer notre ignoble cruche à eau? ce n’est certes pas là un objet de luxe. La demi-livre de tabac que chaque mois le Roi nous donne traîne toujours de touts côtés et se gaspille; un pot du Japon pour la mettre et un autre pot du Japon pour mettre des marguerites et des roses: ce n’est certes pas là de la profusion; d’ailleurs, j’aime tant les beaux vases! j’aime tant les belles porcelaines! Quelques estampes, quelques fêtes galantes de Watteau, pour égayer un peu ces murailles noires et nues, ce n’est pas trop. Un clavecin!... combien de fois touts deux avons-nous regretté de n’avoir pas quelque instrument pour abréger les heures lentes et taciturnes de notre captivité, pour chercher dans l’étude et les charmes de la musique l’oubli passager de nos maux! Oui, oui, il nous faut un clavecin! La musique fait tant de bien! Te souvient-il combien la plus naïve mélodie vous remet de frais dans le cœur. Oui, oui, il nous faut un clavecin! n’est-ce pas, Patrick?...

A de si invincibles raisonnements Patrick feignit de se rendre. Ces fantaisies de Fitz-Harris pouvoient être des folies, mais dans sa situation, mais dans l’état de son esprit, c’étoit de cela, rien que de cela, que Fitz-Harris avoit besoin. Patrick, l’ayant compris de suite, auroit regardé comme une cruauté de le poursuivre davantage de ses froides représentations. Le raisonnable, tout raisonnable qu’il est, n’en est pas moins parfois très-fâcheux et tout-à-fait à éviter. Un homme qui s’ennuie et qui n’a pas de manteau pour cacher les trous de son pourpoint vient-il à recevoir une somme: la raison voudra qu’il s’achète un manteau, la folie, qu’il la suive dans les tavernes. Dans ce manteau, il s’emmaillotteroit avec son ennui; ce manteau deviendroit son linceul. Mais dans les tavernes, avec ses trous aux coudes et son collet râpé, en compagnie de joyeux débauchés, il se délivrera de son mal; il reprendra du cœur au ventre, et, bientôt remis en selle, il rentrera à toute bride dans la vie.—Le raisonnable est très-souvent mortel. La folie est quelquefois de la raison; la raison est quelquefois de la folie. Il est de certains cas où vraiment la raison a un air si bête, où la logique a une tournure si absurde, qu’il faudroit avoir bien du sérieux pour ne pas leur éclater au nez.

Si la surprise de Patrick, lorsque Fitz-Harris lui avoit fait connoître l’emploi qu’il désiroit faire de son argent, avoit été grande, la surprise de M. de Guyonnet fut plus grande encore. A son tour, avec touts les ménagements qui sont dus à un malade, il essaya de lui adresser quelques réflexions assez sages; mais jamais il ne put en venir à lui faire comprendre qu’il avoit des besoins plus réels et plus pressants, et qu’un clavecin ou des pots du Japon n’étoient pas des objets de première nécessité.

Grâce à la bienveillance de M. de Guyonnet et à sa complaisance infatigable, Fitz-Harris eut bientôt en sa possession ce qu’il avoit si ardemment rêvé; je vous laisse à penser dans quelle aise et quel ravissement il dut être, et avec quelle satisfaction il dut voir la porte de sa geôle s’ouvrir pour laisser entrer tour-à-tour chacun de ses désirs réalisés.

Ces premières emplettes n’avoient pas absorbé touts ses fonds; mais de nouveaux achats qu’il fît avec non moins d’empressement, à savoir: un trictrac, un échiquier, un bilboquet, deux jeux de dominos, dont les dés d’ivoire étoient presque in-8º, et dont un étoit destiné à M. de Guyonnet; quelques ouvrages que Patrick avoit exigés, une provision de cartes à jouer, du vin d’Espagne, quelques flacons de liqueur, et quelques livres de sucre et de thé, ne tardèrent pas à mettre son escarcelle à sec. Et si l’ordre de sa mise en liberté fut arrivé seulement un mois après le généreux envoi de son oncle, et que pour faire baisser le pont-levis il eût fallu seulement qu’il donnât un écu, il seroit resté en affront. Mais cet ordre ne vint pas.

Il ne devoit jamais venir.

Au milieu de touts ses nouveaux jouets, au sein de l’espèce d’aisance et des plaisirs qu’il venoit d’appeler dans sa prison; oublieux, léger, inconséquent, Fitz-Harris, pendant quelques mois, vécut dans une sorte de bonheur. Mais ce bal, mais cette mascarade, qu’il venoit pour ainsi dire de donner à son infortune, eurent, comme toutes les fêtes, un lendemain triste et morne. Les roses et les marguerites se fanèrent dans leur pot du Japon, les fêtes galantes de Watteau s’enfumèrent avec les murailles; le clavecin devint rauque. Ses ennuis, qui n’avoient été que suspendus et non pas taris dans leurs sources, revinrent plus acharnés et plus profonds. La liberté est un besoin inexorable.

L’estime que M. de Guyonnet avoit conçue pour les deux jeunes privilégiés ne s’étoit point affoiblie; l’intérêt qu’il avoit pris à leur sort ne s’éteignoit point. Le chagrin naïf de Fitz-Harris, la résignation de Patrick, le touchoient; car la pitié habitoit dans le cœur de cet homme. Touts les jours, depuis assez long-temps, comme s’il s’en fût imposé le pieux devoir, il venoit passer quelques moments auprès d’eux. Ces moments étoient consacrés au jeu ou à d’agréables causeries. Il se plaisoit à enseigner le trictrac à Fitz-Harris et les échecs à Patrick. Quelquefois il leur apportoit des nouvelles de la ville et des scandales de la Cour. Le plus souvent on parlait de l’Écosse, de l’Angleterre et de la pauvre Érin. La chronique de sa jeunesse, les événements dont il avoit été le témoin, et les souvenirs qu’il avoit assez bien recueillis durant une longue carrière à travers ces temps curieux, offroient aussi une mine assez féconde. Mais par-dessus tout, il y goûtoit un plaisir sombre, Fitz-Harris aimoit à l’entendre raconter l’histoire et la captivité des malheureux qui depuis cinq siècles consécutifs étoient venus tour-à-tour languir ou mourir dans les interstices de ces épaisses murailles, dans les boulins de ce colombier de la mort. Enguerrand de Marigny étoit l’alpha de cet horrible alphabet d’infortunes secrètes ou dévoilées, dont Mirabeau devoit être l’omega.

Enguerrand de Marigny!—Mirabeau! ce fut un roi qui forgea le premier anneau de cette chaîne dont le dernier anneau étrangla la royauté.

Sur les murs de la chambre de pierre octogone qu’habitoient nos deux compagnons, le nom du comte de Thunn se trouvoit écrit plusieurs fois, comme on sait. Ce comte de Thunn étoit un seigneur d’une ancienne noblesse de l’empire, qui de but en blanc fut jeté au Donjon parce qu’il étoit l’ami d’un ennemi du lieutenant-général de police. La comtesse son épouse fut elle-même traînée à la Bastille pour avoir sollicité avec instance sa liberté; et son fils, qui servoit alors le Roi dans l’armée d’Italie, pour avoir réclamé l’élargissement de sa famille, fut à son tour mis à Vincennes, où il n’eut pas la satisfaction de voir son père: on lui cacha qu’il étoit près de lui. Au bout de onze années de détention, le comte de Thunn mourut, sans savoir non plus que son fils languissoit dans le même donjon, et celui-ci n’eut pas même la triste consolation d’embrasser son père expirant. Un jour M. de Guyonnet, à la sollicitation de Patrick, je crois, vint à parler de cet intéressant malheur. A peine avoit-il achevé son récit que Fitz-Harris, qui avoit paru vivement affecté, surtout des dernières circonstances, se leva et s’écria avec l’accent de la colère:—Savez-vous, M. de Guyonnet, que c’est une chose abominable que cela? On conçoit le mal fait dans un but, dans un but même criminel; on conçoit le mal profitable; on conçoit que pour le détrousser on égorge un homme qui passe; on conçoit que le Caraïbe rôtisse son prisonnier et le mange, on conçoit qu’on écorche son ennemi pour faire de sa peau une selle: cela est bien, cela est sage; mais ce qui révolte, c’est le mal fait par bon plaisir, c’est le mal insignifiant, c’est le mal que rien ne réclame; ce sont les petites cruautés de toutes les heures, les petites barbaries raffinées, les atrocités mignonnes qu’on pratique dans les bastilles! Quand la société a mis l’être nuisible hors d’état de lui nuire, l’action de la société doit s’arrêter; et si elle a parfois le droit, comme elle se l’arroge, d’ôter la vie, son bourreau doit avoir une lame forte qui tranche vite et court, et non point une épingle!... Une prison c’est une tombe, c’est un asyle de mort, c’est un asyle sacré dont les murs ne doivent point prêter l’oreille à la colère, dont la garde ne doit point prêter main-forte à la haine. Le père et le fils sont prisonniers dans la même forteresse, leurs fosses sont contiguës; cacher au père que les gémissements qu’il entend dans la muraille sont les gémissements de son fils, cacher au fils que les chaînes qui passent et repassent sur la voûte sont traînées par son père; quand leur sort est commun, les laisser sur leur sort dans une ignorance réciproque et cruelle! sous le faix de onze années de désespoir, le vieillard succombe... ne point les réunir dans un même cachot, pour qu’au moins le père expire dans les bras de son fils, pour qu’au moins le fils recueille le dernier soupir de son père; abomination!... Eh! qui demandoit cela? Étoit-ce le Roi, étoit-ce la Loi? La Loi ne sauroit enjoindre d’aussi basses coquineries. Mon Dieu! qu’est-ce que cela auroit donc fait que le père eût pressé la main de son fils, que le fils eût baisé les cheveux blancs de son père? A qui donc importoit cette lente et cruelle barbarie? Qui donc en avoit dicté le programme?... A cette chose sans nom, cette chose exécrable; qu’est-ce que le royaume gagnoit donc en lumières, en paix, en grandeur, en opulence? Où donc étoit la morale de cette opiniâtre atrocité?... Oh! c’est un fait horrible!... Malheureux comte de Thunn!...

Mais, Saints-du-Ciel! j’y songe; puisqu’il en est ainsi, qui me dit que ma vieille mère n’est pas derrière cette muraille, n’est pas sous cette voûte; ma vieille mère, qui m’appelle, qui prie et qui pleure, qui se meurt peut-être! Ah! pitié! pitié!... La mort plutôt!... Brisez-moi la poitrine, ouvrez-moi le cœur; j’ai là un sanglot qui m’étouffe.... Mais, que dis-je? Ah! pardon, pardon, mon esprit est égaré; pardon, M. de Guyonnet; vous, vous êtes bon, vous êtes un homme; non, non, ma mère n’est pas là, n’est-ce pas? ma vieille mère n’est pas là, vous me l’auriez dit. Sa majesté le lieutenant-général de police et le Roi ne l’ont pas plongée dans cette caverne pour avoir imploré la miséricorde de leur cœur de pierre; le Roi n’a pas dressé le menu de mon supplice, et n’a pas dit: La mère ne verra pas le fils, le fils ne verra pas la mère.

Après tout, n’est-il pas curieux, sinon exécrable, que certains hommes, quand la fantaisie leur en prend, puissent accommoder ainsi leurs semblables, et n’est-elle pas bien faite la société où de pareilles infamies se commettent sous le couvert du Roi et dans la ruelle de la Loi? Là, soyez franc, M. de Guyonnet, comment trouvez-vous ce royaume?... Oh! la Loi ici n’est pas de fer; c’est un gâteau de cire qui s’alonge, s’accourcit, se roule, se déroule, se ploie et se plie, et prend à chaque instant mille formes nouvelles sous le pouce du Roi ou des compères du Roi. La Loi ici c’est une courtisanne qui fait la pluie et le beau temps. La Loi..., mais, que dis-je? il n’y a plus de Loi: il y a long-temps que la Loi est défigurée. D’abord elle étoit pure, elle étoit juste, comme tout ce qui vient de Dieu ou du peuple; mais la monarchie a surpris sa chasteté; mais la monarchie l’a subornée; mais la monarchie l’a habitée; et de cet inceste est sortie une race de fils de la main gauche, une couvée de bâtards qui se sont substitués à leur mère après l’avoir étouffée. Eh! voilà la hideuse pullulée qui nous régit? voilà au nom de qui l’on nous taille et l’on nous rogne!... La Justice autrefois vigilante fermière, faisant valoir la Loi au profit du peuple, aujourd’hui sourde, hébétée, somnolente, mange, dans l’écuelle du Roi, le plus pur du sang de ses sujets, auxquels, au lieu de pain de pur froment, elle ne livre plus qu’un pain de pavots et d’ivroie, qu’un pain amer qui donne des vertiges....—Je vous étonne, M. de Guyonnet; ces paroles de colère vous semblent étranges dans ma bouche; il est vrai, autrefois j’étois incapable d’une idée qui ne fût pas frivole, mais la prison m’a mis plus de plomb dans la tête; le malheur a consumé ma jeunesse et m’a ridé le cœur. Tout ce qui s’est accompli sur moi et autour de moi m’a donné à penser. J’étois heureux, j’étois bon: la souffrance m’a aigri; je sens là que je change; je sens là que je deviens méchant.

Ainsi le comte de Thunn, parce qu’il étoit l’ami d’un homme vertueux, M. de Brurauté, qui ne l’étoit pas d’un M. d’Argenson, un valet dont le Roi remplissoit les poches de blancs-seings, est traîné au Donjon; ainsi sa compagne, arrachée des bras de sa fille, est jetée à la Bastille; ainsi son fils est chargé de chaînes; après onze années de captivité dans un cachot contigu au cachot de son fils, ainsi le vieux comte de Thunn meurt seul, abandonné comme une bête hydrophobe.... Eh! c’est là tout!... On plonge une famille dans la désolation; on tue le chef, on écartèle chaque membre.... Eh! c’est là tout?.... Les hommes en gardent ou en perdent mémoire; l’histoire le tait ou le consigne; eh! c’est là tout?... C’est un fait passé avec d’autres faits passés.... Eh! c’est là tout? eh! tout est dit?...—Non, non ce n’est pas tout! non, non, tout n’est pas dit! c’est impossible, ce seroit trop inique, ce seroit trop atroce. Patience! l’ouvrier recevra son salaire. Après l’affront, la vengeance! Croyez-moi, le drame qui se joue aura un dénouement! Prions Dieu qu’il ne soit pas terrible!...

Hélas! tandis que je m’apitoye sur des mânes, infortuné comte de Thunn! tandis que je pleure sur ton sort, j’oublie le mien, non moins affreux. Au fait: eh! pourquoi suis-je ici? Quel est mon crime? Des gents de police qui font métier de faire des coupables, ont dit que j’avois dit je ne sais quoi sur une pas grand’chose qui s’étoit prostituée au Roi, et à qui le Roi prostituoit la France. Le beau dommage, oui-da! quand j’aurois dit ce qu’on dit que j’ai dit.—Sans doute pour faire l’empressé, pour faire l’aimable enfant, pour s’attirer sur l’épaule un coup d’éventail protecteur, ou pour procurer de l’avancement à quelque campagnard de sa famille, M. le lieutenant-général de police commanda mon crime et mon arrestation. Qu’on puisse ainsi disposer de la destinée d’un homme, que les limaces de Cour, que les suppôts de police puissent ainsi jouer à pair ou à non avec le sort des gents de ce royaume, c’est une perturbation! c’est une honte!... Et l’on subit cela? et l’âne, qu’on appelle le peuple, ne rue pas?... Oh! non, l’animal n’est pas dangereux. Accoquiné à l’écurie que la monarchie lui a faite, qu’il ait litière fraîche et paille au râtelier, peu lui importe le reste! Il prête volontiers le dos à l’ignominie. Le bât de la servitude lui va mieux que le bât de la gloire.

Admettons un instant, s’il le faut, que jadis je me sois permis une irrévérence à l’égard de la Chimène du Roi;—mais cette femme est morte, oubliée; ses cendres depuis long-temps sont froides. D’où vient que sa colère est debout? d’où vient que la torche de sa haine brûle encore! Qui donc s’est fait l’héritier de ses ressentiments?... Vengeurs posthumes de l’honneur absent d’une belle, Don-Quichottes, valets, ardélions, magistrats irréprochables qui servez de bouclier au putanisme, jusques à quand me tiendrez-vous dans les fers?... Pharaon sans doute a convolé à de nouvelles amours; que fait donc la nouvelle sultane? Tout en jouissant du présent, tout en se promettant l’avenir, ne pourroit-elle jeter en arrière un regard de compassion, et mettre un terme aux trop longues souffrances que sa devancière a amoncelées du fond de l’alcôve royale? Seroit-ce que chez les filles comme chez les rois les nouvelles dynasties ne soient que de nouvelles dynasties de maux?

Encore un coup, répondez! au nom de qui suis-je encore à la chaîne? Qui donc veut ma perte? Le Roi ou la France? La France n’est pas la confidente de la Cour ni de la police; elle ignore et sans doute ignorera toujours ma destinée. On ne lui dit pas tout à la France; on ménage sa honte. Quant au Roi personnellement, il règne peu et gouverne encore moins: c’est un roi de fayence! Peu lui importe qu’on fasse paille ou foin de ses sujets. D’ailleurs, seroit-il méchant, ce que je ne saurois croire, eût-il ordonné à ses subalternes de me faire du mal, qu’on pourroit bien sans grand scrupule lui désobéir en ce point, comme en tant d’autres. Il seroit si facile de tromper la voracité de Saturne!

Quand on veut un cheval on s’adresse à un maquignon; quand on veut du vin on va au cabaret; mais à quelle porte frapper pour qu’on vous fasse droit?... On regorge de justiciers, mais on chôme de justice; on ne la rend, on ne la vend, ni on ne la donne.—Allons! messieurs du Parlement, vous qui avez la main haute, de grâce, un peu de zèle pour l’innocent! Assez de robes noires s’exterminent après les coupables. C’est assez jongler avec Jansénius; vous êtes de grands casuistes, on le sait. Allons, messieurs, levez-vous et partez! Pour défendre l’opprimé, pour sauver l’innocent, il n’est besoin d’être en rang comme des chaises d’église, sous les lambris sonores d’un palais. Hola! messieurs, hola! vous ajusterez une autre fois les marteaux de vos perruques, laissez là vos Philis; chaussez l’éperon, ceignez l’épée; à cheval, à cheval! volez où l’on pleure, volez où l’on pousse d’éternels gémissements! Pénétrez dans les bastilles, descendez dans les cachots; faites combler les citernes; rendez à la vie, au monde, à leurs familles, les gents d’honneur qu’on y tient ensevelis, les gents de cœur qu’on y exténue! Et si Pharaon par hasard vous demandoit pourquoi vous avez pris sous vos bonnets d’agir ainsi, vous lui direz, vous qui savez si bien faire les remontrances:—Sire, c’est une sainte besogne que nous avons faite là. Sire, nous sommes les concierges des droits de vos sujets, et non les greffiers de votre bon plaisir. Sire, nous sommes le sceptre du peuple et non la hallebarde du Roi. Sire, chacun son métier: notre apostolat à nous n’est pas le vôtre; nous, Sire, nous sommes pour défaire le mal; tant pis pour vous!

Mais non, compagnons de misère, vous qui, comme moi, avez été condamnés à une éternelle souffrance, soyez tranquilles, pourrissez en paix dans vos basses-fosses! Allez, messieurs du Parlement, ne vous troubleront point; ils sont couchés sur des roses!

Beaux philosophes, vous aurez beau dire, ces temps que vous calomniez valoient mieux que celui-ci. Là, derrière ce donjon, non loin de ce château, venez, et vous verrez encore le tronc vermoulu du chêne sous lequel s’asseyoit un roi chevalier pour rendre la justice à tout venant. La justice alors émanoit du Roi. Oh! si seulement pour un seul jour l’ombre de ce preux pouvoit rejeter son suaire, et venir se rasseoir au pied de cet arbre, que de maux seroient réparés! De quelle noble colère ne seroit-il pas saisi quand on viendroit lui dire:—Sire, là-haut, dans ce donjon, on retient dans les fers un jeune homme, que dis-je? deux braves jeunes hommes, à cause d’une femme folle de son corps, qui vivoit avec le Roi votre fils.—Le Roi mon fils! s’écrieroit-il! non; non, cet homme n’est pas mon fils; cet homme n’est pas de ma tige; cet homme n’est pas de ma maison! ce n’est pas là mon sang, ce n’est pas là ma race! c’est un bâtard!...

Je crie, je pleure, je m’épuise, je déblatère; mais à quoi bon? ma condition est toujours là, immuable. De quel côté que je me tourne, je me trouve toujours avec elle face à face. Je le vois bien, c’est une chose écrite, il faut que je périsse!... Abomination!... Oh! mon Dieu! encore une fois, que suis-je donc, qu’il faille pour l’équilibre du monde que je sois dans ce cachot. Qu’importe qu’il soit là ou ailleurs, le pauvre atôme! Allez, M. de Guyonnet, vous pouvez sans crainte me mettre dehors; le soleil ne s’obscurcira point; les morts ne sortiront point de leurs sépulcres.

Ici Fitz-Harris se tut: il n’étoit pas au bout de sa colère, mais il étoit au bout de ses forces; la voix lui manqua. En rôdant à grands pas dans sa prison, il avoit répandu cette longue déclamation avec un courroux si réel, ses lèvres avoient humecté chaque parole de tant de venin, que, comme avec une arquebuse qui a du recul en frappant l’ennemi, il s’étoit frappé lui-même. La pierre, en s’échappant avoit déchiré la fronde. Pour cacher les larmes qui tomboient de ses yeux il jeta ses bras autour du col de son ami, que cette sortie avait tristement ramené sur le terrain de son infortune, et plongé dans une émotion presque aussi grande. M. de Guyonnet, qui avoit tout écouté avec une patience religieuse, qui même quelquefois n’avoit pu se défendre de sourire aux mots les plus heureux et les plus sanglants, bien qu’un peu troublé, s’efforçant de prendre légèrement la chose, se mit à moraliser Fitz-Harris avec toute sa bonté et toute sa grâce habituelle.—J’étois loin, mon brave compagnon, de vous soupçonner si mauvais, lui disoit-il; mais vous êtes, tout de bon, un misanthrope redoutable; vous êtes fâché tout rouge contre l’univers. Votre infortune est grande, je l’avoue; mais elle aura un terme, mais il y a pire encore. Ne vous montez pas la tête, soyez plus résigné; vous n’êtes, mon cher compagnon, croyez-le bien, ni le doyen ni le prince des malheureux. A vous escrimer ainsi contre le moulin à vent de la monarchie, prenez garde, pour vous emprunter une excellente expression, de sembler aussi un Don Quichotte. Le manteau royal, couleur du ciel et semé de dorures comme le firmament d’étoiles, peut bien avoir sous quelques plis quelques trous et quelques taches, mais il n’en est pas moins un abri vaste et sûr pour le peuple.—M. le lieutenant pour le Roi se crut encore obligé de dire beaucoup d’autres choses semblables, que je serois charmé de ne point répéter, que Fitz-Harris n’écouta guère, et auxquelles, préoccupé qu’il étoit, il ne faisoit pas grande attention lui-même.

Depuis cette fâcheuse algarade, M. de Guyonnet évita toutefois, avec le plus grand soin, de toucher à rien dans la conversation, qui pût éveiller chez ses jeunes prisonniers la pensée de leur malheur, et leur remettre sous les yeux la sombre image de leur sort; et quand Fitz-Harris cherchoit à le questionner sur quelque ancien captif du Donjon, sur quelque détention occulte:—Laissons là ces infortunés, lui disoit-il; parlons, si bon vous semble, du château de Beauté et de ses orgies, d’Isabeau et de l’insolent Bois-Bourdon; mais laissons le Donjon tranquille. Vous le savez, je suis payé pour cela. Vous m’avez un jour fait éprouver trop cruellement la sagesse de cet adage trivial: Qu’il ne faut jamais parler de corde dans la maison d’un pendu.

      *       *       *       *       *

L’oncle de Fitz-Harris, l’abbé de Saint-Spire de Corbeil, avec un zèle et une persévérance vraiment apostoliques, n’avoit pas cessé, depuis qu’il lui en avoit fait la promesse, de travailler à son élargissement. Un genou en terre, son front chauve penché sur le seuil, il avoit heurté à toutes les portes du pouvoir, même à la porte de Versailles; mais on le renvoyoit de Caïphe à Pilate, de Pilate à Caïphe, de Caïphe à Hérode. Tantôt c’étoit un refus brutal, tantôt une réponse évasive; ici on prenoit un faux air d’intérêt et l’on faisoit des phrases stériles; là on se bouchoit sans façon les oreilles. Partout on s’appliquoit avec tant d’ardeur à gonfler la faute de Fitz-Harris, à s’exagérer sa perversité, à démontrer sa profonde scélératesse, que notre saint abbé avoit fini par ne savoir trop que penser, par douter du caractère de son neveu, et par n’être guère éloigné de le considérer comme un mortel redoutable, qu’il falloit tenir prudemment claquemuré pour la sûreté et l’affermissement de l’État. Dans ses lettres, il lui avoit toujours caché assez habilement le peu de succès de ses démarches, et avoit toujours cherché à l’entretenir dans la consolante idée d’une délivrance prochaine; cependant, après une longue attente, ne voyant toujours rien venir, celui-ci avoit cru pouvoir démêler, sous des paroles obscures et embarrassées, une vérité pénible que de la bienveillance déguisoit. Et, cette fois encore, son désappointement avoit été cruel, car il avoit beaucoup compté sur le dévouement et la haute influence de son oncle. Cet espoir évanoui, il ne lui restoit plus d’espoir au monde. Sa perte lui sembla jurée derechef. Il n’avoit plus rien à attendre que du hasard, du temps ou de la lassitude de ses bourreaux. Son irritabilité s’exalta, il retomba dans son premier abattement.

Être dehors étoit la pensée unique qui absorboit tout entier Fitz-Harris et le minoit. Avec le désir dévorant de recouvrer la liberté, Patrick nourrissoit d’autres vautours qui, sans pitié, lui rongeoient le cœur. Plusieurs fois, à de longs intervalles, pour obtenir enfin des nouvelles de Déborah, ou pour pousser à faire des recherches sur sa résidence ou sur sa destinée, il avoit écrit à M. Goudouly de l’hôtel Saint-Papoul, et toutes ses lettres étoient restées sans réponse. Ce silence persévérant lui avoit mis la mort dans l’âme. Comme c’étoit par l’intermédiaire seul de cet homme qu’il lui avoit été permis d’espérer découvrir la retraite de sa malheureuse amie, c’en étoit fait, il le voyoit bien, elle étoit perdue pour lui sans retour; c’en étoit fait, la dernière lueur qui brilloit devant ses pas dans le champ de sa nuit venoit silencieusement de s’éteindre.

Juste au moment où nos jeunes amis, dans le sentier que chacun d’eux suivoit, s’étoient vu dépouiller de toute espérance, justement à l’heure où ils venoient de s’enfoncer plus avant dans les sables arides du chagrin, et où ils avoient plus besoin que jamais de consolations, de distractions et d’égards, la lieutenance du Donjon tomba des mains de l’honnête M. de Guyonnet dans les mains d’un avaleur de charrettes ferrées, d’un sot, d’un fat, d’un puant, d’un pince-maille, d’un bélître, le chevalier de Rougemont. Ce chevalier de malheur, sinon d’industrie, étoit une créature du petit duc Phélypeaux de Saint-Florentin de la Vrillière. Il avoit épousé, je crois, la fille du gouverneur des pages du duc d’Orléans. Ce n’étoit pas sans raison, comme on voit, qu’il en étoit à _m’amour, que veux-tu?_ avec le lieutenant-général de police. Je m’en tiens, pour l’instant, à ces quelques coups de pinceau ou de massue, comme on voudra: la suite nous fera connoître de reste ce monsieur.

Pas un prisonnier n’avoit eu encore l’avantage de voir seulement le bout du nez du nouvel astre qui venoit de se lever sur le Donjon, que déjà touts avoient subi sa funeste influence. Le sang s’étoit figé dans les veines, les cœurs s’étoient glacés. Tout intrus qui arrive au pouvoir se croit dans la nécessité de manifester son élévation par de nouvelles remontes et de nouvelles réformes. C’est du petit au grand. L’un aliénera les forêts de la nation, l’autre retirera une bûche du feu de ses prisonniers; l’un refera la charte de ses sujets et supprimera la religion de l’État, l’autre refera la carte de ses prisonniers et supprimera les deux pommes du jeudi, et le biscuit de deux sols du dimanche. L’un allumera la guerre civile, l’autre éteindra une chandelle. Bref, sur la poitrine de ses subordonnés, le nouveau gouvernement s’assit lourdement comme un sombre cauchemar. Tout fut mis à l’étroit. On multiplia les corps-de-garde, on doubla les sentinelles, on accumula les précautions. Les habitants du Château furent gênés ou outragés; ceux du Donjon accablés et torturés. On fit de l’importance; on ne voulut répondre des prisonniers qu’à telle et telle conditions, que moyennant tant de verrouils, tant de barricades, tant d’alguazils. Le régime fut appauvri. On ne servit plus que de la basse viande coriace, filandreuse et visqueuse, du jarret, du collier, du paleron, et comme on ne donnoit point aux détenus de couteau ni de fourchette de fer, il falloit qu’ils la lacérassent avec les ongles et la déchirassent à belle dent; il est facile de s’imaginer quelle rude besogne c’étoit. Le vin devint fier, le pain dur et grossier, la marée odoriférante; les légumes sembloient avoir traversé une rivière à la nage; les mets avoir été apprêtés à coups de sabre. Plus de faveurs, point de pitié! Fitz-Harris ne monta plus sur la plate-forme de l’échauguette. Personne ne descendit plus au jardin; tout demeura condamné à une ombre éternelle.

Ces améliorations étoient déjà depuis long-temps effectuées, et Fitz-Harris, peu fait pour une vie de pénitence, plus exaspéré qu’affoibli par ces privations et ces macérations, souhaitoit vivement de voir un peu la mine du nouveau potentat, dont le bras invisible s’étoit appesanti si lourdement sur leurs couronnes d’épines. Enfin, un beau matin, ayant fait son bruit accoutumé, la porte s’ouvrit, une voix cria dehors: M. le lieutenant pour le Roi, et un personnage entra tout d’une pièce, suivi d’un guichetier et de deux artisans portant le tablier de peau, la truelle à la ceinture et la pioche sur l’épaule. Roide, empesé, guindé, il avoit quasi l’air d’un bâton ou de la verge noire d’un sergent, à laquelle pendroit horizontalement une épée. Pour toute salutation il hocha malgracieusement la tête en clignant les paupières, et comme nos deux captifs se levoient avec politesse, en signe de respect:—Bien, bien, messieurs, leur fit-il dédaigneusement, ne vous dérangez pas, restez assis. C’est vous, je crois, qui êtes Irlandois et mousquetaires?—Oui, monsieur, répondit Patrick avec sa dignité, nous sommes Irlandois, nous étions mousquetaires.—Criminels de lèze-majesté, je crois?—Prisonniers, oui! criminels, non! reprit encore Patrick.

—Lequel de vous, s’il vous plaît, se nomme Whyte?—C’est moi, monsieur.—L’autre alors....—L’autre alors, monsieur le commandant, c’est Fitz-Harris qu’on le nomme; que me voulez-vous?—Rien, répliqua plus sottement encore M. le nouveau lieutenant, en examinant d’un air moitié figue, moitié raisin, article par article, tout l’ameublement de la chambre. Lorsqu’il eut tout bien reluqué:—M. de Guyonnet étoit fou, je crois! Le Roi, ma foi, étoit bien servi, se mit-il à dire avec un geste de commisération.—Non, monsieur, s’écria là-dessus Fitz-Harris, en lui coupant la parole, M. de Guyonnet n’étoit point fou! Plus de retenue, s’il vous plaît, monsieur, à l’égard d’un honnête homme qui emporte nos regrets et nos larmes, qui s’est fait aimer comme vous vous faites haïr, dont nous vénérons la mémoire comme on exécrera la vôtre.—M. de Guyonnet étoit fou, dis-je, poursuivit emphatiquement M. le chevalier de Rougemont; avoir laissé accommoder ainsi un cachot! Des vases, des estampes, un clavecin.... Mais c’est plutôt le boudoir d’une fille d’opéra qu’un cabanon! Nous y mettrons bon ordre.—Oh! vous en êtes bien capable, M. le lieutenant, reprit encore Fitz-Harris avec un sourire acéré qu’on ne sauroit mieux comparer qu’à une lame.

Les artisans qui accompagnoient le nouveau monarque de Vincennes, c’étoient, leurs outils le disoient de reste, des maçons; car cet homme, chacun son goût, raffoloit de la maçonnerie: il avoit le cœur sur la main pour les tailleurs de pierre; il en avoit toujours autour de lui, après lui, chez lui, sur lui; c’étoient ses gardes-du-corps à lui. Qu’y a-t-il à redire?—Depuis son arrivée le Donjon en étoit infesté: il y en avoit aux portes, aux cheminées, aux gouttières, aux fenêtres; les toits en étoient couverts; les fossés en étoient pleins. C’étoit un assaut de plâtre, une véritable escalade de mortier. On eût dit qu’avec lui touts les manœuvres de la terre avoient ceint le diadème. Si M. de Rougemont, ainsi que Louis XII, n’étoit pas le père de son peuple, en revanche, soyons justes, c’étoit bien le père des Limousins. Or, comme il ne pouvoit bâtir donjon sur donjon, tour sur tour, entasser Pélion sur Ossa, il occupoit toute cette gangrène à des rabobelinages souvent inutiles, presque toujours ridicules.

Après l’échange des paroles assez âpres que nous avons rapportées plus haut, M. le lieutenant pour le Roi laissa là ses prisonniers; puis, mesurant la lucarne avec son épée, et se tournant vers ses deux artistes favoris:—Compagnons, allons à notre affaire, leur cria-t-il; vous allez, comme nous avons déjà fait dans les autres cachots, relever cette fenêtre de façon qu’on ne puisse voir ni au-dessus ni au niveau. Vous scellerez à l’extérieur une grille saillant en dehors, pareille aux autres, dont vous donnerez mesure au serrurier. Vous rescellerez dans les tableaux les barreaux croisés qui se traversent, et, dans l’embrasure, cette même rangée de barreaux que vous ferez couper de longueur. Ici, à l’intérieur, pour tenir la fenêtre hors d’atteinte, vous reposerez cette grille coudée et contre-coudée, que vous ferez ajuster à la forge suivant la demande, et que je ferai garnir ensuite, par mon grillageur, d’un treillis de fil d’archal à mailles fines et serrées.—Ayant donné ces ordres avec son emphase habituelle, et en affectant d’employer quelques mots techniques, ainsi qu’un bourgeois qui a fait bâtir, comme M. de Rougemont se retiroit, Fitz-Harris s’approcha de lui, et, du regard lui perçant la poitrine, s’écria:—Vous avez raison, M. le lieutenant de faire boucher ces fenêtres; vous vous rendez justice: il ne faut pas que le ciel soit témoin des exécrables choses que vous faites ici!... Vous vous donnez trop de mal, croyez-moi, mon bon monsieur, pour nous intercepter le jour et l’air; faites nous étouffer entre deux matelas, ce sera moins cher et plus tôt fait.—Vous me manquez, jeune homme, vous oubliez sans doute que je représente le Roi, répondit en s’enorgueillissant M. de Rougemont.—Le Roi! c’est ma bête noire; ne me parlez pas de ça! reprit brusquement Fitz-Harris, le toisant du haut en bas. En tout cas, monsieur, si vous représentez le Roi, il faut avouer que Sa Majesté est grotesquement représentée. Mais non, vous ne représentez rien, vous ne tenez lieu de personne, vous êtes roi vous-même, vous êtes Harpagon I^{er}.

—L’insolent!... Oh! vous me payerez cela.

—Je croyois, monsieur, l’avoir payé d’avance.

      *       *       *       *       *

Le lendemain matin, à peu près à la même heure, tandis que les maçons travailloient à la lucarne, coup sur coup les trois portes s’ouvrirent, et M. de Rougemont, avec son air gourmé de la veille, parut, suivi cette fois d’un porte-clefs et de deux valets à sa livrée. Touts marchoient d’un pas martial. Ils sembloient les Argonautes partant pour la conquête de la toison. Arrivés au milieu de la chambre, touts s’arrêtèrent subitement comme un seul homme, et M. le lieutenant pour le Roi, prenant solemnellement la parole comme un héros d’Homère, envoya cette harangue à la face de l’ennemi:—Sans manquer aux devoirs de ma charge et au Roi, je ne saurois tolérer un seul instant les abus monstrueux introduits dans ce gouvernement par M. de Guyonnet. Je vous l’ai dit hier, messieurs, votre prison est plutôt le boudoir d’une fille d’Opéra qu’un cachot. Le Roi, cependant, n’a pu avoir l’intention de faire de vous des filles entretenues; vous êtes ici pour souffrir. Il faut qu’à chaque pulsation de son cœur le prisonnier sente tout le poids de sa captivité, et se trouve côte à côte avec son malheur. Au nom du Roi, donc, nous allons procéder à l’enlèvement de touts ces objets qui hurlent de se trouver ici.—Tout beau! M. le lieutenant, dit alors Fitz-Harris avec rage, ces objets sont à moi et avec moi, et au nom du bon droit et de la raison, nul n’y portera la main que je ne m’en sois déguerpi! attendez!... Se saisissant là-dessus de la pioche d’un des tailleurs de pierre, il la brandit avec force et mit en pièces le clavecin que les deux valets traînoient déjà du côté de la porte; puis, avec la promptitude de la flèche, faisant le tour du cachot à coups de pioche, il fit voler en éclats touts les tableaux accrochés à la muraille. D’un autre assaut, ayant brisé le trictrac et l’échiquier, il rejeta son arme, et pulvérisa sur la dalle les deux vases du Japon que M. de Rougemont avoit mis avec soin sous son bras. Cette besogne achevée, se dressant fièrement et frappant du pied sur les débris qui jonchoient le sol:—Maintenant, s’écria-t-il, je vous l’abandonne; tout cela est à vous, messieurs, ramassez! L’impétueux Fitz-Harris avoit exécuté ce sac avec une telle vitesse que pas un n’avoit eu le temps de se reconnoître assez pour y opposer résistance. M. le lieutenant pour le Roi au milieu de ce fracas, dans une consternation risible, restoit là comme une oie étonnée. Enfin, ne pouvant dissimuler son naïf désappointement: C’est dommage! lui échappa-t-il de dire avec l’accent d’une profonde mélancolie.—Fitz-Harris saisit l’oiseau au vol.—C’est dommage, en effet M. le lieutenant, qu’on vous ait cassé l’œuf que votre convoitise couvoit si tendrement! C’est dommage, en effet, vous comptiez dessus, n’est-ce pas? vous vous étiez dit: Je mettrai le clavecin au salon entre mes deux fenêtres, les vases du Japon sur ma cheminée, cela sera d’un bel effet! C’est dommage, oui-dà! la peau de l’ours étoit belle. Allons, monsieur, exécutez-vous de bonne grâce, remboursez gaiement le prix de cette peau.—Je hais d’avance les héritiers qui pourront se disputer mes dépouilles après ma mort, ce n’est pas pour avoir des hoirs de mon vivant. Quand on n’a plus soif, vaut mieux briser le verre dans lequel on a bu, que de le voir aller aux lèvres d’un pleutre ou d’un paltoquet.

Tandis que Fitz-Harris le crossoit ainsi impitoyablement, n’ayant pas l’air de faire grande attention à ces affronts sanglants qu’il dévoroit comme un homme qui eût fait son métier de dévorer les affronts, M. le lieutenant pour le Roi s’étoit approché du porte-clefs et lui avoit glissé quelques mots à l’oreille, après quoi il étoit sorti. Au bout de quelques instants, accompagné de quatre sergents de garde, cet homme reparut. M. de Rougemont enjoignit sur-le-champ à ces valeureux fantassins d’entourer Fitz-Harris et Patrick, et de ne pas les quitter de l’œil jusqu’à nouvel ordre. Puis ses prisonniers de guerre une fois tenus en respect, il fit enlever tout ce que la pioche de Fitz-Harris avoit brisé ou épargné, ou plutôt il fit tout emporter, tout, jusqu’aux jouets, jusqu’aux cartes, jusqu’aux plumes, jusqu’au papier, jusqu’à l’encre, jusqu’aux livres. Patrick le pria instamment, bien qu’avec dignité, de lui laisser au moins sa Bible. Sans daigner répondre à cette prière, il ouvrit d’un air entendu le saint ouvrage; mais comme c’étoit une version angloise son nez se cassa sur le bois de la porte: il ne put en déchiffrer un mot. Pour sauver l’honneur de son ignorance il le rejeta avec mépris, disant d’un air plus entendu encore:—Bible de Huguenots, grimoire d’hérétiques, bon à mettre aux livres à brûler; emportez ça!—Quand le cachot eut été rendu à sa nudité première, c’est-à-dire quand il n’eut plus que deux chaises de bois, un grabat, une table et une cruche égueulée, on se mit à fouiller les coffres, d’où l’on retira tout le linge et toutes les hardes que M. le lieutenant pour le Roi ne jugea pas, pour des criminels, d’une absolue nécessité. Arrivé à la valise que M. Goudouly, l’ancien hôtelier de Patrick, avoit autrefois renvoyée de l’hôtel Saint-Papoul, et qui contenoit quelques riches et tristes dépouilles de Déborah, l’étonnement de M. de Rougemont fut grand de la trouver pleine de vêtements et de bijoux de femme. Il ne se tenoit pas de stupéfaction et d’aise intérieure. S’il l’eût osé, je crois qu’il auroit baisé de joie sa trouvaille.—Décidément, s’écria-t-il à la fin, refermant la valise, après une assez longue extase, et fourrant la clef dans sa poche, sous M. de Guyonnet c’étoit ici un donjon de cocagne. On y passoit les jours en plaisirs, les nuits en orgies. On y dansoit, on y donnoit des bals travestis. Dieu me pardonne! Et c’étoit là vos habits de mascarades, n’est-ce pas, messieurs? Dérision! J’en ferai mon rapport au Roi. Allons, guichetier, emportez ces haillons.—Au mot de haillons, Patrick tressaillit et ne put retenir un râlement de rage. Il auroit donné sa main droite pour conserver auprès de lui ces reliques vénérées de son amie; il eût donné sa vie pour arracher ces reliques aux profanations de ce laquais; mais l’accueil qu’avoit eu sa première prière lui fit une loi de garder le noble silence qui convenoit à son orgueil. Il essuya seulement une larme, et détourna la tête pour ne point voir.

L’expédition étoit achevée; M. de Rougemont renvoya les sergents de garde; mais comme lui-même alloit se retirer, ayant apperçu par hasard le chien de Fitz-Harris, le pauvre Cork, qui s’étoit blotti sous la table, il revint sur ses pas, et lui passant son épée sous le nez, d’un air triomphateur:—Tais-toi, mauvaise bête, lui fit-il.—Puis il ajouta:—Il seroit de mon devoir, messieurs, de faire jeter cet animal dehors; mais je veux manquer en ce point à mon sacerdoce; je vous le laisserai. Comme vous paroissez y tenir et lui donner vos soins, vous serez obligés de partager avec lui votre ration, qui sera mince; ce sera ça de moins que vous mangerez; ce sera ça de faim de plus que vous souffrirez; gardez-le!—A cet ignoble et dernier outrage, Fitz-Harris jeta un cri de dégoût, et répondit avec un courroux superbe:—Nouveau Barnaville, vous voulez, M. le lieutenant pour le Roi, nous pousser à bout; vous voulez nous forcer, comme Jean Crônier, le frère du gazetier de Hollande, à arracher les pierres du mur, et à les aiguiser, et à vous casser le crâne, pour nous faire passer ensuite par une chambre ardente, pour nous faire envoyer à la mort ou ramer sur les galères du Roi; mais vous vous adressez mal: nous n’en ferons rien, je vous le dis! Ce n’est pas, croyez-le bien, que nous redoutions les galères: elles ont touts nos souhaits! Là, du moins, nous aurions de l’air, nous verrions la mer et le ciel!...

      *       *       *       *       *

Fidèle à sa honteuse parole, comme eût pu l’être un homme d’honneur, ce qu’il n’étoit pas, M. le lieutenant pour le Roi vérifia servilement sa prophétie de marmiton. La part de nos jeunes amis devint mince, en effet. Aux améliorations générales qu’il avoit apportées, il ajouta à leur égard des améliorations particulières. Les porte-clefs avoient eu ordre de ne plus faire, quelle que fût la rudesse de l’hiver et du froid, que deux feux par jour aux prisonniers, c’est-à-dire de mettre, le matin en entrant chez eux, trois bûches dans les cheminées de ceux qui jouissoient du doux avantage d’en avoir, et trois bûches le soir au dîner; mais pour eux, il y eût suppression universelle des six bûches. Chaque prisonnier avoit droit, droit consacré par l’usage à six chandelles de suif en été, et à huit en hiver; mais, chandelles d’été, chandelles d’hiver, furent aussi pour eux mise à l’index; ce qui, vu la petitesse de leur lucarne, garnie, comme on sait, d’une multitude d’espaliers de fer, leur procuroit durant plusieurs saisons l’horreur de dix-neuf heures de nuit sur vingt-quatre.—Un fois, enfin, lassé de languir dans cette mortelle obscurité, lassé de tâtonner dans ces ténèbres, n’y tenant plus, Fitz-Harris fit prier M. le chevalier de Rougemont d’avoir la pitié de leur accorder un peu de chandelle; mais celui-ci eut le cœur de faire une dérision de cette triste demande. Il leur renvoya dire, par le porte-clefs, qu’il s’étonnoit qu’ils demandassent de la chandelle; qu’au défaut de bougie, des gentilshommes comme eux ne devoient brûler que du clair de lune.

M. le chevalier persévéra d’autant plus volontiers dans ce surcroît de mauvais traitements, qu’il y trouvoit son compte. Sa sordidité y trempoit pour le moins autant que sa vengeance personnelle, ou plutôt ces dames s’entendoient comme deux larrons en foire. M. le chevalier ressembloit un peu, en ce cas, à ces crasseux teneurs d’école, qui, pour la moindre faute, heureux encore quand le budget domestique n’a pas fait une loi de la prétexter! condamnent avec empressement leurs élèves à la privation du dessert ou au pain sec; qui, sous couleur d’orner la mémoire, atrophient l’estomac; qui ne châtient jamais qu’au profit de la cuisine; et à qui leurs disciples affamés pourroient dire à bon droit: De grâce, maître, un peu moins de morale et plus de soupe.

Ainsi que ces piètres, ce n’est pas que M. le lieutenant pour le Roi eût un besoin urgent de ces petits tours de bâton; mais un et un font deux; mais les petits ruisseaux font les grandes rivières; mais il thésaurisoit; son avarice d’ailleurs l’eût fait le très-humble serviteur d’un scheling d’Allemagne, d’un liard effacé; non, certes! ce n’est pas qu’il en eût un besoin urgent, car sa place étoit bonne; bonne tant que vous voudrez! mais le bon comme le beau ont-ils des limites connues? Le beau ne peut-il pas être embelli? Le bon ne sauroit-il être bonifié? Si le mieux est l’ennemi du bien, le meilleur n’est pas l’ennemi du bon. Le fait est que sa bonne place, toute bonne qu’elle étoit de son acabit, rendons-lui cette justice, il avoit eu l’art de la pratiquer si adroitement avec certains petits engrais artificiels, et de la féconder avec un système, à lui, d’irrigation si parfaitement approprié, qu’il l’avoit, vraiment, dans la sincérité de mon âme, parlant avec la plus grande ouverture de cœur, considérablement bonifiée. Elle offroit alors l’image d’un printemps éternel; fleurs et fruits y pendoient en toute saison. Il y moissonnoit tout le long de l’année. Mais sous ce tapis de verdure, si l’on avoit passé la bêche, comme dans un cimetière on eût fait sonner des ossements.

M. le lieutenant pour le Roi au Donjon ne recevoit régulièrement, pour son poste, que trois mille livres; mais touts les revenant-bons, mais tout son savoir-faire, arrivoient, comme on a vu, et changeoient bien la thèse. Il souffloit si bien la bête morte, que la grenouille devenoit un bœuf. L’âne de carton se faisoit cheval de bronze. En un mot, les petits mille écus du commis se métamorphosoient en vingt ou vingt-cinq bonnes mille livres de rente, bon an, mal an. Vingt-cinq mille livres de rente!... mais cet or étoit le prix du sang, c’étoit les trente écus de Judas.

Vingt-cinq mille livres!... Tout bien compté, ce n’étoit pas trop, ce n’étoit guère, même, pour un si beau dévouement au Roi, à la Royauté, au Royaume; car la chère âme se donnoit bien du mal. Quelle vigilance! Quelle entente des affaires! Quelle adresse! Quelle intelligence! Quel homme à la fois de cabinet et de fourneau! Quelle tendre sollicitude pour le bien de la chose! Comme il frappoit dru avec sa houlette! Comme les chiens mordoient bien à sa voix!... Quel silence dans le Donjon! quelle tristesse! comme tout y étoit bien claquemuré! comme tout y étoit bouché hermétiquement! comme on y souffroit bien! comme on y avoit froid! comme on y avoit faim! comme le désespoir y régnoit!... Vingt-cinq mille livres! tout ça! ce n’étoit pas trop, ce n’étoit guère. Eh! quel zèle! Quelle imperturbabilité! Quel cœur inaccessible! Quel amour de ses devoirs! Quelle ferveur! Quel beau fanatisme! si beau même, que ce serviteur à toute outrance eut plusieurs fois la douleur de ne pas se voir assez compris par ses maîtres. M. le marquis Paulmi d’Argenson, gouverneur du Château, un descendant du premier surintendant de la Police du Royaume, M. Marc-Réné de Voyer de Paulmi d’Argenson, celui-là même qui surprit la religion du Roi et de Pontchartrain pour se venger du marquis de Brurauté sur le comte de Thunn, comme on a vu; M. le marquis de Paulmi d’Argenson, dis-je, fut maintes fois obligé de mettre le pied sur la queue de ce serpent pour le rappeler à l’ordre, tant il alloit loin dans son royal enthousiasme!

La colère est un flux puissant qui soutient et entraîne. Dans sa colère contre le nouvel ordre de choses, Fitz-Harris puisa d’abord quelques forces; mais quand la marée se fut faite, quand le flux amorti se retira, le flot manqua à sa barque, elle s’engrava de nouveau profondément; le jusant la laissa à sec; et, comme au milieu d’une grève solitaire, il se retrouva encore debout au milieu de son marasme. Que faire pour se distraire? Qu’il soit de bois, qu’il soit de pierre, que faire pour se distraire dans un cercueil? Parler?... Depuis dix ans bientôt que ces deux pauvres jeunes hommes étoient seul à seul, face à face, ils s’étoient tout dit: souvenirs d’enfance, sentiments de jeunesse, folies, rêves, désirs secrets, pensées d’orgueil, péchés, amourettes, amours, amour de la patrie! souvenances du village, souvenances de leur père, souvenances de leurs frères ou de leurs compagnons, souvenances de leur mère, souvenances de leur sœur. Ils avoient passé et repassé mille fois par les sentiers de la montagne. En image, mille fois ils étoient revenus jouer sur la rive du lac natal, cueillir des roseaux verts, amasser des cailloux, lancer des pierres aux hirondelles, ou troubler l’eau avec un long rameau de saule. Lire? Fitz-Harris n’étoit pas un grand liseur; sa tête active ne lui laissoit pas assez de cesse. Tandis que de l’œil il suivoit machinalement la ligne sur la page, il bâtissoit ailleurs des choses bien plus belles que ce que l’homme a écrit. Patrick, à la bonne heure!... Mais ils n’avoient plus de livres. Et eussent-ils été en assez bons termes avec M. le lieutenant de Roi, comme on disoit, pour lui en faire demander, qu’il en eût été à peu près de même. Il n’y avoit point de bibliothèque au Donjon comme à la Bastille. M. de Rougemont, d’autre part, n’étoit pas un homme littéraire; il avoit bien un garde-manger, beau comme un buffet d’orgues, mais il n’avoit pas d’armoire à livres; et il falloit qu’un prisonnier suppliât vingt fois avant d’obtenir quelqu’un des bouquins domestiques qui traînoient par la maison. Les prisonniers en bonne odeur parvenoient aussi quelquefois à se faire apporter un cahier de papier; mais chaque feuillet en étoit soigneusement numéroté, et il falloit qu’ils justifiassent de leur emploi. Écrivoient-ils quelques lettres: on les remettoit ouvertes à M. le lieutenant, qui les lisoit toujours, mais les laissoit rarement sortir. Celles qui leur étoient adressées du dehors ne pénétroient jamais jusqu’à eux, pour ainsi dire. Dans ce désœuvrement, Fitz-Harris, c’étoit devenu sa manie, retiroit la couverture de laine de leur grabat, l’étendoit par terre, se couchoit dessus avec Cork, et là, dans une espèce de sommeil ou d’apathie, qu’on eût dit procurée par de l’opium, il passoit des journées, de longues journées, immobile, muet, la paupière baissée ou le regard fixé sur les pierres de la voûte, examinant les compartiments et les dessins bizarres qu’en son imagination engourdie sembloient former les joints des claveaux et des voussures contrariés dans leur appareil; et Patrick, durant ce temps-là, de son côté, assis devant la table et penché dessus, la figure appuyée sur ses bras et cachée, pleuroit quelquefois, et s’abymoit dans des rêves que Dieu lui envoyoit, sans doute, mais que nul n’a connus, mais que nul ne connoîtra jamais.

Les soins de M. de Guyonnet pour ses deux enfants gâtés, le régime salutaire dont on jouissoit au Donjon sous son gouvernement, avoient contrebalancé les ravages de l’ennui chez Fitz-Harris; mais, alors, livré à l’ennui le plus dévorant, il dépérissoit comme une herbe annuelle sous les premiers vents froids de l’automne; il s’étioloit et pâlissoit comme une pauvre petite herbe des champs emprisonnée; il s’affoiblissoit, faute d’espace et d’exercice. Pour toute promenade, de temps en temps on les faisoit passer de leur cachot dans la grande salle commune, qui recéloit, à chacun de ses angles, une chambre octogone pareille à la leur. Cette salle sombre et sans meubles, voûtée en ogive, n’avoit qu’un seul pilier au centre, autour duquel Fitz-Harris et Patrick tournoient et retournoient tristement comme autour d’une idée fixe: on eût dit deux chevaux aveugles attelés au manége d’un laminoir. Le dimanche, j’oubliois, ils avoient encore quelquefois une sortie: quand l’aumônier disoit la messe à la chapelle du Donjon on les y conduisoit; et là, du fond des espèces de cages, toutes fermées de doubles portes, où l’on enfermoit les prisonniers un à un comme des bêtes féroces, semblant une couple de hyènes grises ou rayées, de Pologne ou de Coromandel, exposées à la curiosité publique, ils assistoient, le cœur triste et serré, à la commémoration du dernier repas que prit chez les hommes le prophète innocent, l’agneau sans tache si lâchement crucifié.

Comme une herbe annuelle sous les premiers vents froids de l’automne, Fitz-Harris dépérissoit, ai-je dit; et comme il avoit le sentiment de son dépérissement, qu’il se voyoit sécher et vieillir, cela creusoit encore son mal. Il avoit toujours la pensée de sa perte présente à l’esprit, qu’il prît la chose follement ou gravement, qu’il acceptât ou repoussât cette fatalité. Souvent, en regardant ses bras décharnés, ses jambes amaigries, il se prenoit à pleurer à chaudes larmes. L’idée sombre qui l’occupoit perçoit dans tout, empruntoit toutes les formes pour se faire jour. Une fois, entre autres, en se versant à boire, il cogna le col ébréché de la cruche et le mit presque en morceaux. Ayant ensuite ramassé par hasard un des tessons, assez anguleux, une fantaisie lui vint, et il y obéit.—Patrick! s’écria-t-il, une idée! Je vais graver mon épitaphe! Et après avoir tracé le contour d’un sablier et d’une faulx, il écrivit:

 CI-GIT
 KILDARE FITZ-HARRIS,
 NÉ LE 9 AVRIL 1744
 A KILLARNEY, AU COMTÉ DE KERRY, EN IRLANDE,
 ENSEVELI VIVANT DANS CE TOMBEAU DE PIERRE
 LE 21 SEPTEMBRE 1763,
 A L’AGE DE DIX-NEUF ANS CINQ MOIS
 ET DOUZE JOURS.


AYANT SOULEVÉ LE COIN DE SON LINCEUL, D’UNE MAIN TREMBLANTE, SUR CETTE
PAROI INTERNE, IL A GRAVÉ LUI-MÊME CES MOTS, LAISSANT A D’AUTRES, PLUS
HEUREUX, LE SOIN DE L’ÉCRIRE SUR LE COUVERCLE.
 DE PROFUNDIS.

Patrick, avec un sourire doux et triste, la tête mollement inclinée sur l’épaule, immobile, le regardoit faire.

—Eh bien! mon beau Pat, lui cria Fitz-Harris affectueusement, tu ne me dis rien? Ne trouves-tu pas cette épitaphe originale, insolite, et digne tout-à-fait de la célébrité de l’épitaphe énigmatique de Bologne? Quant à la faulx et au sablier, je ne suis pas fort en sculpture, je te les abandonne. Mes os en sautoir ne sont pas non plus très-merveilleux, et mes gouttes lacrymales, aux yeux des connoisseurs, je l’avoue, pourroient bien ressembler moins à des larmes qu’à des poires. A ton tour, maintenant; je te cède mon burin; voyons un peu, fais la tienne. —Non, merci, Fitz-Harris, tu es un fou de jouer ainsi avec des choses graves; d’ailleurs, je ne suis pas de force; sans flatterie, tu manies le ciseau comme un Grec.—Oh! mon Dieu! miss Patrick, si vous faites la sucrée, reprit malignement Fitz-Harris, après tout, on tâchera de se passer de votre talent; dictez seulement à votre page; il écrira.

Et il se remit à l’ouvrage, et Patrick, par condescendance, et peut-être aussi de peur qu’il ne gravât quelque impertinence sur son compte, lui dicta:

 CI-GIT
 PATRICK FITZ-WHYTE;
 NÉ LE 15 JUIN 1742,
 DANS UNE CRÈCHE, AUX BORDS DU LAC DE
 KILLARNEY,
 AU COMTÉ DE KERRY, EN IRLANDE;
 ENSEVELI VIVANT, SOUS CETTE MÊME LAME,
 LE 2 SEPTEMBRE 1763,
 A L’AGE DE VINGT ET UN ANS DEUX MOIS
 ET DIX-SEPT JOURS.
 ADIEU DÉBORAH!
 NOUS NOUS REVERRONS LA HAUT!...
 DE PROF.....

Fitz-Harris ne put achever ce dernier mot, un étourdissement l’avoit pris. Il se traîna tout chancelant jusqu’au bord de son lit, et c’est tout ce qu’il put faire. A cette époque il étoit déjà dans une telle foiblesse que l’application qu’il avoit mise à tracer ces inscriptions sur la muraille l’avoit épuisé. Depuis quelque temps, même dans l’inaction, sans qu’aucun effort apparent les provoquât, il étoit sujet à de pareilles défaillances. Il se plaignoit aussi de spasmes, de palpitations au cœur, de sueurs froides. Il avoit souvent à la bouche un mouvement convulsif pénible à voir. Un frisson mortel ne désemparoit pas de lui. Ces souffrances lui donnoient sur les nerfs, l’agaçoient, et son irritabilité naturelle et son irrascibilité augmentoient dans une proportion effrayante. Il faisoit attention à tout, il s’occupoit de tout, lui qui, dans son beau temps, ne songeoit à rien, et à qui rien n’importoit; et la plus petite chose, sans savoir trop pourquoi, le crispoit, le révoltoit. Il se levoit morose, et tout autour de lui et sur lui lui sembloit sale, mal fait, mal adroit, et il s’en affligeoit sincèrement. La chaleur si ardente qu’il avoit eue dans le cœur s’étoit refroidie. Ce qu’on pourroit appeler le pouvoir d’aimer avoit quitté son âme; il se détachoit de tout. Il devenoit dur, insensible, à son égard et pour autrui. Il tracassoit sans relâche les porte-clefs. Plus de caresses pour Cork. Cork avoit toujours tort, Cork l’importunoit, Cork étoit grondé sans cesse. Plus de bonnes paroles pour Patrick; il le grondoit, il lui disoit des duretés. Puis, quand, par hasard, un mouvement de tendresse renaissoit, c’étoient alors des folies! Il caressoit Cork sans miséricorde, il le baisoit, il lui demandoit pardon d’être resté si long-temps sans l’aimer. Il disoit les plus douces choses à Patrick; il le cajoloit et vouloit, dans sa prévenance, tout lui donner, même ses soins, le pauvre mourant! même sa part de nourriture. Patrick, au demeurant, avoit beaucoup à souffrir; car ce commerce étoit, on le sent de reste, âpre et difficile. Mais que sa conduite étoit belle! Faisant toute abnégation de soi-même, il laissoit passer, sans souffler mot, les reproches injustes, les épithètes cruelles; il se ployoit, il se courboit, il se prêtoit comme un esclave inepte; il obéissoit religieusement aux fantaisies les plus étranges, aux caprices les plus passagers.—Au temps où nous voici arrivés, le mal avoit fait un tel progrès chez Fitz-Harris, que ses jambes trembloient et fléchissoient sous le poids de son corps, qu’il avoit peine à se tenir debout. Patrick, vers le milieu du jour, l’aidoit à se lever, l’enveloppoit bien chaudement et l’asseyoit sur une chaise, d’où il ne bougeoit plus jusqu’au coucher. Seulement il falloit qu’il le changeât vingt fois de place. Fitz-Harris le prioit de l’asseoir vers la porte; puis, une fois là, il regrettoit de n’être pas auprès de la table; puis, auprès de la table, il souhaitoit d’être plus près de la cheminée. Quelquefois, dans ses dispositions de mélancolie plus douce, quand il avoit bien parlé de sa patrie, de l’Irlande, il demandoit à voir encore une fois le ciel; Patrick, alors, le chargeoit doucement sur ses épaules, et se rangeoit le long de la muraille, au-dessous de la lucarne. Se haussant comme il pouvoit, agrippé aux barreaux intérieurs, Fitz-Harris parvenoit à dépasser de la tête l’embrasure, et là, tant que Patrick ne ployoit pas sous la charge, il demeuroit tristement à contempler, à travers les clayonnages de fer et les vitres sales, quelques bribes d’azur, un reflet jaune ou une étoile solitaire. Scène déchirante et sublime! Chose horrible, à faire pleurer les pierres!... Pauvres jeunes hommes!

Fitz-Harris étoit depuis long-temps dans cet état de langueur et de consomption, quand, un matin, le porte-clefs, en leur apportant, à onze heures, leur pitance, leur annonça, pour l’après-midi, afin qu’ils aient à mettre plus d’ordre dans leur chambre, la visite de M. le lieutenant-général de la Police du Royaume.

Car M. le lieutenant-général de la Police du Royaume avoit pour habitude de venir, ordinairement, une fois dans l’année, à la Forteresse, pour y faire censément une soi-disant inspection. Rarement il y manquoit. Il aimoit beaucoup ça. C’étoit pour lui comme une partie de campagne, un rendez-vous de chasse, auquel il invitoit toujours quelques-uns de ses bons amis. Il y amenoit même, quelquefois, sa petite famille, en calèche, quand on avoit été bien sage. Il va sans dire que M. le lieutenant pour le Roi étoit averti d’avance du jour fixé par M. le lieutenant-général. A son arrivée chez le commandant, après les _bonjour, comment vas-tu?_ exigés par la politesse, ce dernier s’en alloit, droit comme un âne retourne au moulin, prendre place à la table qu’il savoit lui être servie. Alors se commençoit un somptueux, un splendide repas, où se trouvoit tout ce que l’opulence et la délicatesse la plus recherchée avoient pu inventer et réunir. M. le lieutenant-général baffroit, buvoit, se délectoit, s’extasioit, se confondoit en éloges, goûtoit, dégustoit, revenoit au même plat, se léchoit les barbes.

_Hosanna in excelsis!_ quelle fête! quelle magnificence! O Amphytrion trois fois heureux!... Puis, une fois bien amorcé, dans le plus chaud moment de son enthousiasme, vite on insinuoit à ce magistrat, vite on lui couloit en douceur dans le tuyau de l’oreille que telle étoit à peu de chose près le régime ordinaire des prisonniers, et que le cuisinier qui venoit d’exciter ses transports étoit celui-là même du Donjon. Il l’entendoit ou ne l’entendoit pas, il l’écoutoit ou ne l’écoutoit pas, il y croyoit ou n’y croyoit pas, ce sera comme on voudra; cela ne fait rien à notre affaire; mais ce qui est toutefois positif, c’est qu’aussitôt que M. le lieutenant-général étoit bien pansu, bien repu, bien bu, comme on diroit en anglois, on le lâchoit tout rayonnant dans les tours, où il demeuroit à peine une heure, et ne voyoit jamais qu’un certain nombre de prisonniers, les originaux, les plus amusants à voir, comme il disoit, qui, les infortunés, de peur d’aggraver leurs misères, n’osoient se plaindre du traitement qu’ils éprouvoient. A peine, d’ailleurs, avoient-ils le temps de lui dire quelques mots sur la liberté qu’ils attendoient de sa justice. De la justice de M. le lieutenant-général de Police? Dérision!

Le porte-clefs avoit dit vrai: en effet, ce jour-là, M. le lieutenant-général fit sa visite annuelle. Dans l’après-midi, en effet, un bruit extraordinaire éclata aux portes du cachot, qui, tout-à-coup, s’ouvrirent comme par enchantement et laissèrent entrer avec fracas une suite nombreuse. Marchoit en tête, ou plutôt trébuchoit en tête, M. le lieutenant-général, pour plusieurs raisons, et parce qu’en outre, en entrant, son pied avoit heurté contre la marche qu’il falloit monter pour entrer dans la chambre; marche que, pour plusieurs raisons encore, il n’avoit pas vue au moment de son apparition triomphale. Vêtu de noir, il étoit comme tout magistrat bien né doit l’être. Du reste, personnage insignifiant. Derrière ses hauts talons venoient immédiatement quatre autres comparses de même couleur, principaux commis, sans doute; puis M. le lieutenant pour le Roi au Donjon, et les siens, en habit neuf. A ce coup de théâtre, Fitz-Harris, qui, enveloppé dans toutes ses hardes et dans la couverture, étoit assis le dos tourné à la porte, fit faire un demi-tour à sa chaise pour se mettre avec la cavalcade face à face. Les deux camps sont donc en présence. Fitz-Harris regarde tout ça de son air hargneux. Si l’on en vient aux mains, gare! la journée sera chaude.—M. le lieutenant-général, l’œil luisant, la lèvre épaisse, après avoir balbutié inintelligiblement quelques paroles, parvint enfin à détacher assez sa langue pour dire d’une voix engluée:—Avez-vous, prisonniers, quelque réclamation à faire? Êtes-vous bien nourris?—A laquelle question Patrick répondit:—Nous le sommes assez mal, monsieur; oui, assez mal! Mais l’affaire de notre liberté nous intéresse davantage; occupons-nous du plus nécessaire, s’il vous plaît. C’est notre sort qu’il s’agit de changer, et non notre pâture. Faites-nous libres d’abord. Et, quand nous serons libres, nous vivrons comme les oiseaux du ciel, non pas comme il vous plaira, mais comme il plaira à Dieu.—Assez mal, reprit âprement Fitz-Harris; oui! puisqu’il faut le dire, nous le sommes assez mal, horriblement mal! Mais, monsieur, n’avez-vous pas de honte de venir parader ainsi la bouche pleine, dans l’antre de la faim, devant de pauvres gents qu’on exténue par le jeûne? Oui, monsieur, vous le savez de reste, nous le sommes assez mal! Voyez mon état; voyez comme mes bras et comme mes joues se décharnent. M. le commandant que voici est un valet infidèle qui fait, sans pitié, danser l’anse du panier que le Roi lui a mis au bras. Monsieur gagne sur tout: sur le pain, sur le vin, sur le sel, sur les fèves, sur les harengs, sur la viande pourrie qu’il nous donne. Il nous laisse sans lumière, sans feu, sans vêtements. Et, moyennant notre faim, notre soif, moyennant notre misère, et le linge sale qui nous ronge, et le froid qui nous gerce, monsieur, sans doute, monte son écurie, sème de l’or dans les tripots, entretient des filles! Monsieur achète des prés au soleil, des robes de moires et des angleterres à madame! Monsieur fait le bon père! Monsieur élève sa famille! Eh! vous, le maître immédiat de ce laquais, vous savez ça, et vous le laissez faire! vous souriez à ces bassesses! vous connivez à ces infamies! Honte et opprobre!...

Tandis que Fitz-Harris jetoit ces dernières paroles à pleine gorge, M. le lieutenant-général de police, décontenancé au plus haut point, avoit prononcé quelques mots que la voix du prisonnier couvrit et qu’on n’entendit pas; puis il avoit fait un geste comme pour se retirer et se faire suivre. Mais, là-dessus, le pauvre malade, à qui l’indignation venoit de rendre quelques forces, s’étoit levé tout-à-coup, et, rejetant la couverture qui l’enveloppoit, s’étoit précipité contre la porte. La porte, sous ce choc, s’étoit refermée, et alors sans interruption, pour ainsi dire, et d’une façon plus téméraire encore, il avoit poursuivi:—Audience, monsieur, s’il vous plaît? qui vous presse? Votre festin n’est donc pas fini? Croyez-moi, ne rentrez pas à la buvette; d’ailleurs, chacun à son tour à vous avoir; vous êtes mon hôte à cette heure et je suis votre échanson. Oh! je le vois bien, c’est que mes paroles vous pèsent. Vous ne vous attendiez pas à ce bouquet de chardons que j’ai cueilli sur ces dalles. Il y a long-temps que j’avois toutes ces choses sur le cœur; je vais mourir... mais, du moins, je ne mourrai point sans vous les avoir dites. Quand on me met le pied sur la gorge, comme le ver sur qui l’on marche, je me redresse; quand on m’éperonne, je rue! Jusqu’à ce jour, j’avois fait l’âne pour avoir du son; j’avois été gentil avec vous lors de vos visites; à deux mains jointes, doucement, j’avois imploré de vous ma liberté, j’en avois flatteusement appelé à votre miséricorde et à la justice de votre cœur; mais à quoi tout cela a-t-il abouti? Quel mieux avez-vous apporté à notre sort, depuis onze ans que vous venez honorer notre cachot de votre présence; depuis sept ans, depuis l’arrivée au Donjon de monsieur votre ami, que vous venez, entre deux vins, faire le petit Vincent-de-Paule, l’homme aux entrailles de père? Pitié!... Hypocrisie!... Otez donc ce masque, il vous déguise mal, beau sanglier faisant le philanthrope! Monsieur le lieutenant-général de la Police du Royaume, vous avez des héraults; envoyez-les donc, je vous en défie, proclamer par les carrefours de la ville ce que vous nous faites ici, et pourquoi vous nous le faites. Mais non, donnez-vous-en bien de garde, vos crieurs seroient massacrés. Ces choses-là, d’ailleurs, ne se divulgent pas: c’est le secret du ménage, c’est la bouteille à encre de la Police, c’est le pot au rose du Roi.—Depuis onze ans, monsieur, nous vous demandions la liberté ou la mort; aujourd’hui, monsieur, que la mort habite dans mon sein, je vous demande la liberté ou qu’on m’achève!...

Comme Fitz-Harris en étoit là, les porte-clefs, qui depuis long-temps s’agitoient pour l’arracher de devant la porte, en vinrent enfin à leur honneur, et comme, tout débusqué qu’il étoit de son poste, il reprenoit haleine et brandissoit un nouvel épieu, Patrick, qui sentoit avec douleur qu’il n’en avoit déjà que trop dit, lui mit la main sur la bouche.... Il étoit temps. Les fumées du vin et de la colère montoient au nez de MM. les lieutenants. Ils menaçoient, ils caracoloient. Fitz-Harris, dans le fait, soyons francs, avoit frappé assez dru, sur les écailles de ces reptiles pour qu’ils sifflassent et montrassent leurs dards.—Sortons, messieurs, sortons, je n’y tiens plus, s’écrioit M. le lieutenant-général. De grâce, ôtez-moi de ce foyer de sédition! De grâce, ôtez-moi du spectacle de ces furieux!—M. le lieutenant pour le Roi, vous me ferez jeter sur l’heure ces régicides dans les cabanons de Bicêtre, en attendant pis.—Que son Excellence me laisse le soin de venger la Couronne, et se repose sur moi, répondit avec joie M. de Rougemont.

Et la troupe défila comme elle étoit venue, non sans trinquer, chemin faisant, avec les murailles. M. le lieutenant au Donjon formoit l’arrière-garde, il tordoit ses bras avec rage; ses dents claquoient.

Aussitôt que le cachot fut débarrassé et que Fitz-Harris se fut retrouvé en face de lui-même, la raison lui revint; mais les forces que lui avoit prêtées la colère s’évanouirent. Il s’affaissa tout-à-coup sur les dalles, et, promenant son regard autour de lui, il se prit à verser un torrent de larmes. Il frissonnoit. Patrick s’empressa de le relever, le fit asseoir: et renveloppa dans ses langes le pauvre enfant.—Oh! mon frère, lui dit alors Fitz-Harris, nous sommes perdus! qu’ai-je fait? Que m’as-tu laissé faire? Je ne sais plus dans mon délire, ce que j’ai dit à ces hommes, mais il me semble que je leur ai dit des choses bien cruelles et qu’ils rugissoient. Oh! mon frère, nous sommes perdus! Cache-moi, ils vont revenir pour me tuer!...—Non, mon pauvre ami, lui répondit Patrick. Allons, courage, un peu de calme! Ne crains rien; ces gents-là font mourir, mais ne tuent pas.

Environ trois heures après cette échauffourée, M. le lieutenant pour le Roi, armé de sa canne, et les trois porte-clefs du Donjon armés chacun d’un bâton, tambour battant, mèche allumée, se précipitèrent inopinément dans le cachot. M. le lieutenant pour le Roi écumoit.—Holà! A nous deux, maintenant, misérables! se mit-il à hurler, renversant la table d’une main, et brisant la cruche d’un coup de pied pour se donner une allure formidable. Porte-clefs, rouez-moi de coups cette vile populace! Un noble gentilhomme, un serviteur du Roi, traité ainsi devant son Excellence, par un petit va-nu-pied, un ver de terre, un enfant des rues! Tu voulois donc, brigand, me faire chasser du poste où l’estime générale m’a placé? Tu voulois donc arracher son gagne-pain à un pauvre père de famille?... (Au mot père de famille, mot tant exploité depuis, M. de Rougemont donna à sa voix une inflexion sentimentale. S’il eût pu se cracher dans les yeux, je crois, dans son attendrissement, qu’il eût versé quelques larmes.) Tu mériterois, plat-gueux, d’être écorché tout vif, que je te fisse avaler mon poing comme une poire d’angoisse, que je te cassasse ma canne sur les reins! Tiens donc!—Tiens donc!—Je te tuerai,—misérable!...—Holà! monsieur, c’est une infamie; frapper ainsi un malade! Brute vile et féroce! cria alors Patrick en se plaçant entre M. le lieutenant et son ami, que ces coups avoient couché par terre.—A moi! porte-clefs, à moi! reprit M. de Rougemont; et deux porte-clefs s’élancèrent sur Patrick et le frappèrent violemment. Patrick ne broncha pas. Haussant les épaules de pitié, il se contenta d’arracher fièrement la canne de M. le lieutenant pour le Roi, de la briser sur son genou, et de lui en jeter les morceaux à la face.

Tandis que ceci se passoit, derrière Patrick se passoit une chose plus barbare, plus ignoble encore, digne d’un Bourguignon au temps des Armagnacs, digne du temps où, emmitouflé dans une robe de damas doublée de martre, et le couteau en main, régnoit dans la boue le roi Capeluche. Le troisième porte-clefs, homme de carnage, s’étant saisi de Cork, et lui ayant brisé la tête sur l’angle de la cheminée et sur la muraille, s’amusoit à barbouiller de sang Fitz-Harris, étendu sans vie sur le plancher, en lui passant sur le visage le corps mort de son pauvre ami. Patrick, tournant la tête et voyant cette lâcheté, jeta un cri terrible; mais M. le chevalier de Rougemont y donna un sourire d’applaudissement.

Quel cœur ne seroit soulevé! Ma plume tremble et m’échappe. A cet endroit, ce livre tombera sans doute de plus d’une main. Qu’y puis-je? La vérité n’est pas toujours en satin blanc comme une fille à la noce; et, sur Dieu et l’honneur! je n’ai dit que la vérité, que je dois. Quand la vérité est de boue et de sang, quand elle offense l’odorat, je la dis de boue et de sang, je la laisse puer; tant pis! Ce n’est pas moi qui l’arroserai d’eau de Cologne. Je ne suis pas ici, d’ailleurs, pour conter des sornettes au jasmin ou au serpolet.

Ce dernier acte d’une férocité suprême avoit glacé Fitz-Harris et Patrick: ils restoient là à demi morts, anéantis, comme attendant le coup fatal.—Profitant de cette stupeur, deux porte-clefs ramassèrent Fitz-Harris et l’emportèrent hors du cachot; et M. le lieutenant pour le Roi et le troisième porte-clefs, le prenant chacun par un bras, entraînèrent avec eux Patrick. Dans la tour de la Surintendance, il y avoit quatre cachots de cinq ou six pieds carrés, où les lits étoient de pierre et, tout au fond, un grand caveau où l’on ne pouvoit pénétrer que par un trou pratiqué dans la voûte. Ce fut au bord de ce trou, dont la trappe étoit levée, et dans lequel on avoit placé d’avance une échelle, que furent amenées les deux victimes. Arrivé là, Fitz-Harris revint à lui, et, voyant que c’étoit là qu’on alloit le plonger, sa nature se révolta; il jeta un cri, fit lâcher prise aux porte-clefs, et se dressa sur ses pieds d’un seul bond. Patrick, alors, avec un phlegme sépulcral, se mit de lui-même à descendre l’échelle, en disant:—Il faut mourir, mon frère; mon frère, il faut mourir quand il plaît à Dieu! Viens!... Fitz-Harris, vaincu par ces paroles, se rapprocha de l’ouverture pour imiter son ami; mais comme il se penchoit pour saisir les montants de l’échelle, M. le lieutenant pour le Roi, ou peut-être un porte-clefs, je ne saurois dire, le poussa rudement, le pied lui manqua, et il tomba comme une masse au fond de la citerne.

L’échelle fut remontée, et la trappe s’abaissa.

[Illustration]

[Illustration]



XV.


NOUS avons laissé Déborah et Vengeance, une courageuse mère et son enfant échappés de l’esclavage, Geneviève de Brabant et son fils Bénoni, échappés à la hache du traître Golo, avec Icolm-Kill l’aventurier et ses compagnons, faisant force de voile sur le sloop. Après un séjour de près d’un mois aux îles Baléares, après bien des bonnes et des mauvaises fortunes de mer, qui, seules, pourroient donner matière à un livre plus gros et peut-être d’un intérêt plus palpitant que celui-ci, mais sur lesquelles, n’entendant rien aux choses maritimes, nous garderons un modeste silence, la vigie, ayant enfin reconnu la plage d’Irlande, cria trois fois: terre! Et, de même qu’en quittant Lerins, dès qu’au soleil levant elle avoit eu crié trois fois: soleil! les matelots, tête nue, entonnèrent l’hymne à la patrie; mais cette fois ils le chantèrent d’un air triste et presque à voix basse. On n’étoit plus sous un ciel étranger et libre: on étoit sous le ciel natal, en proie à l’étranger. L’esclave étoit rentré sous le fouet du maître.

Sir John Chatsworth reçut Déborah avec une vive satisfaction. Il avoit peu compté sur le succès de l’entreprise, malgré toute l’habileté et toute l’audace qu’il avoit bien voulu lui-même reconnoître à Icolm-Kill. Sir John Chatsworth n’étoit pas un homme de poésie et d’aventure. Ce qu’on appelle le sort, le hasard, la providence, sonnoit à son oreille comme une parole vide. Les choses ne lui sembloient pas faciles et prospères; il ne voyoit pas en beau comme on dit; le présent, quelque triste et quelque mauvais qu’il pût être, à ses yeux étoit bien; l’avenir n’étoit qu’une brume épaisse au-dessus d’un abyme. Chez lui, point d’espérance, point d’espoir, jamais! mais aussi point de déception.

Ce qui causa surtout l’admiration de M. Chatsworth, c’étoit le changement magnifique qui s’étoit fait dans la personne de sa pupille. De la jeune et folâtre enfant qu’il avoit vue à Limerick pour la dernière fois, peu de mois avant la mort de sir Francis Meadowbanks, son grand-père, le temps et le malheur avoient fait une grande et belle dame sérieuse. Plusieurs fois M. Chatsworth revint avec éloge sur ce changement. Déborah, comme on le devine bien, appela à elle les mots les plus suaves pour remercier son tuteur dans toute l’étendue de sa reconnoissance sincère et profonde, et elle lui prodigua les marques d’une affection si bonne et si vraie, que l’âme aguerrie de l’homme de loi ne se put défendre maintes fois de quelque émotion. Son arrivée répandit un peu de joie dans la maison de sir John, et lui donna, pendant quelques jours, presque un air de fête; mais comme cette joie étoit sévère, mais comme cet air de fête étoit grave, car la maison de sir John étoit une de ces maisons angloises où règnent la règle et l’austérité, cela ne déparoit pas la mélancolie séduisante que professoit la jeune infortunée, et qui convenoit au deuil de son cœur. Sir John crut devoir à ses amis de leur ouvrir les portes de ses salons pour qu’ils vinssent déposer leurs hommages aux pieds de sa pupille. Il donna plusieurs repas, il tint plusieurs cercles où Déborah, si c’eût été possible, se fût dispensée de paroître, mais où elle brilla dans tout son éclat. Les infortunes et le courage de cette belle prisonnière d’État excitoient les plus vives sympathies et ajoutoient un charme secret et irrésistible à ses charmes naturels. Les premiers temps de son retour s’écoulèrent ainsi quelquefois dans le trouble du monde, mais le plus souvent dans l’échange paisible des plus aimables témoignages d’amitiés et de gratitude, et dans la confidence et le récit du passé.

Déborah apprit alors que lord Cockermouth, son père, n’habitoit plus l’Irlande. Sans doute, sa disparition, qui avoit détruit le bon effet qu’il s’étoit promis du jugement de Tralée, qui pourtant lui avoit coûté gros, l’avoit déterminé à prendre ce parti. Il n’étoit retourné à son manoir de Killarney que pour le vendre à la hâte avant de passer à Londres, où, depuis la mort de sa femme, quelques-uns de ses anciens compagnons de table le sollicitoient de venir habiter; car, depuis qu’Anna Meadowbanks lui manquoit, il nourrissoit dans quelque coin inconnu de son cœur un chagrin assez véritable, et des regrets qui souvent, malgré lui, avoient transpiré jusque dans sa correspondance. Au fond de tout, lord Cockermouth n’avoit pas été sans quelque affection pour sa femme et pour sa fille. S’il avoit fait souffrir sa femme, ce n’étoit pas qu’il se fût donné à tâche le martyre de cette douce créature. Il ne s’étoit pas dit: Je vais être méchant avec elle, je vais payer d’ingratitude sa tendresse, son dévouement, sa résignation; elle avoit eu une vie triste et pénible, par cela seul qu’on l’avoit mise en contact avec un être lourd, grossier, brutal, et que sa nature délicate et choisie avoit été forcée de subir les lois d’un maître implacable et médiocre qu’elle n’avoit pas rêvé. Par convenance de famille, la tourterelle avoit été accouplée à un bœuf, et condamnée à tracer un sillon.—Si lord Cockermouth avoit fait souffrir Déborah, sa fille, ce n’étoit pas non plus qu’il fût pour elle dénué de toute espèce de tendresse et d’attachement: c’étoit à cause de Patrick. Malgré sa rustique enveloppe et ses mœurs triviales, ce lord, comme nous l’avons dit quelque part autrefois, entretenoit la morgue la plus fière et les plus hautes prétentions aristocratiques. Un sentiment mal digéré, mais inaltérable, de l’honneur de sa maison et de son sang, vivoit en lui, et ce sentiment vivace ne lui avoit pas permis de transiger en faveur des liaisons de sa fille. La seule pensée que le fils d’un bouvier, d’un laboureur, pût être l’ami et peut-être l’amant et l’époux de Déborah, le révoltoit, et allumoit en lui une indignation, une colère pleine d’une noble passion, comme on a pu le remarquer, à laquelle le caractère ordinaire de cet homme n’eût pas donné lieu de s’attendre. Il avoit fallu vraiment qu’il vît la chose bien en mal, que la tache dont son blason étoit menacé lui eût semblé bien inévitable et bien énorme, pour qu’il en fût venu à prêter les mains, sinon à commander l’attentat manqué sur Patrick dans le sentier creux de Killarney; car ce bourru à l’âme dure, qui profitoit volontiers des droits de la guerre, avoit toujours répugné à l’injustice; et une fois cette première injustice commise, une fois compromis par cette triste affaire, il s’étoit vu, sans doute, lui soigneux de la gloire de sa maison et de son honneur, entraîné, pour sortir de ce pas cruel, tout en pesant bien dans son cœur ce que valoit cette mauvaise action, à provoquer ou plutôt à acheter le jugement des juges de Tralée, qui avoit déclaré Patrick l’assassin absent de Déborah. Oui, à travers tout cela, il faut bien le reconnoître, lord Cockermouth avoit eu une affection assez réelle pour Déborah, et le grand trouble dans lequel il étoit tombé, lors de son retour dans la salle du festin, trouble allant jusqu’au délire, qui lui avoit fait jouer un rôle si inconvenant par-devant ses convives, qui lui avoit fait dégainer si inconsidérément son épée encore toute sanglante, avoit eu sa plus grande source dans la profonde douleur qui l’avoit saisi intérieurement à la vue de sa fille si horriblement mutilée par Chris, cet imbécille assassin. Après ce coup pitoyable pour la rendre à la vie, pour faire disparoître ses blessures, il lui avoit fait donner avec joie, les soins les plus affectueux; et si, à peine convalescente, il l’avoit emmenée aux Assises de Tralée, c’est qu’une nécessité impérieuse, à ses yeux, ne l’avoit pas laissé libre en ce cas.

Soit que les bâtiments du château, pour la plupart de la plus vieille date, eussent besoin de réparations trop considérables, soit que, par une sorte de superstition, personne n’eût voulu venir habiter ce lieu maudit, comme on le regardoit, après un phantôme, un serviteur de Satan: car le bruit public, qui noircit et grossit tout, avoit fait tout cela et pis que cela du vieux commodore, lord comte Cockermouth n’avoit pu trouver un acquéreur; mais comme il s’étoit avancé, plutôt que d’en avoir le démenti, il avoit morcelé son beau domaine, et l’avoit livré pièce à pièce aux campagnards circonvoisins. Des fermiers avoient acheté, comme matériaux, la demeure seigneuriale, et l’avoient démolie, et en avoient extrait les pierres pour bâtir des murs autour de leurs clos. Quelques salles basses avoient été seules respectées, et servoient de granges et d’étables; aujourd’hui, c’est à peine si l’on en trouveroit quelques vestiges, et si, au fond de quelque hutte, on trouveroit encore quelque vieillard qui ait gardé mémoire des Cockermouth. Ainsi finit ce castel, qui étoit là debout depuis tant de siècles, qu’il n’avoit plus d’âge, comme les vieux chênes de la forêt. Ainsi finit Cockermouth-Castle, comme finissent autour de nous tant de monuments, tant de ces belles horloges de pierre, qui semblent placées là pour compter les générations qui s’écoulent, comme un cadran compte les heures écoulées. Ainsi finit Cockermouth-Castle, ainsi finissent les plus saintes et les plus belles choses, sous la faulx du temps et sous la faulx de l’homme: c’est le sort commun. L’épée du conquérant s’en va à la ferraille; le manoir, dont les tours escaladoient le ciel, est rasé à hauteur d’homme; l’âne brait dans la salle du thrône, et le sépulcre royal, à demi enterré, n’est plus qu’une auge à porcs.

Un jour, Déborah étoit seule au salon; assise près de la cheminée elle lisoit, et Vengeance jouoit et se rouloit à ses pieds sur une peau de léopard. M. Chatsworth entra, fit glisser un siége sur le parquet, et vint se placer à côté d’elle. Déborah ferma son livre par respect et s’inclina, et M. Chatsworth lui prit la main, la serra affectueusement et lui dit:—Depuis long-temps, madame, votre tuteur avoit quelque chose à vous dire dans le secret; mais, ne voulant rien brusquer, au lieu de provoquer une occasion favorable, il a attendu patiemment que cette occasion se présentât. Le temps et le lieu sont convenables; écoutez-moi:—Me croyez-vous votre ami?—En puis-je douter, monsieur.—Me croyez-vous assez votre ami pour n’avoir rien tant à cœur que l’intérêt de votre bien et de votre gloire?—Oui, monsieur.—C’est que, voyez-vous, j’ai à toucher à des choses bien délicates, madame, auxquelles nul au monde n’auroit le droit de toucher, à moins qu’il ne fût ce que je suis pour vous, et que vous n’ayez la foi en lui que vous daignez avoir en moi. Vous avez là, à vos pieds, un bel enfant, madame, que j’aime comme je vous aime, croyez-le bien, et pour qui je suis prêt à faire ce que je ferois pour vous; eh bien, votre ami va vous dire une parole cruelle: il faut que ce bel enfant soit éloigné de vous, il faut que cet enfant disparoisse.—Eh! qui veut cela?—Le monde, madame.—Le monde!...—Le monde et votre honneur, madame.—Le monde et mon honneur!... je ne comprends pas.—Le monde a des lois et l’honneur est sévère, madame; et le monde et votre honneur, et votre avenir, exigent de vous ce sacrifice. A ces mots, Déborah tomba à genoux auprès de son enfant, et, le serrant contre son sein, elle le couvrit de baisers et de larmes.—Toi, mon Vengeance, toi, mon Patrick, mon fils, mon bien, mon âme, t’abandonner! Oh! non, jamais! s’écrioit-elle.—Il faut que cet enfant soit éloigné de vous, madame; mais je ne dis pas qu’il faille qu’il soit perdu pour vous.—Je comprends bien, monsieur.—La naissance et l’existence de cet enfant est chose tout-à-fait ignorée. Depuis votre arrivée j’ai fait en sorte, sans vous en donner le motif, que cet enfant fût tenu à l’écart; ne divulguons pas ce que le Ciel, dans sa bienveillance, a voilé; confiez-moi ce doux être, je le ferai élever dans l’ombre d’abord, puis je le ramènerai près de moi, et je le soignerai, et je veillerai sur lui, et je le chérirai comme mon propre sang. Il passera pour l’enfant d’un parent à moi, éloigné et pauvre, ou pour un orphelin, un adoptif.—Votre offre est grande et généreuse, sir John, et je vous en rends grâce; mais je sens là qu’il y a en moi quelque chose d’énorme, d’inexplicable, qui repousse la pensée seule de ce moyen, et qui ne me permettra jamais de m’y prêter. Cela, j’en conviens, pourroit sauver les dehors; ce qui se paie d’apparences pourroit être satisfait; mais mon cœur ne le seroit pas, mais cela ne me sauveroit pas du remords.—Vous voyez mal, mylady; une faute, et c’en est une, peut donner du remords; mais on n’a pas de remords pour avoir effacé une faute.—Une faute! mais de quoi parlez-vous? Je n’ai pas commis de faute. Mais que voulez-vous dire?... J’avois un époux de mon choix, un ami, un amant, je l’aimois, et voilà le fruit de notre amour, fruit que j’aime! et ce que j’ai fait je l’ai voulu, et je ne saurois vouloir une faute: il n’y a rien à effacer, monsieur.—En prenant les choses d’en haut, ma bonne amie, il se peut que devant la nature il n’y ai pas de faute; mais nous ne sommes pas ici au bord du fleuve Saint-Laurent, et c’est une faute devant les hommes?.—Devant les hommes? pitié! Oh! qu’ils ont bien mon mépris ceux-là!... J’ai à me louer d’eux, en effet, je dois les ménager. Non, non, mon fils, non, non, mon Vengeance, je ne te renierai pas! tu ne seras pas sans mère! tu ne m’appelleras pas madame! je ne ferai pas la vierge à tes dépens!... N’insistez pas, ô mon tuteur; vous me faites souffrir horriblement! Je suis sa mère, sa mère, sa mère, et ne veux être que ça! Je ne suis pas en quête d’un nouvelle alliance; qu’on me laisse pour ce que je suis, comme je laisse les autres. C’est fini! je suis à mon fils, et je pleure Patrick, et voilà tout!... Vous êtes bon, sir John, je vous aime; mais brisons là-dessus; vous êtes un homme régulier, et je suis une folle! vous êtes un archonte, et je ne suis qu’une pauvre Sapho.

Sir John ému, attendri jusqu’aux larmes, pressa contre son cœur la mère et l’enfant, Geneviève de Brabant et son fils Bénoni, et leur dit: Cela peut blesser mes sentiments, cela peut froisser un coin de mon âme; mais cela ne vous ôte ni mon amitié ni mon dévouement; à la vie, à la mort, je suis à vous; faisons la paix; baise-moi, pauvre enfant! embrassez-moi, pauvre femme!

Et depuis, l’honnête sir John Chatsworth, qui avoit à son service une noble intelligence, n’insista pas, ne toucha plus à rien dans ce sens. Là-dessus silence éternel.

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XVI.


L’ÉCHELLE fut remontée et la trappe s’abaissa, et il se fit une nuit profonde.

—Oh! mon Dieu!... s’écria Patrick, fléchissant les genoux et se prosternant la face contre terre.

L’horreur et l’effroi avoient ouvert par surprise son cœur stoïque au désespoir; mais sa courageuse raison reprit aussitôt son empire, et il s’ôta du cœur ce mouvement de foiblesse comme on s’ôteroit de la main une écharde.

Il se releva, et, guidé dans les ténèbres par ses gémissements, il s’approcha de Fitz-Harris, et l’appela et prêta l’oreille. Fitz-Harris ne répondit point. Il se pencha sur lui et lui prit la main: sa main étoit froide. Alors il s’éloigna de lui, et, se tenant à la muraille, il poussa du pied, dans un des coins du caveau, la paille, ou plutôt le fumier dont on avoit eu l’attention de joncher le sol. Sur cette litière, ayant porté doucement son ami, il l’appela de nouveau après lui avoir posé la tête comme sur un chevet; mais toujours point de réponse. C’étoient là touts les soins qu’il pouvoit lui donner; il se coucha donc auprès de lui, dans une anxiété inexprimable, s’assurant de minute en minute du battement de son cœur, écoutant silencieusement son haleine, épiant l’instant suprême où il auroit enfin cessé de souffrir, où il auroit passé de la condition humaine si triste, et de la plus dure des conditions humaines, à un état digne d’envie: l’état de la mort. Il demeura long-temps, sans doute, dans cette cruelle position, car un sommeil de plomb, avec lequel il lutta corps à corps, finit par l’accabler et l’assoupir. A son réveil, Fitz-Harris se plaignoit assez fort; ses extrémités n’étoient plus froides comme le marbre. Patrick lui passa la main sur le front et l’appela presque à voix basse:—Harris! Harris, mon frère!... lui dit-il. Cette fois Fitz-Harris fit un mouvement. Peu à peu il se ranima, et quand il eut recouvré tout-à-fait le sentiment, Patrick lui dit:—Tu as fait une chute horrible, mon frère; tu souffres, où es-tu blessé?—Je souffre beaucoup dans les reins, et j’ai des élancements qui se croisent comme des épées dans ma tête. Tiens, touche là à mon crâne. Patrick y porta la main avec précaution; sous les cheveux trempés de sang, il rencontra une saillie énorme et la bouche d’une plaie.—Sais-tu où nous sommes, mon frère? dit ensuite Fitz-Harris.—Où nous sommes, demandes-tu, mon frère? dans une basse-fosse.—Et que fait-on de nous?—Ne te souvient-il plus, mon frère, que M. le lieutenant pour le Roi s’est chargé du soin de venger la Couronne? Ce qu’on fait de nous, mon frère? on venge la Couronne.—Dieu m’a-t-il retiré la vue, Patrick, ou sommes-nous au milieu de la nuit?—Non, Dieu ne t’a pas affligé comme son serviteur Tobie; mais je ne sais, mon frère, si nous sommes au milieu du jour ou de la nuit; cette fosse n’a ni meurtrière ni lucarne.—Mais c’est donc un tombeau?—Moins que cela, mon frère, un cloaque sans issue, un puisard immonde.—Un puisard! répéta Fitz-Harris avec effroi: un puisard! C’est donc avec des puisards qu’on venge la Couronne?—Avec des puisards, tu l’as dit.

Je ne sais là-dessus ce qui se passa d’affreux dans leur âme; ils gardèrent touts les deux un morne et long silence.

Ce fut Fitz-Harris qui le rompit:—Sans doute, dit-il, on nous a plongés dans cette basse-fosse, condamnés que nous sommes à y périr de faim: tant mieux! Il est bien temps que nos maux aient un terme. Quelle vienne donc la mort! Elle se fait bien prier la capricieuse! Diroit-on pas une bégueule, une mijaurée, une prude qui choisit son monde! Qu’on nous jette des aliments ou qu’on nous laisse sans nourriture, au demeurant, peu m’importe! C’est assez de misère comme ça, je veux en finir; si j’approche plus rien de mes lèvres, que je sois un lâche!—Tu parjureras ton serment, mon frère, reprit tristement Patrick, parce qu’il est beau de se laisser tuer et qu’il est honteux de se laisser mourir; parce que tu ne sais pas ce que c’est que mourir de faim.

Il y avoit, du moins leur sembloit-il, l’intervalle de plusieurs nuits et de plusieurs jours qu’ils étoient là, et personne n’avoit reparu, et ils n’avoient entendu d’autre bruit que le bruit qu’eux-mêmes avoient produit, comme s’ils eussent été dans les entrailles de la terre. Déjà ils étoient en proie aux souffrances de l’inanition; l’opération de la pensée étoit déjà chez eux pénible et lente; leurs idées s’enchaînoient mal et ne se succédoient plus. Vers ce temps-là, Patrick, qui lui-même avoit eu plusieurs défaillances qu’il avoit cachées avec soin, prit la main de Fitz-Harris et lui dit:—Jusqu’ici je m’étois refusé à croire avec toi qu’on ait pu concevoir la pensée de nous plonger dans cet abyme pour nous y laisser périr; mais je vois bien que c’est là le sort qui nous attend; ta prévision étoit juste; et pour nous ravaler au niveau de la brute, on nous livre à la mort sans prêtre, sans conseil, sans assistance. Soin perdu! ceux qui ont su vivre comme nous avons vécu, ceux qui ont su souffrir comme nous avons souffert, ceux-là ne se dépouilleront pas, dans un moment suprême, de la dignité qui convient à l’homme; ceux-là sauront mourir. Frère, préparons-nous à paroître devant Dieu. Alors Patrick s’agenouilla, et, après un moment de recueillement, il poursuivit:—Je viens de descendre en esprit, ô mon Dieu, dans le fond de mon âme, je l’ai trouvée sans replis; j’y ai cherché partout un crime, et je n’y ai rencontré que des fautes dont ta miséricorde ne me refusera pas la rémission. Ce n’est pas, sans doute, ô mon Dieu! que je sois meilleur qu’un autre, et que je mérite plus à tes yeux; mais tu m’as laissé si peu vieillir dans le monde que le temps m’a manqué pour le péché. Vous que le long du court chemin de ma vie j’ai pu offenser; vous pour qui j’ai pu être un objet de scandale, je vous en demande humblement pardon; pardonnez-moi comme je pardonne à ceux qui se sont faits mes ennemis, comme je pardonne à mes bourreaux.—A toi, Fitz-Harris, mon frère, qu’ai-je à dire, sinon que je te bénis et te porte en mon cœur, comme tu me bénis et me porte dans le tien?—Après la vie la plus dure il te plaît, ô mon Dieu! de m’envoyer la mort la plus cruelle; que ta volonté soit faite! puisqu’il faut mourir, j’accepte et meurs avec espérance. Tu m’avois donné une amie, ô mon Dieu! puis tu m’en as séparé; et tu me fais mourir sans l’avoir revue! ô mon Dieu! que cela est amer!... mourir sans l’avoir revue!... Heu!... que cette lame est froide! qu’elle entre lentement, et qu’elle fait de mal!—O mon Dieu!—O mon Dieu!—O mon Dieu!... Et sa voix s’étouffa dans les larmes. Fitz-Harris reprit alors avec audace:—Quant à moi, ô mon Dieu! je ne meurs pas résigné comme mon frère, et je meurs sans espérance. Un bon tient vaut mieux que deux tu auras; je suis franc, j’eusse mieux aimé, ô mon Dieu! une pomme sur ma table qu’une orange dans le jardin des Hespérides.—Je ne reviendrai pas sur le passé, mon frère: il est oublié, il est expié, je crois. Je te dirai seulement, mon doux Patrick, que je t’aime, et puisqu’il faut que je meure, et puisqu’il faut que tu meures, que je suis heureux de mourir avec toi.—Embrassons-nous une dernière fois, mon frère, dit alors Patrick; et, s’étant rapproché de Fitz-Harris et s’étant penché sur lui, ils se donnèrent un long baiser, le baiser cuisant de l’adieu, d’un adieu éternel, le baiser qu’entre le billot et la hache deux amis se donnent sur le plancher de l’échafaud. Leurs lèvres se quittèrent enfin; Patrick reprit place à côté de son ami, et là, sur une couche de fumier, se tenant affectueusement par la main, semblant deux figures taillées dans l’épaisseur d’un tombeau, l’âme brisée par la douleur, le corps déchiré par la faim, ils se remirent froidement à attendre la mort, qui venoit à pas lents.

Après ceci il se passa encore un long intervalle. Le mal étoit devenu si violent qu’il arrachoit des plaintes à Patrick, et que Fitz-Harris pleuroit.—Tu souffres donc beaucoup, mon Harris? Ayons courage! disoit Patrick. A quoi Fitz-Harris répondoit:—Ce sont mes blessures qui me font souffrir, et puis la faim—un peu—aussi.—Ayons courage, Harris! encore quelques heures d’agonie, et le calice sera bu jusqu’à la lie; tout sera fini. On ne meurt qu’une fois; ayons courage, mon frère!—Oh! j’en ai du courage, mon Patrick; quelque cruelle qu’elle soit, j’accepte cette mort volontiers, parce que la mort est un terme. J’en ai du courage! je saurois mourir de même par ma volonté. Sur un plat d’argent m’apporteroit-on la chasse la plus succulente, que je la repousserois avec dédain.—O mon pauvre ami! ne pensons pas à ces choses-là: cela aiguise encore la faim.

A ces paroles avoit succédé un nouveau silence, ou plutôt de nouveaux gémissements. Nos deux martyrs se tenoient toujours attachés par la main. La mort ne venoit pas; mais le jeûne avec son râteau de fer leur déchiroit les entrailles. Tout-à-coup la trappe de la voûte se leva, une foible lueur de flambeau se répandit peu à peu dans la fosse, quelque chose qui pendoit à une corde descendit, et une voix connue, celle d’un porte-clefs, cria à l’extérieur: Voici votre pitance, prenez. La surprise leur fit jeter un cri. Il leur sembloit que c’étoit du Ciel que venoit ce message. Après être demeuré quelque temps suspendu à quelques pieds du sol, l’objet remonta, puis un instant après on laissa choir quelque chose, et la trappe se referma.—Qu’est-ce? s’écria Fitz-Harris.—Je ne sais, répondit Patrick.—Va donc voir, mon frère. Patrick, non sans bien des efforts, se traîna sur les genoux du côté où le bruit s’étoit fait, et sa main ayant rencontré l’objet:—C’est du pain! s’écria-t-il. Du pain! répéta Fitz-Harris avec un râlement de joie; du pain! du pain! Saints-du-Ciel! Donne-m’en, mon frère, donne-m’en! La faim est une chose atroce! puis, vois-tu, ce n’est pas vrai, je ne veux pas mourir.

Au bout d’un espace de temps qui leur parut assez court, le lendemain, sans doute, la voûte s’ouvrit de nouveau, une corde descendit de même, portant du pain que Patrick cette fois alla détacher. Depuis lors ils eurent rarement à supporter d’aussi longs jeûnes; on leur apporta assez régulièrement leur pitance, à savoir: de temps en temps trois ou quatre onces de mauvais pain.

Pour compléter l’horrible de leur position, d’énormes rats, dont le nombre sembloit aller croissant, habitoient ou hantoient le même puisard. Ces hôtes immondes, pour qui nos deux victimes avoient la plus violente aversion, avec une familiarité et une audace révoltantes, les harceloient sans cesse et sans pitié. Ils s’attroupoient autour de la cruche à eau, sur le goulot de laquelle ils déposoient leur morceau de pain, et, dans leur acharnement, souvent ils la renversoient, ou combloient, en s’entassant sur le corps l’un de l’autre, la distance mise entre eux et leur proie. Pendant leur sommeil, pendant les moments de silence et d’accablement, ces animaux leur passoient dessus, leur rongeoient, leur déchiroient leurs vêtements, les couvroient de morsures à la face et aux mains. Fitz-Harris, qui ne se mouvoit qu’avec peine, en avoit le plus à souffrir; on eût dit que cette engeance avoit le sentiment de son état: elle bravoit ses menaces et s’attaquoit à lui sans plus de façon qu’à un cadavre. Continuellement étendu sur une paille pourrie et sur un sol humide, ses jambes peu à peu s’enroidirent et se paralysèrent, et, quoiqu’il eût tout le haut du corps dans un état d’amaigrissement, d’émaciation horrible à dire, elles devinrent comme œdémateuses, et s’enflèrent prodigieusement. Ses pieds acquirent un volume si énorme que Patrick fut obligé de lui ôter ses chaussures, qui les bridoient comme un brodequin de supplice. Ses pieds ainsi à découvert, une misère plus cruelle l’attendoit. Plusieurs fois des bandes de rats affamés se jetèrent dessus, et, malgré ses cris et les efforts de Patrick, mal servi par l’obscurité, ils lui déchirèrent et lui mâchèrent les orteils. Je n’insisterai pas sur l’atrocité de cette torture; on sait de reste quelle corrélation a le cœur avec les extrémités, et combien est aigu et foudroyant le frémissement du tétanos. Patrick ne put mettre Fitz-Harris tout-à-fait à l’abri de cette voracité qu’en lui enterrant les pieds dans de la litière, et en recouvrant cette litière d’une couche de terre, qu’avec la patience d’un captif il avoit arrachée du sol avec ses ongles.

Notre nature vivace est rétive à la mort. La mort nous enlève rarement de haute lutte. Ce n’est qu’après bien des menées sourdes, bien des combats, qu’elle nous terrasse. Sans employer le fer ni le poison, ce n’est pas chose facile que de tuer un homme, un jeune homme surtout, un brise-cou comme Fitz-Harris, né pour fournir la plus longue carrière, sain, vigoureux, et dont touts les ressorts de la vie étoient neufs et du plus pur acier. Dans l’état de dépérissement où il se trouvoit vers les derniers temps de son séjour dans la chambre octogone, qui n’eût pensé le voir s’éteindre prochainement? Un médecin l’eût ajourné au plus à quelques semaines. Et depuis, cependant, il avoit fait une chute terrible; il avoit supporté un jeûne de plusieurs jours, et avoit passé bien des mois couché sur des ordures humides dans un puisard infect, sans jour, sans air, accablé de douleurs corporelles, rongé par l’ennui et le désespoir le plus profond, n’ayant pour mesurer le temps, qui ne passoit pas, que son imagination, que l’imagination, cette folle qui multiplie, qui amplifie, qui exagère; et pour toute subsistance que de l’eau, comme on sait, et de temps à autre quelques onces de mauvais pain. D’abord il avoit paru résister et végéter à peu près dans le même état, sans mieux ni pire, tandis que Patrick se minoit et tomboit en chartre à vue d’œil, comme un enfant arraché aux mamelles de sa mère, ou plutôt, devrois-je dire, comme un homme arraché aux mamelles fécondes de la liberté; puis tout-à-coup il avoit baissé, et baissoit de jour en jour et déclinoit rapidement. Mais à mesure que son pauvre corps s’approchoit de sa dissolution dernière, il perdoit de plus en plus la conscience de sa position, et s’éloignoit en esprit de toute idée d’anéantissement. Son état n’étoit plus qu’un mal-être passager: il sentoit, disoit-il d’une voix mourante, sa vigueur revenir; son horizon s’éclaircissoit, son ciel se peuploit d’étoiles, il n’avoit plus que quelques heures à passer dans ce puits; il étoit sûr d’une prochaine délivrance; il la voyoit venir; elle venoit en effet: mais quelle délivrance!... pauvre jeune homme!

Bien loin de se détacher des choses de ce monde, il n’avoit la tête remplie que de projets d’ameublement, de toilette, d’équipage, d’équipement de chasse. D’où lui viendroit l’or qu’il faudroit pour faire face à ce luxe? cela ne l’inquiéta pas une seule fois: cette question étoit trop froide et trop terrestre. Pour raviver tout-à-fait la fleur un peu froissée de sa jeunesse, désormais il ne devoit plus quitter le cheval; il devait s’incorporer comme un centaure à un impétueux et fringant andalou, au plus beau genet de toutes les Espagnes. Ce genet à tout poil devoit avoir un mors bosselé, des fers d’argent, une selle magnifique, un caparaçon du plus riche tartan d’Irlande, une housse de velours, une émouchette en réseau d’or; il ne devoit sortir qu’avec un bouquet de rose sur le front. Avec cela c’étoient des bottes faites à ravir; des éperons qu’on eût dits forgés par saint Éloi, une longue escopette turque, marquetée, sculptée, ciselée, niellée, damasquinée; une paire de pistolets de ceinture, des pistolets d’arçon, un couteau de chasse avec une devise sur la lame, un huchet d’ivoire, et une trompe de sonneur. Son souci cuisant étoit de paroître à Chantilly à la prochaine Saint-Hubert, et pour cela il devoit se commander une soubreveste de velours vert avec des passements d’or. Son imagination se berçoit sans cesse des plus séduisantes rêveries. Des caprices, des fantaisies merveilleuses naissoient et se succédoient en son esprit comme les vagues de la mer. Il bâtissoit des enfilades de romans dont il se faisoit le héros aventureux, et dont le dénouement le plaçoit toujours au sein des plaisirs, au comble de la fortune; et ces romans en l’air avec leurs additions, leurs améliorations, leurs variantes, il les contoit naïvement à Patrick.—Le prince, chassant dans la forêt, s’acharnoit à la poursuite d’une chevrette et de ses faons, et s’égaroit. Seul, loin du gros des chasseurs, dans une laie détournée, un sanglier furieux se jetoit sur lui; mais, comme il alloit être blessé, Fitz-Harris, qui providentiellement se trouvoit là, je ne sais comment, déchargeoit ses pistolets dans le flanc de l’animal, et lui plongeoit son couteau dans la gorge. Le prince, ainsi miraculeusement délivré, plein d’une splendide reconnoissance pour son hardi libérateur, l’attachoit à sa personne, le combloit de biens, et, l’introduisant dans son intimité, il devenoit un favori craint, puissant, admiré.—Patrick n’étoit jamais oublié dans ces coups du sort, il lui faisoit toujours la plus belle place dans son char.—Au loin, à l’horizon, sur un arbre jeté entre deux roches, au-dessus d’un torrent, une femme leste comme une biche s’élançoit; mais, parvenue au milieu de l’abyme, son pied léger se heurtoit; elle tomboit, elle disparoissoit sous les eaux. Fitz-Harris, qui d’aventure cueilloit des narcisses sur le bord, la voyoit; une sympathie indicible aussitôt l’agitoit; il couroit de ce côté, il se précipitoit dans le torrent, il plongeoit et replongeoit. Des bras s’étant enlacés à lui, il remontoit à la surface et amenoit au-dessus de l’onde le plus beau sein et la plus belle tête de jeune fille qu’on eût su voir. A la lueur douteuse de la lune argentée, Fitz-Harris, dans un ravissement céleste, contemploit éperdu cette pâle Ophélie; avec un saint frémissement il posoit ses lèvres amoureuses sur son front humide et renversé, et l’entraînoit sur le rivage. Là, se trouvoit une nacelle d’osier recouverte de peaux de bisquain teintes en pourpre, Fitz-Harris y couchoit doucement la vierge évanouie. La richesse de ses vêtements indiquoit une damoiselle du haut parage. Fitz-Harris s’atteloit à la nacelle, et s’en alloit frapper à la porte d’un manoir voisin. C’étoit justement la fille unique, adorée, du châtelain de ce château. Le seigneur pleuroit sur sa fille, pressoit Fitz-Harris dans ses bras, il le nommoit son fils. Isabelle revenoit à la vie, et, la reconnoissance et l’amour s’en mêlant, elle offroit à Fitz-Harris sa main glorieuse; et Fitz-Harris passoit une vie filée d’or et de soie dans les voluptés paisibles de l’hymen, dans les plaisirs turbulents de la chasse.

Ces folies, ces visions, étoient l’œuvre de la fièvre lente qui l’emmenoit: il ne put long-temps en faire la confidence. Sa voix étoit devenue si foible que ce n’étoit plus qu’un bruit d’haleine: il avoit peine à lier deux mots. Voyant le triste état où il étoit réduit, Patrick conçut pour son ami les plus vives alarmes. L’heure d’une séparation cruelle approchoit, et jusque là il s’étoit peu appesanti sur cette idée; il n’avoit fait qu’entrevoir dans le vague, et comme chose possible, la perte de son compagnon d’infortune. Il étoit accablé. Il désiroit impatiemment faire connoître à M. le lieutenant pour le Roi, dans l’espérance que peut-être il en seroit touché, le péril où se trouvoit Fitz-Harris; mais comme il ne pouvoit le faire savoir au porte-clefs qui venoit apporter leur nourriture sans en même temps épouvanter le pauvre mourant et l’ôter à ses illusions, il gardoit tristement le silence; et, comme un nocher dont la tempête a brisé la barque, et qui de la grève où il a été rejeté se voit forcé de demeurer le spectateur immobile d’un navire qui sancit sur ses amarres, qui coule bas, il assistoit au naufrage de Fitz-Harris dont la nef disparoissoit peu à peu sous le flot envahissant de la mort. Enfin, une fois, le hasard ayant voulu que Fitz-Harris sommeillât à l’heure où vint le porte-clefs, Patrick saisit l’occasion, et, se jetant à genoux sous le trou d’extraction, sous la trappe:—Au nom du ciel, porte-clefs, je t’implore! s’écria-t-il; rappelle-toi que nous sommes des hommes, que nous sommes tes semblables, que nous sommes de chair et d’os comme toi, et songe à ce qu’on nous fait souffrir. Au nom du ciel! si tu n’es pas une pierre, si tu n’es pas sans quelque reste de pitié, va dire, fais-moi la grâce d’aller dire à ton maître, M. le lieutenant pour le Roi, que Fitz-Harris, mon frère, se meurt; qu’il est entre la vie et la mort; s’il demeure une heure de plus dans cet égoût, il est perdu! Va, sauve-le! va, implore M. le lieutenant pour le Roi à deux genoux comme je t’implore; peut-être que sa vengeance est enfin assouvie, que sa haine est repue, et qu’il ne souhaite pas ce meurtre. Mon ami, prends une échelle, un flambeau, descends dans ce lieu d’horreur, tu verras notre misère, et tu ne pourras plus y songer sans verser des larmes. Au nom du ciel! porte-clefs, sauve-le, sauve mon frère! sauve ton frère: car nous sommes des hommes! car nous sommes tes semblables! va et tu seras béni!—Mais le porte-clefs ne fit aucune réponse, et n’en rapporta point. Déposa-t-il le message aux pieds de M. le lieutenant pour le Roi, ou n’en tint-il aucun compte, je ne sais. Patrick grinça des dents d’indignation et de dépit. Honteux, il rougit en face de lui-même, comme un homme qui vient de faire une chute dans le péché, d’avoir, entraîné par son zèle pour Fitz-Harris, fait une humble prière, lui qui n’en faisoit jamais, et de l’avoir faite à un valet, et de l’avoir faite en vain.

Ce sommeil extraordinaire de Fitz-Harris se prolongea bien long-temps: ce fut sans doute une léthargie, et quand il se réveilla il avoit recouvré le sentiment et la parole.—Oh! mon Dieu! Patrick, dit-il d’une voix forte, une brèche s’est faite dans la muraille de ce caveau! Vois, comme on plonge au loin; comme la vue s’égare dans l’immensité; quel beau spectacle! Enchâssée dans l’Océan, quelle est donc cette verte émeraude? Oh! mon Dieu c’est la terre d’Irlande. Vois-tu, sur son beau rivage, notre sauvage comté de Kerry, tourné comme une fleur vers le soleil? Quel parfum m’arrive au cœur! quel baume on respire! Ce ne sont plus les miasmes d’un puisard: c’est l’air libre des montagnes, c’est l’air pur de la patrie:—_Spiorad-naom!_ comme tout-à-coup le jour s’est voilé! comme tout-à-coup la nuit s’est faite. _Spiorad-naom!_ où sommes-nous donc, Patrick? Ah! dans la ville endormie de Killarney. Quel silence! tout repose. Reconnois-tu Killarney, Patrick? Killarney la simple, Killarney la hautaine? Nous voici dans une de ses rues étroites et tortueuses. Qui sort de cette maison délabrée? _Spiorad-naom!_ c’est Donald, mon bandit de frère. A sa main est un bâton qui tourne et qui siffle. Trois compagnons le suivent. Comme ils sont faits, comme ils sont débraillés! Les vois-tu, comme ils chancellent? Le bandit passera donc toujours ses nuits dans les repaires et dans les tavernes.—Dieu! voici la rue où je suis né; voici le toit où je suis né; voici la chambre où je suis né! Auprès d’un feu couvert ma pauvre vieille mère veille, son rosaire à la main. Quel calme et quelle tristesse sur sa belle figure, symbole d’une âme sans reproche! Quelle image de la vertu! Elle veille, elle attend avec anxiété la tendre femme, mon frère, son fils Donald, qui, sans pitié pour elle, trôle encore à cette heure dans les rues évitées de la ville! Elle pleure! elle pleure sur moi, sans doute. Son esprit habite dans ma prison; elle souffre ce que je souffre; mes fers sont rivés à ses pieds: elle traîne avec moi mes chaînes; elle me croit perdu sans retour.—Me voici! me voici! pauvre femme! console-toi, ma mère! Les murs de mon cachot se sont écroulés. Plus de deuil, plus de larmes! Le fils est rendu à sa mère, la mère et le fils sont ensemble! Presse-le sur ton cœur, pauvre mère, c’est bien lui, c’est bien Kildare, c’est bien ton Harris. Laisse, que je baise ta bouche de miel, tes cheveux blancs; laisse-moi m’étendre à tes pieds et reposer sur ton giron ma tête vieillie et rembrunie, comme autrefois j’y reposois ma tête rose et blonde.—Le jour renaît; Patrick, nous voici dans le chemin de Kenmare; le soleil se lève; des forges semblent s’allumer sur le sommet des montagnes, quelle splendeur! J’avois presque oublié le soleil. Que c’est beau! Gloire à toi, Dieu du monde! trois fois gloire à toi! Verse sur nous tes feux et tes rayons: réchauffe-nous; ranime-nous; reverdis-nous, toi! La tyrannie nous a pourris dans l’ombre.—Salut, roches escarpées, pitons hardus, mamelons de pierre, vallées profondes, bois épais, où se sont aventurés nos premiers pas, où tant de fois dans nos courses vagabondes nous jetâmes des cris déchirants pour faire sonner l’écho, qui se répercutoit de colline en colline. Tiens, Patrick, comme on découvre d’ici le Loug-Leane, le beau lac de Killarney! C’est la mer apportée dans des montagnes. Quelle paix! quel calme! c’est ton image, Patrick; des éléments divers qui se heurtent en son sein, des combats qui s’y livrent, rien ne transpire à la surface. Là-bas s’élèvent les hautes crêtes des Mac-Gillicuddy’s-Reeks et le Curran-Tual; mais les tours de Cockermouth-Castle sont encore cachées sous la brume matinale. Cet amas de pierres moussues, n’est-ce pas les ruines solitaires du Prieuré? et non loin, ce toit qui fume, n’est-ce pas, Patrick, la hutte de ton père? Quelle joie de revoir tout cela! Oh! mon Dieu! que la patrie est belle!... Suis-je le jouet d’une folle illusion? Une magnificence inconnue se déploie comme un éventail et m’éblouit. Une brise rose et parfumée soulève une poussière d’or qui s’épand sur toute la nature. Vois-tu dans cette forêt magique, sur cette colline de marbre, passer Diane, la divine chasseresse, son arc en main, son croissant d’opale sur le front? trois beaux levriers blancs qu’on diroit découpés dans l’ivoire suivent ses pas rapides. Comme sa tête est majestueusement tournée sur l’épaule! Phœbé, Phœbé, ô ma déesse!... Lève les yeux, Patrick; là-haut, là-haut, vois-tu cet ange qui traverse, comme une flèche, la voûte éthérée; ses lèvres pressent l’embouchure d’une longue trompette d’or; quelle fanfare éclatante il éparpille parmi les étoiles! Entends-tu au haut des airs ces concerts de voix et d’instruments? pluie harmonieuse qui descend des nuées, pénètre dans le cœur et le rafraîchit. Tout scintille, tout étincelle comme une escarboucle; tout est rutilant, tout chatoie, tout ondoie, tout poudroie. Cette magnificence, c’est la robe de Dieu! Ces pourpris, ce sont les pourpris célestes. Une femme noire et voilée va lentement le long d’un ruisseau de crystal; elle porte une touffe de scabieuses passées dans un anneau d’or. Il me semble que sa démarche m’est connue. La brise rose et fraîche a soulevé son voile. Grands dieux! c’est Déborah! Oh! mon Dieu! qu’elle est pâle!... Un jeune homme la suit, un tout jeune homme, ma foi. Oh! mon Dieu! Patrick, qu’il te ressemble!... c’est ton ombre. Sur les pierres du chemin il fait sonner une longue épée. Le voici qui lutte corps à corps avec un chêne, le frêle arbrisseau! Oh! mon Dieu! le chêne se déracine, le chêne penche, le chêne tombe, le chêne l’écrase!... Hélas! il est tué, le pauvre enfant!—Qu’un grenadier en fleur est un bel arbre! Sous ce grenadier sauvage quelle est donc cette femme si belle? Est-ce Ève ou Vénus? Que d’abandon dans sa pose! quel feu et quelle douceur dans son regard! que d’amour sur sa bouche! comme son sein palpite et rebondit! quelle grâce dans ses contours! que de voluptés à cueillir! Oh! je mourrois si j’approchois seulement mes lèvres de son pied!... Suis-je en rêve? Non, non, ce n’est point une folie; l’orgueil ne m’égare point. Elle m’a vu, elle me sourit, elle m’appelle!... Un charme irrésistible m’entraîne, me précipite vers elle. L’amour renaît pour moi: bénit soit le sort! je vais encore mourir sous un baiser. Un charme mystérieux m’attire et m’entraîne, te dis-je; je le sens bien, je suis vaincu, il faut céder. Viens, Patrick, suis-moi; viens, avec la liberté on recouvre l’amour.

A ces mots, Fitz-Harris, qui depuis vingt et un mois gisoit sur sa litière, se dressa subitement sur ses pieds, et, traversant à grands pas le caveau, il se précipita contre la muraille. Là, se tenant accroché avec ses ongles aux angles des pierres:—Viens, Patrick, viens, mon frère, poursuivit-il, ne m’abandonne pas dans la félicité. Une brèche s’est faite dans le mur, te dis-je; viens, suis-moi; les fossés sont pleins de bruyères; ce n’est qu’un pas à franchir. Viens, suis-moi; viens, nous serons libres!

En achevant ces dernières paroles, comme une pierre de la voûte il tomba pesamment sur le sol; puis il se fit un profond silence. Patrick prit alors le pauvre infortuné dans ses bras; il étoit froid.

Il étoit mort!...

[Illustration]

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XVII.


MIEUX vaut la certitude la plus cruelle que le doute le plus léger, que l’incertitude la plus vague; rien ne ronge comme l’incertitude, rien ne creuse comme le doute; et Déborah vivoit dans l’incertitude la plus profonde à l’égard de la fin dernière de Patrick. Elle avoit bien vu le fer entrer dans son flanc, elle avoit bien entendu les cris qu’il avoit jetés et son adieu déchirant; elle avoit bien vu sa chute, elle avoit bien entendu rouler au loin le carrosse emportant sans doute le cadavre et les meurtriers; mais qui l’avoit tué? mais au nom de qui l’avoit-on tué? mais qu’avoit-on fait de ses restes? elle l’ignoroit. Aussi brûloit-elle de rentrer secrètement en France pour tâcher de lever un coin de ce voile, et pour recueillir les dépouilles mortelles de son ami, comme ces courageuses femmes de l’Antiquité qui, au temps des persécutions, se glissoient dans la nuit jusqu’aux lieux des supplices pour ensevelir les corps des martyrs et les mettre en sépulture.

Dès que ses affaires de succession, affaires toujours interminables, eurent été régularisées, laissant l’administration de touts ses biens à sir John, elle prit donc congé de lui, non sans l’accabler toutefois de nouveaux et précieux témoignages de reconnoissance. Quant à Icolm-Kill, persévérant dans sa première et noble résolution, il ne voulut mettre aucun prix à l’action qu’il avait faite, il ne voulut rien accepter; il demanda seulement à Déborah, comme grâce ou comme faveur, de s’attacher à sa fortune. Un homme habile, entendu, à toutes mains, de l’espèce d’Icolm-Kill, étoit trop rare et d’une utilité trop immédiate pour que l’adroite comtesse Déborah négligeât l’occasion si belle de l’acquérir, et d’en faire un officier de sa maison. Elle s’empressa de se rendre à son désir, et lui donna la charge de gouverneur de son fils et d’intendant.

Un navire de France appareilloit dans le port; l’âme oppressée, le cœur déchiré dans touts les sens, Déborah quitta Dublin, Déborah s’éloigna à toutes voiles de son Irlande bien-aimée; mais cette fois ce n’étoit plus pour aller renouer ses amours avec son beau Patrick au rendez-vous qu’ils s’étoient donné sur le Continent. Une urne à la main, elle partoit la sainte femme?...

Afin de mieux échapper au ressentiment de la Cour et de la Police, dans le cas où son évasion de Sainte-Marguerite auroit été ébruitée, Déborah se déguisa sous le nom irlandois de Barrymore; mais Icolm-Kill, qui, à la Forteresse, avait joué le rôle d’un prétendu lord Cunnyngham, pour se rendre parfaitement méconnoissable, n’eut simplement qu’à ôter son masque. Ce ne fut pas sans effroi que notre jeune infortunée reprit la route de Paris; cependant elle approcha ses lèvres avec courage de ce vase rempli pour elle d’amertume, et le vida à longs traits; car il y a dans la douleur une volupté mystérieuse dont le malheureux est avide; car la souffrance est savoureuse comme le bonheur. Ce ne fut pas non plus sans trouble qu’elle revit la rue de Verneuil, si placide, si gentilhomme, où, dans la solitude, elle avoit habité avec Patrick et goûté quelques moments d’une félicité bien rare. Elle ne posa le pied qu’en frémissant sur le pavé de cette rue; il lui sembloit encore couvert du sang de son ami. La scène nocturne du meurtre de Patrick, comme une sombre tapisserie, vint alors se dérouler devant ses yeux: elle entendoit distinctement le choc des épées.—Depuis son absence l’hôtel Saint-Papoul avoit été tellement défiguré à l’extérieur, que Déborah hésita long-temps avant que de le reconnoître et d’oser entrer. La maison avoit changé de maître et de destination, et le nouveau concierge lui donna pour certain que M. Goudouly, après avoir vendu tout ce qu’il possédoit à Paris, s’étoit retiré dans son pays, dans le Béarn, il y avoit déjà plusieurs années. Voilà pourquoi, sans doute, cela paroîtroit s’expliquer assez bien aujourd’hui, toutes les lettres que Patrick avoit adressées à ce brave vieillard, dans les derniers temps de la lieutenance de M. de Guyonnet, étoient toutes demeurées sans réponse, à son grand crève-cœur. Sa première démarche n’étoit pas heureuse; c’étoit un assez fâcheux pronostic; Déborah n’en prit que de trop vives alarmes. Elle avoit beaucoup espéré apprendre de M. Goudouly quelque chose sur le sort de Patrick; sinon quelque chose de bien positif, quelque chose au moins qui eût pu la mettre sur la voie et la guider dans ses douloureuses recherches. La perte des objets qui lors de son rapt étoient restés dans son appartement à la discrétion de son hôte, mais que cet hôte fidèle, comme nous l’avons vu en son lieu, avoit recueillis dans une valise et envoyés avec empressement au Donjon, lui causa aussi un grand chagrin. Aux chiffons, aux bijoux elle tenoit peu: donner une larme à ces choses-là eût été indigne d’elle; ce qu’elle regrettoit, ce qu’elle regretta amèrement, long-temps, toujours, c’étoient quelques billets de Patrick, quelques stances que, tout jeune homme, il avoit rhythmées pour elle; c’étoient quelques fadaises dont il lui avoit fait hommage; c’étoient quelques babioles qu’elle lui avoit offertes en présent; c’étoient quelques livres favoris, à lui ou à elle, excellents de soi, et excellents aussi pour les souvenirs qu’ils éveilloient, précieux comme l’or pour les ramilles, les feuilles de rose, les fleurs de violette séchées et conservées entre chaque page comme entre les pages d’un herbier. C’étoit surtout, c’étoit par-dessus tout l’épée de Patrick, cette épée qu’il avoit trempée dans le sang de ses assassins, et qui avoit été retrouvée à la porte de l’hôtel. Elle eût été si glorieuse de la voir suspendue au côté de Vengeance adulte, de la voir étinceler dans la main de Vengeance devenu homme!

L’absence de M. Goudouly laissoit Déborah dans une grande perplexité; et que faire pour sortir de cette inquiétude dont son âme étoit si lasse? Où creuser pour trouver le filon qui pourroit conduire à la mine? à quelle porte heurter? Le coup avoit été frappé dans l’ombre par des hommes aux gages de gents ayant tout pouvoir, et qui avoient dû faire disparoître jusqu’à la moindre trace de leur forfait; pas une tache de sang n’avoit dû rester empreinte sur la poussière du chemin détourné conduisant à la fosse où l’on avoit dû jeter le cadavre de Patrick. A tout hazard Icolm-Kill écrivit très-humblement à M. le lieutenant-général de police pour lui demander s’il n’avoit pas eu connoissance d’un attentat commis le 2 septembre 1763, sur la personne d’un jeune Irlandois nommé Patrick Whyte ou Fitz-Whyte, servant dans la première compagnie des mousquetaires du Roi; et dans le cas où cette affaire ne lui seroit pas inconnue, s’il ne seroit pas possible par ses soins de recouvrer le corps de cet infortuné, que sa famille souhaitoit de faire exhumer et transporter au pays de ses pères. M. le lieutenant-général de la Police du Royaume répondit à cette requête, ou plutôt fit répondre par ses Bureaux, qu’il n’avoit eu vent d’aucun fait semblable, et que c’étoit avec regret, le cafard! qu’il se voyoit dans l’impossibilité de rien faire pour la consolation d’une famille au chagrin de laquelle il prenoit sincèrement part. Cette réponse ne causa pas une grande surprise à Déborah; elle s’y attendoit ou à quelque chose de semblable; logiquement il devoit en être ainsi: les loups se sont-ils jamais dévorés entre eux?

Icolm-Kill, opiniâtre, et que rien ne démontoit, prit encore sur lui de faire une autre tentative. Il se présenta avec hardiesse chez M. de Villepastour comme un oncle de Patrick, débarqué nouvellement, et chargé par sa famille laissée dans une grande inquiétude, de s’enquérir à tout prix de son sort. M. le marquis mordit parfaitement à la grappe. Il avoua, faisant le bon prince, que Patrick étoit un charmant jeune homme qu’il avoit beaucoup aimé, mais qu’il ignoroit absolument ce qu’il étoit devenu; que depuis qu’il avoit été dans la pénible nécessité de le renvoyer de sa Compagnie, c’est-à-dire des gardes gentilshommes de sa Majesté, il n’en avoit plus eu de nouvelles, non plus que de la jeune personne irlandoise qui l’avoit suivi en France. M. de Gave, marquis de Villepastour, mentoit. M. le marquis en savoit plus long, beaucoup plus long qu’il ne cherchoit à s’en donner l’air: cela est évident pour touts ceux qui ont suivi pas à pas cette tragédie; cela n’étoit pas aussi évident pour Icolm-Kill, mais cela ne le satisfaisoit guère; volontiers il auroit souffleté le bélître; mais comme il tenoit à sonder son homme jusqu’au bout, prêtant le flanc de son mieux, il poursuivit avec candeur:—Cette jeune Irlandoise, du moins me l’a-t-on assuré, dit-il, est détenue pour quelque raison secrète dans une prison d’État; et pour ce qui est de Patrick, un bruit vague et venant on ne sait de quelle source porteroit à croire qu’il a été assassiné un soir comme il sortoit de son hôtellerie.—Assassiné! reprit M. de Villepastour, non, je ne le pense pas: ce n’est pas que j’en sache rien, ce n’est qu’un sentiment qui m’est personnel. Assassiné, dites-vous; et par qui?—De lâches spadassins salariés par de hauts personnages auxquels il avoit eu le malheur de déplaire ont fait le coup; du moins on a cette idée, monsieur le marquis.—Cette histoire, mon cher monsieur, est peu vraisemblable; en tout cas, à votre place je m’adresserois à M. le lieutenant-général de Police. Cette affaire est de son département, il lui seroit facile de vous faire donner satisfaction. M. le lieutenant-général doit connoître au fond et au clair le sort de M. votre neveu, cela est plus que présumable: voyez-le.—Icolm-Kill ne vit pas M. le lieutenant-général de Police, mais il lui fit parvenir une seconde lettre polie, flatteuse, pressante, suppliante, déchirante; et en réponse il reçut ceci:—«Monsieur, vous auriez dû vous en tenir à votre première demande, après la lettre que je m’étois donné l’honneur de vous faire; vous auriez dû sentir que toute insistance ne pouvoit qu’être fâcheuse. Que je connoisse ou non quel a pu être le sort de M. votre neveu, j’ai dit ce qu’il étoit de mon devoir de vous dire. Veuillez bien comprendre, s’il vous plaît, que ma charge est de faire exécuter les ordres du Roi, et non pas de divulguer les actes de son autorité suprême.»

Il fut parfaitement évident pour Déborah que ces deux hommes avoient dans leur main le secret qu’elle cherchoit, et qu’ils fermoient le poing; mais comme elle savoit au juste ce que valoient ces deux cœurs sans pitié et sans remords, elle comprit aussi qu’il falloit s’en tenir là. Ce n’est pas qu’elle eût perdu toute espérance d’obtenir un jour, tôt ou tard, quelque certitude; seulement elle attendit plus de l’efficacité du temps, du hazard ou de la Providence que de ses propres efforts. Elle avoit quitté l’Irlande dans l’intention de se fixer en France; l’ignorance dans laquelle elle demeuroit confinée touchant le sort de Patrick la confirma dans cette disposition; mais elle étoit dans la plus vive impatience de sortir de Paris, à qui elle gardoit une franche et profonde rancune. Elle y souffroit. Paris pesoit de tout son poids sur elle; il lui sembloit qu’on n’y respiroit que le souffle empoisonné de la convoitise et de la haine. Pas un visage qui ne lui parût une enseigne de prostitution, de bassesse et de lâcheté. Cependant elle ne pouvoit non plus s’en éloigner beaucoup: il étoit nécessaire qu’elle demeurât à portée de saisir le moindre bruit public, le moindre vent qui pourroit la conduire sur quelques traces.

Après avoir parcouru tout le territoire riche, varié, cossu et plein de hardes qui environne Paris, la grande mêlée d’hommes et de pierres; après avoir fouillé dans touts les coins les plus perdus de ce territoire, pour y surprendre quelque retraite belle, solitaire, ignorée, et visité touts les manoirs, touts les ménils, toutes les habitations un peu seigneuriales, libres, vides, délaissées ou infidèles et prêtes à se vendre au premier écu d’or reluisant, elle fit rencontre d’un assez beau pavillon ayant appartenu à un magnifique traitant dont la fortune venoit de s’ébouler, et situé très-heureusement, très-pittoresquement sur le sommet d’un coteau se mirant dans un méandre de la Seine, entre Triel et Évêquemont. Séduite par la position, la majesté, la solitude de cette demeure, Déborah ne balança pas à en faire l’importante acquisition, et elle s’y retira avec joie pour vivre dans son deuil et dans l’amour de son fils, pour se consacrer toute entière à l’éducation de Vengeance.

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XVIII.


MA tâche est triste; mais puisque je me suis engagé à dire ces malheurs, je l’accomplirai. Je m’étois cru l’esprit plus fort, le cœur plus dur ou plus indifférent; j’avois cru pouvoir toucher à ces infortunes et en sculpter le long bas-relief avec le calme de l’artisan qui façonne une tombe; combien je me suis abusé! A mesure que j’avance dans cette vallée de larmes, mon pied soulève un tourbillon de mélancolie qui s’attache à mon âme comme la poussière s’attache au manteau du voyageur. Pas un outrage dont j’aie donné le spectacle, qui n’ait allumé en moi une colère véritable; pas une souffrance que j’aie peinte qui ne m’ait coûté des pleurs. Courage, ô ma muse! encore quelques pages, et toutes ces belles douleurs ramassées par toi avec un soin si religieux, toutes ces belles douleurs jusqu’à ce jour ignorées du monde, étouffées, perdues, comme de petites herbes sous les gerbes de faits éclatants et sans nombre qui jonchent le sol de l’histoire, auront trouvé leur dénouement et revêtu une forme qui ne leur permettra plus de mourir, de mourir dans la mémoire des hommes.

Devant le corps inanimé de Fitz-Harris, Patrick demeura anéanti. Ce qui se passoit en lui étoit trop profond et trop intérieur pour que rien en transpirât. De long-temps il ne donna pas une seule manifestation. Non, il étoit là immobile et muet. Le coup l’avoit percé de part en part. La douleur, comme le clou de Sisara, le tenoit adapté au sol. C’étoient deux cadavres en présence: l’un tout-à-fait froid, l’autre se refroidissant; l’un glacé par le désespoir, l’autre glacé par la mort.

Quand le porte-clefs vint comme de coutume apporter le morceau de pain de ses prisonniers, le bruit qu’il fit en ouvrant la trappe rendit tout-à-coup Patrick à l’existence. Il se souleva, et d’une voix déchirante jeta ces mots vers la voûte:—Mon frère est mort!...

Cette visite, en obligeant Patrick à rompre le beau silence que gardoit sa douleur, ouvrit une issue à son oppression: de profonds soupirs s’exhalèrent de sa poitrine gonflée; jusque là il étoit demeuré l’œil sec, et il se prit à fondre en larmes.

—O mon frère! s’écria-t-il alors, pourquoi m’as-tu abandonné? Après une aussi longue et aussi étroite communauté, ne devions-nous pas mourir ensemble? Pourquoi me laisses-tu seul dans cet abyme? Ne t’aimois-je pas assez, n’avois-je pas assez de tendresse pour toi?...

Mais non, que dis-je? tu as bien fait de mourir, ô mon frère! la mort a mis fin à tes souffrances. On a souvent tort de naître; on n’a jamais tort de mourir. Naître pour en venir là, en venir là après être né, à quoi bon?... La vie, qu’est-ce donc après tout pour la plupart, sinon une longue suite, une longue multiplicité de douleurs, entre deux énigmes, entre l’énigme de la naissance et l’énigme de la mort?

Va, tu as bien fait de mourir, tu as bien fait de te dissoudre, ô mon frère! Quand, rendu à la liberté et au monde, tu eusses passé quelques heures de plus sur cette terre, qu’y aurois-tu acquis? N’avois-tu pas déjà épuisé toutes les moins pires choses humaines? N’avois-tu pas eu un berceau et le zèle d’une mère? N’avois-tu pas traversé l’enfance qui jouit sans arrière-pensée? N’avois-tu pas eu un premier amour? N’avois-tu pas eu vingt ans? Ce qui te restoit à connoître, ce n’étoit plus que des fripperies; ce qui te restoit à subir, ce n’étoit plus que des décrépitudes. Tu as bien fait de mourir, ô mon frère!

Mais je suis ton aîné, et j’aurois dû te précéder dans le chemin de la mort. Pourquoi, plutôt que toi, la mort m’a-t-elle épargné?... Oh! n’en sois pas jaloux, mon frère! Dieu, sans doute, a sur moi quelque secret dessein qu’il n’auroit su accomplir sur toi. Toi, tu pouvois mourir, tu n’étois pas lié; tu ne laisses rien derrière toi; mais moi, j’ai dans quelque coin perdu du monde une femme qui m’appelle, et qui a besoin de mon secours, et un fils, sans doute, qui a besoin que je secoure sa mère; et Dieu, qui sait? a peut-être la pensée de me rendre à eux, qui ont besoin de moi, et de les rendre à moi, qui ai tant besoin d’eux.—Si c’est là ton dessein, ô mon Dieu, béni soit-il? Tu sais combien je suis résigné! Quelle que soit ta volonté sur moi, qu’elle s’accomplisse, je me prosterne.... Mais si je ne dois jamais les revoir, et si je dois, comme mon frère, mourir dans ce puisard, je ne te demande qu’une grâce, ô mon Dieu! de m’envoyer comme à mon frère, durant ma dernière heure, d’ineffables illusions, de m’envoyer la mort au milieu d’un délire.

Patrick, en proie aux angoisses les plus cruelles, s’attendoit de minute en minute à voir descendre un fossoyeur pour enlever le corps de son ami; mais personne ne paroissoit; et bien qu’il redoutât beaucoup l’instant de cette suprême séparation, où son compagnon s’éloigneroit sans pitié et sans retour, et le laisseroit abymé dans une morne solitude, cependant il l’appeloit de touts ses vœux. La nature a des lois de destruction et de décomposition inexorables pour le plus bel être comme pour l’objet le plus aimé; et Fitz-Harris étoit mort dans un si mauvais état, et ce puits étoit si malsain, que Patrick n’osoit plus, disons plus juste, ne pouvoit déjà plus l’embrasser, ne pouvoit déjà plus poser ses lèvres sur son front.

Après le même intervalle de temps qui s’écouloit d’ordinaire entre chaque apparition du porte-clefs, la trappe se soulevant enfin, Patrick s’avança incontinent sous l’ouverture, et s’écria avec indignation:—Monsieur le porte-clefs, ne vous ai-je pas dit que mon frère est mort? A quoi songe donc M. le lieutenant pour le Roi? Rappelez-lui, s’il vous plaît, qu’il est envers les hommes des derniers devoirs.

Mais, cette fois encore, sans daigner laisser tomber une seule parole, le porte-clefs se retira.

Abymé dans les pensées les plus amères, l’esprit brisé sous la roue de la réflexion, et le corps affaissé par une longue veille (depuis que Dieu avoit rappelé Fitz-Harris, il n’avoit pas fermé ses yeux remplis de larmes), Patrick s’assoupit enfin. Sur l’aile d’une rêverie, le sommeil l’aborda si doucement, qu’il ne put s’en défendre. Au fond de toute mélancolie il y a toujours quelques drachmes d’opium.

Ce sommeil duroit encore lorsqu’un des hommes du Donjon penché à l’ouverture de la voûte, et qui glissoit une échelle, enjoignit à Patrick de monter le corps de son ami. Ébloui par la lueur répandue dans le caveau et surpris par cette brusque arrivée, cependant Patrick se leva aussitôt et s’excusa sur cet ordre, en prétextant son état d’extrême foiblesse. Mais la même injonction ayant été répétée d’un ton plus brutal encore, et quelqu’un ayant ajouté avec un accent de raillerie:—Après tout, si monsieur ne veut pas se séparer de ce cadavre, les volontés et les goûts sont libres. Patrick, non pour obéir à cette insolence, mais pour les mânes de son ami, rassemblant toutes ses forces, chargea courageusement sur ses épaules le corps de Fitz-Harris et se mit à monter, je devrois dire à se traîner le long de l’échelle. Écrasé sous le poids, n’ayant qu’une main disponible, l’autre soutenant et retenant le cadavre, peu s’en fallut plusieurs fois qu’il ne se renversât et ne fît une horrible chute. Le plus cruel, c’est qu’il n’avoit point de chaussure; de sorte que chaque fois qu’il s’appuyoit sur un échelon, cela lui scioit la plante des pieds et lui causoit une douleur excessive. Lorsqu’il eut gagné le caveau supérieur, il apperçut à quelque distance les porte-clefs et M. le lieutenant pour le Roi au Donjon, qui touts quatre se tenoient ainsi à l’écart, pour échapper sans doute à l’air putride qu’exhaloit le trou d’extraction. Les trois valets portoient chacun un falot. Quant à M. le lieutenant, il ne portoit rien; il étoit simplement coiffé d’un serre-tête et entortillé dans les ramages d’une robe de chambre non moins spacieuse que ridicule.

Sans lui donner le temps de reprendre un peu courage, ces quatre misérables se mirent en peloton, et entraînèrent au milieu d’eux Patrick, qui ployoit sous sa sainte charge.

Après avoir monté plusieurs vis, traversé plusieurs caves, plusieurs salles, plusieurs couloirs, plusieurs galeries, ils pénétrèrent dans un jardin, le jardin du Donjon. Le long du mur un trou assez profond avoit été pratiqué dans la terre. Quand Patrick y eut été conduit, il comprit de suite que c’étoit là, et déposa tout au bord son fardeau. Sous le poids qui l’accabloit, il avoit tant employé d’efforts durant cette longue marche à travers ces sombres détours, qu’une sueur froide couloit de son front à grosses gouttes, et que ses jambes fléchissoient. L’imagination pourroit-elle concevoir un spectacle plus lugubre, une scène plus propre à glacer d’effroi? De touts côtés de grandes murailles noires emprisonnant des ténèbres et du silence; des hommes d’un sinistre aspect, avec des figures pleines d’ombre; un personnage odieux dans une robe longue, comme un homme de Palais; trois lanternes jetant quelques lueurs sourdes et n’éclairant que par-dessous le feuillage appauvri de quelques arbres; un trou en terre, puis un cadavre immobile porté par un cadavre mobile couvert de cheveux et de haillons.

Ayant posé leurs falots le long de la muraille, et s’étant saisi chacun d’une bêche, les trois porte-clefs poussèrent le corps de Fitz-Harris dans la fosse, et déjà ils avoient jeté sur lui plusieurs pelletées de terre, lorsque, à cette vue, retrouvant quelque force, Patrick se releva, et avec un geste terrible leur commanda d’arrêter. Puis, s’approchant lentement de M. le lieutenant pour le Roi, qui, les mains sur le dos et son bonnet de nuit sur la tête, regardoit faire:—Au nom du ciel! monsieur, lui dit-il avec la noblesse qui accompagnoit toujours ses moindres expressions, ce n’est pas ainsi que s’enterrent les hommes! La haine la plus cruelle s’arrête ordinairement où le néant commence; mais la vôtre, qui passe toutes bornes, à ce qu’il paroît, passe aussi le seuil de la tombe. Ce n’étoit donc pas assez, monsieur, d’avoir lâchement assassiné mon frère et de l’avoir laissé mourir sans les secours de l’art et de la religion?... Allons, qu’on le porte à la chapelle et qu’on appelle un aumônier!...

A ce coup de hache, M. le chevalier de Rougemont répondit avec perfidie qu’il n’y avoit point au Donjon de prêtres à l’usage des religionnaires; mais Patrick lui ayant humblement représenté qu’ils étoient Irlandois et catholiques:—Assez, jeune homme, lui répliqua-t-il impudemment, je ne dois compte de ma conduite qu’à sa Majesté.

M. le chevalier savoit parfaitement que ses prisonniers n’étoient ni Anglois ni anglicans, et la raison qu’il avoit paru vouloir donner n’étoit que pour tenir lieu d’une plus véritable qu’il n’avoit pas voulu mettre en avant. M. le chevalier, qui devoit à chien et à chat, au dedans et au dehors du Donjon, à ses fournisseurs, à son boucher, à ses porte-clefs, à ses garçons de cuisine, devoit aussi au curé de la Sainte-Chapelle les honoraires de plusieurs inhumations; et ce dernier, ne pouvant arracher un sou de ce fripon, venoit, poussé à bout, de l’attaquer en justice.—Ce fut là pourquoi, ce que Patrick ignora toujours, Fitz-Harris fut enterré sans prêtre et sans obsèques, comme un chien.

Les expressions me manquent; la parole n’a pas assez de ressource et de souplesse; je ne sais que dire, je ne sais quel signe employer pour dépeindre la stupeur profonde dans laquelle Patrick retomba, lorsqu’après ces insultantes funérailles il se retrouva seul dans le puisard. Si la perte d’une âme qui nous est chère, au milieu du mouvement, des soins et du fracas du monde nous porte un coup terrible et laisse à nos côtés un vide que rien ne sauroit combler, quel vide ne doit pas faire autour du captif, de quelle mortelle horreur ne doit pas le cerner la perte de la seule âme sa compagne, de la seule âme qui partage le froid de son abyme. Si Patrick n’eût été soutenu par la pensée de Déborah, par une lointaine espérance, il auroit sans doute succombé sous sa douleur; peut-être même que cette pensée n’eût pas suffi pour défendre de la mort ce qu’il y avoit en lui de périssable, s’il fût demeuré plus long-temps dans ce cachot. Mais au bout de quelques heures, dix ou douze heures, je pense, une voix étrangère, inconnue, vint frapper tout-à-coup son oreille. La voûte s’étoit ouverte sans qu’il s’en fût apperçu, tant il étoit absorbé, et la voix disoit:—Quoi! dans ce trou, au fond de ces ténèbres, il y a un être vivant, une créature de Dieu? Lâche abomination!... Je ne sais pas quelle a pu être la faute de cet homme qui est là dans ce gouffre; mais ce que je sais, monsieur le lieutenant, c’est qu’il ne faut pas se faire criminel envers le criminel; qu’il ne faut pas punir le crime par un châtiment pire que le crime, par un crime sans fin, surtout, et sans profit, et que ne demandent ni la loi, ni le Roi, ni mon Roi, qui est le vôtre, monsieur le lieutenant. A ces réflexions simples et austères qui rabrouoient un peu le chevalier de Rougemont, M. le chevalier, empêché dans sa confusion, sans doute, ne souffla mot. Mais la même voix, après un moment de silence, ayant ordonné qu’on plaçât une échelle, et demandé des flambeaux, qu’on l’éclairât, craignant sans doute que son prisonnier, s’il étoit visité, ne l’accusât, monsieur le lieutenant recouvra soudain son éloquence accoutumée, et se prit à dire d’un ton de candeur, le Pharisien!—De grâce, monseigneur, je vous conjure, je me mets à vos pieds, ne descendez pas dans cette loge, c’est un fou furieux, farouche, inabordable, qui l’habite; il iroit de vos jours; cet homme a des heures terribles. De grâce monseigneur!... Mais, sans paroître faire aucun compte de cette insinuation perfide, la même personne étrangère répondit:—Bien, bien, monsieur, des flambeaux, qu’on m’éclaire! j’en jugerai par moi-même. N’oublions jamais, monsieur, que l’insensé et le méchant sont, avant tout, des malheureux dignes de notre sollicitude: nous devons à l’un nos soins, à l’autre notre pitié. Dieu ne met au monde que des hommes; c’est le monde, monsieur, qui engendre les méchants et les fous. Les méchants et les fous sont son œuvre, sont notre œuvre, monsieur le lieutenant.

Quand l’étranger eut descendu l’échelle et posé les deux pieds sur la croûte noire du sol, il porta ses yeux sur la croûte grise et luisante des murailles et de la voûte; il regarda autour de lui, il laissa tomber son regard, et l’arrêta long-temps sur Patrick, spectre aux cheveux et à la barbe sauvages, aux muscles affaissés et mal cachés sous quelques restes de haillons, qui demeuroit là dans la plus morne immobilité; et, après avoir fait bien des efforts visibles pour rallier son cœur qui se fendoit devant ce spectacle, devant tant de souffrances, de misère et d’abjection, il put enfin trouver assez de calme pour dire, avec un accent plein d’encouragement qui eût gagné la créature la plus farouche:—Ne craignez rien, prisonnier, je ne viens point pour vous faire du mal; je viens pour vous consoler, si je puis, et vous ôter à l’horreur de ce cachot. A ce geste d’une bienveillance marquée, Patrick se leva et s’inclina respectueusement. Ce charitable étranger étoit habillé de noir; une épée d’acier étinceloit à son côté. Son air de visage étoit doux et noble, sa bouche gracieuse: son front beau et pur déceloit un cœur sans limon et sans remords. La limpidité de son regard proclamoit la limpidité de son âme. Tandis que Patrick l’admiroit, il poursuivit:—Votre malheur est grand, monsieur, et me pénètre de douleur, et surpasse à coup sûr votre faute?—Mes malheurs, en effet, monsieur, sont inouis, lui répondit tristement Patrick, mais je suis sans reproches devant Dieu, devant la loi, devant ma conscience. Avoir plu et déplu à une adulteresse, voilà mon crime, qui fut celui de Joseph, et qui, comme lui, m’a fait jeter dans une prison où je suis condamné à mourir.—Il ne faut pas vous désespérer ainsi, monsieur; il n’y a de condamnés que ceux que Dieu condamne. Dieu souvent se plaît à abaisser son serviteur, pour le mieux élever. Joseph sortit de sa prison pour régner sur l’Égypte. Depuis combien d’années êtes-vous céans?—Ce fut le 2 septembre 1763 que je fus amené dans ce Donjon; et depuis le mois de septembre ou de décembre 1773 j’habite cette fosse.—Quoi! depuis vingt et un mois on vous retient dans cette abyme? O mon pauvre jeune homme! il faut vraiment que Dieu vous réserve pour quelque grande chose, que sa main vous ait soutenu, pour que, sous le faix de tant de maux, vous n’ayez pas succombé.—Je n’ai pas succombé encore, moi; mais, monsieur, j’avois un ami, un frère, un compagnon d’infortune et de captivité, qui, exténué, tué par le désespoir, a rendu l’âme sous cette voûte. Son cadavre, il y a peu d’heures, étoit encore là étendu. Oh! que n’êtes-vous descendu plus tôt dans ce puisard! C’étoit un brave et bon jeune homme. La terre l’a perdu, le ciel l’a gagné. O Fitz-Harris! ô mon ami! tout pour toi fut cruel, ta vie, ta mort, ton destin!... L’étranger, remué jusque dans ses entrailles, prenant alors la main de Patrick, la lui serra affectueusement. Patrick, dans une émotion non moins vive, se mit à genoux, et reprit:—Ce qui se passe dans votre cœur se trahit; vos yeux sont mouillés de larmes. Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur; mais je vois bien que vous êtes un honnête homme; souffrez que je me prosterne à vos pieds.—Non, relevez-vous, mon bon ami, lui dit l’étranger, et suivez-moi. Sortons au plus vite de cet air empoisonné; venez, vous serez libre; venez, je suis la clef qui ouvre et qui ferme la porte de la liberté.—Vous êtes, monsieur, je le vois bien, vous dis-je, reprit encore Patrick, avec une émotion toujours croissante, un messager du ciel envoyé de Dieu; j’accepte volontiers ce que vous daignez me rendre, non pour moi-même, mais à cause d’une femme, objet de tout mon culte et de tout mon amour; mais cette liberté que je perdis avec un compagnon, et que seul je vais recouvrer, sera toujours pour moi bien sombre et pleine de deuil.

Quand l’étranger fut ressorti de la citerne, il prit par la main Patrick, qui l’avoit suivi, et dit à M. de Rougemont:—Monsieur le lieutenant, je vous présente un jeune homme dont je m’honorerois d’être l’ami, plein de raison et de réserve, et d’une dignité qui m’édifie. C’est mal à vous, monsieur le lieutenant, d’avoir cherché à me tromper. Vous êtes, monsieur le lieutenant un officier cruel; tant pis! vous ne serez jamais le beau-cousin de notre jeune Roi. Faites conduire monsieur, s’il vous plaît, dans une chambre du Donjon, et que les soins les plus attentifs lui soient prodigués sur-le-champ. En achevant ces dernières paroles, l’étranger s’éloignoit avec empressement et modestie pour se soustraire aux marques d’une touchante reconnoissance que Patrick lui donnoit.

Mais quel étoit donc cet étranger à la voix douce et puissante, et que tant de respects semblent entourer? C’étoit.... Eh bien, oui! cet homme, dont la main s’appliqua à détacher tant de fers, horrible destinée! vienne le temps, et lui-même à son tour sera chargé de chaînes qui ne seront pas détachées. Vienne le temps, et sa tête blanchie roulera sur l’échafaud! Cet homme..., inclinons-nous; vice, égoïsme, indifférence, rentrez dans votre honte! cet homme, c’étoit la vertu, c’étoit Chrétien-Guillaume Lamoignon de Malesherbes, ministre de Paris, et plus tard—dernier conseil de Louis XVI.

Patrick avoit été conduit dans la chambre octogone, où il avoit passé tant d’années de souffrance avec Fitz-Harris, et il étoit assis tristement, essayant de se réchauffer aux rayons d’un feu énorme, quand M. d’Albert, le nouveau lieutenant-général de Police, se présenta avec affabilité et lui dit:—M. de Malesherbes n’a point voulu, monsieur, quitter le Donjon sans vous donner, par ma bouche, un dernier mot de courage. Soyez tranquille, avant peu vous serez libre. M. le ministre attend de votre déférence que vous voudrez bien lui adresser prochainement un mémoire circonstancié de votre captivité et de ses causes. En outre, à ce mémoire, il vous en prie, vous serez assez bon pour joindre une liste de la somme d’argent et des effets que vous jugerez vous être nécessaires pour reparoître convenablement dans le monde: ce sera pour M. le ministre un vrai plaisir que d’y pourvoir.

Patrick s’inclina gracieusement pour témoigner de sa gratitude, et répondit, après avoir paru réfléchir un instant:—Ce mémoire que M. le ministre daigne me demander, bien qu’il me fende le cœur de redescendre dans ma pensée et d’y remuer l’amas de mes infortunes, je le ferai selon son désir. Mais, qu’il me soit permis, monsieur, de m’abstenir d’y joindre aucune liste; je n’ai besoin de rien. La liberté me suffira. Il parut encore réfléchir quelques instants; puis il reprit:—Cependant, monsieur, tant de bonté m’encourage, que je me donnerai la hardiesse d’implorer humblement de M. de Malesherbes une chose qui, dans mon affliction, m’a bien fait faute, dont la vue m’aidera à supporter les dernières heures que je dois passer encore dans ce cachot, et qu’en sa mémoire je garderai toujours saintement—UN CRUCIFIX.

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LIVRE SEPTIÈME.

XIX.


ADOSSÉ contre un bois, accoudé entre deux bois, le manoir de Déborah étoit posé comme une couronne crénelée sur le front d’une colline rapide, et se mirant amoureusement dans un méandre de la Seine, ce qu’il me semble, si j’ai bonne mémoire, que j’ai déjà dit. Un large fossé passoit par-devant et se replioit sur lui-même, à chaque extrémité, comme l’ornement d’une frise grecque, pour embrasser à droite le logis des gardes, à gauche les écuries et le chenil. Un ponceau de pierre l’enjamboit avec son arche vis-à-vis d’une magnifique grille ouvragée au marteau, et dont les ailes de fer, pareilles aux ailes membraneuses de Satan, étoient scellées dans les flancs de deux énormes piliers de briques qui supportoient sur leur tailloir des figures de sangliers terribles, à la gueule béante, à l’œil hors de l’orbite, aux soies hérissées. Une longue allée de sable découverte, entre des parterres géométriques, conduisoit à la demeure seigneuriale, dont le perron étaloit, avec grâce, son parquet de dalles, et ses degrés, chargés d’urnes à fleurs, et sembloit dire à l’étranger de l’air le plus aimable:—Montez, venez, entrez; soyez le bien-venu, soyez notre hôte. Toutefois l’étranger, avant que d’arriver à la bienveillance de ce perron, avoit à subir de rudes épreuves; et qui n’eût été gent de courage ne l’eût jamais atteint. La longue avenue de sable étoit garnie, sur ses deux rives, de dix en dix pas d’élégantes petites cabanes d’où s’élançoient, au bruit de la marche la plus légère, des chiens enchaînés, d’un volume formidable, qui ne laissoient qu’un passage étroit entre leurs dents acérées, entre leurs aboiements effroyables.

Ce séjour isolé, esseulé, éloigné, ceint tout à l’entour de la solitude la plus vraie, étoit dans un si bel état de conservation et d’une disposition si heureuse, répondant si bien au rêve de Déborah, qu’en en prenant possession, elle n’avoit pas eu à y déranger une syllabe. Seulement, sous l’abri d’un arbre résineux, dont la ramure horizontale s’ouvroit comme une ombrelle au centre de la vaste pelouse, qui, s’enclavant de toutes parts dans les bois, dérouloit le velours de son tapis vert au pied de la façade intérieure, fidèle à sa douleur et à son espoir, elle avoit fait élever à grand frais, sur un caveau souterrain, un magnifique sarcophage de marbre blanc, à la mémoire de Patrick, et destiné à recevoir sa dépouille terrestre, si jamais, selon ses vœux, le Ciel permettoit qu’enfin elle la recouvrât. Ce sépulchre, dont l’écusson étoit voilé et le cartouche muet, éternellement agenouillé comme un pénitent sous le poids du remords; immobile, impassible, inaltérable au milieu des variations et des renouvellements sans nombre et plein de charmes de la nature, produisoit un effet d’art superbe; et, répandant autour de lui le parfum d’une grande tristesse, il faisoit planer et veiller sur la solitude de ces lieux la pensée uniforme qui habitoit l’âme si grave de Déborah.

Dans les premiers temps de sa retraite au désert, notre sombre châtelaine avoit envoyé Icolm-Kill à son castel de Limerick pour y décrocher les peintures précieuses que son grand-père lui avoit religieusement léguées, et les faire passer en France, ainsi que sa bibliothèque italienne, dont il a été question autrefois, je ne sais plus au juste dans quel ancien argument de cette triste épopée; et, profitant de l’absence de cet homme, elle avoit amené de Paris quelques artistes et quelques artisans qu’elle avoit occupés à des travaux secrets, dans une pièce située à l’extrémité de son appartement, contiguë avec sa chambre à coucher, fermée comme un coffre-fort, dans laquelle personne au monde qu’elle ne pénétroit, et dans laquelle, pour obéir à la loi de ce poème, nous-mêmes nous ne pénétrerons pas encore.

Il y avoit déjà plusieurs années que Déborah menoit une vie calme et solitaire dans ce nid d’aigle, suspendu au ciel et couvert du mystère des bois. Son cœur, où l’affection et l’enthousiasme n’étoient pas encore desséchés, s’étoit passionné pour ces lieux pleins de séduction et d’empire. La nature agreste, cette amie discrète, généreuse, caressante, y mêloit son parfum et sa rosée à l’amertume de son fiel, au sang qui couloit de sa plaie; et je ne nierai pas qu’au fond de sa mélancolie, quelque sombre et quelque opaque qu’elle fût, un rayon de bonheur n’essayât une pâle et craintive lueur, au feu de laquelle son âme transie se réchauffoit.

Déborah portoit rarement ses pas au-delà des limites de son domaine, encore son pied dénouoit-il plus volontiers les réseaux du lierre jonchant le sol du bocage qu’il ne fouloit la fleur de la prairie promise à la faulx: lorsque des besoins, quelque affaire indispensable l’appeloient à la ville, à Meulan, à Saint-Germain, à Paris, elle s’y rendoit au fond de son carrosse et, pour échapper aux regards, enfermée sous un voile épais. Ce n’étoit pas qu’elle redoutât beaucoup l’œil louche et rancunier de la police; c’étoit plutôt par un sentiment de mépris et d’aversion pour ce monde qu’elle avoit repoussé, et dont elle aimoit à se garer comme d’une bête venimeuse. Hors les domestiques et les gents de son service, personne ne l’approchoit, personne n’étoit reçu au château. La paix extraordinaire au sein de laquelle se replioit, dédaigneuse de ce que la foule recherche, une jeune femme inconnue, étrangère, d’une beauté aussi extraordinaire que sa règle, comblée des dons de la terre et du ciel, faite pour jeter autant d’éclat, de bruit, de retentissement qu’elle répandoit de silence, n’avoit pas été, comme on le pense bien, sans susciter un intérêt général de curiosité, d’étonnement, d’admiration; chez quelques-uns même un intérêt coupable. Chacun avoit cherché à sa manière, selon l’étendue de ses ressources, à percer le brouillard, à écarter de ses mains la haie compacte, pour tâcher de voir par-dessus. Les interprétations les plus inimaginables et les conjectures les plus folles furent produites et goûtées. Long-temps touts les brillants gentilshommes des fiefs d’alentour avoient mis leurs soins et leur gloire à tenter de s’ouvrir un accès auprès de la mystérieuse comtesse de Barrymore, mais, quoiqu’ils eussent provoqué maintes fois les incidents les plus romanesques, pas un n’en étoit venu seulement à dépasser le saut-de-loup de la porte.

Comme Déborah, pour les mânes de Patrick, alloit toujours vêtue de deuil, les paysans l’appeloient la déesse noire, et plus volontiers encore la bonne dame noire. Les hommes des champs ne sont pas flatteurs: elle étoit bien acquise cette épithète de bonne. En effet, la bonté de Déborah, comme un arbre immense et ployant sous les fruits, abritoit sous ses rameaux toutes les cabanes d’alentour; en effet sa bonté se partageoit comme un pain et sembloit se multiplier sous la lame qui faisoit la part de chacun. Elle savoit habilement se faire livrer le secret de chaque souffrance, et, tandis qu’elle restoit fidèle à sa solitude, sa charité les mains pleines s’en alloit de seuil en seuil. Là elle se penchoit au chevet du malade; ici elle rallumoit le four du pauvre; là elle atteloit la charrue du laboureur, qui pleuroit ses bœufs morts sur le sillon, ou retrempoit la hache et les forces du bûcheron ébréchées aux pieds des chênes.

Pour ce qui étoit de l’administration du château, de ses terres et de ses bois, Déborah s’abandonnoit entièrement à Icolm-Kill. Ses soucis, elle les réservoit pour un objet plus saint et plus digne, pour son fils, pour Vengeance, sur qui elle répandoit incessamment le vase intarissable de ses soins, pour qui elle eût voulu effeuiller toutes ses heures.—Derrière les premiers halliers du parc, il y avoit une source qui sortoit d’une pierre et couloit sous un fourré de cresson. Ce lieu étoit plein de repos et de charme. Dans ses moments de loisir Déborah aimoit à venir s’y asseoir. Vengeance jouoit dans les hautes herbes; elle, elle lisoit, ou se laissoit aller au désordre d’une rêverie. Chaque jour aussi, sans y manquer, elle faisoit d’assez longues absences; elle disparoissoit au fond de son appartement dans la pièce secrète où nous ne pouvons la suivre; et souvent aussi elle y passoit une partie de ses soirées et de ses nuits.

Le scion se faisoit l’image fidèle de l’arbre abattu. La beauté encore enfantine de Vengeance rappeloit de plus en plus la beauté virile de Patrick, et promettoit de l’égaler. Quant à son caractère, il sembloit formé d’un heureux mélange. Aux qualités généreuses et solides de son père, s’étoient jointes la résolution, la hardiesse, la spontanéité de Déborah. Nourri dans la plus grande liberté, laissé à toute sa fougue, sans chaîne, sans collier, sans mors, sans joug, sans devoir, sans étude, sans rien qui pesât sur lui, sans rien qui l’opprimât ou le réprimât, il grandissoit sauvage, irrégulier, volontaire. Rien au monde de ce qui pouvoit développer chez lui la vigueur, la force, la fierté n’étoit considéré avec indifférence. Déborah pensoit que l’homme n’a besoin que de deux choses, d’une santé de fer et d’un haut sentiment de l’honneur. L’éducation de Vengeance étoit donc toute militaire: des rhéteurs l’eussent trouvée barbare. Icolm-Kill, l’ancien factieux, l’ancien pirate, son gouverneur en titre, lui enseignoit à monter à cheval, à tirer le pistolet, à nager, à ramer, à manier l’espadon, à faire des armes; les gardes lui montroient à se servir du fusil, à chasser au tir, à chasser à courre, à sonner de la trompe, en un mot tout ce qui concerne le bel art de la chasse; et pour endurcir son corps à la fatigue souvent ils l’emmenoient avec eux battre les bois. Vengeance apportoit une disposition rare à touts ces exercices; il s’y adonnoit de toutes ses forces et y réussissoit à ravir. Ces habitudes turbulentes qu’on lui donnoit, ces goûts ardents qu’on lui inspiroit ajoutoient encore à sa pétulance, à son audace, à son courage naturel: il étoit devenu indomptable. La vive affection qu’il vouoit à sa mère ne suffisoit plus pour l’enchaîner à ses côtés. Le salon ne l’avoit pas souvent sous son lambris. Sans cesse en action, sans cesse dans le tumulte, c’étoit bien le plus inexorable des démons; c’étoit un diable! Pas de ravage, pas d’exploit qu’il n’imaginât! Il se battoit avec ses chiens, et prenoit leur chenil d’assaut; il chassoit au sanglier avec les porcs de la basse-cour; il brûloit la cervelle aux carpes de la pièce d’eau; il cueilloit les fruits du verger à coups d’arquebuse. A toutes ces algarades, qui eussent désolé tant d’autres pauvres femmes, Déborah applaudissoit tout bas; c’étoit son œuvre; elle en étoit fière. Déborah ne vouloit pas que son fils fût un clerc précoce, mais un lionceau; non pas un marjolet, mais un brave. Comme il devoit avoir à vivre avec les hommes, elle le prémunissoit contre eux;—il se pouvoit d’ailleurs qu’il eût un jour son père à venger, et un père ne se venge pas avec une fleur de rhétorique.

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XX.


NEUF jours après sa sortie du puisard, Patrick reçut le crucifix qu’il avoit demandé. Le Christ étoit d’argent; la croix étoit d’ébène et garnie d’orfévrerie; tout au bas se lisoit, gravé, le nom de M. de Lamoignon de Malesherbes. Patrick, acceptant ce signe avec reconnoissance, l’approcha de ses lèvres, et se livra aux émotions d’une joie douce, intérieure, presque exempte de tristesse, appuyée qu’elle étoit sur une espérance certaine. L’homme puissant, généreux, qui l’avoit tiré avec tant de zèle de sa basse-fosse, qui s’étoit prêté si gracieusement à un simple désir, ne pouvoit manquer à une promesse formelle. Aussi Patrick voyoit-il la liberté à sa porte. Sans cesse il prêtoit l’oreille; au moindre bruit il l’entendoit frapper.—Cependant l’impitoyable M. de Rougemont, avec une complaisance invraisemblable de sa part, s’attachoit à faire prodiguer à son prisonnier, selon l’ordre de M. de Malesherbes, les soins les plus délicats. On eût dit son cœur tout-à-coup ouvert à l’humanité. Mais il y avoit dans cette conduite nouvelle une sorte d’affectation et de parade qui, assurément, aux yeux de quelqu’un moins intéressé que Patrick à prendre ce fourbe au sérieux, eût pu le faire paroître d’une foi douteuse.—Dans le dépit on goûte une sorte de satisfaction à faire plus qu’il n’est nécessaire. Nous voulons accorder plus qu’on ne nous demande; nous nous plaisons à dépasser les bornes. Condamnez un enfant qui porte son plein tablier de fruits, à en offrir un seul contre son gré, il vous les jettera touts à la face.

Patrick vit alors reparoître autour de lui tout ce dont on l’avoit dépouillé; depuis ce qui lui avoit été ôté à son arrivée au Donjon jusques aux confiscations de M. le dernier lieutenant. La bague surannée que sir Francis Meadowbanks avoit donnée en mourant à sa fille Debby, que Déborah avoit confié à Patrick en signe d’alliance, et que la Putiphar n’avoit pu desceller de son lieu, étincela de nouveau à son doigt avec orgueil! Ce fut pour lui une satisfaction bien douce que de recouvrer tant de vieux amis perdus, dont le souvenir de plusieurs même alloit s’effaçant de jour en jour de sa mémoire; mais son cœur saigna aussi, et il lui resta des regrets bien amers: les joyaux et les parures de Déborah ne se retrouvèrent pas dans la valise. M. le chevalier de Rougemont déclaroit ignorer ce que c’étoit devenu; mais il mentoit par sa gorge, le voleur!

Dès que les bains et le vin vieux eurent remis un peu de vie et de sève sous son écorce desséchée, Patrick, rassemblant ses forces bien modiques encore, s’appliqua à rédiger le mémoire que souhaitoit M. de Malesherbes; et aussitôt qu’il l’eut achevé M. de Rougemont se chargea avec empressement de le faire parvenir.—Patrick avoit pensé, avec assez de raison, que sa mise en liberté suivroit de près l’envoi de son factum. Il comptoit dessus; c’étoit chose promise, sûre, immanquable. Ses chaînes entre ses serres, il battoit de l’aile pour essayer son vol. Il bouillonnoit, il aspiroit, il appeloit; hors du bord, penché à la mer, les bras nus, il étoit prêt à lever l’ancre au premier signal. Mais les heures, biches légères pour l’homme de plaisir, tortues paresseuses et pesantes pour l’âme en peine! s’écouloient; mais les semaines, qui rampoient lentement comme des chars embourbés, s’entassoient, et la voix qui devoit venir crier à travers les barreaux: Levez-vous et soyez libre! ne retentissoit point.—Ce silence devenant de plus en plus inexplicable, et voulant à tout prix sortir de cet état d’attente qui le tuoit, Patrick se résolut à la fin d’écrire à son bienfaiteur, et il lui adressa cette lettre brève, mais superbe, mais bien propre à le faire ressouvenir, si tant est que M. de Malesherbes eût oublié.—«Monseigneur,—Le prisonnier à qui dans votre miséricorde vous avez bien voulu donner un Christ, le simulacre le plus saint, attend de vous la chose la plus sainte, la liberté.»

Cette démarche fut un coup frappé à la porte d’une maison déserte: personne ne parut à la fenêtre et ne répondit. Le silence qui régnoit devant, régna après. L’écheveau ne se démêloit point, et le temps passoit toujours; chaque jour amenoit plus de désespérance dans l’espoir de Patrick. L’édifice de son bonheur prochain, lézardé de toutes parts, tomboit pierre à pierre. Patrick, qui avoit compté sur les doigts de rose de la liberté, les délices que la liberté alloit lui rendre, se reprenant, les décomptoit tristement sur les doigts de bronze du Destin.

Quelque cruelle que fût cette inquiétude dans laquelle il vécut, durant plusieurs mois, si c’étoit vivre, elle n’arriva que trop tôt à son terme. Un changement violent opéré dans le régime salutaire dont il jouissoit depuis la visite de M. de Malesherbes, vint tout-à-coup l’éclairer sur son sort. Révolté des nouveaux traitements qu’on s’apprêtoit à lui faire subir, ayant fait porter son indignation aux pieds de M. le lieutenant pour le Roi, celui-ci, levant enfin le masque, lui avoit répondu:—Perdez, s’il vous plaît, je vous en prie, tout espoir d’être jamais libre. M. de Malesherbes n’est plus au ministère, et vous êtes mon ennemi; je vous tiens; pas de plainte; la fosse où vous devriez être n’est pas comblée.

M. de Malesherbes, pour suivre Turgot dans sa retraite, venoit effectivement de se démettre de son département, malgré les instances de son Roi; mais qu’il l’eût fait sans avoir ordonné la mise en liberté de Patrick, c’est ce qui sera toujours inadmissible. Il se peut, comme quelques-uns l’affirment, que durant sa trop courte administration, de douce mémoire, surchargé de travaux et d’affaires, à travers mille devoirs et mille préoccupations, embarrassé dans la foule de détenus qu’il vida des bastilles, M. de Malesherbes ait oublié quelques infortunés dans les cachots, dont sa vertu auroit dû briser les fers; mais que Patrick ait été de ce nombre,—impossible! Patrick, sur qui sa charité s’étoit arrêtée d’une façon particulière; Patrick à qui sa bonté paternelle avoit fait avec empressement et complaisance un don si saint, si précieux. Non, cela, dis-je, n’est pas possible! Non, M. le chevalier de Rougemont dut tromper M. de Malesherbes comme le pensa Patrick, et comme il nous faut bien le penser avec lui. A coup sûr ce méchant dut retenir entre ses mains le mémoire et la lettre de son prisonnier; à coup sûr il dut recevoir l’ordre de son élargissement, auquel il désobéit. Cet homme féroce, ce stupide forfante qui gardoit dans son cœur, si toutefois il en avoit, une haine implacable pour Patrick, surtout en mémoire de Fitz-Harris, n’avoit pu sans doute se faire un seul instant à l’idée de perdre la proie dans les chairs de laquelle ses ongles entroient chaque jour avec une hideuse et nouvelle volupté.

Jusques alors l’esprit élevé de Patrick s’étoit maintenu dans sa force. Son âme étoit demeurée belle, noble, judicieuse; son corps seul avoit fléchi sous le malheur, et subi d’attristantes détériorations; mais ce dernier assaut le vainquit. Sa raison en fut profondément ébranlée. Sa sagesse s’égara et se fêla du haut en bas comme un crystal qui reçoit un choc; et, dérogeant à son essence native, sa nature douce et distinguée dégénéra. Tombé dans le dégoût profond de toutes choses, il commença dès lors, peu à peu, à manquer à la culture de soi-même, aux soins quotidiens qu’on se doit; triste symptôme!—Lui qui, dans la souffrance, s’étoit toujours montré avare de plaintes et de pleurs, laissoit voir sans cesse une larme arrêtée sur la rive de sa paupière, ou dans le creux de sa joue décharnée et livide.—Prosterné devant son épitaphe, que Fitz-Harris autrefois avoit gravée, comme on sait, sur la muraille, la bouche accollée à son crucifix, il passoit régulièrement toutes les heures de sa longue journée. Où l’automne l’avoit laissé, le printemps le retrouvoit.—Neuf des plus belles années qui soient comptées à l’homme, il les dépensa ainsi, sur ce gril, en proie à une douleur monotone, déchiré dans touts les sens par les vexations obséquieuses d’un geôlier infatigable et cruel. Ces neuf années qui se déroulèrent si lentement pour Patrick, dont chaque jour fut une coupe amère à vider, nous allons d’un seul pas les franchir.—Qui donc trouveroit en soi assez de courage pour suivre crise à crise une telle agonie?

Enfin, par une nuit d’hiver, le 27 février 1784, si je suis bien servi par ma mémoire, les triples portes de son cachot s’ouvrirent précipitamment, et M. de Rougemont paraissant avec un flambeau au poing, s’écria:—Levez-vous, prisonnier, et suivez-moi; vous êtes libre! Dans la cour un carrosse attendoit portière ouverte; M. de Rougemont le pria de vouloir bien y monter.—C’est beaucoup trop de tendresse, monsieur, lui dit alors Patrick, en souriant: je n’espérois pas, je l’avoue, de m’en aller en carrosse à la liberté, il eût suffi, monsieur, d’ouvrir ce guichet et de baisser le pont. Comme il obéissoit à cet ordre, deux personnages qui se trouvoient déjà placés dans la voiture se reculèrent à son aspect avec un geste d’effroi et de pitié; hérissé de barbe et de chevelure, pâle, blême, décharné, les lueurs blafardes et les ombres foncées de la nuit lui donnoient la physionomie et la transparence d’un spectre. Deux autres personnages, de mines communes, s’étant aussi embarqués à sa suite, la portière se ferma et les chevaux se mirent en marche. Lorsque les deux hommes qui s’étoient reculés à la vue de Patrick eurent repris leur assurance, ils lui adressèrent quelques questions avec politesse. Quelles étoient-elles, ces questions? et qu’y répondit-il, je l’ignore; mais il est à croire toutefois qu’elles touchoient à sa misère; car, après qu’il eut parlé quelques instants, ils lui prirent la main l’un et l’autre et la lui serrèrent cordialement. Une commisération sincère et douce ne se trouve guère que dans les cœurs où le malheur habite, ou par où le malheur a passé: ces deux personnages, qui, oubliant leur propre infortune, s’étoient si fort émus du sort de Patrick, étoient eux-mêmes des prisonniers comme lui, qui comme lui venoient d’être retirés du Donjon; l’un des deux, celui aux vêtements modestes, n’étoit qu’un gentilhomme toulousain, le comte de Solages, arrêté sous le ministère Amelot, et à la requête de son père, pour dérangement de conduite, pour quelques folies de jeunesse; mais l’autre—c’étoit une des gloires de la France,—un martyr qui n’arriva à son calvaire qu’après avoir été tour-à-tour enfermé au château de Chaufour, au château de Saumur, à la Conciergerie, au château de Miolans, deux fois à Pierre-Encise, exilé à la Coste, incarcéré à Vincennes, puis, au temps où nous sommes, transféré à la Bastille.

On s’obstine à vouloir faire honneur à la haute sagesse de Napoléon de l’emprisonnement, dans la maison des fous, de cet homme célèbre entre les célèbres; c’est écrit, c’est dit; mais on en a menti; mais on ment; mais c’est faux! Non, cette cruauté n’est pas l’ouvrage du bon sens imaginatif de Napoléon. Au mois de juin 1789, cet homme, à la suite d’une scène burlesque qu’il avoit eue avec l’état-major de la Bastille, avoit déjà été conduit au couvent de Charenton, d’où il étoit sorti durant les troubles révolutionnaires, en vertu d’un décret qui ne le concernoit point; et on l’y avoit déjà réintégré que Buonaparte n’étoit pas seulement encore empereur en herbe.—C’eût été mal d’ailleurs de la part de l’empereur corse d’accommoder ainsi un empereur romain.

Ce que j’entends par cette gloire de la France, s’il faut le dire, c’étoit l’illustre auteur d’un livre contre lequel vous criez touts à l’infamie, et que vous avez touts dans votre poche, je vous en demande bien pardon, cher lecteur; c’étoit, dis-je, très-haut et très-puissant seigneur, monsieur le comte de Sade, dont les fils dégénérés portent aujourd’hui parmi nous un front noble et fier, un front noble et pur.

La plus grande partie des bagages déposés sur une espèce de charrette qui suivoit le carrosse appartenoient à ce gentilhomme, qui, joignant à ses goûts impériaux un goût impérieux pour les vêtements splendides, possédoit une garde-robe qui se composoit bien, sans mentir, sans exagération, de plus de deux cents habits galonnés ou chargés de broderies,—que nous aurons bientôt le triste avantage de voir figurer dans une sanglante mascarade.

Le carrosse rouloit lentement et toujours dans la même direction. L’épaisseur de cette nuit de février ne permettoit guère à nos prisonniers de se reconnoître; cependant tout les portoit à croire qu’ils s’approchoient de Paris. Enfin, après plusieurs qui-vive qui retentirent dans le silence, quelques sourds bruissements, quelques bruits de ferrement et de porte, le carrosse s’arrêta court et s’ouvrit; les deux mines basses et taciturnes qui avoient été du voyage descendirent immédiatement, et, faisant leur fonction d’exempts de police, elles invitèrent nos trois prisonniers à les suivre. Un groupe d’officiers et de sergents de garde, l’épée au côté, et des geôliers armés de flambeaux et de clefs, qui se tenoient à quelques pas de la portière, se saisirent de Patrick comme il quittoit le marche-pied.—A cet attentat, comprenant toute la trahison, Patrick promena un œil hagard sur les hautes murailles qui l’environnoient, et, reconnoissant tout-à-coup la cour intérieure de la Bastille, que, vingt-un ans auparavant, joyeux, il avoit traversée pour porter à Fitz-Harris les lettres de grâce qu’il venoit d’arracher à la haine de la Putiphar, il poussa un cri terrible et tomba le front sur le pavé.

Éclairé surtout, assure-t-on, par le livre des lettres de cachets de Mirabeau, sur les abus et le régime exécrable de la prison de Vincennes, le nouveau ministre de Paris, M. le baron de Breteuil, venoit d’en ordonner l’évacuation.—Commandance du Château, Lieutenance du Donjon, M. Paulmi d’Argenson, avec son capitaine et ses trente hommes de garde, M. le chevalier de Rougemont, avec ses guichetiers et ses bénéfices, tout fut rasé et balayé en un clin-d’œil; et, à quelque temps de là, après qu’on en eut dispersé touts les prisonniers dans divers châteaux forts, après que l’intraitable Prévôt de Beaumont qui se refusoit à subir une nouvelle translation, eut capitulé et ouvert de bon cœur son cachot dont on avoit fait en vain le siége, cette Tour fameuse et redoutable, demeure d’une longue suite de rois, prison d’État pendant une longue suite de siècles, devint l’humble théâtre d’une boulangerie qui fournissoit à Paris du pain à un sou meilleur marché les quatre livres; et où l’on eût pu faire, pour peu qu’on eût fouillé le sol, du pain sans froment, comme au temps de la ligue; du pain de farine d’ossements.

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XXI.


DONNEZ-MOI votre main, seigneur lecteur; donnez-moi votre main si jolie encore sous son gant parfumé, ma belle dame, et remontons ensemble le sentier rapide qui ondoie et va s’attacher comme un ruban sur l’épaule de la colline. Déjà les chiens de garde grondent à notre approche; déjà leurs aboiements se répandent et retentissent. Voici la grille du menil d’Évêquemont; sonnons sans peur.—Suivez-moi.

      *       *       *       *       *

Vengeance atteignoit sa seizième année. Développé magnifiquement par une jeunesse féodale, et maintenu en dehors de cette souillure humaine qu’on appelle éducation, il avoit déjà la taille et la prestance d’un homme; mais quelque chose de svelte, de candide et de fin qui tenoit tout à la fois, si j’osois dire, de la fleur et de la vierge. Harmonieux et placide comme une statue antique, ont eût dit un jeune athlète grec amène et suave, un chevalier normand dont la grâce ne s’est point encore enroidie sous l’armure. Il se livroit toujours avec ardeur à l’art du cheval et de la chasse; cependant Déborah, sa douce mère, commençoit à étendre sa royauté chaque jour davantage sur les sentiments de son cœur. Il demeuroit plus volontiers auprès d’elle; il paroissoit attacher plus de prix à sa compagnie, la rechercher souvent et s’y plaire. Le brusque et fier écuyer se faisoit à ses côtés un ange de douceur; un page amoureux n’eût pas été d’une prévenance plus jolie et plus attentive. L’âme à cet âge s’amende et s’ouvre à l’approche d’un sens, d’une passion qu’elle ignore et qui bientôt va l’envahir; elle s’emplit de tendresse; elle se vêt de velours pour qu’on la caresse; elle se fait des mains de velours pour mieux caresser.—Les femmes ne sont d’abord pour le jeune homme, dans ses premières années, qu’une vaste et douce prairie d’herbe pareille et uniforme; mais à mesure qu’il avance dans l’allée de saules de la vie, cette prairie s’émaille, se diapre, s’individualise, et de mieux en mieux il discerne parmi le foin veule et fourré les fleurs élégantes qui çà et là le dominent, ou celles qui, plus modestes, se cachent et qu’il étouffe. Les regards du jeune homme s’arrêtent alors pour la première fois; pour la première fois il remarque sa mère, ses sœurs, les amies de ses sœurs et sa nourrice; alors ce n’est plus seulement sa mère qu’il aime, c’est une femme divine; un vase d’onyx rempli des plus suaves essences; ses sœurs se révèlent à leur tour pleines de charmes, de qualités et de grâces; dans les amies de ses sœurs il en compte plusieurs qui sont belles, belles à vous troubler; et sa vieille nourrice lui apparoît toute chargée de beaux vestiges qui donnent des regrets.

L’affection si distinguée et si tendre de son fils eût été pour Déborah une source de consolation bien douce, si la plus vive inquiétude n’eût troublé la limpidité de cette source. Une tristesse profonde, que surtout depuis un an Vengeance portoit peinte sur son jeune front, et qui devenoit de plus en plus sombre, alarmoit son amour. Il paroissoit sans cesse occupé tout bas d’une pensée secrète qui l’isoloit. Quelquefois il demeuroit silencieux et froid à ses côtés; quelquefois il recevoit ses baisers comme une idole insensible, ou tout-à-coup, semblant écarter d’un geste une image fâcheuse, il la pressoit tendrement sur son cœur; et lui donnoit dans son effusion les noms et les caresses les plus tendres. Déborah le questionnoit-elle sur son air rêveur, sur la cause de sa mélancolie, il répondoit nonchalamment:—Je n’ai rien, ma mère, que voulez-vous que j’aie, moi? Je n’ai pas de chagrin; je ne suis qu’un enfant frivole.

Les peines cachées ont une raison plus cachée encore, que l’esprit le plus fin sait rarement pénétrer. Déborah attribuoit à la vie retirée et monotone du château, l’ennui qu’elle remarquoit en Vengeance et qui l’affligeoit. Afin d’y porter d’une main sûre un prompt remède, elle résolut donc dans sa sagesse de l’engager à entreprendre, avec Icolm-Kill, quelque long et beau voyage sous le ciel de l’Europe le plus chéri; et elle ne balança pas à lui en faire la proposition. Tant que ce voyage fut un projet, une chose lointaine, Vengeance parut s’y prêter avec assez de déférence; mais enfin Déborah ayant pris sur elle de fixer le jour du départ et donné des ordres pour qu’on hâtât les préparatifs, Vengeance, après avoir long-temps lutté avec lui-même, vaincu par ses propres efforts, vint la trouver un après-midi dans sa chambre, et là, dans un trouble à fendre le cœur, il lui dit:—Croyez-moi, ma mère, ce n’est pas l’ennui qui me ronge!... Je n’ai que faire de passer les Alpes ou les Pyrénées! Ne m’éloignez pas de vous, ma mère, vous me feriez mourir! J’aurois sans doute, peut-être pour ma perte, pu conserver encore au fond de mon sein le mal que j’y nourris; mais votre décision me pousse à bout; je n’y tiens plus! Il faut à tout prix que je sorte de mon affreuse condition!—Ma mère, je vous aime! vous savez combien je vous aime! eh pourtant je vais vous faire du mal! je vais vous plonger plus d’un trait dans le cœur, moi, qui ne voudrois être que votre bouclier; car malheur, opprobre au fils qui n’est pas le rempart des flancs qui le portèrent! Moi, à peine sorti des langes de l’enfance, moi, éclos sous vos baisers, moi, grandi sous vos ailes; moi, qui vous dois tant de veilles et tant d’amour, qui ne devrois approcher de vous qu’avec un front timide, un regard caressant, le cœur satisfait et plein de reconnoissance; les mains jointes par vénération; je vais me dresser contre vous, et vous tourmenter comme feroit un méchant ou un juge. O ma mère!... pourtant je vous aime! pourtant je ne voudrois être pour vous qu’un sujet de gloire et de joie. Pardonnez-moi, ma mère!...—Je sais peu de chose; j’ai lu peu de livres, mais j’ai remarqué davantage, mais j’ai pensé beaucoup. J’ai porté mes regards partout dans la nature. Je suis remonté à la source, à l’origine des êtres et des choses. Je me suis penché sur chaque nid. Je suis entré dans l’étable et dans la bergerie. Je me suis introduit dans les familles; j’ai écouté; et j’ai vu que tout dans le monde avoit un père, excepté moi! Cette injustice m’a navré. J’ai cherché à en pénétrer le mystère. Je me suis creusé l’esprit; j’ai souffert; je souffre; mais pour moi, comme aux premiers jours du réveil de mon intelligence, rien ne s’est expliqué. Voici, ma mère, la cause de cet ennui qui m’accable, et vous comprenez bien que ce n’est pas un voyage qui m’en peut guérir. Pourquoi suis-je ainsi maltraité par le sort? En quoi suis-je donc indigne que je reçoive moins du sort que la plus abjecte créature. Où est mon père? où est-il? et quel est-il? Je vous en supplie, ma bonne mère, parlez-m’en! montrez-le-moi! Cette ignorance dans laquelle je suis me trouble; ce vide que j’apperçois à votre côté m’effraye!—Ne le presserai-je donc jamais dans mes bras, cet homme qui comme vous doit être si bon, si noble, si beau, si plein d’amour, et pour qui je dois être un objet si précieux et si cher?—Quoi! il est un homme sous le ciel qui m’a donné ce qu’un homme peut donner de plus grand, la vie! qui m’a donné son sang, dont le sang coule dans mes veines, et passe par mon cœur! Eh! cet homme! eh! ce bienfaiteur! je ne le connois pas! eh! je ne suis pas à ses pieds! Parlez sans crainte, ma mère, vous n’y perdrez rien; je ne partagerai pas en deux parts ma tendresse; une même piété vous confondra touts les deux!—Autour de moi, je n’ai vu que choses obscures et douteuses, rien qui pût me mettre sur la voie: je me suis demandé: Suis-je orphelin? Mon père est-il mort? S’il est mort, d’où vient qu’il ne nous reste rien de lui? où donc est son sceau? où donc est son épée? S’il est mort, et que la tombe de la pelouse soit sa tombe, d’où vient qu’elle n’a pas d’épitaphe, qu’elle porte un écusson voilé, et qu’elle ne contient pas d’ossements? Poussière de mon père, avez-vous donc été dispersée par les vents!... S’il est mort, et que vous soyez veuve, d’où vient que vous n’en avez que le deuil, et non pas le titre? Si mon père est mort,—le père de mon père, sa mère, votre père et votre mère sont-ils donc morts aussi? Êtes-vous une étoile tombée du ciel qui dans sa chute a brisé le fil qui la menoit, que sur cette terre où je vois bien que tout est lié, pas un lien ne vous lie?...—Oh! que je suis coupable et cruel! Ingrat que je suis, de porter une main lourde et si hardie sur la plus sainte douleur et la plus inviolable! Ma mère, ne pleurez pas; vos larmes tombent sur mon cœur et le brûlent comme du feu!... Ici la vérité n’est pas ce qui se montre: on a jeté sur elle un voile épais. Il y a derrière nous un passé qui se cache à touts les yeux, mais dont tout révèle l’existence. O ma mère! de grâce, j’implore cela de votre amour, ne me tenez pas plus long-temps dans cette sombre perplexité! Pourquoi me taire qui vous êtes? qui je suis? où je vais, d’où je sors? Suis-je donc si indigne de cette confidence? Je suis tout jeune encore, il est vrai, mais je suis grave; mais vous m’avez fait une âme solide; le poids et le prix des choses me sont connus; je n’abuserai pas du secret que vous me confierez, ma mère, si tant est qu’il y a un secret au fond de tout cela! O ma mère! dites-moi, soyez bonne, si j’ai mon père; si je l’ai vu, si je dois le revoir; si vous l’aimez, s’il faut que je l’aime? Oh! ne me cachez pas où il est, sa retraite, son exil ou son refuge! Je serois si joyeux, si heureux de voir cet homme, de lui baiser les mains et de lui dire:—Bonjour, mon père.—Mais si le destin a voulu qu’il nous fût enlevé, qu’il soit arraché à votre amour, et que je sois privé du sien, oh! conduisez-moi vers son urne, et je l’arroserai de mes larmes! Oh! dites-moi son nom, qui est le mien, que je le bénisse! dites-moi sa vie, que je marche sur ses traces! dites-moi ses vertus que je m’efforce à les imiter! De grâce, ma mère, ou mon père, ou son urne, et son épée!...

Cette démarche inattendue, l’émotion de Vengeance, son air pénétré, sa voix pleine de passion, ses précautions tendres et respectueuses, ses craintes avant que d’oser aborder son aveu, avoient fait tout d’abord une impression violente sur l’âme de Déborah. Dans une pénible angoisse, immobile, couvant du regard son enfant, elle écoutoit avec anxiété, elle buvoit chaque parole. Mais quand il eut prononcé tristement cette plainte, que tout dans la nature avoit un père excepté lui; anéantie sous ce coup qui frappoit sans pitié sur toute sa douleur, qui rouvroit du haut en bas ses blessures; remuée jusqu’au fond de ses entrailles, oppressée, son cœur se renversa dans sa poitrine comme un flambeau qu’on éteint, et de ses yeux tombèrent d’abondantes larmes. Mais enfin, ayant repris un peu d’empire sur elle-même, elle répondit avec bonté:—Si le passé a été caché avec soin à tes yeux, mon cher enfant, c’est qu’il est sombre, c’est qu’il est horrible! c’est qu’il eût été cruel, bien inutilement cruel, d’en attrister ton jeune esprit, d’en troubler le ciel pur de ton enfance. Jouis en paix de ta jeunesse, goûte le présent, rêve à l’avenir, qui sera beau; mais ne jette pas tes regards en arrière. Il est des choses qui enveniment, et le cœur du jeune homme doit être sans venin. Vois-tu, notre passé c’est une éponge trempée de fiel: plus tu la presserois, plus elle répandroit d’amertume. Ne cherche pas à regarder par-dessus ta mère, à percer au-delà. Que ta mère et son amour te suffisent. Je ne veux pas te tromper; je n’ai rien à déguiser pour toi, attends encore; tu sauras tout un jour, il le faudra bien; mais prie le bon Dieu que ce jour vienne le plus tard possible, car ce jour remplira ton cœur de colère; tu grinceras des dents, et tu mordras avec rage dans un pain de cendre et de poison. Aime-moi, pense à moi, vis pour moi! je ne veux pas de deuil sur ton front. Laisse le passé; sois heureux.—Les fleurs sont belles, les femmes adorables; tes chevaux ont du sang; le chevreuil abonde au viandis. Allons, monsieur le penseur, venez dans mes bras; venez que je vous baise! Je ne vous en veux pas de votre incartade; je suis fière au contraire de l’excellence de votre esprit, de votre sensibilité, de vos beaux sentiments!

Déborah avoit mis tant d’onction dans ces paroles; une douceur si ineffable avoit coulé avec elles sur ses lèvres; son désordre avoit ajouté tant de grâce à ses charmes, que Vengeance, troublé, attendri, se jeta avec ivresse à ses genoux, et lui couvrit les mains de baisers; mais, surmontant aussitôt ce spasme, son souci accoutumé reparut sur son front; il se releva d’un air insoumis, et s’écria, avec une passion plus grande encore:—Non, non, ma bonne mère, n’insistez pas! je ne puis vivre plus long-temps dans l’incertitude où je suis. Je vous en conjure, ôtez-moi de cette ignorance! Quelque sombre que soit le passé, il ne m’atterrera pas; il me fera moins de mal que le doute; il ne flétrira pas ma jeunesse, il n’enveloppera pas chacune de mes pensées de sa glu âcre et fétide. Où est mon père? où est-il, de grâce, et quel est-il? Je ne sais! affreuse condition! Sur chaque face humaine j’ai peur de l’y démêler. Un froid mortel me saisit devant le vieillard qui pleure au bord du chemin, comme devant le gentilhomme qui passe magnifique. Ainsi qu’un agneau désolé cherche sa mère égarée dans le troupeau, je cherche mon père parmi les hommes.—Au tribunal de la nature et de la raison il n’y a qu’une sorte de père, mais je l’ai appris; devant le monde il y a des paternités coupables et des fils désavoués. Comment porterai-je le front dans le monde? Dois-je y entrer par la porte ou par une issue dérobée? Me montrera-t-on au doigt, ou s’inclinera-t-on sur mon passage. Ce n’est pas que je veuille, si je suis marqué d’une tache originelle, prendre de l’humilité et demander merci; non, je veux seulement marcher dans ma voie. A l’homme, selon le monde, le chemin est tracé; il est droit, il est fait; à l’autre appartient l’audace, la rebellion, la gloire, l’aventure! Le monde veut que le bâtard rachette sa bâtardise. Bâtard! ce mot paroît vous froisser, ma bonne mère; tranquillisez-vous: si je suis bâtard, l’on ne m’en verra pas rougir. Mieux vaut être le fruit d’un amour, que le fruit d’une habitude; j’ai entendu dire cela quelque part, et je le tiens pour bien dit. Malheur à qui voudra m’en faire honte!...—Vous pleurez; ces paroles vous déchirent; mon cœur ne m’avoit pas trompé: je suis bâtard! bâtard! bâtard! Tant mieux, ma mère! Une épée! et ce monde qui me rejette sera rempli de moi! Une épée! et l’on se courbera sous mon pas, et je légitimerai ma race illégitime dans le sang légitime des vaincus!

Eh bien! ma mère, maintenant que je viens de me découvrir, de me laisser paroître tout entier devant vous, me trouvez-vous assez mûr? Suis-je digne d’une confidence? Il en est toujours ainsi; la mère s’obstine à voir encore l’enfant dans le fils fait homme. Qui d’ailleurs eut jamais la mesure de ce que l’enfant sait et pense. Tandis qu’on le croit occupé d’un hochet, il rêve à soulever le monde, il rêve la colère d’un Luther ou la gloire d’un autre Alexandre. Parlez, ma mère, parlez! que craignez-vous? Vous le savez, je vous aime de toute mon âme! Rien que je sache pourroit-il me détacher de vous! Je suis votre main droite et votre armure! vous êtes mon ciel, mon idole, ma vie! Parlez sans crainte; fussiez-vous la plus vile pécheresse.... Oh! de grâce, parlez! vous me feriez venir d’affreux soupçons, vous me feriez croire à des choses bien mal.... Au nom de Dieu, madame, qu’avez-vous fait de mon père?... Je vous dis qu’il est temps de rendre compte du passé!

Déborah, dans une agitation dont il est facile de se faire l’image, se leva alors avec courage, et, après avoir ouvert avec empressement la porte qui donnoit sur la pièce secrète, et qui étoit fermée comme un coffre-fort, elle prit Vengeance par la main et l’entraîna sur ses pas. Arrivée vers un portrait devant lequel brûloit une lampe:—Tiens, cruel, s’écria-t-elle d’une voix déchirante, voici ton père, voici Patrick,—mort assassiné!

—Assassiné! et par qui, s’il vous plaît, ma mère? reprit lentement Vengeance avec énergie et en la regardant fixement comme un juge terrible.

Froissée, étonnée, épouvantée peut-être, devrois-je dire, de la violence et de la rebellion de ce tout jeune enfant, l’âme accablée sous le poids de bien des souvenirs sombres, affreux, amers, que cette scène fatigante avoit provoqués, brisée, affoiblie, anéantie, Déborah tomba alors sur les genoux, puis s’affaissa, puis les bras pendants et fermés ainsi qu’un bracelet, la tête tristement inclinée, demeura désolée et muette comme l’image de Magdelène au pied de la croix.—Debout, non loin d’elle, Vengeance, qui avoit jeté le feu de son emportement, promenoit çà et là des regards pleins d’effroi. Un spectacle étrange s’étoit offert subitement à sa vue et le dominoit. Cette chambre mystérieuse, dans laquelle il venoit d’être entraîné par sa mère, où personne, pas plus que nous-mêmes, n’avoit jusque là pénétré, où Déborah avoit vu s’écouler tant d’heures silencieuses, étoit toute tendue de draps noirs, murs et plafond, tandis que la lampe d’argent qui brûloit devant la ressemblance de Patrick, étoit la seule lueur qui diminuât l’épaisseur des ténèbres de ce lieu de réflexion.

Dans sa posture si touchante, Déborah paroissoit s’oublier depuis quelque temps, quand tout-à-coup, se relevant avec dignité:—Monsieur, reprit-elle d’une façon sévère, le fils est donné à la mère pour l’honorer et la vénérer, et non pour l’interroger! Un doute, un soupçon, de la curiosité à son égard, c’est une chose laide et condamnable! Vous êtes bien coupable envers moi, monsieur; je devrois vous punir, et élever entre nous une barrière infranchissable!... Mais je suis bonne.... Daignez cependant croire, s’il vous plaît, que si je balance, ce n’est pas qu’il y ait rien dans le passé qui soit à ma honte!—Vous le voulez, monsieur?—Vous l’exigez?—soyez satisfait!—Qu’il en advienne ce qu’il plaira à Dieu!

Elle s’avança alors jusque vers le lit de repos, y prit place, et fit signe à Vengeance de s’y asseoir. Vengeance ayant obéi, leurs mains se rapprochèrent, se serrèrent tendrement; puis la mère dit au fils:—Je vais reprendre les choses à leur origine, je ne passerai pas un iota; la vérité entière va sortir de ma bouche: regardez chacune de mes paroles comme inaugurée dans le sang de Patrick.

Déborah cependant revint encore au silence. Sa bouche éclose se referma encore devant la révélation pénible qu’elle alloit faire, comme certaine fleur sensitive à l’approche des ombres du soir; elle se recueilloit sans doute; tout bas elle s’essayoit aux flots, comme le baigneur craintif, avant que d’oser se plonger dans l’onde du passé amère et saumâtre; comme un pêcheur d’Ischia, assis au cap Misène, et qui rêve et projette son regard amoureux et sévère sur la mer azurée de Baya, de l’île de Caprée au golphe de Naples, de la rive au fond de l’horizon; attendrie, elle promenoit ses regards dans touts les sens sur ses années écoulées; elle en mesuroit le deuil.—Enfin, cédant sous le poids du souvenir comme une touche sous le doigt qui la presse, après s’être entourée encore de quelques douces précautions, elle commença le récit simple et fidèle de ses malheurs, dont le sillon, prenant sa source au pied de son berceau dans le castel de Cockermouth, s’avançoit en replis tortueux, creusé par une main fatale, jusques au ménil d’Évêquemont,—et n’étoit pas achevé.

Déborah, dont l’esprit se montroit si fin dans ses ressources, apporta une extrême habileté dans cette ouverture si délicate. Guidée par son sens exquis, judicieux, elle s’efforça de s’appesantir sur toutes les circonstances qui ne pouvoient éveiller chez l’âme de son jeune révolté que des sentiments doux et tristes, elle laissa aller jusqu’à l’éloquence sa phrase naturellement pleine de séduction; mais avec toute l’adresse d’un vieil écuyer, chaque fois aussi qu’elle avoit vu s’approcher quelque incident, quelque choc cruel, elle avoit su réprimer sa parole, et l’avoit faite sobre et modérée.—Pendant tout le temps qu’avoit duré cette douloureuse confidence, accoudé sur les sculptures du lit de repos, le front appuyé dans sa main, l’œil fixe, Vengeance avoit écouté dans l’apparence d’un grand calme, avec une application qui n’étoit pas de son âge, et lorsqu’elle avoit été achevée, sans empressement, sans marque de passion, il s’étoit mis aux genoux de sa mère, lui avoit pris les mains, les avoit approchées plusieurs fois amoureusement de ses lèvres, et levant sur elle un regard mêlé de chagrin et d’admiration, après avoir balbutié quelques remerciements et quelques douces formules de consolations:—Regardez-moi bien, ma mère, lui avoit-il dit, je ne suis plus cet enfant d’autrefois! je suis un homme—que l’inquiétude a mûri, que tout ce qu’il vient d’ouïr mûrira plus encore!...—Ne craignez rien, ma mère; du secret que vous me confiez ma jeunesse n’abusera pas!...

Lady Barrymore, qui s’étoit attendue, après l’état d’exaltation dans lequel Vengeance s’étoit d’abord montré, à quelque violente explosion, se laissant prendre à ce dehors de sagesse et de réserve, rapporta tout l’honneur de cette amélioration aux ménagements qu’elle avoit su mettre dans ses confidences; elle se félicitoit tout bas de son adresse et de sa politique.... Pauvre femme! pauvre mère!...—Hélas! la face humaine est un rideau de théâtre chargé de peinture et de fard, au travers duquel rien ne transpire, pas même les apprêts de la plus sombre tragédie.

Il fallut que la cloche du manoir vînt deux fois les tirer doucement par l’oreille et les semondre au souper pour les arracher enfin aux doux propos qui avoient succédé, et dans lesquels touts deux ils se reposoient de leurs émotions si réelles et si diverses. En quelques heures quel changement s’étoit fait! Les deux camps s’étoient rapprochés et mêlés.—L’assiégeant avoit ouvert sa tente, et la place assiégée sa porte.—L’épée sortie pour immoler avoit donné l’accolade.—La mère éplorée, qui, véhémente comme une ménade, avoit entraîné son fils emporté et terrible dans la chambre funèbre, maintenant quittoit cette chambre, calme et radieuse, lui glorieux et caressant. Ils alloient maintenant comme deux personnes amoureuses et pleines de sympathie, heureuses, orgueilleuses l’une de l’autre, se cherchant du regard à chaque pas.—Le bras mollement enlacé à la taille élégante de Déborah, la tête appuyée sur sa belle épaule, Vengeance marchoit sous une pluie de baisers.

La soirée, comme d’habitude, Vengeance la passa au salon, auprès de sa mère, dans un aimable désœuvrement; Déborah travailloit à de la broderie, tandis que lui, nonchalamment jeté dans une causeuse, tenoit un livre à la main qu’il ne lisoit pas.—Sauf, peut-être deux ou trois questions insignifiantes en apparence, et qu’il fit d’un air d’indifférence, peut-être même un peu trop affecté, ce à quoi Déborah ne prit pas garde, il n’y eut pas un mot de retour sur les choses si graves qui venoient d’être agitées, pas un coup de pioche donné derechef dans l’amas de décombres fraîchement remué. En voyant l’extérieur d’un si parfait oubli, on eût dit qu’un mois entre le midi et le soir s’étoit écoulé; que le temps avoit effacé sous son pas des impressions faites dans le sable. Sur la surface unie de l’onde retrouve-t-on les traces des vagues appaisées!—Chaque fois que Vengeance aiguillonné par sa mère reprenoit la parole, il ne manquoit pas d’enjouement; mais comme s’il eût été en proie à un reste de souci intime qu’il auroit eu peine à déguiser, souvent il laissoit en beau chemin sa période, donnoit seulement deux ou trois coups de serpe à son idée, et par une pente insensible revenoit promptement au silence; mais dans le silence même la fierté nouvelle qu’ils avoient dans l’âme se trahissoit. On voyoit, cela perçoit comme le bourgeon sur l’écorce, qu’ils venoient de grandir dans leur estime mutuelle; qu’ils venoient en leur faveur réciproque d’entériner dans leur cœur de nouvelles lettres d’anoblissement et de crédit. On voyoit, cela transpiroit par touts les pores, que l’enfant étoit devenu tout-à-coup pour sa mère un homme sûr, une âme droite, éprouvée et d’une riche complexion;—une épée d’une trempe forte et choisie, pénétrante, acérée;—un champ prêt à s’ouvrir sous le soc du monde, prêt à jeter moisson;—un terrain ferme où fonder l’édifice d’une vie remplie par la gloire;—et que de son côté la mère pour l’enfant n’étoit plus une femme sans avenues et sans issues;—un caillou arrondi autrefois dans le lit de on ne sait plus quel fleuve;—un lambeau déchiré au pavillon du ciel, ou sorti du limon;—une femme, en un mot, avec une flétrissure creusée au diamant sur le front; cavale de Cour réformée dans une remonte, défroque de quelque princelet coulé bas ou fait ermite; Aspasie tombée en désuétude, catin abdiquée!

A onze heures, Vengeance se leva pour prendre congé de sa mère: ils s’embrassèrent long-temps savoureusement, avec délices; mais, au lieu de se retirer comme de coutume dans son appartement, Vengeance, ayant gagné le perron, se glissa doucement dans le parc, sur les bords préférés de la source.—La brise répandoit une senteur de chêne;—le firmament étoit du bleu le plus pur;—Phœbé regardoit amoureusement la terre;—et les étoiles scintilloient comme si Dieu les eût nouvellement refourbies.

Là, l’esprit tout-à-fait isolé au milieu de ce spectacle sublime, pensif, silencieux, souvent assis sur une pierre, quelquefois marchant à grandes enjambées dans les broussailles, la tête plus fièrement portée, le poing fièrement sur la hanche, notre jeune orphelin demeura fort avant dans la nuit, comme ces moucherons qui s’oublient à jouer dans les rais argentés de la lune.—Puis, tout d’un coup, comme s’il avoit enfin cueilli dans les genévriers la fleur si rare de la résolution, quittant brusquement le parc, il se rendit dans sa chambre, où sa lampe qui l’attendoit à demi voilée, inondée des splendeurs nocturnes, sembloit le flambeau d’une veille funèbre.—Ayant pris sur la muraille son épée, ses pistolets, et sa fidèle carabine, puis une miniature de sa mère qu’il couvrit de baisers et plaça sur son cœur, il écrivit quelques mots à la hâte qu’il laissa sur la table, s’enveloppa dans son manteau, et ressortit aussitôt avec une extrême précaution. Arrivé sur la pelouse, auprès du cénotaphe de Patrick, il mit alors le genou en terre,—le plombeau d’acier de son épée brilloit à son côté dans l’herbe comme une luciole,—et s’appuya sur le fût de son mousquet. Après avoir gardé quelque temps cette attitude pieuse, il se releva avec enthousiasme, et s’écria:—Dites, mon père, est-ce pas que je fais bien?—que c’est votre conseil?—eh! que je serois un lâche, indigne des entrailles de ma mère!... Mais cela ne sera pas! cela ne peut pas être!... Est-ce pas, poussière de mon père? est-ce pas?—Jamais! vois-tu, mon père, pensée ne s’est offerte à mon esprit avec plus de charmes! sans cesse elle s’en revient vers moi, cette pensée, plus jeune et plus séduisante!... Rose, amoureuse, fraîche, elle m’aborde couronnée de pampre et de fleurs! elle me baise sur le front! elle pose ses lèvres sur mes lèvres! elle me serre voluptueusement la main, et me dit:—Courage!—va!—va!...—au fond de cette action, vois-tu, tu trouveras une satisfaction ineffable, un assouvissement, une estime de toi-même, que rien autre au monde ne t’apporteroit!... va!...—Bien! bien! ombre de mon père!—Bien! bien! mon esprit, plus de calme; allez! je connois et je comprends mon devoir, et je saurai l’accomplir!... Étrange chose que le monde! il y a quelques heures encore, si l’on m’eût parlé de cet homme, j’aurois écouté avec bienveillance; si je l’eusse rencontré sur mes pas je lui eusse donné mes respects; que de fois ainsi, dans la vie, ne doit-il pas arriver que la victime serre affectueusement le bras qui forgea son malheur! que l’opprimé et l’oppresseur, inconnus l’un à l’autre, se donnent le baiser de paix; que l’infortuné courbe révérencieusement la tête devant l’auteur de son abjection; que le pauvre pleure à la porte du carrosse où se fait mener triomphalement le fils de ceux qui dépouillèrent ses ancêtres!...—Oh! mais, moi, mon père! béni soit le ciel! tout m’est révélé! je ne serai pas de ce nombre! je remonterai jusqu’à la source de mon mal, et je la tarirai!...—Étrange chose que la haine! cela gonfle tellement le cœur, que la terre, si vaste pour ceux qui s’aiment, manque d’espace et ne peut contenir deux cœurs remplis de ce venin!...

En achevant cette obscure invocation aux mânes de son père, Vengeance, qui chanceloit, appuya son front brûlant sur le marbre, et attacha ses lèvres avec ardeur sur l’écusson voilé, taillé dans le couvercle du sépulchre.—Comme l’amant qui a jeté son bras autour du col de son amante, il ne pouvoit se séparer de cette froide pierre.

Enfin, ayant gagné après un long détour le bâtiment des écuries, et sellé en un tournemain son palefroi, à petits pas, sans bruit, il entra dans une allée de sycomores, bien sombre, au bout de laquelle existoit une petite porte basse qui donnoit sur des terres empouillées.

D’un bond ayant franchi cette barrière, il piqua des deux, et fendant l’espace avec la vélocité de Wilhelm emportant Lénore, il disparut bientôt au loin, parmi les masses d’ombre, dans la plaine.

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XXII.


QUAND Vengeance entra dans Paris, le jour succédoit tout d’un coup à la nuit, ainsi que cela se voit à la comédie; et des coulisses commençoient à sortir les personnages:—Crispin et Sbrigani, Oronte et Mascarille, Chrysalde et Lucinde, Dandin et Dorine, Sganarelle et Scapin:—chacun pour son rôle mettant le pied en scène.—A travers toute cette foule d’acteurs vigilants, Vengeance traversa comme une flèche décochée. Entraîné par la pensée qui s’étoit emparée de son cœur avec force, il se jetoit en avant. Il avoit en lui un besoin impérieux qui entendoit être obéi. Mais dans quel val écarté, quel ravin rapide, sous quel ombrage épais, sous quel tablier d’herbes vertes, gisoit la source empoisonnée et mortelle où le cerf altéré devoit trouver à étancher sa soif?... Comme un homme réveillé en sursaut par un bruit, qui, l’épée à la main, s’avance et tâtonne pour tuer dans les ténèbres, Vengeance marchoit—aveuglément—arquebuse au poing.—La colère étoit prête; mais la victime manquoit!—La lame s’agitoit dans le fourreau, impatiente de creuser une plaie; mais où battoit la poitrine exécrée? mais s’offriroit-elle jamais sous les coups!....

La passion sait aller au but sans être informée et sans qu’on la guide! elle trouveroit un anneau tombé dans l’Océan! Les fumées de la bête forlancée qu’elle poursuit ne s’effacent jamais pour elle. Avec elle pas de gîte sûr pour le lièvre!—pas de bauge pour le sanglier!—pas de tanière pour le lion!...

Au quartier de MM. les Mousquetaires du Roi, l’adjudant de service répondit à Vengeance que M. de Villepastour avoit pris sa retraite depuis le nouveau règne; mais que s’il souhaitoit d’arriver jusques à lui, qu’il le trouveroit en son hôtel, rue de l’Université.—Et à l’hôtel de la rue de l’Université, le suisse répondit que M. le marquis habitoit pour la saison son château de Colombes.

Jusque là Vengeance avoit ignoré s’il ne couroit pas après une ombre vaine; s’il ne chassoit pas une bête morte, un renard dont la peau étoit déjà chez le fourreur: aussi quand il eut acquis la certitude que son ennemi ne lui manqueroit pas, quand il eut dans la main le fil qui le devoit conduire sûrement à son repaire, un commencement de satisfaction s’ébaucha au fond de son âme. Son esprit gagna un peu de calme, et sa précipitation se ralentit; car il alloit comme un éperdu.—Tranquille alors, comme s’il eût eu devant lui une tâche sans péril, il ne repartit de Paris qu’après avoir fait reposer sa monture, et s’être donné à lui-même quelques heures d’un bon sommeil.

Les flèches de feu du midi tomboient du carquois embrasé du soleil, les gryllons seuls remplissoient de leur cliquetis l’air silencieux des campagnes, lorsque Vengeance atteignoit la sombre tonnelle de verdure qui, s’avançant dans la plaine comme une jetée dans la mer, comme une couleuvrine hors du rempart, conduisoit au château de Colombes; vieux castel, de féodal devenu Louis-Quinzesque;—casque de pierre peinturé, enrubanné, et plein de fleurs.

A l’entrée de l’avenue la lice de bois, couleur vert-naissant ou vert-pomme, étoit ouverte;—au fond de l’avenue la grille aussi étoit ouverte. Vengeance s’avança donc sans hésiter; et, comme il s’approchoit sous les fenêtres, il apperçut dans les jardins, descendant les degrés d’une terrasse, une dame dans un galant et riche appareil. D’une main elle relevoit une basque de sa robe, de l’autre elle hochoit un éventail avec grâce. Elle se renversoit avec majesté, se dodelinoit comme une rose que Zéphire agite, et jetoit avec élégance comme un aviron son pied qui soulevoit les flots transparents de sa jupe, son petit pied, grand à peine comme un biscuit, captif dans un soulier de soie jaune, haché par des zébrures plus sombres, et qui, échafaudé au haut d’un haut talon et la pointe prosternée, terminoit une jambe divine par une douce déclivité.—Une suivante, ravissante soubrette, venoit derrière, flairant une branche de romarin, et portant nonchalamment, repliée sur son bras, la queue démesurée de sa maîtresse.

A la vue de cette grande dame inattendue, Vengeance tourna court, et chevaucha plein de fierté jusques auprès de la terrasse.—Là, ayant mis pied à terre, tenant sa bête par la bride, il se découvrit, et saluant plusieurs fois de son chapeau, en bon gentilhomme, avec une suprême courtoisie, il demanda M. le marquis de Gave de Villepastour, à cette délicieuse personne, qui lui répondit d’une façon suave et d’une voix sucrée:—Mon mari, monsieur, est en ce moment dans le parc.—Veuillez prendre en face cette allée, et d’honneur vous l’y trouverez.—Sur quoi Vengeance s’inclina de nouveau en signe de remerciement.—Pendant toute cette brève entrevue, tandis qu’ils avoient parlé ou s’étoient fait leurs révérences ils avoient eu l’œil attaché l’un sur l’autre, leurs regards s’étoient cherchés; il y avoit eu de part et d’autre un mouvement d’admiration inopinée. On eût dit que le dieutelet Cupidon, ce petit archerot malin, les avoit sur-le-champ férus tous deux de la même sagette.—Vengeance étoit le beau jeune homme antique que vous savez!—La marquise, d’une taille élevée, femme de trente ans toute jeune encore, étoit bien belle aussi!—Une tête noble et superbe, comme on en voit sur des médailles de Syracuse; un col d’un galbe imaginaire, animé et flexible, avec un doux balancement; une poitrine à rendre Junon jalouse, et deux admirables commencements de sein, car le surplus étoit caché; de la prestance, une parure rare, une abondance majestueuse de costume;—mi-partie reine et déesse!—Comment Vengeance auroit-il échappé à tant de prestige si bien à sa mesure! Quel derviche même y eût échappé!... Enfin, ayant rompu le charme qui le lioit et le retenoit encore après la réponse reçue, il remonta avec beaucoup d’aisance sur son impatient palefroi, et s’enfonça à toute bride dans le parc par l’allée indiquée.

—Célimène, dit alors la marquise à sa caudataire, ne trouves-tu pas ce jeune homme un enfant superbe? Quel port! quelle grâce! quel visage!—Oh! j’en suis toute bouleversée!

La soubrette fit un petit bruit de lèvres railleur, et répondit après un silence plus moqueur encore:—Mon cœur sur la main, ma foi, madame, je le trouve un charmant berger.—Si charmant! que, s’il daignoit vouloir m’offrir des nids de tourterelle et m’orner de fleurs ma houlette,—je lui laisserois volontiers m’offrir et m’orner tout ce qu’il voudroit.

—Célimène, que vous êtes terrestre! Vous ne pouvez rien voir sans penser de suite à votre lit. Oh! je n’aime pas ce genre d’esprit grossier!—Mais venez, et suivons ce chérubin dans le parc. J’ai besoin de le revoir, ce bel ange!—Oh! s’il le veut, ce bel amour, il verra bien des défaites!...

Au détour d’une petite allée Vengeance rencontra M. le Marquis de Gave de Villepastour, qui, l’épée nue à la main, poursuivoit un papillon d’un riche plumage qui fuyoit effaré devant lui, voltigeoit et se posoit de branche en branche.—Un valet à quelques pas plus avant tenoit au bout d’une chaîne d’argent un singe en frac de velours, portant suspendue à son col une petite corbeille de figues qu’il ravageoit.—M. le marquis, s’il vous plaît, s’écria alors Vengeance en réprimant brusquement sa course.—C’est moi, monsieur, que me voulez-vous?

Prompt comme la foudre, ayant sauté à bas de son cheval, et rejeté son manteau, Vengeance dégaîna son épée. Puis, l’œil enflammé et marchant droit sur lui:—Marquis, ce que je veux, reprit-il avec force, ce que je veux, infâme! c’est ta vie! çà, défends-toi!—Je viens de la part de mon père et de ma mère!

—Que voulez-vous dire?

—Je veux dire, misérable! regarde-moi bien! que je suis le fils de Patrick! et que Déborah est ma mère! et que je viens demander le paiement des outrages que ma mère a subis, et le prix du sang de mon père que tu as assassiné.

—Décidément, c’est donc une manie de famille, mon jeune brave, de vouloir que Patrick soit mort, et que moi j’en sois l’auteur!—fit alors le marquis d’un air tout-à-fait calme et réjoui;—puis il poursuivit avec indifférence, en froissant dans ses doigts les plis d’une dentelle:—Ah! vous êtes, mon cher, le fils de madame Déborah! une charmante, une adorée personne, ma foi!... Comment va-t-elle?... Oh! je me la rappelle parfaitement! vous lui ressemblez: cependant plus encore à M. votre père, aussi je me disois en vous regardant tout à l’heure: Mais, c’est étonnant! je connois ce garçon-là.

—En garde! monsieur, vous dis-je:—Mais défends-toi donc!... misérable!

—Hola! tout beau! vous faites bien l’emporté, mon mignon! Quelle mouche vous a donc piqué?—Venez à la maison; qui sait? peut-être j’aurai bien des choses à vous dire: nous causerons tranquillement.

—Tu railles, infâme!... Défends-toi, ou tu es mort!

—Mort!—non.—Tout beau.—Pas si vite....

—O mon père! je n’en finirai donc pas avec ce lâche!...

Vengeance frappoit du pied la terre.—se heurtoit le front;—et brandissoit son épée d’une façon terrible.

Ah! tu ne savois donc pas, mirliflore imbécile, qu’il ne faut insulter ni l’enfant ni la femme!—Parce que la femme devient mère, parce que l’enfant devient homme!

En garde!—Encore un coup, te dis-je, défends-toi donc!

—Mon pauvre apprentif, c’est de la vraie folie! vous voulez donc mourir, mon cher, vous n’y pensez pas? vous voulez donc me forcer à vous faire du mal?

—Mourir! moi! non, monsieur le marquis, non, je n’en crois rien. Moins de tendresse, je vous prie. Dans ceci, ne voyez-vous pas que la justice et Dieu sont avec moi!

—Dieu?... mon garçon, ceci auroit fait bien rire M. d’Holbach. Vraiment vous êtes délicieux!

Comme Vengeance se précipitoit sur lui, et qu’il n’y avoit plus de temporisation possible, M. de Villepastour, se retournant vers son valet, lui dit alors d’une façon résignée:—Tu vois, Jasmin, que monsieur m’y oblige.

Les fers étoient croisés, Vengeance attaquoit comme un lion.—Le vieil homme d’armes se contenta d’abord de parer élégamment; mais, peu à peu, animé par l’ardeur et l’audace de son implacable adversaire, il prit une part plus active à cet horrible jeu, et devint à son tour terrible.

Ils en étoient là, tantôt rompant, tantôt allant à fond avec fracas, quand tout-à-coup la marquise éperdue apparut au détour de l’allée, et, poussant des cris de grâce, vint se jeter entre les combattants, essayant de couvrir Vengeance de sa protection,—ce qui le perdit.

Une botte portée trop brutalement par M. le marquis, et qu’il ne put modérer, se fit jour sous le fer de son ennemi, lui cloua sur la poitrine l’éventail d’ivoire de la marquise dont elle s’efforçait de faire un bouclier, lui perça le cœur, et s’insinua sous le poids du bras jusques à la garde.

Vengeance recula d’un pas, jeta un long regard sur la marquise. Et criant: O ma mère!—Il étoit mort.

—Barbare! quoi! vous avez tué ce bel enfant!... s’écria alors madame de Villepastour avec un geste d’effroi—horrible, et se laissant tomber sur la poitrine de Vengeance, que déjà le sang inondoit.

—Jasmin, dit là-dessus M. le marquis, sans aucune marque d’altération ni de trouble,—j’ai la main meilleure encore que je ne pensois.

Madame de Villepastour fut détachée du corps de Vengeance, qu’elle tenait embrassé en versant d’abondantes larmes, et ramenée au château par Célimène, où les plus tendres soins ne pouvoient la rendre à ses esprits, tandis que Jasmin, aidé de M. de Villepastour, conduisit le cheval de Vengeance dans l’épaisseur d’un bosquet, l’y attacha,—cacha sous un fourré le jeune mort,—et poussa du sable avec le pied sur la mare de sang répandu.

—Ceci, Jasmin, n’est que provisoire.... La cloche appelle; viens.—Nous reviendrons ce soir quand nous aurons avisé à ce que nous devons faire de ce butin.

A la nuit, en effet, M. le marquis et Jasmin reparurent.—Après avoir tiré du bosquet le cheval, ils chargèrent sur la selle le cadavre, puis, l’ayant lié avec de bonnes cordes, ils conduisirent hors du parc, par une porte pour ainsi dire dérobée, ce lugubre équipage.—Là, ayant frappé chacun avec un caillou sur les flancs du cheval, l’animal, qui hennissoit à l’odeur du sang, s’emporta et s’enfuit—épouvanté.

En regardant partir cette triste cavalcade, M. de Villepastour ne put se défendre d’un mouvement de regret.—Pauvre garçon!... fit-il.—Est-ce pas, après tout, Jasmin, qu’il étoit beau et brave! Que c’étoit après tout un jeune preux!

—Preux ou non, rentrons, monsieur le marquis, et souhaitons-lui un bon voyage.—Bonne chance, mon drôle! En voilà un du moins, cher maître, qui, voyageant à dos de mulet, ne craint pas qu’on lui prenne ou la bourse ou la vie.

—Connois-tu, Jasmin, l’histoire de Mazeppa?

—Non, maître.

—La besogne que nous venons de faire m’y fait songer:—je te conterai ça.

Le cheval ne sembloit déjà plus au fond de la plaine qu’un corbeau voletant sur la crête d’un sillon.—Le maître et le valet rentrèrent dans l’enceinte du castel:—la chose avoit réussi; ils étoient satisfaits.

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XXIII.


QUAND je pris la plume pour écrire ce livre j’avois l’esprit plein de doutes, plein de négations, plein d’erreurs;—je voulois asseoir sur le trône un mensonge,—un faux roi! Comme le peuple, sujet à la démence, pose quelquefois le diadème impérial sur un front dérisoire, et que devroit plutôt fleurdelyser le fer rouge du bourreau, je voulois ceindre du bandeau sacré une idée coupable, lui mettre une robe de pourpre, lui verser sur le chef les saintes huiles,—l’élever sur le pavois ou sur l’autel,—la proclamer Cæsar ou Jupiter—et la présenter à l’adoration de la foule, qui a moins besoin de pain que de faux dieux, que de faux rois, que de fausses idées, que de phantômes!—Mais je ne sais par quelle mystérieuse opération, chemin faisant, la lumière s’est faite pour moi.—Le givre qui couvroit ma vitre et la rendoit opaque comme une gaze épaisse, s’est fondu sous des rayons venus d’en haut, et a laissé un plus beau jour arriver jusques à moi.—Où l’eau étoit bourbeuse, j’ai trouvé un courant limpide.—A travers les roseaux j’ai plongé jusque sur un lit du gravier le plus pur, sillonné par l’ombre fugitive des poissons argentés qui passent entre deux ondes comme un trait,—comme une barque qui a mis toutes voiles dehors,—comme une navette qui courroit sans repos de la main droite à la main gauche, de la main gauche à la main droite de Neptune.—Le brouillard s’est déchiré, et la cîme des monts, pareille à une armure gigantesque dorée par les flammes du soleil, au fond de la gerçure ouverte dans la brume, s’est offerte à mes yeux.—Au travers de cette vapeur d’eau bouillante, mon regard a philtré, et la ville assise sur la colline et la forêt étalée dans la plaine, qu’elle céloit, m’ont enfin apparu dans toute leur beauté.

Oui! il y a un Destin!

Oui! il y a une Providence pour l’Humanité et pour l’homme!

Non! les méchants ne triomphent pas sur la terre!

—Non, sur la terre chacun reçoit le salaire de ses œuvres.

Non, il n’y a pas besoin d’une seconde vie pour redresser les torts de la première,—pour faire la part du juste, et refaire la part du méchant.—Rien ici-bas ne demeure impuni!

Non, il n’y a point de désordre dans le gouvernement du monde!

Non, les bons ne payent point pour les mauvais,—la vertu pour le vice!

Non, il n’y a point d’hommes qui soient donnés en proie aux hommes sans que Dieu n’en ait la raison.

Les bons qui souffrent ne sont des bons qu’en apparence, ou si ce sont des bons réels,—comme le fils du mauvais peut être juste,—c’est qu’ils expient les torts de leur race.

Oui, je crois à l’expiation!

Non, la destinée fatale originelle n’est point une atrocité! mais une loi sublime!

Dieu est un Dieu vengeur!

Sa vengeance est quelquefois invisible, souvent elle est longue et tardive, mais elle est sûre!—Dieu a devant lui l’espace; rien ne le presse; rien ne lui fait un devoir de punir le prévaricateur dans soi-même plutôt que dans la postérité qui doit sortir de son flanc.

Nous qui ne sommes que d’un jour, si la vengeance n’est pas au bout de notre courte et fragile épée, elle nous échappe!—mais rien n’échappe à l’épée éternelle de Dieu!

Cette opinion, j’en conviens, est une opinion terrible! Soit! tant mieux! Qu’elle aille trouver le crime heureux dans le bain de ses prétendues délices, qu’elle lui troue la poitrine avec sa vrille de fer, qu’elle s’y insinue, et lui fasse égoutter le cœur!...

La vérité est un jeune arbre inflexible que nulle force au monde ne peut ployer, et dont rien ne sauroit faire un arc!—C’est un rocher qui retombe sur celui qui le déplace!

Je me suis efforcé tout le long de ce livre à faire fleurir le vice, à faire prévaloir la dissolution sur la vertu; j’ai couronné de roses la pourriture; j’ai parfumé de nard la lâcheté; j’ai versé le bonheur à plein bord dans le giron de l’infamie; j’ai mis le firmament dans la boue; j’ai mis la boue dans le ciel; pas un de mes braves héros qui ne soit une victime; partout j’ai montré le mal oppresseur et le bien opprimé....—Eh tout cela, toutes ces destinées cruelles accumulées, n’ont abouti après tant de peines qu’à me donner un démenti!

Lord Cokermouth, un méchant cœur, fils peut-être d’un cœur plus condamnable encore, n’expie-t-il pas ses torts par lui-même et par sa race. Il est puni en soi. Il est puni dans sa compagne. Il est puni dans sa fille. Sa fortune se détruit, et vivant il assiste à la ruine de sa maison. Le bras de Dieu le poursuit jusque dans sa descendance, et ne s’arrête qu’après avoir tout effacé.

Lady Cokermouth, la pauvre tourterelle accouplée à un bœuf; c’étoit une âme droite; mais elle dut payer pour son père, un marchand parvenu.—Vous savez, messieurs, si c’est l’honnête homme qui parvient!

Quant à Déborah! n’étoit-ce pas la dernière raison d’une race doublement maudite, et qu’on vient de voir s’éteindre dans la personne de Vengeance, son jeune fils, enfant appartenant à deux souches condamnées; car Patrick que nous voyons étendu sur le plus dur chevalet, procède d’une antique famille dégradée après des troubles populaires durant lesquels cette famille séditieuse avoit trempé sans doute dans plus d’un forfait.

Pour Fitz-Harris, n’auroit-il eu contre lui que sa trahison envers son ami, envers son frère Patrick;—la trahison est le crime le plus grand aux yeux de Dieu,—qu’il n’eût reçu que son salaire.

O vous, que mon sophisme flattoit, berçoit, caressoit, consoloit!... qui vous êtes si follement réjouis de me voir mener dans un char de triomphe la corruption; qui avez pu voir avec joie souffrir ce qui est honnête, car tout ce qui est honnête souffre dans mon livre, et qui avez pu croire un instant avec moi au destin aveugle, à l’impunité! mettez sous vos pieds ce doux mensonge!—voilez votre face hideuse dans vos mains coupables!—Tremblez! oui, tremblez! car l’heure approche où toutes ces infortunes que j’ai chantées et des montagnes d’autres vont faire pencher le plateau de la colère de Dieu!—car Dieu à cette heure attise un châtiment comme le forgeron le feu de sa forge!—car l’heure d’une immense expiation va sonner sur un timbre funèbre, épouvantable, horrible! car Dieu et le peuple,—ces deux formidables ouvriers, vont se mettre à la besogne!—et car leur besogne comme eux sera terrible!

La monarchie décomptera longuement devant Dieu ses orgies!—et ses suppôts! le peuple les tordra dans ses mains puissantes comme un haillon!

Pas une plainte secrète, pas une larme dans l’ombre, pas un soupir étouffé, pas une goutte de sang que Dieu ne recueille—et ne pèse—et ne venge! Ce sont autant de grains de poudre qui s’amassent sous le projectile, et qui font le coup d’autant plus fort, d’autant plus redoutable au jour de l’explosion!—De là vient, de ces causes infimes et partielles, le bouleversement des empires.

Au jour de ces bouleversements avec sa propre massue Dieu tue Hercule.—Alors il divise les nations en deux parts: à l’une il met une toison, à l’autre il met une gueule: et suscite ces deux parts l’une contre l’autre jusqu’à ce que la part qui a la gueule ait dévoré la part qui n’a que la toison!

Quand l’expiation est enfin accomplie, et que Dieu n’a plus besoin de son outil, il le brise!

Dieu, tout-à-l’heure, se servira du peuple; mais dès que cet outil sera ébrêché dans sa main et sera teint de sang, à son tour il le rejetera!

Il enverra alors un homme sorti d’où l’on ne sait où, qui lavera le sang dans le sang, qui à mesure que les mères enfanteront prendra leurs fils et les écrasera sur la pierre!—Puis à son tour cet outil sera brisé! Alors les dernières ombres d’une race qui doit disparoître de la terre reparoîtront. Mais Dieu, pour achever l’holocauste, derechef se choisira un outil dans la propre maison de cette race, et fera régner sur le peuple, jusqu’à ce qu’il ait expié ses nouveaux forfaits et sa nouvelle trahison, ce dernier outil; un homme aux mains crochues portant pour sceptre une pince;—une écrevisse de mer gigantesque;—un homard, n’ayant point de sang dans les veines,—mais une carapace couleur de sang répandu!

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XXIV.


LORSQUE le vase de la colère de Dieu est plein, une larme de femme,—et le vase déborde!

Le roi Don Rodrigue força Florinde, et il perdit l’Espagne!

Pharaon força Déborah, et il perdit la France!

Ce n’est pas que sur une faute isolée Dieu se résolve jamais à rayer un empire,—mais c’est qu’il est temps enfin de porter la hache sur une nation lorsqu’elle en est venue à ce point d’ignominie, que d’avoir pour maître un homme qui pratique le crime ou qui l’organise!

Florinde en appela à son père, et son cri de vengeance trouvant un horrible écho dans le cœur du comte Julien, celui-ci, égaré par un soin farouche de son honneur, en appela aux Maures, et leur livra traîtreusement la clef de sa patrie!

Mais Déborah, plus sage que Florinde, la Cava! ainsi que la nommèrent les Maures eux-mêmes, c’est-à-dire la Mauvaise! comme nous l’avons vu, s’en remit simplement au peuple et à Dieu!—Des philosophes étoient déjà suscités, et le peuple déjà buvoit avidement le venin qu’ils suintoient;—la France, assise alors sur son arrière-train comme une bête vorace, fouilloit déjà du museau dans ses propres entrailles et se mâchoit le cœur!

Ainsi finit en France, ainsi finit en Espagne, la domination des rois Goths,—DE LOS GODOS!

      *       *       *       *       *

Hélas! au temps funeste où voici que notre esquif aborde, pareille au roi Don Rodrigue après la bataille, chassée de sa tente royale, seule et pitoyable, si abattue qu’elle en avoit perdu le sentiment, mourante de faim et de soif, si teinte de sang qu’elle sembloit un brasier, portant des armes bossuées, brisées, jadis de pierreries, une épée faite scie sous les coups qu’elle avoit reçus, un casque fracassé, enfoncé dans sa tête, la face couverte de poussière, image de sa fortune tombée en poudre, sur son cheval Orelia, harassé, poussant à peine sa respiration courte, baisant parfois la terre, la MONARCHIE s’en alloit par les campagnes de Xerez,—nouvelle et pleurante Gelboé!—s’enfuyoit avec de tristes spectacles sous les yeux, avec la peur dans l’oreille et un grand bruit de guerre confus; craignant tout, redoutant tout, ne sachant que faire de son regard: le lever au ciel, le ciel étoit gros de colère! le jeter sur la terre, la terre n’étoit plus sienne, elle étoit foulée, elle étoit aliénée! le plonger dans soi-même, dans ses souvenirs, dans son âme: un plus grand champ de bataille encore s’y trouvoit!...

La tête gonflée par la peine qu’elle enduroit, comme le roi Don Rodrigue, elle monta aussi, vers la fin du jour, sur le sommet de la colline; et de là, cherchant ses gents vaincus, ses bannières, ses étendards gisants, et que la terre couvroit, ses capitaines disparus, son camp trempé de sang qui couroit par ruisseaux, triste de voir ce désastre, en proie à sa douleur profonde, les yeux baignés de larmes, elle s’écria comme lui:—Hier j’étois reine d’un royaume, aujourd’hui pas une ville!—Hier villes et châteaux, aujourd’hui rien!—Hier des serviteurs, aujourd’hui personne!—Maintenant je n’ai pas un créneau que je puisse dire mien!—Maudite soit l’heure où je naquis, où j’héritai d’une si grande seigneurie, puisque je l’ai perdue, puisque j’ai tout perdu en un jour!—O malheureuse! si ceci tu l’eusses fait en d’autres temps, si tu eusses fui de tes désirs au pas dont maintenant tu vas! si aux assaults de la passion tu n’eusses pas montré une lâcheté indigne d’une Gothe, et plus encore d’une reine qui gouverne, la France jouiroit de sa gloire! et de cette formidable puissance qui là, sur le sol, gît et change la couleur de l’herbe!—Maudits soient l’instant et l’heure où mon destin me donna au monde!... Mamelles, qui me donnâtes du lait, que ne me donnâtes-vous plutôt le sépulchre!...—O mes ennemis! ô vous les vengeurs dont Dieu se sert! oh! tuez-moi à coups de poignard, et bien vous ferez!... Mais le traître est un couard, jamais il ne fait une bonne action!

Puis son cheval Orelia étant tombé mort, étendue entre ses jambes, elle fit aussi, comme le roi Don Rodrigue, en attendant que se dissipassent les ténèbres, un oreiller de ses arçons, en disant: Adios, España, que el barbaro señorea!... Adieu, France, que la barbarie seigneurise!...

Auprès de son Orelia chéri ainsi elle attendit la lumière ennemie.

Puis encore, comme le roi Don Rodrigue, qui s’enferma vivant dans la tombe, la couleuvre du remords la dévora, et, dans l’excès de ses tortures,—son cœur fournissant de l’eau à ses yeux qui pleuroient, ses yeux à sa bouche qui buvoit des larmes,—comme lui encore elle cria:—Mords-moi, couleuvre! achève-moi! découvre-moi la face de la mort!...—Hélas! mon déshonneur sera éternel! la renommée me maintiendra pour mauvaise, comme elle en maintient d’autres pour bons! Oh! si la renommée, la mémoire, le monde, pouvoient devenir muets! les chroniqueurs aveugles, afin que ceci ne fût pas écrit!...—Oh! si ma vie s’achevoit! oh! si la mort venoit!... Mais je crois que je suis si méchante que la mort même ne me veut pas!—déjà pourtant mon haleine s’affaisse! déjà pourtant mes dents se serrent! Déjà pourtant ma langue inerte et pendue darde la pointe!... Mords-moi, couleuvre, achève-moi! découvre-moi la face de la mort!...

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XXV.


LA fin si douloureuse de Fitz-Harris dans le puisard, après vingt-un mois de débats avec la mort, après une agonie déchirante et tenace; la perte de ce frère d’infortune, de ce compagnon d’enfance et de misère, et pour surcroît l’inefficacité de la promesse si formelle de M. de Malesherbes, promesse qui sembla n’être venue rallumer le pâle flambeau de son espérance que pour donner l’occasion à M. le chevalier de Rougemont de le lui souffler sous le nez avec son insolence et sa cruauté habituelles; la prolongation de sa captivité, qui décidément n’offroit plus que le mirage d’une plaine aride et mortelle, sans horizon et sans bornes; tout cela, toutes ces amertumes, toutes ces odieuses manœuvres, toutes ces afflictions profondes avoient fini, comme nous l’avons vu, par ébranler la raison de Patrick, qui, jusques alors s’étoit sans cesse maintenue élevée, noble et fière, qui jusques alors comme un mât robuste, n’avoit pas oscillé un seul instant au milieu des orages et des sinistres les plus sombres.

La translation du Donjon à la Bastille porta le dernier coup. Ce fut un choc, un désappointement terrible pour l’âme de Patrick, qui s’étoit encore ouverte naïvement à l’espoir d’une délivrance (tant l’âme du malheureux est disposée comme le faucon à venir sur le leurre le plus grossier); lorsqu’au lieu de la liberté qu’on venoit tout-à-coup de lui promettre, il s’étoit vu derechef dans une enceinte de murailles et sous la voûte d’une nouvelle fosse.

Les neuf dernières années de son séjour au Donjon, Patrick les avoit passées dans l’état d’esprit le plus veule et le plus morne, abymé en Dieu et abymé dans la prière. Cette dévotion extrême s’exagéra encore. Il rompit alors entièrement tout commerce avec les hommes. Sourd à toutes questions, n’adressant aucune demande, se défendant rigoureusement toute parole, il ne s’entretint plus qu’avec le Ciel. A genoux ou accroupi, pelotonné pour ainsi dire autour de son Christ, il demeuroit sans cesse dans la triste immobilité d’un loir engourdi. L’obligeoit-on à sortir de son cachot pour aller respirer un peu sur les terrasses des tours, il s’asseyoit tristement sur l’affût d’un canon et n’en quittoit plus. Quelquefois, après avoir suivi long-temps du regard un ramier qui voloit librement au haut des airs, son cœur se gonfloit et il se prenoit à fondre en larmes. Il avoit alors dans le cœur un besoin si réel et si impérieux d’isolement et de mystère qu’il ne s’adressoit même jamais à Dieu, comme s’il eût oublié tout-à-fait la langue qui se parloit autour de lui, que dans l’idiôme de sa chère et malheureuse patrie.—«O thiarna, répétoit-il souvent en se prosternant contre terre, dean trocaire ormsa morpheacach!»

Certes, Patrick avoit reçu du Ciel une âme forte, un esprit solide; mais tant de douleurs l’avoient abreuvé, tant de souffrances l’avoient épuisé.... Hélas! qui de nous n’eût pas succombé comme lui sous le faix d’une pareille peine, et l’horreur d’une éternelle prison!... Quand on songe, ô mon Dieu! rien qu’à cette pensée mon sang se glace dans mes veines, qu’il y avoit, à l’heure où nous sommes, vingt-cinq ans dix mois et onze jours qu’arraché au monde, à la liberté, à son amie, Patrick avoit été chargé de fers et habitoit l’ombre mortelle des cachots!

Pauvre martyr!!!

Mais tandis que Patrick s’éteignoit dans ce calme et qu’un silence sépulchral régnoit au fond de sa prison, de grandes rumeurs s’élevoient au dehors. Toute une nation s’agitoit comme une armée; tout un peuple parloit et s’enivroit au bruit de ses propres paroles; et dans son ivresse et son abêtissement, ce troupeau d’esclaves crioit:—«Nos bergers sont velus comme nous! prenons des ciseaux! si nous tondions un peu nos bergers!»

Patience! encore quelques jours.... Et quand nous descendrons notre seau dans le puits, il remontera plein de sang! Et quand nous chercherons une pierre pour reposer notre front, ou notre vieux père pour le guider dans les ténèbres, notre main ne rencontrera partout que des poitrines ouvertes et des têtes coupées!...

[Illustration]



XXVI.


L’HEURE du châtiment approchoit donc!

Oh! de grâce, avec moi, mes frères, croyez à l’expiation!—croyez à un Dieu punisseur ici-bas!—Sans cette croyance, hélas! rien n’a sa raison, rien n’a sa loi. Le monde n’est plus qu’un saccage éternel; l’Humanité un culbutis odieux et inextricable; la société un coupe-gorge, et la terre une lâche complice.

Sans cette croyance, tout demeure obscur, secret, ténébreux, honteux, pitoyable! Cette vie n’est plus qu’une énigme sans mot, un logogriphe défectueux, une charade ridicule et impossible! Tout revêt une image grotesque et absurde, depuis les plus infimes jusques aux plus grandes choses, depuis l’adversité solitaire du citoyen jusqu’à la chute retentissante des empires.

Sans cette croyance à l’expiation qui nous met dans la main la clef de touts les arcanes, on en arrive insensiblement aux déductions les plus bouffonnes, aux inductions les plus risibles, aux plus inimaginables folies; on en vient, par exemple, comme certain esprit de ce temps, qui passeroit quasi pour attentif, comme M. Thiers en un mot, à assigner à l’un des plus grands événements humains, à la Révolution françoise, je veux dire, pour cause immédiate et pour origine, une espèce de mauvais calambour fait en l’air par un petit conseiller au Parlement, un boute-feu, un bavard, un noblion dont le nom n’avoit même pas d’orthographe, M. d’Espré... ou d’Epréménil, un misérable bavard, dis-je, une lèpre, une plaie, car le bavard est le pire des fléaux, un histrion travesti en robin, un polichinelle, qui, dans les écuries du Roi, eût mérité de recevoir le fouet à c.. nu sous sa toge!

Je ne suis point un personnage, je ne suis ni grave ni important; je ne vise ni au timon de l’État, ni aux filles des receveurs de la gabelle, ni à la trompette de Clio; je ne suis qu’un simple romancier, pas un cheveu de plus! mais j’avoue cependant que si jamais il avoit été possible qu’un quolibet eût provoqué quelque événement, quelque cataclysme, je n’eusse voulu à aucun prix m’en faire l’historien!

Seize volumes sur les suites d’un jeu de mots, non, jamais! Je sais trop ce je me dois!

Io soy que soy!—comme diroit un Castillan.

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XXVII.


A l’extrémité d’un ancien boulevard qui jadis protégeoit la ville, et qui peu à peu, entouré par elle, s’est efféminé dans son sein, dans le sein de cette reine du monde, comme autrefois Hercule aux pieds de la reine de Lydie, et qui comme Hercule s’est laissé dépouiller par son Omphale de sa massue et de sa peau de lion; au bout de ce vieux boulevard, dis-je, pareil aujourd’hui à une berceuse qui chante au soleil et file sa quenouille, il existoit un immense cachot de pierre, avec lequel nous avons déjà fait connoissance, hideux et sombre, édenté, infect et décrépi, qui, la figure sale, d’un air hébêté, immobile, avec de petits yeux louches, garnis de cils de fer, et qu’on eût dits percés à la vrille, regardoit fixement autour de lui comme un cayman demi pourri dans la fange d’un marais, qui hume des miasmes et aspire une proie.—Ce vestige d’un temps qui n’étoit plus, qui sembloit rester là debout comme un vieillard qui auroit refusé de descendre dans la tombe afin de dévorer sa race,—c’étoit!... A ce nom, se répandent d’abord dans notre pensée des bruits de chaînes et des gémissements, puis un bruit de guerre et des cris de triomphe.—C’étoit un lieu d’odieuse mémoire!—c’étoit la Bastille!

Ce repaire, qui avoit prêté main-forte à tant d’iniquités, qui avoit trempé dans tant de crimes, qui avoit bu tant de larmes et tant de sueurs d’agonie, étoit l’objet de l’exécration publique. Cette hache éternellement levée sur la tête de l’innocent, toujours prête à décimer, remplissoit le cœur de haine et de terreur. Le peuple ne songeoit à cette prison qu’avec effroi: c’étoit pour lui l’entrée du Ténare. Il n’osoit longer ces murailles sans épouvante, comme si ces murailles eussent eu des appendices invisibles pour attirer à soi, comme si elles eussent été béantes.

Bouc émissaire chargé des torts et des crimes de soixante rois, tant de colères s’étoient amoncelées sur ce monstre et le poursuivoient qu’il touchoit enfin à son heure suprême.—Des cahiers demandoient aux États son abat.—Le peuple avoit juré sa perte!

Il y avoit alors déjà près d’un an que Paris, que toute la France même, dans l’anxiété et le trouble, s’agitoient. Le sol se mouvoit souterrainement, se crevassoit et craquetoit comme la crête d’un mont volcanique à l’approche d’une éruption. Le peuple, poussé par les suggestions d’une misère prétendue plus profonde, par les suggestions d’une faim factice et par d’autres suggestions plus ténébreuses et plus terribles encore, se faisoit de plus en plus actif et indocile. Sa chaîne cassée et sa muselière arrachée pendante au col, il rôdoit sans repos nuit et jour comme un dogue échappé, ou comme un loup du Désert, qui cherche le lieu d’un meurtre pour s’ébaudir dans le sang.

Mais ce qui acheva de le dénaturer, ce peuple, ce fut le misérable spectacle qu’on lui donnoit aux États de Versailles, où ses représentants se heurtebilloient et se colletoient sans pudeur entre eux et avec leurs maîtres, se tirailloient comme Pasquin et Marforio, comme deux polissons.—Hélas! à cette triste parade il avoit compris de suite qu’il n’avoit pour roi qu’une solive; que tout roi n’est qu’une solive du moment qu’on se fait charpentier, qu’on prend le compas et la hache, et, chose plus funeste encore, qu’un gentilhomme n’est pas si fort qu’un porte-faix.

Les deux camps s’inondoient sans relâche d’un flux de paroles. La cour et le tiers-état bavardoient et se formalisoient comme deux vieilles loquaces, comme deux huissiers, comme deux pies. On se passoit au fil du discours.—Pauvre chose! car c’est là justement ce que le peuple exècre!...

Enfin Dieu trouvant sans doute son outil suffisamment trempé et affûté, décidément l’emmancha, et le mit à la besogne.

Quand un peuple se révolte contre ses divinités, son premier geste est d’en briser les images; son premier geste quand il se redresse contre ses maîtres, c’est d’en briser les symboles. Or, la Bastille étant le symbole le plus manifeste d’une tyrannie antique et abhorée, le peuple naturellement ne pouvoit manquer de se dire:—Rasons cet affreux symbole comme nous effaçons les armes sur la porte des carrosses, et les panonceaux sculptés dans la pierre des hôtels.

Le 14 juillet donc! tandis qu’on se tirailloit comme de coutume à Versailles, l’aurore promettant une journée superbe,—le peuple, qui avoit déjà fait l’essai de ses forces, qui avoit appris déjà à envisager la mort, qui savoit déjà comment s’enfonce une lame, se leva courageux, regarda autour de lui, retroussa ses manches; puis s’écria:—L’heure est venue! car le ciel nous est propice.—Holà! compagnons!—Aux armes!...

Et comme il n’avoit pas envie, de son côté, de jouer aux phrases, à peine avoit-il achevé ce cri, qu’il courut à l’hôtel des Invalides. Là il se saisit de touts les instruments de guerre qui s’y rouilloient, puis quand il se vit une épée au poing, il la brandit de joie et de colère, et vint se ranger sous les murailles de la Bastille.

Du haut de cet antique masure ce devoit être une curieuse armée à voir que cette foule composée d’éléments si divers; ce mélange d’hommes de tout métier et de toute espèce, dans les équipages les plus bizarres. Des enfants portoient des sabres qui les dépassoient d’une coudée; des clercs de procureur bandoient des arbalètes; des charretiers au lieu de fouets faisoient sonner des carabines; des abbés, des femmes et des moines s’exerçoient aux fusils; et comme la veille le Garde-Meuble avoit été saccagé, ici on appercevoit un déchireur de bateaux avec un cuissard au bras; là un perruquier perdu sous le casque de Charles IX; plus loin un revendeur dans la panoplie de François I^{er}, ou un maçon, plein de vin et de sueur, dans l’armure auguste de Bayard.

A la vue de cet étrange saturnale, hélas! quel songeur ne se fût pris d’une sombre et profonde rêverie?

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XXVIII.


QUAND la multitude avec sa fronde à la main, comme le jeune David, eût été quelque temps en présence du géant, elle fut emportée par son ardeur habituelle; et dans sa turbulence, pour entrer promptement en matière, elle demanda impérieusement qu’on lui livrât sur l’heure son ennemi, c’est-à-dire l’abandon des armes et de la place.

Le gouverneur étoit un brave. Il avoit avec lui un renfort de trente-deux petits Suisses qu’on lui avoit envoyés secrètement la nuit précédente, soixante invalides et quatre canonniers. C’est vous dire quelle put être sa réponse.—Il n’ignoroit pas que Turenne et Condé avoient jugé autrefois ce rempart imprenable, et d’ailleurs comme la Cour, qui avoit rassemblé des forces considérables aux portes de Paris, se promettoit de faire dans la nuit du 15 au 16 une formidable camisade, il ne s’agissoit après tout que de gagner un peu de temps.

Le peuple, qui avoit pris grand ombrage des troupes étrangères et nationales campées insolemment sous son nez, et qui avoit le vent des machinations occultes et du coup qu’on méditoit, n’étoit guère disposé à se prêter à aucun barguignage. Il comptoit les heures. Aussi dès qu’il eut à peu près la certitude qu’il n’auroit rien qu’avec les ongles, engagea-t-il le combat.

—Ce fut de la rue Saint-Antoine que partit la première attaque.

La foule ayant investi les premières cours, quelques audacieux pénètrent dans la cour du Gouvernement. Mais alors, poussé à bout, ramassant enfin le gant qu’on lui jetoit, le gouverneur fait lever brusquement le pont-levis de l’avance et riposte par une sévère fusillade.—Déjà le sang coule à flots.

D’abord consterné, puis exaspéré, le rassemblement accroît sans cesse. Des munitions, des armes, des combattants apparoissent de toutes parts.—Des faubourgs entiers descendent.—Les canons enlevés à l’Hôtel-des-Invalides arrivent après avoir traversé la ville en triomphe.—De vieux militaires, des soldats de marine, des soldats aux Gardes et des déserteurs mêlés depuis plusieurs jours à la cause populaire s’emparent du commandement, gouvernent le siège et dirigent les batteries.—On place du canon sur le bord du fossé; on attaque par les jardins de l’Arsenal; on s’avance dans la cour des Salpêtres; on la traverse; on parvient derechef en face du pont-levis de l’avance; on envahit le corps-de-garde et le logis des invalides, et le combat se poursuit avec furie.

A ce fracas de guerre et au récit de cette tuerie, les bavards frissonnent; et, voulant substituer à cette lutte sanglante une guerre de paroles, ils envoient, pour parlementer, députation sur députations. Mais, perdus dans le tumulte et la bagarre, ces parleurs ont beau se démener et agiter leurs personnages, assiégés ni assiégeants ne les remarquent, et leurs discours se perdent dans le bruit de la mousqueterie. Dès le matin déjà, avant même qu’un seul coup eût été porté, un électeur du district de Saint-Louis-de-la-Culture, M. Thuriot, étoit venu solliciter M. le gouverneur et faire des ronds de jambe sur les plates-formes, _coram populo_.

Les canonniers foudroyoient le pont-levis dont on avoit cherché vainement à briser les chaînes à coups de hache. Le gouverneur, de son côté, eut-il recours à son artillerie? Je ne sais, mais ce qu’il y a de certain, c’est que le canon tonnoit sans relâche, qu’il ébranloit la ville et le sol, grondoit dans les airs et jetoit de près et de loin l’épouvante.

Il y avoit déjà trois heures qu’on en étoit aux mains, plus de trois cents cadavres mordoient la poussière; de toutes parts on emportoit des blessés; mais le peuple, loin de tiédir, bien qu’il ne vit encore aucune issue et que tout lui défendit de compter sur la victoire, devenoit de plus en plus terrible. Embusqués de touts côtés, des fenêtres et du haut des toits mille tirailleurs ajustoient paisiblement; et dès qu’un assiégé se montroit à travers les créneaux, sur les tours, il tomboit sous la pluie de leurs balles.—Une ruse de guerre vint alors servir à souhait ceux d’en-bas, et protéger leurs manœuvres. Deux chariots de fourrages ayant été renversés, on y mit le feu, et la fumée épaisse que le vent rejetoit sur la forteresse aveugla complétement l’ennemi.

Enfin, sous les efforts du canon, le pont-levis de l’avance tombe, et au milieu des hourras et des cris de mort et de colère le peuple se précipite, comme un fleuve qui a rompu ses digues, dans la cour du Gouvernement. Là, à la vue des cadavres des premières victimes de la guerre, sa rage augmente; il décharge sa fureur contre les murailles, il incendie les logements du gouverneur;—mais le soleil est si rutilant, mais le jour a tant de splendeur, que cet embrâsement, qui, au milieu d’une nuit sombre, eût répandu tant de flammes, jette à peine une pâle lueur.

Tout-à-coup une jeune fille s’offre aux regards. On la dit fille du gouverneur; on s’en saisit. On l’étend sur un lit de paille, auquel on met le feu, et l’on menace de l’y brûler vive sous les yeux de son père si la capitulation tarde davantage. Mais au même instant un vieillard, M. de Monsigny, le père véritable de cette pauvre enfant, se penche pour l’appeler, et, poussé par le désespoir, comme il va pour se précipiter du haut des remparts, un coup de mousquet l’atteint, et il tombe mort dans le fossé; tandis qu’un brave, qui avoit déjà sauvé une première fois la jeune infortunée, l’arrache des mains de ses bourreaux, l’enlève, la met en un lieu de sûreté, puis revole au combat.

Le canon, braqué de nouveau contre le second pont-levis, faisoit un feu terrible et le fracassoit.

Voyant qu’il ne pouvoit plus tenir et qu’il avoit laissé perdre le poste que son Roi avoit confié à sa garde, le gouverneur désolé veut faire sauter sa citadelle, et déjà il s’approchoit mèche allumée de vingt milliers de poudre, quand quelques lâches soldats le retiennent et s’opposent à cet horrible exploit.

Sur ces entrefaites, la petite porte qui se trouvoit au bout du petit pont de service, et qui donnoit accès dans l’intérieur de la forteresse, s’entr’ouvre doucement, mais au nom de quel ordre? On ne sait.

Aussitôt quelques braves s’élancent. Le peuple se rue à leur suite, renverse tout ce qui se présente, frappe sans pitié, et pénètre enfin dans le corps du monstre.—Ainsi les couards qui avoient tout bas entre-bâillé la porte tombèrent les premiers, et reçurent sur le coup le prix de leur honteuse trahison.

Le grand pont-levis s’abaisse, la tourbe se répand dans la cour intérieure. On s’étouffe, on se foule dans les escaliers, dans les corridors, dans les tours; on se méprend, on s’entretue, on s’entr’égorge!... une horrible boucherie s’achève!

Hélas! nous savons par bonne expérience combien il est moins à craindre dans les guerres civiles, dans les guerres des rues, de tomber sous les coups de l’ennemi que sous les coups de ses propres compagnons d’armes.

Au haut de la tour de la Comté et de la Bazinière, déjà quelques vainqueurs paroissent et plantent leurs drapeaux aux applaudissements de la foule immense qui les suit d’en-bas.

Tandis que les uns effondrent les portes, brisent les verrouils, visitent les cachots, parcourent en frémissant touts les lieux inconnus et impénétrables de cet horrible labyrinthe, et cherchent des captifs à rendre à la liberté, d’autres, tout entiers à leur victoire, chargés de trophées et de dépouilles opimes, s’empressent d’aller annoncer au loin les grands travaux d’Alcide, la gloire, l’événement de la journée, ou, entourant leurs prisonniers de guerre et les protégeant contre la fureur commune, sortent lentement et forment des cortéges.

La rue Saint-Anthoine, qui aboutit à la Grève, devient le canal par lequel se dégorgent tout ce qui sort de la Bastille, car les vainqueurs, pour consacrer leur butin, veulent le déposer aux pieds des Électeurs assemblés dans l’Hôtel-de-Ville, et conduire à ce tribunal populaire les vaincus.

Mais çà et là, le long de la route, la plupart de ces malheureux succombent sous les coups d’une populace forcenée. Cela est horrible à dire, mais il y a toujours, en toute occasion, des lâches, des brigands touts prêts à égorger les gents sans armes, tout prêts à achever ceux que la fortune trahit. Aux abords de l’arcade Saint-Jean, malgré les prodiges de valeur que fait pour le sauver le marquis de Pelleport, dont ce brave avoit été le consolateur pendant une captivité de cinq années, le major de la place est mis en pièces; et comme il posoit le pied sur le perron de la Ville, le gouverneur se voit traîtreusement massacré, et son corps, criblé de blessures, déchiré dans touts les sens, est livré aux outrages d’une crapule ignoble et féroce.—Ce preux se défendit pendant plusieurs minutes comme un lion! Jamais homme de cœur ne mourut avec plus de courage! Ce fut une scène horrible!... Si seulement dix hommes de cette complexion se fussent conduits de même dans la Bastille, jamais la Bastille n’eût été prise!—Mais cela n’entroit pas dans les desseins de Dieu.

Poussée par un instinct de curiosité, par un besoin de dévastation et de vengeance, la foule se précipitoit sans cesse dans la Bastille. Chacun vouloit donner le coup de pied de l’âne. Chacun vouloit voir sous le nez le croque-mitaine qui si long-temps avoit été l’objet de l’effroi général et le plat valet du despotisme et du bourreau. On éprouvoit une satisfaction étrange à passer librement sous des voûtes secrètes où jamais jusques alors n’avoit retentit le pas d’un homme libre.

Pas un coin, pas une cache, pas un bouge n’échappoit à la recherche, à l’avidité de la foule.—Un vieillard qui, quoique enfant alors, prit une part active à ce siége, me racontoit il y a quelques jours qu’il se rappelle encore parfaitement une grande salle ovale, dont l’entrée avoit été condamnée et dans laquelle il s’étoit glissé l’un des premiers, toute couverte d’une boiserie noire, ornée de panneaux de peinture représentants des supplices, et dans les murs de laquelle, tout autour, de grands crochets de fer étoient scellés. A l’un de ces crochets il y avoit, m’assura-t-il, accroché par la nuque, un squelette d’homme qui avoit dû y avoir été suspendu vivant. Mais il étoit là depuis bien long-temps sans doute, car il n’avoit plus sur les os que quelques lambeaux de vêtements; le reste, fusé et presque réduit en poussière, étoit tombé au-dessous sur les dalles, ainsi qu’une croix de chevalier de Saint-Louis.—Quel avoit pu être cet homme? quel avoit été son crime? qui commanda ce forfait? on l’ignore! Le regard de Dieu seul peut suivre la tyrannie dans ses derniers et impénétrables replis.

Ce même vieillard me racontoit aussi, d’une manière fort enjouée, qu’ayant pénétré le premier, à cause de sa fine encolure, par un judas ou une espèce de meurtrière dans la salle des armes, il s’étoit empressé naturellement de se saisir, non pas d’une bonne carabine, mais, pour son étrangeté, d’une sorte de massue ou de casse-tête de fer. Le soir, vers les sept heures, comme d’un pas belliqueux il revenoit chez sa mère avec son instrument sur l’épaule, au coin de la rue Caumartin, une patrouille de la milice bourgeoise malencontreusement le rencontra.

Le caporal lui demande d’une voix sévère d’où il vient, et comment il se fait qu’il porte cet arme.—Je viens de la Bastille, répond-il d’un air superbe; je suis un des vainqueurs!... C’en est fait de nos tyrans et de ce dernier asyle du despotisme!... Quant à cette hache, je l’ai conquise de mes propres mains, au risque de ma vie; c’est le fruit de notre triomphe, c’est mon butin, à moi!—J’allois encore en défiler bien davantage, ajouta mon vieillard, quand le caporal, coupant court à mon dithyrambe, m’enleva mon casse-tête, et, m’appelant petit vagabond, me donna un grand coup de pied que, si je m’étois retourné, j’aurois reçu dans le ventre.—Ce fut là, hélas! poursuivit-il, touts les honneurs civiques qui me furent décernés! ce fut là tout le lucre que je retirai de la victoire.

S’il vivoit encore de nos jours, de la petite aventure de ce jeune patriote ne vous semble-t-il pas qu’Ésope pourroit accommoder un fort bon apologue?

Mais revenons à la Bastille.—Dans la tour du Puits ou de la Liberté, je ne sais plus au juste, tout-à-coup des gémissements se font entendre. On prête l’oreille. C’est du fond d’un cachot qu’ils paroissent sortir. L’effroi se répand, puis l’effroi fait place à une généreuse colère.—On brise les portes du cachot, et, à la lueur que donne une meurtrière, on apperçoit accroupi, dans un coin, une sorte de squelette qui demande du pain.

Le trouble qui avoit régné dans la forteresse avoit empêché les porte-clefs de s’occuper de leurs prisonniers, et depuis la veille ils étoient restés sans nourriture.

A cette vue on recule d’abord; puis à la consternation succèdent des larmes. On se saisit doucement de la pauvre victime et on l’entraîne dans la cour. Là, alors au grand jour, au milieu des cris de terreur et de pitié, on voit un être humain presque nu, d’une maigreur horrible, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes desséchées, et la tête cachée sous de longs cheveux blancs. Une barbe énorme lui descend jusqu’à mi-corps. Sur sa poitrine, dont on compte les cercles, un crucifix d’ébène est suspendu. Les ongles de ses mains et de ses pieds sont plus longs que les griffes d’une bête sauvage. Mais sans paroître ni ému ni étonné de ce qui se passe autour de lui, l’œil vitreux et égaré, le spectre demeure immobile.

Fier de sa conquête, de cette vivante accusation, le peuple en un instant forme une espèce de pavois avec quelques débris de meubles et des arbres arrachés dans le jardin du gouverneur. On y place le pauvre captif; puis, ce pavois élevé et porté sur les épaules, des vainqueurs, affublés par dérision des habits dorés du comte de Sade, armés ou chargés d’instruments inconnus et bizarres, qu’ils ont pris dans la Chambre des tortures, portant de vieux étendards ou des haillons au bout de leurs lances, se serrent à l’entour; puis, ivre de joie et d’orgueil, ce convoi grotesque et sinistre s’ébranle, se met en marche, descend de la Bastille au milieu des applaudissements et des clameurs, et va répandre au loin sur son passage l’étonnement, l’épouvante et l’enthousiasme.

—Combien y a-t-il que vous étiez prisonnier? crie-t-on de toutes parts au phantôme.

—Pourquoi fûtes-vous arrêté?

—Qui êtes-vous? Comment vous nomme-t-on?

Mais Patrick,—toujours morne et impassible,—la tête baissée et enfouie sous sa barbe et sa chevelure, garde inexorablement le silence.

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XXIX.


PLUS le cheval qui emportoit le corps de Vengeance précipitoit sa course, plus son épouvante augmentoit, plus sa course devenoit terrible et bizarre: la tête, abandonnée à son poids, rouloit sur la croupe et la heurtoit; les jambes, molles et inertes, qui pendoient à droite et à gauche, et alloient et venoient comme des étriers vides, frappoient les flancs; et cela aiguillonnant sans relâche la pauvre bête, comme eût fait un dresseur féroce, la peur dans l’oreille, l’effroi au cœur, la sueur sous le poil, elle bondissoit, elle franchissoit comme un fossé, comme le ravin d’un torrent, de longs espaces de terrain solide;—tantôt, comme un couteau fermant ouvert dans toute sa longueur, et lancé contre une poitrine ennemie, elle glissoit au-dessus du sol, tantôt elle rasoit le sol comme une faulx.—Ce n’étoit plus de la vitesse, c’étoit de la phrénésie!

Défais-toi de cette épouvante qui t’égare, ô coursier noble et fidèle! Ces ténèbres, ne vois-tu pas que ce n’est que la nuit? la nuit, cette intermittence de la fièvre qu’on appelle le jour! Le poids qui te charge, ne vois-tu pas que c’est ton jeune maître, ton compagnon d’enfance, que la mort a réduit à l’état d’un fardeau stupide?—Hélas! de cette tête qui roule sur tes hanches, et que ta course agite comme si elle étoit coupée et suspendue à l’arçon d’une selle, il ne sortira plus cette voix aimée qui te faisoit tressaillir comme le son de la trompette!—Oh! de grâce! à quoi bon tant de hâte, coursier noble et fidèle? qui te presse? Va, tu n’atteindras que trop tôt le terme de cette course rapide!... Tu ne portes pas, toi, comme le cheval cosaque sur lequel autrefois fut lié le beau page du roi de Pologne, un hetman à l’Ukraine! Tu n’es point une clef, toi, qui s’en va ouvrir le champ brillant d’un avenir!—Une barque qui traverse d’une côte désolée vers une côte orientale!—Ce n’est pas Mazeppa que tu portes, te dis-je, mais un cadavre! ce n’est pas le destin d’une nation, mais une destinée tranchée! Ce n’est pas vers un thrône que tu marches, mais vers une tombe!—Vers la tombe!... insensé que je suis, mais n’est-ce donc pas là le thrône digne d’envie! Oh! va vite! va vite! noble coursier!—La couronne de pavots que pose la mort sur notre tête est la plus douce couronne, le plus doux règne c’est le sommeil du sépulchre!—Oh! va vite! va vite!—Le royaume de la mort est à coup sûr le plus doux, car pour lui nous quittons touts la vie; et qui vit jamais parmi nous un transfuge de la mort!...

L’obscurité protégeoit cette fuite,—mais nul corbeau ne vint se suspendre au-dessus du coursier et voltiger comme un phalène autour d’un flambeau; point de troupes de loups ravissants, remplissant les airs de leurs hurlements lointains, ne s’acharnèrent à sa suite; ni déserts de sable, ni solitudes désolées, ni steppes aux arbres rabougris, ne se découvrirent devant ses pas:—Seulement après quelques werstes de campagne cultivée, de champs en rapport, il atteignit bientôt, peut-être par hasard, la rive de la forêt de Saint-Germain, d’où, s’orientant comme un pilote habile, il se dirigea vers les hauteurs de Triel. Alors escaladant avec la rapidité d’un izard le penchant de la colline et gagnant le plateau, il vint enfin se poster avec un grand fracas devant la grille du ménil d’Évêquemont.

Là, le col étendu et le front renversé comme un cygne effrayé qui bat de l’aile, et claquète à la vue d’une buse qui plane au-dessus de sa couvée, les nazeaux collés aux barreaux de la grille, piaffant et passageant avec force, écorchant la terre, il se mit à hennir, ainsi qu’un voyageur de nuit appelle et frappe à la porte d’une hôtellerie.—A ce bruit les chiens de garde réveillés s’élancèrent au bout de leurs chaînes et répondirent aux hennissements par des aboiements à pleine gueule.—Ce fut un vacarme terrible, on eût dit que dans les nuées une chasse infernale passoit.

Déborah veilloit encore à cette heure.—Penchée tristement sur le balcon de sa fenêtre, elle écoutoit le silence de la nuit avec l’attention qu’on prête à une symphonie. Au plus léger mouvement des feuilles, au plus doux murmure du vent, elle tressailloit, y croyant trouver un présage du retour de son fils qui, le cruel, tardoit bien à revenir! Dans touts les bruits et les soupirs nocturnes elle l’entendoit, elle entendoit le galop de son cheval.—Après les confidences de la veille, comment la disparition de Vengeance et l’absence de ses armes n’eussent-elles pas donné les plus vives inquiétudes, n’eussent-elles pas causé les plus vives alarmes? Le billet que Vengeance avoit écrit et laissé sur la table en partant, ne pouvoit guère d’ailleurs contribuer à rassurer Déborah; car il ne contenoit que cette phrase mystérieuse:—«Soyez tranquille, ma mère, je reviendrai.»—Lorsque certaines questions isolées que lui avoit faites Vengeance, se représentoient en faisceau dans son esprit, il lui sembloit qu’elle entrevoyoit les choses, que les choses s’expliquoient: alors son anxiété devenoit extrême; elle pleuroit; quelquefois, tremblante comme un lâche sous le fer d’une hache, elle tomboit sur les genoux, et levant ses bras au ciel, d’une voix déchirante elle imploroit:—O mon Dieu! s’écrioit-elle, vous qui êtes un Dieu juste, veillez sur mon enfant! veillez sur mon fils!... O mon Dieu! n’exigez pas de moi un trop grand sacrifice!

Aussi dès qu’elle eut entendu les pas et les hennissements du cheval, ne doutant pas que ce fût son fils adoré qui revenoit, remerciant Dieu qui le lui rendoit, et se hâtant de s’avancer à sa rencontre, tout bas elle s’étoit dit:—Il s’en revient triomphant!

Les gents du château couroient devant ses pas avec des flambeaux; car au château touts les valets avoient partagé les inquiétudes de Déborah, et avoient refusé de prendre aucun repos avant le retour de leur jeune maître; et lorsque Déborah arriva vers la grille, déjà les gardes l’avoient ouverte.—Mais alors ce fut un coup terrible! au lieu de ce fils enivré par la victoire, revenant fièrement, la tête de son ennemi suspendu au poing,—comme elle se l’étoit imaginé,—ne trouvant qu’un cadavre garrotté et couvert de sang, son cœur se renversa, et elle se précipita contre terre en poussant des sanglots affreux.

Les gardes ayant tranché promptement les liens avec leur épée, le corps de Vengeance fut transporté aussitôt dans la chambre de sa mère;—et là ce fut un spectacle plus déchirant encore que cette pauvre femme cherchant à découvrir quelque reste de chaleur sur un cadavre, arrachant les vêtements qui lui cachoient la plaie, promenant partout ses lèvres et ses larmes!...

Quand il ne lui fut plus permis d’espérer, qu’elle eut bien vu qu’il étoit sans vie, qu’elle eut mis le doigt dans le trou de sa poitrine, un froid mortel la glaçant subitement:—O mon Dieu! dit-elle, dans une horrible défaillance, ce grain de mil étoit-il donc nécessaire pour combler ta mesure!...—Ils me l’ont tué! tu me l’as tué, ô mon Dieu!—O mon Dieu! que vous êtes cruel!

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XXX.


APRÈS avoir pleuré amèrement sur le corps de son fils, Déborah le fit porter dans le cénotaphe de la pelouse. Hélas! en le voyant s’agenouiller sur ce marbre destiné à recevoir la dépouille de son père, car chaque jour Vengeance y venoit prier, qui eût dit que le pauvre enfant s’agenouilloit sur sa propre tombe? Comme elle avoit pleuré assidûment sur le corps, Déborah pleura d’abord assidûment sur le sépulchre; puis sa douleur, s’étant peu à peu creusé un lit profond et resserré, cessa de se répandre, et ne coula plus que silencieusement sous des aulnes touffus, sous des fourrés de ronces et de joncs, dans le secret et le mystère.—Mais pour être devenu plus intérieur, plus intime, le chagrin de cette femme infortunée ne perdit rien de sa réalité ni de sa violence. La perte qu’elle avoit faite n’avoit pas de mesure. Elle étoit du nombre de celles qui jamais ne s’effacent. Le temps n’y pouvoit suppléer. Le monde, cette triste cité de gents qui ne sont plus et de gents qui doivent cesser d’être, avec sa mémoire courte et sa tête éventée et bruyante, n’y avoit que faire. Qu’avoit d’ailleurs de commun le monde avec ce cloître, avec ce refuge d’une grande douleur! C’est à peine si son bourdonnement y parvenoit jusques au pied des murailles.

C’en étoit fait! la vie de la pauvre veuve étoit détruite une seconde fois, détruite sans retour. Son dernier espoir étoit brisé net. Même en image le bonheur le plus vague et le plus lointain ne pouvoit désormais s’offrir à ses regards affoiblis. De quelle main eût-elle pu alors essuyer ses larmes? De quel côté se fût-elle penchée sans trouver un abyme?... Bien qu’elle parût encore appartenir en quelque sorte à la vie, et n’avoir pas encore achevé tout-à-fait sa carrière, bien qu’un fossoyeur ne l’eût point encore descendue dans la fosse, elle n’en habitoit pas moins sous la terre avec ses deux morts. Elle étoit morte, morte avec ceux qu’elle aimoit, avec ceux qu’elle avoit aimés, morte avec Patrick et Vengeance, avec son époux et son fils, morte et clouée dans le même cercueil!

Dans les jours qui suivirent le fatal événement, du fond de sa douleur, Déborah fit faire avec énergie les plus vives et les plus habiles recherches pour découvrir l’assassin cruel qui avoit frappé son enfant. Mais ces instances furent aussi vaines, aussi stériles que celles qu’autrefois elle avoit faites à l’égard de Patrick. Les ténèbres qui planoient sur la fin incertaine du père planèrent sur la fin tragique du fils.—Il étoit donc écrit, murmuroit tout bas Déborah dans son cœur, que ces deux âmes me seroient enlevées par un bras plus invisible que le vent qui passe et emporte la feuille! et que je n’aurois pas même la satisfaction d’avoir un ennemi palpable sur lequel je pusse déposer ma colère et ma haine!... Comme quelques heures à peine séparoient l’instant du meurtre de Vengeance des révélations qu’il avoit arrachées à sa mère sur le passé et sur la source de leurs maux, Déborah ne put douter un seul instant (il s’étoit montré en cette dernière occasion si téméraire et si terrible) qu’il fût allé se commettre avec quelqu’un de leurs persécuteurs; et de ce nombre il n’avoit guère pu compter que M. de Villepastour ou les héritiers de Pharaon ou madame Putiphar. Villepastour surtout réunissoit sur sa tête les plus raisonnables suspicions. C’étoit avec lui que la chose étoit le moins inadmissible. Aussi fut-ce surtout autour de lui et contre lui que furent pratiquées les poursuites les plus suivies. Mais il fut impossible, quelque ténacité qu’on y voulût mettre, de ramasser une preuve un peu valable. Icolm-Kill n’en vint pas moins trouver cet homme, afin de sonder sous ses pieds le terrain, afin de confronter sa conviction avec la face malheureusement trop habile du vieux courtisan.

Quand le fidèle intendant demanda au marquis s’il n’avoit point vu un tout jeune homme, de telle et telle sorte, qui peut-être étoit venu lui chercher une folle querelle, la marquise, qui se trouvoit là, assise à son clavecin, dans le salon, tomba doucement évanouie; mais Villepastour répondit avec assurance qu’il ne savoit ce qu’on vouloit dire. Puis, se remembrant tout-à-coup le personnage, il l’éconduisit brusquement.—Vous vîntes, il y a quinze ans, monsieur, lui dit-il, je vous remets parfaitement, me réclamer un nommé Patrick chassé des mousquetaires; aujourd’hui c’est d’un enfant que vous venez me demander compte! Où voulez-vous en arriver, monsieur?... Je ne comprends pas le métier que vous faites!

Icolm-Kill fut encore obligé cette fois de dévorer sa colère et de baisser le front.—N’ayant aucune certitude acquise de ce qu’il soupçonnoit, il n’osa point éclater. Pour condamner sur une simple apparence, il manqua de courage, il ne fut pas un juge assez terrible.

Quelquefois Déborah s’accusoit tout d’un coup de la mort prématurée de Vengeance. Dans sa douleur elle vouloit assumer sur elle cette perte.—Pourquoi, pensoit-elle, développai-je dans ce jeune esprit les qualités si dangereuses de l’audace et de l’honneur! Hélas! si j’en avois fait une brebis, il seroit encore à mes côtés, il seroit encore là sous mes caresses!... Le sens de ma vie est maintenant à jamais effacé! C’est moi, moi insensée, qui lui ai mis le couteau à la main,... moi qui l’envoyai à la boucherie!!! Oh! pourquoi, cœur foible et imbécile, cédai-je à des prières qui auroient dû seulement me remplir d’épouvante!...—Puis, revenant aussitôt à la vérité de son caractère et à sa mâle vertu:—Non! non! s’écrioit-elle, tu as bien fait, Vengeance. La fortune a trahi ton courage: la fortune a eu tort, mais non pas toi! Va! je suis tranquille, tu as dû mourir comme un brave! Va! je suis sans regret, parce que tu es mort assez tôt pour mourir sans souillure, sans avoir trempé dans la boue de ce monde! Ta mort m’a perdue; ta mort m’emporte la vie! Je succomberai sous ma peine, mais ma peine est glorieuse, n’importe!... Il ne sera pas dit du moins que de mon flanc est sortie une race de lâches.

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XXXI.


DANS la double solitude de sa retraite et de son cœur, non moins clos et non moins désert l’un que l’autre, Déborah demeura inébranlablement confinée depuis le meurtre de Vengeance. Elle attendoit impatiemment la fin de son supplice. Elle étoit dans l’état cruel d’une âme qui voudroit en avoir fini avec la terre, et qu’une juste crainte de Dieu empêche de se porter à un attentat. Ses habitudes mélancoliques, le chagrin, le désespoir, avoient répandu sur sa personne le même ravage que dans son esprit. Ce n’est pas qu’elle eût enlaidi; mais elle avoit perdu cette beauté absolue qui l’avoit fait autrefois distinguer d’entre toutes et de touts. Ce n’étoit plus la fière amazone! ce n’étoit plus une Penthésilée!—Pâle, lente et pensive, inclinée, elle avoit la joue creuse et l’air tout-à-fait abattu. Sa voix, devenue sourde et confuse, sembloit sortir d’entre les pierres d’une voûte. Comme une malade ou un phantôme, elle n’avoit plus que l’éclat blafard d’une statue de marbre ou d’un vase d’agathe.

Pour Icolm-Kill, conservant encore quelques restes de ses goûts séditieux qui l’avoient autrefois entraîné dans tant d’aventures et de malheurs, il ne vivoit pas, lui, dans un recueillement aussi austère que Déborah. De loin en loin il s’occupoit du monde et de ses contentions. A la querelle des Parlements il avoit pris un plaisir assez vif; cependant il faut penser toutefois qu’il n’étoit pas entré fort avant dans le mouvement public de l’époque, et n’y apportoit pas une grande sollicitude; car il y avoit bien près d’un mois que la Bastille étoit tombée entre les mains du peuple qu’on l’ignoroit encore au ménil d’Évêquemont.

Enfin, un matin cependant, d’un air de satisfaction étrange et sauvage, Icolm-Kill vint trouver brusquement Déborah, qui prioit au pied du sépulchre de la pelouse, et là, agitant une Gazette qu’il tenoit à la main:—O madame, s’écria-t-il, tandis que nous vivons ici dans un calme si grand, la France se débat dans le plus grand trouble! Nous sommes, à ce qu’il paroîtroit, sur le seuil d’une révolution qui promet d’être horrible et sanglante! Un affreux désordre règne à cette heure dans Paris. Le peuple, insurgé au nom de la vengeance, y promène la mort.—Tenez! voyez! Voici quelque chose qui, je crois, nous regarde!—«Dans la précipitation de notre rédaction, lisoit-il, nous avons omis, au milieu de tant de faits glorieux qui ont signalé chaque instant de cette immortelle semaine, qui d’âge en âge fera jusques au dernier jour du monde l’étonnement et l’admiration de nos neveux, quelques épisodes trop importants pour que nous puissions les passer plus long-temps sous silence.—Dans la journée, dans la grande et mémorable journée du 14, entre autres, comme il sortoit de Paris, dans une espèce de carrosse de voyage, travesti en laquais, ayant à ses côtés sa femme, travestie en ravaudeuse, portant la figure pâle et blême du lâche qui a peur, un contempteur du peuple, un vil _aristocrate_, M. le marquis de Gave de Villepastour, ci-devant capitaine-colonel des mousquetaires du feu Roi, et si connu pour son insolence envers la classe la plus honorable des citoyens, ce qu’il appeloit la canaille, fut arrêté, et, comme il étoit porteur de papiers qui sembloient le compromettre, amené par quelques braves et quelques _soldats de la patrie_ à l’Hôtel-de-Ville. Là, au moment où il débouchoit du quai sur la grève, la foule, guidée par cette intelligence qui jamais ne lui défaillit, se précipita sur le carrosse de ce privilégié du despotisme, le renversa et le brûla sur la place. Quant à M. le marquis, comme on le pense bien, son compte fut court et bon; en un clin d’œil il fut arraché de sa chaise, pendu à cette potence de lanterne devenue depuis si célèbre, dépendu et livré enfin à la fureur de ces hommes de courage (qu’on s’efforce en vain de flétrir du nom de Cannibales), qui l’éventrèrent, lui tirèrent le cœur de la poitrine, lui tranchèrent la tête et la portèrent au bout d’une pique, afin que ce grand exemple allât répandre de toutes parts un effroi salutaire dans le cœur endurci de nos tyrans et des traîtres!...

—O mon Dieu! s’écria là-dessus Déborah, se cachant le visage dans les mains, et frissonnant d’étonnement et d’horreur,—ô mon Dieu! que la justice du peuple est terrible!!!

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XXXII.


MAIS voici une chose qui nous touche plus vivement encore, madame, et que je ne sais comment vous dire! J’ai peur de faire éclater dans votre cœur tout à la fois des sentiments trop violents et trop divers....

Dans la même journée qui vit périr si cruellement M. le marquis de Gave de Villepastour, on trouva, le fait est positif, à ce qu’il paroîtroit au fond d’un cachot, dans la Bastille, après que les insurgés s’en furent emparés et eurent passé par les armes les traîtres qui y tenoient garnison, un prisonnier, horrible chose! couvert d’une longue chevelure et d’une longue barbe, avec des ongles comme un lion, et réduit par la souffrance à l’état d’un squelette.—Le peuple dans l’ivresse de son triomphe, a promené pendant plusieurs jours cet infortuné par toute la ville; l’a montré dans touts les lieux publics comme l’irrécusable victime d’un ordre de choses qui doit à jamais cesser d’être!... Eh bien! cet homme, madame!... oh! je n’ose vous le dire!... eh bien! ce doit être quelqu’un qui vous est cher et que vous croyez descendu dans la tombe, un homme, madame, que nous avons bien cherché, mais en vain; la tyrannie a des gouffres si sombres!—Comprenez-vous, hélas! madame, qui ce peut-être que cet infortuné?... Oh! aidez-moi, je ne puis seul vous enfoncer en même temps un tel poignard et une telle joie dans le cœur!

Mais Déborah, sous le coup d’une émotion trop forte, demeuroit là regardant fixement, et sans pouvoir trouver une parole.

—Eh bien, madame, cet homme, cet infortuné, c’est lui! c’est votre malheureux époux! nous n’en pouvons douter!...

—Patrick!... reprit Déborah, tombée tout-à-fait dans la surprise la plus tragique.

—Oui! madame, Patrick!... Tenez! voyez!—Cet homme déclare se nommer Whyte, ou Fitz-Whyte, ou quelquefois Phadruig. On ignore absolument qui il est, et depuis combien de temps il étoit détenu dans cet abyme. Il a été impossible de rien apprendre de lui-même. Seulement, comme il parle fort bien l’anglois et une autre langue inconnue, tout porte, dit-on, à croire qu’il doit être né en Irlande.

Déborah n’y tenoit plus! Dans le trouble qui la tuoit, se jetant à genoux, les bras étendus vers le ciel, à travers des sanglots et des rires de joie:—Merci, ô mon Dieu! s’écria-t-elle, merci, toi qui veux bien enfin me le rendre!!!—Patrick! Patrick, ô mon Patrick!!! Qui eût dit que je dusse te revoir!...

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XXXIII.


A peine Déborah fut-elle un peu remise de ce premier trouble, qu’elle souhaita de partir avec un empressement terrible. L’idée qu’il se pouvoit que l’homme qu’elle avoit tant pleuré, et dont en vain elle avoit cherché si long-temps les ossements et la sépulture, foulât encore la terre sous ses pas; cette idée, dis-je, l’accabloit, l’enveloppoit, l’enivroit!—Hâtons-nous! songeoit-elle, ce pauvre ami doit avoir bien besoin que je vienne essuyer ses larmes! Hâtons-nous! car c’est lui le plus malheureux à cette heure. Moi, je sais que nous allons nous retrouver et nous revoir, mais lui ne le sait pas! Peut-être aussi, à son tour, cherche-t-il à cette heure ma tombe comme j’ai tant cherché la sienne!...

Rendue à son ancienne énergie, Déborah ne balança pas long-temps, et, sans perdre en préparatifs un temps si précieux, elle fit atteler immédiatement ses deux meilleurs chevaux à sa voiture la plus simple. Puis, vêtue d’un habit de campagne pour ne point jalouser les regards, accompagné seulement d’Icolm-Kill, elle se mit en route sur-le-champ.

Sa pensée ardente rouloit cependant plus vîte encore autour de son essieu que la roue du carrosse qui l’entraînoit. Son cœur battoit d’impatience avec plus d’emportement que les flancs de ses chevaux de feu qui fendoient l’air et dévoroient l’espace.

Il y avoit bien des années que Déborah n’avoit mis les pieds dans la ville; et, depuis cette dernière visite, Paris s’étoit tellement transformé, que, sans quelques grands édifices qui demeurent éternellement là comme un sceau sur un acte pour en attester l’authenticité, elle ne l’auroit que difficilement reconnu. Au lieu de retrouver son Paris d’autrefois vivant, élégant, aimable, opulent, prodigue de beautés et de richesses, elle entroit par une barrière incendiée, dans une bourgade morne, désœuvrée, ayant l’air hagard et penaud d’un chien perdu qui cherche un nouveau maître. On eût dit qu’un fléau venoit de s’y abattre et y régnoit. Les maisons sembloient vides, les rues désertes. Les portes et les contre-vents étoient partout strictement fermés. Au lieu d’habits reluisants, couverts de cannetilles et de dorures, au lieu de visages grivois, fleuris, enjoués; des haillons et des figures mornes ou patibulaires; des flots de cocardes et de drapeaux rouges et bleus; puis çà et là quelques miliciens et quelques bourgeois mal affublés et mal appris à porter leurs armes, s’entredévorant du regard.—Après tout, rien cependant n’étoit changé; d’où venoit donc cet aspect sinistre? Avoit-on subi une invasion étrangère? Israël avoit-il été emmené en captivité à Ninive ou à Babylone? Sept plaies avoient-elles frappé l’Égypte?... Non, non!... seulement la verge de la vertu de Dieu avoit battu les eaux de l’étang social, et la bourbe du fond étoit remontée à la surface!

Icolm-Kill s’adressa avec persévérance à toutes les espèces de magistrats populaires qui, depuis l’insurrection, s’étoient constitués, et s’efforçoient, les pauvre gents, de mettre de l’eau dans un crible. Mais pas une de ces nouvelles créatures ne put lui fournir le moindre renseignement. Touts avoient eu parfaitement connoissance du prisonnier qu’Icolm-Kill réclamoit, mais aucun ne savoit ce que pour lors il étoit devenu. Déborah déjà commençoit à se repentir d’avoir cru si volontiers à une chose si vague et pour ainsi dire impossible. Déjà elle avoit mis son espoir sous ses pieds, et retrempé ses lèvres dans l’amertume, quand un Électeur, monsieur Éthis de Corny, je crois, se prétendant parfaitement informé, leur donna l’assurance que l’infortuné qu’ils cherchoient, après avoir été pendant quelques jours l’idole des Parisiens, et avoir rempli touts les cœurs de la plus sombre compassion et de la plus violente aversion pour la tyrannie, avoit dû être (il ne savoit pas au juste pour quelle cause) conduit au couvent des Frères de Charenton.

Dans l’excès de sa joie et de sa reconnoissance, Déborah couvrit de baisers les mains de l’Électeur; lui souhaita une douce et longue carrière, et partit de suite pour le lieu qui recéloit son bien-aimé, et devoit enfin le lui rendre.

Comme elle remontoit la rue Saint-Anthoine, Déborah entendit tirer le canon, et des salves répétées de mousqueterie; puis, appercevant une foule immense qui se pressoit autour de la Bastille à peu près entièrement détruite, elle fut saisie un instant de frayeur, s’imaginant que le peuple en étoit aux mains, et qu’elle alloit assister à quelque scène de sang. Mais le silence et l’ordre, et le respect qui se montroit sur chaque front, la rassurèrent bientôt. Elle poursuivit courageusement son chemin, et ne tarda pas à comprendre qu’on rendoit simplement des honneurs funèbres et militaires.—D’entre les ruines de l’horrible forteresse, huit cents ouvriers qui travailloient à sa démolition, et auxquels s’étoient joints les députations de quelques districts et quelques officiers révolutionnaires, sortoient en cortége, touts le chapeau bas, touts la pioche sur l’épaule, touts l’air grave et pénétré.—A leur tête, quatre d’entre ces artisans portoient, sur une planche, deux squelettes humains après lesquels pendoient encore des chaînes et un énorme boulet de fer.—Les restes de ces deux victimes de la plus monstrueuse barbarie qui ait jamais flori sur la terre, avoient été trouvés par les démolisseurs enterrés dans une couche de chaux et de plâtre sous des marches, dans l’escalier d’une tour; et par un élan généreux, une commisération rarement absente du cœur humain, le peuple avoit voulu donner une marque publique de sa sympathie aux mânes de ces deux captifs, assurément innocents, tombés, il y avoit peut-être plusieurs siècles, sous les coups obscurs d’une tyrannie lâche et pleine de ténèbres, leur rendre les derniers devoirs et les porter solennellement dans un lieu de repos.

Il est certain, cela ne sauroit être mis en doute, qu’à la Bastille il se fit autrefois des exécutions secrètes. On y découvrit encore quelques autres squelettes; eh! d’ailleurs n’y trouva-t-on pas des latrines sèches, pleines de détritus humain, d’os et de poussière d’ossements!

Le spectacle de cette lugubre cérémonie, et la pensée que son sort et le sort de Patrick avoient été si voisins de celui de ces deux prisonniers, qui peut-être s’étoient vu sceller vivants dans l’épaisseur d’une voûte, déchira violemment le cœur de Déborah et acheva de la plonger dans une fâcheuse émotion.

Bien triste et bien pensive, brisée par la fatigue de la route, abattue sous les efforts des sentiments si divers qui depuis quelques heures s’étoient succédé dans son sein, enfin elle arriva aux portes du couvent de Charenton. Là, comme elle passoit le seuil, des pressentiments vagues, mais cruels, s’emparèrent violemment de son âme, et en chassèrent la pâle espérance qui s’y agitoit. Ses jambes fléchissoient à chaque pas, tout annonçoit dans sa personne le trouble excessif de ses esprits.

Deux moines que la cloche extérieure avoit appelés s’avancèrent aussitôt à sa rencontre, et, avec une bonté et une grâce vraiment hospitalières, la conduisirent au parloir.—A peine eut-elle la force de gagner un siége.

—Qu’avez-vous, madame, qui peut vous mettre à ce point au supplice? lui dit alors l’un des deux religieux, frère Prudence, directeur de l’hospice, en lui prenant tendrement la main, et en s’efforçant d’adoucir sa voix, que l’habitude de commander avoit rendue sévère.

—Ce n’est rien, mon père, fit Déborah;—de la fatigue, une joie inquiète, une anxiété profonde, mais d’où, je l’espère, avec votre grâce, avant peu je serai sortie.

—Parlez, madame.

—Vous devez avoir ici, mon révérend père, cela nous a été fortement assuré, depuis quelque temps, quelques jours peut-être, un pauvre infortuné que le peuple a trouvé dans les cachots de la Bastille, et qu’au nom du ciel, mon père, je désire revoir? C’est mon époux; il se nomme White ou Patrick, et voici bientôt vingt-sept ans que des malheurs inouïs nous séparent.

—Je ne sais, madame; nous avons reçu depuis quelques semaines plusieurs nouveaux pensionnaires; mais nous ignorons absolument qui ils sont, et d’où ils sortent. Cependant, madame, si vous pensez pouvoir le reconnoître, je m’en vais faire monter des catacombes ces derniers venus, et, si votre époux se trouve parmi eux, soyez tranquille, madame, il vous sera rendu.

Frère Prudence donna alors tout bas quelques ordres.

—Qu’appelez-vous catacombes, mon père? reprit en frissonnant Déborah, dont le sang s’étoit glacé à ce mot terrible.

—On appelle ainsi, madame, dans notre maison, la galerie inférieure où sont les loges de fer destinées à renfermer les pensionnaires furieux.—Tenez, écoutez!... ces hurlements et ces bruits de chaînes que vous entendez en ce moment partent justement de cet affreux repaire. C’est un lieu fort triste à voir; et c’est pour cela, madame, que j’en épargnerai à à votre sensibilité le hideux spectacle.

Comme frère Prudence achevoit ces paroles, le second moine rentra dans la salle accompagné d’un homme couvert d’une casaque de bure, gros et trapu, ayant le visage aduste et enluminé, et l’œil à demi fermé et hébété comme un Silène. Le grand jour paroissoit le consterner.—Il répandoit autour de lui la puanteur d’une bête fauve.

A cette vue, Déborah détourna la tête.—Otez, de grâce, mon père, de devant moi cet horrible objet! s’écria-t-elle; non, non, mon père, ce n’est pas là Patrick!—Patrick, mon père, c’est un homme grand, beau, noble et fier!

Deux autres personnages plus abjects encore, et faisant un bruit terrible, passèrent encore devant elle. A peine osa-t-elle lever sur eux son regard.

Enfin, comme elle trembloit d’impatience et d’horreur, elle vit tout-à-coup s’avancer gravement un homme presque entièrement nu, d’une maigreur excessive. Entre ses cheveux touffus et sa barbe, deux grands yeux fixes étinceloient. Un crucifix d’ébène et d’argent étoit suspendu sur sa poitrine.

Malgré la misère et l’état affreux de cet homme, un reste de dignité et de distinction se montroit dans toute sa personne et frappoit dès son abord.

Sous le coup d’une impression indicible, Déborah se leva brusquement, et, sans le quitter un instant du regard vint se placer devant le spectre, où long-temps dans une attitude indécise, mêlée d’incertitude et d’épouvante, elle l’examina comme si elle eût douté si c’étoit une créature ou un phantôme.

Il y avoit déjà quelque temps que duroit cette scène effroyable et muette,—quand, soudain, appercevant au doigt décharné du spectre, et retenu par un fil qui venoit s’attacher au poignet, la bague qu’autrefois elle avoit donnée à Patrick, en présence du ciel et de la nature, dans la bruyère de Cockermouth-Castle, Déborah s’écria d’une voix déchirante:—Eh quoi! c’est toi! mon ami! toi, dans cet état!... toi, mon Patrick!...

Et comme elle se jetoit dans ses bras pour le couvrir de baisers et de larmes, gardant toujours la même impassibilité et le même silence, l’homme la repoussa,—si violemment même, qu’après avoir chancelé quelque temps elle alla tomber sur les genoux à quelque distance.

Nonobstant l’oppression qui l’étouffoit, et sa douleur, la pauvre femme trouva encore en soi assez de force pour s’écrier de nouveau, d’une façon plus déchirante encore: Mais tu ne me reconnois donc pas, Patrick? Je suis Déborah! ton amie! O mon pauvre ami! ô mon bien-aimé! tu ne reconnois donc plus cette voix qui t’appelle et t’implore!... Patrick! Patrick! Patrick!!! ah! tu es bien cruel!

Se traînant à ses pieds, Déborah fit encore quelques efforts extrêmes pour se faire reconnoître, mais vainement! Patrick, toujours immobile, sans prendre garde à ce qui se passoit, levoit les yeux vers la voûte et répétoit implacablement d’une voix sépulchrale:—«O thiarna, dean trocaire ormsa morpheacach.»

—Vous le voyez, madame, fit alors un des moines, cet infortuné ne sauroit ni vous reconnoître ni vous répondre.... Cet homme est fou!

—Fou!!! répéta lentement Déborah, en poussant un cri terrible. Cela jusques alors n’avoit pu lui venir à la pensée; ce mot l’avoit frappée comme un coup de foudre.—Rentrant subitement en soi-même avec la vitesse d’une épée qui rentre dans le fourreau, Déborah s’affaissa pesamment contre terre, poussa d’affreux sanglots, puis un râlement horrible.

La douleur l’avoit tuée....—Elle étoit morte!

Mais qu’elle fut bien vengée!!!

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ENFIN voici ma tâche achevée, me voici au bout de ce livre qui m’a causé plus de peines encore qu’il ne m’en a coûté, et qui sans doute va m’en causer encore bien davantage. Les infortunes si réelles et si grandes que ma plume ou plutôt que mon cœur s’est plu à consigner longuement dans ces pages, ne sont rien au prix des aventures et des malheurs presque romanesques qui ont traversé cette œuvre tout le long de sa carrière; ce seroit une chose curieuse à faire que la biographie de ce livre.—Pour ne nous occuper que du matériel, quelques erreurs typographiques qui ne m’appartiennent pas et quelques inadvertances qui m’appartiennent, m’ont échappé à la correction des épreuves, ce dont j’éprouve un grand chagrin. J’espère qu’on voudra bien ne point m’imputer ces errata à crime ou à ignorance. J’avoue que ceux qui essaieroient de s’en faire une arme contre moi se rendroient parfaitement ridicules aux yeux de mes amis, aux yeux de touts ceux qui me connoissent ou connoissent mes études, et mes prétentions à cet égard. Quant à moi, qui ai dans ma main leur mesure, ils ne me feroient que pitié.

Je vous remercie, mon cher lecteur, de l’intérêt que, durant un demi-siècle environ, vous avez bien voulu prendre à cette sombre histoire, de l’attention que vous avez bien voulu me prêter jusqu’ici. C’est bien aimable à vous. Cette bonté, je ne l’oublierai jamais.

Je vous remercie aussi avec empressement, ma chère belle et douce lectrice. Maintenant vous me connoissez à fond; je vous ai fait descendre jusque dans les replis les plus secrets de mon cœur; je ne sais si je vous plais, mais je sais, moi, que je vous aime beaucoup. Vos charmes et votre indulgence m’ont si bien habitué à votre personne que, je ne puis le cacher, c’est avec une grande tristesse que je me sépare de vous.

Adieu, madame,—je me mets à vos pieds.—Je vous rends grâce de votre bienveillance; j’espère que vous voudrez bien me la continuer; je vous la retiens même d’avance pour mon prochain livre, qui se nommera Tabarin.

A TABARIN, donc!

Oh! si jamais, après m’avoir entendu, le public, cet autre prince Hamlet, pouvoit me dire:—Soyez-le bien-venu, monsieur, à Elseneur!


                  FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.

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                               NOTES:

[1] _Petrus Borel le Lycanthrope, sa Vie et ses Œuvres_, chez René Pincebourde (Bibliothèque Originale, 1865).

[2] On vient tout récemment de vendre (février 1877) à l’hôtel Drouot, une collection de Lettres autographes de femmes célèbres des XVII^e et XVIII^e siècles, parmi lesquelles figurait une suite de lettres de madame de Pompadour qui pourraient donner lieu à une publication fort intéressante. Ce sont des lettres d’Antoinette Poisson à son père (de 1741 à 1753), et à son frère M. de Vendières, marquis de Marigny (de 1749 à 1762). On y voit madame de Pompadour jouant _Alzire_ à son théâtre de Choisy, se faisant peindre par Boucher et représenter au pastel par Liotard; parlant de son _petit Cochin_ (Charles Cochin, le dessinateur), des tableaux de Joseph Vernet, de la folie du peintre La Tour. Elle appelle M. de Vendières _frérot_ ou _Monseigneur de Marcassin_, en déclinant le nom en latin et se décerne à elle-même le petit nom de _Reinette_. Reinette, cela ne veut-il point dire _petite reine_, ô marquise? Toujours est-il que ces trente-neuf lettres mises en vente, formant ensemble une soixantaine de pages, composent une piquante, alerte et charmante chronique du temps passé, et que madame de Pompadour s’y montre fort aimable et très-attirante (voyez le Catalogue de cette vente rédigé par M. Gabriel Charavay). C’est tout ce qui reste de cette précieuse collection du cabinet d’un amateur où figuraient aussi Louise de la Fayette, la duchesse de la Châtre, Marie de Hautefort, la princesse de Conti, la duchesse de Porsmouth, etc., etc.:—une Académie de femmes, le Décaméron de l’histoire.

[3] Voir notre travail sur _Camille Desmoulins, Lucile Desmoulins et les Dantonistes_ (1 vol. in-8, chez Plon, 1872).

[4] Adroite flatterie: Madame Putiphar avoit alors quarante-deux ans.






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