Manette Salomon  

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"Every time I’ve been to the Jardin des Plantes, I’ve been struck by how one encounters women there who are bizarre, original, eccentric, exotic, unclassifiable, and how contact with the animal nature of the place seems to promote adventures involving physical love." --Journal of the Goncourts, cited in Bodies of Art: French Literary Realism and the Artist's Model, Marie Lathers


"It may interest readers of Zola's L'Oeuvre to learn about one of the characters, who perforce sat for his portrait in that clever novel (a direct imitation of Goncourt's Manette Salomon). Paul Cézanne bitterly resented the liberty taken by his old school friend Zola. They both hailed from Aix, in Provence. Zola went up to Paris; Cézanne remained in his birthplace but finally persuaded his father to let him study art at the capital."--Promenades of an Impressionist (1910) by James Huneker


Manette Salomon , roman des Frères Goncourt, publié en 1867, qui plonge le lecteur dans la vie artistique parisienne en mettant en scène la décrépitude de son héros à la suite de l'amour porté pour sa modèle : Manette Solomon. Il mettra notamment en avant la vie d'un des personnages, Anatole, sujet à la vie de bohème dès la fin de la Monarchie de Juillet.

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Manette Salomon (1867) is a novel by the Goncourt brothers. It is set for a large part in the Jardin des plantes.

Full text

MANETTE SALOMON


LXVII


Un soir, Coriolis, qui n’était pas encore recou- ché, lisait, allongé sur le divan. Manette allant et venant, rangeait dans l’atelier, repliait dans la petite armoire les étoffes turques éparpillées sur des meubles; et de temps en temps, se mettant devant la psyché qu’éclairaient deux bougies, elle essayait sur elle, en se souriant, des morceaux de costume d'Orient, — quand Anatole rentra, suivi de quelque chose de blanc à quatre pattes, qui avait le collier de faveur rose d’un mouton de ber- gerie.

— Ah ça! qu’est-ce que vous nous amenez? — fit Manette en poussant un petit cri de peur.

— Oh! mon Dieu! — dit Anatole, — • rien... un cochon, ..


T. Iï.


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Le goret trottinait déjà dans l’atelier, fure- tant, le nez en terre, avec de petits grognements, faisant la reconnaissance de tous les recoins et de tous les dessous de meubles de la grande pièce.

— Tu es fou ! — fit Goriolis.

— Parce que je rapporte un cochon, un amour de cochon, un cochon qui a des rubans comme une boîte de baptême?... Tu ne méritais pas de le gagner, par exemple... Merci, le gros lot, plains- toi !... Oui, mon cher... On a été si content au café de Fleurus de te savoir remonté sur ta bête, qu’on t’a conservé ton assiette au dîner et qu’on a tiré pour toi à la loterie... Tu as eu la chance... et tu as la bête... C’est doux, c’est gentil, ça aime Thomme... et ça sauve de la tentation : vois saint Antoine!... Et puis ce sera une société pour Vermillon... Il faut que je le lui présente... Hop! Vermillon!

Sur cet appel d’Anatole, Vermillon, qui avait hasardé un bout de son museau hors de sa cage à l’entrée du goret dans l’atelier, le rentra, en se ren- fonçant précipitamment.

— Vermillon! - — cria impérieusement Anatole.

Vermillon se pencha, se gratta la tête, se lança

après sa corde, descendit vite ‘usqu’au milieu, et s’arrêta là, en liant, comme un clown, son jarret autour du chanvre. Anatole secoua la corde : le singe lui tomba sur l’épaule, et de là, sautant à terre, il se mit de loin, baissé et appuyé sur le dos


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de ses deux mains, à regarder cette bête imprévue qui ne le regardait pas. Il en fit le tour : le cochon se mit à marcher, le singe le suivit avec de petits sauts, se penchant de temps en temps, le regardant en dessous, le considérant avec une attention pro- fonde, méditative, presque scientifique.

— Nous étions une flotte, — reprit Anatole, — au grand complet... Je t’ai excusé... J’ai dit que tu étais encore un peu patraque... Oh! c’a été d’un chaud ! On a crié à faire venir les sergents de ville !

Le singe peu à peu, suivant le cochon pas à pas, se familiarisait avec lui. Il le flaira, le toucha un peu, aventura sa patte dessus, et goûta le doigt avec lequel il l’avait touché. Puis, tournant derrière lui, il lui prit délicatement la queue, la releva, regarda, et, comme si son instinct de la ligne droite était blessé par cette queue en vrille, il la tira pour la redresser, la lâcha pour voir s’il avait réussi; et voyant qu’elle restait tirebouchonnée , la retira encore. Le. cochon restait immobile, cloué sur ses quatre pattes, effrayé de l’opération, plein d’une sorte de terreur paralysée, ne donnant d’autre signe d'impatience qu’un émoustillement d’oreille.

— Vermillon ! à ta niche ! — cria Coriolis; et se retournant vers Anatole : — Dis donc, qu’est-ce qu'il faut que je leur donne la prochaine fois... quel lot? Je voudrais faire les choses bien, tu comprends, tout à fait bien... Ça serait bête de leur donner quelque chose de moi...


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— Tiens ! si tu leur donnais ton vilain singe ? — lança Manette.

— Mon fils adoptif! — dit Anatole. — Ah ! bien!...

— Un bronze de Barbedienne?... — reprit Coriolis, — ce n’est pas bien neuf, un bronze de Barbedienne... Ma foi! si je leur rendais, comme lot, un dîner à tous ici... pour la fin de ma conva- lescence ?

— Hum! un dîner... ■ — fit Anatole, — ça sent la fête de famille, un dîner... Donne donc plutôt un souper... c’est toujours plus drôle.

— Oh! mon Dieu, un souper, si tu veux... Mais qu’est-ce qu’on fera avant souper?

— Tout ce qu’on voudra... de la musique reli- gieuse... Une idée!... si on se livrait à un petit tremblement de jambes?

— - Moi, d’abord, je mets ça, si on danse... — dit Manette qui venait de passer sur elle une magni- fique robe de Smyrniote.

— ■ Mais, ma chère, tu n’y penses pas... ce n’est plus l’époque des bals masqués...

— Bah ! si ça l’amuse? — fit Anatole. — Donne- lui cette petite fête-là... Elle ne l’a pas volée... Elle n’a pas eu trop d’agrément ces temps-ci... Garno- telle connaît le préfet de police, il vient de faire son portrait... Il nous aura une permission... Nous aurons un municipal à la porte... C’est ça qui aura de l’œil !... Enfoncés les bourgeois !


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Manette, sans rien dire, s’était posée toute cos- tumée devant Coriolis.

— Accordé ! — dit Coriolis, — Eal et souper ! Voilà le programme... Par exemple, c’est toi que ça regarde, Anatole... tu te charges de tout... Ah! canaille de Vermillon!

Et tous les trois partirent d’un grand éclat de rire.

Après s’être acharné à vouloir redresser la queue du cochon, après avoir essayé inutilement de grim- per sur son dos, Vermillon avait paru lâcher sa victime. Grimpé sur un coffre, et là se tenant bien tranquille en ayant l’air de ne penser à rien, il avait attendu que le goret rassuré passât dans sa pro- menade quêtante juste au-dessous de lui. Il avait saisi le moment, calculé son saut, bondi juste sur le pauvre animal qui, de terreur, faisait en cercles éperdus, comme dans le manège d’un cirque, une course qu’aiguillonnaient les ongles de Vermillon cramponné, par la peur de tomber, à la peau du coureur. Le petit cochon, les oreilles rabattues sur les yeux, lancé et détalant comme s’il avait un dia- blotin en croupe, le petit singe avec ses inquiétudes nerveuses, avec sa mine de voleur, aplati, rasé, collé sur le dos de cette bête de graisse, se rattra- pant et se raccrochant dans des pertes d’équilibre continuelles, — c’était un spectacle du plus prodi- gieux comique, où un philosophe aurait peut-être vu l’Esprit monté sur la Chair et emporté par elle.


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A minuit, le 20 juin, commençait dans l’atelier de Goriolis ce bal qui devait devenir historique et laisser dans les légendes de Fart une mémoire en- core vivante.

Entre les quatre murs rayonnant de lumière, on eût cru voir se presser un peu de toutes les nations et de tous les siècles. L’Histoire et l’espace sem- blaient ramassés là. L’univers s’y coudoyait. C’était comme une évocation où le peuple d’un . Musée, descendu de ses cadres, se cognait au Carnaval. Les étoffes, les modes, les dessins, les lignes, les souvenirs, les pays, tout se mêlait dans le tohubohu étourdissant des couleurs. Il y avait des échantil- lons de toutes les civilisations, des morceaux de toute la terre, et des robes volées à des statues. Les costumes allaient d’un pôle à l’autre, et de Jupiter à un garde national de la banlieue. Ceux-ci venaient du Niger; ceux-là avaient été détachés d’une page de Cesare Yecellio. Il passait des cardinaux et des Mohicans. Des couples se parlaient comme de la distance d’une forêt vierge à Trianon. Un portrait historique, un personnage drapé dans un chef-


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d’œuvre, prenait la taille de la dernière des débar- deuses. Des bouts de chlamyde flottaient sur des pointes de mules. Yeddo était dans cette jupe, un barbare de la colonne Trajane dans cette braie, l a fustanelle plissait à côté de la jupe écossaise. La toge, comme la porte la statue de Tibère, voisinait avec la téhuta d’Océanie. Une déesse de la Raison, une Diane de Poitiers et une belle écaillère faisaient un groupe des trois Grâces. Un paysagiste figurait une statue antique avec un masque de plâtre et du madapolam amidonné. On voyait un galérien en vareuse rouge, en bonnet vert, avec la chaîne et un boulet fait d’un ballon d’enfant peint en noir. Un fou de Vélasquez serrait la main à un Jean-Jean de l’Empire. Deux Égyptiens, du temps de Rhamsès II, détachés d'une graphie égyptienne, fraternisaient avec un Mezzetin. De la toile à matelas par instant cachait de la pourpre. La tête d’un lion, qui coiffait un Hercule, était coupée par le plumet d’un Chi» card. Un premier communiant à barbe, dans un habit et un pantalon de collégien trop courts, avec le brassard blanc, donnait le bras à un page mi- parti qui s’était peint les jambes à la colle, en noir et bleu. Une femme, en Moluquoise, avait un cha- peau de six pieds de large, tout garni de nacre et de coquillages. Une autre était la sainte Cécile, en rouge, du Dominiquin.

Et à tous ces costumes, hommes et femmes avaient ajouté, avec la conscience d’artistes qui se


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déguisent, la tournure, l’air, le teint, la physiono- mie, la couleur locale du maquillage, la grimace même de chaque latitude. Toute une bande d’ate- lier, costumée en Peaux-Roùges, avait passé la journée à se peindre religieusement, d’après les planches de Gatlin, tous les tatouages rouges, verts et jaunes des Indiens : on les aurait reçus à la danse du buffle. Et une femme qui était en Chinoise s’é- tait donné la migraine en se faisant tirer les cheveux aux tempes pour se remonter le coin des yeux.

Dans ce brouhaha de pittoresque se détachait un coin d’Olympe : la beauté d’un modèle de femme en Amphitrite, vêtue d’une écume de mousseline- à tra- vers laquelle paraissaient, à ses chevilles, des péri- celides d’or copiés sur la Venus physica du Musée de Naples; la beauté d’un homme dont les muscles jouaient dans un maillot; la beauté de Massicot, le sculpteur, dans le costume des fromagiers de Par- mesan, la chemise bouillonnée, coupée sur le bi- ceps, le petit tablier bleu sur le ventre, le caleçon arrêté au genou, les jambes nues, basanées, ner- veuses et parfaites, dignes de son costume et de ce type de race qui montre le Bacchus indien dans les fermes milanaises.

Puis çà et là, c’étaient des apparitions, des fan- taisies de Mardi gras, comme en trouve l’atelier, des caricatures taillées de main d’artiste , des parodies cocasses, un Moyen âge à la Courtille, des défroques de la chevalerie du sire de Fram-


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boisy, des valets héraldiques de jeux de cartes, des ombres grotesques de T Iliade, des héros qui avaient ramassé un casque dans un Daumier, des vengeances de pensum sur le dos d’Achille, une cour de Cucurbitus I er , des imaginations de tra- vestissements volés dans la cuisine de Grandville, des gens qui avaient l’air d’être tombés dans un pot-au-feu, la tête la première, et d’en avoir été retirés avec une couronne de lauriers et de carottes.

Coriolis avait la grande robe de brocard à pèle- rine, à ramages jaunes et verts, du seigneur qui lève une coupe dans les Noces de Cana.

Manette portait un des costumes rapportés d’O- rient par Coriolis : les jambes dans un large panta- lon de soie flottant, de la délicieuse nuance fausse du rose turc, elle avait la taille dessinée par une pe- tite veste de soie marron soutachée d’or, d’où sor- taient ses bras nus, battus par les grandes manches d’une chemise de tulle sans agrafes qui laissait voir en jouant la moitié de sa gorge. Sur sa tête, elle avait le charmant tatikos de Smyrne, le tarbouch rouge aplati, tout couvert d’agréments et de brode- ries, dans lesquels elle avait passé, noué, enroulé les tresses de ses cheveux avec l’art et la coquetterie d’une femme de là-bas. Et ravissante ainsi, elle semblait la vraie femme d’Ionie, - — la femme de la séduction.

Garnotelle, tout en gardant ses cheveux longs, s'était très- bien arrangé dans le pourpoint de bro-

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card noir, aux manches violettes, du beau portrait de Calcar du Louvre. Chassagnol était superbe dans son costume de comique florentin, en Stente- rello du théâtre Borgognisanti, avec sa perruque rousse, sa petite queue remontante, ses coups de noir à travers la figure, ses sourcils terribles, sa veste courte à carreaux.

Pour Anatole, il s’était déguisé en saltimbanque, en saltimbanque classique de baraque. Il avait des chaussettes de laine noire, sur lesquelles il avait fait coudre un lacet d’or en triangle et de la fourrure, un maillot blanc, un caleçon de cachemire rouge bordé de velours noir, des bracelets en velours noir et or, une collerette en velours noir et or, un dia- dème en or sur une grande perruque, et une trom- pette dans le dos.


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Ce costume de saltimbanque était le vrai costume de la danse d’Anatole, une danse folle, éblouis- sante, étourdissante, où le danseur, avec une fièvre de vif argent et des élasticités de clown, bondissait,

tombait, se ramassait, faisait un nimbe à sa dan-

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seuse avec le rond d’un coup de pied, s’aplatissait dans un grand écart au solo de la pastourelle, se


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relevait sur un saut périlleux. On riait, on applau- dissait. La danse autour de lui s'arrêtait pour le voir. Son agilité, sa mobilité, le diable au corps qui faisait partir tous ses membres, mettait comme une joie de vertige dans le bal.

Tout à coup, au milieu de son triomphe, des groupes qui se bousculaient et se marchaient sur les pieds, Anatole disparut. On le cherchait, on se demandait ce qu'il était devenu : il reparut en cra- vate blanche, en habit noir, avec la figure enfarinée d'un Pierrot, et gravement, il recommença à danser.

'Ce n’était plus sa danse de tout à l’heure, une danse de tours de force et de gymnastique : c’était maintenant une danse qui ressemblait à la panto- mime sérieuse et sinistre de sa blague, — une danse qui blaguait! — Mouvements, physionomie, les jambes, les bras, la tête, tout son être, le danseur l’agitait dans le jeu d’une indicible gouaillerie cy- nique. On ne savait quoi de sardonique lui courait le long de l’échine. De toute sa personne, jaillis- saient des charges cruelles d’infirmités : il se don- nait des tics nerveux qui lui détraquaient la figure, imitait en clopinant le bancal ou la jambe de bois, simulait, au milieu d’un pas, le gigottement de pied d’un vieillard frappé d’apoplexie sur un trot- toir. Il avait des gestes qui parlaient, qui murmu- raient : « Mon ange! » qui disaient : « Et ta sœur! » qui semblaient secouer de l’ordure, de Par-


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got et des dégoûts ! II tombait dans des béatitudes hébétées, des extases idiotes, des ahurissements abrutis, coupés de subites démangeaisons bestiales qui lui faisaient se battre le haut de la poitrine avec des airs d’un naturel de la Terre-de-Feu. Il levait les yeux au plafond comme s’il crachait au ciel. Il avait des regards qui semblaient tomber du paradfs à la brasserie ; il avait, sur le front de sa danseuse, des bénédictions de mains à la Robert Macaire. Il embrassait la place des pas de la femme qui lui faisait vis-à-vis, il se gracieusait, se déformait, fai- sait le geste de cueillir de l’idéal au vol, piétinait comme sur une illusion flétrie, rentrait sa poitrine, se bossuait les épaules, jouait don Juan, puis Tor- tillard. Il imprimait un mouvement de rotation mé- canique à une de ses mains, et tournant dans le vide, il paraissait moudre un air qui semblait le chant de l’alouette de Juliette sur l’orgue de Fual- dès. Il parodiait la femme, il parodiait l’amour. Les poses, les balancements de couples amoureux, consacrés par les chefs-d’œuvre, les statues et les tableaux, les lignes immortelles et divines de ca- resse qui vont d’un sexe à l’autre, qui saluent la femme et la désirent, l’enlacement qui lui prend la taille et se noue à son cœur, la prière, l’agenouille- ment, le baiser, — le baiser ! — il caricaturait tout cela dans des charges d’artiste, dans des poses de dessus de pendule et de troubadourisme, dans des attitudes dérisoires d’imploration, de pudeur et de


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respect, moquant, avec un doigt de Cupidon sur la bouche, toute la tendre sentimentalité de F homme.. . Danse impie, où l’on aurait cru voir Satan-Chicard et Méphistophélès-Arsouille! C’était le cancan in- fernal de Paris, non le cancan de i83o, naïf, bru- tal, sensuel, mais le cancan corrompu, le cancan ricaneur et ironique, le cancan épileptique qui crache comme le blasphème du plaisir et de la danse dans tous les blasphèmes du temps !

A la fin, tout le bal se groupait autour du qua- drille où il dansait* et les femmes qui avaient le bonheur d’être costumées en Turcs et de porter des pantalons, montées sur des épaules de doges, de cardinaux, de sénateurs romains, regardaient de là- haut, criant à force de rire.


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Coriolis avait été assez rudement secoué par sa maladie. Il ne reprenait ses forces que lentement, travaillant mal, manquant de l’entrain de la santé, souffrant de la chaleur de l’été, intolérable cette année -là.

— C’est une drôle de chose, — dit-il un jour à Anatole, — - quand on a dix-huit ans on ne s’aper- çoit pas du mois de juillet à Paris... On ne sent pas


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qu’on étouffe et que les ruisseaux puent; du diable si l’on a l’idée de penser à des endroits où il y a de l’air et de l’ombre d’arbres...

— Ah ça !.. . — fît Anatole, — est-ce que tu au- rais le projet d’acheter une maison de campagne avec un jet d’eau?

— Non, — répondit Coriolis, — ça ne va pas jusque-là... mais, mon Dieu, si ça vous convenait à Manette et à toi...

— Quoi? — fit Manette.

— D’aller à la campagne, tout bêtement, comme des boutiquiers de passage, respirer...

— A la campagne? oh ! oui... — dit nonchalam- ment Manette, à laquelle ce mot faisait voir quel- que chose au-delà de Saint-Cloud, de vert, d’in- connu, d’attirant, avec de l’herbe où l’on peut s’asseoir.

Elle reprit aussitôt :

— Où ça?

■— Ma foi, — reprit Coriolis, — je ne connais pas Fontainebleau... Il paraît, à ce qu’ils disent tous, que c’est une vraie forêt... Nous irions dans un trou... à Barbison, à l’auberge... Une installa- tion, ce serait le diable... nous laisserons nos do- mestiques ici.

— Oh ! c’est ça, en garçons ! — fit Manette, à laquelle l’idée d’aller à l’auberge plaisait comme sourit à un enfant l’idée de dîner au restaurant.

Pour Anatole, il faisait de joie la roue d’un bout


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de l’atelier à l’autre. Tout à coup, il s’arrêta court : Et Vermillon?

— Tu vas vouloir qu’on l’emmène, je parie? Tiens, au fait, — dit Coriolis, — on ne le voit plus.

- — Mon cher, ce que je vais te dire est tout à fait confidentiel... Il y a l’honneur d’une femme, et tu comprends... Vermillon a une passion, parole d’honneur ! malheureuse, je l’espère. . . Il brûle pour la forte épouse de notre concierge. Oui, il a été sé- duit par sa grosseur... Il passe maintenant tout son temps à lui savonner son linge dans le ruisseau pour lui prouver son dévouement... C’est tou- chant!... Et il lui fait une cour dans sa loge, des yeux au ciel, des airs d’adoration... un homme ne serait pas plus bête, quoi!

— Très-bien... Tu le laisseras en pension chez son adorée.

— C’est peut-être très-grave... Je te dirai que je crois qu’ils sont jaloux l’un de l’autre : le mari et lui... Le mari est sombre, de plus, il est tailleur, et les hommes qui travaillent toute la journée les jambes croisées sur une table sont rangés par les criminalistes dans la classe des gens concentrés, dangereux, capables de perpétrations...

— Imbécile!

— Aux paquets ! — cria Anatole.


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Le lendemain, la calèche de louage que Goriolis avait prise à Fontainebleau, débouchait, au bout d'une heure et demie de voyage à travers la forêt, d'une route de sable sur le pavé.

Des vergers touchaient le bois, le village naissait à sa lisière. De petites maisons aux volets gris, aux toits de tuile, élevées d'un étage, avec l'avance d'un auvent sous lequel causaient à l'ombre des femmes sur des sièges rustiques, des murs au chaperon de bruyères sèches, d'où sortaient et se penchaient des verdures de jardin, des façades de fermes avec leurs grandes portes charretières, commençaient la lon- gue rue. Tout à l'entrée, un tout jeune enfant, de l'âge des enfants qui dessinent des maisons de tra- vers avec un tirebouchon de fumée, assis par terre et la curiosité de deux petites filles dans le dos, crayonnait on ne ‘savait quoi d'après nature. Les maisons garnies de vignes, prudemment montées et plaquées hors de la portée de la main, les mu- railles de moellon des granges continuaient. Çà et là, une grille en bois cachait mal des fleurs; un store chinois apparaissait à un rez-de-chaussée; des fenêtres à moulure étaient encastrées dans une


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construction paysanne. Une baie, à demi barrée d’une serge verte, laissait voir les poutres d’un ate- lier. Par une porte ouverte, un chevalet s’aperce- vait avec une étude sur un buffet. Goriolis recon- naissait des toits de bois sur des portes, des cours, des ruelles de masures donnant sur la campagne, que des eaux-fortes lui avaient déjà montrées. La voiture arrêta devant une longue bâtisse où la vigne repoussait les volets verts : on était arrivé, c’était l’auberge.

Le maître de l’auberge, coiffé Tl’un feutre d’ar- tiste, mena les voyageurs à un petit pavillon où ils trouvèrent trois chambres assez proprettes, dont l’une ouvrait sur un petit atelier au nord, meublé d’un canapé en noyer, recouvert de velours d’U- trecht rouge, dont les accotoirs avaient des sphinx à mamelles du Directoire et les pieds des griffes en terre cuite.

Goriolis trouva le soir les draps un peu gros, mais pénétrés de la bonne odeur du linge qui a sé- ché sur des haies et sur des arbres à fruit*, et il s’endormit au bruit d’un égouttement d’eau qui ressemblait à un chant de caille.

Pittoresque et riante auberge que cette auberge de Barbison, vrai vide-bouteille de l’Art! une mai- son dans un treillage mangé de lierre, de jasmin, de chèvrefeuille, de plantes qui grimpent avec de grandes feuilles vertes ! Des bouts de tuyau de poêle fument dans des touffes de roses, des hirondelles


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nichent sous la gouttière et frappent aux carreaux; dans le rentrant des fenêtres, des torchis de pin- ceaux font des palettes folles. La verdure de la maison saute par-dessus les tonnelles, monte les es- caliers aux petits toits de bois, garnit les petits ponts tremblants, s’élance aux baies des petits ate- liers. Des vignes collées au mur balancent et se- couent leurs brindilles et leurs vrilles sur le trou noir de la cuisine et les bras bruns d’une laveuse. Une découpure de treille encadre, dans des feuilles, une tête de cerf aux os blancs.

Et ce sont, dans le plein air, des tables où traî- nent des verres tachés de vin et de vieux livres usés où se déchire le papier qui fait un manche au gigot, des buffets, des fontaines, des garde-mangers rem- plis de viandes saignantes sous l’abri d’une feuille de zinc ; des moss , des canettes, des verres vides, encombrant le dessus de la cave ouverte et pleine. La poulie, la corde et le grincement d’un puits se perdent dans les branches d’un abricotier. Des poules montent aux échelles pour aller pondre au grenier sans fenêtre; des corbeaux familiers vo- lent çà et là; de tout petits chats jouent entre des barreaux de tabouret; sur la traverse d’un che- valet cassé, un coq jette son cri.

Il y a dans le fumier des canetons en tas, des chiens qui dorment, des poussins qui courent. Il y a des tonneaux coulés dans des mares; et çà et là des chaudrons noirs de suie, des seaux de fer-blanc,


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des terrines, des cages à poulet, des arrosoirs, des écuelles et de petits sacs de graines renflés*, des pa- lissades où sont fichés, dans chaque pieu, des gou- -, lots de bouteille*, une herse démanchée à côté d’un débris de berceau en osier*, un moulin à café, dans un bourdonnement d’abeilles, encore odorant de ce qu’il a brûlé; des claies de fromages séchant à côté de brosses à peindre et de torchons bis sur des bourrées sèches ; des cordes de balançoire pourries pendant d’un sureau ; des piles de bois, des amoncè- lements de solives, des appentis, des toits de bran- chages, des poulaillers rapiécés, des lapinières im- provisées, des hangars où s’enfonce l’établi avec du soleil sur les outils; des portes battantes, dont le poids est une pierre dans un morceau de mou- choir bleu ; des sentiers où traînent des morceaux et des restes de tout; des resserres encombrées de vieilles choses hors de service... Bric-à-brac hybride de café et de ferme, de capharnaüm et de basse- cour, de marchand de vin et d’atelier, qui, avec son fouillis fourmillant, animé, battu, remué par l’air ventilant du pays, fait penser à la cour d’une hôtellerie bâtie par les pinceaux dlsabey.


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Les premières journées passées â Barbison pa- rurent à Coriolis douces et reposantes. Il avait quitté Paris encore convalescent, dans un état de fatigue de corps et de tête, à une de ces heures de la vie qui poussent le travailleur à aller se détendre et se retremper dans Pair sain et calmant de la vie végétative. La bête, chez lui, avait besoin de se mettre au vert. Aussi eut-il plaisir à se sentir dans cet endroit si bien mort à tous les bruits d’une ca- pitale, et où la publicité n’était que le Moniteur des communes. Sa vue était heureuse de cette grande rue avec des poules sur le pavé, et de ces dernières diligences dételées sur le bord de la chaus- sée. Il goûtait des jouissances d’oubli à voir le peu qui passe là, le lent travail des bêtes et des gens, cet apaisement particulier que les grandes forêts font auprès de leur lisière, comme les grandes ca- thédrales répandent l’ombre sur les maisons et les existences de leurs places. Il aimait ces jours qui se succèdent, sans être plutôt un jour qu’un autre, ce temps du village auquel on se laisse aller, ces heures inoccupées qui le menaient au soir, un soir sans gaz où ne restait de lumière, dans le noir de la


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iue ? que le quinquet du billard. La nuit même, dans le demi-sommeil du matin, il éprouvait une certaine satisfaction, lorsque le conducteur de la voiture de Melun criait à l’aubergiste : — Rien de nouveau? — et que l’aubergiste répondait : — Rien — ce rien qui disait que rien là n’arrivait.

Pour Manette, la campagne était comme le dé- ballage de la première boîte de joujoux d’où sortent des moutons, une maison qui serait une ferme, et des arbres frisés. Elle avait des curiosités puériles, des questions d’une raison de quatre ans, des : qu’est-ce que c’est que ça ? de petite fille au spec- tacle. Du ciel plein les yeux, de la terre, des arbres partout, un jardin qui n’en finissait pas, des oi- seaux, des champs pleins de choses qui poussent, c’était pour elle comme un monde nouveau, plein d’étonnements et d’amusements.

Elle avait la virginité bête et heureuse d’impres- sions, l’allégresse un peu oisonne de la Parisienne à la campagne. Il lui paraissait charmant de man- ger à genoux des fraises dans le plant. A tout mo- ment elle se penchait dans le mouvement de cueillir. Elle prenait des bêtes à bon Dieu, les embrassait sur le dos, les mettait un instant dans son cou. Elle attrapait une branche sur un chemin en passant, volait ce qui pendait, ramassait la Nature dans un fruit comme un enfant la mer dans un coquillage.

On eût dit que la terre avec sa vitalité la sortait de son apathie , de sa nonchalance sérieuse. Elle


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devenait, dans cet air, d'humeur alerte, dansante, sautante, presque grimpante. Il lui passait des en- vies de monter à des cerisiers. Avec les femmes de la maison, elle s'en alla faner, et revint radieuse, enchantée, la peau heureuse de soleil, les • reins chatouillés de fatigue. Elle allait dans la chambre à four regarder couler la lessive dans le grand cuveau. Elle portait de l'herbe à la vache : elle voulut la traire, essaya ; ses mains eurent peur, elle n'osa pas.

Mais le plus souverainement heureux des trois était Anatole. Il éclatait en gestes, en bouts de chansons, en paroles folles, en apostrophes qui ressemblaient à de la griserie, à cette ivresse que verse à certains hommes de bureau et de théâtre l'air de la campagne. Il passait des demi-journées en tête-à-tête avec les bêtes de la basse-cour, les étu- diant, notant leurs cris, se mettant leurs voix dans la bouche, faisant l’écho au chant du fumier, et laissant les chiens lui débarbouiller, comme à un ami, la moitié d'une joue d’un coup de langue.

Dans les champs, dans la forêt, on le voyait étendu, étalé, aplati tout de son long, les }^eux demi-clos sous son chapeau de paille qui lui rabat- tait de l'ombre sur la figure, la tête sur ses bras en manches de chemise. Il restait là, bien heureuse- ment immobile, le bouton de sa ceinture lâché, avec de petits tressaillements d'aise qui lui cou- raient tout le corps. Et tout enfoncé dans ce lazza-


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ronisme en plein air, à demi extasié dans l’épa- nouissement d’une jubilation infinie, il cuvait le paysage. Il « vachait », — comme il disait avec l’expression crapuleuse qui peint ces félicités re- tournant à la brute.

Ils passèrent ainsi plusieurs semaines, pendant lesquelles Goriolis ne se serait pas aperçu des di- manches, sans les boules étamées qu’exposait, ce jour-là, dans un jardin, un employé qui les appor- tait le samedi soir et les remportait le lundi matin.

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Le dîner était la grande récréation de la journée. Ce qui le sonnait, c’était le coucher du soleil, fai- sant apparaître tout noir, sur son rayonnement de feu rouge, le genévrier mort servant d’enseigne à l’auberge.

Un à un, les peintres rentraient dans cet éblouis- sement qui pavait de lumière la rue du village. Les premiers arrivés se mettaient à l’ombre sur le banc de pierre en face, à côté d’une charrette, et se te- naient dans des poses lassées, avec des silences affamés, battant de leurs bâtons leurs semelles • pleines de sable. La fille de la maison, sortant sur Le. pavé, la main devant les yeux, regardait au loin,


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et, sitôt qu’elle voyait arriver les derniers attendus, avec le bout de leurs parasols dépassant leur sac, elle allait tremper la soupe et l’apportait fumante dans la salle à manger.

A peine si l’on se donnait le temps de laver les brosses. On jetait ses chapeaux, on démêlait, au petit bonheur, les grandes serviettes jaunes de toile de ménage, on attachait avec des ficelles les chiens aux pieds de chaise ; et un formidable bruit de cuil- lers sonnait dans les assiettes creuses. Le grand pain posé sur le dessus du piano passait, et chacun s’y coupait un michon. Le petit vin moussait dans les verres, les fourchettes piquaient les plats, les assiettes couraient à la ronde, les couteaux frappant sur la table demandaient des suppléments, la porte battait sans cesse, le tablier de la fille qui servait volait sur les convives, les bouteilles vides faisaient la chaîne avec les bouteilles pleines, les serviettes fouettaient les chiens qui mettaient effrontément la tête dans la sauce de leurs maîtres. Des rires tom- baient dans les plats. Une grosse joie de jeunesse, une joie de réfectoire de grands enfants, partait de tous ces appétits d’hommes avivés par l’air creu- sant de toute une journée en forêt. Et le tapage ne se recueillait qu’à la solennelle confection de la sa- lade à la moutarde, pour laquelle, à la fin, la table suppliante obtenait un jaune d’œuf cru.

Et autour de la table égayée, tout riait : le grand buffet avec ses soupières à coq et sa grande tête de


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dix-cors; la salle à manger avec toutes ses peintures dans des baguettes de bois blanc, où semble enca- dré l’album de l’École de Fontainebleau. Le jour mourait sur tout ce petit musée, barbouillé par tous les hôtes de Barbison, et qui met à ces murs, der- rière les chaises de ceux qui dînent, l’ombre ou le souvenir, le nom de ceux qui ont dîné là, écrit d’un bout de pinceau, un jour de pluie, avec un reste d’étude et la verve de leur premier talent, dans tous ces tableaux qui se cognent : paysages, mou- tons, dessous de bois, parapluies gris dans la forêt, chevaux, chenils, chasses en habits rouges, natures mortes, crépuscules mythologiques, soleils sur le Rialto, partie de canotage sur la Seine, amours boiteux frappant à la porte de Mercure. Et de derniers rayons allaient à ces panneaux de buffet qui montrent la pochade d’un marché aux chevaux à côté d’une cueillette de pommes sur des échelles; ils allaient à ces guirlandes où le pinceau de Brendel a noué aux pipes du Rhin les verres de Bohême; ils quittaient, comme à regret, des esquisses de Rous- seau jetées sur le bois d’une boîte à cigares, et ces panneaux de lumière et de caprice, ces bouquets de fleurs et de femmes écloses sous la brosse de Nan~ teuil et la baguette magique de Diaz, ces grappes de fées montrant leurs bas de femmes sur des ba- lançoires de roses. . .

Les bougies apportées dans des chandeliers de cuivre jaune, le fromage de gruyère dévoré, le café

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versé dans les demi-tasses opaques, les pipes s’allu- maient. Des aparté se faisaient dans des coins où des camarades se parlaient à mi-voix, tandis que des farceurs écrivaient des vers faux sur le livre de souvenir de la maison. La nuit endormait la rue, les charrettes, le village; les paroles devenaient plus rares; le sommeil de la campagne tombait peu à peu dans la pièce. Les paysagistes, dans leurs yeux à demi fermés, sentaient revenir leur étude, leur motif, leur journée, et souriaient vaguement à leurs couleurs du lendemain, avec les rêves de leurs chiens grognants entre leurs jambes. La fatigue se -berçait dans une vision de travail. Un coude faisait un accord sur le piano ouvert... Et tous allaient se coucher, dormir un de ces bons sommeils dans les- quels tombait le son lointain de la trompe du cor - mur de Macherin, et qu’éveillait, avec ses bruits du matin, le réveil de la basse-cour.


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Coriolis passait ses journées dans la forêt, sans peindre, sans dessiner, laissant se faire en lui ces croquis inconscients, ces espèces d’esquisses flot- tantes que fixent plus tard la mémoire et la palette du peintre.


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Une émotion, une émotion presque religieuse le prenait chaque fois, quand, au bout d’un quart d’heure, il arrivait à l’avenue du Bas-Rréau : il se sentait devant une des grandes majestés de la Na- ture. Et il demeurait toujours quelques minut s dans une sorte de ravissement respectueux et silence ému de l’âme, en face de cette entrée d’allée, de cette porte triomphale, où les arbres portaient su l’arc de leurs colonnes superbes l’immense verdure pleine de la joie du jour. Bu bout de l’allée tournante, il regardait ces chênes magnifiques et sévères, ayant un âge de dieux et une solennité de monuments, beaux de la beauté sacrée des siècles, sortant, comme d’une herbe naine, des forêts de fougère écrasées de leur hau- teur : le matin jouait sur leur rude écorce, leur peau centenaire, et passait sur leurs veines de bois les blancheurs polies de la pierre. Goriolis se met- tait à marcher sous ces voûtes qui éclataient, au- dessus de lui, à des élévations de cent pieds, en fusées de branches, en cimes foudroyées, en furies échevelées et tordues, ayant l’air de couronnes de colère sur des têtes de géant. Il marchait sur les ombres couchées barrant le chemin, qui tombaient du fût énorme des troncs; et en haut, le ciel ne lui apparaissait plus que par des piqûres du bleu d’une fleur et de la grandeur d’une étoile, par de petits morceaux de beau temps que la verdeur de la feuil- lée faisait fuir et presque pâlir dans un infini d’al-


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titude. Des deux côtés du chemin, il avait des des- sous de bois, des fonds de ce vert doux et tendre qu’a l’ombre des forêts dans la transparence péné- trante du midi, et que déchire çà et là un zigzag de soleil, un rayon courant, frémissant jusqu’au bout d’une branche, voletant sur les feuilles, en ayant l’air d’y allumer une rampe de feux d’éme- raude. Plus près de lui, des petits genévriers en pyramide étincelaient de luisants de givre; et les houx rampants remuaient sur le vernis de leurs feuilles une lumière métallique et liquide, l’éblouis- sement blanc d’un diamant dans une goutte d’eau» Le radieux spectacle, le bonheur de la lumière sur les feuilles, cette gloire de l’été dans les arbres, cet air vif qui passe sur les tempes, les senteurs cordiales, l’odeur de santé et la fraîche haleine des bois, ce qui passe de grave et de doux dans la ca- resse de la solitude, enveloppaient Coriolis qui sentait revenir à son corps l’allégresse d’être jeune. Il passait le long de tous ces arbres aux membres d’athlètes, au dessin héroïque, ceux-ci qui s’incli- naient avec les lignes penchées des grands pins ita- liens dans les villas, ceux-là qui montaient droits dans un jet de rigide élancement. Il y en avait de solitaires comme des rois ; et d’autres qui, réunis, assemblés, mêlant et nouant leurs bras en dôme de verdure, semblaient dessiner un rond de danse pour des hamadryades. Le sable, derrière Coriolis, enterrait son pas; et il avançait dans ce silence de


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la forêt muette et murmurante, où tombe des arbres comme une pluie de petits bruits secs, où bourdonnent incessamment, pour le bercement de la rêverie, tous les infiniment petits de la vie, le battement du rien qui vole, le bruissement du rien qui marche. Et quand il s’étendait sur un tertre de mousse, le coude sur la terre, les yeux à P éternel balancement des branches auprès du ciel, de petits souffles accouraient à lui, sur l’herbe et les feuilles tombées, avec le pas d’une bête.

L’allée qu’il reprenait avait au bout, sous la flamme du jour, la jeune clarté d’un bourgeonne- ment de printemps. Aux grands chênes succédaient les futaies, aux futaies les petits bois, où tout à coup, en passant, il faisait sauter, au milieu d’un arbre, un écureuil qui le regardait de là; ou bien, c’était un grand bruit qu’il faisait lever, un grand remuement de branches d’où s’échappait au galop comme un grand cheval rouge, qui était un cerf.

Puis la forêt s’ouvrait : un âpre plein midi brû- lait, devant lui, dans le paysage découvert, les gorges sauvages d’Apremont, les rochers qui, sous le bleu africain du ciel et l’implacable intensité de la lumière, se dressaient, en masses violettes, avec des cernées sèches. Alors, quittant le grand chemin, il grimpait à l’aventure, au hasard de la route ser- pentante. Il se glissait entre les pierres, d’où se dressait l’arbre sans terre et sans ombre, le grêle bouleau. Il s’enfoncait dans les fougères, presque


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aussi hautes que lui, faisait craquer sous son pied la mousse grillée et grésillante, se glissait entre des écartements de roc, marchait sous des tortils d’ar- bres étouffés, étranglés entre deux blocs et poussant de côté une branche sans feuille qui courait en Pair comme une mèche de fouet. ïl sondait et battait de son bâton, au passage, l’inconnu de ces arbustes pareils à des nœuds de serpents lapidés, et dont la végétation se tord avec des airs d’animalité blessée, ces genévriers aux brindilles mortes, aux cassures de branchettes semblables à des fétus de chanvre tillé, à l’emmêlement de chevelure noueuse et fileuse, aux rameaux serrés, excoriés, à travers les- quels se convulsionne le tronc vert-de-grisé avec ces arrachis d’où l’on dirait qu’il s’égoutte du sang.

11 allait par des sables, par de hautes herbes ondulantes de glissements furtifs et de rampements suspects, par des sentiers de chèvre, par des lits de torrents séchés, par des montées où les marches étaient faites de réseaux de racines pareilles à des squelettes de lézards, par des escaliers où de grandes dalles figuraient des affleurements de fossiles mal enterrés -, et l’instinct de ses pas le portait presque toujours, au bout de ces courses errantes, dans la petite vallée étroite et creuse qui va à Franchart. Il prenait le petit chemin d’un blanc de chaux calciné, tout miroitant de micas, dont l’éclatante blancheur n’était rompue, çà et là, que par un morceau de mousse d’un vert humide et. une tache de terre de


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bruyère qui avait le noir de la traînée d’un charroi de charbon. Et alors, à sa gauche, à sa droite, ce n’étaient plus que des roches. De la crête des deux collines, découpant sur le ciel la déchiqueture de leurs arêtes, jusqu’au bas de la pente, il croyait voir l’éboulement, l’avalanche, la cascade de mor- ceaux de montagne lâchés par une défaite de Ti- tans. Un pan du Chaos semblait avoir croulé et s’être arrêté là; et il y avait dans le tumulte immo- bile du paysage comme une grande tempête de la nature soudainement pétrifiée. Toutes les formes, tous les aspects, toutes les formidables fantaisies et toutes les terribles apparences du rocher, étaient rassemblés dans ce cirque où les grès énormes pre- naient des profils d’animaux de rêves, des silhouettes de lions assyriens, des allongements de lamentins sur un promontoire. Ici, les pierres entassées figu- raient un soulèvement, un écrasement de tortues monstrueuses, dt carapaces essayant de se chevau- cher; là deux sphinx camus serraient la route et barraient presque le passage. Les vastes galets d’une première mer du monde, des crânes de mam- mouths trçués de leurs orbites immenses, le sou- venir et le dessin des grands os du passé se levaient sur ce chemin bordé de roches creusées par des remous de siècles, fouillés et battus peut-être par une vague antédiluvienne.

Au haut de la montée, Coriolis s’arrêtait à cette grotte de Franchart, qui a, à son seuil, le désordre


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et le bousculement de sièges de granit renversés par un festin de Lapithes. Il épelait ces pierres qui ont le fruste de murs anciennement écrits, ces pierres millénaires griffonnées par le temps d’indéchif- frables graphies, et où l’eau de l’éternité a creusé l’apparence de sculpture d’une cave d’Elephanta. Il restait devant ces grottes béantes où le Désert semble rentrer chez lui, devant ces antres de bêtes féroces auxquels on s’étonne de voir aller, au lieu de pas de lion, des f races de breacks...

De rares oiseaux traversaient l’air, et Goriolis songeait involontairement à des oiseaux qui porte- raient à manger à un Saint dans une grotte de la Thébaïde.

Puis, il longeait la petite mare à côté, enfermant une eau fauve dans sa cuvette de pierre blanche, à la marge mamelonnée, ondulante et rongée. Il s’as- seyait quelques minutes au petit café de Franchard, repartait, retrouvait les arbres, retraversait encore une fois le Bas-Bréau.

Il se faisait, à cette heure, une magie dans la forêt. Des brumes de verdure se levaient doucement des massifs où s’éteignait la molle clarté des écorces, où les formes à demi flottantes des arbres paraissaient se déraidir et se pencher avec les pa- resses nocturnes de la végétation. Dans le haut des cimes, entre les interstices des feuilles, le couchant de soleil en fusion remuait et faisait scintiller les feux de pierreries d’un lustre de cristal de roche. Le


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bleuissement, l’estompage vaporeux du soir mon- tait insensiblement; des lueurs d’eau mouillaient les fonds ; des raies de lumière, d’une pâleur élec- trique et d’une légèreté de rayon de lune, jouaient entre les fourrés. Des allées, du sable envolé sous les voitures, il se levait peu à peu un petit brouil- lard aérien, une fumée de rêve suspendue dans l’air, et que perçait le soleil rond, tout blanc de chaleur, dardant sur les arbres toutes les flammes d’un écrin céleste... La fenêtre de Rembrandt, où il y a un prisme, et où jouerait la Titania de Shake- speare dans une toile d’araignée d’argent, — c’était ce paysage du soir.


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Depuis quelques années, les hôtelleries campa- gnardes de l’art ont changé d’aspect, de physiono- mie, de caractère. Elles ne sont plus hantées seule- ment par le peintre; elles sont visitées et habitées par le bourgeois, le demi-homme du monde, les affamés de villégiature à bon marché, les curieux désireux d approcher cette bête curieuse : l'artiste, de le voir prendre sa nourriture, de surprendre sur place ses mœurs, ses habitudes, son débraillé in- time et familier, ses charges, un peu de cette vie de


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déclassés amusants, que les légendes entourent d’une auréole de licence, de gaieté et d’immoralité. Peu à peu, on a vu venir loger dans ces cham- brettes, manger à cette gamelle de la jeunesse, de la bonne enfance et de l’étude d’après nature, toutes sortes d’intrus, des professeurs, des officiers en congé, des magistrats, des mères de famille, des touristes, de vieilles demoiselles, des passants, le monde composite d’une table d’hôte.

Ce mélange existait dans l’auberge de Barbison. Autour de la table, à côté de sept ou huit jeunes gens, travaillant et prenant là leurs quartiers d’été et d’automne, à côté de deux paysagistes améri- cains, amenés à Barbison par la réputation de cette forêt de Fontainebleau populaire jusque dans la patrie des forêts vierges, il venait s’asseoir une vieille demoiselle tenant toujours en laisse un écu- reuil, et qu’on ne connaissait que sous le nom de « la demoiselle de Versailles » ; un professeur de septième d’un collège de Paris, flanqué de son épouse et de deux grandes asperges de fils ; un vieillard maniaque passant sa vie à rectifier les cartes de Dennecourt; un jeune sourd, à sourde vocation de peinture, sorti de la grande école des Batignolles.

Cette immixtion de gens avait éteint, effarouché l’entrain de la société : devant l’inconnu des con- vives, l’imposante présence de la famille et de la virginité bourgeoise, les jeunes peintres avec la


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timidité de gens sans éducation, craignant de laisser échapper une inconvenance, et se mettant à viser à une sorte de comme il faut, s’étaient congelés dans une de ces tenues de froideur et de bon ton qui glacent dans l’artiste poseur le rire naturel de l’art. Ils respectaient le comique du professeur, une es- pèce de M. Pet-de-Loup, homme sévère, mais juste, qui passait la moitié de son temps à morigéner ses deux fils, et l’autre à sculpter des têtes de cannes. Ils n’abusaient pas de la crédulité sans fond de la demoiselle de Versailles. Ils étaient à peu près polis avec l’infirmité du jeune sourd qui les sciait avec ces petits gloussements qu’ont les sourds-muets dans les cours, essayant d’attirer l’attention sur l’écriteau de leur infirmité pendu sur leur poitrine.

Avec Anatole, tout changea. Il déchaîna les charges. Il criait dans l’oreille du sourd des choses qui le faisaient rougir. Il rendait à tout moment des visites au vieux monsieur si peureux de l’inva- sion de quelqu’un dans sa chambre, d’un dérange- ment de ses papiers, de ses notes, de ses cartes, qu’il faisait lui-même son lit. Il abondait avec des intonations de Prudhomme dans les anathèmes du professeur contre les débordements de la jeunesse actuelle; et il prenait ses fils à part pour leur incul- quer les plus sataniques principes d’insoumission. Quant à la vieille fille de Versailles, il en fit sa vic- time d’adoption. Il commença par lui persuader très-sérieusement^ avec des textes de livres de mé-


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ûccine a l’appui, que la cohabitation avec un écu- reuil donnait à la longue la danse de saint Guy. Il lui fit mettre des bottes d’homme contre la mor- sure des vipères pour aller se promener dans la torêt. Il lui fit croire qu’un des deux Américains de la table était un sauvage défroqué qui avait été élevé à manger de la chair humaine. — N’est-ce pas ? — disait-il ; et l’Américain, dressé à la charge, répondait, avec des sourires voraces et inquiétants, que c’était bon, que cela avait un goût entre le bœuf et le turbot. Un soir, après une répétition se- crète dans la journée, Anatole fit danser au Yankee une danse effroyable d’anthropophagie : les gros yeux bleus écarquillés du danseur, son nez crochu, ses cheveux et ses moustaches jaunes, son air de Polichinelle vampire, la « figure» où il faisait sauter comme un morceau délicat l’œil de sa victime, mi- rent l’horreur de leur cauchemar dans les nuits de la pauvre demoiselle. Mais la plus belle charge que lui monta Anatole fut la charge de la lionne, qui l’enferma quinze jours chez elle dans sa chambre. Elle avait lu dans un journal qu’une lionne s’était échappée d’une ménagerie de Melun : on lui dit que la lionne s’était sauvée dans la forêt, qu’elle avait mis bas onze lionceaux déjà très-gros; et pour la bien convaincre du péril, Anatole, tous les soirs, faisait son entrée dans la salle à manger avec le îusil de l’aubergiste, comme s’il n’osait s’aventurer dehors qu’avec une arme.


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Manette se trouvait parfaitement heureuse entre ces deux vieilles femmes, au milieu de cette réunion d’hommes. Les attentions, les prévenances, les égards allaient à sa jeunesse, à sa beauté. Elle se sentait trôner à cette table : elle y était comme une petite reine.

Elle trouvait encore dans cette société une satis- faction nouvelle pour elle, et qui la flattait dans la fausse position où elle était. L’épouse du profes- seur, bonne créature ingénue, s’était laissé prendre à son excellente tenue, au nom dont on l’appelait, à des « Madame Goriolis » qu’elle avait entendus dans l’escalier. Elle croyait que le couple était un ménage, que Manette était la femme du peintre. Aussi avait-elle répondu à ses amabilités.

Dans ses rapports avec elle, ses bonjours, les rapprochements du voisinage, les menues relations de la communauté des repas, elle avait mis ce liant qui établit comme une politesse de plain-pied entre femmes du même monde et de pareille situation sociale. De temps en temps, sur le banc de pierre où l’on attendait le dîner, elle honorait Manette de petits bouts de conversation familière.


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Manette était excessivement touchée d’être ainsi traitée; et elle s’appliquait à se maintenir dans cette estime, en continuant à la tromper, en jouant avec un art admirable cette comédie de la femme hon- nête qu’aime tant à jouer la femme qui ne l’est pas, et d’où monte souvent à la tête d'une maîtresse la tentation de devenir ce qu’elle essaye de paraître.

Chaque matin, elle avait un petit moment d’anxiété, de peur d’une découverte, d’une indis- crétion, en interrogeant la figure de l’épouse légi- time. Elle se surveillait elle-même dans ses gestes, ses paroles, ses expressions, s’enveloppait de robes simples, de petits fichus modestes, faisait des rac- commodages de ménage, travaillait, avec tous les airs de sa personne, au mensonge qui devait entre- tenir l’illusion et continuer la méprise de la respec- table femme du professeur. Et une joie intérieure la remplissait, qui se gonflait et se pavanait en une espèce de petit orgueil exubérant. Cette considé- ration de l’honnêteté qu’elle rencontrait pour la première fois lui procurait l’enivrement, l’étour- dissement qu’elle donne aux créatures qui n’y sont pas nées, et qui n’ont pas toujours respiré, natu- rellement, comme l’air autour d’elle, l’atmosphère de l’estime.

Aussi adorait-elle Barbison, et elle ne tarissait pas de rires et de plaisanteries pour moquer, comme elle disait, ce « geignard » de Coriolis qui com- mençait à se plaindre du séjour.


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L’homme du monde, le Parisien gâté par son intérieur, s’était réveillé chez Coriolis. 11 était blessé physiquement de riens qui ne semblaient atteindre personne autour de lui, ni Anatole ni même Manette. La rusticité de l’auberge lui deve- nait dure, presque attristante. Il souffrait du bon fauteuil qui lui manquait, de toutes les petites in- suffisances de l’installation, de cette misère d’eau et de linge faite à sa toilette, des serviettes de huit jours, de l’égueulement du pot à l’eau, de la cuvette de faïence si vilainement rosée sur le bord.

La nourriture l’ennuyait par la monotonie des omelettes, les taches de la nappe, la fourchette d’étain qui salit les doigts, les assiettes de Greil avec les mêmes rébus. Le petit jingîet du cru lui irritait l’estomac. Il se faisait un peu lui-même l’effet d’un homme ruiné, tombé à la table d’hôte d’une ferme. En vivant dans sa chambre, il y avait découvert tous les dessous de la chambre garnie des champs : le fané des sièges, la pauvreté sale du pa- pier, le rapiéçage du couvre-pied, la couleur mangée des rideaux, la corde de la descente de lit, le dépla- quage de la commode d’occasion. Et il lui venait là


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les instinctives inquiétudes qui prennent les délicats et les souffreteux, jetés hors de chez eux dans ces logis de hasard et de pauvreté, entre ces quatre murs où gondolent de mauvaises lithographies dans des cadres de bois noir.

Il avait usé ce premier moment de contentement qu’a le Parisien à sortir de son chez lui, à changer ses aises contre l’imprévu et les privations de l’au- berge. Il ne se trouvait plus d’indulgence pour un manque de tous les bien-êtres qu’il eût bien encore supportés en Orient, mais qu’il trouvait dur et exorbitant de subir à dix lieues de Paris : sa pa- tience d’un mauvais lit, d’un dîner sans lampe, du carreau sans tapis, avait fini avec sa distraction, avec le plaisir de la nouveauté. Il ne pouvait s’em- pêcher, par instants, de s’indigner intérieurement de Y arriéré du pays, de ce reste de sauvagerie en- têtée et de paysannerie inculte qui reste aux bords des forêts, s’y défend si longtemps contre la civili- sation et le confortable moderne, et garde toujours un peu de cette France d’il y a cent ans, voisine des bois, qui couchait les caravanes d’artistes sur des oreillers de coquilles d’oeufs.

Puis il avait une habitude d’être servi qui était comme toute dépaysée par le service de l’endroit, une sorte de service bénévole dont on semblait faire la gracieuseté aux gens, et où se trahissait l’indé- pendance du forestier, mêlée à la supériorité du paysan qui a du bien. On sentait une auberge ha-


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bituée à des gens de vie presque ouvrière, au mé- nage à peine soigné par une femme de ménage, tout prêts, au besoin, à remplir l’ordre qu’ils donnaient, à aller chercher une assiette au buffet et l’eau de leur pot à l’eau au puits. Les hôtes, hébergés par la maison, y semblaient reçus comme des amis avec lesquels on ne se gêne pas; et l’aubergiste, qui leur donnait la main, paraissait les traiter, quoiqu’ils payassent, uniquement pour les obliger, et continuer à mériter le surnom de « Bienfaiteur des artistes », inscrit en grandes lettres sur la tombe de son prédécesseur.


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Goriolis en était à ce moment de désenchante- ment, quand un soir, à l’heure du dîner, il aperçut au bout de la rue de Barbison une silhouette de sa connaissance, la silhouette de Chassagnol ayant pour tout bagage une canne qu’il avait coupée en chemin dans la forêt.

— Bah! c’est toi?... Ah! c’est gentil...

— Oui, j’éprouvais le besoin de repasser mon Primatice... voilà. Je suis parti pour Fontaine- bleau... deux jours que j’y suis... On m’a dit que vous étiez ici... Et je viens casser une croûte...


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— Oh! tu resteras bien quelques jours avec nous... Nous te ferons voir la forêt.

— Moi... Oh! tu sais la forêt... j’ai horreur de ça, moi... A Fontainebleau, tout le temps que je ne pouvais pas étudier mon bonhomme... j'ai été dans un cabinet de lecture pas mal monté pour la pro- vince... Ils ont une collection de romantiques de i83o... C’est bête, mais ça exalte... Je n’ai pas même été voiries carpes... Tu sais, moi, je suis un vrai pourri... je n’aime que ce qu’a fait l’homme... Il n’y a que cela qui m’intéresse... les villes, les bibliothèques, les musées... et puis après, le reste... cette grande étendue jaune et verte, cette machine qu’on est convenu d’appeler la nature, c’est un grand rien du tout pour moi... du vide mal colorié qui me rend les yeux tristes... Sais-tu le grand charme de Venise? C’est que c’est le coin du monde où il y a le moins de terre végétale... Ah ça ! Ma- nette va bien? Et Anatole ?

— Oui, oui, tu vas la voir... Anatole est encore en forêt, il va revenir.

Après le dîner, quand les dîneurs eurent quitté la table, ceux-ci pour aller faire un piquet chez des amis, ceux-là pour se promener, d’autres pour se coucher :

— Mais il me semble que vous n’êtes pas mal ici, — fit Chassagnol qui venait de dire, sans se dé- ranger : C’est bon! à l’aubergiste qui voulait lui montrer sa chambre.


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— Pas mal !... Heu ! heu !

Et Goriolis raconta à Ghassagnol tous ses petits déboires de confortable.

— - Ah! ah! — jeta tout à coup au milieu de ces doléances Ghassagnol, avec l’explosion de son élo- quence du soir allumée par l’imprudence des confi dences de Goriolis. — Ah ! ah !.. . bien fait !... Grand seigneur! toi, grand seigneur! gentilhomme!... toi seul, par exemple ! Et tu viens ici pour être bien ? Dans un endroit où il vient des peintres ! Les pein- tres ! un tas de rats, vivant mal... Tous des pin- gres !... Tous,- laisse donc !

— Allons, mon cher, — essaya de dire Goriolis, — par^ qu’il y a quelques crasseux parmi nous, ce n’est pas une raison pour envelopper toute notre classe...

— - Moi, les peintres, je les adore... j’ai passé toute ma vie avec eux... Mais, précisément parce que je les adore, je les vois et je les juge... tous des pingres... sauf toi, avec une douzaine d’autres... — reprit Ghassagnol se lançant à .fond dans son para- doxe. — Oh! les préjugés! les préjugés du bour- geois! Penses-tu à cela? Tous ces braves gens de bourgeois qui ont, sous la calotte du crâne, l’idée, l'idée enfoncée, solide, indéracinable, chevillée, qu’un artiste est un homme rempli de vices coû- teux, un mangeur, un dépensier, un luxueux!... un bourreau d’argent qui le jette comme il le gagne, qui se paye tout ce qu’il y a de meilleur et de plus


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cher à boire, à manger, à aimer ! Mais ils sont or- donnés, rangés, serrés... ce sont des papiers de musique, que les artistes !... Ah ! la calomnie, mon ami, la calomnie!... Ils dépensent... ils dépensent quand ils sont jeunes pour faire comme les cama- rades ; ils gaspillent un peu d’argent envoyé par la famille, carotté aux parents, prêté par leur bottier, de l’argent aux autres... Mais quand c’est de l’ar- gent à eux, quand c'est cet argent sacré et solennel, de l’argent gagné, de l’argent de leur talent et de leur travail; quand il leur descend dans la case du cerveau où se font les comptes que des pièces mises sur des pièces ça fait des piles, et que des piles qu’on pose sur des piles, ça fait ces choses vénérées et considérables : des rentes, des maisons, des pro- priétés, des propriétés!... Oh! alors, il entre dans l’artiste une économie... mais une économie !... la magnifique avarice bourgeoise de l’art!... Enfin, dans toutes les autres professions, il y a, n’est-ce pas ? un certain degré de fortune, de bénéfices, d’enrichissement, qui pousse l’homme à la largeur, le parvenu à la dépense, le joueur heureux à la profusion... Un boursier, je prends un boursier, un boursier qui fait un coup de bourse, est capable d’envoyer deux douzaines de chemises garnies de Malines à sa maîtresse... Mais dans l’art? Cherche! On dirait une industrie de luxe où les riches restent pauvres diables... L’argent qui leur pleut dessus avec le succès, ça garde dans leurs mains la vilenie


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et la crasse de ces argents de peine qu’on gagne avec de la sueur... Il y en a beaucoup qui font des années de chirurgiens, des recettes de cent mille francs ; il y a dans ce monde-là des signatures de cinquante mille francs le mètre carré... Eh bien! sois tranquille, jamais ça ne leur donnera la folie de la dépense, et le mépris d’un homme né riche pour une pièce de cent sous... Un race plate... avec des goûts plats, des sens plats, des appétits plats... Oui, des gens capables de faire des fortunes de té- nors, sans avoir un certain jour l’idée de fumer un cigare de trente sous ou de boire une bouteille de bordeaux de dix-huit francs. . . Au fond, des natures peuple, presque tous... Une pauvreté de goûts d’o- rigine, de première éducation qui va très-bien avec leur vie, qui simplifie tout dans leurs arrangements d’existence, l’amour, le ménage, la famille, l’inté- rieur. Des garçons nés avec le peu de. raffinement qui permet le bon marché des deux choses les plus chères de la vie : le Plaisir et le Bonheur... La femme, je prends la femme, parce que c’est l’étiage de la distinction, du luxe et de la dépense de l’homme, est-ce qu’elle est, dans ce monde-là, la grande dépense qu’elle est ailleurs dans d’autres couches sociales? Un peintre, quand il gagne qua- rante, cinquante mille francs par an, se donne-t-il cet animal de luxe et de paresse, broutant des billets de banque, qui passe chez un jeune homme de

vingt-cinq mille livres de rentes? Pour l’artiste, la

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maîtresse, presque toujours, qu’est-ce que c’est? Hein? qu’est-ce que c’est? Une utilité, une raccom- modeuse, une personne de compagnie, une femme entre la gouvernante et la femme de ménage, bonne fille qui porte des bijoux d’argent doré, et qu’on entretient, en se rattrapant sur ses vertus domesti- ques... de domestique, son ordre, sa couture, son économie... La femme légitime? mon Dieu, c’est ça... avec un vernis... Le ménage? un ménage d’ouvrier... Des enfants habillés de mises bas, qu’on endimanche aux fêtes... morveux, avec des chandelles sous le nez... voilà ! Connais-tu un peintre qui ait eu seulement voiture, toi ?... Pas un, n’est-ce pas?... Enfin, dans tous les états, dans tous les métiers, dans les corporations de tanneurs comme dans les confréries d’huissiers, jusque dans le monde des lettres où l’on gagne moins d’argent qu’à élever des couchers de soleil, et où l’on paye trois sous, une fois payée, une idée dont un peintre se ferait trois mille francs tous les ans... dans les lettres même, on entend dire quelquefois à des gens : J’ai dîné hier chez Chose... Et il y a eu chez Chose un dîner qui avait tout ce qui constitue un dîner... Chez les peintres, jamais! Je demande quelqu’un qui ait fait un vrai dîner chez un peintre... Qu’il le dise et qu’il le prouve! Mais non, la cusinière d’un peintre, c’est mythique, c’est une abstraction... Depuis le commencement du monde, on n’a jamais parlé de' la cuisinière d’un


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peintre ! . . Les peintres, on sait comment ça reçoit : ça vous invite à des soirées où, comme rafraîchis- sements, c’est Gozlan qui a dénoncé celle-là, on passe des eaux-fortes et des dessins!... Et quand il y a des circonstances impossibles qui les forcent à vous offrir leur pot-au-feu, je les connais, leurs phrases sur le « pas de cérémonie », la table avec une toile cirée, le bon petit fricot de portier, et le petit vin du pays, si bon pour la santé! le petit vin simple et naturel, qui se boit dans de petits verres ordinaires, sans prétention!... Je les connais, leurs pipes en terre ! Je les connais, leurs collections de deux sous, leur bric-à-brac de faïence de Rouen ! Je les connais, leurs habitudes, les bouchons rus- tiques, les gargots pittoresques, les cuisines d’em- poisonnement où ils vous mènent dans les campa- gnes, et dont vous sortez avec l’idée qu’ils ne se sont jamais assis dans un restaurant, avec des glaces dans le dos et des trois francs devant les plats de la carte! Les peintres?... Les peintres ! Ah ! oui, les peintres!... Mais si Solimène... Oui, si Solimène revenait...

Et s’interrompant brusquement, en voyant la tête de Coriolis qui s’inclinait :

— Tu dors?

— Pardon, mon cher. . . il est deux heures du ma- tin... Et ici, on prend un peu les habitudes des poules... A neuf heures, tout le monde est en paille , comme on dit dans le pays...


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— Deux heures?... — répéta tranquillement Chassagnol, — deux heures... La voiture part à six heures... Ça ne vaut guère la peine de se cou- cher... Je vais un peu flâner dehors jusque-là... Tiens! au fait, si je réveillais Anatole?... Oui, c'est ça, je vais réveiller Anatole... Nous ferons un tour ensemble.


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Anatole, las de flâner et tourmenté du remords de son art, avait commencé une étude dans la forêt. Il était parti dans une de ces grandes tenues d'artiste qui donnent aux peintres, sous la feuillée, l’air terrible de bandits du paysage , avec une va- reuse bleue, un chapeau de chauffeur, une ceinture rouge, des braies de toile, des jambards de cuir, son parapluie gris en sautoir sur son sac. Et il avait été ainsi bravement piger ïe motif.

Cependant, au bout de deux jours, il commença à trouver que ce qu’il faisait ne marchait pas, que la nature l'enfonçait, et que le bon Dieu était déci- dément plus fort que la peinture. ïl se coucha sur un rocher, regarda le ciel, les lointains, les cimes ondulantes des arbres, les huit lieues de la forêt jusqu'à l'horizon; puis son regard tomba et s'arrêta


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sür le rocher. Il en étudia les petites mousses vert- de-grisées, le tigré noir de gouttes de pluie, les suintements luisants, les éclaboussures de blanc, les petits creux mouillés où pourrit le roux tombé des pins. Puis il crut voir remuer, épia, chercha de tous ses yeux une vipère, et finit par s’endormir avec du soleil sous les paupières.

Les autres jours, il recommença. Il appelait cela « dormir d’après nature » .

Puis il s’en allait faire quelque protestation en faveur du pittoresque à l’instar du paysagiste Na- zon : il s’armait de gros souliers contre les planta- tions déshonorant la forêt, et piétinait pendant deux heures les petites pousses des pins en ligne. Il passait des journées avec l’homme aux vipères, le vieux aux deux bâtons et aux deux boîtes de reptiles. Il allait causer avec le vendeur d’orangine de la Cave aux Brigands. Il était familier dans les huttes de gardeurs de biches. Il jouait aux boules à l’entrée de la forêt avec des gens quelconques qui connaissaient des peintres; il sonnait du cor avec des messieurs qui mettaient le soir au bout de Bar- bison l'écho des entre-sols de marchands de vin au mardi-gras.

La nuit, il se glissait, vêtu de sombre, au bout des futaies, et restait sans bouger, sans fumer, sans souffler, attendant un bramement, espérant voir un de ces fantastiques combats de cerfs qui sont la légende du pays.


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Jamais il ne s’était trouvé une si douce et si pleine existence. La forêt le nourrissait de specta- cles, d’émotions, de distractions. Il se fit un grand plaisir de chercher tout ce qu’on trouve là, ce que la main ramasse par terre, sous le bois, avec une joie étonnée. De la chasse aux vipères, il passa à la récolte des champignons.

Une nuit de pluie en faisait l’herbe pleine, en gonflait d’énormes aux pieds des chênes : Anatole ne revenait plus qu’avec sa vareuse nouée aux qua- tre coins, toute pesante et bourrée de ces giroles d’or que le pas écrase, tant elles se pressent. Il les accommodait lui-même, à l’huile, à la provençale: car il était assez cuisinier de goût et de vocation, et il n’y avait pas besoin que la table le priât beaucoup pour qu’il se fît un tablier d’une serviette et remuât dans une casserole son fameux gigot à la juive.

Le temps remis au sec, les champignons finis, Anatole revint à son étude, travailla encore un jour ou deux. Puis tout à coup, en plein Bas-Bréau, les chênes qui le regardaient virent l’incorrigible maître aux Pierrots accrocher à l’arbre qu’il avait peint un Pierrot pendu.

Anatole donna cette toile à son nouvel ami, l’au- bergiste. Et ce cadeau resserra l’intimité qui le mêlait à toute la famille; car il était pour la mai- son un camarade. Il vivait un peu à la cuisine; il prenait part, le dimanche, aux soirées du ménage et des connaissances en blouse de la ferme, aux


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parties de cartes à la chandelle des petites bonnes en madras, avec des cartes grasses et des châtai- gnes sèches pour enjeu.

Quand l’aubergiste allait faire son marché de la semaine, le samedi, à Melun, il emmenait Anatole dans sa carriole, et lui faisait manger dans un ca- baret cet extra qui est un rêve pour un estomac de Barbison : un homard. Et tous deux ne revenaient qu’à la nuit, un peu gais, fraternellement liés par le bras de l’un passé sur l’épaule de l’autre.


LXXX


— Dis donc, — fit un matin Anatole, en frap- pant à la porte de Coriolis, — tu ne viens pas à Marlotte?... une partie que nous venons d’arrêter devant le beau temps qu’il fait... On va à pied, nous allons nous payer la Mare aux Fées , le Long Rocher , les Ventes à la Reine , l’affaire de deux jours-, viens donc, hein?

— Non... Ce serait trop dur pour Manette... Mais vois un peu ça, si Ton est mieux là-bas qu’ici.


Anatole revenu ;

— Eh bien? — lui dit Coriolis.


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— Ah! mon cher, superbe! Le Long Rocher... nous avons été voir ça la nuit, une lune magni- fique! Ah! voilà un décor pour la Porte-Saint- Martin, avec un beau crime là-dedans...

— - Et les auberges?

— Les auberges, délicieux! un monde!... Pas des bonnets de nuit comme ici... d’un jeune!... et un train! Ah! des vrais, ceux-là... On les entend à une demi-lieue sur la route, jusqu’à deux heures du matin.

— Et la nourriture?

— Oh! la nourriture... Je leur ai pêché un fa- meux plat de grenouilles, va!... La nourriture? Tu sais, moi, je n’ai pas trop fait attention... Par exemple, le vin est meilleur qu’ici... Un vrai père Lajoie, mon cher, l’aubergiste là-bas... pas de fa- çons... les pieds nus dans ses chaussons... Oh! une bonne tête!... Très-animé, le pays... il tombe des convois du quartier Latin, des baladeuses qui vous arrivent en cheveux, en pantoufles et avec une che- mise au dos pour la semaine. Ça met des courants d’air de Closerie des lilas dans la forêt... Enfin je te dis, c’est tout ce qu’il y a de plus gai.

— Bon, je suis fixé, — dit Coriolis.

— Pas moyen de s’embêter une minute — con- tinua sans l’entendre Anatole, — des histoires de femmes toute la journée; la maîtresse de Chose qui a accusé la maîtresse de Machin de lui avoir dé- marqué ses bas... ça a fait une scène à table!...


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Les lits? je n’y ai rien senti. . . Ma foi ! nous n’y se- rions pas mal, *— dit en finissant Anatole tour- menté du besoin de mouvement qu’ont les enfants, et toujours prêt à changer de place.

— Merci, — fit Coriolis, — que j’emmène Ma- nette là?

— Ah! c’est vrai, oui, Manette... Je n’y pensais pas, — fit Anatole en homme subitement éclairé par Coriolis, et n’ayant guère des convenances de la vie une perception nette, immédiate et person- nelle.

LXXXI


Manette, la vieille demoiselle, le vieux monsieur, le professeur et sa famille s’étaient retirés de la salle à manger. Et Anatole déployait ses talents de brûleur d’eau-de-vie, en promenant la poche de Ruolz pleine de sucre sur la flamme d’un bol de punch parié et perdu par Coriolis.

Les récits, les souvenirs, ce qui dans une société d’hommes, dans l’effusion bavarde de la digestion, se lève de la mémoire de chacun et s’en répand, après la première pipe, des histoires de tous les pays et de toutes les couleurs, se croisaient autour du bol de punch.

Un des Américains, dans un français impossible,


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racontait que par amour pour une gitana, il s’était engagé dans une troupe de bohémiens courant l’Amérique. Et il entrait dans les plus curieux dé- tails sur cette vie de trois mois, mélangée de vol, d’aventures et de bonne aventure, interrompue par un singulier incident. La femme du chef vint à mourir : la religion de la bande exigeait qu’elle fût enterrée dans du sable, et il n’y avait de sable qu’à quinze jours de marche de là, au Potomac : dans le voyage, son amour pour la gitana diminuant à mesure que l’odeur de la morte augmentait, il avait fini par se sauver à mi-chemin des bohémiens et de son amante.

Un cosmopolite, un observateur spirituel et charmant, un garçon connaissant les coins et re- coins des capitales de l’Europe, parlait de deux as- sassins de grand chemin, qu’il avait vu pendre à Florence. Ces industriels assassinaient, sans se salir ni se compromettre. Ils avaient chacun une espèce de fourreau de parapluie qu’ils remplissaient de terre tassée, et avec lequel ils frappaient à très- petits coups, tout doucement, sur l’épigastre de leur victime, de manière à ne jamais déterminer d’ecchymose ni d’extravasement de sang. Vingt minutes, en moyenne, suffisaient à leur petite opé- ration. Après quoi, iis rentraient chez eux, comme d’honnêtes paysans, avec leurs gaines de parapluie vides. Puis venaient des descriptions d’autres pen- daisons, merveilleusement observées, contées, avec


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tout îe détail impressionnant et scientifique de la chose vue, finissant par un tableau sinistre d’un lancement dans l’éternité à Londres, avec le bour- reau splénétique, le paletot de caoutchouc sur le condamné, et l’éternelle petite pluie désolée des exécutions de là-bas.

Un autre exposait les origines de Barbison, re- montait au plus lointain des légendes du pays, at- tribuait l’immigration des peintres à une espèce de précurseur mythique, un peintre d’histoire inconnu du temps de l’empire, un élève de David sans nom, qui vint habiter le pays, dans des époques anté- historiques, et demanda un sabre à un certain père Ordet pour aller dans la forêt. Il avait, d’après la tradition, un petit domestique qu’il faisait poser nu dans les bois et les rochers*, et c’était tout ce qu’on savait de son histoire. Ses successeurs avaient été Jacob Petit, le porcelainier, puis un M. Ledieu, puis un M. Dauvin. Puis venaient Rousseau, Bras- cassat, Corot, Diaz, arrivant vers 1882, deux ans après que l’auberge, fondée en 1 820, avait exhaussé son rez-de-chaussée d’une chambre à trois lits, où l’on montait par une échelle, et où l’on accrochait le soir son étude du jour au-dessus de son lit. C’est à cette époque, ajoutait l’historiographe, qu’on peut fixer le commencement de sûreté du pays pour les artistes, non à cause des brigands, mais à cause des gendarmes qui, jusque-là, arrêtaient pour trop de pittoresque « les hommes à pique », que le


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père de l’aubergiste actuel était obligé de réclamer.

Anatole avait rempli les verres.

■— Tiens! sourd, voilà le tien, — dit-il au Bati- gnollais.

— Mais dis donc, farceur! tu as reçu une lettre chargée ce matin... Tu vas payer quelque chose... Viens un peu par ici que nous reprenions notre con- versation...

Le sourd des Batignolles avait une corde comi- que, l’avarice, une avarice qu’on eût dite amassée par plusieurs générations pa}/sannes de la banlieue de Paris. Il avait une défiance terrible de ce monde où il s’était aventuré, et qu’une tante, dont il rabâ- chait en neveu respectueux et en héritier affectionné, lui avait peint sans doute comme une caverne. Rien n’était plus amusant que sa grossière peur d’être carotté, et la continuelle préoccupation avec laquelle il se défendait d’avoir de l’argent dans' sa poche. Il parlait toujours de sa misère, des sept cents pau- vres malheureux francs de la pension de sa tante, de ses créanciers des Batignolles. Il montrait, comme des contraintes, des en-têtes de contribu- tions, grommelait, mâchonnait des chiffres, des comptes de pauvre, demandait le prix de tout. Quand on voulait le faire jouer, il demandait à ne jouer que des centimes; et quand il avait perdu cinq sous, il disait qu’il allait mettre en gage sa re- dingote de velours.

La plaisanterie habituelle d’Anatole consistait à


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lui persuader qu’il voulait épouser sa tante, une charge qui, malgré sa monstruosité, ne laissait pas que d’inquiéter vaguement, par son retour quoti- dien et l’air sérieux d’Anatole, les espérances du neveu.

Quand le sourd fut assis à côté de lui, Anatole lui empoignant le cou à lui dévisser la tête, ap- procha sa bouche de la meilleure de ses deux oreilles, et lui cria dedans de toute sa force :

— Quel âge m’as -tu déjà dit qu’avait ta tante?...

— Trente-cinq.

— Mettons quarante... Est-elle ragoûtante?

— Qui ça?

— Ta tante.

— Ma tante?... Elle est belle femme.

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— Aurait-elle des enfants, si je l’épousais?

— Hein?

— ■ Je te demande : aurait-elle des enfants si je l’épousais? Parce que moi, je ne veux me marier qu’avec la certitude d’avoir des enfants...

— Ah! dame... je ne sais pas, moi...

— Ça me suffit... tu es mon ami... il faut que tu me fasses épouser ta tante...

Le sourd remua la tête balourdêment, et balança un : — - Non, — à demi formulé dans un sourire d’idiot.

Anatole lui ressaisit la tête :

— Tu ne me trouves pas bien ?


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Le sourd le regarda, et continua à rire d’un rire indéfinissable.

— Où demeures-tu ?

— Rue Gardinet... 14.

— Il y a des omnibus?

— Oui.

— J’irai te voir.

Le sourd riait toujours.

Anatole reprit :

— Nous irons tous te voir... Ça fera plaisir à ta tante, à ta brave femme de tante... un cœur d’or... je la vois d’ici... Elle nous fera un petit dîner...

— Plus la cuisine est grasse, plus le testament est maigre... — murmura le sourd avec une espèce de finesse malicieuse.

— Ah! très-fort! Est-il roublard! Un pro- verbe!..* La sagesse des nations!... Amour de sourd, va !.. . Quelle canaille, hein ! — ajouta Anatole en se tournant vers les autres qui, arrivant l’un après l’autre, prenaient la tête du Batignollais, et lui criaient dans sa bonne oreille :

— Nous irons tous chez votre bonne tante,, tous !

— Tenez, — » dit quelqu’un, — voulez-vous que je vous dise? Il n’est pas sourd du tout... Il nous fait poser... c’est un truc que lui a montré sa tante pour qu’on ne lui emprunte pas cent sous.

Anatole l’avait repris par le cou et lui jetait dans le tympan avec une voix caverneuse, fatale et mé- phistophélique :


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— Tu m’as dit que tu voudrais être un homme de génie... Si, tu me l’as dit... C’gst une ambition honnête... Il n’y a qu’un moyen... c’est de com- mencer par manger ta fortune...

— Toucher à mon tapit al! — - s’écria, dans un premier soubresaut d’effroi, le sourd avec une inarticulation d’enfant. Puis, se remettant, et re- prenant sa sérénité à la fois bête et sournoise, il se mit à dire, comme s’il parlait avec lui-même à ses idées : — Moi... je ne veux pas me marier... J’aime les gens connus, moi... Je les inviterai... un jour... Et puis, je voudrais fonder quelque chose après ma mort...

— C’est cela ! — lui beugla Anatole, — une fon- dation, bravo! Tiens! la fondation d’un punch perpétuel à Barbison ! Trois cent soixante-cinq bols par an !.. . Superbe idée ! T u seras la flamme de ton siècle ! Dans nos bras !

Et tous, imitant Anatole, se jetèrent dans les bras du sourd, ahuri et se débattant.


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Voyant son monde heureux, Coriolis s’était ré- • signé à patienter. Le trio restait à l’auberge, conti- nuant sa vie de promenade et de paresse, jouissant


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de Pair, de la forêt, de la campagne, quand un soir il apparut à la table deux nouveaux visages : un gros gaillard épanoui, de large encolure, les mains énormes ; et une petite femme, sa femme, une petite brune, toute sèche et nerveuse, aux grands yeux noirs, aux traits fins, découpés, presque pointus, à P amabilité aigrelette, à l’œil dédaigneux, à la parole coupante, à l’élégance correcte et pincée du haut commerce parisien ; un type de cette femme légitime de l’artiste chez laquelle une sorte de puritanisme grinchu, une dignité hérissée, une susceptibilité agressive, toujours en garde contre un manque de respect, une honnêteté nette, aiguë, reiche, presque amère, dessinent dans la petite bourgeoise une pe- tite madame Roland manquée.

Du premier coup, elle vit ce qu’était Manette ; et, pendant le dîner, elle laissa tomber sur elle deux ou trois de ces regards avec lesquels les femmes hon- nêtes savent jeter leur mépris et leur haine à la figure des autres.

En sortant de table, Manette demanda à la femme de l’aubergiste ce que c’était que ces gens-là, et s’ils resteraient longtemps. Elle apprit qu’ils s’appelaient M. et madame Riberolles; qu’ils venaient passer tous les ans une partie de la saison. Le mari, le gros homme, par un contraste fréquent dans tous les arts entre la tournure de l’individu et le genre de son talent, avait la spécialité de peindre des # branches de groseillier ou de cerisier sur de petits


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panneaux, dont il laissait le fond et les veines de bois. Sa femme passait toute la journée avec lui, ne le quittait pas : elle en était très-jalouse.

Le lendemain, à déjeuner, Manette retrouva le dédain de madame Riberolles se reculant de son voisinage, se garant d’elle, affectant de ne pas la voir, de ne pas l’entendre ; et elle remarqua la gêne, Pembarras, l’espèce de honte troublée, qu’avait vis-à-vis d’elle la femme du professeur, évitant son regard et se levant, la première, au dessert, pour ne pas la rencontrer.

A partir de ce jour, Goriolis fut tout étonné de trouver chez Manette un écho, une voix qui se mêla peu à peu à ses plaintes. Les choses en étaient là, quand un soir, à dîner, un des Américains se mit à dire que dans son pays, le métier de modèle était considéré comme honteux *, et, comme exem- ple du préjugé, il conta qu’un jour où il avait des- siné un modèle de femme dans une académie de New-York, pas une jeune personne, à un petit bal où il était allé le soir, n’avait voulu danser avec lui. L’honnête Américain avait raconté cela fort inno- cemment, et en toute ignorance du passé de Ma- nette. Son histoire, malgré tout, blessa Manette à fond : elle y trouva un outrage direct ; elle voulut absolument y voir une intention d’allusion et d’of- fense. En dépit de tout ce que Goriolis put lui dire, elle resta attachée à cette idée, avec l’entêtement bête et enragé, enfoncé pour toujours dans la cer-

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velle d’une femme du peuple, et que rien n’en ar- rache, ni le raisonnement, ni l’évidence. Elle dé- clara à Coriolis qu’elle ne reparaîtrait plus à une table où on l’outrageait.

Anatole ne disait rien. Au fond, il n’eût pas été trop fâché qu’on quittât l’auberge : l’endroit lui reprochait un crime. En grisant d’eau-de-vie le cor- beau favori de la maison, il Pavait foudroyé. Le croyant échappé, on le cherchait partout.

Coriolis promit à Manette qu’elle ne dînerait plus à la table des peintres. Ils se feraient servir à part, tous les trois. Il n’était guère plus content qu’elle de l’auberge; mais, quoiqu’il fût tout prêt à s’en aller, il lui demandait de rester encore quel- ques jours. On lui avait parlé de Chailly : il irait voir par là s’il ne pourraient pas s’établir un peu mieux.

Et l’on s’était arrêté à cet arrangement, lorsqu’à la suite d’un pannotage pour la destruction des grands animaux dont se plaignaient les paysans, un peintre de l’endroit, une des popularités du pays, le fameux paysagiste Crescent, ayant reçu un chevreuil du garde général, invita à venir le manger chez lui tous les artistes faisant séjour à Barbison, Coriolis, « sa dame » et Anatole,


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Crescent était un des grands représentants du paysage moderne.

Dans le grand mouvement du retour de Part et de Phomme du dix-neuvième siècle à la nature naturelle , dans cette étude sympathique des choses à laquelle vont pour se retremper et se rafraîchir les civilisations vieilles, dans cette poursuite pas- sionnée des beautés simples, humbles, ingénues de la terre, qui restera le charme et la gloire de notre école présente, Crescent s’était fait un nom et une place à part. Un des premiers il avait bravement rompu avec le paysage historique, le site composé et traditionnel, le persil héroïque du feuillage, l’arbre monumental, cèdre ou hêtre, trois fois sé- culaire, abritant inévitablement un crime ou un amour mythologique. Il avait été au premier champ, à la première herbe, à la première eau ; et là, toute la nature lui était apparue et lui avait parlé.- En regardant naïvement et religieusement en l’air et à ses pieds , à quelques pas d’un faubourg et d’une barrière, il avait trouvé sa vocation et son talent. Dans la campagne commune, vulgaire, mé- prisée du rayon de la grande ville, il avait décou-


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vert la campagne. Le verger mêlé aux champs, les assemblages de toits de chaume dans un bouquet de sureaux, les maigres coteaux de vigne, les ondu- lations de collines basses, les légers rideaux de peu- pliers, les minces bois clairs de la grande banlieue lui avaient suffi pour trouver ces chefs-d’œuvre « qu’on peut faire, — ■ disait un de ses grands ca- marades, — sans quitter les environs de Paris. »

Pour lui, la terre n’avait point de lieux com- muns : le plus petit coin, le moindre sujet lui don- nait l’inspiration. Une ferme, un clos, un ruisseau sous bois clapotant sous le sabot d’un cheval de charrette, une tranche de blé vert plein de coque- licots et de bluets froissée par l’âne d’une paysanne, une lisière de pommiers en fleurs, blancs et roses comme des arbres de paradis : c’étaient ses ta- bleaux. Une ligne d’horizon, une mare, une sil- houette de femme perdue, il ne lui fallait que cela pour faire voir et toucher à l’œil la plaine de Barbison.

Sa peinture faisait respirer le bois, l’herbe mouillée, la terre des champs crevassée à grosses mottes, la chaleur et, comme dit le paysan, le touffe d’une belle journée, la fraîcheur d’une rivière, l’ombre d’un chemin creux : elle avait des parfums, des fragrances, des haleines. De l’été, de l’au- tomne, du matin, du midi, du soir, Grescent don- nait le sentiment, presque l’émotion, en peintre admirable de la sensation. Gé qu’il cherchait, ce


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qu’il rendait avant tout, c’était l’impression, l’im- pression vive et profonde du lieu, du moment, de la saison, de l’heure. D’un paysage, il exprimait la vie latente, l’effet pénétrant, la gaieté, le recueille- ment, le mystère, l’allégresse ou le soupir. Et de ses souvenirs, de ses études, il semblait emporter dans ses toiles l’espèce d’âme variable, circulant autour de la sèche immobilité du motif, animant l’arbre et le terrain, — l’atmosphère.

L’atmosphère, la possession, le remaniement continu, l’embrassement universel, la pénétration des choses par le ciel, avaient été la grande étude de ces yeux et de cet esprit, toujours occupés à contempler et à saisir les féeries du soleil, de la pluie, du brouillard, de la brume, les métamor- phoses et l’infinie variété des tonalités célestes, les vaporisations changeantes , le flottement des rayons, les décompositions des nuages, l’admi- rable richesse et le divin caprice des colorations prismatiques de nos ciels du Nord. Aussi, le ciel pour lui n’était-il jamais un fait isolé , le dessus et le plafond d’un tableau -, il était l’enveloppement du paysage, . donnant à l’ensemble et aux détails tous les rapports de ton, le bain où tout trempait, de la feuille à l’insecte, le milieu ambiant et diffus d’où se levaient tous les mirages de la nature et toutes les transfigurations de la terre.

Et tantôt, dans ses toiles, qui étaient le poème rustique des Heures retrouvé au bout de la brosse,


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il répandait le matin, l’aube poudroyante, les der- nières balayures de la nuit, le jour timide dans un brouillard de rosée, la lumière argentée, virginale, comme tramée de fils de la Vierge, sous laquelle la verdure frissonne, beau fume, le village s’éveille : on eût dit que sa palette était la palette de V An- gélus. Tantôt il peignait le midi ardent et poussié- reux, gris de chaleur orageuse, avec ses tons neutres et brûlants, ses soleils sourds faisant peser la fa- deur écœurante de l’été sur la sieste des moisson- neurs. Et toute une série admirable de ses tableaux déroulait le soir, ses incendies, ses roulées de nuages de rubis sur un horizon d’or, les lentes dé- faillances, les pâlissements de jour, la descente de la mélancolie sereine des heures noires dans la cam- pagne éteinte et presque effacée.

Là-dedans, souvent Crescent jetait une scène, quelque scène champêtre, les semailles, la moisson, la récolte, — un de ces travaux nourriciers de l’homme dont il essayait d’indiquer la grandeur et l’antique sainteté avec l’austère simplicité des poses, avec la rondeur d’une ligne rudimentaire, l’espèce de style fruste d’une humanité primitive, faisant de la paysanne, de la femme de labour, courbée sur la glèbe, de ce corps où le labeur du champ a tué la femme, la silhouette plate et rigide habillée comme de la déteinte des deux éléments où elle vit : — • du brun de la terre, du bleu du ciel.


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LXXXIV


Le dîner donné par Crescent eut lieu à une heure, l’heure du dîner de la campagne, sous une tente faite avec des draps, dressée dans le jardin.

On mangea gaiement le chevreuil servi à toutes les sauces. Et bientôt, dans l’expansion de ce repas en plein air, Crescent et Coriolis, qui avaient d’avance, sans se connaître, une mutuelle estime de leurs talents, devinrent presque des amis, se parlant dans l’intimité de l’aparté, et l’isolement de la causerie à deux.

Avec son rire, sa gaieté gamine, ce mélange de familiarité bouffonne et de galanterie attentionnée, qui était son charme auprès des femmes, Anatole avait fait tout de suite la conquête de madame Crescent.

Seule, Manette, un peu dépaysée dans ce dîner d’hommes, où il n’y avait d’autre femme avec elle que madame Crescent, laissait voir une espèce de gêne.

La femme du paysagiste s’en aperçut ; et à peine le dessert fut-il sur la table qu’elle lui dit : — Ma belle, venez voir ma poulaille... ça vous amusera plus que de rester avec toutes ces horreurs


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d’hommes... Et vous? — fit-elle en se tournant vers Anatole, — vous, le bétier ...

Madame Grescent avait pour la volaille le goût, la passion, répandus et vulgarisés dans tout Bar- bison par la poulomanie de Jacques, le peintre graveur. Au bout du jardin, dans le champ, elle avait créé un petit parc divisé en quatre comparti- ments, et dont un émondage de peupliers relié par des perchettes nouées avec de l’osier faisait le palis garni en bas de paille de seigle. Elle mena là Manette et Anatole, tira le gros loquet de la porte, et leur fit voiries poulaillers aux murs de pierrailles, traversés de lattes, couverts de chaume -, les petits hangars reliés aux poulaillers par une rallonge de refuge contre la pluie; les juchoirs mobiles, les pondoirs en osier attachés au mur par une tringle de bois, les boîtes à élevage. Elle leur expliquait ceci et cela, leur disait qu’il fallait un terrain ne prenant pas l’eau, ne gâchant pas, que les poul- laillers étaient exposés au levant, parce que l’expo- sition au midi faisait de la vermine; que l’hiver, il fallait mettre une bonne couche de fumier sous les hangars, pour empêcher les poules d’avoir froid. Elle les arrêtait à la petite place, au milieu du gazon, où elle déposait du sable ün qui servait aux poules à se poudrer. Elle leur faisait remarquer une augette recouverte qu’elle avait inventée pour mettre le grain à l’abri de la pluie et des piétine- ments.


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Et toute contente des petits étonnements de Manette, enchantée d’Anatole, de son air et de ses assentiments de connaisseur, des cris imitatifs dont il inquiétait la basse-cour, des cocoricos avec les- quels il faisait se piéter et se créter batailleusement les coqs, elle montrait et remontrait ses Houdan, ses Crèvecœur, ses Cochinchine, ses Brahma, ses Bentham, ses espèces indigènes, exotiques, ses pe- tites poules naines, des boules de soie.

Elle appelait toutes ces bêtes, les petites, les grandes, leur parlait, les caressait avec une sorte d’attendrissement grisé mêlé à un sentiment de fa- mille.

LXXXV

Madame Grescent était une petite femme grasse et courte, avec une tournure boulotte où il y avait quelque chose de fallot, de cocasse, de comique. Deux couettes de cheveux en désordre, couleur de chanvre, s’échappaient sur son front de la ruche de son bonnet. Ses yeux bleus tout clairs montraient un grand blanc quand elle les levait. Elle avait un petit nez étonné, un teint tout frais avec des pom- mettes du rose d’une pomme d’apis. Il restait de l’enfant dans ce visage d’une femme de quarante ans, où l’on croyait voir par moments comme la


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figure et la peau d'une petite fille sous un bonnet de grand ’mère.

Paysanne, elle était restée paysanne en tout, de corps, d'habitudes, de langue et d’âme. Ses robes, laites à Paris, rappelaient, sur son dos, les paquets et les plis du village. Elie portait des souliers qui faisaient le bruit d’un pas d’homme. Elle racontait que son premier chapeau l’avait rendue sourde, et qu’elle avait manqué deux fois d’être écrasée dans la journée. Ses idées étaient les idées têtues de l’ignorance du peuple ; elle eh avait d’excentriques sur la médecine, de républicaines sur le gouverne- ment, sur une 'façon de gouverner à elle, de fran- çaises contre les étrangers, d’économiques pour empêcher les Anglais d’acheter ce qu’on.mange en France. Contre les Anglais particulièrement, elle nourrissait toutes sortes de préjugés : elle était per- suadée qu’on faisait de Paris une pension de cent mille francs à la fille de la reine d’Angleterre. Tout cela jaillissait d’elle pêle-mêle, avec des observa- tions fines de paysan, en saillies drolatiques, dans une langue colorée des mots de son pays et des ex- pressions faubouriennes de Paris, une langue moi- tié entendue, moitié créée, moitié inventée, moitié estropiée, une langue de raccroc et de chance brouillée avec la grammaire, et qui avait un fond d’arrière-goût des champs, l’originalité native et brute de cette nature restée champêtre.

Elle riait toujours et bougonnait toujours. C’était


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un mélange de bonne humeur et d’impatience, de grogneries sans amertume lui montant de la viva- cité de son sang, et d’accès d’hilarité pouffante, de vraies cascades de rire, qui faisaient dans son gosier un bruit d’écroulement de piles de cent sous, et l’étranglaient presque.

Mais le plus curieux de cette créature, c’est qu’elle ne pouvait rien retenir de sa pensée. Elle ne pouvait la garder, intime, secrète, enfermée, ca- chée, comme tout le monde. Une sensation, une impression, était immédiatement chez elle sur ses lèvres. Son cerveau pensait tout haut avec des pa- roles. Tout ce qui le traversait, les idées les plus baroques, les plus saugrenues, les plus « endia- blées », comme elle disait, lui venaient au même moment au bout de la langue. Les mots de choses qui lui passaient dans la tête s’échappaient d’elle par un phénomène étrange., dans l’espèce de bouil- lonnement d’un pot sans couvercle. Et cela était chez elle aussi involontaire qu’instantané. Souvent, aussitôt après un mauvais compliment lâché à la première vue de quelqu’un, elle devenait rouge comme une cerise, et malheureuse comme les pierres.

Cette singulière organisation faisait qu’elle par- lait du matin jusqu’au soir, et qu’elle parlait à tout, aux murs, à la pièce où elle se trouvait. Dans un éternel monologue de confession, elle disait inno- cemment toute seule ce qu’elle faisait, ce qu’elle


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allait faire, ce qui l’occupait, ce qu’elle regardait, tous les riens de son imagination, l’annonce de ses moindres intentions. En travaillant, en faisant la cuisine, elle causait avec son travail; elle dialoguait avec tout ce que touchaient ses mains : elle prévenait une pomme de terre qu’elle allait la faire cuire. Elle interpellait le charbon, la cheminée, les casseroles, grondait toutes sortes d’objets qui la mettaient en colère, et qu’elle appelait sérieusement « hor- reurs », un mot universel qu’elle appliquait à tout.

Un amour, une passion remplissait la vie de madame Grescent : l’adoration des animaux. Les bêtes faisaient son bonheur et comme ses enfants. Il semblait qu’il y eût de la maternité dans sa cha- rité et sa tendresse pour eux.

Elle avait été nourrie par une chèvre, qui ne la quittait pas, qu’elle menait avec elle aux champs, dans les bois. A douze ans, elle avait vu tuer et manger sa nourrice par ses parents. Depuis ce temps, la révolte, l’horreur de son estomac pour la viande avait été telle, qu’elle avait passé toute sa jeunesse sans pouvoir toucher à un creton de lard; et encore maintenant, elle ne mangeait pas volon- tiers de ce qui était de la chair, refusant de goûter au gibier, à ce qui lui rappelait un oiseau, vivant de légumes et de verdure, comme de la seule nourri- ture innocente et sans crime. Son instinct avait na- turellement de la religieuse répugnance du brahme pour la bête qui a vécu et qu’on a tuée : pour elle,


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ia boucherie ressemblait à de l’anthropophagie.

Les animaux lui tenaient comme physiquement au cœur. 11 y avait d’elle à eux des liens secrets, une espèce de chaîne, des rapports comme d’une autre vie commune. Son allaitement par une chèvre, ce premier sang que fait une nourrice animale, ces mystérieuses attaches naturelles qu’elle met dans un être humain, lui avaient presque donné une solidarité de parenté, une communion de souf- frances avec les bêtes. Leurs maux, leurs joies lui remuaient un .peu dans les entrailles. Elle sentait vivre de sa vie en elles. Quand elle en voyait maltraiter une, il se levait de son petit corps, de sa timidité, des audaces, des colères, des apostrophes en pleine rue à se faire assommer. Contre les bouchers menant leurs bestiaux à l’abattoir, contre les charretiers abîmant de coups leurs attelages, elle entrait dans des fureurs qui la faisaient revenir au logis toute en feu, son bonnet de travers, avec des indignations terribles. Elle rêvait la nuit de tous les chevaux battus qu’elle avait vus dansla journée.

Elle 11 e pensait guère qu’à cela : les animaux. Sa grande -joie était de voir un chien, un chat, n’im- porte quoi de vivant, de volant, de jouant, d’heu- reux d’un bonheur de bête sur la terre ou dans le ciel. Les oiseaux surtout lui prenaient ses pensées. Elle avait peur pour eux du froid, de l’hiver, de la neige, de la faim, de l’orage qui les éparpille piaillants.


T. II.


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Un oiseau qui chantait sur un toit lui faisait pas- ser une heure, à demi cachée derrière une persienne, distraite, intéressée, absorbée, sans bouger, perdue dans une attention amoureuse, charmée, avec une immobilité de ravissement dans les plis de sa robe. Et quand, par un joli soleil de printemps, gaie de tout le corps, elle trottinait allègrement, il lui sor- tait, avec une voix qui avait Pair de remercier le beau temps et les premières pousses de verdure comme la charité du bon Dieu pour ces petits pau- vres : « Les oiseaux sont riches cette année, il y a du mouron^ ils vont se faire de bonnes petites panses. »

LXXXVI

— Ah ! on est dans la boutique , — - dit madame Crescent en se servant du mot dont son mari appe- lait son atelier, et elle rentra du jardin avec Ma- nette et Anatole.

Ils trouvèrent dans l’atelier Coriolis et Crescent qui causaient familièrement : Coriolis enchanté de trouver enfin un peintre qui parlât un peu de son art; Crescent, le sauvage, vivant à l’écart des habitants du pays, tout heureux de rencontrer un causeur intelligent qui l’entretenait de sa pein- ture, lui rappelait des tableaux vus à des vitrines de


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marchands, les analysait en homme qui les avait étudiés, flairés, sentis. De la peinture, la conversa- tion alla au pays, au manque de confortable des auberges, singulier auprès d’une si belle forêt, à côté d’un si grand rendez-vous de promeneurs et de curieux. Coriolis exprima à Crescent ses regrets d’avoir fait sa connaissance juste au moment de s’en aller, de retourner à Paris. Le pays lui plai- sait-, il aurait voulu y passer encore un mois ou deux, mais il s’y trouvait matériellement trop mal, et ne voyait pas moyen d’y être mieux.

— Un moyen? — dit vivement madame Cres- cent qui trouvait Manette charmante. — Mais il y en a un... Il faut devenir nos voisins, voilà tout.... Si au lieu de rester à l’auberge... La maison, tu sais Crescent, qui est là, de l’autre côté de notre mur ?

— Tiens, c’est vrai, — dit Crescent. — Ils m’ont écrit... la famille anglaise qui l’habite tous les ans. Ils ne viennent pas cette année... Je suis chargé de la louer... Ainsi, si ça vous va... Il y a un petit atelier ou le mari faisait de l’aquarelle d’amateur... Mais venez la voir, ce sera plus simple.

Et, se levant, il alla leur montrer la maison voi- sine, une petite maison gaie, construite avec de la pierraille encastrée dans du ciment rouge, aux volets, aux persiennes, peints en acajou, au toit de tuile caché dans l’ombre de deux grands bou- leaux, plaisante d’aspect par la confortable rusticité d'une installation anglaise


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— Signons le papier, — dit Gorioiis au bout de la visite.

Et, dès le lendemain, il s’établissait dans la mai- son, où la cuisinière, rappelée de Paris, faisait le dîner.


LXXXVÏÏ


Le voisinage porte à porte, les instructions que madame Grescent était obligée de donner pour l’ap- provisionnement fait à Barbison par des fournis- seurs en voiture, les visites à toute minute pour se demander, s’emprunter, se rendre quelque chose, mettaient au bout de quelques jours la plus grande intimité entre les deux femmes.

Manette était enchantée de la connaissance. Au fond, elle éprouvait un certain soulagement à n’a- voir plus besoin de « se tenir » comme avec la femme du professeur, à se sentir affranchie de la réserve, de la surveillance sur elle-même, de toute cette manière d’être cérémonieuse qu’elle avait eu tant de peine à soutenir. Elle se trouvait à l’aise avec cette femme toute ronde, ses manières à la bonne franquette, sa langue de peuple. Cette rude, grossière et cordiale compagnie de la campa- gnarde la remettait dans son milieu, en lu; laissant


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sa supériorité, de jeunesse, de beauté, de distinction parisienne.

Puis Manette était encore flattée de trouver dans cette relation l’espèce de chaperonnage d'une femme mariée, d’une femme honnête, estimée, aimée par tout le pays. Car madame Grescent était sans pré- jugés : elle avait cette singulière indulgence de la femme pour la maîtresse, assez ordinaire dans le monde des arts, et qu’apprend peut-être là aux femmes légitimes l’exemple de toutes les maîtresses qui finissent par y être épousées.

De son côté, la brave femme trouvait un vif agré- ment dans la société de Manette, dans une espèce d’autorité d’expérience et d’âge sur cette jeune et jolie femme qui aurait pu être sa fille. Son cœur chaud et aimant de paysanne sans enfant allait, de lui-même, à cette compagne sympathique qui lui faisait une société, un auditoire, prêtait ses deux oreilles au bavardage que n’entendait même pas Grescent.

Aussi avait-elle à la voir un épanouissement. Quand Manette arrivait dans l’après-midi, une sorte de gros bonheur fou la prenait, la mettait sens dessus dessous, lui faisait bousculer tout, et crier comme la plus belle surprise : — - Ma belle, nous allons nous faire une bonne salade à la crème !

Et puis, au jardin, au milieu des fleurs, dans l’ombre chaude, les yeux heureux de regarder Manette, de sa voix criarde qui se faisait toute


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douce, elle laissait échapper cette phrase comme une musique :

— Est-on bien ici!... c’est comme si l’on était sur du gazon en paradis...


LXXXVIII


Coriolis passait des heures dans l’atelier de Cres- cent.

Ï1 ne pouvait s’empêcher d’envier cette facilité, ce don de cet homme né peintre, et qui semblait mis au monde uniquement pour faire cela : de la peinture. Il admirait ce tempérament d’artiste plongé si profondément dans son art, toujours heureux, et réjoui en lui-même chaque jour de po- ser des tons lins sur la toile, sans que jamais il se glissât dans le bonheur et l’application de son opé- ration matérielle, une idée de réputation, de gloire, d’argent, une préoccupation du public, du succès, de l’opinion. Qu’il y eût toujours des motifs, des effets de soir et de matin dans la campagne et des couleurs chez Desforges, c’était tout ce que Cres- cent demandait. A le voir travailler sans inquié- tude, sans tâtonnement, sans fatigue, sans effort de volonté, on eût dit que le tableau lui coulait de la main. Sa production avait l’abondance et la régu-


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ïarité d’une fonction» Sa fécondité ressemblait au courant d’un travail ouvrier.

Et véritablement, de la vie ouvrière, de l’ouvrier, l’homme et l’atelier à première vue montraient le caractère.

L’atelier était une grange avec une planche por- tant à sept ou huit pieds de haut des toiles retour- nées, trois chevalets en bois blanc, et quelques faïences de village écornées.

L’homme était un homme trapu, à la forte tête encadrée dans une barbe rousse, avec de gros yeux bleus, des yeux voraces , comme les avait appelés un de ses amis, Il portait le pantalon de toile et les sabots du paysan


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Cependant, à bien regarder Crescent, on aper- cevait dans l’homme inculte et rustique comme un Jean Journet des bois et des champs. Il y avait en- core en lui de la figure de ce Martin, le visionnaire laboureur de la Restauration, qui avait entendu des voixët Dieu lui parler dans un pré. Sa tenue, son air, ses lourds gestes, l’espèce de bouillonne- ment de son front, ses silences, les sourires passant sur ses grosses lèvres, ses regards, dégageaient le


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vague , le pénétrant, le troublant qu’on sentirait auprès d’un paysan apôtre»

Sans instruction ? sans éducation, ne lisant rien, pas même un journal, ignorant de tout et du' gou- vernement qu’il faisait, replié sur lui, ne se mêlant point aux autres, ne voyant personne, se dérobant aux visites, retiré, muré dans sa « barbisonnière >; étranger au monde, n’ayant pas mis le pied depuis une douzaine d’années au Luxembourg, ni dans les Expositions, sourd au bruit de sa femme, Grescent était arrivé, par l’excès de la solitude et de la con- templation, à l’espèce de mysticisme auquel l’art agreste élève les âmes simples.

Une griserie d’un panthéisme inconscient lui était venue de ces études errantes qu’il faisait hors de son atelier, sans peindre, sans dessiner, plongé dans l’infini des ciels et des horizons, enfoncé du matin au soir dans l’herbe et dans le jour, s’éblouissant de la lumière, buvant des yeux l’aurore, le cou- cher de soleil, le crépuscule, aspirant les chaudes odeurs du blé mûr, l’âcre volupté des senteurs de forêt, les grands souffles qui ébranlent la tête, le Vent, la Tempête, l’Orage.

Cette absorption, cette communion, cet embras- sement des visions, des couleurs, des fantasmago- ries de la campagne, avaient à la longue développé dans Grescent l’espèce d’illumination d’un voyant de la nature, la religiosité inspirée d’un prêtre de la terre en sabots. Le ruminement des songeries


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d’un berger, l’exaltation des perceptions d’un ar- tiste, la ténacité paysanne de la méditation, le tra- vail surexcitant de l’isolement, l’immense enivre- ment sacré de la création, tout cela, mêlé ,en lui, lui donnait un peu de l’extatisme des anciens So- litaires. Gomme chez quelques grands paysagistes à existence sauvage, à idées congestionnées, on eût dit que la sève des choses lui était montée au cer- veau.

XG


Les Coriolis et les Crescent prenaient l’habitude de se réunir le soir, en passant alternativement la soirée les uns chez les autres. Les hommes cau- saient, fumaient; les deux femmes jouaient aux cartes. Au jeu, madame Crescent apportait ses vi- vacités, la passion la plus comique, montrant des désespoirs d’enfant quand elle perdait, prenant les cartes à partie, les injuriant, leur donnant des coups de poing sur la figure en disant : — A-t-on idée de ces pierrots-là, de ces Machabées! Voyez-vous ça! une giboulée de piques, le roi de pique! C’est ce monstre-là qui m’a fait perdre ! Ah ! par exemple, la première fois que j’attraperai un moricaud... Eh bien! oui, un chat noir... ça porte chance...

Les hommes riaient, et dans l’hilarité le gros


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rire de Crescent éclatait, sonore et large, pareil à ce rire de Luther qu’on entend dans les Propos de

table .

— - Voyons, madame Crescent, calmez-vous, — disait Anatole, — nous allons faire une partie en- semble, vous serez plus heureuse.

— - Ne jouez pas avec ma femme, — criait Cres- cent en continuant à rire, — elle triche !

— Je triche. Ah ! bon sang! — s’écriait là-dessus madame Crescent avec l’exclamation barbisonnaise dont elle usait à tout propos : — Si l’on peut dire! — Elle étouffait d’indignation et de colère. — Je triche, moi? Dis donc encore un peu que je triche? Mais tu sais, toi, un jour je te lâcherai de la ficelle, et tu courras après la pelote, tu verras !

Elle remuait, se levait, allait, revenait, s’agitait, ne pouvait se taire ni rester en place. Des trépida- tions de nerfs la traversaient; elle était tourmentée par des influences atmosphériques, prise et secouée d’inquiétudes animales qui la faisaient se jeter à la fenêtre et regarder avec peur.

— Tenez, voyez- vous, là dans le coin, ce qui est jaune dans le ciel, je suis sûr, vous allez voir, il va encore en avoir un... Ah! oui, riez! il va en faire un, je vous dis... Oh! le bon Dieu, que je suis mal- heureuse! Vous ne me croyez pas, monsieur Ana- tole ? venez donc voir.

— Mais non, madame Crescent, ce n’est rien, il n’y aura pas d’orage... Tenez! la revanche...


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— Voyez-vous, . je l’ai dans le corps, voilà le chiendent. . . je suis comme un damné, ça me soulève sous la plante des pieds... et puis dans les bras... J’ai, vous savez... j’ai comme des fourmis dans les ongles... Ah ! tant pis! le roi, je le marque.

Elle oubliait l’orage, revenait à sa préoccupation, à la monomanie de ses tendresses. — Figurez-vous, — commençait-elle à dire, — les gens d’ici, c’est si canaille, c’est si... je ne sais pas quoi, oh! les ren- doublés! s’ils avaient les moyens, ils feraient un carnage de toutes les pauvres bêtes de la forêt. Tenez! il y à Boichu... Il sort tous les soirs à la tom- bée de la nuit, je ne sais pas ce qu’il va faire, mais Dieu de Dieu, si j’étais le garde! C’est mon cho- léra, cet homme-là... avec ça qu’il est laid comme la bête. Moi, d’abord, tous les gens qui font du mal aux animaux, je les sens... Dans le temps, à Paris, dans une maison où nous habitions, j’ai dit un jour en rentrant à mon mari : Il y a un garçon boucher emménagé ici... Mais non... Mais si... Et c’était vrai : je le savais bien, je l’avais senti dans l’esca- lier! Moi! un homme que je saurais faire souffrir une bête, je ne suis pas traître, n’est-ce pas?... eh bien! je lui ferais rouler la tête avec mon pied ! Ça ne me ferait pas plus que ça!... Et ici, c’est un malheur. Les enfants, des tout petits qu’on les moucherait, il leur sortirait du lait, ils ne savent que manigancer pour faire du mal : c’est toujours après les fusils, les pistolets... de la mauvaise herbe


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de braconnier. Et les petites filles, donc! C’est en- core plus enragé que les garçons... il y a des chasses... ça les rend mauvaises... Voilà-t-il pas qu’aujourd’hui la petite à Prudent, cette mouche- ronne, elle était en train de tirer avec du sable dans son petit fusil sur la biche que nous avons! Vous ne l’avez pas vue, ma biche, quand elle me suit si gentiment derrière la carriole? Ah! je lui ai flanqué une touille , à cette petite coquine-là... qu’elle n’aura pas bouffe té de la journée, je vous en réponds! Monstres d’enfants! vouloir abîmer des bêtes!...

Crescent essayait de l’interrompre. — Allons, laisse-nous un peu Anatole, tu es à l’ennuyer de- puis une heure...

— Ah ! monsieur Anatole, dites donc, — faisait encore madame Crescent en le retenant par le bras, — - je suis sûre que pour cela vous serez de mon avis... Vous savez, cet orgue dans la journée qui est venu jouer devant chez nous?... Ça vous a-t-il rendu tout crin comme moi?... Eh bien! n’est-ce pas que le gouvernement devrait défendre les or- gues?... parce que, voyez- vous, on le voit bien par soi, ça doit avoir une influence sur les chiens enra- gés, hein, n’est-ce pas?


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— Oh! madame! madame! des peintres avec on groom ! — criait à madame Grescent la petite bonne qui l’aidait dans son ménage»

— - Un groom, pour groomer quoi? — « dit ma- dame Grescent, et elle passa par la fenêtre une tête tout ébourifée : elle vit devant la porte des Coriolis un breack attelé en poste.

C’était Garnotelle qui, emmené par quelques-uns de ses jeunes élèves aux courses de Fontainebleau, et sachant que Goriolis était à Barbison, venait lui dire un petit bonjour.

— Je tombe chez toi pour une heure, — lui dit-il.

Et comme Goriolis voulait qu’ils revinssent dîner, lui et son monde : — Impossible, nous dî- nons à... — Et Garnotelle jeta le nom d’un des grands châteaux des environs. — Ah ça! fais-tu quelque chose ici?

— Rien du tout... Je pense à faire quelque chose... Et toi?

— Moi, je travaille tout bonnement à m’arranger un petit séjour à Rome pour la fin de l’automne, parce que Rome, vois-tu... c'est le seul endroit au


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monde pour vous donner le dégoût des choses .trop vivantes.,, du succès facile, du coin de bouche re- troussé... Ici on y va, on y glisse, on a beau se roidir... tandis que là-bas, le style, le style... ça vous entre, ça vous pénètre... c’est Pair!... Rien que cette grande ligne horizontale... - — et de la main il dessina la sévérité d’une campagne plane. ■ — La grande ligne horizontale !... Et puis ces grands fonds d’art, le dessin haut et concis de Michel- Ange!... Raphaël!... Mais, dis donc, ces messieurs et moi, nous serions curieux de voir les peintures de l’auberge d’ici...

— - Nous allons vous y mener avec Anatole...

On partit. En chemin, Anatole s’empara des élèves deGarnotelle, qui étaient des Russes de grande famille s’amusant à apprendre l’art*, et arrivé dans la grande pièce de l’auberge, il commença :

— Il n’y a pas de catalogue, messieurs... je vais vous en servir... Je vous dirai qu’ici c’est un vrai petit musée du Luxembourg... tous les noms, toutes les tendances, l’école moderne au complet... tous les genres... Ça, la mort d’un hanneton sous Périclès... le néo-grec... Un pifferare italien... la queue de Léopold Robert! une femme Louis XV... chic Schlesinger et compagnie ! le Breton qui fume sa pipe... la Bretagne à Leleux!... un café dans la Forêt Noire... école de la bière de Strasbourg!... la Vérité sortant d’un moss... le grand mouvement des brasseries!... Le temple du Réalisme, au fond


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du jardin, avec une porte où il y a : « C'est ici... » lecole de l’allégorie ! . . . Et des noms! Tenez! cette vue de Venise, peinte au jaune de soleil... Boning- ton ! Ces moutons... Brascassat! Un Tatar dans la neige... Horace Vernet fecit en diligence ! Cette danse de nymphe au clair de la lune... Gleyre! Ce duel moyen âge... Delacroix! Vous voyez qu’il se servait du vert cadavre pour les sujets drama- tiques... Ces deux gendarmes... Meissonier! Ce sabot et cette lanterne d’écurie... là... un De- camps!... un pur Decamps!... Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que tous ces farceurs-là ont signé avec des pseudonymes...

Il montra une tête à grand chapeau fusinée sur le mur :

— - Le portrait de notre hôte, par Flandrin, ipse Flandrin !

Les charges d’Anatole aux inconnus, aux étran- gers, causaient presque toujours un insupportable agacement de nerfs àCoriolis. Il trouvait cela, selon une expression à lui, horriblement «perruquier », et s’il ne s’était retenu, il aurait cédé à une envie de le battre. Entraînant Garnotelle dans la chambre à côté, il essaya d’appeler son attention sur un panneau encadré dans le mur.

Anatole continuait : — Ça ?

Et il montrait devant la cheminée un paravent représentant la fin d’un dîner à Barbison, où l’on voyait des femmes fumant des cigarettes, des baisers


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de maîtresse, des artistes pâles et rêveurs, et des buveurs sanguins, aux bras nus, au madras rouge.

— C’est de M. Ingres!... Il a fait ça, quand il est venu, huit jours ici, pour sa lune de miel, lors- qu’il a épousé sa seconde femme, l’Idéal... pour remplacer sa première, la Ligne, qui était morte... Une débauche dans son œuvre... très-curieux... Un monsieur en a déjà offert vingt-cinq mille francs et une pipe en écume qui lui venait de sa mère...

En revenant chez Coriolis, Garnotelle prit à part Anatole, et lui dit : Mon cher. . . que tu me fasses

des charges à moi, c’est très-bien... mais que tu fasses poser ces messieurs, je trouve ça bête...

— Tiens, Garnotelle, tu me fais de la peine... les gens du monde t’ont perdu. . . tu désertes les grands principes de 89... l’Égalité devant la Blague!


XCII

Des causeries de leur art, des confessions de leur métier, Grescent et Coriolis étaient arrivés à se parler de leur vie, à se raconter leur passé l’un à l’autre.

- — Moi, — disait Crescent, — je suis un paysan, fils de paysan. Quand je suis. arrivé dans le pays, un jour, dans un champ, des faucheurs se fichaient


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de moi : ils m’appelaient « le Parisien». J’ai été à un de ceux qui m’appelaient comme ça, je lui ai pris sa faux des mains, en faisant la bête, en lui demandant si c’était bien difficile, si ça coupait... Et puis, v’ian! j’ai donné un coup de faux à la volée... Ah! il a vu que je connaissais ça mieux que lui, et que je n’avais pas du poil aux mains pour cet ouvrage-là!... Depuis ça, ils me tirent tous des coups de chapeau...

Une histoire simple que la sienne. Il était tombé à la conscription. Enfant, en revenant de la ville, il crayonnait dans son village les images qu’il avait vues aux boutiques de Nancy. Au régiment, il avait continué à dessinailler, et faisant un assez mauvais soldat, il avait eu la chance de tomber sur un ca- pitaine qui se pâmait à ses charges. Presque tous les jours, c’était la même scène : — Eh bien ! n... de D... f... ! disait le capitaine, qui l’avait fait appeler, ■ — qu’est-ce que c'est, Grescent? Encore un manque de service... Je devrais vous faire fusiller, s... n... de D...! Est-ce que vous vous f... de moi! f...! Tenez ! fichez-vous là, et faites-moi la charge de la femme de l’adjudant... — La charge faite : — Etonnant, ce b... -là ! C’est n... de D... n...de D... bien l’adjudante... — ■ Et par la fenêtre : — Lieu- tenant! venez voir la charge de ce b... de Grescent!

En sortant du régiment, Grescent avait épousé sa femme, une payse , pauvre comme lui, qu’il avait retrouvée sur le pavé de Paris. Avec l’admirable


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instinct: d’un dévouement de femme du peuple, elle lui avait laissé faire « ses petites machines » aux- quelles elle ne comprenait rien, en apportant au ménage tous ses pauvres gains d’ouvrière.

— De la rude misère î — disait Grescent, en par- lant de ce temps-là, — et des bricoles!... il n’y avait pas à dire... Ah! je faisais de tout, des petites femmes nues dans le genre Diaz qui me font sauter à présent quand je les revois... une honte ! — Et sa voix avait l’indignation d’un rigorisme sincère, le remords d’une nature d’artiste austère et sévère. — De tout! — reprenait-il. — Et puis de la gra- vure à l’eau-forte d’ornements... A-t-elle trotté, ma pauvre bonne femme, par tous les temps, la pluie, la neige, à courir les étalagistes, les mar- chands sous les portes cochères, trempée, crottée, avec un petit carton et son bonnet de linge, pour attraper quelques sous par-ci, par-là!... Non, ma femme, voyez-vous, il n’y a que moi qui sache ce qu’elle vaut !... Enfin, un peu d’argent nous tomba. . . Il me vint l’idée de devenir propriétaire... oui, pro- priétaire...

Et il partit d’un de ce s gros éclats de rire qui fai- saient trembler la baie vitrée de son atelier.

— * J’achetai pour trente francs un wagon de mar- chandise mis à la réforme par le chemin de fer d’Orléans... et avec ça, cinquante mètres de terrain à cinq francs au petit Gentilly. . . Je mis mon wagon sur mon terrain, une maison comme une autre,


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très-commode, je vous assure... Quelquefois un gendarme qui voyait là-dedans de la lumière la nuit me criait : Qui est là? Je répondais : Pro- priétaire !... Tenez! je la loue encore maintenant soixante-dix francs à un marchand de copeaux, et les réparations à sa charge... Eh bien! c’est cette maison-là qui a fait de moi un paysagiste... Elle m’a fait découvrir la Bièvre... Et je sors de là... Moi, un homme de la campagne, je n’avais pas du tout vu la campagne... C’est ma source, je vous dis... Oui, cette salope de petite rivière, c’est elle qui m’a baptisé... J’ai commencé à pêcher dedans ce que je suis, ce que je sens, ce que je peins... Oui, la Bièvre, c’est ça qui m’a ouvert la grande fe- nêtre...

Et tirant d’une huche à pain un tas de panneaux d’études qu’il essuya avec sa manche ;

— Tenez ! voilà...


XCIII

Et l’étrange coin de faubourg et de campagne dans lequel Crescent avait ouvert ses yeux et trouvé son génie, se développa devant Coriolis.

C’étaient les tanneries à côté du théâtre Saint- Marcel : une eau brune, rousse, mousseuse, une


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eau de purin, encaissée entre des revêtements de pierre, une espèce de quai plein de cuves de bois plâtreuses, salies de’blancheurs verdâtres de glaise, à côté desquels le blanc et le noir de monceaux de toisons étaient triés par des femmes en camisole lilas, coiffées de chapeaux de paille. L’eau lourde et sale, trouble et sans reflet, coulait entre de hautes masures d’industrie, des tanneries aux tons de vieux plâtres, replâtrées de chaux vive criarde ; les fenêtres sans persiennes étaient percées comme des trous; les couronnements surhaussés de sé- choirs découpaient en l’air, au-dessus, du toit et des lucarnes, des silhouettes de tonnelles; des peaux blanches pendaient recroquevillées tout en haut à de grandes perches; et l’eau allait se per- dant dans un fond coupé de barrières de vieux bois noir, dans un encombrement de constructions ra- piécées, d’architectures grises, de cheminées droites et noires d’usine, de grandes cages à jours barrant, dans le ciel, le dôme du Val-de-Grâce.

De là, les études de Crescent avaient remonté la Bièvre. Elles avaient été par les boues où marchent les garçons pieds nus et les petites filles dans les grandes savates de leurs mères, par tout ce quar- tier Mouffetard, par ces rues où ne s’aperçoivent, à travers la baie des portes, que des montagnes de tan et des étages de maisons blafardes à toits de tuile ; et elles avaient trouvé cette espèce de mal- heureuse nature, la nature de .Paris, la nature qui


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vient après les rues baptisées Campagne-Première . Les esquisses de Crescent rendaient le style de misère, la pauvreté, le rachitisme mélancolique de ces champs, de ces prés râpés et jaunis par places, serrés dans de grands murs, arrosés par la Bièvre étroite, sèchement ombragée de peupliers et de petits bouquets de saules. Elles mettaient devant les yeux ces chemins noirs de houille qui vont le long de ces carrés marécageux où pâturent des rosses ; ces lignes d'horizon et de collines bossues où éclate un blanc brutal de maison neuve ; ces sentiers à côté de champs de blé blanchissant au soleil, où finissent les réverbères à poteaux verts ; ces bouts de paysage plâtreux où le rouge d'une cerise sur un cerisier étonne comme un fruit de corail inattendu *, ces endroits vagues, verts d'or- ties, où le bleu d’un bourgeron qui dort, un dos d'homme tapi montre une sieste suspecte de po- chard ou de crime.

Au-dessus des ciels de banlieue d'un jour aigu, des nuages aux rondeurs solides et concrétionnées, des ciels bas, pesant sur les coteaux, étaient coupés par des bâtons de blanchisserie. Puis on retrou- vait encore la Bièvre charriant des morceaux de mousse pareils à des champignons pourris, la Bièvre roulant, comme un ruisseau de mégisserie, une eau ouvrière et la salissure d'une rivière qui travaille. Dans ces peintures de Crescent, elle ser- pentait et courait, encaissée, sous les saules à demi


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morts, les sureaux aux bouquets de fleurs frisson- nants, entre les usines, les blanchisseries, les ca- huttes à contre-forts semblables à des bâtiments brûlés, dont la flamme aurait noirci la porte et la fenêtre ; contre les tonneaux à laveuses, les grandes pierres plates à battre le linge, le bas des auvents à grands toits moussus et moisis, sous lesquels deux mains d’ouvriers laminent des peaux sur des mor- ceaux de bois rond.

De cette pauvre rivière opprimée, de ce ruisseau infect, de cette nature maigre, malsaine, Crescent avait su dégager l’expression, le sentiment, presque la souffrance.


XGIV


Avec la prompte adaptation de sa nature aux lieux où il se trouvait, sa facilité à entrer dans le moule de la vie environnante et des habitudes d’une localité, Anatole, un peu fatigué de la forêt, était en train de devenir un vrai Barbisonnais, et ses journées s’écoulaient dans de£ passe-temps de petit bourgeois de village.

Après déjeuner, passant en se baissant sous la porte basse dont l’avarice du paysan avait écono- misé la hauteur, il entrait chez la rustique débi-


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tante de tabac de l’endroit, et y achetait régulière- ment ses cinq sous de tabac; puis, se juchant en face de la débitante sur la chemirfte peinte en bois noir, il se donnait le plaisir, en fumant des ciga- rettes, de voir les consommateurs qui venaient, causait champs, céréales, mercuriales de Melun, attrapait au passage les nouvelles du pays, appre- nait par cœur P ameublement de la pièce blanchie à la chaux, le comptoir, l’almanach, le tableau du prix de la vente des tabacs, la balance, les deux pots blancs à bordure bleue, portant : Tabac , les verres où était coulée la tête de Louis-Napoléon, président de la république, et d’où sortaient des pipes de terre, l’horloge dans sa gaine de noyer, avec son heure arrêtée, et son cadran immobile orné du cuivre estampé de Jésus et de la Samari- taine. Et son regard trouvait toujours le même amusement sur le mur du fond, à contempler l’image coloriée de la rue Zacharie, représentant le Catafalque de l’ empereur Napoléon aux Inva- lides, un catafalque jaune à guirlandes vertes, à renommées roses, éclairé par quatre brûle-par- fums, avec, au premier plan, une femme en cha- peau vert pois, un boa au cou, un châle bleu de ciel à franges oranges sur une robe vermillon, donnant la main à un jeune enfant en collant et en bottes à la hussarde.

De temps en temps, il disait des paroles à la débitante, et la vieille femme au madras, sortant


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alors d’entre ses épaules sa tête enfoncée, lente- ment et de côté, avec le mouvement pénible et soupçonneux d’fme tortue, lui répondait : — S’il vous plaît ?

Après une heure ou deux usées ainsi, quand il avait assez du bureau et de la marchande, il raccro- chait un indigène ou un artiste, et l’emmenait près de l’auberge à un petit billard où les coqs sautaient de la cour dans la salle, et où le garçon était un petit paysan en chaussons.

Pour ses soirées, il avait trouvé une distraction. Il existait dans l’endroit un charcutier retiré qui, pour se créer des relations, une popularité, attirer chez lui le monde de Barbison, et s’ouvrir, disait- on, le chemin de la mairie, s’était avisé de donner des séances de lanterne magique. Anatole devint naturellement le démonstrateur des verres du char- cutier, un démonstrateur étonnant, le délirant cicé- rone de lanterne magique qu’il était fait pour être.


XGV

La grande amitié de madame Crescent pour la maîtresse de Coriolis recevait un coup soudain et mortel d’une révélation du hasard : madame Cres- cent apprenait que Manette était juive.


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Il y avait dans la brave femme toutes les su- perstitions du peuple, et. d’un peuple de vieille province.

Au fond d’elle dormaient et revivaient sourde- ment les crédulités du passé contre les juifs, la tra- dition de leur hostilité contre les chrétiens, les fables populaires absurdement dérivées de l’article du Talmud qui permet qu’on vole les biens des étrangers, qu’on les regarde comme des brutes, qu’on les tue. Elle avait dans l’imagination le vague flottement des sacrifices d’enfants, des bles- sures saignantes aux hosties, des cruautés impies, des histoires de Croquerai taine enfoncées dans le credo de barbarie et d’ignorance des légendes de village.

De son pays, il lui était resté les préjugés enve- nimés, la suspicion, la haine, le mépris contre cette race d’ensorceleurs parasites, ne produisant rien, n’ensemençant pas, ne cultivant pas, et surgissant toujours, sortant toujours du sillon, partout où il y a une vache à vendre, la part d’un marché à prendre. De son enfance, il lui revenait ce qui l’avait bercée, les malédictions de la France de l’Est, des paysans de l’Alsace et de la Lorraine, les deux pays de sa mère et de son père, les deux provinces où l’usure a livré une partie du sol aux juifs. Et de ces «souvenirs, de ces impressions, de ces instincts, il avait fini par se lever en elle l’idée obstinée, irréfléchie, que tout ce qui était juif,

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homme ou femme, était mauvais et marqué du signe de nuire, apportait aux autres de la fatalité, faisait inévitablement le malheur et la ruine de ceux qui s’en laissaient approcher.

Tout en ne voyant rien dans Manette qui pût justifier ses préventions, tout en cherchant à se raisonner, à revenir de son injustice, à se faire entrer dans la tête, en se le répétant, qu’il y a de bonnes gens partout, madame Crescent 11e pouvait vaincre ses leçons d’enfance, les antipathies de son vieux sang de Lorraine. Et son observation s'éveil- lant, dans un sentiment soupçonneux, avec ce sens pénétrant de jugement que donne aux natures de bonnes bêtes la simple comparaison d’elles -mêmes avec les autres, elle commença à découvrir chez Manette une espèce d’arrière-âme, cachée, enve- loppée, profonde, suspecte, presque menaçante pour l’avenir de Goriolis.

Madame Crescent avait une nature trop en dehors, elle était trop peu maîtresse de ses impres- sions et de sa physionomie pour rester la même personne avec Manette. Manette s’aperçut immé- diatement du changement. Sa réserve amenait la contrainte chez madame Crescent -, et, en quelques jours, il se faisait un grand refroidissement instinc- tif entre les deux femmes.


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XC VI

Septembre amenait les derniers beaux jours. La forêt, sous les chaleurs de l’été, avait pris des rayonnements plus doux. Des touches de jaune et de roux couraient sur le bout des feuillages, rom- pant les crudités du vert. Le ciel faisait de grands trous dans les masses plus légères. Autour des branches dégagées et d’un dessin plus net, les feuilles plus rares ne mettaient plus que des nuances. Au-dessus des houx métalliques, des genévriers à verdure dense , tout se fondait en montant dans des harmonies suprêmes et pâlis- santes, qui mêlaient les teintes du Midi aux brumes du lÿlord. On eût cru voir les adieux de la forêt. L’arcade de ses grands chemins baignait dans une tendresse verte et rose ; elle trempait dans des effa- cements de pastel et des limpidités de brouillard éclairé. Un instant, cela tremblait comme un dé- cor qui va s’éteindre; et les chênes avec leurs grands bras, la route avec son mystère, le bois avec sa mourante lumière, sa transparence d’enchante- ment, semblait montrer aux pensées de Coriolis le chemin d’un Conte de fées, l’avenue d’une Belle au bois dormant. Par rftoment, à ces heures, la forêt


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n’avait pour lui presque plus rien de réel; elle enlevait son imagination de terre : un Chevalier noir de roman, un Paladin de la Table- Ronde eût débouché à un détour du Bas-Bréau qu’il n’en aurait pas été trop surpris.

Cependant, peu à peu, avec l’automne, la mé- lancolie qui tombe des grands bois pénétrait Co- riolis : il était atteint par cette lente et sourde tris- tesse qui enlace les habitués, les amoureux de Fontainebleau, et profile des dos d’artistes si déso- lés dans les allées sans fin.

Il commençait à trouver à la forêt le recueille- ment, la grandeur muette, l’aridité taciturne, l’es- pèce de sommeil maudit d’une forêt sans eau et sans oiseau, sans joie qui coule, sans joie qui chante , d’une forêt n’ayant que la pluie dans la boue de ses mares, et que le coassement du cor- beau dans le ciel amoureux. Sous l’arbre sans bon- heur et sans cri, la terre lui semblait sans écho ; et son pas s’ennuyait de ce sol de sable qui efface le bruit avec la trace du promeneur, et où toutes les sonorités de la vie des bois viennent goutte à goutte tomber, s’enfoncer et se perdre.

Les paysages de rochers lui apparaissaient main- tenant avec leur dureté rude, et leur rigueur nue. Même les magnificences de la végétation, les arbres énormes, les chênes superbes ne lui donnaient point cette heureuse impression du bonheur des choses qu’on ressent devant l’épanouissement fa-


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cile et béni de ce qui jaillit sans effort, et de ce qui monte au ciel sans souffrir. A voir la torsion de leurs branches noires sur le ciel, la convulsion de leurs forces, le désespoir de leurs bras, le tour- ment qui les sillonne du. haut en bas, Pair de colère titanesque qui a fait donner à l’un de ces géants furieux du bois le nom qu’ils méritent tous : le Rageur , Coriolis éprouvait comme un peu de la fatigue et de l’effort qui avait arraché à la cendre ou à la maigre terre toutes ces douloureuses gran- deurs d’arbres. Et bientôt tout, jusqu’au bruit de bhomme, lui devenait poignant dans cette forêt qui parlait tout bas à ses idées solitaires. Si, à quelque horizon, à quelque coin de bois du côté de Belle-Croix ou de la Reine-Blanche, il entendait un coup de pic régulier et résigné sur la pierre, il pen- sait malgré lui à la courte vie que fait aux carriers cette mortelle poussière de grès filtrant dans les res- sorts de leurs montres, filtrant dans leurs poumons.

Arrivaient les jours gris, les temps de pluie, les grands vents frissonnants jetant leurs gémissements qui se lamentent dans le haut des arbres. Sur la lisière du Bornage, déjà les petits peupliers faisaient trembler au bout de leurs branches de petits pa quets de feuilles d’un or malade. Dans le bois, les feuilles tombaient en tournoyant lentement, et vo- letaient un instant, balayées, ainsi que des papillons desséchés; toutes rouillées, elles laissaient à peine paraître le velours de la mousse au pied des arbres,


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et, dans ies clairières au loin, amassées en tas, elles faisaient en jaunissant des apparences de grève, pendant que le vent à l’horizon soulevait, dans le creux de la forêt, le mugissement de la mer. Des branches se plaignaient et poussaient, sous des ra- fales, le cri d’un mât qui fatigue sous la tempête.

Partout c’était le dépouillement et l’ensevelisse- ment de l’automne, le commencement de la saison sombre et du soir de l’année. Il ne faisait plus qu’un jour éteint, comme tamisé par un crêpe, qui dès midi semblait vouloir finir et menaçait de tomber. Une espèce de crépuscule enveloppait toute cette verdure d’une lumière voilée, assoupie et sans flamme. Au lieu d’une porte de soleil, les avenues n’avaient plus à leur bout qu’une éclaircie où dé- faillait le vert; et les grandes futaies hautes, main- tenant abandonnées de tous les rayons qui les éclaboussaient, de tous les feux qu’elles faisaient ricocher à perte de vue, les grandes futaies, endor- mies avec l’infinie monotonie de leurs grands arbres inexorablement droits, n’ouvraient plus que des profondeurs d’ombre bâtonnées éternellement par des lignes de troncs noirs. Un vague petit brouillard poussiéreux, couleur de toile d’araignée, s’aperce- vait sous les bois de sapins qui, avec leurs troncs moisis et suintants , leurs dessous de détritus pourris, leurs jaunissements d’immortelles, met- taient des deux côtés du chemin l’apparence de jardins mortuaires abandonnés.


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Aux gorges d’Apremont, dans , les landes de bruyères aux fleurs en poussière, dans les champs de fougères brûlées et roussies, les routes serpen- tant à travers les rochers, tout à l’heure étincelantes du blanc du sable, mouillées à présent, avaient les tons de la cendre. Au-dessus pesait le ciel d’un froid ardoisé, pendaient des nuages arrêtés, plom- bés et lourds, d’avance des neiges de l’hiver; et sur les rochers, répétant avec leur solidité de pierre le gris cendreux du chemin, le gris ardoisé du ciel, çà et là, le feuillage grêle et décoloré d’un bouleau frissonnait avec la maigreur d'un arbre en cheveux. Morne paysage de froideur sauvage , où l’âpre intensité d’une désolation monochrome montrait tous les deuils de nature du Nord !

Mais la plus grande mort de tout était le silence, un de ces silences que la terre fait pour .dormir, un silence plat qui avait enterré tous les bruits des silences de l’été. Il n’y avait plus le bourdonnement, de voltigement, le sifflement, le stridulant murmure d’atomes ailés, la vie invisible et présente qui fait vivre la touffe d’herbe, la feuille, le grain de sable : le froid et l’eau avaient tué l’insecte. Le cœur de la forêt avait cessé de battre; et le vide et la peur d’un désert, d’un sol inanimé et sourd, se levaient de cette grande paix d’anéantissement.

De bonne heure le jour s’en allait; l’ombre déjà guettait et rampait, tapie au bord des chemins, sous les arbres. Le soir s’amassait lentement dans


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le lointain effacé des fonds. Et puis un moment, comme un agonisant sourire, une dernière lueur de la maussade journée passait dans le bas du ciel et semblait y mettre la nacre d’une perle noire. Une faible sérénité d’argent se levait, dans une bande longue, sur l’horizon : alors une fausse clarté de lune passait sur la route, un poteau détachait sa tache de blancheur du sombre d’une allée, un éclair mordoré courait sur le fouillis rouillé des fougères, un oiseau perdu jetait son bonsoir dans un petit cri frileux au ciel déjà refermé. Et presque aussitôt, derrière les gros chênes, les rochers gris avaient l’air de se répandre et de couler dans un brouillard bleuâtre. Puis les ornières devant Goriolis se brouillaient et s’emmêlaient en s'éloignant.

A la pleine nuit, toutes ces sévérités de l’automne se perdant dans la grandeur du noir, devenaient redoutables et d’un mystère sinistre. Quand il avait marché sous ces voûtes, où rien ne guide que la petite fissure du ciel entre les têtes des arbres, quand il avait descendu V Allée aux Vaches , en enfonçant dans le sable, dans le vague et l’inconnu du terrain mou, entre ces murs d’obscurité, à tra- vers ce sommeil de l’avenue, réveillé seulement par le rire du hibou, Goriolis revenait avec un peu de cette nuit de la forêt dans la tête, rêvant, avec une certaine sensation troublée, à cette solennité ter- rible de l’immense silence et de la vaste immobilité.


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Au milieu des journées que Goriolis passait à paresser dans l'atelier du paysagiste, regardant par- dessus P épaule du travailleur absorbé ce qui nais- sait magiquement sur sa toile, — c’était souvent un effet qu’ils avaient vu ensemble la veille, — ■ Crescent, de temps en temps, appuyant sa palette sur sa cuisse, se retournait vers le regardeur, et, lentement, avec l’accent traînant du paysan, il disait : « J’ai toujours les brosses et la palette du tableau que je peins... Changer de palette et de brosses c’est changer d’harmonie... Ma palette, vous le voyez, c’est comme une montagne... J’ai de la peine à la porter. . . La brosse sèche mord comme un burin, cela devient un outil résistant. »

Il se taisait, revenait au mutisme du travail; puis, au bout d’une heure, il -laissait tomber, mot par mot, comme du fond de lui-même et du creux de ses réflexions : « Il faut poser le ton sans le re- muer, arriver à modeler sans remuer la couleur... chercher à avoir les veines de la palette. » Il s’ar- rêtait, repeignait ; et après d’autres heures, réchauf- fement lui venant de son travail, une espèce de luisant blanc montant à son front 3 il recommençait


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à parler comme s’il se parlait à lui-même. Il disait alors : « La palette est la décomposition à Tin fini du rayon solaire, Part est sa recomposition. »

Des secrets de la pratique, des recettes raffinées de l’exécution, des superstitions du procédé, il pas- sait avec un ton de révélation à des axiomes qui lui tombaient des lèvres, heurtés, saccadés, scan- dés comme des versets d’un évangile à lui. Il répé- tait : « Il faut faire rentrer la variété dans l’infini. » De loin en loin, il jetait dans le silence des phrases énigmatiques, enveloppées, mystérieuses, sur le summum et la conscience de l’art. Des fragments de théories lui échappaient, qui montaient à une certaine philosophie de la peinture, allaient à Vau delà du tableau, au but moral de la conception, à la spiritualité supérieure dominant l’habileté, le talent de la main. Il parlait des vertus de caractère de la peinture, de la sincérité qu’il disait la vraie vocation pour peindre. A des bribes d’esthétique, à un fond de Montaigne, le bréviaire du paysagiste et sa seule lecture, il mêlait toutes sortes de con- victions ardemment personnelles, de croyances couvées, fermentées dans le recueillement de son travail et le croupissement de sa vie. Peu à peu, s’entraînant, s’exaltant, mais parlant toujours avec de. grands arrêts, de longues suspensions, des phrases coupées, des espèces de longs ruminements muets, il dogmatisait sans suite, s’élevait par de courts jaillissements de paroles à une suspecte et


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nuageuse formulation d’idéalité d’art ; et ce qu’il disait finissait par devenir insaisissable et inquii- tant, comme le commencement de l’entraînement et de l’envolée d’une cervelle vers l’absurde, l’irra- tionnel, le fou.

Coriolis, qui avait l’esprit carré, droit et solide, qui aimait en toutes choses la simplicité, la clarté et la logique, éprouvait une sorte de malaise à côté de ces idées, de ces paroles, de cette esthétique. Les fièvres d’imagination, les griseries de cervelle, les théories qui perdent terre lui avaient toujours inspiré une répulsion native et insurmontable, presque un premier mouvement physique d’hor- reur et de recul.

11 avait peur instinctivement de leur contact comme d une approche dangereuse, de quelque chose de malsain et de contagieux qu’il craignait de laisser toucher à la santé de sa tête, à l’équilibre de sa pensée. Et il arrivait qu’au même moment où madame Grescent se refroidissait pour Manette, Coriolis sentait pour la société du paysagiste, tout en restant l’ami de l’homme et de son talent, une espèce d’involontaire éloignement.


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Au milieu d’octobre, Coriolis rentrait d’une longue promenade par une de ces nuits humides qui font apparaître dans un brouillard la lampe des petites salles à manger du village. En l’aperce- vant, Manette lui cria du coin du feu auprès duquel elle causait avec Anatole :

— Arrive donc; si tu savais les bêtises qu’il me dit î Crois-tu qu’il a l’idée de passer l’hiver ici ?

— Bah! L’hiver, comment ça? Veux-tu m’expli- quer un peu ?

— - Parfaitement, — dit Anatole surmontant l’espèce de petite honte d’un enfant surpris dans ces tentations chimériques auxquelles la lecture des voyages entraîne les premières imaginations de l’homme. Et il se mit à raconter d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, comme s’il se moquait de lui-même, un de ces projets qui passaient de temps en temps dans sa cervelle d’oiseau, et lui donnaient deux ou trois bonnes soirées de rêvasserie dans son lit avant de s’endormir. — Tu connais bien la cave des Barbissonnières? Elle a une cheminée natu- relle... Il n’y a qu’à boucher quelques petites fis- sures, l’affaire d’une poignée de bruyère... Avec ça


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une porte d’occasion... je serai chez moi... Il y a bien un Américain qui y a déjà demeuré... Je ferai ma cuisine... Qu’est-ce que ça me coûtera? Pas de bois à acheter, tu comprends... L’hiver, on dit que c’est si beau... Il paraît qu’il y a des jours de givre dans la forêt... un vrai décor en cristal! Et puis, après l’hiver, j’attrape le printemps... et c’est là que moi, malin, je me livre à ma petite industrie... Ici, ils n’ont pas d’idées, ils ne ramassent pas les champignons, ils les laissent perdre... J’aurai une petite voiture à bras... Eh bien! quoi? Qu’est- ce qu’il y a de drôle à ça?... C’est que je connais les espèces à présent... et bien... Ce n’est pas à moi qu’on repasserait une fausse oronge... Tu vois l’af- faire, une affaire énorme!... Je me mettrai en rap- port avec un grand marchand de la Halle... je lui fournirai des ceps , des têtes de nègre , des ombelles . . . je ne te parle pas des girolles... Un vrai commerce... Car enfin à Paris, un petit panier de morilles comme la main, ça vaut deux francs... et c’en est plein ici... Calcule... La forêt... ah! on ne sait pas tout ce qu’elle peut rapporter!...

Et se mettant à faire peu à peu la caricature de ses projets comme pour n’en pas laisser la moquerie aux autres :

— Non, on ne le sait pas... La forêt de Fontai- nebleau ! Mais je parie qu’on peut s’en faire, comme des lapins, cinq mille livres de rente, et plus!... Tiens! une idée... une idée magnifique qui me vient

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T. II.


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à l’instant... Tu sais bien? ces familles d’étrangers qiîi ont des petits bras et qui se collent huit contre l’écorce pour mesurer le tour d’un arbre... Eh bien, mon cher, voilà un revenu... Je mets sur un morceau de papier : le Chêne de V empereur,.. Elévation : tant... Circonférence à hauteur d’homme : tant... Tous les chênes célèbres comme ça... Je fais imprimer à Melun... format d’une carte de visite... et un sou! je leur vends un sou, pas plus... Des gens qui sont avec des femmes, ils n’y regardent pas... ils m’achètent... Il y a six milliards d’étrangers dans le monde... Ce sont les patards qui font les millions... Je gagne un argent à devenir fou... et je fais bâtir un château où je t’inviterai à passer quinze jours : on dînera en habit !

— C’est à ce moment-là que tu feras ton grand tableau pour l’ Exposition, n’est-ce pas? Tu seras donc toujoursaussi bête, vieil imbécile?... Eh bien! est-ce qu’on va dîner?... Moi, c’est bizarre, je ne suis pas comme Anatole : à mesure que je me pro- mène dans la forêt, je trouve que ça manque de gaieté...

— As-tu vu ce temps d’aujourd’hui? — dit Manette.

— C’est affreux d’humidité... Et puis, ces mai- sons en grès, c’est comme une cave...

— Allons ! — fît Coriolis, — il me semble que voilà un bien joli moment pour revenir à Paris?...


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Le temps d’installer Anatole dans son terrier... — et Coriolis se tourna vers lui en riant, — et nous partons, n’est-ce pas, Manette?

— Ah! flûte! — dit Anatole dégrisé de ses pro- jets en les parlant et tourné tout à coup au vent de Paris, — les champignons n’auraient qu’à avoir la maladie l’année prochaine !... Et puis, mon avenir! . . . La Postérité remarquerait mon absence... Rentrons dans l’Art !

— Alors, le départ pour après-demain, par la voiture de Melun, à deux heures? Nous serons pour dîner à Paris...


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Revenu à Paris, le trio eut le plaisir du retour, la joie de retrouver les meubles, les objets de sou- venir, les choses qui paraissent nouvelles quand on revient.

En arrivant, Coriolis se mit à retourner, à re- garder de vieilles esquisses. Anatole alla à. Ver- millon qui ne venait pas à lui, et qui, sommeillant dans un coin de l’atelier, sous une couverture, s’était contenté, à l’entrée de son ami, d’ouvrir ses deux grands }^eux et de le Axer avec un regard de re- connaissance.


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— Eh bien! Vermillon, qu'est-ce que c’est? — fit Anatole. — Voilà tout? Pas plus de fête que ça? Voyons, voyons...

Et il se pencha sur la bête couchée.

Vermillon grimpa après lui avec des gestes en- gourdis et pénibles, et lui passant les bras autour du cou, il laissa paresseusement aller sa tête sur son épaule, dans un mouvement incliné qui sem- blait chercher à y dormir.

— Eh bien! quoi? mon pauvre bibi? ça ne va pas?... des chagrins? C’est vrai qu’il y a longtemps que tu n’as eu un camarade... je t’ai joliment man- qué, hein? mais attends...

Et, se mettant devant Vermillon qu’il reposa sur sa couverture, Anatole commença à lui faire ses anciennes grimaces. Tout à coup le singe se mit à tousser, et une quinte, coupée de petits cris d'im- patience et de colère, secoua d’un tremblement convulsif tout son corps jusqu’au bout de sa queue.

-“Ta rosse de portier! — lança Anatole à Coriolis. — Je te l’avais bien dit, avant de partir... Il l’aura laissé avoir froid... Pauvre chou! n’est-ce pas que tu as eu froid?

Et prenant le malheureux animal qui s’était pe- lotonné et ramassé sur sa souffrance, l’emmaillot- tant doucement dans la couverture, il l’apporta devant la chaleur du poêle. Le singe était entre ses jambes : Anatole le câlinait, lui adressait des mots, des douceurs de nourrice, et, de temps en temps,


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lui donnait à boire une cuillerée de Peau sucrée qu’il avait mise tiédir sur la plaque.

Les jours suivants, Vermillon' fut à peu près de même. Il eut des hauts, des bas, de bons moments, suivis de mauvais, des réveils de vie, des heures de gaieté, puis des tousseries, des quintes déchirées et entêtées lui laissant des abattements qu’Anajtole essayait vainement de distraire et d’égayer.

Anatole l’avait monté dans sa chambre et lui avait fait un petit lit par terre à côté du sien. Quand il l’entendait tousser la nuit, il sautait pieds nus par terre,- et lui donnait du lait qu’il tenait chaud sur une veilleuse.

Le matin, lorsqu’il se levait, l’œil doux et clair de l’animal suivait le moindre de ses mouvements. Sa tête se soulevait peu à peu, et montait tout dou- cement pour voir. Au moment où Anatole allait sortir, le singe était presque sur son séant, tout le corps tendu, les yeux attachés sur le dos d’Anatole, sur la porte qu’il fermait, avec l’expression des yeux d’une personne qui regarde la tristesse de voir s’en aller quelqu’un et venir la solitude. Un jour, Anatole eut la curiosité de rouvrir la porte quelques minutes après l’avoir fermée : Vermillon était tou- jours dans la même position, le regard d’une pensée fixe tournée vers la porte, tétant mélancoliquement un doigt de sa petite main entré dans sa bouche : on eût cru voir un enfant malheureux qu’on a laissé le matin en pénitence.


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Anatole trouva horrible de laisser s’ennuyer ainsi cette pauvre bête. Il descendit à l’atelier, établit un petit plancher sur le poêle de fonte, organisa une espèce de matelas avec des couvertures, remonta :

— Viens, Vermillon, — - fît-il.

Vermillon le regarda.

-7 Saute donc, vieux ! — lui dit-il en baissant sa poitrine vers lui.

Le pauvre animal s’élança des deux bras, mais ce fut tout ce qu’il put faire : le bas de son corps ne se souleva pas. Quelque chose semblait le clouer par les pattes au lit. Il resta, jeté en avant, pous- sant de petits cris, essayant vainement de bondir.

— Ah ! nom d’un chien ! — dit Anatole en le dé- couvrant, — il a le train de derrière paralysé !


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Coriolis sortait avec Chassagnol d’une exposition de tableaux et de dessins modernes qui avait attiré aux Commissaires-priseurs, dans une des grandes salles de l’hôtel Drouot, tout le Paris faisant de l’art sa vie, son commerce, son goût ou son genre.

Ils marchaient sur le trottoir à côté l’un de l’autre, Chassagnol absorbé, avec Pair mal éveillé ; Coriolis silencieux et laissant échapper des gestes.


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Tout à coup Goriolis s’arrêta :

  • — Oui, une feuille, une tuile sur un toit... deux

choses comme ça dans le ciel... — et il dessina du doigt l’accolade d’un vol d’oiseau dans l’air, — c’est signé, c’est de lui... Une personnalité du diable ce mâtin-là!

Et il se remit à marcher auprès de Chassagnol, qui ne paraissait pas l’avoir entendu.

Au bout de vingt pas, il s’arrêta une seconde fois tout net, et faisant faire halte à Chassagnol :

— As-tu remarqué, mon cher, comme tout fiche le camp à côté de lui? Tous les autres, ça paraît ce que c’est : des modernes... Lui, ses tableaux... ça recule, ça s’enfonce, ça se dore, ça se culotte en chef-d’œuvre...

— Ah ça ! de qui parles-tu ?

— - De Decamps, parbleu ! — fit sourdement Go- riolis.

Chassagnol le regarda, étonné d’entendre sortir de sa bouche ce nom que Goriolis n’aimait pas dans la bouche des autres.

— Eh bien, oui, de lui, — reprit Coriolis. — Je l’ai assez discuté et chicané pour lui rendre justice.

Et son admiration jaillissant de sa rivalité, de sa jalousie vaincue, il se mit à vanter ce grand ta- lent avec cette langue qu’ont les peintres, ces mots qui redoublent l’expression, ces paroles qui res- semblent à une succession de touches, à de petits coups de pinceau avec lesquels ils semblent vouloir


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se montrer à eux-mêmes les choses dont ils parlent.

Il parlait du tempérament, de l’originalité, de la puissance pittoresque de ce dessinateur s’avouant incapable de « flanquer sur ses pattes » une figure de prix de Rome, et mettant pourtant, à tout ce qu’il touche, cette griffe, cette marque, ce DG qui, sur sa peinture, ses toiles, ses dessins, ses fusins, font l’effet des lettres du maître imprimées aux flancs brûlés d’une meute. Il parlait du coloriste, qu’il avait nié lui-même autrefois, du coloriste écrasant, tuant tout autour de lui. Il trouvait dans sa peinture la vie, la vie intime et pénétrante des choses, une intensité de vitalité, une étonnante âpreté de sentiment.

— Des ficelles! allons donc! — s’écriait-il. — Est-ce qu’on est Decamps avec des ficelles? Qu’est- ce que ça fait le procédé? Pourquoi alors ne re- proche-t-on pas à Delacroix ses pinceaux à l’aqua- relle, pour avoir les pleins et les déliés qu’il n’at- trape pas à la brosse, et la manière dont il a pré- paré son char du Soleil dans la galerie d’Apollon ? Et puis on vous dit : Verdier ! qu 'il a volé, Verdier ! un faux Lebrun !... Ils me font mal !

Et il remettait sous les yeux de Ghassagnol ce paysage vu à la vente, les gardes-chasse, ruisse- lants d’eau, tout le désolé de la pluie, une trombe dans le buisson de Ruysdaël, la crevée de l’ondée au bout d’un champ, et sur le fond qu’il indiquait devant lui d’un mouvement dç main, sur le liséré


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II?


de blanc blafard, ce tape-cul presque fantastique, d’un bourgeois presque effrayant, ayant Pair de mener le diable chez un notaire de campagne.

Il disait le paysagiste saisissant qu’est Decamps, comme il fait frissonner la nature, comme il dra- matise le bois et l’horizon, quel grand décor mys- térieux et sourd il bâtit avec les bois de cyprès au- tour des lacs, quels arbres sacrés il tire de terre pour y accrocher le carquois de Diane, quels ciels il construit, terribles, puissants, cyclopéens, rou- lant des colonnades, des architectures, des bases de temple, • pareils à des assises, à de grands esca- liers, à des gradins de Cirque autour d’une arène d’Histoire, tassés, plissés souvent sur l’horizon comme le bas de la robe des tempêtes, rayés parfois de barres d’or, de sang et de feu comme une échelle de Jacob.

Il disait cette grande et sauvage poésie qu’exha- lent ces sentiers perdus, ces routes abandonnées, suspectes, aventureuses, où le peintre de la mélan- colie du grand chemin jette ses silhouettes bohé- miennes : le Pâtre, le Mendiant, le Braconnier, les derniers nomades et les derniers sauvages, vus plus grands que nature, élevés par le caractère, l’aspect, la sculpture du haillon à une espèce de style hé- roïque moderne.

Le style, c’était là la grande supériorité, le signe de force suprême que Coriolis reconnaissait à De- camps. Et toutes les pages de style de Decamps lui

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repassant dans la tête, il citait, en s’animant, en devenant éloquent sous une espèce d’amertume, ces batailles bitumineuses, fumantes de massacres, ces mêlées furieuses, ces chocs barbares où de pe- tits chevaux blancs galopent entre des peuples qui se broient. Il citait les dessins du Samson; il les proclamait bibliques avec quelque chose de fauve dans l’épique, il criait : « C’est de l’homérique juif! »

En revenant au souvenir de ce café turc dont il s’était empli les yeux à l’Exposition pendant une demi-heure, il rappela à Chassagnol cette bande de ciel ouaté de blanc, martelé d’azur, sur lequel sem- blait trembler un tulle rose*, ces petits arbres buis- sonneux, pareils à des massifs de rosiers sauvages, le cône des ifs, des cyprès noirs percés de jours, cette rondeur d’une coupole, la ligne des terrasses, ce rayon vibrant sur des plâtres tachés du velours des mousses, ces murs ayant des tons de peau de serpent séchée et comme des écailles de reptile, ce craquelé de la muraille chatoyant sous les traînées du pinceau, l’égrenage du ton, l’émail de la pâte, les gouttelettes de couleur huileuse, les tons coulant en larmes de bougie, jusqu’à ce petit réduit de fraî- cheur, où le coup de soleil pailletait d’or les nattes, allumait le fourneau vermillonné d’une pipe, le blanc ou le rouge d’un turban, une veste couleur d’or vert, une fleur au fond dans un jardin de fleurs. Il évoquait, ressuscitait, semblait repeindre


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tout le tableau, sa lumière, son ombre, la grande ombre chaude, vaporisée de chaleur, et au bas des colonnes porphyrisées et marbrées de bleu d’étain, la mare sourde et fumante aux eaux de sombre transparence, piquées çà et là d’un feu d’escarbou- cle, d’un reflet de ces palets de pierre précieuse avec lesquels jouent les gamins des Mille et une nuits. Au bout de cela, Goriolis dit rêveusement :

— Ah! mon cher, l’Orient... l’Orient!... Moi je n’ai fait que de la cochonnerie...

— Laisse donc, — fit Chassagnol, — tu as tes qualités à toi... de très-grandes...

— De la cochonnerie, je te dis!... Une turquerie intelligente, spirituelle, coloriée, avec des qualités comme tu dis... oh! beaucoup de qualités! Mais jamais la note extrême... Et sans cette note-là, vois-tu en art... Ce qu’il fait, lui, ce n’est peut-être pas si vrai que moi... Mais c’est mieux, c’est... tiens, je ne sais pas quelque chose au-dessus... Vois-tu, c’est un Orient... un Orient...

— L’Orient de la poésie de Child-Harold et de don Juan , dans du soleil à Rembrandt, c’est ça, hein?... Du Chil-Harold rembranisé... — répéta deux ou trois fois Chassagnol.

Goriolis ne répondit pas, prit le bras de Chas- sagnol., et l’emmena, sans lui parler, dîner chez lui.


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— Eh bien! comment est-il aujourd’hui? — de- manda Coriolis à Anatole qui apportait Vermillon pour Tinstaller sur le poêle.

Anatole, pour toute réponse, remua tristement la tête. Et il se mit à arranger la couverture, la bourrant en traversin sous la tête du singe.

— Oh ! qu’il pue ! — dit Manette en regardant Vermillon par-dessus l’épaule de Coriolis qui était venu le caresser, et elle alla se rasseoir, à distance, au fond de l’atelier.

Le triste abattement de la mobilité, de la sou- plesse, de l’élasticité animale, faisait peine à voir chez Vermillon. La paresse dolente, la peine de ses mouvements, la paralysie de ses gamineries et de sa diablerie, ce qu’il y avait de la douleur d’un visage sur sa mine, en faisaient comme un petit malade approché tout près de l’homme et de sa pitié par cet air de souffrance humaine qu’a la souffrance des animaux. A tout moment, le pauvre petit mal- heureux soulevait sa tête, se retournait, changeait de pose et de place, donnant le déchirant spectacle de l’agitation continue dans l’incessant malaise et l’angoisse de toujours souffrir. *11 se lamentait, se


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plaignait, poussait en grognant de petits : hun , hun . U ne respiration visible et pénible courait sousla mai- greur de ses côtes. Des frémissements nerveux lui fronçaient le front, relevant au-dessus de ses sour- cils sa houpe de poils, et des crispations plissaient la chair de poulie de son petit mufle aux coins de la bouche. Au haut de leurs orbites caves, ses yeux fermés laissaient voir une tache rouge, une meur- trissure de sang extravasé, qui faisait paraître plus bleu le bleuissement de ses paupières. Il restait longtemps avec un seul œil ouvert et veillant; puis, il s'enfoncait dans ce sommeil des malades, accablé, assommé, qui ne dort pas; il rouvrait soudain ses paupières, jetait de côté ses yeux agrandis de souf- france, où passait du désespoir et de la prière de bête. D’autres fois, il avait des regards circulaires qui faisaient le tour de la pièce, et s’arrêtaient avant de finir sur Anatole, des regards pleins de toutes sortes d’expressions, où se voyait comme la stupé- faction de sa souffrance, de son immobilité, de la corde qui pendait du plafond sans qu’il s’y balançât. On eût cru que par moments, dans la lente dou- ceur de ses grands yeux orange, aux grandes pu- pilles noires, il y avait l’étonnement de voir le so- leil jouer sans lui à la fenêtre.

De petites secousses de douleur faisaient donner à ses mains des coups nerveux dans l’air. Des frissons lui passaient qui remuaient ses poils et en ouvraient les épis comme un souffle. Ses jambes


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avaient des allongements de cuisse de lièvre blessé à mort. Sa tête se mettait à branler d’un horrible tremblement, au milieu d’efforts pour se dresser et se soutenir sur son séant, à l’aide de ses petites mains faibles qui se soulevaient de temps en temps et mettaient leurs deux petits poings crispés contre ses tempes, — un mouvement que les deux amis avaient vu dire, dans des agonies d’hommes : Mon Dieu ! que je souffre !

Goriolis qui regardait cela, sa palette à la main, s’en retourna à son chevalet. Anatole resta près de Vermillon, lui relevant de son mieux la tête sous des bourrelets de couverture, le retenant douce- ment des deux mains dans les crises convulsives qui l’agitaient. Vermillon se jetait en avant comme s’il voulait se précipiter en bas du poçle. Puis, il restait agenouillé et aplati dans la pose d’un animal qui boit, avec son petit bras pendant ; ou bien en- core, il se tenait, de grands moments, appuyé sur le dos de ses mains rebroussées et montrant leur paume jaunâtre, les coudes élevés de chaque côté de son dos comme les pattes d’une sauterelle prête à sauter, la tête toute en dehors de la plaque du poêle, immobile, en arrêt sur une feuille de par- quet.

La vie, comme il arrive chez ces petits êtres dé- licats, vivaces et nerveux, se débattait cruellement dans ce malheureux petit corps. C’étaient des se- cousses, des tressauteménts, des étirements, des


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tortillements inapaisables , des élancements, tout pareils à ces dernières révoltes qui jettent de tra- vers, brusquement, les membres d’un malade, les pieds hors du lit, la tête dans le mur. Il essayait de s’arc-bouter, de se cramponner tout autour de lui; et sa main, sortie de sa couverture, se nouait à l’anse d’un gobelet de fer-blanc avec l’étreinte d’un griffe d’oiseau serrant une branche.

Avec les heures, presque avec les minutes, une sorte de vieillesse descendait dans le creux et l’amaigrissement de ses petits traits. Des tons mal- sains de corruption se mêlaient peu à peu sur sa face à un jaunissement de vieille cire. Son petit nez froncé prenait un brun de nèfle. Un peu de mousse bavait à son mufle. Des commencements d’immo- bilité et de refroidissement faisaient déjà monter de la mort dans le petit corps où la vie n’était plus guère que le mouvement du globe de l’œil sous les paupières toutes bleues, le battement et la fièvre d’un regard fermé. Tout à coup, il roula sur le côté; sa tête eut un renversement suprême : elle bascula toute en arrière, avec un subit renfonce- ment dans les épaules, en découvrant le dessous blanc de son menton. Au bout de ses deux bras, allongés et roidis, ses deux mains serrèrent leur pouce sous leurs doigts; des ondulations affreuses coururent, en serpentant, tout le bas de son corps. Un mouvement furieux, semblable à la détente d’un ressort qui casse, agita une de ses jambes qui


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battit désespérément dans le vide... Puis ce fut une immobilité où rien ne bougea plus qu’un petit tremblement de la plante des pieds.

— Tiens! il pleure!... Anatole qui pleure vrai- ment ! — fit Manette.

Une larme venait de tomber de la joue d’Anatole sur le cadavre du singe, et le jour la faisait briller au bout d’un poil.

— Moi, je pleure?... — fit Anatole honteux, et se dépêchant ,de sécher sa larme avec du cynisme : — Ah ! sacristi, j’ai oublié de lui demander s’il vou- lait un prêtre...

— Allons, c’est fini, dit Goriolis, en voyant le regard d’Anatole revenir au singe ; et il jeta la couverture sur le singe.

— Alors je vais sonner pour qu’on nous débar- rasse de ça? — fit Manette.

— Pas la peine, ma petite, — lui dit Anatole en lui arrêtant le bras d’un geste dramatique. — C’est papa que ça regarde !


Cil

Anatole attrapa une serge verte jetée sur un plâtre dans un coin de l’atelier. Il coucha dedans, avec des mains presque pieuses, le cadavre de Vermillon,


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ramena la serge, la noua aux quatre coins, passa un paletot sur sa vareuse, mit son chapeau.

— Où vas-tu? — lui demanda Coriolis.

— Loin. Je vais où les concessions à perpétuité ne coûtent rien.

Quand il fut dans la rue de Rivoli, il monta sur Timpériale d’un de ces grands omnibus qui jettent les Parisiens dans la campagne. Il tenait son pa- quet sur ses genoux, et regardait dedans, de temps en temps, en écartant un petit peu de la toile.

A la porte Maillot, il descendit, entra dans le bois de Boulogne, prit une allée à droite, marcha, cherchant une place, un petit morceau de solitude où Ton pût faire une fosse en creusant un trou. Il y avait du monde partout, et pas un bout de désert.

Ce n’était pas l’heure. Il sortit du bois, s’en alla dans l’avenue de Neuilly, s’attabla dans un cabaret, et se mit à attendre l’heure du dîner en se faisant verser une absinthe.

Après le premier verre, il en redemanda un ; après le second, un autre. Il suffisait d’un chagrin tombant dans un verre de n’importe quoi pour gri- ser Anatole : au troisième verre d’absinthe, il était « raide comme la justice. »

Il mit sa tête contre le mur du cabaret, creusé, dans le plâtre, de trous de queues de billards qui y avaient fouillé du blanc. Il regarda le paquet de serge verte posé sur la paille d’un tabouret à côté de lui, et l’attendrissement de ses pensées lui échap-


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pant dans un monologue de pochard : — Mort ! toi ? mort! Pauvre bibi ! hein, c’est vilain?... Penser que tu es là! ratatiné, tout froid... C’est ça, toi! ça!... plus que ça, rien que ça!... On me prend, vois-tu, pour un garçon bottier qui reporte de l’ou- vrage en ville. . . Des imbéciles, laisse donc. . . Qu’est- ce que ça me fait? Pauvre vieux, te voilà donc lancé dans l’éternité, dans cette grande canaille d’éter- nité !... Te laisser ramasser par un chiffonnier, par exemple... comme elle voulait, elle... pour que je te trouve empaillé sur le boulevard Montmartre, chez le naturaliste, dans une scène à personnages!... Ah! bien oui, plus souvent!... C’est moi qui vais te mettre à l’ombre quelque part où tu ne seras pas embêté... dans un joli endroit où tu n’auras pas des bottes de sergent de ville sur la tête. . . As pas peur!. . . Petit gredin! tu m’as pourtant mordu une fois... C’est vrai que tu m’as mordu, te rappelles-tu?

Des maçons mangeaient un morceau à une table à côté de la sienne. Il demanda à manger à la fille qui servait. Mais quand il eut devant lui le rata du jour, il ne put y goûter. Il avait comme un malheur qui lui barrait l’estomac et lui bouchait l’appétit : il souffrait d’une impression d’avoir perdu quelqu’un, qu’il n’avait jamais eue.

Il demanda un litre, après le litre de l’eau-de-vie, et en buvant : — Hein ? Vermillon, — fit-il en se pen- chant, — - plus de petits verres, c’est fini... Nous ne mettrons plus notre petite langue rose là-dedans...


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Et il se leva, dit à ce qui était dans le paquet : — Viens ! — et alla payer au comptoir.

Dehors, c’était la nuit. Sur le ciel violet et froid, roulait et moutonnait le caprice d’un grand nuage blanc, une immense nuée flottante et transparente, traversée, pénétrée, rayonnante de la lumière dif- fuse de la lune qu’elle voilait.

Anatole se trouvait au milieu de l’avenue de l’Impératrice, quand un morceau de la lune jaillit du nuage déchiré.

— Bravo l’effet ! — fît Anatole. — Le tableau de Girodet... l’enterrement d’Atala, gravé par mon- sieur... monsieur... Tiens, voilà que je ne sais plus le nom de la gravure d’Atala. . . Mais, regarde donc, Vermillon, vois-tu? Le soleil avec un crêpe... un enterrement nature, et soigné! Tu as le ciel à ton convoi... la lune, rien que ça! Première classe, franges d’argent, tenture et tout, les nuages dans des voitures...

La lune pleine, rayonnante, victorieuse, s’était tout à fait levée dans le ciel irradié d’une lumière de nacre et de neige, inondé d’une sérénité argen- tée, irrisé, plein de nuages d’écume qui faisaient comme une mer profonde et claire d’eau de perles; et sur cette splendeur laiteuse, suspendue partout, les mille aiguilles des arbres dépouillés mettaient comme des arborisations d’agate sur un fond d’o- pale.

Les massifs serrés et maigres du bois commet


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çaient à s’étendre. Le ruban blanchissant des allées s’enfoncait très-loin dans des taches de noir. Une voiture qui riait passa; puis un pas.

Anatole prit à gauche, entra dans un fourré, marcha cinq minutes, s’arrêta comme un homme qui a trouvé : il était dans une petite clairière. L’é- claircie était mélancolique, douce, hospitalière. La lune y tombait en plein. Il y avait dans ce coin le jour caressant, enseveli, presque angélique de la nuit. Des écorces de bouleaux pâlissaient çà et là, des clartés molles coulaient par terre ; des cimes, des couronnes de ramures fines et poussiéreuses, paraissaient des bouquets de marabouts. Une légè- reté vaporeuse, le sommeil sacré de la paix nocturne des arbres, ce qui dort de blanc, ce qui semble pas- ser de la robe d’une ombre sous la lune, entre les branches, un peu de cette âme antique qu’a un bois de Corot, faisaient songer devant cela à des Champs- Elysées d’âmes d’enfants.

Rien ne déchirait le silence qu’un appel de ca- nards, de loin en loin, et le bruissement de la nappe d’eau du lac, frissonnante, à l’horizon.

Une rochée de trois bouleaux se levait sur un côté de la clairière, se détachant du massif; la lune écaillait un peu le bas de leur écorce. Anatole défit, tout auprès, le nœud de son paquet : les paupières entr’ouvertes de Vermillon laissaient voir ses yeux, ces yeux horriblement doux de singe mort qui avaient encore un regard ; ses dents blanches, ser-


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rées, avançaient un peu sur son museau contracté et retiré.

Anatole s’agenouilla, tira son couteau et se mit à creuser. Et tandis qu’il travaillait, un chantonne- ment nègre lui vint aux lèvres, une espèce de ber- cement funèbre, comme si, avec le gazouillis des chansons que Saïd chantait à l’atelier, il espérait s’approcher de l’oreille de Vermillon.

Il marmottait : — Dansez, Canada ! fougoum, fougoum! Vermillon mouru, moi lui faire petit trou, petit nid, petit, petit... bien gentil! Paradis là-dessous... Bienheureux, Vermillon... paradis! Dansez, Canada! Plus souffrir, Vermillon! bon petit singe s’en aller, s'envoler... dans le bleu ! Asie, Afrique, Amérique, à lui! Dansez, Canada! dan- sez, Cocoli, Bengali, Colibri! Des Mississipi, des forêts vierges à Vermillon... boire aux rivières, boire au soleil, boire aux fruits des arbres ! des noix de coco, tout plein! Dansez, Canada! Pays où il n’y a pas d’hommes... Le bon Dieu pour les singes, tous les jours, toute la vie... Vermillon courir, Vermillon dans des branches, Vermillon avoir bien chaud dans le dos... Vermillon retrouver ses amis. .. Vermillon là-haut! Vermillon, amour! oiseau! étoile!... petite fleur bleue! pervenche! Psitt!... plus rien ! Dansez, Canada !

Le trou était creusé : posant au fond le dos de sa main, Anatole tâta :

— Ah! mon pauvre frileux, — dit- il sérieuse-


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ment et tristement, avec un son de voix dégrisé, — - tu vas trouver la terre bien froide...

Et le prenant dans ses bras, il lui ferma les pau- pières comme à une personne. Il lui déroidit les membres, plia sa queue sous lui, le mit dans la petite fosse, ramena avec les mains la terre sur le trou. Et, quand il eut marché et piétiné dessus, il se mit, assis à la turque, à fumer une longue cigaretté si- lencieuse.

Il était plein d’idées qui ne pensaient à rien. Ce- pendant quelque chose de lui lui paraissait mort et fini : il y avait de sa gaminerie sous terre.

Il se leva. Il était ému et barbouillé. Il avait le coeur ivre, étourdi et remué. Il tomba sur le pre- mier banc dans une grande allée, s’allongea tout de son long, un bras, une jambe pendants, et là s’en- dormit.

Au bout de quelques heures, il se réveilla. Il n’y avait plus de lune, et il pleuvait. Il se tâta : il était trempé.

Il sauta sur ses jambes, courut devant lui jusqu’à une porte du bois, vit de la lumière à un poste de douaniers, entra là, demanda à se chauffer, envoya chercher une bouteille d’eau-de-vie, but cette bou- teille-là et une autre avec les douaniers; et quand il rentra le matin, Coriolis lui demandant ce qu’il était devenu, ne put rien tirer de ses souvenirs abrutis que cette phrase : — Les gabelous, très-gentils!... très-gentils, les gabelous...


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Les amis de Goriolis s’étaient étonnés de ne pas le voir commencer quelque grand morceau, une œuvre importante à son retour de Fontainebleau, après un si long repos. Des mois se passaient : Go- riolis continuait à ne rien jeter sur la toile. Il sortait toute la journée, et s’en allait errer dans Paris.

Il battait les quartiers les plus éloignés et les plus opposés^ il coudoyait les populations les plus di- verses. Il allait, marchant devant lui, fouillant, d'un œil chercheur, dans les multitudes grises, dans les mêlées des foules effacées } tout à coup, s’arrêtant et comme frappé d’immobilité devant un aspect, une attitude, un geste, l’apparition d’un dessin sor- tant d’un groupe. Puis, accroché par un individu bizarre, il se mettait à suivre, pendant des heures, l’originalité d’une silhouette excentrique. Les pas- sants se troublaient, s’inquiétaient presque de l’in- quisition ardente, de la fixité pénétrante de ce regard qui les gênait, se promenait sur eux, leur faisait l’effet de les creuser et de les pénétrer à fond.

Quelquefois, tirant de sa poche un petit carnet grand comme la moitié de la main, il jetait dessus deux ou trois de ces coups de crayon qui attrapent


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Finstantanéité d’un mouvement. Il fixait d’un trait l’effort d'une attelée de maçons, la paresse d’un accoudement sur un banc de jardin public, l’acca- blement d’un sommeil dans des démolitions, le hanchement d’une blanchisseuse au panier lourd, le renversement d’un enfant qui boit au mufle de bronze d’une fontaine, la caresse enveloppante avec laquelle un ouvrier herculéen porte son enfant dans des bras de nourrice, ce qu’il y a des cariatides du Puget dans un fort de la Halle, un morceau quel- conque du sculptural naturel, superbe, ému, qu’in- dique et montre le spectacle de la rue. Journées de fatigue, souvent stériles, mais qui souvent aussi donnaient à l'artiste, en quelque coin obscur, sous quelque porte cochère, une de ces rencontres sou- daines de la réalité pareilles à une illumination de son art.

Une fois, par exemple, il avait passé des heures à se graver dans la mémoire une tête de mendiante aveugle, le plus beau des visages douloureux que la peinture ait jamais rêvés : un profil de vieille femme octogénaire, dans la ligne rigide du dessin de Guido Reni du Louvre, une tête décharnée, fondue, ciselée par la maigreur, sculptée par toutes les misères, les joues remuées et tremblantes du souffle d’une petite toux, le masque de marbre de la Vie sans yeux et sans pain, avec, sur la peau d’un blanc de vélin, des polissures comme d’une chose usée- une tête de Niobé aux Petits-Ménages


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et de Reine en madras, dont les cheveux gris, le cou tendu et plein de cordes, la majesté du déses- poir, la paralysie de statue, faisaient retourner jusqu’à Tétonnement des gens du peuple qui pas- •saient.

D’un bout à l’autre de Paris, il vaguait, étudiant les types saillants, essayant de saisir au passage, dans ce monde d’allants et de venants, la physio- nomie moderne, observant ce signe nouveau de la beauté d’un temps, d’une époque, d’une humanité : — le caractère, qui passe comme un coup de pouce artiste sur ces figures fiévreuses, agitées ; le carac- tère qui marque et désigne pour l’art la face des pensées, des passions, des intérêts, des vices, des maladies, des énergies d’une capitale. Sa curiosité scrutait ces visages de civilisés, qui reportent le regard si loin du vague sourire dormant des Egi- nètes et de la divine placidité grecque *, ces visages travaillés d’idées, de sensations, de toutes les acqui- sitions d’activité morale de l’homme, éreintés par la complexité des préoccupations, tourmentés par la dureté de la carrière, le labeur enragé, la peine de vivre. Il interrogeait ces faces de gens qui courent dans les rues, comme la fourmi dans la fourmi- lière, avec un paquet sous le bras, ou une affaire dans la poche, les hommes de misère qui traînent leur faim devant des changeurs, ces physiques de voyou, cachant la méchanceté des instincts sous la féminilité d’une tête de Faustine, ces tournures d’in-


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venteurs, portés parleurs jambes qui vont, mono- loguant sur le trottoir, avec de grands gestes d’ac- teurs.

Il étudiait cette beauté singulière, spirituelle, l’indéfinissable beauté de la femme de Paris. Il sui- vait ces apparitions imprévues, ces mines chiffon- nées et rayonnantes, ces petites personnes étranges, fleuries entre deux pavés, ce qui s’enfonce à Paris, comme la lumière d’une grisette et l’aube d’une courtisane, dans le noir d’un escalier à rampe de bois. Il essayait d’analyser le charme de ces jeunes filles maigres ayant aux tempes le reflet des lampes de l’atelier, pâles de veilles, et comme vaguement torturées d’une nostalgie de paresse et de luxe. Par- fois, sous un mauvais bonnet, il apercevait une ex- quisité de grâce, une rareté d’expression, un air de cette suavité souffrante, de cette mélancolie virgi- nale que la vie des grands centres, le raffinement des civilisations, la fin des sangs pauvres, semblent faire tomber sur le visage des petites ouvrières. Un jour, il emporta dans son souvenir, pour une étude qu’il commença le lendemain, le visage de la fille d’une portière, une pauvre petite lymphatique, si douce, si souffreteuse, si blanche, les yeux si pleins de ciel dans leur grande ombre, qu’elle faisait rêver à un ange malade.

Au fond de lui, dans cette agitation de ses pro- menades, il y avait un grand malaise, l’inquiétude qui prend un homme quittç par une religion


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de jeunesse. Il était à ce moment critique, à cette heure de la vie d’un artiste où l’artiste sent mourir en lui comme la première conscience de son art : instant de doute, de tiraillement, d’anxiété où, tâ- tonnant son avenir, tiraillé entre les habitudes de son talent et la vocation de sa personnalité, il sent tressaillir et s’agiter en lui le pressentiment d’autres formes, d’autres visions, le commencement de nou- velles façons de voir, de sentir, de vouloir la pein- ture.


CIV


— Vrai, la terre tourne?

Manette posait pour une répétition du Bain turc , commandée par un banquier de Rotterdam à Goriolis qui faisait effort dans ce travail pour se rattacher à sa peinture passée.

Un hasard de parole l’avait amené à dire à sa maîtresse que la terre tournait.

— La terre tourne ? Ça sur quoi je suis ? — re- prit Manette en regardant en bas : elle avait l’air d’avoir peur de tomber. — Ça tourne ?

Elle releva les yeux sur Goriolis comme pour lui demander s’il ne se moquait pas d’elle.

Goriolis se mit à vouloir lui expliquer ce qu’elle


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ne savait pas, et comme il le lui expliquait aussi mal qu’il le savait :

— Ne continue pas, — lui dit-elle tout à coup, — il me semble que j’ai mal au cœur, avec tout ce que tu me dis qui tourne,..

Goriolis se tut, et se remit à peindre d’après Manette. Mais il n’était pas en train. Il grondait, tout en brossant,, contre la hâte singulière que Ma- nette avait de le voir finir cette toile.

— Ton corps, — finit-il par lui dire, — eh! mon Dieu, ton corps, il ne va pas changer d’ici à huit jours...

— Tu crois? — fit Manette, Et elle laissa tom- ber de la pointe rose de sa gorge jusqu’au bout de ses pieds, sur la virginité de ses formes, le dessin de sa jeunesse, la pureté de son ventre, un regard où semblait se mêler l’amour d’une femme qui se regrette à la douleur d’une statue qui se pleure.

— Ah ! — fit Goriolis.

Il avait compris.

— Oui... — dit Manette en baissant la tête, avec le ton d’une femme qui va pleurer.

Goriolis se sentit une secousse au cœur. Mais aussitôt, honteux de cette émotion, l’artiste fit taire l’homme avec une ironie :

— Eh bien ! ma pauvre Manette, qu’est-ce que tu veux ? nous sommes dans des siècles chipies et prudhommesques... Autrefois, dans un pays d’an- tiques, un pays dont tu as vu les statues au Mu-


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sée, il y avait un modèle, un modèle comme toi, aussi bien, à ce que je me suis laissé dire... On l’appelait Lais... Il lui arriva... ce qui t’arrive... Cela fit une révolution dans le pays... L’Institut de l’endroit où il y avait des peintres aussi colo- ristes que M. Picot, et des marbriers un peu plus forts que M. Duret, l’Institut de l’endroit poussa des cris de désolation... Les dessinateurs en masse déclarèrent qu’ils ne trouveraient jamais la correc- tion de M. Ingres, si on laissait la nature abîmer leur modèle... Il y eut des rassemblements, des articles de petits journaux, des commissions, des sous-commissions, tout ce qui constitue un mouve- ment national... Et l’on finit par mener Lais à Cos, chez un fameux médecin que tu as peut-être vu dans une gravure, le nommé Hippocrate...

Et comme il allait continuer, Coriolis s’arrêta dans sa plaisanterie, devant l’expression de Ma- nette, la fixité de la pensée de ses yeux.

Allant à elle, il lui prit la tête, la lui renversa sur ses genoux, et appuyant sur elle le sérieux de son regard, il fouilla jusqu’au fond de sa tentation.

Manette se cacha dans son cou, pour qu’il ne la vît pas rougir.


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L’intérieur de Coriolis était toujours heureux. Anatole continuait à y jeter sa gaieté, ses folies gamines. Manette y mettait l’enchantement de sa personne.

Quand elle était là, dans l’atelier, vêtue d’une robe blanche, sur laquelle tranchait un petit châle d’enfant d’un rouge sang de bœuf, la taille dénouée et toute alanguie des paresses de la femme grosse, belle d’une beauté nonchalante, épanouie, rayon- nante, — Coriolis oubliait tout.

Une tendresse reconnaissante s’était peu à peu glissée dans son amour pour cette femme qui rem- plissait et animait sa maison, lui faisait la vie cou- lante et facile, lui épargnait les tracas du ménage, mettait chez lui un de ces gouvernements légers qu’on ne voit pas et qu’on ne sent pas.

Entre Manette et lui, il y avait tous les rappro- chements qui font du modèle la maîtresse naturelle de l’artiste. Au milieu de cette ignorance de peuple qui ne lui déplaisait pas, Coriolis lui trouvait le charme de ces connaissances qu’ont les femmes grandies dans les ateliers. Manette avait vu peindre et savait comment se fait de la peinture. Les


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choses du métier de Fart lui étaient familières : elle en connaissait le nom et l’usage. Elle ne disait pas de bêtises bourgeoises de femme devant une toile. Elle respectait le silence d’un homme à son cheva- let. Elle s’entendait à laver des brosses, et elle reconnaissait vaguement des tons distingués dans une toile. En un mot, elle était « du bâtiment ».

Goriolislui savait encore gré d’autres agréments. Elle lui plaisait en se suffisant à elle-même, en se tenant compagnie, en se passant des sociétés de femmes, en ne voyant point d’amies. Elle lui plai- sait par sa froideur au plaisir, sa paresseuse séré- nité, son air content dans cette existence paisible et monotone. Elle avait un ensemble de qualités sou- mises, une docilité gracieuse à ce qu'il disait, à ce qu’il voulait, une obéissance à ses idées, une sorte d’aimable effacement de caractère : elle ne laissait guère échapper que de petites susceptibilités sur des motsy des phrases qu’elle ne comprenait pas et qui, tout à coup lui mettant un coup de rouge aux pommettes, la rendaient un moment boudeuse ou colère avec de petits gestes de sauvagerie mé- chante.

Aussi un attachement de gratitude et de con- fiance venait-il à Coriolis pour cette maîtresse si peu absorbante, d’apparence si détachée de tout désir de domination, et qu’il voyait, repliée sur elle-même, ennuyée d’en sortir, fatiguée d’allonger sa pensée aux choses à côté d’elle. Elle était pour


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lui dans sa vie du calme et du repos, une compa- gnie bonne pour ses nerfs d’artiste. Dans sa so- ciété tranquille, sa douce présence, les demi-pa- roles de sa bouche, les demi-caresses de ses mains, il y avait comme un mol apaisement qui berçait les fatigues du peintre, endormait ses contrariétés, ses prévisions mauvaises, ses tourments d’imagi- nation...

Et il lui semblait que cette jolie créature apa- thique dégageait autour d’elle la paix, la santé, la matérialité d’un bonheur hygiénique.


CVI


Coriolis devenait casanier, presque sauvage. Il avait l’horreur de s’habiller, refusait les invitations, n’allait plus nulle part. L’homme de travail, d’in- cubation, ne se plaisait plus que dans le recueille- ment de l’intérieur, la tranquillité du coin du feu, le négligé de la vareuse et des pantoufles.

Le soir après dîner, dans son atelier, il fumait de longues pipes de paresse et de réflexion, des pipes méditatives ; puis, au milieu de la causerie de deux ou trois amis qui étaient venus manger sa soupe, il se mettait à dessiner et crayonnait jus- qu’à minuit.


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Un soir qu’il dessinait ainsi, seul avec Chassa- gnol et Anatole :

— Eh bien ! — lui dit Ghassagnol en regardant ce qu’il jetait sur le papier, un souvenir de la rue, — toi qui me blaguais quand je te disais qu’il y avait quelque chose là... Il me semble que tu y viens...

— Eh bien! oui, j’y viens... Je me débattais contre moi-même en te combattant... Je me gen- darmais, je ne voulais pas... J’étais dans autre chose... C’est le diable... On ne veut pas recon- naître qu’on se blouse... Tiens! c’a été fini à ma dernière maladie... La turquerie, bonsoir! Je lui ait fait mes adieux en croyant mourir... Mainte- nant, c’est mort... Et tu me vois depuis ce temps- là... désorienté... Tiens ! c’est le mot... un homme qui cherche... qui essaye de se raccrocher... Enfin, ce qu’il y a de sûr, c’est que je vais passer à d’autres exercices... Tu verras ce que je veux faire... ~~

— Bravo ! Le moderne... vois-tu... le moderne, il n’y a que cela... Une bonne idée que tu as là... Eh bien ! vrai, ça me fait plaisir, beaucoup de plaisir... parce que... écoute... Je me disais : Co- riolis qui a ça, un tempérament, qui est doué, lui qui est quelqu’un, un nerveux, un sensitif... une machine à sensations... lui qui a des yeux... Comment ! il a son temps devant lui, et il ne le voit pas ! Non, il ne le voit pas, cet animal-là...


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Non, non, non... — répéta Chassa gnol avec un rire bête et fou qui ricanait. — Mais, est-ce que tous les peintres, les grands peintres de tous les temps, ce n’est pas de leur temps qu’ils ont dégagé le Beau ? Est-ce que tu crois que ça n’est donné qu’à une époque, qu’à un peuple, le Beau ? Mais tous les temps portent en eux un Beau, un Beau quelconque, plus ou moins à fleur de terre, saisis- sable et exploitable... C’est une question de creu- sage, ça... Il se peut que le Beau d’aujourd’hui soit enveloppé, enterré, concentré... Il faut peut- être, pour le trouver, de l’analyse, une loupe, des yeux de myope, des procédés de physiologie nou- veaux... Voyons, tiens, Balzac? Est-ce que Balzac n’a pas trouvé des grandeurs dans l’argent, le mé- nage, la saleté des choses modernes ? dans un tas de choses où les siècles passés n’avaient pas vu pour deux liards d’art ? Et il n’y aurait plus rien pour l’artiste dans l’ordre des choses plastiques, plus d’inspiration d’art dans le contemporain!... Je sais bien, le costume, l’habit noir... On vous jette toujours ça au nez, l’habit noir! Mais s’il y avait un Bronzino dans notre école, je réponds qu’il trouverait un fier style dans un Elbeuf. Et si Rembrandt revenait... crois-tu qu’un habit noir peint par lui ne serait pas une belle chose ?... Il y a eu des peintres de brocard, de soie, de velours, d’étoffes de luxe, d’habits de nuage... Eh bien ! il faut maintenant un peintre du drap : il viendra..


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et il fera des choses superbes, toutes neuves, tu verras, avec ce noir d’affaires de notre vie so- ciale... Ah! cette question-là, la question du mo- derne, on la croit vidée, parce qu’il y a eu cette caricature du Vrai de notre temps, un épatement de bourgeois : le réalisme !... parce qu’un mon- sieur a fait une religion en chambre avec du laid bête, du vulgaire mal ramassé et sans choix, du moderne... bas, ça me serait égal, mais commun, sans caractère, sans expression, sans ce qui est la beauté et la vie du Laid dans la nature et dans l’art : le style! dont tu faisais si justement l’autre jour le génie, la griffe du lion, chez un peintre... Et puis quoi, le Laid ? ce n’est qu’une ombre de ce mpnde- ci, si vilain qu’il soit. A côté de la rue, il y a le salon... à côté de l’homme, il y a la femme... la femme moderne... Je te demande si une Pari- sienne, en toilette de bal, 11’est pas aussi belle pour des pinceaux que la femme de n’importe quelle civilisation? Un chef-d'œuvre de Paris, la robe, l’allure, le caprice, le chiffonnement de tout, de la jupe et de la mine!... Et dife que cette femme-là, la femme du dix-neuvième siècle, la poupée su- blime, tu ne l’as pas encore vue dans un tableau d’une valeur de deux sous... Pourquoi? On n’a jamais pu savoir... Ah ! les lisières, les exemples, les traditions, les anciens, la pierre du passé sur l’estomac !... Sais -tu sur quoi me semblent donner les ateliers d’à présent?... tiens! sur le cimetière


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de l’Idéal... Mais vois donc David, David qui a jeté pour trente ans d’Hersilie dans les boîtes à cou- leur, David n’a fait qu’un morceau de passion, qu’un tableau qui vit : son Marat !... Le moderne, tout est là. La sensation, l’intuition du contempo- rain, du spectacle qui vous coudoie, du présent dans lequel vous sentez frémir vos passions et quelque chose de vous... tout est là pour l’ar- tiste, depuis l’âge d’Égine jusqu’à l’âge de l’Insti- tut... Ah ! je sais, il y a des articles de rêveurs, des enfileurs de phrases à sang blanc pour vous dire qu’il faut s’abstraire de son époque, remonter au répertoire du canon ancien des sujets et de l’intérêt! L’hiératisme, alors? Des farces enfoncées par la vapeur et 1789!... ça rentre dans les individus métempsycosistes et transposés, qui ont besoin que les choses ou les gens aient cinq cents ans sur le dos pour leur trouver de la noblesse, de l’actualité ou du génie... Le dix-neuvième siècle ne pas faire un peintre ! Mais c’est inconcevable... je n’y crois pas... Un siècle qui a tant souffert, le grand siècle de l’inquiétude des sciences et de l’anxiété du vrai... un Prométhée raté, mais un Prométhée... un Titan, si tu veux, avec une maladie de foie... un siècle comme cela, ardent, tourmenté, saignant, avec sa beauté de malade, ses visages de fièvre, comment veux-tu qu’il ne trouve pas une forme pour s’exprimer, qu’il ne jaillisse pas dans un art, dans un génie à trouver, et qui se trouvera... Après


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ce grand grisailleur douloureux, Géricault, if y a eu un homme, tiens ! Delacroix.»., c’était peut-être l’homme à cela... un tempérament tout nerfs, un malade, un agité, le passionné des passionnés... Mais il n’a rien vu qu’à travers le romantisme, une bêtise, un idéalisme de pittoresque... Et pourtant, que de choses dans ce sacré dix-neuvième siècle!... C’est que, sacristi! il y en a pour tous les goûts... Si c’est trop petit pour vous, les mœurs du temps, les scènes, la rue qui passe, vous avez aussi du grand, du gigantesque, de l’épique dans ce temps- ci... Vous pouvez être un peintre d’histoire du dix- neuvième siècle... et un fier! toucher à des- émo- tions humaines qui seront un jour aussi classiques, aussi consacrées que les plus vieilles ! L’Empire, tenez ! il y a de quoi se promener, même après Gros... Homère, toujours Homère! Et l’Homère de l’Institut ! Mais nous avons eu, depuis Achille, un monsieur qui faisait des épopées à la journée, un certain Napoléon qui ramassait tous les jours de la gloire, à peindre... L’incendie de Moscou, voyons, ça peut bien tenir à côté de l’embrasement de Troie... et la retraite des Dix Mille a peut-être un peu pâli depuis la retraite de Russie... Voilà des cadres ! voilà des pages ! Il y a tous les soleils là-dedans, et de l’homérique tant qu’on en veut! Des grands tableaux, des tableaux d’histoire, mais le moderne en a donné des programmes aussi magnifiques que les plus beaux du. monde...

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T. II.


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Depuis 1789^ il en pleut des scènes dans les ré- volutions de France, qui sont grandes... comme nous!... La Terreur, ce sont nos Atrides!... Tiens ! prends la Vendée, et dans la Vendée le passage de la Loire à Saint-Florent-le- Vieux... Figure-toi Y Iliade et le Dernier des Mohicans !... le demi-cercle de la colline... la vaste plage.... quatre-vingt mille personnes entassées... Peau où Ton entre... les chevaux qu’on pousse... l’incendie, la fumée, les bleus par derrière... La Loire jaune, plate et large avec une île au milieu comme un ra- deau... et le bord, là-bas, noir de gens passés et plein de leur murmure... Une vingtaine de mau- vaises barques pour passer tout cela... les barques de Michel- Ange dans le Jugement dernier!... Là devant, pêle-mêle, les prisonniers républicains, les chapeaux avec des sacrés-cœurs, Bonchamps qui agonise, Lescure mourant sur un matelas porté par deux piques, les pieds dans des serviettes... et des femmes, des enfants, des vieillards, des bles- sés, un peuple, la migration d’une guerre civile en déroute !... Et là-dedans des déguisements, comme ces cavaliers avec de vieux j upons, ces officiers avec des turbans pris au théâtre de la Flèche, la dé- froque du Roman comique tombée sur l’épaule d’une légion thébaine... Quel tableau! hein! quel tableau !... C’est grand comme le Passage du Nil !

-—Oui,— -dit Coriolis, profondément absorbé, et ne paraissant pas entendre. — - Oui, rendre cela


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avec un dessin qui ne serait ni antique, ni renais- sance...

— Ça ne te satisfait pas, ia main de Michel- Ange? — dit Anatole en levant le nez, dans le fond de l’atelier, d’un volume de V Illustration.

— La main de Michel-Ange, qui n’en est pas d’abord, de Michel- Ange... Et puis, non, ce n’est pas ça... Il faudrait une ligne, une ligne à trouver qui donnerait juste la vie, serrerait de tout près l'individu, la particularité, une ligne vivante, hu- maine, intime, où il y aurait quelque chose d’un modelage de Houdon, d’une préparation de La- tour, d’un trait de Gavarni... Un dessin qui n’au- rait pas appris à dessiner, qui serait devant la na- ture comme un enfant, un dessin... je sais bien, c’est bête ce que je dis... plus vrai que tous les des- sins que j’ai vus, un dessin... oui, plus humain, ça me rend mon idée.


GVI I


Lentement Manette avait pris sa place dans l’in- térieur. Elle s’y était peu à peu et de jour en jour installée, établie. De cette pose dans la maison qu’a la maîtresse, dont le paquet d’affaires est tout fait dans la commode, de la pose sur la


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branche où la femme, mal à Taise avec les gens, effarouchée de ce qui entre, humble, inquiète, fur- tive, tremble au vent comme une chose aux ordres d’un caprice, toute prête au balayage du lende- main/elle s’était élevée à l’aisance, à l’équilibre, à cet air de maîtresse de maison qui laisse voir dans toute une femme, dans son geste, son ton, sa voix, dans l’épanouissement de sa robe sur un di- van, qu’elle est chez elle chez son amant. Elle avait passé le temps où les domestiques s’adressent à l’homme, et consultent du regard Monsieur avant de faire ce que dit Madame : ses ordres com- mençaient à être pour le service la volonté de Co- riolis. Les camarades qui venaient à l’atelier ne la traitaient plus avec leur premier sans-façon : il y avait chez eux comme un accord tacite pour re- connaître en elle la maîtresse officielle, la femme à demeure, ancrée dans le domicile, dans la vie de leur ami, montée à l’espèce de dignité d’une liaison quasi-conjugale. Devant elle, la conversation deve- nait moins libre, prenait un ton qui la respectait à peu près comme une personne mariée; et un jour qu’ Anatole avait lancé un mot un peu vif, Co- riolis lui dit un : « Où te crois-tu ? » si sérieuse- ment, que Manette elle-même ne put s’empêcher d’en rire.

Manette avait eu à peine besoin de travailler à ce changement. Il s’était fait presque tout seul, par le courant naturel des choses, par la lente et pro~


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gressive infiltration de Pinfluence féminine, par l’habitude, par Toreiller, par la succession de ces accroissements, pareils aux alluvions du concubi- nage, grandissant la position, le pouvoir, l’initia- tive de la maîtresse avec tout ce qui se détache à la longue, dans ramollissement du ménage, de la force de Thomme pour aller à la faiblesse de la femme.

Et maintenant, Manette n'était plus seulement la maîtresse : elle était une mère.


CVIII


En devenant mère, Manette était devenue une autre femme. Le modèle avait été tué soudaine- ment, \\ était mort en elle. La maternité, en tou- chant son corps, en avait enlevé l’orgueil . Et en même temps une grande révolution intérieure s’était faite secrètement au fond d’elle. Elle s’était renouvelée et avait changé de nature, comme dans un dédoublement de son existence qui aurait porté en avant d’elle et de son présent tout son coeur et toutes ses pensées. Elle avait fini d’être la créature, paresseuse d’esprit et de corps, d’instinct bohème, satisfaite d’une inertie de bien-être et d’un bonheur d’Orientale. Des entrailles de la mère, la


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juive avait jailli. Et la persévérance froide, l’entête» ment résolu, la rapacité originelle de sa race, s’étaient levés des semences de son sang, dans de sourdes cupidités passionnées de femme rêvant de l’argent sur la tête de son enfant.

Pourtant ce fond de son amour de mère restait enfoncé et caché chez Manette. Elle ne montrait rien de ces avidités ambitieuses qui s’agitaient en elle. Elle n’avait point demandé au père de reconnaître son fils. Même à ces moments d’effusion qui suivent les couches, dans ces heures où la femme est comme une malade douce et sacrée, elle n’avait pas laissé échapper un mot, une allusion au sort de ce fils. Jamais il ne lui était échappé une de ces paroles qui cherchent et tâtent, dans la charité ou la géné- rosité d’un homme, le père d’un enfant naturel. Elle avait paru vouloir toujours, au contraire, écar- ter de Goriolis toute idée d’avenir, toute préoccu- pation d’engagement et de lien. Ce qui couvait en elle, les nouvelles et hardies convoitises éveillées par ses sentiments maternels, ne se trahissaient au dehors que par de longues absorptions dans les- quelles brillait son regard clair.

Elle attendait : elle n’avait ni hâte, ni précipita- tion. Le temps était pour elle, le temps qu’elle voyait tous les jours, autour d’elle, apporter à ses sem- blables, à d’anciennes camarades, la fortune de leurs rêves, faire monter des modèles à la société, au mariage, à la richesse, dgnner à celle-ci le nom


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et l’argent d’un marchand de châles, à celle-là, un château et une couronne de comtesse : elle le lais- sait agir, patiente et ferme dans l’assurance de ses espérances. Elle se confiait aux circonstances, aux hasards favorables, à la Providence de l’imprévu, à ces pouvoirs mystérieux qui semblent encore, aux héritiers du peuple d’Israël, chargés de mener à bien leurs affaires; elle se confiait à l’avenir que fait aux Juifs le Dieu des Juifs. Comme toutes ses pareilles, elle avait ce restant de croyances, la foi insolente dans sa chance, la certitude religieuse de son bonheur, de l’arrivée de tout ce qu’elle désirait. « Moi, d’abord, — disait-elle tranquillement, ■ — je suis d’une religion où tout réussit. »


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A peu près vers le temps où Chassagnoi avait fait dans l’atelier sa grande tirade sur le moderne, Coriolis s’était mis à attaquer deux grandes toiles. Il y travaillait quinze mois, soutenu dans la fa- tigue, le courage d’un si long effort, par la pers- pective de l’Exposition universelle de 1 855, qui, en rassemblant l’Art de tous les peuples, allait don- ner le monde pour public à sa grande et hardie tentative.


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A l’Exposition du i5 mai, ces deux toiles mon- traient, en même temps que le dégagement complet du coloriste annoncé par le Bain turc , un renou- vellement du peintre, de ses procédés, de ses aspi- rations, de son genre. Dans ces deux compositions, intitulées, l’une : Un Conseil de révision , et l’autre : Un Mariage à l’église , Coriolis apportait une pâte de couleur se rapprochant de la belle pâte espagnole, de larges harmonies solides et sévères, où ne restait plus rien des tons claquants de sa première manière, une étude rigoureuse de la nature, une accusation caractéristique de la réalité.

Le sujet de la première de ces toiles, la Révision, lui avait permis ce mélange de l’habillé et du nu qu’autorisent si rarement les sujets modernes. Des parties de corps superbes, un torse, un bras, une jambe, un fragment d’une forme qui se rhabillait ou se déshabillait, se détachaient çà et là. Au centre de la toile, sur l’estrade, devant les person- nages du bureau, les uniformes, les habits noirs officiels, les têtes de fonctionnaires, l’académie d’un jeune homme examiné par le chirurgien dressait la figure admirable du nu martial du dix-neuvième siècle. Et des fonds de foule, dans la grande salle Saint-Jean, s’agitaient avec les turbulences et les émotions des loges du Cirque de Goya, dans ses lithographies de Bordeaux.

L’autre tableau de Coriolis, Un Mariage à l’ église , représentait une messe de première classe


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à Saint-Germain-des-Prés. Le moment choisi par Coriolis était celui où le prêtre, faisant face au public, bénissait le poêle levé par deux enfants, deux petites figures éphébiques ressemblant à des génies de Fhyménée en collégiens. Derrière les mariés, se voyaient les deux familles sur les fauteuils rouges de premier rang. Beaucoup de femmes étaient complètement retournées ou de profil, regardant les toilettes avec la vague émotion du mariage et de la messe sur la figure. Des jeunes filles maigres, des virginités séchées, pointaient çà et là. Du milieu de la légèreté des élégances, se levait, dans une cou- leur puissante et magnifique, un suisse tenant de la main gauche une hallebarde dont le fer de lance laissait pendre un ruban de satin blanc : Coriolis bavait peint de profil perdu, la bajoue et la barbe grise rebroussées par son col de chemise, sa grosse oreille détachée et coupée par le linge roide, son grand baudrier amarante et or traversant son habit chamarré et lourd, ses basques se perdant sur ses mollets bas et farnésiens, enfermés dans un coton blanc dont ils faisaient crever les mailles. Au delà de la balustrade, dans les stalles de bois, au-dessous des peintures, se dessinaient deux spi- rituelles silhouettes de prêtres, en surplis, dont l’un se chatouillait les lèvres avec le pompon de sa barrette -, l’autre lisait l’office penché sur un livre dont la tranche dorée avait une lueur de la flamme des cierges. Dans le chœur, comme dans une rose de


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lumière, se perdaient des enfants de choeur à cein- tures bleues, à robes de dentelles, l’officiant en chasuble d’or, l’autel d’or, avec son petit temple, les chandeliers, les candélabres allumés et dont les feux montaient dans le scintillement criard des ver- rières modernes. Pour repoussoir à toutes ces splen- deurs, un coin de bas côté près du chœur rassem- blait, au-dessous d’un tronc d’offrande, une vieille femme à genoux par terre, un bonnet sale et troué laissant voir ses cheveux gris ; une espèce de petite brune mystique, en deuil de laine, les yeux au ciel, appuyée sur un parapluie, avec un geste de Sainte d’ancien tableau qui pose ses mains sur un instru- ment de supplice -, une mère du peuple portant un enfant qui dormait tout roide dans ses bras, et un tout jeune ouvrier, en veste et en pantalon de coton- nade bleue, regardant la messe, les deux mains dans ses poches, et une miche de pain sous le bras.


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Coriolis éprouvait une grande et cruelle décep- tion devant l’indifférence qui accueillait ses deux toiles à l’Exposition.

Le public, cette année-là, allait aux grands noms d’ Ingres, de Delacroix, de Decamps. Sa curiosité


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s’éparpillait sur les Ecoles allemandes, anglaise, sur Fart étranger d’outre-Rhin, d’outre-mer. Son atten- tion avait trop à embrasser pour reconnaître et saluer les efforts nouveaux de l’art français.

Il eut encore contre ses tableaux l’idée générale, l’opinion faite que la question de la représentation du moderne en peinture, soulevée par les essais, hardis jusqu’au scandale, d’un autre artiste, était définitivement jugée. La critique ne voulut pas y revenir ; et il se fit entre elle et le public unfe tacite entente de parti pris pour ne pas tenir compte à Coriolis du réalisme nouveau qu’il apportait, un réalisme cherché en dehors de la bêtise du daguer- réotype, de la charlatanerie du laid, et travaillant à tirer, de la forme typique, choisie, expressive des images contemporaines, le style contemporain.

Son exposition n’eut aucun retentissement. On ne parla de lui que pour le plaindre de cette singulière idée. Et, au moment de clôturer son salon, dans un méprisant post-scriptum, le patriarche de l’éreinte- ment classique l’accablait sous ce cliché de sa cri- tique :

« ... Qu’il nous soit permis de parler ici, en finis- sant, de deux toiles sur lesquelles notre critique nous semble appelée à dire un dernier mot. Quoique le public en ait fait justice, il nous semble de notre devoir d’insister sur le caractère de ces deux mal- heureuses tentatives, osées par un peintre qui avait donné quelques promesses, et autour duquel la


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camaraderie avait essayé de faire quelque bruit... Quand de tels symptômes se produisent, quand le trouble de Fart se révèle par de tels signes, il faut les enregistrer; c'est à ce prix seulement qu'on peut suivre les déviations et les défaillances de l'école moderne... Gomment Fauteur de ces deux pauvres et regrettables toiles, un Conseil de révision et une Messe de mariage , n'a-t-il pas compris que la grande peinture était incompatible avec la vulgarité, la réalité commune du moderne? Gomment n'a-t-il pas compris qu'il y avait presque un blasphème à vouloir faire du nu, du nu divin, du nu sacré, avec le nu d'un conscrit? Comment n'a-t-il pas compris que la toilette a besoin de perdre son actualité et sa frivolité dans ce caractère de noblesse éternelle et permanente que savent seuls lui attribuer les maîtres?... A Dieu ne plaise que nous voulions décourager les jeunes talents! Mais il y a là, nous ne pouvons le cacher, quoi qu’il nous coûte, un grand abaissement. Peindre de tels sujets, c'est manquer à la haute et primitive destination de la peinture, c'est descendre Fart à la photographie de l’actualité. A quels abîmes de ce qu’on appelle maintenant « le vrai contemporain » veut-on donc nous entraîner? Supprimera-t-on dans la peinture l’intérêt moral, la perspective du passé, et, si nous osons dire, l'ennoblissement du temps, tout ce qui force l'esprit à s'élever au-dessus de l'atmosphère commune? Nous ne pouvons nous défendre d'une


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pénible impression, en songeant que c’est devant l’étranger, à l’Exposition des grandes œuvres de l’Europe, en face de l’Allemagne, cette terre de la pensée, qu’un peintre français a eu le triste courage d’exposer de pareils échantillons de la décadence de notre art... Sans doute, il n’y a pas à craindre que de tels exemples prévalent jamais : la France, si fidèle au sentiment et au bon sens de l’art, se rappellera toujours qu’elle est la noble patrie du Poussin et de Le Sueur. Mais les esprits clairvoyants ne peuvent s’empêcher de voir l’art actuel menacé, comme l’École grecque après ja mort d’Alexandre, d’une invasion de ces peintres de mœurs vulgaires qu’on appelait alors des rhy paragraphes... Les barbares sont toujours aux portes de l’art, ne l’oublions pas ; et il importe à tous ceux dont c’est la charge, à la critique, dont c’est la mission, au gouvernement, dont c’est le devoir, de redoubler d’encouragements pour les talents purs, honnêtes, se vouant dans l’ombre à la peinture sévère, résis- tant aux basses sollicitations de la mode, du succès et du public, défendant la tradition, disons-le, la religion de cet art élevé dont l’École de Rome est le sanctuaire, l’asile et le palladium. »


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Depuis quelque temps, Garnotelle venait assez souvent dîner chez Coriolis.

Manette, qui commençait à donner sa petite opinion, le soutenait dans la maison, disant à Coriolis qu'elle ne comprenait pas comment il vivait entouré de gens qui ne lui étaient bons à rien, et pourquoi il repoussait les avances d’un homme de talent, ayant un nom, une position, de relation honorable, et capable plus tard de lui être utile dans le chemin de son avenir.

Coriolis laissait Garnotelle revenir, non sans prendre un secret plaisir aux chamaillades, aux petites disputes taquines, aux asticotages entre Anatole et Garnotelle, chaque fois qu’ils se rencon- traient ensemble. Anatole se trouvait blessé du ton de Garnotelle à son égard, et il était bien rare que sous l’excitation du vin, de la causerie, il n 'attrapât pas son ancien camarade.

Un soir, il ne lui avait encore rien dit.

•— Eh bien ! mon vieux, — fit-il après dîner, en allant s’asseoir auprès de lui, et en lui frappant ami- calement sur la cuisse, - on dit donc que tu te présentes à l’Institut... Co’mment! nous allons


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avoir un ami qui a encore des cheveux avec des palmes vertes?... Merci ! de la chance!

Oh ! oh ! - — dit Garnotelle, — je me pré- sente... mais voilà tout... Je sais que je n’ai aucune chance... que je suis tout à fait indigne... Mon Dieu! ce sont mes camarades... On m’a un peu forcé la main... Oh ! je ne serai pas nommé... Mais enfin, je l’avoue, je serais très-content, très-flatté, si tu yeux, que mon nom fût sur la liste des candi- dats...

— Tu la fais à la modestie? C’est comme tu vou- dras... Farceur, va! laisse-moi donc tranquille... Tu as des chances, des chances... Tu ne te figures pas toutes tes chances, tiens !

— Eh bien ! veux-tu me faire l’amabilité de me les dire? tu m’obligeras...

— Voici... D’abord, mon cher, tu n’es pas savant... Très-bon... excellent... L’Institut, ça lui va... Rien à craindre... Pas d’articles dans la Revue des Deux Mondes , pas même une brochure de cinquante centimes sur la fabrication des cou- leurs... Tu sais cela aussi bien que moi : un mon- sieur qui écrit... l’Institut, jamais! Et d’une... Comme orateur, tu ne tires pas des feux d’artifice... tu es tempéré comme métaphores... tu causes même mal... Encore très-bon, ça! Tu serais bril- lant dans les salons, tu ferais de l’effet, de l’esprit, du bruit, des mots, pour défendre l’institut... très- mauvais! Tu manquerais à la gravité de sa cause,


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tu compromettrais la solennité du corps... Du sérieux, du silence, voilà ce qu'il faut... et ce que tu as de naissance... Et de deuxf... Tu ne travailles pas dans la solitude... Encore une très-bonne note... Ça leur fait toujours peur d'un gaillard bizarre, indépendant, pas soumis... Le monde où tu vas, parfait! On n'y a jamais dit un mot contre l’Institut, c'est connu... Et puis, encore une bonne chose, ce n'est pas du monde qui tire trop l'œil... Tu l’as très-bien choisi... Voilà quelque temps que tu n'as pas trop de Presse*, on ne parle pas trop de toi... une chance de plus... Ah ça! qu’est-ce qui te manque, je te demande un peu? Tout, tu as tout!... Voyons, tiens... tu ne montes pas à cheval... Très- important... Si l'on te voyait cavalcader, tu com- prends... Tu n’es pas d'une élégance exagérée... Enfin, tu n’as pas un chic de gentleman... tu n’es pas même... je te dis cela entre nous... tu n’es pas même, et c’est Dieu merci pour toi, d’une propreté à effrayer, — fit Anatole en lui mettant le doigt sur des taches de son collet d'habit. — Ah ! si tu n’ap- pelles pas tout cela des chances!... Comment! tu n'as rien qui te fasse remarquer, rien dans toute ta personne qui soit voyant... tu ressembles à tout le monde, des pieds à la tête... tu es arrivé, gros malin! à n’avoir pas de personnalité du tout... et tu viens nous dire que l’Institut ne voudra pas de toi!... Mais tu es l'idéal de l’Institut : ils te rêvent !


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— Tu es très-amusant, — dit Garnotelle d’un air piqué.

— Et, quand à tout cela il vient s’ajouter la protection d’un bonhomme de là, qui voit dans le charmant garçon qui se présente le mari futur de mademoiselle sa fille...

— Oh ! il n’y a rien de fait, — dit vivement Gar- notelle, tout étonné de ce que savait Anatole, — et je te prierai de ne pas parler d’une personne...

— Charmante!... mais pas jolie, à ce qu’on dit... Oh! je la laisse! oh! je la laisse!... — fit Anatole avec une intonation de Sainville; et il se versa le second verre d’eau-de-vie qui montait la verve de ses charges, les poussait à une sorte d’in- sistance et de ténacité acharnée.

— Enfin, mon cher, mes compliments. Ce ne serait que la nièce d’un membre de l’Institut que tu serais encore un veinard, et un joli! ïl y a des camarades... et qui étaient forts... qui n’ont jamais pu arriver à s’approcher de l’Académie autrement que par des femmes qui connaissaient du monde de la boutique, et qui assistaient aux grandes séances... Mais toi...

Garnotelle fit un geste d’impatience.

— Ah ça! mon cher, est-ce que tu me crois assez bête pour que je ne trouve pas ça tout simple... qu’un beau-père tâche de repasser sa contre-marque à son gendre, et de lui avoir un petit fauteuil à côté de lui, sous la coupole? Mais ça


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se fait dans les meilleures sociétés... C’est même dans les lois de la nature, tu ne trouves pas? Autrefois, on avait des idées bêtes dans ce corps de vieux immortels : ils se figuraient qu'un artiste était fait pour vivre pour Part... Un jeune artiste qui se mariait dans une famille chouette et posée, c’était pour eux un habile, un monsieur ... Mais aujourd’hui...

— Tiens! moi, je vais te dire ce que tu es, toi... — fit Garnotelle, avec une certaine animation, en lui coupant la parole, — - tu es un blagueur ! La blague t’a mangé, mon cher, et tu ne feras jamais que cela, des blagues !

-—Vous êtes assommant, Anatole, — dit Ma- nette. — Vous êtes toujours à tourmenter Garno- telle, n’est-ce pas, Coriolis? Moi, qui déteste qu’on se dispute... C’est si bon d’être un peu tranquille, après son dîner... à causer gentiment...

— Ah ! si l’on ne peut plus rire maintenant ! — fit Anatole. — Eh bien ! quoi, parce qu’on bave un peu sur ses contemporains?... Et puis ça l’amuse, Garnotelle... N’est-ce pas que ça t’amuse, mon vieux Garnotelle?


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Lorsque Manette était entrée dans la maison, Anatole s’était effacé devant elle, et il avait mis la plus aimable bonne grâce à lui céder la direction de l’intérieur, cette espèce de rôle de gouvernante que peu à peu il s’était laissé aller à remplir auprès de Coriolis. Manette lui en avait su gré. Puis Anatole s’était encore bien fait venir d’elle par des soins, des attentions, une sorte de petite cour.

Sans être taillé pour la passion, Anatole était un garçon de tempérament amoureux et de nature insi- nuante. Prompt à s’enflammer en dessous, habile à se glisser sans en avoir l’air, il était un soupirant dans les coins, un patito de complaisance infati- gable, un de ces séducteurs à petit bruit, sournois et modestes, qui peuvent un jour devenir dange- reux. Il se chauffait aux femmes comme au feu des autres, et il s’acoquinait près des maîtresses de ses amis comme il s’acoquinait dans leur atelier. Gela lui semblait sans déloyauté et tout simple. Dans la vie, il ne s’était guère connu la propriété de rien, il avait toujours un peu vécu d’une existence à côté, et l’amour auquel il assistait, et qui se pas-


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sait près de lui, lui semblait une chose à parta- ger aussi bien que la soupe qu’on mange avec un camarade.

Aussi fut-il avec Manette ce qu’il avait été avec toutes les femmes rencontrées ainsi par lui en demi-ménage avec un homme : un désireur. Et Manette ne manqua pas d’être flattée de cette ado- ration humble, muette, contemplative, où elle trouvait et goûtait l’aplatissement d’un domestique. Un jour, comme on revenait de la campagne, où l’on avait été en bande, elle s’amusa beaucoup d’une provocation en duel d'Anatole au beau Mas- sicot. Massicot avait coqueté avec elle toute la soirée d’une façon marquée : Anatole s’en était aperçu, puis s’en était indigné au nom de Coriolis qui n’avait rien vu*, et l’ivresse lui enlevant un instant sa peur naturelle et foncière des coups, il était entré dans une frénésie d’homme qui a le vin mauvais, et qui se croit un peu l’amant de la femme d’un ami. Au reste, cet accès de jalousie et de courage dura peu : dégrisé le lendemain, il ne songea pas à se battre. Mais il avait eu un mouve- ment dont Manette ne put s’empêcher d’être flattée tout bas, en en riant tout haut.

Cependant, comme elle ne voulait point tromper Coriolis, qu’ Anatole d’ailleurs était le dernier homme avec lequel elle l’eût trompé, un homme qu’elle mésestimait pour son peu de talent, et sur- tout pour son peu de notoriété artistique, elle fut


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vite lassée et ennuyée de ce pauvre et bas adora- teur. Aux premiers jours, elle avait eu pour lui des yeux indulgents, des pardons de camarade. Main- tenant, elle voyait tous ses mauvais côtés. Elle lui trouvait des expressions, des mots, des manières abjectes, populacières, qui la dégoûtaient comme les taches de sa blouse blanche. Avec la superbe aristocratie de la femme de basse classe, ses dédains pour tout ce qui ne joue pas le distingué , elle finit par le prendre en grippe et en mépris. Elle ne lui pardonna plus rien, pas même de la faire rire. Toutes ses vanités féminines se soulevèrent contre l’idée qu’un homme d’un si mauvais genre pût aspirer à elle, et elle se trouva, au bout de quelque temps, honteuse au fond, humiliée, enragée de la persistance de cet amoureux patient qui continuait à faire le gentil et l'aimable, avec l’air de ne rien demander et d’attendre.

Mais voyant la vive affection de Coriolis pour Anatole, le besoin qu’il avait de sa bonne humeur, elle dissimulait tous ses méchants sentiments. De temps en temps seulement, tout doucement, avec son tact de femme, et sans que Coriolis pût y trouver une intention, elle remettait et faisait redescendre Anatole à l’humble place qu’il avait dans la maison, à l’infériorité et au parasitisme de sa position.


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A la fin de l’été, Goriolis partait tout à coup seul pour les bains de mer.

Il y restait un mois et en rapportait l’ébauche très-avancée d’un tableau.

C’était la plage de Trouville par un beau jour d’août, vers les six heures du soir, à l’heure où le soleil, s’abaissant sur la mer, fait remonter de chaque vague les feux d’un miroir brisé, et jette dans l’air plein de reflets une réverbération où les couleurs s’allument avec des vivacités de fleurs.

Au premier plan, dans le coin à droite et l’abri d’ombre de deux cabanes de bain posées à angle droit, un baigneur aux formes athlétiques, en che- mise de flanelle rouge violacée par la mer et noircie de mouillure à la ceinture, était debout sur ses larges pieds tannés s’enfonçant dans le sable, auprès de Normandes assises, en jupons noirs et en tricots noirs, le bonnet de coton tout blanc sur leurs figures au teint de pomme, aux yeux d’avoués. De là partait le chemin de planches menant les pieds nus à la mer, qui faisait voir au bord du tableau comme des corbeilles d’enfants


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renversées : des grappes, des tas de jolis bébés, à moitié enterrés dans les trous que creusaient leurs petites bêches et leurs grandes cuillers de bois ; un fouillis de chevelures blondes, de chairs roses, d’yeux noirs, de bras ronds, de mollets nus, de jupons aux dents de dentelles, de chapeaux de petit marin, de tabliers pleins de coquillages, de petites mains faisant des gâteaux de sable dans des bols russes, des robes blanches au gros chou de rubans dans le dos, un pêle-mêle d’où se détachaient deux petits garçons voués au Sacré-Cœur, qui, tout en rouge des bottines à la casquette, semblaient mon- trer là de la pourpre d’église.

Au milieu de ce petit monde éparpillé par terre, se levait un groupe de jeunes gens tout habillés de velours noir, et dont les courtes braies laissaient à découvert des bas à bandes bleues et rouges. Appuyés sur des parasols de soie jaune doublés de vert, ils causaient avec deux jeunes femmes qui laissaient pendre tout épars sur leurs burnous leurs cheveux encore un peu pleurants et moites de la lame du matin ; et l’une des deux, tenant de sa main retournée la corde du mât des bains, faisait sécher dessus et chatouiller de soleil sa blonde che- velure annelée, qu’elle frottait, la tête un peu ren- versée, en se balançant doucement, .contre le chanvre vibrant.

Jeté en avant, ce groupe coupait la longue ligne de chaises adossées contre le front des cabanes de


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bains, et qui allongeaient presque jusqu’au fond de la toile la perspective des toilettes.

Là, sous le rose tendre et doux des ombrelles voltigeant sur les visages, les poitrines, les épaules, étaient assises les baigneuses de Trouville. Le pin- ceau du peintre y avait fait éclater, comme avec des touches de joie, la gaieté de ces couleurs voyantes qu’harmonise la mer, la fantaisie et le caprice des élégances nouvelles de ces dernières années, cette Mode, prise à toutes les modes, qui semble mettre au bord de l’infini un air de bal masqué dans un coin de Longchamp. Tout se mêlait, se heurtait, les lainages bariolés des Pyré- nées, les saute-en-barque aux caracos, les mantelets de dentelle noire à des vestes de jockey, les transparents de mousseline aux vareuses coque- licot, les jupes de gaze de Chambéry aux paletots de cachemire agrémentés de soies du Thibet. Çà et là, s’apercevait quelque joli détail : un bout de pied sur un barreau de chaise montrait un bas écossais, un chignon s’échappait d’un tricorne de paille, des lueurs d’or pfile jouaient dans un creux de jupe maïs, la plume ocellée d’un paon ou l’aile mor- dorée d’un faisan courait sur un chapeau, un peigne d’or à lentilles de corail mordait la tête d’une brune, de grands pendants d’or remuaient à un bout d’oreille rouge d’avoir été percée le ma- tin; et les lourds colliers d’ambre à gros grains, la grosse et riche bijouterie des agrafes nor-


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mandes, brillaient sur de coquettes roulières rayées.

En avant des chaises s’étendait la plage avec son sable piétiné et plein d’enfoncements de pas, la plage humide, brunissant vers la mer, et coupée de naus où se noyaient des morceaux de ciel.

Là allaient et venaient, avec un petit pas rapide qui se réchauffait du frisson du bain, des prome- neuses caressées de leur voile, la robe troussée sur la jupe rouge, et découvrant leurs hautes bottines jaunes. D’autres marchaient lentement, s’appuyant d’une main gauche et coquette sur une grande canne, enveloppées les unes et les autres de ce flot- tement d’étoffes, de ce voltigement de rubans par derrière que fait la brise de la mer. Et là encore, des fillettes déchaussées, les jambes nues et halées sous leur robe, couraient après les chiens errants de la plage. Puis, sur des chaises groupées et semées, de petites sociétés ramassées faisaient ces taches de pourpre et de blanc, ces taches franches, brutales, criardes, qui jettent leur vie et leur fête dans l’aveuglante et métallique clarté de ces paysages, sur le bleu dur du ciel, sur le vert glauque et froid de la Manche. Au loin, un vieux cheval ramenait au galop une cabane à flot; plus loin encore, au delà de la dernière 7iau , avec cette touche nette et ce piquage de ton que l’horizon de la mer donne aux promeneurs microscopiques qui la côtoyent, se détachait une folle cavalcade d’en- fants sur des ânes. Et tout au bout de la plage, au

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T. II.


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bord de l’écume de la première vague, tout seul, un vieux petit curé s’apercevait tout noir, lisant son bréviaire en longeant l’immensité.


CXIV

Pendant l’absence de Goriolis et son séjour à Trouville, Anatole avait eu l’étonnement de voir changer la manière d’être de Manette avec lui. La femme désagréable, froide et dédaigneuse, le tenant à distance, était peu à peu devenue douce, préve- nante, aimable. Goriolis revenu, elle continua â parler à Anatole, à faire attention à lui, à le traiter en ami de la maison. Et il semblait à Anatole que chaque jour la bonne camaraderie de Manette pre- nait avec lui plus d’abandon et de familiarité. Un rien de coquetterie lui paraissait s’échapper d’elle. Dans ce qu’elle lui disait, dans les gestes dont elle le frôlait, dans les longs silences à l’atelier, dans ces heures où elle l’enveloppait d’elle-même sans lui parler, Anatole sentait quelque chose de cette femme lui sourire, l’irriter, le tenter, l’appeler. Et un reste de ce vieux sentiment qui n’était pas tout à fait mort lui revenait.

Une après-midi, il n’avait pas déjeuné ce jour- là à l’atelier : — Tiens! Goriolis n’y est pas? — fit-il en trouvant Manette seule. *


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— Je ne l’ai pas entendu rentrer, — répondit Manette.

Et comme Anatole décrochait sa vareuse de travail :

— Oh! vous allez travailler? 11 fait si chaud au- jourd’hui... Voyons, faites-moi une cigarette... et mettez vous là... là...

Et se rangeant un peu sur le divan, où elle était étalée dans une pose dénouée et vaincue par la pa- resse du Midi, elle ne se retira pas assez pour qu’Anatole n’eût pas contre lui la chaleur de sa jupe vivante. A la fois renversée en arrière et pen- chée sur elle-même, avec un mouvement qui faisait bâiller un peu son peignoir négligemment débou- tonné d’en haut, elle passait, de temps en temps, sur le commencement de rondeur et l’entre-deux moite de ses seins, la caresse distraite du bout de ses doigts.

Elle ne parlait pas à Anatole, elle ne le regardait pas, elle n’avait pas l’air de penser qu’il fût là. Rien d’elle ne s’occupait de lui. Et cependant, il paraissait à Anatole que jamais il n’avait été si près de la minute d’un caprice et de la faiblesse d’une femme. Le son de voix avec lequel Ma- nette lui avait dit de venir s’asseoir auprès d’elle, sa jupe qu’elle laissait contre lui avec un peu de son corps, son abandon de rêve, le joli jeu animé des muscles de ses bras à demi nus, sa main laissant pendre sa cigarette éteinte, le demi-jour


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amoureux de la tente de l’atelier où elle se tenait à demi couchée, l’ombre tendre allongeant l’ombre de ses paupières sur le bleu adouci de ses yeux, ces passes lentes, errantes, t dont elle promenait le cha- touillement sur sa gorge, tout apportait peu à peu à Anatole ces séductions de volupté muette avec lesquelles la femme allume et sollicite, sans un mot, sans un sourire, rien qu’avec la tentation de sa mollesse et de son silence, l’audace des sens de l’homme.

Un moment, il voulut s’arracher de là. Mais son regard rencontra le regard de Manette, un de ces regards troublants qui laissent tout lire, une pro- vocation, un défi, une ironie, dans l’énigme d’un éclair...

D’un mouvement fou, Anatole se jeta sur elle et voulut l’enlacer; mais Manette, glissant entre ses bras, l’arrêta net par un éclat de rire, au milieu duquel elle cria deux ou trois fois : — Goriolis!

Et, debout, posée devant Anatole, elle lui jetait au visage l’insulte de ce rire forcé de comédienne qui la secouait toute, et faisait onduler son peignoir autour d’elle.

  • — Eh bien! quoi? — fit en entrant Goriolis,

— Elle le savait rentré, — se dit Anatole.

— Qu’est-ce qu’il y a ? — - reprit Goriolis intrigué de l’air penaud de son ami, du rire interminable de Manette, et ne sachant trop quelle figure faire entre eux deux.


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— Ah! mon cher, — ricana Manette, — tu as un ami qui est galant aujourd’hui... mais ga- lant !...

Elle s’interrompit pour pouffer encore.

— Oh ! une plaisanterie... — fit Anatole en cher- chant son air le plus naturel* et il rougit.

— Certainement... certainement... une plaisan- terie, — et Manette tapota enfantinement les joues de Coriolis.

Elle avait ce qu’elle voulait : une histoire qu’elle pouvait empoisonner, une arme traître en réserve pour combattre et tuer quand elle voudrait l’amitié de cœur de Coriolis pour Anatole.


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Coriolis avait fini son tableau de la plage de Trouville. Le peintre n’avait pas voulu seulement y montrer des costumes : il avait eu l’ambition d’v peindre la femme du monde telle qu’elle s’exhibe au bord de la mer, avec le piquant de sa tournure, la vive expression de sa coquetterie, l’osé de son costume, le négligé de sa robe et de sa grâce, l’es- pèce de déshabillé de toute sa personne.

Il avait voulu fixer là, dans ce cadre d’un pays de la mode, la physionomie de la Parisienne, le type


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féminin dü temps actuel, essayé d’y rassembler les figures évaporées, frêles, légères, presque immaté- rielles de la vie factice, ces petites créatures mon- daines, pâles de nuits blanches, surmenées, surex- citées, à demi mortes des fatigues d’un hiver, en- ragées à vivre avec un rien de sang dans les veines et un de ces pouls de grande dame qui ne battent plus que par complaisance. Les distinctions, les lassitudes, les élégances, les maigreurs aristocra- tiques, les raffinements de traits, ce qu’on pourrait appeler l’exquis et le suprême de la femme délicate, il avait tâché de l’exprimer, de le dessiner dans l’attitude, la nerveuse langueur, la minceur char- mante, le caprice de gestes, la distraction du sou- rire, l’errante pensée de plaisir ou d’ennui de toutes ces femmes épanouies à l’air salin, au vent de la côte, paresseuses et revivantes comme des plantes au soleil. De jolies convalescentes au milieu des énergies de la nature, — - c’était le contraste qu’il avait cherché en faisant lever sous ses pinceaux, de toutes ces marques de petits talons de Cendrillon semés sur la plage, les figures qu’elles font rêver.

Le public ne vit rien de cette ambition de Co- riolis dans son tableau exposé chez un grand mar- chand de la rue Laffitte.


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Avec la pudeur qu’il avait de ses découragements et de ses amertumes, l’espèce d’habitude sauvage qui lui faisait dévorer, sans rien dire, le chagrin comme la maladie, Coriolis resta, presque un mois, après l’humiliation de cet insuccès, taciturne, étendu sur son divan, fumant, ne faisant rien.

Au bout d’un mois de ce far niente rageur, il empoigna une grande toile, et se mit à la brouiller impétueusement d’un charbonnage rehaussé de coups de craie. Et bientôt de ce travail sabré, sous le tâtonnement et la confusion des lignes, des con- tours, des accentuations, des repentirs, dans le nuage de crayonnage et le trouble roulant des for- mes, il commença à sortir comme l’apparence d’une jeune femme et d’un homme, d’un vieillard.

Alors, se chambrant dans son atelier, Coriolis y resta quinze jours, enfermé, seul, n’y voulant per- sonne. Le matin, il allumait lui-même son poêle pour être prêt au travail avec le jour. Il arrivait au dîner, las, épuisé, avec ces affaissements qu’ont les grands corps, ces fatigues éreintées qui les répan- dent, comme brisés, sur les meubles.

— A demain, — dit-il un soir à Manette et à


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Anatole en se levant de table pour aller dormir, — vous verrez.

— C’est cela, — leur dit-il brusquement le len- demain devant sa toile; et il se jeta derrière eux, sur le divan, dans l’ombre.

Cela , voici ce que c’était.

Dans un arrangement qui rappelait un peu le Paris et l' Hélène de David, se voyait un couple de grandeur nature : une jeune fille nue au bord d’un lit, sur laquelle se penchait, avec des bras de désir, la passion d’un vieillard. D’un côté, une lumière, le matin d’un corps, la première innocence de sa forme, sa première splendeur blanche, une gorge à demi fleurie, des genoux roses comme s’ils venaient de s’agenouiller sur des roses, un éblouissement comme l’aurore d’une vierge, une de ces jeunesses divines de femmes que Dieu semble faire avec toutes les beautés et toutes les puretés comme pour les fiancer à l’amour d’une autre jeunesse; de l’autre, imaginez la laideur, la laideur morale, la laideur de l’argent, la laideur des cupidités basses et des stigmates ignobles, la laideur froncée, écrasée, déprimée, abjecte, de ce que la Banque met sur la face de la Vieillesse, la voracité de l’Usure dans le Million, ce que la caricature phy- siologique de notre temps a saisi au vif, élevé à la grandeur, presque à la terreur, par la puissance du dessin.

Le vieillard créé par Coriolis n’avait rien de ce


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grand désir triste, presque mélancolique, de la vieillesse amoureuse qu’on voit dans l’ombre des vieux tableaux soupirer après la nudité d’une Su- zanne. Il était l’amoureux sinistre peint par le mot des femmes : « un vieux ». On voyait en lui la paillardise, le libertinage de l’âge, ces derniers ap- pétits presque féroces de la fin des sens, le goût des amours qui tournent en affaires de mœurs et se dé- nouent à la Correctionnelle. La galvanisation de l’érotisme sénile, la congestion sanguinolente d’yeux sans cils, le hiatus d’une bouche édentée et humide, des morceaux de nudité effrayants et grotesques montraient ce monstre : un minotaure dans un ro- quentin, — le satyre bourgeois.

Cependant la femme reposait tranquille, atten- dant, passive, sans se détourner. Sa peau, sans dégoût, ne reculait pas; et elle paraissait livrer, avec l’habitude d’un métier, avec une indifférence ingénue, le rayonnement et la pudeur de tout son corps à ces yeux de viol.

Dans ce contraste de la femme et du monstre, du vieillard et de la jeune fille, de la Belle et de la Bête, le peintre avait mis l’espèce d’horreur de l’ap- proche d’une blanche par un gorille. L’opposition était sans pitié, sans miséricorde, et pour ainsi dire inhumaine. On voyait qu’une volonté mauvaise, un caprice féroce d’artiste, s’étaient tendus pour faire la plus épouvantable, la plus révoltante, la plus sacrilège et la plus antinaturelle des antithèses.


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L’execution en était presque cruelle. D’un bout à l’autre, la main, emportée par la rage de l'idée, avait voulu frapper, blesser, épouvanter et punir. Des coups de pinceau çà et là ressemblaient à des coups de fouet. Les chairs étaient rayées comme avec des griffes. Il y avait du rouge d’orage et de sang dans les rideaux de feu du lit, dans les flam- bées de la soie autour du corps de la femme. La lourde atmosphère de volupté d’un Giorgione pesait avec son étouffement dans la chambre. Et des morceaux d’étoffes, rigides, tordus, serpentant, faisaient voir comme les redressements de lanières et les envolées sifflantes de bouts de robes d’Erynnis et de vêtements d’anges vengeurs...

Ce n’était point obscène : c’était douloureux et blasphématoire.

Il est dans la vie de l’artiste des jours qui ont de ces inspirations, des jours où il éprouve le besoin de répandre et de communiquer ce qu’il a de désolé, d’ulcéré au fond du cœur. Comme l’homme qui crie la souffrance de ses membres, de son c.orps, il faut que ce jour-là l’artiste crie la souffrance de ses impressions, de ses nerfs, de ses idées, de ses révoltes, de ses dégoûts, de tout ce qu’il a senti, souffert, dévoré d’amertume au contact des êtres et des choses. Ce qui l’a atteint, froissé, blessé dans l’humanité, dans son temps, dans la vie, il ne peut plus le garder : il le vomit dans quelque page émue, saignante, horrible. C’est le débridement


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d'une plaie- c’est comme si dans un talent crevait le fiel, cette poche, chez certains génies, de certains chefs-d’œuvre. Il y a des jours où, sur son instru- ment, violon, ou tableau, ou livre, dans une créa- tion où frémit son âme, tout artiste exquis et vi- brant jette une de ces pages palpitantes, coléreuses, enragées, où il y a de l’agonie et du blasphème de crucifié} des jours où il s’enchante dans une œuvre qui lui fait mal, mais qui rendra ce mal qu’il se fait au public, des jours où il cherche, dans son art, l’excès de la sensation pénible, l’émotion de la dé- sespérance, une vengeance de sa sensibilité à lui sur la sensibilité des autres... Goriolis était à un de ces jours-là.

Manette et Anatole restèrent quelques minutes silencieux, plantés là devant.

Anatole finit par dire :

— Superbe ! Mais, qui diable a pu te pousser à faire cela?

— Ça m’est venu, — dit simplement Goriolis.

Au bout de quelques jours, le bruit de ce tableau de Coriolis était le bruit de Paris. La curiosité des gens d’art et des badauds s’allumait sur cette toile étrange à laquelle les commérages de la presse, les légendes du public, prêtaient le scandale d’un Jules Romain. L’atelier fut assiégé pendant un mois. Le dernier des amateurs fous, un grand marchand de blanc, offrit de la toile l’argent que Goriolis en voudrait.


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Goriolis eut d’abord de ce succès une lueur de joie. Il voulut reprendre son esquisse. Il essaya d’y mettre la dernière main; mais sa fièvre était passée: il la laissa, et, au bout de quelques jours, il la re- tourna dans un coin contre le mur.


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La vie militante de l’art avait développé à la longue une singulière sensitivité maladive chez Goriolis. Pour souffrir, pour se faire malheureux, pour s’empoisonner les quelques bonnes heures de sa vie, il se découvrait une effrayante richesse d’imaginations anxieuses et de perceptions bles- santes. Des sens d’une délicatesse infinie semblaient s’ouvrir chez lui et s’irriter des coups d’épingle de l’existence. Les plus petits contre-temps, les riens fâcheux, les ennuis insignifiants prenaient, dans le noir et le mécontentement de ses idées, les propor- tions démesurées, le grossissement que leur attri- buent trop souvent ces natures d’êtres agitées, frêles et violentes, ces âmes inquiètes d’artistes qu’on pourrait appeler des Génies en peine.

Et en même temps, il était traversé d’envies, de caprices. Il avait des désirs d’enfant et de malade. Des velléités soudaines, des appétits lui venaient


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pour des choses dont la possession lui donnait le dégoût immédiat. Il entraînait Anatole dans un restaurant bizarre pour faire un repas qu’il avait rêvé, et auquel il ne touchait pas. 11 l’emmenait dans de petits voyages de banlieue, dont il reve- nait furieux, exaspéré contre le pays, les hôteliers, le temps.

Il se levait avec des irritabilités sans cause qui ne se dissipaient qu’au milieu de la journée. Presque rien ne l’intéressait plus, en dehors de lui-même. Le cercle de son intérêt se rétrécissait chaque jour. Les autres, peu à peu, semblaient disparaître au- tour de lui. Il n’avait plus l’air de s’occuper d’eux, de savoir même qu’ils vivaient, qu’ils souffraient, qu’ils travaillaient, qu’ils faisaient quelque chose. Il s’enfoncait, s’enfermait dans l’étroite personna- lité de son moi , avec cette absorption entière, avec cet égoïsme profond et absolu, carré et résistant, l’égoïsme de bronze du talent. Chez cet homme né sans tendresse, manquant avec les hommes d’ex- pansive affectuosité, et dont la surface d’insensibilité avait été déjà remarquée à l’atelier, chez Langibout, la dureté finissait par se montrer dans une rudesse âpre, presque sauvage.

Et à la dureté de sa nature, le peintre joignait peu à peu l’amertume de sa carrière. Dans le dé- couragement, le mécontentement de ses oeuvres, avec un regard aiguisé par le pessimisme, il s’était mis à rendre aux autres les cruelles sévérités qu’il

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avait pour lui-même. Il était le conseilleur et le jugeur terrible qui, devant un tableau, mettait le doigt sur la plaie, jetait sa critique à l’endroit juste. «Un casseur de bras », disaient de lui les ateliers qui l’avaient baptisé : Dêcouragateur II, en lui donnant la seconde place après Chenavard. Aussi, presque peureusement, s’écartait-on de lui comme d’un confrère dangereux, faisant toucher les impos- sibilités de l’art, glaçant l’illusion et le courage, désespérant la toile commencée, capable de dégoûter de la peinture le peintre le mieux doué.

Coriolis, qui aimait un peu plus tous les jours la solitude et ne voyait avec plaisir que deux ou trois intimes, avait encore provoqué cet éloignement par son acuité d’esprit, la teinte d’ironie mordante par- ticulière aux créoles. Ce que le succès, des satisfac- tions de travail et d’amour-propre avaient contenu en lui et arrêté sur ses lèvres, maintenant lui échap- pait. Ses mépris, ses rancunes, ses dégoûts, ses colères d'artiste s'exhalaient en paroles fielleuses, en traits empoisonnés. Sur les camarades qu’il n’aimait pas, les gloires qu’il n’estimait pas, un tableau à la mode, il jetait le baptême d’un ridicule mortel dans des phrases qui mêlaient la couleur de la langue du peintre à la barbarie fine d’une observation de femme, avec des mots qui ne se pardonnaient pas, comme les mots d’Anatole, mais qui restaient plantés au vif des vanités saignantes.


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II n’avait qu’une joie, une joie des yeux : son fils.

Quand son enfant était né, Coriolis n’avait pas senti dans ses entrailles cette révolution qui fait les pères et qui semble ouvrir un nouveau cœur dans h coeur de l’homme. Devant l’enfant qui n’était qu’un « petit », une forme ébauchée, un morceau de chair vagissant et à demi moulé, il n’avait point senti la paternité tressaillir et remuer en lui. Il était resté froid à cette vie qui semble continuer la vie fœtale, à ces mouvements encore embryonnaires, à ce regard à peine né des enfants dans leurs langes, à cette formation obscure et sommeillante des pre- miers mois qu’épie et surprend la tendresse des mères. Mais quand ce petit corps commença à se modeler comme sous l’ébauchoir de François Fla- mand, quand ces petits bras, ces petites jambes rappelèrent, en s’essayant, le souvenir des lignes rondissantes que Coriolis avait vues à des enfants maures, quand cette figure prit, sous les frisons de ses petits cheveux, l’expression d’un amour de tableau italien, quand la beauté, la beauté du Midi commença à s’y lever, sourieuse et presque déjà


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grave, la paternité du bourgeois et de l’artiste s’éveilla en même temps chez le père.

Son fils était véritablement un de ces enfants dont une naïve expression populaire dit qu’ils sont beaux comme le jour, un de ces enfants dont le teint, les mouvements, les cheveux, les yeux, la bouche, ont Pair de s’épanouir dans le bonheur et l’innocence d’une lumière. Il avait cette douce petite peau qui rayonne et éclaire, une peau appelant la caresse de la main comme une peau de petite fille. Ses petits cheveux, frisés en toison, des cheveux de soie fine et d’or pâle, avec des clartés dépoussiéré au soleil, se tortillaient sur sa tête en mille boucles dont l’une toujours lui retombait sur le front. Autour de ses yeux, sur ses tempes, jouaient des transparences de nacre. Son grand petit front tout pur, sans nuage et sans pensée, semblait plein du rien auquel rêvent délicieusement les enfants. La tendresse blonde de ses sourcils et de ses cils faisait paraître noirs ses yeux bleus, des yeux d’enfant d’Orient, légèrement bridés dessous et allongés vers les coins, des yeux qui, par instant, lui remplissaient le visage. L’ébauche d’un nez arabe s’apercevait dans son petit nez à peine formé. Sa bouche, un peu en avant, tendait les lèvres d’un petit flûteur de Lucca délia Robia; elle était petite avec un rire large qui inondait l’enfant de rire. Ses petits bras bien faits, ronds et pleins, faisaient de jolis gestes. Il remuait de la grâce dans ses petites mains.


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Son père le voulait toujours à demi nu, vêtu seu- lement d’une chemise et d’un collier de corail; et quand, habillé ainsi, par terre, sur un tapis, l’ado- rable, petit garçon se roulait, il faisait un éblouisse- ment avec ses jeux, ses câlineries, ses paresses, les souplesses qui semblaient lui venir de sa mère, ses jambes, ses épaules, ses bras, ses petits pieds se cherchant comme pour s’embrasser, sa chair, sa peau ferme et douce sortant de la blancheur écour- tée de la toile.

Personne ne lui faisait peur : il allait aux nou- veaux venus, confiant, les bras tendus, avec l’avance d’un baiser dans la bouche. Il donnait le plaisir d’un objet d’art. Un baby de Reynolds, un petit Saint-Jean du Corrége, V Enfant à la Tortue de Decamps, il évoquait à la fois tous ces types ado- rables de l’enfance anglaise, de l’enfance turque, de l’enfance divine.

Le soir, lorsque sa mère l’avait endormi en le berçant une minute sur ses genoux, et que, glissé sur les coussins du divan, il dormait, les cheveux ébouriffés, la mine fleurie et bouffie, dans une de ces poses où ses petits bras lui faisaient un oreiller, il semblait qu’on fût à côté du sommeil d’un petit dieu, auprès de ce petit endormi qui avait la respi- ration du ciel dans la bouche ouverte et le coup d’aile des songes de Paradis sur ses paupières chatouillées.


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Le petit intérieur n’était plus gai, riant, vivant, comme autrefois. Le froid de la gêne s’y glissait, le souvenir des jours heureux, fous et jeunes, y sem- blait mort avec l’écho des bonds de Vermillon, et le passé paraissait s’y effacer ainsi qu’une chose ancienne que la poussière fait peu à peu 1 ntement oublier. On sentait dans l’air de la maison et des gens un commencement de détachement et de sépa- ration. La vie commune du trio avait perdu l’inti- mité, la confiance ; elle souffrait de ce premier éloi- gnement des personnes qui se fait tout doucement, avant qu’elles ne se quittent. Manette avait des mutismes guindés, du sérieux de projets de femme sur la figure. Le bel enfant même était sage, et ne mettait pas dans l’intérieur le tapage de l’enfance. Un malaise pesait sur les réunions ; Anatole n’avait plus le courage d’être Anatole. Son esprit était con- traint. Le blagueur pesait ses mots, retenait ses gamineries et craignait l’effet d’une parole lâchée. Manette avait changé sa familiarité avec lui e une politesse sèche, coupée d’allusions qui le renfon- çaient, sous leur intimidation, dans le faux de sa position. Chacun se tenait sur.la réserve, les paroles


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s’arrêtaient, des silences tombaient, de grands silences froids qui mettaient au-dessus des têtes la menace muette d’un grand changement.

Souvent en eux- mêmes, à ces moments, Anatole et Coriolis repassaient les jours, tout pleins du pré- sent seul, où ils ne croyaient pas se quitter. Ils comprenaient que c’était fini, que leur vie allait se modifier sans qu’ils sussent pourquoi, qu’ils étaient près d’un lendemain qui ne les verrait plus en- semble ; et lâches devant cette idée, aucun des deux n’osait la dire à l’autre.


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Et dans cet intérieur attristé grandissait le décou- ragement de Coriolis.

Il arrivait à ce navrement qui semble fatalement couronner dans ce siècle la carrière et la vie des grands peintres de la vie moderne. Il était dévoré de cette fièvre de déception, de cette désolation inté- rieure que Gros appelait « la rage au cœur ». Il souffrait de la douleur suprême de ces grands bles- sés de l’Art qui marchent la fin de leur chemin en serrant dans leurs entrailles les blessures reçues de leur temps. A côté des autres, au milieu de tant de contemporains qu’il voyait comblés, gâtés par le


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public, lancés tout jeunes à la renommée, courtisés par l’opinion, adulés par le succès, écrasés sous le viager de la gloire, le laurier de la réclame, le Divo qu’on ne donne qu’aux morts, il se sentait né sous une de ces malheureuses étoiles qui prédestinent à la lutte toute l’existence d’un homme, vouent son talent à la contestation, ses œuvres et son nom à la dispute d’une bataille. L’épreuve était faite, l’illu- sion n’était plus possible : tant qu’il vivrait, il était destiné à n’être pas reconnu ; tant qu’il vivrait, il ne toucherait pas à cette célébrité qu’il avait essayé de saisir avec tous ses efforts, toute sa volonté, qu’il avait un instant touchée avec ses espérances.

Alors un infini de tristesse s’ouvrait devant Co- riolis, et dans de sombres tête-à-tête avec lui-même qui avaient le découragement des mélancolies su- prêmes que roulait à la fin Géricault, il se laissait aller à un sentiment affreux, à une cruelle obses- sion. Une idée noire, lui montrant l’avenir de ses ambitions et de ses rêves au delà de sa vie, tenait suspendu l’artiste sur la pensée et presque le souhait de mourir, comme sur la promesse et la tentation des justices de la Mort, des réparations de cette Postérité vengeresse que les vaincus de fart attendent, qu’ils pressent, qu’ils appellent, — qu’ils hâtent quelquefois.


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Bientôt le tourment de ce s heures, il cherchait à Fenfoncer dans le travail, la lassitude, le brisement d’une espèce d’art mécanique. Il lui venait comme une manie de l’eau-forte qu’il avait apprise en en voyant faire à Grescent. L’eau-forte l’empoignait avec son intérêt, son absorption passionnée, l’oubli qu’elle lui donnait de tout, du repas, du cigare, l’espèce d’effacement du temps qu’elle faisait dans sa vie. Penché sur sa planche, à gratter le cuivre, à découvrir, sous les tailles et les égratignures, l’or rouge du trait dans le vernis noir, il passait des journées. Et c’était comme une suspension mo- mentanée de sa vie, que ce doux hébétement céré- bral, cette espèce de congestion qu’amenait en lui la fatigue des yeux, ce vide qu’il se sentait dans le cerveau à la place du chagrin.

Au bout de cela, la morsure, ce travail de l’acide qui, selon le degré, la température, des lois incon - nues, une chance, un hasard, va réussir ou man- quer la planche, faire ou défaire son caractère, creuser ou émousser son style, la morsure le pre- nait aux émotions de son mystère et de sa chimie magique. Il était enlevé à lui-même quand, baissé sur les fumées rousses, les bulles d’air crevant à la

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surface, il suivait dans Peau mordante les change- ments du cuivre, ses pâlissements, les bouillonne- ments verts qui moussaient sur les traits de la pointe. Et aussitôt la planche dévernie, essencée, il avait une hâte à sortir, et d’un pas affairé qui coupait les queues des petites filles à la porte des fritureries, il se dépêchait d’arriver, sa planche sous le bras, tout en haut de la rue Saint-Jacques.

Là, au bout d’un jardinet, dans une pièce pleine d’un jour blanc, dont le plafond laissait pendre sur des ficelles des langes de laine pour l’impression, devant une presse à grandes roues, dans le silence de l’atelier ayant pour tout bruit l’égouttement de l’eau qui mouille le papier, le basculement d’une planche de cuivre, les pulsations d’un coucou, les coups de la presse à satiner qu’on tourne, il avait une véritable anxiété à suivre la main noire du tireur encrant et chargeant sa planche sur la boîte, l’es- suyant avec la paume, la tamponnant avec de la gaze, la bordant et la margeant avec du blanc d’Espagne, la passant sous le rouleau, serrant la presse, tournant la roue et la retournant. Il était tout entier à ce qui allait se lever de là, à ce tour de roue, la fortune de son dessin. L’épreuve toute m uillée, il l’arrachait des mains de l’ouvrier.

Et toutes les fois, il sortait de chez l’imprimeur avec une sorte de prostration, un épuisement phy- sique et moral comparable à celui d’un joueur sor- tant d’une nuit de jeu.


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Tous les ans, à F époque où Goriolis avait eu sa fluxion de poitrine, il retoussait un peu-, l’été, les chaleurs de juillet emportaient ce rhume. Mais cette année-là, sa toux, irritée peut-être par les émana- tions de l’eau-forte dans lesquelles il avait vécu plu- sieurs mois, persista tout l'été, ne disparut pas, et ce qu'il ht, ce qu’il se décida à prendre, sur les in- stances de Manette, ne l’en débarrassa pas.

Aux premiers froids de la hn de l’automne, sans voir aucun danger dans son état, son médecin, dé- fiant, par expérience, de la délicatesse des poitrines de créole, lui conseilla de ne pas rester dans le froid et l’humidité de Paris, d’aller passer son hiver en Égypte, en Algérie, dans quelque bon pays chaud, d’où il rapporterait, l’autre année, quelque pendant à son Bain turc . Goriolis s’emportait à cette idée de voyage, y opposait une résistance presque colère, disait qu’il ne pouvait quitter Paris, que toutes ses études étaient maintenant là, qu’il avait de grandes choses en tète.

Du temps se passait. Il n’éprouvait pas de mieux. Il continuait à souffrir, à ne pas pouvoir travailler. Souvent, il était forcé de passer des journées au lit.


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Et dans les soins qui penchaient Manette sur son amant couché, dans l’intimité, ce tête-à-tête confi- dentiel, ce rapprochement de petits secrets que fait la maladie entre le malade et la femme, Anatole sentait s’échanger auprès de ce lit des paroles basses qui l’écartaient, l’éloignaient de son ami, des con- versations qui se taisaient à son approche, des es- pèces de consultations mystérieuses, des signes fur- tifs de discrétion, des silences qui venaient de parler de lui, et qui s’en cachaient.


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Manette s’était levée de table pour aller coucher son enfant. Goriolis touchait à des objets sur la nappe, les reposait comme il les avait pris, sans y penser, regardait de temps en temps Anatole, et ne disait rien.

Anatole attendait. Depuis plusieurs jours, il se sentait mal à Taise sous ce regard de Goriolis, qui avait l’air de vouloir lui parler et de ne pas oser. Il avait le pressentiment d’une mauvaise nouvelle, dure à dire pour Goriolis, cruelle à entendre pour lui-même.

Tout à coup Goriolis fit un de ces gestes brusques et décidés avec lesquels on ramasse son courage, et


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d’une voix qui se pressait pour en finir plus tôt :

— Ma foi, mon vieux, voilà huit jours que ça me pèse... Je me lève tous les matins en me disant : Je lui dirai aujourd’hui... Et puis, c’est plus fort que moi... Quand je suis pour te le dire, cane passe pas, ça reste là... c’est que ça me coûte, vrai... Enfin, je quitte Paris, voilà...

— Tu quittes Paris, toi? — fit Anatole tout aba- sourdi sous le coup.

— Ah ! parbleu, — reprit Coriolis, — si nous n’étions pas tant de monde... l’enfant, deux domes- tiques... je t’aurais bien emmené, tu comprends...

— Complet!... oui, je comprends... La plaque est relevée comme dans les omnibus... C’est vrai qu’on ne peut pas me prendre sur les genoux, j’ai passé l’âge... — répondit Anatole sur un ton de bouffonnerie presque amère. Puis, s’arrêtant et mettant son amitié dans sa voix : — Est-ce que tu te sens plus souffrant ?

— Oui et non... C’est-à-dire que certainement, depuis quelque temps, ça ne va pas comme je veux. . . Mais ce n’est pas ça... Au fond, vois-tu, il y a un grand embêtement dans mon affaire... Je ne sais pas où j’en suis de ma carrière, de mon talent, de ma peinture... Va, ça vaut une maladie, et c’en est une, je t’en réponds : on souffre assez... Je croyais avoir trouvé le moderne ... A présent, je n’y vois plus ce que j’y voyais... et peut-être que ça n’v est pas, . J’ai besoin de repos, de recueillement... Ça


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me tue, cette maudite température de fièvre de Paris... Je resterai un an... Nous allons à Mont- pellier... C’est Manette qui a eu cette idée-là... Je t’assure, c’est une bonne idée... La pauvre fille! c’est du dévouement, car ça ne sera pas bien amu- sant pour elle... Si j’étais plus souffrant, il y a là de bons médecins... Et' vis, il y a tout près, entre Montpellier et la mer, la Camargue, où je veux faire ües études... Oh! ça me fera beaucoup de bien... Je voulais te prévenir plus tôt... Mais Ma- nett* n’a pas voulu que je t’en parle avant... parce que si cela ne s’était pas fait, ce n’était pas la peine de te faire cet ennui-là pour rien... Et puis, nous n’avons été tout à fait décidés que ces jours-ci... C’est égal, mon vieux, quand on a vécu ensemble comme nous, on ne se quitte pas comme on plie ça !

Et Corioiis jeta sa serviette sur la table.

— Enfin, je ne pars pas pour la Chine... Et quand je reviendrai, rien ne nous empêchera de recommencer ces si bonnes années-là, n’est-ce pas ?

Et disant cela, il sentait bien que leur vie à deux était à jamais finie, et que c’était un dernier adieu qu’il faisait ce soir-là à la grande amitié de sa vie.

— Mais, — reprit-il, — je ne puis te laisser comme ça sur le pavé... sans un sou...

— Oh! j’ai ma chambre... j’ai le temps de me retourner...

— C’est que je vais te dire... ■ — fît Corioiis d’un ton embarrassé, — nous avions, tu sais, encore une


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année de bail... Eh bien î Manette a trouvé moyen de relouer... Elle a tout arrangé... Il y a un mar- chand qui doit venir prendre les meubles... Par exemple, tu sais, les tiens... ceux de ta chambre... tu me feras plaisir de les garder... Oui, je me re- meublerai... Nous renvoyons aussi les domes- tiques... Manette a trouvé des parentes qui ne sont pas heureuses, des cousines à elle... Nous serons cent fois mieux servis... Mais voyons, ce n’est pas tout cela, qu’est-ce qu’il te faut?

— Rien, — dit en relevant la tête Anatole, blessé d’être ainsi chassé par la femme à peu près de la même façon que les domestiques étaient renvoyés. — Merci... J’ai encore les cinq cents francs que tu m’as fait gagner, le mois dernier, pour le plafond de cet imbécile...

Le mensonge était héroïque : les cinq cents franes avaient roulé dans ce grand trou de toutes les pe- tites dettes d’Anatole, qui semblait se creuser sous tous les à-compte qu’il y jetait.

— Bien vrai ? — fit Coriolis soulagé, débarrassé de l’idée d’une lutte à soutenir avec Manette. — Ah! dis donc, tu sais, si tu avais des moments durs, si tu étais brûlé au Spectre solaire , tu peux tout prendre chez Desforges sur mon compte, je l’ai pré- venu... Voyons, qu’est-ce que tu vas faire?

— Je ne suis pas encore mort de faim... Je vais tâcher que ça continue. . .

— Tiens, je me fais des reproches de t’avoir


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laissé paresser... j’aurais dû te faire travailler... Mais tu me faisais tant rire, que je n’ai jamais eu le courage...

— Et quand partez-vous ? — demanda Anatole en l’interrompant.

— Samedi... ou lundi... Et où en es-tu avec ta mère?

— Ah! je t’en prie, pas d’attendrissement... Voilà que nous allons nous quitter, ça suffit... par- lons d’autre chose.

Et l’un et l’autre se turent. Leur émotion les gê- nait tous deux. Anatole avait pris au hasard un album sur une table et le feuilletait.

— D’où est-ce, ça, dis donc? — - demanda-t-il à Goriolis pour rompre le silence en lui montrant un croquis.

— Ça?... Ah ! c’est de mon voyage à Bourbon... quand j’y ai été, tu sais, avant mon retour d’O- rient...

Et comme si, à cet instant de séparation et de camaraderie brisée, il voulait ressaisir son cœur dans le passé, Goriolis se mit à raconter à Anatole ce qui lui était arrivé là-bas, aux colonies, avec des paroles qui s’arrêtaient et s’attardaient aux choses, des mots d’où semblait tomber le souvenir un mo- ment suspendu.

Sur le bâtiment de Suez, il avait rencontré une jeune fille. — Figure-toi... elle écrivait un journal sur les bandes de papier de «a broderie... et elle


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attachait cela à la patte des oiseaux fatigués qui venaient se reposer sur le bateau... C'était si joli, cette idée-là, vois-tu... ces pensées de jeune fille, emportées par une aile d'oiseau, jetées de la mer à la terre, et qui devaient tomber quelque part comme du ciel, comme une lettre d'ange !... Tu sais, on ne sait pas comment on devient amoureux... Je fus très-bien reçu dans la famille... Elle avait une grande fortune... Mais il y avait une habitation... Il fallait mettre sa vie là, tout laisser, renoncer à la peinture... et je dis non.

— Et ça finit comme ça?

— A peu près... Seulement, en me reconduisant au bateau, quand je partis, la nourrice de la jeune personne, qui m'avait pris en adoration, me donna un petit sac de farine de manioc qu’elle savait que j’aimais beaucoup... Tous les passagers à qui j’en offris furent empoisonnés... un peu moins, heureu- sement que je ne devais l'être à moi tout seul... C’est égal, — reprit Coriolis d'un ton moitié iro- nique, moitié sérieux, — il n’y a pas de dévouement de domestique comme ceux-là dans notre Europe. ..

Et se taisant, il sembla s’enfoncer dans un retour sur lui-même où Anatole crut apercevoir le premier regret de l'amant de Manette.


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— Mère Capitaine, auriez -vous un endroit à m’indiquer pour coucher pendant quelques jours?

Anatole disait cela à la maîtresse d’un petit bis - tingo transféré de la rue du Petit-Musc au quai de la Tournelle, et qu’il avait décoré, dans le temps, de fresques épisodiques de la guerre d’Afrique et d’exploits de zouaves. Depuis ce travail, il ne pas- sait guère devant le cabaret sans y entrer, y prendre une consommation et causer avec la mère Capi- taine.

— Ah! bien, tiens, j’ai justement ton affaire, — fit madame Capitaine, — y a Champion, un hon- nête garçon qui vient ici, que tu le connais bien, que tu as bu avec lui, qu’il a une grande chambre, que ça lui ira comme un gant de t’en céder la moi- tié... C’est son heure, il va venir...

Un sergent de ville parut, et après quelques mots de madame Capitaine, il alla à Anatole, lui dit que c’était une affaire faite, qu’il pouvait venir le soir même prendre l’air du « bazar, » qu’il emménage- rait son biblot le lendemain. Et s’attablant en face d’Anatole, il se mit à boire avec lui.

C’est ainsi qu’en dix minutes, Anatole se trouva


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le locataire d’une moitié de chambre inconnue, dans une maison dont il ignorait jusqu’au quar- tier, et le compagnon de chambrée d’un individu dont il ne s’était même plus rappelé au premier moment l’état de sergent de ville.

A minuit, les deux hommes passèrent les ponts, allèrent vers l’Hôtel de Ville, arrivèrent à une pe- tite rue derrière Saint-Gervais, où, dans le fond d’un marchand de vin, résonnait la musique nasil- larde d’une vielle, avec l’accompagnement de la bourrée qu’elle jouait, scandé par des sabots. Là, à une petite allée noire, n’ayant que le filet blafard du gaz sur l’eau du ruisseau qui en sortait, ils en- trèrent. Le sergent de ville alluma une allumette contre le mur ; et ils se trouvèrent dans l’escalier, un escalier de briques sur champ, aux arêtes de bois.

— Bigre ! — * fit Anatole, — ce n’est pas l’escalier du Louvre...

Et il monta.

Couché, il dormit avec l’admirable don qu’il avait de dormir partout, et aux côtés de n’importe qui.

— Hein? qu’est-ce qu’il y a? — fit-il à cinq heures du matin, en s'éveillant au bruit de la mai- son. — Qu’est-ce que c’est? Est-ce qu’il y a des éléphants ici?

— Ça? — fit Champion négligemment. — Ah t j’avais oublié de vous dire... C’est une maison de


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maçons, ici. Au jour, ils dégringolent... Il y a trois départs tous les matins...

Au bruit des souliers des maçons, se mêlait le bruit du bois qu’on sciait, des bûches qui tom- baient, du feu qu’on soufflait pour la soupe.

— Oh ! an s’y fait, — reprit Champion, — de- main vous n’entendrez plus rien. Moi, il faut que je file...

Son camarade parti, le jour venu, Anatole re- garda sa chambre, et quelque habitué qu’il fût à tous les logis, le lieu lui fit un petit froid. Du car- relage sur la terre battue, il ne restait plus que trois carreaux. La fenêtre était à guillotine et donnait sur un grand mur interminable qui montait à dix pieds devant. Au mur, un papier dont il était im- possible de discerner la couleur, avait été arraché contre le lit, à cause des punaises, et remplacé par une grande tache blanche faite à la chaux. Là-de- dans tombait un jour de cave avec toutes ses tris- tesses, ce qu’on appelle si bien « un jour de souf- france », une lueur où il n’y avait que la pauvreté du jour,

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A dix heures, il descendit pour découvrir un gargot, et tomba dans la rue, une rue étroite aux


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petits pavés, où il trouva des bornillons resserrant des entrées d’allées, le ruisseau libre lavant le pied des constructions en surplomb sur des rez-de- chaussées noirs et pleins de trous d’ombre. Il regarda ces maisons de Moyen âge s’écartant en haut pour voir un peu de ciel, les bâtisses rapiécées par trois ou quatre siècles et laissant, sous leur plâtre d’hier, repercer les saletés de leur vieillesse, des croisillons voilés d’un morceau de calicot, de grandes fenêtres aux petits carreaux verdâtres fai- sant paraître tout hâves les enfants collés derrière, des appuis de bois où séchaient pendus des pan- talons de toile bleue. De temps en temps, de petites filles allaient avec le bruit de sabots de ce quartier sans souliers. La cage d’un perruquier, qui fait tous les dimanches la barbe aux maçons, était accrochée en dehors de la boutique sur le mur, et rappelait, avec ses deux serins, une vieille rue abandonnée de province derrière un évêché. Au fond d’une petite cour, il vit comme un reste des journées de Juin dans un enfant qui faisait l’exercice avec un mor- ceau de ferraille, coiffé d’un shako de militaire ramassé dans du sang.

Ce pittoresque intéressa Anatole, qui aimait le caractère de la misère, les curiosités des recoins pauvres de Paris, et dont la badauderie allait ins- tinctivement aux quartiers, aux habitudes, à la vie du peuple. Il s’amusa à se reconnaître; il alla le long des rez-de-chaussées où toutes sortes d’indus-


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tries pour les pauvres étaient cachées et enfouies : il y avait des teintureries pour deuil, des boutiques de modes aux volets desquelles étaient accrochés des gueux en terre, des revendeurs à l’enseigne faite d’un sac d’où s’ébouriffait de la laine à matelas, des étalages de fleurs sous globe, de vieilles cages, de vieux lits de sangle, de vieilles lanternes de voiture, toutes sortes de friperies flétries et pourries coulant au ruisseau comme un fumier de brocantage. C’était des boutiques de taillandiers, à la forge allumée, des fabricants d’auges et d’outils de maçons, des boutiques de confection po r les hommes d’ouvrage, sur lesquelles était écrit en gros caractères : Blouses , Sarreaux , Habillements de fatigue. A côté d’un bureau de garçons marchands de vin, Anatole lut une annonce à demi effacée de « repassage de chapeaux à cinq sous »; et il s’ar- rêta au coin de la rue à de vieilles affiches de quête à domicile pour le bureau de bienfaisance de cet arrondissement chargé de dix-huit mille indigents.

Il trouva de grandes distractions dans cette exploration. Ce qui eût rendu triste un autre, l’amusait presque. Il était là en pleine misère, et se sentait à l’aise. Son premier sentiment de décou- ragement, de mélancolie du matin, avait disparu. Il ne se trouvait plus dépaysé ni désolé. Plus : 1 allait, plus ce milieu lui paraissait sympathique, il se voyait, dans cette rue, libre, débarrassé de tout respect humain, mêlé à des travailleurs n’ayant


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guère plus d’argent devant eux q- ' ' ‘ n avait lui- même. Il fit encore deux ou trais te dans les rues environnantes, et revint décidém axt enchanté du quartier.

A côté de sa maison était une crémerie qui por- tait écrit sur des pancartes : Œufs sur le plat , Bœuf et Bouilli à emporter. Il entra, se mit à une table sans nappe, arrosa son déjeuner d'un petit « noir » à dix centimes; et quand il eut fini, il laissa aller sa pensée à une suite de réflexions con- solantes, d’idées tranquilles, satisfaites, heureuses, au milieu desquelles tombait, sans les troubler, le bruit des morceaux de vitre jetés dans une charrette devant un marchand de verre cassé de la rue J acques-de-Brosse.

Le jour même, il emménageait son petit mobilier dans la chambre du sergent de ville.


CXXVI


Cette vie qui devait durer dans les idées d’Ana- tole quinze jours, un mois au plus, se laissait bientôt couler, sans compter le temps, dans cette singulière communauté avec un sergent de ville.

Champion était un ancien gendarme, revenu de Cayenne, jaune comme un coing. Il avait des


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histoires de patrouilles dans les forêts vierges, de phénomènes météorologiques, de requins, de ser- pents, de chauves-souris vampires, de curiosités d’histoire naturelle, toutes sortes de récits embellis d’imaginations de chambrée et de légendes de gen- darmerie coloniale, qu’il contait le soir de son lit, à Anatole, avec les rra et la vibration tambourinante du troupier. A ce fond si intéressant de causerie, le sergent de ville ajoutait et mêlait le narré détaillé des arrestations galantes qu’il opérait chaque soir-, car, en attendant son passage à la Surveillance, Champion se trouvait être préposé aux mœurs. Une seule chose l’embarrassait : ses rapports. Ana- tole s’en chargea, les libella, y mit, avec son esprit de farceur, l’orthographe et le style d’un ami de la morale*, et les rapports d’Anatole eurent un tel succès à la Préfecture de police que Champion fut sur le point de passer brigadier.

Champion était demeuré, dans l’exercice de ses délicates et sévères fonctions, un vrai militaire français. « L’honneur et les dames », — il prati- quait la devise nationale. Il respectait le sexe dans le malheur. Il avait lu des romans sentimentaux, portait une bague en cheveux. Aussi avait-il, avec ses subordonnées, des formes, des manières, des indulgences même qui lui faisaient parfois fermer l’œil sur une contravention. De là souvent lui venaient des visites de remerciement, la reconnais- sance d’une lemme qui lui apportait timidement un


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bouquet et mettait le bruit des volants de sa robe de soie dans la misérable pauvre petite chambre des deux hommes.

Alors, c’était chez Anatole une prodigieuse comédie d’amabilité, de galanterie, d’ironie, une dépense de ses bouffonneries économisées. Il faisait des ronds de bras de maître de danse pour mener la visiteuse au divan — qui était le lit. Il lui met- tait, avec le geste de Raleigh, un vieux pantalon sous les pieds. Il lui demandait pardon de la rece- voir dans ce petit intérieur de garçon : on était en train de le meubler, le tapissier n’en finissait pas de poser ses glaces Louis XV... Il pirouettait, il était Lauzun, Richelieu, talon-rouge. Il tirait un papier de sa poche, disait : — Encore une invita- tion de la duchesse !... Il époussetait ses souliers, criait : — Jean! je vous chasse !... Madame, il n’y a plus de domestiques... Voilà où mènent les révo- lutions !... Il madrigalisait avec la femme, l’ahuris- sait, l’étourdissait, lui faisait passer dans la tête la confuse idée d’avoir affaire à un gentilhomme toqué dans le malheur.

Et s’il y avait quelques sous ce jour-là au logis, on terminait la petite fête, en faisant monter du vin blanc et des huîtres.


T. II.


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Ce compagnonnage de nuit et de jour avec ce nouvel ami, des repas pris aux gargots où mangeait Champion, les soirées passées dans les cafés où il allait, ne tardaient pas à faire d’Anatole, si prompt à accrocher sa vie à la vie, aux liaisons, aux habi- tudes des autres, le camarade de tous les camarades du sergent de ville, une connaissance de toutes ses connaissances, des gardes de Paris, des pompiers fréquentant les mêmes endroits que lui. Tout monde nouveau où pouvait s’amuser sa légèreté d’observation était toujours attirant, intéressant pour Anatole. Entré dans celui-là, il le trouva tout à fait cordial et charmant. Il fut séduit par la ron- deur, la bonne-enfance militaire qu’il y trouvait, la franchise de l’entrain et le gros de ces ridicules épais et martiaux d’où il tira une militariana avec laquelle il faisait rire ses victimes jusqu’aux larmes. Car là, dans ce monde fort, il désarmait par sa faiblesse. Ses auditeurs lui pardonnaient tout, et jusqu’aux blagues des récits de bataille, avec une indulgence d’hommes pardonnant à un gamin. Et puis, il les amusait, fouettait leur gaieté avec des charges à leur portée, faisait leurs caricatures, des


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portraits poétiques et penchés de leurs épouses. Pour les bals de corps donnés à la fête de l’Em- pereur, il fabriquait des transparents gratis. On le connaissait, on l’aimait, on le traitait dans les casernes comme un grand enfant de troupe du régiment : il avait l’œil à la cantine.

Mais c’était surtout avec les pompiers qu’il était lié et que ses relations devenaient intimes. Son goût de gymnastique l’avait porté vers eux, il prenait part à leurs exercices, et retrouvant son élasticité, sa souplesse de jeunesse, il luttait avec eux, faisait le cheval, les barres parallèles, la. poutre, les guir- landes, 1% corde à nœuds , V échelle vacillante. Et il n’était pas le moins agile dans ces courses au chat coupé de la caserne des Gélestins, ou la partie de jeu des pompiers, s’élançant de la cour, sautant après les murs, bondissait de toit en toit sur les maisons du voisinage, et finissait par mettre le len- demain deux ou trois écloppés à l’infirmerie.


GXXVIIÏ


Anatole présentait le curieux phénomène psycho- logique d’un homme qui n’a pas la possession de son individualité, d’un homme qui n’éprouve pas le besoin d’une vie à part, de sa vie à lui, d’un homme


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qui a pour goût et pour instinct d’attacher son existence à l’existence des autres par une sorte de parasitisme naturel. Il allait, par un entraînement de son tempérament, à tous les rassemblements, à toutes les aggrégations, à tous les enrégimentements, qui mêlent et fondent dans le tout à tous l’initiative, la liberté, la personne de chacun. Ce qui l’attirait, ce qu’il aimait, c’était le Café, la Caserne, le Pha- lanstère. Resté bon, offrant b admirable exemple d’un pauvre diable pur de toute haine et de toute amertume, encore plein d’utopies, quand il bâtis- sait du bonheur pour toute l’humanité, c’était ce bonheur-là qu’il lui souhaitait, qu’il lui voyait, un bonheur de communauté, la félicité de table d’hôte, le Paradis à la gamelle que rêvent, pour eux et les autres, les gens roulés dans la misère d’une grande ville et se sentant à peine, comme dans une foule, une existence, des mouvements, un corps à eux. Aussi, de ce compagnonnage avec les pompiers, de sa vie avec eux, presque liée à leur règle, à leur ordre du jour, amusée de leurs récréations, de leurs plaisirs, buvant à leur table, emboîtant leur pas, il tirait une espèce de satisfaction, de bien-être difficile à exprimer, une sorte d’allégement, de libération de lui-même, comme s’il faisait à moitié partie de la caserne, et comme s’il avait mis un peu de sa per- sonne à la masse .

Une autre heureuse disposition d’esprit avait encore contribué à lui faire tolérer cette vie qu’un


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autre eût été jeter à la Seine coulant si près de là. Il était soutenu par la grâce que la Providence fait aux malheureux : il avait au suprême point le sens de V invrai. Une prodigieuse imagination du faux le sauvait de l’expérience, lui gardait l’aveuglement et l’enfance de l’espérance, des illusions entêtées que rien ne tuait, des crédulités idiotes et qui le berçaient toujours, une confiance enragée qui lui, ôtait la prévision de tous les accidents de la vie, et ne faisait tomber sur lui que le coup inattendu des malheurs. Il se fiait à tout et à tous,' ne pensait jamais le mal. Les plus horribles figures, avec les- quelles le hasard le faisait rencontrer, lui apparais- saient comme des visages de braves gens. Il voyait une affaire faite dans une parole en Pair. Les chances les plus impossibles, des miracles de salut, il les attendait de pied ferme. Et dans sa tête, où

des restes d’ivresse flottaient sur des mirages de

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commandes, c’étaient des échafaudages de fortune, des emmanchements de hasards, des enfilades de travaux, des connaissances de grands personnages, des rêves à la piste de millionnaires offrant des sommes fabuleuses de son transparent des pom- piers, et dont il allait chercher le nom et l’adresse dans des endroits incroyables, chez des mingingues de la rue Saint- Hilaire, à la Bourse des marchands d’habits! Et en tout, il poussait si loin le sens du faux, l’absence du flair des choses et des gens, qu’entre plusieurs travaux qui s’offraient à lui, il


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choisissait toujours celui dont il ne devait pas être payé. Ce mécompte, du reste, ne le fâchait pas; il se mettait à la place de l’homme qui lui devait, lui trouvait mille excuses, et en faisait son ami.

Il arrivait que, sauvé du désespoir par toutes ces ressources de caractère, par cette vie où le frottement continuel des autres le soulageait de lui- même, Anatole trouvait dans la misère les coudées franches de sa nature, la libre expansion, l’occasion de développement de goûts inavoués qui portaient ses familiarités et ses amitiés vers les inférieurs. Il y avait pour lui le plaisir d’un épanouissement sans gêne dans les fraternités à brûle-pourpoint, les amitiés improvisées sur le comptoir, les tutoiements au petit verre. Doucement, et sans y résister, dans ces milieux d’abaissement, il s’abandonnait à cette pente de beaucoup d’hommes élevés bourgeoise- ment, et qui, par leurs préférences de sociétés, leurs relations, leurs lieux, de rendez-vous, des- cendent peu à peu au peuple, se trempent à ses habitudes, s’y oublient et s’y perdent. Lui aussi était de ceux qui semblent tirés en bas par des attaches d’origine, de ceux qui tombent à l’ab- sinthe chez le marchand de vin. Après boire, quand parfois il se voyait riche et faisait des projets, il parlait de festins qu’il donnerait dans de grands salons de Ménilmontant; et il esquissait la fête avec son gros luxe de femmes à chaînes de montres, ses grands plats de harengs .saurs, ses saladiers


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d’œufs rouges, ses brocs de vin bleu, — une ripaille de barrière, une apothéose du Cabaret, où il semblait savourer un idéal de canaillerie.

A ces aspirations d’Anatole, les hasards de son existence présente, cette maison, cette chambrée, tous ces compagnonnages donnaient une pleine satisfaction. Il roulait de rencontres en rencontres, d’accrochages en accrochages, dans des sociétés de

  • n’importe qui. Il se laissait emmener par des noces

qui avaient pour demoiselles d’honneur des femmes faisant tirer des loteries dans des gargots, des noces qui allaient aux Barreaux verts en arrêtant les « sapins » et la mariée pour une « tournée » à la porte des marchands de vin ; et dans ces grossières par- ties de joie, pelotonné dans le fond du fiacre, le dos rond, les deux mains nouées autour de ses genoux relevés, la bouche gouailleuse, il prenait des appa- rences de contentement presque fantastique, l’air d’ironique bonheur de Mayeux.


CXXXIX


Dans les lâchetés et les dégradations de cette existence, Anatole perdait peu à peu les forces de sa volonté. Il devenait paresseux à chercher du travail. Il n’osait plus, dans sa timidité de pauvre


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honteux, aller au-devant d’une affaire, voir les gens, emporter une commande.

Il se faisait en lui comme un écroulement de ses dernières énergies et de ses derniers orgueils. Sa vocation mourait. Ce que l’artiste, au plus profond de ses chutes et de ses misères, garde du rêve et des illusions de sa carrière, ce qui le soutient dans la bassesse et le mercantilisme des travaux forcés du gagne-pain, la confiance, la foi et le goût de re- venir un jour à l’art, l’orgueil de se sentir toujours un artiste, — cela même l’abandonnait. La misère avait dévoré le peintre ; et dans l’ancien élève de Langibout se glissait et commençait à s’établir un nouvel être : le bohème pur, le lazzarone de Paris, l’homme sans autre ambition que la nourriture et la subsistance, l’homme de la vie au jour le jour, mendiante du hasard, à la merci de l’occasion, et dans la main de la faim.

Il vendait petit à petit de ses frusques, de ses meubles ; puis, talonné par le besoin, il descendait à ramasser les plus bas deniers et la plus vile obole de son état. Il faisait, pour un marchand d’es- tampes du quai de l’Horloge, des portraits destinés à l’illustration des livres, les uns avec une encre rouillée imitant les vieilles gravures, les autres à l’aquarelle dans le goût de l’imagerie et des cou- leurs de confiserie, les premiers au prix de soixante- quinze centimes, les autres au prix de deux francs cinquante. Ou bien, c’étaient des dessins qu’il met-


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tait en loterie au café du coin de T Hôtel de Ville, heureux quand le maître du café arrachait quelques pièces de cinquante centimes à la goguette des gardes nationaux venant là.

Au milieu de cette dèche , il fut fort étonné un jour de voir tomber dans sa chambre la visite de sa mère qui n’avait jamais mis les pieds chez lui depuis leur séparation. Elle avait fait des pertes d’argent. La mode et l’industrie qui lui donnaient ses revenus étaient complètement abandonnées, perdues. Il ne lui restait plus qu’un petit capital à peine suffisant pour la faire vivre dans une petite localité des environs de Paris. Elle fit de cette si- tuation un exposé pathétique à Anatole, lui de- manda ses conseils, ne les écouta pas, et après l’avoir contredit tout le temps, sortit comme une femme venue pour faire une scène à effet, en se drapant dans du dramatique.

Sur le pas de la porte, se retournant elle dit à son fils :

— Je ne conçois pas comment vous restez dans une maison comme ça... Si du monde venait vous voir.*.

— Du monde? ahl oui... Des pairs de France, n’est-ce pas?


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GXXX

L’été vint, et, avec l’été, les nuits brûlantes, mangées de punaises, lui firent découvrir un nou- vel agrément de son quartier, de son logement : le bain gratis à deux pas, dans la Seine.

Vers les onze heures, il descendait de chez lui en chemise et en pantalon de toile, emportant sa ca- rafe et son pot à l’eau, allait à l’abreuvoir du quai, et, en quelques brasses, il se trouvait dans la belle eau pleine et profonde, coulant entre l’Hôtel de Ville, l’île Saint-Louis et Pile Notre-Dame.

Les quais étaient noirs et comme morts ; quel- ques fenêtres seulement, ouvertes, respiraient. De loin en loin, une lumière qui se noyait dans la ri- vière paraissait y faire trembler la lueur d’une fe- nêtre de bal. Çà et là une lanterne, un réverbère était un point de feu dans le noir de la rivière, sous les grands pâtés des maisons. La lune, au milieu du courant ridé, se mirait et rayonnait. Anatole nageait, se perdait dans l’ombre avec cette espèce d’émotion que fait chez le nageur l’inconnu et le mystère de l’eau ; puis il allait vers la lumière, s’a- musait à couper les reflets du gaz, dérangeait de la main le feu blanc de la lune qui s’égouttait de ses doigts. Il faisait de petites .brasses, glissait, s’a-


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bandonnait à l’eau molle, et, par moments, se laissant couler sur le dos, le front à demi baigné, il regardait en Pair, comme du fond d’un puits, les tours de Notre-Dame, les toits de P Hôtel de Ville, le ciel, la nuit d’argent. Toutes sortes d’impres- sions de paresse, de calme, le pénétraient de bien- être. Il écoutait s’éteindre la chanson d’un ivrogne sur un pont, le mélancolique sifflement d’un éco- peur de bateau, des mots que l’écho de la Seine semblait suspendre en Pair, ce doux petit bruit d’une grande eau qui va dans une grande ville qui dort. Des heures au timbre mourant tombaient dans P éloignement : minuit, une heure. Il nageait toujours, se disait : — levais sortir, — ■ et restait encore, ne pouvant se lasser de boire de tout le corps et de tout l’être ce bonheur des muets en- chantements nocturnes de la Seine, et cette déli- cieuse fraîcheur enveloppante de Peau, mise là pour lui au milieu de ce Paris aux pierres chaudes étouffé et suant du soleil du jour.


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Vu fond, Anatole ne se trouvait pas trop mal- heureux. Traitant sa misère par l’indifférence, il n’avait guère qu’un ennui, une contrariété qui le taquinait.


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Tant que Champion avait été aux mœurs, Ana- tole n’avait vu dans son compagnon de chambre qu’un soldat civil de l’édilité, un espèce de doua- nier de la maraude de l’amour. Mais Champion venait de passer à la Surveillance : l’employé du gouvernement se transformait alors aux yeux d’Anatole; il prenait une couleur politique, il de- venait l’homme au tricorne, à l’épée, l’homme qui empoigne, l’homme de police contre lequel se sou- levaient toutes les instinctives répugnances du Pa- risien et du vieux gamin. Anatole se mettait à souf- frir dans ses opinions libérales du ménage’ qu’il faisait avec un pareil homme établi aussi à fond dans son intimité, — et parfois dans ses chemises.

Ï1 lui semblait aussi qu’il était venu à son ami, avec ses nouvelles fonctions, de la roideur, un air autoritaire, un ton caporal qui avait brusquement arrêté ses tentatives de propagande phalansté- rienne, et coupé net ses plaisanteries sur le gou- vernement. Anatole avait encore contre son com- pagnon un autre grief, une plus sourde rancune. Champion qui se levait avec le jour, qui souvent passait la nuit en essuyant le plus dur de l’hiver, et méritait rudement son pain à côté de ce mon- sieur qui se levait à dix heures, flânait toute la journée, faisait semblant de chercher de l’ouvrage, en cherchait pour ne pas en trouver, ne s’occupait, ne s’inquiétait de rien, Champion avait à la longue fini par concevoir pour l’artiste le mépris que tout


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homme du peuple gagnant sa vie conçoit pour celui qui ne la gagne pas. Ce profond et violent dédain du travailleur pour le loupeur , Champion, avec sa grosse et lourde nature, le laissait échapper à toute minute dans des paroles et des airs qui étaient un reproche et une humiliation pour Anatole. Aussi Anatole eut-il la joie d’un grand débarras, quand Champion, craignant peut-être pour son avance- ment le compagnonnage d’un garçon aux idées dangereuses, vint lui annoncer qu’il le quittait.

Anatole restait seul dans la chambre, avec son mobilier réduit, par les lavages successifs, à un lit, à une chaise et à son morceau de guipure histo- rique, seul débris de son opulence, auquel il tenait beaucoup sans savoir pourquoi. Il fut obligé de louer vingt sous par mois une table pour quelques dessins qu’il faisait encore, par hasard, de loin en loin.


CXXXII


Il y a au bout de l’île Saint-Louis, du côté de l’Arsenal, un coin de pittoresque échappé au dessi- nateur parisien Méryon, à son eau-forte si amou- reuse des ponts, des berges, des quais.

Une grande estacade, vieille, à demi pourrie, '

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T. II.


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rapiécée de morceaux de fer, à demi déboulonnée par les voleurs de nuit, dresse là l’architecture à jour de son treillis de poutres. Cette masse de pi- lotis arc-boutés et s’entremêlant, ce fouillis d’écha- faudages, ces énormes madriers goudronnés, noirs et comme calcinés en haut, boueux, glaiseux, tout gris en bas, les mille trous des niches de l’armature, font songer à une jetée de port de mer, à une ma- chine de Marly détraquée, à une forêt dont l’in- cendie aurait été noyé dans l’eau, à une ruine de la Samaritaine suspecte et hantée par la ma- raude.

Le soleil, tombant dedans, frappe des coups splendides qui font des barres dans toutes les tra- verses de l’estacade, entrent dans ses creux, la bat- tent, la pénètrent, y allument le blanc d’une blouse, chauffent de violet les têtes des poutres, dorent en bas leur pourriture de boue, et jettent à l’eau bleuâtre et tendre l’intensité noire et chaude du reflet de la grande charpente.

Anatole devenu, au voisinage de la Seine, un pê- cheur à la ligne, allait pêcher là.

Il descendait dans les embrasures des poutres, s’amusant de la gymnastique périlleuse de la des- cente*, et arrivé à son endroit, juché, installé, per- ché, en équilibre sur une solive, les jambes pen- dantes, il amorçait, avec une pelote d’asticots dans une boule de glaise, le gardon, le barbillon ,

brème , le chevaine. Il voisinait avec les autres


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cases; eî dans le ramas bizarre de ces individus que ie goût commun de la pêche à la ligne assemble et mêle dans une ville comme Paris, il trouvait les relations imprévues dont la Providence semblait s’amuser à mettre le hasard et l’ironie dans les ren- contres de sa vie. Bientôt ses amis furent un fac- teur de la Halle aux veaux ; un grand jeune homme qui refaisait les éducations incomplètes, donnait des leçons discrètes aux personnes surprises par la fortune, aux lorettes d’orthographe insuffisante; un inspecteur de la fourière, fort curieux à entendre sur les objets inimaginables qui se perdent tous les jours sur le pavé de perdition de Paris; un commis d’un magasin de la rue Goquillière, où l’on ne ven- dait que des rubans reteints, garçon de talent fort bien appointé pour imiter avec ses lèvres, en au- nant, le sifflement de la soie neuve ; et avec quel- ques autres encore, un aide préparateur de M. Ber- nardin.

Un goût singulier avait toujours porté Anatole vers les hommes à professions funèbres. Il avait une pente vers l’embaumeur, le croque-mort, le nécrophore. La Mort, dont il avait très-peur, l’at- tirait. Il en était curieux, presque friand. La Mor- gue, la salle Saint-Jean après une révolution, les cimetières, les catacombes, les spectacles de cada- vres, les images de squelette, avaient pour lui une espèce de charme affreux qu’il adorait. Et il trou- vait original d’être l’intime d'un homme apportant


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à la société de gros asticots, sur lesquels personne n’osait l’interroger, et qui faisaient faire des pêches miraculeuses.


CXXXIÏI


Dans les rues, Anatole avait l’habitude de s’ar- rêter à la peinture qu’il voyait faire.. Un jour, va- guant devant lui, le long du faubourg Montmartre, il fit halte pour regarder la boutique d’un pharma- cien où un décorateur était en train de représenter le dieu d’Epidaure avec l’attribut sacramentel de son serpent enroulé. *

— Un serpent, ça? — fit-il, — mais c’est une anguille de Melun !

Le décorateur se retourna, et tendit avec un sou- rire moqueur sa palette à Anatole.

Anatole saisit la palette, d’un bond sauta sur la chaise, et en quelques coups de pinceau, il fit un superbe trigonocéphale qu’il avait vu au Jardin des Plantes.

Du monde s’était amassé, le pharmacien était venu voir, et trouvait le serpent parlant.

Quand Anatole redescendit, le pharmacien le pria d’entrer et lui montra sa boutique. Il en vou- lait faire décorer les six panneaux d’allégories re-


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présentant les éléments de la chimie; malheureuse- ment, il commençait les affaires, et ne pouvait pas mettre plus de cinquante francs par panneau.

Anatole accepta tout de suite, et le lendemain, il apportait les croquis de YEau , de la Terre, du Feu , de l’Air, du Mercure , du Soufre. Le phar- macien était charmé des dessins. On causait, des noms de connaissances communes venaient dans la conversation. Le pharmacien le retenait à dîner, et au dessert, il ne l’appelait plus qu’ Anatole : Ana- tole, lui, l’appelait déjà Purgon.

Le lendemain, Anatole attaquait un panneau avec l’ardeur, la verve, le premier feu qu’il avait toujours au commencement d’un travail. « Mes- sieurs, — criait-il en peignant la première figure qui était r„Eau, — voilà une peinture immortelle : elle ne sera jamais altérée! » Pendant ses repos, il étudiait la boutique, les livraisons des remèdes, lisait les inscriptions des bocaux, les étiquettes, questionnait le garçon pharmacien, l’étonnait avec la demi-science qu’il possédait de tout. Bientôt, son ardeur à peindre baissant, il trôla dans le magasin, cacheta quelque chose, colla par-ci par-là une éti- quette, ficela un paquet, remua un pilon en passant, mit du cérat dans un pot, aida à recevoir les prati- ques. Et peu à peu, avec la facilité d’assimilation qui le faisait entrer, glisser dans toutes les profes- sions dont il approchait, à se mêler à tout ce qu’il traversait, il devint là une sorte d’aide amateur du


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garçon pharmacien» Ce semblant de métier lui allait à merveille : il y avait en lui un fond de boutiquier, une vocation à une carrière de paresse dont la peine est d’ouvrir un tiroir, à une occupation légère, dis- traite par le dérangement, le mouvement des ache- teurs, le bavardage avec les clients* Et du petit commerce de Paris, il avait non-seulement le goût, mais encore le génie naturel : il excellait à vendre, à faire acheter, à « entortiller » le consommateur.

A ce train, les peintures ne marchaient guère vite. Anatole resta deux mois à les finir. Il ne fai- sait plus que coucher rue des Barres. Au bout des deux mois, comme l’amitié entre lui et le pharma- cien avait pris la force d’habitude « d’un collage », le pharmacien, n’ayant plus rien à faire décorer, lui proposait de lui prêter comme atelier son « petit salon pour les accidents ». Ils mangeraient en- semble, et Anatole n’aurait qu’à répondre à la boutique dans les moments pressés, à donner un coup de main en cas de besoin. L’arrangement en- chanta Anatole, qui s’oubliait volontiers partout où il était, et qui se trouvait toujours lâche pour sortir d’une habitude.

Tout d’ailleurs lui plaisait dans la maison. Ja- mais il n’avait rencontré de meilleur enfant que le pharmacien, un grand, gras et paresseux garçon, avec des lunettes lui coulant le long du nez, et qu’il remontait à tout moment d’un geste gauche des deux doigts : Théodule, c’était son petit nom, pas-


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sait sa vie â boire de la bière qui lui avait donné, à force de le gonfler et de le souffler, P apparence co- mique et inquiétante d 7 une baudruche. De là une plaisanterie journalière d’Anatole : — Fermez les fenêtres, Théodule va s’envoler ! Et à côté du phar- macien, il y avait le charme de sa maîtresse, in- stallée dans l’arrière-boutique : une petite femme grasse, presque jolie, gracieuse à se cacher pour prendre à la dérobée une prise de tabac, faisant dans une bergère des ronrons de chatte, bonne fille, ayant du bagout, une espèce d’air comme il faut, et suffisamment de coquetterie pour satisfaire au besoin qu’ Anatole avait auprès d’une femme d’en être un peu occupé et à demi amoureux.

Anatole goûtait l’embourgeoisement de cet inté- rieur, le bonheur du pot-au-feu, bien chauffé, bien nourri, bien éclairé, doucement bercé dans la mol- lesse d’un bon fauteuil et le plaisir d’une agréable digestion. Il s’assoupissait dans un engourdisse- ment de félicité sommeillante, dans la platitude des causeries de ménage et du petit commerce, dans des commérages, des rabâchages, des conversations de vieux parents et de provinciaux de Paris, qui paralysaient ses charges. Sa verve lassée semblait prendre ses Invalides. Et puis, la pharmacie l’amu- sait : il trouvait un air d’alchimie rembranesque à la distillerie de l’arrière-boutique ; la cuisine des remèdes l’occupait, ses curiosités touche-à-tout s’in- téressaient au bouillonnement des bassines, aux


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filtrages, aux évaporations, aux manipulations. Il aimait à dire des mots de médecine à des gens du peuple, à donner des consultations pour toutes les maladies, à éblouir de vieilles femmes avec des bribes de Codex et du latin de Molière. Les accidents mêmes, les blessés qu’on apportait dans la boutique étaient pour lui une distraction, et jetaient dans ses journées l’aventure du fait divers. Aussi, rien n’était-il plus beau que son zèle à donner des se- cours : il était un père pour les écrasés; il leur par- lait, les palpait, les hissait en voiture. Mais où il se montrait surtout admirable d’attention, de charité, de sang-froid, c’était dans les crises de nerfs de femmes foudroyées de la nouvelle du mariage d’un amant, à la suite d’un dîner à quarante sous : il n’en perdit aucune, tout le temps qu’il resta à la pharmacie.

Attaché par ces agréments de toutes sortes, Ana- tole restait là, croyant y rester toujours, lavant de temps à autre quelque aquarelle, genre dix-huitième siècle, dont le pharmacien lui trouvait le placement chez des commerçants de ses amis. Mais, au bout de six mois, un matin qu’il apportait des dessins pour des bouchons de flacon qui devaient gagner à la pharmacie l’estime des gens de goût, le garçon lui apprit que son patron était parti pour le Havre, avec une place de pharmacien de troisième classe, attaché à l’expédition de Cochinchine.

Voici ce qui était arrivé. L’ami d’Anatole avait


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voulu remonter avec de bons produits une phar- macie tombée, il donnait ce qu’on lui demandait, il faisait des préparations scrupuleuses , il livrait du sirop de gomme fait avec de la gomme et non avec du sirop de sucre. Cette conscience l’avait perdu : les recettes baissant toujours, il s’était vu obligé de vendre son fonds à vil prix et de s’embarquer.

Anatole remit dans sa poche ses modèles de bou- chons, prit la boîte d’aquarelle et le stirator dans le salon aux accidents, serra la main du garçon, et rentra rue des Barres avec le premier grand dé- couragement de sa vie, et cette idée qu’il se dit à lui-même tout haut :

■ — Il y a un bon Dieu contre moi !


CXXXIV

Anatole passa alors des journées, des journées entières au lit.

Quand il s’éveillait, et qu’en ouvrant à demi les yeux, il apercevait autour de lui ce matin terne, ce jour sans rayon frissonnant à l’étroite fenêtre, ce pan de mur d’en face reflétant la blancheur d’un ciel glacé, l’hiver sans feu dans sa chambre, il n’avait point le courage de se lever. Et se ramas^ sant dans le creux et le chaud de ses draps, pelo-

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tonné sous la tiédeur des couvertures et du reste de ses vêtements jeté et bourré par-dessus, il cher- chait à perdre la conscience et le sentiment de sa vie, la pensée d’exister réellement et présentement. Il s’abandonnait à l’assoupissement, aux douceurs mortes d’une langueur infinie, au lâche bonheur de s’oublier et de se perdre. Ce qu’il goûtait, ce n’était pas le plein sommeil, c’était une bienheureuse im- pression de gris, un demi-balancement dans le vague et le vide, l’effacement d’un commencement de somnolence qui fait reculer les ennuis pressants de la vie, quelque chose comme l’attouchement d’une main de plomb comprimant les inquiétudes sous le crâne de la pauvreté.

C’est ainsi qu’il usait les jours de neige, de pluie, les jours mornes, les jours couleur d’ennui où il faut avoir un peu de bonheur pour vivre. Ce qui tombait sur lui des tristesses du ciel, de la rue, de la chambre, le froid des murs qui avait comme un souffle derrière la porte, la vision persécutante des créanciers, il oubliait ‘tout, dans un demi-rêve, les yeux ouverts.

De temps en temps, pendant ces heures mêlées, confuses et pareilles, il sortait un peu le bras de dessous la couverture, prenait une pincée de tabac, une feuille de papier Job, et roulait, sous le drap, une cigarette qui brûlait un instant après à ses lè- vres. Alors, il lui semblait que sa pensée montait, s’évaporait, se dissipait avec la fumée, le bleu et les


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ronds de nuage du tabac. Et il demeurait de longs quarts d’heure, laissant charbonner le papier au bout de sa cigarette, poursuivant à la fois un rê- verie et un songe; et comme délicieusement envolé et se dépouillant de lui-même, il n’avait plus, à la fin, de ses membres et de toute sa personne qu’une sensation de moiteur.

La journée se passait sans qu’il mangeât, sans qu’il prit rien. Ce jeûne, cette débilitation dimi- nuaient encore en lui le sentiment qu’il avait de sa personnalité matérielle, l’allégeait un peu plus de son corps; et le vide de son estomac faisant tra- vailler son cerveau, surexcitant chez lui les organes de l’imagination, il arrivait à s’approcher de l’hal- lucination. Le jour blafard de sa chambre, parfois, lui faisait croire une minute qu’il était noyé dans beau jaune de la Seine, une eau qui le roulait, et où il lui semblait qu’on ne souffrait pas du tout.

Quelquefois pourtant, il ne pouvait atteindre à cet état flottant de lui-même, trouver cette songerie et cet assoupissement. La notion de son présent persistait en lui et prenait une fixité insupportable. Alors il tirait de sa ruelle quelqu’une des livraisons à quatre sous fourrées entre la couverture et le froid du mur, et qui bordaient tout son lit du pied à la tête. Plongé dans le papier gras une heure ou deux, il lisait. C’était presque toujours des voyages, des explorations lointaines, des courses au bout du monde, des histoires de naufrages, des aventures


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terribles, des romans gros de catastrophes, toutes sortes de récits qui emportent le liseur dans le péril, Thorreur, la terreur. Là-dessus, il tâchait de dormir, avec le désir et la volonté de retrouver sa lecture dans le sommeil, et d'échapper tout à fait à ses pensées en grisant jusqu'à ses rêves de l'étour- dissante apparition de ses peurs. Même à de cer- tains jours, par raffinement, après ces lectures, et pour s'y mieux enfoncer, il se couchait exprès sur le côté gauche ; et forçant à se mêler ainsi le ma- laise et le souvenir, le cauchemar de son corps au cauchemar de ses idées, il se donnait des demi- journées anxieuses et troubles, auxquelles il trou- vait un charme étrange et une angoissse presque délicieuse : le charme de l’émotion du danger.

Il vécut ainsi un mois, s’escamotant les jours à lui-même, trompant la vie, le temps, ses misères, la faim, avec de la fumée de cigarette, des ébau- ches de rêves, des bribes de cauchemar, les étour- dissements du besoin et les paresses avachissantes du lit.

Il ne se levait guère que lorsque le reflet d'une chandelle allumée quelque part dans la maison lui disait qu'il faisait nuit. Alors il s'habillait, entrait dans l'arrière-boutique de quelque marchand de vin, mangeait un rien de ce qu’il y avait à manger, puis il lui prenait comme une soif de lumière. Il allait où il y avait du gaz. Il se promenait une heure dans quelque rue éclairée, se remplissait les


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yeux de tout ce feu flambant et vivant; puis, quand il en avait assez de cet éblouissement, il revenait se coucher,

cxxxv

Par un jour de soleil de la fin de février, Anatole était à se promener sur le quai de la Ferraille, lon- geant le parapet, badaudant, le dos tendu à un de ces charitables rayons de soleil d’hiver qui sem- blent avoir pitié du froid des pauvres.

Il entendit derrière lui une voix de femme l’in- terpeller, et, se retournant, il vit madame Crescent toute chargée de paquets et d’ustensiles de jardi- nage. #

— Ah ! mon pauvre enfant ! — fit-elle avec un regard qui alla de la tête aux pieds d’Anatole, — tu n’es pas riche...

La toilette d’Anatole était arrivée au dernier déla- brement. Elle avait la tristesse honteuse, sordide, la mélancolie sale de la mise désespérée du Pari- sien ; elle montrait les fatigues, les élimages, l’usure ignoble et crasseuse, l’espèce de pourriture hypo- crite de ce qui n’est plus sur un homme le vêtement, mais la « pelure ». Il portait un chapeau cabossé avec des cassures d’arêtes, des luisants roux et mordorés où passait le carton ; à des places, la soie


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collée, lissée, avait Pair d’avoir reçu la pluie par seaux d’eau; et de la vieille poussière respectée dor- mait entre ses bords gondolés. A son cou, une loque sans couleur et cordée laissait voir la cotonnade d’une mauvaise chemise à demi voilée d'un bout de gilet galonné du large galon des gilets remontés au Temple. Son paletot, un paletot marron, était entièrement déteint; une espèce de ton de vieille mousse se glissait dans le brun effacé du drap aux omoplates, et de grandes lignes blanches entou- raient le tour des poches. Les lumières du collet de velours semblaient nager dans de la graisse ; et au- dessous du collet, le gras des cheveux s’était des- siné en rond dans le dos. Des taches immémoriales et des taches d’hier, tous les malheurs et toutes les avaries d’une étoffe, étalaient leurs marques sur le drap flétri, sur ce paletot de chimiste dans la panne : les manches cuirassées, encroûtées en des- sous de tout ce qu’elles avaient ramassé aux tables saucées ou poisseuses des gargotes et des cafés, paraissaient avoir la solidité et l’épaisseur d’un cuir d’hippopotame. Un geste de pauvreté, l’instinctive pudeur qu’ont les malheureux de leur linge et de leurs dessous, lui faisait croiser avec les deux mains ce paletot à demi boutonné par des capsules de boutons tout effiloqués. Son pantalon chocolat flot- tant s’en allait en franges sur des souliers avachis, spongieux, le talon usé d’un côté, l’empeigne dé- formée, la semelle décollée et feuilletée, de ces sou-


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fiers auxquels les connaisseurs reconnaissent la vraie misère.

Et Thomme avait là-dedans comme le physique de son costume. L’éreintement des traits, des poils blancs dans sa barbe rare et noire, des plaques près des oreilles, sur le cou, rouges et grenées comme du galuchat, un teint briqueté sur ce fond de jaune que met le vide et le creusement de l’heure des re- pas sous la peau des meurt-de-faim de grande ville, les privations, les stigmates des excès et des jeûnes, je ne sais quoi de brûlé et d’usé donnaient à son visage quelque chose de la flétrissure de ses habits.

— ■ Mais prends-moi donc ça... — reprit vive- ment madame Crescent, — au lieu de rester là comme Saint - Immobile... Débarrasse -moi un peu... Qu’est-ce que tu veux? Avec un paresseux comme j’en ai un... il faut la croix et la ban- nière pour le faire sortir de sa turne ... C’est des affaires pour le faire venir deux ou trois fois dans l’année... Alors, c’est moi le voyageur... Un enfant, tu sais, mon homme... un vrai petit gar- çon... il lui faudrait un panier avec un pot de con- fitures!... Hein! je suis chargée?... Pas grand ’ch ose de bon, va, dans tout ça... Maintenant les mar- chands, ce qu’ils vendent?... de la masticaille ! . . . Oh! les gueux.! si je les tenais! ces muselés-là !... Ça ne fait rien, mon pauvre garçon. . . as-tu les joues maigres ! tu pourrais boire dans une ornière sans te crotter !... Ah ça! tune viendrais donc jamàll


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chez nous quand ça ne va pas? Ce n’est pas si long par le chemin de fer... Tu trouveras toujours ton lit et la soupe... Nous savons ce que c’est, nous... nous avons eu aussi nos jours!

— Mon Dieu, madame Crescent, je vais vous dire... Je vous remercie bien... Mais, vous savez... je suis comme les chiens qui se cachent quand ils sont galeux...

— Galeux! galeux!... Tiens bon! — Et madame Crescent éternua à se faire sauter la tête. — Ah ! que c’est bête d’être enrhumée comme ça... j’ai une visite dans le nez à chaque instant... Dis donc, tu sais, nous allons dîner ensemble...

Anatole fit un geste d’humilité comique en mon- trant son costume.

— Innocent ! — fit madame Crescent. — Tiens, prends-moi encore ce paquet-là... Et donne-moi le bras... Nous allons aller comme ça tout tranquille- ment sur nos jambes dîner au Palais-Royal, et tu me reconduiras au chemin de fer...

— Et les bêtes, madame Crescent?

— Ah! ne m’en parle pas... Ça remplit la mai- son... Ah! j’ai une alouette... C’est-il gentil!... quelque chose de si doux, que ça vous fait dormir de l’entendre chanter...

Arrivés au Palais- Royal, ils entrèrent dans un restaurant à quarante sous : pour madame Cres- cent, le dîner à quarante sous était le premier des repas de luxe.


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— Eh bien! dit-elle à Anatole tout en man- geant, — tu es donc si bas que ça, mon pauvre garçon?

— Mon Dieu! une déveine... rien en vue... Qu’est-ce que vous voulez?... Pas moyen de décro- cher seulement un portrait de vingt-cinq francs!... une vraie crise cotonnière... Mais j’ai bien assez de m’embêter tout seul. . . ne parlons pas de ça, hein?.. Il y avait quelque chose qui aurait pu me remettre sur pattes... une copie d’un portrait de l’Empe- reur... ça se donne à tout le monde... Je n’avais pas Coriolis... il n’est pas à Paris... Garnotelle n’aurait eu à dire qu’un mot... Mais c’est un bon petit camarade, Garnotelle!... Il m’a fait dire deux fois qu’il n’y était pas... et la troisième, il m’a reçu comme du haut de la colonne Vendôme!... Je lui ai dit : Fais-toi faire une redingote grise, alors!

— Et ta mère?... Elle a toujours quelque chose, ta mère? — fit madame Crescent, et remettant vite le pain d’Anatole à plat : — - Le bourreau aurait le droit de le prendre...

— Ah! ma mère... c’est comme mes affaires... ne touchons pas à cette corde-là, madame Cres- cent... Tenez! vrai, c’est pas pour moi, c’est pour elle que j’ai été chez Garnotelle... Et ça me coûtait, je vous en réponds!... Oui, pour elle... car je la vois qui aura besoin de manger de mon pain d’ici à peu... Mais, je vous dis, ne parlons pas de ça... Il arrivera ce qui arrivera... Nous verrons bien...


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Qu’est-ce qu’il fait dans ce moment-ci, monsieur Crescent?

— Toujours ses sons-bois... Nous, ça va... Il gagne gros comme lui, à présent, l’homme... même que c’est joliment payé, je trouve, de la couleur comme ça sur la toile... Mais c’est pas à moi à leur dire, n’est-ce pas?...

Et appelant le garçon : — Dites donc, garçon !... Votre fromage camousse... Qu’est-ce qu’il a donc, ce grand imbécile, avec ses oreilles comme des chaussons de lisière?... Tout le monde sait ce que ça veut dire, que c’est du fromage qui a de la barbe...

— Je crois que si vous voulez arriver à l’heure pour le chemin de fer. . . — dit Anatole.

— Non, j’ai changé d’idée... Je ne m’en irai que demain... J’avais oublié... Il faut que j’aille au mi- nistère pour Crescent... C’est moi qui les amuse au ministère!... Il y a un vieux calibot qui a l’air d’un Bacchus tout farce... Ah ! c’est que je ne me laisse pas entortiller! Sa dernière affaire, sans moi... Il n’a pas de caboche, mon homme, vois- tu... Je leur dis un tas de bêtises... Ah! si tu crois qu’ils me font peur!... J’ai attrapé ce que je vou- lais, et il faudra bien que ça continue... Nous allons voir ça demain... Au fait, on est si chose... Les garçons pourraient trouver étonnant de rne voir payer... Tiens, paye, toi... •

Et elle passa à Anatole sa bourse sous la table.


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— Merci î — lui dit-elle comme ils allaient sortir du restaurant, — tu oubliais un de mes paquets, toi!... Tu vas me mener jusqu’à mon petit hôtel, où je couche quand je couche ici. . . C’est tout près. . . rue Saint-Roch... J’ai l’habitude... et puis, je n’y moisis pas... Allons! rappelle-toi ça, c’est moi qui te dis qu’il y a encore une chance pour les gens qui n’ont jamais fait de tort à personne. . . Et puis, viens donc un peu là-bas. . . N ous aurons tant de plaisir. . . Il y a une bêtise que tu as dite dans le temps à Crescent, je ne sais plus... il en rit encore chaque fois qu’il y pense... Maintenant, tu peux te donner de l’air... Bonsoir, mon garçon...


CXXXVI


A ces hommes de Paris, vivant au petit bonheur des charités du hasard et des aumônes de la chance, sur le pavé de la grande ville où deux cent mille individus se lèvent tous les matins, sans avoir le pain de leur dîner ; à ces hommes dont l’existence n’est, selon le grand mot de l’un d’eux, Privât d’Anglemont, « qu’une longue suite d’aujour- d’hui », il arrive tout à coup, vers l’âge de qua- rante ans, une sorte d’affaissement moral qui fait baisser l’insolente confiance de leur misère.


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La Quarantaine est pour eux le passage de la Ligne. De là, ils aperçoivent l’autre moitié sévère de la vie, la perspective des réalités rigoureuses. De l’inconnu auquel ils vont, commence à se lever devant eux la figure redoutable et nouvelle du Len- demain. Ce qui avait été jusque-là leur force, leur patience, leur santé d’esprit et leur philosophie d’âme, l’étourdissement, la verve, l’ironie, la gri- serie de tête et de mots, tout ce qu’ils avaient reçu, ces hommes, pour se faire de la résignation et du bonheur sans le sou, ils le sentent soudainement défaillir. Ils n’ont plus à toute heure ce ressort, cette élasticité, ce rejaillissement de gaieté, ce pre- mier mouvement d’insouci, ce scepticisme et ce stoïcisme de farceurs qui les faisaient rebondir si lestement et les relançaient à l’illusion. Leur instinct de blaguer s’en va, et ne revient plus que par saccades. Pour être drôles, il faut à présent qu’ils se montent; pour se retrouver, il faut qu’ils s’oublient, et pour s’oublier, qu’ils boivent. Tris- tesses, amertumes, inquiétudes, menaces d’échéan- ces, vides de la poche et du ventre, hier, il suffisait, pour les empêcher d’en souffrir, d’une bêtise, d’un rire, d’un rien : aujourd’hui, ils ont des moments qui demandent à être noyés dans de l’eau-de-vie!

Tout s’assombrit. Les dettes ne sont plus les dettes d’autrefois. Elles ne paraissent plus avoir l’amusement d’une pantomime où l’on ferait le « combat à l’hache à quatre » avec des bottiers, des


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tailleurs, et autres monstres en boutique. Le coup de sonnette matinal du créancier, qui faisait dire tranquillement, en se retournant dans le lit : « Mon Dieu! que ces gens-là se lèvent de bonne heure! » sonne à présent au creux de l’estomac ; et le billet tourmente : il donne des insomnies de commerçant qui rêve à des protêts. Le corps même n’est plus aussi philosophe. Il perd l’assurance de sa santé. Les excès, les privations, les malaises refoulés, tous les reports des souffrances passées, commencent à y revenir et à y mettre comme une vague menace de l’expiation de la jeunesse. La Vie se venge de l’abus et du mépris qu’on a fait d’elle. L’estomac ne s’accommode plus de rester vingt-quatre heures sans manger, avec une tasse de café le matin et deux verres d’absinthe avant de se coucher. L’hiver souffle dans le dos : le paletot manque... Sinistre retour d’âge de la bohème , où l’on croirait voir une jeune Garde partie, misérable et gaie, pour la victoire, et qui maintenant, s’enfonçant dans le froid, commence à sentir les rhumatismes des gîtes et des épreuves de ses premières campagnes !

Alors sur une banquette de café, dans la tristesse de l’heure, quand le jour descend et que la demi- nuit d’une salle encore sans gaz brouille sur le papier l'imprimé des journaux, il y a de lugubres rêveries de ces hommes si vieux après avoir été si jeunes. Ils songent à des amis riches qu’ils ont connus, à des tables toujours mises, à des maisons


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où il y a un piano, une femme, des enfants, du feu, une lampe. Ils revoient les meubles en acajou, les tapis sous les chaises, le verre d’eau sur la com- mode, le luxe bourgeois du marchand en gros au fils duquel ils vont donner des leçons. Ils pensent à ce qu’ont les autres : un intérieur, un ménage, une carrière...

Et alors, peu à peu, il semble qu’ils aperçoivent dans la vie d’autres horizons. Toutes sortes de choses méconnues par eux leur apparaissent pour la première fois sérieuses, solides et graves. Le propriétaire ne leur semble plus le grotesque Cas- sandre du loyer dont s’amusaient leurs charges de rapins : ils y voient l’homme qui vit de ses revenus, et le Pouvoir qui fait saisir. Et devant la vision qui leur montre leurs anciennes risées, la Société, la Famille, la Propriété, le Bourgeois; devant l’écrasante image de toutes ces existences classées, rentées, confortables, prospères, honorées, — il leur vient comme la désolante idée, le regret et le remords de n’être que des passants et des errants de la vie, campés à la belle étoile, en dehors du droit de cité et de bonheur des autres hommes...

Anatole en était à cette quarantaine du bohème.


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Il faisait un de ces jours de printemps de la fin d’avril où souffle dans Pair la dernière aigreur de l’hiver, tandis que s’essayent sur les murs de Paris de pâles chaleurs et les premières couleurs de l’été.

Anatole, avec un chapeau décent, de vrais sou- liers, une redingote neuve, un air heureux, traver- sait en courant le jardin du Luxembourg. Il se cogna presque contre un Monsieur qui se pro- menait à petits pas dans un paletot à collet de four- rure.

— Toi?... comment, c’est toi? — fit-il, — à Paris !... Et pas un mot ? pas un bout de nouvelles ?. . . Et comment ça va-t-il, mon vieux?

Goriolis eut un premier moment d’embarras, et rougissant un peu, comme un homme brusque- ment accroché par une rencontre imprévue :

— J’arrive... — répondit-il, — - Manette voulait me faire rester jusqu’au mois de juillet, mais j’en avais assez... Et me voilà... oui... tu sais, je ne suis pas écrivassier, moi... Et toi, es-tu heureux?

— Merci... pas mal... Cette brave femme de madame Grescent a eu la bonne idée de m’obtenir


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une copie du portrait de l’empereur... douze cents francs... Ce qu’il y a de plus gentil, c’est qu’elle a fait cela sans me prévenir... La lettre du ministère m’est tombée comme un aérolithe... Ah ça! et ta santé ?

— Oh! maintenant, je vais très-bien... je suis seulement frileux comme tout...

Et un silence se fit, amené par le silence de Coriolis et par une froideur particulière de toute sa personne. C’était le froid de glace que les femmes savent si bien mettre dans tout un homme pour un autre homme, l’indifférence antipathique, le détachement dégoûté qu’elles parviennent à obtenir des amitiés d’un amant. On sentait ie méchant travail sourd, continu et creusant, d’une hostilité de maîtresse contre un camarade qu’elle n’aime pas, les médisances goutte à goutte, les attaques qui lassent la défense, le lent empoisonne- ment du souvenir, les coups d’épingle qui tuent l’habitude dans le cœur et la tendresse dans la poignée de main de l’ami.

— Si nous buvions quelque chose là pour causer? — fit Anatole en montrant le café du jardin auprès duquel ils s’étaient rencontrés, et qui se dressait, au milieu des grands arbres à l’écorce verdie, entouré de son grillage de bois pourri, avec la tristesse d’hiver des lieux de plaisir d’été. Et prenant le bras de Coriolis, il le fît entrer dans le parterre abandonné, où des volailles becquetaient


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les piédestaux de quatre petits candélabres à gaz. Devant eux, ils avaient un de ces effets de lumière qui transfigurent souvent à Paris la grise platitude des maisons et la contrefaçon de grandeur des architectures bêtes.

Le ciel était d’un bleu si tendre qu’il paraissait verdir. Pour nuages, il avait comme des déchi- rures de gazes blanches qui traînaient. Là-dedans montait la coupole du Panthéon, baignée, chaude et violette, au milieu de laquelle une fenêtre ren- voyait un feu d’or au soleil couchant. Puis, des fusées de folles branches et de cimes emmêlées, des arbres dt pourpre aux premiers bourgeons verdis- sants, les deux côtés d’une longue et vieille allée du jardin, enfermaient dans leur cadre un grand morceau de jour au loin, un coup de soleil noyant des bâtisses et glissant par places, sur la terre blonde, jusqu’à deux statues de marbre blanc lui- santes, au premier plan, des blancheurs tièdes de l’ivoire. On eût cru voir, par cette journée de printemps, le rayon d’un hiver de Rome au Luxem- bourg.

— Tiens! — dit Anatole à Coriolis en s’accotant contre le mur du café peint en coutil rose, — nous aurons chaud là comme si nous avions le dos au poêle... Garçon! deux absinthes... Non? Veux-tu de la Chartreuse, hein?... Ah! mon vieux! dire que te voilà !... Eh bien ! cré nom, vrai, ça me fait plaisir... Y a-t-il longtemps! G’est-il vieux! Gomme

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ça passe! Avons-nous bêtifie ensemble, hein?... Tiens, ici... voilà un café qui devrait nous con- naître... Là, par derrière, te rappelles-tu? quand nous avons eu notre rage de billard chez Langi- bout... que nous faisions des parties de cinq heures!... Et Zaza?.'.. Zaza, tu sais? qui était si drôle... qui m'appelait toujours Georges et qui m'écrivait Gorge avec une cédille sous le g’ pour faire Georges!

Et voyant que Goriolis ne riait pas :

-—Tu as dû travailler là-bas? As-tu fini une de tes grandes machines modernes... tu sais... dont tu étais si toqué?

— Non... non... — répondit Goriolis avec un accent de tristesse. — Oh! j'en ferai... tu verras... j'en vois... Là-bas, ce que j’ai fait? Mon Dieu! j'ai fait une vingtaine de petits tableaux du midi de la France... En y joignant une quarantaine de mes esquisses d'Orient... tout cela, je te dirai, ce n’est pas mon dernier mot... mais enfin ça ferait une vente, tu comprends... il y aurait de quoi faire un jour aux Commissaires-Priseurs... C’est la mode à présent, les Commissaires-Priseurs... Et je crois que ce serait une bonne chose pour moi... Ça me ferait revenir sur l'eau, et j'en ai besoin... depuis trois ans que je n'ai pas exposé, on a eu le temps de m’oublier... Il y a un catalogue, les journaux parlent de vous, on donne les prix... Je ferai une exposition particulière... Oh! c'est très-bon... Ce


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qui ne montera pas à des prix convenables, je le retirerai. . . Il faut bien faire comme tout le monde. . . Je n’y aurais pas pensé sans Manette... Elle est très-intelligente pour tout ça, Manette... Et puis ça me liquidera... Et maintenant que me voilà ici, avec tous mes matériaux sous la main et ce bon mauvais air de Paris qui vous fait piocher, je te demande un peu, — dit-il en s’animant et comme s’il se roidissait dans une volonté d’avenir, — je te demande uivpeu, qu’est-ce qui pourra m’empê- cher de faire ce que je voulais faire, ce que je me sens dans le ventre... des choses... tu verras!... Mais je t’ai assez embêté de moi... Ah ça ! qu’est-ce qui m’a donc dit que ta mère t’était tombée sur le dos, mon pauvre garçon ?

— Parfaitement... J’ai cette croix-là, la croix de ma mère... Enfin! on n’a qu’une maman, ce n’est pas pour la laisser sur le pavé... Et puis, je ne peux pas lui en vouloir de m’avoir donné le jour... Elle croyait bien faire, cette femme...

— Mais est-ce qu’elle n’avait pas une certaine aisance, ta mère?

— Mais si... Il y a eu un temps où il y avait quatre lampes Garcel à la maison... Mais maman avait une maladie, vois-tu, qui l’a perdue... Il fal- lait qu’elle donnât à jouer au whist... La rage de recevoir, quoi!... d’inviter des chefs de bureau à dîner... Tout ce qu’elle gagnait y a passé... A la fin de tout, elle avait quelque chose en viager pour


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ses vieux jours chez une perle de banquier : il a levé le pied, et un beau jour, plus un radis! voilà Phistoire... Tu comprends que ce n’était pas le moment de lui demander des comptes de la fortune de papa... J’ai pris deux chambres... et, quand elle a l’air trop ennuyé le soir, je lui dis : Maman, si tu veux, je vais dire au portier de monter pour faire ton whist!

— Allons ! ne blague donc pas. . . il paraît que tu t’es conduit admirablement, et toi qui es si vache , on m’a dit que tu t’étais remué comme un enragé, que tu avais fait des pieds et des mains pour vous sortir de misère....

— Moi? laisse donc... — fit modestement Ana- tole à demi humilié d’être complimenté de son dévouement filial, et revenant à ses idées d’obser- vation comique : — Le plus drôle, mon cher, c’est que ça ne l’a pas changée, c’est toujours ta même femme... Voilà donc ses malheurs qui arrivent... plus le sou, plus rien que les meubles de sa chambre... Moi, c’était raide... J’avais six francs, six francs net pour le déménagement... Eh bien! sais-tu ce qui la préoccupait? C’était d’envoyer des cartes de visite avec P. P. C ! pour prendre congé !... Maman, je te dis, — et sa voix prit la solennité caverneuse du Prudhomme de Monnier, — c’est la victime des convenances sociales!

— Tais-toi, imbécile ! — fit Coriolis sans pouvoir s’empêcher de rire.


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Et continuant à causer, ils laissaient peu à peu leurs paroles retourner au passé et toucher çà et là à ce qui réchauffe les années mortes. Les regards d’Anatole, chargés d’expansion, enveloppaient Coriolis, et, en parlant, il appuyait ce qu’il disait de pressions, d’attouchements caressants, de gestes posés sur quelque endroit de la personne de son interlocuteur. A ce contact, au frottement de ces mains qui retâtaient une vieille amitié, au souffle des jours passés, sous les mots, les questions, les souvenirs d’effusion qui remuaient une liaison de vingt ans et leurs deux jeunesses, Coriolis sentait mollir et se fondre sa froideur première. Et tu viens dîner à la maison, n’est-ce pas? — dit-il à la fin.

Ils se levèrent, sortirent du Luxembourg et remontèrent la rue Notre-Dame-des-Champs, cette rue d’ateliers et de chapelles, aux grandes maisons conventuelles, aux étroites allées garnies de lierre, aux loges rustiques de portiers, aux affiches de pommade de Soeurs, la grande rue religieuse et provinciale où trébuchent de vieux liseurs de livres à tranches rouges, et qui, avec ses cloches, semble sonner l’heure du travail avec l’heure du couvent.

Anatole débordait de paroles; Coriolis parlait moins et se renfermait en lui-même avec un air de préoccupation, à mesure qu’on approchait de la maison.

— Et elle va bien, Manette ? — demanda Ana-

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tôle, quand ils furent à deux ou trois portes de Goriolis.

— Très-bien.

■ — Et ton moutard ?

— Très-bien, très -bien, merci.

Ils montèrent.

■ — Tiens! veux- tu attendre un instant dans l 1 atelier , — dit Goriolis, — je vais prévenir Manette que tu dînes.

Anatole entra dans batelier, plein d'une tiède chaleur, où se levait, d'une bouilloire sur le poêle, une forte odeur de goudron. Il était à peine là que, par une petite porte, un enfant se glissa comme un petit chat, et, ayant attrapé le coin du divan, il s’y colla, les mains derrière le dos, appuyées contre le bois, le ventre un peu en avant, avec cet air des enfants que leur mère envoie sur- veiller au salon un monsieur qu’on ne connaît pas.

— Tu ne me reconnais pas? — dit Anatole en s’avançant vers lui.

— Si... tu es le monsieur qui faisait les bêtes... — répondit sans bouger le bel enfant de Goriolis*, et il fit le silence d’un petit bonhomme qui ne veut plus parler. Puis, comme pour se reculer d’Ana- tole, il se renversa en arrière sur le divan, avec une grâce maussade, et de là, se mit à suivre, sans le quitter de ses deux petits yeux ronds, tous ses mouvements.

Un peu gêné du tête-à-tête «avec ce gamin qui le


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tenait à distance, Anatole se mit à regarder des panneaux posés sur deux chevalets, des paysages aux ciels de lapis, aux verts métalliques d’émail

Il avait fini son examen, et commençait à trouver le temps long, quand Goriolis reparut avec un air singulier.

— Nous dînerons nous deux, — fit-il, — Manette a la migraine... Elle s’est couchée.

— Tiens !... Ah ! tant pis, — dit Anatole. — Moi, qui me faisais un plaisir de la voir... Il est très- gentil, ton fils... Charmant enfant!

— Ah! tu regardais?... C’est de là-bas, tout ça... Tu sais, nous étions à Montpellier... La Camargue, c’est à deux pas... On n’a qu’à descendre le Lez, une jolie petite rivière avec des iris jaunes, pendant une heure... Et puis, passé les saules d’un petit hameau qu’on appelle Lattes , c’est ça, mon cher... Oh! un bien drôle de pays... une vraie Egypte, figure-toi... Tiens! voilà... — Et il touchait dans ses études les effets et les couleurs dont il lui par- lait. — Une terre... comme ça... des grandes flaques d’eau... des marais avec de l’herbe... et entre l’herbe, des grandes plaques d’azur, des mor- ceaux de ciel très-crus... aussi crus que ça... Et puis à côté, tu vois... des langues de sable avec des touffes de soude... un tas de canaux là-dedans, avec ces bateaux-là, à drague, avec des roues à godets. . . des petits îlots brûlés... de temps en temps un grand pré vague... voilà... où il n’y a que ça, deux


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ou trois juments blanches qui filent, ou des troupes de taureaux qui s’effarent quand vous passez... une fermentation du diable dans toutes ces eaux-là... une végétation! des joncs, des tamaris, des ronces, des roseaux !... Et des ciels, mon cher ! C’est plus bleu que ça encore... Enfin, tout : des scorpions, du mirage... il y a du mirage.!, il y a même des flamants... tiens, d’après nature, s’il vous plaît, ces flamants-là... près de Maguelonne... et ils volaient, je te réponds!... Ils avaient l’air heureux, comme moi, de retrouver leur Orient...

— Mais, dis donc, — fit Anatole en regardant les murs du nouvel atelier de Coriolis à peine garnis de quelques plâtres, — qu’est-ce que tu as fait de tes bibelots?

— Oh ! tout a été vendu quand nous sommes partis... C’était un nid à poussière... Viens-tu dans la salle à manger?... ça les décidera peut-être à nous servir...

Le dîner, un dîner de restes où rien ne rappelait

l’ancienne largeur du ménage de garçon de Coriolis,

fut servi par deux filles qui répondaient aigrement

aux observations de Coriolis, s’asseyaient sur un

coin de chaise, quand les dîneurs s’oubliaient, après

un plat, à causer.

— Tiens! — dit Coriolis, quand on fut au café, avec un ton d’impatience qu’ Anatole ne comprit pas, — prends ta tasse, le carafon d’eau-de-vie... Nous serons mieux dans l’atelier...


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Anatole, en effet, s’y trouva bien. Le plaisir d’être avec Goriolis, quelques petits verres qu’il se versa, le firent bientôt s’épanouir; et ses vieilles gaietés lui revenant, il recommença ses anciennes farces, bondissant, criant : Hou! hou! aboyant comme un gros chien autour de Goriolis, l’étour- dissant de tours de force et de menaces de tapes, se jetant sur lui en lui disant : — G’est donc toi! la voilà, la grosse bête! — le chatouillant, le pin- çant, et tout à coup s’arrêtant, pour jeter sa joie dans ce mot : — Tiens! je suis content comme si j’étais décoré!

Tout en jouant, Anatole revenait à l’eau-de-vie. A la fin, il leva le carafon à la lumière de la lampe, et y chercha du regard un dernier verre : le cara- fon était vide. Goriolis sonna. Une bonne parut*

— De l’eau-de-vie.».

— Il n’y en a plus, — dit la bonne avec une voix dont Anatole lui-même perçut l’insolence.

Au bout de quelques instants, il prenait sur un fauteuil le chapeau qu’il y avait posé à plat soi- gneusement sur les bords : c’était chez lui un prin- cipe absolu de poser ses chapeaux ainsi, pour em- pêcher, disait-il, les bords de tomber ; et il partait sans que Goriolis cherchât à le retenir.

Une fois dans la rue, au froid de l’air fouettant sa griserie, le mot de la bonne lui retombant dans la pensée avec le dîner, la journée, la première gêne, les singularités de Goriolis, Anatole marcha


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en se parlant tout haut à lui-même, se répétant tout le long du chemin : — ~ « Il n’y en a plus ! Il n’y en a plus ! »... En voilà une bonne que je re- tiens ! « Il n’y en a plus! »... Et sa migraine, à madame!... « Il n’y en a plus! »... Et toute la maison... ïo utre ! ïoutre ! ïoutres, les domes- tiques ! ïoutre , la femme ! ïoutre, le moutard, ïoutre, mon ami! ïoutre!... tous, ïoutre !... pas moi, ïoutre...


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La maîtresse avait frappé un grand coup en enlevant Goriolis de Paris, en brisant brusque- ment ses habitudes, en l’arrachant aux milieux de sa vie, en l’isolant et en le tenant près de deux an- nées sôus une influence que rien ne combattait, dans des endroits nouveaux qui ne lui parlaient pas de l’indépendance de son passé. Toutes les facilités s’étaient rencontrées là pour l’asservissement d’un homme malade, se croyant plus malade encore qu’il n’était, et disposé à accepter la volonté de l’être qui le soignait, comme on accepte une tasse de tisane, par fatigue, par ennui de lutter, par- ce renoncement à vouloir que fait chez les plus forts la pensée de la mort. Son autorité de garde-


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malade, la maîtresse l’avait peu à peu tout douce- ment étendue sur l’homme. Elle avait touché à ses sentiments, à ses instincts, à ses pensées. Goriolis s’était laissé lentement, enlacer, envelopper, du cœur à la cervelle, saisir tout entier, par ces mains de caresse remontant son drap ou lui croisant son paletot sur la poitrine, l’entourant à toute heure de chaleur, de tendresse, de dorloterie. Les attentions maternelles, si affectueusement grondeuses de Ma- nette, la solitude, le tête-à-tête, l’habitude que chaque jour ramène, ces deux forces lentes et dis- solvantes : le temps et la femme, avaient longue- ment usé les résistances de son caractère, ses instincts de soulèvement, ses efforts de rébellion. Des soumissions que la femme légitime n’impose pas au mari auquel elle est liée pour toujours, la maîtresse les avait imposées à l’amant qu’elle était libre de quitter : elle l’avait plié à une servitude de peur, à des retours craintifs et humiliés devant le moindre symptôme d’irritation, la plus petite me- nace de fâcherie. Un abandon, une rupture, un départ, c’était ce que Goriolis voyait aussitôt, et, dans une fièvre d’inquiétude, la terreur le prenait de perdre cette femme, la seule dont il pût être aimé et soigné, cette femme nécessaire à sa vie, et sans laquelle il n’imaginait pas l’avenir. Le maîtri- sant par là, le tenant lié par cet immense besoin qu’il avait d’elle, et qu’elle surexcitait, en l’inquié- tant, avec l’habileté et le génie de tact donnés aux


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plus médiocres intelligences de son sexe, Manette avait fini par faire pencher Goriolis vers ses ma- nières de voir à elle, ses façons de juger, ses anti- pathies, ses petitesses. Ce qu’elle avait obtenu de lui, ce n’avait point été une entière et brusque ab- dication de ses goûts, de ses instincts, de ses atta- ches de cœur : ce qui s’était fait dans Goriolis était plutôt une diminution dans l’absolue confiance de ses opinions. Entre elle et lui, il s’était produit l’effet de cette loi ironique qui veut que dans la communauté de deux intelligences, l’intelligence inférieure prédomine, marche à la longue fatale- ment sur l’autre, et donne ce spectacle étrange de tant d’hommes de talent ne voyant rien que par le petit objectif de la femme qui les a.

Il avait bien encore dans la tête, tout en haut de l’esprit et de l’âme, des idées auxquelles il ne lais- sait pas Manette toucher ; mais c’était tout ce que Manette n’avait pas encore atteint, abaissé et plié en lui. A mesure qu’il vivait de la société de cette femme, de sa causerie, de ses paroles, il perdait le mépris carré qui le défendait au premier jour contre l’impression de ce qu’elle lui disait. Il avait commencé par ne pas l’entendre quand elle lui parlait de choses qu’il ne voulait pas entendre; maintenant il l’écoutait, et, malgré lui, il l’enten- dait.

Cependant, quand il se retrouva à Paris, mieux portant, armé d’un peu plus d’énergie et de santé,


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renoué à ses connaissances, retrempé dans le cou- rant parisien, fouetté par des plaisanteries d’amis; quand il se vit, dans un quartier qu’il n’aimait pas, avec des domestiques insupportables, tomber à cette vie que lui faisait Manette, une vie antipathique à tous ses goûts, mortelle à ses amitiés, étroite, re~ îrillonnée, au-dessous de sa fortune, indigne de ses habitudes, Coriolis ne put réprimer un mouvement de révolte. Mais alors, il rencontra dans la volonté de Manette une espèce de force qu’il n’avait pas soupçonnée, une résistance qui paraissait toujours céder et qui ne cédait jamais, un entêtement sans violence, une sorte d’opiniâtreté ingénue, cares- sante, presque angélique. A tout, elle disait : Oui, et faisait comme si elle avait dit : Non. S’il s’em- portait, elle s’excusait : elle avait oublié, elle pen- sait ne pas le contrarier ; c’était de si peu d’impor- tance. Et pour tout ce qu’elle décidait, ce qu’elle commandait contre les ordres de Coriolis, contre son désir tacite ou formel, c’était le même jeu, la même justification tranquille et de sang-froid. Il y avait dans la forme de sa domination comme une . douceur passive, un air d’humilité désarmante, une sorte d’indolence apathique, devant lesquelles les colères de Coriolis étaient forcées de se dévorer.


T. il.


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La grande distraction de Goriolis avait été jusque- là de réunir deux ou trois amis à sa table. Il aimait ces dîners familiers qu’égayaient des causeries et des visages de vieux camarades ; et il avait pris une chère habitude de ces réceptions sans façon, qui étaient pour lui la fête et la récompense de sa jour- née 3 la récréation du soir où il oubliait la fatigue quotidienne de son travail, et se retrempait à la verve des autres.

Peu à peu, les dîneurs d’habitude devinrent rares et ne parurent plus que de loin en loin : Go- riolis s’en étonna. Qui les éloignait? Il montrait toujours le même plaisir à les voir. Et il ne pouvait accuser Manette de les renvoyer : elle n’avait pas avec eux la migraine qu’elle avait eue avec Anatole Elle les recevait aimablement, lui semblait-il, s’oc- cupait d’eux, les servait, n’avait jamais d’aigreur, ni de mauvaise humeur. Et cependant presque tous un à un désertaient. Ses plus vieux amis ne revenaient pas. Et quand Goriolis les rencontrait, ils essayaient de se dérober à la chaude insistance de son invitation, en s’excusant sur des prétextes.

Ge qui les chassait, c’était -ce qui chasse les a s


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d’un intérieur, l’absence de cordialité qui se répand et s’étend de la maîtresse de la maison à la maison même, l’accueil maussade et rechigné des murs, une espèce de mauvaise volonté des choses qu’on gêne et qu’on dérange, la sourde hostilité des meubles contre les hôtes, la chaise boiteuse, le feu qui ne prend pas, la lampe qui ne veut pas s’allu- mer, l’égarement des clefs de ménage qu’on cherche, l’ensemble de petits accidents conjurés pour le malaise de l’invité. Les délicats étaient en- core blessés fie l’accent d’amabilité de Manette ; ils y sentaient un ton d’effort et de commande, la grâce forcée d’une maîtresse obligée de les subir, leur en voulant comme d’une indiscrétion de s’être laissé inviter, et faisant, à travers son sourire, courir sur la table des regards qui semblaient faire des marques aux bouteilles. Ses attentions, l’occu- pation embarrassante qu’elle prenait d’eux, les plaintes en leur présence sur les plats manqués, les réprimandes sur le service, étaient chez elle autant de façons polies de les prier de ne pas revenir. Et pour les natures moins fines, moins sensibles, que ces façons de Manette ne blessaient point, il y avait autour de la table, pour les renvoyer, l’inso- lence des deux grandes bonnes, leur air grognon et lassé de la fatigue du dîner, le dédain de leur main à donner une assiette, leur impatience à attendre la fin du dessert, leur mine de domestiques à des gens qui ne viennent que pour manger.


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Dans l’espèce de rêve et d’échappement à la réa- lité où vivent les hommes dont la tête travaille et que remplit une œuvre, Coriolis, planant au-dessus de tous ces détails, ne s’apercevait de rien. Enfin, un jour qu’il invitait Massicot, devenu son voisin et resté l’un de ses derniers fidèles :

— Dîner? — lui répondit Massicot — je veux bien... mais au restaurant.

— Pourquoi ?

— Ah ! pourquoi?... Eh bien, parce que chez toi... chez toi, il me semble qu’il y a des cents d’épingles anglaises dans le crin de ma chaise, et qu'on me met quelque chose dans ma soupe qui m’empêche de la manger !... Tiens ! il y a des gens qui deviennent fous en regardant un anneau de ri- deau dans une chambre où leurs parents les ont embêtés... Moi, quand je regarde le papier de ta salle à manger, il me prend des envies de casser mon assiette sur le nez de tes bonnes.... et de prier ta femme... pas poliment... d’aller se coucher!


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Tout avait changé dans l’intérieur de Coriolis. Son petit logement n’était plus son grand et large appartement de la rue de Vaugirard. Son ate-


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lier, dépouillé de ce clinquant d'art sur lequel l’œil du coloriste aime à se promener, semblait vide et froid, presque pauvre.

Là-dedans, à la place du domestique et de l’an- cienne cuisinière, étaient installées les deux cou- sines de Manette, deux créatures à la désagréable tournure hommasse de bonnes de province, l’une retirée d’un service de ferme des Vosges, l’autre de la maison de Maréville, où elle soignait les fous.

Manette avait encore établi dans la maison sa vieille mère dont la colonne vertébrale était presque entièrement ankylosée, et qui, clouée et roide, restait à l’angle d’une cheminée, à un coin de feu, avec son serre-tête noir de veuve juive, sa figure orange, l’enfoncement sombre de ses yeux, l’automatisme effrayant de ses mouvements, le marmotage grommelant et redoutable de prières incompréhensibles. Dans l’escalier, à la porte, sans cesse, Goriolis rencontrait dans ses grandes jambes un jeune homme aux cheveux laineux, portant tou- jours un petit paquet enveloppé dans un mouchoir de couleur : c’était un frère de Manette. A de cer- tains jours, il entrevoyait dans le fond de la cui- sine des têtes pointues, des yeux louches et bril- lants, des lippes de ces nixkandlers , de ces industriels du trottoir et du boulevard sortis du petit village de Bischeim, près de Strasbourg.

Humblement, à pas rampants, la juiverie se


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glissait^ montait à la dérobée dans la maison, l'en- veloppait par-dessous, y mettait Pair de ses habi- tudes et la contagion de ses superstitions. Les deux cousines, conservées par la province plus près de leur culte et de leur origine, défaisaient peu à peu, dans Manette, l’indifférence et les oublis de la Pa- risienne. Elles la renfonçaient aux pratiques et aux idées du judaïsme, fouillant, retrouvant, ranimant dans la juive vieillissante la persistance immortelle de la race, ce qui reste toujours de juif dans le sang qui paraît ne plus du tout l’être.

Depuis le jour de la synagogue, Goriolis n’avait rien vu en elle de sa religion ni de son peuple. Ma- nette avait pourtant toujours gardé de ce côté de secrètes attaches. Il ne s’était guère passé de sa- medi sans qu’elle menât ce jour-là sa sortie ou sa promenade vers une petite place située à l’embran- chement de la rue des Rosiers, de la rue des Juifs, de la rue Pavée, de la rue du Roi-de-Sicile, dans ce rassemblement au soleil de l’après-midi que font là les juifs. C’était comme un besoin pour elle de passer et de repasser une ou deux fois à travers ces figures de gens qu’elle ne connaissait pas, aux- quels elle ne parlait pas, mais dont elle s’approchait, qu’elle touchait, et dont la vue lui donnait pour toute la semaine comme une espèce de communion avec les siens et avec une humanité de sa famille.

On arrivait à ne plus servir sur la table que des viandes tuées selon le rite traditionnel du schechita;


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on allait chercher de la choucroute rue des Rosiers. Maîtresses de l’intérieur, les femmes de la maison ne se gênaient plus pour soumettre Coriolis à la tyrannie des usages pour lesquels il avait de la répugnance.

Mais ce n’était là que de petits despotismes, ne faisant que taquiner, irriter, impatienter Coriolis. De plus graves ennuis, de poignants soucis de cœur lui venaient d’un bien autre envahissement de sa vie : il sentait la domination hostile de ces femmes toucher à l’affection de son enfant, et la détourner de lui. Son fils, à mesure qu’il grandissait, lui sem- blait aller à ces étrangères, se complaire dans leurs jupes, comme s’il était instinctivement attiré par une sympathie mystérieuse de consanguinité. Pour F avoir, pour en jouir, il était obligé d’aller le prendre, l’arracher à sa grand’mère qui, de sa vieille mémoire chevrotante, versant à la jeune ima- gination de l’enfant le merveilleux du Zeanah Su - renahj lui rabâchant des choses de vieux livres écrits en germanico-judaïque, le tenait charmé, ébloui devant les contes de l’Orient talmudique, les repas dont le vin sera celui d’Adam, dont le poisson sera le Léviathan avalant d’un seul coup un poisson de trois cents pieds, dont le rôti sera le taureau Behemot mangeant tous les jours le foin de mille montagnes.


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Grescent venait à peine trois ou quatre fois par an à Paris pour faire provision de toiles, de cou- leurs, de brosses, toucher le prix d’un tableau. A chacun de ces petits voyages, il ne manquait pas d’aller voir Coriolis, et passait le plus souvent avee lui toute une demi-journée.

Coriolis avait un grand plaisir à le revoir. Il retrouvait en lui un souvenir du bon temps de Bar- bison. Il aimait ce que le rustique artiste lui ap- portait de l’odeur et de la sérénité des champs. Et il était heureux de voir un brave homme heureux.

A une de ces visites : — Et Anatole ? se mit à dire Grescent... — J’ai été si habitué à le voir avec vous...

— Oh ! il y a bien longtemps, — fit Coriolis, embarrassé. — - Il est venu dîner un soir... Et puis, nous ne l’avons pas revu... je ne sais pas pour- quoi...

— Oh ! il a assez mangé ici... — dit Manette.

— Pauvre garçon. . . — reprit Grescent — on vient de me faire des plaintes sur lui au ministère pour la commande que je lui ai fait avoir... Il paraît qu’il ne finit pas sa copie. On lui a écrit pour l’inspection.


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— Je crois bien, — dit Manette, — il est si pa- resseux!... une vraie couleuvre...

— Après ça, peut-être, qu’il n’y a pas de sa faute... Dans sa position, il faut d’abord manger, il faut gagner son pain de chaque jour... Gueuse de misère tout de même dans nos états, quand on reste en route...

Et changeant de ton ; — Ah ça ! toi, — dit-il brusquement à Goriolis, — tu m’as toujours pro- mis un dessin... Ge n’est pas tout ça... il me faut mon dessin... Où est mon dessin?

— Tiens! là, au fond de l’atelier... le carton rouge... C’est ça...

Crescent se baissa, ouvrit le carton, commença à feuilleter : c’était un choix des plus beaux des- sins de Goriolis. Machinalement, il leva les yeux : il vit dans la psyché devant lui, Manette vivement rapprochée de Goriolis, lui faisant le signe de colère d’une femme furieuse de voir emporter de la mai- son un objet de valeur, quelque chose représentant de l’argent. Et presque aussitôt : — Non, pas le rouge, — lui cria Goriolis, — l’autre, à côté... le vert... tiens... là...

Crescent prit le carton vert, l’apporta à Goriolis.

Goriolis, avec un geste de tristesse, y prit un dessin, le mit sur une table, le retravailla, le recala longuement, puis le rendit à Crescent.

Quelques minutes après, Crescent lui serrait chaudement la main, et sortait sans saluer Manette.


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Les amis ainsi écartés, l’isolement refait à Paris autour de Coriolis, le travail incessant de la maî- tresse continua, poursuivant plus hardiment la di- minution, l’annihilation du maître de la maison, avec cette espèce d’écrasant despotisme que la femme du peuple met dans la domination domes- tique. Manette eut, comme la femme du peuple, ces tyrannies affichées, publiques, montrées devant les domestiques, les fournisseurs, les gens qui passent, et ôtant à un homme la dignité qu’une femme de la société laisse par pudeur à la faiblesse d’un mari. Coriolis perdait le gouvernement et le commandement de son intérieur ; on lui retirait des mains la direction de la maison; on lui ôtait de la bouche les ordres à donner. Il ne comptait plus, il n’entrait plus dans les arrangements qui se faisaient. Il n’était plus consulté pour tout ce que voulait Manette que par un : « N’est-ce pas, chéri? » qu’elle lui jetait de confiance, sans écouter sa ré- ponse. Il n’eut bientôt plus l’argent : la femme le prit comme dans un ménage d’ouvrier, le serra, le retint, s’habitua à le regarder comme une chose à elle, qu’elle lui donnait, et dpnt il devait lui dire


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Tasage. Des privations, des retranchements furent imposés à ses goûts. Goriolis avait un sentiment d’élégance de créole. Il s’était toujours mis de façon distinguée et dépensait largement pour tout ce qu’un homme des colonies appelle « son linge ». On le contraria là-dessus jusqu’à ce qu’il prit un petit tailleur travaillant à bon marché; et à peu de temps de là commença à se montrer dans sa toilette le coup de ciseau d’ouvrières de la maison.

Toute sa vie fut rabaissée, asservie à des habi- tudes ménagères, à la façon de vivre de ce trio de femmes qui, tous les jours, le tiraient un peu plus à elles, approchaient de lui leur familiarité, l’en- traînaient dans quelque place humble à un spec- tacle qui l’assommait, ou le poussaient à une soirée ministérielle pour le bien de ses affaires.

Ce fut comme une longue dépossession de lui- même, à la fin de laquelle il ne s’appartint presque plus. De soumissions en soumissions, Manette l’a- menait à être dans la maison un de ces grands en- fants qu’on soigne comme un petit enfant, un de ces êtres vaincus, désarmés, absorbés, dociles, qu’une femme mène, manœuvre, tapote, habille, cravate, embrasse, et qui, jusqu’au dehors et dans la rue, emportent la marque de leur humilité et de leur sujétion au logis.

Encore Manette le dédommageait-elle par des caresses, des chatteries, des affectuosités, des dou- ceurs : de temps en temps, il sentait passer dans le


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toucher de sa main les tendresses dont on flatte, pour le faire obéir, un animal domestique. Mais à côté de Manette, il y avait les deux cousines, les deux mauvaises figures, qui semblaient mépriser Goriolis en face, et rire ironiquement de sa dé- chéance. Avec leur air de dédaigner ses ordres, l’aigreur de leurs réponses, leur grossièreté amère, leur entente sournoise pour blesser ses goûts, ses préférences, ses manies, leur espèce de domination en sous-ordre, ces femmes entouraient Goriolis de son humiliation, et la lui rapportaient à toute heure. Ge qu’elles lui faisaient souffrir et dévorer, cette torture qui d’abord l’avait exaspéré, maintenant lui causait comme une peur : il se retournait vers Manette, implorait sa présence contre elles, lui demandait, quand par hasard elle sortait le soir, de revenir de bonne heure, pour ne pas être livré aux bonnes, leur appartenir toute la soirée.

On eût dit que, dans cet avilissement, les forces de résistance de Goriolis, tous les appareils de la volonté, tout ce qui tient debout le caractère d’un homme, cédaient peu à peu ainsi que cède la soli- dité d’un corps à la dissolution de cette maladie d’Egypte faisant des os quelque chose de mou qu’on peut nouer comme une corde.


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Et cette domination domestique, cette volonté substituée à la sienne dans le ménage, Coriolis commençait à les voir se glisser peu à peu jusqu’aux choses de son métier, de son art, essayer douce- ment de s’attaquer à l’artiste, s’approcher de son chevalet, toucher presque à son inspiration.

Quand Manette, à une ébauche qu’il lui mon- trait, jetait un glacial encouragement ; quand, à côté de lui, elle lui semblait faire la mine à ce qu’il bros- sait, ou bien seulement quand, avec l’admirable talent des femmes à jouer l’aveugle, elle affectait de ne pas voir ce qu’il peignait, Coriolis était pris dans son travail d’une impatience nerveuse qui lui faisait gâter son esquisse et son tableau. De sa toile, il ne percevait plus que les faiblesses, les difficultés, les côtés décourageants, ce qui arrête la verve en tuant l’illusion*, et il ne tardait pas à abandonner son œuvre commencée.

Coriolis, le Coriolis cabré toute sa vie sous les conseils des autres, avec le juste orgueil de sa va- leur } le Coriolis si dédaigneux de l’intelligence et des goûts d’art de la femme, si jaloux de ses sensa- tions propres, de son optique personnelle* de l’in-


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dépendance et de l’ombrageuse originalité de son tempérament 5 Goriolis acceptait des décourage- ments lui venant de cette femme ! L’habitude de lui obéir, de la consulter, de lui soumettre et de lui confier tout le reste de sa vie, l’avait mené lente- ment à cet asservissement où les faiblesses de l’homme descendent dans l’artiste, mettent sur sa peinture le nuage du front de sa maîtresse, entament sa foi en lui-même, et finissent par lui ôter le carac- tère jusque dans le talent.

Il n’osait s’avouer à lui-même cette influence de Manette. Il en repoussait l’idée, il n’y voulait pas croire, il se débattait sous elle. Et cependant, mal- gré lui, aux heures de ses réflexions solitaires, il se rappelait son exposition de 1 855, cette tentative dans laquelle il avait entrevu un nouvel horizon d’art. Il fallait bien qu’il en convînt avec lui-même : ce n’étaient point la presse, les criailleries des jour- naux, la morsure de la critique, qui l’avaient fait reculer devant le moderne, et abandonner le grand rêve de peindre son temps. C’était elle avec ses « rengaines » de mauvaise humeur, avec tout ce qu’elle lui avait dit ou laissé voir pour le détourner de l’art qui ne se vend pas, et le pousser à des ta- bleaux de vente. Car Manette, comme une femme et comme une juive, ne jugeait la valeur et le talent d’un homme qu’à cette basse mesure matérielle : l’achalandage et le prix vénal de ses œuvres. Pour elle, l’argent, en art, était tout et prouvait tout. Il


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était la, grande consécration apportée par le public. Aussi travaillait-elle infatigablement à mettre dans la carrière de Goriolis la tentation de l’argent. Elle comptait, faisait sonner à son oreille les gains des autres : elle l’étourdissait, l’humiliait des gros prix de celui-ci, de celui-là, des revenus de chaque an- née de la peinture de Garnotelle. Elle approchait encore de lui des ambitions mesquines, des aspira- tions bourgeoises, des velléités de candidature à l’Institut, toutes sortes d’appétits tournés vers le succès.

Vainement Goriolis essayait de ne pas l’entendre et de se fermer à ces excitations incessantes, à ces paroles qui avaient le retour et la patience de la goutte d’eau qui creuse : lui qui s’était jusque-là estimé si heureux d’avoir son pain sur la planche, d’être au-dessus des exigences, des concessions de misère qui déshonorent un talent ; lui, plein de dé- goût et de mépris pour tout ce qui sentait le com- merce chez les autres*, lui, l’amoureux et le reli- gieux de son art, qui avait fait de la peinture sa chose sainte et révérée, la religion désintéressée et le vœu sévère de son existence * lui qui, à l’idéal de sa vocation avait sacrifié des bonheurs de sa vie, du plaisir, un amour, les paresses du créole; lui, l’ar- tiste raffiné, délicat, rare, qui s’était presque fait un point d’honneur de tenir à distance la vogue et la mode; lui, dont la carrière n’avait été que fierté, liberté, pureté, indépendance, — il commençait à


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éprouver auprès de cette femme comme les premiers symptômes d’un ramollissement de sa conscience d’artiste.

Souvent une honte enragée le prenait, la honte d’une sorte de dégradation morale qui s’accomplis- sait graduellement en lui, la honte de quelqu’un qui va mettre une mauvaise action, le reniement de toute sa vie dans une vie d’honneur! Il s’en allait, ne revenait pas dîner, par horreur du contact de cette femme ; et, seul avec lui-même, dans quelque promenade de solitude, fouillant ses lâchetés, se penchant dessus, en sondant le fond, il se deman- dait avec angoisse, si, à force d’entendre ce mot, cette idée, ce maître et ce dieu de cette femme : l’Argent! revenir toujours dans sa bouche, juger tout, excuser tout, couronner tout pour elle, l’Ar- gent ne lui parlait pas déjà un peu aussi à lui.


CXLIV


Un moment arrivait où le talent de Coriolis pa- raissait vaincu, dompté par Manette, docile à ce qu’elle voulait de lui. L’artiste semblait se résigner aux exigences de la femme. De l’art, il se laissait glisser au métier. L’avenir qu’il avait rêvé, il l’a- îoumait. Ses projets, ses ambitions, la haute et


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vivante peinture qu’il avait eu l’idée de tenter, il les remettait, les repoussait à d’autres temps, quand un hasard vint, qui le rattacha violemment à ses œuvres passées, et, redressant l’homme dans le peintre, faillit lui faire briser d’un coup sa ser- vitude.

• Dans le débarras de tout le cher bric-à-brac que Manette avait su obtenir de son découragement, de son affaiblissement maladif, lors de leur départ pour le midi de la France, Manette avait encore voulu qu’il se dessaisît de ces deux toiles, la Révi- sion et le Mariage , qu’elle disait encombrantes et invendables. Goriolis, auquel ces deux tableaux rappelaient un insuccès et des attaques, ennuyé et souffrant de les voir, n’avait pas fait grande résis- tance ; et les deux toiles avaient été vendues, don- nées à un marchand de tableaux. De là, l’une de ces toiles, la Révision , passait chez un amateur, homme du monde, élégant brocanteur en chambre, littérateur de revue à ses heures, lequel ramassait depuis dix ans une galerie de modernes avec un sang-froid calculateur, jouant sur les noms nou- veaux comme un agioteur joue sur des valeurs d’avenir, et résolu à faire de sa vente un « grand coup ».

Cette vente annoncée, tambourinée, fit grand bruit. Un débutant littéraire, brillant et déjà re- marqué, voulant faire son trou et du bruit, cher- chant une personnalité sur laquelle il pût accrocher


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des idées neuves et remuantes, crut trouver son homme dans Goriolis. Trois grands articles d'en- thousiasme tapageur dans |le petit journal le plus lu attirèrent l’attention sur « le maître de la Révision ». Accouru à la vente, Paris, qui avait à peine retenu le nom de Goriolis et ne savait plus trop sur quel tableau le poser, fit la découverte de cette toile balayée par les regards indifférents du public à la grande Exposition de 1 855 . Des polé- miques s’enflammèrent, coururent de journaux en journaux. Goriolis prit les proportions d’une curio- sité et d’un grand homme méconnu.

L’heure des enchères venue, deux concurrents se trouvèrent en présence : un monsieur possédé de la rage de se faire connaître., du désir furieux d’une publicité quelconque, et un agent de change ayant besoin, pour rasseoir son crédit et écraser des bruits désastreux, de faire une dépense folle bien visible et annoncée dans les journaux. Entre cet intérêt et cette vanité, le tableau monta à une quinzaine de mille francs.

Goriolis avait été se voir vendre. Quand il rentra, Manette aperçut en lui comme un autre homme. Sa physionomie avait une telle expression de vo- lonté reconquise, de dureté résolue, presque mé- chante, qu’elle n’osa pas lui demander des nouvelles de la vente. Ce fut Goriolis qui, le premier, rompit le silence, en allant à elle.

— Ah ! vous êtes une femme qui entendez les


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affaires, vous ! — Et il laissa tomber avec un accent de mépris : les affaires.

— Ma Révision vient de se vendre... savez-vous combien? Quinze mille francs!... Ah! est-ce que vous croyez que ça me fait quelque chose?... Mais quand j’ai fait cela, vous n’étiez rien dans ma vie... rien que la femme qui vous sert de l’amour... comme elle vous cirerait vos bottes!... Eh bien! alors, j’étais quelqu’un, j’étais un peintre... je trouvais... Ah! vous avez eu une jolie idée de spé- culation!... Savez-vous ce que vous avez fait de moi? Un homme de métier, un faiseur de peinture au jour le jour, le domestique de la mode, des mar- chands, du public!... un misérable!... Tenez! pen- dant qu’on promenait ma Révision sur la table, dans les enchères, je regardais... Il y a des choses là-dedans... l’homme nu, le coup de lumière, le dos en bas dans l’ombre... Je me disais : Mais c’est beau, ça! Je sens que c’est beau!... On se pressait, on se penchait... et je voyais que c’était beau dans tous les yeux qui regardaient!... A présent? Mais je ne saurais plus fiche une machine comme ça, ma parole d’honneur! je crois que je ne pourrais plus... 11 faut pouvoir vouloir... Et c’est vous ! — dit-il en s’avançant, d’un air menaçant, vers Manette, — vous, à force de tourments, en étant toujours là derrière mon chevalet, avec vos paroles qui me jetaient du froid dans le dos... Ah ! ce que je serais aujourd’hui avec les tableaux que vous m’avez em-


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pêché de faire!... et l’argent que vous auriez gagné, vous!... Vous ne savez pas tout l’argent... C’est que maintenant, j’y pense aussi, moi, à ça... Vous m’avez passé de votre sang, tenez ! Dieu me par- donne!... Ah! vous avez bien vidé l’artiste!... Je vous hais, voyez-vous, je vous hais... Et voulez- vous que je vous dise! Il y a des jours... — et sa voix lente prit une douceur homicide—- des jours... où il me vient l’idée, mais l’idée très-sérieuse de commencer par vous, et de finir par moi, pour en finir de cette vie-là!...

Puis, après deux ou trois tours agités dans l’ate- lier, revenant à Manette, et lui parlant avec le ton d’une prière égarée :

— Mais parle donc!... dis au moins quelque chose!... Parle-moi!... ce que tu voudras!... mais parle-moi!... Tiens! j’ai peur de moi... Manette! Manette!

Puis, partant d’une espèce de rire cruel et fou :

— De l’argent? Ah! de l’argent!... Vrai, tu l’aimes? tu l’aimes tant que ça?... Eh bien, at- tends...

Il sonna.

Une des bonnes parut à la porte.

— Vous allez me descendre toutes les toiles qui sont dans la chambre en haut...

La bonne ne bougea pas et regarda Manette.

Coriolis fit un pas vers elle, un pas terrible qui lui fit dire : — Oui, monsieur...


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Quand toutes les toiles furent descendues, Co- riolis s’assit devant le poêle, l’ouvrit, y jeta une toile, la regarda brûler. Il prit une autre toile, l’ar- racha de son châssis. Manette, qui s’était levée, voulut la lui retirer des mains. #

— Allons, mon cher, — lui dit-elle avec son petit ton supérieur, — vous avez assez fait l’enfant... En voilà assez...

Coriolis saisit le poignet de Manette. Elle cria. Coriolis ne la lâcha pas, et la serrant toujours, il la mena jusqu’au divan, et là, de force, il la fit tomber dessus, assise, brusquement.

Puis il revint au poêle, arracha d’autres toiles, les jeta dans le feu. Il regardait le tableau plein d’huile et de couleurs qui se tordait, — puis Ma nette.

Un moment, Manette fit un mouvement pour sortir.

— Restez là! — lui dit Coriqlis, — ■ ou je vous attache avec une corde...

Et lentement, avec un visage qui avait l’air de jouir de ce sacrifice et de cette agonie de ses œu- vres, il se remit à brûler ses tableaux. Quand le dernier fut consumé, il tracassa lentement ce qui restait du tout, une espèce de morceau de minerai, le résidu du blanc d’argent de toutes les toiles brû- lées*, puis, prenant cela entre les tiges de la pin- cette, il alla à Manette et le lui jeta brutalement dans le creux de sa robe.




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— Tenez! voilà un lingot de cent mille francs!

— lui dit-il. é

— Ah ! — fit Manette avec un saut de terreur qui fit glisser à terre le lingot au bas de sa robe brûlée,

— me brûler !... lia voulu me brûler !

— Maintenant, — - lui dit Goriolis, — vous pou- vez vous en aller... Je irai plus besoin de vous.

Et il retomba, brisé, sur le divan.


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De tous les anciens amis de Goriolis, un seul n’a- vait pas été écarté par Manette : c’était Garno- telle. Elle avait pour lui l’estime, la considéra- tion, le respect que lui inspirait le succès d’argent. Elle le recevait avec des attentions complimen- teuses, des coquetteries d’infériorité et d’humilité qui blessaient cruellement Goriolis dans l’orgueil de sa valeur méconnue.

Attiré par ces amabilités, n’ayant plus à craindre les hostilités d’Anatole, Garnoîelle fréquentait assez assidûment la maison. Il avait toujours eu pour Goriolis une sorte de déférence ; et l’homme arrivé semblait encore goûter, avec ses instincts de paysan* de l’honneur à se frotter à l’amitié du gentil- homme.


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Puis il s’était passé dans sa vie, depuis un an, des événements qui le portaient à ce rapproche- ment. Nommé à l’Institut, il avait, avec une ad- mirable adresse, dénoué son mariage avec la fille du membre de l’Institut qui avait mené et emporté son élection. Mais, quoiqu’il eût mis dans cette af- faire délicate l’apparence des bons procédés de son côté, ce mariage manqué avait fait un assez mau- vais effet, d’autant plus que la rupture concordait, par une malheureuse coïncidence, avec un revers de fortune du père. Aussi rencontrait-il dans le corps où il venait d’entrer une froideur, une réserve presque hostile. Il se retournait alors vers le mi- nistère, les liaisons gouvernementales ; et avec les influences qu’il faisait jouer là, la pesée de sa per- sonnalité et de ses recommandations, il essayait, par les récompenses, les commandes, de gagner des reconnaissances, des sympathies, une clientèle avec laquelle il pût faire contre-poids à l’opinion publique et regagner de la considération.

- — Allons ! mon cher, — disait-il un soir à Go- riolis dans l’atelier à demi sombre et qui attendait la lampe, — permets-moi de te le dire, c’est de l’enfantillage...

Coriolis se promenait à grands pas.

Manette, à côté de Garnotelle, regardait se pro- mener Coriolis ; et elle avait un sourire méprisant, presque cruel.

Il y eut un long silence.


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— Tiens! — fît à la fin Coriolis, — je me sens trop vaniteux pour refuser...

— Ah! c’est bien heureux, — dit Manette.

— Mon cher, avant huit jours, ta nomination sera au Moniteur ... Manette peut acheter du ru- ban rouge... Dès demain, on aura ta réponse... J’irai moi-même...

Quand Goriolis fut couché, sa tête se mit à tra- vailler, et dans la petite fièvre qui lui vint, peu à peu ses idées se laissèrent aller à une irritation d’a- mertume. Il pensait à cette croix que l’opinion pu- blique lui avait donnée à son exposition de 1 853, et qu’on pensait à lui accorder après tant d’années, seulement maintenant, sur le bruit de cette der- nière vente. Il songeait à tous ceux de ses cama- rades qui l’avaient obtenue à côté de lui, derrière lui ; il se rappelait des nominations qui étaient presque des ironies; il retrouvait les noms, revoyait les ta- bleaux des individus. Il lui montait au cœur un soulèvement, la révolte légitime d’un homme de talent qui a la conscience d’avoir mérité la croix depuis longtemps, et qui trouve que quand le ruban attend pour lui venir ses cheveux blancs, ce n’est plus qu’une banale récompense à l’ancienneté. Il se demandait alors si ce n’était pas une lâcheté d’avoir accepté, et s’il n’était pas digne de lui de refuser une récompense qui arrivait trop tard et qu’il avait trop gagnée. Et peu à peu son orgueil parlait contre sa vanité : il était tenté par l’éclat de refuser la


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croix, de se singulariser par le mépris de ce ruban si envié, si quêté, si mendié. Une heure, deux heures, il y eut en lui la lutte de ses répugnances, le débat de sa nature, de l’homme, de l’artiste n’ayant pas la philosophie de Grescent, n’étant pas tout rempli et tout récompensé par Part seul, très- touché par toutes les faiblesses humaines de l’homme de talent, très -sensible au désir des mar- ques et des distinctions officielles de la célébrité.

A la fin, ses répugnances l’emportaient. Il lui semblait voir cette chose odieuse, et affreusement humiliante : sa croix au bout de la main de Gar- notelle.

Il se jeta au bas de son lit, alluma une bougie et se mit à écrire une lettre où la dignité orgueilleuse de son refus se cachait sous l’humilité d’une exagé- ration de modestie.

Le matin, il relut la lettre, la cacheta, et l’en- voya sans en dire un mot à Manette.


CXLVI


En apprenant ce refus de la croix, Manette fut prise d’un sentiment singulier. Il lui vint un pro- fond mépris, un mépris de femme d’affaires pour l’homme qui repoussait la chance s’offrant à lui, et

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qui manquait tout ce que la décoration donne à un artiste : la consécration officielle, la plus-value de la signature, l'achalandage commercial, la part aux commandes ministérielles. Dans ce refus que rien n'expliquait, n'excusait à ses yeux, et dont elle était incapable de comprendre la hauteur et la di- gnité, elle ne vit qu'une bêtise. Goriolis était désor- mais pour elle un homme jugé; il ne lui restait plus rien de ce qu'elle respectait et reconnaissait encore en lui : c’était un pur imbécile.

De ce jour, Manette devint une autre femme. Sa domination n'eut plus de caresse. Elle mit dans ses rapports avec Goriolis une sorte d'autorité de sé- cheresse. Elle ne sembla plus lui demander pardon de le faire obéir : ce qu'elle voulait, elle le voulut sans même le prier de le vouloir avec elle. Elle eut avec lui des ordres brefs, sans phrases, sans expli- cation, sans réplique, comme avec quelqu'un qui n'a pas le droit de demander plus. Elle prit, d'un air dégagé, l'assurance et le commandement d'une volonté nette et tranchante ; de sa voix se dégagea un ton impératif froid, posé, coupant. Ge fut si brusque, si décisif, que Goriolis en reçut comme le coup d’une soudaine interdiction : il resta, bras cassés, accablé, assommé.

Quelques jours après, un marchand de tableaux belge venait le voir le matin, et séance tenante, en présence de Manette qui débattait toutes les con- ditions de l'acte, Goriolis sig&âü un traité par le-


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quel il s’engageait à livrer un nombre de tableaux de chevalet par an, moyennant une rente annuelle.

C’était sa vie et son talent que Manette venait de lui faire vendre. Il avait tout accepté sans faire une objection : ses révoltes étaient à bout de forces, son énergie d’homme s’était brisée à jamais dans sa dernière scène avec Manette.


CXLVII

Alors commençait pour tous les deux le supplice du concubinage.

Manette apercevait dans Coriolis comme le fond noir des haines amassées par tout ce qu’elle lui avait fait souffrir, manger de hontes, dévorer d’a- vilissements, de chagrins, de désespoirs. Elle dis- cernait distinctement ce qui couvait en lui contre elle, toute l’horreur de l’homme pour la femme à laquelle il rapporte toutes les dégradations d’une chaîne indigne. Ce qu’il roulait sans rien dire à côté d’elle, les mauvaises pensées, les ressentiments de son orgueil et de son cœur, les injures qu’il re- tenait, les révoltes qu’il taisait, elle les sentait sor- tir de lui, l’atteindre, l’insulter. Des silences de Coriolis lui semblaient la maudire. Il la blessait avec ces regards qui vont de la maîtresse qu’on a


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au bras à de l'honnêteté de femme, à des ménages qui passent; il la blessait avec ses rêveries qu'elle croyait voir aller vers quelque pur amour, vers un souvenir de jeune fille, vers une idée ancienne de mariage, vers la vision et le regret d’une félicité manquée.

Sous ces reproches muets qui soufflètent une femme plus outrageusement que les brutalités d'un homme, les derniers liens attachant Manette à Co- riolis se rompaient. Ce qui reste involontairement d'habitude aimante chez une femme qui n’aime plus un amant, mais qui a été et qui demeure sa maîtresse, qui est la mère de son enfant, qui a en- core la chaleur de ses bras autour du cou, se brisa chez elle : son âme se referma, avec l’amertume de la femme ulcérée pour toujours, à ces douceurs qui reviennent de la mémoire des choses parta- gées, à ces pardons qui montent du côte -à- côte de la vie, à ce qui se laisse attendrir, désarmer par l'existence à deux et le contact du souvenir.

Et alors se fit dans le triste foyer, devant les cendres éteintes de leurs années vécues, l’horrible détachement de mort qui s’établit entre deux êtres vivant, mangeant, dormant ensemble, unis à tous les instants de l’existence, et se sentant séparés à jamais. Ce fut cet abominable éloignement du père et de la mère, que rien ne rapproche plus, pas même les jeux de leur enfant à leurs pieds; ce fut cette vie double, ennemie, .tiraillée et contrainte,


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pareille à la chaîne qui rive la haine de deux for- çats, cette vie en commun où chaque frottement est une irritation, où l’instinct même des corps s’évite et se fuit, où l’homme et la femme mettent la sépa- ration d’un vide entre leurs deux sommeils, comme s’ils avaient peur de mêler leurs rêves !

Heure épouvantable de ces amours, qui donne à l’amant la terreur de cette moitié de lui-même, as- sise dans son intérieur, entrée dans sa maison, et qui est là, contre lui, implacable, concentrée, lui cachant à peine le mal qu’elle lui veut, savourant les ennuis qu’elle lui fait avec les chagrins qu’elle lui souhaite, le défiant de la chasser, et sachant bien qu’il la gardera parce qu’elle le tient par l’ha- bitude, parce qu’elle le connaît lâche et se man- quant de parole à lui-même, parce qu’elle sait que son cœur est à l’âge des bassesses de cœur d’homme et qu’il a peur, comme les enfants, d’être tout seul !

Et à mesure que les deux êtres se blessaient da- vantage à leur accouplement, à l’indissolubilité d’un lien intime intolérable et détesté, il semblait se dégager de Manette contre Goriolis une espèce d’hostilité originelle. L’éloignement de la femme paraissait se compliquer et s’aggraver de la sépara- tion de la juive. Sans qu’elle en eût conscience, sans qu’elle s’en rendît compte, la juive, en reve- nant aux préjugés des siens, revenait peu à peu aux antipathies obscures et confuses de ses instincts,

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Une sorte de sentiment nouveau et naissant, im- personnel, irraisonné, lui faisait vaguement aper- cevoir dans la personne de Goriolis le chrétien contre lequel toujours, dans le creux de toute âme juive, persiste la tradition des haines, l’amertume de siècles d’humiliation, tout ce qu’une race écla- boussée du sang d’un Dieu peut avoir de fiel recuit. Il y avait au fond d’elle à l’état latent, naturel, presque animal, un peu de ces sentiments échappés à un roi juif de l’Argent, lorsque dans un moment d’expansion, dans une de ces ivresses où l’on s’ou- vre, il répondait à des amis qui lui demandaient le plaisir qu’il pouvait avoir à toujours travailler à être riche : « Ah! vous ne savez pas ce que c’est que de sentir sous ses bottes un tas de chrétiens ! »

Ce plaisir haineux, cette vengeance réduite à la mesure d’une femme, Manette les goûtait en sen- tant Goriolis sous le talon de sa bottine.

La juive jouissait, comme d’une revanche, de la servitude de cet homme d’une autre foi, d’un autre baptême, d’un autre Dieu ; en sorte qu’on aurait pu voir, — ironie des choses qui finissent! — la bizarre survie des vieilles vendettas humaines, des conflits de religions, des rancunes de dix-huit siè- cles, mettre comme le reste des entre-mangeries de races, de la race indo-germanique et de la race sé- mitique, là, en plein Paris, dans un atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, tout au fond de ce misérable concubinage d’un peintre et d’un modèle.


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Plus de deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où Anatole avait dîné pour la dernière fois chez Goriolis. Il sortait du palais de l’Industrie, où il venait de commencer un second portrait de l’Em- pereur, dont Crescent lui avait fait obtenir la com- mande, et il parlait à une femme encore jeune qui, marchant à côté de lui, semblait écouter religieuse- ment ses paroles :

Oui, ma chère dame, — disait sentencieuse- ment Anatole, — voilà la recette pour faire un Em- pereur dans les prix doux..,. La première fois, on fait des folies, on se laisse aller, on s’enfonce... Mais la seconde, plus de ça..., on devient sage... Et comme j’ai un véritable intérêt pour vous — son sourire eut une nuance de galanterie, — je vais vous donner mon expérience à l’œil... La toile, vous savez, c’est cinquante-huit francs, plus le cal- que, acheté à part cinq francs... Maintenant, at- tention! Gnien a qui, pour le pantalon blanc et le manteau d’hermine, se fendent de huit vessies de blanc d’argent à cinq sous, total quarante sous... Moi, malin, avec quatre vessies de blanc de plomb


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à quatre sous, quatre fois quatre font seize, je fais mon affaire... J’en suis pour lui mettre un peu de jaune de Naples dans la culotte, et un peu de bi- tume dans les ombres et les demi-teintes de l’her- mine, vous comprenez ? Pour les ors de l’épaulette, du collier, des parements, de la ceinture, du fau- teuil, de la couronne, du sceptre, des crépines, de la table, c’est bien simple : une préparation d’ocre jaune pour les lumières et de bitume pour les om- bres... Toutes les ombres de la toile, bien entendu, préparées au brun-rouge... Alors vous repiquez les lumières avec du jaune de chrome foncé et du jaune de Naples, et les brillants cassés avec du jaune de chrome brillant, de bonnes vessies de chrome à quinze et vingt centimes..» Il existe des gens sans économie qui fourrent là-dedans du jaune indien, qui coûte des prix fous le tube, vous ne l’ignorez pas : c’est la ruine des familles... Point de siccatif de Harlem, ni de siccatif de Gourtray, tout à l’huile grasse ordinaire... Inutile de vous recom- mander cela... Ah ! j’ai encore trouvé le moyen de remplacer le vert émeraude par du bleu minéral, qui ne coûte qu’un sou de plus que le bleu de Prusse...

En donnant ces conseils à la copiste, Anatole était arrivé dans les Champs-Elysées à la place d’un jeu de boules. Tout à coup, il s’interrompit et s’ar- rêta, en apercevant, dans le groupe des spectateurs, quelqu’un qui suivait le roulement des boules, la


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tête en avant et découverte, les reins pliés, son chapeau à la main derrière son dos. Il regarda cette tête où des cheveux presque blancs, coupés ras, contrastaient avec le noir des sourcils, restés durement noirs. Il examina tout cet homme cassé, ravagé, chargé en quelques mois de vingt ans de vieillesse : stupéfait, il reconnut Goriolis.

— Adieu ! — dit-il brusquement en quittant la femme étonnée, — - à demain...

A quelques pas, il lui jeta : — Mais surtout, ne glacez jamais avec de la capucine rose, de la laque Robert, de la laque de Smyrne!... rien que de la bonne laque fine à neuf sous!...

Et il marcha vers Goriolis.

— Tu n’en as pas un... un cigare? — Ce fut le premier mot de Goriolis. — Non, c’est vrai, toi tu fumes la cigarette... Elle ne me donne que de quoi m’en acheter deux, figure-toi !...

Et saisissant le bras d’Anatole, s’y accrochant, s’attachant, se cramponnant à lui, le touchant de son grand corps penché, avec un air heureux de le tenir et qui ne voulait pas le lâcher, il se mit à lui parler de « cette femme », comme il l’appelait, de cette tyrannie qui ne lui laissait pas un sou, qui ne lui permettait pas de voir ses amis, du malheur de l’avoir rencontrée, de tout ce qu’il souffrait dans cet intérieur, de sa vie, une vie d’aplatisse- ment, de solitude, de lâcheté...

Il disait cela vivement, précipitamment avec des


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éclats de voix tout à coup réprimés, des gestes vio- lents qui s’arrêtaient comme effrayés.

— Tu ne l’as pas vue... tu ne Pas pas vue avec son visage méchant, le visage qu’elle a pour moi. . . Ah! ce qui vient dans une figure de juive avec l’âge... la Parque qui se lève dans la femme... ce nez qui devient crochu... et ses yeux aigus... ses yeux! Les as-tu jamais bien regardés?... Ces yeux!.., — - murmura Goriolis en baissant la voix. — ■ Ah! les femmes!... Tu étais avec une femme tout à l’heure, toi ?

— Oui, une pauvre diablesse... Ça a été riche, élevée dans le luxe, au piano... Une canaille de mari qui a tout mangé et l’a plantée là avec deux enfants... Et maintenant, il faut vivre avec un talent d’agrément...

Le triste roman de misère esquissé dans les quelques mots d’Anatole ne parut pas entrer dans l’oreille de Goriolis. Il en était venu à cette mons- trueuse surdité des grandes douleurs qui ne laissent plus entendre à un homme la souffrance des autres. Sans dire à Anatole un mot d’intérêt, sans lui parler de lui, de sa mère, sans s’inquiéter de ce qu’il était devenu depuis deux ans, et s’il avait de quoi manger, il se mit à lui repeindre l’enfer de sa vie. Le promenant, le repromenant sous les arbres des Champs-Elysées, gardant son bras, se collant à lui, il lui rabâcha ses plaintes, ses lamentations, ses jérémiades.


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Accoutumé à lui voir dévorer ses maladies et ses chagrins, Anatole ne put se défendre d’un triste étonnement, en retrouvant cet homme si fort, si concentré, si maître de lui-même, descendu à cela : — à dire peureusement du mal de cette femme, à s’en venger comme un enfant qui cafarde derrière le dos de son tyran !


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A partir de cette rencontre, presque tous les jours, à sa sortie, Anatole trouva Goriolis l’atten- dant.

Coriolis était là, un quart d’heure avant, il se promenait de long en large devant la porte, il guettait*, et aussitôt qu’ Anatole paraissait, il s’em~ parait de lui, et tout de suite, brusquement, du premier mot, il soulageait sa misérable faiblesse dans le débordement de lamentations où il essayait de vider et de dégorger ses souffrances.

— Une vraie juiverie, la maison, maintenant ! — lui disait-il un jour. — Non, tu n’as pas idée... C’est le sabbat chez moi, le sabbat!... Ce sont les deux cousines qui sont à présent plus maîtresses qu'elle, et qui la tournent et la retournent comme un gant... Il y a la vieille paralysée qui fait tourner les


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sauces en marmottant de l’hébreu dessus. . . Et puis, c’est le scrofuleux de frère... Il vient une parente... qui travaille pour la synagogue, qui est brodeuse en sepharim ... Je sais de leurs mots, tiens, à pré- sent!... Horrible, celle-là!... Et puis, un tas de revenants de l’Ancien Testament, des parents, des juifs d’Alsace, est-ce que je sais! des gens qui ont des paletots verts avec des boutons bleps en acier, et des bâtons avec une poignée entourée de laine rouge et de fils de laiton... des coreligionnaires d’on ne sait où, qui viennent manger, « s’asseoir sous la lampe », comme ils disent... Et des têtes!... Ah! je suis puni d’avoir aimé Rembrandt ! Il me semble que mon intérieur grouille de ses fonds d’eau- fortes... Et les cuisines qu’ils font, si tu savais!... des cuisines à eux, comme en Alsace, pour les noces, des panades où ils mettent des mèches de bonnet de coton... Oui!... Ces jours-là, je me sauve de chez moi... Non, c’est trop fort, que toute cette abomination de marchands de lorgnettes descende chez moi comme à l’auberge!... Tiens! tu sais, la cousine, la grande, avec ses cheveux comme un incendie, son visage terrible... celle qui ressemble à la prostituée de l’Apocalypse... qui a été chez les fous... Ah ! les pauvres fous, ils ont dû souffrir !... est-ce qu’elle ne connaît pas des infirmiers de Cha- renton?... Et elle les amène à dîner!... Ils viennent avec les fous qu’ils sont chargés de promener... Avant-hier, il y en a eu un qui est redevenu fou à


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la cuisine... Il a fallu aller chercher la garde... C’est amusant... Des fous, conçois-tu? On m’amène des fous chez moi ! Oui... et tu veux que je continue à supporter cela?..*

Et voyant qu’ Anatole, lassé de l’écouter, essayait de se dégager :

— Tu me quittes déjà?... Encore un quart d’heure... Tiens! dix minutes, rien que dix minutes...

■— Non, je t’assure... je vais te dire... il y a une heure que je devrais être parti... Tu vas com- prendre. . . figure-toi qu’il y a trois jours que maman a cassé ses lunettes... Voilà trois jours qu’elle ne peut rien faire, ni travailler, ni lire... J’ai eu seule- ment ce matin de quoi lui en commander... je dois les prendre en route... Elle m’attend comme ses yeux, tu penses...

— Toi? — dit Coriolis en se décidant à lui lâcher le bras. — Eh bien, ça ne fait rien...

Il s’arrêta et le regarda.

— Tu es tout de même bien heureux !...


CL


Puis Coriolis disparut. Anatole ne le revit pas. Des mois se passèrent sans qu'il le trouvât à la

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T. II.


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porte du palais de l’Industrie. ïl ne savait ce qu’il était devenu, lorsque, par un jour d’octobre, il fut étonné d’être accosté par lui, à sa sortie.

— Tiens ! te voilà? — fit-il. — Y a-t-il long- temps !...

— Oui, il y a longtemps... très-longtemps...— dit Goriolis lentement, comme si lui seul, dans sa vie, pouvait mesurer la longueur douloureuse du temps.

Et passant sous son bras le bras d’Anatole, en lui retenant amicalement la main dans la sienne :

— Es-tu content? Ça va-t-il?

— Oui... Et toi? — fit Anatole surpris de cette tendresse inaccoutumée de Goriolis.

— Moi ? Ah ! moi... je deviens raisonnable... — dit-il d’une voix sourde. — Tu comprends bien, mon ami, quand il y a un homme d’intelligence, il faut qu’il se trouve une femelle pour lui mettre la patte dessus, le déchirer, lui mordre le cœur, lui tuer ce qu’il y a dedans, et puis encore ce qu’il y a là... — et il se toucha le front, — enfin le manger!... On a toujours vu ça... Ça arrive tous les jours... Et il faut vraiment être bien enfant pour s’en plaindre... c’est ridicule...

ïl jeta cela avec une ironie presque sauvage.

— Je sais bien... il y a un moyen de casser ces machines-là...

Ses mains firent devant lyi le mouvement ner-


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veux et enragé de serrer, comme des mains qui étranglent.

— Qui, il faudrait des choses... pas bien... Il faudrait... des meurtres... Ah! dans le temps!...

Ses yeux brillèrent; une lueur féroce y passa, dans laquelle Anatole retrouva le feu fauve des colères de jeune homme de son ami. Mais aussitôt cela tomba.

— Maintenant, je suis une...

Et il dit un mot ignoble.

— Ah ! si tu veux voir un homme qui ne trouve pas la vie drôle...

Il essaya de faire avec les doigts le geste, le balancement chinois d’un comique en vogue; mais de l’eau monta à ses paupières, et sa blague finit dans l’horrible étouffement brisé d’une voix d’homme qui se mouille de larmes de femme.

Il reprit :

— Ah ! oui, un joli instrument pour faire souffrir un homme, cette poupée-là!... Tiens! je ne sais plus si j’ai du talent... Non, vrai, je ne sais plus !... Je n’y vois plus... Je suis comme un homme que j’ai vu une fois, assommé dans une rixe à une bar- rière, et qui marchait devant lui, dans un sillon... Il ne savait plus, il allait... stupide, comme moi... On entre dans mon atelier, on me trouve à mon chevalet, n’est-ce pas? Si l’on regardait mes brosses et ma palette, on verrait que c’est sec... Je dormais dans quelque coin, j’ai entendu qu’on


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venait... je me suis levé pour faire croire que je peignais. Je ne peins plus, je fais semblant... je fais semblant!... comprends-tu?... Et elle est tou- jours là, dans mon dos... Quand je n’en peux plus, que je me jette sur mon divan, elle vient voir.. Elle a fait des trous dans le mur pour me mou- charder!.. Quand elle sort, j’ai les yeux des cou- sines sur moi, je les sens... Oh! on me soigne... Pardieu! c’est moi qui fais aller la maison... Je suis le bœuf, moi!... Quand je sors... tiens ! aujour- d’hui... c’est comme si je leur mangeais une bou- chée dans la bouche...

11 s’arrêta un moment ; puis :

— Tu sais, mon enfant? mon fils, qui était si beau?... Eh bien, il est affreux... il est devenu affreux ! — • dit-il avec une espèce de rire amer qui fit mal à Anatole. — C’est maintenant un vrai mérinos noir... Ah ! je te réponds qu’il n’aura pas besoin d’un professeur d’arithmétique, celui-là !... Mon fils, ça! mais il n’a rien de moi, rien des miens... rien ! Tiens, il y a des moments où je crois que c’est l’âme de quelque grand-père qui vendait de la ferraille dans un faubourg de Varsovie... Un affreux petit bonhomme, vois- tu!... Et si tu l’en- tendais me dire ce qu’elles l’ont dressé à me dire toute la journée : Papa> tu ne fais rien... si tu l’entendais!

Et passant tout à coup à une autre idée :

— Viens-tu avec moi jusqu’à la rue du Bac? Je


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voudrais te faire voir un tableau nouveau que je viens d’exposer...

Arrivé rue du Bac, il poussa Anatole devant la devanture où était son tableau.

Anatole regarda, et après quelques compliments vagues, il se dépêcha de se sauver : il lui semblait qu’il venait de voir la folie d’un talent.


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Un bizarre phénomène avait fini par se produire chez Coriolis. Avec l’énervement de l’homme, une surexcitation était venue à l’organe artiste du peintre. Le sens de la couleur, s’exaltant en lui, avait troublé, déréglé, enfiévré sa vision. Ses yeux étaient devenus presque fous. Peu à peu, il avait été pris comme d’une grande et pénible désillusion devant ses admirations anciennes. Les toiles, qui autrefois lui avaient paru les plus splendides et les plus éclairées, ne lui donnaient plus de sensation lumineuse : il les revoyait éteintes, passées.

Au Louvre même, dans le Salon carré, ces quatre murs de chefs-d’œuvre ne lui semblaient plus rayonner. Le Salon s’assombrissait, et arrivait à ne plus lui montrer qu’une sorte de momification


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des couleurs sous la patine et le jaunissement du temps. De la lumière, il ne retrouvait plus là que la mémoire pâlie. Il sentait quelque chose man- quer dans le rendez-vous de ces tableaux immor- tels : le soleil. Une monotone impression de noir lui venait devant les plus grands coloristes, et il cherchait vainement le Midi de la Chair et de la Vie dans les plus beaux tableaux.

La lumière, il était arrivé à ne plus la concevoir, la voir, que dans l’intensité, la gloire flamboyante, la diffusion, l’aveuglement de rayonnement, les électricités de l’orage, le flamboiement des apo- théoses de théâtre, le feu d’artifice du grésil, le blanc incendie du magnésium. Du jour, il n’essayait plus de peindre que l’éblouissement. A l’exemple de certains coloristes qui, la maturité de leur talent franchie, perdent dans l’excès la dominante de leur talent, Coriolis, un moment arrêté à une solide et sobre coloration, était revenu, dans ces derniers temps, à sa première manière, et peu à peu, à force d’en exagérer la vivacité d’éclairage, la trans- parence, la limpidité, l’ensoleillement féerique, l’al- lumage enragé, l’étincellement,il se laissait entraîner à une peinture véritablement illuminée ; et dans son regard, il descendait un peu de cette hallucination du grand Turner qui, sur la fin de sa vie, blessé par l’ombre des tableaux, mécontent de la lumière peinte jusqu’à lui, mécontent même du jour de son temps, essayait de s’élever, dans une toile, avec


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le rêve des couleurs, à un jour vierge et primordial, à la Lumière avant le Déluge.

Il cherchait partout de quoi monter sa palette, chauffer ses tons, les enflammer, les brillanter. Devant les vitrines de minéralogie, essayant de voler la Nature, de ravir et d’emporter les feux multicolores de ces pétrifications et de ces cris- tallisations d’éclairs, il s’arrêtait à ces bleus d’azu- rite, d’un bleu d’émail chinois, à ces bleus dé- faillants des cuivres oxydés, au bleu céleste de la lazulite allant du bleu de roi au bleu de l’eau. Il suivait toute la gamme du rouge, des mercures sulfurés, carmins et saignants, jusqu’au rouge noir de l’hématite, et rêvait à Vamatito , la couleur perdue du seizième siècle, la couleur cardinale, la vraie pourpre de Rome. Il suivait les ors et les verts queue de paon des poudingues diluviens, les verts de velours, les verts changeants et bleuissants des cuivres arséniatés, le vert de lézard du feldspath; l’infinie variété des jaunes, du jaune serin au jaune miellé des orpiments cristallisés et des fluorines ; les couleurs embrasées des cuivres pyriteux, les cou- leurs de pierres roses ou violettes, qui font penser à des fleurs de cristal.

Des minéraux, il passait aux coquilles, aux colo- rations mères de la tendresse et de l’idéal du ton, à toutes ces variations du rose dans une fonte de por- celaine, depuis la pourpre ténébreuse jusqu’au rose mourant, à la nacre noyant le prisme dans son lait.


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Il allait à toutes les irisations, aux opalisations d’arc-en-ciel, miroitantes sur le verre antique sorti de terre comme avec du ciel enterré. Il se mettait dans les yeux l’azur du saphir, le sang du rubis, l’orient de la perle, l’eau du diamant. Pour peindre, le peintre croyait avoir maintenant besoin de tout ce qui brille, de tout ce qui brûle dans le Ciel, dans la Terre, dans la Mer,


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— Comment î c’est vous, madame Crescent ? — fit Anatole qui était couché. La brusque entrée de madame Crescent venait de le réveiller du délicieux sommeil de dix heures du matin. — Vous, chez moi ? chez un jeune homme !

— Bêta ! — dit madame Crescent, — il est joli, le jeune homme ! Avec ça que les hommes m’ont jamais fait peur... Ouf! — fit-elle en soufflant comme si elle allait étouffer. — Eh bien ! ce n’est pas sans peine qu’on te déniche... En voilà une horreur, ta rue !

— La rue du Gindre, madame!... La porte à côté du bureau de Bienfaisance. . . l’appartement à côté de la pompe... je trouve le matin des têtards


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dans ma cuvette!... Quand j’éternue, ça fait lever le papier... un détail!... Une boutique de porteur d’eau qu’on ne louait pas... On me l’a laissée à dix francs par mois... les champignons compris... Ça ne fait rien, ma brave madame Crescent, vous voyez quelqu’un de crânement heureux... Ah! j’en ai passé de dures avant ça!... Trois jours, pas ce qui s’appelle ça sous la dent!... Zéro à l’heure des re- pas... Je me couchais gris... Ah! dame, gris, vous comprenez... Mais, psit! un changement à vue, une fortune ! De la chance ! Moi qui aurais dû crever, finir par la Morgue... Car, voilà!... Eh bien! pas du tout... Concevez-vous? M’amuser, bien dîner, être heureux, me payer des dîners à vingt-cinq sous!... Cinq jours de noce, là, à ne rien faire... Ah! rien... On aurait pu venir m’offrir n’importe quoi pour faire quelque chose... Le premier jour je me suis régalé du Jardin d’acclimatation, et je n’en suis sorti qu’à six heures... Il y a un oiseau, voyez- vous, madame Crescent, un oiseau... je ne vous dis que ça... Par exemple, cette fois- ci, mes créan- ciers... rien, pas unmonaco. Trop bête, de ne pas garder un sou. . . On ne m’y repincera plus. . . Quand j’ai reçu mon argent, toc! j’ai acheté un parapluie d’abord... C’est drôle, hein? moi, d'acheter un pa- rapluie? Comme il faut que j’aie mûri! Et puis, trois chemises à quatre francs cinquante... Pas mal, hein ? ce petit paletot-là pour dix-huit francs ?... le gilet, quatre francs... Et deux paires de bot-


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tines... pas une... deux!... Ah! voilà comme je m’y mets, moi, quand je m’y mets... Ah! c’est toi...

Un gamin venait d’entrer, apportant à Anatole une tasse de café au lait.

— Tu reviendras demain... Aujourd’hui congé, pas de leçon... c’est saint Barnabé!

Et, revenant à madame Grescent, quand l’enfant fut parti : — Je suis très-bien ici... La portière me fait mon ménage à l œil , pour des leçons que je donne à son moutard, à ce petit idiot-là... Il n’a pas la moindre disposition... Ça ne fait rien... Cette vieille bête de femme est si enchantée que, dans les premiers temps, elle m’envoyait un verre de vin avec mon café... des attentions à toucher un frot- teur!... Ça s’arrange très-bien... Pendant qu’elle est là qui brosse mes affaires, qui cire mes souliers, je colle ma leçon au petit... Hein? de beaux draps ? Je m’en suis aussi payé deux paires avec quatre taies d’oreiller... Oh! je suis requinqué... Voyez- vous! maintenant, je mène une vie d’un rangé! je rentre tous les soirs de bonne heure pour me sentir bien chez moi, jouir de tout ça, de mon petit intérieur... Je m’amollis dans le bien-être, quoi!... Quand je suis là-dedans, dans mes draps, avec une bougie, je me sens un bonheur!... Dire que j’ai encore soixante francs en or, là-haut, sur ce cadre!... Moi qui depuis des temps ne me suis ja- mais vu d’avance pour plus de trois jours,.. Enfin,


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' î ' '■ ' - - ’ ’ ’ .

c’est un secours de deux cents francs qui m'est joli- ment tombé. . .

— Ah S tu es si heureux que çà? — fit madame Crescent avec un air embarrassé.

— On dirait que ça vous fait de la peine ?

— Non... mais c'est que...

Elle s'arrêta.

— C'est que... quoi?

— Je t’apportais quelque chose...

Et elle tira gauchement de sa poche une lettre qui avait l'apparence d’une lettre ministérielle.

— Une commande? — fit Anatole en la re- gardant.

— Non, tu n'es pas assez gentil pour ça... Com- ment, petite saleté, nous te faisons avoir une copie... tu ne viens pas nous voir... On t'en a après ça une seconde : tu ne remues ni pied ni aile pour nous donner de tes nouvelles... Eh bien! moi, je pensais à toi, animal... Je ne sais pas pourquoi... Vois-tu, au fond, il n'y a que nous deux qui ai-* mions vraiment les bêtes...

— Voyons, ma bonne madame Crescent... cette lettre ?

— Oh ! c’est rien, — dit madame Crescent, — c'est rien... — Et elle devint rouge. — On croit souvent, comme ça, faire pour le bien... moi, je croyais... et puis, pas du tout... tu es riche... te voilà avec soixante francs... Je pouvais tomber, un jour, n'est-ce pas? où tu n'aurais pas été si fier...


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Enfin, que veux-tu, une idée... Si ça ne te va pas, il ne faut pas pour ça m’en vouloir... Parce que, vrai, moi, c’était pour toi... — fit la grosse femme avec une adorable humilité honteuse. — Moi, je suis une bête... la langue me brouille... je ne sais pas tourner les choses. Eh bien ! voilà comme ça m’est venu... Nous étions donc comme ça à avoir de tes nouvelles, de bric et de broc, par les uns, par les autres... Moi j’ai bien vu qu’au fond, les commandes, tout ça, ça ne te tirait pas de peine... Ça te faisait manger deux ou trois mois, et puis c’était toujours à recommencer... Eh bien! alors, moi je me suis mise dans mes rêves... C’est devenu ma colique de te savoir comme ça... je me suis dit : Voilà un homme qui aime les bêtes... Si on voyait à lui trouver une petite place, où il serait comme qui dirait dans ses amours, avec la maman... Au fait, et la maman?

— Je l’ai emballée pour la province, chez une amie, en attendant une embellie... C’était trop lourd, à la fin le ménage... je me suis chargé de la liquidation... C’est ça qui m’a mis à sec.

— Eh bien! n’est-ce pas, si vous aviez comme ça, tous les deux, le pain et la caboulée... Tu sais, moi, quand j’ai une idée dans la tête... ça me trot- tait... Voilà la cour qui vient à Fontainebleau... 11 nous tombe chez nous quelqu’un de bien... Merci! ce n’était pas de la chenille... un ministre, s’il vous plaît! de... de je ne sais plus quoi.. Oh! un homme


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avec un front comme une porte de grange... IJ voulait absolument avoir une décoration de son salon par Grescent... Tu sais que c'est moi qui fais les affaires... Lui, tu le connais, sorti de sa méca- nique de peinture, cet empoté-là ! le sabot d'un co- chon serait aussi malin que lui... Si je n'étais pas là, il laisserait tout aller... Alors, quand nous avons été arrangés à peu près sur le prix... Ma foi!... il avait l’air si bon enfant, ce ministre... je lui ai dit que je voulais mes épingles... Il m'a dit : Quoi?... Eh bien ! que je lui ai fait, je voudrais une petite place dans votre Jardin des plantes pour quel- qu’un... Il a commencé à me dire que ça ne se don- nait pas comme ça... que c'était difficile, qu'il ne savait pas... Un tas de raisons... Monseigneur que je lui ai dit... Ah ! je n'ai pas bronché, je lui ai dit : Monseigneur... rien de fait, Grescent ne vous fera pas chez vous seulement grand comme la main, sans que j'aie ça pour un pauvre garçon qui a sa mère sur les bras... Et voilà ta lettre... je n'ai pu que. ça... Oh ! je me mets bien dans ta peau, va... je comprends... je me rends compte... un artiste, ce n’est pas tout le monde, je sais ce que c'est... on a ses idées, on tient à son état... Quand on a eu le courage jusqu’à quarante ans, qu'on s'est fait toute la vie des imaginations à ça... Après ça, tu pourras te lever plus matin, faire encore quelque chose... Et puis, quelquefois, on peint là-dedans, à ce qu'il paraît. . . on peint quelque chose. . . un modèle de pois-


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son... C’est du pain, vois-tu... C’est pour manger tous les jours... Tu n’es pas seul, songe donc! Et puis les années commencent à te monter sur la tête, sais-tu ?

Et elle avança timidement la lettre sur le pied du lit.

Anatole prit la lettre, la retourna dans ses mains, avec une expression presque douloureuse, et la re- posa sans l’ouvrir. Il lui semblait qu’il y avait là- dedans la mort honteuse du rêve de toute sa vie. Madame Crescent était allée prendre les trois pièces d’or posées sur le rebord du cadre. Elle revint à Anatole en les tenant dans sa main ouverte.

— Sais-tu, — dit-elle doucement à Anatole, — - ce que c’est que cet argent-là, mon enfant? C’est de l’argent qui n’est pas gagné... et de l’argent qui n’est pas gagné, c’est de la charité... une vilaine monnaie, je te dis, dans la main d’un homme qui a ses quatre pattes...

Anatole baissa sur son drap un regard sérieux, reprit la lettre, l’ouvrit, y lut sa nomination d’aide préparateur au Jardin des Plantes. Il la reposa sur son drap, la regarda quelque temps de loin sans rien dire. Puis tout à coup, criant : — Enfoncée la Gloire ! — il se jeta au bas de son lit pour embrasser madame Crescent, en oubliant qu’il était en che- mise.

— Veux-tu te refourrer au lit tout de suite, vilain singe! ~™ fit madame. Crescent qui reprit


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bientôt : — Et Goriolis? C’est bien drôle chez lui, à ce qu’il paraît... Est-ce qu’il y a longtemps que tu ne l’as vu ?

— Des temps infinis.

— Eh bien! il y a des affaires... mais des af- faires!... C’est Garnotelle que j’ai rencontré qui m’a raconté ça... Ah! mais, il faut te dire d’abord qu’il s’est marié, Garnotelle, tu ne savais pas?... Oui, marié... Oh! un beau mariage... Sa femme, c’est une princesse... Attends : Moldave..-. Oui, c’est bien ça qu’il m’a dit... Le nom, par exemple... tu sais, c’est de ces noms étrangers... cherche, ap- porte... Voilà que pour se marier, il va demander à Coriolis pour être son témoin... Un ancien cama- rade, je trouve que c’était gentil comme idée, moi... Il paraît que Coriolis l’a reçu ! qu’il lui a dit des choses ! qu’il venait pour l’insulter... que c’était lui faire un affront quand il savait que lui allait épouser une... Excusez du mot! — dit madame Crescent en le disant. — Une scène abominable!... Garnotelle a eu peur qu’il ne le battît... Il le croit devenu fou enragé... Après ça, mon Dieu! ça ne serait pas étonnant avec la femme qu’il a... une croquette comme ça !... Allons ! tu sais qu’il y a encore quel- ques pièces de cent sous chez nous... Si tu avais des créanciers qui t’ennuient trop... Mais viens donc les chercher... Voilà ce qu’il faut faire... Nous passerons quelques bons jours... Tu verras les poules...


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— Psit î psit ! Chassagnol!

Ainsi interpellé par Anatole, Chassagnol, qui allait sortir de la mairie du Luxembourg, se re- tourna. Il avait à côté de lui une bonne portant un petit enfant sous un voile blanc.

— A toi? — demanda Anatole à Chassagnol en regardant l’enfant.

— Ma septième fille.. . — dit le père avec un sou- rire qui laissait échapper le secret si longtemps gardé de sa nombreuse famille. — - Ah ça ! comment es-tu ici?

— Oh! moi, rien, rien... Une petite histoire de justice de paix, un arrangement à trois mois... le dernier de mes créanciers... C’est que maintenant, tu ne sais pas, j’ai une place...

— Et, moi, c’est bien plus fort! J’ai de l’argent... Figure-toi que Cecchina... ah! pardon, c’est ma femme... me voyant sans le sou, les enfants avaient faim, elle a eu une idée, ma paysanne de femme... Elle a trouvé je ne sais pas quoi pour nettoyer la paille d’Italie, elle dit que c’est un secret qui lui vient de la Madone... Enfin, les petites ont la bec-


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quée tous les jours, il y a toujours quelques sous darls la poche de mon gilet, et je puis flâner tran- quillement... Ah ça! je t’emmène, tu vas dîner chez nous...

Et comme ils causaient ainsi sur le pas de l’en- trée de la Justice de paix : — Vois donc... — - dit tout à coup Anatole.

A ce moment, en haut du grand escalier de pierre, qu’on apercevait par le cintre de la porte vitrée du péristyle, sous le rayonnement diffus et blanc d’une large fenêtre, au-dessus de la rampe, une silhouette noire s’était montrée. Cette silhouette s’enfonça du côté du mur, disparut dans le retour de l’escalier que les deux amis ne pouvaient aper- cevoir. Puis il reparut, contre le carreau de la porte, un chapeau et un profil se détachant sur la carte en couleur du onzième arrondissement, peinte au fond dans la cage de l’escalier. La porte battante s’ouvrit, et un homme se mit à descendre les douze grandes marches de l’escalier de la mai- rie, avec une main qui traînait derrière lui sur la rampe d’acajou, et des pieds de somnambule, dis- traits, égarés, tâtant le vide. Les deux amis se reje- tèrent un peu dans le vestibule noir de la Justice de Paix. L’homme passa sans les voir : c’était Coriolis.

A quelques pas derrière lui, venait Manette en grande toilette, suivie d’un groupe de quatre indi- vidus, vulgaires, effacés et vagues comme ces com-


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parses des actes de l’Etat civil, raccolés au plus près dans les fournisseurs du voisinage.

Sorti de la mairie, Goriolis prit machinalement le trottoir, frôla, sans le sentir, des blouses qui lisaient le Moniteur affiché au mur, traversa la rue Bona parte, et, comme s’il cherchait l’ombre, les pierres sans fenêtres et qui ne regardent pas, Anatole et Chassagnol le virent longer le grand mur du sémi- naire de Saint-Sulpice. Manette s’était arrêtée avec les témoins au coin de la rue de Mézières et sem- blait les remercier.

Tout à coup, les quittant, elle courut rattraper Goriolis, qu’elle saisit par le bras, et l’on vit les deux dos de la femme et du marié aller jusqu’au bout de la rue Bonaparte. Puis, le couple tourna à droite* disparut.

— Rasé î — dit Anatole en faisant le geste éner- gique du gamin qui peint, avec le coupant de la main, une vie d’homme décapité.


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— Le Beau, ah! oui, le Beau!... s’y reconnaître dans le Beau ! Dire c’esjt cela, le Beau, l’affirmer, le prouver, l’analyser, le définir !... Le pourquoi du Beau? D’où il vient? ce qui le fait être? son es-


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sence? Le Beau! la splendeur du vrai... Platon, Plotin... la qualité de l’idée se produisant sous une forme symbolique... un produit de la faculté dddéer... la perfection perçue d’une manière con- fuse... la réunion aristotélique des idées d’ordre et de grandeur... Est-ce que je sais!... Le Beau, est- ce l’Idéal? Mais l’Idéal, si vous le prenez dans sa racine, eido, je vois , n’est que le Beau visible... Est-ce la réalité retirée du domaine du particulier et de l’accidentel? Est-ce la fusion, l’harmonie des deux principes de l’existence, de l’idée et de la forme, de l’essence et de la réalité, du visible et de l’invisible?... Est-il dans le Vrai?... Mais dans quel Vrai?... dans l’imitation du beau des êtres, des choses, des corps? Mais quelle imitation?... l’imi- tation par élection ou par élévation? l’imitation sans particularité, sous l’image iconique de la personna- lité, l’homme et pas un homme, l’imitation d’après un modèle collectif de perfections? Est-il la beauté supérieure à la beauté vraie... « pulchritudinem quce est supra veram ...» une seconde nature glo- rifiée? Quoi, le Beau? L’objectivité ou l’infini de la subjectivité? Y expressif do. Gœthe? Le côté indivi- duel, le naturel, le caractéristique de Hirtch et de Lessing? l’homme ajouté à la nature, le mot de Ba- con? la nature vue par la personnalité, l’individua- lité d’une sensation?... Ou le platonicisme de Winckelmann et de saint Augustin?... Est-il un ou un multiple? Absolu ou divers?... Oh! le Beau!...


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le suprême de l’illimité et de l’indéfinissable !... Une goutte de l’océan de Dieu, pour Leibnitz... pour l’école de l’Ironie, une création contre la Création, une reconstruction de l’univers par l’homme, le remplacement de l’œuvre divine par quelque chose de plus humain, de plus conforme au moi fini , une bataille contre Dieu!... Le Beau!... Quelqu’un a dit : le Beau est le frère du Bien... le Beau rentrant dans le point de vue de la conformation au Bien, une préparation à la morale, les idées de Fichte : le Beau utile!... Ah! la philosophie du Beau! Et toutes les esthétiques!... Le Beau, tiens! je le bap- tiserais comme les autres, et aussi bien, si je vou- lais : le Rêve du Vrai! Et puis après?... Des mots! des mots!... Le Beau! le Beau! Mais d’abord, qui sait s’il existe? Et-il dans les objets ou dans notre esprit? L’idée du Beau, ce n’est peut-être qu’un sentiment immédiat, irraisonné, personnel, qui sait?... Est-ce que tu crois au principe réfléchi du Beau, toi?

C’est ainsi que le soir du mariage de Coriolis, à des heures indues de la nuit, dans une petite chambre, au-dessus de l’atelier où séchaient les chapeaux de paille de sa femme, Chassagnol par- lait à Anatole étendu sur la descente de lit, et qui dormait, une cigarette éteinte aux lèvres, avec l’air d’écouter.


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Une fenêtre, dans un de ces jolis bâtiments moitié brique, moitié pierre, à l’air d’étable et de cottage, où s’accrochent les bras grimpants d’une glycine, une fenêtre s’ouvre toujours la première au bout du Jardin des Plantes. Elle s’ouvre au soleil, au matin que salue sous elle la volière des vanneaux sifïïeurs, elle s’ouvre à ce qui revit dans le jour qui ressuscite.

Cette fenêtre est la fenêtre d’Anatole qui, déjà descendu dans le jardin, traîne lentement ses pan- toufles paresseuses dans les allées, le long des grilles. Partout c’est un épanouissement d’êtres ; et, de jardinet en jardinet, court le frémissement du réveil animal, charmant de souplesse, de légè- reté, d’élasticité. La vie saute et bondit de tous cô- tés. Les mouflons grimpent sur l’échelle de leurs kiosques, de jeunes axis, penchés sur le côté, s’in- clinent en patinant sur le sol où ils tournent; les lamas s’emportent en courses folles; les jeunes che- vreaux, mal d'aplomb sur leurs jambes pattues, trébuchent dans des essais de galop ; des onagres en gaieté, les quatre pattes en l’air, font de grandes roulées par terre. Tout ce qui est là, dans le mou-


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vement, la fièvre, la vitesse, l’étirement, la course, le jeu des nerfs et des muscles, retrouve la jouis- sance d’être. Et les petits oiseaux, dans leur vo- lière, font trembler, sous leur voletage incessant, l’arbre mort qu’ils fatiguent sans repos du rapide effleurement d’une seconde de pose.

A des places de fraîcheur verte, le blanc des toi- sons et des plumes montre le blanc de la neige ; le trottinement des chèvres d’Angora balance comme des flocons d’argent mat; des paons blancs traînent, étalées, les lumières de satin d’une robe de mariée; et toute la splendide blancheur donnée aux bêtes apparaît là dans une sorte de douceur frissonnante, avec des reflets dormants de nuage et de nacre. Sur les petites pelouses, presque entièrement couvertes de l’ombre allongée des arbres, où l’ombre tremble et s’envole de l’herbe à chaque brise qui secoue en haut les cimes, Anatole s’amuse à voir le passage des animaux au soleil, la promenade de leurs cou- leurs dans des éclairs, la fuite, l’effacement instan- tané des petites lignes fines et sèches qui se dessinent en courant derrière les pattes des gazelles. Il re- garde les vieux boucs agenouillés, et faisant gratter leur barbe au bois râpeux de leur auge ; le zèbre, avec son élégance d’un âne de Phidias, ses formes pleines, pures et souples, ses impatiences de ruade par tout le corps; les bisons, absorbés, endormis dans leur passivité solide, laissant tomber de leur masse le sombre d’un rocher, .laissant emporter à


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L’air des rouleaux de leur toison brûlée. Des biches de l’Algérie, à la démarche lente, élastique et scan- dée, il va aux grands cerfs, qui se dressent pares- seusement sur leurs jarrets de devant, en levant leurs bois comme la majesté d’une couronne. Il va à ces grands bœufs de Hongrie, aux cornes gigan- tesques, qui semblent la paix dans la force et dans la candeur. Il va au dromadaire, dont le regard s’allonge au bout de son cou de serpent, et dont l’œil nostalgique a l’air de chercher devant lui la liberté, l’horizon, l’infini, le désert. Et sur du ga- zon, il suit les tortues couleur de bronze, allant, en ramant des pattes, à travers les brindilles qu’elles écrasent, et se traînant, avec leur marche qui tombe, jusqu’à un peu de soleil.

Au bord de la petite rivière, au milieu de l’herbe nouvelle et translucide, sur le décor mouillé des acacias, des peupliers, des saules, les cigognes tout à coup rompant leurs poses et leur immobilité em- paillée, les cigognes prennent des essors boiteux;* et courant, trébuchant, butant, s’élançant, s’ébat- tant avec des sauts ridicules et de grotesques vel- léités de vol, elles illuminent tout ce coin de jardin des couleurs vives qu’elles y jettent , du blanc palpitant de leurs ailes agitées, du rouge de leurs becs et de leurs pattes. A côté des cigognes, voici le petit étang et les oiseaux d’eau ; Anatole s’v attarde comme à une mare du Paradis : rien que des frissonnements, des frémissements, des ondula-


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tions, des ébats, des demi-plongeons, le lever, le bain de l’oiseau, la toilette coquette à coups de bec sur le dos, sous les ailes, sous le ventre, les conten- tements gonflés, les renflements en boule, les héris- sements, les rengorgements qui soulèvent la ouate floche de tous ces petits corps avec le souffle d’une brise ; et cela, dans du soleil et dans de l’eau, entre deux lumières, avec des vols qui nagent et des bril- lants de plume qui se noient, avec des reflets qui voguent et des éclaboussements de poussière hu- mide qui semblent briser, tout autour de l’oiseau, en gouttes de cristal, le miroir où il se mire. Une divine joie est là, la joie gracieuse des animaux qui échappent à la terre et ne se traînent pas sur le sol, la joie sans fatigue de toutes ces existences flottantes, balancées, portées sans fatigue par un soupir de l’air ou par une ride du fleuve, promenées sur l’onde au fil du nuage, bercées dans de la transparence et de la limpidité, voyageant dans du ciel qui les mouille.

Un peu plus loin, Anatole fait halte devant l’hip- popotame, qui dort à fleur d’eau, pareil, dans sa cuve, à une île de granit à demi submergée, et qui, de temps en temps, remuant un peu sa petite oreille et clignant son œil rond, montre, en ouvrant son immense bouche en serpe, le rose énorme d’une immense fleur de monde inconnu. Le pain de seigle qu’ Anatole a l’habitude de grignoter en marchant dans le jardin, fait venir tout de suite à lui l’éléphant qui s’avance au petit trot, avec des


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é versements d’oreille semblables au jeu puissant d’un pounka : Anatole flatte de la main la bête vénérable, aux cils de momie, et il caresse presque pieusement cette peau de pierre qui a la couleur et le grain d’un bloc erratique, éraillé çà et là par le frottement d’un siècle. Et puis, il passe aux pe- tits éléphants qui, se pressant et se nouant par la trompe, se poussent front contre front, et jouent à se faire reculer avec des malices d’enfants de géants qui luttent et de grosses douceurs de frères qui s’amusent.

Le soleil, en montant, resserre à chaque minute l’ombre de tout, et mordant le coin de cage, l’angle de nuit où sont réfugiés les nocturnes perchés, il allume un feu d’ambre dans l’œil du Jean-le- Blanc. L’éblouissement qu’il verse se répand sur tous les animaux. Au milieu des arbres, où l’on vient de les déposer, les perroquets éclatent. Les aras rouges font reluire sur leur rouge l’écarlate d’un piment ; les plumages des aras blancs étincellent de la blancheur de stalactites de cire vierge et de larmes de lait. Et tandis que sur le haut d’un petit toit, un morceau de la queue d’un paon fait scintiller un feu d’artifice de pensées et d’éme- raudes, l’aigrette de la grue couronnée tremble dans l’herbe comme un bouquet d’épis d’or.

Sur le sol, encore tout ombreux de la grande allée de marronniers, la lumière jette de distance en distance des palets de jour \ et sur les troncs

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T. II.


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ensoleillés, la découpure digitée des feuilles dessine en tremblant des fleurs de lis d’ombre.

Assis sur un banc, sous cette épaisse feuillée où la respiration de Pair fait courir en passant comme des soulèvements d’ailes qui s’envolent et des batte- ments de langues qui boivent, Anatole a devant lui la ménagerie enfermant le soleil et les féroces dans ses cages, la ménagerie où le roux des lions marche dans la flamme de l’heure, où le tigre qui passe et repasse semble emporter chaque fois sur les raies de sa robe les raies de ses barreaux, où de jeunes panthères, couchées sur le dos, s’é- tirent mollement avec des voluptés renversées de bacchantes. Il est enveloppé du gazouillement des oiseaux attirés par le pain qu’on donne aux ani- maux et les miettes des grosses bêtes. A l’étour- dissant concert des moineaux gorgés, répond, de tous les coins du jardin, le chant de fifre des oiseaux exotiques, sifflante piaillerie, chanterelle infinie qu’écrase ou déchire tout à coup le beuglement sourd d’un grand bœuf, le rugissement d’un lion, le bramement guttural d’un cerf, le barètement strident d’un éléphant, le cor d’airain de l’hippo- potame, — bâillements de féroces ennuyés, soupirs de bêtes sauvages, fauves haleines de bruit, sono- rités rauques, dont Anatole aime à être traversé, et qui remuent dans sa poitrine l’émotion, le tres- saillement d’instruments de bronze et de notes de tonnerre. Puis cela tombe, et bientôt s’éteint dans


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le cri d’un petit animal, ainsi qu’un grand souffle qui mourrait dans le dernier petit murmure d’une flûte de Pan ; et il se fait un silence où l’on entend goutte à goutte le filet d’eau qui renouvelle le bain de l’ours blanc.

En errant, ses regards rencontrent dans des trouées de verdure des têtes aux yeux mourants, à la langue rose qui passe sur des babines lui- santes, des bouches flexibles et ardentes d’hé- miones, se tordant et se cherchant, dans un baiser qui mord, à travers les grillages. Il y a dans l’air qu’ Anatole respire la senteur des virginias en fleurs qui couvrent des allées de leur effeuillement ; il y a des arômes fumants, des émanations musquées et des odeurs farouches mêlées aux doux parfums des roses « cuisse de nymphe » qui embaument de leurs buissons l’entrée du jardin...

Peu à peu, il s’abandonne à toutes ces choses. Il s’oublie, il se perd à voir, à écouter, à aspirer. Ce qui est autour de lui le pénètre par tous les pores, et la Nature l’embrassant par tous les sens, il se laisse couler en elle, et reste à s’y tremper. Une sensation délicieuse lui vient et monte le long de lui comme en ces métamorphoses antiques qui replantaient l’homme dans la Terre, en lui faisant pousser des branches aux jambes. Il glisse dans l’être des êtres qui sont là. Il lui semble qu’il est un peu dans tout ce qui vole, dans tout ce qui croît, dans tout ce qui court. Le jour, le printemps,


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l’oiseau, ce qui chante, chante en lui. Il croit sen- tir passer dans ses entrailles l’allégresse de la vie des bêtes ; et une espèce de grand bonheur animal le remplit d’une de ces béatitudes matérielles et ruminantes où il semble que la créature commence à se dissoudre dans le Tout vivant de la création.

Et parfois, dans ce jour du commencement de la journée, dans ces heures légères, dans cette lu- mière qui boit la rosée, dans cette fraîcheur inno- cente de matin, dans ces jeunes clartés qui semblent rapporter à la terre l’enfance du monde et ses pre- miers soleils, dans ce bleu du ciel naissant où l’oi- seau sort de l’étoile, dans la tendresse verte de mai, dans la solitude des allées sans public, au milieu de ces cabanes de bois qui font songer à la primi- tive maison de l’humanité, au milieu de cet uni- vers d’animaux familiers et confiants comme sur une terre divine encore, l’ancien Bohême revit des joies d’Eden, et il s’élève en lui, presque céleste- ment, comme un peu de la félicité du premier homme en face de la Nature vierge.

Décembre 1864. — Août 1866.


FIN



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